M { V. BCRGOGNO V< U > «at J L'IDENTITE A L'EPREUVE DE LA GUERRE PROPOS LIMINAIRES Invité à parler de l'usage que font les sociologues, des témoignages oraux ou des récits de vie, j'ai estimé qu'un exposé purement didactique sur la question risquerait de paraître trop abstrait et de lasser mon auditoire. Il m'a semblé préférable de recourir à un exemple concret d'emploi de cette méthode dans le champ sociologique. Ceci m'a amené à réaliser une étude de cas fondée sur l'utilisation de cette technique : une sorte de mini-recherche portant sur un témoignage recueilli spécialement â cet effet et dont l'objet a été choisi de façon a correspondre à la thématique générale de ce colloque. Mon exposé va donc prendre la forme d'un compte-rendu de recherche. Mais il est bien entendu que l'objectif premier est d'illustrer l'emploi (ou un des emplois possibles que je tiens pour particulièrement significatif) de la méthode des récits de vie en sociologie; de donner a voir, si l'on veut, le fonctionnement de cet instrument méthodologique, et son type de productivité particulier. Les "résultats" proprement dits apportés par l'étude en question quant au thème traité doivent donc être regardés avec la plus extrême prudence, et réclameraient pour être pleinement validés d'être étayés par un corpus d'entretiens beaucoup plus étoffés. Autrement dit les acquis de l'étude quant à l'objet sur laquelle elle porte et quelle que soit l'appréciation qu'on leur attribue, ne sauraient, s'il y a lieu, être considérés en toute rigueur que comme un bénéfice secondaire de notre entreprise. -«a B U. NICE m fi fT? .■** fF. ■?» f*, *** X / 51UiK£ U£ M J'ai recueilli le récit dont je vais parler auprès d'un homme aujourd'hui âgé de 50 ans, que j'appellerai M.. M. a fait des études secondaires jusqu'au niveau du "bac". Après avoir repris uns entreprise familiale de niveau artisanal, il l'a développée jusqu'à en faire une petite mais dynamique "PME". Energique, il s'est fortement investi dans son travail. M., et c'est cela évidemment qui va nous occuper, fait partie de ce qu'on a appelé la "génération des djebels". C'est-à-dire qu'il a fait son temps de service militaire, soit très exactement 26 mois et demi pour ce qui le concerne, en Algérie, au cours de la guerre1 du même nom. J'ai donc demandé à M. de rassembler ses souvenirs sur cette période et de me raconter, devant un magnétophone, ce qu'il considère comme les faits les plus marquants de son expérience militaire. Cependant, et c'est là un point capital à noter, ce récit, je l'ai recueilli et traité en le rapportant à un questionnement extérieur à lui-même. Notons que, dans cette optique, le récit cesse d'avoir en lui sa propre fin. Cette articulation du récit à une problématique qui le précède et, en quelque sorte, le transcende, est sans doute ce qui fait le propre de la posture sociologique dans le domaine de l'utilisation des témoignages oraux (et qui distingue une telle posture, par exemple, de la logique sous-tendant la constitution pure et simple d'archives orales). Particulièrement éclairante â ce propos est la formule d'une chercheuse québécoise : "le récit de vie est comme n'importe quel autre matériau, sans problématique il restera muet" (M. GAGMON - 1980). Muet du point de vue sociologique, s'entend., et dans les moments où le sociologue n'entend, être que cela... Comme mon domaine de recherche est plus spécialement celui de l'immigration, sous l'angle notamment des questions d'identité nationale ou culturelle, et d'intégration qui lui sont liées, c'est par référence à ce type d'interrogation, familière pour moi, que le témoignage a été recueilli et traité. 11 est donc temps que je livre ces précisions supplémentaires sur mon "biographie" (sur ce terme : J. POIRIER et S* CLAPIER-VALLADON - 1980). J1 emploie ce terme en me conformant a i usage courant. sans prétendre trancher dans le debat. tout a lait e.xteri eur a mon propos - et qui. commecn ie sait, subsiste encore aujourd liui a propos de cettappellation. M. est fils d'un couple d'immigrés italiens, arrivés en France au début des années 30 et naturalisés français peu avant que n'éclate le seconde guerre mondiale. En l'occurrence, la question a partir de laquelle j'ai orienté l'entretien est celle de l'existence possible d'un lien entre la qualité, l'identité, de fils d'immigrés de mon enquêté et la signification attribuée à son expérience militaire. Cette caractéristique avait-elle fait sens et saiilance, objectivement et subjectivement, au cours de cette période ? Avait-elle influé sur la manière dont, dans ces circonstances exceptionnelles, il avait vécu son appartenance à cette nation - presque une nation d'emprunt - dont il n'ignorait pas que sa famille ne s'y était enracinée que depuis peu de temps ? Si un archiviste pressé entendait résumer en une sorte de fiche signalétique le parcours militaire de IL, il noterait sans doute les éléments suivants : M. appelé sous les drapeaux le 7 janvier 1960, directement incorporé au même régiment de tirailleurs algériens basé à Oran (un régiment dont les membres sont à 80% de véritables algériens, souvent originaires de métropole d'ailleurs, tiendra à préciser M.) a fait ses "classes" dans un peloton préparatoire à l'école d'officiers de réserve de Cherchai. Il a échoué de peu à l'examen d'entrée à cette école. Il a été, immédiatement après, nommé sous-officier et a passé le reste de son temps de service en Algérie, à l'exception de deux permissions en métropole, le plus souvent en opérations (dans l'Oranais, la presqu'île de Golo, etc.). Sa conduite fut irréprochable. Deux jalons marquants de cette expérience : 1) les premières élections auxquelles M. ait jamais pris part, il le souligne lui-même, se sont déroulées, pour lui, sur la terre algérienne. Il s'agit du référendum de Janvier 1961 sur la politique algérienne du Général de Gaule (qui ouvre à la perspective de l'indépendance algérienne. Le Général de Gaule pariera explicitement d'"état algérien souverain" au cours de sa conférence de presse du 4 avril suivant), 2) M. a participé à la répression des terribles manifestations, tant d'origine française qu'algérienne, qui ont secoué Oran à la fin de 1961 et au début de 1962. Il en garde un souvenir douloureux. Enfin M. sera démobilisé et rapatrié au début de mars 1962, quelques jours avant le "cessez-le-feu" (intervenu le 19 mars 1962). Succédant a cet archiviste pressé, un sociologue affligé du même défaut, qui entendrait répondre aux questions que j'ai posées plus haut, se convaincrait sans difficultés que ces états de service sont autant d'indicateurs d'une intégration indiscutable de M. à la collectivité nationale et d'une loyauté à l'égard de la seconde patrie de ses parents, elle-même a toute épreuve. Au cours de l'exposé qui va suivre, je vais m'efforcer de montrer quel peut être l'apport spécifique de la méthode biographique, - dans l'ordre de l'enrichissement, de la nuance, de la cornplexification - par rapport au type d'appréciation précédente, qui pour sommaire qu'elle paraisse, n'en reflète pas moins ion schéma et uns position d'analyse très fréquemment adoptés par les sciences sociales. L'usage de cette méthode, tel que je le conçois, a d'abord pour caractéristique principale d'accorder une place importante, sinon prépondérante, au sens que l'agent social attribue lui-même à ses expériences et à ses pratiques. On peut ainsi dire que l'objet de la mini-recherche que j'ai conduite est à la fois la guerre d'Algérie de M. envisagée factuellement, dans son déroulement d'essence quasi-historique, et le rapport de M. à sa guerre. Rapport présent dans l'événement lui-même, mais qui le précède et lui survit sous la forme des effets qu'il a eu dans la représentation que se donne M. de son identité présente. Cette perspective ne conduit pas nécessairement à infirmer le diagnostic d'"intégration" précédemment formulé, mais à vérifier, au fond, si cette dimension, cette propriété de signifier l'intégration, était ou est reconnue par H. comme présente dans son expérience, et notamment parce qu'il l'avait lui-même produite. L'analyse du récit de M., conduite du point de vue qui est le nôtre (et qui fait l'hypothèse d'un lien établi par M., entre sa guerre et son intégration a la nation française) permet un certain nombre de constatations, que l'on peut résumer en deux points : . Tout d'abord on peut dire que la manière dont M. a vécu sa guerre comporte de toute évidence une dimension de probation quant à son identité de français. Cette guerre, telle qu'il l'a faite - et telle qu'il l'a conçue - a été et reste iane preuve donnée à autrui - et sans doute à lui-même - de la solidité de son appartenance à la nation française. . Mais, en second lieu et par ce qui n'est un paradoxe qu'en apparence (nous verrons pourquoi...), cette épreuve militaire rend, possible - licite - la réaffirmation d'une certaine forme de participation à l'identité italienne. Cette fonction de probation attribuée à la guerre d'Algérie se trouve notamment révélée par la manière dont M. gère son départ â l'armée et le risque d'affectation directe en Algérie qui lui est alors associé. M. choisit de se soumettre totalement à l'événement sans rien tenter m pour retarder son départ, ri pour être affecté ailleurs qu'en Algérie, En effet, d'une part, à l'encontre de beaucoup de ses amis, qu'il juge sévèrement, il refuse de reculer l'échéance en s'inscrivant en faculté pour obtenir un sursis a incorporation... Plus significatif encore, au moment des tests précédant l'incorporation, sur le formulaire ou il doit indiquer - rituellement - les souhaits en matière de région d'affectation, il s'abstient d'indiquer un choix, refusant de suivre l'exemple de la plupart des futurs conscrits qui, fût-ce sans grand, espoir, indiquaient généralement une autre région que l'Algérie. La position adoptée par M. n'a pourtant rien qui l'assimile à de la passivité ou du fatalisme. Subjectivement, il s'agit bien d'un choix qu'il construit contre l'opinion de ses parents - lesquels le pressent de retarder son incorporation autant que faire se peut, comme on l'imagine - et en refusant de suivre l'exemple de la plupart des amis de son âge. D'une manière générale, si l'on rapporte l'attitude de M. aux attitudes sociales, qui prévalaient dans ce domaine a cette époque, il ne fait pas de doute qu'elle est en profonde rupture avec celles-ci. Nous savons, en effet, que l'opinion publique était majoritairement réticente à l'égard, de cette guerre qui ne disait pas son nom, et à laquelle les appelés du contingent, s'ils ne s'y dérobaient généralement pas, se résignaient sans grand enthousiasme2. M. ferait-il parti de la minorité de ceux qui pensaient que cette guerre était une guerre juste, qu'il fallait faire avec autant d'ardeur que n'importe quelle autre .guerre ? Autrement dit, le parti-pris de s'abstenir de toute mesure susceptible d'écarter l'éventualité d'un départ en Algérie s'assimile-t-il de la part, de M. à un engagement, un volontariat qui ne dirait pas son nom ? Nullement. M. situe son choix en dehors de toute référence idéologique. Il nie fermement avoir eu, initialement du moins, la moindre opinion consistante sur la question algérienne (de même tout au long de l'entretien, prendra-t-il soin de se distinguer de l'image du baroudeur venu en Algérie pour "casser du felT"...). Le choix de M., comme choix à contenu positif et acte de plein sens, s'impute non a un choix idéologique mais à une logique du civisme extrême. M. se comporte en activiste de la citoyenneté, d'une citoyenneté qu'il sacralise et qu'il conçoit comme la seule référence admissible pour la conduite à tenir en ces circonstances ("Prétexter des études pour reculer artificiellement alors que tu ne vas rien faire, j'estime qu'il y avait quelque chose de malhonnête... par rapport au - Voir a ce sujet, par exemple, le texte de C. LlAUZU : Le contingent entre silence et discours ancien combattant (J.P. RIOUX. Directeur-1990) fait qu'il y avait une guerre et qu'il fallait y aller. Quant à mes amis qui le faisaient, j'avais un peu l'image de types qui se planquaient"). Par là se trouve attestée la valeur de démonstration, quant à son intégration à ta nation française ou quant à la solidité de son appartenance, que M. attribue sans aucun doute à sa propre conduite. Une démonstration qui a d'ailleurs par son "excès" même des effets ambigus. Me court-elle pas le risque, en effet, de démontrer aussi que, pour son auteur, quelque chose reste à démontrer et que l'intégration qu'il affirme - et que sa conduite doit signifier - n'est pas ressentie comme totalement achevée ? et sans doute qu'elle ne le sera parfaitement que lorsque celui qui se vit confusément encore comme partiellement "impétrant" aura satisfait précisément l'épreuve militaire qui lui est imposée ? Le récit nous révèle ainsi que l'identité française de M. doit nous apparaître au moins autant comme une assise de sa conduite militaire, comme il l'affirmera à plusieurs reprises, que comme un problème à résoudre, un achèvement à accomplir à travers celle-ci. Mieux, l'engagement dans la guerre finit par prendre le contours du seul événement capable de produire cet accomplissement. Surgit immédiatement cette question : ces représentations, cet univers de sens, liant rapport à l'identité et rapport à la guerre, sont-ils le fruit de la seule imagination de M., une fantasmagorie produite par sa psychologie, son histoire singulière ? Ou étaient-ils d'essence sociale, présents dans la société d'.alors ? (question décisive pour qui entend se situer épistémologiquement sur le terrain sociologique). Le récit - et la méthode biographique montre ici une fois de plus ses vertus - contribue à éclairer pour nous cette question. Il nous livre en effet des indices attestant que les représentations que nous avons décrites ne sont pas l'apanage exclusif de M. et que d'autres les partageaient, attestant ainsi de leur existence comme entités sociales. Ces autres sont, en l'occurrence, le milieu, ou plutôt l'institution militaire qui, lors de deux événements caractéristiques, lui montre qu'elle lui attribue tacitement une position spécifique ou distinctive. Le premier épisode se situe au moment de son incorporation à Ûran. Après qu'il a revêtu l'uniforme, un capitaine le reçoit pour un entretien en tête-à- tête et, apprenant la particularité de son origine, lui déclare : " Ah, vous êtes d'ime première génération de Français / Alors, vous venez payer la cette... " " J'ai repondû, nous dit M., "cela dépendra du pris:.." Le second, épisode réfère à sa tentative pour se faire admettre à l'école d'officiers de réserve de Cherche!. Alors qu'il a le sentiment d'avoir parfaitement réussi les différentes épreuves - ce que lui confirme son sous-officier instructeur - M. apprend qu'il est recalé et le même sous-officier lui affirme qu'il doit cet échec a son origine, l'administration militaire retenant ce cntere négativement en cas d'ex-aequo, dans l'établissement du classement final. On pourrait s'attendre à ce que M. soit révolté par cette injustice, or il n'en est rien. Le zélé de M. ne se relâche pas et, nommé sous-officier, il aura à coeur de prouver son aptitude au commandement, et ses qualités seront reconnues de manière éclatante, puisqu'il sera appelé à faire fonction de commandant de compagnie lors des absences du titulaire officiel du poste. Que révèlent ces épisodes ? Le traitement inégal dont est victime M., au delà de ses aspects moralement condamnables, reflète ou repose, sociologiquement parlant, sur une représentation de l'être social (et militaire) selon laquelle il ne saurait être totalement considéré a l'égal d'un "véritable" national, ou comme totalement assimilable à un national. Le fait remarquable est ici que l'institution militaire se trouve finalement en accord avec M. lui-même, dont tout indique, nous l'avons vu, et d'abord la manière dont il entend, régler sa conduite militaire, qu'il se "vit" comme une sorte de national inachevé (son acceptation de la décision injuste qui le frappe ne serait pas aussi totale sans la conscience qu'il a sans doute de cet accord secret - de cette secrète connivence - entre lui-même et l'institution militaire sur ce point, ou encore s'il n'était pas secrètement convaincu de la légitimité des réglés non-dites, engagées par cette décision...). Mous trouvons donc dans cette partie du récit sinon la preuve absolue, du moins de forts indices de ce que nous affirmions, à savoir que l'attitude de M. n'a pas pour seule source sa "psychologie" individuelle ou son histoire personnelle, mais qu'elle engage ou participe d'un système de représentation de nature sociale, présent dans la société de ce temps (la question des limites d'inscriptions, sociales, spatiales ou temporelles, de ce système de représentation ne peut évidemment être tranchée ici. Seule une étude socio-historique plus approfondie, qui, comme nous l'avons dit, sort de notre propos "illustratif", pourrait permettre de répondre à une telle question). Essayons-nous à décrire en peu de mots un tel système de représentation ou plutôt, selon une formulation qui a notre préférence, cet "univers de sens". Celui-ci fixe - transmet, rend socialement opérantes - un certain nombre de conditions mira ou rnéta juridiques imposés au "migrant" (terme de large extension nous l'avons vu) pour le parachèvement de leur intégration à la nation d'accueil. Parmi ces conditions, figure d'abord, évidemment, l'assimilation culturelle dont on n'imagine pas alors qu'elle puisse souffrir la moindre remise en cause. Mais le "migrant" aurait-il satisfait à toutes les conditions formelles et particulièrement à la précédente, son intégration dans la nation d'accueil, es "don" précieux, ne saurait véritablement lui être acquis qu'après le paiement d'un tribut, capable tout à la fois d'apporter la démonstration des bonnes dispositions de l'impétrant et d'éteindre sa "dette". Ce tribut, c'est par excellence la participation à une guerre menée par le pays d'accueil (moment terrible mais moment intense d'affirmation de la nation et de sa clôture...) en un temps où la guerre fait encore partie des événements déplorables mais "normaux" dont l'éventualité s'inscrit dans l'horizon existentiel de chacun. Notre démonstration reste cependant insatisfaisante sur un point. Elle fait apparaître, trop exclusivement, un M. dont la conduite est dictée par des représentations - donc d'une certaine façon des forces sociales - qui le dépassent. Cette vision contredit notre hypothèse initiale selon laquelle, si cette dimension de signification quant à son intégration dans la nation d'accueil était présente dans l'expérience de M., c'était parce qu'il l'avait lui-même produite. Le récit, là encore, permet de résoudre cette question. En effet certains des développements que M. consacre à ces épisodes font apparaître que, quel que soit le poids des représentations sociales dans la détermination de sa conduite, celle-ci a quand, même, et mdissociablement, relevé de sa décision, et a été - aussi - la conséquence d'un choix. Ce qui l'atteste, c'est par exemple le fragment suivant : "ça m'a vexé (il parle de la discrimination dont il a été victime) mais ça m'a vexe en tant que moi, pas en tant que M. (nom à consommée spectaculairement italienne). Je ne me suis pas du tout senti italien pour ça. Je n'ai eu aucune révélation de mon identité d'italien." Ce passage fait apparaître un M. qui a nécessairement dû s'interroger, délibérer sur la signification - et la réponse - à apporter à l'injustice dont il était victime; et qui manifeste, fût-ce par la dénégation, avoir eu conscience d'une autre conduite possible. Celle-ci, toute" de révolte, aurait rejoint le schéma "classique" du dominé qui réagit â sa minoration par la revalorisation combative de l'identité décriée lui valant ses déboires (black is beautifuLA La conduite de M. est donc bien - aussi - le résultat d'un choix, le choix entre la rébellion, fut-elle passive, et le consentement actif â 1'"arrêt" qui le frappe. Quelque soit le rôle joué dans sa décision par l'univers social de sens qu'il porte et où il se trouve plongé, M. apparaît donc bien d'une certaine façon comme l'artisan de son propre destin. Enfin cette image de M. repoussant la tentation d'une révolte qui pourrait paraître pourtant légitime, nous permet de parachever l'inscription de son expérience dans la sphère de sens de l'épreuve. La discrimination, en effet, et fût- ce sur le mode d'une "conspiration des faits", lui - et nous - apparaît finalement comme uns "miss à l'épreuve" de cette identité française, à laquelle il se trouve encore avoir à prétendre tout en la possédant déjà. L'épreuve a-t-eîle été concluante ? L'expérience militaire de M. a-t-elle produit les effets intégratif's attendus ? La réponse à cette question est ambiguë. On serait tenté de dire, trop bien ! Sa guerre d'Algérie permet à M. de se "dire" (sentir ?) sans réserve français - là le résultat est adéquat - mais aussi de se mger, en raison de sa rectitude et de l'exemplarité de sa conduite, plus français que bien des Français, ce qui pose problème. C'est ce qui apparaît dans ce fragment : " Moi, personnellement, j'ai eu ce sens d'être français, j'ai ce sens de , la France, c 'est complètement débile, mais je ne conçois pas qu'il y ait des Français qui ne l'aient pas et qui ont cette chance d'être vraiment d'origine française... J'en ai revu des copains qui s'appelaient. Dupont, et Lambert, qui se la sont, évitée la guerre d'Algérie, mais j'estime qu'eux, ne l'ont, pas paye la dette, alors qu ils auraient, dû la payer aussi, parce que la vraie dette, ce n 'est. pas le fait, de ton origine mais c 'est le fait que tu es dans ce pays et que ce pays a une épreuve, quelle qu'elle soit, a tort ou à raison, c'est une épreuve du pays. Elle était juste ou injuste la guerre d Algérie, je ne veux même pas le savoir, moi elle me convenait, mais je ne veux pas le savoir ; on m'y envoie, alors je dis : ou tu désertes, ou alors j'estime que tu vas, quelle que soit la cause, même si elle est mauvaise, tu vas défendre ton pays, tu vas payer ta dette d'adulte" Ce fragment suggère que M. "vit" sa francité, son appartenance a la France sur le mode de l'excellence et de la supériorité. Cet "excès" gui, d'une certaine façon, inverse le signe de la "distinction" - objective ou subjective - de M. sans réellement la supprimer tout à fait, nuit à l'image de sa totale intégration ou de sa parfaite assimilation. En effet, celles-ci apparaissent alors reposer sur une logique de la revendication permanente (et donc de la fragilité) et non sur celle de la constatation apaisée, et le plus souvent inconsciente d'elle-même, comme c'est le cas pour la plupart des nationaux de vieille souche. La dérive dont est menacée une tells posture est évidente : c'est celle du nationalisme militant et idéologique, et M. montre parfois qu'il est bien près d'y succomber lui-même. Ainsi quand, il nous dit : "M. - Ce que je leur reproche à certains Français d'origine, c 'est. de ne pas avoir cet orgueil d'être français. Q. - Tu penses que tu es plus en position de l'apprécier parce que en somme, tu... M. - Moi, une fois au moins dans ma vie, je J'ai justifié, je suis ailé là où mon pays m'envoyait. Et plus explicite encore : "Q. - A la fin de la guerre, tu estimais que cela avait créé quelque chose ? M. - fai découvert le nationalisme, chose que je ne connaissais pas du tout, ■ cette identité française, oui, je l'ai découverte, oui en moi. Venons en au second grand enseignement tiré du récit de M., celui qui peut paraître le plus paradoxal, et qui concerne, nous l'avons vu, la propriété qu'a eu sa guerre d'Algérie de lui permettre une certaine réaffirmation de son italiamté. D'abord précisons le sens de ce terme : quand, nous parlons d'italiamté, il ne s'agit évidemment pas d'un sentiment d'appartenance à la nation italienne, mais de la conscience de participer d'une essence italienne, ou d'un ensemble de traits culturels considérés comme typiquement italiens. L'italianité est donc, ici, un donné existentiel auquel M. a affaire, quoiqu'il en ait, et qu'il doit assumer de façon satisfaisante, en particulier par considération pour les règles imposées par son appartenance à la nation française. Comment l'assimilation confirmée par la guerre d'Algérie peut-elle être compatible avec l'affirmation par M. d'une essence étrangère ? La logique que nous découvre le discours de M. sur ce point peut à peu près se résumer ainsi : En raison du caractère irréprochable de sa conduite durant cette guerre, son italiamté, serait-elle "indécrottable", ne peut plus, et à jamais, lui être opposée comme trait susceptible de faire douter de sa loyauté et de son intégration â la nation française (on peut en tirer rétrospectivement la conclusion surprenante que c'était en Italien, ou comme Italien que M. affrontait les épreuves destinées à démontrer ou à confirmer sa francité. Ou encore que M. n'affirmait jamais autant son italiamté que quand il s'efforçait intensément d'affirmer ou de conquérir sa francité...). Ainsi l'épreuve militaire, comme épreuve assimilatrice n'a pas refoulée ri dissoute l'italianité de M. mais l'a au contraire libérée. Cependant cette libération s'est faite au prix d'une métamorphose profonde de son statut symbolique. De trait totalisateur ouvrant â l'imputation d'une altérité absolus par rapport â la francité, l'italianité s'est convertie en simple particularité. C'est désormais un trait personnel qu'il peut assumer et exhiber sans problème. Résumons-nous. La guerre d'Algérie n'a pas fait disparaître l'italianité de M., au sens où nous avons entendu ce terme, sans doute au contraire l'a-t-slle 10 régénérée (lui a-t-elie conféré uns dignité nouvelle). Elle a, en tout cas, assuré son dédouanement. M. peut désormais la mettre librement en circulation sur le marché intérieur des identités sociales, et la "produire" en toute légitimité comme simple facette de sa personnalité sociale au cours des échanges sociaux où "jouent" les identités sociales des interactants. Ce dédouanement a été obtenu par rapport à un premier ordre d'invalidation possible qui concerne, on vient de le voir, la fiabilité du sujet quant à sa loyauté â la patrie ou quant a la solidité de son intégration. Citons a ce propose ce fragment du discours de M. : à l'occasion, dans les conversations, italien ou pas... .Je suis ou je suis pas italien, j'en sais rien, moi je m'appelle [Mi], ça c'est, vrai, mais l'italien que vous avez devant vois, d'origine, /lest allé faire le zouave en Algérie. " Mais il existe une seconde forme d'invalidation possible par rapport a laquelle joue également le dédouanement. Celle-ci concerne la valeur comparée de cette essence italienne de laquelle M. ne semble pas pouvoir se départir. Le doute potentiel que sa .guerre d'Algérie permet à M. de dissiper, est a peu près le suivant : soit, voila un Italien, ou un ex-Italien, dont l'intégration et la loyauté ne sauraient être mises en doute. Mais ce qu'il est et à quoi, le voudrait-il, il ne peut rien changer, cela est-il digne du "label" français ? Et la question se pose tout particulièrement dans le domaine militaire par rapport auquel les italiens, du moins dans notre région frontalière, ont souffert longtemps de préjugés défavorables. Sur ce plan encore, la guerre d'Algérie fait son office. La manière dont M. l'a conduite est là pour prouver, qu'en ce qui le concerne au moins, le préjugé n'est pas fondé. Et, au besoin, il sait le rappeler â des interlocuteurs mal intentionnés ou moqueurs. Voici quelques fragments caractéristiques sur ce point : " Dans la rie civile, j'ai été amené à ce qu 'on me fasse ce genre de réflexion Combien de fois / Mais j'étais armé tout de suite pour répondre. Je l'ai même provoqué... et c'est là que je sortais ma tirade : "italiens ou pus, je ne sais pas ce qu'ils ont fait perdant la guerre, mais moi, en tard que d'origine italienne, moi je ne me suis pas planqué, je suis allé faire le zèbre en Algérie, et. je connais beaucoup de Français, qui eux ne se sont pas dérangés. " Et ailleurs, "... Oui, ça m'est arrivé (qu'on lui fasse des remarques désobligeantes] alors c 'est. là que je joue, je ne dis pas de mes faits d'armes... mais que je joue de mon truc, c'est irai, alors là, je me régale. Je die : M'eut,; parce que les Français, Ils sont courageun / J'en ai vu quelques-uns Je planqués, quand j'avais vingt ans de Français d'origine /... " EPILOGUE Une question restait posée. Cette conscience de participer d'une essence italienne s'était-elle atténuée ou dissoute avec le temps chez M. ? Ou bien était-elle toujours aussi vivace ? Pour répondre à ces questions une partie de l'entretien a été consacré In fine à la vie et aux activités professionnelles actuelles de M. Il se trouve que son entreprise est fortement exportatrice sur le marché italien, ce qui l'amène à avoir de fréquents contacts avec des partenaires commerciaux de cette nationalité. Cette partie de l'entretien a fait apparaître d'abord que M. professait une opinion extraordinairement positive de ce qu'il se représente comme les qualités propres des Italiens (et qui en font de redoutables concurrents commerciaux). Second constat, tout aussi important : la conscience de son italiaruté substantielle a si peu disparu chez M. (sans que pour autant il cesse de s'affirmer, et fermement, membre du "club des Français") qu'il la tient pour une ressource essentielle dans sa lutte contre la concurrence italienne ! Qui, en effet mieux qu'un italien, pourrait-il se mesurer avec un autre italien et déjouer ses ruses. En cela (la comparaison est de M. lui-même) n'est-il pas semblable, d'ailleurs, à ces tirailleurs algériens qui n'avaient pas leur pareil pour débusquer les "fellagas" (sans doute, parce qu'en les pourchassant, c'est d'une certaine façon, eux-mêmes qu'ils pourchassaient...) ? APERÇUS SUR L'USAGE DE LA METHODE BIOGRAPHIQUE Quelles considérations générales sur l'usage que font les sociologues des récits de vie peut-on rattacher à l'exemple précédent ? L'emploi de cette méthode est de tradition déjà ancienne en sociologie (quoique moins ancienne qu'en ethnologie). Ce sont les sociologues américains de l'école de Chicago qui en firent les premiers un usage intensif (au point que cette orientation est souvent considérée comme l'une des caractéristiques les plus significatives et les plus distinctives de ce courant). Au premier rang d'entre eux. figurent évidemment ces pionniers de l'utilisation des données biograohiques eue sont W. I. THOMAS et F. ZNANIECKI (desquels on peut citer ces propos caractéristiques : "C'est en toute sécurité que nous pouvons affirmer que les histoires de vie personnelles aussi complètes que possible constituent le type parfait de matériau sociologique" (v/.I. Thomas et F. Znamecki - 1920).). Au cours des deux dernières décennies la méthode biographique fut 'V -■ A- redécouverte et son intérêt souligné par divers chercheurs français. Son usage est désormais courant dans notre pays. Cependant une certaine confusion semble régner quant a ses potentialités réelles. Pour tenter de mettre de l'ordre dans cette confusion, il nous est possible d'affirmer qu'une ligne de partage décisive nous semble d'abord séparer, parmi ses utilisateurs : - ceux pour qui le "récit de vie" ne représente qu'un instrument, méthodologique parmi d'autres, dont l'emploi relève uniquement d'un jugement de pertinence et ne saurait rejaillir en rien sur la manière dont le chercheur choisit ou construit ses objets (auxquels elle peut être ou ne pas être appropriée), et sur la posture épistémologique à partir de laquelle il les aborde. - et ceux pour qui au contraire l'usage d'une telle méthode traduit en soi ou engendre une nouvelle manière de faire de la sociologie, ou se trouve corrélative de l'adoption d'une approche radicalement nouvelle des phénomènes sociaux. Parmi les représentants les plus émments de ce second courant, on trouve notamment D. BEE TAUX qui, après avoir recommandé de parler non de "méthode des récits de vie" mais d "'approche biographique", écrit : "Ce qui serait en jeu [avec l'approche biographique...], ce ne serait donc pas l'adoption d'une nouvelle technique, mais la construction de proche en proche d'une nouvelle démarche sociologique; une nouvelle approche qui, entre autres caractéristiques, permettrait pour une fois de réconcilier l'observation et la réflexion" (D. Bertaux-1980). En quoi consiste cette réorientation qui se donne pour décisive ? Laissons encore une fois la parole à D. BERTAUX. Celui-ci écrit dans l'article déjà cité : "[L'approche biographique] implique la décision de reconnaître aux savoirs indigènes une valeur sociologique, à traiter l'homme ordinaire non plus comme un objet à observer, à mesurer, mais comme un informateur mieux informé que le sociologue qui l'interroge. C'est remettre en question notre monopole institutionnel sur le savoir sociologique, et c'est abandonner la prétention de la sociologie à devenir une science exacte." On voit qu'il s'agit là d'un renversement épistémologique de grande ampleur, assimilable, pour faire bref, à une réévaluation fondamentale du rôle du sujet, ou de l'acteur social (tout ce que connotent les formules bien connues ds retour de l'acteur, ou de retour du sujet). Cet aspect permet de mieux comprendre pourquoi des chercheurs de disciplines différentes mais qui ont, en commun d'utiliser de manière privilégiée cet instrument d'investigation semblent parfois éprouver le sentiment de former un courant, ou une école de pensée nouvelle et spécifique, capable non seulement de se superposer avec force aux barrières disciplinaires traditionnelles, mais même de les transcender, et, partant de les mer. Ce qui rassemble ces chercheurs, ce n'est pas une simple prédilection pour le récit de vie ou le témoignage oral, entendus comme banals procédés techniques, mais le fait d'avoir, à travers cet instrument, et grâce à lui, procédé à un renversement épistémologique qui est, mutatis muUœdi% de même nature, ou d'avoir promu un retour de l'acteur ou du sujet, équivalent, réserve faite des inflexions particulières dires aux spécificités de champs. A l'appui de nos propos, citons deux historiens : P. THOMSON tout d'abord (P. Thomson - 1980) : "A travers elle [les sources orales], hommes, femmes et enfants ne faisant partie d'aucune élite pouvaient, enfin indiquer ce qui à leurs yeux avait compte le plus dans leurs propres existences. C'est là une découverte qui a fait de l'histoire orale européenne plus qu'une méthode, un mouvement; et, un mouvement qui poursuit des objectifs très proches de ceux visés par les sociologues qui recueillent des récits de vie." Puis Philippe JOUTARD (P. Joutard - 1979) : "Les archives orales permettent aussi de mieux saisir le "vécu" des divers acteurs historiques ou de l'histoire se faisant, ce que les américains appellent l'atmosphère. J'ajouterai qu'elles sont les seules susceptibles de faire apparaître une microsociologie du pouvoir et des relations interpersonnelles qui rend, parfois mieux compte d'une décision, d'une action que tel ou tel grand, clivage reconnu. " Cependant ce second, courant lui-même n'est pas dépourvu d'ambiguïté. 11 se trouve en fait lui-même menacé par un clivage interne non moins décisif qu'il convient ici de souligner. Celui-ci oppose ceux pour qui ce "retour du sujet" (en pratique l'attention portée au discours que tient ce sujet sur lui-même et, sinon sur le monde, du moins sur son monde) s'inscrit dans une logique qui conduit à réserver l'emploi de la méthode à l'exploration du "vécu" des acteurs sociaux 3 (notion qui, dans le champ sociologique, notons-le immédiatement, se transcrit par les termes de "sens", de "signification", voire d'"univers de sens") à ceux pour qui cette restriction est abusive, et pour qui il n'est pas d'objet, de domaine, ou de dimensions sociales qui ne plissent relever de ce mode d'investigation. Les premiers vont souvent être amenés à voir dans la méthode biographique un instrument spécifiquement adapté à l'exploration - "de l'intérieur" comme le disent R. BONNAIN et FANCH'ELEOOET (1973) reprenant une formule de C. LEVI-STRAUSS - d'univers ou de milieux sociaux particuliers (l'univers de ceux qui ordinairement n'ont pas la parole) situés aux marges de la société (de quelque marginalité qu'il s'agisse : par rapport a la culture dominante, à la "modernité", à l'économie...). Bref, l'univers de sens de ceux qu'un auteur (C. y/à GNON - 1990 -) a appelé les "oubliés de l'histoire et de la statistique". En cela ce courant renoue avec la tradition des sociologues de l'école de Chicago, pour qui le "récit de vie" avait été par excellence l'instrument d'appréhension des phénomènes de déviance, comme le souligne D. BERTAUX (article cité). Les seconds au contraire n'admettent aucune restriction à l'emploi de la méthode biographique et notamment pas une restriction fondée sur la distinction "vécu" (ou sens) / objectivité des comportements sociaux. Mieux même, pour eux, cette méthode ne révèle jamais autant ses mérites que quand elle est utilisée pour l'exploration des réalités que l'on inscrit généralement dans le champs des phénomènes objectivement constatables telles que les pratiques sociales ou les "structures" qu'elles expriment (c'est là le sens de l'assimilation bien connue que pose D. BERTAUX : "récits de vie = récits de pratiques" - D. Bertaux - 1976). Selon cette conception, donc, la méthode biographique ne saurait être cantonnée dans l'étude - "de l'intérieur" - des marges sociales, mais peut et doit s'appliquer a l'exploration de phénomènes situés au coeur des fonctionnements sociaux, et connotant des notions telles que "rapport de classes, poids des structures économiques, etc. Ce que N. GàGNON, auteur cite précédemment, appelle quant a elle les mystères visqueux du vécu'. Les objections que l'on peut faire à ce courant portent sur sa capacité à mettre en pratique la rupture épistémologique dont il s'est targué. La critique majeure qu'on peut lui adresser met en cause précisément cette dissociation, en apparence secondaire, entre champs du "vécu" ou des significations et champs des phénomènes objectivement constatables. En effet, sous couvert d'une distinction purement disciplinaire ou technique, on assiste ici, en fait, à la séparation décisive des phénomènes sociaux entre une "sphère du sens" (ce que D. BERTAUX appelle le "socio-symbolique") examinée pour elle-même sans grande considération pour ses liens avec la pratique sociale objectivable des sujets et les contextes sociaux globaux où elle s'inscrit et une sphère des pratiques comme pratiques structurées (ce que D. BERTAUX appelle le "socio-structurel") examinée également en eile-méme sans grande considération pour le sens qu'y engage le sujet. Ce dernier se trouve clivé en deux entités, qui apparaissent implicitement comme peu conciliâmes (irréconciliables ?) : le sujet du discours d'une part (sujet bavard et sans prise sur le monde) et le sujet de la pratique et de l'action sociales (jouet muet de forces qui le dépassent). Une telle démarche ne reflète guère l'intention affichée de "traiter l'homme ordinaire non plus comme un objet à observer, à mesurer, mais comme un informateur mieux informé que le sociologue qui l'interroge". Et il semble bien qu'on tourne le dos ici à la nouvelle perspective qu'on nous annonçait, et où le sujet devait se voir reconnaître le pouvoir de concourir, fût-ce partiellement, a la construction de la signification scientifique attribuée à ses actes, que ceux-ci soient des "actes de pensée" ou qu'ils soient identifiables comme comportements sociaux extériorisés. Notre propre position maintenant. Elle peut paraître très proche du second courant décrit ci-dessus; celui pour qui l'utilisation de la méthode biographique est corrélative d'un changement de la posture épistémologique du chercheur. Elle en diffère cependant sur un point capital. Dans notre cas, la réorientation épistémologique précède, logiquement et chronologiquement, le choix, fût-il privilégié, de cette méthode. Me se déduisant pas d'une affinité préalable pour les "récits de vie", notre approche peut être décrite pour elle-même. Elle se résume essentiellement, pour être bref, dans une cerxtration sur la notion de pratique sociale, conçue comme une totalité où se reflètent et s'articulent et les significations qu'y engagent les acteurs sociaux (comme ordre de détermination autonome) et les déterminations structurelles auxquelles elle est soumise. Par rapport aux problèmes soulevés plus haut, il est évident que cette démarche s'écarte de la voie qui conduit à un examen séparé de la sphère du "vécu" et des significations d'un côté, de la sphère des phénomènes sociaux objectivement constatâtes de l'autre. La pleine compréhension de l'objet requiert la saisie conjointe des deux sphères de phénomènes. Ce qui est appréhendé dans cette démarche totalisante, ce n'est pas "du sens" mais du sens pour la pratique, ce n'est pas des pratiques mais des pratiques selon un sens. Ainsi peut-on espérer effacer le clivage que nous dénoncions plus haut (réconcilier le sujet avec lui- même ?). Une telle démarche s'impute évidemment à la catégorie large de ia "sociologie compréhensive", wébérienne ou post-wébérienne, et il n'est pas question pour nous de ruer cette filiation, ni d'y insister d'ailleurs... Ce sir quoi nous aimerions insister, par contre, c'est sur les rapports qu'entretient cette posture épistérnologique avec la "méthode biographique". Le point principal est ici qu'il n'y a pas coïncidence absolue entre les deux. La méthode biographique est jugée certes particulièrement apte à traduire au plan de l'investigation les spécificités de la posture, mais son emploi n'est pas exclusif d'autres méthodes, ou du recours à d'autres matériaux. Inversement, il n'y a aucune raison de penser que l'emploi de la méthode biographique doit être "réservé" à cette posture épistérnologique (ou qu'il n'est vraiment indiqué que pour ce cas...) ; d'autres types d'emploi sont évidemment concevables, et en particulier ceux qui en font un instrument méthodologique comme les autres, sans sacralisation ni fétichisation. Une dernière question doit être soulevée qui est la suivante : y-a-t-il des objets ou des champs auxquels la méthode biographique semble devoir être appliquée préférentiellernent ? 11 n'y a aucune raison de concevoir des restrictions d'emploi, tout au moins qui assortiraient à la nature de l'objet visé (et cela d'autant moins que l'on entérinera la reconstitution de l'objet pratique sociale à laquelle nous avons procédé plus haut). Néanmoins, la méthode biographique semble, pour des raisons évidentes, particulièrement appropriée à des objets relevant, par exemple, de la catégorie large de la socialisation (à condition de ne pas restreindre ce processus a la période de l'enfance.) Elle semble également apte à l'analyse des trajectoires sociales et professionnelles des migrants (notamment parce que ces phénomènes, par bien des aspects, peuvent être rattachés à la catégorie précédente). Cependant, il faut se garder de penser que cette adéquation est fondée sur la trop évidente, et quasi visuelle, assimilation entre la notion de biographie et celle de trajectoire. Les trajectoires sociales ou professionnelles des migrants sont des processus dans lesquels interviennent à un haut degré selon nous l'activité décisionnelle du sujet, et sa participation active à des univers de sens particuliers (selon le critère temporel et historique aussi bien que selon le critère géographique ou social). Et c'est parce que la posture épistérnologique que nous adoptons implique a travers la simple utilisation technique de la méthode biographique - la prise en compte de ces éléments de particularisation (qui brise l'unité des concepts généraux) que cette méthode est particulièrement adaptée à ce type d'objet. Ce sont ces dernières propositions que l'exemple que nous avons traité avait pour but d'illustrer... BIBLIOGRAPHIE D. BERTAUX D. BERTAUX Histoires de vie ou récits de pratiques ? Méthodologie de l'approche biographique en sociologie. PARIS, 1975 (Rapport au Cordes). "L'approche biographique : sa validité méthodologique, ses potentialités", Cahiers internationaux de sociologie. R. BONMAIN - FANCH'ELEGOET : "Les archives orales. Pour quoi faire ?" Ethnologie française, VIII, M. GAGNON : P TATTTApn - r . i riV.Lj . "Données autobiographiques et praxis culturelle", Cahiers internationaux de sociologie, LXIX, 1930. "Historiens à vos micros, le document oral, une nouvelle source pour l'histoire", L'histoire, n° 12, mai 1979. J. POIRIER et S. CLAPIER-VALADON : "Le concept d'ethnobiographie et les récits de vie croisés", Cahiers internationaux de sociologie, LXIX, 1980. J.P. RIOUX (sous la direction de) : La guerre d'Algérie et les Français, Paris, Fayard, 1990. P. THOMSON : "Des récits de vie à l'analyse du changement social", Cahiers internationaux de sociologie, LXIX, 1980 v/.I. THOMAS et F. ZNANIECK1 ; The polish peasant in Europe and America. New York, Dover, 1927 (cités par D. BER7ÂUX, 1976). C. WAGNON : "La vie (des gens) mode d'emploi (sociologique)", Les cahiers de philosophie, Université de Lille, rf 10, printemps 1990 (n° spécial "Biographies").