JANVIER 1982 CADRE DE VIE ET COHABITATION INTERETHNIQUE UNE ACTION-RECHERCHE DANS UN GRAND ENSEMBLE EN COURS DE PEUPLEMENT GENESE, DEMANDES SOCIALES, ET QUESTION DES OBJECTIFS i. Société Centrale Immobilière Victor BORGOGNO de la Caisse des Dépôts IDERIC (SCIC) Direction Régionale de la Côte d'Azur c.msr &H SOMMAIRE Pages AVANT - PROPOS I i 1. INTRODUCTION 1 1.1. La genèse de l'action : une demande sociale cristallisée au cours d'une expérience de concertation sur le projet de ZAC 1 1.2. Le statut contradictoire de l'action : une incertitude structurelle 11 2. LES OBJECTIFS 16 2.1. Les objectifs : organisation d'une relation entre les usagers et les concepteurs et inter¬ vention facilitatrice sur ces relations de cohabitation et la vie sociale 16 2.1.1. La relation organisée : usagers/con¬ cepteurs sur les problèmes du cadre de vie . . 17 2.1.1.1. Portée de l'objectif ; fac¬ teurs favorables et obstacles possibles 17 2.1.1.2. Un objectif indissociable : la structuration d'une relation entre les co- |tr usagers 24 2.1.1.3. L'espace socio-institutionnel de la concertation légitime 28 2.1.2. L'intervention facilitatrice sur les relations de cohabitation et la vie sociale. Des demandes révélatrices et directrices : l'action asservie ?..... 32 2.1.2.1. Un objectif minimal : la co¬ gestion de l'espace social de cohabitation.. 44 2.1.2.2. L'animation finalisée 60 3. METHODES 65 ANNEXE S * * * I AVANT - PROPOS Ce texte constitue la première partie du compte rendu d'une action-recherche menée de 1979 à 1981 dans le cadre d'un ensemble de logements sociaux en cours de construction et de peuplement sur la commune de Drap (grande périphérie niçoise) : la ZAC (Zone d'Aménagement Concertée) de la Condamine. Cette action avait pour objet, d'une part, la stimulation - et l'étude - de la prise en charge directe de leur cadre de vie par les usagers en concertation avec les concep¬ teurs de ce cadre, et, d'autre part, l'amélioration - et l'étude des relations de cohabitation et de la vie sociale,.en référence au problème particulier que représentait le relogement dans le nouveau quartier d'un fort groupe de familles maghrébines. Le texte retrace d'abord brièvement la gênèse de l'ac¬ tion qui avait pour particularité de répondre à une demande sociale cristallisée au cours d'une expérience de concertation entre les "concepteurs" de la ZAC et des représentants de la population de la commune, que nous avions animée durant la toute première période de construction, avant l'emménagement des nou¬ veaux habitants. Cette génèse par une demande sociale directe nous a paru suffisamment intéressante pour être relatée. En second lieu, nous analysons longuement les objectifs que nous fixions initialement à l'action en décrivant simulta¬ nément la situation-problème à laquelle ils s'appliquaient et qui commandait le processus de leur élaboration. Nous nous sommes efforcés dans cette partie de montrer comment les logiques II sociales dominantes à l'oeuvre dans la situation-problème tendent aussi à enfermer le sociologue menant la "recherche active" dans un rôle aliénant et assujetti dont l'analyse exacte et objectivée constitue un préalable indispensable à toute action de ce type, et un enjeu social décisif. C'est parce que nous croyons ce moment des objectifs particulièrement important que nous en avons fait un texte à part, en nous efforçant de donner à ce dernier la valeur d'exemplarité d'une étude des cas. 1. INTRODUCTION 1.1. La génëse de l'action : une demande sociale cristal¬ lisée au cours d'une expérience de concertation sur le projet de ZAC. L'action spécifique - ou recherche-action - commencée par nous au printemps de 1979 dans le cadre de l'ensemble de logements sociaux de Drap-La Condamine (ou ZAC de La Condamine à Drap-06), alors en cours de construction et au début de son peuplement, avec accord et financement de la SCIC (Société Centrale Immobilière de la Caisse des dépôts - Direction Générale du Sud-Est), son aménageur-constructeur, a fait suite à une expérience dite de "Concertation avec les usagers" menée par nous l'année précédente, pour le même organisme, au moment où la construction commençait à peine, et qui touchait les habitants de la commune où s'implantait le nouveau village. Cette expérience avait été motivée initialement par la crainte d'un rejet psychologique du projet par une population qui paraissait très attachée à unfccadre de vie relativement préservé jusqu'ici de l'urbanisation poussée, et qui semblait voir dans l'opération une menace à 1'encontre d'un des cadres constitutifs de son identité collective, le territoire. De fait, les transformations qu'allait, objectivement, apporter à la commune l'adjonction d'un nouveau quartier, étaient considérables, du moins à son échelle : - Transformation démographique ou quantitative : apport massif de population, qui aboutira à la fin du peuplement à un doublement, au moins, de la population initiale. - Transformation sociale : du fait de l'hétérogénéité 2 de la nouvelle population, rassemblée là par le seul effet de l'accès simultané à une zone de logements relativement identiques grâce à des caractéristiques socio-économiques globalement comparables par rapport à la population ancienne et diversifiée du vieux village, aux relations sociales structurées par l'his¬ toire et un voisinage durable, travaillant souvent sur place, etc - Transformation fonctionnelle et écologique : par l'adjonction de ce qui a toutes les apparences d'une cité-dortoir de Nice, répondant à une intention architecturale unique et concentrée sur un espace restreint. Enfin, aux appréhensions provoquées par ces transforma¬ tions, brossées à grands traits, s'ajoutent celles que suscite un aspect particulier du projet qui, pour être habituellement refoulé des discours, n'en est pas moins extrêmement prégnant : il s'agit du relogement dans le nouveau quartier d'une trentaine de familles d'origine algérienne (Français de confession isla¬ mique ou Harkis), dont seize familles en provenance d'un "hameau forestier" de l'ONF (Office National des Forêts) situé dans une commune voisine, l'Escarène, et promis à la démolition. L'expérience avait consisté à organiser et réunir régu¬ lièrement un groupe de réflexion et d'information prenant pour thème le quartier en construction, au sein duquel se réunissaient d'une part, les "décideurs" et concepteurs : SCIC, équipe d'ar¬ chitecte, représentants de la municipalité (elle était un parte¬ naire important comme maître d'ouvrages d'équipements collec¬ tifs) , et, d'autre part, un certain nombre de représentants infor mels (un peu plus d'une vingtaine) de représentants de la commune et du voisinage du nouveau quartier. Ces "représentants informels" appartenaient au milieu associatif, à celui des travailleurs sociaux, des enseignants (certains parmi les membres du groupe n'avaient d'ailleurs aucun statut ni fonction remarquable) et doivent être considérés comme des représentants sociologiques de la population, porteurs des opinions et des attentes de cette dernière, en dehors de toute délégation formelle (1). L'objectif minimal de cette expérience était de per¬ mettre une communication, sans préjuger de la forme que pourrait prendre cette relation : confrontation, conflit, collaboration à des modifications..., entre les "décideurs" et les représen¬ tants de la population. Quand nous disons que notre action faisait suite à cette expérience, nous voulons indiquer que non seulement elle reprenait en partie, sous une autre forme, le principe et la pratique d'une communication directe, hors canaux institués, entre les usagers, au sens large,d'un certain espace, et les agents des organismes ou des instances responsables de la trans¬ formation de cet espace, mais aussi qu'elle répondait à une demande sociale impérative dont le lieu de cristallisation avait été l'expérience de concertation. C'est pourquoi nous voudrions, en préambule et avant (1) Nous ne nous attardons pas ici sur le mode de constitution du groupe ou le mode de désignation des participants : le groupe fut constitué à l'issue d'une enquête de type ethnographique et fut l'objet, très vite, d'une forte demande sociale de partici¬ pation, qui ne se démentit pas par la suite, puisqu'il connut, comme "quasi-institution", un considérable succès. 4 d'aborder la question des objectifs, en évoquant succinctement cette expérience, montrer de quelle pratique collective elle avait favorisé l'émergence, et dans quelles conditions s'est formée la demande d'une action la prolongeant et développant certains de ses acquis dans le cadre même de la nouvelle zone d'habitation, avec la nouvelle population. Un des résultats positifs de l'expérience avait été la clarification du projet urbain : les "concepteurs" avaient pu expliquer leurs intentions, dévoiler les logiques et les contraintes auxquelles ils étaient contraints d'obéir, et rendre, finalement, assez transparent le processus de conception et de production d'un ensemble de logements sociaux, exemplaire à bien des égards. Ce processus avait étëisoumis, sous tous ses aspects, à la critique permanente du groupe, une critique s'informant et augmentant son niveau de compétence à mesure qu'elle s'af¬ firmait, mais, et c'était là la limite de l'expérience, qui ne pouvait guère se prolonger dans une participation à la décision, ni dans une modification substantielle de la forme globale du projet : ni les caractéristiques architecturales générales, ni l'équilibre économique de l'opération ne pouvaient être sérieu¬ sement remis en cause. Les jugements que le groupe portait sur les choix opérés,sur la valeur des équipements, une fois admise la logique d'ensemble, se heurtaient au caractère impératif des règles de l'urbanisme social. Quand une carence ou un défaut était cons- 5 taté, jl se trouvait sans remède immédiat. C'est pourquoi le groupe conçut tout d'abord le projet d'une action qui permît aux habitants eux-mêmes, après leur entrée dans les lieux, de s'exprimer sur leur cadre de vie, dès que cela serait possible et de contester eux-mêmes les choix et les décisions,en se fondant sur leurs droits d'usagers. Il y avait donc là une première raison pour le groupe de demander une action spécifique sur le quartier après l'emménagement des premiers habitants, qui institutionnalise le type de communication mis au point au cours de l'expérience, au profit cette fois des nouveaux habi¬ tants . En dehors du domaine général des questions touchant à la valeur et à la fonctionnalité urbaine du projet, le groupe de concertation entreprit un travail approfondi de réflexion et de prospective sur la dimension sociale de l'opération, sur la forme sociale qu'elle allait créer : modes de relation entre les habitants et difficultés prévisibles, type de rapports avec le noyau ancien de la commune, modes de vie... Il y avait là matière à une implication profonde du groupe : du type de micro-société qui allait surgir dans le nouveau quartier, du mode de rapport qui s'établirait entre celle-ci et la souche plus ancienne, allait dépendre, en effet, le devenir social de la commune, sa future identité urbaine. De fait, ce fut dans ce domaine que se manifesta la plus grande mobilisation du groupe sur des tâches concrètes, dont voici quelques exemples : il obtint que "les locaux col¬ lectifs résidentiels" fussent confiés à la mairie et non attri¬ bués aux syndicats de co-propriëtaires, comme le prévoyaient les dispositions juridiques initiales ; il réalisa une pla¬ quette d'information fort documentée sur la commune : équipe¬ ments disponibles, transports, vie associative, histoire...; il enquêta sur les mesures prises par l'Education Nationale en matière de postes d'enseignants ; il discuta de l'utilisa¬ tion possible d'une vieille ferme située sur le terrain de la ZAC, et obtint qu'elle ne fut pas démolie comme prévu (un projet de transformation en équipement d'animation fut conçu) (1) . Mais dans ce travail social, une mention particulière doit être faite du concours qui a été apporté au relogement des seize premières familles d'origine algérienne. Le groupe réalisa véritablement une prise en charge autonome du reloge¬ ment, conjuguée avec une investigation poussée sur les conditions dans lesquelles il était prévu. Cette prise en charge se traduisit par un certain nombre de dispositions pratiques : organisation de visites k des appartements ; tenue de réunions d'information sur les conditions financières de l'accès aux nouveaux logements (prix des loyers, mécanismes de 1'"allocation-logement"), avec intervenants extérieurs, etc..., mais aussi par une enquête (2) précise sur la localisation des appartements PSR. On critiqua vivement, en particulier, la concentration de ces logements dans certaines zones ou certains immeubles, la dispersion totale de ces familles étant considérée, avec quelque naïveté sans doute et quelque ambiguïté, comme la garantie de leur "intégra¬ tion" . (1) Le groupe était divisé en quatre Commissions permanentes, traitant de quatre domaines distincts : . équipements collectifs, . urbanisme, architecture, attribution des logements, . accueil des nouveaux habitants, . questions scolaires. (2) PSR : Programmes sociaux de relogement. Il s'agit d'opé¬ rations de relogement particulières, financées spécifiquement, et concernant les travailleurs immigrés ou les minorités. 7 Il est important de souligner cette orientation vers la tâche du groupe. Il ne s'est pas limite à un rôle d'êluci- dation ou d'information dans un lieu bien circonscrit et clos en observant un rituel de communication sans contact direct avec la réalité, mais il a développé une véritable pratique d'enquête sociale, Cette démarche simultanée d'investigation et d'ac¬ tion va se poursuivre et prendre un sens nouveau au moment de l'arrivée des premiers habitants du nouveau quartier : parvenu à la fin de son travail préparatoire alors qu'il procède à l'accueil des habitants, le groupe acquiert la conviction que la situation de cohabitation risque d'être fort problématique, et que tout laisse craindre un phénomène de rejet réciproque particulièrement important entre les habitants d'origine ma¬ ghrébine et les habitants - ou une partie des habitants - d'origine française. En effet, un nombre important de ces derniers réagit immédiatement à la présence de leurs voisins maghrébins par la rédaction et l'envoi d'une pétition à la direction nationale de la SCIC, dans laquelle ils s'insurgent contre ce voisinage indésirable, et l'assimilent à une "tromperie sur la marchan¬ dise" (sic). Au même moment, le syndic de la première communauté immobilière (ces syndics sont désignés initialement par la SCIC) va doter le premier ensemble d'immeubles sous ce régime d'un concierge ouvertement raciste, lequel va s'employer à faire régner l'ordre sur les espaces collectifs en faisant pourchasser les enfants maghrébins par son chien. La nature des premiers conflits de cohabitation rend évidente, au moins pour les membres les plus conscients du groupe de concertation, l'étendue du problème que pose l'in¬ sertion des familles maghrébines dans un cadre d'habitat et un environnement social "normalisé". Cette insertion est sans doute, formellement, la fin d'une situation de ségréga¬ tion résidentielle et de ghetto même, mais elle risque d'être marquée par un processus d'exclusion permanent, quotidien, de contact, qui aura nécessairement des effets négatifs sur le climat de la vie sociale du nouvel ensemble. Bien entendu, le groupe obtiendra que certaines mesures d'urgence soient prises par la SCIC, parmi lesquelles la révocation du concierge. Mais cette première expérience "de concertation" devant bientôt prendre fin, le sentiment du total inachèvement de son travail, son implication toujours intense dans l'étude et l'essai de modification des logiques sociales d'exclusion, conduisent le groupe à formuler auprès du "sociologue-intervenant", par ailleurs lui-même engagé profondément dans la pratique collec¬ tive et soumis de ce fait à un certain contrôle, la demande que l'action sociale ébauchée soit prolongée et prenne pour cadre la situation d'habitat : q,'est donc dans la logique même de la pratique du groupe et de son rapport avec l'intervenant qui l'avait appelé à se constituer, qu'il faut rechercher l'ori¬ gine et l'élément fondateur de notre projet. De plus, à travers les premiers événements et les premiers incidents qui marquent la vie sociale du nouveau quartier, le groupe constate aussi que l'organisme de construc¬ tion et de gestion HLM, par toute une série de dispositions pratiques - structures juridiques réglant l'appropriation et l'usage des espaces extérieurs ; choix des syndics ; premières consignes qui sont données à ces derniers ; type de rapports que ses agents entretiennent avec les différentes catégories d'usagers - peut jouer un rôle indirect non négligeable dans l'orientation des relations de cohabitation. D'une part, en effet, se met en place ce qui globa¬ lement, toutes proportions gardées, peut être qualifié de dispositif préventif de répression et d'assignation spatiale, dirigé essentiellement contre les enfants et les jeunes ma¬ ghrébins, que sans cautionner explicitement,les agents de l'organisme de construction ne s'efforcent en rien d'atténuer ou de réduire, car il leur paraît tout à fait naturel. Et, d'autre part, impliqués dans un conflit permanent, dont la pétition mentionnée plus haut n'est que la manifesta¬ tion la plus spectaculaire, avec ses "accédants à la proprié¬ té", qui porte sur la composition sociale de l'ensemble et sur le nombre excessif de familles maghrébines, ces mêmes agents risquent d'aborder cette confrontation ou de régler le conflit d'une manière telle que se verront consacrées la prééminence d'un groupe d'habitants et la légitimité de leur participation à la sélection des autres habitants, ce qui aurait pour consé¬ quence d'en faire un groupe notoirement dominant,de la tolé¬ rance duquel dépendrait la possibilité pour certains de rési¬ der dans le quartier. Il apparaît donc au groupe que, loin de jouer un rôle socialement neutre dans le domaine des relations de cohabitation, sur deux points importants : - administration des choses qui est aussi une admi¬ nistration subreptice des gens ; 10 - rapport inégal aux différents usagers qui révèle et renforce leur positionnement hiérarchique, les agents de la SCIC ont une action objective sur l'organi¬ sation de ces relations. Bien entendu, il est clair que la manière dont les agents de l'organisme de construction conçoivent leur rôle et déterminent leur pratique, le type de dêcisionsqui en découlent, le mode de rapports qu'ils entretiennent avec leurs différents usagers, la représentation qu'ils ont de ces derniers, tout ceci est surdéterminë par des logiques sociales qui leur demeurent largement inconscientes, et que, leur seraient-elles conscientes, il n'est guère en leur pouvoir de transformer. Il est tout de même évidentf e