- - ; i> ■ ' ! . * ■ • » <* - 1 A ' . : ; V: ^ : ■ •':« ' ^ :: : * '... ' - . . . ■ « I Gérard BOUTELLEAU. L'acrobate. Jean de BARONCELLI.. Les solitaires. Patrice DUHESME Cinq chants traduits du norvégien Jean AMROUCHE Sur la poésie de Rilke. Philippe SOUPAULT... Pour un ami mort en mai 1940. Antoine BOUCH Fragment. Gaeriel PICABIA Une vie passionnante — I. NOTES CONJOINTES par Philippe de CLINCHAMPS, Claude MARTIN, Gabriel PICABIA, Philippe SOUPAULT. LES LIVRES: Le grand passage de Kenneth Roberts; Vingt-six hommes de Jean de Baroncelli; Notfe avant-guerre de Robert Bra¬ sillach; Péguy de Roger Secrétan; La jeunesse de Henri III de Pierre Champion. LE THEATRE: Le Balladin du monde occidental de J. M. Synge. LE CINEMATOGRAPHE: L'illusion QUATRE VENTS « Quatre Vents » sera parfois uns revue : essais, nouvelles, poèmes et notes conjointes. « Quatre Vents » sera aussi, quand un manuscrit le vaudra, un livre : roman, pièce de théâtre, poèmes, essai. « Quatre Vents » pourra enfin être une « enquête » : position d'hom¬ mes de différentes générations et de tous pays sur les problèmes d'une ac¬ tualité plus profonde qu'immédiate. « Quatre Vents » veut qu'à l'effort intellectuel soit joint un effort de technique et que tous deux vaillent : il n'y a pas d'œuvre sans cela. « Quatre Vents » est ouvert aux quatre vents du monde. CE QUE NOUS VOULONS : Grouper les forces neuves. Permettre à ceux qui ont quelque chose à di¬ re de le dire. Exalter la qualité. Nous efforcer de découvrir des hommes nou¬ veaux. Autoriser les esprits neufs à s'exprimer. Découvrir dans tous les do¬ maines de l'esprit. Essayer des techniques nouvelles. Reconnaître et signaler les efforts valables. Confronter les idées force. Voir clair. Bien entendre. La propreté dans les arts. Défendre ce que nous aimons. La fantaisie. CE QUE NOUS NE VOULONS PAS : Les petites chapelles. L'opportunisme. L'académisme. La surenchère. Ecrire pour ne rien dire. Le tout fait. La complaisance. La mode. L'escroque¬ rie littéraire et artistique. Les bonnes affaires. L'enfantillage. Les tricheries. Les bêlements et les prêches. Les paroles creuses. L'ennui. Nous ne réussirons peut être pas toujours. Nous essaierons et nous voulons réussir. 2 L'ACROBATE Un acrobate, artiste renommé fut pendant la durée de la guerre mon compagnon des jours d'attente, puis da trop rapides combats. La mobilisation l'avait surpris en quelque pays de l'Europe Centrale et le cirque, dont il était la vedette, avait été naturellement réquisitionné par le gou¬ vernement de l'endroit. On arrêta deux clowns suspects d'espionnage et ce n'est qu'après plusieurs jours de voyage en fourgon" après d'interminables interrogatoires aux postes frontières, que notre acrobate put en fin se présen¬ ter au bureau de recrutement de Lamotte Picquet où on le désigna aussitôt comme garde d'écurie, à la caserne Dupleix. Lorsqu'on a été champion de voltige, et roi du triple saut, lorsqu'on a dominé la .foule des spectateurs, avant de se lancer dans le vide à la rencon¬ tre d'un trapèze, ce n'est pas sans un peu d'amertume que l'on retombe ainsi, brusquement, au rang de palafrenier. Mais l'acrobate voulait servir son pays, aussi il fit tant de bêtises au quartier, il envoya tant de demandes de muta¬ tion au Ministre, qu'en fin de compte, par punition il fut affecté à un grou¬ pe de reconnaissance dont les patrouilles surveillaient les alentours de la fo¬ rêt Luxembourgeoise. .C'est ainsi qu'un soir de décembre se présenta à l'entrée du pigeonnier où logeait notre peloton, un grand gaillard crotté de boue, revêtu d'une veste d'auxiliaire bleu de ciel dont les manches s'arrêtaient à peu près à la hau¬ teur du coude. — Bonsoir ,les gars, dit-il. J'arrive de Paris, volontaire pour la riflette. Nous étions assis, autour d'un poêle de fortune, les mains posées au- dessus des bûches fumantes. — Viens te sécher. Il enleva sa veste et sa chemise trempées par la pluie, bomba le torse et s'approcha du poêle. — Je vous apporte de la fine. Malgré la clarté des lampes à pétrole on distinguait mal son visage, mais il nous apparut extraordinairement grand, doué d'une force peu com¬ mune. — Que faisais-tu dans le civil ? — J'étais acrobate, dit-il. — Ça c'est une affaire ! 3 On forma cercle autour de lui. — Ça doit être une drôle de vie que d'être .acrobate, dit un jeune Nor¬ mand. — Oui, répondit le nouveau venu, on se déplace de village en village, je connais sûrement ton patelin. — Tu appartenais a un cirque ? — Raconte un peu... Il n'est pas un vain talent qui ne puisse apporter son concours à ces étranges communautés d'hommes seuls que les hasards de la mobilisation ont formées. Chacun de nous avait une tâche bien déterminée. L'acrobate eut bientôt sa place parmi les conteurs, les gens d'élite que l'on dispense de cor¬ vées, les chasseurs de cafard, les hommes de la veillée. Nous apprimes par lui ia vie des roulantes et comment on répète dans les granges, le dressage des bêtes, un monde de rêve et de fantaisie. Lorsqu'il parlait il nous sem¬ blait voir la lumière et ie doré de la piste, les costumes chamarrés, les athlè¬ tes en maillot, les jolies écuyères, entendre l.a musique des cuivres et les feux d'artifices. On oublia que sa carrure d'athlète et d'acrobate le disposait au poste de mitrailleur, qu'il pouvait mieux que quiconque^ prendre en mains les che¬ vaux de bât les plus rebelles. Chaque soir .c'était une nouvelle aventure, un nouveau voyage imaginaire, jusqu'à l'aube d'un jour de mai où ia ferme voisine de notre pigeonnier fut anéantie par le premier bombardement. Avec son casque trop étroit, qu'il portait toujours en arrière laissant pa¬ raître son front bosselé, toujours dégingandé à la recherche d'effets perdus, guère plus instruit de l'art militaire que nous l'étions de la technique des gens de cirque .notre acrobate n'avait certainement pas l'aspect d'un combattant. Ce fut pourtant lui qui nous sauva la vie, passa les lignes ennemies pour rap¬ porter un ordre. Il se battit à la grenade, prit la place du tireur de mitrail¬ leuse tué à ses côtés. Entre deux alertes il nous faisait rire encore, reprenant ses récits de voyage. Sous le bombardement il soignait son cheval, pour lui éviter un surcroit de fatigue, il faisait la moitié de l'étape à pied. L'acrobate fut un héros. Le matin de l'Armistice nous arrivâmes dans un petit village de Dordo- gne aux maisons fermées, aux volets clos, et qui semblait presque déserté malgré la multitude des réfugiés répartis jusque dans les fermes voisines. Nous n'étions plus qu'un petit groupe, tristement vêtus, méconnaissa¬ bles, mais il y avait aux alentours beaucoup de soldats appartenant à d'autres unités, non moins éprouvées que la nôtre. Tout le jour les hommes encore harassés dormaient dans les bois ou au fond des granges. Le soir, ils se re¬ trouvaient au café. L'acrobate se tenait toujours à l'écart, absent, étranger à cette popula- tion disparate, il> ne répondait plus à nos questions. — Que vas-tu faire maintenant ? — As-tu reçu des nouvelles de ton cirque ? I! souriait mystérieusement, exécutait une pirouette en guise de répon¬ se. — Voilà bien les artistes ! Un soir il revînt du village portant un paquet sous le bras. — Ce sont des habits civils, dit-il, on va être bientôt démobilisé. Cha¬ cun d'entre-nous va reprendre ses occupations, son travail. — Alors toi tu continueras ta vie d'artiste comme par le passé P — Bien sûr. — Quel inconscient. A quelque temps de là notre ami se présenta au Colonel. — Je vais bientôt, dit-il, me séparer de mes camarades, puisque dans quelques jours nous serons démobilisés. Avant de partir je voudrais leur faire plaisir. Chacun donne ce qu'il peut. Moi, je n'ai pas grand chose à offrir. Alors j'ai pensé qu'avec votre permission je pourrais monter une petite séan¬ ce sur la place. Cela changera les idées. — Une séance de quoi ? demanda le colonel. — Je suis acrobate. Je leur présenterai mes meilleurs numéros.- — Mais le moment n'est pas .aux fêtes. — Ce n'est pas une fête, c'est un adieu. La demande fut acceptée et le soir même à l'appel on nous annonça que le colonel avait accordé au cavalier Blanchon la permission de donner le dimanche suivant une séance d'acrobatie sur la place du village. La cérémo¬ nie promise fut annoncée par le garde champêtre, à grand renfort de tam¬ bour. A l'ombre des marronniers se dressa une estrade érigée sur quatre ton¬ neaux et dès ia sortie de la messe les enfants s'éparpillèrent sur la place. Il y eut bientôt autant de monde qu'un jour de marché. Les soldats arrivaient par petits groupes, rasés de frais, une fleur au calot. Ils arrêtaient les passants sur la route et leur criaient : — Alors, vous ne voulez pas voir l'acrobate P Pour la première fois on oubliait l'angoisse des jours passés. Les gens du village ne s'étaient jamais montrés si a'mables avec les réfugiés. Soudain se fit entendre un son aigu de trompette. Un murmure s'éleva de l'assistance. Tout blanc, vêtu d'un maillot, et çl'une culotte de tennis que lui avait prêtée l'instituteur, l'acrobate apparut sur l'estrade. Il salua par trois fois d'un geste de la main avec l'assurance d'un orateur de profession. — Nous sommes, dit-il, tous réunis, entre amis, entre compagnons, avant de partir j'ai vôulu vous distraire un peu. C'est mon métier de distrai¬ re. Alors commença une série de tours prodigieux, de sauts pleins d'astuce et d'audace. Il marcha sur les mains d'un bout à l'autre de l'estrade. Il traver¬ sa au plongeon un cerceau que tenaient des volontaires. Il passa par-dessus six chaises à la filée. Il fit le triple saut. Parfois, lorsqu'il manquait un coup, il disait avec un grand sourire : — Je manque d'entraînement, mais ça reviendra. Alors tout le monde applaudissait Le soleil brillait entre les marronniers. Il faisait bon, c'était l'été. Les spectateurs s'épongeaient la figure car il faisait déjà très chaud, mais l'acro¬ bate bondissait toujours sur l'estrade. Les visages durcis par la fatigue, mar¬ qués, se détendaient enfin. A chaque nouveau tour les enfants qui pour mieux voir s'étaient juchés sur les épaules des soldats applaudissaient, au risque de se rompre le cou. C'était une chose si curieuse de voir un acrobate faire ainsi des pirouettes sur la place du village. On oubliait que lui aussi était soldat, il semblait appartenir à un autre monde. On pouvait croire que la paix était revenue et s'il n'y avait pas eu tous ces soldats on aurait certainement oublié la guerre. — Quel type ! disaient les militaires. — Moi, qui ne croyais pas à ses histoires... Ce fut un triomphe. Le colonel l'invita à prendre l'apéritif. Le maire lui demanda de venir- déjeuner. — Vous êtes une vraie célébrité, lui dit-il. Mais l'acrobate refusa. — je pars demain. 11 partit en effet le lendemain, sur une bicyclette d'occasion, avec un modeste balluchon arrimé tant bien que mal à l'arrière. On s'était réuni pour lui dire adieu. — Où vas-tu ? — A la recherche d'un cirque ? — Je ne sais pas encore, répondit-il. — Eh bien, si tu te figures qu'on va avoir besoin d'acrobates mainte¬ nant, tu te fais des illusions, dit le plus sot de la bande. — Que veux-tu, chacun son métier. Ce furent les derniers mots de l'.acrobate, il disparut au carrefour de la route. Je n'ai jamais revu l'acrobate mais il m'arrive de penser à lui chaque fois que je me trouve en présence d'un artiste dont le talent est devenu sans em¬ ploi. En ces temps d'épreuves, il ne doit pas être facile de faire vivre un cir- 6 que, le cœur n'est pas aux plaisanteries de clowns, aux musiques des cuivres, aux mascarades. Pourtant l'acrobate ne doute pas de sa valeur, de son travail et de son utilité. Si la dureté des jours ne lui permet pas encore de donner des représentations, je le soupçonne de travailler secrètement dans quelque grange, à l'abri des regards, de se préparer. Chacun son métier. L'acrobate a raison, car ce beau mot de métier s'adresse aussi bien aux musiciens, aux peintres, aux écrivains, qu'auxartisans de nos Villages. Il rappelle aux artistes qu'ils ont aujourd'hui des devoirs auxquels ils ne peuvent se soustraire. On a beaucoup parlé, ces temps derniers, de la mission et du rôle de la littérature dans la France nouvelle. On a développé les grands thèmes « de la liberté de la pensée » comme si cette valeur essentielle était véritablement menacée, comme si le jugement ou les qualités d'imagination, l'intelligence créatrice, le don gratuit, formaient en quelque sorte une matière sensible sur laquelle il était possible d'imposer un caractère uniforme. Les changements qui se précisent paraissent d'un tout autre ordre. Ils sont dans les rapports de l'artiste, et plus particulièrement de l'écrivain, en tant qu'homme de métier, avec l'Etat, avec la communauté dont il dépend et qu'il est appelé à servir. Un écrivain ne doit plus avoir droit de publier, sous prétexte de « se vider l'âme sans but et sans responsabilité », pour répondre sim¬ plement à une nécessité intérieure. Une œuvre aujourd'hui n'est plus un sim¬ ple témoignage. Quelle que soit la sincérité de son auteur, c'est un acte, lourd parfois de conséquences. Les écrivains et les artistes de qualité de la précédente génération se sont montrés étrangement insensibles aux affaires publiques. Ils ne s'inté¬ ressaient aux maux dont souffrait l'opinion que dans la mesure où ce specta¬ cle leur apportait un sujet qu'ils pouvaient romancer à loisir. De très loin, de très haut, ils jugeaient .parfois sans aucune donnée précise, sans aucune re¬ cherche objective, puis ils se retiraient dans leur tour. Tout compte fait, ce fut peut-être mieux ainsi et dans la part des responsabilités celle des artistes et des écrivains paraît relativement légère. 11 fallut l'effondrement de cette époque pour qu'ils sentent enfin que leur destinée d'artiste dépendait elle aussi d'un attachement charnel au pays, que les plus nobles expressions de l'art, les plus beaux poèmes, les chro¬ niques les plus parfaites, auront bien peu de résonance tant que nos villages et nos cités ne retrouveront pas leur vrai visage ; qu'il était vain d'exhaler la douceur de nos contrées, le charme de nos vieilles coutumes tant que la souffrance et la peine, tant que la discorde marqueront les hommes de notre pays et les courberont sous leur joug. Que peut importer l'espoir de l'immor¬ talité à un homme sincère, si son œuvre sera un chant funèom ou le dernier 7 témoignage d'une nation qui disparaît. Aujourd'hui, l'artiste doit se placer au service du pays, au même titre que le plus simple et le plus humble avec qui il a touché à l'abîme. Son uni¬ vers intérieur n'est plus son seul domaine, la vie de ses personnages et de ses créations, s.a seule réalité ; ses.lecteurs et son public ne sont plus des étrangers que l'on flatte ou que l'on méprise par orgueil, l'artiste a. charge d'âme. Mais il n'est pas un fonctionnaire en service commandé. Sa mission civique ne doit pas inspirer ce sentimentalisme forcé ou ces tristes platitu¬ des que nous avons constatées dans nombre d'ouvrages parus ces derniers temps. Ne demandons pas au moraliste de devenir un polémiste passionné. L'artiste est un combattant en lutte contre notre défaite morale. Son œuvre n'a de valeur pour nous que dans la mesure où elle aplanit nos inquiétudes, adoucit nos misères et nos déceptions, encourage nos efforts, fortifie notre foi dans la renaissance du pays dont elle doit être un éclatant témoignage. Tel sont les devoirs de l'artiste, tel est enfin son métier, la limite de son champ d'action. Il n'en est pas de plus libre, de plus vaste où l'observation et l'analyse, où l'imagination et la fantaisie puisse trouver une matière aussi riche. Nous ne savons que faire de ces anthologies de troisième ordre, de ces recueils tronqués, de ces morceaux choisis, de ces timides aperçus histori¬ ques, de ces livres de souvenirs pleins de fiel et de regrets, qui sont en ce mo¬ ment le grand nombre des publications offertes à Un public assoifé de lec¬ ture et qui n'a jamais tant espéré de ses écrivains. La source la plus sûre d'inspiration est la vie et nous vivons un temps d'épopée qui demande de vrais artistes, de vrais romanciers, de vrais poètes dont l'élan ne saurait être brisé par les rigueurs et les épreuves passagères, des êtres sains enfin, humains et attachés à leur métier, comme mon compa¬ gnon l'acrobate. Gérard BOUTELIEAU. 8 LES SOLITAIRES — Je m'appelle Gaspard Senonches, dit Gaspard. Il était vêtu d'une chemise jaune, d'une veste et d'un pantalon de treil¬ lis blanc. Il avait roulé son bérêt basque dans sa poche. Des espadrilles chaus¬ saient ses pieds. — Et moi, Lucien Laurent. Il portait un complet noir. Le ruban de la médaille militaire ornait sa boutonnière. Les deux hommes sourirent. Par dessus les assiettes, ils se serrèrent la main. La poigne de Gaspard était rude, ses doigts rapaient comme des limes de fer. De taille moyenne, il paraissait pourtant moins costaud que son com¬ pagnon. — Et vous travaillez dans les environs ? demanda Lucien. — Au nouvel immeuble de la rue du Triangle. Je monte les charpentes. — Je vois, dit Lucien. — Vous habitez le quartier P — Non, mais je suis employé chez un imprimeur, derrière la Préfecture. — C'est un métier intéressant, dit poliment Gaspard. La servante leur apporta le menu. Ils commandèrent une salade de to¬ mates, des carottes et du fromage. — Vin blanc ou vin rouge ? demanda la fille. — Je vous conseille le rouge, le blanc est trop sucré, dit Lucien. — Nous pourrions prendre une carafe pour nous deux, suggéra Gaspard- La servante s'éloigna. Le restaurant se remplissait rapidement. Des ou¬ vriers, des vendeurs aux Halles, quelques petits employés, composaient le pu¬ blic. Les habitués allaient chercher leurs serviettes dans un casier numéroté. — Vous déjeunez tous les matins ici ? —■ Oui, dit Lucien. Depuis Septembre. — Il me semblait bien vous avoir aperçu l'autre jour. Lucien ne répondit pas. # — Quand on est seul, on observe, ajouta Gaspard, comme pour s'excu¬ ser. — Vous avez raison, dit Lucien. Lui aussi, avait remarqué Senonches. D'habitude, il ne se souciait guère de ses voisins, mais le visage du gars l'avait frappé : des yeux marrons, enfon¬ cés dans leurs orbites, des lèvres minces, un cou nerveux. Rien qu'à le voir, on devinait un homme, un homme déjà passablement tanné par la vie. Et il avait éprouvé une sorte de sympathie pour l'inconnu. « S'il revient demain, je m arrangerai pour m'assoir à sa table ». Mais le lendemain, Senonches n'était pas apparu. — Vous vous êtes absenté, près d'une semaine ? — J'essayais un autre restaurant, rue Emile Boilée. — Moins avantageux que celui-ci ? — Oui, dit Gaspard. En fait, il n'était pas tant revenu au bistrot de Laurent pour une ques¬ tion de prix que dans l'espoir de retrouver ce grand type habillé de sombre qui, le premier jour, n'avait cessé de l'examiner derrière son journal. C'était une idée bizarre. Mais il arrivait parfois à Gaspard de rencontrer dans la rue ou le métro des gens dont la physionomie lui inspirait mystérieusement con¬ fiance, avec lesquels il eut aimé pouvoir parler. Lucien était de ceux-là. Aussi l'ayant reconnu à l'entrée de la salle, n'avait-il pas hésité à prendre place en face de lui. La conversation s'était aussitôt engagée. La servante apporta la salade de tomates. — Pour le prix, les portions sont assez copieuses, dit Lucien. — Il n'y a pas à se plaindre, dit Gaspard. Puis : — Je préférerais, quand même, déjeuner chez moi. Son compagnon leva les yeux, des yeux gris-vers, mobiles et perçants derrière les lunettes cerclées d'or. — Vous êtes marié ? — Non, répondit Gaspard. Il avait baissé la voix. Chaque fois qu'il répondait à cette question (mê¬ me dans les commissariats et les hôtels) il baissait la voix. — Fiancé ? Il haussa les épaules : — A mon âge ! j'ai trente six ans. Il y eut un moment de silence. Lucien mangeait avec appétit ses toma¬ tes. Gaspard pensait à Geneviève. C'était en Février 1934 qu'elle l'avait quit¬ té, le 17 Février 1934. Il se rappellerait toujours ses excuses maladroites. « Nous ne pouvions pas être heureux ensemble, mon chéri. Tu comprends : j'ai besoin d'argent. De beaucoup d'argent. Des robes, des parfums, une voi¬ ture. Je suis née jbour une vie de luxe ! ». La pauvre petite ! Les romans qu'elle lisait, le cinéma, et puis un salaud, sans doute, lui avaient monté la tête. Elle n'avait jamais donné de ses nouvelles. Même pendant la guerre, 10 elle n avait pas donné de ses nouvelles ; elle ne s'était pas inquiétée de ce qu'il avait pu devenir. Gaspard se secoua : — Et vous ? demanda-t-il. Lucien parut ne pas comprendre. — Etes-vous marié ? — Je suis veuf, dit Lucien. — Je vous demande pardon, commmença Gaspard. — Il n'y a pas de mal... Ma femme est morte en mettant au monde no¬ tre petit garçon. — Je comprends..., dit Gaspard. Il voulait dire : « Je comprends pour¬ quoi vous êtes habillé de noir ». Peut être, voulait-il dire encore : « Je com¬ prends pourquoi je désirais faire votre connaissance », car, obscurément, il préférait que Laurent n'eut pas de femme. Celui-ci poursuivait : — Il s'appelle Claude. Sa maman aussi s'appelait Claude. Il a cinq ans. Il sait déjà lire. Je vous le ferai rencontrer, si vous voulez... — Un dimanche, nous pourrions sortir tous les trois, dit Gaspard. Aussitôt, il regretta d'avoir émis ce projet. Il avait manqué de délica¬ tesse. Un homme comme Laurent ne devait pas aimer qu'on pénètre de force dans son intimité. Il allait le juger indiscret et sans éducation. Ce n'était pourtant pas l'habitude de Gaspard de sauter au cou des gens. Ses camarades de chantier l'avaient baptisé : « Le taciturne ». « Bonjour, bonsoir... » quel¬ ques plaisanteries, il était rare qu'il prononçât d'autres paroles dans une jour¬ née. Peur corriger le mauvais effet de sa maladresse, il ajouta : — Si l'occasion se présente, bien sûr... — C'est une excellente idée, dit Lucien. Oui, songeait-il, c'était une excellente idée. Depuis la mort de sa fem¬ me, il ne vivait que pour son fils et son travail. Il n'avait pas d'amis. En épou¬ sant Claude, il avait rompu avec ceux de sa jeunesse. Il aurait pu se remarier. Mais la crainte que l'enfant ne souffrit d'une présence étrangère, et celle aussi, plus confuse, plus secrète, qu'il ne se prit, au contraire, d'une affec¬ tion trop tendre pour sa belle-mère (car Lucien était jaloux du petit Claude, comme il l'avait été de la morte) l'en empêchaient. Pendant quatre années, il avait aisément supporté cette existence. Puis la guerre avait éclaté, et son caractère s'était transformé. Etait-ce d'avoir partagé les soucis et les joies des copains de sa section, d'avoir eu peur de mourir, ou, simplement, d'avoir été touché plus qu'un autre par la défaite (il était orphelin de 14), voilà que sa solitude lui pesait maintenant ? Des scrupules et des regrets empoison¬ naient ses soirées jadis si sereines. La présence exclusive de Claude ne lui suffisait plus. 1 J La servante changeait les assiettes. Elle portait un tablier blanc sur une rooe de soie noire, avec une collerette en dentelle. Ses cheveux souples lui tombaient dans le cou. Elle était parfumée à la violette. — Belle fille ! murmura Gaspard, quand elle se fut éloignée. — Oui, dit Lucien. Et, saisissant ce prétexte, pour préciser ses pensées : — C est dur, n'est-ce pas, après un certain âge, de vivre seul ? Quand on sent qu on n est plus tout jeune... Quand, la nuit, avant de s'endormir, on tait des calculs : '« Je marche vers la quarantaine. Quarante et quarante don¬ nent quatre-vingt. Dans quarante ans, il ne restera pas lourd de ma carcasse ». Quand on réfléchit... Ce sont ces histoires-là qui poussent à réfléchir, plus que les bobards des journaux... Gaspard regarda fixement son compagnon. Il avait, sans mentir, des yeux étranges ce Laurent : à la fois bons et perspicaces. On eut dit qu'il lisait ce qui se passait derrière votre tête. Pourquoi parlait-il ainsi P Avait-il deviné les préoccupations de Gaspard P Ou bien exprimait-il sincèrement les siennes? — C'est fameusement vrai, tout cela. Lucien continuait : — On travaille... On travaille... Vous posez des charpentes. J'alligne des caractères de plomb... On s'étourdit, la journée passe, la nuit arrive, alors on dert, le lendemain, on recommence. On recommence des mois, des années... Et puis, un jour, la peur vous prend : on se demande si l'on n'a pas oublié l'essentiel... — Vous avez votre fils. — Oui, j'ai mon fils. Mais il grandira. — Moi, je n'ai rien. De nouveau, l'image de Geneviève surgit dans la mémoire de Gaspard. Il la revit avec la robe qu'elle portait, le soir de leur rencontre : une robe de velours, ornée de papillons rouges. C'était à un bal. « Voulez-vous danser, Mademoiselle ? ». Elle l'avait toisé de la tête aux pieds avant d'accepter (Ah ! ce regard cruel et froid elle avait coutume de gratifier les hommes comme pour en estimer le prix). Ils avaient rapidement sympathisé. Gaspard se rap¬ pellerait toujours les projets qu'il formait en rentrant chez lui, ce soir-là. Mais Geneviève n'avait jamais consenti à l'épouser. « Tu en demandes'trop » répétait-elle. Elle savait déjà qu'elle trouverait plus beau parti qu'un simple ouvrier de trente ans. — Je n'ai que des souvenirs, reprit-il. — Mauvais ? — Pas très bons. Il attendit que Laurent l'interrogea davantage, mais celui-ci évita d'insis¬ ter. Il avait raison. Il serait toujours temps, plus tard, quand ils se connaî¬ traient mieux, d'en venir aux confidences. Ils pourraient alors se réunir, dans 19 ' sa chambre, Boulevard de Magenta. Une pipe entre les dents, un verre de calvados à la main, ils bavarderaient tranquillement. — Vous aimez le calvados ? demanda Gaspard, pour rompre le silence. — Oui, répondit Lucien. — J'en ai du vieux chez moi... Un héritage. Lucien sourit : — Je serais heureux de le goûter. — J'habite Boulevard de Magenta au'numéro 47. — Merci, dit Lucien. Gaspard avait deviné juste. Lucien s'était volontairement abstenu de questionner son compagnon sur le passé. Il lui suffisait de pressentir l'aven¬ ture de Senonches « Une aventure banale, songeait-il. Aussi banale que la mienne ». Il n'était pas très expert à percer les sentiments d'autrui, mais il avait la certitude qu'un lien solide existait entre son caractère et ceiui de cet homme. Et il raisonnait d'après ses propres réactions. Lorsque Claude était morte, il avait cru devenir fou de chagrin. Seulement, à moins d'être une mauviette, on ne devient pas fou de chagrin. Ce qui se passe est plus com¬ pliqué. D'abord par orgueil et dégoût de la "faiblesse, on dissimule sa peine. Puis, on lutte contre elle, on la chasse vers les parties les plus obscures de son esprit, celles qui ne s'éclairent que dans les rêves ou quand on est fin s.aoûl, on l'y enferme, et, chaque fois qu'elle veut réapparaître, comme la bê¬ te hors de sa tannière, on s'efforce de la refouler. Tous les moyens sont bons : l'alcool, les courses, le bon Dieu, la politique ,1e travail. C'était du travail dont Senonches avait du se servir. — Vous aimez votre métier ? Les yeux de Gaspard brillèrent, son front plissé se dérida comme si un vent intérieur avait balayé tous ses soucis. — Oui, c'est un beau métier. Plus intéressant qu'on ne croit. Il faut réfléchir, calculer. On n'obéît pas aveuglément à un ingénieur. Chacun porte sa part de responsabilité. — J'en suis sûr. — J'ai eu la chance de toujours trouver de l'embauche. — Moi aussi, j'aime mon métier, dit Lucien. Il aimait son métier et son fils. Avec passion. Grâce à ce double secours, il avait endormi son chagrin. La bête ne sortait plus que rarement de sa ta¬ nière. Des semaines passaient sans qu'il souffrit de l'absence de Claude. Pour¬ tant, la bête existait encore. Dans sa prison ,elle creusait, rongeait, elle se nourrissait aux dépends de son maître. Lucien savait qu'il portait la griffe de ce parasite. Et, sur le visage de Senonches il avait reconnu des marques ana¬ logues. Il changea brusquement de sujet de conversation : 13 — Vous avez fait la guerre ? — Dans l'artillerie, dit Gaspard. — J'étais fantassin. Un régiment motorisé. — Sale histoire I — Oui, dit Lucien. « Mais à la guerre, on n'est jamais seul » ajouta- t-il. Ne plus être seul ! C'était peut être cela le secret ! « Demeurez tou¬ jours en liaison avec vos camarades » recommandait l'officier. Ce conseil ne dépassait-il pas le combat ? A deux, on sort plus facilement des situations difficiles. On se parle, on se rassure, on se soutient. Il importe, évidemment, de rencontrer un compagnon qui vous ressemble, qui patauge dans la même gadoue que celle où vous pataugez : « En liaison avec vos camarades... » se répétait Lucien. Jamais cette expression militaire ne lui avait paru plus belle. C'était drôle d'être rassuré, soulagé par une expression militaire, de trouver un bien être physique à débiter une expression militaire. — On pourrait commander une autre carafe de rouge, dit-il. — Volontiers, dit Gaspard. Ils vidèrent d'un trait leur verre. Des gouttelettes roses s'accrochaient à la moustache de Senonches. Lu¬ cien s'épongea le front. — Il y a longtemps que je n'avais fait un aussi bon déjeuner. — Oui, murmura Gaspard. Il se sentait heureux, étrangement heureux. Bien que tout dans son ami¬ tié nouvelle pour Laurent fut extraordinaire: leur rencontre, leur sympathie ré¬ ciproque, et cette impression après quelques phrases banales, de lui avoir ra¬ conté l'essentiel de son existence, il ne s'en étonnait point. La chaleur du vin l'aidait à réfléchir. On l'appelait: « le taciturne», mais il n'était pas taciturne. 11 se méfiait des autres, simplement : des femmes qui vous abandonnent et des camarades qui vous tirent dans les jambes. Il y avait une part de crainte dans son goût pour la solitude. Or, de Laurent ,iI ne se méfiait pas. Il éprou¬ vait même à lui parler une sorte de soulagement qu'il n'avait plus connu de¬ puis le départ de Geneviève. Déjà il reprenait confiance. « Rien n'est perdu, songeait-il. Rien n'est jamais perdu dans la vie. Trente six ans, ce n'est pas la vieillesse, après tout ! ». La servante avait déposé la bouteille de vin sur la table. — A votre santé, dit Lucien. — A votre santé et à celle du petit Claude, répondit Gaspard. Il regarda boire son compagnon. A cette minute, si Laurent avait couru quelque danger, il eut risqué sa vie pour le sauver. — Combien de temps comptez-vous travailler rue du Triangle, deman¬ da Lucien. 14 — Trois mois environ. — Nous aurons souvent l'occasion de déjeuner ensemble. Ils trinquèrent de nouveau. Tandis qu'ils trinquaient leurs yeux se ren¬ contrèrent. Ils restèrent ensuite un moment silencieux. Le restaurant, cependant, se vidait. Gaspard consulta sa montre. Il était deux»heures moins quelques minutes. — Je dois partir. — Moi aussi, dit Lucien. Ils appellèrent ia servante, payèrent chacun leur repas. Dehors, ils se di¬ rigèrent ensemble vers les quais. Les étalages de marchands de graines et de fleurs encombraient le trottoir. — Il fait bon respirer, dit Gaspard. Ils se séparèrent sur la Place du Châtelet. Le ciel était sans nuages. Le soleil éclairait violemment la tour Saint-Jacques. — On croirait qu'elle est revêtue de chaux vive, fit observer Gaspard. — Le soleil nettoie les pierres, dit Lucien. Ils étaient, l'un et l'autre, souvent passés près de la tour Saint-Jacques, jamais encore, ils n'avaient remarqué comme elle était belle. — Alors, à demain, dit Gaspard. — A demain, dit Lucien. Jean de BARONCELLI. Juillet 1941. 15 CINQ CHANTS TRADUITS DU NORVEGIEN Patrice Duhesme est mort à la fin clu dernier automne. Nous qui l'avons connu intimement, et aimé, nous pouvons affir¬ mer que jamais il n'alla en Norvège et plus encore qu'il ne parlait* aucunement le norvégien.. Il ne nous expliqua jama/is pourquoi il « traduisit » ces cinq chants du Scandinave. ' Un soir, il nous confia que le chant de la sirène était celui de la petite statue mouillée de mer. qui garde le port de Copenhague. Un autre jour, il nous avoua en souriant à peine, qu'il n'avait pas ■ ponctué le « Chant pour la f in de l'Etape » car « il ne savait pas en¬ core assez bien le norvégien à cette époque ». Nous sûmes aussi qu'il écrivit le « Chant du Jardin détruit », en Bourgogne, quelques jours avant sa mort. CHANT POUR LA FIN DE L'ETAPE Nous avons marché toute la journée sur la route poudrée comme une joue de fille rousse Nous avons rêvé toute la journée de l'eau claire chantante comme un aveu de fille blonde qui te regarde dans les yeux Nous nous sommes arrêtés à l'ombre des noyers fraîche comme des lèvres humides Nous sommes allés de coteaux en coteaux sous le soleil comme une main qui caresse un corps de jeune fille Maintenant nous buvons le vin jaune qui nous mord comme un rire éclafé pour un autre Et nous mangeons du pain bis et du fromage blanc comme un sein ferme de jeune fille bleuté et aigre comme lui 17 CHANT DE LA SIRENE AUX TROIS AVENTURIERS Tu as regardé mes yeux verts, Chevalier Franz Falk, mes yeux qui regardent la haute mer; tu ne reposeras plus jusqu'au soir où tu sauras le secret qui danse dans le vent du large et qui dort au fond de mes prunelles vertes où tu te perdras Chevalier Franz Falk. Tu as caressé mes cheveux de lin, Jack le Téméraire, mes cheveux tordus comme des algues. Tu n'entendras jamais plus la plainte du vent du Nord où crient les âmes des marins disparus, caresse des cheveux et du vent plus arrière que la mort que tu as bue dans mes cheveux. Et toi Patrick d'Irlande, toi qui fais des sortilèges, tu ne sauras pas me saisir par sorcellerie mais je te prendrai, sans te serrer dans mes bras et tu descendras dans les eaux noires les cheveux dressés, pâle, vers les fonds où tournent les poissons [aveugles, où s'enfoncent tous les noyés, moi qui suis la sirène qui tout le jour regarde, avec mes yeux immobiles et verts, le haut large. 18 CHANT DU BALLAST Pourquoi as-tu sauté de la plaine au ravin, locomotive emportée par le vent et le feu? Et maintenant tu te jettes dans la montagne; ton panache de fumée disparaît et le bruit s'éteint et se tait des roues sur le ballast, où pousse un coquelicot. Pourquoi secoues-tu la joie et le chagrin des voyageurs appuyés aux vitres et qui regardent la nuit qui vient dans les gares qui s'allument et le disque rouge qui penche au bord des voies? Cù t'en vas-tu, locomotive qui ne cesses de t'essouffler en jetant ton cri dans la nuit? Chante pour moi la chanson de tes roues qui sautent à chaque jointure du rail et qui grincent quand tu arrives le long d'un quai où grelotte la sonnette du signaleur. Un train est passé, tu passes, un autre passera toujours la sonnette tremblera. Et quand s'arrêtera pour moi, locomotive haletante le chant mystérieux du ballast aux pierres bleues, quand mes nuits .ne seront plus troublées par ton cri à l'aube, je te saluerai dans ma tombe quand tu feras trembler la terre qui m'emplira la bouche et les oreilles en passant le long des près, CHANT DE CEUX QUI PARTENT Il y a celui qui part pour partir et toujours. Il veut entendre siffler le ventdans les hunes. Il rit quand le bateau s'échappe du port et roule sur la mer, la grande mer où crient les goélands. Je connais aussi celui qui part pour quitter: il aime la peine et l'angoisse et l'adieu des femmes sur la digue. Son' coeur a chanté de tristesse quand le Cap a été dépassé, vers le Sud. Où vas-tu toi qui cherches et que j'ai rencontré, voyageur sur la mer? Dans une ville d'océan trouveras-tu les deux mains jointes où ton coeur, prisonnier comme un oiseau, restera jusqu'à la mort? Toi qui t'en vas, toi qui quittes et toi qui cherches, vous vagabonds ! bonne chance et que toujours chantent, pour vous, le vent, la vague que la proue éventre et le chant d'un- marin qui rêve en nouant un filet. Vous, vagabonds, bonne chance! 20 CHANT DU JARDIN DETRUIT Est-ce la pluie qui a plié les herbes, ou les pas de celle qui autrefois venait un livre à la main scus les arbres les soirs d'été. , Les herbes folles ont empli le jardin et l'allée où plus jamais un jet d'eau chantera qu'elle écoutait les nuits de lune. Les arbres ont refermé leurs branches sur la maison d'où jaillissaient les gammes sous les doigts quand s'allumait la lampe du soir. Elle a pendu une dernière fois à la fenêtre, son grand chapeau. Le portail a grincé et la maison s'est endormie sous les feuilles à peine remuées. Le jardin maintenant sous la pluie et le vent s'abandonne. L'herbe folle attend les pas qui ne reviennent pl et le perron s'effrite sous les ronces. 22 SUR LA POESIE DE RILKE J'ai rencontré Rilke à Paris, et je l'ai aussitôt reconnu. Il portait en lui une Europe fabuleuse : des plaines de neige, des forêts, des glaciers qui tels des prismes gigantesques décomposaient la lumière du jour, des fleuves chargés d'histoire et des cités lourdes d'une longue mémoire humaine, des châteaux aux vastes et sonores galeries peuplées d'inconnus immobiles, et un ciel indéfiniment parcouru de nuages dont les figures composaient des chif¬ fres où l'on pouvait lire le passé et l'avenir. Il parlait d'une voix monocorde, avec des précautions infinies, des tendresses d'expression qui environnaient chaque mot d'une vibration particulière, lui donnaient un modelé de médail¬ le ancienne, et faisaient de lui une chose unique, vivante et précieuse com¬ me une de ces figures qui surgissent au tournant d'un rêve et qu'on voudrait désespérément retenir au bord du néant. Je ne peux pas dire qu'il fût triste, mais il émanait de sa voix une mélancolie très douce, et très profonde, au point que je n'imaginais pas qu'il pût rire aux éclats, car du lieu où son es¬ prit se tenait, il voyait le spectacle du monde comme un enfant contemple une fête, et il flottait sur ses lèvres minces un sourire étrange et douloureux, un sourire où tremblait une pitié pleins d'humilité. J'arrivais à Paris, venant de Tunis, sans savoir que l'ombre m'appe¬ lait en Europe, et le besoin pressant de découvrir une autre face de la vie. Rilke m'accueillit le lendemain de mon arrivée, aux environs de la Pla¬ ce Dauphine. J'avais vu en Afrique beaucoup de maisons en ruines, mais le soleil rongeait les décombres, éclatait et moussait sur les gravats ; Moloch dans sa cruauté ne permettait pas qu'on prît connaissance de la lente mort des choses, de leur mort quotidienne et ininterrompue, il interdisait ces com¬ plicités merveilleuses qui se trament entre ce qui est mort et un jeune regard dans l'ombre des parcs, des jardins et des rues. A Paris mes regards se portè¬ rent dès l'abord sur de hautes maisons éventrées. Je regardais la Seine et je me souvenais d'elle comme si je l'eusse connue depuis longtemps, je reconnais¬ sais la couleur de l'eau et les remous qu'elle faisait contre les arches du pont, je saluais au passage le nom des rues. Mais les maisons mortes me fascinaient. 23 C'est alors que Rilke parla. J'ouvris un petit livre jaune : « Les cahiers de Malte Laurids Brigge ». La voix s'éleva d'entre les feuillets. Elle chantait l.a mort des maisons du quai, elle ressuscitait les habitants disparus, les amours mortes, les attentes interminables et les espérances trahies. Elle disait aussi qu'il fallait apprendre à aimer autrement, qu'il fallait que l'espérance repo¬ sât dans le désespoir même, qu'il fallait faire amitié avec la vie et se couler doucement dans le lit de la mort. Puis nous enfilâmes une rue étroite qui nous conduisit dans un beau jar¬ din. Je n'en avais jamais vu de pareil : ces allées aux courbes harmonieuses, qui semblent une transposition des courbes d'un beau corps de femme, ces arbres immenses peuplés d'oiseaux, et qui versent sur vous une amitié toute humaine, je ne pensais pas qu'on pût les découvrir ailleurs que dans l'imagi¬ nation des artistes. Chez nous, en Afrique, l'arbre est toujours solitaire, mê¬ me au sein de la forêt. Et s'il porte des fruits magnifiques il les montre or¬ gueilleusement, comme une femme ses bijoux. Ou bien l'arbre est comme une ruine antique, un témoin des âges disparus, il commande, comme la rui¬ ne, respect et admiration, il n'éveille pas notre cœur à l'amour. Et Rilke par¬ lait des jardins, disant que des jardins plus magnifiques encore, avec des ar¬ bres plus beaux, et des peuples d'oiseaux étincelants de plumes et de musi¬ ques, baignés d'une ombre et d'une lumière plus merveilleuse, dormaient au fond de tout homme. On y voyait des princesses de légende, et des anges ; des bêtes familières s'y promenaient et parlaient un langage désappris. Depuis la tristesse à voilé l'éclat du monde, et des siècles et des siècles de vaines paro¬ les ont submergé le silence. * * * Je n'ai pas oublié cette rencontre. J'ai pensé qu'il n'était pas inutile de la rapporter ici, car beaucoup d'hommes de mon âge ont rencontré Rilke en des circonstances semblables. Nous allons vers certains poètes par des chemins embarrassés, le son de leur voix ne nous atteint pas directement. Rilke d'un seul coup se découvre à nous, et tout entier. Il n'est pas de poète plus simple, moins bien défendu que lui, au point qu'un grand effort de méditation est nécessaire à qui veut pénétrer sa pensée. Chez d'autres c'est la pensée qui d'abord se montre, et après seulement la poésie. Rilke n'est que poésie, murmure au delà du silen¬ ce. Il ne pense pas, mais il chante, et son chant s'empare de notre âme et de proche en proche étend son empire, et voici qu'Orphée est au dessus de nous. Toute réflexion sur son art est vaine, car on ne peut prétendre à établir d'é¬ quivalences intellectuelles de sa poésie. * # * Nos regards caressent le visage extérieur des choses, nous tournons au- 24 tour d'elles, mais toutes les issues sont offusquées, entre le dedans et nous il n'y a nulle voie d'accès. Les choses réfléchissent la lumière, et les rayons qu'elles absorbent sont perdus. Chacune d'elles est seule, sans relation orga¬ nique avec les autres et nos yeux errent d'une chose solitaire à une chose solitaire. Chacune d'elles est sans histoire. Rilke se tient au-delà du masqua et de chaque chose il contemple le visage intérieur Je dedans du masque. Comme nous tous il stationne à la porte des choses mais il a plus d'amour, plus d'humble patience. Il attend, parce qu'il sait que la porte s'ouvrira, et qu'il lui sera donné d'entrer dans le mystère. La récompense de l'amour c'est la connaissance, l'admission de l'homme au banquet, sa participation au jeu. Les choses lui content leur his¬ toire, lui. livrent les confidences qu'elles nous refusent. Sa mémoire est la mémoire du monde qui se souvient des origines. Aussi la chose solitaire, ar¬ bre, fleur, miroir, nuage, muraille, ou vague, lui découvre-t-elle sa naissance, ses successives métamorphoses, son déclin, et sa mort. C'est pourquoi les cho¬ ses vivent dans ses poèmes, tremblantes entre la nuit et le jour, vêtues d'un mystère feutré. Chacune d'elles suppose la présence de toutes les autres, et la plus humble participe de l'auguste harmonie de l'ensemble. Beaucoup, parmi les artistes, veulent inventer un monde qu'ils substi¬ tuent au monde réel. Leur poésie est ornementale, qui choisit quelques figu¬ res privilégiées ; elle voudrait embellir ce monde, le revêtir de beaux atours, composer une fête toute de magnificences, parmi l'or, les pierreries, les mé¬ taux, dans le ruissellement chatoyant des soieries. La poésie de Rilke n'ajoute rien à la beauté du monde, elle ne substi¬ tue pas un monde enchanté au monde réel, elle ne prétend pas à composer un spectacle magnifique. Mais elle révèle, elle découvre, elle manifeste, elle fait sourdre la beauté de ce monde. Elle choisit les choses les plus simples, les plus communes, et chacune d'elles se délivre de son mystère. Car la splen¬ deur est cachée aux regards sans amour, mais elle se tient dévoilée devant les yeux de l'amour. Elle est étrange à force de simple évidence ; elle ne vient jamais de la position des choses ou de leur éclairement, elle n'est point le fruit d'une mise en scène. La beauté que Rilke manifeste n'est pas une nouvelle maniè¬ re de présenter le spectacle du monde, elle n'est que la récompense de celui qui sait voir, parce qu'il a choisi la seuîe place d'où l'on puisse contempler le détail et l'ensemble, le centre du jeu, le choeur de l'édifice où resplendit le tabernacle de l'amour. Aussi les choses, qu'il les peigne ou se contente de les appeler par leur nom, semblent-elles dans ses poèmes éclore à la vie pour la première fois. Elles ont la fraîcheur, la spontanéité, la gravité maladroite, la dignité étran- 25 ge de l'enfance. On croirait que jusque là ignorée, leur beauté fugace et éter¬ nelle, attendait pour s'offrir à lui, l'œil amoureux du poète, comme la Fian¬ cée l'Epoux éternel qui doit venir comme un voleur. Rilke reçoit ces dons qu'une longue attente, une ascèse spirituelle extraordinaire le préparaient à recevoir comme un dépôt sacré : le Saint Graal repose en toute chose, puis¬ que l'esprit .a partout sa demeure. Il les porte longtemps en lui, veillant à leur maturation mystérieuse, et c'est alors qu'il nous confie les fruits des noces de son âme avec le monde. Mais cette poésie toute de fraîcheur — quelles qu'en soient souvent la splendeur dorée et la véhémence brûlante —, cette poésie qui repose sur un océan de silence, dont toute la lumière est comme engloutie au sein d'une nuit infinie, cette poésie toujours improvisée en apparence, est en même temps très ancienne. Elle paraît formée sous nos yeux, avec le bonheur fra¬ gile, toujours menacé, des rêves qui naissent les un des autres, et déjà elle se vêt de la patine des siècles, comme les œuvres de l'antiquité elle est ins¬ tallée dans l'éternel. Jean AMROUCHE. 26 Pour un ami mort en mai 1940 ENCORE La marée de l'oubli vague par vague pas à pas s'avance et s'empare de cette plage pâle où nous nous rencontrons encore la nuit Déjà ta voix s'est éloignée déjà la terre est muette et le vent voué au hasard Tes yeux pâles ont encore pâli eux qui regardent très loin derrière moi A peine un fi! un filet une lueur un murmure ce n'est encore qu'un souvenir et c'est toi ce qui reste de toi cette ombre immense qui s'approche de moi Tu n'es plus seul ô camarade Toi qui chaque jour est rejoint par la foule croissante des morts l'armée des tués se prépare encore pour le dernier assaut contre ce que nous appelons la vie Chaque tué pousse un cri qui t'éveille et te fait se dresser Chaque agonisant agonise encore pour que tu te lèves une fois un million de fois d'entre les morts Le sang se mêle à la boue ô mon ami nous partageons 27 tu te souviens encore du sang des flammes des blessures des cris des mourants pour que soit oublié la grande la boueuse honte Tout s'efface et ne demeure que ton nom dur comme pierre que répètent encore tes amis Ton souvenir se ternit et tu es seul et nous sommes seuls Ceux qui vivent ô compagnon attendent encore ton retour Ils ne savent plus que tu es mort Ils oublient ils oublient comme le vent souffle comme le vent siffle Oublié disparu vaincu tu t'éloignes et tu nous fuis et ces mots qui veulent t'atteindre tombent et retombent Je me rapproche je t'approche et te poursuis Mort aux mains vides ta mémoire est encore salie par ces grandes paroles ces cris qui éclaboussent et qui meurtrissent les corps de ceux qui ont su qui ont pu mourir Mort de 40 toi dont on ne parle plus perdu dans la tombe toi qui es mort et bien mort hier aujourd'hui et demain c'est toi qui te tais et qui meurs encore Philippe SOUPÂULT. 28 FRAGMENT Je n'ai pas de souvenirs. Notre pays est trop dur et sur les étangs, dans les forêts il n'y a que des fantômes de guerre et de sorcellerie. La Lorraine est la terre des morts, si¬ lencieuse et repliée sur un grand souvenir : une nation libre. Je n'ai pas de souvenirs : il y en a trop en Lorraine. Quelques mots... Une odeur, le goût des framboises. Quand nous étions enfants, avec mes frères et mes sœurs nous .allions dans les bois à la recher¬ che des framboisiers. Maintenant leur saveur me rend les forêts de chez- nous : les grandes futaies, l'or vieilli du sous bois à la fin du jour, et l'or vert des matins. Je revois les sentiers couverts de feuilles mortes que nous fai¬ sions voler en trainant les pieds. J'entends cet oiseau qui tout le jour tape sur l'écorce des hêtres et cet autre qui lance toujours le même cri. Au village dans le grand jardin du Docteur il y avait un paon. Quand j'entends maintenant son cri désespéré tout les crépuscules reviennent : le premier souffle de la nuit et la première étoile qui s'allume. Les cheminées fument et les grands chars pleins de bois rentrent. Le village sent la résine. Les nuages qui fuient dans l'eau d'un étang me rappellent le parc où nous courions tout l'été... Il y avait le vent... De ma fenêtre je le voyais courir, depuis le coteau, sur les arbres et il venait, au printemps, plein d'odeurs, à l'automne, bruis¬ sant de feuilles mortes, l'hiver, sonore du cri des corbeaux. La nuit il sifflait sous les portes et cassait des branches dans les grands arbres : le sifflement sauvage du vent, du grand vent de l'Est sous ma fenêtre ! D'autres jours, je marchais dans l'allée, à l'abri, et quand je débouchais vers la route le vent me prenait et m'emportait dans la ronde des feuilles. Qui me rendra la cour¬ se folle des quatre vents de Lorraine ? Il y a aussi les soirées sous les tilleuls. Je me souviens d'un soir où les vacances finissaient. Il y avait là mes sœurs, mes frères et mes cousins. Ils 29 habitaient un village voisin où bien des courses nous menaient pendant les vacances, eux qui passaient l'hiver à Metz. Ils s'appelaient Henri le militaire, Charles le savant, Nicolas l'aventu¬ rier ; et Frédérique ma cousine un peu folle qui courait avec ses cheveux, dans les yeux et s'arrêtait pour chanter de vieilles chansons allemandes, mé¬ lancoliques, que lui avait apprises sa nourrice née sur les bords du Rhin : « Am Rhein, am grùnen Rhein, wo die Weinreben wachsen... ». Sous les tilleuls .cependant que nous attendions la soupe du soir, elle se balançait dans un fauteuil et commençait à chanter la bouche close, tout doucement. Peu à peu la chanson, un vieux lied, se faisait plus profonde et c'était une de ces merveilleuses histoires des Chevaliers du Rhin, leur amour, leurs peines, et leur mort : les enchantements. je n'ai pas de souvenirs si ce n'est la mémoire de quelques instants de ma jeunesse ; quelques mots, quelques saveurs, quelques odeurs qui me l.a font retrouver. La phrase d'une chanson mot de passe, maître mot qui m'ou¬ vre le passé... Cet été-là j'étais en voyage à Vienne. Mon père m'y avait envoyé... mais qu'importe. J'ai là-bas quelques cousins. Quand je rei/ins vers la moitié du mois de septembre je retrouvais toute ma famille sous les tilleuls qui emplis¬ saient de leur parfum l'espace devant la maison. J'étais arrivé l'après-midi et je rencontrais maintenant tout le monde. Bientôt il n'y eut dehors que les enfants. Frédérique était assise sur son fauteil, celui qui balançait et que plus jeunes nous lui envions tous. Ils me demandaient des impressions de mon voyage. Elles étaient bien nombreuses et pas trop claires alors. Puis peu à peu la conversation s'était apaisée, mes soeurs étaient rentrées et, mes frères et mes cousins parlaient de ce qu'ils avaient fait et de ce qu'ils feraient les jours suivants. J'étais étranger à ces vacances. Frédérique se balançait dou¬ cement. Puis tout à coup elle commença à chanter. Tout d'abord à bouche fermée, comme à son habitude. Je ne connaissais pas la mélodie. Pourtant cela me semblait aussi une chanson populaire ; les yeux clos, une mèche de cheveux sur la figure .elle chantait de cette voix grave que je n'entendrai plus jamais. Puis je sus les paroles. Et vint le refrain ou plutôt l'écho : Il y a longtemps que je t'aime Jamais je ne t'oublierai... Il était presque parlé. Comme un souvenir au milieu de l'histoire que racontait une jeune femme abandonnée : Il y a longtemps que je t'aime Jamais je ne t'oublierai... 30 Elle me dit qu'elle l'avait apprise à Metz, l'hiver passé. Maintenant il suffit que je me murmure cette pnrase, .alors tout m'est rendu. Tout revient : mes courses dans les bois, le vent et le cri des oiseaux; les jours les plus lourds d'été et l'hiver où je les attendais; l'étang qui se ride et les heures que je passais près de lui à rêver; nos rondes quand nous étions pe¬ tits, dans les prés, et toutes nos chansons; la grandeallée pleine des herbes fol¬ les, la maison calme au soir. Tout revient : mes sœurs et leurs robes claires des vacances, mes frères et nos mille aventures ; le village, les paysans, les fermes et tous mes rêves, tous ceux qui sont morts. Et Frédérique qui se balance en chantant, d'une voix grave, des cheveux sur le visage : Il y a iongtemps que je t'aime jamais je ne t'oublierai... Antoine BOUCH. 31 Une vie passionnante Je crois avoir chaussé pour la première fois des skis vers l'âge de sept ans. C'était en Suisse avec ma mère. De ces débuts je ne me souviens que d'une promenade où je revins presqu'à moitié mort. Il me faut attendre ensuite bien des années pour me voir de nouveau sur des planches, attendre que j'ai 13 ans. j'étais encore en Suisse à cette époque, aux Pléiades. J'.acquis là les premiers rudiments du ski. Mais ce n'est, à vrai dire, que deux ans plus tard, à Briançon lorsque, pensionnaire au collège, j'oubliais mes devoirs, que s'affirma vraiment en moi le goût de ce sport. C'est surtout seul que j'appris à skier, ce qui est bien la plus mauvaise manière d'apprendre que je connaisse, car personne n'est là pour vous signa¬ ler vos défauts qui peu à peu deviennent des habitudes dont en ne peut que très difficilement et au prix de toute une nouvelle éducation se défaire, Car si j'avais des camarades, rares étaient ceux qui voulaient bien me sui¬ vre dans mes randonnées, qui partageaient la même passion peur la montagne et le sport. Et puis, ce n'est pas tant des camarades qu'il est bon d'avoir, que des maîtres. Et des maîtres où en aurais-je trouvé ? Pour s'en faire une idée, il faut se rendre compte de ce qu'était le ski én France à cette époque, prin¬ cipalement dans les Hautes-Aines, à Briançon. D'écoles de ski, comme on en trouve maintenant dans la plus modeste des stations, il n'en existait pas encore, bien entendu. Seule l'Autriche, en Europe, en avait eu l'idée qu'elle mettait, je crois, à peine à cette époque en pratique. D'autre part Briançon et ses environs surtout, comme le Mont- Cenèvre par exemple, n'étaient pas encore des stations assez bien organisées peur attirer des sportifs, pour que des professeurs de ski y puissent faire carrière. C'était surtout un endroit pour villégiature l'été et pour tubercu¬ leux en toutes saisons, principalement pour tuberculeux. En vérité là se bor¬ nait la seule clientèle sérieuse de la ville. Quant aux autochtones, aux gar¬ çons du pays, il vaudrait mieux ne pas en parler. Au risque problématique de se casser une patte, ils préféraient les gros sous, le bistrot, le vin blanc. L'élé¬ ment jeune, comme on voit, n'était pas très vivant. Et si Briançon n'eut été avant tout une ville de garnison, je me demande ce que j'aurais pu y faire. L'armée seule en effet y était bien représentée, par le 159 R. I. A. qui, à mon époque surtout, se distinguait comme un des meilleurs régiments al- 32 pins de France. Dans ses rangs on pouvait trouver par exemple le cham¬ pion de France du moment, le sous-off Martial Payot de Cha- monix et quatre des dix meilleurs coureurs de fond français. Et lorsque j'ai dit tout à i'heure que je n'avais pas eu de maître en ski, j'ai parlé trop vite, car j'en ai eu, indirectement peut-être, mais j'en ai eu. Voici comment. J'avais l'habitude chaque jeudi, chaque dimanche, lorsque je n'étais pas collé, ce qui m'arrivait comme à d'autres, d'aller au Mont-Genèvre faire du ski. Bri.ançon et ses entours les plus directs ne se prêtent guère à ce sport : le terrain y est mauvais, la neige jamais assez abondante. Mont-Genèvre est une station desports d'hiver à l'heure actuelle assez cotée au marché sportif et mondain, mais alors ce n'était qu'un tout petit village perdu une partie de l'année sous la neige, ne possédant ni électricité, ni confort, juste un hospice, comme hôtel, tenu par trois soeurs, trois vieilles filles, les demoiselles Merle, toutes trois mortes sans doute depuis et dans lequel, je crois, il ne faisait pas bon dormir l'hiver, ce qui ne m'est jamais ar¬ rivé heureusement. Pour y accéder, à pieds, à skis, de Bri.ançon il faut compter environ 1 heure et quart à deux heures de marche, soit que l'on emprunte la grande route avec ses interminables lacets, soit le chemin du facteur, un petit sentier grimpant raide à travers pins et mélèzes. C'est là que je fis vraiment mes premiers pas en ski et gagnais un jour mes galons de sauteur attitré de l'équipe de France, car Mont-Genèvre possé¬ dait cependant le luxe d'un tremplin pouvant permettre des bonds dépassant 45 mètres, ce que la majeure partie des stations françaises de sports d'hiver peut encore lui envier. C'est là aussi que je fis la connaissance des champions qui devaient avoir une si grande importance pour moi. Le premier fut Martial Payot, dont j'ai déjà parlé. Je lui vouais une telle admiration que pendant un temps, qui dura des années, je cherchais à imiter ses moindres faits et gestes, au point que j'ai gardé en ski, j'étais le seul à en avoir conscience, certaines façons de faire qui ne sont qu'à lui. Et lorsque pour la première fois je le battis, j'en fus géné comme si cela n'eut pas été possible, n'eut pas été permis... Il sautait à l'ancienne manière, c'est-à-dire sans se servir de la résistan¬ ce de l'air, dont je parlerai en temps voulu. Néanmoins son style était beau et ne cessa jamais de m'impressionner. Ma deuxième idole fut Emile Pétersen, un norvégien que la F.F.S. avait fait venir à grands frais pour préparer l'équipe de France aux Olympiades de 1928 à St-Moritz. De cefte époque date d'ailleurs mon amour pour les nor¬ végiens, et non pas seulement parce qu'ils étaient les meilleurs skieurs du monde, ce qu'ils sont restés, dans leurs spécialités tout au moins, c'est-à- 33 dire dans le saut et la course de fond. Le slalom et la descente sont une im¬ portation de l'Autriche qui n'eut que beaucoup plus tard dans les concours voix au chapitre. Mais ni l'un, ni l'autre de ces deux champions ne remarquèrent jamais le petit skieur que j'étais, qui n'avait d'yeux et d'oreilles pourtant que pour eux, qui n'aspirait qu'à leur ressembler. Ce n'est que beaucoup plus tard que je fis vraiment leur connaissance. L'année qui suivit la venue d'Emile Petersen fut une grande année pour moi, une année décisive. Je commençais à bien me tenir sur mes skis, l'on commençait à me dis¬ tinguer sur les pentes, principalement sur les petits sautoirs de notre confec¬ tion et plus d'une fois ne me suis-je pas laissé aller à dire, à cette époque, que j'avais passé le grand tremplin. J'avais soif d'être un de ces hommes dont on raconte qu'ils sont forts et courageux, qui, par leur témérité, font l'objet de l'admiration des foules, d'être un de ces aigles, un de ces géants de la mon¬ tagne, pour me servir d'une expression que je réprouve. Mais en fait je n'avais pas passé le grand tremplin et tremblais de le passer. Combien de temps, d'hivers peut-être, aurais-je hésité ainsi sans la ve- venue à Briançon de deux officiers norvégiens, invités par le 159 R.I.A. pour donner quelques bons conseils-à nos skieurs militaires ? L'un de ces norvégiens venait à peine de remporter, à la tête de son es¬ couade, la course militaire d'estafettes aux olympiades de Saint Moritz. Son compagnon était un aviateur, mais qui savait manier quand même ses skis, comme le sait tout bon norvégien, c'est-à-dire aussi bien qu'un champion de chez nous, à cette époque. Ce sont eux, je puis dire, qui furent mes premiers professeurs, bien qu'en fait de leçons ils me prodiguèrent surtout leurs conseils. Ce sont eux, en fin de compte, qui me poussèrent, me décidèrent un jour à passer le grand tremplin. Ils donnaient une impression de santé, de force sure et profonde d'épanouissement physique qui étrangement vous attirait. Je veux parler surtout du gagnant de l'épreuve de Saint Moritz. En dehors du temps qu'ils consacraient au 159 R.I.A. ils venaient sou¬ vent au Mont-Genèvre. C'est ainsi que je les connus. Ils se prirent d'affec¬ tion pour moi, mon enthousiasme devait leur plaire, et moi d'amitié folle pour eux. Un jour ils décidèrent d'aller voir ce qu'était notre grand tremplin et me demandèrent de les accompagner. Ils n'étaient ni l'un, ni l'autre sauteurs, mais tout homme en Norvège a un peu sauté en ski. Je savais ,en les suivant, ce qui m'attendait, je savais qu'ils me pousse¬ raient à franchir le grand tremplin. Pourtant je ne disais rien, seule une émo- 34 tion me comprimait le cœur. Nous étions seuls tous les trois. Il faisait beau, le soleil par endroit do¬ rait la piste et la rendait ainsi plus avenante. Personne d'entre-nous n'avait de skis de saut, mais mes nouveaux amis ne s'embarrassèrent pas pour si peu et firent chacun deux bonds de 35 à 40 mètres environ, dans un style simple et excellent et si naturellement, tout avait l'air d'ailleurs si simple et naturel avec eux, que, lorsqu'ils me dirent que c'était à mon tour de sauter, je n'osais refuser. J'ai les jambes molles maintenant et le cœur qui vacille, je gravis pour¬ tant sans en rien laisser paraître la piste d'élan. De temps en temps, tout en montant, je regarde simplement derrière moi d'un œil mal assuré le trem¬ plin. Me voilà arrivé sur la plate-forme du départ. Je chausse mes skis à pré¬ sent lentement, le plus lentement possible, m'attardant exprès à ajuster mes courroies qui se trouvent pourtant parfaitement mises et il me faut bien dix minutes pour mettre mes gants, tirer mon pantalon, en serrer la ceinture. Instinctivement je recule le plus possible le moment où il me faudra, à la vi¬ tesse peut-être de soixante, soixante-dix kilomètres à l'heure, m'élancer tê¬ te première dans le vide. Et littéralement je me sens comme fondre à cette idée sous l'émotion. Et je n'arrête pas de me dire que c'est fou, idiot de sau¬ ter, pourquoi, oui pourquoi .aimer, avoir choisi un tel sport. Souvent d'ail¬ leurs, au cours de ma carrière de sauteur, j'aurai l'occasion de me répéter ces paroles. Mais cette situation ne peut durer davantage, il faut en finir une fois pour toutes, que je me décide d'une façon ou d'une autre. Il est diffi¬ cile maintenant de reculer, mon amour-propre s'y oppose. Je fais donc signe de la main, un signe craintif, un signe de condamné qui dit adieu à l.a vie, que je suis prêt et l'on me répond aussitôt d'en bas que la piste est libre, que je peux sauter. Pourtant je ne bouge toujours pas, comme figé sur place. Puis, tout à coup, croyant ma dernière heure venue, l'action, le geste pre¬ nant enfin le pas sur la réflexion, la peur, je m'élance, oh ! combien gauche¬ ment, sur la piste. j'en fus quitte pour mes appréhensions, car à peine avais-je franchi le tremplin, que je m'écriais : Ce n'est que ça ! En effet je ne garde de ce saut qu'une impression de sécurité, de facilité et d'aisance. Il est vrai que je ne fis guère plus de 15 mètres et atterris sur la bosse, en quelque sorte que je ne sautais pas mais passais simplement le tremplin, comme un objet mort auquel en aurait mis des skis. (à suivre ) Gabriel PICABIA. 35 LES LlWES Roma ns Le grand passage de Kenneth Roberts Editions Stock On vient de publier encore un de ces énormes romans dont seuls les au¬ teurs américains semblent avoir depuis quelques temps la spécialité : Le grand passage de Kenneth Roberts, traduit de l'anglais par P. F. Caillé, le traducteur de Autant en emporte le l ent. Kenneth Roberts nous était jusqu'à ce jour inconnu. Serait-ce son pre¬ mier livre ? C'est tout au moins le seul que nous ayons de lui en français. L'histoire se passe entre les années 1757 et 1780, pendant cette période où anglais et français se livrèrent une guerre sourde, faite surtout d'em¬ buscades sauvages, à travers la fôret et les marécages canadiens. Ou plus exactement indiens et colons français contre les troupes de sa majesté Georges III et ceux de la nouvelle Angleterre, les provinciaux ou coloniaux comme on les appelait, qui plus tard, avec l'aide de français, tel que La- fayette, devaient former les Etats-Unis d'Amérique et se libérer ainsi de la tutelle britannique. Pourtant ce livre est écrit à la première personne, comme si l'auteur 36 avait vécu ce qu'il raconte. Et l'on ne peut s'empêcher de penser : ce ro¬ man n'aurait-il pas été composé avec des documents d'origines, un manus¬ crit retrouvé, une histoire qui se transmet de père en fils ? Il est incroyable qu'il soit le seul produit d'une imagination même très féconde. A certains détails, à la description d'hommes en vue de l'époque qui ont laissé leurs traces jusqu'à nous, on peut en tout cas s'y méprendre. Le Grand Passage existe-t-il ou est-il une fiction ? La secon¬ de hypothèse me semble la plus juste. L'auteur ne dit-il pas dans une lé¬ gende au début du livre : « Dans l'imagination de tous les êtres libres, ce passage du nord-ouest, le grand passage, est un raccourci qui mène à la gloi¬ re, à la fortune, à l'aventure... etc. » Pourtant pas un instant son mystère ne sera éclairci. On entreprendra bien de le découvrir, on frétera bien une expédition, mais des circonstances imprévues la fera échouer ou plus exac¬ tement s'arrêter en bon chemin. Et on en restera là, à deux doigts du but, à deux doigts de savoir si, oui ou non, ce fameux Grand Passage a existé. Ce livre pourtant n'a pas pour sujet la relation d'une expédition cher¬ chant un grand passage qui doit relier au nord de l'Amérique les océans pa¬ cifique et atlantique, mais seulement, comme du reste Kenneth Roberts le souligne, l'évocation d'une figure de l'époque qui, par sa trempe, devait faire parler d'elle de plus d'une façon : Le major Robert Rogers. Néanmoins dans ce livre deux romans se chevauchent et ce n'est pas tellement les aventures et les mésaventures du major Rogers qui l'empor¬ tent, que celles de Langton Towne, le porte paroles en quelque sorte de Kenneth Roberts. Ce procédé ne laisse pas de lui imposer certaines lon¬ gueurs surtout lorsque après une expédition aussi passionnante que celle du major Rogers contre les indiens Saint-Francis, on est obligé de suivre Langton Towne dans ses tribulations d'amoureux frusté avec Elysabeth, dans ses mésaventures d'artiste peintre en but aux railleries des gens bien pensant de Portsmouth, en proie à la misère d'un Londres qu'il décrit un peu à la Dickens. Ce livre est donc l'histoire, réelle vraisemblablement, d'un grand aven¬ turier qui fut aussi un grand soldat, si l'on en juge par ses exploits, et dont dont nous ne connaîtrons vraiment bien que l'expédition contre les indiens Saint-Francis, qui occupe près de la moitié du livre (un livre de six-cents pages écrit sans marges en petits caractères) et qui en forme la meilleure partie, partie dont onme voudrait jamais voir la fin malgré ses péripéties tragiques ou plutôt à cause d'elles ; et l'histoire, la petite histoire d'un ar¬ tiste peintre épris de la nature indierne (ce qui lui vaudra un jour succès et pain assuré et ce qui l'amène, indirectement et tout à fait par hasard du reîte, à faire la connaissance du major Rogers et à participer à plusieurs de ses aventures). Sage garçon aux réflexions judicieuses et profondes, mais 37 d'une ingénuité qui parfois agace quand il se met à parler peinture et qui ne prend vraiment d'intérêt que lorsqu'il rencontre dans un taudis de Lon¬ dres et l'enlève à ses tortionnaires, Ann. Car d'une histoire de peintre on passe à une histoire d'amour et cette histoire d'amour a vraiment le pou¬ voir par instant d'émouvoir. Et au fond cette Ann, bien qu'elle n'apparaisse qu'à la fin du livre, en est la figure la plus sympathique et la plus troublante, par sa modestie, sa finesse et sa passion contenue pour Langton Towne qu'elle n'exprime qu'au dernier moment, car ni le major Rogers, ni Langton Towne ne sont, comme individus, vraiment très attachants, je veux dire comme un Butler par exemple dans Autant en emporte Le vent. Cela vient peut-être, en ce qui concerne tout au moins le major Rogers, qu'il ne se dégage de sa personne rien de vraiment très fin, de très particulier, au sens spirituel du mot, de très noble. C'est une force de la nature et, comme telle, il peut réaliser des ex¬ ploits prodigieux et se jouer, avec sa petite troupe d'éclaireurs, dont il est toute l'âme, des pires difficultés. Aucun échec, même la prison, d'horri¬ bles souffrances physiques, des intrigues inimaginables n'arriveront à en¬ tamer son énergie, sa foi en lui et en ses projets. Et c'est en ceci surtout qu'il est remarquable, car autrement il fait figure plutôt d'ivrogne et d'es¬ croc. Pour Langton Towne l'explication sera plus simple. C'est un garçon bon, droit, intelligent, perspicace, épris d'idéal, mais à qui il manque un peu de fantaisie. Le major Rogers le bat de loin sur ce point. Et c'est pourquoi il est parfois ennuyeux. M. Kenneth Roberts a une certaine verve, mais sa langue, à travers la bonne traduction de P. F. Caillé, est celle de la plupart des auteurs de ro¬ mans d'action américain ou anglais. Ses personnages se dessinent bien, sont fort bien évoqués, sans détails superflus et c'est surtout à travers leurs ac¬ tes et leurs conversations qu'ils se révèlent à nos yeux. C'est une façon vi¬ vante d'exposer. Leur intimité véritable nous échappe pourtant un peu. L'auteur ne les pénètre jamais très profondément. Qu'à cela ne tienne, car ce roman ne vise nullement à faire œuvre de psychologue. Il ne reste que dans le cadre d'un roman d'aventures. Les français se montrent là de sérieux bagarreurs et le major Rogers n'est guère tendre envers eux; les anglais stupides, jaloux et avides; les fu¬ turs américains bons enfants, fins trappeurs et fort buveurs. Oui, c'est in¬ croyable ce que l'on boit dans ce livre... et quel mélange ! Une Elysabeth est vraiment une affreuse pimbêche, cela saute dès le début aux yeux et l'on à peine à accepter que Langton Towne en soit tombé amoureux. 38 On peut difficilement trouver homme plus répugnant que Potter, bien qu'il se rachète à la fin du livre en voulant défendre sa fille. Mais que dire d'un général comme William Jonhson et d'acolytes com¬ me le capitaine Spiesmak, le lieutenant Roberts... etc., qui sous le couvert d'une apparente honorabilité se permettent la pire des infamies en faisant emprisonner sans raison, par jalousie le major Rogers... Mais il prendra sa revanche... !!" : G. P. Il nous est difficile de porter un jugement sur ce livre. Un récit de guerre n'a de valeur que s'il est exact et juste : nous voulons dire que s'il respecte une vérité journalière, une pudeur et une simplicité profonde. Or, la moitié de ce volume est consacrée au récit d'un embarquement d'un grou¬ pe de cavaliers à Dunkerque ; l'honneur nous a été refusé d'y participer. Cependant, la période qui va de la mobilisation au moment où le pelo¬ ton motorisé est « engagé » en Belgique, n'a pas du différer beaucoup d'une armée à l'autre. Dans le récit qu'en fait M. de Baroncelli, nous avons re¬ trouvé tout ce qu'elle fut pour nous : médiocrité, ennui, camaraderie, se¬ crets qu'on se livre peu à peu, petits secrets, pauvres secrets, visages char¬ mants entrevus dans une école ou à une fenêtre au cours d'un cantonne¬ ment, lettres attendues avec angoisse et les permissions, décevantes per¬ missions. De la vraie guerre et de Dunkerque, nous ne parlerons pas. Mais nous nous retrouvons à la démobilisation, nous rejoignons ce désespoir qui nous prit tous à la défaite de notre pays et cette joie, que nous voulions cacher, de savoir que nous ne risquions plus de mourir. Ce livre est écrit dans une langue dépouillée, simple sans vouloir l'être, cruellement directe, qui nous émeut plus peut-être qu'on ne le voudrait. On s'attache à quelques figures : la charmante Blancheneige et son oncle trop riche, Janin le fiancé désespéré ; à ce capitaine dont le renoncement est déchirant, à ce lieutenant discret, — nous supposons qu'il est l'auteur du récit —, à ce peloton qui ne compte plus que onze hommes à l'armisti¬ ce, alors qu'ils étaient partis « un matin, juste après l'aube, vmgt-six hom¬ mes et vingt-six machines, sur une route noire ». Ph. de C. Vingt-six hommes de Jean de Baroncelli Editions Grasset 39 Notre avant-guerre de Robert Brasillach Editions Pion M. Robert Brasillach est un des écrivains les plus charmants de notre époque. Il n'a qu'une passion, mais il y est fidèle, c'est la jeunesse, ou mieux, la mélancolie de voir s'enfuir ce miracle : « Non, en vérité, ce qu'on laisse derrière soi ne vaut pas toujours d'être regretté. Mais ce qu'on laisse derrière soi c'est toujours sa jeunesse ». Ce n'est pas extrêmement original, et pour ne parler que des écrivains français, Villon déjà l'avait dit et senti plus âprement. Mais M. Robert Brasillach, justement, n'aime pas l'âpreté, c'est un charmeur . Dans Notre Avant-Guerre le pouvoir de séduction de M. Robert Bra¬ sillach se défait. C'est que cette douceur, cette mièvrerie, ne nous paraît pas toujours de mise devant des faits qui eurent et ont encore pour nous, une importance qui ne nous échappe plus. Et aussi, puisque l'auteur est un ancien normalien et qu'il s'en souvient avec plaisir, il nous semble qu'il est faux et pénible même, de prendre et de voir prise la vie comme un « canu- lard » fut-il délicieux, tendre et douloureux, à peine. M. Robert Brasillach ne montre un peu d'émotion sincère que lorsqu'il parle de M. Henri Massis, de Charles Maurras, de Ludmilla et Georges Pi- toëff. Les pages qu'il a écrites sur ce couple sont les plus belles de son œu¬ vre, du moins pour nous qui avons connu le « mystère » de ces soirées où une frêle jeune femme, vêtue de noir, murmurait des phrases toutes simples à un homme pâle, grave, indifférent et douloureux. Livre un peu futile, décevant et vain, Notre Avant-Guerre nous auto¬ rise cependant à nous souvenir, par instant, de quelque chose que nous avons perdu et que rien ne nous rendra jamais. Ph. de C. Péguy de Roger Secrétan Editions « Le Sagittaire » Depuis un certain nombre d'années, depuis qu'on l'a redécouvert, et singulièrement depuis deux ans, Péguy fut la victime de ses admirateurs et de ses amis. Tous ceux qui ont écrit ou parlé de lui ont voulu l'attirer 40 dans leur camp en déformant de plus ou moins bonne foi ses intentions On saura donc gré à Monsieur Roger Secrétan de nous présenter un por¬ trait très fidèle. Le dessein de l'auteur de ce nouvel ouvrage sur Péguy (qui porte un sous-titre « Soldat de la vérité » qui risque d'égarer le lecteur) fut de ras¬ sembler des documents, de dater les œuvres et les paroles de Péguy, de met¬ tre au point. Sans cacher sa sympathie ni son admiration pour l'auteur d'Eve, M. Roger Secrétan précise, réfute (sans passion) et affirme sans défor¬ mer. Il est plus aisé après la lecture de cet ouvrage de connaître le caractè¬ re de Péguy qui, homme passionné s'est souvent mais surtout en apparen¬ ce contredit : Péguy fut toute sa vie et très nettement non-conformiste. Avec courage, avec violence, avec passion, avec délices, avec obstination, il lutta contre tout ce que Flaubert nommait les idées reçues. Sur tous les terrains qu'il aborda. Péguy combattit. Il fut un combattant courageux, non conformiste, obstiné jusqu'à l'entêtement, un combattant désintéressé, un combattant acharné et mordant jusqu'à la cruauté, un lutteur qui aime la lutte, qui s'énivre de sa colère, qui aime user de sa force, qui refuse d'aban¬ donner, d'abdiquer, de temporiser. Bref le contraire d'un tricheur et c'est la grande leçon, plus utile, plus actuelle, plus nécessaire que jamais, qu'il nous donne avec générosité mais avec la brutalité d'un homme qui ne re¬ nonce pas. Le malheur a voulu que se soient précisément les héros de ce temps, les tricheurs qui aient cherché à se servir du plus honnête des honnêtes gens. Car Péguy fût honnête, au sens le plus large et le plus vrai du mot. Honnête envers les autres, honnête envers lui-même, envers son pays, en¬ vers Dieu, envers la poésie, envers ses ennemis. Il a toute sa vie, avec plus ou moins de bonheur, mais avec décision et entêtement chassé les malen¬ tendus. On sait qu'il avait horreur de l'eau trouble et des pêches miracu¬ leuses que certains de ceux qui se cachent derrière sa grande ombre, ten¬ tent d'y faire. Qu'il se serait révolté, qu'il se serait indigné contre ceux qui abusent des malheurs du temps pour se pousser vers ce qu'il a fui, vers le succès, le pouvoir dérobé, vers l'injustice, vers les combinaisons, c'est ce que toute sa vie nous enseigne. Et son attitude devant le succès qu'on veut précisément lui accorder, devant le rôle qu'on veut lui faire jouer, il n'est pas difficile de l'imaginer. Péguy est assez grand pour ne pas avoir à souffrir de ses provisoires exploitations de son souvenir. Il est l'homme qui au fond du désespoir n'a 41 jamais désespéré. Il est l'écrivain de l'espoir. C'est pourquoi il est un grand écrivain français. Le livre de M. Roger Secrétan confirme et prouve à chaque page ces caractères de Péguy. C'est donc un livre utile puisqu'il permet de rétablir la vérité et de confondre quelques imposteurs. Ph. S. Histoire La jeunesse de Henri III de Pierre Champion Editions Grasset M. Pierre Champion vient de publier son quatrième ouvrage sur les Guerres de Religion. Après avoir peint le règne éphémère de François II et avoir analysé la sanglante tragédie du règne de Charles IX, il nous décrit aujourd'hui la formation du dernier des Valois. Ce plan que peut justifier le souci de ne rien laisser inexpliqué alourdit quelque peu l'œuvre car on revient, dans ce quatrième volume, sur les événements qu'on a déjà vus dans le second (1). A ce prix, la carrière du héros apparaît mieux. M. Champion, dont on ne saurait trop louer la documentation solide et l'objectivité, avait tracé de main de maître le portrait de Cathérine de Mé- aicis, Florentine rusée et craintive, mère autoritaire, tremblant toujours pour l'avenir de ses enfants mais plus encore avide de gouverner, capable de crime pour garder son rang. Il nous avait montré à côté d'elle Char¬ les IX, prince devenu roi trop jeune, rongé par la tuberculose, ai¬ mant mieux la chasse que les Conseils, velléitaire, capable de s'éleVer par¬ fois à son rôle de roi avant de se laisser entraîner dans le crime — inutile —• de la Saint-Barthélémy. Cette fois, l'érudit nous campe un duc d'Anjou, le futur Henri III, non moins puissant. L'histoire traditionnelle a fort malmené, pendant longtemps, ce roi. Ces derniers temps, on avait pu lire quelques tentatives de réhabilitation, assez peu convaincantes du reste. M. Champion paraît mieux réussir. Le fils préféré de Cathérine de Médicis valait mieux, semble-t-il, que Charles (1 ) Charles IX — La France et le contrôle de l'Espagne avant la Saint-Barthélémy. 42 IX. Non qu'il fût sans défauts : très vite, l'observateur malveillant qu'était à la Cour de France l'Ambassadeur espagnol don Francès de Alava notait sa sensualité, relevait les allures efféminées de cet adolescent qui « sem¬ blait réaliser, dit M. Champion, le rêve équivoque de l'androgyne qui char¬ ma l'antiquité et son temps ». Mais on aurait tort de ne voir dans Henri III que les vices. Le jeune homme montra très tôt des qualités d'homme d'Etat et de soldat. (Après tout, deux des plus grands hommes de l'Antiquité, Alexandre et César, n'avaient pas eu des mœurs beaucoup plus recom- manaables et n'en avaient pas moins été d'incontestables génies). Nom¬ mé lieutenant général du royaume à 16 ans en 1567, il prit fort au sérieux son rôle, dirigea les opérations contre les huguenots selon les conseils que lui donnait le vieux chef expérimenté qu'était Tavanes et remporta les victoires importantes de Jarnac et de Moncontour. Célébré comme un grand chef, chanté par Ronsard, le « petit aigle » devint très ambitieux. Avant tout, il voulut jouer un rôle — n'importe lequel pourvu qu'il fût grand. L'Europe du XVIme siècle avec ses haines religieuses, ses passions for¬ cenées et ses grandes luttes internationales offrait un champ d'épreuves in¬ fini à un jeune prince auquel son premier précepteur Amyot avait donné sans doute le goût de Plutarque. Le duc d'Anjou était bien le défenseur de la foi catholique, auquel le Pape adressait une épée en souvenir de ses vic¬ toires, bon chrétien au demeurant, capable d'ouïr trois messes en un jour. Mais en même temps, il négociait avec l'amiral de Coligny pour, si la paix se faisait, préparer la conquête des Flandres, terres de Sa Majesté Catholi¬ que, et il acceptait par instants la perspective d'épouser Elisabeth d'Angle¬ terre, championne de l'hérésie en Europe. Mais la duplicité était-elle un défaut pour un siècle imbu de Machiavel ? Au moment où M. Champion arrête son récit, le duc d'Anjou, ami des Guises qu'il devait tant haïr plus tard, rebelle au mirage protestant qui charmait tant son frère, se préparait à prendre la tête du parti catholique pour exterminer l'hérésie et devenir « le plus grand soldat du monde ». Tout cela est peu conforme à l'Henri III traditionnel mais les nombreux do¬ cuments qui font la base de l'argumentation de l'érudit français — notam¬ ment les rapports de Francès d'Alava et des Ambassadeurs vénitiens — sont irréfutables. L'intérêt du livre de M. Champion ne réside pas seulement dans l'étu¬ de psychologique des Valois. Derrière ceux-ci apparaît l'ombre du souve¬ rain espagnol qui, de son monastère de l'Escurial, prétendait, à force de con¬ seils et de menaces, entraîner le gouvernement de Paris dans le sillage de celui de Madrid. Plus loin, s'agitent les factions : les Guises et les catholi¬ ques, Montmorency et les politiques, Condé, l'Amiral et leurs huguenots. Quelques détails précis nous peignent la décadence de l'autorité et la 43 misère du pays. C'est le roi mendiant une avance à la ville de Paris et met¬ tant en gage les bijoux de la couronne pour entreprendre une campagne contre les ennemis de l'Etat, c'est le tableau de l'armée du duc d'Anjou en novembre 1568 : « On ne trouvait plus dans le pays de quoi nourrir l'armée. La cavale¬ rie manquait de bottes, l'infanterie de souliers et l'artillerie de canons, de poudre et de boulets »... « en janvier 1569, la glace ayant tout figé, les sol¬ dats se débandèrent et les seigneurs durent se porter caution de leur solde ». Tout cela explique que malgré la violence des passions, au moment où l'argent devenait rare ou bien quand les mercenaires étrangers menaçaient de déserter, les partis consentaient à se réconcilier. Le vieux Tavannes, après ses victoires, criait: « Les Espagnols feraient mieux de s'occuper des affaires de chez eux que de s'entremettre à gouver¬ ner celles des autres » et il reconnaissait « qu'après tout, les huguenots étaient nos frères et nos parents, tandis que les Espagnols semblaient les ennemis naturels du royaume ». Quand les calvinistes raisonnaient de la même façon au sujet de leurs alliés anglais, la paix était assurée. Peut- être eût-il mieux valu commencer par là et voir que les alliances étrangè¬ res inspirées par des affinités idéalogiques ne pouvaient que nuire au pays. Mais avons-nous été plus sages ? C. M. 44 LE THEATRE Le Balladin du monde occidental de J. M. Synge traduit de l'irlandais par M. Bourgeois et représenté au Théâtre des Mathurïns de Paris. L'ouvrage que le Théâtre des Mathurins vient de reprendre (une pre¬ mière fois assez mal monté par le Théâtre de l'Œuvre) est une des pièces de théâtre qui a exercé la plus grande influence sur le théâtre irlandais du XIX0 siècle, à l'époque de sa renaissance, renaissance que la France ignore ou méconnait. Pourtant John Millington Synge, auteur du Balladin du mon¬ de occidental a vécu à Paris où il passait pour un étrange phénomène et a reconnu généreusement ce qu'il devait à la littérature française. Ce n'est qu'un nouvel exemple de notre ingratitude pour nos amis. Il faut cepen¬ dant constater que depuis une vingtaine d'années certains écrivains ont pro¬ clamé leur admiration pour ce grand irlandais. Certaines œuvres ont été traduites (Les îles d'Aran, Deirdre des douleurs, Les noces du rétameur, et le Balladin). Elles sont passées à peu près inaperçues. J. M. Synge est un des plus authentiques génies de la littérature européenne. C'est en effet un des plus grands lyriques du XIX1' siècle, un de ceux qui a su donner au Théâtre une grandeur et une hauteur incomparables. Son chef-d'œuvre, Le Balladin du monde occidental est l'aventure d'un jeune paysan irlandais qui, étouffant dans le cercle étroit de son villa¬ ge, tente une aventure de l'imagination. Après une,querelle avec son père, une querelle violente à l'irlandaise avec des coups, il s'enfuit pour échapper aux châtiments. Il s'exalte, il croit eu il s'imagine qu'il a tué son père. Et pour se sauver à ses propres yeux, il veut faire admettre qu'il est un héros. Il arrive, sinistre et la tête en feu dans une auberge sombre, une auberge de village triste, gonflée d'alcools et de brouillard, de fumée et de radota¬ ges. Dès qu'il entre, ce héros delà lance, ce transfiguré, bouleverse la routine quotidienne. On l'écoute raconter, expliquer, justifier son crime. Il se gran¬ dit, il se transforme aux yeux des clients, à ses propres yeux. Et bientôt 45 une rumeur naît et se propage. Tous ceux des environs viennent voir ce ter¬ rible garçon, ce criminel lyrique qui a tué son père d'un coup de bêche et qui raconte qu'il part pour la plus étrange des aventures. Bientôt son père qui n'était qu'étourdi, vient le chercher dans l'auberge. Tout s'effon¬ dre. Seule la fille de l'aubergiste croit encore en lui et le balladin se laisse convaincre par cette confiance de la jeuhe fille et veut repartir. Il finit ce¬ pendant par obéir. Tous ceux qui l'admiraient, tous ceux qui l'avaient cru un héros, qui maintenant lui en veulent de l'illusion qu'il avait sû leur im¬ poser se moquent cruellement de lui. Le héros s'éloigne. Dans sa détresse, la jeune fille qui l'aimait et qui croit toujours en lui, jette un cri de détresse ré¬ pondant à tous ceux qui rient de cette foi : « Il est parti l'unique balladin du monde occidental ! ». J. M. Synge est un grand poète. Il est le poète de la plus grande illu¬ sion, celle qui nourrit quotidiennement les hommes et qui aussi les transfi¬ gure. Comme le héros de Cervantès, le Balladin du monde occidental, dont on se moque si volontiers et avec tant de bonnes ou de mauvaises rai¬ sons, demeure au dèssus de la grouillante foule des badauds. Il grandit en méprisant la bassesse des autres. Qu'importe s'il se trompe, s'il est -le jouet d'une illusion, l'esclave de ses rêves, il reste le héros qui voit au-delà de ce paysage, qui tourne ses regards vers le monde. Il n'est vaincu qu'en appa¬ rence. Les ricanements de ceux qui l'entourent et qui sont toujours prêts à l'abaisser ne peuvent l'atteindre. Je crois que cette œuvre de J. M. Synge, si belle par son ardeur, si con- tradictoirement émouvante, ne peut être aussi rapidement résumée. Ces grands mouvements qui font qu'au théâtre nous participons, ne sont pas ré¬ ductibles. On ne saurait épuiser aussi aisément un lyrisme qui naît de la langue, du style et de la passion. Inutile de chercher un enseignement. Toutefois J. M. Synge nous donne un exemple que le Théâtre nous offre rarement, celui de la gran¬ deur. Alors que tout semble conspirer sur la scène à réduire l'homme, à en faire un mannequin, J. M. Synge nous affirme et nous oblige à croire qu'un personnage peut vivre et nous contraindre à le suivre dans le domaine de la vivante poésie et de la poésie vécue. Ne nous obstinons pas à découvrir des symbolés. Le Balladin du monde occidental est une simple, humaine, victorieuse tragédie. Ph. S. J'ai suivi, depuis ses débuts, la carrière de l'acteur qui interprète le rô¬ le du balladin, Marcel Herrand. C'est un passionné du théâtre, qui a voué sa vie à la scène et qui, chose étrange pour un acteur, étudie avec une pas¬ sion totalement exclusive tout ce qui concerne son métier. Il a, pendant plus de vingt ans, rêvé de jouer ce rôle. J'imagine, connaissant ses qualités et ses défauts, qu'il doit être excellent. Ph. S. 46 iyE L ILLUSION Il nous est arrivé, comme à tout un chacun, de nou§ plaire à un film plus qu'il ne convenait à un qui tenait à garder les yeux clairs. Nous nous souvenons d'avoir vu pas très loin de vingt fois certaines bandes que nous quittions avec cette peine, insinuée, qui nous restait une gêne si délicieuse. Comme tout un chacun aussi nous avons du goût, du moins un goût à nous. Pourtant il nous faut bien avouer que quelques uns de ceg films, n'étaient pas toujours des plus loués, ni des plus louables ; tous, avaient, pour nous, cette indispensable qualité : nous mentir. Nous avons connu de merveilleuses réalisations mais où perçait le dé¬ sir de nous convaincre qu'il était bon de vivre ainsi plutôt que comme cela. Nous en avons connu d'autres, sans prêche, mais froides et léchées. Mais nous en avons vu, aussi, auxquelles il avait été donné de faire un sortilège, l'unique sortilège : donner l'illusion. Nous nous excusons de ces confidences mais nous ne continuerons pas moins d'avouer que très souvent le sortilège n'était fait que de très petites choses : le chant rauque d'une fille au cabaret de VAnge Bleu, la moue de Puck, les toits de Paris, l'interrogation douloureuse de Manuela de Mein- hardis, ou les nuages dans l'eau et le ciel de Eussie ; de toutes ces petites choses et d'autres que nous gardons au plus profond de nous. C'est que nous avons voulu, un instant, être marin ou bourgeois dans le port de Hambourg, cousin de la petite fille sauvage du château au bord du lac, c'est que nous avons voulu être chacune de ces ombres, participer à leur joie, faire l'objet de leur souci. Méchante illusion peut-être, mais qui nous autorisait un instant à ne pas être nous, qui nous donnait pour compagnons les plus légers et les plus 47 tendres fantômes, ravis comme par un voleur et emportés, au chaud, dans notre cœur. Ce n'est peut-être pas le temps de s'inquiéter de cinématographe, — tout autant pourtant que de n'importe quel art. Cependant nous aurions aimé que l'effort entrepris par le Studio des Ursulines, avant la guerre, pour établir un répertoire du cinéma fut repris. Nous avons pu sauver nos livres, nous avons su retrouver les autres faiseurs d illusion. Mais les images blanches et noires seraient-elles mortes, qui étaient aussi de nos enchantements ? Et qui nous les rendra ? Ph. de C. Il était dans notre dessein de commenter ici un film ; nous ne voulons le faire que pour ceux que défendra quelque chose. Cette chronique ne pa¬ raîtra qu'alors ; nul doute que ce soit rarement. 48 quatre: vents N° 1 1™ ANNEE NOVEMBRE 1941 Revue Mensuelle publiée par le Centre « JEUNE FRANCE » de Tunisie Rédaction et Administration : 13, Rue Zarkoun — tunis Téléphone 05.48 Directeur : Philippe du PUY de CLINCHAMPS Le Numéro. Abonnement. France et Afrique du Nord : Etranger : France et Afrique du Nord : Etranger : 8 Francs. 1 2 Francs 90 Francs 1 10 francs Tous les fonds doivent être envoyés à M. Philippe de CLINCHAMPS, 13> Rue Zarkoun - Tunis Les manuscrits non insérés ne sont retournés à leurs auteurs que s'ils sont accompagnés des timbres nécessaires pour les frais de poste. La Revue ne publie que de l'Inédit. Copyright by « QUATRE VENTS » — Tunis La Rapide, 5, Rue Saint-Charles - Tunis Le gérant : Philippe du Puy de Cllnehamps