fsS HENRI \10 \ BOSCO / Sti \§ m&y AGUEDAL 1937 5-6 MARCHISIO 2m* Année - N» 5-6 Décembre 1937 SOMMAIRE L. Justinard LES PROPOS DU CHLEUH. Henri Bosco Odes aux Vents d'hiver Michel Levanti Poèmes Innocent viii LES PROPOS DE L'INNOCENT. René Guillot Histoire d'un saint mouton. Lucien Cornil La pathologie de l'individuel G. Sliman Flâneries à travers le Drâa René Madier L'alerte au poste Marion sénones L'Abandonnée (fin). CHRONIQUES LES LETTRES Chronique-éclair Sélections et commentaires Henry de Montherlant, Younghill Rang Erskine Caldwell, Bertrand de La Salle par C. Funck-Brentano ; Ignace Le- grand, Robert Brasillach, Madeleine Ley, André Billy, Henri Pourrat, par H. Bosco ; Hermann Melville, Joseph Conrad, par M. Lelong ; G. K. Ches¬ terton, par J. Braud ; Frantz Funck- Brentano, Louis-Philippe May, par G. Mémoire ; R. France, par S. Lœillet ; Marius-Ary Leblond, par R. Lebel. Chronique marocaine Page choisie .* Jean-Baptiste Estelle ,* Lyautey, par E. A. Boubeker ; Mémen¬ to. LES ARTS Le Cinéma Films de l'année, par Mary Brentôme. Table du second volume P r o p o s du eu e u h Chez les Chleuh de la banlieue, à Nanterre, un vendredi soir : ils parlent de la semaine de quarante heures. L'un d'eux exprime leur méfiance par ces anciens vers : Bonne aubaine, gens du pays, Je vous ai trouvé un berger : 1/ ne demande pas d'habits, Rien qu'à manger. — Gens du pays, chacun cinq sous. Donnons congé à ce berger si étonnant Qu'il ne nous étonne autrement. Pour comprendre, il faut savoir que les gens d'un même village ont souvent berger commun. Il est chez eux « en con¬ dition » pour la nourriture et l'habit . Or, voici qu'on en a trouvé un qui ne demande qu'à être nourri. C'est trop beau pour qu'on s'y fie. Il faut le chasser. « Moi, je sais bien, dit un autre, pourquoi on ne travaille plus le samedi. Parce que les Juifs sont les maîtres en France. .Alors, ils ont « sabbatisé » le samedi ». (C'est-à-dire : Ils ont fait de leur jour du sabbat un jour de repos obligatoire pour tout le monde). Un troisième, au fond de la chambre, tout en raccommo¬ dant sa chemise : « Moi, je ne connais ni le poing fermé ni la main tendue. Je ne connais que l'index levé ». 336 Or, c'est la chahada, la profession de foi des Musulmans. Et le même continue par ces vers : « Ne pas l'ouvrir tout entière Ou la fermer tout à fait N'y laisser passer qu'un peu de lumière. » C'est de la main qu'il s'agit, qui ne doit être avare ni prodigue. Et c'est un éloge de la mesure si fréquent dans leurs chansons. Le vers qui suit m'est revenu à l'esprit — l'esprit de l'es¬ calier — il y a quelques semaines, au sortir d'une réunion où l'on avait justement parlé des Chleuh de Paris, mais sans ar¬ river à aucune décision immédiate pour améliorer leur situa¬ tion. Car le consultatif n'est pas le législatif, et encore moins l'exécutif : Je te dis que le chacal est dans les brebis, Tu me dis : Dresse un chien de garde C'est un vers si plein d'à propos, qu'on en veut donner le texte chleuh, bien plus beau dans sa concision : Ennighak : ouchchen gh oulli (1) Tenait ii : rebb ouskai. Ce qui suit vient de la montagne Sainte-Geneviève où ha¬ bitent des gens d'Aglou. D'abord de beaux vers, entendus souvent déjà chez ces travailleurs : Le sanglier creuse, il ne mendie pas. S'il ne creuse pas, il n'est pas content. Si le moulin ne tourne pas, le foyer n'est, pas dans la joie. (1) Oulli, les brebis. C'est le vieux mot français les ouailles, et la même i-acine latine. 337 Ce sont des vers orgueilleux qui expriment l'admiration pour la force (le sanglier), le désir du travail qui fait vivre la famille (tourner la meule) et donne de la joie ; le souci de n'a¬ voir pas de travail ; le mépris de la mendicité. Enfin, ce mot qui est si beau qu'on s'en voudrait de le laisser perdre : « Quand il y a des crevasses dans la main, celles du cœur sont guéries ». C'est toujours la même idée, non pas de l'amour du tra¬ vail comme l'entendent les moralistes — car je suis sûr qu'au travail ils préfèrent le repos, — mais le désir du travail, le désir intéressé du travail, qui met des crevasses aux mains, mais qui donne du pain aux enfants. Faute de quoi le cœur est triste, le cœur a de la peine, « le cœur a des crevasses ». CONTE LA VIEILLE ET LE QADI Une vieille avait un procès. Quand elle fut devant le qadi, elle lui fit apercevoir, sous son haïk (1), sa main remplie. Il crut que c'était de l'argent. Il lui fit gagner son procès. Quand il eut rendu la sentence, il dit à la vieille : « Donne ce que tu as dans la main. » Elle ouvrit la main : c'était une poignée de pâte (toummit). Elle lui dit : « Tiens, Sidi, tu peux la manger comme cela ou la transformer en bsis (2) ». Il dit : « Délaye-la dans l'eau et répands-la moi sur la barbe ». (3) (1) Le haïk, grande pièce de laine où s'enveloppent les femmes. (2) Toummit, pâte qu'on emporte comme provision de route. — Lbsis, la même pâte, avec du beurre et aromatisée. (3) La barbe, symbole de l'honneur de l'homme. Si sa barbe est salie, on s'est moqué de lui. Le cadi veut qu'on y voie la preuve de sa sottise. 338 CONTE Un homme déjà vieux, avait un vieux cheval fatigué. Comment, sur lui, paraître encore avec honneur, aux jeux de la poudre ? Il se lamentait. Sa femme lui dit : « Si je t'en apprends le moyen, tu ne rompras pas le serment ? » (C'est- à-dire : Tu ne me répudieras pas ?). Il le lui promit. Elle fit, au vieux cheval, apporter de l'agoulas (orge en vert). Elle fit mettre une jeune pouliche à côté de lui. Il reprit vigueur à vue d'œil. Au jour du jeu de la poudre, il allait si fort qu'on ne pouvait plus l'arrêter Et son maître, émer¬ veillé, de s'écrier : « Ouak ouak (1), je crois que je vais rompre le serment » c'est-à-dire prendre une jeune épouse). Cette idée du rajeunissement par le contact de la jeunesse, elle est dans un conte légendaire de l'origine d'une tribu du Sud, les Id bou Achra : Il y avait, au cours d'une migration de tribu, un vieillard si las qu'on le transportait dans un panier. La femme de son fils l'ayant porté un instant sur ses épaules, en le posant à terre, elle dit à son mari : « Il faut donner à votre père une jeune épouse. » On rit. Mais on la lui donna. Il en eut dix enfants. C'est l'origine des Id bou Achra (les enfants des Dix) . Terminons par ces mots d'un Berbère qu'on pourrait croire un humoriste d'aujourd'hui. Mais quelle erreur on commettrait ! C'est au sujet de Job, le saint homme Job, le Saidna Youb, si populaire chez les Musulmans, symbole de la patience et de la confiance en Dieu qui triomphent enfin de l'adversité : « Le Diable, en lui ôtant tout (à Job), lut avait laissé sa femme comme une dernière épreuve de patience ». Et c'est une parole de Saint Augustin, dans le sermon LXXXI. T T L. JUSTINARD. (1) Oouak ouak. exclamation familière qui est bien chleuh. ODES aux Vent, d'H iv er Les sangliers de la montagne cherchent leurs sources dans les neiges, Andromède et le Serpentaire dominent l'ombre. Les bergeries gonflées de paille fument au bouches des ravines, l'hiver a chassé dans la plaine les vieux villages. Ecumant l'étendue des mers les vents hérissent et tourmentent la noire laine des tempêtes. Février monte. Brutalement les vents emportent la grâce des saisons qui tendent leurs inutiles mains aux danses de la tendresse. Le hautbois et la cornemuse soufflent aux bouches pastorales les antiques mélancolies de la Provence. Mais quand les astres épouvantent les mers, nos grands voiliers déploient sous les Signes de la Tempête toutes leurs voiles. Vieil hiver, depuis que j'affronte tes Signes lampes des tempêtes, je vois grandir au ciel d'automne cette grappe d'étoiles. C'est la plus rude de Novembre, quand elle monte sur les eaux et les collines de Provence, toutes les bêtes, fouines, renards, sangliers, louves, le museau tendu vers les Alpes, rampent aux gîtes et redoutent l'aube des neiges, et moi qui sens comme les bêtes la peur qui tombe des étoiles je crains, après le Sagittaire, l'hiver sauvage 342 Les vents d'hiver brisent les branches, les rafales effarouchent les mers où chassent les navires. Une mélancolie inonde la vieillesse, déjà ne serais-je qu'une Ombre ? Il neige. Les troupeaux tremblent, bergers en tête sous l'avalanche. O Nuit, il est temps qu'on célèbre sur un bûcher sanglant pour calmer la Tempête tes Jeux en l'honneur de la Terre. Henri Bosco. 343 AMIS, Venez vous chauffer le sang J'ai bâti pour notre fête Une maison sans fenêtre Dans la débauche du vent. Il a fallu que je triche Pour faire peur au passant La façade est mur postiche Nous serons dans le plein vent. Ce n'est pas loin, pas de voisins Le ciel au bout de la main... Quand ce sera le bonheur Je fuirai chercher ailleurs. Michel Levante 344 SIGNES à Iosh N'allons pas appeler au secours Avec nos cœurs tout neufs Prêts pour bondir Au cri de l'inconnu. Les patrouilles vieillies à contourner le lac Annoncent leur naufrage imaginé du bord. Non, nous serons les noyés secrets Les vrais Un instant accrochés au squelette du vent. Ou bien guetteurs au port Mous dessinerons des tempêtes Anxieux de leurs bruits Qui nous couvrent la tête. Nous irons ! Où tombera la foudre Qu'il soit un corps dans le circuit : On le reconnaîtra par un signe d'amour Que laisse l'eau qui fait peur. Michel Levante 345 HALTE Le cœur trop vite éclaté Et que ce soit ma prière Aux pèlerins égarés Qui me laissent derrière. Dans cette halte à languir Quand même à coucher dans l'ombre Il me reste le désir D'un baiser blanc sur la terre. La ville a le ventre froid Mais veut les courses nouvelles Où je vais tomber encore. Michel Levante Propos de 1 Innocent Ce ne sont pas les perfections de la technique, moins encore -71 v ses malices ou ses bizarreries, qui nous retiennent le plus longue¬ ment devant les oeuvres des photographes modernes. Non plus l'in¬ géniosité de leurs compositions. Les plus simples nous donnent les plus durables émotions. Au-delà même de la beauté pTâstique, agit sur nous leur puissance d'évocation. Telle nous conte un petit ro¬ man intimiste, l'autre semble avoir enfourché une cavalle roman¬ tique. Ce qui par elles nous enrichit vient, bien plus que de con¬ templer ce que nous n'eussions pas rêvé, d'immobiliser nos regards sur ce qui glisse devant eux tout le jour. Images qui ressuscitent ce qu'étouffent les fracas du monde, l'inanimé. Elles nous font honte de nos vagabondages agités en nous rappelant que nous ne savons.pas voir. Art du fugitif, art que prévoyait peut-être Goethe évoquant devant Eckermann, comme le rappelait M. Maurois, le jour où l'homme saurait fixer le sens d'une branche, d'une fleur, d'un insecte. Toute photographie est une nature morte. Les romans dont je parlais disent l'âme des choses. Dans l'album que viennent de pu¬ blier Arts et Métiers graphiques, une élégante main est posée sur le sqble qu'elle brouille sans y enfoncer, oisive et fine, prête aux 347 plaisirs passivement, près des souffrances, pas très loin de la pour¬ riture. Un coin de chair en apprendrait long à qui saurait le voir sur l'esprit qui l'habite, son rôle et son destin. « Ses mains étaient comme les racines de son âme », écrivit d'Annunzio que cite Mon¬ therlant. Celui qui s'est assoupi en face d'un témoin se demande au té- veil : « Qu'a-t-il vu ? » Nous dissimulons nos apparences sous des gestes et des paroles. L'opérateur s'embusque pour écarter ces voiles. Les femmes, prix ou enjeux éternellement, sont ses meilleu¬ res collaboratrices, parce que soumises plus facilement à leur mis¬ sion et aux fatalités du physique. L'auteur se venge au besoin sur « l'épreuve » qu'il façonne à sa guise. Les meilleurs portraits sont ainsi les plus artificiels. Sur le papier du photographe, le moindre objet, s'il est bien « pris », nous fait un signe mystérieux. Innocent VIII. Histoire d un saint mouton « Kou amoul N'dégue, nampa marne »... « Quand on n'a pas de mère, on tette sa grand'mère », dit le proverbe. Nane Katou Vere, celui qui boit la lune, n'était pas un mouton ordinaire. On ne sait quelle brebis il téta, si ce fut à une jeune mamelle riche ou à une de ces vieilles mamelles qui pendent entre l'es poils pisseux descendant des vieux ventres relâchés. De bonne heure, Nane Katou Vere avait abandonné le trou¬ peau que menait un antique bélier autour des cases, à l'heure du soleil, quand les hommes dorment le ventre luisant de sueur, em¬ pilés dans un peu d'ombre. Les autres moutons, tête baissée, derrière les cuisses du voisin, mesurant leurs pas au trou du sable où le bélier avait mis ses pattes, cherchaient par terre ce qui se mange. Ce mouton là savait que les hommes mangent tout, même les restes de ce qu'ils ont déjà mangé, et il ne cherchait plus. Il était l'étonnement du troupeau. Ceci se passait à Tataguine, village qui jalonne la route du Kayor, vers Kess Dianghène en venant de Thiomboloto. La nuit, à l'heure où la lune tombe au fond des calebasses plei¬ nes d'eau qui traînent devant les paillotes, il venait emplir son ventre sec, vider la calebasse jusqu'au fond, et buvait la lune. C'est alors qu'il fallait regarder marcher ce mouton extraordinaire, qui solide sur ses pattes maigres, portait la lune entre ses côtes plates. 349 Au village, les moutons fréquentaient peu les hommes, les hom¬ mes ignoraient les moutons, et ce mouton là comme les autres. I! recevait sa part de coups de pieds et de horions, et n'était pas comme certains de ses congénères qui se distinguent par leurs cuisses rondes et grasses et la petite clochette ou le ruban à gris- gris qu'on leur met au cou. Les hommes, au milieu des sables fauves, dans cette solitude encore plus immense à cause de la grande lumière qui va chercher l'horizon jusqu'au fond du ciel, là-bas, où les palmiers sont comme des herbes, et où les baobabs ressemblent à des fourmis écrasées, les hommes sages avaient fait un pacte avec les bêtes. Les moutons et les hommes tournaient autour des mêmes cases, se réunissaient par clans, sous le même baobab ventru, s'éten¬ daient dans le même sable, plus fin là qu'ailleurs. Le tisserand accroupi, tant qu'il y avait de la clarté par terre, entremêlait ses laines de couleur, tendues entre deux piquets de bois. Les vieux qui savaient des choses inquiétantes, apprenaient aux jeunes que leur sang était moins chaud que le sable, et que le monde avait commencé avant eux. Les griots chantaient en s'accompagnant du tambourin, car, dans ce village où ne vivaient que des hommes et des moutons, il y avait déjà des griots pour raconter les histoires des moutons et des hommes et de bien d'autres choses, toutes plus merveilleuses les unes que les autres. Et ainsi, sous le baobab au ventre rugueux, ridé, tordu comme un énorme vieillard aux jambes enflées, les hommes et les moutons parlaient. Dans le coin des moutons, on évoquait les légendes simples. On y disait que les moutons avaient été les premiers animaux à suer sous le soleil. Le sol était en ce temps là doux sous les sabots ; on y enfonçait. On racontait comment toute cette herbe s'était 350 changée en sable quand l'homme était apparu. L'homme ressem¬ blait à un arbre qui marche, il était lisse comme un arbre, mais il n'y poussait jamais de feuilles. Les moutons trouvaient à l'homme une odeur spéciale. Les homme» trouvaient que les moutons avaient une singulière odeur. Les deux clans, pour leurs réjouissances, avaient choisi la mê¬ me date qui suit le Ramadan et commence dix jours après que la lune est montée. Au matin, quand le soleil sortait' des sables, les tams-tams chantaient autour des tambours. La joie des hommes commençait avant celle des bêtes. Des moutons embrochés que les femmes arrosaient d'huile, tournaient doucement au-dessus de grands feux, et cette odeur traînait par tout le village, lourde comme une fumée grasse. Alors, les hommes mangaient. C'était la fête du mouton. Là, commençait aussi le plaisir des bêtes, car les hommes ne mangent pas que du mouton. Devant les portes, autour des cale¬ basses, par terre, partout, s'entassaient des monceaux d'épluchu- res. On trouvait du riz cuit, du mil dans tous les coins. Les moutons appelaient cette fête : la fête de l'homme. Nane Katou Vere aurait sans doute vieilli comme ses congé¬ nères sans qu'il lui arrivât rien d'extraordinaire, attendant la fête parfumée d'odeur de viandes cuites, confiant en sa maigreur, si Aminata fille de Fatou, laquelle était fille de Alioune Mamadou Gorka, n'avait eu un pressant besoin d'être sevrée. Un soir, comme à son ordinaire, le mouton venait chercher l'eau aux calebasses fraîches, à l'abri des figuiers de Mamadou Gorka. Toute la famille était réunie dehors, autour d'un feu de bois dont les flammes entouraient une grande marmite de terre rouge, pleine d'huile bouillante. Le vieux Gorka dormait courbé en deux, sa petite barbiche blanche à six poils écrasée sur son genou ridé. 351 Deux vieilles fumaient des pipes de terre. Les femmes claquaient des mains en chantant, entourées d'une marmaille d'enfants nus, aux fesses rondes. La vieille Fatou détrempait une pâte de beignets, avec l'eau d'une petite calebasse où trempait un gri-gri. Ce gri-gri était passé par les mains d'un saint Marabout et s'était saturé de vertus qui se dissolvaient dans l'eau qu'une femme agitait avec une brandie. Le mouton s'approcha, et, comme la maman aux seins durs mangeait un de ces beignets gras qui fondent sur les dents, il but d'un trait l'eau qui restait dans la petite Calebasse, et avala le gri-gri. Puis, il s'éloigna lentement sur ses jambes sèches, inquiet de ce que la lune, en passant, lui avait, ce soir là, déchiré la gorge. C'est à partir de ce jour, que Nane Katou Vere devint le mou¬ ton le plus extraordinaire d'entre les moutons du pays de Tatagui- ne. On ne le vit plus errer devant les palissades de roseaux, dans les petites ruelles qui séparent les cases. On ne le vit plus, même à l'écart du troupeau, sous le baobab, dans le sable tiède et moel¬ leux qui garde longtemps la chaleur du jour et prend en creux la forme des ventres. On le rencontrait toujours aux alentours de la mosquée, car il trouvait aux herbes qui poussaient près du lieu saint, une saveur toute particulière. Parfois, quand les hommes venant de prier regagnaient leurs cases, par groupe, ils les suivait. On le voyait sur les talons de ceux qui donnaient au village l'exemple de leur piété. Le mouton connaissait l'odeur sainte des corps détendus dans la prière. Chose encore plus fabuleuse, le soir, à l'heure où le soleil se couche dans le dos des hommes prosternés, le front dans le sable, on pouvait voir le mouton, dont les pattes de devant tremblaient 352 et semblaient ne plus pouvoir le porter, s'abattre sur les genoux et rester ainsi jusqu'à la nuit. Le vi'lage s'émut. On commença de parler d'un mouton comme on n'en avait jamais vu, et un marabout réputé qui faisait alors des merveilles, passa complètement inaperçu à cause de cette odeur de sainteté qui emplissait toutes les narines dans les rues tranqu.lles où passait chaque jour le mouton. Le merveilleux est comme la fièvre de soleil. Il vous entre par les yeux et les oreilles, passe dans le corps, vous le secoue comme un palmier pris dans la tornade et s'en va, on ne sait pas où. Le baobab restait toujours immobile au centre du village. La saison des pluies fit sortir du sable de grandes herbes, la saison sèche vint les griller. Le soleil se couchait toujours dans les bananiers au-delà des pistes. Le mouton n'avait rien changé à rien. On ne parla plus du mou¬ ton et pour n'avoir plus à s'occuper de lui, on raconta qu'il était parti faire un pèlerinage à la Mecque. Et en vérité le mouton était bien parti pour la Mecque. Il allait doucement, marchant dans son ombre sur le sable rouge de soleil, de cette allure qu'ont les moutons quand ils savent où ils vont. Les baobabs habitués à ces randonnées qu'ils jalonnent dans la grande brousse où passent les gens et les bêtes, lui par¬ laient quand il les rencontrait. — Va, fils, tu es dans le chemin.. . La brousse a des oreilles, dans toutes les herbes, dans toutes les branches. Sous les bananiers qui frottent leur ventre rose et tiennent l'eau fraîche dans l'ombre verte de leurs feuilles, on savait depuis long¬ temps, bien avant qu'il n'arrivât, qu'un saint mouton passerait, qui allait à la Mecque. i r*o o D 3 Les biches qui fendent les broussailles d'un bond, le chacal qui se sauve et fuit son odeur, l'hyène qui s'étire dans ses poils, le ser¬ pent qui digère, les singes pendus aux arbres et qui ressemblent à des fruits qui parlent, venaient voir passer le mouton. Quand il rencontrait des hommes, malgré lui, Nane Katou Vere, ressentait un léger trouble, parce qu'il était sûr, dans leur voisinage, de trouver des moutons. La solitude des sables lui semblait plus rude, plus insupportable, parce que justement elle allait se rom¬ pre. Alors, il allait d'instinct vers les cases, observait le trou¬ peau. Il remarquait bientôt celle d'entre les femelles à qui allaient tous les hommages, et il usait d'elle à son tour, puis il repartait satisfait et stupide, songeant que cette brebis avait la langueur, la patience, l'inertie de toutes les brebis qu'il avait connues, et s'éton- nant encore de les réunir toutes en une seule brebis idéale qui ne ressemblait à aucune. Le soir, arrêté près de quelques cases, de préférence à l'entrée du village où logent les vieux, choisissant avec soin, comme il l'avait fait déjà la calebasse d'eau fraîche, il buvait. Ainsi allait le mouton, et l'odeur de sa sainteté, marchait De¬ vant lui, et parfumait la brousse. Une nuit, il arriva à Makas où le Damel, roi du Kayor, avait sa cour. Sur la place du village, devant les feux, la foule hurlante entou¬ rait le Damel. Les notables, des bracelets aux chevilles, étaient aux pieds du Roi. Au centre du groupe, attachés l'un à l'autre par les bras et par les jambes, debout, tout nus, un homme et une fem¬ me, jeunes tous deux, et qui se regardaient. Elle, c'était la plus jeune femme du Damel, presque une en¬ fant. De grands yeux vagues, des épaules rondes et luisantes, de petits seins durs qu'on aurait dit moulés en terre bleue dans la calebasse qui mesure le mil à l'offrande des morts. Les brasiers mettaient des reflets de cuivre sur ses reins et cette lumière cou¬ lait au long de son corps et descendait sur ses mollets vernis. 354 Lui, un jeune homme aux formes dures. On sentait que ces deux corps liés l'un à l'autre par des cordes, s'étaient pris et repris jusqu'à l'épuisement. La femme avait en¬ core sur les reins du sable qui marquait la peau. La foule criait, peut-être à cause de cette beauté, surtout parce qu'elle attendait la surprise que la fantaisie du Damel ne manquerait pas de lui offrir en se servant de ces deux jeunes corps. Le Roi savait depuis longtemps que sa jeune esclave allait cher¬ cher plaisir hors de sa case. Tout à l'heure on les avait surpris. Il avait fallu arracher l'homme de la femme. Maintenant on les ju¬ geait. Le mouton s'approcha.. . Un griot qui avait aux jambes des plaies pourries qui débor¬ daient de feuilles enroulées, demanda silence avec son tambourin. Le Roi parla. Le griot fit le tour de l'assistance, répétant, pour que tous le sachent, ce que venait de dire le Damel, puis, tournant au¬ tour de la jeune femme, sautillant, se convulsant, tirant le cou comme un charognard qui arrache des plumes à un pigeon vert, il commença de l'interroger. A chaque coup de tambourin, la foule hurlait en regardant le Roi qui faisait de petits gestes lents, et avait l'air de soulever tout ce bruit avec ses mains molles. La femme disait qu'elle avait été violée et que le mâle avait une telle force qu'elle n'avait pas pu résister. L'homme disait qu'el¬ le avait été consentante, et malgré les cordes qui les retenaient, ils semblaient s'écarter l'un de l'autre et se regardaient avec haine. Alors, le griot, pour grossir encore l'image du crime, raconta comment le Damel avait choisi cette jeune épouse entre mille, qui toutes avaient le sang aussi propre que le sien, quel était le plaisir du vieux Roi quand il la traînait sur sa natte, et combien de bracelets d'or lourd il avait donné aux sorciers qui fabriquent dans le se¬ cret les gris-gris merveilleux qui rendent de la force aux vieillards 355 Arrogante, la femme jeta dans un rire qu'il y avait bien long¬ temps que le sorcier n'était pas descendu de la montagne au vil¬ lage et que le jeune homme ne mâchait pas d'herbes avant de la prendre. Il y eut un long silence. Le griot semblait prêt à s'écrouler sur ses jambes pourries. Les femmes ouvraient la bouche toute grande comme si leurs lèvres étaient trop lourdes, et on entendit le mou¬ ton qui disait : Selou mouï nampa mo guène nac mou niac ou sow. Ce qui était peut-être pour excuser la faible esclave, et qui signifie : « Il est préférable que le veau tette que si la vache n'avait pas de lait ». On connut ainsi que le saint mouton était dans Makas, et le Damel ne fut pas peu fier qu'il ait été témoin de son infortune. — Nane Katou Vere est parmi nous, hurlait le peuple, et pré¬ cipitamment, des femmes enfouissaient des gris-gris dans le sable pour profiter des vertus du mouton qui avait bien pu promener par là ses pattes. C'est au mouton que le Damel demanda de prononcer la senten¬ ce, et le griot la traduisit sur son tambourin, qui rendit un son d'une étonnante sagesse. Il s'agissait de savoir qui, de l'homme ou de la femme, avait menti. A l'homme on donna un poignard, à la femme le fourreau, puis on coupa leurs liens. La femme, de tous ses efforts, devait s'opposer à l'homme qui pouvait user de tous les moyens pour en¬ foncer la lame dans le fourreau. — Le saint mouton a les poils gonflés de sagesse.. . hurla la foule. Le combat commença. Le champ était limité par un cercle de feu où brûlaient des troncs entiers que les hommes arrosaient d'hui¬ le. De temps en temps, le griot cessait cette musique enragée, pour repousser le feu vers le couple avec un piquet de bois. Et la sara¬ bande recommençait. Les jeunes filles avaient commencé de chan- 356 ter, le griot se jetait vers elles, semblait se casser en deux sur ses jambes malades, se redressait, lançait ses bras, bondissait, retom¬ bait dans un coup sourd du tambourin, furieux, emporté dans un mouvement désordonné, et donnait la mesure à toutes les joies hurlantes. Au milieu des flammes, l'homme avait saisi la femme à bras le corps, et la serrait à l'étouffer. Les ventres se frottaient, les peaux se mêlaient. Puis, il la lâchait, ils s'écartaient un peu l'un de l'au¬ tre pour reprendre du souffle, et c'était comme s'ils s'étaient arra¬ chés à la masse informe et gesticulante dans quoi ils étaient mé¬ langés tout à l'heure. Ils se reprenaient, les bras glissaient le long des bras, le poignard s'approchait du fourreau, serré dans une main qui se tendait vers le ciel, dans un effort qui arrachait l'épaule. Et le griot se démenait, et la foule hurlait. Le Roi riait. Le cer¬ cle de feu, de plus en plus resserré enfermait l'homme et la femme en sueur, qui dans la violence de la lutte piétinaient les braises ardentes. La nuit était déjà avancée, l'homme et la femme acharnés, grimaçants, poursuivaient le jeu terrible. Sur la place, les clameurs s'étaient tues. Maintenant, les deux jeunes gens se remuaient, se tordaient dans la flamme qui montait au long de leurs jambes jusqu'au ventre. Du brasier se dégageait une odeur épouvantable de chair grillée. Le griot lui-même, perché sur une patte comme un oiseau de marais, avait arrêté son tambour, et rafistolait son bandage de feuilles autour de sa jambe pourrie. Inlassables, les deux ennemis mêlaient leurs corps, et la sueur sur leur peau bleue mettait comme des taches de sang. La foule étonnée retenait ses cris et dansait dans le mouvement des com¬ battants, comme si tous avaient eu des flammes dans les jambes. Peu à peu la place se vidait. L'homme et la femme étaient tou¬ jours debout. Le Damel avait sommeil, et comme il s'était bien diverti à cette danse inaccoutumée, il ordonna de lâcher les pri¬ sonniers, et de les chasser dans la grande brousse, en les forçant 357 à courir sur leurs jambes brûlées. Ainsi fut fait. Puis il demanda d'autres divertissements. Nane Katou Vere entendit parler de moutons qu'on allait cui¬ re, il se blâma de s'être attardé si longtemps devant le stupide plaisir des hommes, et il s'échappa du groupe, se faufilant pour passer inaperçu, prenant la piste au nord du village. Il marcha longtemps. La fatigue mettait des poids à ses pattes et, dans le soleil qui donne au sable des formes étranges, qui le boursoufle,le gonfle en dunes, il suivait un mirage qui ne s'étei¬ gnait qu'à la nuit. Nane Katou Vere, flaira les points d'eau, il avait besoin de s'approcher des villages. Le lendemain, il arriva au lac Panipeu et se reposa les pattes en suivant la vase d'un marigot à sec, jusqu'à N'Guiange où ha¬ bitait le Brak, roi d'Oualo. Là encore, on attendait à passer le saint mouton. Il s'y attar¬ da quelques moments et reprit son chemin, non sans avoir aupara¬ vant usé d'une jeune brebis qui, depuis, resta prostrée sur les ge¬ noux, dans la position de la femelle qui attend le mâle, tellement elle avait été émue d'avoir ce soir là satisfait un mouton qui allait à la Mecque. Un bébé gras, si gras que le nombril poussé dehors sort du ventre, aurait le temps de devenir un de ces vieux dont la peau pend sur des jambes maigres, avant qu'on ait fini de raconter par le menu cet étonnant voyage du mouton. Comment il guérit par des prières un lion, qui, à rôder autour des campements où se cou¬ chent les chameaux, avait attrapé une pelade qui lui rongeait jusqu'à la queue. Comment, ayant dans sa marche harassante, perdu un de ses sabots, il avait vu pousser aux environs du lac Casére des arbustes gluants auxquels il avait emprunté de la gomme pour réparer son pied boiteux. Comment ii rut rejoint vers le même endroit par un coureur du Siratik, Roi des Peuhls, qui lui envoyait, pour qu'il se désaltérât, 358 un peu d'eau du lac Kaïdi, par quoi on a la jambe légère et le genou mobile. Ce faisant, il s'était égaré et était redescendu vers Oualaldé, maigre village des pêcheurs du fleuve. C'était le soir, le soleil était dans le fleuve, et la grande eau plate rougeoyait comme un long poisson mort. Mêmes reflets san¬ glants sur les maisons accroupies dans les arbres qui montaient au-dessus des bois, gonflés, vaporeux, comme une fumée verte. Un grand vent s'était levé, retournant le sable comme une couverture qui aurait changé de couleur en même temps que le ciel. Devant la nuit qui remontait le fleuve, les pêcheurs, à grands coups de pagaïe, fuyaient sur leur pirogues pointues. Bientôt, ils furent au pied du village, les embarcations amarrées aux racines roses des arbres et, devant les femmes stupéfaites, commencèrent de jeter sur le rivage des poissons plats qui enflaient comme des outres et remplissaient chacun un vaste panier de roseaux. C'est ainsi qu'ils connurent que Nane Katou Vere, le saint mouton, était parmi eux. On lui fit fête, et comme il avait traversé le fleuve en venant du nord, et qu'on avait entendu parler de lui depuis si longtemps, les vieux, les femmes et les enfants l'entouraient en criant : — Voilà Nane Katou Vere, Nane Katou Vere qui passe par chez nous, en revenant de la Mecque. Ainsi, il n'allait plus à la Mecque, il en revenait, et pour ne pas contredire ces braves pêcheurs qui étaient de bonne foi, et aussi parce que la renommée a les pattes plus longues qu'un mou¬ ton, Nane Katou Vere consentit à revenir de la Mecque, et sentit son poil se gonfler d'une sainteté qui se parfumait avec l'âge. Il resta quelques jours chez ces braves pêcheurs qui avaient pris I heureuse initiative d'un retour qui ne le mécontentait pas, puis il repartit pour les argiles du sud. Il traversa le royaume de Kombo, revint au marigot de Ga- lari où on lui avait dit que ses louanges étaient chantées, avec une 359 emphase sympathique. Il traversa le royaume de Galam, où on trouve cet or clair qui est la plus riche parure des femmes. Il passa à Farbana, Saélic, Couda, à Kaoudad, où des femmes l'attendaient sur son passage. En descendant vers le fleuve, il s'arrêta dans une forêt du royau¬ me de d'Oualli. Il fut vers un village fort curieux, où le chef avait épousé une guenon qu'il était de bon goût de trouver appétissante. Et en fait, elle avait des façons si agréables de se suspendre au cou du vieillard, de l'escalader comme un arbre, de se blottir dans lui, avec des façons mignardes, et des câlineries d'une science tout ani¬ male, que le mouton, quand il l'eut vue, se rangea de l'avis de tous. Mais si le vieux Nakoto, c'était le nom du chef du village, pou¬ vait trouver quelque plaisir à profiter de l'expérience amoureuse des singes, Taouié, c'était le nom de la guenon, n'avait plus de cu¬ riosité à l'égard du vieux, et le soir, quand tout le monde dormait, elle rejoignait la forêt par les toits, et, jusqu'au matin, dans la verdure parfumée des hautes feuilles bleues, les singes, qui usent d'une grande fraternité, se la jetaient de branches en branches. Quand le jour descendait des arbres, elle revenait à la case, tétait deux chèvres, fendait un kola de l'ongle et le croquait, venait se pendre au cou du vieux, portant dans ses poils la sueur de tout le clan des singes, dont on entendait crier la joie aiguë dans leur vil¬ lage perché au-dessus de celui des hommes. Nane Katou Vere quitta ce village, et se hâta vers les monta¬ gnes du Yani qui lui semblaient un bon refuge. Tous les contes ont une fin. Le conteur a décidé que Nane Ka¬ tou Vere ne franchirait pas cette montagne, et le vieux griot qui chante tous les jours ses louanges, m'a dit comment le mouton* termina son voyage, parce qu'au nord de Saméi, dans un repli de la montagne où Nane Katou Vere cherchait des herbes tendres, un homme existait, vieux, sourd, qui n'entendait plus parler la brousse, et ignorait qu'un saint mouton passait à le toucher. Le mouton s'approcha de l'homme accroupi. De loin, Nane Katou Ve- 360 re l'avait pris pour une broussaille. Il y avait si longtemps que l'homme était immobile, qu'il avait l'air de pousser dans la terre comme une plante, et il était de la couleur du sable Le mouton commença à lui brouter la barbe et les cheveux qu'il avait tendres et cassants comme l'herbe fine qui pousse sur les marigots à sec. Pourquoi diable aussi, ce mouton mit-il tant d'insistance à ra¬ conter ses aventures à ce vieux, qui, en paix, devenait doucement un végétal ? Depuis combien de temps, ce vieux n'avait-il pas senti de près l'odeur des choses saintes, depuis combien de temps n'avait-il pas senti de près la viande parfumée du mouton ? Ce qu'il y a de sûr, c'est que Nane Katou Vere se sentit happé par des bras déjà raidis, et qu'il eut longuement le temps de prier, tandis que l'homme souche l'avalait vivant, sans le mâcher. Des enfants, pour qui l'immobilité rigide du vieux était une curiosité, vinrent, en jouant, le voir le lendemain, et le trouvèrent enflé dans des proportions si effrayantes qu'ils coururent au vil¬ lage en annoncer la nouvelle. En quelques jours, la souche n'eut plus forme d'homme ; il poussait d'autres bras au vieux, comme des branches, d'autres jam¬ bes tordues, violettes comme des racines. Maintenant, à l'endroit où Nane Katou Vere disparut, se dres¬ se un arbre fantastique, ventru, accroupi et qui se démène dans le vent comme s'il cachait une vie effrayante sous son écorce. Ceux qui savent l'histoire, reconnaissent dans cette force mons¬ trueuse les efforts du mouton qui se gonfle pour faire éclater la peau du vieux, ceux qui ne savent pas, ne peuvent pas comprendre pourquoi, quand passent des troupeaux bêlants, les brebis sont at¬ tirées par cet arbre, et viennent se frotter la croupe à ses racines rugueuses. René Guillot. (.Extrait de « Frontières de Brousse », à paraître aux Imprimeries Réunies, Casablanca) Flâneries à travers le D raa L'oued Draa est formé par la réunion de deux rivières, l'oued Ouarzazate, qui draine les ruissellements du versant est du Siroua et celles d'une partie de l'Atlas occidental, l'oued Dadès qui collecte les pluies d'une fraction de l'Atlas-Central, véritable château d'eau du Maroc. Depuis ce confluent, situé à trois lieues en aval du poste de Ouarzazate, jusqu'au district du Mhammid où il disparaît épuisé, le Draa a un développement d'environ deux cents ki¬ lomètres. Après s'être frayé, durant une quarantaine de kilomètres, un étroit passage à travers les âpres solitudes des montagnes du Tifernine et du Sarrho, prolongement oriental de l'Anti- Atlas, le cours du Draa s'élargit progressivement. Il fertilise alors plusieurs districts fort peuplés. Ce sont successivement ceux des Mezguita, des Ait Seddrat, des Ait Zerri, du Tin- zouline, du Ternata, du Fezouata, du Ktaoua, du Mhammid, dont la population est de près de cent mille habitants. 362 Les quelque trois cents vingt-cinq qsour ou villages forti¬ fiés qui jalonnent sa vallée, les palmeraies qui bordent son lit — car nous sommes ici en pays pré-saharien — lui donnent l'aspect d'une interminable rue aux rares solutions de conti¬ nuité. Carrefour où les races les plus diverses se cotoyent et par¬ fois se mélangent — arabes maquil, berbères senhadja, nègres, juifs, et métis de toutes sortes que l'on désigne sous l'appela- tion collective de draoua — le Draa est un centre important de vie sédentaire au milieu d'un pays désertique. En raison de cette situation, il a de tout temps été habité, et a joué un rôle considérable dans l'histoire du Maroc. Don¬ nant notamment à ce pays un de ses grands ordres religieux, celui de Nasiriyin, ou disciples de Sidi ben Naceur, et une de ses dynasties chérifienne, celle des Saadiens, conquérants de Tombouctou, empereurs de Marrakech, rois de Fès, dont les fastes sont encore présents à la mémoire. Les touristes parcourent maintenant la vallée du Draa en quelques heures, grâce aux pistes construites par le Service des Affaires Indigènes, de 1931 à 1933, au cours de la pa¬ cification. Ils n'en emportent qu'une vision fugitive, incom¬ plète, inexacte. Devant cette hâte, symbole de la vie moderne, on éprouve l'envie d'évoquer les longues randonnées à cheval, sans plan précis, sans horaires fixes, au gré des fantaisies ou des amitiés du moment, et les soirées passées avec les chefs du pays autour d'un samovar de thé. Ces promenades et ces contacts confiants sont indispensables pour goûter la poésie de ce pays, revivre son histoire, connaître ses habitants, saisir certains aspects de leur caractère ou de leurs coutumes. La sympathie que nous portons à cette vallée du Draa et à ses tribus nous incite à pré¬ senter le récit de quelques unes de ces flâneries aux lecteurs d'Aguedal. 363 FEVRIER — Le pays mezguita Nous quittons aujourd'hui le poste accueillant d'Agdz dont la construction de style local, en pisé, couronne une lé¬ gère éminence à deux bosses qui domine la vallée du Draa. La plus grande de ces bosses est occupée par le poste militaire, aux murs hérissés de créneaux, flanqués de bastions, ceinturés de réseaux barbelés, la plus petite par le Bureau des Affaires In¬ digènes, aussi bien fortifié, et agrémenté d'une solide tour car¬ rée qui lui donne au clair de lune l'aspect d'un burg rhénan. Quand, deux ou trois fois l'an, les eaux de crue de l'oued Tamsift, afluent du Draa, chantent au pied de la butte, l'il¬ lusion est complète. On découvre de la terrasse du Bureau une perspective ad¬ mirable. La vallée du Draa s'offre à la vue avec sa palmeraie et ses nombreux qsour. Au centre, le large lit de l'oued étale ses sables gris acier et l'on aperçoit, de çi de là, le mince ruban argenté de la rivière scintillant parmi les galets. Un cirque de montagnes pelées, roussâtres le jour, vio¬ lettes au crépuscule, encadre la vallée. Au nord, ce sont les hauteurs de Tifernine et l'âpre Sarrho, au Sud les collines calcinées des Ouled Yaya. Au centre de ce cirque, la ride du Djebel Kissane, morceau détaché du Bani, dresse ses pentes abruptes, ses falaises et ses formes tourmentées, « une pagode chinoise » dit l'officier chef du Bureau et, certes, les ombres portées sur le Kissane par le soleil levant, qui accentue son re¬ lief, confirment cette impression. Des champs, où les fellahs brûlent les mauvaises herbes, s'élèvent lentement, dans la tié¬ deur du matin, de longues volutes de fumée. Tout respire le calme et la tranquillité. Nous allons descendre la vallée jusqu'à Rabat du Tin- zouline, à une cinquantaine de kilomètres en aval. Ce trajet s'effectue à cheval en une dizaine d'heures, mais, dédaignant 364 la route des chrétiens, nous muserons le long des sentiers de¬ là palmeraie en nous arrêtant aussi souvent que possible. No¬ tre voyage durera ainsi quatre jours. Comme les premiers départs sont toujours pénibles, nous coucherons ce soir tout près d'Agdz, au village de Tamnou- gelt, résidence du caïd Ali des Mezguita, distant de 7 kilo¬ mètres seulement. Tout est prêt. Le signal donné, nous quittons le poste et traversons la palmeraie, peu fournie mais soigneusement cul¬ tivée. La piste serpente au milieu des champs et des vergers, entre deux murs vermoulus de pisé, hérissés d'épines. Enfermé dans cette courtine, le piéton avale la poussière des chevaux et ne distingue rien d'autre que la tête des palmiers, mais le ca¬ valier, plus heureux, voit, dans les jardins, des enfants curieux qui le saluent de « bôjor » retentissants ou des femmes faus¬ sement craintives qui s'enfuient derrière un arbre tout en lan¬ çant des oeillades engageantes aux mokbazenis d'escorte. Ceux ci, mis en bonne humeur par la sortie, plus encore par les ri¬ pailles escomptées, leur jettent des allusions bien grasses à leur emploi du temps nocturne. « Ah, Chto ! que faisais tu hier au soir avec Si Salah ? Heureux soit ton mari ! A son retour, il trouvera l'ouvrage fait ! » «la ouilli, ia ouilli x- (ô mon malheur, ô mon malheur) roucoule la commère ainsi interpellée et tout le monde de rire. Une berge abrupte, de la hauteur d'un homme, donne accès au Draa, large d'une trentaine de mètres, aux eaux froi¬ des, claires et rapides. La profondeur du gué n'excède pas quarante centimètres. Les chevaux s'arrêtent pour boire lon¬ guement et l'un d'eux se roule dans la rivière faisant prendre un bain forcé à son cavalier, le loustic qui tout à l'heure in¬ terpellait si gaillardement la brune Chto. Après avoir traversé un champ de galets et de sable ou s'épandent les eaux de crue du Draa, on retrouve les champs. 365 les vergers et les palmiers. Nous allons au petit village de Ta- liouine qui abrite la modeste zaouia de Si Abd er Rezzaq ou. El Messaoud, résidence du cadi Si Hamed ou Taib. Les mai¬ sons, fortifiées sont pittoresquement accrochées, en bordure de la palmeraie, à un contrefort du Kissane. De loin, le qsar a fort bonne apparence, de près il se révèle délabré. Non loin, en amont, s'érige la tour de garde commandant la tête de la séguia de Tamnougelt. Le cadi sort de sa maison, salue de mauvaise grâce, bredouille quelques paroles inintel¬ ligibles, les yeux fixés au sol, resalue, puis s'en va. Les mokha- zenis se montrent désappointés de la réception. Alors l'un d'eux tire à haute voix, afin que nul n'en ignore, la morale de cet accueil : « Si nous étions plaideurs et riches, nous au¬ rions du thé et de beaux souhaits de bienvenue. Avez-vous jamais vu un cadi engraisser des passants ? » « Certes, répli¬ que un autre, manger est le fait du cadi et c'est pourquoi il se cache comme un rat dans une maison bien close de peur que ses dupes ne viennent l'égorger ». Nous suivons maintenant la séguia ou targua de Tam- nougalt. Ce canal d'irrigation, profond de plusieurs mètres, au débit important, est constamment curé. Voici d'ailleurs une équipe de draoua bruns, à demi nus, qui fouillent la vase et la rejettent sur le talus des berges dont la hauteur donne une idée impressionnante du volume de terre remué pour creuser la séguia. Le sentier surplombe de quelques mètres cet ouvrage d'art et la palmeraie. Les orges, d'un beau vert, son déjà exposés au soleil. Sous les palmiers, des arbres fruitiers, arbricotiers, pêchers, pruniers, sont en fleurs, jetant par endroits de déli¬ cates notes blanches ou roses. La largeur de l'oasis n'excède pas sur la rive gauche deux ou trois cents mètres. Encore un village, celui de Tafergalt, carré, sans intérêt, et nous passons au pied de la croupe de Taourirt Abd el Lou- 366 ham que couronne une grande kasba neuve construite par le caïd Si Ali pour son fils. Ce bâtiment, copie servile des riches kasba makhzen de la plaine, est désespérément banal. Derrière la butte apparaît le vaste et vieux qsar de Tam- nougalt, notre première étape. Le caïd, entouré de parents, de familiers, de serviteurs, de badauds nous attend à la porte nord. Compliments, souhaits de bienvenue et nous descen¬ dons de cheval. Après avoir trempé nos doigts dans un bol de lait et mangé des dattes offertes par une femme, nous nous engouffrons dans la maison de notre hôte. Des couloirs obs¬ curs et sinueux, un escalier mal éclairé qui n'en finit plus, et nous voici enfin chez nous. Nos appartements se composent d'une grande pièce, longue de douze mètres, larges de trois, plâtrée, blanche, avenante, et d'une charmante petite chambre carrée, située dans une tour d'angle, toute percée de fenêtres, s'ouvrent sur la perspective ravissante du fleuve de palmiers et des jardins. Le soir tombe. On vient nous chercher pour le dîner. L'air est si doux que Si Ali le fait servir dans un jardin, hors du qsar. Précédés de serviteurs portant d'énormes lanternes ou¬ vragées, nous cheminons dans les ruelles du village. Une por¬ te en baïonnette donne accès à la palmeraie, un ponceau en¬ jambe la séguia de Tamnougalt et nous voici dans le jardin. Sur un terre-plain ombragé d'orangers et de faux poi¬ vriers, des tapis sont étendus, des matelas et des coussins amoncelés. Les samovars, les théières, les bassins de cuivre sont alignés au pied d'un massif de lauriers roses. Des lanter¬ nes bariolées sont suspendues aux arbres. Derrière une rusti¬ que pergola de vigne, on devine d'autres vergers, d'autres jardins. Le clair de lune, l'eau chantant dans les seguias, les parfums de fleurs, de fèves, d'arbres fruitiers, tout crée une impression de calme voluptueux et raffiné. 367 Les sahab du caïd apportent des tasses de thé léger, peu sucré. Puis cinq jeunes filles de quinze à dix huit ans, habil¬ lées avec goût de caftans vert amande, jaune citron, rose pâle, gris, et de faradjia de soie transparente, coiffées d'éclatants mouchoirs à ramages, parées de lourds bijoux d'or, commen¬ cent le service. Deux d'entre elles sont jolies, les autres quel¬ conques. Leurs gestes sont mesurés, précis. Le service terminé, elles attendent impassibles, hiératiques, les yeux baissés, de nouveaux ordres de l'intendant. Les plats défilent, d'abord une succulente bastilla (pâte feuilletée), bourrée d'une farce aux amendes, aux pigeons et aux œufs, puis un méchoui d'a¬ gneau, rôti à point, deux tajins de poulets aux citrons et aux olives, de petites boulettes de viande pimentées, un énor¬ me couscous, et l'on termine par des gâteaux au miel et au beurre. Le lait d'amande, l'orangeade sont servis à profusion. Tout serait parfait si l'une des femmes du caïd n'avait versé dans l'orangeade quelques gouttes de lotion Pompeïa pour la chevelure croyant ainsi en corser le goût et mieux honorer les étrangers. Le luxe de notre hôte n'est pas celui d'un parvenu. Si Ali appartient à la très ancienne famille des Ouled Lhassen qui exerce, depuis de nombreuses générations, le commandement des Mezguita. Son père, Si Abderrahman, entra à la fin du siècle dernier en lutte avec le père du Pacha de Marrakech El Hadj Thami Glaoui, puis fit sa paix avec Si Madani, frère aîné du pacha, devenu chef de la famille glaoua. Mais les caïds des Mezguita se considérèrent longtemps comme les égaux des puissants seigneurs de Telouet et non comme leurs vassaux, si bien que ceux-ci durent lever, en 1924 une harka de 6.000 hommes pour les réduire à l'obéissance. Le caïd des Mezguita était alors Si Boubeker, deuxième fils de feu Si Abderrahman et frère de Sidi Ali. Le pacha El Hadj Thami glaoui le destitua de son commandement et intronisa à sa 368 place son cadet, Si Ali. Mais ce dernier n'a plus que le titre de khalifa du Pacha pour les Mezguita. Notre hôte, blanc de teint, de taille élancée, a de 1 allure, de l'élégance, de la finesse. C'est un homme jeune encore, sim¬ ple, affable, d'un loyalisme éprouvé. Il nous conte longue¬ ment l'histoire tourmentée de sa tribu. Et quand on connaît le pays, l'on doit reconnaître que les Mezguita, draoua de piètre valeur guerrière, relativement peu nombreux, n'ont pu se maintenir dans le plus riche district du Drâ que grâce à leurs chefs héréditaires, les Ouled Lhassen. C'est là un des plus éclatants exemples des bienfaits du pouvoir personnel et de la nécessité du bon tyran. Attaqués tantôt par la puissante tribu arabe des Ouled Yahia, tantôt par les Ait Seddrat ou par les Ait Atta du Sahara, berbères coriaces et insaisissables, les Mezguita ont maintenu l'essentiel de leurs positions et sauvé leur indépen¬ dance. Par la ruse, par l'intrigue, par l'or, leurs chefs ont acheté des concours, semé la division, brisé les offensives. Cer¬ tes, avant notre arrivée, la situation des Mezguita n'était nul ¬ lement enviable. A la lisière même de leur palmeraie, à la porte de leurs qsour, ils étaient dévalisés ou égorgés par les nomades. Cet après-midi, tandis que nous nous rendions à Tamnougalt, nos guides nous montraient sur la piste l'en¬ droit où un tel avait été assasiné, où une telle avait été en¬ levée, le ravin où le troupeau de tel autre avait été « mangé ». Enumérer tous ces coups de mains, tous ces épisodes san¬ glants serait fastidieux. Aussi les mezguita accueillèrent-ils avec allégresse nos goums et nuls ne goûtent plus qu'eux la paix totale dont leur pays jouit depuis le 1er janvier 1931, date de la créa¬ tion du poste français d'Agdz. Le district des Mezguita a une population d'environ quin¬ ze mille habitants. Les sujets de Si Ali sont des draoua. Leurs 369 origines les divisent en deux classes : les harrar (traduction littérale : gens libres, authentiques, nobles) et les harratine. Les premiers sont de race blanche, arabe ou berbère. Ce sont tantôt les derniers survivants d'antiques tribus aujour¬ d'hui disparues, tantôt des proscrits venus dans le Dra pour fuir la vindicte de leurs frères tantôt des chorfa, des marabouts ou des déserteurs des anciennes mehalla sultaniennes. La famille de Si Ali, les Ouled Lhassen, est harrar. Les harratine (singulier : un hartani, une hartania) sont des noirs ou des métis de blanc et de noir. Beaucoup d'entre eux descendent des esclaves importés autrefois du Sénégal ou du Soudan par les caravanes de Tombouctou. Certains se¬ raient les derniers vestiges des « Ethiopiens » négroïdes qui, suivant les auteurs anciens, grecs et latins, occupaient, dans l'antiquité, la plupart des oasis septentrionales du Sahara. Les Mezguita parlent berbère mais le bilinguisme n'est pas rare chez eux. L'heure approche de l'aouache, c'est-à-dire du chant et de la danse. Nous interrompons notre conversation à bâtons rompus sur les Mezguita pour rentrer au qsar. Là, dans une des cours intérieures de la maison du caïd, puits profond entre de hautes murailles lisses, le corps de ballet est déjà rangé. Une soixantaine de femmes y sont disposées en équer- re. Au centre, un grand feu de palme et de branchages jette ses lueurs. Accroupis, une dizaine d'hommes essayent les ben- dir, larges tambourins de peau, et les présentent à la flamme pour les tendre. Les femmes ont quitté les effet de khent (cotonnade bleue) dont elles s'habillent souvent le jour, pour revêtir des costumes de fête. Elles ont chaussé des pantoufles de cuir rou¬ ge et passé sur leurs robes blanches des faradjia vaporeuses, parsemées de fleurs brodées, ou rayées dé longues bandes bleues 370 jaunes ou vertes. Certaines ont des faradjia orange, violettes, ponceau qui tranchent agréablement sur cet ensemble blanc. Quelques unes son âgées, peu sont jolies, toutes sont de teint foncé. Elles ne peuvent renier le sang noir qui coule dans leur veines ; les traits sont épais, le nez large, les lèvres char¬ nues. Cependant, on distingue parfois une jeune hartania gra¬ cile, aux grands yeux brillants, à la lourd chevelure nattée. Les cordes vocales tendues à se rompre, le cou gonflé, le chef des tambourineurs lance d'une voix suraiguë le motif du chant. Les femmes le reprennent, les mains s'abattent sur les bendir et la danse commence. La longue rangée se meut avec lenteur, se déplace peu à peu latéralement, les soi¬ xante corps oscillent suivant le même rythme, les mains s'é¬ lèvent, se joignent, se baissent en cadence. Les tambourineurs scandent la danse. Hanche contre hanche, les femmes tournent en rond, à petits pas, face au feu, et leurs larges croupes on¬ dulent en mesure. Dans le calme nocturne, le vieux chant berbère s'élève vigoureux et frais, tel un jet. Les hommes se taisent mainte¬ nant mais le rythme de leurs bendirs s'accélère. On jette de grandes brassées de palmes sèches sur le feu et de longues flammes pétillantes trouent l'obscurité, éclairent le haut des grandes tours du qsar. La maîtresse de ballet, vieille hartania disgracieuse, passe, le gourdin à la main, derrière les femmes et parfois son bâton s'abat sur le reins d'une dissipée. La monotonie du chant dont les motifs se répètent inlassable¬ ment, le martellement sourd des bendirs, nous plongent dans un engourdissement bienheureux, dans une sorte d'extase. Les femmes dansant et chantant, les tambourineurs font corps. On les sent vibrer, pris tout entier par le rythme. C'est une hypnose collective. La sueur perle aux visages, une odeur poivrée de transpiration prend à la gorge. Si Ali ne peut ré¬ sister et le voici dans le cercle des hommes frappant à son 371 tour sur un tambourin, à côté d'un nègre aux yeux exorbités. Puis, sur un cri rauque, la danse cesse brusquement, le silence renaît. Entracte. Bientôt, cependant l'aouache reprend et les vieux thèmes éternels défilent : la guerre, l'amour, l'absence. Cependant les draoua improvisent une chanson en notre honneur. En voi¬ ci le sens très approximatif : Béni soil notre caïd, Si Ali Sur lui les bienfaits de Dieu, le miséricordieux ! Ce soir, nous avons de nobles hôtes, Par eux, le pays est en paix, Itto ne craint plus la guerre, Embarek ne quitte plus Itto. Ces chrétiens, ont le courage du lion Comme ils ont la légèreté de la gazelle, Ils sont beaux et valeureux, etc Mais les chanteuses ne sont pas très convaincues de ce qu'elles proclament et parfois l'une d'entre elles pouffe de rire à la vue des étrangers, chevelus ou chauves, au visage 372 rouge et rasé, appesantis par la bonne chère. Incartade irré¬ vérencieuse sanctionnée, à juste titre, d'un solide coup de b⬠ton par la maîtresse de ballet. Et pourtant nulle contrainte n'apparaît. Tous sont dans la joie de chanter et danser pour oublier les soucis quotidiens. Nous avons déjà vu de nombreux aouaches, dont certains fort beaux, exécutés par les berbères blanches de Telouet, infiniment plus jolies que les pauvres hartania du Draa. Mal¬ gré leur perfection, ils ne nous ont pas émus comme cet aou ache de Tamnougalt. Est-ce dû à la lointaine ascendance nè¬ gre des danseuses ? Peut-être, mais assurément ces hommes et ses femmes jouent avec une conviction, un abandon, une satisfaction animale poignantes. C'est l'âme même du pays, enfantine et naïve, douce et voluptueuse, teintée aussi de mé¬ lancolie, voire de cruauté, qui s'exprime dans leurs chants et leurs danses. Dès le lever du jour, nous sommes réveillés par les adep¬ tes d'une confrérie religieuse qui psalmodient dans une mos¬ quée voisine le Coran et les litanies de leur ordre. Des servi¬ teurs apportent un confortable petit déjeuner de café au lait à la cannelle, avec des œufs durs, du miel et du beurre. Avant, de partir, allons jusqu'au Draa et visitons la palmeraie. Nul ne l'a mieux dépeinte que Charles de Foucauld qui séjourna à Tamnougalt du 15 au 20 avril 1884. «....Le fonds de la vallée est un jardin enchanteur, fi- « guiers, taqqaïout, grenadiers s'y pressent ; ils confon « dent leur feuillage et répandent une ombre épaisse ; au- « dessus se balancent les hauts panaches des dattiers. Sous ce « dôme, c'est un seul tapis de verdure ; pas une place nue ; « la terre n'est que cultures, que semis ; elle est divisée avec 373 « un ordre minutieux en une infinité de parcelles, chacune « close de murs de pisé ; une foule de canaux la sillonnent, « apportant l'eau et la fraîcheur. Partout éclate la fertilité « de ce sol bienfaisant, partout se reconnaît la présence d'une « race laborieuse, partout apparaissent les indices d'une po- « pulation riche : à côté des céréales, des légumes poussant « sous les palmiers et les arbres à fruits, se voient des ton- « nelles garnies de vigne, de pavillons en pisé, lieux de re- « pos où l'on passe, dans l'ombre et la fraîcheur, les heures « chaudes du jour. Telle est, depuis le pied des parois de ro- « che qui la bordent, toute la vallée du Dra, jardin merveil- « leux de 150 kilomètres de long. Une foule innombrable « de qsars s'échelonnent sur les premières pentes des deux « flancs : peu sont dans la vallée, autant par économie d'un « sol précieux que par crainte des inondations. Ils ont tous « ce caractère d'élégance qui est particulier aux constructions « du Dra ; point de murs qui ne soient couverts de moulures, « de dessins, et percés de créneaux blanchis ; de hautes ti- « remts, des tours s'élèvent de toutes parts ; les maisons les « plus pauvres même sont garnies de clochetons, d'arcades, « de balustrades à jour ». Nous traversons le Draa et grimpons sur les premiers con¬ treforts des collines Ouled Yahia dont la rivière baigne à cet endroit les luisantes roches noires. De là, une vue magnifique offre une synthèse saisissante du pays Mezguita. Au fond, devant nous, le Kissan dresse sa muraille haute de 300 mètres, toute rosée par le soleil levant, mais que marbrent encore, au creux des ravins, des poches d'ombre bleutées. A ses pieds, Tamnougalt avec ses murailles élevées qui dominent la palmeraie. Montagne, village, arbres 374 se réfléchissent sur le plan d'eau de la rivière, miroir large d'u ¬ ne soixantaine de mètres, parfaitement lisse et limpide. Devant nous, un draoui, nu jusqu'à la ceinture, une hotte au dos, lance l'épervier, puis ramène dans son filet des barbillons argentés, sans troubler la quiétude d'un couple de canards sauvages à la recherche d'aliments dans les roseaux et les ta¬ marins de la berge. « Je me crois encore dans la haute vallée du Nil », dit l'un des nôtres qui fut autrefois en Egypte G. Sliman. Perspectives de la medecine La patkologie Je 1 inJiviJuel Dans un de ses essais pittoresques et dialectiques, Julien Benda, s'adressant à sa subtile correspondante Mélisande, essaie de réha¬ biliter l'idée générale au détriment de la réalité des individus et nous voici, sur un exemple médical, plongé en pleine bataille sco • lastique dans la querelle des Universaux. S'adressant à l'aimable objet de ses controverses ne s'écrie-t-il pas : « Pour en revenir à l'idée générale, oserai-je vous l'appren¬ dre, Mélisande, vous n'avez point pour ce mode de pensée tout le mépris que vous croyez. Quand votre petite fille se réveille un ma¬ tin avec des maux de tête, de la fièvre, des nausées, vous n'êtes pas sans estime pour le « savant » qui fait rentrer ce cas particu'ier dans l'idée générale de grippe, en prévoit par là le développement et y pare. J'ai idée que si cet homme vous disait « Foin des géné¬ ralités, je regarde le cas de votre enfant en lui-même, en lui seul ; j'ignore toute expérience antérieure, tout cas soi-disant analogue et vais apercevoir le remède dans un éclair d'intuition », vous se¬ riez prise d'une vive terreur et invoqueriez à grands cris l'homme aux catégories. » .. . Mais me direz-vous, sans reprendre les objections que Ro- celin, Abélard, Guillaume d'Ocam le Docteur Invincible, opposaient 376 à Saint Anselme et Guillaume de Champeaux, n'est-ce point là dé¬ placer le problème de la Réalité de son plan objectif et expérimen¬ tal, de son plan « scientifique » eût-on affirmé il y a quelques an¬ nées encore sous la poussée d'une interprétation à œillères, celle que certains esprits réducteurs et cloisonnés appellent encore im¬ proprement le « Rationalisme » ? Les données analytiques d'une richesse incomparable appor¬ tées grâce à la méthode cartésienne, ont modifié depuis notre grand Laënnec, la conception verbale et amphigourique de la médecine. Se sont établis peu à peu, dessilés par l'anatomoclinique, les syn¬ dromes et les maladies que l'ère étiologique éclairée par le génie Pastorien, dès la fin du siècle dernier, et l'ère pathogénique de no¬ tre époque actuelle ont systématisés avec l'aide des incessantes conquêtes de la biologie générale. Cependant nul ne saurait aujourd'hui, sans faire étalage d'igno¬ rance ou, ce qui est plus grave, de manque de jugement, nier que dans les sciences médicales, à la notion analytique se substitue pro¬ gressivement la synthèse selon la conception hippocratique ou plu¬ tôt l'esprit synthétique, c'est-à-dire celui qui saisit les mille détails d'un être vivant, qui l'élève au-dessus de la notion d'espèce, qui en un mot, caractérise son type individuel. C'est ainsi, par exemple, que l'expérimentation s'est efforcée et s'efforce naturellement encore d'établir, grâce à des méthodes analytiques et inductives, des lois vitales que la déduction secon¬ daire aspire ensuite à généraliser. Or en biologie, il est banal de constater que n'existent pas deux protoplasmes ni deux réactions physiologiques ou pathologiques absolument identiques. Les « lois » apparaissent dès lors comme de grossiers schémas dont l'expression quantitative donne l'illusion si souvent trompeuse d'une précision mathématique. Sans doute est-il exagéré de dire : il n'y a pas de maladies, il n'y a que des malades, car il n'en reste pas moins que la pneumo- coccie n'est pas la méningococçie, mais chaque malade réagit à sa 377 façon au pneumocoque, même en admettant qu'il soit issu d'une même souche. En fait il n'existe pas d'archétype pneumonie ail¬ leurs que dans les livres et il y a avant tout, des pneumonies. Ainsi, jamais le rôle du terrain n'a semblé plus important. Ve¬ nant confirmer l'idée-force attribuée par erreur à Pasteur : « Le microbe n'est rien, le terrain est tout », la formule, à défaut d'exac¬ titude, est, quand au second terme, digne de son génie.. . En définitive, le trouble pathologique apparaît comme le rap¬ port entre l'agent pathogène variable qualitativement et quanti¬ tativement et la réactivité spécifique des individualités biologiques. De la cellule, de l'organe ou de l'organisme, quel est celui dont l'individualité absolue mérite au premier chef, toute notre atten¬ tion ? Il serait à ce propos exagéré d'opposer avec absolutisme l'indi¬ vidu-cellule, à l'individu-organe et à l'individu-organisme. Pour¬ tant l'expérience, autant que l'observation clinique, sont venues nous confirmer que chacune des parties constitutives de l'être jouit d'une autonomie relative et réagit, dans l'inflammation par exem¬ ple, selon le mode individuel aux agents pathogènes, microbiens, physiques, mécaniques ou chimiques. On comprend que l'anatomie pathologique doive être différentielle et individualisante. Hiérarchiquement supérieure, la notion d'individualité de l'être vivant fut, on le sait, depuis longtemps exaltée par les philosophes. Aristote ne fait-il pas de l'individualité ce qu'il y a de plus élevé en l'homme, le plus parfait élément de son bonheur ? Montaigne exprime cette notion d'un mot infiniment pittoresque lorsqu'il s'écrie avec délices : « Je me roule en moi-même ». Or le « Moi » philosophique a son homologue en biologie pathologique. On a souvent à ce sujet, cité cette phrase de Claude Bernard que je m'excuse de rappeler encore : « Le médecin n'est pas le mé¬ decin des êtres vivants en général pas même celui du genre hu¬ main, mais bien celui de l'individu humain, d'un individu dans cer¬ taines conditions spéciales qui constituent son idiosyncrasie, » 378 Ainsi la médecine doit s'exprimer sur le plan de l'individuel et la pathologie doit être constitutionnelle, conforme à ce qu'a en¬ trevu Hippocrate. Nous rappellerons que l'on peut considérer la constitution com¬ me un coefficient de réactivité anatomo-physiologique et psycho¬ logique strictement personnel. Les trois facteurs délimitatifs de la constitution s'interpéné¬ trent indissolublement et la distinction toute artificielle de la cons¬ titution psychologique est en effet uniquement dictée par des be¬ soins didactiques et notre ignorance de leurs exactes inter-relations. Si, de tout temps, la constitution morphologique fut la plus étudiée la plupart des auteurs n'ont envisagé que le point de vue anthropométrique dont les indications sont, le plus souvent, sujet¬ tes à caution. C'est ainsi qu'on a pu distinguer cinq à six types constitution¬ nels suivant les divers auteurs et les désigner parfois par des épi - thètes qui eussent enchanté Molière. Je ne puis résister encore au désir de les citer, car elles confirmeront s'il en était encore besoin, le danger qu'il faut éviter en ne prenant point comme l'eût dit notre gentilhomme bordelais « la paille des mots pour le grain des choses ». C'est tout d'abord un type « asthénique », dit encore « leptosome » respiratoire ou « microsplanchnique », puis un type grêle ou « hypoplastique » ; puis un type fibreux ; puis une cons¬ titution « psychique » encore appelée « mégalosplanchnique » « brachytype », « brachymorphe », « eurysome », digestive, abdo¬ minale ou arthritique ; une constitution adipeuse et enfin, le type lymphatique ou « pâteux » sans compter les types mixtes. Ainsi présentée, une telle classification est puérilement sché¬ matique, la constitution étant par définition même strictement in¬ dividuelle, due à la fusion de caractères mendeliens ou jordaniens d'origine paternelle ou maternelle, et de caractères acquis. Elle fait de plus complètement abstraction des recherches mi¬ croscopiques nécessaires. L'établissement du plan général des ar- 379 chitectures histologiques individuelles indiquera surtout dans quelle proportion chaque partie de l'organisme participe de la constitu¬ tion générale et vérifiera peut-être quelque jour le mot d'E. Rabaud, « l'organisme est représenté en entier dans chacune de ses parties » En outre des données physiologiques, ce problème si important de la délimitation anatomo-pathologique de la constitution reste donc presque totalement à résoudre. C'est, pensons-nous dans ce sens que s'orienteront les recherches d'avenir, Pourtant Hippocrate avait déjà pressenti son intérêt lorsqu'il dé¬ nommait phtisique et apoplectique, ses deux types constitutionnels. L'urgence du problème ressort du fait banal constaté chaque jour par l'anatomopathologiste, et que tant d'excellents cliniciens persistent à ignorer, qu'une maladie produit, suivant les constitu¬ tions, des lésions histologiques différentes, alors que des affections diverses revêtent des caractères analogues pour des constitutions semblables. Et ne convient-il pas de rappeler ici la variation mor¬ phologique du follicule tuberculeux qui n'est jamais, dans l'infinité des cas observés, conforme à la description complète et par là mê¬ me schématique, des traités. L'excès inverse a conduit de même dans un désir de schéma trop limité, certains auteurs comme Krylov par exemple, à affirmer que la tuberculose revêtira toujours une forme sclérosante et le cancer une forme squirrheuse dans une « constitution fibreuse ». Et voilà pourquoi votre fille est muette... Le second terme de notre étude, le problème de la constitution physiologique ou tempérament, apparaît à son tour comme l'un des plus anciens et des plus actuels de la médecine. De tous les mots du langage médical, il en est peu de « plus universels et de moins définis ». Le malade, en effet, n'attribue-t-il pas toujours à son « tempéra¬ ment » le principal rôle dans l'aggravation ou la guérison de son mal ? Le médecin lui-même, ne manque pas d'user à tout instant 380 de ce mot dont il serait souvent incapable de préciser la significa¬ tion. Faut-il que soit grande encore notre ignorance de la réactivité individuelle pour qu'on ait dû se contententer jusqu'ici de cette classification d'après les quatre éléments, établie par Pythagore et reprise par Gallien. Peu importe d'ailleurs une nomenclature plus ou moins mo¬ dernisée, le tempérament est évidemment une entité bien réelle, mais sa classification rationnelle est encore impossible car nous n'en possédons, parmi tant d'autres inconnues, que les premiers éléments d'origine endocrinienne et végétative, que les premières détermina¬ tions humorales. Or, les facteurs constitutifs du tempérament ne sont-ils pas aussi nombreux que les propriétés de la matière vivante ? Combien peu sûrs et sensibles apparaissent encore les quelques tests endo¬ criniens et sympathiques dont nous disposons. Le premier soin de la biologie médicale moderne sera donc dans cet ordre de multiplier les recherches sur les tests physiologiques et pharmacodynamiques et d'en préciser la signification si incertaine, n'oubliant pas que l'anatomie et la physiologie pathologiques ne peuvent être disso¬ ciées et que les temps sont révolus où des esprits systématiques pouvaient opposer l'humorisme au solidisme. Le troisième problème réside en l'étude de la constitution psy¬ chologique individuelle tant il est courant d'admettre que l'indi¬ vidualité humaine est caractérisée par une compénétration du phy¬ sique et du moral. Bien que relativement récente, la psychophysiologie donne cha¬ que jour de tels résultats qu'elle justifie les plus vastes espoirs ; et l'on peut dire que les recherches expérimentales ont été sous son domaine en l'espace des trente dernières années plus fructueuses que les spéculations et dissertations séculaires des philosophes. Ce sont de tels progrès qui insipirèrent à Bergson cette noble et cruel¬ le méditation : « Je me suis demandé quelquefois ce qui ce serait passé si la science moderne au lieu de partir des mathématiques 381 pour s'orienter dans la direction de la mécanique, de l'astronomie, de la physique ou de la chimie, au lieu de faire converger tous ses efforts sur l'étude de la matière, avait débuté par la considération de l'esprit, si Képler, Galilée, Newton, par exemple, avaient été psychologues ». Comme conséquence, l'étude des constitutions normales con¬ duit à celle des constitutions pathologiques, tant il est vrai que le trouble morbide révèle souvent, dans les réactions de l'organisme consécutives, un potentiel qui serait resté insoupçonné. Le tempérament psychique pathologique a été défini par Del- mas et Bail comme une sorte d'infirmité chronique créant un ter¬ rain spécifique favorable au développement de certaines affections, en particulier des psychoses. Si l'on s'en rapporte à cette définition, la constitution pathologique serait ainsi àcquise. Pourtant le pro¬ blème est lié étroitement à celui de l'hérédité. Sans doute, trop souvent, nous ne pouvons distinguer, avec les moyens d'investigation dont nous disposons, l'hérédité du terrain de l'hérédité directe ; et il n'est pas moins difficile de délimiter la partie héréditaire de celle acquise, mais de telles difficultés cepen¬ dant ne sont pas une raison pour nier, comme l'ont fait certains auteurs, l'existence des constitutions pathologiques. Dans un travail poursuivi avec notre collègue Aubry sur la pa¬ ralysie générale Chez les fils de paralytiques généraux, nous avons, à l'appui d'exemples, développé ces données. L'important d'ailleurs, n'est pas seulement cette subtile démar¬ cation entre l'héréditaire et l'acquis, mais plutôt la recherche per¬ sévérante de la prédisposition d'origine constitutionnelle. Il est, en effet, au moins aussi nécessaire de savoir si le tempé¬ rament dit tuberculeux prédispose à la tuberculose que d'être ren¬ seigné sur son mode de formation. Il ressort de nos considérations précédentes que la constitution individuelle se modifie constamment ; aussi est-ce le moment ac- 382 tuel seul qui importe. Contrairement à l'opinion de ceux qui la con¬ sidèrent comme immuable elle est la résultante anatomo-physio- logique actuelle de qualités héréditaires et acquises propres aux éléments cellulaires et humoraux de l'individualité organique. Cette faculté de constante transformation dépend étroitement de causes internes comme la croissance, l'âge et le sexe, de causes extérieures et de facteurs morbigènes. La notion de constitution fait place dans ces conditions à celle de réactivité individuelle actuelle. Comme nous l'avons rappelé avec mon collaborateur et ami le Professeur agrégé Mosinger, dès 1928, il devient dès lors légitime d'établir en pathologie des classifica¬ tions dynamiques individuelles pour chacun des états morbides. Comment ne pas signaler ici le rôle des infections violentes et sournoises dans la formation du tempérament ? « L'élément cel¬ lulaire, énergiquement sollicité, garde longtemps le souvenir de sa réaction », dit Bordet et l'on sait à l'évidence que, lorsque tout est apparemment rentré dans l'ordre, il persiste après une infection des modifications physiologiques permanentes. Par exemple, à une période où toute trace d'antitoxine tétanique paraît avoir disparu du milieu intérieur, le cheval résistera cependant à une forte dose de toxine en fabriquant aussitôt l'antitoxine nécessaire. L'influence de certaines conditions extérieures sur la constitu¬ tion actuelle n'est pas moins remarquable. Les répercussions, sur le tonus végétatif, des saisons et des changements dans le champ électrique de l'atmosphère sont actuellement bien connues. Il n'est pas jusqu'au problème hallucinant des relations astrobiologiques qui, depuis toujours, hante l'esprit humain, et ne paraisse s'effor¬ cer de rentrer dans une phase scientifique. Dans un court laps de temps, la même journée, par exemple, on relève des variations périodiques de la réactivité individuelle qui sont de véritables rythmies fonctionnelles . 383 On constate par exemple des réactions très différentes suivant le moment de la journée après une injection d'adrénaline ; son in¬ jection le matin est plus intense, l'après-midi plus rapide. Les manifestations pathologiques de l'anxiété ne varient-elles pas quotidiennement ? Rien de plus arbitraire par conséquent que les indications four¬ nies par la comparaison de courbes physiologiques unilatérales, éle¬ vées au rang de substrat d'une pathologie individuelle. En somme la rythmicité caractéristique d'une constitution est déformée par des causes extérieures ressenties différemment en chaque individualité et par des facteurs internes strictement per¬ sonnels. Il est possible aussi de démontrer expérimentalement l'évo¬ lution de la constitution avec latroissance et l'âge. C'est ainsi que la suiture des tissus a mis en évidence les divers effets des tréphones prélevées sur l'animal jeune et sur l'adulte. De même la dédifférenciation cellulaire dans l'explantation des tis¬ sus est infiniment variable suivant l'âge de l'animal donneur. Ainsi donc, la réactivité anatomo-physiologique oscille cons¬ tamment ; les constitutions semblent toujours dans un état d'équi¬ libre cinétique instable, de transformation perpétuelle qui rend ex¬ trêmement complexe toute pathologie individuelle. Encore doit-on tenir compte de l'existence au sein même de l'organisme, d'individualités anatomo-physiologiques locales, de sous-individualités pourrait-on dire, hiérarchiquement inférieures, douées pourtant d'une autonomie incontestable qui augmentent cette complexité... L'individualité la plus marquée est sans nul doute le complexe humoral dont Charles Richet dès 1910 montrait la variété infinie. « Comme nos humeurs disait-il, contiennent un nombre énorme de substances diverses et voisines impondérables et certainement en proportion différente chez les différents individus, et certainement aussi présentes chez les uns et absentes chez les autres, il s'ensuit 384 que la diversité humorale n'est pas moindre que la diversité psycho¬ logique. Plus on analyse les fonctions chimiques du sang chez les divers individus, hommes ou animaux, plus on y trouve de diffé¬ rences individuelles. Le sang et les humeurs d'un individu vacciné il y a dix ans diffèrent du sang et des humeurs d'un individu non vacciné. Chaque maladie, chaque intoxication, peut-être même chaque irritation nerveuse, ont provoqué dans le sang la formation, la destruction peut-être d'une certaine substance et ont lais¬ sé leur trace matérielle, une trace que les années ne feront pas disparaître. « De même qu'il y a chez chaque individu le souvenir psycholo¬ gique des faits particuliers, spécifiques, qui se sont présentés jadis à la conscience, de même il y a chez lui le souvenir humoral de tou¬ tes les injections et de toutes les infections antécédentes. « Ces infections étant diverses chez chaque individu en intensi¬ té, en qualité et en durée, il s'ensuit que chaque individu est diffé¬ rent des autres par les propriétés chimiques de son sang ». Depuis, la découverte de Landsteiner permit de constater dans cet ordre d'idées que la répartition des agglutinogènes des globules rouges qui détermine la différenciation des quatre groupes sanguins' est un caractère individuel permanent et immuable. La signification de ces groupes en pathologie est riche de pro¬ messes. L'immunité congénitale à la diphtérie et à la scarlatine ne se transmettrait-elle pas en corrélation avec le groupe sanguin porté par le même chromosome, des parents à l'enfant ? Il est même possible que les groupes sanguins jouent un rôle dans la symbiose foeto-maternelle, et n'a-t-on pas d'autre part cherché à expliquer par des incompatiblités de groupes l'infécondité de cer¬ tains ménages ? Poussant plus loin nos investigations nous en arrivons à consta¬ ter que, hiérarchiquement inférieur aux systèmes tissulaires, l'organe lui-même est doué, pourtant, de réactivité individuelle. On peut dès lors parler de constitutions partielles, dont la somme réaliserait la 385 complexion générale de l'individu. Il est évident que dans de nom¬ breux cas, certaines propriétés constitutionnelles intéressent à la fois l'organisme et prédominent au niveau de certains lieux électifs. Ainsi l'immunité se traduit concurremment dans le milieu intérieur et au niveau de certains organes. Si l'on isole par exemple, suivant la méthode de Schnitz, des organes d'animaux immunisés en les sus¬ pendant au sein du sérum artificiel, après les avoir débarrassés soi¬ gneusement de toutes trace de sérum, on peut constater une réac¬ tion violente des organes sensibilisés, lorsqu'on ajoute au bain une quantité minime d'antigène. S'il s'agit par exemple de l'utérus, on le voit se contracter violemment. On peut donc conclure dans ce cas que si toutes les parties de l'organisme sont solidaires dans les pro- cesssus de défense et d'anaphylaxie, il peut exister une individualisa¬ tion organoïde variable suivant les sujets... Serrant encore de plus près notre question, on peut se demander jusqu'où s'affirme l'individualité de la cellule. Dès l'abord il apparaît bien que cette donnée n'est pas aussi ab¬ solue que le croyait Virchow. L'organisme effectivement n'est pas formé exclusivement de cellules. « Si l'on pense seulement, dit Rémy Collin, pour s'en tenir à des faits incontestables, à l'énorme masse de substance vivante représentée par le cœur, les muscles de relation, les cellules os¬ seuses et la plupart des cellules de soutien, on s'aperçoit, non sans stupeur, que, dans l'organisme, les cellules virtuelles sont peut-être plus répandues que les cellules réelles du fait de la prépondérance des synditiums et des cellules anastomosées ». De plus, contrairement à la thèse de Virchow, la cellule n'est pas non plus l'unité vivante élémentaire, car l'expérience montre qu'il est impossible d'obtenir une culture de tissu prolifique en partant d'une cellule unique. 386 On peut donc conclure avec Collin, que « la forme cellulaire est un aspect contingent souvent réalisé, mais pas nécessairement réa¬ lisé de la substance vivante ». Malgré les arguments que nous venons d'exposer, la cellule ce¬ pendant peut fréquemment être considérée comme une individualité d'indépendance relative. Au niveau du foie, par exemple, elle constitue l'élément essen¬ tiel, hautement différencié, capable de fonctions aussi nombreuses que variées. Dans les conditions pathologiques, la personnalité cellulaire se manifeste par un coefficient individuel de résistance, une morpholo¬ gie et une réactivité physiologiques particulières. En ce qui concerne le foie par exemple le même poison rencontre au niveau de cellules hépatiques contigues une résistance variable. Il y a « asymétrie lé- sionnelle » suivant l'expression heureuse de N. Fiessinger, « aspect de vêtement d'arlequin » avons-nous l'habitude de dire dans nos leçons. Certaines cellules subissent une atrophie rapide et irrémédiable, d'autres s'hypertrophient en occupant les espaces devenus vacants par la mort des premières, parfois même, elles s'hyperplasient par subdivision karyokinétique. C'est seulement dans un stade ultérieur que ces altérations diverses font place à une état pathologique com¬ mun : la dégénérescence graisseuse vraie... En définitive s'impose à l'observateur, cette notion que l'être vivant, individualité suprême, est formé d'un nombre infini d'indi¬ vidualités hiérarchiquement inférieures. Tous principe biologique, général ou local, doit donc être considéré comme la résultante d'ac¬ tions individuelles. Régi par les lois du grand nombre et du calcul des probabilités, il n'a en définitive qu'une valeur statistique. C'est pourquoi les lois 387 biologiques semblent, à priori, différer dans leur essence, leur signi¬ fication, des « lois » quasi mathématiques de la physico-chimie. Les conceptions récentes de cette dernière science tendent à démontrer qu'il n'en est rien. La thermo-dynamique, elle-même relève de la probabilité et de l'individualisme. Jusque-là intangibles et immuablement fixes, ses principes ré¬ sultant d'actions individuelles entre molécules et atomes et électrons, doivent céder de leur absolutisme. Il faut bien constater que les lois qui régissent ces actions indi¬ viduelles restent indéterminées, de telle sorte qu'on pourrait avan¬ cer cette boutade : « atomes et électrons paraissent doués du libre arbitre ». Il semble que nous ayons entrevu les premières preuves expéri¬ mentales de la vie personnelle des atomes et électrons, depuis la détermination par Wilson de la charge individuelle des électrons, la représentation photographique des atomes en mouvement et la mise en évidence du rayonnement dû à la désagrégation anatomique des substances radioactives. On peut dire avec Le Dantec, sans y attacher d'ailleurs un sens puérilement matérialiste, qu'à chaque atome est indissolublement lié un pro-esprit de l'histoire de cet atome. De quelque côté que l'esprit se tourne, il ne voit en biologie gé¬ nérale ou humaine que des données individuelles. L'énergétique mê¬ me n'admet-elle pas la conception des quanta qui prévoit l'existence de grains isolés d'énergie ? Nous voici dès lors obligés d'admettre que s'abolit irrémédiable¬ ment la notion d'équilibre stable qui fait place à celle de l'équilibre cinétique. Les lois physico-chimiques les plus précises entrent dé¬ sormais dans le domaine des probabilités, en même temps qu'apparaît 388 la possibilité de déviations imprévisibles chaque fois que la loi des grands nombres n'est plus satisfaite. Comment s'étonner alors qu'en biologie, où les principes sont in¬ finiment plus complexes, de telles fluctuations suivant des probabi¬ lités variables à l'infini arrivent à prendre force de loi ? Elles ont toutes les apparences de processus intelligents « déterminés » et à tel point caractéristiques de la vie, qu'elles semblent la vie elle- même. La médecine moderne, fille ainée de la biologie, étayée sur les acquisitions continues grâce à la méthode cartésienne par l'esprit d'analyse, subit l'inévitable retour vers la pensée hippocratique que domine l'esprit de synthèse. Elle s'achemine ainsi, grâce à ses deux maîtresses servantes, l'anatomie et la physiologie pathologiques, vers les voies encore obs¬ cures de l'individualisme et de la relativité. Lucien Cornil. Doyen de la Faculté de médecine de Marseille L'alerte au poste Depuis l'aube les cavaliers étaient partis sous le comman¬ dement du Chaouch à cheval Assou ou Embarek pour assu¬ rer la sécurité sur la piste. Il en était ainsi deux ou trois fois chaque mois ; les ca¬ mions montaient ce jour là avec du ravitaillement et des nou¬ velles du monde civilisé (non pas celles que l'on peut appren¬ dre par la T.S.F. ou les journaux qui n'ont jamais intéressé ceux qui vivent dans le bled ; je n'ai jamais entendu d'autre commentaire aux événements mondiaux ou politiques que ce¬ lui-ci : « Y a pas à dire y travaillent de la cafetière en Eu¬ rope » ). La veille le Maréchal des Logis Barotin avait téléphoné à E : « Allo, passe moi le Margis du Makhzen. Allo, ici Ba¬ rotin. — Bonjour vieux, ça va ? — Ça va. Dis donc, tu sais qui c'est qui monte demain ? — Y a Matory et puis t'auras deux camions C.A.T. avec de l'orge de la Strass. — Tu sais pas qui c'est ? — Je crois qu'y a le père Legros et le petit Lahcen. 390 — Bon, ben dis donc ça te fait rien d'aller à la « Copé » et de m'envoyer... — Attends, je note. -— Allo, un savon à barbe, deux bouteilles de pernod, deux de cinzano, trois d'anisette, une de marc et puis une cinquantaine de bouteilles de camionneur, tu lui diras que j'y renverrai des litrons vides. -— Entendu. -— Entendu, au revoir vieux, merci. — Adieu, tu donneras le bonjour là haut ». Deux Officiers (un Capitaine et un Lieutenant), le Ma¬ réchal des Logis Barotin et l'Adjudant Tanneron, (l'un ca¬ valier, l'autre fantassin), détachés à l'encadrement du Makh- zen de la Guerre (un peloton à cheval, un peloton à méhari et deux sections de piétons) et le Commis civil au Bureau des Affaires Indigènes composaient toute la population europé¬ enne du Poste de T.... Barotin retrouva l'Adjudant qui cassait la croûte à la po¬ pote avec une omelette et un coup de rouge : « Dis donc Tanneron, je crois que le cuistot fera bien de se la manier pour demain, y a Matory, le père Legros et le petit Lahcen qui s'apportent ». * * * Le lendemain 1' « Ajej » (vent de sable) s'était mis à souffler dès l'aube ; tout était noyé dans une teinte jaunâtre et cataclysmique apportée par les trombes de sable que balayait le vent. Vers onze heures l'Adjudant et le Maréchal des Logis attendaient devant le Poste, les yeux protégés par de grosses lunettes d'auto, les quelques indigènes qui circulaient avaient la figure enveloppées dans leurs « chèches » (turbans). 391 « Pays de Mamelucks va ! » s'écria l'Adjudant que le vent de sable mettait toujours de mauvais poil, il avait pourtant huit ans de bled. « Y a pas à dire, dit Barotin, fallait que le bon Dieu y soit plein comme une vache le jour qu'il a créé des bleds com ¬ me ça ». Ils furent interrompus par un ronflement effroyable. « Je crois que v'ia Matory qui s'apporte ». La camionnette parut au milieu de ce mouvant crépus¬ cule de sable. Matory arrêta son moteur dans un dernier vrombisse¬ ment. « Putain de piste ! qu'est-e qu'on déguste pas ». Puis à son graisseur : « Ça y est, y s'ont tous payé » ; il désignait au- dessus d'un invraisemblable chargement qu'on aurait à peine osé mettre dans un pays civilisé sur un camion de six tonnes, deux femmes voilées et immobiles, aussi indifférentes qu'une parisienne qui aurait fait un trajet d'un quart d'heure en mé¬ tro ; quatre indigènes voilés jusqu'aux yeux dont l'un, un mokhazni qui revenait de permission, tenait deux mousque¬ tons entre ses jambes, et un vieux juif qui avait une grande barbe blanche et accroché à son bras un parapluie noir. « Bonjour Zahzou, dit l'Adjudant en arabe au mokhaz¬ ni. Comment vas-tu ? — Pas de mal sur moi, merci. — Dieu soit loué ! Qu'est-ce que tu nous ramènes là ? — Le Sergent du transit m'a donné ces deux mousque¬ tons, il m'a dit qu'ils venaient de réparation. — Ce vieux con de Chemaoun, s'écria Barotin en tirant la barbe du vieux juif qui descendait péniblement ; ça serait-y pour te protéger du soleil que t'as ce truc là au bras. Qu'est- ce que tu rapportes ? 392 -— L'Biritif », répondit le juif qui faisait le souquier à T. On appelle souquier ceux qui dans les régions de l'avant ven¬ dent des boissons fortes et tout ce que l'on peut imaginer aux troupes régulières ou supplétives. Ce sont presque toujours des juifs, quelquefois mais rarement des européens sans na¬ tionalité bien déterminée. Leur vie est un enfer, pour vendre il leur faut faire crédit ; leurs clients marocains ne payent presque jamais sans plusieurs réclamations au « hakem » (l'Officier Chef de Bureau) qui excédé finit quelquefois (pas toujours) par intervenir. Leur plus grande terreur c'est le « gradia » (le gradé européen) parce que celui-là boit sans discernement, frappe et casse tout sans raison. « On boirait bien un coup, dit Barotin. — Ça serait pas de refus, opina Matory, mais à ce mo¬ ment le ronflement des deux sept tonnes C.A.T. domina le bruit du vent. Du premier descendirent le père Legros et un Sergent Chef, du second le petit Lahcen (un chaufeur indigène). « Père Legros, Commandant du tobogan 392, seul maî¬ tre après le patron à son bord ». Il se présentait toujours de cette façon là, c'était un gros homme âgé et rubicond, il parlait d'une voix lente et entre¬ coupée, d'un grand effet comique. « Bonjour père Legros, bonjour Brichot qu'est-ce que tu fous ici ; Brichot était Sergent Chef à un Goum stationné dans un Poste voisin. Bonjour Lahcen, pas encore crevé ? — Bonjour, répondit Brichot, j'avais le noir, alors j'ai demandé au vieux à venir me ballader par ici, — Allez, en route ! déclara l'Adjudant ; direction la popote, on va pas rester là dix ans à bouffer de la poussière ». 393 Barotin avait entrepris Brichot : « Alors vieux, au Goum, toujours pareil ? Vernier tou¬ jours comptable ? — Oui mais y s'est fait des cheveux, passé un moment ça gazait pas, tout juste s'il a pas dérouillé, le fond d'entre¬ tien refusé : tu sais y a pas à dire, je sais pas comment que ça se goupille au Makhzen, mais au Goum c'est plus comme avant. — Y a pas de bon Dieu, du temps que ça vous pétait encore au cul on était moins emm.... maintenant ça devient le service des réguliers ». Ils étaient maintenant à la popote. Une table couverte d'une toile cirée, au mur des photos découpées dans de vieil¬ les Illustrations, un vieux fusil marocain à pierre et un sabre de cavalerie qui avait été récupéré Dieu sait quand (les sa¬ bres ont été supprimés depuis longtemps dans la cavalerie des forces supplétives). Barotin en arabe au serveur : « Assou les verres, l'eau 1' « biritif ». — « Yallah ». A ce moment entra un étrange individu, un gros hom¬ me qui pouvait avoir une trentaine d'années. Il portait un seroual (culotte arabe), une gandourah (sorte de tunique) de toile bleue et était coiffé d'une taguia (bonnet de laine berbère ) noire et blanche. C'était Bernard le Commis civil des Affaires Indigènes ; il fréquentait rarement les européens, vivait à l'arabe, quelques uns disaient même qu'il s'était fait musulman, d'autres que c'était un malin et qu'il se foutait de la gueule du monde. Chaque fois qu'il paraissait il se rattrappait de sa solitude en se lançant dans d'inter¬ minables et invraisemblables histoires. 394 « V'ià l'Katib (secrétaire en arabe), s'écrièrent-ils. —- Bonjour mes enfants comment va ? — Tu bouffes avec nous aujourd'hui, lui dit l'Adju¬ dant, y a réception ». * * * Ils burent de nombreux apéritifs (sauf Bernard et c'était là l'une des raisons pour lesquelles on le disait musulman), puis ils se mirent à table et le vin coulait fort et les têtes s'échauffaient. Le Commis se lança dans une de ses histoires expliquant que les archives du Bureau des Affaires Indigènes antérieures à l'année 1934 n'existaient plus pour la bonne raison qu'el¬ les avaient été dévorées par un mouflon femelle, puis sur les raisons qui l'avaient amené à détester les femmes, mais je ne rapporterai pas les paroles qu'il prononça parce qu'il se lança sur ce sujet dans de telles horreurs que seul un cer¬ veau cuit par un soleil torride pendant des années peut les imaginer. «....Alors père Legros qu'est-ce que vous racontez de neuf. Dis donc Brichot y t'a jamais raconté que c'est lui qu'a posé bidon 5, c'est pas de la cravate. — Oui, répondit le père Legros, même qu'on a failli y laisser sa peau. Figure toi qu'on était avec un Officier et que passé un coup on a raté le point d'eau, tu parles si j'étais mauvais, j'y ai dit moi à l'officier : je suis là comme chauf¬ feur, mais pas avoir de barbote ça a jamais été prévu au pro¬ gramme, faudrait voir à vous demm.... d'ailleurs y tirait aussi la langue le copain ; j'ai pas envie de clapoter que j'y ai dit comme ça ; bien on a fini par en trouver de la barbote elle avait beau être dégueulasse, j'en ai bu une bonne ration 395 quand même, je me disais bien ça vaut pas un coup d'ani- sette, mais y a pas à dire ça faisait du bien ». «...Alors Brichot c'te perm, ça c'est bien passé. — Tu parles. — Moi aussi j'y ai été en France, dit le père Legros. mais je me faisais tellement ch... que je suis revenu, pas moyen de trouver un goumier ou un légionnaire ou seule¬ ment un chauffeur de C.A.T. comme moi, un mec avec qui rigoler quoi, alors je suis revenu. — Pensez toujours pas à vous marier ? — Parle moi pas de ça, j'y ai déjà été marié moi, c'était pendant la guerre, la guerre de 14 quoi, alors un jour que la bourgeoise m'attendait pas, je m'ammène en perm et je la trouve avec un blanc bec, ben suTmoment j'avais envie de les foutre tous les deux par la fenêtre du quatrième où c'est que j'logeais, puis je m'suis dit comme ça en moi-même, fais pas le c..., ça vaut pas le coup d'risquer le tourniquet pour deux particuliers comme ça. Ben ça m'a fait quéquchose quand même. — Faut jamais dire qu'on y reviendra pas. — Ça c'est clair comme un tâs de boudin dans la gueule d'un flic. Tiens sers voir un coup à boire. Passé un moment j'en pinçais pour la vieille mère Totote, celle-là qui tenait une épicerie à E... Hé hé on se sentait une âme de vingt ans; chaque fois que j'm'apportais é'm'faisait cuire un gueule¬ ton qu'avait rien de sale. On a été ensemble à Casa, mais fi¬ gures toi que v'ià qu'un soir je m'apporte à deux plombes plein comme une vache, alors v'ia que j'rends tout le fourbi su'l'parquet, alors comme ça on s'est engueulé... » Le repas se terminait dans un bruit assourdissant, tout le monde parlait à la fois. 396 Après avoir avalé une dernière gorgée de marc, Barotin s'écria : « On va chez le juif ? —- En route. — Si y ramène sa fraise on y retourne sa boutique ». Ils partirent tous en zigzaguant et en chantant à tue tête: « Nous irons tous en chantant, chez la mère Lolotte, chez fa Lolotte, nous irons tous en chantant chez la mère Lolotte boire du vin blanc ». Le vieux Chemaoun vit en tremblant entrer la bande d'énergumènes : son fils Daoud, vert de peur regardait par¬ tout dans la boutique pour voir ce qu'ils allaient bien pou¬ voir faucher. « Annoncez la couleur, s'écria Barotin, c'est moi qui paye ». Chacun s'efforçait de trouver quelquechose que le juif n'aurait pas, ou ne conaîtrait pas, pour avoir un prétexte pour casser quelquechose. « Un chasseur ! — Une tomate ! » Le juif les regardait l'air ahuri et terrifié. « Tu sais pas ce que c'est qu'une tomate, dit Barotin, puis en arabe, débrouille toi, si dans cinq minutes tu ne me sers pas une tomate, nous cassons tout dans ta boutique » et joignant l'action à la parole, il lança un verre qui alla se briser contre le mur. « Vos gueules là dedans, hurla l'Adjudant Tanneron, 397 on est venu ici pour boire ». Puis passant de l'autre côté du comptoir, il s'empara des bouteilles et se mit à servir, il remplissait les verres à ras de bord devant le souquier dé¬ sespéré qui n'osait pas protester. « C'est pas des rations de poitrinaires ça. -— Dieu vous bénisse, dit plaintivement le souquier en arabe.... — Toi, ta gueule ! Si t'es pas content, t'as qu'à aller au Bureau, le vieux y te foutra en tôle avec les qebels (fers que l'on met aux pieds des prisonniers) ». Dans un moment de calme relatif, Brichot l'oeil mau¬ vais dit au juif : « Sers moi un chemin de fer ». Le juif depuis qu'il servait à boire aux gradés avait en¬ tendu bien des noms d'apéritifs, mais « un chemin de fer », ça jamais. « Alors tu le sers ce ch'min de fer ? ». Terrorisé, le vieux Chemaoun se creusait la tête, il suait à grosses goûtes, il était maintenant livide de peur, il ne voyait même pas que pendant ce temps là, les autres lui pre¬ naient des paquets de cigarettes. Il se doutait bien que ce « chemin de fer » n'avait jamais existé, mais que dire ? « Alors t'a pas de ch'min d'fer, eh ben, approche voir, là encore un peu », et il approchait. Il savait que pour gagner de l'argent lui et ses ancêtres avaient accepté toutes les hu¬ miliations, que c'était dans l'ordre normal des chosps Quand il fut à bonne portée, Brichot lui attrapa la barbe et le poussa de l'autre main ; il alla ro:.ler par terre. 398 « Bientôt d'quoi faire un balai », dit Brichot en regardant les quelques poils qui lui étaient restés dans la main. Mais à ce moment parut un des mokhaznis de planton au Bureau des Affaires Indigènes et sans une parole il tendit un papier à l'Adjudant. Tout le monde s'était tu, car c'est de cette façon qu'arrivent en général les ordres imprévus du Chef de Bureau. Tanneron, la tête lourde d'alcool regarda l'oeil vague le papier, puis : « Barotin, les cavaliers prêts avec quatre jours de vivre ». Les yeux du Maréchal des Logis brillèrent, la tête lui fai¬ sait mal, mais instantanément la lucidité lui revint. Là était sa vie, là était d'ailleurs leur vie à tous. N'étais-ce pas juste¬ ment ce goût de quelque-chose d'autre, de moins monotone que ce que côtoient ailleurs beaucoup d'autres hommes qui. dans les moments d'inaction, poussent ceux qui vivent dans le bled aux plus diverses extravagances ? Mais je suis sûr que seuls ils savent jouir de cette vie là, qu'ils sont les seuls qui puissent jamais comprendre la beauté du bled. ? :J; En quelques secondes tous les cavaliers étaient avertis. Ce¬ lui qui n'a jamais vu un rassemblement de goumiers ou de mokhaznis ne peut l'imaginer, rien de ce qu'ont pu voir ceux qui n'ont vu de la vie militaire que des troupes régulières. 399 européennes ; ils se rassemblent comme les guerriers d'autre¬ fois. Les hommes se précipitent toucher l'orge alors que les femmes s'en vont aux écuries avec les selles sur la tête pour harnacher les chevaux. Les femmes berbères ont depuis des siècles été dressées à être des épouses, des mères ou des sœurs de guerriers. Sans une parole elles s'entraident à seller les che¬ vaux, des gosses de cinq ou six ans attendent immobiles le mousqueton de leur père à la main, les femmes et les enfants de ceux qui ne partent pas donnent un coup de main ; aus¬ sitôt l'alerte donnée, ils se sont précipités au puits pour rem¬ plir d'eau les guerbas en peau de bête. L'orge est mise sur les selles. Pour manger en sortie, les hommes se réunissent par petits groupes de trois, quatre ou cinq, tous de la même tribu ou de tribus sympathisantes ; l'un emmène de la farine, l'autre la viande, on voit pendre une théière à l'arçon d'une selle ,1a bouillote à une autre. Dix minutes après les cavaliers sont déjà rassemblés, les femmes bourrent encore de vivres les sacoches pleines à craquer. « Allons Barotin, c'est prêt, lui demanda le Lieutenant, allez à cheval. On va chercher deux salopards qui ont opérés dans le K... » Le peloton s'ébranla. Barotin se pencha et rendit tout ce qu'il avait bu de trop, puis il aspira une grande gorgée d'air. « Ça c'était la vie », il se sentait heureux. Une femme arriva en courant et accrocha un morceau de viande à une selle. 40Ô ❖ ^ ■;* Longtemps les femmes restèrent immobiles à regarder l'endroit où avait disparu le peloton ; puis une à une elles ren¬ trèrent. Le jour où il reviendrait elles le guetteraient bien des heures à l'avance avec leurs plus jeunes enfants sur les bras. Puis un gosse ou une femme qui apercevrait avant les au¬ tres un tout petit nuage de poussière hurlerait « Ha houma kaijiou (les voici ils arrivent) », et les femmes feront chauffer l'eau pour que les hommes puissent boire le thé en arrivant. René Madier. andonnée ii Ce matin-là, la jeune femme se faisait belle : le lieutenant était rentré, pendant la nuit, d'une longue tournée jusqu'aux confins du Cercle, et il fallait qu'à son réveil il la trouvât vêtue de neuf et parée des bijoux qu'elle avait dépouillés durant son absence. La tête sur les genoux de sa captive, qui entremêlait ses mille petites nattes de perles, d'anneaux d'agate, de coquilles perforées, elle frottait rêveusement, d'un bâtonnet, ses dents d'une éclatante blancheur. Les doigts agiles de Mabrouka, enduits de beurre parfumé, cou¬ raient, rapides, dans les beaux cheveux ondés de sa maîtresse, et, non moins rapide, de sa bouche édentée, sortait un bavardage qui répondait aux propres pensées de Zéréga : « Allah est bon, ô ma colombe ! Il t'a donné un mari viril et bra¬ ve qui t'a rendue mère d'un fils ; un mari qui n'a pas pris de con¬ cubine parmi ses servantes, qui ne songe pas, malgré sa richesse, à divorcer pour épouser une fille plus jeune que toi ! En vérité, ton sort est plus heureux que celui de tes anciennes compagnes unies à des hommes de leur race ! J'ai eu des nouvelles par Ali, l'un des goumiers qui accompagnaient 'iet'nant Le Ga' dans sa tournée. Vois Aïchatou, née la même lune que toi : la voilà déjà quatre fois mariée et divorcée. Vois aussi ta petite cousine Lalia, si grasse et 402 si jolie : le vieux cadi auquel on l'avait mariée est mort au bout de quelques mois, et elle attend, chez son frère aîné, d'avoir trouvé un nouvel époux. Mais ce frère est si avare et si dur qu'il écarte tous les prétendants afin de conserver les troupeaux de sa sœur. — Et Khadijétou, la fille du forgeron, qui avait épousé un Na¬ zaréen ? As-tu su ce qu'elle est devenue P — Son mari l'a quittée pour repartir en France et il a emmené les enfants à Saint-Louis. Zéréga serra contre elle la petite Mimouna, sa dernière-née, en¬ fouie sous ses voiles, et chercha des yeux Sid-Ahmed qui, par ex¬ traordinaire, se tenait tranquille sous la tente, bien occupé à fa¬ briquer un arc d'une branchette et d'un lien de cuir en attendant le réveil de son père. Elle soupira, et, plaintivement : « Mabrouka, ma vieille Mabrouka, pria-t-elle, mon père t'a donnée à moi le jour de mon mariage, tu es à présent mon esclave et tu dois faire tout ce que je veux. Dis-moi donc, toi qui sais les choses cachées, quand Le Ga' me quittera. — 'iét'nant Le Ga ne te quittera jamais, ô mon œil, ô ma tou¬ te-belle ! Regarde tes paumes rougies de henné. Vois-tu le signe que j'y ai réservé en appliquant les herbes ? C'est celui qui retient les amants. Tu tiens son cœur dans tes deux petites mains. — A son prochain congé, il partira pour France.. . — A son dernier congé, il n'a pas pu partir, il t'a préférée aux siens. Cette fois encore, il restera. — Mais, ô ma mère, toi à qui Moulana a donné la sagesse en même temps que les années, ne m'as-tu pas dit qu'aucun homme ne peut toujours aimer la même femme ? Je sais bien que Le Ga ne me donnera pas de rivale sous ma tente, comme ces Noirs fortunés et ces Croyants de Maghreb qui, à ce qu'on m'a dit, ont parfois jus¬ qu'à quatre épouses. Mais il me répudiera et il me prendra les en¬ fants afin qu'ils grandissent parmi les Français. 403 — Ne te chagrine pas, ma colombe ; et si, jamais, tu vois le cœur de ton époux se refroidir, dis-le à ta fidèle Mabrouka : elle saura bien te défendre ! Mes vieilles jambes sont encore bonnes ! Je marcherai nuit et jour jusqu'au Trarza et offrirai au saint marabout de la tribu des Ouled-Biri une chèvre prête à mettre bas, et du thé, et des pains de sucre, pour qu'il te fasse un gri-gri merveilleux. Et, dans ce gri-gri, je glisserai ces graines aphrodisiaques que, seules, les filles de mon pays savent choisir.. . Mais comment ton mari te quitterait-il ? Regarde comme tu es belle ! La jeune femme chercha, dans la cartouchière de son mari, un petit miroir qu'elle connaissait bien. Et voilà qu'en fouillant parmi les objets qui s'y trouvaient pêle-mêle, ses doigts ramenèrent une photographie.. . une photographie de femme blanche. « Sœur pour le Ga', pensa-t-elle.. . ou, peut-être, fiancée ?.. . Longuement, elle contempla le portrait. Elle n'éprouvait aucune jalousie, mais une sorte d'assurance tranquille faite de puérile va¬ nité. Sa coiffure, son maquillage étaient terminés. Un long voile de guinée neuve, dont l'enduit teintait d'un bleu délicat le bronze clair de son visage, drapait étroitement son jeune corps épanoui. Dans l'ombre du tissu relevé sur le front par le long bigoudi formant diadème, seules brillaient les dents deviées hors des lèvres noircies et les yeux voluptueux fardés d'antimoine. Mais quand, par hasard, ses voiles se déplaçaient, on pouvait entrevoir des épaules opulentes parées de verroteries et de chalcédoines, parmi le miroitement des tresses emperlées. Le portrait d'une main, le miroir de l'autre, Zéréga comparait, avec des moues et des hochements de tête méprisants, sa propre image et la photographie de cette Française, montrant, sans pu¬ deur, son cou, ses bras, ses jambes hors de vêtements étriqués com¬ me les haillons des captives, et dont nul bijou n'ornait les cheveux courts.. . 404 Cependant, Le Gall s'était éveillé. Soulevé sur un coude, parmi les fourrures et les coussins de cuir, il s'amusait depuis un instant du manège de sa petite épouse quand Sid'Ahmed, qui guettait son réveil se jeta sur lui avec des cris joyeux. Zéréga se retourna vivement et surprit le sourire ironique de son mari. Blessée, au vif elle négligea les pieuses salutations d'usa¬ ge et s'écria d'une voix suraigue : « Femme-l'Européen-là, y'a pas bon ! Y'en a meskin, forcé¬ ment ! Vois habits pour elle : y'en a pitits, pitits. Y'en a pas gagné les colliers, les bracelets, la jolie coiffure. Ach ! Pourquoi toi y'en a faire portrait pour femme-là ? Taquin, Le Galle feignit l'enthousiasme : — Mais, ma pauvre enfant, tu ne vois donc pas la beauté de cette dame ? L'élégance de ses vêtements ? Non, ce n'est pas une « meskin » ; elle est riche, va, plus riche que ton père et le cadi mis ensemble ! Et elle a une bonne tête ! Pense donc ; elle sait lire et écrire plus vite que le vieux marabout de ton campement. Et elle sait aussi coudre les boubous, cuire le couscouss.. . La petite l'interrompit rageusement : « Même chose captifs ! Ça, alors, y'a bon ! Quand toi y'a en avoir la madame, tu dire elle venir peloton faire captif pour Zéréga. Mais toi, tu sais, attention pas faire gagner lui pitit dans son ven¬ tre, pa'ce que, mon vieux, Zéréga y'en a fâchée trop et y fou l'camp! Le Gall éclata de rire à l'idée de cette belle créature, qu'il avait connue, en France, l'idole d'un milieu raffiné, pilant le mil, abreu¬ vant, et trayant les troupeaux au service de sa petite sauvage. Et, sans égard pour les protestation de Zéréga, il lui ferma la bouche d'un de ces baisers « manière-l'Européen » qui, après tant d'années, effarouchaient encore sa pudeur musulmane. Sid'Ahmed était cruellement déçu du peu d'attention que lui accordait son père au retour d'une si longue absence : ce grand ami, toujours prêt à lui dire une chanson, une histoire, à l'emme- 405 ner à travers la brousse sur son grand méhari, ne semblait même par remarquer sa présence. Il quitta dignement la tente en quête d'autres distractions.. . Mais il y revint bientôt tout courant, gonflé d'importance, annoncer l'arrivée d'un courrier. En effet, un goumier entra derrière lui. Il salua et sortit de sa cartouchière, soigneusement enveloppé d'un chiffon malpropre, un ordre du Commandant de Cercle rappelant, d'urgence, le lieutenant au chef-lieu ; on l'informait, en outre, qu'il devait ramener ses ba¬ gages avec lui. Le Gall pâlit : il avait fait récemment une demande pour être autorisé à rester en Mauritanie pendant son congé. Cette demande avait sans doute été repoussée en haut-lieu, et il allait falloir quit¬ ter ce pays qu'il aimait plus qu'aucun autre et les trois êtres chers auxquels il était si profondément attaché. Maîtrisant son émotion, il pria Zéréga de préparer ses paquets tandis qu'il irait donner ses derniers ordres au sous-officier intéri¬ maire et dire adieu à ses goumiers. Le moment redouté de la séparation était arrivé. En soupirant, Zéréga remplit les cantines métalliques de ces objets' étranges que les Européens croient indispensables à la vie : lampes, réchauds, boussoles (comme si Moulana ne dispensait pas aux hommes le bois, source de lumière et chaleur, et les étoiles, les plus sûrs des guides !) Elle y déposa aussi ces roides vêtements d'uniforme dans lesquels elle ne reconnaissait plus 'a mince silhouette de son mari; elle fit remplir d'eau fraîche la meilleure de ses outres, bourra la cartouchière de dattes sèches, de biscuits, puis, ayant fait arrimer les caisses sur deux bêtes robustes qu'on était allé chercher, en h⬠te, au pâturage, elle s'assit tristement devant sa tente et attendit.. . Le lieutenant revint bientôt, entouré de ses hommes tirant deux chameaux tout sellés : le sien et celui d'un jeune garçon nom¬ mé Elémine qui l'accompagnerait au chef-lieu. Alors, Zéréga se leva. Elle s'approcha, les yeux baissés, de son 406 maître, lui tendit son fusil, son bâton à chameau, puis, brusque¬ ment, se voilant le visage, elle s'enfuit sous sa tente. Le Gall l'y rejoignit. Il la serra fougeusement sur sa poitrine, lui jurant de tout faire pour éviter de retourner en France ; mais si, pourtant, il s'y trouvait forcé, il s'arrangerait pour revenir au plus vite auprès d'elle, dût-il, pour celà, renoncer à sa carrière d'officier. Comme, au même instant, il se penchait sur Mimouna endor¬ mie, il ne vit pas le triste sourire incrédule dont sa femme accueil¬ lait cette promesse. Alors dénouant les petits bras de Sid'Ahmed qui s'accrochait à lui farouchement, il sauta en selTe. Longtemps, Zéréga suivit des yeux l'image de son bonheur qui s'effaçait, peu à peu, dans l'horizon chargé de sable. * * * Les deux hommes marchaient à vive allure, et, vers le soir, ils atteignirent le campement d'un marabout, cousin de Zéréga. Comme la nuit était fort noire et le terrain à parcourir très ac¬ cidenté, Le Gall décida qu'on resterait sur place jusqu'à l'aube. Il se fit dresser une tente un peu à l'écart des autres afin de pouvoir reposer en paix, et, malgré son souci, brisé par la fatigue, il s'en¬ dormit profondément. Au milieu de la nuit, Elémine, couché à quelques pas de l'offi¬ cier, fut réveillé par le sentiment d'une présence. Il se redressa la main au mousqueton, et crut distinguer une ombre se glissant fur¬ tivement hors de la tente... Il ouvrait la bouche pour crier lorsqu'il se souvint que Le Gall avait commandé, la veille, des sandales au forgeron : l'ombre aperçue était sans doute celle du bonhomme apportant son travail ? Et, sans plus s'inquiéter, le jeune homme reprit son somme interrompu. Mais quand, à l'aube, la voix du marabout appelant les fidèles à la prière, le rappela à la réalité, il aperçut, à la place du poignard 407 de son chef, une lame dégainée au galbe inhabituel. Et cette lame avait tracé des signes dans le sable.. . Le lieutenant s'étant éveillé à son tour, déchiffra : « Mokhtar-ould-Abdallahi. » Ainsi se vérifiait un bruit qui avait couru la brousse, suivant le¬ quel le frère de Zéréga n'était pas mort six ans plus tôt de sa bles¬ sure. Et, après cette longue trêve, il reprenait la lutte. Car, Le Gall ne se le dissimulait point ; s'il avait été épargné, cette nuit, il ne le devait qu'à cette loi d'hospitalité qui rend sacré à un Croyant l'en¬ nemi réfugié sous la tente d'un membre de sa parenté. Eût-il été surpris dans un gite étranger, Mokhtar l'égorgait comme un mou¬ ton. Hanté de pressentiments, le lieutenant pressait rageusement sa bête. Lui, il était sur ses gardes, à présent, mais qu'allait- il arriver, au Peloton, en son absence ? Quels dangers allaient fondre sur Zéréga et ses petits ? Impossible de revenir en arrière, l'ordre qu'il avait reçu était formel.. . Rien à faire que de courir au chef- lieu, arracher à ses chefs l'autorisation de regagner son poste. Hélas ! A son arrivée, il s'aperçut que ses affaires ne pouvaient être réglées sur place et il dût se joindre le soir même, à un convoi descendant vers Dakar. Il chargea donc son successeur de renvoyer Zéréga et les enfants au chef-lieu pour l'y attendre. Or, le lieutenant qui devait remplacer Le Gall étant tombé malade au moment de partir, un long mois s'écoula avant qu'un au¬ tre officier pût prendre l'intérim. * * * On était donc sans nouvelles du chef-lieu, au Peloton. Et, sous le masque décent du fatalisme, Zéréga avait grand peine à dissi¬ muler son inquiétude et son chagrin. Elle pensait constamment, au cours de ses journées à présent oisives, à cette Française dont elle avqit découvert le portrait. Pour- 408 quoi son mari en parlait-il avec tant de chaleur ? Qui sait si elle ne l'avait pas retrouvé au chef-lieu ? Si elle n'était pas la cause de l'absence prolongée de Le Gall P Elle avait pu accepter sans murmure que le Lieutenant obéît à l'ordre de ses supérieurs, mais sa fierté s'accomoderait mal d'une trahison, aussi résolut-elle de saisir la première occasion d'aller le rejoindre. Justement, deux marchands, remontant du Sénéral vers le chef- lieu, avaient fait halte aux abord du camp. Zéréga et les deux en¬ fants partirent en leur compagnie. ❖ ❖ La caravane cheminait depuis trois jours dans un bled déses¬ pérément aride. Aucune rencontre ne venait rompre la monotonie des heures, les rares puits eux-mêmes étaient déserts ; et, le 'soir, nul campement n'accueillait les voyageurs, ne leur offrait l'hospi¬ talité d'une tente, le réconfort d'un repas. On vivait de thé, de dat¬ tes sèches, on couchait, à la belle étoile, sur les tapis de peaux d'agneau. Inactive sous son bassour, Zéréga s'impatientait du peu de che¬ min parcouru à chaque étape. Elle était d'autant plus anxieuse de rejoindre son époux qu'ayant entendu parler, elle aussi, de la réap¬ parition de son frère, elle tremblait à présent qu'il ne fût arrivé malheur à Le Gall. La veille, elle avait demandé aux marchands d'accélérer l'al¬ lure, mais elle avait pu mesurer, à leurs réponses, et leur mauvais vouloir et leur mépris. « Pourquoi, avait dit l'un, pourquoi se presserait-il celui qui emporte avec lui tous les biens de ce monde : un bon chameau, du thé, du sucre çt une femme ? 409 Tandis que l'autre ajoutait, goguenard, que, si les nuits sem¬ blaient trop longues à l'épouse délaissée, lui était prêt à remplacer l'époux absent. Zéréga ne s'était pas indignée de cet affront, car, tant que l'on restait éloignée des postes, elle était à la merci de ces goujats. Et quand à l'étape du soir, ils avaient tenté d'obtenir ses faveurs elle avait déployé mille ruses coquettes pour les éloigner sans les aigrir, puisqu'aussi bien un jour, le lendemain peut-être, il lui faudrait cé¬ der aux désirs de ces mâles.. . Oh ! Elle savait bien que tout cela serait sans conséquence, car personne ne s'aviserait de rapporter son infidélité forcée à son ma¬ ri, mais elle craignait une incartade de Sid'Ahmed. Ce gamin de six ans à peine lui donnait bien des tracas durant cette interminable randonnée. Avec l'instinct subtil de ceux qui vivent au contact journalier des éléments et des êtres, l'enfant avait flairé, dès le début, l'hos¬ tilité de ses compagnons. Mais, au lieu de les fuir, il leur tenait tête, car il unissait déjà, dans sa minuscule personne, la bravoure de son père à l'orgueil maternel. Aussi, dès qu'il quittait l'abri du bassour où elle essayait de le retenir auprès d'elle, Zéréga était dans l'angoisse de ce qui allait arriver. Il avait profité, ce soir-là, du moment où sa mère donnait à boire à Mimouna pour se glisser à terre le long d'une jambe du chameau en s'agrippant à sa laine épaisse. Et, armé d'un bâton, il tapait sur le cou de la bête en criant, comme un vrai caravanier : «Ouetch! Ouetch ! Yourri ! » Zéréga ne pouvait s'empêcher de rire de l'assurance du petit homme, qui serait son soutien et le chef de la tente, plus tard.. . si Le Gall ne revenait pas. Le Gall ! Comme l'enfant lui rappelait Le Gall ! Même aliure hardie, décidée, même regard loyal au fond des yeux clairs. Jusqu'à 410 ces cheveux blonds, si étranges autour de sa petite figure bronzée ; les cheveux mêmes de Le Gall. La jeune femme se retourna vivement en entendant un bruit de trot, derrière elle : les marchands, qui s'étaient laissés distancer, reprenaient la tête du convoi. En la dépassant, ils la dévisagèrent avec insolence, puis cra¬ chèrent d'un air méprisant. Sid-Ahmed vit leur geste et, sans hésiter, se lança à leur pour¬ suite, le bâton haut, malgré les supplications de sa mère. Dans sa hâte, il trébuchait contre les vaguelettes du sable, tombait, se rele¬ vait et reprenait sa course, pleurant de rage de ne pouvoir rattraper les chameaux qui avaient repris leur allure nonchalante. Bientôt, cependant, les hommes s'arrêtèrent pour le repos du soir et l'un d'eux, apercevant alors le garçonnet, dit, très haut, à son compagnon : — Vois celui-ci qui vient vers nous ! Ne devine-t-on pas, à son poil, quel chien a collaboré à sa naissance ? Fou de colère, Sid-Ahmed s'élança en criant : — Chi'ervs vous-mêmes ! Vous n'êtes que des tributaires, et mon père est un guerrier très fort qui vous tuera. Les marchands se jetèrent sur lui et le rossèrent sauvagement, jusqu'à ce que Zéréga, ayant fait, en hâte, barraquer son chameau, soit accourue pour le leur arracher. La pauvre mère rapporta son fils, à demi assommé, auprès de l'endroit où elle avait laissé le bébé et la bête agenouillée. Elle dé¬ plia son tapis de fourrure et y étendit les deux enfants. Puis, ayant versé, parcimonieusement, quelques gouttes d'eau sur un pan de son voile, elle bassina le visage tuméfié de Sid-Ahmed. Le petit revenait à lui peu à peu. Il se retournait en tous sens sur sa couche. Plaintivement, il demandait à boire. Et sa mère, dé¬ sespérée, contemplant son outre presque vide, se demandait de 411 quel prix les marchands lui feraient payer, tout à l'heure, l'eau qu'il faudrait leur mendier. Perdue dans ses pensées, la jeune femme suivait depuis un mo¬ ment d'un œil distrait, la silhouette d'un méhariste qui trottait ra¬ pidement vers eux. Tout-à-coup, son cœur se glaça : à la clarté très vive de la lune, il lui semblait reconnaître cette taille élancée, cette allure désin¬ volte. . . N'étaient-ce pas celles de Mokhtar ? Comme en réponse, l'homme poussa son chameau jusqu'à elle, sauta à terre et, les poings serrés, cria son nom : — Mariam-ment-Abdallahi ! Entendant cette voix menaçante, Sid-Ahmed bondit entre sa mère et l'inconnu. Un silence suivit, angoissant. Mokhtar, surpris, fixait attenti¬ vement la fière petite tête blonde où les yeux clairs ne cillaient pas. Puis, il prit le bambin aux épaules et l'éleva lentement jusqu'à lui. Sa sœur le regardait, haletante, tendant vers lui ses mains.. . Comme les marchands, le guerrier détourna la tête et cracha avec mépris. — Fils de chien ! Une lame brilla... Une frêle dépouille ensanglantée s'abattit aux pieds de Zéréga. Au loin, le meutrier disparaissait entre les dunes.. . Longtemps, l'Abandonnée contempla le visage immobile de son fils, dernier reflet de l'époux disparu. Puis, de ses petites mains, elle se mit à creuser le sable.. . * * * Quelques jours plus tard, Zéréga arrivait au chef-lieu. Les marchands, gens prudents, l'avait quittée à la dernière halte, ayant allégé son butin de tout ce qui pouvait leur convenir. 412 De sorte que, lorsqu'elle fit barraquer son chameau devant les souks, elle ne vit autour d'elle que des inconnus peu empressés à secourir cette femme sans prestige, arrivant seule avec son pi¬ toyable bagage. Un tirailleur, qui l'avait aperçue une ou deux fois au Peloton, lui offrit ses services et, tout en la conduisant vers le quartier des Français, il lui apprit le départ de son mari. Désemparée, la pauvre femme s'assit à la porte du Poste, ser¬ rant d'une main la petite Mimouna, de l'autre la bride de son cha¬ meau (tous ses biens terrestres, à cette heure) tandis que le sol¬ dat la faisait annoncer aux autorités militaires. Bientôt, un appel la tira de son hébétude et, lâchant à regret sa monture, elle suivit le planton. Plusieurs jeunes officiers se trouvaient dans le bureau du com¬ mandant de Cercle quand Zéréga, hagarde, pressant farouchement le bébé sur sa hanche, entra. Les yeux secs, avec de grands gestes dramatiques dans une envolée d'étoffes sombres, elle conta l'assas¬ sinat de Sid-Ahmed, et les jeunes gens, laissant là leur travail, écoutaient, bouleversés. Quand elle se tut, ramenant ses voiles sur son épaule, d'un seul élan, ils supplièrent leur chef de les laisser venger le fils de leur ca¬ marade. Et Zéréga comprit que, désormais, c'étaient ceux-là les siens. Elle en éprouva un réconfort dans sa détresse. Les-officiers mirent à sa disposition une case inoccupée et un petit serviteur noir, en lui laissant entendre qu'elle n'aurait à s'in¬ quiéter de rien jusqu'à ce qu'on ait reçu des instructions de son mari. Et, le soir même, elle apprenait qu'un des lieutenants du Poste, à la tête d'un détachement de méharistes, partait à la recherche de l'assassin, signalé à peu de distance vers le Nord. 413 * * rf: Une lettre de Le Gall arriva avec le courrier de Dakar : avant de s'embarquer pour France, le lieutenant envoyait un mandat à sa femme, prélude aux versements réguliers qu'il s'engageait à lui faire tant que durerait son absence (une longue absence, hélas ! de bien des mois!). On fit revenir du Peloton la vieille Mabrouka, gardienne fidèle de la tente et du petit troupeau de sa maîtresse, et les deux femmes purent s'installer dans la palmeraie en attendant le retour de Le Gall. C'était l'époque de la guetna, la récolte des dattes. De nom¬ breux nomades étaient campés sous les palmiers. Ils considéraient avec mépris la rénégate qui avait appartenu à un infidèle et, pres¬ que chaque nuit, elle avait à se défendre contre les entreprises ga¬ lantes de ses voisins. Un soir, ce furent des voix françaises qu'elle entendit près de se tente et elle vit entrer les jeunes officiers du Poste, suivis d'un boy apportant un pain de sucre et du thé. — Belle dame, dit cérémonieusement l'un d'eux en s'inclinant très bas devant Zéréga, permettez à vos dévoués serviteurs de vous présenter la terreur des rezzou, le marsouin des marsouins, l'or¬ gueil de la Compagnie, j'ai nommé le lieutenant Dubreuil, votre vengeur ! Avec de grands éclats de rires et de voix, ils poussèrent vers elle un gaillard maigre et hâlé qui la salua à son tour. Mabrouka s'empressa de ranimer le feu sous la bouilloire, et l'on s'assit en cercle autour du plateau à thé. Alors Dubreuil conta son aventure : —- Après avoir égorgé le pauvre gosse, Mokhtar est allé rejoin¬ dre une bande de neuf ou dix salopards qu'il avait amenés du Nord et, ensemble, ils sont tombés sur un campement de marabouts re- 414 pérés au passage. Cris, jérémiades, La illali ill Allah! menaces de la colère céleste, toute la lyre, quoi ! Mais vous pensez bien que ça n'a pas arrêté mes lascars. Ils ont tout raflé : chameaux, mou¬ tons, chèvres, captifs. Ils ne leur ont laissé que leurs chapelets !. .. C'est à ce moment là qu'on a été prévenus, au Poste, et qu'on nous a envoyés à leur poursuite.. . On a marché toute la nuit, toute la journée suivante et, au soir on a retrouvé leurs traces. Ils avaient une journée d'avance !.. . On s'est mis à les suivre, au pas, mais sans s'arrêter ni jour, ni nuit, que juste le temps d'avaler un verre de thé et une poignée de dattes quand on était par trop crevés. Et, tout de même, un beau matin, on les a eus !... Il ne se doutaient pas que nous étions sur leurs traces et ils s'en faisaient si peu qu'ils avaient passé la nuit dans un campement (des cousins à eux) sans même prendre la peine de poster des sentinelles ! Ils avaient dû s'offir une sacrée bombe car ça roupillait ferme, là-dedans ! (Bon sang ! Nous aurions bien fait comme eux !).. . Nous nous som¬ mes avancés en douce jusqu'à toucher les tentes, et nous leur som¬ mes tombés dessus en gueulant. Quelle pagaille ! Ça courait par¬ tout, comme des rats, sans trop savoir ce qui arrivait, car le joui n'était pas encore tout-à-fait levé. Les femmes piaillaient, les gos¬ ses chialalent, les moutons vous sautaient dans les jambes ! Enfin, nous sommes arrivés à attraper quatre pillards, mais les autres, leurs parents les ont fait filer. Quand nous nous sommes mis à ras¬ sembler les prises, aidés par les captifs que nous avions délivrés, voilà les gens du campement qui ont rappliqué en nous racontant tout un tas de bobards : qu'ils étaient amis des Français, que les bê¬ tes étaient à eux, est-ce que je sais !.. . Mais nous, n'est-ce pas, nous reconnaissons les marques des chameaux et nous avons tout embarqué !... Ce qui m'embête, c'est qu'un de mes hommes, un ancien goumier de Le Gall, voyant qu'on avait laissé échapper le Mokhtar, a zigouillé le fils d'un vieux birbe, leur Cheikh, je crois, (un gamin de sept ou huit ans, un beau petit) en représailles. Moi, 415 comme juste, je l'ai foutu dedans, mais ça n'a pas ressuscité le môme. Et çà n'a fait ni chaud ni froid au goumier qui s'est taillé un de ces succès auprès des copains !.. . Zéréga n'écoutait plus. Un merveilleux apaisement descendait en elle : Le Gall pouvait être en repos, à présent ; il n'aurait pas à se soucier de sa vengeance, l'impôt du sang était payé ! * * * Parfois, leur travail terminé, les officiers venaient rendre visite à Zéréga, prendre des nouvelles de la fillette, leur apporter quelques friandises : thé, sucre, confitures, lait condensé. Ces jeunes hom¬ mes se sentaient des devoirs envers cette petite indigène gracieuse, intelligente, qui avait adouci un moment la rude existence d'un de leurs camarades et qui, de ce fait, rejetée par les siens, se trouvait à présent isolée dans la vie. Dubreuil était parmi les plus assidus. Presque chaque soir, on le voyait entrer, l'air soucieux, se rencogner dans l'ombre et rester là des heures, sans mot dire, toute son éloquence réfugiée dans ses yeux. Ses camarades le blaguaient : — Tu te ravages, mon pauv-vieux ! Non, je t'en prie, regarde ta tête ! C'est pas raisonnable, voyons ! Epouse-là ou fais toi sauter le caisson, mais ne nous inflige pas le spectacle d'une gueule pareil¬ le ! — Mais je me tue à vous le dire : si Le Gall revient ? — Eh bien, quoi ! Tu en seras quitte pour la lui rendre ! C'est plus facile de divorcer ici qu'en France, tu sais î De son côté, la vieille Mabrouka, Mabrouka l'Avisée, la Saga- ce, pressait sa maîtresse de reprendre un mari. La « Femme-seule » au Sahara, est à tous, et sans grand profit pour son patrimoine. 416 Si bien qu'un jour, Madame-'ieut'nant Le Ga', à la grande joie de tout son entourage, se trouva muée en Madame-'ieut'nant De- breu'. Ici; ce n'était pas la douce vie de famille que Zéréga avait con¬ nue au Peloton. Les officiers avaient coutume de prendre leurs repas en commun, et leurs compagnes, Tanagras sombres, devaient attendre la nuit pour se glisser dans leurs cases qu'elles quittaient à la sonnerie du réveil. D'ailleurs, Dubreuil, tout mari passionné qu'il fût, se montrait un maître jaloux, taciturne - assez ennuyeux, en un mot - et Zé¬ réga n'éprouvait pour lui qu'une sorte de respect craintif. Elle lui était dévouée, cependant, et elle lui en donna bientôt une preuve indiscutable. Le lieutenant était parti inspecter un petit détachement char¬ gé de l'aménagement d'une piste à une soixantaine de kilomètres au nord-est du ksar, à proximité d'un puits. Après son départ, Zéréga s'était aperçu qu'il avait pris, par mégarde, un revolver hors d'usage au lieu de celui dont il se ser¬ vait habituellement. Elle avait emporté l'arme sous sa tente pour la soustraire à l'irrésistible convoitise qu'éveillent les bibelots de ce genre chez les indigènes en général et les boys en particulier. Or, voici que, le lendemain, elle entendit dire, par un captif revenant de la brousse qu'un razzi descendait du Rio. En cette saison, le seul puits utilisable, à cent kilomètres à la ronde, était celui qui avoisinait la piste en construction. Les pil¬ lards seraient forcés d'abreuver là. S'ils rencontraient les soldats, un accrochage s'ensuivrait.. . et son mari serait trahi par son arme. N'osant révéler aux officiers ni cette histoire de razzi qu'ils traiteraient sans doute de bobard, ni celle du revolver oublié (peut- on connaître les mystères des règlements militaires ?), la jeune femme décida d'agir seule. 417 Elle cacha l'arme sous ses voiles, appela le captif, lui mit une selle sous un bras, une guerba pleine d'eau sous l'autre, et l'entraî¬ na jusqu'aux pâturages. Là, ils eurent la chance de trouver assez facilement un bon chameau. Ils le sellèrent et Zéréga devant, l'hom¬ me en croupe, filèrent vers le détachement. Soixante kilomètres au trot, sans arrêt, en plein mois d'août, c'est une assez belle performance pour un chameau... et aussi pour une femme ! Dubreuil fut un peu effaré de voir la sienne lui arriver d'une façon aussi imprévue. Il écouta ses explications, lui prit des mains le revolver et la renvoya incontinent à ses affaires, car il ne se souciait pas, si le razzi les attaquait, d'être encombré d'une aussi chère présence. Il avait tort : Zéréga n'en était pas à sa première bataille et aurait su parfaitement le seconder. Ayant un garde du corps atten¬ tif à lui signaler l'ennemi perfide qui frappe dans le dos, il ne se fut sans doute pas laissé surprendre, comme cela lui advint dès le matin suivant. Et il aurait ainsi conservé, longtemps peut-être, à son épouse, le protecteur qu'elle s'était choisi. * jfe ± L'Abandonnée se trouva donc seule une fois de plus. Elle épousa un autre officier qui, bientôt, repartit pour France, emmenant l'enfant qu'elle lui avait donné. Puis, elle se maria avec un autre. Puis, avec un autre encore. On n'avait plus de nouvelles de Le Gall. Un jour, on apprit qu'il était mort sur le bateau qui le ramenait en Afrique. Zéréga en eut un profond chagrin, résigné et calme (Bien tou, celui qui se révolte contre la volonté du Très-Haut !) 418 Elle possédait maintenant un petit bien : par ses divers unions, son troupeau s'était augmenté ; elle avait une tente, des captifs, des chameaux. Elle renonça donc à de nouveaux mariages, puis- qu'aussi bien Allah ne lui accordait plus d'enfants. Sa tente est, à présent le rendez-vous des jeunes officiers du Poste qui trouvent auprès d'elle l'illusion d'un foyer ami. Dans l'odorante vapeur du thé que Mabrouka fait bouillir sur son petit feu de brindilles, les plus zélés s'enquièrent des secrets de la Brousse où ils espèrent aller un jour. Les poètes lui demandent des chansons, des récits, des légendes. Et les tendres jouent avec la petite Mimouna, déjà coquette, maniérée, qui s'habitue insensible¬ ment à l'existence qui sera la sienne.. . bientôt, sans doute. Par les bavardages de la palmeraie et du ksar, Zéréga est ins¬ truite de bien des choses. Et, parfois, si des rezzou ont pu être dépis¬ tés à temps, si des chefs réputés irréductibles ont fait tout à coup leur soumission, qui peut dire jusqu'à quel point la petite indigène y est étrangère ? Entourée de la déférence affectueuse des officiers, admise même quelquefois, dans le salon du commandant de Cercle, elle vieillit affable, indulgente, et son joli visage enfantin de jadis, marqué par les chagrins, prend une nouvelle et sévère beauté. Certains soirs, pourtant, tandis que ses mains légères arrachent à la harpe des sons incertains, son regard fuit par l'ouverture de la tente, et son chant se brise en un brusque soupir qui ressemble à un sanglot. Marion Senones. CHRONIQUES Les Lettr¬ es Ckronique - Eclair LES LIVRES Ces étrennes ont ramené nos pensées vers la mémoire de Jean de Brun- hoff. Ses émules semblent aujourd'hui lui porter leur hommage : les de¬ vantures sont parées de leurs images comme l'est de fleurs le cercueil qu'on expose. Les Albums du Père Castor, qui éditent un étonnant « Panorama du fleuve », les Albums du gai savoir, ceux de Marcel Aymé, de Rose Celli et de Claude Aveline à la N.R.F., continuent de ravir. Boivin réédite un chef-d'œuvre, les Contes d'un buveur de bière, de Charles Deulin. Raymond Ritter. — Cette grande Corisande (Albin Michel). — Un des meilleurs et des plus jolis livres d'histoire de ces années. Avoir été la maîtresse d'Henri IV, c'est bien, l'amie de Montaigne, c'est mieux ; l'une et l'autre, c'est grand. 420 Lettres de Vincent Van Gogh à son frère Théo. (Grasset). — Voici un livre essentiel. D'une concentration poignante. « Toujours chercher sans jamais trouver la perfection ». — « Mon travail à moi, j'y risque ma vie », lit-on dans une lettre trouvée sur son corps, comme s'il l'avait écrite après son suicide. , il! Reynaldo Hahn. — L'oreille au guet (N.R.F.). — Réunies en volume, ces chroniques au jour le jour composent comme un bréviaire musical. Une grande culture et beaucoup d'amour. Blanche Trapier. — Les voyageurs arabes au Moyen Age (N.R.F.). — Surtout consacré au tangérois Ibn Batoutah, poussé jusqu'au fond de la Chine par son désir de « regarder des choses inconnues ». On l'accompa¬ gne avec plaisir. « Qui es-tu ? demande-t-on au grand voyageur arrivant aux Indes. — Je suis un homme égaré. » Lévy-Mirepoix et Félix de Vogué. — La Politesse. (Ed. de France). — 11 faut d'abord être intelligent, pour être poli. Quel ennui pour ceux qui ne profiteront pas de ces leçons. Tom Kromer. — Les vagabonds de la faim, trad. par R. de Roussy de Sales (Calmann-Lévy). — Waiting for nithing, Attendre pour rien, est le titre anglais de cette saisissante autobiographie d'un chômeur. Elle est dédiée « A Jolene qui ferma le robinet du gaz », et débute ainsi : « Il fait nuit. Tandis que je marche au long de la rue noire, mon pied heurte un bâton, un solide bâton. D'un seul coup avec ça on étendrait son homme... » Lucienne Fabvre. — Dans la casbah. (Grasset). — De cette casbah d'Alger, écrasée, avilie, une légende renaît. Ville dans la ville, et la plus spirituelle des deux. 421 André Reuze. — Le véritable Robinson Crusoé ou la vie étonnante d'Alexandre Selkirk (Grasset). — Non pas, c'est Robinson qui fut le vrai Selkirk. Alain. — Avec Balzac (N.R.F.). — Pêche en plein océan. Pierre d'Espezel. — Le Palais Royal (Calmann Lévy). — Les monu¬ ments sont les plus beaux individus de l'histoire. Ce sont les visages de l'amour, de l'ambition, de la vanité des hommes. Ces pierres que nous aimons ont la patine de leurs égarements. Elles vivent ici, et parlent, sous une plume érudite et très élégante. Georges Barbarin. — Le livre de la mort douce (Ed. Adyar). — « Ce sont les hommes qui ont enlaidi la mort ». Sans littérature, M. Barbarin la parfume. Elle redevient la douce amie. Un anonyme écrit : « Il me sou¬ vient très bien d'avoir éprouvé une sensation de bien-être comparable à un sommeil léger ; j'avais l'impression d'être bercé doucement, et toute souffrance morale avait disparu. » Jacques Demarquette. — De la Bête à l'Ange (Ed. du Trait-d'Union). — Nous possédons encore des Sages. Des années de méditations et de recherches vouées à la culture de l'être intime. Le vrai drame de l'exis¬ tence humaine. Léo Frobenius et Douglas C. Fox. — Prehistoric rock pictures in Eu¬ rope and Ajrica (Muséum of 'modem art, New-York). — Incomparables modèles pour dessins animés. Judith Cladel. — Aristide Maillol (Grasset). — Exclu de l'Ecole des Beaux-Arts. « Mes amis ce sont mes conquêtes », dit-il, et : « Je cherche l'architecture et les volumes ». Or, chacune de ses œuvres est une fleur. 422 Le rôle intellectuel du cinéma, édité par l'Institut international de Coopération intellectuelle, donne plus que ne promet le titre. C'est un ta¬ bleau complet, judicieux, précis, de ce que l'art de l'écran a produit de valable. F.-G. Carnochan et H.-C. Adamson. -— L'empire des serpents (Stock). — Déception. Où nous attendions le Serpent, on nous présente l'homme. Marcel Hérubel. — L'homme et la côte (N.R.F.). — Sous la séche¬ resse d'une pureté précise les ports défilent, d'un bout du monde à l'au¬ tre, d'un bout de l'histoire à l'autre. Fleurs des côtes. Amoureuse lutte avec la nature. L'homme s'arc-boute sur sa terre, prend son élan pour aller outre. LES REVUES Jean Giono appelle à l'aide. « Seul je ne peux rien », dit ce grand écrivain. Les Cahiers du Contadour paraîtront désormais quatre fois l'an sur 300 pages. Giono leur réserve ses inédits et le « journal » de ses romans. En outre « des œuvres étrangères non traduites encore et que tout le monde s'accorde à reconnaître comme de grands chefs-d'œuvre de l'humanité. Parmi ceux-là un livre énorme et étonnant, classique en Amérique, cher au cœur des enfants magiques qui dorment au fond de tous les hommes : Moby-Dick, d'Hermann Melville, le plus grand livre du monde sur la mer ». L'abonnement aux Cahiers est de 75 frs par an. Ils sont édités par Giono, à Manosque. Hermes consacre un numéro magnifique à Maître Eckehart. 423 L'atmosphère d'intimité affectueuse qui enveloppe Le Divan est des plus agréables. Toulet et Stendhal, qui en sont les dieux lares, y reçoivent toujours les offrandes d'un culte intelligent et qui ne se lasse point. Il n'est pas de fascicule où leur nom n'apparaisse. On dirait d'une conversa¬ tion de lettrés délicats, d'érudits un peu sensuels, toujours dans la mesure. Les Chroniques (où Henri Martineau rend hommage à l'effort de Guibert) sont excellentes. Quelquefois un texte rare. Dans le numéro de septembre, on admire une lettre de Grimod de La Reynière dont l'érotisme n'a pas effrayé ce Divan. Mass und Wert, (Mesure et qualité), revue bi-mensuelle pour la liberté de la culture allemande, paraît depuis octobre à Zurich. Elle est placée sous le patronage du maître des lettres allemandes, Thomas Mann, qui lui a donné son nouveau roman, « Lotte in Weimar », et de M. Konrad Fal'ke. La Revue des deux mondes tient vraiment ses lecteurs à l'écart de l'ori¬ ginalité. Elle accueille, le 1er décembre, une « suite marocaine » de M.-L. Bercher, et un conte de Pearl Buck, qui écrivit pourtant « La Mère ». Hélas, hélas ! Dans « Poètes de leur vie » de Stefan Zweig (Revue hebdomadaire, 27 novembre), chapelet de vérités premières : « La pudeur est l'adversaire de toute véritable autobiographie ». — « Celui qui a la faiblesse de céder à ces adulations arrive à faire son panégyrique ». — « La sincérité artis¬ tique nécessite un courage particulier... parce que la vérité ne peut être contrôlée par personne d'autre que par le Moi ». Voilà pour une seule page. N° 58 d'Arts et métiers graphiques : « Le trait contemporain au Petit Palais », « Dessins et décors de Christian Bérard ». 424 Le Père Jalabert termine dans Etudes (20 novembre) son beau portrait d'Ibn Séoud. « Jusqu'à présent Ibn Séoud a échappé au danger qui menace les conquérants : il n'a jamais cherché à forcer sa destinée. Aussi, est-il dans toute sa gloire et son prestige est-il immense. » Commune imprime les fragments de l'œuvre littéraire de Vaillant- Couturier qui ont survécu à la politique. C'était un tendre. Voilà Paul Valéry, collaborateur de la Revue de métaphysique et de morale, qui publie le texte du discours prononcé par le poète à la gloire de Descartes, mais qui ne reproduit pas l'admirable lettre de Bergson. A propos de Descartes, les Nouvelles littéraires ont demandé à quel¬ ques écrivains connus, s'ils lisaient le Discours de la méthode. Ils répon¬ dent presque tous, franchement, que non. M. Jean Paulhan ajoute : « Je pense que Descartes est ailleurs. » Drogues et peintures, album d'art contemporain est un de ces périodi¬ ques ingénieux, plaisants, souvent fort artistiques, que les pharmaciens ont pris la mode d'éditer à des fins publicitaires. Son n° 32 est consacré à Chapelain-Midy. La Chronique filmée du mois en est un autre, qui publia des numéros fameux. André Rouveyre y collabore et on y trouve une revue critique des timbres-poste Paul Poiret y fait entendre sa trop juste protes¬ tation, à propos de l'Exposition : « Ils n'ont pas voulu de moi ». Dans les Cahiers du Sud de novembre, Montherlant parle de Mariette Lydis. Gide n'a jamais rien écrit de plus émouvant ni de plus beau que les Pages de Journal qui paraissent dans la Nouvelle Revue Française, de dé¬ cembre. 425 L'Afrique française de novembre publie la préface du général Huré à la traduction française du « Lyautey of Morocco », de Mme Sonia E. Howe. Le Point (Colmar), cette luxueuse revue artistique et littéraire est bi¬ mestrielle. De fort belles photographies (Dullin, Copeau, Jouvet, etc...) illustrent un excellent numéro consacré au théâtre. La Revue musicale de novembre est consacrée à Albert Roussel. Du Figaro : « Noël Coward, de passage à New-York, envoie un télé¬ gramme. En bon humoriste, il trouve plaisant de le signer La Guardia. C'était au lendemain de la réélection du maire de New-York. L'employé lui dit : « Vous ne pouvez pas signer ainsi. Vous n'êtes pas M. La Guar¬ dia. — Soit. Mettez : Noël Coward. — Vous ne pouvez pas davantage signer de ce nom. — Je suis Noël Coward. — Oh ! dans ce cas, vous pou¬ vez signer La Guardia. » Dans la lecture qu'il a faite à la séance publique de l'Institut, M. Strowski contait une charmante histoire : Un curé de campagne, dans un hameau, était juste à la hauteur de ses fonctions. Ses paroissiens se plaignaient de la modestie de ses vues, et leurs propos lui étaient rappor¬ tés. Un dimanche, il commence ainsi son sermon : « Mes chers Frères, je bénis le Seigneur de ne m'avoir pas accordé plus de dons de l'esprit. Ainsi, je puis me consacrer à vous. S'il m'en avait fait digne, je serais à la ville. » Sélections et commentaires SELECTIONS R. Boleslawski et H. Voodward. — Les Lanciers (N.R.F.). Ignace Legrand. — Virginia (N.R.F.). Jean Giono. — Batailles sur la montagne (N.R.F.). Raymond Ritter. — Cette grande Corisande (Albin Michel). Hermann Melville. — Benito Cereno (Pion). Les plus beaux manuscrits à peinture du Moyen-Age de la Bibliothèque Nationale (Arts et Métiers graphiques, N° 60). COMMENTAIRES Henry de Montherlant. — Flèche du Sud (Maurice d'Har.toy). — Ce livre est une cascade éblouissante. .Quand il nous jette une page à la tête, M. de Montherlant est incomparable. Le lecteur retrouve ici ce que l'on nomme son impertinence. Mais en vérité personne n'a plus de considération pour son public que ce grand écrivain : s'il le bouscule, le secoue, veut le prendre par les épaules, c'est qu'il garde l'espoir d'en tirer tout de même quelque chose. Il traite le monde qu'il décrit de la même façon, jetant sur ce qu'il croise l'avide regard d'un enfant qui convoite tous les jouets. Le péché qu'il ne fera jamais, c'est l'immonde péché de tiédeur. Comme ses 427 boutades sont des mots d'amour, son égoïsme prétendu est fait de générosité. Avec quelle naïveté, c'est-à-dire quelle foi dans la grandeur, piétine-t-il la médiocrité ! Il porte en lui-même le plus fier sentiment de la dignité" hu¬ maine : « Nous vadrouillons des journées entières dans ce Paris de novembre 1935, et nous n'y rencontrons guère que complaisance, facilité, — osons même le mot : gentillesse. Puis nous ouvrons tel journal, et tel autre, et nous y trouvons les plus atroces appels à la haine, l'art le plus atroce de verser de l'huile sur le feu... Pendant ce temps, l'Europe est pleine de misé¬ rables qui se pavanent : « La jeunesse est avec nous ! » J'ai honte pour eux. Qu'on trompe les hommes encore, on peut se donner des excuses « Pour¬ quoi sont-ils si bêtes ? » Mais des enfants, des jeunes gens ! Quelle gloire ! Ils leur serinent leurs haines incompréhensibles. Ils les choient comme on gave les canards : en vue de les faire tuer. L'Evangile dit : « Malheur à celui qui scandalisera un de ces petits ! » On peut ajouter : « Malheur à celui qui montera la tête à un de ces petits ! » Combien lui doit-on de gra¬ titude pour avoir dit cela ! Et voici qui m'enchante : « Une personne qui m'est chère, quand, petite fille, le cardinal apparut qui allait lui donner la confirmation, s'écria : « Oh ! maman, le beau polichinelle ! » En huit pages, il y a dans ce petit livre une étonnante description de Fès. Christian Funck-Brentano. Youngiiill Kang. — Au pays du. matin calme (Pion). — Le pays du calme matin, c'est la Corée au temps de la poésie. L'univers du petit Han Chung-Pa, d'un milieu très modeste, très pauvre, est peuplé de poètes. Son oncle, le célèbre pack-sa, son autre oncle, le Fou-Poète, entourés d'honneurs, sont les modèles merveilleux qu'il rêve d'imiter un jour. Tout jeune, il triomphe lui-même dans les concours de poésie, enfant prédestiné que tout le monde désigne à la carrière qui mène à la gloire, cette dignité de pack- 428 sa, de lettré coréen suivant la plus haute tradition. La dévotion du passé, le culte de la famille, le rituel impérieux de l'honneur, ont donné son cadre éternel à la vie, qui se déroule, se déroulera toujours, embellie de gestes courtois, amoureuse de fleurs et d'eaux vives. Consciente de maintenir intact le legs de la plus vieille civilisation de la terre, la Corée vit, immuable et parfaite, close aux nouveautés du dehors comme à l'impureté. Elle ne pos¬ sède pas même une police armée. « N'attrapez jamais un voleur, dit Sai ma grand'mère, c'est impoli parce que cela le met dans une position embarras¬ sante. Ne courez pas sur lui avec un bâton, mais éclaircissez votre gorge ou faites un grand bruit afin qu'il sache que vous connaissez sa présence. Il aura, lui aussi, le sens des convenances et il s'en ira. » Mais, c'est le Japon qui est arrivé. M. Younghill Kang décrit longuement son enfance parfumée au pays d'Utopie. Possédé d'ambition, à l'âge où les sacrifices ne pèsent pas, ton' jeune, il décide de s'adapter à cette science occidentale grâce à quoi les sau¬ vages assassinent son pays comme on écraserait une fleur. Pour franchir, à pieds, les cinq cents kilomètres qui le séparent de Séoul, où se distribue l'instruction, il paie ses hôtes, dans les villages et les bourgs, de poèmes Et M. Younghill Kang, né en 1903 dans la montagne coréenne, à