LE PAIN BLANC SAINT-POL-ROUX JOSEF FLORIAN PIERRE REVERDY MAX JACOB FERNAND MARC JEAN ROUSSELOT MICHEL MANOLL MICHEL PERRIN JULIEN LANOË Tous les 2 mois Décembre 1936 Le pain blanc A Julien Lano'é. Le rayon de l'amour éveille l'âme verte, En ce grain où la Vie accroît d'or sa beauté, Par un sourire enfin de la terre entr'ouverte Un sceptre jaillissant vers la communauté. La multitude accourt saisir la gloire offerte Et la jeter aux meules de la cruauté Puis, du moulin au four qu'arde la faim soufferte, Elle voue à chacun sa part de royauté. Cependant, le poète assure l'autre tranche : Il a semé l'idée là-haut comme un grain d'or Que du gouffre sa plume attise en messidor, Et le chant du grillon de cette page blanche Eparpille un soleil moissonné dans le bleu, La part de roi frayant avec la part de dieu. ' 15 septembre 1936. SAINT-POL-ROUX. 2 Les psaumes du roi David DAVID est assis, il écrit le livre saint, il écrit les Psaumes, d'où s'élèvent les invocations et les louanges, l'adju¬ ration des punitions aux scélérats, les voix de la prière, de la confiance et de l'imprécation, les voix de la menace, de l'espoir et de la colère, les voix de la soif, de l'envie et du contentement. David écrit, il a déjà écrit beaucoup de pages, de pages qui survivront au temps, mais il lui manque encore la fin du livre, la fin où il pourrait résumer tout ce qu'il a voulu dire, toute la sagesse, toute la bénédiction. Il médite et il réfléchit, il cherche le mot par lequel il pourrait exprimer son sentiment. Mais il ne peut pas trouver ce mot, parce que son âme est pleine d'inquiétude. Il pense que l'inquiétude lui pénètre de l'en dehors dans l'âme : au-dessous du palais, dans le marais, les grenouilles sans cesse coassent, elles coassent et font grand bruit. David entend leur coassement, et cela trouble ses pensées et son travail. Longtemps, bien longtemps, il a supporté le coassement et les cris des grenouilles, mais enfin il ne l'a pu supporter plus longtemps. Alors il s'écria en telle colère, avec laquelle jusqu'alors il n'avait poursuivi que les scélérats : 3 « Taisez-vous, les grenouilles, la malédiction vous atteigne! Est-ce que vous ne voyez pas que j'écris un livre, le livre saint, les Psaumes du Seigneur? Ne me troublez pas par vos cris débauchés! » Les grenouilles se turent après cette réprimande. Mais alors la plus vieille lui répond dans ce silence subit : « Tout ce qui respire, loue le Seigneur! » Le roi l'entend, il est surpris par ce langage. Et alors, plein d'humilité et de gratitude, il écrit ces paroles dans son livre. C'est ainsi qu'il arriva que ce livre saint, les Psaumes, d'où nous parlent les voix de l'humanité par des invocations et des louanges, par l'adjuration des punitions aux scélérats, les voix de la prière, de la confiance et de l'imprécation, les voix de la menace, de l'espoir et de la colère, les voix de la soif, de l'envie et du contentement, finit justement par les paroles de la créature muette : « Tout ce qui respire, loue le Seigneur! » Josef FLORIAN. Traduit par Otto F. BABLER. A travers les signes E masque qui adhère à ta peau moite, plus ardent ce matin que la couche brûlante du soleil, te cache, te trahit, te déride, te défigure. Tu n'as pas de raison d'aimer ni de haïr les masses mal rangées de la nature. A travers les rayons frisants qui bouleversent les rochers, les troncs des bois, le murmure des bancs et tous les artifices du feuil¬ lage — les têtes à peine dessinées, les yeux crevés, les ciels remplis de larmes — tu n'as pas le temps de passer. Contre les bois indifférents, où bondit l'animal sans yeux, aux défilés de la peur toute rouge, la course à son terme prédit, la meilleure raison de vivre où tu trébuches. Toi ou moi dans le même jeu, toi ou moi dans le même lac, au fond, dans la même embrasure. Pourtant, si on relevait un peu le rideau de feuilles mortes, des mots flétris sur la trame trop mal ourdie de tes mensonges — si l'on regardait, à travers la grille de tes dents les derniers soubresauts qui meurent dans ta gorge. Mais je tourne autour du néant. L'air qui gonfle l'espace entier me désespère. Je ne ferai plus rien, Peut-être arnverai-je à temps pour ne pas manquer de lumière. La fatigue m'attaque à ce nouveau tournant. Je ne ce soir. 5 pense plus à rien ni devant ni derrière. La soif brûle au fond de mes reins —mes mains sont plus faibles que la poussière. Ce n'est plus le souci d'aimer qui me soutient, ce n'est pas le bruit de la mer qui remplacera ma prière. Mais, la poitrine en feu, la mort à mi-chemin, je me couche, à peine épuisé, les lèvres sur les bords glacés de la nuit noire. Pierre REVERDY. ♦ 6 Vieux monde brisé à Georges Caillé. SOUS les caps du passé, océan sans rivage je contemple un amour emporté par les vents. Les troupeaux fugitifs en la nuit de mon âge disparaissent. Mes yeux sont les lampes du Temps. Terres mémoriales mes îles fortunées seigneurial délice, majestueux repos! les rapides chevaux de mes vertes années n'ont pas lassé mon cœur du bruit de leurs sabots. J'ai tissé, j'ai tissé de vents et de paroles un voile au long col gris tenu par les péchés. De mon dernier portail il cache l'Acropole et courbe vers le sol un casque empanaché. 7 As-tu faim de la terre? Rêves-tu de royaumes? changerais-tu de peau, de pays, de couleur? Deux fées se sont penché pour enlever mon heaume le fer de leurs baisers cicatrisa mon cœur. Un triste et calme vent inconnu sous les astres qui n'était pas venu d'horizons cardinaux étendit sur les jours le jour bas du désastre. Le vieux monde est brisé, préparons les vaisseaux. Max JACOB. 8 Sollicitude Pour Anna Stéphann. Le soir abandonnera-t-il les sourires aux prophètes ignorants qui chassent les étoiles? Ensemencement d'un monde d'hypothèses. Nous blesserons le bonheur au front de seigle, la vie aveugle du vent pesé par nos mains puisque les murailles obéissent au charme étonné des vagues, puisque le vol des hirondelles a déplacé l'azur, puisque le soleil guerroie et que le souffle a dispersé les gardes du verbe. Nul drame n'est plus émouvant que celui de la Croix se dressant entre de magiques murmures. Horizons, graminées, gestes lascifs des dormeurs amis des fées, ah! partageons nos lambeaux de ciel! Fernand MARC. Pour Thérèse et Michel Manoll. RISONNIÈRE des eaux, J'écoute ta voix poreuse ; Le contre-jour des fenaisons d'acier Verra surgir ta main rose, Comme une dernière goutte Où tournent les chemins. Une prison d'épines Ou de vent léger Retient chacun de nous tous. Je suis si faible au fond de mon courage, Quand rien n'est plus à dire, Dans le champ creusé de l'amour. Tu t'éveilles, ta cuisse entend Le sang de ta main, son pas Approcher. Une porte se referme Dès que s'entr'ouvrent tes doigts. Où suis-je pour toi, Dans quel pli, bien-aimé de toi? Comme un ruisseau, Je veux couler parmi les feux du ciel. Egorgé, bouquet de sang Sur le pavé. Quelle tendresse s'est levée Entre nous tous! Ecoutez, Tous ensemble nous parlons, La joie du monde est sur nous, Elle tremble entre mes genoux, Sur ton menton, Son reflet est sur nos lèvres, Comme sur un tronc neigeux. Jean ROUSSELOT. 11 A Louis Baugion i JE pourrais dire moi aussi au monstre de neige qui laboure les hectares brodés du sommeil, les paroles fuselées du matin. Les aiguilles calcinées arrêtées au bord du puits glacé de la mort retrouvent un éclat vivant. Celui qui recouvrait les prairies de l'argile des poèmes connaît maintenant cette main qui fouille les germes de son sang. Il se retourne au milieu des feuillages mordus par la dent du soleil. Je lui demande un souffle de torrent, une larme brûlante, une pincée de froment. Ce qu'il faut pour former la misère d'une heure. Sur la mer — la fumée plus forte qu'un nuage — le cadenas fermé du silence, je pourrais appliquer les rides de cristal de ma vie. II S'il revient entre le matin et ce qui reste pour aboutir aux fils brouillés de l'avenir je prendrai dans les plis de l'eau le pollen neuf qui passe nuit et jour. C'est là que les cœurs 12 tombent, que les pétales de la lune s'effeuillent, que le mys¬ tère le plus blanc s'absorbe dans le granit des berges. Les hommes endormis au seuil du désert, les haies et les arbres s'abaissent sous le poids immense des larmes ; le grigno- tement de la nuit arrête le bruit de la mer. Tout ce qui reste à faire — le visage à pétrir — l'œil à recolorer — les paroles à flétrir, s'accomplit à la voix irisée du sommeil. Michel MANOLL. Rien que le soleil qui poudroie et les cavaliers qui guerroient autour du for intérieur Une pomme de pin tombe Sur un corps endormi Ecoliers vous voici dotés d'une loi nouvelle. Le gel des collines La cire des cierges Un soleil prématuré les a fondus en douceur les génisses dans les prairies ont enfanté une vie neuve pour les jeunes gens revenus des anciennes philosophies. Michel PERRIN. 14 La poésie délivrée Le Poète de demain aura une fortune extraordinaire : il ne pourra plus voler qu'avec les ailes de la Poésie. Jusqu'à nos jours, toutes sortes de machines aidaient le Poète à prendre son essor : la versification, l'éloquence, l'éru¬ dition, la galanterie, la légende, les grands sujets, le senti¬ ment, le don des images. L'habitude de compter sur le secours de ces puissants artifices qui ont si longtemps trompé le public, semblait rendre presque impossible la perspective de s'en passer. Par bonheur, certains excès de la poésie moderne achèvent de déconsidérer cette machinerie de la littérature poétique. La génération actuelle est en train de brûler ses vaisseaux, et toute réaction devenant impossible, nous verrons enfin si la Poésie est une vérité immortelle, ou le nom de complaisance donné à quelques pointes heureuses poussées dans le sens de la grandeur. Les Romantiques, à qui Jean-Jacques Rousseau avait fait entrevoir qu'il n'y avait pas de poésie là où l'être humain n'était pas engagé tout entier, étaient déjà sur la voie d'une grande découverte. Mais, comme tous les révolutionnaires, ils songèrent d'abord à pousser à fond leur propre programme 15 de partisans. Ils exaltèrent tout ce qui, dans l'homme, avait été sacrifié jusqu'alors, mais, en même temps, ils sacrifiaient l'héritage des siècles précédents. Puis vint la réussite funeste de Rimbaud : il laissa plus de cinquante générations de jeunes poètes devant une œuvre sans précédent, dont l'éclat et la résonance firent crier au miracle. Personne ne doute d'abord, qu'il s'agisse là d'un aérolithe arraché à laPoésiepure. Et toutes ces générations sidérées se mettent au travail sous le signe désastreux de la stupeur et de l'enthousiasme. Car Rimbaud, cristal romantique, a donné à son œuvre une plénitude, un luxe définitifs qui en font un testament, un prélude au silence et à la mort, non un message en vue de l'avenir. Les Fleurs du Mal sont moins encore : l'illustration d'une mode de l'esprit. Lautréamont, entièrement adonné à l'art oratoire, et Mallarmé à l'orfèvrerie verbale, poètes malgré eux, ont contribué à faire traîner en longueur, par leurs innombrables imitateurs, un romantisme dont la naïveté et les prétentions nous sont devenues également odieuses. Le romantisme s'est encore survécu dans le Surréalisme où s'épuisent les ressources artificieuses d'une école qui n'aura eu d'autre mérite que de nous détacher, sans retour, de toute littérature. C'est pourquoi le poète de demain sera un poète tout court, ou ne sera pas. Le domaine naturel de la Poésie, c'est la simplicité, et j'entends par là, tout ce qui n'est pas sujet à interprétation, ni à discours, et dont la réalité domine de haut les commen¬ taires humains : la Mort, par exemple, est une de ces choses simples, nettes, brutes, qui relèvent de la Poésie, non de la paraphrase. Ce qui ne peut s'analyser, ni se décrire, voilà 16 l'affaire de la Poésie. Tout ce qui ne relève ni de la tête, ni du cœur, ni des sens, mais du centre mystérieux par où l'homme tient à l'univers et aux autres hommes, tel est le seul but digne de la Poésie. Et tout le reste est littérature. Les principaux obstacles à la Poésie sont : 1° L'abstraction. Il suffit dans un poème d'un seul mot abstrait comme « pré¬ sence », « secret », « profondeur », « amour » pour le vider de toute poésie. A plus forte raison, la métaphysique est-elle néfaste. « Ether », ou « élan » au milieu d'une pièce de vers, en font aussitôt un morceau d'académisme. 2° Le sentiment, même à rebours (ironie, sarcasme, révolte). Regardez un écrivain (ils sont légion) s'avancer, le cœur sur la main, une plume dans l'autre, et tâchez de réprimer rire ou bâillement. La complaisance en soi a été trop longtemps un apanage de la jeunesse à qui il suffisait d'écrire en langage poétique pour s'autoriser à parler indéfiniment de soi. 3° Le luxe des images qui, comme tous les luxes, est devenu, de nos jours, un luxe à bon marché. Il faut, désormais, le remplacer par le style — la transparence, la finesse du grain, la pureté de la ligne — et renoncer une fois pour toute au faste claudélien, à la musique chère à Verlaine, et même au lyrisme tout court. La Poésie ne survivra qu'en sacrifiant à de très grandes exigences et en se purifiant au feu des privations. Julien LANOË. Le Gérant : E. MARÉCHAL. LE PAIN BLANC Cahiers de poésie paraissant tous les 2 mois sous la direction de Michel Manoli 8, Place Bretagne, NANTES La première série du Pain Blanc comprendra 6 numéros Abonnement ordinaire 30 fr. Abonnement de soutien 40 fr. Effectuer tous versements : Michel LAUMONIER, c/c postal 44.03 Nantes.