UNIVERSITÉ DE NICE Ifistito d'Etudes de Recherches Interethniques «fc.4nterculturelles Le Directeur Décembre 1981 Séminaire sur le "Statut formel et Informel des Langues d'Origine" Grenade, 23/25 Novembre 1981 INTRODUCTION A LA PREMIERE JOURNEE Michel ORIOL Dans le "Bilan des études sur les aspects humains et culturels des migrations internationales en Europe occidentale" que nous avons achevé en 1979, nous proposions de reconnaître trois carences principales dans ce domaine de recherche. En premier lieu, il nous apparaissait que les faits étaient établis et interprétés presque toujours du point de vue des pays d'immigration. En deuxième lieu, nous mentionnions la proliféra¬ tion de recherches appliquées, alors même que les connaissances fondamen¬ tales nécessaires à l'action efficace n'étaient ni établies, ni même souvent recherchées. Enfin, nous soulignions les difficultés et les limites actuelles de la communication interdisciplinaire, indispensable en ce domaine. Le thème de cette table ronde est tout désigné pour illustrer cette analyse. La linguistique n'est intervenue dans la plupart des travaux rela¬ tifs aux migrants, que pour des études de l'apprentissage de la langue des pays de résidence, inspirées de préoccupations pédagogiques souvent hâtives et mal assurées de leur base, menées dans la méconnaissance des conditions sociales, économiques et culturelles de l'expression orale et écrite. La diffusion des recherches en cours d'orientation fondamentale sur le statut des langues d'origine, la communication entre les équipes qui les mènent, doivent contribuer à pallier ces carences. B.U. NICE 099 0000155 BIBLIOTHEQUE DE L'UNIVERSITE SECTION LETTRES 100, Bd Herriot OG200 NICE TDFR ir 74 v..,-,li - rv.nnn mi. . TV.I.'.^h^.,.. • 07 m ne C.68ÎT 2 Mais, à notre sens, toutes les orientations épistémologiques ne sont pas également bonnes pour y parvenir. Prenons pour exemple les démarches, inspirées du fonctionnalisme, qu'on voit souvent appliquer à notre objet. Elles partent de l'interview individuelle du migrant, en induisent l'état de ses "besoins linguistiques", et confrontent ces besoins aux offres des institutions - écoles, centres de formation... Elles offrent toutes les apparences de la recherche "concrète", prompte à intervenir dans la régulation des projets et des programmes, qu'elles ten¬ dent à bien organiser pour la solution des problèmes sociaux. Elles n'ont qu'un défaut, à nos yeux, qui est de prendre tout à rebours. De SAUSSURE assurait déjà que rien n'est plus conforme aux critères durkheimiens de l'institué - la contrainte et la généralité - que le langage. Rien n'est moins individuel qu'un besoin linguistique. L'usage et l'appren¬ tissage sont d'abord modelés par ce que les institutions - école, entre¬ prise, église, famille - prescrivent ou interdisent, valorisent ou stigma¬ tisent. La langue sert à exprimer et justifier toutes les normes sociales. Ses propres normes et son propre statut sont ainsi pourvus d'une sorte d'évidence foncière, plus fondamentale que celle qui s'attache aux autres objets de croyance collective. L'individu ne peut réellement définir des besoins en se situant en face d'elle, en l'objectivant parfaitement. Il est d'abord porteur en lui-même des besoins qu'elle institue en lui, par une intériorisation d'autant plus efficace qu'elle est constante et incontrôlée. Aussi le désaveu, par des membres d'une communauté, de leur langue d'origine, ne se réduit-il jamais à une attitude instrumentale. Ils peuvent toujours répondre aux questionnaires que la langue dominante, c'est mieux pour le travail, c'est mieux pour l'école, c'est mieux pour faire les courses. Il rte se peut pas qu'il ne soit aussi question des appartenances qu'ils récusent ; et de celles qu'ils sollicitent. Au-delà de l'usage des choses, les choix relatifs à la langue concernent l'image de soi et des autres. Ils expriment la dynamique des identités collectives. 3 Nous proposons donc de faire d'abord le point sur le statut formel des langues d'origine, de nous attacher ensuite à la façon dont ce statut est intériorisé, pour déboucher sur la relation entre pratique linguistique et expression de l'identité culturelle. Nous espérons ainsi écarter les pièges d'un fonctionnalisme qui, à vouloir cerner et résoudre trop vite des "problèmes", néglige d'établir pourquoi et pour qui il y a problème. Sur ces trois thèmes que nous proposons, le registre des questions posées aux chercheurs serait long à établir. Contentons-nous donc de quel¬ ques interrogations essentielles. Les états établissent leur politique de langue dans le cadre d'une conception formelle de la légitimité de l'appartenance nationale. Il s'agit pour eux de maintenir, voire de développer ou de renouveler, une des bases essentielles de la loyauté de leurs ressortissants. Si l'on écarte d'abord toute question relative à la légitimité politique, un premier en¬ semble de questions se pose aux sciences sociales quant aux relations entre le statut formel et le statut informel des langues d'origine. Chacun sait qu'il ne suffit pas qu'une action soit officielle pour être efficace, et le langage est l'un des domaines où s'observe le plus communément le contraste entre l'objectif du législateur et la pratique des acteurs sociaux. Il ne s'agit pas d'une opposition entre l'institué et le spontané, mais de la difficulté que rencontre la seule norme juridique, fût-elle consacrée inter¬ nationalement, à modifier l'effet conjugué des statuts économiques, sociaux, culturels... Ainsi sommes-nous invités à nous interroger, en amont de toute investigation pédagogique, sur ies chances d'application et de succès que l'environnement économique, social et culturel donne aux programmes offi¬ ciels consacrés à la maintenance des langues d'origine. En outre, celle-ci introduit forcément une double légitimité dans l'univers du discours, et l'essor des mouvements nationalitaires associés 4 aux langues régionales peut encore rendre plus complexe la situation du statut des langues. Il est clair que l'Europe ne peut faire l'économie de 1'expérience du pluralisme. Mais ce terme est communément employé dans une acception purement normative, pour invoquer la tolérance souhaitable des diversités. Ici, la tâche des sciences sociales est de mettre cette norme à l'épreuve des faits observables. Le pluralisme ne peut exister sans que se développent les pratiques effectives du bilinguisme, voire du plurilinguisme. Voit-on se renverser effectivement la tendance séculaire des états-nations à homogénéiser la communauté linguistique ? La portée de cette question est telle qu'elle mériterait d'être l'objet d'un programme suivi d'observations scientifiques à l'échelle de l'Europe. Mais nous avons vu que les statuts linguistiques se traduisent dans le système des attitudes et des valeurs des sujets. Dans le cas que nous débattons ici, celui des langues des pays d'émigration, c'est un pro¬ cessus d'intériorisation qu'il s'agit. Il repose d'abord sur le sentiment de la supériorité intrinsèque de la langue des pays de résidence, dont la domination serait faible et précaire si elle n'était vécue que dans la sphère de l'économie. A cette dévalorisation de la langue d'origine, s'ajoute l'opinion, constamment renforcée par l'entourage, que, de toutes façons, on ne peut apprendre la langue dominante que dans une version forte¬ ment marquée d'infériorité non seulement par l'accent difficile à effacer, mais encore par le fait qu'on n'accède au mieux qu'à un parler populaire. Ici encore, l'examen des sciences sociales doit précéder les entreprises pédagogiques ou, à tout le moins, contribuer à élargir leurs critères, sur¬ tout si elles tendent à se fonder des conceptions formalistes de la langue. Comment améliorer notre connaissance de ces logiques de dévalorisation et, donc, notre capacité de les modifier ? Enfin, si importante que soit la langue dans l'image de soi, elle n'est pas toute l'identité. En un sens, elle en signifie toutes les dimen¬ sions. Mais, en regard du territoire, de la culture, de la mentalité, elle n'est aussi qu'une dimension parmi les autres. Après avoir si fortement souligné l'importance du statut de la langue dans la définition et la dynamique des appartenances, il n'est pas inutile de relativiser ce rôle et de le situer dans l'ensemble de l'environnement social et culturel. Le grand risque des interrogations sur le langage, c'est peut-être de se prendre, dans un vertige réflexif, aux mots de ses propres questions, et de n'en plus sortir. Granada, 23 Novembre 1981