gme Année - N* 5 Octobre 1938 SOMMAIRE L. Justinard LES PROPOS DU CHLEUH. Michel Manoll La vie et la mort de Federico Garcia Lorca. André de Richaud La Compagnie passe. Innocent XI LES PROPOS DE L'INNOCENT. Gabriel d'Annunzio La fin d'un dictateur. josé bénech Les Rabbins de Marrakech. Mouloud Mammeri La société berbère, I. CHRONIQUES LES LETTRES Chronique éclair Sélections et commentaires .... J. et R. Maritain, par Michel Levanti ; La poésie dans les congrès, P. Marois, O. P. Gilbert, par Jacques Braud ; H. de Montherlant, par CTTunck-Bren- tano ; Gabrielle Bertrand, par Akbar; J. P. Sartre, par Ch. P. Coulon ; P. Claudel, par Gérard de Champeaux"; K. Haedens, par J. Duterroy. Chronique africaine Pages choisies ; Tunis, Carthage et Alger, par Frédéric Sieburg ;. C. M. Robert, par Michel Levanti. Propos du eu euk L'HISTOIRE DE CHEDDAD IBNOU A AD (.Légende préislamique célèbre, acclimatée au Sous) Bismillah, je vais raconter l'histoire De la beauté de ce monde et de sa misère. Que Dieu ait pitié de nous. C'est la fin du monde. De la modération, si tu l'as dans l'esprit, c'est la meilleure chose. Le désir, s'il vous entraîne, on en arrive à tomber. On vous frappe avec des pierres, on a les membres brisés, On meurt et par le tombeau on est mangé. Quand d'un amour passionné on aime l'orange Qu'on plante son oranger, qu'on prenne des soins pour lui, On n'aura plus de souci. Tu n'est pas éternelle, ô vie. Je vois tous ceux qui sont passés. Où est l'envoyé de Dieu, le cavalier d'El Boraq ? Où est Ma Dame Fatima, qui était semblable à la Lune ? Où sont les enfants d'Hassan, ils sont en poussière. Où Lhassen et Lhaoussine, les pigeons du Paradis ? O monde il faut que tu passes. Où es-tu, ô jour d'hier ? Aujourd'hui t'a remplacé. En toi seul, ô Créateur, la durée. 366 Où est Cheddad Ibnou Aad qui avait bâti Une muraille d'or aux assises de fer ? Qui sur des sièges d'or était assis ? Qui avait, en vérité, édifié un huitième Paradis ? Il avait pris l'ouerd et adorait Dieu Qui est au septième Ciel. Le démon lui dit : « Pourquoi adorer le Maître du Ciel ? Le Paradis que tu veux, le voilà, il est chez toi ». Il prit la voie de Satan, cessa de prier. Un jour, Dieu lui envoya l'Ange de la Mort. « O Cheddad Ibnou Aad, ton temps est écoulé ». Et Cheddad Ibnou Aad lui répondit : « Pour Dieu, Fais-moi huit jours de délai pour prendre congé De ceux qui ont la beauté ». Il entra dans son Paradis, il en ferma les sept portes. Voilà la Mort qui lui dit : « Ton délai est terminé ». Il dit : « O Dieu, un délai d'un jour ou de deux. — Jusqu'à demain je t'accorde et je reviendrai ». Et Satan lui dit : « Sur ton cheval noir Monte et va-t-en hors de ce monde ». Il chevaucha tant qu'au désert son cheval tomba et mourut. Satan lui dit : « Entre dans ton cheval ». Et Cheddad Ibnou Aad entra dans le ventre de son cheval, Y entra et s'y cacha. Mais voilà qu'arrive à lui l'Ange de la Mort. « Ton délai est écoulé. Tu n'as plus où te sauver ». Et il emporta son âme. Sans avoir été lavé, sans linceul et sans tombeau, Il appartient à l'Enfer, le malheureux. L. Justinard. LA VIE ET LA MORT DE FEDERICO GARCIA LORCA Campagne rouge qui broute les oliviers qui monte et qui descend sans cesse sur tes herses où pendent les ramures de l'eau l'instinct noir des saisons Sous ce toit vagabond qui tourne autour du ciel Et lance ses lucarnes à l'assaut des grains bleus Eparpillé comme un pré irrigué Un doigt trace ton nom Federico Un doigt s'élance au bord des sables de diamant Dans la peau de la mine où bat le cœur des blés Dans l'éventail d'écume qui s'ouvre sur la mer Sur le bord des sierras ruisselantes de flammes Et ta porte blutte lentement les sacs pliés de l'ombre Ton visage se lève sur le monde Monte jusqu'à l'aire mouvante où t'attendent les aigles 368 Festin de météores de veines bien écloses Plaine de battements les tambours se décorent De ta voix d'arc-en-ciel Les lauriers lourds de plumes traversent ta mémoire Et le lierre descend sur tes bras referme la couture irisée de l'Espagne Sur le tremplin de ce village Guetteur de gaze de vignes de labours Houlette de safran qui dirige le chœur Bonjour encore Federico Tronc de cendres que perçent les grillons Le socle de l'Espagne renverse son feuillage Et tu passes à travers l'encolure des frontières Tu découpes la terre avec ta scie limpide Debout avec Grenade qui brille dans ta bouche comme un sifflet d'argent Debout avec la cape où chantent les gazelles Grenade suit ton ombre au seuil de ses fontaines Ta démarche brisée sur la meule des haines Un grand silence étend sa brume sous le front Dérobe leur cuirasse aux muscles du poëme Et se revêt de ton amour Federico. Michel Manoll. LA COMPAGNIE PASSE (Choeur) Nous sommes les noyés aux têtes de nuages Les pâles ombres de la mer Les fantômes épars aux brumes des rivages Les lèvres aux baisers amers. Nous errons tristement sur les routes du songe Etonnés des bruits de la nuit Et nos cœurs éperdus que le silence ronge Se mirent au destin des puits... Lorsque la nuit s'incline et que l'étoile gronde Nous montons les chemins du ciel Et quand vous rencontrez nos troupes vagabondes Vous entendez un bruit de sel. Un visage endormi nous regarde sans armes Nous touchons ses yeux de la main On croit voir, au matin, scintiller une larme Mais c'est un souvenir marin. André de Richaud. ropos de l'I nnocent A TANTE MARIE Un colon des Souissi, voyait son sucre profiter, autant qu'à lui, à des fourmis. La fourmilière repérée, il rapporta d'une drogue¬ rie un de ces flacons de médiocre magie que sont les productions de notre science. Une goutte suffisait pour que, d'un être à l'autre, un mal épidémique dévastât la nation des fourmis. Mais celles-ci, dont nous ne savons pas les remèdes, devinent nos poisons. Une bestiole s'arrêta, attendit une compagne ; toutes deux s'en furent ; elles revinrent en tête d'une équipe qui enterra proprement le danger. La caravane du sucre reprit son itinéraire sans crainte. Une autre goutte de mort fut alors mise sur une branche, posée en équilibre à l'orée de la république. Nouvel arrêt, nouveau conseil. Un ingénieur fut chargé des travaux. La branchette balança et le liquide affreux disparut de nouveau sous la terre. Un chien avait fait en fourrière un séjour dont il gardait mé¬ moire. Un an après, voyant passer la machine infernale où avait commencé son martyre, il regardait de loin la manoeuvre du mé¬ chant qui la dirigeait. Son cœur se serra : lancé d'une main diabolique, le lasso venait de happer un inconnu, un enfant de 371 riche, mais tout de même un petit frère à lui. Il s'élance, il arrache la corde, il l'emporte, à toutes pattes, il entraîne jusqu'à perte de vue son camarade assommé mais sauvé. A Madagascar, un serpent fut amoureux d'une femme. Il n'acceptait de lait que venu de sa main. Il ne montait que sur son fauteuil, quand elle était assise s'enroulait à ses pieds. La place était-elle prise par un tiers, la bête devenait dangereuse. A Londres, une fillette vainquit les résistances familiales pour pénétrer dans la cage des reptiles. Ceux-ci demeuraient im¬ mobiles, l'enlaçant, jusqu'à ce qu'elle pliât sous le faix. Sous une poussée de sa main frêle, les lourds anneaux se défaisaient. Dans une étabie, auprès d'un âne infirme qui n'atteignait pas la mangeoire, un vieux cheval répandait du foin sur le sol. Prévoyance, mémoire, amour, et calme. Les animaux qui vi¬ vent en société se servent de l'homme. Les bêtes isolées s'attachent à lui et lui donnent de leur cœur, mais sans reconnaissance, car leurs sentiments sont purs. Nos esclaves, nos martyrs, ont parfois l'air de penser au ciel. Innocent XI. La fin d un dictateur A Rome, chaque jour émue par ces appétits de nouveauté qui ne semblaient pas dignes de mémoire à Mathieu Villani « pour les légers et vils mouvements de cette antique mère et épouse du monde », était issu, sur le sang orsinien et colonnien versé dans les bagarres d'août, un singe du Tribun. Le peuple avait acclamé rec¬ teur de la ville le scribe sénatorial François Baroncelli, dit l'Esclave, « homme de petite et vilé nation et de peu de savoir » ; mais après quatre mois d'un régime réformé sur les statuts toscans, il l'avait déposé de force. La seigneurie fut offerte alors au cardinal d'Espagne arrivé à Montefiascone ; fut rendu au pape le privilège de placer ses vicaires sur le siège sénatorial. Comme la nouvelle de la libération de Cola et le bruit de son approche ressuscitaient dans le parti populaire le souvenir du premier tribunat et causait quelque fermentation, le sage Egidio, connaisseur d'hommes, se garda de consentir à sa dési¬ gnation et mit au Capitole Guy Patrizi. Se rappelant ses faits d'ar¬ mes devant Tarifa et Algésiras, le Conchese, avec une rapidité auda¬ cieuse, ayant accru ses forces de dix mille hommes réunis sous le commandement de Jean Conti, appuyé par la ligue de Florence, Sienne et Pérouse, activa la campagne contre le Préfet de Vico, pour reconquérir le Patrimoine. Vainqueur, il entra dans Orvieto avec les Mondaleschi ; finalement, il put voir la nuque du rebelle sur qui pesaient trois excommunications courbée sous ses pieds de fer. 373 Cola de Rienzo avait retrouvé au camp nombre de Romains, à qui semblait miraculeux de le revoir sain et sauf, hors de tant de dangers. Les citadins « grandes langues » l'incitaient à rentrer dans les murs. Et il paraissait à présent qu'ils le gonflassent de son art même. Ils disaient : « Reviens à ta Rome, soigne la de tels maux, sois en nouvellement seigneur. Nous voudrons te seconder de notre influence et de notre pouvoir. N'en doute pas. Jamais tu n'as été autant aimé, ni si souhaité ». Les populaires lui distribuaient de ces vessies, mais pas un sou. "A parleur, paroles, à prometteur, pro¬ messes. Albornozzo le retint à Pérouse avec un très pauvre fourniment. Le rescapé des grottes franciscaines, le disciple de la Pauvreté fut dès lors possédé d'un plaintif appétit d'or, se donna tout entier à la quête rusée, fut l'incidieux quémandeur des marchands pérugins, l'habitué douteux des banquiers et des changeurs, l'ami et l'émule des brocanteurs et des escrocs, attentif uniquement à disposer de bons pièges à saisir les nigauds. Mais les Pérugins des cinq Portes, « féroces et de sens sévère », sans cesse occupés à tramer et à dis¬ soudre des alliances, à prendre et à démanteler des bastions, à re¬ cevoir en obédience des terres et à les revendre au comptant, à battre monnaie et à promulguer des lois, à bâtir des Ecoles et des Archives, à octroyer des droits et des pouvoirs, à rétablir les Guel¬ fes dans le pays et les Prieurs au palais, à ourdir et à découvrir des complots, à couper de chaînes et de barrières les routes ou à inon¬ der les places fortes, à vendre du grain au pape ou à rire des inter¬ dits, n'avaient ni temps, ni goût de prêter oreille au mol bavard : ils gouvernaient, ils guerroyaient, ils négociaient, ils bâtissaient, peu¬ ple de grand nerf qui justement alors donnait comme conseiller au légat, à Viterbe, ce Leggieri di Nicoluccio d'Andreotto, fort de sens et de poigne, qui devait par la suite se faire chef des Raspanti con¬ tre les Nobles. Ayant échoué à séduire « par la douceur du verbe » les Sires Prieurs des Arts, qui venaient justement, le jour de la Pentecôte, sous la magistrature de Leggieri, de s'installer au Palais nouvelle- 374 rnent construit, Cola pensa de glisser son miel et sa glu dans cette Ecole illustre qui, dans la perversion des passions civiques, floris- sait merveilleusement. Dans l'école de Jurisprudence, autrefois brillante par l'enseignement de Cino, aujourd'hui par le divin esprit de Bartolo, il trouva justement Messire Arimbaldo, docteur ès lois et Messire Brettone, chevalier de Narbonne, frères charnels de Frère .Moriale. L'oiseleur fut en grande jubilation, car le sort ne pouvait pas lui envoyer de meilleure prise. Il savait bien que le frère de saint Jean avait placé chez les marchands de Pérouse l'abondante monnaie de ses pillages et tributs. Il fallait trouver un moyen d'en attraper sa part. Bien que le Trivium et le Quadrivium peints par Nicolas Pisano, fussent montrés buvant de l'eau continuellement à ia fontaine de Frère Bevignate, le notaire théologien s'accommoda de la vertu du vin pur. Il envoûta le jeune et cultivé Arimbaldo et voulut tout aussitôt s'attabler et trinquer avec lui. Entre une coupe et l'autre, il versa sa liquide éloquence, mélangea le latin de Tite- Live et celui de l'Apocalypse dans les célébrations de la force ro¬ maine, désormais tant de fois redites que jusqu'au vieux lion pri¬ sonnier dans la cage capitoline eût pu les rugir de mémoire. L'effet sur l'âme juvénile fut immédiat. Arimbaldo crut déjà tenir la sei¬ gneurie de Rome, se vit vêtu de pourpre au faîte du Mont Tar- péien. Il écrivit au dévastateur de la Marche : « Honoré frère, j'ai gagné plus en un jour que vous tout le temps de votre vie ». Et il lui demanda licence de retirer de la banque quatre mille florins, parce que Cola mettait à chacun de ses contes bleus la même ritournelle : « Pour ce faire, il faut de l'argent. En cela, l'argent est nécessaire pour commencer, messire. » Frère Moriale, homme habitué à faire du fil de l'épée leur mesure rase aux paquets d'or, hésita. Il flairait dans cette aventure la folie. Néanmoins, pour l'amour de son frère, i) consentit, et il accompagna son accord de cette recommandation : « Premièrement, prenez garde que les florins ne s'égarent point ». Et il promit aussi qu'en cas de malheur il viendrait à la rescousse lui- même et ferait grandement les choses, à sa manière. 375 Empochés les florins, Cola ne tenait pas de joie dans sa couenne et dans ses habits. C'est pourquoi, il changea sans retard de vête¬ ments, mais il garda sa couenne aux juifs de l'Austa. Le tertiaire du Morrone pompeusement paré d'une simarre et d'un manteau écar- late fourré de vair, sur un palefroi sellé à l'espagnole avec une housse d'or, entre le docteur Arimbaldo et le chevalier de Narbonne, suivi d'une troupe de serviteurs et de pages, s'en fut par cette voie que le fils de Bernardone avait marqué de ses saints vertiges en s'en allant avec ses compagnons vers Rome — au temps d'un autre con¬ ducteur de peuple nommé Jean Capoccio — pour proposer au troi¬ sième Innocent la parabole de la Pauvreté. Sa première apparition devant le cardinal Egidio, devant l'os¬ seux espagnol mâteur de tyrans, instituteur de lois et constructeur d'aqueducs, fut d'un paon triomphant qui déploie sa queue, mire ses plumes et fait crai-crai. Le voici, le gesticulateur, dans la prose de l'ancien biographe, comme dans une fruste peinture qui sur la pa¬ roi de la Suburra décore une scène d'atelanes : « Gras, sous son capu¬ chon d'écarlate et son manteau d'écarlate fourré de pièces de vair, il se tenait superbe, la tête haute, qu'il mouvait en avant, en ar¬ rière, comme s'il eût dit : Qui je suis ? Qui je suis ? Puis, sur la pointe des pieds, tantôt il se levait, tantôt il s'abaissait ». Alors il parla, et dit : « Légat, fais moi sénateur de Rome. Je vais et te pré¬ paie les voies ». Le visage olivâtre du Conchese, fortement dressé à cacher sa pensée tant qu'elle ne fût pas convertie en action im¬ médiate, ne marqua peut-être ni dédain, ni pitié. C'était bien l'homme qui, plus tard, sommé de présenter des comptes, devait répondre à Urbain V en chargeant un chariot des clefs des villes reconquises et en les envoyant sans un mot. Il considéra de son regard perçant le corpulent plébéien, et, l'ayant fait sénateur, l'en¬ voya volontiers ad beslias mais sans un tournoi de viatique. Cola dépêcha un messager qui recruterait grâce aux florins de Messire Arimbaldo deux cent cinquante casques, licenciés par Malatesta de Rimino, qui traînaient à Pérouse. Avec ces chevaux, et une poignée de fantassins toscans, et quelques pérugins, il s'ache- 376 mina vers Rome. La renommée le précédait. Le peuple se préparait à le fêter ; la noblesse était aux aguêts, le pied sur le ressort de l'arbalète. C'était le premier août de l'an 1354, c'était le septième jour anniversaire du bain dans la cuve de Constantin. Les cavaliers vinrent à sa rencontre jusqu'à Monte Mario avec des rameaux d'oliviers, et l'escortèrent jusqu'à la porte du château. L'entrée fut triomphale. Sous la porte, sur la place, sur les ponts, dans les rues, ondoyaient les oriflammes, pleuvaient les fleurs, cré¬ pitaient les applaudissements et les acclamations. Arrivé au Capi- tole, l'officier du pape français, remplumé par l'agent du rapace narbonnais, fit son habituel discours et se compara au roi Nabu- cnodonosor qui, sa puissance ayant touché le ciel et atteint les limites de la terre, fut expulsé d'entre les hommes et sept saisons resta parmi les bêtes et rumina l'herbe comme un boeu-f et fut bai¬ gné par la rosée, tant que le poil lui crût comme les plumes aux aigles, et les ongles comme aux oiseaux. La foule mouvait en re¬ luquant le notaire de la Regola qui certes s'était abêti, mais ne paraissait pourtant nourri d'herbe ni trempé de rosée, ventru et rubicond qu'il était, luisant de lard et de sueur, avec cette encolure et cette mâchoire plus qu'abbatiales. Le poil avait bien crû, car ii portait la barbe longue, et crûes aussi les serres, à tout saisir. Sa langue était toujours fort bien pendue, mais très alourdi son souf¬ fle dans sa gorge. Et tout aussitôt, il recommença d'envoyer au monde ses épitres idiotes, de débiter ses promesses monstrueuses parmi des fainéants, de décocher ses décrets et ses ordonnances maladroites contre les nobles. Il nomma chefs de guerre Arimbaldo et Brettone, les deux oiselons ; il fit d'un certain Cecco de Pérouse, son chevalier et son conseil. Mais par dessus toute autre institution, il soigna celle de la dépense, de la cave et de la table ; car il était devenu « très dis¬ solu buveur », et justifiait sa soif épouvantable par les refroidis¬ sements pris dans les prisons de Bohême. Il refusa de plus connaî- tie l'eau. Non seulement à toute heure du jour et de la nuit ii mêlait en son outre le doux et le fort, le grec et l'espagnol, l'albano 377 et ie trebbiano, le falerne et la malvoisie, le muscat et le mammolo, mais encore il se lavait les mains et la figure avec du vin pur. Appelés à l'obédience, les barons ne répondirent pas. Des Colon- na, l'orphelin Stefanello, frère de ce Jean qui avait lancé d'un bond son cheval et son âme outre Rome et l'Eternité, ne déparaît point sa lignée. Ayant couché dans le sépulcre les os terribles de l'aïeul presque centenaire, unique survivant de la souche, il s'efforçait de tenir droite sur le roc de Palestrina contre le siècle orageux, la colonne marmoréenne. Quand il sut le retour du vilain baptiseur, il s'apprêta à venger le sang du bourbier. L'ivrogne lui ayant mandé les citadins Buccio di Giubileo et Jean Caffarello pour lui enjoin ¬ dre de rendre hommage, l'orphelin retint les deux envoyés, à l'un par injure fit arracher une dent, imposa l'autre de quatre cents florins d'or. Avec une prudente célérité, il sortit ses archers, battit la campagne jusque sous les murs, fit grande proie de bétail, se retira, reparut, alterna l'insulte et le dommage, joua de ruse et d'habileté, alertissime combattant. Poussé par les murmures des Romains, hissé en selle par un cabestan, entouré d'une bande de favoris et de mer¬ cenaires, Cola chevaucha hors la Porte Majeure, à l'amble, car son poids et son asthme ne lui permettaient pas d'autre allure. Par la voie Prénestine, sa troupe débraillée feignait de fouiller les ruines des tombeaux. Dans la campagne silencieuse et déserte, nulle trace d'hommes ni de bêtes. La route creusée dans le turf descendait au niveau de l'eau, remontait par dessus la Tour des Esclaves. Et .'ien n'était plus misérable que cette graisse pusillanime se dode¬ linant sur la croupe de la grosse haquenée (sous les sabots de l'escorte résonnait le pavé qu'avaient un jour battu les cohortes de Quinctius Cincinnatus) pendant que tombait le soleil sur le silence de l'Agro, à la sauvage grandeur duquel le sang nouveau s'était parfois montré égal, au moins par la ténacité des haines, la férocité des dominations, le mépris de la vie et de la mort. Le tardif poursuivant murmurait : « A quoi bon tourner çà et là dans des lieux sans chemins ? » Et il avait peur du silence. Mais le bon maître de guerre Stefanello et ses lestes archers traversaient déjà 378 fa faille de la roche Sabina, passaient devant les cellules du temple , de Junon, poussant devant eux leur butin : de là, troupe et trou¬ peaux prirent abri aux ruines de l'aqueduc, dans la forêt dite Pan- tano, auprès du confluent ; la nuit venue, tous regagnaient, sains et saufs, la forteresse. Cola tourna par Tivoli ; y fit halte ; y apprit, le jour suivant, que la proie romaine était déjà à Palestrina ; furieux, il s'épandit en gasconnades, jura l'ultime perdition des Colonna, écrivit un grand nombre de lettres, appela les bandes mercenaires, releva son vieil étendard bleu avec le soleil et les astres. Vinrent peu de sol¬ dats, beaucoup de bannières, de trompettes, de cornemuses et de timbales ; vinrent Messire Brettone, Messire Arimbaldo, capitaines généraux qui avaient appris l'art de la guerre chez les jurisconsul¬ tes de l'Ecole pérugine, pour rivaliser avec le frère aîné. Mais les soldats et les connétables demandèrent avec des cris leur paie ; ils crièrent qu'ils ne pouvaient combattre, ayant laissé leurs har¬ nachements en gage. Prestement, le très lettré, avec une citation d'histoire ancienne, fabriqua une filouterie, grâce à quoi il put tirer des bourses des deux Narbonnais encore un millier de florins. « Je trouve écrit dans les histoires antiques, que le consul, en em¬ barras d'argent, réunit les barons de Rome et leur dit : Nous qui ienons les dignités et les offices, devons être les premiers à donner selon la capacité de chacun. Tant d'argent fut sitôt récolté, que la milice eut paie complète. Ainsi, vous deux, commencez à donner ; les autres imiteront l'exemple et nous aurons des ressources en masse ». Les deux englués rechignèrent, mais ils n'osèrent pas con¬ tredire la docte citation ; ils dénouèrent de mauvais gré leur bourse, et chacun d'eux donna cinq cents florins. La somme fut distribuée à l'armée. Cola partit pour assiéger Palestrina. Devant la citadelle cyclopéenne, l'expugnateur bouffonnement se mit à dodeliner de la tête comme devant l'impénétrable Albor- nozzo. Il levait donc le chef, considérait les tours et le grand don- ion, se rappelait les plus ingénieux stratagèmes antiques ; puis di¬ sait : « Ceci est la montagne qu'il me faut aplanir ». Mais ses gens 379 agissaient mollement par cette chaleur d'août ; ils ne taillaient pas les arbres, préférant faire leur sieste à l'ombre, gavés de fruits. L'expugnateur continuait à regarder le mont ; il voyait par la porte entrer des troupeaux et de longues files de chevaux chargés ; il demandait : « Ces convois, qu'est-ce que cela veut dire ? » On ré¬ pondait : « Ils approvisionnent la forteresse ». Et lui : « Ne pourrait- on taire qu'ils ne l'approvisionnent pas ? » On lui disait que la roche était trop escarpée. Alors sans détourner le regard : « Mais je ne ts lâcherai tant que tu ne seras détruite, Palestrina ! » Un soir vint au camp une petite femme. C'était la servante de Frère Moriale, arrivé à Rome avec quarante connétables pour tenir la promesse faite à son frère et pour voir s'il y avait occasion de « faire des choses magnifi¬ ques » à sa manière. La servante, souhaitant de se venger des mau¬ vais traitements subis de son patron, rapporta qu'elle avait plu¬ sieurs fois ouï le Narbonnais faire le projet de rentrer dans ses avan¬ ces en secouant la peau lustrée du sénateur. A l'improviste le séna¬ teur leva le siège et d'un bon pas regagna Rome, pensant qu'il serait plus facile d'ourdir la fraude que de mener la guerre, et que la caisse garnie du frère perfide lui irait mieux que les flèches du maigre Colonna. Sous couleur d'amitié il invita le nouvel hôte avec ses frères et ses connétables, au Capitole. Il s'était servi d'un piège pour engluer les deux oiseaux sans plumes ; il prépara la trappe pour s'emparer du loup rapace. Frère Moriale vint, sans soupçon, à la joyeuse in¬ vite. Dès qu'il fut arrivé, il s'aperçut d'être tombé dans un traque¬ nard et s'injuria de sa balourdise ; mais il n'eut pas le temps même de se mordre les doigts, car il fut étroitement lié de menottes et de chaînes, entravé, enferré, emprisonné très prestement, en même temps qu'Arimbaldo et Brettone. Cola recouvrait la rapidité césa¬ rienne. Dissimulant sa cupidité sous la toge de la justice, il fit juger, sans embarras ni retard de procédure, le frère de Saint Jean « comme chef public de larrons, qui avait assailli les villes de la Marche et de la Romagne, les villes de Florence, de Sienne et d'Arezzo en Toscane, fait de toute part sans raison, incendies, vio- 380 lences et pillages, commis grand nombre de meurtres de gens inno¬ cents ». Le Frère sut que ce plébéien débraillé avait plus soif d'or que de sang, et chercha le moyen de lui faire comprendre qu'il achèterait sa liberté n'importe quel prix. Il consolait ses frères par l'espoir du rachat. Ils répondaient en soupirant : « Ah, faites-le, par Dieu ! » La nuit venue, le condottiere s'endormit, ramassé en boule à la façon des lévriers, comme il avait accoutumé sous la tente, faisant de son bras nerveux oreiller pour sa joue, car le bourreau l'avait dégagé des fers infâmes. Il fut secoué brusque¬ ment dans son premier sommeil et conduit au supplice. Quand il vit la corde, il s'emporta contre l'impudence du vilain, se réclama hautement de sa qualité de chevalier éperonné d'or, redressa con¬ tre l'outrage son corps et son âme, et jusqu'au trépas ne les courba plus. Il fit le dénombrement de ses campagnes. « Je fus chef de la Grande Compagnie, et parce que chevalier j'aspirai à l'honneur. Prendre et vendre des villes, imposer des tributs, dévaster des ter- tes, tuer des hommes, violenter des femmes. Ce que pèse mon épée le savent la Pouille, la Toscane et la Marche ». Devant la mort l'en¬ têtement du pillard s'illuminait de grandeur. Ramené dans sa pri¬ son, le prieur des Joannites demanda pénitence ; un confesseur lui fut donné pour s'arranger avec le Seigneur Dieu. Dans l'ombre, Arimbaldo et Brettone s'efforçaient d'étouffer leurs sanglots et leurs gémissement, mais non si bien que ne les entendît l'aîné. « Chers frères ne vous tourmentez point, parla pour le réconfort, paisible et grave, cette voix si puissante pour déchaîner ou freiner l'élan de l'assaut et du sac. Vous êtes encore en fleur comme j'étais quand avec la galère de Provence je m'en allai vers le Levant, et que la fortune chassa le navire échoué dans la bouche de ce Tibre antique où voici qu'elle m'a reconduit aujourd'hui pour périr. Dé¬ truite et pillée fut la galère, vêtements et équipements perdus, nu je campai sur la plage ; cinq ans plus tard, j'étais vicaire du roi d'Angleterre et je tenais la ville d'Anvers et le trésor qui s'y était amassé. De première barbe vous êtes encore, chers frères, et ne connaissez point ce qu'est la fortune : elle aide les forts, bien qu'elle 381 soit trompeuse. Je vous prie donc d'être forts, et sages, et vaillants au monde comme je fus, et que vous vous aimiez et honoriez. Ne craignez point, car vous ne mourrez pas aujourd'hui. Je mourrai et ne doute pas de ma mort. Je n'estimais les remparts des cités qu'au¬ tant qu'ils se trouvaient à prendre, ainsi ma vie que pour devoir la conquérir chaque jour. Je pense à présent qu'il vaut mieux n'avoir pu la racheter au comptant car toujours dans l'avenir je l'aurais méprisée comme chose à moi revendue par un vil insensé. Je suis sa¬ tisfait de mourir sur cette terre où trépassèrent les bienheureux Pierre et Paul, d'avoir paix dans la miséricorde de Dieu, de reposer sur la sainte poitrine de Sire Saint Jean. Allons, frères, allons, mon bon sang. Par ta faute, Arimbaldo, moi, un homme, je fus conduit a ce traquenard comme un gamin. Mais ne te lamente pas sur moi, ne pleure pas. Mais souviens toi qu'hier encore, mes frères, nul n'était au dessus de moi, comme maître de guerre, ni meilleur aux armes, ni meilleur à cheval, ni de plus sain conseil, ni davantage redouté ». En ces réconforts, la nuit venait au jour et l'aube com¬ mençait à paraître. Le frère se secoua et voulut entendre la messe. Il s'y tint debout, jambes nues. Sur l'heure de trois heures et demie, la cloche sonna et le peu¬ ple fut appelé. Conduit à l'escalîer du Capitole où se trouvait la cage du lion, le Provençal eut pitié du fauve et fut allègre de mou¬ rir. Il s'agenouilla devant l'image de Notre Dame. Trois petits frè¬ res l'assistaient. Le peuple admirait silencieux la noble pompe du chevalier vêtu de velours fauve brodé d'or. Debout, il écouta la sentence. Il interrompit le lecteur en criant : « Ah, Romains, et comment pouvez-vous consentir à ma mort? Quelle injure avez- vous donc de moi ? Et qui donc pourrait aujourd'hui réformer à bon état votre ville misérable, sinon moi, qui sus réduire à l'obé- aience, par la raison et par l'épée, la Pouille, la Marche et la Tos¬ cane ? Par votre misère et par ma richesse je dois aujourd'hui mourir ; mais honte à vous, honte a ce sâle chien de traître qui m'a menti. » Il entendit le frémissement du peuple alentour; apaisé, il s'agenouilla de nouveau devant la Vierge. Comme il lui sembla, 382 dans la sentence, entendre mentionner la potence, il bondit immédia¬ tement sur pieds, pâle de courroux, se dressant de toute sa stature, comme pour repousser l'infamie. Ceux qui se tenaient auprès de lui l'assurèrent de ne point douter qu'il ne fut condamné de la tête. Alors il se calma ; d'un pas très ferme il marcha au supplice, vers l'esplanade du Mont Tarpéien. L'endroit était triste et sauvage, assombri par l'ombre des antiques gibets, pâturage de chèvre, halte de cordiers, jonché de colonnes brisées et d'oliviers tordus; de là se découvrait le visage travaillé de la Ville avec ses basiliques et ses cloîtres, avec ses thermes et ses cirques, avec ses arcs crénelés et ses forums fouillés, la blancheur de ses marbres à moitié enfouis sur quoi les bâtisses de brique rougeoyaient, comme faites de cail¬ lots pétrifiés. Il tourna ses yeux de proie ; puis les fixa sur la tour caétanienne des Milices, fondée d'un jet cyclopéen sur le forum de ïrajan. Son rêve de domination repalpita pour un instant sur la cime du rempart formidable. Il vit sa Grande Compagnie conduite par le comte Lando chevaucher vers les terres lombardes pour de nouvelles proies, ignorante du sort inique. Il dit : « Je voulais soulever votre ville, ô Romains. Je meurs injustement. » Il s'appro¬ cha du billot, s'agenouilla, posa sa tête sur le bois, à l'essai ; puis il se releva et dit : « Je ne suis pas bien ». Il se tourna vers l'Orient, à Dieu se recommanda ; de nouveau mit les genoux à terre, baisa ie billot, dit : « Dieu te sauve, sainte Justice ». Il fit de la main le signe de la croix sur la place où il devait laisser la vie, baisa le signe ; il retira son capuchon brun bordé d'or, le jeta. Quand le couperet fut ajusté, il dit : « Je ne suis pas bien ». Et il appela son médecin de plaies, qui se trouvait présent parmi ses serviteurs. Le chirurgien retrouva la jointure de l'os et la montra au bourreau. Tout le peuple alentour était suspendu et retenait son souffle ; les pasteurs de loin regardaient étonnés ; les bottes de chanvre res¬ plendissaient au soleil d'août du haut des piques tenues par les cordiers ; si haut était le silence qu'on entendait les chèvres brou¬ ter les rejetons. Tranchée du premier coup, la tête bascula. A la violence du jet de sang se connut la puissance de cette vie. Quel- 383 ques poils de la barbe restèrent au couperet. Si nette fut la cou¬ pure, que, lorsque les frères mineurs rappliquèrent la tête au buste, il sembla que la grande dépouille eût autour du cou un fil vermeil. Elle fut enterrée à Araceli. Si Cola de Rienzo avait eu le cœur d'assister au spectacle, il aurait du frère cruel appris au moins à bien mourir. Il avait fait pendre Martino di Porto, l'époux hydropique de Monna Masia, pour avoir pillé la galère de Provence à l'embouchure du Tibre ; et l'enfant de Narbonne échappé au naufrage devait à la même place tomber sous le fer du même justicier. Frappé de la magnanimité du guerroyeur devant le supplice, les Romains murmuraient de remords et de courroux. Les plus hardis accusaient déjà d'ingratitude et d'avarice celui qui reconnaissait par des chaînes la bienfaisance d'Arimbaldo et confisquait pour soi le trésor du Frère Moriale. Il réunit et harangua le peuple pour l'apaiser, proposant dans son discours une impudente parabole : « Nous ferons comme fait le vanneur : il envoie la balle au vent et garde tout le grain pour lui. Ainsi, avons-nous puni cet homme faux, et son argent et ses chevaux et ses armes nous les retenons pour faire nos affaires ». Des cent mille florins d'or, il eut une grande part, le reste arracha Messire Jean di Castello ; le pape en séquestra soixante mille dans les banques de Padoue pour les confisquer; les Florentins s'emparèrent des dépôts qui étaient dans les banques de Pérouse. Albornozzo voulut qu'Arimbaldo lui fût envoyé sauf, ce qui fut fait. Brettone demeura enchaîné dans la prison capitoline. Entre la démence et la peur, Cola se précipitait à son ultime honte. Il leva de nouvelles milices contre les Colonna ; il nomma capitaine Richard Imprendente degli Anibaldi, bon maître de guerre, puis en pleine campagne bien conduite, le cassa de son commande¬ ment ; il établit de nouvelles gabelles sur le vin, le sel et les autres denrées : en fin de compte, prenant ombrage du sage homme Pan- dolfo de'Pandolfucci, vieux citadin et de grand crédit sur le peuple, il le fit arrêter et décapiter sans grief. Perdant toute retenue, tou- 384 jours plein de viande et de vin, entouré de parasites et de favoris de la pire sorte, il assuma ouvertement des manières de tyran, mais sans le nerf de la tyrannie. Pour la garde de sa personne, il leva cin¬ quante hommes par quartier, prêts à toute alerte, mais ne les paya pas. La mobilité des sensations et des soupçons travaillait sa pares¬ seuse corpulence comme un nuage de moustiques fatigue une vache de boucherie. Palabrant en son conseil, il passait du fou rire au dé¬ luge de larmes. Il riait et pleurait en même temps ; il tombait en vertiges, s'effondrait en syncopes. Il sautait dans son lit, l'oreille fendue aux cris des oiseaux de nuit. Bien d'autres cris brusquement lui parvinrent, un matin d'octo¬ bre vers none, tandis qu'il flémassait s'étant lavé la figure comme d'habitude avec du vin grec. « Peuple ! Peuple ! » L'infamie de l'exécution de Pandolfo aidait dans leur dessein les Colonna et les Savelli. Leurs partisans rameutés d'un mouvement rapide, des quar¬ tiers Colonna, Trevi, Sant'Angelo et Ripa, commencèrent à lever une tumeur, coururent aux armes et sortirent en foule contre le Capitole en criant : « Peuple ! Peuple ! » Les quatre torrents grossissaient et se déchaînaient en débouchant sur la place, envahissaient les esca¬ liers, de toute part assiégeaient le palais, battaient la palissade et le mur dont Cola avait clos les inter-colonnes de la loggia. Et la voix, dans la grêle des pierres, se transformait, hurlement d'hommes, de femmes et d'enfants unanime et implacable : « Meure, meure le traître ! Meure qui a fait la gabelle ! A mort ! ». Toujours engourdi, levé sur un coude, le poltron entendait le va¬ carme, en pensant qu'un discours apaiserait facilement l'émeute ; car il venait justement de recevoir la lettre papale de confirmation, à publier en conseil. Il se leva pour appeler ses gens. Nul ne répon¬ dait, ne venait. Juges, notaires, scribes, camériers, serviteurs, tous avaient pris soin déjà d'abriter leur peau en fuyant ; beaucoup d'entre eux s'étaient même joints à la foule des hurleurs et dans cette furie soufflaient leurs vengeances. Les appels anxieux réveil¬ laient l'écho dans les salles désertes. La face de Cola se mua de vermeil en livide, sous la moiteur du vin grec, lorsque parut à lui, 385 avec deux seuls valets, son parent Locciolo, pelletier, très vil con¬ cussionnaire, sordide parvenu. Le tumulte croissait, sur les murs uleuvaient les pierres et les carreaux, dans la charpente la flamme crépitait déjà, et le sénateur affolé demandait conseil au vendeur de couvertures. Celui-ci s'efforçait de le démonter plus encore, car il avait en lui-même décidé de se conciler la canaille en poussant dans sa gueule la victime obèse. « Cela ne se passera pas ainsi, par ma foi ! » s'écria Cola en se reprenant ; et sa foi fut dans la vertu ae l'apparat et du sermon. Il revêtit ses armes à la manière d'un chevalier, ceignit son corps de la cuirasse et de la braconnière, en¬ fila son surcot de pourpre, enfonça la salade sur sa nuque, empoi¬ gna le gonfalon du Peuple et se rendit ainsi paré à la grande salle qui occupait toute la largeur du palais, avec des balcons par devant et derrière. Il se présenta seul, il étendit les mains vers le vacarme. Une épaisse tempête de hurlements, de cailloux et de flèches le rejeta contre le montant. « A mort, à mort !» Il tenta d'agiter au vent de la fureur l'étoffe au sommet de la hampe, de montrer du doigt la légende solennelle : Senatus Populusque Romanus. Une flèche partie d'une arbalète l'atteignit à la main ; les pierres bosselè¬ rent son armure. Il entendait les coups pour démolir la porte, il sen¬ tait l'ardeur du feu monter qui s'accrochait au bois de la palissade et du pont en haut de l'échelle périlleuse. Ne pouvant tenir, il se tourna, et découvrit Brettone de Narbonne accroché comme un léo¬ pard au soupirail de sa prison, qui répondait au peuple. Il revit la haine et le sang de Frère Moriale dans les yeux du frère survivant, li se retira, pris de terreur glacée, cherchant une fuite. L'asthme le suffoquait, l'inutile ferraille empêtrait ses mouvements. Il trouva des serviettes de table, les noua ensemble, en fit un sorte de câble, se l'attacha à la ceinture, se fit descendre par les deux valets à l'air libre devant la prison du Tabulario. Les prisonniers aux fers hurlè¬ rent comme des loups avides de le dépecer. Il eut peur, et il s'arrê¬ ta, quoiqu'il eût les clefs sur lui. Pendant ce temps, Locciolo se pen¬ chait au balcon d'avant et faisait signe au peuple-mâtin que la grosse bête était descendue d'autre part. Puis il courait au balcon 386 de derrière et réconfortait son parent en lui soufflant de n'avoir pas de crainte ; et de nouveau retournait à la meute et lui montrait la bonne voie pour la prise. Etourdi par la clameur et par le fracas in¬ cessant (dévastateur l'incendie rugissait aux portes), désespérant de la fortune, un instant il hésita sur ses jambières entre la peur du massacre et l'ignominie de la fuite. Il s'enleva la salade et la jeta à terre ; il commença à se dépouiller de ses armes. La honte para¬ lysa les jointures de ses bras. Il se baissa, ramassa les pièces de l'ar¬ mure, pour les remettre. Une dernière image des histoires anciennes éclaira sa cervelle bouleversée, le poussa au dessein d'affronter le danger en héros. Mais ce fut une brève ardeur que la lourde bestia¬ lité des viscères vainquit et aveugla. A l'heure où le sang des hom¬ mes ne peut mentir ni se déguiser, la sévérité du sort inflexible l'obligea à sortir de la pourpre non sienne pour retourner à son tor¬ chon. Fils de tavernier redevint devant l'épreuve le Tribun auguste. Imprégnée d'huile et de poix, la première porte flambait comme un faisceau de sarments.Les poutres du plafond, la loggia étaient sur le point de crouler démolies. Les langues de feu léchaient déjà la seconde porte qui crépitait, sèche comme l'amadou. Les échardes et les étincelles tachaient l'odieuse fumée de bitume. L'ardeur et la clameur alternaient. On entendait de temps en temps le rugisse¬ ment du lion capitolin dominer le tumulte. Le feu et la mort, les deux puretés du monde, appelaient le héros au grand parallèle. Et Cola déguerpit lestement dans la cahute du portier ; haletant il se débarrassa de son fer et le ses insignes ; il troqua l'épée contre les ciseaux et le chaudron ; avec les uns se coupa la barbe, avec l'autre se frotta la face. Tondu, couvert de suie, il prit un manteau en lo¬ ques, s'en enveloppa ; fit un paquet d'un matelas et de quelques draps de lit, se le mit sur la tête. Sortit vilain comme il était né. Il passa en courant au milieu de l'incendie, traversa ia loggia bran¬ lante, descendit le premier et le second escalier sans être reconnu. Il imitait le parler de la Campagne, disant aux autres : « Sus, sus au traître ! Sus pour voler, car il y a de quoi faire ! » Passée la dernière porte, déjà presque au bout de sa fuite, l'œil perçant de quelqu'un 387 qu'il avait offensé, l'œil infaillible de la haine, accoutré de la sorte son paquet sur la tête, le reconnut. L'ennemi vit luire à ses poignets ses bracelets et l'identifia plus sûrement. « Où vas tu ? », le saisis¬ sant a bras-le-corps. Brusquement il lui arracha ce matelas, ce man¬ teau, le découvrant à la vue du peuple il cria : « Voici, voici le traî¬ tre ! » Tout autour le tumulte instantanément cessa ; mille et mille bras levés pour frapper et brûler retombèrent. Seul l'ennemi, sans desserrer sa prise, d'une poigne solide traîna sa victime haletante par l'escalier au pied de la cage du lion où le preux frère de Saint Jean avait entendu sa sentence. Là, il le poussa et l'abandonna sans rien dire. Nul n'élevait la voix. Une grande stupeur paralysait le peuple. Un grand silence s'était fait. On entendait le grondement du fauve à crinière et le halètement de l'obèse. Celui-ci, débraillé n'avait que le justaucorps vert qu'il portait sous ses armes et ses chausses vermeilles : aux épaules demeuraient des morceaux de cuirasse, à la cuisse droite un cuissard, sur la hanche une demi-pla¬ que. Il soufflait et il épiait, le museau barbouillé de suie, sembla¬ ble à l'un de ces pantins bâti et décoré en dérision par la marmaille même qui s'apprête à le défoncer. Il épiait et balbutiait, ne pouvant former une parole, car la terreur avait noué sa langue dans l'en¬ clos de ses dents. Bondit de la foule Cecco del Vecchio, l'estoc au poing, qui lui donna un coup droit dans le ventre ; d'où l'âme s'échappa avec un sifflement comme le vent d'une outre percée. L'épouvantail bascula un peu sur ses jambes rouges ; mais, avant qu'il ne s'écroulât, Treio le notaire lui fendit le crâne d'un coup de taille. La masse tomba d'un coup, sans mot ni soupir. Alors les plus féroces se lancèrent en hurlant, à l'envi le lardèrent, le criblèrent de leurs fers ; ses mains, ses oreilles, son nez et ses couilles furent coupés. Puis, ayant pris dans un nœud coulant les fuseaux de ses jam¬ bes, ils le traînèrent jusqu'aux maisons des Colonna, à San Marcello. Ils le pendirent par les pieds à un petit puits, et ils le lapidèrent en grande fête et tintamarre. Il pendait là sans tête car le peu 388 ■qu'avaient laissé les fers s'était usé à force de traîner. Il était nu, blanc de peau comme une femme, où le sang ne le rougissait pas ; à la manière des bêtes à la boucherie, ses intérieurs encore fumants, mal retenus par un filet troué, dégorgeaient. Il resta là, pour la risée publique, deux jours et une nuit, jusqu'à ce qu'il eût empuanti d'une grande infection cette tête de rue. Par ordre de Giugurta et de Sciarretta Colonna, il fut descendu du puits, porté au champ de l'Austa, à l'emplacement du Mausolée impérial et livré à la rage des Juifs hideux pour qu'ils le brûlent. Ceux-ci firent un bûcher de chardons secs et en grand nombre ac¬ coururent pour attiser la flamme. Les vents eurent la cendre, les siècles la mémoire, et chacun les discordes. Ainsi disparut le Tribun de Rome, et la Ville demeura sur ses col¬ lines seule avec ses destins et avec ses tombeaux. Gabriel d'Annunzio. {La Vie de Cola de Rienzo). Trad. de Christian Funck-Brentano. Les R abLins de ^MLarrakecli Le titre de rebbi évoque dans beaucoup d'esprits l'image simpliste de l'officiant dans le temple. Cette idée ne reflète en rien la réalité. Si généralement un rabbin occupe la chaire de la syna¬ gogue, c'est uniquement parce qu'il sait prononcer correcte¬ ment les mots de la langue sacrée. Quiconque satisfait à cette condition peut remplir le même office. Le rabbin, considéré comme tel, n'est pas un ministre du culte. Son rôle beaucoup plus vaste tient surtout de l'édu¬ cateur, du guide et du juge. Rebbi signifie maître dans le sens où nous l'entendons quand nous interpellons un grand écrivain ou un grand pein¬ tre. Comme la science talmudique est ici la seule qui soit concevable, le titre de rebbi est donné par le peuple à toute personne qui, en cette science, connaît plus que le vulgaire. Un juif peut être commerçant ou artisan et mériter par ses connaissances d'être appelé rebbi. Mais il ne pourra en prin¬ cipe éduquer, guider ou juger que s'il est rebbi, c'est-à-dire supérieur par sa science à ceux qui l'entourent. C'est à la yechiba que le jeune homme acquerra les con¬ naissances qui lui vaudront le titre envié. Le mot yechiba désigne le cours même du maître talmu¬ dique qui prodigue son enseignement comme il l'entend, soit dans une synagogue quand il en a une à sa disposition, soit tout simplement dans sa chambre parmi la volaille et la pouillerie. 390 Comme la boutique du barbier, l'échoppe du détaillant de charbon ou d'huile, la yechiba satisfait à un besoin cons¬ tant. Pas plus que ces derniers le maître talmudiste n'est appointé par la communauté (1) mais comme eux il vit de sa clientèle, c'est-à-dire des oboles payées par ses disciples ou leurs protecteurs. Il y a ainsi dans le vieux mellah plusieurs yechibas qui se concurrencent selon le jeu normal de l'offre et de la de¬ mande. Le recrutement des élèves est varié. On trouve parmi eux des fils de notables ou de petits bourgeois. Il n'est point de famille considérée ou disposant de quelques moyens qui n'en¬ voie ses enfants faire une ou plusieurs années de yechiba. On y trouve aussi beaucoup d'enfants pauvres : certains de la ville même, mais la plupart — nul n'est prophète en son pays — provenant des environs ou même de l'extrême sud marocain. Jusque dans les communautés les plus reculées du Draa en effet, le pauvre mellah de Marrakech apparaît comme la citadelle où 15.000 juifs vivent sous la protection du puis¬ sant sultan, comme la ville aux trente synagogues, le foyer des études sacrées. Les récits démesurément grossis des voyageurs y font se mouvoir des hommes fabuleusement riches, des rabbins extraordinairement savants qui accomplissent des merveil¬ les. On le désigne sous le nom resplendissant de seconde Jérusalem. Un jeune homme paraît-il assez doué ou parvient-il par son dynamisme personnel à le suggérer à son entourage ? Ses parents, ses amis, toute la communauté parfois se cotiseront (1) Il en recevait cependant chaque mois quelques secours destinés, en principe, à secourir les élèves pauvres. 391 pour acquérir les protections nécessaires à son départ pour Marrakech ou bien, après avoir longtemps préparé et com¬ biné son voyage, il s'enfuira de lui-même vers la ville rêvée. Il y débarque, n'ayant pour tout bagage qu'une con¬ naissance parfaite de la Thora qu'il a psalmodiée pendant des années entières. Il se présente en premier lieu à la yechiba. Le maître après avoir jugé rapidement du degré de ses con¬ naissances, le dépêche chez un notable qui, trop heureux de mériter une récompense future en favorisant l'instruction, lui donnera gîte, couvert, livres et parfois même, pour qu'il puisse travailler en toute quiétude, sa fille en mariage. Il n'est point de marrakchi de bonne famille dans la précé¬ dente génération qui ne se souvienne d'avoir eu jadis comme frère adoptif quelque montagnard surgi un beau jour de Tazenakht, d'Amizmiz ou de Tinghrir, venu ainsi forcer sa destinée. ...Dans ce mellah d'autrefois où le talmudisme est la seule science, le seul sport, la seule passion, les étudiants sont couvés par la foule comme peuvent l'être des champions populaires. Les connaisseurs s'intéressent à leurs progrès et supputent leur avenir. Bien souvent cette jeunesse privée d'air sain et d'exercice physique apporte à l'étude une ardeur sans mesure. En dehors des heures de classe on la trouve réunie par petits groupes dans les synagogues, relisant le passage commenté par le maître, le discutant et le répétant avec fré¬ nésie. Les plus curieux dévorent les livres de commentaires qui forment la bibliothèque de tout juif pieux : la Michne Thora de Maïmonide, le Chalom Aroukh de Joseph Caro, le Kessif Nissim du même, le Vice Roi de Judah Rosanis, le commentaire direct de la Thora de Rachi, etc., tout un luxe d'ouvrages hébraïques édités à Vienne ou à Livourne, com¬ prenant non seulement le texte original lui-même, mais en¬ core en marge un flot de commentaires. 392 Ils cherchent avidement les questions traitées par le maître dans la dernière leçon, confrontent l'interprétation des docteurs avec celle qui leur a été donnée, interrogent le pro¬ fesseur quand ils ne comprennent pas. Cette recherche perpétuelle du sens des textes sacrés, le développement infini des cas à résoudre deviennent pour beaucoup une obsession. Certains esprits sont tenaillés par des problèmes imaginaires qui prennent d'effrayantes pro¬ portions. Parfois ils n'y résistent pas et leur cerveau sombre dans la folie. ...Pour comprendre les jouissances du Talmud, il faut avoir vu l'expression passionnée des visages lorsqu'un point, qui paraît avoir épuisé tous les commentaires possibles, rebondit soudainement à la faveur de quelque argument tenu en réserve. Elèves et auditoire éprouvent alors la même joie intense qu'un amateur de rugby assistant à un beau départ de trois quart, un bridgeur savourant une savante défausse, un aficionado contemplant une belle estocade. * ** Le titre de rebbi est surtout donné par le consentement populaire. Il arrivait cependant que tel fils de notable fût consacré solennellement rebbi. Le jeune savant prononçait à la synagogue devant une assemblée formée par les rabbins et ses camarades de yecbiba une homélie ou commentaire, en principe de sa composition, dite cemiha (mot à mot : témoi¬ gnage, point d'appui). On l'interrogeait ensuite en lui po¬ sant des objections qu'il devait réfuter. Puis, quand tout était terminé à la satisfaction générale, un grand festin réu¬ nissait à la table du jeune lauréat sa famille, son maître,et les principaux rabbins. On mangeait bien, buvait mieux encore, et l'on se congratulait. Cependant cette consécration était facultative. Tout 393 comme les décorations dans une démocratie, le titre de rebbi se vulgarisa. Le peuple le décerna à tel jeune homme parce qu'il était tenu en estime par les principaux rabbins, à tel autre possédant assez de science pour ne pas être compris de tous mais dont il convenait de ménager l'influence, à tous ceux enfin qui vivaient de leurs connaissances, réelles ou pré¬ sumées. En fait rien n'oblige le jeune homme qui a quitté la yechiba muni du titre de rebbi de consacrer toute sa vie à l'étude, à l'enseignement ou au culte. Il arrive fréquemment que, rendu plus sûr de lui par le prestige acquis, il entreprenne un commerce. La considé¬ ration qui l'entoure lui permettra de trouver plus aisément un commanditaire ou d'épouser une fille richement dotée. Il n'abandonnera pas complètement l'étude pour cela, mais en y consacrant quelques loisirs, maintiendra son prestige. Fera-t-il de mauvaises affaires et tomb'era-t-il dans un extrê¬ me dénuement ? Par son titre de rebbi il aura sur les aumônes un droit de priorité. Rien ne l'empêchera non plus alors de vivre de sa science. Différentes carrières en .effet s'offrent aux rebbis : Tout en bas de l'échelle il y a les rebbis tueurs de poules qui seuls possèdent le droit de mettre à mort la volaille dans le mellah en percevant une rémunération infime. Cet emploi est souvent tenu par de jeunes étudiants. Les rabbins tueurs de poules doivent connaître tout ce qui dans le Talmud a trait à la matière. Cependant aucune autorité ne leur délivre de diplôme. Seule la réputation, l'estime dans laquelle il est tenu par les personnages considérés peut permettre à quel¬ qu'un de tenter avec chance de succès d'attirer la clientèle. Bien entendu un illettré ne s'y risquera jamais. Il y a ensuite le rabbin maître d'école qui répète inlas¬ sablement les versets de la Bible aux petits enfants, le rabbin officiant qui dirige le culte à la synagogue et en perçoit les 394 revenus moyennant une redevance qu'il paie au propriétaire. A un degré beaucoup plus élevé se trouve le rabbin égorgeur de bétail qui, avant de parvenir à cette haute position, a dû en principe s'adonner à des études longues et compliquées. Cependant à Marrakech cette charge était héréditaire. Elle constituait une source appréciable de revenus car, selon une vieille coutume, nul dans les mellahs du sud marocain ne pouvait remplir l'office de sacrificateur s'il n'avait obtenu du rabbin égorgeur de Marrakech une autorisation écrite, appelée elle aussi cemiha, et, pour obtenir ce diplôme, le candidat ne devait pas seulement justifier de ses connaissances, mais aussi acquitter une redevance. Le maître talmudiste qui forme dans la yechiba l'élite de la jeunesse est peut-être celui qui jouit du prestige le plus considérable. ...Un autre genre de rebbi est le sorcier qui, après avoir établi sa réputation de savant, exploite fructueusement la crédulité populaire et les obsessions des névrosés ; il guette les femmes enceintes et leur fait verser de l'argent sous couleur d'assurer le bonheur de leur postérité. Il fait profession de guérir toutes les maladies. ...C'est bien entendu au rebbi que le peuple s'adresse pour faire arbitrer ses différends selon la loi du Talmud. Il y avait autrefois à Marrakech cinq daians (juges) choisis entre les rebbis par le conseil de la communauté, mais point de tribu¬ nal ; chacun d'eux rendait la justice dans son propre domi¬ cile. Ils établissaient en outre les contrats de mariage. Ils vi¬ vaient des droits prélevés à l'établissement de ces actes, d'une taxe payée par les plaideurs et aussi, selon la vieille coutume marocaine, des menus présents apportés par ceux-ci. Il serait inexact cependant d'en conclure que, d'une manière générale, ils vendaient la justice car, et c'est là un fait qu'il convient de souligner, aucun d'entre eux ne laissa une fortune consi¬ dérable. 395; ...Enfin au-dessus de tous s'exerce l'autorité du tab, grand rabbin également désigné par le conseil de la communauté. Il est le juge principal, le censeur des mœurs, en principe tout au moins la plus haute autorité dans Israël. * ** L'étude de cette colossale Jurisprudence basée sur la Thora, le Talmud, les codes et les commentaires dérivés, n'est pas la seule qui soit en honneur à Marrakech. Les doctrines mystiques qui se sont épanouies au Moyen Age et dont le Zohar forme la compilation y sont aussi répandues. Presque à l'égal de la Thora, le Zohar est l'objet de la vénération populaire. Il représente aux yeux des masses la Parole de Dieu. Un petit fait nous revient à la mémoire. 1 ous les ans, les israélites de Marrakech ont coutume de célébrer par une fête de nuit au cimetière la mémoire de l'au¬ teur présumé du Zohar, Simon Bariohaye. On voit alors, au coucher du soleil, les familles du mellah porter bouilloires, casseroles, charbon de bois, affluer à la nécropole qui, dès la chute du jour, s'anime d'une vie intense. Devant les sépultures des rabbins, hommes, femmes, enfants, défilent, par petits groupes, prient, chantent, baisent la pierre tombale, allument des lampes dont les flammes vacillantes trouent à peine l'obscurité de la nuit. Dans les espaces vides, à la lueur rouge du charbon qui brûle dans les réchauds, les femmes dressent la tente familiale, préparent le thé ou le repas du soir. Çà et là les enfants indif¬ férents gambadent parmi les morts, les colporteurs déplacent leurs éventaires de gâteaux, de vin et de mahia, les mendiants affalés contre les tombeaux implorent la charité des passants, les hommes assis sur des nattes et se dandinant lisent en chœur le Saint Zohar à la lumière bleue de l'acétylène. 396 Ce soir là mon compagnon, après m'avoir promené dans le cimetière, m'amena visiter son père qui, malade et âgé, n'avait pu quitter le logis. Nous trouvâmes au premier étage d'une maison du mellah un beau vieillard aux yeux clairs, la tête couverte du mouchoir bleu, à la barbe d'une blancheur de neige. Assis à la turque sur un matelas, il lisait un livre de prières devant un autel improvisé formé d'une vieille chaise boiteuse recouverte d'un coussin de velours sur lequel trônaient les trois tomes du Zohar que, dans un geste de dévotion naïve, il avait enve¬ loppé dans une rutilante soierie japonaise, dont l'éclat factice correspondait à sa notion du beau. Cependant, si la connaissance du Talmud qui règle les rapports entre l'homme et la divinité comme entre les hom¬ mes eux-mêmes est indispensable pour mériter la considé¬ ration ou remplir une charge, celle du Zohar qui explique les mystères divins est un luxe réservé aux seuls initiés. Aussi le Zohar n'est ni enseigné à la yechiba ni commenté à la synagogue. Ceux qui le cultivent se groupent autour d'un rebbi. Ils se réunissent dans une chambre à intervalles réguliers, généralement tous les samedis avant l'office de l'après-midi, parfois, en hiver, au milieu de la nuit. Le rebbi Zohar lit le livre en hébreu, puis en arabe. Les disciples généralement se bornent à l'écouter. Quelles pensées cette culture développe-t-elle dans les esprits ? Insondable mystère que nous n'essaierons pas de scruter. On dit qu'autrefois Marrakech produisit des zoharistes réputés qui publièrent des commentaires mystiques, que l'étude du Zohar se faisait selon un plan qui comprenait d'abord un peu de Talmud, puis les premiers ouvrages cabalistiques, enfin l'ouvrage même avec le torrent de commentaires qu'il a lui aussi inspirés. On dit aussi que le rebbi Zohar est souvent un homme que les fatigues du Talmud ont rebuté et qui s'est réfugié 397 dans l'enseignement du Zohar infiniment plus facile : il y suffit, en effet, de répondre par des paroles incompréhensibles aux questions des élèves trop curieux. Le rebbi Zohar exerce généralement une profession et ne vit pas seulement de son enseignement. Le groupe des disciples qui l'entourent lui paient une petite redevance pour régler le loyer de la chambre de réunion, pour préparer le thé pendant les nuits d'hiver. Il reçoit parfois directement, parfois indirectement de menues oboles : tout achat de livres pieux, toute dépense en vue d'aider à l'étude est tenue comme une bonne action. Un membre du groupe se procurera à ses frais un zohar tout neuf et en fera présent au rebbi. Celui-ci le vendra fictivement à un second membre qui de nouveau lui en fera le présent, puis à un troisième, etc... Il y a encore dans la communauté marrakchie deux ou trois groupes d'une dizaine de personnes qui s'adonnent à l'étude (?) du Zohar. Leur ensemble forme ce qu'il est con¬ venu d'appeler la Hebra Zohar. J'eus l'occasion d'assister à la réunion d'un de ces groupes, et voici ce que je vis. Une chambre rectangulaire donnant sur une cour. Une grande table prenant la longueur de la pièce. Tout autour chaises et bancs. Sur le mur un immense, portrait en lithogra¬ phie de Simon Bariohaye. A côté un tronc pour offrandes. Face à la porte deux rebbis zohars sont assis ; ce sont deux commerçants retirés des affaires. Ils sont vieux, coiffés du légendaire mouchoir. Leur barbe se déroule en tresses qui oscillent comme un pendule et sur lesquelles leurs mains viennent parfois chercher une caresse. Est-ce une coïncidence ou bien le signe de deux esprits différents ? J'ai fréquenté quelques talmudistes : ils avaient l'œil vif, les gestes brusques d'hommes habitués à démontrer, trancher, riposter, écraser à coups d'arguments. Le visage des 398 deux vieillards reflète une complète sérénité. L'un cependant a l'oeil légèrement goguenard, mais tous deux affichent cet air satisfait et entendu d'un monsieur qui connait les coulisses du ciel. Ils lisent chacun à son tour : le rebbi à l'oeil goguenard interrompt parfois son voisin avec une moue malicieuse ; mais il parle lentement comme s'il pesait ses termes. L'autre répond de même. Quelle différence avec le torrent de paroles qui déferlent à la yechiba ! J'eus par la suite la traduction de ce qu'ils lisaient. En voici un extrait : « C'est ainsi que la cause des causes a produit les dix sephirot. La Couronne, c'est la Source d'où jaillit une lumière sans fin et de là vient le nom d'Infini, en soph, pour désigner la cause suprême ; car elle n'a dans cet Etat ni forme ni figure ; il n'existe alors aucun moyen, de la comprendre, aucune manière de la connaître ; c'est dans ce sens qu'il a été dit : « Ne médite pas sur une chose qui est trop au-dessus de toi ». Ensuite se forme un vase aussi resserré qu'un point, mais dans lequel pénètre la lumière divine ; c'est la source de la sagesse, c'est la sagesse elle-même en vertu de laquelle la cause suprême se fait appeler le Dieu sage. Après cela elle construit un vase immense comme la mer et qu'on nomme l'intelligence : de là vient le titre de Dieu intelligent ». Dans l'assistance composée d'une douzaine de personnes parmi lesquelles quatre ou cinq jeunes gens, nul ne disait mot. L'un dormait paisiblement, un autre, une paire de lor¬ gnons pinçant l'extrémité de son nez, étreignait son livre avec force et se penchait avidement sur les lignes mystérieuses comme pour en extraire le contenu ; un troisième venu de la montagne, vêtu d'un vieux burnous indigène, promenait autour de l'assemblée un œil vague et ahuri. Les regards exprimaient la stupeur, l'hébétude, l'admi¬ ration... José Bénech. La Société Berbère Les institutions des différents peuples de l'Afrique du Nord sont déjà bien connues ; les mœurs le sont beaucoup moins car il est difficile de pénétrer l'esprit d'un autre peuple. En tout cas les institutions et les mœurs des Indigènes ont toujours été étudiées du dehors par les Européens. On voit assez quel est le grave inconvénient d'un pareil point de vue, les auteurs fussent-ils les hommes les plus savants du monde. Mais l'on pouvait toujours objecter que les Indigènes, trop éloignés des Européens par leurs civilisations traditionnelles, étaient incapables d'exprimer pour des étrangers leur propre point de vue. Aujourd'hui il n'en est plus de même. Deux étudiants kabyles nous prouvent avec évidence qu'ils ont su - chose si rare - pénétrer à fond leur milieu original sans se perdre dans l'érudition, le juger avec clairvoyance sans le renier ni le trahir, allier enfin l'intelligence à la sympathie, sym¬ pathie sans laquelle rien de ce que nous pouvons apprendre ne mérite le nom de vérité (1). Jean GRENIER La société berbère persiste et ne résiste pas Les Berbères n'ont jamais formé un Etat, une civilisation à eux propre. Mais des multiples colonisateurs qui ont passé sur leur sol, des Carthaginois aux Français, en passant par les Rô¬ ti) L'étude de M. Berzane sur «quelques superstitions kabiles » paraîtra dans un prochain numéro d'Aguedal. 400 mains, les Vandales, les Byzantins, les Arabes et les Turcs, nul ne leur a transmis sa civilisation. D'où vient cette apparente contradiction ? Il semble à première vue que puisqu'après vingt-cinq siècles de civilisation étrangère les Berbères sont restés eux- mêmes, ils aient des énergies considérables à opposer à l'étran¬ ger. Mais, puisque d'autre part ces énergies n'ont jamais pu se fondre en un tout harmonieux, il faut croire que quelque principe de destruction, quelque vice interne empêche cette synthèse. Cette force de résistance et cette incapacité politique semblent pouvoir s'expliquer par une constitution sociale particulière qui a déterminé à la longue dans les esprits une psychologie politique assez primitive. Elle n'est pas un fait naturel mais une création volontaire Le caractère de tout groupement berbère est d'être quelque chose d'on ne peut moins raisonnable. Un parti (.scf) n'a rien qui logiquement le légitime : il ne diffère du parti adverse que parce que les familles qui le composent ne sont pas les mêmes ; on ne choisit pas en Kabylie son parti, on y naît. Une fois incorporé, on n'a pas à charge de faire prévaloir tel idéal, ni même tels intérêts, ce qui pourrait encore se concevoir, mais de s'opposer à un autre parti, sans raison ni but, uniquement pour s'opposer. Dans un village de la tribu des Ait Yani, un sof exile tout le sof adverse, un peu plus de la moitié du douar, pendant onze ans, sans cause, sauf que ses membres étaient en l'occasion les plus puissants et les plus riches. Un forgeron qui avait réussi à se mettre à dos à la fois les deux sofs de son village fait alliance à lui seul 401 avec un bourg ennemi du sien, fait attaquer et brûler en une nuit son douar par ses alliés. C'est ainsi qu'Abalous a disparu à jamais dans les flammes. Partout ailleurs, le groupe est le moyen, on s'unit pour faire triompher par le nombre une cause. En Kabylie, le groupe est la fin. Le groupe est la fin, mais il n'est pas non plus un fait naturel. Ce ne sont pas des conditions naturelles qui attirent en un lieu un afflux de populations d'origines diverses mais dont les conditions matérielles qui les ont réunies cimentent à la longue l'unité, c'est la création volontaire d'un groupe¬ ment par juxtaposition de familles, c'est-à-dire d'unités sociales déjà organisées. L'organisation se fait ainsi non par le sommet mais par la base. C'est ce qui donne son caractère rigide à l'organisation sociale des Berbères. Quand une auto¬ rité publique administre un pays par sa bureaucratie, elle essaye de calquer des cadres sur la réalité : les Berbères com¬ mencent par se créer arbitrairement des cadres, puis ils s'y introduisent. De là cette éternelle poursuite d'un équilibre instable et sans cesse menacé. (Et les Berbères ont en cela beaucoup à faire, l'excès étant bien leur caractéristique). Cette poursuite est d'ailleurs, quant à ses effets pratiques, plutôt négative. C'est une société instable Les forces de destruction, dans une société où chacun agit sans règles et ne borne ses méfaits qu'à sa puissance, sont nom¬ breuses et fortes. L'action des gens d'ordre, de ceux qui pour¬ raient créer, se borne à annuler ces forces de destruction, à écarter dès sa naissance un malheur qui pourrait mener à de 402 grandes calamités. Voilà pourquoi les Berbères n'ont pas à proprement parler d'histoire progressive ou du moins à grands changements. Les tempéraments créateurs ne peuvent que s'opposer aux destructions dans la marche quotidienne de la vie, jamais ils n'arrivent à rien édifier au sein d'une société stabilisée, parce qu'ils agissent à l'intérieur des cadres sociaux. Ces cadre,s demeurent toujours à l'état diffus, chacun les sent clairement, mais nul ne les pense objectivement ni ne les rai¬ sonne, parce qu'aucun pouvoir central ne les a jamais incarnés et ordonnés. Cela explique, en même temps que la stérilité de l'histoire berbère, l'étonnante pérennité du peuple : les Berbères s'agitent pendant des années frénétiquement à l'in¬ térieur de leurs cadres sociaux, un jour ils s'arrêtent épuisés, mais les cadres demeurent intacts et c'est parce qu'on n'en sort jamais que toute action est vaine ou négative. Il n'y a pas d'histoire du négatif, de chronique des événements évités. L'histoire berbère est une espèce de bouillonnement en vase clos ; au fond, le Berbère n'a jamais su sortir de lui-même. De toute éternité, la société kabyle n'a jamais connu de pouvoir fortement organisé pour imposer le devoir et le règne de la justice ; les forces destructives que partout ailleurs une forte organisation sociale parvient à éliminer ou à neu¬ traliser, y trouvent donc un champ libre à leur expansion. Le premier soin d'une telle société qui sans cesse menace de se désagréger, est de chercher à survivre le plus longtemps possible. Il s'y manifeste une sorte d'instinct de conservation. La recherche d'un bonheur plus grand, voire d'un bonheur tout court, est l'apanage des sociétés bien assises et bien ordonnées : seul l'homme qui sait qu'il sera encore vivant demain fait des projets d'avenir, croit au progrès et l'accom¬ plit. Les Kabyles en sont encore au stade de la lutte contre la mort, et chaque génération reprend cette lutte au point où 403 l'avaient entreprise tour à tour les générations précédentes, au point où la prendront celles qui lui succéderont. Cette nécessité vitale pour un peuple colore sa psychologie : la plus grande calamité dont puisse souffrir un Kabyle est de manquer d'enfants mâles pour perpétuer la tradition, et il est- étrange que la femme kabyle se soumette aussi complètement à cette unique fonction de productrice de mâles, — cela se lit à la fierté avec quoi elle arbore à son front la ronde agrafe d'argent, décoration des mères de nombreux fils. En dehors de cette espèce de conservation instinctive de la vie, il s'est formé des institutions d'un caractère très particulier. Puisque nulle puissance matérielle ne peut garantir l'existence du paysan guerrier, il n'y a qu'à la rendre, en certaines occasions, sacrée. C'est ainsi que s'est formée la coutume de l'anoua. Pour se rendre dans une autre tribu en pleine sécurité, il est nécessaire de se placer sous la protection, l'anoua, d'un de ses membres. Quiconque oserait porter la main sur vous aurait directe ment affaire au protecteur dont il aura « cassé l'anoua », c'est-à-dire souillé l'honneur. En outre, le code de l'honneur fait à tout Kabyle bien né un devoir sacré de ne point vous toucher, lui eussiez-vous fait les plus grands torts qui se puissent imaginer. Plus encore, vous n'êtes pas seulement garanti par l'éventuelle action punitive de votre protecteur et par le code de l'honneur kabyle, mais par une espèce de respect mêlé de crainte religieuse ; vous êtes censé tabou. Il est d'ailleurs un certain nombre de survivances, chez les femmes surtout, de cette manière de défense-tabou et le Kabyle emploie un mot spécial dont la forme grammaticale vient d'un ancien kabyle aujourd'hui presque incompréhen¬ sible : oulilak (mis pour our t lak, il n'est pas permis, pas convenable), le nef as latin. Ces croyances viennent certaine¬ ment du fonds le plus antique et sont de notre temps en plein 404 désaccord avec l'esprit des Kabyles, esprit réaliste et critique, voire raisonneur. Il n'y a pas dans les kanouns kabyles une seule défense ou prescription injustifiée de caractère plus ou moins religieux, tout au plus y trouve-t-on des sanctions contre les infractions aux règles de morale élémentaire, dont la disparition risquerait de désorganiser le corps social. Ainsi, toutes les énergies berbères ne tendent qu'à fuir l'anéantisse¬ ment. Elles y ont complètement réussi. La terre kabyle, trop rocailleuse, ne nourrit pas qui la cultive, or les Kabyles sont essentiellement agriculteurs et peuplent cette terre à raison de trois cents au kilomètre carré. La Famille Les êtres avec qui un Berbère se sent socialement uni ne sont pas ceux avec lesquels il vit, mais ses consanguins. Il est bien plus près d'un trisaïeul mort depuis longtemps que de son voisin immédiat. A entendre parler des Kabyles, on a l'impression qu'ils croient que les morts ont laissé à leurs familles on ne sait quelle essence invisible mais toujours présente, une aide, un soutien dans l'adversité contre les familles ennemies, mais en revanche l'exigence'que nulle tache ne vienne souiller la pureté du nom. Quand un Kabyle voit menacé l'honneur de son nom, il parle du déplaisir qu'en auraient ses ancêtres comme si ceux-ci vivaient encore ou que quelque chose de ce malheur s'en allait les torturer dans la tombe. Entre vivants et morts d'une même famille, il n'est donc pas de scission nette, les uns et les autres sont les unités d'un même tout, qui seul compte. A plus forte raison n'y a-t-il pas de distinction entre membres vivants d'une même 405 famille. On ne conçoit pas en Kabylie qu'un être privé de sa famille puisse se suffire socialement. La seule personnalité sociale est la gens. La responsabilité pénale dans les kanouns et les coutumes kabyles est non individuelle mais familiale : dans une tamgert (vendetta) on tue sans remords le fils d'un meurtrier, exactement comme si lui-même avait voulu et ac¬ compli le crime commis par son père. Voilà pourquoi, surtout avant l'occupation française, la pression des membres d'une famille les uns sur les autres était si forte. Peut-être qu'à l'origine, avant d'être Chrétiens puis Musulmans, les Ber¬ bères ont pratiqué le culte des ancêtres à la façon des anciens Grecs. Cela paraît dans la fetra (distribution d'orge et de figues aux pauvres le matin de la fête de Y Aid Fameziant (Aïd Segir) : le père de famille prend un boisseau pour me¬ surer la quantité de grain ou de figues qu'il donnera en aumône ; à chaque boisseau qu'il verse il profère solennel¬ lement : « Celui-ci est pour mon grand père, mon aïeul, etc... », convaincu que ce qu'il vient de dédier réjouira le mort au-delà de la tombe. Quand un père a une fois décrété que personne dans sa famille ne donnera sa fille à telle autre famille ou n'y prendra sa femme, l'anathème est jetée, jusqu'à l'extinction de la famille nul n'enfreindra cet ordre, de peur de tourmenter dans la mort l'âme de l'aïeul et de provoquer quelque jour une manifestation de son courroux. C'est cette organisation familiale qui a fait des Berbères une race peu résistante mais très persistante. Très persistante, car malgré toutes les modifications extérieures de sa vie sous l'influence des envahisseurs, le Berbère reste fidèle à la religion de ses ancêtres. Très peu résistante, car ces familles forment un nombre de sociétés, sans doute fortement organisées, mais infinitésimales, ignorant la discipline du groupe non consan¬ guin, n'offrant au jour de la lutte qu'une résistance éparse 406 et dès l'origine impuissante. Car nul pouvoir ne se superpose en fait à celui des familles : la djemaa du village est la réunion patricienne des chefs de famille, qui viennent y faire des joutes d'éloquence, moins au sujet de leurs communs intérêts de villageois, qu'à celui des rapports des familles entre elles, chacun soutenant la sienne sans en avoir l'air. Un pouvoir supérieur ne peut d'ailleurs pas sortir naturellement de la société berbère. A l'origine des sociétés, il n'est de pouvoir que celui d'une aristocratie ou d'un tyran. Il ne peut y avoir de tyran quand l'individu ne combat guère pour lui mais pour sa famille toute entière. Il ne peut non plus surgir de famille dominante, car il ne régnera jamais entre deux familles de différence assez marquée pour que l'une d'elles l'emporte nettement sur toutes les autres. Jaloux d'une autarchie où ils se complaisent, les Berbères passent leur temps à établir entre les gentes un savant équilibre : il faut que jamais aucune ne s'élève suffisamment pour que la coalition de toutes les autres ne puisse l'abattre. De là des alliances savamment travaillées et une politique compliquée où les orateurs con¬ sommés ont beau jeu. La Tribu Mais la famille n'est point la véritable base de la société berbère. C'est en réalité la tribu, formule d'un autre âge, très ancienne, quasi protohistorique. Le rôle des cités est prépondérant dans le travail d'unifi¬ cation d'une nation. Or les Berbères ont eu la malchance d'en être encore, au moment où commence leur histoire (éta¬ blissement de Carthage), au stade du hameau campagnard 407 de type uniforme au milieu d'un monde méditerranéen en 'énéral citadin et dont certains éléments fort proches, tels que Rome, étaient en outre fort ambitieux. Au moment où Rome arrive en Afrique, les Berbères sont sur le chemin de la cité : Cirta pouvait à la rigueur mériter ce nom. Rome fonde des villes, mais des villes romaines, faites pour les fonctionnaires, l'armée et de rares colons. Quand elle s'en va, les Berbères s'unissent aux Vandales pour détruire les villes et ils retour¬ nent à la vie de tribu. L'arrivée des Arabes ne réussit qu'à entremêler, éparpiller plus encore les populations. L'invasion hilalienne refoule les Berbères des plaines et des villes vers la montagne. Le dernier atout est tombé : les ressources de l'Atlas ne permettent pas aux hommes de se rassembler én un même point, il est trop pauvre, le roc n'a jamais été chose fertile. Les Berbères chassés des plaines n'auront plus jamais de cités, nulle place, nulle agglomération humaine ne rassem¬ blera, ne fondra les divers aspects de leur civilisation. A tous les envahisseurs ils ont opposé la tribu. Pour fonder un Etat, créer une civilisation, ils avaient la tribu. Mais la faiblesse capitale d'une tribu, c'est sa trop grande uniformité. A l'intérieur d'une même tribu, il n'y a jamais qu'une seule espèce de génie, une vertu d'une sorte très parti¬ culière. Telle peut avoir une réelle valeur. Toute dynastie berbère ou arabe de la Berbérie musulmane est l'émanation d'une tribu qui partage son destin, triomphe avec elle, y est privilégiée, la défend, fournit à la fois ses troupes d'élite et sa seule armée véritablement nationale ; la tribu meurt avec la dynastie, ou plutôt celle-ci disparaît généralement par l'épuisement des énergies de la tribu mère. Les tribus du grand Atlas portent la fortune des Almohades depuis le Sahara marocain jusqu'à Valence, jusqu'à Tunis, mais les Almoha¬ des sont trop peu nombreux pour un empire si vaste, trop 408 peu souples surtout dans leurs conceptions politiques et socia¬ les, n'ayant guère que l'esprit du conquérant. La tribu peut à la rigueur suffire à fonder un empire. A l'organiser, à le perpétuer, elle s'épuise. Seule la cité peut assumer ce rôle. Pourquoi ? 10 La cité peut disposer de ressources variées, de greniers pour assurer sa défense ou nourrir ses conquêtes, de citoyens pour l'administrer, de commerçants pour veiller aux échan¬ ges, d'une banlieue agricole pour l'alimenter ; cette variété donne à la cité la faculté de réagir, selon les circonstances, de façon différente, elle la sauve du figé, du stéréotypé qui sont toujours une des causes de la désagrégation d'un Etat. 2° La cité peut s'assurer une survivance relative. Quand une classe s'épuise, une autre apporte une ardeur neuve, des vues plus proches de la réalité, plus objectives, car souvent la tradition, les préjugés, et des scrupules de toute sorte sont le lot d'une classe vieillie au gouvernement ; ces réalités secondaires prennent à la longue autant d'influence que la réalité objective elle-même sur les décisions de la classe diri¬ geante. Dès lors le gouvernement perd le contact du réel, il lui faut changer d'hommes, et une classe s'offre, pleine de jeune sève. La campagne est en particulier pour la cité une mine inépuisable d'énergies nouvelles. En outre, d'une classe dirigeante à celle qui la remplace, il n'y a pas dans la cité de rupture complète : les acteurs du second acte et des suivants ne partent pas de zéro, les efforts s'accumulent. C'est juste le contraire qui se passe dans une société de tribus. Les éner¬ gies de la cité convergent et s'additionnent parce qu'elles s'exercent sur le même territoire, relèvent d'un même gou¬ vernement, ont vie commune et sans cesse dépendent les unes des autres. Une Société tribale, c'est une poussière de petites énergies qui n'ont généralement rien de commun. Un con- 409 cours de circonstances ou la valeur exceptionnelle de quel¬ ques-uns peut pousser telle tribu à s'imposer par la conquête aux autres. Un moment vient où son activité l'a épuisée. Surgit une autre tribu qui, loin de continuer l'œuvre de la précédente, la détruit, et n'a généralement le temps de rien bâtir avant qu'une troisième lance à son tour ses enfants sur l'Afrique. Toute l'histoire berbère est une suite de destruc¬ tions, de désastres, de dynasties météores qui passent aussi éblouissantes par la rapidité de leurs conquêtes que par la facilité de leur chute. Au milieu du XI0 siècle, la tribu des Sanhadja au voile bleu trouvant que Dieu n'était pas assez glorifié par les Berbères, bien tièdes religieux, lance ses mehara du Soudan à Marrakech. Et les voilà partis sur les plaines marocaines : six ans de chevauchée étendent l'empire almo- ravide du Soudan à Valence, mais trois quarts de siècle plus tard, les Almoravides sont épuisés. A cet instant les Maçmou- da, ou tribu de l'Atlas se découvrent eux aussi une vocation singulière de cavaliers et. de prosélytes ; avec l'âpreté et l'étonnante intransigeance de l'esprit berbère, ils adorent fré¬ nétiquement Dieu l'unique, le prince des adorateurs de l'Unité communique de nouveau à ses sujets musulmans la fièvre des chevauchées. Au milieu du XII0 siècle et pendant vingt-deux ans, les Berbères voient passer bride abattue d'étranges guer¬ riers qui proclament que Dieu est un et .détruisent les instru¬ ments de musique, moyens de corruption et d'efiFémination. Mais la route est longue de Rabat à Bouka et du Draa à Murcie, les chevaux s'essoufiflent, les cavaliers aussi, l'aiguillon des plaines à franchir et du dieu unique à exalter s'émousse. Les Almohades s'étiolent ; et les Mérinides déjà voient passer dans leurs rêves d'étranges visions de terres à conquérir. Mais après tant d'autres ils passeront, passeront aussi leurs suc¬ cesseurs. A ces tribus qui déferlent les unes après les autres, 410 il a toujours manqué un élément de stabilité. La tribu meurt d'essoufflement après un temps très court, la cité meurt de vieillesse. Ni division du travail ni hiérarchie La tribu est une juxtaposition de familles du même type qui sont consciemment entrées dans le groupe et par suite ont toutes les mêmes droits et les mêmes devoirs. Quand les gentes se liguent en tribus, elles sont déjà organisées. Elles gardent leur structure et l'imposent au groupe, demeurant un Etat dans l'Etat. Les hameaux berbères présentent une uniformité remarquable mais c'est une uniformité dans la médiocrité, un amorphisme. Ils ne connaissent pas la spécia¬ lisation du travail, n'ont pas de corporations de métiers et n'en peuvent avoir, leur stade économique étant encore arrié¬ ré. Chacun s'improvise, suivant la circonstance, paysan, guerrier, orateur. Cette uniformité dans l'ordre économique se retrouve dans la politique et s'y traduit par un nivellement des situations sociales. Ce nivellement fut à l'origine imposé par le mode même de formation de la société berbère. Des hommes qui, de leur plein gré, s'unissent en société entendent y entrer avec les mêmes droits, les mêmes devoirs pour tous. Ce but atteint, les Berbères se sont acharnés à s'y maintenir éternellement. Vouloir toujours se confiner dans cette égalité dans la médiocrité a été une des causes pour quoi les Berbères n'ont jamais pu créer de grande civilisation nationale. Car ce qui crée une civilisation, ce n'est point tant la qualité ou la quantité d'hommes d'élite, que la qualité ou la quantité de ce qu'ils ont produit, pour ainsi dire leur rendement. Toute civilisation est une somme de créations. Or il est des condi- 411 i ions naturelles à toute création humaine, surtout à la création intellectuelle. Pour créer une civilisation, je crois qu'à l'ori¬ gine tout au moins, une aristocratie, de quelque ordre qu'elle soit, est nécessaire. J'entends par aristocratie une classe de privilégiés sociaux dispensés de la lutte immédiate pour la vie, la lutte au jour le jour ; des hommes ainsi débarrassés de ce qui fait le plus gros de l'activité humaine, pour ne pas dire de ce qui l'absorbe toute entière, peuvent appliquer leurs soins à des fins plus ou moins désintéressées, moins terre à terre, risquant d'accéder à une universalité plus grande, c'est-à-dire de pouvoir créer une civilisation. Deux cent mille esclaves déchargeaient trente mille Athéniens de tout travail matériel, et ces trente mille ont fait un monde qui vit encore après vingt-cinq siècles. Il arrive bien un moment où l'Etat est assez riche pour assurer à ses membres un minimum de bien être matériel. Il est fort possible qu'alors un régime égalitaire ait un effet civilisateur égal ou supérieur à un régime aristo¬ cratique. Mais ce n'est là qu'une étape postérieure pour une nation vieille et riche, c'est un aboutissement. On n'arrive à faire régner dans la société un ordre logique, égalitaire qu'après s'être soumis pendant des siècles aux faits brutaux, à l'inégalité. Il faut consentir une défaite provisoire pour gagner la victoire. Le tort des Berbères, c'est qu'ils ont com¬ mencé par où il faut finir et d'avoir naïvement cru faire triompher cet ordre de prime abord et totalement. Avec entêtement ils se sont pendant des siècles acharnés à une tâche impossible. Avec une persévérance touchante ils s'y acharnent encore, l'expérience ne leur ayant rien appris. Tout serait pour le mieux si la vie n'avait des lois pressantes. Dans cette lutte qu'ils mènent il y va de leur vie et depuis bientôt vingt-huit siècles la lutte les épuise peu à peù, vaincus pour avoir cru comme de grands enfants que leur rêve allait triom¬ pher un jour dans la société. La Berbérie, quoiqu'on en dise, 412 est pauvre. Là plus qu'ailleurs la lutte pour la vie prend tout le temps de l'homme. Malgré cela les Berbères n'ont jamais voulu consentir à une classe ou à une caste quelconque le droit d'employer les autres à sa subsistance. Ils ne se connaissent pas d'autre nom ethnique que celui d'Imazighen, qui veut dire tout à la fois hommes libres et hommes nobles. Un peuple où tout le monde est noble et pauvre en même temps, où tout le monde a besoin de lutter chaque jour pour vivre, un peuple absorbé par ce qui s'oppose immédiatement à son action quo¬ tidienne, est un peuple condamné dès l'aurore à ne rien pouvoir créer qui ait une universalité même relative. Et c'est ainsi que l'histoire berbère s'émiette en d'innombrables faits et gestes de petites tribus ignorées qui jamais ne dépasseront le cadre du canton et qui mourront en deux générations, quand le dernier vieillard qui les aura vues sera mort. Mouloud Mammeri. (à suivre) CHRONIQUES Les Lettres Chronique - Eclair LES LIVRES Julien Green. — Journal, 1928-1934 (Pion). — Dans ce Journal, il y a Julien Green : son œil qui sait voir un tableau, les livres qu'il sait lire, ses amis qui savent parler, son inquiétude, son..., sa... : il y a quel¬ qu'un ! Françis Carco. — A voix basse (Albin Michel). — La supériorité de cette école de Montmartre, c'est qu'elle s'est formée dans une atmosphère d'amitié. 414 Marguerite Yourcenar. — Les songes et les sorts (Grasset). -— Des rêves écrits comme des contes, naturellement (et joliment), c'est-à-dire, comme dit l'auteur, des mémoires. Marcel Coulon. -— Toute la Muse de Ponchon (Ed. de la Tournelle). — Je ne crois pas. Les carnets de Joseph Joubert (N.R.F.). — Comme écrit M. Jacques Madaule, Joubert est un àmi. Lieutenant-colonel de Thomasson. — Les curiosités de la langue française (Larousse). ■—- Plaisant comme un voyage. E. Wernert. -— L'art dans le IIIe Reich (Centre d'études de Politique étrangère). —- « L'armement matériel est un fait ; l'armement moral en est un autre peut être plus angoissant parce qu'il donne toute sa valeur au premier ». Robert Lestrange. — Les animaux dans la littérature et dans l'his¬ toire (Ed. Ophrys, Gap). — Savez-vous quel est le seul poète qui, de nos temps, ait parlé du taureau ? Brizeux. La Nouvelle Revue Française, met en vente un portrait en couleurs de Jean Giono, « le cheveu en coup de vent, l'œil large et bleu rempli de rêve, le torse pris dans une vareuse de marin. Sur la table, une pipe, un boudha et une feuille de manuscrit qu'il faut retourner le portrait pour pouvoir lire ». Giono est un grand écrivain, mais son portrait peut-il rem¬ placer sur nos murs celui de Mlle Chocbotte ? 415 LES REVUES Le dernier numéro d'Esprit est un honneur et pour la France et pour la 'pensée. La préface est dë M. Emmanuel Mounier : Lendemains d'une trahison. Les Cahiers, du Sud consacrent leur numéro d'aôut-septembre à « Lea Frobenius et la littérature éthiopique » et publient le portrait de trois femmes d'Afrique très odorantes, par l'écrivain allemand disparu. La nouvelle Revue Française a donné en août et septembre « Intimi¬ té », de Jean-Paul Sartre. A propos des Psaumes et de La Vie recluse en Poésie, Julien Lanoë a des mots très justes sur Patrice de La Tour du Pin'. « une discrétion pleine de tâtonnements imprécis, mais animée par le mou¬ vement ascendant de l'oraison qui allège et délie ». Les Pensées d'un bio¬ logiste de Jean Rostand sont fortes ; comme si souvent après de telles lectures, on fait cette réflexion : « Et après ? » Alain est en passe de de¬ venir un héros de la pensée libre ; ce qu'il y avait de provocant chez lui est bien de la grandeur. En octobre André Suarès met sous ses pieds le cadavre d'Annunzio pour se hausser d'autant. Europe, du 15 août. M. Léon Werth est notre meilleur critique ciné¬ matographique. L'étude calme de M. Georges Petit sur la protection de la nature est un des plus épouvantables tableaux de la bêtise et de la sau¬ vagerie de l'homme. Contre cette sauvagerie en un autre domaine, lutte Heinrich Mann qui dit quels efforts sont faits dans le monde, surtout aux Etats-Unis, pour le sauvetage de la civilisation allemande. « J'habite en France, écrit le grand romancier, parce que, dans le passé, je lui dois le plus clair de mes joies intellectuelles. Et puis..., la rédemption du conti¬ nent européen m'apparaît sous lés traits d'une forte contribution, intel¬ lectuelle et politique, de la France ». Mais on ne lit pas sans frémir au- 416 jourd'hui : « A Reichenberg-Liberec qui est un centre important des Su- dètes, se tiendra un rassemblement pour la défense culturelle. Les associa¬ tions intellectuelles, artistiques et sportives qui y prendront part sont in¬ distinctement allemandes ou tchèques. Leurs adhérents se chiffrent par dizaines de milliers... » Dans Politique Etrangère d'août, « Pour la paix en Palestine », de M. Robert Montagne. UArchitecture d'Aujourd'hui, de juillet, fait défiler devant nos yeux, un nombre considérable d'églises modernes, souvent belles. Pour le Maroc un bon choix : celle de Port Lyautey. L'abbaye de Royaumont, « petit royaume de paix et de verdure que juin couvre de roses et de musique », est, depuis l'été, à quelques lieux de Paris, un lieu de retraite pour intellectuels. « Dans les cellules de jadis, écrit M. Jeandet, dans la Revue des Jeunes., dans le parc, dans le cloître, dans le salon, dans la bibliothèque, le même accueil si vous le désirez la. même paix si vous la cherchez, seule aux heures des repas la longue table de chêne réunit et présente, pour des échanges parfois si nécessaires, le compositeur polonais, le journaliste italien ou l'écrivain français... » Pour Vous, 27 juillet, Frank Capra définit très judicieusement le rôle des stars au cinéma. Le récit de son voyage en Tunisie, en Algérie et au Maroc, publié par Frédéric Sieburg dans la Gazette de Francfort (du 22 mars au 10 juillet) est bien l'un des documents les plus importants, les plus remarquables qui aient paru sur l'Afrique du Nord. Il est écrit sur un ton extrêmement bril¬ lant : on jugera plus loin de la qualité de ses descriptions, Il nous dit quel¬ ques vérités qu'il faudrait prier Dieu que la 'France entendît : « On ne peut 417 pas dire que la domination française soit menacée en Tunisie. Si l'on com¬ mente à Paris les événements avec plus d'émotion qu'ils n'en justifient à ce iour, c'est justement parce que Paris est devenu la capitale du doute d'elle- même de la France ». — « Les difficultés que la France rencontre au Maroc sont variées et d'origines en vérité bien contradictoires. Peut-être à l'étranger n'en parlerait-on pas tant si la France elle-même ne les publiait Sans arrêt, soit selon les vues d'une politique partisane, soit pour gêner le gouverne¬ ment de l'heure, soit pour accuser l'étranger. Nulle part on ne pourrait trouver d'aussi pessimistes nouvelles sur l'Afrique du Nord que justement dans les publications françaises. Il suffit de feuilleter une collection, même négligemment composée, de coupures de presse, pour se faire une bien sombre idée de l'Afrique du Nord française. C'est un grand malheur que les querelles de la politique intérieure des Français ne cessent pas devant « l'empire français ». Ne serait-ce pas une manifestation impériale que d'oublier les dissensions devant l'image de « la plus grande 'France » ? Il ne ménage pas d'ailleurs les marques d'admiration : La France, dans ce pays, a fait et continue de faire plus que son devoir ». — « La France n'a rien fait pour les Indigènes ! Slogan d'une si révoltante injustice que l'on ne comprend pas aisément qu'il puisse avoir la moindre portée ». — « L'officier français, administrateur et guerrier tout ensemble, représente la formule idéale qu'un Indigène puisse admettre. Cette forme d'adminis- tion n'est plus critiquée par personne. Elle permet de découvrir les meil¬ leures valeurs de l'armée et sert d'école à une élite que l'on ne peut qu'en¬ vier à la France ». —- « La France se rajeunit en Afrique du Nord ». Il nous fait savoir que l'Italie nous guette : « Déjà Scipion, après la guerre d'Espagne, avait porté en Tunisie le théâtre de la querelle ». Et tout à coup cette phrase extraordinaire, éclate, apparaît la plus im¬ portante de l'ouvrage, le jugement de son auteur et creuse volontairement l'infranchissable abîme : « Il est peu de pays européens possédant une fa¬ culté aussi grande que la France de traiter les Indigènes avec tact — mais aucun peuple au monde n'est condamné comme est la France à développer dans la pensée des autres ce qui est sans valeur ou même malfaisant. » Sélections et commentaires SELECTIONS D.-H. Lawrence. ■— Jack dans la brousse (N.R.F.). Rainer Maria Rilke. — Poésie (Emile Paul). Valéry Larbaud. — Aux couleurs de Rome (N.R.F.). Jules Supervielle. — L'Arche de Noé (N.R.F.). André Malraux. — L'Espoir (N.R.F.). COMMENTAIRES Jacques et Raissa Màritain. —- Situation de la Poésie (Courrier des Iles n° XII. Desclée de Brouwer). — - T'en ai assez des livres sur la poésie : ou ils m'ennuient, ou je ne les comprends pas ; et le résultat m'inquiète un peu. Se demander constamment en lisant un livre : « Est-ce que c'est lui qui est bête, est-ce que c'est moi ? » c'est au moins gênant. J'ai lu sans être gêné Situation de la Poésie de Jacques et Raïssa Maritain, et ça me rassure. J'ai compris, et c'est la seule critique que je veux en faire. On y trouve des jugements impeccables et définitifs. En voici un, plus important que des livres entiers écrits sur le même sujet : « Le non-sens « mallarméen est une véritable musique parlée (nous ne voulons pas dire « un chant). Le plaisir que donne cette musique est très grand. Du reste, « Mallarmé est fort conscient de cette « magie ». Il est des. musiques, et « parmi les plus belles, qui donnent parfois l'impression du langage. Il « semble que si l'on était assez près de l'orchestre, on distinguerait des 419 « paroles, tout un discours ; mais on n'est jamais assez près pour cela, et <•< ce qui parvient jusqu'à nous, ce sont des voyelles, sans les consonnes, « c'est une musique magique qui paraît nous narguer un peu. « C'est l'inverse qui se produit avec Mallarmé : on est un peu trop « près pour percevoir tout le développement musical de cette poésie or- « chestrée ; on n'en a que les commencements, on entend les accents, sé- « parés des instruments, ce sont des, mots, et ce ne sont pas des. mots, c'est « de la musique parlée, — tout à l'inverse de la poésie musicale de Ver- « laine. Ici aussi l'action de l'intelligence est présenté, d'une intelli- « gence à vrai dire toute remplie de notions, occultes ». Au milieu de tous les remous (ne citons rien ! ) qu'on fait autour de la poésie, on se sent prendre pied sur ce livre. — Rassurons-nous ! Michel Levanti. La poésie dans, les Congrès. — Le XVe Congrès international des Pen Clubs a tenu, en novembre dernier, une séance consacrée à « l'avenir de la poésie ». Les congressistes en sont sortis avec une sensation d'opti¬ misme très réconfortante. Il n'y a eu personne parmi eux qui n'ait été persuadé que la poésie ne cessera pas d'habiter le monde. ...Si toutefois la politique le lui permet. Là-dessus, naturellement, on s'est divisé en deux camps. Dans l'un on a affirmé : « La poésie est in¬ compatible avec les formes totalitaires de gouvernement » (M. Steinberg). Dans l'autre on a proclamé le contraire (M. Marinetti). Ayant compris qu'on ne s'entendait pas, on a posé d'autres problèmes : 1° Y a-t-il une crise de la poésie ? — Non, pas chez nous, ont assuré l'Amérique du Sud et l'Egypte, les Juifs de Palestine et d'ailleurs (poésie yeddish). — Crise il y a, a répliqué la Yougoslavie. 2° Doit-on revenir à la poésie populaire ? — Impossible a sententieu- sement professé M. Luc Durtain ; car, selon lui, la vie de l'esprit ne re¬ tourne pas en arrière... 420 3° Et la technique ? — Les techniques plutôt, se sont écrié la plu¬ part des congressistes. Cependant quelques-uns désireraient une codifi¬ cation des moyens d'expression poétique. 4° Les Thèmes. — Aliments éternels : l'arbre, la source, l'étoile. — A quoi l'on peut maintenant adjoindre : l'Homme intérieur, les sujets contemporains et tout le réel. 5° Propagande. — Revenir aux récitations publiques. Chœurs parlés. Permanences poétiques. 6° Conclusion. — Le spirituel rapporteur de la séance, Gabriel Au- disio, conclut en nous assurant qu'entre les congressistes un accord s'est fait sur quelques principes essentiels. En voici un (et non des moindres) : la poésie est fille de la liberté. Principe de grande conséquence... A signaler beaucoup de ferveur. Jacques Braud. . t-i ■ 3 < Pierre Marois. — Rowena (Pion). -— Le monde est plein de romans et beaucoup sont lisibles. C'est ce qu'il y a de plus inquiétant. Car plus on en écrit de lisibles, moins on en trouve d'excellents. Les excellents sont novés dans la masse où le critique et le lecteur les distinguent moins bien et n'arrivent pas toujours à les pêcher. Entre ce qui est un peu au-des¬ sous du médiocre, le médiocre et ce qui se tient juste au-dessus, on flotte. Flotter, c'est s'offrir aux tentations d'une indulgence paresseuse, à ces facilités qui obnubilent le jugement. Où est le bon, bien tranché, et le mauvais ? On ne peut pas ne pas goûter un peu ce qui est tout de même assez bon, dans un ouvrage où tout ne l'est pas, mais où rien n'est très mauvais. Mais l'assez bon ne saurait suffire en art, car l'art ne se justifie que par l'emploi de qualités de sensibilité, d'intelligence et de poésie né¬ cessairement éminentes. Rowena de M. Pierre Marois n'est pas sans inté¬ rêt ni agrément. C'est un livre bien écrit, délicatement écrit. Mais il y manque ce je ne sais quoi qui fait dire : « Voilà qui ne ressemble à 421 rien ». Rowena ressemble à bien des choses. C'est le propre des livres distingués de plaire en laissant à l'esprit le loisir de se rappeler qu'il a pris ailleurs un plaisir pareil. Il y a là comme une politesse involon¬ taire. Après quoi on se quitte courtoisement. Chacun s'en va de son côté ; rien ne vous manque. Et si l'on conçoit un regret sur le moment, c'est de sentir que l'on n'a rien à regretter. Car on reconnaît les qualités modes¬ tes de celui que l'on quitte et qu'il méritait mieux que l'indifférence où tout de suite il est entré. Jacques Braud. O.-P. Gilbert. — Courrier d'Asie. — Le Cercle des Ombres (Gallimard). M. O.-P. Gilbert s'est transporté en Asie : Yunnam et Tonkin. L'Asie l'a bien inspiré. Les deux livres qu'il nous offre sont excellents. A la base, une sorte de reportage sérieux, de documentaire intelligent. Par dessus quatre constructions bien faites : quatre grandes nouvelles. Thème général : l'Asie, terre pourrie, corrompt et dévore le Blanc ; physiquement elle le tue à. petit feu ; moralement, souvent, elle le dégrade. Il nous montre donc des Blancs aux prises avec Asie et Asiates. Les uns deviennent abjects et pourrissent sur place ; les autres restent héroï¬ ques, mais sont tout de même, d'une façon ou d'une autre, éliminés. Ré¬ cits dont les données sont bien posées, où les caractères sont nets, les situa¬ tions intelligemment développées, l'atmosphère sensible au lecteur. Jacques Braud. h i_ Henry de Montherlant. — Les Olympiques (Grasset). — Le Paradis à l'ombre des Epées, les Onze devant la Porte Dorée, nous avons reçu ces chants, en 1924, comme lés chefs-d'œuvre lyriques de notre âge. Nous avons donné à Montherlant notre affection, notre reconnaissance pour nous avoir apporté de la beauté ; nous ne comprenions pas ce que le poëte sen- 422 !nit, ce que nous constatons à présent, l'importance universelle du sport. Henry de Montherlant, cette année, réunit ses poëmes en Olympiques, non pour nous les faire connaître, mais pour marquer leur place dans son œuvre. Sa préface est consacrée aux sports. En un passage que j'approuve,; qui me touche particulièrement, qui doit nous toucher tous en Afrique où la pratique du sport peut apporter, commence d'apporter sa solution au problème capital, celui de nos relations avec les Marocains, il insiste sur son aspect social. •; « Il y a un terrain sur lequel on se trouve naturellement avec des êtres de qui nous sépare tout ce qui fait les séparations en ce monde : différences dans l'instruction, l'éducation, les soucis, les ambitions, la sphère de mou¬ vance, l'argent. Nul besoin de se « mettre à la portée », de « minimiser les distances », rien de ces laborieux efforts qui introduisent un artifice, une gêne, une réserve, et finalement une caducité, dans tant d'essais de pénétration des classes. Et une déplaisance, car il est presque aussi déplai¬ sant de « se pencher » sur l'ouvrier, que de s'avouer franchement, comme je ne sais plus qui dans les Mémoires de Retz, « si las de ce qui a nom peu¬ ple ». Rien de ces efforts, car tout est aplani par ceci : une passion com¬ mune. C'est cette passion commune qui fait que l'intellectuel et le manœu¬ vre, l'homme de trente ans et l'enfant de quatorze peuvent pendant des heures vivre ensemble, causer ensemble, sans jamais ce « que se dire ? » qui est le mot (du moins le mot le plus doux) de l'incompatibilité sociale », Le Maréchal parlait souvent du « dénominateur commun » à trouver entre les hommes. Dans toutes les sphères le sport répand une méthode de rigueur et de loyauté (i), c'est-à-dire le même fruit précieux de ce qu'est pour quelques- uns la culture. Et cette règle si raisonnable et belle qu'elle va jusqu'au (1) Bien des exemples peuvent être donnés de l'avilissement où plongent un grand peuple le règne le « Monsieur Hitler » et sa philosophie. Nul n'est plus décisif que la déloyauté qu'ont manifesté ses moniteurs, les journalistes, lors de la défaite de Schmeling. J'étais à Boston le jour d'un précédent triom¬ phe de Louis. J'ai demandé à mes hôtes s'il leur était égal que fût vainqueur un Noir. Ils regardèrent étonnés, dans les yeux une loyauté si spontanée qu'éclatait la mesquinerie de la question. 423 cœur : « Exiger de soi tout le possible ». Une mode qui pousse une foule innombrable à rechercher chacun sa perfection n'est pas seulement un événement considérable sur le plan de l'esthétique, mais sur celui de la morale. Les gestes du boxeur qui conduit à la seconde choisie sur un petit point de son corps le poids de toutes ses forces, sont une composition de logique et de mécanique se développant dans une harmonie de beauté. La littérature « Tour de France », la transformation en monstres des champions, maint éclat de chauvinisme bête, toutes les scories du sport, f'èsent moins dans un plateau de la balance que dans L'autre les seules Olympiques. Spontanéité de Montherlant large comme le génie. Poësie so¬ laire, poësie de la vie, précise, fluide, rapide et colorée, ordonnée à la grecque comme sur le gazon net les couleurs franches dans la lumière des joueurs de rugby qui courent leur danse intelligente. Christian Funck-Brentano. Gabrielle Bertrand. — L'Asie chez les, femmes : « Seule dans l'Asie troublée » (Pion). — Mlle Gabrielle Bertrand a parcouru l'Asie. Elle publie un récit de ses voyages. Comme parrains, M. Audouin-Dubreuil qui, lui aussi, a vu l'Asie et M. Paul Valéry, qui n'y est pas allé. Mlle Gabrielle Bertrand a de grands mérites : elle a fait un voyage difficile. De reste te n'est pas une débutante ; avant d'aller sous la yourte mongole elle a dormi sous la tente maughrébine. Ce qui lui permet d'écrire : « Sur ces faces poupines (celles des Mongols)... la lueur des prunelles est bienveil¬ lante... Ce n'étaient point là mes pensées il y a trois ans, quand je m'en¬ fonçais, seule avec deux guides marocains, vers les hauts plateaux du Ta- filalet. Malgré la domination du « roumi » et ses conséquences dévelop¬ pées à l'infini, je ne me suis jamais sentie sûre ni en confiance auprès de ces êtres sensuels et inquiétants, drapés d'étoffe claire et ceinturés de poi¬ gnards ». Si le voyage de Mlle Gabrielle Bertrand chez les Mandchou s'intitule à juste raison : « Seule dans l'Asie troublée », celui qu'elle a fait parmi nous devrait s'apppeler : « Dans le Maroc troublant ». Akbar. R-fc 424 J.-P. Sartre. — La Nausée (Gallimard). — Quoi de plus rare que de se trouver, dès les premières pages d'un livre, en présence d'un auteur qui affirme un talent éclatant, qui l'impose au lecteur et l'entraîne, bon gré, mal gré, jusqu'à la dernière ligne ? Cette révélation — nous ne connaissions pas les deux nouvelles de J.-P. Sartre précédemment parues en revue —• nous l'avons eue en lisant « La Nausée », qui est sans doute un des débuts les plus remarquables publiés depuis longtemps, et qui prend place, d'emblée, parmi les quel¬ ques livres dignes de survivre au fatras à quoi l'on prête du génie à la petite semaine. Antoine Roquentin est un gaillard clairvoyant qui a voyagé, cherchant le dépaysement et les sensations fortes, essayant de donner à son existence les couleurs violentes de l'aventure. Déçu, il se réfugie dans une ville de province où il tente d'évoquer un personnage historique. Un jour, il est secoué par une sorte de nausée, en saisissant un galet : « de temps en temps, les objets se mettent à vous exister dans la main ». Assis sur un banc du square, il comprend que la nausée est en lui, qu'elle est faite de sa substance même. Une racine de marronnier le fascine jusqu'il une sorte d'affreuse extase : il se sent dépossédé de lui-même, il se désagrège, il flotte dans un tiède écœurement, point de départ d'une identification nou¬ velle de sa propre vie opposée à celle du monde extérieur. Les différents stades de ce dépouillement, de cette désintégration in¬ terne, jalonnent le roman en autant d'épisodes dont le réalisme impitoya¬ ble expose le problème de l'être avec une lucidité bien rarement atteinte. On voudrait pouvoir citer, pour preuve de cette lucidité, tel passage qui résume cinquante romans dont « l'évasion » et « l'inquiétude » sont les thèmes favoris et monotones : « Ce sentiment d'aventure ne vient décidément pas des événements : « la preuve est faite. C'est plutôt la façon dont les instants s'enchaînent... « On voit une femme, on pense qu'elle sera vieille, seulement on ne la « voit pas vieillir. Mais, par moment, il semble qu'on la voie vieillir et « qu'on se sente vieillir avec elle : c'est le sentiment de l'aventure... Le sen- 425 « timent de l'aventure serait, tout simplement, celui de l'irréversibilité du « temps. Et cette explosion de révolte, devant la béatitude imbécile des hommes guettés par la Nature monstrueuse et muette : « S'il arrivait quelque chose ? Si tout d'un coup elle se mettait à pal- « piter ? Alors ils s'apercevraient qu'elle est là et il leur semblerait que « leur cœur va craquer... Par exemple un père de famille en promenade « verra un chiffon rouge comme poussé par le vent. Et quand ce chiffon « sera tout près de lui il verra que c'est un quartier de viande pourrie, « maculée de poussière, qui se traîne en rampant, en sautillant, un bout « de chair torturé qui se roule dans les ruisseaux en projetant par spasmes « des jets de sang... Et des foules de choses apparaîtront pour lesquelles « il faudra trouver des noms nouveaux, l'œil de pierre, le grand bras « tricorne, l'orteil-béquille, l'araignée-mâchoire. » On retrouve ici, à la fin de ce livre harassant, l'illumination de James Joyce, la fièvre de Franz Kafka, dans une page dont l'accent âpre et tour¬ menté révèle, sous l'analyste et le philosophe, un poète véritable. Ch.-F. Coulon. Vitraux des. Cathédrales de France (Pion). ■—- Un livre d'images, de splendides images pour ces enfants plus grands que sont les « grandes personnes », pour ces enfants que sont les hommes de toujours, surtout au regard de leur Père Tout Puissant. Ici, les images sont un fort petit mais bon choix parmi celles que les imagiers-verriers de nos cathédrales avaient enchâssées dans les baies de plus en plus vastes de leurs édifices. « Les planches de ce volume sont les premières reproductions abso¬ lument fidèles de vitraux gothiques. Elles ont été faites à l'aide de pro¬ cédés photographiques perfectionnés, directement d'après les originaux ; de plus, chaque planche a été vérifiée et corrigée point par point devant les vitraux mêmes. » 426 Il n'y a là nulle exagération. Devant une réussite aussi parfaite, l'émotion est réellement très vive. Mais à l'émotion visuelle, cet ouvrage en ajoute une plus intense, intel¬ lectuelle. Une préface de Paul Claudel illumine la splendeur de ces chefs d'œu- vrê qui décoraient et coloriaient nos cathédrales au temps qu'elles étaient blanches, blanches de la blancheur de l'ivoire, et de l'ivoire le plus beau, « celui de notre blanche pierre qui est comme la moelle des os de la France... » Voici le rappel de l'état d'âme qui dut présider à cette création : « L'instinct créateur est partout le même, qu'il s'agisse de l'insecte dans la chrysalide, de l'enfant dans le sein de sa mère ou de l'artiste qui sent le moment venu de réaliser ce que l'Esprit lui enjoint. » S'ensuit la manifestation de cet Esprit animateur et ordonnateur ; « Ainsi au sein mystérieux de la cathédrale, il se trame, il bouillonne, il se cuit un poème qui sans mots repaît le cœur en apaisant l'intelligence. Tout cligne, tout balbutie, tout est en proie à un fourmillement préliminaire. Il y a en gestation un vocabulaire qui refuse en se précisant d'exclure aucune interprétation. » Si bien qu'il n'y a pas à s'étonner de l'extase fervente qui dans l'in¬ térieur de Chartres la merveilleuse et au milieu de l'éclat de ses vitraux saisit Claudel et lui fait dire : « Ce temple qui pour quelques précieux moments m'a reçu et dont la Genèse dit qu'il est terrible, c'est Béthel, c'est la maison de Dieu avec l'honnne, et cette splendeur innombrable et diverse qui m'entoure, cet espace tout entier fait de cette activité silencieuse, en plein jour, comme celle du ciel étoilé, c'est la grâce, c'est le langage de Dieu avec l'homme, qui, pour se faire entendre, ne juge pas convenable de se servir d'autre chose que cette lumière qu'il est. » Claudel est transporté et nous avec lui : « Voici le paradis retrouvé. Nous sommes enveloppés et pénétrés de son murmure latent, de ses ténè¬ bres éclatantes, de son conseil innombrable... Cela vit et cela palpite, cela dort et cela rutile, cela s'allume et brûle, éclair ou braise, rubis, émèrâude 427 et cobalt, et sous le trait qui le perce, comme le sang dans les poumons^ vivifié par l'oxygène, dégage l'essence et l'âme, témoigne par la combustion de la vertu- intrinsèque. » - Il faudrait tout citer de cette préface aux envolées magnifiques. Il Suffit de dire qu'elle semble avoir été puisée à la source même des Psau¬ mes et de là Liturgie. . ■ ■ Et comme après avoir été sublimé, il faut pourtant encore être sus; tenté, ce livre se complète d'une fort intéressante et remarquable documenta¬ tion technique sur l'art et l'archéologie du vitrail par Marcel Aubert. Gérard de Champeaux. Kléber Haedens. — L'école des parents. (Corréa). — M. Kléber Hae- dens a écrit un roman de l'adolescence dans le genre « dur ». Il a vingt trois ans. Son âge explique sa « dureté ». C'est en effet, une dureté de cet âge et non point une dureté réelle ; car à vingt-trois ans (sauf exception ou monstruosité) on n'est pas dur, véritablement dur, pour rien. On est tout bonnement dur par amertume, par haine, par ressentiment, du fait qu'on a atteint l'âge d'homme, qu'on se trouve tout à coup libre, et qu'on juge qu'il est séant et opportun de se durcir, de se révolter, de se retourner vindicativement contre ceux à qui l'on a dû obéir : parents, maîtres, so¬ ciété, religion, que sais-je ? C'est là une tendance profonde qui travaille tous les adolescents. Chez quelques-uns cette rébellion prend des formes d'allégresse. On est simplement heureux d'avoir des ailes. Chez d'autres, elle se traduit par des mouvements de vengeance. Je suis absolument per¬ suadé que l'Ecole des parents n'est pas un règlement de comptes ; mais on souffre un peu qu'elle en ait l'air. Il faut attribuer cette impression au réel talent de l'auteur. Malheureusement cette ardeur à la cruauté n'est pas sans conséquences. Un peintre cruel est toujours injuste : il tend à la caricature, c'est-à-dire à la charge et la charge a beau être sinistre (comme ici c'est le cas), elle a beau appuyer sur les vilenies plutôt que sur les as- 428 pects ridicules, elle n'en est pas moins charge, c'est-à-dire déformation. On peut être frappé d'une tête difforme ; on sait cependant qu'elle l'est ; et, au fond, on n'y croit pas. Or, l'essentiel est de nous y faire croire. Le seul moyen de peindre bien un monstre, c'est de le peindre sans haine. M. Kléber Haedens ne semble pas peindre sans haine. Sa haine est d'au¬ tant plus fâcheuse qu'il peint des monstres médiocres. Ceux-là ne suppor¬ tent pas la charge. Ils restent en effet de dimensions humaines ; c'est le seul intérêt qu'ils offrent au psychologue. La peinture des petits mons¬ tres est la meilleure école du tact, de la sobriété. C'est surtout avec eux qu'il faut ne pas se montrer dur ; mais naturel. Ces réserves faites, nous conseillons aux parents d'acheter ce livre. Ils se réjouiront de ne pas res¬ sembler aux victimes de M. Haedens. Pour que leur bonheur soit com¬ plet, ils pourront ensuite en extraire quelques pages qu'ils liront à leurs enfants afin que ceux-ci se rendent compte de leur chance. JÉRÔME DUTERROY. rompue africaine Pâges ckoisies LA MEDINA DE TUNIS La ville indigène de Tunis, la médina, est toute entourée de vieux murs: Devant elle a stoppé la vie moderne. Le tramway longe les forti¬ fications, devant les lourdes portes de la ville, à l'ombre desquelles sont assis les porteurs, devant les jolies coupoles rondes, sanctuaires blancs neigeux des marabouts, devant la ca'sba, aujourd'hui caserne française, devant les cafés maures, à la terrasse desquels les porteurs de turbans cau¬ sent avec dignité ou se résignent à servir de spectacle, devant les ateliers des forgerons qu'une vieille superstition a refoulés en bordure de la ville, devant la place Halfaouine où dansent des nègres parés de grelots, où des Kabyles vendent des lanternes allemandes ou des plats émaillés de Tché¬ coslovaquie, devant la mosquée Sidi Mahrez à l'ombre de quoi vivent les Juifs, devant le monument du cardinal Lavigerie qui orne curieusement la plus grande place de la médina 430 L'Arabe vit dans la position accroupie. Tout autour de la ville les sta¬ tures drapées se blotissent dans l'ombre contre les murs d'un rouge bruni. Les écrivains publics siègent là, parmi leurs encriers, leurs livres, leurs rouleaux de papier, traçant lentement les mots que leur dicte un client. Ce sont moins des ordres qu'une confidence, faite à voix basse, les yeux fermés. Là-dessus, le scribe hoche doucement la tête, il est plein de com¬ préhension, sa plume déjà glisse sur le papier et dessine de droite à gau¬ che les caractères arabes soigneusement moulés. Ou bien le confessant va s'ouvrir à l'un des devins qui l'écoute pensif et caressant sa barbe blanche. Son branlement de tête semble dire : « Pensez donc ! » Il commence à tracer des signes du doigt sur la mince couche de sable étalée devant lui. Il les mouchète de petits trous, qu'il compte et puis efface, qu'il marque de nouveau et qu'il relie d'un trait. Brusquement il écarte le plat de sable et il se met à communiquer au client le résultat de son enquête. Long¬ temps, longtemps il parle, la voie tranquille va son chemin, tranquilles et cependant pressantes les phrases bien balancées se succèdent. L'ombre se fait longue, plus longue, mais qu'est une heure, un après midi, tout un jour, pour qui cherche à percer les signes du destin ? La médina de Tunis est certes une des plus grandes, des plus vivantes cités du monde arabe. Elle est faite de l'orient le pliis riche et le plus co¬ loré. C'est une bourgeoise inclinée vers la sérénité de la mer. Elle a pris la place de Carthage détruite et se tient au rivage et tourne le dos, égoïste, à la campagne et à ses steppes épuisantes. Tout comme le bourgeois de Carthage abandonnait aux militaires les choses de la guerre, le Tunisien est anti guerrier, citadin. Un tiers de la population vit dans les villes et considère avec dédain le fellah tout comme le nomade, incapables d'amas¬ ser, d'orner leurs demeures, de clôturer leurs femmes et de prier dans des mosquées de marbre. Le citadin est craintif et rusé, il a beaucoup à per¬ dre, son ennemi le plus grand, c'est la force, sous toutes ses formes. C'est un marchand, c'est un lettré, c'est un fonctionnaire et il a de nombreux parents qu'il aime et qu'il dispute. Le sang de toutes les races de la Mé¬ diterranée coule dans ses veines, celui du conquérant, celui du Berbère, 431 celui du Maure expulsé d'Espagne, celui du renégat chrétien et celui du Juif converti. i . ;àL On devine sa vie à ces fenêtres haut percées que protègent de grande? jalousies de fer artistement forgé. Dans l'entrebâillement d'une porte élé¬ gamment cloutée paraissent de petites cours à colonnades, les patios, où clapotent des jets d'eau. De nombreux vestibules sont marqués d'un esprit de mécénat : le long des murs carrelés courent des bancs de pierre où, dans d'élégantes niches, les pauvres étudiants de la médersa trouvent à midi leur déjeuner. Le mendiant non plus n'est pas oublié, l'œil d'Allah est sur lui, et le centuple accent de sa bénédiction retentit sous les porches des riches. On donne volontiers, mais on n'est pas touché par la misère du prochain, on ne reste pas sans sommeil pour avoir vu l'enfant chercher son pain dans le ruisseau, on n'est pas hanté par le souvenir des orbites sup¬ purants, des nez rongés, des crachats sanglants. Car on sait que c'était écrit. On sait qu'en Tunisie et partout, bien des hommes meurent de faim, tel est le monde et ce fut toujours vrai ; on connaît l'histoire éternelle des champs et des pâturages brûlés, des bêtes crevées, des puits taris, on sait lout cela, on considère que c'est une part inéluctable du fardeau de l'hu¬ manité. Tout oriental a clairement conscience qu'un homme rassasié, logé, vêtu complètement et sain, c'est une exception, sans doute une exception fréquente — Allah en soit loué — mais une exception tout de même. Le marchand de la médina quitte sa maison chaque matin après avoir bu quelques verres de thé à la menthe très sucré, et il se rend à sa boutique pour y passer le jour. Vend-il des articles en acier de Solingen, il se rend au souk des couteliers, à celui des onguents et parfums s'il place des savons français, à celui des fabricants de babouches s'il fait commerce de souliers japonais en caoutchouc. Les magasins, les échoppes, les objets se succè¬ dent, les uns contre les autres. La ruelle est étroite et raide, on ne pour¬ rait y voir ni porte ni cloison, tout n'y est que boutique, étalage, marchan¬ dise. Les passages sont souvent voûtés, ils sont souvent couverts d'un toit 432 de planchés dont les fentes et les trous laissent filtrer le soleil parse¬ mant l'ombre de rais où volent des milliers de poussières, remuants essaims de lumière, tamisée comme par un dais de feuillage, éparpillée sur une foule torrentueuse, d'un éclat somptueux sur les étoffes criardes ou les humbles petits miroirs, caressant de cercles dansants les gros pi¬ liers drapés de vert et de rouge, le soir brillant encore de biais pour'tout à coup s'éteindre devant l'ordre de la prière tombé du minaret. Les niches des artisans sont ombreuses et même sombres. Les tailleurs, les brodeurà, les selliers travaillent souvent à la chétive lumière de lam¬ pes à huile. Avec l'orteil ils tiennent leur fil, et l'aiguille va diligemment son chemin. Que le fil vienne de Chemnitz, le va et vient de la main brune n'en est pas moins soigneux. Il est encore des maîtres consciencieux qui savent merveilleusement parer de fils d'argent les selles en cuir rouge eu composer de belles décorations en lamelles de cuir ajouré pour les sacs des chameliers. J'ai assisté hier à la fabrication d'une babouche de femme, qui commença par un petit bout de cuir gris pigeon pour aboutir à une œuvrette d'art exquise, fourrée de vert, ornée sur le dessus d'une « main de fatma » en petits clous dorés. J'ai vu les orfèvres, les fabricants de ceintures et quelques ébénistes, mais le souk des potiers a disparu et les chéchias rouges sont depuis longtemps l'œuvre des fabriques dans les faubourgs. La niche du commerçant déborde tant de marchandises qu'il y reste tout juste un petit coin où se glisser. Il est là, calme et indifférent, et proclame par tout son maintien que la fin de la vie orientale est bien le repos. Sur un ton détaché, comme s'il accomplissait un devoir fatigant, il appelle le passant ; qu'il s'agisse d'un connaisseur ou d'un client sé¬ rieux, il commence par lui offrir du thé, trois petites tasses de thé vért à la menthe arrivé là comme par miracle. Dans le souk circulent tou¬ jours des gens, serviteurs, parents pauvres, qui fournissent de thé le marchand et son hôte puis disparaissent silencieusement. Il se forme ainsi dans le brouhaha de petits refuges paisibles où l'on peut reposer, boire le thé, parler bas, méditer, prier même. Les plus confortables sont 433 - bien entendu ceux des marchands de tapis, car le prix de qu'ils vendent profite de ce prétexte irrécusable à s'allonger dessus — nouvelle expli¬ cation de la fortune du tapis oriental. • ) • ' ; ■ Il y a des souks pauvres et des souks riches. Ceux des tissus sont de vraies nefs d'églises avec leurs grosses colonnes chargées de fortunes multicolores ; le souk el Sekadjin se développe autour d'un marabout qui tient le milieu du chemin et qu'on prend pour un porte-manteau peint de frais et oublié là par quelqu'un. Dans beaucoup de boutiques travaille toute la famille de sexe mâle, un jeune garçon dort sur des balles d'étof¬ fe ; dans d'autres il n'est qu'un homme, aux lunettes de fer et si bien absorbé dans ses écritures qu'il examine sans bienveillance, comme si s'était un trouble fête, le client qui s'approche. Aux gens du néo-destour, les réfor¬ mistes francophobes, le souk donne parfois la facilité de se réunir pour écouter attentivement la lecture d'un pamphlet ou d'une circulaire se¬ crète ; quelquefois les fumeurs de hachich, que cherche la police, se rencontrent dans l'arrière-boutique obscure d'un petit magasin. Les commerces défendus ne manquent pas, bien que les souks soient attachés à leur bonne réputation. Partout se trouve l'usurier. Quand deux Arabes se rencontrent, ils en ont besoin d'un troisième, l'usurier. L'usurier a la compréhension parfaite de leur insouciance, de leur imprévoyance et pour une faible somme — jamais déduite bien sûr du montant de la dette — i! est prêt à attendre une semaine. Tout Arabe a son usurier comme le bœul son oiseau qui picore la vermine de sa robe. A toute heure des relents de cuisine, le parfum des grillades, la forte odeur du suif. Des moutons écorchés pendent aux étals des bouchers, des narcisses dans leurs orbites. Les rôtisseurs jettent sur des braises des entrailles, des rognons, des organes innommables, ils enfilent à une bagette des douzaines de petites saucisses et les plongent dans l'eau bouil¬ lante. Ils pétrissent des espèces de gâteaux avec du sang caillé, cimenté de cette graisse jaune qui enveloppe les boyaux, ils pilent des cervelles et du foie et ils y fourrent de la pistache et des raisins, l'huile siffle en bouillonnant, la graisse fondue pétille et frit sous la flambée. Devant un 434 fourneau de faïence est accroupi un pâtissier, ses mains brunes, vite comme l'éclair roulent la pâte ou s'élèvent pour la répandre en filets minces sur la tôle rougie à blanc. Ce gâteau d'un jaune d'or paraît appétissant, je l'ai acheté, il est infect. Les souks sont ordonnés selon les catégories des marchandises et des métiers, ces métiers mêmes sont souvent exercés par des tribus déterminées. Ceux de l'île de Djerba sont épiciers. Les Ouled boû Mejiba, les Frachich sont forgerons et armuriers, les hommes de Matmata portefaix, ceux du pays de 'Foum Tatahouine tirent leur renom d'arachides rôties, ceux de Tamer- za sont domestiques, ceux de Ghoumracen cuisiniers. Des oasis de l'Aradh et du Jerid viennent les tresseurs de ces chapeaux à large bord, les meil¬ leures faucilles ou scies sont fabriquées par les fils de Zaghouan et de Beja, les potiers de Gafsa sont les spécialistes des meules à semoule. L'im¬ migré marocain est veilleur de nuit, et comme l'Arabe n'est pas enclin aux sonores éclats de rire, le nègre du Soudan, un expert, se consacre à l'hilarité, étale des dents étincelantes et anime les foires annuelles de ses danses et de ses pitreries. Les esspie-mains s'écoulent en grand nombre chez les Indigènes, qu'ils viennent de Bielefeld ou de Roubaix, et aussi les jarretelles. Avec l'étoffe sont roulés les turbans et la jarretelle apparaît volontiers sous la culotte dans le dessein de maintenir la chaussette trouée qui préfère nettement tomber sur le soulier. Mainte serviette a couru un long chemin avant de signifier le progrès sur la tête d'un pur croyant. Sur le turban d'un devi- neur de sort, place Djedid, j'ai lu, tissés dans l'étoffe en caractères voyants, ces mots : « Hôtel Meurice, Paris ». La jarretière signifie, je pense, un début d'influence des modes européennes, quelque chose comme les lunet¬ tes de verre fumé pour les nègres du Sénégal. Ainsi le fils du Prophète, par les deux bouts de son corps, entre en contact avec la civilisation par ce qu'elle a de plus accessible, sinon d'essentiel. Mais il y a du chemin avant qu'elle n'arrive au cœur. Quel dommage que les cierges de mariage soient si volumineux ! J'en aurais volontiers rapporté une douzaine en Europe comme cadeaux. On les dispose cinq par cinq en rayons ; ils sont de cire 435 bien proprement tournée et couverts de papier glacé. Ils sont quelquefois aussi grands qu'un arbre de Noël ; lorsqu'une boutique en est remplie, par centaines, de toute taille, elle paraît une étincelante forêt enchantée. Le cierge à cinq branches brûle dans la chambre nuptiale, il apporte au jeune couple le bonheur, écarte les mauvais esprits des discordes et de la sté¬ rilité. Il ressemble à une main qui s'ouvrirait pour faire peur, oui, c'est la main de fatma contre le mauvais œil. A Carthage elle est gravée sur les stèles des tombes puniques, à Tunis son empreinte noire est sur les portes des maisons — avertissement sombre dont le sens est à moitié perdu. (Galette de Francfort, 26 avril 1938) CARTHAGE « Carthage, 3 km. », dit cette borne de la route bien droite qui mène à la demeure du Résident général sur la côte. Carthage ! Comme une tour dans un rêve se dresse ce mot dans l'univers imaginaire de tous les hom¬ mes qui aiment l'histoire et qui savent vivre avec elle. « Vous serez déçu, m'a-t-on répété, rien ne reste, le sol est recouvert de banales maisons d'été ». Mais il s'agit de fouler le terrain de Carthage et non d'en voir les ruines. Pas à pas je parcours la plaine où le rêve touche la réalité. Voici la colline avec sa cathédrale, sur laquelle trépassa saint Louis ; là-haut, bien au-dessus de la mer d'un bleu d'or, s'entassent les petites maisons neigeuses de Sidi bou Saïd ; sur ces pentes rèposaient les jardins d'Hamilcar. Emergent quelques fûts de colonnes, des ruines bien langées, des fouilles ; j'arrive en haut, la voix de la mer apaisée commence à s'élever, un vent léger capable juste de porter une fleur d'oranger me communique pourtant son message distinctement ; je vois le demi-cercle doux de la baie ; tout le présent, l'accidentel et le terrestre disparaissent 436 devant la force du souvenir qui, comme un tonnerre inaudible semble faire tressaillir le sol. Ici fut Carthage. Vainement tu cherches ses palais, ses cours, ses entrepôts, ses forts. Vainement tu cherches le degré où marcha Salammbô. Mais tu trouvés des tombeaux et des cendres, des ombres, des poussières, tu trouves des oiseaux d'argile, colombes et éperviers, autant d'ailes pour l'âme sur un vaste horizon. Le génie a baissé son flambeau vers le sol, et sa flamme s'éteint. De la campagne montent des parfums de miel et de forêt amère. De ceps de vignes desséchés qui brûlent avidement s'élève une fumée. Nulle ride ne plisse plus la face luisante de la mer: Sur la côte lointaine des rochers rouges immobiles sous la lumière de midi. Dans l'ombre des catacombes, sur les sarcophages, sur les stèles funéraires les images de pierre poursui¬ vent leur colloque éternel, une femme relève son voile sur sa tête, un enfant sourit, et un homme barbu, au visage décidé, semble considérer la mort avec une volupté paisible. Je sens Carthage sous mes pieds, j'éprouve comme sont petit le temps et mince la cloison qui me séparent de l'existence éteinte ici. Mais cette petite obscurité s'appelle la mort, et il ne me reste rien que de me tenir avec un geste suppliant sur le seuil et de regarder l'ombre qui promet tant de lumière. Presque tout ce qu'on peut voir à Carthage est de l'époque postpuui- que, donc des ères romaine, hellénistique, et chrétienne. Scipion mit bas la capitale, César la restaura comme ville de province ; on peut penser que les généraux et les hauts fonctionnaires atteints par la limite d'âge se reti¬ raient bien volontiers dans ses villas et ses jardins pour y rédiger leurs mémoires de Germanie ou Numidie. Il y eut là très tôt une communauté chrétienne. Tertullien est venu. Et ce furent les Vandales, les Byzantins, finalement les Arabes, qui transformèrent Carthage en carrière pour Tunis et même pour la Sicile, et cela dura mille année — jusqu'au jour où ces pierres devinrent trop lourdes pour l'homme. Le long du rivage courent d'énormes murs en ruines. Quais ? Fortifi¬ cations ? Les pierres de taille ont chu dans l'eau et se distinguent à peine des récifs. Il est midi et c'est très calme, on pourrait entendre un soupir, 437 même s'il venait des tombes — on pourrait percevoir la voix de l'adoles¬ cent à tête d'épervier s'il se décidait à murmurer un nom ou à rire douce¬ ment Mais sur ces ruines dans la mer on n'entend ni voix, ni soupir. On n'en¬ tend qu'une bédouine frapper sur une peau de mouton. Elle est dans l'eau jusqu aux genoux et pilonne la peau ruisselante avec un bout de bois en la tenant sur une roche. C'est une lourde femme à la peau sombrement colorée, elle se relève en soupirant de temps en temps pour essuyer du bras la sueur de son front. Assis sur le rivage dans l'ombre d'un vieux mur, son mari la regarde avec satisfaction. C'est à peu près tout ce qui reste de Carthage. (