« F jfêW 2, 5~ Henry Michel ■ " • Le Centenaire d'Edgar Quinet B-U. NICE-LETTRES Éditions de la REVUE BLEUE et de la REVUE SCIENTIFIQUE Éfl'IJs, Rue de Châteaudun, PARIS, D 092 2015438 III Le Centenaire d'Edgar Quinet HENRY MICHEL Le Centenaire d'Edgar Quinet ÉDITIONS de la REVUE BLEUE et de la REVUE SCIENTIFIQUE 41 bis, Rue de Châteaudun. — PARIS, Les pages qui suivent sont la reproduction d'un article qui a paru, sous ce titre, dans la Revue Bleue du so décembre 1Q02. Il n'y a été fait que de très peu nombreuses additions, mais les références aux ouvrages de Quinet y ont été indiquées. L'article de la Revue Bleue reproduisait lui-même la leçon que j'ai faite le p décembre, en ouvrant mon cours à la Faculté des Lettres. Le cours de l'année îçoi-iços avait porté sur Edgar Quinet et Michelet, théoriciens de l'idée démocratique. J'avais conduit l'étude de leur vie et de leur œuvre jusqu'au coup d'État du 2 décembre. En commençant, cette année, une nouvelle série de leçons, où je compte suivre Quitiet et Michelet jusqu'à la fin de leur carrière, il m'a paru juste de réclamer pour Edgar Quinet une commémoration semblable à celle dont Michelet a été honoré. L'idée a trouvé accueil auprès des amis et des disci¬ ples survivants d^Edgar Quinet. Ils ont pensé que la réimpression de ces pages pouvait servir la cause du Centenaire. H. M. 2 Janvier 1903. LE CENTENAIRE D'EDGAR QUINET La démocratie a célébré, en 1898, le centenaire de Michelet, poète, historien, moraliste, âme plé¬ béienne et française, qui, mieux qu'aucune autre, a su parler du peuple, du peuple de France. La démocratie doit à Edgar Quinet, au citoyen fidèle et intègre, au républicain exemplaire, qui a poussé jusqu'à l'héroïsme le dévouement à ses idées, au grand cœur, au vaste et puissant esprit, à l'intré¬ pide confesseur de l'idée laïque que fut Edgar Quinet, même récompense, mêmes honneurs. Michelet est plus populaire. Quinet a exercé sur la marche des événements et des idées une influence qui, pour avoir été lente à se produire, et pour n'avoir pas encore dit son dernier mot, n'en est pas moins très profonde. Je voudrais adresser ici à l'opinion, aux pouvoirs publics, aux mili¬ tants de l'idée démocratique et du progrès social, un pressant appel. Il faudrait que, le 17 février prochain (1), le centenaire d'Edgar Quinet fût célé¬ bré en grande pompe. L'homme et l'œuvre en sont dignes. I L'homme, je ne le considère pas dans la riche variété de ses dons. Je n'entends parler que du (1) Edgar Quinet est né à Bourg, le 17 février 1803 (et non à Strasbourg, comme l'ont dit des biographes allemands). Il est mort à Versailles, le 27 mars 1875. philosophe politique. Comment s'est-il formé ? Quelle est la dominante de son tempérament moral, la tendance caractéristique de sa pensée, et, si l'on peut dire, l'allure naturelle de son âme? Le père d'Edgar Quinet, mathématicien distin¬ gué, chercheur original, était commissaire des guerres à l'armée du Rhin. Quand l'enfant eut trois ans, Mme Quinet alla rejoindre son mari à Wesel (1). Ils y habitèrent un palais rempli de sol¬ dats. C'étaient des cavaliers qui revenaient d'Aus- terlitz. Ils prirent l'enfant en affection. L'enfant-, de son côté, ne voulait pas les quitter. Il mangeait à la gamelle. Il allait au fourrage sur un grand mouton, bridé, harnaché. Il revenait en ville, avec le régiment, au son de la trompette. Puis il fai¬ sait la litière, garnissait le râtelier de sa bête, et rentrait le plus tard possible. Ce furent là ses pre¬ miers jeux. A huit ans, il entre au collège de Cha- rolles, et il y a pour maître un ancien capitaine de dragons. Il arrivait parfois à ce maître de faire la classe. Alors, le temps se passait à « revoir » les manoeuvres de cavalerie auxquelles il avait pris part. Avec les grammaires des tout petits, il figurait des escadrons, des régiments... Au com¬ mencement de 1812, le collège de Charolles devint un magasin à fourrages pour les chevaux de la (1) Ces détails sont empruntés à l'autobiographie que Quinet nous a laissée sous ce titre : Histoire de mes idées. Cette autobiographie, écrite en 1858, ne concerne que la jeu¬ nesse de Quinet, et s'arrête à sa dix-septième année. L'Histoire de mes idées forme le tome XV' des OEuvres complètes d'Edgar Quinet, dans l'édition Hachette. C'est à cette édition que je renvoie, sauf pour les Lettres d'Exil (4 vol. Calmann-Lévy). Tous les éléments d'une biographie complète se trouvent Grande Armée. Les classes vaquèrent... Bientôt, ce fut l'invasion. Encore enfant, à l'âge où la sen¬ sibilité est tout ouverte, et vibrante, Edgar Quinet coudoie des soldats autrichiens, logés dans la mai¬ son de son père. Il a ainsi, coup- sur coup, les deux visions de la France: celle de la France con¬ quérante et invincible, celle de la France vaincue et prisonnière. D'où, la « magie » qui, tout de suite, au premier éveil de la passion, s'attache pour lui à ce nom de France. Et cette magie ne s'est jamais dissipée. Le fond de l'être, chez Quinet, c'est l'amour de la patrie, c'est le sentiment national. Non pas un amour vague, un sentiment en quel¬ que sorte réfléchi, mais un sentiment né des plus lointaines et des plus obscures émotions, un amour qui se prend à des images, très nettes, à des choses concrètes. La patrie, c'est pour lui la terre bres- sanne, ce sont les verchères de Gertines, où il a gardé les bœufs avec les gamins du village, ce sont les grands cavaliers d'Austerlitz et les cada¬ vres, les blessés, les armes qu'il a vus de ses yeux, touchés de ses mains, dans l'hiver de 1814, sur les routes, à la lisière des bois. Patriote d'abord, et avant tout, Quinet ne par¬ donne pas à la Restauration les traités de 1815. Il pleure de joie à revoir le drapeau tricolore, en dans les ouvrages de Mme Edgar Quinet : Mémoires d'Exil, (1" et 2" séries) Paris-Journal du Siège, Sentiers de France, Edgar Quinet avant l'Exil, Edgar Quinet depuis l'Exil, Cinquante ans d'amitié (avec les lettres de Quinet à Michelet). M. Valès, professeur d'histoire au lycée Voltaire, prépare une vie d'Edgar Quinet, qui va paraître incessamment, et où il utilise, outre les pièces imprimées, des manuscrits encore inédits de Mme Quinet. « — 10 - juillet (1). Mais la monarchie nouvelle se montre faible et timide, au dehors comme au dedans, timide au dehors, parce qu'elle l'est au dedans, parce que la rue, selon la forte expression de Qui- net, lui cache l'Europe. Elle laisse se produire autour de la France des déplacements de force matérielle ou d'ascendant moral, qui l'affaiblis¬ sent. Dès 1831, Quinet signale, avec une précision étonnante, le péril que crée pour notre pays le mouvement ascensionnel de la Prusse, qui va réa¬ liser l'unité allemande, en se posant, en face de l'Autriche rétrograde comme le représentant de l'esprit nouveau. L'étude qu'il publie alors, sous ce titre: De VAllemagne et de la Révolution est réellement prophétique. On y lit à l'avance la car¬ rière de Bismarck, Sadorvva, Sedan. Durant tout le règne de Louis-Philippe, Quinet prodigue les aver¬ tissements sévères, les méprisantes exhortations à oser. Et cela, au péril de son intérêt personnel. En 1840, il est professeur à la faculté des lettres, de Lyon, et ses amis travaillent à faire créer pour lui une chaire au Collège de France. Il écrit l'Avertis¬ sement au pays, i 815 et 1840, pamphlets, redouta¬ bles, qui ne le cèdent en rien à ceux de 1831, (L'Al¬ lemagne et la Révolution, Avertissement à la; mo¬ narchie de 1830.) Dans la seconde partie de. sa vie, après le coup d'Etat, pendant l'exil, on peut se demander ce qu'il pardonne le moins à l'Empire, si c'est sa politique intérieure, ou sa politique étrangère ? La guerre de Crimée et la guerre d'Italie déter- (1) Correspondance, Lettres à sa mère t. II. p. 152. - 11 — minent un flottement dans la démocratie. Le ca¬ non gronde, le drapeau claque au vent. L'instinct militaire s'émeut. Il semble que la gloire des armes va compenser, en quelque mesure, l'igno¬ minie des origines du pouvoir? Quinet, quoique cocardier, n'est pas un instant ébranlé (l). Sans doute, il a désiré l'affranchissement de l'Italie, et la création de l'unité italienne. Mais, outre qu'il lui déplaît que ce soit l'Empire qui y travaille, il voit distinctement toute la portée de la question romaine (2). Il pressent, il annonce que l'Italie ne pardonnera pas à la France de lui avoir barré la route de Rome, et qu'aux heures où la France pourrait avoir besoin de l'Italie, celle-ci se souvien¬ dra de la menace et de l'affront, plus que du se¬ cours. L'expédition du Mexique apparaît à Quinet, dès la première heure, telle quelle devait être, en effet: une aventure criminelle qui va engloutir la richesse, les forces vives du pays (3). La guerre de 1866 (I) ne justifie que trop les prédictions de 1881. Et il annonce que la Prusse ne s'en tiendra pas là, que le conflit est désormais inévitable entre elle et nous, et que ce conflit tournera mal pour nous. Si c'est la guerre, c'est la défaite certaine (5). La guerre éclate: quelles angoisses, que de dou¬ leur dans la maison de l'exilé, à l'annonce des pre- (1) Cf. les Lettres d'Exil, aux années 1854 et 1859. (2) Cf. France et Italie (1867), t. XXIV des Œuvres complètes. (3) Cf. L'expédition du Mexique (1862), t. XXIV des Œuvres complètes. (4) Cf. France et Allemagne (1687), t. XXIV des Œuvres complètes. (5) Lettres d'Exil, t. III, PP- 217, 221, 227. - 12 — miers désastres ! Quoi ? pas un sursaut puissant, pas une « idée militaire (1) »? Au lendemain de la proclamation de la Républi¬ que, Edgar Quinet rentre à Paris, avec Victor Hugo. Il a, lui aussi, fait serment de ne revoir la France que le jour où elle aura, vomi le régime issu du coup d'Etat. Et ce serment, il l'a tenu. Il rentre à Paris pour prendre sa part des tristesses et des privations du siège', sa part du deuil de la patrie. 11 se multiplie alors. Il rédige des mani¬ festes, des articles de journaux (2). Il va voir les membres du gouvernement de la Défense natio¬ nale, pour les décider à tenter une action mili¬ taire énergique. Il parvient, non sans peine, jus¬ qu'au général Tro-chu. Il lui expose le plan le plus propre à faciliter la marche d'une armée de se¬ cours. Quel désespoir, quand il constate que cet homme ne comprend pas, et ne veut pas! Quelle explosion de colère, à la nouvelle que Bourbaki se dirige vers l'Est ! A l'Assemblée de Bordeaux, où le choix de Paris vient de l'appeler, Quinet réclame la lutte à outrance, repousse de son vote les pré¬ liminaires de paix... Le sacrifice une fois con¬ sommé, la France réduite, mutilée, il ne reste à Quinet qu'une manière de lui témoigner sa ten¬ dresse filiale: c'est, après tant d'années d'exil, de reprendre lentement possession du sol, de l'at¬ mosphère de son pays. Il va « par les sentiers de (1) Lettres d'Exil t. IV, p. 304. (2) Ces articles et ces manifestes sont réunis dans le Siège de Paris et la défense nationale, t. XXV des Œuvres com¬ plètes. - 13 - France » (1), et ce lui est une douceur infinie de retrouver la Normandie et la Bretagne, lai Tou- raine et le Languedoc, la Bresse et les Pyrénées, de respirer cet air, de contempler cette lumière, qui lui semblent meilleurs que partout au monde, parce qu'ils viennent du ciel de France. Il n'y a jamais eu plus grand Français que ce grand hu¬ manitaire. Il n'y a pas, dans toute notre langue, un écrivain dont les livres enseignent avec plus de force persuasive la patrie, la nationalité. * * Revenons maintenant en arrière, à l'enfance et à la jeunesse de Quinet. Quelles ont été ses pre¬ mières impressions intellectuelles, celles qui ont décidé l'orientation de son esprit ? Jusqu'en 1815, Quinet n'a pas fait d'études. A quoi bon ? Gomment les parents se seraient-ils souciés d'instruire des fils que la conscription allait prendre, pour les envoyer mourir de quel¬ que mort ignorée, dans quelque plaine inconnue? C'est seulement après la chute de Napoléon que l'on songe à la culture de l'esprit. Cependant, la mère de Quinet, femme d'une haute et brillante intelligence, s'était attachée à former l'âme de son fils par ses entretiens, par de fortes lectures (2). A sept ans, sans rien savoir encore, l'enfant connaissait La Bruyère, Racine, (1) C'est le titre d'un livre où Mme Edgar Quinet raconte ces voyages (Sentiers de France, Paris, Dentu, 1875). (2) « Mon âme naissait dans ces courtes heures d'entre¬ tien. » Histoire de mes idées, p. 74. — 14 — Corneille, tout le théâtre de Voltaire, quelques pièces de Shakespeare. Il connaissait aussi l'idole de sa mère, de Staël. Quinet a été nourri dans ce culte. A quinze ans, il essaie de lire les Consir dèraiiom sur la Révolution française, qui vien¬ nent de paraître. Il est obligé de renoncer à cette lecture, faute d'entendre la langue de la Révolu¬ tion, la langue de la liberté (1). Le moment appro¬ che pourtant où Quinet va comprendre Mme de Staël. En 1820, — il est alors âgé de dix-sept ans — il traverse une crise intellectuelle, la crise que beau¬ coup de jeunes gens ont connue vers cette date. La France, si abaissée, doit reprendre son rang. Ses destinées, si humbles sous la Restauration, doivent briller de nouveau de l'éclat le plus vif. Mais de quel éclat? Ce ne sera pas celui des armes, ce sera celui des lettres, des idées. Quelles idées? Quinet, durant l'automne de 1820, qu'il passe à sa chère campagne de Certines, cherche à voir clair dans ses propres pensées. Il se promène à travers la forêt de Seillon, et là, « sur le bord des étangs, en compagnie des hérons et des sarcelles », il rêve, il réfléchit. Il discerne deux directions, entre lesquelles il faut choisir. D'un côté, la voie ouverte par Chateaubriand; de l'autre, la voie ou¬ verte par Mmo de Staël. Chateaubriand, dont le style lui plaît davantage, c'est le passé, c'est le Moyen âge. Mme de Staël, qui n'a ni l'envolée su¬ perbe de la phrase, ni la couleur, c'est l'avenir, l'avenir par la liberté. Et le jeune solitaire, anxieux, frémissant, se dit à lui-même: « C'est là (1) Histoire de mes idées, p. 75. — 15 — qu'il faut aller, là est le siècle, là est la vie (1). » A dater de ce jour, Quinet, dépassant, et de fort loin, Mme de Staël, marche droit au but qu'il vient d'apercevoir: l'affranchissement intégral de l'es¬ prit. * Il reste, pour avoir achevé l'analyse de l'homme, à rappeler ce que fut son éducation religieuse. Le père de Quinet était,de naissance, catholique. Sa mère était protestante. Elle fit néanmoins bap¬ tiser l'enfant, le catholicisme étant le seul culte pratiqué en Bresse. Comme il reçut le baptême, Quinet fit sa première communion. Il a été pré¬ paré cet acte religieux, moins par les discours du missionnaire provençal qui lui enseigna le caté¬ chisme, que par les leçons de sa mère. Mme Quinet pratiquait le christianisme le plus large et le plus libre, le plus indifférent aux rites et aux formules. Sincèrement pieuse, elle priait souvent. Elle priait où qu'elle se trouvât, aux champs, dans son jardin, variant chaque jour sa prière, l'accommodant aux besoins, aux tristesses, aux soucis, aux joies du moment. La prière de Mme Quinet, c'était une conversation avec Dieu, dans l'abandon et l'effusion du cœur. Ce fut ainsi, « pendant le doux printemps de Certines, en plein air, parmi les fleurs et les abeilles, à l'ombre des tilleuls et des saules, » que Quinet, enfant, sentit Dieu. Il ne connut l'Eglise que par les messes du Père Pichon. Le Père Pichon était un vieux trap- (1) Histoire de mes idées, p. 242-245. - 16 — piste, qui avait passé les mauvais jours de la Ré¬ volution dans un ermitage, où il avait presque désappris la parole humaine. Il allait, de chau¬ mière en chaumière, sa besace sur le dos, men¬ diant sa nourriture. Et le dimanche, il bégayait une messe hésitante, à laquelle Mmo Quinet ne manquait jamais d'assister (1). Entre les messes du vieux trappiste, et les priè¬ res de sa mère, Quinet avait grandi sans connaître, sans soupçonner le conflit des dogmes, et sans en souffrir. Une sorte de conciliation spontanée du protestantisme et du catholicisme s'était faite en lui. Le jour où il s'approcha des mystères de l'Eglise, il y porta une âme sincèrement, mais li¬ brement religieuse. Cette âme-là, il l'a toujours gardée. Il a été un ennemi résolu de l'Eglise, mais il n'a jamais cru que l'on pût lutter avec avantage contre elle, sans offrir un aliment à ces besoins de l'âme, que l'Eglise travaille depuis tant de siè¬ cles à exciter et à satisfaire. # * * L'histoire de la pensée de Quinet, quand on la suit entre ces années de jeunesse, et la période des cours au Collège de France, de 1841 à 1846, montre comment s'est opérée la fusion des trois éléments que notre analyse vient de retrouver. A la date de 1843, ■— où commencent les plus fameux de ces cours — la fusion est achevée. Elle ne subira désormais aucune atteinte. Elle a pro¬ duit ce que Quinet appelle quelque part « la reli- (1) Histoire de mes idées p. 31. gion du Collège de France (i) ». Voici très exacte¬ ment en quoi consiste cette religion. La France n'est pas une nation vulgaire. Elle a une « mis¬ sion » à remplir. Les secousses qui l'agitent, les épreuves qui, au cours de son histoire, ne lui ont pas été épargnées, sont le gage et comme la ran¬ çon de cette mission. Loin d'elle, les faciles pros¬ pérités ininterrompues ! Loin d'elle, le calme et le demi-sommeil des autres nations! C'est dans la douleur que la France engendrera le dogme nou¬ veau. Ce dogme tient en deux mots: démocratie et liberté. La vie civile n'a pas d'autre sens, elle n'a pas d'autre fin. Tous les peuples connaî¬ tront un jour la liberté et la démocratie, la liberté par la démocratie. La France a été la première à les connaître, à les expérimenter. Elle a souffert, au cours de ces expériences. Elle souffrira encore. Mais elle remplira sa tâche jusqu'au bout. La Rér volution française se continue dans les cœurs, comme dans les faits. Or la Révolution, loin d'être la négation du christianisme, constitue l'une des « époques » de son développement. La Révolution amène au jour, plus net, plus dégagé, plus visible qu'il ne le fut jamais, le principe même du chris¬ tianisme, l'esprit de vie qui l'anime, le soutient, le fait durer, malgré l'Eglise: la liberté (2). On voit comment le sens religieux, le libéralisme, le par triotisme se combinent et s'organisent dans cette synthèse, dont la formule est: « la magistrature du (1) Lettres d'exil, t. 1, p. 47. (2) Cf. L'Ultramontanisme (cours de 1844) Le Christianisme et la Révolution française (cours de 1845), t. II et III des Œu¬ vres complètes. — 18 — monde » exercée par la France de la Révolution, héritière authentique et continuatrice légitime du Christ. La formule a vieilli, je le sais. Ce n'est plus ainsi que s'expriment les esprits d'avant-garde. Mais je suis bien obligé de montrer Quinet tel qu'il a été. Il faut, au surplus, connaître cette formule, pour s'expliquer les colères, les vengeances qui ont poursuivi Quinet, et dont la plus redoutable est le silence organisé autour de son œuvre. Si Quinet n'avait été qu'un libre penseur, il eût paru infiniment moins redoutable à l'Eglise. L'Eglise ne lui a jamais pardonné, elle ne lui pardonnera jamais d'avoir été un libre penseur religieux. II Nous connaissons l'homme: passons maintenant à l'œuvre. Ici encore, il faut se restreindre. Je ne parlerai ni de la critique religieuse de Quinet, bien qu'elle ait précédé celle de Renan, et lui ait frayé le che¬ min (.1), ni de sa critique de la Révolution (2), bien qu'elle ait, seule, rendu possible l'étude scienti¬ fique de la Révolution, telle qu'elle s'élabore sous nos yeux. De l'œuvre tentée par Quinet, je ne re¬ tiendrai que les points qui ont exercé, ou qui pour¬ raient exercer une influence, directe sur la démocra¬ tie contemporaine. Je ne citerai que ses vues sur (1) Cf. en particulier, Examen de la Vie de Jésus (de Strauss! 1838. t. VIII des Œuvres complètes. (2) Cf. La Révolution, t. 0, XVIII, XIX et XX des Œuvres complètes. l'enseignement populaire et l'éducation du peuple par la morale laïque, ainsi que sa conception de l'esprit laïque. La gratitude de la démocratie va — et ira de plus en plus — aux hommes qui ont créé l'école nouvelle, et développé les moyens de culture intel¬ lectuelle et morale pour la jeunesse, au sortir de l'école, un Jules Ferry, un Jean Macé, un Félix Pécaut. Ceux-là sont les plus actifs ou les plus grands d'entre les morts. Il y a aussi des vivants, dont les noms sont dans toutes les bouches. Nous avons raison d'honorer ces morts et d'aimer ces vivants, mais il ne faut pas oublier celui qui a été leur maître à tous, le véritable initiateur du mou¬ vement qu'ils ont continué. En 1849, Quinet publie l'Enseignement du Peu¬ ple, qui est un de ses meilleurs livres, et un de ses actes les plus décisifs. Il y montre, avec une rare puissance de logique et d'éloquence, que l'école laïque, l'école où s'enseigne une morale laïque, est seule capable, dans un pays où coexistent plu¬ sieurs confessions, de faire l'union des citoyens, indispensable au bien commun. Il y a, dans ce livre, une page qu'il faut citer: « Pour moi, j'ai toujours prétendu que la société moderne possède un principe que, seule, elle est en état de professer, et c'est sur ce principe qu'est fondé son droit absolu d'enseignement en matière civile. Ce qui fait le fond de cette société, ce qui la rend possible, ce qui l'empêche de se décompo¬ ser, est précisément un point qui ne peut être enseigné avec la même autorité par aucun des cultes officiels. Cette société vit sur le principe de l'amour des citoyens les uns pour les autres, indé¬ pendamment de leur croyance. Or, dites-moi, qui professera, non seulement en paroles, mais en action, cette doctrine qui est le pain de vie du monde moderne? Qui enseignera au catholique la fraternité avec le juif? Est-ce celui, qui, par sa croyance même, est obligé de maudire la croyance juive? Qui enseignera à Luther l'amour du papiste ? Est-ce Luther? Qui enseignera au pa¬ piste l'amour de Luther ? Est-ce le Pape? Il faut pourtant que ces trois ou quatre mondes, dont la loi est de s'exécrer mutuellement, soient réunis dans une même amitié. Qui fera ce miracle ? Qui réunira ces trois ennemis acharnés, irréconcilia¬ bles? Evidemment, un principe supérieur et plus universel. Ce principe, qui n'est celui d'aucune église, voilà la pierre de fondation de l'enseigne¬ ment laïque (1) ». Remarquez la formule de Quinet. Il ne dit pas que le catholique doit au juif, ou le luthérien au catholique la « tolérance. » Il dit que les trois con¬ fessions — et comment ne pas en ajouter une qua¬ trième, la confession de toutes les âmes sincères, qui n'ont pas de confession ? — doivent « s'aimer » l'une l'autre, former de ce que la langue de la vieille France appelait une « amitié », expression noble et charmante, que Michelet a relevée, pour l'appliquer aux fédérations révolutionnaires. Or c'est cette « amitié » que les clergés et les morales confessionnelles sont impuissants à fonder. Il peuvent bien préconiser ou ao- (1) L'Enseignement du peuple, p. 125-126. - 21 — cepter la tolérance, surtout quand ils ne sont pas les plus forts, les seuls maîtres. Mais aucun de ces clergés, aucune de ces morales confessionnelles n'enseignera jamais « l'amour » du clergé rival, de la confession adverse. Seule, l'école laïque, seule la morale laïque est en mesure de donner cette leçon. Je voudrais savoir dans combien d'écoles cette page de Quinet est connue. Combien y a-t-il de maîtres qui l'ont lue, méditée, fait comprendre de leurs élèves ? Et si le nombre des maîtres qui la connaissent, si le nombre des écoles où elle a été l'objet d'un commentaire est, comme je le crains, assez restreint, je demande que, le 17 février pro¬ chain, le jour anniversaire de la naissance de Qui¬ net, il n'y ait pas une école de la République où cette page ne soit lue et sobrement expliquée. Que tous nos collèges aussi, tous nos lycées s'ouvrent, ce jour-là, au grand souffle salubre de la pensée de Quinet I Il y a, dans le livre d'où cette page est tirée, vingt autres pages très belles. Il y a, dans l'œuvre entière de Quinet, des centaines de pages, où passe la même inspiration généreuse et bonne. Il faut faire un recueil de ces pages. Il faut que ce recueil soit dans toutes les mains. Chose étrange, presque paradoxale! Tous ceux qui ont écrit sur l'éducation, tous les pédagogues fameux, depuis Rabelais et Montaigne jusqu'aux maîtres de Port-Royal; depuis Rousseau et Kant, jusqu'à Frœbel et Pestalozzi; depuis Roilin jusqu'à Spen¬ cer et Bain — sans oublier le vieux Coménius — ont été vantés, prônés, célébrés dans ces dernières — 22 - années. Seul, Quinet a été oublié. Notre nays n'a pas l'air de se douter qu'il possède en Quinet un éducateur incomparable. * # * Si la voix de Quinet eût été écoutée, cette con¬ ception de l'école laïque et de la morale laïque aurait pénétré, il y a plus d'un demi-siècle dans nos lois. Reportons nous à la séance de l'Assemblée légis¬ lative du 19 février 1850. On y discute le projet de loi relatif à l'instruction publique, projet qui est devenu la loi Falloux. L'article 21 de ce projet sti¬ pule que le premier degré de l'instruction pri¬ maire comprend, entre autres matières « l'ins¬ truction morale et religieuse ». Quinet a déposé un amendement, pour ajouter ces mots: « sans acception de dogmes particuliers aux diverses com¬ munions. » Il monte à la trib-une pour défendre cet amendement. Voici, en bref, son argumenta¬ tion (1). L'Etat a été sécularisé, le domaine ecclésiastique séparé partout du domaine laïque: par exemple le mariage civil a été institué, à côté du mariage reli¬ gieux. Pourquoi l'enseignement, à son tour, ne serait-il pas régi par le môme principe et, dans l'enseignement, ce qui est l'âme de toute culture, l'éducation morale? Si elle demeure confession¬ nelle, il arrivera de deux choses l'une. Ou bien des écoles séparées s'ouvriront pour recevoir les en- (1) Ce discours est reproduit dans l'Enseignement du peu¬ ple, page 131 et suivantes. — 23 - fants des diverses confessions, et il se formera, dans ces écoles « pour ainsi dire autant de na¬ tions ». L'école, loin de tendre à l'union, perpé¬ tuera les haines, ou, tout au moins les « antipa¬ thies profondes » qui séparent les Eglises. Toute la législation française tend à rapprocher les citoyens, à les fondre dans un sentiment commun: il y aura une seule loi, parmi les lois fondamen¬ tales, qui contrariera l'effort de toutes les autres, et ce sera la loi de l'enseignement! Ou bien, l'école sera mixte, et, dans cette école mixte, le maître, qu'il soit catholique, qu'il soit protestant, tiendra dans ses mains les croyances de tous ses élèves. Or comme il arrivera, par la force des choses, que le plus souvent le maître sera catholique, et professera sa propre morale confessionnelle, d'une part, le principe de la liberté des croyances sera blessé; d'autre part, l'école se trouvera sous la dépendance absolue de l'Eglise. Car, qui tient le dogme, tient tout. C'est là une des vues les plus chères de Quinet. On ne fait pas sa part au dogme. « Il commande, il est maître, il règne, ou il n'est pas. » Et Quinet cite l'exemple de la Hollande, peuple qui est non seulement « l'un des plus an¬ ciens dans la liberté, mais l'un des plus religieux de l'Europe ». Que la France fasse comme la Hol¬ lande, qu'elle sécularise l'école publique, et la morale. L'école est le lieu où l'enfant fait ses pre¬ mières expériences; qu'il y trouve un spectacle de paix ! Qu'il ne naisse pas à la vie de l'âme « dans la discorde religieuse, prélude de la dis¬ corde civile ». En 1850, ni l'acte, ni le langage de Quinet ne fu¬ rent compris. Il nous dit lui-même que pas un — 24 — journal ne mentionna son amendement. Quelques mains se levèrent à l'Assemblée, pour l'appuyer, et ce fut tout. Mais la loi du 28 mars 1882 a réalisé la pensée de Quinet. Elle a inscrit l'instruction morale et civique parmi les matières de l'enseigne¬ ment primaire. Elle a stipulé que l'instruction reli¬ gieuse devait-être donnée dans des locaux indé¬ pendants de l'Ecole. Cette loi constitue la « grande Charte » de l'école, dans notre démocratie. Il est d'autant plus naturel et d'autant plus légitime de regarder Edgar Quinet comme un précurseur, que les deux hommes qui ont eu la- plus grande part dans la préparation et le vote de cette loi, puis, dans son application, Jules Ferry, comme minis¬ tre de l'instruction publique, Ferdinand Buisson, comme directeur de l'enseignement primaire, ont été, l'un et l'autre, les amis, les disciples de Qui¬ net. Les Lettres d'Exil en font foi. Voici en outre, un petit fait qui paraîtra caractéristique. En 1882, Jules Ferry quitta le ministère de l'instruction pu¬ blique. Il installa lui-même son successeur. Avi¬ sant un volume sur une étagère, il la prit, en disant au nouveau ministre : « Celui-là, je l'emporte1, c'est mon bréviaire ». C'était un volume d'Edgar Qui¬ net (1). # Qu'est-ce enfin que l'esprit laïque, tel que Quinet le conçoit? L'esprit laïque, c'est, au fond, la raison. Le (1) Je tiens ce mot de M. Gréard, qui, assistant par hasard à la rémise du service, l'a recueilli. ' ' — 25 - xvhi0 siècle s'est aussi donné pour tâche de faire régner la raison. Pour lui, la raison est le grand ennemi de la croyance traditionnelle, du préjugé héréditaire, le grand pourfendeur des abus. La raison remplit un office essentiellement critique et négatif, office nécessaire^ si l'on, se reporte à ce temps, et si l'on réfléchit que la société moderne ne pouvait germer et pousser, avant qu'il eût été fait un. grand déblayage des débris qui encom¬ braient le sol, et le rendaient stérile. Dans la lan¬ gue d'Edgar Quinet, la raison n'est pas seulement une faculté destructrice, c'est une faculté créa¬ trice. De la raison, doit surgir tout un monde nou¬ veau, monde civil, monde moral, monde religieux. Quinet ajoute donc quelque chose au sens du mot. Il corrige et complète le xviii6 siècle. Non pas qu'il le renie, non pas qu'il ait été touché par l'es¬ prit de réaction, qui atteint tant d'écrivains, entre 1820 et 1840. Mais il sent que le xviii6 siècle a man¬ qué d'une certaine gravité sincère et émue, qui lui est, à lui, Quinet, si naturelle. Il sent aussi que le pénétrant, le grand, le! haut sérieux moral n'ont pas été les dons propres du xviii6 siècle, et ce sont précisément ces qualités que, tout jeune encore, il aspire à conquérir, — sans doute parce qu'il les possède déjà (l). Il creuse la notion de raison, et il y trouve, impliquées, deux autres réalités, la personnalité, la conscience. La personnalité: voilà le point lumineux qui, de très bonne heure, éclaire pour lui le monde des choses morales. Il a écrit, dès 1823, une histoire du développement de la personnalité à travers les (1) Lettres à sa mère, t. I. p. 353 et suivantes. — 26 — âges. Cette histoire n'a jamais paru. Il ne la consi¬ dérait pas comme un simple essai de jeunesse, puisqu'en 1857 encore, il comptait tirer quelque chose de son manuscrit. Les circonstances l'en ont empêché. Mais la plupart de ses livres, quel qu'en soit le sujet, si éloigné qu'il puisse sembler de ce sujet-là, tournent autour de la notion de person¬ nalité, ou y prennent leur point d'appui. C'est par la claire vue du rôle dévolu à la personnalité humaine qu'Edgar Quinet échappe à une sorte d'ivresse panthéiste, où l'entraînait son admi¬ ration pour Herder. Et c'est en faisant intervenir la personnalité, humaine, qu'il donne plus de con¬ sistance et de rigueur logique aux idées de ce penseur. L'auteur de la Philosophie de l'Histoire de l'Humanité propose, pour toutes choses, une explication mécanique. Mais quand il arrive au monde civil, cette explication défaille, impuis¬ sante. Il invoque un miracle, un Deus ex machina. Quinet ne pense pas que l'intervention du miracle soit nécessaire. L'homme porte en lui la personna¬ lité : elle suffit à expliquer lei monde civil. De même, l'idée de personnalité morale conduit Quinet à réfuter la thèse de Strauss sur Jésus. Strauss voit dans la figure du Christ une création de l'imagination et de l'âme des masses. Mais si le Christ n'a pas été une personne, une personne morale plus haute, plus pure que les autres, com¬ ment s'expliquer la diffusion merveilleuse de l'idée chrétienne? C'est alors un véritable effet sans cause, que ce grand mouvement, dont le moteur premier n'existe pas. Quinet défendra encore l'existence d'Homère contre Wolf; celle des pre¬ miers héros de la Rome antique contre Niebhur, — 27 — par des arguments du même ordré. Et lorsqu'il écrit l'Histoire de la Révolution, que reproche-t-il aux révolutionnaires? D'avoir voulu tout changer au dehors, sans s'être préoccupés de changer l'homme intérieur, de le renouveler. L'idée de la personnalité, ici encore, est l'âme de sa critique. Le véritable objet de la vie morale, de la vie reli¬ gieuse, c'est la création en nous, l'affermissement, l'éducation de la personnalité. Par quel moyen? Par le travail de la conscience sur elle-même. La conscience, voilà la force mer¬ veilleuse, inépuisable en ses effets, que l'homme a toujours négligée. Il n'a pas vu, il n'a pas senti que le véritable « pouvoir spirituel », le seul pou¬ voir spirituel, c'est la conscience individuelle. Anxieux de bien faire, et de bien vouloir, il a tou¬ jours été chercher au dehors le mot d'ordre, le pré¬ cepte. Il l'a demandé à une révélation, quelle qu'elle fût. Il l'a demandé, dans le monde occi¬ dental, à Rome, au Vatican, puis aux Philosophes, puis à la Révolution. Il ne l'a jamais demandé à l'unique puissance dont il aurait pu l'obtenir, à sa conscience. Le pouvoir spirituel n'est pas loin de nous, au-dessus de nous, hors de nous. Il est en nous, il est nous-même, il est ce qui, chez nous, est le plus vraiment, le plus complètement nôtre. Dépouillez l'homme de tous ses attributs, de toutes ses facultés, réduisez-le à la plus extrêmie indi¬ gence d'éléments: il est un élément que vous ne réussirez pas à éliminer, sans que l'homme pé¬ risse, et c'est la conscience. L'homme cherche, péniblement, l'Eglise qui lui apportera la vérité avec la paix. Il n'est qu'une église pour lui, l'église intérieure, celle dont il est à la fois le pontife et - 28 — le fidèle, l'autel et la loi. Le système des idées de Quinet est suspendu à cette notion de la cons¬ cience, comme à un roc aigu. A la démocratie de s'y accrocher d'une prise victorieuse, si elle ne veut, après des vicissitudes qu'il n'est pas malaisé d'imaginer, redevenir, quelque jour, la proie des doctrines d'autorité et d'hétéronomie. * * On le voit : par delà l'influence positive exercée sur certains points définis, il y a, dans l'œuvre d'Edgar Quinet, des semences d'avenir, qui lève¬ ront un jour. La démocratie lui doit déjà beau¬ coup; elle lui devra encore davantage, quand elle se sera pénétrée de tant de leçons si hautes, quand elle aura fait sienne cette notion de la conscience, et de l'action de la conscience sur la vie, indivi¬ duelle ou collective. En attribuant à la conscience un rôle souverain, et en lui reconnaissant une capacité illimitée de rajeunissement et de métamorphoses, Quinet substitue au vieil idéal statique des dogmes, et de la plupart des philosophies, un idéal dynami¬ que, sans cesse en rénovation, en progrès., Il ne dit pas à l'homme avec ces philosophies, avec ces dogmes: sois obéissant, humble, juste, bon. Il lui dit: sois toi-même, sois de plus en plus, et de mieux en mieux, toi-même. A mesure que tu y réussiras davantage, tu verras le champ de ton action s'étendre sous tes pieds, et les perspectives de ta vie morale s'élargir. Rien de ce que l'homme et la société ont fait jusqu'ici ne peut leur donner une idée complète, encore moins la mesure exacte de ce qu'ils pourront faire un jour. L'avenir dépas¬ sera, et de fort loin, l'idée que l'on essaye de s'en former, s'il est la création, non pas de la force et du hasard, mais de la réflexion, et de la cons¬ cience. Quinet approfondit ainsi — dans ces pages dont l'accent et parfois les termes rappellent Emerson et Channing — la notion que le xviii8 siècle français s'était faite du progrès. Le xviii* siècle s'attachait surtout au progrès de l'intelli¬ gence, au progrès. des moyens de connaître, et des données de la connaissance. Il devait entraî¬ ner comme conséquence première l'amélioration matérielle de la condition humaine, comme con¬ séquence ultérieure, quoique directe encore, le perfectionnement moral de l'homme. Edgar Qui¬ net se soucie peu, et même, à vrai dire, il se soucie trop peu, en son ascétisme, des satisfactions ma¬ térielles. Il place avant tout le perfectionnement moral. Il en indique l'instrument, qui est la cul¬ ture intensive de la conscience. Nul n'a prononcé, n'a écrit ce mot plus souvent. Nul n'y a mis. un son de voix plus vrai, et plus pénétrant. Nul ne s'est créé, par là, un titre supérieur à la gratitude de la démocratie, qui a besoin d'entendre ce mot, et de le méditer. N'est-elle pas le seul régime où chaque membre de la cité soit réputé d'avance, et par définition (en attendant qu'il le devienne en fait) une conscience vivante? N'est-elle pas le ré¬ gime qui se sera pleinement réalisé, le jour où la conscience aura ordonné elle-même et sanctionné toutes les relations établies entre les citoyens, les relations économiques, autant que les relations spirituelles? III Edgar Quinet a droit à une consécration solen¬ nelle. Il y a droit de par son oeuvre, et de par sa vie. Il y a droit aussi à titre de réparation na¬ tionale. Quinet est mort en pleine période de réac¬ tion. Ses funérailles n'ont eu aucun caractère offi¬ ciel. Le bureau de l'Assemblée, qui aurait dû y assister, s'est abstenu. Quinet, constant aux con¬ victions de toute sa vie, avait voulu être enterré civilement. Le gouvernement de la République, en conviant les grands corps de l'Etat au Pan¬ théon, le 17 février 1903, ne fera qu'acquitter, bien tard, une dette sacrée. Dès la première heure de l'exil, Quinet disait à sa patrie, sans se plaindre, stoïquement: « Tu as été pour moi une mère sévère, je n'ai jamais connu tes caresses... Tu as été juste pour moi, sans doute, mais tu ne m'as jamais souri (1). » N'esbil pas temps que le sou¬ rire et la caresse de la France aillent à son enfant? Le Panthéon est le lieu désigné pour la céré¬ monie que nous demandons. Non pas seulement parce qu'il a déjà servi au centenaire de Michelet, au centenaire de Victor Hugo, mais parce que Quinet lui-même a défini, dans un écrit de 1866, avec son habituelle élévation de pensée, la fonc¬ tion sociale de ce monument, et qu'il ne devrait plus s'ouvrir à personne, s'il ne s'ouvrait à l'auteur de ces pages. La Constituante avait voulu que le Panthéon fût le monument des grands hommes. (1) Le Livre de l'Exilé (1831). p. 53, t. XXIV des Œuvres complètes- Quinet se demande comment la Constituante, si elle avait plus nettement formulé sa pensée, eût classé les grands hommes? Et voici sa réponse: « La Constituante eût classé les grands hommes d'après la justice qu'ils ont fait entrer dans le monde. Elle eût placé le plus haut celui qui a re¬ présenté le mieux l'idée du droit, de la conscience universelle; après lui, les hommes de lumière, ceux qui ont découvert par la philosophie des vé¬ rités nouvelles; après eux, les hommes qui ont été l'ornement de leur siècle par l'art et par la poésie... (1) ». Quinet a été un poète et un écrivain, très injus¬ tement diminué par les critiques qui ne l'ont pas lu, ou n'ont lu de lui que quelques pages, ou bien ont été choqués par un défaut véniel, érigé en péché capital. Quinet est un homme de lumière. Il a fait entrer dans le trésor de nos idées morales des vérités que l'on peut appeler nouvelles, puis¬ que, avant lui, elles étaient moins solidement éta¬ blies, ayant été moins fortement pensées. Enfin, il a été l'homme du droit et de la conscience, l'homme qui s'est refusé jusqu'au bout à pactiser avec le crime politique, l'homme qui a travaillé toute sa vie à faire entrer plus de justice dans le monde. Il faudrait que tout cela fût redit, et redit au Panthéon. Mais nous ne serons pas quittes envers la mé¬ moire de Quinet, si un orateur la glorifie, même (1) Le Panthéon (1886), p. 165. t. XXIV des Œuvres com¬ plètes. - 32 - en un langage magnifique; si une cérémonie, même très bien ordonnée, rachète l'offense qui lui a été faite en 1875, par le bureau de l'Assemblée nationale. Nous ne: serons pas quittes non plus envers sa mémoire, si quelques fragments de ses œuvres sont lus aux enfants des écoles publiques. Ce serait borner notre admiration et notre recon¬ naissance à une manifestation éphémère, et ce serait aussi les matérialiser à l'excès. Un grand idéaliste, un homme de foi morale ardente, comme le fut Quinet, attend de nous davantage. Il attend des lendemains à cette fête, et des résolutions vi¬ riles, qui en continuent, qui en assurent le bien¬ fait. Il attend de la démocratie française, •— de la jeunesse, surtout, qu'il a tant aimée, qu'il a tant désiré servir, qu'il a si bien servie, — qu'elles prêtent, le jour du centenaire, un nouveau et in¬ violable serment de fidélité à la patrie et à l'huma¬ nité, à la liberté politique et à la justice sociale, au droit, à la raison, à la conscience. Imp. Renattdie, 56, rue de Seine. •N° 20. (Deuxième somcslrc.) 4' Sêiiie - Tuai 18. 15 Novembre 1902 REVUE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE PARAISSANT ,LE SAMEDI Fondée en 1863 SOMMAIRE MEREJKOWSKT. . CHATEAUBRIAND M"" I)K V SULLY PRUDHOM.MK.ci»rAcUmi.t» BJŒRNSTJKRNK BJŒRNSOPi. . . EMILE FAGUHT, .lo l'Xcadimio Danyai- J. ERNEST-CIIARLES PAUL PLAT LÉON SÉCHÉ.. Tolstoï et la pensée de la mort. Un dernier amour de René (Correspondance de 'Chateaubriand ayec In Marquise de V — 11. Science et Charité, poésie Grande-Cour, drame. — 11'1 acte. La Répudiation. La Vie littéraire : icf Amants de Venise "Théâtres. — Questions d'inlerprélation. — L'assci yissemcnl de la critique.' Sainte-Beuve et Ondine Valmore. — Pin PRIX DU NUMÉRO : 60 CENTIMES PRIX DE L'ABONNEMENT A LA .REVUE BLEUE Trol« mon. Si* mois. Paris et Seino-et-Oise 8 fr. 15 fr. Dépui-teinents et Alsace-Lorraine. 10 fr. 18 fr. Union postale 12 fr. 20 fr. AVEC LA REVUE SCIENTIFIQUE. "° "• ! Trois moi., six mols 25 fr. j Paris et Seine-et-Oise 14- fr. 25 fr. 30 fr. | Départements ol Alsaco Lorruine. 10"fr. 30 fr. 35 fr. Union postale 18.fr 35 fr. ON S ABONNE CHEZ TOUS LES LIBRAIRES ET DANS LES BUREAUX DE POSTE DE FRANCE ET; DK I direction. rédaction, administration et abonnements Bureaux de la REVUE BLEUE et de la REVUE SCIENTIFIQUE Ai bis, rue de ChiUcmidiin. — Paris. 45 fr 50 h