UNIVERSITÉ DE NICE d'Etudes fit de Recherches Interethniques^B^nterculturelles Kh> Ibfc US A PROPOS DE LA SEYNE-SUR-MER L'insertion des immigrés et la cohabitation interethnique : une révision des cadres de compréhension. Victor BORGOGNO Lise VOLLENWEIDER-ANDRESEN avec la collaboration de J.P. ZIROTTI Marché n° 84 61053 Plan Construction D 099 0012915 IDERIC 63, Bd delà Madeleine - Bat. A - 06000 NICE (France)- Téléphone, 93.44.82.44 SOMMAIRE GENERAL P âges Introduction : Le chercheur et l'acteur 1 1. Pour un observatoire des situations migratoires 15 I. L'empire du politique 17 II. Pour un observatoire des situations migra¬ toires 25 2. Ethnicité, migration, connaissance sociale 50 I. Nécessité et difficulté de distinguer la visée de l'acteur de celle du chercheur dans l'acti¬ vité de connaissance 53 II. Un modèle épistémique central de relation sym¬ bolique aux étrangers 56 III. Une nouvelle situation migratoire et un nou¬ vel étranger 6 7 IV. Le déplacement des frontières symboliques et ses conséquences 82 3. Insertion des immigrés : les études locales : contri¬ bution méthodologique à l'aide d'exemples. (La Corse et la Seyne-Sur-Mer) 104 I. L'étude locale moment territorial de l'appro¬ che globale 106 II. L'interprétation générale en son état III. Approfondissement du cas de la Seyne-Sur-Mer : une particularité ancrée à la généralité ... 121 4. L'insertion urbaine des immigrés : cadre de compré¬ hension et scénarios possible d'avenir 136 I. La ville 137 II. Le schéma d'interprétation général 142 III. Les effets pervers des dispositifs ségrégatifs 157 IV. Les scénarios d'avenir 172 Annexe : L'insertion des immigrés et la question de l'identité INTRODUCTION Le Chercheur et l'acteur Mars 1987 SOMMAIRE Pages 1. Une recherche sans utilité ? 1 2. Conditions d'appropriation de la recherche par l'acteur 3 3. La forme et la place de 11 interculturel dans notre conception 7 4. Le problème de l'approche locale et de la varia¬ bilité territoriale des situations 9 5. Les textes 12 1) Une recherche sans utilité ? Dans les textes qui suivent il sera paradoxalement que question de la Seyne-Sur-Mer. Et pourtant, cette ville et surtout son quar¬ tier d'habitat social la "ZUP de Berthe", ont fait l'objet d'inves¬ tigations longues et approfondies de notre part. Des investigations qui nous ont permis d'accumuler une somme de savoir considérable sur ces lieux. Ce savoir, dans quel but l'avons-nous réuni ? quel édifice au¬ tre que lui-même nous a-t-il servi à bâtir ? Il intéresse, en premier lieu, notre objet constant de recher¬ che, qui préexistait à cette étude, et qui continuera à être le nôtre au-delà de celle-ci : l'insertion des immigrés. Cet objet il faut en dire dès maintenant quelques mots. L'insertion des immigrés s'assimile pour nous à la réalisation de ce que nous appelons leur "habiter" dans le pays d'immigration. Cet "habiter" ne renvoie pas seulement, pour nous, au domaine du logement - De l'insertion résidentielle - mais plus globalement, aux caractéristiques de la situation des immigrés dans trois des champs sociaux des plus représentatifs de la vie sociale. . Le champ de la production. Insertion professionnelle et dans l'univers du travail. . Le champ du logement. Insertion urbaine et résidentielle. . Le champ de l'éducation. Plus précisément insertion scolaire et dans les systèmes de formation. L'"habiter" de nos immigrés se déploie donc sur ces trois champs. Dans chacun d'entre eux, l'insertion présente des différences mais aussi un caractère commun profond qui justifie une approche d'en¬ semble . 2 Enquêter à La Seyne-Sur-Mer, c'était donc pour nous aborder un cas, une situation, un exemple... d'insertion, entendue au sens que nous venons de dire de manière à progresser dans notre recher¬ che d'ensemble. Du côté des chercheurs, les choses paraissent donc claires. Mais par ailleurs cette enquête s'inscrivait dans le cadre d'un ensemble de recherches engagées sur les quartiers qui font l'ob¬ jet "d'actions de développement social", où elle répondait au thème de la cohabitation interethnique. Il était donc légitime que l'on s'attende à ce que nos analyses fussent également utiles aux ac¬ teurs chargés de l'amélioration de ces quartiers dans le domaine considéré, et qu'il fût tenu compte des préoccupations de ces ac¬ teurs . A partir de là se posent une série de questions : quelles sont ces préoccupations ? quels sont les problèmes auxquels se trouve confronté un acteur - "idéal" - du développement social dans le domaine de la cohabitation interethnique ? Dans quelle mesure, et comment, une démarche de recherche qui a ses objectifs propres, et sa propre logique de développement peut être utile à cet acteur, servir, de surcroît, les objectifs pratiques de ce dernier ? Voyons la réponse à ces questions. Quand des gestionnaires so¬ ciaux ou des acteurs politiques s'expriment au sujet de la cohabi¬ tation interethnique, ils font avant tout référence aux problèmes de contact entre Français et immigrés, notamment dans les quartiers d'habitat social, et ce qu'ils demandent éventuellement aux cher¬ cheurs c'est que ceux-ci les aident à mieux comprendre la nature de ces difficultés et leur suggère le moyen d'y remédier. Ces ac¬ teurs et ces gestionnaires paraissent de plus généralement persua¬ dés que ces difficultés sont imputables massivement aux différen¬ ces de culture et de mode de vie. Ce point de vue est d'ailleurs si dominant dans l'opinion, qu'on peut affirmer qu'une sorte de pression insistante s'exerce sur les chercheurs pour qu'ils orien¬ tent leurs investigations prioritairement en direction du domaine interculturel. Or, et nous arrivons là à la deuxième question, l'orientation 3 de notre recherche, la manière de concevoir notre objet et l'ap¬ plication que nous avons faite de nos conceptions à La Seyne, paraissent traduire une sorte de refus de reprendre à notre compte aussi bien les préoccupations des acteurs, telles que nous les avons décrites ci-dessus, que le type d'interprétation que ces derniers privilégient. En effet, d'une part, nous étendons le champ des investigations bien au-delà du domaine des contacts dans l'habitat, puisque nous incluons dans notre objet le domaine du travail et de l'école, et d'autre part, il est de fait que nous ne mettons pas l'accent prio¬ ritairement sur les problèmes de culture, tout au moins selon l'idée que se fait de celle-ci l'opinion courante. De plus comme cette minimisation des problèmes culturels va de pair avec une majoration corrélative des problèmes d'insertion socio-économique, nous aggravons encore notre cas; et on pourrait aller jusqu'à prétendre déceler dans le maintien de notre position de recherche, une sorte de récusation quasi—moralisatrice du point de vue de l'acteur à qui nous paraissons faire la leçon et dire : "vous feriez mieux de vous attacher en priorité aux pro¬ blèmes d'insertion économique des travailleurs immigrés et de leurs familles, car ceux-ci souffrent, de toute évidence, dans de nombreux domaines, d'exclusions encore notables. C'est en tous cas ce qu'il convient d'examiner, d'évaluer, en tout premier lieu. Les problèmes culturels et ceux posés par les différences de mode de vie, malgré leurs côtés parfois spectaculaires, sont secondaires' (Notre premier texte : "pour un observatoire des situations migra¬ toires", n'est pas sans suggérer, à la limite, une exhortation de cet ordre.). 2) Conditions d'appropriation de la recherche par l'acteur. Nous comptons montrer qu'une telle attitude nous est étrangère, que nous ne nous désintéressons pas des préoccupations de nos ac¬ teurs, et que la recherche, sans perdre de vue ses propres objec¬ tifs, peut apporter une contribution non négligeable aux objectifs d'amélioration des situations difficiles que se proposent ceux-ci, et cela essentiellement en tâchant de les aider à mieux comprendre l'origine de ces difficultés. 4 Notre rupture avec les préoccupations et les interprétations de l'acteur se marque apparemment sur deux points : l'élargisse¬ ment du champ et la minimisation supposée des problèmes culturels. Il faut nous expliquer sur le sens réel de ces choix. Sur le premier point. En soutenant qu'il faut élargir le champ des investigations à d'autres sphères de la vie sociale, notre intention n'est nullement d'inciter l'acteur à se désintéresser des problèmes spécifiques qu'il a pour obligation de régler en priorité. Mais de lui suggérer d'embrasser un champ plus vaste afin de replacer ces problèmes dans un cadre global de compréhen¬ sion qui permette des interprétations plus approfondies. Ce refus d'autonomiser la sphère résidentielle comme source de déterminations ne signifie nullement, comme on pourrait s'y attendre, que pour nous c'est une autre sphère, en l'occurence évidemment, la "sphère de la production" qui est, comme on dit, l'instance décisive, ou le lieu de la réalité ultime. Il est vrai que ces termes quelque peu abstraits renvoient à des questions pratiques et concrètes très importantes, comme la position structurelle des immigrés sur le marché du travail ou sur l'échelle des qualifications professionnelles, leur situation face aux effets de la crise économique, leur vulnérabilité diffé¬ rentielle par rapport à la prêcarisation de certains emplois, ou au développement du chômage... Et il est incontestable que replacer les problèmes résidentiels dans une vision d'ensemble amène nécessairement à une réévaluation, conjuguée à une globalisation, des causes attribuées à ces phéno¬ mènes, en vertu desquelles on ne manquera pas d'accorder une place beaucoup plus grande aux facteurs relevant de la sphère de la pro¬ duction ou de l'univers du travail, y compris pour expliquer, en partie au moins, les phénomènes appartenant apparemment au strict domaine résidentiel. Mais loin de s'assimiler à un simple déplacement de la recher¬ che des causes des difficultés interethniques "résidentielles", l'élargissement de champ que nous proposons est d'abord accordé à 5 notre conception de l'insertion. Celle-ci est pour nous un proces¬ sus à l'oeuvre dans tous les champs que les spécificités (insti¬ tutionnelles, économiques, juridiques...) de chacun de ceux-ci déforment plus ou moins profondément, mais dont toutes les mani¬ festations traduisent l'existence d'un noyau de déterminations commun à tous. Ce trait justifie, selon nous, que toute approche d'un champ spécifique soit replacée dans une approche globalisante. Ceci revient à dire, pour en revenir à notre acteur idéal, que s'il veut atteindre à de meilleures formes de compréhension de ses problèmes, il doit les replacer dans une vision d'ensemble du processus d'insertion. Car ces problèmes sont nécessairement, en quelque façon, une manifestation de ce processus et reflètent les déterminations centrales qui le travaillent. Pour convaincre définitivement le lecteur de cette introduction qu'en militant pour une approche globalisée, "décentrée" par rappor au domaine de la cohabitation interethnique entendue au sens stric¬ tement résidentiel, nous pensons être utile à l^acteur idéal" que nous avons invoqué, nous allons maintenant donner quelques préci¬ sions supplémentaires sur notre conception de l'insertion, telle qu'elle est développée tout au long des textes qui suivent. Ce que détermine en fonction d'une logique globalisante le processus d'insertion, c'est la position "sociëtale" d'ensemble et le statut symbolique des différentes communautés immigrées, ou des "classes" que la société d'accueil, société dominante, tend à redéfinir parmi elles. Or tout nous conduit à estimer, c'est devenu pour nous une véritable axiomatique, que l'évolution de la position -et de la condition- des populations immigrées est assez largement dépen¬ dante des rapports qui s'instaurent, nécessairement, entre ces derniers et ceux que nous appelons leurs voisins sociaux -ils sont aussi aussi très souvent leurs voisins spatiaux- les membres des classes populaires nationales. Ces rapports de type particu¬ lier (ils sont, en somme inhérents à toute situation post-migra¬ toire) nous les appelons "rapports de cohabitation". (C'est en 6 ce sens que nous disons parfois que 1'"habiter des immigrés est un "cohabiter") Pour nous, insertion des immigrés et rapports de cohabitation entre nationaux des classes populaires et immigrés sont étroite¬ ment articulés dans la réalité sociale, et l'analyse doit resti¬ tuer avec grand soin cette articulation. La caractéristique des rapports de cohabitation c'est qu'ils ont pour enjeu l'évolution de la position et du statut symbolique des immigrés dans le pays d'immigration. Position et statut vont- ils s'améliorer avec le temps, ou, au contraire, tendre à se re¬ produire à l'identique ? Voilà, très schématiquement, ce qui se joue dans ces rapports. Quelles conséquences peut-ont tirer de ces affirmations au regard des préoccupations de notre "acteur idéal", dont l'atten¬ tion est focalisée sur les difficultés des contacts interethni¬ ques résidentiels ? En fonction de ce qui précède nous affirmons que pour une grande part, et pour autant qu'elles présentent une expression significative,ces difficultés de cohabitation -résidentielle- interethnique, sont à interpréter en les replaçant dans la dyna¬ mique plus large des rapports de cohabitation au sens où nous les avons entendus. Ce qui signifie qu'au-delà de leur rapport avec les problèmes de contact quotidiens ou de "commensalité", elles se rattachent plus ou moins profondément à l'enjeu souter¬ rain de l'évolution de la position et du statut symbolique des immigrés. Bien entendu d'autres éléments interviennent qui peuvent rele¬ ver des spécificités de la sphère résidentielle. Parmi ces élé¬ ments nul doute que certaines spécificités culturelles jouent un rôle, que les différences de mode de vie peuvent créer des diffi¬ cultés, des conflits. Mais nous ne pensons pas que ces éléments soient essentiels pour la compréhension profonde de ces problèmes. 7 3) La forme et la place de 1'interculturel dans notre conception. Dans notre conception de l'insertion nous paraissons accorder un poids décisif aux aspects socio-économiques, et suggérer que ce sont exclusivement des enjeux de ce type qui déterminent l'at¬ titude des couches sociales impliquées dans les rapports de coha¬ bitation. Est-ce à dire que nous refuserions totalement de prendre en compte la dimension culturelle des phénomènes qui nous occupent ? que nous considérerions que celle-ci ne joue aucun rôle signifi¬ catif ? Nous touchons ici, en somme, au deuxième point du désaccord qui paraît nous séparer de notre acteur idéal, et qui porte sur la place à accorder à 1'interculturalitê dans la compréhension des difficultés de contact -résidentiel- interethnique. Nous som¬ mes soupçonnés, rappelons-le, de minimiser à l'excès cette ques¬ tion, nous situant ainsi à contre-courant de l'opinion courante, pour qui cela semble être la question essentielle. Notons au passage qu'il serait instructif d'analyser les rai¬ sons qui expliquent ce monopole quasi-exclusif du "culturel" dans la représentation du sens commun à propos des problèmes d'inser¬ tion des immigrés... Mais nous n'aborderons pas ce point ici. Notre propos est de montrer que 1'interculturalitê est loin d'être absente de notre conception, et comment elle intervient, comment il convient de la prendre en compte, selon nous. Nos vues sur ce point peuvent se résumer ainsi : nous soute¬ nons qu'il faut concevoir l'insertion comme comportant d'une ma¬ nière indissociable, une dimension socio-économique et une dimen¬ sion symbolique, ou plutôt "des symbolismes". (C'est au prix de cette définition que le processus peut être qualifié de sociétal. Ceci implique que les rapports de cohabitation, déterminant essen tiel de l'insertion, selon nous, se développent indissociablement dans un champ d'enjeux socio-économiques et dans un champ d'"en¬ jeux" symboliques. 8 Qu'entendons-nous par champ des symbolismes ? Nous le concevons comme lié à un ordre spécifique de relations intersubjectives que développent les couches sociales impliquées dans les rapports de cohabitation, et où elles engagent récipro¬ quement, la représentation socialement construite de leurs iden¬ tités collectives respectives (l'être de l'"autre" par rapport à l'être de "soi" ou du "nous".). L'enjeu symbolique autour duquel se structurent ces relations n'est rien d'autre que le choix d'ap¬ partenance -d'identité- qui s'offre aux immigrés comme une des conditions incontournables de la situation migratoire. L'interculturalitê est donc présente d'une certaine manière, dans notre conception. Celle-ci, il est vrai, ne fait pas interve¬ nir les caractéristiques culturelles substantielles des sujets en présence, qui "éprouveraient" de façon quasi-mécanique leurs dif¬ férences. Ce qui est pris en compte c'est le rapport, représenta¬ tif, à la culture de "soi" et de 1'"autre", des sujets en cause. C'est la manière dont ceux-ci produisent une représentation de la culture de l'autre, de l'"être culturel" de l'autre devrions-nous dire, à laquelle s'ancre les clôtures symboliques que les groupes dressent entre eux. On peut se demander pourquoi nous insistons tant sur la néces¬ sité d'appréhender ensemble, dans l'étude de l'insertion, les as¬ pects socio-économiques et les aspects symboliques. Ce point de vue n'est pas le résultat d'un choix -théorique, méthodologique, normatif...- de notre part, il prend appui sur le résultat de nos investigations qui ont montré que cette articula¬ tion existe dans la réalité, et notamment parce qu'elle est pro¬ duite socialement, et de manière quasi-consciente par les sujets impliqués dans la cohabitation. Mais nous ne nousêtendrons pas davantage sur ce point, ren¬ voyant au dernier des textes qui suivent, où il est abondamment développé. 9 4) Le problème de l'approche locale et de la variabilité territo¬ riale des situations. Nous espérons, à l'issue des quelques développements qui pré¬ cèdent avoir convaincu notre "acteur idéal" que pour comprendre les problèmes interethniques résidentiels, il était nécessaire qu'il les resitue dans le problème de l'insertion des immigrés, au sens où nous l'entendons, et sur lequel nous lui avons donné un bref éclairage. Mais ce faisant, ne l'avons-nous pas découragé ? ne prétendons- nous pas en effet que les problèmes qu'il a à régler ont pour ori¬ gine un processus sur lequel il n'a guère de prise, parviendrait- il à l'élucider parfaitement,puisqu'il dépend des conditions dé¬ bordant largement le cadre d'un quartier d'habitat social? S'il est indéniable, en effet, qu'il n'est guère possible d'agir sur le processus d'insertion dans le strict cadre du quar¬ tier, en revanche les conditions politiques nouvelles font qu'à condition de situer son action dans un cadre local un peu plus large, cet acteur n'est pas dépourvu de moyens d'intervention. Par conditions politiques nouvelles, nous voulons parler de la loi de décentralisation, qui accroît considérablement les compé¬ tences des niveaux politiques locaux en matière, notamment, d'in¬ tervention sociale ou culturelle, de problèmes de logement etc... toutes choses qui intéressent au premier chef, l'insertion des immigrés. En somme, nous ne disons pas seulement à notre acteur que les problèmes qu'il a à résoudre ont des causes qui excèdent le quar¬ tier comme niveau spatial et l'habitat comme champ social, puis¬ qu'elles réfèrent à 1'insertion,phénomène global et sociétal, mais aussi qu'il a localement certains moyens pour intervenir sur ces causes. Ceci revient à affirmer implicitement qu'il existe pour l'in¬ sertion, au moins dans une certaine mesure, un niveau local de détermination. Or le cadre de compréhension que nous avons proposé jusqu'ici, ne fait pas mention de ce niveau local de détermination. 10 Il était en quelque sorte "universel", c'est-à-dire, implicite¬ ment, national (ou encore "déterritorialisê"). Comment identifier ce niveau local de détermination. (C'est- à-dire aussi comment aider l'acteur à poser son cadre local d'in¬ tervention) ? Ce problème s'est posé, en fait, à nous au cours de la recher¬ che et nous allons en dire quelques mots maintenant Pour nous, chercheurs, travailler à La Seyne-Sur-Mer, en réfé¬ rence à notre objet de recherche constant, cela revenait à procé¬ der à l'inscription territoriale -la localisation- d'une phase de notre recherche, pour des raisons extérieures à la logique in¬ terne de celle-ci, mais ne la contredisant pas a priori. Le lieu paraissait, du moins le pensions-nous, une condition neutre. En la référant au cadre institutionnel dans lequel elle s'ins¬ crivait, notre étude se voyait désigner La Seyne-Sur-Mer comme cas, pour la raison que cette ville comprend un quartier d'habitat social, objet d'une action de développement social des quartiers, susceptible donc de présenter des "faits" de cohabitation inter¬ ethnique supposés caractéristiques de ce type de quartier. On pos¬ tulait implicitement que les résultats vaudraient pour n'importe quel autre site de ce genre, puisqu'il n'était pas prévu de dis¬ positif comparatif sur ce thème. Qu'avons-nous appris de ce point de vue au cours de l'avancée de la recherche ? Celle-ci nous a permis d'abord de conforter les aspects cen¬ traux de notre conception (de portée "universelle", déterritoria- lisable) mais elle nous a amené simultanément à établir que sans affecter les contours structurels de ce corps de déterminants, une marge de variabilité locale parfois assez grande pouvait exis¬ ter pour certains des éléments de l'insertion. De plus cette marge de variabilité concernait des aspects les plus susceptibles d'influer sur des phénomènes comme la plus ou moins grande conflictualitë, la plus ou moins grande intensité des exclusions ou des ségrégations... toutes choses qui intéressent au premier chef notre acteur idéal. 11 Bien entendu la conviction absolue demeurait que ces diffé¬ rences, cette variabilité locale, étaient en quelque sorte épi- phénoménales, et ne remettaient pas en cause les concepts prin¬ cipaux, d'application "universelle" (deterritorialisables...). Il devenait cependant nécessaire de cerner les contours de cette variabilité. D'abord, certes, au titre d'approfondissement de la conceptualisation, c'est-à-dire dans l'intérêt du chercheur. Mais aussi par considération pour les intérêts de l'acteur, qui, lui, a précisément d'abord affaire à ce que nous avons appelé des épiphénomènes, et a besoin de savoir pourquoi les différences entre deux situations ne sont précisément qu'épiphénoménales, c'est-à-dire n'affectent en rien les données principales du pro¬ blème de l'insertion, qui, elles, restent communes à toutes les situations (si du moins on veut qu'il soit en mesure de définir une politique appropriée, dépassant le niveau de la simple réac¬ tion à l'urgence sociale.). Une façon erronée de procéder aurait été d'engager une démar¬ che de monographie exhaustive : explorer à fond le cas de La Seyne dans toute sa spécificité, en laissant à d'autres le soin de ré¬ gler la question de la comparabilité. Il nous a paru plus judicieux de poser, en général, à partir de l'exemple que nous traitions, le problème de la marge de varia¬ bilité du local. En somme, d'y réfléchir à partir du cas de La Seyne plutôt que de nous contenter de l'explorer à La Seyne. C'est un problème dont nous sommes loins d'avoir achevé le traitement, comme on s'en rendra compte en lisant nos textes 3 et 3bis, mais sur lequel nous avons déjà obtenu des résultats in¬ téressants . Citons brièvement les deux difficultés méthodologiques princi¬ pales qu'il faut résoudre dans ce domaine. 1) La première difficulté est celle qui porte sur la clôture territoriale de la situation d'insertion soumise à examen. On comprend aisément qu'il faut avoir d'autres critères de choix que les critères administratifs ou institutionnels. Il faut 12 s'appuyer sur les notions de sources ou de niveaux de détermina¬ tion, pour dire cela très brièvement... De plus pour la pleine élucidation d'une situation d'insertion, il faut envisager simul¬ tanément plusieurs niveaux de clôture suivant l'aspect étudié (le bassin d'emploi, le département, la ville, le quartier...). 2) Le deuxième problème est celui des dimensions de la varia¬ bilité. C'est-à-dire déterminer sous quels aspects principaux les situations locales peuvent varier de l'une à l'autre de fa¬ çon à faciliter dans chaque cas une organisation pertinente du recueil des informations. On verra que nous définissons quatre dimensions de variabilité (Le Contexte, l'état et les enjeux de l'insertion, la spatialisa- tion et les dispositifs organisationnels.). Mais nous n'avons, pour l'instant tester que les deux premières... 5) Les textes. Le lecteur sera sans doute surpris par la forme de notre compte rendu. Quelques explications sont nécessaires. Remarque liminaire. Les textes ne se suivent pas dans un ordre logique, mais dans un ordre chronologique. Cette succession se veut représentative d'une avancée et d'un approfondissement pro¬ gressifs. Surtout, il faut considérer qu'il s'agit d'un travail inachevé, d'une étape que nous marquons dans une démarche qui se poursuit par l'étude d'une autre situation. L'importante documentation factuelle, statistique, ou les données du type "entretiens enregistrés", que nous avons rassem¬ blées (dont le volume doit beaucoup sans doute, à l'effet de la "dynamique de terrain" qui s'est développé en raison des relations étroites nouées avec de nombreux acteurs locaux) représentent des potentialités d'approfondissement considérables qui restent encore largement à exploiter. En tout état de cause tout ce matériel est disponible. Il attes te en lui-même du travail accompli. 13 Ces textes, comme nous l'avons dit plus haut, ne traitent pra¬ tiquement pas de La Seyne-Sur-Mer (excepté le T. 3). Ceci est compréhensible dans la mesure où il ne s'agissait pas pour nous, comme nous l'avons expliqué, de réaliser une monographie sur cette ville, mais à l'aide des investigations menées sur la si¬ tuation dans cet espace, d'accroître les possibilités de compré¬ hension de toutes les situations. Les données recueillies à La Seyne peuvent se représenter comme un échafaudage, qui s'ef¬ face et qu'on met en réserve, une fois qu'il a rempli son office.. Concrètement on trouvera ici : 1) "Pour un observatoire des situations migratoires". Texte produit dans le cadre d'un groupe de travail du Commissariat Général du plan sur l'évaluation des politiques sociales locales. Ce texte représente en somme, le premier jalon de notre prise en compte du point de vue de l'acteur. Il traite de la manière dont nous pensons qu'il est bon d'organiser le recueil des informations nécessaires à la définition et au suivi d'une politique d'inser¬ tion. Le travail entrepris avec ce texte se poursuit et nous pré¬ parons un second texte qui fera suite à des tests de terrain en cours de réalisation et qui tiendra compte des avancées réalisées depuis lors. 2) "Ethnicité, migration, connaissance sociale". Ce texte dont une partie a déjà été fournie au "Plan-Construction" sous un titre différent, traite des préalables sémantiques indispensables à toute "nature" approfondie d'une situation d'insertion. Il cher¬ che à répondre à la question du rapport entre les catégories scientifiques ou politiques à travers lesquelles sont représen¬ tés les étrangers, et les catégories du sens commun engagées dans la pratique sociale par les acteurs concernés par ces rapports de cohabitation. 3) Ce texte traite du rapport entre approche générale et ap¬ proche locale. C'est là que nous abordons la problématique de la variabilité territoriale du processus d'insertion. Ce texte 3 tente ainsi une mise en pratique de notre conception de la 14 variabilité territoriale en mettant en rapport la situation de La Seyne-Sur-Mer et celle de La Corse, sur laquelle nous avons également enquêté. En tout état de cause, ce texte renferme de nombreuses données monographiques sur La Seyne. 4) "L'insertion urbaine des immigrés : cadre de compréhension et scénarios possibles d'avenir", (suivi d'une annexe : "L'inser tion des immigrés et la question de l'identité"). Ce dernier texte le point actuel d'aboutissement de cette phase de la recherche. Il livre l'état actuel de notre perception d'en semble du phénomène de l'insertion. Dernière remarque. L'enquête approfondie que nous avons menée sur l'insertion scolaire des jeunes descendants d'immigrés dans le cadre du Collège d'enseignement général de la ZUP de Berthe, n'a pas fait l'objet, pour l'instant, de compte rendu. Là encore le matériel est abondant et son traitement n'est pas achevé. Comme nous avons entrepris depuis des investigations de même na¬ ture dans des établissements scolaires niçois, il semble judi¬ cieux de réunir l'ensemble des résultats dans un compte rendu final. Nous rappelons que cette étude de scolarisation se développe suivant deux orientations problématiques. 1) Spécificité des élèves immigrés au point de vue des perfor mances scolaires, par comparaison avec les performances des élè¬ ves issus des classes populaires nationales. 2) Spécificité de la relation éducative maître-élève quand elle implique des élèves immigrés. Nous joignons néanmoins quelques tableaux portant quelques- uns des résultats les plus significatifs sur le point 1. 1. POUR UN OBSERVATOIRE DES SITUATIONS MIGRATOIRS Avril 1985 SOMMAIRE Pages I. L'empire du politique 17 II. Pour un observatoire des situations migratoires.. 25 11.1. L'évaluation démographique 27 11.2. Trois domaines d'insertion sociale 33 11.2.1. Conditions de logement et insertion résidentielle 34 11.2.2. L'insertion scolaire 38 11.2.3. Insertion professionnelle 43 11.3. Rapports de cohabitation dans leurs modali¬ tés symboliques : problèmes de contact .... 44 11.4. Evaluation des modes de mise en oeuvre et des effets de dispositifs ou dispositions spécifiques en faveur des immigrés 46 17 I L'EMPIRE DU POLITIQUE En préalable à toute réflexion sur les problèmes d'évaluation, il nous a paru intéressant de poser la question de la relation entre démarche du chercheur et démarche de l'acteur en l'éprouvant concrète¬ ment, pour notre thème de recherche,à partir de ce qu'en disait la pla¬ quette : "Développement social des quartiers : bilans et perspectives 1981-1984"(1). Nous avons donc essayé de discerner dans le texte les grandes li¬ gnes de la démarche appliquée par la Commission au problème de la cohabi¬ tation interethnique. L'approche décrite (passim et p. 99 et suivantes : "Un quartier riche de ses différences"), notamment au plan de l'identification des pro¬ blèmes, nous semble marquée par plusieurs types de réductions. . La première de ces réductions procède de la tendance à faire prévaloir, dans les "entrées" de classement ou de catégorisa¬ tion des populations, les critères sociaux, gënérationnels, voire sexuels, sur les critères d'appartenance ethnique ou culturelle : ainsi les jeunes d'origine étrangère se con¬ fondent avec "les jeunes" (dont la sur-représentation dans ces ouartiers Dose Droblème>) : ainsi oour les "femmes en difficulté" ; ainsi encore pour les "catégories en situation de précarité". (1) La Documentation française. 18 On peut voir là une sorte de négation (dénégation?) des tota¬ lités pourtant souvent surdéterminantes au plan des conditions de vie, du statut symbolique, des référents subjectifs, que représentent les appartenances ethniques. Cette occultation qui, pour nous, est d'essence politique, a souvent sa contrepartie au plan des politiques sociales locales, où, dans bien des cas observables, les populations immigrées (leur nombre excessif) jouent intrinsèquement le rôle d'indica¬ teurs pour argumenter les demandes de soutien financier, puis disparaissent comme populations spécifiques, appelant des dis¬ positifs spécifiques, quand il s'agit de définir les politiques d'aval. . Deuxième point : seule la cohabitation inter-(ou pluri-)ethnique (i.e. la coexistence résidentielle entre populations immigrées ou étrangères et populations nationales) semble faire question. La présence de populations différentes au plan ethnique semble ainsi relever de ces caractéristiques excédentaires qui, avec quelques autres singularités (mais elles "dédoublent", nous l'avons vu, en bien des cas celle-là !...) comme la sur-repré¬ sentation des jeunes, affecterait l'équilibre de ces zones de logement, sans remettre en cause l'image d'une population majo¬ ritairement homogène et intégrée -ce qui se traduit par l'usage constant de l'entité abstraite, "l'habitant", 1"usager'- ou en co-existant avec cettre représentation. La question des effets de la différenciation sociale interne résultant des caractéristiques objectives des habitants, mais aussi comme processus inter-subjectif, qui marque ces quartiers en dépit, ou à cause, de la proximité sociale apparente de leurs divers groupes d'habitants (1), et qui n'est jamais que l'ex¬ pression de phénomènes sociaux universels et globaux, est éva¬ cuée . (1) Voir à ce sujet l'article déjà ancien mais toujours actuel de Jean-Claude CHAMBOREDON et Madeleine LEMAIRE : "Proximité spatiale et distance sociale. Les grands ensembles et leur peuplement", Revue Française de Sociologie, XI-1970. 19 Nous pensons quant à nous qu'il faut reconnaître le caractère irréductible et spécifique de la question de la cohabitation interethnique, tout en reconnaissant en même temps que les deux questions, cohabitation interethnique et processus et effets de différenciation sociale, s'interpénétrent et conver¬ gent, en particulier, vers la question du rapport entre groupes de condition sociale identique ou voisine (mais cette proximité ou ce voisinage sont eux-mêmes en question) et d'appartenances ethniques et culturelles différentes. Enfin, s'il y a, dans les conditions décrites ci-dessus, foca¬ lisation sur la question de la cohabitation interethnique, les difficultés que celle-ci susciterait font l'objet d'une cer¬ taine minimisât ion. Ainsi, par exemple, en fonction de la ré¬ duction signalée au paragraphe précédent, certains conflits ne seraient interethniques qu'en apparence, ils sont "en réalité" des conflits entre générations... Ou bien, encore, la conflic- tualitë est grossie par une presse plus attentive aux côtés spectaculaires d'incidents ponctuels qu'aux "mouvements de fond" de sens positif... L'impression générale prévaut, à la lecture, que ce qui est appelé "les composantes socio-ethniques du quar¬ tier, sont en voie d'intégration à un "tout" dont l'intégration ne semble guère faire question. Troisième type de réduction : les auteurs situent l'origine des difficultés de cohabitation interethnique qu'ils évoquent, pres¬ que exclusivement dans deux sortes de facteurs : l'inadéquation des modes de vie et des expressions culturelles d'une part, les réactions xénophobes suscitées par la crise économique, de l'au¬ tre ; deux interprétations qui ont l'avantage de supposer aux conflits un caractère techniquement réparable dans le premier cas, ou de leur conférer le statut de l'exceptionnel et presque du pathologique,dans le second. Il ne saurait être question de nier l'importance de ces deux facteurs, mais pour nous la question se pose de savoir s'ils n'ont pas pour seule propriété de rendre plus intenses des situations de tension qui ont des origines plus structurelles. 20 Ce qui est occulté, selon nous, par cette évocation un peu rituelle des causes traditionnnelles des difficultés, c'est la question plus fondamentale du type de rapport proprement et pleinement social, qui est appelé à s'instaurer entre les populations de travailleurs immigrés, et leurs voisins sociaux et spatiaux des classes populaires nationales ; un rapport qui débordre largement le domaine de 1'"habiter" et du culturel, et qui renvoie à la question des conditions structurelles et sociales de l'insertion des immigrés. . Enfin, d'une manière voisine, cette présence immigrée, évoquée en même temps que voilée, à propos de la cohabitation inter¬ ethnique, est coupée conceptuellement du processus d'immigra¬ tion qui l'a produite, et de la question théorique, histori¬ que et politique de l'insertion des populations immigrées (différenciées,entre elles, d'ailleurs, sous toutes sortes d'aspects) dans les cadres sociaux et économiques du pays d'immigration. Processus étendant ses effets dans les champs les plus divers et présentant de multiples dimensions, et qui est l'objet d'une "gestion" politique et économique largement extérieure au quartier et au niveau local. Sur ce point comme pour le précédent on note qu'une pleine appréhension de tout ce qui est en jeu dans les situations, et les difficultésr de cohabitation interethniques réclame que l'on prenne en compte des logiques, des processus et des poli¬ tiques, excédant largement les cadres réel et conceptuel du quartier et les possibilités des politiques sociales locales. Les éléments que nous avons critiqués appartiennent à un document qui cons¬ titue une forme d'évaluation (Bilans), et c'est du point de vue de la déter¬ mination de meilleures conditions scientifiques pour l'évaluation que nous les avons critiquées. Sur ce point les difficultés ne sont pas insurmonta¬ bles ; les critiques convergeant finalement vers un élargissement du cadre d'évaluation au-delà de ce que Nicole TABARD a appelé "le résiduel", et dans les termes qu'elle propose. 21 Mais une autre caractéristique de 1'"évaluation" que nous avons évoquée est pour nous frappante, c'est son versant politique. La valorisa¬ tion de certains indicateurs -ceux qui jouent en faveur de l'hypothèse intégrative pour dire cela très vite- suggère une prise en compte très attentive du débat politique actuel sur le thème traité. De plus des précisions sont données sur les formes de "localisation de ce débat. Des grandes orientations, ou "perspectives", indiquées dans notre domaine, qui sont d'ailleurs tout à fait positives (il s'agit, pour les résumer sommairement, d'assurer la promotion de ce que les auteurs appellent la composante socio-ethnique des quartiers et l'amélioration de ses conditions de vie). On nous dit qu'elles rencontrent des "blocages" (politique des quotas dans les logements, sous-représentation dans les processus participatifs...) qui sont tous situés au niveau local (ou com¬ munal). Tout se passe comme s'il y avait opposition ; sur cette question, entre un paradigme national (ou central) et un paradigme largement dominant au niveau local. Et nous savons que cette contradiction ne renvoie pas seulement à des divergences dues aux différences de niveau territorial de compétence et de responsabilité, mais coïncide, au moins partiellement, avec un clivage de nature politique, au sens le plus traditionnel du terme. Ces "blocages" indiquent moins une sorte de "résistance au changement" propre à l'échelon local, que l'existence et le développement, parfois, d'une autre politique sociale, diversement présente suivant les régions, tout autrement orientée, et dont les finalités, plus ou moins conscientes d'elles-mêmes peuvent être aisément identifiées (évoquons brièvement : pression à la di¬ minution de la présence immigrée -ou à son "assimilation"- discrimination, dans certains cas, au profit des nationaux...) Le domaine de la cohabitation interethnique (qui est pour nous in¬ dissociable de la question globale de l'insertion des immigrés dans notre société) est donc un domaine où les "politiques sociales" sont, plus in¬ tensément que d'autres, habitées par le politique, et où les positions poli tiques surdêterminent, ou refoulent, avec plus de force qu'ailleurs, la neu tralité gestionnaire. Si bien que la question de la position indissociable- ment politique et territoriale des utilisateurs du plan d'évaluation (ou de ceux qu'il s'agit d'aider à construire un tel plan selon la proposition de M. PINÇON-CHARLOT et Paul RENDU) devient essentielle. 22 Des deux questions (posées notamment par N. TABARD, d'une part, et M. PINÇON-CHARLOT et P. RENDU, de l'autre) : - Comment évaluer ? Quelle extension donner à l'entreprise ? Doit-on cir¬ conscrire un environnement plus large et jusqu'à quel point. Comment inté¬ grer les processus expliquant la situation, comment situer le rôle de la politique locale dans cette situation... - Et pour qui (ou avec qui) évaluer ? Question qui ne renvoie pas seulement dans notre cas à la simple variabilité des contextes, des enjeux, des inté¬ rêts et des acteurs locaux, mais à des oppositions politiques (et sans doute aussi, profondément, culturelles..)majeures... ...C'est la seconde question qui "surplombe" pour nous la première. Peut-on la régler en proposant que s'instaure un débat démocratique autour de l'élaboration du plan d'évaluation, débat réunissant "les acteurs de la politique étudiée" et les "populations concernées par cette politique", com¬ me le proposent M. PINÇON-CHARLOT et P. RENDU ? Ce choix se heurte dans notre cas, s'agissant des populations con¬ cernées, à une double difficulté : tout d'abord il rencontre le problème des capacités sociales et culturelles de toute nature, nécessaires pour partici¬ per, en pratique, à un tel débat, ce dont les groupes dominés risque souvent d'être les plus dépourvus. En second lieu, on ne peut méconnaître que la participation ou la non-participation des immigrés au "débat démocratique" , voire au simple dialogue social, constitue, sur un mode plus ou moins conscient de lui- même selon les acteurs, un des enjeux mêmes de la politique débattue ou évaluée. Le problème qui sous-tend cette difficulté - circulaire - peut s'exprimer d'une manière plus large : la position symbolique des populations immigrées dans le champ des politiques locales est, en règle générale, celle d'"objet" non de "sujets'Virtuels. 23 Tout processus concertatif à propos de l'insertion des immigrés pose une double question : celle du traitement de l'"objet" d'abord, et d'une manière plus distincte quoique indissociable, ce traitement serait-il le plus bienveillant du monde, celle de leur accession au rang de "sujets" de la concertation ayant pour objet ce traitement. On le voit clairement à propos des politiques de "déconcentration", "quotas", "dëghettoïsation" -peu importe l'euphémisme employé- : la question que posent de telles poli¬ tiques est double. Il y a d'abord celle de leur pertinence en tant que mesu¬ res de "social-engeneering" (à supposer qu'il ne s'agisse pas comme dans bien des cas de pures et simples mesures d'exclusion), mais il y a aussi la ques¬ tion des effets intrinsèques du processus dëlibëratif ou participatif con¬ duisant à ces mesures, et qui est de manifester et de pérenniser les fron¬ tières excluant les immigrés de la sphère des débats civiques, à propos des dispositions les concernant. (Ceci permet de comprendre, entre autres raisons, que de nombreux jeunes descendants d'immigrés, déplacent le débat et le por¬ tent sur le terrain de la revendication politique directe, ce que saluent à juste titre les auteurs du rapport "bilans et perspectives" sans, peut-être, bien discerner à quel point cette émergence de la pratique politique directe marque, en quelque façon, les limites de la politique sociale locale, dans le domaine considéré). Les difficultés auxquelles nous conduit la question "pour qui et avec qui évaluer ?" nous rappellent donc que les politiques sociales qu'il s'agit d'évaluer ne sont pas simplement marquées par l'hétérogénéité qu'elles doivent à la diversité des situations locales auxquelles elles s'appliquent, mais qu' elles se structurent,avant tout peut-être, en fonction des grandes tendances parfois antagoniques, qui reflètent le débat suscité par la ques¬ tion historique et politique de l'insertion des vagues migratoires des deux dernières décennies. Par ce qu'il dit comme par ce qu'il ne dit pas le document "bilans et perspectives" rappelle l'existence et la prégnance de ce débat. De plus il suggère l'idée que toute évaluation, dans le domaine considéré, tend à revêtir, presque consubstantiellement, un statut praxéologique, qu'elle tend à être indissociablement une démarche politique, malgré que ses auteurs en aient, ou quelle que soit la conscience qu'ils en prennent. 24 Dans ces conditions, on peut se demander si la politique n'est pas au centre de la question du choix et de l'interprétation des indicateurs plutôt qu'à sa marge. Et ce qu'il faut affirmer c'est que cette question se pose au chercheur de ce domaine, en toute occurrence, et qu'elle est, aussi, de nature épistémologique. Que l'on songe à l'exemple maintes fois cité du dénombrement des étrangers (ou bien faut-il dire "immigrés" ? Le choix du terme comporte dé¬ jà un enjeu qui, à la limite, est politique...). Le chercheur s'efforcera certes d'affiner ses catégories, de signaler les problèmes que pose leur usage, mettre en doute 1 'ntérêt scientifique même (ou le sens) de dénom¬ brements statistiques globaux. Toutes ces précautions n'empêcheront pas que le nombre des étrangers, à quelque niveau territorial qu'il soit référé, demeure, et peut-être d'abord pour le chercheur lui-même, un indicateur im¬ portant» investi, rësiduellement mais tenacement, d'une sorte de sens absolu, par le politique : il est ce qu'on pourrait appeler la mesure de l'altërité. (On peut songer aussi à des indicateurs du domaine dit "qualitatif". Comment interpréter la conflictualitë interethnique : signe de structuration des composantes socio-ethniques" ? ou atteintes intolérables à la paix civile ?). De ce point de vue, la distancequi sépare chercheurs et acteurs serait alors moins grande qu'il n'y paraît, et les clivages politiques (ou peut-être de "culture politique") opèrent sans doute ces partages aussi dé¬ cisifs que ceux qui sont dus à la spécialisation des tâches. On aura compris qu'il ne s'agit pas pour nous d'évoquer, rituelle¬ ment, le risque de la "récupération" ou de 1'"utilisâtion" du chercheur par les politiques, mais d'identifier clairement quelle est la position du poli¬ tique dans le problème de l'évaluation de notre domaine, et de poser la question des dispositions communes que pourraient prendre chercheurs et ac¬ teurs pour surmonter les problèmes posés par cette position. L'effort pour donner la meilleure réponse à cette question consti¬ tue un préalable indispensable à l'élaboration du plan d'évaluation. 25 Sans préjuger des résultats de cette réflexion, il nous semble que ce que devraient rechercher en commun chercheurs et acteurs c'est de créer des conditions d'une démarche tendant à la "neutralité axiologique",(1) en réservant ou en retardant le moment de 1'"appropriâtion" de ses résultats par la sphère politique, ou en pensant les divers modes possibles de cette appropriât ion. C'est en supposant ce problème résolu, tout en sachant qu'il s'agit là d'un idéal bien difficile à atteindre, que nous esquissons ci-dessous les grandes lignes d'un observatoire des "situations migratoires". II POUR UN OBSERVATOIRE DES SITUATIONS MIGRATOIRES Nous l'avons dit, la question de la cohabitation interethnique renvoie pour nous au(ou connote le)phénomène global de l'insertion des po¬ pulations immigrées dans les caures sociaux, économiques, institutionnels de la société d'immigration (cette insertion est une "mise en cohabitation"). La cohabitation comme phénomène étroitement résidentiel n'est pas ignorée mais elle s'intègre comme question particulière -champ particulier- au phénomène global de l'insertion. D'autres champs ou domaines sont à pren¬ dre en considération à côté de celui du logement ou des contacts spatiaux : l'insertion sur le marché du travail, l'insertion scolaire, l'insertion com¬ me composante démographique, culturelle, etc... Bien entendu, chaque champ est doté de sa logique et de ses acteurs propres, et les conditions d'inser¬ tion peuvent profondément différer selon les champs, mais l'avantage de no¬ tre perspective est de mettre l'accent sur le problème de l'articulation en¬ tre les divers modes d'insertion (ce qu'ils doivent les uns aux autres), d' identifier éventuellement les logiques transversales à tous les champs, et, en particulier, de poser la question de la reproduction (ou du mode de reproduction) dans chacun d'eux, du statut et de l'identité sociale infé¬ riorisés qui sont, à l'évidence, initialement, ceux de certaines, au moins, de ces populations. (1) Au sens de Max WEBER. 26 La politique sociale centrée sur le quartier est donc à situer comme un élément dynamique de situations qui débordent de leur cadre et qui sont soumises à d'autres facteurs d'évolution. C'est en élevant ainsi le ni¬ veau de l'observation qu'est facilitée l'évaluation d'un élément important, pour ce qui concerne notre thématique, l'articulation entre des politiques sociales diversement axées ou territorialisées. De telles prémisses nous conduisent évidemment à étendre l'inscrip¬ tion territoriale de l'observation au-delà du quartier. Tout en gardant ou¬ verte la question de la clôture spatiale optimale, qui peut varier dans une certaine mesure suivant les domaines, il nous semble que le cadre d'observa¬ tion devrait être l'agglomération ou, mieux, le bassin d'emploi (1). Nous proposons d'appliquer à la situation, ainsi circonscrite dans toutes ses dimensions, le terme de "situation migratoire" (2). La cohabi¬ tation interethnique, au sens où nous l'entendons, y ferait l'objet d'une évaluation spécifique à relier aux autres domaines d'évaluation suivant une articulation à déterminer. Les sous-chapitres du plan d'évaluation des situations migratoire nous pa¬ raissent devoir être les suivants : 1/ Evaluation démographique (impact au plan du peuplement local de l'apport démographique immigré). 2/ Insertion socio-économique (dans "la production"), insertion scolaire. Conditions de logement. 3/ Rapports de cohabitation dans leurs modalités symboliques ; problèmes de contact. 4/ Evaluation de la mise en oeuvre et des effets de dispositifs spécifiques en faveur des immigrés. Expressions culturelles et vie associative. (1) La nécessité de cette extension, au plan de la politique sociale concer¬ nant notre domaine, est reconnue par les auteurs du texte "bilans et perspec¬ tives", quand ils écrivent, par exemple : "pour éviter les pratiques discrimi) natoires, la question de l'accès au logement des catégories exclues doit être traitée au niveau de l'agglomération et du département", ou bien quand ils évoquent l'importance des "contrats d'agglomération" pour améliorer l'inser¬ tion des immigrés. (2) Formule empruntée au titre d'un ouvrage de T. ALLAL, J.P. BUFFARD, M.MARI' REGAZZOLA T., où il a un sens assez différent, Galilée, Paris, 1977. 27 Deux remarques doivent être faites : - Le point 4 réfère à l'ensemble des politiques sociales spécifiques en di¬ rection des populations immigrées. Celles-ci constituent un secteur d'éva luation autonomisable par rapport aux politiques sociales non-spécifiques (dont les effets peuvent se situer à tous les niveaux) aux résultats identifiables de manière distincte au moins sous certains aspects. - La position particulière que nous avons donnée au thème : "expressions culturelles, vie associative" s'explique par une double articulation exis tant concrètement (elles sont souvent le résultat de dispositions spécifi ques, et s'intègrent à la'problématique des contacts"). II.1 L'évaluation démographique Comment faut-il nommer la population dont nous parlons : étrangère Immigrée ? Aucun terme n'est vraiment satisfaisant. Comme le disent James MARANGE et André LEBON, en parlant des jeunes : "Les termes de langage cou¬ rant comme "migrants de la seconde génération" ou "jeunes étrangers", ne traduisent qu'imparfaitement la situation des enfants de travailleurs immi¬ grés, tout en conditionnant notre façon de penser, et par conséquent, la réglementation qui les concerne ainsi que les actions menées en leur direc¬ tion" (1) . En restant conscient du problème nous nous accorderons à l'usage statistique et parlerons de "population étrangère". C'est qu'il s'agit de mesurer ici les caractéristiques intrinsèques de cette population et ce qu'elle représente comme courant de peuplement par rapport à la structure démographique nationale. Cependant, cet objet n'est pas posé pour nous d'une manière indépen dante par rapport à la question de l'insertion sociale de ces populations et aux problèmes de la cohabitation interethnique. Cet éclairage nous con¬ duit à relativiser et à moduler, quand c'est nécessaire les critères de classification statistique. (1)MARANGE James, LEBON André,"L'insertion des jeunes d'origine étrangère dans la société française", La Documentation française, Paris, 1982. 28 Ceci signifie, par exemple, que, dans bien des cas, la nationalité précise ou le "groupe ethnique" est beaucoup plus opératoire que l'appar¬ tenance au groupe statistique des étrangers. Ou bien que, s'agissant des jeunes, le critère de la nationalité (souvent obtenu par acquisition automatique à la majorité légale...) est moins opératoire que celui de l'origine familiale. Il faut, cependant, noter que les sources statistiques utilisent le critère de nationalité, ou "globalisent" les étrangers dans certaines approches, tendant ainsi, dans une certaine mesure, à "informer" nos modes de pensée sur la question. Dernière remarque générale, nous supposons résolu le problème de l'accessibilité ou de la mise en forme pertinente des données aux différents niveaux territoriaux où nous nous plaçons (agglomération ou ensemble d'ag¬ glomérations pour le bassin d'emploi, quartier voire ilôts dans le cas de la focalisation sur les phénomènes résidentiels). L'évaluation démographique doit comprendre selon nous les "entrées" suivantes : A/ Dénombrement des "étrangers", distribution par nationalités, suivi des évolutions. Deux principales sources : - les recensements généraux de la population par l'i.N.S.E.E. Inconvé¬ nient : la périodicité (intervalles de 7 à 8 ans). - les statistiques du ministère de l'Intérieur. Inconvénient : leur peu de fiabilité (elles ne comptabilisent que les titres de séjour). Ce¬ pendant cette source statistique peut constituer un indicateur de ten¬ dance, qu'un certain nombre d'autres sources peut permettre de corri¬ ger (O.N.I. (1), Education Nationale...). (1) O.N.I. : Office National d'Immigration. 29 N.B. : la distribution par nationalité conduit, en fait, le plus souvent, à une distinction globale, d'usage implicite ou explicite, entre immigrés originaires du tiers monde (Maghreb, Afrique) et immigrés originaires d'Europe occidentale (les Portugais occupant une place intermédiaires)(1). Cette séparation "ethnique" traduit une sorte de circularité "systêmique" entre : - différences objectives de situation et de problèmes - mode de classification courant dans les pratiques de "sociologie spontanée" de certaines institutions. - mode de perception discriminante, subjective, quasi universel. Tout conduit donc"l'observateur" a reprendre la distinction et ...à par¬ ticiper ainsi à sa reproduction... B/ Classes d'âge. Le découpage par "classes d'âge" permet deux sortes d'évaluation : - part des étrangers dans une classe d'âge donnée de la population totale. - poids d'une classe d'âge donnée dans la population étrangère totale. Un des problèmes que pose cette question est le décalage entre les classes d'âge que distingue l'I.N.S.E.E. (0-14/15-24/25-34/35-54/55-64/ 65) et la périodicité que découpent certains âges charnières de la vie civile (16 ans: fin de la scolarité obligatoire ; obligation de détenir à titre individuel carte de séjour et de travail. 16-18 ans : âge limite pour les regroupements familiaux, majorité civile, stages 16-18 ans... 18-25 ans : pactes nationaux pour l'emploi). On peut remédier à ce problème ou en demandant un traitement spéci¬ fique à partir des fiches I.N.S.E.E., ou en faisant appel à des sources supplémentaires : rectorats, missions locales, A.N.P.E., Ministère du Travail, état-civil... C/ Distribution par sexe. La proportion de femmes et d'hommes selon les divers groupes nationaux ou ethniques est utile à connaître en elle-même ; elle doit donner lieu à une comparaison avec les taux nationaux ou ceux de la population totale. (l)Les populations ainsi différenciées appartiennent de plus à des vagues migratoires historiquement distinctes. 30 En second lieu par la mesure de la surmasculinité (qui est le cas le plus fréquent et qui est variable suivant les nationalités ou les grou¬ pes ethniques) on peut développer une première approche de la distinction -essentielle à bien des égards- entre immigrés vivant en "situation de céli bat" ("isolés") qui ont laissé le plus souvent leur famille au pays, et les immigrés vivant avec leur famille en France. N.B. : En croisant les deux séries de données : classes d'âge et distribu¬ tion par sexe, on peut procéder à la construction d'une "pyramide des âges" donnant des informations sur 1' apport étranger , par tranches d'âges et par sexe, à la pyramide nationale, du type de celle que nous reproduisons à la page suivante (source :"Economie Corse", revue régionale de l'i.N.S.E.E. Ajaccio, 1979). D/ Les familles. . L'analyse de la composition des "ménages ordinaires", au sens statis¬ tique, permet de mesurer la taille moyenne des familles selon les groupes nationaux ou ethniques, ou le nombre moyen d'enfants par fa¬ mille. Ceci ouvre à des comparaisons avec les données nationales ou concernant la population totale, dans ce domaine. . L'évolution du "regroupement familial" doit être suivie. Ceci permet, d'une part, d'affiner la distinction entre jeunes nés au pays d'origi¬ ne et jeunes nés en France, et, d'autre part, d'élaborer des projec¬ tions à partir du nombre des immigrés en "situation de célibat". E/ Les travailleurs en "situation de célibat". Une meilleure approche de ces populations doublement spécifiques devrait être réalisée. Beaucoup sont appréhendés dans les recensements sous la classification de "ménages collectifs" (ceux qui vivent en "foyers" ou parfois encore en bidonvilles). A bien des égards leurs conditions de vie et d'"insertion" justifient d'une appréhension particulière et glo¬ bale (la variable nationalité ou le groupe ethnique est ici capitale, 1'"isolé" est essentiellement un maghrébin ou un Africain...). F/ Les taux de natalité (et de mortalité) des différents groupes nationaux doivent être déterminés et des comparaisons effectuées avec les taux nationaux (1). (1) Source : I.N.S.E.E. Etat-Civil. 31 Graphique III effectifs l'importance des hommes adultes dans la population étrangère hommes 12000 6000 âge 100 75 50 25 femmes effectifs 1000 1000 4000 8000 LECTURE DE LA PYRAMIDE : Le trait extérieur représente l'ensemble de là popula- f.T tion en Corse (Français et étrangers) 3 la zone hachurée correspond à la popula- j tion étrangère. La population est répartie par sexe et par tranche de cinq ans. "• 'l 32 G/ Les naturalisations. Il s'agit de déterminer ici : 1°) La proportion des jeunes qui déclinent la nationalité française à leur majorité légale pour garder leur nationalité d'origine, et la distribution par nationalités ou groupes ethniques de ces jeunes, (des études récentes ont montré qu'il était pertinent de prendre en compte, de plus, les variables : niveaux d'instruction, lieux de ré¬ sidence) 2°) Le nombre de jeunes qui deviennent Français par le jeu de l'article 44 du Code des nationalités (acquisition automatique en raison de la naissance en France). H/ Nuptialité. On n'a pas besoin de souligner l'importance d'avoir des données dans ce domaine (I). Deux types d'information peuvent être recherchées : - le taux des mariages "endogamiques" suivant les groupes ethniques. - le taux de mariages mixtes. Problème : les sources statistiques directes font actuellement défaut (l'Etat Civil n'enregistre que les mariages contractés à la mairie, ce qui exclut ceux qui sont réalisés dans les consulats ou les pays d'origine). Des études peuvent être faites à partir du dépouillement direct des fiches I.N.S.E.E. Nous avons raisonné, pour cet aspect démographique,- sur des popula¬ tions globales^ bien des raisons militent pour une prise en considération spécifique de ce qu'il est convenu d'appeler la "seconde génération". Par¬ tant du constat des problèmes spécifiques de ce groupe social, pour qui, cependant, il est, à l'évidence, désormais inapproprié de parler d'immigra¬ tion ou d'immigrés (les jeunes nés sur place constituent 80 % des entrées). James MARANGE et André LEBON (2) se sont efforcés de donner une définition de ce groupe qui rende compte de sa spécificité (ni immigrés, ni vraiment nationaux), qu'ils définissent ainsi : (1) "Le mariage peut être l'occasion de maintenir ou de resserrer les liens avec la communauté d'origine, de structurer une communauté "immigrée"/.../ ou au contraire il peut représenter le moyen le plus efficace de se fondre dans la société d'accueil" (J. STREIFF-FENART, "Les mariages des jeunes issus de l'immigration"). Rapport de recherche I.D.E.R.I.C., Nice, 1985. (2) 0£. Cit. 33 "Les jeunes soit nés en France d'au moins un parent étranger, soit entrés dans le cadre de l'immigration familiale, indépendamment de leur nationalité actuelle qui, dans certains cas, ne sera déterminé avec certitude que le jour de leur majorité", II.2 Trois domaines d'insertion sociale Dans l'ouvrage que nous avons précédemment cité, J.MARANGE et A. LEBON justifient aussi l'emploi du terme "insertion" : "C'est à dessein qu'un terme sans connotation marquée a été choisi pour mener notre investigation et pour intituler ce document. L'insertion, en effet, ne présage en rien le type de rappports qui s'établit entre les jeu¬ nes d'origine étrangère et la société dans laquelle ils vivent, non plus que l'évolution susceptible de se produire, avec le temps ou pour tout autre raison, dans ces rapports. Cette "neutralité"qui, en quelque sorte, la ca¬ ractérise, différencie l'insertion des deux autres concepts à l'acception davantage circonscrite, l'assimilation et l'intégration". Par ailleurs, ces auteurs reconnaissent la nécessité d'une démarche globale rapprochant et comparant au moins implicitement des domaines appa¬ remment bien différents (insertion scolaire, professionnelle, etc...) du fait de la fréquence significative avec laquelle se rencontrent, dans cha¬ cun de ces domaines des "éléments communs". Nous rejoignons, dans une certaine mesure, ces auteurs sur les deux plans : 1°) Nous attachons au terme "insertion" un sens neutre et purement des¬ criptif, dégagé des connotations signalées. 2°) Nous pensons qu'il est nécessaire de prendre en considération un niveau "totalisateur" ou globalisateur, des phénomènes observés dans chaque champ. En ce sens, comme processus ayant un aspect global, l'insertion recèle une dimension qu'on pourrait appeler "mise en cohabitation" des immigrés avec les nationaux, processus dont les effets diversement mar¬ qués suivant les champs, peuvent suggérer une certaine homologie des difficultés. 34 Cependant, ces auteurs ne rompent pas suffisamment, selon nous, avec le sens que revêt le terme insertion dans l'usage courant et qui appelle l'idée que ces populations connaîtraient des "handicaps" tenant pour partie à leurs dispositions ou carences propres et pour partie à une sorte de résistance diffuse de la "société d'accueil". Nous pensons quant à nous que ce processus d'insertion est largement conditionné par les rapports sociaux et symboliques qui s'instaurent entre les immigrés et leurs voisins sociaux des classes populaires nationales et des modes de gestion implicite de ces rapports, mime si l'on ne peut nier qu'un certain nombre de difficultés que connaissent ces populations trou¬ vent leur origine dans des facteurs situés sur le registre culturel. Ce que nous voulons rappeler ainsi c'est que toute évaluation des conditions d'insertion est aussi lecture de positions structurelles... II.2.1 Conditions de logement et insertion résidentielle Considérées globalement, les conditions de logement des immigrés et leur distribution dans l'espace urbain sont en elles-mêmes parmi les in¬ dicateurs les plus significatifs des conditions de vie et du statut social et symbolique de ces populations. C'est là où se révèle le plus clairement le décalage entre le discours inlassablement répété de la nécessaire meilleure insertion des immigrés, et les logiques sociales, économiques et politiques qui commandent réellement cette insertion. Par ailleurs, il est clair que c'est à propos du logement que se pose tout particulièrement la question de la délimitation de la zone à "observer", l'enjeu scientifique d'une clôture spatiale pertinente ren¬ voyant à l'enjeu politique de la désignation des collectivités locales susceptibles de se voir imputer la "responsabilité" de la "prise en charge" des immigrés au plan de leur insertion résidentielle. Tout indique que dans bien des cas ces collectivités locales considèrent que cette insertion se traduit par un "surcoût social spécifique" dont elles répugnent à partager la charge (c'est là une partie de la problématique de la "résistance" aux contrats d'agglomération sur laquelle nous reviendrons). 35 Enfin, dernière remarque introductive : la question du logement est importante non seulement parce qu'elle renvoie à un certain nombre de problèmes intrinsèques, et parce qu'elle agit comme un révélateur des diffi¬ cultés d'insertion (de "mise en cohabitation"), mais aussi parce qu'elle est un des facteurs qui conditionnent le "regroupement familial" (la possi¬ bilité pour un travailleur en "situation de célibat" de faire venir sa fa¬ mille) . C'est donc tout l'enjeu de la conversion d'une immigration "provi¬ soire" (ce "provisoire" durerait-il le temps d'une vie...)» celle de--l'homme seul, en immigration de peuplement, qui constitue en dernière analyse l'ar¬ rière plan de cette problématique de l'insertion résidentielle des immigrés. Nous proposons quatre "entrées" d'évaluation ou d'"observation" possibles, sur lesquelles nous ne donnerons que quelques indications som¬ maires, le domaine se prêtant évidemment à de très vastes développements. Ces quatre "entrées" sont : A/ Evaluation des conditions de logement. B/ Evaluation des besoins en logements exprimés. C/ Analyse de l'accès au logement et de la prise en compte des problèmes spécifiques. D/ Analyse et suivi de la distribution spatiale des communautés immigrées. A/ Evaluation des conditions de logement. Une double distinction doit être pratiquée préalablement à toute analyse dans ce domaine (et en général pour toute la question du logement), la plus importante est la distinction entre immigrés en "situation de céli¬ bat" (ou "isolé", recensé le plus souvent en "ménages collectifs") et les immigrés qui vivent en famille ("ménages ordinaires"), la seconde distinc¬ tion concerne les nationalités ou les groupes ethniques. Les indications essentielles dans ce domaine sont celles qui sont fournies par l'i.N.S.E.E. (recensements et"enquetes logements") et qui por¬ tent sur le taux de peuplement ou le degré de confort (mesuré aux équipements des résidences : ainsi, en 1978, 62,5 % des ménages maghrébins contre 15,5% des français habitaient un "logement surpeuplé". Mais d'autres sources sont utilisables : enquêtes des municipalités ou des préfectures sur l'habitat insalubre ou sur le logement spécifique des immigrés, enquêtes des 36 constructeurs "spécialisés" comme le groupe SONACOTRA (1)... B/ Evaluation des besoins exprimés. Il s'agit de quantifier, d'analyser qualitativement de façon pré¬ cise, et de suivre les demandes de logement formulées par les familles immigrées, et en instance dans divers organismes : Les AFFICIL (2) les offices ou S.A. d'H.L.M. les SSAE (3) les organismes sociaux (C.A.F., D.D.A.S.S., B.A.S.) Des comparaisons avec l'évolution en stock de demandes émanant de nationaux sont à pratiquer. A noter qu'on ne peut que difficilement parler de "besoins expri¬ més" s'agissant des "isolés", mais plutôt d'une sorte de "marché" particu¬ lier dont l'"offre" est constitué par un secteur privé aux "produits" sou- oire édifices vent non conformes aux normes légales (garnis, "marchands de sommeil") et uto-construits. d'un secteur plus ou moins normalisé, associatif ou para-public. La puis¬ sance publique s'efforçant de réduire les excès trop criants du premier sec¬ teur. C/ Analyse de l'accès au logement et de la prise en compte des problèmes spécifiques des immigrés dans les politiques urbaines. - Une première partie de 1'"observation" dans ce domaine concerne l'accès des immigrés aux parcs existants. . Evaluation delà part du secteur privé et du secteur social dans le loge¬ ment des immigrés ; répartition des immigrés suivant les différents or¬ ganismes de logements sociaux présents sur le secteur observé. . Analyse de la politique d'attribution des différents logeurs sociaux (quotas pratiqués ; types de critères utilisés pour l'admission). . Suivi de la politique d'attribution menée à l'égard des immigrés par les entreprises versant la contribution patronale au logement. (1) Société Nationale de Construction pour les Travailleurs. (2) Associations financières interrégionales des collecteurs de la masse salariale interprofessionnels du logement. Organisme qui recueille les 0,1% dite "part immigrée" du 0,9 % des cotisations patronales pour le logement. (3) Service social d'aide aux immigrés. Réseau d'accueil national. 37 - Le deuxième volet de l'observation concerne ici les politiques urbaines locales et le traitement implicite ou explicite de la question du logement des immigrés qu'elles comportent. Ceci implique l'examen sur trois axes de ces politiques : . Les opérations de rénovation des zones anciennes (stratégies de relo¬ gement) . . Les opérations de réhabilitation (stratégies de "redistribution" ou de "rééquilibrage"). . Les opérations de construction sociale (prise en compte des besoins des immigrés -hommes seuls et familles- aussi bien au plan quantita¬ tif qu'au plan qualitatif -grands logements, sollicitations des inter¬ ventions financières de l'AFICIL). Il est évident que cette partie de 1'"observation" sera menée de façon différente selon qu'il existe ou non une action explicitement décidée et/ou concertée, au niveau d'une ou plusieurs collectivités locales (par exemple dans le cadre de contrats d'agglomération) pour régler les problèmes de lo¬ gement des immigrés. Dans le cas de l'existence de tels dispositifs, il s'agit d'identifier leurs objectifs et d'évaluer ce que l'évolution des si¬ tuations leur doit. D/ Analyse et suivi de la distribution spatiale des communautés immigrées. En observant, tout particulièrement, la double distinction "isolés- familles" et groupes ethniques ou nationaux, il s'agit ici de déterminer globalement les grandes caractéristiques de la localisation des différentes communautés immigrés dans la zone considérée (au niveau des quartiers INSEE) et de suivre son évolution. Cette localisation recoupée avec les tendances dominantes de la division sociale de l'espace résidentiel peut permettre une meilleure spé¬ cification des zones de cohabitation^^es intérêts de cette carte peuvent être multiples. Nous y voyons par exemple la possibilité d'une meilleure évaluation de l'adaptation des équipements collectifs ; un meilleur suivi de la perti¬ nence du découpage scolaire... (1) Entendus ici au sens strictement résidentiel. 38 II.2.2. L'insertion scolaire. Il est superflu d'indiquer toutes les raisons qui militent en faveur d'une évaluation (ou d'une "observation") spécifique de l'insertion scolaire des enfants étrangers, ou d'"origine étrangère". Nous rappellerons que, pour nous, cette question est à corrêler étroitement au problème plus général de l'insertion sociale de ces jeunes dans la société d'immigration, et dont les difficultés scolaires constituent aussi, au moins partiellement, une forme de manifestation (1). On doit souligner, par ailleurs, qu'une évaluation spécifique des conditions de scolarisation des enfants de migrants est d'autant plus jus¬ tifiée que cette question fait l'objet depuis le début des années 70, d'une approche institutionnelle, réglementaire et pédagogique, particulière. Indiquons, cependant pour terminer cette rapide introduction, que la question de l'évaluation scolaire étant largement traitée par ailleurs dans le groupe de travail, nous ne donnerons que quelques indications som¬ maires dont le seul but est d'améliorer la prise en considération spécifique de ce problème. Conformément à l'ensemble de notre démarche nous proposons de ne pas limiter l'observation à la "zone d'éducation prioritaire concernée", mais de chercher un principe de clSture qui, tout en tenant compte de la "carte scolaire" soit en rapport logique avec la délimitation spatiale de ce que nous avons appelé la "situation migratoire". Il est bien entendu, cependant, que les établissements de la Z.E.P. doivent être considérés com¬ me un "sous-système" appelé à faire l'objet d'un examen particulier permet¬ tant de le situer par rapport aux données de l'ensemble du secteur choisi (rappelons à ce propos qu'un certain pourcentage d'élèves d'origine étran¬ gère dans les établissements constitue un des critères appelant à la (1) On peut même se demander si ce problème global d'insertion, ressenti de manière de plus en plus aigiïe dans la "société d'accueil", à mesure que la "montée en visibilité" de la seconde génération de migrants va croissant, n'a pas eu pour premier effet d'augmenter la vivacité des débats propres à la sphère scolaire sur cette question. Comme l'écrit un chercheur de 1'I.D.E.R.I.C. : "l'irruption des problèmes de la scolarisation des enfants 39 constitution d'une Z.E.P.). L'évaluation de l'insertion scolaire des enfants d"'immigrés" nous paraît devoir comporter deux grands '"volets". Le premier volet est celui de l'évaluation statistique des effectifs de la population scolaire étrangère et de la position des diverses nationalités ou groupes ethniques qui la com¬ posent, dans le système d'enseignement. Le second volet concerne l'examen des dispositifs spécifiques d'aide à l'insertion scolaire de ces enfants, dispositifs prévus par la réglementation actuelle. A/ Evaluation des "populations" et de leur position scolaire (1) 1) Il s'agit d'abord d'établir une évaluation globale de la population étrangère, de déterminer la proportion des différentes nationalités et la répartition des élèves étrangers, suivant leur nationalité et en intégrant la variable sexuelle, dans les différents niveaux d'en¬ seignement : premier degré, enseignement spécial du premier degré ; deuxième degré, enseignement spécial du second degré. On pourra ainsi procéder, notamment, à la comparaison entre la repré¬ sentation des étrangers, divisés en nationalités, dans l'ensemble des enseignements et leur représentation dans 1'enseignement spécialisé. (N.B. Une interprétation correcte de ce tableau suppose que l'on soit en mesure de le mettre en rapport avec un tableau représentant la structure par âges de l'ensemble de la population scolarisable répar¬ tie par nationalités). Les caractéristiques propres des établissements appartenant à des sec¬ teurs "zépês" sont à faire ressortir spécifiquement. (suite de la note page précédente) de travailleurs immigrés dans les débats contemporains n'est le fait ni d'un accroissement important du nombre de ces enfants ni d'une aggravation de leur position dans l'appareil scolaire. Elle est la conséquence d'un intérêt inquiet et nouveau porté aux jeunes issus de l'immigration. Tout se passait jusque tout récemment comme si l'on était assuré de l'effet assimilateur et intégrateur de l'école. Des incidents plus- ou moins dramatiques /.../ ont révélé soudainement à l'ensemble de la société l'ampleur du problème de l'insertion sociale de ces jeunes et plus particulièrement des maghrébins", Jean-Pierre ZIROTTI, "Les effets paradoxaux de l'école" in Politique d' aujourd'hui, n° 4, février-mars 1984. (1) - Nous nous inspirerons, en partie, pour la présentation de cet aspect, du rapport précédemment cité de J. MARANGE et A. LEBON. - Les données utiles sont disponibles, années scolaires par années sco¬ laires, au niveau national, auprès du service statistique du Ministère de l'Education Nationale. Elles peuvent également être recueillies auprès des inspections d'académie ou directement dans les établissements. 40 2) En second lieu, il faut procéder à une analyse fine de la position scolaire des étrangers dans les différents types, ordres, et niveaux d'enseignement du second degré. . Comparaison entre la représentation des étrangers, divisés en na¬ tionalités, et celle des français, dans les classes "normales" du 1er cycle du second degré, d'une part, et les classes préparatoires à la vie professionnelle du même cycle, d'autre part (C.P.P.N., C.P.A.) (1). Comparaison à affiner en tenant compte des variables constitutives de l'origine sociale d'une part (C.S.P. des parents), et du sexe d'autre part... et à spécifier selon les établissements. . Comparaison à établir au sein du 2ème cycle court : - entre la représentation des français et celles des étrangers dans les filières menant aux C.A.P. (Certificat d'Aptitude Professionnelle) et les filières menant aux B.E.P. (Brevet d'Etudes Professionnelles). - entre .la représentation de l'une et l'autre population dans les différentes spécialités de chacune des filières (spécialités plus ou moins"c3tëes" et implicitement hiérarchisées). . Comparaison entre la proportion des élèves étrangers, divisés selon les nationalités, et celle des élèves français, dans le 2ème cycle long général d'une part, et le deuxième cycle long technique de l'autre. 3) Retards scolaires. Suivi du retard scolaire en déterminant la proportion par nationalités des élèves en situation de retard, répartis selon le degré de ce retard. L'ensemble de ces données doit permettre de vérifier si les tendances qui marquent depuis longtemps l'insertion scolaire des jeunes d'origine étran¬ gère se poursuivent ou s'infléchissent. Ces tendances, qui peuvent être caractérisées globalement comme 1'"orientation générale de la scolarité vers un niveau plus faible et une professionnalisation de basse qualification", sont marqués par trois phéno¬ mènes : (1) CPPN : classes professionnelles de niveau. CPA : classes préparatoires à l'apprentissage. 41 . Sur-représentation des élèves d'origine étrangère dans l'enseignement spécialisé du premier et du second degré. . Sur-représentation des élèves d'origine étrangère dans les classes pré¬ paratoires à la vie professionnelle du 1er cycle du second degré. . Sur-représentation des élèves d'origine étrangère dans le second cycle court (filière C.A.P.). Il convient cependant de souligner que, pour être pleinement pertinentes, les comparaisons effectuées ne devraient prendre en considération parmi les élèves français que ceux qui sont originaires de familles de mime niveau socio-économique que les immigrés ou de niveau voisin, cette manière Les déséquilibres sont en partie rectifiés, et la question de la spécificité de l'insertion scolaire de cette population se pose en termes diffé¬ rents. Elle renvoie indirectement alors à la question, plus vaste, de la "formation" de nouvelles couches populaires et leur "cohabitation". C'est ainsi que le quartier à "action PESCE" revient au-devant de la scène, qui, avec ses équipements scolaires est un des lieux de cette "formation" et des turbulences qui l'affectent. B/ Nous serons plus brefs sur la question des dispositifs spécifiques dont la création a été prévues par l'Education Nationale pour améliorer l'in¬ sertion scolaire des enfants d'origine étrangère. On peut considérer que l'ensemble de ces mesures tendent actuellement à la réalisation de trois objectifs principaux : 1) réduction du "handicap linguistique" par un apprentissage renforcé du français. 2) meilleure prise en compte des spécificités socio-culturelles et va¬ lorisation de 1"identité culturelle" de ces enfants, par l'enseigne¬ ment de la langue et de la culture d'origine. 3) intégration des communautés étrangères à la vie scolaire. Il faut noter que ces objectifs dessinent des orientations spécifiques, fixées au niveau national, et dont l'intégration aux objectifs particuliers des Z.E.P., actions "territorialisées", n'est pas assurés ipso facto. Il y a donc une "problématique" du rapport des objectifs des Z.E.P. avec les prescriptions nationales dans ce domaine... 42 Pour la réalisation des objectifs un certain nombre d'instruments ou de structures sont prévus, citons : Les C.E.F.I.S.E.M. (Centres de Formation et d'Information pour la Scolari¬ sation des Enfants de Migrants : secteurs pédagogiques d'écoles normales). Les C.L.I.N. classes d'initiation > meilleur apprentissage du français Les C.L.A.D. classes d'adaptation ) ) Structures d'enseignement, intégrées ou non au temps scolaire, de la langue et de la culture d'origine. Sauf pour ce qui concerne les C.E.F.I.S.E.M., l'évaluation doit par tir d'abord sur l'existence ou l'absence de ces structures dans la zone con sidérée. Si elles sont présentes le problème de l'évaluation est d'abord interne aux établissements scolaires et à l'Education Nationale... Une éva¬ luation "concertée" et plus large, notamment pour la réalisation des objec¬ tifs 2 et 3 peut être envisagée... 43 II.2.3 Insertion professionnelle (place dans la production) Voici très brièvement indiqué le plan d'évaluation qui peut être envisagé dans ce domaine (1). A/ Evaluation de la population active étrangère. 1) Taux d'activité de la population étrangère globale (par nationalités ou groupes ethniques et par sexe). Comparaison avec les nationaux. 2) Taux d'activité par tranches d'âge et plus particulièrement pour les jeunes de 16 à 25 ans avec la distinction selon le sexe. (mise en évidence de la part des étrangers dans la population active totale). B/ Secteurs d'emploi. 1) Répartition des étrangers (par nationalités ou groupes ethniques) dans les diffférentes "activités économiques" (selon la terminologie de l'i.N.S.E.E.). 2) Part des étrangers (selon nationalités et groupes ethniques) parmi les actifs ayant un emploi, dans chaque "activité économique". 3) Répartition par nationalités (ou groupes ethniques) dans les diffé¬ rentes activités économiques. 4) Répartition de la population active étrangère selon la taille des entreprises. Beaucoup d'arguments militent en faveur de la collecte de données dans ce domaine (en fonction de la taille des entreprises beaucoup d'éléments peuvent changer : les possibilités de syndicali- sation, les possibilités d'accès à un logement social, la régularité administrative des conditions d'emploi, les possibilités de formation..) C/ Position dans l'échelle des qualifications. Il s'agit de comparer (la source principale étant l'I.N.S.E.E. avec usage des nomenclatures au niveau 24 ou même 42) la proportion des nationaux et des étrangers (par nationalités ou groupes ethniques) se trouvant au niveau O.Q, O.S. et manoeuvres : ceci doit s'accompagner d'une dis¬ tinction par sexe et par classes d'âge (16-18/19-25/ 25) afin d'évaluer (1) Sources principales : I.N.S.E.E., Ministère du Travail. 44 notammment la reproduction qualitative de la force de travail immigrée. D/ Le chômage (1). Les demandeurs d'emploi sont à examiner selon différents points de vue. . Proportion des demandeurs d'emploi étrangers (selon nationalités ou groupes ethniques) dans la population active étrangère. A comparer au taux des demandeurs d'emploi dans la population active nationale. . Taux des demandeurs d'emploi étrangers par tranches d'âge et sexe, (à comparer aux nationaux...). . Taux de chômage des étrangers par qualification (à comparer aux taux des nationaux). . Localisation des demandeurs d'emploi étrangers. II.3 Rapports de cohabitation dans leurs modalités symboliques ; problèmes de contact. C'est sous ce titre que doit figurer selon nous la question de la "cohabitation résidentielle" proprement dite, et l'observateur peut, dans ce domaine, se centrer tout particulièrement sur le quartier. On peut distinguer plusieurs types de démarches : - Une approche pour mesurer l'évolution de la "structure sociale" (ou des stratifications sociales) des zones de cohabitation, avec indica¬ teurs fins, à rapprocher de la distribution locale des populations immigrées (eux-mêmes différenciés au plan des C.S.P.). Il s'agit ici de mesurer l'évolution des effets de "déclassement" produits par la popu¬ lation immigrée. - Une approche relativement"grossière", portant sur les tendances lourdes en matière d'acceptation ou de rejet de la cohabitation interethnique par les nationaux. Indicateurs possibles : . 'évasion"de la carte scolaire . vacances de logement . résultats des élections locales . conflits à arrière-plan ethnique (1) Sources NAPE, Ministère du Travail, INSEE 45 . formes d'exclusion manifeste. - Des investigations portant sur les systèmes de représentation réci¬ proques en distinguant adultes et jeunes (études à mener en milieu scolaire). Il s'agit ici : . de relativiser la question de 1'incompatibilité culturelle des modes de vie .ou de lui accorder une place plus mesuréequ'elle n'a en général dans le discours public sur cette question). . de sortir de l'alternative du "tout ou rien" dans l'appréhension conceptuelle de ce domaine : racisme, xénophobie, conflits, indi¬ quant "rejet", d'une part, silence d'une paix sociale sur laquelle il n'y a pas lieu de s'interroger et indiquant "acceptation" ou "intégration", de l'autre... . et, par conséquent, de déboucher sur la question de la nature et de la variabilité des rapports symboliques qui s'instaurent, "si¬ lencieusement" ou non, entre les immigrés et leurs voisins sociaux et spatiaux des couches populaires nationales. Cette variabilité doit se penser selon nous comme située entre un pôle négatif carac¬ térisé par une "violence" s'identifiant à la reproduction symboli¬ que du statut social inférieur qui est, initialement, celui des populations immigrées, et un pôle positif caractérisé par la disso¬ lution de cette violence et l'ouverture à une confrontation véri¬ tablement culturelle. L'évolution de ce rapport va, certes, de pair avec l'amélioration de la condition sociale et économique des immigrés, mais il dépend aussi d'un domaine d'action spécifique et autonome ouvert à une politique d'interven¬ tions formatrices, notamment en milieu scolaire ou en milieu associatif (formation à la relation interculturelle, lutte contre 1'"ethnocentrisme" spontané...). - Enfin, un suivi de la vie culturelle et associative autonome des immigrés, notamment des jeunes (ou des conditions de la mixité au sein des associa¬ tions non spécifiques) peut être envisagé ; il permet d'appréhender le ni¬ veau des mobilisations "identitaires" en articulant cette question avec celle des rejets ou des exclusions dont peuvent souffrir ces populations. 46 II.4 Evaluation des modes de mise en oeuvre et des effets de dispositifs ou dispositions spécifiques en faveur des immigrés. A partir du constat que la plupart des immigrés ne se situent plus dans une perspective de retour, le gouvernement s'est efforcé de développer à partir de 1982 une politique d'insertion globale des populations immigrées et d'amélioration de leurs conditions de vie (dont beaucoup d'éléments et de moyens existaient, bien entendu, auparavant...). Les instruments de cette politique se situent désormais essentiel¬ lement au niveau régional ou à celui des collectivités locales. On peut citer les institutions ou organismes suivants : . F.A.S, Fonds d'Action Sociale, (logement et interventions sociales) dont la déconcentration a commencé en juin 1983 par la création de 5 délégations régionales. . Les C.R.I.P.I., Commissions Régionales pour l'Insertion des Populations Immigrées, créées en même temps que la régionalisation du F.A.S. et pour orienter son action. . Les contrats d'agglomération, redéfinis par circulaire en juin 1983 (action en faveur du logement, de l'insertion sociale, prise en compte des problèmes des jeunes, action en direction des femmes) : la circu¬ laire précise que dans le cadre de la décentralisation cette procédure repose sur une démarche contractuelle des collectivités locales. . Par ailleurs, des organismes à compétence régionale interviennent de¬ puis longtemps dans le domaine du logement des immigrés, il s'agit des A.F.I.C.I.L. (Associations Financières Interrégionales des Collecteurs Interprofessionnels du Logement) qui collectent le 0,1 % dit "immigré" dans la contribution patronale au logement, et qui participent au finan cernent de logement pour ces populations. . Enfin, au point de vue de la scolarisation rappelons l'existence des C.E.F.I.S.E.M. : Centre de Formation et d'Information sur la Scolari¬ sation des Enfants Migrants (sections pédagogiques d'écoles normales) qui existent dans les académies où la présence des élèves immigrés est sensible. 47 On peut considérer que l'action de ces organismes se répartit en trois secteurs : - aide au logement et à l'amélioration des conditions de vie - aide à l'animation culturelle et à certains types de formation pour adulte (surtout pour les femmes) - soutien scolaire et animation përi-scolaire. Comment voyons-nous le problème de l'évaluation dans ce domaine ? Il est évident que les institutions existantes mènent elles-mêmes leurs propres évaluation. C'est notamment le cas dans le domaine du logement pour 1res A.F.F.I.C.1.L., qui suivent de très près l'évolution de ce problème. Il en va de même dans d'autres domaines. Ainsi la délégation du F.A.S. pour la région P.A.C.A. (Provence-Alpes-Côte- d'Azur) qui se propose de financer les associations ayant les objets suivants . Actions :àdominante linguistique . Actions en langue d'origine . Préformation professionnelle . Action sociale et socio-éducative . Action culturelle, information, sensibilisation . Accueil procède à des analyses rigoureuses des dossiers portant sur les points suivants : . Niveau des acteurs (nombre d'immigrés...) . Niveau des bénéficiaires et des lieux d'intervention . Niveau de la démarginalisation et de la coordination avec les autres interventions . Niveau des contenus, et prévoie un "niveau du résultat des actions" où il est demandé "la mise en place de supports permettant de procéder à une évaluation, afin de systé¬ matiser l'évaluation des actions menées..." Il semblerait qu'il n'y ait donc qu'un problème de centralisation ou d"'ëvaluation des évaluations". En fait, d'autres questions se posent. 1) Tout d'abord à un niveau très global il s'agit d'évaluer en elles-mêmes la présence ou l'absence de dispositifs ou d'interventions spécifiques, en effet : 48 . certains d'entre eux sont à l'initiative des collectivités locales : il n'est peut-être pas sans signification, par exemple, qu'un seul contrat d'agglomération ait été signé en région P.A.C.A. (celui de Marseille) contre 5 en Rhône-Alpes, et 7 en Ile-de-France. (Par ailleurs, question reliée à la précédente, certaines interventions doivent être "sollicitées". C'est le cas, dans l'habitat, pour les parti¬ cipations financières de 1'A.F.1.C.I.L. : il est notoire par exemple que certaines municipalités et/ou logeurs sociaux croient se décharger de l'"obligation" de loger des immigrés en ne sollicitant pas l'intervention de l'A.F.I.C.I.L., cette obligation se mesurant strictement, selon elles, aux enveloppes financières fournies par cet organisme). C'est finalement toute la question des difficultés que peut connaî¬ tre la prise en charge locale du "coût social spécifique" de l'immigration ou, pour formuler cela autrement, d'une réelle insertion des immigrés qui est posée là. L'absence ou la présence de contrats d'agglomération, procé¬ dure "facultative", est un des révélateurs de la prëgnance de la probléma¬ tique politique locale sur l'insertion de ces populations. » Mais en dehors du problème de logement et de ces cas extrêmes cette résistance aux dispositifs spécifiques peut appeler d'autres interprétations. Il est clair en effet que l'existence de dispositifs spécifiques destinés à améliorer l'insertion des immigrés ou à promouvoir leur culture d'origine vaut réaffirmation de la spécificité de ces populations. Dans cette démar¬ che les communautés immigrées ne jouent plus ce rôle d'indicateurs que nous avons vu être les leurs dans les démarches territorialisées, elles sont prises en compte sous l'aspect des totalités sociales, culturelles... aux¬ quelles renvoient leurs appartenances d'origine. Du coup l'articulation entre politiques sociales "indifférenciées" et politiques sociales spécifiques est plus qu'un problème technique, c'est un problème politique au sens large du terme. Il renvoie à une alternative qui se situe entre, d'une part, "la prise en charge spécifique" maximisant ses effets mais perpétuant la coupure entre cette population et la popula¬ tion nationale (d'autant que ces actions valorisent en général le maintien de l'identité culturelle.t.) et, d'autre part, la prise en charge non + : ou valorisent idéologiquement ce thème. 49 différenciée qui peut procéder d'une volonté de déségrégation (et parfois d'"assimilation") et qui court le risque d'être inadaptée aux problèmes particuliers de ces populations, et de voir se reconstituer une ségrégation "informelle" au coeur même de l'apparente intégration. 2) Deuxième point concernant l'évaluation dans ce domaine : la spécification de certains de leurs objectifs. Toute intervention spécifique en direction des populations immigrées, mais plus particulièrement celles qui ont pour objet l'animation culturelle et le développement de la vie associative, posent le problème de la nature de leurs objectifs et de leurs effets sur les choix d'appartenance de ces populations ou sur leurs référents identitaires et culturels, ou encore leur rapport global à notre société. Réfléchissant sur la notion de "projet", Jacques ARDOINO distingue dai ce.terme deux pôles de sens ; il appelle l'un d'entre eux "projet-visée" et l'autre "projet programmatique". Au premier s'agrègent les connotations de "finalité", "valeur", "signifiance", au second celles d'objectifs, stratégies moyens.!. ( 1 ) Nous pensons qu'il faut reprendre cette distinction dans le domaine que nous évoquons ici. . Sous la rubrique "projet-programme" figurent les structures, les dis¬ positifs, les financements, bref, le déploiement matériel de l'inter¬ vention. . . . Déterminer le "projet-visée" (notion qui, encore une fois, confine au politique) suppose que l'on puisse disposer d'une typologie des finalités. Très sommairement dit, car nous ne pouvons nous étendre ici sur cette ques¬ tion, il paraît naturel de prendre en considération pour la construction de cette typologie l'axe paradigmatique : maintien de 1'identité//assimi- lation. Mais nous estimons qu'une autre classification peut être pertinente, elle consisterait à diviser les interventions selon un autre découpage : Interventions normalisatrices ,, Interventions non de l'"identité" normalisatrices (1) in, Revue "POUR", n° 94, Mars-Avril 1984, Paris, ETHNICITE. MIGRATION. CONNAISSANCE SOCIALE. Mai 1986 SOMMAIRE Pages I. Nécessité et difficulté de distinguer la visée de l'acteur de celle du chercheur dans l'activité de connaissance 53 II. Un modèle épistémique central de relation symbo¬ lique aux étrangers 56 11.1. Ce que révèle l'épistémie statistique 56 11.1.1. Les deux instances de production de connaissance sur les Etrangers .... 56 11.1.2. La structure épistémique des produc¬ tions statistiques 58 11.2. Un programme d'ethnicisation des rapports sociaux 6 3 11.2.1. La désocialisation des relations sociales 63 11.2.2. Effets du programme d'ethnicisation sur 1'intersubjectivité : la fron¬ tière symbolique 65 III. Une nouvelle situation migratoire et un nouvel étranger 6 7 111.1. L'autre anthropologique 68 111.2. Les dispositions subjectives engagées dans les relations propres à la nouvelle situa¬ tion migratoire : variabilité des altérités 71 111.3. Les conditions de l'interaction ethnique dans la nouvelle situation migratoire .... 73 111.3.1. Pour les nouveaux étrangers un en¬ vironnement symbolique discontinu 73 111.3.2. Les logiques de l'interaction eth- 75 nique et leur dérive : ambiguité de l'identité IV. Le déplacement des frontières symboliques et ses conséquences 82 IV.1. Un nouveau procès d'ethnicisation : le posi¬ tionnement des nouveaux étrangers 84 IV.1.1. La définition de l'assimilation ins¬ titutionnelle 84 IV.1.2. L'appel à la causalité diabolique.. 85 IV.2. Le positionnement des anciens étrangers dans le nouveau procès d'ethnicisation .... 88 IV.2.1. Un repositionnement global et syn- chronique impliquant nationaux, anciens étrangers et nouveaux étrangers 88 IV.2.2. L'assimilation extra-institution¬ nelle des anciens étrangers ou la désethnicisation immédiate 93 IV.3. Le déplacement des frontières symboliques et le désajustement des différents niveaux de la connaissance sociale 95 IV.3.1. L'interpénétration et le renforce¬ ment réciproque de la visée d'ethni¬ cisation politique et de la visée d'ethnicisation coloniale 95 IV.3.2. Conséquences ultimes et critiques de l'interpénétration 98 IV.3.3. Les problèmes de communication en¬ tre les deux niveaux de la connais¬ sance sociale 99 53 I Nécessité et difficulté de distinguer la visée de l'acteur et celle du chercheur dans l'activité de connaissance. Il est des domaines qui, plus que tous autres, demandent que l'on soit attentif aux types de visée dans lesquels s'inscri¬ vent les activités de connaissance qu'ils suscitent, quelle que soit la conscience qu'en ont ceux qui développent ces ac¬ tivités . Tout indique que le phénomène migratoire est de ceux-là. Nous croyons possible de distinguer deux grands types de visées. La première de ces visées est celle qui, en dernière analyse, prend sa source dans les exigences de l'action. Il s'agit d'abord, dans ce cas, de contribuer à résoudre des problèmes, ou d'améliorer des situations difficiles, et, plus générale¬ ment, de modifier le cours des choses. Ici, la connaissance motive et éclaire l'action. Mais celle- ci, notons-le, tend à fixer à la première le cadre de son dé¬ veloppement, et à lui désigner les voies dans lesquelles il convient qu'elle s'engage. Nous proposons d'appeler cette visée, visée programmatique. La seconde visée est supposée s'enraciner dans un pur désir de Connaissance dédaigneux des fins pratiques, qui puise son aliment en lui-même, et dans le surgissement quasi-spontané de questions en apparence éloignées des urgences sociales et des nécessités de l'action. Pour construire le cadre de son déploiement, la connaissance ne s'appuie, ici, sur aucun prin¬ cipe extérieur à sa propre finalité. Nous proposons d'appeler cette seconde visée, visée heuristique. Il est clair que cette distinction entre les visées épisté- rniques, fait écho à l'opposition familière chercheur/acteur (ou à toute autre opposition épousant ce paradigme.), et que de toute évidence la visée heuristique doit être attribuée au chercheur, comme son apanage légitime, tandis que la visée pro¬ grammatique caractérise en propre l'acteur (agent administratif, acteur politique, militant etc.). 54 Il nous semble cependant que dans la réalité les choses ne sont pas aussi tranchées. Tout d'abord il faut concevoir l'opposition entre nos deux visées épistémiques sous la forme d'une figure bipolaire pré¬ sente, comme virtualité dans toutes les démarches; si bien que chacune d'entre elles ne fait que se rapprocher en ten¬ dance d'un des pôles sans jamais réaliser parfaitement l'un ou l'autre des types de visée. Dans toute visée heuristique demeure, au moins, un résidu programmatique irréductible, et toute visée programmatique comporte une dimension heuristique. Les risques de confusion sont encore plus grands dans certains champs de réflexion sociale caractérisés par de vifs débats, et où le statut professionnel ou social des individus est loin de toujours permettre de prédire le type de visée qu'ils ont adoptée. On y voit certains chercheurs, à leur insu, ou en rai¬ son d'une position délibérément assumée, s'engager dans la voie programmatique, tandis que certains acteurs n'estiment pas su¬ perflu ni hors de leur compétence d'emprunter, plus ou moins longuement, les sentiers heuristiques, contestant le monopole des chercheurs sur ceux-ci. Ce qu'il importe.de saisir c'est la nature des rapports qui s'instaurent entre visée programmatique et visée heuristique (compte tenu du caractère tendanciel des classifications dans ce domaine), c'est-à-dire entre ceux qui pratiquent l'une et ceux qui pratiquent l'autre, indépendamment de leur statut for¬ mel. Les deux démarches se distinguent sur un point essentiel, celui des limites fixées à la production de la connaissance. Et nous entendons le terme production dans ses deux connotations : création, constitution, d'une part; mise au jour, divulgation, de 1'autre... La visée heuristique commande d'embrasser le plus largement possible la réalité sociale, de l'explorer de la manière la plus approfondie, et,pour ainsi dire, sans retenue. Il n'y a donc 55 aucune information, aucune donnée qu'elle s'interdise de re¬ cueillir ou de produire, et le souci des conséquences sociales de leur divulgation est absent de cette vue. Le destinataire idéal des analyses est une sorte de reflet du chercheur, sup¬ posé capable de la même distance et de la même neutralité em- pathique que celui-ci. La visée programmatique est par nature sélective. Nous ne vou¬ lons pas dire par là que ceux qui la pratiquent manquent aux règles scientifiques, mais que la production des données ou des résultats auxquels elle parvient, fait intervenir dans le mouvement même des analyses, et de manière indissociable, un principe axiologique extérieur à celles-ci. Ces données et ces résultats sont affectés d'un exposant qui marque leur ap¬ partenance profonde à la sphère de l'action, même si la repré¬ sentation que s'en donne leur "producteur" reste impeccable¬ ment scientifique. Cette différence entre les deux démarches ne doit pas seule¬ ment être considérée en elle-même, descriptivement, mais au point de vue dynamique des oppositions et des différends qu'el¬ le peut engendrer. Tout d'abord, il est indéniable que ceux dont les dispositions les conduisent à inscrire leurs activités de connaissance, dans une visée programmatique/seront portés à mettre en doute la neu¬ tralité de ceux qui choisissent une position heuristique. Dans bien des cas, ils récuseront même la possibilité théorique d'une telle position, en invoquant l'idéologie, consciente ou incons¬ ciente, qui ne saurait manquer, selon eux d'animer tout cher¬ cheur, quelles que soient ses dénégations sur ce point. Mais d'une manière plus précise quand on se trouve en présence de questions ou de domaines qui font l'objet, dans l'immédiat, de vifs débats et où s'exacerbent parfois des antagonismes po¬ litiques, les tenants de la visée programmatique peuvent esti¬ mer avec quelque raison que dans ce cas au moins, la visée heu¬ ristique est tout simplement impossible à tenir malgré qu'en ait celui qui l'a choisie. 56 Il ne saurait, soutiendront-ils, y avoir d'information ou de données neutres par essence : celles-ci reçoivent leur sens et se voient attribuer une finalité par l'utilisation qui en est faite dans le débat social qui les absorbe sitôt qu'elles ont émergé. N'importe qui peut, en effet, s'en saisir et, les affectant d'un exposant axiologique approprié, l'utiliser con¬ formément à ses desseins et selon ses propres vues, les réin¬ troduisant ainsi dans une visée programmatique particulière. Il y aurait ainsi des questions ou des thèmes sociaux, exclu¬ ant par nature toute approche heuristique, sinon, peut-être, d'un point de vue historique, quand le temps a fait son oeuvre et que les passions se sont apaisées. Au premier rang de ceux-ci nul doute qu'il faille, dès lors, situer le phénomène migratoire (par quoi nous entendons l'im¬ migration elle-même et l'ensemble des processus sociaux qui lui sont associés ou qu'elle engendre.). Car il est vrai qu'une pression presque irrésistible se fait sentir dans ce domaine d'analyse sociale, qui pousse à la récusation de toutes les vi¬ sées heuristiques et à leur absorption par le jeu complexe des visées programmatiques. Nous pensons quant à nous que cette tendance fait problème et qu'il est important de réfléchir aux conditions du maintien ou de la réhabilitation des points de vue heuristique, dont nous soutenons qu'ils représentent un enjeu essentiel... et es¬ sentiel notamment pour qui veut que le débat programmatique se déroule dans des conditions satisfaisantes. II Un modèle épistémique central de relation symbolique aux étrangers. III Ce que révèle l'épistémie statistique. Cet enjeu est particulièrement présent dans les interrogations portant sur la forme que doit prendre la production de l'infor¬ mation statistique sur les étrangers, ou les immigrés. 111 Les deux instances de production de connaissance sur les Etrangers. Un tel questionnement, pour être fructueux suppose que l'on ait répondu, au préalable, à la question essentielle de la possibi¬ lité pour cette production de s'effectuer selon un mode heuristi¬ que. Une production épistémique de cette nature n'est-elle pas ir¬ rémédiablement condamnée à être conditionnée par une visée pro¬ grammatique sous-jacente, explicite ou dissimulée ? C'est sur 57 ce point que nous aimerions maintenant développer quelques réflexions. Pour commencer, il est utile d'examiner le mode actuel de pro¬ duction des statistiques sur les étrangers, tel qu'il se lais¬ se identifier dans les corpus effectivement publiés et diffu¬ sés : recollections effectuées au niveau national, ou aux ni¬ veaux régionaux et contenues dans des brochures spéciales. Cet examen doit être mené en même temps sous l'aspect de la constitution interne des produits, et des effets prévisibles de leur diffusion sociale. Ce qu'il importe tout d'abord d'affirmer, c'est que le fait que l'on ne puisse désigner avec précision le "sujet" scientifi¬ que ou "connaissant" qui en est l'auteur n'est pas de nature à priver de sens la question de la visée dans laquelle de tels produits s'inscrivent. Il faut considérer le "lieu", comme on dit parfois, d'où cette production surgit, et concevoir un au¬ teur collectif s'inspirant d'un mode de pensée qui participe des représentations sociales dominantes. Si la visée n'est pas assignable à un sujet précis, actuel, elle n'en est pas moins présente, à l'état incorporé ou cristallisé dans les recollec¬ tions, et offre amplement matière à l'analyse. Donc, question : la visée dans laquelle s'inscrivent ces pro¬ duits est-elle heuristique ou programmatique ? et si elle est programmatique, de quel programme s'agit-il; comment peut-on le décrire ? Une bonne manière de répondre à cette question serait de se rapporter à ce qui est dit - ouvertement ou non - sur ces points, par les responsables, ou les institutions responsables, de ces productions : d'interroger ce qu'on pourrait appeler la métacommunication développée sur ces formes de communication par leurs auteurs. Ce qui est révélateur c'est l'existence de deux institutions 58 publiant des informations statistiques sur les étrangers : une autorité "de police",^^ le Ministère de l'Intérieur et un "service collectif" de production de connaissance, 11INSEE. Ce partage des fonctions entre les deux institutions paraît en lui-même indicatif. A la première est assignée la charge de rassembler des infor¬ mations clairement conçues d'un point de vue administratif, et selon des catégories administratives. Cette "production" pa¬ raît donc bien s'inscrire dans une visée programmatique; un programme dont on pourrait dire qu'il est celui de la gestion de la pénétration étrangère sur le sol national; la publicité donnée aux informations visant implicitement - second volet "souterrain" du programme - à réinvestir de sens pour la re¬ présentation collective la distinction, pourtant socialement factice, entre "être" national et "être" étranger, distinc¬ tion que la vie sociale par sa dynamique propre menace à cha¬ que instant de dissoudre. III2 La structure épistémique des productions statistiques. La seconde institution prend en charge, en apparence,la produc¬ tion et la diffusion des connaissances effectuées en référence à un questionnement social supposé préexistant et largement ou¬ vert, et, de plus, dont la diversité d'origine et de nature, semble estomper, voire annuler la dimension programmatique ; ce type de "production" paraît donc bien répondre à une finalité heuristique. Un examen plus approfondi des productions de 1'INSEE, dans notre domaine d'étude, conduit à mettre en doute cette conclu¬ sion . L'examen dont nous parlons ne porte pas sur le contenu intrin¬ sèque de l'information véhiculée, ni sur son exactitude, sa pré¬ cision, son objectivité, ou les conditions de son recueil - toutes irréprochables -, mais s'attache à la forme d'appréhension (1) Le sens que nous donnons à ce terme est à distinguer du sens étroitement... policier qu'il a ordinairement : il s'agit ici de tout ce qui concerne l'administration de la Cité, la "polis". 59 cognitive de la réalité sociale dont témoignent les points de vue selon lesquels les données sont recueillies, mises en rap¬ port entre elles, et agencées en unités d'analyse; bref, ce qu'on pourrait appeler la structure épistémique cachée des cor¬ pus . Un tel examen permet facilement de dégager sous l'apparence heu¬ ristique le fondement programmatique clairement identifiable sur lequel repose ce type de production statistique. Comment représenter ce programme ? On peut dire que les formes de connaissance exposées valent ici création et reproduction d'un rapport symbolique aux populations étrangères qui est de nature à surdéterminer ou subvertir, le cas échéant, toutes les formes de rapports sociaux noués entre ces populations et les populations d'accueil. La représentation collective se trouve conviée à la (re)décou¬ verte d'un étranger qui est en même temps invention en lui-même du sujet national,pour qui la porte ou l'adopte. Brièvement dit, ce programme est un programme ethnique, si l'on entend ce terme au sens fort de ce qui a trait au peuple, à la nation, aux"gens de soi". (R. Jaulin) Ce programme se marque dans deux types d'effet. - Le premier de ces effets est ce que nous proposons d'appeler l'effet de mise en garde. Il se dégage implicitement et globale¬ ment des produits; sous deux aspects : . Il y a d'abord ce qu'on pourrait nommer l'imposition du devoir de connaissance. Cet effet résulte de la réaffirmation par les corpus du seul fait de leur existence, en cette forme, et indé¬ pendamment de leur contenu détaillé, qu'il importe, et qu'il est sensé, de réunir en un même dispositif de connaissance, donné comme parlant de lui-même, toutes les informations disponibles sur la population de tous les étrangers, d'identifier en les rassemblant en un même lieu graphique, toutes leurs caractéris¬ tiques, celles-ci seraient-elles considérablement éloignées en¬ tre elles; 60 . associée à l'effet précédent, s'insinue et se renforce l'évi¬ dence qu'il convient de classer les éléments quantitatifs qui contribuent à la connaissance des étrangers, dans la catégorie conceptuelle des indicateurs. Ils sont doublement signifiants, de la réalité qu'il représentent, et d'une réalité en creux dont ils marquent l'absence. Ce qu'indiquent ces singuliers indicateurs est rarement expli¬ cité, mais l'analyse de certains discours sur l'immigration au¬ rait tôt fait de faire apparaître qu'ils sont à entendre comme la mesure desmanques qu'ils ont la propriété "pernicieuse" de combler. En eux s'exprime une substitution, ou une suppléance dont il importe de mesurer et de contrôler l'étendue, particu¬ lièrement dans des domaines, comme la démographie et l'économie, où règne en maître la symbolique de la croissance et du déclin. Les débats publics sur le nombre "exact" des étrangers,sur les "véritables" chiffres de l'immigration, sont en rapport étroit avec 1'"effet" que nous décrivons ici : quelle que soit la na¬ ture et l'étendue des divergences quant aux données chiffrées, les positions engagées ont pour propriété de partager la même visée programmatique, dont ils renforcent la légitimité. Le ré¬ sultat le plus clair des controverses, aussi vives scient-elles,sur les dénombrements c'est la réaffirmation consensuelle par leurs protagonistes, qu'il y a bien là quelque chose qu'il est sensé de dénombrer de cette manière. La notion de seuil de tolérance aux étrangers est certainement absurde dans son contenu, tout le monde en convient, mais comme fait épistémique intervenant dans le rapport aux étrangers, elle est dans la logique de la visée programmatique légitimement in¬ corporée elle, dans les produits statistiques. Le niveau où se situent la limite ou le seuil apparaît vite indécidable, sur ce point;1'accord est facile à obtenir, mais le sentiment qu'il dxi>> H • existe'un seuil, que là s'indique un impérieux devoir de quanti¬ fication - qu'avec les étrangers, il y a des limites!" -, est, lui, indéracinable, et en harmonie avec l'actualisation statis¬ tique que nous évoquons. 61 Ainsi, nous inclinons, quant à nous, à penser qu'il faut pren¬ dre très au sérieux, dans son expression mais surtout dans ses effets, la notion de seuil de tolérance aux étrangers, non pour ce qu'elle se donne elle-même, - l'élément d'un diagnostic ou d'un pronostic - mais comme symptôme : le symptôme de la diffu¬ sion dans les consciences nationales du programme de connaissan ce ethnique. Le second type d'effets par lequel se traduit la visée program¬ matique que nous décrivons ressortit à ce qu'on pourrait appe¬ ler 1'entification (E. Durkheim) de la catégorie statistique. Les individus et les groupes retenus, classés, et décrits dans de tels dispositifs, reçoivent de cette opération, dans 1'imagi naire social,une sorte d'identité commune dont le fondement fi¬ nit par être pensé, avec plus ou moins de force, comme réel. Le rapprochement dans le même dispositif de connaissance, quel que puisse être le caractère incontestable de sa justification opératoire, de populations ou de groupes sociaux que tout dis¬ tingue ou oppose parfois, condition sociale, origine, culture., excepté l'attribut négatif de la non-appartenance à la commu¬ nauté nationale, impose confusément l'idée que cet attribut est une qualité substantielle ou positive. Ainsi se constitue et accède à une existence qui, bien qu'ima¬ ginaire n'est pas dépourvue de conséquences réelles pour les in téressês, une sorte de nation des étrangers, reflet inversé de la nation des nationaux, dont les différenciations internes, aussi accusées soient-elles, ne sauraient pas plus que dans le cas de cette dernière, altérer l'unité profonde, et qui dresse la figure menaçante de l'autre non plus à nos portes mais dans nos murs. L'exemple le plus suggestif dans ce domaine nous est sans doute offert par la manière dont sont appréhendés les mariages impli- A quant des étrangers. Essayons de discerner, avant d'en venir a cet exemple, ce qui, d'un point de vue purement heuristique, pourrait se révéler important ou significatif dans ce domaine. On peut concevoir les catégories de faits suivants : 62 les mariages sur le sol français d'étrangers originaires du même pays les mariages inter-nationaux ou inter-mariages : ceux qui im¬ pliquent un(e) Français(e) et un(e) étranger(e) de telle ou telle nationalité, mais aussi les mariages entre étrangers de nationalités différentes. et enfin un troisième groupe qui peut coïncider parfois avec la catégorie précédente sans pour autant se confondre avec elle : les mariages mixtes proprement dits... Précisons, le terme mixte est entendu ici dans un sens qui le rapproche de de son acception anthropologique originelle; dans le cadre conceptuel auquel renvoie l'usage en ce sens de la notion de mixité, celle-ci n'est pas fonction des critères de l'observa¬ teur mais découle des points de vue engagés par les "observés", de leurs propres modes de catégorisation. Bref des critères (inter)subjectifs qui conditionnent le sentiment d'"altéra¬ tion" . (Si bien qu'un mariage inter-national - entre maghrébinÇ de nationalité différente par exemple - peut parfaitement ne pas être dit mixte tout au moins anthropologiquement.) ^ Voilà donc à peu près comment une visée strictement heuristi¬ que baliserait ce champ de connaissance (nous laissons ici de côté la question de la possibilité purement technique de réu¬ nir l'information nécessaire.). Or, que constate-t-on dans les produits statistiques actuels sur les étrangers ? Seuls deux types de mariage retiennent l'attention des auteurs, offrent du sens, sont présentés, plutôt,comme porteurs de sens à la représentation sociale. Les mariages impliquant un(e) national(e) et unie) étranger(e) Les mariages entre étrangers. Et les premiers se voient désigner sous le nom de mariages mix¬ tes tandis que, parmi les mariages entre étrangers, les maria¬ ges inter-nationaux - ou "inter-mariages" - ne sont pas distin¬ gués des mariages entre étrangers de la même nationalité. (1) Cet aspect a été mis en évidence par Madame Jocelyne Streiff-Fenart (I.D.E.R.I.C.) dans ses recherches sur les mariages mixtes. I 63 On est à même de saisir ici comment par le seul choix des classes de données prises en considération et par l'organi¬ sation signifiante de leurs relations, se manifestent les particularités du programme ethnique de connaissance que nous décrivons. Le seul métissage, la seule altération réciproque qui soit présentée implicitement comme ayant du sens et de l'importance est le métissage entre ces êtres - quelque peu "introuvables" pourtant - que sont un(e) national(e) et un(e) étranger(e). Les mariages entre étrangers de nationalité différente - aussi grandes que soient les distances de toute nature séparent les conjoints - qui peuvent pourtant présenter des figures inso¬ lites dignes de la plus grande attention, restent des "maria¬ ges entre étrangers" : ils relèvent en somme d'une "endogamie" fantasmatique, propre à la nation des étrangers. Qu'on nous entende bien : notre analyse n'implique aucune critique sur 1'"économie" méthodologique de la démarche qui se développe rigoureusement à partir d'une axiomatique et des critères de classification clairement énoncés. Ce qui nous importe de sou¬ ligner, c'est le rôle joué par ces "productions sociales" de connaissance dans l'émergence et la reproduction sociales, d'une anthropologie imaginaire, dont les effets sont, eux, bien réels, et qui nourrit en retour souterrainement le sol où elles plongent leurs racines épistémologiques. Autrement dit, les barrières entre disciplines s'évanouissent lorsque les connaissances que celles-ci produisent sont offer¬ tes à l'appropriation sociale : la statistique comme la démo¬ graphie se muent irrémédiablement en anthropologie. Une trans¬ formation qui n'est si bien accomplie que parce qu'elle est déjà présente en germe dans la visée programmatique qui, dans notre domaine, oriente le travail de ces disciplines. 112 Un Ero2ra^e_dj_ethnicisation_des_rapgorts_sociaux. II2-j_ La_désocialisation_des_relations_sociales. L'anthropologie, ou la socio-anthropologie imaginaire que les produits statistiques contiennent en puissance et/ou qu'ils ont le pouvoir de susciter, intervient dans la représentation 64 sociale sous la forme d'une grille interprétative subrep- tice qui déforme l'appréhension courante, mais aussi dans bien des cas scientifiques, des caractéristiques socio-éco- nomiques-"phénoménales-" des diverses populations étrangères et empêchent d'accorder aux différences sociales parfois con¬ sidérables qui les distinguent entre elles tout le poids et le rôle qu'elles méritent (et qui si elles étaient convenable¬ ment appréciées finiraient par vider de toute pertinence la catégorie d'"étrangers" comme mode spontané d'interprétation d'une certaine réalité sociale. L'expression limite de cette déformation est la totale "eth- nicisation" de la perception des étrangers, l'attention ex¬ clusive accordée à cette altéritê ethnique fantasmatique comme caractéristique fondatrice de l'être social de l'étranger, dont l'image se voit ainsi littéralement dësocialisée. Mais cela va plus loin. En effet, par ailleurs, on l'a vu, cette opération symbolique d'ethnicisation et de désocialisa¬ tion de l'étranger, va de pair avec une opération semblable dont est objet le "national". Plus exactement dit, il s'agit de la même opération. L'une ne va pas sans l'autre. Le natio¬ nal se voit pareillement désocialisé, ethnicisé. Si bien que tend à se constituer un cadre conceptuel implicite, dont la pensée sociale,mais aussi parfois scientifique, paraît souter- rainement tributaire et dans lequel les rapports entre popula¬ tions étrangères et populations nationales ne parvient plus à être pensés comme des rapports proprement sociaux, dont l'in¬ telligibilité est conditionnée par la prise en considération de toutes les spécificités sociales de leurs protagonistes, et notamment leur condition socio-économique respective : tout rapport tend à s'identifier immédiatement à la figure figée du rapport interethnique, ou plus exactement ne saurait avoir une autre substance. En toutes occurrences, ces rapports sont con¬ çus de telle manière qu'ils paraissent reproduire, une sorte de rapport fondateur central qui met aux prises le groupe "en- tifié" des immigrés ou des étrangers et la "société d'accueil". 65 Dans cette vue, la société d'accueil apparaît comme une to¬ talité non-sociale, reproduite tout entière à l'identique dans chacun de ses membres, aux prises avec un étranger par¬ tout identique à lui-même. Elle est massivement dominante, certes, mais à la manière d'un environnement rëifié et figé; aucun sujet collectif - classe ou groupe d'acteurs - n'appa¬ raît comme particulièrement désigné par sa condition sociale ou son rôle dans la société d'immigration, pour être plus par¬ ticulièrement impliqué dans le processus d'insertion de ces étrangers, et notamment pas la classe populaire nationale dont les membres sont pourtant les voisins sociaux et spatiaux des immigrés. 112 Effet du programme d'ethnicisation star l'intersubjectivité : la frontière 2 ~ symbolique. Cette représentation ethnicisêeet dêsocialisée de l'étranger intervient ou fait sentir ses effets en divers "lieux" et ni¬ veaux épistémiques; elle circule, pour ainsi dire des produits statistiques que nous avons décrits, à certaines démarches scientifiques, de la pensée sociale spontanée aux analyses engagées dans certaines formes du travail social. Aucun de ces lieux ou de ces niveaux ne doit, selon nous, être considéré comme le lieu antécédent de son émergence : le lieu de la cause première ou celui de l'instituant; ou plutôt, il n'y a, selon nous, aucun avantage scientifique à espérer d'une tentative conduite pour définir un tel lieu... On peut toujours bien sûr, intégrer cette recherche à une vision théorique qui la surplomberait, en lui désignant par avance, axiomatiquement, la cause première du phénomène, état, idéologie, etc... Une tel¬ le démarche n'est pas de nature à accroître l'intelligibilité de celui-ci, seul point de vue qui nous intéresse en l'occuren- ce. Ce qui serait plus intéressant en revanche d'évoquer, c'est le mode d'articulation de cette représentation avec la logique autonome des relations sociales, son impact sur 1'intersubjec¬ tivité de ces relations. Nous ne pouvons ici que donner de brèves indications sur ce 66 point. On peut dire que la représentation ethnicisée de l'étranger (et par conséquent du national qui est "sujet" à celle-ci...) suspend, en règle générale, - en temps ordinai¬ res... - ses effets, qu'elle subsiste à l'état latent, mais qu'elle peut s'actualiser tout à coup selon les circonstan¬ ces, ou en des moments décisifs. Elle investit alors et sup¬ plante la forme ordinaire de la relation. Elle la vide de sa socialité. Le "national" se voit rappeler à l'exigence de (re)connaître en cet autrui, souvent familier, un autre que celui-ci, un autrui collectif que ce familier, si familier soit-il, et quel¬ que regret que tous deux peuvent en concevoir, n'a pas le pou¬ voir de conjurer et d'abolir en lui-même. Si l'on voulait résumer ces caractéristiques surprenantes du champ d'intersubjectivité qui est engagé dans la relation nouée entre un "national" et un étranger, on pourrait dire que l'un et l'autre "sujets" sont séparés par une frontière symbolique par dessus laquelle l'échange social est en général possible, mais qui peut à tous moments se fermer; une frontière dont la perpétuation doit beaucoup, il faut le remarquer, à l'activité de connaissance qui en sa forme instituée traverse tout échange social. Tous les phénomènes d'interpénétration sociale ou d'ex¬ clusion, de ségrégation ou d'intégration auxquels ouvre la pré¬ sence des étrangers, s'ils ont leur logique autonome parfois, vont cependant être marqués par le problème de cette frontière.^^ La situation que nous venons de décrire fait apparaître qu'il y a indéniablement harmonie et correspondance entre la frontière symbolique telle qu'elle existe à l'état incorporé dans les pro¬ duits statistiques - ou telle que ceux-ci la manifeste en contri¬ buant ainsi à sa reproduction sociale - et la frontière symbolique (1) Il faut être prudent dans l'emploi de ce terme, et se garder du passage de la métaphore à la naturalisation de la métaphore. Il n'en reste pas moins vrai que le terme est si adapté à la réalité, qu'il est d'un emploi particulièrement fructueux au plan heuristique. 67 qui étend son empire dans les champs d'intersubjectivité où s'inscrivent les relations entre nationaux et étrangers. Cette harmonie est le signe même de la communauté programmatique qui les lie. III Une nouvelle situation migratoire et un nouvel étranger. Dans le passé, dans les situations migratoires du passé on peut affirmer que par rapport aux effets sociaux de cette fron¬ tière symbolique, tous les étrangers étaient égaux. La dissolu¬ tion de cette frontière obéissait aux mêmes conditions et s'ef¬ fectuait, sans aucun doute, à un rythme à peu près comparable pour tous les étrangers. Elle était, cette dissolution, inter¬ prêtée ou représentée comme un processus généralement traduit par le terme "assimilation", ou tout autre terme appartenant à la même nébuleuse sémantique; un processus encouragé, en tout cas par la société d'accueil, et qui était supposé tout devoir cependant aux capacités, aux dispositions, et, surtout, à la volonté des étrangers. L'acquisition de la nationalité, la natu¬ ralisation, venait, selon les représentations en vigueur, cou¬ ronner ou parfaire les efforts déployés en vue de l'assimilation. La situation actuelle est bien différente. Nous connaissons, en effet, depuis les années soixante une si¬ tuation migratoire nouvelle, caractérisée par la coexistence et la juxtaposition de deux courants ou formes migratoires, tel¬ lement différents entre eux, qu'on peut se demander s'il est toujours pertinent de leur appliquer les mêmes concepts. On observe, d'un côté, le maintien de flux migratoires qu'on pourrait appeler "classiques" en ce sens qu'ils reproduisent, tendanciellement du moins, un courant d'échange de population intra-europëen quasi séculaire, et, de l'autre côté, un courant migratoire différent du précédent non seulement par les popula¬ tions qu'il concerne mais aussi par le faisceau de causes qui le produit et de conditions qu'il connaît. Ce courant a son origine, c'est son trait majeur, dans le phénomène de la décolonisation et dans les situations d'inégalité dans les échanges économiques entre pays industrialisés et pays du tiers monde nouvellement indépendants, 68 qui ont succédé aux situations coloniales. Les populations qui appartiennent à cette "forme" migratoire proviennent en majo¬ rité d'Afrique et de pays anciennement colonisé par la France (notamment, bien sûr, du Maghreb...). C'est dans le domaine du réglage des frontières symboliques entre nationaux et étrangers que la situation migratoire con¬ temporaine va présenter ses plus importantes nouveautés. Elle appelle sur ce plan deux types de questions étroitement liées : . Tout d'abord, s'agissant des champs d'intersubjectivité spé¬ cifiques dans lesquels sont immergées les relations entre na¬ tionaux et étrangers, assiste-t-on à la reproduction, "à l'identique", du phénomène des frontières symboliques tel que nous l'avons décrit ? autrement dit,qu'en est-il du processus d'ethnicisation factice qui marquait, ou qui menaçait, toute relation unissant un national et un étranger ? . question corollaire : l'harmonie épistémique continue-t-elle de régner entre les divers lieux ou niveaux où s'effectue l'appréhension de la présence étrangère ? Plus précisément : y-a-t-il toujours communauté programmatique entre la pensée sociale spontanée et les produits statistiques ? ou encore, et plus simplement ces derniers sont-ils adaptés à la nouvel¬ le situation migratoire ? IIIl Lj_autre_anthroDolo2Îgue. Ce qui frappe, dès l'abord, c'est un véritable renversement. Si on constate toujours, en effet, dans le domaine de 1'inter¬ sub jectivité, une ethnicisation de l'appréhension réciproque, elle est maintenant d'une toute autre nature : elle apparaît désormais jouir d'une existence autonome, non factice, et bien loin de paraître surdéterminer artificiellement les rapports sociaux, elle émane de ces rapports mêmes, comme d'un lieu fon¬ dateur . L'anthropologie qui envahit la socialité n'est plus fantasmatique 69 elle est bien réelle, et prend la forme du surgissement lanci¬ nant au coeur des rapports sociaux mêmes, d'une "question de l'autre" qui n'est pas un artefact politique. De manière concomitante, on assiste à l'émancipation des pro¬ cessus qui conditionnent l'édification des frontières symbo¬ liques, dont la dissolution ou le maintien ne dépend plus d'un réglage général subtilement accordé, s'effectuant à tous les niveaux sociaux, mais devient proprement anarchique et aléatoi¬ re . Cette émancipation se marque par une double dëconstruction con¬ ceptuelle, celle des ensembles de populations impliquées d'une part et, de l'autre, celle du modèle, ou du mode, national d'ap¬ préhension de la présence étrangère et son éclatement en plu¬ sieurs types distincts, auquel correspond un éclatement sembla¬ ble du côté des populations immigrées. Il n'y a plus d'un côté le grand ensemble des populations étran¬ gères - dont les subdivisions nationales internes sont impuis¬ santes à empêcher l'homogénéisation que leur valent un processus d'insertion commun et de l'autre l'ensemble de la population nationale. Ces ensembles - populations étrangères et population nationale - se divisent en groupes dont non seulement les intérêt divergent, ce qui n'est pas réellement une nouveauté, mais dont, surtout, les dispositions "politico-culturelles" à l'égard de la question des frontières symboliques varient considérablement. On peut noter ici, à propos des populations nationales que, paradoxalement, désormais, l'immigration, loin d'être l'occasion, comme par le passé, d'une réaffirmation discrète et implicite de l'unité na¬ tionale, devient, dans la nouvelle situation, un ferment de di¬ vision et d'antagonisme, (ou réveille des divisions et des anta¬ gonismes qui lui préexistent et qui ressortissent à la cultu¬ re politique plus que/directement, à la politique.) Les conditions de cette nouvelle "donne" migratoire sont telles que les caractéristiques socio-économiques et culturelles des ' 70 individus et des groupes ne permettent de prédire la nature de leurs dispositions dans ce domaine qu'avec une très gros¬ sière approximation; rendant ainsi difficile une approche sociologique bien fondée - ou fondée "classiquement" - de ces questions. Cette incertitude ne fait que traduire en fait l'irruption dans ce champ de la question des choix politiques, ou plus largement''praxéologiques^ des individus, qui impose à l'observateur de l'aborder conformément aux paradigmes des sociologies de l'acteur ou de l'action sociale. Il devient dès lors important de recenser les types de disposi¬ tions et/ou de positions à l'égard des frontières symboliques qui sont empiriquement identifiables, au moins sous la forme d'idéaux-types dans chacun des ensembles de population, démar¬ che qui coïncide avec une exploration du champ des possibles pour cette classe de phénomènes. (L'assignation sociale de ces positions demeurant une opération en partie distincte ou rele¬ vant en tous cas d'un deuxième temps de la démarche.). Par là on parvient à dessiner les contours de classes d'acteurs dont les positions respectives ne sont pas nécessairement congruen- tes avec ce que laisserait attendre leurs caractéristiques so¬ ciales . Avant d'en venir à un rapide examen de ces types, il convient de donner une précision qui découle du point précédent. L'em¬ ploi alterné des termes "position" et "disposition" ne résulte pas d'une hésitation. Chaque acteur est d'abord caractérisé par une disposition qu'on pourrait interprêter comme un fait de so¬ cialisation, et qui se traduit par l'observation spontanée de mode de clôture ou d'ouverture, à l'égard des échanges sociaux avec les étrangers; ceci se traduit au plan des phénomènes so¬ ciaux d'ensemble, par des effets d'interpénétration - ou d'ab¬ sence d'interpénétration - entre les groupes en présence, qui sont théoriquement mesurables. Mais de plus, et c'est en cela que le sujet se dédouble en ac¬ teur (contraignant l'observation à déplacer son centre de son "ethos" à sa "praxis".) est potentiellement capable, dans cette 71 vue, d'objectiver ou de mettre à distance (A Touraine) sa propre pratique, d'en faire la théorie, d'en affirmer la va¬ leur et de participer ainsi au débat public ou aux luttes qui ont les frontières symboliques pour enjeu direct ou indirect et aussi de transformer lui-même sa pratique, d'évoluer... Si bien que les oppositions entre classes d'acteurs des popu¬ lations nationales et classes d'acteurs des populations étran¬ gères ont deux traductions. Une traduction au plan des phéno¬ mènes sociaux, objectivement observables, d'interprétation/sé¬ grégation, et une traduction dans les débats sociaux ou poli¬ tiques où elles débouchent sur des alliances ou des antagonis¬ mes exacerbés. 1112 Les dispositions subjectives engagées dans les relations propres à la nou¬ velle situation migratoire : variabilité des altérités. Voici, en très grossière approximation ce qui nous paraît l'éventail de ces (dis)positions. Du côté des "accueillants" : 1. Clôture résultant d'un rejet raciste : nous donnons à ce terme la définition minimale et, nous en sommes conscients, trop imprécise, de classement racial infériorisant. 2. Clôture due à une conception des identités collectives fai¬ sant intervenir un principe fondateur essentialiste.(1) 3. Résistance à l'acceptation des nouveaux venus en raison du sentiment de discontinuité culturelle ressenti à leur égard (exigence corrélative d'une "adaptation"). 4. Ouverture inconditionnelle des frontières fondée sur une conception purement sociale des identités. Du côté des "nouveaux-venus" a. Clôture des frontières propres en raison d'une conception des identités collectives qui fait intervenir un principe fondateur essentialiste. (1) Ce type de conception de l'identité rejoint en partie ce que A. Touraine appelle identité fondée sur un "garant méta- social". Nous verrons plus loin sur quel point, à ce propos, nous nous séparons de cet auteur (A. Touraine. "Le retour de l'acteur". Paris : Fayard, 1934.). 72 b. résistance à l'insertion et clôture corrélative des fron¬ tières propres en raison du sentiment de discontinuité cul¬ turelle ressenti à l'égard des accueillants". c. aspiration inconditionnelle à l'insertion, et ouverture cor¬ rélative des frontières propres. Il convient de dire un mot pour compléter ce tableau, du rôle joué par les conditions matérielles, et - inséparablement - structurelles, de l'insertion. Deux remarques sur ce point : . Les situations de compétition ouverte sur le marché de l'em¬ ploi ou le marché du logement, favorisent, ou accroissent le poids social des positions 1/ 2/ et 3/. . La production abondante des signes de déclassement qui accom¬ pagnent les mauvaises conditions d'insertion (dans le loge¬ ment notamment.) renforcent également les positions 1, 2 et 3, qui en retour légitiment le maintien de mauvaises conditions d'insertion. On notera au passage qu'il se dégage de ce tableau une concep- tualisation de l'insertion des immigrés de nature à susciter certaines critiques, dans la mesure où elle paraît se situer à contre-courant de certaines approches très répandues. Tout d'abord en juxtaposant, sans les subordonner les uns aux autres, les facteurs relevant de la sphère des symbolismes, et des fac¬ teurs relevant de la sphère des déterminants matériels et struc¬ turaux, notre démarche contredit parmi ces approches celles qui, conformément au point de vue théorique qu'elles engagent, privi¬ légient le rôle des facteurs relevant de cette dernière sphère. Sur ce point, nous soutenons, en effet, qu'il faut réserver la question du point de vue théorique fondateur, ou de l'instance décisive "en dernière analyse", et qu'il est plus opératoire de considérer que les deux ordres de facteurs sont engagés dans un mouvement d'interaction systëmique, selon une perspective épistë- mologique qui invalide, on le sait, ou qui porte à juger superflue 73 toute interrogation sur la "cause première" du système pour ne s'attacher qu'à la logique de son fonctionnement et aux condi¬ tions de son changement. Par ailleurs, notre perspective contredit une tendance assez gé¬ nérale, souvent corrélée avec la précédente, à simplifier à l'ex¬ trême la question des frontières symboliques, en lui substituant une vision qui, méconnaissant le jeu-complexe de l'interaction entre les positions, la rabat sur une alternative du tout au rien, de l'acceptation ou du rejet, du racisme ou du non-racisme. Cette schématisation interdit toute réelle intelligibilité des proces¬ sus en cause et décourage les tentatives d'amélioration; de plus elle contribue à créer une moralisation excessive du débat public sur ces questions. Enfin, notre démarche pourra paraître accorder une importance par trop réduite à la question de l'échange culturel proprement dit, et des graves problèmes qu'il est supposé poser en pareille situation. Nous ne pouvons guère nous étendre ici sur cette vas¬ te question. Nous dirons, un peu de mots, que, pour nous la ques¬ tion des frontières symboliques est logiquement (mais aussi dans les faits chronologiquement.) antérieure à celle de l'échange culturel. Loin de lui être subordonnée, c'est la première qui conditionne la seconde. III3 Les_conditions_de_l_[_interaction_ethnigue_dans_la_nouvelle_situa- tion_migratoire. Notre description globale du nouvel état des frontières symboli¬ ques pourrait suggérer l'image fausse d'une situation stabilisée ou statique, aussi satisfaisante soit-elle par ailleurs. Pour parvenir à une représentation correcte et complète de cette si¬ tuation, et aussi pour être en mesure d'en prévoir ses conséquen¬ ces possibles, il convient de concevoir ses aspects dynamiques. D'où les quelques remarques qui suivent : m 3 ]_ Pour les nouveaux étrangers un environnement symbolique discontinu. Tout d'abord quelle conclusion peut-on tirer, à partir de notre description, sur la nature de l'environnement social propre aux immigrés, à tout immigré ? Il est indubitable que cet environnement va porter la marque de la diversité des positions "symboliques" (quant aux frontières symboliques — ) des membres de société d'accueil qui côtoient les immigrés ou sont en rapport avec eux. (Cet environnement répond à l'image d'une texture dis¬ continue, fragmentée et non pas à celle de l'envahissement par l'expression univoque de l'exclusion raciste etc'est cette hété¬ rogénéité et par conséquent cette imprévisibilité de l'environ¬ nement qui fait la spécificité de l'expérience sociale voire de la socialisation des jeunes descendants d'immigrés, et non un caractère uniformément hostile...). Si bien qu'on pourrait en conclure qu'il s'agit là d'une sorte de "donné"social, installé dans la stabilité et la durée. Rien ne serait plus faux que de croire que les (dis)positions des "accueillants" forment une sorte d'ensemble dont le caractère composite interne ne saurait compromettre l'équilibre global. Il faut au contraire prendre toute la mesure des facteurs de dé¬ séquilibre et d'incertitude, par lesquels se marquent, en fait, le caractère irrémédiablement historique des processus que nous étudions. L'ensemble de ces (dis)positions est, en effet, travaillé par des différences considérables de dynamisme entre les positions, ou entre les groupes qui les occupent (et où se marquent aussi les différences entre les degrés d'investissement "psychologiques de ces groupes.). Les positions 1, 2 et dans une moindre mesure 3, ont pour propriété d'avoir la capacité sociale d'acquérir un poids et une visibilité beaucoup plus grandes que les autres, et qui n'est pas nécessairement accordé avec l'étendue réelle de leur aire d'influence sociale. Elles tendent ainsi à s'assurer une position dominante dans le débat sur les frontières, et acqué rir le monopole de leur contrôle et des conditions de leur disso¬ lution . Ce déséquilibre est aggravé par les interventions de deux types d'acteurs particuliers: nous voulons parler de certains acteurs politiques, et de façon plus générale des gestionnaires sociaux ou socio-administratifs (le même individu pouvant parfois répon¬ dre simultanément aux deux définitions, dans le cas d'élus locaux notamment.). 75 . Du rôle de certains acteurs politiques, en général situés, on le sait, dans la mouvance de la droite ou de l'extrême droite il n'y a rien à dire qui ne soit déjà connu. Leurs stratégies les poussent à renforcer le déséquilibre en faveur des posi¬ tions de clôture; tandis que de manière plus générale ils fa¬ vorisent la diffusion culturelle des valeurs et des modèles qui sous-tendent ces dispositions. . Le cas des gestionnaires sociaux (élus, administrateurs.) est plus complexe. Même s'ils sont personnellement animés de dispo¬ sitions à l'ouverture, ils peuvent être contraints, malgré qu'ils en aient, à accroître le déséquilibre en faveur des posi¬ tions de fermeture, dans la mesure où ils ont à gérer pragmati- quement les effets sociaux et politiques du "débat" sur les frontières. Pour bien comprendre ce point, il faut avoir à l'esprit que les positions de fermeture (= d'exclusion) ne se donnent pas elles- mêmes comme l'expression d'une opinion, émises dans le contexte d'un différend, et s'offrant en quelque sorte à un arbitrage par les acteurs. Il ne fait aucun doute, pour ceux qui adoptent ces positions, que 1'"inappropriation" de l'identité des nouveaux venus consti¬ tue un problème national, et doit par conséquent être appréhendé comme tel, et non comme l'objet d'un différend, un problème op¬ posant des groupes voisins. Dans ce point de vue est engagé le sentiment d'une légitimité, qui n'a pas besoin de se penser comme telle tant elle va de soi pour ceux qui l'adoptent. Et cette représentation légitime s'im¬ pose irrésistiblement aux gestionnaires sociaux, invités ferme¬ ment à régler les problèmes de leur communauté, et non à amélio¬ rer les relations entre deux groupes en contact, et qui se révé¬ leraient sans affinités mutuelles... 1113 2 Les logiques de 1 ' interaction ethnique et leur dérive : ambiguité de 1 ' identité L'aspect dynamique le plus important concerne cependant les effets propres de l'interaction entre les positions des accueillant 76 et celles des nouveaux venus, ou si l'on préfère, de l'inter¬ action entre les "accueillants" et les nouveaux venus des di¬ verses tendances. Ici, nous invitons le lecteur à examiner la situation avec un regard quelque peu interactioniste. C'est-à-dire à considérer que les (dis)positions doivent autant à la relation où elles sont engagées les unes vis-à-vis des autres, qu'à leur défini¬ tion intrinsèque. On peut penser, de ce point de vue, que les positions qui de part et d'autre sont caractérisés par le plus grand degré de fermeture et d'exclusive (1, 2 et a, b) vont se raffermir encore, conforter leur orientation à la clôture, sous l'effet des inter¬ actions concrètes où elles se trouvent engagées, (ces interac¬ tions peuvent être de divers types ou de divers niveaux : des conjonctions interindividuelles ou impliquant de petits groupes, aux rencontres médiates des grands mouvements sociaux.). En fait,le cas de la position 1 (racisme) devrait être traité à part dans la mesure où une de ses caractéristiques essentiel¬ les est d'amener celui qui l'adopte à refuser précisément le contact, l'échange, à dénier qu'il puisse y avoir interaction légitime, normale, entre lui et le racisê. Cependant nous verrons que cette figure peut rester pour l'essentiel dans le cadre de notre analyse, à condition de concevoir, si l'on veut, que l'in¬ teraction a lieu dans ce cas sous la forme de son absence, ou encore qu'il y a quand même engagement du raciste dans une inter¬ action, sous la forme d'un refus "signifié" de l'interaction ^ Ce type d'effet interactif présente en fait deux aspects : . On constate d'abord un effet qui regarde l'expression des posi¬ tions. Il s'agit d'un effet sur la praxis des individus et des (1) Nous appliquons ici indirectement un des axiomes de la théo¬ rie de la communication selon lequel "on ne peut pas ne pas com¬ muniquer" . 77 groupes. Il réfère essentiellement aux réactions individuelles ou organisées que développent les immigrés contre les discrimi¬ nations ou les stigmatisations que leur valent le développement des positions de clôture chez leurs "accueillants". Le mouvement Beur semble un exemple assez significatif sur ce point.d) Le second effet affecte les dispositions mêmes des individus : il est plus difficile à cerner dans la mesure où son lieu d'émer¬ gence est le sujet psychosocial. De plus, il concerne de façon presque exclusive les rapports entre les positions 2 et 3 d'un côté et a et b de l'autre. Ne pouvant entrer ici dans de grands développements, nous dirons schématiquement, de ce type d'interaction, qu'il est propice à l'apparition d'un phénomène de renforcement simultané du mode de rapport préexistant aux formes d'appartenances collectives. Nous nous trouvons ici en présence d'un processus analogue à ce "comportement en miroir" que les chercheurs familiers de la théo¬ rie de la communication ont appelé "schismogénèse symétrique" (G. Bateson) ou "interaction symétrique" (P. Watzlawick et al.) et où l'on assiste à une sorte de surenchère, sur des schémas de comportement similaire, entre les deux partenaires de l'inter¬ action. Ainsi, de manière quelque peu analogue, dans notre situation les "accueillants" qui sont sur les positions 2 et 3, loin de remettre en question leur façon de concevoir l'identité collec¬ tive dont ils participent, sous l'effet du contact avec les nou¬ veaux venus, durcissent encore leur conception (d'une identité fondée sur la discontinuité culturelle ou un principe essentia- liste...) en imitant le mode d'être apparent de ces derniers; tandis que les nouveaux venus, de leur côté, vont rivaliser avec (1) Mais, en bonne règle,"SOS Racisme" ne rentre pas dans cette catégorie, dans la mesure où cette organisation ne défend pas un groupe précis, mais, comme on dit, se bat pour des principes, c'est-à-dire, selon nos formulations, pour la délégitimation et l'abolition sociales d'une des (dis)positions que nous avons décrites; quel que soit le groupe qui l'adopte et celui qui en est victime. 78 leurs accueillants dans l'expression d'un rapport mêtasocial à l'identité, en exagérant un comportement construit comme le reflet de l'attitude des premiers. Il y a plus, cette spirale interactive exerce un effet d'attraction sociale tel que les tenants des positions (4) du côté des accueillants et (c) du côté des nouveaux venus (dont le particularisme est, il faut le noter, indiscernable pour le "camp adverse") vont être ir¬ résistiblement amenés à s'agréger aux tenants des positions 2 et 3, d'un côté, a et b de l'autre, en adoptant eux aussi un mode mêtasocial de rapport à l'identité. Affirmer, comme nous l'avons fait, que le cas de la position raciste doit être traité à part dans ce domaine, ou qu'une telle position ne s'intègre pas directement au schéma inter¬ actif que nous venons de décrire, peut paraître surprenant. Cette (dis)position, pour exécrable qu'elle soit, ne présente- t-elle pas une parenté de nature évidente avec les positions (2) et (a) ? N'implique-t-elle pas comme celles-ci un rapport à l'identité fondé sur un principe essentialiste ou mêtasocial, dans ce cas un attribut naturel ? D'avoir la violence pour marque propre, aussi révoltante soit cette "spécificité" suffit-il pour faire de cette position, en toute rigueur scientifique, un cas à part ? Nous soutenons, pourtant, que la (dis)position aux frontières symboliques qui contient un principe raciste, est à distinguer soigneusement des autres dispositions fondées sur des princi¬ pes essentialistes ; ou que le rapport raciste à l'identité n'est pas un rapport mêtasocial à l'identité comme les autres; ou en¬ core qu'un attribut naturel n'est pas un principe mêtasocial comme les autres. Sur ce point nous nous séparons nettement de A. Touraine. Ce n'est pas dans le fait d'avoir la violence ouverte comme expression spécifique et quasi-emblématique que réside d'abord la singularité de la disposition raciste, mais dans la falsifi¬ cation du rapport êpistêmique et cognitif à l'identité de ) 1J'autre ethnique qu'elle implique, et où on peut voir, à bon droit, d'ailleurs, la source symbolique première de la violence ouverte. 79 Examinée, en effet, dans sa traduction relationnelle, et non de manière intrinsèque, la disposition raciste implique, avant tout le déni de l'autre comme sujet social, c'est-à-dire comme sujet communicant du sens et "cause" d'actes sensés, bref comme alter égo... la socialité - comme marque de l'humanité - de cet autre est disqualifiée. Le raciste ne conçoit pas seulement une disjonction entre le continuum humain - ramené au biologique - dont il participe, et le continuum humain - ramené' au biologi¬ que - dont participe 1'autre,( continuum que, de manière conco¬ mitante, il infériorise ou déclasse),il tend, bien plutôt,à re¬ jeter cet autre hors tout continuum humain, en posant une rup¬ ture totale de continuité entre son être collectif propre et celui de ce dernier. S'il y avait dans l'esprit du raciste, simple discontinuité entre lui et l'autre, simple ségrégation, même accompagnée d'in- fériorisation, mais dans le cadre d'un réfèrent cognitif commun et sans discontinuité-, l'humain ramené au biologique-, on pour¬ rait dire que, quelque supérieur qu'il se sente, le raciste en vient à se "biologiser" - naturaliser - lui-même dans le même temps qu'il biologise - naturalise, l'autre. Or, il n'en est rien, le raciste ne naturalise que l'autre : et s'il rejette celui-ci dans la sphère des phénomènes naturels, c'est pour mieux confirmer son propre enracinement dans la sphère humaine. (Opéra¬ tion cruciale dans la mesure où elle ouvre à une légitimation po¬ tentielle de toutes formes de violence ultérieure - de la stig¬ matisation verbale à l'agression physique - qui n'a pas d'autres limites que la contrainte sociale ou institutionnelle, intério¬ risée sous forme d'interdits, ou imposée par la loi.). La disposition raciste diffère donc radicalement des autres dis¬ positions à fondement essentialiste, en ce qu'elle entraîne des relations effectives et surtout épistémiques- à l'autre ethni¬ que, marquées spécifiquement par le déni. Au plan épistémique ce déni s'identifie avec le refus, ou l'incapacité, d'accorder du sens aux discours et aux comportements de l'autre; il conduit à lui refu¬ ser, tendanciellement du moins, toute participation à une socialité intelligible, à nier que le principe fondateur de l'identité de l'autre relève d'un concept commun. 80 Ce sont ces caractéristiques qui expliquent qu'une telle dis¬ position ne puisse conduire à l'implication dans un processus d'interaction symétrique. Car celle-ci, quelle que soient les formes exacerbées qu'elle puisse prendre, suppose l'accord tacite, fût-il inconscient, des participants sur le sens commun des comportements "confrontés" (et, secrètement du moins, réci¬ proquement imités.). La disposition raciste intervient cependant indirectement dans l'interaction que nous avons décrite en contribuant au renfor¬ cement et à la diffusion parmi les "racisés" des modes essen- tialistes de rapport à l'identité. Il faut voir, avant tout, dans ce phénomène l'effet de la vio¬ lence symbolique contenue dans les stigmatisations de toute na¬ ture ou de ce qu'on pourrait appeler de manière plus générale les agressions contre l'identité du dominé, qu'entraîne la disposition raciste.Ces agressions vont susciter chez celui-là des mobilisa¬ tions réactives de l'identité, qui indépendamment de leur conte¬ nu, variable selon les circonstances, vont parfois témoigner, dans leur forme d'une revitalisation des rapports de type essen- tialiste à l'identité. Ceci apparaît bien dans l'exemple du slogan "black is beautiful": au plan du contenu la formule permet d'identifier ce processus bien connu du "renversement de stigmate", mais au plan de la forme épistêmique elle traduit bien un rapport essentialiste à l'identité qui se voit ici fondée sur un attribut naturel, la couleur de la peau. Une remarque importante. Il faut se garder soigneusement contre toute tentation d'assimiler le rapport à l'identité du raciste et le rapport à l'identité du racisë, en succombant à l'effet de symétrie : dire par exemple qu'au racisme de l'un répond le ra¬ cisme - excusable - de l'autre... encore une fois ce n'est pas l'expression de la violence qui fait le départ entre les diver¬ ses dispositions essentialistes, mais/test essentiel, la nature du traitement de l'autre dans la relation épistêmique ou effec¬ tive qu'on a avec lui. Un racisé peut être par ailleurs raciste 81 (est-on toujours le raciste et le racisé de quelqu'un? vaste question ...) mais ce n'est pas la réaction identitaire au racisme dont il est l'objet qui démontre son racisme éventuel, c'est sa propre disposition à l'autre ethnique, à celui qui est son autre ethnique telle qu'elle se révèle dans sa rela¬ tion à celui-ci. En tant qu'elle s'inclut dans un jeu d'interaction avec l'at¬ titude du raciste, l'attitude essentialiste du racisé relève d'une appréciation praxéologique - voire politique - qui sur¬ plombe toute analyse psychosociale. Si l'on voulait se référer à la conceptualisation d'Alain Touraine, il faudrait qualifier, II en reprenant ses termes, ce type de recours à l'identité d'ap¬ pel à l'identité" comme à "une force ^ infrasociale, naturelle"^ Ainsi, l'émancipation institutionnelle , et l'éclatement en figures différenciées, des processus par lesquels s'édifient et se dis¬ solvent les frontières symboliques séparant nationaux et étran¬ gers, qui marque la nouvelle situatianmigratoire conduit à un con¬ texte d'interaction généralisée,- et multivariée - dont le résul¬ tat final n'est malheureusement pas, lui,équivoque : il consiste en une consolidation et une persistance exceptionnelles de ces frontières, tout au moins nous le verrons, quand elles concer¬ nent les "nouveaux étrangers" ces autres anthropologiques et non plus politiques. On peut avancer, sans doute, en élargissant un peu le champ de vision, que la persistance de ces frontières, s'inscrit dans un (1) Souligné par nous (2) "Mais dans notre société l'appel à l'identité semble plus souvent se référer non plus à un garant mêtasocial mais à une force infrasociale, naturelle. L'appel à l'identité devient un appel contre les rôles sociaux, à la vie, à la liberté, à la créativité." (Alain Touraine. Op. cit.) 82 mouvement plus large d'ethnicisation des rapports sociaux qu'il renforce, et que traduit la vogue - politique et scientifique - du thème de l'identité, ou l'appel à l'avènement d'une France plurielle. Le déplacement des frontières symboliques et ses conséquences. La nouvelle situation migratoire qui est caractérisée globale¬ ment par la juxtaposition et l'enchevêtrement de deux formes migratoires historiquement, économiquement et socialement dis¬ tinctes, est donc, de plus, marquée par un nouvel état des fron¬ tières symboliques - intersubjectives et épistémiques - séparant nationaux et étrangers où se reflètent la fracture anthropologi¬ que qui la traverse. En apparence ce nouvel état des frontières semble facile à défi¬ nir. Voici les traits majeurs. D'une part, l'ensemble des étrangers, quelle que soit leur ori¬ gine paraissent continuer à être voués à ce processus d'ethnici¬ sation factice, auquel est liée une déconstruction de l'image sociale, que nous avons décrit, et qui est pour nous l'expression d'un programme d'appréhension de la présence étrangère circulant à tous les niveaux sociaux, depuis les conjonctions interindivi¬ duelles jusqu'aux produits de connaissance institutionnels. D'autre part, une part importante de cet ensemble - ceux que nous appelons les nouveaux étrangers, ou les "nouveaux venus" - sem¬ blent connaître, de surcroît, une "surethnicisation" des rapports sociaux où ils entrent avec les nationaux. Ce phénomène épouse plusieurs modalités, ce qui rend son abord complexe, mais un de ses traits les plus importants est certainement qu'il est coupé du "programme" antérieur d'appréhension de la présence étrangère, et appartient à une anthropologie émancipée en apparence de tout instituant et qui apparait comme la création des sujets en contact. Mais de nombreuses questions subsistent. Nous en retenons trois principales. 83 On a vu que la régulation programmatique de 1'ethnicisation des étrangers étendait ses effets aux mécaniques de dissolu¬ tion des frontières symboliques, marquant la fin de cette eth¬ nicisation (dissolution reprise - et réinterprétée - sous le terme assimilation ou un terme approchant.). Dès lors, que va- t-il se passer, sur ce plan, pour les "nouveaux étrangers" ? La dérêgulation programmatique de 1'ethnicisation dont ils sont l'objet devrait logiquement étendre ses effets sur les mécanis¬ mes ou les rythmes de dissolution des frontières symboliques qui les séparent des nationaux (leur assimilation.). Selon quelles modalités va désormais s'opérer ce processus, s'il con¬ tinue à se produire ? Nous avons jusqu'ici décrit séparément le mode antérieur d'ethni¬ cisation des rapports sociaux entre nationaux et étrangers et le nouveau mode, et montré à quelles logiques différentes obéissent l'un et l'autre. Mais il convient aussi d'identifier, si elles existent, les con¬ séquences de la coexistence subjective - dans la conscience des sujets concernés - et sociale, des deux modes d'ethnicisation « et d'édification des frontières symboliques. En considérant qu'il y a toutes les chances pour que cette coexistence recèle des po¬ tentialités dynamiques susceptibles d'avoir des conséquences pour les deux catégories d'étrangers. Il faut se demander en particulier si la nouvelle donne migra¬ toire ne va pas se traduire, pour les étrangers appartenant à l'ancienne forme migratoire par une modification des mécanismes auxquels obéissent 1'édification^t la dissolution des frontières symboliques qui les séparent des nationaux (leur "assimilation"). Dernière question : La coexistence de deux modes d'ethnicisation de l'étranger au niveau bas de la pensée sociale spontanée, celle qui est engagée notamment dans les rapports interindividuels rompt l'harmonie programmatique qui existait antérieurement entre le "niveau bas" de la pensée sociale et le "niveau haut" des 84 productions statistiques (dont le mode d'ethnicisation est uni¬ que...). Quelles vont être les conséquences de cette rupture, de ce dysfonctionnement social ? (mais aussi, quels vont être ses contours exacts ?). Examinons ces points IVl Un_2°HYe2H le positionnement des nou¬ veaux étrangers. IVl^ La déligitimation de l'assimilation institutionnelle. . . Les frontières symboliques de la nouvelle forme migratoire tendent à se naturaliser. C'est cet investissement irrésistible de leur sens social par la référence à la tranchante objectivité de la nature qui fait la différence entre cette forme contempo¬ raine et la forme antérieure des frontières symboliques. Les anciennes frontières étaient factices, et, secrètement, on les savait factices et dépendantes d'un programme évolutif qui prévoyait leur fin. Les nouvelles frontières sont libérées de ce programme et leur dissolution semble échapper à toute détermina¬ tion maîtrisable, et s'inscrire dans 1'indëcidable. Sur le versant de leur édification ou de leur émergence, les deux formes de frontières épousent une structure de sens commune: il s'agit bien dans les deux cas d'une naturalisation de l'autre, de l'imposition d'une naturalitë, mais sur le plan de leur destin social, la différence de leur origine révèle ses effets. La régulation institutionnelle de la dissolution des frontières symboliques propre à la forme migratoire antérieure, qui continue, en principe, à régler l'assimilation des étrangers relevant de cette forme, laisse logiquement à l'écart les nouvelles frontières, et les étrangers qui en relèvent. L'"assimilation" de ces derniers, si elle doit se produire, devra correspondre à la dissolution de frontières naturelles ; le signifié rejoint ici le signifiant, qui n'est plus dès lors un masque dissimulant un processus inter¬ actif, un échange symbolique. Il s'agira bien, dans ce cas de figure,de rendre identique, de supprimer des différences réputées objectives. L'"assimilation" se voit dès lors soumise à des con¬ ditions "de nature". 85 . Ces nouvelles conditions vont avoir une conséquence particu¬ lièrement importante : elles vont conduire à l'invalidation partielle de ce qui avait été la clef de voûte de l'ancien dis¬ positif, l'acquisition de la nationalité. Dans la situation an¬ térieure, 1'"assimilation" correspondait à une "désethnicisation" à une "dénaturalisation" (et à une resocialisation corrélative... de l'image de l'étranger engagée dans les rapports sociaux, qui étaient repérables simultanément à tous les niveaux de la connais sance sociale, l'acquisition de la nationalité étant supposée sanctionner la fin d'un parcours d'"assimilation" dont elle garan tissait qu'il avait été accompli dans les règles, ce que tous s'accordaient à reconnaître ou à "enregistrer" en dësethnicisant leur relation à cet étranger qui, de l'avis général comme de l'avis officiel, avait cessé de l'être. Pour les "nouveaux étrangers", l'acquisition de la nationalité - cette désethnicisation institutionnelle - n'a plus sa contrepar¬ tie au niveau des rapports sociaux qui demeurent, eux, sous l'em¬ pire d'une ethnicitê interprétée comme naturelle. L'"assimila¬ tion" sociale ne répond plus à l'assimilation institutionnelle. La pensée sociale se voit ainsi confrontée avec un paradoxe et une dissonance, qu'elle n'a nullement conscience de contribuer grandement à reproduire : voici des étrangers "naturalisés", des nationaux donc, qui demeurent étrangers ! Mais ce troublant constat ne conduit nullement ses auteurs à réé¬ valuer leur propre relation ëpistémique à ces étrangers : c'est l'attestation officielle de la transubstantiation de ces étran¬ gers en nationaux qui va se trouver démonétisée à leurs yeux, ou frappée de suspicion ! Puisque cet étranger devenu français ne s'est - "objectivement" - pas transformé en national, c'est donc que l'acquisition de la nationalité s'est faite abusivement, dans des conditions qui la détournait de son sens; qui la privait de ses vertus. IVl^ L'appel à la causalitê_diaboliaue. A ce point, va se développer et se diffuser, à seule fin de ré¬ duire cette dissonance, un mécanisme de pensée qui va emprunter 86 beaucoup de ses traits aux logiques mentales et cognitives, dé¬ crits par Léon Poliakov sous le nom de "causalité diabolique". Le "scandale" de la non-assimilation apparente d'étrangers qui ont pourtant acquis la nationalité française va se voir attri¬ buer un auteur, l'étranger lui-même : cause "simple et exhaus¬ tive" capable de réduire instantanément la pénible dissonance introduite par ce scandale.d) Cette non-assimilation des "nouveaux étrangers", ce phénomène de résistance exceptionnelle des frontières symboliques qui les séparent des "nationaux", dont nous avons vu l'origine complexe et la part décisive qu'y prennent les nationaux eux-mêmes, tend de plus en plus souvent désormais à être imputée non plus à la "nature" de ces étrangers mais à leur volonté, - à leur mauvaise volonté -. D'autant que certaines manifestations sociales des immigrés^qui s'expliquent très logiquement par la situation d'interaction sym bolique où ils se trouvent placés ont la propriété "perverse" de paraître confirmer ce soupçon. En effet, les activités associatives développées au plan local ou national par les jeunes immigrés - soit pour lutter contre les discriminations dont ils sont victimes, soit pour maintenir ou redécouvrir les expressions culturelles de leur pays d'ori¬ gine, soit enfin, et plus généralement, pour tirer toutes les conséquences de l'exclusion symbolique dont les frappent ceux-là (1) Etudiant ce qu'il appelle la vision policière de l'histoire (ou théorie des complots) c'est-à-dire la tendance à imputer les événements historiques, et particulièrement les événements douloureux bien sûr, aux menées de groupes particuliers (les juifs, les jésuites...) ainsi désignés comme boucs émissaires, L. Poliakov rapproche cette tendance de la fascination quelque peu archaïque exercée par une causalité élémentaire et exhaus¬ tive, équivalent à une cause première (Léon Poliakov : "La causa litë diabolique, essai sur l'origine des persécutions" T. 1, Paris : Calman-Lévy, 1980). 87 même qui prétendent qu'ils ne veulent pas s'"inclure" - parais¬ sent au-dela de leur objet explicite, revendiquer implicitement et proclamer même cette inassimilabilité, que l'acquisition de la nationalité s'avère désormais impuissante à conjurer. (on est à même d'apprécier, ici, le caractère ambigu de certai¬ nes formules dont le sens peut subir une totale inversion sui¬ vant la position de celui qui les énonce dans le champ d'inter¬ subjectivité propre à la relation ethnique : ce qui est pour les uns la revendication du droit légitime à la différence apparaît pour les autres comme l'affirmation inquétante d'un attachement suspect à 1'altérité...) Les immigrés nouveaux venus, ceux qui appartiennent à la forme migratoire la plus récente, des maghrébins essentiellement, for- f H ment donc une nouvelle nation des étrangers aux caractéristiques (.< M bien différentes de la nation des étrangers traditionnelle. Au contraire de cette dernière, on l'a vu, elle parait tenir son altérité ethnique de la nature, ce qui la rend irréversible et inaccessible au rite social de l'assimilation, mais, de plus, un soupçon grandit (que la crise économique et 1'exacerbation des concurrences qu'elle entraîne, accroît) : et si cette altérité, loin d'être inscrite en eux, à leur corps défendant pour ainsi dire, était délibérément produite par les membres de cette nation? loin d'en être les créatures, peut-être en sont-ils les créateurs? Peut-être conspirent-ils pour l'inscrire dans le corps national afin d'attenter à son intégrité ? Le rapport à l'étranger - au nouvel étranger - n'est plus, dès lors, dominé par la question de la différence de celui-ci, mais par celle de son antagonisme supposé à l'égard de la nation-hôte. La non-assimilation de l'étranger n'est plus 1' effet de son identité, mais la conséquence de ses machinations, dont la reven¬ dication identitaire apparaît comme la forme la plus subtile et la plus dangereuse. L'altêrité prend sens d'hostilité, et ouvre aux hostilités. Dans la logique de ce mode de pensée régressif, si l'acquisition de la nationalité perd son pouvoir symbolique, si elle n'apparaît 88 plus comme le garant de l'assimilation des "nouveaux étrangers", on va en attribuer confusément la responsabilité à ces derniers; ceux-ci, en refusant, apparemment, de se plier au procès de transubstantiation en national qui conditionnait implicitement jusqu'ici, l'acquisition de la nationalité paraissent, tourner une loi non écrite mais fondamentale, et révêler ainsi l'insuf¬ fisante rigueur ou le manque de clarté des dispositions juridi¬ ques formelles. Le projet d'abolir les formes automatiques d'acquisition de la nationalité, dont bénéficient dans de nombreux cas les jeunes immigrés de la seconde génération et de subordonner celle-ci à un acte volontaire, constitue un révélateur indirect de cette forme de dérive de la pensée sociale. Ce projet ne doit pas à proprement parler s'interpréter comme une restriction du droit d'accès à la nationalité, mais plutôt comme une personnalisation de l'acte juridique qui commande cet accès. En requérant la participation consciente et déclarée de la personne, l'acte juridique en question acquiert, ou retrouve, un caractère contractuel, ou tout au moins une forme contrac¬ tuelle : recadré dans l'univers moral, l'acte juridique se con- note en engagement. Ce à quoi l'impétrant s'engage n'est pas précisé; on le découvrira le moment venu, ce n'est pas là ce qui importe. Ce qui importe c'est d'instituer un répondant, un res¬ ponsable dans une mutation dont on rappelle ainsi qu'elle n'a aucun caractère naturel et qu'elle ne peut s'envisager dans la facilité. Les futurs "contrevenants" à l'assimilation, se voient ainsi prévenus qu'ils ne pourront, comme c'est le cas actuelle¬ ment en somme,est-il suggéré, exciper de leur méconnaissance ou s'abriter derrière une ignorance feinte, pour expliquer leur "inconduite". IV2 L.e positionnement des anciens étrangers dans le nouveau procès d'ethnicisation. IV2^ Un repositionnement global et synchronique impliquant nationaux, anciens étrangers et nouveaux étrangers. . Nous nous proposons maintenant de nous interroger sur les consé¬ quences - notamment pour les étrangers de la forme migratoire antérieure - de la co-existence, dans les champs d'intersubjecti- vité, de deux modes différents d'ethnicisation des étrangers. 89 On voit immédiatement les choix théoriques qui sont sous-jacents à ce type d'interrogation : nous soutenons que la situation d'in¬ teraction que suscite la nouvelle donne migratoire entre les di¬ vers groupes qui la composent, est dotée de propriétés intrinsè¬ ques et d'un efficace social décisif. Cette situation est ainsi appréhendée d'un point de vue globalisant qui privilégie l'étude de ses caractéristiques synchroniques en considérant que l'oppo¬ sition et le contraste entre les divers types de relations symbo¬ liques qu'elle croise ou juxtapose en vient à constituer une sor¬ te de structure, à laquelle il est indispensable de référer les relations si on veut parvenir à leur pleine intelligibilité. Cette vue est à l'opposée de certaines approches du phénomène migratoire à qui on peut reprocher d'être fondées sur la substan- tialisation implicite d'une sorte de parcours migratoire que la société d'accueil imposerait de manière uniforme aux différents groupes immigrés, l'insertion de ces derniers ne différant plus dès lors que d'une manière secondaire par les particularités d'or¬ dre culturel qui les séparent. Il faut noter que ce type d'appro¬ che remplit indirectement une fonction qui échappe sans doute à ceux qui le pratique, celle de cautionner l'idée déjà largement dominante que tous les étrangers se voient offrir des conditions d'insertion identiques : une idée qui rend ensuite possible d'at¬ tribuer les difficultés d'insertion éventuellement rencontrées par un groupe particulier d'immigrés - comme les maghrébins - par exemple - à une incapacité spécifique, ou à une inaptitude que les autres groupes ne connaissent pas) : Nous pensons, nous, que même si l'on s'attache à un groupe national précis parmi les immigrés pour le décrire ou décrire son insertion, il faut, de manière insistante, mettre en rapport, ou plutôt penser le rap¬ port de celle-ci avec l'insertion des autres groupes nationaux, afin d'être à même de saisir, élément essentiel, ce que chacun des processus doit à la réalisation simultanée de tous. 90 La nouvelle situation migratoire se caractérise par la mise en place, au niveau intersubjectif, d'un système relationnel à trois axes : 1) national et "ancien étranger" (ou européen) 2) national et "nouvel étranger" (ou maghrébin), et enfin 3) "ancien étranger" et "nouvel étranger". Chacune de ces direc¬ tions relationnelles se trouve caractérisée par un mode particu¬ lier de constitution et de dissolution des frontières symboliques, elles indiquent aussi des possibilités spécifiques de stratégies symboliques pour les groupes étrangers. Le national fait l'expérience subjective de la disjonction néces¬ saire entre deux modes d'ethnicisation de l'étranger, l'ethnici- sation de 1'"ancien étranger" qui relève, et cela lui apparaît soudain en pleine lumière, de l'anthropologie imaginaire de l'état et 1'ethnicisation du nouvel étranger qui s'accorde pleinement à une ethnicité interprétée comme naturelle,apparemmentfet antérieu¬ re à toute invention idéologique (le maghrébin). Il y a là, pour le national, comme une sorte de démystification, ou de déligiti- mation des impositions étatiques dans ce domaine ... La facticité de la première ethnicisation se voit pleinement révélée, tandis que le caractère irrémédiable de la seconde s'en trouve accusé. Mais il faut bien voir que cette réévaluation n'est pas due,à proprement parler, et directement au rapprochement, à la co-exis- tence, dans la conscience du national de deux figures de l'étran¬ ger, qui se redéfiniraient en opposant leurs traits. Il s'agit de l'opposition de deux types de rapports ethniques aux étrangers : un des rapports se découvre mythique dans la mesu¬ re même ou apparaît un autre rapport doté en apparence des vertus du réel. Ce contraste modifie les conditions de l'interaction que nous avons décrite plus haut^^ (entre les (dispositions quant aux fron¬ tières symboliques) : l'opposition entre réel et imaginaire au¬ quel il paraît renvoyer (les groupes superficiellement ou factice- ment différents opposés aux groupes réellement - naturellement - (1) III2 91 différents) légitime et renforce les interprétations essentia- listes des identités collectives, et rend inconfortable la posi¬ tion de ceux qui sont enclins à l'ouverture, en leur opposant la force des évidences "naturelles". Ce retour en force de la grille essentialiste dans l'interpré¬ tation sociale des identités collective agit en retour sur la position symbolique (ie : la position quant aux frontières sym¬ boliques) de chacune des catégories d'étrangers en accentuant et même en poussant à la limite les traits spécifiques et dis- tinctifs que les deux positions doivent à la structure où elles sont prises. Le maintien de la frontière symbolique séparant les "nouveaux étrangers" des nationaux apparaît à ces derniers d'autant plus légitime et fondé qu'apparaît dénué de fondement et de légitimité le maintien de la frontière les séparant des "anciens étrangers", (les Européens...) Pour la relation épistémique entre les nationaux et ces anciens étrangers, tout se passe comme si à travers sa dësethnicisation une appréhension réciproquement non essentialiste, non métasociale, des identités, se généralisait, mais à l'intérieur d'un segment d'humanité strictement balisé, et sans que ce phénomène soit lié à une déséssentialisation totale de l'appréhension des identités- altërités. Bien au contraire, en effet, la désethnicisation d'une des figures de 1'identité-altéritë renforçant de toute évidence 1'ethnicisation de la seconde, le résultat final du processus peut s'évaluer comme une consolidation et une généralisation de l'épistêmie essentialiste. Il est indéniable que dans ces processus les diverses catégories d'étranger engagent, plus ou moins consciemment,leurs propres stratégies. Les "anciens étrangers" (Européens) ont tout à gagner à la désethnicisation de leur relation épistémique avec les na¬ tionaux, qui peut se traduire pour eux par des profits symboli¬ ques, et même matériels, important (elle leur permet notamment d'exprimer ce qu'ils ressentent comme leur identité culturelle 92 dans un contexte non conflictuel, non antagonique, leur "diffé¬ rence" perçue comme une simple modulation sociale, et non comme un attribut naturelfacquiert droit de cité...) Il est particuliè¬ rement intéressant d'observer à ce point de vue le comportement collectif, plus ou moins conscient, de certains groupes nationaux, parmi les étrangers, que nous appellerions les groupes "charniè¬ res" ou de transition comme les Portugais, (ou, de façon plus par- ticulariste, les Sardes en Corse). On peut dire de ces groupes que sous certains aspects ils paraissent appartenir à l'ancienne forme migratoire (courant intra-européen.) tandis que sous d'au¬ tres aspects ils peuvent être perçus comme appartenant à la nou¬ velle forme migratoire (caractérisée par son image tiers-mondis¬ te.). D'où une incertitude qui pèse sur la nature et la résistan¬ ce de la frontière symbolique qui les sépare des nationaux. La relation épistémique que ceux-ci entretiennent avec eux sera-t- elle désethnicisée ou non ? Vont-ils être confondus avec les "au¬ tres anthropologiques" ou au contraire soigneusement distingués de ceux-ci? Nous ne pouvons pas approfondir ce point ici, mais très brièvement, tout indique, selon nous, que, sans que cela soit orchestré ou organisé le moins du monde, et grâce à une sor¬ te de sens pratique de la situation partagé plus ou moins par tous les membres de ces groupes, ceux-ci vont engager une straté¬ gie de revalorisation de leur image sociale, destinée à les dé¬ marquer des groupes à ethnicisaticn persistante; à leur faire fran¬ chir définitivement la frontière symbolique qui les sépare des nationaux.'1) (1) Opération réussie, serait-on tenté de dire à la lecture d'un article du journal "Le Monde" sur l'immigration portugaise, qui senble nettement confir¬ mer l'existence de la stratégie dent nous parlons et témoigner en mène temps qu'en ce qui concerne l'auteur de l'article elle a atteint son but. Voici le début de cet article : "A force de parler des Maghrébins, on a fini par oublier que les Portugais constituent" la communauté étrangère la plus nombreuse de France (huit cent cinquante mille personnes environ) . Menel 'adhésion de leur pays au Marché commun, le 12 juin dernier, n'a pas fait sortir de l'ombre ces Européens du Sud bien discrets qui n'alimentent ni la chronique de la délinquan¬ ce ni celle de la xénophobie et semblent absents de tous les débats sur l'immi¬ gration. Ils passent pour travailleurs, chaleureux, sans histoires— De "bons immigrés" en scrime, comme les Asiatiques. Pourtant, aucune grande ccirmunautê étrangère n'a été aussi exigeante que celle-ci. Les Portugais de France (qui comptent un millier d'associations !) se battent depuis des années avec viru¬ lence pour défendre leur langue, leur culture et leurs droits sociaux. Mais cu¬ rieusement, cette communauté si dynamique n'a pas pignon sur rue. Où sent ses bars et ses restaurants ? Où se cachent ses chefs de file, ses militants, ses intellectuels, ses artistes ? A oart Linda de Suça et sa Valise en carton, c'est apparemment le désert. La distinction des Portugais s'explique en partie par la visibilité des Maghrébins, La mauvaise image de cas der¬ niers leur bénéficie a contrario." Le Monde. Dêc. 1985- "Portugais de Fance : La face cachée de 1 ' immigration" . 93 Du même coup ces "anciens étrangers" (les Européens) sont bien évidemment amenés à édifier pour leur propre compte, des fron¬ tières symboliques destinées à marquer la limite qui les sépare des "nouveaux étrangers" (les Maghrébins.). Les voici donc enga¬ gés à leur tour dans 1'ethnicisation des derniers venus parmi les immigrés, dans des conditions qui parfois suggèrent une sorte de surenchère destinée à parfaire et à consacrer la fin de leur pro¬ pre ethnicisation auprès du national et l'abolition définitive de la frontière qui le séparait de celui-ci. IV22 L'assimilation extra-institutionnelle des anciens étrangers ou la dêsethnicisation_immêdiate. La conséquence la plus remarquable de la nouvelle situation mi¬ gratoire pour les "anciens étrangers" (les Européens...) concerne leur position quant à l'acquisition de la nationalité et à ses effets. On a vu que dans le cas de "nouveaux étrangers" (les Ma¬ ghrébins...) , l'assimilation sociale - ie : la fin des frontières symboliques les séparant des nationaux, ne répondait plus à leur assimilation institutionnelle, leur transformation juridique en nationaux :parce qu'étrangers naturels, ils restent des étrangers en dépit de l'acquisition de la nationalité. Pour les "anciens étrangers" (Européens) on constate la même dis¬ jonction entre assimilation institutionnelle (naturalisation) et assimilation sociale (désethnicisation) mais elle est de sens op¬ posé, c'est-à-dire anticipatrice. On assiste au même phénomène que pour les "nouveaux étrangers" : c'est 1'"anthropologie" inter¬ prétée comme réelle qui prend le pas sur l'anthropologie interpré¬ tée comme imaginaire, c'est-à-dire celle de l'état, mais avec des conséquences opposées, pour les deux catégories d'étrangers. On pourrait voir, en somme, dans ce processus d'ensemble (qu'il faut effectivement percevoir comme formant un ensemble...) une sorte h » de découverte par l'ëpistémie courante des véritables critères de 1'"extranéité", accompagnée de l'invalidation des critères étatiques. En effet, la désethnicisation sociale de la relation aux "anciens étrangers", ne s'analyse pas seulement comme une anti¬ cipation de l'assimilation institutionnelle, mais comme une inva¬ lidation de celle-ci (parallèle à l'invalidation de sens opposé 94 que l'on constate pour les Maghrébins). L'assimilation institu¬ tionnelle perd sa valeur de rite d'entrée pour revêtir le sens d'une simple formalité, sans effet, et donc dangereusement illu¬ soire, dans ce cas, de l'altérité anthropologique, et parfaite¬ ment superflue, dans le cas de la simple altérité politique sur fond d'identité anthropologique qui est celui des "anciens étran¬ gers " . Notons bien que dans le cas de ces immigrés européens, ce à quoi on assiste ce n'est pas à une anticipation raisonnée de l'assimi¬ lation institutionnelle - fondée sur la conviction acquise que, pour ceux-là, une telle assimilation ne saurait manquer d'inter¬ venir sans problème - ni même à la constatation d'une similitude qui se penserait comme un fait de connaissance, un savoir cons¬ truit : "ces étrangers-là sont comme nous, ce pourrait être nous". Il n'y a pas là cette épistémie du même qui suppose un doute préa¬ lable, une question ouverte, mais bien plutôt conscience-incons¬ ciente , connaissance méconnue comme telle de la similitude ethni¬ que (que seule l'information, sur le statut, l'origine, les traits culturels, peut éventuellement troubler, et déconstruire,en in¬ troduisant sa dissonance.). C'est en ce sens qu'il y a complète resocialisation de l'image de cet étranger. La conséquence capi¬ tale de cette situation c'est que ces "anciens étrangers", qu'ils se proposent ou non de conserver leur nationalité d'origine, ac¬ quièrent d'emblée le statut de cohabitant légitime des nationaux. Dès lors leur présence sur le sol national se banalise, devient littéralement indifférente ; elle perd ce caractère conditionnel, qui, au moins de manière latente,la soumet à cette sorte d'ordre supérieur des intérêts nationaux, dont chaque national peut à tout moment, lors de tout contact ou rapport,se découvrir garant ou comptable, et qui pousse chacun, fût-ce confusément, à atten¬ dre de tout étranger qu'il justifie son "être là" par un talent ou une utilité spécifique accordés à un manque de la société nationale. La recomposition des positions symboliques des différents étran¬ gers - "anciens" et "nouveaux" ) propre à la situation migratoire 95 contemporaine, aboutit, pour les anciens étrangers (Européens...), au plan où nous nous situons, c'est-à-dire à celui des rapports symboliques et des relations épistémiques qui les lient aux na¬ tionaux, à leur disparition comme étrangers, ce qu'on ne doit pas traduire directement par intégration, mais qui constitue un préa¬ lable important à cette intégration sans qu'on puisse préjuger de la forme culturelle de celle-ci. IV3 Le déplacement des frontières symboliques et le désajustement des différents niveaux de la connaissance sociale. IV3-^ L ' interpénétration et le renforcement réciproque de la visée d'ethnicisation politique et de la visée d'ethnicisation coloniale. Venons-en maintenant aux conséquences de la nouvelle situation migratoire sur les rapports entre le niveau haut de la connais¬ sance sur les étrangers (par exemple, les productions statisti¬ ques officielles) et le niveau bas, celui de la pensée sociale dite spontanée. Il serait erroné, selon nous, d'assimiler la redistribution des statuts symboliques entre les divers étrangers que nous avons décrite au résultat d'une classification raciale exprimant le plus ou moins grand degré d'éloignement ressenti par les natio¬ naux à l'égard des différentes catégories d'étrangers. Ce qui est déterminant et doit retenir l'attention ce ne sont pas direc¬ tement les représentations raciales - elles réfèrent à un ordre propre d'interprétation du monde social - mais les effets de l'in¬ terférence entre l'ordre des représentations raciales, et la structure épistémique dont témoigne l'appréhension cognitive des étrangers politiques, ceux qui sont institués "épistëmologiquement" comme autres politiques, comme extérieurs à la "polis". De prime abord, il n'y a pas de différence au point de vue struc¬ turel entre l'êpistémie engagée dans la relation ethnicisée à l'autre politique, et celle qui est engagée dans l'ordre des re¬ présentations raciales qu'on pourrait qualifier de libres. Il s'agit dans les deux cas de la même désocialisation,de la même réification de l'autre. Que cet autre ne soit pas le même homme dans les deux cas n'apporte aucun élément diffêrenciateur : en effet dans ce type de relation épistémique falsifiée, c'est la forme d'activité du sujet connaissant qui qualifie entièrement le 96 processus, non les caractéristiques de l'objet (que d'ailleurs aucune instance sociale n'est habilitée à définir de façon in¬ trinsèque, pas même, sans doute, l'instance scientifique...). Considérer que la différence entre les deux relations réside dans le fait que l'épistémie raciale entraînerait d'emblée, elle, et indissociablement une infériorisation qui est violence ou prélude à la violence, est, selon nous, une vue sommaire et ine¬ xacte des choses. Le trait essentiel de la relation symbolique aux "nouveaux étrangers" n'est pas de coïncider d'emblée et de façon immédiate avec un racisme infériorisant. Cette catégorie d'étrangers a, d'abord, pour principale caractéristique d'être exposée, d'une manière très générale, à des formes d'appréhension cognitive de la part des populations d'accueil, fondées sur une épistémie raciale qui n'est qu'en second lieu classificatoire, c'est-à-dire, en somme, de relever d'un système conceptuel ar¬ chaïque; "métadonnée" logiquement antérieure à la question de la position respective dans les classements raciaux, de chacun des groupes qui partagent cette propriété. Or, et c'est là que nous allons découvrir sa différence essentielle avec les conditions de 1'ethnicisation politique, cette ethnicisation, qui se pense pourtant elle-même comme adéquate au réel,est privée en fait de tout appui institutionnel qui la légitimerait. Contrairement à 1'ethnicisation politique, elle ne s'inscrit pas dans un cadre institutionnel - et partant conceptuel - légitimateur. (Nous sa¬ vons bien qu'en règle générale le racisme dit ordinaire est dé¬ sormais contraint de se dissimuler, de ruser sans cesse avec les interdits moraux ou les conventions sociales et langagières.). Il est bon de s'interroger sur cet aspect en lui appliquant nos notions de programme et de visée programmatique. Cette ethnicisa¬ tion extérieure et antérieure au champ épistémique de l'altéritê politique, peut parfaitement se représenter, au moins à titre opératoire, comme une survivance du programme épistémique colonial, le programme qui contribuait à structurer les relations symboli¬ ques propres à l'univers colonial, un univers dont on sait qu'il ■ 97 était organisé, et donc pensé, sur le paradigme plus ou moins affirmé, mais insistant d'un système de caste. Or l'histoire a, heureusement, condamné ce "programme" en abolissant les formes sociales et économiques qu'il soutenait, et toutes ses formes de résurgence sont vouées à l'illégitimité et aux interdits, au moins formels... L'inscription dans les champs et les logiques migratoires - donc dans les champs et les logiques de l'altéritê politique - d'étran¬ gers en provenance de pays anciennement colonisés, ou d'étrangers perçus comme appartenant à la même catégorie ethnique, aboutit à réactiver chez les nationaux le mode d'ethnicisation propre aux rapports coloniaux, mais dans des conditions telles qu'il se trou¬ ve absorbé par, ou intégré au programme d'ethnicisation des étran¬ gers politiques, des étrangers à la "polis", et se trouve désor¬ mais réhabilité par son inscription dans ce cadre lêgitimateur. Celui qu'irrésistiblement je concevais comme étranger à moi - à tout ce que je suis-, à nous - à tout ce que nous sommes - dans l'hésitation, le doute et parfois la honte ou la mauvaise cons¬ cience, le voici désigné légitimement comme étranger, à moi, à nous, en dehors de toute intervention de ma part, rien ne m'obli- geant plus à assumer les inconvénients moraux de cette désigna¬ tion. Le racisme informel, survivance anachronique des temps colo¬ niaux, se trouve encadré, et pour ainsi dire pris en charge par le racisme d'état, constituant essentiel et parfaitement honorable de la "polis". C'est là le premier effet de l'interférence entre l'êpistémie ra¬ ciale et l'épistëmie de l'altêrité politique : La légitimation de la vieille ethnicisation coloniale. Mais il y a un second effet qui tient à un ordre de légitimation inverse. D'être, en effet appliquée à un "objet"-l'homme du tiers- monde ou des ex-colonies - si adéquat à la structure de son pro¬ gramme, 1 ' ethnicisation politique voit son fonctionnement revita¬ lisé et trouve une légitimité nouvelle et plus affirmée. Son êpis- témie reçoit de cet objet le secours d'un principe extérieur du 98 politique, c'est-à-dire à une sphère travaillée par les idéolo¬ gies et donc les doutes idéologiques, et relevant de ce qui ap- parait comme une réalité anthropologique incontestable. On note, par voie de conséquence, que le terme étranger - le signifiant étranger - ne voit plus, dans son usage courant, son sens flotter entre l'acception étroitement formelle et les connotations ethni¬ ques, et retrouve la plénitude de la fonction sémantique que lui assigne le programme d'ethnicisation politique. Bref, avec ce nouvel "objet" le processus épistémique de 1'ethni¬ cisation politique - et donc des relations symboliques que celui- ci travaille - atteint un degré de réalisation, d'accomplissement même, inégalé. On assiste donc, par le biais de cet échange de légitimation, à une sorte d'interpénétration voire de fusion entre deux visées programmatiques : la visée d'ethnicisation politique, d'une part, et la visée d'ethnicisation coloniale de l'autre. IV32 Conséquences ultimes et critiques de l'interpénétration. Mais cette intrication ou ce recouvrement des deux visées, ne peut être que partiel, car elles reposent sur des logiques diffé¬ rentes qui, poussées à leur terme sont difficilement conciliables. En effet la visée d'ethnicisation coloniale - dans laquelle on peut voir à juste titre la résurgence fâcheuse d'un passé révolu et le signe d'une régression - contredit, déborde, et subvertit la visée d'ethnicisation politique sous deux aspects : . Elle tend à remettre en cause le volet de ce programme qui con¬ cerne le processus institutionnel de désethnicisation (l'assimila¬ tion par acquisition de la nationalité) lorsqu'il s'agit des étrangers originaires du tiers-monde ou des ex-colonies. La visée coloniale reprend ici son indépendance et continue à peser sur les rapports sociaux, par delà leur institutionnalisation. . En second lieu, sa centration sur cette catégorie d'étrangers - qui lui est consubstantielle - est inséparable, on l'a vu, d'une exclusion de l'autre catégorie d'étranger - les Européens - du champ de 1'ethnicisation, même quand ces derniers n'ont pas acquis 99 la nationalité française, (contrairement aux impositions du pro¬ gramme politique). En effet l'altérité de ces étrangers-là se révèle alors aux sujets habités par ce programme archaïque, comme irréelle, ou comme ne devant rien à la réalité. De cette incongruence ressentie va résulter, on le sait, la néces¬ sité te séparer cognitivement les anciens étrangers, les Européens, des "vrais" étrangers. Cette séparation, que n'infirme pas mais que confirme plutôt le cas des groupes que nous avons appelés de transition, ne répond nullement à l'image d'une gradation mais à celle d'une cesure radicale. La pensée sociale dite spontanée disjoint les Européens de l'ensemble des étrangers. La frontière symbolique séparant les nationaux des étrangers s'est déplacée et englobe les anciens étrangers devenus cohabitants lé¬ gitimes quelle que soit leur situation à l'égard de la nationalité. IV33 Les_problèmes_de_communication_entre les deux niveaux de la con¬ naissance sociale. La distinction entre visée d'ethnicisation politique et visée d'ethnicisation coloniale (et qui renvoie, rappelons-le, à un changement de situation migratoire et de composition de l'immigra¬ tion sous l'afflux à partir des années 60 de travailleurs en pro¬ venance de nos ex-colonies d'Afrique du Nord.) peut être utilisée pour analyser les rapports entre niveau haut et niveau bas de la connaissance sociale. On peut dire, en effet qu'au niveau haut (celui des productions statistiques par exemple) c'est la visée d'ethnicisation politique qui prévaut; tandis qu'au niveau bas, c'est la visée d'ethnicisation coloniale qui tend à s'imposer. (Dans ce dernier cas, il est plus pertinent de concevoir que les deux visées sont présentes sous la forme d'une double polarité, le pôle de la visée coloniale, étant évidemment dominant.) On conçoit aisément que, dans ces conditions, la communication, la circulation des informations entre les deux niveaux va connaî¬ tre quelques difficultés. Elles tiennent pour l'essentiel à ce qui pourrait s'assimiler à un problème de codage de l'information. Les messages qui circulent entre les deux niveaux en utilisant les termes étranger ou immigré vont voir leur traduction comporter 100 nécessairement une part d'incertitude. Si le message va du haut vers le bas, le terme étranger signifiera pour l'émetteur l'au¬ tre politique, tandis que le récepteur "du bas" tendra à le tra¬ duire par "autre anthropologique" (les Arabes, les Africains etc.. a. selon le code approprié au programme qu'il a adopté. Inversement quand l'information circule du bas vers le haut, il y a toutes les chances pour que l'émetteur, s'il emploie ce terme, entende signi¬ fier l'autre anthropologique (les Arabes) tandis que le récepteur comprendra l'autre politique (les gens de nationalité étrangère.). On doit évidemment observer que ces incertitudes de codage ne sont pas spécifiques à la circulation des informations entre le niveau haut et le niveau bas de la connaissance sociale, mais qu'elles peuvent intervenir à tous les niveaux de la communication sociale et dans toutes les conjonctures, des plus quotidiennes aux plus officielles. Ces problèmes de codage dans la communication de l'information sur les étrangers, ont entraîné le développement spontané de for¬ mes de métacommunication les plus diverses destinées à y remédier. Ces formes de métacommunication constituent sans nul doute un do¬ maine d'étude des plus riches... A noter aussi que les agents sociaux et politiques du niveau haut connaissent, en règle générale, tout au moins intuitivement, les particularité du programme du niveau bas, et la façon dont l'infor mation y est codée ou traduite. Cette situation prête à diverses sortes de stratégies développées par les émetteurs de ce niveau qui sont fondés sur l'anticipation des erreurs de traduction com¬ mises par leurs récepteurs. Quand un homme politique d'extrême droite parle dans un discours des 4 millions d'étrangers qui ré¬ sident en France (et dont il suggère qu'ils constituent une menace pour l'identité de notre pays, il est parfaitement conscient qu'au niveau bas (l'opinion, les milieux populaires...) on traduira 4 millions d'"autres anthropologiques" (Arabes, Africains etc...) alors qu'il n'ignore pas que le chiffre qu'il utilise comprend pour moitié d'"autres politiques", dont personne, à quelque niveau 101 qu'il se situe, ne pense qu'ils puissent constituer une menace à l'identité française. De manière un peu plus complexe, si un acteur politique de niveau intermédiaire veut accréditer l'idée que la situation qu'il gère est devenue très difficile en raison des problèmes "culturels" posés par les "autres anthropologiques" qu'elle comporte, il pu¬ bliera le chiffre de la population étrangère dans son ensemble - chiffre nécessairement plus considérable que celui des "autres anthropologiques" - sachant qu'on considérera qu'à son niveau, il n'a pu vouloir parler que de ces derniers... Cette possibilité de manipulation de l'information par l'utilisa¬ tion de la discordance entre les codes reste de portée limitée. En tout état de cause, en pareille situation, les acteurs ont à leur disposition, s'ils souhaitent éviter toute distorsion de l'information, toute une gamme de procédés mêtacommunicatifs (la distinction Européens/non Européens; la distinction par nationa¬ lités précises; la distinction par l'appartenance originelle à des ensembles réputés culturellement et géographiquement homogènes, comme les Maghrébins, les Ibériques : toutes les distinctions peuvent se donner comme neutres et objectives, mais chacun sait que dans certaines situations elles ont pour fonction de suggérer la distinction essentielle et sous-jacente entre "autres anthropo¬ logiques" et autres politiques.). Mais une évolution se dessine qui tend vers une situation limite où la réduction de la discordance entre les codes se trouve payée du prix exorbitant de la domination totale, quoique indirecte, de l'un d'entre eux, et qui est obtenue par l'institution d'un réfèrent unique - l'autre anthropologique" pour le signifiant "étranger". Ceci demande une explication. Certains linguistes ont été amenés à faire la distinction entre la signification d'un mot, son ren¬ voi à un sens (ce qui peut se dire rapport d'un signifiant à un signifié ) et sa fonction référentielle (encore appelée dénotation) c'est-à-dire le renvoi opéré à un objet réel. 102 Dans le cas qui nous occupe on pourrait dire que : . Dans la visée d'ethnicisation politique, le signifiant étran¬ ger se rapporte au signifié "autre politique",(ie. extérieur à la polis.) . Dans la visée d'ethnicisation coloniale, le signifiant étranger se rapporte au signifié, 1*"autre anthropologique", (l'être dif¬ férent) . Mais le fait nouveau qui gauchit toute la communication sur ce thème, c'est que, dans les deux cas, si les deux signifiants ont des signifiés différents, ils tendent à avoir un réfèrent commun, l'image de l'autre anthropologique. On peut dire que leur contenu représentatif est commun, et que cette représentation c'est celle de 1'"autre anthropologique". Tout se passe comme si, dans ce télescopage entre les deux visées, l'objet spécifique de la visée coloniale - l'autre anthropologi¬ que - était si parfaitement approprié, aussi, à la visée politique, ou à la structure de la visée politique, qu'il en vient à s'impo¬ ser irrésistiblement comme réfèrent dans le champ de cette dernière, indépendamment de la signification qu'y revêt le terme étranger. Dès lors sans qu'il soit besoin de faire intervenir ni le machia¬ vélisme des uns ni la confusion mentale des autres, 1'image (la représentation) véhiculée par les messages sur les étrangers - quand ils ne sont pas contenus dans des discours médités au moins - tend à être universellement celle de l'étranger-limite, de l'autre anthropologique. Ceci crée des conditions difficiles pour ceux qui, en situation de communiquer à propos des étrangers, sont conscients des dangers de ce monopole sur la référence du terme. Ils connaissent une sor¬ te de situation de double contrainte. - S'ils décident d'introduire des éléments de différenciation aux fins de briser cette figure uniforme, ils courent le risque moral d'accréditer et de légitimer la distinction, pensée comme fondamentale, qu'opèrent la plupart de leurs interlocuteurs entre 103 les étrangers purement politiques et les autres anthropologiques Ils paraissent admettre que cette distinction a du sens et peu¬ vent craindre de contribuer à son renforcement et à sa pérénisa- tion (que penserions-nous, et que penserait de lui-même, un homme politique, qui dirait : "Formellement il y a 4 millions d'étrangers en France, mais en fait, il n'y a parmi eux que 2 millions de "véritables étrangers"). - S'ils n'introduisent aucun élément de différenciation en refu¬ sant de reprendre à leur compte la seule distinction quiimporte à la plupart de leurs interlocuteurs, ils courent le risque de laisser se constituer et circuler une information qui, du point de vue des catégories utilisées par ses interlocuteurs est tota¬ lement erronée, et de nature à les alarmer grandement, quelque jugement qu'on porte sur ce qui fonde leur anxiété... Voilà la situation sociale, ëpistémique, sémantique, "communica- tive", qu'il est nécessaire d'embrasser si l'on veut poser en termes appropriés la question de modes de connaissance mieux fon dés sur les étrangers. 3. INSERTION DES IMMIGRES ; LES ETUDES LOCALES Contribution méthodologique à l'aide d'exemples : La Corse et la Seyne-sur-Mer. Décembre 1986 SOMMAIRE Pages I. L'étude locale, mouvement territorial de l'appro¬ che globale 106 I.1. Comparaison de la Seyne et de la Corse : homo- logie et différenciation 111 II. L'interprétation générale en son état 113 II.1. De la déségrégation tendue de la Seyne à la ségrégation paisible de la Corse : variation des situations, unicité du paradigme 118 III. Approfondissement du cas de la Seyne-sur-Mer : Une particularité ancrée à la généralité 121 III.1. Le contexte de la Seyne dans son historicité 122 111.2. La structure de l'insertion dans son expres¬ sion locale à la Seyne 125 111.3. Métamorphose historique de la structure d'in¬ sertion à la Seyne 126 111.4. La recomposition de la relation identitaire à la Seyne 131 106 L'ETUDE LOCALE MOMENT TERRITORIAL DE L'APPROCHE GLOBALE. Disons, provisoirement, que notre objet c'est l'implantation sociale des immigrés (ce que tout le monde appelle leur "in¬ sertion") nous y reviendrons. Pour approfondir la connaissance de cet objet, nous avons mené des investigations en des lieux précis. Ces lieux, nous ne les avons pas choisis nous-mêmes, en fonction de critères scienti¬ fiques. Il s'est trouvé qu'ils nous ont été désignés institu¬ tionnel lement. Cette désignation ne résultait pas de la présomption que ce lieu était particulièrement approprié aux types d'études que nous menions. Inversement cette désignation excluait par hypothèse que ce lieu pût, par rapport à notre objet, présenter des caractéris¬ tiques si singulières qu'elles rendissent malaisée toute appli¬ cation générale des résultats. Non, il semblait admis, implicitement que ce qui se passait sur les lieux de nos enquêtes(1) au regard des questions de co¬ habitation et d'insertion des immigrés, ne pouvait être profon¬ dément différent de ce qui se passait ailleurs en des lieux comparables. Un tel postulat n'allait cependant pas sans problèmes. Nul n'ignore, en effet, que les multiples conditions qui sont de nature à infléchir le cours des phénomènes que nous étudions peuvent varier considérablement, sous des apparences globale¬ ment semblables, d'une situation à une autre. Comment s'assu¬ rer que ces variations ne puissent atteindre un degré tel que le processus étudié n'en vienne pour ainsi dire, à changer de nature théorique, d'une situation à l'autre. 107 De ce problème, jamais parfaitement résolu au cours de nos enquêtes sur divers terrains locaux, a surgi la nécessité de répondre à une question de nature méthodologique : comment concevoir un cadre conceptuel permettant de constituer une vision théorique unifiée, qui soit applicable à toutes les si¬ tuations locales, et dont le maintien n'exige pasquel'on renon¬ ce à rendre compte de la variabilité des conditions locales et des conséquences locales de cette variabilité ? Ceci nous ramène au problème plus général posé, à propos de l'étude de certains phénomènes sociaux par le défaut d'articu¬ lation entre des approches qu'on peut qualifier de générales, dont les résultats sont jugés, par hypothèse, de portée univer¬ selle, et des études locales, souvent de statut monographique, qui éprouvent bien des difficultés à trancher la question de la transposabilitë ou de la comparabilité de leurs résultats, et se voient ainsi privés d'une partie de leur rendement heu¬ ristique . Pour notre propre objet de recherche, que nous concevons comme un processus historique en cours et dont l'issue est difficile¬ ment prévisible, les inconvénients de ce divorce sont particu¬ lièrement sensibles; il empêche en effet l'élaboration d'une vision d'ensemble véritablement assurée d'elle-même, en raison de la menace d'invalidation que peut représenter pour celle-ci, à tout moment, la mise au jour d'un cas particulièrement atypi¬ que, ou divergent, surgi de la profusion d'enquêtes localisées qu'a pour particularité de susciter notre domaine de recherche. Les conceptions qui ont inspiré le "programme d'études locali¬ sées du changement social", telles qu'elles ont été exposées dans un article récent (J. LAUTMAN, 1981) représentent une ten¬ tative intéressante pour remédier à ce défaut d'articulation. La notion d'approche ou d'observation localisée y est substituée à celle d'étude locale. Ce changement terminologique indique assez la voie proposée. Ces approches localisées ont un statut méthodologique, et on attend d'elles qu'elles affinent et enri¬ chissent les résultats acquis par les approches habituelles dans les domaines considérés, en permettant l'accès a un ni¬ veau plus fin et plus complexe des mécanismes sociaux à l'oeu¬ vre dans ces domaines, le niveau dit local. En tout état de cause, la préséance, pourrait-on dire, ou le primat conceptuel et théorique de l'approche générale sont maintenus. Observons que ce qui motive, dans cette perspective, la mise en oeuvre de ces approches localisées, au titre de séquence méthodologique complémentaire, c'est, au moins implicitement, le fait que certains phénomènes sociaux prêtent à une subdivi¬ sion en deux segments, concrètement observables, renvoyant à des régions distinctes de représentation et de sens, un seg¬ ment représentatif de l'aspect général - ou "national" - et un segment représentatif de 1'aspects ou de la version locale du phénomène. On peut citer parmi cette catégorie de phénomènes la "diffusion du changement social" qui est le thème du courant de recherches que nous avons mentionné plus haut, mais encore par exemple la notion de pouvoir, avec la distinction familière à tous entre pouvoir national et pouvoir local. Mais notre propre objet de recherche, ne semble pas offrir la même possibilité de disjonction représentative. On voit mal, en effet, £ quoi pourrait répondre concrètement la distinction entre un aspect "général" - ou national - de l'insertion des immigrés, et un aspect ou une version locale;si une telle sub¬ division était possible, cela supposerait, du point de vue de l'état de la connaissance dans notre domaine, que l'on serait dans une situation où on a affaire à un phénomène connu dans ses grandes lignes, et à propos duquel on découvrirait soudain l'intérêt qu'il y aurait à pousser les analyses à un niveau plus fin, plus complexe, le niveau local précisément, comme seg ment méconnu du phénomène. Cette description ne répond visiblement pas à la situation qui prévaut dans ce domaine. Pour un objet comme le nôtre, l'insertion des immigrés, tel que nous concevons ce processus, la vision générale est encore à créer, et elle s'élabore à mesure que les expressions, toujour 109 localisées, à travers lesquelles il se laisse saisir, sont explo¬ rées . La localité, dans notre cas n'est pas à redécouvrir comme on le ferait d'un segment - regrettablement - laissé dans l'ombre d'un phénomène cependant déjà largement explorée, elle entre, sous la forme de la variabilité territoriale, parmi les éléments consti¬ tutifs du phénomène tel qu'il se donne à concevoir. Cette "localité", qui est pour nous, on le voit, synonyme de ter¬ ritorialité, occupe donc, dans notre approche, une position bien différente de celle qu'elle occupe dans 1'"approche localisée" que nous avons décrite plus haut On sera mieux à même de comprendre cette position, si nous décri¬ vions brièvement en quoi consiste cette approche particulière qu'ap¬ pelle, selon nous, le processus que nous étudions. Le but que se voit fixer cette démarche est la construction d'une représentation centrale porteuse d'une signification unifiante et généralisable à partir des représentations partielles attachées à l'ensemble des formes de concrétisation par lesquelles s'exprime un phénomène. D'où l'image d'un mode de connaissance subissant une tension permanente entre un pôle de la généralisation et de la signification centrale et un pôle de la particularisation et du sens éclaté. Ce glissement d'un pôle à l'autre est constant et prend la forme d'un processus dialectique dans lequel sont impli¬ qués les deux niveaux de la conceptualisation, et qui tend à la vérification constante de leur cohérence mutuelle, et au progrès permanent de l'intelligibilité globale à laquelle tous deux concou¬ rent. (A noter, pour compléter cette brève description que la pro¬ che parenté de ce "modus operandi" ou conoscendi" avec le procédé wébërien de l'idéal-type ne nous paraît guère faire de doute. Dès lors, le qualificatif de "structure logique" appliquée par J. FREUND (1968) (2) à cet idéal-type, nous paraît être de nature à se substituer assez bien le cas échéant aux termes de "signification centrale".) On a donc, idéalement du moins, l'image d'une activité de connais¬ sance qui comprend deux moments se succédant alternativement, sans 110 subordination initiale de l'un à l'autre : un moment de progres¬ sion vers l'interprétation de portée générale - ce que nous avons appelé la "signification centrale" - et un moment où l'effort se porte vers la compréhension de formes particulières du phénomène, des formes territorialisées donc - concrètement des situations ou des espaces locaux - au cours duquel celles-ci se voient notam¬ ment appliquer la "signification centrale". C'est donc à cette phase de (re)territorialisation, supposée inté¬ grée à une approche de portée générale en cours de développement, que s'assimile, dans notre conception, toute étude de situation locale, (Ville, espaces régionaux, etc.) Le point important affirmé ici, et sur lequel il faut insister, est que les études locales représentent bien un moment d'une appro che globale en cours. Ce moment doit être considéré avant tout comme celui de la relecture de la "signification centrale" (elle- même issue, idéalement, de "remontées" d'interprétations locali¬ sées antérieures) au travers de conditions locales dont l'agen¬ cement paraît parfois si spécifique, qu'il est de nature à rendre méconnaissable, si on peut dire cette signification centrale, et à décourager tout effort de relecture de celle-ci; d'où la tenta¬ tion parfois vive, de naturaliser cette opacité locale et inassi¬ gnable, et de la ranger parmi les manifestations d'un ordre de phénomènes spécifiques que l'espace local aurait pour propriété de cristalliser, ce qui permet de s'en décharger auprès des spécialis tes attitrés de cette sphère... Pour être mieux en mesure de parer à ce dernier type de difficulté il nous a paru nécessaire de concevoir un cadre formel fondé sur la logique même de 1'"interprétation de portée générale" ajusté donc aux conditions générales de concrétisation de notre phénomène et qui permette de préfixer les grandes lignes - et la marge - de variabilité de celui-ci,ce qui revient à se donner les instruments qui nous rendent capables de faire la part la plus étroite possi¬ ble à ce que peuventcomporter d'irréductiblement spécifique les faits locaux. 111 .ImComparaison de la Seyne et de la Corse : homologie et différencia¬ tion. Mais avant d'aller plus avant sur ces points, le moment nous sem¬ ble venu d'éclairer nos propos par des exemples concrets. Nos recherches sur l'insertion des immigrés se sont développées dans le cadre d'études localisées, menées en Corse et dans la ville de la Seyne-sur-mer, notamment; c'est dans ces espaces lo¬ caux que nous allons puiser nos exemples. Au premier rang des éléments interprétatifs généraux de ce proces¬ sus, nous avons été conduits à faire intervenir le rôle de ce qu'on pourrait appeler la résistance des couches populaires loca¬ les à cette insertion. (Nous reviendrons plus longuement sur ces indications dans la suite du texte.). Une des formes de manifesta¬ tion de cette résistance est la forte valorisation -et la légiti¬ mation- par les travailleurs nationaux de l'existence au sein de la sphère productive, et des symbolismes qui lui sont attachés, de la frontière -objective et subjective- qui sépare, en tendance, initialement dans le processus d'implantation des immigrés, une strate "haute" des emplois réservée aux travailleurs nationaux et une strate "basse" abandonnée aux immigrés; le franchissement de cette frontière représentant dès lors l'un des enjeux de ce que nous appelons les rapports de cohabitation entre travailleurs na¬ tionaux et immigrés. Or, il nous est très vite apparu, en comparant la Corse et la Seyne-sur-mer que si cette frontière existait dans chacun des deux cas, autrement dit si la sphère productive était dans les deux cas structurée de manière homologique, la différence des con¬ ditions socio-économiques propre à chacune des situations étaient telles, que ce n'étaient pas du tout les mêmes sortes d'emplois -et par conséquent aussi d'identité sociale- que la frontière sé¬ parait dans chaque cas, même si les deux strates d'emploi étaient bien pour chacune des situations dans la même position relative. En Corse l'opposition : strate haute/strate basse des emplois cor¬ respondait à la distinction travailleur "en col blanc"/travailleur manuel, tandis qu'à la Seyne-sur-mer, la même opposition se traduisait par la disjonction : ouvrier qualifié, "intégré" (employé de plein titre au chantier naval, par exemple...)/ouvrier non qua¬ lifié, non "intégré", (employé, par exemple par les entreprises sous-traitantes des chantiers navals, ou les sociétés d'intérim). Dans un autre domaine, celui des relations intersubjectives, entre immigrés et couches populaires nationales, qui mettent en jeu les représentations identitaires réciproques; on peut retrou¬ ver un exemple semblable de variabilité dans l'expression d'une structure logique identique sous-tendant ces rapports. L'élément interprétatif général est ici l'existence parmi les couches populaires nationales d'un refus de l'identité- c'est-à- dire de 1'altérité... - ethnique des immigrés, ou, si l'on veut, d'un rejet des immigrés à cause de leur identité, était admis que ce refus a un versant positif, qui est l'existence sous-ja- cente d'une sorte de demande de "désethnicisation" adressée aux immigrés,ou encore une sommation d'avoir à abandonner leur parti¬ cularisme . En Corse les conditions socio-politiques, et aussi démographiques, sont telles que ce qui est en jeu, en premier lieu, c'est l'iden¬ tité culturelle des immigrés - en fait, presque synonyme d'iden¬ tité raciale - qui est considérée comme inassimilable à l'identité corse. Le cadre de référence est ici la "nation", ou encore 1'iden tité politique (l'identité par rapport à la "polis".) A la Seyne-sur-mer, en revanche, jusqu'à une époque récente, la référence essentielle allait à l'identité ouvrière, et le refus du particularisme des immigrés était prononcé au nom de leur néces saire identification à la classe ouvrière. On imagine aisément que dans ce cas, toutes choses égales d'ailleurs, l'intégration des immigrés se trouve facilitée par le fait que les représenta¬ tions des travailleurs nationaux à leur égard n'engagent aucune di continuité d'essence : l'identité ouvrière, fondée sur un principe universaliste, est jugée déjà présente, en latence, chez les immi¬ grés, malgré même qu'ils puissent en avoir, il faut simplement en¬ courager son avènement. Cette condition contribue à créer un cli¬ mat d'acceptation morale, qui contrebalance dans une certaine 113 mesure les effets néfastes de la crise économique et de la raréfac¬ tion des emplois. On voit donc comment des situations locales distinctes peuvent, dans le domaine de l'insertion des immigrés, se prêter à des in¬ terprétations - une compréhension - qui épousent un paradigme structurellement semblable, et cependant varier suffisamment entre elles par les conditions et les éléments concrets représentatifs de la structure, pour que ce processus d'insertion des immigrés pût déboucher sur -, et "travailler", des paysages et des climats sociaux assez différents. Indiquons au passage sans nous étendre ici sur ce point, comment le cadre permettant de cerner la variabilité des expressions ter¬ ritoriales de notre "structure logique", dont nous avons parlé ci-dessus intervient dans cette brève et partielle comparaison en¬ tre la Corse et la Seyne-sur-mer. Ce sont deux des quatre dimen¬ sions dont ce cadre prévoit la prise en compte qui ont été mises en jeu : la dimension de contexte pour l'interaction identitaire, et la dimension "enjeux de l'insertion", mais également celui de contexte sous un autre aspect pour la segmentation concrète et sym¬ bolique de la sphère productive. L'Interprétation générale en son état Venons-en maintenant à l'exposé de notre corps d'interprétation de portée générale, ce que nous avons appelé la "signification centrale" du phénomène : cette "structure logique" qui est à la fois le produit d'études particulières et un cadre de développement pour ces dernières. Notre objet c'est l'implantation sociale des tra¬ vailleurs immigrés, l'ensemble des relationnements sociaux qui se développent autour de cette implantation. Pour signifier l'aspect global, nous appelons cela la réalisation de 1'"habiter" des im¬ migrés. En vertu de ce qui précède on aura compris qu'il ne s'agit pas pour nous, ici, de mieux cerner un processus immémorial, il s'agit de l'immigration actuelle considérée dans son historicité. Dans cet "habiter", pour la commodité, nous délimitons trois domaines 114 principaux. "Produire" (insertion sur le marché du travail et dans l'univers de l'entreprise); "se loger" (accès à l'habitat, cohabitation spatiale); "s'ëduquer" (scolarisation, formation et plus largement socialisation.). On notera que, dans cette conception, le point de vue socio- économique, débouchant sur un repérage structurel, prévaut. Les aspects culturels et identitaires sont pris en compte, essentiel¬ lement, dans les articulations qu'ils présentent avec le domaine précédent. Nous posons que l'immigration "de notre temps" s'articule comme cause et effet à un mouvement général de reclassement - de pro¬ motion sociale - des couches sociales inférieures de la société d'accueil. Sous réserve de parler de tendances, on peut soutenir ainsi que les "nouveaux-venus" se voient affecter, logiquement, à des emplois de niveau inférieur, (la strate d'emploi libérée) et, plus largement, se voient assignés, symboliquement à une stra¬ te inférieure de "status" social, par rapport à ceux qui vont de¬ venir leurs voisins sociaux (et souvent spatiaux.), ceux pour qui l'appartenance à la classe populaire, est à la fois encore vivante et cependant en question. Cet écart, structurel, objectif, "socio-historiquement" assigné qui existe initialement entre les immigrés et leurs voisins, se voit, de plus subjectivement revêtu d'un caractère apodic- tique aux yeux de ces derniers. C'est sur le caractère nécessaire et légitime - par ailleurs, peut on soutenir, largement légitimé, au départ, par les immigrés, eux- mêmes - de cette ségrégation initiale des immigrés, qu'est fondée en grande partie l'intelligibilité de l'immigration auprès de ceux qui sont le plus étroitement concernés par elle. Ce rapport d'inégalité initial devient, par lasuite, dans le deve¬ nir intergénérationnel, l'enjeu d'une relation, sourdement conflic tuelle entre les deux couches sociales. Les uns entendant qu'il se reproduise à l'identique, les autres s'efforçant de s'y sous¬ traire . 115 L'implantation sociale des immigrés est donc, pour nous, un pro¬ cessus profondément "travaillé" par un rapport social spécifique que nous proposons d'appeler "rapport de cohabitation" entre les immigrés et leurs "voisins". Les autres éléments, tels que le rôle des cadres institutionnels et politiques du pays d'accueil, engagements militants, détermination et choix des immigrés eux- mêmes, ne cesse pas pour autant d'être considérables, mais leur impact doit être examiné au point de vue du développement de ce rapport. Nous résumons notre vue par la formule : "l'habiter est un cohabiter". Si l'on veut donner au terme "insertion" une acception positive, on peut dire que l'insertion est assimilable au processus de ré¬ duction de cette inégalité initiale. Elle peut se dire aussi accès pour les immigrés à des capacités et des chances sociales égales à celles de leurs "voisins". (Ces capacités et les chances de ces derniers seraient-elles insuffisantes!...). La symétrie que suggère le terme "rapport de cohabitation" ne doit pas faire croire à un face à face équilibré. La relation en question est marquée par une domination - relative - des voisins des immigrés sur ceux-ci... On peut exprimer plus simplement cela en parlant d'une résistance populaire diffuse et plus ou moins consciente à l'insertion des immigrés. Nous soutenons cependant qu'il existe, au sein de la classe popu¬ laire nationale, au moins potentiellement, des conditions "praxéo- logiques" suffisantes pour que cette domination se renverse en accueil et intégration, à certaines conditions cependant qu'il faut examiner maintenant. Indissociablement ancré au rapport de cohabitation dans le champ intersubjectif où s'inscrivent les relations concrètes entre les immigrés et leurs voisisns, nous postulons l'existence d'une rela¬ tion identitaire, impliquant une activité d'interconnaissance, au travers de laquelle se construit, se reproduit, ou se dissout, l'altérité ethnique des immigrés (l'attribut totalisant qui a pour corrolaire leur extériorité maintenue à la "polis", à la nation.). 116 Cette relation est donc pour nous le lieu d'un processus d'ethni- cisation (ou de "dêsethnicisation") réciproque et symboliquement négocié. L'altërité ethnique, soulignons-le enfin est considérée par nous exclusivement sous l'angle de sa production dans un rap- à subjectivité; port de subjectivité/ et ne référé pas à la prise en compte par 1 "'observateur" de traits objectifs; ce qui est objectivé ce sont les représentations construites dans cette relation, seraient- elles produites par des consciences falsifiées, non les traits des acteurs. Selon ce cadre conceptuel, l'insertion des immigrés peut être re¬ gardée comme un processus "nêgentropique" au cours duquel se dis¬ sout leur infériorité initiale. Pour que ce processus s'accomplisse sans heurts, il faut que la ségrégation initiale de ces groupes soit délégitimêe par leurs voisins (et aussi par eux-mêmes!...), et cette délégitimation a elle-même pour condition la dêsethnicisation de la relation iden¬ titaire. Si l'on entend prendre en compte les préoccupations de paix sociale qui sont généralement celles des acteurs politiques, on peut indiquer que, de ce point de vue, se dessinent les figu¬ res logiques suivantes. ségrégation + ethnicisation = paix sociale désêgrégation + dêsethnicisation = paix sociale dëségrégation + ethnicisation = tensions sociales. Ces équations complètent notre schéma d'interprétation général du processus d'insertion des immigrés. Leur formulation est en accord avec le point de vue, essentiel pour nous, selon lequel dans la détermination de ce processus l'interaction entre immigrés et classes populaires nationales joue un rôle très important. Elles tiennent donc le plus grand compte des cadres mentaux - Louis DUMONT (1983)(3) dirait idéologiques - qui "informent" les réac¬ tions des milieux populaires et celles, par conséquent, de leurs relais politiques. Au plan méthodologique elle doivent plus parti¬ culièrement permettre de qualifier des situations locales sous un aspect global ou "sociétal". D'un point de vue plus dynamique, 117 ANNEXE Dimensions Contenu ancrage territorial possible . Contexte A.Contexte économi¬ que B.Contexte socio-démo¬ graphique C.Contexte migratoire D.Références locales de la problématique migratoire (.histoire du développement économique récent .conditions de l'appel à la * main d'oeuvre étrangère. ^.situation économique actuel- V le. .structure démographique .position structurelle de l'apport étranger. ^ .évolution de la structure sociale locale. .histoire locale de l'immi¬ gration .description des populations étrangères. .migration "intra-nationale" .structure démographique des populations. ^1) mémoire collective et si¬ tuation actuelle de • l'identité politique. 2) mémoire collective et pro- / blématique actuelle de l'identité ouvrière. commune bassin d'emploi /(contexte régional) commune, agglomération bassin d'emploi. (comparaison avec situation nationale). bassin d'emploi / commune y Région Région \ commune bassin d'emploi, etc. Etat et enjeux de l'insertion. A.Produire B. Se loger 1) position structurelle des commune immigres en terme de statut /bassin d'emploi professionnel. I agglomération ^ 2) position des immigrés en N terme de branches d'activi¬ té \3) examen de la position des immigrés sous le critère précarité/chômage. .orientation des formes de gestion de la force de tra¬ vail . .tendances dans la structure interne de la classe popu¬ laire (comparaisons régionales et nationales). bassin d'emploi commune bassin d'emploi .gestion de l'urbanisation so- commune, département ciale. .évaluation des conditions commune, bassin d'emploi d'habitat des immigrés .gestion de l'accès au 1j — menc au ■LOSe- commune, département 118 leur emploi peut permettre de discerner le sens probable de l'évo¬ lution de certaines de ces situations. Pour illustrer leur valeur heuristique, nous allons, maintenant, revenir à des exemples puisés dans nos études sur la Corse et La Seyne-sur-Mer. 11.1.De la déségrégation tendue de La Seyne à la ségrégation paisible de la Corse : variation des situations, unicité du paradigme. A la Seyne-sur-mer de nombreux facteurs tenant au contexte et aux enjeux locaux de l'insertion, créent une situation à la fois évo¬ lutive et critique. En bref, car nous reviendrons plus longuement sur cet exemple dans la suite du texte, on peut dire qu'avant que la crise des chantiers navals, industrie-phare de la ville, n'atteigne son point critique actuel, une tendance à la déségrêgation des immigrés dans la sphère productive, s'affirmait de plus en plus, par rapport à cette dynamique déségrégative, on peut affirmer qu'une division en deux fractions de tendances opposées "travaillait" les milieux populaires. Une fraction qui se montrait favorable à la déségrêga¬ tion (= intégration), par référence à l'identité ouvrière, au moins virtuelle, des immigrés. Ces milieux exprimaient corrélative¬ ment à l'égard des immigrés une demande pressante de dësethnici- sation, entendue comme l'abandon par ces derniers de leur particu¬ larisme identitaire. Pour une autre fraction des milieux populaires (coïncidant forte¬ ment avec les catégories "en reclassement"), la ségrégation, en revanche, continuait à être la norme qui devait être imposée à l'insertion des immigrés; la représentation du particularisme iden¬ titaire des immigrés, comme donnée "de nature", et irréductible (souvent, mais pas toujours, accompagnée de connotations stigma¬ tisantes) venait légitimer cette exigence de ségrégation. On peut dire qu'entre ces deux tendances existait une sorte de conflit plus latent qu'avoué, qui laissait toutes ses chances à une évolution positive de l'insertion, si d'autres conditions 119 négatives n'intervenaient pas. C'est, malheureusement ce qui s'est produit, comme nous le ver¬ rons plus en détail, avec la crise des chantiers navals qui ag¬ grave considérablement les manifestations locales de la crise économique générale. L'effet de ce facteur n'a pas été de ruiner tout espoir d'inser¬ tion pour les immigrés, mais de réduire la marge de manoeuvre des groupes favorables à l'intégration des immigrés eux-mêmes, pour ce qui regarde l'autonomie de ces derniers dans la définition de leur identité. En effet sous l'effet de la raréfaction des emplois et de la compétition qu'ils suscitent désormais, la tendance qui articule ségrégation et ethnicisation justificatrice gagne en poids social et en légitimité politique (une de ses formes d'expression est le vote d'extrême droite...). Par contre-coup les groupes favorables à la déségrégation se voient amenés à renforcer de manière considérable leur pression sur les immigrés pour qu'ils renoncent à leur particularisme... On peut dire que c'est la première équation qui qualifie le mieux la situation corse au point de vue global. L'ethnicisation, tout d'abord, est bien présente sous la forme d'une frontière identitaire, solidement ancrée, qui sépare les "ethnies" (les immigrés sont ici très majoritairement des Marocains) et est légitimée par les "partis" en présence. La ségrégation est à la fois présente et absente. Elle est largement présente dans la sphère productive et publiqueoù les rôles et les positions des uns et des autres sont nettement séparés. Dans l'es¬ pace et la sphère résidentielle la faible urbanisation de l'Ile et le développement réduit de son parc de logements sociaux, con¬ ditions, qui empêchent, en somme, un déploiement "suffisant" de la différenciation sociale de l'espace font que la cohabitation rapprochée des immigrés et de leurs "voisins" sociaux est très fréquemment la règle. Or cette cohabitation forcée ne semble pas poser de problèmes majeurs. Ceci semble infirmer notre troisième équation, puisque la déségrégation (ici spatiale) semble faire bon ménage, dans ce cas, avec une forte rémanence de l'ethnicité. 120 L'explication de cette "anomalie" tient sans doute dans le fait que comme le montre Pierre L. Van der BERGHE (i960) (4) ségréga¬ tion sociale et ségrégation spatiale sont "en raison complémen¬ taire et inverse". C'est là où la subordination des rôles et des positions du groupe ethnique dominé commence à être remise en question pratiquement et visiblement, c'est-à-dire là où tend à s'instaurer ce que cet auteur appelle une "situation de concur¬ rence" entre les groupes ethniques, que la ségrégation spatiale -ou physique- tend à s'imposer comme un moyen propre à reconsti¬ tuer la distance sociale dont l'expression est menacée. En Corse, contrairement à La Seyne-sur-Mer où elle commence à émerger, cette "situation de concurrence" est loin d'être réali¬ sée et la ségrégation sociale - comme position subordonnée - des immigrés, reste dominante. Or, si l'on reprend ici le convaincant paradigme de Pierre L. Van der BERGHE, en un cas pareil, la ségré¬ gation spatiale, comme substitut de la distance sociale, n'est pas requise... Voilà, donc, qui explique que la cohabitation ré¬ sidentielle interethnique puisse se dérouler de manière relative¬ ment harmonieuse (5). Pour avoir une vue plus complète sur cette question, il faudrait sans doute aller plus loin, et noter que tout un ensemble de facteurs tenant aux structures socio-économi¬ ques (prédominance de l'agriculture, premier secteur d'emploi des immigrés, et donc des "structures agraires"; nombre considérable des entreprises artisanales ou semi-artisanales dans le bâtiment et les travaux publics, second secteur d'emploi des immigrés.) ou socio-culturelle (persistance de modes de sociabilité archaïques, pour dire cela très vite), contribuent à créer un contexte où la ségrégation-subordination des immigrés, s'opère, jusqu'à aujour¬ d'hui, dans un climat de relation fortement marqué par le pater¬ nalisme des groupes dominants (et notamment des très nombreux em¬ ployeurs) . (Dans un tel contexte les relations entre groupe eth¬ nique dominant et groupe dominé comportent l'observance de modes réciproques d'adresse - ce que P.L. Van der BERGHE (6) appelle une "étiquette" - qui,perpétuant l'expression de la distance sociale permet la plus grande proximité physique entre ces groupes.). 121 III. Approfondissement du cas de La Seyne-sur-Mer : une particularité arrivée à la généralité. Nous nous proposons maintenant d'approfondir l'exemple de La Seyne- sur-Mer. Un tel propos ne doit cependant pas nous faire soupçonner de dérive vers la monographie, ce qui contredirait tout ce que nous avons affirmé jusqu'ici. Inversement notre démarche ne s'in¬ terdit nullement de satisfaire des besoins de connaissance loca¬ le, émanant de l'espace local lui-même; le souci doit être, ce faisant, d'éviter l'enfermement monographique, c'est-à-dire de promouvoir une connaissance locale intégrée sans fusion ni coupure avec les vues générales, en cours d'élaboration. Pour rappeler que l'exemple abordé ici, doit être regardé comme s'intégrant idéalement à une chaîne d'autres études semblables, avec lesquelles les conditions d'une comparaison doivent être créées, un bon moyen aurait été de faire précéder cet exposé du tableau reproduisant ce que nous avons appelé les dimensions de la variabilité territoriale de l'interprétation générale; les dimen¬ sions au regard desquelles l'expression de celles-ci peut varier terrirotialement. La lecture d'un tel tableau avec ses nombreuses subdivisions analytiques, risquerait d'être trop fastidieuse et nous ne le reporterons pas ici. Indiquons cependant que cette variabilité peut être référée, selon nous, à quatre classes de données : "Contexte" (économique, démo¬ graphique, migratoire, etc...); l'"état et les enjeux de l'inser¬ tion"; la spatialisation, et les dispositifs organisationnels poli¬ tiques et associatifs. Précisons, enfin, brièvement, que les deux dernières de ces dimensions sont assez largement la résultante des premières, mais que se cristallisant en dispositifs concrets, elles se transforment elles-mêmes en niveaux autonomes, de déter¬ mination. Dans l'exposé, nous ne nous référerons qu'aux deux premières de ces dimensions (Contexte en enjeux de l'insertion) pour ne pas alourdir notre propos. 12 2 III.1. Le contexte de La Seyne dans son historicité. La Seyne répond à l'image d'une ville ouvrière dont la croissan¬ ce est directement liée à celle des chantiers de construction navale (7). Le développement de cette mono-industrie commence (dans le prolongement d'une tradition séculaire) dans la seconde moitié du XIXe siècle. L'effectif ouvrier de ces chantiers est de 4.000 en 1913, et culmine à 6.000 en 1976 (pour redescendre à 3.700 en 1984, 2.000 à fin 1985, la situation actuelle étant mar¬ quée par des menaces de fermeture totale imminente). Deux caractéristiques importantes seront présentes dès le début et perdureront sous des aspects variables, jusqu'à la période la plus récente. . appel constant de l'industrie locale à la main-d'oeuvre immigrée, nationale et étrangère. . séparation des emplois en deux grandes catégories : un secteur d'emplois qualifiés, protégés, formant la base possible d'une sor¬ te d'"aristocratie ouvrière", d'une part; et, d'autre part, un secteur d'emplois peu qualifiés et entachés de précarité, consti¬ tué et géré au travers d'entreprises sous-traitantes et, plus récemment, de sociétés d'intérim dont la présence permet à la direction des chantiers de supporter l'irrégularité et le manque de suivi qui constituent une des particularités du marché de leurs produits. Ce second secteur d'emploi conditionne une identité ou¬ vrière infériorisée par rapport au premier secteur (Une disjonc¬ tion qui tend d'ailleurs à prolonger ses effets dans la ville et l'habitat où est perceptible une certaine ségrégation résidentiel¬ le qui lui répond). Ce second trait se trouve accentué au cours du tournant industriel et social qui se situe au moment de la guerre (immédiatement avant et après). Le processus productif, en effet, se voit alors profon¬ dément transformé : "taylorisation" accrue, séparation entre tra¬ vail en atelier et travail de bord, introduction des technologies modernes, voilà les traits principaux de cette transformation. Le patronat, en partie guidé par des objectifs d'accroissement de rentabilité, en partie sous la pression du syndicat CGT dont la I 123 puissance s'affirme, est amené à développer une politique du personnel favorable à la promotion des ouvriers du premier sec¬ teur : diversification et relèvement des qualifications, dispa¬ rition quasi-totale des manoeuvres et des "OS", création du sta¬ tut de technicien, avancement assuré; à ceci s'ajoute une véri¬ table politique sociale : retraite complémentaire, aide au loge¬ ment dans le cadre de la construction de logements HLM entrepri¬ se par la Municipalité. Tous ces facteurs renforcent la tendance à la formation locale d'un fort noyau d'ouvriers prévilégiés, conscients d'appartenir à une élite. Cette appartenance traverse les générations. C'est souvent de père en fils qu'on est ouvrier de "la navale" (où on entre par l'école d'apprentissage spéciale créée en 1949). Dans ce même temps les entreprises sous-traitantes qui permettent à la direction d'absorber les "à coup" du marché, se développent et se multiplient (leur "âge d'or" se situe entre 1970 et 1975...) et se voient affecter le "travail de bord" (montage d'éléments normalisés construits à l'extérieur, sablage, peinture...). Leurs employés ont généralement des salaires inférieurs à ceux des ou¬ vriers de "la navale", et leurs conditions de travail sont plus difficiles. Enfin, bien que la plus grande partie de leur travail s'effectue à bord des navires, ils n'ont pas le sentiment de faire partie réellement des ouvriers de cette "aristocratie" que ten¬ dent à constituer les ouvriers des chantiers navals. L'effet induit principal du développement des chantiers navals hors de leur sphère d'activités propres, est la création d'un important secteur du "bâtiment et travaux publics" en raison notam¬ ment de la politique active de construction de logements sociaux engagée après la guerre par le Municipalité communiste (8). Les effectifs de ce secteur d'emploi vont atteindre deux mille per¬ sonnes au cours de la décennie 1960-1970. Le développement des chantiers navals a de tous temps nécessité l'appel à une main-d'oeuvre immigrée. Ces immigrés ont été, au cours d'une très longue période, presque exclusivement des Italiens (Piémontais, Toscans, Vénitiens). Ils représentent en 1881, 13% de la population seynoise, et leur part dans la population ira 124 jusqu'à atteindre 30% en 1921 (pour régresser ensuite sous l'ef¬ fet de la crise, des tensions entre la France et l'Italie fas¬ ciste, et aussi sous l'effet... des naturalisations et des acqui¬ sitions de nationalité.). Ces Italiens sont majoritairement em¬ ployés aux chantiers navals (ils forment 41% de leur personnel en 1881) où ils occupent initialement les emplois du second secteur avant de pénétrer - "intergénérationnellement" - dans le premier. Parmi eux l'engagement dans des activités politiques ou syndica¬ les est fréquent : ils figurent (avec les bretons) très souvent au rang des premiers leaders des luttes syndicales. Beaucoup d'en¬ tre eux qui appartenaient d'abord à la mouvance de 1'anarcho-syn- dicalisme, rejoindront, après 1917, les rangs du parti communiste et renforceront son implantation grandissante. A partir de i960 on assiste à l'arrivée d'une seconde vague migra¬ toire essentiellement formée par les Maghrébins (9). Les Algériens d'abord à partir de 1962, puis les Tunisiens et les Marocains à partir de 1968. Ce groupe constituera en 1982 6% environ de la population seynoise (9% si on y ajoute les "Français par acqui¬ sition" de même origine). Il faut mentioner, aux côtés de ces ma¬ ghrébins un petit nombre de sénégalais (1,5% des habitants de la commune) auxquels s'ajoute un nombre non négligeable de familles de la même origine, qui ont choisi la nationalité française à l'indépendance de leur pays. Les travailleurs de cette nouvelle vague migratoire seront employés soit dans les entreprises sous-traitantes des chantiers navals, soit dans l'important secteur du bâtiment qui se développe alors. A noter que dans le premier cas, une spécialisation ethnique in¬ terne apparaît : les Sénégalais sont généralement affectés aux travaux les plus pénibles et les plus dangereux (peinture, travaux de carénage...) (10). Les Maghrébins eux sont employés dans la chaudronnerie, la métallurgie, l'armement. La croissance urbaine suit d'abord celle des chantiers navals qui la conditionne. La ville qui compte 8.709 habitants en 1856, en comptera 19.747 (dont 23% d'étrangers c'est-à-dire d'Italiens en 1906) , 39 .636 en 1962. 125 Au cours des deux dernières décennies la ville va connaître un accroissement important - elle atteindra 57.000 habitants en 1982. Un accroissement dû pour beaucoup à des courants migratoi¬ res divers, qui ne sont pas tous liés aux besoins en main-d'oeu¬ vre des chantiers navals. Parmi ces courants, on note celui des rapatriés d'Algérie (II), essentiellement, auquel il faut ajou¬ ter sans nul doute, une part du courant migratoire d'origine na¬ tionale formé de retraités et d'"actifs" employés dans les sec¬ teurs non marchands ou le "tertiaire", notamment le tourisme, qui touche alors la région tout entière et qui est l'indice de trans¬ formations économiques et sociologiques profondes. A côté de ces courants migratoires nationaux prend place, nous l'avons vu, 1'immigration de travail étrangère, qui nous occupe ici (12) . III.2.La structure de l'insertion dans son expression locale à La Seyne La sphère d'emplois suscités par "la navale", on l'a vu comporte une stratification à deux et même à trois niveaux (car il faut y inclure les travaux particulièrement dévalorisés confiés aux travailleurs noirs) différenciés par les conditions objectives - et subjectives - offertes à ceux qui les occupent : strate "noble" des ouvriers de la navale, et strate inférieure des emplois de la sous-traitance, avec sa subdivision en deux catégories. Les enjeux de l'insertion - c'est-à-dire du rapport de cohabita¬ tion - se cristallisent sur ce changement de position dans cette structure interne du "status" ouvrier. Les immigrés du passé - les Italiens - se voient assigner à leur arrivée une position dans le second secteur d'emplois, l'insertion se joue, "intergé- nêraticnnellement", sur le passage au premier secteur d'emploi qui s'interprète aussi comme l'accès - ou l'affiliation - à la pleine identité ouvrière. Ce passage étant plus aisé lorsque on est en période de pleine activité ou de croissance économique. Fait capital à noter : la désethnicisation des relations concrè¬ tes qui accompagne et conditionne cette insertion s'opère, prio¬ ritairement, par référence à l'identité ouvrière. Elle est le "lieu" symbolique de l'intégration. C'est par rapport à cette identité que la frontière de l'altérité ethnique est appelée à 126 se dissoudre. C'est en son nom que les ouvriers français récla¬ ment et proposent cette dissolution, grandement facilitée par le dynamisme du mouvement ouvrier. Ce modèle a fonctionné quelque temps pour la vague migratoire des années 60-70. Plus exactement, il n'y a que la première phase, ségrégative, qui s'est déroulée conformément au "modèle" (cette époque de "ségrégation heureuse", nous avons entendu cer¬ tains ouvriers tunisiens l'évoquer comme un âge d'or...). Mais le modèle est aujourd'hui en crise. Pour comprendre cette crise, il ne faut pas se contenter de faire intervenir des cau¬ ses simples, comme le racisme populaire, ou l'attachement des Maghrébins à leur identité; il faut faire intervenir des chaînes causales beaucoup plus complexes. Car c'est tout le contexte de l'insertion qui a changé et pas seulement l'origine nationale des travailleurs immigrés. C'est ce point que nous allons aborder maintenant. III.3.Métamorphose historique de la structure d'insertion à La Seyne Tout d'abord, les conséquences du changement d'origine des flux (c'est maintenant l'immigration maghrébine ou du Tiers-monde qui prédomine) ne sauraient évidemment être passées sous silence. La première d'entre elles est le changement qui affecte les détermi¬ nations symboliques pesant sur les relations entre nationaux et immigrés. On peut dire qu'on assiste à une exacerbation de l'eth- nicisation des rapports entre les deux groupes. Pas seulement parce que l'altérité ethnique en vient réciproquement à être in¬ terprétée sur un registre "anthropologique" qui la naturalise; mais aussi parce que les violencesou les stigmatisations racistes dont sont fréquemment victimes ces immigrés-là (et en fait, à travers eux, la classe populaire tout entière dont ils sont deve¬ nus les "marqueurs"), de la part des couches sociales de statut immédiatement supérieur, aboutit par effet de "schismogénèse", à exacerber chez eux la revendication de l'identité, qui à son tour renforce chez les nationaux, la certitude de leur "inassimilabi- lité". Et il faut avoir en mémoire à ce propos les conditions 127 créées par l'arrivée sur la commune, à l'instar de la région toute entière, de nouvelles couches moyennes, qui transforment profondément sa structure socio-démographique. Les changements les plus importants se situent cependant dans la sphère socio-économique, ils permettent de "recadrer" utile¬ ment le strict problème de 1'interethnicité. Le développement initial du secteur du bâtiment constitue l'un d'entre eux. Ce secteur fait fortement appel à la main-d'oeuvre immigrée (13). C'est une activité qui lui est abandonnée, et qui, à ce titre, appartient au second secteur d'emploi. Mais c'est aussi une activité qui est coupée de la structure-objective et symbolique - des emplois, telle qu'elle s'est fixée à La Seyne autour de "la navale", qui ne tire pas son sens de sa position dans cette structure; c'est donc une sphère autonome de représen¬ tation de l'identité ouvrière qui se crée là, avec ses conditions de travail et ses hiérarchies particulières, et les possibilités qu'elle paraît offrir d'une évasion de la condition ouvrière, sous la forme de l'artisanat et de la création de petites entre¬ prises. Ce secteur d'emploi d'abord dévalorisé, risque, par la suite, malgré la crise qui le frappera lui-même, d'être l'objet d'un réinvestissement, à la fois concret et symbolique, parfois fondé sur des représentations largement imaginaires, de la part des ouvriers nationaux victimes eux-mêmes de la crise de "la na¬ vale". Ce qui peut constituer une source de tensions supplémentai¬ res ; de relégués qu'ils semblaient dans ce secteur, les immi¬ grés risquent d'apparaître comme les détenteurs d'un monopole envié. Mais la rupture décisive est celle qu'introduit la crise écono¬ mique en général, et plus particulièrement celle des chantiers navals; elle va entraîner la désagrégation complète de l'espace ouvrier de la ville, et par voie de conséquence, celle des bases sur lesquelles s'était édifié le modèle "historique" de l'inser¬ tion des immigrés. Le processus qui s'était engagé sur ces bases 128 avec les Maghrébins de la vague migratoire des années 60-70 va se trouver bloqué. On peut montrer ainsi que c'est le nouveau contexte économique créé par la crise qui décuple l'effet propre du facteur aggravant que constitue en elle-même la nouvelle com¬ position ethnique de l'immigration. La crise des chantiers navals d'abord. Le tournant se situe très précisément en 1978, lorsque le "plan Davignon" est adopté (14). A partir de cette date "la navale" commence son long déclin frappée par une crise qui se révélera mortelle. De restructura¬ tions en plans sociaux et de plans sociaux en "pôles de conver¬ sion" les effectifs passent de 6.000 environ en 1976 à 1.700 aujourd'hui (15). Le chômage induit et diffusé par celui des chan tiers navals est, soulignons-le, d'un impact considérable dans cette ville mono-industrielle. Les spécialistes locaux ont cou¬ tume de dire, par exemple, qu'un emploi sur les chantiers navals induit 9 emplois dans la ville et fait vivre 27 personnes... Le secteur relativement indépendant du bâtiment et des travaux publics est lui-même gravement touché. Dès 1970 on a assisté à un retournement de tendance; on note à cette date un ralentisse¬ ment puis un arrêt total des grands marchés publics. La branche s'oriente alors vers le marché plus restreint des mai¬ sons individuelles (trait qui n'est pas sans rapport avec les mu¬ tations sociales dont la commune comme la région sont le théâtre crise et réorientation ont pour résultat qu'entre 1978 et 1984, 1/3 des entreprises du bâtiment ferment leurs portes. Au total au cours de la dernière période l'augmentation globale du chômage est considérable : elle est de 150% dans la Commune, entre 1975 et 1982, avant même les dernières grandes vagues de licenciements sur les chantiers navals. Signe des temps et, là encore, symptôme des transformations socia les et économiques qui affectent la commune comme la région, la perte des emplois est freinée par l'augmentation spectaculaire des emplois dans les activités de service (16). Un dernier élément ajoute ses effets à cette désagrégation de l'espace ouvrier. Le patronat des chantiers met en place ce qu'on 129 pourrait appeler une gestion de crise de la force de travail. Elle est caractérisée par le recours de plus en plus prononcé aux sociétés d'intérim (17), tandis que régresse le nombre des entreprises sous-traitantes. L'Intérim fournit une main-d'oeuvre fragilisée par la précarité, ne bénéficiant pas du soutien syndi¬ cal, sans droit de grève ni convention collective. Il constitue sans nul doute un moyen efficace pour briser la résistance ou¬ vrière face aux restructurations, et plus largement pour accen¬ tuer les divisions et la compétition parmi les travailleurs. On peut remarquer de plus que cette forme d'emploi dessine le pro¬ fil d'un ouvrier malléable et interchangeable coïncidant assez bien avec l'image traditionnelle du travailleur immigré. De fait, l'augmentation de la population étrangère qui atteint 23% sur La Seyne entre 1975 et 1982 paraît surprenante et l'ac¬ célération du regroupement familial consécutif à l'arrêt de l'im¬ migration ne suffit certainement pas à l'expliquer. On peut es¬ timer que le recours à la main-d'oeuvre immigrée, par l'intermé¬ diaire des sociétés d'intérim, c'est accru non pas malgré la crise mais à cause d'elle, ce qui l'inscrirait dans une nouvelle stratégie de gestion globale de la main-d'oeuvre au niveau local.. Chômage spectaculairement accru, mise en place d'une gestion de la main-d'oeuvre orientée vers son atomisation et 1'exacerbation de la concurrence en son sein, tels sont donc les traits du mar¬ ché du travail local en ces années de crise. Le cadre de l'insertion des immigrés se trouve désormais complè¬ tement modifié et il faut d'abord voir là la conséquence de l'homogénéisation du marché du travail, et de la disparition du double secteur d'emploi. Si l'on compare la manière dont s'était accomplie par le passé l'insertion des Italiens, et celle qui s'offre désormais aux Maghrébins, on aurait tort de conclure que le modèle historique s'insertion est frappé de dysfonction à l'égard des Maghrébins, empêchant leur transition de la position inférieure à la position supérieure de la structure des emplois qui est le propre de ce 130 modèle. En vérité, ce qu'il convient de dire, c'est que c'est cette structure elle-même qui s'est désagrégée, qui est devenue obsolète. Pour autant, l'insertion des immigrés n'échappe pas à toute structuration et le schéma de notre "signification cen¬ trale" va trouver une autre forme d'expression. La dissolution de la frontière entre les deux secteurs d'emplois n'est pas le résultat d'une dësëgrégation des immigrés (ce qui s'assimilerait à leur diffusion, à chances égales, dans toutes les strates d'emploi) mais celui d'un processus de régression d'une partie des ouvriers nationaux vers les secteurs d'emplois occupés traditionnellement par les immigrés. Autrement dit, les enjeux du rapport de cohabitation ne sont plus cristallisés au¬ tour du passage d'une strate d'emploi inférieure à une strate su¬ périeure, mais autour de l'emploi tout court dans une situation de pénurie. La pression à la ségrégation s'assimile désormais à une pression à l'exclusion pure et simple (18). Ainsi se trouve réalisée "par le bas" si on peut dire, la "situation de concur¬ rence", dont parle Pierre L. Van der Berghe (19). Une situation de nature à générer, on le sait, une forte pression à la ségréga¬ tion - â l'exclusion - des groupes ethniques dominés. Ce nouveau cadre est gros de tensions sociales imprévisibles, et conduit à souligner l'importance et l'urgence du procès de déseth nicisation des relations intersubjectives entre "nationaux" et immigrés, seul capable de relâcher ces tensions, et de garantir la possibilité d'une insertion normale des immigrés. (Français et immigrés de la classe populaire devenant alors égaux et soli¬ daires devant la pénurie d'emplois et les nouvelles formes de ges tion de la force de travail.) En faveur de cette désethnicisation jouent heureusement toutes sortes de facteurs, parmi lesquels la tradition intégrative de la ville "historiquement" ouvrière n'est pas le moins impor¬ tant. Nous ne pouvons ici nous étendre sur le rôle joué par les conjonctions sociales liées à l'habitat (cette question relève de notre Ille Dimension, "La spatialisation...") et qui peut être important dans certains cas, ainsi que sur celui de certaines 131 formes d'action sociale. Enfin et surtout, évidemment, l'école égalitaire, joue également un grand rôle dans ce domaine, comme espace dëséarêgatif et comme lieu d'un procès de socialisation commun des jeunes. Face à ces éléments positifs, d'autres élé¬ ments néfastes sont à l'oeuvre. Le principal d'entre eux résulte de la mise à mal de l'identité ouvrière sous l'effet de la crise de "la navale". Il faut consi¬ dérer, en effet, que cette crise, signifie quelque chose de plus qu'une désastreuse perte d'emplois, appréciée quantitativement, elle signifie la perte d'un repère social majeur pour toute une couche sociale, toute une micro-société. Sur les décombres de l'ancienne identité ouvrière, l'image emblématique nouvellement offerte de la condition populaire et du travailleur, est celle d'un ouvrier amoindri, endurci, mobile, interchangeable, adapté au nouvel ordre des choses. Et les ouvriers des chantiers mena¬ cés de licenciement, font sans doute sourdement grief aux immi¬ grés de paraître répondre trop bien à cette image, de pactiser en somme avec elle et ceux qui la proposent. "Des gens adaptés pour la survie, pas peur la vie, des mutants !" dit des immigrés un vieil ouvrier des chantiers. III. 4. La recomposition de la relation identitaire à La Seyne. La rupture la plus grosse de périls est celle qui concerne le contexte où se trouve placé ce qu'on pourrait appeler le "diffé¬ rend ethnique" et qui est le noeud critique de la "relation iden¬ titaire" liant immigrés et nationaux des classes populaires. La désethnicisation - l'abolition de l'altérité ethnique - n'est plus réclamée et proposée par référence à la représentation uni¬ versalisante - et, en quelque sorte, transcendante - de l'iden¬ tité ouvrière, mais par référence à la représentation particula¬ risante de l'identité politique, et sous le point de vue des dispositions à l'égard de l'appartenance à la nation; ce qui ou¬ vre à la problématique insidieuse de 1'"assimilabilitë", et con¬ duit les nationaux à délégitimer dans son principe et sa possibi¬ lité même le procès de désethnicisation, quand il implique les Maghrébins. Cette régression est-elle "intéressée", ou est-elle 132 le produit sans auteur de la nouvelle situation ? nous n'en débattrons pas ici... Les plus lucides des militants ouvriers, et parmi eux ceux qui sont engagés dans les actions sur les conditions d'habitat (19) - et donc de cohabitation - sont conscients des risques de cette situation et s'efforcent de lutter contre les replis identitai¬ res. Ils invitent les immigrés à éviter ce repli et à entrer dans des organisations communes. Bien des facteurs cependant jouent en faveur de la tendance au repli, largement explicable au surplus par une simple réaction de défense communautaire... Parmi ces facteurs peut-être faut-il citer, paradoxalement le mouvement associatif immigré qu'a en¬ traîné, en partie, la vogue officielle du thème de l'identité culturelle(dont les intentions sont certes, tout à fait louables Son existence a renforcé parfois chez les voisins des immigrés le sentiment, fondé sur des apparences mais n'importe ! que les immigrés délégitimaient eux-même tout rapprochement "désethnicis avec ceux dont ils partagent - à peu près - désormais la condi¬ tion. C'est ce que semblait vouloir exprimer cet ouvrier des chantiers à la retraite quand il nous a déclaré : "on dit que nous sommes racistes mais ils le sont plus que nous 133 NOTES (1) Jacques LAUTMAN : "pour une théorie de la localité" ("Cahiers Internationaux de Sociologie". Vol. LXX, ns. 1981). (2) Julien FREUND : "Sociologie de Max Weber". Paris : PUF, 1968. (3) Louis DUMONT : "Essai sur l'individualisme" (introduction) Paris : Seuil, 1983. (4) Pierre L. Van der BERGHE : "Apartheid : une interprétation sociologique de la ségrégation raciale" (in "Cahiers Inter¬ nationaux de Sociologie", Vol. XXVIII, i960). (5) La flambée de violence contre les Maghrébins que connut l'île en 1982 ne contredit qu'en apparence nos affirmations. Elle doit s'interpréter, en effet, comme un rappel à 1'"ordre local" adressé aux immigrés, et destiné à réduire le trop grand espoir que ceux-ci auraient pu placer dans les mesures de sens dësêgrégatifprise à ce moment-là par la gauche, (régularisation des "sans-papiers" etc...) le lien posé par notre paradigme entre déségrégation et tensions sociales se trouve en fait confirmé par ces événements (pour plus de dé¬ tails sur la situation Corse voir notre article : "Une situa¬ tion migratoire : les Maghrébins en Corse" (_in "Les Temps Modernes", Mai 1984). (6) Art. cit. (7) Nous nous sommes largement inspirés pour la partie historique de cet article des riches travaux de Patrick Martinenq ("Ouvriers des chantiers navals et modes de vie; La Seyne-sur- Mer et son marché de l'emploi : I830-I98I. Thèse de 3e cycle, nov. 1982, E.H.E.S.S.). (8) Voir à ce sujet, M. ANSELME et R. WEISZ "Un système économi¬ que en mutation : l'exemple de La Seyne" . I_n Sud-Information économique n° 62, 1985. 134 (9) Sur le bassin d'emplois toulonnais ce sont les Algériens qui forment le groupe le plus nombreux dans la population maghrébine (40,2%) alors que sur la commune de La Seyne proprement dit ce sont les Tunisiens qui sont en majorité (62,7% des Maghrébins). Ceci s'explique sans doute par le fait que les membres de la communauté tunisienne sont fré¬ quemment originaires du port de Bizerte et de sa région, où les "primo-arrivants" avaient acquis des qualifications dans des activités liées à la construction navale. De plus, en raison des perspectives que paraissait offrir ce secteur d'emploi, ces Tunisiens ont plus fréquemment fait venir leur famille que les autres Maghrébins (taux de masculinité en 1982 : Tunisiens, 52%; Algériens : 61%, Marocains : 68%). (10) Cette assignation ethnique n'est pas sans trouver son écho dans les représentations qu'ont les Maghrébins des Sénéga¬ lais (en fait pour eux les "noirs"...) du moins en tant que travailleurs et qui sont parfois assez dévalorisantes. (Pour le travail, ce sont de véritables machines etc..."). (11) On en dénombre 40.000 pour le département du Var (qui comp¬ tait 625.000 habitants en 1975). (12) Au cours de la période intercensitaire 1975-1982, la popula¬ tion de La Seyne augmente de 14,3% et cette augmentation est due pour 12,5% a l'accroissement de la population étrangère (qui augmente de 23%). Sur le bassin d'emploi toulonnais, on note une augmentation totale de 10,6% due pour 10,9% à la population étrangère (qui augmente de 19%) (13) En 1982, 12% des actifs français âgés de 25 ans et plus sont employés dans le bâtiment sur le bassin d'emploi contre 52% des Maghrébins. Sur La Seyne même, 8% des français des mêmes tranches d'âge travaillent dans cette branche, contre 54% des Maghrébins. (14) Programme de restriction des capacités productives et de restructuration des chantiers navals, concerté au niveau eu¬ ropéen et qui porte le nom de son auteur. (15) Les menaces de fermeture totale se faisaient de plus en plus précises après le dépôt de bilan de la NORMED. (16) A La Seyne même, ville de tradition industrielle, le secteur des services dépasse désormais celui de l'industrie. Sur la région Provence-Alpes-Côte-d'Azur 68% des actifs ayant un emploi au dernier recensement travaillaient dans le "tertiai re". La tendance se vérifie d'ailleurs au niveau national où • cette proportion est de 65%. A noter que cette évolution a pour corrolaire une forte augmentation des emplois"féminins" (17) En 1981, selon le journal municipal "Vivre à La Seyne", le nombre des travailleurs dépendant de sociétés d'intérim, em¬ ployés par les chantiers navals, se monte à 800 (l'effectif permanent se montant à 3.500, à la même date). 135 (18) Les indices de cette redistribution ne manquent pas - La tendance des ouvriers nationaux à s'orienter de plus en plus vers le secteur du bâtiment, jadis "réservé" aux immigrés, tout d'abord : à La Seyne, dans la tranche d'âge 16-25 ans, en 1982, 13% des français sont employés dans le bâtiment, alors que parmi leurs aînés (25 ans et plus) 8% seulement travaillent dans ce secteur. - L'inégalité devant le chômage ensuite : dans la tranche d'âge 16-25 ans 12% des français sont au chômage alors que c'est le cas pour 23% des Maghrébins (sur la commune). - Indice encore plus remarquable. Sur le quartier d'habitat social qui est le point de départ de notre enquête (La ZUP "de Berthe"), au sein des catégories ouvrières, alors que les jeunes CE6-25 ans) immigrés qui possèdent une qualifica¬ tion sont plus nombreux que leurs homologues français 54% contre 44%) le chômage frappe davantage les jeunes immigrés (17% de chômeurs chez les Français, 36% chez les Maghrébins). (19) Art. cit. (20) Notamment celles qui sont suscitées dans le cadre des "ac¬ tions de développement social des quartiers". Dans le cas du quartier de la ZUP de Berthe, ceci renvoie très précisé¬ ment au rôle essentiel joué par les amicales de locataires unifiées localement, et fédérées à la CNL (Confédération nationale du logement.). 4. L'INSERTION URBAINE DES IMMIGRES : CADRE DE COMPREHENSION ET SCENARIOS POSSIBLES D'AVENIR Janvier 1987 SOMMAIRE Pages I. La ville 138 II. Le schéma d'interprétation général 142 II.1. Le schéma idéal d'insertion 144 II. 2. La situation actuelle 150 III. Les effets pervers des dispositifs ségrégatifs.... 157 III.1. Le seuil de tolérance : des chercheurs in¬ traitables 159 III.2. Les effets pervers de l'expression cultu¬ relle des "ethnies" 167 III. 3. Interculturalité et interethnicité 168 111.4. Les réactions des immigrés au racisme ren¬ forcent le cycle de 1 ' ethnicisation 170 111.5. L'émancipation relative de la société civile 171 IV. Les scénarios d'avenir 172 138 Toute réflexion sur le devenir pluri-culturel de nos sociétés, comme sociétés d'immigration, doit être subordonnée, selon nous, à une analyse aussi approfondie que possible du phéno¬ mène de l'insertion des travailleurs, envisagée dans sa globa¬ lité . L'objet d'étude et de réflexion que recouvre le mot "insertion" est, en premier lieu, conçu par nous comme la relation, 1'inter action entre les travailleurs immigrés et la société d'accueil, et les conséquences possibles ou perceptibles de cette inter¬ action pour ces deux sujets emblématiques. Les relations inter¬ culturelles réfèrent à une dimension particulière de ce proces¬ sus sociétal.Elles doivent être replacées dans l'ensemble du phé¬ nomène de l'insertion. Notre propos sera ici de proposer à la discussion le cadre de compréhension que nous avons conçu, grâce à ce nombreuses étu¬ des, à propos de ce phénomène et les "scénarios" d'avenir que ce cadre semble permettre de construire eu au moins d'ébaucher. Comment la ville s'intègre à notre réflexion ? LA VILLE Nous avons cit que nous entendions appréhender l'insertion des immigrés comme un phénomène d'ensemble. L'insertion est pour nous le processus par lequel se réalise globalement ce qu'on peut appeler 1'"habiter" ces immigrés dans le pays d'accueil. Cependant cette eptien ne nous conduit évidemment pas à refuser ce distinguer, méthccologiquement dans cet "habiter" des champs distincts.- Elle signifie simplement que l'observation doit, â un moment donné, embrasser l'ensemble des champs de manière à identifier parmi eux, similitudes, dissemblances, articulations. De ce point de vue, ce qui nous a paru "prioritairement" opératoire c'est la distinction des trois champs suivants : "Produire" (sphère productive et uni¬ vers du travail.) "se loger" (condition d'habitat et cohabita¬ tion résidentielle) s'éducuer (scolarisation, formation, so¬ cialisation.) . La ville, comme totalité, (quelle que soit la 139 vision théorique à laquelle on rattache la notion, (marxiste, culturaliste...) cadre mal avec notre approche. Descripti- vement elle ne saurait constituer un champ ou alors un champ si vaste qu'il s'étendrait à tout le social... Elle doit être prise comme niveau de détermination transversal. Ceci conduit à un repérage analytique des aspects sous lequel 1'"urbain" intervient dans l'insertion, et commande certai¬ nes variations du phénomène. La ville comme niveau pertinent pour l'observation. Une des caractéristiques de notre approche est qu'elle s'ef¬ force de valider un corps d'interprétation de portée géné¬ rale, applicable aux situations d'insertion concrètes - tou¬ jours localisées ou territorialisées, et donc susceptibles de varier dans une certaine mesure - ce telle manière que cette application ne réclame pas que l'on renonce à rendre compte de la variabilité des conditions locales ni des con¬ séquences locales ce cette variabilité. Ceci conduit à envi¬ sager la possibilité d'établir une certaine typologie des situations d'insertion. De ce point de vue La ville peut constituer une circonscription territoriale (parmi d'autres la région, le bassin d'emploi, l'agglomération.) susceptible de coïncider avec une forme de concrétisation typique du phé nomène d'insertion. —La ville comme cadre de déterminations. La ville peut être considérée d'abord comme le territoire de la société civile, dont elle est presque la métaphore. En ce sens, ce qui importe pour nous . c'est qu'elle est le lieu de la différenciation sociale et des rapports sociaux informels. C'est sans doute l'aspect le plus important, dans la mesure notamment où nous conce¬ vons cette insertion comme exprimant un rapport entre les immigrés et la société d'accueil; ici vient se rappeler en effet que cette société d'accueil ne saurait être considé¬ rée comme un bloc socialement et culturellement homogène, 140 et que l'implication des différentes couches sociales dans ce rapport ne saurait être ni de même nature ni de même degré- (Nous verrons en particulier que la couche sociale qui est impliquée au premier chef est celle que nous appe¬ lons, descriptivement, la classe populaire.) c'est ensuite qu'elle est le lieu d'articulation et de jux¬ taposition de nos trois champs principaux de l'insertion : l'habitat, l'école et la sphère productive. Trois champs où les logiques sociales et les formes de gestion sont fortement divergentes. Elle est le lieu où prévaut la forme secondaire du lien so¬ cial (sur ce point précis, les thèses culturalistes sur la (2) ville nous paraissent fondées - voir notamment Louxs Wrrth - ce qui donne sans doute un profil particulier aux formes d'expression de la relation interculturelle. Elle est le cadre des processus culturels massifs. De ce point de vue, la ville peut sans doute se présenter (3) comme un "dispositif" (au sens de Michel Foucault) agissant dans le sens -d'une homogénéisation culturelle des groupes dominés (imposition de normes, valeurs, modèles dominants...). On est sans doute fondé, ici, à assimiler cette homogénéisa¬ tion à une "enculturation" commune dont sont l'objet des groupes dominés et tendant à la destruction de tous les par¬ ticuliers . Les immigrés, dans cette vue, auraient ainsi la propriété d'être soumis à un procès d'acculturation fondé sur leur ori¬ gine, lui-même englobé - ou se dissolvant dans un mouvement d'enculturation plus vaste qui les implique en raison de leur condition dans le pays d'accueil. Mais la ville est aussi, dans cette perspective, le lieu de la participation à la "culture de masse", participation con- scrfmatrice imais aussi active et productrice, qui permet la cristallisation et la diffusion des thèmes "identitaires" 141 par des canaux médiatiques divers et sous diverses formes artistiques, (suivant un schéma que nous empruntons, en le ( 4 ) simplifiant à l'extreme, a Edgar Morin). La ville comme espace politique particulier. La ville est un des niveaux territoriaux où se manifeste, ce segment particulier du politique qualifié par l'attribut global de la localité (les espaces locaux.) Toutes les notions prises dans le réseau de sens tissé au¬ tour du terme "politique" : pouvoir..., institution..., rap¬ port..., réseaux... peuvent se voir associée, on le sait, / _ une version locale, qui les connote d'une manière très spé¬ cifique et fortement en contraste avec leur version centra¬ le ou nationale. Ceci nous conduit à souligner l'intérêt qu'il y a à bien identifier le rôle de la sphère politique locale dans la gestion de l'immigration. De même doit-on tenir le plus grand compte des problèmes que pose l'articulation central-local dans ce domaine. De ce point de vue, les redistributions de pouvoirs et de compétences entre les deux niveaux eu'entraînent les lois sur la décentralisation, doivent voir leurs conséquences pour l'insertion ces immigrés soigneusement pesées (par exemple ; pouvoir accru des maires en matière de logement et d'urbanis¬ me sociaux, et en matière d'action sociale...) La ville est, par ailleurs, le lieu d'émergence d'une nou¬ velle expression du politique (en fait à mi-chemin entre le "syndicalisme d'usager" et le politique proprement dit) qui réfère aux champs d'intervention et de parole nouveaux crées par le réseau des "actions de développement social des quar¬ tiers" (plus de cent actions de ce type en France.) dans les zones d'habitat populaire. Là où précisément les problèmes de cohabitation interethniques paraissent souvent les plus aigus, et sont au centre de débats très vifs. 142 Là encore, une évaluation des conséquences pour notre pro¬ cessus, de la création de ces champs nouveaux doit être menée. II. LE SCHEMA D'INTERPRETATION GENERAL Venons-en maintenant au schéma d'interprétation générale que nous proposons d'appliquer aux conditions d'insertion des immigres Deux rappels tout d'abord. Cette insertion, premier point, nous la concevons essentiel¬ lement sous la forme d'une relation, ou d'une interaction entre les immigrés et la société d'accueil. Cet "habiter" que réalisent les immigrés est, en fait, un "cohabiter". En second lieu, le processus d'insertion est conçu comme articulant étroitement un aspect socio-économique (qui peut ouvrir à des évaluations sociographicues) et un aspect iden¬ titaire et culturel. Cela, non en vertu d'un postulat théo¬ rique, mais parce que nous estimons que cette articulation est concrètement produite, posée, par les acteurs impliqués dans le processus, en fonction de représentations sociales dominantes. Voici en peu de mots, maintenant, le paradigme auquel s'ancre notre compréhension. Nous posons que l'immigration "de notre temps" s'articule comme cause et effet à un mouvement général de reclassement - de promotion sociale - des couches sociales inférieures de la société d'accueil"!5^ous réserve de parler de tendances on peut soutenir ainsi que les "nouveaux-venus" se voient affecter, logiquement, à des emplois de niveau inférieur, (la strate d'emploi libérée) et, plus largement, se voient assignés, symboliquement à une strate inférieure de "status" social, par rapport à ceux qui vont devenir leurs voisins sociaux (et souvent spatiaux.), ceux pour qui l'appartenance à la classe populaire, est à la fois encore vivante et cepen dant en question. 143 Cet écart, structurel, objectif, "socio-historiquement" as¬ signé qui existe initialement entre les immigrés et leurs voisins, se voit de plus en plus subjectivement revêtu d'un caractère apodictique aux yeux de ces derniers. C'est sur le caractère nécessaire et légitime - par ailleurs, peut-on soutenir, largement légitimé, au départ, par les im¬ migrés eux-mêmes - de cette ségrégation initiale des immigrés, qu'est fondée en grande partie l'intelligibilité de l'immi¬ gration auprès de ceux qui sont le plus étroitement concernés par elle. Ce rapport d'inégalité initial devient, par la suite, dans le devenir intergënérationnel, l'enjeu d'une relation, sour¬ dement conflictuelle entre les deux couches sociales. Les uns entendant qu'il se procuise à l'identique, les autres s'efforçant de s'y soustraire. L'implantation sociale des immigrés est donc, pour nous, un processus profondément "travaillé" par un rapport social spé¬ cifique que nous propesons d'appeler "rapport de cohabitation" entre les immigrés et leur s "voisins'.' Les autres éléments, tels que le rôle des cadres institutionnels et politiques du pays d'accueil, engagements militants, détermination et choix des immigrés eux-mêmes, ne cesse pas pour autant d'être considë- rable, mais leur impact doit être examiné à la lumière de ce rapport. Ainsi on peut parfaitement assimiler les rapports de cohabi¬ tation à un rapport de domination - relative - des "voisins" des immigrés sur ceux-ci, dans la mesure où s'y marque, en premier lieu, cette sorte d'exigence de ségrégation sociale (au sens de subordination hiérarchique ) comme condition posée à leur insertion. Cependant, 1 sous cer¬ taines conditions, cette tentative de "domination" peut très bien se renverser en accueil et intégration. La dimension symbolique des rapports de cohabitation se tra¬ duit par l'existence d'une relation intersubjective d'une 144 nature particulière, instauré entre les deux populations, et que nous proposons d'appeler relation identitaire. C'est à travers cette relation que se construit, se repro¬ duit, se dissout l'altérité ethnique des immigrés, c'est-à- dire l'attribution totalisatrice qui marque leur extériorité à la nation (à la "polis"). La relation identitaire doit être conçue comme le lieu et l'instrument d'un procès d'ethnici- sation/dësethnicisation. Notons qu'"ethniciser" les immigrés ce n'est rien d'autre d'une certaine façon que se les représenter collectivement comme formant une "communauté ethnique" et, au plan indivi¬ duel comme plaçant l'appartenance ethnique au-dessus de tou¬ tes les autres formes d'appartenance. II.l.LE SCHEMA IDEAL D'INSERTION A. partir de ces distinctions conceptuelles, il est possible de donner une définition du schéma "idéal" d'insertion, tel qu'il s'est cristallisé dans les représentations collectives dominantes de notre F£YS/ £ partir d'expériences historiques, et bien qu'il soit douteux qu'en ce domaine les faits aient jamais parfaitement répondu à un tel schéma : L'insertion y répond à l'image d'un processus "nëgentropique" au cours duquel se dissout l'infériorité initiale des immigrés, à me- H sure que, et dans la mesure où, s'accomplit leur désethnici- sation'au sein de la relation identitaire, (ce qui aboutit à la disparition de celle-ci). Si l'on entend intégrer à ce schéma la possibilité de rendre compte des tensions sociales liées à ce processus, on peut alors poser la série d'articulations suivantes ; ségrégation + ethnicisation = paix sociale désëgrégation + ethnicisation = tensions sociales déségrëgation + dësethnicisation = paix sociale 145 Quelques remarques générales à propos du schéma et de ces équations. L'interprétation engagée ici conduit à soutenir que lors¬ qu'à la présence des immigrés sont liés des conflits ou des problèmes, il y a toutes les chances pour que ceux-ci soient le signe que l'insertion des immigrés est entrée dans une phase déségrêgative, donc que leur "intégration", comme on dit, est en cours, plutôt que le contraire. Ceci va à 1'encontre des représentations du sens commun pour les¬ quelles généralement de tels problèmes marquent la difficul¬ té qu'éprouvent les immigrés à s'"intégrer".. . tandis qu'au- contraire l'absence de "problèmes" dans une situation loca¬ le donnée, par exemple, permettrait de conclure que les immigrés s'"intègrent" bien, alors qu'il s'agit peut-être dans ce cas d'une situation où la désagrégation n'est pas amorcée, et où c'est la ségrégation des immigrés qui assure l'absence de tensions. Deuxième remarque. Non seulement, pour ce qui regarde le rôle des cadres formels, juridiques, politiques, institution¬ nels qui sont offerts à l'insertion, la ségrégation est pros¬ crits par le système politique de la société d'accueil, mais encore la dêségrêgation est formellement prescrite et encou¬ ragée par l'Etat, tout au moins en ce qui concerne la "se¬ conde génération". L'école égalitaire joue un rôle essentiel dans ce domaine. Elle tend, en effet, à aligner les statuts sociaux des jeunes immigrés sur ceux de leurs condisciples des classes populaires nationales; de plus elle légitime et encourage chez eux la revendication d'un traitement social égalitaire. Si bien qu'il serait erroné de retirer du tableau que nous avons dressé l'impression que la réalisation de l'insertion ■ades phances égales de répondre à l'un ou à l'autre des cas de figure en forme d'équation que nous avons énoncés. On peut certes imaginer des variations locales qui font que certai- nés situations sont en retard par rapport à d'autres (ici 146 on aura l'image d'une ségrégation paisible, là celle d'une déségrégation tendue.)- Mais on doit admettre que la dêsë- çrêgation, surtout si on se place au point de vue de la seconde génération, constitue un processus objectif inéluc¬ table. Il ne semble guère y avoir de marge de variation pos¬ sible sur ce plan. Il faut donc préciser encore notre vision sur ce point. Les formes de l'insertion ne dépendent pas uni¬ quement des rapports sociaux propres à la société civile, l'un des aspects du processus est surdëterminê par le "poli¬ tique" qui l'impose à la société civile : c'est la désêgré- gation. Si bien que dans une situation où un groupe immigré paraitrait résister à la dësethnicisation, la dësëgrégation elle poursuivant son cours selon sa logique propre, (ce qui est en grande partie la situation actuelle.) il faut s'at¬ tendre à ce que se crée et grandisse chez les nationaux une forte dissonance cognitive se traduisant par des tensions accrues au pôle identitaire des rapports de cohabitation. (Concrètement ces tensions se manifesteront par la vive mise en cause de 1'"inassimilabilitë" ou du refus de s'"assimiler" ces immigrés.). Une telle situation est particulièrement propice à une ex¬ ploitation politique par l'extrême droite. Dernière remarque générale sur notre schéma. Comment les caractéristiques propres des immigrés intervien¬ nent-elles - eu sont-elles reprises - dans le procès d'eth- nicisation/désethnicisation dont ils sont l'objet ? est-il par ailleurs en leur pouvoir d'en modifier le cours ? (pour s'y opposer ou au contraire l'accélérer...) Rappelons tout d'abord que ce procès concerne des représen¬ tations sociales et s'assimile à une évolution de ces repré¬ sentations. Pour répandre à ces questions, il nous faut, d'une part, re¬ prendre la distinction que nous avons posée au sein des 147 phénomènes identitaires entre sphère culturelle et sphère ethnique; et il faut engager,d'autre part, une autre dis¬ tinction, celle qui sépare les caractéristiques connotées comme "objectives" - elles apparaissent ainsi, ne l'ou¬ blions pas, dans la représentation qui en est formée par les nationaux et non du point de vue d'un observateur exté¬ rieur à la relation identitaire en cause - et les caracté¬ ristiques qui sont jugées dépendre des dispositions et de la volonté des "sujets". Dans la sphère culturelle d'abord. Le fait dominant, au plan des traits objectifs supposés être requis, est que les caractéristiques propres, réelles (si tant est qu'on puisse jamais les recenser,) n'ont que peu de rapport avec la re¬ prise qui en est faite dans les structures représentatives des nationaux; on peut dire que la forme qu'elles prennent dans les représentations des nationaux, doit tout au tra¬ vail de reinterprétaticn de ces derniers (au surplus, comme nous le verrons, ce travail est lui-même largement déterminé par le niveau politique.). (Au passage on notera que le point de vue que nous exposons ici implique une récusation totale des théories faisant in¬ tervenir la distance culturelle, comme phénomène ressortis¬ sant à l'objectivité i) Toujours dans la sphère culturelle, et au point de vue des dispositions subjectives, qui sont apparemment requises de l'étranger, maintenant. Ce dernier est tenu de manifester des.dispositions propices à l'abandon des références trop exclusives à la culture d'origine. Cette disposition s'explicite et se connote for¬ mellement comme décision_ de s'ancrer plus ou moins étroite¬ ment, mais définitivement, à la "culture" du pays d'accueil (un débat existe sur la marge qu'il convient de laisser à l'étranger dans ce domaine, dans lequel les "assinflation¬ nistes" intransigeants s'opposent aux partisans d'une cer¬ taine marge aboutissant à la vision d'une société pluri- culturelle. ) . 148 Mais ce qui s'exige ici dans les faits et non dans les ap¬ parences sociales et dans les discours, c'est que l'étranger change la nature de son rapport à la culture d'origine, en assignant désormais à celle-ci la place et la fonction d'une réserve de ressources symboliques, ayant statut d'imaginaire disponible pour les opérations de distinction sociale et en concurrence avec d'autres types de ressources, comme c'est le cas communément pour les particularismes culturels des nationaux. C'est cette transformation là qui constitue, dans la sphère culturelle, la véritable condition de fond de la désethnicisation. Examinons les choses dans la sphère ethnique des phénomènes ce l'identité maintenant. Abordons d'abord la question sous l'angle des dispositions subjectives requises (et cui sont considérés comme dépendan¬ tes de la volonté et des choix du sujet.). L'étranger idéal ("apte à la désethnicisation") est celui qui démontre qu'il est enclin à cesser, dans un délai raison¬ nable, d'accorder trop d'importance et de valeur à son ap¬ partenance ethnique d'origine. Ce qui "informe" les représen¬ tations des nationaux dans ce domaine, c'est un ensemble com¬ plexe d'expériences personnelles et d'informations courantes disponibles (dans lesquelles, entre peu, ou s'en doute, l'en¬ registrement rigoureux d'un taux d ' endogamie. ) . Dans cet en¬ semble peut figurer par exemple la perception d'une vie as¬ sociative "ethnique" jugée trop intense, mais on trouve au premier rang, évidemment, les informations relatives à l'at¬ titude des immigrés, ou de tel groupe d'immigrés, par rap¬ port à ce que nous avons appelé les "liens du sang"V'dans les relations de commensalitë et d'abord dans les relations matrimoniales. La question des traits objectifs maintenant. Il peut paraî¬ tre surprenant que nous entendions poser cette question, qui risque de nous exposer à l'accusation de reprendre à notre compte une conceptualisation raciale. Nous récusons évidemment 149 une telle accusation, en rappelant que nous nous référons toujours à l'observation, de l'extérieur, de représentations, posées comme des faits sociaux objectifs, et en mettant en¬ tre parenthèse notre propre axiologie. On peut dire, abruptement, sur ce point, que la disposition requise pour une bonne désethnicisation, est l'absence de caractéristiques physiques trop visiblement différentes de celles des nationaux. Nous insistons cependant sur le fait qu'il ne s'agit pas pour nous ici d'affirmer que dans le cas où de telles carac¬ téristiques existeraient pour un groupe d'immigrés, nous au¬ rions à noter immédiatement l'émergence de représentations "racistes", au sens familier du terme. Cette occurrence n'existe évidemment que trop dans la réalité sociale, mais elle n'est qu'un développement parmi d'autres, se greffant sur une condition générale logiquement antérieure, et qui tient au fait que les différences que le sens commun connote comme raciales ont la propriété d'inspirer aux groupes en présence la certitude qu'une discontinuité d'essence sépare l'humanité propre de l'un, de l'humanité de l'autre (en une sorte de version naïve du polvgénicue). Cette certitude, tous, heureusement, ne la partagent pas. Les nationaux comme les immigrés concernés se divisant sur ce point en fractions (socialement et culturellement identifiables); mais quand elle existe, elle a, notons-le, pour conséquence de légiti¬ mer encore plus, de part et d'autre, la frontière ethnique et le maintien des liens du sang. On aboutit ainsi, en cette fâcheuse occurrence, à une sorte de naturalisation de l'iden¬ tité ethnique qui fait apparaître la désethnicisation comme "objectivement" impossible aux yeux de certains nationaux, car elle place le procès de désethnicisation dans des condi¬ tions où il ne dépend en rien de la volonté ou du choix du "sujet" immigré concerné. Dans le cas de figure idéal (jamais totalement réalisé au plan historique...) où l'étranger répond aux conditions 150 subjectives et objectives que nous avons décrites, le pro¬ cès de désethnicisation qui conditionne l'insertion de celui- ci, peut s'accomplir sans heurts majeurs. Ce qu'il faut remarquer, à ce point, c'est que ce procès est largement soumis aux impositions de l'Etat (à travers l'in¬ fluence qu'il exerce sur les cadres mentaux des "voisins" des immigrés.) on peut dire que l'Etat - le politique - domine ici presque entièrement la société civile. Comment cela se passe-t-il ? Si l'on voulait représenter les choses d'une manière imagée on pourrait dire qu'en instituant la catégorie de l'étranger, l'Etat produit, du même coup, à l'intention de la pensée" sociale, une sorte d'anthropologie imaginaire ne comportant que deux classes d'être humains, les nationaux et les étrangers. Cette catégorisation surdë- terminé l'interprétation ou la représentation par les natio¬ naux des traits réels des étrangers, subordonnant le sens qui leur est assigné à une altërité antécédente et transcen¬ dante. Voilà pour 1'ethnicisation... Mais c'est encore l'Etat qui commande le procès de désethnicisation. Outre ses effets juridiques en effet la naturalisation, l'attribution de la nationalité, est donnée à interpréter comme le signe et la sanction de l'assimilation de l'étranger. Elle consacre aux yeux des voisins des immigrés la désethnicisation de ces derniers, le passage de l'étranger d'une des catégories de l'anthropologie imaginaire de l'Etat à l'autre. ii.2. la situation actuelle. Il convient maintenant d'identifier les caractéristiques de la situation actuelle en matière d'insertion des immigrés en comparant l'ensemble qu'elles forment au schéma idéal que nous avons tracé, afin de discerner les points d'achoppement, et être en mesure de prévoir des scénarios d'évolution possi¬ bles . La caractéristique décisive est le changement d'origine des 151 populations immigrées qui se produit à partir du début des années 60. A l'immigration traditionnelle et séculaire d'origine européenne se substitue un courant migratoire en provenance de pays du tiers-monde, et surtout, élément qu'on ne saurait trop souligner, en provenance de pays anciennement colonisés par la France au premier rang desquels les pays du Maghreb. Arrêtons-nous un instant à ce point pour nous étonner que ce changement historique n'ait pas davantage conduit les chercheurs à changer leurs cadres d'interprétation du phéno¬ mène migratoire et à prendre conscience que la continuité du concept était gravement menacée. Tout suggérait pourtant qu'il convenait de rattacher au moins en partie la vision de ces nouveaux flux à l'histoire de la décolonisation, d'y voir, partiellement, un sous-produit de la dissolution ces situa¬ tions coloniales... De même n'insiste-t-on pas assez selon nous sur la différence qui sépare l'immigration intr'a euro¬ péenne d'une immigration dont une des caractéristiques _importan- tes est la place qu'elle occupe dans les rapports entre le monde développé industriellement et les pays sous-développës. Quoiqu'il en soit, le fait notable, peur ce qui nous occupe, est que cette nouvelle vague migratoire concerne des popula¬ tions qui ne présentent guère les dispositions requises pour une désethnicisation aisée, telles que nous les avens briève¬ ment décrites ci-dessus. Dans la sphère de l'identité ethnique les "voyants", si on peut dire, sont au rouge. Nous allons brosser à grands traits un tableau d'ensemble de la situation. C'est en premier lieu au plan des caractéristiques dites ob¬ jectives des immigrés que la difficulté surgit : tout un en¬ semble de traits visibles, parmi lesquels des caractéristi¬ ques physiques distinctives/les exposent à l'assignation d'une différence raciale dans les représentations que s'en forment les nationaux; de plus cette assignation s'"enrichit" d'une reviviscence des représentations et des habitus coloniaux. 152 Notons que si l'on se réfère aux cadres représentatifs qui • se forment alors chez les nationaux, la diversité ethnique interne de cette nouvelle vague migratoire n'est guère prise en compte, et les différences parfois considérables qui sé¬ parent les divers groupes nationaux, ne les empêchent pas d'être amalgamés dans la même représentation indifférenciante. Si bien que, toujours pour se référer aux cadres mentaux et non à la réalité objective, la situation créée n'est nulle¬ ment une situation pluri-ethnique, mais une situation où se confrontent les nationaux (qui participent de 1'"universel »i blanc) et le groupe de ceux que les politologues américains apDellent les "Ethnies" comme le rapportent Jean Cazemajou ( 8 ) et Jean-Pierre Martin (1983). A ces caractéristiques objectives négatives s'ajoute une propension sans doute plus grande de ces nouvelles popula¬ tions immigrées à maintenir une référence privilégiée à l'ap¬ partenance ethnique et à manifester dans les relations de commensalité une préférence appuyée pour les liens du sang (même si dans le domaine matrimonial le marché "autorisé" s'étend au-delà du groupe national à d'autres membres du groupe des "ethnies", de même religion par exemple.) Comme on peut l'imaginer, les caractéristiques objectives, d'une part, et les dispositions subjectives, de l'autre s'articu¬ lent étroitement et voient ainsi leurs effets respectifs dé¬ cuplés. Des premiers découle la représentation d'une identité propre en discontinuité avec celle de l'Autre, et cette dis¬ jonction essentialiste légitime et renforce la référence sub¬ jective à l'appartenance ethnique et le maintien des clôtu¬ res symboliques entre les nationaux et les immigrés, et cela peur les deux catégories de population par une sorte d'ef¬ fet de "schismogénèse" . (Il est évident cependant que l'état de la relation identi¬ taire que nous venons de décrire ici ne concerne ni la tota¬ lité des immigrés ni la totalité des voisins de ceux-ci. Au¬ trement dit des fractions plus ou moins grandes de chacune 153 ce ces catégories de pcpu.lati.an sent en rupture avec les systèmes ce représentatian deminants de leur groupe, si bien que "sur le terrain" la situation est beaucoup plus complexe et évolutive' que ncus ne le décrivons ici) . Il ncus faut ici parler ce la place et du rôle du racisme dans l'interaction cui ncus occupe. Le racisme de déni et ses ccnsécuences. Ncus avens cit plus haut que la représentation raciste de¬ vait être considérée comme un développement particulier ce la représentation plus générale engageant une discontinuité d'essence entre l'humanité propre et l'humanité ce l'autre. Le racisme, c'est évidemment beaucoup plus eue cela et il n'est pas dans nctre intention c'en prooeser ici une ces-' criptien eu une céfinitncn complète. Ncus n'en retiendrons que ce qu'il est intéressant c'en retenir peur nctre propes. Pour ncus la représentation raciste implieue le ceni ce l'au¬ tre comme sujet social, c'est-à-dire comme sujet communicant du sens et "cause" d'actes sensés. La sccialité comme marque ce l'humanité ce cet autre est disqualifiée. Le raciste ne conçoit pas seulement une disjcacticn entre son humanité et l'humanité ce l'Autre, mais il tend à rejeter l'Autre hers ce l'humanité. Nctre propes n'est pas ici de déboucher sur une analyse du racisme, en général, mais ce rester, autant que possible, su le terrain sociologique aussi bien dans l'appréciation des causes du phénomène, que dans l'identification de ses effets C'est dans ce sens que ncus allons explorer maintenant ce thème. Ce qui apparaît ici fortement c'est que la crise économique en faisant peser sur certains des "voisins" des immigrés, de menaces de précarisatien et de déclassement social, amène pa mi eux, un développement considérable de ce racisme de déni. (Ces causes socio-économiques du racisme ne sont évidemment pas exclusives de facteurs plus généraux, en particulier hrs toriques). Un tel racisme peut ici se représenter comme 1^ résultat de l'effort inconscient de ceux qu'il habite, pour 154 préserver, ou reconstituer la distance sociale qui, de toute évidence, à leurs yeux du moins, les sépare des immigrés. /Une des conséquences les plus spectaculaires et les plus né¬ fastes de ce phénomène raciste, est le renforcement de la sé¬ grégation spatiale des immigrés, ou plutôt le développement de ce qu'on pourrait appeler une ségrégation spatiale secon¬ daire de ces derniers. Il nous faut nous expliquer sur ce point. Si l'en peut estimer qu'aux moments initiaux de l'implanta¬ tion territoriale des immigrés - le schéma que nous traçons ici est abstrait... - dans le pays d'accueil, ces derniers connaissent une forme de ségrégation spatiale - ie dans la ville - qui est homologiçue de celle qu'ils connaissent dans la sphère de la production et des symfcolismes qui lui sont attachés, il existe une forme de ségrégation spatiale secon¬ daire, qui est -.elle la conséquence indirecte; de la non conformité du mode d'insertion de certains immigrés - les ethnies - avec le modèle légitime d'insertion, tel que le con çoivent leurs "voisins" et qui s'il avait été réalisé aurait, lui, conduit à une désagrégation spatiale (accès à la diffu¬ sion et à la mobilité résidentielle) répondant à la désagré¬ gation sociale qui marque l'aboutissement du processus. On peut dire que cette ségrégation spatiale secondaire fait par¬ tie des moyens que les "voisins" sociaux des immigrés mettent en oeuvre pour réduire la dissonance créée, précisément, par la non conformité de l'insertion au modèle légitime. Dans un tel cas on doit s'attendre à des impositions beaucoup plus intenses, que celles dont procède la ségrégation primaire, silencieuse, des débuts de l'implantation. Pour bien comprendre la nature et l'origine de cette ségréga¬ tion spatiale secondaire, il nous paraît utile de nous repor¬ ter, avec toutes les précautions qui s'imposent pour un tel rapprochement aux travaux qu'un auteur comme Pierre L. Van den Berghe (1960) ^ a mené notamment sur l'évolution des re¬ lations entre blancs de condition modeste et populations noi¬ res, dans le sud des Etats-Unis, après la fin de l'esclavage. 155 Cet auteur observe que dans la situation de l'esclavage, cas par excellence, si on peut dire, où la ségrégation so¬ ciale du groupe ethnique dominé est clairement instituée et affirmée, la plus grande proximité spatiale et physique peut s'établir entre blancs et noirs, sans que les premiers n'en éprouvent nulle gêne ou réticence. En revanche après l'aboli¬ tion de l'esclavage, lorsque s'est établi théoriquement ce que l'auteur appelle une "situation de concurrence" entre les deux populations, les blancs s'efforcent de reconstituer la ségrégation sociale antérieure, en utilisant en quelque sorte le substitut de la ségrégation spatiale et de la sépa¬ ration physique.Ceci conduit l'auteur à affirmer que dans un tel cas "ségrégation sociale et ségrégation spatiale sont en raison complémentaire et inverse". La "situation de concurrence", dont parle, Pierre-L. Van den Eerghe, n'est pas, on en conviendra, sans présenter quelque analogie, même si elle est lointaine, avec la situation de déségrégation que l'Etat tend à instaurer progressivement pour les immigrés, en raison des principes fondamentaux de l'organisation socio-politique du pays d'accueil; on voit, le parti scientifique fort intéressant qu'on peut tirer du paradigme de Pierre-L. Van den Berghe, si on décide de l'ap¬ pliquer, mutatis mutandis, au cas que nous étudions. Dans une situation où le procès de dësethnicisation, condition essentielle d'une insertion normale des immigrés paraît blo¬ qué ou impossible, ces derniers demeurent en somme assignés à l'altêritë ethnique, et où cependant ces immigrés parais¬ sent peu à peu accéder à une intégration socio-économique normale, ceux parmi leurs "voisins" sociaux qui ont le sen¬ timent qu'être dans une "situation de concurrence" avec eux est le signe même du déclassement, tendent à pratiquer et/ou à exiger pour ces immigrés une ségrégation spatiale intensi¬ fiée. Munis de cet éclairage complémentaire, nous sommes maintenant en mesure d'achever la tâche que nous avions entreprise plus 156 haut et qui consiste à ënumêrer les moyens par lesquels les "voisins" des immigrés's'efforcent de réduire la dissonance que crée en eux une insertion qui paraît s'accomplir selon le schéma illégitime : "déségrégation + ethnicisation" ou si l'on veut une insertion dans laquelle l'intégration socio- économique n'est pas payée du prix de 1' "assimilation". Nous en trouvons trois 1) Tensions accrues, comme nous l'avons dit, au pôle de la relation identitaire (des rapports de cohabitation); c'est- à-dire en fait pression à l'assimilation et désignation et rejet des "inassimilables". 2) Pressions en vue du maintien de la ségrégation sociale. C'est-à-cire exigence, implicite'ou explicite, du maintien "informel" de certaines formes d'exclusions socio-économiques. 3) Enfin tentative de plus en plus affirmée, à mesure que la céségrégaticn sociale paraît devenir irréversible, pour impeser aux immigrés une ségrégation spatiale rigoureuse. Sous cet aspect on peut dire que l'opposition latente des "voisins" des immigrés à leur insertion - dans la mesure où Il f| ces derniers demeurent ces autres ethniques - se déplace du demaine social- au domaine spatial, de la sphère socio-écono¬ mique à celle de la cohabitation résidentielle, de l'entreprise à la ville. On peut s'étonner que dans notre exposé les classes populai¬ res nationales paraissent détenir le pouvoir exorbitant d'im¬ poser à l'insertion de certains immigrés un cours différent de celui que fixentvles cadres institutionnels, juridiques, et politiques du pays d'accueil. N'est-ce pas accorder plus de poids qu'elles n'en ont aux représentations | aux atten¬ tes, ou aux souhaits de ces couches sociales ? Nos affirma¬ tions dans ce domaine s'appuient sur le fait que ces derniè¬ res disposent de moyens politiques non négligeables pour faire en sorte que la réalité dans le domaine de l'insertion des 157 immigrés réponde à leurs attentes, dans une large mesure. Et cela principalement en raison du fait, entre autres, que ton nombre de décisions concernant les conditions de vie des immigrés dépendent du niveau politique local - notamment le niveau municipal - niveau où les "voisins" des immigrés sont en mesure, de toute évidence, de peser d'un poids plus lourd qu'au niveau centralune caractéristique qui est encore aggra¬ vée, en France, par les conséquences de la loi de décentrali¬ sation. Le niveau politique local est celui où la société ci¬ vile peut s'opposer avec le plus de force à l'appareil d'Etat. On ne saurait trop insister sur la distinction que nous avons posée entre ségrégation spatiale "primaire" - traduction brute de la condition sociale et du statut des immigrés pri¬ mo-arrivants -, et la ségrégation spatiale "secondaire", qui, en dernière analyse peut être considérée comme le symptôme spatial du blocage d'un des aspects essentiels du processus d'insertion la dësethnicisation. III. Les effets pervers des dispositifs ségrégatifs : i En effet, avec ce type " secondaire" de ségrégation spatiale, en se trouve face à une occurrence où ce qui n'était d'abord qu'une des conséquences de l'interruption de l'insertion fi¬ nit par réagir ou rétro-agir sur les causes de cette interrup¬ tion en les renforçant considérablement et en rendant plus improbable encore une reprise du cours normal du processus. On peut exprimer cela en disant que 1'agrëgation-relégation spatiale des immigrés produit une sorte d'effet de masse qui rend plus incontestable encore l'altér'ité ethnique de ces derniers pour ceux des nationaux qui vivent aux confins de ces agrégats, c'est-à-dire les "voisins" sociaux des immigrés. Mais au-delà encore de cet effet d'image, une autre conséquen¬ ce redoutable de cet effet de masse est de plus en plus per¬ ceptible : l'altérité ethnique des immigrés cesse peu à peu, pour leurs "voisins", de ressortir à la pure objectivité des 158 phénomènes naturels (trait qui exonère finalement ce toute responsabilité dans sa production ceux que cette altérité investit) et se trouve ce plus en plus imputée à la subjec¬ tivité ce ces derniers, dans une sorte ce procès de "ciabo- „(10) lisation. . ' Pour comprendre une telle dérive, en peut s'appuyer sur les résultats ce certains travaux dont les uns appartiennent au domaine psychcsccioloçicue et les autres au champ c'investi- ca'-ior.s eue certains théoriciens ont menés sur les prooriétês " (11) ce la communication humaine. • Nous ne nous étendrons pas sur les arguments .scientifiques, appartenant aux deux domaines évoqués ici, qui appuient notre propos car cela nous éloignerait trop loin de l'objet de ce tex" Il y a toutes les raisons ce penser, estimons-nous, eue les rassemblements spatiaux massifs c'"autres ethniques", dans ces lieux de résidence nettement circonscrits et désignés, finissent par remplir la fonction d'un "message analogique" attribué, ce manière fantasmatique, aux immigrés, par leurs veisins, et par lequel les premiers signifieraient aux seconds leur volonté ce rester autres, ce demeurer, comme on dit, "entre soi". Ainsi, par l'effet objectif d'un "dispositif" so¬ cial et spatial, pourtant sans auteur clairement identifiable, les immigrés se voient imputer, une intention,' une volonté tenaces ce clôturer leurs communautés, voire de les dresser comme des entités hostiles, ou au moins définitivement hétéro¬ gènes, sur le territoire de la société d'accueil. Le faux "message analogique" de l'agrégat spatial des immigrés prend valeur assertoricue; il est traduit avec contre-sens, en "langage digital", cè il se voit attribuer comme contenu, l'af firmation "ncus ne voulons pas nous intégrer". La "ségréga¬ tion spatiale" secondaire participe ainsi de ce procès de "diabclisation" des immigrés, par lequel ceux-ci d'inassimila- bles qu'ils étaient, en viennent à être regardés comme des occosants résolus à l'assimilation. 159 III.1. Le Seuil de tolérance : Des chercheurs intraitables... Ce que nous avons appelé la "ségrégation spatiale secondaire peut donc être considérée comme une des répenses de la socié¬ té civile à la désêgrêgation socio-économique dee immigres 160 imposée par l'Etat, sans que soit satisfait à la condition impérative de la désethnicisation, de la dissolution des com¬ munautés ethniques. Ncus avons vu comment par suite de l'enchaînement quasi sys- témique d'"effets pervers" successifs, cette ségrégation pou¬ vait à la fois contribuer à, et être concomitante de ce que Gérard Althabe appelle la "diabolisation" des immigres, ce que l'on peut interpréter comme le passage d'un racisme de déni, infériorisant ou déshumanisant, â un racisme faisant de l'autre un ennemi irréductible redoutable et puissant. Ces évolutions des représentations collectives vont de pair avec le développement d'une attention sociale exacerbée au nombre des immigrés (du groupe des "ethnies", évidemment) à la répartition quantitative de leur "charge" entre les divers espaces locaux; la notion de "quota" devenant décisive et om¬ niprésente . Cette activité exacerbée de dénombrement, ne doit pas être analysée et jugée pour elle-même, mais en considérant qu'elle s'inscrit parfaitement dans un contexte marqué essentiellement par la dissonance qu'engendre ce spectacle d'une insertion des immigrés s'accomplissant de plus en plus nettement selon le modèle illégitime : "déségrégation + ethnicisation". Le dénombrement est d'abord dans la logique de la ségrégation spatiale secondaire ou de la séparation physique, comme sous- produits de l'abolition progressive de la ségrégation sociale. La limitation quantitative prolonge la délimitation spatiale de la territorialisation des immigrés. Tout "excès" dans leur nombre comporte le risque fantasmatique de leur omniprésence, et celui, donc, de priver de tout efficacité la ségrégation spatiale comme dispositif visant à la reconstitution de la distance sociale, de la ségrégation sociale. Mais ce dénombrement, pour les "voisins" les plus proches des immigrés, est aussi dans la logique du contexte créé par le développement progressif d'une "situation de concurrence" 161 effective et généralisée avec les immigrés. Il s'inscrit dans un mouvement confus de résistance à ce développement; et .là, il ne s'agit plus d'enjeux symboliques (concernant d'abord la représentation de soi-même) mais d'enjeux réels; il s'agit de compétiticn peur des emplois devenus rares, ou bien pour des logements situés dans la strate haute du parc de logements sociaux. La fin poursuivie ici est le maintien, conformément au modèle légitime de l'insertion, du plus grand nombre possible des exclusions sociales ou économiques, que connaissent encore les immigrés. Enfin, plus profondément peut-être, la simple présence des immigrés, leur pur et simple "être là", conjugués avec ce dé¬ faut d'aspiration à l'assimilation qu'on leur impute, en gran de partie sans doute à cause des hasards malheureux de la ccm munication, finit par susciter, en milieux populaires, un profond sentiment d'illégitimité (qui peut très bien aller de pair avec d'excellents rapports avec eux et une attitude bienveillante à leur égard, ce qui relève d'un autre point de vue). Dès lors, compter les immigrés (les ethnies...), calcu¬ ler leur proportion par rapport aux nationaux, en fonction de toutes sortes de circonscriptions territoriales, la ville bien sûr, mais aussi le quartier, le département, la région.. est une activité profondément naturelle et légitime; ce n'est rien d'autre, au fond, que mesurer l'étendue de l'altérité; c'est évaluer la force potentielle ou réelle de quelque chose qui a valeur de principe hétérogène sinon hostile. "Dénombrer c'est l'activité cognitive qui est le plus étroitement et le plus immédiatement lié au procès d'ethnicisaticn. Contrôler l'évolution du rapport E ( trangers) /N ( atior.aux) apparaît pres¬ que comme un devoir civique . Cette légitimité qui n'a pas besoin de se penser comme telle tant elle semble aller de soi se trouve évidemment accrue à mesure que s'affirme la tendan¬ ce à la diabolisation des immigrés, et que le thème du rôle qu'ils joueraient dans l'accroissement de l'insécurité prend de l'ampleur. 162 Cette compulsior. au dénombrement des immigrés (il s'agit tou¬ jours des "ethnies", qui souvent sont désormais de nationa¬ lité française.) s'inscrit, en définitive, dans une sorte de vaste tentative de refoulement urbain ou spatial de ces der¬ niers, qui pour tenir parfois du rituel d'exorcisme, n'en est pas moins lourde, très concrètement, de conséquences, négati¬ ves pour eux : blocage quasi universel de leur accès au loge¬ ment social; exclusion des dispositifs d'aide à l'insertion tels que les "TUC"; préférence plus ou moins ouvertement ac¬ cordée aux nationaux dans l'emploi etc... (Il faut noter que parallèlement à ce mouvement de refoulement urbain et prenant appui sur lui s'est développé, à des fins d'exploitation politique, une orchestration du thème du dan¬ ger démographique que représenterait une partie des immigrés en raison des capacités de croissance illimitée qui caracté¬ riseraient ces derniers. Le développement de ce thème dans l'opinion a naturellement contribué à renforcer encore un peu plus le mouvement de refoulement^de plus, indirectement, il a contribué à augmenter les difficultés que rencontre le pro¬ cès de désethnicisation, dans la mesure où dans les projec¬ tions proposées, sa trouvaient utilisées des catégories sta¬ tistiques particulièrement réifiantes, dotées du pouvoir in¬ sidieux de figer et de "détemporaliser" les attributions de l'identité ethnique : on songe ici tout particulièrement à la catégorie des "étrangers non européens", les EUE, employé par "Le Figaro". X On peut observer incidemment ici, avec quelle habileté les promoteurs de ces campagnes ont su re¬ tourner avec une fausse naïveté le thème de l'identité cultu¬ relle, ou du droit à la différence culturelle, contre certains de ceux qui s'en étaient fait les chantres imprudentsr). Une mention doit être faite ici de la contribution que les sciences sociales ont été ou sont encore invitées à apporter à ce que nous avons appelé le mouvement de refoulement urbain, en cautionnant celui-ci par la fameuse notion de "seuil de tolérance". Ce qu'il est intéressant d'analyser ici, ce sont les conditions dans lesquelles la société civile - et plus 163 particulièrement les milieux populaires - a été amené à for¬ muler cette "demande" en direction de l'instance scientifique et les conséquences sociales de la réaction des milieux scien tifiques concernés. Nous l'avons dit la tendance à dénombrer inlassablement les immigrés (les ethnies) doit être replacés dans le contexte créé par un mode d'insertion de ces dernier, jugé illégitime, et dont on peuL rendre compte très schêmatiquement par la formule : "intégration sans assimilation" (les observateurs extérieurs que nous sommes, eux, traduisent : "déségrégation sans désethnicisation"...). Dans un tel contexte, et sans préjudice d'autres motivations, c'est la simple présence des immigrés, leur territorialisation sur le sol national, qui créent une puissante imputation d'illégitimité; et qui récla¬ ment impérativement, mesure et limitation. Où fixer la limite personne ne le sait exactement, mais qu'il y ait une limite a fixer au delà de laquelle "ce n'est plus tolérable", cela paraît à beaucoup une certitude. Une telle représentation ou tout au moins son expression brute, s'est trouvée néan¬ moins, en règle générale, largement refoulée par de puissants interdits moraux ou politiques ; elle est devenue inavouable et d'abord à soi-même. De ce refoulement, est née, par déri¬ vation, la recherche d'un autre fondement légitimateur de la limite qu'il paraît si puissamment nécessaire d'imposer ou d'opposer aux étrangers (réels ou apparents), a la montée de l'altérité. Le recours à l'instance scientifique n'a pas d'autres causes. Il s'agit de fonder l'exigence d'une limite et d'une limitation sur une autorité dont l'objectivité ne saurait faire de doute, dominant de l'extérieur les rapports sociaux, et exonérant de toute culpabilité ceux qui y sont engagés. Une autorité qui, au surplus, ne saurait décevoir ceux qui font appel à elle, tant l'évidence de la nécessite d'une telle limite paraît incontestable ; la science, et particulièrement les "savants" du pays d'accueil, ne saurait aller contre une telle évidence, voilà que ne faisait aucun 164 doute pour ceux qui faisaient appel à elles. On sait ce qui s'est passé. "La science" a refusé d'être complice, et les chercheurs se sont inlassablement efforcés de démontrer que la notion de "seuil de tolérance" ne repo¬ sait sur aucun fondement sérieux. Ces efforts ne sauraient leur être reprochés évidemment. Mais on peut s'étonner, tout de même, qu'ils se soient atta¬ chés, avec tant de vigueur à "falsifier" un concept aussi manifestement " infalsif iable ! "... (le rapprochement avec le "tipping-point" de certaines études américaines, fût-ce pour critiquer sa pertinence, nous paraissant notamment dénué de tout fondement.). Le tort qu'ont eu ces chercheurs, selon nous, c'est de ne pas situer cette demande dans son contexte, celui d'un rap¬ port à l'Autre, socialement, politiquement, idéolegiquement, déterminé, dont une des caractéristiques fondamentales est précisément qu'il conduit à la "quantification" inlassable de la présence de cet Autre. C'est ce rapport qu'il fallait avant tout traiter en répondant à la demande. Résumons ce qu'il faut dire selon nous à propos du débat sur le seuil de tolérance. 1) Il est absurde de vouloir démontrer scientifiquement l'existence d'un seuil de tolérance aux étrangers. 2) La quantification, et donc la référence au schème du seui est la pratique sociale la plus "normale", sociologiquement parlant, dans une situation de "mise en cohabitation" entre des nationaux et des étrangers (ou des groupes réputés tels. Or on peut dire que guidés avant tout par des considérations morales, les chercheurs se sont surtout attachés à themati— ser la première proposition sans guère s'efforcer, en règle générale, de replacer l'insistance sociale à faire valider cette notion, dans le cadre de compréhension capable de l'éclairer. En se contentant de réfuter sur le mode scienti¬ fique, un "concept" issu de tout évidence, de 1'imaginaire 165 social, les chercheurs concernés ont contribué à accroître encore un peu plus le malaise engendré par une insertion "atypique" des immigrés, en créant une sorte de fossé en¬ tre certains intellectuels et "le peuple". Les milieux populaires et leurs relais ont, en effet, sur¬ tout vu dans la fin de non recevoir qui leur était opposée une mise en cause de leur racisme, (et, de fait, le thème du "racisme populaire" est fortement majoré dans certains travaux.) ce qui suscitait de leur part le reproche adres¬ sé aux chercheurs de vouloir donner des leçons, sans payer de leur personne, à l'abri des privilèges sociaux dont ils jouissent. Mais, au-delà de ce différend somme toute mineur,' cette fin de non recevoir des milieux scientifiques a eu une autre conséquence dommageable. En effet véhiculée, sommairement, et diffusée par ceux des chercheurs qui collaborent avec des agents administratifs et des acteurs sociaux (dans la gestion et la réhabilitation des quartiers populaires notam¬ ment.) elle a eu pour effet, de contribuer à délégitimer toute approche quantifiée des problèmes de cohabitation. Or, il nous semble qu'une "vision quantifiante", par quoi nous n'entendons certes pas la recherche absurde de lois numéri¬ ques mais une vision attentive aux effets de masse, nous pa¬ raît inévitable et de plus utile, dans ce domaine, où préci¬ sément il s'agit d'intervenir auprès de groupes qui sont ha¬ bités eux-mêmes, si on peut dire, par une telle vision quan¬ tifiante. Il est clair, en particulier, que si l'on veut être attentif aux effets de communication liés aux disposi¬ tifs spatiaux et aux agrégats d'altérité, uns telle vision quantifiante est indispensable. D'une manière plus générale il faut affirmer que si l'on tient pour acquis qu'il imperte de faciliter et d'accélérer le procès de désethnicisation des étrangers afin de favoriser leur insertion, il est clair que les mesures allant dans ce sens doivent engager une vi¬ sion attentive au jeu des quantités et des masses. 166 La dësethr.icisation requiert notamment une déccnstructicn des dispositifs nés de la ségrégation spatiale secondaire, et une telle déccnstruction ne peut se faire que sur la base d'appréciations quantifiées des situations. De telles appréciations engagées pour lutter contre la "sé- grégation-relégation" et ses effets pervers, ne se confondent pas, évidemment, avec le recours à de prétendues lois numé¬ riques invoquées, elles, pour justifier cette ségrégation. Il semble que les chercheurs aient été parfois victimes de cette confusion, ou aient en tous cas contribué à l'entre¬ tenir. /• 167 III•2. Les effets pervers de l'expression culturelle des "ethnies". Parmi les moyens employés - dans le cadre des orientations inspirant l'action sociale - pour lever les difficultés d'inser¬ tion manifestes rencontrées par les "ethnies", s'est développée une tendance à encourager de la part de ce groupe diverses for¬ mes d'expression de ce qui est généralement donné comme leur cul¬ ture d'origine. Ceci dans le but d'améliorer leur image et de faciliter la compréhension de leur spécificités. Or,il semble bien que les conditions créées par le procès d'ethnicisation dont elles sont l'objet, et particulièrement le développement à leur endroit d'un racisme de déni, induisent des logiques telles que toute expression de leur culture d'origine à la propriété perverse de renforcer encore plus le procès d'ethnicisation (et indirectement leur "racisaticn", donc...). Pour comprendre cela il importe d'avoir à l'exprit certaines des notions utilisées par les théoriciens de la communication. Toute communication affirme ces derniers peut être considérée 'à un u double point de vue : le point de vue du contenu (l'informa¬ tion stricte que transmettent les messages-) et le point de vue le la relation -entendue comme position réciproquement fixée dans une structure - entre l'émetteur et le récepteur, quelle véhicu¬ le, c'est-à-dire qui s'y trouve proposée, récusée, reproduite... La relation réfère évidemment à un niveau de complexité plus grand que celui auquel se situe le contenu, et surtout se trouve dans une position englobante par rapport à ce dernier ; elle le surplombe. Elle est assimilée à une mêtacommunication, une commu¬ nication sur la communication ("ce que je te dis voilà comment il faut le comprendre au point de vue de notre relation, voilà ce que tu es pour moi etc...") et elle emprunte bien souvent le canal de messages analogiques (gestuelle ; sourire, etc...). Il nour paraît évident que toute expression artistique empruntant ses matériaux à la culture d'origine des immigrés est justiciable d'un décomposit en contenu du message, et relation proposée ex¬ primée à travers ce message. Mais la relation doit s'entendre ici d'une manière particulière, elle coïncide, en fait, avec ce que nous avons appelé parfois la relation identitaire, c'est-à-dire '.qu.' il s'agit en'fait du ..rapport tel que 168 chacun le conçoit entre "être collectif" respectif dont immi¬ grés et nationaux estiment participer. Une fois admise, cette distinction, on peut être amené à constater que toute communi¬ cation culturelle peut se voir attribuer deux séries d'effets opposés selon que l'on envisage sa dimension de contenu ou selon que l'on envisage-■£a dimension de relation. Le contenu du message culturel peut sans doute contribuer à une revalori¬ sation de la culture d'origine des immigrés, ceci en règle générale; mais dans le contexte où nous nous trouvons, c'est- à-dire un contexte où le groupe d'appartenance des émetteurs du message culturel continuent à se voir attribuer une alté- rité ethnique, qui délégitime sourdement jusqu'à leur présence sur le sol national, il est à craindre que les récepteurs en message, au sein des nationaux du moins, soient surtout sensi¬ bles à son aspect métacommunieatif, à la relation qu'il ins¬ crit et dans laquelle il semble s'inscrire. Nul doute alors qu'ils ne soient enclins à estimer que la spécificité cultu¬ relle que le message met en avant, exprime "analogiquement" la discontinuité que ses émetteurs poseraient entre leur "être" et celui ce leurs voisins. III. 3 .Interculturalitë et interethnicité. Il est hors de doute, d'ailleurs, selon nous qu'on doit éten¬ dre ces observations au-delà du domaine des manifestations culturelles^1 et les généraliser à toutes les formes de commu¬ nications qui portent quant à leur contenu, directement ou in¬ directement, sur ce qu'il est convenu d'appeler la "différence culturelle" (formule réversible sans changement de sens en "identité culturelle"...). D'une manière générale nous esti¬ mons, en effet, que dans le contexte où nous trouvons, dont la caractéristique principale est qu'un groupe d'immigrés con¬ tinue à s'y voir attribuer une altérité ethnique (qu'il se reconnaît lui-même le plus souvent) toute communication sur la "différence culturelle" est socialement interprétée d'abord par référence à son aspect de métacommunication. C'est-à-dire que ce qui est enregistré à travers une telle communication, 169 c'est d'abord la relation dans laquelle, à tort ou à raison, on estime que s'inscrit la transmission du contenu du messa¬ ge, (et qui se révèle par les éléments d'expressivité analo¬ gique de la communication). La relation réfère a un_crdre de sens jugé plus fondamental. On peut ramasser nos conclusions dans ce domaine en une brève formule : toute majoration et valorisation du thème de la différence culturelle risque d'abou¬ tir à un renforcement de l'évidence de l'altérité ethnique. Autrement dit, la question de 1'ethnioisation des groupes im¬ migrés doit être considérée comme chronologiquement antécéden¬ te et logiquement dominante par rapport à la question de la différenciation culturelle. C'est quand la question de l'altérité ethnique d'un groupe est réglée,quand sa désethnicisation est accomplie que la ques¬ tion de la reviviscence de son identité culturelle peut être posée sans risques sociaux et avec profits, (n'est-ce pas ce que l'en constate avec les groupes d'immigrés "latins", notam¬ ment les Portugais ?). Si bien qu'on peut très bien poser une sorte de règle selon laquelle, plus les groupes sont doseth- nicisés plus grande est la marge de liberté laissée à l'ex¬ pression de leur identité culturelle,, à leur "différence";' tan¬ dis que pour les groupes dont 1'ethnioisation est persistante, la "différence" est reçue avec réticence, et renforce encore la délégitimatien sociale de ses porteurs. Or que constate-t- cn dans 1 'orientation des politiques-1 visant l'expression cul¬ turelle des communautés immigrées ? plus un groupe parait dif¬ ficilement assimilable - ceci étant posé sans que l'en s'in¬ terroge beaucoup sur l'artefact social extraerdinairement com¬ plexe qui se résume dans, et se dissimule souc cette notion - et plus, faisant en quelque sorte de nécessité vertu, on l'en¬ gage à exprimer sa culture, sa différence (c'est-à-dire, ana¬ logiquement, à revendiquer son inassimilabilité) . .. (12) sj_ bien que, comme il s'agit de groupes sur qui pèse une persistante désignation comme autres ethniques, et qu'en pareil cas, les manifestations de l'identité culturelle ont toutes les chances de renforcer encore cette désignation et l'ensemble des 170 invalidations sociales qui lui sont tendanciellement attachées, l'orientation politique choisie, qui était de promouvoir l'identité culturelle de ces groupes, a un effet contraire aux buts qu'elle poursuit, car elle finit indirectement par saper encore un peu plus la légitimité sociale des expres¬ sions de cette identité. One remarque importante pour terminer sur cc point, il est évident que les séquences de communication qui émanent des voisins sociaux des immigrés, les membres des classes popu¬ laires nationales, et cui portent, au point ce vue du contenu sur le thème de la différence culturelle doivent être soumi¬ ses aux mêmes catégories d'analyse que les communications en provenance des immigrés. Plus précisément dit, la même dis¬ tinction entre contenu du message, et relation englobante do¬ minant le sens véhiculé, doit être opérée dans les communica¬ tions émanant des milieux populaires ce la société c'accueil. Il est évident que lorsqu'un "voisin social" ces immigres dé¬ clare "il faut qu'ils s'assimilent, il faut qu'ils s'"intè- crent", il paraît, au plan du sens explicite refuser aux im- . migrés le droit à la différence culturelle. Mais au peint de vue de la relation identitaire cette exigence à toute les chances de s'inscrire dans, et ce traduire, la reconnaissance en 1'"autre ethnique" d'un semblable en essence, ou en puis¬ sance, quelqu'un dont il paraît invraisemblable qu'il décide de maintenir sa propre séparation d'avec la communauté natio¬ nale qui l'accepte, (à l'inverse, une acceptation trop facile cc la différence culturelle, position en apparence bienveil¬ lante,, peut connoter - métacommuniquer - au plan de la relation identitaire la persistance d'un sentiment de distance insur¬ montable vis-à-vis ces immigres, débouchant sur une accepta¬ tion tièce et détaché de "ce qu'ils sont".). III.4. Les réactions des immigrés an racisme renforcent le cycle de 1 ' e thr.ici sation . Les expressions du racisme, quelque canal qu'elles emprun¬ tent ont peur effet ce contribuer à renforcer, au moins dans certains cas et certains contextes, chec ceux qui en sont victimes, la référence à l'appartenance ethnique, l'iden- 171 tité ethnicue. Au plan subjectif elles suscitent ce qu'on pourrait aooeler des mobilisations réactives de l'identité (dent l'une des formes est le procédé bien connu du retour¬ nement du stigmate.); tandis qu'au plan des concrétisations sociales les communautés ethniques sont symboliquement réin¬ vesties, et se transforment en bases de résistance. L'affir¬ mation do l'identité ethnique se fait plus absolue et engage plus que jamais une conception essentialiste... Ce qui du point de vue de la désethnicisation rend évidemment les choses plus difficiles. III.5. L'émancipation relative de la société civile. Dernière remarque sur cette nouvelle situation. On assiste à une sorte d'émancipation de la société civile par rapport à l'Etat, dans le domaine ce la relation identitaire. L'al- terité ethnique des immigres de la période actuelle a cessé ce procéder exclusivement ce 1 'anthrocologie imaciiiairc de l'état, elle paraît soudain ressortir d'une anthropologie V qui domine et transcende celle de l'Etat, c'est la nature même qui à travers elle semble faire entendre sa voix. L'Autre n'est plus cet artefact politique, que l'on savait secrètement être tel, c'est un "Autre anthropologique" que les membres de la société civile s'arrogent le droit de juger tel. Dans cette situation où l'Etat n'est plus considéré comme l'auteur, quelque dissimulée qu'ait été cette fonction, de 1'ethnicisation, il apparaît désormais qu'il est,de plus, impuissant à garantir la désethnicisation des étrangers. En effet l'acquisition de la nationalité - la naturalisa¬ tion - est délégitimée dans sa fonction de signe et de sanc¬ tion de l'assimilation (= la désethnicisation.). Car voici des immigrés qui lorsqu'ils deviennent juridiquement des na¬ tionaux, demeurent, de toute évidence, des étrangers. Or. peut parfaitement estimer, dès lors, que c'est dans cette disqualification de l'Etat, et de son système juridique, 172 comme garant de l'assimilation des étrangers qu'il faut re¬ chercher une des raisons profondes qui motivent le projet de réferme du code de la nationalité (Les étrangers natura¬ lisés se voyant fantasmatiçuement imputer la responsabilité du maintien de leur altérité, il importe de contractualiser davantage l'acquisition de la nationalité.). IV. LES SCENARIOS D'AVENIR. Le schéma d'insertien que nous avons décrit - passage d'une situation où la ségrégation initiale des immigrés dans la ville est légitimée dans la pensée sociale par leur "alté¬ rité ethnicrue" à une situation où l'image de leur altérité ethnique s'étant dissoute, l'intégration des immigrés de¬ vient léaitime aux yeux de leurs voisins - peut être quali¬ fiée, nous l'avons vu, d'idéal pour suggérer qu'il entretien avec le réel le même rapport que l'idéal-tvpe wébérien. Un tel schéma repose sur l'idée que la société civile, en l'escèce principalement la fraction de celle-ci qui englobe les classes populaires/ joue un rôle indirectement très im¬ portant dans le mode d'insertion des immigrés, et que ce rôle tëmcigne d'une certaine autonomie de cette société civile par rapport à l'Etat et aux cadres formels qu'il entend fixer à cette insertion. Cette considération nous amène à accorder la plus grande attention aux cadres de pensée, ou à l'ensemble de représentations cristallisées dans la pensée sociale autour de cette question de 1'inser¬ tion des immigrés. Or ce qui marque avant tout ce cadre de pensée c'est l'existence de ce qu'en pourrait appeler "un schéma préférentiel d'insertion" peur les immigrés (formule par laquelle nous entendons suggérer l'analogie avec des notions de même nature appartenant au domaine ethnologique) . Ce "schéma préférentiel", qui se rattache en fait, plus largement, à un point ncdal très important de ce que Louis D'amont appèlerait l'idéologie de ncs sociétés, pose une articulation étroite entre 1'intégration économique, ou 173 plutôt le droit à l'égalité socio-économique et l'assimi¬ lation sociale et culturelle, faisant, à proprement parler, de la seconde la condition sine qua non de la première. On aura évidemment compris qu'ici le terme assimilation est directement repris du discours populaire, où son sens n'a qu'un rapport assez lointain avec le concept auquel renvoie ce terme quand il est utilisé par certaines théories scien¬ tifiques, et où en peut estimer, en fait, qu'il représente une façon de traduire l'enregistrement subjectif, sous forme de totalité confuse,que le procès de désethnicisation de l'étranger s'est bien accompli. Reformulons les deux grands traits essentiels de la situa¬ tion actuelle par rapport à ce schéma préférentiel : 1/ La déségrégation, imposée par nos institutions et nos principes politiques fondateurs paraît poursuivre inéluc¬ tablement son cours (la réalité étant, de fait, en retard sur les apparences ...) et devient de plus en plus évidente à mesure notamment que l'insertion concerne la seconde gér.ê ration, pour des raisons sur lesquelles il n'y a pas besoin de s'étendre. 2/ Le procès de désethnicisation paraît, lui, avoir inter¬ rompu son cours quand il concerne du moins les immigrés appartenant au groupe des "ethnies". Autrement dit, traduit en langage populaire : ces étrangers-là ne s'assimilent pas ... (variante diabolique : ils ne veulent pas s'assi¬ miler . . . ) . La pensée sociale se trouve donc face à une cruelle dis¬ sonance : la réalité de l'insertion répond de meins en moins au "schéma préférentiel". Celui-ci entre dans une crise durable. Les tentatives de réduction de cette dissonance prennent, on l'a vu, trois formes : 1/ exigence exacerbée de 1'"assimilation" (i.e. la désethni cisatior. ...) aboutissant au rejet ouvert des ir.ascimilable 174 2/ pression au maintien de la ségrégation sociale c'est-à- dire exigence que soient imposées le maximum d'exclusions sociales ou socio-économiques aux immigrés. 3/ développement d'une ségrégation spatiale secondaire comme substitut à la ségrégation sociale (ségrégation- subordination) . Nous avons vu que l'ensemble de ces éléments interagissent et se renforcent mutuellement et que, notamment, la ségré¬ gation spatiale secondaire rend considérablement plus aléatoire encore la désethnicisation (renforce chez les voisins de ces immigrés le sentiment de leur inassimila- bilitc). Par rapport à ces traits, trois éléments de contexte jouent un rôle décisif d'aggravation : 1/ le premier a trait évidemment à la situation économique. Si la crise se maintient ou s'aggrave en rendant plus aigûe la compétition sociale au sein des couches dominées, et en déstructurant encore plus les espaces ouvriers, on assistera sans nul doute à un redoublement des pressions pour que soient imposés aux immigrés avec plus de rigueur encore les traitements sociaux que nous venons de décrire. 2/ le second élément a trait à la situation politique. Il réfère aux immenses possibilités, si on peut dire, d'exploitation par l'extrême droite de la dissonance que nous avens décrite. Il suffit en effet à ce groupe politique d'insister a satiété sur l'illégitimité du mode d'insertion actuel des immigrés pour créer un contexte de surenchère avec la droite classique sur ce point, à partir duquel il renforce sa propre position politique et creuse encore un peu plus la dissonance, tout en légitimant les moyens employés pour la réduire, voire en les mettant en ceuvre lui-même. 175 3/ le troisième élément a trait aux réorganisations politico- administratives, qui intéressent notamment très fort le niveau local, ou municipal. Nous voulons parler de la loi de décentralisation. Celle-ci a conduit à un large transfert de compétences de l'appareil central de l'Etat aux collecti¬ vités territoriales, dans des secteùrs particulièrement stratégiques pour l'insertion des immigrés : logement social, urbanisme, action sociale, formation, scolarisation ... Ce transfert de compétences souvent chanté comme gage de plus grande proximité entre la décision politique et le citoyen ou d'accroissement de la démocratie locale, nous paraît lourd de conséquences négatives pour l'insertion des populations immigrées. Il aboutit à la suppression de l'Etat comme "interface" eu comme régulateur des rapports et des transferts sociaux entre les groupes qui, globalement dominés sontinégalement pourvus cependant en capacités sociales et politiques. Les groupes les plus soumis aux risques d'exclu¬ sion sociale ont tout à perdre dans une pareille situation. Les immigrés, particulièrement, qui voient les capacités d'intervention politique de leurs "voisins" considérable¬ ment renforcés par la dévolution de compétences plus grande au niveau politique local, niveau où le poids politique de ces derniers pèse le plus lourd. A partir da ce bref tableau de la situation actuelle, quels scénarios d'avenir peut-on esquisser ? Il faut se placer dans la cadre de deux grandes possibilités qui ne sont pas du même ordre et qui réfèrent au maintien ou à l'abolition du "schéma préférentiel d'insertion". I - Le schéma préférentiel d'insertion - "assimilation" (i.e. dësethnicisation) - droit à l'égalité socio- économique -, resta ce qu'il est actuellement, c'est-à-dire un point nodal important de notre "idéologie". Dans cette hypothèse, il y a deux possibilités dont il faut examiner les chances de réalisation 176 a/ La désethnicisation parvient à se réaliser. Dans es cas l'insertion comme accès au droit à l'égalité socio-économique et fin des exclusions sociales spécifiques, s'accomplit, les tensions s'apaisent peu à peu. Nous ne reviendrons pas sur toutes les raisons qui rendent cette hypothèse - idéale,- puisqu'elle prévoit la réalisation de l'insertion conformément au "schéma préférentiel" - peu . crédible. Elle suppose globalement deux conditions dont on voit mal comment elles pourraient être remplies à l'heure actuelle : - une sorte d'unanimité des immigrés pour des stratégies collectives avec accord sur le but final (créer l'image d'une dissolution dos communautés ethniques). - une politique sociale globale appropriée (avec une action particulièrement énergique dans le domaine du logement et de l'action sociale), dont les conditions politiques et économiques actuelles nous éloignent plus que jamais. b/ La désethnicisation ne se réalise pas ou trop imparfai¬ tement. (Certains groupes immigrés forment des communautés ethniques durables, l'image sociale de la non-désethnicisa- tion reste persistante ...). C'est le scénario le plus vraisemblable. Dans ce cas la dissonance que nous avons décrite entre le "schéma préféren¬ tiel" et l'insertion réelle se maintient. Les risques sent grands ici, nous l'avons vu, que les immigrés restent frappés, tendenciellement, inégalement ... dans cette hypothèse, d'un certain nombre d'exclusions sociales ou socio-économiques durables. A terme, bien sûr, on peut estimer que ces inégalités spécifiques s'effaceront progressivement, la force des principes déségrégatifs de notre organisation politique l'emportant peu à peu sur las résistances de la société civile. D'autant que ces immigrés peuvent compter sur le soutien de nembreux milieux militants, qui s'efforceront d'agir dans le sens d'une intégration réalisée de manière volontariste au nom de principes moraux ou philosophiques, sans considération pour la condition sociologique de 1'"assimilation". 177 Cependant dans la perspective où nous nous plaçons ici, les attentes sociales liées au schéma préférentiel d'insertior. ne seront pas abolies mais refoulées. Et on est en droit de nourrir des inquiétudes sur les conséquences que pourraient avoir de possibles retours de ce refoulé (encouragés poli¬ tiquement par exemple . . . ) . Le risque le plus grand dans une telle hypothèse est que ces communautés ethniques (ou réputées telles I) ne finissen /1 2 \ par constituer ce que Roger Caratini (1986) appelle des "minorités infériorisées". Il est évident pour cette première grande hypothèse que si la situation économique s'assainit, si la croissance reprend, élargit le marché de l'emploi et augmente les possibilités générales de mobilité professionnelle ascen¬ dante, les choses peuvent changer du tout au tout L'hypothès d'une "césethnicisation normale" (faisant conclure socia¬ lement à 1'"assimilation") deviendrait d'une grande vrai¬ semblance. On assisterait, en effet, en pareil cas, à un desserrement des pressions à l'exclusion sociale ou à la ségrégation spatiale des immigrés, deux facteurs qui, on l'a vu, produits par 1'ethnicisation, renforcent en retour celle-ci (ou si l'on veut la non-désethnicisation) de maniér décisive. Un des obstacles majeurs s la désethnicisation serait ainsi levé, d'autant que le racisme de déni produit par les menaces de déclassement pesant sur les voisins des immigrés, se résorberait, alors, considérablement. II - Deuxième grande hypothèse. Le schéma préférentiel d'insertion est invalidé. Il cesse de structurer de manière décisive les représentations collectives. Autrement dit le mode d'insertion "déségrégation + ethnicisation" (sans tensions sociales) devient légitime. Il faut bien voir qu'il s'agirait là d'un changement majeur de notre "idéologie" (de nos valeurs, de nos normes..-). Avec un pareil changement, on déboucherait sur une société 178 d'immigration s ' acceptant comme une société pluri- ethniqae (et non pas seulement pluri-culturelle ce qu'elle est déjà largement,dans un certain sens . ..). une société cluri-ethnique dans les faits, donc, mais une société pluri- ethnique légitimée comme telle dans les représentations collectives ; une société dans laquelle des communautés ethniques différentes co-existeraient sans heurtmajeur, ou conflit étouffé, et sans que l'une d'entre elles soit frappée d'infériorisation sociale, ne soit une "minorité infériorisée Il est difficile d'apprécier les chances de réalisation d'un tel scénario. Elles sont notamment fonction de la capacité des communautés ethniques à accéder en tant que telles à une part non négligeable du pouvoir politique notamment au niveau local ou municipal - comme l'ont fait leurs homologues américaines -, ou à développer la même activité de "lobbying" que ces dernières. Tout un ensemble de raisons nous paraissent rendre cette hypothèse peu probable. D'ailleurs on doit convenir que pareille voie ne serait pas exempte de risques, notamment celui que des tentatives infructueuses menées dans ce sens ne fassent régresser les choses vers le scénario des "mino¬ rités infériorisées". Mais il y a de plus, selon nous, une raison qui nous paraît de nature à invalider de manière décisive cette hypothèse de la pluri-ethnicitê légitime, c'est, paradoxalement, la faiblesse démographique des communautés ethniques en France (i.e. des communautés qui en France sont les homologues des "ethnies" aux Etats-Unis) . .De ce point de vue une comparaison chiffrée avec les Etats- Unis nous semble particulièrement éloquente. Dans ce pays " les 'ethnies" (noirs, hispaniques ... à l'exclusion des 179 groupes originaires d'Europe) représentent 23,2 % de la population totale en 1980 . En France, en 1982, les immigrés en provenance d'Afrique, toutes nationalités confon¬ dues (en y incluant les França is par acquisition), repré¬ sentent à pe un ine plus de 4 % de la population totale. Seule e reprise importante de l'immigration, actuellement peu pr e VI sible, serait de nature à changer cette situation. En conclusion. Le scénario le plus probable est I-b/. Le haitable en fonction d'une appréciation scénario le plus sou réaliste de la situation : I-a/, 180 NOTES (1) Pour une meilleure compréhension du texte, il est utile de lire la note annexe. (2) Voir, par exemple, l'article de Louis Wirth "Le phénomène urbain comme mode de vie" ("Urbanism as a way o? life"), publié dans."L'Ecole de Chicago", textes traduits et pré¬ sentés par Yves Grafmeyer et Isaac Joseph (Editions du Champ Urbain, Paris, 1979). (3) Michel Foucault "Surveiller et punir" (Gallimard, Paris, 1977). (4) Edgar Morin "L'esprit du temps" (Grasset, Paris, rééd. 1975), (première partie : L'"Intégration culturelle"). (5) Cette conception se rapproche de certaines idées d' H. Lebras (passim, et 1' "Autre Journal", article "Qu'est- ce qu'être Français ?", p. 59, Avril 1986). (6) Voir la note annexe. (7) Notion reprise de Jean Duvignaud : "La solidarité. Liens de sang et liens de raison" (Fayard, Paris, 1986). (8) Jean Cazemajou et Jean-Pierre Martin "La crise du melting-pot, ethnicitë et identité aux Etats-Unis de Kennedy à Reagan (Aubier, Paris, 1983). (9) Pierre L. De Berghe "Apartheid : une interprétation sociologique de la ségrégation raciale" (in "Cahiers Inter¬ nationaux de Sociologie, vol. XXVIII, 1960). Cette lecture sera utilement prolongée par celle d'un article de Franklin Hugh Adler "Les rapports entre le travailleur noir et le capitalisme américain" ("Les Temps Modernes, n° 271, Janvier 1969). 181 (10) L'expression est de Gérard Althabe (Conversation avec l'auteur). Voir aussi pour un approfondissement de cette problématique : Léon Poliakof "La causalité diabolique, essai sur l'origine des persécutions", T.l (Calmann Levy, Paris, 1980). (11) Nous faisons ici très précisément référence, tout d'abord aux travaux expérimentaux de D.A. Wilder .(sur la relation entre perception "homogénéisée" et discrimination, • pour dire cela très vite ...) tels qu'ils sont décrits dans "La phychologie sociale", ouvrage publié sous la direction de S. Moscovici, P.U.F., Paris, 1984 (p.267-268). L'autre type d'argumentation entend faire appel à certains des cadres conceptuels et des notions - en ce qu'ils ont d'anthropologiquement applicable - définis, à propos de la communication humaine, par les chercheurs de ce qu'il est convenu d'appeler l'école de Palo A.lto. La distinction que posent ces derniers, en particulier, entre communication digitale (ex.: le langage) et communication analogique (ex.: la gestuelle ou toute sorte d'indices présents dans un cadre d'interaction) nous paraît utile dans notre cas : de ce point de vue les concentrations spatiales d'immigrés remplissent, objectivement, la fonction d'un message analo¬ gique d'altérité. (voir notamment : P. Walzalawick, J. Helmick, D. Jackson : "Une logique de la communication" (Editions du Seuil, Paris, 1972). (12) Exemple : Le rapport dit Françoise Gaspard. ("L'infor¬ mation et l'expression culturelle des communautés immigrées en France", Paris, sans date). (13) Louis Dumont "Essais sur l'individualisme" (Seuil, Paris, 198?) . (14) L'essai de typologie des minorités entrepris par cet auteur nous paraît fort intéressant. Roger Caratini "La force des faibles (Encyclopédie mondiale des minorités)" (Larousse, P aris, 19 86) . (15) Chiffres cités par Jean Cazemajou et Jean-Pierre Martin (op.cit.). 'INSERTION DES IMMIGRES ET LA QUESTION DE L'IDENTITE" Annexe Janvier 1987 183 Nous devons prendre pour point de départ, le phénomène de l'insertion des travailleurs immigrés. Mais entendons-nous. Ce terme ne renvoie pas pour nous à la seule considération de la manière dont les immigrés se compor¬ tent dans leur implantation sociale. (Un schéma fréquemment employé où la société d'accueil tient le rôle réifié d'un envi¬ ronnement, celui-ci fût-il voué à l'expression uniforme des im¬ positions les plus dominatrices.) Pour nous le terme insertion désigne l'ensemble des développe¬ ments sociaux et des modifications impliquant et affectant les travailleurs immigrés et la société d'accueil. L'objet d'étude et ce réflexion que recouvre ce mot d'insertion est, en premier lieu, conçu comme la relation, l'interaction entre les travail¬ leurs immigrés et la société d'accueil, et les conséquences per¬ ceptibles ou possibles ce cette interaction pour ces deux sujets emblématiques. C'est un point de vue qu'on peut qualifier de sociétal sur les conséquences de l'immigration qui est engagé ici. Les faits de culture réfèrent à une dimension particulière de ce processus sociétal. Des éléments parmi d'autres qu'il faut replacer dans le jeu d'ensemble auquel ils s'intègrent. C'est donc à la lumière d'une approche globale de l'insertion, ainsi conçue, que la réflexion sur 1'interculturalité doit être abordée. La réflexion sur l'avenir dans ce domaine doit donc s'appuyer sur ce que nous savons ou pourrions savoir du phénomène de l'in¬ sertion, de ses conditions actuelles, des logiques qui s'y mani¬ festent. Nous serons à même ainsi, de discerner les "possibles qui se dessinent à partir de ces conditions. 184 Nous insistons sur le fait qu'il s'agit bien de s'appuyer sur ce que nous connaissons ou pouvons connaître ces conditions réelles et actuelles de l'insertion; rien ne serait plus péril¬ leux qu'un mode de réflexion qui s'appuierait implicitement ou non sur une conception normative, d'origine politique, philoso¬ phique ou morale, de ladite insertion. Pareilles prémisses sont de nature à conduire sur la voie de l'utopie plutôt que sur celle de la prospective. Mais comment procéder pour faire le point de nos connaissances en la matière ? On pourrait, certes, entreprendre l'inventaire des travaux me¬ nés sur cette question et procéder à leur synthèse afin d'être en mesure de dégager ce que dans le vocabulaire administratif en appelle parfois des "tendances lourdes". Entreprise difficil le manqué d'unité et d'homogénéité d'un phénomène marqué par les incertitudes propres à toute séquence historique en cours et sujet à d'importantes variations territoriales, conduit les très nombreux travaux qu'il suscite à adopter ces conclusions parfois fort divergentes. Une occurrence qui doit autant à l'éclatement ce l'objet, qu'aux oppositions d'écoles parmi les chercheurs, si bien qu'il est particulièrement malaisé de for¬ mer, à travers ces travaux, une vue d'ensemble cohérente du processus étudié. Nous emprunterons donc la voie plus praticable qui consiste à exposer nos propres vues, et à proposer celles-ci comme base de discussion en vue de parvenir S une définition ou à une com¬ préhension commune des conditions actuelles ce cette insertion. Mais, attention, ce que nous entendons proposer à la discussion c'est moins une vision de l'insertion attestée par les résul¬ tats de travaux, qu'une approche débouchant sur l'élaboration d'un Cadre de Compréhension et d'interprétation applicable à toutes les formes de concrétisation de ce phénomène en dépit des différences parfois importantes présentées par ces derniè¬ res et qui sont dues notamment à la variabilité des conditions locales. 185 Il nous faut énoncer ici les plus significatives de nos op¬ tions méthodologiques. - Ce processus de l'insertion, nous l'abordons, du moins quand nous l'envisageons dans sa globalité, comme un phéno¬ mène historique. Sous cet aspect le propos est donc davan¬ tage de le saisir dans sa singularité que de lui appliquer des concepts représentatifs de lois scientifiques. La con- ceptualisation produite est, de ce point de vue, posée comme limitée, provisoire, opératoire. Nous estimons nous trouver face à un objet justiciable de ce que Max Weber- appelait "méthode historique individualisante"; et l'emploi du procé¬ dé weberien de l'idéal-type nous paraît, dans ce cas, parti¬ culièrement indiqué.^' - Par rapport à certains paradigmes théoriques souvent invo¬ qués sinon utilisés dans notre domaine (évolutionnisme, assi- milationnisme...), on comprendra que la position adoptée ne nous conduit ni à nous y référer, fût-ce "cum grano salis", ni à les critiquer pour leur substituer un paradigme opposé, mais à nous tenir en dehors de cette perspective méthodologi¬ que. Nous désertons le terrain des paradigmes théoriques. Mais nous ne refusons pas pour autant toute existence scien¬ tifique à ces derniers. Notre façon de les rappeler à la vie consiste à les objectiver comme éléments intervenant dans le processus que nous étudions. Il nous a été donné d'observer en effet qu'ils jouaient un très grand rôle dans l'insertion des immigrés dans la mesure où, cristallisés en reprësenta- . • (2 ' tions sociales (conformément à des schémas que S. Moscovici a bien analysés.) ils constituent des cadres de compréhension et d'action très prégnants pour les acteurs impliqués dans ce processus, ou en mesure d'agir sur celui-ci. Il est notoire par exemple que parmi les représentations les plus prégnantes 186 dans ce domaine figure celle qui associe étroitement égalité ou plutôt droit à l'égalité socio-économique - 1'"intégra¬ tion" économique - et assimilation culturelle et sociale, et qui fait, en fait, de la seconde la condition de la première. Et cela n'a pas la signification d'un constat objectif, mais exprime un point de vue normatif. Si bien que l'on est tout à fait fondé estimons-nous à lier dans la même observation intégration économique et faits de culture ou d'identité et cela non en vertu de 1'inféodation à un paradigme théorique, qui les associerait par hypothèse, mais dans la mesure où cette relation tend à être produite concrètement par les ac¬ teurs impliqués dans le processus d'insertion. La question de l'identité. Première observation. Elle n'est I pas en tant que telle au centre de nos réflexions. Nous abor¬ dons les faits d'identité en considérant avant tout la place et le rôle qu'ils occupent dans le phénomène que nous étudions. Pour nous, ils constituent donc un aspect - ou une dimension - de celui-ci, dont il convient essentiellement de penser la relation et l'interaction avec d'autres aspects ou dimensions. Ainsi envisagés les faits que l'on peut grossièrement rappor¬ ter à la question de l'identité, peuvent s'ordonner selon une distinction à deux niveaux. . Un niveau que l'on pourrait appeler "niveau des forma¬ tions sociales". Formule qui connote des notions telles que celles de communautés, groupes ethniques nationaux, cul¬ turels, voire classes ou minorités. . et un niveau où les phénomènes ont le "sujet" comme lieu (nous ne disons pas cause.) de manifestations, où l'on trouve des notions comme celle de représentation sociale, ou de décisions relatives aux appartenances, et qui conduit à la prise en compte d'articulations sociales, telles que les relations interindividuelles ou intersubjectives entre les immigrés et diverses couches sociales de la société 187 d'accueil.) avec lesquels ils sont le plus généralement en contact. Il est évident que cette distinction de niveau n'est posée que pour les besoins de l'analyse et que notre démarche ré¬ clame des observations menées simultanément S l'un et l'au¬ tre de ces niveaux, dont on doit considérer le rapport quasi- dialectique. Parallèlement à cette distinction de niveau, et toujours en demeurant sur le strict terrain méthodologique, il nous pa¬ raît indispensable de construire ici un cadre conceptuel per¬ mettant de situer les variations possibles des phénomènes que nous avons donné comme caractéristiques de chacun des niveaux. La nécessité d'une telle conceptualisation résulte de notre position par rapporta l'objet principal, l'insertion des im¬ migrés que nous posons, rappelons-le, comme un processus his¬ torique en cours, ce qui au plan sociologique conduit à l'as¬ similer à un champ de transformations sociales et à le pro- blématiser dans l'ordre très général des questions relatives au changement social. La façon la plus commode de représenter les évolutions repé- rables à chacun des niveaux, consiste à situer les formes qui traduisent ces évolutions entre deux configurations "limites", construites de manière idéal-typique, que l'on entend comme deux pôles opposés reliés par un axe, les situations réelles se définissant par leur position tendancielle par rapport à chacun des deux pôles. Il est, de plus, à peine besoin de préciser qu'à toute évolution repérable à l'un des niveaux, et qui s'exprime par un état de la "configuration", répond, en tendance, une évolution de même caractère à l'autre niveau. Voici, très brièvement tracé et offert à la discussion, ce cadre destiné au repérage des transformations des phénomènes identitaires. I. Niveau des formations sociales A un pôle (A) on trouve la configuration que nous proposons ■ 188 d'appeler "communauté ethnique", dont les caractéristiques principales nous semblent être les suivantes. . Degré d'intégration élevé. . Taux d'"endogamie" suffisant pour permettre de parler d'une clôture symbolique de la communauté par rapport à la société d'accueil. . Rôle significatif et visible de la culture d'origine dans la détermination des pratiques sociales. A l'autre pôle (B) on trouve la configuration que nous pro¬ posons, faute d'un meilleur terme, d'appeler communauté cul¬ turelle, et dont les caractéristiques sont . Faible degré d'intégration. . Inter-mariage répandu de plus en plus, si bien qu'on peut parler de tendance à la dissolution de la clôture symboli¬ que séparant la communauté de la société d'accueil. . Les traces objectives de la culture d'origine tendent à s'effacer, tandis qu'en revanche, cette culture tend à se cristalliser en une sorte d'imaginaire collectif, qui in¬ vestit par exemple des formes d'expression artistique, ou plus généralement en vient à constituer une sorte de réser¬ ve de ressourcement, disponible pour des formes diverses d'affirmation d'un "soi" collectif d'ordre distinctif. II.Niveau subjectif. A un des pôles (a) on trouve la configuration qu'on peut appeler l'appartenance ethnique avec les caractéristiques suivantes : . La représentation de l'identité engage l'attribution d'une discontinuité d'essence par rapport à l'identité des habitants du pays d'accueil (représentation associée ou non à une disposition ethnocentrique.) . Normes, valeurs, modèles, sont largement puisés dans la culture d'origine. . En ce qui concerne le champ de pratiques de "commensalité 189 (relations sociales informelles, et surtout mariages.), la primauté est accordée aux "liens du sang" pour repren¬ dre l'expression de Jean Duvignaud. Si l'on envisage les choses globalement, pour définir cette"configuration" subjective, on peut dire que l'appar¬ tenance ethnique constitue ici pour le sujet un ordre d'ap¬ partenance qui tend à prendre le pas, si les circonstances ou les enjeux l'exigent, sur toutes les autres formes d'ap¬ partenance. L'appartenance ethnique est au sommet de la hiérarchie des appartenances. A l'autre pôle on trouve ce qu'on pourrait appeler la con¬ figuration de l'appartenance culturelle, caractérisée ainsi. . A cette forme d'appartenance est corrélée la représentation d'une identité n'engageant pas, ou plus, de discontinuité d'essence avec celle des habitants du pays d'accueil. . Normes, valeurs, modèles ne sont plus prioritairement pui¬ sés dans la culture d'origine, sinon par rëinterprëtation ou réinvestissement symbolique conscient dans le sens du ressourcement que nous avons mentionné plus haut. . Dans le champ des pratiques de commensalité, les "liens du sang" perdent leur caractère de primauté absolue, le choix du conjoint en particulier, ne se restreint plus à la communauté ethnique. Si l'on envisage les effets globaux de cette appartenance culturelle, on remarque que celle-ci peut parfaitement co¬ exister, et sur le même pied, pour le sujet, avec les multi¬ ples autres appartenances que celui-ci est amené à utiliser ou investir successivement au gré des circonstances sociales et des stratégies qu'elles lui inspirent. Elle n'a pas ce caractère de préséance absolue que manifeste l'appartenance ethnique. A ce point il est possible de faire une remarque de portée générale à propos de la question de l'identité. 190 Si l'on voulait poser le problème de l'insertion uniquement du point de vue de cette question de l'identité (tout en gardant cependant la perspective interactive qui est la nô¬ tre) , en pourrait estimer, a juste titre, que la difficulté principale, dans ce domaine, est constituée en France du moins, par la confrontation entre une société - civile... - oû ne subsiste plus aucune communauté ethnique et dont les membres, donc, ont "psychogénétiquement" ou historiquement , accompli le passage à une situation où la référence subjecti ve à des appartenances ethnique s'est affaiblie au point de disparaître (et où ne subsiste plus qu'une certaine forme de référence subjective à l'identité culturelle) et des groupes immigrés constituant, apparemment eu réellement, des "commu¬ nautés ethniques", et dent les membres sont "soupçonnés", a tort ou à raison, de continuer à privilégier la référence subjective à l'appartenance ethnique. / 191 NOTES (1) Voir à ce sujet, notamment, Julien Freund ("Sociologie de Max Weber", PUF, Paris, 1968). (2) Voir, notamment, le texte "De la science au sens commun" par S. Moscovici et Miles Hewstnne,- in "Psychologie Sociale" publié sous la Direction de S. Moscovici (PUF, Paris, 1984), Et aussi le texte de cet auteur in "L'étude des représentations sociales" (Delachaux et Niestlé, Paris, 1986) . (3) Jean Duvignaud : "La solidarité. Liens de sang et liens de raison" (Fayard, Paris, 1986).