SïfflAïP; 'mm fsàtâtzâss: WGBœmfm. , - - : LE ROSEAU B OR ŒUVRES ET CHRONIQUES 4. mnmM sciïwm moi, juif LIVRE POSTHUME 1928 Q U AT R I È ME .'SÉRIE PA RI S. L I B R AI R I E P L O A 1 Sf«: ,,V 3^4 :■■ W Cet ouvrage, le premier de la quatrième série du MtfèSewH li'Of, ,le cette collection, le trente et unième, a été tiré a : 15 exemplaires sur papier des manufactures impériales du Japon, numérotés de I a XV; 112 exemplaires sur papier pur fil des papeteries Lafuma, a Voiron, dont 100 numérotés de XVI à GXVet 12, hors commerce, marqués E. P. ; 3 600 exemplaires sur papier d alfa, dont 3 300 numérotés de 1 a 3 300 et 300, hors commerce, marqués E. P. Exemplaire N° III OUVRAGES DU MÊME AUTEUR Les Cantiques de la vie (poèmes). Épuisé. Profondeurs de l'Espagne (Épuisé aux Cahiers verts). A PARAITRE PROCHAINEMENT CHEZ GRASSET : Une Mélodie silencieuse (Art poétique du cinéma). AUX ÉDITIONS DU TRIANGLE : Marc Chagall. A PARAITRE ULTÉRIEUREMENT : Le Portail royal suivi de Quinze jours à Villandry Naissance de Dieu. Italie. D'Extrême-Orient. Schémas. Ce volume a été déposé à la Bibliothèque Nationale en 1928 LE ROSEAU D'OR œuvres et chroniques 1 REWÉ SCIIWOB MOI, JUIF LIVRE POSTHUME LIBRAIRIE PLON LES PETITS-FILS DE PLON ET NOURRIT Impriineui'S-Éditenus — 8, i*ue Garancière, Paris, 6® Copyright 1926i by Librairie Pion. Droits de reproduction et de traduction réservés pour tous pays, y compris l'U. R. S. S. NOTE SUR LE MORT Le royaume de Dieu est au fond de vous. S. Luc, xvii, 21. J'hésitais à allonger un récit qui déjà serait excessif si sa longueur ne devait suggérer le temps même qu'il s'est incorporé. Dieu m'a permis de prendre une telle conscience de la vanité des retours sur soi, en lesquels naguère se passait mon temps, que mon indignité à présent se connaît trop pour se plaire encore à se peindre (1). On m'assure qu'il est indispensable d'éclairer les cir¬ constances d'une aventure dont mon journal ne livre que l'intérieur. (1) L'expérience, dont on lira la relation, m'a si bien purgé de la curiosité scrupuleuse de moi-même, que je suis obligé de convenir que cette délivrance fut l'un de ses résultats les plus foudroyants. Au point que, si des amis ne m'avaient désigné dans un texte trop abondant les passages dont ee volume se compose, je doute s'il aurait jamais vu le jour. Néanmoins, cette expérience pouvant être utile à beaucoup d'âmes, je prie ces amis de trouver ici ma plus affectueuse gratitude pour la besogne qu'ils voulurent bien accomplir. Il MOI, J 0 I F Je souhaite que Von sente en lisant cette note que j'ai fait effort pour l'écrire. Lorsque j'entrepris ce journal,. j'ignorais qu'il dût devenir un « mémorial des merveilles du Seigneur misé¬ ricordieux et compatissant ». Mais je me sentis toutefois obligé d'abandonner pour lui tous mes autres projets; et je m'accordai, arbitrairement, un délai de six mois pour aboutir dans l'étrange poursuite qu'il retrace, ou pour arrêter définitivement toute recherche dans ce sens. D'ailleurs, hormis mes communions quotidiennes, on verra que rien ne fut l'effet d'un dessein préconçu; mais qu'après ces communions, suivant le détail de médita¬ tions assez désordonnées, un progrès à peine apparent, irrésistible et continu, s'accomplit, en même temps que, sous mes yeux qui la distinguaient mal, la courbe des températures de mon âme s'inscrivait. Le plus qu'on puisse dire de ces communions, c'est ■ que, théologiquement, elles laissaient un peu à désirer. C'est ici le paradoxe déconcertant des desseins provi¬ dentiels à mon endroit : j'ai été conduit à une foi plei¬ nement explicite par la pratique des sacrements reçus avec une entière sincérité, mais avec une telle igno¬ rance qu'au début, et quant à ce qui parvenait de moi- même à moi-même en formules rationnelles et en con¬ cepts conscients, je pensais ne croire ni à la divinité NOTE SUR LE MORT m de Notre-Seigneur, ni à plus forte raison en Sa présence réelle. Je recevais la Sainte Hostie de la manière qu on se soumet avec une curiosité très respectueuse ci une formalité qu on croit indispensable et qui oblige à une blancheur que Von rêvait. Le Pain du ciel était pour moi figure de l'Uni¬ vers (1) et devait me servir ci mieux me marquer mon néant. Je ne songeais pas d'ailleurs que rien d'autre me fût réclamé que cette soumission volontaire à des règles acceptées en dépit d'une logique méprisée; et seule une distraction inexplicable sur la substance des mots que j'employais put m'empêcher de prendre de mon hérésie la conscience qui m'eût détourné précisément du seul remède capable de la guérir. Je vous rends grâces, mon Dieu, de m'avoir ainsi humilié plus profondément que je ne le faisais, traitant par la miséricorde cet orgueil obstiné dont vous me décou¬ vriez à la fin qu'il n'avait été qu'un simple et parfait imbécile. (1) Mon atmosphère philosophique était-elle encore beaucoup plus que panthéiste? En tout cas, l'homme ne me paraissant qu'un animal à peine plus évolué, l'idée qu'une révélation lui eut été de préférence réservée me demeurait inadmissible et tout au plus symbolique. Je ne devais me rendre qu'à la démons¬ tration expérimentale des Écritures. Jusqu'alors je ne pouvais croire qu'en allégorie ce qui allait m'être dévoilé en réalité, car jusqu'alors je ne me croyais rien de plus qu'un théâtre de forces opposées. a XV MOI, JUIF Je ne veux pas toutefois charger d'aucune légèreté les prêtres qui m'accordèrent baptême et communions, ni moi-même d'aucun sacrilège. Lorsque je les assurais d'adhérer à tout ce que l'Eglise commande de croire, je n'imaginais guère qu'au début d'une conversion une autre foi que la mienne dans moncas fût possible. Et mes « difficultés » à l'égard du catéchisme, si je n'insistais pas sur elles c'est que le catéchisme ne se rangeait pas à mes yeux au delà des plus nobles for¬ mulations de la pensée; je veux dire n'avait pas pour moi plus qu'une valeur très relative. Je n'avais pas encore mesuré la réalité de la parole, ni combien elle nous engage. Enfin, je comptais sur une Providence en qui je ne croyais pas croire. Dieu m'épargna donc d'avoir à trop m'expliquer à ses prêtres (1). Il me prit en nourrice lui-même —• quand j'étais encore tout baveux. Le travail du Saint-Esprit consista à réduire les pré¬ jugés dont m'avaient encombré une philosophie artifi¬ cielle et l'entraînement d'un milieu qui ne juge la religion qu'à travers les pratiques d'une bourgeoisie sordide. Puis il porta au plein jour la foi qui sommeillait dans mes (1) Mes continuels déplacements l'expliquent en partie, Il devait en outre favoriser ma conversion en m'épargnant, jusqu'à ce que je fusse de taille à les encaisser, les sermons du dimanche. C'est en pays basque en effet que je m'exilai durant mon expérience. Je doute si ma faible foi eût été capable alors de résister à des moralités fleuries, débitées dans une langue accessible. NOTE SUR LE MORT y ténèbres les plus profondes et réorienta ma vision; ou, si l'on veut, me « révéla » à moi-même, au sens que les photographes donnent à ce mot. C'est aux théologiens, si un tel cas les intéresse, d'en fournir l'explication. El peut-être pose-t-il devant eux un problème psychologique dont la portée dépasse mon aventure particulière. Pour moi je n'avais qu'à la rapporter avec exactitude; et ce qui me semble ressortir de là, c'est qu'il y a une grande distance entre la cons¬ cience réflexe que nous prenons de nous — même dans l'ordre de ce que nous pensons — et la présence en nous des secrètes certitudes de la foi et des dons de la grâce, réalités essentiellement surnaturelles qui, dans certaines circonstances, peuvent rester tout à fait ignorées de nous et ne paraître à la surface que par des signes indirects, que nous-mêmes ne pouvons pas déchiffrer. Par ce qu'il laisse apercevoir du rôle de cette sorte d'inconscient transcendant (bien différent de notre inconscient tel que l'entendent la plupart des psychologues modernes), ce journal éclairera peut-être quelques esprits inquiets. Il montrera aussi que les arguments que ma raison m'opposait n'étaient qu'obstacles d'un orgueil falla¬ cieux et justifications d'une sensualité hypocrite (1). (1) Quand un de mes amis — homme pourtant d'un vrai génie — m'objecte qu'il ne peut croire que Dieu ait été réduit à nos servitudes les plus minables, sous l'humilité apparente de- son objection il ne s'aperçoit pas que le seul orgueil se dissi¬ mule. II faut avouer que si l'on admet—et je ne vois pas le moyen d'y échapper — que le caractère do Dieu doive être d'abord la VI MOI, JUIF Je suis sûr que si d'autres s'enfonçaient comme moi dans le silence et la solitude, le même secours, quoique par d'autres voies, leur serait accordé, et que Dieu, qui est un Dieu caché, ne tarderait pas beaucoup à les abreuver aux sources qu'ils portent sans les connaître. Mais notre temps a perdu le secret de la solitude; et puis ils sont tous plus ou moins satisfaits de leurs convictions incertaines et de leur petite soif — n'étant tous que d'assez veules impressionnistes. Or, une bonne volonté authentique est d'abord exigée. Et, si je la mettais pour ma part à épier le tremblement de mes impulsions les plus intimes, c'était après l'avoir longtemps, par acquit de conscience et d'ailleurs sans succès, exercée à la recherche de miracles tangibles. Ainsi, je me rendis un jour à Lourdes (1923), moins pour guérir — j'étais vis-à-vis de mon corps dans un tel détachement que je m'en étonnais moi-même — que pour donner à Dieu par l'exemple de ma complaisance l'occa¬ sion, s'il était, de manifester la Sienne. Toute-Puissance, aucune objection de la logique naturelle ne vaut contre des faits qui ne dépendent que de cette Toute- Puissance. Quand tels, qui corltribuèrent à extirper la religion du peuple, tirent de cette incrédulité populaire argument contre la religion (ils disent alors que le christianisme n'a plus aucune racine dans le peuple), le démon se joue d'eux de la manière qui leur convient. D'autres se croient malins de dénoncer l'égoïsme de la vie en Dieu ou l'orgueil de ceux qui se flattent de posséder la vérité par la foi. Ils ne s'aperçoivent pas que là encore c'est eux que berne celui que Tertullien appelle « le singe de Dieu ». NOTE SUR LE MORT VII Hélas! un miracle d'ordre physique ne m'eût pas long¬ temps retenu. Une décantation intérieure pouvait seule me permettre de plonger jusqu'aux racines de moi-même. Oui, plus j'y songe, plus je me convaincs que, hors de l'enseignement eucharistique, nul autre n'aurait pu éclairer une âme si attachée à sa vie propre qu elle la discernait d'autant moins qu'elle s'y appliquait davan¬ tage; moins je découvre d'issues à ma tenace incrédulité hors de cette issue que l'Esprit m'indiqua. Et, si le vieil Adam ne mourut, à vrai dire, que la plume à la main, je suis encore obligé d'en rendre grâces à Dieu, car ma mémoire est faible et je suis lâche, et nul plus que moi dans les périodes de sécheresse ne serait tenté de croire — sans ce témoignage irrécusable — à quelque comédie par moi à moi-même jouée. C'est aux loisirs d'une convalescence suivant presque immédiatement mon baptême et une grave opération que jedus de pouvoir tenter la spéculation sacrée où toutes mes notions et ma vie devaient prendre un nouveau cours. Mais d'abord il fcdlait que je me crusse guéri. Jamais je n'aurais consenti à me livrer à des pratiques religieuses persistantes si elles avaient pu me paraître le déguisement hypocrite de mes faibles vœux de guérir. Ma vanité, sous l'honorable et mensonger prétexte de pudeur, avec une haine sournoise de ma propre existence, s'y opposait comme à un marchandage. Et pas plus ne voulais-je d'un pis-aller de moribond. VIII MOI, JUIF Alors se produisit ce phénomène étrange : à la suite de l'opération dont on trouvera un récit aux premières pages de ce livre, je fus justifié à me croire définitivement guéri. La persistance de cette illusion dura un temps à peine plus long que l'essentiel du travail de ma conversion. Après quoi, sous une autre forme, la maladie reparut; en sorte que, ma « pudeur » s'étant trouvée provisoirement suspendue comme pour me permettre une recherche que sa présence eût paralysée, la maladie, loin d'être désormais un obstacle, m'apparaissant enfin l'état le plus favorable au dépouillement des sens, allait pouvoir enrichir une découverte entreprise sans elle. Néanmoins, c'est à cause de l'opération où allait se jouer une fois de plus mon existence que je résolus en novembre '1926 de ne plus reculer un baptême qui venait de m'être refusé au cours d'une traversée dont il faut à présent que je dise quelques mots. Mais je veux noter d'abord qu'il m'avait déjà été antérieurement refusé (1922), le prêtre ayant jugé ma curiosité insuffisante et prématurée. Et j'ajoute que j'avais été ravi de ce refus. Je n'avais en effet sollicité le Sacrement que sous l'influence d'un ami qui m'assurait que j'en tirerais merveilles et je me trouvais dégagé, sans que j'en fusse responsable, d'une démarche accomplie sans désir véritable et même, pour tout dire, à contre¬ cœur. NOTE SUR LE MORT IX Malgré ma santé déplorable et contre l'avis de tous mes médecins, j'avais profilé au printemps de 1925 de l'oc¬ casion inespérée d'une campagne lointaine (1). Elle me fut la source de riches découvertes ; mais leur relation n'a rien à faire ici. Toutefois, entre autres joies, elle me valut de rencontrer Claudel, et cette entrevue eut trop d'action sur mon inquiétude encore indécise pour que je n'essaie pas de la résumer brièvement. Je lui exposai à quelles difficultés je me heurtais. En particulier les dogmes me paraissaient absurdes. Surtout celui de la Sainte-Trinité. Et tellement opposé à l'idée d'unité qui m'était chère! Je lui avouai ne rien com¬ prendre à sa foi. Il m'éclaira avec une lucide charité; me révélant dans un système de lointaines ressemblances avec notre propre être la possibilité d'une appréhension de Dieu à laquelle je n'avais jamais songé. Et dès lors, au lieu de m'obstiner par l'exercice d'une aveugle logique à m'introduire dans un monde où, sans (1) C'est au cours de ce voyage qu'étant entré dans une église, sans doute pour la première fois à l'heure du chapelet, à Saïgon, je m'étonnai de cette morne répétition indéfinie. Elle me sembla sottise, mal faite pour louer Dieu. Ce sacrifice du temps dans l'humble silence de l'esprit devait résister long¬ temps âmes efforts pour le comprendre. Et je me rappelle dis¬ tinctement qu'à si peu de temps d'une conversion d'ailleurs encore imprévue je me levai avec un mépris irrité et quittai la cathédrale en riant. Mais ne gardé-je pas le triste témoignage de n'avoir vu, un an auparavant, dans une messe a laquelle j'assistais par hasard à Vérone, rien de plus qu'une « comédie »? X MOI, JUIF les grâces du baptême, j'aurais vainement cherché quelque explication, je pressentis enfin l'hypothèse d'une révé¬ lation analogique des dogmes. Grâce à cette faible clarté j'allais pouvoir un jour prochain demander un baptême, duquel seul j'avais cru jusqu'alors que pût provenir la lumière, cependant que, par un cercle vicieux dont je ne sortais pas, l'absence de cette lumière me semblait m'interdire de me faire baptiser (1). Rapatrié d'Extrême-Orient à l'été 1926, mon étal, encore affaibli, empira. C'est au cours d'une pleurésie très virulente, à bord du paquebot qui me ramenait en France, qu'à la faveur sans doute du délire j'éprouvai la sensation physique de ma damnation. C'était en moi comme une ronde infer- (1) Si l'on s'étonne que j'eusse désiré de me convertir quand toutes les vérités catholiques m'étaient à ce point lettre morte, je répondrai que ce fut sous l'effet de la stupeur avec laquelle ma jeunesse découvrit la niaiserie moutonnière et la mesquinerie assez infâme d'un monde pour qui le Christ n'a pas prié. (Déjà, er août 1914, l'engagement que je contractai dans l'infanterie, s'il prit prétexte dans le besoin de défendre une liberté que je croyais menacée, avait sans doute des raisons plus intimes dans l'im¬ patiente horreur des contraintes où je vivais). L'état religieux m'avait toujours semblé le seul digne. Mais, bien qu'il répondît à mes aspirations imprécises, et malgré ma candeur persistante, j'avais dû me rendre compte assez vite qu'il exigeait une foi que je n'avais pas et à laquelle je ne songeai pas tout d'abord que je pusse jamais aspirer. NOTE SUR I, E MORT XI nale de mes péchés déguisés en énormes pères Ubus. Je me résorbais en eux. Ils m'épouvantèrent au point que la seule pensée d'as¬ surer mon salut dès lors me domina (1). Et comme je croyais qu'une confession était exigée pour le baptême, que d'autre part je me sentais si atteint que je doutais si j'aurais à la prochaine escale la force de la faire, je rédigeai une sorte de bref et pathétique compte rendu. Au mouillage de Colombo j'avais encore assez de voix pour parler. On fit venir un prêtre. L'excellent apôtre m'expliqua que j'étais beaucoup moins mal que je ne l'imaginais (j'étais au plus bas et les médecins me jugeaient perdu), que j'avais tout le temps en France de recevoir l'instruction nécessaire; et il ajouta ce trait que je n oublierai pas, qu'il avait vu souvent des Juifs demander le baptême pour épouser des jeunes fdles chrétiennes! Telle fut la rencontre, en laquelle j'avais tant espéré, d'un ministre de Jésus. Mais je conviens à présent que, s'il m'avait baptisé, (1) Je suis obligé de noter à ce propos que non seulement l'idée de mon salut mais que la pensée même de la mort ne m'avait pour ainsi dire jamais effleuré. Encore bien moins la notion de péché. J'avais vécu dans l'insouciance complète de l'au-delà personnel, imaginant tout au plus le retour après la mort des éléments matériels du corps au corps éternellement vivant do l'Univers. Cette vision de l'enfer, auquel tout d'un coup je me sentis destiné, n'avait donc à coup sûr son origine dans aucune préoccupation antérieure. Par contre, je ne me sens nullement capable d'affirmer qu'elle fût d'origine surnatu¬ relle. Elle influa sur mon sort. C'est tout ce que je puis en dire. XII MOI, JUIF ne pouvant recevoir les communions fréquentes par les¬ quelles — plus que par le baptême — devait s'accomplir le plein renversement de mon esprit, tout aurait été fait en vain. Et je suis obligé une fois de plus de rendre grâces au Seigneur qui se sert jusque de la pusillanimité la moins excusable pour des fins si sublimes. Encore fallait-il ne pas mourir tout de suite. Alors, devant une petite médaille miraculeuse — celle même du Père Ratisbonne — que la supérieure de l'hôpital de Changhaï m'avait remise avant mon départ, je m'engageai, dans un mouvement de spéculation ana¬ logue à celui qui, jadis, m'avait mené à Lourdes, et peut- être aussi par une superstition spontanée de mourant, à devenir chrétien si je guérissais. Contre toute attente, ma pleurésie disparut au cours de la semaine suivante, laissant si peu de traces qu'il devint impossible de savoir de quel côté je l'avais eue. Telles sont, en bref, les circonstances qui devaient aboutir au baptême après de nouveaux empêchements du genre de ceux qu'avait provoqués le prêtre des mis¬ sions et qui, comme eux, n'eurent d'autre effet que de reculer la date de ce grand Sacrement jusqu'au temps où il allait m'être possible, comme je me le disais avec un indulgent scepticisme, de sacrifier six mois à cher¬ cher Dieu. C'est Dieu qui devait ni emporter dans de mystiques incendies. NOTE SUR LE MORT XIII Il faudrait, pour que cette note fût suffisante, la com¬ pléter par un résumé des circonstances où, tout en m'échappant la vérité en moi ne cessait de s'engendrer. Je me bornerai à rappeler quelques faits, sachant que peut-être je néglige les plus importants parce qu'ils se cachent sous des apparences trop humbles (1). L'esprit religieux dans une famille juive moderne se manifeste par les pratiques qu'une bonne éducation exige. Je fus donc d'abord soumis à un certain formalisme assez léger (contrefaçon du formalisme pesant, insup¬ portable, mais autrement noble de la loi mosaïque). A treize ans je m'en débarrassai, l'âme ne pouvant y trouver aucun aliment. Mais, si la religion n'est chez la plupart des Juifs modernes que cette charpente sans vie, par contre une vanité ethnique s'y est substituée qui a fini par s'iden¬ tifier intégralement à leur existence même. Et c'est la certitude qu Israël est d'une autre essence que le reste de l humanité. Tel est ce dogme, intangible et sacré, qu'il ne vient même pas à l'esprit que l'illusion puisse s'y être glissée. Cela s'accompagne en toute bonne foi d'un mépris spon¬ tané à l'égard de toute attitude non juive. Qu'on ne croie pas, si j'insiste sur ce point, que ce soit pour fournir des arguments à un antisémitisme abject (l) Et d'abord les prières de ceux qui prenaient en pitié cette longue, aveugle et douloureuse inquiétude, nuit trouble où je cherchais à tâtons un Dieu qui me convînt. XIV MOI, JUIF auquel le judaïsme est en partie redevable de son faux orgueil. Je veux seulement noter qu'en l'absence de toute foi ces soi-disant évidences devaient mettre en moi des obstacles épais à la seule hypothèse d'une conversion. Les arguments les plus puissants échouent contre une obstination si instinctive (1). C'est peut-être en 1912 que me fut donnée la première occasion d'entendre parler du christianisme autrement que comme d'une idolâtrie (2). Puis, en 1914, je crus (1) Toutefois, cette obstination, lorsque des grâces spéciales l'ont enfin éclairée, devient une fierté légitime, celle que j'ai, celle d'être de la race du Christ, la race qui a donné son Dieu au monde. Et je me demande si la vanité ethnique des Juifs talmudiques n'est pas en fin de compte la caricature diabo¬ lique à laquelle à leur insu l'élection incontestable d'Israël les réduit. Et ils ne peuvent plus en sortir — par un de ces cercles vicieux où l'esprit s'affole, — que par une conversion (dont ils ignorent qu'elle est en vérité un achèvement) elle-même subor¬ donnée à une préalable abjuration de l'erreur do leur orgueil. C'est comme un jeu de cache-cache entre le diable et Dieu. Enfin, pour tout dire, cette erreur même contient un élément très noble ; si elle signifie en effet qu'aux yeux d'Israël le reste de l'univers est païen, elle prouve que pour Israël rien n'est plus infâme que d'être païen. (2) Par Marcel Jouhandeau, à peine débarqué de Chamina- dour. Nous fîmes connaissance sur les plus hautes marches du théâtre des Champs-Elysées. C'était lors des tumultueuses pre¬ mières représentations du Sacre. Un commun enthousiasme nous lia. Il me lut ses premiers essais; il n'y était question que du Christ. NOTE SUR LE MORT xv distinguer, pendant une bataille, une voix qui me disait : Tu seras sauvé si tu m'aimes. J'étais profondément orgueilleux; et, comme je ne con¬ naissais guère que le salut physique, il me sembla que c'était celui-là que l'on m'offrait. Je repoussai un tel secours. Et douze ans devais songer à cette voix sans consentir à m'y soumettre. Des amitiés avec divers chrétiens réduisirent peu à peu mon antagonisme sans le détruire. Je continuais de craindre qu'ils ne cherchassent à me convertir que pour marquer une victoire de plus à leur tableau de chasse. La superstition de mon indépendance, la crainte d'être dupe (une crainte qui me poursuivait dans tous les ins¬ tants de ma vie et que ma conversion devait dissiper d'un seul coup) aggravaient un certain point d'honneur que je mettais à demeurer dans une caste méprisée. Tant d'obscurs sentiments entretenaient ma défiance contre ce que je croyais être un complot des catholiques. Mais comment aurais-je imaginé que le souci de la vérité pût avoir aucune part en eux puisque je ne croyais à aucune vérité objective et que l'hypothèse d'une révéla¬ tion quelconque me demeurait irréductible? J'étais donc tout à la fois attiré par le mystère et repoussé par l'effet d'une profonde corruption dont je n'étais pas le maître. Je devrais signaler encore (en m'en excusant) l'incons¬ ciente évolution qu'opérait ma pensée à travers les quelques XVI MOI, JUIF livres que, sans les publier, j'écrivais. J'eus d'abord à prendre conscience de mon mépris à l'égard de toutes les sortes d'amours, je veux dire aussi bien paternel et filial que charnel. Cela me semblait répugnant. L'idée du mariage surtout m'irritait. Et il est vrai qu'à moins d'être surnaturalisés la plus haute passion est bestiale et l'engagement le plus solennel, une solennelle ineptie. Mais mon instinct ne devait s'expliquer que bien plus tard ses obscurs penchants. C'est à travers la peinture italienne que la présence d'un esprit invisible,.cause de la beauté, s'affirma plus forte que les apparences. Mais cet esprit n'avait aucun rapport avec aucune religion révélée. Il me fallut les coups de dés que j'ai dits pour saisir enfin cette consistance et cette liberté partout ailleurs cherchées en vain. Après quoi, dans une nouvelle esthétique, à propos de l'Espagne, puis du cinéma, puis de certains jardins et de Chartres, j'allais vérifier dans le concret visible la réalité de la foi conquise. Si cette note peut avoir éclairé la genèse d'une méta¬ morphose qui, sans elle, demeurerait obscure, je ne regretterai point de l'avoir faite si longue. On va voir maintenant par quelle suite d'approxima¬ tions progressives se déroula ce roman d'aventures inté¬ rieures dans lequel je me laissai emporter. Je ne tiens à aucune de mes erreurs. Si je les respecte, c'est qu'elles NOTE SUR LE M 0 R T xvii sont là comme les bégaiements de moins en moins impar¬ faits d'un esprit qui naît à la lumière et que la lumière insensiblement envahit. Mais les préférences d'une raison livrée à soi me semblent enfin choses trop vaines pour que j'hésite à les sacrifier d'un cœur léger à la vérité infaillible de l'Eglise. Puisse ce livre suggérer que le travail de notre déifica¬ tion, s'il dépend de la grâce, exige toutefois un préalable effort de notre volonté pour nous anéantir afin que cette grâce toujours prête ne soit d'abord effarouchée ni mise en fuite. Et veuille Dieu qu'il porte à ceux qui le liront le secours que naguère j'ai trouvé à l'écrire. René Sciiwob. Août 1928. ■ ■ MOI, JUIF livre posthume A Paul Claudel, à Jacques et Raïssa Maritain. Il a rassasié de biens les affamés ; et il a renvoyé les riches, les mains vides. Il a pris sous sa garde Israël, son ser¬ viteur, se souvenant do sa miséricor¬ dieuse promesse. Telle qu'il la fit à nos pères, à Abraham et à sa postérité pour toujours. ( Magnificat.) Et il m'est doux, Seigneur, de con¬ fesser par quels aiguillons secrets vous m'avez totalement dompté; comment vous m'avez aplani en abaissant ies mon¬ tagnes et les collines de mes pensées. Saint Augustin (Confessions.) Je vous saine, ô mon Sauveur et lu¬ mière de mon âme. Que tout ce que les cicux renferment dans leur sphère, la terre en son globe et l'abîme des mers dans ses profondeurs, vous rende grâces pour cette faveur extraordinaire par la¬ quelle vous m'avez appris à connaître et à considérer les secrets de mon cœur. Jusqu'à ce jour je n'en avais pas eu plus de souci que de voir l'intérieur de mes pieds, si je puis ainsi parler. Sainte Gehtrude (Révélations, livre II, chap. n.) TENTATION DE LA SAINTETÉ Août. Depuis mon retour d'Extrême-Orient et cette étrange vision pendant ma maladie, un seul état m'attire : la sainteté. Mais, au fond, ce que j'entends par sainteté, c'est un état de lutte contre mes propres tendances et, en définitive, confonds la difficulté avec elle. Si je tends à présent vers l'idéal catholique, c'est que nul autre ne m'est plus étranger. Oui, je ne sais quelle hostilité contre moi m'oblige de répondre au mouvement spontané qui me faisait écrire : « je n'aime personne ni moi-même », par un amour total et ce détachement volontaire et passionné où se résume le peu que je connais de la doctrine de l'Église. Je choisis les moyens catholiques parce qu'ils me paraissent les plus efficaces et l'idéal catholique parce qu'il est le plus exigeant. J'ai besoin et j'ai peur à la fois d' un dogme où, tout compte fait, je ne perdrai pas grand'chose puisque c'est l'orgueil de la raison, dont je fais peu de cas, mais qui pourtant m'arrachera aux tendances les plus incompatibles avec lui et qui me valaient seules jusqu'à présent l'illusion de mon identité. C'est à l'anéantissement de moi-même que MOT, JUIF je consens par simple goût d'être plus fort que moi. Sport? mais avec la certitude de l'excellence du but proposé et l'horreur de l'attachement juif aux choses du monde. Expérience, et que je veux ,tenter de toutes les forces de mon être. Ainsi, jusque dans cet anéantis¬ sement, se trahit le besoin de brûler ma vie afin de me rendre son incendie sensible. Et cependant voici que je mène une existence si impure, et chaque heure m'y enfonce si bien, que je redoute un baptême que je désire, parce que, bien que librement décidé, il me semble de plus en plus dé¬ passer la force dont je dispose. Tant d'occasions que le hasard vient m'ofïrir comme des tentations imprévues m'engagent dans des liens dont l'absence jusqu'alors m'avait convaincu que je n'étais fait pour aucune possession de la terre. — A présent qu'elles m'offrent leurs pièges délicieux, l'idée que je me proposais de moi me devient plus illusoire. Et tout de même lui reste secrètement fidèle ; le plus détaché des hommes et qu'un ironique démon attache maintenant chaque jour davantage, je sens dans.le fond de mon cœur croître à mon insu le goût d'un détachement véritable. Septembre. Je voulais ne plus parler de moi dans ces cahiers. Mais le besoin en est irrésistible — et de savoir où j'en suis, et de connaître l'orientation indépendante que prennent mes chemins. J'ai été dur envers ma mère, d'une cruauté dont je TENTATION DE LA SAINTETÉ 9 ne parvenais pas à me défaire et qui était comme une possession diabolique. Je suis devenu plus indifférent encore aux êtres par la faute de cette longue croi¬ sière. Et l'inconscient besoin de m'assurer (avant de m'en désespérer) que cette indifférence n'est si grande à l'égard des créatures que parce qu'elle couvre une dévotion plus forte de tout mon être au Créateur, cette curiosité doit agir également dans le sens de ma conversion. De sorte que, si elle me décèle mon goût de la difficulté, elle me dissimule du même coup ma vanité. De retour de cette expédition aux pays imagi¬ naires, toutes choses, le génie même, me semblent plus insignifiantes qu'elles m'ont jamais paru. Et mon cœur achève de se durcir dans le dépaysement où je me sens plongé ; étrange effet de ce voyage qui par ailleurs m'a révélé, pour m'en avoir longtemps privé, la douceur exclusivement occidentale et la tendresse des paysages négligés. Voyageur tour à tour absorbé par les terres les plus étrangères et qui n'est de plus en plus lui-même qu'un peu de terre très mé¬ langée. Après tant de toutes les sortes de dissipations (ma¬ ladie sur le paquebot, semaine de tentations char¬ nelles, quinzaine de haine et de cruauté envers qui m aime trop), seul, je retrouve enfin ma joie au milieu d une belle campagne. — Et déjà doute d'avoir habité la Chine. Ce n'est point seulement au passé des autres que 10 MOI, JUIF je suis étranger, mais au mien propre ; et l'effort qui ne cesse de me hanter vers une religion qui me dépossédera du peu d'identité avec moi-même n'a guère peut-être de plus sourde raison que de me rendre enfin responsable à l'égard de mon propre esprit, liant chacun de mes jours à telle spéculation exclusive et volontaire que j'aurai une fois pour toutes irrévocablement accomplie. Dans les premiers temps de mon retour à cette délicieuse Ile-de-France, la plus éloignée de toutes les espèces asiatiques, je ne cessais de comparer tant de tendresse et d'ordre, une fine émotion des choses, l'humanité discrète des visages, aux duretés aperçues : sécheresse des Chinois, végétale exubérance des Tro¬ piques, perfidie des sourires japonais. Ici, me disais-je. la nature est complaisante aux humains quand là- bas l'homme ne peut que se soumettre ou se dé¬ rober. Mais à présent, et sans revenir à cet Orient auprès de qui tout semble fragile et doux, je me réjouis simplement de la douceur retrouvée. J'ai passé tout l'après-midi à longer le canal du Loing jusqu'à Gènevraie. Régularité des rives, peupliers par qui le vent mesure l'espace dans sa hauteur, vergers devant les petites maisons que sur¬ veille un chat qui dort. Et les vallonnements nus à distance humaine, au delà des champs soulevés comme des vagues, derrière qui toute la terre est blottie. TENTATION DE LA SAINTETÉ 11 Douceur enfin qui se rassemble dans le miel pati¬ nais. Tant de déplacements n'ont donc abouti qu'à cette insidieuse reprise. Je ne supporte plus Paris ni la moindre contrainte mondaine ; mais, comme je suis trop faible pour me réserver dans une compagnie et que lorsque j'y par¬ ticipe il m'est impossible de ne vouloir y briller, ma haine s'en accroît et le goût que j'ai de m'isoler et de me contredire, de me surmonter en cherchant l'énigme de moi-même tout en en modifiant les points de vue. Si bien qu'à force d'aimer perdre à ce jeu, peut-être y perdrai-je en effet. Je propose maintenant à ma « férocité hébraïque » de devenir amour et charité ! Je songe aussi à F... qui, ne comprenant rien à cette expérience passionnée que je m'efforce à faire, me rappelle au sens de la « dignité humaine » et me fait craindre le rétrécissement de mon « intelligence ». La vanité de ces malheureux m'épouvante. Ils pa¬ taugent et se croient libres. La grande liberté de qui ne dépend plus de leur zoologie les déconcerte ; quand j'y pressens non pas seulement le « bonheur illusoire » comme ils disent, mais la possibilité d'un sacrifice temporel, d'une sainteté qui dépasse toutes les ivresses du monde. Novembre. Reçu aujourd'hui fe baptême sans plaisir. 12 MOI, JUIF A méditer : le catholicisme de Claudel, c'est la conscience de l'interdépendance, de la hiérarchie universelle. Sur quoi je compte : que la religion parvienne à me graver dans le cœur que tout être est œuvre divine, donc admirable. — Justifier enfin mon enthou¬ siasme. — Fournir un objet à mes curiosités pas¬ sionnées. 18 novembre. Une nouvelle expérience commence : celle de l'opé¬ ration que je vais subir, parallèle à la conversion accomplie. Rarement peut-on marquer si nettement dans sa vie le passage d'une époque à une autre, un virage si apparent. 19 novembre. Je vais aller tout à l'heure à la salle d'opération. Après tant de mois, voici l'épreuve arrivée. — Dans la même semaine, le nettoyage de l'âme, celui du corps. Je vais à cette opération sans le moindre tremble¬ ment. Je suis parvenu à faire prévaloir sur la crainte, l'impatience de mon destin. Des trois issues aucune ne m'effraie — ni de mourir, ni de rester infirme. Et la tentation d'être enfin délivré me rend cette spéculation désirable. Tous ces jours, à peine ai-je pensé à ce risque que je cours. Avant-hier, je lisais Chéri, qui n'eut pour effet que de me rendre plus sensible l'absurdité de TENTATION DE LA SAINTETÉ 13 la chair ; hier YElpénor, de Giraudoux, pour mesurer combien le livre le mieux réussi est peu substantiel quand Dieu n'y paraît point. J'achève enfin Si le grain ne meurt... et prends pitié du désir insatiable et du néant où ce désir réduit l'amour. Mais toutes mes tendances, tous mes besoins trouvent dans V Imitation, qui ne me quitte guère, leur plus exacte traduction. Croire ne me semble plus si difficile ; et surtout l'obligation de ne se considérer que comme un obs¬ tacle au désir de perfection comble précisément mon attente. Être mon propre adversaire et le vaincre. La religion catholique, à l'opposé de mes longues coutumes et me forçant à les redresser, c'est la raison la plus forte de l'amour que j'en ai. S'abandonner à ses désirs? Mais je veux une tâche plus digne. Je serai donc seul dans cet hôpital pendant les jours de souffrance. Qu'aurais-je fait de la présence de qui m'aime? Je voudrais dans ces temps d'épreuves être au plus haut point de moi-même ; et toute société me pèserait ; celle surtout de qui, par excès d'amour, passant son temps à m'épier et me témoignant un amour indiscret, à cause de cela me gêne et trouble ma pudeur. Et qui suis-je, me disais-je aussi, pour avoir besoin d'être soutenu et consolé? Que penserai-je ce soir? demain? A présent du moins, soit que je ne réalise pas l'état déplorable où ]e pourrai tomber, ni ma faiblesse incapable, ou que vraiment je sois fort, soit enfin que tout amour humain me paraisse d'une inadmissible et menson- 14 MOI, JUIF gère douceur, je me réjouis d'avoir feint que mon opération fût retardée. Je me souviens d'ailleurs qu'un des premiers motifs de mon mensonge fut la crainte de ne pouvoir me livrer sans trouble à mes expériences nouvelles. Et cette fois le souci de mon salut éventuel l'emporta de loin sur toutes les tendresses. Dieu veuille que j'aie rompu avec ce que je fus jusqu'alors, sans repentir et sans faiblesse. Déjà, par quelle étrange puissance d'oubli, mes anciens péchés me sont devenus comme défunts. Samedi. J'avais arrêté mes notes au moment de descendre à la salle d'opération. Je les reprends juste huit jours plus tard, allongé sur le dos, ayant traversé impassible cet orage attendu et un peu effrayant. Pas un instant ma conscience n'a cessé de veiller, si bien que j'ai le sentiment d'une continuité sans défaut que l'anesthésie locale ne put même pas troubler. Triple aventure du corps douloureux, de la conva¬ lescence solitaire et d'une âme qui se débat. Tous les premiers jours, j'étais réduit à l'état de cornue vivante où l'opérateur ne savait quelles com¬ binaisons allaient se produire. Et j'étais sur mon lit un bocal qu'on interroge. Sentir une partie de son corps s'engourdir, savoir que c'est au fond de lui qu'ont lieu les déchirements, coupements et autres travaux dont les instruments retentissent, ne pas s'en émouvoir, cela prouve tout de même que la résistance de l'esprit à ses fantômes est plus forte qu'on ne pense. TENTATION DE L A SAINTETÉ 15 L'anesthésie ne parvint pas d'ailleurs jusqu'aux extrêmes profondeurs ; et, lorsqu'il fallut couper cer¬ taines membranes, non seulement j'entendais cisailler, mais rapportais à mon corps la sourde impression res¬ sentie ; sinon comme l'impression d'une douleur bru¬ tale, au moins comme une gêne que ce que je savais qu'on était en train de me faire me permettait de transformer en l'image précise de mon corps ouvert et de mes entrailles défaites. Je me rappelle même que, cette douleur s'enfonçant davantage, je demandai au chirurgien s'il allait avoir bientôt fini et, par amour de la précision, ajoutai qu'il me semblait être des¬ cendu jusqu'au cœur. Pourtant, au moment que j'étais entré dans la salle, bien que je m'y voulusse éprouver, une faiblesse en moi fut plus forte que la curiosité que j'avais des limites de ma force et, soi-disant pour ne pas gaspiller mon énergie, je me refusai à regarder le corps qu'était en train d'opérer, sur une table voisine, un autre chi¬ rurgien. Ainsi, soit que j'eusse été incapable de par¬ venir à l'extrême de mon indifférence, soit qu'une inconsciente subtilité m'eût fait épargner le trésor de mes résistances, j'en disposai sans défaut depuis l'instant où je fus invité à recevoir dans le dos la profonde piqûre, jusqu'au lucide retour dans ma chambre. Sans doute, ne restai-je pas longtemps dans cet état d'isolement d'une partie de mon corps. La dou¬ leur s'installant en moi, je sus que ma sensibilité revenait. Mais, par une harmonie merveilleuse, moi qui, avant l'opération, avais récapitulé tous les 16 MOI, JUIF symptômes qui pourraient m'avertir de la gravité de mon état, je ne remarquai point que, précisément, l'un se produisait, qui trois jours mit ma vie en danger. A présent, bien qu'incapable de remuer, je reprends le courant de moi-même. 2 décembre. Bloy. U Invendable, p. 261 : « Il s'agit d'obéir à Dieu, c'est-à-dire de tout vendre, de tout quitter, de détruire en soi l'esprit du monde. » Au fond je suis comme Bloy. bien que ce goût soit encore à peine accentué, et très peu exigeant ; je n'aime que le pauvre et la pauvreté. L'idée d'une réussite sociale me consterne toujours ; j'y vois aussitôt une victoire sur les puis¬ sances intérieures. En définitive, voici ma tendance la plus profonde : le mépris de tout honneur mondain. Il y a dans ma terreur de l'argent, du succès, un goût où je ne m'étais pas encore avisé de reconnaître la morale du Christ. Je songe aussi à la douceur de pouvoir enfin aimer les Juifs. Il ne me viendrait plus à la pensée mainte¬ nant d'en dire, comme auparavant, le moindre mal. La haine que j'en avais n'était que de leur appartenir. En vérité, je les aime du plus profond de mon âme. Ce peuple persécuté depuis vingt siècles et inébran¬ lable dans son erreur, rien n'en égale la majesté. Ainsi, déjà dois-je à mon baptême d'avoir substitué l'amour à ma haine la plus tenace, ou plutôt de m'avoir éclairé sur la nature exacte des sentiments qui me dupaient. A l'intérieur du catholicisme, il n'est de tentation DE T, A SAINTETÉ 17 place que pour l'amour — la conscience d'avoir à veiller sur l'ordre du monde. Sans avoir de foi précise, partout je ne recherche qu'aliments pour la nourrir. Je ne suis catholique que de nom et de volonté et pourtant ne me réjouis que de ce qui magnifie le catholicisme. Hier, dans un livre d'Élie Faure, je relevai cette note : que le chri- tianisme s'est substitué au judaïsme pour réaliser l'unité du monde. Et Faure y ajoutait une pensée de Hello : que les sciences même, participant à cette unifi¬ cation. devraient être adoptées par l'Église. Il est vrai ! l'Église ne peut plus rejeter ces ardentes interrogations de l'univers d'où résulte à chaque fois un lien de plus entre les hommes. N'est-ce pas la pensée que Claudel un jour expri¬ mait devant moi : « Tout, disait-il, doit rentrer dans la conception catholique du monde. » Et il ajoutait que les Écritures n'avaient pas épuisé leur contenu, qu'elles nous réservaient encore bien des surprises. Réponse à Élie Faure : « ...J'ai senti dans vos deux livres, lus sitôt que cela me fut possible (et ils réson¬ naient jusqu'au milieu de mes nuits) une conception du monde à la fois si proche de celle que j'ai — de celle que je quitte — si familière encore, que celle que je cherche à acquérir en était toute troublée ; car il me faut vous dire que j'ai reçu le baptême il y a un peu plus de quinze jours. Et, quoique ma foi soit bien faible, je m'y cramponne avec une volonté désespérée de croire. Ce qui me valait d'être si désorienté par vos livres, c'est qu'ils venaient me dire l'inutilité de 2 18 MOI, JUIF cette foi ; et que le monde est encore très beau pour qui se borne à la vision que pour l'embellir je m'efforçais d'en abandonner. En somme vous veniez m'offrir, au moment de commencer ma nou¬ velle ascension, toutes les tentations que j'essayais de rejeter. Vous imaginez le drame, aggravé du fait que, ces tentations, c'est vous qui me les offriez en même temps que des éloges où mon orgueil s'exaltait. « Depuis quelques jours j'ai délibérément repris ma route ; c'est une tentative qu'il me faut faire. Nous verrons bien, il s'agit de connaître les limites de ma résistance... » Profonde pensée de Blov : « L'immoralité, c'est de préférer le visible à l'invisible ». Les quatre Évangiles racontent — sans en rien dissimuler — les difficultés qu'a rencontrées Jésus sur la terre. Tout le contraire d'une marche triomphale. C'est vraiment cette humilité, cet insuccès de celui qui se donne pour Dieu, qui plaide avec le plus d'éloquence pour l'authenticité de ces livres. Je doute qu'aucune religion présente un Dieu vivant dans des conditions si peu légendaires, si vraiment humaines. La part du surnaturel y est à peine apparente. Les miracles eux-mêmes — les évangélistes l'avouent — ne par¬ venaient pas à réduire l'opposition des Juifs. C est dans cette volonté de refus que je trouve une especc d'intangibilité surnaturelle. On sent qu'il fallait qu il en fût ainsi. / TENTATION DE LA SAINTETÉ 19 4 décembre. Lettre à M. « ... Je travaille à ma vie spirituelle avec beaucoup d'acharnement, mais aussi beaucoup d'anarchie. Je ne puis pas dire que la foi soit très vive en inoi. Du moins, ai-je, je crois, beaucoup de bonne volonté à la demander et à l'acquérir. Mais serai-je exaucé? En tout cas, me voici à l'intérieur de ce grand amour de toutes choses et tout désorienté de ne plus voir le monde comme du temps que j'étais en dehors. Il me semble que je suis beaucoup plus libre et plus vivant et qu'il va m'être bien plus facile de me détacher des petits soucis de moi-même. C'est étrange combien ce simple baptême a suffi pour élargir l'horizon devant moi. Le judaïsme est décidément une masure ou l'on étouffe. Mais je n'ose pas encore trop me réjouir. Je voudrais être assuré d'abord que cette transformation durera. » J'écrivais l'autre jour à Élie Faure que j'avais un insatiable besoin de Dieu. C'est plutôt un insatiable besoin des manifestations de Dieu. Je pense même qu'un Dieu qui ne se manifesterait pas à moi me laisserait indifférent. Voilà la mesure de mon inquié¬ tude : je préfère toujours l'invisible au visible, mais à condition que l'invisible trahisse parfois son existence. Ma foi ne naît pas dans les profondeurs. Elle est un besoin de commentaires analogiques. Ne serait-ce pas une forme de l'orgueil et pour asseoir ma foi — celle-là inébranlable — en ma destinée? Mon plus vrai besoin 20 MOI, JUIF est d'explications surnaturelles, de croire en un monde dont celui-ci serait le reflet. L'immortalité de l'âme, la résurrection des corps, un Dieu personnel me sont les dogmes les plus inconcevables. D'ailleurs, quel compte tenir d'une répulsion intellectuelle si peu fondée ? La reli¬ gion est un système conformément auquel il faut vivre. Il ne s'agit plus de philosophies ni de goûts. D'un com¬ mandement général sur toutes les démarches de la vie. Si j'ai choisi la religion catholique, c'est qu'elle m'offrait un système plus conforme dans son esprit aux recherches du mien. Je veux dire un ensemble de règles plus opposé qu'aucun autre à ma propre anarchie ; car, si je démêle bien mes profondes raisons, je trouve, en fin de compte, le besoin de lier mes jours dans une unité plus évidente, et celui de me contredire à chaque pas. Le mérite d'un acte me semble être en proportion des obstacles à vaincre pour l'accomplir. Toute facilité m'écœure, et j'ai cet étrange travers de n'être heureux qu'à m'estimer. Qu'est, auprès de la vertu d'une règle de vie capable de me combler dans mes exigences les plus essentielles, la difficulté d'admettre une proposition intellectuelle? Si cette nouvelle difficulté ne me séduit qu'assez peu, la tenta¬ tion que m'offre le système d'obstacles dressé par la religion en revanche est si forte, que je me résous aisément à faire taire ma raison pour accepter le tout en bloc. En somme, le visible que je déteste ne serait que l'invisible inversé ; et qu'il faut redresser comme on remonte une pente. Lu aujourd'hui l'abrégé de la vie de saint Jean de la Croix. Vie tissée de miracles. Il est clair qu on T Ë STATION t) E LA SAIN T E T É 21 ne parvient à la sainteté que par un tel amour de la souffrance pour Dieu. Cette idée s'enfonce en moi et je me flatte d'être un jour digne de la réaliser. Mais, en attendant, l'histoire de ces miracles me trouve bien incrédule. Moi qui les appelle de toute l'âme, quand j'en trouve le récit quelque part je ne parviens pas à m'y prendre. 11 me faut une expérience personnelle et la voudrais déjà réalisée. Ce grand désir de la vie difficile ne trouve pas en moi, pour s'effectuer, le soutien d'une foi préalable. Je ne m'y livrerai que par une curiosité incrédule. Mais si, sans la présence préalable de Dieu, je ne puis me résoudre à la souffrance pour Dieu, cependant, sans la pratique de cette souffrance et de ce délaissement, comment pourrais-je sentir sa présence? Voilà la position du drame. Le curé de ..., apprenant que je venais à peine de recevoir le baptême, me disait l'autre jour que j'étais encore « près du bon Dieu. » Quelle exaltation en éprouvai-je? La communion même, reçue avant-hier, ne m'a pas encore valu cette grande ferveur que pendant tant d'années, la croyant liée à l'Hostie, je désirai au point qu'elle fut un des motifs de mon triste baptême. Et pas plus que la première, reçue voici plus de quinze jours, celle-ci n'interrompt ma tiédeur coutumière : ce sont là mes déceptions les plus fortes. Détaché de mon corps, prêt à la souffrance, j'ai toujours été tel; mais j'espérais si vivement pouvoir rapporter à Dieu ces dispositions ! Je ne trouve rien en moi qui m'y incite. La religion n'a-t-elle donc pas d'autre objet que de provoquer chez les êtres médiocres une résignation 22 MOI, JUIF que je n'avais pas besoin d'elle pour éprouver? Sans dogme et sans rite, étais-je parvenu par un suffisant scepticisme au point où elle sollicite et aide ses fidèles à parvenir? Elle conseille, il est vrai, des efforts volon¬ taires. Mais il faut, pour vouloir les tenter à l'extrême, une raison préalable assez forte que seule procure la foi vive. Alors? Je m'endors, demandant à mon petit Christ doré de m'accorder le désir de la souffrance pour lui. 6. Je remarque, à lire les Maximes et apis spirituels de saint Jean de la Croix, la grande monotonie de toute littérature mystique. Et, en effet, pour qui ne désire que l'absolu, la variété du monde n'importe plus. Cette unité de désir, de direction, de vision me décon¬ certe. Quoi ! faut-il donc tout quitter? Ce refus de tout ce qui, jusqu'à présent, peuplait ma vie, et en faisait le charme, m'épouvante. Et cependant, à y bien songer, ne retrouvé-je pas dans cette monotonie mystique celle même que si longtemps je me suis étonné de rencontrer dans ma pensée malgré la diver¬ sité de mes distractions? Avant que j'en eusse compris la nature, était-ce la preuve souterraine de quelque vocation de moi-même ignorée? Le dessin de ma plus profonde vérité? Nudité de l'âme. Ne pas désirer le plaisir sensible, même céleste. Dénûment. Silence. Solitude. Détache¬ ment des êtres et des biens. Obéissance. Amour des TENTATION DE LA SAINTETÉ 23 épreuves. Voilà ce qui, sans cesse, revient comme un refrain dans saint Jean de la Croix. Et sur plusieurs de ces points m'avise que je suis plus avancé que je n'imaginais. Peut-être aussi la religion n'offre-t-elle pas plus de joies que celles que j'en connais. Peut-être, sans le savoir, suis-je déjà en pleine possession de « la vie éternelle »? Dans le domaine de l'invisible, com¬ ment faire pour faire le point? Lettre de saint Jean de la Croix à un religieux : « Tous les goûts, tous les désirs de même que toutes les affections se forment toujours dans l'âme par l'entreprise de la volonté ; cette faculté de l'âme recherche les choses qui viennent s'offrir à elles comme bonnes, agréables et attrayantes, parce qu'elles lui paraissent excellentes et savoureuses. Alors, selon la mesure de ces impressions, les appétits de la volonté se mettent en mouvement vers elles ; elle les désire et, si elle parvient à les posséder, elle se complaît en elles et craint de les perdre. L'âme, de la sorte, en proportion des affections que lui inspirent et des jouissances que lui procurent ces choses, se trouble et s'inquiète. Donc, pour en venir à mortifier et anéantir ces désirs de goûts sensibles à l'endroit de tout ce qui n'est pas Dieu, Votre Révérence doit remarquer que la volonté ne peut se complaire distinctement que dans ce qui apporte suavité et jouissance ou du moins ce qui lui paraît tel. Or, jamais en jouissant d'aucune de ces choses elle ne peut trouver sa joie et ses délices en Dieu, parce que Dieu ne peut pas plus tomber sous les appétits et les goûts de la volonté qu'il ne peut être saisi par les autres puissances de l'âme. L'âme, tant I / que dure cette vie, ne saurait goûter Dieu dans sa divine essence, il s'ensuit que toute la douceur et les délices qu elle savoure, si élevées qu'elles soient, ne peuvent être Dieu... Cela posé, il faut, pour s'unir à Dieu, faire le vide en l'âme et la détacher de toute affection désordonnée, des appétits et des goûts de tout ce qui peut lui procurer une jouissance distincte dans les sphères supérieures comme dans les infé¬ rieures, dans les choses de la terre aussi bien que dans celles de l'esprit, afin que, purifiée de toute espèce de goûts, de jouissances et d'appétits en dehors de l'ordre, elle se consacre avec toutes ses affections à aimer Dieu. « Si la volonté peut, en quelque manière, saisir Dieu et s'unir à lui, ce n'est par aucun autre acte que l'appétit de l'amour. Rien de ces goûts, de ces dou¬ ceurs et de ces délices que peut sentir la volonté n'est l'amour. C'est par l'opération de la volonté parfaitement distincte du sentiment, et qui est l'amour, que la volonté s'unit à Dieu. Ces douceurs que le sentiment procure, bien loin de conduire l'âme à Dieu, ne font par elles- mêmes que l'arrêter en elles comme si elles étaient sa fin. C'est pourquoi celui qui est attiré à aimer Dieu par la douceur qu'il ressent doit refouler ces impressions pour ne mettre son amour qu en Dieu qu'il ne sent pas... De cette manière la volonté aime un objet certain, elle l'aime en vérité et selon les lumières de la foi; elle l'aime dans le vide et l'obscurité du sentiment plus qu elle ne pourrait le faire par toutes les impressions d'amour que peuvent produire en elle l'entendement et les efforts de l'intelli¬ gence; en croyant et en aimant ainsi, elle aime par¬ dessus tout ce qu'elle peut comprendre. Bien insensé TENTATION DE T, A SAINTE T É 25 serait, donc celui qui, sevré des douceurs et des consolations spirituelles, s'imaginerait que par cela Dieu lui manque et qui, en les retrouvant, se sentirait tressaillir de joie et de bonheur dans la pensée qu'il est rentré par là en possession de Dieu. Plus insensé serait-il encore s'il se dépensait à chercher ces douceurs en Dieu et s'il mettait en elles ses joies et son repos. Agir de la sorte, ce ne serait pas chercher Dieu avec la volonté fondée dans le vide de la foi et la charité, mais dans les goûts et les vanités spirituelles qui sont quelque chose de créé, en suivant ses instincts et ses appétits. « Toujours vous devez vous tenir en garde contre ce qui vous semble bon, lorsque surtout vous n'avez pas la sécurité que donne l'obéissance. « Quel que soit votre supérieur ne voyez jamais en lui que Dieu seul. » « Celui qui ne cherche pas la croix de Jésus ne cherche vraiment pas non plus la gloire de Jésus. » « Que Jésus-Christ est peu connu de ceux qui se disent ses amis lorsqu'ils cherchent en lui ses consola¬ tions et non ses amertumes. » Et de toutes ces profondes pensées de saint Jean de la Croix, qui redressent en moi une faiblesse prompte à se vouloir consolée, je commence à tirer des ensei¬ gnements imprévus. Il faut étouffer en soi toute espé¬ rance et toute crainte humaines. Chacun de nous est à la fois fils de l'homme et fils de Dieu. Que le fils de 1 homme fasse donc silence pour que le fils de Dieu s unisse au Père. MOI, JUIF 7 décembre. Me rappeler qu'après mon baptême ceci me devint soudain évident et lumineux : qu'autant est détestable un art sensuel, c'est-à-dire qui a pour but le plaisir, autant l'est un amour qui n'a d'autre but que la volupté. Le péché en tout m'apparaissait, dans une brusque lumière, d'avoir pour but soi-même. D'ailleurs, depuis ce jour (qui fut précédé de la nuit la plus charnelle que j'eusse traversée de longtemps), je ne sens plus sur moi cette séduisante attirance delà tentation. Il me semble que le goût du péché ne s'était installé en moi qu'à forcé de m'entraîner au péché, par l'effet d'une espèce de curiosité perverse qui me faisait me reprocher de n'avoir pas pour lui une assez tendre inclination. Depuis trois semaines que je suis opéré, combien de visites ai-je reçues? Celui-ci quelques minutes ; cet autre quelques heures, et rien de plus. Peu d'époques de ma vie auront passé plus vite, auront été plus remplies de trépidations intérieures. Jamais je n'eusse cru pou¬ voir tirer tant de plaisir de n'avoir auprès de moi personne à qui me plaindre. La vérité est que je ne Liens plus à aucun être au monde. Nous n'avons plus rien à nous dire. Il y a quatre ans, dans cette même chambre d'hôpital, je me lamentais que mes camarades me laissassent si seul. A présent, je tremble qu'il n'en vienne. C'est à cette indifférence que je mesure le TENTATION D E I, A SAINTETÉ 27 changement. Je ne désire non plus aucun de ces cadeaux que naguère je recevais comme un enfant. Mon régime ne comporte plus rien que l'ordinaire des malades. Tout ce qui nie paraissait essentiel a dis¬ paru. Mon attention s'est insensiblement renversée. Un fond de vanité dans ce grand vide d'âme fait que pourtant il me plaît encore qu'on pense à moi, me donnant ainsi l'illusion d'un reste d'attachement qu'en vérité je sais que je n'éprouve même plus. Non, je n'ai même plus besoin de leur admiration. Entre eux et moi comme un voile est tombé. Je n'éprouve plus qu'une curiosité infinie de moi-même. Étonné, j'assiste à ma vie. D'où une liberté inconnue, une indifférence sans bornes. Je suis mon propre champ d'expériences et ne suis plus que cela. Ce que je rêve aussi, c'est quelque grand poème où soit chantée la perte de la foi, célébrés sa nécessité, son besoin; quelque chose comme les interrogations d'un monde qui approche d'une catastrophe, qui le sait et qu'il lui est impossible d'éviter ; — le chant de la vie intérieure désemparée. En somme l'impuissante soli¬ tude de notre pensée, dans le silence pathétique de Dieu. Ce qui effrayait Jacques Rivière, c'est l'insahabilité jalouse de l'amour de Dieu. Et en effet il n'y a pas de moyen terme : ou les charmes du monde sans Dieu ■— ou Dieu dans la nudité de l'âme. Là encore la puissante santé d'un Claudel doit m'instruire. Mais, à chaque hésitation de Rivière, moi-même me retrouve. Et jusque dans ce quelque chose en lui qui n'était pas lui et lui insinuait avec insistance de se livrer entiè- 28 MOI, JUIF rement à Dieu. C'est en somme notre curiosité des changements et l'immense orgueil de qui se croit être plus qu' « un retranché de la joie de connaître» qui sont en moi comme en lui le principal obstacle à Dieu. Et dans cette lettre de Bernanos (2e cahier des 1 Chroniques du Roseau d'Or) : « la douleur n'est pas \ seulement la rétribution de la faute. Elle est le pain j que Dieu' partage avec l'homme. Dieu demande à ses amis privilégiés une souffrance de surcroît. » Ainsi l'Imitation :« Je ne veux pas, dit Jésus-Christ, que vous cherchiez une paix où vous n'ayez ni ten¬ tation à vaincre ni contrariétés à souffrir. Croyez au contraire avoir trouvé la paix quand vous serez exercé par beaucoup de tribulations et éprouvé par beaucoup de traverses. » Et la Montée du Carmel : « Qu'on se tienne toutefois pour averti que cette notion générale de Dieu est par¬ fois si délicate et si subtile quand elle est très pure, simple et parfaite, très spirituelle et très intérieure, qu'une âme peut fort bien y être occupée sans qu'elle s'en aperçoive ou qu'elle le sente. » Ailleurs, saint Jean de la Croix met en garde contre toute révélation surnaturelle par la voie des sens ou de l'imagination. « Dieu doit être recherché dans une notion générale et confuse. » La défiance de saint Jean de la Croix à l'égard de toute révélation sensible et formelle, le conseil qu'il TENTATION DE LA SAINTETÉ 29 donne de les rejeter toujours bouleversent tout ce que je pensais jusqu'alors des marques de Dieu. Pour lui la marque de Dieu ne se trouve que dans les révélations qui inclinent à se mortifier, à s'humilier, à être chari¬ table et dénué. Et, pour éviter de tomber dans la niaiserie, il impose la confession et l'obéissance. C'est en effet cette absence de direction qui permet aux fidèles de telles autres religions de croire en toutes leurs visions comme à des visites personnelles, fré¬ quentes et indubitables d'un Dieu qui s'intéresse à toutes leurs petites affaires. L'erreur du judaïsme, c'est de faire triompher l'orgueil dans la foi même. La candeur de qui croit entendre Dieu dans toutes les paroles du démon donne parfois au possédé l'appa¬ rence d'un saint. Saint Jean de la Croix au contraire recommande surtout de ne jamais désirer les visions. La seule voie vers l'union parfaite c'est la foi qui n'a besoin d'aucun témoignage. 14. J'ai relu hier soir d'anciennes pages que j'écrivais sur Dieu, sur l'art, sur moi. Dois-je à cette tentation d interrompre ce matin les prières que chaque jour je m'efforçais de lire? Aujourd'hui, je n'en puis plus. Ces invocations me semblent artifice et mensonge. Tout cet entraî¬ nement fonctionne à vide. Et plus je regarde le petit crucifix doré dont l'arrivée, il y a trois semaines, m avait tant réjoui l'âme, plus je m'assure que ces images ne sont pas faites pour moi— un Juif comme 30 MOI, JUIF moi. Cette concentration de ma pensée dans une forme définie, dans des mots définis, ne correspond à rien, S'il faut en passer par là pour être chrétien, je ne suis pas chrétien, ni ne puis l'être. Tout ce que je pensais jadis de ce Dieu indéfinissable et que je ne sais adorer qu'en posant à son sujet des contradictions inso- : lubies, voilà la forme de ma pensée religieuse, ma seule manière d'approcher Dieu. Ce Dieu ne se laisse point saisir. Il est tout intérieur. Et que ma vie lui soit vouée, c'est tout ce que je puis pour lui. Il faut en arriver à une nouvelle définition de Dieu, Je ne suis pas prêt à croire en un Dieu qui se mani¬ feste ; et toute mon inquiétude se réduit à ce que je crois que j'ai besoin qu'il se manifeste; mais la révé¬ lation profonde ne se fait ni par l'entremise des mots ni par celle d'aucune image. Bien sûr que je possède la foi, et la plus vive, quand je me résigne à ce que plus que ma volonté cette mystérieuse force qui me dépasse, et dont je consens qu'elle triomphe de moi, s'accomplisse et me dévore. La religion qu'à présent il me faut découvrir, oui, vrai¬ ment préparer, dévoiler, c'est cette religion du Dieu intérieur. Voilà ce qu'au bout d'un mois précis de catholicisme je sens s'imposer de plus en plus en moi. La communion, si belle, et de qui j'espérais tant, il me faut tout de même désirer la recevoir afin d'avoir une raison sensible de me maintenir pur, puisque je suis trop lâche pour maintenir en moi la pureté pour elle-même et sans raison. Telle est la force que je puis espérer de l'Eucharistie : celle-là, force mnémotechnique au milieu de ma faiblesse infi¬ nie, de l'irrésistible puissance de mon oubli ; et non TENTATION DE T, A SAINTETÉ 31 point telle autre surnaturelle et sans lien avec moi. Ne pas espérer de miracles. Ne point invoquer dans des prières figées un Dieu qui ne se peut évoquer ; mais me servir dans la religion catholique de ce qui peut m'aider à être plus pur afin d'y avancer. Oser me servir de la religion. Oser adapter à mes besoins son secours, oser la dévier du sens immuable que l'Église lui donne. Ne pas être pharisien. Chercher en Christ et dans la vie intérieure de son enseignement, dans la vie étrangement persistante, immortelle et nourrissante de sa parole, la force de dominer en moi ce qu'il y a d'humain pour que triomphe la seule voix de Dieu. Dieu ne se livre pas au monde. Il se cache en quelques âmes dont le privilège absolument gratuit précisément se nomme la grâce. On n'acquiert pas la grâce. Mais ce mépris de mon corps, cette manie de désirer des obstacles contre moi-même et mes propres désirs ; cette résignation si prompte à tous mes insuccès, cette aspiration perpétuelle à une impossible pureté, voilà en moi comme Dieu parle et c'est cette parole contre la lâcheté de mon humanité qu'il me faut maintenir, que je ne puis maintenir qu'avec le secours vraiment substantiel de Jésus. Ne point implorer Jésus, extérieur. Le fortifier en moi. Telle est l'aide que l'Église peut me donner, qu'il me faut rechercher, implorer. Ne point pécher contre l'esprit divin de cette Hostie ; être pur pour la recevoir. Rester à l'intérieur de l'Église, seule assurance contre moi-même. Et du même coup je m'explique le peu d'impor¬ tance qu'il faut attacher à l'indignité de certains prêtres ; toutes ces trahisons du Christ par ses dis- 32 MOI, JUIF ciples ne sont que l'éternelle répercussion du crime de Judas. (Toute l'histoire humaine trouve ainsi dans les Évangiles son prototype.) Ce sont les échos infinis d'un péché irrémissible et non point en aucune manière preuve de faiblesse contre l'Église. L'Église peut être livrée par qui se réclame d'elle et la représente. Ce n'est tout de même qu'en elle que les justes désormais peuvent trouver le salut. Elle seule force l'âme qui possède cette divine grâce du désir de Dieu à se vaincre dans ses désirs humains, à se redresser contre sa pesanteur. Elle seule mène l'être à la « castration pour le royaume de Dieu ». La parole divine ne résonne pas dans un corps impur. « Si vous ne devenez pareils à quelqu'un de ces enfants... » C'est un fait : sans le Christ le corps ne parvient pas à sa pureté. Tel est le sens surnaturel de ce secours. Tel de la parole du Christ : « Je suis la voie, la vérité et la vie. » Réfléchir à la communion des saints, cette mira¬ culeuse germination de la pureté — y tendre enfin. Si je ne crois pas en la divinité de Jésus, au sens qu'on donne d'habitude à ce mot, c'est que je ne conçois pas Dieu comme on y croit en général. Jésus est le fils de Dieu en ce sens que la tendance divine en lui a réussi à triompher sur toute autre. Jésus est la plus parfaite incarnation de Dieu. Fils de la Vierge en ce sens qu'il n'a pu naître que de la pureté la plus haute. D'avoir écrit ces quelques pages m'a soulagé. — L'obsession des prières à dire, des chapelets à réciter, des mots et des images où je m'efforçais de me prendre TENTATION DE LA SAINTETÉ 33 avait fini par construire autour de moi une épaisseur de prison. — Bien mieux, j'en éprouvais l'impression de m'amoindrir, d'amoindrir Dieu en moi. Je songe à ce pauvre curé qui me conseillait, quand je serais rétabli, de faire des chemins de croix « pour gagner des indulgences ». Il s'agit bien de gagner des indulgences ! Mais plutôt de sacrifier à Dieu notre propre salut si c'était concevable que l'amour de Dieu l'exigeât. Ni d'imposer des Ave comme pénitence, mais de se flageller la chair, de se faire couler le sang et d'imprimer en soi la détestation du corps ; ou bien de remettre sans pénitence. Mercredi. Le miracle qui fait le grain de blé devenir épi vaut celui qui transforme un homme en saint. C'est par la grâce de Dieu que les êtres se transforment. Tout être qui se développe possède Dieu en soi. La tendance inverse est de Satan : tendance à se ré¬ sorber, à se déshydrater, à se rétrécir. Non pas à se recueillir — ce qui est un élargissement — mais à se diminuer, à la solitude sans amour, l'avarice. C'est pourquoi les richesses sont tentation si dangereuse. Dieu est ce qui permet aux êtres leur expansion, leur universalité, l'unité avec ce qui n'est pas eux. Il faut beaucoup d'amour. Le grain de blé a beaucoup d'amour quand il grandit vers le soleil. Ne pas songer à soi — ne pas chercher son propre intérêt. — Détester son plaisir. C'est pourquoi le plaisir est péché. Il faut trans- 3 34 MOI, JUIF férer son plaisir dans l'acte de se donner. Avarice et charité. Il faut « convertir » ses penchants naturels. Il faut recevoir une nouvelle vie par le baptême de l'esprit. Jacques Rivière disait que le catholicisme est objet d'expérience vivante et non de pensée pure. C'est là ce qui fait l'attrait du livre de Laberthonnière que j'achève fiévreusement : Réalisme chrétien, idéalisme grec. Livre condamné et qui me désembourbe. Je commence à peine à saisir les Évangiles dans leur articulation intérieure et vivante. Par contre, je ne dis plus d'autre prière que le Pater, intercalant entre les phrases successives telles phrases complé¬ mentaires qui en soient des explications autant que possible renouvelées et comme une méditation du mystère qu'elles proposent. Je retrouve avec plaisir à cet exercice mon ancienne anarchie et de l'allégresse dans cette poursuite de la foi dont j'avais fini parme lasser. Hello : « Pascal, qui fut uniquement préoccupé de la sainteté, ne devint pas un saint. Il passa sa vie en face de lui au lieu de la passer en face de Dieu. Acharné sur sa propre substance, il fit de lui-même sa pâture, tandis que c'est l'Infini qui est la nourriture de l'homme. » Samedi. Je me rappelle tout à coup l'aberration qui me fit refuser de défendre un homme accusé de vol. C était TENTATION DE L A SAINTETÉ 35 à Saigon. Sous prétexte qu'il avait volé l'un de ses camarades et que ma pureté réprouvait un tel crime. Pharisien que j'étais! Ce trait me fait hor¬ reur. Comme je comprends mieux maintenant l'ordre de Jésus : « Vous ne jugerez point. » Et le plus affreux, c'est que, l'ayant amené aux aveux, à cause de ses aveux je m'estimai justifié à ne pas le défendre. Je me retrouve avec dégoût. « Notre Père qui êtes aux cieux. » Ne pas trans¬ porter notre notion d'espace et de temps dans l'inter¬ prétation de ces mots. Les cieux, c'est l'état céleste. Dieu peut être à la fois transcendant et immanent. Il ne s'agit pas d'une localisation, mais d'une qualité. Dimanche. Il est 6 heures du matin. Je regarde le palmier court et le grand pin qui remplissent l'étendue de ma fenêtre se ployer, se redresser, s'agiter, tournoyer dans le vent, lancer les appels dont parle Valéry. «L'ample palme ne se lasse... » Et il me semble que sans cesse et malgré lui Valéry est obligé de dépasser ce qu'il veut dire. Sans doute, ne sont-ce qu'acrobaties au bord d'un précipice dont il se croit insoucieux, mais la simple présence et si proche de l'abîme impose de soi l'atti¬ rance et l'obsession. Nulle poésie, plus que la sienne qui le nie, n'affirme 36 MOI, .1 U I F le mystère, ne donne un frisson si vivant de sa réalité. Cette extrême lumière qu'il répand aux racines de ce qu'il touche semble n'avoir d'autre effet que d'épaissir plus profondément l'obscurité dont ce qu'il touche jaillit comme une fleur. A l'insu même de Valéry, par une sorte de germi¬ nation spontanée, tout le mécanisme purement inté¬ rieur qu'il s'amuse à démonter se recompose, avoue son insuffisance et du même coup propose le problème de ses origines et de sa fin ; tout un monde invisible dont ce mécanisme n'est plus que l'engrenage temporel et singulier. U ample palme ne se lasse Des appels ni des adieux... Des appels, pourquoi? Des adieux, à qui? Telle est la sorte de question qu'un vers de Valéry, toujours sans le vouloir, sous-entend. Je suis installé enfin dans l'horreur du repos. Journée de sécheresse. Je ne comprends plus la raison de mes efforts ; j'oublie jusqu'au souvenir de les avoir passionnément accomplis. Je perds jusquà l'idée de jamais les refaire. Peut-être, à ces moments-là, faut-il recourir aux prières toutes faites, aux exercices mécaniques — tremplins où reprendre l'élan brisé. La vertu de la sainteté : tendre toutes les énergies vers un but invisible et qui, sans cesse, se dérobe : le souverain Bien. TENTATION DE LA SAINTETÉ 37 Lundi. Disposition du corps, de l'âme? ou vraiment in¬ fluence de la prière? Je me sentais si envahi par l'indifférence que je me suis tout bêtement remis à la lecture des prières de mon livre. Et tout à coup le sentiment de la nécessité de mon effort m'est revenu dans le temps même que je faisais cet effort. Réponse à Élie Faure : « C'est pour entrer dans l'humanité que j'ai fait cette abjuration et cette con¬ version, tant je crois peu que la religion qui va naître doive être la religion de l'élite. Tous les caractères de la civilisation d'aujourd'hui (il y avait plusieurs choses remarquables dans un article de Berdiaeff, Roseai d'Or Chroniques n° 2) sont justement ceux de l'unité, mais de l'unité matérielle du monde. Les anciennes mesures ne valent plus. Si nous voulons que l'homme ne meure point il nous faut trouver les moyens de donner à l'esprit cette unité que la matière est sur le point d'avoir. Le catholicisme peut-être possède cette vertu d'unifier. A son défaut il faut une doctrine qui tende vers les buts qu'il se proposait. Comment cette doctrine se formulera-t-elle? Et si nous n'avons pris dans le Christ l'habitude de croire en une Incarnation possible, quelle manifestation de Dieu peut être assez forte pour s'imposer à tous les hommes? Je touche encore là une des raisons qui m'amenèrent au catho¬ licisme : le besoin de vaincre ma répugnance au dogme 38 MOI, J 0 I F de l'Incarnation, le besoin d'insérer le surnaturel dans la nature. « Si, malgré tous les efforts que je suis résolu de faire, — communion fréquente, ce symbole admirable en la réalité duquel je veux me laisser prendre, silence imposé à une raison dont la faiblesse me confond et dont l'exigence cependant exclut tout ce qu'elle ne peut saisir — si je ne parviens à Dieu par la mys¬ tique catholique, que deviendrai-je? Je me le demande encore. Il me- semble que la vie n'est plus possible sans une manifestation divine et je pousse l'incrédu¬ lité en toute manifestation divine jusqu'à l'absurde, « Je suis en proie à toutes sortes de contradictions; seule la foi parviendrait à les réduire, mais justement la foi me manque et peut-être m'est impossible. Je veux dire la foi constante qui se répand, qui se par¬ tage et qui est capable d'aller jusqu'au sacrifice. Au fin fond de ces inquiétudes, il y a cette impossi¬ bilité de me sacrifier et cette conviction que seul le sacrifice sanctifie. « Il ne me suffit pas d'être compréhensif et enthou¬ siaste quand toute l'humanité se trompe, se ment et se perd. C'est en cela que le pessimisme transcen¬ dant, si noble et si fécond soit-il, est stérile et insuffi¬ sant. Il faut une religion qui courbe les têtes dans l'adoration. « Sans doute dois-je à mes origines orientales cette préférence très violente de la sérénité, du mystère TENTATION DE LA SAINTETÉ 39 qu'on contemple et qu'on adore. Mais j'admets qu'il faille tout de même tenir compte des découvertes de la science et de l'industrie telles que nous les possédons, ne fût-ce que pour augmenter les loisirs et les possi¬ bilités de contemplation universelles. Mais je ne vois pas du tout que leur conciliation avec l'amour, aucune « théorie sociale » nous la donne. 11 faut une nouvelle conception de Dieu et pas seulement théorique et philosophique, mais vivante et vécue comme le chris¬ tianisme par Jésus. Car en fin de compte c'est de cela que nous avons besoin : un amour réalisé et non plus aucune spéculation de la seule pensée. Il faut trouver une foi agissante et pour laquelle mourir afin de la répandre. Oui, plus j'y songe, plus je vois que c'est bien là notre misère : nous n'avons plus aucune raison pour mourir ni pour vivre. » Mardi. Achevé la Colline Inspirée; la mort de Léopold, d'une si directe sobriété, se peint devant les yeux avec relief. J'ai pleuré naguère à lire la lettre de B... où il se montrait à moi en prières devant Dieu pour le remercier de ma conversion. Aujourd'hui, c'est à cause de ce prêtre hérésiarque qui rentre dans l'Église et que l'Église accueille. Un identique fond joint ces deux scènes : la vision d'une âme prosternée. Mais à quelle profondeur encore ignorée de moi- même ces évocations frappent-elles? Toujours la même image est sûre d'éveiller mes sanglots. Et ils 40 MOI, JUIF me sont comme l'avertissement mystérieux de mon désir le plus secret, de mon essence. Dans la curiosité de moi-même, jusqu'à cette nappe que je n'ai su encore consciemment explorer, voilà par quel son il faut que je me laisse guider. Jeudi. -, Cette nuit, ai rencontré Claudel. Il fut d'abord question d'un article sur lui intitulé François-Marie- Joseph Claudel, comte Hugo, paru dans la Révolution des surréalistes dont je ne sais comment l'évocation s'était faite au moyen d'une échelle pleine que je descendais avec précaution, tandis qu'Éluard me faisait leur éloge. Je débarrassai Claudel de son man¬ teau et de sa serviette. Il me les remit avec humeur (nous passions devant une église et il était impa¬ tient de s'y précipiter). Je crus qu'il allait tomber à genoux devant le porche, mais il entra ; je l'y suivis. Moi-même voulant lui montrer que j'étais également capable de prier chargé de son manteau et de sa serviette m'agenouillai à quelque distance. L'église était pleine de Russes ; mais pleine à craquer. Un groupe d'hommes se mit à chanter. J'observai que j'avais conservé ma casquette sur la tête et impossible de l'arracher. Claudel regardait cela d'un mauvais œil. Par bonheur je me consolai en voyant que les chan¬ teurs aussi restaient couverts. Je me justifiai en affir¬ mant que c'était un usage russe et du même coup ma souffrance s'effaça. L'église se remplit d'acclamations et de tumulte. Nous sortîmes. (Plus exactement Claudel TENTATION DE LA SAINTETÉ 41 était déjà sorti, et, marchant vite, je le suivis de loin.) Il m'avait parlé d'un hôtel. Arrivant devant un hôtel particulier je l'aperçus au haut du perron, prêt à franchir le seuil. J'étais sauvé. J'entrai et le trouvai au milieu d'une assemblée. Je lui demandai si c'était là notre hôtel. Il haussa les épaules. (Sans les avoir déposés nulle part, ses vêtements avaient disparu de mes bras.) Je songeai alors à m'en aller, mais lui dis auparavant que notre entrevue de l'avenue de Tokio avait eu des fruits, qu'il faudrait que je lui en parle et que la seule distance m'avait, empêché de lui écrire. Il me présenta à deux dames en face de lui, je fis des révérences ; trouvai dans un salon voisin le très oublié V... avec cinq ou six hommes graves qui F écou¬ taient. Il m'appela son cher ami. Les autres, à qui il lisait je ne sais quoi, s'émerveillaient qu'il m'appelât son cher ami. « Mais oui, dit-il, nous ne nous voyons guère, mais... » j'achevai en remarquant que je n'étais jamais à Paris. J'étais fier d'avoir été reconnu par V... Cela me posait. J'ajoutai que j'avais horreur de la ten¬ dresse. Il me répondit que nous étions tous à la merci d'une dent gâtée. Comment me retrouvai-je dans l'escalier de pierre pour sortir? Mais quand je l'eus descendu je m'aperçus au bout de quelque temps qu'il aboutissait à une grille (et que je m'étais déjà trompé auparavant, qu'il fallait absolument remonter jusqu'à un coude, ce que je fis les jambes écartées, mes pieds s appuyant d'une manière plus mystérieuse encore aux colonnettes des rampes pour me soutenir dans cette ascension). Je sautai par-dessus et voilà que je me trouvai sur des échelles abandonnées. Immédia¬ tement, je ne sais qui me fit observer, et une femme 42 MOI, J 0 I F me cria du premier étage qu'il ne fallait pas sauter sur ces échelles, qu'elles étaient également sujettes à de grandes variations de prix. Elles disparurent. Je trouvai alors les cabinets publics et demandai, avant de m'y installer, du papier. L'un de ceux du groupe déjà m'en apportait ; mais je lui fis signe que c'était inutile, en ayant pris dans une armoire. Assis sur ce cabinet, je déchiffrai les inscriptions obscènes des murs. A ce moment pourquoi fut-il question d'« oiseau », du « genre oiseau »? Enfin je m'éveillai sur l'image d'un oiseau enfermé dans une espèce de cellule avec son petit. Hesnard, à qui je lis le compte rendu de ce rcve, m'assure qu'il est plein d'images symboliques de ma conversion — qu'en particulier l'impossibilité d'ar¬ racher mon chapeau signifie à quel point je me sens incrédule. Reçu ce matin la communion, avec beaucoup de ferveur et de profit. Je m'étais entraîné auparavant par la lecture des derniers chapitres de saint Jean et quelques passages du livre IV de Y Imitation. Mais surtout par la réso¬ lution de penser, dans le temps que je la recevrais, que je communie avec tout l'univers. Cette communion fut suivie d'une méditation sur la beauté d'un tel Sacrement introduit dans le corps par la bouche, pour se dissoudre, sur la langue, contre le palais, dans la salive, s'incorporer à la chair et du même coup fortifier l'esprit et le rendre pur. TENTATION DE LA S A I N T E T É 4:5 Et, bien que je ne fusse pas à l'église, mais dans mon lit, le fait que, dans les chambres voisines, tous ceux dont je passe mon temps à me moquer, commu¬ niaient pareillement, ce besoin de m'humilier dans la conscience d'une parfaite égalité de tous en Dieu me semblait m'alléger du poids trop lourd de mon orgueil injustifié. Vous allez, me disait D..., excellent démocrate, au moment où je lui fis part de ma prochaine conversion, vous plier à des disciplines faites pour des simples? Mais oui ! et c'est là précisé¬ ment la vertu du catholicisme, qu'il révèle à chacun son unité avec tous les autres dans une faiblesse infinie. Communier avec tous les membres d'une Église, avec tout un univers par les mêmes moyens, s'unifier, s'universaliser, se faire tout à tous, et tous unique en Dieu, voilà qui permet, quand on reçoit l'Hostie, de faire craquer ses limites. Si le grain ne meurt, il reste seul. Il faut soi-même se sacrifier, sortir de soi comme le grain de sa gaine et l'Hostie de sa forme. Il ne s'agit plus du « fruil qui fond en jouissances », mais de l'Hostie qui se fond en amour. Le judaïsme n'a pas cela. Comment pourrais-je communier avec des Juifs en l'esprit juif? L'idée de la pauvreté nécessaire leur est étrangère — ou plu¬ tôt c'est une conception qui les offusque. Ce n'est pas parce que le christianisme offrait aux humbles, en les glorifiant, une manière de se consoler qu il réussit ; mais parce que vraiment, et pour la pre¬ mière fois, se dévoilait par lui la vertu de la pauvreté — pour échapper au monde diabolique — pour délivrer du fond de l'âme la Divinité enchaînée. Non, les Juifs n'ont rien de pareil. Ils pratiquent 44 MOI, J D I F leur foi d'une part. Ils vivent leur vie de l'autre. Mais le catholicisme est à ce point un principe de contra¬ diction à toutes les tendances les moins nobles de l'être qu'il n'est point s'il ne s'incorpore continuel¬ lement à tous les actes de la vie. De quoi la communion est le couronnement qui, niant les limites mêmes de j l'être, joint, dans une mortification universelle, tous les êtres entre eux et les glorifie dans la commune adoration d'un principe que chaque geste de leur existence crucifie. Penser à cette remarque, que me fit Claudel, de la misère, de la faiblesse de Dieu. Il assure que cette idée, remplaçant brusquement en lui celle de la grandeur et de la Toute-Puissance, fut la vraie cause de sa con¬ version, sa soudaine illumination, (avec la parole de Rimbaud : « Nous ne sommes pas au monde »). Après la communion, je voyais derrière mes vitres la fumée du calorifère s'échapper. Et j'avais pour la i première fois la sensation vivante que la contem¬ plation ne doit pas être une vue gratuite des phéno¬ mènes mais l'effort pour les dépasser. Peut-être la vie est-elle une épreuve qu'il faut réussir? Un obstacle pour l'incessant exercice de notre volonté, l'invitation au sacrifice? Saint Grégoire : « Ce n'est pas en entendant les préceptes de Dieu que les disciples furent illuminés, mais en les accomplissant. Quiconque veut comprendre ce qu'il entend doit se bâter de mettre en pratique ce qu'il a pu entendre ». tentation de la sainteté 45 Et Pascal : « Travaillez non à vous convaincre par l'augmentation des preuves, mais par la diminution des passions. » Et saint Thomas : « Faites de la vie extérieure et de ses innombrables occupations autant d'échelons pour vous élever au bien suprême. » Bossuet enfin : « L'amour divin emporte avec soi un dépouillement et une solitude effroyables que la nature n'est pas capable de porter, car il faut se dénuer tellement de tout pour aller à Dieu qu'il n'y ait plus rien qui retienne, et la racine profonde d'une telle séparation c'est une effroyable jalousie d'un Dieu qui veut être seul dans une âme et ne peut souffrir que lui-même dans un cœur qu'il veut aimer, tant il est exact et incompatible. » J'appelais jadis égoïsme ce que je vois à présent qui était la condition de mon développement inté rieur : ce refus sentimental, cette incapacité que j'opposais aux sollicitations de l'amour. Et insensibilité, la forme encore indistincte de ma volonté de puissance. Quelles expériences dépassées. Quelle course j'ai faite ! Eux, ils courent au bonheur sur le chemin des autres. Ma solitude leur paraissait enfantillage, non-sens, une aberration de ma maladie. — Oui, vraiment, la vie intérieure pure, la recherche de Dieu, la tragique poursuite de soi-même, voilà pour eux la folie et la damnation. Ainsi, nul exemple ne sert de rien. Chacun houve devant soi, même incompréhension éternel¬ lement reflorissante, même croix à porter. « Il est venu dans son propre héritage et les siens 46 M 01, JUIF ne l'ont pas reconnu. » Il faut en prendre son parti et j vivre en Dieu. Le plus beau, c'est que longtemps je me laissai convaincre et m'efforçai vainement à leur idéal. Ils me faisaient redouter une vieillesse solitaire. Si bien qu'il me fallut, pour découvrir et prendre possession de ma plus simple vérité, pour oser bonnement être I moi-même, tant d'efforts et tant d'années; pour rejeter ce que je sentais pourtant m'être incom¬ patible une telle énergie, que mon entière adoles¬ cence m'apparaît une longue lutte pour me con¬ quérir et non point abandon à la joie ni volupté de ; vivre. Oui, comme on essaie des vêtements tout faits, j il me fallut Successivement éprouver les vérités que, dans la meilleure intention et parce qu'elles étaient les : leurs, mes amis me persuadaient d'être également les miennes. Je m'acharnais donc sur le conseil de leurs , amours à rendre nos médiocrités uniformes. C'est comme si j'avais dû ne parvenir à la chambre secrète de mon propre cœur qu'après l'épuisement et le dégoût | des leurs. Bien mieux ! C'est au hasard d'une maladie que je dus de me confesser, être plus allègre dans la solitude qu'au milieu de leurs divertissements, tandis que jusqu'alors j'avais chargé ma seule inaptitude du peu de joie qu'ils me valaient. A présent qu'un reste d'automatisme artificiel m'entraîne encore, Dieu sait quels efforts il me faut accomplir pour qu'achève de triompher sur leurs illusions ma vraie joie — celle que désire mon âme; d'où utilité de la prière, de la communion, de la pureté. Mais si je les regarde à présent, leurs plaisirs TENTATION DE LA SAINTETÉ 47 ne me tentent plus. Et déjà je les laisse, tous ces morts, enterrer leurs morts. Le médecin ne me disait-il pas hier : « Il semble que vous soyez fait pour résister au mal. » Jeudi. Regretterai-je dans un an une année perdue à me combattre? Devrai-je sans délai céder au courant spontané de mes penchants? Ainsi, serai-je comme tous les autres obligé d'ériger mes goûts et mes tendances en doctrines, par in¬ capacité à me plier à des doctrines universelle ment admises? Quelle imperméabilité, quelle solitude ! Et si Christ est vraiment Dieu? Resteraient deux voies : le désespoir si je m'acharne ; mon libre dé¬ veloppement si j'abandonne une poursuite vaine. Mais alors la crainte d'être damné m'obsède. Dans aucun cas l'assouvissement parfait de ma pensée. Telle est la suite du péché originel : avoir envie de Dieu et ne plus le saisir que selon des exigences intérieures qu'à part soi seul rien ni personne ne justifie. Peut-être le fruit du bien et du mal trouve-t-il à travers les siècles sa contre-partie dans l'Hostie — l'un fait s'ensevelir la pensée dans l'esprit qui l'engendre ; 1 autre, la délivrant de son enchaînement, la rétabli¬ rait dans le courant de l'univers. — Le salut ce serait de se perdre soi-même ; et la seule voie pour y parvenir, de se dépouiller. Mais comment consentir à se perdre si d'abord on n'est pas convaincu de la divinité du 48 MOI, JUIF Christ qui nous ordonne de nous perdre? Au nom de quoi dilapiderais-je le peu que je possède, mon seul trésor certain? G... à présent repousse le Christ pour exalter ce qu'il trouve en lui de plus particulier. Et ce sont ses vices. Résultat d'une effrayante pauvreté ; la rétrac¬ tion dans la pauvreté ; précisément la caricature du dénuement chrétien. Ainsi du moins témoigne-t-il de la stérilité des efforts individuels et qu'ils ne peuvent aboutir. Peut-être ne devrait-on pas choisir mais demeurer dans une tragique hésitation, indécis entre soi-même et Dieu. Même compensation — je me l'avoue surprenante — entre Ève qui perd l'homme (dans l'éternité Adam et toute sa descendance sont un même corps et un seul homme) et Marie sauvant le genre humain ; l'une par l'orgueil de sa liberté, l'autre par l'humilité de son obéissance. De même entre le serpent qui rampe et la croix qui jaillit. Vendredi. Je déplorais l'autre jour d'avoir fait tant d'efforts pour éprouver des amours dont ma profonde nature me détournait. Aujourd'hui, je songe au contraire au pur amour que R... si longtemps nourrit pour moi. Incapable d'y répondre, je suis précisément déchire d'avoir été celui qui se refuse et ne pouvait pas ne pas se refuser. Obligé par moi-même, par cette instabilité qul TENTATION DE LA SAINTETÉ 49 déjà me faisait chercher Dieu dans l'absence des êtres, de laisser se flétrir, comme un printemps secret et qui n'aura jamais servi, le plus rare des dons, et cette humaine perfection. Oui, c'est vraiment comme si quelque force secrète m'obligeât de chercher la perfection du bonheur au prix des bonheurs du cours de ma route, ou plutôt comme si quelque conviction informulée me forçât à mépriser des bonheurs imparfaits pour tel bonheur mystérieux à qui, dans sa plénitude, m'abandonner. Parfait sacrifice de moi-même. Suprême orgueil de la parfaite humilité. Est-ce donc cela que je pressens? Dieu tient pour moi dans la négation de toute créa¬ ture, la mienne aussi bien que les autres, de tout amour créé, de tout bonheur qui s'accepte pour but. Dieu jusqu'à présent ne me fut obstinément que cette formidable exigence de négation — la cause obscure mais impérieuse qui m'enrpêcha d'accepter aucun lien dont la raison fût mon plaisir. Je ne connais pas sa vérité positive. Il me soustrait au monde. C'est là sa volonté et nulle joie ne s'y mêle. Il me détourne de toute âme et de rien retenir de ma vie qui s'écoule. Déjà je disais : « Qui suis-je pour avoir le droit d'être aimé? » Or, rien de mesuré ne pouvait me satisfaire. Ainsi je ne connaissais rien de Dieu sinon sa jalousie. Et ma vie, de si loin, ne me semble si terne et si médiocre que pour avoir été en secret consumée de cette exclusive inquiétude qui à présent encore me dé¬ tache des êtres. Voici donc mon adolescence oubliée, la fraîcheur de la peau, l'étonnement devant les choses, et °ctte grande humilité de l'ignorance qui se connaît : 4 50 MOI, JUIF fleur de moi-même pourtant et qui jamais ne refleu¬ rira plus. Je songeais ce matin, en donnant deux tricots et dix francs à une dominicaine, que je n'éprouve pas du tout les mêmes sensations par les cadeaux parti¬ culiers que je fais ou que je reçois et par ce don ano¬ nyme, tant ce qui est adressé directement à un indi¬ vidu, et pour lui, est vicié. Instinctivement, j'en ai de la répulsion; tandis qu'une joie pure m'emplissait de ne pas connaître celui qui profitera, de mes pauvres dons. 10 janvier. Avant de quitter l'hôpital et de poursuivre dans une plus parfaite solitude le chemin de Dieu, j'essaie de comprendre tant d'efforts presque vains depuis mon baptême. Lisant le Sanctuaire inconnu de Pallière, je crois discerner, à la lueur de la sienne, ce que sera mon évolution —■ ce qu'elle est en train de devenir. Tandis que, pour retrouver Dieu hors des dogmes que sa croyance au « progrès » (?) lui rendait inassimilables, il dut faire l'expérience juive, j'ai dû passer par le rationalisme d'Action française dans le temps ou Dieu ne me parlait plus, l'abandonner à la faveur de ma conversion, gagner grâce au catholicisme une vie plus dégagée de toute notion sociale que je ne 1 eusse osé sans l'appui du catholicisme (en raison de préjuges multipliés par le fait d'être Juif ; de ma timidité à avouer, dans de telles conditions, un détachement TENTATION DE L A SAINTETÉ 51 absolu). Mais cette immobilisation dans un dogme déjà m'épouvante, bien que j'en conçoive l'éventuelle vérité. Ce n'est pas son opposition au « progrès » qui me gêne. C'est son opposition au dynamisme de ma pensée, à mon goût du changement, à ma profonde et essentielle infidélité. Je songeais aussi que cette difficulté de croire ne résulte peut-être que d'un manque de persévérance, lui- même résultant d'un manque d'application dans les petites choses. Du même ordre que cette contradic¬ tion : n'avoir pas hésité à me faire opérer étant seul ; trembler à présent de la petite fistule de ma plaie et, depuis hier, de l'avoir fait légèrement saigner en la frottant ; une résolution facile aux plus graves décisions, une irrésolution paralysante et nourrie de mépris à l'égard des actes les plus simples. En somme mon infidélité à toute religion me semble liée à un souci trop exclusif du principe surhumain qui les domine toutes ; je ne retournerai donc pas comme Pallière au judaïsme pour retrouver la pureté du christianisme ; mais à une foi par delà le judaïsme où il n'y a plus de révélation — ni même de paroles la religion dans le silence ; béatitude anticipée. Depuis neuf jours que j'ai quitté l'hôpital et que je retrouve le monde, je n'ai pas éprouvé le besoin d'ouvrir ce cahier. Voir des gens, leur parler, tels sont les plus dangereux ennemis de mon âme. Ma lâcheté, ma complaisance, ma sotte et irréduc¬ tible vanité, en dehors de la solitude me livrent sans défense. Ma mère ici, à qui je m'efforce enfin de valoir 52 MOI, JUIF un peu de joie; les gens à Toulon devant qui je songe à briller sont inconciliables avec le dévelop¬ pement de la vie intérieure. Il faut choisir. Il est impossible d'être à la fois le serviteur de l'une et des autres. « Qui n'abandonne pas son père et sa mère ne peut me suivre. » Voilà ce que jamais le judaïsme n'a dit. Voilà la raison pour quoi je ne puis être Juif. ? DEUXIÈME PARTIE DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE II y a dans la prière comme une ré¬ currence électrique. Le chapelet est un médium... La prière, réservoir de force (Autel de la volonté. —Dynamique morale.— La sorcellerie des sacrements. — Hy¬ giène de l'âme)... Il n'y a d'intéressant sur la terre que les religions. Baudelaibe. 53 DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE Bayonne, samedi. Projet de préface pour un livre que je n'écrirai pas : Je m'irritais naguère de ma persistante solitude et pressens à peine qu'il faut que j'y demeure. Je songe à mes tentatives si souvent répétées pour en sortir, à cette étrange manière de tâtonnant automate qui ne peut connaître quelle puissance en secret le fait agir. Au seuil de ce livre, nageant encore dans une espèce d'épais brouillard, faites, Seigneur, que je dépose peu a peu le bandeau de mon endurcissement. Mes fautes; et le récit de mes trahisons; et mon amour des douceurs idolâtres; et cet appel irrésistible qui, à travers mes résolutions les plus serrées, pénètre en sou¬ riant jusqu'au fond de moi-même, que toutes mes trem¬ blantes erreurs au milieu de la misère incroyable du monde — et de la mienne — me servent, mon Dieu, ci vous confesser, afin que, découvrant dans cette soli¬ tude votre marque éclatante, enfin épouvanté de ma faiblesse, je ploie sa résistance sous vos commande¬ ments. 66 56 MOI, JUIF Biarritz, dimanche 16. Vagues en l'air comme des caractères chinois. Toute la mer déchaînée, furieuse. Une mer qui essaie de briser la loi qui la gouverne. Une mer qui essaie de rompre le joug qui la retient, Une mer qui essaie de se délivrer de la main qui la dompte. Une mer qui fait éclater son carcan. Ailleurs, elle vient accueillir les extrêmes gouttes d'une rivière : elle la lèche comme son veau. Je sens qu'il m'est impossible de renoncer à aimer le monde en sa diversité. Telle devrait être ma re¬ cherche : Jésus, plus ce que la facilité des communi¬ cations nous permet aujourd'hui de connaître de la variété de l'univers. Jour heureux : la vue, ce matin, de vagues indéfini¬ ment projetées et qui emplissaient de leurs rapides vapeurs courant du large vers le rivage l'atmosphère transparente balayée par le vent. Spectacle égal aux plus belles images que je portais en moi et où la mer m'est enfin réapparue dans toute sa grandeur; telle que jadis aux jours de mon enfance, telle que je croyais avoir rêvé qu'elle fût ; mer apocalyp¬ tique et douée du profond d'elle-même d'une force sou¬ veraine et mystérieuse ; divinité avec le ciel et la terre. Ce soir lettre de B..., lettre touchante, signe d'un homme à travers l'espace. DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 57 Et puis, je sens ma santé revenir. Une nouvelle vie mieux assise s'ouvre peut-être devant moi. Bientôt va commencer ma laborieuse retraite. Écrire à B... — Souligner la difficulté pour moi de croire; que ce n'est pas par lâcheté que je cherche à croire, mais parce qu'il me paraît urgent de ranimer la notion du divin. •— Ne pas croire est bien plus simple. Dieu doit être affaire de volonté, d'une impla¬ cable volonté. Mais je reste accessible à toutes les pensées incrédules. Chacune, hélas, est sûre de trouver en moi sa corde pour résonner. Admirable vision que me fut l'étable l'autre jour. — dans la maison que me montrait la paysanne : dans l'habitation même ; et donnant sur l'escalier par une large porte dont la moitié supérieure était béante. La vache noire et blanche, son petit veau brun de deux mois, et leur mangeoire pleine de paille, couleur de fumier et de vieille muraille. Cela se dé¬ coupait dans le cadre de l'ouverture comme une composition spontanée. La vache tourna vers moi la tête, avec lenteur; le petit veau, comme je faisais mine d'approcher, se mit à courir et s'affola. Charme inattendu de ce spectacle ! La chaude harmonie des bêtes et de l'étable pleine d'obscurité, léchant incroyablement grave de leurs riches couleurs, cette simplicité biblique me valaient la rare commo¬ tion du mystère. Une espèce de Nativité indubitable et, dans la promiscuité animale, une inactuelle Incar¬ nation. 58 MOI, JUIF Mardi. Mauvaise journée. Arrivée à I... sous la pluie battante. Transport de la gare à l'auberge lointaine dans une car¬ riole découverte. Premier accueil d'une chambre glaciale, Les montagnes d'alentour sont couvertes de neige à mi-hauteur. Et point de feu dans aucune chambre. Sera-ce ici le lieu de mes recherches? Mercredi. Troupeau de dix brebis à l'épaisse toison. Je les voyais de loin, tout à l'heure, dégringoler de roche en roche. A présent je les croise sur la route. Elles sont sans pâtre, sans chien, et vont comme des personnes pleines de sens. Non pas troupeau : cortège ! Et le plus touchant ce n'est pas de les sentir intel¬ ligentes, mais, les voyant emprunter une route humaine de penser qu'elles suivent à leur gré un tracé régulier, comme si elles fussent ensemble entendues d'adopter nos heures, nos transports et nos inventions. J'ai remonté jusqu'à un pont, dans un étroit défilé, un petit torrent qui vient affluer dans la Nive. A 38 mètres d'altitude, paysage de haute montagne. Tout s'y joue entre les cascades, les pentes nues, une route en corniche et quelques troupeaux dispersés. Par instants des fumées bleues sur des masures blanches. En train de lire la Danse sur le feu et Veau, d'Élie Faure ; et à chaque page me sens encore si proche DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 59 de lui. Mon tragique* c'est aussi de ne pouvoir rien choisir — aimant tout également. N'est-ce donc pas dans le sens de ce tragique-là qu'il faudrait tendre? Celui pour qui toutes contradictions s'équivalent et qui les nourrit de sa propre vie ; celui qui poursuit son instable équilibre au milieu des sollicitations opposées qui l'expriment et le déchirent. Et pourtant ! si Jésus est fils de Dieu, nous n'avons plus le choix. L'attitude de toute l'humanité depuis deux mille ans est suspendue à quelques paroles énig- matiques. Sortilège puissant et tel que l'esprit dans sa prison s'affole. D'un côté, toutes les possibilités de grandeur avec la pleine réalisation de moi-même. De l'autre, une spéculation incertaine et le risque de devoir sacrifier mon indépendance et jusqu'à ma plus profonde harmonie. Mais peut-être aussi d'un côté l'erreur, malgré les prestiges qui l'entourent ; et de l'autre, la vérité sans éclat et qu'il est impossible de refuser, comme l'esprit moderne la refuse, en s'appuyant sur la sotte « critique des textes » et 1' « exigence de la raison ». La question reste intacte. Pour un esprit un peu noble, la seule attitude, c'est le désespoir de Pascal. Jeudi. Allé pour la première fois ce matin à confesse dans une église. Le prêtre m'écouta avec bienveillance. Je lui exposai avec quelle fièvre je lutte en vain contre moi-même. Alors, tandis que, d'un accent de profonde 00 MOI, JUIF pitié, il prononçait les formules d'absolution, je l'ima¬ ginais dans l'obscurité du confessionnal s'acharnant pour me décharger de mes péchés, oui, vraiment, pour me désenvoûter, prenant à cœur de bien répondre au recours que je venais d'avoir à lui. Et pour terminer me dit ces paroles admirables et qui n'étaient pas seu¬ lement dans sa bouche paroles vaines, paroles qui m'étaient dites pour la première fois : « Allez en paix, mon enfant, et priez pour moi. » Religion surprenante qui permet au confesseur de solliciter la charité de celui qu'il vient d'absoudre. Moi-même me sentais comme le cœur éclairci et plein d'une provision nouvelle de bonne volonté. Et pourtant quelle pitié j'avais eue de ce prêtre ; quand, ayant été le voir chez lui, il m'eut dit que j Coppée avait été un bien grand homme et que Claudel n'était qu'un détraqué. Ni je n'aimais qu'il eût la passion de la chasse ; mais je vois bien que la vertu du confesseur est sur un autre plan que les vices de l'homme. Je communierai, désormais, chaque jour. Vendredi 21. Reçu ce matin, pour la première fois, la communion en public. Quand j'arrivai, la messe était presque achevee. Deux femmes seulement y assistaient. Un petit paysan servait. Le vicaire officiait avec une piété et une humi¬ lité qui me touchèrent. DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE (il Puis, sans trop savoir ce que je faisais, je me suis dirigé vers la sainte Table. Après que j'eus reçu l'hostie je retournai à ma place et restai à genoux, le visage dans les mains, demandant à Dieu la révélation de la vérité, le sup¬ pliant de me remplir de sa grâce tout le jour. Alors, comme hier et presque à la même place, sur le banc du fond, je m'assis, m'abandonnant au charme de cette petite église, heureux de m'y, trouver, et comme hors du monde — dans un lieu plus émouvant que le plus beau des paysages et même que ma table, quand je suis en train d'y bien travailler. J'y suis retourné cet après-midi. Non, une atmos¬ phère de prières décidément ne s'improvise pas. Sans doute ici les pensées étrangères ne sont pas aussitôt éloignées. Elles reviennent assaillir l'esprit même le plus ferme ; mais pourtant une espèce de mystère y flotte où il y a plus que l'émotion soi-disant religieuse des plus belles œuvres d'art — et rien d'une émotion sentimentale ; comme un mélange de l'une et de l'autre où ni l'une ni l'autre n'a plus de part. Les œuvres d'art dans une église peuvent être les plus laides ; leur laideur ne m'y choque pas. Une telle transposition s'accomplit que je ne cherche plus dans les représentations plastiques qui m'entourent ce que ] exigerais d'elles si elles se dressaient sur le parvis, °u que moi-même en touriste visitasse l'église. Bien uueux : il me semblait que la valeur plastique d'une œuvre particulière nuirait à son effet sur l'âme. Mais, 8' ]e me sens facilement iconoclaste devant des sujets religieux d'une plastique trop parfaite, au contraire 62 MOI, JUIF j'ai besoin, comme de prétextes, d'œuvres d'une plas¬ tique incertaine. Leur excessive beauté forcerait mon esprit à les prendre pour fin de sa contemplation et à s'y tenir. La meilleure décoration d'une église, c'est une âme pieuse qui la compose. Il ne faut donc pas mêler la vertu religieuse et l'habileté technique, L'église n'est ni palais ni musée, mais l'erreur est éga¬ lement de la vouloir cellule ou prison. Venu là pour y prier, mais, m'étant pris à méditer sur le rôle d'une église et sa destination singulière, je m'avisai que c'était précisément d'offrir à l'âme un cadre que celle-ci ne peut trouver ni dans la solitude de sa méditation ni dans l'ardeur de son activité ; une telle atmosphère que chaque objet n'y soit plus pour l'âme pieuse qu'une occasion de s'unir à toutes les autres âmes qui y laissèrent la trace visible ou invi¬ sible de leur commune adoration. Et je n'étais pas sûr, si j'avais eu à choisir entre deux objets pour décorer une église, que je n'eusse préféré le plus laid ou du moins celui qui ni par sa laideur m par sa beauté n'eût risqué d'attirer sur lui l'attention. Et, en poussant ma pensée à l'excès, il me semblait qu'il vaudrait mieux faire un plaidoyer pour l'art de Saint-Sulpice que pour celui de Michel-Ange — a moins que le temple tout entier ne fût bâti et décore par Michel-Ange. Et encore ! une œuvre comme le Jugement dernier, un ensemble comme celui de la Sixtine ne sont pas ce qui convient pour une église. Et du même coup s'éclairait enfin pour moi cette gran¬ deur que j'ai si mal comprise à Padoue, à Florence et à Assise, de Giotto et d'Angelico, ces peintres qui me semblaient justement ennuyeux parce que ] avais DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 63 essayé de trouver dans leurs œuvres ce que leurs admi¬ rateurs prétendent faussement y reconnaître : des vertus plastiques ; et cette perfection qu'ils aiment également, dans Véronèse, dans Ingres, ou dans Wat- teau. Giotto et Angelico, si leur art me déçut, c'est que j'y cherchais d'autres vertus que d'humble piété. Ce sont peintres d'église et qui s'opposent à tous ceux avec qui on les confond et que moi-même aimais contre eux. Les vertus de Giotto et d'Angelico — celles de presque tous les autres, sont de deux ordres étrangers. Pour la première fois, je m'avise de l'aberration que ce fut de réunir par exemple tant d'œuvres de l'un dans une salle de musée et de désaffecter au con¬ traire les chapelles qu'ils avaient décorées. Les œuvres de Giotto et d'Angelico participent au culte et ne vivent pas sans lui. Elles deviennent, isolées et vouées à l'admiration, ces cadavres dont je m'étais écarté avec raison, corps inanimés qu'on aime par erreur. Ni r un ni l'autre ne peignit pour le simple plaisir de bien peindre. La perfection plastique devait leur pa¬ raître d'un ordre inférieur. Tous deux voulurent être ces âmes adorantes cherchant à exprimer le plus sim¬ plement non quelque idéal humain de beauté trop achevée, mais cet idéal sans rapport avec l'objet d'au¬ cune admiration. Il y a donc un domaine isolé où, par les mêmes moyens que dans les arts profanes, les hommes s'aventurent ; mais où ces moyens prennent immédiatement d'autres fins. Et ceux qui me reprochèrent de n'avoir rien com¬ pris à Giotto avaient raison, mais contre les raisons 64 MOI, JUIF qu'eux-mêmes invoquaient. Giotto et Angelico sont grands précisément pour ce qui m'empêchait jadis de les comprendre, leur éloignement d'un ordre de gran¬ deur qu'il est aussi enfantin de s'irriter de n'y trouver point que de croire y reconnaître. L'exemple même de ces deux grandes âmes me paraît établir qu'il n'y a nul rapport entre une œuvre à tendances religieuses, ou plutôt entre une œuvre faite pour l'édifice d'un culte, et une œuvre profane si haute qu'elle puisse être. La religion ne s'oppose pas à l'art, mais pas plus ne s'y réduit. Elle est la condition d'un art particulier et qui ne se conçoit pas sans la collaboration du culte. En d'autres termes, l'art purement religieux fait partie d'un organisme complexe dont font également partie tous les arts et en outre la présence humaine, une certaine atmosphère de recueillement, de commu¬ nion, de détachement, une certaine lumière, un certain silence, une participation enfin à l'histoire de l'Église et aux mystères célébrés sur l'autel. Dans ce sens, le sujet est inévitable pour un peintre religieux ; tandis qu'en art pur il est indifférent. Non seulement le sujet mais l'emplacement de l'œuvre. Une œuvre d'art religieux ne peut être isolée, tandis qu'une œuvre profane se suffit à soi-même et ne sug¬ gère rien de plus que sa propre perfection. L'œuvre religieuse est un membre qui communique sa vie à tel corps articulé et lui doit la sienne ; partout ailleurs que dans l'harmonie de ce corps : inerte, incom¬ préhensible. Ce qui ne signifie pas qu'une œuvre d art ne puisse être douée de perfection plastique. Et, lorsque je cherchais en vain à aimer tel Giotto de l'Arena ou tel Angelico de Saint-Marc, je reconnaissais déjà cette DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 65 sorte de grandeur mais sans pouvoir m'y laisser prendre. C'est que leur perfection était plus haute encore. Une œuvre d'art religieux ne joue son rôle que dans' la mystérieuse société qui résulte de l'existence de l'Église et de la communion des âmes. En somme, l'art religieux est une partie de cette grande hiérarchie et s'y subordonne. Et, ce qui le caractérise, c'est d'avoir son objet dans une unité qui le dépasse. Il semble donc que l'art religieux fondamental, celui qui détermine tous les autres, c'est celui qui, imposant sa forme même à la pensée des fidèles assem¬ blés, manifeste extérieurement l'unité de leurs âmes et le caractère de leur communion ; c'est pourquoi, tant que vit une religion, si le caractère des âmes qui la composent et leur conception même de Dieu évoluent, le style de son architecture devrait évoluer aussi. Un temple doit tendre à la perfection plastique même pro¬ fane parce que, se dressant sur la place publique et se montrant à tous les hommes, il existe en soi avant que d exister comme les œuvres de l'intérieur dans l'at¬ mosphère religieuse de la méditation des fidèles. Cette architecture extérieure réalise une plus haute autonomie. Elle doit être l'expression suprême de ce qui constitue l'unité de toutes les œuvres profanes d'un temps — l'essence de leur style, c'est-à-dire du caractère qui distingue les siècles entre eux. C'est le lieu de tangence de l'intérieur, où les âmes et le passé dominent, avec l'extérieur, où dominent la raison et les inquiétudes du présent. Une religion n'est vraiment vivante que si elle ose emprunter aux monuments profanes le caractère par- 5 66 MOI, JUIF ticulier que les besoins du temps leur imposent et que si elle sait être, dans toutes ses manifestations, la plus parfaite et la plus simple. Mais la difficulté est précisé¬ ment de maintenir entre le passé et le présent, entre le visible et l'invisible, ce fragile équilibre que la cons¬ truction même illustre, car, si l'intérieur d'une église est fait de toutes les âmes du passé et si l'extérieur doit être un reflet du présent, comment d'une part maintenir au milieu des architectures constamment transformées une architecture immuable, ou quel moyen de reconstruire sans cesse des églises pour qu'elles demeurent dans le caractère des édifices du | temps, sans du même coup anéantir l'atmosphère que les siècles ont, à l'intérieur, à force de prières, com¬ posée? Ou bien l'architecture religieuse s'immobilisera ou l'atmosphère composée par les générations sera peu à peu anéantie. Peut-être faudrait-il en arriver à la conception d'un ! temple qui développe au cours des siècles les unes autour des autres ses enceintes multipliées et dont la succession des styles offrirait, depuis les constructions extérieures et récentes jusqu'au sanctuaire central autour duquel les cloîtres successifs seraient ainsi venus peu à peu s'agréger, un corps de plus en plus chargé d'âme et de siècles, dont le visage extérieur ne cesserait d'offrir au monde le témoignage de sa res¬ semblance avec lui, de sa présente vitalité. Mais dans quel sens tel tableau profane du Tintoret pouvait-il m'apparaître il y a deux ans plus religieux qu'une scène religieuse de Giotto? DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 67 Samedi. Rencontré sur la route un cochon énorme dans une charrette attelée à deux vaches. Paisible, il pompe sa boue avec l'innocence d'un condamné que la mort va surprendre. Drame entre l'homme et ses bêtes. Un chien qui s'amuse à grimper sur un tas de fumier et redescendre en courant, une poule atten¬ tive et toute droite au seuil d'une porte ouverte, le sacrifice d'un porc étendu sur le dos, ses quatre pattes en l'air, les vaches à la lente démarche et qui vont deux à deux le front couvert d'une toison laineuse ; je parti¬ cipe à de telles scènes avec une surprise émerveillée. En l'absence de toute animation végétale, la vie des animaux poursuit dans la campagne son éternel défilé. A M... « Il est vrai que nous ne nous connaissons guère et pourtant il me semble trouver chez vous, et cest ce qui fait que je vous aime, les qualités que je m'applique précisément à cultiver en moi : un im¬ mense mépris des professionnels, un certain détache¬ ment du monde et le goût de la pureté. « Je suis venu échouer dans une auberge adorable où je me chauffe à force de feux de bois et où je suis abso¬ lument seul. Cela fait une paix que je ne connaissais plus depuis longtemps. Celle de l'hôpital, qui fut bien douce aussi avec cette incertitude des premiers jours et cette impression ensuite d'avoir traversé sans trop Je dommages une espèce de tremblement de- terre (après quoi le ciel qu'on n'espérait plus revoir s'est dé- 68 MOI, JUIF gagé de nouveau), était différente. J'ai des projets de travail et retarde de m'y mettre. J'ai peur. « Je fais pour l'instant une grande tentative religieuse. Je trouve insensé de ne pas la faire loyalement au moins une fois dans sa vie. Est-ce que je saurais ce que c'est que la Chine si je n'y étais pas allé? Toute con¬ naissance purement didactique me répugne. Penser sa vie ne suffit pas toujours. Et puis j'avais besoin de mettre en moi cet élément de contradiction pour me sentir vivre un peu plus vivement. Je déteste la l⬠cheté et elle est si commode ! Ne croyez pas que la foi le soit. Rien n'est plus difficile à acquérir pour moi. C'est fait de continuels sacrifices. Mais c'est précisé¬ ment cette difficulté qui me la rend si chère. Avant de tenter d'autres expériences j'irai donc jusqu'au fond de celle-là. » _ Dimanche. Depuis trois jours que je communie chaque matin, je me sens comme délivré des tentations et d'une I fraîcheur d'esprit inespérée. Ce symbole est admi¬ rable et d'une puissance telle qu'il transforme la nuit en jour et la possession en liberté. Et du même coup, à la messe, au lieu de me sentir distinct de ce peuple ( assemblé, de tous ces paysans pour qui naguère encore je n'avais que railleries, je me trouve parti¬ cipant au même mystère et plein d'un amour sou¬ dain lumineux dans la conscience de notre fervente unité. Toute la messe s'anime comme la vivante célé¬ bration d'une réalité invisible plus réelle que l'autre. Et je demande à Dieu de pénétrer jusqu'au fond de DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 69 moi-même afin que cette terre ne me soit plus que l'image enchantée de son éternelle providence. Lettre au Père G... « Mon Père, je m'en voudrais de tarder à vous écrire et pourtant la joie dont je veux vous faire part est si grande que je tremble qu'elle ne dure ; et j'ose à peine vous en parler. Après maints tours assez fatigants et que j'ai supportés comme un homme valide, je viens de m'installer dans un tout petit village du pays basque dont le paysage d'abord m'avait charmé. Il y avait aussi que l'auberge, déjà ravissante par elle- même, se trouvait à côté de l'église, et qu'ainsi allaient pouvoir se concilier mon désir d'une communion quo¬ tidienne et la nécessité de me ménager encore aux heures fraîches du matin. « Depuis trois jours je reçois la communion après la messe encore un peu trop matinale pour moi. «Je m'y prépare du mieux que je peux. D'ailleurs cette obligation toute nouvelle de me lever tôt pour un objet qui m'était il y a si peu de temps si complè¬ tement étranger, la volonté que j'entretiens de faire cette tentative avec le plus de bonne foi et la plus vive conviction dont mon esprit incrédule est capable, tous mes efforts concourent à ouvrir en moi, devant la grâce de Dieu, les chemins encore obstrués où je m émerveille que déjà II consente à passer. « Il y a, en outre, l'effet de la ravissante église qui est mon église à présent, une vaste nef, un autel juste assez chargé d'or ; et le long des murs trois étages superposés que des balustrades de bois nu entourent. Tout cela 70 MOI, JUIF combiné fit qu'à la grand'messe d'aujourd'hui, la pre¬ mière depuis mon baptême à laquelle il m'était donné d'assister, non plus avec l'intention de refus que j'y mettais jadis, mais dans un esprit tout disposé pour l'émotion du mystère et que la communion reçue au¬ paravant avait achevé de préparer comme un berceau pour un nouveau-né, tout cela fit que soudain, ce ma¬ tin, j'eus pour la première fois l'impression du surna¬ turel révélé, oui, la manifestation presque évidente de l'invisible. Tout un peuple était là chantant avec une ferveur incroyable, et ses chants alternaient avec la voix du prêtre et la grave poésie de l'harmonium. Ce qu'une telle croyance peut ajouter d'arrière-plan à la vie terrestre, je le mesurai soudain, et de quelle épaisseur l'âme s'étoffe. Ainsi je me trouvais dans un état dont j'avoue que, même au moment de rece¬ voir le baptême, même dans les efforts constants que je fis durant ma maladie, je ne soupçonnais guère la singulière nouveauté. J'avais vraiment la sensation de la providence présente parmi nous et en moi. Et du haut de la tribune d'où je participais pour la pre¬ mière fois de toute l'ardeur de mon désir à la simpli¬ cité de ce peuple, je me sentis entraîné dans une ivresse à laquelle jusqu'alors je doutais de jamais prendre part et, du même coup, au lieu de me sentir isolé, me trouvai plongé dans la conscience de notre fervente unité. Ça, c'est l'impression du dimanche, c'est le couronnement des jours précédents passés a m'acharner vers une austérité plus pure. Mais dans ces jours-là déjà quelle impression de délivrance! Sentir dans sa bouche fondre la substance divine, penser qu'elle se mêle à notre propre substance, avant de DÉCOUVERTE DE. L'ÉGLISE 7 t l'avoir effectivement éprouvé j'avoue que je n'en pou¬ vais guère imaginer l'incroyable douceur. Il n'y a pas de doute, je tire de ce Pain quotidien une force que je ne parvenais pas à trouver en moi seul. «Autosuggestion? Peut-être. Et cjue m'importe? Il faut que cette Hostie soit bien puissante pour me déci¬ der si fortement contre moi-même, pour me faire triompher avec tant de joie contre mes tentations les plus basses. Je n'ose croire encore que je suis con¬ verti de fond en comble, je tremble qu'un effet si puis¬ sant ne soit que passager ; mais de toutes mes forces m'éloigne de ce que je fus, bien qu'au fond de moi demeure encore une secrète attirance et que, dans cette inquiétude vaincue, à la fois je redoute et désire de retomber. « Mais tout de même, en deux mois, quel chemin par¬ couru ! Je découvre un pays que je ne soupçonnais pas et déjà m'y trouve à l'aise. C'est comme si Dieu avait attendu au seuil de mon âme que je lui ouvre pour s'y précipiter. A présent je m'efforce pour que la terre ne m'apparaisse plus que le théâtre d'une volonté qui se développe. « Encore une fois j'ai peur que tout cela soit enivre¬ ment des premiers jours et m'en veux presque de vous en avoir fait un récit trop hâtif. Croyez du moins que je poursuivrai pendant les mois qui vont venir avec loyauté et une persévérante application la tentative religieuse pour laquelle sans doute Dieu me ménageait la paix de cette convalescence. « Je tiens un journal et le continuerai au jour le jour jusqu'à l'achèvement de ma conversion défini¬ tive, en souhaitant qu'elle ait lieu. » 72 MOI, JUIF Lundi. Tentations : Je me demandais ce soir si, un jour, même cet enivrement de la communion ne cesserait pas d'agir, comme ça, sans raison, et quand bien même je continuerais de le ressentir. C'est que je ne suis capable d'aucune persévérance véritable et rien à la longue, aucun plaisir si grand qu'il soit, ne me vaut l'absence de tout ce que sa réalité présente implique, comporte et entraîne après elle. Et je me vois très bien ayant éprouvé la vérité catholique et cependant m'en détachant, incapable d'aucune sta¬ tion prolongée, l'âme dévorée d'une inextinguible soif de nouveauté, oui, l'âme emportée au delà des joies les plus vives, au delà des manifestations et des vérités les plus évidentes, par une instabilité frénétique, par un besoin (incapable de s'assouvir) de prendre en face de la vie toutes les attitudes, d'épuiser tous les possibles. Le besoin de réaliser l'absolu en multi¬ pliant indéfiniment les explications du monde. C'est la grande tentation, celle des apparences — le goût satanique des accidents. Je suis condamné à l'inquié¬ tude. Une joie qui ne cesse de me satisfaire engendre forcément et de son excessive perfection le défaut d'elle-même, le besoin de m'assurer, par l'épreuve de son contraire, de la persistance de ma chère faculté de renouvellement. Je suis destiné aux ratages. Je le sais et n'en éprouve pas la moindre déception. Ce n'est pas rater ma vie qui m'ennuie, c'est, dans cette prodigieuse réserve de métamorphoses intérieures, ne pouvoir DÉCOUVERTE DE D'ÉGLISE 73 parvenir à extraire et à m'imposer cette plus complète métamorphose d'une stabilité un peu prolongée. Mais pour l'instant je repousse de toute ma force volontaire la perspective d'un nouveau changement ; et c'est cette immobilité en Dieu — mais déjà le mot d'immobilité m'effraie — c'est ce progrès en Dieu que je désire et que j'exige de moi, et je me condamne à le vouloir par une constance d'exercices dont il a suffi que je me relâche aujourd'hui pour en perdre le fil. Peut-être ne suffit-il pas de communier. Peut-être l'anéantisse¬ ment est-il nécessaire. Et je songe que cet après-midi je me disais que peut- être je n'étais pas si éloigné que bien d'autres d'une révélation visible de Dieu ! Mais ce soir cette pensée de damnation jaillit tout à coup isolée du fond de moi. Après tout, qu'est-ce, me disais-je, que j'obtiens? Cette force contre moi-même, ce n'est tout de même pas la preuve de la vérité d'une religion. J'oubliais d'un seul coup toutes mes poursuites, toutes mes espérances, toutes les possibilités de mon développement dans ce sens, tout ce qui enfin, hier et ce matin même, nourris¬ sait tantôt mon enthousiasme, tantôt ma reconnais¬ sance. Je m'efforce aussi de me rappeler mon besoin de sainteté, que rien ne me semblait plus appréciable. — Promenade dans la montagne. Diversité des formes dans l'unité de la lumière. Je croyais d'abord que la beauté d'une ligne de mon¬ tagne, d'une arête tranchante descendant d'un seul trait vers la plaine, provenait de ce que sa rectitude était signe de son autonomie. Mais c'est aussi fonction Je sa dépendance des formes environnantes. De 74 MOI, JUIF même la grandeur de l'homme dépend de l'autonomie ; de sa propre volonté s'il résume en lui une richesse de j formes extérieures et de pensées diverses dont il a mûri comme un fruit. Il faut vouloir être grand à force d'universalité. Homme stupide, homme au cœur incompréhensible. J'ai grimpé jusqu'au sommet d'une montagne par un étroit sentier de chèvre pour savoir ce que d'en haut il me serait possible de percevoir. A chaque instant je tremblais, car la pente de la montagne à mes pieds même tombait à pic. Et pourtant, malgré la terreur de mon vertige, malgré ma plaie encore ouverte, je suis monté. Depuis que je me suis perdu dans la forêt d'Ànglcor je n'ai pas senti épouvante pareille. A peine regardai-je l'énorme pyramide verte et nue dressée comme un seul bloc et sur qui l'ombre grandissait, ni l'enchevêtrement au delà de la vallée des croupes des montagnes, ni les bouillonnements de ; l'eau dont je me fusse enchanté. Sans délai j'ai dégrin¬ golé la pente, la jambe raide et frémissante. Qu'étais-je donc allé chercher là-haut? Quel besoin de triompher d'une difficulté sans charmes? Me voici maintenant exténué. Prendre la religion au moins dans ces débuts comme synonyme de culte de la vie intérieure. Je lis en ce moment Poisson soluble, de Breton, récit de rêves mais surtout manifestation d'un amour immodéré du mer¬ veilleux, du mystère de la vie cachée, des sources profondes et inconnues de l'être. Telle est pour moi la communion : un secours contre toutes les tentations 1 DÉCOUVERTE DE I, ' É G i, I S E 75 de la facilité, contre l'invitation du monde extérieur, un rappel incessant à me pencher exclusivement sur le fond de moi-même. Le catholicisme est supérieur au surréalisme, en cela qu'il ne nie pas comme lui la réa¬ lité extérieure ; il la subordonne. Quel moyen de la nier sinon par une mutilation injustifiée? Savoir seule¬ ment qu'elle ne nous est rien que le lieu géométrique des corps, l'obstacle à vaincre, la tentation à recon¬ naître et à surmonter. Comment les surréalistes ne comprennent-ils pas le parallélisme de leurs inquié¬ tudes et de la religion? Ce monde est un reflet de l'autre ; comment s'ap¬ puierait-on sur lui? Pascal (un seul Pascal suffit), sen¬ tant que la vie de la raison était bornée, qu'elle ne satisfaisait pas son être dans sa plénitude, chercha la satisfaction des besoins de son cœur. S'attacher à un seul être est indigne de l'infini d'amour qu'on porte en soi. Restait donc de croire en Dieu. Mais, connue Pascal était malgré lui raisonnable et logique, il se trouva obligé de donner aux choix que faisait son cœur des soubassements logiques, des témoignages solides (c'est-à-dire extérieurs), le témoignage des mi¬ racles, celui de l'Histoire : des preuves (?). Et il trem¬ blait de les sentir fragiles. Tout son désespoir vint de l'intuition d'un monde dépassant la raison et de 1 incapacité d'entrer dans ce monde sans la société de sa raison. Cette expérience est définitive et suffi¬ sante. L'erreur capitale des surréalistes est de croire à 1 existence du monde du rêve. Ce n'est pas un monde du reve que nous portons en nous. C'est un monde du cœur. Nos rêves sont encore une forme inférieure de 76 MOI, JUIF notre besoin de nous fuir. Nos rêves ne sont la plupart du temps que les symboles de nos pensées ou des évé¬ nements de l'état de veille. A preuve cette scène violente dans une espèce de tramway souterrain où je me fis prendre à partie par le conducteur, parce qu'au lieu d'être allé dîner dans le wagon-restaurant où il était prescrit de se trouver à telle heure j'étais resté dans une autre voiture pour écrire. Le conducteur se précipita sur moi pour me dépouiller de tous les papiers que j'avais ainsi signalés à son attention. « Il est interdit de prendre aucune note, de travailler pendant l'heure du repas, de porter des papiers sur soi », me dit-il. On était obligé de se rendre au restaurant, bien qu'il fût gratuit. Il est clair que c'était là le symbole de la défense que me fit le médecin (par une lettre à laquelle justement j'ai répondu hier) de travailler pendant les premiers temps de cette convalescence. Il n'y a pas, comme le croit Breton, le rêve. Il y a des rêves ; dont le seul élément commun est une absence : l'absence de lien logique. Mais il y a tout un monde intérieur dont ces images sont les affleurements. Il y a une vie profonde, une vie en Dieu qui ne se conquiert qu'au mépris de l'autre. Breton cite une remarque très juste de Reverdy au sujet de la naissance des images : « Une image n'est pas une comparaison, c'est un rapprochement de deux idées plus ou moins distantes. » Il ne s'agit donc pas pour faire naître des images de réduire son style en suppri¬ mant le plus possible d'intermédiaires. Il faut que ces images se forment d'elles-mêmes en dehors du contrôle de la raison dans la pure liberté de l'imagina- 1 DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 77 tion. « Et plus les réalités rapprochées seront distantes, plus l'image sera juste. » Mais n'est-ce pas là ce qu'on a toujours nommé : l'inspiration , avec en plus la néga¬ tion d'un élément rationnel qui en tout temps fut jugé nécessaire pour la communication aux autres, pour rendre possible une « publication » dont, sans cet élément, on ne voit pas bien la possibilité, ni la raison d'être ? En d'autres termes, le rêve, l'image pure sont d'un usage vraisemblablement très limité, peut-être exclu¬ sivement propre à leur créateur. Au contraire la vie en Dieu est fonds commun. Je me demande, reconnaissant maintenant dans Pois¬ son soluble à chaque instant des rythmes de Maldoror, si, plutôt qu'une étonnante fixation de rêves, il ne s'agit pas d'un pastiche, bien que plein d'images retentissantes, d'un pastiche de Maldoror. C'est d'ail¬ leurs encore un sous-domaine de la raison puisque les phrases sont construites selon les règles de la gram¬ maire habituelle, avec un sujet, un verbe et des com¬ pléments. Si vraiment il y a au fond de nous un royaume d images pures, sans aucun rapport avec l'ordre du monde, comment sera-t-il jamais possible de les expri¬ mer au moyen du langage des choses visibles? Il fau¬ drait maintenant inventer la langue absolue du rêve et peut-être douée d'une nouvelle logique. A moins quelle soit soustraite à toute logique, auquel cas il faudrait non pas seulement réussir à l'exprimer, mais trouver les gens qui en dormant vous écoutent. Com¬ bien j'avais raison d'appeler le dadaïsme au moment Je sa naissance un romantisme exaspéré. A partir du 78 MOI, JUIF moment qu'ils veulent se communiquer, les surréalistes se contredisent, et se détruisent. Au lieu de publier ils devraient plutôt passer leur vie à dormir. Ainsi, de quelque côté que je me tourne, je ne ■ trouve que dans la religion la possibilité de communier avec le mystère. Il reste aux poètes de tenter une poésie plus dégagée de la logique que ne l'est la poésie d'habi¬ tude, mais qui, si elle n'exprime pas Dieu, n'a vrai¬ ment qu'une bien précaire raison d'être. Exprimer l'absurdité personnelle pour elle-même n'intéresse que celui qui l'exprime. Ce qui importe, c'est d'ex¬ primer pour le faire adorer le mystère surnaturel — prophéties aux images de flamme — apocalypse de fin du monde. Le merveilleux n'est toîérable que s'il n'est pas un jeu purement gratuit ; sinon il est aussi vain — et pour les mêmes raisons —- que les romans et les pièces de théâtre qui peignent les accidents de l'existence. Ce n'est pas en exprimant ses rêves qu'on remédie au peu d'universalité de la littérature, C'est en substituant résolument le besoin de com¬ munion au besoin de se distinguer. Breton se plaint de la pauvreté des romans. N'est-il pas admirable que, dans ses poèmes, les mots résultent si exclusivement de l'arbitraire de l'auteur (qu'importe que ce choix soit inconscient?) qu'à la place de ceux que l'auteur a choisis mille autres conviendraient aussi bien. Rien ne prouve que seul le mot choisi par l'in¬ conscient convienne. Ainsi ce n'est pas le surréalisme qui nous lavera de l'arbitraire des plus plats roman¬ ciers. Faut-il une transfiguration de la vie, la trans¬ position des faits réels de la conscience ou du monde dans le domaine de la pensée pure ou dans un DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 79 autre? Il faut plutôt un art capable de décrire une sorte de géométrie surnaturelle des aventures de l'es¬ prit. Il faut à la fois une grande rigueur d'observation et d'analyse et une grande habileté pour en déchiffrer la raison. Sans la quatrième dimension, qui est le lyrisme métaphysique, l'aveu d'un arrière-plan, la reconnaissance d'intentions surnaturelles (Fatalité, Dieu, Inconscient), rien n'a de substance. Il faut faire sentir de nouveau le doigt de Dieu, faire évoluer les événements selon le plan invisible et mystérieux qui détient leur unité, qui les rassemble et les fait avancer comme les formes variées d'un paysage, dans l'unité de la lumière mobile où ils se meuvent ensemble. Ce qui constitue la beauté d'un tel paysage, c'est qu'il soit dans toutes ses parties réuni par la pureté de cet air où la lumière sans cesse avance et les fait avancer. Oui, de là vient qu'un paysage de montagnes n'est beau que vu de haut, quand toutes ses parties s'animent par la grâce du mouvement où leur immobilité dis¬ paraît et qui les entraîne toutes comme l'eau vers la mer et la mer dans la mer à leur commune fin, dans le rythme de la lumière auquel elles se soumettent unani¬ mement, et qui les entraîne ainsi vers la nuit (sensible dans l'éclat même de midi, comme la menace encore cachée et toujours suspendue — invisiblement pré¬ sente et mystérieusement incarnée — de leur commune destruction). C'est par ce mouvement de la lumière qui baigne toutes formes que le plan divin se révèle dans un paysage de montagnes, comme il est immédia¬ tement dans l'eau qui court, dans la mer qui remue, et par la volonté (toujours tendue vers son but) de 80 MOI, JOIF l'esprit créateur dans les phrases d'un livre, dans les ! couleurs d'un tableau, dans les volumes d'une archi¬ tecture et les notes d'une symphonie. Il faut que le but, où viendront s'échouer tous les éléments d'un ensemble, soit à la fois inconnu et déjà pressenti, que toutes les parties y tendent d'un rythme que nul obstacle ne saurait arrêter. La puissance irrésistible de cette force unique qui entraîne tous les éléments du monde, voilà Dieu ; et nulle force ne lui est comparable pour donner à une œuvre sa vivante grandeur. L'invisibilité de cette force à quoi tout se soumet trouve son image la plus approchée dans la puissance d'un torrent. C'est cette force seule qui constitue le secret de la beauté où qu'elle soit, et c'est à la faire agir dans leur œuvre que les esprits les plus puissants se sont toujours acharnés. Nulle œuvre n'est grande si elle ne comporte cette part d'action unique et secrète : « Vous êtes un Dieu caché. » Il n'y a de beauté que par la révélation du mouvement irrésistible qui entraîne les choses vers leur fin. Il n'y a donc d'art que finaliste. Telle la beauté dionysiaque. Peut-être la beauté dite classique n'est-elle que l'expression de cette force un instant arrêtée et qui se contemple dans son équilibre pré¬ caire. Mercredi. Peut-être ce qui fait la beauté de ces montagnes est que, dans l'unité de la lumière qui enveloppe leurs formes, la suggestion d'une fin commune se dessine, l'indistinction de la nuit vers laquelle elles marchent. Ce qui importe en toute œuvre de la nature ou DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 81 de l'art ce n'est pas l'apparence ni aucune harmonie qui s'en tiendrait à soi, mais la force cachée qui se sert des apparences pour figurer son mouvement et sa fin. J'ai terminé Poisson soluble qui me semble un pro¬ duit de l'imagination aussi gratuit que les romans et pièces de théâtre justement condamnés par Breton, d'une logique plus ou moins souveraine ; gratuité, incommunicabilité, inspiration de Maldoror — j'en reconnais tous les défauts et pourtant n'ai pu m'em- pêcher de le lire jusqu'à la dernière page. Ce n'est décidément pas un de ces livres qu'il suffit de par¬ courir, alors que tout en lui tendrait à faire croire que, les phrases n'ayant aucun rapport apparent entre elles, on peut aussi naturellement passer de la pre¬ mière à la huitième qu'à la seconde. J'ai vraiment éprouvé le besoin de suivre les fils, je n'ose dire la pensée, de Breton. Et le plus beau, c'est que je n'y ai rien compris — qu'il n'y a rien à comprendre. Comme de Capitale de la Douleur, une atmosphère poétique émane du simple rapprochement des mots, sans que l'intelligence soit le moins du monde engagée ; un plaisir très particulier résulte d'une lecture qui n'aboutit à aucune compréhension. On chercherait, après avoir fermé le livre, ce qu'on se rappelle. Il res¬ terait quelques images à peine déterminées, quelques taches plutôt que des formes, quelques mots plutôt que des taches. C'est comme si ces mots avaient acquis une nouvelle apparence du fait d'être entourés d'autres mots qui, d'habitude, ne les accompagnent pas. C'est vraiment une impression de rêve qui se dégage, grâce 6 82 MOI, JUIF à l'imprécision où flottent les quelques mots précis que conserve le souvenir. Oui, c'est une espèce de culture, au milieu des halos impénétrables, de quelques fleurs, dont l'éclat se multiplie de la buée où elles sont prises. Et c'est un plaisir absolument étranger à ceux que valent les autres livres, les poésies mêmes de Villon à Baudelaire, où l'élément logique enlève, semble-t-il, de leur pureté aux mots. Ici, les mots n'ont plus d'autre raison que d'être. Non seulement il ne s'agit pas de prouver, il ne s'agit même plus de peindre. Quand un tableau semble commencé, brusquement il disparaît, englouti dans on ne sait quelle trappe, et un autre s'y substitue aussitôt. Autant que le plaisir des mots, il y a donc une sensation de mystère, du fait de ces remplacements inopinés ; et un mystère accru de ce que l'auteur ne s'en inquiète pas. L'acceptation tran¬ quille du chaos. Le plaisir de n'être plus qu'un absurde cinéma vaut un enivrement de l'esprit qui s'augmente de ce que ce cinéma ne met plus en scène que des décors j sans épaisseur. Il n'y a plus de matière comme dans les histoires réelles. Tout est décors, tout est couleurs, i tout est artifices. En somme, la féerie n'a plus d'acteurs de chair et d'os. Elle a des mots qui, de temps à autre, s'ouvrent des chemins inattendus dans l'esprit. C est une féerie purement spirituelle, mais qui s'est désin¬ carnée au point que l'esprit même où elle se joue re¬ connaît une discontinuité que la logique d'habitude essaie de masquer en plâtrant les intervalles. C est l'enfance qui nous est ainsi rendue, absurde, pleine de rêves et confinant à ce qu'on nomme en général « folie ». Comment donc une telle incommunicabilité devient* «■■■M DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 83 elle communicable? Au fond, je ne crois pas que l'es¬ prit s'attache à ce qui lui est-raconté. Il retrouve dans l'étrangeté du chaos qu'on lui présente une image de son propre chaos. C'est plutôt à la manière d'une délivrance que ces incantations agissent. Ce sont des formules de sorcellerie grâce auxquelles les puis¬ sances refoulées de l'âme reçoivent un peu de jour et croient qu'elles vont être déchaînées, qu'on s'occupe enfin d'elles, que l'envoûtement va finir. Peut-être dans cette inondation de mots purs, l'esprit retrouve-t-il aussi des mots dont il ne se sert pas souvent et qui, en même temps qu'ils se reprennent à vivre, raniment les circonstances où ils furent découverts. Il n'y a donc pas seulement une suggestion du mystère, il y a aussi une impression de fraîcheur retrouvée. Féeries intérieures, délivrances enfantines, le monde, grâce à ces mots vierges, reprend le visage qu'il possédait dans notre enfance avant que le besoin de communiquer, d'expli¬ quer, de comprendre, nous eût fait recourir au plâtre épais de la raison. Ces poèmes, ce sont des maisons naturelles, celles de fumée, où nous nous imaginions jadis pouvoir vivre et qu'il nous suffisait d'imaginer pour les croire édifiées. De tels livres ne s'adressent pas à nos facultés de comprendre, mais à la sympathie de nos souvenirs étranglés. C'est certainement une des formes de la beauté, la découverte de notre puissance intérieure dégagée de tous les ornements dont nous passons notre vie à la charger. Mais cette beauté n'est pas dans l'œuvre. Elle est dans l'esprit de celui qui la lit. Le surréalisme ou recours à la réalité imaginative n'a d'existence qu'en lame du lecteur. Ainsi, par un étrange retour, l'incom- 84 MOI, JUIF municabilité que je croyais trouver dans cette litté¬ rature s'accompagne d'une beauté qui ne naît que dans son propre écho, c'est-à-dire d'une beauté qui varie et se multiplie à mesure qu'elle se communique, ou plus exactement encore qui est aussi diverse que les puis¬ sances qu'elle délivre dans l'esprit de ses lecteurs. Ce sont des œuvres très différentes de toutes celles de la littérature ordinaire, en ce sens qu'elles n'ont pas de valeur propre. Elles existent en tant qu'étincelles et ne prennent d'éclat qu'en proportion de la richesse des esprits en qui elles éclatent, bien différentes par conséquent d'œuvres ayant pour but de convaincre. Ce sont plutôt des peintures que des œuvres littéraires, des musiques que des peintures, l'élément logique me paraissant en fin de compte indispensable à la défi¬ nition d'une œuvre littéraire. Musique de l'inconscient et qui a le mystère, le charme et l'imprévu des musiques sans objet. Elle agit d'ailleurs plutôt par arrachements accidentels qu'avec continuité, et ce sont ces intervalles pendant lesquels la communication est coupée entre la poésie et le lecteur qui jouent le rôle, décidément inévitable, de la logique. C'est la logique à rebours et pour ainsi dire le négatif immatériel dont le positif ne sera pas tiré. Le premier état de la pensée, la sus¬ pension avant l'incarnation définitive et le refus de cette incarnation. Image du passé, image des premiers pas du passé, image de nos premiers étonnements, vestiges de notre première rencontre du monde, ruines en nous du mystère que la poussière avait cou¬ vertes, ce sont les balbutiements affolants d'un paradis qui ressuscite. Et cela a la beauté des éclairs dans une nuit épaisse, par le moyen qu'emploie le cmema DÉCOUVERTE DE I, ' É G I. I S E 85 pour faire sortir les unes des autres des images sans lien. Puissance des arguments de Bossuet pour établir la divinité de l'Église. Il est évident que ceci est d'un autre ordre, tout de même supérieur à Poisson soluble. Le plus grave défaut de Poisson soluble, c'est d'être encore de la littérature et qui n'engage que l'esprit. Je commence les Pages choisies de Nietzsche sur la route de Cambo. Livre de plein air. Et déjà m'émer¬ veille de cette solitude où il n'a pas cessé de s'enfoncer. Ne fais-je pas, en ce moment, des efforts analogues et contraires? Ai-je tort? Ai-je raison? Que penserai-je de moi dans dix ans? Je remarque que certaines lignes de montagnes sont belles, celles qui vont d'un trait décidé de leur nais¬ sance à leur sommet, comme exprimant par leur pure direction une volonté spirituelle, tenace et irrésistible. D'autres n'éveillent aucune émotion. Elles se four¬ voient, se compliquent — l'esprit n'y est lisible dans aucun trait de netteté. Mais pourquoi cette énorme fumée qui emplissait tout à l'heure la gorge de la Nive, à hauteur du sommet des montagnes, qui jaillissant indéfiniment de der¬ rière un contrefort du second plan, comblait de ses épaisses bouffées toute l'ouverture du défilé, pourquoi cette large fumée me donnait-elle aussi l'émotion de la beauté? Le rythme est répétition de formes — comme une tentative renouvelée, un essai qui se complète peu 86 MOI, JUIF à peu ; et il se trahit jusque dans les volutes de cette fumée. C'est l'affleurement de cette volonté cachée, la manière dont elle livre ses efforts avant d'aboutir à sa fin. Jeudi. Parce qu'hier le vicaire, qui me donne tous les jours la communion, était malade et dans un tel état qu'il était certain de ne pouvoir encore aujour¬ d'hui célébrer sa messe de huit heures (ma santé ne me permettant pas d'aller à celle trop matinale du curé), je suis resté dans mon lit, ravi de ce prétexte pour paresser. Et voici qu'après avoir déjeuné j'entends des cloches inattendues qui viennent me dire qu'un prêtre est en ce moment devant l'autel. Mais, comme il est trop tard pour que je puisse communier, je ressens chaque coup qui retentit comme au fond de mon cœur, Je n'imaginais pas que de manquer de recevoir la com¬ munion par ma faute dût me valoir un remords si dou¬ loureux. C'est comme la sensation d'une journée perdue. Ai-je déjà pris l'habitude de ne pouvoir commencer ma journée sans avoir reçu la bénédiction de l'Esprit? Suis-je déjà si véritablement engagé dans le domaine de Dieu? La régularité de mes dévotions me semble à ce point insérée dans mon être qu'elle me tient plus déjà que le charme du lit et la coutume désordonnée de ma fantaisie. J'ai besoin en ce moment de l'Hostie comme de manger. Et si les plans de la Providence étaient que non seu¬ lement le salut du monde vînt des Juifs, mais le salut DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 87 même du christianisme dont ils sont les seuls occiden¬ taux à n'avoir pas épuisé la vertu? Ainsi s'achèverait par leur conversion cette admirable propagation de la foi catholique, son dernier couronnement. Il faudrait pour cela qu'à travers les Juifs le chris¬ tianisme retrouvât ses origines, Il est décidément impossible de laisser les peuples dans l'état de souffrance sans consolation où le capi¬ talisme les réduit. Il faut que par les Juifs le peuple rentre dans l'Église et que l'Église sorte des États. Il n'y a de salut que dans cette union de l'Église et des opprimés. Ce qui est beau dans la nature, c'est l'insistance d'une forme. Telle crête écumeuse du torrent n'arrê¬ terait pas le regard, ni telle autre à quelque distance, si elles ne se répondaient l'une à l'autre. Toute insis¬ tance est belle, qu'elle prenne la direction rectiligne d'une arête de montagne, la forme brisée d'un arbre centenaire ou qu'elle rebondisse en cascades sur toute la largeur d'un torrent. La beauté d'un paysage n'a peut-être rien de com¬ mun avec ce qui est l'élément de la beauté littéraire. Et pourtant, ici et là, je distingue la similitude d'une puis¬ sance intérieure qui s'efforce à se manifester. Peut-être l'essence de toute beauté est-elle la suggestion d'une conscience par la répétition des formes. Vraiment, je tiens pour impossible de goûter Angelico sans un entourage de dominicains et le décor de leurs robes blanches ; Giotto sans les costumes franciscains. Ces deux grands hommes firent un art spécifiquement 88 MOI, JUIF catholique, indispensable à tout un ensemble dont à son tour il ne pouvait ni ne peut plus se passer. Je songe à ce propos à ce que me dit Claudel : que jamais il n'était allé visiter aucun lieu que si l'occasion lui en était offerte par les exigences de son métier. Aller voir pour voir est aussi inepte que d'isoler dans un musée ce qui n'a de vie que dans une église et de transformer en curiosité le fragment d'un tout qu'on a détruit, un élément indissolublement lié aux éléments environnants de l'univers. La faiblesse de l'art d'aujour¬ d'hui, c'est qu'il n'a plus de destination, plus de centre autour duquel cristalliser. Il ne s'agit pas pour l'artiste de vouloir édifier. Il n'y a pas d'art moraliste. L'art suggère toutes les vertus quand il est au point le plus haut de lui-même. La morale, pour l'art, c'est sa perfection technique. Je reviens à cette question, que je me posais l'autre jour : pourquoi les tableaux du Tintoret par exemple, en dehors de tout sujet religieux, me paraissaient, avant ma conversion, plus religieux que tels tableaux d'Angelico, qui alors me semblaient pleins de niai¬ serie? Et si la peinture religieuse se passe de sujet? L'idée qu'une peinture catholique fait nécessairement partie d'un tout dont elle ne peut être détachée m'explique que, détachée, une peinture d'Angelico soit privée de sens, tandis qu'une peinture détachée du Tintoret garde un sens, suggère la présence d'une volonté, s'insère dans un univers qu'elle se constitue à soi-même. N'était-ce pas là encore, bien qu'inconsciente, manière catholique de raisonner : le sentiment dune interdépendance universelle? A partir du moment ou DÉCOUVERTE T) E [, ' É G L I S E 89 les artistes ne furent plus soumis à la pensée catho¬ lique, ils cherchèrent à faire des œuvres qui fussent à elles-mêmes leur architecture ; et comme, après tout, la religion n'est que l'expression architecturale du monde, les architectures qu'ils arrivaient parfois à constituer sont plus religieuses que les œuvres détournées de leur destination primitive. Je confondais donc deux termes et jugeais religieuse une peinture pour cette raison qu'elle était architecturale. L'architecture de la reli¬ gion n'est qu'une partie de la religion. La commémo- raison des morts et en somme la communion des saints, c'est-à-dire la célébration des âmes avec leurs mérites particuliers, exigent peut-être que les accidents de l'histoire de l'Eglise soient célébrés. Mais ne sont-ce pas plutôt les vertus de l'âme que les accidents où elles s'expriment? Et n'est-il pas concevable que toute œuvre exaltant l'âme (fût-ce une parfaite géo¬ métrie) révèle plus de vérité religieuse qu'une peinture anecdotique, malgré ses bonnes intentions? Toute pein¬ ture tendant à l'a glorification de l'esprit est immé¬ diatement et sans l'intermédiaire d'aucun commentaire réaliste une peinture religieuse. Et je concevrais très bien que telle direction de ligne, telle coloration, évo¬ quât pour moi la charité, telle autre la patience, mieux que la scène du Bon Samaritain ou que tel martyre épouvantable supporté par un saint. Mais cette limite que j'imagine est un idéal à peu près inaccessible ; et il semble que, si une telle œuvre dût éveiller un sen¬ timent particulier, il fut assez nécessaire qu'elle repro¬ duisît une scène où ce sentiment est exalté. Cependant, du même coup, je m'aperçois que je reconnais aux actes une fonction morale, alors qu'en vérité un esprit 90 MOI, JUIF vraiment religieux a dépassé la morale et ne cherche plus dans les manifestations religieuses qu'une exci¬ tation à la vie intérieure en laquelle toutes les « vertus morales » viennent se résumer ; et par suite un tel esprit trouve dans une belle œuvre quelle qu'elle soit, j'entends dans une œuvre dégagée d'anecdotes, une plus grande excitation que dans toute représentation anecdotique. Il reste que la religion doit tendre non seu¬ lement à l'exaltation d'une ou de quelques âmes par¬ ticulièrement détachées, mais à l'édification d'une masse qui n'est sensible qu'à des formes précises tant du Beau que du Vrai. Sans exprimer d'une manière réaliste les vertus qu'il est chargé de peindre, un artiste doit donc, s'il concourt à la décoration d'une église, incarner ces vertus dans des scènes lisibles. Il faut que l'œuvre plas¬ tique ne provoque pas seulement l'admiration, il faut qu'elle délivre l'amour. Telle est la limite entre l'art profane et sa perfection et la perfection de l'art reli¬ gieux. Dans l'art religieux l'être tout entier est engagé et il ne l'est qu'à la condition qu'il soit fait appel non pas seulement à ses facultés intellectuelles, mais au sentiment qu'il a d'être inséré dans la grande aven¬ ture de la terre. C'est en tant que nous y sommes mêlés que nous sommes religieux, en tant que nous avons pris parti dans telle ou telle circonstance. line s'agit pas de « Bois sacré » ou de « Doux pays », il s'agit de la manière dont nous contribuons et dont d'autres ont contribué à l'édification de l'Église — à la mani¬ festation. par tout notre être physique, de 1 esprit. Et plus j'y songe, plus il me paraît incompatible avec un art religieux de célébrer seulement soit les scènes ou l'esprit n'a pas de part, soit l'esprit en dehors de toutes DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 91 (formes. C'est en quoi le réalisme chrétien, par lequel l'esprit se manifeste, est plus complet que toute autre doctrine au point de vue même esthétique. C'est toute la terre et toutes les scènes de la terre qui sont inté¬ ressées à la célébration des mystères. Toute scène réelle n'est que la figure d'une réalité supérieure. Une nature morte de Cézanne, une peinture cubiste n'est pas faite pour l'église : elle ne déchaîne pas l'amour de Dieu. Elle fixe en sa propre perfection l'admiration de l'ama¬ teur. L'art d'église ne peut être un art d'amateur. Mais toute maternité, par exemple, si elle atteint à l'universel, devient, sans même que l'auteur l'ait voulu, une Vierge et l'Enfant. Ce qu'il faut peut-être finir par penser, c'est que toute scène religieuse n'est que la limite idéale d'une scène profane, sa perfection dans l'amour ; peut- être un prototype séparé de sa figure par des espaces infinis, transparents et impénétrables. Une peinture n'est pas religieuse à partir du moment où elle est morale, ni où elle est édifiante, ni où elle est sugges¬ tive. Elle le devient si elle parvient à la perfection dans l'amour. Le Bon Samaritain, la Cène à Emmaûs, sont nécessairement plus religieux que la Bethsabée >. ou la Viande de boucherie dont la perfection s'arrête à soi. Une peinture religieuse à égalité technique avec une peinture profane est enrichie de tout le mystère que la religion lui confère. Une peinture n'est religieuse qu en proportion du mystère divin et non pas seulement de la beauté apparente qu'elle comporte, une peinture est religieuse en proportion de ce qui y est passé et de ce qui y transpire de la perfection divine. C'est pour¬ quoi le judaïsme intact, où Dieu ne s'est pas incarné, est incapable d'engendrer aucun art. 92 MOI, JUIF De même faut-il distinguer l'état d'âme religieux et la pratique religieuse. Celle-ci quand elle implique l'autre est d'une perfection supérieure, en proportion des facultés qui y sont prises. Il faut tendre non plus à spécialiser nos facultés et nos émotions, mais à nous universaliser le plus possible, à nous engager le plus complètement dans l'aventure de notre cœur. Il ne faut pas qu'il se mêle à l'art d'intentions morales, il faut qu'il atteigne à sa signification morale en s'affirmant acte de foi. Et il ne peut être tel que si l'artiste recherche la perfection plastique dont il est capable et surtout l'intensité dans l'évocation candide du mystère. La peinture religieuse est une peinture de l'éternité à base d'un sujet auquel l'artiste humble¬ ment se soumet ; à la différence des artistes profanes qui dominent les leurs. Mais là encore il ne peut s'agir que de « tendances ». Vendredi, J'ai imploré de Dieu, ce matin, après la commu¬ nion, qu'il ne borne pas sa grâce à me maintenir dans cet état de pureté dont je touche la fragilité effrayante et tout de même l'essence surnaturelle, mais qu'il me donne cette violence en lui, qu'il exerce cette emprise effective ; et qu'il ne s'agisse pas pour moi seu¬ lement d'un tout-puissant symbole. Enfin qu'il me prosterne sous l'évidence indubitable de la vérité évangélique. Car, bien que je ne puisse pas me passer des sacrements, bien que je lise avec une volonté absolue de me convaincre et le Credo et tant d autres prières, où la divinité du Christ est affirmée et que, du 1 D É C 0 0 VERTE DE L'ÉGLISE 93 même coup, je l'affirme, toutefois je crois plutôt à la possibilité de tous les mystères évoqués qu'à leur réalité effective dans le passé. Posant comme une évidence la Toute-Puissance divine et l'ignorance infinie de laraison, je ne nie pas que l'invraisemblable ne soit admissible. Les miracles ne me gênent pas. Mais je ne parviens pas à m'assurer qu'ils aient eu lieu. Peut-être me fau¬ drait-il le témoignage concordant de mes sens? Ce qui est certain, c'est que je ne suis pas encore à ce point de charité parfaite où la foi est si forte que l'âme qui en est embrasée est capable de consacrer à son service toutes les minutes de sa vie et de l'offrir sans aucune difficulté. C'est à cet absolu don de soi que j'aspire et dont je suis certainement encore incapable et qui marquera lorsque j'en serai capable — et à ce moment- là seulement — que la foi m'est mêlée, que je me con¬ fonds avec elle et, pour tout dire, que je crois substan¬ tiellement. •l'implorais de Dieu qu'il me fît goûter cette perfec¬ tion sans défaut de l'amour. Sans doute, pensais-je, ne suis-je pas fait pour la littérature tant que pour l'amour de Dieu. A preuve le peu de soin que je prends de rien publier, le peu de souci de ma réputation littéraire, mon éloignement de ce monde ; et, au contraire, l'insis¬ tance et la joie avec lesquelles je m'enfonce dans la solitude pour la poursuite de Dieu. Il y a là un signe certain de mes penchants les plus forts, la marque de mon inquiétude sacrée. Je cherche la forme sous laquelle Dieu ne soit pas seulement assimilable — mais sous laquelle il puisse me posséder indéfecti- blement, tuant en moi toute volonté contraire, mes propres inclinations et le désir de tout autre objet 94 MOI, JUIF que de confesser, au prix de ma vie, la gloire de son Nom. Forêt entre Capbreton et Hossegor. Pins à l'infini. Et pourtant de cette foule qui se répète, aucune beauté ne se dégage. Il ne suffit pas d'une multiplication touffue de i formes identiques ; mais que de leur répétition s'en- ; gendre un corps aux membres ordonnés. Quels seraient le plaisir et la raison de ma volonté de connaissance si elle ne devait aboutir au sacrifice de moi, à l'embrasement de tout mon être? En somme, au : mépris absolu de toutes mes faiblesses, à l'amour absolu? j Article de Moussinac sur le Cinéma. Moyen d'action collectif, celui peut-être de la future révélation. «Magni¬ fique force d'unité humaine ». 30. Délivré des charmes de l'Action Française, j'hésite à présent au seuil d'un certain communisme. Plus j d'un pourrait en faire autant. Les extrêmes d'un certain point de vue sont de même nature. Deux amours se partagent toujours inégalement notre cœur; pour notre pays ou pour l'univers. Si l'on est dispose à aller jusqu'à l'extrême de l'un ou de l'autre, on peut aussi bien aller à l'extrême de l'un que de l'autre. Us sont leurs négatifs réciproques. Rentré hier soir, après deux jours passés à me pro¬ mener. j'étais plein de tristesse, et comme désoriente DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 95 dans une immense fatigue, ne comprenant plus rien de ce qui me fait choisir cette vie sans douceur, cette réclusion dans un village perdu. Je redoutais d'y reve¬ nir. De quelle fragilité dépend cette orgueilleuse retraite ; et mes décisions les plus graves, un fil si mince les retient-il à moi? Cependant ce matin, parti tôt de Biarritz, ayant feuilleté un livre, parcouru l'Humanité, je m'étais à la fois enthousiasmé pour le communisme et irrité contre lui, plein de mépris pour ses procédés, plein de sym¬ pathie pour sa violence où je sens une énorme vitalité, à la fois choqué du honteux abus de confiance qu'ils font de la crédulité de leurs lecteurs et attiré par ce que j'y sens tout de même de foi et d'appétit. Je suis arrivéà I..., impatient de reprendre ce cahier, d'y noter toutes les pensées qui m'agitaient, sentant bien de nouveau que c'était là ma vraie vie et qu'après tant d'efforts pour construire une œuvre de « littérature » il fallait bien m'avouer que cela seul m'importait : clarifier ma pensée, la désembroussailler pour y trouver enfin un équilibre au moins provisoire, grâce auquel atteindre à la vraie possession de moi, à la possibi¬ lité de me sacrifier corps et âme. Oui, en avançant a travers champs, je sentais que tel est vraiment mon besoin, je n'ose dire désormais, et pourtant je le crois, inéluctable : réunir toutes mes puissances en un seul faisceau, atteindre à ma totale unité par le refus de tout ce qui en moi n'est que du monde et être capable de me. jeter sans l'ombre dun souci personnel pour me retenir, m'étant enfin lavé de tout égoïsme, dans une propagande active de mon impérieuse pensée. Et combien je sentais alors 96 MOI, JUIF que rien hors de cette poursuite ne peut compter, j Ai-je jamais comme aujourd'hui mesuré à quel point j'étais lié, prisonnier, livré à ma vie inté¬ rieure, possédé par elle, incapable de m'en dégager et enfin, après tant d'années où je la cherchai vai¬ nement ailleurs, m'étonnant de ne jamais pouvoir l'y trouver — englué dans une passion irrésistible : celle de ma vérité, de mon unité et de la soif de ! Dieu. J'assistai ce matin à la messe tout troublé et tour¬ menté par la proximité de jeunes chairs dont le désir recommençait après une accalmie de dix jours de : s'insérer de nouveau, de s'agiter au fond de moi. Face à l'autel où le prêtre disait sa messe, je m'efforçais de faire taire cette obsédante invitation et sentais en ! moi deux termes inconciliables, deux centres autour i desquels tourne toute ma vie : le désir sexuel et le besoin ; de Dieu ; dont l'un ne s'accroît qu'aux dépens de l'autre, Entre les deux il faut choisir ; toute conciliation est j interdite. Et je me demandais si ce n'était pas simple j effet d'un préjugé que cette épouvante de la chair ! et si vraiment par nature elle était l'ennemie de la vie j intérieure, et pourquoi? Et je ne trouvais d'autre rai- son que dans l'absolu de leurs exigences réciproques. Ce n'est point par simple morale humaine que la vie en Dieu exclut tout plaisir charnel, c'est parce que tout plaisir charnel tend à s'emparer de l'âme avec j la même avidité impitoyable et dévorante, avec la j même ardeur d'absorber l'être dans sa totalité que l'amour de Dieu. Dieu et le monde ne sont inconci¬ liables que parce qu'ils tendent également à se porter DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 97 jusqu'à l'extrême de leur cupidité ; mais l'un c'est pour racornir l'âme et la réduire à la mesure du monde, l'autre c'est pour en faire s'écrouler les parois et l'ac¬ croître jusqu'à l'extrême limite d'un amour où tout égoïsme est dissous et toutes misères enflammées... C'est pour cela qu'il faut lutter pied à pied contre le péché, contre tout péché, et que tous les comman¬ dements de Dieu et de l'Église doivent être observés comme les seules défenses dont nous disposions pour nous garder du mal. Non pas par souci d'une morale sociale, comme le veut le protestantisme, mais par exigence de la vie intérieure, dont tous les progrès sont fonction de notre pureté et qui joue avec la vie du monde un perpétuel jeu de balançoire dont notre paix est le gage et l'enjeu. Quand on a compris cela, qu'on participe à ce mystère de notre double nature, il n'y a plus moyen d'échapper à l'obligation de prendre parti. Dieu en nous est un facteur permanent de contradiction, le pôle de notre âme que nous ne mépri¬ sons pas en vain ; et si, autour de lui, nous nous met¬ tons à tourner, nous ne connaissons plus la lâcheté du repos, du plaisir, de toutes les attitudes commodes. Notre paix devient précisément fonction de notre lutte continuelle, elle en devient la récompense et du même coup se trouve être l'occasion d'un redoublement du combat. C'est cela qui m'apparut enfin dans toute son effrayante et impitoyable cruauté, ce matin, dans 1 église de Bayonne où j'implorais Dieu de me rendre détestable la douceur charnelle qui m'attirait encore avec des voix d'anges. H y a vraiment en nous le « bien » et le « mal », et 1 obligation de choisir, et l'incompatibilité de l'un et 7 98 MOI, JUIF de l'autre, et la possession par l'un ou par l'autre, et | encore l'obligation du sacrifice de l'un pour la libre exaltation de l'autre. Un combat permanent et auquel ! la plupart des hommes n'échappent que par une ignorance infinie et déconcertante. Je le disais à F..., puissant homme d'affaires, et malheureux aujourd'hui de ne pouvoir se consacrer à ce qui au fond de lui s'agite et le trouble : l'in¬ quiétude de Dieu et la vie pure. Je lui affirmais que ; nous disposions tous de notre bonheur—mais ce n'est j pas à n'importe quel moment de la vie, c'est au début; car chaque pas engage l'autre et, une fois pris dans l'engrenage, la difficulté d'en sortir ne cesse de s'ac- ; croître. Le moment de choisir est au début et il faut alors savoir ce qu'on préfère, si c'est Dieu et rien d'autre, | ou tout le reste : gagner une fortune, se faire un nom. Bonheur, gloire, prospérité, les trois aspects menson¬ gers du mal, les trois formes de la tentation des ' médiocres. L'égoïsme, au contraire, est parfois la fausse appa¬ rence que prend aux yeux mal éclairés l'amour trop exigeant de Dieu, cet égoïsme que jadis je me repro¬ chais (comme si je ne pusse comprendre que mon éloignement de l'amour, mon incompréhension absolue de l'amour humain, ma stupeur devant deux êtres , s'attachant l'un à l'autre, ma haine de l'argent et mon peu de souci des gloires temporelles, ma si facile accep¬ tation de l'insuccès, le peu d'ennui que j'avais de ne pas trouver d'éditeur, de m'entendre dire que je n'en . trouverais jamais et ma persistance à cultiver néan¬ moins un genre impubliable, voué comme Nietzsche au silence des déserts, que l'exclusive inquiétude de mon DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 99 unité étaient des indications suffisantes sur la véri¬ table nature de cet égoïsme). Et hier, en face de ces gens discutant bourse, poli¬ tique, danses et autres occupations mondaines, je mesurai nos distances. Vraiment tout cela est devenu pour moi du chinois ; et pareillement toutes ces agita¬ tions littéraires, toutes ces stupidités auxquelles les uns et les autres se prennent, accrochent des gloires, les défont, vaticinant sans arrêt sur des sujets creux déambulant comme des ombres sur un vide infini dont ils ne s'avisent pas. Et je songeais, lisant après ces dix jours de méditation, les articles des derniers journaux parisiens, que, moi aussi, j'avais participé à ces bavardages, jeté au néant tant de jours de ma vie sans autre but que de parler, d'entendre, de faire parler de moi, refoulant ma plus obsédante inquiétude, m'avi- lissant avec eux, m'abaissant à ce niveau. Un tel jeu à présent me semble au comble de la folie. Et, comme on me faisait observer à propos de R..., que tous ceux qui font de la politique sont des ambitieux, je pus enfin répondre que j'avais maintenant trop d'ambition pour faire de la politique ; et même, pensais-je, de la littéra¬ ture. Et il est vrai que je ne suis à mon aise que depuis que j'ose m'abandonner à mes instincts les plus pro¬ fonds, au désir de la vraie grandeur, à une harmonie où je sens enfin mon être se plier, heureuse harmonie et dont je vois devant moi le développement indéfini, pour atteindre à une joie de plus en plus parfaite, autonome et purifiée. Et ces gens croient s'amuser, ils croient vivre ! J'en¬ tends encore leurs discussions d'hier au sujet de titres financiers, de moyens de s'enrichir. Il me semblait ne 100 MOI, JUIF plus voir en eux que la marionnette possédée, l'auto¬ mate imbécile, la mécanique enchaînée prise à son piège, Dur état sans distractions où j'ai l'espoir de saisir mon équilibre définitif — au moins le sens de l'action i à accomplir, l'esprit dans lequel pouvoir enfin engager toutes mes forces, sacrifier ma vie. Lundi. Je suis hier retourné à mes vomissements et mesure seulement aujourd'hui de quel poids ils me chargent puisqu'il m'en faut faire l'aveu honteux à mon confesseur. Telle est la grandeur de la confession qu'elle oblige à la pureté par l'humiliation qu'elle entraîne et qui une fois avalée se trouve miraculeu¬ sement remplacée par une pureté nouvelle et une nou¬ velle possibilité de reprendre l'ascension. Psychana¬ lyse merveilleuse. Mais d'abord le tunnel du péché, la tête courbée, la honte de mettre à nu sa propre igno¬ minie — l'humiliation pour gagner un degré de plus dans l'humilité — la conscience, enfin et par-dessus tout, de notre faiblesse infinie, de notre misère collée à notre grandeur, à notre désir insatiable de grandeur. Ce n'est pas pour atteindre à la pureté que je reçois la communion, comme me le disait le vicaire ce matin; mais c'est pour arriver à Dieu que je désire d'être pur, que je me sens obligé de me purifier. Mon dégoût à l'égard d'une civilisation qui s'éloigne de plus en plus de toute valeur spirituelle, par qui se découverte de l'église io l déchaînent les désirs de la matière, l'égoïsme, la cupi¬ dité et du même coup une mer de malheur et d'envie, mon dégoût tend de plus en plus à l'action, à cette limite extrême où il ne peut plus lui suffire de se replier sur soi, où il a un irrésistible besoin d'éclater. La vio¬ lence me semble le seul recours pour libérer le monde des puissances du mal. Mais la violence n'est-elle pas en opposition absolue avec l'Évangile? Comment par¬ venir à concilier des nécessités si contraires? Acheté le Gant de crin. Étonnement de trouver dans la « prière d'insérer » le programme précis de la vie que je mène, l'expression même de l'inquiétude qui en ce moment m'anime à l'exclusion de toute autre. Commandé la traduction d'un livre de Keyserling qui vient de paraître. Ce débat entre l'Orient et l'Oc¬ cident me passionne. Lu également ce matin une interview de Masson- Oursel sur ce sujet traité par moi il y a cinq mois dans mes articles de VIntran quand nul ne s'en souciait encore. J'avais vu juste. La lutte en Chine est anglo- russe, c'est-à-dire russo-européenne, c'est-à-dire de 1 impérialisme communiste contre l'impérialisme maté¬ riel de l'Occident. Si vraiment le capitalisme me fait horreur, est l'une des formes pour moi les plus répu¬ gnantes de Satan, mon choix est difficile. Comment y ferais-je entrer ma volonté de catholicisme? Ou hien cette existence catholique que je mène à présent ne sera-t-elle dans le cours de mes évolutions à venir 102 MOI, JUIF — si Dieu le veut — que la période de purification de l'esprit, l'initiation aux mystères? L'ascension des sommets de mon âme. La vie n'a désormais d'autre objet que Dieu même. Et du même coup aussi ma fécondité s'en accroît. Quand jadis je cherchais à « écrire ». l'horizon devant moi était court, il me semblait n'avoir plus de réserve. C'est depuis que je me suis mis délibérément à désirer de parfaire ma vie intérieure, depuis que j'ai consenti de m'enfoncer en moi-même, qu'il ne m'est plus pénible, mais eni¬ vrant d'écrire, que mes sources sont devenues si abon¬ dantes que je puis m'en nourrir intarissablement sans jamais m'en lasser. Il ne s'agit plus de forme ni d'oeuvres passées. Il s'agit de vérité, de ma vie présente et future. J'admire qu'une femme sonnant les cloches à l'an¬ gélus fasse s'agenouiller tant d'hommes. Pas plus que ce n'est elle, ce ne sont les statues du temple qu'on adore; c'est l'Esprit qui est l'occasion pour cette femme d'agir ; comme c'est l'Esprit que ces statues célèbrent. Senti pour la première fois hier, en m'apercevant à me le réciter que je le savais par cœur, la splendeur insondable du Gloria comme l'autre jour celle du Pater- Toutes les exigences de la vie intérieure tiennent là en quelques mots comme des puits. Il y monte sans cesse l'eau pure des profondeurs. Quelle délivrance, la confession ! Le seul fait de rendre compte d'un acte impur vous restitue immédia¬ tement la pureté, vous réintègre dans la libre dispose DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 103 tion de votre âme ; et il en est alors comme si le péché n'avait jamais été commis. J'ai aussitôt après reçu la communion et de nouveau ai repris mon courage pour lutter contre moi et purifier ma vie. Il n'est pas pos¬ sible qu'un effet si violent ne procède que d'une banale autosuggestion. Et, regardant l'Hostie au moment de l'élévation, je suppliai Dieu de permettre que je pusse dire enfin, la contemplant avec une parfaite confiance et sans un doute : « Mon Seigneur et mon Dieu », acquiescer du fond de l'âme et sans restriction au mys¬ tère de ce qui me purifie, courber devant Elle ma résis¬ tance sensuelle et mon orgueil. » J'en suis encore loin. Entrain de lire Paris, capitale des religions, d'Izoulet. La candeur de l'auteur et de son public est ahuris¬ sante. Déjà la simple disposition typographique dé¬ nonce l'attrait qu'exercent sur le malheureux profes¬ seur les tableaux synoptiques, les divisions et subdivi¬ sions, mots en italique et mots ordinaires, chapitres et paragraphes ; et dès l'abord on sent bien qu'on a affaire à un homme qui organise le monde du coin de son feu. Mais à le lire on éprouve une espèce de commotion stupéfaite. Il définit d'ailleurs très jus¬ tement les périls que court actuellement le monde, l'imminence du cataclysme qui nous menace. Il en voit clairement dans le protestantisme l'origine. Mais autant sa critique des faits est juste, autant sa foi dans les remèdes qu'il est tout fier d'avoir découverts est folle. Il s'imagine pouvoir, par « l'énoncé d'un dogme et d'un décret-loi», fédérer les Églises. Il néglige toutes leurs conditions d'existence. Il tremble devant la catastrophe et dresse des textes pour l'éviter. C'est du 104 MOI, J D T F plus haut comique ; de même que la candeur universi¬ taire avec laquelle il fixe à Paris « place de l'Étoile ou aux Champs-Élysées » le « Moïsé-um des religions » et « dans le grand amphithéâtre du Collège de France ou même mieux dans celui de la Sorbonne » la révision du procès de Galilée. Ce vieillard est un peu léger. Il croit en la paix par la Fédération des Universités et des Églises, comme si les Universités et les Églises eussent attendu son ordre pour se fédérer. Ailleurs il parle par deux fois de « l'éminent directeur de l'en¬ seignement supérieur de France, plus tard recteur de l'Université de Paris ». Il est ahuri de ces titres, ils lui semblent suffisants pour le protéger de leur ombre riche en science et en autorité. Reconnaissant que tout le mal vient du protestan¬ tisme qui a brisé l'unité catholique et l'autorité su¬ prême du pape, il ne rêve aux grands rites laïques que parce que la Réforme l'a privé des autres et il ne désire une fédération de corps anonymes et rivaux que parce qu'il aspire à cette grande unité pontificale à laquelle son libéralisme l'empêche d'adhérer. Reverdy a bien raison, on n'est libre qu'en Dieu. C'est au nom de la liberté que l'autorité du pape fut combattue ; et, le résultat, nous le voyons dans la riva¬ lité impitoyable des États et dans les guerres perpé¬ tuelles auxquelles leur indépendance les condamne. L'indépendance est le contraire de la liberté. Pour être libre à l'égard du monde et de ses sens, il faut de même que l'individu accepte l'autorité de son âme, de son Église et de son Dieu. Ailleurs Izoulet cite un article de Monzie où il est fait allusion « au vieux rêve juif d'une conception DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 105 unitaire ». Il s'en empare pour réclamer au profit du peuple juif la mission de fonder l'unité des « Filles de la Bible ». Le plus beau est donc qu'il réclame pour Israël la mission d'unifier le monde. C'est que son point de vue est purement social. Constatant cette inquiétude, il la met à profit. Pas un instant ne lui vient l'idée que peut-être ce besoin insatiable et irréalisable d'unité en Israël est la rançon de son refus du Christ qui vint, lui, vraiment apporter au monde une unité réelle. Il semble que la vérité métaphysique soit ici très supérieure à l'autre. Rançon du refus, ce besoin qui jamais ne se peut satisfaire ne le sera que par la conversion d'Israël, laquelle marquera peut-être alors l'unification du monde. Mais c'est en Dieu et par Dieu qu'elle se doit faire. Toute autre unification, à moins quelle soit fondée sur les armes, quoi donc l'impose¬ rait et la maintiendrait? Le sens de l'intérêt de la pla¬ nète est insuffisant. Il faut la domination d'un Dieu et son adoration universelle. C'est ce que le libéralisme moderne ne peut admettre et c'est pourquoi au nom de la fallacieuse libre pensée il mène le monde entier a sa ruine. Il voit bien que les quatre derniers siècles furent une erreur continue. Il cherche des palliatifs mais refuse d'abjurer. Ce qui ne l'empêche pas d'ail¬ leurs de réduire à l'esclavage ses peuples d'ouvriers et les pays qu'il colonise. Son égoïsme se déchaîne d'au¬ tant plus violemment que dans ses propres univer¬ sités il se gargarise de mots creux et se prend à leur triste mensonge. C'est la barbarie contre laquelle 1 Orient se dresse et peut-être a raison de se dresser, car cest la plus horrible : celle de la matière qui ne se reconnaît plus de maître et qui propage à la fois 106 MOI, JUIF l'anarchie spirituelle et l'esclavage de la chair. La libre-pensée a ramené le chaos sur la terre. Et c'est aux Juifs qui songent moins à l'esprit qu'à la terre que ces beaux réformateurs voudraient confier le salut du monde. Combien je préfère le livre de Reverdy, ce Gant de crin acheté par hasard et terminé ce matin. J'y ai retrouvé sous une forme pascalienne mes pensées les plus chères. Tout ce qui est humble, décidément, ne peut être que vrai. Il n'y a qu'un moyen de sauver le monde, c'est que chacun se réforme et transfère en Dieu l'intérêt qu'il prenait à vivre dans le monde. L'Église traverse les siècles. Reverdy y revient lui aussi, le plus « cubiste » des poètes, l'esprit le plus libre. Je pense à F..., à M.... à D..., pleins de pitié et de reproches contre ma conver¬ sion. Ces gens mal éclairés, ces demi-savants, ces es¬ prits forts, qu'ils retardent donc avec leur scepticisme. Ils haïssent l'anarchie et sans s'en aviser font tout ce qu'il faut pour l'entretenir. Les accents de Reverdy sont étonnant^ de vérité. C'est un des livres les plus beaux que j'aie lus depuis longtemps avec le Discours sur l'histoire universelh achevé l'autre jour. Ici et là, quelle tranquillité sereine et sonore ! Il n'y a décidément que sur ces chemins de Dieu qu'on rencontre la joie. Ce n'est pas la souffrance comme ils le croient ou du moins c'est, jusque dans la souffrance, la joie ; une joie tranquille, accoudée au ciel, solide sur la terre et qui ne dépend plus d'aucun accident. La joie de qui ne recherche pas son plaisir» de qui n'attend plus rien que d'éternel — et déjà le DÉCOUVERTE DE L ' É G L I S E 107 possède. La pureté de Reverdy m'a donné une vio¬ lente envie de lui écrire, de le connaître. Je sens en lui l'étoffe d'un saint. Mardi. Reverdy à chaque instant revient sur l'idée de la mort. On sent que c'est là son obsession. Je me rends compte à quel point il est étrange que je n'y pense jamais. Mon destin futur ne m'importe pas plus que ma prospérité dans le présent. Je ne cherche à connaître que les conditions à réaliser pour délivrer la vie intérieure et la porter à sa plus haute intensité. L'idée de la mort m'est étrangère. Pas plus je n'y son¬ geais du temps où l'idée de Dieu m'était inaccessible que maintenant qu'elle s'impose à moi. Pas plus ne m'effrayait la mort intégrale que ne se présente à mon esprit la notion de corps ressuscité. Il faut bien qu'il y ait à cela quelque raison. La vie intérieure seule m obsède, la manière d'en réaliser l'harmonie. Pour¬ tant, ce matin, comme à l'église, après la communion, les deux vieilles disposaient la grande boîte où tout à l'heure un mort sera enfermé, l'idée me vint de la résur¬ rection au dernier jour. Cette résurrection ne heurte pas du tout les exigences de ma raison. Je conçois très bien que des corps purifiés puissent renaître de leurs cendres et atteindre eux-mêmes à l'extase où, durant leur passage terrestre, l'âme tenta de les entraîner. Et du même coup m'apparut la grande nouveauté de ce respect que j'ai des corps et de la vie terrestre depuis lue j adhère à une religion qu'on veut faire passer pour rêveuse. L'idée même de la splendeur du corps ne 108 MOI, JUIF m'était jamais venue avec une telle vivacité. Je me représente ce que signifie d'éclatante beauté le fait de servir d'autel, de sanctuaire à l'âme. La communion non seulement dilate l'âme, elle exhausse le corps à partir du moment où il ne sert plus à soi-même, où ce n'est plus son plaisir qu'il recherche, où il constitue vraiment le temple du Seigneur ; le corps perd tout ce qui collait à lui d'impureté, il est à son tour digne d'une profonde ferveur. Pour lui comme pour l'âme, le péché et la laideur sont dans l'adoration de soi. dans le repliement égoïste et le refus d'amour. Izoulet ne voit dans la religion chrétienne que le mépris des choses de la terre. Il ne s'avise pas que ce mépris n'est mépris que du faux plaisir qu'on croit y trouver mais non pas des créatures ni de la création. Elle ordonne de se retirer de ce qui trouble inutile¬ ment l'action de grâces que toute vie doit être. Elle ne méprise rien de ce qui glorifie le Seigneur. Et c'est pourquoi tous les spectacles du monde, à condition de ne pas s'y attacher, toute la beauté des corps, à condi¬ tion de ne pas la désirer, sont dignes de notre émotion. A leur manière ils témoignent de Dieu et lui rendent sans le savoir l'hommage de leur existence. Aucun couloir ne joint la raison humaine à Dieu, ni sur la terre la réalité apparente à la divine Réalité. La purete du cœur, l'abstraction parfaite de tout égoïsme don¬ nent seuls une faible idée de ce que peut être un corps glorieux encore identique à soi-même et sans rapport à ce qu'il fut. Cette substance enfin dégagée, l'innocence de l'enfant, la beauté des formes, la splen¬ deur des spectacles naturels suggèrent ce qu'elle peut DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 109 être : un parfait éloignement et comme l'ignorance du péché, l'irréductibilité de leurs essences. A partir du moment où nous avons senti notre dualité présente et l'aspiration irrésistible de notre âme vers l'unité, la paix que nous trouvons lorsque notre corps ne tend plus à servir que d'enceinte visible à cette force qui nous soulève et de tabernacle au Seigneur, à partir du moment où nous savons que notre seule raison d'être est de louer Dieu et de le bénir dans ses œuvres, com¬ ment nous serait-il difficile de penser qu'un jour ce corps, qui se sacrifia pour sa gloire, qui s'efforçait au silence pour ne laisser parler au fond de lui que la voix divine, sera ressuscité, prendra effectivement part à sa gloire, se mêlera à son concert? C'est l'inverse qui heur¬ terait tous nos instincts. L'état béatifique de ceux qui ne vécurent qu'en Dieu s'accorde avec ce que nous pres¬ sentons de l'ordre éternel aussi aisément que l'état de damnation d'une âme qui pouvant le choisir a refusé l'amour. Peut-être je ne songe pas à la mort parce que l'im¬ mortalité de l'âme s'impose et, du temps même que, sans s'y arrêter, ma raison a priori la rejetait, s'im¬ posait déjà à moi, à mon insu, avec exigence. La survivance du pur comme celle du méchant, pour tous les deux dans deux états opposés une éter¬ nité dont cette vie terrestre n'aura constitué qu'une epreuve temporaire et la préparation. Ainsi, en même temps que je les niais, l'existence personnelle et l'im¬ mortalité de l'âme s'imposaient à moi avec une si impérieuse évidence que j'étais incapable de m'arrêter à 1 idée de la mort. Si cette idée ne m'arrêtait pas, c'est 110 MOI, JUIF que la mort même m'était inconcevable. Si Reverdy ne cesse d'y songer, c'est que l'apparence des corps s'impose à lui plus qu'à moi. Il laisse au contraire son regard — où le mien, par la grâce de Dieu, s'est tou¬ jours instinctivement refusé — parmi les corps et le péché. C'est aussi qu'il est plus artiste que moi. Toutes nos solutions dépendent des innombrables manières dont nous sommes capables de poser les termes limités de l'unique problème. Mercredi. Je lisais hier, dans un Rayon, que Pallière avait aban¬ donné le catholicisme pour le judaïsme parce qu'il ne trouvait pas dans l'ancien Testament les textes qu'on invoque à l'appui du nouveau. Est-ce bien sérieux? Car, à l'appui de l'ancien, quel texte invoque-t-on? Il n'y en a pas. L'ancien Testament s'offre à lui-même son témoignage. Du moins peut-on dire à l'appui du nou¬ veau que, si on ne peut interpréter à sa manière les textes qu'il invoque, la faute en est à nous, tandis qu'il faut s'en remettre à l'ancien sans aucune interprétation possible. La question n'est pas là. Elle ne peut être une question de critique de texte, et de raisonnement lo¬ gique. Le nouveau Testament a remplacé l'ancien parce qu'il a substitué à son légalisme ethnique un large et profond universalisme ; parce qu'il offre au cœur un aliment que l'autre ignore, parce que ses symboles constituent une religion véritable et que la sécheresse du judaïsme le refoule de plus en plus dans un civisme mort, mort pour moi en tout cas. Cette histoire de critique des textes cités par les DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 111 évangélistes pour rattacher le nouveau et l'ancien Tes¬ tament ne servit à Pallière qu'à se justifier des pré¬ férences instinctives. Pour moi, sans que ma raison y ait beaucoup de part, ni que je cherche à lui remettre l'examen d'une cause dont elle ne peut connaître, j'ai choisi le catholicisme pour des raisons que j'avoue être de cœur pur. Le secours incroyable que je trouve en la communion doit m'être plus précieux que l'accord ou le désaccord que quelques spécialistes peuvent éta¬ blir entre l'Évangile et les paroles bibliques qu'ils en citent. La divinité d'une religion n'est pas dans le témoignage qu'un livre antécédent peut lui rendre —- sinon rien n'établirait la divinité de la Genèse ; et la condition d'être un homme intelligent serait indispen¬ sable pour accéder à la vérité divine ; ce que l'on ne peut admettre si elle est vérité de toutes les âmes. Suis allé ce matin à l'église comme chaque jour. Mais aujourd'hui nous n'étions plus les cinq ou six accoutumés, les rares brebis fidèles, ceux pour qui le prêtre dit sa messe. L'église était pleine. En même temps que le curé, au maître-autel, le vicaire à un petit autel latéral officiait. Et, quand chaque femme alluma son cierge devant elle pendant la commémoraison des morts, l'église dans le demi-jour que les feux ani¬ maient prit l'aspect mystérieux d'une catacombe. L'unité de toute cette assemblée de femmes se dessina aussitôt. Ces êtres avaient cessé d'exister, ils n'étaient plus qu'un moutonnement noir taché de flammes. J'aime de plus en plus la liturgie de la messe. Cette manière de faire servir le prêtre par un enfant, de faire 112 MOI, J O I F que ce soit un enfant qui lui réponde, cette humiliation qui balance l'incomparable dignité d'être celui par qui Dieu se sacrifie : ce rappel à l'innocence possède dans la simplicité de son symbole une grandeur émouvante. Et le seul geste d'être à genoux sur un prie-Dieu! Il semble que ce soit pour ne plus toucher terre ; et le corps ainsi suit le mouvement de l'âme, suspendu et comme ailé. Mais peut-être aimé-je encore mieux que ces grand'messes de morts la silencieuse célébration de chaque jour, lorsque s'établit entre Dieu et moi une telle proximité que c'est comme une confidence que nous échangeons. Aux grand'messes Dieu devient trop l'objet qu'on adore. C'est comme l'amitié pour un homme illustre ; elle n'est satisfaite que dans la simple intimité. J'aime insérer Dieu de cette manière dans l'ordinaire de ma vie, faire de ma dévotion une habi¬ tude entre mes habitudes, commencer ma journée par une action de grâces qui gagne à n'être pas exception¬ nelle son caractère de nécessité naturelle. Il faut aller à l'église non pas comme chez le président de la Répu¬ blique, mais comme à déjeuner. Il faut faire de l'amour de Dieu un réflexe du corps et de l'âme. C'est cette étonnante réalité que la communion confère à Dieu, dans la religion catholique. On ne peut opposer à un tel prodige d'amour le judaïsme intellectuel et national. A l'église, la solitude intérieure n'est pas sollicitée de faire place à de grands gestes ou à des chants comme au temple. Elle n'est pas remplacée par le coup de hache d'une loi publique. Elle s'approfondit et touche à son essence, elle se referme sur le Dieu qu'elle reçoit, sur le Dieu qui tombe en elle et qu'elle reçoit. Et l'unité DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 113 de tout le peuple des fidèles ne se fait pas dans l'ac¬ quiescement à des mots qu'on lit en grande solennité comme ceux de la Torah. Elle s'accomplit dans le fond des âmes, dans la magnifique simplicité du fond des âmes où la parole sonore ni la raison n'ont plus d'ac¬ cès, dans ce fond commun de l'amour incréé, dans l'unité de l'esprit, par la grâce d'une matière transfi¬ gurée. Tout cela est si miraculeusement beau que je n'ai guère besoin de savoir si la Bible l'annonçait. Il est clair pour mon esprit comme la splendeur d'un pay¬ sage qu'une telle invention n'est pas humaine. C'est comme la pauvreté dé l'Hostie dans le ciboire — cet azyme inconsistant, sans épaisseur et devant qui tant de grâces sont rendues — cette apothéose de la pauvreté. Le mystère s'accomplit par le secret acquiescement de l'âme, par le plus silencieux assenti¬ ment d'une humilité surhumaine. A D... « Je m'enfonce moi-même dans les sables mouvants de ma foi et trouve à mourir ainsi au monde une douceur ineffable. » A L... « Au fur et à mesure qu'elles se présentent, je note les raisons de mes joies, la faiblesse de mes anciennes objections. Enfin, je travaille à une sorte de tissage intérieur où je compte bien me prendre sans retour. « Déjà la communion quotidienne me donne de merveilleuses forces. Je n'ose pas trop le dire, trem¬ blant à l'idée de mes lâchetés futures, confus à la pensée de mon peu de charité présente. Et tout de même ûose pas me refuser un si violent abandon à la joie. 8 114 MOI, JUIF « Je nage clans une espèce de lumière adorable où l'impureté de mes inquiétudes s'est défaite. » Jeudi. Oui, quand je songe à l'état où je suis à présent par¬ venu, je vois bien que c'est cet état de contemplation lyrique où l'âme trouve sa plénitude. Et dès lors le monde est admirable. Seul le péché y introduit une ombre. Et vraiment la réalité du péché devient sen¬ sible. Je ne m'offusque pas de bêtes s'accouplant, ni même de bêtes se dévorant. Le péché commence avec l'homme. Le péché est de contredire l'ordre organique essentiel, de dévier de la simplicité. Il est pour l'homme dans la substitution du passager à l'éternel, de l'acci¬ dent à la substance, de l'amour qui s'arrête à l'amour qui s'épanche. Il est dans la soustraction que par un acte purement égoïste nous faisons de nous-mêmes à l'architecture universelle, au plan selon lequel chaque atome doit réaliser non pas son plaisir, mais l'exigeant équilibre de sa nature. Le mal est introduit dans le monde par la liberté qu'a l'homme de refuser le bien, de refuser sa volontaire participation au plan harmo¬ nieux de l'univers. Le mal n'est pas de tuer ni de jouir. Le mal est de tuer gratuitement pour un accroisse¬ ment ou du moins l'illusion d'un accroissement de son plaisir. Et de même jouir. Et Satan est ce sourire men¬ teur par lequel ce qui nous plaît nous semble sédui¬ sant. Il est la bonne apparence sous laquelle se cache le mal, et proprement le tentateur. Jésus qui est la pureté est du même coup le sauveur. Il ne dit pas que DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 115 la tâche qu'il offre est aisée. Elle est, au contraire, de refuser l'aisance, d'accepter sa croix, de n'avoir qu'un rôle spirituel. Par lui nous rentrons dans l'ordre. Par la communion en lui nous acceptons de réintégrer le plan divin que par notre liberté nous sommes les seuls êtres à pouvoir enfreindre. D'où la réalité d'une morale qui dépasse les notions ordinaires du bien et du mal. Il ne s'agit plus seulement d'un bien et d'un mal moraux. Il s'agit d'un bien et d'un mal métaphysiques. Et, du fait même que nous consentons d'accomplir notre être, nous trouvons la joie. Mais c'est inévita¬ blement aux dépens de notre plaisir. L'essence même de notre esprit, ce qui en constitue la qualité parti¬ culière, c'est son autonomie ; la liberté qu'il possède de se replier ou de s'étendre. Tous les événements qui parsèment notre route sont des obstaeles proposés. Et, à partir du moment où nous avons enfin senti la présence en nous de deux invitations contradictoires, de deux chemins également ouverts, de deux possibilités inconciliables, non seulement le mystère du péché ori¬ ginel et celui de la Rédemption ne paraissent plus pué¬ rils, mais à travers les siècles l'image même de notre profonde nature, le strict symbole de notre dualité, de la liberté qui nous est dévolue pour faire de tout notre être tel usage particulier, ou telle offrande au contraire d amour et de charité. Ou peut-être plus précisément : cette dualité est le reflet en nous de cette contradic¬ tion éternelle. Il ne s'agit donc nullement de ne pas prendre un extrême bonheur au spectacle des choses, il s'agit de ne pas les détourner de leur objet ni nous du nôtre. Il s'agit de fuir toute médiocrité facile et par un continuel effort de tendre à cette adoration, dans 116 MOI, JUIF toutes choses créées, d'une volonté créatrice invisible. Il s'agit d'admettre par un acte de foi aveugle et désin¬ téressé. par une soumission active et volontaire, une telle harmonie des êtres et des choses que notre plaisir, étant seul à s'y opposer, doit être seul impitoyablement étouffé. C'est plus qu'une résignation passive et fata¬ liste, c'est une adhésion volontairement poursuivie et passionnée. La voie de la vraie vie et l'adoration en esprit et en vérité. On ne comprendrait pas qu'une révélation fût faite à des êtres qui ne disposent pas de la liberté de choisir. La révélation implique la liberté. Elle est la lumière sur l'un des deux chemins dont l'autre est éclairé par les attraits trompeurs du plai¬ sir. Quand ces séductions ont été jugées, qu'on s'est assuré de leur fragilité, de leur insuffisance, il ne suffit pas de s'en abstenir pour atteindre au bonheur. Il faut encore une volonté active de s'engager dans la route opposée. Et nous n'avons pour nous y diriger avec le moins de défaillances possible que le secours d une communion qui incessamment nous garde de retom¬ ber, nous rappelle à nos engagements et nous force de poursuivre. C'est pourquoi il faut bien qu'y soit enfermé Dieu, c'est-à-dire l'harmonie spirituelle et la paix. Ainsi s'établit la présence réelle d'une volonté qui possède des charmes plus secrets et plus purs, pour qui sait les découvrir, que ceux mêmes du monde créé dont l'apparente réalité ne dispense au contraire que Lu- quiétude et le trouble si nous voulons la posséder. Cela | ne signifie pas non plus que l'Hostie procure un repos : insipide et le monde une savoureuse inquiétude. Cette inquiétude est sans fondement. Elle brûle sans laisser de traces. Elle est vaine et fugitive. Son impureté DÉCOUVERTE D E I, ' É G I, I S E 117 souille l'âme sans la fortifier. Elle suggère de chan¬ geantes vérités qui se substituent comme les images du monde. Elle vit dans le tremblement et n'est que le simulacre de cette inquiétude vitale où se joi¬ gnent la douceur et la sévérité. La paix de l'âme est un enivrement de l'être, un tel embrasement que nous devenons la proie d'une impatience irré¬ sistible, de la curiosité de la perfection. C'est à la fois l'inquiétude de nous fuir et tous les faux plai¬ sirs avec nous, de garder intacte notre persistante pureté et d'atteindre à la sérénité qui elle non plus ne cesse de nous fuir. C'est une manière de contradic¬ tion saine et fortifiante par laquelle, au lieu d'errer et de nous affaiblir, nous sentons dans une épreuve continuelle notre plus profonde puissance s'affermir. Au lieu d'un égoïsme perpétuellement balancé et qui tremble que ses biens lui échappent, nous sommes dévorés de cet étrange amour qu'est la charité et qui consiste en un insatiable besoin d'accroître des tré¬ sors qui se répandent sans s'épuiser. Au lieu d'être une succession d'inquiétudes dont les buts se dérobent, la paix de l'âme est une inquiétude inassouvissable et continue pour une perfection fuyante et immaculée. Elle est, plus encore que l'inquiétude du monde, l'oc¬ casion de nous saisir dans notre mobilité, mais sur un seul chemin, dans une seule direction et non pas à tâtons dans des sentiers multiples qu'on suit, qu'on abandonne, où l'on revient et dans lesquels, au lieu d avancer, l'on tourne en rond et l'on piétine. Elle est un refus et une action positive au lieu que l'autre est une suite d'essais infructueux, de révoltes qui n'abou¬ tissent pas et de déceptions. Ainsi la paix est l'atmos- 118 MOI, JUIF phère de son activité quand l'âme tend à l'amour incréé, comme le trouble est celle de ses agitations quand elle veut posséder les multiples images de sa vanité. La faculté de choisir nous est donnée. Et c'est pour aller, comme Abraham, jusqu'au sacrifice essentiel. Et la preuve que nous avons à choisir, c'est que notre équilibre en dépend. Je ne reconnais pas, comme le cruel Izoulet, un critérium de la vérité dans le succès matériel où elle permet d'atteindre, mais dans la joie qu'elle procure et l'intime conscience d'une harmonie. La foi est hédoniste et plus que toute doctrine qui ne poursuit que le plaisir, car partout elle cherche sa joie dans l'adoration pure et dans l'effort de la volonté, dans le refus du monde et la souffrance même. Un autre critérium de la vérité est le besoin de la répandre. Je sentais cela en songeant ce matin à l'étrange différence entre le bonheur que me vaut cette naissante foi qui voudrait servir, attirer les autres, leur montrer leur vie véritable — et qu'ils ne font le mal que par ignorance du bien — et mes exaltations de naguère, cette conscience d'être différent par où à la fois j'aspirais à être admiré et craignais d'être suivi, Je sens depuis ma conversion une force en moi toute nouvelle qui tend à me multiplier dans une unité pour¬ tant bien plus stricte comme par l'effet d'une mysté¬ rieuse parthénogenèse d'amour. Et pourtant je ne suis pas encore simple. Quand je suis seul à recevoir la communion, je m'étonne DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 119 que si peu de gens se servent d'un si puissant remède et j'en viens à douter si je ne me livre pas à des pratiques d'inconsciente suggestion. D'autres fois, quand je vois toutes ces femmes s'y précipiter, je doute au contraire que la vérité puisse être possédée par des gens si simples. De quelque façon qu'elle s'offre, je ne sais pas l'accepter d'un cœur humble. Je cherche encore des témoignages visibles lorsque la puissance de Dieu se fait connaître à moi par des signes intérieurs aussi indubitables. J'ai besoin d'un accord avec tout ce qui me reste collé du monde. Je continue de croire, quoi que j'en dise et malgré mon plus profond éloignement d'elle, à une certaine logique inventée par les hommes pour se comprendre et qui n'a que faire dans ce domaine surnaturel de la grâce de Dieu. Vendredi. Promenade jusqu'au seuil de Cambo. La grand'route. Le ciel est enfin complètement dégagé. Dans cet azur universel, que ces douces formes sont caressantes. Et je m'en veux d'avoir écrit hier une méditation si sèche. Je souffre d'avoir écrit que toutes choses ne sont qu'obstacles à surmonter. Il n'est pas possible qu'il faille refuser cette douceur, cette gentillesse du monde. Ah! je voudrais aimer Dieu avec une telle simpli¬ cité qu'il ne me viendrait pas à l'esprit que cela, ces toits violets, ces arbres touffus, cette belle maison au haut de la pente entourée de platanes aux branches nues> que toute douceur soit infernale et haïssable ; mais j'aimerais Dieu dans ces choses et j'aurais moins 120 MOI, JUIF de tentations de douter de lui et de le repousser à cause de ces choses. J'ai envie de sortir de mon rigide esprit ; de goûter directement la saveur de la terre, des moutons, cette charrette abandonnée dans un champ, les brancards en l'air, cette bête qui remue derrière la haie. Je voudrais approcher de la majesté de Claudel et de la grâce qu'avait Jammes autrefois. Que l'air est tendre ! C'est comme la fraîcheur un peu vive du deuxième jour de printemps. Mon Dieu, accordez-moi de vous sentir sans vous enfermer dans la sottise guindée de mes raisonnements. Une autre raison qui fait tout cela me toucher vivement, c'est qu'ici je retrouve des paysages d'Ile- de-France, des jours heureux de Marly par un temps analogue, avec des pentes pareilles et une même dis¬ persion des maisons au sommet de petites collines, un même air bleu, une même intimité ; et la résurrec¬ tion d'heures que j'avais crues ensevelies. Le seul mot de « grand'route » prononcé au départ ramena en moi d'étranges douceurs et déclencha le désir inattendu d'un beau poème. Et j' ai besoin, quoi que j'en pense, de voir des formes vivantes. Un beau paysage vide n'atteint pas à toute sa beauté. Telle charrette dont déborde une montagne de foin, tel chien qui se déplace selon le bruit des voi¬ tures lointaines, telles femmes se parlant d'un bord à l'autre de leur champ donnent son sens et son achèvement à un paysage. DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 121 Est-il rien de plus beau qu'une grand'route à tra¬ vers une campagne ensoleillée, à toutes les heures du jour et quelles que soient l'inclinaison et la transpa¬ rence de la lumière? Je songe à Whitman. Il ne faut rien prouver. Toute preuve est aride. Il faut fuir l'aridité. Notre cœur n'a pas besoin de se forcer. Qu'il soit ouvert dans tous les sens et aille pourtant selon sa direction de village à village. Il doit être lui aussi notre grand'route et sur qui passent l'âne et les moutons, la petite charrette, les touristes en autocar et le landau des convalescents ! Le soleil est caché. Les montagnes au loin sont bleues comme des pierres précieuses. Le ciel a l'air d'une âme d'enfant qui joue. Quel enjouement dans cette avant-dernière incar¬ nation du jour. Tout se repose et tout sourit. Le monde est ado¬ rable. Et me voici maintenant de retour à mon petit vil¬ lage dont toutes les cheminées crachent bleu. Le jour s efface. La nuit s'incline universellement. Voici le petit cimetière autour de mon église. L'accident n'est pas dans les choses. Il est dans le désir qui s'y arrête. Nous vivons dans l'essentiel. Être comme les fleurs des champs. Jésus commandait ainsi le détachement universel dans l'amour universel. 122 MOI, JUIF Pas même ne songer au lendemain. Le regret et le désir, voilà le péché. Dieu, ce soir à l'église, est venu m'ofïrir ces nou¬ veaux sentiers vers lui. Et n'ai-je pas cru jadis entendre le Christ m'ofïrir de me sauver si je l'aimais? Sauvé de la sécheresse de l'esprit et de l'orgueil aride. Par¬ donnez-moi, mon Dieu, de vous avoir repoussé. Je ne savais pas encore que ma vie devait finir en vous. Je souhaite qu'au cours de l'automne prochain je puisse dire, évoquant ce jour, que tout à coup le ciel se découvrit, le soleil se dégagea, et que ce fut, pour plus de six mois, la lumière. Samedi. Je croyais avoir à jamais épuisé le goût d'écrire. La vanité de ma méditation sur le péché originel, cet effort pour chercher le joint de la foi avec les exigences de la logique rationnelle, était parvenue à ce résultat de me paralyser absolument. Elle me présentait tout à coup l'état d'aridité où je m'efforçais sans m'en apercevoir. La douceur péné¬ trante de l'air, cette nouveauté des choses qui, à tra¬ vers ma lecture et bien que j'eusse le nez enfoncé dans Julien Green, s'insinua en moi sur la grand'route où je me promenais en proie à une sourde et tenace nostalgie, la fraîcheur du monde après m'avoir dégoûté de moi- même m'en sauva. Et, dans l'oraison qui suivit, au fond de la très obscure église où je ne me passe plus d en¬ trer et que j'aime surtout aux heures solitaires, quand DÉCOUVERTE DE L ' É G L I S E 123 l'ombre la remplit et qu'on entend tout au plus le bruit d'un ou deux chapelets égrenés, je retrouvai un sens nouveau de Dieu et la permission de suivre des sentiers moins escarpés vers lui. Cette oraison tour¬ nait autour du nom : les fleurs des champs. Elles m'of¬ fraient un secours dans leur simplicité comme une herbe sur la rivière dont un noyé se fût aidé. Mais cette nuit même ma pensée revint sur cette hésitation de la meil¬ leure manière d'adorer Dieu et si c'est lâcheté de ne pas fuir la joliesse du monde, de ne pas refuser d'aimer des créatures que pourtant on ne désire que de contem¬ pler. Cet amour aride et qui ne sourit pas, cet éloi- gnement de toute douceur et jusque de celle qui glo¬ rifie le Seigneur, faut-il donc les préférer à un amour plus tendre capable d'accueillir joyeusement l'univers, un amour grâce à qui pourtant, dans ce bouquet du fond du cœur, se dessine une nouvelle apparence de la prière ; ou bien encore faut-il aller tantôt de l'un à l'autre et, dans cette oscillation inquiète qui suit les mouvements inconstants de notre être, alternativement accepter de se contredire et de se rassembler? Mon oraison de ce matin tourna encore autour de ce sujet, comme si je jouais à colin-maillard et que la terre se dérobât. Et je vis bien alors que les choses glorifiaient Dieu par cela seul qu'elles sont ; et qu'il n'y a pas moyen de refuser d'y prendre part et de ne pas se réjouir qu'elles soient. Les prairies, les ruisseaux, les vagues de la mer sont soumis à toutes les fantaisies du soleil, du vent, du jour et de la nuit, des pluies et de la neige ; et tous accueillent également ces épreuves et participent à la création par le simple fait d'être et de recevoir. 124 MOI, JUIF L'homme, outre cette célébration involontaire qui à travers lui loue le Créateur, doit une autre action de grâces qui lui est propre ; et si délibérément choisie qu'il peut l'étouffer s'il le préfère. C'est le fruit de son choix et de sa liberté, le geste de son autonomie. L'homme dispose de cette portion de lui qu'il peut consacrer à l'exercice de son plaisir ou joindre au contraire à l'exultation de sa ferveur spontanée. Mais d'abord, et quoi qu'il veuille, son corps même est une action de grâces, le regard de ses yeux, le geste de ses bras et cet élancement splendide de son corps animé. Et par cela qu'il ne peut ni nier ni refuser, par cette obligation où il est malgré lui de bénir son Principe, il est semblable à toutes créatures et se mêle à leur concert. Il faut donc bien qu'il les aime à l'égal de lui-même et pour la même raison, parce qu'ils sont tous également des bénédictions du Seigneur. Mon Dieu, je vous rends grâces de m'avoir introduit dans cette assemblée des choses et de me permettre de voir en elles le reflet même que vous mettez en moi. Et je vois bien que le péché n'est point de me plaire au spectacle du monde, mais qu'il commencerait avec le désir de le détourner à moi ; et que, dans cette partie que nous jouons en commun, seul je tricherais, puisque son innocence est précisément d'être dénué de tout fors que d'être. Et c'est la mienne aussi, mon Dieu, de con¬ sentir que la beauté du monde à travers le changement de ses jours et sa fluidité continue soit un chant qui vous plaise ; et qu'il n'y a point d'apparence que vous désiriez que notre âme s'en écarte, mais qu'au contraire DÉCOUVERTE DE L'ÉGLISE 125 votre joie est dans la perfection de ce concert. Et qu'aussi vous nous avez donné préférablement à toutes créatures deux voies pour vous adorer . avec les choses qui vous adorent ou dans notre âme concentrée. Et que signifie encore cette méditation, jusqu'à quand aurai-je besoin de conformités? Ma volonté d'être pur, le désir de la communion, voilà les moyens particuliers de la religion et tout le reste est licite — tout ee qui provoque une expansion de mon être dans le sens de la pureté et de l'adoration. Être catholique signifie accepter des disciplines déterminées, mais pour élargir la puissance d'aimer. Cela signifie ne rien dé¬ sirer, mais c'est justement pour porter à son plus haut point notre capacité d'exaltation universelle. Il y a au¬ tant de manières d'être catholique qu'il y a d'hommes. Il me faut m'acharner à briser toutes ces catégories où j'essaie absurdement de m'enfermer. TROISIÈME PARTIE CROISSANCE DU CHRIST Que chacun rentre en soi- même et se confesse inlassable¬ ment. Dostoïevsky. 127 CROISSANCE DU CHRIST Préface pour un livre à venir : Depuis combien d'années ai-je avancé dans ma vie au point de pouvoir contempler derrière moi les an¬ nées accumulées et les expériences accomplies. Et de voir se lever des générations nouvelles alors que si longtemps ne m'était venue l'idée d'une génération plus jeune que la mienne. La difficulté est de connaître ma manière d'adorer Dieu pour l'adorer le mieux, où et comment doit s'ex¬ primer mon éventuelle « sainteté ». La volonté de tout accepter en Dieu peut être très sapide. Mais celle de tout refuser pour Dieu peut l'être également. Peut-être faut-il enfin désirer l'insipidité. A moins encore que je ne puisse approcher Dieu que par cette hésitation entre les différentes manières de m'en approcher. Horreur de ne servir à rien. Il ne faut pas seulement nourrir la pitié pour elle- même mais parce qu'elle seule peut nous garder de la 129 9 130 MOI, JUIF haine et nous maintenir dans l'acceptation joyeuse du plan divin. Encore ce matin où j'ai tant failli, à cause d'une indisposition bénigne, ne point aller communier à la première messe, Dieu m'a rempli de grâces. Et, me faisant reprendre mon oraison au point où je la laissai hier, me montra qu'il n'y avait point de diffé¬ rence entre le concert des choses où il m'est si agréable de prendre part et celui des êtres où je reste encore incroyablement étranger. Les êtres aussi, et quels qu'ils soient, du fait qu'ils sont glorifient leur créa¬ teur ; si bien que lorsqu'ils souffrent il nous faut les . aider, ne fût-ce que pour les empêcher de tomber dans le blasphème. Non pas seulement pour eux et leur étroit individu, mais pour le Seigneur que leur per¬ fection glorifie et que leur imperfection offense. Il nous est impossible de ne point les secourir. Et non pas seulement avec l'âme, comme les saintes femmes aidaient Jésus sur la route du Calvaire ; mais, comme Simon de Cyrène, de l'épaule et du liras. Telle est la charité qui vis-à-vis des êtres tient le même rôle qui notre admiration du monde vis-à-vis des bêtes et des choses. Et non point tant des aumônes d'argent, mais des aumônes de l'âme et du corps, un dévouement qui aille à l'oubli de nos propres soins et puissamment nous fasse tout à tous. Charité n'est le synonyme d'amour que parce que justement cet amour que nous portons au Créateur et sur lequel toute notre exis¬ tence, toutes nos pensées s'édifient, par quoi nous nous purifions et subsistons, cet amour qui dans l'ordre humain correspond à cette grande joie delà CROISSANCE DU CHRIST 131 contemplation lyrique des paysages et de la vie incons¬ ciente, ne se gagne dans notre assemblée d'hommes que par le don absolu de nous-mêmes. Admiration et cha¬ rité sont les deux faces du mouvement qui nous porte vers Dieu. Et encore une fois non pas tant par consi¬ dération do la personne qui souffre que par amour du Créateur dont sa souffrance risque de l'éloigner ; et comme par une anticipation de la béatitude où nous participerons réellement à la Divinité et à ses œuvres. Il y a trois directions à suivre pour glorifier Dieu : la prière par laquelle notre âme tend à se dégager de ses impuretés, notre amour de Dieu à travers .ses créa¬ tures— la charité, où prière et amour se réunissent dans une perfection plus grande, étant à la fois oubli de notre corps, don de notre âme et glorification de Dieu en dehors de toutes formes. Il me faudra souvent revenir à cette idée de la cha¬ rité qui est don de soi dans un oubli parfait des exi¬ gences égoïstes et qui se balance si bien, dans le domaine humain, avec cette contemplation admirative des choses qui deviendrait esthétisme si elle n'était com¬ plétée par l'amour. Car une telle contemplation nous dérobe d'une certaine manière à ce plan de l'uni¬ vers auquel nous sommes obligés de consentir et de nous soumettre. Et nous ne nous y soumettons et n'y consentons qu'en participant à l'action de grâces de la vie humaine qui dépend, quand elle tend vers son harmonie, de notre capacité de secourir et d'aimer, c est-à-dire du don que nous sommes capables de faire de nous-mêmes. Nous sommes donc susceptibles de trois mouvements vers Dieu, mais c'est par les deux 132 MOI, J D I F seules voies de l'humilité qui nous fait réintégrer notre place et de l'amour qui nous permet de l'élargir; sans l'une et l'autre, notre ferveur est imparfaite. Par leur conjugaison, elle atteint au contraire à son plus haut point d'efficace. Veuille Dieu que souvent ainsi je retrouve, après des heures d'obscurcissement, une lumière nouvelle comme le feu quand je le crois éteint et dont il suffit parfois de déplacer les bûches pour le faire reprendre et pétiller Dimanche. A quoi sert d'écrire quand ce n'est pour aimer. J'y pensais encore à l'église ce matin : tout art profon¬ dément religieux est beau parce qu'il est un acte d'amour. Il me faut peut-être pour atteindre à la beauté commencer par être humble, ne pas sentir, comme encore tout à l'heure aux vêpres, d'impurs désirs glisser en moi. Tout désir impur, toute tenta¬ tion de la chair éloignent de Dieu, car ils sont un repliement égoïste de l'amour, une soustraction de l'amour par l'assouvissement personnel. Avant d'ar¬ river, comme je le souhaitais, au sacrifice de moi, il me faut d'abord plus simplement m'acharner à déraciner du fond de moi ces faiblesses si promptes à se ranimer, D'abord déraciner ces désirs. Il est vrai que je suis loin de ce temps où les camarades que je fréquentais m'en¬ traînaient à ne songer qu'à cela, ne parlaient que de cela ; mais, tout de même, l'horreur de l'acte charnel, je ne l'ai pas encore ; j'en cultive l'oubli et, de plus en plus, il me semble impossible, inconciliable avec moi, CROISSANCE T) 0 CHRIST 133 avec ce que je suis déjà, ce que je veux devenir ; il me semble un geste désormais irréductible à mes gestes et j'aime cette pureté ; mais non ! je n'ai pas encore l'horreur de l'impur. Un beau visage me trouble extrêmement. La chair n'est pas encore étranglée dans mon âme. Il me faut déraciner ces désirs. Il me faut être humble. Il faut que je fasse en moi grandir la cha¬ rité. Il faut que je meure à moi-même avant de pou¬ voir aider les autres, avant de pouvoir servir à cjuoi que ce soit. Mon Dieu, permettez-moi d'oublier mon ancienne existence et ses charmes, et ses appels, et ma grande lâcheté, et mon grand amour de moi- même. Faites, mon Dieu, que je devienne pur et que je puisse aider à votre définitive révélation. Déjà, vous secourez ma faiblesse. Vous permettez qu'elle s'appuie chaque jour sur votre présence renouvelée et je sais que, sans elle, le goût d'une nouvelle vie et cet achar¬ nement que j'y mets me manqueraient aussitôt et que je roulerais de nouveau à mes délectations insensées. Mais accordez-moi l'achèvement de cette grande entre¬ prise et que soit à jamais extirpé de mon âme le goût trop délicieux de mes plaisirs. A présent je vais à l'église pour l'adoration de 1 Esprit et témoigner de sa grandeur. Et tout ce peuple y vient pour la même raison, chacun selon les capacités de son entendement. Je songe à mes défiances de jadis i l égard des prêtres, aux efforts que je faisais pour me représenter Dieu, au souhait qu'il consentît à quelque miracle pour me convertir. Je ne cherche plus le mi¬ racle ;j admire l'office des prêtres qui, dans toutes les 134 MOI, JUIF nations, se sont substitués au peuple élu. J'adore Dieu, sans plus me soucier de sa forme, en esprit et en vérité. Je l'adore comme l'expression la plus parfaite à laquelle je puisse tendre, comme le sommet incréé vers lequel un irrésistible besoin me force à m'élever, Dieu n'est plus pour moi que la Suprême Sagesse. Quels scrupules enfantins m'arrêtaient ! Quand il ne s'agissait que de me parfaire, je cherchais des mani¬ festations tangibles. Et je puis bien m'avouer que seule la communion m'a révélé mon erreur en m'emplissant à mon insu de la splendeur incréée. Seule, cette religion si humaine nous délivre des superstitions à forme humaine. Elle est vraiment la conception la plus haute que l'esprit puisse se faire de l'essence éternelle ; elle nous pénètre, à la mesure de nos puissances d'abstraction, de la réalité effective et de la présence universelle de Dieu. Et il n'eût, pas suffi de penser à l'idée de la commu¬ nion, il me fallait effectivement l'accomplir pour en éprouver les effets miraculeux. Mais, si cette religion possède une telle force, n'est-ce pas que le Christ était Dieu? A la foi pleine en sa divinité qu'est-ce donc en¬ core en moi qui s'oppose? Une ancienne habitude de penser et rien de plus. Il y a un préjugé de la raison aussi sot que tout autre, et je sens l'urgence de le ré¬ duire. Il ne repose sur rien que la foi stupide auxseules choses créées, comme si toute mon existence ne témoi¬ gnait pas d'une direction bien plus providentielle que contingente, bien plus surnaturelle qu'immédiate et dont les accidents mêmes semblent voulus. Partout, je retrouve cette trace évidente de Dieu, pourquoi lui refuserais-je d'avoir été capable d'envoyer son Fils CROISSANCE 0 0 CHRIST 135 pour nous instruire encore plus clairement? Notre double nature, notre profonde contradiction naturelle, voilà le nœud central autour duquel toute foi s'orga¬ nise. Cette dualité qui répond en nous au péché et à la rédemption. (Il ne s'agit pas pour moi d'admettre l'Évangile les yeux fermés. Il s'agit de retrouver au fond de moi, et dans le jeu intérieur qui se joue entre mes tendances essentielles, l'image précise et la preuve de l'Évangile.) Misère, grandeur, disait Pascal. Et moi, je dis : tendance à m'élever, tendance indubitable à m'élever, indubitable horreur d'une tentation à peu près continue ;et faiblesse infinie pour résister à ce qui, pourtant, lorsque je ne me fortifie pas en Jésus-Christ, me fait horreur. Et pourquoi douterais-je plus d'une aspiration au principe de mon essence que de mon goût de l'ordure? Pourquoi refuserais-je d'admettre l'efficacité palpable des secours invisibles? Ici comme toujours les seules habitudes rationalistes m'empêchent de croire en la réalité du surnaturel. Or, je ne trouve rien de plus sot que cette sagesse aux yeux baissés, cette sagesse qui traîne dans le fossé sa myopie imbécile et suffisante, son impitoyable imbécillité. Mon Dieu, vous avez installé en moi beaucoup d'en¬ nemis à réduire. J'ai l'impression que je suis en train de muer. Et pourquoi l'esprit ne connaîtrait-il pas également ces mystères de la mue et de la maturation, du changement de climat et de la croissance? Je mue à force de me vou¬ loir conforme à mes plus secrets desseins, à ceux que Ie ne parviens à distinguer qu'à travers les confuses 136 MOT, J 0 I F tentatives de ma volonté. Et celle-ci à ce point rejoint les forces inconscientes par qui elle se laisse obscuré¬ ment guider. J'ai la sensation qu'au fond de moi cette mystérieuse entente travaille à percer la nuit d'une prison où les unes et les autres sont enfermées. Et c'est ce fait d'être habité par des forces mal à l'aise qui oblige ma main à écrire ces mots, comme pour assurer les pas de leurs groupes ténébreux. Je suis une demeure habitée, ce qui affleure des sourds tâtonnements de mes prisonniers. Lundi. Je lis dans saint François de Sales : « ... toutes sortes de plaisirs immondes qui à la vérité ne méritent pas d'être désirés par les hommes, puisque les ânes et pourceaux en sont plus capables qu'eux. » C'est exac¬ tement cette pensée que j'essaie toujours de me re¬ mettre en mémoire quand la tentation m'investit. 11 est vrai qu'il nous faut éviter de ressembler aux bêtes par l'impureté ; puisque nous n'avons pas leur inno¬ cence pour la traverser sans péril. Mais, dans ces pre¬ miers efforts que je fais, cette pensée ne serait d'aucun poids sans la communion. Et est-il bien extraordinaire que la communion même, si pendant plusieurs jours elle me permet d'oublier le goût du plaisir et m'en détourne, soit plus faible encore que ma faiblesse quand l'irritation de mon corps force mon attention a se porter sur celle-ci? Et sans doute je suivrai les conseils de saint François de Sales, me gardant d en éprouver déception trop violente ; mais non pas la tristesse très amère d'être incapable de résister à des CROISSANCE DU CHRIST 137 attraits que je méprise. C'est ma faiblesse surtout qui me chagrine, et que je ne puisse mener tant de si belles résolutions à un achèvement plus durable ; que la valeur de ma propre parole engagée à Dieu et à moi- même soit d'une telle fragilité. Et pourtant je suis sincère quand je crois vouloir la pureté ; et que je me confesse que rien ne me touche tant que de désirer l'être saint. Dans le même moment, cette contradic¬ tion me déchire et je sens ma liberté de choisir m'être soustraite ; comme si mon esprit enfermé et réduit à l'impuissance hurlât en vain, tandis qu'au pied de la tour mon corps se livre furieusement à ses ravisseurs. La prière seule retarde parfois le moment de la rup¬ ture. Quand donc l'unité de mon être remplacera-t-elle ce perpétuel déchirement? Et n'est-ce pas pour atteindre à cette unité libératrice que nous faisons tous tant d'efforts les uns vers l'esprit et toute sa rigueur, les autres pour leur chair et sa cruauté exigeante? Nous sommes déchirés par notre double nature et souffrons de ce secret délabrement. Dieu, connue le corps, mais en sens inverse, est ce qui nous simplifie ; l'un en vérité, l'autre en lâcheté. Je songeais ce matin, lors de la communion, qu'au fond je ne me sens une telle attirance vers Dieu que par l'effet de mon goût persistant polir la « rigueur obs¬ tinée ». Jamais, jusqu'à présent, je n'avais appliqué à on objet fixe cette rigueur, jamais je n'avais tant exigé d elle ; alors que jusqu'au moment de mon baptême, enquête de Dieu comme de la perfection, je ne parve¬ nais pas néanmoins à admettre la foi en une perfection 138 MO!, JUIF qui ne m'eût pas donné son témoignage préalable. lia fallu ce grand saut dans le vide pour qu'en môme temps que j'osais enfin risquer toutes mes forces je gagnasse non seulement la grâce mais l'abandon complet à la seule réalité invisible et sa volontaire adoration. En somme, la nouveauté incomparable de mon état actuel, c'est d'avoir fixé en un point unique et solide, bien qu'imprécis et reculant sans cesse, une inclination qui s'accrochait indifféremment à tous les objets que je lui proposais, c'est-à-dire qui ne parvenait à s'accrocher à rien. Cette rigueur obstinée trouve en effet à s'exercer dans la foi en l'invisible bien plus impitoyablement qu'en quelque accident que ce soit ; et l'instinctif éloignement que j'ai toujours éprouvé, Dieu sait pourquoi, à l'égard des certi¬ tudes rationnelles trouve enfin sa contre-partie dans la joie de m'imposer à moi-même une certitude insensible. Cette contre-partie, malgré la joie que je lui dois et bien que je ne m'attache à elle que parce qu'elle est invisible, tire de cette invisibilité même sa fragilité en moi, si bien que, maintenant, la rigueur que j'exerce contre moi-même, je l'exerce du même coup pour pro¬ téger contre mes incertitudes et mon besoin de preuves la cause même de ma joie. Après un si long temps de lutte en quelque sorte abstraite voici que, par l'irrup¬ tion dans ma vie de l'abstraction des abstractions, cette lutte se fait serrée, continue et concrète. Il ne s'agit plus de lutter sans raison contre ce qui me fait plaisir, mais de lutter pour une joie purement mystique contre les tentations effectives qui m'en détournent. Le combat que j'aime à me livrer, par la seule intro- CROISSANCE RU CHRIST 139 duction de Dieu clans ma vie, prend une réalité que jusqu'alors il n'a jamais eue. C'est aussi l'humiliation qu'il me faut sans cesse imposer à ma raison qui donne à mes efforts tant de saveur. L'obstinée rigueur cjue le Saint-Esprit accorde, c'est une rigueur contre la fausse évidence, contre le charme de nos tentations et contre notre incomparable lâcheté, laquelle s'exerce en l'absence de Dieu, follement, au profit de ce que nous détestons. Et c'est là le sens de la parole : « Je fais ce que je hais, et je ne fais pas ce que j'aime. » Veuille Dieu me cuirasser contre moi. Mardi. Achevé l'Année nue de Pilniak. Même atmosphère que dans tout roman russe, cette atmosphère d'irréso¬ lution, de déséquilibre (au sens occidental), d'inachève¬ ment de la pensée, d'affleurement continuel des ins¬ tincts, des désirs refoulés, du monde de l'inconscient ; une espèce de nuit de neige où des gens déguisés dan¬ seraient dans la lumière intermittente des lanternes : la révélation d'un monde mêlé au chaos — et d'hommes qui seraient attachés les uns aux autres jusqu'à mi- corps; d'une nuit infernale où se jouerait encore un drame de sorcières. C'est une agitation perpétuelle et, dans les mots même, l'atmosphère rêvée des imaginations cinémato¬ graphiques, le plein mouvement des corps, des pensées, des choses et des bêtes. Chagall. Reste que ce livre dénonce l'effroyable pauvreté 140 MOT, JUIF d'âme de la révolution. Les Russes s'en sauvent par une habitude millénaire de hanter les profondeurs et d'y retourner malgré eux, mais ce déchaînement de la matière, quoique Pilniak y veuille voir un retour à la plus ancienne tradition, je commence à croire que c'est l'achèvement,, la déformation orientale et une sinistre caricature de la barbarie occidentale. Ils sont allés tout de suite à l'extrême conséquence du maté¬ rialisme. Ils ont accompli un matérialisme sabbatique, effréné et quasi irréel ; ils l'ont sanctifié dans une mer de sang ; ils s'en sont saoulés comme les Russes savent se saouler, mystiquement. Évidemment Karl Marx y a peu de part, mais que ce mysticisme prenne en Europe comme il y peut prendre, c'est-à-dire sans ses profondes racines et seulement dans sa violence exaspérée, dans sa folie sanguinaire de négation, c'est la nuit sur le monde. Une barbarie organisée à l'usage des candidats à la bourgeoisie. La cupidité et non plus la passion, la présente ignominie européenne, mais sur un plan en¬ core inférieur. Je pensais, l'autre jour, Rome et Moscou. Il n'y a décidément que Rome. Et elle est impuissante. Je ne suis pas allé communier ce matin. Je ne suis même pas allé à l'église. Je voulais de nouveau éprou¬ ver quelle impression je tirerais d'une telle rupture de mes habitudes. Eh bien, cette contrainte m'a manqué. Demeurer au lit pour rien, pour mon plaisir, cela lais¬ sait comme une place vide en moi. Et déjà ma pensée ne s'orientait plus. Il est clair que ma raison dêtre adhère de plus en plus à Dieu et que, sans cet objectif CROISSANCE DU CHRIST 141 invisible de la foi, je serais bientôt repris par le dégoût de toute action et l'impossibilité pourtant de rester à ne rien faire. Dans cette autre contradiction que j'aperçois à présent je trouve une nouvelle preuve de la réalité divine, dans ce besoin d'agir et ce mépris à l'égard d'une action qui a sa fin dans le monde. Nous possédons une activité inéluctable et, comme nous possédons le besoin de joie, que cette activité ne nous donne de joie qu'à la condition d'être appliquée à des buts surnaturels, il en résulte clairement qu'au moins pour moi l'illusion du surnaturel est une réalité nécessaire — outre que rien ne prouve que cela soit une illusion. Il serait merveilleux — et à peu près inconcevable — que seul entre tous les êtres l'homme ne parvienne à son équilibre que dans l'illusion. A moins que la seule pensée n'ait pour objet de dénoncer cette illusion, ce qui inviterait au pessimisme trans¬ cendant qu'Elie Faure était si heureux de découvrir chez moi, à l'acceptation passionnée du Néant, et, comme je disais autrefois, au désespoir, le sourire aux lèvres. Resterait cependant à expliquer le miracle de cet ordre éternel du Néant et par quel autre miracle la pensée si étroite cle l'homme serait capable d'en déchiffrer la réalité. Quant à moi, je me défie trop des données de la raison pour y attacher mes pas. J'ai besoin de lever les yeux vers le ciel. Pourquoi me le refuserais-je plus que de marcher sur la terre, et où trouverais-je une certitude plus solide que dans ce qui satisfait le plus pleinement mes besoins? J'ai mesuré encore ce matin la puissance magnétique de Dieu sur toutes mes inclinations. Je choisis Dieu. 142 MOI, JUIF La douceur à l'égard du prochain n'est pas elle- même une vertu simplement morale ; ê'est une vertu intégralement spirituelle : la reconnaissance de la diversité infinie des âmes et l'effort pour modifier son propre point de vue. Nous pourrions ainsi reviser toutes les « valeurs morales chrétiennes » pour leur rendre leur contenu spirituel, les rétablir dans leur plénitude ! C'est en cela que devrait consister le travail urgent pour « donner un sens plus pur aux mots de la tribu » de ceux qui, ayant reconnu la valeur des préceptes soi- disant moraux et dépassé pourtant le « stade moral», cherchent le mot de cette contradiction. La morale redeviendrait ainsi l'expression transparente des exi¬ gences spirituelles les plus universelles. Mercredi. Confession, humiliation. Et pourtant n'est-ce pas la crainte de cette humiliation qui doit aussi intervenir dans nos efforts à la pureté? Promptitude avec laquelle je me déshabitue delà prière même et pourtant Dieu demeure en moi. Mais je m'étonne de retrouver le lien de mes gestes inter¬ rompus. Je me suis approché du confessionnal avec moins de foi qu'auparavant, mais qu'importe ! je m'impose¬ rai cet exercice et m'efforcerai de m'y humilier. Ne m'a-t-il pas d'ailleurs d'un seul coup débarrassé de mes miasmes? CROISSANCE DU CHRIST 143 Ce que me dit le curé : « Dieu aime la solitude. Il n'aime pas les foules. » Il est vrai. Non pas comme consolateur, mais par sa simple présence, il force l'âme silencieuse et dénuee de tout. Il me disait aussi : « N'est pas saint qui veut. » Influence de tous les livres que je lis. Mais la résul¬ tante est toujours dans une direction unique. — Consentement de la volonté à votre péché, de¬ mandait-il?— Sûrement non. Mais son anéantissement absolu. Jeudi. Je reprends Nietzsche. Dieu est-il, comme il l'as¬ suré, le produit de nos corps malades? (mais pour¬ quoi l'aurais-je précisément repoussé tant~ que j'étais malade, 11e m'abandonnant à lui qu'après ma gué- rison?). Avec un peu plus de véritable liberté d'esprit (mais c'est précisément à la maladie que Nietzsche (levait de n'en point avoir assez), le surhomme lui serait apparu ce qu'il est en réalité, non point un homme triomphant de la maladie : mais un saint. L'obsession de la santé affolait chez lui le désir de la sainteté. Nietzsche ne confondait le surhomme avec l'homme guéri que parce qu'il aspirait surtout à la guérison et d'être malade lui valait une amertume univer¬ selle. Ce surhomme, c'est l'homme guéri de ses faiblesses, mais c'est surtout l'homme capable de les tenir pour 144 MOI, JUIF rien, aspirant à travers toutes choses à la pureté età la sainteté. Je crois qu'il pourrait être passionnant d'étudier toute la philosophie de Nietzsche comme le vœu de guérir. Il était littéralement la proie d'une manie de la guérison, et ne voyait dans tout autre idéal qu'une ironie spécialement acharnée contre lui, un dérivatif qu'il croyait loyal de refuser. Un désir déchi¬ rant de guérir refoulé avec héroïsme explique son insoutenable amen de désespoir. L'idéal divin, en vérité, c'est tout autre chose qu'uni fiche de consolation. Peut-être est-ce un idéal auquel il est difficile d'aspirer avec loyauté dans l'état de maladie? C'est un idéal d'homme fort au moins dans les premiers temps qu'on s'acharne à le conquérir. Il y a aussi quelque chose de douloureusement enfan¬ tin dans son effort pour se délivrer de la morale, se prouver qu'elle n'existe pas. C'est là une disposition de protestant que je retrouve chez Gide, chez Elie Faure, une espèce d'acharnement contre le dogme de la responsabilité humaine. Ils en restent comme fas¬ cinés et passent leur vie à affirmer leur liberté sans parvenir à la réaliser. Le protestant reste enchaîné parce qu'il en est encore à la mort du Christ et qu'il n'a aucun moyen d'en sortir. Le catholique vit dans l'idée de sa résur¬ rection quotidienne. Le protestant invoque Dieu. Le catholique le reçoit pour en être effectivement secouru. Le protestant, qui croit à une prédestination an mal comme au bien et à la responsabilité tout en¬ semble, a perdu le moyen d'alléger périodiquement son âme, et d'y rafraîchir la notion de liberté. CROISSANCE DU CHRIST 145 C'est un homme qui se croit libre parce qu'il s'en remet à sa raison pour juger les dogmes mais que, par contre, le sentiment de sa prédestination éternelle asservit. C'est un homme à qui non seulement il est désormais impossible de se purifier, mais dont la res¬ ponsabilité ne cesse de croître. C'est le prisonnier d'une fausse idée de la liberté. D'où son hypocrisie pour vivre ou son embaumement dans le confor¬ misme. 11 essaie de trouver la pureté, mais c'est en refu¬ sant la joie, d'où l'artificielle exaltation de celle-ci chez les protestants qui s'efforcent à se délivrer. Le Juif a le sens d'une dépendance rituelle absolue. Cela cache une anarchie et un appétit effrénés dans la plus complète instabilité. Le catholique seul goûte à la liberté vivante. L'usage des sacrements, c'est la porte toujours ouverte à la bonne volonté qui veut se purifier. Le catholique ne sépare pas la joie de la pureté. Nietzsche est peut-être bien plus antiprotestant qu'antichrétien. Il est antichrétien parce qu'il croit que le christianisme, c'est Luther. Au fond, il tend au surhomme comme vers un ange sain et vigoureux qui eût abjuré le protestantisme. Je me sentais depuis trois jours l'esprit si stérile que je doutais si tout l'intérêt de mon état actuel fût déjà épuisé. A l'église même aucune floraison ne se pro¬ duisait plus. Je stagnais dans une espèce d'hébétement et toutes mes « découvertes » de ce matin à propos de Nietzsche n'y changeaient rien. Cette délicieuse ivresse de l'esprit que, par exemple, lors de ma pre- 10 146 MOI, JUIF mière promenade jusqu'à l'orée de Cambo, j'avais si vivement ressentie, cette ivresse grâce à laquelle ma solitude est plus ardente que tous les débats littéraires et toutes les réunions contradictoires, hélas, je ne la connaissais plus. De quoi résulte-t-elle, de quelles con¬ ditions climatériques, de quel mystérieux contact de moi-même et du monde, ou bien n'a-t-elle d'autre cause qu'en moi seul et se déchaîne-t-elle selon sa fantaisie? Enfin, ce soir, m'étant replongé dans une oraison indéfinie, je m'avisai que, tant que durait ma consciente poursuite d'un sujet de méditation, la sté¬ rilité la plus sèche m'occupait, mais qu'à partir du moment où je pensai à une certaine phrase dite hier: « Les socialistes veulent intervertir les rôles et conti¬ nuer le jeu, mais il ne s'agit pas de le continuer, il est urgent de l'interrompre », je me sentis emporté de nouveau dans un flux indistinct et délivré du même coup de ma stérilité. Je retrouvais le goût d'être pur, le besoin de lutter contre moi-même, l'aspiration à l'amour qui se donne et se multiplie, l'angoisse enfin de mon impuissante bonne volonté. Je fixai longuement le beau calvaire fait de trois per¬ sonnages dans un grand cadre carré qui tout en haut surmonte l'autel. Et je comprenais la haine de Nietzsche à l'égard du Christ qu'il a connu à travers le protestantisme, alors qu'il ne trouve son achève¬ ment véritable et sa signification substantielle que par sa résurrection quotidienne. Dépourvu de ce cou¬ ronnement, il ne pouvait apparaître à Nietzsche que la négation de son propre idéal de malade, 1 incar¬ nation même du mépris de la terre, et de ce point il était bien naturel que Nietzsche le détestât. Et ]( CROISSANCE D 0 CHRIST 147 songeais combien tous les saints, et même les plus saints, paraissent grossiers auprès de celui qui ne connut que la misère et ni le succès de son enseigne¬ ment, ni la récompense de sa charité, mais l'ingrati¬ tude et la haine. Et que ce fondateur de toute la pensée occidentale, cet humble ouvrier, dont la parole même ne cherchait aucun éclat, ait illuminé tant de siècles par son humilité, confond l'esprit et couvre de ridicule toutes nos vanités et tous nos appétits sans conséquence. Je me le représentais comme une flamme isolée au sommet de la montagne et dont toute la durée ne fut qu'une continuelle action de grâces. Que m'importe de ne pas sentir encore sa divi¬ nité. Il est celui vers lequel je tends avec une ferveur ardente qui pourtant me quitterait si chaque jour je ne m'efforçais de l'entretenir. Et que signifie la doc¬ trine selon laquelle Dieu n'est point au début mais dans l'avenir? Le christianisme ne s'accorde-t-il pas à toutes les doctrines et même en quelque manière à celle-là, puisqu'il nous propose non seulement le Dieu créa¬ teur de toutes choses, mais un Dieu auquel nous devons nous efforcer de ressembler comme s'il dépen¬ dait de notre effort pour nous élever vers lui d'ac¬ croître sa gloire et de le faire revivre? Ce que dit Nietzsche de notre retour à l'état simiesque, comment nen a-t-il pas vu l'accord avec la doctrine chrétienne qui enseigne qu'en effet sans le secours de l'Esprit- aaint le mal l'emportera, nous faisant retourner à 'état bestial dont l'esprit au contraire nous dégage? Le catholicisme enseigne la coexistence permanente do 1 évolution progressive et de la régression infernale. A chaque pas que je fais dans Nietzsche, c'est pour 148 MOI, JUIF en mesurer l'étroitesse, l'étrange aveuglement quanta la mystique catholique où, s'il s'en fût donné la peine, il eût découvert le secret de la véritable volonté de puissance. Il ne considère l'esprit chrétien que comme un esprit de malade. Il ne va pas au delà. Il n'a pas vu tout ce que l'esprit chrétien poussé à son extrême implique de contradiction à soi-même, de lutte continuelle et sinon d'inquiétude, d'inassouvisse- ment du désir. C'est une doctrine qui fixe à chaque individu le même idéal et qui pourtant le fait varier selon la nature de chaque individu. Il oblige à la lutte, mais c'est avec un souverain détachement de soi- même et dans une espèce de sérénité indestructible. Enfin, il se confond (et comment ne l'a-t-il vu?) avec l'universalisme d'un Européen véritable. Plus j'avance dans ma lecture, plus je mesure l'insuffisance de Nietzsche dont en somme la pensée n'a cessé de tour¬ ner autour de deux pôles : l'horreur du protestan¬ tisme qui le paralysait et l'aspiration à la santé qui le fuyait. Voilà donc ce Nietzsche dont j'avais telle¬ ment peur que la puissance vînt à bout de mes résolu¬ tions. Il ne réussit qu'à m'y confirmer, me forçant à donner au catholicisme son sens spirituel le plus pur, m'enfonçant encore davantage dans sa mystique de lutte pour gagner la pureté qui prélude à un état meilleur. Je pense encore à ce que me disait le curé l'autre jour, que Dieu n'aime pas les foules et ne parle qu'aux soli¬ taires. Quelle est donc la raison de ce colloque qui attend cjue l'on ait fait silence pour s'engager? Il ne s'agit pas de croire que le solitaire se tourne vers Dieu, c H 0 I S S A N C E DU CHRIST 149 manquant de tout autre compagnon, et se sert de lui comme d'un dérivatif ou d'un consolateur. Il n'en est point du tout ainsi pour moi. Je ne crois pas avoir jamais sollicité une grâce, sinon d'être éclairé. Je ne me souviens pas d'avoir jamais introduit l'insanité d'un recours personnel dans mes pieuses sollicitations. Jamais je n'ai fait jouer à Dieu le rôle ridicule de fournisseur de consolations. C'est même par peur qu'il n'eût en vérité que ce rôle que si longtemps je m'en tins éloigné. Dieu est le principe de la pureté, le principe et la fin par une surnaturelle confusion. L'esprit est moyen et but ; mais c'est par sa substitution à Dieu ; et le monde est en train d'en mourir. Dieu seul présente, pour notre salut, le double caractère mysté¬ rieux. Or, la pureté ne paraît un bien désirable qu'à celui qui sait mesurer le peu de fondement qu'il faut faire sur les choses du monde et qui, impatient de répandre et de faire servir son amour, ne songe plus qu'à le parfaire dans une plus complète indépendance charnelle afin de s'exalter davantage. La pureté n'est désirable qu'à celui qui sait que son âme n'est pas libre quand son corps est enchaîné ; ou que plus simple¬ ment encore il se laisse troubler par ses désirs. Mourir au monde est la première condition pour recevoir Dieu. Et la mort au monde dépend de notre force pour sub¬ sister dans la solitude. Dieu ne parle pas à tous les soli¬ taires. Moïse, pour s'en approcher, dut défaire ses san¬ dales. Dieu ne parle qu'au solitaire qui a secoué la poussière de son âme ; si la foi est d'autant plus vive, comme me le disait le curé, qu'on monte plus haut dans la montagne parmi les paysans les plus isolés, bien que ceux-ci passent leur vie au milieu de leurs 150 MOI, JUIF bêtes et des soucis domestiques, c'est peut-être que Dieu n'apparaît plus alors sous la forme de l'Esprit pur mais en tant que Créateur de ces choses visibles dont le mystère perpétuel — à mesure que les populations se font plus denses — tend, à cause du peu de place que lui réservent les conversations, à s'atrophier et à dis¬ paraître. Pour les populations isolées, Dieu tient peut- être encore à ses formes idolâtres et païennes. C'est le grand magicien sous l'œil duquel toute la vie cham¬ pêtre s'organise. Pour moi, il n'est pas non plus un dérivatif à ma soli¬ tude. Dans mes solitudes précédentes, ni à Malcésine,ai à Fontanazzo, ni à la Celle, ni à Vence, ni à San Gimi- gnano, je ne m'approchai de lui. Ici, pour la première fois, j'ai trouvé dans sa contemplation une telle plé¬ nitude de paix, une si neuve raison de vivre, une telle confirmation du goût mystérieux que j'ai toujours discerné en moi de lutter contre moi-même, que le silence a pris peu à peu une entière possession de mon être et que, dans l'éloignement où j'en suis, le monde ne m'apparaît plus occupé que de soins, oui, vraiment engagé que dans des discussions et des plaisirs d'une autre planète. Et c'est parce qu'elle trouve dans cette contemplation non pas un déri¬ vatif à la solitude, mais une harmonieuse justification et une naturelle raison d'être, que ma ferveur si long¬ temps désorientée accepte en Dieu son inévitable achèvement. Dieu couronne celui dont la solitude mesure l'autonomie. Il est l'animateur des choses invisibles. CROISSANCE DU CHRIST 151 Vendredi. J'ai vu aujourd'hui de jeunes arbres abattus, dont les branches portaient déjà des bourgeons dans leur premier état. Voilà le massacre impardonnable de la jeunesse qui va fleurir. La mort des promesses de vie est plus douloureuse à l'âme que n'importe quelle héca¬ tombe d'êtres en pleine maturité. Lorsque je participe à la vie de mon bord, je ne sais pas assez m'en isoler pour m'y apercevoir. C'est après que l'étonnement surgit; et je suis confondu alors de m'y être à ce point anéanti. Dès l'éveil, il me fallait me jeter à cœur perdu dans les difficultés de mon service. Toutes les heures y pas¬ saient avalées, je ne sais comme, par une espèce de goule. Le souvenir qui m'en reste de moi est celui d'un corps agité, sans cesse dérangé, toujours en train de courir ou de jeter au ciel ses bras, toujours en train de crier et tel qu'un corps sans âme, un corps entraîné dans un tourbillon où il perdait jusqu'à la notion de sa propre existence. C'est le souvenir d'une voix qui grince. Dans quelle mesure étais-je encore moi-même? A distance, quand je me prends à y songer, non seulement je ne me reconnais pas de rapport avec mon présent état de paix, mais je suis confondu à lidée qu'une telle vie soit possible, que toute l'huma¬ nité la mène.-Et d'ailleurs, quand je songe âmes jours les plus heureux jusqu'à ceux-ci où je vis enfin dans une sorte de familiarité de Dieu, je suis étonné d'une 152 MOI, JUIF si continuelle absence d'arrière-plan, d'une telle plati¬ tude jusque dans mes plus vives ardeurs, d'une si pro¬ fonde négligence d'atteindre au véritable bonheur. Il me suffit de comparer mon existence profane et celle que je mène ici dans un éloignement complet du monde et de ses soins pour sonder la profondeur des enseignements du Christ. Qui donc est assez sot pour i faire du christianisme une morale? Les vérités morales ont d'abord une racine métaphysique et ne vivent que par elle. Ce qui n'est que morale est invention sociale pour permettre à ceux qui mangent une paisible di¬ gestion. La religion du Christ n'est pas une religion de femmes. Je ne la conçois dans toute sa grandeur qu'à l'usage des héros pour qui le monde invisible com¬ mande. Elle est l'épreuve et le moyen de la force. Elle procure à qui la connaît la domination essentielle et ce mépris des choses auquel un pessimisme transcen¬ dant peut nous conduire également mais en dépo¬ sant en nous une telle amertume qu'il paralyse notre jeu. Elle donne une si prodigieuse • activité à l'âme que celle-ci n'a plus d'autre issue cjue de se dépasser. Je m'étonnais aussi ce matin de pouvoir lire des . prières toutes faites avec une surprise incessamment 1 rafraîchie. Je leur trouve, à chaque fois, un sens plus profond, une étrange nouveauté et ne parviens pas a j m'expliquer ce revirement complet de mon esprit qui d'habitude s'éloigne instinctivement de toute pensee qui se répète. Il faut qu'il y ait une source inépuisable derrière de tels mots pour que je puisse ne pas cesser CROISSANCE DU CHRIST 153 de m'y désaltérer. Ce mystère me vaut encore une telle surprise que je ne sais par quel bout le prendre. C'est comme si toutes les vérités psychologiques tinssent en quelques paroles d'allure nullement mysté¬ rieuse. La sagesse des siècles s'y est-elle condensée goutte à goutte? La sagesse divine les a-t-elle directe¬ ment inspirées? Mais, si ces paroles m'offrent un sens toujours renou¬ velé, cependant j'observe qu'elles ne favorisent pas mes oraisons. Et que de rester pendant la messe dans le simple état de réception, au contraire, ouvre toutes sortes de chemins aux paroles intérieures. Comme s'il ne suffisait pas d'imposer silence aux souvenirs du monde mais qu'il fallût arrêter jusqu'à l'horlogerie des lèvres. Samedi. Comment ne voit-on pas que Nietzsche ne se cons¬ titue son idéal que par obsession de sa propre déchéance physique? Pauvre Nietzsche, trop noble et trop obs¬ tiné pour s'abandonner au désespoir. Et voici pourtant (juil méprise toute faiblesse par un mouvement qui nest qu'en apparence opposé. Sa distinction entre morale des esclaves et morale des maîtres, c'est en venté la transposition d'une morale de malades satis¬ faits de leur sort et d'une morale de malades qui croient triompher de la maladie en aspirant désespérément à la santé. Pour lui le bien, le beau, le noble, le puissant et 1 heureux, c'est l'homme sain. Pour le chrétien, c'est 154 MOI, JUIF l'homme intérieur, celui que justement il était, qu'il ne lui suffisait pas d'être. Et quand il dit : « ... Les Juifs, ce peuple sacerdotal qui en raison de ses ennemis, par un acte de vindicte essentiellement spirituel, renversa l'aristocratique équation des valeurs (bon, noble, puissant, aimé de Dieu), et affirma que les misérables seuls sont les bons; les pauvres, les impuissants,... les difformes sont les seuls bénis de Dieu, » qui ne voit qu'ici encore le pour¬ suit l'obsession de ne pas tomber dans la morale, par impuissance, du seul fait de sa maladie? Qui ne voit aussi que le renversement des valeurs accompli par les Juifs donnant au monde le Christ ne fut pas celui que dénonce Nietzsche, mais un renver¬ sement par lequel la vie intérieure se substituant à la vie charnelle révéla avec une soudaine et formidable puissance la nature purement spirituelle d'un Dieu que seuls ceux qui sont détachés du monde, pour quelque raison que ce soit, peuvent connaître. Je trouve dans Nietzsche ce perpétuel refus de comprendre la transcendance de la morale chrétienne, un aveuglement passionné. La question qui se pose à présent est de savoir com- j ment emboîter dans la nouvelle organisation de mon univers les goûts de jadis qui persistent à travers mes variations. J'ai accroché à mon mur une photo de sculptures mycéniennes préarchaïques et celle aussi de deux masques nègres admirables. Comme je sens bien qua présent tous les mouvements de mon esprit tendent à se disposer selon les seules impulsions de ma volonté CROISSANCE DO CHRIST 155 religieuse et que pourtant ces goûts antérieurs per¬ sistent, je me sens contraint de chercher quels liens mystérieux les unissent. Il n'est point quand on y songe de plus grand miracle que cet universel besoin de dresser des images. C'est comme si en quelque pays, à quelque époque que ce fût, l'esprit humain ne commençât d'être humain qu'au moment où il est capable d'arracher du fond de lui une forme pour l'adorer, de résumer dans une forme tous les caractères de ses plus profondes impul¬ sions, de condenser en somme au milieu des populations dont il fait partie et d'élever le portrait non pas de l'homme réel mais de sa simplicité idéale. Cet éloigne- ment où fut tout grand art de l'exactitude littérale dans la reproduction de la figure humaine et de la forme animale, cette décantation que je trouve aussi bien dans mon Boddhisatva que dans ces masques nègres, voilà ce qui fait bien plus que l'identité des modèles choisis par-les artistes le fond commun de leurs efforts. C'est un tâtonnement universel dans la nuit où les âmes se débattent, une aspiration unanime et indé¬ cise pour fixer dans un équilibre de masses le secret mystérieux de leur vie. Il faudrait pouvoir comprendre le langage des formes de la manière dont on déterre les particularités d'un esprit derrière les linéaments de son écriture. Il s'agirait en somme d'établir un thermomètre des rythmes plastiques de l'huma¬ nité. lit plus encore que du caractère de l'artiste, du carac¬ tère du peuple même qui engendrait tel style à l'ex¬ clusion de tous les autres, car voici bien la singulière originalité de l'homme que, dans un temps et même 156 MOI, JUIF le plus riche, un seul style enveloppe toutes les produc¬ tions de l'esprit. Plus que l'étude d'une forme isolée, c'est l'interrogation profonde des styles qui peut nous apporter quelque lumière sur la communauté mysté¬ rieuse des temps et des pays les plus variés, sur la pos¬ sibilité pour nous de réunir dans un amour étrangement un les manifestations les plus diverses et en apparence les plus incompatibles. Interroger une statue ne vaut point ; il faut la replacer dans l'architecture, fût-ce troglodyte, à qui elle appartenait et voir ce qui de l'ensemble où se coordonnaient ces fragments séparés constituait le style. Et peut-être telle statue isolée ne nous paraît-elle émouvante qu'en proportion de ce qu'elle est capable de suggérer du style qui l'a faite, de la vie même dont elle est une condensation minuscule, de cette unani¬ mité où tous les individus fondaient leurs différences pour forger une figure grandiose et monotone. Une œuvre n'est belle qu'en tant qu'elle est la fleur nourrie des instincts de la communauté. Ainsi l'œuvre d'art ne serait-elle que l'expression la plus dépouillée de tel organisme social, la révélation d'une sorte de trésor indivisible — de ce qui constitue en deçà des diffé¬ rences l'unité vivante et l'esprit d'un peuple dans un temps — l'insertion d'un lieu particulier dans le flot du temps éternel. Peu importe son sujet ; l'émotion plastique ne s'arrête pas au sujet. Il y aurait une âme « esthétique » et un corps « esthé¬ tique » de l'Église comme une âme mystique et un corps mystique. CROISSANCE DU CHRIST 157 Dimanche. Statue de la Vierge sur la colline. Panorama indéfini jusqu'à la mer. Par derrière la Rhune et l'Espagne. Et pourtant, plus que ce panorama aux proportions harmonieuses, j'aime la petite campagne traversée tout à l'heure où l'aboiement d'un chien, les bêle¬ ments de troupeaux dispersés, le bruit d'une rivière composaient avec le désordre des arbres nus, la boue des chemins, le ciel comme lavé, l'odeur des prés qui grillent une espèce de bouquet printanier d'où se dégageait je ne sais précisément quel charme. À travers la lande un cheval errait. Ailleurs paissaient des vaches blanches. Il ne peut plus nous convenir de penser Dieu comme au seizième ou au dix-septième siècle, et c'est pourquoi la Vierge d'Urugne est si ridicule. Le pastiche de la forme implique nécessairement un pastiche de la pensée. Si l'art catholique peut revivre, c'est de la ma¬ nière qu'un Rouault le fait revivre en y insérant tout ce qu'implique la vie moderne, la rapidité des commu¬ nications, la misère spirituelle, le déchaînement de la matière. Et pareillement en littérature avec tout ce quont apporté de troubles et de provocations les philosophes athées, avec la violence que leur attitude d autre part fait exploser. Claudel sous-entend Rim¬ baud qui sous-entend Baudelaire, lequel est un con¬ flit vivant. La littérature et l'art d'aujourd'hui ne peuvent être que la manifestation de tels conflits ; à V 158 MOI, JUIF moins qu'ils ne deviennent l'anticipation de la paix où ils finiront bien par se résoudre, mais qui les con¬ tiendra en elle comme l'enfant contient en lui les im¬ pulsions plus ou moins distinctes ou détournées mais indélébiles de ses parents. J'ai sous les yeux, également épinglée à mon mur la photo d'une auto bolide dont l'ambition d'ailleurs absurde est de faire 500 kilomètres à l'heure. C'est une bête admirable sans aucun ornement, le résultat d'une longue évolution de formes. Mais, pas plus que les car¬ rosses n'imposèrent leur style aux arts des autres époques, bien au contraire s'y soumirent, pas plus je ne crois que les inventions industrielles imposeront aux arts d'aujourd'hui leurs propres lignes; mais que c'est un accord déclenché dans l'âme qui finira par s'établir, Il me semble à peu près impossible que la vie se réduise désormais à ses machines. Peut-être sont-elles l'anti¬ cipation des formes qu'affectera la pensée quand elle aura' enfin atteint son équilibre, mais elle n'y atteindra pas en se soumettant simplement à ses formes indus¬ trielles. Il lui faudra y arriver par ses propres moyens et qui sont purement spirituels. A moins que c'en soit fini des arts plastiques et de la poésie écrite. Mais cette transformation de l'âme signifierait à un tel point la fin de tout exercice désintéressé qu'il entraînerait aussitôt la nuit sur le monde, si bien que cette hypo¬ thèse, quoiqu'elle ne soit pas invraisemblable, ne se pré¬ sente pas à qui cherche la forme que pourront affecter désormais les productions de l'esprit humain. Peut-être cependant notre grand amour des plas¬ tiques barbares est-il un signe inquiétant de ce retour de la pensée moderne à ses origines, de son réensevelis- CROISSANCE DU CHRIST 159 scment dans la nuit pour le plus libre déchaînement d'une science de moins en moins désintéressée, de moins en moins civilisée, de moins en moins humaine. Peut-être est-ce le signe crépusculaire de la nuit prête à tomber ou d'une telle métamorphose du jour que les anciens modes de penser céderont définitivement la place à d'autres dont le cinéma, par exemple, nous per¬ met de pressentir la formidable nouveauté. Une coexistence des arts est plus vraisemblable encore, une mise à niveau des uns par les autres. Et il ne s'agira plus de faire des Vierges d'Urugne, il s'agira de Dieu sait quoi... Mais la religion elle- même si elle veut garder de la vie sera obligée de se soumettre au bouleversement universel des moyens de la vie. Ainsi une œuvre d'art n'atteint à la beauté, même si elle conserve ces thèmes anciens, qu'en se dressant contre l'interprétation que les siècles antérieurs en ont I donnée ; je crois que l'art est inéluctablement catas¬ trophique. La poésie surréaliste n'est qu'une contre¬ façon de cette transformation impérieuse. Il nous faut chercher Dieu dans des régions inconnues de nous- mêmes et chercher de nouvelles contraintes artisticjues dans le voisinage de celles que la science s'impose. Lundi. Mon indomptable lâcheté, ma médiocrité sans cesse rcssurgcnte. Que sont donc toutes ces paroles pour me vaincre? Qu'est donc ma folle ambition de pureté? Le plus simple de mes commandements, je le trans- 160 MOI, JUIF gresse dès que l'exige ma vieille carne; j'ai honte devant moi-même. Je suis à la merci de mes yeux et, si je crois flotter, c'est que je gonfle mon cœur avec du vent. Mon Dieu, je suis impur. Quel est donc ce besoin qui naît de la concupiscence des yeux, cette toute-puissante éloquence de la chair irrassasiée, cette voix qui domine sur toutes les raisons i de l'esprit? Il n'y a qu'un remède : oublier les mots mêmes qui donnent un corps au plaisir. Au contraire, toute la soirée j'avais lu ce que dit Nietzsche des femmes et, par réaction, avais cultivé en moi la séduction vigi¬ lante. Si bien que ce matin j'étais tout prêt à me livrer, Ah ! il n'y avait pas moyen de résister à ce batte¬ ment terriblement doux du plaisir. Avec quelle puis¬ sance agissent les mots ! Que je suis faible et lâche, que je sais peu être mon maître. Ah! je vous en supplie, écartez de moi, mon Dieu, la tentation de ces délices, La grandeur de quelques aphorismes de Nietzsche me comble d'admiration comme par exemple sur la mer l'aph. 443 d'Aurore. Nietzsche est avant tout un prodigieux lyrique par qui toute chose prend son élan. Cela a la beauté lucide d'un midi glacial, plein d ar¬ deur dans sa glace. « ... Que maintenant rien n'arrive plus à nous ras¬ sasier », voilà un de ces coups de sonde où Nietzsche est sublime. CROISSANCE DU CHRIST 161 Et l'aph. 16 (le la Volonté de puissance. N'esl-ce pas en propres termes ce que j'ose depuis si peu de temps m'avouer : cette grande passion qui se sert de nous et nous fait paraître égoïstes aux yeux du vulgaire? N'est-ce pas un résumé de tout ce que je crois? « La vie est un moyen de connaissance. » J'ajoute mainte¬ nant : et d'amour. « Toute conquête de la connaissance provient du courage, de la dureté à l'égard de soi-même. » Voilà la sainteté de Nietzsche. « L'amour du fait. » L'affirmation de ce qui est nié, l'amour de ce qui est interdit par les morales, l'instinct de révolte contre toute contrainte. Telle est précisément la réaction d'un protestant contre ses chaînes, une manière de remporter la victoire sur les faiblesses éventuelles où il craint que la maladie ne l'amène. C'est un homme qui pousse à la folie la défiance de soi. En somme la divinisation de la vie. Idéal de malade qui croit ainsi se guérir et se prémunir contre un déses¬ poir menaçant. Divinisation du corps. Transfiguration de l'exis¬ tence chez les Grecs. Dionysos. Pour Nietzsche, c'est la forme suprême de l'esprit. Interprétée dans ce sens d'une prodigieuse discipline contre ses propres défail¬ lances, contre une lâcheté que ses maux encouragent, interprétée dans le sens d'un impitoyable refus d'être consolé, la doctrine de Nietzsche m'est étrangement proche. Et ses efforts sont pathétiques. Mais l'effort lue je fais contre moi-même consiste au contraire à me sacrifier à un Dieu presque incompatible à mon esprit. 11 162 MOI, JUIF C'est l'acte de foi pour briser la résistance d'une rai¬ son que je hais, l'effort pour implanter en moi la dif¬ ficile adoration de l'Invisible, « ... conquérir de nou¬ veau pour soi-même la santé méridionale. » Mardi. Je remets à demain de méditer sur cette nouvelle et terrible tentation qui s'est mise en travers de mon chemin. Aurai-je la force de la repousser simplement? Et sinon, de quelle pauvreté je revêts ma vertu, cette vertu qui tourne au vice, sitôt sollicitée. Déjà, je n'ai plus cette tranquille paix de l'âme, cette absence de désirs grâce à laquelle je pouvais croire que vraiment je me faisais plus fort contre moi-même, plus pur, puisque je veux confondre la pureté et cette force-là. Mais, sans tarder, je note ces paroles admirables de saint François de Sales : « Le jour précédent ne doit pas juger le jour présent, ni le jour présent ne doit pas juger le jour précédent; il n'y a que le dernier qui les juge tous. » Et celles-ci qui prouvent combien pour lui égale¬ ment la charité, avant d'être une vertu, était une néces¬ sité psychologique pour dégager l'âme et lui permettre de se fortifier : « Buvez le plus que vous pourrez le m sacré de la charité, elle vous affranchira de ces mau¬ vaises humeurs qui vous font faire ces jugements torlus. » Il est vrai que de même l'impudicité n'est pas seule¬ ment un vice moral, c'est l'occasion d'un tel trouble psychologique que l'âme qui en est occupée ne peut plus se livrer à la méditation. Il faut refuser toute solhci- CROISSANCE DU CHRIST 163 tation de la chair, en tant qu'ennemie de Dieu, ennemie furieuse de toute vie intérieure. Il n'y a pas de conci¬ liation possible. Il faut choisir : ou Dieu, c'est-à-dire l'affermissement de soi, la maîtrise des passions, la joie perpétuelle ; ou la chair, c'est-à-dire la possession de soi par la fausse joie, le plaisir qui ronge nos propres forces, le trouble perpétuel, mélanp;e de regrets, de désirs, d'insatisfactions, d'inquiétudes, et vraiment la dépendance de qui ne dépend pas de nous. Il est étrange que, convaincu comme je le suis de la nécessité de re¬ pousser toute tentation charnelle, j'hésite à le faire quand elle se présente et ne sais que me réjouir lâche¬ ment de ce qu'elle se dérobe d'elle-même. Je n'ai point encore atteint cette force capable de dire au mal : Mon choix est fait, je te repousse. Tout ce travail que je crois accomplir vers une pureté plus parfaite est-il donc un travail de mots, et de mots si vains qu'ils ne savent pas mordre au profond de mon âme ; ou bien mon âme est-elle si faible qu'elle ne sache réprimer les tentations de la chair ; ou bien cette âme et cette chair sont-elles si tragiquement désunies que jamais, quelque effort que je fasse pour les joindre, pour les subor¬ donner selon mes commandements impérieux, rien ne puisse combler leur irrémédiable rupture, la séparation qui les rend à jamais étrangères? Et je songe que ce matin même, à Bayonne, je me persuadais que les tentations ne se présentaient à moi avec quelque apparence de force qu'aux heures de fatigue, le soir, ou lorsque le sommeil ne m'a pas suffisamment délassé, et qu'en somme je ne succombais au péché que par un manque purement physique de domination sur moi-même ! 164 MOI, JUIF Et déjà j'aspirais avec impatience à me confesser, La confession de mes gestes des jours précédents m'irn- portait enfin au plus haut point. Je me dirigeais de nouveau vers ce Sacrement avec une entière confiance, avec une foi renouvelée. Il a suffi de quelques paroles pour ranimer au fond de moi le ferment qui gâte tout. Suis-je si faible? suis-je si double, si irréductiblement double? Toutes ces tentations que je nourris et repousse depuis hier (à cause de cette rencontre sur les quais de Bayonne), tous ces mouvements de l'âme que je ne savais comment apaiser et qui me donnaient inquié¬ tude jusque du sort de mes plus définitives résolu¬ tions, du simple fait de sa jeunesse par rapport à moi se concluent dans le retour à la paix. Et je bénis Dieu qui, une fois de plus, m'a permis de mesurer ma faiblesse, qui a bien voulu une fois de plus m'en sauver malgré moi. Je bénis Dieu de me permettre de me juger moi- même indigne de séduire ; de telle sorte que je tire, sans que ma force encore insuffisante, ait à intervenir, un secours inespéré du peu d'intérêt que je pense que le monde me porte. Ainsi je puis m'humilier dans la mesure de l'ex¬ trême faiblesse avec laquelle mon âme se trouvait incapable de se sauver et aussi dans la conscience de mon ineptie. Combien je dépends encore des hommes qui 11c dépendent pas de moi ! Puissent toutes les épreuves que je subirai élargir le fossé que je veux creuser entre nous. CROISSANCE DO CHRIST 165 Dieu ne se trouve que clans l'état de pureté, la pureté est le résultat de nos efforts, nos efforts sont le fait de notre volonté. Ainsi Dieu est vraiment l'objet de notre volonté. La volonté consciente est le propre de l'homme qui se définit par elle et par le plaisir. Notre double nature tient là. Jeudi. N'est-ce pas, comme Nietzsche, par crainte que Dieu ne soit le fruit de ma lâcheté que, malgré l'envie que j'en avais, j'ai retardé ma conversion tout le temps que dura ma maladie? L'eussé-je accomplie plus tôt, j'y aurais vu toute ma vie une preuve de faiblesse ; je ne m'y suis résolu que le jour où j'ai tenté la guérison, je m'y abandonne enfin de retour à la pleine santé. Que prouve, contre la religion, l'indignité de cer¬ tains prêtres? L'art est-il diminué du fait que certains artistes ne s'y consacrent que pour le profit qu'ils en tirent? Cette objection est une de celles que je m'op¬ posais le plus souvent. Elle est absurde. Le catholicisme est vraiment un corps qui s'est organisé de l'intérieur, développé comme un arbre. 11 y aune étroite analogie entre la croissance de l'Église et celle d'un corps vivant. N'est-il pas naturel que parfois des maladies l'attaquent? Création sensible, il est soumis aux vicissitudes des êtres sensibles. Le protestantisme est une administration d'État, une artificielle police des mœurs, une espèce d'entreprise 106 MOI, JUIF d'asservissement à la « dignité humaine ». Le diable.il semble qu'il s'y serve de nos ridicules pour en douer des automates et tourner la création en une bouffon¬ nerie énorme. Des plaisanteries aussi sinistres me font horreur. C'est la caricature de l'amour, une perfection mécanique. Il n'y a pas pour moi de plus grand crime contre l'Esprit que de le réduire à une morale simplement humaine. Le diable moraliste, voilà sa plus dangereuse incarnation. Et Gide n'est immoraliste que par instinc¬ tive répulsion contre le diable qui, sous cette forme, le possède. Mais ce n'est pas plus par l'immoralisme que parla morale, par la liberté que par l'égalité profanes, que le mal peut être réduit. C'est par un retour pur et simple dans un commun mépris du monde à la religion de l'Esprit, par une universelle humilité confessant ses faiblesses. Le catholicisme est une religion de purification pro¬ gressive non par le moyen de la morale qui est un secours divin elle aussi quand elle ne se prend pas pour fin, mais un secours au second degré ; le catho¬ licisme permet la purification par un secours immédiat de Dieu. Je suis encore étonné de la rapidité avec laquelle ont disparu de mon esprit les tentations auxquelles il me semblait être à jamais soumis. Il suffit que j écrive quelques mots sur mon carnet, que je me remémore le peu d'intérêt que moi, comme tout autre, suis capable d'inspirer au monde, pour retrouver du même coup CROISSANCE DU CHRIST 167 ma profonde vérité et me rétablir dans l'attitude dont déjà s'effaçait la nécessité. Étrange puissance des mots dont vraiment l'Esprit a besoin pour nous remplir. C'est comme si nous nous confondions à notre parole, comme si tout notre être se réduisait au Verbe et que nous ne pussions rien recevoir et rien donner que par lui. Ce mouvement intérieur, ce grand déclenchement de l'esprit, plus on médite sur sa simplicité, plus son mystère s'appro¬ fondit. Et pourtant il ne suffisait pas hier matin que je pro¬ misse à Dieu de chasser de moi les images qui me sédui¬ saient. Ma parole engagée ne suffisait pas ; et, bien que j'aspirasse à cette paix de l'âme, je me trouvai toute la matinée encore très empêché du moindre effort. Il a fallu ces mots écrits, ce reflet de l'évidence, cette con¬ densation de mon plus secret désir pour me délivrer. Et alors ce fut fait tout d'un coup. L'air en moi s'est dégagé à tel point que je réalise à peine qu'il était hier si encombré. Fasse Dieu que je n'oublie plus ces inévitables mouvements de ma fai¬ blesse, ces heurts, ces épreuves, ces obscurcissements, ces clartés retrouvées, ces vicissitudes de l'âme et que, pas plus que je ne désespère dans la ténèbre quand elle occupe tout le ciel de ma vie, je ne perde pied quand la lumière me semble si simple que j'y puisse nager. Et ce matin, à l'église, je songeais que la main divine agissait manifestement en moi. sans quoi rien n eut pu me délivrer de cette étreinte cpii m'accablait, tien n eût pu me faire retrouver le fil de mes médita- bons heureuses. Et que cette épreuve où ma faiblesse se mesure est providentielle. 168 MOI, JUIF Sans ces périodiques accablements ne me perdrais-je pas dans mes présomptions et dans les fumées de mon orgueil? Comme j'ai senti tout d'un coup la fragilité de l'esprit en moi et qu'il s'en fallait d'une impercep¬ tible inclinaison pour que je fusse rendu à tout ce que, au moment même que je ne pouvais m'empêcher d'en désirer le retour, je détestais ! J'étais vraiment possédé, incapable de secouer l'emprise, ployé en deux et comme privé de toute force pour réagir, comme pieds et poings liés, et l'esprit tremblant dans son impuissante et folle inquiétude. Voici la lumière rendue, voici la joie retrouvée, me voici rétabli dans la clarté de mes raisons pour agir et lutter. Je songeais aussi que peu importe mon peu de foi au Christ, mon peu de foi en sa divinité. Il me suffit pour l'instant de reconnaître la vertu de l'Hostie, de m'anéantir dans la Toute-Puissance de Dieu. L'achè¬ vement de ma foi ne dépend pas de moi, je n'ai donc point à m'en soucier. Ce manque de foi est d'autant plus absurde que je confesse la Toute-Puissance divine, que l'histoire du Christ me semble également divineet que la nature de l'Église s'impose à moi comme telle aussi. Il me manque peut-être simplement une habitude d'esprit. Je laisse le temps agir, je me refuse à exercer ici la moindre contrainte, je me refuse à faire donner, pour achever de me convertir, les réserves de la logique, bien que subsiste en moi cet illogisme irréductible; j'admets cela et suis la messe sans que mon ineptie m'y trouble. Je rends grâces à l'Invisible et ne me sens pas gêné le moins du monde de mon étrange contra- CROISSANCE DU CHRIST 169 diction. Que la volonté de Dieu soit faite. Car je sais mesurer le peu de poids d'un argument qui reposerait sur la difficulté pour moi d'admettre la divinité du Christ. Que prouve contre lui cette hésitation de ma part? Elle prouve simplement contre moi. Elle témoigne de ma faiblesse. Et ma faiblesse je la con¬ nais. C'est pour cela que cette attente d'une foi plus parfaite s'accorde très bien avec les pratiques les plus minutieuses de la religion. Vent d'ouest léger, chargé de la fraîcheur des vagues. Il m'apporte jusqu'ici l'image de ma jeunesse et mes pieds innocents dans le sable des plages. Le monde est enfantin, l'âme doit retrouver sa joie. A travers tous les accidents la réinventer, pressentir sur la terre les béatitudes éternelles. Tel est l'ordre métaphysique, le sens immanent de la morale céleste. La morale n'est pas privative, elle est le moyen de notre plus vaste extension. Se débarrasser des faux plaisirs, des soucis du monde, de toutes les pesanteurs sensuelles, pour assouvir dès maintenant l'appétit infini de notre joie. Le critérium delà vérité, c'est la joie; dans l'équilibre du corps et de l'âme affranchie, dans la paix de leur harmonieuse contemplation. Le corps servant à l'âme et l'âme le glorifiant. Ne point juger mais tout admettre et tout pardonner. Que la charité elle-même pour le prochain ne soit pas notre but. Elle est le moyen d'un amour gui ne choisit plus. Toutes les vertus religieuses, mais pour aboutir là : une joie sans défaut, une joie sans frein. Le don de soi 170 MOI, JUIF pour accroître la joie d'autrui et la nôtre propre, pour accroître la nôtre de celle d'autrui. Non pas la tolé¬ rance de la bonté, mais l'amour ; un amour qui soit une intelligence qui s'agrandit. L'humilité de l'esprit qui se surmonte. Que tous les mouvements de notre âme, ce soit pour s'approfondir ; que notre connaissance soit amoureuse, que notre cœur soit joyeux. Je mesure ici la différence fondamentale entre la philosophie de Nietzsche aspirant à la liberté et toute! les autres. C'est que toutes sont imaginées dans un cabinet au centre de la ville. Nietzsche et mon catholicisme actuel ont ceci de commun qu'ils se développent en plein air. Nous aspirons à l'euphorie des êtres vivants parmi lesquels notre vie s'écoule. Voilà ce qui me le rend si proche et me fait haïr au contraire tous les artifices des citadins. N'est-ce pas dans les champs que Jésus parlait lui aussi? Je prends l'Imitation. Elle s'ouvre au chapitre lvii du Livre III dont le titre est : « Qu'on ne doit pointse laisser trop abattre quand on tombe dans certaines fautes. » Vendredi. Devais-je m'humilier encore davantage et de cette manière qui m'est à la fois si odieuse et si délectable? Ainsi, j'ai beau me décider aux résolutions les plus chastes, cette imagination toujours prête à m'assaillir vient à bout de toutes mes volontés. Mon ennemi en moi, c'est l'imagination de mes plaisirs. Et autant je CROISSANCE DU CHRIST 171 sens lutter ces forces adverses durant que je prends parti pour nia volonté, autant je me sens obligé de ine soumettre et de m'avouer vaincu durant que mon imagination l'emporte, m'emportant avec elle. C'est comme si tout d'un coup l'esprit en moi fût réduit au silence, s'absentât de moi-même. Et moi qui, hier, délirais dans la joie retrouvée! Me voici une fois de plus précipité dans un état de remords où je déteste d'être, que, lorsque je commence à m'abandonner, je sais qui m'attend ; et dont pourtant je ne parviens pas âme détourner, mais vers lequel au contraire, comme si quelque irrésistible puissance infernale me pioussait inéluctablement, je m'acharne tel un aveugle vers l'abîme. Mais moi, je ne suis pas aveug'le, je sais où je vais et ne puis m'empêcher cl'y aller. Il ne s'agit plus de cécité, mais de la suspension momentanée de toute représentation de la douleur cjui m'attend, une suspension momentanée, un seul instant de démence mais pendant lequel toutes mes puissances de réac¬ tion se trouvent dissipées. Ici encore, je suis comme livré pieds et poings liés, un bandeau sur les yeux et me réduisant à mon vice, me résorbant en lui. Ainsi donc j'appelle vice telle force capable de s'emparer de moi en me faisant partialement apparaître les délices qui l'entourent, soustrayant au contraire de la mémoire tous les remords qui le suivront ; j'appelle remords tous les sentiments qui m'assaillent quand, me réveillant de cette espèce d'hypnose, je m'aperçois que pour un plaisir ridiculement fugitif j'ai abdiqué toutes mes résolutions, toute ma volonté et jusqu'à la direction de mon esprit. J'appelle cet état le remords, parce qu'il est accompagné d'une conscience déses- 172 MOI, JDIF pérée de ma faiblesse ; d'une humiliation profonde où c'est toute ma vie et non plus un instant de plaisir,o| i c'est toute ma vie qui m'appâraît et la perspective de ce qu'elle deviendrait si, comme il m'est alors facile de l'imaginer, ce vice, d'autres encore l'emportaient définitivement sur la maîtrise que je veux exercer de moi-même. Ce plaisir est suivi d'un tel remords, parce qu'il est la figure même et comme le résumé terrible¬ ment angoissant de mon existence à la dérive. Il s'agit encore là de la réalisation concrète de ma faiblesse et de ma lâcheté, de ma possession par un autre que moi-même, de mon anéantissement devant cet autre et pour tout dire de ma dépendance absolue de ce bon plaisir étranger. Je sais cela, je me le dis, je sais quand je me le dis que je ne me trompe point et que ces mots corres¬ pondent à une profonde, vivante, menaçante réalité, à une réalité qui ne cesse d'agir en moi cjue lorsque je me fais assez fort pour l'étouffer; et pourtant je sais aussi que ces mots qui inscrivent à présent devant mes yeux la réalité de ce péril, la honte irréfutable de ma faiblesse, ma soumission d'esclave au vice qui me saisit, qui pèse sur moi et que je déteste, mais dont il suffit qu'il me saisisse pour cjue je sois moins' quint pantin dans ses mains, je sais que ces mots sont inca¬ pables de me fortifier; je me débats contre la tenta¬ tion mais je sais qu'elle sera tôt ou tard de nouveau maîtresse de moi, de nouveau la plus forte et pour rien, pour un plaisir dont je connais toute la vanité, toutes les ridicules et vagues et honteuses délices, mais auquel je succomberai encore. Et que ce n est pas fini qu'en moi l'esprit et l'imagination se combattent. CROISSANCE DU CHRIST 173 et que je sois si fertile en pensées saintes, en résolutions de force et de pureté, mais si stérile en œuvres véritables, en triomphes réels, en maîtrise de mes membres, de mon corps, des images qui me traversent l'esprit, des tentations qu'une puissance étrangère me propose pour ma perte. Et le pire, c'est que ce matin même, deux heures avant, j'avais communié et que cette Hostie n'a pu me retenir, que je n'ai pas trouvé en elle la force de me vaincre et que, du même coup, je suis tenté de suspecter la force qu'elle donne et que c'est la force même de l'esprit, que c'est Dieu même que je me sens incapable d'atteindre, que c'est Dieu qui m'aban¬ donne. Et je suis alors au milieu de mes jours comme un homme perdu dans la forêt, et qui passe son temps à craindre, à tout craindre des heures qui viennent, des bêtes cachées, qui ne sait absolument plus quand ça finira et si même ça finira jamais. Pour moi, le désespoir est d'autant plus vif que je nourrissais aupa¬ ravant plus d'espoir, que l'orgueil de mon esprit me faisait aspirer plus haut, me faisait apparaître plus facile à atteindre un but qui, par la simple déroute de toutes mes volontés, m'apparaît au contraire plus inac¬ cessible en même temps que mes aspirations plus folles. Je suis vraiment dans l'état de qui serait constamment en imminence de péril. Voilà l'inquiétude d'un corps line à ses instincts et qui ne peut faire taire la voix de l'âme qui l'appelle dans une direction opposée. Il est sous la menace perpétuelle d'être foulé aux pieds de son ennemi, massacré sans défense ; il goûte à 'effroyable désespoir que lui vaut son impuissance, à h tristesse inépuisable de ne pouvoir rien pour se sauver tout en sachant qu'il suffirait de presque rien, 174 MOI, .1 0 I F Mon Dieu, je me refuse à blasphémer et je repousse l'idée d'une prédestination misérable ; j'ai eu trop de preuves de votre volonté, trop de manifestations de votre grâce en moi pour voir dans mes faiblesses et dans mes défaites l'image d'une déroute définitive, d'une irrémissible possession. Que cette épreuve ne serve donc qu'à m'humilier davantage, qu'à me faire mesurer toute la distance qui sépare encore mes pen¬ sées de mes actes. Voilà ce que j'exige. Et qu'elle me fortifie contre tout ce qui n'est pas le commandement exclusif de l'esprit. Or, il faut que je veille, le démon sans cesse est prêt à m'étoufïer. Il me faut donc, par les moyens qu'au début j'employais, tenter de res¬ tituer à la voix de l'esprit son éloquence persuasive. Car cette faiblesse, malgré l'Hostie, je sais qu'elle ne provient pas du peu de force de l'Hostie, mais de mon peu de vigilance. Il me faut accroître enfin mes capa¬ cités d'oraison. Ainsi cette joie où je voyais le but de l'enseignement du Christ, elle n'est pas indifférente et il me faut essayer de me la définir. Elle n'est point telle que des remords puissent la suivre. Elle est la joie de disposer de soi en Dieu. La seule joie en Dieu est exempte de remords, d'inquiétude et d'imperfection. Elle est donc la joie de qui a abdiqué sa volonté propre, ses propre plaisirs, de qui a consenti au sacrifice de soi-même. Il ne peut pas y avoir de joie absolue sans cela. Et je trouve à l'entrée de ce nouveau chemin les obliga¬ tions d'obéissance, de pauvreté, de chasteté. Non point seulement encore une fois par obligation morale, mais par nécessité psychologique pour atteindre à la par CROISSANCE DU CHRIST 175 faite délivrance de soi, à la parfaite liberté vis-à-vis des sens qui sont cause de toutes nos tristesses. Chère joie et que je suis incapable de fixer parce que préci¬ sément je cours sans cesse après moi. Quand donc pourrai-je enfin la saisir dans mes mains comme un pigeon? Quand donc, mon Dieu, atteindrai-je à ce parfait oubli de moi-même grâce auquel c'est vous que je tiendrai et que de vous aimer sans cesse sera mon bonheur exclusif ; non plus seulement dans les mots —pauvre virtuose qui, sorti de sa musique, n'est plus qu'une marionnette — mais dans tous les actes de ma vie et dans tous les pas que je ferai ; n'avoir plus d'autre désir que de me blottir sous votre pro¬ tection, m'abriter sans cesse comme un pigeon dans votre main. C'est vous que mon esprit aura saisi, mais c'est moi que votre amour tiendra. Mais, en attendant ce jour où je serai comblé enfin (le votre grâce, faites, mon Dieu, que toutes mes fai¬ blesses, toutes les tentations qui étoufferont encore (l'un seul coup malgré moi mon désir pour vous, que tout cela ne soit qu'épreuves à franchir et nouvelles sources de force derrière les humiliations que vous vou¬ drez que j'y découvre. Réduisez en moi l'énorme part de moi-même. Mais déjà soyez loué, mon Dieu, jusque dans mes tentations. Nietzsche disait : Est bon tout ce qui accroît la puissance de l'être. Mais de quelle puissance parlait-il? si c est de la puissance physique, voilà un idéal de malade ; si c'est de la puissance morale, voilà un 176 MOI, JUIF idéal de protestant ; si c'est de la puissance spiri¬ tuelle, ce ne peut être que par la réduction des appé¬ tits sensuels et par une existence qui se développe en Dieu. Peut-être me faudrait-il chercher le moyen de mani¬ fester positivement ma volonté de puissance, mon désir de maîtrise de moi-même pour l'opposer à la manifestation positive de ma débilité. Il ne suffit pas, en effet, d'opposer une résistance aux tentations. Quand ma résistance est victorieuse, c'est toujours provisoirement, si bien que la victoire remportée sur moi-même à aucun moment n'est capable de me satis¬ faire avec plénitude, car à aucun moment je ne sais si elle durera au delà du moment présent. Il me faudrait pouvoir éprouver la joie d'un acte réel de ma puis¬ sance, pour en opposer la douceur à la douceur des tentations. Par exemple, voir des malheureux, leur porter des secours ; faire un effort qui ait sur ma vie autant de prix qu'un acte sexuel. Et peut-être surtout ne pas passer mon temps en tête à tête avec moi-même, Peupler ma solitude de soucis d'amour du prochain,de souvenirs et de désirs de sacrifices véritables, de diffi¬ cultés rédles surmontées. Opposer une joie réelle à ces tristes plaisirs, car je ne suis pas encore prêt pour la pure joie de la contemplation. Que cette phrase de Zosime dans les Karamaw, que je suis en train de lire, est profonde : « Ne res¬ pectant personne, il cesse d'aimer, et pour s'occuper et se distraire en l'absence d'amour, il s'adonne aux passions et aux grossières jouissances; il va jus¬ qu'à la bestialité dans ses vices et tout cela pro- CROISSANCE DU CHRIST 177 vient du mensonge continuel à soi-même et aux autres. » Combien j'enviais cette femme qui, ce matin, comme nous restions seuls dans l'église, se mit à faire son chemin de croix, bougeant légèrement sa chaise sans se déplacer et à chaque station nouvelle souffrant de nou¬ velles douleurs dans la certitude sans défiance des dou¬ leurs véritables supportées pour elle par Jésus. Quand donc de cette résorption dans la foi serai-je capable, moiaussi? Quand donc ma défiance sera-t-elle anéantie? C'est la curiosité sensuelle qu'il faut d'abord tuer en moi. Comme je le faisais au début de mon séjour, je suis allé cet après-midi méditer pendant une heure à l'église et, tandis que tout le temps de ma promenade le souvenir de ma faiblesse de ce matin m'avait assailli avec un nouveau charme et l'apparence de toute sa douceur, j'ai retrouvé au pied de l'autel le centre oublié de mon esprit, ce culte de l'Esprit-Saint qui, si peu de temps auparavant, semblait effacé de mes souvenirs. Et, comme la femme de ce matin, j'ai fait pour la première fois un chemin de croix, retrou¬ vant dans la simplicité banale de mes gestes la route un instant coupée vers la grâce. Et je me sentais le nouveau plus fort que ce désespoir qui — pour me justifier — avait recommencé de m'assaillir, cette pensee désespérée que nous sommes seuls au monde, sans remède, sans objet et dans un abandon total du Créateur. Cette négation pessimiste de la raison de mes efforts, bien que faiblement, je retrouvai, à force 12 178 MOI, JUIF de prières, l'issue pour en sortir. Et de nouveau mais comme une lumière encore à peine visible, j'aperce¬ vais —- au delà de cette inquiétude qui m'avait repris soit de partir pour Paris, soit de faire une nouvelle croisière, enfin de m'agiter de nouveau, ou du moins de me livrer de nouveau à cette peu joyeuse comédie de mes sens— un port tranquille où gagner Dieu.Mais la joie ne m'apparaît plus possible par la seule contem¬ plation. La nécessité de souffrir et de dominer sa souffrance, d'aimer et de se répandre en œuvres d'amour, l'imitation de la vie du Christ, telle est la nouvelle voie qui me permettrait peut-être de faire taire en moi l'appel éperdu de mon ignominie. R... aurait bien ri de me voir, dans cette petit! église de village, faire mon chemin de croix, lui qui condamne la religion parce qu'elle est faite, dit-il, pour les simples. Et que suis-je de plus que le plus simple des pécheurs, quand je ne puis même pas résistera une tentation que je déteste? Devant Dieu, que suis-je de plus qu'un simple? Et si mon esprit s'élève au-dessus d'eux, il me faut donc l'abaisser d'autant pour retrou¬ ver la voie de leur simplicité et les moyens de leur salut. Non, vraiment, il faut choisir entre l'irrémissible désespoir de notre isolement dans un monde désert et l'humble appel de notre confiance au Sauveur. Je suis à présent éperdument engagé dans cette seule se¬ conde voie, parce que c'est à la joie que j'aspire enfinde toute la force de mon âme, non pas au plaisir, à la joie, et que, pour y atteindre, nous n'avons pas le choix. Karamazov, p. 86 : « Le bonheur est la fin d( l'homme et celui qui a été parfaitement heureux a le CROISSANCE DU CHRIST 179 droit de se dire : « J'ai accompli la loi divine sur cette «terre ». Les justes, les saints, les martyrs ont tous été heureux. » Étonnante rencontre ! Que j'étais loin de penser que Dostoïevsky eût également ce respect, ce désir de la joie et qu'il y voyait le signe de la vérité. P. 88 : « L'amour qui agit... jusqu'à l'abnégation totale... amène forcément à la foi. » P. 91 : « ...Or, je vous prédis qu'au moment même où vous verrez avec effroi que, malgré tous vos efforts, non seulement vous ne vous êtes pas rapproché du but, mais que vous vous en êtes même éloigné, à ce moment, je vous le prédis, vous atteindrez le but et verrez au-dessus de vous la force mystérieuse du Sei¬ gneur qui vous aura guidé avec amour à votre insu. » Il est clair que si mes tentations n'étaient pas déli¬ cieuses ce ne serait pas très malin d'y échapper. Elles ne sont tentations que dans la mesure où elles sont délicieuses. Il n'y a mérite à les rejeter que dans la proportion où elles le sont en faveur d'une obligation qui l'est, sensuellemen t, beaucoup moins. P. 166 : « J'ai besoin d'être absous par un être plus noble que moi. » P. 250 : « ... cette conscience de notre culpabilité est le couronnement de la carrière religieuse ainsi que de chaque homme sur la terre... alors seulement notre cœur sera plein d'un amour infini, universel, jamais assouvi. » 180 MOI, J a I F Dimanche. Quelle sécheresse hier. Pas un mot écrit, pas une pensée. Pour me punir de n'avoir pu repousser mes tentations et de m'y être abandonné avec délices, j'avais résolu de me priver de la communion. Mais à l'église le doute me vint si cette décision n'était pas surtout inspirée du désir d'éviter une humiliation, celle de devoir confesser quatre jours après ma précé¬ dente confession que déjà, malgré toutes mes résolu¬ tions, j'étais retombé de nouveau au péché. Et ce doute devint en moi une telle évidence que je décidai qu'après la messe j'irais demander conseil au vicaire afin d'accomplir une décision qui ne risquât pas d'être corrompue par une secrète lâcheté ; et c'est vraiment pour m'infliger une humiliation de plus que j'agis de la sorte. Mais, dans cette humiliation, comme Dos- toïevsky a raison de découvrir l'occasion de la plus profonde joie ! Dans la difficulté même qui l'accom¬ pagne, l'âme trouve la preuve de son activité et comme le témoignage positif de sa victoire sur les sens. Il faut donc, si je désire que dure cette sorte de victoire, transformer la joie que me donne l'assouvissement de mes sens en une autre joie que la conscience d'être capable de m'humilier infailliblement procure. Cette manifestation positive de ma force, que l'autre jour je concevais qu'il me fallait opposer à la manifestation positive de la joie de succomber aux tentations, la voici donc indiquée d'une telle manière que je puis peut-être atteindre du même coup à la domination sur CROISSANCE D U CHRIST 181 moi-même, au témoignage positif de cette domination et à la joie qui en découle ; avec en outre, tout le temps que durera ma complaisance aux tentations de la chair, un rappel à ce qui les suivrait immédiatement. En somme je joindrais de cette manière et la crainte préventive de l'humiliation et la douceur après qu'elle sera devenue inévitable. Je n'ai pas à redouter de succomber aux tentations pour le plaisir d'avoir en¬ suite à les confesser. Je suis loin encore d'une telle aisance à m'humilier, laquelle sans doute, lorsque j'en serai capable, s'accompagnera en moi de l'horreur même de la tentation et d'une force suffisante pour y résister ; car, si je m'abandonne aux délices charnelles, c'est uniquement parce que ma volonté propre est encore la plus forte en moi, tandis que je n'aurai plai¬ sir à m'humilier que le jour où cette volonté sera enfin soumise et subordonnée à la volonté d'obéir. Et qu'importe vraiment ce scrupule, que dans mon oraison d'aujourd'hui je m'exposais, de ne croire spontanément ni au Christ ni à la Rédemption, ni à l'immortalité de l'âme? Il est également impossible pour moi de dire que je ne crois pas en la Rédemption ou de dire que j'y crois. De même de l'immortalité ou du néant. Je ne nie pas la solution positive, je suis dans l'incertitude de celle qui se réalisera ultérieure¬ ment. Et si les plus grands croyants n'ont pas cette incertitude, c'est qu'à la volonté de foi que j'apporte ils joignent le bonheur de la foi. Dans l'incertitude où forcément nous sommes tous, car l'intelligence ne parviendrait à s'apaiser que par une vision intellectuelle ; où nous serions encore, quand même un miracle irréfutable se produirait (car il est 182 MOI, J U T F impossible de réduire l'éternité à un fait temporel et de contrôler par un acte déterminé le mystère de l'infini), ni les sens ni la raison ne peuvent nous servir. Notre incertitude rationnelle est complète, irréductible et, malgré notre foi éventuelle, sans exception possible. Et cependant tout cela ne contredit nullement la pos- siblité de certitude religieuse. Étant entendu que c'est sa force spirituelle qu'il faut que l'homme développe, je constate que le problème de Dieu se réduit au pro¬ blème de la volonté de puissance. J'ai choisi le catho¬ licisme parce que sa discipline est celle qui me permet de fortifier en moi la part de l'esprit, celle qui réunit le plus mystérieusement toutes les conditions néces¬ saires à qui veut se rendre maître de soi. C'est parce que je veux faire dominer en moi la joie que j'accepte la discipline catholique qui m'ouvre le plus sûr chemin pour y parvenir, qui m'offre les soutiens les plus solides pour me diriger à travers les embûches intérieures. Pour tel qui est enfin parvenu au stade de la préfé¬ rence de son esprit à toute autre force en lui, l'atti¬ tude religieuse et particulièrement l'attitude catho¬ lique, étant donné notre extrême faiblesse et le besoin que nous avons de nous protéger contre toutes nos occasions de chute, est la seule possible. Ce n'est donc pas l'incertitude sur Dieu ou l'immortalité qui peut m'arrêter. Il faut que je pousse ma patience jusquau moment où Dieu peut-être joindra à ma volonté de croire, à la nécessité reconnue par moi de croire, le bonheur de croire. En attendant, du fait que je recon¬ nais la supériorité sur tous les autres des enseignements de l'Église, il suffit que je les accepte sans chercher, ce qui serait présomption et folie, si je crois ou si je ne CROISSANCE DU CHRIST 183 crois pas. Il faut reconnaître ce qui me fortifie. Cela seul est indubitable. Seule la volonté de puissance et la joie qui en accompagne l'exercice peuvent me servir de critérium de la vérité. Ainsi donc, du fait que ma volonté de puissance s'exalte par le catholicisme, c'est-à-dire que je me sens au plus haut point de moi- même en tant qu'être spirituel par l'obéissance à l'Église, j'accepte du même coup tous ses dogmes, et substitue à l'inévitable insuffisance de mes moyens l'acceptation de son expérience traditionnelle. Je les accepte, sans croire et sans nier ; dans une incertitude que je reconnais être le fait de ma seule faiblesse et de mon inévitable incapacité à résoudre ce qui n'est pas exclusivement une expérience personnelle. Ainsi l'incertitude ne peut m'empêcher de pratiquer la religion. La contradiction qu'il semble y avoir entre des prières à un Dieu qu'on célèbre positivement et l'incertitude où l'on est de ce Dieu se résout dans la conscience, que nous devons porter avec nous dans tous nos actes, de notre insuffisance infinie et dans l'humilité avec laquelle nous devons aborder le problème des causes. C'est dans la reconnaissance de notre dualité, dans l'aveu de nos limites, c'est en somme dans des éléments indubitables de notre être qu'il nous faut résoudre, fondre et accepter cette contradiction nullement choquante qui est l'image même de notre vie. L'expression : il faut croire, des théologiens, doit être remplacée par l'expression : il faut vouloir, qui se réduit à celle-ci : il faut pratiquer avec une parfaite bonne volonté. Pascal disait : il faut s'abêtir. Cela n'est pas inévitable. Il faut surtout entretenir en soi la force de surmonter les dégoûts 184 MOI, JUIF qu'une raison insuffisante et présomptueuse est tou¬ jours prête à opposer aux exigences de l'esprit, car il est remarquable qu'ici l'esprit et la raison s'opposent; la raison n'étant que la parole des sens, la justification de leur exigence toujours prête. Et l'esprit humain devrait renoncer à l'emploi du mot : désespoir. Ce mot désespoir ne peut appartenir qu'à des êtres en qui l'esprit ou les sens, le bien ou le mal parlent avec trop peu de force. Le désespoir n'ap¬ partient qu'aux médiocres, ceux qui ne sont capables d'exercer aucune des deux forces opposées de leur nature. Le désespoir est la puissance des lâches. Il est impossible de faire dépendre Dieu d'une atti¬ tude purement subjective, de le suspendre à une si contingente humeur. Je n'ai pas l'ambition de prouver Dieu. Tout ce que je cherche, c'est à établir la néces¬ sité pour moi de la religion catholique, étant donné le besoin que j'ai de la joie spirituelle par un accroisse¬ ment de l'amour. Il faut absolument dominer les états qui ne sont justifiés que par des goûts. Il faut d'ailleurs également dominer des états qui ne sont commandés que par la logique. Ce qu'il faut, c'est ne plus être tiré à hue et à dia et nous posséder au point de pouvoir nous sacrifier — mais pour quoi? Et, avant de définir un idéal uni¬ versel, ne devrais-je pas prendre une pleine connais¬ sance de la nécessité du mien? Mon besoin de la per¬ fection est-il vraiment plus qu'un goût? Plus on enfonce, dit Tintoret, plus profond est le lac. Et ma haine du plaisir, de tout ce qui est facile, est-ce égale¬ ment plus qu'un goût? Suis-je en vérité si éloigné du CROISSANCE DU CHRIST 185 désespoir que j'aie pu l'appeler ce matin la puissance des lâches? Karamazov, p. 475 : « Prends à ta charge tous les péchés des hommes... Dès que tu répondras sincère¬ ment pour tous et pour tout, tu verras aussitôt qu'il en est vraiment ainsi, que tu es coupable pour tous et pour tout. » Je me rappelle mon émotion quand je me suis avisé à l'office des vêpres que c'étaient les psaumes qu'on chantait. Ainsi la poésie juive, grâce au catholicisme, a pénétré jusqu'aux pays les plus perdus. Les histoires de Dostoïevsky ont une étrange res¬ semblance avec les faits-divers. Mais je suis frappé de l'insistance avec laquelle il revient surtout sur l'idée du crime clandestin ; le besoin qu'il a de confession publique. N'aurait-il pas, lui-même, commis quelque crime secret dont il a passé son existence à essayer le se délivrer? L'atmosphère de tous ses livres me semble justifier une telle hypothèse. Je songeais ce soir à l'église à tout ce que les riches et les heureux de ce monde, ceux qui ont des loisirs et ceux qui ont l'intelligence, ceux qui ont la fortune et ceux qui ont la beauté, doivent aux malheureux par en jeu de compensation inéluctable et combien peu se soumettent à ce jeu. La révolte des humbles n'a pas 1 autre raison que les malversations où se livrent les puissants tant de leurs biens que de leurs forces. Le 186 MOI, JUIF bolchevisme n'est pas une solution, c'est un renverse¬ ment de l'erreur. Il n'y a décidément de solution que dans la reconnaissance, par ceux qui possèdent, de leurs devoirs envers ceux qui n'ont pas. Nous avons terriblement à nous faire pardonner et ne pouvons y parvenir que par une ferveur plus grande dans l'humi¬ lité. Il ne peut y avoir amour sans le désir de se sacrifier, l'ardeur à servir les humbles, à rédimer les malheureux de leurs souffrances. Je m'explique enfin l'éloignement où j'ai toujours été de toute préférence politique, de toute stabilité en tout cas ; et cependant à travers tous mes changements la persistance impérieuse de ma honte devant les pauvres, de ma gêne, si peu riche que je sois, de paraître riche. J'ai trouvé enfin, grâce à Dostoïevsky, l'explica¬ tion et la délivrance ; je devinais que cette supériorité devait servir à travers moi à d'autres que moi et c'était de la laisser en friche, ou de ne la cultiver que pour moi, qui me troublait et me pesait. Il s'agit donc, main¬ tenant que le païen est mort, de donner son plein épanouissement dans la joie d'être à cette puissante forêt qui se développe en moi et qui exige de servir. Que me reste-t-il de toutes mes expériences amou¬ reuses? Et de toutes celles qui me tentent encore quel profit tirerais-je hors du plaisir de dix secondes, moi qui ne sais pas m'attacher aux êtres pour le plaisir qu'ils me donnent? Et j'ai beau songer au contraire à l'énorme fécon¬ dité spirituelle que me vaudrait une chasteté continue, à l'horizon infini qui s'ouvrirait devant moi si je me CROISSANCE DU CHRIST 187 résolvais une fois pour toutes à tout sacrifier à l'es¬ prit, je me retrouve tout de même d'une extrême fai¬ blesse devant toutes les tentations qui se présentent. Je reçois des nouvelles de D... par V... Tous ces gens qui me furent l'occasion jadis et naguère d'expériences ratées, je songe à eux qui continuent de patauger dans leurs petits démêlés. Je songe à moi dont ils ont peuplé la jeunesse et qui ai dû, sans le vouloir, les abandon¬ ner en chemin. J'ai l'impression d'une immense route vers la lumière et de moi sur cette route, de moi qui chemine seul, après m'être, un instant, penché sur tels groupes, puis sur tels autres, sur des centaines de groupes agités et sans vie et qui mourront où ils sont nés, dans un piétinement immobile, enracinés à ja¬ mais, et qui n'ont pas eu le désir d'autre chose, la force (le se surmonter, de se délivrer de leur fallacieux plaisir. Je chemine seul sur la grand'route, vers une étrange lumière ; et de temps à autre me retourne et les regarde. Nel mezzo del cammin délia mia fila. Mardi. Les scènes les plus simples dans Dostoïevsky, comme cette visite de Krassotkine à Ilioucha malade (lavoir tué un chien, sont transfigurées par la pitié. Lamour de Dostoïevsky est un des sentiments les plus prodigieux de toute la littérature. Affleurement derrière les mots qui les trahissent des profondes arrière-pensées, des sanglots même de la souterraine pitié. Qu'au tournant des phrases les plus banales, les perspectives infinies de la bonté nous 188 MOI, JUIF attendent. C'est la gaucherie pudique, la timidité de l'amour. La suggestion par un geste charitable de trésors ensevelis et des efforts pour, les déterrer. Enfin, le rayonnement du remords que l'amour a nourri. « Vous êtes déjà heureux; eh bien, en voilà encore, du bonheur. » On dirait que le monde n'a été créé que comme une inépuisable occasion de générosité. Mercredi. Article de Léon-Pierre Quint sur Gide. Gide, d'après lui, comme tout vrai sage, dépasse sa souffrance par un plus vif besoin de jouer et de rire. Mais Gide refuse d'admettre que Dieu ordonne de négliger son plaisir. S'il confond bonheur avec plaisir, c'est qu'il ne sait plus goûter en lui au bonheur que vaut la défaite du plaisir. D'où une interprétation toute personnelle des Évan¬ giles et l'anarchie. D'où encore la tentation de la licence spirituelle dissimulée. Gide, comme tout protestant, a souffert de cette hérésie protestante par laquelle la morale, cessant d'être une force de l'amour de Dieu pour parvenir au plus haut bonheur, devient pure contrainte sociale et perd toute racine dans l'âme. Le Christ, loin de condamner la joie, conseillait de la fortifier aux dépens du plaisir, d'éviter la déposses¬ sion infernale de l'esprit. Et il est vrai qu'il nous serait impossible de refouler nos sens, pour rien, par morale pure. Il s'agit donc de CROISSANCE DU CHRIST 189 dépasser tant souffrance que plaisir pour atteindre à la joie. Et c'est là que Gide, après Nietzsche, s'est trompé. Rivière a raison d'observer dans les Evangiles une exigence et une indulgence infinies. Il y aura beaucoup d'appelés et peu d'élus. C'est à l'égard de ceux qui ne parviennent pas, malgré les efforts de leur volonté, à faire taire leurs sens mais ne se découragent point et essaient sans cesse que le Christ et son Église qui, dans cette indulgence morale, se confondent, témoignent d'une pitié infinie. Ce qui n'empêche qu'après chaque absolution il nous faille croire loyalement que nous avons péché pour la dernière fois. La complaisance de Gide à l'égard du péché se déchaîne. Il refuse l'engagement au Christ. Et malgré ce profond refus persiste à se croire d'accord avec les Evangiles. L'admirable compromis par lequel l'Église, eu égard à notre grande faiblesse, nous écarte à la fois du décou¬ ragement et de la folle licence, nous rappelant sans cesse à la bonne volonté, un sens si humain des lâchetés du cœur le révolte. Il faut choisir entre la chasteté et la procréation. La chasteté quand elle est possible marcjue une élection plus haute. Mais, si les plaisirs sont condamnables, sans doute le sont-ils également quand ils étouffent également Dieu ; Gide n'a chargé une fois de plus la religion que des erreurs d'une morale étroitement sociale. Curieuse église de Belloc à une tour partant du S°1 et dont la base élargie avec le toit très oblique, qui naît au tiers de la tour, sans autre ouverture qu'une 190 MOI, JUIF porte, constitue la façade. Architecture barbare - sculptures quasi africaines, des têtes grossières faites de quelques traits — autant profane que religieuse. Animation de la pierre, c'est là la racine de tout art. Je traverse le cimetière et pense à ces morts qui, comme moi, furent faibles... Cet art rustique m'est étrangement proche. Et quelle analogie à telles têtes chinoises, aztèques, polyné¬ siennes ! Ainsi ce que nous appelons culture n'est que l'individualisation dans des sens particuliers d'un fonds commun à tous les hommes, la dénaturation de l'ins¬ tinct, l'art de dresser des palissades. A part ces têtes, angles de chapiteaux pour d'ab¬ sentes colonnes, coins de pierre dans le mur sans autre raison que d'être, il n'y a rien qu'une triple épaisseur en guise do porche et une espèce de frise géométrique dont je ne saisis pas la beauté. Le curé passe. Je l'interroge. Cette église serait l'une des plus anciennes de la région. Et les ruines de l'autre côté du champ, ces trois tours sur qui lèvent agite un rideau de plantes grimpantes, le château de Jeanne d'Albret. Puis il me parle avec verdeur de la population de Belloc, mi-catholique mi-huguenote! Que j'aime sa rusticité ! Je me sens de plain-pied avec elle. Étrange sensation d'entendre parler de Salies de Béarn comme d'un village proche, quand toute nia jeunesse s'est bercée de ce nom, qui était, pour moi une appellation légendaire. Et mes parents la pronon¬ çaient quand ils convenaient de faire allusion à la CROISSANCE DU CHRIST 191 période importante de leur existence, une oasis de bonheur. Salies était pour moi à peine un nom de ville, plutôt celui d'une femme qui eût veillé sur ma sœur pendant sa toute première enfance. Oui, Salies, c'était pour moi plutôt un âge du temps, comme l'état messianique, qu'un village réel — un composé très imprécis de maladie, de bonheur et de féminité. Un simple écri- tcau en annonce la gare ! Et, sur le quai, personne ne m'attend. Je reviens à Gide, la tranquillité de son erreur m'ob¬ sède. Il croit que le désir que nous avons de telle chose, c'est la marque de notre droit sur elle. S ternheim aussi, dont j'achève le Berlin, échoue sur cette question de notre liberté. Et qui peut accorder les hommes, si ce n'est leur mutuel amour? Sans catholicisme, je ne vois absolument aucune bonne raison de condamner même le meurtre collectif. Je m'explique mal la haine de tels esprits pour le catholicisme. La continence que je me prescrivais autrefois, par raison cjue je m'assurais « sanitaire », c'est maintenant pour motif religieux. Et combien plus celui-ci agit sur moi que l'autre, c'est ce que je mesure sans cesse. Si je ne suis pas encore capable, m'aidant de lui, dune complète chasteté, c'est que je n'ai pas encore ® moi la plénitude de la foi. Je conçois très bien l'hor¬ reur que pourrait me donner le plaisir charnel si je parvenais à une notion plus précise de Dieu, plus concrète. 192 MOI, JUIF Hier soir, immense incendie de forêt. Le ciel, jus¬ qu'à Mauléon, était illuminé. Des paysans se ven¬ geaient. Karamazov, p. 925 : « Tu vas accomplir une action vertueuse, et pourtant tu ne crois pas à la vertu. » Au lieu de tourner en rond autour de mes remords, ne songer à mes péchés que pour grandir en indulgence, Il faudrait faire tout un livre : « Du vice comme remède à l'orgueil. » Oloron Sainte-Marie, jeudi. Ce matin, que j'étais prêt d'abandonner mes habi¬ tudes de prière ! Ainsi ce bonheur que je bâtis au fond de mon âme ne peut être l'effet que d'une volonté incessamment rafraîchie. Comme Claudel j'éprouve à chaque instant le sentiment de la faiblesse de Dieu, sa faiblesse infinie au fond de moi si je ne lui apporte le secours de toute ma volonté ; sa faiblesse infime, la mienne. Construire son nid fibre à fibre. L'exemple de tous les saints, le concours de leurs propres combats, de leurs triomphes, de l'harmonieoa ils sont parvenus à rentrer. Mon Dieu, ne m'abandonnez pas, moi .qui suis si faible ; mais forcez-moi de me couvrir les yeux, de me boucher les oreilles, de crier plus fort votre nom, quand le mal exquis vient me solliciter. J'ai honte, ce matin, de regarder en face l'innocence de la création. Il me semble que toutes choses pro- c II 0 I S S A IN C E DO C. il K I S T 193 clament que je suis lâche ; et la chaleur de l'air, cette première chaleur vëlouteuse, le vent qui brasse les feuilles, un ciel bas, tout cela qui semble annoncer un automne anticipé, la petite place pleine d'ombre derrière l'église — j'y suis assis — n'ont plus la ten¬ dresse de joue d'enfant que l'air avait à mon réveil, ce matin, quand, par la fenêtre ouverte, je le sentais s'avancer jusqu'à mon lit. Une eau trouble m'occupe. Il n'est pas possible que ce soit seulement par goût delà jouissance que je cède aux tentations. Il y a là une plus secrète raison. Ne serait-ce point le besoin de mesurer ma force brute à celle de l'esprit? Ou bien une exigence d'évasion? Toutes contrefaçons de l'amour. Sauvelerre, vendredi. Architecture extérieure : une abside ronde, flanquée de deux absidioles également rondes aux toits de tuiles en pyramide, le transept dissymétrique par rapport à l'abside et une énorme tour carrée au pied de laquelle abside et transept semblent en prière. Le tout de pierre rouge. Je retrouve ici la nécessité pour toute forme plastique d'éveiller, comme à son insu, l'image de tel geste humain, de telle forme naturelle que rien d abord ne semble y déceler. La terrasse sur laquelle cette église s'élève surjdombe le large cours du Gave, qui se divise et sinue en lentes nappes vertes. A travers la campagne les toits aux pentes verti¬ cales, les vieux murs roses et gris, les donjons que 13 194 MOI, JUIF surmontent en cône des tuiles rouges, des allées de grands pins, les collines aux molles courbes, les champs plats, et que des haies divisent, composent du Béarn une image noble et familière. Comme en Orabric. l'amoureuse charité simple et tendre perle du sol comme une source. Le soleil joue sur la neige des montagnes lointaines et 1,'argente. Le pied des Pyrénées est un long saphir. Dans cette atmosphère transparente flotte une espèce de tranquille douceur, et la joie de chaque chose d'oc¬ cuper son humble place dans un concert. A mes pieds, des terrasses aux balustrades do colon- nettes, des murailles percées de meurtrières : c'est Sauveterre, intacte à travers temps, depuis le seizième siècle. Les maisons se groupent dans la campagne par petits tas. Il en émane le charme d'une sociabilité spontanée, Je descends à présent par des escaliers aux marches massives à travers les pentes vertes, jusqu'au Gave. Des restes de fortifications, des tours en ruines, l'arche inachevée d'un pont qu'une inutile échauguette ter¬ mine, toutes sortes de vieilles pierres recouvertes d'herbes et d'arbres, se mêlent au sol, composant avec mes souvenirs un paysage historique adorable. Par¬ tout des escaliers, des ruines couronnées de feuillages. Il me semble me promener dans mes rêves d'enfant. Le même caractère que Pau, une grâce élégante, une aisance naturelle dans la distinction. Ronsard et Lorrain, dont on s'étonne qu'aucun des deux ne fît d'ici. Quelle distance aux proches villages du pays basque ! Sur les chemins, les passants se saluent et CROISSANC E DUC H 11 I S T 195 les toits même, non pas rigides, mais aux lignes trem¬ blantes, sourient sous leurs visages de tuiles irré- guliers et séculaires. L'esprit éprouve enfin qu'il se délasse. Karamazov, p. 1025 : « C'est à dessein, messieurs les jurés, que je recours moi-même à la psychologie pour démontrer clairement qu'on peut en tirer n'importe quoi : tout dépend de celui qui opère. » Je me sens meilleur dans la solitude. Y vivre n'est donc pas lâcheté, c'est le remède à ma lâcheté. Marie des Vallées trouvait en elle Jésus « sans forme ni figure ». Et la difficulté dont je croyais devoir me faire grief était précisément de ne pouvoir imaginer à Jésus ni forme ni figure. « Elle n'a jamais ouï ni vu à l'extérieur ni anges, ni saints, ni Jésus-Christ, ni sa sainte Mère, ni aucune autre chose extraordinaire. Toutes ses visions ou révélations sont ou purement in¬ tellectuelles par une lumière surnaturelle, infuse dans son esprit, ou partie imaginaires et partie intellec¬ tuelles. » Voilà pour moi secours joliment bien venu. Et ceci : « La dévotion, lui dit la Vierge, est de moindre valeur que l'obéissance. » Parti quatre jours entre Mauléon, Tarbes, Oloron et Sauveterre. Malade hier, je reprends ce cahier exactement comme si je n'y avais jamais rien écrit. 196 MOI, .1 U I F Samedi. Pourquoi pleurais-je hier et ce matin encore, en entendant la messe? Ce sont les premières fois que cela m'arrive. Naguère encore j'y assistais avec dévo¬ tion, mais sans cet engagement de toute l'âme que brusquement je me trouve accomplir. Et hier soir plus d'une heure d'oraison passa comme cinq minutes; ce matin, toute ia messe également me sembla s'être dissipée comme une fumée. Et, sous une autre forme, la pensée qui surgit hier du fond de l'àme recom¬ mença aujourd'hui de me harceler, la pensée qu'un jour la communion que je recevrai sera la dernière de ma vie et qu'alors, regardant en arrière, je déplo¬ rerai d'avoir fait si peu d'efforts pour ma perfection, d'avoir si mal réussi ceux que je faisais. Et cette pensée de la dernière Hostie me rendit soudain plus évidente celle de ma présente existence, de la néces¬ sité pour moi de ne plus perdre de temps, de ne plus relâcher mon effort. Du même coup, se ranimaient les raisons déjà effacées de mes récents combats et la honte d'y succomber au lieu du plaisir qui, depuis quelques jours, recommençait de me séduire. Ces quatre jours sans messe, dans un déracinement de chaque instant, dans une curiosité de nouveau déchaînée, ces quatre jours en proie au monde des formes, assailli de tentations, m'y laissant sombrer avec toutes mes résolutions, j'y avais retrouvé mes plus sinistres joies de jadis, toute l'anarchie d'une âme désemparée. Mais, du moins, de retour ici, ce souvenir /-- m?? * ■ c I! 0 I S S A IN G E DU CHRIST 197 encore vif de ma triste lâcheté, cette résurrection des images les plus honteuses de moi-même, me présenta ma faiblesse dans toute sa profondeur, me présenta à moi-même le tableau de ce dont je suis encore capable pour peu que se lâchent les brides. Et de quelle con¬ fusion ces images me couvrirent, c'est sans doute ce que mes larmes marquaient, la promptitude avec laquelle je me détourne d'implorer, le peu que je suis sans le secours de Dieu. Ce matin, je l'ai senti plus net¬ tement encore. Non point par des paroles intérieures, mais par une espèce de muette confrontation d'états très obscurs de ma conscience, la confrontation de mon âme en proie à l'orgueil et de mon âme aux heures d'humilité. De la première se dégageaient, comme une image photographique du bain révélateur, les gestes, l'attitude, le goût de la chair révoltée. Dans l'autre état, au contraire, régnait une sorte de silence de la chair, et il m'apparaissait indubitable que toutes les tentations sexuelles, auxquelles je suis encore pério¬ diquement livré, sont la suite obligée de l'orgueil et comme la manifestation d'une triomphante révolte des puissances inférieures. Il s'agirait donc dans la fièvre des sens bien plus d'un éclat de l'orgueil que d'un simple besoin physiologique — oui, il me semblait pouvoir réduire ma sombre joie, mon fiévreux abandon à des voluptés détestées, bien plus à quelque raison métaphysique qu'à une volonté véritablement irré¬ sistible des organes eux-mêmes. Dans cet état d'or- gueil n'est-ce pas Satan qui ricane, entraînant après lui tout un cortège de trompeuses délices? Mon être m apparaît ainsi ce qu'il est en vérité, le champ de bataille où tantôt Dieu par la force de ma volonté, 198 MOI, JUIF tantôt Satan par un relâchement où je trouve plaisir, tantôt l'effort et tantôt une frénétique lâcheté, plante son drapeau jusque dans les profondeurs de moi-même, Je suis le théâtre de ces luttes et le témoin de leurs alternatives. Je me demandais aussi ce qu'est l'âme dont on parle tant, dont je parle tant. Et qu'est-ce sinon cette force en nous qui ne prend point de part à nos plaisirs, mais qui se dresse contre eux et nous les reproche, ce mys¬ térieux adversaire de nos sens? Ainsi l'âme, ce serait vraiment un état plus ou moins développé de la cons¬ cience de Dieu en nous, le dépôt de Dieu en nous, son substitut en immortalité. Combien j'avais tort de penser qu'il importait peu d'avoir le bonheur de la foi ou simplement son désir, Que sommes-nous sans ce bonheur, qu'est cette volonté, de quelle force est-elle douée quand elle est seule pour lutter contre le mal? Il nous faut abso¬ lument tendre à la possession de la joie, à la sérénité dans la résistance, et seule cette foi nous permet de nous y établir. Il nous faut y tendre de toutes nos forces et c'est d'elle que la prière nous couronne. La prière ne doit pas être seulement un appel dans le désert, une creuse invocation ; mais la supplication de l'amour à l'amour, de l'abîme des péchés à l'abîmede la miséricorde. La prière doit être passionnée. Plus qu'une contemplation de ce qui en nous est éternel, ce doit être un cri tragique de notre cœur abandonne à la Toute-Puissance éternelle et comme notre projec¬ tion dans son infini. Elle doit toujours tragiquement se ramener à cette imploration qu'en communiant je faisais hier, et c'était peut-être bien la première fois, CROISSANCE DO CHRIST 199 d'être absorbé en Dieu. C'est le moyen quasi magique de noire réintégration dans la pureté de l'amour absolu. Que j'avais tort aussi de croire naguère qu'il fallait prendre l'habitude de la messe comme de manger et de boire. Il nous faut en avoir une telle habitude pour nous y rendre ; mais lorsque nous y assistons ce doit être avec un sentiment indéfiniment renouvelé de la tragédie qui s'y déroule. Marie des Vallées, à la hauteur de laquelle je suis mal prêt à m'élever, car je cherche encore surtout la joie et elle c'est de s'identifier à Jésus dans sa Passion et rien que dans sa Passion, a bien raison quand elle s'étonne qu'on puisse célébrer une messe autrement que les larmes aux yeux. Ce matin, je réalisai vraiment dans toute son intensité la splendeur inépuisable, et auprès de quoi toute splendeur pâlit, du sacrifice cle l'autel. Mais pour que Dieu parlât en moi avec cette puis¬ sance il me fallut d'abord passer par l'humiliation de mes derniers péchés, par le formidable enseignement qu'ils vinrent en quelque sorte à leur insu m'ofïrir, et parla privation où je fus pendant quatre jours de ce qui, peu à peu, me devient ici indispensable, la sus¬ pension douloureuse du sacrifice, la privation de l'Hostie. Il me fallait, il me faudra encore cette mesure de ma faiblesse pour triompher de moi. Il me faudra surtout la longue conquête de mon humilité essen¬ tielle. A la base de toute joie divine, je retrouve tou¬ jours cette nécessité d'être humble que je reconnais, lue je désire et que, pourtant, il m'est impossible de véritablement m'incorporer. 200 MOI, JUIF Hier et ce matin, j'ai baisé la dalle de l'église pour plier sous ma volonté cet étrange dégoût où je ne puis m'empêcher de vivre, cette crainte de la maladie qui, depuis ma guérison, se met à fleurir en moi, cette espèce de manie de la santé comme si, entre les mains de Dieu, j'avais encore le droit de vouloir pour mon compte ; et que fût vraiment invincible cet égoïsme en moi, ce tremblement de la chair pour elle-même. Et combien j'étais plus heureux de m'imposer cette , épreuve que de mes plus vives jouissances charnelles, c'est ce qu'il faudrait aux heures de tentation me rap¬ peler. Il me faudrait savoir, sitôt tenté, descendre à l'église pour m'cfforcer d'y mourir à mes sens. Mais le propre des tentations est justement d'endormir le besoin d'y résister, ■ de rendre insensible et comme blanche la voix de Dieu. Il faut un long entraînement d'humilité. Marie des Vallées, p. 185 : « J'aime mieux souffrir en ce monde-ci pour le salut d'une âme que d'être en gloire avec Notre-Seigneur. >) Penser le moins possible au péché, en fuir jusqu'à l'idée de l'horreur que parfois il m'inspire. D'aucune manière ne lui donner audience. Faites, mon Dieu, que mon cœur soit assez pur pour vous recevoir. Dimanche. Admirable office des vêpres. Je me disais que c était la dernière adoration du Saint-Sacrement, que désor- CROISSANCE DU CHRIST 201 mais la nuit allait couvrir la terre. Et une espèce de panique s'emparait de mon âme. J'ai profondément aimé la manière dont tout le peuple, ce soir, s'est asso¬ cié au prêtre dans le chant des psaumes et des hymnes. Une foi authentique parlait par leurs gorges. Toute l'église retentissait d'un seul écho. C'était vraiment une magnifique action de grâces que la terre rendait. Une autre salutation m'emplit d'émotion, celle de l'enfant de chœur allant à chacun des trois prêtres pour présenter l'encens, et il s'inclinait presque jus¬ qu'à terre par trois fois avec une gravité enfantine pleine de majesté ; puis il balança l'encensoir sur l'as¬ sistance des fidèles après s'être de nouveau incliné trois fois jusqu'à terre. Cet enfant respirait l'humilité, une humilité pleine de noblesse et de gravité. Il figu¬ rait pour moi l'être humain dans sa subordination joyeusement consentie. Mes vrais maîtres? La maladie et la solitude. Sans elles que serais-je devenu, embarqué comme je l'étais dans les tribulations temporelles? Voilà l'effet de la grâce en moi, que j'aie su profiter des radeaux lancés quand mon âme sombrait. Marie des Vallées. « Le but essentiel du sacrifice est de glorifier Dieu. Si le sacrifice le plus parfait est celui de la messe, continuation de celui du Calvaire, la plus belle prière de l'Église c'est pendant cette messe le chant de YHosannah... Le sacrifice rituel est lié indissolublement au sacrifice intérieur du fidèle, du juste, du saint et du mystique ». 1 202 MOI, JUIF Lundi. Bouquet de mimosas sur ma table : énorme touffe débordante. Le sentiment de plénitude est un des élé¬ ments de l'émotion esthétique ; la simple plénitude matérielle, la générosité. Combien plus l'abondance spirituelle organisée, l'étoffe épaisse d'une âme. 11 faut qu'on sente l'infini des possibles derrière la réali¬ sation de l'un d'eux. Il faut que donnent toutes les réserves de l'être. Une œuvre d'art est comme une plantation. Elle sous-entend la richesse mystérieuse du sol. Article sur le mouvement brownien et l'infiniment petit, sur la lumière qui se fait son. Autant d'expressions du divin. Que j'aie cru à l'opposition de la science et de la religion me surprend enfin. La religion, c'est pareil¬ lement l'art de transformer une énergie en énergie supérieure. Cahiers d'art. -— Lettre d'un musicien surréaliste Son aversion à l'égard de l'école du plaisir, celle des six. Ce qui unit les plus inquiets d'entre nous, c'est bien ce besoin d'une poétique au delà du plaisir. Sans doute, Braque et Picasso l'ont trouvée sans interven¬ tion religieuse. Mais peut-être la plastique a-t-elle moins que la littérature un arrière-plan mystique- Savoir d'ailleurs ce qu'auraient été Braque ou Picasso rattachés à une tradition millénaire? Néanmoins la C 1! 0 I S S A N C E nu CHRIST 203 plastique est un jeu d'apparences. L'antichambre de l'âme. Une expression plus partielle de l'être vivant. Un film comme le Cuirassé Potemkine réalise aussi une telle poétique par l'animation des machines. Com¬ bien de temps ces nouveautés mécaniques seront-elles éléments suffisants de beauté? D'ailleurs la littérature n'en peut rien faire. La beauté des machines naît de leur masse et de leur aisance, de la mobilité de leur pesanteur, tous éléments strictement cinégraphiques. Le propre de la littérature, c'est toujours le mouve¬ ment invisible de la pensée. Plus la pensée sera mobile et tragique, plus l'œuvre sera forte. Sans pathétique la littérature ne vaut pas ; son élément c'est l'homme intérieur aux prises avec l'accidentel et le divin. Tout le reste est indifféremment objet des autres arts. Mercredi des Cendres. Je m'expliquais ce matin dans l'église ténébreuse, pendant que le prêtre imposait au front des fidèles une croix de cendre, la haine que peuvent éprouver à 1 égard de l'Église matérialistes de toutes sortes. A la différence de ce qu'avant d'y pénétrer je pensais, aucune religion n'est plus spirituelle que celle-là, et peut-être aucune n'est-elle à ce point-là une religion. i; L'an prochain à Jérusalem », se disent les Juifs, et vodà tout ce qu'ils trouvent : le vœu d'une résurrec¬ tion nationale, un souhait de gloire temporelle et d'ai- ®uce. Ici, il ne s'agit plus de cela, mais vraiment d'en- gendrer en soi le Christ. Ceux qui ne sont pas nés de la diair ni du sang, ni de la volonté des hommes, ceux qui 204 MOI, JUIF sont devenus par la grâce de Dieu des images du Christ, des êtres spirituels, des êtres absolument neufs, ceux qui sont morts à leur volonté propre, tels sont les chrétiens et point d'autres. Le christianisme com¬ pris dans ce sens tellement plus fort que toute morale est une foi sans défaut dans la puissance de l'Esprit capable en dehors de l'acte de chair de nous engendrer de nouveau. Il est bien clair qu'au bord d'un spiritua¬ lisme si absolu toutes les doctrines de la terre viennent piteusement se briser. Il ne se démontre point. Il se vit dans le silence de l'âme recueillie. Pour qu'un homme comme Pallière l'ait abandonné pour le ju¬ daïsme, il faut ou qu'il n'en ait pas compris le profond enseignement ou qu'il confonde religion et philosophie et qu'il soit dérouté par cette apparence surhumaine qui couvre du catholicisme l'invraisemblable huma¬ nité. A y bien songer, je suis de plus en plus ahuri de l'accord absolument parfait des enseignements de l'Église et de mes inclinations essentielles, car, si je cherche dans le plus lointain de ma jeunesse les mou¬ vements inconscients qui eussent pu pour quelque œil averti trahir mon être intime, ma substance véritable, je trouve surtout un continuel étonnement devant l'insuffisance des choses à l'égard de mon cœur, une sorte d'appétit que le monde décevait et qui ne par¬ venait pas à s'expliquer la raison de ses déceptions, enfin l'attente d'une réalité plus vaste cjue toutes les réalités qui s'offraient. Oui, j'étais constamment insa¬ tisfait, bien mieux, incapable de me plaire au milieu des êtres, constamment désorienté par ce qui consti¬ tuait leurs occupations, leurs soins, leurs goûts et leurs plaisirs et m'en voulant à moi-même d'être si inca- CROISSANCE 1) IJ CHRIST 205 pable d'y prendre part. En même temps, j'attachais fort peu d'importance aux raisonnements de l'esprit, si bien que, en l'absence de Dieu, à la fois l'esprit, ou du moins ce que le monde nomme ainsi, et le monde lui-même me manquaient ; et je demeurais à travers mes jours dans cet état de disponibilité sans objet, d'inquiète incertitude ou plutôt encore de mystérieuse et vague attente, je ne savais de quoi. L'obscur travail de Dieu s'accomplissait, mais que gênait mon attachement à une logique en laquelle pourtant je n'avais aucune confiance. Il me fallut dix ans pour oser aspirer à une réalité plus haute que la plus haute des réalités humaines, à une vérité dépas¬ sant l'intelligence et dont je n'avais su m'aviser qu'il fallût pour la saisir faire le silence dans l'âme incer¬ taine. C'est de mon scepticisme même, exactement comme celle de Pascal, que ma foi s'est engendrée ; mais j'ai longtemps cru que, seul contre tous les autres, seul à ne pas m'intéresser à ce qui constitue la vie même de tous les êtres, je devais souffrir de quelque manquement inconnu, d'une sorte de vide indéfinis¬ sable et qu'aucune plénitude par ailleurs ne compen¬ sait. Pour m'avouer que la vraie réalité leur échap¬ pait à tous il me fallut attendre trente et un ans. Cette défiance de moi, j'en suis encore abasourdi. Car, en somme, si quelque critérium d'aucune réa- litéexiste, c'est l'accord que l'esprit trouve en l'adop¬ tant, l'emboîtement sans défaut de l'un dans l'autre, h ne dis pas que cette réalité s'adresse à tous, je dis (|u elle est la plus haute réalité de mon esprit et néces¬ sairement j'en conclus qu'il y a beaucoup de raisons de croire qu'elle est véritablement objective. Mais je 206 MOI, JUIF n'en sais rien et peu m'importe. Ce que je suis obligé de constater, c'est le prodigieux accord avec mes besoins essentiels et en définitive l'extraordinaire humanité de cette doctrine. Ainsi donc l'illogisme qui choquait Pallière et lui fit quitter l'Eglise, c'est cela justement par quoi l'Église dépasse la simple intelli¬ gence et affirme la réalité transcendante de l'esprit, de cet esprit qui a besoin de toute la force de la volonté pour oser s'affirmer en face de la contradiction que lui oppose une raison tout imprégnée par les sens, toute troublée de désirs et d'impureté. L'apparence proprement religieuse de cette reli¬ gion est sans doute ce qui rebute un esprit plus engagé que ne l'était le mien dans le jeu des com¬ binaisons temporelles. L'incertitude où j'étais fut donc la première cause de mon salut, la bonne foi avec laquelle j'entretenais cette incertitude étonnée, et l'éloignement où je ne pouvais m'empêcher de demeu¬ rer vis-à-vis des compromis et des transactions. Car, au contraire de ce que je croyais, à ce vide que je sen¬ tais en moi impossible à combler, correspondaient juste¬ ment le besoin et le sens d'une plénitude surnaturelle, Je ne puis en douter ; ni penser que cette surréalité ne s'introduisit en moi que pour calmer un dépit, pour compenser mon incapacité à me satisfaire des petites affaires des hommes ; car, en y songeant avec attention, je suis forcé de reconnaître dans cette réalité enfin saisie une ressemblance parfaite avec la réalité encore irrévélée à laquelle toutes mes forces ont toujours obscurément aspiré. Ainsi donc la réalité catholique, c'est celle de Es¬ prit dégagé de tout ce que les sens informent ; et c est CROISSANCE DU CHRIST 207 cette réalité seule qui peut assouvir toutes mes exi¬ gences, tant les négatives que les autres. Il est clair que tous les matérialismes doivent haïr une telle dévotion à l'Absolu. Quant à toutes ces cérémonies, cette admirable liturgie qui au premier abord semble païenne (je me rappelle Meyerson m'affirmant qu'un Juif ne pouvait se prendre à la mythologie catholique !) j'y trouve au contraire l'universalisation des fêtes et des deuils de l'Esprit, l'art de faire apparaître une réalité cachée aux yeux de tous dans un symbole matériel. La terre même — et ce matin c'en était la cendre —• est utilisée pour glorifier une vérité dont elle devient du même coup la figure. Ce n'est plus seulement l'ancien Testament, c'est la vie présente qui manifeste mystérieusement le sens caché derrière chacun de ses aspects. J'avoue être profondément (et non plus, comme avant de m'y être inséré, païennement) ému par le symbolisme liturgique que je suis capable de comprendre. Cette imposition d'une croix de cendres sur le front pour marquer qu'à partir de ce moment l'esprit est voué au deuil et aux gémissements m'a singulièrement im¬ pressionné, et je confesse que cette lamentable lâcheté en moi, qui a besoin de symboles pour se soumettre, s est trouvée, au moins provisoirement, vaincue par ce simple geste où l'ésotérisme affleurait. Ainsi l'image nest pas nécessairement païenne, pas plus les statues déglises que ce geste ou que l'encensement. Et c'est hypocrisie (ou pure ignorance de la difficulté qu'il y a d adorer Dieu en esprit et en vérité) que d'affirmer qu il est possible d'arriver à Lui immédiatement sans le secours préalable du rythme plastique ou liturgique. 208 MOI, JUIF Il faudrait alors non seulement condamner les images plastiques, mais celles même que contiennent les hymnes et les psaumes. Il faudrait vivre dans la nudité absolue. Or ce qui est le fait d'une âme purifiée ne l'est pas d'une âme qui se purifie et elle n'a pas trop du secours d'une beauté où les sens ne sont point engagés pour soutenir les combats que les sens lui livrent. Ce paganisme de l'Eglise est une manière plus parfaite d'adhérer aux exigences humaines, de les satisfaire tout en les décantant progressive¬ ment. Étrange coïncidence. J'achève le livre de Dermen- ghem la veille même des Cendres. L'un l'autre s'éclairent, je commence à comprendre qu'il y a une réalité plus haute encore que la joie par la souffrance méprisée ou vaincue. Il y a la joie de souffrir pour le salut des âmes. Mais une si effrayante réalité ne s'adresse pas encore à moi. Je me sens incapable de l'affronter. Il faut beaucoup de foi pour y parvenir, il faut avoir complètement dépouillé le vieil homme, il faut en définitive ne plus exister pour soi. C'est sans doute le plus haut point où la puissance de l'Esprit puisse atteindre, la vraie manière d'être Christ. A présent, je vais parcourir Théocrite. Il me plaît de confronter ainsi des réalités si opposées. La semaine passée, Dostoïevsky, avant-hier Aristophane, Marie des Vallées et tout à l'heure Théocrit e, puis Karl Marx. Mais je ne trouve que dans le lyrisme métaphysique une sonorité capable de retentir dans mon âme et s y fixer. Tout le reste me séduit un instant et aussitôt s'efface. CROISSANCE DU CHRIST 209 3 mars. J'ai ressenti aujourd'hui, et sans la moindre pré¬ paration, une impression plus forte et plus lumi¬ neuse encore que celle d'hier. Comme j'en ai pris récemment l'habitude, je reçus la communion en son¬ geant à la faiblesse qui me possède sans le secours de Dieu. Et je prononçai en moi des paroles que je sais bien que la moindre rupture de mes pratiques quoti¬ diennes, par un voyage ou par quelque malaise, me ferait immédiatement oublier, mais qui pourtant sont essentielles pour me maintenir, ces paroles très simples où j'essaie de concentrer toute ma ferveur : « Mon Dieu, secourez-moi qui ne puis rien sans vous. <> Quand je me retrouvai à ma place, les mots : « la vie éternelle » s'imposèrent à moi et je les accueillis. Alors, comme procède en général ma pensée quand elle se dispose à agir, ces mots venus je ne sais d'où soulevèrent en moi des éclats d'émotion et je pus sans effort m'abandonner aune méditation inattendue. Cette vie éternelle ne me semblait plus du tout une chose mystérieuse et diffi¬ cile à admettre. C'était la vie même de l'âme dégagée des sens. Et du même coup l'immortalité de l'âme prenait pour moi un sens tout nouveau, car, si nous possédons en nous la vie éternelle, c'est que nous pos¬ sédons en nous une âme susceptible de cette vie éter¬ nelle, elle est ce que nous avons au fond de nous, der- were nos originalités, d'universel et de divin. Nous nous sentons immortels en proportion de 1 amour créateur qui nous anime et mortels en propor- U 210 .VI 0 I, JUIF tion des sens qui tendent à étouffer cet amour. Du moment que la dualité de mon être s'impose à moi par une expérience intime plus convaincante que tous les raisonnements, du moment que je reconnais en moi la part de Dieu et la part du monde, il faut un aveugle¬ ment bien humain pour croire que l'immortalité peut s'attacher à cela même qui en nous chaque jour se transforme et meurt. Comment ce qui meurt dans le temps même subsisterait-il au delà de la mort? Il faut nous y résoudre. Tout ce qui constitue en nous le tran¬ sitoire et l'éphémère non seulement est assuré de mou¬ rir mais meurt déjà sous nos yeux mêmes. L'âme est au delà, cette force qui ne se délivre qu'à la condition que ce qui s'oppose à elle, tous nos plaisirs, nos souffrances, nos accidents, soit anéanti. Ce dont je suis certain, c'est de la possibilité, par l'accomplissement d'une mort anticipée au monde, de jouir dès ici-bas du paradis de la vie éternelle. Tout ce qui s'y oppose, c'est le refus que nous en faisons et qu'il est si difficile de ne pas faire quelle que soit la splendeur que nous entrevoyons au cas où nous aurions la force d'y renoncer, ce refus que seul vraiment le péché originel parvient à expli¬ quer tant il est inexplicable et, bien que constant, invraisemblable. Et il y a là un mécanisme psycho¬ logique qui est proprement une énigme avec laquelle il est surnaturel que nous ne nous étonnions pas de vivre. C'est celle même de notre vie. Plus ] essaie d'approfondir ce mystère perpétuel, plus je m aper¬ çois que l'Église catholique seule l'a saisi dans sa plé¬ nitude et que seuls les Évangiles offrent une solu¬ tion complète. Ils ont établi la morale non point pour que la société étouffe l'individu, mais pour que lindi- CROISSANCE DU CHRIST 211 vidu parvienne à délivrer son âme. C'est à quoi servent aussi les vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance. L'Evangile est le livre de qui veut déli¬ vrer son âme et la restituer à l'amour universel. Les recettes sociales de bonheur terrestre auxquelles on a voulu le réduire en sont de honteuses dénatura- tions. L'Évangile de plus en plus m'apparaît un livre divin, la seule voie de la vérité et de la vie ; et, pour croire du fond de l'âme que Jésus fut vraiment le Fils de Dieu, je le dis en tremblant, je n'ai plus qu'un pas à faire. J'étais malade, Dieu m'a rendu la santé. Il m'a fait pauvre, puis il m'a donné l'aisance. Il ne manque plus maintenant pour que tous les biens du monde m'aient comblé qu'une gloire temporelle. Je sais qu'il me la réserve afin que d'un seul coup, lui sacrifiant la gloire, la fortune et la santé, je puisse proclamer qu'il importe de Le louer Lui seul et de mourir en Lui. Je m'émerveille aussi de la sécurité de l'Église, de la tranquillité avec laquelle elle a toujours fini par rejeter l'hérésie qui risquait d'obscurcir la voie de Dieu. Il y a là encore quelque chose de vraiment mira¬ culeux. L'indignité trop fréquente des prêtres n'y peut nen. L'Eglise est vraiment la gardienne des routes sacrées. Il n'y a pas moyen d'aller à Dieu- sans passer par elle. Elle est la Porte et la Lumière. Et qu'y a-t-il détonnant si les matériaux dont elle est faite dans 'ctemps sont quelquefois impurs? Son âme est au delà dans la forme même de la Porte qu'elle constitue, 212 MOI, JUIF dans le rayonnement surnaturel des vérités qu'elle éclaire. Au fond, c'est le catholicisme qu'aujourd'hui nous cherchons tous, mais que nous n'avons pas tous le courage d'adopter. Cette grande inquiétude du mys¬ tère qui dévore les meilleurs de ce temps, c'est l'in¬ quiétude de leur âme qui s'agite au milieu de ses chaînes et dont les gémissements les troublent. Il est étrange de les voir comme à tâtons bâtir des monu¬ ments éphémères et croire qu'ils édifient pour l'éter¬ nité, de les voir tous s'en remettre à leur seule force et tous échouer, quand le grand vaisseau catholique est assez large pour les embarquer tous. Cet aveuglement auprès de l'évidence n'est pas la moins surprenante des aventures de notre temps. Cette multiplicité des tentatives inutiles. L'immortalité de l'âme, c'est le retour à l'amour, la réintégration dans l'amour ou, si l'on veut, Im¬ mortalité de ce qui en nous est plus personnel que notre personne, de notre profonde unité, de ce qui à travers nos jours changeants constitue entre notre naissance et notre mort l'identité de notre forme derrière ses changements. 11 s'agit donc de réaliser dans sa plénitude l'ordre de « mourir a soi-même ».■ Et, dès lors, il est non seulement con¬ cevable que l'âme soit immortelle. Il est impossible à l'expérience intérieure de concevoir qu'elle ne le soit pas. c 11 0 1 S S A N C E ]I U CHRIST 213 Vendredi. La confession : une ablution spirituelle dont les ablutions hérétiques ou païennes sont les figures. Le progrès de la révélation judéo-chrétienne serait : Bible : Dieu extérieur devant qui l'homme tremble. Évangiles : Dieu s'incarne. 11 se fait intérieur. L'homme devient participant de la nature divine. Le propre de la civilisation moderne : l'action, mais extérieure. La civilisation moderne est ainsi le résidu et la dénaturation du christianisme, un christianisme d'où Dieu se serait évaporé. On peut aussi trouver dans le christianisme une syn¬ thèse de l'idée païenne et de l'idée juive ou plutôt une intégration humaine de ces deux idéals. Dans la pensée chrétienne, l'âme est le reflet intérieur du Dieu juif; les sens, les reflets intérieurs des dieux païens. La lutte judéo-païenne est devenue l'état intime du chrétien. Ainsi l'histoire de l'antiquité tout entière ne serait-elle aussi qu'une figure de la vérité catholique. Je lis Théocrite. Charmant Théocrite et dont d'abord je me suis cru coiffé, charmant Théocrite, mais qui ne donne à l'âme aucun aliment ; que sa légèreté pèse vite ! Les 1100 pages des Frères Karamazov m'ont semblé moins longues que ces quelques idylles qui chantent le plaisir. Il faut que cette nourriture païenne 214 MOI, JUIF soit bien peu substantielle. Comment un Goethe, un Gide peuvent-ils s'y réduire? Et un univers livré aux sens est-il vraiment le plus vaste cjue l'intelligence humaine puisse désirer, quand il y manque tout l'In¬ visible? Néanmoins, lorsque par hasard on l'y trouve, quelle ébauche splendide ! Ainsi les Magiciennes, les Syracusaines, pressentiments de l'Infini chrétien. Il s'est certes produit un changement dans les pro¬ fondeurs de moi-même, car depuis plusieurs jours je n'assiste plus aux messes qu'en pleurant. Moi qui, d'habitude, suivais l'office sur mon livre, j'ai ce matin vécu cet office comme si le Christ lui-même l'eût accompli. Je reconnais là une singulière faveur de Dieu, et je m'en émerveille, car le sacrifice du prêtre s'en est trouvé tout à coup prodigieusement transformé. Ce qui jusqu'alors n'était qu'une cérémonie littérale est devenu pour moi une scène pathétique, une véritable tragédie. Influence de Marie des Vallées? Étrange coïn¬ cidence avec le Carême, qui y gagne l'épaisseur de sa vivante réalité. Je sens mon âme se développer sourdement, comme si des ailes étaient en train de lui pousser. Je songe à cette première rencontre du Christ en Artois, à cette phrase qu'il me dit alors, à ce salut qu'il m'offrait et que par orgueil, mais aussi par décence, je repoussai. Il fallait qu'il vînt non comme un consolateur mais au milieu de mes plaisirs comme un pauvre, un solliciteur exigeant. Et maintenant de quoi dépend ma foi absolue en lui? Peut-être d'un sur¬ croît de bonheur temporel, afin que puisse être sans défaut, ayant été précédé d'une juste et pleine mesure de ce qu'offre le monde, mon définitif mépris du monde. CROISSANCE DU CHRIST 215 Peut-être même est-ce inutile et que, comme pour reconnaître la vérité du dogme de la résurrection, il m'a suffi de l'éclairer d'un nouveau jour, pour com¬ prendre la divinité du Christ, il me suffira de rectifier le sens où je m'obstine à la vouloir comprendre. Il n'est que d'attendre le souffle de l'Esprit, il n'est que de méditer dans le silence en attendant. Le péché de la chair, c'est le désespoir de la chair que l'âme harcèle. Sa manière désespérée de l'étran¬ gler. C'est encore une négation. Je conçois enfin le culte de Jésus, de la Vierge et des saints, par l'entremise de leur forme corporelle. Notre corps ayant d'autant plus de raisons de survivre dans sa forme concrète que l'âme le domina mieux, il est évident qu'en proportion de la sainteté d'un être son corps a chance de ressusciter dans sa gloire, d'at¬ teindre effectivement à l'état glorieux, d'être bienheu- reusement immortel dans sa forme même. Et cette forme est d'autant plus adéquate à l'âme qui l'infor¬ mait que cette âme sera mieux parvenue dès ici-bas à sa pureté. Un être parfaitement pur comme le Christ ou la Vierge n'a plus rien à épurer. Son corps n est plus que le rythme apparent de son âme, laquelle na plus aucune raison de s'en séparer. En même temps que s'avive mon sens de la tragédie de la messe et singulièrement du Carême, j'ai scrupule a désirer la joie, à m'y abandonner ; et, si je reste aussi w que le but de la vie soit la conquête de la joie, je er°is que l'ascèse douloureuse de Marie des Vallées est 216 MOI, JUIF plus conforme, tant que des âmes se damneront, à l'exemple divin. Car de quel cœur pouvons-nous entre¬ tenir notre joie si nous pensons que Jésus a souffert est mort pour nous, que tant d'âmes encore vivent dans le refus de Dieu, que nous sommes nous-mêmes misérables? Et pourtant toute la création exulte dans la joie. 11 faut donc convenir que la dure ascèse de l'imitation parfaite est réservée à de très rares élus que les autres parviennent au Christ à travers sa gloire et chantent d'accord avec la joie du monde, Il n'empêche qu'une telle joie ne peut plus être abso¬ lument intacte si le moindre soupçon de la passion du Christ la traverse et la trouble. La joie chrétienne est nécessairement nuancée de douleur. Le propre du chrétien est précisément de nourrir sa joie de l'espé¬ rance d'une plénitude à venir plus que de l'abandon à aucune plénitude du présent ; la joie chrétienne ne peut être indemne du besoin de se sacrifier, c'est un mélange des mystères douloureux et des mystères glo¬ rieux du Christ, sauf pour les quelques élus dont c'est la joie parfaite de souffrir. Comme l'idéal païen était d'une joie sans ombre de souffrance, l'idéal chrétien est d'une joie dans et par la souffrance. Il s'est produit un complet renversement des valeurs. Mais autant l'une que l'autre sont inhumaines et elles se rejoignent en somme dans leur inaccessible perfection. L'une exi¬ geait la soumission de l'âme aux volontés du corps. L'autre la soumission du corps aux volontés de 1 âme. Mais, tandis que la première se limitait au seul indi¬ vidu, dans l'autre l'individu n'est apaisé que s'il par¬ ticipe à l'harmonie de l'univers. Et d'autant que celle-ci est plus complète, d'autant sa plénitude dépasse toute CROISSANCE DU CHRIST 217 autre. C'est en somme, même dans sa perfection, un bien mince idéal que l'idéal que les païens se faisaient de la joie. Son aboutissement, c'est Horace. L'aboutis¬ sement de la joie chrétienne, c'est Jésus. Le païen s'efforçait d'échapper à la fatalité. Le chrétien s'y mesure et la redresse. L'idéal de joie du chrétien est un idéal de force participant à l'œuvre de Dieu. L'idéal de joie païen est purement intellectuel et qui ne se réalise que par l'acceptation passive ou la négligence du mystère. L'homme alors n'était pas intéressé à l'Invisible. Samedi. Ce matin, en m'éveillant, je songeais à cette terreur où me jette l'hiver, où je me trouve encore à présent, bien que déjà le printemps se trahisse aux premiers bourgeons. Cette terreur a quelque chose de physique, je me sens comme désemparé à l'idée que la terre doit inéluctablement traverser une période d'abandon et de mort et je m'interroge très sérieusement si je serai capable de surmonter une épreuve aussi dure. L'hiver de la nature est littéralement un deuil pour moi et le deuil le plus sévère, car chaque jour en ravive l'effroi. La pluie, le ciel bas, l'obscurité du jour agissent de même physiquement sur mon âme. J'ai la peur stu- pide que cet état soit définitif, je manque à un point incroyable d'imagination quand il s'agit de me figurer eu milieu du désarroi de la nature le ciel bleu et la sérénité de l'air, je me désole comme on se noie, inca¬ pable de faire de l'idée d'un salut quelconque une réalité où m'accrocher. Et je m'enfonce ainsi déses- I 218 MOI, JUIF pérément. Je suis comme un enfant seul dans une forêt. Est-ce de cette pensée que cette autre s'engendra : de l'obligation pour chacun de nos sens de ne point vivre à part de l'être, mais dans une coopération en vue d'accroître sa puissance? Je suis incapable de décou¬ vrir aucun lien entre elles et pourtant leur succession est indubitable. Il est vrai ! la manière dont mes pensées s'entraînent m'inquiète moins que de faire rendre à chacune sa pleine lumière. Ce n'est pas non plus que je pense d'une manière ordonnée ni logique, je pense par fragments et comme par éclats successifs, mais je ne retiens aucun de ces éclats que s'il est sus¬ ceptible d'éveiller une espèce d'écho intérieur. Oui, c'est là vraiment la singularité impérative de ma pensée qu'elle n'est retenue aux mailles de mes filets que pour le frétillement vivant que je l'y sens produire. En d'autres termes, une pensée ne me touche pas en proportion de son évidence logique, mais de la puis¬ sance plus ou moins grande qu'elle a de se subdiviser par une opération mystérieuse en vérités différemment saisissantes. Il faut, pour qu'une idée me pénètre, qu'elle soit capable de me présenter ses aspects sur divers plans et que ces divers aspects concourent à des évidences qui se vérifient les unes les autres et s'offrent mutuellement l'appui de leur diversité. De sorte quen fin de compte subsiste une seule conséquence et celle-là psychologique tirant toute sa force des éléments que l'image primitive acquit sur les divers plans tra¬ versés (moral, politique, esthétique, agricole, indus¬ triel ou autre). Ma pensée ne se développe que par la décantation des analogies variées d'une idée dont CROISSANCE D U CHRIST 219 la fécondité dépend précisément de la puissance per¬ suasive de ces analogies. Et la finale évidence de ces analogies combinées m'offre une espèce de nourriture synthétique, où je reconnais la figure des besoins qu'elle est chargée d'assouvir. Ainsi je n'invente jamais, je me borne à me fortifier intérieurement par une sorte de minutieux colmatage dont les éléments sont pris à tous les aspects concordants de l'univers. Je me borne à me justifier au moyen de confrontations multipliées ce que je sens être mes tendances essen¬ tielles. Je me borne à réintégrer mon être dans l'ordre et dans la hiérarchie du monde en rectifiant mes hypo¬ thèses par le concours de celles que les images du monde me suggèrent. Et il est clair que ce travail de réinté¬ gration signifie une préalable séparation dont je puis ne pas sentir la souffrance, mais dont pourtant le malaise m'obsède. En d'autres termes, le travail de ma pensée a pour but exclusivement la réunion de mon être et de l'univers, non point sous le signe de la logique, mais sous celui de l'analogie, non point sous celui de l'évidence rationnelle, mais du concours des images extérieures et intimes. C'est plutôt un tra¬ vail de déchiffrage qu'un travail de développemenI, géométrique ; et plutôt une confrontation perpétuelle des divers-aspects du visible et de l'invisible qu'une spéculation abstraite et de pensée pure. C'est là ce pe j'appelle mon expérience intérieure et je ne me datte point qu'elle soit d'un intérêt quelconque pour an autre que moi. Ainsi, ce matin, je me proposai comme sujet d'orai¬ son la Rédemption qui, si je parvenais à me la rendre 220 MOI, J CI I P évidente, entraînerait forcément à soi l'évidence de la divinité du Christ. Eh bien, il me fut impossible d'avancer le moins du monde sur ce chemin. Ce qui se présentait à moi, c'était moins cette idée cjue j'avais résolu de creuser que cette autre, encore engagée dans ma pensée du matin, que les sens étaient des portes, de même que la bouche, et que, pas plus que nous n'ava¬ lons n'importe quelle nourriture, il ne fallait laisser nos sens absorber au hasard ce qui se présente à eux. Si une hygiène de la nourriture s'impose, une hygiène de l'âme est pareillement nécessaire. C'est ce que l'Église sous-entend quand elle nous commande de fuir l'oc¬ casion du péché. D'ailleurs, l'analogie qui s'était d'abord présentée était de nos sens et des portes d'une ville ; ce qui m'avail suggéré l'idée que comme n'im¬ porte qui ne peut s'introduire par les portes d'une ville, laquelle doit se garder de ses ennemis, de même notre âme ; de toutes les manières s'imposait ainsi l'obli¬ gation de filtrer les données de nos sens et l'impérieuse exigence pour le salut de l'âme d'une volonté cons¬ tamment en éveil. L'idée d'anarchie qui m'est intel¬ lectuellement antipathique, que pourtant, jusqu'à ces derniers mois, je ne songeais pas trop à combattre et qui, même, semblait avoir repris définitivement possession de moi, il m'en apparut du même coup et qu'elle est substantiellement haïssable et les raisons de la haïr. Il m'apparut soudain que je rentrais en possession d'un aspect essentiel et inexplicablement négligé de moi-même. Il est clair que, si ma pensée est fonction des nour¬ ritures que mes sens lui fournissent, il est cependant impossible de la réduire aux sens, puisque précisément CROISSANCE DU CHRIST 221 la joie de mes sens est en contradiction absolue avec celle de mon âme et que c'est par une inspiration intime irréductible que s'imposent à moi telles exi¬ gences que tout le travail et la féconde activité de ma pensée se bornent à dégager, à justifier et à rendre plus fortes. Il y a vraiment au fond de moi un dépôt autonome, une espèce d'indépendante exigence qui est comme la réserve du fil que mes jours déroulent. Ce que mes sens fournissent à cette âme, c'est l'occasion de se dégager ou de se perdre un peu plus. C'est ainsi qu'il faut comprendre la coexistence en nous d'une liberté et d'une prédestination irréductibles. C'est peut-être ainsi qu'il faut concevoir la plénitude de l'être. Des sens ouverts et par où les nourritures pénètrent. Une volonté lucide rejetant les nocives avant qu'elles aient franchi le seuil. Une pensée qui s'incorpore les plus comestibles pour en fortifier l'âme. Une âme enfin qui n'a d'autre objet que de tendre à l'unité d'elle-même et du monde dans cet amour dont tous les êtres sont en secret animés. Il ne s'agit point de refuser plus ou moins toutes nourritures, mais de choisir celles qui sont favorables à notre parfaite expansion, à l'apaisement de cette inquiétude profonde d'une âme séparée de son créa¬ teur et comme en exil provisoire, les nourritures de notre paix profonde. Cela exige une contradiction per¬ pétuelle et pathétique à la lâche disponibilité de nos sens, à leur stupide aveuglement. Les sens ne sont donc pas destinés à vivre chacun pour soi, à part de l'être total. Ils n'ont pas pour raison dêtre de goûter des plaisirs séparés. Leur fin est de concourir pour louer Dieu, célébrer l'unité profonde 222 MOI, JUIF de l'être en Dieu. La subordination de nos sens, la hiérarchie de notre être, telle est la double fonction de notre volonté spirituelle. C'est là la rédemption des sens. Je cherchais l'autre jour ce qui, du fond de ma jeu¬ nesse, marquait le plus clairement ma plus secrète pensée. Je trouvais l'étonnement déçu devant l'im¬ bécillité des morales et des occupations mondaines. Je trouve un trait encore. C'est mon horreur du plaisir, mon goût de l'obstacle, la certitude que seule était douée de quelque valeur une joie difficilement obtenue. Et c'est bien là aussi la suggestion d'une âme prison¬ nière, d'une secrète inquiétude de Dieu. J'en concluais à un sadisme incompréhensible, alors qu'il fallait y trouver le pressentiment d'aspirations ascétiques ignorées de moi-même. Non point un stigmate pro¬ testant, le goût, au contraire, d'une joie parfaitement pure et la tentation de la sainteté. J'avance émerveillé dans ces jardins de mon enfance, découvrant à chaque pas l'attente inconsciente d'un catholicisme que les hasards de la vie ne devaient que beaucoup plus tard me présenter et, en somme, des dispositions pour l'ac¬ cueillir dont je n'épuise pas la mystérieuse et précise exigence. Oui, des refus, des étonnements, des besoins qui trouvent, vingt ans après, leur explication et leur raison d'être. C'est stupéfiant. Un article de Joseph Serre souligne ce que je tente en vain de faire comprendre aux Juifs, que le judaïsme n'est plus une religion. Il fait remarquer la suspen¬ sion depuis deux mille ans de tout sacrifice sur 1 autel CROISSANCE DU CHRIST 223 du Dieu juif. Que le catholicisme, au contraire, ait épuré, spiritualisé et universalisé le sien, n'est-ce pas une preuve de la transmission des révélations divines de l'un à l'autre, une preuve bien plus forte que toutes celles tirées des psaumes et des prophéties juives? Car qu'est-ce qu'une religion sans sacrifice, sinon iaphilosophie que justement le judaïsme est devenu? Dimanche. Je m'inquiétais ce matin de savoir si l'extase où je m'abandonne de plus en plus facilement à l'église et les larmes que j'y verse pour une raison que je discerne mal n'étaient pas artifices où je me laisserais aller, car cette extase n'est visitée d'aucune révélation particu¬ lière mais seulement des pensées qu'ensuite j'écris sur ce cahier et de ces larmes sans objet. Il me suffit pour me rassurer de songer à la sécheresse qui, pas plus tard qu'hier après-midi, m'occupait au point qu'étant allé à l'église pour y méditer je dus en sortir presque aus¬ sitôt, incapable de penser, dépourvu du moindre atome d émotion. Bien mieux, il me fut alors impossible de me mettre à genoux et simplement de me concentrer. C'est donc en réponse à un besoin étranger à ma vo¬ lonté que cet abandon du matin parfois se présente et mentraîne. 11 y a là un état de grâce encore imparfait, car je ne cesse pas d'y être attentif aux bruits exté¬ rieurs ni d'y être visité par des pensées stupides, un état de grâce incontestable, bien que je n'en saisisse encore ni h cause ni l'objet, où ma pensée trouve des conditions favorables pour vivre, et comme un climat inespéré. 224 MOI, JUIF « Qui est descendu du ciel sur la terre »?... Lettre à Elie Faure. — « ... Chacun a-t-il sa loi, vous demandez-vous ? « Je le crois et ne le crois pas. Je crois que Dieu pour se développer en nous a besoin du sacrifice de tout ce qui s'y oppose. C'est dans ce sens que la « morale» signifie quelque chose, qu'elle est indispensable par une raison de salut de l'âme, de facilité qu'elle accorde pour établir en nous le climat favorable. Mais ce sacri¬ fice qu'il me fut si facile de faire, je crois qu'il faut le faire si l'on veut trouver Dieu. Et c'est parce qu'il me fut si facile que j'ai moins de mérite qu'un autre à l'avoir fait ; mais qu'aussi je suis plus engagé qu'un autre dans toutes les suites qu'il entraîne. Je crois donc que Dieu ne se découvre qu'à force de volonté contre le plaisir temporel, contre l'anarchie des sens; mais je crois que chacun doit faire sa propre découverte d'une manière qui lui est absolument particulière. En somme je vois de plus en plus l'être se réduire à n'être que la scène de l'effrayante tragédie que Dieu et Satan se livrent partout. Nous sommes ce théâtre; mais par notre volonté de dominer nos sens, par notre opposition volontaire à notre lâche abandon, nous avons de plus, sinon un rôle à jouer, un climat favo¬ rable à établir pour la victoire de Dieu... » Dès le début de ma vie, il me fut impossible de croire en l'identité de l'être intérieur et de son appa¬ rence. C'est ce flottement que je sentais entre eux qui aujourd'hui se traduit par la foi que j'ai de l'habitation CROISSANCE DU CHRIST 225 de Dieu en chacun de nous et du refus plus ou moins complet que nous lui opposons, en somme du désé¬ quilibre de l'âme et de la manifestation apparente du corps, déséquilibre que - seule une vie intérieure est capable de corriger. J'avais toujours l'impression, en regardant des gens ou des bêtes, de pantins qu'une force intérieure eût agités. Lundi. Séance très pathétique à l'église, ce matin. Après une sécheresse qui semblait définitive, j'ai fondu en larmes quand je me suis pris à songer à mon peu de foi, conscient de ma faiblesse si je me prive de la com¬ munion et tout ensemble incapable de croire vrai¬ ment à la divinité du Christ. Supplication déchirante. J'étais à genoux et plus humble devant ma faiblesse qu'orgueilleux dans mes joies. Par éclairs, je me sen¬ tais dépasser une inquiétude stupidement littéraire, je parvenais par éclairs à la vraie détresse d'une âme éperdue de sentir son Dieu lui échapper. Il ne me venait pas à l'esprit d'accuser le silence de Dieu, c'est le poids de ma faiblesse qui me faisait gémir ; car javais beau l'autre jour écrire en tremblant qu'il ne me restait plus qu'un pas à faire, je suis comme para¬ lysé quand il s'agit pour mon esprit de le faire. Et pourtant tout s'accorde : mon besoin, les probabilités, mon expérience intérieure. Et tout de même je con¬ tinue de piétiner sans avancer. Je songeais aussi à mon dégoût de tant de notes et de raisonnements. J'aspirais à un lyrisme sans phrases, #etre enfin capable de m'arracher du cœur des cris 15 2 2f> MOI, JUIF vivants. J'aspire à une littérature d'extase, oui, aune absence de littérature, à m'anéantir, dans une fièvre où il n'y ait plus qu'à hurler d'amour. Je souffre horri¬ blement d'être enchaîné par ma lourdeur. Vivre en état de danger, écrivais-je autrefois, mais dans un danger qui soit la conscience de l'approche d'une espèce d'embrasement total. A présent le danger où je vis, c'est celui de mes sens et de m'y abandon¬ ner; cela exige l'exercice d'une volonté peut-être héroïque mais qui est encore un refus, une négation. Ah! n'avoir même plus à se refuser, plus rien à nier. Être un fagot de bois qui jouit de se détruire, dont h joie soit précisément, d'accélérer sa propre destruction, pour la gloire des flammes qui s'en échappent. Je sais si bien que c'est cela que je veux. Et que cette pesan¬ teur qui me l'interdit est l'obstacle insignifiant, mais formidable, qu'il faut grignoter peu à peu. Quelle mi¬ sère ! Je meurs de ne pas mourir. J'achève la Mcdée d'Euripide et suis stupéfait d'avoir enfin découvert un tragique presque égal à Eschyle quand je m'attendais à ne rencontrer que le phraseur dont il me restait souvenir; c'est un drame formidable bien que parfois un peu trop délayé, je veux dire un drame où l'on sent l'arrière-fond du mys¬ tère projeter dans les consciences et dans les actes des hommes ses étranges éclairs. Voilà la grandeur de ce drame aussi bien que de ceux d'Eschyle et de So¬ phocle, que les hommes livrés à la puissance de leurs désirs n'y engendrent que le deuil et le crime. C'est par quoi ces tragédies offrent une anticipation du chris¬ tianisme. Elles peignent des héros en proie aux sens et, CROISSANCE DU C H II 1 S T 257 en proportion de la grandeur de ces héros, leur vio¬ lence que rien ne peut arrêter déchaîne les catastrophes sur la terre. Rien ne peut les arrêter. La révélation divine n'a pas encore eu lieu. Au vers 636 Euripide dit dans un mouvement presque prophétique : « Daigne me chérir la chasteté, le plus beau présent des dieux. » Mais la chasteté n'a pas encore saisi sa raison méta¬ physique. Et les dieux grecs, qui sont en somme (par une opposition intégrale au Dieu juif), les dieux du visible, les déifications des objets des sens, sont tous dominés par l'idée d'une fatalité qu'ils concourent à engendrer. C'est en cela seulement que les grandes tragédies grecques nous émeuvent, par le pessimisme avec lequel elles traitent le problème de l'homme livré à la seule loi du sang, à ses impulsions passionnées. Cette Médée a la beauté d'un Delacroix. Elle est la personnification du paganisme pour qui l'être humain est un jouet condamné à réaliser par ses sens les commandements épouvantables du destin. Le drame grec n'est grand qu'en proportion de ce qu'il sous-entend, et il prévoit (en la contredisant) la conception que le christianisme après le judaïsme nous a donnée de l'univers. Par une espèce de recherche à tâtons dans la nuit. Quand elle ne contient pas cet élément quasi mys¬ tique, une œuvre grecque a bien peu de densité. Si, au lieu des drames que le déchaînement des sens provoque, le bonheur, comme dans les Héraclides, suit le triomphe (le la raison, la grandeur de l'action ne me touche plus guère. Il faut vraiment, pour que je sois touché par la grandeur d'une œuvre grecque, qu'elle contienne la malédiction des divinités déchaînées) la tragique hor- 228 M 0 J , JUIF reur des sens à qui manque le frein de Dieu, en somme une beauté biblique. Il a plu toute la nuit et tout le jour. A présent le soir tombe. Le torrent roule au galop. Par delà le bruit des eaux j'entends, du fond du ciel, le tonnerre gronder. Le chemin est coupé de mares profondes. Les arbres des rives sont immergés jusqu'à la cime. Quelques-uns sur qui les vagues battent s'agitent dans une espèce de danse immobile et frénétique. Et par instants, comme pour mesurer la violence du courant, un tronc déraciné qui a rebondi de vague à vague, arraché, s'enfuit comme un sombre éclair à travers l'épaisseur du flot. Vision effrayante et pareille à quelque gigantesque déluge, quand tous les fleuves du monde auront dé¬ bordé leurs rivages. Cependant la première aubépine a fleuri dans la nuit. Et, sur le versant de la montagne d'où ruissellent de partout les sources comme des chevelures, les arbres, dans la douceur de ce printemps qui sombre, bour¬ geonnent. Déluge. Et tel que j'imagine l'effrayante folie des hommes s'y engloutir, vision de la colère de Dieu. Abraham offrit son fils. Jésus s'offrit lui-même. L'un est la figure de l'autre. Tous deux, les images du sacrifice nécessaire pour la rédemption de l'âme et son union à Dieu. A y bien songer, notre existence de chaque jour n'est que la répétition des Écritures. Et cela donne à CROISSANCE OU CHRIST 229 celles-ci une formidable probabilité, comme à notre vie même son importance mystérieuse, sa solennelle gravité. D'ailleurs le sacrifice par la Vierge de tout bonheur humain établit, avant celui de son Fils, que la vraie grandeur ne s'achète qu'au prix de tout le reste. Et c'est également ce que prouvent les Héraclides d'Euripide. Le salut de la ville dépend de l'immolation d'une vierge. A quoi bon s'acharner dans une lutte inégale? Plutôt se rendre tout de suite quand l'âme pressent qu'elle sera la plus faible. C'est à quoi aujourd'hui je me suis résolu afin de ne pas empoisonner mon après-midi à résister à de harcelantes exigences, comme s'en était j empoisonné tout le matin où je fus réduit à m'aller promener, à entrer dans l'église pour tenter ma déli¬ vrance. Cet après-midi, j'ai fait comme Kant, et sans avoir vraiment l'impression du péché ; je finis par me convaincre qu'il n'y a de péché que dans le plaisir gratuit et dans l'attachement au plaisir. Cette iné¬ vitable faiblesse qui périodiquement se représente, n'est-ce pas pour en laver l'âme que la confession fut imaginée? La fréquence des chutes marque la plus ou moins grande capacité de l'âme, le degré de Dieu en elle. Et comment m'étonnerais-je que tout au début de mon essai de purification je succombe encore si sou¬ vent? Ce qu'il me faut éviter, c'est le désespoir. A (poiilfaut que je m'efforce, c'est à ne donner audience hua la toute dernière extrémité aux images de la ten¬ tation. C'est la discipline que depuis dix jours je sui¬ vais. La plus humaine et vraiment catholique. Sup¬ primer cette inquiétude-là, ce trouble élément de tra- 230 MOI, JUIF gique, concentrer mon besoin de tragique dans la poursuite de la foi, dans le problème du sacrifice et du salut. Mercredi. Séance de nouveau pathétique à l'église et pour les quelques minutes qu'elle dure je sais bien que je donnerais mes joies les plus fortes et toutes les heures de mes journées. J'ai donc commencé par une confession puisqu'il fallait me laver d'un acte qui, bien que je n'y visse pas présentement de péché, m'encombrait encore, car son image se collant à moi me liait à lui dans une espèce de complicité dégoûtante. Voilà le miracle de la con¬ fession d'être un savon qui ne laisse aucune tache après lui. Mais, comme je disais au prêtre ma nouvelle attitude à l'égard de la tentation, il eut la sagesse de me reprendre, de discerner dans la résolution que je lui exposais la part de danger qui s'y cachait et, tandis que les autres fois, alors que je lui confessais peut-être des péchés plus fréquents, il me donnait l'absolution sans reproche, il eut la merveilleuse pensée aujourd'hui de me faire observer que j'avais tort de croire mes défail¬ lances inévitables. C'est en effet le point où mon péché était le plus vif et dont de moi-même je n'eusse pas songé à m'aper- cevoir. L'attitude que j'avais décidé de prendre, cette lutte sans excès jusqu'au moment où, le trouble se manifestant trop gênant, je me déciderais à succom¬ ber pour m'en délivrer, une telle attitude risquait, en l'absence de ce conseil, de rendre barre sur moi à une CROISSANCE DO CHRIST 231 trop fréquente lâcheté. Et tel est un second mystère de la confession que l'esprit le plus simple, à force d'entendre la confidence des âmes, parvient tout natu¬ rellement à la perception claire, à la plus vive lucidité dans le traitement de celles qui se confient à lui. L'ex¬ périence de la confession lui confère une espèce de génie dans le discernement des périls de l'âme. Après quoi il me raconta l'histoire d'Adam que je sentais qu'il avait lue à mon intention et pour ne point me répéter toujours les mêmes paroles, car sa gêne m'avait été sensible dès les fois précédentes de n'avoir à m'of- frir qu'une exhortation monotone. Et j'étais plus tou¬ ché encore de l'effort secret cpi'il avait fait pour moi que de cette histoire même. Cependant je n'arrivais pas encore aux larmes. Quand certains mots, comme des bulles dans une mare, comme des fleurs dans une nuit de printemps, se mirent tout à coup à éclore, oui, comme des coups de feu dans le silence, comme des fusées dans la nuit. Et si je suis obligé de convenir que c'est à ces mots-là que je devais de sentir monter mes larmes, cependant ces mots n'étaient pas une artificielle invention de mon désir d'être ému, ni comme le résul¬ tat d'une provocation volontaire. Mystérieux engendre- ment ! que mon émotion ait besoin d'être provoquée par des mots mais qu'il ne dépende pas de moi que ces mots soient prononcés. Ainsi, hier, en proie au sournois investissement des images de la tentation, il m'était impossible autant de fixer mon esprit sur un sujet quelconque que de sentir la moindre possibilité d'être emu. J'étais livré à la sécheresse et aucune formule ne montait de mon cœur pour me délivrer. C'est-à-dire que des incantations sont indispensables, mais dont je ne te 232 MOI, J IJ T F suis pas libre de disposer car elles proviennent du fond le plus autonome de moi-même, le plus mystérieuse¬ ment dégagé de l'influence de mes propres désirs. Et c'est là véritablement une floraison à laquelle j'assiste sans le vouloir. Des mots germent qui portent en eux des vases prêts à se répandre, d'étranges mots très simples, et dont il suffit d'un choc pour que l'âme en soit subitement inondée. L'admirable est aussi que je puisse, sans la tuer, assister à cette germination spontanée, qu'à la fois j'en ressente et j'en analyse les mystérieuses conditions et que leur puissance soit telle que cet œil braqué sur leur enfantement n'en arrête point la croissance intérieure, la déroutante maturation. Ainsi, ce matin, me fallut-il laisser agir les mots qui montaient de mon inconscient, pour exprimer mon besoin de me fuir, d'éclater hors de mon corps, de n'être plus qu'une explosion d'amour. Quels mots me vinrent visiter? Je ne le sais même plus. Mais tout à coup je me sentis glisser dans l'émotion, y perdre pied, en être totalement submergé. Et ces larmes coulèrent où il m'est étrangement doux de m'abandonner. S'il est encore là de l'orgueil et dans ce désir de pure effusion un reste de contemplation de soi, qu'elle me soit provisoirement pardonnée comme l'étape intermédiaire qu'il faut d'abord que je franchisse, qu'elle me soit accordée pour cette extraordinaire émotion si elle est indispensable pour lui permettre de se déclencher. Et puis, tout à coup, ce fut plus déchirant encore. Du fond de ma nuit, la pensée de Jésus sur la croix pour la première fois vint me visiter. Et il ne s'agis¬ sait même plus de Jésus souffrant sur la croix, mais CROISSANCE DU CHRIST 233 de Jésus abandonné sur la croix. Il se peut rpie cette pensée soit née de mon étonnement — la messe finie — du départ précipité de tous les fidèles. A peine les mots lté Missa est prononcés, une moitié de l'assis¬ tance s'en alla; l'Evangile achevé, ce fut au tour de l'autre. Et cependant il me semblait que le moment le plus favorable pour s'entretenir avec Dieu ne vînt qu'après, quand le sacrifice est consommé et dans une espèce de tête-à-tête pathétique. Oui, je crois que c'est là l'origine de cette pensée qui me surprit moi- même tant elle était inattendue. Et soudain j'eus l'impression d'être au pied de la croix dans la première nuit qui suivit la crucifixion, au pied du Christ mort, dans la nuit du Golgotha, tandis que des soldats jouaient aux dés et que la Vierge et saint Jean eux- mêmes étaient partis. L'idée de la solitude du Christ mort, de son abandon sur le Calvaire, me saisit soudain avec une formidable puissance. Ce que jusqu'à présent n'a jamais pu aucune image, ni celles de sa gloire ni celles de ses souffrances pendant sa vie, la suggestion de sa solitude après sa mort y parvenait enfin et moi, qui ne sais encore croire à la divinité du Christ, j'étais véritablement effondré au pied de son humanité mar¬ tyrisée et solitaire. Cette impression de l'abandon du juste, de l'insouciance des hommes à l'égard de celui qui venait précisément de donner sa chair par amour pour eux, me parlait tout à coup avec une telle élo¬ quence qu'elle remuait en moi non plus quelque tris¬ tesse vague, mais un désespoir profond, irrésistible et 'cl que mes larmes en coulaient à grosses gouttes. Je Mesure le ridicule de ces détails et tout de même les note, tant l'émotion que j'ai eue ce matin pour la 234 MOI, JUIF première fois, non plus l'émotion du Dieu abstrait qui se sacrifie sur l'autel, mais celle de l'homme crucifié entre le ciel et la terre dans le silence et l'abandon d'une nouvelle nuit, parmi les innombrables nuits du monde, contint d'imprévu, de surnaturel et de bou¬ leversant. J'emploie souvent les mots : pour la première fois. Ici, j'ai vraiment conscience d'une première fois authentique, d'un accident qui ne se renouvellera plus, ou au contraire du début d'une nouvelle phase, je n'en sais rien encore, mais d'une première fois irré¬ cusable, la première fois où, sans littérature, sans même le vouloir, j'ai souffert de la passion du Christ. Etrange rencontre : Léon Bloy, qui certes n'avait jamais lu Karl Marx, affirme dans son Salut par les Juifs que le déicide des Juifs et leur obstination ont eu comme conséquence leur attachement à l'or qui est devenu pour eux le substitut de l'Incarnation. Karl Marx, p. 86 et p. 92, tome I du Capital, dit que « l'or est l'incarnation directe du travail humain » et qu'il est « mesure des valeurs comme incarnation sociale du travail humain ». P. 149 : « La monnaie est l'incarnation individuelle du travail social. » N'est-ce pas là une preuve formelle de ce que je pensais dès le début de ma lecture, que le travail était devenu Dieu pour Marx par incapacité foncièrement juive de concevoir désormais Dieu dans l'état des¬ prit pur? Ainsi le Capital comme l'Éthique apparaît un moyen de retourner à Dieu en incarnant Dieu dans toutes les choses de la terre ; tant l'esprit juif, con¬ damné à l'abstraction, cherche partout une voie ponr CROISSANCE D U C H R I S T 235 en sortir. C'est qu'avec l'Incarnation il a rejeté la spiritualité vivante : ces deux livres antichrétiens le manifestent étrangement. Jeudi. Aujourd'hui, j'ai péché par scrupule. J'ai eu peur de m'émouvoir artificiellement et j'ai résisté à la grâce, je n'ai pu détourner absolument son cours et par instant la laissai m'emporter, mais une espèce de respect humain, la plupart du temps, me retenait au bord. La première impression en entrant dans l'église avait été nettement fâcheuse. Le vieillard fidèle, que sa piété a naguère conduit dans une Trappe dont il n'est sorti que par incapacité physique, était là comme chaque jour devant moi. Mais je le trouvai la tête dans les mains et lui aussi pleurait. Cette pensée d'avoir pu influer par mon exemple sur une âme aussi habituée à la foi m'envahit soudain de sa stérilisante vanité, laquelle, se mêlant au sentiment du ridicule de ces larmes d'imitation (bien que leur authenticité ne fût pas douteuse), me contraignit à sourire. J'étais perdu. Enfin, vers le milieu de la seconde messe, pour achever cette distraction de mon âme, un jeune horrtme dont jaifait la connaissance l'autre jour, bien que jamais il ne mette les pieds à l'église, était là aussi et aus¬ sitôt j'eus la pensée que c'était pour me singer. Comme ]e connais trop la faiblesse de ma foi profonde, l'idée flue mes seuls gestes fussent si mal interprétés et tait de même imités me remplit de malaise et d'ironie, 81 bien qu'à partir de ce moment c'en était fini de pouvoir être ému. 236 MOI, JUIF Les seuls instants où je m'abandonnai avec quelque douceur furent donc ceux où, parvenant à négliger le vieillard, je n'avais pas encore aperçu le garçon, absorbé que j'étais dans ma méditation. Mais même alors il me semblait incorrect et comme frauduleux d'accepter, pour déclencher l'émotion d'aujourd'hui, la pensée qui l'avait déclenchée hier. Frauduleux est exactement le mot qui convient. En somme, je trem¬ blais à l'idée d'une provocation artificielle, redoutant par-dessus tout de ne pas devoir mon émotion au travail spontané de mon âme, mais à quelque influence étrangère dont, l'action fût liée au bon plaisir de ma raison profane. Il y a là un mécanisme du scrupule assez étrange. Tandis que je travaille à fortifier de plus en plus ma volonté dans le cours ordinaire de mon exis¬ tence pour lutter contre mes instincts en particulier sexuels et parvenir à les vaincre, que de plus en plus je considère la volonté naguère encore si méconnue de moi comme la faculté capitale, celle dont tout l'équi¬ libre de l'âme dépend, car c'est d'elle que dépend l'accueil ou le refus de la tentation ; au contraire, quand il s'agit du travail intérieur de l'âme, je la repousse comme une ennemie et fais le dégoûté sitôt qu'elle s'y mêle. Par un mouvement purement instinctif, je lui réserve en somme un rôle d'opposition, mais lui con¬ teste le droit d'agir dans l'élaboration de ma pensée comme si elle risquait de dénaturer mes exigences intérieures ou encore que ces exigences intérieures fussent sacrées. Il y a là une superstition, sur laquelle je n'ai pas encore songé à me pencher, de l'intangi- bilité de l'âme, de l'extension à l'âme du Noh me tangere. CROISSANCE DU CHRIST 237 Cependant, la présence d'une toute petite fille qui, chacun de ces derniers jours, entrait à l'église quand personne sauf moi ne s'y trouvait plus et qui aujour¬ d'hui était venue assister à toute la messe, n'avait pas manqué de m'émouvoir. Et c'est alors que je son¬ geai à Jésus enfant, à sa prodigieuse aventure dont chaque état condense un infini d'expériences humaines et qui, pour que les enfants pussent aller à lui, eut la pensée surnaturelle de ne pas borner le récit de sa vie à l'histoire de sa maturité. Toute la différence entre la philosophie religieuse et le catholicisme semblait tenir dans cette invitation que Jésus fait jusqu'aux plus petits, en leur offrant l'image de son enfance, seule susceptible de les toucher. Mais je ne sais pour¬ quoi toutes mes méditations et jusqu'à mes larmes de ce matin ne me semblent plus m'avoir appartenu. Et si tout à l'heure, retournant à l'église déserte, j'essayai à force de regarder ce grand crucifix qui hier m'avait aidé dans ma contemplation d'en retrouver la douceur, car enfin je consentais pour réintégrer mon âme à me servir même des moyens dont ce matin je n'osais dis¬ poser, les mêmes mots qu'hier, les mêmes pensées, les mêmes images ne parvenaient plus à toucher le défaut île l'âme pour s'en saisir. J'avais en main tous les fils et rien pourtant ne bougeait. Cette aridité du moins me rassura, me persuadant que je ne puis pas dis¬ poser de mes larmes, qu'il n'était pas nécessaire que je craignisse tant de les engendrer par artifice. La grâce ne souffle que quand elle veut. Mais ce qu'elle exige, cest que d'abord soit fait le vide en l'âme, que le monde ne s'y oppose à elle par aucune importune pensée ni par un paralysant respect humain. La fonc- 238 MOI, J U I F tion de la volonté est de réduire les ennemis pour lui préparer ses chemins. La volonté ne peut tout au plus que détruire. C'est l'imagination qui édifie. Mais elles ne sont efficaces que l'une par l'autre. Et si, jusqu'à présent, j'en appe¬ lais si rarement à la volonté, c'est que les éloges que j'en entendais faire me semblaient dans une excessive disproportion avec son impuissance pour construire. Ce n'est pas la volonté qui me manquait, mais la mesure de ce qu'elle peut. Promenade à la mine, dans le fond des montagnes. Le gardien m'accueille ; père de huit enfants, pauvre et heureux à la fois. Pas plus pour lui le plaisir ne compte que pour moi. Voilà ce que fait la religion d'un simple : un être qui vit dans l'ordre et par qui la vie se perpétue. Je suis revenu, suivant tout le long de mon chemin le petit torrent compagnon qui chantait. Et, quand je l'aperçus se perdre dans la Nive au confluent où pourtant j'étais souvent venu, cela me surprit avec une grâce toute neuve. Et j'imaginais le long de la rivière tant d'autres messagers descendre des sommets pour lui porter leurs eaux. Premier vendredi de Carême. Chemin de croix par le prêtre et l'assistance entière; ce qui naguère m'eût paru paganisme, maintenant que j'ai pénétré dans cette foi, m'émeut. Il ne s'agit point d'adorer ces images, mais de s'en servir comme de CROISSANCE DU CHRIST 239 tremplin pour l'âme, afin de nous identifier à Jésus. Ce qu'il y a d'unique et de vraiment surnaturel dans cette histoire du Christ, c'est la synthèse qu'elle nous offre de tous les états de notre âme, c'est sa plénitude d'humanité, non point qu'elle soit une invention de l'anthropomorphisme, mais une discipline qui de plus en plus me semble ne pouvoir être que le résultat d'une révélation miraculeuse. C'est ici, évidemment, que toute l'orthodoxie est suspendue : je n'y suis pas encore. Mais l'identité du Christ et de notre âme en proie au monde est si saisissante et si tragique qu'il n'y a pas moyen d'échapper à l'angoisse d'un tel rap¬ prochement. Il était impossible que dans les temps où furent rédigés les Evangiles tout le développement ultérieur de l'âme humaine fût connu au point qu'on put l'inscrire en figure dans ces paraboles de la vie de Jésus. Il faut donc que la similitude qu'on en dé¬ couvre dans le récit des Évangiles soit d'un ordre sur¬ naturel. Qu'on imagine le génie le plus puissant d'au¬ jourd'hui voulant tracer dans un symbole concret l'his¬ toire de l'humanité dans les deux millénaires qui sui¬ vront. Echec certain. Une telle intelligence du futur est donc nécessairement de l'ordre des prophéties. Elle exprime l'unité humaine, l'absolu qui s'y cache. Et quelle difficulté y a-t-il d'admettre, si, comme il m'est désormais impossible de ne pas le croire, Dieu est en chacun de nous, qu'une révélation de Dieu ait pu être faite à l'ensemble des hommes? L'histoire du Christ est à la fois expérimentalement nécessaire, miraculeu¬ sement synthétique et d'une logique irréfutable dans 1 ordre de l'amour et de la vie éternelle. A partir de 1 instant où l'âme reconnaît en elle une part de Dieu, 240 MOI, JUIF il lui est impossible d'échapper à la divinité du Christ Reste d'ailleurs à l'éprouver, ce dont je ne suis pas très éloigné, mais tout de même un pas est encore néces¬ saire afin de m'en saisir et de me l'assimiler. C'est à quoi, plutôt que d'implorer le don des larmes, j'ai ce matin médité. Il me semblait qu'il importait moins d'être ému cjue d'être éclairé, car si la crainte d'un déclenchement artificiel de mon émotion ne me trouble plus, ce qui me trouble à présent c'est la crainte que cette émotion soit vague, excessivement sensible, et désirée. Je remarque qu'il suffit que je rapproche de l'idée de Dieu la mienne propre, pour être tenté de m'émou- voir; soit que je déplore ma faiblesse et que j'invoque le secours de l'Eternel, soit que je songe aux progrès que mon âme accomplit, soit que j'imagine les desseins de Dieu sur moi. Il y a dans ces trois manières d'envi¬ sager ma vie une part si purement personnelle que c'est non plus par scrupule de loyauté, mais par besoin d'objectivité, que je m'efforce de m'en dégager. Ainsi, ce matin encore, je me plaisais à songer à la sagesse qui fit Dieu me refuser la révélation brusque, le coup de foudre que j'allais lui demander à Lourdes, bien avant de me convertir. Un coup de foudre sur moi n'eût été d'aucun effet; je l'aurais reçu et peut-être l'aurais oublié promptement, telle est mon incons¬ tance. Tandis que ce lent progrès dont je me trouve contraint à noter toutes les étapes faisant pour l'his¬ toire de mon esprit ce que les prêtres d'Israël firent pour éterniser l'action de Dieu sur leur peuple, ce mémoire au jour le jour des manifestations du Très- llaut, cette minutieuse analyse de chacun de ses pas. CROISSANCE DU CHRIST 24J voilà le seul procès conforme à mon esprit. Il me fal¬ lait à la fois, pour m'édifier moi-même et pour témoi¬ gner devant les autres, que je partisse de l'incrédulité absolue et que j'exposasse en détail, dans cette espèce de somme psychologique que je suis en train de com¬ poser, toutes les raisons qui, peu à peu, ont triomphé de ma résistance, tous les chemins que je me suis senti forcé de suivre pour arriver enfin où je pressens que je dois arriver, à ce but qui déjà, bien que je m'obstine à douter de sa réalité, secrètement m'appelle. Cette pensée sur moi, ce coup d'œil complaisant, voilà ce qui m'incite à m'éloigner d'une émotion dont la dou- ceur m'était si chère. 11 ne s'agit point de désirer d'être ému. Il ne faut pas préparer cette émotion. Elle ne doit pas être l'objet de mes méditations. Le seul objet de mes méditations, ce ne peut être que d'accroître en moi la lumière. Si l'émotion me visite, que ce soit donc par surprise et comme en triomphant de moi. Il n'est pas digne de l'esprit d'accueillir des larmes avant que la pleine clarté ne règne en lui, d'accepter la joie avant d'être dans une si pleine possession de soi, que non plus ses seules pensées soient converties, mais ses actes et la totalité de son être. Il ne faut pas dire : « Dieu, donnez-moi l'émotion », mais : « Dieu, donnez-moi la lumière. » Il ne faut pas être lâche en cours de route, ni se justifier ses repos. Si Dieu est 'Invisible par opposition au monde, il est bien évident (|uc le signe de sa révélation, son caractère propre, devra être de se cacher aux hommes au moment précis (|uil se livre à eux. Le propre d'une révélation d'un tel Dieu sera un défi au monde, une négation absolue des grandeurs du monde et l'image de la faiblesse de 16 242 MOI, J U I F l'Invisible en nous. Elle s'opposera au monde extérieur et à ses pompes, comme Dieu en nous à tontes les séductions de nos sens. La révélation chrétienne est la seule qui s'accorde avec cette expérience intérieure qui nous avertit de l'opposition de Dieu à toute gloire visible. Un Messie immédiatement glorieux ne serait pas différent du prince de ce monde. Dieu est l'Invisible glorifié par l'accord des choses qui ne s'arrêtent pas à soi. Il faudrait chercher à définir la beauté par l'absence d'élément égoïste. Une chose est belle et glorifie Dieu en proportion qu'elle oublie sa forme transitoire et s'accorde dans la célébration de la commune essence avec ce qui en elle et en d'autres les dépasse elles-mêmes. Une chose est belle en proportion qu'elle fait partie d'un style, c'est-à-dire d'une projection visible de l'Éternel. La beauté est ce cjui s'oppose à la mode. Ce style même, c'est la forme sociale de Dieu. Reste donc à chercher pourquoi et comment les ex¬ pressions de Dieu varient selon les époques et les lieux. L'art est en somme le point de tangence de Dieu et d'une époque particulière, sa manifestation parles formes matérielles, sa seule gloire mondaine et même sa perpétuelle révélation profane. L'art n'est pas un jeu, c'est-à-dire une distraction du monde, c'est-à-dire en somme une soustraction de soi-même au monde et pour son seul plaisir. Si 1 art est divin il ne peut être qu'une manifestation de CROISSANCE O 0 CHRIST 243 l'amour, et sa grandeur varie selon l'amour de celui qui l'accomplit. Si l'art consiste à manifester Dieu dans des formes, reste à savoir comment Dieu affecte tant de formes. La beauté, c'est la vertu d'éternité qu'a la forme. L'art est un. Il consiste à accoucher l'éternel. Je rêve d'être à l'avant-garde de l'art, à l'avant- gardc de la littérature, à l'avant-garde du mouvement social, mais dans l'orthodoxie absolue. Il me semble que précisément l'absolu de la foi ne peut signifier qu'une pleine délivrance des préjugés mondains, c'est- à-dire une liberté absolue. Il s'agirait par une tout autre voie de rejoindre, dans le mépris du monde, ceux qui y sont menés parce qu'ils le préfèrent à Dieu. Je songe à Gide, aux surréalistes. Samedi. Cette pensée ce matin que, si l'idée de l'Incarna¬ tion me paraissait si dilbcile à admettre, c'est que jai le préjugé de croire encore que l'esprit n'est quune fleur au bout de sa tige, qu'il croît avec le corps et pour le couronner. Ce n'est pas ainsi qu'il faut concevoir l'âme si vraiment l'être est double, mais comme un dépôt du spirituel dont est informé le corps, une insufflation de Dieu. Et pourquoi dès lors ne pas admettre que cette Vierge, qui termine une si longue chaîne de rois inspirés, qui est au bout des temps comme le fruit suprême d'une longue évolution, Dieu 8y soit inséré d'une manière plus miraculeuse encore 244 MOI, J U I F que dans chacun de nous? Et, sinon une habitude de pensée que rien ne justifie, sinon notre hostilité à l'égard de l'invisible, qu'est-ce donc qui nous inci¬ terait à refuser si obstinément la pensée que Dieu s'est occupé de nous au point de s'incarner pour notre rédemption? Absurde orgueil ! Que connaissons-nous de ses plans? A partir du moment où nous sommes cons¬ cients de sa présence en nous par cette expérience intérieure bien plus irréfutable que les cogitations du cerveau tout imprégnées d'une aveugle logique, à partir du moment que nous le sentons nous habiter, il n'y a plus à chercher à comprendre pourquoi II s'est incarné. C'est alors qu'il faut que l'humilité nous courbe et que nous la poussions assez loin pour ne plus être gênés de ce qui n'est même plus objet d'expérience intérieure. C'est là que l'humilité doit nous servir, c'est là que le besoin que nous en avons se fait le plus impérieux. Puisque toute la construction catholique me paraît œuvre divine, il faut admettre la divinité de Jésus. Elle n'exige qu'un progrès de plus dans la voie de notre perfection et la foi en elle est la condition de son achèvement. J'ai cherché longtemps par l'expérience intérieure à comprendre ce mystère. Là du moins ne faut-il peut- être plus faire intervenir l'expérience intérieure, si ce n'est pour vérifier en nous la conformité de l'hypothèse et de nous-mêmes et pour nous convaincre que, bien qu'il y ait entre cette incarnation et la divinisation de notre âme par la grâce, une dillérencc infinie, cependant elles se correspondent à travers un tel infini. Mais il importe surtout d'admettre cette divi¬ nité par un acte de foi. CROISSANCE DU CHRIST 245 Je m'avisai aussi qu'une étrange différence séparait la manière dont je considère les statues de saints de celle dont je considère les images du Christ. Jusqu'à ces temps-ci je n'imaginais pas vraiment l'humanité du Christ derrière ses symboles, alors que les statues de saints m'imposaient immédiatement l'image de la réalité de leur existence. Comme si la divinité du Christ, à mon insu même, me détournât de réaliser son huma¬ nité. Alors que cette divinité me semblait inadmis¬ sible, et même inconcevable, c'est donc elle qui domi¬ nait en moi. Mais encore je réalise mal la nécessité logique d'un tel mystère comme si le propre de ce mystère ne fût pas de forcer l'être à se surmonter, à étouffer en lui l'ignorance, l'orgueil, l'attachement au monde de la raison et des formes. Article sur Stendhal. — Pour Valéry, il n'est pas de plus haut idéal que celui de Stendhal : « Plaire, aimer, être aimé, ne pas être dupe, écrire. » Voilà donc à quoi les meilleurs d'entre nous se réduisent ! L'étroitesse de Valéry me paraît aujourd'hui plus vaine que sédui¬ sante l'aisance de ses acrobaties que j'ai tant aimées. Je mesure mon éloignement d'un idéal qui hier encore était le mien. Il ne s'agit même plus de distance, de différence de degrés, mais de qualités étrangères, et de deux mondes incompatibles. Les littérateurs à présent me donnent l'impression de fourmis occupées à se faire des grâces, esclaves les unes des autres ; oui, les dupes de l'absurde comédie quelles se jouent avec gravité. Et passant leur temps às entre - c o m me rite r. Toutes les occupations dont l'objet est situé dans le visible me donnent ce même sentiment 246 MOI, JUIF du grotesque. La société humaine ne diffère d'une société animale qu'à partir de l'instant où elle pose Dieu dans l'Invisible et l'adore. Dimanche. La Vierge engendra le Christ à force d'obéissance, de pureté, d'humilité. C'est aussi par ces vertus qu'il nous faut l'engendrer. De l'humilité, non comme vertu morale, mais mé¬ taphysique. De l'utilité métaphysique des vertus morales. Autant de manières d'être universel qu'il y a d'êtres. De même sans doute autant de manières d'être catho¬ lique. L'adhésion au catholicisme ne signifie pas sup¬ pression de toute originalité, mais centrage, organi¬ sation des facultés de l'être autour d'un noyau, l'amour. Pas plus que ce n'est une atteinte à l'originalité de chaque être de sacrifier comme tous les autres au boire, ou au manger. C'est l'assouvissement d'un besoin commun à tous, ce n'est pas le nivellement des âmes. Si les êtres s'abstenaient de manger ou de boire, avant longtemps ils se ressembleraient tous. De même en ne communiant pas. Il y a un parallé¬ lisme exact. Erreur d'avoir un jour pensé que le corps ne fût qu'obstacle à vaincre. C'est surtout un partenaire à se concilier, un adversaire à réduire, un adhérent a gagner. C R 0 I S S A IN C E DU CHRIST 247 A l'Élévation de ce matin, j'y songeai encore. Non seulement la religion n'interdit pas la science ni n'est rendue impossible par elle, mais elle me semble en être l'inévitable condition. La religion est avant tout une humiliation de l'esprit ou plutôt l'aveu de sa faiblesse, la consécration de son humilité à l'objet suprême qui se dissimule, à la Loi des lois, mais aussi aux lois encore dissimulées. En même temps qu'une adoration de l'incompréhensible elle est une aspiration à comprendre et à connaître. C'est donc l'attitude la plus féconde que l'esprit puisse adopter. Au lieu d'immobiliser l'homme dans l'admiration de ce qu'il a déjà fait, elle le projette inlassablement dans ce qui reste à faire ; mais, tandis que le chercheur profane se soucie peu de la valeur éternelle de ses inventions, lame religieuse n'y trouvant qu'un ell'et de l'amour les consacre à l'amour. Calme accidentel? ou vraiment l'effet de mes nou¬ velles disciplines? A Bayonne avant-hier, bien qu'il me tentât encore (le regarder les corps qui passaient, plus facilement parvenais-je à m'en détourner. Ma volonté était comme secourue par mon imagination des effets de la chas¬ teté. Et surtout aidée par ma récente habitude de refuser l'accès à de trop séduisantes images. Il n'y a de paix possible à cet égard que par l'abstention. Je ne cherche point à combattre des tendances naturelles au profit d'une illusion artificielle, mais à me décanter pour parvenir à ma profonde essence, à la possession de cette vérité qui ne peut paraître une 248 MOI, JUIF illusion que pour des yeux mal exercés. Et puis l'hor¬ reur de partager le plaisir des pourceaux. Mais d'abord et avant tout le déplacement de mon centre d'intérêt. Soyez béni, mon Dieu, pour ce goût grandissant que vous m'avez donné de votre Puissance invisible. Terminé la Chine, de Hovelaccjue. La conclusion tout entière serait à recopier, où il expose le point de vue de l'Oriental à l'égard de notre « civilisation » (notre barbarie vaudrait mieux). Tous ces griefs contre le machinisme occidental, contre le culte de la richesse, contre l'oubli de la vie intérieure me semblent d'ailleurs devenir de plus en plus généraux. Et c'est bien de la conscience de cette faillite qu'on peut espérer le salut. Mais à la condition de partir d'une vue religieuse de la vie. Le catholicisme a sur le bouddhisme cette incom¬ parable supériorité de vouloir déifier la vie, non point soustraire l'âme à l'action, mais purifier l'action. Cette invention de la Sainte LIostie, par laquelle l'homme participe à la Divinité et est obligé de s'en montrer digne, me semble d'une si inconcevable beauté, d'une puissance si énorme, qu'elle établit du même coup la supériorité du catholicisme et son inspiration surna¬ turelle. C'est toujours à cette communion qu'il me faut en venir par quoi le catholicisme établit qu'il est divin. Sa supériorité sur le bouddhisme est donc que le boud¬ dhisme conseille simplement de s'abstraire du mal. Le catholicisme conseille la lutte et de triompher. Ce que je cherche à présent, c'est à lui intégrer les conceptions les plus diverses, à déceler en toute pensee la manière dont elle est catholique. CROISSANCE DU C H 11 I S T 249 Je ne songe plus à conquérir l'admiration par les produits de ma pensée, je ne songe qu'à rendre ma pensée le plus utile qu'il soit possible. Si je rêve d'être suivi, ce n'est plus pour jouir de mon triomphe, c'est pour sauver les âmes de la détresse où elles s'enlisent. Je voudrais être assez fort pour porter secours, oui, pour agir enfin en ouvrant à chaque âme son propre chemin vers Dieu. Plus nous nous éloignons des origines, plus la révé¬ lation chrétienne doit être féconde, car plus nous (orce-t-elle à donner notre adhésion à l'Invisible pur. C'est par le culte de l'Invisible en nous qu'il faut dépouiller le vieil homme. Lund i. Je découvre tout à coup que le seul enseignement que je sache tirer des découvertes extraordinaires delà science, c'est une raison de plus de croire à la vérité objective de Dieu. Car la force spirituelle dont témoignent de belles inventions établit de manière à peu près irréfutable et avec l'évidence du jour une distinction non plus seulement cle quantité mais d'es¬ sence entre l'esprit de l'homme et l'esprit de l'animal le plus développé. Il y a donc entre eux une irréduc¬ tibilité que prouvent mieux cjue tous les arguments logiques ces suites tangibles de la connaissance, et par conséquent la difficulté d'admettre une révélation réservée aux seuls hommes disparaît. A partir du moment où l'âme humaine se manifeste si puissante, la possibilité de sa déification devient infiniment vrai- 250 MOI, J U I F semblable, d'où il s'ensuit en fin de compte que l'ar- rière-plan mystique que la religion donne à l'histoire humaine n'a plus rien de choquant et que les rapports entre le Créateur et ses créatures peuvent être plus que de simples rapports de causalité, oui, vraiment des rapports d'amour, des ordres, une obéissance, un péché, une rédemption. C'est par la grandeur de l'homme qu'on peut le mieux conclure à sa misère. Je disais à un prêtre dans quel extraordinaire état de grâce je me trouve à présent. Et il me demanda pour toute réponse de prier pour lui. Cette humilité où j'ai cru voir se blottir la détresse inavouée d'une âme me fait demander à Dieu avec des tremblements d'épouvante ce qui me vaut le terrible honneur de son attention. Cette injustice de la grâce, me comblant malgré mon indignité, m'étonnait et à la fois ne m'éton- nait point. Cet illogisme apparent de la grâce augmente encore, même dans celui qui la reçoit, peut-être dans celui-là surtout, son adoration stupéfaite. Il serait enfantin et d'une équité par trop humaine que la grâce ne couronnât que ceux qui font effort pour la gagner. Cependant, si cette inexplicable inégalité confirme plutôt qu'elle ne dément la miséricorde de Dieu, ma propre indignité comparée à la piété du prêtre m'of¬ fensait. Ce n'est point de la grâce de Dieu pour moi que j'étais étonné, mais de continuer malgré elle à pécher et de rester ainsi dans une espèce de honteuse inadaptation. Si bien que c'est du fond de l'âme que moi, pécheur, pour ce prêtre que je sens si supérieur à moi, priai Dieu de descendre, car cet amour de CROISSANCE DO CHRIST 251 Dieu à la différence de toutes les amours humaines, loin de souffrir de se diviser, ne connaît au contraire toute sa plénitude que si d'autres âmes la partagent. Et son indivisibilité n'a d'égale que sa joie, de se pro¬ pager. Pourquoi moi, Seigneur? disais-je, m'humiliant du fond de l'âme, de sorte que je m'apparaissais à moi- même couvert d'iniquités. Et je mesurais la faiblesse infinie de mes forces. La vérité catholique se dégage en ce moment dans mon esprit de tout le vague dont elle s'enveloppait. La pure spiritualité en est peut-être ce qui me frappe le plus vivement. Et, non plus d'une manière littérale, mais en esprit et en vérité, je crois que chacune de ses révélations réalise sur le plan de l'esprit ce qui, dans j l'ancien Testament, possédait — et sans doute pour éterniser un tel témoignage possède encore — la valeur d'une figure charnelle, une pesanteur encore presque animale. C'est ainsi par exemple que le jeûne du Carême est surtout une privation continuée, une épreuve moins du corps que de l'âme et de la volonté, tandis que le pand jeûne de Kippour met à l'épreuve la résistance physique elle-même. Et ainsi de mille autres règles, dogmes et prières. Leur parallélisme dans les deux Testaments semble n'avoir d'autre objet que de faire apparaître la sublimation qui s'est effectuée. En d'autres termes, ils sont indissolublement liés l'un à l'autre tomme le corps à l'âme, aucun par conséquent n'étant complet sans l'autre. Les Évangiles ont vivifié la Bible M la délivrant de son espèce de lourdeur terrienne. 252 MOI, J DI F Et jusque dans cette surnaturelle métamorphose je découvre le mystère de la Rédemption. Il n'y a rien dans les Evangiles qui ne soit déjà dans la Bible à la manière dont son parfum est enfermé dans un liquide parfumé. L'Évangile n'est que l'émanation de la Bible. Mais ceux qui s'en tiennent à la Bible s'y noient. Car c'est désormais par le Fils révélé que l'on parvient au Père. Et de cela l'expérience intérieure m'a convaincu de fond en comble. Sans la commu¬ nion, je ne puis rien. Je ne veux pas être catholique par privation, mais par intégrations, par la compréhension la plus large, la plus universelle, la plus œcuménique. Non point par la lettre, mais en profondeur et en unité. Que le catho¬ licisme soit le fruit mûri par l'humanité tout entière daiis la diversité de ses croyances, de ses arts, de ses erreurs, la demeure de tous les hommes et vraiment l'infini de l'amour. Par instants, l'idéal de Marie des Vallées surgit de ma nuit : « Mon Dieu, substituez votre volonté à la mienne. » Et puis, comme si j'avais une obscure cons¬ cience de n'être pas encore à point pour accueillir un tel idéal, la nuit se referme et je reprends ma route avec simplicité. L'idée d'une guerre nouvelle me terrifie. Il suffit que je lise tels articles sur les préparatifs italiens pour que cet ardent embrasemen t de la grâce qui, ce matin encore me dévorait, s'apaise et que devant des présages si funestes toute ma ferveur se juge vaine. Je tremble CROISSANCE DU CHRIST 253 que tout cet édifice que je suis en train de bâtir ne soit jamais inauguré. J'ai peur, j'ai horriblement peur, d'une peur musculaire. Ma foi n'agit décidément pas beaucoup au delà de l'enivrement qu'elle me donne. 11 me faut m'en imprégner d'une bien autre façon pour que mon indifférence à l'égard de moi-même se déve¬ loppe. « Dieu n'est pas dans les créatures à titre d'élément constitutif comme l'âme est dans l'homme, ce serait du panthéisme, mais en qualité de cause comme l'agent est présent au sujet sur lequel il exerce une action immédiate. » [De Vhabitation du Saint-Esprit dans les ' âmes justes.) « Dieu, dit saint Thomas, remplit tous les lieux non à ! la façon d'un corps qui est dit remplir un espace quel¬ conque en en bannissant toute autre substance maté¬ rielle, mais en donnant et conservant l'être aux choses qui remplissent l'espace et y sont localisées. « Dieu est partout par son action, par sa puissance, par son essence. D'ailleurs la présence de Dieu en qua¬ lité de cause efficiente comporte des degrés suivant la mesure dans laquelle chaque créature participe à la perfection divine, depuis le grain de sable jusqu'à l'ar¬ change. » « Au-dessus du mode ordinaire et commun suivant lequel Dieu est en toutes choses par son essence, sa puissance et sa présence comme la cause est dans les effets qui entrent en participation de sa bonté, il en est un autre, spécial, qui convient aux seules créa- tares raisonnables dans lesquelles Dieu se trouve comme 254 MOI, JUIF l'objet connu et aimé est dans l'être qui connaît et qui aime. Et parce que la créature raisonnable peut s'élever jusqu'à Dieu par la connaissance et l'amour et l'atteindre en lui-même, au lieu de dire simplement que Dieu, suivant ce mode particulier de présence, est dans la créature raisonnable, on dit qu'il habite en elle comme dans son temple. Nul autre effet que la grâce sanctifiante ne peut être la raison de ce nouveau mode de présence de la Personne divine... Avec la grâce on reçoit aussi le Saint-Esprit qui vient habiter l'homme.» (Saint Thomas.) « Les êtres privés de raison peuvent bien recevoir la notion, l'impulsion, l'action de Dieu, ils ne sauraient ni jouir de sa présence, ni user librement de ses dons... car on ne peut posséder Dieu et en jouir que par la connaissance et l'amour, et l'être intelligent seul est capable de tels actes. Encore a-t-il besoin de recevoir une grâce qui le rende participant du Verbe divin. » De nouveau je me demande pourquoi l'art dans un temps de foi vive est supérieur à tout art profane. N'est-ce pas que l'artiste profane (c'est assez clair à présent) prend pour but ses moyens? En somme, ce qui me semble constituer l'insuffisance des artistes profanes, c'est leur originalité ; la grandeur des artistes religieux, l'anonymat do leur émotion, son aspect collectif, un aspect tel que les moyens s'y effacent pour n'y laisser surnager qu'une espèce d'émouvant langage spirituel. C'est la part de la communion qui fait le style dune CROISSANCE DU CHRIST 255 œuvre d'art, l'amour et non pas du modèle ni de la technique, mais d'un mystère profond que chaque trait, chaque touche exprime, renforce et souligne. Le plus mystérieux de ce mystère, c'est qu'il affecte, à chaque époque de foi, en chaque pays, un nouvel aspect, qu'il commande un autre style fondé sur les mêmes principes et dont chaque expression pourtant est irréductible à toute autre. L'art, c'est la révélation du mystère commun à tout un groupe ethnique et particulier à ce groupe, d'une mystérieuse source commune à toutes les âmes d'un temps. Un simple geste l'exprime autant qu'un visage, la partie la moins individualisée d'un corps pareillement. Non pas quelque expression sentimentale. Ce qui est en cause, c'est le résumé total que présente chaque partie d'une œuvre d'art religieux (je songe aux archaïques grecs), de l'esprit et de l'unité de cette œuvre. Aucun membre n'est doué d'une vie purement indi¬ viduelle. Une subordination absolue à la seule expres¬ sion du mystère commande tous les organes, tous les mouvements. Le corps n'est plus que le temple immo¬ bile et sauvage en présence de son Dieu, sa cristalli¬ sation hiératique. Le corps n'est plus (je songe aux idoles des Hébrides, aux masques nègres) qu'une extase du corps, un saisissement stupéfait et comme la pétri¬ fication de l'être dans l'acte d'adorer. La statue devient h symbole de la surprise et par conséquent du même coup de l'annihilation de la volonté propre, de l'anéan¬ tissement devant une force invisible à travers cette stupeur qu'elle provoque et qu'elle fige. 256 MOI, JUIF Intérieure ou extérieure, peu importe. Ce qui compte, c'est l'arrêt spontané de la figure humaine devant l'éclat d'une puissance qui lui fait peur. C'est l'aveu de sa faiblesse irraisonnée, de son inconsciente terreur. C'est la manifestation à la fois du néant quasi minéral de l'homme et du vague instinct de la puissance qui le déborde de partout. La tangence d'une faiblesse infinie et d'une force infinie ; l'arrct au premier temps d'une pierre qui était en train de se faire homme. Tels les arts archaïques. Un Tintoret, un Michel-Ange, si l'on va au fond de leur secret, offrent encore le spectacle de cette em¬ prise des éléments, de cette stupeur de l'âme qui se dégage. D'où il suit que l'art véritable coïncide avec 1a naissance de l'intelligence critique. L'art est le point de la première rencontre de l'âme et du mystère, la suggestion de l'un par l'autre. Mais jamais une pure technique, la recherche d'une forme en soi, ni l'illustration d'une originalité qui se complaît. En somme, c'est le contraire du plaisir. L'art, dit un autre, est fait de contraintes. Mais il aura beau multiplier les contraintes, rien n'en jaillira. C'est de l'intérieur qu'il faut partir. Et d'une innocence qui ne s'invente pas, qui se retrouve parfois, mais ne s'invente pas. L'art est la forme plastique ou littéraire de la con¬ templation stupéfaite, extatique, heureuse ou terri¬ fiée. C'est le point d'inhibition de l'homme, son recul un repos qui est l'aboutissement d'une longue suite de mouvements. CROISSANCE DU CHRIST 257 Mardi. Toutes les sortes de détresses étaient venues m'ar- racher à la possession (qui quelques heures aupara¬ vant me semblait définitive) de la grâce. En outre, ayant fait une fâcheuse rencontre, il me fallut vrai¬ ment un secours surnaturel pour éviter le péché non sans avoir éprouvé de mon désir prompt à ressusciter le sentiment de ma faiblesse et la crainte d'y retomber. En même temps que Dieu me manquait, subsistait en moi comme une forme vide le besoin de me refuser au monde pour gagner Dieu. Par là-dessus, mauvaise nuit. Je n'espérais guère de mon oraison matinale. C'est alors que l'émotion m'y vint surprendre sans que je fisse rien pour elle, sans que je la désirasse et comme à la dérobée. Je m'étais borné à transporter à l'église la recherche qui s'était imposée à moi durant la nuit sur le mystère comme objet de l'art et mes premières pensées étaient que, peut-être, la révélation objective du mystère était la condition la plus défavorable au développement de l'art qui n'a d'autre but que de manifester l'obscurité Je la commotion que l'âme en reçoit. Alors, par un effort surgi de moi-même comme une vague de fond, je m'avouai qu'il s'agissait décidément moins de renouveler l'art que d'accepter la révélation si vrai¬ ment elle avait eu lieu et quelles qu'en fussent les conséquences esthétiques. Et du même coup j'invo¬ quais également de Dieu la grâce de me plonger dans une humilité de laquelle, depuis la veille, je m'étais 17 258 MOI, JUIF de nouveau échappé. Je mesurais combien l'harmonie de moi-même et du monde avait besoin, pour s'établir en moi avec plénitude, de la conscience de mon anéan¬ tissement et que ce sursaut d'orgueil qui, depuis la veille, tremblait en moi, cette reprise que je sentais s'effectuer, faisait se disperser toutes mes puissances de joie comme des oiseaux épouvantés. Oui, j'étais comme une mare troublée, comme une troupe de moutons affolés et impossible de me ressaisir; mais c'est précisément la conscience de cette désorien- tation, l'effroi qu'elle me valait qui me permirent de refaire mon unité et de trouver tant de larmes. Je reconnaissais en moi la dominante exigence du mystère et que j'avais besoin pour le saisir et m'en saouler de cette humiliation quotidienne, de ce nez à nez avec lui, de cette absorption du corps et de l'âme dans l'assentiment volontaire, de cette précipitation de l'être dans le gouffre vertigineux d'un dogme où l'esprit enivré tourbillonne et ne parvient plus à se fixer. Impression fugitive mais qui plonge l'âme dans un tel infini de délices qu'il n'y a plus moyen de l'empêcher d'y retourner, car cette sensation d'éclater de toutes parts comme un vêtement trop étroit, cette volupté cjuasi physique d'une expansion infinie ne peuvent être que l'effet d'une occupation intérieure par la grâce et le pressentiment de la joie du Paradis. Voilà ce que me vaut de temps à autre la communion dans les quelques instants qui la suivent, dans le temps presque imperceptible où l'âme se dilate au point que toutes les chaînes du corps semblent s'être miraculeusement évanouies. Ainsi ces larmes point cherchées, presque oubliées depuis la dernière fois, sont revenues affluer CROISSANCE DU CHRIST 259 âmes yeux comme le débordement d'une liqueur dont je ne fusse pas parvenu à épuiser la source, comme l'affleurement d'un trop-plein d'amour où pendant un clin d'œil j'eusse cessé de songer à moi, d'être moi, et me fusse enfoncé dans une frénésie involontaire, m'ou- bliant, m'anéantissant, me transformant en un acte d'amour pur, en une flamme libre de toute pesanteur vers son foyer infini. La différence entre mes soucis profanes et cette brève illumination du matin est étrange. Il est certain que jamais aucune joie spirituelle, en dehors de celle que je dois maintenant à la sainte com¬ munion, ne m'a valu de pleurs aussi délicieux. Il y a donc incontestablement plus qu'une joie intellectuelle ; l'éclair d'un mystérieux orage dont parfois mes nuits sont incendiées ; le pressentiment d'un amour inconnu. Elie Faure me juge « une grande âme». Il faudrait dire un grand vide, et c'est pourquoi Dieu peut y prendre parfois une si vaste expansion. Je sors, je trouve le monde en joie : la terre respire, l'air est embaumé. Sa chaleur flotte, se mêle à la dou¬ ceur du vent, à l'odeur des bêtes, de la paille qui chauffe. Comme dans mes extases matinales, je dé¬ couvre ici la nécessité des lois où être enfermé pour que l'exaltation s'avive, que l'enivrement soit plus éperdu. Les éléments se soumettent à leurs lois comme moi- même au mystère de la loi de ces lois. La joie n'est ®gendrée que du sentiment des limites franchies, ce 260 MOI, JUIF qui présuppose des limites et, pour l'homme, leur cons¬ cience. L'hiver dans ce sens est la saison où la nature mesure ses limites, se les sent imposer, les subit. Au printemps elle les fait éclater. Le rythme de l'humanité suit celui des saisons. Elle va de la connaissance de ses lois à l'amour qui les déborde, puis retourne à sa première étape à travers les lamentations de son amour qui se sent s'affaiblir, comme un automne inquiet et qui doute de soi. Il n'existe qu'une joie qui est de créer, de connaître ses limites et de les franchir. Le jeu pour l'enfant, l'amour physique pour les êtres charnels, l'art pour certains, l'amour de Dieu pour les justes sont les modalités de ce besoin. C'est en ce sens que l'art se rapproche du jeu, mais il ne s'y réduit point. Les fleurs du printemps, les fruits de l'été sont également les témoins de cette universelle aspiration par quoi toute créature participe de Dieu, reflète son essence et tend vers lui. Le plaisir, c'est le gaspillage de la joie, sa désubstan- tiation. Au contraire, la joie d'un enfant est un déborde¬ ment désintéressé de ses forces, et son objet ; la créa¬ tion d'un monde imaginaire. Le plaisir est une joie vidée, le résultat d'une rup¬ ture des communications entre l'être et l'univers, un isolement contre nature, la cause et la suite du mal, l'appropriation à soi-même des choses créées, leur arra¬ chement à l'ordre du monde en vue d'une jouissance égoïste. CHOISSANCE DU CHRIST 261 On peut y faire rentrer la démagogie, la dictature, l'athéisme et plusieurs autres inventions des déca¬ dences. Je note que, ce matin, c'est d'avoir prononcé au moment de l'Élévation les mots : « Mon Seigneur et Mon Dieu », qui déclencha en moi l'émotion sacrée. Je ne puis plus regarder l'Hostie quand elle émerge sans ! me sentir bouleversé. Je m'arrête sous un arbre moussu. Le ruisseau che¬ mine et scintille parmi les ronces. Il court, chantant la i gloire de Dieu. Et de partout, sur les pentes, des nappes humides dont l'herbe est imprégnée lui portent le tri¬ but de leurs actions de grâces. Mercredi. Ténèbre. Mais que du moins et malgré cette nuit, i tt quand même je n'en éprouverais aucune joie, je | veille sur la faible flamme de mon amour ! Etre patient. Faire confiance à Dieu. Me souvenir de ces quelques si extraordinaires ivresses qu'auprès d'elles toutes les | autres ont pâli. Prendre cette nuit comme une surna¬ turelle occasion d'exercer mon humilité. Et, malgré le jeu d'envie que j'en puis avoir, m'efforcer du fond de làme à la charité. Ne point appeler Dieu du dehors. Lengendrer' par les efforts du cœur. Lettre de M... Il me parle de mes « travaux religieux ». "s'imagine sans doute que je fais quelque savante (tade des religions comparées avant de choisir. 262 MOI, JUIF De choisir quoi? la plus conforme à la raison? Ces hommes sont fous. Renan avait pareillement coutume de dire qu'il avait « perdu la foi pour des raisons philolo¬ giques ». Cuistres. Lénine ne voyait dans la religion qu'un « opium du peuple » ! Je suis confondu devant cette ignorance de certaines nécessités impérieuses de l'âme, des condi¬ tions de la vie intérieure ; une pareille inaptitude à la connaissance de la vérité — une telle impuissance de la part des esprits les plus forts à jouir d'un bonheur qui sommeille en eux, à leur insu. Comme si un homme s'amusait à colin-maillard quand tous ses partenaires sont cachés dans son cœur. Les plaisirs sensuels suffisent à G... Ils me suffi¬ raient également si je consentais à me borner à mon être physique. Illusion ou exigence de la réalité : mon âme me harcèle. Depuis que le Christ nous l'a révélée, il n'y a plus moyen de tenir cette âme pour nulle. Et plus moyen de négliger le Christ, son principe et sa fin. Quiconque se sent une âme et désire sa plénitude est condamné à confesser le Christ. Si G..., loin de l'Église, refuse de s'avouer misérable, c'est quune secrète lâcheté le force à se mentir à soi-même. Comme le jeune séminariste en congé n'arrivait ce matin qu'au milieu de la dernière messe, je m'avouai que j'eusse dans une telle négligence distingué autre¬ fois le défaut de sa sincérité. Et j'en aurais conclu à la comédie générale, car c'es t en ceux qui se donnent pour CROISSANCE DU CHRIST 263 croyants que je cherchais alors à m'édifier par le témoi¬ gnage de leur ferveur et l'exemple de leurs œuvres. Une pareille trahison eût eu sur moi la plus désas¬ treuse influence. À présent je n'ai plus besoin de m'as- siirer qu'ils ne se moquent pas de moi avec tous leurs signes, leurs marmottements et leurs apparences, je ne crains plus d'être leur dupe. Je sais que, lorsqu'ils ne croient point eux-mêmes à ce qu'ils font, c'est manque de grâce ou leur propre piperie et leur aveuglement. Et peu me gêne leur comédie éventuelle. Je ne demande plus à ceux qui parlent de Dieu l'encouragement de leur sincérité. Pour croire au monde invisible, je regarde en moi et m'y plonge. Je songeais aussi à cette étrange rencontre des deux seuls hommes qui soient fidèles aux messes de chaque jour : le vieux marin qui a fait plusieurs fois le tour du monde et moi-même. Ce repos après les grandes ran¬ données, cette paix de l'âme après la possession par les choses. Ai-je assez voyagé au fond de moi, et de pays à pays? Et que cette accalmie m'est douce, cette découverte que j'ai faite qu'il y a tout de même une vérité indubitable et qu'elle s'impose ! Joie de me pros¬ terner devant l'autel ! Surprise inattendue de m'aviser que se sont dissipés par je ne sais quel miracle et mes troubles et mes inquiétudes et le désespoir d'interro¬ gations perpétuelles ; qu'une paix délicieuse à leur place s'est étendue. Et qu'il me semble avoir atteint un port de grâce. La foi vous met dans la familiarité des choses natu¬ relles; on devient le frère de tout ce cjui est créé : j'en- 264 MOI, JUIF tendais ce matin un rat jouer dans le grenier. Je m'ima¬ ginais qu'il avait faim et qu'il était en train de se ras¬ sasier ; je participais à son appétit. Protégez-moi, mon Dieu, de Satan et de ses pompes qui sont la gloire du monde, de ses périls qui sont la guerre et les révolutions, de ses erreurs qui sont l'im¬ posture et la suffisance. Donnez-moi la pureté, l'humi¬ lité et la charité. Et gardez-moi du péché. Réponse à la réponse de Gide — « ... Je ne parviens pas à comprendre le besoin que vous avez de « recon¬ naître » le Christ. Il ne s'agit ici ni de logique, ni de morale. C'est sur un tout autre plan que notre ferveur doit s'exercer, car c'est au fond de l'âme qu'il faut que nous L'engendrions. Or, nous en sommes incroya¬ blement incapables sans le secours de la Communion; et l'Église, qui la donne, est forcément divine. Ne croyez pas que j'essaie aussi de vous convertir, mais je suis stupéfait qu'on ne recoure pas plus souvent à l'expé¬ rience intérieure toute pure pour trouver Dieu. J'ima¬ gine d'ailleurs le mauvais climat dont le protestantisme peut entourer un pareil engendrement. Moi-même ne concevais guère, avant de recevoir les grâces miracu¬ leuses dont je suis encore profondément indigne, l'étonnante métamorphose. On trouve la joie et l'on s'aperçoit qu'on perdait sa vie à chercher le plaisir. «C'est le progrès jour par jour de cette transforma¬ tion ou plutôt de ce retournement de mon âme, de cette conversion de fond en comble, cjue j'ai noté dans les livres dont je souhaite tant cju'ils sachent être efficaces. « Tant mieux — et non pas hélas ! — si vous C li OISSANCE DU CHRIST 265 croyez ne pas souffrir. La souffrance qui n'a pas pour objet de louer Dieu est inutile. Mais ne croyez-vous pas que les hommes sont tous profondément malheu¬ reux au milieu de leurs plaisirs et qu'ils y étouffent sans le savoir? C'est quand on en est sorti qu'on y songe. Mais il faut d'abord en sortir. «Pardonnez-moi cette homélie que votre affection et | votre estime qui me sont si chères m'ont conseillé d'écrire. Il y a une certaine vérité au pied de laquelle je suis enfin et dont on souffre que ceux qu'on aime ne jouissent pas. Mais l'essentiel c'est de vouloir, contre soi, — contre ce qu'on croit être soi, nos accidents et l'orgueil de l'esprit — combattre ses sens quand ils ! cherchent leur plaisir à l'écart, les combattre provisoi- ! rement avant de les convertir eux aussi. En somme, ; vouloir la plénitude de la joie par une adhésion active à l'ordre admirable de l'univers. « Nietzsche — que je viens à peu près de découvrir — m'a beaucoup aidé à comprendre le catholicisme ; c'est d'être protestant qu'il souffrait. Nietzsche et Dostoïevsky, bien entendu. Parce qu'ils ont dépassé le stade moral — ou immoral, ce qui revient au même — et que dans une certaine pureté les âmes les plus dif¬ férentes se rejoignent. Il n'y a aucun rapport d'esprit profane entre l'amour et la morale, et il faut surtout se garder d'en établir. La morale doit être considérée (lu point de vue de son utilité métaphysique, et on est tout étonné de la trouver alors nécessaire et même indispensable, mais comme l'est le fumier pour la terre. » Comme je revenais ce soir du Pas de Roland, un bouquet de primevères à la main, un petit enfant qui 266 MOI, JUIF en avait également cueilli vint vers moi et me tendit les siennes. Voilà des rapports qui n'existent plus entre gens de la ville — un tel contact de personne à personne, de cœur à cœur — le cadeau de l'âme. Le déracinement est à la base de tous nos maux. Et d'abord de cette vie qui n'est pas la vie. Jeudi. Nuit de pleurs, nuit extraordinaire. Déjà j'ai connu jadis de ces sanglots qui m'étouffaicnt. Mais ce n'étaient pas des sanglots de joie. Cette fois-ci j'avais l'impres¬ sion physique de me dilater en Dieu. Et de toute la nuit je n'ai pas fermé l'œil, si ce n'est un peu vers l'aube. J'avais aussi le pressentiment de folies prêtes à replonger le monde dans le sang et dans le feu. Le monde était vraiment devenu le domaine de son prince. La parole du Christ semblait plus obscure que jamais. Une invraisemblable folie s'était emparée des hommes. Et je souffrais comme si cette dévastation fût déjà déchaînée, actuelle et irrésistible. Cependant des larmes ne montaient pas à mes yeux à l'idée de ce cata¬ clysme universel, mais seulement à l'évocation des grâces dont Dieu me comblait. Et le plus étrange, c'est que, malgré cette nuit sans sommeil, je ne me sens pas ce matin une ombre de fatigue, comme si un mystérieux repos m'eût visité à sa place et sans que j'eusse eu besoin de fermer les yeux. Nuit de joie, d'indicible joie et où j'éprouvai la sen¬ sation quasi physique de la présence de Dieu. La divi¬ nité du Christ me semblait enfin plus facile à admettre qu'à rejeter. L'engendrement était parfait. QUATRIEME PARTIE INVASION DE LA GRÂCE Israël reste toujours l'enfant choisi et préféré de Dieu une fois qu'il a consenti à plier la nuque. Claudel. 261 INVASION DE LA GRÂCE Je puis mourir à présent, j'ai pour la première fois l'impression de m'être enfin réalisé. Le véritable état de danger, celui de perdre la grâce. Exigence d'une veille continuelle — de la contradic¬ tion de chaque instant à soi-même. De quoi Jérôme (cinq ans et dont la cocasserie iné¬ puisable me force à rire durant tous les repas comme depuis des années je ne me souviens pas d'avoir ri), de quoi le pauvre enfant aura plus tard à se défaire : toutes les superstitions de sa mère, ses préjugés mes¬ quins, ses vulgarités. Elle les lui enfonce à coups de trique. 11 en est déjà tout imbibé. Ainsi, l'autre jour, il se mit à répéter indéfiniment, comme si elle l'avait péné¬ tré jusqu'à l'âme, cette pauvre phrase où je retrouvai «n enseignement maternel : « N'y touche pas, ça porte malheur ! » Aujourd'hui, d'un ton ahuri où je reconnus qu'il ten¬ tait une imitation, il ne se lassait pas de dire : « J'en (tais baba. » Sa tante elle-même me confia que, quand il était 270 MOI, JUIF malade, il passait son temps à faire des signes de croix. Je lui fis observer que, sans doute, il avait dû voir ses parents en faire, et, comme elle était naïve, elle me répondit qu'en effet sa mère en faisait chaque fois qu'elle prenait sa température. D'ailleurs, parce qu'elle lui commande de ne pas quitter sa chaise pendant le repas, la pauvre femme s'imagine qu'elle « l'élève ». Et, comme sa sœur se plaignait à elle qu'il fût trop calmé par l'effet des menaces qu'elle ne cesse de lui adressser, l'autre lui répondit avec pitié : « Ma pauvre fdle, tu n'es pas à la page. On voit bien que tu ne connais rien à l'éduca¬ tion des enfants. » « La foi nous fait connaître Dieu plus parfaitement que la raison, car elle nous initie, quoique d'une manière obscure et énigmatique, aux secrets de sa vie intime; mais la foi seule, séparée de la charité, ne suffit pas à rendre Dieu véritablement présent à l'entendement, à le faire habiter dans le fidèle. Seule la grâce sancti¬ fiante demande, requiert, amène la présence vraie, réelle, substantielle de Dieu dans l'âme bienheureuse en tant qu'objet de connaissance et d'amour. » La charité dont parle saint Paul, c'est donc essen¬ tiellement la vertu par laquelle l'être perd son égoïsme pour gagner l'unité en Dieu ; ce n'est point la charité, comme je l'ai cru trop longtemps, au sens déprécié du mot. Ainsi moi que l'amour n'avait pas cessé de fuir, ] ai tout de même fini par le goûter. Et quel amour! Et que je tremble de perdre. Et mon temps passe à y songer. Et je sais enfin qu'il n'est rien de plus doux INVASION DE I, A GP.ÂCÈ 271 tt qu'il est incroyable et incapable de lasser. Mon Dieu, vous avez fait de grandes choses en moi. Et qu'ai- jefait moi-même pour les mériter? Doutons-nous de notre faim, de notre soif, de notre fatigue, de notre exaltation? Dieu est en nous de même, par la plénitude que nous Éprouvons quand nous pensons à lui avec charité. La pce est un état de l'âme comme la satiété est un état du corps, comme la nuit un état de l'espace, bien querienne permette de définir ni la nuit, ni la satiété, ri la grâce. Dieu est bien plus que l'aspiration à laquelle jadis j'avais cru pouvoir Le réduire. C'est un Etre réel et invisible dont la présence se traduit par une véritable iccupation de nos forces, leur absorption, leur méta¬ morphose en forces méconnaissables. C'est Lui seul qui nous vaut le sentiment d'une plénitude dont la cause objective semble être une irruption mystérieuse — le sentiment d'une dilata- lion de notre être par l'effusion en nous d'une joie plus concrète qu'aucune joie dont la cause est tan- jible. Dans cette adora tion tous mes pressentiments, tous les malaises que les créatures me valaient trouvent enfin l»r justification, leur raison d'être, leur achèvement, l'est en ces jours de découvertes surprenantes que je parviens à in'expliquer la nécessité profonde de tant '1 appréhensions jusqu'alors enfantines — par trouver b résonance de mes aspirations les plus involontaires -la précision de mes plus inexplicables démarches 272 MOI, JUIF — par déterrer le moule où tous les traits de mon âme se retrouvent en creux —• cette conjonction sur un plan au delà du visible, de besoins inassouvissables et de leur parfait assouvissement — l'emboîtement en somme de mon être et de ses exigences les plus essen¬ tielles dans les imprévisibles réponses d'une réalité attendue. Voilà ce que me vaut ma communion quotidienne. Vendredi. Je me hâte de noter tous les détails du ridicule incident qui vient de m'arriver. Tandis que tous ces jours derniers la peur physique de mourir s'était emparée de moi avec une telle vio¬ lence que je souffrais de me sentir si lâche et d'être incapable de réaction et que, par comparaison, je me rappelais avec étonnement la complète indifférence que je témoignais au contraire jadis à l'égard de mes souffrances et de l'idée d'y succomber, depuis hier, grâce à cette phrase qui s'est présentée à moi sur la route, au retour de Cambo : « Maintenant, je puis mourir », phrase à laquelle d'abord je négligeai de m'arrêter et dont je ne découvris la signification pro¬ fonde, l'exacte réalité, que pendant la messe de ce matin, un revirement si mystérieux de mon âme s'accomplit que, comprenant enfin que je n'ai plus rien à souhaiter de la vie puisque Dieu m'a éclairé, j'éprouvai la folie d'y tenir avec l'âpreté que mon inexplicable crainte m'avait value ces temps-ci. Le mépris de la mort était passé du fait de cette INVASION DE LA GRÂCE 273 phrase — à moins que cette phrase fût l'affleurement ultérieur et comme ce qui surnageait de l'opération - à l'état de certitude sensible. Et au contraire des derniers jours où j'avais beau essayer tous les argu¬ ments pour me convaincre de la stupidité de l'achar¬ nement dont je persistais, quoi que je fisse et malgré moi, à être la proie, je m'aperçus soudain que cet acharnement avait disparu et que ce dont j'avais tenté de me persuader s'était, par une assimilation obscure, silencieuse et parfaitement inconsciente, incorporé à ! l'organisme de mes convictions profondes, de ce tout vivant qui constitue au fond de mon âme le seul moteur de mes actes. Alors, par un singulier concours de cir¬ constances, comme j'étais à peine rentré de l'église où jamais je n'avais connu pareil transport, s'olîrit à moi le témoignage charnel cle ce nouveau retourne¬ ment. Je me mis donc à déjeuner et soudain m'avisai que le plombage d'une incisive, qui était en place tout à l'heure, n'y était plus. Et comme il s'agis¬ sait d'un morceau de métal très pointu, mon pre¬ mier mouvement fut de le rechercher avec inquié¬ tude. J'eus spontanément une peur assez vive, niais la pensée de n'avoir plus rien à attendre de la vie, j cette pensée qui m'avait été révélée la veille par la petite phrase bizarrement engendrée, d'un seul coup chassa toute inquiétude. Oui, la conviction mise en moi par ce travail des derniers jours intervint avec «ne telle force que je me pris à sourire de cet incident que cependant je croyais mortel. Et, avant même Je me décider à téléphoner au médecin pour lui demander conseil, la paix se rétablit en moi si com- 18 274 MOI, JUIF plète que j'eus l'impression d'un véritable enchante¬ ment. J'ai décidé d'écrire au Père pour lui demander con¬ seil. Il n'est pas naturel que l'effet de la messe soit si violent sur moi que je ne puisse plus à présent y assister sans une douleur qui croît de jour en jour. Ce matin, après avoir reçu l'Hostie, je me mis à pleurer avec une telle violence que je me sentis obligé, au lieu de retour¬ ner à ma place, qui est au fond de l'église, sur les bancs réservés aux hommes, de m'arrêter à peu de distance de l'autel et littéralement de tomber à genoux sur une des chaises de la nef. Je ne me sentais plus la force de résister à cette profonde ascension de mes pleurs ni, je l'avoue, d'affronter le regard des quelques fidèles encore présents. Mais, après que la messe fut dite, je regagnai mon banc et fus saisi de nouveau d'une crise plus violente. L'illumination incroyable qui m'a enfin envahi — qui me vaut enfin l'explication claire de moi-même, la plénitude dans la possession de mon esprit, l'accomplis¬ sement de mes désirs essentiels — est si forte qu'il m'est impossible d'y songer sans pleurer comme un enfant, j'entends sans redevenir un enfant pour qui le monde invisible a plus de réalité qu'aucun autre. Et je me sens alors parcouru de fond en comble par une espèce de frisson de joie. Ce qu'il me semble que j at¬ tendais depuis toujours s'abat sur moi et me possède intégralement. Les idées les plus diverses déclenchent alors ces larmes qu'il me gêne qu'on voie, dont pourtant je ne suis plus le maître. A plusieurs reprises, ce matin, elles montèrent ainsi du fond d'un abîme inconnu sur INVASION DE LA GRÂCE 275 le seuil duquel j'ai l'impression d'être demeuré des années entières sans oser le franchir, et tel que j'en eus ! (peut-être en rêve) la révélation anticipée ; oui, une vague certitude de le trouver comme je le découvre maintenant que je suis libre d'y plonger. Rien n'est | pourtant changé, et tout est changé. Il me semble jeomprendre le sens intérieur de certaines paroles pour la première fois. Elles s'offraient jusqu'alors à mes yeux et je n'y pénétrais pas. Il se produit comme une animation de certains mots : considérés du point de vue lie la vie intérieure, leur mystère se dissipe ; et, alors que la route me fut si pénible et que je mis un si long temps à la parcourir jusqu'à cette étape de la révéla¬ tion, tout, maintenant, au contraire me paraît trop facile Ht je m'en veux de nager si aisément dans le bonheur. J'ai scrupule envers une lumière si éclatante de la voir tomme jadis la lumière du jour, comme une évidence naturelle. Et cela aussi, cette superstition de la diffi¬ culté, cette gêne de n'avoir plus d'obstacle à franchir, (le pouvoir m'installer immédiatement dans la joie, accroît encore la joie même que j'éprouve, comme si (toutes les barrières que je dresse contre elles n'eussent l'autre effet que d'accroître sa violence et de la rendre tu moi plus sauvage et plus irrésistible. La première pensée qui m'émut ce matin fut, je fois bien, celle dont se couronna soudain, et comme à *>n insu, la prière que je faisais de résister à la ten¬ tation imprévue qui s'est établie depuis hier soir dans cette auberge. J'avoue que, malgré les grâces dont je me sens corn- 27H M 0 I ; JUIF blé, je tremble encore devant mes faiblesses éventuelles et que je suis réduit à constater sans la comprendre cette lutte des tentations d'une chair qui ne me donne qu'un plaisir fugitif et des exigences d'une grâce qui m'a transformé et qui, lors même qu'elle n'agit plus, laisse en moi des marques si émouvantes ; oui, j'as¬ siste lâchement à ce combat et n'ai pas dès lors le cou¬ rage de prendre violemment parti. Les êtres ne sont pas au monde, me dit une voix intérieure, pour te pro¬ curer du plaisir. Chaque être a sa fin en soi qui est de se déifier. Garde-toi de l'en détourner. Ces mots dont l'évidence éclate seront-ils assez forts pour venir à bout de ma lâcheté? Que Dieu seulement m'accorde de résister huit jours ; l'abstention après cette trêve sera peut-être plus facile. Il est vrai qu'après les séances pathétiques de l'église l'envie de pécher ne me viendrait guère. Mais c'est à mesure que leur effet s'efface que le péril grandit, c'est surtout pour les jours ternes que j'ai peur. Fasse donc plutôt Dieu que la tiédeur définitivement m'aban¬ donne et la fatigue où mon âme est si faible. Car, comme à chaque jour suffit sa peine, chaque jour aussi se ferme sur soi sans rien communiquer de sa vertu au jour qui le suit. Second chemin de croix de Carême. — Là encore j ai pu mesurer ma métamorphose. Alors que la semaine précédente j'essayais de fixer mon esprit à des images, cette fois-ci c'est à notre culpabilité que mon âme s at¬ tacha et j'éprouvai, du fait sans doute d'être entré dans les états du Christ, sa propre douleur — et aucune pensée ne me faisait plus souffrir que celle de la pau- INVASION DE LA GRÂCE 277 yreté des dons que nous pouvons lui faire comme si d'assister à la messe du matin nous déchargeât pour le reste du jour d'avoir à y songer. Notre indignité, l'avarice de notre cœur m'obsé¬ daient. Il ne s'agissait plus de petites scènes telles que sur les tableaux devant qui le prêtre s'agenouillait, mais des rapports de Jésus et de l'humanité, de la folie qui l'a martyrisé, de l'iniquité de ceux qu'il venait sau¬ ver, que chacune de ses paroles était capable de sauver ; et de l'indignité enfin de ceux mêmes qui croient en lui. Ces épisodes du chemin de croix n'étaient plus qu'un canevas idéal sur qui brodaient mes larmes. Et la contemplation de l'Hostie m'a encore bouleversé. Enfin cette pensée me comblait également de lumière. Dans l'humilité de cette pensée se dilatait infiniment ma joie. Qu'ai-je fait, me disais-je, pour mériter une telle surabondance? Et tous ces pauvres gens qui n'éprouvent pas la suavité de Dieu, à qui il n'est pas accordé de connaître Dieu dans la douceur de ses ions, ils viennent tout de même à lui et le glorifient. Et je doutais d'être capable d'autant de constance qu'eux. Il me semblait que, si Dieu ne m'envahis- fait pas, j'aurais moins de piété qu'eux et que par jtonséquent j'avais bien moins de mérite à L'aimer, l'éprouve, jusqu'à la moelle de mon être, le peu de part que j'ai dans cet incomparable travail qui continue de s'opérer en moi. J'assiste à ma transformation et, tout te que j'y porte, c'est une humilité qui s'accroît verti- {ineusement à mesure que s'étend l'amour que Dieu linspire. Plus je monte et plus je m'abaisse, plus il ®'est impossible de ne pas m'abaisser. Si bien que la 278 MOI, JUIF relation entre l'amour de Dieu et celui de moi-même s'inverse sans que ses termes cessent d'être profon¬ dément liés. « Il faut savoir que les biens qui nous viennent de Dieu se rapportent à lui comme à une cause efficiente et exemplaire : comme à leur cause efficiente en tant qu'ils sont les effets de la puissance divine ; comme à leur cause exemplaire en tant qu'ils imitent, dans une cer¬ taine mesure, les perfections qui sont en Dieu. Puisque le Père, le Fils et le Saint-Esprit n'ont qu'une seule et même pensée ainsi qu'une seule essence, il en résulte que tout ce que Dieu opère en nous provient en réalité des trois Personnes comme de la cause efficiente; néanmoins la connaissance que Dieu nous donne de lui-même par le don de sagesse est une représentation propre du Fils ; de même l'amour par lequel nous aimons Dieu représente tout particulièrement le Saint-Esprit. « Ainsi, quoique la charité qui est en nous soit l'œuvre du Père et du Fils et du Saint-Esprit, elle est dite néanmoins spécialement répandue dans nos cœurs par le Saint-Esprit. » (Saint Thomas.) « L'union de la Divinité et des élus du ciel est une union vraie et réelle qui, sans aboutir à l'unité de substance et, tout en respectant la double personnalité de Dieu et de l'être créé, les met dans de tels rapports d'intimité que l'un devient la béatitude et la suprême perfection de l'autre. » (De Vhabitation du Saint-Esprit dans les âmes justes.) Dieu ne force pas l'entrée de l'âme. La liberté des êtres est précisément cette faculté qu'ils ont de se refuser. INVASION DE LA GEÂCE 279 Ne point me laisser affecter par l'incrédulité de qui que ce soit, sans quoi le premier contact avec Paris fera tomber tout mon château. Ne jamais oublier la joie intérieure qui me dévore après la communion — et négliger la qualité de qui la donne — mais je sens bien que cette considération de la personne est capable de paralyser mon abandon. Homme de peu de foi ! Il faut donc surmonter cette épreuve, ne point douter de moi, de Dieu. Et me persuader que, même indigne, un prêtre peut consacrer l'Hostie, car ce n'est pas en tant qu'homme qu'il la consacre, mais comme délégué du Christ. L'expérience ne s'est pas fait attendre. J'ai revu pour la première fois X..., dont j'avais fait la rencontre il y a plus d'un mois. Et je n'ai pas tardé à succomber. En vérité, je n'eus même pas l'idée de résister. Et tout s'accomplit sans que rien en parût. Après quoi, l'idée d'avoir péché ne me troubla guère. Ne m'étant pas attardé à la délectation de l'acte accompli, il ne s'attacha pas à moi comme d'autres fois où je le commets avec tant de plaisir. Cependant, cela suffit pour me priver de Dieu. Je n'osai plus songer à Lui. Il y a donc un rapport presque tangible entre la présence de Dieu et la pureté. En dehors même de toute considération du péché, le danger que fait courir à l'âme la facilité d'une jouissance sexuelle, c'est de ravaler l'idée qu'elle se fait d'elle-même et de la qualité de ses joies. Le Christ ne peut naître qu'au fond d'une âme exi¬ lante. La confession rend à l'âme son goût de l'aus¬ térité. 280 MOI, JUIF Samedi. Bayonne. Musée Bonnat. La forme existerait-elle en soi? Et que l'objet de l'art soit simplement de la dégager? Mes notes sur « le mystère et l'arI. » n'éclairant pas assez la diver¬ sité des styles, il me faut tenter une plus minutieuse analyse. Impossibilité de ressaisir la grâce. Elle est physique¬ ment absente et j'ai beau vouloir dissocier l'acte commis de l'idée de péché, je ne parviens même plus à me convaincre de la simple possibilité de ressaisir le Saint-Esprit. État de danger : je me dis que ma maladie n'est peut-être pas autant chassée de moi que je me l'ima¬ ginais. Mais, si je songe à cette éventualité de ma mort pour une cause intérieure, c'est avec la même indiffé¬ rence qu'autrefois. Ce qui me semble contre nature, c'est la mort provoquée de l'extérieur. Et celle-là, bien que je ne la redoute plus, je la déteste. Disposer de ses jours sans égard pour son corps malade. Tendre à la seule possession de soi. Je me dis tout cela dans la terne atmosphère d'où le Saint-Esprit est absent — et j'en éprouve joie sans effusion. Un cœur impur se sent arrêté par le frein de son impureté volontaire. Chaque mot qu'il se dit est contredit par le sentiment obscur de s'être mis précisément en oppo¬ sition avec les louanges qu'il essaie de prononcer. Le INVASION DE LA GRÂCE 281 spectacle d'une telle hypocrisie est d'autant plus para¬ lysant que l'âme seule y assiste, si bien que s'y ajoute le malaise d'un effort dont l'objet serait de se duper soi-même. La confession efface tout cela. Elle enlève le cam¬ bouis, comme Claudel m'en avait assuré. Dimanche. « Au jugement des protestants, le péché pardonné n'est pas réellement effacé, mais simplement couvert. Dieu se résout à ne point tirer vengeance des outrages commis contre lui ; et le coupable, quoique non amendé, est déclaré juste et renvoyé absous. « Au contraire, l'Église enseigne que la justification du pécheur implique la réelle disparition du péché, son anéantissement ainsi que la sanctification, la rénova¬ tion de l'âme intérieure par la susception volontaire delà grâce et des dons. » (Habitation du Saint-Esprit dans les âmes justes:) De la vérité de l'enseignement catholique l'expé¬ rience personnelle du péché m'a pleinement convaincu. Je sais qu'il est besoin de la confession pour purifier l'âme et lui permettre de retourner à Dieu — qu'en l'absence de ce recours la vie surnaturelle est anéantie par le péché —- mais que ce recours suffit pour faire renaître à la grâce comme si le péché pouvait se dis¬ soudre absolument. Il fallait que je lusse ces pages dans l'état où je suis a présent, pour en saisir toute la réalité psychologique, 282 MOI, J I] I F ■— que je fusse dans un tel état après avoir été littéra¬ lement ravi en Dieu — pour mesurer au plus profond de moi la distance infranchissable entre celui que je us et celui que j'ai pu devenir. Il n'est point de douleur plus grande ; la vie surna¬ turelle, les mouvements de Dieu dans l'âme sont phy¬ siquement abolis. Et il reste au pécheur repenti —avant de s'être confessé — des dons atones d'espérance et de foi ; mais plus même le soupçon de la joie. La colère de Dieu anéantit l'âme pécheresse. « Quand le médecin a couvert une plaie, elle se guérit — cjuand c'est le malade qui la couvre, elle est seulement dissimulée. » (Saint Augustin.) « Dieu s'est fait homme pour faire de nous des Dieux. » (Saint Athanase.) « Par Jésus-Christ, Dieu a communiqué les grandes et précieuses grâces promises, nous rendant par là par¬ ticipants de la nature divine. » (Saint Pierre.) « Celui qui nous justifie est le même qui nous déifie. » (Saint Augustin.) « La justification a pour terme la participation à la nature divine et elle fait d'un pécheur un être divin, un fils de Dieu,-un héritier de la Béatitude éternelle. » (Saint Thomas.) « L'eau purifie, rafraîchit, désaltère et féconde. C est ainsi de l'eau de la grâce dont le Christ parlait à la INVASION DE LA GRÂCE 283 Samaritaine... L'eau est une admirable figure de la grâce... » (Habitation du Saint-Esprit dans les âmes justes.) « 11 est une union qui s'opère par une communica¬ tion de la Divinité à l'homme, lequel, tout en conser¬ vant sa propre nature, est transformé pour ainsi dire en Dieu de même que le fer plongé dans le feu semble igniforme et tout en demeurant du fer semble changé en feu. » (Saint Cyrille d'Alexandrie.) « Comme une eau vive est reliée à sa source, dit à peu près le Père Froget, la grâce l'est au Saint-Esprit. » « ...Tout être créé est une participation de l'Être incréé, toute perfection créée une participation de la Perfection infinie ; non pas une émanation, non pas un écoulement d'une réalité existant en Dieu et qui passerait partiellement en dehors, mais une reproduc¬ tion par mode de similitude ou d'image de ce qui est en Dieu. La grâce est une entité réelle et physique et non une simple dénomination extérieure ou une faveur extrinsèque de Dieu comme le prétendent les protestants. « La grâce de Dieu, c'est la vie éternelle dans son germe ici-bas, là-haut dans son plein épanouissement. » Quelles ténèbres j'ai traversées ! Malgré ma confes¬ sion, malgré ma communion de ce matin, jusqu'à la bénédiction du Saint-Sacrement je n'avais plus aucune chaleur dans l'âme. Sans doute, la confession me déli- vra-t-elle delà tristesse de l'acte commis. Alors qu'aupa¬ ravant mes gestes me réapparaissaient dans leur crudité répugnante et m'écœuraient, la virulence de leur poi- 284 MOI, JUIF son disparut du fait que j'eus à les raconter. J'en étais lavé d'un seul coup, mais non point de l'humiliation de les avoir commis. Et cette conscience de mon peu d'empire sur moi-même, de la puissance des tentations que je déteste, de la faiblesse de mon attachement à un Dieu qui ces jours derniers m'a comblé de ses grâces, c'est cette humiliation qui me pesait sur l'âme et que je ne parvenais plus à digérer. La communion même ne l'effaça point. C'est que la grâce de Dieu a besoin d'un climat que notre seule volonté détermine et le souvenir de ce que nous fûmes et la résolution de ce que nous désirons d'être. Je n'arrivais plus à fixer mon atten¬ tion ni sur une prière, ni même sur l'idée de ma féli¬ cité récente. Je me souvenais d'un état où je n'avais plus accès, d'une lumière qui ne m'éclairait plus ; et mes regrets même étaient glacés. La foi et l'espérance n'étaient plus que conçues par une aride intelligence, Il fallut ce passage du Saint-Sacrement pour que, sou¬ dain, je sentisse enfin fondre mon cœur et la grâce éclater ; effaçant du même coup le souvenir de mon péché et me rétablissant dans l'amitié de Dieu. Du moins j'ai retrouvé, après la ferveur, l'état même où pendant tant d'années il m'a suffi de vivre, où tant d'années je croyais être heureux, ignorant que j'étais de cette autre félicité que Dieu réserve pour qui L'aime. Et maintenant je sais que ce n'est plus le goût de la chair cpii domine en moi, mais il me terrifie quand parfois je le sens remonter ; et, s'il m'enchaîne, c'est en ennemi. Une telle certitude s'est installée au contraire du peu de joie que j'en ai, de la ferveur que j'éprouve à le combattre, que lorscjue j'y succombe ce n est plus dans la conscience tranquille d'une volupté satis- INVASION DE LA GRÂCE 285 faite, mais dans l'horreur de mon indignité. Pardon¬ nez-moi, Seigneur, et ne m'abandonnez pas, moi qui ne suis rien sans vous. Voilà donc établi en permanence dans mon âme cet état de danger où, par un pressentiment obscur, je m'assurais, avant d'en rien soupçonner, qu'il faut que nous vivions — danger de mort spirituelle — danger de retomber sous la loi de sa maladie. Nous sommes, par la conscience de notre déification possible, soumis à une constante tragédie. Alors qu'avant d'entrer dans l'Église je redoutais que l'état chrétien fût un morne état de paix, un état de telle joie que l'être ne s'y sentît plus agir, c'est la permanence du danger que je trouve et l'obligation d'une danse périlleuse et qui ne cesse pas le long du gouffre. C'est tantôt un état de béatitude incroyable, mais tantôt un combat si violent qu'auprès de lui toutes les incertitudes du monde sont insipides ; et parfois enfin la chute vertigineuse, la dé¬ faillance épouvantable. Et ce que je souhaite à pré¬ sent, c'est au contraire cette paix cjue jadis je prenais pour la mort, mais cjui est précisément l'intarissable source des eaux qui vivent et qui font vivre. Paix adorable où l'âme sans désir s'abandonne à ses effu¬ sions, où c'est une telle inondation de joie que je con¬ çois enfin qu'un jour les sens eux-mêmes puissent la désirer sans faillir, s'anéantir pour lui permettre de s'étendre ; paix auprès de quoi les voluptés du monde sont comme des gonflements de grenouilles. Je songe à cette extraordinaire histoire des Juifs, seuls contre tous les peuples à maintenir en eux le eulte du Dieu sans forme. 286 MOI, JUIF Qu'ils aient eu la faveur' céleste, tous les éléments de cette histoire en témoignent et il n'est pas insensé de croire qu'au point de vue surnaturel l'histoire du monde est celle des Juifs. Si bien que rien n'importe davantage que leur conversion, ou plus exactement leur retour à l'Invisible vivant. Le jour où ils seront rentrés en possession de leur héritage, le monde n'aura plus de raison de sub¬ sister. Par quelle grâce incroyable avez-vous permis, mon Dieu, que je sois Juif et qu'ensuite je le sois si plei¬ nement qu'il suffit pour m'inonder de joie de la vue de votre Hostie où il y a six mois je ne savais rien discerner. Depuis la bénédiction du Saint-Sacrement, le sou¬ venir même de mes tribulations a disparu. Je suis de nouveau immergé dans la grâce. Et tout m'enchante qui, ce matin, ne pénétrait plus en moi ; cette campagne où les cerisiers en fleurs papil¬ lotent, cette lumière de fin de jour qui a l'air de se résorber peu à peu dans la terre ; et le village tout blanc qui, sur sa colline, s'endort. Nos joies ne mourront pas. Elles nourriront notre céleste béatitude de toute la perfection qui les informe. La joie du paradis nous plongera dans les délices que parfois nous devinons en elles à travers notre corps de mort. Je songe aux effusions qui nous enivreront lorsque nous pourrons boire aux vignes éternelles. Oui, je crois que nous verrons Dieu face à face. Et comment puis-je, le sachant, m'abandonner encore à mes enlisements? Mais la désolation n'a plus d accès INVASION DE LA GRÂCE 287 dans mon cœur jusqu'à ce qu'il défaille une nouvelle [ois. Un phonographe dans l'arbre. Deux couples l'écou- tent. Obscénités. Ces gens sont des bêtes qui ont perdu l'innocence. La tristesse qu'ils puissent prendre plaisir à écouter cela n'est pas très différente de celle que j'éprouve songeant que d'autres se livrent à des dis¬ cussions littéraires. Tous, fascinés par ce qu'ils voient, louchent, entendent. Et qui s'y tiennent. Ils n'ont de règle que le facile. Je suis sorti du jeu. L'impression de distance entre nous se fait soudain vertigineuse. Le péché, d'une manière générale, c'est l'erreur qui consiste à prendre pour but un moyen, quel qu'il soit. Lundi. Jour de grand vent. J'essaie d'en traverser les heures tète baissée, car je sais enfin que ces jours-là je ne m'ap¬ partiens pas. Mille tentations me visitent. Je n'écoute pas leurs raisons : c'est ma fatigue qui vient cogner. A chaque instant, depuis quelque temps, surgit dans mon esprit le mot « fouet » isolé ; et souvent aussi limage d'une épée rompue sur un genou. Je ne rêve fins que de me briser. lapondez-moi, Seigneur, que voulez-vous de moi, L suis dépossédé même de votre joie 288 MOI, J 0 I F Et je me sens dans une grande sécheresse. Revenez. Donnez-moi seulement l'allégresse De cet oiseau chantant au cœur de l'arbousier. Que me voulez-vous donc pour que vous me brisiez? Je laboure ton cœur. Patience, ô mon enfant! Tu souffres que je doive avec toi être juste. Garde-moi dans ce cœur même lorsque le vent Arrache les dernières roses des arbustes. (L'Église habillée de feuilles.) Que je me sens médiocre quand je n'ai pas la dou¬ ceur de la grâce ! Tout le jour elle m'a manqué et j'étais comme appauvri, misérable. Elle est revenue ce soir, un instant, au détour d'un vers de Francis Jammes, à la fin de son Tableau d'hiver. Et j'ai retrouvé Dieu qui me souriait. Mon Dieu, faites de moi tout ce que vous voudrez ; mais, si vous me refusez la joie de vous toucher, donnez- moi la force et la patience d'attendre jusqu'à votre retour. Ne me laissez pas comme qui n'a pas de feu dans sa cheminée ni l'espoir de s'y chauffer un jour. Mardi. Je m'éveille et ce que je trouve qui m'attendait et qui s'abat sur moi, c'est le dégoût de moi-même. Il a encore grandi pendant mon sommeil. Je me sens indigne jusque de désirer la présence de Djeu, j aj INVASION DE LA GRÂCE 289 honte cl'oser recevoir la communion. Mon cœur est infâme. Miraculeusement extirpé de mon propre dégoût. J'avais trouvé à mon éveil qui me guettait cette honte accrue. Il me semblait enfin ne plus pouvoir m'en laver et j'éprouvais jusqu'au fond du cœur, je mâchais l'amertume de ma faiblesse. La confession ni l'abso¬ lution, ni l'Hostie, ni même la joie un instant retrouvée dimanche soir et qui n'était surgie que pour me rendre plus sensible l'absence de Dieu où je m'étais réduit, rien n'avait vraiment brisé mon cœur ; et, si j'éprouvais le dégoût de moi-même, c'était sans cette profonde pénétration du repentir qui, seule, est capable d'ache¬ ver l'œuvre de l'absolution. Enfin, ce matin, tout à coup, et sans préparation si ce n'est la croissance du désespoir de mon indignité, Dieu a de nouveau afflué dans ce cœur contrit. Mais quel tunnel j'ai tra¬ versé ! Et où je me suis cru à jamais enseveli. Ayez pitié de moi, mon Dieu, qui ne puis rien sans vous. Faites que je me rappelle toujours, au point de faillir, cette privation où mon geste va me précipiter. Faites que ma chair et mon cœur soient si imprégnés du besoin de votre amour que rien ne puisse les en séparer. Mon Dieu, je suis misérable à vos pieds, car je prévois l'heure inévitable où c'est encore, sur vous, la tenta¬ tion du monde qui l'emportera. Oui, voici que je suis humilié dans ma force et dans ma joie et dans mon amour. Voici que je vois que je ne puis me passer de vous et j'attends tout de même avec un tremblement d'épouvante le jour où je vous chasserai de nouveau, 19 290 M 0, I , J LU F quitte à souffrir dans toutes les heures successives de vous avoir chassé. Ah ! faites que mon âme retrouve sa pureté de petit enfant. Réalisé ce matin l'étrange succession de mes démarches vers Dieu. C'est de ma joie que j'ai conclu au bienfait de la sainte communion, de celui-ci à la divinité du Christ et du Christ à la grâce infinie de sa Mère. Au lieu que je me rends bien compte que c'est le progrès inverse qu'en général suivent les âmes. Elles se persuadent d'abord des mystères et en tirent toutes leurs joies. C'est aux fruits que j'ai reconnu l'arbre, sa tige et ses racines. Grand scandale. Un jeune homme d'une maison voi¬ sine, jusqu'à présent très bien « considéré», a été con¬ vaincu avant-hier d'avoir essayé, sans aboutir, de violer sur la route de Cambo une petite fille de onze ans. Tous les garçons du village sont descendus cette nuit devant chez lui et ont tiré des coups de feu, fait retentir des chaudrons, manifesté par un fort vacarme leur dégoût et leur condamnation. Hélas ! qui d'entre eux, dans un instant d'égarement, je veux dire si leur désir s'exaspérait au point qu'ils en oubliassent tous les périls qui s'ensuivront, qui donc, s'il avait la certitude de n'être pas pris, ne ferait pire? Malgré mon dégoût d'un tel acte, je ne parviens plus à le juger. Je n'ai qu'une seule immense pitié pour cette âme qui n est plus pure et pour celui qui l'a souillée, la même dou¬ loureuse compassion pour une faiblesse où chacun de nous, à chaque pas, risque de trébucher. Oui, Dieu en nous est décidément bien fragile. Et cet état de danger INVASION DE I, A GRÂCE 291 où je souhaitais de m'établir, c'est celui-là même qu'il suffit d'ouvrir les yeux pour voir partout nous accom pagner. Ce n'est point la présence du danger que nous avons à souhaiter ; elle ne cesse guère. Mais la vive conscience et qui jamais ne se ternisse de sa périlleuse intimité. Depuis que les mystères divins ne me semblent plus inadmissibles, Dieu est descendu de son éloignement. Ce n'est plus ce roi juif dont les seules manifestations sur son peuple sont celles de sa force infinie — mais l'amour tremblant et qui, bien qu'invisible, sollicite notre permission de faire sa demeure parmi nous — l'agneau le plus faible et le plus menacé, mais qu'il suffit d'aimer ; le maître d'une si douce charité qu'il permet à l'esprit de réintégrer l'ordre interne du monde. Ce courbement de l'orgueil devant la loi qui s'est faite chair est d'une indicible douceur. Et, en même temps que le cœur s'en trouve envahi, le destin des hommes semble s'en éclaircir. Il ne paraît plus du tout offensant que l'orgueilleux et le méchant triomphent. Il semble au contraire que ce soit là l'ordre conforme à Dieu dont l'inverse aurait moins d'harmonie. A la fois s'imposent le sentiment d'une séparation du monde et de Dieu, je veux dire d'une dissimilitude et même d'une contradiction entre les gloires temporelles et la vraie gloire comme si l'histoire du monde écrivait à l'envers les desseins de Dieu et, d'autre part, la réalité immédiate de la volonté divine et dans le monde même, la présence au milieu de nous, la société affectueuse et sensible du Christ, la collaboration de l'âme et de Dieu. Il suffit de regarder en soi dans le silence pour y 292 M 0 1, J Ul F trouver dans des termes identiques une telle coexis¬ tence et la nécessité de cette apparente opposition. Le même concours, la même dualité s'affirment partout. Le monde n'est que la transposition de notre âme. Il faut que nous fassions tout ce qui dépend de nous pour que triomphe la cause de Dieu. Mais il faut éga¬ lement accueillir avec une parfaite indifférence les soi- disant malheurs qui nous arrivent ou les bonheurs selon le monde. Rien n'importe que la conscience du danger que nous portons en nous, l'active volonté de nous en détourner et la résignation passive et comme étrangère à tout le reste. Il est de plus en plus clair que les théories sociales les plus opposées, mais qui n'ont toutes d'autre objet que d'accroître les biens matériels des uns aux dépens des autres, me sont absolument équiva¬ lentes. Je ne cherche d'autre salut que par le redres¬ sement intérieur et silencieux. C'est en lui seul que ma vie trouve son émulation, sa preuve et sa raison. Une collaboration de l'homme et de Dieu — un Dieu qu'on ne trouve qu'à la condition de mépriser les biens du monde — quand saurai-je enfin désirer la pauvreté du fond du cœur? — une âme humaine toujours susceptible de s'illuminer. Nous sommes loin de l'ancien Testament. Et pourtant cette concession par le Père de la charité de son Fils en est la suite exacte, puisqu'elle est l'universalisation de son amour, sa présence active en chacun de nous. En outre l'histoire humaine gagne à être soutenue par une telle croyance, quand elle s'est faite vraiment chair, à la fois un my¬ thique arrière-plan, une étoffe plus épaisse et un mer¬ veilleux incomparable. Auprès de ce merveilleux les plus INVASION DE LA GRÂCE 293 beaux contes pâlissent, car c'est le merveilleux à jet continu, la perpétuelle transfiguration de la vie —non plus seulement la déification de chacun de nous, mais la consécration de chaque être, de chaque acte et de chaque chose. Commencé la lecture du Monde qui naît de Keyser- ling. J'en ai déjà entrevu en le feuilletant l'étrange parenté avec ma propre méthode. Mais déjà aussi je devine que, comme tous, et par une inexplicable aber¬ ration, Keyserling considère la religion comme une forme qu'affecte l'esprit humain, analogue à l'art, à l'éthique et par conséquent soumise aux changements. Ce qui l'amènera sans doute à rechercher la religion la plus adéquate à l'esprit moderne. Pas un instant ne leur vient le soupçon qu'il n'y a peut-être rien de commun entre la religion et les autres formes de la pensée ; mais qu'au contraire la religion, si elle est une révélation de Dieu, est définitivement soustraite non pas à un enrichissement continu mais à toute évolu¬ tion. Que les révélations imparfaites dépendent du degré de développement des peuples qui s'y sou¬ mettent, soit. Mais que la plus spirituelle des révéla¬ tions en dépende encore, c'est ce que le christianisme qui traverse les siècles et s'applique aux peuples les plus différents semble contredire. Si bien que, négli¬ geant cette exception possible, les « philosophes » traitent la parole de Dieu de la même manière que les simples mouvements sociaux ; et sans même s'en apercevoir posent a priori, je veux dire par l'effet d'un préjugé absolument infondé, injustifiable et gra- 294 MOI, JUIF Luit, que c'est l'homme seul qui crée sa religion et qu'il doit en changer comme d'esthétiques ! Une telle atti¬ tude de l'esprit est bien plus contraire à l'éventua¬ lité de découvertes heureuses que ne l'est le dogme intangible de l'orthodoxie catholique ; mais on sent bien que de cette attitude ils ne sont pas respon¬ sables, que les entraîne la coutume pseudo-scientifique de croire, par un absurde acte de foi, que toutes les pensées humaines sont objets de science mesurables, réductibles au seul cerveau humain. Les plus spiritua- listes sont encore menés sans le savoir par un déter¬ minisme matérialiste impitoyable. Je me rappelle R..., me disant qu'il vaudrait bien mieux créer « un Dieu futur » plutôt que de revenir à « un Dieu passé ». Comme s'il s'agissait de préférence dans de semblables questions ! Et d'ailleurs Elie Faure, qui souhaite une renaissance mystique de toute l'ar¬ deur de sa loyauté et de son enthousiasme, se place instinctivement, et comme si aucune autre attitude fût seulement concevable, dans celle de l'attente, tant s'est perdu chez les plus objectifs le sens de l'objectivité véritable et tant la seule jachère de l'expérience inté¬ rieure peut rendre ignorant l'homme le plus sincère, quant aux besoins de son âme ; l'aveugler à l'égard des évidences les plus saisissantes. Non, il n'y a rien à inventer en matière de religion. Il faut se borner à projeter celle qui est dans toutes les activités humaines. INVASION DE I. A GRÂCE 295 Mercredi 23. Messe de funérailles. — Du jeune séminariste qu'on enterrait que connaissais-je? Que sa plus grande ambition était de pouvoir enfin dire la messe. Et l'on y avait ajouté le récit des sacrifices faits par ses vieux parents, ouvriers à l'usine électrique, pour couvrir les [rais d'une telle instruction. Quand je suis entré dans l'église, le cercueil au milieu de la nef, entouré de cierges, attendait dans «ne espèce d'abandon. Peu à peu les gens arrivèrent. Enfin une vingtaine de prêtres qui s'alignèrent d'un tout, à l'autre de la Sainte Table. Alors l'office com¬ mença : les prières devant l'autel ; les implorations déchirantes ; puis la messe dite par notre curé, servi par deux jeunes diacres, en dalmatiques noires, dont l'onction était émouvante. Ils m'offrirent une céré¬ monie à laquelle j'assistais pour la première fois. Tantôt agenouillés de marche en marche, derrière le prêtre, tantôt lui répondant, puis l'un d'eux lut l'Evangile cjue l'autre, tête baissée, tenait devant lui. Ces inclinaisons du corps, ces flexions, ces honneurs solennels qu'ils se rendaient, tant de gestes dont na¬ guère j'eusse critiqué l'emphase, dont j'eusse déploré les exagérations théâtrales, m'enchantaient au con¬ traire et m'entraînaient dans la majesté de leur len¬ teur mesurée, dans l'ivresse rythmée de leur humilité. Ee contraste était émouvant de ces prêtres, richement (ouverts de broderies d'argent et de velours noirs, et ta la pauvreté apparente de Dieu à qui toutes ces 296 MOI, J U I F richesses, tous ces chants, tous ces pleurs, tout cet encens étaient offerts pour Le glorifier. A latvérité, j'avais commencé par détester ces figures replètes de vieillards, ces obésités ecclésiastiques. Mais bientôt, comme ils nous tournaient le dos et que l'office avait lieu devant l'autel entre ces trois hommes vêtus d'argent qui n'étaient plus que des châsses vi¬ vantes et leur Dieu qui était aussi le mien, l'écœure¬ ment que m'avait causé l'apparence de béatitudes si profanes n'avait guère prévalu sur la tragédie encore une fois recommencée. Et alors cette émotion pro¬ fonde et irrésistible que j'ai découverte en moi, à la faveur de mes exercices quotidiens, éclata avec une violence que ne justifiaient certes ni la présence du cercueil ni la beauté de la cérémonie, une violence qui, par instant, m'étranglait. Et tandis que ce matin, quoique j'eusse retrouvé le désir de Dieu, je m'étais enfin résolu à ne plus en rechercher volontairement la grâce et l'effusion, je me sentis pendant tout le temps de la messe comme habité par un ange. J'éprouvais moins de tristesse, songeant à ce cadavre, que d'inef¬ fables douceurs, m'imaginant l'abandon de son âme dans le Seigneur. Cette survie, cette immortalité qui m'ont souvent paru une absurde invention de la faiblesse humaine prompte à se consoler — une co¬ médie que l'homme se joue pour se donner du cœur au ventre — en présence de • cette bière couverte de deux bouquets et d'un grand Christ, au milieu des chants et de l'encens, devant l'indubitable Hostie se mêlaient au mystère où plongent nos destins et je ne songeais plus qu'à m'humilier davantage par un acte d'ignorance et de foi. INVASION DE LA GRÂCE 297 L'aventure humaine du Christ ne m'apparaît déci¬ dément plus sur le plan où jadis elle s'éclairait dou- teusement. Mais dans le secret de sa gloire, dans l'obscurité de sa grandeur et de sa vérité, dans son nécessaire effacement. Et alors comment résisterais-je à l'effusion de Dieu quand II se présente à moi avec une pauvreté si impérieuse? Cette consécration de toutes les richesses visibles à un Dieu sans forme était sans doute pour une grande part dans mes émotions. Mais y agissait aussi la cons¬ tance de l'unité merveilleuse de l'Église ; et que pour ce fils d'ouvriers les autorités ecclésiastiques se fussent personnellement déplacées. Cette impression que l'en¬ trée dans la hiérarchie catholique puisse suffire à effacer toutes les différences de classes, qu'une égalité véri¬ table règne enfin quelque part et en vérité ; et que c'était pour ce jeune séminariste que tous ces prêtres chantaient et priaient Dieu, pour ce misérable cer¬ cueil recouvert d'un chapeau et d'un surplis désormais inutiles, j'en étais bouleversé comme à chaque fois que se manifeste un lien solide, la profonde présence (1 un esprit dont les hommes ne sont plus que les humbles protagonistes. Et, bien que la vulgarité de certains prêtres m'apportât un trouble qui fut à son comble tout le temps que dura la quête, tout le reste du temps ma douleur — était-ce douleur? — réussit » s'emparer de moi au point de me réduire à un pur acte de charité qui, plus que la douleur même, causait mes pleurs. Il m'apparaissait que nulle raison de vivre ne dépassât en beauté celle de sacrifier Dieu sur son 'ntel et même que la vie ne pouvait avoir d'autre «hjet. La gravité de cet adieu jeté à une âme qui n'avait T 298 MOT, J U r F désiré que ce suprême bonheur se mêlait alors à la solennité de la liturgie et à la manifestation d'une unité enfin atteinte dans le Seigneur. Quand six des prêtres, les plus jeunes, en surplis blanc, saisirent le cercueil et l'emportèrent pour l'en¬ fouir, ce fut alors le parfait achèvement de l'office et comme la silencieuse formulation par l'acte même des premières phrases de l'oraison dominicale. Donnez-moi, mon Dieu, une charité véritable et per¬ mettez cjue je partage la douleur de ceux qui souffrent et que je ne connais pas. Délivrez-moi d'une médiocrité toujours occupée d'elle, afin qu'un jour je sois exposé au pied de votre autel au milieu d'une nef et que de jeunes prêtres ainsi m'emportent reposer. J'aime les pompes de la liturgie catholique et même suis émerveillé que dans une petite église du pays basque la splendeur à laquelle j'assistais ce matin soit possible. Une si évidente beauté et qui a traversé les siècles porte en elle, c'est clair, les preuves de sa néces¬ sité. Pourtant une espèce de flottement entre les ri¬ chesses si grandes et l'humilité du Christ, une espèce d'inharmonie spirituelle, me gêne comme si la beauté décorative, du fait qu'elle est, attirât forcément à soi le regard et fût toujours sur le point de se substituer à Dieu dans l'admiration des hommes — de l'écraser comme un pauvre — comme si ce ne fût pas vraiment Lui qu'elle glorifiât. Je sais bien qu'il est Dieu mais c'est au fond du cœur que résident les louanges qu il INVASION DE LA GRÂCE 299 lime. Il n'est, visiblement, que Celui même qui ne pos¬ sédait rien. Après ces grandes émotions religieuses, je songe à Valéry qui nie le mystère, à Proust qui ne parle pas une seule fois de Dieu. Si vraiment la vie humaine se réduit aux petites histoires que Proust raconte, quel ksoin y a-t-il de les répéter par écrit? Ou la vie humaine a quelque intérêt et il faut dégager ce qui le «institue — ou elle n'en a aucun et l'unique solution est le suicide. Supporter ces niaiseries et se plaire à les peindre est le témoignage d'une médiocrité telle que l'esprit qui en est affligé est nécessairement inca¬ pable de concevoir aucune grandeur quand même cette grandeur aurait l'évidence du jour. Quant à Valéry, c'est un acrobate qui jongle avec des points (l'interrogation après s'être mis des œillères. Parfaits artistes en dépit de leurs insuffisances. Hommes pro¬ digieux à qui tout manque. L'étrangeté de ces larmes naguère encore si rares, i présent si fréquentes, m'étonne. Ce ne sont point des signes de douleur, point non plus des signes de joie, plutôt l'expression d'une âme mystérieusement ravie dans l'unité et qu'aucun désir d'elles ne suffit à faire couler. Elles naissent quand, oubliant mes propres limites, mon égoïsme, mes petites inquiétudes, l'idée delà joie, celle de la douleur des êtres ou le sentiment d'une communion universelle parviennent à vivre dans mon cœur. Ce sont vraiment larmes de charité plus encore que de foi, mais dont je ne connais la dou¬ ceur que par la force du sacrement et par l'oraison 300 MOI, JUIF qui l'accompagne. Ce sont les pas de Dieu en moi, les drapeaux de ses victoires. Voilà donc bien établi que les plus grandes voluptés que je connaisse sont celles de me vaincre et d'aimer. La chasteté est vraiment le seul état conforme à ma nature et les accidents qui souvent l'ont troublée n'ont de sens que métaphysique. Il me reste jusqu'à mon départ quelques jours qui ne devraient pas me servir à combattre dans le vague les tentations de la chair mais à leur opposer, en les rendant plus vifs, plus clairs, plus incontestables et plus vigoureux, plus désirables aussi en tant que générateurs de plus de joie, les en¬ chantements de la pureté et les voluptés de l'Esprit. Lettre de D... Il me confie qu'il ne « parvient pas à condamner un homme qui cherche, fût-ce par le catho¬ licisme, à augmenter son moi ». L'excellent homme ! Ainsi prennent-ils tous ce petit ton protecteur où leur sottise se trahit. Jeudi. Musée Bonnat. Il faudrait arriver à déterminer ce qui constitue l'accord d'une forme avec sa couleur. Il doit y avoir pour aboutir à l'harmonie un rapport de l'une à l'autre absolument inévitable et comme une imprégna¬ tion de l'une par l'autre ; mais qu'est la forme — et à quoi répond-elle d'intérieur ou d'extérieur au peintre? Je suis surpris du peu de plaisir que me donnent toutes ces toiles, du petit nombre qui parvient à la vie. Nous possédons maintenant, en tout cas, une con- INVASION DE LA ORAGE 301 naissance assez large des esthétiques les plus diverses pour tenter d'établir entre elles plus que le lien arbi¬ traire de notre goût, une communion spirituelle, de voir en elles des réponses diverses à une seule ques¬ tion. Ramener les représentations plastiques à n'être que l'expression du mouvement intérieur. Chercher comment définir le mouvement, tenter de le réduire à une manifestation de l'esprit. La participation de tous les éléments du tableau à l'expression de ce mouvement interne ; en somme une intégration générale, voilà ce qui fait la vie d'une œuvre. Que chaque élément ne tire pas l'attention à soi, ne vife pas à l'écart des autres. D'où la nécessité des rythmes plastiques, des répétitions de formes, de cou¬ leurs. J'y songe devant un dessin de Durer. (Sainte une palme à la main). Il semble que le caractère de la figure représentée s'imprime dans les plis, dans les nœuds de la ceinture et jusque dans le volume de la palme. Ainsi une œuvre plastique serait essentiellement la forme dégagée de tout ce qui n'est pas elle seule et dont s'étendrait l'esprit à tout ce qui l'entoure — ce serait l'irradiation d'un certain mystère qu'il importe de déchiffrer — et l'artiste, celui qui extrait ce rythme et qui l'étend. Mais la parenté de tous les tableaux d'un auteur indique, en même temps, que ce rythme qu'il s'agit d'exprimer est peut-être plus dans l'artiste que dans les choses qu'il représente, peut-être même n'est-il 302 MOI, JUIF qu'en lui et ses œuvres seraient les répétitions indé¬ finies à propos d'objets extérieurs de son propre mys¬ tère. Les œuvres réussies, celles où ce mystère par¬ vient à son unité la plus parfaite. Restent d'ailleurs à définir ce mystère, son mode d'expression, ce qu'il faut entendre par son unité. Je ne peux évidemment pas m'empêcher de songer à la parenté de ce mystère et du Dieu que j'ai trouvé en moi, que chacun, s'il cherchait, trouverait en soi. L'art se réduirait donc à un accouchement de ce qui de nous est éternel. L'étrange est cette grande variété qu'il affecte au moins dans ses expressions et que, loin d'être, comme cela semblerait inévitable a priori, uniforme et monotone, il soit au contraire l'occasion d'une diversité si prodigieuse et sa meilleure féconda¬ tion. Il importerait donc de ne pas confondre l'accident individuel et l'originalité individuelle, l'un étant pré¬ cisément exclusif de l'autre. Berdiaeff, Nouveau Moyen Age (p. 26) : « Le catho¬ licisme non seulement conduisait l'homme au ciel, mais il suscitait aussi la beauté et la gloire sur la terre. Là est son grand secret. » Ceci vient en réponse à l'objection qui me trou¬ blait jadis quant à la légitimité des pompes litur¬ giques. Je reviens à cette définition étonnante de l'homme moderne selon Keyserling : un primitif technisé. On est ahuri de n'y avoir pas soi-même songé. INVASION DE I, A G 11 À C E 303 Vendredi. Ne devrais-je pas marquer d'une croix cette journée d'hier où, pour la première fois de mon existence, j'ai non plus seulement évité les tentations comme à Bayonne l'autre jour, je les ai refusées par un acte délibéré de ma seule volonté. Trois occasions diffé¬ rentes à Bayonne, à Biarritz, dans le train même se présentèrent, auxquelles il n'y a pas très longtemps mon plus grand plaisir eût été de m'abandonner. Et à trois reprises j'éprouvai l'incomparable grâce de leur préférer l'accomplissement de ma dure discipline et le libre choix de mon esprit. Pour la première fois, le souvenir de mes résolutions passées et la déci¬ sion de faire triompher sur l'anarchie des sens et leur assouvissement délicieux mais facile la ten¬ dance à l'austérité et « l'horreur d'êlre vierge » ont eu raison des sollicitations extérieures en empêchant ma-propre faiblesse d'y répondre. Cela ne signifie point que demain ou tout à l'heure je ne puisse succomber de nouveau. Mais tout de même que j'aie pu enfin m'opposer seul à l'appel des joies qui, jusqu'à présent, furent toujours toutes-puissantes — que j'aie eu enfin l'impression de ma propre force de résistance — que pour la première fois de ma vie (je le répète encore, tant cette surprise me fut chèrel, je réussis à me maîtriser, oui, à dis¬ poser de moi, à être seul maître de mes sens qui jusqu'alors ne m'appartenaient guère, comment n'en aurais-je pas une ardente joie comme d'une trans- HT°===' 304 MOI, JUIF figuration où Dieu m'eût aidé à dépouiller un ins¬ tant le vieil homme? Et j'ai senti— quoiqu'un charme évident, immédiat, et si j'ose dire tangible, n'ait été compensé que par un bonheur abstrait et en apparence purement négatif — que de ce refus même une joie pouvait jaillir auprès de quoi les plaisirs sensuels refusés paraissent d'une facilité bien peu désirable et bien dégoûtante. C'est la conscience de cette joie qu'il s'agit désormais de rendre plus vivace et plus cons¬ tamment agissante. Refuser les voluptés des sens sans leur opposer le désir d'une volupté plus forte, plus savoureuse et où mon être se saisit au lieu qu'elles le font se perdre, serait actuellement pour moi vanité ef d'ailleurs impossible poursuite. Je ne veux priver ni mon âme, ni mon corps, de quelque plaisir que ce soit, si ce n'est pour approfondir, par mon refus, le sentiment de l'unité de moi-même et du monde et gagner une plus parfaite plénitude de ma joie dans un ordre supérieur. L'austérité n'a point sa fin en soi, mais dans le dégagement du Dieu caché par qui l'être accède à la conscience plus joyeuse de son activité. Ici comme ailleurs, c'est la sanctification de l'âme et du corps qui doit commander nos actes et le choix ou le refus de ce que nous apporte le monde. Êtres sensibles, et qui n'avons avec les êtres et les choses que des rapports sensibles, tous nos efforts doivent tendre à empêcher ces sens d'absorber notre esprit et de se constituer la fin de son acti¬ vité. Il faut parvenir au point d'oser considérer ce qui naguère me tentait sans plus m'en laisser tenter, et encore un coup non pas par masochisme ni par moralisme superstitieux, mais pour réaliser INVASION DE LA GRÂCE 305 en moi l'extase incomparable et difficile de la cha¬ rité. « Là où il n'y a point de Dieu il n'y a point d'homme. « L'époque de la lutte aiguë entre la religion de Dieu et la religion du diable, entre les principes chré¬ tiens et antichrétiens ne sera plus une époque séculière mais religieuse, une époque du type sacré, la religion de Satan et l'esprit de l'Antéchrist dussent-ils dominer quantitativement. C'est pourquoi le communisme russe, avec le déroulement du drame religieux qu'il comporte, appartient déjà au nouveau moyen âge et non plus a la vieille histoire moderne... La Russie n'est jamais sortie entièrement du moyen âge, époque sacrée, et elle a pour ainsi dire sauté sans transition des vestiges du vieux moyen âge, de la vieille théocratie, au nouveau moyen âge, à la neuve satanocratic. « La fin du règne de l'esprit individualiste est la fin de l'histoire moderne... Actuellement, on ne peut plus voir dans l'individualisme qu'un fait de pure réaction, bien qu'il continue à se considérer fièrement comme le pionnier de la liberté, de la lumière et du progrès. « L'internationalisme est l'abjecte caricature de l'universalisme. « ...Ce qui caractérisera aussi, me semble-t-il, le nou¬ veau moyen âge, c'est que la femme y jouera un grand 'èle... la femme est plus liée que l'homme à l'âme du monde, aux premières forces élémentales. » (Berdiaeiï.) Lisant Berdiaefl', je m'aperçois que depuis des années inspirais très précisément à ce nouveau moyen âge 20 306 MOI, .1 U I F tel qu'il le peint. Je m'agrégeais à l'Action Française moins pour ses principes positifs que pour sa négation de l'individu, et autres espèces cjuc je sentais suran¬ nées. Quand je me croyais réactionnaire, j'étais tendu au contraire vers une forme de vie qui aspire à se réa¬ liser et contre laquelle se coalisent l'individualisme et la démocratie qui sont les véritables forces de réaction. Ce n'est pas l'amour de l'Action Française qui me pos¬ sédait, mais tel vieux besoin de rétablissement des hié¬ rarchies spirituelles que je me contentais paresseuse¬ ment de ne pas chercher ailleurs à satisfaire, parce que peut-être l'Avenir cle F intelligence me l'avait d'abord précisé, me secourant seul au milieu de la grande anarchie où, avec un plaisir honteux, je me débattais. Ce n'est pas au nationalisme que j'adhérais. Mais déjà détestant l'anarchie sensuelle, l'atomisme social et, sans foi, l'absence de foi, c'est un ersatz du catho¬ licisme qui, sous forme de nationalisme, dans mon esprit s'était glissé. Ce livre de Berdiaeff est en quelque sorte la cristal¬ lisation de tous mes instincts politiques et sociaux. Livre inattendu et qui comme tant d'autres s'offre mystérieusement à moi à l'heure précise où il m'était indispensable. Comme à Berdiaeff le problème le plus haut qui me semble se poser, c'est celui de la lutte métaphysique d'un bien et d'un mal qui n'ont avec la morale que de vagues rapports. L'un et l'autre nous sommes sur le plan du pur symbolisme religieux, d'un symbolisme réel, qui réfléchit sur la terre toutes les puissances invi¬ sibles. Et je suis également impressionné de l'idée qu il formule en passant, et qui est la mienne aussi, d un INVASION DE LA GRÂCE 307 nouvel ordre monastique où le travail serait sanc¬ tifié. Plus j'y songe, plus clairement m'apparaît que notre catholicisme est encore doué d'une mystérieuse abondance. Samedi. Achevé l'admirable livre de Berdiaefï et qui s'accorde à tel point à mes tendances les plus anciennes, les plus informulées, les plus profondes, qu'il m'a d'un seul coup délivre de mes fallacieuses sympathies commu¬ nistes. Comme autrefois vers l'Action Française, j'avais incliné vers ce parti, croyant y voir réalisée la figure qu'au fond de moi je sentais dessinée. Mais je suis bien forcé de convenir que c'était en moi une caricature hypocrite. Le seul universalisme catholique auquel depuis si longtemps j'aspirais sans le connaître est autrement chargé d'amour ! Il me comble avec quelle autre plénitude ! Tout le livre se rassemble dans cette phrase qui résume précisément mes convictions les plus secrètes : « Le monde, dit-il, s'achemine vers une dualité tra¬ gique et vers une lutte entre éléments spirituels opposés. » C'est aussi de cette dualité que j'ai pris enfin conscience dans mon propre cœur. « La révolution, dit-il encore, a eu lieu non seulement hors de moi et au-dessus dennoi, telle qu'un fait incom¬ mensurable avec le sens de ma vie, c'est-à-dire privé pour moi de tout sens ; elle a eu lieu également avec moi comme un événement intérieur de ma vie... Le bolchevisme a paris corps en Russie, parce que je suis 308 M 0 1, JUIF ce que je suis, parce qu'il 11'y avai t pas en moi de réelle force spirituelle. » Je retrouve ici la féconde pensée de Dostoïevsky que chacun de nous est personnellement responsable de tout le mal qui se produit dans le monde. « Tous sont responsables pour tous. » (Les Frères Karamazov.) « Nous vivons un état comparable à celui de la chute de l'Empire romain... à cette époque les éléments de barbarie pénétraient dans la culture caduque et chancelante. Aujourd'hui de même... une nouvelle assimilation de Vêlement barbare est devenue nécessaire, une genèse de la lumière dans l'obscurité. « On ne peut liquider le bolchevisme par une bonne organisation de divisions de cavalerie. » Toutes ces réflexions sur la révolution russe et sur¬ tout le chapitre VI où il dénonce le vrai danger bolche¬ vique (c'est la formation, toute nouvelle pour la Russie, d'une classe de bourgeois matérialistes), sa manière de considérer la révolution de l'intérieur, et spirituellement, est dans un profond accord avec ce que je crois devoir être toute étude de faits sociaux et politiques. Il n'y a plus désormais que deux manières d'être au monde, par l'esprit ou par la chair — deux manières incompatibles et qui vont s'affronter dans des combats épouvantables. Non sans doute, je n'ai pas à nourrir ces scrupules, qui me faisaient douter hier à propos du petit Jérôme si de tant rire fût licite. Jésus est mort pour nous, mais ce n'est point là raison de vivre dans la douleur. Le sacrifice de Dieu est cause de notre rédemption, non INVASION DE LA GRÂCE 309 de notre désespoir. C'est vraiment de la joie qu'il faut que nous nous emparions — une joie d'enfant, la posses¬ sion de Dieu et le bonheur dans l'effort qu'elle implique. La pénitence qu'il nous faut faire ne doit pas transpa¬ raître sur nos visages. La sérénité doit imprégner tous nos gestes. La pénitence est intérieure. C'est cette exi¬ geante discipline qui nous entraîne à prendre part âu monde. Notre pénitence aussi doit concourir à notre joie. Il importe de détromper les hommes et d'être auprès d'eux les vivants témoignages de la surabondance que Dieu nous offre et dont rayonnent grâce à lui nos visages. Surtout se garder d'être des gens sérieux. La gravité perpétuelle est signe de suffisance et de vanité. Si nous sommes enfants de Dieu, sachons boire à toutes les sources de la joie. Que notre discipline impérieuse soit de ne goûter qu'aux eaux pures, mais pour nous en saouler sans pudeur. Que jamais aucun respect humain ne nous effleure. Combien Berdiaeff a raison : « Il faut choisir : ou bien le socialisme, ou bien la liberté d'esprit — la liberté de la conscience humaine. » A quoi tiennent nos délivrances ! Oui, comme j'adhérais à l'Action Française plus par détachement de ce qu'elle nie que par amour pour elle, je rêvai ensuite au communisme moins par aucun goût pour ses principes que par haine de la bassesse des riches. Ainsi mes tendances politiques successives ne se ramènent jusqu'à présent qu'à des répulsions néga¬ tives. Là âussi il faut construire dans l'amour. 310 MOI, JUIF « Le socialisme est une réaction contre l'histoire moderne, un retour au moyen âge, mais au nom d'un autre Dieu. Le nouveau moyen âge doit ressembler à l'ancien. Il aura sa théocratie à l'envers. L'état socia¬ liste est une satanocratie. » Malgré l'émotion de la messe des funérailles qu'un violent mouvement de piété en moi provoqua, pas une seule fois au cours de celle-ci la joie qui, l'autre semaine, m'avait inondé n'est revenue. Et l'émotion du 23, bien qu'elle fût ardente et me valût des larmes d'amour, était cependant provoquée par une raison trop exté¬ rieure pour marquer en moi son passage d'une impres¬ sion aussi durablement lumineuse que les prodigieux bouleversements de la semaine passée. Non, il n'y a, entre cette ferveur occasionnelle et celles par qui Dieu marquait son irruption imprévue dans mon cœur, d'autre rapport que les larmes. Elles étaient, j'en suis à présent convaincu, de nature toute différente. Et les quelques éclaircies dans cette nouvelle nuit où je plonge depuis l'autre vendredi ne me valent plus l'exaltation extraordinaire que j'avais imaginé devoir durer toujours. A présent, c'est la nuit noire où per¬ siste le seul souvenir d'une joie que je me sens inca¬ pable de ranimer. Je suis rejeté dans ce terne aban¬ don de jadis où je m'étonne d'avoir pu si longtemps croire que je me plaisais. Je suis de nouveau dépossédé de ma joie, de cette fervente présence du Saint-Esprit en moi qui, lors même que je ne le sentais point acti¬ vement agir, ne cessait de m'habiter et de me purifier le cœur. Si j'ai résisté aux tentations de jeudi à Biarritz INVASION DE LA GIIÂCE 311 et dans le chemin de fer, c'est en songeant à ces jours abolis et dans l'espoir de les voir ressusciter. Je n'au¬ rais pas eu tant de force si d'abord je n'avais connu une ardeur si fervente, si je n'avais alors été replongé dans un si misérable abandon. Et mon esprit, qui ne sait guère se souvenir plus de ses joies que de ses peines, garde au contraire à présent une espèce de trace ineffa¬ çable des éclairs qui l'ont illuminé. Je ne saurais dire exactement quelle joie je me rappelle, mais c'est comme d'une effusion où je me serais dissous, répandu et même anéanti. Oui, je garde le souvenir comme d'une incroyable interruption de ma vie, d'une suspension miraculeuse de mon égoïsme, d'une transfiguration non pas volontaire et concertée, mais surprenante, et qu'une clarté miraculeuse accomplit. Il me semble que j'ai quelques instants vécu en Dieu dans une extase où ma conscience résorbée n'était plus que joie et que lumière. J'étais un torrent de délices. Et voici que de tout cela il ne reste plus qu'un souvenir et l'amer regret qui s'en nourrit. Voici qu'une telle légèreté est de nouveau inac¬ cessible. Si encore Dieu ne m'abandonnait pas, je pour¬ rais croire que j'ai raison contre qui souffre de ma con¬ version, que ma vérité vaut bien leur désespoir et jus¬ qu'à leur mort même. Mais la détresse de mon âme ne me permet que de pâtir davantage d'une dureté dont je m'accuse, qui me vaut des remords et que je ne par¬ viens plus à me justifier. Je perds pied, je m'enfonce, je lutte contre ma sécheresse et ne peux rien sur elle. Je disais, d'autre part, à ce triste V..., qui ne se console pas d'avoir perdu sa femme, que je ne croyais plus que Dieu fût un pis-aller de la douleur, mais qu'il nous envoie la douleur comme une occasion pour 312 MOI, JUIF faire retour à Lui. Et voici que je suis dans la douleur et qu'il m'est impossible de trouver, par un retour à Dieu, la moindre consolation ; je sens mon cœur sec et dur comme une racine, je voudrais qu'il éclatât, qu'il ne fût plus qu'une offrande d'amour, et je ne parviens pas le moins du monde à l'amollir. Mon Dieu, quel est cet abandon où vous me desséchez à présent ; que signifie cette dure épreuve par laquelle vous exigez que je passe à nouveau? Je ne croyais guère si vite y retourner, et que ce danger, dont je me réjouissais de me sentir menacé, je dusse sitôt y être figé et en mourir. Mon Dieu, ce n'est pas vivre, cette existence que je mène sans vous. Ah ! je vous en supplie du fond de ma détresse avec toute l'humilité lamentable d'un cœur qui confesse qu'il ne peut rien sans vous, ne m'abandonnez plus, Seigneur, dans ce dénûment excessif. Vous voyez bien que je ne suis pas encore bien vigoureux. Que vais-je devenir, mon Dieu, si vous ne me soutenez pas? Je chancelle et j'hésite. Mon Dieu, ne m'abandonnez pas encore, je ne crois pas encore assez profondément en vous, mon âme n'est pas encore assez retournée pour que vous la livriez à ses propres faiblesses. Mon Dieu, je vous en supplie, laissez tomber encore quelques grains dans cette terre aride. Je ne sais plus comment m'y prendre pour l'arroser. Et sa stérilité me désole. Je ne suis plus à présent comme du temps que j'igno¬ rais votre joie ; non, mon Dieu, je ne puis plus retourner à ma sécheresse, à mon aridité. Je m'oriente spontanément en tout événement comme si Dieu n'en provoquait aucun qui n'eût pour INVASION DE LA GRÂCE 313 but de me convertir davantage. Et c'est là vraiment, dans la médiocrité de ma foi et mon immense faiblesse, le signe mystérieux d'une volopté inconsciemment plus forte que mes raisons et qui, plus qu'elles, révèle l'essentielle authenticité de toutes mes démarches. La preuve qu'une puissance dont je ne dispose pas me dirige involontairement et me condamne à ces re¬ cherches. Oui, le fait de trouver partout le doigt de Dieu manifeste clairement que, lors même que je crois n'en avoir point souci, je n'en ai pourtant point d'autre que d'en chercher les traces. D'où vient donc une telle séche¬ resse, que j'ai l'impression que mon âme s'y déshy¬ drate et s'y racornit? Et comment est-il possible que sans la présence de la grâce en elle, cette âme soit si absolument dépourvue de tout moyen d'agir, de la plus minime puissance d'incantation? A une certaine altitude, et je ne sais où la situer, une rupture sépare mes profondeurs inaccessibles des eaux où je sais que je nage. Deux mondes se superposent dont le contact n'est pas facile à maintenir. Le visible est à l'invisible comme la quantité à la qualité. Comment s'étonner que l'invisible soit vaincu? Dieu et le diable ou le combat du nombre et de la valeur. Il grêle. Je traîne sur la route. Je n'ose rentrer chez moi. J'ai peur de moi. Quatre fdles passent en chantant, abritées sous leurs parapluies. 314 MOI, J 0 I F D'un troupeau sans berger, les brebis ne savent, que devenir. Ah ! nous ne pensons pas assez à la douceur de notre sécurité quand nous y sommes installés. Je comprends tout à coup la profonde vérité de ce qu'écrivait un jour Delteil pour s'en vanter : « La lit¬ térature d'aujourd'hui, d'après lui, était et devait être une littérature visuelle... » Il voulait dire temporelle, vouée au visible, niant l'esprit, contraire à Dieu et véritablement infernale. La littérature d'images pour les images, le bolchevisme matérialiste, la concupis¬ cence universalisée, voilà des symptômes qui se tiennent. Et je m'explique avec un long retard que la remarque de Delteil m'eût à la fois séduit et irrité. Adoration perpétuelle. — Tout le village a communié ; mais sans songer à la gravité de cet acte. Et moi, j'étais là, insensible, comme mort. Je sais pourtant que mes exaltations des jours passés n'étaient point artificielles, mais que c'est à présent que quelque chose me manque et que nulle bonne volonté, nul effort, ne parvient à insinuer en moi. C'est que je n'aime pas encore Dieu pour lui-même, mais pour la joie qu'il m'a donnée. Il faut faire un effort nouveau pour me détacher d'un cadavre. Oui, je confesse que sans Dieu je croujiis dans ma médio¬ crité ; et, si j'implorais la mort, tant je me sentais vil et peu digne de joie, c'était sans aucune littérature. Un seul instant m'émut, lors de la litanie des saints, quand mes ancêtres juifs furent évoqués, et que, parmi INVASION DE LA GRÂCE 315 tout ce peuple à demi païen, je sentis que moi seul pouvais témoigner de ma race jusqu'aux prophètes et jusqu'aux patriarches. Réintégré dans ma tradition. L'invisible a cessé d'agir ; jusqu'à présent nous vivions sur ses réserves. Voici les appétits déchaînés et nulle raison pour qu'ils se modèrent. Une génération de mufles vivant à la surface d'eux- mêmes, mais dans l'épaisseur de leur concupiscence ; j'en avais eu l'idée hier soir par l'éclat de la colère d'un garçon de passage. La vulgarité de son ignorance, son mépris de toute culture ou plutôt sa suffisante certi¬ tude que rien d'invisible ou simplement de spirituel ne pût le dépasser, cette manière de mettre sa bêtise au centre du monde, niant Dieu parce qu'il ne par¬ vient pas à Le saisir, cette terrifiante barbarie vêtue d'un costume bourgeois et d'un foulard de soie, cette grossièreté de chauffeur ausensoùKeyserling la définit (ainsi ce garçon inculte s'apprêtait précisément à deve¬ nir ingénieur électricien), cette vanité de dindon, cette béatitude irritante, voilà ce que je retrouve chez tous ces jeunes, chez tous, sportifs et littérateurs, communistes, royalistes et démocrates. Un néant à la place du cœur. Mais Valéry lui-même, le parfait Valéry, n'est-ce pas, à sa manière, de cette maladie du sens du divin, et dans une certaine mesure de cette barbarie qu'il croit combattre, qu'il est atteint? La génération qui monte ne comprend plus rien à Dieu. Dans quel désert nous sommes entrés ! Le préam¬ bule de la fin, L'optimisme d'un Keyserling me décon¬ certe. 316 MOI, JUIF Livre du Zohar. Tous les peuples du monde, même les peuples idolâtres ont connu sous un nom quel¬ conque ce degré de l'essence divine que l'Écriture désigne sous le nom d' « Elohim ». Un entraînement de deux mois a suffi pour me rendre étranger à ce qui depuis tant d'années avait été ma vie, la longue paresse après l'éveil, l'hésitation sur le choix du moment où quitter mon lit et l'absence de la méditation religieuse par quoi depuis deux mois, au contraire,-je sépare la nuit du jour. A la fois, je me trouve délassé d'une fatigue que causait la demi- insomnie de ces dix derniers jours et réintroduit dans une succession oubliée. Ainsi, ce matin je ne suis pas allé à la messe où je n'eusse pu communier et j'en profitai pour prolonger mon sommeil. Tout m'en semble extraordinairement rajeuni, mon corps et sa fatigue, mon âme et son indépendance, le jour même d'où Dieu est effacé. Il me faut bien me confesser que j'ai l'impression d'une détente, comme si j'avais rejeté une charge trop lourde. Et il est vrai que la tension de ces derniers jours fut horriblement pénible. J'avais beau faire : aucun exercice n'aboutissait ; je sentais ma pensée même incapable de poursuivre aucun sentier jusqu'au bout. Et mes efforts pour ranimer en moi un Dieu dont je me rappelais toutefois la douceur échouaient, de sorte qu'à ma fatigue physique cette autre s'ajoutait qu'aucune récompense ne venait allé¬ ger. Jours de sécheresse, jours nocturnes à travers les¬ quels je m'acharnais en vain pour faire fondre une espèce de glace où je me trouvais pris et sentir de nouveau couler la source de ma vie. Hier, malgré INVASION DE LA GRÂCE 317 l'adoration perpétuelle dont je m'étais tant réjoui par anticipation, j'assistai à tous les offices sans y prendre part et simplement entraîné dans ma consciencieuse et récente habitude. Ce silence de Dieu après une se¬ maine d'incroyable effusion a une grandeur apocalyp¬ tique dont je suis peut-être plus frappé encore que d'une prolongation de son intimité. Ce refus de Dieu, mon incapacité à y parvenir, cette espèce de châti¬ ment par le silence et la privation m'ont rendu ma pauvreté bien sensible ; et à quel point du médiocre je puis descendre quand cette force surnaturelle ne con¬ sent pas à me soutenir. En somme, je retrouve ma longue existence de ce proche jadis où je ne connais¬ sais que la société de mon indécision et d'où je ne m'étais guère avisé que je dusse jamais sortir. Mais je la retrouve avec la conscience que c'est un état de privation que j'eus la faveur imprévue de dépasser quelques jours et dont je ne puis plus oublier qu'il est possible de le dépasser. Si bien que la vague inquié¬ tude à laquelle je croyais que tout bonheur humain dût se réduire ne m'apparaît plus aujourd'hui que comme un passage infernal au delà duquel brille la vraie lumière et pourrait m'inonder encore la pléni¬ tude de la joie. Et, cependant, jusqu'au désir de la lumière me manque. Je suis inexplicablement satisfait de mon insuffisance, de sorte que le péché commis hier ne me vaut même plus de remords. Je me retrouve dans l'état d'avant mes illuminations ; et non seulement incapable de les ranimer, mais insoucieux de le faire. Je suis enfoncé dans la tiédeur. Je me la reproche — me la reproché-je même? — et ne parviens pas à m'en 318 MOI, JUIF défendre. L'impression de détente que je ressens à la fois physique et spirituelle n'est guère plus que la satis¬ faction de ma lâcheté. Enfin, je marque une victoire au compte de ma bête. Oui, c'est comme une absence parfaite de grâce, la privation non seulement de la joie, mais du désir de la joie. Non seulement de la fer¬ veur religieuse, mais du goût de m'y abandonner. A peu près où j'en étais quand commencèrent mes exer¬ cices spirituels, sauf que je possède maintenant la connaissance d'un autre état. Toutefois, malgré mon indifférence, je suis résolu à me soumettre de nouveau à ma discipline, comme si agissait ma volonté malgré moi et dans une espèce d'invraisemblable autonomie. Comme détaché du reste de mon être et se soutenant toute seule. Dans la médiocrité (que je sens et dont je ne souffre pas) où tout moi-même s'abandonne, son unique lumière traverse mes ténèbres d'une clarté lunaire qui les illumine et ne me réchauffe pas, mais qui néanmoins marque seule en moi une sorte d'unité souterraine. Ma volonté est ainsi devenue ma force la plus obscure ; et le souvenir de mes expérimentations, mon mystérieux inconscient. Comment m'en tirerai-je? Tout l'intérêt de ma vie se réduit à ce prodigieux inconnu de mon futur immédiat et à cette sensation où ma tiédeur même finit par se troubler d'une con¬ tradiction enracinée au centre de moi-même. Oui, vraiment, des drames qui se jouent en moi les dénoue¬ ments seuls me révèlent les secrets successifs. Et main¬ tenant il faut repartir de zéro. Il faut renaître, car je suis de nouveau isolé. Je ne sens plus mes racines dans la vie ni ma dépendance et mon ordre. Me voici pareil à quelque abstraction desséchée. INVASION DE LA GRACE 319 Mardi. La jeunesse du village pour célébrer l'Adoration perpétuelle a dansé toute la soirée au café de l'hôtel. Et j'ai senti chez tous ces paysans une gaieté si franche que mes tristes réflexions sur la jeunesse se trouvaient démenties. Il reste une vigueur saine dans les cam¬ pagnes. Comme si le mal et la suffisance imbécile, son inévitable compagnie, fussent privilège des cités. Ici l'invisible règne encore. L'homme n'est pas à lui-même son unique fin. Tout l'en détournerait : le ciel, la terre et l'irrégularité des saisons. Cela même qui a pour objet de nourrir les racines de l'esprit : la spontanéité et l'acceptation joyeuse du destin. Mercredi. Nuit de plus en plus épaisse. Prières, efforts, rien n'y fait. Je ne sais plus que devenir. Je me sens irré¬ médiablement abandonné. Dieu ne se donne qu'aux âmes qui se détestent. Oui, heureux les ennemis d'eux-mêmes. Israël se transmet des formes creuses, des paroles où ne circule plus la vie. Le royaume d'Israël n'est désormais que sur terre. Pour la Kabbale Dieu même semble être toujours un puissant monarque entouré de légions et qui ne se laisse émouvoir que par des 320 MOI, JUIF formules d'incantation. Cela seul qui lie Dieu aux hommes, c'est l'élection d'Israël. Le point suprême de la sagesse pour Israël, c'est la discussion de la loi, non pas l'amour mais la dispute. De quelque côté que je cherche, je ne trouve qu'un intellectualisme stérile bien éloigné des paroles du Lévi- tique : « Sanctifiez-vous et vous serez saints. » Et pour¬ tant la brillante féerie de la Kabbale semble cacher un mystérieux trésor sous le spectacle de ses abstraites richesses. Peut-être la Toute-Puissance du Verbe. Livre du Zohar. Le plus étrange de ce livre, c'est peut-être la conformité de sa vision du Messie et de Jésus-Christ. « Dieu caché, qui sera de nouveau caché après son apparition. » « Qui porte les douleurs et les peines de tout le monde. » « Tous les rois du monde finiront par déclarer la guerre au Messie et d'innom¬ brables Juifs éhontés abandonnant le Messie se ran¬ geront du côté de ceux qui déclareront la guerre au roi Messie. » « Le saint conjure l'oiseau et le Messie de faire dispa¬ raître du monde la royauté coupable, car peu nombreux seront à l'époque messianique les sages véritables. » Jeudi. Ce n'est évidemment pas Y Assassinat de Marie Roget que je commençai de lire avant de me rendre à l'église qui pût me disposer à la grâce. Ce n est point la couleur du ciel, gris depuis huit jours et sans une éclaircie. INVASION DE LA GRACE 321 Ce n'est point non plus mon état physique. Dans ces quinze jours de sécheresse, je fus bien souvent et plus et moins fatigué qu'aujourd'hui. Reste cette incompréhensible et merveilleuse trans¬ figuration, cette brusque, cette imprévisible inonda¬ tion de joie, cette légèreté inattendue et délicieuse de mes larmes. Enfin, j'ai senti de nouveau Dieu en moi, quelqu'un parlait à qui mes pleurs répondaient. Un cœur vivant gonflait de sang mes pensées rani¬ mées. Tout mon être de nouveau s'est senti vibrer dans son frisson reconnu. Mon Dieu, soyez béni, qui avez mis un terme à ma longue épreuve. Mon Dieu, soyez béni pour m'avoir tiré du fond de l'abîme. J'étais comme du bois mort et vous l'avez fait soudain refleurir. Soyez béni, mon Dieu, pour m'avoir incroyablement ressuscité. Non, je ne m'attendais guère à une si brusque invasion de votre grâce. Vous m'avez envahi, mon Dieu, vous m'avez piétiné comme une terre sensible, vous m'avez ensemencé et votre grain s'est mis aussitôt à germer. Miraculeuse irrup¬ tion ! Vous avez pénétré dans mon cœur et ma séche¬ resse a disparu. Soyez loué du fond de ce cœur où vous avez ramené la tendre joie de votre amour. Vous êtes un grand Dieu et je ne suis rien devant vous. Et tous mes efforts n'étaient de rien pour diminuer cette distance qui me séparait de vous. J'avais beau faire. Je ne me prenais plus aux mots que je m'efforçais de vous dire. Mes désirs ne résonnaient plus dans cette âme creuse. Plus rien de moi n'avait de sang, plus rien 21 322 .MOI, .1 U I F ne se faisait de chair. Et il a suffi que vous le vouliez pour m'abattre au moment que je ne savais plus com¬ ment m'y prendre. Ivresse délicieuse de ces larmes que vous faites couler. Quand donc, mon Dieu, serai-je assez pur pour vous conserver sans interruption dans mon cœur, pour vous cultiver comme une plante et que vous étendiez toujours en moi des branches tou¬ jours en fleur? Inspirez-moi, mon Dieu, un tel amour de cette joie qu'il me soit enfin facile de repousser tout ce qui risquerait de vous briser. Dieu fragile, Dieu capricieux et caché. Oui, faites qu'il ne m'ar- rive plus de ne rien pouvoir tirer de ce cœur. Cette détresse où quinze jours vous m'avez abandonné est trop affreuse. Mon Dieu, il n'est aucune joie com¬ parable à votre charité, Dieu juif, vrai Christ, fils de la Vierge, Dieu susceptible. Il n'est aucune amertume pareille à celle de vous avoir perdu pour qui sait quelle ivresse remplit un cœur qui vous aime. Et, maintenant, je songe moins à noter toutes les démarches de mon âme qu'à découvrir enfin la disci¬ pline pour devenir plus pur, pour gagner un plus haut point de charité. Dans mon chapelet, hier soir, bien que sans ferveur, j'avais dit à la sainte Vierge : « Faites que je désire Dieu moins pour la joie qu'il me donne que pour le louer Lui seul. » Et je lui demandais aussi ce bien presque inaccessible d'une humilité véritable. Est-ce réponse à ces vœux qu'en l'absence de grâce INVASION DE LA GRÂCE 323 mes lèvres seules formulèrent? Le charitable accom plissement de mes tristes efforts? Priez pour nous, sainte Mère de Dieu, afin que nous devenions dignes des promesses de Jésus-Christ. Me voici donc de nouveau ressuscité comme un noyé plus mort qu'à demi. Puis-je encore douter de la grâce, puis-je douter encore du miracle? Ah ! fasse Dieu que je meure dans un tel état de plénitude et de joie que le passage me soit aisé. Et lorsque le prêtre traversera l'église un bâton à la main, précédé du petit enfant de chœur et accompagné de son chien pour venir à travers champs jusqu'à moi, quand mes yeux s'ouvriront sur mon dernier jour, qu'il n'y aura plus de crépuscule, ni plus de nuit ter¬ restre et que le fidèle soleil ne se lèvera plus, je vous en supplie, mon Dieu, quand vous viendrez à moi du fond de l'éternité, épargnez-moi la tiédeur. Que ce passage m'assure votre possession accomplie. Avoir le cœur pareil à ces montagnes, mâchoires béantes et avides de ciel. Ce matin encore, bien que fatigué par une nuit presque blanche, je retrouve fidèle en moi la grâce qui est besoin de Dieu et amour. La grâce, c'est d'être dis¬ posé à l'amour et souhaiter de s'y sacrifier. Ne rêver que de Le servir. C'est le besoin d'immoler à son éter¬ nité les contingences de soi-même. Genèse d'un poème. — « Combien serait intéressant un article écrit par un auteur qui pourrait raconter MOI, JUIF pas à pas la marche progressive qu'a suivie l'une quel¬ conque de ses compositions pour arriver au terme défi¬ nitif de son accomplissement. » N'est-ce pas l'exclusif sujet de ce journal que l'histoire de lui-même, du déve¬ loppement à partir de l'incrédulité jusqu'à la posses¬ sion divine de mon seul esprit. Il me semble que j'ai par l'effet d'une grâce ininventable surenchéri sur le vœu d'Edgar Poë en identifiant le sujet du livre et celui de l'article dont il parle, essayant de m'expliquer avec minutie non pas seulement le développement tech¬ nique mais l'engendrement de la foi dans l'âme même et du même coup la manière dont se concertaient mes efforts quotidiens. Je m'étonne d'avoir pu y atteindre sans rien négli¬ ger des détails, de n'avoir pu y atteindre précisément qu'à force de les noter, bien que leur utilité finale et jusqu'au rôle qu'ils tenaient dans mon jeu ne cessassent de se dissimuler. Mais tant d'efforts, et si décomposés qu'ils se livrent, ne serviront-ils qu'à moi seul? Hors d'une certaine curiosité esthétique qui ne me touche guère, ne s'en dégagera-t-il aucune puissance d'entraînement? En dehors d'une imprécise communion par les arts, sommes-nous à jamais incapables d'aider qui que ce soit par le récit de nos propres efforts? Deux âmes ont-elles jamais suivi la même route? Il y a deux classes d'êtres, les êtres sociaux et les êtres religieux. Le monde est le buvard de Dieu. Le catholicisme n'est pas religion sentimentale. C'est la voie de la vie. INVASION DE LA GRÂCE 325 Non seulement il nous faut dépasser l'étiage de la morale strictement humaine mais le stade social et enfin celui de notre personnalité. Ne plus vivre en soi, ni pour soi. Plonger jusqu'aux régions secrètes de nous-mêmes pour en arracher cette âme dont l'âme quotidienne n'est qu'un accident. Extraire de la ma¬ tière brute de la conscience ce métal précieux : l'éter¬ nité. C'est ce que le catholicisme bien compris en¬ seigne : parvenir à l'être qui en nous ne souffre ni ne jouit des accidents temporels et qui est plus nous que nous-mêmes, qui — à la fois capable d'un mépris et d'un amour infinis — consent à offrir èn sacrifice son enveloppe charnelle, et qui enfin nous fait part dans l'énergie de l'univers. Nous ne sommes aujourd'hui si désaxés et si mal¬ heureux que pour nous attarder à une partie caduque de notre être ; pour ne pas avoir su nous en délivrer, notre âme nous déborde. Nous devrions être pareils aux arbres, ces araignées velues qui prennent le ciel dans leurs toiles. Dimanche. Brusque surrection dans mon esprit, ce matin, à l'église, de la dualité sensible de chaque être. « Cette famille est une nichée de chiens », disait Rimbaud. Et Pascal dans l'homme voyait sa grandeur et sa misère. C'est cela même, mais sous cette forme de l'éternel et du transitoire de chaque âme. Nous ne nous connaissons guère. Je songeais à l'invraisemblable nouveauté d'un art 326 MOI, JUIF qui manifesterait continuellement un tel dialogue — une poésie qui fût ce double hérissement. Quel comique ! Quelle tragédie! Voilà qui éclairerait la contra¬ diction de nos actes, leur double interprétation per¬ pétuelle. Nous sommes hantés — c'est le mystère à domicile et pour l'éternité. Quant aux bêtes, c'est plus simple. Ce sont conden¬ sations à l'état presque pur d'une telle force d'amour qu'elles prévoient les saisons, construisent des nids pour une génération qu'elles ne connaîtront pas. Le propre de l'homme, c'est de rire et de pleurer. D'avoir par-dessus l'âme indivise une charge person¬ nelle, son originalité et la cause de son enfouissement. Le propre de l'homme, c'est surtout de devoir recourir à sa volonté pour louer Dieu, d'en avoir d'autant plus besoin qu'il est plus individualisé. Nous sommes à la rencontre de l'ange et de la bête, qui l'un et l'autre, chacun à sa manière, dans chacun de ses gestes, confesse Dieu. Nous ne le confessons qu'à force d'efforts. Quand tout leur est facile, c'est peiner qu'il nous faut. Anges déchus? Bêtes qui se divinisent? Nous sommes à distances égales. Le propre de l'homme, c'est d'avoir le choix, c'est de pouvoir se dominer. Curieux êtres ! Et d'exception. Et si délicats. Pauvre interview de Valéry dans la Petite Gironde. Ses grands hommes sont Giraudoux, Morand, « dignes héritiers du dix-huitième siècle » ! Mais le clou, c'est cette question du reporter : Ne trouvez-vous pas, dit-il, qu'il y a trop de roman- INVASION DE \. A G 11  C E 327 ciers catholiques? Et Valéry, jadis si fin, ne sentant pas l'absurdité d'une telle question, répond que c'est bien sûr. Sa foi dans l'intelligence exsangue, dans l'intelli¬ gence réduite à ses seuls moyens, dans la raison toute- puissante et divinisée, est à la fois absurde et irritante. L'aveuglement des rationalistes dépasse tout autre. Et ils se trompent doublement, se trompant avec mesqui¬ nerie. Ils ne voient pas que Dieu est puissance organique. Leur attachement aux seuls objets de la pensée dis¬ cursive, aux seuls objets susceptibles de se diviser visi¬ blement, les fait aller comme des myopes, les yeux par terre. Cette interview m'apprend enfin que Delteil est l'un des « romanciers catholiques ». Tendance des esprits à croire que ce qu'ils ne com¬ prennent pas dans les autres esprits est illusion ou comédie. À l'impénétrabilité de la matière correspond celle des âmes, complétée par un aveuglement perpétuel qui empêche les hommes de la discerner. Nous ne nous fai¬ sons jamais comprendre qu'approximativement. Très belle démonstration (?) de la nécessité pour ia matière d'être finie, dans Y Eurêka de Poë. Remarquer aussi la démonstration géométrique de la diffusion des atomes hors de l'unité originelle. Cette étude tendrait à prouver que les sciences humaines correspondent à des modes d'opérer de Dieu. Logique, morale bien com¬ prises seraient également modes humains parallèles à certains modes divins et qui nous donnent une idée 328 MOT, JUIF de ceux-ci. Mais ce qui m'intéresse, ce n'est pas le mode d'opérer de Dieu pour diffuser sa simplicité en une infinité de parcelles, son unité en diversité ; c'est le moyen pour l'homme de regagner cette unité. Ce que le Christ nous enseigne. En un mot, moins la méthode de la création que la" méthode par laquelle réintégrer le Créateur. « Que la nature et que le Dieu de la nature soient distincts, aucun être pensant n'en peut douter», dit-il encore. Et ceci qui correspond si étrangement à la loi morale formulée par Dostoïevsky (chacun est responsable pour tous) et à celle de saint Paul (se faire tout à tous) : « Chaque loi de la nature dépend en tous points de toutes les autres lois et toutes ne sont que la conséquence d'un exercice primitif de la volonté divine. » Eurêka. Admirables pages (154 à 156) sur la confir¬ mation de la théorie des nébuleuses par l'absence de toute nébuleuse visible ; et aussi sur les erreurs qui ont mené Laplace à la découverte d'une vérité absolue. « Le dessein du Tout-Puissant... d'établir la plus grande somme possible de rapports. « Le soleil doit être considéré comme un des types de ces agglomérations innombrables qui ont commencé à se produire à travers la sphère universelle lorsque s'est retirée la volonté divine. » Différence entre Maldoror, repris et achevé ce matin, et Eurêka. Tandis qu'il n'y a pas moyen de sauter un mot de Poë, on a parfois envie de sauter des pages INVASION DE LA GRÂCE 329 entières de l'autre. Littérature gratuite et poème essentiel. Je n'ai au fond de goût que pour celui-ci. Qu'aucun mot ne soit prononcé qui n'ait son rôle nécessaire. C'est condamner à peu près tout. Voilà le vrai lyrisme métaphysique, la vraie pos¬ session de l'unité. Coïncidences? Il y a environ deux mois, je recevais de C... une lettre où m'était citée une phrase de saint François de Sales que j'a1. ais lue le matin même. Il y a huit jours, D... m'écrivait pour m'offrir la Kabbale, alors que la veille je l'avais terminée. Enfin, hier, Eurêka, que j'étais précisément en train de lire, se trouvait mentionné dans la Petite Gironde, sans doute pour la première fois." De même que C... auparavant ne m'avait jamais parlé de saint François de Sales, ni D... de la Kabbale. Lundi. Depuis quatre jours, la grâce de Dieu si brusquement revenue ne m'a plus fait défaut — non qu'elle ait éclaté dans ces sanglots et ces cris qui une semaine précédente m'étoufïaient. Mais je la sentais présente en moi, à demi lumineuse, mais présente ; et m'épargnant l'effrayante angoisse des jours passés, cette tiédeur médiocre, cette impression d'être abandonné, de n'avoir de nouveau plus aucune raison de vivre. Elle était là et quand je me prenais à y songer elle affleurait ma conscience. Elle était comme une gardienne vigilante mais discrète et dont la simple présence irradiait une espèce de sérénité vague et suffisante. Avant-hier, un 330 MOI, JUIF peu souffrant, je n'étais point allé à l'église. Hier, j'y étais tout de même. Hier, c'était dimanche, et le dimanche (tant de bruit autour de moi, tant de visages pour me distraire) ne m'est jamais très favorable. Enfin je m'étais tellement enthousiasmé pour Eu¬ rêka, que la nuit avait été assez agitée et que j'étais éveillé depuis longtemps quand, à cinq heures, l'An¬ gélus sonna, puis une demi-heure après et, bien inat¬ tendue, la messe. Je m'enquis. On m'expliqua que les prêtres devaient aller dans la montagne porter à des malades et aux vieillards les Pâques. Je retrouvai ma petite église d'avant le Carême presque vide, silen¬ cieuse et encore pleine d'ombre. J'étais ravi. Je n'arrive pas à me convaincre que plus il y a de fidèles mieux ça vaut. Et sans doute cet amour du silence pour aimer Dieu, ce goût de la soli¬ tude au pied de son autel, signifie moins la jalousie de ma foi que l'éloignement où me met de Dieu même la pensée que tant de gens ne le confessent que du bout des lèvres, qui feraient bien mieux de rester au lit que de se déranger pour cela. C'est l'obscure impression que peut-être ces piétés ne sont que de façade, que tous ces marmottements ne viennent pas du cœur et qu'enfin le royaume de Dieu est offensé par l'intru¬ sion de tant de païens qui se servent d'une habitude déplorable pour commettre une effraction si doulou¬ reuse, oui, c'est plutôt l'horreur du vide de ces âmes et du mensonge qu'elles se font, que le goût de la soli¬ tude, qui me la fait chérir si jalousement. Et mes pre mières larmes de ce matin, c'est la pensée de devoir un jour confesser Dieu dans des catacombes qui me les fit verser, quand ne subsisteraient plus que les fidèles INVASION DE I. A GRÂCE 331 résistants, ceux qui vraiment porteraient Dieu clans le fond de leur cœur et pour qui le martyre serait plus doux que de L'abandonner. La première messe finis¬ sait. Précédé d'un petit berger détaché, pour la cir¬ constance, à porter devant lui la lanterne et agiter la clochette, le curé s'en alla balançant Dieu sur sa poi¬ trine. L'image des montagnes qu'il allait traverser pour porter à un vieillard, dans une petite maison perdue, ce Christ qui s'en est remis aux hommes de Le distri¬ buer, l'image aussi de la fête que ç'allait être dans cette chaumière des montagnes, me bouleversèrent ; et j'étais fondu en pleurs quand le prêtre et l'Hostie, traversant l'église, ouvrirent la porte et s'enfoncèrent dans le brouillard. Quand je dis que j'étais fondu en pleurs je voudrais me rappeler toujours à quel point c'était vrai ; et cju'il me fallait littéralement me cacher le visage pour ne pas offrir aux gens un spectacle si ridicule. D'où vient donc qu'hier, déménageant mes affaires d'une chambre à l'autre et passant devant de beaux jeunes hommes en partie fine avec de belles demoiselles, je cachai le petit crucifix que les jours précédents j'avais éprouvé l'irrésistible besoin de poser sous mes yeux devant mon lit et dont il ne me semblait plus pouvoir désor¬ mais me passer? Honte de confesser ma foi? Gêne de l'exposer à des regards profanes? Ces sentiments se mêlaient en moi d'une manière à la fois délicate et scandaleuse. Il est vrai que je ne sais aimer Dieu et m'en faire l'aveu qu'à l'église ou dans le silence de ma chambre. Hier soir même, de voir les garçons du vil¬ lage en train de s'amuser dans le jardin, s'arrêter brus¬ quement quand sonna l'Angélus, se découvrir et faire 332 MOI, JUIF le signe de croix, me combla de joie ; et pourtant, de ces gens qui confessaient le même Dieu, je dus me détourner pour prier. Tout regard sur moi quand je m'enfonce dans l'amour du Père me semble indiscret et me met en déroute. J'ai encore bien des progrès à faire. Le vicaire ayant dit la messe, précédé d'un autre garçon, moins familièrement que le curé, à son tour s'en alla. Il ne laissait point l'enveloppe de l'Hostie se balancer sur sa poitrine. D'une main il s'appuyait sur son bâton et de l'autre soutenait Dieu avec res¬ pect. Cette traversée de la nef, ce départ du prêtre malade, débile et qui ne cesse de souffrir, vers je ne sais quelle autre solitude des montagnes, m'émut encore davantage. Et je bénissais Dieu de s'être fait la nour¬ riture du cœur en consentant à cette miraculeuse humiliation de se multiplier dans la blancheur et la rondeur de l'Hostie. Ce n'est point la porte du ciel qui s'ouvre à la consécration, c'est le flambeau divin qui s'élève pâle encore et que perçoivent seuls ceux qui font en eux silence pour l'adorer. C'est une lumière translucide que les mains du prêtre élèvent et pré¬ sentent au peuple. J'imaginais réellement, substan¬ tiellement, cet esprit de vérité pénétrant dans la pauvre maison où l'attend quelque malade. Et je songeais à cette grâce incroyable que Dieu me concède de pouvoir chaque jour Le recevoir dans la nuit de mon cœur, de pouvoir si facilement L'adorer à mon aise quand tant d'âmes sont condamnées, soit maladie, soit éloignement de toute église, à une privation perpétuelle. Et je me disais aussi qu'auprès de ces malheureux à qui manque tout secours et qui pourtant sont bien forcés de vivre INVASION DE LA GRÂCE 333 réduits à leur seule force, à la faiblesse de leur force, j'ai bien peu de mérite, comblé comme je le suis, de faire des progrès dont je me félicite, que j'ai bien peu de raisons d'être fier ; que serais-je sans ce secours perpétuel? Quand toute l'église fut vide, je me décidai à lire l'Évangile du jour, et c'est alors que je m'aperçus que la veille avait été le dimanche de la Passion et que ce serait déjà le prochain celui des Rameaux. Et que toute ces croix voilées le signifiaient et que je les avais lon¬ guement regardées — pensant même que jamais aucun être ne m'avait inspiré tant d'amour que ce symbole de deux droites qui se croisent, et spécialement ce sym¬ bole voilé dont il ne m'apparaissait plus qu'une vivante abstraction. Oui, je m'avisais tout d'un coup du sens de ces voiles ; et que le jour était venu, à la dérobée, alors que je l'attendais ; et que tout de même il avait réussi à me surprendre, et qu'un tel sommeil dans le temps même que je croyais veiller avait quelque chose de surprenant et même de tragiquement symbolique, de surnaturellement réel et de révélateur. Je lus les Évangiles de dimanche prochain, parce qu'ils sont très longs et qu'ils racontent la mort du Christ et que, n'ayant point touché aux Évangiles de¬ puis près de trois mois, j'étais curieux de ce que j'allais Y comprendre à présent. Mais d'abord je pris celui de la Passion, celui où Jésus et les Juifs une fois de plus s'affrontent et où l'incompréhension des Juifs éclate avec tant de force en réponse aux paroles du Christ qui confesse Abraham, et la joie d'Abraham et qu'il était lui-même avant qu'Abraham ne fût. Jamais je n'avais eu la si vive sensation de deux plans parai- 334 MOI, JUIF lèles, des tinés éternellement à ne pouvoir se rencontrer ; de deux plans inconciliables et pourtant irréfutablement conjoints dans chaque être, le plan de l'esprit sur lequel tout paraît si simple à Jésus, et le passé et le futur sont à portée de sa main comme le présent même ; tandis que sur leur plan charnel les Juifs s'obstinent et diabo¬ liquement se moquent de Jésus, sans s'apercevoir qu'ils ne parlent pas même langage et qu'ils ne comprennent rien aux paroles de Jésus, et que pourtant elles sont si simples, évidentes ; mais ils sont incapables d'y reconnaître ce que les prophètes ont dit, ce qu'eux- mêmes attendent. Enfin cela me valait une sensation très analogue à celle de m'être laissé surprendre par le dimanche de la Passion et de ne m'être pas aperçu de sa venue dans le temps précis que je croyais ne songer qu'à lui et que j'étais bien tranquille et que je dormais sur mes deux oreilles. L'épaisseur de la bêtise des Juifs en face de cette parole diaphane du Christ, ce sombre corps à corps qui se prépare, qui a déjà lieu, cette immense impénétrabilité de la matière à l'esprit qui s'offre pour la sauver, ce tragique colloque des deux parties de l'homme et leur irréductibilité absolue se dressaient sur ces feuillets de l'Évangile avec un tel relief que j'étais confondu de ne m'en être encore jamais avisé. Les paroles du Christ m'apparaissaient dans toute leur immanente clarté si véritables, si évidentes, si accomplissantes que la surdité des Juifs n'en était que plus miraculeuse et plus émouvante. Cet Évangile n'est pas seulement l'histoire du Christ et de ses démêlés avec les Juifs, mais la figure même de notre profond dialogue et l'invitation à le résoudre, l'appel auquel il est impossible de ne pas se soumettre après INVASION DE LA GRÂCE 335 qu'on en a compris le sens intime, l'évidence humaine et personnelle. Après quoi, je lus les versets de saint Matthieu sur la Passion du Christ, et là aussi des évidences me ren¬ versèrent qui, jusqu'alors, ne m'avaient guère arrêté. La fuite des apôtres lors de l'arrestation du Christ, le reniement de Pierre, le remords de Judas ont un sens éternel et qu'il était impossible aux évangélistes de connaître humainement au moment qu'ils relataient de tels faits. La parole de Dostoïevsky dans les Frères Karamazov à propos des trois tentations de Notre- Seigneur, cette remarque que dans les offres du diable toutes les damnations des millénaires futurs sont con¬ tenues et si précisément condensées et dépeintes que seul le diable peut les avoir ainsi proposées, ramassées et proposées, l'étonnement de Dostoïevsky est un de ces quelques petits faits qui ont eu sur ma plus profonde conscience une influence déterminante — un de ces petits faits analogues à la phrase de Gide, jadis, à telle ligne de Valéry — c'est pour subir l'empreinte de tels et si imprévisibles éclats de la conscience d'un autre que nous sommes obligés de tant dire et de tant écou¬ ter. Eh bien, c'est cet inoubliable étonnement de Dos¬ toïevsky qui revint me visiter ce matin, lorsque je lus ces pages de l'Evangile. Que les apôtres aient aban¬ donné Jésus, mais surtout que Pierre sur qui toute l'Église s'est fondée et qui, dès le début, du temps même que s'écrivait cet Évangile, se donnait, était reconnu pour l'apôtre du Christ, son premier disciple et son ami, qu'il ait consenti à prêcher un Évangile où son rôle était si ridicule, où sa lâcheté était si publi¬ quement dénoncée, que ce soit précisément sur cette 336 MOI, JUIF faiblesse du premier apôtre que toute la solidité de la première Église et de toute l'Église à venir fût bâtie, me paraît, comme les offres du diable à Dostoïevskv, un témoignage miraculeux. Car il était impossible autant à Matthieu qu'à Pierre de prévoir, à ce moment que l'un écrivait et que l'autre prêchait, l'importance éternelle d'un tel aveu ; mais tout au contraire ils eussent dû, s'ils n'avaient pas accompli véritablement le dessein de Dieu, cacher la faiblesse des apôtres et faire croire qu'à leurs yeux la divinité du Christ n'avait pas cessé d'éclater avec une irrésistible évidence. De tels aveux valent tous les miracles, car ils contiennent et révèlent avec une telle surabondance le caractère même du Messie annoncé par les prophètes, ils con¬ densent si simplement l'essentiel de la nature cachée de Dieu, qu'encore, une fois il me semble impossible qu'un esprit humain ait pu l'inventer. C'est d'une can¬ deur tellement abracadabrante et si riche de consé¬ quences qu'on est abruti d'une telle simplicité de la part d'un publicain et d'un pécheur. Je songe à l'ad¬ miration qu'éveilla l'aveu de Gide à propos de la honte qu'il eut de serrer la main de Wilde, en public, après sa condamnation. Mais sur quel plan infiniment supé¬ rieur, infiniment inaccessible se place cet autre respect humain, cette gêne de Pierre, cet aveu malgré lequel ou plutôt grâce auquel il fondera l'Église universelle. Quant aux remords si prompts de Judas, encore une de ces inventions de l'Esprit-Saint où laqoossession de l'homme ou plutôt sa location, soit par Dieu, soit par le diable, est mise dans une espèce de blafarde et caverneuse évidence. En deux lignes, tout le drame intérieur de qui ne se possède pas est jeté au jour, INVASION DE LA GRÂCE 337 cruellement vidé comme un abcès. Et Matthieu aussitôt entreprend un autre sujet. Un tel génie de l'allusion dépasse l'humain. Faites, mon Dieu, que je ne sois jamais possédé, comme Judas, car je sais bien qu'il est responsable et tout de même il ne pouvait faire autrement. D'ailleurs, Jésus savait en acceptant Judas comme disciple qu'il serait livré par lui. S'il le choisit tout clc même, ce ne peut être pour une autre raison que d'ac¬ complir les Écritures. Parce que sa propre vie ne comp¬ tait guère, mais sa mort, telle mort et non pas n'importe laquelle. On n'en finira jamais d'expliquer Mes Evan¬ giles. Du point de vue de la dualité humaine où je ne puis plus m'empêcher de me placer, tout y apparaît évident et lumineux — tout ce que dit Jésus, d'une simplicité accablante, tout ce que disent les Princes des prêtres et les pontifes, d'un incroyable aveuglement, d'une diabolique obstination dans la nuit littérale. Oui, de plus en plus, je sens que c'est moi et non pas tous ces Juifs soi-disant fidèles qui suis fidèle au Dieu vivant, je sens que j'ai repris le flambeau de la Bible, qu'un lien étroit me relie à mes grands ancêtres. Fils d'Abraham, de Moïse et d'Isaïe, comme Jésus qui « étant dans la nature même de Dieu ne pouvait pas croire que ce fût pour lui une usurpation d'être égal à Dieu. » (Saint Paul.) Lettre à W... —« ...Ah ! si vous saviez comme je suis heureux. Dieu m'a comblé de telles grâces que je m'en trouve émerveillé... Le miracle, c'est que j'ai trouvé Dieu en moi. Oui, je suis ahuri de ce que je suis devenu. Non que je me fasse d'illusions sur la part que j'ai 22 338 MOI, JUIF eue à cette transformation ; je n'y suis pour rien. Dieu a tout fait. Il m'a pris par la main et i l ne m'a plus lâché, sinon quelques jours où je fus dans une détresse bien grande. Mais alors mes réserves de joie m'ont servi. » Mme Y..., me parlant de tel petit écrivailleur qui vivait à Cambo où « il avait une liaison », ajouta : « mais il est mort en chrétien ». Je n'oublie pas que le Christ a pardonné au bon lar¬ ron. Et pourtant une telle générosité me demeure étrangère. Il ne s'agit pas de mourir en chrétien, mais d'y vivre. Recevoir l'Hostie en viatique n'est guère malin. Il est plus difficile de se vaincre chaque jour dans ses débordements. Cette expression de « mourir en chrétien » me semble insipide et m'exaspère. Le satyre du village a communié dimanche avant la grand'messe. Comme me le dit encore Mme V... après avoir beaucoup blâmé une pareille publicité, « à tout péché miséricorde ». Une telle indulgence, seul le catho¬ licisme l'autorise. Et cela me semble merveilleux. « Et ce cœur divin, c'est notre propre cœur. » Dans les dernières pages à'Euréka se dessine cette idée, qui fut mon unique lueur dans la longue nuit où je me suis débattu, de Dieu en nous. Comme conclusion à l'Eurêka, je pose la vérité du catholicisme. Si je me trompe dans l'assimilation que je veux faire, que m'importe? Je ne tiens plus à mes idées que dans la mesure ou l'Église m'y autorisera. Mes erreurs ne me sont chères que pour l'appui INVASION DP: LA GRÂCE 339 qu'elles m'ont donné. Le but seul, enfin atteint, cette foi catholique inespérée, voilà ce qui m'attache, mais non plus aucune originalité dans l'interprétation de ses vérités. Si l'on croit — et quel Juif ne le croit? et je suis sur ee point plus Juif qu'aucun Juif— que le peuple hébreu est le peuple élu, quelle difficulté y a-t-il à penser que la Vierge, fleur suprême de cette longue culture, ait été capable d'enfanter par le Saint-Esprit? Je me sens d'autant plus Juif que plus catholique. Donnez-moi de chercher Dieu d'un cœur insoucieux de sa propre joie. Tel est le vœu que du fond de l'âme j'ajoute ce soir à mes Ave. Si, comme je le pensais un jour et comme je le crois de plus en plus, le péché est de prendre pour fin un moyen quel qu'il soit, la con¬ clusion qui s'impose, c'est que l'erreur est la racine de tout .péché. Il n'y a de vice que spirituel. Mardi, Je me suis levé tôt pour aller jusqu'à Ilasparren. Heure où les enfants des montagnes arrivent au vil¬ lage pour l'école. Trois d'entre eux traversent le cime¬ tière, s'arrêtent un instant devant une tombe, se signent et prient. Cinq petites filles en entourent une plus petite encore qui porte à la maîtresse, dans un rameau bien feuillu, une rose rose. Le petit séminariste s'amuse avec le chien du voisin. Cependant qu'une poule oubliant de gratter la terre s'éloigne, un 340 MOI, JUIF morceau de papier de soie dans son bec dressé. Un oiseau s'envole avec un long brin d'herbe. Fraîcheur de ces gestes, franchise sans artifice. Le fond du cœur y transparaît. Et, pour achever ce tableau de bêtes et de gens, le buraliste, auprès de qui je m'arrête un instant pour causer, me dit que la misère dans ce pays est inconnue. Journée à Hasparren. — Pas de Jammes. Mais stu¬ péfiante découverte de Soloviev. Je le lis avidement, assis sur une tombe, au soleil, l'ayant commencé ce matin à la quatorzième station du Grand Calvaire. Nuit du 5 au 6. 11 n'y a pas de mal dans le monde. Il n'y a qu'une effrayante résistance au bien. L'ignorance propre à notre pesanteur. Je songe en tremblant à cette parole que j'ai tou¬ jours cru que Jésus m'avait dite en septembre 1914, en Artois : « Tu seras sauvé si tu m'aimes. » J'ignorais dans ce temps et le sens de Dieu et ce que pût être l'amour du Christ. Et voici que cet amour m'a sauvé par une incomparable grâce. Et quand je me rappelle la simplicité avec laquelle s'accomplit mon salut, par une réception respectueuse mais sans foi de la com¬ munion quotidienne, jusqu'à ces jours où l'Hostie m'est devenue enfin nourriture indispensable et Dieu vivant dans ma bouche et mon cœur, les voies divines INVASION DE LA GRÂCE 341 m'apparaissent encore plus cachées, encore plus inson¬ dables. A présent, chaque mot du Pater résonne en moi, non plus d'une façon panthéiste et véritablement athée, car ce théisme est athée, non plus comme du temps que je le prononçais sur mon lit d'hôpital, mais à la manière catholique. A présent chacun de ces mots est l'affleurement de mes vœux les plus profonds, des seuls souhaits que je sois désormais capable de nourrir. Car enfin Dieu est en moi ; mais tellement com¬ battu par mon ignorance, ma faiblesse et cet irres¬ pect de moi-même qui m'a fait hier encore Lui préférer l'amer plaisir et sans joie de ma chair, tellement fra¬ gile que c'est tout mon drame intérieur que l'oraison dominicale résume et concentre dans sa demi-douzaine de phrases essentielles, d'obscures, de magiques et vraiment d'essentielles incantations. Le catholicisme est mon propre drame. L'histoire de Jésus : celle du cœur même, ce pauvre cœur humain tel qu'il voudrait et ne peut devenir. Soloviev où, dans un émerveillement stupéfait, j'ai découvert hier toutes mes « pensées » sur Dieu, le dit avec une force sans égale ; c'est toute l'humanité que Jésus a transformée, faisant descendre en elle la gloire divine et nous rapprochant de l'inaccessible transcen¬ dance de la Divinité. Chaque parole de l'Évangile est maintenant éclairée pour moi de cet indubitable jour ; chaque cérémonie, chacune des formalités que j'acceptais sans comprendre, la confession, sacrement adorable et vraiment lessi¬ vant. 342 MOT, JUIF Ainsi aujourd'hui ce nouveau péché m'affecte d'une douleur plus forte mais épurée du désespoir. Il est moins paralysant qu'au début. J'en ai de la tristesse et presque de la pitié — je m'y reconnais si faible. Le remède est auprès qui m'empêche de me décourager. Le propre de l'enseignement du Christ, c'est de nous donner la force de reprendre notre effort sans lassi¬ tude, sans nous laisser affecter par les obstacles de notre route. Ainsi cet acte ne m'empêche pas de sen¬ tir en moi la ferveur de la grâce. Il m'empêche de m'y abandonner, exigeant d'être d'abord lavé. Si le sacre¬ ment de la confession n'agissait si puissamment je m'enfoncerais de plus en plus en lui. L'important, c'est de ne pas laisser l'impureté souiller l'âme. Oui, malgré mes turpitudes et ma grande lâcheté, je vis le chris¬ tianisme incorporé jusqu'à la moelle. Ma substance et ma chair. C'est comme si une enveloppe intérieure où je tour¬ nais à la manière d'un écureuil et sans y voir eût éclaté. J'ai l'impression d'une délivrance surnaturelle. Le jour après la percée du tunnel, le jour qui rend tout d'une éberluante simplicité. Ce qui m'étonne le plus à présent, ce n'est plus ma pensée que je saisis enfin dans son unité complexe, évidente et totale, d'un seul coup, dont l'harmonie me semble enfin toute naturelle. C'est le mystère des voies suivies, l'infaillibilité des efforts que j'ai faits sans conviction, par conscience et bonne volonté, pour voir si ça allait aboutir, et à quoi — mais sans y croire —- et qui à mon insu me menaient vers une vé¬ rité dont je parlais parfois à la manière d'une impro¬ bable hypothèse, mon reflet le plus exact — ma vi- INVASION DE LA GBÂCE 343 vante plénitude ! Comme si une intelligence en moi. à laquelle je n'avais de part que parle prêt que je lui faisais de ma bonne volonté, connût la sécurité des sentiers que je suivais quand je persistais moi-même à l'ignorer. C'est la précision avec laquelle agirent en moi des forces inconscientse qui me stupéfie — leur tranquille démarche, et d'avoir atteint ce but que je vois bien qu'il m'eût été impossible d'atteindre autrement, mais dont je croyais pourtant que parler même était folie. Et c'est pourquoi est si forte en moi la conviction que l'humanité est à la veille de se convertir, non que je sois tenté de généraliser mon aventure à l'excès, mais parce qu'elle porte aussi sans le savoir Dieu en elle et qu'il suffirait d'un simple déclenchement. En somme, le miracle est pour moi réellement inséré dans la vie, à la fois inexplicable et naturel, tant j'ai fait une sûre expérience de l'action directe de Dieu sur le monde, de la facilité stupéfiante avec laquelle sa trans¬ cendance agit selon des modes immanents. Misérables ceux qui cherchent Dieu dans des livres ou croient le combattre par des textes, quand ils Le portent en eux-mêmes. « Ce pain est ma chair, ce vin est mon sang. Celui qui mange ma chair et qui boit mon sang vivra éter¬ nellement. » « On ne peut aller au Père qu'à travers moi... Je suis la voie, la vérité et la vie. » Soyez béni, Seigneur, qui m'avez ressuscité d'entre les morts. 344 MOT, JUIF Comme je disais au vicaire, à qui je venais de me confesser, combien c'était curieux que ma faiblesse charnelle n'eût pas chassé Dieu et qu'il eût reparu presque aussitôt après, il eut cette réponse admirable : « C'est que le diable est « aussi fort. » Évidemment il ne s'est pas rendu compte à quel point ces mots étaient admirables, car, en somme, la merveille, c'est qu'ils fussent exactement la réponse qu'il fallait me faire, que j'attendais et qui accomplit en moi ma pensée de cette dernière nuit. Aucune parole n'est belle qu'en proportion de l'attente qu'elle comble, des racines qu'elle trouve dans celui qui la reçoit. Il n'y a pas de parole belle en soi sans une vie intérieure disposée pour la recevoir. Et c'est pourquoi, depuis que ma vie inté¬ rieure s'est tellement éclaircie, tant de paroles trouvent en moi une résonance qu'auparavant elles n'avaient point. Plus une vie intérieure s'approfondit plus le monde lui paraît beau ; car plus le sens des choses lui apparaît, plus elle sait interroger de choses et les com¬ prendre. C'est dans ce sens qu'il faut dire que com¬ prendre c'est aimer, mais du même coup, aimer c'est comprendre, car une telle compréhension est purement intérieure, c'est-à-dire centrale et totale. Une vie inté¬ rieure absolue aime tout et comprend tout. Il n'y a plus de distinction pour elle. Voilà le Christ. La vie intérieure pure est décidément le grand secret. Le Christ est venu la révéler au monde et pour le transformer. Comme le note si fortement Soloviev, il a inauguré une nouvelle période de l'humanité, l'Huma¬ nité-Dieu. « De même que le terme de premier Adam ne désigne pas seulement une personne distincte, mais aussi une personnalité enfermant en elle toute la na- INVASION DE LA G II  C E 345 turc humaine, de même le terme de second Adam ne désigne pas seulement une existence individuelle, mais aussi l'humanité spirituelle, universelle, embras¬ sant tout. Dans la sphère de l'éternel et du divin, le Christ est l'éternel centre spirituel de l'organisme uni¬ versel. » C'est aussi pourquoi ce culte du Sacré-Cœur auquel j'ai été si longtemps rebelle et fermé est un symptôme important. Il est le culte de la vie intérieure du Christ et de son identité avec nous par le symbole de l'organe qui la nourrit. Tout cela, il y a peu de jours, m'était encore lettre close. Ainsi se déplient devant moi, à chaque pas que Dieu me permet d'accomplir, des mystères qui ne se bornent pas à me livrer leur sens, mais l'irradient dans tout mon être comme une eau fortifiant en moi telle racine profonde pour la faire s'enfoncer dans la substance d'une terre inconnue et y puiser toute ma joie. La vertu particulière de la foi du cœur, celle qui ne se perd pas en vaines pratiques mais sait aimer Dieu en esprit et en vérité, c'est précisément de simplifier toute la vie d'un être, de lui donner son unité et pour¬ tant de le rendre accessible à un nombre progressive¬ ment croissant de pensées, de lui rendre sa compré¬ hension de plus en plus amoureuse, c'est à la fois de parfaire son unité et de la remplir d'une diversité plus giboyeuse, c'est en somme de lui faire atteindre à sa plénitude et de l'orienter. Rivière appréhendait de de¬ voir abandonner toutes les voies pour se réduire à une seule... Mais il s'agit plutôt d'effacer des sentiers qui se perdent, pour construire une route royale qui 346 MOI, JUIF aboutit. Voilà l'œuvre de Dieu. Le contraire de ce qu'il pensait, de ce que je pensais aussi et qui me faisait comme à lui si follement redouter de m'appauvrir. Au moment qu'on s'imaginait n'avoir échangé mille chemins latéraux que pour un seul, on est projeté en plein centre. Mercredi. Je commence à éprouver le goût des personnages de Dostoïevsky pour l'humiliation. Ce matin je suis allé me confesser avec la certitude et peut-être l'espoir de trouver, dans la sacristie où ce sacrement entre les deux messes m'est donné, le jeune séminariste qui arrive précisément vers ce moment-là. Il me semblait bon d'offrir à d'autres qu'à mon confesseur le soupçon de mon indignité. Mais personne ne nous dérangea et si je note ce détail, ce n'est pas pour voir le témoignage écrit de ma force grandissante, c'est pour me souvenir un jour de mes étapes. A C... — « Imaginez qu'une petite phrase de votre lettre reçue à l'hôpital me disait qu'il fallait engendrer le Christ. Autour de ce mot d'abord mystérieux, le miracle s'est totalement accompli. Je ne nage plus seulement dans la joie d'entrevoir et de découvrir la lumière, je suis dans sa pleine possession... Tout s'est à peu à peu dévoilé. Et voici que je possède Dieu en moi, que Jésus-Christ lui-même est la vie de mon âme et que j'en suis ému à peu près chaque jour jus¬ qu'aux larmes — aux vraies larmes qui ne sont pas de douleur mais de joie, d'une invraisemblable joie. INVASION DE LA GRÂCE 347 Ah ! je ne crois pas qu'une telle surabondance soit mon fait. Dieu a tout accompli, je n'étais là que pour le suivre et je suis allé d'émerveillement, en émerveillement... J'ai noté tous les progrès de mon âme depuis la bonne volonté sans conviction jusqu'à l'irruption divine et à la plénitude surabondante de la foi. » Nul d'entre nous n'est coupable que des erreurs de tous. Mais chacun est prodigieusement innocent du mal qu'il fait. Dieu est indivisible. Le péché du peuple juif, c'est de s'obstiner à croire que Dieu l'a pris pour fin dans sa forme temporelle. Dieu ne prend pour fm que sa propre gloire. Ce n'est pas l'orgueil d'en être élu, c'est la conscience de l'in¬ dignité qu'on en a, qui le glorifie. Israël a passé la main. Les Hébreux ne connurent Dieu que dans sa trans¬ cendance. Ils furent cette matière élue en qui Dieu devait un jour descendre. Leurs héritiers en vérité sont les croyants intérieurs. Leurs héritiers apparents, ceux qui perpétuent le mouvement de leurs lèvres. Plus je m'éloigne de la notion de race physique, plus s'affirme en moi celle de race spirituelle. Je ne connais point d'attachement dans l'espace. J'en connais dans le temps. Et c'est la Bible ! Hier, j'ai subi à Hasparren, à table d'hôte, l'assaut d'un grotesque importun. Au milieu d'une assemblée 348 MOI, JUIF de paysans venus, pour le grand marché de bestiaux, de tous les coins de la campagne, et qui étaient admi¬ rables de santé, de ruse, d'astuce et d'âpreté, cet imbé¬ cile s'est mis à me parler littérature. Pour porter sa sottise à son comble il n'employa que des clichés. C'était comme une caricature inconsciente et outrée de tout ce qui fut ma vie, qui continue d'être la délectation de ces morts. Et, tandis que j'ai plaisir à entendre le paysan le plus épais, cet homme avec sa voix modulée et les gestes de ses mains me donnait une envie furieuse de quitter la table sans finir; j'avais honte pour lui. Adieu, Paris. Il m'interrogeait sur mes goûts, si je croyais que... s'il ne me paraisssait pas que... Si enfermé que je sois en moi, il me donnait la preuve que ce n'est guère à la façon des autres. Les interrogations temporelles, ces questions sans racine, me froissent l'âme. L'impor¬ tance qu'il semblait donner à mes opinions sur le monde m'offensait. Je lui répondis que je n'en avais aucune et qu'il me plaisait de vivre au milieu de ces paysans. Non, décidément, quand je parle ou que j'écris, que j'ose m'entendre ou me lire, c'est qu'un autre à travers moi a parlé ou écrit — un qui n'est pas capable de se mêler à des discussions « de société ». Quand même cet homme et moi employions les mêmes mots, je sentais que nous nous promenions sur des plans sans contact. Leur simple accent aussitôt les trahit. Alors que je n'éprouve jamais une telle impression avec des simples ou des enfants, ou quand je regarde des bêtes vivre. Nous sommes plus emportés dans le courant musculeux de nos vies. Eux, ils sont devenus INVASION DE LA G H À C E 349 comme indignes d'eux-mêmes, une espèce de vêtement qui flotte. Se faire tout à tous jusque dans cette adaptation de nos paroles et de notre pensée selon les êtres. Etre enfant avec un enfant, c'est une manière d'accomplir le mot de saint Paul. Et si peu en sont capables. Sortir de soi et s'adapter. Etre poli jusqu'à l'adoption de toutes sim¬ plicités. C'est peut-être la voie pour devenir meilleur. Il ne s'agit pas d'édifier par la parole. On ne con¬ vainc jamais et l'on ennuie. C'est par nos actes et leur formidable éloquence que les âmes sans y prendre garde se laissent peu à peu transformer. Vendredi. Sécheresse revenue. Hélas ! ce matin encore, si différente du silence de Dieu. Il est des jours où je sens Dieu en moi quand même je m'occupe de toute autre pensée que de Lui. Il est en veilleuse, mais per¬ siste à briller. Son absence est indubitable aussi. Il n'y a plus de joie dans le cœur, plus d'effusion pos¬ sible dans aucun acte qu'on accomplit. Bien pis. On n'a même plus envie de chercher Dieu. On se rend compte qu'on avait plus de joie quand il était là, mais elle est tellement effacée déjà que c'est à peine si on la regrette. On n'a pas envie de faire effort pour la res¬ susciter. On trouve tant d'efforts lassants. En somme, on ne comprend plus pour quelle raison on désirerait le retour de Dieu. Et après tout on se demande si 350 MOI, JUIF on ne se fait pas illusion avec cette invisible joie qui ne repose sur rien, qui ne se manifeste qu'à l'intérieur de l'âme et qui est si contredite par la raison. C'est dans le cours du chemin de croix qu'aujour¬ d'hui, vendredi de la Passion, le prêtre effectuait avec toute l'assistance des fidèles, que la grâce s'est implan¬ tée de nouveau. J'avais baissé la tête, conscient d'être comme inanimé. Quand je la relevai Dieu était là, j'étais de nouveau installé au cœur de la vie. Grâce au déclen¬ chement mystérieux qui venait, dans le silence, de s'accomplir, je comprenais de nouveau. Il m'est impos¬ sible d'en dire davantage. C'est une transformation analogue à celle de la nuit en jour, une chicjuenaude de Dieu. Il n'est pas possible d'invoquer une disposition physique. C'est dans le moment où ma fatigue me semblait le plus accumulée que brusquement elle se dissipa. Non, je suis incapable de rien comprendre à ces miracles renouvelés. Influence d'un mot inattendu qui tout à coup se met à briller? Peut-être, mais c'est cette apparition du mot et puis son action magique qui servent Dieu. Cela n'explique rien du mécanisme de la grâce. Enfin la joie était retrouvée après un seul jour de tiédeur et de dénuement. Je trouve la souffrance physique indigne de pitié ; par contre une souffrance physique volontairement consentie et uniquement par amour pour nous, bien mieux, consentie par Dieu même, par le Verbe en per¬ sonne, pour le salut de l'humanité, pour offrir un exemple éternel aux âmes capables de le comprendre, alors cela n'est plus seulement une occasion sentimen- INVASION DE LA GRÂCE 351 taie de nous affliger, c'est une raison métaphysique de communier en chaque tristesse, en chaque souf¬ france du Christ ; et non seulement de ne jamais oublier ce qu'il a fait pour nous, mais de tenir perpétuellement nos regards sur lui, de ne jamais l'abandonner et de tendre toutes nos forces pour l'imiter. Nos pleurs ne sont plus ridicules de ce point de vue-là, ni superflus. Mais ils sont prodigieusement insuffisants. Le sacri¬ fice du vrai Dieu consistant à accepter pour le salut de l'humanité de devenir vrai homme pour souffrir dans sa chair et surmonter sa souffrance — pour vaincre sa volonté propre et n'accomplir que celle du Père — pour éprouver les trois tentations capitales et les repousser — un tel sacrifice de Dieu pour nous exige qu'à notre tour nous accomplissions le nôtre propre par amour pour Lui. Et c'est cette pensée qui s'attache à moi, me faisant paraître ridicules mes tristes efforts. Qu'est-ce que désirer d'être chaste? Il faut d'un cœur joyeux parvenir à être assez fort, assez digne de soi, assez digne de Dieu, assez reconnaissant de ce qu'il fit pour nous, assez fidèle à son exemple, pour re¬ jeter toutes nos possessions et suivre, à notre tour, la voie de notre rédemption. Que je comprends Tolstoï fuyant ses biens, ivre de dénuement, honteux de soi, aimant Dieu d'une passion si vive que tous les liens lui pèsent et qu'il se jette avec le désespoir de ne jamais s'en montrer digne sur le chemin que Dieu même a tracé. Que je le comprends et combien je mesure ma médiocrité, incapable que je suis d'accom¬ plir ce que pourtant je trouve exclusivement désirable. Voilà le début de la grâce : qu'elle suggère, bien qu'impuissant et tout mêlé de tiédeur, le désir du 352 MOI, JUIF fond de l'âme de témoigner à Dieu un amour passionné. Mon Dieu, vops me remplissez de votre gloire et mon cœur est trop petit pour la contenir. Vous m'appe¬ lez à vous et je ne suis pas même capable de vous suivre. Je suis honteusement indigne. La révélation du Dieu intérieur m'a mis définitive¬ ment à l'abri des faiblesses de la foi des autres. Je n'ai plus peur d'être leur dupe. Je vois ce qu'ils nu savent pas et je sais que je le sais. Bien mieux, il me semble qu'aujourd'hui, plus que jamais, la foi en la divinité du Christ s'impose, telle¬ ment l'évolution du monde sur le plan historique reflète avec fidélité l'histoire même du Christ et l'éclairé d'une lumière que les premiers siècles n'ont pas connue. Toutes ses prévisions se sont réalisées. Ses paroles sont les seules paroles de salut. Et, parmi l'effroyable cataclysme que l'humanité en ce moment se prépare dans le délire de la matière déchaînée, il offre le seul radeau à l'esprit. Voici le temps du nouveau déluge, voici la nouvelle arche de Noé. Il y a quelque chose de nouveau dans le monde à partir du Christ : c'est la possibilité de choisir entre la matière et l'esprit. Auparavant, il n'y avait pas de choix possible. Jésus a déclaré la liberté au monde. L'indignité des chrétiens ne signifie point l'erreur du christianisme mais simplement le mauvais emploi qu'ils ont fait de leur liberté. Nouvelle ressemblance avec Soloviev : « La foi en Dieu exige la participation directe de la volonté de l'homme.» INVASION DE LA G li  C E 353 Et encore : « Dieu est une vérité intérieure que nous sommes moralement obligés d'accepter librement. » « Cette proposition, dit-il quelque part, a une cer¬ titude apodictique, car elle est légitimement tirée d'un fait. « Telle est aussi la similitude de sa méthode et de celle que j'essaie de pratiquer. Nous ne partons que des faits, jamais d'idées a priori. Mais je crois aller dans ce sens encore plus loin que lui, partant de faits particuliers, d'états de conscience personnels et frag¬ mentaires que je tente d'analyser avec minutie. Il part plutôt de constatations générales. Si sa force intellec¬ tuelle me manque, par contre je suis d'un degré plus près de la vie. Il emploie d'ailleurs l'expression même par laquelle je croyais avoir défini ma méthode, «l'ex¬ périence intérieure ». « La chair est ce cjui n'est pas maître de soi, ce qui est tout entier tourné vers le dehors. » Cette réponse anticipée à Freud : « On peut prendre pour règle générale que le pouvoir de faire des rêves significatifs est la preuve d'une force spirituelle acquise par les pratiques ascétiques et notamment par celle qui consiste à lutter contre les douceurs du sommeil charnel. » Samedi. A D... — « Et si vraiment vous croyez ne pas guérir, je vous en conjure par tout ce que j'ai enfin appris d'étonnantes révélations, servez-vous de votre maladie pour y gagner de la joie. Si vous saviez comme c'est bon d'être heureux. Et moi qui — par scrupule — ai retardé jusqu'à ma guérison de recourir à Dieu, je 23 354 MOT, JUIF suis sûr enfin que ce n'est pas une lâcheté de le cher¬ cher dans le silence intérieur avec le secours de la maladie — ce n'est pas un pis-aller — ni une compen¬ sation de la lâcheté — ni une consolation de la faiblesse. Mais la maladie même ne nous est donnée que comme l'occasion que la santé nous dérobe pour ouvrir en nou9 le chemin de la grâce. » Fait un chemin de croix. J'ai compris que ma croix, ce sont mes goûts immondes et ma faiblesse à me vaincre. Quand je suis sorti de l'église, le ciel s'était complètement dégagé. Et moi aussi je me sentais plus net. Je me sentais plus libre et plus fort qu'en entrant, quand au contraire l'idée des tentations futures me faisait trembler au fond du cœur et que je ne parvenais plus à ranimer l'espérance d'aucune force. Mon Dieu, donnez-moi d'être utile et de bien vous servir. Dimanche des Rameaux. Église frémissante de feuillages ; sur deux rangs des petits garçons, de la porte à la Sainte Table, portaient d'immenses branches qui ne cessaient de s'agiter, et entre elles apparaissaient leurs figures d'anges. Il sem¬ blait qu'ils n'eussent plus de corps. Seules de leurs visages et de leurs mains les blancheurs, parmi les feuilles, surgissaient. Tout le reste était enseveli, mêlé dans les tiges obscures. Puis, derrière la croix, et suivis de tous les hommes, ces bocages sortirent, se ras¬ semblèrent en bosquets, le prêtre au milieu, entouré d'officiants et à qui, de l'autre côté de la porte refer- INVASION DE LA GRÂCE 355 mée, le chantre répondait. La porte se rouvrit. Les verdures mobiles ne reparurent plus. Telle cette cérémonie où les débuts du printemps sont loués avec l'entrée du Seigneur à Jérusalem depuis près de deux mille ans et chaque année de la même manière par les générations renouvelées. J'aime cette insertion de la nature, de la vie végé¬ tale dans le temple de Dieu. Et je bénissais Dieu de la grâce de m'avoir rétabli dans les choses concrètes. Cet après-midi, j'achève le Saint Jean de l'abbé Fouard. Tout ce qu'il mentionne de critiques rationa¬ listes aux Évangiles ne me touche plus guère. Et moins que tout autre ce reproche fait par les gens sérieux à l'Évangile de saint Jean de trahir une origine bien plus grecque que juive. Sans culture grecque ni latine, je reconnais au contraire dans cet Évangile, plus que dans les trois autres, le génie de ma race. Des quatre, il est le seul que je me sentirais — si j'étais inspiré — l'envie d'écrire. Il est celui qui me touche au plus profond de l'âme. Ce critérium intérieur ne vaut-il pas toutes leurs raisons de cuistres? Cepen¬ dant, parfois, des arguments logiques m'ébranlent encore. Et il faut que je recoure aussitôt au souvenir de l'étrange progrès que mon âme a suivi pour trouver le Christ, afin de chasser leur pernicieuse influence. Je me rappelle alors être parti de l'horreur du plaisir et des richesses pour en tirer l'inclination vers le Christ que d'autre part la terreur de ma damnation, sur l'océan Indien, favorisa. Et c'est à partir de là que, me résol¬ vant aux sacrements, jè découvris la vérité de la grâce 356 MOI, JUIF de Dieu par l'Eucharistie, la possibilité d'élargir et de sanctifier sa vie par cette notion de Dieu en soi que Jésus seul et l'Hostie où il réside sont susceptibles d'en¬ gendrer. Alors tous les obstacles, comme sous une incan¬ tation magique, se dissipent et quand même je ne suis pas dans un état de grâce actuellement active, je retrouve mon immense amour du Christ et toute la radieuse puissance de ma foi. Bien mieux, la notion du Verbe incarné, le mystère de la rédemption de l'âme par sa renaissance dans le Christ, le dogme de la Tri¬ nité si analogue à notre propre trinité me semblent plus faciles à admettre, plus conformes à l'ordre de l'univers, tel que mon esprit le conçoit — qu'à refuser au nom de la raison. Cette raison qui parfois influe encore sur moi s'anéantit quand je la mets en présence de mon expérience intérieure du monde, du sens que j'ai des analogies universelles. Auprès de cette pénétration en esprit et en vérité, de cette compréhension intérieure et amoureuse, toute connaissance logique me semble superficielle, unilatérale, incomplète et d'une vanité infinie. Grâce à Dieu, j'ai enfin découvert la méthode par laquelle mon esprit s'assouvit avec plénitude. Je suis rené dans l'esprit et pour moi toutes paroles du Christ sont éclaircies. Saint Jean me parle comme je me parle. Tous les miracles de Dieu en Jésus, de Jésus en soi me semblent explicables et naturels. C'est l'étonne- ment qu'on en a qui me stupéfie. La vie a pris le sens que je lui soupçonnais d'avoir, la densité qu'il m'in¬ quiétait de ne pas lui trouver, l'étoffe et l'épaisseur par quoi l'esprit cesse d'être le simple jeu de ses reflets pour devenir part concrète de l'amour, être sensible et frémissant. INVASION DE LA GRÂCE 357 Toutes choses vues ainsi de l'intérieur contiennent en soi tel principe d'immortalité qui les rend toutes parentes et familières, à la fois divines et immédiate¬ ment perceptibles. Que celui qui peut comprendre comprenne. La gloire de Dieu m'absorbe de plus en plus. De plus en plus me semble le seul objet pour qui nous puissions vivre, pour qui nous vivons ; sa louange, l'unique but de notre activité. Et, certes, ce Dieu trans¬ cendant des Juifs, mes ancêtres, mais par l'intermé¬ diaire du Christ Jésus en qui non pas le Père lui- même, mais sa puissance, son rayonnement, sa parole créatrice, son Verbe enfin, s'est intégralement incarné —- consubstantiel et identique à Lui mais seul apte dans sa forme humaine à être saisi dans les limites de notre esprit et par qui seul notre âme fructifie. Dieu juif par qui l'élection de ma race s'est étendue au monde et qui la perpétue jusqu'à la fin des temps. Puissé-je lui rester fidèle en dépit des tribuïations qui bientôt vont surgir, dans les épreuves dont le temps est proche. Lundi. Ma longue versatilité ne signifiait — je m'en aper¬ çois enfin — que le peu d'intérêt que je portais aux choses du monde et une égale indifférence à l'égard des unes et des autres. Mon soi-disant égoïsme n'était que le besoin encore indistinct de vie en Dieu. A quoi donc a-t-il tenu que je ne connusse jamais ma nature profonde et véritable — que je m'ignorasse jusqu'à la mort? A présent glorifier Dieu est tout ce qui me rend 358 MOI, .1 0 I F l'existence supportable. Et mon nihilisme universel de toutes les années qui ont précédé ma conversion était le symptôme obscur d'une telle àspiration. J'ai passé dix ans à faire le dégoûté quand tout mon être hurlait intérieurement d'amour. Mais c'est que je n'avais encore découvert aucun objet qui en fût digne. Tout le bien et le mal, la matière et l'esprit, la vie du monde et la vie intérieure ne sont que des aspects du conflit biblique entre Dieu et le veau d'or. L'uni¬ vers joue une pièce juive à deux personnages : Jéhovah qui a pris forme dans le Christ et l'Antéchrist aux mille corps. Mercredi. Musée Bonnat. — Dessin de Michel-Ange : femme sur le genou d'un homme. Je remarque très vivement ici ce caractère général de l'art de Michel-Ange : faire sortir un être d'un autre — rendre douteuses les limites du corps — c'est ainsi qu'il atteint à la grande unité de ses créatures, son unité. A la fin du Saint Jean de l'abbé Fouard, anec¬ dote analogue à celle du starets dans les Frères Kara¬ mazov : saint Jean se met à genoux devant un ban¬ dit et lui baise la main. Autre anecdote charmante : quand il éprouvait le besoin de se détendre un peu, saint Jean caressait une tourterelle. Nous qui sommes les suprêmes concrétions de la mer, nous pouvons désormais aspirer à un état plus INVASION DE LA GRÂCE- 359 sublime encore et que le seul esprit engendre, l'état surhumain auquel atteint celui qui n'est pas né du sang, ni de la chair, ni de la volonté de l'homme, mais de la pure volonté de l'âme et de la grâce infinie de Dieu. Quand Jésus fut condamné à mort, c'est lui-même qui s'y condamnait. Pour ressusciter, son corps devait mourir. Et pareil¬ lement devons-nous pour vivre consentir à notre cru¬ cifiement, à la condamnation temporelle de notre corps. La foi, la joie, la possession de Dieu sont œuvres difficiles. Il y faut une obstination acharnée. Il ne faut pas cesser de se haïr. Jeudi saint. Une fois de plus ressuscité, mais après quelle tour¬ mente, et où il me semblait m'enfoncer. A chaque instant, viennent s'offrir à moi telles ten¬ tations que je sais devoir retrouver la semaine prochaine à Paris. D'avance, je sais que j'y succomberai. Et déjà je cultive la délectation morose d'une certaine volupté que je n'ai plus connue depuis plus de six mois. Mais maintenant ce n'est plus, comme dans ce proche jadis, avec impatience que j'anticipe l'image de gestes hon¬ teux. Une voix s'est développée qui ne cesse de me les reprocher ; mais auprès du plaisir qui, par avance, se ravive, elle est encore sans force et sans joie. Je sais que je m'y livrerai et déjà m'y vautre au fond de mes pensées. Je me sens faible, médiocre, lâche, infidèle ; 360 MOT, .( U T F je m'injurie du plus profond de l'âme, mais ce désir en moi se tord et se replie et se détend avec une impudeur si charmante, avec tant de grâce pour me toucher que — hien qu'à présent je résiste à de vieilles habitudes plus fortes pourtant et qui reviennent me chercher, — je sais que je n'aurai même pas le goût d'essayer de lutter. Alors tout ce long travail de jours et d'heures depuis trois mois, ces immenses ambitions, cette satisfaction de l'effort accompli, cette joie de la véri té entrevue, de l'objet atteint, du bonheur accompli, tout ce qu'il en reste : la tristesse d'être trop faible pour la nourrir en moi. 0 ma joie, mon imprévue, ma tendre joie, me voici lâche au point de vous aban¬ donner, infidèle à moi-même et d'une médiocrité qui me répugne sans que pourtant je puisse rien contre elle. Et voici que ce matin s'offrent à moi spontanément comme liées et se répondant de l'un à l'autre Testament cette parole de l'ancien : Malheur à qui est seul, et celle-ci de Jésus : Partout où fous serez deux, je serai. Et ma faiblesse m'apparut ; et le seul remède qui m'en puisse guérir : l'humaine, indispensable et surnaturelle nécessité d'obéir, de ne jamais plus confier à moi seul le soin de lutter contre moi, mais de me laisser con¬ duire, de m'en remettre corps et âme à tel qui repré¬ sente le Christ, que j'aurai accepté et peut-être pour débuter, choisi, mais en qui je me remettrai à jamais, sans reprise. Remède plus dur que le mal mais qu'il faudra tout de même avaler pour que prévale sur la faiblesse de toutes les minutes la clarté des rares heures illuminées. INVASION DE LA GRÂCE 361 Mon Dieu, c'est une vie dure que vous êtes venu m'ofïrir. Voici donc terminés les mystères joyeux dont je me réjauissais. Pour commencer, voici qu'il me faut me renoncer, m'humilier, ne plus cesser de me reconnaître indigne et me laisser conduire. Je sais que je suis un enfant et que je ne suis capable de rien savoir, ni de rien vouloir qui puisse vous ser¬ vir, que je suis l'esclave de mes sens et qu'au milieu du monde je ne m'appartiens plus et que pour échap¬ per à cette humiliante dépendance, à cet esclavage du péché, il me faut abjurer tous mes plaisirs et ma propre force et la tendresse d'une minute de relâchement dans cette ascension où jusqu'à la mort me voici condamné. Esclavage sans douceur où je dois me réduire pour échapper à celui qui est plein de roses et de joie. Et je n'ai plus la maladie pour m'aider. Ni la solitude des montagnes. Je ne suis pas Nietzsche ni Pascal. Me voici un homme au milieu des autres. Et, parce que la lumière m'a favo¬ risé, il me faut maintenant, au milieu du monde, mourir au monde, user ma force contre moi-même, et m'opposer à toutes les douceurs de ma vie. Et il est vrai, Seigneur, que tout seul je m'en sens incapable. Et voici que je suis plus soumis qu'un agneau, car je n'ai plus même le droit de m'arrêter en chemin, mais il me faut marcher sans cesse dans l'ascension qui d'abord m'a tant réjoui le cœur. Je sais, mon Dieu, qu'il n'est possible de vous posséder qu'à force d'ef¬ forts contre moi-même. Mais alors donnez-moi plus que la puissance, la joie de me résister et faites mon esprit fidèle à la douceur des miraculeuses clartés que vous lui avez données. Ne me dépossédez pas d'un seul 362 MOI, JUIF coup de toutes mes faiblesses, mon Seigneur et mon Dieu. On ne comprendrait rien au catholicisme si l'on ne posait en principe que l'homme est un être qui doit se dépasser. Analogie sur un autre plan aux pénibles métamorphoses du ver à soie. Nul être au monde n'a son plaisir pour objet. Vendredi saint. C'est en songeant à la profanation qu'est une visite de touriste sur les lieux d'une procession pittoresque que j'ai renoncé à aller à Fontarabie où, avant de me rendre compte de l'impiété que j'allais innocemment commettre, je m'apprêtais déjà à passer ce Vendredi saint. Hier soir d'ailleurs, les nouveaux hôtes de l'auberge s'étant rendus à l'église dès leur arrivée pour y voir le petit autel illuminé où le Saint-Sacre¬ ment avait été porté le matin et aussi pour entendre chanter le Stabat Mater dans un temple basque, je pus mesurer, à la leur, la sottise inesthétique et impie que moi-même avais failli commettre. Maintenant que je me trouve à l'intérieur du catholicisme, ces curiosités profanes prennent une tout autre allure que du temps qu'elles constituaient ma seule manière d'approcher de l'Église. Et, s'il m'est possible d'imaginer la curiosité émerveillée de ceux que touchent les pompes litur¬ giques du simple fait de leur magnificence plastique, j'imagine aussi pour l'avoir moi-même éprouvée la stupeur incompréhensive et l'ironie de beaucoup INVASION DE LA G R  C E 363 d'autres. Que sont ces génuflexions, ces coups d'en¬ censoir, ces habits somptueux dont on revêt le prêtre avec solennité, que sont ce culte autour d'un azyme et ces prosternations devant l'apparence d'un autel nu que les seuls cierges animent pour qui ne nage pas clans les eaux profondes dont tout ce symbolisme n'essaie que d'exprimer l'ineffable et surhumaine splendeur? J'avais donc résolu de terminer mon journal sur la nécessité enfin reconnue et acceptée d'un directeur à qui me soumettre, envers qui prendre des engagements qui pussent remplacer la parole que je ne me sens pas capable de respecter quand, à moi seul, je l'ai donnée. Je voulais le terminer là, sentant cjue là en effet est la réforme capitale dont tous mes projets futurs dépen¬ dront. Et voici qu'après une nuit blanche et telle qu'avant ma conversion, une nuit blanche et vide sans joie, sans ferveur, m'étant rendu à l'église sans espérance, une telle émotion s'est emparée de moi cjue je doute d'en avoir ici même éprouvé de si forte. Cela commença lorsque brusquement au mot Schismaticis je m'avisai que les prières cjue faisait le prêtre et que je ne pouvais suivre dans mon insuffisant bréviaire devaient être celles dont il me souvint brusquement que l'une était en faveur des « perfides Juifs » et j'attendis cjue sonnassent ces mots. Et voilà que le prêtre les jDrononça et qu'ils me ramenaient à ce passé où j'étais l'un de ceux pour qui cette prière était faite ; et je songeai qu'à la même heure tels et tels, mon parrain, ma marraine, d'autres encore, devaient penser précisément à moi. L'idée du miracle ojiéré en moi 364 MOI, JUIF prit forme subitement et j'étouffai à peine les san¬ glots qui soulevaient mon cœur. Me voici donc séparé de ceux qui piétinent encore, me voici sauvé. Et moi, à mon tour, je me mis à prier pour les per¬ fides Juifs, pour tous ceux qui depuis l'apparition du Christ ont mis leur orgueil à le crucifier, pour ceux qui aujourd'hui pourraient se sauver s'ils y consen¬ taient. Mon âme était tellement bouleversée que je n'avais plus guère besoin de souhaiter d'être ému, c'est à peine si je pouvais me retenir ; et, quand le prêtre alla cher¬ cher le Saint-Sacrement dans le tabernacle provisoire que de vieilles femmes avaient déjà commencé de découronner de ses fleurs et des cierges les plus bas, quand il le prit et le monta sur l'autel dévasté, quand pendant ses prières le répondant, un tout jeune sémi¬ nariste, éleva lentement derrière lui la croix de cuivre et l'abaissa, puis qu'il la mit sur un coussin parterre et se prosterna pour la baiser, il me sembla, dans ces gestes à peine évocateurs, assister à toute la tragédie de la Passion et, pendant quelques instants, je ne fus plus qu'un vivant désespoir. A quel point je me sen¬ tais catholique, à quel point convaincu de la divinité du Christ et incapable de concevoir qu'il fût possible d'en douter, à quel point je me sentais sauvé et trans¬ formé, il m'est impossible de le dire. Je suis sûr que j'eusse à ce moment-là supporté le martyre. Ce n'est que lorsque le prêtre, emportant le Saint- Sacrement dans la sacristie, laissa les deux tabernacles béants que je compris ce que j'ignorais encore, que INVASION DE LA GRÂCE 365 pendant toute cette journée l'église serait vide. Et, du même coup, je mesurai la place qu'occupe le Saint- Sacrement invisible. Ce temple sans Hostie était comme une maison de mort. Tel que ces synagogues où il m'est plus inconcevable que jamais qu'on puisse encore se prendre. Bien que caché, le Christ est toujours présent dans ses temples ; et le deuil de ce Vendredi saint où il leur est absolument soustrait est chargé d'une tris¬ tesse effrayante. Ah ! non, il ne s'agit plus de choisir entre la religion de ses ancêtres et le parjure. Il s'agit de savoir si le Christ est Fils de Dieu, et cela m'est devenu indubi¬ table. Il ne s'agit pas de choisir la solution la plus héré¬ ditaire, mais de préférer la vérité à l'erreur et d'y con¬ sacrer toutes ses forces. Ces tabernacles vides, voilà mon âme avant sa conversion. Découverte ce matin à l'église de l'humilité véri¬ table : le. sentiment de tout recevoir de Celui qu'on passe son temps à offenser — le sentiment de ne rien donner qui vaille en échange de tout ce qu'on reçoit — un sentiment de' gêne auquel il n'y a pas moyen d'échapper. L'humilité véritable est la conscience d'une bien¬ veillance infinie comblant une âme qui se sait infi¬ niment indigne, en somme, de souffrir de la dispro¬ portion entre Dieu et soi-même et du peu qu'on est capable de faire pour l'amoindrir. L'acceptation morti¬ fiée des bienfaits reçus sans mérite, sans nul titre à les recevoir. J'ai éprouvé ce cpie doit être l'amour d'un père que l'irrespect de son enfant ne lasse pas, cette 306 M 01, JUIF surabondance de bienfaits qui n'a d'autre cause que l'amour infini de celui qui les répand. Chemin de croix de ce soir. — Faites, mon Dieu, que je n'oublie jamais que vous m'avez rendu la santé, et que ce n'était pas pour en faire un usage profane. Mon Dieu, imprimez votre amour dans mon cœur comme vous avez imprimé votre face sur le linge de Véronique. Ensevelissez-vous, mon Dieu, dans mon cœur pour en ressusciter quand il vous plaira. Mon Dieu, nulle fleur n'est trop belle pour ce provi¬ soire autel où votre mort vous relègue. Fleurissez en moi, Seigneur, et donnez-moi la joie. Faites que je vous cherche non point pour éprouver la j oie de vous avoir trouvé, mais pour vous servir vous seul, Dieu véritable. Et ne cessez de me rappeler que vos trois chutes signifient aussi la faiblesse de votre humanité, afin que cette faiblesse me rende votre sacrifice plus précis et plus précieux. Permettez que je condamne à mort ce corps de chair comme vous-même avez condamné le vôtre par amour pour nous ; et que, si la force me manque pour poursuivre mon dessein, je trouve aussi un Simon de Cyrène qui me secoure et me fortifie. Enfin, permettez-moi d'être à mon tour un Cyrénéen pour tant d'âmes qui ont besoin qu'on les aide. Mon Dieu, fleurissez en moi afin que je ne voie plus que vous et l'amour de vous, et que ce soit mon seul INVASION DE LA GRÂCE 367 goût de vous louer et de me sacrifier pour vous et de me dépouiller de tous les vêtements qui me couvrent encore. Dimanche de Pâques. Religion non de la souffrance, mais de la joie. Religion de la joie difficile et qui exige de la volonté de l'homme qu'elle soit égale à son destin. 1927. Oui, le Seigneur a magnifiquement agi envers nous; Nous sommes devenus pleins de joie. Ps. cxxv. Maintenant renvoyez votre serviteur, Seigneur, selon votre [parole, en paix. Parce que mes yeux ont vu le Sauveur qui vient de vous, Celui que vous avez destiné à être reconnu par tous : La lumière qui éclairera les nations, La gloire de votre peuple d'Israël. S. Luc, ii, 29-32. 369 24- ■ ' . - TABLE PREMIÈRE PARTIE Pages. Tentation de la sainteté 5 DEUXIÈME PARTIE Découverte de l'Église 53 TROISIÈME PARTIE Croissance du Christ 127 QUATRIÈME PARTIE Invasion de la grâce 267 MOX,.;j:pïF LIVRE POSTHUME