îU Xbé 8?»4i Centre d'Etudes des Plurilinguismes (I.D.E.R.I.C.) Agence de Coopération Culturelle et Technique Etude et gestion du multilinguisme pour le développement dans l'espace francophone Norme endogène et normes pédagogiques en Afrique noire francophone Rapport scientifique 31 décembre 1991 v- Liste des participants : André BATIANA, Université de Ouagadougou Moussa DAFF, Université Cheikh Anta Diop, Dakar Claudette DOUSSET, Université Paris III Pierre DUMONT, Université Paul Valéry, Montpellier Jean-Marie ESSONO, Université de Yaoundé Carole de FERAL, Université de Nice, C.E.P. (IDERIC) Jeannine GERBAULT, Université de Yaoundé Suzanne LAFAGE, Université Paris III Jean-William LAPIERRE, Université de Nice, C.E.P. (IDERIC) Jean-Marie LESCUTIER, Ecole Normale Supérieure, Abidjan Moïse MAMADOU, Enseignement secondaire, Bangui Gabriel MANESSY, Université de Nice, C.E.P. (IDERIC) Philippe POUTIGNAT, C.N.R.S., C.E.P. (IDERIC) Gisèle PRIGNITZ, Université de Ouagadougou Ambroise QUEFFELEC, Université de Provence, Aix-en-Provence Patrick RENAUD, Université Paris III Yves SIMARD, Université de Franche-Comté, C.L.A.B., Besançon Zacharie TCHAGBALE, Université d'Abidjan Martine WENEZOUI, Université de Bangui 2 ETAT DE LA RECHERCHE Le présent rapport n'a pas pour objet d'exposer les résultats définitifs d'une recherche achevée, mais seulement de dresser le bilan des résultats acquis à ce jour, au terme d'enquêtes menées dans des conditions difficiles. Par référence aux perspectives ouvertes par le programme soumis en 1989 au CIRELFA et accepté par lui, trois modifications sont intervenues dont deux sont imputables au fonctionnement administratif de l'ACCT, partiellement pour la première, totalement pour la seconde, et la troisième aux événements survenus en Afrique noire au cours de ces deux dernières années. Le budget prévu pour la première phase de mise en oeuvre du programme a subi une double amputation : de 20.000 francs par suppression de la troisième tranche de la subvention accordée pour 1990 ; de 17.947 francs prélevés par le fisc au titre de la TVA sur le montant des deux tranches déjà reçues (soit 113.000 francs). L'argument produit par le Contrôle financier de l'ACCT a été que les fonds versés respectivement le 25.07.90 et le 22.11.90 n'avaient pas été intégralement dépensés avant le 31.12.90 ; cette contrainte ne nous avait pas été notifiée et elle était de toutes façons incompatible avec l'économie de notre recherche. L'éventualité d'un avenant compensatoire, un moment envisagée par la Direction Générale Culture et Communication, ne s'est pas réalisée. Quant à la Direction des Services Fiscaux, au terme d'une longue négociation portant à la fois sur le statut international de l'Agence et sur le caractère non lucratif des activités concernées, elle a argué que les travaux d'études et de recherche, quel que fût leur objet, entraient dans la catégorie des prestations comportant la fourniture d'une contrepartie par le bénficiaire du service rendu et comme tels étaient assujettis à la taxe à la valeur ajoutée (cf. lettre du 14 mai 1991, SAD 97/91, jointe au rapport financier). Le budget de la première année d'application du programme s'est donc trouvé réduit de 28%. En conséquence, pour la première phase d'exécution du programme, les indemnités pour frais de recherche (fonctionnement, déplacements, rétribution d'informateurs, transcription des corpus) ont dû être limitées à 2.000 francs (100.000 fr. CFA) par site d'enquête en Afrique. Une mission, celle de Madame de Féral au Cameroun, a été supprimée et les crédits affectés à la mission en Centrafrique réduits : cette mission n'a pu avoir lieu que grâce au concours de l'Université de Bangui qui a pourvu au logement de M. Queffelec. Une autre restriction imposée au programme a été celle de sa durée. Selon le projet approuvé par le CIRELFA, cette durée devait être de 24 mois (1er juillet 1990-30 juin 1991) ; le séminaire inaugural a effectivement eu lieu du 7 au 9 juillet 1990, avant que le premier versement n'ait été effectué. Le second contrat, signé en avril 1991, a fixé pour échéance le 31 décembre 1991, réduisant ainsi à 18 mois la durée totale de la recherche. Le troisième facteur de perturbation a été l'instabilité politique et sociale qui prévaut actuellement dans la plupart des Etats africains ; des sept où devaient se dérouler nos enquêtes : Côte d'Ivoire, Cameroun. Congo, Zaïre. République Centrafricaine, Burkina-Faso. Sénégal, seul le dernier a été relativement épargné par les troubles et les bouleversements. Ceux-ci ont eu deux effets : le premier a été d'entraver l'activité des participants européens au programme, en restreignant leurs 3 possibilités de contacts et leur mobilité. Deux d'entre eux, Mme M. Wenezoui et Mme Cl. Dousset, ont dû renoncer à retourner en Afrique où elles résidaient antérieure¬ ment ; une mission au Congo et une autre en R.C.A. ont été annulées. Plus grave encore a été la désagrégation des équipes locales constituées d'enseignants, d'étudiants et de chercheurs des différents instituts ou départements de linguistique appliquée. Les grèves, la fermeture des campus ont dispersé la population scolaire et universitaire, l'insécurité rend les déplacements et les rencontres difficiles et la crise économique crée un climat peu favorable à la recherche désintéressée, surtout lorsque celle-ci comporte en outre des implications politiques virtuelles, ce qui est le cas s'agissant du statut du français et de son rôle dans l'enseignement. La productivité des chercheurs encore actifs sur le terrain s'en est trouvée considérablement réduite, même au Sénégal où le champ d'enquête se réduit pratiquement à la population de l'Université. Cet état de fait a eu des conséquences directes sur le déroulement de la recherche. L'une de celles-ci est le retard pris par les enquêtes effectuées en milieu scolaire et universitaire ; ces enquêtes sont en cours partout où la situation locale le permet, certaines probablement achevées, quoique les résultats définitifs ne nous en soient pas encore parvenus. Elles auraient pu être prises en compte si nous avions disposé du temps initialement prévu (24 mois au lieu de 18). Leurs responsables sont disposés à les mener à leur terme et les enseignements qu'elles doivent procurer seront disponibles pour une éventuelle publication ; mais nous ne pourrons faire état ici que des quelques résultats partiels ou provisoires qui nous ont été communiqués. De même il était prévu de procéder h des analyses précises des manifestations de la norme endogène dans ses différents domaines d'expression (construction du discours, énonciation, structuration grammaticale et lexicale). Ces analyses devant être fondées sur les données d'enquêtes pour la plupart encore inachevées, on ne pourra là encore que formuler des propositions générales sans être en mesure d'en attester le bien-fondé par une démonstration argumentée. Ceci étant, il a semblé nécessaire de redéfinir pour la seconde phase, abrégée, de la recherche les objectifs généraux de celle-ci. L'information sur les fondements et les modes d'expression de la norme endogène a paru suffisamment nourrie et la réflexion suffisamment avancée pour que puisse être tentée une première synthèse destinée à être ultérieurement affinée et éventuellement rectifiée lorsque l'ensemble des travaux en cours auront porté leurs fruits. D'autre part, la nature des implications pédagogiques de cette norme endogène, en fonction du cadre scciolinguistique à l'intérieur duquel elle exerce ses effets, commence à apparaître avec assez de netteté pour qu'on puisse délimiter approximativement le champ d'application d'éventuels ajustements didactiques et en définir les modalités. La réflexion dans ce domaine a abouti à des propositions générales pour l'établissement de normes pédagogiques, propositions susceptibles d'être adaptées, lors de leur mise en oeuvre, aux conditions localement prévalentes. MATRICES SOCIOLINGUISTIQUES La délimitation des champs d'intervention dans le domaine de l'enseignement du français et la nature des ajustements possibles dépendent étroitement des relations que 4 le français entretient avec les autres langues locales dans chacun des cas considérés. L'identification et la description des configurations sociolinguistiques susceptibles de déterminer les modes d'utilisation du français dans les sept Etat considérés étaient apparues dès le début de la recherche comme des préalables indispensables à l'exécution du programme. L'effort de définition de ces "matrices" s'est poursuivi et il a abouti à une typologie qu'on espère adaptée à son objet, mais dont on ne saurait affirmer qu'elle ait une portée plus générale. Une première configuration, rare et qui n'est mentionnée ici que pour mémoire, consiste en la complémentarité du français et d'une langue nationale commune à l'ensemble des citoyens de l'Etat considéré, en ce qu'elle y est utilisée et comprise sur tout le territoire national et qu'elle y jouit en outre du statut et des privilèges d'une langue officielle. Dans ce cas, le français fait figure de langue technique affectée à des secteurs de l'activité sociale, politique, économique et culturelle strictement définis. Les gens qui auront à l'employer l'acquièrent à l'école et les problèmes que posent son enseignement ne sont guère différents de ceux que rencontre partout ailleurs la didactique des langues étrangères. Le Rwanda et le Burundi sont les seuls représentants de cette variété en Afrique noire francophone (cf. l'ouvrage de Sp. Paris, SELAF, 1978). Ils ont été d'emblée placés hors du champ de notre recherche. Des difficultés spécifiques à l'Afrique francophone se manifestent en revanche là où le français, seule langue utilisée, en fait sinon toujours en droit, dans les domaines où s'exercent la responsabilité et l'autorité de l'état (administration, enseignement.jus- tice) se trouve confrontée à une pluralité de langues africaines elles-mêmes de statut inégal. Les situations de cette sorte s'ordonnent en un continuum dont les pôles extrêmes sont marqués pour l'un par la complémentarité établie entre le français et une langue africaine dominante et pour l'autre par la multiplicité des langues locales dont aucune n'est en mesure de satisfaire l'ensemble des besoins communicatifs de la communauté ni donc de restreindre efficacement le champ d'expansion de la langue importée. Concrètement, cela signifie que le français est entendu dans la rue dans le second cas, alors qu'il ne l'est qu'exceptionnellement dans le premier. Ce schéma sommaire appelle quelques accommodements : la langue dominante peut être celle d'une ethnie à laquelle les hasards de l'histoire ont conféré une primauté politique, économique ou culturelle, ou bien un parler véhiculaire adopté à titre de langue seconde par la majorité ou par une fraction influente de la population. Le français utilisé hors de ses domaines institutionnels peut se présenter comme un ensemble de variantes approximatives du modèle proposé par l'école, ou bien comme une variété cohérente distincte de celui-ci. Compte tenu de ces observations, on peut tenter de situer, dans la perspective de notre recherche, les états concernés par l'enquête sur le continuum précité et d'en décrire brièvement les particularités sociolinguistiques. Sénégal Six langues bénéficient du statut juridique de langue nationale, mais une seule, le wolof, est en concurrence directe avec le français, langue officielle. Elle est parlée et comprise par 80% de la population (l'ethnie wolof en représente 40% environ) et ce pourcentage augmente rapidement. Utilisée dans les régions comme instrument de communication interethnique, elle est. dans les grands centres urbains, acquise comme 5 langue première par la plupart des enfants quelles que soient l'origine et la langue de leurs parents. Mises à part les variantes approximatives dont usent les personnes dites "non-lettrées non scolarisées ou trop tôt "descolarisées") dans leurs rapports avec les étrangers, le français pratiqué au Sénégal est celui que dispense l'école. Le taux de scolarisation est à peu près de 40% pour l'ensemble du territoire avec en moyenne soixante élèves par classe, l'effectif pouvant atteindre cent dix ou cent vingt. L'enseignement est entièrement donné en français et le français lui-même est enseigné, depuis l'abandon en 1981 de la méthode dite "CLAD" (Centre de Linguistique Appliquée de Dakar) fondée sur les acquis de la linguistique contrastive, selon diverses méthodes anciennes dont l'efficacité se révèle médiocre. Outre les écoles publiques, il existe, à Dakar et au Sénégal en général, de nombreuses écoles privées qui recueillent les laissés pour compte de l'examen d'entrée en sixième ; elles ne sont soumises à aucun contrôle de l'Etat. Il y a eu dans les années 1980, sous la poussée des syndicats, un net relâchement de la rigueur pédagogique ; lutte contre la "sélection-élimination", popularisation de l'école démocratique. Les élèves ainsi formés sont aujourd'hui à l'Université, avec une connaissance très insuffisante de la grammaire française et ils sont les enseignants de demain. Dès maintenant, le français qu'on entend à la télévision, à la radio, dans la bouche des hommes politiques lorsqu'ils improvisent un discours, n'est plus comme autrefois du "bon français". Il se développe, dans l'usage des lettrés, un discours mixte où le wolof alterne avec le français. D'autre part, de très nombreux mots français ont été intégrés au lexique du wolof urbain, le phénomène inverse affectant le français local qui accueille, outre des calques du wolof, des termes empruntés à cette langue et plus ou moins francisés. 11 arrive souvent que des vocables français passés dans la pratique courante du wolof soient réintroduits par des locuteurs bilingues dans leur discours en français avec les connotations, voire les dénotations qu'ils ont acquises dans la langue première. Il existe donc un usage local du français, partout constaté y compris à l'intérieur des salles de classe. La norme académique n'en demeure pas moins la seule admise : la commission nationale compétente refuse formellement toute concession à cet usage. Les intellectuels le récusent également, quitte à tomber dans l'hypercorrection. L'ambiguïté de son statut explique sans doute la régression de son emploi dans la vie quotidienne. A l'Université, les professeurs ne communiquent plus entre eux qu'en wolof. De même, dans les rues de Dakar, on rencontre de plus en plus de gens qui ne parlent pas français. Les positions du français sont menacées même dans l'administration où ceux qui, compte tenu de leur situation hiérarchique et de leurs fonctions, seraient censés l'employer s'entretiennent et donnent leurs instructions en wolof. Des espaces naguère entièrement occupés par le français sont maintenant menacés. République Centrafricaine La situation en R.C.A. n'est pas sans analogie avec celle du Sénégal. Le français y est en relation de diglossie avec le sango, langue véhiculaire probablement implantée de longue date sur le cours moyen de l'Oubangui, mais qui a connu une forte expansion durant la période coloniale, expansion qui se poursuit aujourd'hui. Le statut sociolinguistique du sango est cependant différent de celui du wolof. en ce sens qu'au lieu d'être porté par le dynamisme d'une ethnie, il semble devoir son succès au rôle de catalyseur qu'il joue dans la lente constitution d'une communauté de langage. Son emploi est lié à des représentations identitaires ; langue des chrétiens au temps de la colonisation, il est devenu langue des civilisés, c'est-à-dire avant tout langue des citadins, dans une situation socio-économique et socio-politique où les notions de progrès et de modernité sont liées à l'existence d'un état unitaire et centralisé. En ce sens, le sango fait figure de langue nationale, dont il a constitutionnellement le statut depuis 1963. Dans la pratique, il est omniprésent, du moins en milieu urbain. Les cadres moyens l'utilisent entre eux, avec quelques emprunts au français : dans un bureau, le français est employé pour établir les premiers contacts, à titre d'entrée en matière, puis l'entretien se poursuit en sango. L'usage du français est en principe requis à l'école ; une expérience d'enseignement en sango, tentée en 1976, est restée sans lendemain. Cependant, il arrive souvent que l'instituteur qui écrit en français au tableau commente son texte en sango. La radio émet en sango à plus de 60% ; la télévision, qui ne touche qu'une fraction réduite de la population, utilise le français, avec pourtant quelques magazines en sango. Les discours politiques sont en sango, sauf si l'audience comprend des étrangers (des diplomates, par exemple). Le Chef de l'Etat donne deux versions (partiellement différentes) de ses allocutions, l'une en français, l'autre en sango. Contrairement à ce qui se passe au Sénégal, le français semble n'être que peu affecté, hors des domaines extra-grammaticaux de la construction du discours et de l'énonciation, par cette prééminence de la langue nationale. Il existe certes, chez les lycéens, les étudiants et les intellectuels un usage mixte fort actif où se mêlent français et sango ; mais ce "fransango" apparaît comme l'attribut d'une catégorie de bilingues que définit d'autre part la capacité à produire du "bon français". En fait, le français langue officielle, langue de culture, langue technique de la haute administration, de la justice et des affaires, occupe dans le répertoire communautaire une place de plus en plus réduite et de mieux en mieux définie. Cette spécialisation fonctionnelle a pour corollaire un haut degré de ritualisation. Il s'agit moins, pour les locuteurs compétents, d'appliquer le français à des fins de communication pratique que de l'exhiber en le conformant aussi exactement que possible à l'image idéale ("la langue de Voltaire et de Rousseau") qu'en propose l'école. Sauf dans de rares situations où il assume une fonction ludique, l'emploi du français hors des domaines qui lui sont institutionnelle- ment réservés a pour objet d'attester l'appartenance du locuteur à l'élite. Celui-ci, soucieux de ne pas démériter, cherchera à calquer les modèles littéraires ou du moins à n'user que de formules de bon aloi. Il n'est pas avéré que les francophones centrafricains aient conscience d'un écart entre l'usage local et le français de France. Zaïre La situation au Zaïre est proche de celle qu'on peut observer en Centrafrique, du moins à Kinshasa où s'est déroulée notre enquête, en ce sens que le français, langue officielle, y est confronté à une grande langue véhiculaire. Cette dernière est une des quatre langues nationales auxquelles sont attribués respectivement quatre secteurs du territoire zaïrois, secteurs à l'intérieur desquels elles sont censées satisfaire aux besoins de l'administration, de l'enseignement primaire et des cours locales de justice. Le lingala assume ces fonctions, mais il est doté d'autres attributs qui lui confèrent un statut particulier. En particulier, il est perçu comme la langue du pouvoir, économique et surtout politique : à l'heure actuelle, parler français plutôt que lingala est se poser en "nouveau démocrate" ; mais il est avant tout l'expression d'une civilisation 7 citadine moderne, plus que le français qui lui sert parfois de substitut provisoire : un francophone nouvellement arrivé à Kinshasa et provenant d'une région dévolue à l'une des autres langues nationales (kikongo, swahili, ciluba) aura recours au français tant que son lingala ne sera pas suffisamment épuré pour lui permettre de s'intégrer pleinement au milieu urbain. De tels cas mis à part, le français n'est que rarement pratiqué dans la vie quotidienne à Kinshasa. Même dans les ministères, les entretiens entre fonctionnaires ont lieu en lingala, ou dans la langue nationale employée par le chef de service si ses proches collaborateurs se trouvent être de la même origine que lui. 11 n'y a pas de "petit français", à l'exception des productions approximatives des "non-lettrés" en contact avec les résidents étrangers ; en revanche, il se développe un "petit lingala", une forme populaire de la langue qui a éliminé l'indoubill (argot des Bills, marginaux ou délinquants, qui fut un temps le parler des jeunes) et qui concurrence le lingala "standard" rebantouisé de moins en moins pratiqué. Pour faire localement de la politique ou du commerce, pour exercer une profession, le lingala est indispensable, non le français. Ce dernier, dans son emploi courant, subit d'ailleurs l'influence du lingala, au moins au niveau discursif et léxical et cette empreinte ne s'efface guère, chez les étudiants, avant la fin de la première année d'Université. 11 existe, comme au Sénégal et en Centrafrique, un discours mixte, lingala-français, mais il est peu employé en public ; il s'agit plutôt d'un registre de discours, caractéristique des usages de certains groupes sociaux. Le lieu normal d'apprentissage du français est l'école. Le taux de scolarisation passe pour être très élevé (95%), mais le français ne devient langue d'enseignement qu'après les deux premières années du cursus primaire. Les enfants entrent à l'école avec un bagage d'environ trois cents mots français, transmis par le lingala et sémantiquement pervertis. Cette perversion ne sera corrigée qu'à l'extrême fin de la scolarité ; elle demeurera vivace jusqu'au niveau des études supérieures auxquelles accèdent 20% environ des titulaires du grade équivalent au baccalauréat. Si les étudiants qui se destinent aux carrières de l'enseignement ou de l'information pratiquent une langue très correcte, il n'en va pas de même pour ceux des filières conduisant aux sciences et techniques appliquées. Il y a une disproportion remarquable entre l'intérêt porté à l'acquisition du français et son utilité praitique. Les domaines où sa connaissance est indispensable (le principal étant la politique) sont peu nombreux et pour la plupart hois de portée de la masse des apprenants. Cependant, toutes les émissions de télévision et 60% des émissions radiophoniques sont en français. Les parents qui le peuvent envoient leurs enfants dans des écoles privées où ils sont scolarisés (avec un succès inégal) en français. Beaucoup de femmes souhaitent apprendre le français pour être en mesure d'aider leurs fils et leurs filles dans leurs travaux scolaires. Il semble que le français soit perçu comme une valeur sûre dans une situation politique et économique incertaine, étant une langue neutre, exempte de connotations politiques et ethniques. C'est aussi, pratiquement, une voie d'accès à la fonction publique et à la relative sécurité ainsi qu'aux avantages sociaux (en matière de santé notamment) qu'elle est censée procurer. 8 Burkina-Faso La configuration sociolinguistique qui prévaut au Burkina-Faso s'apparente à la fois à celle que nous avons décrite pour le Sénégal et à celles qu'on trouve en Centrafrique et au Zaïre. Mises à part les langues minoritaires, très nombreuses (une soixantaine sur le territoire national), cette configuration met en présence trois grandes langues : le français, le moore et le dioula. Le premier est langue officielle et en tant que tel seul employé dans les organismes d'état. Le moore est la langue d'une ethnie puissante, celle des Mossis, dont les royaumes ont dominé tout le bassin supérieur des Voltas du XlVe siècle jusqu'à l'époque coloniale. Quant au dioula, il s'agit d'une variété véhiculaire du bambara largement répandue dans la zone des savanes (et au-delà) comme moyen de communication interethnique, devenue depuis l'indépen¬ dance langue commune dans les villes du Burkina-Faso occidental et qui même à la campagne tend à se substituer aux parlers locaux, surtout chez les jeunes générations. Ces trois langues occupent donc des domaines géographiques, fonctionnels et "représentationnels" différents et les conditions sont apparemment réunies pour que se perpétue une double diglossie : français-moore et français-dioula. Cependant, l'équilibre paraît être en voie de rupture au bénéfice du français. Même à Ouagadougou, centre du principal royaume mossi et capitale de l'état, le français a beaucoup progressé par rapport à des observations effectuées il y a cinq ans : on l'entend dans la rue et il est possible maintenant d'obtenir d'une femme ou d'un enfant un renseignement en français alors qu'il eût été préférable naguère de s'adresser à un jeune homme en fin de scolarité. Les gens hésitent moins à parler français ; ils ne sont plus paralysés par la crainte d'enfreindre le bon usage ; sa pratique tend à devenir usuelle à tous les échelons de l'administration. On constate d'autre part une différenciation du français en fonction de son mode d'acquisition. La source principale en est toujours l'école : le taux de scolarisation est passé de 10% dans les années 80 à environ 20%, la proportion des filles ayant nettement augmenté. Cependant une autre forme de français est en voie de développement. Ce français est dit "ivoirien", ce qualificatif correspondant probablement plus à une représentation qu'à une réalité : toute expression nouvelle est réputée ivoirienne, "de Côte", à cause du reflux massif des émigrés que la crise économique a chassés de Côte d'Ivoire. Leur apport n'est certes pas négligeable sur le plan linguistique, mais d'autres facteurs ont favorisé l'éclosion d'un français populaire. L'un de ceux-ci pourrait être la montée de l'Islam qui touche une partie de la population et qui a pour corollaire une certaine désaffection à l'égard de la civilisation moderne, de son appareil social et donc de l'école. Un autre est l'expansion du secteur d'économie informelle, étranger à la fois à la tradition et aux normes occidentales, où le français acquis hors de l'école trouve sa pleine efficacité. Entre ces deux pôles, français scolaire et "petit français", tend à s'instaurer un français "msolectal", peu influencé par le premier et qui limite le champ fonctionnel du second. Une dernière cause des progrès du français, quelle qu'en soit la forme, est sa neutralité ethnique. Aux gens venus de l'Ouest, il permet d'éluder l'usage du moore ; il est employé dans les ménages mixtes de fonctionnaires et nombre d'universitaires affirment le parler régulièrement à la maison. Congo ^ Le Congo dispose d'environ soixante-dix langues vernaculaires et de quatre langues de communication interethnique : le lingala, le munukutuba, le lari et le français. La situation du lari est comparable à celle du wolof au Sénégal, quoîqu'à plus petite échelle : c'est un vernaculaire dominant, largement employé dans la région du Pool. D'extension beaucoup plus vaste sont le munukutuba et le lingala, le premier utilisé dans le sud du pays, qui en est la région économiquement la plus active, et à Brazzaville, surtout dans les quartiers sud, le second dans le nord, plus vaste mais beaucoup moins peuplé, et à Brazzaville également, surtout dans les quartiers nord. Cette répartition géographique s'explique par des raisons socio-historiques : la zone méridionale, de l'Atlantique au Pool, est massivement occupée par des populations du groupe kongo, de longue date en relation avec l'Europe, et le munukutuba est un parler kongo très fortement "pidginisé", alors que le lingala se rattache à l'ensemble mbochi, centré sur la région de la Cuvette ; il est aussi langue dominante au Zaïre, sur l'autre rive du fleuve Congo. Le choix de l'une ou de l'autre langue, là où comme à Brazzaville les deux sont disponibles, est donc lourd d'implications sociales, économiques et culturelles dont l'expression la plus évidente est l'antagonisme, très général dans l'Afrique littorale, entre le Nord et le Sud. Cet antagonisme ouvre un large espace à l'emploi du français, chaque fois qu'il importe de neutraliser les connotations attachées aux véhiculaires locaux. Le Congo est après le Gabon le pays d'Afrique centrale qui compte le plus grand nombre de francophones (plus de 53% de la population, contre 63% au Gabon, 26% au Cameroun, environ 21% au Zaïre, 18% en Centrafrique). Cela s'explique en grande partie par l'ancienneté de la tradition scolaire et par l'efficacité de la scolarisation, du moins sur le plan quantitatif. La surcharge des effectifs, le manque de qualification des enseignants, l'inadaptation des manuels et .des méthodes pédagogiques engendrent une constante baisse du niveau des élèves en français. La comparaison des copies d'examen, à trente ans de distance, atteste la détérioration de la langue enseignée, du moins à l'école primaire. Ainsi ce français largement répandu est-il un français mal appris ; bien que portant l'estampille scolaire, il n'est pas essentiellement différent de celui qui est acquis dans la rue, lequel se trouve par là légitimé. Il s'établit ainsi, là encore, un continuum dont les pôles sont le français académique des universitaires d'une part, le petit-français des illettrés d'autre part entre lesquels se développe une variété moyenne, d'emploi courant, qui voit croître le nombre de ses locuteurs en raison directe de l'augmentation de celui des scolarisés et de l'allongement du cursus scolaire. Cette variété "mésolectale" est celle qu'utilisent les média et celle aussi que pratiquent en classe les enseignants, du moins à l'oral ; elle est en voie d'institutionnalisation, sirion de normalisation, garantie d'autre part contre toute dérive créolisante par le rapport indirect qu'elle entretient avec la norme exogène. Elle est marquée par des "congolismes" syntaxiques et lexicaux fortement intériorisés, y compris par les catégories sociales les plus instruites G). Le français congolais, sans (1) Une enquête menée en 1981 par A. Makonda, chercheur à l'I.N.R.A.P. de Brazzaville, auprès de lycéens et d'enseignants congolais, aboutit à la conclusion suivante : "les congolismes sont plus que suffisamment répandus pour ne plus être considérés comme de simples faits de parole... il s'agit bel et bien de faits de langue pour lesquels il existe un large consensus social au point qu'ils ne sont pas perçus, même à un niveau d'instruction élevé, comme des écarts par rapport à la norme." (Quatre vingt_eLua_£ongolismes. Brazzaville, 1987, p. 83). faire apparemment l'objet d'une revendication identitaire, tend à acquérir ainsi les caractéristiques d'une variété régionale du français. Cameroun Le français est abondamment parlé au Cameroun ; on l'entend dans la rue et même au marché. 11 est rare de rencontrer à Yaoundé quelqu'un qui soit dans l'incapacité de répondre à une question posée en français. Ce français "courant"' est différent du français "standard" dispensé par l'école, dont il n'a pas les connotations sociales et politiques ; il est employé par des gens de niveau social différent et il est fréquent que, dans des réunions amicales, des "intellectuels" abandonnent le français standard pour la variété locale ; celle-ci se présente ainsi comme une des composantes du répertoire dont dispose la société camerounaise. Cette variété est caractérisée par des particularités grammaticales et lexicales et plus encore par sa diversification en registres ainsi que par la diversité des fonctions qu'elle assume, surtout chez les jeunes citadins des grandes villes du Sud. Elle n'a plus aujourd'hui les connotations péjoratives ("mauvaise éducation") qui pesaient sur elle il y a quelques années. Un tel succès a de quoi surprendre dans un pays où un extrême morcellement linguistique (239 langues recensées) a été de longue date compensé par l'établissement d'aires de véhicularisation où la communication interethnique est assurée par l'utilisation d'une langue seconde, commune à tous et convenablement fonctionnalisée. La plus vaste de ces aires est celle du fulfulde (peul) véhiculaire qui s'étend sur presque tout le nord du Cameroun ; une autre, celle du pidgin-english, couvre les deux provinces anglophones du Cameroun occidental et déborde sur la zone francophone dans l'ouest et le long de la côte atlantique. Les provinces méridionales, centrales et orientales étaient le domaine des variétés véhiculaires du basaa et de l'ewondo ; elles sont maintenant dans une large mesure celui du français local, du moins en ce qui concerne les jeunes générations. Cette expansion du français hors des secteurs qui lui sont institutionnellement réservés (comme partout en Afrique francophone : administration, justice, enseignement et tout ce qui ressortit à la civilisation "occidentale" et à la modernité) paraît être au Cameroun un phénomène politique. Depuis l'indépendance, de très nombreux jeunes ont été formés par les organisations gouvernementales ; ils ont partagé les mêmes expériences, ont acquis des intérêts communs et l'identité camerounaise prime pour eux sur l'identité ethnique. Cette appartenance à la communauté nationale se manifeste par la préférence accordée aux langues véhiculaires "neutres". Là où la scolarisation est faible, ce sont les langues véhiculaires locales qui sont employées : fulfulde et pidgin-english ; là où elle est forte, c'est le français- camerounais qui l'emporte même sur des véhiculaires anciennement établis (ewondo dans le centre, pidgin à Douala). A Yaoundé, une complémentarité s'établit entre ewondo et français en fonction de l'âge des locuteurs : les fidèles âgés des Eglises, scolarisés par elles en ewondo, continuent à pratiquer cette langue, mais les plus jeunes ont reçu depuis l'indépendance un enseignement en français et les Eglises, pour ne pas perdre contact avec eux. ont dû en tenir compte. Une enquête récente (mars 1989) montre qu'au marché de Yaoundé, le français est plus employé que le pidgin-english et que l'ewondo n'y vient qu'en troisième position. A Douala, le français est en concurrence avec le pidgin dans l'usage courant, l'ewondo servant de véhiculaire occasionnel et le douala demeurant l'expression d'une identité ethnique prestigieuse. Témoigne également de la vigueur du sentiment d'appartenance 11 à la communauté camerounaise le médiocre succès des expériences d'enseignement primaire et secondaire en langues africaines poursuivies dans des établissements privés. Elles rencontrent certes des difficultés techniques, les enseignants devant recourir au français pour pallier une maîtrise insuffisante du code linguistique^ employé ou l'inadaptation de celui-ci à la fonction didactique ; mais surtout elles se heurtent aux réticences des parents d'élèves soucieux d'efficacité pratique et gênés par les références ethniques qu'implique cette forme d'enseignement. Le français se trouve ainsi nettement différencié. On continue à attacher le plus grand prix à la correction du standard, mais on pratique communément le français camerounais qui efface les différences sociales, notamment celles qui se fondent sur le niveau d'éducation. L'universitaire ou l'Européen qui veut s'intégrer à la société locale parle ce français et tend à en exagérer même les particularités prosodiques ou phraséologiques. Il s'agit désormais de deux variétés distinctes entre lesquelles on commute délibérément. On constate en outre l'emploi sur les marchés d'un "petit français" très simplifié, utilisé éventuellement par des non-francophones (en particulier par des gens du Nord, des "Haoussa"); mais il ne semble pas qu'il soit autre chose que le "sabir" de locuteurs incompétents ni qu'il soit en passe d'acquérir le degré d'autonomie grammaticale qui caractérise le pidgin-english par rapport à l'anglais, seconde langue officielle de l'état camerounais. Côte d'Ivoire La particularité du répertoire linguistique de la Côte d'Ivoire est de comporter, du moins dans la pratique d'un grand nombre de citadins, une variété dit "français populaire ivoirien" qui est approximativement au français standard ce que le pidgin-english est à l'anglais nigérian. L'existence d'une telle variété est attestée, sur le plan sociolinguistique, par celle du "français de Moussa" qui en est un pastiche quelque peu caricatural et qui est couramment employé à l'écrit et à l'oral dans les bandes dessinées, les chroniques humoristiques.la publicité et certaines émissions radiophoniques. Elle a aussi une réalité linguistique en ce que sa grammaire présente plus de traits communs avec celle des pidgins en général qu'avec celle du français même le moins normé. Bien entendu, cette variété n'est pas autonome ; elle constitue le pôle basilectal d'un continuum dont l'autre extrême est comme partout ailleurs en Afrique francophone le français académique. Comme partout ailleurs également, ce français académique est censé être transmis par l'école ; mais l'évolution est telle depuis quelques années que ce français scolaire qui, sauf en ce qui concerne une "élite" restreinte, constitue en fait le pôle acrolectal, tend à se rapprocher non pas du basilecte, mais d'un usage commun informé par ce dernier. Cet état de choses résulte de la convergence de plusieurs facteurs. A partir de 1984, la crise économique a provoqué l'"ivoirisation", c'est-à-dire le départ des Européens, cadres techniques des entreprises et enseignants, et leur remplacement par des nationaux. Les classes se sont trouvées confiées à des enseignants formés entièrement "au pays". D'autre part l'enseignement télévisuel a été supprimé ; très décrié, il avait du moins le mérite de mettre partout en Côte d'Ivoire les enfants en contact avec la norme centrale du français ; on lui a substitué des instituteurs façonnés en deux ou trois ans dans les centres de formation pédagogique et qui avaient appris le français dans les villes. C'est alors que s'est constituée une norme endogène puissante. Les "intellectuels", c'est-à-dire les gens de niveau bacc. + 3, n'ont été en cpntact suivi qu'avec le français de Côte-d'Ivoire et très peu avec le français à norme exogène. Ce français ivoirien "ordinaire" accueille beaucoup de formes basilectales qu'on n'utilisait autrefois que par jeu ou pour s'adresser à des "non-lettrés" ; fclles sont désormais considérées comme normales et personne ne les remarque plus. La langue qu'on trouve imprimée dans Ivoire-Soir n'est plus du tout celle qu'utilisait la presse il y a cinq ou six ans. Les cadres, les fonctionnaires l'emploient entre eux et même avec des Français. Il en va de même dans les débats télévisés auxquels participent des ministres ou de hauts fonctionnaires. C'est aussi, bien entendu, la langue de la publicité à la télévision. Les enseignants qui sortent de l'Ecole Normale Supérieure ne disposent plus que de cette variété ; c'est donc elle qui est enseignée, du moins par l'exemple et diffusée ainsi sur tout le territoire. Le phénomène est amplifié par la multiplication des institutions d'enseignement privé engendrée par l'insuffisance du nombre des écoles publiques, institutions dont le personnel est très inégalement qualifié. A Abidjan, à Bouaké, à Korhogo, les enfants parlent ce français dans la rue. Il est authentifié par l'usage qu'en font les gens qui sont allés à l'Université et qu'on retrouve dans les entreprises et dans l'administration aussi bien que dans l'enseignement. Il a valeur identificatrice : c'est la langue des Ivoiriens, par opposition à celle des ressortissants des autres états africains francophones. Cette expansion du français local s'est faite aux dépens du F.P.I. qui, après avoir été un temps revendiqué comme expression authentique de l'"ivoirité", se trouve réduit à l'état de petit français : il est assimilé au "français des Burkinabé" spécialisés dans les petits métiers (manoeuvres, gardiens, boys etc.). Cette variété n'en assume pas moins fort efficacement la fonction de communication interethnique, du moins en milieu urbain. Son seul concurrent est le dioula, pratiqué par 65% de la population, mais très fortement connoté : langue du marché, du négoce et de l'Islam. Le français satisfait ainsi à l'ensemble des besoins communicatifs de l'état ivoirien ; il fait figure de langue nationale dans un pays dont l'hétérogénéité linguistique, sans égaler l'extrême morcellement du Cameroun, est au mpins comparable à celles du Burkina Faso et du Congo ; mais son statut y est plus proche de celui de l'anglais régional dans les pays africains anglophones que de celui qui lui est attribué dans la plupart des autres états de l'Afrique "française". METHODES Les situations qui. viennent d'être décrites présentent, outre des différences évidentes, un certain nombre de points communs. Le plus manifeste est celui-ci : quelle que soit la configuration sociolinguistique en cause, le français, en tant que représentation et indépendamment de l'usage qui en est fait, demeure investi d'un prestige indiscuté : il est le symbole de la réussite sociale et de l'accession à un idéal de civilisation qui n'est pas nécessairement conforme au modèle "occidental", mais qui intègre tous les acquis et tous les attributs de la modernité. Il est par là-même facteur de catégorisation sociale et intervient fréquemment à ce titre, en tant qu'élément de valorisation, dans les stratégies intcraciionnelles. Ce français "repré¬ senté" est le français académique qu'est censée transmettre l'école. D'autre part, l'extension des emplois du français, là où elle est constatée, est étroitement liée au 13 développement d'une forme nouvelle de civilisation négro-africaine, essentiellement citadine, caractérisée par l'affaiblissement des différenciations ethniques 'et par l'uniformisation des genres de vie. Ceci ne saurait être sans effet sur la manière dont on se sert des langues africaines (leurs variétés urbaines sont profondément codifiées) et du français. Dans la mesure où ce dernier se désacralise et devient un moyen effectif de communication, il est remanié, reconstruit selon des tendances communes à beaucoup d'usages locaux. C'est donc en milieu urbain qu'ont été menées les enquêtes, parce que dans les pays où domine une grande langue africaine, c'est le seul endroit où l'on ait chance de l'entendre parler, tandis qu'ailleurs la diversification des formes du français n'est aisément constatée qu'en ville. Domaines de la recherche Lors de l'élaboration du programme initial, il avait été envisagé de centrer la recherche sur une population bien déterminée, celle des "lettrés", c'est-à-dire des personnes ayant acquis à l'école une connaissance du français suffisante pour leur permettre d'en tirer parti dans leurs activités publiques et professionnelles. L'hypothèse était que leur réussite sociale, même relative, les constituait en modèle pour les peu ou non-lettrés et que d'autre part leur passé scolaire authentifiait en quelque sorte leur usage du français. Il est bientôt apparu qu'une telle hypothèse ne s'appliquait qu'à une partie des situations constatées. Dans tous les cas où une langue africaine dominante assume l'essentiel des besoins de la communication, les lettrés manifestent plus volontiers leur compétence par recours au discours mixte que par la production de séquences cohérentes en français. En Centrafrique par exemple, l'emploi du français est lié à des circonstances particulières : un choix imposé (présence d'un étranger, discours formel ou interview • radiodiffusée par exemple), la référence implicite aux domaines fonctionnellement attribués au français (le sujet traité, ou le lieu où se déroule l'interaction : salle de classe, local administratif), le statut social ou la personnalité de l'interlocuteur (on s'adressé plus volontiers en français à un interlocuteur centrafricain dont on sait qu'il a longtemps vécu à l'étranger) ; mais dès que l'entretien, l'exposé ou la conversation prennent un tour plus libre, le "fransango" réapparaît. Dans tous ces cas, c'est la norme académique qui fait autorité et qui fonde d'éventuels jugements de catégorisation. Il est probable que les productions verbales recueillies dans de telles situations ressortiront à un français à quelque degré approximatif, marqué par différents écarts dont les usagers ne sont guère conscients, dont ils ne revendiquent pas en tout cas la légitimité et qu'ils ont plutôt tendance à imputer à une fâcheuse "baisse de niveau" dans la compétence des scolarisés. Sauf dans la mesure où elle permet de déceler l'opération de processus généraux également actifs dans d'autres variétés africaines, cette forme de français n'est pas l'objet propre de notre recherche. Celle-ci porte sur l'usage auquel les locuteurs jugent normal de recourir dans des circonstances où la pression de la norme exogène est sinon supprimée, du moins suspendue et où la vigilance métalinguistique se trouve en quelque sorte mise en veilleuse, c'est-à-dire sur l'usage vernaculaire du français. Ce que nous désignons par le terme peut-être impropre de "norme endogène" n'est pas un ensemble de règles ou de conventions exploitables, ce qui impliquerait la reconnaissance au moins implicite d'une normativité, mais une normalité fondée sur le désir réciproque de communiquer, un accord implicite quant à 14 l'adéquation des modes d'expression et un savoir culturel partagé. Ainsi emplpyé. le français local devient un des éléments d'un répertoire commun aux membres d'une même communauté de langage. Réciproquement, l'appartenance à cette communauté se définit par l'aptitude à user convenablement des ressources du répertoire. La population d'enquête variera donc dans son étendue et sa composition en fonction de la configuration dominante ; elle peut se réduire en situation de diglossie au petit groupe des usagers institutionnels du français (instituteurs, fonctionnaires, étudiants) pour qui la vernacularisation de cette langue hors des domaines qui lui sont réservés relève d'une activité ludique, ou bien inclure, comme au Cameroun, au Congo ou en Côte d'Ivoire, une fraction importante de la population urbaine. Dans ce dernier cas, la perspective pédagogique du programme impose d'axer la recherche sur ceux des locuteurs dont l'usage, à cause de la position qu'ils occupent dans la société, est susceptible de servir de référence à la masse des francophones peu ou pas lettrés. Il n'en reste pas moins que le cadre de l'enquête est fourni par les activités sociales où l'usage vernaculaire du français peut être constaté plutôt que par le comportement d'une catégorie de locuteurs préétablie. C'est la participation à de telles activités plutôt que l'attribut d'une scolarité prolongée qui-est ici le critère pertinent. Moyens d'investigation Définir la norme endogène comme l'intuition de la normalité et de la légitimité des usages locaux pose sur le plan de la recherche un double problème : les circonstances doivent être telles que la part d'artifice que comporte inévitablement toute situation d'enquête demeure inaperçue des sujets concernés, ou du moins tenue par eux pour négligeable. D'autre part, ce qui est normal étant par définition conforme à l'ordre des choses, la normalité est ressentie plutôt que conceptualisée et ne donne guère lieu à des représentations conscientes. Il appartient donc à l'enquêteur d'élaborer les dispositifs qui lui permettront de déceler les paramètres en cause. ! Constitution des corpus L'objet propre de la constitution des corpus est de mettre à la disposition de l'enquêteur une masse de données linguistiques suffisante pour lui permettre de se former une idée claire de ce que font effectivement les gens lorsqu'ils utilisent le français dans des situations où la pression de la norme exogène se trouve affaiblie ou se révèle insuffisante pour gouverner efficacement leur comportement. Deux types de productions ont été retenus, ressortissant l'un à ce qu'on pourrait appeler la communication institutionnalisée, c'est-à-dire un discours oral ou écrit destiné à un public et émanant de locuteurs réputés ou supposés compétents, l'autre à l'interaction communicative. A l'écrit, le premier type est représenté principalement par la presse, où l'on a privilégié les rubriques qui, n'étant pas fondées sur l'exploitation de communiqués ou de dépêches d'agence et n'impliquant pas le recours à un style soutenu, autorisent un langage relativement familier : faits divers, chronique judiciaire, comptes rendus sportifs, textes publicitaires. Les enseignes, les affiches, les tracts, politiques, syndicaux ou commerciaux, certains avis administratifs constituent également une source utile de documentation. De tels corpus ont été recueillis en Côte d'Ivoire, où la matière est abondante, en R.C.A. où elle l'est beaucoup moins, au 15 Cameroun et au Sénégal. L'équivalent, à l'oral, est fourni par les émissions télévisées et radiodiffusées, à condition de ne retenir que celles qui s'adressent à un large public ou auxquelles le public est convié à participer (variétés, sports, débats, interviews) ; de tels enregistrements ont été effectués au Cameroun, en Côte d'Ivoire et au Sénégal, Le discours spontané n'est représenté à l'écrit que par la correspondance privée, dont quelques échantillons sont disponibles, notamment pour le Cameroun. Il l'est à l'oral essentiellement par des conversations ou des entretiens enregistrés. La collecte de cette sorte de données pose un problème particulier à l'Afrique et qui va au-delà du classique "paradoxe de l'observateur". Ce qu'on prétend recueillir est la forme de français que les locuteurs africains utilisent pour communiquer entre eux. Encore faut-il qu'ils aient quelque motif pour l'employer plutôt que l'un des autres codes disponibles dans leur répertoire. La participation d'un Européen à l'interaction offre certes un tel motif, mais elle réintroduit inévitablement la norme exogène dont on souhaitait neutraliser les effets. Inversement, la présence d'un observateur africain, si elle ne suscite pas en principe d'insécurité linguistique, n'est pas non plus une incitation à parler français ; celle-ci ne peut résulter que de contraintes pesant sur l'entretien (absence d'une autre langue commune à la totalité des participants), de la matière qui y est traitée ou du statut social des interlocuteurs dont l'usage du français peut être un attribut saillant. Il est indispensable que l'enquêteur africain soit lui-même habilité à participer aux activités où l'emploi du français est jugé licite. Cela est plus vrai encore s'agissant d'un observateur européen dont la présence doit être justifiée de quelque manière ; elle peut l'être fonctionnellement (présence d'un médecin dans une salle de dispensaire, d'une secrétaire dans un bureau, d'un enseignant dans des locaux scolaires ou universitaires) ou par intégration au groupe des locuteurs (conversation amicale entre pairs ou entre collègues), ou bien l'observateur peut se donner pour tel (ce qui a l'avantage d'éluder le problème : magnétophone apparent ou caché ?) et compter sur la dynamique de groupe ou sur l'intérêt que suscitera chez ses interlocuteurs le thème de l'entretien pour effacer l'artifice de la situation provoquée. Dans la pratique, tous ces facteurs ont été pris en compte et ont donné lieu à des compromis adaptés aux conditions locales. Les enquêteurs européens, étant tous des universitaires, enseignants ou chercheurs, ont tiré parti de leurs relations professionnel¬ les avec leurs disciples et leurs collègues. D'autre part, sauf au Zaïre, une bonne partie des enregistrements a été effectuée par des enquêteurs africains ; cela a été la règle au Sénégal où le corpus a été recueilli par Moussa Daff aidé de ses étudiants. Au Burkina-Faso, c'est également un enseignant de l'Université de Ouagadougou, André Batiana, qui s'est chargé de la partie pratique de l'enquête. En R.C.A., plus de la moitié du corpus disponible est dû à Moïse Mamadou, enseignant, puis haut fonctionnaire ; centrafricain, mais ayant longtemps vécu à l'étranger, ses interlocuteurs trouvaient normal de s'adresser à lui en français plutôt qu'en sango. L'équipe ivoirienne est dirigée sur place par un professeur coopérant à l'E.N.S., J.M. Lescutier, et un professeur ivoirien de l'Université d'Abidjan, Zacharie Tchagbale. A Yaoundé, les enregistrements ont été confiés à des étudiants camerounais préparant une maîtrise de linguistique, dans le cadre d'un enseignement de sociolinguistique. Enfin, il s'est trouvé que certains des participants européens au programme entretenaient de longue date des relations amicales avec certains de leurs informateurs éventuels ; tel était le cas. notamment de Y. Simard en Côte d'Ivoire et de C. de Féral, au Cameroun. Pour la transcription et la présentation des corpus, il a été décidé d'adopter les conventions du Groupe Aixois de Recherche en Syntaxe, (cf. Cl. Blanche-Benveniste 16 et C. Jeanjean, Le français parlé. Paris 1987). Le principe en est l'application aux textes des règles de l'orthographe française chaque fois que l'identification des morphèmes est assurée ; ce n'est que dans les cas d'ambiguïté (préparer ? préparé ? préparais ?) qu'on aura recours à une notation phonétique ([préparé]). On S'interdira les truquages (qu'est qu'tu dis ?) qui dévaloriseraient le texte et son auteur. La ponctuation est exclue parce qu'elle anticipe sur l'interprétation syntaxique ; les pauses sont en revanche exactement indiquées. Seules seront insérées dans le texte, entre parenthèses, les indications relatives à l'élocution ("toux", "rire") où à des incidents significatifs ("applaudissements", "interruption de l'enregistrement"). Les informa¬ tions relatives à la situation ("parle la bouche pleine"), les faits de prononciation (contractions, élisions, liaisons abusives) et d'intonation (celles-ci importantes pour l'intelligence du texte) seront reportées en notes de bas de page. Un fascicule réunissant des échantillons de corpus a été remis à l'ACCT en décembre 1990 ; l'éventualité d'une plus ample publication est à l'étude. Analyse des attitudes et des représentations La recherche sur les attitudes à l'égard des usages locaux et sur les représentations qui y sont attachées et la constitution des corpus n'ont pas exactement le même objectif. Beaucoup d'enregistrements, notamment parmi ceux qui ont été effectués à Douala par C. de Ferai et par certains des enquêteurs de J. Gerbault à Yaoundé, dans la banlieue de Dakar par M. Daff, à Brazzaville par A. Queffelec, à Kinshasa par Cl. Dousset ressortissent à un usage "basilectal" du français, alors que les questionnaires et les tests dont il est ici question ont été administrés à des locuteurs "mésolectaux", voire "acrolectaux". Cette restriction est liée à l'objectif de notre recherche : mettre en évidence, dans les contextes africains où le français est employée une ou des normes reconnues par l'ensemble des locuteurs instruits utilisant cette langue dans leurs pratiques sociales, en vue d'une meilleure mise en oeuvre de la pédagogie du français. Il ne suffit pas que l'existence d'une norme locale soit avérée, il faut qu'elle soit reconnue et acceptée, et le statut de ceux qui en usent est de ce point de vue déterminant. En revanche, dès lors qu'on prétend s'intéresser aux processus linguistiques qui ont engendré ces usages, processus dont il faudra tenir compte pour l'élaboration des outils pédagogiques de la réforme proposée, on est conduit à prendre en compte la totalité des productions verbales données pour "françaises". Les processus en question ont chance en effet de se manifester plus nettement dans des formes populaires du parler que dans des discours ou des textes portant à quelque degré l'empreinte de la norme exogène et où ils ne paraîtront que masqués. Une partie des travaux effectués a eu pour objet de révéler, au sens où les photographes emploient ce terme, l'image latente de la norme endogène. Une démarche simple et efficace, pratiquée en Côte d'Ivoire par Y. Simard et Z. Tchagbale, consiste à examiner des copies d'élèves pour en analyser les "fautes" récurrentes et plus encore les corrections portées par les enseignants. Un autre moyen, qui peut être considéré comme une systématisation du précédent, est de condenser en un texte ou une liste de phrases un ensemble d'usages déviants par rapport h la norme académique, mais bien attestés dans l'usage local. Ainsi M.Daff a-HI élaboré un test comportant 52 phrases dont certaines sont extraites des corpus du G.A.R.S. et ressortissent au français parlé "métropolitain" et d'autres ont été tirées d'enregistrements conservés au Centre de Linguistique Appliquée de Dakar ou au Département de Linguistigue de l'Université. Ce test a été distribué ou administré à 600 exemplaires à des enseignants, à des étudiants de première année du cursus de langues vivantes et à un public non-enseignant. Les informateurs étaient invités à répondre par ''oui", "non»', ou "ça dépend" à la question "cette phrase est-elle écrite en bon français ?" Les difficultés proposées sont d'ordre grammatical aussi bien que lexical. Le but est de déterminer un seuil de dicibilité en fonction du niveau de compétence. Trois cents réponses ont été obtenues. Elles montrent que ce genre d'épreuve met en cause des idiosyncrasies, certains sujets se montrant systématiquement très stricts sur l'orthodoxie de la norme et d'autres beaucoup plus tolérants, et aussi que beaucoup acceptent aisément à l'oral ce qu'ils condamnent à l'écrit. C'est également par écrit, donc avec la même restriction de validité (la transcription d'un discours oral lue n'est pas l'équivalent du même discours entendu) qu'a été proposé le test établi par Cl. Dousset. Ce test comprend un texte suivi et une vingtaine de phrases en français du Zaïre, reconstitués à partir d'éléments de conversations. L'exactitude de la reconstitution ayant été confirmée par des locuteurs kinois compétents, texte et phrases ont été soumis à l'appréciation de juges qui avaient à-se prononcer sur leur acceptabilité et éventuellement à suggérer des corrections. Au Cameroun, une procédure analogue a été suivie par J. Gerbault et J.M. Essono, le but étant là aussi d'établir le degré d'acceptabilité de certaines particularités du français local, plus précisément de celui que pratique 1'"élite". Deux échantillons de langage, élaborés à partir d'un corpus local, ont été soumis au jugement de locuteurs camerounais instruits (enseignants du secondaire, étudiants de troisième année de l'Université de Yaoundé, élèves de Première et de Terminale du cycle secondaire). Le premier échantillon, proposé à 72 sujets, était un dialogue entre amis composé à partir d'un catalogue d'éléments lexicaux, grammaticaux et discursifs du français parlé ; le second, sur lequel 105 sujets se sont prononcés, consistait en une série "de phrases (une quarantaine) relevées entre octobre 1989 et janvier 1991 à la télévision nationale, dans le discours de présentateurs, de journalistes ou de hauts fonctionnaires interviewés ou parlant en direct, dans des réunions professionnelles en milieu universitaire et dans la presse parlée. Il était demandé aux personnes interrogées de porter un jugement sur les formes contenues dans le dialogue et dans les phrases et de proposer éventuellement des formes correctes en remplacement de celles qu'elles jugeaient inacceptables. Enfin une enquête, malheureusement interrompue par une grève de la fonction publique et par les troubles qu'elle a engendrés, a été amorcée par A. Queffelec à Bangui. Le test était composé dé douze énoncés comportant trente-cinq "centrafricanismes" et vingt-deux "fautes", principalement orthographiques. Il devait être administré à des élèves-professeurs de l'Ecole Normale Supérieure, à des étudiants en Lettres Modernes, à des élèves-instituteurs en formation et à des instituteurs en recyclage ; il n'a pu l'être qu'à une douzaine d'étudiants. Les premiers résultats ainsi obtenus confirment ceux de recherches précédemment effectuées en R.C.A. : les sujets testés ont une bonne connaissance des mécanismes grammaticaux (les fautes sont reconnues pour telles) ; ils ont tendance à en étendre le champ d'action au-delà de ce qu'autorise la norme académique. En revanche ils sont peu sensibles aux écarts lexicaux qui différencient l'usage local de celle-ci. De telles enquêtes permettent d'esquisser une définition des usages locaux ainsi que d'apprécier ce qu'ils ont en commun et ce qui les sépare. Celle qu'a menée Y. Simard en Côte d'Ivoire visait à amener les gens à évaluer leur propre façon de parler et celle de membres de leur communauté linguistique. Plutôt que de procéder à des interviews, les membres de l'équipe ivoirienne ont préféré réutiliser le corpus constitué depuis le début de la recherche en y sélectionnant une centaine de séquences produites par des locuteurs bien identifiés, soit deux pour chacun de ceux-ci. Ces séquences durent environ dix secondes ; l'une a été découpée arbitrairement dans le discours du sujet enregistré, l'autre est complète en elle-même. Elles sont séparées par un blanc de trente secondes terminé par "bip", blanc destiné à permettre à l'auditeur de porter son jugement. Le test a été administré à des "lettrés" n'ayant pas participé à la constitution du corpus. Ils avaient à répondre à des questions portant sur le niveau d'études attribué au locuteur (sur une échelle jalonnée par le BEPC et le baccalauréat), sur son activité professionnelle probable (depuis "employé de maison" jusqu'à "enseignant du supérieur" en passant par "commerçant" et "cadre" et divers niveaux à l'intérieur de ces professions), sur les indices phonétiques, lexicaux, grammaticaux et discursifs fondant cette catégorisation et sur la qualité du langage du locuteur ("très mauvais, mauvais, moyen, bon, très bon"). Les dix premières séquences étant destinées à familiariser les informateurs avec la procédure, les données procurées par elles n'ont pas été prises en compte pour l'exploitation des résultats. Un des enseignements de cette enquête est qu'il y a souvent décalage (vers le bas) entre le statut social réel du locuteur enregistré et celui qui lui est accordé : tel comptable est identifié comme gardien ou boy-cuisinier. Il suffit pour cela de l'emploi malencon¬ treux d'une forme populaire. Il est clair qu'il n'existe pas de corrélation stable entre le langage et le statut social et que le premier n'est qu'un des attributs du second, susceptible d'être suppléé par d'autres. Cela doit inciter à beaucoup de prudence dans la caractérisation sociolinguistique des variétés de langue. L'interprétation de cette variabilité de l'usage local est un des objets du second volet de l'enquête, un autre étant de comparer ce que les gens pensent qu'ils disent à ce qu'ils disent réellement. Pour cela, on a choisi des informateurs dont les productions figurent dans le corpus enregistré et on les a placés fictivement dans diverses situations de communication. Ainsi par exemple l'informateur doit-il indiquer quelles séquences il utiliserait dans la rue pour demander ou pour donner un renseignement à divers interlocuteurs (une vieille femme, un policier, un chauffeur de taxi, un Monsieur "costume-cravate", un petit cireur de chaussures etc.), ou encore la manière dont il s'y prendrait pour communiquer diverses informations (mort d'une connaissance à cause du sida ; réussite scolaire d'un enfant ; gain à la loterie ; impossibilité de rembourser un emprunt) à certaines personnes. Une enquête analogue dans sa forme, mais d'orientation différente a été conduite à Ouagadougou par G. Prignitz. La population concernée est constituée en majeure partie par les étudiants de l'Ecole lnter-Etats d'Ingénieurs de l'Equipement Rural, originaires de quatorze pays africains francophones (Bénin, Burkina-Faso, Cameroun. Congo. Côte d'Ivoire, Gabon, Guinée. Mali, Mauritanie, Niger, République Centrafri- cane, Sénégal, Tchad, Togo) ; l'appartenance à l'Ecole risquant d'engendrer un comportement langagier spécifique, on a adjoint à l'échantillon des étudiants étrangers venus étudier à l'Université de Ouagadougou et des fonctionnaires de compagnies aériennes en stage à l'aéroport. Il s'agissait de mettre en évidence les divergences d'usage entre les ressortissants des différents états, telles qu'elles sont identifiées par le linguiste et telles qu'elles sont perçues par les intéressés eux-mêmes, et éventuellement de définir les traits communs, interafricàins, dans le domaine du lexique, de la grammaire et du discours. Un corpus a été constitué par enregistrement d'entretiens A3 semi-directifs présentés comme un sondage d'opinions sur la langue française et qui portaient à titre d'entrée en matière sur l'insertion à l'E.I.E.R. ou au milieu burkinabé, puis sur la perception de parlers français différents selon les pays ou les régions et sur les comportements langagiers et sociaux à Ouagadougou. Ces enregistrements ont fourni matière à un relevé des particularités rencontrées dans ces conversations (entre trois ou quatre interlocuteurs, dont l'enquêteur), y compris dans le domaine du discours, et à une analyse des opinions émises. D'autre part, on y a sélectionné de courts passages qui, par les indices qu'ils contenaient, paraissaient caractériser avec suffisamment de netteté l'origine géographique des locuteurs. Ces séquences ont été soumises, à raison d'une minute d'écoute environ pour chacune, à des "juges" de nationalités différentes qui devaient répondre à un questionnaire portant sur l'origine de chacun des locuteurs enregistrés et sur les traits permettant de l'identifier, sur la qualité du français produit par lui et les écarts éventuels à la norme académique, sur son niveau d'études, son âge et sa profession et sur le degré de sympathie qu'il inspirait. L'audition était suivie d'un entretien libre avec l'enquêteur. Le but de l'épreuve est de déterminer les critères de catégorisation et de fournir des informations sur l'intuition d'une norme endogène et sur un consensus quant aux marqueurs linguistiques des régionalismes. Les résultats obtenus se prêtent à de multiples interprétations, compte tenu des imperfections techniques de l'épreuve (rôle éventuel de la succession des différentes voix et du contenu des extraits ; non pertinence des "déclencheurs" retenus) et de distorsions imprévues : on constate une dépréciation systématique du personnage social comme dans l'épreuve analogue en Côte d'Ivoire. Pour tenter de dissiper cette confusion, un programme informatisé a été élaboré. Le traitement des données, en cours, devrait faire apparaître des lignes de partage entre les aspects purement linguistiques et les critères psycholinguistiques et/ou sociolinguis- tiques. D'une manière générale, les résultats des recherches effectuées confirment la validité des objectifs qui avaient été définis à l'origine du programme et des hypothèses qui avaient été alors formées. Ce qui était proposé était moins de décrire objectivement une variété régionale (africaine) du français ou des variétés nationales de cette langue que de tenter de définir, sur les différents sites d'enquête, l'image que se font les locuteurs d'un usage "normal" du français, compte tenu des conditions dans lesquelles ils l'emploient et des fins auxquelles ils l'appliquent - le but ultime étant de déterminer dans quelle mesure cette image influence le comportement des enseignants et des élèves et doit être éventuellement prise en compte dans l'établissement du programme pédagogique. La variabilité des usages était attendue ; elle s'est révélée différemment ordonnée en fonction des configurations sociolinguisti- ques où elle était attestée. La perspective corrélationniste qui liait la constitution de la norme endogène à la prééminence d'une catégorie de "lettrés" a été partiellement abandonnée. En revanche l'idée qu'on se faisait de cette norme s'est trouvée pour l'essentiel confirméé. La notion même de norme implique, de la part de ceux qui font implicitement ou explicitement référence au modèle proposé, un consensus au moins partiel sur l'inventaire des traits qui la caractérisent. Ce consensus n'étant évidemment pas fondé sur une analyse linguistique, on ne devait pas s'attendre à ce que ces traits fissent système. Plutôt qu'une "grammaire" des usages locaux, ce que l'on constate est une focalisation sur certaines réalisations phoniques, sur certaines structures lexicales, sur certains procédés syntaxiques-ou discursifs. Parmi les particularités ainsi mises au jour; celles qui sont socialement pertinentes peuvent être identifiées l£> négativement par le fait qu'elles ne choquent pas le locuteur naïf qui n'y voit que la manière normale de s'exprimer en français, du moins en milieu africain ; positivement, par les critiques des puristes et des étrangers ou par l'intérêt que leur accordent les locuteurs conscients de la spécificité de leur langage et qui en revendiquent la légitimité. Dans l'un et l'autre cas on voit s'esquisser des stéréotypes qui peuvent aller jusqu'au pastiche, comme dans le cas du "français-façon" en Côte d'Ivoire et au Burkina-Faso. Dans l'un et l'autre cas aussi, l'usage effectif des locuteurs n'illustre pas nécessairement ni constamment leurs convictions et l'examen de ces discordances, par les différents moyens qui viennent d'être décrits, se révèle instructif. NORME ENDOGENE Les analyses qui ont été faites des différents corpus recueillis révèlent, comme on pouvait s'y attendre, une double variabilité : selon les lieux et, pour un même lieu, selon le niveau de compétence des locuteurs et les circonstances de leur prestation. Plus surprenante est l'impression de cohérence que procure l'examen d'ensemble des données et qui a conduit certains auteurs à postuler l'existence d'une "norme interafricaine" justifiant la reconnaissance d'une variété régionale de français coextensive à l'Afrique noire francophone. Il importe pour notre propos d'une part de déterminer les facteurs qui fondent cette impression et d'autre part d'en définir autant que possible les niveaux d'opération afin d'évaluer leur impact sur les processus d'acquisition et les modalités de mise en oeuvre du français. Accidents Apprentissage Le premier point à prendre en considération est la position qu'occupe le français dans le répertoire de la plupart de ses locuteurs. Il est une langue apprise et. dans les conditions actuelles du fonctionnement de l'école en Afrique, le plus souvent mal apprise : bien entendu ce défaut s'aggrave lorsque le français est acquis de seconde main, par imitation de l'usage des "lettrés". Dans la mesure où la langue est effectivement appliquée à des fins de communication, cette insuffisante maîtrise est palliée par le recours aux ressources fournies par la langue première. Il s'agit là du phénomène d'nterférence dont les mécanismes et les effets ont été bien mis en lumière par la linguistique contrastive ; les apports de cette dernière ont été largement exploités par la méthodologie didactique. D'autre part, bon nombre des particularités du français pratiqué en Afrique ressortissent à l'interlangue, c'est-à-dire aux mécanismes généraux qui régissent la succession des systèmes élaborés au cours de l'apprentissage en direction d'une langue-cible, ici le français scolaire. C'est ce processus que s'efforcent de prendre en compte les méthodes d'enseignement du français langue étrangère. Un autre trait largement attesté est l'exploitation intensive des règles acquises. Cela peut se traduire, à un niveau de compétence médiocre, par la régularisation des flexions ("j'alla, tu allas, il alla" ; prééminence, sauf pour des formes très usuelles, de la première conjugaison, en -er) ou par la prolifération des dérivés (grever, siester..."). Chez des sujets qui ont une plus sûre connaissance des règles grammaticales, mais dont la compétence communicative n'est pas pleinement assurée, l'insécurité linguistique qu'engendre le maniement d'une langue prestigieuse incomplètement maîtrisée se manifeste, comme l'a observé A. Queffelec chez les intellectuels centrafricains, par la généralisation de procédés et de schèmes dont l'exploitation se trouve, au contraire, limitée dans l'usage "central" par des contraintes sémantiques ou syntaxiques. Bien plus, le mécanisme analogique conduit à actualiser des potentialités du système grammatical français qui ne sont pas entérinées par cet usage, mais qui ont pu l'être à d'autres époques. Ainsi "toutefois que" et "or que" sont-ils vraisemblablement construits sur le modèle de "alors que", "bien que", mais ils ressuscitent des formes attestées en moyen français. De même l'emploi fréquent de "ne" sans "pas", qui n'est admis en français moderne que dans un nombre limité de cas, restitue-t-il à cet adverbe la pleine valeur négative qu'il avait au moyen-âge. Ainsi la langue de nombreux lettrés, un peu partout en Afrique, revêt-elle pour l'observateur "métropolitain" un aspect archaîsant qui est probablement pour partie illusoire. 11 est possible que les réminiscences des "auteurs du programme" y soient pour quelque chose, mais elles sont en ce cas puissamment soutenues par l'action de processus fort actuels. Usage oral Cette langue mal apprise est aussi, mis à part ses usages rituels ou littéraires et telle qu'elle apparaît dans notre corpus enregistré, une langue parlée ; elle revêt donc les attributs de l'oralité. Le plus évident est l'usage des "appuis de discours", dits aussi "mots-balises", dont la fonction est de structurer l'exposé, mais aussi de servir de canal à cette part de l'information qui dans l'interaction n'est pas verbalement explicitée. De ce point de vue, le discours africain ne se singularise (encore que "bon" y ait, chez les intellectuels surtout, une fréquence équivalente à celle qu'on observe en France) que par le choix des lexèmes : "vraiment" introduisant une affirmation ou une constatation, "sinon" marquant une restriction ou une réticence, "mais" et "même" en fonction assertive. Il y a dans ce domaine une concordance remarquable entre les choix opérés par des locuteurs d'origine différente, du moins au niveau "mésolectal". D'autre part, sauf dans les situations où la correction de la langue est en elle-même tenue pour pertinente, les discordances entre l'orthodoxie grammaticale et l'exactitude de l'information ("si tu pourrais...", "s'il viendra...") se résolvent au bénéfice de la seconde. Plus généralement l'appareil morphosyntaxique ne se trouve pleinement mobilisé que dans la mesure où il est jugé indispensable pour assurer une transmission non-ambiguë du message. Ainsi le pronom anaphorique est-il souvent omis, même chez des locuteurs d'un bon niveau de compétence, lorsque le contexte est suffisamment clair pour que son emploi puisse paraître redondant : à propos de l'argot dit "français makro", un étudiant camerounnais : "je peux aussi parler à la rigueur" ; s'agissant de vieilles femmes et de viande, une institutrice burkinabé : "oui, chez nous elles aiment... si les occasions se présentent elles mangent" ; rapportant Une conversation avec un collègue, un professeur ivoirien : "alors je l'ai parlé que... dans un pays où y a la grève... y peut pas y avoir une production élevée quoi, je disais et tout le monde m'a crié dessus". La multiplicité des prépositions et les contraintes qui pèsent sur leur emploi sont ressenties comme une complication inutile. Elle sont parfois supprimées devant les termes de sens locatif suivant un usage commun à beaucoup de langues africaines : "on était beaucoup le même âge", "comme le village des fois ils ont des problèmes...". Lorsqu'elles sont ib exprimées, elles subissent souvent une spécialisation qui est manifestement d'ordre sémantique ; "dans" est affecté à toute espèce de localisation : un jeune Congolais parlant de sa scolarité : "je suis venu m'arrêter dans la troisième" ; un étudiant sénégalais prenant la parole : "je vais essayer d'apporter ma modeste contribution dans ce travail", un autre : "les Africains actuellement ils ont besoin de gens qui leur permettent de sortir dans la crise" ; "avec" marque une relation : "s'ouvrir avec l'extérieur", "pour" le datif : "donne une cuiller pour moi" ou un bénéfactif : "elle a eu deux gosses pour l'oncle maternel" (elle a donné deux enfants à mon oncle maternel). Ces faits et beaucoup d'autres semblables relèvent de la "fonctionnalisa- tion" de la langue, c'est-à-dire de sa stricte adaptation à la fonction "dénotative" ou "référentielle" (selon la terminologie de R. Jakobson) : le message est transmis au moindre coût, compte tenu des indices que peuvent procurer la situation et le contexte. C'est là un phénomène très général constaté chaque fois qu'une variété de langue se trouve au moins partiellement libérée des contraintes normatives et que s'y déploient plus librement ce que R. Chaudenson appelle les mécanismes d'auto-régulation. L'usage populaire, en français central, en offre de nombreux exemples et certains auteurs ont tiré argument de cette convergence pour définir le français d'Afrique comme un "français avancé". Cette interprétation n'est certainement pas sans fondement, mais elle néglige ce qui fait, selon nous, la spécificité de la variété africaine : le fait que ses usagers disposent d'une compétence communicative fondée sur d'autres bases que celle qui est commune aux francophones "occidentaux". Substance Coordonnées sociales et culturelles La forme de français qui est ici en question n'est pas seulement la variété orale d'une langue imparfaitement apprise, c'est une langue parlée en Afrique, par des Africains, entre Africains. Son univers de référence est tout à fait différent de celui qui détermine le fonctionnement des variétés européennes. Du passé colonial, le français, tel du moins que prétend le transmettre l'école, a conservé un statut particulier : la transcendance de la norme académique en compense l'exogénéité ; elle n'est pas perçue comme étrangère puisqu'elle se situe hors de l'espace et de la durée, dans l'absolu des valeurs communes à l'humanité. La connaissance de cette norme et la capacité de l'appliquer exactement s'apparentent à un savoir initiatique qui ouvre effectivement l'accès à des fonctions sociales privilégiées ; d'où sa présence obsédante : même dans les situations les moins formelles, elle est toujours susceptible de ressurgir dès que l'exige l'enjeu du débat ou que la position d'un des participants risque de se trouver contestée. Ce statut est d'autant plus anachronique que les sociétés africaines ont beaucoup évolué depuis l'indépendance : ce qui est en voie de développement est une civilisation africaine moderne, essentiellement urbaine, mais répondant aux attentes des populations rurales, insérant les produits et les idées (concepts, doctrines, théories) venus du "Nord" dans un réseau de relations techniques, économiques, sociales et culturelles qui assortissent à la tradition. Il ne s'agit pas d'une copie, mais d'une synthèse et des analogies apparemment évidentes peuvent se révéler fallacieuses. Lorsqu'un journaliste ivoirien écrit, à propos de la fin d'une grève de transporteurs routiers et de-ses effets sur le ravitaillement en vivres : "la pénurie s'éloignait des ménagères", il use d'une métaphore pour nous imprévue. 2i mais qui l'est certainement beaucoup moins pour ses lecteurs. Il est vraisemblable que dans le fonctionnement général du système économique ivoirien, les ménagères constituent une catégorie dont les experts doivent tenir compte, alors que leurs collègues occidentaux se soucient plutôt de la consommation des ménages, entités globales. Mari et femme n'entretiennent pas, du point de vue de la propriété et de la disposition des biens, les mêmes relations au sein d'un ménage africain que dans un ménage français et l'économie de la Côte d'Ivoire n'est pas, dans sa structure, homologue de celle de la France. Le comportement langagier des Africains se détermine donc par référence à des coordonnées sociales qui ne sont pas celles auxquelles font implicitement référence les théoriciens de la francophonie. Cela est vrai a fortiori sur le plan des attitudes et des représentations liées h l'usage de la parole. Celle-ci jouit en Afrique d'un statut qui a été analysé par des auteurs comme M. Houis, D. Zahan ou G. Calame-Griaule et dont les effets sont sensibles dans l'emploi qui en est fait, même par des gens qui maîtrisent parfaitement la variété haute du français. L'efficacité parfois redoutable attribuée au verbe, les règles qui en gouvernent l'emploi, l'intérêt accordé au talent oratoire, le souci du "bien dit" se reflètent dans une rhétorique et une stylistique qui déconcertent l'observateur européen et qui le portent à dénoncer l'emphase, la préciosité, le goût de la redondance, l'abus des métaphores. P. Dumont a consacré un chapitre de son récent ouvrage (Le français langue africaine. 1990) à établir la relation ' entre réalités socioculturelles et déplacements de sens en français d'Afrique et à montrer que ces effets de style, loin d'être les produits d'un zèle maladroit, doivent être tenus pour la manifestation d'une personnalité africaine et l'indice d'une réelle appropriation de la langue française par ses usagers. Le recours si fréquent, à l'oral comme à l'écrit, aux formules, aux locutions figées est certes imputable pour une part à un sentiment d'insécurité linguistique, mais il est légitimé par l'usage extensif qui est fait des proverbes dans la rhétorique traditionnelle où ils peuvent constituer la matière exclusive du discours ; savoir utiliser les proverbes est partout tenu pour un signe de maturité. De même un récit n'est pas la simple relation d'une série d'événements, il en est la célébration, l'actualisation ; le narrateur s'engage et engage son auditoire dans la situation qu'il évoque. Cela se manifeste par l'emploi fréquent des pronoms alocutifs et parfois par l'irruption inopinée du style direct lorsqu'une opinion est prêtée à un personnage du récit : lors d'un débat organisé par un club de journalistes zaïrois, l'un de ceux-ci, qui manie avec la plus grande aisance le français parlé, déclare à propos du prince Philippe de Belgique : "il est l'héritier de droit même s'il n'exerce pas, s'il n'est pas reconnu, mais il sait que je suis de souche royale" ; "il" et "je" ont ici le même réfèrent et le procédé est à nouveau employé à propos du Comte de Paris ("mais lui sait que je suis de sang royal") et du chef des Lunda ("ses héritiers... y sauront que nous sommes de souche royale, telle partie du pays nous appartient"). Il ne s'agit pas là d'un lapsus, mais d'une manière normale de s'exprimer. En bref le discours africain se caractérise moins par des singularités linguistiques qui peuvent être pratiquement absentes que par la référence à un univers socioculturel qui n'est plus celui de la tradition, mais qui en conserve l'empreinte. Une distinction utile pour discerner la manière dont ce facteur influe sur la forme du discours est celle que H.G. Widdowson (in : StudiesJnJLe£QndJ-anguage-Ac_quisition, 1, 2) instaure entre règle de référence (ce que le locuteur sait de la grammaire de la langue qu'il emploie) et règles d'expression. Ces dernières déterminent, pour une situation de langage donnée, ce qui dans l'appareil grammatical disponible doit être mis en oeuvre et ce qui peut ou doit M ne pas l'être. En d'autres termes, l'usager ajuste son comportement linguistique aux exigences de l'instance de communication, cet ajustement étant conçu comme un choix restrictif parmi les ressources offertes par la grammaire de la langue utilisée, compensé par les présupposés que constituent les règles implicites du comportement langagier, le savoir culturel partagé par les interlocuteurs (savoir qui confère leur signification aux indices fournis par la situation) et, dans les civilisations de l'oralité. les nécessaires précautions qu'implique la manipulation de la parole. Les exigences de l'efficacité communicative ne sont pas identiques dans des pays de même langue, mais de civilisation différente parce que les repères socioculturels qui fondent l'intelligibilité du message n'y sont pas les mêmes. Enonciation, catégorisation de l'expérience, organisation de l'information Tout ceci vaut évidemment pour le français pratiqué en Afrique par des Africains. On doit s'attendre à ce que soient conservés des usages langagiers, des schémas communicationnels, des modes-d'élaboration du discours fondés sur la compétence acquise dans l'exercice des langues premières. Il y a de ce point de vue une grande cohérence dans le comportement des locuteurs africains indépendamment des codes linguistiques qu'ils utilisent. Le français se trouve coulé dans un moule énonciatif nouveau et cela est pour beaucoup dans le sentiment d'étrangeté que suscite chez l'auditeur occidental le discours africain. Dans ce domaine, l'analyse est incertaine et les indices le plus souvent masqués. Les phénomènes les plus nets relèvent de la deixis : ainsi de la discordance bien connue entre l'imagerie en miroir et l'imagerie en tandem : tel objet qui est pour nous devant l'arbre (qui nous fait face) est situé derrière l'arbre (qui "regarde" dans la même direction que l'observateur) pour la plupart des locuteurs au sud de la Méditerranée. L'emploi des temps verbaux, pour déconcertant qu'il soit parfois, n'est pas toujours aléatoire : en raison de l'actualisation implicite des situations évoquées, il est normal de parler au présent d'un événement dont chacun sait qu'il appartient au passé : "j'aime beaucoup voir le film X" (le film n'a été projeté qu'une seule fois et il n'est pas question de le projeter à nouveau) ; au mieux un circonstant fournit un repère chronologique : "là-bas, je suis bien par rapport à ici" (là-bas, c'est en France où le locuteur a antérieurement séjourné). Ce dernier exemple met en lumière un autre aspect du discours africain : l'émergence de catégories sémantiques qui ne trouvent pas de modes d'expression directe dans l'appareil grammatical du français. Il s'agit ici de l'intensité, toujours évaluée par rapport à un repère fixe ; un locuteur français eût utilisé une construction comparative : "je suis (j'étais) mieux là-bas qu'ici". Or, précisément, une telle structure n'existe pas dans les langues négro-africaines : on n'y compare pas X à Y ("X est plus grand, moins grand que Y"), on y évalue l'un (X par exemple) par rapport à l'autre : "X est grand par rapport à Y" ou "X dépasse Y en grandeur". L'évaluation est toujours positive : elle peut constater l'égalité : "X est grand comme Y", "X égale Y en grandeur", mais non l'infériorité, sinon en inversant les termes : "Y est grand par rapport à X", ou la valeur : "X est petit par rapport à Y". Cette absence du "moins" pose un problème imprévu aux professeurs de mathématiques. La catégorie de l'intensif apparaît aussi dans le lexique : "Ce savon de très bonne qualité est très moins cher" (R.C.A.) devient, intelligible si l'on admet que "moins" n'est que l'intensif de "peu" et "plusieurs", au sens de. "nombreux", dérive dès lors tout 2,r naturellement de "plus", intensif de "beaucoup" : "Je te remercie d'avoir apporté des légumes. C'est plus [c'est vraiment beaucoup]" ; "au prix actuel des vêtements, s'habiller et habiller les enfants devient presque impossible pour plusieurs parents [pour la plupart des parents]" (Zaïre). De même, il est possible que bon nombre d"'erreurs" constatées dans l'emploi des verbes pronominaux résultent d'un double malentendu : dans les langues négro-africaines, la réflexivité ne s'exprime pas habituellement par pronominalisation, mais par une construction où l'actant se trouve en quelque sorte dédoublé, construction également attestée en français d'Afrique : "elle fatiguait son corps" (Sénégal). La forme pronominale, dans la mesure où le pronom réfléchi n'est pas intégré au signifiant verbal ("c'est [le français] qui nous permet de s'ouvrir avec l'extérieur", Zaïre), a une valeur moyenne : ("il s'en raffole", R.C.A.) ou passive ("[des personnes] qui se font parler d'elles", Lbid.) plutôt que réfléchie. On est tenté de voir dans ces singularités la résurgence de schèmes cognitifs sous-jacents à travers des structures morphosyntaxiques inadaptées. D'autres paraissent mettre en cause l'organisation de l'information. On a remarqué de longue date le pullulement des locutions verbales "faire + substantif" ("faire deux jours", "faire la paresse", "faire la pêche", "faire fétiche", "faire le Coran" etc. ; cf. Inventaire des particularités. lexicales_du_français en .Afrique_noire, p. 182-184) ; elles reflètent en procédé commun dans les langues africaines qui consiste à spécifier un prédicat neutre au moyen d'un complément qui, lui, porte l'information sémantique. Ce mécanisme d'apposition se retrouve à différents niveaux ; ainsi la notion classique de transit!vité semble-t-elle peu pertinente pour rendre compte de constructions usuelles telles que : "il y a d'autres qui vont le rire" ou bien "je vais vous intervenir", respectivement dans la bouche d'un élève zaïrois et d'un étudiant sénégalais. Il semble préférable de considérer ici le nominal corne un complément au sens propre du terme, c'est-à-dire comme un élément adjoint au verbe pour en spécifier le contenu ("rire de lui", "intervenir dans votre débat"). L'aptitude à recevoir de tels compléments est commune à l'ensemble des verbes et n'intervient dans la définition lexicale d'aucun d'eux. Il en résulte que, sauf à niveau de compétence élevé, la transformation passive n'est guère attestée en français d'Afrique ; les constructions qu'on pourrait croire passives dénotent en réalité un état ; en témoignent des expressions telles que "il était voyagé", glosée quelques instants plus tard par "il est en voyage" (Burkina-Faso). C'est encore la construction appositive qui rend compte de tournures comme "s'il part en chasse la viande...", "comme le poisson chez nous... on en trouve beaucoup le poisson" (Burkina-Faso) où le terme adjoint délimite l'extension du prédicat. Lorsque ce terme est lui-même une proposition, il peut être juxtaposé, du moins dans l'usage basilectal : "c'est pas le vrai français chacun parle" ("non-lettré" burkinabé) ; il est plus souvent introduit, comme en français populaire, par "que", corrélatif générique (H. Frei) : "les mots que vous faisiez souvent usage" (R.C.A.) ; mais "que" assume en outre une autre fonction, dont on retrouve l'exact équivalent dans beaucoup de langues de l'Afrique occidentale (et aussi dans les créoles anglais d'Afrique et du Nouveau Monde) : expliciter le contenu latent du verbe principal ; cela peut prendre la forme d'une glose : "ses soeurs m'ont retenue que je ne rentre plus, que je vais me coucher là" (Cameroun) ou d'une citation après des verbes déclaratifs : "nos papas disent que pourquoi vous donnez vos enfants à l'école française ?" (Burkina-Faso). XG> Différenciation , />' Cette discordance (ou ce qui apparaît tel à l'aune de la pratique "centrale") entre la forme de l'expression et celle du contenu, dont les effets sont d'autant plus difficiles à déceler qu'ils se manifestent souvent dans des domaines que là doctrine linguistique nous a accoutumés à tenir pour distincts, est probablement ce qui fonde le plus efficacement l'originalité du français d'Afrique, en tant qu'expression authentique d'une civilisation négro-africaine en devenir, et non plus seulement comme langue importée, superposée, vouée aux tâches administratives et garante de privilèges de la classe dirigeante. Il reste que la diversité des traditions culturelles, des configurations sociolinguistiques, des systèmes étatiques engendre inévitablement en haut degré de différenciation ; mais celle-ci opère à des niveaux plus superficiels, qui sont aussi ceux où se perpétuent le mieux les habitudes de langage antérieurement acquises : la prononciation, le lexique et la phraséologie. L'enquête menée par G. Prignitz à l'E.I.E.R. de Ouagadougou montre que parmi les repères auditifs les plus souvent invoqués pour justifier l'identification des locuteurs figurent 1'"accent", c'est-à-dire les traits acoustiques et articulatoires, l'intonation et les caractéristiques de l'élocution. Le second domaine a été abondamment exploré, notamment à l'occasion des recherches suscitées par le programme IFA que patronne l'AUPELF. Il ne semble pas qu'on ait toujours opéré une suffisante distinction entre un lexique conjoncturel et un lexique culturel. Le premier fait référence à une situation présente et par définition provisoire ; tel est le cas précisément en Côte d'Ivoire de "conjoncturé" : victime de la crise économique, licencié en parlant d'un employé ou réduit, s'agissant de la capacité du "demi" de bière. En Centrafrique, "il est à la maison en ce moment" signifie que l'intéressé est au chômage. De tels usages, soumis aux fluctuations de la mode, ne présentent d'intérêt pour nous que dans la mesure où ils illustrent les procédés de la néologie. En revanche, outre les mots à distribution géographique limitée (ce qui est to et dolo ici est pâte et tchapalo ailleurs), il y a lieu de prendre en considération l'organisation des champs sémantiques qui confère aux vocables des connotations, voire des dénotations différentes sçlon les lieux : en Centrafrique. seul "court" peut faire référence à la taille, "petit" évoquant habituellement la jeunesse. Les mécanismes interférentiels jouent aussi, au niveau des expressions locales dont beaucoup ne sont que les calques de formules usuelles dans les langues de substrat et, de façon plus subtile, s'agissant de termes passés dans les parlers vernaculaires et réintroduits en français, comme cela a été signalé à propos du Sénégal, du Congo et du Zaïre. De tels particularismes doivent être pris en compte dans l'élaboration d'un projet pédagogique parce qu'ils se situent dans les secteurs qui constituent un lieu d'exercice privilégié pour la fonction identitaire du langage : accessibles à la conscience des locuteurs et soumis à leur contrôle, les traits y acquièrent aisément une signification sociale. Il n'est pas question néanmoins de les systématiser ni de les. constituer en objets d'enseignement ; il suffirait d'en prendre acte et d'en faire le point de départ d'un processus qui conduirait en un premier temps les élèves à une compétence passive leur permettant de discerner les situations où l'usage local est adéquat de celles où il ne l'est pas. On leur procurerait ensuite progressivement les ressources nécessaires pour répondre aux exigences de situations de plus en plus formelles, jusqu'à les mettre en mesure de satisfaire aux contraintes de la langue écrite et du style soutenu ; mais tout au long de cet itinéraire, on se soucierait de compléter et de préciser beaucoup plus que de corriger. D'autre part, le contrôle pédagogique demeurerait limité à l'appareil formel de la langue (grammaire et lexique) sans jamais 27 mettre en cause ce qui correspond à la manière africaine de voir les choses et de les dire. Le but ultime est de sauvegarder l'unicité et l'intégrité du "bon usage "''auquel les enseignants sont si attachés, tout en préservant les attributs légitimes du français régional africain et en conservant au français local son statut de variété disponible à l'intérieur du répertoire linguistique de la "speech community". PROPOSITIONS POUR L'ETABLISSEMENT DE NORMES PEDAGOGIQUES Les propositions qui sont faites ici pour l'établissement de normes pédagogiques adaptées au contexte africain (social, scolaire, linguistique et culturel) ont pour objectif ultime d'amener l'apprenant à une maîtrise parfaite du français académique, c'est-à-dire à être capable, en amont, de faire le départ entre ce qui est légitime dans sa pratique langagière et ce qui doit être réformé. Tous les outils méthodologiques qui verront le jour en Afrique dans la décennie-à venir devront donc tenir compte : 1. De l'existence d'un usage social qui peut servir de point d'appui à une pédagogie évolutive du français modulable en fonction des situations de plus en plus complexes auxquelles l'apprenant va se trouver confronté. 2. De la permanence des phénomènes de contact entre langue maternelle et langue seconde mais aussi entre culture maternelle et culture étrangère. 3. De la nécessité de gérer cette réalité complexe en termes de complémentarité et non de conflit. La réalité scolaire Toute recherche relative à l'établissement, de nouvelles normes pédagogiques susceptibles de remettre en cause les modalités d'enseignement du français et même de provoquer un bouleversement des systèmes éducatifs doit s'appuyer sur une analyse détaillée de la réalité scolaire. Celle-ci se caractérise par un énorme déséquilibre constaté partout entre l'importance des efforts économiques consacrés par les Etats africains au développement de l'Education (+ de 30% des budgets nationaux depuis plus de 30 ans) et la faiblesse conjuguée des taux réels de scolarisation et du niveau général des connaissances, sans parler de l'importance de la déperdition scolaire tout au long des cursus. La principale explication de cet échec global est sans doute à rechercher dans l'inadéquation de l'école aux situations africaines, tant dans son fonctionnement que dans sa conception, héritée directement du mythe de l'école de Jules Ferry, accordant la primauté à la sacro-sainte maîtrise de l'orthographe et fétichisant l'écrit littéraire. Les pratiques langagières en Afrique Ces constatations faites, on peut dégager un certain nombre de traits communs à l'ensemble des trois types de situations africaines qui ont été analysées et qui sont de nature à permettre une meilleure définition des nouvelles normes pédagogiques envisagées. 28 •<1&* _*>>•'■ 1. En Afrique, dans l'usage mésolectal qui a été pris pour référence, c'est l'efficacité de la communication qui prime et non la conformité à la norme, it s'agit donc de rendre compte d'une autre utilisation du français et non de stigmatiser une mauvaise maîtrise de la langue. t *....•« ^ 2. Si la pratique sociale du français se caractérise souvent en Afrique par un large sentiment d'insécurité linguistique, celui-ci est contrecarré, paradoxalement, par la compétence d'élocution de nombre de locuteurs, due au statut privilégié de la parole dans les sociétés africaines. 3. Il existe bien une manière africaine de voir les choses (qu'on pourrait appeler la visée africaine) qui tend, on peut le souligner au passage, vers une certaine homogénéisation qui est de nature à faciliter la tâche du méthodologue aux prises avec une nouvelle définition des normes pédagogiques propre à renouveler une conception par trop traditionnelle des outils pédagogiques. Cette homogénéisation des usages du français est due à l'essor urbain qui facilite l'utilisation particulière des langues africaines très souvent pidginisées et la reconstruction parallèle du français, les premières et la seconde subissant donc des traitements semblables propres à leur vernacularisation. 4. Parallèlement à cette visée africaine, il existe également une ou des rhétoriques africaines qui président à la mise en place de stratégies argumentatives différentes selon que l'on s'exprime dans sa langue maternelle - où l'on a très souvent recours à une espèce de stratégie en spirale - ou en français. Dans ce dernier cas, on sera de moins en moins sûr du bien-fondé de la transposition pure et simple dans un contexte africain de l'organisation cartésienne du discours en thèse, antithèse et synthèse, pour ne citer que cet exemple. 5. On peut enfin parler d'une revendication identitaire qui s'appuie sur une légitimation de la norme mésolectale qui devient le bon langage (celui des Africains) encore que tous les pays d'Afrique ne semblent pas concernés au même titre par tout cela. On peut citer à cet égard l'exemple du Sénégal où le wolof occupe la place d'une langue véhiculaire et où le français, tout au moins officiellement et dans la mentalité collective sénégalaise, est toujours considéré et valorisé, sinon valorisant, exclusive¬ ment dans son usage - ou plus exactement la représentation de celui-ci - académique. La réalité sociolinguistique de l'usage mésolectal Les descriptions déjà achevées (comme celle de Ambroise QUEFFELEC pour le Congo ou de Francis JOUANNET pour le Rwanda) ou celles qui sont en cours (comme celle de Moussa' DAFF pour le Sénégal) ont permis de dégager trois grands types de caractérisation de l'usage mésolectal. 1. L'innovation référentielle qui se manifeste par l'apparition de particularités lexématiques sans cesse renouvelées et qui justifient à elles seules la poursuite d'enquêtes purement lexicales d'autant plus nécessaires que ces créations (emprunts du français aux langues africaines ou néologismes) font toujours partie du vocabulaire actif disponible chez tous les apprenants, y compris les débutants complets, d'où l'intérêt qu'il y aura à les inclure dans des progressions lexicales, à titre de points d'appui. 2. La variabilité conçue en termes d'acceptabilité sociale, c'est-à-dire intégrée à l'usage normal parce qu'elle correspond à une organisation spécifique de la 'société africaine, quel que soit le niveau de langue des partenaires de la communication. 3-. La fonctionnalisation des structures {redistribution sémique, atfeence de détermination, effacement des anaphoriques, etc.) due au fait que l'intention sémantique l'emporte le plus souvent sur l'application des règles. La réalité géopolitique Avant de procéder à la rédaction de propositions pédagogiques conformes à l'ensemble des recherches qui sont menées sur l'enseignement du français en France et hors de France mais qui doivent être appliquées selon des modalités spécifiquement africaines, il convient de dresser la liste des problèmes qui restent à résoudre de façon à engager de futures recherches. 1. Il serait souhaitable que les décideurs pédagogiques prennent en considération les propositions des linguistes et des méthodologues relatives à l'émergence d'une norme endogène qui fait désormais partie du vécu linguistique des apprenants. 2. Il faut prendre conscience de la nécessité de redéfinir la mission du français en Afrique, qui consiste à permettre l'engagement du locuteur africain dans sa parole. Cette conception nouvelle renvoie à l'organisation de rapports sociaux nouveaux et. en particulier, à une conception nouvelle de l'école dans le milieu social africain. 3. 11 faut éviter de tomber dans le travers qui consisterait à hiérarchiser les normes et à parler d'écart par rapport à une norme centrale (celle de France par exemple) mais, au contraire, donner accès à la diversité des usages par un enseignement approprié : norme locale ou endogène ne signifie pas nécessairement basilecte. / Normes pédagogiques et nouvelles propositions méthodologiques Parler de la rénovation de la méthodologie de l'enseignement du français en Afrique c'est, d'abord, parler de l'école, c'est-à-dire : - des savoirs - des savoirs transmissibles - des spécialistes chargés de cette transmission - de l'institution au sein de laquelle se produit cette opération de transmission. Mais c'est aussi parler de la nature du véhicule de transmission du savoir et. évidemment, des modalités de transmission de celui-ci. Depuis plus de trente ans, l'Afrique a été transformée en un champ d'applications méthodologiques et il faut à tout prix mettre un frein à cet émiettement dû principalement à une inadaptation des modes d'apprentissage proposés. Il ne s'agit pas de faire table rase du passé mais de prendre en compte un certain nombre de nécessités. Il y a tout d'abord la nécessité d'accorder une dimension interculturelle à tout enseignement-apprentissage du français. En effet, à côté des cribles phonologiques, morphosyntaxiques et lexicaux, révélés par l'analyse contrastive qu'il n'est pas 30 question de renier aujourd'hui, il faut distinguer des cribles discursifs, conversation¬ nels et interactionnels liés à l'organisation socio-économique, familiale, politique et culturelle des sociétés dans lesquelles le français est pratiqué. La deuxième nécessité consiste à accepter l'idée qu'il n'y a pas un frariçais mais des français, que la francophonie est multiple et que chaque locuteur ou chaque groupe de locuteurs est appelé à s'approprier la langue française. Ceci pose évidemment le problème de la référence à une norme centrale de plus en plus décalée par rapport à l'usage africain du français. Accepter la différence, c'est permettre aux gens que l'on enseigne en français de se débarrasser de ce sentiment d'insécurité linguistique qui pèse sur tous les locuteurs du français en Afrique. Accepter la variation et l'émergence d'une norme endogène, c'est abolir les conflits de type diglossique qui ont marqué toutes les situations linguistiques depuis trente ans et permettre enfin que le français soit senti en Afrique comme un véritable instrument de développement. La troisième et dernière nécessité consiste à prendre en compte les besoins des apprenants africains et, pour ce faire, il ne faut pas hésiter à dresser la liste des situations dans lesquelles le français est wutile, nécessaire, voire indispensable. Des enquêtes sociolinguistiques devraient permettre d'aboutir à une typologie des situations d'allocution tenant compte du statut des partenaires dans l'échange verbal auquel doivent parvenir les apprenants. Car c'est toujours la maîtrise parfaite du français, généralement langue officielle, et toujours langue étrangère (ou seconde) qui reste l'objectif de toutes les méthodes d'enseignement traitant de la phonétique, des structures, du lexique et des actes de langage, autant d'éléments qui permettent à l'apprenant de faire face à toutes les situations dans lesquelles le français lui est utile et/ou nécessaire. C'est dans une perspective communicative que doit être abordée la didactique du français en Afrique, destinée à obtenir une véritable compétence de communication, c'est-à-dire la capacité d'atteindre à une réelle libération linguistique et langagière de l'apprenant. Toutes les méthodes à venir doivent s'articuler autour de deux phases distinctes mais complémentaires, la première axée sur la compréhension, l'appropriation et l'imprégnation, la seconde sur l'exploitation et la production. La première phase comporte l'audition, l'explication, la répétition et éventuelle¬ ment la mémorisation des documents utilisés comme points de départ de la méthode : généralement un dialogue, surtout en début d'apprentissage, mais éventuellement une image, une situation vécue, scolaire ou autre. La phase de production doit aboutir à une libération de l'expression en dehors des situations pédagogiques initialement présentées. Elle doit s'appuyer sur des techniques bien connues comme celle du jeu qui vise à l'acquisition d'une compétence linguistique, celle du jeu de rôles qui vise à l'acquisition d'une compétence de communication puisqu'elle suppose l'utilisation d'un embryon de scénario dans une situation sociale et enfin celle de la simulation, jeu de rôles plus complexe où les personnages à incarner entretiennent entre eux des rapports nécessités par la situation mais laissant leur part à l'imaginaire et à l'imprévu, destinée à la libération, à l'individualisation de la parole. EXEMPLE D'UN DOSSIER TYPE Les nécessités de rénovation méthodologique ne sont pas liées à un contexte africain particulier. Elles sont le résultat des champs nouveaux ouverts par les didactologues, susceptibles d'être exploités partout en Afrique. Il s'agit tout d'abord de la lexiculture qui devrait permettre de doter les apprenants des mots à charge culturelle partagée les plus productifs, cette charge culturelle partagée pouvant varier d'une aire linguistique à une autre, comme le prouvent les variations d'organisation des champs sémantiques ou les différences de fonctionnement des figures de rhétorique en français central ou en français d'Afrique. Cette lexiculture suppose que l'on laisse plus d'initiative à l'apprenant et qu'on lui fournisse les moyens de se forger lui-même une partie de sa propre compétence lexicale à partir de son expérience individuelle de la langue cible. Enfin, pour ce qui est de la grammaire, il faut prendre en compte le point de vue désormais traditionnel selon lequel la grammaire est destinée à faciliter l'acquisition de règles de production, selon une méthode générative allant du simple au complexe et permettant de découvrir intelligemment la régularité des systèmes mécaniques mais aussi d'un point de vue plus neuf tenant compte de la différence de structuration qui existe entre la langue maternelle et la langue cible. Il s'agit, en réalité, de favoriser la production de sens de la part de l'apprenant en lui faisant observer et découvrir des règles sémantiques permettant, par exemple, de faire la différence en français entre deux formes voisines. Autrement dit, l'apprentissage des formes doit être associé à leur utilisation en discours, c'est-à-dire qu'il doit être conçu au moyen d'exercices de découverte du sens qui font éclater le cadre étroit des règles. Soit un dossier de début de l'année (7°semaine environ) : chez l'épicier. Matériel à utiliser : - une planche murale représentant une rue d'une ville africaine - deux personnages déjà connus parlent : Môuna et Aïcha - devant la maison, le grand-père est assis sur une chaise, appuyé sur sa canne - au bout de la rue, on aperçoit une épicerie à l'enseigne " Chez..." I. Objectifs langagiers . entrer en contact avec quelqu'un . engager une conversation . proposer à quelqu'un de faire quelque chose . accepter, refuser de faire quelque chose Remarque Le thème "X va à l'épicerie acheter du riz" fournit l'occasion d'étudier un ensemble d'actes de langage relatifs aux relations sociales, qui doit être l'objectif de l'enseignement à cette époque de l'année, II. Objectifs linguistiques Donner aux élèves les moyens linguistiques d'entrer en contact avec quelqu'un dans un but précis. 32 III. Contenus THEME VOCABULAIRE SYNTAXE Chez l'épicier ce matin, aujourd'hui (comment) ça va? un instant, un moment Ça va bien un magasin, une épicerie Tu veux + inf Combien ça coûte? ACTES DE LANCAGE Entrer en contact avec 5 bonjour quelqu'un * bonsoir Engager une salut conversation LECTURE A ce stade de l'année, il n'est pas question de faire lire l'élève mais de lui faire comprendre le mécanisme et l'utilité de la lecture en lui faisant découvrir la valeur de certains écrits sociaux qu'il peut rencontrer dans son entourage et reconnaître. Ecrits sociaux : rue, police, poste. ECRITURE Faire écrire le nom complet de l'élève en lui demandant de participer à la confection de la liste d'appel. DIFFICULTES PHONETIQUES PREVISIBLES i/u si z LANGAGE L'exploitation de la planche murale va permettre à la classe de comprendre le thème et de brosser les grands traits de l'histoire que les élèves vont élaborer au cours du dossier, avant de commencer le travail de la semaine proprement dit. INTRODUCTION 1. Le matin, le maître accueille les élèves en variant les formules de salutation : "Bonjour les enfants. Ça va ? Comment allez-vous ce matin ?" Il commente ensuite l'appel "X. est là aujourd'hui (ce matin) ? oui, il est là..." 2. Exploitation de la planche murale. "Qui c'est ? C'est Aïcha, la soeur de... C'est Abdallah, le grand-père de... Et la petite fille quel âge a-t-elle ? C'est une amie de Saïda. Elle s'appelle Mouna. Saïda est là. Où est-elle ?" 3. Le lieu de l'action, (où ?) "Où est Aïcha ? Elle est dans la rue, devant sa maison. Où est le grand-père ? Il est à côté de la porte. Qu'est-ce qu'il y a au bout de la rue ? Un magasin, une épicerie." 4. L'action elle-même, (quoi ?) "Mouna a quelque chose à la main. Qu'est-ce que c'est ? Qu'est-ce qu'elle veut ?" PREPARATION DES DIALOGUES : suggestion d'activités 1. Actes de langage à faire acquérir - saluer, entrer en contact - engager une conversation - proposer à quelqu'un de faire quelque chose - accepter 33 2. Activités - situations de classe - mimes - microdialogues $ - chansons, poèmes, comptines 3. Réalisation de plusieurs dialogues obtenus en combinant actes de langage et activités qui précèdent. Exemples : En situation de classe 1. Un élève est en retard. Le maître l'oblige à le saluer, à saluer ses camarades. 2. Un élève est absent. Le maître : "Où est X ? Il est absent. Il est à la maison. Ça ne va pas ? Il est fatigué ?" 3. Un élève fatigué. Le maître. "Ça ne va pas ce matin ? Qu'est-ce que tu as ?" 4. Le maître demande à un élève de faire quelque chose (remplir le seau, effacer le tableau, etc.) et veille à varier les formulations en même temps qu'il change d'interlocuteur : "X, tu veux (est-ce que tu veux ? Est-ce que tu voudrais ?) effacer le tableau ?" Mimes Un élève passe au tableau et mime la pleine forme ou la fatigue. Les élèves : "Il ne va pas bien, il va bien, il est malade..." Chansons, poèmes Bonjour lundi Comment va mardi Très bien mercredi Dites à jeudi. De venir vendredi Jouer avec samedi Chez Monsieur Dimanche. Microdialogues 1. Un matin, les élèves se saluent et se demandent mutuellement des nouvelles de leurs parents. 2. Tu rencontres un copain (un voisin, le directeur). Qu'est-ce que tu dis ? Qu'est-ce qu'il dit ? 3. Tu vas au magasin "Chez Abdou ". Tu salues l'épicier. Il te répond. 4. Tu proposes à un copain de jouer à, au... Il accepte. DIALOGUES POSSIBLES : Mise en scène des dialogues élaborés par la classe. Le maître fournit les énoncés nouveaux et joue un ou deux rôles pour faciliter la tâche des enfants. 1. Premier dialogue Personnages : Abdallah et Mouna (saluer, entrer en contact) - Bonjour ou bonjour grand-père ou bonjour Hadj Abdallah - Bonjour ma petite ou bonjour Mouna. Comment vas-tu ? - Je vais bien, merci grand-père. 3H 2. Deuxième dialogue y Personnages : Mouna et Alcha (saluer, entrer en contact) - ATcha salue Mouna - Mouna salue Alcha \ - Alcha demande des nouvelles de Mouna (Comment vas-tu? Ça va?) - Mouna répond : Ça va, merci ou ça va, merci beaucoup. - Alcha demande des nouvelles de la famille de Mouna (Comment va ton père ? Ta mère ?) - Mouna répond : Ça va. il (ou elle) va bien et expose l'objet de sa visite : Saîda est là? - ATcha appelle Saîda : Oui, bien sûr, un instant, je l'appelle "Saîda, Saîda ! Viens ! Il y a Mouna." 3. Troisième dialogue Personnages : Mouna, Saîda (saluer, entrer en contact, proposer à quelqu'un de faire quelque chose, accepter) - Saîda salue Mouna (Salut ou bonjour Mouna) - Mouna répond aux salutations et lui propose de jouer avec elle (Tu veux jouer à la poupée?) - Saîda accepte, lui demande d'attendre un instant (Oui bien sûr, un instant, j'arrive, attends, j'arrive) JEUX DE ROLES 1. Le "directeur" entre en classe, salue le maître et demande un élève : "Bonjour, ça va ? X est là? " Le "maître" répond : "Un instant, je l'appelle..." 2. Tu téléphones à X, tu lui proposes de jouer au football. Il accepte. 3. Grand-père demande à Saîd de lui lire le journal (ou une lettre). Il accepte. VERS L'UNITE SUIVANTE Faire émettre des hypothèses sur la suite des histoires inventées. COMPTINES Bonjour Salut, salut Ça va ? Bonjour Lulu C'est Amina. Comment vas-tu ? LECTURE Il s'agit, à ce stade-là de l'apprentissage, de continuer à familiariser l'apprenant avec des écrits fonctionnels. Ici : l'adresse. 1. Le maître montre une enveloppe, explique son origine et sa destination, recopie l'adresse au tableau et fait comparer les deux textes. Les élèves doivent bien comprendre qu'il s'agit d'un seul et même texte. 2. La salle de classe est transformée en ville : deux quartiers, quatre rues, quelques magasins avec enseignes et une Poste. Installer les écrits correspondants : Poste, Police, "Chez Abdou". Le reste des activités de "lecture" doit consister à faire observer et reconnaître les différents écrits fonctionnels sélectionnés dans le paysage de la "ville" imaginaire, puis à les classer et à vérifier qu'ils sont compris avant de les faire mémoriser. 35 ECRITURE ^ A ce stade de l'apprentissage, l'élève doit continuer à s'exercer à écrire son nom et, surtout, à comprendre l'utilité de cet exercice. L'exemple de la pçste et de T'adresse devrait l'y aider. Le dessin d'un timbre pourrait utilement conforter les acquis de la semaine en écriture (activité graphique). CONCLUSION Le dossier présenté ci-dessus n'est destiné qu'à démontrer la possibilité et la nécessité d'inscrire la méthodologie du français dans la réalité africaine. Celle-ci se réalise en tenant compte : - de la pratique pédagogique traditionnelle par la reprise de la leçon d'élocution qu'on trouvait déjà dans Mamadou et Bineta. - des conditions de l'enseignement à de grands groupes : la méthodologie proposée cherche à faire parler le maximum d'élèves, en évitant la confusion et le désordre. Elle utilise mais limite la répétition collective. - du français parlé en Afrique. La méthodologie ne vise pas l'enseignement systématique du français tel qu'il est parlé en Afrique mais elle ne s'interdit pas d'y recourir, bien au contraire, puisqu'elle l'utilise pour favoriser la compréhension et les échanges. L'appentissage de la communication est organisé selon une progression qui prend en compte les compétences réelles des apprenants. Ainsi, lorsque les compétences linguistiques des jeunes élèves débutants sont nulles (ou presque) la démarche privilégie l'acquisition des matériaux syntaxiques et lexicaux. En revanche, une fois acquis les structures et le vocabulaire élémentaire, la démarche évolue pour favoriser les échanges et la participation. C'est alors que, comme dans l'exemple proposé ici, le dialogue devient le point d'arrivée construit avec les élèves. On ne s'interdira pas, lorsque le besoin s'en fera sentir, d'utiliser le dialogue comme un point de départ à expliquer, à faire comprendre et au besoin mémoriser. Cette souplesse méthodologique doit aider les élèves à s'interroger et à développer des processus de compréhension par la perception des indices qui caractérisent toute situation de communication. 3G TABLE DES MATIERES Liste des participants 2 Etat de la recherche 3 Matrices sociolinguistiques 4 Sénégal 5 République Centreafricaine 6 Zaïre 7 Burkina-Faso 9 Congo 10 Cameroun... 11 Côte d'Ivoire 12 Méthodes 13 Domaines de la recherche 14 Moyens d'investigation 15 Constitution des corpus 15 Analyse des attitudes et des représentations 17 Norme endogène 21 Accidents 21 Apprentissage 21 Usage oral 22 Substance 23 Coordonnées sociales et culturelles 23 Enonciation, catégorisation de l'expérience, organisation de l'information 25 Différenciation 27 Propositions pour l'établissement de normes pédagogiques 28 La réalité scolaire 28 Les pratiques langagières en Afrique 28 La réalité sociolinguistiqué de l'usage mésolectal 29 La réalité géopolitique 30 Normes pédagogiques et nouvelles propositions méthodologiques i .30 Exemple d'un dossier type 32 33-