EXCLU DU PRÊT UNIVERSITE DE NICE Décembre 1975 INSTITUT D'ETUDES ET DE RECHERCHES INTERETHNIQUES ET INTERCULTURELLES (I.D.E.R.I.C.) 34, rue Verdi - 06000 NICE Tél. 87.01.75 Centre Associé de Formation aux Relations Interculturelles (C.A.F.R.I.) POUR EN FINIR AVEC LE SEUIL DE TOLERANCE Gilbert BEAUGE 099 0000025 C.5 odd. POUR EN FINIR AVEC LE SEUIL DE TOLERANCE "Quelle est cette limite ? Je pense, répondis-je, que la voici : jusqu'au point où, agrandie, elle conserve son unité, la cité peut prendre de l'extension ; mais non pas au-delà". Platon, La République, IV, 423 c. 0. Quel que soit le niveau de totalisation pratique auquel on appré¬ hende le phénomène, qu'il s'agisse pour les représentants de l'appareil d'Etat de justifier globalement la politique migratoire adoptée (fixa¬ tion de quotas par nationalités) ou qu'il s'agisse de définir des procé¬ dures de recrutement pour les institutions scolaires, sanitaires ou so¬ ciales, une même hantise traverse la logique de la prise de décision ainsi que les débats auxquels elle donne lieu : celle de se garantir du morcellement du corps social et de maintenir sa cohésion par une distri¬ bution appropriée des différentes communautés ethniques ou culturelles. La notion de seuils de tolérance joue ici un rôle tout particulier : au-delà d'un certain degré d'hétérogénéité culturelle, les probabilités d'émergence de conflits graves (manifestations de racisme, etc...) seraient telles que la mise en place de mécanismes de contrôle de sa répartition s'imposerait. C'est sous la bannière de ce fameux seuil de tolérance, dont on admet toutefois qu'il varie selon les situations et les circonstances, que sont adoptées des mesures de contingentement ou de discrimination sélectives par catégories de communautés migrantes, que sont justifiées toutes sortes de procédures informelles d'exclusion ou de rejet, que s'organise enfin tout un réseau institutionnel de filières de prise en charge ou de fi¬ lières de marginalisation, réglant cas par cas les modalités de l'inter¬ action entre communautés d'origines culturelles différentes. - 2 - Les mécanismes institutionnels régulateurs de cette répartition dé¬ finissent des modèles de socialisation qui oscillent entre l'assimilation pure et simple à la société d'accueil ou le rejet à sa périphérie dans les marges du ghetto ou de la misère. Ces mécanismes particulièrement efficaces dans le réglage des con¬ ditions d'accès au logement se retrouvent amplifiés lorsqu'il s'agit d'accéder aucréseaux sociaux de prise en charge (soins, maladies, etc...), de formation ou d'activités collectives diverses (loisirs ou autres). Ce dont il s'agit dans chaque cas, c'est bien de la définition d'un statut de l'étranger et il ne s'agit bien évidemment pas d'une défini¬ tion abstraite : les législations en vigueur, les normes institutionnelles de recrutement, la légitimité des pratiques sociales à l'égard de ces populations constituent cette définition. Evaluer la variabilité des seuils de tolérance en fonction de chaque situation concrète, telle est la tâche que s'est vu confier le sociologue, et il faut bien reconnaître que le zèle à l'accomplir ne s'est démenti à ce jour, que pour en sophistiquer davantage le propos sans qu'aucune critique vraiment sérieuse, du moins à notre connaissance, ne vienne en perturber l'élan. Davantage, nous enregistrons périodiquement une revalorisation con¬ ceptuelle de cette démarche, dont le plus clair effet au niveau de son usage institutionnel, est de fournir un alibi, enfin "scientifique" à des pratiques qui, jusqu'alors, si elles n'osaient s'avouer, ne parve¬ naient guère qu'à évoquer "la nature des choses". Expression de fantas¬ mes collectifs de morcellement d'autant plus prégnant qu'ils entrent ici en conjonction avec les idéaux largement orchestrés par les bourgeoisies nationales d'égalité et de fraternité, cette préoccupation trouve un fondement supplémentaire dans l'affirmation de la nécessité politique du maintien de la stabilité de la structure sociale et conclut invaria¬ blement au renforcement des dispositifs de contrôle et d'exercice des pouvoirs susceptibles d'en garantir la pérennité. Ce qui est en jeu dans la perspective de l'appareil d'Etat où la cohésion idéologique et culturelle est une des principales garantes de la stabilité du corps social, c'est, bien la négation de la différence culturelle comme phénomène d'où procède très certainement le scandale et - 3 - éventuellement la subversion. Dès lors, tous les dispositifs institutionnels disponibles sont mobilisés dans une entreprise d'inculcation, de normalisation ou de rejet destinée à traiter la différence selon des schèmes de reconnais¬ sance/méconnaissance extrêmement variables, mais qui convergent tous à organiser une gestion des rapports sociaux compatible avec l'exercice d'un pouvoir centralisateur dont l'efficacité s'affirme à tous les échelons de l'interaction sociale. Le relayage extrêmement démultiplié des effets de pouvoir est assu¬ ré par la cohésion idéologique que procure un humanisme de bon aloi jusques et y compris dans l'incapacité qu'il garantit de poser la ques¬ tion des différences culturelles autrement qu'en fonction d'une réfé¬ rence commune toujours à rechercher, toujours à reprendre. Comme le remarque 0. Mannoni : "Toute tentative de chercher une solution dans la seule élimination du racisme ouvre nécessairement /.../ sur une concep¬ tion universaliste, à savoir que tous les hommes sont essentiellement semblables - de la même manière qu'ils sont tous censés avoir une âme immortelle - et que là est présenté comme une solution ce qui n'est que la négation optimiste de l'énoncé" (1). Telle a été jusqu'à maintenant la stratégie de l'appareil d'Etat ou plus exactement, la mission historique que l'Etat a confié à ce qu'Althusser nommait "appareil idéologique d'Etat" (A.I.E.). Que le coût social de cette stratégie ait été extrêmement élevé, la diversi¬ fication actuelle des luttes et l'apparition de nouvelles formes de résistance populaire là où on s'y attendait le moins et là précisément où se sont joués les phénomènes que nous décrivons, tout aujourd'hui l'atteste et semble indiquer un glissement des contradictions vers des zones de préoccupations auxquelles même le mouvement ouvrier, dans l'état actuel des choses, paraît très peu susceptible de fournir une riposte. Il suffit pour s'en convaincre de voir le traitement qui a été réservé à la question des nationalités ou à celle de l'aliénation. (1) Octave Mannoni.- The décolonisation of myself, in Clefs pour l'imaginaire ou l'autre scène. Editions du seuil, Paris, 1969. p. 295. - 4 - Le chemin à parcourir y est vaste et difficile : "La solution uni- versaliste est si agréable, elle ouvre un tel paradis imaginaire de justice et de bonheur qu'il n'est pas facile de la critiquer" (2). Malgré cela, si nous ne voulons pas courir les risques que préfigure l'idéologie des seuils de tolérance et dont l'exemple des Etats-Unis nous fournit la triste expérience, il importe dès maintenant de faire apparaître clairement une série d'alternatives. Le seuil de tolérance tient sa force de conviction de ceci, qu'il réinterprète en termes uniquement quantitatifs tout un ensemble de phénomènes qui excèdent largement ce qu'il est possible d'en saisir par ce biais, au point même qu'il interdit quasiment l'approche des registres de l'imaginaire collectif qui sont d'une importance décisive pour tout ce qui relève des formes d'interaction entre communautés de cultures différentes. Les manifestations de violence ou de refus qui sanctionnent tout ce qui, de près ou de?loin,est susceptible d'être interprété comme une atteinte aux repérages symboliques d'appartenance à un milieu social et qui suppose tout un jeu institutionnalisé de références à un impli¬ cite culturel commun, met très directement en évidence la dimension imaginaire de l'interaction sociale et les processus d'identification multiples dont les fonctions régulatrices sont d'autant plus marquées que le groupe est plus informel ou marginalisé. De cette dimension, l'élaboration fondée sur la recherche de seuils quantitatifs ne peut soupçonner l'existence : tout au plus est-il possible d'en traiter les résultats comme symptômes de mécanismes de défense extrêmement généraux, que la société déploie vis-à-vis de tout ce qui vient questionner la normalité de ses formes d'existence. "La bande de jeunes qui s'organise spontanément en milieu urbain ne fait pas de recrutement, ne fait pas payer de cotisations ; ce dont il s'agit ici, c'est d'un système de reconnaissance et d'organisation interne. L'organisation d'un tel col¬ lectif ne renvoie pas seulement à l'ordre de la parole mais certainement à ces formations imaginaires sous-jacentes à la constitution de tout groupe et qui me semble être quelque chose de fondamental par rapport à toutes leurs autres finalités. Je pense qu'on ne peut pas saisir com¬ plètement la démarche, l'attitude, la vie interne d'un groupe si on ne saisit pas la thématique et les rôles de sa théâtralisation fantasma¬ tique" (3). Et c'est précisément ce qu'a pour fonction d'effacer et de faire disparaître la notion de seuil. (2) Ibidem, p. 296. (3) Félix Guatlari.- Le groupe et la personne In Psychanalyse et trans- versalité. Paris, Maspéro, 1972. p. 163. - 5 - 1. Pour ne pas avoir trouvé matière à vérifications suffisamment étayées et solides, pour avoir donné la preuve d'être une élaboration largement contradictoire dans ses présupposés, douteuse dans sa démarche et indé¬ cise dans ses résultats, on aurait pu penser que la problématique rela¬ tive aux "seuils de tolérance" déserterait définitivement le devant de la scène, au moins dans les sciences sociales, pour ne plus se canton¬ ner désormais que dans le discours des nostalgiques d'une unité natio¬ nale toujours compromise. Il n'en est rien. Depuis les déclarations faisant ouvertement appel à des mesures de contingentement sélectif, voire même à des pratiques d'exclusion pure et simple, jusqu'aux rationalisations beaucoup plus nuancées qui tentent de trouver du côté des sciences sociales une garan¬ tie de légitimité, une même idéologie technocratique se dessine et prend corps : au-delà de certaines limites, le coût social de l'immigration pour les sociétés d'accueil (risques de conflits, problèmes de coexis¬ tence de populations hétérogènes, etc...) serait supérieur aux avantages qu'elles en retirent (effets sur la croissance). En découle la nécessité de déterminer correctement les seuils à partir desquels la probabilité de conflit serait telle que des mesures restrictives s'imposeraient presque naturellement. Généralement évalués en termes de densité de population, variables selon les situations et les groupes, les seuils de tolérance font ainsi l'objet d'une approximation grossière et empirique destinée à définir les grandes lignes d'une répartition optimale de la population étrangère selon les différents secteurs de l'activité. Posée au niveau des pouvoirs publics comme un problème de rationalisation de choix, cette idéologie relaye toute une série d'événements (délinquance, conflits racistes, chômage, etc...) à la lumière des significations communément attribuées à l'immigration : "Ils viennent nous prendre notre travail", "ce sont des briseurs de grève", 'Ils ne vivent pas comme nous", etc... Les connotations négatives ainsi que la forte charge symbolique que les classes sociales dominantes associent à "l'étranger" (c'est toujours de l'étranger que s'origine et que s'orchestre la sédition !) ne sont non plus pas indépendantes de l'écho que rencontre cette idéolo¬ gie jusque dans les milieux populaires. - 6 - Sa formulation même qui évoque les réactions d'un organisme à un corps étranger (phénomènes de rejet) en restaurant la vieille métaphore Platonicienne du tout organique, tente de mettre l'accent sur les soli¬ darités d'opinion et la communauté d'intérêt, assimile subrepticement la venue des travailleurs étrangers à une agression extérieure et sug¬ gère les voies à adopter pour écarter l'éventualité de troubles patho¬ gènes et maintenir "un équilibre convenable à la vie sociale". Régulièrement posée, même sous la forme atténuée et prudente d'une distinction à opérer entre formulation scièntifique et idéologie (4), la question des seuils de tolérance revient avec une fréquence obsessionnelle que rien ne permet de comprendre, si ce n'est la hantise de bouleverse¬ ments sociaux imminents auxquels on associe la venue de ces populations dont on a du mal à ne pas reconnaître par ailleurs qu'elle correspond, sur un plan économique, à une nécessité d'ordre structurel. Nous ne rendrons pas compte en quelques pages de la totalité des implications que dissimule cette façon d'aborder les problèmes; à plus forte raison en critiquer les effets selon une perspective historique permettant de lier chacune de ses versions aux différentes phases de la politique migratoire des pays industriels, excéderait de loin notre propos. Seule toutefois cette démarche nous paraît susceptible de mettre en évidence ce que révèle l'insistance de cette question quant au fonctionnement interne des sociétés qui la posent. Plus immédiatement, nous nous limiterons à formuler un ensemble de remarques critiques portant sur les dimensions les plus saillantes du problème, en différant la systématisation des points de vue avancés et la construction de la problématique que masque cette idéologie. Transformer l'objet social en objet sociologique, analyser et interpréter la demande sociale en termes critiques, telle sera donc notre démarche et c'est peut-être par là que pourrait s'amorcer une série de questions. (4) Les journées d'études organisées par le CIRDOM à Aix-en-Provence les 13 et 14 décembre derniers proposaient comme thème de réflexion : "le seuil de tolérance aux étrangers, concept opératoire ou notion idéologique ?", donnant à entendre par là que la distinction entre opérationnalité et idéologie procédait, elle, d'une démarche scien¬ tifique. Nous les formulerions de la façon suivante : à quel type de discours la notion de tolérance appartient-elle, qui pourrait justifier son usage en clarifiant les problèmes ? Quels en sont les présupposés qui la rendent possible et recevable en lui permettant d'articuler des faits plutôt que rien ou des fantasmes ? Plus généralement, à quel type de préoccupations ce discours tente-t-il de fournir une réponse ? 2. Les connotations juridico-morales de cette notion, tout ce que le discours qui l'utilise véhicule quant à la représentation qu'il suppose des rapports que les travailleurs immigrés et leur famille entretiennent avec les sociétés métaphoriquement dites d'accueil, sont révélatrices des limites que rencontre la politique par laquelle les sociétés industrielles avancées, de moins en moins capables de contrôler et de gérer le dévelop¬ pement "sauvage" de leur croissance, tentent de s'adapter aux changements profonds et aux transformations radicales qu'imposent, notamment sur le plan des formes de la socialisation des forces de travail, les impératifs du développement économique. La démonstration n'est plus à faire : les migrations internationales de main-d'oeuvre ne répondent pas à des effets de conjoncture, mais bien à des nécessités structurelles liées aux conditions actuelles de l'accu¬ mulation du capital. C'est de la contradiction qui se développe entre les formes de la socialisation de la main-d'oeuvre immigrée et la place qu'elle occupe dans le procès de production que procède l'idéologie des seuils de tolé¬ rance, comme expression du refus par les sociétés d'accueil d'assumer le coût social que représenterait la mise en place de structure de socia¬ lisation non plus fondées sur la domination ou l'ajustement unilatéral, mais basées sur la réciprocité des échanges et la reconnaissance mutuelle. Si donc les seuils de tolérance expriment une réalité, ce sont les limites que les sociétés d'accueil sont décidées à ne pas franchir dans la mise en place d'équipements et de structures susceptibles de modifier radicalement les conditions d'interaction et de coexistence des différentes communautés. C'est en effet par une politique d'intégration et d'assimilation au cadre national, dans le même temps où l'emprise de plus en plus mar- - 8 - quée des firmes multinationales tendait à réduire considérablement le rôle traditionnel d'intégration économique et sociale de 1'Etat-nation, que les sociétés industrielles ont tenté de fournir une réponse aux besoins massifs de main-d'oeuvre étrangère. Ce n'est pas à une remise en question des fondements de la crois¬ sance industrielle ni même à une redéfinition des principales médiations traditionnellement assurées par l'Etat dans la coordination et la mise en rapport des facteurs de production qu'ont donné lieu la redistribu¬ tion des activités économiques et l'apparition d'une nouvelle division internationale du travail, mais bien au contraire à un renforcement de ses fonctions d'unification et de centralisation. Car il faut bien le reconnaître, ce n'est pas à propos de l'im¬ plantation des firmes multinationales américaines que la société fran¬ çaise se pose la question du tolérable ou de l'intolérable, encore moins par rapport à la division internationale du travail qui cantonne les pays du tiers-monde dans des activités à faible composition organique et les contraint à exporter massivement une main-d'oeuvre excédentaire. 3. Etre attentif au point de vue des travailleurs immigrés, prendre en considération les projets multiples et les stratégies complexes - pas nécessairement individuelles - qui accompagnent et qui structurent la décision de migrer, au-delà des évaluations approximatives des besoins ou des motivations largement surdéterminés d'un point de vue culturel (5), risquerait en effet d'entrer en contradiction avec les principes qui sont à la base des différentes versions de la politique d'assimila¬ tion. Finalement, la question pourrait aussi avoir un sens de savoir jus¬ qu'à quel point et pendant encore combien de temps, les travailleurs immigrés vont continuer à tolérer les conditions d'emploi et de logement qui leur sont réservées. (5) Pour la surdétermination culturelle des principales techniques d'enquête, cf. Paul Wald, Sur l'enquête dans un cadre non-occidental. Doc. ronéo. 15 p. IDERIC, Mars 1973. - 9 - C'est pour éviter que cette question ne soit posée concrètement par les travailleurs en lutte, que les pouvoirs publics, en imposant progressivement l'idée qu'il existait "des seuils à partir desquels la population d'accueil se fermait à la population étrangère et risquait de lui manifester plus que de l'indifférence", ont tenté de s'en prévenir en imposant ouvertement une politique de discrimination basée sur la détermination sélective de quotas migratoires. La sélection s'opère selon deux critères principaux ; le nombre et la "distance". Très communément, on estime que telle densité de population "culturellement proche" présente une probabilité de conflit beaucoup plus faible qu'une densité inférieure de population "culturel¬ lement éloignée". Comme chaque fois en pareil cas, le critère démogra¬ phique, d'utilisation commode et immédiate, ne permet jamais de conclure (6). On ne comprendrait pas pourquoi notamment une densité de 70% de population étrangère n'ait pas donné lieu à de graves conflits dans telle commune de la région parisienne, alors que, toutes choses égales par ailleurs, ces conflits se développaient dans le Sud-Est avec des taux d'hétérogénéité largement inférieurs. La notion de "distance cul¬ turelle" ne résiste pas non plus à l'analyse. L'évoquer serait oublier qu'elle même est soumise à des fluctuations historiques qui en modi¬ fient radicalement la portée d'une période à l'autre selon des cycles extrêmement courts. Il suffit pour s'en convaincre d'étudier, à travers la presse, les réactions suscitées par l'immigration italienne ou portu¬ gaise, actuellement considérée comme culturellement proche ! Dans l'ignorance des causes qui permettent de rendre compte de la localisation et des formes que prennent les conflits dans lesquels sont impliqués les travailleurs immigrés et en réduisant celles-ci à de sim¬ ples proportions démographiques, les études fondées sur la détermination des seuils s'interdisent de saisir les mécanismes sociaux qui sont à (6) Le même problème se pose dans les tentatives faites pour rendre compte des flux migratoires internationaux à partir de critères de densité démographique ou de surpopulation relative comparée. "Comment expliquer, demande Abdelkrim Belgendouz, que des pays à forte densité de population comme les Pays-Bas (375 h/km2)... ont importé des travailleurs venus de pays moins peuplés tels que l'Espagne (67 h/km2) ? La France, avec une densité de 96, est un pays d'immigration, tandis que le Portugal, avec une densité comparable, (95) est un pays d'émigration". "Il faut d'abord expliquer pourquoi il y a surpopulation". A. Belgendouz, Quelques réflexions sur l'émi¬ gration marocaine au regard du développement in La migration inter¬ nationale dans ses relations avec les politiques d'ajustement indus¬ triel et agricole. Compte-rendu du séminaire organisé par l'OCDE. Vienne, 13-15 mai 1974. Paris, OCDE, 1974. p. 128. - 10 - l'origine de leur repérage empirique et avalisent du même coup les pra¬ tiques discriminatoires et sélectives préconisées par les pouvoirs publics. 4. Il est significatif de remarquer que l'évaluation de ces seuils s'est toujours cantonnée dans les secteurs de l'activité sociale parti¬ cipant à la reproduction des rapports sociaux dominants (logement, édu¬ cation, secteur hospitalier, etc...) et qu'aucune tentative n'a été faite d'en apprécier la pertinence en entreprise. Dans un communication à l'Académie des Sciences Morales et Politiques, Michel Massenet donne les indications suivantes : "Dans une classe pri¬ maire, la présence de plus de 20% d'enfants d'étrangers ralentit la progression de l'ensemble des élèves. Dans un service hospitalier, des problèmes de coexistence se posent lorsque les étrangers représentent plus de 30% du nombre des malades. Dans un immeuble, il est peu sage de répar¬ tir plus de 10 à 15% de familles d'origine étrangère lorsque celles-ci ne sont pas accoutumées à la vie d'un habitat moderne" (7). Serait-ce que les inconvénients de la présence des travailleurs étrangers en entreprise (qui dans certains secteurs atteint 60%) sont très largement dissimulés par l'ampleur des avantages divers qu'en re¬ tire le patronat (effets sur la productivité, économie de coûts de subs¬ titution, etc...) pour ne pas faire l'objet d'une mention dans le panora¬ ma de M. Massenet ? Acceptés dans la mesure où ils travaillent, rejetés dans la mesure où ils reconstituent leur force de travail, le seul recours des travail¬ leurs immigrés est de disparaître aux yeux de ceux dont ils servent le profit. C'est à cette "dissimulation" par "destruction des milieux mi¬ gratoires" visant le "désamorçage des rapports interpersonnels" (8) que concourt l'idéologie des seuils de tolérance. (7) Michel Massenet, in Vivre en France, n° 8. Septembre 1970, pp. 15-16. (8) M. Marié et alii, Conflits et travailleurs immigrés dans la région parisienne. Sociologie du travail. Janvier-Mars 1974, pp. 19-44. - 11 - Les critères retenus dans leur détermination se réfèrent à des normes de fonctionnement établies à l'initiative exclusive de la société d'ac¬ cueil, ce qui revient à fixer les bornes à partir desquelles la présence des travailleurs étrangers entrave le fonctionnement et le rendement "normal" de ses institutions. La politique préconisée par M. Massenet et préparée par les termes du rapport Calvez, en prétendant "éviter à notre économie de s'installer dans la facilité" (9) représente en fait la ten¬ tative d'une fraction importante de la bourgeoisie et de la petite bour¬ geoisie, non directement tributaire de l'apport économique que constitue la main-d'oeuvre immigrée, pour atténuer et réduire considérablement les effets sociaux de sa présence. Cette tentative n'est pas spécifique à la France : en Angleterre, Enoch Powel a associé son nom à une tentative identique et en Suisse, l'initiative Schwarzenbach et le référendum de juin 1974 visaient des objectifs similaires. Dans un cas comme dans l'autre, il s'agit de réduire au strict mini¬ mum les effets sociaux et culturels d'un phénomène considéré comme "anor¬ mal" en faisant confiance pour 1'"inévitable" aux fortes capacités d'as¬ similation et d'intégration des sociétés occidentales. Dès lors, l'impensable pour ces sociétés installées dans la douce quiétude de l'universalité et de la supériorité de leur culture est que d'autres sociétés puissent penser et agir différemment d'elles et tous les moyens sont utilisés pour réduire leurs différences en normalisant leurs rapports. L'alphabétisation et la formation constituent le vecteur principal de cette "mission civilisatrice". La diffusion intensive du français, l'apprentissage de la "modernité" s'imposent comme des objectifs priori¬ taires et la prise en charge du stagiaire immigré se réalise selon les modalités infantilisantes de la scolarisation. Le dispositif pédagogique renforce et accroît la dépendance de l'immigré en imposant des modèles d'identification et de comportement qui "extorquent l'essentiel sous ap¬ parence d'exiger l'insignifiant" (10). De l'enfant considéré comme sauvage momentané, au sauvage considéré comme un enfant perpétuel, une mime entreprise d'incul cation et un (9) M. Massenet, op. cit., p. 15. (10) P. Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique, Librairie Droz, Genève - Paris, 1972. p. 197. - 12 - processus d'intériorisation de l'arbitraire culturel se poursuit, visant à garantir et à reproduire l'homogénéité et l'unité sociale et culturelle que réclame et dont se prévaut en dernière analyse l'existence de l'appa¬ reil d'Etat (11). Or, quoi qu'on puisse en penser par ailleurs (12), les migrations internationales de main-d'oeuvre ne constituent pas un phénomène "anormal" mais représentent et représenteront de plus en plus une donnée de fait du fonctionnement de l'économie mondiale. Ce qui est anormal par contre, c'ést la réponse que les sociétés réceptrices donnent à ce phénomène lorsqu'elles parviennent à dépasser le laisser-aller habituel ou les ajustements au coup par coup. Chaque jour s'affirme avec plus d'acuité la nécessité de mettre en oeuvre une politique non plus orientée vers la dissolution progressive des étrangers dans le tissu social, mais sur la diversification du rôle et des régulations traditionnels des institutions, en ne considérant plus la présence étrangère comme un obstacle à la nor¬ malité de leur fonctionnement mais comme une donnée à partir de laquelle s'impose une remise en question radicale des présupposés qui les fondent et des objectifs qu'elles poursuivent. 5. Des expériences de cet ordre ont été tentées en Angleterre avec l'école multiraciale (13) et on s'aperçoit que du coup les conditions de l'interaction en ont été considérablement modifiées sans qu'il soit pos¬ sible de prétendre que la population anglaise soit significativement moins raciste que la population française. C'est tout simplement que le racisme, contrairement à ce que suppose l'idéologie des seuils de tolérance, ne constitue pas une composante substantielle de la "nature humaine", une sorte d'invariant psychologique : son expression n'est pas indépendante des conditions sociales concrètes qui règlent l'interaction et l'inter¬ dépendance des différentes communautés ethniques. (11) Sur les fonctions d'intégration à 1'Etat-nation de l'appareil sco¬ laire et sur sa remise en cause, cf. Michel Oriol, L'éducation peut- elle encore être nationale ? (12) Tout un courant d'opinion d'inspiration humaniste semble considérer que les problèmes liés aux migrations de main-d'oeuvre disparaîtront avec la nécessité de celles-ci dès lors conçues comme "un accident" ou une donnée momentanée dans le développement du capitalisme. Tout, au contraire, porte à penser, en dépit du fait que certains pays comme l'Algérie tendront à en réduire considérablement l'ampleur, qu'il s'agit d'une donnée structurelle du développement de l'économie mondiale, comme l'atteste 1'éloignement géographique grandissant du recrutement. - 13 - Mais plus concrètement, ce sont dans les pratiques qui correspondent aux modalités de la mise en compétition des travailleurs immigrés avec les travailleurs nationaux dans les différents secteurs de l'activité sociale (emploi ou logement mais aussi loisirs et formation), ainsi qu'aux réponses qui y seront données collectivement, que nous devrons ou pas d'apprécier l'expression de l'intolérance raciale. S'il est vrai, comme l'a montré B. Lander dans une étude sur la délinquance juvénile à Baltimore (14), que le taux de délinquance s'ac¬ croît avec le taux d'hétérogénéité raciale pour atteindre un maximum autour de 50%, l'étude met également en évidence une décroissance du taux de délinquance lorsque la population noire continue à s'élever sans qu'il y ait de différence significative entre l'une et l'autre population prise séparément. C'est donc dans les modalités dè l'interaction qu'il convient de rechercher les causes des manifestations racistes et non dans des caractéristiques psychologiques que l'on attribuerait à l'un ou l'autre groupe. Les travaux actuellement en cours sur les modalités de l'interaction, qu'il s'agisse des études conduites sur les conditions de la mobilisation de l'identité culturelle ou plus directement de certaines expériences d'animation sociale en milieu immigré (15), attestent que des solutions peuvent être recherchées dans le jeu des mécanismes réglant la production de l'imaginaire de groupe par quoi s'opèrent finalement toute une série de médiations symboliques du comportement, qui ne sont ni le fait d'une connaissance au sens cognitif du terme, ni le fait d'une motivation telle que les psychosociologues en thématisent l'usage. Que l'immigré soit bien le support des fantasmes d'appartenances multiples, auxquels sont confrontés les divers groupes sociaux qui entrent en contact avec eux (une nation, une culture universelle, une (13) Cf. Mary Fuller, Educational expériences of adolescents from ethnie minorities in Britain, Colloque International sur les Travailleurs Etrangers en Europe Occidentale. Paris, Sorbonne, 5-7 juin 1974. (14) B. Lander, Towards an understanding of juvénile delinquency, New York, Columbia University Press, 1954, cité par J.C. Chamboredon, La délin¬ quance juvénile, essai de construction d'objet. R. Franç. Sociol. XII, 1971. p. 349. (15) Jeanne Combaz, Le langage des sans langages. Temps Modernes, n° 349- 350, août-septembre 1975. pp. 1-85. - 14 - classe sociale ou un syndicat), de la même manière que les enfants sont le support des fantasmes des adultes, cela est confirmé par la logique selon laquelle se développent les rapports entre communautés, qu'ils soient ou non conflictuels. C'est notamment la raison qui permet d'expliquer l'inefficacité dramatique des campagnes antiracistes, qui pour en limiter l'expression adoptent des moyens qui pourraient être adéquats s'il ne s'agissait que de modifier un système d'attitudes, mais qui, dans l'état actuel des choses, évoquent plutôt l'histoire de cet homme qui, rencontrant quelqu'un souffrant de la soif à cause d'une blessure au ventre, lui donne à boire en espérant soigner la blessure. L'interprétation substantialiste du racisme, que l'idéologie des seuils de tolérance partage avec les institutions chargées à un moment ou à un autre de régler les rapports que les immigrés entretiennent avec l'ensemble de la société, permet, en réduisant la diversité sociale des conditions de son expression, d'en ramener la cause à quelques tendances, supposées profondes, de la nature humaine. Dès lors inscrite dans la vieille antinomie de l'inné ou de l'acquis, la question du racisme n'échappe au fatalisme ("il a toujours existé, il existera toujours") que pour tomber sous l'emprise des illusions éduca¬ tives (le racisme irait de pair avec l'ignorance et il suffirait d'édu- quer la société pour la garantir de ses méfaits). Or, il faut bien le reconnaître, non seulement le racisme ne semble pas s'être réduit de manière appréciable au terme des campagnes d'infor¬ mation et de formation qui lui ont été consacrées, mais plus généralement, il paraît être le fait, dans ses manifestations les plus extrêmes, des sociétés suréduquées. Le transfert de son traitement du système d'éducation au système de répression, l'adoption de mesures législatives destinées à le sanction¬ ner, attestent simultanément de l'échec des premières tentatives et de la recrudescence du phénomène. Que 1'UNESCO, depuis une trentaine d'années, en ait fait un de ses principaux thèmes de mobilisation, est significatif de la double limite que rencontre l'interprétation commune du racisme et la stratégie de lutte - 15 - qu'elle a inspiré. Placé à un niveau international et localisé sur le plan psychologique, le débat sur le racisme a permis aux Etats-nation d'éluder régulièrement les mesures concrètes qu'imposaient chaque situation, tout en étant gra¬ tifiés d'une bonne conscience humaniste ; échappant à la détermination des structures sociales de l'interaction pour être réduite à un attribut de la "nature humaine", la lutte contre le racisme appelait un fort courant international de diffusion des connaissances et de la rationalité. L'un et l'autre assimilés à un "fléau" et l'un étant très communément conçu comme une cause de l'autre, on a pensé pouvoir lutter contre le racisme avec les moyens et les méthodes utilisés pour réduire et faire disparaître l'analphabétisme et l'ignorance. Comme le remarque C. Lévy- Strauss, "le progrès de la connaissance n'a pas tellement consisté à dissiper cette illusion au profit d'une vue plus exacte qu'à l'accepter ou à trouver le moyen de s'y résigner" (16). 7. Un certain nombre de conclusions s'imposent : effet sur un plan économique des inégalités de développement qui placent les pays de "la périphérie" dans un état de dépendance vis-à-vis des pays du "centre", les migrations de main-d'oeuvre rencontrent dans les modalités de leur socialisation et de participation à l'activité sociale, l'alternative que posent les sociétés d'accueil entre le rejet et l'assimilation. La poli¬ tique d'assimilation, expression sur un plan culturel d'une domination économique plus générale, se heurte à des limites que signale l'idéolo¬ gie des seuils de tolérance. Ces limites sont nombreuses. D'une part on suppose que la politique d'assimilation est susceptible de réduire l'émergence des conflits en renforçant la cohésion sociale et en atténuant les disparités culturelles. L'expérience montre au contraire que les effets de l'assimilation, elle- même jamais terminée, toujours à reprendre (17), sont générateurs sur un plan individuel de beaucoup plus de conflits que ce qu'ils n'en ré¬ duisent ; troubles de l'identité, déstructuration des schèmes régulateurs (16) C. Lévy-Strauss, Race et histoire, UNESCO, 1961. Editions Gonthier, 1969. p. 19. (17) Les experts les plus optimistes s'accordent généralement à reconnaî¬ tre que trois générations au moins sont nécessaires pour parvenir à une assimilation "réussie", ce qui excède de loin les probabilités intermédiaires d'une migration nouvelle ou d'un retour au pays. - 16 - du comportement, conflits d'appartenance, etc... Par ailleurs, à un niveau plus global, il n'apparaît pas que les conflits sociaux dans lesquels sont impliqués les travailleurs immigrés soient significativement plus importants ou plus fréquents que les conflits qui concernent exclusive¬ ment la société d'accueil. Bien au contraire, comme le montre M. Marié dans la "fonction mirroir" (18), il semblerait que l'immigration consti¬ tue le révélateur ou "l'analyseur" de conflits sociaux latents qui lui préexisteraient et qu'elle aurait pour fonction de mettre en évidence. Car beaucoup plus fondamentalement, c'est sur une conception alarmiste du changement social que repose la politique d'assimilation et d'intégra¬ tion. Cette conception très largement répandue par la psychologie sociale américaine (19), incapable de rendre compte de la fonctionnalité sociale du conflit, n'y trouve qu'un indice de dysfonctionnement,d'ancrmalité ou de pathologie du corps social consécutif à un blocage des mécanismes habituels de décision. Cette méconnaissance du rôle stabilisateur du conflit comme principal mécanisme d'ajustement et de restructuration de l'environnement social par le maintien de l'équilibre des pouvoirs signale l'extrême rigidité de la structure sociale qui maximise les dangers d'une rupture catastro¬ phique. S'il est vrai que les systèmes sociaux admettent et institutionnali¬ sent le conflit à des degrés divers en sanctionnant ou en favorisant l'expression directe des revendications antagonistes, ce refus de l'abor¬ der en tant que tel, comme la voie normale par laquelle s'expriment et se résolvent les tensions ou les contradictions qu'engendre une société, est caractéristique de l'extrême fragilité des fondements sur lesquels reposent la légitimité et la pérennité du pouvoir qu'elle exerce. L'idéologie des seuils de tolérance a au moins le mérite de signaler ceci : que lorsqu'on l'évoque, c'est très directement à la structure du pouvoir et à la manière de l'exercer que l'on se réfère. Simultanément, (18) M. Marié, La fonction mirroir, Presses Universitaires de Grenoble, 1974. (19) Dans la psychologie sociale américaine, le conflit est toujours traité comme un cas limite de la prise de décision, l'accent est régulièrement porté sur la façon de le réduire, jamais sur la manière de le produire que l'on suppose toujours "accidentelle" ! - 17 - c'est dans son rapport au pouvoir que les recherches liées au seuil de tolérance interpellent le sociologue et le mettent en demeure de se définir. La critique des doctrines plus ou moins systématisées, plus ou moins contradictoires, liées aux problèmes que suscitent les migrations de main-d'oeuvre, ne date pas d'aujourd'hui. Cette critique se développe généralement sous la bannière de l'opposition entre idéologie et science et tout semble avoir été dit d'une idéologie lorsqu'on a fourni la preuve de sa non-scientificité. Cela est nécessaire, mais cela peut-il suffire ? La division actuelle du travail à laquelle correspond et fait écho le morcellement du savoir, convergent pour faire du sociologue le déposi¬ taire d'une "conscience critique" de plus en plus détachée des condi¬ tions sociales de la praxis et limitée à en décomposer le reflet faute de pouvoir en informer le sens. Oublieux du fait que ce privilège de l'observation et de la réfle¬ xion, le sociologue le doit à la place qui lui a été faite dans la di¬ vision aussi bien technique (divorce entre le travail manuel et le travail intellectuel) que sociale du travail, la tentation est grande de considérer le travail théorique comme une modalité de la pratique et de s'acquitter de l'histoire en "luttant sur le front idéologique". Par une ruse de la raison sociologique, la distance à l'objet consacre une rupture sociale beaucoup plus profonde, aliène la pratique du sociologue à une définition de la science qui puise dans la rationa¬ lité occidentale son modèle et ses normes de référence, fait de nécessité vertu en transformant en garantie épistémologique les effets sociaux d'une division historique du travail. Ainsi, il ne suffit pas de répondre à l'idéologie des seuils de tolérance en évoquant "un droit à la différence" mais de prendre part dès maintenant aux transformations qu'impose .t ici même la présence des travailleurs étrangers en clarifiant et en élargissant ce que Luckacs appelait "le champ des possibles". Le défi que lancent aujourd'hui les travailleurs immigrés aux so¬ ciétés occidentales se condense dans les termes de cette alternative : quelles sont les forces sociales susceptibles de soutenir le projet des travailleurs immigrés en évitant la double impasse de la ségrégation et - 18 - de l'assimilation ? A cette question, de nombreuses réponses sont encore possibles dont il appartient à la pratique, c'est-à-dire aux luttes,de préciser les termes et de clarifier les enjeux. Comme le remarque S. Moscovici : "L'adéquation pure et simple à une doctrine est le souci de ceux qui attendent le crépuscule pour penser et dorment le jour pour refaire leurs forces, qui, saisissant uniquement les reflets, les der¬ niers rayons du soleil, s'imaginent que leur penser est un faire, alors que c'est le faire qui est un penser pour ceux qui s'éveillent avec le jour et l'escortent" (20). Gilbert BEAUGE IDERIC, Décembre 1975. (20) S. Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages. Coll. 10/18, Paris 1974. p. 143.