" ï BIBLIOTHEQUE DE L'UNIVERSITE SECTION LETTRES 100, Bd Herriot 06200 NICE OPPOSITION DU POLITIQUE ET DU SOCIAL DANS L'INSERTION DES TRAVAILLEURS IMMIGRES L'EXEMPLE CORSE. Victor BORGOGNO IDERIC-CNRS rSSS" ft*.ppnt uvst Les observations et les réflexions qui suivent s'inscrivent dans une démarche de recherche qui porte sur l'insertion des travailleurs immigrés, en général, et sur les conditions de leur cohabitation avec les populations o des pays d'immigration. C'est d'abord dire que nous ne référons pas de manière privilégiée nos analyses du champ des études portant spécifiquement sur la Corse, et que nous ne nous posons pas en spécialistes de cette région. Amenés à étudier la "situation migratoire" de cette dernière et les conditions d'in¬ sertion qu'y connaissent les travailleurs immigrés/Certaines caractéristiques de l'île dans ce domaine, où s'accusent fortement des traits moins percep¬ tibles ailleurs - dans la situation nationale, en général - ont contribué à approfondir notre compréhension de ces phénomènes et des logiques qui les marquent. LE POLITIQUE ET LE SOCIAL. La problématique générale à laquelle renvoie une partie des inves¬ tigations que nous avons menées en Corse, porte sur les rapports de cohabita¬ tion qui s'instaurent entre travailleurs immigrés et populations de la société d'accueil. S'il n'y a pas lieu de s'étendre outre mesure, ici, sur nos options théoriques, il est utile que nous apportions deux précisions sur notre démarche. (1) - Victor BORGOGNO, Lise VOLLENWEIDER-ANDRESEN : "Corse : Situation migra¬ tion et insertion des immigrés", rapport pour la DATAR (IDERIC,Nice - dêc.1983) P tJl&tcArvS uv» JL DE.RH C— B.U. NICE D 099 0000053 c.6115 2 , Les rapports de cohabitation réfèrent pour nous à un processus global manifestant ses effets dans tous les champs sociaux, et qui n'est pas réduit au domaine étroit des relations entraînées par la proximité spatiale, ou le voisinage dans l'habitat. , La dimension - ou le fondement - symbolique de ces rapports est pour nous essentielle. Nous désignons par là, la mise en jeu par les sujets sociaux "en cohabitation" et sous l'effet de cette situation même, de la représentation de leurs identités collectives respectives, dans une logi¬ que relationnelle et distinctive. Il est à noter qu'une telle orientation nous conduit à poser de manière particulière, la question des relations sociales^ informelles - ou de leur absence - entre immigrés et populations d'accueil : les rapports de cohabitation dans leur aspect symbolique - "identitaire" et intersubjec— tif ... - tel que nous l'avons brièvement décrit, constituent pour nous le seul niveau d'analyse pertinent dans ce domaine. Là se repèrent les facteurs propres à rendre compte de la nature réelle et des variations de ces rela¬ tions sociales informelles - un champ parmi d'autres d'expression des rapports de cohabitation - qui sont trop souvent envisagés d'un point de vue purement descriptif et en convoquant à l'analyse des figures trop imprécises et trop générales, comme la ségrégation, l'exclusion, le rejet ... La situation corse nous a amenés à nous interroger plus particu¬ lièrement sur un point : la place et le rôle du politique dans les rapports de cohabitation. Ou, pour formuler cela autrement, sur la part du politique dans l'activité symbolique inhérente à ces rapports. Ceci impliquait une \ réflexion 1 sur les contenus et les modalités possibles d'un rapport à l'immi¬ gration et aux immigrés qui serait purement politique. La démarche empirique qui paraît la plus naturelle pour appréhender le politique consiste à le constituer en un domaine séparé circonscrivant des faits, des processus, des acteurs et/ou des pratiques considérées comme spécifiques. On a ainsi l'image implicite d'une sphère politique nettement distincte et différenciée de la sphère propre - et vaste - du social ; cette position scientifique du politique suggère une analogie avec la place qu'oc¬ cupent les événements politiques dans le déroulement temporel ou historique : les moments fortement marqués par le politique s'inscrivent en rupture d'un quotidien qui semble voué à la répétition et où les transformations 3 lentes, et les évolutions, se laissent malaisément percevoir ... Si, voulant identifier la place et le poids du politique dans l'insertion des travailleurs immigrés et dans les rapports de cohabitation qu'ils entretiennent avec les population de la société d'accueil (ou cer¬ taines fractions de ces populations) on se place dans la logique d'autono- misation du politique que nous venons de décrire, on voit aisément quel type de facteurs, de processus, il convient de retenir. En voici quelques exemples : Décisions législatives ou gouvernementales qui affectent le sort ou les conditions d'existence de ces travailleurs. Expression par les acteurs ou les partis politiques de leurs positions quant à ce qu'il est convenu d'appeler le problème de l'immigration. Elaboration et développement d'une pratique politique proprement dite à l'égard des immigrés par les partis et syndicats. . Développement d'une pratique politique originale par les immigrés eux— memes•••• Notre propos ne sera pas ici d'analyser'dans les termes qui précè¬ dent et sur le terrain ainsi délimité les phénomènes et les facteurs expli¬ citement politiques intervenant dans l'insertion des travailleurs immigrés, mais de mettre en évidence une autre forme de manifestation du politique, en ce domaine, et, si on peut dire, un autre lieu, où il est rendu méconnais¬ sable. Le "lieu" c'est le sujet - membre de la société d'accueil -, en ses dispositions les moins conscientes, la forme, c'est l'ensemble des catégo¬ ries en fonction desquelles tendent à s'organiser la représentation légitime des immigrés et de l'immigration ; L'essence politique, et par conséquent, la contingence et l'arbitraire de ces modes de pensées échappent à la cons¬ cience de leurs auteurs, ce qui leur confère la force des évidences naturelles. Cette présence souterraine du politique sous l'aspect d'une disposition du sujet, qui résulte, on le verra, en une intervention suspendue, mais toujours pendante, du politique sur le social, nous l'assimilons à une information au sens de "mise en forme". De ce point de vue, le rapport à l'immigration et aux immigrés n'appartient pas à une sphère distincte - à la fois subjective et objective - de faits sociaux mais désigne une virtualité toujours présente au sein des rapports sociaux les plus quotidiens, que les circonstances peuvent conduire à s'actualiser brutalement. Insistons encore sur ce fait qu'il y a bien dans cette concep¬ tion opposition concète, presque contradiction, entre le politique et le social, et non simple distinction d'objet relevant des opérations propres au sujet scientifique ; le "moment" politique des rapports de cohabitation inscrit une rupture dans les rapports sociaux quotidiens, et les représen¬ tations qui les fondent ou leur sont associées : rupture qui se traduit par la mise en question des perceptions "ordinaires" et par la mise en crise des relations sociales "courantes". Nous y reviendrons. Une dernière consé¬ quence de cette approche est à noter. Elle concerne la manière d'organiser le questionnement à propos de la position des divers partis ou tendances à l'égard de l'immigration (ou, comme on dit aujourd'hui, du "problème de l'immigration" ...). Ce qui importe, de notre point $e vue, on le verra, c'est moins d'identifier le contenu explicite de ces positions que de repérer. s'il existe, le travail d'élucidation effectué par les partis, sur les caté¬ gories représentatives qui sont au principe de toutes les positions. LA REPRESENTATION STATISTIQUE ET L'EXEMPLE CORSE Les catégories indissociablement interprétatives et linguistiques utilisées pour l'appréhension des faits relatifs à l'immigration et aux immigrés, organisent ou imprègnent un système de représentations - pour nous éminemment politique - que nous désignerons par les termes de repré¬ sentation statistique. Par quoi nous voulons signifier, en nous référant à 1'étymologie, qu'elles a pour origine l'état même, comme instance objective et subjective, et, en second lieu, que les modes de recueil, de traitement, de production de données du mime nom, dans le domaine qui nous intéresse, constituent, par delà, et sans doute grâce à leur apparence instrumentale des formes privilégiées de manifestation, de renforcement et d'inculcation de cette représentation et des catégories qui sont à son principe. On peut considérer, de ce point de vue, les agencements dans lesquels s'opèrent la circulation sociale - et dans bien des cas scientifique - de ces informations comme des "dispositifs concrets" (au sens de M. FOUCAULT) (1) dont l'effet, et l'effet de sens, tient autant à la forme qu'au contenu. Nous allons maintenant analyser la structure et les traits de cette représentation statistique, et tâcher de repérer son "fonctionnement" et quelques-unes de ses conséquences sociales. Mais auparavant, il nous faut donner quelques informations sur la situation corse, de manière à fai¬ re comprendre pourquoi l'île constitue, dans ce domaine, un exemple parti¬ culièrement révélateur. La situation de l'île est marquée, parmi d'autres problèmes, par une question-scientifique et politique en quelque sorte — du peuplement (ou du dépeuplement ... (2)) ; et il n'est pas de courant politique dans l'île qui n'ait pour aspiration, ou ne fasse figurer au rang de ses objec¬ tifs affirmés, la survie, le développement du peuple corse, et le maintien de son identité. D'où une attention collective particulièrement vive et inquiète apportée à la territorialisation dans l'île' de populations nouvel¬ les, et à la spécification de ces groupes envisagés du point de vue de l'identité corse. (1) Cette référenceàM. FOUCAULT, si nous avions le loisir de la dévelop¬ per, nous permettrait de mieux indiquer le départ entre la rëprésentation statistique - pour nous, d'essence politique au sens premier du terme - et l'idéologie. Elle appartient à l'ordre de ce que notre auteur appelle les "procédures" ou "1'instrumentalité mineure", qui ne renvoie à aucun sujet politique précisément identifiable, et à propos desquelles M. de CERTEAU, commentant le philosophe, écrit ".. il essaie de tirer au jour les ressorts de ce pouvoir opaque, sans possesseur, sans lieu privilégié, sans supérieurs ou inférieurs, sans activité répressive ni dogmatisme, efficace d'une fa¬ çon quasi autonome par sa capacité technologique de distribuer, classer, analyser et individualiser spatialement l'objet traité (pendant ce temps l'idéologie "bavarde" !)". (Michel FOUCAULT "Surveiller et punir" - Galli¬ mard, Paris, 1977 - Michel de CERTEAU "L'invention du quotidien 1/ L'art de faire" — Christian Bourgeois, Paris, 1980). (2) Pour de plus amples détails sur ce courant migratoire et sur ces causes économiques cf, V, B0RG0GN0, L. VOLLENWEIDER-ANDRESEN (rapport cité) et aussi 6 Or l'immigration de travail, qui va connaître un volume important au cours des deux dernières décades ( le nombre des travailleurs immigrés passe de 7.000 environ à 30.000 environ au cours des périodes intercensi¬ taires qui vont de 1962 à 1975, et se maintient ensuite à ce niveau) va aboutir à la terrîtorialisation dans l'île de nombreuses propulations nou¬ velles. De plus, parmi ces populations, les travailleurs d'origine nord- africaine (essentiellement des Marocains) sont devenus les plus nombreux, et ont accru considérablement leur visibilité, à cause notamment, de l'intensification du regroupement familial après 1974. Du fait de la structure démographique de la population corse, de sa faiblesse numérique (par suite d'un courant d'émigration permanent, et de son vieillissement ...(1)), il est compréhensible que cette implantation V. B0RG0GN0 : "Une situation migratoire (Les Maghrébins en Corse)" in "Les Temps Modernes" n° 452.453.454, mai 1984. (1) La population de l'île n'a pas cessé de baisser entre le milieu du XIXe siècle et la fin des années 50, période au cours de laquelle on estime à plus de 200.000 le nombre des Corses qui ont quitté l'île (â ce chiffre s'ajoute l'hécatombe de la première guerre mondiale ...) si bien que la Corse qui comptait 300.000 habitants au début du siècle n'en compte plus que 176.000 au recensement de 1962. Un brutal renversement de tendance se produit alors, associé comme cause et effet au développement économique des années 1960 (viticulture "industrielle" de la plaine orientale, tourisme, bâtiment ...). Selon l'iNSEE, la population de l'île passe de 176.162 habi¬ tants en 1962 à 227.425 habitants en 1975. Elle augmentera encore au cours de la période intercensitaire suivante pour atteindre 240.175 habitants en 1982. Cette augmentation est due exclusivement au "solde migratoire positif" c'est-â-dire à l'apport de populations Extérieures" (puisque, au total, au cours de ces vingt années, localement, les naissances ne font qu'équilibrer les décès, et que 1 "'émigration" des jeunes Corses se poursuit). Dans cet apport migratoire deux courants évidemment bien diffé¬ rents : le premier est celui des français dont beaucoup sont originaires des ex-colonies - 20.000 personnes environ parmi lesquelles 8.000 "pieds-noirs" le second est celui de l'immigration de travail, qui nous intéresse ici. 7 de travailleurs étrangers, qui à l'échelle de l'île est massive et dessine 'les contours objectifs d'une sorte de re-peuplement, pose problème. La question qui est posée, concrètement, c'est celle de l'identité de ces populations associée à celle des effets de leur mise en contact - en coha¬ bitation - avec les Corses, ou le "peuple" corse. Du même coup, une telle situation, par son acuité même, va permettre à l'observateur de mieux saisir sur quels schèmes spontanés s'opère le traitement collectif de ce problème, et quelles conceptions implicites des identités collectives et de leur rapport va manifester et structurer ce traitement même. La montée en nombre des Maghrébins mobilise et met en évidence un mode de catégorisation de ces étrangers "nouveaux-venus" qui a pour trait essentiel une spécification totalisatrice de leur identité, référée implicitement à la question de leur territorialisation dans l'île. Cette catégorisation de l'étranger revient à ne retenir de lui, ou à faire prédominer dans la représentation qu'on en prend, une seule caractéristique symbolique totalisante, son altérité par rapport au sujet national. Altérité à laquelle il est littéralement identifié, et sous la¬ quelle s'occultent et se nient tous les attributs sociaux réels. Les Maghrébins, comme totalité abstraite, sont l'objet d'une assignation collective à cette catégorie ; processus d'où résulte ce qu'on pourrait décrire comme l'édification d'une sorte de frontière symbolique latente séparant ces "derniers du reste de la population. A cette assignation est associée, inséparablement, pour ce groupe l'exclusion de ce qu'on pourrait appeler le statut de cohabitant légitime, ce qui s'assimile au refus de le voir devenir une source légitime de peuplement de l'île. La territorialisation de cette population a le statut de provisoire - celui-ci s'éterniserait-il - et seule l'utilité économique "de complément" de ces travailleurs a le pouvoir de suspendre légitiment l'exclusion territoriale. Il importe selon nous, de distinguer cette catégorisation d'une catégorisation directement raciste. Si cela ne paraissait par trop fonction- naliste, nous dirions qu'il s'agit plutôt d'un moyen de faire l'économie de la catégorisation raciste, de contraindre celle-ci à demeurer dans 1'im¬ pensé de la représentation. La catégorie latente dont nous notons la réactivation est d'essence profondément politique - ou statistique - en ce sens qu'elle est consubs- tantielle au concept de l'état (que celui-ci soit réel ou imaginaire). Il faut y voir l'oeuvre de l'état faisant de chacun le gardien de son intégrité principielle. C'est pourquoi notre conviction est qu'il convient de penser cette catégorie en reconnaissant pleinement son autonomie par rapport à son j 8 historique du moment, les Maghrébins. Ici s'indique pour nous avec insis¬ tance une parenté logique, ou à tout le moins, une analogie : tout se passe comme s'il s'agissait là d'une catégorie transcendantale, un concept fondamental de l'entendement étatique ... La position des Maghrébins par rapport à cette catégorisation est remarquable à un double titre : d'une part, ils en sont comme on l'a dit les objets "privilégiés" ; mais, d'autre part ils tendent à fournir indissociablement la matière d'une substantialisation de la catégorie abstraite de l'étranger. Us sont \la figure-limite de l'étranger ou l'étranger-limite (ils prêtent ainsi à la nécessaire inscription matérielle par l'état de ses limites identitaires). Nous reviendrons sur quelques-unes des conséquences sociales de cette catégorisation, mais il nous faut insister dès maintenant sur un point important : cette catégorisation n'exerce pas des effets constants et généralisés (on serait dans une logique de l'ap|artheid ...) : elle joue contre le social. Elle n'est pas seulement politique par son origine, mais aussi par ses modalités, parce qu'elle inscrit ses effets dans des moments de rupture du social par le politique, des moments où s'actualise, soudain, une virtualité politique, d'ordinaire latente,des rapports sociaux Etre étranger, en ce sens, c'est être exposé à voir soudain, selon les circonstances, son image sociale réelle, ses attributs, sa personnalité, son rôle ... s'estomper, se brouiller, s'indifférencier, et être supplantés dans la perception du "national", par la figure de l'autre, de l'étranger- limite. La représentation annule alors les effets de la présence réelle. LES NOUVELLES FRONTIERES SYMBOLIQUES L'assignation des Maghrébins à la catégorie de 1'étranger-limite, doit être rapprochée des changements profonds qui affectent, en meme temps, la position symbolique des Italiens, l'autre grand groupe d'étrangers, au 9 sens juridique du terme, de l'île (1). Tout indique en effet que ces derniers, par un processus historique dont le parachèvement doit sans doute beaucoup à l'irruption sur la scène migratoire de ces "nouveaux étrangers" que sont les Maghrébins, ont fait l'objet, en Corse, comme totalité collective et abstraite, de ce que nous appelons une élection à l'intégration. Par là, chacun d'eux a acquis le statut de cohabitant légitime (qui vaut reconnaissance implicite du caractère positif de ses "propriétés de peuplement" - mais nous ne traiterons pas ce point ici...). Les Italiens ont cessé d'être les étrangers traditionnels de l'île. Cette "promotion" des Italiens, à laquelle ils ont, sans nul doute, concouru par leurs propres stratégies symboliques, et qui s'inscrit dans une logique de discrimination, au sens premier du terme, entre les "étrangers", marque le déplacement des limites qui organisaient jusqu'ici, pour les Corses, la perception du même et la perception de l'autre ; elle traduit le déplacement de la frontière symbolique séparant l'identité de l'altérité, l'intérieur de la normalité sociale de son extérieur. Ce phénomène n'est pas sans avoir des contreparties au plan des symbolismes linguistiques. Le terme "étranger", en effet, que la situation „ rend sémantiquement ambivalent (il peut revêtir suivant les situations de (1) L'immigration italienne est une réalité en Corse dès le premier tiers du XIXe siècle (où elle succède à d'autres formes, séculaires, de la pré¬ sence italienne ...). Ce courant qui a parfois décliné, notamment à la fin du siècle dernier et à l'entre deux-guerres, et ne s'est pratiquement pas arrêté jusqu'à une époque très récente, a représenté une sorte de réa- \ lité permanente et quasi structurelle de l'île au plan démographique comme au plan économique. LUCHESE — lucquois - (l'immigration toscane était tra¬ ditionnellement la plus importante jusqu'à la vague sarde de l'après-guerre, était le terme, à connotation péjorative, employé pour désigner les Italiens 10 discours, une signification neutre, juridique, ou renvoyer à la figure de l'étranger-limite et prendre place dans la série paradigmatique : im¬ migré, maghrébin, marocain, arabe ...) va devenir, dans le cas des italiens d'un usage inapproprié et critique. Ceci setévèle notamment dans les difficultés qui marquent désormais l'assignation institutionnelle des italiens à la catégorie - administrative - d''"ëtranger". Les Italiens tendent à ne plus se reconnaître (se représen¬ ter ?) comme étrangers. Ou peut-être serait-il plus exact de dire - phéno¬ mène qui relève davantage du lapsus que de la mauvaise foi - qu'ils ne se savent plus étrangers, comme on ne les sait plus guère étrangers ; Cette méconnaissance va particulièrement se manifester aux moments, révélateurs, des recensements et des enquêtes démographiques officielles (opérations sociales et symboliques décisives, on le sait, autant et plus que procédu¬ res techniques ou scientifiques, particulièrement en, Corse). Si bien que le nombre exact des Italiens reste dans l'île une inconnue statistique : ce qui est, pour nous, davantage un fait politique qu'un fait scientifique. La revue de l'observatoire local de l'iNSEE, atteste la justesse de notre interprétation quand, confessant l'impossibilité pour les services dont elle émane, de déterminer le chiffre exact de cette population, elle l'ex¬ plique en ces termes : "... ayant un mode de vie proche de la population française, ils (ie \: les Italiens) s'intègrent facilement, beaucoup d'entre eux peuvent se déclarer français, sans en avoir obtenu la nationalité" (1). LES CATEGORIES DE L'ETAT MEME La catégorisation de l'étranger dont nous avons esquissé la des¬ cription peut-elle s'assimiler à une manière de penser ou de "parler" "la différence" (comme on dit aujourd'hui ...) ? Il convient plutôt d'y voir un blocage de toute pensée consistante de la différence (de tout rapport (1) "Economie Corse" n° 14. Ajaccio, mai 1979. 11 cognitif, rêflexif à cette différence ...) ou encore une manière de régler la "question" de la différence au niveau de l'impensë. Sur le terme altêrité que nous avons employé pour désigner la position symbolique totalisatrice de l'étranger dans la conscience du sujet national, deux brèves remarques doivent d'abord être faites. On peut l'assimiler à un foyer de sens sur lequel se polarisent, et en même temps s'occultent, tous les traits par lesquels nos étrangers diffèrent (ou ne diffèrent pas ...). Il y a là à la fois une contrac¬ tion et une indifférenciation, car l'assignation à la différence absolue résulte bien, soulignons-le, en une indifférenciation des grou¬ pes et des individus. La définition — nécessairement — relationnelle, en logique, de ce lieu de toutes les différences, n'appartient en tant que telle qu'au sujet scientifique, à l'observateur. Pour le sujet national le rapport à l'étranger, "posé" à l'insu même de son auteur, surgit et tout aussitôt se résorbe, dans la forme de l'impossibilité de fonder tout rapport. Mais une dernière caractéristique est fondamentale ; la catégori¬ sation dont nous décrivons les effets joue d'abord sur un registre ontolo¬ gique (c'est plus une modulation des sujets que des prédicats ,..), si bien que la différence qu'elle spécifie s'impute à l'essence même : elle est naturelle, non sociale. La catégorisation statistique s'inscrit dans une logique de la rê'îfication, dans une vision rêïfiëe du monde social. Ceci entraîne quelques remarquables conséquences. Ainsi, le "risque" que fait courir la population étrangère à la population nationale est—il un fait objectif, qui existe, en soi, dès l'instant où l'implantation de cette population se produit, et qui ne dépend en aucune manière des intentions ou des dispositions de ces populations (de leur "pour soi"). Une interrogation sur ces points - intentions et disposi¬ tions de ces populations - n'aurait pas plus de sens que si elle concernait un phénomène'écologique. L'implantation de ces populations s'assimile au développement d'un principe hostile. Dans une telle situation, c'est la numération qui devient l'opé¬ ration essentielle. Une numération qui n'intervient pas, il est capital de le noter, comme élément d'une appréhension globale faisant intervenir de 12 multiples autres dimensions, mais une numération qui s'affirme comme ayant sens en elle-même. Le nombre des étrangers (rapporté implicitement ou expli¬ citement au nombre des nationaux, et au territoire politique donc statis¬ tique, catégorie vide comme obsédée de|ses limites, et non géographique et humaine) est posé comme pertinent en soi. Dans une telle vision la fameuse, et douteuse, notion de seuil de tolérance aux étrangers n'a pas besoin de se justifier par une prétendue "loi" prédictive de trouble (serait-elle scientifiquement absurde la recherche d'une pareille loi s'inscrirait encore, cependant, dans une logique sociale ...) : elle s'insère dans une sorte de contrôle légitime de la montée de l'altérité. En second lieu, on aperçoit vite, dans cette logique, qu'il ne saurait être question d'exercer à l'égard de l'étranger, ainsi spécifié, la violence symbolique de l'assimilation, l'étranger accepterait-il de s'y soumettre totalement. La "différence" n'étant pas de-caractère social, sa réduction, même par la contrainte, est impossible. L'assimilation comme thème purement réthorique et récriminatoire du discours sur l'étranger ne s'éteint pas pour autant. Mais il a sens de défi et de constat ("ils n'ont qu'à s'assimiler, à s'intégrer..."), un défi qui se sait impossible à relever et qui presse l'étranger d'intérioriser l'évidence de son inassi- milabilitê. Ce défi finit par se traduire socialement par l'injonction normalisatrice de réaliser ce substitut quasi magique de l'assimilation : l'(auto) ' :ihvisibilisation, autrement dit le simulacre de la disparition (c'est la thématique de la déconcentration, de la dédensification, de la déghëttoïsation, etc ...)• On est à même d'identifier ici un sens particulier du concept d'assimilation propre à la sphère politique ou aux moments politiques de la sphère sociale, qui la définit comme conditionnée par une similitude préalable, essentielle, et comme consécration symbolique de la similitude. Pour que l'autre devienne le même, il faut que le même soit déjà dans l'autre..,. (Ce que la situation corse révèle a contrario dans ce domaine c'est que cette assimilation politique ne débouche pas seulement sur la simple reconnaissance de l'acceptabilité de l'immigrant, elle vaut reconnaissance de son utilité démographique, de son "utilité de peuplement^ ou, plutôt, elle 13 est indissociable de cette reconnaissance. Sa présence est considérée comme un facteur de revitalisation de la nation, du peuple, indépendamment de l'utilité économique à laquelle on mesure d'ordinaire très exactement la légitimité de la présence des immigrés. Le cas des Italiens en Corse est à cet égard exemplaire : ils ne sont pas désormais seulement acceptés, ils sont devenus précieux en raison de leur contribution à la démographie corse. ) L'assimilation prise au sens que nous décrivons est à distinguer soigneusement de l'assimilation proprement culturelle, dont elle constitue plutôt, selon nous, la condition. Allons plus loin : elle a valeur d'admis¬ sion à la sphère sociale et partant à une confrontation culturelle légiti¬ mée. On peut même avancer que là où cette conversion symbolique essentielle que représente l'assimilation statistique, ou politique, s'est réalisée, la pression à l'assimilation culturelle se relâche quelque peu, et l'ex¬ pression de la différence culturelle acquiert droit de cité. A contrario, il n'est sans doute paradoxal qu'en apparence d'affirmer que là où la différence culturelle s'exprime légitimement, où il y a pluriculturalisme légitime, s'indique aussi une situation où l'assimilation politique s'est accomplie, dans les régions souterraines de la représentation collective où l'état inscrit ses exigences essentielles. Cette intuition est, encore une fois, confirmée en Corse par l'évolution de la situation des Italiens, dont l'assimilation politique qui tend, nous l'avons vu, à les exclure de la catégorie statistique des étrangers et l'élection à l'intégration dont nous avons parlé, coïncident significativement avec une surprenante revitalisation et réaffirmation de leurs appartenances culturelles d'origine ; Ceci se marque dans le domaine associatif (création en 1982 à Ajaccio, de la première association sarde, l'association "Su Nuraghe") mais aussi d'une manière plus diffuse et plus générale, ainsi que le suggère ce propos d'une enseignante corse : "ce qui me fait penser qu'ils ont atteint une dimension d'intégration, je ne dis pas de fusion (!), c'est que la génération des enfants d'à présent se déclare facilement d'origine italienne lorsque vous leur parlez". 14 LES DEUX VISAGES DE LA VIOLENCE'POLITIQUE La spécificité de la situation migratoire corse réside sans doute dans le fait que la représentation statistique de l'immigration et des immigrés y est sans doute plus prégnante qu'ailleurs et qu'elle tend à gouverner, avec plus de force que dans d'autres régions de la France conti¬ nentale, un social qui est comme hanté par le politique. Du même coup, il nous est donné d'y observer avec plus de netteté comment s'actualise cet investissement du social par le politique, sous quelle forme se réalise l'intervention sociale de ce dernier. On ne peut pas, avant toute autre question, ne pas poser la question de la violence ouverte, explicitement politique dans les apparences, qui ont été exercées contre les immigrés : nous pensons,notamment à la vague d'attentats de l'été 82, et à la multiplication des inscriptions hostiles qui l'ont accompagnée (1). A propos de ces violences la question essentielle pour nous n'est pas de savoir comment elles ont pu surgir, mais pourquoi elles ont cessé... Pour pouvoir avancer une hypothèse sur ce plan, il est bon de les comparer avec celles qui sont exercées contre les Français continentaux. En apparence, les unes et les autres empruntent les mimes voies, visent les mimes effets, bref sont construites sur le même modèle. Pourtant elles sont séparées au moins sur un plan essentiel, leur effet de sens. Les violences exercées contre les Français continentaux se (re) présentent comme des luttes de libération, c'est-à-dire comme la subversion d'un ordre étàbli^ Leurs auteurs construisent leur sensi.en acceptant et en assumant (1) 23 attentats entre mai et août 82 dont 3 meurtres (dont l'un a été attri¬ bué à un règlement de compte entre gens "du milieu"), parmi lesquels le plasticage du consulat du Maroc, de l'agence de Royal-Air Maroc ; 17 de ces attentats ont eu lieu dans la région de Bastia. 15 de les inscrire dans un espace d'illégitimité provisoire par rapport à cet ordre légitime qu'elles ont précisément pour projet de délégitimer (et auquel ils opposent une légitimité en quelque sorte transcendantale d'ori¬ gine historique), Ils se situent ainsi, ou sont situés, dans une logique de conflit ouvert, auquel sont liés des enjeux, et dont ils acceptent, (ou sont contraints) de différer l'issue, acceptant, malgré qu'ils en aient^ l'aléatoire de la temporalité comme condition incontournable de leur com¬ bat. De plus ce combat est aussi un rapport, acceptant implicitement 1'"autre" comme sujet possible d'un rapport. Des violences exercées contre les immigrés qui seraient cons¬ truites sur ce modèle ferait courir à leurs auteurs le risque d'imposer l'image d'un conflit portant sur la légitimité de la présence de ces travailleurs immigrés dans l'île. Ceci entraîne quelques conséquences re¬ doutables. En particulier celui de voir signifier l'existence d'un rapport - serait-il violemment antagonique - ayant pour enjeu la légitimité de cette présence, c'est-a—dire acceptant, par là même, de voir différer la réponse à cette question ; un rapport par lequel, du même coup, 1'illégiti¬ mité immédiate de cette présence, qui dans la logique de la représentation statistique n'a même pas besoin de se penser comme telle tant elle va de soi, serait remise en cause. La lutte politique, ainsi entendue, contre l'immigration, entraîne, ipso facto, le déploiement d'un espace de légiti¬ mité préalable pour cette dernière, La violence politique contre l'immi¬ gration recèle ainsi le risque "pervers" de légitimer l'immigration — la territorialisation des immigrés dans l'île - ou plutôt de dëconstruire l'illégitimité incorporée à la représentation statistique. On est mieux à même, à partir de ce qui précède, de faire le départ entre violence politique "classique" et violence "statistique". Cette dernière est une violence métaphorique dont toute la force tient au fait qu'elle s'ignore comme violence, et ignore, consubstantiellement, son ob¬ jet comme objet de violence. Elle ne se connaît pas d'ennemi. Si elle se (re)connaissait un ennemi, elle changerait de nature, elle deviendrait ef¬ fectivement violence politique ouverte, avec le risque mortel de délimiter un espace commun decobelligérance légitime, qui implique la reconnaissance de 1'"autre" comme sujet d'un rapport, celui—ci serait—il fait de haine inexpiable. 16 Ce n'est pas ainsi qu'on en use avec l'altérité. C'est d'un tout autre "autre" qu'il s'agit là. Un autre qu'on ne combat pas mais qu'on dissout en gérant, et d'abord en gérant la représentation, sans savoir même qu'on gère. Sur ce plan, il n'y a pas entre les autonomistes et l'état français, contradiction (1) mais identification, voire émulation. Les deux sources de légitimité se disputent le territoire "national" et le terri¬ toire social, mais s'accordent parfaitement sur la forme légitime le "sens" et les catégories de l'état. Voilà pourquoi, selon nous, les attentats contre les travail¬ leurs immigrés ont cessé (ou bien ne sont pas imputables aux autonomis¬ tes) . Les interprétations qui précèdent et la distinction que nous avons posée entre violence politique et violence statistique ne voient pas leur pertinence ou leur validité entachées, observons-le, si la vague d'attentats que nous avons évoquée, était le résultat du montage d'une pro¬ vocation. La complexité de la situation corse conduit simplement à la nécessité de concevoir de manière plus complexe, les résultats de la provo¬ cation. Il faudrait alors prendre en compte plusieurs éléments dans ce domaine : . Pluralité des cibles de la provocation : partis de gauche, autonomistes, indépendantistes. . Pluralité des objectifs : déconsidération "morale" des autonomistes ; imposition de l'image d'une situation rendue explosive par la "satura¬ tion" de l'île par les étrangers,et que la gauche par son laxisme est incapable de gérer ; et enfin "piège", tendu aux autonomistes, de la dêligitimation de l'exclusion statistique des étrangers, que nous avons décrite. (1) Il pourrait cependant y avoir conflit à propos des immigrés : un conflit dans lequel ces derniers seraient utilisés, dans la mesure ou l'état français pourrait être Soupçonné d'implanter des immigrés pour des raisons politiques. Ceci s'apparenterait au thème de la "colonie de peuplement". 17 L'ACTUALISATION DU POLITIQUE L'intervention du politique - ou du statistique - sur le social se marque par la cristallisation soudaine d'un processus d'indifférencia¬ tion affectant la représentation des "étrangers" par les "nationaux", au niveau de la perception des "collectifs", comme au niveau inter-individuel ou intersubjectif. Indifférenciation opérée, nous l'avons vu par l'occul¬ tation àous la figure totalisatrice de l'altérité, des traits par lesquels les étrangers diffèrent d'avec les nationaux, mais aussi entre eux. Au niveau de la perception des collectifs, le premier travail du politique se marque dans la manière dont sont agencées, utilisées, divul¬ guées, et notamment par les partis politiques, les informations globales sur les étrangers. Sous l'effet de l'amalgame dans les mêmes corpus d'in¬ formation de tous les étrangers et de toutes les caractéristiques des étrangers, sous l'effet aussi de l'attention obsessionnelle accordée aux chiffres et aux taux, l'image d'une communautée réelle rassemblant tous les étrangers (y compris ceux qui échappent désormais aux effets sociaux de cette catégorisation, comme les Italiens) finit par s'imposer, et les différences pourtant parfois incommensurables qui séparent les membres de cette "communauté" sont gommées dans sa (re)présentation. Ce processus d'indifférenciation (1) — qui vaut création d'un lieu de l'altérité - s'incorpore dans les corpus objectifs, mais menace à chaque instant de se rejouer dans la conscience des sujets "nationaux". (1) A ce point, il nous faut indiquer une analogie que nous ne faisons ic qu'évoquer. Cette indifférenciation qui est le résultat du travail symboli que de la représentation statistique sur l'infinie diversité sociale des populations immigrées et des situationsmigratoires, révèle une sorte de mystérieuse parenté avec cet autre indifférenciation du social, processus /réel et historique celui-là, que René GIRARD (1) décrit comme étant la marque mime de la crise sociale qui, accompagnant de grandes catastrophes naturelles ou humaines, prélude aux persécutions collectives ... De plus, 18 Il y a par ailleurs deux dimensions ou deux niveaux de la vie sociale où peut se repérer l'inscription - et la subversion - du social par le politique, au sens de statistique, dans le domaine de l'insertion des immigrés. Un niveau "sociétal" où se trouvent mises en causes les normes propres à régler les conditions globales d'accueil, d'insertion, d'usage de biens et d'équipements collectifs, dans les cadres et contextes insti¬ tutionnels. Un niveau micro-social et intersubjectif où sont en cause les facteurs agissant sur les modes de relations informelles et les formes fines d'agrégation sociale (voisinages, groupes de "pairs" chez les jeunes). Ces deux niveaux sont corrélés évidemment, mais peuvent être décalés notamment au regard de leur état quant au politique. Nous donnerons quelques indications sur leé manifestations du politique à ces deux niveaux, la référence a l'exemple corse devant être comprise comme introduisant une figure interprétative "limite". . Au niveau social, ce qui est à noter c'est l'instauration tendan¬ cielle d'un contexte normalisateur inversé par rapport aux conventions sociales habituelles. le terme d'indifférenciation, dans l'emploi qu'en fait René GIRARD, joue sur un autre sens du mot différer : différer dans le temps ; le temps est posé comme condition de toute réciprocité, de tout système d'échanges, et, à la limite, de tout rapport social consistant. Sur ce plan encore, l'analogie est frappante : le propre de la vision sta¬ tistique est d'être statique, spatiale, non-dialectique. Avec le social, c'est la dimension temporelle qui est, de surcroît, congédiée, les essences identitaires dont elle traite sont figées pour l'éternité, et l'idée que leurs rapports, leurs échanges pourraient les transformer, les transcender, avec le temps, et déboucher sur un paysage social insoupçonné, est absente, par définition, de son horizon. La représentation statistique c'est l'état d'urgence de la représentation. (1) René GIRARD : "Le bouc émissaire", Grasset. Paris 1983. 19 L'accueîl de l'étranger, son admission plutôt, dans les espaces publics où notamment se jouent sa visibilité (bars, commerces), mais sur¬ tout son traitement égal dans les contextes institutionnalisés, notamment ceux où se trouvent en jeu la distribution de "biens collectifs", au sens réel ou métaphorique (marché du travail ; logement social ; - le cas de l'école est beaoucoup plus complexe - ...) se connotent comme des phéno¬ mènes a-normaux. L'égalité légalement prescrite dans les domaines mentionnés entre immigrés et nationaux connaît de forts moments ou de forts espaces de délégitimation (il est à souligner d'ailleurs que l'"éthos de gauche" lui- même résiste mal â cette imposition délégitimatrîce). Qu'on nous entende bien : nous ne voulons pas dire que le rejet ou la discrimination sont généralisés dans l'île. Nous pointons un effet de sens. Nous voulons dire que l'admission égale de l'étranger, la non-dis¬ crimination, la non-exclusion ont, plus massivement qu'ailleurs, à se penser ou se contruire, dans une certaine mesure, comme des transgressions, ou qu'il y a, plus qu'ailleurs, conflit entre deux légitimités : la légitimité statistique et la légitimité institutionnelle. Au niveau micro-social, la manifestation la plus importante du politique - ou du statistique - est son surgissement, toujours possible, dans la trame fine des relations sociales "spontanées". En sa forme la plus simple, cette intervention peut empêcher la relation et résulter en ségrégation par évitement II n'est, d'ailleurs, pas sans importance de faire la distinction dans ce domaine entre l'exclu¬ sion politique, par définition absolue et d'essence "territoriale", et la "simple"ségrégation sociale, fruit des inégalités et des classements soxiaux "ordinaires" : le départ entre le politique et le social s'indique aussi sur ce plan. Mais un deuxième aspect est remarquable car il définit un para¬ doxe : pour tout un ensemble de raisons (dont certaines sont culturelles mais qui tiennent aussi aux conditions matérielles et démographiques, comme la faiblesse de l'urbanisation et le bas niveau de densité humaine) les relations entre Corses et immigrés, notamment les jeunes générations, qui bénéficient de ces conditions facilitatrices, sont, en fait, nombreuses et actives ! (même si elles sont contraintes, conformément â ce que nous avons 20 dit plus haut ,à s'assumer comme transgressions, et parfois a se dissi¬ muler « ..) . Or ces relations vont être soumises au risque mortel de leur subversion par le politique, et leur plein épanouissement va être obéré par la virtualité toujours pendante de la cristallisation soudaine d'un rapport politique ruinant la trame fragile de 1'intersubjectivité. Certains entretiens que nous avons eus dans l'île (notamment une "interview" de groupe auxquels participaient de jeunes Marocains et Corses liés par une profonde amitié) montrent bien quelle dissonance presque dramatique introduit dans la représentation du sujet - national - la prégnance de la catégorisation statistique, pour peu que la thématisa- tion de la discussion en vienne à rappeler ses sourdes exigences. L'étran¬ ger-limite, indifférencié, représenté, menace de supplanter 1'"autre", réel, présent^de la relation, ou rappelle son existence en cet autre, si bien que celui-ci finit par ne plus pouvoir être pensé, par le sujet national, littéralement, que comme un être d'exception rencontré dans une sphère sociale irréelle. LA POSITION AMBIGUË DU SUJET SCIENTIFIQUE. Dans les "observations participantes" dont nous venons de citer un exemple, il n'est pas douteux que le réinvestissement de la relation sociale - ou de ses fondements symboliques - par le politique-, au sens de statistique, doit beaucoup à l'intervention de l'observateur — du "sujet scientifique" -. Dans une telle occurrence, ce dernier court le risque de se convaincre d'avoir observé la "substance", objective et permanente, d'une relation, alors qu'il n'a enregistré qu'une de ses modalités, étroi¬ tement liée, de plus, aux caractéristiques de sa propre intrusion au sein de celle-ci (thématisation de la discussion ; effet inducteur du rôle institutionnel qui lui est prêté ...), sans s'être donné les moyens de penser les conditions de variation de cette relation parmi lesquelles se rangent l'intervention scientifique elle-même. Cette remarque ouvre â une interrogation plus large (que nous ne faisons ici qu'évoquer car elle réclame des analyses approfondies ...) et qu'on pourrait formuler brièvement ainsi : quel est le rôle du chercheur 21 - du sujet scientifique - qui traite de l'immigration, et des objets connexes, dans le maintien ou la reproduction du rapport politique, au sens de statistique, à l'immigration et aux immigrés ? ce qui amène à une ques¬ tion plus fondamentale î le rapport scientifique aux objets de ce domaine, ne recèle-t-il pas une dimension politique importante ?, et même ne convient-il pas d'admettre qu'il est fondé politiquement dans son êpisté— mologie même ?, Ces questions renvoient à des observations qui concernent deux niveaux de la démarche scientifique : Au niveau, tout d'abord, de la mise en oeuvre de certaines procédures méthodologiques comme l'observation participante, que nous avons citée, mais aussi l'entretien semi-directif individuel, qui lui est apparenté (ces démarches, observons-le, entraînent, pour le chercheur, la nëces- » sité de conduire en même temps une relation sociale et scientifique ", . " \ avec ses objets ...). Dans une telle occurence, le sujet scientifique, sous l'effet intrinsèque de 1'"autorité" institutionnelle que lui confère, malgré qu'il en ait, son statut professionnel, et en raison de la thématique de discours que ses objectifs scientifiques lui commandent d'introduire court le risque de restaurer, à son insu, et de consolider, chez les sujets observés, les repères légitimateurs de l'altëritë statistique, ou, si l'on veut, de normaliser politiquement, au préalable, la repré¬ sentation qu'il croit s'être mis en position d'observer dans les condi¬ tions optimales. Mais on peut pointer une question, englobant la première, qui se situe à un niveau plus général. En acceptant de construire des objets scientifiques par référen¬ ce privilégiée à un champ dont la spécificité et les limites 'sont avant tout d'origine et d'essence politiques (l'immigration, les immigrés, les étrangers ... lieu "scientifique" de toutes les différences, où toutes s'indifférencîent les chercheurs de ce domaine, devenus en quelque sorte les spécialistes de l'altérité — qu'ils convertissent parfois positi¬ vement ou euphémîsent en "identité" - ne courent-ils pas le risque de concourir au maintien de cette frontière symbolique identitaire essentielle 22 au concept même de l'état, et que le social, par sa dynamique propre, menace, heureusement, d'effacer ? . La Corse n'a pas le monopole de la représentation statistique de l'immigration et des immigrés, même si la situation politique de l'île rend plus présent et plus pressant son travail sur le social. Mais la situation politique de l'île suscite cependant une interrogation particulière, que nous formulerons pour terminer (.conscients cependant que, ce faisant, nous quittons quelque peu la position de chercheur ... ) , , Les Corses qui ont â coeur la survie de leur peuple et de leur identité, et qui développent un engagement dans ce sens, ont—ils tenté, non de définir une position politiquement décente à l'égard des travailleurs immigrés, mais de réaliser ce travail d'élucidation et, véritablement, d'analyse qu'exige impérieusement, selon nous, la pensée statistique ? Nous craignons que non. En plaidant pour ce travail et pour la réhabilitation par le politique de la diversité mouvante du socîall, nous ne réclamons pas la fin de toute politique et sa résorption par le social. Ce travail est encore un travail politique, un travail du politique sur lui-même. Reconnaître le caractère social des différences et des identités, ce n'est pas renoncer â toute différence et à toute identité, c'est situer leur jeu et, pourquoi pas, leur affrontement, dans leur commune humanité. Ce retournement, s'il se produisait en Corse, hâterait la fin de cette aberration qui veut que dans une situation de dramatique pénurie démogra¬ phique, un groupe humain, les Maghrébins, soit considéré non comme une ressource inespérée, mais comme un germe propre à hâter la fin d'un corps malade. On est fondé à se demander parfois si le fruit le plus pernicieux de la domination culturelle française sur l'île, n'est pas d'avoir inscrit dans l'âme collective de ses habitants, la catégorie trancendantale de l'état, comme lieu et condition de toute politique, et d'avoir confié à la métaphore de l'étranger le soin d'assurer sa perpétuation...