m tq fttoA êofcvlzf EDGAB QUINET RtS . A EDGAR QU1NET • LETTRES A SA MÈRE 1. , Août 1877 La mode est aujourd'hui de publier des cor¬ respondances. Tantôt ce sont les lettres d'un homme célèbre, comme Mérimée, à une Inconnue; tantôt ce sont celles d'un inconnu, comme Doudan, et qui nous le révèlent. Il ne faudrait pas en abuser : on pourrait parfois nuire à la mémoire de l'écrivain, et rebuter le lecteur. La publication des lettres de Mérimée a-t-elle été aussi profitable à la réputation de l'auteur de 1. Deux volumes in-12, chez Germer-Baillière. 2. Cette étude fut notre premier article aux Débats. 9 146 FIGURES LITTÉRAIRES. Colomba qu'à celle de l'Inconnue ? et la Corres¬ pondance de Balzac a-t-elle ennobli ou poétisé la liaison du grand romancier avec madame de H... ? Ce Mérimée toujours quinteux, ce Balzac traqué par ses créanciers, haletant d'un travail forcené, ont le mérite d'être réels, oui; mais il faut avouer que leur humeur et leur air n'ont rien de séduisant; et peut-être que ces grands artistes seraient péniblement surpris s'ils pouvaient se voir ainsi dépouillés, par des mains pieuses, des voiles dont ils s'entouraient, et jetés nus sous les regards du public. Certes, tel n'est point le cas pour Edgar Qui net : pas une ligne, dans les deux volumes de lettres publiées par sa veuve, qui ne soit pour l'honorer. I La première partie de sa Correspondance nous le montre dans les rêves, avant l'action, et se cherchant lui-même. Le voici d'abord au collège, triste, désespéré, morne, comme « un jeune oiseau de proie en¬ levé nouvellement aux forêts et porté à la ville, dans une case d'osier ». Plus tard, après un échec aux examens pour l'École polytechnique, le voilà surnuméraire dans une maison de banque. A dix-huit ans, il la quitte* et obtient de faire son droit : il entre chez un avoué pour apprendre la procédure ; mais là, poussé par son instinct, il entreprend de 148 FIGURES LITTÉRAIRES. composer un livre, les Tablettes du Juif Errant, embryon dans le genre voltairien de ce qui deviendra plus tard l'épopée byronienne d'Ahas¬ vérus. Ces premières lettres se distinguent de celles des enfants du même âge par l'absence de gaîté et de jeunesse : tout y est sombre; on n'y sent jamais le souffle frais de la joie insouciante, on y cherche en vain le rire éclatant et les grâces des années printanières. La mélancolie, « cette né¬ cessité des temps modernes », comme il dit, pèse sur son front attristé ; il y a de l'Oberman dans cet enfant. Ses dernières lettres, écrites à quarante ans, seront plus jeunes que les premières, écrites à quatorze : à mesure que son intelligence devient plus mûre et porte de nouveaux fruits, sa nature verdit, si je puis dire, et donne de nouvelles pousses. D'où vient « cette continuelle suffocation qu'il se sent au cœur » au début de la vie ? On était alors sous la pesante atmosphère de l'Empire : Quinet, sans peut-être s'en rendre compte, su¬ bissait douloureusement, comme le jeune Lamar- EDGAR QUINET . 149 tine, cette sorte d'asphyxie. Et puis, la position de fortune de sa famille, le caractère rigide de son père, qui ne prit aucune place dans sa vie l, ses goûts littéraires contrariés par ce père in¬ flexible, qui voulait faire de lui un homme d'affaires ou de science; enfin et surtout cet exil dans un collège de province, loin de sa mère : ces froissements, ces coups répétés meurtrirent un être tout de cœur et d'imagination, et lui firent une blessure qui ne guérit pas de long¬ temps, si elle guéril jamais. Madame Jérôme Quinet était une personne dis¬ tinguée, dont Michelet disait qu'elle avait « ter¬ riblement d'esprit », et dont Quinet a tracé un portrait charmant dans l'Histoire de mes Idées : « C'était, dit-il, une personne bien rare, et j'ose dire une personne admirable. En même temps qu'elle avait l'esprit du dix-huitième siècle dans toute sa fleur de malice, de gaîté, elle avait la raison la plus solide; au milieu de cette malice enjouée, des retours de mélan¬ colie sans borne, un enthousiasme sacré pour 1. Voir VHistoire de mes Idées, page 122. 130 FIGURES LITTÉRAIRES. tout ce qu'il y a de grand, de fier sur la terre. Son père, M. Rozat, du midi de la France, l'avait associée tout enfant à sa vie voyageuse de secrétaire d'ambassade, qui dut la mûrir de bonne heure. Quoique Française de naissance, de race, de cœur, d'esprit, de manières autant qu'on peut l'être, elle était calviniste. Elevée à Céligny, près de Genève, et à Versailles, elle réunissait dans un mélange unique la solidité des principes genevois avec le naturel élégant, la hardiesse d'idées, la curiosité inquiète de l'ancienne société française, dont elle avait en¬ trevu, enfant, les derniers restes. Les évêques de Versailles s'étaient amusés à vouloir la convertir au milieu des fêtes. Ils ne s'atten¬ daient guère à trouver dans cette petite fille de dix ans un controversiste achevé. Sa théo¬ logie de Genève, qu'elle maniait avec une im¬ perturbable dextérité, divertit les princes de l'Eglise, mais ne leur laissa rien gagner sur elle. Le temps le plus heureux de sa vie, le plus calme, le plus regretté, disait-elle, avaft été l'année de la Terreur, lorsqu'à douze ans, en pension à Versailles, seule, au milieu de ses EDGAR QUINET. 151 études chéries, elle apprenait le dessin qu'elle aimait passionnément. La Terreur passa auprès d'elle sans qu'elle s'en aperçût. Revenue en Suisse avec son père, alors maire de Versoix, elle connut madame de Staël au château de Crans. L'admiration qu'elle éprouva dès lors pour la personne, pour les écrits, pour les vues nouvelles de madame de Staël se joignit à tous les contrastes qui se réunissaient déjà en elle. Au reste, sa figure ressemblait à son esprit: de grands yeux noirs, vifs, profonds, qui jetaient des éclairs, un beau front encadré de longs cheveux noirs bouclés, des traits char¬ mants, la grâce môme... » Il arrive que, dans les premi ies années de la vie, on aime comme on respire, sans pres¬ que s'en apercevoir; on se laisse aimer comme on se laisse vivre; ce qui a fait dire au poète, en parlant des enfants : Pourvu qu'ils soient heureux, ils ne sont pas ingrats1. Il n'en est pas ainsi chez Qui net : il ne tient 1. M. Érnile Augier, Gabrielle. 152 FIGURES LITTÉRAIRES. pas le langage insouciant d'un enfant, niais bien celui d'un homme, qui sait ce qu'il doit à une mère exquise, et chez qui la raison vient fortifier la tendresse. Éloigné soudain de cette mère qui est tout pour lui, de cette mère dont il va rester séparé si longtemps et qu'il ne reverra que par échap¬ pées à travers ses courses intellectuelles, il sent plus vivement encore la force de ce lien, et son affection devient, pour ainsi dire, aiguë : il semble que ce ne soit plus un fils qui parle à sa mère, mais un amant, — un amant plato¬ nique, — à la plus adorée des maîtresses. « Si Tibulle et Properce avaient eu une mère comme moi, lui dit-il, je ne concevrais pas qu'ils eus¬ sent fait tant de vers sur l'amour profane ! » Sa passion filiale éclate à chaque page en traits de feu : « J'aime tout en toi, jusqu'à la fleur qui orne ton chapeau, jusqu'à la dentelle qui borde ta robe. Un soir, tu étais, au milieu de tout ce monde, si belle et si charmante, que, si j'avais osé, j'aurais été t'embrasser !... Ah ! chère mère, que je me suis toujours trompé quand j'ai cru pouvoir rencontrer les délices de l'âme EDGAR QUINET. 153 dans un sentiment que tu n'avais pas inspiré!... » L'amour et le nom de gloire vous agitent un jour et fuient le lendemain. Il n'y a que ton souvenir qui reste éternellement; ou plutôt, quand des pensées de gloire et d'avenir font battre mon cœur, c'est pour les déposer à tes pieds et te dire ainsi, dans une langue plus éloquente, ce que c'est qu'aimer ! » Et puis, ce sont des invocations lyriques : « ... Amie de mon cœur! ma belle et céleste amie ! que j'aurais besoin d» voir ton beau regard se poser sur moi !... » Pendant de longues années, cette passion ab¬ sorbe toutes les autres. Quoique doué d'une imagination ardente et poétique et d'une âme en quelque sorte féminine, le jeune homme, jusqu'à vingt-cinq ans, se défend contre les séductions du monde et contre ce qu'il appelle « l'amour profane ». Dès qu'un sentiment sé¬ rieux va germer dans son cœur, il l'en arrache de ses propres mains comme une mauvaise herbe, et se déclare, au nom de la raison, satis¬ fait de son ouvrage. 9. A seize ans, il distingue pour la première fois une jeune fille ; mais il se rappelle aussitôt que « l'amour brisa le cœur de l'anachorète saint Jérôme, et qu'en souvenance de ses tourments, le saint, à l'approche d'une Romaine, fuyait tout éperdu dans sa grotte, comme s'il eût été poursuivi par le lion du désert » : et le voilà qui suit l'exemple du saint, et qui se réfugie, non dans une grotte, mais dans les livres. « Cette expérience, dit-il, me servira à me dé¬ fier... de l'empire despotique de la beauté. » EDGAR QÙINET. Dès lors, il fuit « comme des serpents toutes -les jeunes filles qui passent pour avoir un brin de beauté ou d'esprit. » Et ce n'est pas insensibilité ou manque de goût: il y a çà et là de jolis portraits, des esquisses bien enlevées ; non, c'est velléité stoïque. A vingt ans, la lutte est déjà plus difficile qu'à seize : il s'agit d'une toute jeune femme, qui ne se montre point farouche. « J'ai revu plusieurs fois madame ***; j'en suis enchanté, enthousiasmé. Moi, si froid, si desséché, j'ai de l'esprit, de l'abandon, avec elle; elle te ressemble par l'âme. Un jour, elle m'a fait copier, sur la même table vis-à-vis d'elle, de la musique de romances ; elle s'est aperçue que ma main tremblait, et ne m'a point su mauvais gré des fausses notes et des nombreuses ratures. .» Elle veut que je lui fasse des vers sur un album, où ils seront .seuls. Je lui prête de vieux livres, tels que les Mémoires de Joinville. » Le lendemain d'un jour d'assemblée, où elle jouait à l'écarté et où je causais de mon côté dans un petit cercle, elle me dit qu'elle n'avait jamais plus mal joué, et qu'elle avait rougi 156 FIGURES LITTÉRAIRES. quand un monsieur avait dit en riant qu'elle n'était pas à son jeu. Je lui ai répondu que je n'avais été de ma vie si absurde que ce jour-là. Elle m'a pardonné cette absurdité. » J'ai dîné à côté d'elle, il y aura demain quinze jours, chez M. H*** Il y avait des jeunes dames et des jeunes demoiselles; on a fait des jeux dans le jardin; puis on est remonté, l'on a joué des charades; j'ai ensuite dansé une ronde avec le doyen de la Faculté des sciences. Madame *** m'a demandé pourquoi, au milieu de tout ce fracas, j'avais l'air triste; elle m'a assuré qu'elle l'était beaucoup plus que moi... » Vous croyez qu'il va céder? Point. Le phi¬ losophe triomphe de l'amoureux : « Je me suis décidé à ne plus retourner du tout chez ma¬ dame ***. Le seul bien,... c'est l'indépendance morale... A force d'étude, je finirai bien par triompher de ces misères... » Mais voilà que l'étude, au lieu d'affaiblir le souvenir de la jeune femme, l'avive; alors il essaye d'un autre moyen : « Pour mieux réussir, je me suis jeté dans le persiflage , et toutes mes conversations avec mon ami T*** se passent de EDGAR QDINET. ma part en moqueries plus ou moins élégantes contre celle que j'honore et sanctifie au fond de mon cœur. » Quel étrange aveu ! Enfin, c'en est fait, il chante victoire : « Je suis sorti de ses chaînes, et pour toujours1! » Cette austérité tenace n'est-elle pas un trait de caractère curieux? Ce qui étonne le plus chez cet enfant, ce n'est pas sa théorie, c'est l'appli¬ cation de sa théorie, poursuivie avec opiniâtreté, et, en somme, avec succès. Un spirituel auteur dramatique développait un jour devant nous, avec sa verve paradoxale, cette thèse de la « victoire nécessaire de la raison et de la volonté sur l'amour ». Et il alléguait comme exemple la divinité du Christ, qui s'est affranchi de l'éternel féminin sous toutes ses formes, — mère ou amante, — et a humilié Marie en lui disant: « Femme, qu'y a-t-il de* commun entre vous et moi? » et Madeleine en lui 1. Plus tard, dans la quatrième journée A'Ahasvérus, intitulée le Jugement dernier, on retrouvera comme un souvenir de cette passion, qui prend une teinte sombre et désespérée en passant par l'imagination dramatique du poète. 138 FIGURES LITTÉRAIRES. disant : « Lave-moi les pieds. » J'imagine que le brillant causeur eût été fort satisfait des théories, et surtout des pratiques du jeune Quinet, qui. au début de la vie et dans l'âge des pas¬ sions, savait si vaillamment s'affranchir de la femme ! La culture de sa force morale, la critique et l'examen continu de ses pensées, de ses senti¬ ments, l'étude de soi, tel est, dès l'enfance, le trait dominant de sa nature; il semble qu'il ait pris pour devise le mot de la sagesse antique : « Connais-toi toi-même. » Il vit surtout en lui : ces lettres sont comme une première histoire de ses idées, commencée quarante ans avant l'autre. Il parle rarement d'autrui, excepté s'il s'agit de l'influence qu'on a sur son caractère ou sa des- . tinée. Il n'aime pas le monde, qui lui inspire « une tristesse sans bornes » ; il le craint et s'y trouve mal à l'aise. Les salons ne lui donnent que du « dégoût » : « On ne peut, dit-il, s'en accommoder dans la jeunesse. » Plus tard, celte disposition n'aura guère changé : il passera dans quelques-uns des principaux salons de Paris, chez EDGAR QUINET. 159 M. Guizot, chez le duc de Broglie, chez Lamar¬ tine, chez le duc d'Orléans, chez madame Réca- mier ; mais ces soirées auront plus d'attraits pour nous que pour lui. « Je n'ai jamais trouvé Paris plus vide et plus désert, quoique je n'y aie jamais vu plus de monde, ou peut-être à cause de cela. » D'ailleurs, ce fils de Rousseau n'aima jamais Paris. La première fois qu'il y arrive, à dix-huit ans, il reçoit une impression des plus moroses; rien ne le touche. C'est à peine si une représen¬ tation d'Athalie avec Talma, et un discours du général Foy à la Chambre, peuvent le distraire un peu de la tristesse de « cet immense désert » . S'il n'aime pas le spectacle du monde, s'il ne tient pas à,étudier les hommes, ni à les peindre, il ne décrit guère davantage les spectacles .de la nature, qu'il aime cependant l. Rarement, de ci, de là, un coin de tableau, qui fait rêver. On 1. Nous ne parlons ici que du Quinet des Lettres; nos jugements ne sauraient s'appliquer à l'ensemble de son œuvre. Remarquez, d'ailleurs, que ses poèmes sont tou¬ jours le roman intime de l'homme, jamais le roman de la nature. 160 FIGURES LITTÉRAIRES. devine, h l'état de son âme, ce qui l'entoure, niais on ne le voit pas : il ne décrit que lui- même. Les spectacles qu'il a devant les yeux le touchent et l'émeuvent; mais ce ne sont jamais ces spectacles qu'il nous rend, ce sont les im¬ pressions qu'ils lui donnent. II est, — pour nous servir de la langue philosophique de cette Alle¬ magne qu'il a tant aimée aux jours de sa gran¬ deur intellectuelle, — une nature subjective, non une nature objective. « Je m'intéresse à moi- même, dit-il, comme cà un instrument qui a en soi une harmonie passive qui n'attend que l'ac¬ tion extérieure qui doit le faire résonner. » Il suit attentivement la marche de son esprit ; il écrit en 1824 : « Mon esprit a fait bien des progrès cette année » ; et en effet, ses lettres en font foi. « Il faudrait, dit-il encore, pouvoir se regarder d'une fenêtre passer dans la rue; on se verrait nettement et comme un autre; et, en comprenant mieux son âge et sa nature, on s'expliquerait mille choses qui nous agitent sans relâche. » Il est toujours à la fenêtre, et, grâce à cette correspondance, nous pouvons nous y mettre avec lui. III On conçoit que ce philosophe ne fût pas un politique: la lutte des intérêts, la mêlée bruyante des partis n'étaient point le fait de cette nature spéculative et idéaliste. Sans doute, il est patriote, et prend part, dès ses premières années, à toutes les tristesses et à toutes les joies de son pays ; mais il s'y trouve mal, il y étouffe : « Tout lan¬ guit, s'écrie-t-il. pour celui qui n'a pas franchi les frontières de son pays ». 11 est inquiet, agité, fiévreux; il ne trouve un peu de repos qu'au dehors : là seulement, il se sent revivre, dans les 162 FIGURES LITTÉRAIRES. prairies de l'Angleterre, sur les glaciers de la Suisse, dans les eaux de Venise, dans les forêts de l'Allemagne, sous Je ciel doré de la Grèce, dans les sierras d'Andalousie. « Les voyages ont toujours été mon salut. » Les récits de l'homme de quarante ans sur Madrid, les combats de tau¬ reaux, les séances orageuses des Cortès et les Andalouses, sont aussi enthousiastes que ceux de l'étudiant de vingt ans sur Londres, Covent- Garden, Hyde-Parle, les radicaux et les misses. Mais c'est surtout dans « la douce vallée de Heidelberg » qu'il faut le suivre, pour le voir dans toute l'expansion de sa jeunesse et de sa liberté. A "ces lieux charmants se rattachent ses joies les plus pures, ses premiers travaux, ses plus doux souvenirs. C'est là, dans « ce pays de l'âme », comme il l'appelle, que se fait l'éclosion de son intelligence et de son cœur ; c'est là qu'il devient homme par la pensée et par l'amour. Ses lettres datées de Heidelberg sont « un long- poème, ravissant d'un bout à l'autre ». Cette existence à la fois studieuse et légère, partagée entre la métaphysique transcendante et les plaisirs de la campagne, les entretiens de Creutzer mêlés EDGAR QUINET. 163 aux chants des jeunes filles, la science, la poésie et l'art réunis dans le cadre d'une merveilleuse nature, telle fut la vie d'enchantements où il connut pour la première fois le bonheur et se révéla à lui-même. La France était aux plus mauvais jours de la Restauration ; l'Allemagne ne connaissait alors d'autre gloire que celle de la science : il n'est donc pas étonnant qu'on trouve dans les lettres du jeune homme de vingt-quatre ans des com¬ paraisons qui ne sont pas à notre avantage. « Il n'est pas de jour où je ne bénisse le Ciel de m'avoir conduit dans ces montagnes où tout m'apaise et me calme malgré moi. Ces savants me communiquent quelque chose de leur douce sérénité. Tout me parle ici de ce qu'il y a de consolant sur la terre. C'est l'antiquité grecque et orientale. C'est la grande et noble philoso¬ phie de Platon et de Kant. J'aime aussi à voir la lâcheté de nos hommes politiques condamnée par l'indignation de ces hommes livrés au culte des choses morales... Encore les hommes ont-ils, chez nous, l'intérêt des sciences, et une ombre de politique qui leur suffit; mais nos femmes, 164 FIGURES LITTÉRAIRES. nos pauvres femmes ! Sans intérêt pour la chose publique, sans croyances religieuses, opprimées par les lois, par l'ignorance,... que deviennent- elles? Que possèdent-elles, pour être autori¬ sées à dire qu'elles vivent, qu'elles sont de ce siècle? » C'est là, à Heidelberg, qu'il rencontra celle qui devait être sa fiancée pendant sept ans et devenir sa ^première femme, mademoiselle Minna Moré, sœur de dix autres sœurs. C'est donc à Heidelberg qu'il commença à vivre par l'amour. C'est là aussi qu'il commença vraiment à vivre par la pensée. Et, de même que ces lettres nous font pénétrer à fond son caractère et ses senti¬ ments intimes, de même elles nous font voir les transformations successives de son esprit, de ses goûts littéraires, de ses vues philosophiques, — bien mieux que la plus sincère des confes¬ sions écrites pour la postérité. L'influence de l'Allemagne sur Quinet fut considérable : « Je me sens tout autre qu'avant de l'avoir connue, » disait-il. Il travaillait alors à sa traduction de Herdcr : Philosophie de l'histoire de l'humanité. Il conçut bientôt la noble ambition de servir EDGAR QUINET. d'intermédiaire philosophique entre l'Allemagne et la France ; ce dessein perce dans plusieurs lettres: « Aujourd'hui, dit-il, tout le mouvement philosophique de la France consiste à étudier l'Allemagne; me voici donc en sentinelle perdue, à ce poste... 11 faut des hommes qui fassent le lien des peuples, comme il faut à la terre des isthmes et des fleuves. La plus grande chose qui se passe en ce moment en France, c'est l'in¬ fluence des idées nouvelles originaires d'Alle¬ magne. Nulle voie plus large offerte à un indi¬ vidu que de se faire l'interprète de ce mouvement. » (Avril 1828.) Cependant il serait inexact de dire qu'avant l'Allemagne, c'est-à-dire avant l'âge de vingt- quatre ans, la direction de son esprit ne se fût pas déjà dessinée. Dans cette période d'extrême jeunesse, trois esprits surtout paraissent avoir influé sur lui : J.-J. Rousseau, madame de Staël et Victor Cousin. A dix-huit ans, son choix est fait entre Rousseau et Voltaire : les Confessions le ravis¬ sent. Toutefois il publie son premier essai, les Tablettes du Juif Errant, dans la manière vol- 166 FIGURES LITTÉRAIRES. tairienne 1 ; mais il se repent aussitôt de son succès : son parti est pris, il ne reviendra plus à Voltaire 2. Et lorsqu'il ira, deux ans plus tard, visiter Ferney, il dira : « Ce château, ce beau parc, cette pièce d'eau, m'émeuvent moins fortement que la petite maison où je vois, au-dessus de la porte, d'un côté : Isolin, marchand d'outils, et de l'autre : Ici est né Rousseau. » Tout Quinct, l'homme et l'écrivain, n'est-il pas en germe dans cette confidence de vingt ans? Son culte pour madame de Staël, qui com¬ mence à dix-huit ans, et qui demeura fidèle jusqu'à la fin, était un legs de sa mère. À vingt ans, il dit en parlant d'un ami : « Il aime passionnément madame de Staël ; c'est toujours à cela que je reconnais mes hommes, » Mais le plus grand enthousiasme de sa jeu¬ nesse, — et aussi, comme il arrive parfois, le plus trompeur, — fut pour Cousin. Le jeune homme trop confiant est fasciné par le jeu de 1. Quinet reconnaît lui-même, dans l'Histoire de mes Idées, qu'il n'avait pas grande valeur. 2. Voir lettre CXX, tome I, page 355, EDGAR QUINET. 167 celui qu'il appelle alors un « véritable grand homme », et qu'il traitera bientôt, dans ces lettres mêmes, d' « arlequin ». Cousin l'attire, le séduit : l'étudiant ingénu vient-il lui lire quelques pages de sa façon, il se pâme, s'exta¬ sie, verse des larmes de joie et d'attendrisse¬ ment, l'appelle « mon bien-aimé », l'embrasse, et lui prédit avec emphase les plus belles des¬ tinées. Cependant la mère, femme de sens, trouve qu'il y a là quelque exagération, et alors Quinet entonne un hymne délirant en faveur de ce « frère » que la philosophie lui a donné. Cette lettre est une des plus intéressantes 1 ; Cousin lui donne des conseils d'artiste, conseils qui ont pu avoir quelque influence sur son ta¬ lent : « Ma manière, lui dit-il, est d'être précis, avec le moins de séduction possible. Pour tout au monde, que ce ne soit pas là votre type. Vous êtes fait pour briller par l'imagination... Soyez un grand écrivain comme vous êtes des¬ tiné à l'être. Cultivez en vous l'art de dire des vérités de sentiment, Intéressez, touchez au i. Lettre GXX, tome I, page 353. 168 FIGURES LITTÉRAIRES. cœur, nourrissez en vous l'éloquence, en vous gardant bien de faner votre âme, ni par des .éludes trop sèches, ni par le faux système qui m'a longtemps égaré. .» Et Quinet ajoute : « 11 sait bien que c'est à la France à donner des formes claires aux idées fécondes de l'Allemagne. La légèreté, le persiflage sont fort passés de mode; et, vrai, je ne crois pas que ce soit là où je doive m'arrêter. Je sens que si je peux valoir quelque chose, c'est par la couleur, par la fraîcheur de l'imagination, par la profondeur des sentiments et une sorte de verve de cœur. Ils ont tout détruit (et j'en suis fort content) avec leur persiflage. Il faut construire mainte¬ nant, il faut des convictions et des affections, et des sentiments de liberté et d'humanité. » Cela est écrit à. vingt-deux ans. A quarante ans, il écrira à un jeune ami très engoué de l'esprit germanique : « Prenez pour la France la foi qui vous manque ; plongez-vous dans cet es¬ prit de lumière... Figurez-vous cet abîme de philosophie allemande éclairé par le soleil de Bordeaux, par celui de Montaigne. Voilà à quoi il faut tendre ; mais, pour Dieu, ne reniez pas EDGAR QUINET. 169 votre pays, c'est encore la terre sainte ! et le mot d'ordre partira encore une fois d'ici... J'as¬ siste au débrouillement de votre être. Rien n'est plus douloureux que ce premier chaos. Encore une fois, jetez sur ce monstre la lumière de l'esprit français. Vous vous verrez, vous vous mesurerez, et vous serez sauvé. » A cette époque 1, son culte pour l'Allemagne avait un peu diminué : « L'Allemagne, j'entends celle des livres, ne me plaît plus du tout : elle se corrompt et veut contrefaire Jules Janin. La lourde danse de ces hippopotames m'impatiente ; tout ce qui" charmait madame de Staël disparaît chaque jour : la frivolité française y pénètre, sans aucune de ses grâces... L'Allemagne s'a¬ platit et s'affaisse... J'en serais dégoûté, si ce n'était ma chère Minna. » Malgré cela, il lui resta toujours dans l'esprit quelque chose de cette Germanie qu'il avait tant adorée; et, quoiqu'il ait dit en contemplant les peintures vénitiennes : « Toute mon ambition comme écrivain serait d'être de celte école », il 1. Vers 1840. 10 170 FIGURES LITTÉRAIRES. nous semble que ni dans ses poèmes ni dans ses ouvrages en prose il n'a complètement réalisé cet idéal, et qu'il y a, en définitive, dans sa complexion philosophique et littéraire, plus de Germanie que d'Italie. L'Allemagne 11e fut pas le seul désenchante¬ ment de son âge mûr. Cousin, dont, même aux jours d'enthousiasme, il ne partagea point toutes les idées, et dont la métaphysique dogmatique répugnait, dès le principe, à ses instincts d'observation 1, Cousin se dévoila bientôt tel qu'il était en effet. « Croiriez-vous, dit Quinet en 1830, qu'il a conçu contre moi la plus misérable jalousie?... Voilà nos grands 1. Tome I, page 344. 172 FIGURES LITTÉRAIRES . hommes d'à présent! L'autre jour, on m'a conté que, Cousin allant chez "Victor Hugo, le poète lui avait fait un éloge magnifique de mon livre sur la Grèce. Cousin en a ressenti une grande amertume, et, tout en s'écriant qu'il me portait dans ses prunelles, il a en effet cherché -à me nuire et à me desservir par toutes les voies possibles. Victor Hugo est entré en pleine indignation. Vi humain, présent à cette discus¬ sion, s'est contenté de mettre la paix entre les deux illustres champions... 1 » En 1837, il écrit : « On dit que les poètes sont des gens d'illusion. Je trouve que rien n'est plus faux : plus on a d'imagination , plus on approche de la vérité. Quant à moi, je ne renie pas une seule de mes illusions passées, je les ai toutes trouvées vraies, excepté peut-être mon infatua- tion de Cousin. Là, il faut le confesser, je suis tombé dans le piège, mais pas plus de six mois. Sous le héros j'ai entrevu de bonne heure l'ar¬ lequin. Pourtant ç'a été une erreur, il fallait voir cela du premier coup d'œil. Mais il avait le 1. Tome II, page 163. EDGAR QUINET. 173 jeu fin! Bien d'autres s'y sont trompés et sont morts dans l'erreur 1. » Cette croyance de poète, que, « puis on a d'imagination, plus on approche de la vérité », explique chez lui bien des changements de goût : son premier mouvement est presque toujours de sympathie ou d'admiration ; après quoi, il, reconnaît qu'il s'est trop avancé. Les lettres du second volume sont remplies de désillusions sur les enthousiasmes du premier : ainsi de l'Alle¬ magne, ainsi de Cousin, ainsi de la révolution de juillet 2, ainsi de Chateaubriand 3 ; à peu près comme, dans l'ordre des choses matérielles, les objets que nous avons vus étant enfants nous paraissent petits quand nous les revoyons plus tard. Mêmes changements dans ses goûts lit¬ téraires et poétiques : en 1824, il est en plein moyen âge, et n'hésite pas à préférer cette époque trouble et irrégulière à l'harmonieuse 1. Tome II, page 277. — Ce n!est pas six mois, mais six ans, que dura cette illusion. 2. Tome II, pages 152, 153. 3. Tome I, page 382, et tome II, page 192. 10. m FIGURES LITTÉRAIRES. antiquité 1 ; treize ans plus tard, au moment où il est dans l'enivrement de son Prométhée 2, il s'écrie : « J'étais las des truands du moyen âge... Les beaux modèles grecs m'ont ravi en quittant ces difformités. Après les monstres, j'ai visité les dieux 3. » Ainsi, nous assistons aux flux et reflux de cette imagination vagabonde qui, comme l'Océan, délaisse tour à tour ou envahit diverses plages. « Parmi les différents ouvrages auxquels il songeait dans les derniers temps de sa vie, nous dit madame Quinet, il se proposait d'écrire une psychologie de l'écrivain. Il voulait montrer les développements successifs d'un esprit tou¬ jours en progrès... Même à ce point de vue, on trouvera dans ces lettres mieux qu'un traité sur la création intellectuelle : elles sont ce livre vivant, écrit à son insu, de 1817 à 1875, au milieu des luttes et des travaux de sa grande vie; et c'est là son portrait le plus ressemblant 4. » 1. Tome I, page 244. 2. Voit1 tome II, pages 269, 2.0. 3. Tome II, page 276. 4. Tome I, pages 399, 400. EDGAR QUINET. 178 Là est le prix de cette correspondance. Si l'on n'y trouve guère la jeunesse en ses deux aspects ordinaires de gaîté et de passion, en revanche on y trouve un autre aspect, plus sévère sans doute, niais plus haut, plus rare : celui d'une jeunesse purement intellectuelle, grave et même austère, toute aux sentiments nobles et généreux, enthousiaste des idées, don¬ nant à l'âme tout ce qu'elle ôte aux sens. Il y a là plus de gravité que d'esprit, plus de senti¬ ments élevés que d'idées originales ; on n'y trouve pas encore ces pensées sublimes, ces traits étincelants, ces surprises de style qu'on admirera plus tard dans les ouvrages destinés à la publicité ; mais on s'intéresse à la marche de ce généreux esprit « qui cherche , à travers l'ombre, le soleil qui va venir 1. » On se prend à regretter plus d'une fois cette manière légère et spirituelle de Voltaire, dont il semble faire fi , et on lui voudrait , en certains endroits, plus de naturel : car on y remarque 1. Voir tome II, page 268. Voir aussi une lettre curieuse à un jeune homme qui avait voulu entrer dans les Ordres, tome II, pages 324, 325. 176 FIGURES LITTÉRAIRES. déjà une nuance de cette emphase qu'il a héritée de Rousseau et de madame de Staël, et parfois les rayons de son génie ne percent qu'à travers les brouillards du Rhin ; mais, quand ils percent, ils illuminent l'avenir: « Quinet, dit Sainte Beuve, est le vaticinateur ; il a de la fougue et bien des obscurités, mais aussi des éclairs, qui percent la nue comme des oracles. » Me pardonnera-t-on de terminer par un sou¬ venir personnel ? Mon père eut l'honneur, après le 2 décembre, d'être le compagnon d'exil d'Edgar Quinet en Belgique. Le lendemain du jour où j'y naquis , Quinet daigna écrire les lignes suivantes en tête d'un album qui est mon livre d'or : « Voilà donc le premier-né de la proscription! Qu'il soit le bienvenu et reçoive aussi nos vœux! Puisse-t-il voir bientôt la terre promise! Nous le saluons comme l'espérance ! » A l'homme illustre qui me souhaita ainsi la bienvenue en ce monde sur la terre d'exil, j'ai été heureux de rendre hommage par ces premières lignes écrites dans un journal de liberté, qui, lui aussi, daigne avec bienveillance m'accueillir. VINS EN BOUTEILLES _ SPECIALITE DE VINS DE CHAMPAGNE Ancienne Maison A.COTTIN Jn.e expert - Juré O .0 BP" ENTREPÔT GÉNÉRAL des VINS, Quai S1 Bernard Rue de la Côte d'Or, 16,17,18,61,