UNIVERSITÉ DE NICE Institut d'Etudes et de Recherches Interethniques et Interculturelles BIBLIOTHEQUE DE L'UNIVERSITE SECTION LETTRES lOO. Bé Hsrrlot O02OO - NICI POUR UNE PROSPECTIVE. DES RELATIONS INTERCULTURELLES Michel ORIOL - I.D.E.R.I.C. Les débats scientifiques, idéologiques et politiques ac¬ tuels qui en Europe occidentale traitent des relations intercul¬ turelles, suscitent par leur caractère parfois confus et souvent répétitif beaucoup d'irritation. Les termes quV on y employé (identité, immigré, deuxième génération, étranger,...) suscitent plus de polémiques à propos de leurs connotations qu'à propos de leur définition. L'humanisme et son invocation du respect de l'Autre y reprend indéfiniment son affrontement rituel avec le pragmatisme et son souci de fonctionnement concret de "la société" Comment éviter de sombrer ainsi dans des jeux rhétoriques dont la stérilité navre le politique généreux et comble le politi¬ que cynique ? En proposant de resituer nos interrogations dans le cadre d'une prospective, nous essayons de contribuer à les orien¬ ter plus positivement : - en les dégageant, par la visée d'un horizon plus éloigné, des passions suscitées par les événements contemporains,les poli¬ tiques en cours, les consultations et les décisions prochaines, - en inclinant le chercheur à prendre plus clairement en compte les enjeux historiques de ses analyses, le politique ou l'administrateur à situer leur pratique dans un cadre spatio-tem¬ porel élargi, - en posant le cadre normal d'une coopération interdisci¬ plinaire, dans un domaine où la division du travail scientifique, S telle qu'elle est académiquement consacrée, n'aboutit qu'à la frag¬ mentation des perspectives et au morcellement des analyses. On cons- =t tate, notamment, que, le renouveau récent de la prospective est Sm l'oeuvre de démographes et d'économistes, non sans difficultés aans ■ leurs rapports mutuels, de telle sorte que le devenir et l'avenir des relations interculturelles n'est abordé que comme un épiphé- nomène. Or, le champ de la culture, entendu comme lieu d'inter- Xï> ERXO IDERIC 33, bd de la Madeleine - 06OOO Nice - Téléphone : (93) 44.82.44 C* * •s- actions collectives, est de plus en plus clairement constitué par l'anthropologie, l'ethnologie, la sociologie, la psychologie so¬ ciale, la linguistique -sans parler de l'histoire- non comme une expression seconde ou secondaire, mais comme le lieu, objective¬ ment définissable et étudiable, où s'inscrit l'articulation sou¬ vent problématique de la société politique nationale et interna¬ tionale et de la société civile. Quelcjues_£ro£Ositions lexicales. Rappelons que la prospective n'est pas la prévision, mais l'exploration spéculative, sur le mode de la construction d'hypo¬ thèses alternatives, des conséquences possibles des tendances à l'oeuvre dans les sociétés et des différentes façon d'y répondre, notamment par décision politique. En conférant des degrés inégaux de probabilité à tel ou tel scénario, elle n'induit pas la déci¬ sion, mais elle invite à évaluer les coûts de tel ou tel choix en anticipant ses conséquences (elles-mêmes diversifiées selon les variations du moins partiellement aléatoires de l'environnement). La prospective s'est largement appliquée à la "culture" si l'on entend par là les modes de vie impliqués par le développe¬ ment des sciences et des techniques. Mais ici c'est l'identité cul- turelle qui nous intéresse. La première désigne un ensemble de traits ou de pratiques qui ne sont pas toujours fortement systé¬ matisés dans la mesure où ils proviennent d'apprentissages succes¬ sifs, souvent peu contrôlés, voire totalement inconscients. La seconde fait référence aux normes de l'appartenance collective, c'est-à-dire à des oppositions symboliques forcément conscientes. QuelqueS-propositions_théoriques. Il est clair, que les bases des théories de l'identité - -ou ce qui revient au même, les théories des relations entre iden¬ tités- ne permettent pas de se livrer à des exercices prospectifs avec la solidité éprouvée dont la démographie et l'économie peu¬ vent faire preuve. Et il ne suffit pas que ces disciplines soient mises à contribution pour fournir les bases de la construction des hypothèses, pour qu'on puisse construire sérieusement l'objet interculturel. Nous proposerons trois axiomes de base pour procéder à cette entreprise épistëmologique : a) - Toute identité est relationnelle (et non substantielle) Cela implique non seulement qu'elle se définit par 1'interaction, mais encore qu'elle ne peut se construire que dans un processus de différenciation. Ce dernier est communément lié au refus d'une subordination. L'identité est posée alors comme un principe dyna¬ mique de valorisation collective. b) - De tels processus ne sont pas purement "psychologiques", mais impliquent la disponibilité des ressources symboliques objectives (langue, mémoire et pratique communautaires, terri¬ toire partagé...) c) - L'unité des groupes est donc le produit d'une activité qui mobilise des marques symboliques. En d'autres termes, aucun d'eux ne forme un tout "naturel" : il faut qu'il soit l'objet d'un acte de totalisation, qui assigne ses limites (définisse qui est dedans, qui est dehors). Cette totalisation peut être accom¬ plie par les sujets eux-mêmes (quand ils dé-finissent, par leur propre choix avec qui partager leur vie, avec qui travailler, avec qui défendre un territoire ou un patrimoine commun...) Dans ce premier cas, nous proposons de parler de totalisation exis¬ tentielle. Mais les limites d'un groupe humain se trouvent être aussi assignées par des institutions. Cela signifie alors que, dans un cadre officiel, on tend à faire accepter à ceux qui se trouvent ainsi désignés une communauté de langue, d'histoire, de destin... Nous proposons alors de parler de totalisation insti¬ tutionnelle . Il est clair que ces deux modes de la production de l'identité collective ne sont opposés que dîalectiquement l'institution est faite pour être intériorisée, la loyauté sub¬ jective cherche à se conforter et à se consolider par des insti¬ tutions socialement reconnues. UNIVERSITÉ DE NICE Institut d'Etudes et de Recherches Interethniques et Interculturelles PERSPECTIVES DU PLURALISME Michel ORIOL, IDERIC. A coup sûr, les prévisions relatives à l'intégration des populations étrangères, que l'on trouve énoncées dans la fin des années i960 (DESCLOITRES, PATTERSON), ne sont pas très en¬ courageantes pour qui veut utiliser les sciences sociales en vue d'anticiper des situations à venir. Aussi bien en France qu'en Grande-Bretagne, on estime alors que les problèmes cau¬ sés par l'arrivée, déjà massive, de migrants ne sont que pro¬ visoires. Tout ce que l'on étudie relève généralement d'un inven¬ taire des aides et des obstacles à l'intégration que l'on con¬ çoit comme un processus irréversible qui se trouve simplement susceptible d'accélération ou de retard. En fait, ces propos correspondent pleinement aux paradigmes ëvolutionnistes qui, de COMTE à MARX en passant par SPENCER, n'ont cessé au XIXe de contribuer à fonder les sciences sociales sur l'analyse ordon¬ née des changements historiques introduits par la science et la technologie. Cette référence théorique est importante parce qu'elle ouvre une alternative qui ne semble pas nouvelle, mais qui reste encore très largement à explorer. Ou bien, on reste dans le cadre d'un schéma évolutionniste - ce qui est d'ailleurs le cas de la plupart des débats idéologiques actuellement en cours - et dans ce cas, il faut comprendre pourquoi il a si mal ins¬ piré les premiers chercheurs qui en Europe occidentale aient étudié la grande vague migratoire dont vingt ans après les ef¬ fets ne cessent de se prolonger; ou bien, il faut peut-être radicalement changer de paradigme, passer par exemple, de con¬ ceptions analytiques fondées sur l'extrapolation des tendances principales, à une conception dialectique fondée sur la diver¬ sité possible du développement de situations contradictoires.(1) IDERIC 33, bd de la Madeleine - 06000 N ice - Téléphone : (93) 44.82.44 3 puisse encourager des pratiques généreuses pour être rigoureu¬ sement fondé. Nous discuterons des limites des thèses assimila- tionnistes en reprenant les leçons de travaux récents consacrés au groupe qui, de l'avis général les illustre le mieux : je veux dire les Italiens en France. a) On cite souvent le fait qu'ils ont connu au début du siècle des réactions violentes de rejet, devenues aujourd'hui inimaginables. Ce qui donnerait lieu à extrapolation prospective ne serait donc pas les conflits, mais leur dépassement progressif. b) Toutefois, on observe deux régions où l'assimilation, à en juger par les principaux critères retenus traditionnellement (niveau d'éducation et de statut professionnel, participation aux activités culturelles, relâchement des références pratiques et symboliques au pays d'origine), ne caractérise qu'une partie des communautés, en particulier celles qui se sont installées après la deuxième guerre mondiale. Il s'agit du Nord-Pas_de-Calais, et de la Lorraine, régions particulièrement affectées par la crise. A ce niveau, on reste encore pleinement dans le cadre des expli¬ cations possibles du retard de l'acculturation par les difficul¬ tés d'ordre économique. Si l'on ne constatait que ce type de phé¬ nomènes, il n'y aurait aucun fondement concevable pour une pros¬ pective culturelle, l'identité assumée n'étant qu'une simple superstructure reflétant la position du groupe dans les rapports de classe. c) Toutefois, force est de constater que, à durée de sé¬ jour égale et à statut socio-économique équivalent ne correspon¬ dent pas les même expressions culturelles chez les émigrés venus du Nord et ceux qui sont originaires du Mezzo-giorno et des îles. En particulier, le phénomène associatif, avec les activités et les revendications spécifiques qu'il implique est beaucoup plus rigoureux chez les seconds que chez les premiers. On retrouve alors le second type de rectification qu'appel¬ le le schéma évolutionniste : les modes de socialisation, les J 4 formes d'organisation collective persisteraient parce qu'ils sont plus éloignés des modèles de la société de résidence. L'extrapolation prospective deviendrait alors plus com¬ plexe. Mais elle ne peut guère éviter de ne prendre en compte le maintien des appartenances et de ce qui les marque que comme une incapacité,plus ou moins durable, d'adopter les pratiques reconnues comme légitimes et consacrées comme efficaces dans le cadre du milieu social nouveau. Ainsi ne s'agirait-il que d'identité par défaut, dont le maintien est possible, mais au prix d'une infériorité sociale impliquée par le fait qu'on n'intériorise pas les critères adéquats de compétition et de promotion. Si beaucoup d'auteurs notamment nord-américains ont tenté à partir de là de distinguer profondément l'assimilation jugée contraignante et l'intégration reconnue comme une marque d'ouverture, ils aboutissent, du point de vue positif que privi¬ légie forcément la prospective, à ne considérer la seconde que comme une variante de la première : la différence culturelle du "minoritaire" n'étant reçue que comme un écart par rapport à la norme dominante, elle ne peut que le marginaliser. Peut-on dès lors concevoir qu'elle puisse caractériser un processus durable et massif ? d) Or l'analyse des communautés met en évidence encore un autre cas de figure, qui, cette fois, oblige à une révision plus radicale de 1'êvolutionnisme. C'est celui des groupes qui préservent, cultivent, développent leur relative spécificité tout en assumant pleinement une réussite socio-économique. C'est le cas, entre autres, des laziali des régions de Pau et de Lyon, dont la vie associative s'est revitalisée récemment, en se bran¬ chant opportunément sur les organismes provinciaux qui, eux-mê¬ mes, prennent de plus en plus en charge les relations maintenues avec la diaspora. Dans quelques cas particuliers - mais qui il¬ lustrent des trajectoires analogues à celles des Asiatiques - c'est même l'identité locale, et les moyens qu'elle préserve qui fournit le fondement d'une réussite économique garantie par 3 5 les très fortes solidarités communautaires : c'est l'exemple des Scaldini (spécialistes de l'entretien des chaudières) au¬ quel on n'est attentif que récemment, mais qui est structuré depuis quatre générations. Ainsi le modèle italien n'a ni la simplicité, ni la signi¬ fication générale qu'on tend à lui attribuer. Au sein d'un même groupe, il y a des différences considérables dans la façon de réagir aux différentes institutions, aux différents champs d'ac¬ tivités que la nouvelle société impose de façon plus ou moins contraignante. La notion de distance culturelle s'avère ainsi pourvue d'un pouvoir explicatif assez réduit, d'une part parce que les conditions de l'intégration restent massivement dépen¬ dantes de la domination de la société de résidence (on sait que la densité de l'appareil scolaire est beaucoup moindre dans le Nord et même dans la Lorraine que dans la moyenne de l'Hexagone), mais aussi parce que les groupes originellement homogènes peu¬ vent déployer des stratégies extrêmement différentes pour contrô¬ ler tel champ social ou pour se faire reconnaître un statut posi¬ tif dans tel autre, etc. C'est ainsi qu'on trouve des associations italiennes qui correspondent au phénomène associatif le plus tra¬ ditionnel, c ' est-à -dire à un jeu de reconnaissance de la part des notables locaux et de promotion de sespropres notables. Mais on trouve aussi des amicales où on privilégie, comme nous l'avons vu, les échanges avec le pays d'origine. Enfin il ne faut pas né¬ gliger que l'intégration de type "univèrsalïste"., notamment par la possibilité d'être admis et de faire carrière dans le cadre des organisations ouvrières, a joué un grand rôle pour les groupes les plus économiquement défavorisés. C'est clairement le cas dans l'exemple que nous avons choisi, de la Lorraine. Mais en outre les typologies que nous venons de proposer, comme nous l'annoncions dans l'introduction, n'ont de sens que dans une perspective dialectique. Il serait trop simple de pou¬ voir distinguer logiquement, et une fois pour toutes des identi¬ tés négatives d'une part, positives d'autre part. En fait, la pro¬ duction identitaire combine des aspects de défense et d'affirma¬ tion précisément parce qu'elle s'adapte à des situations diverses > ' 6 et surtout parce que les différentes identités dans les sociétés modernes se trouvent fortement en interaction. Il est probable que le développement récent du mouvement associatif italien et son renouvellement ont été inspirés par l'expansion d'autres mouvements associatifs d'origine étrangère. A partir de là, on voit que les vertus d'un scénario évo- ! lutionniste de type plus ou moins analytique, prenant un par un les différents groupes d'origine étrangère, sont assez réduite. Ce qui se trouve en question, c'est la dialectique entre homogé¬ néisation et hétérogénéisation dans le cadre des nouvelles socié¬ tés fortement urbanisées et où l'affirmation d'une identité étran¬ gère participe d'une logique sociale analogue à celle qui sous- tend, depuis quelques décennies, l'affirmation publique d'une identité régionale ou religieuse, voire sexuelle. II. LA DYNAMIQUE DE PRODUCTION DES IDENTITES : LA DIALECTIQUE, HOMOGENEISATION, DIFFERENCIATION. Il est bien clair que parler d'homogénéisation, n'a rien à voir avec on ne sait quelle perspective de réduction progressive des inégalités. Même si celle-ci est incontestable depuis plu¬ sieurs décennies dans les pays industriels avancés, les sociolo¬ gies de la reproduction sont toujours fondées à indiquer que la hiérarchisation des normes culturelles reste au principe du clas¬ sement des groupes et de leur prétention à fournir des candidats au pouvoir politique. Dans ce contexte, il est assez clair que, massivement, les groupes d'origine étrangère ne se situent que par rapport à un milieu populaire. On peut encore dire que l'as¬ similation qu'on leur propose consiste à leur faire accepter une infériorité durable. Encore faut-il relativiser ce processus global de domination en fonction de deux ordres de spécificité : celui des secteurs de la société où il s'exerce, et où il se trouve diversement modu¬ lé et modélisé par des institutions - école, église, entreprise - 7 qui comportent leur propre rationalité; ensuite celui des prati¬ ques d'organisation collective propres aux différents groupes. Nous privilégierons de ce point de vue l'étude des milieux asso¬ ciatifs qui, dans le cadre de nos sociétés "pluralisées" jouent un rôle croissant dans la définition des appartenances. a) La flexibilité des dominations et leurs effets para¬ doxaux. L'examen du premier thème appelle l'analyse prévue dans chacun des ateliers, de champs sociaux ayant leur spécifi¬ cité symbolique et pratique : système éducatif, milieu urbain, marché de l'emploi. Ce que nous tenons à souligner dès maintenant c'est que ce serait recourir à des vues extrêmement réductrices que d'y voir seulement des lieux particuliers du déploiement d'une logique de domination, assurée partout de sa cohérence et de son efficacité sans que nulle contradiction ne soit produite entre le statut du travailleur, celui du sujet urbain, celui de respon¬ sable de l'éducation de ses enfants, celui de membre d'une commu¬ nauté religieuse... Il convient au contraire, de repérer les dé¬ calages et les discordances entre différents modèles de relations interculturelles, spécifiés par des logiques sectorielles. L'iné¬ galité de statut par rapport à l'emploi ne correspond pas à la même histoire, ni aux mêmes expressions que les marques territo¬ riales des spécificités urbaines. Bien entendu, il faut tenir compte des modes de totalisation, politiques ou symboliques, qui sont mis en oeuvre pour surmonter ces décalages, ces disparités, ces incohérences. D'un côté, celui du dominant, c'est ce à quoi vise la politique d'assimilation/rejet; de l'autre, ce que règle la revendication/dénégation de l'identité. On retrouve la dialec¬ tique entre totalisation institutionnelle et totalisation existen tielle. Avant de revenir à celle-ci, il faut situer les condi¬ tions dans lesquelles se déploient les schèmes politiques desti¬ nés à gérer la présence des populations d'origine étrangère. Ces "totalisations institutionnelles" donnent lieu fréquemment, à de lourdes erreurs dans la prévision de leurs effets, aboutissant même de façon répétée à la production d'"effets pervers". 8 Nous pouvons en proposer un exemple clair. Lorsque les Portugais se sont installés en France massivement à partir des années 60, il y a eu des disparités régionales considérables dans l'organisation de leur accueil, qui ne faisait pas l'objet à l'époque de décisions fortement centralisées. Dans la région de Pau, la grande majorité des institutions compétentes (collec¬ tivités locales, syndicats, églises, responsables locaux de l'Education nationale) adopta une attitude que l'on peut quali¬ fier sans ambiguïté de "pluraliste" : promotion de la langue d'origine, et de manifestations culturelles spécifiques, aide vigoureuse à la structuration du milieu associatif, à l'obten¬ tion d'un certain nombre d'emplois publics.En région parisienne, le lieu d'arrivée, bien différent, était le bidonville situé cul- turellement à cent lieues de la société française. Faute de poli¬ tique d'accueil - elle ne s'est dessinée dans certaines communes ouvrières qu'après coup - tout s'est passé comme si les immigrés devaient se soumettre sans médiation ni condition aux normes de leur nouveau milieu social. Or nos travaux relatifs à la deuxième génération attes¬ tent d'une assimilation massive de celle-ci à Pau, en dépit de la relative proximité géographique du pays d'origine. Environ 40% de notre échantillon se veut purement et simplement français, et ne met plus guère les pieds au Portugal. En revanche, la banlieue Nord reste le terrain d'une vie associative dynamique, très orien¬ tée vers la promotion de la langue et de la culture d'origine ainsi que vers des coopérations concrètes avec les régions de dé¬ part. A quoi tiennent donc ces "effets pervers", qui doivent trouver une place privilégiée dans la construction de nos scéna¬ rios ? Il y a encore beaucoup de questions à soulever à ce propos. Mais on peut relever que, l'assimilation se développe beaucoup moins en fonction de l'idéologie des administrateurs et des poli¬ tiques qu'à partir des identifications (ou des contre-identifica¬ tions), qui s'avèrent possibles à l'occasion d'interactions quo¬ tidiennes ou significatives. D'autre part, la discrimination et le mépris que fait subir la société dominante renforce l'efficacité 9 de travail de "totalisation" qu'accomplissent les intellectuels organiques des minorités. Il leur est alors plus facile de faire ressentir l'unité de groupe dominé à la fois comme objectif uti¬ le et comme valeur inconditionnelle, liant indissolublement la solidarité et la dignité. b) La vie associative comme autogestion de l'identité collective. L'exploration prospective des relations interculturel¬ les est d'autre part amenée à souligner l'importance du devenir des associations d'origine étrangère. Mais c'est un exercice par¬ ticulièrement difficile. Si loin qu'on recherche des références, le milieu associatif est communément considéré comme "en crise". Ceci se conçoit fort bien dans la mesure où sa reproduction est toujours volontariste et n'est jamais assuré,comme dans la socié¬ té étatisée,par l'existence de mécanismes institutionnels. Mais il est nécessaire d'aller au-delà de ce truisme et de situer les conditions de cette reproduction volontariste. Celles-ci varient d'abord selon les pays de résidence mais aussi selon les tradi¬ tions idéologiques et culturelles des groupes minoritaires. - En premier lieu on rappellera que la gestion politique des iden¬ tités dépend pour une bonne part de l'attitude des Etats et de leurs représentants à l'égard des organisations dont ils ne peuvent di¬ rectement régir les formes de pouvoir. La politique de l'Etat de résidence en est ici déterminante. Mais le rôle des Etats d'émigra¬ tion n'est pas pour autant négligeable. Le pluralisme, dont on met souvent en question la possibilité de prendre une signification politique concrète, trouve ici une occasion privilégiée de se voir assigner une définition pertinente et précise. C'est ainsi que l'accueil qu'ont réservé les pays eu¬ ropéens aux groupes d'origine étrangère à partir des années 1960 a été influencé par leur propre tradition politique en matière de pluralisme culturel ou religieux. La façon dont les Pays-Bas se sont distingués par rapport au reste de la CEE demeure à cet égard exemplaire. Cela tient sans doute au fait que l'Etat y a renoncé depuis longtemps à contrôler les organisations religieuses très 10 diverses qui cohabitent au sein de la société civile (cf. BAGLEY). Ainsi, la pure et simple transposition d'un pays à l'autre des expériences de participation politique, économique et sociale est impossible. Mais il ne fait guère de doute que si les courants d'informations relatifs à ce qui se passe dans les pays voisins en fin de compte, très proches dans leurs systèmes de valeurs, deviennent plus intenses, cela constituera un facteur d'atténua¬ tion des résistances aux changements culturels. D'autre part, la décentralisation qui se généralise en Europe rend plus complexe la prospective. De plus en plus c'est par la médiation de clientélismes encore trop peu étudiés par les polito¬ logues que s'effectue très souvent l'articulation du politique et de l'associatif. Le fait de moins dépendre d'un pouvoir central renforce souvent la subordination à l'égard de notables locaux. La gestion urbaine locale peut jouer de ce fait un rôle de plus en plus déterminant et en même temps rendre de moins en moins pré¬ visibles les évolutions générales (ce qui peut contribuer sous cet angle à rapprocher la situation européenne de celle de l'Amérique du Nord). L'autre facteur de diversification des pratiques associatives, c'est, rappelons-le, que chaque groupe ne dispose pas en ce domai¬ ne, de traditions également transposables en situation d'exil ou de diaspora. Beaucoup de pays au Sud de l'Europe ont bénéficié, à cet égard, de l'expérience militante des organisations ouvriè¬ res, non sans que des problèmes se posent lorsqu'il leur faut transposer le discours politique en rhétorique culturelle, la so¬ lidarité ouvrière en convivialité rurale, 1'universalisme socia¬ liste en particularisme national ou régional. La transposition s'est accomplie plus efficacement et plus rapidement lorsqu'il existait au pays d'origine une tradition proprement associative en milieu rural ou dans le cadre de l'émigration interne. C'est ce qu'illustre "l'explosion associative" portugaise entre 1965 et 1980. Inversement, les Maghrébins ne pouvaient guère transpo¬ ser les formes d'organisation communautaire du milieu rural : la djemaa berbère, ritualisant les pouvoirs et les prises de parole en fonction des statuts impliqués par l'âge et le prestige familial, 11 ne pouvait guère se greffer en exil (v. Mohamed KH.ELLIL) . Aussi le mouvement associatif maghrébin est-il le fait de militants jeu¬ nes, presque uniquement inspirés par des modèles européens. Il a donc promu les revendications identitaires d'un point de vue formel, en termes de droit et d'égalité, beaucoup plus que dans le cadre de la défense de pratiques concrètes, linguistiques ou culturelles. En ce sens, il a plutôt contribué à une assimilation de type universaliste qu'au maintien d'appartenances spécifiques. Mais même dans les groupes où celui-ci constitue un objectif souvent explicite et toujours important, la reproduction des mi¬ litants associatifs est elle-même engagée dans un processus dif¬ ficile de renouvellement. A l'origine des associations, on trouvait donc souvent des mili¬ tants qui tendaient à relier les pratiques associatives à un uni¬ vers politique plus ou moins proche du mouvement ouvrier tradi¬ tionnel. Les différents partis communistes du Sud de l'Europe ont souvent joué à cet égard un rôle moteur dans les diverses commu¬ nautés émigrées, de telle sorte que leur déclin pose de diffici¬ les problèmes de relève. Désormais le milieu associatif est de plus en plus souvent marqué par le leadership d'entrepreneurs qui trouvent ainsi à la fois un statut social plus facile à con¬ firmer que ceux qu'ils pourraient essayer de conquérir au sein des organisations de la société dominante, et un lieu privilégié pour articuler avec leurs proches pratiques formelles et informelles. Les conflits ou la coexistence entre ces deux types de militants l'attitude à leur égard tant du pays d'accueil que des pays d'ori¬ gine constituent des conditions déterminantes pour le développe¬ ment ou la régression de ce mouvement associatif dont l'apogée, désormais révolue,a correspondu à l'arrivée à maturité d'une géné¬ ration issue de la migration tout en ayant été largement sociali¬ sée dans le cadre de la société d'origine. III. L'AVENIR DES IDENTITES CULTURELLES ET RELIGIEUSES : DECLIN DES IDEOLOGIES OU DEGUISEMENT DES IDEOLOGIES ? On pourra s'étonner du fait que nous n'ayons pas encore abor¬ dé les appartenances religieuses, dont l'opinion, savante ou 12 populaire, tient souvent le rôle pour fondamental dans les relations interculturelles. C'est qu'il nous a semblé que les analyses qui précèdent étaient indispensables pour dissoudre les visions subs- tantialistes, réifiantes des religions. Celles-ci ne sont en effet intelligibles d'un point de vue sociologique que si on les situe dialectiquement, en tant que systèmes de références plus ou moins contradictoires du milieu intellectuel et du milieu populaire, en tant que cadre de repré¬ sentation plus ou moins harmonisé aux modèles de pratiques, en tant qu'objet d'institutionnalisation plus ou moins intériorisé par les fidèles, en tant que doctrine idéologique, assumée par l'Etat ou par les individus, de façon plus ou moins cohérente par rapport aux modèles culturels consacrés par la tradition : ces déterminations diverses ajoutent à la complexité, mais non à la pertinence de ce que nous avons avancé pour caractériser les spé¬ cificité culturelles. En particulier, la notion de "distance culturelle" que l'on allègue constamment à propos des groupes d'origine musulmane, n'a pas, si notre relativisme est fondé, plus de valeur prédictive que dans les autres champs concernés par nos analyses. Mais on ne peut contourner le fait que les politiques et les attitudes trouvent ici à se rationaliser de manière très sélective. Soulignons, en premier lieu, que l'appartenance religieuse n'est pas séparable des processus de catégorisation sociale, et de leur degré inégal de légitimité, qui dépend de la source de ces catégorisations. Nous retrouvons ici un effet pervers très mar¬ qué : plus le dominé est l'objet de discrimination, plus il vise à assumer positivement le "retournement des stigmates" (DOUGLASS et LYMAN). L'islam, en Europe, a d'abord le statut d'un signifiant flot¬ tant, connoté péjorativement "Etre Musulman" peut donc simplement correspondre à une revendication de dignité, sans contenu symboli¬ que précis. De même, selon des modèles stratégiques mis en oeuvre depuis longtemps par et pour les "Bohémiens", la référence chrétienne des émigrés du Sud de l'Europe est mobilisée, à titre de connotatior 13 positive soit pour légitimer le paternalisme quand c'est le fait des membres de la société dominante, soit pour s'assurer d'une bienveillance privilégiée quand il s'agit des immigrés eux-mêmes. Et pourtant les statistiques de l'Eglise attestent que le groupe le plus typiquement caractérisé par le catholicisme, c'est-à-dire les Portugais, ne témoigne pas d'une ferveur exceptionnelle en matière de pratiques. Mais, rappelons-le, ce ne sont pas celles-ci qui jouent un rôle déterminant dans la relation interculturelle, mais l'imposi¬ tion symbolique du statut. Tout se passe comme si les groupes d'origine chrétienne avaient un intérêt majeur à minimiser les différences, quand bien même celles-ci sont communément observa¬ bles dans la diversité des croyances et des rituels, et les autres étaient conduits à assumer clairement la différence, quand bien même celle-ci est souvent gommée ou réduite par le fait que la pra¬ tique de l'Islam est l'une des moins transposables qui soit en situation de diaspora. Cette position différente des uns et des autres nous incline à penser que toute interrogation prospective globale et indiffé¬ renciée sur l'avenir des religions manquerait son objet. Ce qui est en cause, c'est un certain type de rationalisation idéologi¬ que de pratiques d'exclusion, d'une part, de revendication, d'au¬ tre part. Les premières renvoyent au problème difficile de la situation historique et sociale des racismes. Les références psycho-sociales rendent bien compte, comme c'est le cas des élaborations du thème du "bouc émissaire'; des mécanismes de rejet, mais ne sauraient ni désigner le lieu initial des frustrations déterminantes, ni pré¬ voir le moment ni la durée de la crise raciste, ni dire à 1 'avance assu¬ rément quelle en sera la cible. Inversement les sciences économiques et sociales rendent ici mal compte de la violence tragique des passions. Mais c'est peut-être que les premières privilégiant une certaine "nature" psychologique, corme les autres partant de l'histoire- et des cultures minimise chacune à sa façon le rôle cristallisateur des_idéologies N'est-ce pas à l'analyse prospective de celles-ci que nous sommes conviés, plutôt qu'à une interrogation sur le devenir des croyances, et des rapports entre croyants ? 14 Cette proposition nous semble confortée par l'analyse cri¬ tique de la mobilisation de l'Islam au sein des communautés ve¬ nues des pays de tradition musulmane. Initialement, elles étaient porteuses de modèles religieux sans doute encore plus hétérogènes que ceux qui différencient les Chrétiens. La discrimination et l'écho des fondamentalismes du Proche Orient ou de l'Afrique ont tendu à poser le problème de leur unité. Mais la promotion de celle-ci conduit paradoxalement à ac¬ centuer bien des clivages. La montée du fondamentalisme ne cor¬ respond pas à on ne sait quelle réaffirmation d'une spécificité culturelle traditionnelle. Elle est de l'ordre d'une tentative de mobilisation idéologique conduite par des intellectuels, s'adressant à des groupes dont elle tend à exploiter l'aliénation et les expressions et les appartenances plus proprement culturelles. Chez ces "intellectuels organiques" de l'Islam, la pratique militante, fort peu traditionnelle, s'inspire des modèles de pro¬ pagande idéologique élaborés en Occident par les grands mouvements politiques. Il y a ainsi un paradoxe, et sans doute, une précari¬ té attachés au fait de donner une forme moderne - slogans, rituels de masse - messages médiatisés - à des thèmes légitimés par la Tradition - antiféminisme, antiindividualisme, antilalcisme. De toute façon, l'effet de ces prêches se joue dans le cadre d'une logique sociale fondamentalement hérétique par rapport aux fondements de la foi. Convaincre individuellement le sujet de la légitimité de la tradition , c'est subordonner celle-ci à l'ap¬ préciation individualiste des valeurs. C'est le processus décrit par L. DUMONT en termes de passage des sociétés holistes aux so¬ ciétés individualistes et que M. CATANI a longuement étudié au sein de différentes communautés immigrées. Comme le prévoyait RENAN dès 1887, dès lors que les religions peuvent faire l'objet de décisions d'appartenance individuelle, elles sont de moins en moins pertinentes pour assurer globalement des loyautés nationales. Inversement, la situation d'émigration, où l'ensemble des mécanismes de reproduction symboliques de l'ap¬ partenance sacrée s'affaiblit, multiplie les défis lancés au pays d'origine au nom de la modernité. 15 i Le devenir des religions dans les relations interculturelles dépend ainsi du statut que les Etats attribueront aux diverses confessions, ou qu'ils revendiqueront pour leurs membres (ou leurs descendants), en diaspora, de la catégorisation positive ou péjo¬ rative attachée à des appartenances attribuées et/ou assumées. Mais en dernière analyse, la maintenance des groupes conservera comme condition fondamentale, dans nos sociétés irréversiblement individualistes, plutôt l'engagement existentiel de ses membres que le discours idéologique de ses intellectuels. IV. POUR UNE DIMENSION EXISTENTIELLE DANS LES PROSPECTIVES. Maintenir l'identité d'un groupe étranger, c'est préserver sa langue, c'est y conserver un taux d'endogamie suffisant à la consolidation des solidarités par les réseaux d'alliance, c'est associer maintien de la citoyenneté et sentiment de dignité et de continuité par rapport au prestige collectif. Tout cela n'est possible que par la pratique des sujets eux-mêmes. Mais paradoxa¬ lement cela fournit les bases d'une sorte de prévision linéaire parce que ces différents engagements sont plus ou moins difficiles à tenir. L'ordre dans lequel nous avons énoncé est très schémati- quement celui de leur probable précarité décroissante. Cette "tendance lourde" permet d'organiser un triple ques¬ tionnement : sur la précarité spécifique de telles ou teilles identités, sur l'efficacité des politiques qui les concernent, sur les modalités possibles des appartenances. 1) Les différents groupes installés par les immigrations récentes en Europe sont inégalement susceptibles de se mobiliser pour assumer les ressources qui, en retour, donnent consistance à leur solidarité. Ceux qui partagent une origine latine ont plus de chances, et parfois plus de motivations pour sauver leur lan¬ gue. Mais il ne faut pas se méprendre sur l'importance d'un tel avantage. La pratique commune d'une langue minoritaire ne fait que consacrer au plus haut degré le partage de symboles moins pré¬ caires. Sans leur concours, elle perd sa diffusion, et sa vitalité. Le fait que l'on puisse pratiquer l'italien dans les différents systèmes éducatifs des pays d'immigration n'a guère, semble-t-il 16 conforté l'identité italienne dans la diaspora. Aussi est-ce plutôt l'intérêt du groupe pour le contrôle de 1'endogamie qui semble fournir les bases pragmatiques d'une appartenance solidement maintenue. Cependant, cet indicateur n'est pas lui-même séparable d'une dynamique identitaire d'ensemble. L'endogamie est favorisée par la discrimination sexuelle mais elle est menacée par la modernisation de la condition fémi¬ nine, par l'éventuel déclin du prestige symbolique qui s'attache à la manifestation de l'identité collective. 2) On ne saurait minimiser à cet égard, le rôle que joue, y compris chez les jeunes, l'image du pays d'origine, même si les parents ou grands-parents l'ont quitté depuis longtemps et qu'il soit exclu d'y revenir. Si cette image est compatible avec des valeurs irréversibles de la modernité - notamment l'exercice de l'autonomie individuelle - elle sera plus aisément acceptable ou mobilisable par des sujets socialisés pour l'essentiel dans une société de communication et de consommation. Il est possible que, de ce point de vue le système des média joue un rôle croissant aux dépens des systèmes d'éducation. 3) A mesure que se perdent les marques d'identité que l'on puisse aisément et profondément assumer, il peut se développer des formes d'identité de plus en plus attitudinales et de moins en moins existentielles. L'appartenance ne règle plus alors les rela¬ tions sexuelles, le projet de vie, la représentation de la mort et l'organisation des rites qu'elle appelle. Elle est mobilisée lors d'occasions dispersées, plus ou moins emblématisées, le match de foot-ball, la fête religieuse, ou le show médiatique, l'une et l'autre plus ou moins folklorisës. L'interculturel peut donc se perpétuer profondément comme principe efficace de distinction organisée d'un ensemble d'activi¬ tés sociale, économique, familiale, religieuse. Mais il peut aussi n'ajouter qu'un chatoiement dans la vie de communautés vouées à la variabilité des goûts et à l'inconsistance des attitudes. De ce point de vue, particulièrement important pour le devenir des systèmes d'éducation, le pluralisme 17 peut signifier des réalités sociales bien distinctes : à un pôle, la cohabitation de communautés qui, dans leurs références inti¬ mes, restent opaques les unes par rapport aux autres - songeons aux rapports des Français et des Asiatiques à Paris. De l'autre, l'emploi de plus en plus fréquent de mannequins africains, ou de chanteurs berbères pour renouveler les images vite déflorées de la mode. Et dans ce cas, les principes collectifs d'organisation des conduites seront forcément tirés d'ailleurs (identités ur¬ baines locales ? Renouveau des appartenances universalistes?...). Quelques scénarios contrastifs en pointillé. Le refus - ou, plutôt, la relativisation des postulats évo- lutionnistes - ne facilite pas a priori le développement de scéna¬ rios, du fait de l'interdiction qu'il implique de recourir à des extrapolations linéaires. C'est ainsi que les hypothèses "culturelles" que Jacques LESOURNE (v. texte de R. VERHAEREN, p. 29) tire, à titre d'impli¬ cations de ses hypothèses fondamentalement démographiques, ne se trouvent modulées pour l'essentiel que par un facteur jugé déter¬ minant "en dernière analyse" : le rythme de la migration (flux lents ou rapides). Si l'on met cette orientation prospective à l'épreuve de la rétrospective, on s'aperçoit qu'elle est abusive¬ ment simplificatrice. Les effets culturels d'une vague migratoire se jouent, en effet, pour reprendre notre propos initial, à l'é¬ chelle d'une génération. L'Europe des années 80 se caractérise ainsi par une réaction lente à une migration massive des années 60. Il ne s'agit pas pour autant de substituer à une prospective cri¬ tique des annonces apocalyptiques, comme celles que Stephen CASTLES a popularisées, dès le début des années 70 en présentant la deu¬ xième génération comme une "bombe à retardement". Mais on est forcé de compliquer le système des propositions de base en prenant en compte l'ensemble des contradictions qui font des processus cultu¬ rels liés aux migrations autre chose que le déroulement simple des effets de tel ou tel type de variables pris isolément. C'est notamment à ce titre que nous avons insisté sur le devenir des 18 des relations interculturelles dans la société civile, qui échap¬ pe aux prises directes et à telle ou telle décision politique posée comme irréversible. On est néanmoins conduit, pour surmonter pratiquement la corn plexité des données, à réduire le nombre des hypothèses directri¬ ces. On ne retiendra donc que trois constrastes fondamentaux pour situer nos scénarios. - a) entre la stabilisation de la population d'origine étran¬ gère (hypothèse Le Bras) et son augmentation par reprise de l'im¬ migration (hypothèse Verhaeren) - b) entre le développement d'une politique pluraliste et l'option opposée. Nous posons ainsi les options politiques non comme une conséquence des situations migratoires,mais comme l'ex¬ pression de tel ou tel volontarisme spécifique de la part de la société d'immigration. Cela ne dispense pas, éventuellement, de rechercher les sources et les motifs du pluralisme ou de son rejet Mais nous ne croyons pas opportun de compliquer indéfiniment la construction des scénarios en s'aventurant dans un champ théori¬ que jusqu'ici assez mal exploré par la science politique. Soulignons simplement que, en règle générale, l'argument déterminant ("on ne peut pas faire autrement en l'état actuel de la situation créée par le nombre, l'origine, l'attitude, l'évolution possible... des '^étrangers") nous semble constituer un déguisement idéologique de la décision politique (En matière d'identité nationale, la confu¬ sion entre le normatif et le positif est, selon des analyses que nous avons développées ailleurs, constitutive de toute gestion politique) masquant sous la référence à la "nature des choses" (ou des gens, ou de l'histoire) l'irréductible arbitraire de l'exercice du pouvoir d'inclure ou d'exclure. - c) entre la bonne articulation interculturelle avec la négociation internationale (entre Etats d'immigration et d'émi¬ gration) et son opposé, la tension internationale, fournissant une énorme caisse de résonance à tout type de conflit interne catégorisé comme interculturel. 19 On s'étonnera peut-être de ne pas voir prendre en considé¬ ration la "distance culturelle" entre groupes récemment ou nou¬ vellement immigrés et la population de souche. Cette omission est délibérément assurée à partir de trois ordres principaux de considération, (qui renforcent les réserves d'ordre théorique énoncées plus haut) - a) Dans l'état actuel du débat, la distance culturelle n'est pratiquement invoquée que pour les groupes d'origine arabo- musulmane, lorsque des auteurs construisent des scénarios rele¬ vant plutôt du film - catastrophe que de la prospective, comme celui de la prolifération des "boat-peoples" en Méditerranée, repris par des auteurs aussi différents que Jean RASPAIL, Jacques LESOURNE, Yves LACOSTE. Rappelons à 1'encontre de ce blocage pas¬ sionnel des réflexions prospectives en cours que la psychologie sociale et l'histoire montrent bien que les groupes qui se trou¬ vent être pris comme cibles du racisme ne se désignent pas comme tels par leurs traits intrinsèques, mais répondent à un moment donné aux besoins psychologiques projectifs d'exorcisme social. Si on néglige ce relativisme, non seulement on rationalise sub¬ repticement les discriminations présentes, mais on écarte aussi a priori bien des hypothèses plausibles, telles que le déplace¬ ment ou la diversification des processus de discrimination et de rejet en direction de groupes aujourd'hui plus ou moins épargnés. b) Nous présupposons, en outre, que la consolidation du racisme en taut que pratique cohérente et généralisée n'est pos¬ sible que par une légitimation idéologique qui s'inscrive plus ou moins clairement dans des dispositifs juridiques et administra¬ tifs. Le pluralisme d'une société, rappelons-le, ne fait pas sim¬ plement référence à la présence marginale d'un discours de pro¬ testation humaniste. Il se caractérise par des modalités pratiques d'interaction collective dans la société civile, par des possibi¬ lités concrètes d'agir en tenant compte de diverses appartenances spécifiques dans le cadre d'institutions légitimes. C'est la rai¬ son pour laquelle nous proposons de conduire les interrogations 20 sur le devenir des idéologies plutôt que sur l'avenir des prati¬ ques religieuses. c) Il demeure vrai que, dans l'état actuel des prévisions relatives aux flux migratoires probables, la mise à l'épreuve du pluralisme se jouera concrètement à propos des relations entre "locaux" (avec leur vraisemblable assimilation à la catégorie plus large des "Européens") et, d'autre part, Nord-Africains, res¬ sortissants d'Afrique Noire, et (on l'oublie trop souvent) origi¬ naire de l'Asie du Sud-Est. Selon nous, le défi est alors posé dans deux directions : d'une part, dans le sens de la réinterprê- tation du rôle "homogénéisant" des pratiques accomplies au nom des Etats; d'autre part dans le sens d'une réinterprétation des pratiques d'unification des groupes religieux (musulman d'abord, mais aussi bouddhiste) en situation de diaspora. 1) La stabilisation (des flux) peut ne rien stabiliser (dans les relations interculturelles) . Le premier scénario auquel on pourrait s'arrêter comporte dans ses grandes lignes - la stabilisation de la population étrangère - une politique hostile au pluralisme culturel. On a alors les conditions les plus propices à la production d'un des "effets pervers" décrits plus haut ; le renforcement des spécificités, dans un climat où l'opposition symbolique des mar¬ ques d'appartenance se renforce par la compétition inégale qui se développe dans les domaines économiques et sociaux. On peut alors s'attendre à une surdëtermination des crises affectant les différents secteurs de la vie sociale (système de production, système éducatif, système urbain...) par l'affirmation antagoniste d'identités, ayant elle-même beaucoup de difficulté à se structurer légitimement dans le champ politique interne. A leur tour, celles-ci peuvent affecter des formes très dif¬ férentes selon qu'elles se trouvent ou non en consonance avec des conflits internationaux. Si ce n'est pas le cas, les expression 21 identitaires conduisent plus probablement à l'anomie, à l'extrême difficulté de solution des conflits par la loi commune, à partir du moment où celle-ci mobilise de moins en moins les loyautés re¬ quises, qui se tournent vers des groupes primaires, fondés sur les solidarités familiales ou locales. On peut s'attendre à ce que les groupes les plus capables de maintenir ces dernières soient à la fois les plus efficaces dans une compétition de moins en moins réglée, mais aussi de plus en plus exposés aux préjugés ra¬ cistes de la part de couches sociales déstabilisées (On peut pen¬ ser à un racisme de petits commerçants visant les communautés d'ori¬ gine chinoise). Dans l'hypothèse inverse, 1'intrication des con¬ flits internationaux, d'une part, interculturels, d'autre part conduit, au contraire, à focaliser fortement ces derniers sur le plan juridique et organisationnel. On est alors conduit à la ré¬ surgence d'un droit de représentation des communautés considérées comme étrangères. Le problème du pluralisme d'abord écarté revient alors sous des formes complexes, dans un espace internationalisé par les pratiques plutôt que par le droit. 2) La stabilisation, des flux liéë à une politique pluraliste, fournit, au premier abord, les bases du scénario le plus optimiste. Il convient néanmoins de nuancer un tel jugement. En premier lieu, le pluralisme ne peut éviter, d'être l'objet d'une inven¬ tion institutionnelle difficile; qui doit être entreprise en fonc¬ tion des normes de chaque pays (même si le cadre européen peut utilement contribuer à harmoniser et accélérer les évolutions pos¬ sibles) . Mais, en outre, les identités seront amenées à se définir en fonction de la nature des liens que chaque groupe pourra avoir avec le pays d'origine. Si ceux-ci se relâchent, on aura plutôt affaire à des identités attitudinales dont nous avons déjà souli¬ gné qu'elles ne fournissent pas un principe efficace d'organisa¬ tion socio-politique. Dans l'hypothèse inverse, le caractère existentiel des iden¬ tités conférera beaucoup plus de profondeur à des solidarités 22 communautaires, articulées à des réseaux transnationaux. Les débats d'ordre universaliste connaîtront alors une audience ac¬ crue et des termes renouvelés. C'est, notamment, dans ce cas de figure, que le problème des inégalités internes sera posé de fa¬ çon de plus en plus étroitement liée aux questions posées par les dominations internationales. 3) Le pluralisme à l'épreuve de nouveaux flux. On considère souvent (v. J; LESOURNE) comme un facteur favo¬ rable à l'insertion le fait que de nouveaux immigrants trouvent au pays qui les reçoit des groupes de même origine qui les ont précédés. C'est une proposition d'une généralité douteuse (sou¬ vent démentie, d'ailleurs, dans le cadre nord-américain). Il ne faut pas oublier que les meilleures conditions - celles d'un plu¬ ralisme explicite - sont favorables à l'assimilation des groupes déjà installés et, donc, à un affaiblissement rapide de leurs identification aux "congénères". Aussi ce troisième scénario est-il celui qui requiert le plus haut degré de volontarisme. Rien ne prédispose une société à conjurer à temps, c'est-à-dire dès l'arrivée, les effets prévi¬ sibles de la discrimination et de l'aliénation impliqués communé¬ ment par le statut d'immigrant. Si nos analyses précédentes sont fondées, cela implique un travail d'ensemble de la société sur elle-même, qui aboutisse à une autonomie croissante de la société civile par rapport à l'appareil d'état. Un tel processus ne con¬ cerne pas seulement le pays de résidence, mais aussi celui de départ : des diasporas organisées sur un mode associatif impliquent que l'émigré ne soit pas simplement l'objet passif d'une stratégie diplomatique, ni le client surveillé "d'amicales" para-étatiques, ni l'agent périodiquement courtisé, du redressement de la balance des comptes. Un certain nombre de défis démocratiques seraient ainsi transnationalisés dans le cadre d'un tel scénario. 4) Nouveaux flux, nouveaux rejets. La reprise de l'immigration correspond plus probablement à la revitalisation de préjugés répétitifs, rationalisant des politiques 23 à court terme de discrimination (les nouveaux arrivants sont là à titre provisoire, ils sont, à la différence des précédents, visiblement inassimilables, ils ne peuvent, de toute façon, être désignés qu'à des tâches inférieures...). L'analogie s'impose alors apparemment avec le type de rela¬ tions interculturelles induites par les vagues successives de mi¬ gration en Amérique du Nord. Mais ce serait oublier que, aussi bien aux USA qu'au Canada, les Etats adoptent des politiques d'in¬ sertion fortement volontaristes, et que les sociétés civiles sont marquées par des traditions vivaces d'organisation communautaire. On est donc enclin à penser dans le cadre de ce dernier scénario, on verrait en Europe un écart grandissant entre les discours et les pratiques officiellement institués, et le fonc¬ tionnement concret de la société civile.Deux aspects d'un tel processus pourraient être explorés. - Dans le domaine économique, on assisterait à un développe¬ ment incontrôlé, et probablement considérable de l'insertion des immigrés dans des secteurs transnationalisés d'économie souter¬ raine. On voit difficilement comment les Etats, si vertueux qu'ils se proclament dans la défense des citoyens de souche, pourraient alors échapper à l'emprise croissante du clientélisme et de la corruption. - Dans le cadre de la société civile, les pratiques d'exclu¬ sion renforceraient les dimensions défensives des identités, abou¬ tissant à une communication réduite entre les groupes, à une ac¬ centuation de l'enfermement des moins favorisés (par l'endogamie et la ghettoïsation), accélérée par la crise de la croissance ur¬ baine, à une aggravation des violences manipulables idéologique- ment en cas de compétitions ouvertes entre groupes revendiquant des appartenances différentes (On ne peut de ce point de vue écar¬ ter l'hypothèse de conflits entre Arabes"privilégiés" et Arabes primo-arrivants"). Il est alors probable que ce soit la ville plu¬ tôt que l'entreprise qui soit marquée par une déstabilisation progressive, où le recours à l'identité collective pallie, plus ou moins efficacement, c'est-à-dire plus ou moins violemment, la désinstitutionnalisation des rapports sociaux. 24 Questions finales. Un certain nombre de parti-pris peuvent affaiblir la portée et la pertinence des propositions ici avancées. La discussion qu'on peut soulever à leur propos pourrait porter, nous semble- t-il, sur les thèmes suivants : 1) L'identité des "dominants" n'est pas ici mise en perspec¬ tive historique. Comme c'est par une relation d'opposition symbo¬ lique que se construit, par rapport à elle, l'identité des domi¬ nés - ce qui peut correspondre à toute sorte de réinterprétations et de combinaisons - notre perspective comporte comme un "point aveugle". 2) Les politiques d'immigration ne sont abordées que sous un angle prospectif très particulier : comment vont-elles gérer le pluralisme (ou son refus) ? Elles ne sont pas l'objet d'un bilan, (selon les Etats, les périodes) et le pluralisme lui-même n'est pas situé dans un contexte politique plus global. Ce défi aux analyses largement diffusées sur ce thème par la science poli¬ tique mérite à tout le moins d'être relevé. 3) Les aspects quantitatifs sont fâcheusement absents de notre propos (évolution démographique, évolution des flux, évolu¬ tion du nombre de chômeurs, d'entrepreneurs, d'élèves des diffé¬ rents cycles, d'associations de fidèles...). Peut-on tenir un discours global d'ordre qualitatif, sur une dynamique culturelle sans l'articuler précisément aux projec¬ tions démographiques et économiques, et abandonner aux analyses ^ sectorielles le soin de quantifier les hypothèses en matière d'éducation, d'emploi, de mobilité socio-économique, etc. 4) Dans une toute autre perspective, on peut souligner que la production culturelle de l'Autre met en oeuvre tous les pou¬ voirs de l'imaginaire social. En faisant l'hypothèse d'une rela¬ tive cohérence (caractéristique de chaque scénario) dans les sys¬ tèmes d'attitude et de relations interculturelles, ne fait-on pas l'économie de l'étude s&rieuse des effets possibles des fantasmes 1 collectifs.