UNIVERSITÉ DE NICE d'Etudes de^Recherches Interethniques^arfnterculturelles ETHNICITE. CONNAISSANCE SOCIALE. INSERTION DES IMMIGRES. Contribution au Groupe de Réflexion sur l'immigration du COMMISSARIAT GENERAL DU PLAN. Victor BORGOGNO Lise VOLLENWEIDER-ANDRE3EN MAI 1986 Texte établi à partir de travaux menés en région Provence-Alpes-Côte d'Azur, avec le soutien de l'EPR et du CNRS, (contrat n° 40-34 5949). BIBLIOTHEQUE DE L'UNIVERSITE SECTION LETTRES 100, Bd Herriot 06200 NICE "F*XDE,Rjl.C-- Q qvf IDERIC 63, Bd delà Madeleine -Bât. A-06000 NICE (France) - Téléphoné, 93.44.82.44 £3 SOMMAIRE Pages I Nécessité et difficulté de distinguer la visée de l'acteur de celle du chercheur dans l'activité de connaissance 1 II Un modèle épistémique central de relation symboli¬ que aux étrangers 4 III Ce que révèle l'épistémie statistique 4 II1]_ Les deux instances de production de connaissance 222 le2_I:£ï:2222r2 ^ 1112 La structure épistémique des production statistiques 6 112 Un programme d'ethnicisation des rapports sociaux. 11 112^ Lâ_^2222i2ii22ii22_^22_£2i2£i222_22222.12 2 ^ II22 Effet du programme d'ethnicisation sur l'intersub- ^ectivi té_j__la_f rontière_SYmb°ligue 13 III Une nouvelle situation migratoire et un nouvel étran¬ ger 15 1111 L'autre anthropologique 16 1112 Les dispositions subjectives engagées dans les rela¬ tions propres à la nouvelle situation migratoire : variabilité des altéritës 19 1113 Les conditions de l'interaction ethnique dans la nouvelle_situation_migratoire 21 n 13 222£_iel_n22Ye22x_2££2222r2_22_e2Y.iE22DË5ï2BÎ:_2Y?iP22~ lique_disc2ntinu 21 11132 Les logiques de l'interaction ethnique et_lgur_dé- rive : ambiguité de l'identité 23 IV Le déplacement des frontières symboliques et ses 22 22 222222e 2 ^0 IVl Un nouveau procès d'ethnicisation : le positionne- 2}22ï_l22_222ve2ux_2i£222ers 3 2 IVl L§_définition_de_lJ_assimilation_institutionnelle. . 32 ./• IVl L'apgel_à_la_causalité_diaboligue 33 IV2 Le positionnement des anciens étrangers dans le nouveau_procès_dJ_ethnicisation 36 IV22_ Un repositionnement global et synchronique impli¬ quant nationaux, anciens étrangers et nouveaux étrangers 36 IV22 L'assimilation extra-institutionnelle des anciens étrangers ou la désethnicisation immédiate 41 IV3 L§_déglacement_des_f ronti|res_§Yn}boligues_et_le désajustement des différents niveaux de la connaig- ^ L'interpénétration et le renforcement réciproque de la visée d'ethnicisation politique et de la visée d'ethnicisation coloniale 4 3 IV3 2 Çonséguences_ul times_et_cr itigue s _de_l_|_ interpéné¬ tration 46 IV3^ Les problèmes de communication entre les deux ni- veaux de la connaissance sociale 47 VISEES EPISTEMIQUES CONNAISSANCE SOCIALE ET RELATIONS INTERETHNIQUES Nécessité et difficulté de distinguer la visée de l'acteur et celle du chercheur dans l'activité de connaissance. Il est des domaines qui, plus que tous autres, demandent que l'on soit attentif aux types de visée dans lesquels s'inscri¬ vent les activités de connaissance qu'ils suscitent, quelle que soit la conscience qu'en ont ceux qui développent ces ac¬ tivités . Tout indique que le phénomène migratoire est de ceux-là. Nous croyons possible de distinguer deux grands types de visées. La première de ces visées est celle qui, en dernière analyse, prend sa source dans les exigences de l'action. Il s'agit d'abord, dans ce cas, de contribuer à résoudre des problèmes, ou d'améliorer des situations difficiles, et, plus générale¬ ment, de modifier le cours des choses. Ici, la connaissance motive et éclaire l'action. Mais celle- ci, notons-le, tend à fixer à la première le cadre de son dé¬ veloppement, et à lui désigner les voies dans lesquelles il convient qu'elle s'engage. Nous proposons d'appeler cette visée, visée programmatique. La seconde visée est supposée s'enraciner dans un pur désir de Connaissance dédaigneux des fins pratiques, qui puise son aliment en lui-même, et dans le surgissement quasi-spontané de questions en apparence éloignées des urgences sociales et des nécessités de l'action. Pour construire le cadre de son déploiement, la connaissance ne s'appuie, ici, sur aucun prin¬ cipe extérieur à sa propre finalité. Nous proposons d'appeler cette seconde visée, visée heuristique Il est clair que cette distinction entre les visées épistë- miques, fait écho à l'opposition familière chercheur/acteur (ou à toute autre opposition épousant ce paradigme.), et que de toute évidence la visée heuristique doit être attribuée au chercheur, comme son apanage légitime, tandis que la visée pro¬ grammatique caractérise en propre l'acteur (agent administratif acteur politique, militant etc.). 2 Il nous semble''cependant que dans la réalité les choses ne sont pas aussi tranchées. Tout d'abord il faut concevoir l'opposition entre nos deux visées épistémiques sous la forme d'une figure bipolaire pré¬ sente, comme virtualité dans toutes les démarches; si bien que chacune d'entre elles ne fait que se rapprocher en ten¬ dance d'un des pôles sans jamais réaliser parfaitement l'un ou l'autre des types de visée. Dans toute visée heuristique demeure, au moins, un résidu programmatique irréductible, et toute visée programmatique comporte une dimension heuristique. Les risques de confusion sont encore plus grands dans certains champs de réflexion sociale caractérisés par de vifs débats, et où le statut professionnel ou social des individus est loin de toujours permettre de prédire le type de visée qu'ils ont adoptée. On y voit certains chercheurs, à leur insu, ou en rai¬ son d'une position délibérément assumée, s'engager dans la voie programmatique, tandis que certains acteurs n'estiment pas su¬ perflu ni hors de leur compétence d'emprunter, plus ou moins longuement, les sentiers heuristiques, contestant le monopole des chercheurs sur ceux-ci. Ce qu'il importe.de saisir c'est la nature des rapports qui s'instaurent entre visée programmatique et visée heuristique (compte tenu du caractère tendanciel des classifications dans ce domaine), c'est-à-dire entre ceux qui pratiquent l'une et ceux qui pratiquent l'autre, indépendamment de leur statut for¬ mel . Les deux démarches se distinguent sur un point essentiel, celui des limites fixées à la production de la connaissance. Et nous entendons le terme production dans ses deux connotations : création, constitution, d'une part; mise au jour, divulgation, de 1'autre... La visée heuristique commande d'embrasser le plus largement possible la réalité sociale, de l'explorer de la manière la plus approfondie, et,pour ainsi dire, sans retenue. Il n'y a donc 3 aucune information, aucune donnée qu'elle s'interdise de re¬ cueillir ou de produire, et le souci des conséquences sociales de leur divulgation est absent de cette vue. Le destinataire idéal des analyses est une sorte de reflet du chercheur, sup¬ posé capable de la même distance et de la même neutralité em- pathique que celui-ci. La visée programmatique est par nature sélective. Nous ne vou¬ lons pas dire par là que ceux qui la pratiquent manquent aux règles scientifiques, mais que la production des données ou des résultats auxquels elle parvient, fait intervenir dans le mouvement même des analyses, et de manière indissociable, un principe axiologique extérieur à celles-ci. Ces données et ces résultats sont affectés d'un exposant qui marque leur ap¬ partenance profonde à la sphère de l'action, même si la repré¬ sentation que s'en donne leur "producteur" reste impeccable¬ ment scientifique. Cette différence entre les deux démarches ne doit pas seule¬ ment être considérée en elle-même, descriptivement, mais au point de vue dynamique des oppositions et des différends qu'el¬ le peut engendrer. Tout d'abord, il est indéniable que ceux dont les dispositions les conduisent à inscrire leurs activités de connaissance, dans une visée programmatique,seront portés à mettre en doute la neu¬ tralité de ceux qui choisissent une position heuristique. Dans bien des cas, ils récuseront même la possibilité théorique d'une telle position, en invoquant l'idéologie, consciente ou incons¬ ciente, qui ne saurait manquer, selon eux d'animer tout cher¬ cheur, quelles que soient ses dénégations sur ce point. Mais d'une manière plus précise quand on se trouve en présence de questions ou de domaines qui font l'objet, dans l'immédiat, de vifs débats et où s'exacerbent parfois des antagonismes po¬ litiques, les tenants de la visée programmatique peuvent esti¬ mer avec quelque raison que dans ce cas au moins, la visée heu¬ ristique est tout simplement impossible à tenir malgré qu'en ait celui qui l'a choisie. 4 Il ne saurait, soutiendront-ils, y avoir d'information ou de données neutres par essence : celles-ci reçoivent leur sens et se voient attribuer une finalité par l'utilisation qui en est faite dans le débat social qui les absorbe sitôt qu'elles ont émergé. N'importe qui peut, en effet, s'en saisir et, les affectant d'un exposant axiologique approprié, l'utiliser con¬ formément à ses desseins et selon ses propres vues, les réin¬ troduisant ainsi dans une visée programmatique particulière. Il y aurait ainsi des questions ou des thèmes sociaux, exclu¬ ant par nature toute approche heuristique, sinon, peut-être, d'un point de vue historique, quand le temps a fait son oeuvre et que les passions se sont apaisées. Au premier rang de ceux-ci nul doute qu'il faille, dès lors, situer le phénomène migratoire (par quoi nous entendons l'im¬ migration elle-même et l'ensemble des processus sociaux qui lui sont associés ou qu'elle engendre.). Car il est vrai qu'une pression presque irrésistible se fait sentir dans ce domaine d'analyse sociale, qui pousse à la récusation de toutes les vi¬ sées heuristiques et à leur absorption par le jeu complexe des visées programmatiques. Nous pensons quant à nous que cette tendance fait problème et qu'il est important de réfléchir aux conditions du maintien ou de la réhabilitation des points de vue heuristique, dont nous soutenons qu'ils représentent un enjeu essentiel... et es¬ sentiel notamment pour qui veut que le débat programmatique se déroule dans des conditions satisfaisantes. II Un modèle épistémique central de relation symbolique aux étrangers. III Ce que révèle l'épistémie statistique. Cet enjeu est particulièrement présent dans les interrogations portant sur la forme que doit prendre la production de l'infor¬ mation statistique sur les étrangers, ou les immigrés. 111 Les deux instances de production de connaissance sur les Etrangers. Un tel questionnement, pour être fructueux suppose que l'on ait répondu, au préalable, à la question essentielle de la possibi¬ lité pour cette production de s'effectuer selon un mode heuristi¬ que. Une production épistémique de cette nature n'est-elle pas ir¬ rémédiablement condamnée à être conditionnée par une visée pro¬ grammatique sous-jacente, explicite ou dissimulée ? C'est sur 5 ce point que nous aimerions maintenant développer quelques réflexions. Pour commencer, il est utile d'examiner le mode actuel de pro¬ duction des statistiques sur les étrangers, tel qu'il se lais¬ se identifier dans les corpus effectivement publiés et diffu¬ sés : recollections effectuées au niveau national, ou aux ni¬ veaux régionaux et contenues dans des brochures spéciales. Cet examen doit être mené en même temps sous l'aspect de la constitution interne des produits, et des effets prévisibles de leur diffusion sociale. Ce qu'il importe tout d'abord d'affirmer, c'est que le fait que l'on ne puisse désigner avec précision le "sujet" scientifi¬ que ou "connaissant" qui en est l'auteur n'est pas de nature à priver de sens la question de la visée dans laquelle de tels produits s'inscrivent. Il faut considérer le "lieu", comme on dit parfois, d'où cette production surgit, et concevoir un au¬ teur collectif s'inspirant d'un mode de pensée qui participe des représentations sociales dominantes. Si la visée n'est pas assignable à un sujet précis, actuel, elle n'en est pas moins présente, à l'état incorporé ou cristallisé dans les recollec¬ tions, et offre amplement matière à l'analyse. Donc, question : la visée dans laquelle s'inscrivent ces pro¬ duits est-elle heuristique ou programmatique ? et si elle est programmatique, de quel programme s'agit-il; comment peut-on le décrire ? Une bonne manière de répondre à cette question serait de se rapporter à ce qui est dit - ouvertement ou non - sur ces points, par les responsables, ou les institutions responsables, de ces productions : d'interroger ce qu'on pourrait appeler la métacommunication développée sur ces formes de communication par leurs auteurs. Ce qui est révélateur c'est l'existence de deux institutions 6 publiant des informations statistiques sur les étrangers : une autorité "de police",^^ le Ministère de l'Intérieur et un "service collectif" de production de connaissance, l'INSEE. Ce partage des fonctions entre les deux institutions paraît en lui-même indicatif. A la première est assignée la charge de rassembler des infor¬ mations clairement conçues d'un point de vue administratif, et selon des catégories administratives. Cette "production" pa¬ raît donc bien s'inscrire dans une visée programmatique; un programme dont on pourrait dire qu'il est celui de la gestion de la pénétration étrangère sur le sol national; la publicité donnée aux informations visant implicitement - second volet "souterrain" du programme - à réinvestir de sens pour la re¬ présentation collective la distinction, pourtant socialement factice, entre "être" national et "être" étranger, distinc¬ tion que la vie sociale par sa dynamique propre menace à cha¬ que instant de dissoudre. III2 La structure épistémique des productions statistiques. La seconde institution prend en charge,en apparence,la produc¬ tion et la diffusion des connaissances effectuées en référence à un questionnement social supposé préexistant et largement ou¬ vert, et, de plus, dont la diversité d'origine et de nature, semble estomper, voire annuler la dimension programmatique : ce type de "production" paraît donc bien répondre à une finalité heuristique. Un examen plus approfondi des productions de l'INSEE, dans notre domaine d'étude, conduit à mettre en doute cette conclu¬ sion. L'examen dont nous parlons ne porte pas sur le contenu intrin¬ sèque de l'information véhiculée, ni sur son exactitude, sa pré¬ cision, son objectivité, ou les conditions de son recueil - toutes irréprochables -, mais s'attache à la forme d'appréhension (1) Le sens que nous donnons à ce terme est à distinguer du sens étroitement... policier qu'il a ordinairement : il s'agit ici de tout ce qui concerne l'administration de la Cité, la "polis". 7 cognitive de la réalité sociale dont témoignent les points de vue selon lesquels les données sont recueillies, mises en rap¬ port entre elles, et agencées en unités d'analyse; bref, ce qu'on pourrait appeler la structure épistémique cachée des cor¬ pus . Un tel examen permet facilement de dégager sous l'apparence heu¬ ristique le fondement programmatique clairement identifiable sur lequel repose ce type de production statistique. Comment représenter ce programme ? On peut dire que les formes de connaissance exposées valent ici création et reproduction d'un rapport symbolique aux populations étrangères qui est de nature à surdêterminer ou subvertir, le cas échéant, toutes les formes de rapports sociaux noués entre ces populations et les populations d'accueil. La représentation collective se trouve conviée à la (re)décou¬ verte d'un étranger qui est en même temps invention en lui-même du sujet national,pour qui la porte ou l'adopte. Brièvement dit, ce programme est un programme ethnique, si l'on entend ce terme au sens fort de ce qui a trait au peuple, à la nation, aux"gens de soi". (R. Jaulin) Ce programme se marque dans deux types d'effet. Le premier de ces effets est ce que nous proposons d'appeler l'effet de mise en garde. Il se dégage implicitement et globale¬ ment des produits; sous deux aspects ; . Il y a d'abord ce qu'on pourrait nommer l'imposition du devoir de connaissance. Cet effet résulte de la réaffirmation par les corpus du seul fait de leur existence, en cette forme, et indé¬ pendamment de leur contenu détaillé, qu'il importe, et qu'il est sensé, de réunir en un même dispositif de connaissance, donné comme parlant de lui-même, toutes les informations disponibles sur la population de tous les étrangers, d'identifier en les rassemblant en un même lieu graphique, toutes leurs caractéris¬ tiques, celles-ci seraient-elles considérablement éloignées en¬ tre elles; 8 . associée à l'effet précédent, s'insinue et se renforce l'évi¬ dence qu'il convient de classer les éléments quantitatifs qui contribuent à la connaissance des étrangers, dans la catégorie conceptuelle des indicateurs. Ils sont doublement signifiants, de la réalité qu'il représentent, et d'une réalité en creux dont ils marquent l'absence. Ce qu'indiquent ces singuliers indicateurs est rarement expli¬ cité, mais l'analyse de certains discours sur l'immigration au¬ rait tôt fait de faire apparaître qu'ils sont à entendre comme la mesure desmanques qu'ils ont la propriété "pernicieuse" de combler. En eux s'exprime une substitution, ou une suppléance dont il importe de mesurer et de contrôler l'étendue, particu¬ lièrement dans des domaines, comme la démographie et l'économie, où règne en maître la symbolique de la croissance et du déclin. Les débats publics sur le nombre "exact" des étrangers,sur les "véritables" chiffres de l'immigration, sont en rapport étroit avec 1'"effet" que nous décrivons ici : quelle que soit la na¬ ture et l'étendue des divergences quant aux données chiffrées, les positions engagées ont pour propriété de partager la même visée programmatique, dont ils renforcent la légitimité. Le ré¬ sultat le plus clair des controverses, aussi vives scient-elles,sur les dénombrements c'est la réaffirmation consensuelle par leurs protagonistes, qu'il y a bien là quelque chose qu'il est sensé de dénombrer de cette manière. La notion de seuil de tolérance aux étrangers est certainement absurde dans son contenu, tout le monde en convient, mais comme fait êpistêmique intervenant dans le rapport aux étrangers, elle est dans la logique de la visée programmatique légitimement in¬ corporée elle, dans les produits statistiques. Le niveau où se situent la limite ou le seuil apparaît vite indécidable, sur ce point,1'accord est facile à obtenir, mais le sentiment qu'il existe un seuil, que là s'indique un impérieux devoir de quanti¬ fication - qu'avec les étrangers, il y a des limites!" -, est, lui, indéracinable, et en harmonie avec l'actualisation statis¬ tique que nous évoquons. 9 Ainsi, nous inclinons, quant à nous, à penser qu'il faut pren¬ dre très au sérieux, dans son expression mais surtout dans ses effets, la notion de seuil de tolérance aux étrangers, non pour ce qu'elle se donne elle-même, - l'élément d'un diagnostic ou d'un pronostic - mais comme symptôme : le symptôme de la diffu¬ sion dans les consciences nationales du programme de connaissan ce ethnique. Le second type d'effets par lequel se traduit la visée program¬ matique que nous décrivons ressortit à ce qu'on pourrait appe¬ ler 1'entification (E. Durkheim) de la catégorie statistique. Les individus et les groupes retenus, classés, et décrits dans de tels dispositifs, reçoivent de cette opération, dans 1'imagi naire social,une sorte d'identité commune dont le fondement fi¬ nit par être pensé, avec plus ou moins de force, comme réel. Le rapprochement dans le même dispositif de connaissance, quel que puisse être le caractère incontestable de sa justification opératoire, de populations ou de groupes sociaux que tout dis¬ tingue ou oppose parfois, condition sociale, origine, culture., excepté l'attribut négatif de la non-appartenance à la commu¬ nauté nationale, impose confusément l'idée que cet attribut est une qualité substantielle ou positive. Ainsi se constitue et accède à une existence qui, bien qu'ima¬ ginaire n'est pas dépourvue de conséquences réelles pour les in tëressês, une sorte de nation des étrangers, reflet inversé de la nation des nationaux, dont les différenciations internes, aussi accusées soient-elles, ne sauraient pas plus que dans le cas de cette dernière, altérer l'unité profonde, et qui dresse la figure menaçante de l'autre non plus à nos portes mais dans nos murs. L'exemple le plus suggestif dans ce domaine nous est sans doute offert par la manière dont sont appréhendés les mariages impli- quant des étrangers. Essayons de discerner, avant d'en venir a cet exemple, ce qui, d'un point de vue purement heuristique, pourrait se révéler important ou significatif dans ce domaine. On peut concevoir les catégories de faits suivants : 10 les mariages sur le sol français d'étrangers originaires du même pays les mariages inter-nationaux ou inter-mariages : ceux qui im¬ pliquent un(e) Français(e) et un(e) étranger(e) de telle ou telle nationalité, mais aussi les mariages entre étrangers de nationalités différentes. et enfin un troisième groupe qui peut coïncider parfois avec la catégorie précédente sans pour autant se confondre avec elle : les mariages mixtes proprement dits... Précisons, le terme mixte est entendu ici dans un sens qui le rapproche de de son acception anthropologique originelle; dans le cadre conceptuel auquel renvoie l'usage en ce sens de la notion de mixité, celle-ci n'est pas fonction des critères de l'observa¬ teur mais découle des points de vue engagés par les "observés", de leurs propres modes de catégorisation. Bref des critères (inter)subjectifs qui conditionnent le sentiment d'"altéra¬ tion" . (Si bien qu'un mariage inter-national - entre maghrébins de nationalité différente par exemple - peut parfaitement ne pas être dit mixte tout au moins anthropologiquement.) ^ Voilà donc à peu près comment une visée strictement heuristi¬ que baliserait ce champ de connaissance (nous laissons ici de côté la question de la possibilité purement technique de réu¬ nir l'information nécessaire.). Or, que constate-t-on dans les produits statistiques actuels sur les étrangers ? Seuls deux types de mariage retiennent l'attention des auteurs, offrent du sens, sont présentés, plutôt,comme porteurs de sens à la représentation sociale. Les mariages impliquant un(e) national(e) et un(e) étranger( Les mariages entre étrangers. Et les premiers se voient désigner sous le nom de mariages mix¬ tes tandis que, parmi les mariages entre étrangers, les maria¬ ges inter-nationaux - ou "inter-mariages" - ne sont pas distin¬ gués des mariages entre étrangers de la même nationalité. (1) Cet aspect a été mis en évidence par Madame Jocelyne Streiff-Fenart (I.D.E.R.I.C.) dans ses recherches sur les mariages mixtes. 11 On est à même de saisir ici comment par le seul choix des classes de données prises en considération et par l'organi¬ sation signifiante de leurs relations, se manifestent les particularités du programme ethnique de connaissance que nous décrivons. Le seul métissage, la seule altération réciproque qui soit présentée implicitement comme ayant du sens et de l'importance est le métissage entre ces êtres - quelque peu "introuvables" pourtant - que sont un(e) national(e) et un(e) étranger(e). Les mariages entre étrangers de nationalité différente - aussi grandes que soient les distances de toute nature séparent les conjoints - qui peuvent pourtant présenter des figures inso¬ lites dignes de la plus grande attention, restent des "maria¬ ges entre étrangers" : ils relèvent en somme d'une "endogamie" fantasmatique, propre à la nation des étrangers. Qu'on nous entende bien : notre analyse n'implique aucune critique sur 1'"économie" méthodologique de la démarche qui se développe rigoureusement à partir d'une axiomatique et des critères de classification clairement énoncés. Ce qui nous importe de sou¬ ligner, c'est le rôle joué par ces "productions sociales" de connaissance dans l'émergence et la reproduction sociales, d'une anthropologie imaginaire, dont les effets sont, eux, bien réels, et qui nourrit en retour souterrainement le sol où elles plongent leurs racines ëpistémologiques. Autrement dit, les barrières entre disciplines s'évanouissent lorsque les connaissances que celles-ci produisent sont offer¬ tes à l'appropriation sociale : la statistique comme la démo¬ graphie se muent irrémédiablement en anthropologie. Une trans¬ formation qui n'est si bien accomplie que parce qu'elle est déjà présente en germe dans la visée programmatique qui, dans notre domaine, oriente le travail de ces disciplines. 112 Un_programme_d^ethnicisation des rapports sociaux. 112-^ La_désocialisation_des_relations_sociales. L'anthropologie, ou la socio-anthropologie imaginaire que les produits statistiques contiennent en puissance et/ou qu'ils ont le pouvoir de susciter, intervient dans la représentation 12 sociale sous la forme d'une grille interprétative subrep- tice qui déforme l'appréhension courante, mais aussi dans bien des cas scientifiques, des caractéristiques socio-éco- nomiques-"phênoménales-" des diverses populations étrangères et empêchent d'accorder aux différences sociales parfois con¬ sidérables qui les distinguent entre elles tout le poids et le rôle qu'elles méritent (et qui si elles étaient convenable¬ ment appréciées finiraient par vider de toute pertinence la catégorie d'"étrangers" comme mode spontané d'interprétation d'une certaine réalité sociale. L'expression limite de cette déformation est la totale "eth- nicisation" de la perception des étrangers, l'attention ex¬ clusive accordée à cette altérité ethnique fantasmatique comme caractéristique fondatrice de l'être social de l'étranger, dont l'image se voit ainsi littéralement désocialisée. Mais cela va plus loin. En effet, par ailleurs, on l'a vu, cette opération symbolique d'ethnicisation et de désocialisa¬ tion de l'étranger, va de pair avec une opération semblable dont est objet le "national". Plus exactement dit, il s'agit de la même opération. L'une ne va pas sans l'autre. Le natio¬ nal se voit pareillement désocialisé, ethnicisé. Si bien que tend à se constituer un cadre conceptuel implicite, dont la pensée sociale,mais aussi parfois scientifique, paraît souter- rainement tributaire et dans lequel les rapports entre popula¬ tions étrangères et populations nationales ne parvient plus à être pensés comme des rapports proprement sociaux, dont l'in¬ telligibilité est conditionnée par la prise en considération de toutes les spécificités sociales de leurs protagonistes, et notamment leur condition socio-économique respective : tout rapport tend à s'identifier immédiatement à la figure figée du rapport interethnique, ou plus exactement ne saurait avoir une autre substance. En toutes occurrences, ces rapports sont con¬ çus de telle manière qu'ils paraissent reproduire, une sorte de rapport fondateur central qui met aux prises le groupe "en- tifië" des immigrés ou des étrangers et la "société d'accueil". 13 Dans cette vue, la société d'accueil apparaît comme une to¬ talité non-sociale, reproduite tout entière à l'identique dans chacun de ses membres, aux prises avec un étranger par¬ tout identique à lui-même. Elle est massivement dominante, certes, mais à la manière d'un environnement réifié et figé; aucun sujet collectif - classe ou groupe d'acteurs - n'appa- rait comme particulièrement désigné par sa condition sociale ou son rôle dans la société d'immigration, pour être plus par¬ ticulièrement impliqué dans le processus d'insertion de ces étrangers, et notamment pas la classe populaire nationale dont les membres sont pourtant les voisins sociaux et spatiaux des immigrés. 112 Effet du programme d'ethnicisation sur l'intersubjectivité : la frontière 2 t _ symbolique. Cette représentation ethnxcxséeet dësocialisée de l'étranger intervient ou fait sentir ses effets en divers "lieux" et ni¬ veaux êpistêmiques; elle circule, pour ainsi dire des produits statistiques que nous avons décrits, à certaines démarches scientifiques, de la pensée sociale spontanée aux analyses engagées dans certaines formes du travail social. Aucun de ces lieux ou de ces niveaux ne doit, selon nous, être considéré comme le lieu antécédent de son émergence : le lieu de la cause première ou celui de l'instituant; ou plutôt, il n'y a, selon nous, aucun avantage scientifique à espérer d'une tentative conduite pour définir un tel lieu... On peut toujours bien sûr, intégrer cette recherche à une vision théorique qui la surplomberait, en lui désignant par avance, axiomatiquement, la cause première du phénomène, état, idéologie, etc... Une tel¬ le démarche n'est pas de nature à accroître l'intelligibilité de celui-ci, seul point de vue qui nous intéresse en l'occuren- ce. Ce qui serait plus intéressant en revanche d'évoquer, c'est le mode d'articulation de cette représentation avec la logique autonome des relations sociales, son impact sur 1'intersubjec¬ tivité de ces relations. Nous ne pouvons ici que donner de brèves indications sur ce 14 point. On peut dire que la représentation ethnicisëe de l'étranger (et par conséquent du national qui est "sujet" à celle-ci...) suspend, en règle générale, - en temps ordinai¬ res... - ses effets, qu'elle subsiste à l'état latent, mais qu'elle peut s'actualiser tout à coup selon les circonstan¬ ces, ou en des moments décisifs. Elle investit alors et sup¬ plante la forme ordinaire de la relation. Elle la vide de sa socialitê. Le "national" se voit rappeler à l'exigence de (re)connaître en cet autrui, souvent familier, un autre que celui-ci, un autrui collectif que ce familier, si familier soit-il, et quel¬ que regret que tous deux peuvent en concevoir, n'a pas le pou¬ voir de conjurer et d'abolir en lui-même. Si l'on voulait résumer ces caractéristiques surprenantes du champ d'intersubjectivité qui est engagé dans la relation nouée entre un "national" et un étranger, on pourrait dire que l'un et l'autre "sujets" sont séparés par une frontière symbolique par dessus laquelle l'échange social est en général possible, mais qui peut à tous moments se fermer; une frontière dont la perpétuation doit beaucoup, il faut le remarquer, à l'activité de connaissance qui en sa forme instituée traverse tout échange social. Tous les phénomènes d'interpénétration sociale ou d'ex¬ clusion, de ségrégation ou d'intégration auxquels ouvre la pré¬ sence des étrangers, s'ils ont leur logique autonome parfois, vont cependant être marqués par le problème de cette frontière. La situation que nous venons de décrire fait apparaître qu'il y a indéniablement harmonie et correspondance entre la frontière symbolique telle qu'elle existe à l'état incorporé dans les pro¬ duits statistiques - ou telle que ceux-ci la manifeste en contri¬ buant ainsi à sa reproduction sociale - et la frontière symbolique (1) Il faut être prudent dans l'emploi de ce terme, et se garder du passage de la métaphore à la naturalisation de la métaphore. Il n'en reste pas moins vrai que le terme est si adapté à la réalité, qu'il est d'un emploi particulièrement fructueux au plan heuristique. 15 qui étend son empire dans les champs d'intersubjectivité où s'inscrivent les relations entre nationaux et étrangers. Cette harmonie est le signe même de la communauté programmatique qui les lie. III Une nouvelle situation migratoire et un nouvel étranger. Dans le passé, dans les situations migratoires du passé on peut affirmer que par rapport aux effets sociaux de cette fron¬ tière symbolique, tous les étrangers étaient égaux. La dissolu¬ tion de cette frontière obéissait aux mêmes conditions et s'ef¬ fectuait, sans aucun doute, à un rythme à peu près comparable pour tous les étrangers. Elle était, cette dissolution, inter¬ prétée ou représentée comme un processus généralement traduit par le terme "assimilation", ou tout autre terme appartenant à la même nébuleuse sémantique; un processus encouragé, en tout cas par la société d'accueil, et qui était supposé tout devoir cependant aux capacités, aux dispositions, et, surtout, à la volonté des étrangers. L'acquisition de la nationalité, la natu¬ ralisation, venait, selon les représentations en vigueur, cou¬ ronner ou parfaire les efforts déployés en vue de l'assimilation. La situation actuelle est bien différente. Nous connaissons, en effet, depuis les années soixante une si¬ tuation migratoire nouvelle, caractérisée par la coexistence et la juxtaposition de deux courants ou formes migratoires, tel¬ lement différents entre eux, qu'on peut se demander s'il est toujours pertinent de leur appliquer les mêmes concepts. On observe, d'un côté, le maintien de flux migratoires qu'on pourrait appeler "classiques" en ce sens qu'ils reproduisent, tendanciellement du moins, un courant d'échange de population intra-européen quasi séculaire, et, de l'autre côté, un courant migratoire différent du précédent non seulement par les popula¬ tions qu'il concerne mais aussi par le faisceau de causes qui le produit et de conditions qu'il connaît. Ce courant a son origine, c'est son trait majeur, dans le phénomène de la décolonisation et dans les situations d'inégalité dans les échanges économiques entre pays industrialisés et pays du tiers monde nouvellement indépendants, 16 qui ont succédé aux situations coloniales. Les populations qui appartiennent à cette "forme" migratoire proviennent en majo¬ rité d'Afrique et de pays anciennement colonisé par la France (notamment, bien sûr, du Maghreb...). C'est dans le domaine du réglage des frontières symboliques entre nationaux et étrangers que la situation migratoire con¬ temporaine va présenter ses plus importantes nouveautés. Elle appelle sur ce plan deux types de questions étroitement liées : . Tout d'abord, s'agissant des champs d'intersubjectivité spé¬ cifiques dans lesquels sont immergées les relations entre na¬ tionaux et étrangers, assiste-t-on à la reproduction, "à l'identique", du phénomène des frontières symboliques tel que nous l'avons décrit ? autrement dit,qu'en est-il du processus d1ethnicisation factice qui marquait, ou qui menaçait, toute relation unissant un national et un étranger ? . question corollaire : l'harmonie épistémique continue-t-elle de régner entre les divers lieux ou niveaux où s'effectue l'appréhension de la présence étrangère ? Plus précisément : y-a-t-il toujours communauté programmatique entre la pensée sociale spontanée et les produits statistiques ? ou encore, et plus simplement ces derniers sont-ils adaptés à la nouvel¬ le situation migratoire ? III1 Llautre_anthropolo2ique. Ce qui frappe, dès l'abord, c'est un véritable renversement. Si on constate toujours, en effet, dans le domaine de 1'inter¬ sub j ectivité , une ethnicisation de l'appréhension réciproque, elle est maintenant d'une toute autre nature : elle apparaît désormais jouir d'une existence autonome, non factice, et bien loin de paraître surdéterminer artificiellement les rapports sociaux, elle émane de ces rapports mêmes, comme d'un lieu fon¬ dateur . L'anthropologie qui envahit la socialité n'est plus fantasmatique 17 elle est bien réelle, et prend la forme du surgissement lanci¬ nant au coeur des rapports sociaux mêmes, d'une "question de l'autre" qui n'est pas un artefact politique. De manière concomitante, on assiste à l'émancipation des pro¬ cessus qui conditionnent l'édification des frontières symbo¬ liques, dont la dissolution ou le maintien ne dépend plus d'un réglage général subtilement accordé, s'effectuant à tous les niveaux sociaux, mais devient proprement anarchique et aléatoi¬ re . Cette émancipation se marque par une double déconstruction con¬ ceptuelle, celle des ensembles de populations impliquées d'une part et, de l'autre, celle du modèle, ou du mode, national d'ap¬ préhension de la présence étrangère et son éclatement en plu¬ sieurs types distincts, auquel correspond un éclatement sembla¬ ble du côté des populations immigrées. Il n'y a plus d'un côté le grand ensemble des populations étran¬ gères - dont les subdivisions nationales internes sont impuis¬ santes à empêcher l'homogénéisation que leur valent un processus d'insertion commun et de l'autre l'ensemble de la population nationale. Ces ensembles - populations étrangères et population nationale - se divisent en groupes dont non seulement les intérêt divergent, ce qui n'est pas réellement une nouveauté, mais dont, surtout, les dispositions "politico-culturelles" à l'égard de la question des frontières symboliques varient considérablement. On peut noter ici, à propos des populations nationales que, paradoxalement, désormais, l'immigration, loin d'être l'occasion, comme par le passé, d'une rêaffirmation discrète et implicite de l'unité na¬ tionale, devient, dans la nouvelle situation, un ferment de di¬ vision et d'antagonisme, (ou réveille des divisions et des anta¬ gonismes qui lui préexistent et qui ressortissent à la cultu¬ re politique plus que,directement, à la politique.) Les conditions de cette nouvelle "donne" migratoire sont telles que les caractéristiques socio-économiques et culturelles des 18 individus et des groupes ne permettent de prédire la nature de leurs dispositions dans ce domaine qu'avec une très gros¬ sière approximation; rendant ainsi difficile une approche sociologique bien fondée - ou fondée "classiquement" - de ces questions. Cette incertitude ne fait que traduire en fait l'irruption dans ce champ de la question des choix politiques, ou plus largement"praxêologiques^ des individus, qui impose à l'observateur de l'aborder conformément aux paradigmes des sociologies de l'acteur ou de l'action sociale. Il devient dès lors important de recenser les types de disposi¬ tions et/ou de positions à l'égard des frontières symboliques qui sont empiriquement identifiables, au moins sous la forme d'idéaux-types dans chacun des ensembles de population, démar¬ che qui coïncide avec une exploration du champ des possibles pour cette classe de phénomènes. (L'assignation sociale de ces positions demeurant une opération en partie distincte ou rele¬ vant en tous cas d'un deuxième temps de la démarche.). Par là on parvient à dessiner les contours de classes d'acteurs dont les positions respectives ne sont pas nécessairement congruen- tes avec ce que laisserait attendre leurs caractéristiques so¬ ciales . Avant d'en venir à un rapide examen de ces types, il convient de donner une précision qui découle du point précédent. L'em¬ ploi alterné des termes "position" et "disposition" ne résulte pas d'une hésitation. Chaque acteur est d'abord caractérisé par une disposition qu'on pourrait interpréter comme un fait de so¬ cialisation, et qui se traduit par l'observation spontanée de mode de clôture ou d'ouverture, à l'égard des échanges sociaux avec les étrangers; ceci se traduit au plan des phénomènes so¬ ciaux d'ensemble, par des effets d'interpénétration - ou d'ab¬ sence d'interpénétration - entre les groupes en présence, qui sont théoriquement mesurables. Mais de plus, et c'est en cela que le sujet se dédouble en ac¬ teur (contraignant l'observation à déplacer son centre de son "ethos" à sa "praxis".) est potentiellement capable, dans cette 19 vue, d'objectiver ou de mettre à distance (A Touraine) sa propre pratique, d'en faire la théorie, d'en affirmer la va- leur et de participer ainsi au débat public ou aux luttes qui ont les frontières symboliques pour enjeu direct ou indirect et aussi de transformer lui-même sa pratique, d'évoluer... Si bien que les oppositions entre classes d'acteurs des popu¬ lations nationales et classes d'acteurs des populations étran¬ gères ont deux traductions. Une traduction au plan des phéno¬ mènes sociaux, objectivement observables, d'interprétation/sé¬ grégation, et une traduction dans les débats sociaux ou poli¬ tiques où elles débouchent sur des alliances ou des antagonis¬ mes exacerbés. 1112 Les dispositions subjectives engagées dans les relations propres à la nou¬ velle situation migratoire : variabilité des altërités. Voici, en très grossière approximation ce qui nous paraît l'éventail de ces (dis)positions. Du côté des "accueillants" : 1. Clôture résultant d'un rejet raciste : nous donnons à ce terme la définition minimale et, nous en sommes conscients, trop imprécise, de classement racial infériorisant. 2. Clôture due à.une conception des identités collectives fai¬ sant intervenir un principe fondateur essentialiste.(D 3. Résistance à l'acceptation des nouveaux venus en raison du sentiment de discontinuité culturelle ressenti à leur égard (exigence corrélative d'une "adaptation"). 4. Ouverture inconditionnelle des frontières fondée sur une conception purement sociale des identités. Du côté des "nouveaux-venus" a. Clôture des frontières propres en raison d'une conception des identités collectives qui fait intervenir un principe fondateur essentialiste. (1) Ce type de conception de l'identité rejoint en partie ce que A. Touraine appelle identité fondée sur un "garant méta- social". Nous verrons plus loin sur quel point, à ce propos, nous nous séparons de cet auteur (A. Touraine. "Le retour de l'acteur". Paris : Fayard, 1984.). 20 b. résistance à l'insertion et clôture corrélative des fron¬ tières propres en raison du sentiment de discontinuité cul¬ turelle ressenti à l'égard des accueillants". c. aspiration inconditionnelle à l'insertion, et ouverture cor¬ rélative des frontières propres. Il convient de dire un mot pour compléter ce tableau, du rôle joué par les conditions matérielles, et - inséparablement - structurelles, de l'insertion. Deux remarques sur ce point : . Les situations de compétition ouverte sur le marché de l'em¬ ploi ou le marché du logement, favorisent, ou accroissent le poids social des positions 1/ 2/ et 3/. . La production abondante des signes de déclassement qui accom¬ pagnent les mauvaises conditions d'insertion (dans le loge¬ ment notamment.) renforcent également les positions 1, 2 et 3, qui en retour légitiment le maintien de mauvaises conditions d'insertion. On notera au passage qu'il se dégage de ce tableau une concep- tualisation de l'insertion des immigrés de nature à susciter certaines critiques, dans la mesure où elle paraît se situer à contre-courant de certaines approches très répandues. Tout d'abord en juxtaposant, sans les subordonner les uns aux autres, les facteurs relevant de la sphère des symbolismes, et des fac¬ teurs relevant de la sphère des déterminants matériels et struc¬ turaux, notre démarche contredit parmi ces approches celles qui, conformément au point de vue théorique qu'elles engagent, privi¬ légient le rôle des facteurs relevant de cette dernière sphère. Sur ce point, nous soutenons, en effet, qu'il faut réserver la question du point de vue théorique fondateur, ou de l'instance décisive "en dernière analyse", et qu'il est plus opératoire de considérer que les deux ordres de facteurs sont engagés dans un mouvement d'interaction systémique, selon une perspective épisté- mologique qui invalide, on le sait, ou qui porte à juger superflue 21 toute interrogation sur la "cause première" du système pour ne s'attacher qu'à la logique de son fonctionnement et aux condi¬ tions de son changement. Par ailleurs, notre perspective contredit une tendance assez gé¬ nérale, souvent corrélée avec la précédente, à simplifier à l'ex¬ trême la question des frontières symboliques, en lui substituant une vision qui, méconnaissant le jeu-complexe de l'interaction entre les positions, la rabat sur une alternative du tout au rien, de l'acceptation ou du rejet, du racisme ou du non-racisme. Cette schématisation interdit toute réelle intelligibilité des proces¬ sus en cause et décourage les tentatives d'amélioration; de plus elle contribue à créer une moralisation excessive du débat public sur ces questions. Enfin, notre démarche pourra paraître accorder une importance par trop réduite à la question de l'échange culturel proprement dit, et des graves problèmes qu'il est supposé poser en pareille situation. Nous ne pouvons guère nous étendre ici sur cette vas¬ te question. Nous dirons, un peu de mots, que, pour nous la ques¬ tion des frontières symboliques est logiquement (mais aussi dans les faits chronologiquement.) antérieure à celle de l'échange culturel. Loin de lui être subordonnée, c'est la première qui conditionne la seconde. III3 Les conditions de l'interaction ethnique dans la nouvelle_situa- tionjmigratoire. Notre description globale du nouvel état des frontières symboli¬ ques pourrait suggérer l'image fausse d'une situation stabilisée ou statique, aussi satisfaisante soit-elle par ailleurs. Pour parvenir à une représentation correcte et complète de cette si¬ tuation, et aussi pour être en mesure d'en prévoir ses conséquen¬ ces possibles, il convient de concevoir ses aspects dynamiques. D'où les quelques remarques qui suivent : 1113^ Pour les nouveaux étrangers un environnement symbolique discontinu. Tout d'abord quelle conclusion peut-on tirer, à partir de notre description, sur la nature de l'environnement social propre aux immigrés, à tout inmigrê ? Il est indubitable que cet environnement va porter la marque de la diversité des positions "symboliques" (quant aux frontières symboliques — ) des membres de 22 société d'accueil qui côtoient les immigrés ou sont en rapport avec eux. (Cet environnement répond à l'image d'une texture dis¬ continue, fragmentée et non pas à celle de l'envahissement par l'expression univoque de l'exclusion raciste etc'est cette hété¬ rogénéité et par conséquent cette imprévisibilité de l'environ¬ nement qui fait la spécificité de l'expérience sociale voire de la socialisation des jeunes descendants d'immigrés, et non un caractère uniformément hostile...). Si bien qu'on pourrait en conclure qu'il s'agit là d'une sorte de "donné"social, installé dans la stabilité et la durée. Rien ne serait plus faux que de croire que les (dis)positions des "accueillants" forment une sorte d'ensemble dont le caractère composite interne ne saurait compromettre l'équilibre global. Il faut au contraire prendre toute la mesure des facteurs de dé¬ séquilibre et d'incertitude, par lesquels se marquent, en fait, le caractère irrémédiablement historique des processus que nous étudions. L'ensemble de ces (dis)positions est, en effet, travaillé par des différences considérables de dynamisme entre les positions, ou entre les groupes qui les occupent (et où se marquent aussi les différences entre les degrés d'investissement "psychologiques de ces groupes.). Les positions 1, 2 et dans une moindre mesure 3, ont pour propriété d'avoir la capacité sociale d'acquérir un poids et une visibilité beaucoup plus grandes que les autres, et qui n'est pas nécessairement accordé avec l'étendue réelle de leur aire d'influence sociale. Elles tendent ainsi à s'assurer une position dominante dans le débat sur les frontières, et acquê rir le monopole de leur contrôle et des conditions de leur disso¬ lution. Ce déséquilibre est aggravé par les interventions de deux types d'acteurs particuliers: nous voulons parler de certains acteurs politiques, et de façon plus générale des gestionnaires sociaux ou socio-administratifs (le même individu pouvant parfois répon¬ dre simultanément aux deux définitions, dans le cas d'élus locaux notamment.). 23 . Du rôle de certains acteurs politiques, en général situés, on le sait, dans la mouvance de la droite ou de l'extrême droite il n'y a rien à dire qui ne soit déjà connu. Leurs stratégies les poussent à renforcer le déséquilibre en faveur des posi¬ tions de clôture; tandis que de manière plus générale ils fa¬ vorisent la diffusion culturelle des valeurs et des modèles qui sous-tendent ces dispositions. . Le cas des gestionnaires sociaux (élus, administrateurs.) est plus complexe. Même s'ils sont personnellement animés de dispo¬ sitions à l'ouverture, ils peuvent être contraints, malgré qu'ils en aient, à accroître le déséquilibre en faveur des posi¬ tions de fermeture, dans la mesure où ils ont â gérer pragmati- quement les effets sociaux et politiques du "débat" sur les frontières. Pour bien comprendre ce point, il faut avoir à l'esprit que les positions de fermeture (= d'exclusion) ne se donnent pas elles- mêmes comme l'expression d'une opinion, émises dans le contexte d'un différend, et s'offrant en quelque sorte à un arbitrage par les acteurs. Il ne fait aucun doute, pour ceux qui adoptent ces positions, que 1'"inappropriation" de l'identité des nouveaux venus consti¬ tue un problème national, et doit par conséquent être appréhendé comme tel, et non comme l'objet d'un différend, un problème op¬ posant des groupes voisins. Dans ce point de vue est engagé le sentiment d'une légitimité, qui n'a pas besoin de se penser comme telle tant elle va de soi pour ceux qui l'adoptent. Et cette représentation légitime s'im¬ pose irrésistiblement aux gestionnaires sociaux, invités ferme¬ ment à régler les problèmes de leur communauté, et non à amélio¬ rer les relations entre deux groupes en contact, et qui se révé¬ leraient sans affinités mutuelles... 11132 Les logiques de l'interaction ethnique et leur dérive : ambiguité de l'identité L'aspect dynamique le plus important concerne cependant les effets propres de l'interaction entre les positions des accueillant 24 et celles des nouveaux venus, ou si l'on préfère, de l'inter¬ action entre les "accueillants" et les nouveaux venus des di¬ verses tendances. Ici, nous invitons le lecteur à examiner la situation avec un regard quelque peu interactioniste. C'est-à-dire à considérer que les (dis)positions doivent autant à la relation où elles sont engagées les unes vis-à-vis des autres, qu'à leur défini¬ tion intrinsèque. On peut penser, de ce point de vue, que les positions qui de part et d'autre sont caractérisés par le plus grand degré de fermeture et d'exclusive (1, 2 et a, b) vont se raffermir encore, conforter leur orientation à la clôture, sous l'effet des inter¬ actions concrètes où elles se trouvent engagées, (ces interac¬ tions peuvent être de divers types ou de divers niveaux : des conjonctions interindividuelles ou impliquant de petits groupes, aux rencontres médiates des grands mouvements sociaux.). En fait,le cas de la position 1 (racisme) devrait être traité à part dans la mesure où une de ses caractéristiques essentiel¬ les est d'amener celui qui l'adopte à refuser précisément le contact, l'échange, à dénier qu'il puisse y avoir interaction légitime, normale, entre lui et le racisé. Cependant nous verrons que cette figure peut rester pour l'essentiel dans le cadre de notre analyse, à condition de concevoir, si l'on veut, que l'in¬ teraction a lieu dans ce cas sous la forme de son absence, ou encore qu'il y a quand même engagement du raciste dans une inter¬ action, sous la forme d'un refus "signifié" de l'interaction ^ Ce type d'effet interactif présente en fait deux aspects : . On constate d'abord un effet qui regarde l'expression des posi¬ tions. Il s ' agd.t d'un effet sur la praxis des individus et des (1) Nous appliquons ici indirectement un des axiomes de la théo¬ rie de la communication selon lequel "on ne peut pas ne pas com¬ muniquer" . 25 groupes. Il réfère essentiellement aux réactions individuelles ou organisées que développent les immigrés contre les discrimi¬ nations ou les stigmatisations que leur valent le développement des positions de clôture chez leurs "accueillants". Le mouvement Beur semble un exemple assez significatif sur ce point.'1) Le second effet affecte les dispositions mêmes des individus : il est plus difficile à cerner dans la mesure où son lieu d'émer¬ gence est le sujet psychosocial. De plus, il concerne de façon presque exclusive les rapports entre les positions 2 et 3 d'un côté et a et b de l'autre. Ne pouvant entrer ici dans de grands développements, nous dirons schématiquement, de ce type d'interaction, qu'il est propice à l'apparition d'un phénomène de renforcement simultané du mode de rapport préexistant aux formes d'appartenances collectives. Nous nous trouvons ici en présence d'un processus analogue à ce "comportement en miroir" que les chercheurs familiers de la théo¬ rie de la communication ont appelé "schismogénèse symétrique" (G. Bateson) ou "interaction symétrique" (P. Watzlawick et al.) et où l'on assiste à une sorte de surenchère, sur des schémas de comportement similaire, entre les deux partenaires de l'inter¬ action. Ainsi, de manière quelque peu analogue, dans notre situation les "accueillants" qui sont sur les positions 2 et 3, loin de remettre en question leur façon de concevoir l'identité collec¬ tive dont ils participent, sous l'effet du contact avec les nou¬ veaux venus, durcissent encore leur conception (d'une identité fondée sur la discontinuité culturelle ou un principe essentia- liste...) en imitant le mode d'être apparent de ces derniers; tandis que les nouveaux venus, de leur côté, vont rivaliser avec (1) Mais, en bonne règle,"SOS Racisme" ne rentre pas dans cette catégorie, dans la mesure où cette organisation ne défend pas un groupe précis, mais, comme on dit, se bat pour des principes, c'est-à-dire, selon nos formulations, pour la dëlégitimation et l'abolition sociales d'une des (dis)positions que nous avons décrites; quel que soit le groupe qui l'adopte et celui qui en est victime. 26 leurs accueillants dans l'expression d'un rapport métasocial à l'identité, en exagérant un comportement construit comme le reflet de l'attitude des premiers. Il y a plus, cette spirale interactive exerce un effet d'attraction sociale tel que les tenants des positions (4) du côté des accueillants et (c) du côté des nouveaux venus (dont le particularisme est, il faut le noter, indiscernable pour le "camp adverse") vont être ir¬ résistiblement amenés à s'agréger aux tenants des positions 2 et 3, d'un côté, a et b de l'autre, en adoptant eux aussi un mode métasocial de rapport à l'identité. Affirmer, comme nous l'avons fait, que le cas de la position raciste doit être traité à part dans ce domaine, ou qu'une telle position ne s'intègre pas directement au schéma inter¬ actif que nous venons de décrire, peut paraître surprenant. Cette (dis)position, pour exécrable qu'elle soit, ne prësente- t-elle pas une parenté de nature évidente avec les positions (2) et (a) ? N'implique-t-elle pas comme celles-ci un rapport à l'identité fondé sur un principe essentialiste ou métasocial, dans ce cas un attribut naturel ? D'avoir la violence pour marque propre, aussi révoltante soit cette "spécificité" suffit-il pour faire de cette position, en toute rigueur scientifique, un cas à part ? Nous soutenons, pourtant, que la (dis)position aux frontières symboliques qui contient un principe raciste, est à distinguer soigneusement des autres dispositions fondées sur des princi¬ pes essentialistes ; ou que le rapport raciste à l'identité n'est pas un rapport métasocial à l'identité comme les autres; ou en¬ core qu'un attribut naturel n'est pas un principe métasocial comme les autres. Sur ce point nous nous séparons nettement de A. Touraine. Ce n'est pas dans le fait d'avoir la violence ouverte comme expression spécifique et quasi-emblématique que réside d'abord la singularité de la disposition raciste, mais dans la falsifi¬ cation du rapport épistëmique et cognitif à'1'identité de ) 1?'autre ethnique qu'elle implique, et où on peut voir, à bon droit, d'ailleurs, la source symbolique première de la violence ouverte. 27 Examinée, en effet, dans sa traduction relationnelle, et non de manière intrinsèque, la disposition raciste implique, avant tout le déni de l'autre comme sujet social, c'est-à-dire comme sujet communicant du sens et "cause" d'actes sensés, bref comme alter égo... la socialité - comme marque de l'humanité - de cet autre est disqualifiée. Le raciste ne conçoit pas seulement une disjonction entre le continuum humain - ramené au biologique - dont il participe, et le continuum humain - ramené au biologi¬ que - dont participe 1'autre,( continuum que, de manière conco¬ mitante, il infériorise ou déclasse),il tend, bien plutôt,à re¬ jeter cet autre hors tout continuum humain, en posant une rup¬ ture totale de continuité entre son être collectif propre et celui de ce dernier. S'il y avait dans l'esprit du raciste, simple discontinuité entre lui et l'autre, simple ségrégation, même accompagnée d'in¬ tériorisation, mais dans le cadre d'un réfèrent cognitif commun et sans discontinuité-, l'humain ramené au biologique-, on pour¬ rait dire que, quelque supérieur qu'il se sente, le raciste en vient à se "biologiser" - naturaliser - lui-même dans le même temps qu'il biologise - naturalise, l'autre. Or, il n'en est rien, le raciste ne naturalise que l'autre : et s'il rejette celui-ci dans la sphère des phénomènes naturels, c'est pour mieux confirmer son propre enracinement dans la sphère humaine. (Opéra¬ tion cruciale dans la mesure où elle ouvre à une légitimation po¬ tentielle de toutes formes de violence ultérieure - de la stig¬ matisation verbale à l'agression physique - qui n'a pas d'autres limites que la contrainte sociale ou institutionnelle, intério¬ risée sous forme d'interdits, ou imposée par la loi.). La disposition raciste diffère donc radicalement des autres dis¬ positions à fondement essentialiste, en ce qu'elle entraîne des relations effectives et surtout épistémiques- à l'autre ethni¬ que, marquées spécifiquement par le déni. Au plan épistémique ce déni s'identifie avec le refus, ou l'incapacité, d'accorder du sens aux discours et aux comportements de l'autre; il conduit à lui refu¬ ser, tendanciellement du moins, toute participation à une socialité intelligible, à nier que le principe fondateur de l'identité de l'autre relève d'un concept commun. 28 Ce sont ces caractéristiques qui expliquent qu'une telle dis¬ position ne puisse conduire à l'implication dans un processus d'interaction symétrique. Car celle-ci, quelle que soient les formes exacerbées qu'elle puisse prendre, suppose l'accord tacite, fût-il inconscient, des participants sur le sens commun des comportements "confrontés" (et, secrètement du moins, réci¬ proquement imités.). La disposition raciste intervient cependant indirectement dans l'interaction que nous avons décrite en contribuant au renfor¬ cement et à la diffusion parmi les "racisês" des modes essen- tialistes de rapport à l'identité. Il faut voir, avant tout, dans ce phénomène l'effet de la vio¬ lence symbolique contenue dans les stigmatisations de toute na¬ ture ou de ce qu'on pourrait appeler de manière plus générale les agressions contre l'identité du dominé, qu'entraîne la disposition raciste. Ces agressions vont susciter chez celui-là des mobilisa¬ tions réactives de l'identité, qui indépendamment de leur conte¬ nu, variable selon les circonstances, vont parfois témoigner, dans leur forme d'une revitalisation des rapports de type essen- tialiste à l'identité. Ceci apparaît bien dans l'exemple du slogan "black is beautiful": au plan du contenu la formule permet d'identifier ce processus bien connu du "renversement de stigmate", mais au plan de la forme ëpistëmique elle traduit bien un rapport essentialiste à l'identité qui se voit ici fondée sur un attribut naturel, la couleur de la peau. Une remarque importante. Il faut se garder soigneusement contre toute tentation d'assimiler le rapport à l'identité du raciste et le rapport à l'identité du racisé, en succombant à l'effet de symétrie : dire par exemple qu'au racisme de l'un répond le ra¬ cisme - excusable - de l'autre... encore une fois ce n'est pas l'expression de la violence qui fait le départ entre les diver¬ ses dispositions essentialistes, mais,test essentiel, la nature du traitement de l'autre dans la relation épistémique ou effec¬ tive qu'on a avec lui. Un racisé peut être par ailleurs raciste 29 (est-on toujours le raciste et le racisé de quelqu'un? vaste question ...) mais ce n'est pas la réaction identitaire au racisme dont il est l'objet qui démontre son racisme éventuel, c'est sa propre disposition à l'autre ethnique, à celui qui est son autre ethnique telle qu'elle se révèle dans sa rela¬ tion à celui-ci. En tant qu'elle s'inclut dans un jeu d'interaction avec l'at¬ titude du raciste, l'attitude essentialiste du racisé relève d'une appréciation praxéologique - voire politique - qui sur¬ plombe toute analyse psychosociale. Si l'on voulait se référer à la conceptualisation d'Alain Touraine, il faudrait qualifier, II en reprenant ses termes, ce type de recours à l'identité d'ap¬ pel à l'identité" comme à "une force ^ infrasociale, naturelle"^ Ainsi, l'émancipation institutionnelle , et l'éclatement en figures différenciées, des processus par lesquels s'édifient et se dis¬ solvent les frontières symboliques séparant nationaux et étran¬ gers, qui marque la nouvelle situation migratoire conduit à un con¬ texte d'interaction généralisée,- et multivariée - dont le résul¬ tat final n'est malheureusement pas, lui,équivoque : il consiste en une consolidation et une persistance exceptionnelles de ces frontières, tout au moins nous le verrons, quand elles concer¬ nent les "nouveaux étrangers" ces autres anthropologiques et non plus politiques. On peut avancer, sans doute, en élargissant un peu le champ de vision, que la persistance de ces frontières, s'inscrit dans un (1) Souligné par nous (2) "Mais dans notre société l'appel à l'identité semble plus souvent se référer non plus à un garant métasocial mais à une force infrasociale, naturelle. L'appel à l'identité devient un appel contre les rôles sociaux, à la vie, à la liberté, à la créativité." (Alain Touraine. Op. cit.) 30 mouvement plus large d'ethnicisation des rapports sociaux qu'il renforce, et que traduit la vogue - politique et scientifique - du thème de l'identité, ou l'appel à l'avènement d'une France plurielle. Le déplacement des frontières symboliques et ses conséquences. La nouvelle situation migratoire qui est caractérisée globale¬ ment par la juxtaposition et l'enchevêtrement de deux formes migratoires historiquement, économiquement et socialement dis¬ tinctes, est donc, de plus, marquée par un nouvel état des fron¬ tières symboliques - intersubjectives et ëpistémiques - séparant nationaux et étrangers où se reflètent la fracture anthropologi¬ que qui la traverse. En apparence ce nouvel état des frontières semble facile à défi¬ nir. Voici les traits majeurs. D'une part, l'ensemble des étrangers, quelle que soit leur ori¬ gine paraissent continuer à être voués à ce processus d'ethnici¬ sation factice, auquel est liée une déconstruction de l'image sociale, que nous avons décrit, et qui est pour nous l'expression d'un programme d'appréhension de la présence étrangère circulant à tous les niveaux sociaux, depuis les conjonctions interindivi¬ duelles jusqu'aux produits de connaissance institutionnels. D'autre part, une part importante de cet ensemble - ceux que nous appelons les nouveaux étrangers, ou les "nouveaux venus" - sem¬ blent connaître, de surcroît, une "surethnicisation" des rapports sociaux où ils entrent avec les nationaux. Ce phénomène épouse plusieurs modalités, ce qui rend son abord complexe, mais un de ses traits les plus importants est certainement qu'il est coupé du "programme" antérieur d'appréhension de la présence étrangère, et appartient à une anthropologie émancipée en apparence de tout instituant et qui apparait comme la création des sujets en contact. Mais de nombreuses questions subsistent. Nous en retenons trois principales. 31 On a vu que la régulation programmatique de 1'ethnicisation des étrangers étendait ses effets aux mécaniques de dissolu¬ tion des frontières symboliques, marquant la fin de cette eth¬ nicisation (dissolution reprise - et réinterprétée - sous le terme assimilation ou un terme approchant.). Dès lors, que va- t-il se passer, sur ce plan, pour les "nouveaux étrangers" ? La dérégulation programmatique de 1'ethnicisation dont ils sont l'objet devrait logiquement étendre ses effets sur les mécanis¬ mes ou les rythmes de dissolution des frontières symboliques qui les séparent des nationaux (leur assimilation.). Selon quelles modalités va désormais s'opérer ce processus, s'il con¬ tinue à se produire ? Nous avons jusqu'ici décrit séparément le mode antérieur d'ethni¬ cisation des rapports sociaux entre nationaux et étrangers et le nouveau mode, et montré à quelles logiques différentes obéissent l'un et l'autre. Mais il convient aussi d'identifier, si elles existent, les con¬ séquences de la coexistence subjective - dans la conscience des sujets concernés - et sociale, des deux modes d'ethnicisation « et d'édification des frontières symboliques. En considérant qu'il y a toutes les chances pour que cette coexistence recèle des po¬ tentialités dynamiques susceptibles d'avoir des conséquences pour les deux catégories d'étrangers. Il faut se demander en particulier si la nouvelle donne migra¬ toire ne va pas se traduire, pour les étrangers appartenant à l'ancienne forme migratoire par une modification des mécanismes auxquels obéissent 1'édificationet la dissolution des frontières symboliques qui les séparent des nationaux (leur "assimilation"). Dernière question : La coexistence de deux modes d'ethnicisation de l'étranger au niveau bas de la pensée sociale spontanée, celle qui est engagée notamment dans les rapports interindividuels rompt l'harmonie programmatique qui existait antérieurement entre le "niveau bas" de la pensée sociale et le "niveau haut" des 33 . Ces nouvelles conditions vont avoir une conséquence particu¬ lièrement importante : elles vont conduire à l'invalidation partielle de ce qui avait été la clef de voûte de l'ancien dis¬ positif, l'acquisition de la nationalité. Dans la situation an¬ térieure, 1'"assimilation" correspondait à une "désethnicisation" à une "dënaturalisation" (et à une resocialisation corrélative... de l'image de l'étranger engagée dans les rapports sociaux, qui étaient repërables simultanément à tous les niveaux de la connais sance sociale, l'acquisition de la nationalité étant supposée sanctionner la fin d'un parcours d'"assimilation" dont elle garan tissait qu'il avait été accompli dans les règles, ce que tous s'accordaient à reconnaître ou à "enregistrer" en désethnicisant leur relation à cet étranger qui, de l'avis général comme de l'avis officiel, avait cessé de l'être. Pour les "nouveaux étrangers", l'acquisition de la nationalité - cette désethnicisation institutionnelle - n'a plus sa contrepar¬ tie au niveau des rapports sociaux qui demeurent, eux, sous l'em¬ pire d'une ethnicitë interprêtée comme naturelle. L'"assimila¬ tion" sociale ne répond plus à l'assimilation institutionnelle. La pensée sociale se voit ainsi confrontée avec un paradoxe et une dissonance, qu'elle n'a nullement conscience de contribuer grandement à reproduire : voici des étrangers "naturalisés", des nationaux donc, qui demeurent étrangers ! Mais ce troublant constat ne conduit nullement ses auteurs à réé¬ valuer leur propre relation êpistémique à ces étrangers : c'est l'attestation officielle de la transubstantiation de ces étran¬ gers en nationaux qui va se trouver démonétisée à leurs yeux, ou frappée de suspicion 1 Puisque cet étranger devenu français ne s'est - "objectivement" - pas transformé en national, c'est donc que l'acquisition de la nationalité s'est faite abusivement, dans des conditions qui la détournait de son sens; qui la privait de ses vertus. IV1 L'aPPel_à_la causalité diabolique. A ce point, va se développer et se diffuser, à seule fin de ré¬ duire cette dissonance, un mécanisme de pensée qui va emprunter 34 beaucoup de ses traits aux logiques mentales et cognitives, dé¬ crits par Léon Poliakov sous le nom de "causalité diabolique". Le "scandale" de la non-assimilation apparente d'étrangers qui ont pourtant acquis la nationalité française va se voir attri¬ buer un auteur, l'étranger lui-même : cause "simple et exhaus¬ tive" capable de réduire instantanément la pénible dissonance introduite par ce scandale.(1) Cette non-assimilation des /'nouveaux étrangers", ce phénomène de résistance exceptionnelle des frontières symboliques qui les séparent des "nationaux", dont nous avons vu l'origine complexe et la part décisive qu'y prennent les nationaux eux-mêmes, tend de plus en plus souvent désormais à être imputée non plus à la "nature" de ces étrangers mais à leur volonté, - à leur mauvaise volonté -. D'autant que certaines manifestations sociales des immigrés qui s'expliquent très logiquement par la situation d'interaction sym bolique où ils se trouvent placés ont la propriété "perverse" de paraître confirmer ce soupçon. En effet, les activités associatives développées au plan local ou national par les jeunes immigrés - soit pour lutter contre les discriminations dont ils sont victimes, soit pour maintenir ou redécouvrir les expressions culturelles de leur pays d'ori¬ gine, soit enfin, et plus généralement, pour tirer toutes les conséquences de l'exclusion symbolique dont les frappent ceux-là (1) Etudiant ce qu'il appelle la vision policière de l'histoire (ou théorie des complots) c'est-à-dire la tendance à imputer les événements historiques, et particulièrement les événements douloureux bien sur, aux menées de groupes particuliers (les juifs, les jésuites...) ainsi désignés comme boucs émissaires, L. Poliakov rapproche cette tendance de la fascination quelque peu archaïque exercée par une causalité élémentaire et exhaus¬ tive, équivalent à une cause première (Léon Poliakov : "La causa lité diabolique, essai sur l'origine des persécutions" T. 1, Paris : Calman-Lëvy, 1980). 35 même qui prétendent qu'ils ne veulent pas s'"inclure" - parais¬ sent au-dela de leur objet explicite, revendiquer implicitement et proclamer même cette inassimilabilité, que l'acquisition de la nationalité s'avère désormais impuissante à conjurer. (on est à même d'apprécier, ici, le caractère ambigu de certai¬ nes formules dont le sens peut subir une totale inversion sui¬ vant la position de celui qui les énonce dans le champ d'inter¬ subjectivité propre à la relation ethnique : ce qui est pour les uns la revendication du droit légitime à la différence apparaît pour les autres comme l'affirmation inquétante d'un attachement suspect à 1'altérité...) Les immigrés nouveaux venus, ceux qui appartiennent à la forme migratoire la plus récente, des maghrébins essentiellement, for- r _ M ment donc une nouvelle nation des étrangers aux caractéristiques h " bien différentes de la nation des étrangers traditionnelle. Au contraire de cette dernière, on l'a vu, elle parait tenir son altérité ethnique de la nature, ce qui la rend irréversible et inaccessible au rite social de l'assimilation, mais, de plus, un soupçon grandit (que la crise économique et 1'exacerbation des concurrences qu'elle entraîne, accroît) : et si cette altérité, loin d'être inscrite en eux, à leur corps défendant pour ainsi dire, était délibérément produite par les membres de cette nation? loin d'en être les créatures, peut-être en sont-ils les créateurs? Peut-être conspirent-ils pour l'inscrire dans le corps national afin d'attenter à son intégrité ? Le rapport à l'étranger - au nouvel étranger - n'est plus, dès lors, dominé par la question de la différence de celui-ci, mais par celle de son antagonisme supposé à l'égard de la nation-hôte. La non-assimilation de l'étranger n'est plus 1' effet de son identité, mais la conséquence de ses machinations, dont la reven¬ dication identitaire apparaît comme la forme la plus subtile et la plus dangereuse. L'altérité prend sens d'hostilité, et ouvre aux hostilités. Dans la logique de ce mode de pensée régressif, si l'acquisition de la nationalité perd son pouvoir symbolique, si elle n'apparaît 36 plus comme le garant de l'assimilation des "nouveaux étrangers", on va en attribuer confusément la responsabilité à ces derniers; ceux-ci, en refusant, apparemment, de se plier au procès de transubstantiation en national qui conditionnait implicitement jusqu'ici, l'acquisition de la nationalité paraissent, tourner une loi non écrite mais fondamentale, et révéler ainsi l'insuf¬ fisante rigueur ou le manque de clarté des dispositions juridi¬ ques formelles. Le projet d'abolir les formes automatiques d'acquisition de la nationalité, dont bénéficient dans de nombreux cas les jeunes immigrés de la seconde génération et de subordonner celle-ci à un acte volontaire, constitue un révélateur indirect de cette forme de dérive de la pensée sociale. Ce projet ne doit pas à proprement parler s'interpréter comme une restriction du droit d'accès à la nationalité, mais plutôt comme une personnalisation de l'acte juridique qui commande cet accès. En requérant la participation consciente et déclarée de la personne, l'acte juridique en question acquiert, ou retrouve, un caractère contractuel, ou tout au moins une forme contrac¬ tuelle : recadré dans l'univers moral, l'acte juridique se con- note en engagement. Ce à quoi l'impétrant s'engage n'est pas précisé; on le découvrira le moment venu, ce n'est pas là ce qui importe. Ce qui importe c'est d'instituer un répondant, un res¬ ponsable dans une mutation dont on rappelle ainsi qu'elle n'a aucun caractère naturel et qu'elle ne peut s'envisager dans la facilité. Les futurs "contrevenants" à l'assimilation, se voient ainsi prévenus qu'ils ne pourront, comme c'est le cas actuelle¬ ment en sommerest-il suggéré, exciper de leur méconnaissance ou s'abriter derrière une ignorance feinte, pour expliquer leur "inconduite". IV2 L.e positionnement des anciens étrangers dans le nouveau procès d'ethnicisation. IV2-^ Un jre^sit^m^e^ global et synchronique impliquant nationaux, anciens étrangers et nouveaux étrangers. . Nous nous proposons maintenant de nous interroger sur les consé¬ quences - notamment pour les étrangers de la forme migratoire antérieure - de la co-existence, dans les champs d'intersubjecti¬ vité, de deux modes différents d'ethnicisation des étrangers. 37 On voit immédiatement les choix théoriques qui sont sous-jacents à ce type d'interrogation : nous soutenons que la situation d'in¬ teraction que suscite la nouvelle donne migratoire entre les di¬ vers groupes qui la composent, est dotée de propriétés intrinsè¬ ques et d'un efficace social décisif. Cette situation est ainsi appréhendée d'un point de vue globalisant qui privilégie l'étude de ses caractéristiques synchroniques en considérant que l'oppo¬ sition et le contraste entre les divers types de relations symbo¬ liques qu'elle croise ou juxtapose en vient à constituer une sor¬ te de structure, à laquelle il est indispensable de référer les relations si on veut parvenir à leur pleine intelligibilité. Cette vue est à l'opposée de certaines approches du phénomène migratoire à qui on peut reprocher d'être fondées sur la substan- tialisation implicite d'une sorte de parcours migratoire que la société d'accueil . imposerait de manière uniforme aux différents groupes immigrés, l'insertion de ces derniers ne différant plus dès lors que d'une manière secondaire par les particularités d'or¬ dre culturel qui les séparent. Il faut noter que ce type d'appro¬ che remplit indirectement une fonction qui échappe sans doute à ceux qui le pratique, celle de cautionner l'idée déjà largement dominante que tous les étrangers se voient offrir des conditions d'insertion identiques : une idée qui rend ensuite possible d'at¬ tribuer les difficultés d'insertion éventuellement rencontrées par un groupe particulier d'immigrés - comme les maghrébins - par exemple - à une incapacité spécifique, ou à une inaptitude que les autres groupes ne connaissent pas) : Nous pensons, nous, que même si l'on s'attache à un groupe national précis parmi les immigrés pour le décrire ou décrire son insertion, il faut, de manière insistante, mettre en rapport, ou plutôt penser le rap¬ port de celle-ci avec l'insertion des autres groupes nationaux, afin d'être à même de saisir, élément essentiel, ce que chacun des processus doit à la réalisation simultanée de tous. 38 La nouvelle situation migratoire se caractérise par la mise en place, au niveau intersubjectif, d'un système relationnel à trois axes : 1) national et "ancien étranger" (ou européen) 2) national et "nouvel étranger" (ou maghrébin), et enfin 3) "ancien étranger" et "nouvel étranger". Chacune de ces direc¬ tions relationnelles se trouve caractérisée par un mode particu¬ lier de constitution et de dissolution des frontières symboliques, elles indiquent aussi des possibilités spécifiques de stratégies symboliques pour les groupes étrangers. Le national fait l'expérience subjective de la disjonction néces¬ saire entre deux modes d'ethnicisation de l'étranger, l'ethnici- sation de 1'"ancien étranger" qui relève, et cela lui apparaît soudain en pleine lumière, de l'anthropologie imaginaire de l'état et 1'ethnicisation du nouvel étranger qui s'accorde pleinement à une ethnicité interprétée comme naturelle,apparemment,et antérieu¬ re à toute invention idéologique (le maghrébin). Il y a là, pour le national, comme une sorte de démystification, ou de déligiti- mation des impositions étatiques dans ce domaine ... La facticité de la première ethnicisation se voit pleinement révélée, tandis que le caractère irrémédiable de la seconde s'en trouve accusé. Mais il faut bien voir que cette réévaluation n'est pas due,à proprement parler, et directement au rapprochement, à la co-exis- tence, dans la conscience du national de deux figures de l'étran¬ ger, qui se redéfiniraient en opposant leurs traits. Il s'agit de l'opposition de deux types de rapports ethniques aux étrangers : un des rapports se découvre mythique dans la mesu¬ re même ou apparaît un autre rapport doté en apparence des vertus du réel. Ce contraste modifie les conditions de l'interaction que nous avons décrite plus haut^ (entre les (dispositions quant aux fron¬ tières symboliques) : l'opposition entre réel et imaginaire au¬ quel il paraît renvoyer (les groupes superficiellement ou factice- ment différents opposés aux groupes réellement - naturellement - (1) III2 39 différents) légitime et renforce les interprétations essentia- listes des identités collectives, et rend inconfortable la posi¬ tion de ceux qui sont enclins à l'ouverture, en leur opposant la force des évidences "naturelles". Ce retour en force de la grille essentialiste dans l'interpré¬ tation sociale des identités collective agit en retour sur la position symbolique (ie la position quant aux frontières sym¬ boliques) de chacune des catégories d'étrangers en accentuant et même en poussant à la limite les traits spécifiques et dis- tinctifs que les deux positions doivent à la structure où elles sont prises. Le maintien de la frontière symbolique séparant les "nouveaux étrangers" des nationaux apparaît à ces derniers d'autant plus légitime et fondé qu'apparaît dénué de fondement et de légitimité le maintien de la frontière les séparant des "anciens étrangers", (les Européens...) Pour la relation épistémique entre les nationaux et ces anciens étrangers, tout se passe comme si à travers sa désethnicisation une appréhension réciproquement non essentialiste, non mêtasociale, des identités, se généralisait, mais à l'intérieur d'un segment d'humanité strictement balisé, et sans que ce phénomène soit lié à une dêséssentialisation totale de l'appréhension des identitës- altéritës. Bien au contraire, en effet, la désethnicisation d'une des figures de 1'identité-altëritë renforçant de toute évidence 1'ethnicisation de la seconde, le résultat final du processus peut s'évaluer comme une consolidation et une généralisation de l'épistémie essentialiste. Il est indéniable que dans ces processus les diverses catégories d'étranger engagent, plus ou moins consciemment,leurs propres stratégies. Les "anciens étrangers" (Européens) ont tout à gagner à la désethnicisation de leur relation épistémique avec les na¬ tionaux, qui peut se traduire pour eux par des profits symboli¬ ques, et même matériels, important (elle leur permet notamment d'exprimer ce qu'ils ressentent comme leur identité culturelle 40 dans un contexte non conflictuel, non antagonique, leur "diffé¬ rence" perçue comme une simple modulation sociale, et non comme un attribut naturelfacquiert droit de cité...) Il est particuliè¬ rement intéressant d'observer à ce point de vue le comportement collectif, plus ou moins conscient, de certains groupes nationaux, parmi les étrangers, que nous appellerions les groupes "charniè¬ res" ou de transition comme les Portugais, (ou, de façon plus par- ticulariste, les Sardes en Corse). On peut dire de ces groupes que sous certains aspects ils paraissent appartenir à l'ancienne forme migratoire (courant intra-européen.) tandis que sous d'au¬ tres aspects ils peuvent être perçus comme appartenant à la nou¬ velle forme migratoire (caractérisée par son image tiers-mondis- • te.). D'où une incertitude qui pèse sur la nature et la résistan¬ ce de la frontière symbolique qui les sépare des nationaux. La relation épistémique que ceux-ci entretiennent avec eux sera-t- elle désethnicisée ou non ? Vont-ils être confondus avec les "au¬ tres anthropologiques" ou au contraire soigneusement distingués de ceux-ci? Nous ne pouvons pas approfondir ce point ici, mais très brièvement, tout indique, selon nous, que, sans que cela soit orchestré ou organisé le moins du monde, et grâce à une sor¬ te de sens pratique de la situation partagé plus ou moins par tous les membres de ces groupes, ceux-ci vont engager une straté¬ gie de revalorisation de leur image sociale, destinée à les dé¬ marquer des groupes à ethnicisation persistante; à leur faire fran¬ chir définitivement la frontière symbolique qui les sépare des nationaux. (1) (1) Opération réussie, serait-on tenté de dire à la lecture d'un article du journal "Le Monde" sur l'immigration portugaise, qui semble nettement confir¬ mer l'existence de la stratégie dont nous parlons... et témoigner en même temps qu'en ce qui concerne l'auteur de l'article elle a atteint son but. Voici le début de cet article : "A force de parler des Maghrébins, on a fini par oublier que les Portugais constituent" la communauté étrangère la plus nombreuse de France (huit cent cinquante mille personnes environ) . Mêmsl'adhésion de leur pays au Marché comnun, le 12 juin dernier, n'a pas fait sortir de l'ombre ces Européens du Sud bien discrets qui n'alimentent ni la chronique de la délinquan¬ ce ni celle de la xénophobie et semblent absents de tous les débats sur l'immi¬ gration. Ils passent pour travailleurs, chaleureux, sans histoires— De "bons immigrés" en somme, comme les Asiatiques. Pourtant, aucune grande communauté étrangère n'a été aussi exigeante que celle-ci. Les Portugais de France (qui comptent un millier d'associations !) se battent depuis des années avec viru¬ lence pour défendre leur langue, leur culture et leurs droits sociaux. Mais cu¬ rieusement, cette communauté si dynamique n'a pas pignon sur rue. Où sont ses bars et ses restaurants ? Où se cachent ses chefs de file, ses militants, ses intellectuels, ses artistes ? A part Linda de Suza et sa Valise en carton, c'est apparemment le désert. La distinction des Portugais s'explique en partie par la visibilité des Maghrébins, La mauvaise image de ces der¬ niers leur bénéficie a contrario." Le Monde. Dëc. 1985- "Portugais de Fance : La face cachée de 1'immigration". 41 Du même coup ces "anciens étrangers" (les Européens) sont bien évidemment amenés à édifier pour leur propre compte, des fron¬ tières symboliques destinées à marquer la limite qui les sépare des "nouveaux étrangers" (les Maghrébins.). Les voici donc enga¬ gés à leur tour dans 1'ethnicisation des derniers venus parmi les immigrés, dans des conditions qui parfois suggèrent une sorte de surenchère destinée à parfaire et à consacrer la fin de leur pro¬ pre ethnicisation auprès du national et l'abolition définitive de la frontière qui le séparait de celui-ci. INI2 L'assimilation extra-institutionnelle des anciens étrangers ou la désethnicisation_immédiate. La conséquence la plus remarquable de la nouvelle situation mi¬ gratoire pour les "anciens étrangers" (les Européens...) concerne leur position quant à l'acquisition de la nationalité et à ses effets. On a vu que dans le cas de "nouveaux étrangers" (les Ma¬ ghrébins...) , l'assimilation sociale - ie : la fin des frontières symboliques les séparant des nationaux, ne répondait plus à leur assimilation institutionnelle, leur transformation juridique en nationaux;parce qu'étrangers naturels, ils restent des étrangers en dépit de l'acquisition de la nationalité. Pour les "anciens étrangers" (Européens) on constate la même dis¬ jonction entre assimilation institutionnelle (naturalisation) et assimilation sociale (désethnicisation) mais elle est de sens op¬ posé, c'est-à-dire anticipatrice. On assiste au même phénomène que pour les "nouveaux étrangers" : c'est 1'"anthropologie" inter¬ prêtée comme réelle qui prend le pas sur 1'anthropologie interpré¬ tée comme imaginaire, c'est-à-dire celle de l'état, mais avec des conséquences opposées, pour les deux catégories d'étrangers. On pourrait voir, en somme, dans ce processus d'ensemble (qu'il faut effectivement percevoir comme formant un ensemble...) une sorte h » de découverte par l'êpistêmie courante des véritables critères de 1'"extranéité", accompagnée de l'invalidation des critères étatiques. En effet, la désethnicisation sociale de la relation aux "anciens étrangers", ne s'analyse pas seulement comme une anti¬ cipation de l'assimilation institutionnelle, mais comme une inva¬ lidation de celle-ci (parallèle à l'invalidation de sens opposé 42 que l'on constate pour les Maghrébins). L'assimilation institu¬ tionnelle perd sa valeur de rite d'entrée pour revêtir le sens d'une simple formalité, sans effet, et donc dangereusement illu¬ soire, dans ce cas, de l'altêrité anthropologique, et parfaite¬ ment superflue, dans le cas de la simple altérité politique sur fond d'identité anthropologique qui est celui des "anciens étran¬ gers ". Notons bien que dans le cas de ces immigrés européens, ce à quoi on assiste ce n'est pas à une anticipation raisonnée de l'assimi¬ lation institutionnelle - fondée sur la conviction acquise que, pour ceux-là, une telle assimilation ne saurait manquer d'inter¬ venir sans problème - ni même à la constatation d'une similitude qui se penserait comme un fait de connaissance, un savoir cons¬ truit : "ces étrangers-là sont comme nous, ce pourrait être nous". Il n'y a pas là cette épistémie du même qui suppose un doute préa¬ lable, une question ouverte, mais bien plutôt conscience-incons¬ ciente , connaissance méconnue comme telle de la similitude ethni¬ que (que seule l'information, sur le statut, l'origine, les traits culturels, peut éventuellement troubler, et déconstruire,en in¬ troduisant sa dissonance.). C'est en ce sens qu'il y a complète resocialisation de l'image de cet étranger. La conséquence capi¬ tale de cette situation c'est que ces "anciens étrangers", qu'ils se proposent ou non de conserver leur nationalité d'origine, ac¬ quièrent d'emblée le statut de cohabitant légitime des nationaux. Dès lors leur présence sur le sol national se banalise, devient littéralement indifférente ; elle perd ce caractère conditionnel, qui, au moins de manière latente,la soumet à cette sorte d'ordre supérieur des intérêts nationaux, dont chaque national peut à tout moment, lors de tout contact ou rapport,se découvrir garant ou comptable, et qui pousse chacun, fût-ce confusément, à atten¬ dre de tout étranger qu'il justifie son "être là" par un talent ou une utilité spécifique accordés à un manque de la société nationale. La recomposition des positions symboliques des différents étran¬ gers - "anciens" et "nouveaux" ) propre à la situation migratoire 43 contemporaine, aboutit, pour les anciens étrangers (Européens...), au plan où nous nous situons, c'est-à-dire à celui des rapports symboliques et des relations épistêmiques qui les lient aux na¬ tionaux, à leur disparition comme étrangers, ce qu'on ne doit pas traduire directement par intégration, mais qui constitue un préa¬ lable important à cette intégration sans qu'on puisse préjuger de la forme culturelle de celle-ci. IV3 Le déplacement des frontières symboliques et le désajustement des différents niveaux de la connaissance sociale. IV3^ L^interpénétration et le renforcement réciproque de la visée d'ethnicisation politique et de la visée d'ethnicisation coloniale. Venons-en maintenant aux conséquences de la nouvelle situation migratoire sur les rapports entre le niveau haut de la connais¬ sance sur les étrangers (par exemple, les productions statisti¬ ques officielles) et le niveau bas, celui de la pensée sociale dite spontanée. Il serait erroné, selon nous, d'assimiler la redistribution des statuts symboliques entre les divers étrangers que nous avons décrite au résultat d'une classification raciale exprimant le plus ou moins grand degré d'êloignement ressenti par les natio¬ naux à l'égard des différentes catégories d'étrangers. Ce qui est déterminant et doit retenir l'attention ce ne sont pas direc¬ tement les représentations raciales - elles réfèrent à un ordre propre d'interprétation du monde social - mais les effets de l'in¬ terférence entre l'ordre des représentations raciales, et la structure épistémique dont témoigne l'appréhension cognitive des étrangers politiques, ceux qui sont institués "épistémologiquement" comme autres politiques, comme extérieurs à la "polis". De prime abord, il n'y a pas de différence au point de vue struc¬ turel entre l'épistémie engagée dans la relation ethnicisêe à l'autre politique, et celle qui est engagée dans l'ordre des re¬ présentations raciales qu'on pourrait qualifier de libres. Il s'agit dans les deux cas de la même désocialisation,de la même rêification de l'autre. Que cet autre ne soit pas le même homme dans les deux cas n'apporte aucun élément diffërenciateur : en effet dans ce type de relation épistémique falsifiée, c'est la forme d'activité du sujet connaissant qui qualifie entièrement le 44 processus, non les caractéristiques de l'objet (que d'ailleurs aucune instance sociale n'est habilitée à définir de façon in¬ trinsèque, pas même, sans doute, l'instance scientifique...). Considérer que la différence entre les deux relations réside dans le fait que l'ëpistémie raciale entraînerait d'emblée, elle, et indissociablement une infêriorisation qui est violence ou prélude à la violence, est, selon nous, une vue sommaire et ine¬ xacte des choses. Le trait essentiel de la relation symbolique aux "nouveaux étrangers" n'est pas de coïncider d'emblée et de façon immédiate avec un racisme infériorisant. Cette catégorie d'étrangers a, d'abord, pour principale caractéristique d'être exposée, d'une manière très générale, à des formes d'appréhension cognitive de la part des populations d'accueil, fondées sur une ëpistémie raciale qui n'est qu'en second lieu classificatoire, c'est-à-dire, en somme, de relever d'un système conceptuel ar¬ chaïque; "métadonnée" logiquement antérieure à la question de la position respective dans les classements raciaux, de chacun des groupes qui partagent cette propriété. Or, et c'est là que nous allons découvrir sa différence essentielle avec les conditions de 1'ethnicisation politique, cette ethnicisation, qui se pense pourtant elle-même comme adéquate au réel,est privée en fait de tout appui institutionnel qui la légitimerait. Contrairement à 1'ethnicisation politique, elle ne s'inscrit pas dans un cadre institutionnel - et partant conceptuel - légitimateur. (Nous sa¬ vons bien qu'en règle générale le racisme dit ordinaire est dé¬ sormais contraint de se dissimuler, de ruser sans cesse avec les interdits moraux ou les conventions sociales et langagières.). Il est bon de s'interroger sur cet aspect en lui appliquant nos notions de programme et de visée programmatique. Cette ethnicisa¬ tion extérieure et antérieure au champ épistêmique de l'altërité politique, peut parfaitement se représenter, au moins à titre opératoire, comme une survivance du programme épistêmique colonial, le programme qui contribuait à structurer les relations symboli¬ ques propres à l'univers colonial, un univers dont on sait qu'il 45 était organisé, et donc pensé, sur le paradigme plus ou moins affirmé, mais insistant d'un système de caste. Or l'histoire a, heureusement, condamné ce "programme" en abolissant les formes sociales et économiques qu'il soutenait, et toutes ses formes de résurgence sont vouées à l'illégitimité et aux interdits, au moins formels... L'inscription dans les champs et les logiques migratoires - donc dans les champs et les logiques de l'altérité politique - d'étran¬ gers en provenance de pays anciennement colonisés, ou d'étrangers perçus comme appartenant à la même catégorie ethnique, aboutit à réactiver chez les nationaux le mode d'ethnicisation propre aux rapports coloniaux, mais dans des conditions telles qu'il se trou¬ ve absorbé par, ou intégré au programme d'ethnicisation des étran¬ gers politiques, des étrangers à la "polis", et se trouve désor¬ mais réhabilité par son inscription dans ce cadre légitimateur. Celui qu'irrésistiblement je concevais comme étranger à moi - à tout ce que je suis-, à nous - à tout ce que nous sommes - dans l'hésitation, le doute et parfois la honte ou la mauvaise cons¬ cience, le voici désigné légitimement comme étranger, à moi, à nous, en dehors de toute intervention de ma part, rien ne m"obli¬ geant plus à assumer les inconvénients moraux de cette désigna¬ tion. Le racisme informel, survivance anachronique des temps colo¬ niaux, se trouve encadré, et pour ainsi dire pris en charge par le racisme d'état, constituant essentiel et parfaitement honorable de la "polis". C'est là le premier effet de l'interférence entre l'ëpistémie ra¬ ciale et l'ëpistémie de l'altérité politique : La légitimation de la vieille ethnicisation coloniale. Mais il y a un second effet qui tient à un ordre de légitimation inverse. D'être, en effet appliquée à un "objet"—1'homme du tiers- monde ou des ex-colonies - si adéquat à la structure de son pro¬ gramme, 1 ' ethnicisation politique voit son fonctionnement revita¬ lisé et trouve une légitimité nouvelle et plus affirmée. Son épis- têmie reçoit de cet objet le secours d'un principe extérieur du 46 politique, c'est-à-dire à une sphère travaillée par les idéolo¬ gies et donc les doutes idéologiques, et relevant de ce qui ap- parait comme une réalité anthropologique incontestable. On note, par voie de conséquence, que le terme étranger - le signifiant étranger - ne voit plus, dans son usage courant, son sens flotter entre l'acception étroitement formelle et les connotations ethni¬ ques, et retrouve la plénitude de la fonction sémantique que lui assigne le programme d'ethnicisation politique. Bref, avec ce nouvel "objet" le processus êpistémique de 1'ethni¬ cisation politique - et donc des relations symboliques que celui- ci travaille - atteint un degré de réalisation, d'accomplissement même, inégalé. On assiste donc, par le biais de cet échange de légitimation, à une sorte d'interpénétration voire de fusion entre deux visées programmatiques : la visée d'ethnicisation politique, d'une part, et la visée d'ethnicisation coloniale de l'autre. IV32 Conséquences_ultimes_et_critiaues_de_lj_interpénétration. Mais cette intrication ou ce recouvrement des deux visées, ne peut être que partiel, car elles reposent sur des logiques diffé¬ rentes qui, poussées à leur terme sont difficilement conciliables. En effet la visée d'ethnicisation coloniale - dans laquelle on peut voir à juste titre la résurgence fâcheuse d'un passé révolu et le signe d'une régression - contredit, déborde, et subvertit la visée d'ethnicisation politique sous deux aspects : . Elle tend à remettre en cause le volet de ce programme qui con¬ cerne le processus institutionnel de désethnicisation (l'assimila¬ tion par acquisition de la nationalité) lorsqu'il s'agit des étrangers originaires du tiers—monde ou des ex-colonies. La visée coloniale reprend ici son indépendance et continue à peser sur les rapports sociaux, par delà leur institutionnalisation. . En second lieu, sa centration sur cette catégorie d'étrangers - qui lui est consubstantielle - est inséparable, on l'a vu, d'une exclusion de l'autre catégorie d'étranger - les Européens - du champ de 1'ethnicisation, même quand ces derniers n'ont pas acquis 47 la nationalité française, (contrairement aux impositions du pro¬ gramme politique). En effet l'altërité de ces étrangers-là se révèle alors aux sujets habités par ce programme archaïque, comme irréelle, ou comme ne devant rien à la réalité. De cette incongruence ressentie va résulter, on le sait, la néces¬ sité de séparer cognitivement les anciens étrangers, les Européens, des ! "vrais" étrangers. Cette séparation, que n'infirme pas mais que confirme plutôt le cas des groupes que nous avons appelés de transition, ne répond nullement à l'image d'une gradation mais à celle d'une cesure radicale. La pensée sociale dite spontanée disjoint les Européens de l'ensemble des étrangers. La frontière symbolique séparant les nationaux des étrangers s'est déplacée et englobe les anciens étrangers devenus cohabitants lé¬ gitimes quelle que soit leur situation à l'égard de la nationalité. IV33 Les problèmes_de_ communication entre les deux niveaux de la con¬ naissance sociale. La distinction entre visée d'ethnicisation politique et visée d'ethnicisation coloniale (et qui renvoie, rappelons-le, à un changement de situation migratoire et de composition de l'immigra¬ tion sous l'afflux à partir des années 60 de travailleurs en pro¬ venance de nos ex-colonies d'Afrique du Nord.) peut être utilisée pour analyser les rapports entre niveau haut et niveau bas de la connaissance sociale. On peut dire, en effet qu'au niveau haut (celui des productions statistiques par exemple) c'est la visée d'ethnicisation politique qui prévaut; tandis qu'au niveau bas, c'est la visée d'ethnicisation coloniale qui tend à s'imposer. (Dans ce dernier cas, il est plus pertinent de concevoir que les deux visées sont présentes sous la forme d'une double polarité, le pôle de la visée coloniale, étant évidemment dominant.) On conçoit aisément que, dans ces conditions, la communication, la circulation des informations entre les deux niveaux va connaî¬ tre quelques difficultés. Elles tiennent pour l'essentiel à ce qui pourrait s'assimiler à un problème de codage de l'information. Les messages qui circulent entre les deux niveaux en utilisant les termes étranger ou immigré vont voir leur traduction comporter 48 nécessairement une part d'incertitude. Si le message va du haut vers le bas, le terme étranger signifiera pour l'émetteur l'au¬ tre politique, tandis que le récepteur "du bas" tendra à le tra¬ duire par "autre anthropologique" (les Arabes, les Africains etc..