La Collection LES GRANDS CŒURS est dirigée par Al' Marie GASQUET et Paul LESOURD DERNIERS VOLUMES PARUS : RENÉ BAZ N, de l'Académie française PIE X JACQUES CHEVALIER PASCAL A. FESTUGIÈRE, O. P. SOCRATE HENRI GHÉON LE SAINT CURÉ D'APvS GEORGES GOYAU, de l'Académie française SAINT BERNARD DUC DE LÉVIS IV5IREPOIS SAINTE JEANNE DE FRANCE B. M. MQRINEAU SAIDT LOUIS MARIE GRIGNION DE MONTFORT DUCHESSE DE VENDOME MADAME ELISABETH DE FRANCE GÉNÉRAL WEYGAND, de l'Académie française TURENNE Il a été tiré de cet ouvrage : six exemplaires sur papier de Hollande numérotés de i à 6 et vingt exemplaires sur papier teinté vélin pur fil Lafuma numérotés de y à 26. \ \ «— , , LES GRANDS CŒURS HENRI GHÉON SAINT JEAN BOSCO E. FLAMMARION, EDITEUR f Droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réservée pour tous les pays. Copyright 1935, by Ernest Flammarion Printed in France, ,4 m z^kZs ~ i5S AU R. P. A. AUFFRAY auquel cet ouvrage doit tant„ Pour avoir trop longtemps refusé d'obéir, notre monde aspire à la servitude. Les individualistes se font bolcheviks ou nazis. En leur beau temps, ils n'avaient pas trop de sarcasmes pour une religion qui tente, disaient-ils, de couler tous les hommes dans le même moule. N'avoue-t-elle pas le dessein d'imprimer sur cha¬ cun la même ressemblance à l'image unique, exem¬ plaire, de Celui qui vint parmi eux assumer l'Homme dans sa plénitude au point qu'on put dire de Lui : « Ecce Homo » ? Ils oubliaient que cette religion enseigne aussi j, la diversité inchangeable, irréductible de la créa¬ tion. Il n'y a pas au monde deux pâquerettes, deux brins d'herbe, deux papillons identiques. A plus forte raison deux hommes. A plus forte raison deux saints. L'homme n'e£t pas un moteur de chair, fabriqué en série, avec ses pièces de rechange. Pour nous, chaque âme, chaque personne humaine = 1 ' ' ' " ? LES GRANDS CŒURS jaillit d'un ade créateur distindt, tout neuf, tout imprévu, préservé de toute redite. Cette originalité spécifique dont ed doté le moindre d'entre nous, l'Artisan Souverain ne l'aurait-il réalisée que pour l'anéantir en nous élevant jusqu'à lui ? Un nietzschéen de mes amis qui avait séjourné au Mont Cassin m'avouait humblement sa plus grande surprise : il avait constaté dans cette société de moines pliés à une règle commune, vivant d'une commune foi, une variété extraordinaire de types ; les traits individuels, au lieu de se dissoudre, lui avaient paru s'accuser. Devenu communiste, pour¬ rait-il affirmer qu'il en va de même en Russie où l'homme n'ed soumis qu'à l'homme, sans nulle intrusion de Dieu ? L'expérience nous apprend — si n'y suffit pas la théologie — que la grâce respeéte les dons de la nature, se plaît à les mettre en valeur, les renforce en les épurant, les exalte, les parachève. L'univers des Esprits et des Corps glorieux ne sera pas moins chatoyant, moins contracté, moins singulier dans ses parties que la terre et ses habitants. On y verra chaque personne telle qu'elle a été créée, avec ses caraétères propres fixés dans leur perfection. Avis aux braves gens qui ne se privent pas de dire, sans malice du reéle, que l'on « s'ennuiera ferme au paradis ». a — i.i. m,... SAINT JEAN BOSCO Moi-même n'étais point très sûr de ne pas m'en- nuyer en compagnie des saints. Quand je fus amené à m'occuper de leurs affaires dans le livre et sur le théâtre, j'éprouvai, comme mon ami devant les fils de saint Benoît, l'étonnement émerveillé que donne le speélacle d'une foule bariolée, aux marches d'un pays où se mêlent les races, sur le quai d'un grand port ou sur le pont d'un paque¬ bot. A chaque fois une matière nouvelle se proposait à moi, simple ou subtile, quotidienne ou romanesque, héroïque ou féerique, tragique... et comique souvent ; sainte Cécile auprès de saint Maurice, saint Gilles auprès de saint Genès, sainte Germaine et saint Alexis, le Doéïeur Angélique et le Poverello... Et, chaque fois, il me fallait faire autre chose. Pourquoi chercher si loin mes exemples ? notre temps suffit. A quelques années de distance, devant nos yeux, l'Église a consacré deux saintes et deux saints,< honneur du xix® siècle, celles-là françaises, ceux-ci italiens. Les unes closes et repliées, enfer¬ mant leur parfum secret dans une vie de contem¬ plation : sainte Thérèse de Lisieux et sainte Berna¬ dette de Lourdes. Les autres extérieurs, lâchés dans la cohue, y poussant sans répit leur intrépidité : saint Jean Bosco et saint Joseph Cottolengo. Là, la prière, ici les œuvres. Quelle opposition ? quel signe in ■ LES GRANDS CŒURS de richesse ? Quelle ouverture de compas sur le champ divin ? Je parle aujourd'hui de saint Jean Bosco. Encore un saint ; je m'en excuse. Mais encore « un original », 10 LIVRE PREMIER TURIN, SES TRÉSORS, SA CAMPAGNE. L'ENFANCE DE JEAN BOSCHETTO : LE PAYSAN, L'ACRCBATE, LE CATÉCHISTE. I Turin eSt la moins visitée de toutes les villes italiennes. Elle ne passe point aux yeux du tou¬ riste pour une ville « d'art », ni d'hiStoire, ni d'agrément. Fondée à l'époque romaine, déjà flo¬ rissante sous les Empereurs, on dirait qu'elle a traversé les siècles, du Moyen-Age à la pré-Renais¬ sance, sans en garder la marque. Les agitations des clans, des condottières, des communes, les ini¬ tiatives des princes, des papes, des moines, des marchands, les inventions des artistes, les excen¬ tricités des saints, tout ce qui fermentait alors dans la péninsule italique de violent et de magnifique, d'héroïque et de déleétable, de sensuel et de spiri- r.i.i.i— n» ■ 11 =s= II LES GRANDS CŒURS tuel, n'a point troublé son équilibre, sa certitude, sa placidité. Il semble que le sens esthétique s'y soit éveillé sur le tard : l'école piémontaise n'a pas produit de véritables maîtres. On s'en aperçoit au musée qui contient, par ailleurs, des chefs-d'oeuvre du premier rang. Le voyageur renseigné par son guide, y passera une ou deux heures fruétueuses ; il parcourra peut-être aussi certaine colleétion d'ar¬ mures comparable à YArmeria de Madrid, puis reprendra le train en hâte. Qu'il refuse de perdre son temps dans les innom¬ brables églises, presque toutes de Style jésuite, qui lui présentent à chaque pas leur fronton contourné ou académique, surpeintes, surornées, surdorées à l'intérieur comme des salles de bal ou de théâtre, je ne lui en fais pas grief, bien que ce Style me soit cher pour des raisons qui n'ont point place ici. Certaines sont fort belles : Saint-François d'Assise, Saint-Laurent, la « Consolata », le Dôme ; mais leurs équivalents pullulent en Europe ; mettons qu'aucune ne mérite, du point de vue de l'art, un examen particulier. Mais ce point accordé, il reSte encore tout à dire, tout à voir, tout à admirer. Car Turin n'eSt pas tel musée, tel tableau, telle merveille cachée, telle surprise pittoresque. Turin eSt un ensemble, un tout ; une ville, la ville même, 1 = 12 SAINT JEAN BOSCO la ville en tant que ville, le chef-d'œuvre urbain du vieux continent. Et sans doute peut-on trouver de petites villes aussi accomplies dans leur être de ville, par exemple Salzbourg. De grandes villes, non. Et je plaindrais de tout mon cœur qui ne subi¬ rait pas, dès le premier contaét, l'ascendant de son ordonnance, de ses lignes et de ses volumes, de son unité, de sa majeSté, de sa plénitude et de sa vigueur. Les Romains ont fixé son plan ; on peut se figurer qu'elle s'y eft tenue. Du moins a-t-elle été retracée, rebâtie sur la première épure, au cours des trois siècles « classiques », avec une rigueur qui en a banni tout hasard. Du xvia au xvm", elle a pris sa forme définitive et les quartiers nouveaux, soumis au même Style, s'ingénient à l'y confirmer. C'eSt la géométrie qui présida à sa naissance, qui régla sa croissance, qui veille sur son achèvement. De vaStes places rectangulaires ou carrées ; des voies larges et longues qui se coupent à angle droit ; des arcades, des arcades, encore des arcades, la rue de Rivoli multipliée par cent ; de hautes façades ; des balcons massifs, avec le même type de consoles et de balultres, le même jeu de proportions se répétant à l'infini, dans les fenêtres, dans les portes, dans les pleins, dans les vides, dans l'épaisseur, dans l'aération. Et tous ces blocs rangés semblent issus 4 Il = 13 LES GRANDS CŒURS d'une seule carrière, taillés dans la même pierre blonde, égale, dure, lumineuse, de la même jeu¬ nesse et de la même antiquité. Ajoutez les églises, les coupoles, les campaniles, et vous aurez « le monument Turin », grand dessin architeélural réalisé sans défaillance et qui gagne un peu chaque année sur le désordre des faubourgs. On lui reproche sa monotonie : c'est celle du Vatican et de Versailles. Ville morte ? N'en croyez rien. Un peuple calme mais aétif, un peu lourd mais vivant, l'anime. Elle commerce, elle spécule. Les flots de la Doire et du Pô la relient à la vie des champs. Elle a des quais, des ponts et, par delà la boucle qui l'enserre, de ronds et bondissants vergers. Si la nature la pénètre peu, elle l'environne et l'enchante d'un horizon feuillu vafte et divers que le demi-cercle des hautes Alpes, parfois proches, parfois lointaines, ferme et garde sans l'opprimer. J'aime Turin et ses entours, comme j'aime la santé, la raison et l'économie, la certitude et la grandeur. J'y sens son peuple respirer à l'aise et marcher droit. J'y vivrais heureux comme lui. Lar¬ gement et honnêtement, sans grande exigence spi¬ rituelle ; car il doit en manquer un peu : la foi commune lui suffit. Ceci e£t la part de la terre. Poussons plus loin. y. » " 1 ' 1 ' •ï.4 pJVv I " I . s SAINT JEAN BOSCO Nous avons omis le plus beau. Trois trésors d'amour, inappréciables, dédaignés pourtant par le voyageur et que son guide, rouge ou bleu, lui signale à peine. Ils ne sont ni d'ordre esthétique, ni d'ordre naturel ; c'est pourquoi ils comptent si peu. Turin possède le Saint Suaire, l'image authen¬ tique du ChriSt, en négatif, projetée sur le drap qui l'enveloppa au sépulcre. Cette relique douloureuse, rarement exposée au regard des fidèles, trône au dedans d'une châsse d'or, au fond du chœur du Dôme, près du cintre, au-dessus de l'autel majeur qui lui fait une garde d'énormes chandeliers d'ar¬ gent. Le Dôme eSt la plus vieille église de Turin, une exception sobre et grave : longues colonnes rondes et blanches, sans surcharge, sans coquetterie, et la prière s'en ressent. Turin possède en second lieu la « Case de la Divine Providence » ; elle a été fondée par saint Joseph Cottolengo. Cité dans la cité où les déchets les plus hideux de notre espèce sont nourris, soignés et aimés, pour l'amour de Dieu. Classés selon leurs maux dans leurs pavillons respeétifs, ils subsistent depuis cent ans, sans aucune ressource fixe, et jamais cependant ils n'ont manqué de rien. Dieu les soutient au jour le jour et, tour à tour, ils se relaient, aveugles, sourds-muets, culs-de-jatte, boi- m ■ -yi.».— 1 & •" 15 a LES GRANDS CŒURS teux, bossus, chancreux, incurables, idiots et même fous, dans la chapelle étincelante, pour adorer le Corps Eucharistique du Sauveur. Cette cour des miracles immense nous donne la mesure de la miraculeuse charité du Christ. L'œuvre eSt sortie, au début du siècle dernier, de la chambre étroite, encore visible, où un homme de bien s'avisa de coucher dans son propre lit, un soir d'hiver, un éclopé ramassé dans la rue. Enfin, Turin possède, à quelques pas de là, dans ce même faubourg du Valdocco autrefois misé¬ rable, aujourd'hui battant neuf et peuplé de fonda¬ tions, Y Œuvre de Don Bosco, qui eét aussi une cité mais triple, groupée autour de la Statue du Saint et de l'Église qu'il éleva à Marie Auxiliatrice, afin qu'elle prît soin de l'âme des petits vagabonds. On y voit, perdue dans le ciel, la Vierge couronnée d'étoiles. De sa main droite, elle bénit la maison de ses Saintes Filles ; de sa main gauche, l'énorme imprimerie qui répand sur le monde le mot d'ordre de sa Bonté ; et elle couvre de son manteau les bâtiments de Y Oratoire et de Y Ordre des Salé siens qui se rassemblent derrière elle, avec leurs grands ateliers bruissants, leurs salles d'études recueillies, leurs portiques, leurs cours résonnant de cris et de jeux. D'une bicoque misérable et mal famée, d'un hangar humide et branlant, parmi les terrains 11 ' *""•* 16 -w SAINT JEAN BOSCO vagues de la « zone » turinoise, saint Jean Bosco, en moins d'un siècle, a fait surgir un paradis spiri¬ tuel, étayé de pierres solides, pour les enfants mena¬ cés ou perdus qu'il a reconquis sur le monde et qu'il reconquiert encore chaque jour par son amour inépuisé. La pauvre maison Pinardi qui se dressait ici a rayonné l'amour jusqu'aux extrémités du globe, de l'Europe civilisée à la terre des Patagons. En voici la preuve tangible : ces monuments sortis de terre, cette ville dans la grande ville, concrète et massive comme elle, mais qui ne traduit rien de moins qu'une viétoire de l'Esprit de Dieu. Avec sa puissante ossature, son grand ftyle lo¬ gique et clair, la ville de Turin n'eét pas un beau corps privé d'âme. Dans quel dessein le Père, auprès du linceul de Son Fils, a-t-il inspiré et réalisé deux des plus grands miracles de fondation de la charité chrétienne ? Sans doute pour nous signifier que la vertu du Sang Divin ne pouvait demeurer le secret des contemplatifs, des âmes que le monde ignore, et qu'elle devait s'affirmer non seulement par des prières, mais aussi par des œuvres s'imposant à tous les regards. Le seul moyen, peut-être, de faire pièce sur son propre terrain au matérialisme d'un temps tout gonflé de ses découvertes, qui ne croit plus Dieu sur parole et veut toucher des résultats. *' 11 ■ > x7 ■ —— LES GRANDS CŒURS II Nous quittons Turin. Nous y reviendrons quand Don Bosco y sera appelé. Pour le moment, il naît ou il va naître, à quatre ou cinq lieues de là, au milieu des champs. Les montagnes ont reculé : la ligne de coteaux qui ferme la vallée du Pô masque la ville. Plus on descend vers le sud-eft, plus s'adoucit leur glisse¬ ment. On découvre Chieri qui e£t une petite ville de plaine, plus campagnarde que bourgeoise, avec sa modefte Acropole, trait commun à toutes les localités de la région. Les mouvements du sol qui s'étale, puis se relève, pour s'étaler encore, sont discrets, animés, plaisants. Des fonds de pré : herbe, peupliers, saules ; des collines plantées de vignes, celles-ci en lignes espacées, formant de hautes cloi¬ sons parallèles entre lesquelles on plonge, inaperçu ; quelques champs de blé, de maïs ; des mûriers épars ; et toujours, dominant ces trésors naturels, au plus haut point de la butte, un gai village : Andezano, Asignano, Monbello, Muriundo — et, en retrait, Moncucco dont nous parlerons. Ainsi aborde-t-on à Châteauneuf d'Aéti, gros bourg com- 11 i|'> l-BSyA* ' ' 111 ' i . H i ï8 Ml SAINT JEAN BOSCO merçant, tassé sur un roc et couronné de trois tours vigilantes, dont le baptistère eut l'honneur de pré¬ sider à la naissance spirituelle du saint. On a très justement comparé ce pays à notre Bourgogne. Mais ses campaniles carrés, toujours légers, souvent à jour, la lente inclinaison de ses toits, l'élan de ses vignes, la couleur plus tendre et plus chaude de ses pierres et de ses briques suffiraient à l'en dis¬ tinguer. Son vin eSt moins puissant, mais recèle autant de lumière. C'eSt comme elle un pays aimable et qui ne fait pas d'embarras. Il semble même qu'il en fasse de moins en moins, qu'il s'in¬ génie à paraître encore plus humble, à arrondir encore ses angles, à modérer encore ses accents, à mesure qu'il se rapproche, du berceau de saint Jean Bosco, et, quand il y parvient, on pourrait le dire « quelconque ». Pas même un village, pas même un hameau. Sept ou huit maisons de paysans pauvres auprès d'une ferme mieux assise où ils pourront trouver, à l'occasion, du travail. Cela se nomme les Becchi. Cela se groupe sur une bosse de terrain qui porte aussi des vergers et des vignes, qui descend vers des prés et sur la gauche vers des bois. On trouve derrière soi le hameau de Murialdo, dont les Becchi dépendent, à demi voilé par les arbres ; devant soi le village de Buttigliera, bien net et découpant son , "" " ■=» *9 LES GRANDS CŒURS clocher sur le ciel, au delà d'un vallon à fond plat, assez aéré, pareil à tous ceux du pays : herbages, peupliers et saules ; à main droite, la vue s'étend vers Châteauneuf d'Afti, chef-lieu de canton et paroisse, centre de ravitaillement matériel et spiri¬ tuel... Murialdo, Buttigliera, Châteauneuf, plus loin Moncucco, et Capriglio d'ASti invisible, un seul tour d'horizon vous permet presque d'embrasser le champ où se déroula l'aventure d'un enfant privilégié. Faisons abftraétion des bâtiments modernes qui, plus ou moins heureusement, ont remplacé les petites masures voisines de celle des Bosco sur la colline des Becchi. Il était ju£te et bon d'y élever une chapelle ; mais pourquoi avoir adopté ce étyle aigu qui s'y trouve dépaysé ? Il était juâte et bon d'aménager une terrasse pour la commodité des pèlerins ; mais pourquoi cache-t-elle le pré où l'en¬ fant s'exerçait à conquérir les âmes en marchant sur la corde raide, tel qu'on le représente sur le mur ? croit-on qu'une peinture tienne lieu de gazon et d'arbres ? Où e£t la grange, la porte carrée de la ferme ouvrant sur la campagne, l'inti¬ mité ruftique de la cour ? On a étayé la maison du 1 côté de son mur aveugle ; mais du moins l'a-t-on respectée dans son visage et dans son être intérieur. Elle regarde par les mêmes yeux, elle respire par la même bouche ; les chambres sont intaéles, aussi " ' " ■ 1 20 c—Braçai WHiu^ji gy SAINT JEAN BOSCO pauvres qu'au premier jour. Le même ciel l'abrite, îe même paysage l'enveloppe. N'en demandons pas plus : notre imagination fera le reéte et, s'il se peut, notre piété. Donc, le 16 août 1815, le lendemain de la fête de l'Assomption, par un temps chaud et clair — il nous e£t permis de le croire — Jean Bosco naît sous les vieilles tuiles rondes du toit en pente douce que nous avons devant les yeux. C'eSt par cet esca¬ lier de bois grossier, accroché aux briques de la façade, que l'on se porte au secours de la mère, dans la seconde chambre sous le toit. Au rez-de-chaussée, une cuisine, de plain-pied sur la cour ; à l'étage, deux chambres basses, étroites et sans meubles — où mettrait-on les meubles ? — pour loger trois grandes personnes et trois enfants ; dans la pre¬ mière e£t l'âtre, dans l'autre le grand lit ; à côté le grenier où couchent les garçons sans doute. Le tout était serré entre une étable et une grange : derrière le même mur, les gerbes, les bêtes et les gens. On devait descendre dans la cuisine pour se trouver un peu à l'aise. Pauvreté, nudité, exiguïté, mais îe grand ciel de Dieu autour, et qui mieux eft, sa présence au dedans. Cela explique tout et cela seul peut l'expliquer. Dieu à l'origine de ces merveilles. La pauvre maman de demain aura peut-être eu l'héroïsme M... m y s » 1 — 1 21 J * 1 , I LES GRANDS CŒURS d'aller fêter la Vierge à l'Église de Murialdo : plu¬ sieurs kilomètres, de mauvais chemins... ces paysannes sont si dures ! Peut-être au moins, la procession traditionnelle sera-t-elle, à travers les champs, venue jusqu'aux Becchi la consoler. Quoi qu'il en soit, la femme de François Bosco, la sainte femme Marguerite Occhiena — une jeune femme encore, vingt-sept ans à peine — passa certaine¬ ment la journée du 15 août en union joyeuse et triomphale avec la Sainte Mère de Dieu. Elle lui offrit ses souffrances, elle dut lui offrir son fils, encore en elle, encore à elle, et il naquit le lende¬ main, tout imprégné de ses prières et marqué au front d'un reflet du doux sourire immaculé. On le porta sans tarder, selon la coutume, à Châteauneuf d'Afti ; il fut lavé de notre impureté originelle. Or, il demeura pur jusqu'à son dernier jour. Voilà le fait. Aussi a-t-il raison d'écrire : « Je suis né le 15 août... » Oui, spirituellement. Il eut deux mères, une au ciel, l'autre sur la terre. Et il leur fit à toutes deux honneur. Son père était un journalier, de la solide race piémontaise. Il travaillait son petit champ et il louait aussi ses bras chez le gros fermier, son voisin. Il avait eu un fils d'un premier mariage, Antoine, un garçon rude, brutal et borné. La mort soudaine de sa première femme l'avait laissé trop désarmé ■" tb ■ 1 »» 1 ■ ■ 55 22 — . I _ SAINT JEAN BOSCO devant la vie, avec ce fils et une vieille mère à sa charge, pour qu'il ne songeât pas à se remarier. Il alla chercher à Capriglio une jeune fille laborieuse qui avait élevé quatre plus jeunes frères, en âge de se suffire à présent. Marguerite Occhiena s'installa aux Becchi, accepta ses nouveaux devoirs avec le même sérieux et la même sollicitude ; de la mère de son mari elle fit sa propre mère, du fils de son mari son propre fils. Quand elle-même eut son premier enfant, Joseph, elle ne le traita pas mieux qu'Antoine, et quand lui naquit le second, ce beau petit Jean, elle étouffa de la même façon le senti¬ ment de préférence qui l'inclinait malgré elle vers lui. Il était fort et vif ; il s'annonçait intelligent et passionné, tout l'opposé de son frère Joseph qui était doux, lent et timide. Leur demi-frère, Antoine, leur aîné de dix ans, avait tendance à les brutaliser. Que de prudence et que de fermeté pour assurer la paix entre eux sans les indisposer et sans offenser la justice ! Mais le père était là et il savait se faire craindre. Par malheur, il mourut deux ans après la naissance de Jean. Un homme pareil, en pleine force ! Comme il travaillait à la grande ferme, pour rendre service au patron, il était descendu dans la cave ruisselant de sueur ; il était complaisant et il ne plaignait pas sa peine. Une pneumonie se déclara et l'emporta en 23 ' 'Vj»g. LES GRANDS CŒURS quatre jours. Le premier souvenir précis qu'ait gardé Don Bosco de sa petite enfance — c'est lui qui nous l'affirme — se rapporte à l'événement, « Muni de tous les réconforts de la religion, écrit-il, en recommandant à ma mère la confiance en Dieu, mon père cessa de vivre au bel âge de 34 ans, le 17 mai 1817. » L'enfant était présent et il ne voulait pas quitter la chambre. — Viens, Jean, viens avec moi, lui répétait sa mère, la mère endolorie : addolorata génitrice. — Si papa ne vient pas, je ne m'en irai pas d'ici. — Pauvre fillot, viens avec moi ! reprenait la maman ; tu n'as plus de père. Elle dut le prendre par la main et l'entraîner malgré lui au dehors. — Je pleurais, ajoute le saint, parce que je la voyais pleurer. Car je ne pouvais, à mon âge, mesurer l'étendue de la perte que je faisais. Le cerveau d'un enfant refuse de penser la mort ; il n'y saurait voir que néant, et le néant e£f impensable. L'enfant naît pour la vie, ses forces sont tendues vers l'être. C'eâl lui qui a raison : il n'y a pas de mort. Voici la jeune mère seule, devant un devoir acca¬ blant. Une aïeule presque impotente, un beau-fils de douze ans qui n'eât pas commode, deux tout- 11. » m.,,. ,ii I 24 SAINT JEAN BOSCO petits, des champs Stériles... car ce malheur l'atteint en un temps de calamité qui n'épargne personne dans la province. Un été précoce et brûlant a des¬ séché la moisson, tari la vendange ; ni argent, ni travail ; les vivres atteignent des prix fabuleux. « On trouvait dans les champs, nous dit Don Bosco, des hommes morts de faim, la bouche pleine d'herbe mâchée. » Pour une femme de tête, de cœur et de foi, c'eSi l'occasion de donner sa mesure. Par quelle écono¬ mie opiniâtre, par quelle application de tous les jours à tirer parti du moindre secours, du moindre effort, du moindre reSte, réussit-elle à en sortir ? Dieu seul le sait — qui lui prêta son aide. La crise passe ; la famille dure. En Marguerite Occhiena, la mère eSt désormais plus mère, la ménagère plus experte, la tâcheronne plus endurante et plus aétive, la chrétienne plus assurée. Elle a pris en main son deStin ; elle saura le conduire à sa fin suprême qui e£t d'élever ses enfants selon l'ordre surnaturel. Une mère de cette trempe, de cette qualité, e£l celle qu'il fallait à Jean Bosco et pas une autre. La vocation apparemment innée du petit saint ne peut pas s'ex¬ pliquer sans elle. Il apporte beaucoup ; Sa mère lui donne beaucoup plus. On a du mal à imaginer aujourd'hui la solide piété de ces familles paysannes qui préparent une 1 '' "t-.** - LES GRANDS CŒURS Bernadette, un curé d'Ars, un Jean Bosco. Elle e£t plus ferme encore chez les Piémontais. Rien ne la trouble, rien ne l'entame. Les idées que l'on dit nouvelles, les libérations, les divagations du siècle ne mordent pas sur elle. Elle prend l'enfant au berceau ; elle lui impose son automatisme avant de lui livrer ses raisons, ses joies, ses espoirs. Il serait fou d'attendre que le petit homme soit capable d'opter, en toute réflexion, en toute liberté, pour tels devoirs, telles croyances et telles pratiques. La famille a un droit imprescriptible sur l'enfant : celui de choisir à sa place ; elle doit lui éviter, dans la mesure du possible, de porter un jour son choix sur l'erreur. Et ici, l'erreur, c'e£t l'oubli de Dieu, de notre prédestination divine. Dans la pauvre masure des Becchi, Dieu eSt pre¬ mier servi. Dès le matin, toute la famille, à genoux, le prie de bénir la journée ; devant la table, de bénir le repas ; le soir, de bénir le sommeil. On apprend à prier longtemps avant d'apprendre à lire, dès qu'on peut remuer les lèvres, joindre les mains. La mère, elle, ne sait pas lire, mais sa mémoire eSt riche, sa parole savante ; elle s'eSt nourrie toute sa vie de vérité. Elle n'a pas une dévotion étroite et machinale, séparée de la vie ; elle aime à prendre à témoin devant ses enfants le jour, les fleurs, la nuit, 1er. a Ares. Si Dieu nous a donné pour rien un 1 i TA ■■ ■1 ' ' 20 «U.—U» SAINT JEAN BOSCO si charmant ou si magnifique speétacle, que sera donc le paradis ? Elle s'extasie sur une étoile, sur une rose : « Que de belles choses, mes enfants, le Seigneur a faites pour nous !» A la veillée, elle conte des histoires, avec cette liberté familière et savoureuse que Jean héritera. Ce sont les merveilles de l'HiStoire Sainte, la vie de l'Enfant Dieu, la vie des Saints. Elle passera, en se jouant, au rudi¬ ment du catéchisme ; elle imprimera dans ces petites têtes la notion du bien et du mal. Elle fera parler ses enfants et les écoutera sans rire ; à l'au¬ torité près, elle tient à traiter d'égal à égal avec eux. Quand ils font mal, elle leur en montre de la peine, elle les reprend avec une extrême douceur ; elle ne fera pas d'eux des timorés, des hypocrites ; il faut avant tout les épanouir. Son argument décisif, qui revient sans cesse, e£t celui-ci : « Mes enfants, Dieu vous voit. » Ne pouvant rien cacher à Dieu, ils ne cachent rien à leur mère. Ainsi, l'existence de Dieu, créateur admirable, père secourable, et de son fils Jésus, enfant docile, laborieux et pur, devient pour eux aussi réelle que celle du voisin qui raccommode sa herse dans la cour, la prière à Dieu aussi naturelle, aussi néces¬ saires la vie que le manger, le boire et le dormir. Lorsque leur mère prie, elle a l'air trop heureux pour qu'on ne l'envie pas, pour que l'on n'essaie pas de 1 1 1 Ifl 1 i . 2? LES GRANDS CŒURS prier comme elle. On s'y efforce et le reSte s'ensuit. Qu'eSt-ce qui plaît à Dieu ? Le travail et l'obéis¬ sance, le respeét de soi, et l'amour d'autrui, la joyeuse acceptation des bonnes choses et des moins bonnes, des devoirs d'état, des déceptions, des pri¬ vations, des contrariétés. Et le but unique de l'exis¬ tence (Dieu en a décidé ainsi et comment ne pas le vouloir ?) eSt de sauver son âme pour l'éternité. A ce foyer de pauvres gens, le souci du pain quoti¬ dien qui manque trop souvent n'eSt pourtant pas le principal. Le souci du salut-d'abord ; la réalité qui prime, c'eSt l'âme ; la perdre, c'eSt tout perdre. Qu'eSt-ce au juâte que l'âme ? Lorsque leur mère en parle, les deux aînés l'entendent plus ou moins ; ils y croient, cela doit suffire. Mais le petit Jean ouvre de grands yeux et il sent en lui quelque chose de mystérieux et d'ardent qui s'éveille et répond. A son insu, il a déjà centré sa vie ; il a reçu le germe de son apoStolat futur. Et à cinq ans, le germe éclate. III k Mais n'allons pas imaginer un petit monStre de perfection, sans vie personnelle, sans réactions, V\«" ** '*— 'rr" 38 SAINT JEAN BOSCO exsangue comme une image pieuse. L'effacé, le timide, le pacifique, le passif, ce n'eit pas lui, c'eét son frère Joseph, industrieux et ingénieux par ail¬ leurs, promis dès toujours à l'égalité d'une vie hon¬ nête et obscure. Jean, au contraire, eét un garçon carré, une forte tête bien faite, dure comme un caillou sous les cheveux drus et frisés, qui sait ce qu'elle veut et qui le veut autant qu'elle le sait. On y a mis la volonté du bien, c'eft une chance ; de quoi, sans cette chance, Don Bosco eût été capable, on frémit d'y songer. « Nature ardente, écrit son meilleur biographe, le P. Auffray (i), il nourrissait un amour-propre aussi fort que concentré. Il faut carrément prononcer le mot ; il était porté à l'or¬ gueil... l'obéissance lui coûtait extrêmement. « Si je ne m'étais pas fait prêtre et religieux, avouait-il un jour à des intimes, je serais le plus effronté des libéraux. » Aux ordres de cette volonté, la réglant, la servant, une intelligence va£te et précise, avide de savoir, de comprendre, d'assimiler, de mettre en ordre et de conclure, tout ce qu'il faut pour décider et pour agir ; des yeux à la fois clairs et sombres, vifs et profonds, qui regardent le monde en face et qui ne laissent rien passer, mais pourtant baignés de tendresse ; un corps râblé, mais souple ; (i) Saint Jean Bosco (Emm. Vitte, édit.). ■ > 1 ——~ *9 m fi M «« LES GRANDS CŒURS des mains puissantes, mais adroites ; un cœur sen¬ sible et généreux. Ces! l'héritage du Piémont, d'une vieille race de montagnards et de maçons, robuste, serviable, positive, toute accrochée au sol — et à « l'objet ». Mais il convient d'y ajouter des traits plus proprement italiens et ceux-ci, si l'on veut, ressortissent à la poésie : le goût du jeu et l'amour des beaux contes, une imagination fertile, jamais à court d'inventions et un don d'imitation plaisant et juSte, digne d'un virtuose de la Comme- dia dell'Arte. Quand ce petit garçon sérieux, réfléchi, peu bavard, qui en pense plus qu'il n'en dit, sort de son coin pour amuser ses frères, on ne le reconnaît plus : il déborde de pétulance, de gaîté et de fantaisie ; il lâche la bride au' poète, au comé¬ dien. Et l'on s'aperçoit alors qu'il e£t double, partagé entre la réalité et la chimère, aussi profondément enraciné dans le concret qu'aisément détaché de lui. Il pèse, mais il vole. Il résout sans effort le problème du plus lourd que l'air. Et si l'on connais¬ sait ses rêves ? Il va avoir cinq ans et il s'emploie, dans la maison, à toutes sortes de menus travaux pour tâcher de se rendre utile. Il dépiaute le chanvre, trie le maïs, casse le petit bois, balaie ou range la cuisine et, au besoin, garde les deux vaches au pré. De petits gars du voisinage l'invitent à leurs jeux ; ■■ 1 11 30 SAINT JEAN BOSCO avec la permission de sa mère, il y court. IS y court même plus vite et plus souvent qu'elle ne voudrait ; il a le diable au corps ; elle le voit revenir avec des bosses et des bleus, et il pleurniche. — C'eSt tous les jours la même chose, dit-elle Pourquoi aussi vas-tu avec ces garçons-là ? Et elle s'attire cette étrange réponse : — Parce que, quand je suis là, ils se conduisent bien. — Oui, et tu reviens la tête fendue. — Oh ! c'eft un accident, — Tu n'iras plus. — Maman ! — As-tu compris ? — Eh ! soit ! pour ne pas vous déplaire ; mais quand je suis au milieu d'eux, ils font ce que je veux et ils ne se querellent plus... Maman Marguerite se laisse fléchir ; perçoit-elle déjà le bien qui rayonne de ce petit être ? Où elle demeure intraitable c'eff: quand il s'agit de garçons notoirement mauvais ; non les grossiers, les bru¬ taux, mais les sournois et les pervers. « Celui-là, non, dit-elle ». Mais Jean a déjà fait son choix. Il flaire l'impureté sans soupçonner en quoi elle consiste. Il sait qu'une pomme pourrie gâte tout le panier ; il doit se garder sain et pur ; il eft trop faible encore pour affronter impunément le vice. Il conservera " 1 « \ » 11 = 3* 3 ,i |. ■ il ,n,i■■ .»■■■» S m., — LES GRANDS CŒURS jusqu'à son vieil âge une dévotion si étroite à la chafteté qu'il n'osera même pas en prononcer le nom de peur d'évoquer l'image contraire. Ses sens ne s'éveilleront pas, on pourrait presque l'affirmer ; du moins sera-t-il toujours trop requis par ses entre¬ prises pour les entendre : la Mère Immaculée le protège et l'inSlruit, de plus près encore que sa propre mère. Sait-on ce que Jean Bosco, à cinq ans, se met dans la tête, tandis qu'il court, lutte, plaisante avec les gamins des Becchi sur lesquels il semble avoir déjà pris un ascendant si mémorable ? De leur faire le catéchisme. Ils n'ont pas tous une mère comme lui ; l'église e£l loin ; et qu'adviendra-t-il d'eux s'ils continuent à ignorer les vérités élémentaires sur les¬ quelles repose leur salut éternel ? « Il me semblait, avouera-t-il plus tard, que c'était là la seule chose que j'eusse à faire sur la terre. » il avait pris conscience de sa vocation. A vrai dire, tant qu'il leur contait des histoires aussi séduisantes et passionnantes que celles de Joseph et ses frères, d'Eéther devant Assuérus et de Moïse sur le Nil, cela marchait tout seul ; ils étaient ravis de l'entendre, car il mimait les scènes, il incar¬ nait les personnages avec un naturel, une vivacité qui confondait ses jeunes auditeurs. Mais quand il abordait les Commandements de Dieu et de l'Église, ■ ...== P SAINT JEAN BOSCO on le trouvait moins drôle, on en avait bientôt assez. Comme il s'entêtait, on se rebiffait -, comme il s'imposait, on le balançait. On jouait aux billes et aux sous. On jurait exprès pour le mettre en rage. Les uns tenaient pour et les autres contre, d'où des disputes, des batailles, des coups. Il n'était pas le dernier à taper, bien sûr, car l'injustice l'indignait et son apoffolat précoce ignorait la manière douce. Conscient de sa force physique, au nom de la très sainte vérité, il s'en servait à tour de bras. Il était venu apporter la paix et cela tournait à la guerre. Quelle désillusion ! Lorsqu'il rentrait dans sa masure, il n'aurait pas pu dire sans mensonge : « Quand je suis là, ils ne se querellent pas. » Il per¬ sistait pourtant : un Jean Bosco, rien ne le décou¬ rage. Un jour viendrait peut-être où il serait mieux entendu. La paix, la trouvait-il toujours à la maison ? Antoine grandissait, devenait déjà presque un homme ; il travaillait dur : un vrai paysan. Il ne voyait pas plus loin que son champ ; son champ béni de Dieu, mais son champ tout de même ; et pour un paysan, bien labourer, bien semer, bien tailler la vigne, sous la garde de Dieu, suffit ample¬ ment au salut ; c'eSt même le seul moyen avouable de le faire. « Joseph aussi en serait un ; Jean aussi ; pourquoi donc pas Jean ? Parce qu'il se taisait ? - 1 » > i ■ 1 33 LES GRANDS CŒURS parce qu'il pérorait ? parce qu'il paraissait plus intelligent que les autres P parce qu'il avait du goût pour l'étude ? Oui, il voulait apprendre à lire ; un paysan ! A-t-on idée de ça ! » Quand la mère n'était pas là, Antoine ne se privait pas de commander ; il parlait en maître. On voulait bien obéir à la mère, mais pas à lui. Joseph finissait par céder ; mais tel que nous connaissons Jean, le moinfVc abus de pouvoir l'irritait; un reproche injuftc uu bru¬ tal l'atteignait dans son amour-propre. Il tenait tête ; Antoine alors levait la main ; mais le petit gars savait se défendre, des pieds, des poings, des dents... Et c'eft ainsi que maman Marguerite, en rentrant du marché sans doute où elle allait tous les jeudis pour vendre son beurre et ses œufs, trouva, un soir, ses trois garçons aux prises, le plus grand malmenant les deux plus petits. Elle lui fit honte d'abuser de son âge ; Antoine la défia : — Ah ! marâtre... marâtre... ! Maman Marguerite ne broncha pas : — Je t'ai toujours traité comme mon propre fils, dit-elle. Tu ne diras pas le contraire. J'aurais le droit et la force de te corriger. Je ne le ferai pas. Et maintenant, frappe ta mère. Antoine dut s'avouer vaincu. Ce calme et cette fermeté devant les puissances de la passion, voilà ce que le petit Jean apprit encore de sa mère. Cela i un 11 1 1 «1 11 r " 34 — SAINT JEAN BOSCO eût-il suffi pour le changer, lui qui charriait dans ses veines autant de violence que son frère aîné ? Non, puisque le ciel s'en mêla. Admirons cette collaboration incessante, cet appui mutuel que se prêtent pour le former, jusqu'à ce qu'il atteigne à l'âge adulte, sa mère de la terre et sa mère du ciel. Antoine s'opposait à ce qu'on le mît au collège ; on avait besoin de ses petits bras. L'école de Châ- teauneuf d'ASti se trouvait à cinq kilomètres ; c'était trop de chemin pour un enfant, même très vigoureux. Le village natal de maman Marguerite, Capriglio, était beaucoup plus proche. Jean Bosco, durant deux hivers, s'y rendit chaque jour à pied pour apprendre de Don Delacqua, un très saint prêtre, à lire et à écrire et, par surcroît, à mieux connaître Dieu. Entre temps, il gardait les vaches. Mi-paSteur, mi-écolier, il emportait son livre au pré ; il surveillait d'un œil, lisait de l'autre. Quand l'absorbait trop sa leéture, ses bêtes ne s'égaillaient pas. Des galopins venaient rôder autour de lui pour le tirer d'un silence incompréhensible. Le temps était si clair, si doux, il aurait fait si bon jouer. — Tu joues, Jean ? — Non, pas aujourd'hui. J'étudie. — Viens... Ça n'eSt pas pressé. Un jour qu'ils insistaient par trop, le tirant par 35 -u LES GRANDS CŒURS les pieds ou jetant de la terre sur son,livre, un mot lui échappa : — Laissez ! Je veux me faire prêtre ! Cet aveu si peu attendu fit une telle impression sur les gamins que, saisis de respeét, ils cessèrent de le harceler et se retirèrent sans bruit. C'e£t dans ce pré, voisin de la maison, que le petit Bosco, Jean Boschetto comme on disait, échan¬ geait chaque jour le pain blanc de sa collation contre le pain noir d'un autre berger, sous le prétexte que le pain noir lui plaisait encore davantage. Au fait, dans la pauvre demeure des Becchi, les mendiants, les errants du chemin étaient reçus, parfois logés, toujours nourris ; on prenait sur sa pauvre part pour les plus pauvres. Jean avait environ neuf ans. IV En ce temps-là, il eut son premier songe. Entendez le premier dont il nous ait fait confi¬ dence et qu'il ait pris au sérieux. Beaucoup d'autres déjà avaient dû occuper les nuits de sa cervelle inventive et bouillante. Il rêvera de plus en plus, dans la mesure même où la réalité accaparera 1 - "..1.1-1..! ' -| j6 1,1. SAINT JEAN BOSCO davantage ses veilles et confirmera plus précisément les visions de son sommeil. « Un songe ? me devrais-je inquiéter d'un songe ? » se demande Athalie. Ce serait quelque¬ fois prudent. On aurait tort de ne voir dans nos songes que les divagations de notre inconscient. Ils sont tissés des fils mêmes — disjoints et rejoints — qui composent l'étoffe de notre vie et de notre être. Nous y retrouvons emmêlés nos souvenirs les plus proches ou les plus lointains, les plus insigni¬ fiants ou les plus graves, nos regrets, nos espoirs, nos craintes, nos illusions, nos plus intimes impul¬ sions satisfaites ou refoulées. Ils comportent aussi une part de myftère, qui eSt en nous et peut-être n'eét pas de nous. Le réel y eél transposé dans un autre registre ou sur un autre mode, dans la logique ou dans l'incohérence — et rien n'eSt plus incohé¬ rent qu'une logique poussée à bout — dans le plausible ou dans l'invraisemblable. Parfois c'eSt une féerie, un gouffre, perdus dans la vapeur, où nous montons, où nous sombrons, sans que nos sens en soient émus, notre âme seule. Parfois une présence apparemment matérielle, plus solide et plus convaincante que l'objet même que nous tiendrions dans la main, et cette fois notre corps s'y plaît ou s'y blesse. Hasard peut-être ; plus souvent contre¬ coup, ébranlement secret par une impression qui a 37 —;——- LES GRANDS CŒURS été enregistrée avec trop de force. Mais ce hasard peut être aidé, cet ébranlement provoqué par un autre que nous, en nous. La théologie nous apprend que les Anges — — mauvais ou bons — ont plein pouvoir sur la matière, avec la permission de Dieu. Il leur eSt donc aisé d'exciter dans notre cerveau telle cellule dont l'exercice eSl lié à tel sentiment, à telle image ou à telle pensée et de nous en donner ainsi l'illu¬ sion, qu'il s'agisse de nous tenter ou de nous éclairer. Je ne dis pas que la chose e£t fréquente. Elle elt possible, elle e£t plausible. Et Dieu même peut, de toutes pièces, créer une réalité qui nous hante en sommeil sous la forme de songe aussi bien qu'à l'état de veille sous la forme de vision. C'e£t le mode qui semble avoir été choisi pour guider Don Bosco dans sa voie dès sa prime enfance, et, comme on le verra, jusqu'à sa mort. Les incrédules n'iront pas chercher si loin une explication qui leur semble toute naturelle : Jean Bosco, obsédé par la vocation sacerdotale, invente lui-même les images qui pourront la favoriser ; inconsciemment, mais sûrement. Voyons donc celles qu'il invente. Son premier songe part de la réalité. Il se trouve près de la maison dans une cour assez spacieuse où s'amuse une « multitude d'enfants », ce qu'il voit chaque jour, grossi ; les uns rient, les autres jouent, 1 1 ir"r"" ' * ■. i. n i ■ fini 38 -... .-in mm SAINT JEAN BOSCO un grand nombre d'entre eux blasphèment: il le sait trop, hélas ! Jean Bosco ne peut pas souffrir cette offense direéte, volontaire, publique à Dieu. Il s'élance pour les faire taire, criant, le poing levé. Ce n'eft pas la première fois ; il réagit toujours ainsi ; la vivacité de son sang l'emporte. Jusque-là rien que de banal : il revit fortement un épisode de son exiftence, trop fréquent à son gré avec ces incorrigibles gamins ; il eff, même en sommeil, le champion de la foi chrétienne. A ce moment, tan¬ dis qu'il tape dur, lui apparaît « un Homme véné¬ rable, dans la force de l'âge et noblement vêtu » ; un manteau blanc couvre toute sa personne et sa face eff: si lumineuse qu'il ne peut pas le regarder. Ce personnage l'appelle par son nom: il lui ordonne de se mettre à la tête de la troupe indocile et il ajoute ce conseil : — Ce n'eff: pas avec des coups, mais avec de la mansuétude et de la charité que tu feras d'eux tes amis. Commence dans l'inffant une inffruétion devant eux sur la laideur du péché et sur le prix de la vertu. Confus, épouvanté, Jean ne songe qu'à se récu¬ ser ; il n'eff: qu'un pauvre enfant bien ignorant, bien incapable de parler de la religion à ses pareils. Ceux-ci, cessant de rire, de tapager, de blasphémer, se sont groupés autour de l'Homme. 111 ' "■-g-rycfe^tL'iysi"" 11 1 111 1 1 39 LES GRANDS CŒURS — Ne voyez-vous pas, murmure l'enfant, que vous me commandez une chose impossible ? — Ce qui te paraît impossible, répond l'étrange visiteur, tu le rendras possible, si tu le veux, par l'obéissance et l'étude. — Où et comment acquérir la science ? — Je te donnerai une Maîtresse, la seule, sous la conduite de laquelle on puisse devenir savant et sans laquelle toute science devient sottise. — Mais qui êtes-vous donc pour parler de cette façon ? — Je suis le Fils de Celle que ta mère t'apprend à saluer trois fois le jour. — Ma mère me défend d'entrer en relations, sans sa permission, avec des gens que je ne connais pas. Dites-moi votre nom. — Demande mon nom à ma Mère. A ce mot, une Dame s'approche, d'une allure majestueuse, revêtue d'un manteau qui resplendit dans ses moindres détails, comme si chaque point était fait de l'étoile la plus brillante. De plus en plus confus, Jean, sur un signe, s'avance jusqu'à Elle et la Dame lui prend la main avec bonté. — Regarde ! lui dit-elle. Tous les gamins s'étaient enfuis : à leur place grouillait une multitude de bêtes sauvages, che- 11 "■ 4° SAINT JEAN BOSCO vreaux cornus, félins, chiens-loups, ours bruns et blancs... — Voici ton champ, c'eSt là que tu dois tra¬ vailler. Rends-toi humble, ferme, vigoureux et le miracle que je fais en transformant devant toi ces bêtes sauvages, tu le feras sur mes enfants. Jean regarde encore et il ne voit plus qu'un troupeau nombreux d'agneaux tendres, tous se pressant, tous bondissant autour de l'Homme et de la Dame, comme pour les fêter. A ce point de son rêve, Jean Bosco se mit à pleu¬ rer et il pria la Dame de se faire mieux comprendre, car il ne savait pas ce que la chose signifiait. Elle lui posa la main sur la tête en lui disant : — Tu comprendras tout en son temps. Aussitôt, une grande rumeur réveilla Jean Bosco : c'en était fini de son rêve. Il ne parvint pas à se rendormir ; ses poings et sa face lui faisaient mal ; il sentait encore les coups qu'il avait donnés et reçus dans l'imaginaire bataille. Les deux personnages mystérieux occu¬ paient toujours sa pensée. Il ne put donc se tenir, au matin, de raconter son rêve à ses frères d'abord, puis à sa mère et même à sa grand'mère, dans l'espoir d'obtenir un semblant d'explication. — Tu seras gardeur de troupeaux, dit Joseph. — Ou chef de brigands, dit Antoine. 4* .«Wli.eSy'ftjp.A.t.l... i. LES GRANDS CŒURS — Qui sait s'il ne sera pas prêtre ? dit maman Marguerite. — Il ne faut pas faire attention aux rêves, conclut l'aïeule, prudemment. Et on n'en parla plus. Mais l'enfant y pensait sans cesse, non comme à une fantaisie que son sommeil avait brodée sur une préoccupation de son esprit, mais comme à un appel ou comme à un message auquel il était étranger et dont il s'épui¬ sait à déchiffrer le sens. Ce rêve quasi prophétique devait se répéter un grand nombre de fois, accom¬ pagné et varié de quantité de scènes accessoires que la réalité ne démentit jamais. Ce fut une date dans son existence, la première intervention du merveilleux. — Je veux être prêtre, en effet, confia l'enfant à sa mère. J'en ai l'idée depuis longtemps. L'aveu lui coûtait moins depuis qu'elle y avait songé. — Ce n'eét pas si commode. Et pourquoi le veux-tu ? Le sais-tu seulement ? — Très bien. Je veux consacrer ma vie aux enfants. Je m'en ferai aimer. Je m'occuperai de leur âme. Il avait déjà commencé. Le but se dessinait plus clairement : il profiterait de ses dons, puisqu'il avait des dons, de sa science, puisque déjà il savait 42 SAINT JEAN BOSCO lire et qu'il avait la tête pleine de contes et même aussi de vérités. Il n'était pas jusqu'à son corps, assoupli et fortifié, qu'il n'eût l'intention de mettre au service des âmes. Tous les « talents », au double sens du mot, qu'il avait reçus de la Providence, il les ferait fructifier ; il n'en négligerait aucun. L'apoStolat total et par tous les moyens permis, eft l'obsession de ce gamin, dès avant sa dixième année. Quand c'eét la fête aux villages voisins, maman Marguerite qui e£i une sainte, mais qui admet qu'on se détende, emmène ses enfants pour les récompenser. Sur la place basse de Cbâteauneuf, au débouché des rues marchandes pavqisées d'étoffes multicolores qu'exposent sur leurs portes les dra¬ piers et les revendeurs, on s'arrête, au retour des vêpres que l'on a entendues dans l'église de la ville haute, devant les éventaires, les étalages, les ba¬ raques, et la mère ne voit pas malice à se divertir elle-même des boniments, des tours d'adresse et des acrobaties des baladins. Le petit Jean eft heu¬ reux comme un roi, mais en même temps il observe. On ne l'empêchera jamais d'observer, ni de se demander le comment, le pourquoi. Il doit tout savoir, car tout peut servir, spécialement peut-être les choses inutiles. J'ai dit qu'il lit comme personne ; c'eét un plaisir 1 1 1 " 43 r. , i — LES GRANDS CŒURS de l'entendre conter. A la course et au saut il e£t toujours le plus agile ; il fait volontiers des culbutes: cela amuse les gamins. Et puis son corps a besoin de dépense ; il tient à éprouver les pouvoirs de son corps. Voilà l'occasion de se perfectionner dans tous les jeux dont il peut tirer avantage. Drôle d'école pour un futur curé ! Riez toujours. Un pitre, à la parade, imite la vache et le veau ; il parle sans ouvrir la bouche, comme avec son ventre : Jean a surpris le truc ; il essaiera. — Un bateleur improvise sur son tréteau toute une comé¬ die à plusieurs personnages : Arlequin, Pulcinella, le Doéleur et le Fanfaron ; Jean a déjà « cliché » leurs singeries. — Voici l'escamoteur qui confond les badauds en tirant de leur nez des pièces de monnaie, en changeant l'eau en vin, le trèfle en cœur, en faisant surgir une poule vivante d'une omelette ou d'un chapeau. Comment diable peut-il s'y prendre ? Non, le diable n'y e£t pour rien. Jean n'a pas tout saisi, mais il reviendra ; vrai ! il n'e£t pas plus bête que cet homme. — Quant à ce sal¬ timbanque qui se balance sur sa corde et qui tourne trois fois en l'air avant de retomber sur son tapis, on ne l'a pas taillé dans une autre étoffe que Jean ; ce qu'il fait, Jean peut bien le faire. — Viens, mon petit. — Un moment encore, ma mère. 44 ■ i rtw» if n i SAINT JEAN BOSCO — Soit, un moment. Cela t'intéresse donc tant ? Or, aussitôt rentré, dès qu'il se trouve seul, ses leçons apprises, ses prières dites, Jean s'ingénie à reproduire tout ce qu'il a vu faire au bateleur, au pitre, à l'acrobate, à l'illusionni'fte. Il passe des heures dans son pré, au risque de se rompre le cou, à faire la roue, le poirier, à marcher sur les mains, à tenter le saut périlleux et à chercher son équi¬ libre sur une longe à beStiaux qu'il a tendue entre deux arbres. Ratages, déboires, accidents. Sa volonté e£t la plus forte. Il e£t entraîné à dompter son âme et son corps lui résilierait ? Il s'obétine si bien que d'ici peu de temps, il pourra donner un speélacle : aéteur, jongleur, prestidigitateur, danseur de corde, tous les amusements honnêtes de la foire de Châ- teauneuf, il les dispensera à son village, lui tout seul. J'imagine, sur l'herbe verte, son Ange gardien près de lui, amortissant les chocs, prévenant les chutes, accélérant son élan dans le vide et remettant le gamin sur ses pieds. Ce n'eSl qu'une supposition, mais notre Ange gardien n'eSt pas un mythe et l'on peut évoquer ici sa collaboration mystérieuse sans diminuer pour autant les mérites de Jean Bosco. Pourquoi tant d'efforts ? dira-t-on. Prier un peu plus vaudrait mieux peut-être. — Jean Bosco ne sépare pas, il ne séparera jamais la prière de l'aélion. Il prie avec ses cabrioles, comme il priera plus tard l'i'r > \ » ' 11 i=as 45 LES GRANDS CŒURS avec ses œuvres. Il tient à rendre à Dieu, je le répète, tout ce qu'il en reçut, sa vigueur, son agilité, son « humour » et sa gentillesse, comme son esprit et son cœur. L'apoétolat auprès des enfants de son âge, qu'il a décidé d'entreprendre sous l'inspira¬ tion de Dieu, l'incite à cultiver les moyens les plus propres à les atteindre,- les plus frivoles et les plus puérils. On ne prend pas les mouches avec du vinaigre ; saint François de Sales en était d'avis, qui sera bientôt son patron. C'eét un peu pour lui- même aussi — l'amour de la difficulté vaincue — mais c'eét surtout pour eux qu'il s'improvise baladin. « Jean Bosco eét un as », dirait-on aujourd'hui ; en bon français, un phénomène ; et le bruit s'en répand. On l'invite déjà, l'hiver, à faire la leélure chez les paysans ses voisins, devant le feu de ceps, à la chandelle. Il leur lit avec force geéte les Reali di Francia. Mais il ne manque pas, avant de com¬ mencer, de dire tout haut un Ave, et encore un Ave après, que tout le monde, jeunes et vieux, de plus ou moins bon cœur, répète : il faut bien lui faire plaisir à ce gamin. Il les tient, il les « a » ; et ce sera autre chose l'été ! Dans la prairie qui touche à sa maison, il va fonder sa première « œuvre du dimanche », son premier « Oratoire ». Il s'inétalle sous le grand poirier, tend une corde entre deux ^ ■ 46 - pxr,<,< — SAINT JEAN BOSCO arbres, étale sur l'herbe un bout de tapis, dresse une petite table, prépare dans un sac ses accessoires de jongleur. Il crie et frappe dans ses mains, le public, alerté, accourt et se rassemble ; les spedacles sont rares au hameau des Becchi. Alors, très sérieux, le petit Jean Bosco tire son chapelet de sa poche. — Nous dirons ensemble d'abord la tierce partie du Rosaire, celle qui a rapport aux mystères glo¬ rieux, en l'honneur du dimanche. On grommelle un peu, mais on obéit. — Et maintenant, s'il vous plaît, un cantique à la Sainte Vierge. On s'exécute encore. Alors, il monte sur une chaise et il commente l'Évangile du jour, ainsi qu'il l'a entendu faire à la grand'messe le matin ; et l'on croirait vraiment entendre le desservant de Buttigliera ou le curé de Châteauneuf d'Afti. Si quelqu'un, par malheur, proteste : — Je ne ferai pas mes tours alors. Oui, c'eft à prendre ou à laisser. D'ailleurs, si vous ne priez pas, je me casserai la figure. Toujours le mot pour rire ! Là, le speétacle commençait. L'orateur sacré, dans l'inftant, se trans¬ formait en saltimbanque. Tous ses tours y pas¬ saient, de la farce à l'escamotage, du « saut mortel » à l'équilibre sur la corde. Il terminait par la prière et par un petit discours bien senti sur l'indignité —— 1 1 • 1 J 47 LES GRANDS CŒURS du blasphème ou sur l'obéissance à Dieu et à l'Église. On venait de très loin pour assister à ces mer¬ veilles. Il y avait parfois plus de cent personnes dans le petit pré et tous les enfants du pays au premier rang, sidérés et conquis. Or, profitant de son preStige, Jean Bosco les prenait à part, les conseillait, tranchait leurs différends. L'œuvre de l'Oratoire n'était plus seulement en germe ; elle avait poussé sa première fleur. V C'eft ainsi que, grâce à ses tours, les paysans des Becchi et des environs, trop paresseux pour aller chercher une messe à Châteauneuf ou à Buttigliera — ici, de trop mauvais chemins, là dix kilomètres aller et retour — pouvaient un peu sanélifier le dimanche et que leurs enfants, livrés à eux-mêmes, entendaient parler quelquefois de Dieu. Ce garçon de dix ans parut si avancé au bon curé de Châteauneuf que celui-ci l'autorisa à devan¬ cer le temps normal de la communion fixée à la douzième année. Depuis longtemps, sa mère l'y 1 i \ » ' — 48 SAINT JEAN BOSCO avait préparé, lui expliquant les points obscurs du catéchisme, l'appliquant à y conformer sa conduite, l'accompagnant souvent à la confession et l'éclai¬ rant sur les faiblesses dont il devait faire l'aveu. Il y fut trois fois durant le carême. Le matin du grand jour, elle lui recommanda de n'adresser la parole à personne, afin de demeurer seul en lui-même dans l'attente du Visiteur. Ce que fut la visite, Don Bosco ne nous le dit pas ; il elt toujours reSté secret sur les grandes joies de son âme. La famille revint par la campagne défeuillée et, jusqu'au soir, dis¬ pensé de toute besogne, Jean occupa son temps à lire et à prier. — Tu commences une nouvelle vie, lui disait maman Marguerite. Garde-toi et deviens meilleur. L'aéfe solennel eut lieu à la fin de mars 1826, immédiatement avant Pâques. Or, dans le même temps, dès le début d'avril, une retraite fut prêchée dans le village de Buttigliera et Jean Bosco décida de la suivre. Une retraite eft un événement, dans un hameau perdu. C'était l'année du Jubilé et les faveurs qui y sont attachées pouvaient être gagnées sans faire le voyage de Rome. D'où une affluence considérable aux sermons que donnait le matin et le soir un prédicateur renommé. Si l'on tenait à assister aux deux, il fallait faire double trajet, soit seize kilomètres par jour. Ce n'était pas pour 1 ITF-gJffife» I V» 1 = 49 -i' i-i i' ■■■ LES GRANDS CŒURS effrayer le jeune apôtre. En revenant, parmi les groupes de bavards, il songeait à son avenir et demandait tout bas à Dieu de fléchir Antoine, son méchant frère. Plus inintelligent que méchant, à la vérité, celui-ci s'opposait toujours à ce que Jean complétât ses études. D'abord ça coûte cher et Jean était en âge de gagner. Bâti comme il l'était, dur au travail, paysan de naissance, en faire un savant, un « monsieur » ? (Pour Antoine et pour beau¬ coup d'autres, les prêtres étaient des « messieurs »). Chacun à sa place, n'eél-ce pas ? Donc, par un soir d'avril où les bourgeons poin¬ taient aux branches, Jean Bosco descendait de Butti- gliera. Un prêtre de soixante-dix ans avait remarqué son silence qui contrariait avec la vivacité de son pas. — D'où es-tu, mon garçon ? — Des Becchi. — Tu suis la retraite ? Les sermons de ta mère ne te suffisent pas. — Ses sermons sont très bons, mais j'aime d'en¬ tendre le père missionnaire. — Et tu y comprends quelque chose ? — Tout, monsieur l'abbé. — Tu ne doutes de rien. Je te donne quatre sous si tu me répètes seulement quatre de ses paroles. — Du premier ou du second prêche ? 1 1 1 1111 ' ~ —— 50 SAINT JEAN BOSCO — Comme il te plaira, mon garçon. De quoi traitait le premier ? — De la nécessité de se donner à Dieu à temps pour ne pas manquer son salut à la dernière heure. — Parfait, parfait. — Si vous voulez que je vous le récite en entier. Devant le prêtre Stupéfait, Jean Bosco récita le sermon du matin, puis le sermon du soir, non comme un petit perroquet, mais comme un garçon réfléchi qui retrouve les mots en repensant d'abord les choses. Il n'avait pas seulement retenu, il avait compris. Alors, le prêtre interrogea l'enfant sur sa famille, sur ses goûts et sur l'inStruétion qu'il avait reçue. Il savait lire et écrire, c'eSt tout ; mais il n'avait pas même idée de ce que pouvait être la grammaire... Il aurait bien voulu étudier pourtant. Il fit l'aveu de son ambition : devenir prêtre ; de son secret dessein : évangéliser les enfants. Hélas ! il se heurtait au « veto » de son frère Antoine ; mais sa mère, elle, ne demandait pas mieux. Le vieux prêtre le regarda au fond des yeux, lut dans son âme. Avant de le quitter, il lui prit la main et lui dit : — Je suis don Calosso, le chapelain de Murialdo. Viens donc me voir dimanche avec ta mère. Aie confiance, mon garçon. Nous essaierons d'ar¬ ranger ça. ..TSM 5l LES GRANDS CŒURS Il poursuivit sa route vers Murialdo et Jean vers les Becchi, tous deux comblés, aucun pourtant ne soupçonnant le prodigieux horizon que venait d'ouvrir leur rencontre. On prit un moyen terme. L'enfant irait chaque matin recevoir la leçon de Don Calosso à son presbytère et, le refte de la journée, il travaillerait la terre comme devant. Antoine maugréa ; maman Marguerite tint bon. Pour la première fois, Jean connut l'amitié d'un prêtre. Presque tous ceux qu'il avait voulu aborder traitaient de haut les paysans. Celui-ci était simple et doux ; il s'attacha à son élève, lui apprit la grammaire, puis les premiers éléments du latin. Pour le latin, l'enfant avait la tête dure ; mais ce qui y entrait n'en sortait plus. Sa ténacité aidant sa mémoire, il devait réussir. Il emportait toujours un livre aux champs, se replon¬ geait dedans à la veillée, ce qui avait le don d'exas¬ pérer son frère aîné. — Où cela te mènera-t-il ? Tu ne seras jamais qu'un paysan comme nous autres, que tu le veuilles ou non. — Je serai ce que Dieu voudra. Jean devait fuir pour éviter une raclée ; mais rien ne le décourageait. Tous ses dimanches, il les passait à Murialdo ; il servait la messe, chantait, s'initiait à la méditation des choses saintes et, se 11 >rr 1 52 SAINT JEAN BOSCO mêlant aux jeux, se faisait de nouveaux amis. Citons encore cette anecdote. Un jour de fête, un bal public s'était établi auprès de l'église ; tout le monde s'y ruait, bien que les vêpres eussent sonné. Jean ne parvenait pas à en détourner les garçons ; ses protestations, ses adjurations, ses arguments pieux les faisaient rire. Alors il se prit à chanter un beau cantique populaire, d'une voix si harmonieuse — encore un don et un talent dont nous n'avons pas eu l'occasion de parler — que l'on s'amassa pour l'entendre. Doucement, il se mit en marche ; la foule suivit le chanteur ; sans cesser de chanter il se dirigea vers l'église ; il y entra et la foule avec lui. Quand la belle saison revint, que l'ouvrage pressa à la ferme, l'hostilité d'Antoine ne connut plus de bornes. Il ne voulait plus voir un livre aux mains de Jean. Ce fut un été orageux : reproches, dis¬ putes, violences. La jalousie de l'aîné tournait à la haine. En vain s'interposait la pauvre mère ; mais elle avait affaire à un homme maintenant. — Eh bien ! Jean n'étudiera plus. Les chères leçons de Don Calosso durent être interrompues dès l'automne. Jean se soumit, bien inutilement. On eût dit que son frère aîné lût sa vocation en lui toujours présente, toujours fervente et s'acharnât à l'étouffer ; il n'était pas d'humi- 1 " ——n——rrr*s!))l!j&j> <"i * 1 53 LES GRANDS CŒURS liation, de persécution injuste qu'il ne fît subir à l'enfant. Chef de famille et maître de l'ouvrage, le sort du petit bien des Bosco reposait sur lui. La mère, pour avoir la paix, proposa une solution qui déchirait son cœur ; mais on sait qu'elle ne boudait pas le sacrifice. — Mon petit Jean, la vie n'eSt plus possible ici. Une famille divisée, Dieu ne la bénit pas. Ton frère Antoine risque de se damner. Va chercher du travail autre part, dans une autre ferme. Je sais que Dieu te gardera. Et Jean partit. C'était en février 1829, par un dur hiver, dans sa quatorzième année. Il emportait ses livres et un peu de linge dans son bissac. Il prit la route, comme un trimardeur, dans la direction de Châteauneuf, par la vallée. Partout où il entra on refusa de l'em¬ baucher. L'hiver ralentit les travaux ; ce n'eSl qu'au printemps qu'a lieu la « louée ». On lui donnait à manger, à coucher ; on le renvoyait au matin. Il pensait être mieux reçu à la ferme des Moglia que lui avait indiquée maman Marguerite. Elle se trouvait, elle se trouve encore, sur le chemin de terre un peu abrupt qui se détache, à gauche, de la route de Moncucco, un kilomètre environ avant le village. Les Moglia étaient des fermiers à l'aise, honnêtes et charitables, disait-on ; mais ils n'avaient " ' ' ' 1 ~ =s 54 SAINT JEAN BOSCO pas de raison de s'embarrasser d'un valet, proba¬ blement assez novice, qui leur coûterait plus qu'il ne pourrait leur rapporter ; à la morte-saison, c'eût été une vraie folie. Quand il se présenta, la famille était occupée à mettre de l'osier en bottes, ce qui donne la mesure de son désœuvrement. — Retourne vite chez toi, mon garçon, dit le père. Il faut patienter jusqu'à la fête de l'Annon¬ ciation. Alors, tu pourras revenir. — Par charité ! clama le pauvre gosse. Vous ne me donnerez pas un sou, je ne demande rien... mais gardez-moi ! — Impossible. Va-t'en. — Tenez ! je m'assieds là par terre et je ne bouge plus ; il faudra me jeter dehors. Ce disant, ce faisant, il se mit aussitôt à ramasser, comme les autres, les brins d'osier épars et il pleura. La femme de Louis Moglia, Dorothée, tâcha de fléchir son mari. — Tu peux bien le prendre à l'essai, pour deux ou trois jours. — Donnez-lui mes vaches à soigner, ajouta Thé¬ rèse, la jeune sœur du patron, qui avait quinze ans. J'irai travailler aux champs avec vous. Il en fut ainsi décidé. Or, Jean Bosco rendit tant de services qu'il reçut bientôt un salaire de quinze 55 LES GRANDS CŒURS francs par an, puis de vingt, puis de trente. Il demeura à la ferme deux ans. Temps de vie cachée, temps d'obscurité qu'il faut que tous les saints traversent. Ses Mémoires en parlent peu, sinon pour dire qu'il ne chômait pas. « Mes yeux à peine ouverts, je me mettais à la besogne et je ne la quittais qu'à l'heure de dormir. » Ce fut pourtant, il l'avoua un jour, « l'époque la plus belle et la plus romanesque » de sa vie. Pour la première fois il quittait son foyer, son point d'appui, la pierre d'angle de ses pensées, et il par¬ tait seul, à travers le monde, pour y chercher for¬ tune : un garçon de sa trempe doit apprendre à se débrouiller. Un Jean Bosco ne se connaît, ne s'éprouve que dans le risque, quand il peut tout placer sur Dieu. Arrêtons-nous à la ferme des Moglia ; elle eft reStée telle qu'il l'a trouvée, voici bientôt cent ans : à peine visible de la route, posée à mi-coteau, entre des labours et des vignes, le long des ornières pro¬ fondes d'un chemin qui dessert quelques pauvres maisons. Elle règne sans vanité, de plain-pied avec lui, sur le hameau qui a pris le nom de ses maîtres. Usée, ridée, voûtée, vigoureuse encore, un badigeon de chaux renouvelé de temps en temps eft sa seule coquetterie. Des tuiles rondes et rousses ; un balcon de bois qui court près du toit ; l'étable, la grange, " ' ""ne—jMifii.i. ■ ■■■ - """■ " - —«BM—i 56 SAINT JEAN BOSCO la maison, d'un seul tenant et sur une seule ligne ; la cour encombrée de fumier et vernie de purin — il n'y a pas plus sain, dit-on —, des hangars, un mûriei antique, le foin débordant, le linge étendu ; rien en somme qui la distingue des autres fermes du pays, toutes fidèles à la tradition et réfraétaires à ce qu'on appelle l'hygiène ; ça, c'eft l'affaire du soleil, de l'air, de la pluie et du froid. Un perron massif, dominant la cour, conduit à la salle com¬ mune ; celle-ci e£t beaucoup plus vaSte que la cui¬ sine des Becchi ; une longue table l'occupe et l'on montre encore, au bas bout, l'endroit exaét où Jean Bosco posait devant lui son écuelle. Une vieille, très vieille Moglia — elle n'a pçis loin de 90 ans — nous parle avec émotion des amicales visites du saint homme, longtemps après, dans la famille où il avait servi. — C'eft une justice à lui rendre... il n'a jamais oublié un bienfait. Et voici, sous le toit, la mansarde, ou mieux le réduit, où couchait le petit valet ; jufte de quoi se tenir debout et s'étendre — et nous savons qu'il n'était pas très grand. C'eft dans ce coin obscur, glacé l'hiver, brûlant l'été, que dans le silence des nuits il se ramassait sur son espérance. Car il n'avait point renoncé et il devait rêver encore... A l'ombre du mûrier, dernier témoin vivant de 1 111 ' 57 i ! i LES GRANDS CŒURS cette épreuve, un chariot attend, attelé de deux bœufs, avec son curieux timon relevé en avant comme une corne. Qui attend-il ?... Un petit paysan râblé, chargé de feuilles de maïs, grimpe à l'échelle. N'eSt-ce pas Jean Bosco ?... Ici le temps s'eft; arrêté. Qui veut revivre un moment l'enfance héroïque du père des Salésiens, c'e£t chez les Moglia qu'il doit aller. Le valet peine et l'apôtre s'obStine. Dès qu'il a un moment de libre, il se rafraîchit la mémoire, il repasse les leçons de Don Calosso ; il prie et il médite ; il amuse et enseigne les galopins. Lorsque la patronne s'absente, elle lui confie son petit gar¬ çon de trois ans ; il s'eft pris d'amitié pour Jean et il le suit partout. Louis Moglia, le père, e£f plus étonné que conquis par les multiples dons de son garçon de ferme. Un jour qu'ils sont tous les deux à semer, l'Angelus de midi sonne à Mon- cucco ; Jean s'interrompt et s'agenouille dans le sillon. Le brave homme pousse les hauts cris : — Qu'eft-ce que c'eft que ça, mon garçon ? Allons, debout ! à la besogne ! — Je gagne plus à prier, répond Jean, que vous à travailler. Quand on prie en semant deux grains, il pousse quatre épis. Quand on ne prie pas en en iemant quatre, il n'en pousse que deux. C'efl un conseil que je vous donne. " 1 ' 11 111 '■ 58 SAINT JEAN BOSCO — Je n'ai pas de conseil à prendre d'un gamin. Drôle de gamin, en effet. Il a déjà fait la conquête du desservant de la paroisse, Don Cottino. Le dimanche, il part pour la messe ; il escalade les jardins du charmant village de Moncucco ; il va retrouver les enfants qu'il a déjà groupés par ses jeux et par ses prières à l'ombre de la tour de briques et du péristyle aux fûts blancs. Don Cottino lui a permis de réunir son petit monde dans une salle de l'école et de professer à sa place. Puisse-t-il réussir mieux que lui ! Et les mois s'ajoutent aux mois. VI Les Moglia n'ont plus aucune envie de se sé¬ parer du garçon. Son frère Antoine ne le réclame point. Maman Marguerite patiente ; elle se per¬ fectionne dans la science de l'abandon total à Dieu. Jean aura quinze ans cet été. Pourrait-il jamais rattraper les autres, s'il arrivait qu'il reprît ses études ? Mais il n'en eSt pas question. ■■ 1 » 1 i "■ *— 59 LES GRANDS CŒURS A ce moment, le ciel suscite un oncle ; un de ces oncles qui ne viennent pas d'Amérique, mais qui mériteraient au moins d'y être allés ; un de ces oncles-anges apparaissant à point nommé pour tirer les gens d'embarras et retourner le cours des choses. Maman Marguerite a un frère, Michel Occhiena, qui a bien réussi dans l'élevage du bétail. Il aide certainement sa sœur ; mais elle n'eét pas quéman¬ deuse. Il suit de loin les progrès de ses neveux, Joseph et Jean ; mais il ignore leurs ennuis. Sans doute a-t-il entendu dire que Jean était un garçon singulier, un garçon d'avenir peut-être. Autant en emporte le vent ! Il eét placé chez les Moglia, paraît- il... Et voici qu'un matin d'hiver, en traversant un pâturage, il le trouve sur son chemin. — Comment va, mon petit ? Tu es content de ta place ? — Oui et non. Jean a saisi la balle au bond. Il expose à son oncle la situation, lui confie ses espoirs, vide son cœur et se lamente. L'oncle Michel surpris, ému, décide dans l'inélant de mettre fin à cet état de choses. Il n'y va pas par quatre chemins l'oncle Michel ; il e£t de caraétère entier ; il n'attend pas qu'une vache soit maigre pour la vendre. — Ramène ton troupeau, prends congé de tes 60 SAINT JEAN BOSCO maîtres et fais ton sac. Je vais au marché de Chieri. Je te rejoindrai aux Becchi ce soir et je parlerai à ta mère. Si on te fait une observation, tu diras que c'eSt moi qui le veux. Tu m'as bien compris ? Le soir, poussant devant lui le garçon qui n'osait pas rentrer tout seul et qui l'a attendu, caché dans un fossé, une bonne partie de la journée, l'oncle Michel débarque dans la salle basse, tient tête au furieux Antoine, fait son coup d'état rondement. Jean, rétabli dans sa maison, irait chaque jour à Buttigliera ou bien à Châteauneuf prendre des leçons à la cure. Les deux curés refusant cette charge, on se rabattit sur Don Calosso, de plus en plus infirme hélas! mais enchanté de retrouver son jeune élève. Patatras ! au dernier moment, Antoine, qui rongeait son frein, opposa son « veto ». Alors, on vit la douce maman Marguerite se lever à son tour, revendiquer ses droits avec une mâle énergie. Puisqu'on ne pouvait pas s'entendre, il valait mieux se séparer. Le tribunal prononcerait le partage du petit bien hérité de François Bosco entre Antoine et ses jeunes frères. Antoine cultiverait sa part, maman Marguerite celle de ses fils. Et il en fut ainsi après les formalités toujours longues. Antoine s'établit dans le hameau, non loin de là ; maman Marguerite et Joseph gardèrent la maison de famille ; et, libre enfin de ses démarches, Jean s'installa à demeure ' " 1 11 ' ty » iriiipro- 6t un. LES GRANDS CŒURS chez son vieux maître, dans le presbytère de Mu- rialdo. Quel admirable accord, dans la petite chambre bourrée de livres, entre ce garçon de quinze ans promis de tout son cœur à Dieu et ce vieillard tendre et débile, s'acharnant à le lui donner ! Quel entrain au labeur! quel échange d'amour! quel concours ininterrompu de prières ! — Tu seras le fils de mon âme, mon petit Jean, le dernier, le plus cher, sans doute le meilleur. Tout ce qui me re£te en ce monde, je le place sur ton avenir. Tu as fait le pas décisif : la route e£t libre. Vivant ou mort, je t'assurerai le moyen d'aller jusqu'au bout sans encombre. Que voulait-il dire par là ? Jean Bosco croyait vivre un rêve. Après tant d'obftacles, tant de traverses, n'avait-il plus qu'à se laisser porter au but ? « Don Calosso, écrira-t-il plus tard, était pour moi comme l'Ange du Seigneur. » Jean l'aimait plus qu'un père ; il ne faisait rien que pour lui ; sa joie était de le servir, oui, « de se fatiguer à son service ». Avec lui tout semblait facile... Subitement Don Calosso lui fut repris. ïl l'avait envoyé faire une commission auprès de ses parents. A peine Jean fut-il arrivé aux Becchi qu'une personne de Murialdo le rattrapa pour lui 1 l! 62 — .. i *l SAINT JEAN BOSCO annoncer la nouvelle. Son maître avait eu une attaque et le pressait de revenir. Jean le trouva au lit ; Don Calosso le reconnut, le regarda, fit un effort pour lui parler, mais ne put pas articuler une parole. Il fouilla sous son oreiller et réussit à en tirer la clef du secrétaire ; il la lui plaça dans la main et son geéte disait : — Elle eft à toi. Ne la donne à personne. Ce que tu trouveras dans le secrétaire e£t pour toi. Pour toi seul... Don Calosso eut deux jours d'agonie. Quand ses héritiers, des parents éloignés, se présentèrent, Jean leur remit la clef. Il savait que le secrétaire contenait 6.000 francs et que Don Calosso les lui déclinait : de quoi mener loin ses études, sans soucis, sans à-coups... Mais il craignit de léser son prochain. Il ne songeait qu'à sa douleur, qu'à sa solitude spirituelle, qu'à la disparition de son maître et de son ami. Il éprouva un tel bouleversement que maman Marguerite, craignant pour sa santé, l'en¬ voya à Capriglio se reposer chez son grand-père. C'eft là qu'en rêve, il se vit durement blâmé pour avoir mis son espérance sur des hommes mortels et non sur la bonté de Dieu. La bonté de Dieu ne se lasse pas ; mais Dieu ne craint pas de lasser les hommes. Don Calosso eft mort ; que Jean ne désespère pas ! depuis un mois I 1 II 1 — 63 5 —- LES GRANDS CŒURS déjà, son successeur eét désigné. Se souvient-il qu'il a fait la rencontre, précisément le mois dernier, d'un jeune étudiant en théologie, Don Joseph Cafasso, de Châteauneuf d'Aéti ? Il le retrouvera plus tard. Mais rappelons cette rencontre. Un dimanche d'oétobre, sur la place rustique de Murialdo, une fête de la Sainte Vierge rassemblait tous les habitants. Avant la cérémonie religieuse, la foule des grands et des petits assistait aux jeux ou y prenait part ; il y avait des drs, des boutiques et des baraques. Jean remarqua un jeune clerc qui seul se tenait à l'écart ; petit, l'œil brillant, l'air affable, le visage d'un ange, il s'appuyait contre la porte de l'église. Séduit par son aspeél, Jean ne résiSta pas au désir de l'interroger. — Seigneur abbé, s'il vous plaisait de visiter la fête, je vous conduirais volontiers. Le jeune clerc le remercia, lui posa quelques questions sur son état, sur ses études, auxquelles Jean répondit sans se faire prier. Puis, Jean renou¬ vela son invitation. — Mon cher ami, les seuls speétacles qui conviennent aux prêtres sont ceux qu'on donne dans l'église. Les seules nouveautés qui doivent les inté¬ resser sont les pratiques de la religion ; elles sont pour eux toujours neuves, toujours plus neuves. J'attends que l'on ouvre l'église pour y entrer. "• trt UiiffSfc" » 1 iii' = 64 SAINT JEAN BOSCO — Seigneur abbé, il y a temps pour tout, le temps des jeux et le temps des prières. Le jeune clerc se mit à rire et ajouta d'un ton grave et posé : — En embrassant l'état ecclésiastique, on se vend au Seigneur ; rien de ce qu'on voit dans le monde ne doit plus vous atteindre qui ne puisse tourner à l'avantage de votre âme et à la plus grande gloire de Dieu. Jean Bosco aurait pu répondre qu'il avait déjà réussi à servir Dieu avec des « tours » ; mais l'accent de Don Cafasso, si pur et si profond, le toucha jusqu'au vif de l'âme et il garda le souvenir d'avoir rencontré sur sa route un ange de vertu qu'il aurait eu profit à fréquenter. Le temps de Don Joseph Cafasso n'eSt pas venu. Les nouveaux maîtres que Jean doit subir, après la perte de son vieil ami, seront insuffisants, dédai¬ gneux, parfois même hoStiles. Il fut d'abord à Châteauneuf suivre le cours élé¬ mentaire de latin que donnait un ecclésiastique nommé Don Moglia, le matin et le soir : soit vingt kilomètres à pied. S'il ne craignait pas de lasser ses jambes, il craignait d'user ses souliers et il les portait sur le dos. Pour lui épargner un des deux voyages, sa mère lui donna bientôt de quoi manger dans son bissac. Puis elle décida de l'inStaller à Châteauneuf ■■ 1 1 111 " i i — i i '~i~* LES GRANDS CŒURS chez le tailleur Roberto Gioanni : elle paierait sa pension en nature. Il n'y fut pas heureux. Ses camarades se mo¬ quaient de lui ; car il était leur aîné de plusieurs années et en retard sur tout ; avec cela habillé comme l'as de pique. Quant à son professeur, il s'était mis dans la tête une fois pour toutes qu'il avait affaire à un ruStre et à un incapable. Quand Jean lui donnait un devoir médiocre, il triomphait bruyamment dans sa chaire. Quand Jean, à force de travail, réussissait sa composition, c'eSt qu'il avait copié sur un voisin. En vain le voisin protestait, et toute la classe, comme il advint un jour à propos d'une version de Jean. — Je sais ce que je dis, taisez-vous : c'eSt un âne. Et ce sera toujours un âne. Rien ne vient de bon des Becchi ! Loin des Becchi, Jean avait perdu son preStige ; il devait apprendre l'humilité. Quand il rentrait chez Roberto, découragé par l'injuStice de son maître et par les « lazzi » de ses compagnons, il songeait à Don Calosso, à sa mère. Roberto Gioanni tâchait de le distraire un peu. — Chante avec moi, lui disait-il. Ce tailleur était bon chanteur ; accroupi à sa devanture, il poussait la romance toute la journée ; il cultivait même le « grégorien ». 66 **" ■ SAINT JEAN BOSCO — On peut travailler en chantant. Prends une aiguille, je t'apprendrai à coudre. Jean, curieux de tout, habile de ses mains, devint bientôt capable — c'eft lui qui nous l'affirme — de faire des boutonnières, des ourlets, des coutures simples et doubles, de tailler des caleçons, des culottes et des gilets... Au bout de quelques mois, s'il n'avait guère progressé dans ses études, du moins était-il devenu le modèle des apprentis. En¬ core un métier en main pour les mauvais jours, s'ils persistent !... Bouvier, laboureur, vigneron, « farceur », acrobate, tailleur d'habits, Dieu ferait- il un prêtre avec tout ça ? Les voies de Dieu sont singulières. Quand revint le temps des vacances, c'eSt à la ferme de' Sussambrino, voisine des Becchi, que Jean retrouva sa mère et son frère ; ils l'avaient prise en métayage récemment. Il dut leur avouer que « ça ne marchait pas très fort » ; en somme, il avait perdu son année. Fut-il tenté de renoncer ? Je n'en crois rien. Il avait été trop frappé par la hauteur et l'incompréhension des prêtres envers les enfants commis à leurs soins, du peu de profit que ces jeunes âmes tiraient d'un enseignement sans cha¬ leur, sans familiarité, sans tendresse, pour ne pas s'entêter à faire un jour mentir l'opinion trop exa&e qu'on avait d'eux, quand il occuperait leur place. ... . ►fyiefetf.'SSyt 1.1 ' ■ = 67 m - LES GRANDS CŒURS Sa déception même multipliait ses raisons de persé¬ vérer. A ce moment, le ciel lui accorda un signe : c'était son ancien rêve prolongé. }ean vit venir à lui une dame de haute taille qui conduisait un immense troupeau. Elle l'appela par son nom et lui dit : —- Tu vois, Jeannot (Giovannino), je te confie le troupeau tout entier. — Comment ferai-je, objeéta le garçon, pour prendre soin de tant de bêtes et d'agnelets. Où donc leur trouverai-j e un pâturage ? — Ne crains rien : je t'assisterai. Et elle disparut. En racontant ce nouveau rêve, Jean rayonnait de joie : — Je suis sûr de devenir prêtre maintenant ! Or, maman Marguerite se débrouilla si bien qu'à la rentrée des classes Jean était fixé à Chieri et sui¬ vait les cours du collège. Ici finit sa vie de petit paysan. tv 68 LIVRE DEUXIÈME DE CHIERI AU PREMIER « ORATOIRE » : L'ÉTUDIANT, LE SÉMINARISTE, LE JEUNE PRETRE I Cliieri n'est pas, à proprement parler, une ville, mais une bourgade, qui vit modestement sur l'héri¬ tage composite et en partie ruiné de son passé médiéval. Ses rues étroites, ses hauts murs, ses bou¬ tiques basses, ses places sans dessin précis, plus propres, semble-t-il, à grouper librement, les jours de marché et de foire, des paysans avec leurs bêtes, des jardiniers avec leurs fruits et leurs légumes, qu'à encadrer des cortèges de fête municipaux ou princiers, contractent singulièrement avec l'ordon¬ nance monumentale de la capitale voisine qui n'eCt séparée d'elle que par une crête de coteaux. Au temps où y débarque Don Bosco, elle possède encore de nombreux couvents, de nombreuses et belles 1 11 » ipy *4 v * 5=8 09 LES GRANDS CŒURS églises qui vont du gothique au baroque, un arc de triomphe, un grand Séminaire et un « collège de latinité ». Sa population flottante e£t composée d'étudiants ou, pour mieux dire, d'écoliers logeant chez l'habitant et suivant les cours du collège, sa population fixe de boutiquiers, de tisserands et de religieux. Simple, avenante, pittoresque, mêlée à la campagne qui y pousse ses fermes, ses étables et ses vergers et dominée par une claire église sur une butte, elle n'e£t pas faite pour dépayser un petit ruftre. Jean Bosco s'y plaira. Il a pris pension chez une dame Lucia Matta, qui s^eét fixée à Chieri pour le temps de l'année scolaire, aveê son fils, écolier comme Jean. Ce sera un peu moins de vingt francs par mois, à condition que le pensionnaire, entre les classes, fasse les courses de la bonne dame, nettoie et range son logis, et serve de répétiteur à son fils. Pour se procurer un trous¬ seau et acquitter un trimeftre d'avance, Jean Bosco eft allé quêter chez ses voisins des Becchi et de Murialdo. Ceux-ci qui le connaissent et approuvent sa vocation lui ont donné ce qu'ils pouvaient ; des oeufs, du beurre, du fromage, du grain, et il a tout vendu à Châteauneuf, à son passage. Sa mère appor¬ tera chaque semaine les meilleures de ses châtaignes et un gros pain cuit au four communal. Jean, qui eSl mal logé, qui mange mal, qui ne se 1 i. i i \ « 1 ■ 70 ———. — SAINT JEAN BOSCO chauffe pas, qui ne sort de ses livres et de ses cours que pour assumer des corvées serviles, se trouve au comble du bonheur. Avec ses seize ans révolus, il a l'air d'un géant parmi les gosses de sa classe. Il entre en sixième, mais il n'y refte pas longtemps ; le premier au bout de deux mois, il passe d'office en cinquième ; il donne un tel effort que le voici en quatrième deux mois après. Il a déjà rattrapé deux années ! et son nouveau professeur, Don Cima Giuseppe, qui eft un homme fort sévère, se rend compte de sa valeur. Toutes les puissances de son esprit semblent éclater à la fois, comme si l'état de compression et de dispersion où on les a longtemps tenues les avait mûries en secret. Il comprend tout, il retient tout; un jour où, par diftraélion, il a oublié d'apporter son livre, la Vie d'Agésilas, de Cornélius Nepos, lorsque vient son tour d'expliquer, il ouvre sa grammaire et il feint d'y lire le texte ; il le trouve dans sa mémoire et c'eéf dans sa mémoire qu'il le lit, sans une hésitation, sans une faute. — Monsieur... Monsieur... souffle un gamin, il ne lit pas sur son livre... il n'a pas son livre. Le professeur constate le prodige : — Pour une si heureuse mémoire, dit-il, je vous pardonne votre oubli. EStimez-vous heureux de pos¬ séder un pareil don — et faites-le servir au bien. Mais ce qui suit sort de l'humain. Le don n'y 1 " ■■ " « — 71 gjagSfl « —— LES GRANDS CŒURS suffit pas. Ses camarades nous affirment qu'il reçut en songe, à plusieurs reprises, le texte que son pro¬ fesseur devait lui donner à traduire le jour suivant et qu'il le traduisit d'avance. Comme Joseph, on le surnomma le « songeur ». Ce « songeur » ne se perdait pas dans les nuées ; son principal songe était Dieu. Son confesseur le théologien Maloria, en lui ouvrant souvent le tribunal de pénitence, en le priant souvant à la table sainte contrairement à l'usage courant, fixa son esprit et son cœur et sut lui épargner les curiosités malsaines trop répandues dans les grands collèges publics. Or, l'ascendant que Jean Bosco prit sur ses nou¬ veaux camarades ne tarda pas à grouper les meil¬ leurs d'entre eux autour de lui. Il fonda une société d'où furent exclus les mauvais, ceux qui passaient leurs dimanches et leurs soirées à galvauder, à marauder, à filouter, ceux qui juraient et pronon¬ çaient des mots obscènes ; les indifférents, même, qui se laissaient entraîner par les pires, n'y étaient pas admis : il n'y fallait point de poids mort. Les membres s'engageaient à éviter tout discours et toute aétion qu'un bon chrétien ne doit pas se per¬ mettre, à observer avec exactitude tous leurs devoirs scolaires et religieux. On se réunissait le soir chez l'un ou l'autre des jeunes compagnons, pour lire, prier et s'inffruire, s'examiner, se conseiller et se P SAINT JEAN BOSCO corriger fraternellement. Les jours de fête on se retrouvait à l'église ; on suivait les offices ; on expli¬ quait entre soi l'évangile, on l'approfondissait... Voilà des récréations bien sévères ! Telle n'était pas l'opinion des adhérents. Sait-on comment ils appe¬ lèrent leur petite société : la Société de l'Allégresse. Une fois son devoir rempli, on partait en groupe sur les chemins, on chantait, on riait, on visitait les chapelles dans la campagne, on cueillait des myr¬ tilles ou des fraises des bois et, quand les journées étaient longues, de San Giuglielmo à San Giorgio, par la Madonna del Pino ou la basilique de Superga, on poussait jusqu'à la grand'ville ; on explorait Turin, ses palais et ses sanduaires. Il ed assez de belles choses au monde, de belles choses qui sont pures, pour occuper et divertir les yeux sans les salir. Comme ils sont légers, ces enfants, leur bissac en bandoulière, un talon de pain battant leur côté et leur chapelet à la main, autour du grand garçon, plus avisé et plus agile, plus joyeux, plus savant, plus saint, qui éprouve du pied le champ futur de ses conquêtes ! Durant toute son existence, il ira ainsi devant lui, traînant ses jeunes compagnons à la suite du Chrid, son maître. Il a chaussé les sou¬ liers de l'apôtre, il ne lui manque que la robe ; rien plus désormais ne l'arrêtera. Tant de joie attira les autres, les hésitants, les 11 1 -eryctiffiSSa-yr»— 73 - —M LES GRANDS CŒURS disponibles. Pour les gagner, il dut reprendre ses acrobaties, le plus discrètement possible cependant ; car il était déjà trop porté à s'y plaire et il s'ingéniait à contrarier son plaisir. Il arriva qu'un jour un bateleur s'inélalla sur la place et le dimanche, à l'heure même où la petite compagnie suivait Jean à l'église des Pères Jésuites pour y entendre une initruétion familière, toujours très goûtée, paraît-il, il commença ses tours. On ne peut demander à des enfants, même fort pieux, de ne pas préférer le cirque à l'homélie. Jean perdit ses fidèles et, le succès aidant, le bateleur prolongea son séjour. Loin de se tenir pour battu, Jean Bosco décida de le battre sur son terrain. Il fit savoir qu'il le défierait en public, à la course, au saut et à l'équilibre. Le bruit s'en répandit, la curiosité s'émut et le saltimbanque dut relever le cartel singulier de cet apprenti latiniste. — Vingt francs que j'arrive avant vous au bout de la ville. — Où sont les vingt francs ? On se cotisa et Jean Bosco n'eut pas de mal à semer son rival. — Quarante francs à qui sautera la rivière. — Entendu. On prend son élan et il s'en faut de peu que le saltimbanque ne tombe à l'eau ; Jean,, d'un saut périlleux, couronne sa seconde viétoire. ■ '' ' 111 74 --——- v iflirf < SAINT JEAN BOSCO — La danse du bâton. Quatre-vingts francs, cette fois-ci. Le chapeau du garçon tourne autour du bâton et, durant sa giration, le bâton se pose aisément par petits sauts précis, sur chacun des doigts, sur le coude, sur le menton, sur le nez, sur le front de Jean, puis reprend sa première place. Le bateleur n'eét pas moins sûr de réussir ; il renchérit sur la difficulté, à la ftupéfaétion de l'assistance ; mais il a compté sans son nez qui eSt plus long qu'il ne pensait et, au dernier moment, son nez, accrochant le bâton, rompt l'équilibre. Le spécialiste hors de lui désigne sur la place un orme, presque aussi grand que la tour de l'église. — Cent francs à qui montera le plus haut. — Je mets cent francs. Le bateleur part le premier et disparaît dans le feuillage ; en un moment le voici accroché à la cime de l'arbre qui menace de se briser. Il redes¬ cend, très fier. Mais Jean n'eSt pas seulement alerte, il eSt malin — oui ! tous les dons du singe — et quand il touche à la dernière branche, il l'étreint fortement et se dresse la tête en bas. Ses pieds dépassent si nettement la cime que l'acrobate, encaissant sa défaite, doit se résigner à payer et c'eft ce qu'il fait en pleurant : 1 . »i*F" " "" "i—— n — ■» U> . LES GRANDS CŒURS — Je n'ai plus qu'à f... le camp, murmure-t-îl. Il ne troublera plus les exercices pieux du dimanche. Jean, qui a pitié, l'emmène à l'auberge, le fait dîner avec ses jeunes camarades et après le repas, ayant réglé la note, lui rend le reéte de la somme totale, soit 215 francs sur 240. Et cependant, l'argent eât rare ! Malgré l'aide de ses voisins, maman Marguerite, au bout de deux ans, a dû cesser de payer la pension et Jean a quitté sa logeuse. Il a trouvé un coin et un emploi chez un aubergiste de la grande place qui eSt en même temps pâtissier. Comme saint Alexis, il couche sous un escalier. Il se lève dès l'aube pour balayer la salle de l'auberge avant la classe. On l'y retient le soir pour laver les verres, pour marquer à la craie les coups des joueurs de billard : vous pensez s'il doit en entendre ! Cela l'instruit sur la nature humaine et le confirme dans son horreur innée du mal. Il profite de son séjour pour augmenter d'un métier de plus son bagage : apprenti pâtissier, il manie les pâtes, les crèmes, fait dorer les galettes comme pas un. Et le même garçon, rentré dans sa soupente — on la montre encore à Chieri — trouve le moyen, à la flamme d'une chandelle, de lire et d'apprendre par cœur les plus beaux morceaux des poètes : Dante, Pétrarque, Torquato Tasso... dans une édition populaire qu'il a acquisç en solde chez Tpdî'i'Sbft* SAINT JEAN BOSCO un bouquiniste juif ; il les récitera à ses amis, à ses enfants. Bientôt, en rhétorique, Tite-Live, Cicéron, Tacite, Virgile, Horace, Ovide n'auront plus de secrets pour lui — et il mordra aussi au grec, à l'arithmétique, au dessin, mais jamais il ne s'enor¬ gueillira de sa science. Le premier en tout, il donne l'élan. Il a fait de ses compagnons des élèves presque modèles — mais cela ne va pas sans mal. Lui-même ne montre pas toujours la patience nécessaire. Il n'a pas dompté sa nature et elle éclate quelquefois. En récréation il eft souvent tenté d'imposer l'ordre et la bonne tenue, la vérité et la justice à coups de poings comme jadis ; il oublie la leçon qu'il a reçue en songe : on ne vit pas impunément avec des brutaux. Un seul parmi ses condisciples semble incarner cet idéal évangélique auquel son âme aspire et dont son humeur e£t si loin ; mais c'eft un enfant si discret et si replié sur lui-même que Jean Bosco n'a jamais osé l'aborder. « Un saint, dit-on ». Peut-être tout simplement une pâte molle comme celle des gâteaux de Jean. Ici surgit un incident. On est entré en classe avant le professeur et comme il tarde, on en profite. Un tapage infernal, un « chahut monstre », comme on dit. Jean Bosco le déplore, mais il se peut qu'il s'en amuse ; du moins eSt-il impuissant à le réprimer. On saute sur ' » 77 ImwwMW »VV LES GRANDS CŒURS les tables, on se bombarde avec des livres, des bou¬ lettes, des morceaux de craie. Seul, un nouveau venu dans la classe se tient à son banc. — Viens, Louis! crie le plus enragé. — Je ne joue pas ; je ne connais rien à vos jeux ; je travaille. — Viens que je te dis ! — Non. — Viens ou je tape ! — Tape si tu veux. Alors, le forcené lui applique deux gifles qui claquent. Le jeune homme se tait ; puis d'une voix très calme : — Tu es content ? Eh bien, je te pardonne. Laisse-moi. Tandis que l'agresseur, déconcerté et confus, se retire, Jean Bosco tend la main à Louis Comollo. C'eft le nom du jeune martyr. Il a trouvé l'exemple qu'il cherchait, l'Ange de paix et de pardon fait homme. On nous dit que la seule amitié humaine que Jean se permit en ce monde, j'entends cette amitié de préférence que Dieu, peut-être, jalouse chez un saint, fut celle de Louis Comollo. Celui-ci lui apprit à dominer ses colères, même saintes. E£t-il impru¬ dent d'affirmer que Jean Bosco n'y fût point par¬ venu sans lui ? " i r t v » == SAINT JEAN BOSCO Douceur d'un attrait tout-puissant, d'un atta¬ chement tendre et sûr entre deux garçons du même âge, quand rien de trouble ne vient s'y mêler ! Comme elle e£t nouvelle pour Jean qui n'a connu le cœur qu'avec sa mère et avec son vieux maître ! C'est un échange d'égal à égal, la mise en commun des mêmes ardeurs, des mêmes misères, des mêmes espoirs, en face d'un même avenir. Confidences de deux printemps que n'a point déflorés la vie, autour de la cour du gymnase où les deux garçons mar¬ chent à pas lents. Dieu en fait tous les frais : ce qu'il a donné et ce qu'il demande ; ce qu'on lui a donné et tout ce qu'il demande encore ; votre âme à vous et celle de vos frères, les plus précieux de ses trésors. Don Bosco écrivit plus tard un petit livre sur la vie de Louis Comollo. Quel contracte avec la sienne ! Il l'admirait, il l'enviait, il l'imitait ; comme le feu peut imiter la source et le lion l'agneau. Une de ces créatures de choix que Dieu place et conduit en marge de la vie du monde, qu'il charge d'un office secret où le monde n'a point de part. En pré¬ sence, au contadt de cette perfeélion, Jean Bosco, e£t pris de panique. Voici que ses humanités s'achèvent ; il entrera au Grand Séminaire demain ; encore faudra-t-il quêter pour trouver l'argent nécessaire... mais ce n'eSt qu'un détail, la Provi- m 79 6 ....... — LES GRANDS CŒURS dence y pourvoira. Il sera donc curé ? C'eft-à-dire jeté dans le monde, exposé chaque jour à la disper¬ sion, aux tentations de l'orgueil, aux exigences de l'aétion direéte, dans la mesure même où il réussira ; et un homme comme lui ne saurait modérer son ambition de conquête ; il lui faut tout ou rien. Sau- vera-t-il les autres s'il se perd ? Les puissances excep¬ tionnelles de volonté, d'intelligence, d'aélivité et de rayonnement qu'il sent en lui lui apparaissent tout à coup comme les ennemis jurés de son âme ; il ne doit pas s'en servir, il doit les briser. Qu'il s'en¬ ferme dans l'oraison, comme Louis Comollo ; qu'il s'en couvre ! qu'il s'en cuirasse ! et, à défaut de la cellule spirituelle, bâtie de silence et de quiétude, que son ami porte avec soi, qu'il en choisisse une de pierre ! Non, Jean Bosco ne sera pas curé ; Jean Bosco sera franciscain. Un religieux vit de la charité du Chrift ; sa pauvreté y trouvera son compte. A quelque jour, nous rencontrerons le diable sur le chemin de Don Bosco : e£t-il tout à fait étranger à ces scrupules ? Priver Dieu d'un animateur, d'un réalisateur de cette taille en le bouclant dans un couvent, quel beau coup, n'eft-ce pas ? Jean consulte son confesseur — qui se récuse. Il va voir son ancien curé, à Châteauneuf ; celui-ci n'eft pas favorable à son dessein et il met en avant des raisons un peu trop 1 SAINT JEAN BOSCO humaines : les vieux jours de maman Marguerite auprès de son fils. Maman Marguerite l'entend autrement. — Il s'agit de toi, non de moi, dit-elle au gar¬ çon, de ta vocation et non de mes aises. Tu ne te mettras pas curé pour m'entre tenir. Pauvre je suis, et je dois mourir telle. Du reéte, je ne veux pas d'un curé riche, mon garçon. Il faut le répéter, les curés du Piémont étaient des Messieurs. Cet argument fit pencher la balance. Jean connaissait les Pères, il fut admis d'emblée au noviciat de Turin. C'en était fait, Dieu perdait son « homme d'affaires » ; gagnait-il un contemplatif ? Survint un maréchal-ferrant que Jean rencontra au pays où il était venu prendre congé de tout son monde. Ce maréchal-ferrant ne voyait pas le cou¬ vent d'un bon œil ; un moine, ce n'eft rien, mais un curé, c'eét quelque chose. — Et pourquoi pas curé ? — Non, le couvent arrange tout, répondit Jean. Nous n'avons pas de quoi payer la pension au sémi¬ naire. — Si telle eél la raison, j'en parlerai à la cure ; passes-y ce soir ! — Tu t'engages trop vite, dit le curé de Châ- teauneuf. Sais-tu ? A ta place, j'irais prendre l'avis de Don Cafasso : c'eét un saint. 1 1 1, "" 8i 111 ' ** * LES GRANDS CŒURS Jean Bosco évoqua alors le jeune abbé dont l'atti¬ tude et les paroles l'avaient tant frappé autrefois, sur le parvis de l'église de Murialdo. Il n'était guère son aîné que de quatre ans et venait seulement de recevoir le sacrement de l'ordre ; il se perfeélionnait dans la théologie au Collège ecclésiastique Saint- François d'Assise à Turin. Il accueillit Jean, il le reconnut, il le toisa, il le jugea — et lui répondit avec assurance. — Préparez-vous toujours à entrer au grand séminaire. Dieu tranchera la question. Il fallut quêter ; on quêta ; Jean put poursuivre ses études. Or, un peu plus d'un an après, vêtu de la soutane du séminariste, il recevait la bénédiétion de maman Marguerie en pleurs. Dieu avait décidé. — Rappelle-toi, lui dit-elle, mon petit Jean, que ce n'eSt pas l'habit qui honore l'état, mais la vertu. Tu es né sous le signe de la Très Sainte Vierge : je t'ai donné à elle, et je renouvelle mon don. En ce jour solennel, 25 oétobre 1835, Jean fixa sur le papier ses résolutions intimes. « Il ne prendrait plus part à aucun speétacle public ; il n'accepterait plus que par nécessité de paraître aux repas de fête ; il renoncerait à l'acro¬ batie, au violon et à la chasse, choses mal accordées au véritable esprit sacerdotal. « Il se plairait à la retraite ; il ne boirait, ne " " 11 1 1 82 uni. mu SAINT JEAN BOSCO mangerait, ne dormirait que dans l'exaéte mesure où l'exigerait sa santé. « Comme il avait servi le monde par le moyen de leélures profanes, par le moyen de leétures sacrées il tâcherait de servir Dieu. « Il combattrait avec toutes ses forces l'ombre même d'un geSte, d'une parole, d'une pensée contraires à la vertu de chaâteté et, en retour, ne négligerait pas les pratiques les plus minimes ten¬ dant à conserver cette vertu. « Aux exercices ordinaires de la piété, il joindrait chaque jour un temps de méditation et de leélure spirituelle, et chaque jour aussi proposerait à son prochain tel exemple ou telle maxime susceptible d'élever son âme. » Puis, devant la Slatue de la Madone, il fit la promesse formelle d'observer à la lettre ce règle¬ ment. Sa vie nouvelle commençait. Les notables et les amis avaient offert le man¬ teau, la soutane, le chapeau, même les souliers. Un prêtre à l'aise, de Turin, nommé Don Guala, vou¬ lait bien assurer la pension pour une année. Dès la seconde, Jean bénéficia des remises que le Sémi¬ naire accordait aux élèves nécessiteux et bien notés et Don Cafasso arrondit la somme : il ne lâcherait plus son protégé. Nous parlerons encore et souvent de cette grande âme. Don Bosco et Don Cafasso 1 - »inJEiffiL»»" 83 " » *"g>y(ptJ ' LES GRANDS CŒURS ont lié leurs devins pour l'éternité — et jusqu'à la béatitude II Refermant la porte massive, par les degrés nom¬ breux du haut et magnifique escalier, Jean accéda donc aux cloîtres, aux cours, -aux bâtiments froids et sévères, de grand étyle italien classique, qui composent encore le Séminaire de Chieri. Dans cette atmosphère un peu janséniste, il devait passer dix ans de sa vie, au milieu de jeunes confrères inégaux en valeur tant humaine que spirituelle, et sous la conduite quasi abstraite de maîtres distants, sans amour... — ou du moins le cachant sous le masque impavide qui convient peut-être aux doéteurs. Un doéteur de la loi n'eSt pas nécessairement un apôtre. Jean le constata et il en souffrit. Il en souffrit moins pour lui-même que pour ses compa¬ gnons, condamnés peut-être à ne point fleurir. L'odeur des vertus de Don Cafasso flottait pour¬ tant encore dans l'auStère demeure. Ceux qui l'avaient connu parlaient souvent de lui aux nou¬ veaux venus. Une âme de la même espèce, aussi tendre, modeSte et pure, vint tenir sa place quelques 1f f «Jiîy&J n ■ I I . I —— 84 ' , SAINT JEAN BOSCO mois plus tard. C'était Louis Comollo admis enfin au Séminaire. Ainsi Jean retrouvait son ami le plus cher et leur intimité, à peine interrompue, repre¬ nait doucement son cours. Deux jeunes gens s'atta¬ chèrent à eux : Guillaume Gangliano et Jean Gia- comelli. C'était l'élite, le levain, dans cette pâte épaisse, souvent indifférente, et même impure. Don Bosco, dans ses Mémoires, avoue bien des triStesses. Il note même des scandales : les leéturcs moins que pieuses que se permettaient, en secret, certains séminaristes indignes de leur vocation. Il se plaint du peu de fréquence de la confession et surtout de la communion. Mais sur ce dernier point, il forçait souvent la consigne, manquant le petit déjeuner pour courir à la table sainte dans l'église attenante dédiée à Saint Philippe de Néri. Ses supé¬ rieurs fermaient les yeux : ils savaient à qui ils avaient affaire. Mais comment pouvait-on priver de futurs prêtres de l'aliment dont doit vivre la foi ? Il parle aussi de ses études, de la tentation qu'il eut d'opposer la beauté du latin classique à la vulgarité du latin d'église : la bonne langue et l'éloquence étaient-elles inconciliables avec l'enseignement de la vérité ? Une leéture de Y Imitation faite devant le Saint Sacrement le convainquit de son erreur injuSte : tant de substance sous une enveloppe si claire ! Il reprit donc les Pères de l'Église : il décou- 1 1 n« " 1 ' 85 LES GRANDS CŒURS vrit alors dans Saint Jérôme la règle d'or de son apostolat futur : « Pour un représentant de Dieu il s'agissait moins de bien dire que d'amasser tant de science que le moindre gefte, le moindre pas ou le moindre mot instruisît les cœurs. » Durant ses années de philosophie, il poussa très loin en marge des classes l'étude personnelle du grec. Mais sa science n'était pas morose ; en récréation, il s'adon¬ nait à tous les jeux. Il prit néanmoins le parti de s'en priver le plus souvent possible, parce qu'il y avait trop de goût. Il préférait improviser, dans un coin du réfeéloire, quelque discussion scolaStique avec ses amis, ou, mieux encore, se retirer à la chapelle avec Louis Comollo pour adorer en silence le corps du Chrift. Mais il y avait les vacances, de trop longues vacances : quatre mois pleins. Quels risques de dis¬ sipation ! Jean les passait auprès des siens, sous l'aile maternelle, le plus utilement possible, repre¬ nant la bêche, la faux, moissonnant, vendangeant, ralliant les gamins, comme il faisait jadis, pour leur enseigner la Parole, servant, chantant la messe, rouvrant ses livres chaque soir. Il eut plusieurs ten¬ tations. En voici une. Un beau matin, avec une bande de garçons, il se mit à courir un lièvre qui traversait son pré. De champ en champ, de vigne en vigne, comme un bon chien de race, il le força ■ F f < < » 1 ——sa 86 SAINT JEAN. BOSCO et l'attrapa : un Jean Bosco ira toujours jusqu'au bout de ses entreprises. Comme il revenait, cachant son trophée, un des garçons lui dit : — Tu as l'air d'un contrebandier. De fait, sans soutane, en bras de chemise, le chapeau de paille en arrière, on n'eût pas reconnu en lui le modefte séminariste. Jean Bosco eut honte, pleura : et sa promesse de ne plus chasser ? Il de¬ manda à Dieu de lui pardonner ce scandale. Voilà un trait d'humanité bien innocent, sans doute, qui nous le rend plus proche et peut-être plus cher. Durant l'année scolaire, il lui était permis de renouer avec les garçons de Chieri ses relations apoStoliques du Dimanche : la Société de l'Allé¬ gresse revivait. Ceux-ci l'attendaient à la porte et le réclamaient à grands cris : — Bosch d'CaStelnuov ! Bois de Châteauneuf ! Non, sa mission n'avait pas dévié. Il venait de se voir en songe, habillé comme un prêtre, avec le rochet et l'étole, dans une boutique de tailleur, en train de coudre sur une vieille robe un grand nombre de pièces de drap. Comme il demandait à Don Cafasso qu'il allait souvent consulter la signi¬ fication de ce rêve : — Ce ne sont pas surtout des habits neufs que Dieu vous donnera à tailler et à coudre, répondit celui-ci, c'eSt-à-dire des purs ; il vous fera travailler "i ,1 mS 87 »v* LES GRANDS CŒURS dans le vieux, sur les fourvoyés, sur les corrompus, afin qu'un jour vous les lui rendiez présentables. Notons qu'un autre songe, analogue au premier de tous, lui fut accordé dans le même temps, qui lui rappelait la consigne : douceur, persuasion. Il avait encore bien à faire pour ressembler à son ami Louis Comollo. Il l'invitait aux champs, l'été ; le curé de Capri- glio les priait quelquefois de prendre la parole en chaire. Louis Comollo était timide, Jean Bosco ne doutait de rien. Il crut devoir, pour ses débuts, hausser et guinder le ton ordinaire dont il usait avec les enfants du pays. Il ne fut pas compris. — Quand on parle au peuple, il faut parler « peuple », lui dit le bon curé. Ce conseil confirmait celui de Saint Jérôme : de tout son beau savoir, ne retenir que la substance et, pour en faire part aux autres, s'abandonner au naturel. Ce beau savoir en plus, il sortirait du sémi¬ naire aussi paysan, aussi peuple, aussi « nature » qu'il y était entré. Tendu vers l'avenir, Jean exposait ses projets à Louis, il bâtissait déjà ses châteaux en Espagne, si peu téméraires pourtant qu'il put les voir réalisés. Une jeunesse saine, une jeunesse sainte, à l'image de Louis ! Quel rêve, n'eSt-ce pas ? Plus secret et plus réticent, Louis ne voyait pas si loin dans sa " 11 1 ' =s 68 imii IIIÉ I ii i,' —■ SAINT JEAN BOSCO propre vie ; il semblait deviner qu'elle lui serait bientôt reprise. Le champ de son destin n'était pas de ce monde ; mais il ne l'avouait pas à Jean, dans la crainte de l'attrister. La mort était pourtant un des sujets familiers de leurs entretiens champêtres. Il convenait d'envi¬ sager ses fins dernières, et pour eux, tout spéciale¬ ment, leur séparation en cas de mort. Que devien¬ drait leur amitié ? Comment celui qui refierait garderait-il le contaél avec l'autre ? Où sa prière irait-elle l'atteindre ? Où devrait-il la diriger ? Vers le purgatoire ou vers le ciel ? Ils firent alors un contrat : le premier qui mourrait demanderait à Dieu la permission et le moyen d'annoncer son salut à l'ami qui lui survivrait sur la terre. Cette année-là, la vendange s'annonçait mal ; ils s'étaient arrêtés au milieu des vignes. — Elle sera plus brillante l'année prochaine, dit Jean Bosco. — Je l'espère, répondit Louis. Mais c'efl un vin dont je ne boirai pas. — Bien sûr. Tu ne bois que de l'eau. — A cette époque, je boirai d'un vin bien meil¬ leur, repartit comme malgré lui le jeune homme. — Comment cela ?, — Inutile. — Mais si ! - 1 " — I I >1 . §9 >ti^«npwi LES GRANDS CŒURS Louis Comollo dut s'expliquer. — J'ai une telle soif, disait-il, de ce vin qu'on ne boit qu'au ciel, que Dieu voudra peut-être me rappeler bientôt, quoique je sois fort indigne d'en boire. L'année suivante, au matin de l'Annonciation, une fièvre pernicieuse envahit brusquement et ter¬ rassa ce faible corps, si transparent déjà que l'on y voyait battre l'âme. La maladie dura huit jours. Louis délirait, s'agi¬ tait, sautait de son lit, et, comme il arrive aux plus saints, éprouvait la terreur de la damnation, dernier effort de l'enfer contre l'âme élue pour l'amener au doute, à la négation, par le chemin du désespoir. Jean lui tenait la main. L'amitié, l'onétion, le via¬ tique eurent raison du tentateur, et le jeune homme s'éteignit en paix à l'aube du mardi de Pâques (2 avril 1839). Un jour passa. Jean attendait. Jean brisé, divisé, Jean réduit tout à coup à n'être plus que la moitié de Jean, la moins précieuse, la moins pure. Jean attendait le signe. Qu'il sût au moins que son ami avait reçu au ciel la plénitude du bonheur ; son bonheur l'aiderait à vivre. Or, la nuit qui suivit l'enterrement, les vingt compagnons de dortoir de Jean furent réveillés en sursaut par des bruits siniSlres. Un chariot, un train peut-être, roulait ' 'PI " 1 1 1 11 ~ 9° , M, SAINT JEAN BOSCO pesamment dans le corridor, s'élançait, se brisait, dans un fracas d'artillerie, ébranlant le plafond, secouant le plancher, ouvrant toute grande la porte, poussant dans le dortoir une lueur fantastique qui prit soudain un merveilleux éclat. Alors, dans le silence, plusieurs entendirent une voix, douce, chantante, heureuse ; mais un seul la comprit : — Bosco, je suis sauvé. Ayant jeté un dernier feu, la lueur s'éteignit et céda la place au vacarme. Peu après, tout rentrait dans l'ordre ; ce fut en vain que Jean Bosco, illu¬ miné de joie et de reconnaissance, tenta de rassurer ses compagnons. — Tu ne t'attacheras point aux choses de la terre, s'était promis le petit Bosco à dix ans, après la mort d'un merle qu'il avait trop pleuré. Dieu veut tout. Dieu veut tout ! Jean avait trop aimé Louis ; c'e£t pourquoi Dieu était venu le lui reprendre... Lorsque son cœur avide d'afïeétion se tournerait désormais vers son compagnon, c'eét dans les bras de Dieu, en Dieu seul qu'il pourrait l'atteindre. Tout amour de la créature qui ne nous conduit pas à Dieu e£t réprouvé. Il demeura deux ans encore au séminaire, tout occupé à remplir de Dieu la place qu'en son cœur la mort de Louis Comollo laissait vide — de Dieu 1 ~ 9* I _, LES GRANDS CŒURS et du prochain sans nul attachement particulier. Qui sait pourtant si son unique ami ne viendra pas de temps en temps l'entretenir de son bonheur et le consoler dans la peine ? Le 5 juin 1841, la veille de la fête de la très Sainte Trinité, dans la chapelle privée de l'archevêque de Turin, Jean Bosco fut ordonné prêtre. Le 6, en cette église de Saint François d'Assise où devait naître l'Oratoire, assisté de Don Cafasso, Don Bosco célé¬ brait en secret sa première messe. La seconde eut lieu à la Consolata, à la gloire de la Madone. Et le surlendemain, en l'honneur de la Fête-Dieu, il chanta la grand'messe à Châteauneuf d'Afti devant tous les témoins et les soutiens de son enfance. Puis il revint avec sa mère à la maison. Il n'était pas plus heureux que sa mère. Nous pouvons maintenant nous représenter celle-ci dans sa maturité déjà proche de la vieillesse, d'après le seul portrait qui nous ait été conservé. Sous un ample bonnet de lingerie aux deux brides nouées, le front semble haut, large et pur, à peine ridé ; les yeux perçants, doux en même temps que sévères ; le nez long et busqué ; la bouche mince et volontaire. Un grand souci qu'a recouvert une parfaite sérénité. L'intelligence unie à la simplicité, la certitude à la noblesse. Quand on compare son visage à celui de Jean, on ne peut manquer de penser, malgré 1 1 1 11 ' ~r~ 92 SAINT JEAN BOSCO quelques traits communs, que le paysan c'eft lui, et l'aristocrate, c'eSt elle. Elle a dû beaucoup réfléchir, méditer et prier, s'affiner, se pacifier, acquérir de bonne heure la pleine maîtrise de soi pour mériter d'être maîtresse et de tenir dans sa maison l'emploi souverain délégué par Dieu. Elle a mené son œuvre à bout. Son beau-fils Antoine établi à part, sans occasion de colère ; son fils Joseph faisant valoir le petit bien ; son fils Jean prêtre. Le plus cher de ses rêves, on peut bien dire le plus fou, eét, comme les autres, accompli. Que de pleurs de joie ! quel flot de prières, ce soir de juin, dans l'étroite cuisine des Becchi ! Le préféré de maman Marguerite, chaque jour à l'autel, consacrant le corps du Sauveur ! — Souviens-toi de ce que je te dis, mon enfant. Commencer à dire la messe, c'eft commencer à souffrir. Tu t'en apercevras bientôt. Ce fut ainsi que Jean Bosco entra dans sa nou¬ velle vie. If On se dispute l'abbé Jean. Sera-t-il précepteur dans une famille ? il aime les enfants. Desservant " 1 ilt'Aîi'H' 11 1 ii 93 lil«i LES GRANDS CŒURS de Murialdo ou vicaire de Châteauneuf ? son pays natal le réclame. Non. Don Cafasso — qu'il écoute — lui conseille un étage à Turin, au « Convitto », c'eét-à-dire au Collège ecclésiaJlique installé par Don Guala dans un ancien couvent de Franciscains contigu à l'église Saint-François d'Assise. Œuvre de proteétion, d'assiétance mutuelle, de perfedionnement moral et religieux, Don Guala, aidé de Don Cafasso, y rassemble les jeunes prêtres un peu perdus dans la grand'ville, pour les armer contre les risques, les difficultés, les déceptions. On y prépare un bataillon d'élite qui secouera la torpeur du clergé vulgaire, luttera contre le jansénisme et déracinera l'esprit bourgeois. Ses patrons se nomment Saint François de Sales, Saint Charles Borromée, Saint Alphonse de Liguori. Les jeunes prêtres prient ensemble, étudient ensemble, s'initient ensemble aux offices divers de leur miniftère futur. Ils visitent les pauvres, les malades, les prisonniers, font le catéchisme au dehors, au besoin prêchent des retraites. Dans la maison, leur règlement de vie, sans mortification excessive, eét celui de reli¬ gieux. De sorte que leur temps, sagement partagé entre la prière, l'étude et les œuvres extérieures, ne se trouve pas dévoré par les soucis matériels. Et pourtant le contad eél pris avec ce monde qu'il faut connaître pour le vaincre. L'abbé Jean Bosco "" 1 ' 94 «rcrem'.iH i SAINT JEAN BOSCO ne peut regretter les trois ans qu'il va passer là. Imaginait-il autrement qu'en songe ce que pou¬ vait être une capitale, ruche d'aéfivités, de curio¬ sités, d'échanges, de luxe et de plaisir, de misère e| de vice, distillant sans repos, dans ses chambres publiques ou secrètes, plus de poison que de miel ? Dans ses courses apostoliques avec Don Cafasso ou Don Guala, il voit des quartiers neufs qui s'élèvent de toutes parts, augmentant la richesse, augmentant la détresse. Une frénésie de bâtir s'eSt emparée de Turin depuis quelque temps. L'avenir eSt aux grandes villes : toute la campagne s'embauche pour y contribuer et surtout en jouir. Des centaines de jeunes maçons sont descendus de leur village qui espèrent gagner plus aisément leur vie, la vivre plus gaiement, « la vivre » tout court, comme on dit. Tous n'y trouvent pas de travail : ceux qui gagnent gaspillent leur gain ; ceux qui ne gagnent pas recherchent des gains illicites. On se heurte sous les arcades à des gâcheurs de plâtre maigres et désœuvrés, errant le long des magasins, tendant leur petit bonnet blanc à une aumône ou méditant quelque larcin. Us couchent par troupeaux, dans des soupentes innommables, se communiquant leur vermine et aussi leur corruption. Aux terrains vagues des faubourgs, des bandes de mauvais gar¬ çons jouent aux sous, aux dés, aux « taro », s'in- 111 95 r .. » lit. — LES GRANDS CŒURS sultent, se battent, jurent, débauchent les gamins qui flânent ; certains volent déjà, bien sûr ; il en eét même qui vivent des femmes (sans compter les horreurs que le candide abbé Jean ne soupçonne pas) ; d'autres iront jusqu'au crime peut-être... Cela finit dans ces prisons qu'il e£t tenu de visiter, sous les sarcasmes, et où la dépravation, l'endurcisse¬ ment, le cynisme occupent plus de place que la honte et le repentir. O malheureux enfants ! L'abbé Jean les plaint, il les aime : il aime en eux le souffle immortel qui halète et la mèche qui fume encore. Qui rendra, compte un jour à Dieu de ces âmes en fleur irrémédiablement souillées ? Quel effort a-t-on fait pour les préserver ? Dans un de ces quartiers pourris, le chanoine Cottolengo a édifié la « Piccola Casa » de la Divine Providence ; elle e£t déjà vafte et peuplée. Il a réussi, sans appui aucun, sinon son amour et sa foi, à pro¬ curer un gîte, une table, un foyer, au corps déchu de ses semblables. - Il y a ici du travail pour vous, dit-il à l'abbé Jean qui vient contempler le miracle. Mais une autre besogne, non moins urgente, le requiert. Ce que Cottolengo a fait pour la lèpre du corps, Don Bosco le fera pour la lèpre de l'âme. Car celle-là n'aura qu'un temps et celle-ci sera sans fin, si l'on n'y porte à temps remède. Il faut la 1 i i .i.I i ii- ni ' 9$ SAINT JEAN BOSCO soigner dès l'enfance ou jamais elle ne guérira. Que de garçons « gâtés » et qui déjà gâtent les autres ! — J'irai à eux, décide l'abbé Jean. Il ne craint pas d'exposer sa soutane sur le champ du blasphème, du dol, de l'impudicité. En traver¬ sant la « zone », comme nous dirions aujourd'hui, sa prière muette demande le courage de supporter sans dégoût, sans révolte, tout ce qu'il va entendre et voir. Il s'approche des groupes, d'un pas dégagé, mesuré, et il s'efforce de sourire. De la douceur ! de la douceur ! — A quoi jouez-vous, mes enfants ? — Zut ! un curé ! — Eét-ce que ça te regarde ? Il est bien vite rabroué, rebuté, même injurié. Il i'éloigne ; mais il reviendra. Il ne réussira pas mieux ; pourtant il reviendra encore. Il fera tant et tant qu'en récompense de son zèle, les premières âmes à sauver qu'il cherchait en vain dans les rues viendront à lui, d'elles-mêmes, s'offrir. La toute première qui se présenta, vers la fin de la même année, choisit, sans s'en douter aucune¬ ment, le matin de la Fête de la Conception Imma¬ culée. L'abbé Jean Bosco va dire sa messe, selon son habitude, dans l'église du Convitto, Saint-François d'Assise. Au fond de la sacriétie vaéte et belle, aux " ■' 11 » 17 H » ' i"' ^sa 92 — h i i . LRS GRANDS CŒURS boiseries de chêne plein, il eSt en train de revêtir ses ornements quand un garçon de seize ans paraît à la porte. — Tu viens servir la messe ? lui demande le sacristain. —« Non. Je ne l'ai jamais servie. — Qu'eSt-ce que tu viens faire alors ? Pourquoi es-tu entré ? Encore un de ces vagabonds qui se fourrent partout. Va-t'en ! et plus vite que ça. Il le repousse dans l'église, lui administre un coup de plumeau sur la tête et lui ferme la porte au nez. Mais l'abbé Jean s'émeut. — Pourquoi battez-vous ce garçon ? Quel mal a-t-il fait, je vous prie ? Je vous défends de traiter ainsi mes amis. Votre ami, ce petit voyou ? — Tous les enfants sont mes amis, surtout quand on les bat. Rattrapez-le, que je lui parle ! Le sacristain furieux et confus ramène sa viétime en pleurs, — Approche, mon ami, lui dit tout doucement l'abbé. Tu n'as pas encore entendu la messe ? — Non, répond le garçon. — Eh bien, tu vas l'entendre. Et après, je te parlerai de quelque chose qui te fera plaisir. L'abbé monte à l'autel ; l'enfant assiste au sacri¬ fice, puis son proteéteur imprévu le prend à part j i .. i h ■ in.m.. ....... n . i.iij.ii .".il... i.i i.. 'l'i'-l. $ ■ , SAINT JEAN BOSCO et l'interroge en souriant. Ce garçon mal vêtu se nomme Bartolortieo Garelli ; il e£t né à A£ti ; maçon de son métier, orphelin de père et de mère, il ne sait lire ni écrire, il n'a pas fait sa communion ; mais il eét allé jadis à confesse, quand il était petit* c'eét loin ! Il n'a jamais suivi le Catéchisme et il élt trop tard à présent, les autres se moqueraient de lui. — Si je te le faisais à part, exprès pour toi, accepterais-tu, mon garçon ? — Bien sûr ! — Alors, c'eSl dit. Quand commençons-nous ? — A votre aise. — Ce soir ? — Ce soir. — Pourquoi pas tout de suite ? — Si vous voulez. — Tu sais que tu es mon ami ? Quelques bons mots, quelques caresses pater¬ nelles, et ce garçon qui était entré par hasard, sans savoir trop pourquoi — pour se mettre à l'abri peut-être, ou pour se réchauffer, ou simplement pour voir — se trouve conquis dans l'iMtànt. La première leçon commence. Le dimanche d'après, une demi-douzaine de grands diables, mal ficelés, mal embouchés, sui¬ vaient Bartolemeo Garelli, leur compagnon de m IrJl , LES GRANDS CŒURS misère, chez l'abbé Jean. Deux recrues de Don Cafasso les y rejoignaient. On se tenait autour du jeune maître dans une petite pièce sise derrière la sacrifie qui avait été une cour. Au centre, un pied de vigne s'élevait du sol, traversait le plafond et se déroulait au dehors, couvrant le toit à la belle saison de sarments, de feuilles et de grappes. C'était encore l'hiver dans l'âme de ces neuf garçons, mais déjà le printemps pointait ; leur âme verdirait et fleuri¬ rait avec la vigne. Toute la vendange future de Don Bosco et de ses fils prend source dans ce lieu bénit : l'Oratoire eSt né. L'abbé Jean va mener de front sa vie d'étude au Convitto et au dehors sa vie missionnaire, son per¬ fectionnement et son rayonnement, l'exercice ordi¬ naire de ses devoirs d'état et ses entreprises extraor¬ dinaires. Celles-ci progressent à vue d'œil. A la Purification on et vingt ; à l'Annonciation, on et trente. On sera bientôt cent garçons, la plupart apprentis, de la ville ou des champs, orphelins, ou déracinés, ou tout simplement livrés à eux-mêmes par une famille trop pauvre, trop nombreuse ou insouciante de ses devoirs. On se réunit le dimanche; on suit les offices, on s'intruit, on joue ; le jeune abbé prend part aux jeux ; on ne s'ennuie pas avec lui. Quand la petite pièce devient trop étroite, on se transporte à côté, dans une chapelle attenant à la ■"T 1 \ « r i i roo SAINT JEAN BOSCO sacristie, puis dans la cour du Convitto. Cela trouble un peu le silence de la sainte maison, mais Don Guala et Don Cafasso l'ont permis. L'Oratoire y siège durant trois ans. Voilà déjà une merveille. Don Bosco en .fait beaucoup d'autres durant son ministère quotidien. Dieu tient à établir la réputation de son élu en prévision des dénis et des hostilités qui se préparent. A l'hôpital Saint-Jean, une malheureuse phti¬ sique refuse obstinément de recevoir les sacrements On mande Don Bosco. Il parle de choses et d'autres, la distrait, la console — et tout à coup, sur le ton le plus naturel : — Nous plaisantons, dit-il. Si vous saviez, ma pauvre femme, qu'il ne vous reSte plus que quelques heures à vivre, juSte le temps de faire votre confes¬ sion, de communier et de recevoir l'onétion sainte ! Inutile que je vous le cache, vous serez demain dans l'éternité. La malade le croit, s'apaise, accepte son secours et trépasse la nuit d'après. Une autre fois, il exige d'une dame fort riche, la femme de l'Ambassadeur du Portugal, qu'elle porte elle-même, en pénitence de ses fautes, une aumône importante à une famille dans le besoin. — Impossible, mon père. — Vous n'avez pas perdu votre fortune ? »■ 1 v =r'' lot > Un^jtyp. i,t l LES GRANDS CŒURS — Non... certes non. Mais je n'ai pas le temps. Plus tard. Ma voiture m'attend en bas. — Cela vous regarde. Je vous conseillerai, Madame, trois invocations à votre Ange gardien. Car vous aurez besoin de sa protection aujourd'hui même. La dame, fort surprise, prend place dans son équipage, avec sa fille et sa femme de chambre. Or, le cheval s'emballe subitement ; la voiture verse, les pauvres femmes sont traînées... Trois invocations désespérées, et elles se relèvent sans aucun mal. Sur son conseil encore, le même prodige e£t obtenu pour un jeune ouvrier maçon qui tombe dans la rue d'un quatrième étage. C'e£t ainsi que l'abbé Bosco s'assure des amis, des protecteurs, des bienfaiteurs — l'ambassadrice sera du nombre — pour l'œuvre gigantesque dont il vient de sceller en terre les humbles pierres de fon¬ dation. Il convenait dès à présent d'évoquer le voyant et le thaumaturge qui risquerait d'être éclipsé par la personne géniale du « brasseur d'affaires » et du bâtisseur. Toutes les puissances de notre nature, force, endurance et adresse phy¬ siques, vigueur intellectuelle, sens des réalités, esprit d'entreprise, ingéniosité, volonté infrangible et aCtivité inlassable, sans oublier la bonne humeur, se rassemblent et se concentrent en cet homme 1 11 " 102 ——- SAINT JEAN BOSCO exceptionnel. Mais tous les dons de la surnature les doublent, les épaulent, les illuminent et leur per¬ mettent seuls de se réaliser au maximum. Pie XI devait dire plus tard qu'il ne connaissait pas de sainte vie où l'aélion direéte et miraculeuse de Dieu se fût plus constamment manifestée. Tâchons donc dans notre peinture, si prosaïque qu'elle paraisse, de garder le contaét avec le merveilleux. ÏVj 1844. Dans sa trentième année, Don Bosco achève son Stage au Convitto. Où va-t-on l'envoyer ? Il voit déjà si grand que son esprit de mission ambi¬ tionne de folles conquêtes. Il songe un moment à entrer aux « Oblats de Marie » pour prêcher comme eux l'Évangile en Indochine et au Pérou. Don Cafasso l'arrête. — Abandonnez cette idée : votre œuvre eSt ici. Dieu vous a commis au relèvement et au salut de la jeunesse. Telle eSt sa volonté et non une autre. Un prêtre Savant, Don Borel, eSt de cet avis. VOratoire d'abord. Tout doit partir de l'Oratoire. -■■■■ """" 103 i VI LES GRANDS CŒURS On fera agréer le jeune prêtre, comme aumônier en second, à l'orphelinat du Refuge que soutient et dirige la marquise de Barolo et ainsi, entre temps, il pourra poursuivre son œuvre. Cette noble et pieuse dame, française de nais- dance — elle descendait de Colbert — était, par ailleurs, une femme du monde qui avait tenu salon littéraire, y recevant les sommités de son époque, de Maiâfre, Balzac, Lamartine, le pauvre Silvio Pellico et même Cavour. A partir de la cinquan¬ taine elle consacra son immense fortune à des œuvres de charité et de prière ; elle fonda deux ordres de femmes, les Sœurs de Sainte-Anne et les Sœurs de Sainte-Madeleine et aussi ce Refuge Sainte-Philo- mene où Don Bosco vint rejoindre l'abbé Borel, aumônier en titre : il lui plut, elle le reçut bien. Très orante, très mortifiée, elle avait pourtant un défaut, fréquent chez les personnes trop comblées de richesses et trop accoutumées à faite toutes leurs volontés, que celles-ci s'exercent dans le sens du mal ou même dans le sens du bien : car, dans ce dernier cas, rien ne peut leur être objeété. Ses « bonnes volontés » étaient impératives, impériales. Le bien qu'il y avait à faire, il fallait qu'il fût fait par elle, et non par d'autres ; il serait moins bien fait. Cet amour-propre dans la charité l'empêcha seul d'atteindre à une sainteté parfaite comme son nouvel 1111 ,Km" 10^ SAINT JEAN BOSCO aumônier, aussi entêté qu'elle cependant, mais sans orgueil. Elle accepta d'abord que Don Bosco transportât Y Oratoire dans le voisinage du Refuge. Il occupa une petite cour entre l'orphelinat et la maison des bonnes sœurs et deux chambres étroites transformées en chapelle. On inaugura celle-ci sous le vocable de Saint-François de Sales, trois années jour pour jour après la première visite du petit Bartolomeo Garelli à l'église du Convitto, en la fête de l'Imma¬ culée Conception. Mais on étouffait là dedans : cent cinquante garçons du peuple. C'était un tintamarre épouvantable dans la cour ; et, par malheur, le jar¬ dinier de la marquise continuait d'y entretenir quelques plates-bandes de fleurs. Allez donc em¬ pêcher un gamin des rues de cueillir une rose quand il en a envie ou de briser une tige de dalhia en cher¬ chant une balle dans un massif. On se plaignit ; la marquise écouta les plaintes. Comme, après tout, ce n'était pas son « œuvre » à elle, elle pria Don Bosco d'emmener ses garçons ailleurs. Ils étaient trois cents à présent. Près du cimetière, Saint-Pierre, Don Bosco découvrit un terrain d'herbe et de chardons qui entourait une chapelle. Il obtint du vieux chapelain l'autorisation d'en disposer. De l'air et de l'espace, pas de fleurs à gâter, c'était le rêve. La servante du chapelain, dérangée dans ses ■ " 1 — - I05 'Il IIIIHIHK.HIH \ ifh thlAiéiitmnw I LES GRANDS CŒURS habitudes, patienta quelques dimanches, puis, en l'absence de son maître, exhala la fureur qu'elle avait tant de mal à contenir. Les garnements, en jouant à la balle, avaient fait peur à l'une de ses poules, une poule couveuse, la meilleure du pou¬ lailler. Elle en conta bien d'autres, vraies ou fausses, au chapelain, quand celui-ci rentra et il dut s'in¬ cliner devant la volonté de la matrone. On leva donc le siège. — Les choux, disait l'abbé Borel, plus on les repique, plus ils engraissent. Dans une entreprise de cette espèce, la contra¬ diction et un bienfait. On fut encore plus nom¬ breux sur la petite place des Moulins de la Doire devant l'église Saint-Martin. Aucun abri, un passage continuel de chevaux et de carrioles, l'incommodité même ; pourtant les jeux n'en souffraient pas. Mais, Ce surcroît d'agitation, avec parfois une balle dans un carreau, des coups bourrés dans une porte, exas¬ péra bientôt les habitants. La municipalité dut inter¬ dire à Don Bosco l'usage de l'église pour y donner le salut et le catéchisme — et il fallut partir encore. Et soit ! On irait n'importe où. C'était la liberté — et l'aventure. On sortait de Turin dès l'aube. On se rendait en bande à quelque sanéfuaire de banlieue, le Mont des Capucins au delà du fleuve, ■ n..,..., II..... » i~î îo5 — SAINT JEAN BOSCO la Madonna del Pino sur sa bute, ou la basilique de Superga ; là on faisait le nécessaire, instruction, confession, messe de communion et l'on rentrait sans se presser. L'après-midi on se lançait dans la campagne ; on choisissait un champ inculte, un pré désert ; on s'y ébattait jusqu'au soir ; l'abbé four¬ nissait le goûter. Comment donc réussissait-il à garder en main tout ce petit monde ? C'eSt encore le secret de Dieu. A la dure saison, on dut se mettre en quête d'un local ; on put louer trois chambres dans une maison proche du Refuge, la casa Moretta ; on était si tassé que l'on en oubliait le froid. C'eSt là que Don Bosco institua des cours du soir pour les nouveaux et les retardataires. Mais les locataires de la maison s'émurent et la « racaille » fut jetée dehors. On se rabattit sur un pré pourvu d'une bicoque en ruines. Mais le propriétaire ne devait pas tarder à s'aper¬ cevoir qu'il venait de donner asile aux hordes d'Attila ; ils étaient quatre cents à piétiner sa terre et l'herbe n'y repoussait plus. Les beaux jours revenus, on repartit à travers champs, encadrés par les grands, musique en tête : une trompette, une guitare et un tambour. « Oui ! quatre cents vauriens », pensait le monde. « De la graine de prison ! » disaient les bons bour¬ geois. « Ou de révolution ! » clamait l'autorité H'r^SSjTvx ~ . . I. Î07 LES GRANDS CŒURS municipale. Il y avait de tout, hélas ! parmi ces gars ; pas de très mauvais, mais peu de très bons. L'autorité amène et tendre, l'amitié familière et joyeuse de Don Bosco tirait pourtant d'eux le meilleur et tous participaient de sa belle âme. Il éprouvait bien des déceptions ; plus de consolations encore. Il ne le cachait pas à ses confrères. Quand il parlait de VOratoire, on le voyait s'animer, s'em¬ pourprer. Son imagination nourrie de songes — le songe des agneaux s'était déjà répété plusieurs fois — partait d'un seul élan, franchissait le temps et l'espace, prévoyait les splendeurs d'un avenir encore lointain, mais qu'il semblait toucher, étreindre. — Vous devriez vous limiter, lui disait-on ; garder une vingtaine de bons sujets et liquider le reâte. — Y songez-vous ? répondait-il. J'ai un grand patronage en vue — oui, l'endroit eél tout prêt — avec une cour spacieuse, un bâtiment pour une multitude d'enfants, des portiques, une église... et naturellement des prêtres, des clercs et des laïcs, tout un personnel au complet. — Où e£t-ce, Don Bosco ? — Je ne sais, mais cela existe — et cela e£l pour nous. L'abbé Borel qui l'avait tant encouragé, commen¬ çait à douter de son équilibre. Non, Don Bosco ■ ,rnJ^L»n' 11 1 ... i ïo8 SAINT JEAN BOSCO n'inventait rien. Il avait assisté en rêve au déve¬ loppement de l'Oratoire : tout d'abord une humble chapelle, puis une petite église, et enfin un énorme temple, sur le sol baigné du sang des martyrs ; d'autres édifices autour, une place grouillante de jeunesse et, au milieu, un monument, le sien. Il s'était vu entouré de tous les concours qui depuis quelque temps l'abandonnaient et il avait connu que, pour continuer son œuvre, il devait fonder d'ici peu un Inflitut Salésien. Or, celle qui l'avait guidé, cette fois encore, dans son rêve, était la Dame du pré, Notre-Dame : comment voulait-on qu'il doutât ? Elle lui avait même remis un ruban blanc sur lequel un seul mot était inscrit : Obéis¬ sance ; comment eût-il refusé d'obéir ? — Il se monte la tête, pensait l'abbé Borel. Peut- être même la perd-il... C'était l'opinion de la plupart des curés de Turin qui lui reprochaient d'attirer à lui des jeunes gens de leur paroisse. Notez qu'aucun des protégés de Don Bosco n'en avait jamais fréquenté aucune avant de le connaître. Peu importait. Don Bosco faisait recette ; eux, sur ce plan, ne faisaient rien. Ils ne furent pas les derniers à insinuer qu'il devenait fou et que son saint vagabondage compromettait l'Église et déshonorait son habit. Le marquis de Cavour, gouverneur de Turin, le ■ " " 1 " 109 LES GRANDS CŒURS S convoqua et lui intima l'ordre de dissoudre, dans le plus bref délai, sa bande d' « émeutiers ». — Je ne fais pas de politique, répondit Don Bosco ; j'obéirai à mes supérieurs. La marquise de Barolo, de moins en moins indul¬ gente à ses fantaisies, lui donna à choisir entre « son » Refuge où il tenait toujours l'emploi d'au¬ mônier et Y Oratoire : il perdait toutes ses ressources. — Je ne puis m'écarter, expliqua-t-il à sa bien¬ faitrice, de la voie que la Providence m'a tracée. Mon choix eft fait. — Il préfère ses vagabonds à mon orphelinat ! s'exclamait l'irascible dame. La folie s'aggravait. On en discuta en haut lieu et, après une brève enquête, qui confirma le dia¬ gnostic, on décida de le mettre « au repos » dans un asile. N'avait-il pas avoué à ses enquêteurs qu'il songeait à fonder un ordre, et comme ceux-ci s'in¬ quiétaient de l'habit de ses religieux : — Je les habillerai de vertu, avait-il répondu. Ils iront par les rues, en bras de chemise, comme des ouvriers maçons. Il leur signifiait par là que l'habit ne fait pas le moine et qu'un apôtre véritable ne pousserait jamais trop loin la pauvreté. Renseigné par la rumeur ou peut-être averti en songe, il ne parut pas étonné de la visite inopinée . " IIC ——— SAINT JEAN BOSCO que lui firent bientôt deux honorables prêtres turi- nois ; l'un était curé de Saint-Augustin. Ils étaient venus en voiture. Après un temps de conversation, ils lui proposèrent soudain du ton le plus cordial « un petit tour » aux environs. — Un peu d'air vous fera du bien. Don Bosco accepta. Par déférence pour leur âge, il refusa, malgré leur insistance, d'entrer dans la voiture le premier. Quand ils y furent tous deux installés, il claqua la porte et cria : — A l'asile, cocher, et vite ! Ces deux mes¬ sieurs sont attendus. Lorsque ceux-ci en descendirent, leur fureur était telle qu'on les prit pour des fous et qu'on faillit les enfermer. Personne ne se risqua plus à attenter à la liberté de l'apôtre. Comme il semblait abandonné de tous, sans situa¬ tion, sans appui, ne sachant plus où loger sa mar¬ maille, ni bientôt se loger lui-même, un brave homme se présenta qui lui offrait, contre trente francs par mois, un hangar clans un terrain vague ; de quoi s'abriter et s'ébattre. — Courage, mes fils, dit Don Bosco à ses gar¬ çons. Dimanche nous nous retrouverons dans notre nouvel Oratoire. Retenez le nom et l'adresse : au Valdocco, la maison Pinardi. 111 1 1 ;III 3 LES GRANDS CŒURS Les enfants sautèrent de joie, chantant, hurlant ; d'autres repaient sur place, confondus. Ils s'age¬ nouillèrent pour la dernière fois dans le pré qu'ils allaient quitter et récitèrent un Rosaire. Le lieu qu'il avait visité en songe, autour duquel une cité immense devait se lever et grandir, Don Bosco l'avait donc trouvé ? Cela ne faisait pour lui aucun doute. Il pouvait répondre à l'abbé Borel, si celui-ci lui demandait encore : — Où eét-ce ? — Je sais maintenant. C'e£t ici. 312 LIVRE TROISIEME DU HANGAR PINARDI A N.-D. AUXILIATRICE ET A LA SOCIÉTÉ SALÉSIENNE. L'APOTRE, LE PUBLICISTE, LE THAUMATURGE, LE BATISSEUR, LE FONDATEUR. Ce beau dimanche était le dimanche de Pâques (12 avril 1846). Les cloches, de retour de Rome, battaient dans tous les campaniles de Turin. Elles battaient la résurrection du ChriÉt et la résurreétion de Y Oratoire. L'Oratoire avait son église ! La jeune troupe se mit en marche et se trouva bientôt devant. Ce n'était pas le confortable sanduaire de Saint- François d'Assise, ni le vaisseau géant du Dôme, ni la « Consolata » évidée, guillochée comme une ruche aux cellules d'or, mais une salle humide et basse, aux murs disjoints et aux solives vermoulues, creusée en cellier, en caverne, au flanc et sous les Priin 11 113 —-——-—: LES GRANDS CŒURS chambres d'une pauvre maison de faubourg. L'eau de la cour y débordait en temps de pluie, on pou¬ vait presque y patiner en temps de gel : on avait dû abaisser le niveau du sol pour ne pas se cogner aux poutres. Un marécage écrasé sous un toit à jour. Lorsqu'on disait « le hangar Pinardi », on le flattait encore. Quant à la maison dont il dépen¬ dait, « la maison Pinardi », c'était une masure à un étage, avec balcon de fer et loques pendant au balcon, sale, branlante, décrépite et encombrée de locataires crapuleux. Mais il y avait pire : Y Auberge de la Jardinière, plantée derrière un petit mur, face à la porte du hangar, taverne borgne fréquentée par de mauvais garçons de toute espèce et abritant, en outre, les réunions clandestines d'une association de Vaudois ; on n'ignore pas que cette sedte mili¬ tante avait juré la mort du catholicisme romain Tout le quartier était à l'avenant. Il s'étendait au delà du Refuge et de YŒuvre Cottolengo, sur une mosaïque informe de terrains vagues, de cloaques, de jardinets, de dépotoirs, hérissée de bicoques, de roulottes, de palissades et sillonnée de chemins de rôdeurs. Il se nommait le Valdocco ; on ne s'y risquait pas, le soir, sans un revolver dans sa poche. A l'autre bout, un marché suburbain atti¬ rait toute la pègre de la cité autour des saltim¬ banques, des tireuses de cartes, des marchands de " m f " 1 m » 3*4 i.l « SAINT JEAN BOSCO ferraille, de friture ou de vieux habits, des joueurs de « taro », des chanteurs de complaintes, des faux aveugles et des mendiants de profession. Une véri¬ table « cour des miracles ». Don Bosco entendait, en s'y établissant, rendre à ce titre tout son sens, toute sa noblesse surnaturelle. Il était prêt à clouer sur sa porte l'inscription impérieuse qu'avait tracée, au cours d'un songe, le doigt de la Vierge Marie sur le fronton de l'InStitut futur : — Cette maison e£t ma maison : de là rayonnera ma gloire. « Haec efl domus mea... Inde glorici mea. » Donc, le hangar se muait en chapelle ; son mobi¬ lier se composait d'un autel de bois et de quelques bancs, son luminaire d'une vieille lampe à huile. Il devait servir par surcroît de salle d'études ou de classe, et au besoin de récréation. Mais l'œuvre dis¬ posait sans contestation possible, d'un grand terrain de jeu attenant au hangar. Tant pis pour les voi¬ sins ! le bail était en règle ; l'archevêché longtemps indécis approuvait. Or, au lendemain de cette viétoire, à bout de forces, Don Bosco s'écroula. Il avait trop peiné ; il avait trop donné. Non pas seulement à son « œuvre ». Il n'avait négligé pour elle aucun de ses autres devoirs — et ils étaient lourds. Ni les prisons qu'il visitait toujours, ni le - i ——— 115 LES GRANDS CŒURS « Refuge » où il catéchisait les orphelins, ni l'Hos¬ pice Cottolengo où il portait ses consolations, ni ses innombrables clients et clientes de la noblesse, de la bourgeoisie et du peuple n'avaient souffert une seconde de l'accaparement de « ses garçons ». Le propre de la charité eét de ne pas connaître de limites : il appartenait tout à tous. Et quand on songe aux soucis, aux dénis, aux calomnies, aux persécutions, à tant de surcharges imméritées qui s'ajoutaient à ses charges de chaque jour, on n'ar¬ rive pas à comprendre comment il avait pu résister si longtemps. Que de démarches ! que de courses ! pour procurer à ses enfants du travail, un logis, du pain ! Que de confessions, de sermons familiers, de jeux ! Que de patience! que de persistance ! Que d'argent dépensé avant de l'avoir ! Que d'âmes diffi¬ ciles, ombrageuses, fermées, qu'on ne rattrape que la dixième fois — ou que l'on perd !... et comment accepter leur perte ? Combien aussi de veilles pro¬ longées, de nuits écourtées, de repas omis ! Combien d'averses, de brouillards, de courants d'air, de coups de bise ! la soutane trempée, la sueur non séchée, le rhume qu'on néglige, l'eStomac qu'il faut faire taire, les jambes qui rentrent dans le corps. En plein été, cet homme de roc et de fer e£t jeté bas par une pneumonie. Le cœur forcé, une mousse de sang aux lèvres, il s'évanouit dans la chambre que ■ , ■ zé^hy^rs^Mm'mmmmmmua ■■■■ 116 ■■ ,, i SAINT JEAN BOSCO son ancienne protectrice lui concédait encore, par grâce, pour quelques mois. Don Bosco va mourir. On imagine le boulever¬ sement de sa mère, de son frère Joseph (ils ont été aussitôt alertés), de Don Cafasso, de l'abbé Borel et surtout des cinq cents garçons pour lesquels il e£I Dieu sur terre. Les uns le veillent, les autres guettent à sa porte ; tous veulent le revoir, ne fût-ce qu'un inftant. Ne pouvant rien d'autre pour lui, ils concertent entre eux une offensive désespérée de prières, même ceux qui prient peu, même ceux qui prient mal ; ceux qui mettent beaucoup déjà, ceux qui ne mettent rien encore dans les formules qu'il leur a apprises. C'eSt peut-être après tout pour par¬ faire son enseignement et pour épanouir en eux la graine qu'il y a semée que la Providence de Dieu a mis sur leurs épaules cette croix. Ils se rassemblent tous à la Consolata, devant la Statue de la Vierge noire et de jour, de nuit, la supplient de guérir leur père adoptif. Ils prient sur leur paillasse, ils prient sur leur échelle. Certains jeûnent pour lui, certains font des vœux imprudents, s'engageant pour la vie à faire tel sacrifice quotidien, à réciter à telle date telle partie de leur rosaire. Or, seul, Don Bosco ne demande rien ; la volonté de Dieu, toute libre, toute simple. Il faut que son ami l'abbé Borel le force à répéter entre ses dents déjà serrées : 1 112 ■■«■.m..».! .11. ■ II. I II „ LES GRANDS CŒURS — Guérissez-moi, Seigneur, si tel est votre bon plaisir ! au nom de mes enfants. Et Don Bosco double le cap. Dieu lui accorde quarante ans de vie, de bienfaisance et de labeur. Sa première sortie fut l'occasion d'un triomphe. On le porta comme sur un pavois avec des cris, des chants, des pleurs, depuis la porte du Refuge jusqu'au hangar du Valdocco. Devant l'autel, on entonna le Te Deum. Les maisons de péché en tremblèrent toutes sur leurs bases pourries. Il dut cependant s'éloigner pour faire sa conva¬ lescence au bon air du pays natal. On lui conseillait même de ne point rentrer à Turin avant une année. Ses garçons l'appelaient : il n'y voulut point consentir. Mais où logerait-il ? La marquise de Barolo avait disposé de sa chambre ; en fait, il était à la rue. C'eft alors que lui vint l'idée de s'inStaller près de son « œuvre », dans la maison si mal famée dont dépendait le hangar Pinardi. Il y trouva quatre petites pièces et un coin de grenier ; c'était assez pour lui et pour sa mère. Car il persuada celle-ci de l'y suivre afin de tenir son ménage et de sauve¬ garder sa réputation. Le 3 novembre de la même année, tous deux se mirent donc en route dans la direélion de Turin. Ah ! maman Marguerite consentait un grand sacri¬ fice ! Changer d'habitude, à son âge ! quitter la — - i r-rr ji8 i • , » \ A SAINT JEAN BOSCO vieille maison et le vieux champ ! laisser presque tous les vieux meubles, témoins de sa rude et vail¬ lante vie ! et s'enfermer dans un faubourg de ville, porte à porte avec quels voisins ! Un panier de linge à un bras, quelques objets indispensables pendus à l'autre, elle marchait auprès de son fils ; lui, encore bien faible, ne portait que son bréviaire et son missel. Ils firent une courte halte à Chieri. Au moment d'aborder la ville, ils rencontrèrent le bon abbé Jean Volo. Quand celui-ci les vit, couverts de poussière et à bout de forces, il ne put retenir ses pleurs. Il n'avait pas d'argent sur lui, mais de son gousset il tira sa montre et la donna à Don Bosco. — Voilà une preuve de plus, dit celui-ci à ma¬ man Marguerite, que la Divine Providence ne nous oublie pas. Confiance, maman ! Il fallait qu'elle en eût beaucoup pour ne pas perdre cœur devant le hangar misérable et l'ignoble masure où l'introduisait son enfant. C'était à la nuit ; VAuberge de la Jardinière résonnait de refrains d'ivrognes ; l'escalier obscur était raide, sale et gluant. Cependant, peu de temps après que la mère et le fils eurent déposé leur bagage, quel¬ ques-uns des garçons de l'œuvre, arrivés trop tard pour les saluer, les entendirent chanter à deux voix, en manière d'aélion de grâces, la romance célèbre de Silvio Pellico, adressée à l'Ange Gardien : i ïi9 LES GRANDS CŒURS Angioletto del mio Dio. ■ Ils chantaient en rangeant ; le chant continua jusqu'à ce que le petit logis fût en ordre. Quelques meubles pris au Refuge ou venant des Becchi, un crucifix, une Madone et un rameau bénit au mur, il n'en fallait pas plus pour le rendre aimable. Puis, le silence s'étendit sur le sommeil des voyageurs, couvrant un rêve merveilleux peut-être. Le lendemain, la vieille maman se lamentait. Les garçons assiégeaient déjà la maison, demandant qui du pain, qui des habits, qui des chaussures... et l'on n'avait plus grand'chose à donner. On avait bien fait venir du pays quelques provisions : du vin, du blé noir, des marrons, des fèves... et pour parer aux premières dépenses vendu un arpent de vigne et un pré. Cela ne menait pas très loin ; il eût été bien difficile de se procurer à crédit les ornements sacrés dont le malheureux prêtre avait besoin. Ma¬ man Marguerite les fabriqua avec sa parure de noces ; elle en paya la garniture avec sa bague de mariage et sa petite chaîne d'or, les seuls bijoux qu'elle eût jamais reçus et Dieu sait si elle y tenait, la chère femme ! Elle gardait pourtant le sourire. Elle dut céder plus d'une fois sa chambre ou sa cuisine pour que son fils y reçût ses élèves, et chaque jour céder sa paix tant le tumulte autour d'elle était grand. Quand elle eut un petit jardin, on piétina . 1 ■ i ■ ii 120 SAINT JEAN BOSCO ses choux et ses salades ; quelques raisins à sa vigne, on les lui mangea. Elle fit connaissance avec la crasse et la vermine, elle si pauvre, mais si propre ; et avec le péché, elle qui ne pouvait le souffrir. Il le fallait pour l'œuvre de son fils ; n'en souffrait-il pas autant qu'elle ? Elle n'avait pas à changer, du reSte, pour se tenir, comme lui-même, à la discrétion de Dieu, II Les exigences de son entreprise ont remis d'aplomb Don Bosco. Plus vigoureux et plus infa¬ tigable que jamais, il n'aura pas un inStant de répit d'ici son vieil âge. Il va nous donner la mesure de ce que peut un homme de génie quand la grâce le pousse, quand la prière le soutient. L'œuvre prend forme ; elle s'étend. Le principal obftacle à son extension était l'inculture totale des gamins de la rue qu'il s'agissait de remettre dans la bonne route. Soit ! on leur apprendra à lire et à écrire ; on les prendra au « b a ba » ; le saint fonde des cours du soir ; il distribue la besogne à ses anciens auxquels il enseigne les éléments de la grammaire italienne, du français, du latin, du ' ——i Î2I - " ' V* LES GRANDS CŒURS calcul, du dessin, du chant : il fait des professeurs des meilleurs de ses catéchistes et l'œuvre du dimanche devient l'œuvre de chaque jour. De tous les quartiers de la ville, les élèves affluent et on ne sait plus où les mettre. — Imitons les abeilles, dit-il à ses enfants Et il crée une succursale, non loin de la gare centrale, sous le vocable de Saint-Louis de Gon- zague. Deux ans plus tard, il reprendra en main le Patronage de l'Ange Gardien. Toute la ville sera conquise. Mais n'anticipons pas. Car Don Bosco, entraîné par son zèle, nourrit déjà d'autres projets. Il rentre souvent tard. Maman Marguerite s'in¬ quiète. C'eél que le quartier n'e.ft pas sûr. Or, ce soir-là, il s'e£t heurté à une bande de vagabonds qui l'insultent et qui le menacent. — Que voulez-vous, mes amis ? — Mes amis ? — Et pourquoi donc pas ? Je vous aime bien, vous savez... quoique je ne vous connaisse point. — C'eft Don Bosco, dit l'un. — Mais oui. C'e£t Don Bosco. Tu as soif, je parie ? — J'ai toujours soif. — Bien sûr. Et tes camarades aussi ? Vene2 tous, je paie une pinte. Au cabaret d'en face. i «Jjffl&yyvT—- ""f 123 SAINT JEAN BOSCO — Pas possible ? — Quand je vous le dis. Les mauvais garçons n'en reviennent pas. On entre, on s'attable, on boit — et on rit ; car Don Bosco sait faire rire. Il conte des histoires, il pro¬ voque des confidences. Il y a du bon dans ces gar¬ çons-là ; il se promet de les revoir ; il les invite à venir jouer le dimanche avec ses protégés. Ils ne disent pas non. — Rentrez vous coucher à présent, adieu ! — Où donc, monsieur l'abbé ? nous n'avons pas de domicile. — Aucun de vous ?, — Aucun. — Eh bien! vous coucherez chez moi ! Les vagabonds le suivent, il les installe au gre¬ nier, sur du foin ; pour qu'ils puissent se dévêtir, il leur prête même une paire de draps et quelques bonnes couvertures. N'eSt-ce pas son devoir ? S'il avait rencontré le ChriSt, l'aurait-il couché oui ou non ? Ah ! s'il avait assez d'argent, il coucherait bien tous ses gosses ; il les aurait à demeure chez lui ! Voilà justement son nouveau projet. Le lendemain matin, quand il s'apprête â réveiller ses invités et à leur offrir de la soupe, il s'aperçoit qu'ils sont partis avec les couvertures et les draps. Il en pleurerait ; et sa mère donc ! Il """ """" ' "ln H M un m *23 LES GRANDS CŒURS réussira mieux une autre fois, n'importe ! Sa mère qui le gronde et n'a pas moins de cœur que lui, accueillera de la même façon, à peu de temps de là, un petit ouvrier maçon qui se présente à sa porte ruisselant de pluie. Elle le réchauffe, elle le change, elle le couche dans sa cuisine ; elle fait tout son devoir de mère ; elle peut répondre à Don Bosco, si tant eét qu'il s'étonne : — Oui, la maman a pris un pensionnaire aussi. C'eft elle, ce soir-là, qui aura préparé le premier lit de l'Oratoire. Elle vient même aussi de fonder, sans le savoir, une autre tradition. Elle a adressé à l'enfant avant son sommeil une très courte instruc¬ tion familière et édifiante — et c'eSt l'origine du « mot du soir » qui eSt d'obligation dans les collèges Salésiens. Au petit ouvrier maçon qui prend pension chez maman Marguerite, un autre garçon de douze ans que Don Bosco ramasse près du Convitto, sous un arbre de l'avenue, vient bientôt tenir compagnie. — Voici un second fils que Dieu nous donne ; maman, vous préparerez un autre lit. Maman Marguerite adoptait des fils et Don Bosco louait des chambres. Deux ou trois ans plus tard, il s'en fallait de peu qu'il n'occupât toute la maison Pinardi. Les autres locataires s'enfuirent devant l'invasion à la fois bruyante et sacrée : on 124 SAINT JEAN BOSCO criait plus fort qu'eux et l'on ne jurait point. Don Bosco décida d'acheter la maison. Il fit l'affaire sans un sou en poche. Voilà la magnifique imprudence des saints. Ils s'engagent, Dieu règle. Dieu a déjà réglé tant de petites traites qu'il n'en laissera pas proteffer une grosse ; ça ne s'eff: jamais vu. Chez Don Bosco, cette vertu toute myftique était liée à un sens des affaires remarquablement avisé. On ne le roulait pas ; de fait, c'eût été rouler Dieu et Dieu n'admet pas qu'on le roule. Le propriétaire, M. Pinardi, demandait quatre- vingt mille francs pour son immeuble. Don Bosco eftimait qu'il n'en valait que vingt-huit mille ; il en proposa trente, comptant, dans quinze jours. Le vendeur souhaitait par-dessus le marché un petit cadeau pour sa femme : l'acheteur l'accorda. Il n'y avait plus qu'à trouver l'argent. Maman Marguerite doutait, sa foi était pourtant profonde. Elle eut sans doute bien de la honte quand, avant la fin du délai prévu, dix mille francs, puis vingt mille francs, puis trois mille encore pour les frais de vente aux¬ quels Don Bosco n'avait pas songé, mais le ciel y songeait pour lui, tombèrent coup sur coup dans la caisse vide. Une comtesse, un père rosminien, un banquier s'étaient inscrits spontanément pour les trois sommes. La maison Pinardi appartenait à Don Bosco. ■ ■*— £25 LES GRANDS CŒURS Il put loger jusqu'à trente pensionnaires ; il par¬ vint même à les nourrir. La vieille maman prépa¬ rait leur pâtée, une « polenta » bien compaéte, une « mineftra » où la cuiller tenait debout ; et avec les cinq sous que leur oétroyait Don Bosco, ils se payaient un supplément ; c'était la noce. Ils man¬ geaient n'importe où, dans la cuisine, dans la rue, sur les marches de l'escalier. Ils buvaient et lavaient leurs écuelles à la fontaine, puis se rendaient à leur travail. Ils étaient tous placés en ville ou en ban¬ lieue chez des patrons choisis par Don Bosco. Quand le travail manquait, ils aidaient maman Margue¬ rite. Les cours du soir et les dimanches ramenaient auprès d'eux les quatre ou cinq cents autres petits gars. Que d'embarras! que de soucis ! et que de train ! Cette pauvre maman qui comptait finir sa vie en prières ! Elle avait bien envie parfois de rendre son tablier à son fils. — Qui travaille prie, songeait-elle. C'était le moment ou jamais de mettre en pra¬ tique le vieux diéton. Or, Don Bosco songe toujours — et il réalise ses songes. A présent, il lui faut une véritable cha¬ pelle ; on étouffe dans ce hangar ; le culte y eét trop à l'étroit. Qui voudra loger Dieu ? Don Bosco tend la main et personne ne se récuse; « la loterie » popu¬ laire qu'il lance obtient, d'emblée, un succès fou ; le »■■■■muÊmmmmimaammtimmtmmm—i un i i«—. Ï26 SAINT JEAN BOSCO roi Victor-Emmanuel s'inscrit pour une grosse somme et la cour suit. Le 21 juillet 51, la première pierre eft posée et, moins d'un an après, l'église Saint-François de Sales, accolée au hangar et à la maison, défie, par-dessus le mur de la cour, l'Au¬ berge de la Jardinière. Le bâtisseur a commencé sa tâche, rien plus ne saurait l'arrêter. A peu près telle que nous la voyons aujourd'hui au fond de la première cour de l'Inftitut Salésien, dans un angle discret, à gauche, la façade blanche et modeste présente une porte carrée, encadrée de colonnes plates et surmontée d'une corniche portant une fenêtre en demi-cercle sous un arc ; un fronton déborde, triangulaire ; une croix mince se dresse au-dessus. Un campanile sans ambition, sur le mo¬ dèle de tous ceux du pays, ne tarde pas à pousser sur le toit de tuiles, du côté de l'Épitre ; on y pend une petite cloche ; on la remplace par une plus grosse, sitôt qu'on en a le moyen. L'intérieur eft simple, de bon accueil, sous son cintre élargi ; on le meuble, on le pare. Don Bosco tient la lifte de tous les bienfaiteurs qui contribuent à l'enrichir : il leur rend hommage dans ses Mémoires. Le sign. Michel Scanagatti donne les chandeliers, Don Cafasso la chaire, le marquis Fassati l'autel de la Madone, le dodeur Vallauri l'autel majeur. Le jour de l'inau¬ guration solennelle, on tira un feu d'artifice ; la »rr nJifflL» % i « I27 0 — LES GRANDS CŒURS garde nationale était présente, en armes ; elle salua de salves le Très Saint-Sacrement. Là-dessus, sans perdre de temps, l'infatigable conftruéteur jette sur le papier le plan d'une aile symétrique, à droite de la maison Pinardi, pour abriter ses pensionnaires trop nombreux. Elle aura deux étages et deux balcons de fer, un grenier, un préau couvert. Le toit eft à peine posé que tout s'effondre sous une trombe de pluie. On reprend les travaux au printemps, à moins bon marché et l'édi¬ fice tient si bien qu'il dure encore. La maison Pinardi qui le reliait à la chapelle fut abattue trois ans plus tard et remplacée par un bâtiment neuf, le troisième. De sorte que, dès 1857, la cour centrale du futur Institut avait pris forme, poids, durée, déjà charmante avec ses arcades légères ; car Don Bosco avait du goût. Que n'avait-il pas ? Le principal eSt fait, bien fait. Autour de ces trois bâtiments se lèvera et s'ordonnera peu à peu le grand dessin architeélural qu'il médite. Là eft la cellule génératrice qui doit proliférer, presque sans altération. Si nous nous plaçons dans un coin, contre le mur de la chapelle, à l'ombre des deux bras noueux et tors du vieux mûrier tou¬ jours vivant qui bordait autrefois la « via » de la Jardinière, nous nous trouvons transportés, sans aucun effort, au temps lointain où l'Institut sortait ■ »ry «iiîfljiïkiPVKï ' 11 '' ' ' 128 " 1 I. SAINT JEAN BOSCO de terre. La cloche sonne et c'eSt la même cloche ; au balcon du second « piano », Don Bosco va paraître dans la force de son bel âge : rien n'a changé ; pépiements de moineaux des rues, cris d'hirondelles : ce sont les cris de ses enfants. 11 loge en effet, à présent, dans l'aile droite des bâtiments neufs, au-dessus de ses pensionnaires. Il changera deux fois de chambre, mais restera sur le même palier. Quand on ajoutera au bâtiment le pignon gracieux que nous pouvons admirer aujour¬ d'hui, il disposera d'une chapelle intime, d'une nouvelle chambre, celle où il doit mourir, et d'une étroite et claire galerie, percée de six fenêtres en plein cintre, formant une sorte de belvédère sur la cour. Quelques pieds de Vigne accrochés au mur viendront s'épanouir sous ses fenêtres ; ils s'y trou¬ vent encore et ils portent toujours du fruit ; plus haut, dans le triangle du fronton, entre deux œils- de-bœuf, une Statue de la Vierge veille. C'eSt le symbole de son œuvre, humblement, puissamment terrestre, tendue vers le ciel, suspendue à lui. Que l'on ne manque pas surtout de visiter le modeSte logis toujours ouvert aux pèlerins fidèles ! Seul, le presbytère du curé d'Ars nous introduit aussi direc¬ tement et véridiquement dans la vie intime d'un saint. Il faut en savoir gré à ceux qui le conservent : tous les saints n'ont pas le même bonheur. ■" upgfl&'SfcyT\»"""■■ 1 Basasse «29 . I ..VWgyftjfl-» Iu« LES GRANDS CŒURS Et maintenant, dans i'éblouissement de cette double réussite, tant matérielle que spirituelle — car chacune des pierres scellées témoigne ici pour une âme sauvée — n'oublions pas qu'elle s'affirme, s'enracine et s'impose en un temps de libéralisme, de scepticisme et d'athéisme forcenés. III Le mouvement du « Risorgimento » bat son plein. L'Italie longtemps- divisée sent lui naître une âme commune. Les « idées modernes » ont franchi les Alpes. La Révolution Française et les campagnes de Napoléon ont suscité et répandu chez tous les peuples de l'Europe la mystique démocratique de la liberté à tout prix. Liberté de l'individu, liberté de la nation — et, en conséquence rébellion contre toutes les « tyrannies » : les pouvoirs établis, les cadres traditionnels, les dogmes révélés. La « tyran¬ nie » la plus directement visée e£t celle de l'Église Romaine. On sait comment la Maison de Savoie qui a opté pour le Piémont et partant pour la pénin¬ sule, jouera son jeu dans l'aventure ; quand elle s'en 1 T = 130 SAINT JEAN BOSCO prendra au Pape, elle ne répudiera pas, pour autant, ses conviétions. Mais nous ne faisons pas un cours d'hiftoire. Rappelons seulement que le double règne de Charles-Albert et de Victor-Emmanuel II sonna le ralliement des libertés italiennes ; celles-ci obtinrent leur charte, Turin sa constitution, et la première guerre d'indépendance contre l'Autriche, bien commencée et mal finie, suscita dans le peuple une exaltation guerrière dont le clergé eut parfois à souffrir. La fièvre avait gagné même les sémi¬ naires ; elle faillit ruiner l'œuvre de Don Bosco. Pour rallier ses belliqueux enfants, il dut consentir pour un temps — c'était au temps du hangar Pinardi — à leur donner pour moniteur un ancien « bersagliere » qui avait fait la campagne de 48 ; en jouant à la petite guerre, ceux-ci usèrent leur « furia ». Cette concession mise à part (qu'en présence d'un grand danger lui arracha la vertu de prudence) Don Bosco refusa toujours de se mêler aux hostilités des partis. Les partis passent et l'Église demeure : il tenait à se maintenir sur le plan du spirituel. Mais quand celui-ci était menacé, de front ou de biais, il mobilisait toutes ses ressources : sa langue, sa plume, même ses poings, et l'apôtre assailli pouvait se muer en pugiliste. Or, profitant du trouble des esprits, les Loges maçonniques, les seétes protes- 1 1 >rir n* I3I M in» iMi<"nii — LES GRANDS CŒURS tantes et spécialement la seéte des Vaudois, s'effor¬ çaient de corrompre et de terroriser, au nom de la « liberté », du « progrès » et au besoin de la « nation », ce peuple piémontais sain, raisonnable, convaincu et lié de toutes ses fibres à la religion de ses ancêtres. Elles ne tardèrent point à déceler en Don Bosco une puissance d'expansion, de résistance et de défi qui briserait dans l'œuf leurs ténébreuses entreprises. La lutte fut ouverte et le diable y prit part. Le ciel aussi. Il ne suffit pas de prêcher. Toutes les âmes ne sont pas atteintes. Pour un millier ou deux d'en¬ fants qui se pressent ou vont se presser à ses trois patronages du dimanche — le premier Oratoire, Saint-Louis de Gonzague, l'Ange Gardien — pour quelques centaines de néophytes qui viennent suivre ses cours du soir, pour une poignée de privilégiés qu'héberge maman Marguerite, combien encore de traînards, de désœuvrés, de paresseux, de vicieux, qui se contaminent entre eux et qui contaminent les autres ! Combien de faibles à la merci des « bons apôtres » de l'anarchie et de l'irréligion ! La propa¬ gande de l'erreur eff: libre : liberté de pensée ! Les Vaudois ne s'endorment pas. Ils inondent la ville, les faubourgs et en particulier les milieux ouvriers de brochures sournoisement pieuses qui attaquent ■ " 11M \ i 111 ■ "■ 132 SAINT JEAN BOSCO au nom de Dieu les pratiques les plus urgentes et les plus efficaces du catholicisme romain : le jeûne, l'abftinence, la confession, l'extrême-on&ion, l'usage de l'eau bénite et des cierges, les prières pour les défunts, les pèlerinages, les processions, la messe même et en premier lieu la dévotion à la Vierge. Il faut jeter à l'eau les images et les reliques, marier les prêtres et fermer les couvents. Us nient le Purga¬ toire. Us n'admettent pour sacrements que le Bap¬ tême et la Communion ; mais on peut se sauver sans eux, car leur valeur e£t nulle, purement symbo¬ lique. Re£te Dieu ; ils y croient. Mais quand les pauvres Piémontais auront jeté par-dessus bord tout le bagage de leurs traditions, Dieu fera aussi le plongeon. Dans la voie de la négation, comment veut-on qu'un ignorant s'arrête ? Don Bosco saisit sa plume et répond. Il a ce qu'il faut pour répondre. Il sait parler ; il sait écrire aussi. Don Bosco e£t un humanise, il connaît ses auteurs ; il rime. Il manie les tours popu¬ laires comme les tours savants. Ce n'eSt pas pour rien qu'autrefois on lui a fait cultiver tous ses dons ; chacun d'eux, sortant du sommeil, viendra lui rendre service à son heure. Quand il a bien couru, d'une œuvre à l'autre, du salon d'une bienfaitrice au galetas d'un égrotant, bien catéchisé et bien confessé, fait ses comptes, dressé ses plans, et peut- *33 LES GRANDS CŒURS être aussi repêché une âme ou deux sur le marché ou dans la rue, il s'installe à sa table et noircit du papier . A traét contre-traél : il s'improvise journa¬ liste, grossoyeur de copie, vulgarisateur, polémiste. Il multiplie les brochures inStruétives et combatives sur lé Pape, l'Église, la Sainte Communion. Il oppose aux blasphémateurs la figure exemplaire, tendrement évoquée, de son ancien condisciple Louis Comollo. Il lance un almanach « Il galan- tuomo » pour faire pièce à l'Ami du Foyer que répandent les hérétiques : il mêle à la matière ordi¬ naire de ce genre d'ouvrages — bons mots, devi¬ nettes, renseignements divers — des anecdotes qui touchent l'âme. Il écrira demain une Hifloire de l'Italie, une Hifloire de l'Église, une Hifloire Sainte, des contes et saynètes pour enfants et même un Syfleme Métrique. Tout cela clair, familier, de bon ton, nullement morose. Cela doit atteindre son but, d'autant qu'on le donne gratis. Ainsi se cons¬ titue la colleétion dite des Leflures Catholiques, si vivante et si variée qu'elle e£t un jour admise, voire même imposée dans les établissements d'ensei¬ gnement officiel. En attendant, elle blesse au point vif le « montre », elle le contrebat, le mine — et s'il n'y avait que les écrits ! Don Bosco ne craint pas le tête-à-tête avec son adversaire. Il apprend qu'un ancien de son patro- » rt i « 134 ■■■■n V.a.''Tfc'ffiffrh Itf • B» SAINT JEAN BOSCO nage, dévoyé par la seéte, e£t en danger de mort. Il se présente à sa maison ; mais un payeur vaudois monte la garde. Don Bosco doucement l'écarté et parvient malgré lui jusqu'au moribond. — Mon petit Pierre, c'eSt donc toi... — Don Bosco ! Don Bosco ! — Tu te repens, j'espère ? — Retirez-vous, crie le paéteur. — J'ai bien l'intention de rester. Tenez, je commence par prendre un siège. — Vous ne savez pas à qui vous parlez. — Mais si, Monsieur. — Je suis Amédée Bert, le ministre vaudois. — Moi, je suis Don Bosco, le Direéteur du Patro¬ nage de Saint-François de Sales. — Que voulez-vous à ce garçon ? — Sauver son âme, simplement. — Il eSt des nôtres aujourd'hui. — Mais il était des miens hier. D'ailleurs, il choisira. Je ne forcerai pas sa conscience. Le paSteur ne peut récuser cet appel à la liberté de penser. — Réponds. Que choisis-tu ? demande le saint homme. — Oh ! vous ! vous, Don Bosco ! Je suis né catholique et je veux mourir catholique, répond le mourant, d'un élan. r"7 —1 ■ """ LES GRANDS CŒURS Le paffeur coiffe son chapeau ; il n'a plus qu'à céder la place. Voilà de ces défaites que l'on ne pardonne pas. Il faut décourager ce zèle intempestif, au besoin supprimer l'apôtre : on fait appel à des « hommes de main ». Les hérétiques n'en manquent pas ; ils ont avec eux la plus basse pègre. Le mot d'ordre donné, les attentats ne tardent point. Don Bosco eff: guetté à tous les coins de rue. On l'insulte, on l'attaque ; on ignore peut-être sa force physique ; à soixante-dix ans il sera encore capable de briser une noix en rapprochant le pouce de l'index : comme il secoue sérieusement ses agres¬ seurs, on revient en nombre ; il prendra pour gardes du corps, les plus solides de ses grands gar¬ çons. On tourne la difficulté : un inconnu tire sur lui un coup de feu à travers la fenêtre de la chapelle : il manque le saint de juffesse ; la balle déchire sa soutane sous le bras. Un autre jour, on mande Don Bosco auprès d'un mourant en banlieue ; avant de le conduire dans la chambre, on lui offre un verre de vin d'Affi ; il n'eff: pas fier, bien sûr, et il avalerait n'importe quoi pour gagner une âme ; pourtant, il se méfie et se contente de trinquer ; alors on se découvre, on veut le faire boire de force ; il alerte ses grands garçons qui veillent à la porte. 4' ■<■ l •»■> *.$ —t VV I ..I M SAINT JEAN BOSCO — Ce jeune homme boira à ma place, dit-il, en désignant l'un d'eux. — Non ! non ! pas lui. — Je vous comprends. C'eSt moi que vous vou¬ liez empoisonner et pas un autre. Vous vous y prendrez mieux la prochaine fois. Au revoir. Un autre soir encore, au chevet d'une vieille femme, il trouve quatre individus armés de gros gourdins ; mais il les tient à l'œil La vieille, qui semble en bonne forme, provoque une dispute entre les hommes, sans raison. Bagarre ; la chandelle s'éteint, les coups pleuvent sur Don Bosco ; mais il s'eSt couvert d'une chaise et il gagne à tâtons la porte, lançant la chaise sur les malandrins. C'eSt ici que le ciel s'en mêle. En ce soir automnal de 1852, Don Bosco se dirige vers sa mai¬ son à travers le terrain le plus accidenté et le plus désert de la zone. Cette fois, il eSt seul. Il s'aperçoit qu'il eSt suivi. Oh ! par un chien, un grand chien, mais qui a l'air d'un loup. D'abord inquiet, il l'appelle. Le chien répond à ses caresses, règle sa marche sur la sienne et, comme s'il exécutait une consigne mystérieuse, l'accompagne jusque chez lui ; ceci fait, le chien s'en retourne, sans en demander plus. Quel pouvait bien être ce chien ? Don Bosco le revit bientôt dans une circonstance semblable, toujours attaché à ses pas et s'en allant' 137 ■ Mmmjmm LES GRANDS CŒURS dès qu'il était rentré. Une fois, deux fois et dix fois. Quand Don Bosco revenait seul, la nuit, il était assuré de la compagnie de la bête. Il le baptisa Grigio, c'eSt-à-dire le gris ; il eut souvent besoin de ses services. Une fois, cours Reine Marguerite, deux coups de piftolet qui ratent sont tirés de derrière un arbre et un bandit tombe sur Don Bosco ; mais Grigio eSt là, il a la dent dure : il renverse le mal¬ faiteur qui s'enfuit en poussant des cris. Une autre fois, dans une ruelle voisinant la Consolata, les bandits se mettent à deux et coiffent Don Bosco d'un sac ; c'en était fait de lui, mais Grigio veillait encore ; Don Bosco ne l'avait pas vu, mais il veillait. Il déboucha à toute allure, délivra son ami et planta ses crocs redoutables dans la gorge d'un des vau- dois, tandis que l'autre s'ensauvait. Don Bosco dut intervenir pour que Grigio consentît à lâcher sa proie. Enfin, le même secours imprévu et on peut bien le dire, fulgurant, sauva la vie du saint dans une embuscade ; ils s'étaient postés là une douzaine et déjà l'entouraient, le bâton levé, quand Grigio survint : son grondement suffit à terroriser la canaille. L'animal devint populaire ; car il se présentait de temps en temps chez Don Bosco. Il était pareil à ceux de sa race, le museau fin et les oreilles droites, la queue en panache et le poil fourni. Il refusait 1 1 —■—* » 11 vs" 1 ^ .138 ii. ! .. i ■ m SAINT JEAN BOSCO le manger et le boire. Les jeunes garçons le fêtaient et le taquinaient ; Grigio se laissait tourmenter. Mais il ne venait jamais sans raison. Parfois, c'était pour prendre son grand ami à sa porte avant une sortie noéturne ; parfois pour s'assurer qu'il n'était plus dehors (Don Bosco, par exception, avait été ramené en voiture) ; parfois même pour l'empêcher de sortir. Cette fois-là, il se coucha sur le seuil et barra la porte ; Don Bosco voulut l'écarter, il le repoussa en grondant; il aurait mordu son bon maître si jamais il eût passé outre. Quand Don Bosco eût renoncé à quitter la maison, il cessa de gronder et se releva de sa garde. Or, à peine eût-il disparu qu'un voisin diligent vint avertir le saint qu'on était décidé à avoir sa peau le soir même ; il avait surpris des propos suspeéts ; le traquenard était tendu. Grigio le savait : ah ! il avait l'oreille fine ! Quand les persécutions cessèrent, on ne revit plus le bon chien. C'eSt par la charité que Don Bosco eut raison de ses adversaires. La discorde régnait au camp des Protestants vaudois. Il s'agissait de composer un catéchisme dissident, résumant la doétrine et cha¬ cun l'entendait à sa manière. Un prêtre catholique qui avait apoStasié, le ministre De Sanétis, se trouva en conflit avec ses collègues ; il fut destitué. Don Bosco eut pitié de lui. Il lui adressa un message où, u 1 1 tyi'Jiii.'SLuM» uni1"" n i i " I39 1 " —•- LES GRANDS CŒURS sans céder un pouce de ses convictions, il le priait de venir manger à sa table, habiter même sous son toit : ils apprendraient à se connaître mieux, ils discuteraient en amis, et la grâce peut-être guérirait cette âme blessée dont il avait cru deviner l'inquié¬ tude et le tourment. Un minière hérétique à la table de Don Bosco, son ennemi juré ! L'esprit, de pardon et d'amour pouvait-il être poussé plus avant ? Seuls, les saints ont de ces audaces. Le ministre vaudois, touché jusqu'aux larmes, se contenta d'aller visiter Don Bosco. Si celui-ci ne le convertit pas, le geSte produisit une telle impression sur les dirigeants de la seéte que le mot d'ordre fut donné à tous les « sicaires » de respeéter à l'avenir la personne de Don Bosco : la protection de Grigio était devenue inutile. Dix ans plus tard, à la campagne, comme le saint devait se rendre à la ferme des Moglia, on l'avertit que la route n'était pas sûre. — Ah ! si j'avais mon Grigio, s'écria-t-il. La nuit tombait, un chien courut à sa rencontre, le saluant de bonds, de voltes, si joyeux de le retrouver ; car c'était lui. Il lui fit conduite jusqu'à la ferme, réglant comme autrefois son pas sur le sien. Pour éviter une bataille avec les chiens de garde, Don Bosco estima prudent de ne point passer par la cour. Le Grigio le suivit dans la salle com- 1 i nmai i rt 1 1 -a Ï4Q !*■* ■ SAINT JEAN BOSCO mune et il se coucha dans un coin. On causa, on soupa, toute la famille Moglia était présente. — Il faut faire manger le Grigio maintenant, dit Louis Moglia. Mais le Grigio était parti ; on ne le trouva ni au coin du feu, ni sous la table, ni sous l'armoire. Or, personne n'avait ouvert, depuis qu'il s'était installé, ni une porte, ni une fenêtre. Il s'était volatilisé. En 1883, le chien miraculeux reparut à Bordi- ghera pour guider Don Bosco qui s'était égaré en route. Et ce fut tout ; l'hiStoire du chien finit là. La Providence peut se servir d'un chien. Un Ange a le moyen d'en susciter la forme. Le moins qu'on puisse dire, c'eft que cet animal savait flairer la sainteté et prendre ardemment son parti. Si miracle il y a, Dieu en a fait tant d'autres pour le père des Salésiens que celui-ci ne doit pas nous sur¬ prendre. Le Saint n'a-t-il pas, entre autres mer¬ veilles, multiplié des pains, ressuscité un mort P Un jour, les trois cents écoliers de l'Oratoire se préparent à défiler pour recevoir chacun leur petit pain. On doit au boulanger douze mille francs et il exige qu'on le règle. — Apportez-moi ce qui reSte, dit Don Bosco. Quinze « pagnottes », pas une de plus. On les compte pour lui, mais lui s'en garde bien ; que lui importe ? Il commence sans hâte la distribution, et 1 1 1 » % 'I ■" 1 ' ' ' 141 LES GRANDS CŒURS chaque fois sa main tire du fond de la corbeille le petit pain que Dieu doit à ses pauvres, dix fois, quinze fois, vingt fois et cent fois ; à la trois cen¬ tième, la corbeille n'eft pas vidée ; on y retrouve les quinze premiers pains. Dieu seul aura fait face à la nécessité. Le jeune Delmazzo qui assiste au prodige — nous tenons de lui cette histoire — demeure à Y Oratoire qu'il voulait déserter : il deviendra le modèle des Salésiens. Multiplication de noisettes, multiplication d'hos¬ ties consacrées... Que ne verra-t-on pas ? Le petit Charles N... vient de mourir. Ses parents désolés ont averti trop tard Don Bosco de son agonie. Comme Jésus encore, il dit en péné¬ trant chez eux : — Non, votre fils n'e£t qu'endormi. On le laisse seul avec le cadavre : — Charles! Charles! lève-toi! Et il déchire le linceul. L'enfant ouvre les yeux. — Ah ! c'eSt vous, Don Bosco ! Depuis tant de temps que je vous réclame ! J'ai cru que je descen¬ dais en enfer pour un péché que je n'ai jamais confessé. A vous seulement je pouvais le dire. Mais alors, une belle dame a chassé les démons en disant : « Laissez-le tranquille. Il n'eft pas encore jugé. » J'ai été délivré et vous êtes venu. I42 I ■ SAINT JEAN BOSCO Il confessa sa faute et vécut encore deux heures. — Aimes-tu mieux refier sur terre ou bien aller au paradis ? lui demanda le saint. — Oh ! au paradis, Don Bosco ! — Au revoir donc, mon fils. Ce que lui coûtait le don des miracles il l'avouera sur le tard à un confident. IV Rentrons à Y Oratoire. Il marque de nouveaux progrès. Don Bosco vient de s'aviser de l'inconvé¬ nient qu'il y a à envoyer chaque jour travailler en ville les pensionnaires de maman Marguerite. Ce ne sont pas encore des saints, si ce sont de braves garçons. Ils en rapportent des gros mots, des curio¬ sités malsaines. S'ils pouvaient s'exercer à leur métier sur place, ils ne s'en trouveraient que mieux. On va donc installer des ateliers d'apprentissage dans toutes les pièces encore libres du bâtiment : pour les menuisiers, pour les serruriers, pour les relieurs, pour les imprimeurs, pour les cordonniers et pour les tailleurs, car il faut aussi habiller et 1 1 11 V*'"" ' ~= 143 10 - LES GRANDS CŒURS loger tout ce petit monde. Don Bosco a appris presque tous les métiers, il donne des conseils et même des leçons. Ainsi ses jeunes artisans, gardés du monde jusqu'à l'âge adulte, ne laisseront pas défaire au dehors ce qu'on aura fait pour eux au dedans. Il faudrait maintenant des classes pour les enfants que leur goût, leur éducation et leur intelligence inclinent plus spécialement vers l'étude. Don Bosco rêve de constituer un embryon de séminaire où pourraient naître des vocations. Mais où trouver les cadres nécessaires ? Ses premiers essais de commu¬ nauté ont échoué bien tristement. Les prêtres établis ne se soucient guère de renoncer à leur liberté, à leurs aises. Quant aux adolescents sur lesquels, dès le Convitto, il avait fondé tant d'espoirs, Gastini, Buzetti, Bellia, Reviglio, ils l'ont déjà semé en route, soit qu'ils aient quitté la soutane, soit qu'ils aient été dirigés, pour exercer leur ministère, sur quelque trou de leur pays natal : du moins âura-t-il fait deux prêtres. Mais tout n'est pas perdu. Une autre génération se lève, celle des Rua, des Cagliero, des Francesia, des Savio, des Turchi. Aussi bien, il les attendait. Voici trois ou quatre ans, il a encore été favorisé, en sommeil, d'une prophétie. Sous une magnifique tonnelle de treillage qui s'allongeait et s'approfon- >ry«-P-iiA»1'!\« 1 i i i ~ i —— SAINT JEAN BOSCO dissait vers un merveilleux horizon, il promenait, suivi d'une troupe de jeunes hommes. Le chemin était tapissé d'une profusion de roses épanouies, douces aux regards et douces aux pas. Mais voici qu'elles commencèrent à faire sentir leurs épines, de plus en plus cruellement à mesure qu'on avan¬ çait. Et peu à peu, ses compagnons se détachèrent de sa suite et il se trouva seul, toujours marchant, toujours saignant. Soudain, un groupe de jeunes clercs, au front pur et aux yeux limpides, courut à sa rencontre et ils criaient : — Don Bosco ! Don Bosco ! c'eSt nous ! Nous voici tous à vous, prêts à vous suivre ! Alors, ils firent route ensemble sur les épines et les fleurs. Il sut ainsi lesquels déserteraient et lesquels persé¬ véreraient dans la voie ; il mit un nom sur chacun d'eux. Il connut même le deStin auquel étaient promis les plus fidèles. Mais il devait les traiter tous avec la même bienveillance, la même charité et la même obstination. Jean Cagliero, de Châteauneuf d'ASti, le futur cardinal, lui fut amené par un prêtre « sur l'ai¬ mable colline de Murialdo » ; il adopta le petit paysan. Jean-BaptiSte Francesia, de Saint-Georges Cava- nese, le futur humaniste et poète salésien, se pré- 1 » t \ « H5 ? • 11'■ LES GRANDS CŒURS senta à lui sur la foi d'un gamin qui lui avait dit à l'oreille : — Viens donc ! C'est un bon prêtre et il vous donne des marrons grillés. Ce fut aussi à Châteauneuf, un peu plus tard, qu'il décrocha Dominique Savio, le Saint Louis de Gonzague de l'Oratoire, que nous verrons peut-être un jour sur les autels, et aussi Paul Albera, son second successeur à la tête de l'Ordre. Quant à Michel Rua — qui devait être le pre¬ mier — un petit bourgeois citadin fréquentant l'école des Frères, il le croisait souvent dans les rues de Turin et il l'avait remarqué entre tous les autres. Lorsque le saint traversait le marché, Porte du Palais, la marmaille accourait en foule, car il avait toujours quelque chose au fond de sa poche, des bonbons, des médailles, des images à distribuer. Mais à Michel Rua, il se contentait de donner un « signe », — et ce « signe » intriguait singuliè¬ rement l'écolier. Don Bosco ouvrait la main droite et du tranchant de la main gauche, feignait de la couper en deux : — Prends, ajoutait-il, mon petit Michel ! Il savait, de science certaine, que cet enfant lui était envoyé pour partager jusqu'à sa mort le far¬ deau de sa gigantesque entreprise, qu'f/r seraient en tout de moitié — et il le lui signifiait. I I ' " l=== 146 SAINT JEAN BOSCO La Providence a donc joint les épis : Rua, Fran- cesia, Rochetti, Cagliero, puis Savio, Albera et d'autres. Don Bosco envoie les enfants en ville suivre les classes de deux de ses amis, le vieux M. Bon- zanino qui est professeur de troisième et Don Picco qui enseigne la rhétorique. Les années passent : le grain s'e£t formé, va mûrir. Un soir, sous le prétexte d'une instruction, Don Bosco les convoque dans la petite entrée de son logis et leur demande s'ils veulent bien lui prêter leur aide. Il ne leur parle pas du sacerdoce, ni de l'état religieux, mais d'un effort commun de vie spirituelle qui devra se traduire auprès de leurs plus jeunes compagnons par des conseils et des exemples. Il les élève tour à tour à l'idée d'une vocation. Tous successivement revêtent la soutane ; tous se sentent unis, solidaires, complé¬ mentaires, dans le même dessein et dans le même espoir. Avant même que le mot ait été prononcé, ils forment déjà une « société » et Don Bosco en jette les bases officielles le soir du 6 janvier 1854. — Mes chers amis, leur dit-il à peu près, dans la neuvaine qui précède la fête de notre patron Saint François de Sales, je vous propose de com¬ mencer aujourd'hui, avec l'aide de Dieu, un temps d'exercice pratique de charité envers le prochain. A l'issue de cette période, vous pourrez vous lier par une promesse et celle-ci, plus tard, pourra se 1 .11 ,,f ' » 1 • 1 L47 I 1U. p * 11 LES GRANDS CŒURS transformer en vœu. A dater de ce soir, nous nous appellerons Salésiens. On a pu s'étonner de voir le rude Don Bosco, dès l'origine de son œuvre, la placer sous l'égide aimable du saint et disert évêque de Genève. L'écri¬ vain savant, subtil et fleuri de XIntroduction a la vie Dévote fut aussi — nous l'oublions trop — l'apôtre populaire du Chablais. Tout de même qu'il serait injure, injurieux, voire scandaleux, — et les ignorants ne s'en privent pas — de lui prêter une dévotion facile, un ascétisme à l'eau de rose, voire une mystique un peu trouble et comme imprégnée de sensualité, tout de même ne saurait-on, sans fausser outrageusement sa figure, le spécialiser dans un apostolat quasi mondain. Cet homme raffiné qui déployait dans son Style et dans ses manières un don de poésie merveilleusement suave et savoureux, ne fut pas seulement le plus exaét et le plus rigoureux des directeurs de conscience, mais aussi le plus simple, le plus cordial, le moins faiseur d'embarras des missionnaires diocésains. Il n'avait pas. toujours affaire à la marquise de Chantai ou à Philothée. Il savait aborder les artisans, les paysans. Sa main soignée ne fuyait pas leurs paumes grossières, leur poigne rude : il se mettait à leur niveau, il fraterni¬ sait avec eux. « Peuple » avec le peuple, « grand » avec les grands, il apportait à tous, sans diftinétion 148 Il S | fe 8 SAINT JEAN BOSCO d'origine ni de culture, le plus pur miel évangé- lique, l'huile de la douceur, le baume de la charité. Si différent qu'il fût de lui sous ce rapport, en rai¬ son même peut-être de leurs différences, c'était cette douceur, jointe à un prosélytisme inlassable par la plume, par la parole, par l'exemple, par l'aélion, que Don Bosco admirait, vénérait, s'efforçait d'imiter en Saint François de Sales. Violent par nature, il se portait vers son contraire, il adoptait pour patron le saint le plus tendre comme il avait pris pour ami naguère le plus délicat de ses compagnons. Il acquit auprès d'eux ce qui semblait manquer le plus à son tempérament robuffe, trop conscient de sa force et de sa valeur : la domination de soi, le calme devant l'injuffice, l'égalité d'humeur, l'usage conffant de la bonté. Cette bonté, il l'avait reçue au berceau, mais c'eff: par un effort suivi qu'il lui assura dans sa vie la place majeure et centrale qu'elle devait y occuper pour rayonner sur la chrétienté tout entière. Il y fut aidé par Louis Comollo, par maman Mar¬ guerite, par Saint François de Sales, sous l'inspira¬ tion de la Madone et de son Fils : « De la dou¬ ceur ! » Se donner d'abord. Donner Dieu ensuite. Telle était la leçon de son saint patron. Se donner tout entier, sans réserve aucune : tout son temps, toutes ses forces, toute son expérience, tout son savoir, ' u ' 1 ' 149 11 ' LES GRANDS CŒURS tout son. cœur et toute sa joie. Communiquer sur¬ tout la joie qui habite une conscience pure, un corps aétif, une vie bien remplie, un cœur ouvert et secourable et une âme élevée à Dieu. Montrer, faire toucher du doigt « le bonheur du chrétien » sans insister sur ses souffrances ; le faire admirer, désirer, atteindre. Ne pas prêcher la crainte avant d'avoir prêché l'amour. D'où la nécessité d'une extrême patience, d'une extrême miséricorde, d'une extrême simplicité. Ne pas traiter de haut les âmes ; les prendre où elles sont, à ras de terre s'il le faut ; les écouter, les mettre en confiance, les apprivoiser comme des oiseaux ; désarmer en elles le mal, en cultivant, en exaltant le peu de bien qu'elles recèlent ; ouvrir et affermir leurs ailes spirituelles et leur apprendre à s'en servir ; rompre, sans les blesser, sans même qu'elles s'en doutent, les mailles du filet qui entrave leur vol. Com¬ ment donc, une fois lâchées, préféreraient-elles re¬ descendre, quand tout leur élan les porte vers Dieu ? Humaniser l'accès à la Vérité Éternelle par la bienveillance, par la bienfaisance, tel sera l'office des Salésiens. Il est permis de porter le salut par¬ tout, mais à condition de rendre le salut aimable, assure Saint François de Sales. On ne saurait, ajoute Don Bosco, s'y prendre trop tôt pour le faire aimer. ' " » 1 T7T 150 SAINT JEAN BOSCO 3 Voilà pourquoi l'apoStolat salésien s'adresse d'abord aux enfants et aux enfants les plus privés d'amour, les plus pauvres, les plus hoétiles. « Le temps d'exercice pratique de charité envers le prochain » prescrit par Don Bosco s'acheva, semble-t-il, à l'honneur des jeunes apôtres, car celui- ci accepta leur promesse. Une calamité inattendue vint mettre à l'épreuve cette charité. Le choléra s'abattit sur la ville, avec une hâte et une violence qui devaient rendre vains tous les secours. On compta, en trois mois d'été, 2.500 cas ; 1.400 ma¬ lades succombèrent, dont 400 à Valdocco, et la plupart sans soins, abandonnés de leurs voisins, de leurs amis, même de leurs parents. Les habitants encore indemnes s'enfuyaient ou bouclaient leur porte. Don Bosco fit appel à ses premiers « Salé- siens » et aux grands garçons de son patronage. Il en choisit quatorze : le lendemain il en avait qua¬ rante ; et tous, durant trois mois, se dépensèrent avec lui dans les familles et dans les lazarets ; ils soulageaient les malades ; ils ensevelissaient les morts ; résolus et tremblants, ils abdiquaient toute prudence ; le devoir pressait tant qu'ils ne se lavaient même plus et ils donnaient leurs draps, leur linge pour vêtir les mourants. Aucun d'entre eux ne fut touché. Le 25 mars de l'année suivante (1855) le jour de 111 1 " 1 " —* I5Î — LES GRANDS CŒURS l'Annonciation, Don Bosco recevait en particulier le jeune abbé Rua dans sa petite chambre, celle où nous pouvons lire encore sur une pancarte accrochée au mur l'inscription qui avait tant ému Dominique Savio lors de sa première visite : « Da mihi animas ; ccetera toile. » Rua avait seize ans et Don Bosco le jugeait digne de prononcer, avant tous les autres, ses vœux : pauvreté, chaSIeté, obéissance. Un crucifix sur une table, Don Bosco debout, Rua à ses pieds. —■ Prends, mon petit Michel ! Ici, dans le secret, dans le silence, commençait le partage insigne qu'avait prédit dans le tumulte de la rue, le saint homme à l'écolier. Ici Y Ordre des Salé siens prenait naissance. Trois témoins seule¬ ment : le fondateur, le premier des novices et Dieu. La cérémonie se renouvela, sans plus d'apparat, pour les autres. Rien ne fut changé aux études, aux exercices spirituels, ni à l'apoStolat populaire de la mySlérieuse Congrégation ; mais les vœux tissaient d'âme à âme un lien plus sûr et plus sacré. Encou¬ ragé par Don Borel et par Don Cafasso, son sage confesseur, Don Bosco préparait « les Règles ». Il s'inspirait des autres ordres, mais dans un esprit différent. L'anticléricalisme sévissait toujours, les religieux étaient mal vus des autorités et du peuple ; M. .1 **"* J52 SAINT JEAN BOSCO on leur reprochait leurs richesses ; leur habit au lieu d'attirer repoussait ; si Don Bosco faisait exception c'eft que son œuvre était considérée du dehors comme une œuvre libre, d'un caraétère plus huma¬ nitaire, plus social que religieux. En quoi on se trompait. Don Dosco jugeait bon de profiter de la méprise ; il s'agissait pour lui de garder le contaél avec ce peuple qu'il voulait relever, éduquer et par là sauver. Plus son ordre referait proche d'un tiers ordre semi-laïc et du clergé séculier, plus il aurait de chance de maintenir ses positions et d'élargir le champ de ses conquêtes... Cependant, maman Marguerite vieillissait. Elle avait à présent cent cinquante enfants à soigner. Elle était aidée dans sa tâche par un groupe de pieuses dames qui avaient fondé un ouvroir. Mais sa part était encore lourde. Elle irait jusqu'au bout, allégée au moins des soucis que lui avait causés l'avenir de son fils. Eut-elle osé jamais rêver d'une réussite semblable dans sa pauvre maison ? Cette réussite même l'écrasait. Son fils, son cher fils avait fait tout ça, son petit Jean ! Non, il n'avait plus besoin d'elle ; il ne manquerait jamais de concours. Elle pouvait chanter, quand elle se sentait trop lasse, le « Nunc climittis » du vieux Siméon. Au début de l'hiver 1856, elle prit froid ; la pneumonie eut raison d'elle ; elle rendit l'âme au bout de huit 1 1 1 11 * *53 m W LES GRANDS CŒURS U '$! Ifv V f r- jours. Quel deuil pour son fils et pour tous ses fils ! elle était la mère de l'Oratoire, de tous les petits et de tous les grands, de tous ceux qu'elle avait torchés, consolés, chapitrés, servis, l'ombre blanche du saint, sa tendresse incarnée. On ne la verrait plus passer, sous sa coiffe, de son petit jardin potager à la grande cour. Don Bosco s'était effondré ; jamais il n'avait réfléchi — en avait-il le temps ? — à l'éventualité de ce désaffre. Deux heures après, il se réfugiait dans le sanétuaire qu'elle aimait tant, à cause de la Vierge Marie, à la chapelle souterraine de la Conso- lata où bourdonnaient tant d'Ave suppliants. — Vierge de la Consolation, soupira-t-il, vous voyez ? je n'ai plus de mère... et j'ai beaucoup d'en¬ fants. Vous prendrez sa place, n'eff-ce pas ? Je vous donne sa place. Veillez sur mes enfants, Vierge Marie ! Eff-ce à ce moment ou plus tard qu'en rentrant à son Oratoire, il vit; en face de la cour, la Vierge en ffatue se dresser au faîte d'une église immense, sous une couronne d'étoiles d'un merveilleux éclat ? Notre-Dame Consolatrice, devenue Auxiliatrice, devait bientôt veiller comme une mère sur les bâti¬ ments, les cours, la chapelle, le patronage, les ateliers, l'Ordre naissant, tout le royaume de bonté où régnait maman Marguerite. — | ■ l1'""||" ■ ■ ' ' ' ■'■iwj'LUIJ *54 — SAINT JEAN BOSCO V Plaçons ici une anecdote antérieure de quelques mois à cet événement cruel. Elle nous donnera la mesure de l'ascendant mystérieux de Don Bosco et de la hardiesse de ses démarches. Il n'avait jamais suspendu son ministère auprès des prisonniers. Or, cette année-là, il avait prêché la retraite précédant Pâques aux jeunes détenus de la Générale, la plus considérable des maisons de correélion de Turin. Les résultats en furent, comme d'ordinaire, merveilleux et tous les malheureux gar¬ çons communièrent. Alors, dans son grand cœur, il songea à leur procurer une récompense toute ter¬ restre, une journée de liberté, sous sa surveillance, au grand air. Il les prendrait dès le matin ; on irait jusqu'au parc royal de Stupinigi, à 10 kilomètres ; on y dépenserait toutes ses réserves dans des courses, des jeux, des exercices de force et d'adresse et l'on rentrerait sagement le soir. A cette proposition le directeur des prisons poussa des cris. — J'irai au ministre, dit Don Bosco. >tri• .11.1111 il. 155 un.ii—mil» .1^»rm,' LES GRANDS CŒURS Le ministre était Urbain Rattazzi, ennemi des curés, mais admirateur du saint homme. — Choisissez votre jour, répondit-il ; je vous donnerai les forces de police nécessaires pour enca¬ drer les vauriens. — Non, Excellence, je ne veux personne. C'eSt la liberté tout entière que je vous réclame pour eux. Cela gâterait leur plaisir. Je vous promets de vous les ramener au complet pour la soupe. Devant une telle assurance, le ministre acquiesça, mais il dut prendre en secret ses mesures pour qu'on rattrapât les fuyards. Le jour venu, on partit donc en troupe ; un âne portait le déjeuner des trois cents détenus ; Don Bosco, rayonnant, marchait à leur tête. Il assuma toute la dépense de force, d'in¬ géniosité, de gaîté, d'amour que l'expérience com¬ portait et aucun des prisonniers ne songea à peiner, en s'échappant, un si bon homme. Il s'occupa de tous, il les libéra tous, le temps d'une journée, de leur crainte, de leur révolte, de leurs inétinfts pernicieux, et quand, exténué, il prit le chemin du retour, les jeunes chenapans, chargés de bouquets de feuillage, l'installèrent de force sur l'âne et il rentra au milieu d'eux à travers les rues de la ville, comme Jésus le jour des Rameaux. Celui qui peut cela peut tout. C'eft ainsi qu'une œuvre presque sans cadres ou avec des cadres insuf- " " 1 " 1 1 rTT?ïPTï£g.^, v j " ' 1 r ÏS6 SA1NT JEAN BOSCO fisants, comme le pensionnat et l'externat de l'Ora¬ toire, au lieu de se dissocier sous la pression des humeurs contraires, de la médiocrité, de la dissipa¬ tion, de l'inconséquence, de la paresse et même de l'impureté — comment quelques brebis galeuses ne se glisseraient-elles pas dans l'immense troupeau ? — s'agrège, se resserre, se consolide, sous un regard impérieux et plein d'amour. Don Bosco voit tout ce qui manque à ses abbés et à ses catéchistes, à ses professeurs, à ses surveillants, à ses étudiants, à ses apprentis. Mais il fait confiance à Dieu. Il n'élimine que la pourriture : il ne souffre pas le blasphème ; il demeure intraitable sur le chapitre de la pureté ; pour le reste : ne rien forcer. Et même la règle des Salésiens, pierre angulaire de tout l'édi¬ fice, il ne l'établit pas par un propos délibéré ; il la modèle sur le vif, il l'accommode à la nature humaine ; il attend qu'elle s'établisse, avec l'aide de Dieu, sur les progrès de chaque jour. — Jouez ! dépensez-vous ! dit-il à ses enfants. Pendant que vous jouerez, vous ne songerez pas à mal faire. — Soyez pour eux l'ami de toutes les secondes. Reprenez-les, ne les châtiez pas. Partagez leur vie pour gagner leur cœur ! dit-il à ses jeunes abbés. Si nous ajoutons l'amour du métier — un jeu aussi, il faut de la gaieté en tout — la pratique des 11 = 157 * I • LES GRANDS CŒURS devoirs d'état et des deux sacrements essentiels à la vie de l'âme, confession et communion, sans oublier la dévotion à la Vierge, nous avons le Statut complet de l'apoStolat des Salé siens. ReSte à le détailler à l'expliciter dans les Règles. C'eSt à quoi s'emploie lentement, scrupuleusement Don Bosco. Quand les Règles sont rédigées, il songe à demander l'approbation de Rome. Monseigneur Fransoni qui a été chassé de son siège archi-épiscopal l'en presse vivement, de Lyon. Le ministre de l'In¬ térieur, cet Urbain Rattazzi qu'il met si facilement dans sa poche, l'assure de l'appui de l'État ; c'eSt même lui qui fournit à la Société la formule grâce à laquelle elle pourra échapper à toute persécution éventuelle : « une association de citoyens libres vivant ensemble dans un but de bienfaisance » ; si ces citoyens sont des prêtres, cela ne regarde qu'eux. En 1858, Don Bosco se présente devant le Saint- Père Pie IX. Celui-ci eSt la bonté même ; il parle le premier d'une Congrégation possible, souhai¬ table, nécessaire, pour assurer fortement l'avenir des œuvres multiples du saint. Cette congrégation sera plutôt une « Société » avec des règles d'observance facile ; le costume des religieux ne les distinguera pas des prêtres séculiers ; ils pourront agir d'autant mieux qu'ils se feront moins remar- 158 —iAfcj3fri*HpA« - —— SAINT JEAN BOSCO quer. Voilà les vœux de Rome. Le fondateur n'en a pas d'autres. Une dizaine de jours après, il remet son projet à Sa Sainteté. Mais le pape n'eét pas tout seul ; et ses Commis¬ sions sont lentes. Après deux ans d'attente vaine, Don Bosco sort de sa réserve et découvre à ses fils sa résolution ; la « Société » va devenir officielle ; elle a la bénédiction du Saint-Père, cela suffit pour commencer. Huit jours pour réfléchir ; le dimanche suivant on se compte ; deux défeétions seulement ; alors on élit un conseil. Le Supérieur Général sera Don Bosco, le direéleur spirituel Michel Rua — il n'eét cependant que sous-diacre — les conseillers Cagliero, Lazzero et Bonetti. Mais Don Bosco retarde les vœux solennels ; il patiente deux ans encore ; ce n'est que le 14 mai 1862 que ses vingt-deux disciples s'engagent pour trois ans, faute de le pouvoir encore pour la vie, à observer les « règles » de la Société. — Don Bosco a raison de ne point se hâter ; il en a perdu quel¬ ques-uns en route. Hélas ! Dominique Savio, le plus pur, n'assiéte même pas à la cérémonie qui a lieu comme la première dans la petite chambre du saint. Mais lui, Dieu l'a déjà repris dans la fleur de son sacrifice et déjà les autres l'invoquent : la « Société » naissante a sans doute un saint au ciel. Ainsi la Société prospère, bien que l'approbation ~ 111 ■ 159 11 » , i LES GRANDS CŒURS lui manque encore. Don Bosco adresse à Rome un nouvel exemplaire de ses « Constitutions ». Il aurait le droit de désespérer s'il n'avait mis la Sainte- Vierge dans son jeu. — Tu as besoin d'un pré ? lui avait-elle dit en songe. Voici le pré. Une chapelle ? La voici. Une maison pour tes enfants ? La voilà encore. Des réfeétoires, des dortoirs, des ateliers, des classes, des portiques ? Je te les donne. Une grande église sous mon vocable ? Elle e£t devant toi. Au lieu même où Saints Solutor, Adventor et Octavius, martyrs de la légion thébaine, furent frappés. Il avait eu le pré, les bâtiments, la chapelle Saint- François de Sales. Il aurait donc aussi l'église. Telle il l'avait vue, telle il la ferait. Il la voyait souvent, nous l'avons déjà dit, en tra¬ versant la cour de l'Oratoire. Il la montrait à ses garçons. — Vous ne voyez pas, tout là-haut, au faîte de ce dôme, Notre-Dame Auxiliatrice, avec sa cou¬ ronne d'étoiles ? Non, ils ne voyaient que le ciel, au-dessus des vieilles masures du quartier. — Elle y eSt, là !... je vous l'assure. En 1868, les plus aveugles purent la voir. Don Bosco batailla six ans encore pour ses « Règles » ; il batailla six ans pour sa grande église. I yrgfty'fe 1 ■. ' 160 i —1.1, n , , SAINT JEAN BOSCO On l'inaugura le 9 juin. De sorte que sept mois plus tard, le 19 février 1869, lorsque les Évêques et Régu¬ liers approuvèrent solennellement et définitivement en conseil la Société Salésientie, ce fut sous la grande coupole de Sainte-Marie Auxiliatrice que tous les fils de Don Bosco entonnèrent un chant de bonheur. Mais résumons cette double campagne. Pour l'église d'abord. Lutte pied à pied, jour à jour. Démêlés autour du terrain, autour de l'appel¬ lation à donner à la basilique (au Valdocco, le Saint nom de Marie était une provocation), quête aux bourgeois, quête aux princes, quête aux minières, aux laïcs et aux clercs, de ville en ville, de province en province et jusque sur les marches du trône de Saint-Pierre. Loteries, échanges, marchandages, miracles ; quand Don Bosco ne disposait plus d'un centime, il brocantait des miracles, tout simplement. Le vieux commandeur Cotta va mourir. Don Bosco le rassure : — Non, vous ne mourrez pas encore. Mon église a besoin de vous. Combien donnerez-vous à la Madone, si elle vous en tire ? — Deux mille francs par mois, pendant six mois. — C'est entendu. Le vieux commandeur ressuscite et paie. Un rhumatisant incurable fait venir le saint gué- 1 1 .rv VI' " IÔI LES GRANDS CŒURS risseur ; car il guérit toujours beaucoup, le bruit commence à s'en répandre. — Si vous me soulagiez, je vous aiderais certai¬ nement. — Aidez-moi d'abord, cher Monsieur. Il me faudrait trois mille francs. — C'est impossible, Don Bosco. — Tant pis ! — Vous refusez de me soulager ? — Nullement. Je vous indique le moyen. — Sans doute. Mais je n'ai pas l'argent chez moi. — Allez le chercher à la banque. Tenez, levez- vous et habillez-vous ! Pendant ce temps-là nous prierons. Et de fait, le rhumatisant sort de son lit, monte en voiture, et il revient guéri — avec l'argent. Il faisait prier ferme ses garçons, lé hardi et mali¬ cieux thaumaturge ! Il prétendait leur devoir son église. Il voulut qu'une main d'enfant y posât la dernière pierre. Ce fut le petit Emmanuel, fils du marquis Fassati et de sa femme née de Maître qu'il fit monter sur le dôme avec lui. Sur l'autre champ de lutte, mêmes difficultés et les mêmes moyens triomphent. Que de pas et de mots encore ! que de marches et de démarches ! que de contradictions et de déceptions ! Le « Dé- 1(52 ■ ... n, M.., SAINT JEAN BOSCO cret de Louange » aussitôt enlevé, il fait prononcer à ses fils leurs vœux perpétuels. Mais les Commis¬ sions réclament l'approbation des évêques. Don Bosco court les évêchés. Monseigneur de Turin refuse son appui ; un vieil ami cependant, avant d'être évêque ! mais il s'eSt avisé que la congrégation de Don Bosco allait concurrencer ses séminaires : il refusera d'ordonner tous ceux qui n'y passeront point ; son diocèse d'abord. — D'abord le service des âmes, lui répond Don Bosco ; qu'elles soient du diocèse ou non. De Rome, on réclame des corrections aux Règles qu'il a proposées. Sur treize, il en concède neuf. Au moment de toucher au but, tout eSt remis en question par l'hostilité de deux cardinaux et du secrétaire général de la Congrégation romaine ; le saint a très mauvaise presse ; raison de plus pour insister. Il vole à Rome. Par une coïncidence singulière, on l'appelle au chevet d'un enfant en danger de mort qui se trouve être le neveu très cher du car¬ dinal Bérardi, un de ses plus farouches adversaires. Don Bosco bénit l'enfant et recommande à ses parents de prier Notre-Dame Auxiliatrice ; elle le guérira. Notre-Dame y consent : le Cardinal eSt désarmé. Là-dessus, Don Bosco affronte le cardinal Anto- ïSj . i At LES GRANDS CŒURS nelli ; celui-ci souffre d'une crise de goutte, ce qui lui interdit, explique-t-il, de sortir de sa chambre pour plaider la cause de Don Bosco. Don Bosco lui donne le même conseil : Notre-Dame, s'il le veut bien, lui permettra de reprendre son train de vie ; il sera en mesure, dès le lendemain, de se rendre auprès du Saint-Père. Notre-Dame y consent encore : le cardinal Antonelli change de camp. Reffait Monseigneur Svegliati, le Secrétaire. Or, il avait ce qu'on nomme aujourd'hui la grippe et il toussait à fendre l'âme. Immobilisé lui aussi, le prétexte était excellent. Même scène, même jeu, même recours à Notre-Dame, secours des chrétiens. — Je vous promets que si elle me remet sur pied, j'irai voter pour vous demain, dit imprudem¬ ment le malade. Notre-Dame n'étant pas à une guérison près, la toux se calma dans la nuit. De sorte qu'au Conseil, les trois plus fougueux opposants se muèrent en par¬ tisans fanatiques. La cause était gagnée. Il fallut encore des années pour obtenir l'appro¬ bation des Règles. A la réunion des quatre cardi¬ naux de curie, il manqua une voix : — Je mets la mienne, dit Pie IX (1876). La grande église était debout, riche et majes¬ tueuse, de lignes pures — une réussite pour l'époque — avec ses piliers roses, son fronton léger, ses deux 1 ■ i ■»■!«. —■"""' ■i I64 SAINT JEAN BOSCO campaniles, son dôme. Celui-ci portait la Statue qui avait longtemps flotté sur un songe, Notre-Dame Auxiliatrice, Porte du ciel, Porte de l'Inlîitut Salé sien. Un songe aussi, cette « Société » que l'approba¬ tion suprême trouvait déjà en pleine forme et réa¬ lisée pleinement. Avec son Supérieur général, ses Conseillers, son Direéteur spirituel, son Économe, ses Professeurs, ses Novices, ses Étudiants, ses chefs d'atelier, ses élèves, et la foule immense des « patronnés » dont, en somme, elle était issue le jour où Don Bosco avait accueilli le premier ! Depuis la vision du pré, les bêtes sauvages, les agneaux et la consigne de douceur diétée par des lèvres augustes, tout ce qu'il avait pu rêver s'était accompli à la lettre. Si Don Bosco avait bien obéi au Maître, le Maître avait bien servi Don Bosco. Monseigneur de Turin ne se tenait pas pour battu. Les envieux grondaient. Le saint était de taille à se défendre. Il n'avait pas l'illusion d'en avoir fini avec les épreuves. On reprochait à ses Salésiens de n'être ni chair ni poisson, ni des sécu¬ liers, ni des religieux. Pour des séculiers on les esti¬ mait trop reclus ; pour des religieux, trop libres. Ils accordaient trop peu de temps à la prière ; en fait de mortifications, ils se contentaient du maigre et du jeûne exigés de tous les fidèles ; ils donnaient '■ * ——— Ï65 a^pjuu. , i LES GRANDS CŒURS trop de place aux activités extérieures, trop d'impor¬ tance au jeu. Don Bosco aurait pu répondre que seize heures d'apostolat, en récréation, en étude, en classe, à la chapelle, à l'atelier, seize heures de contaél presque indiscontinu avec de jeunes âmes à former, à sauver, sans ménager ses forces, son cœur, ni son in¬ telligence, en surmontant en soi toute réaétion d'im¬ patience, de fatigue, d'ennui et même de dégoût, avec la volonté confiante de mettre un grain de charité et comme une parcelle de Dieu dans chacun de ses aéles, dans chacune de ses paroles, une goutte de joie spirituelle dans chacun de ses déplaisirs, équivalaient peut-être aux pénitences corporelles de bien des moines et composaient peut-être aussi une forme particulière d'oraison. Car, une telle persé¬ vérance dans l'accomplissement volontaire des devoirs envers le prochain, tous les jours de la vie, minute par minute, ne se conçoit que dans la lumière de Dieu ; et qui refuserait de s'accrocher à Dieu,' qui, même un instant, perdrait Dieu de vue, n'aurait pas la force de persifler. Voilà pourtant ce que l'apôtre demandait à ses fils ; il l'obtenait d'eux par l'exemple. On leur faisait surtout grief, comme à lui jadis, d'être à tu et à toi avec la « crapule », de compro¬ mettre la dignité de leur habit dans des amuse¬ ments brutaux et puérils, de ne sévir qu'à la der- i ^ « 1 1 1 Ï66 ..i i<«■ SAINT JEAN BOSCO nière extrémité, après épuisement complet des moyens de persuasion dont dispose un cœur chari¬ table, enfin, d'empiéter sur les œuvres paroissiales — or, les seules qui exilaient avait été créées ou suscitées par Don Bosco. La vérité, c'e£t qu'on ne sentait pas l'urgence de ces innovations hardies. On ne comprenait pas que tout l'effort de Don Bosco tendait à combler le fossé qui séparait le clergé des fidèles, en secouant chez celui-ci ces habitudes séculaires d'indifférence, d'inertie, voire de dédain vis-à-vis du peuple, contre lesquelles le saint évêque de Genève, Saint Vincent de Paul, Saint Jean Baptiffe de la Salle, Saint Phi¬ lippe Néri, s'étaient élevés en leur temps. Encore, en ces temps-là, n'avait-on pas détruit la foi et l'espérance dans la foule, au nom d'une fausse liberté ; elle se passait plus aisément de ses paffeurs. Mais voici qu'on entrait dans une ère nouvelle, sceptique, matérialise, athée, d'un paganisme mé¬ diocre et vulgaire, étayé par la loi, prôné par les puissants. Un apoSolat nouveau s'imposait pour rallier le troupeau égaré des humbles. Saint Jean Bosco en fut l'initiateur et le maître — et tous nos efforts aétuels, si fortement encouragés par le Saint- Siège, sur le terrain des patronages, des œuvres de midi, des équipes sociales, du scoutisme, des cercles d'études, des colonies de vacanc'-s, du journalisme ' 1 » 1 LES GRANDS CŒURS et même du théâtre chrétien, il en aura, le pre¬ mier, eu l'idée ; il l'aura, le premier, mise à exé¬ cution. En suscitant Don Bosco et les Salésiens la Provi¬ dence était en avance sur notre temps de près d'un siècle. Ils nous ont tant appris !... Mais Don Bosco n e£l pas au bout de ses desseins. Il a encore vingt ans à vivre. *68 LIVRE QUATRIÈME des « filles de marie-auxiliatrice » aux missions de patagonie. un saint devant les ames. ses Épreuves, sa renommée, sa mort, sa glorifi¬ cation. T Le bien se paie très cher. Nous n'avons pas assez parlé des épreuves de Don Bosco. Il y a celles qu'on connaît, qu'il ne pouvait dissimuler ; et celles qu'il n'avouait que par surprise ; et celles que nous igno¬ rerons toujours. En 1867, une de ses brochures de propagande, le Centenaire de l'apôtre Saint Pierre avait été déférée à la Congrégation de l'Index : il s'en était fallu de peu qu'il n'encourût une condamnation de Rome. Monseigneur Gaftaldi, son archevêque, lui suscitait toujours mille embarras. L'autorité civile perquisitionnait chez lui, sous prétexte qu'il complo- - il' ■ > ss 169 LES GRANDS CŒURS tait contre l'État avec le Pape. Ses confrères le jalousaient. Quelques-uns de ses meilleurs fils aban¬ donnaient la Société Salésienne pour le clergé séculier. Enfin, la maladie, pour un temps sur¬ montée, revenait à l'assaut et le diable se démas¬ quait. Depuis l'âge de quarante ans, le saint homme souffrait de varices cruelles aux jambes — et il n'en faisait pas, du reffe, un pas de moins. En 1856, il avait été frappé par la foudre qui lui avait lésé si gravement l'œil droit qu'il fut bientôt menacé de le perdre. Des migraines atroces, des hémorroïdes saignantes, un eczéma cuisant, des accès fréquents de fièvre miliaire se concertaient pour l'épuiser. Le plus grave de ces accès se déclara en 1871, compli¬ qué d'une crise de rhumatisme cardiaque qui le mit de nouveau à deux doigts de la mort. Il s'en tira pourtant. Plus tard, les hémoptysies s'en mêlèrent. De sorte qu'à la fin de sa vie, il ne reffait plus rien de sa magnifique santé. Au début de l'année 1862, le diable qui ne se privait pas d'inquiéter ses courtes nuits crut pou¬ voir l'achever. Dans sa nouvelle chambre, située auprès de l'ancienne, sur l'autre face du même bâtiment, ce fut un sabbat qui dura deux ans, à la fois grotesque et brutal, comparable à celui dont le saint curé d'Ars avait subi la persécution obffinée: 1 *r . 1 ■ » rt » 170 SAINT JEAN BOSCO tempêtes hurlantes, galops d'escadrons, bûches de bois qu'on fend, danse fantastique des meubles ; le lit secoué, renversé, les couvertures déchirées, le petit poêle éteint vomissant des langues de feu. Le diable s'asseyait sur Don Bosco, le soulevait par les épaules, promenait sur sa face /un pinceau glacé, le, piétinait, lançait sur lui des bêtes fauves, des ours, des tigres, des serpents et quelquefois même épousait la forme d'un montre de la préhistoire, remplissant la chambre de ses anneaux, de ses sur¬ sauts, de ses rugissements. Les garçons dévoués, venus un peu naïvement pour monter la garde à la porte, étaient pris de panique et dégringolaient l'escalier. En vain, pour trouver le sommeil, le saint s'en fut coucher parfois chez l'évêque d'Ivrée qui était son meilleur ami ; la bête infernale l'y rattrapait. Au matin, Don Bosco descendait dans la cour les traits tirés, le nez pincé et les yeux caves, voûté, blême, vieilli de vingt ans. — Ne pouvez-vous l'exorciser ? lui disait-on. — Oh ! il irait ailleurs. Quand, par hasard, il me laisse tranquille, il va tourmenter mes garçons. — Demandez-lui ce qu'il vous veut, du moins ? — Je l'ai peut-être fait. — Et que vous a-t-il dit ? j • "■ "■ "■ ■ ■■ t rr «JijiAi» in « ' " 1 171 iMlimiw ■iimwni^AriC^^panA^i 11,1 m m a» LES GRANDS CŒURS — Peu vous importe ! — Priez ! ajoutait-il. Les jeunes gens ne s'en faisaient pas faute. Mais Don Bosco trouva tout seul le moyen d'écarter son farouche ennemi. De fait, celui-ci renonça. Le moyen demeuré secret dont se servit le saint n'eft certainement pas à la portée de tout le monde. On n'en peut rien dire de plus, — sinon, il l'avouait, que les formules rituelles, l'eau bénite, les signes de croix n'y entraient que pour une part. Notons que cet assaut avait coïncidé avec la « profession » des premiers frères. Mais voici bien d'autres douleurs. Au lendemain de l'approbation de la nouvelle compagnie, le cher abbé Borel qui n'avait douté de lui qu'un moment, son plus ferme soutien, de part à demi dans ses entreprises, eSt passé de vie à trépas. Don Bosco perd ses deux plus vieux amis. Car déjà, l'admirable Don Cafasso — dès 1860 — a pris doucement le chemin de cette béatitude éternelle où Rome devait proclamer la certitude de sa résidence en le décla¬ rant Bienheureux. Jusqu'à son dernier jour, Don Cafasso était reSIé le confesseur de Don Bosco, le confident le plus intime de son âme. « C'eft une énigme », disait-il. Lui seul, pourtant, eût pu la déchiffrer. Il l'avait consolé, conseillé, conforté ; il l'avait introduit par la parole et par l'exemple à la plénitude du renon- n'f «JSffiSL" iu 111 il in. — SAINT JEAN BOSCO cernent et de la charité : c'était un homme lumi¬ neux. Dans les asiles, dans les geôles, il s'était fait le champion spirituel et l'ami fraternel des âmes les plus dégradées. On l'appelait « l'apôtre du gibet ». Il avait mission d'accompagner les condamnés à l'échafaud ; il les assistait jusqu'au bout de paroles si douces, si purement surnaturelles, qui dépei gnaient avec tant de foi et de feu les délices du paradis qu'il leur rendait la mort aimable. L'office qu'avait rempli Sainte Catherine de Sienne auprès de Niccolù Tuldo était sa spécialité. — Ce sera bientôt un plaisir de se faire trancher la tête, murmurait le bourreau. Il mourut presque en confessant, sous le fardeau des hontes et des crimes dont il tirait l'aveu, obte¬ nait la contrition, faisait remise au nom de Dieu, et qu'il soldait avec ses jeûnes et ses veilles, ses sueurs d'angoisse, ses fatigues, son propre anéan¬ tissement. En rendant le souffle suprême, il ouvrit les bras à la Vierge qui sembla se pencher sur lui pour l'aider à sauter le pas. Il convient d'aller visiter, dans la vieille maison du Convitto, son logement modefte et de prier auprès de ses reliques, à la Consolata ; c'eét en ces lieux sacrés que l'œuvre des Salésiens, à peine en germe, a reçu de lui la rosée qui lui a permis de surgir. ■' " 1 > t'if ^ ■ 11 173 'r'.'.L'- LES GRANDS CŒURS II Et voilà ! Don Bosco eft seul. Il ne saurait prendre appui sur personne. Tout prend appui sur lui et ses forces vont déclinant. Mais non content d'as¬ sumer intégralement le poids de ses œuvres déjà fondées, il en voudra fonder sans cesse de nouvelles et se mettre sans cesse de nouvelles charges sur les bras. En 1871, sa maison de Turin a déjà, de son fait, une quinzaine de succursales en Italie. Il en établit trois en France : à Marseille, à Nice, à Toulon ; une en Espagne. Il recrute partout des collabora¬ teurs ; il institue pour eux Y Œuvre des vocations tardives ; nul avant lui ne s'était avisé de faciliter aux retardataires, aux hommes mûrs sans emploi digne d'eux, à ceux dont les nobles aspiradons ont été déçues par la vie, l'accès du sacerdoce. Mais tout à coup, un autre souci le requiert, celui de l'éducation des filles : ne devrait-on faire pour elles ce qu'on a fait pour les garçons ? Sont-elles donc moins exposées ? A dire vrai, sa pudeur excessive, la crainte innée 1 rr t < * 1 " 1 ' —" *74 SAINT JEAN BOSCO en lui de compromettre, ne fût-ce qu'un inétant, par un contaét, par un regard, cette innocence bap¬ tismale qu'il avait conservée entière dans son âme comme dans son corps, lui avaient toujours interdit de s'intéresser de trop près aux misères de l'autre sexe. Il suffisait qu'il priât pour les femmes ; c'était là tout ce qu'il accorderait; avant qu'elles n'eussent atteint ce que l'on appelle l'âge canonique, pour les aider à faire leur salut. N'oublions pas, à sa décharge, qu'il était né dans une famille de gar¬ çons. Il ignorait ou voulait ignorer, dans son apos¬ tolat direét, à peu près la moitié du monde. Il faut bien constater, chez presque tous les prêtres, une défiance et même une obscure rancune contre notre mère Eve, cause initiale de nos maux, et contre toutes celles qui perpétuent dans le monde ses charmes. Cela va quelquefois si loin qu'ils sont incapables d'imaginer que la beauté d'Adam ait jamais tenté Eve, comme la beauté d'Eve tente infailliblement Adam : c'eét ainsi que le décolleté les offusque chez les jeunes filles et nullement chez les garçons ; comme si ce n'était pas pareil ! Hommes et femmes, hélas ! nous portons la même blessure et elle exige, de part et d'autre, les mêmes soins. En 1856, un prêtre de campagne, Don Peétarino, de Mornèse, avait groupé dans une association, sous • "" 1 * • • *75 ix ■ i ■ i ,l I..I» 'lnnv I Jltf.ii.. r .<■ I II LES GRANDS CŒURS le vocable de Marie Immaculée, quelques jeunes filles de sa paroisse qui consentaient à l'aider dans ses œuvres : ce fut là que Marie-Dominique Mazza- rello sentit naître la vocation.. Avec une de ses amies elle fonda une sorte d'ouvroir où de petites filles, orphelines pour la plupart, venaient apprendre à coudre, à lire, à écrire, à prier ; les plus grandes s'attachèrent à elle et l'on finit par vivre ensemble comme dans une communauté ; l'expérience du Convitto d'où était sorti YOratoire, se répétait sur le plan féminin. Don Bosco eut vent de la chose, mais refusa de s'en mêler. Pourtant, l'idée, recueillie par hasard, germa dans son cerveau, lui faisant doucement reproche. Il avait beau se dire : « Ce n'élit point mon affaire... » tout était son affaire, la Providence avait besoin de lui pour tout. Il eut encore un songe. Il se promenait dans Turin. En traversant la Place V iélor-E m m a n u el, il fut environné soudain d'une multitude de petites filles qui sautaient, couraient et criaient, aussi folles que des garçons. Elles le reconnurent ; elles l'accla¬ mèrent ; elles le supplièrent : — Prenez soin de nous, Don Bosco ! U tenta de les écarter. — Ne nous abandonnez pas ! reprirent-elles. Don Bosco en fut ému. ' »i'i " 1 11 175 SAINT JEAN BOSCO — Je ne puis rien pour vous. Comptez sur la Providence de Dieu. Mais les plus grandes insiftèrent : — Faut-il donc errer dans les rues, à la merci de toutes les tentations ? Il s'arrêta, il hésita. Mais une Dame qu'il con¬ naissait bien se dressa devant lui et lui dit d'un ton sans réplique, et si doux cependant : — Elles sont aussi mes enfants. Prends-les. Je te les donne. A quelque temps de là, le père des Salésiens fit prier longuement ses fils pour l'œuvre qui le tour¬ mentait, puis fut trouver Don Peftarino à Mornèse et ils décidèrent ensemble de transformer en congré¬ gation la petite communauté de Marie-Dominique Mazzarello. Celle-ci fut élue prieure et le 5 août 1872, en la fête de Notre-Dame des Neiges, l'évêque du diocèse d'Acqui, en présence de Don Bosco, « vêtit » quatorze religieuses et reçut les pre¬ miers vœux d'une douzaine de novices. La Congré¬ gation des Filles de Marie Auxiliatrice avait vu le jour. — Vous serez, leur dit Don Bosco, les pierres d'un monument vivant et immortel que je veux élever à la Vierge en gage de reconnaissance pour ses innombrables bienfaits. Oui, un monument de soucis ! Don Bosco ajou- "" ■ iiil rrreflffi&MA* 1 ' ■~s 177 LES GRANDS CŒURS tait une aile à sa cité sainte : elle se dresse aujour¬ d'hui, en belle pierre, devant l'église de Marie Auxiliatrice, en face de l'Inflitut Salé sien. Quatre ans après, en 1876, l'Union des Coopé- rateurs Salésiens était officiellement constituée. Encore une autre idée qui prenait corps ou plutôt prenait nom et titre, car elle s'était matérialisée en naissant et sa naissance remontait aux premiers temps de l'Oratoire. Il avait fallu dès le premier jour encadrer ces garçons qui affluaient de tous les quartiers de la ville, avant de recruter leurs cadres parmi eux. Les quelques prêtres amis de Don Bosco — nous les avons nommés presque tous au passage — qui consentaient à donner à son œuvre le temps que leur laissaient leurs propres occupations n'au¬ raient jamais suffi à la besogne. Le saint homme dut faire appel à des laïcs. C'était la fleur des catho¬ liques de Turin, nobles, bourgeois, intellectuels, favorisés d'une certaine aisance et partant de cer¬ tains loisirs : s'ils consacraient ceux-ci à ses gar¬ çons ? Ils se firent un peu prier; l'entreprise était si nouvelle ! elle devançait de dix ans la première Conférence de Saint-Vincent de Paul. Mais beau¬ coup, les plus généreux, payèrent de toutes leurs ressources : de leur temps, de leur peine comme de leur argent. Le saint, en les voyant à l'œuvre, devina soudain l'importance que devait prendre l'apotoîat 111 1 178 - i. SA1NT JEAN BOSCO laïc en un temps de surpeuplement des faubourgs et de dépeuplement des séminaires. Quand, au bout de trente ans, la Société Salêsienne lui assura un assez grand nombre de prêtres pour garder son troupeau, il ne renonça pas à la collaboration des laïcs et il prévit dans ses Règles encore discutées une façon de Tiers-ordre en marge du Grand Ordre, qui pour¬ rait décharger celui-ci de certains devoirs et mieux que lui peut-être entrer en liaison avec les milieux hostiles où la robe du prêtre, comme celle du moine, fait le vide quand elle paraît. C'eSt toujours le même dessein, combler le fossé, rompre la barrière ; partout où l'on ne peut aller soi-même, déléguer des représentants qui seront mieux reçus que vous. Les Coopêrateurs Salé siens remplissent déjà leur office ; « membres externes » de la Société, liés, incorporés à elle, ils sont partie du tout. En approu¬ vant enfin les Règles (1874) Rome n'accepta point la clause d'incorporation. Mais en fait l'Union des Coopêrateurs qui dut se résigner à garder son autonomie, continua d'agir à l'ombre de la Société, partageant son labeur, ses prières et aussi ses grâces. Elle fut reconnue en 1876. Œuvre des Vocations tardives, Congrégations des Filles de Marie Auxiliatrice, Union des Coopê¬ rateurs Salésiens. ESt-ce tout ? Non pas. La roue tourne. Et Don Bosco la voit tourner. 179 LES GRANDS CŒURS Une place de la ville. Au milieu une énorme roue qui pose sur son axe. Un mystérieux personnage qui est peut-être un Ange la met en mouvement. Chaque tour de la roue représente dix années de la vie de l'œuvre. La roue fait du bruit en tournant. Il semble à Don Bosco, durant le premier tour, qu'il eft presque seul à l'entendre. Au second tour, tout le Piémont l'entend aussi ; au troisième toute l'Italie ; au quatrième, toute l'Europe ; au cin¬ quième le monde entier. Ce songe singulier se place en 1861. Don Bosco, dès ce temps, parle souvent avec enthousiasme des missions lointaines devant ses jeunes gens. Dans sa nouvelle chambre on voit encore la mappemonde sur laquelle il se penche. Son attention se porte spécialement sur les terres arides du Sud Améri¬ cain où n'a jamais pénétré encore l'Évangile. — Pauvres âmes ! soupire-t-il. Elles sont là des milliers, derrière une chaîne de montagnes à peine marquée sur la carte, qui attendent la voix du Christ. Un nouveau songe l'en assure, en 1872. C'eft une immense plaine inculte, dont la monotonie n'eft rompue par aucun coteau ; au loin le profil escarpé d'un mont. Une foule d'hommes la parcourent, quasi nus, d'une taille énorme et d'un aspedt féroce, la peau sombre et cuivrée, de longs manteaux de poils jetés sur le dos - 1 1 ' ■ ' 9 SAINT JEAN BOSCO et hérissés de coiffures bizarres ; ils portent un lasso et une espèce de lance très longue. Le « songeur » les voit qui chassent les fauves, qui rapportent au bout de leur lance des quartiers de viande san¬ glants, qui se battent entre eux et avec des soldats habillés à l'européenne ; la plaine e£t jonchée de cadavres. Mais voici s'avancer, au loin, la cohorte des Missionnaires ; il y en a de tous les ordres ; les barbares, vite alertés, se ruent sur eux dans une fureur diabolique, les massacrent, les écartèlent et taillent dans leur chair des étendards. N'importe ! une autre troupe de jeunes hommes va s'offrir bien¬ tôt au martyre ; elle s'élance, la joie au front. Il y a là des novices, des prêtres — et le « songeur » épou¬ vanté reconnaît ses « Salésiens ». Ils tendent les mains, ils ouvrent les bras, ils sourient ; il veut les arrêter, les contraindre à s'enfuir. Mais leur allé¬ gresse a déconcerté et en un inStant conquis les sau¬ vages ; ils abaissent leurs armes et reçoivent les nouveaux venus avec toutes les marques de cour¬ toisie imaginables. Les Salésiens s'accroupissent au milieu d'eux, les interrogent familièrement, les instruisent et les persuadent. Ils récitent le Saint Rosaire et les barbares s'efforcent de les imiter. Enfin, tous entonnent en chœur un cantique de louanges à la Vierge Marie. Quels étaient ces sauvages ? Don Bosco devait i » «Jiijjflti» !'<«"' 1 1 1 jt8i LES GRANDS CŒURS hésiter longtemps entre l'Ethiopie, la Chine, les Indes, l'Auftralie, d'ailleurs sans grande conviéfion. Or, en 1874, l'archevêque de Buenos-Ayres lui fit offrir spontanément l'évangélisation de la Terre de Feu. Le saint ne douta plus. Il connaissait déjà le chef de ses missionnaires. Lors de l'épidémie de choléra de 1854, le jeune Cagliero, épuisé par son dévouement, avait fini par contraéler un autre mal, la fièvre typhoïde, et Don Bosco avait pensé le perdre : un de ses meilleurs fils, avec Rua et Savio ! Il y songeait si fort que le petit malade lui apparut dans une vision couché sur son lit d'agonie : une tribu de Peaux-Rouges et parmi eux deux guerriers géants se penchaient sur l'enfant, anxieux, frater¬ nels. Une colombe passa, un rameau d'olivier au bec, tourna sur lui en effleurant ses lèvres, laissa tomber le rameau de la paix sur l'oreiller et prit son vol. — Tu ne mourras pas, dit le saint au petit Cagliero après ce songe prophétique. Tu seras prêtre et tu partiras loin... très loin. Le temps était venu. La première expédition, organisée en 1875, se composait de quatre prêtres et six laïcs, le P. Cagliero à leur tête. Le n novembre au soir, elle se réunit pour la cérémonie d'adieu au Sanéluaire de Marie Auxiliatrice. — Vous êtes peu, leur dit le saint. Mais qui sait ' " 182 SAINT JEAN BOSCO si du petit grain ne doit pas jaillir un grand arbre ? Vous rechercherez les âmes, non l'argent, ni les honneurs. Vous prendrez soin des enfants et par eux gagnerez les pères. Que le monde sache que vous êtes pauvres, d'habits, de nourriture, de loge¬ ment, et vous serez riches à la face de Dieu et puis¬ sants sur le cœur des hommes. Faites ce que vous pouvez. Dieu et Notre-Dame feront le reéte. L'année suivante il les vit tous en rêve, et ceux qu'il connaissait, et ceux qui viendraient après eux, non pas seulement en ce siècle, mais en tous les siècles futurs, toujours plus nombreux, toujours plus ardents, parmi les peuples de toutes les couleurs, au Brésil et au Paraguay, au Congo, aux Indes, au Siam, en Chine et au Japon. C'était le dernier tour de roue. Et cependant il bâtissait d'autres églises, Saint- Jean l'Évangéliéte à Turin, la basilique du Sacré- Cœur à Rome, d'autres écoles, d'autres maisons. Il menait le combat de l'apôtre sur tous les fronts, confessant et prêchant partout, chez les grands comme chez les pauvres, multipliant les traéls et semant les exemples, sollicité par tous de faire des miracles et les refusant rarement... — Ne me demandez rien, répondait-il. Priez Notre-Dame Auxiliatrice. C'eél elle qui guérit cette femme paralytique, 1 """ 183 III ■ Mil 'l IL—il■ . » Vh1 * ■1,1 ■■■ ■'"■'■■■■g' LES GRANDS CŒURS bloquée par la foule devant son église, le jour de la consécration ; la femme, apercevant le saint, s'élance jusqu'à lui pour qu'il la fasse entrer dans le sanc¬ tuaire. C'est elle encore qui rend la vue à cette jeune fille désespérée qui, dans la sacrifie de l'Oratoire, discerne peu à peu une médaille de la Sainte Vierge que lui présente Don Bosco. Il laisse tomber la médaille : elle la ramasse sans hésitation. C'eft elle qui force ce médecin sceptique à se mettre à genoux pour implorer de la Vierge sa gué- rison ; Don Bosco n'e£t que son agent. — Elle le veut, dit-il. Elle le veut si bien qu'elle obtient l'agenouille¬ ment et transforme aussitôt le corps et l'âme. C'efl elle qui conduit cet officier général, hier moribond, à la table sainte. Don Bosco avait refusé de lui porter le viatique : « Je n'ai pas le temps », disait-il, et il rassurait la famille en affirmant que le mourant, d'une façon ou de l'autre, communie¬ rait le lendemain. Et en effet. C'eft elle encore qui mûrit un abcès dans la gorge du petit Paul, fils du comte Eugène de MaiStre. Il a suffi que Don Bosco appliquât une médaille de Marie Auxiliatrice sur le cou de l'enfant en danger de mort. Il n'y e£t pour rien. Il s'efface. Mais le public ne l'entend pas ainsi. 1 » rr H» J84 «.Il SAINT JEAN BOSCO — Vive Don Bosco ! Vive le Saint ! clame-t-on dans toutes les rues. Soit ! Il eét donc un saint. Il se résigne à le paraître, quoiqu'il soit plus sûr que quiconque de n'en être pas un. Amen ! III Chose étrange, cet homme si simple, avant d'atteindre à l'éternelle gloire au sein de Dieu, aura connu la gloire temporelle ; non pas seulement dans son petit canton, comme le curé d'Ars, mais en tous lieux. Celui-ci se fâchait quand « on le tirait en portrait » ; « c'elt mon carnaval », disait-il. Certainement Don Bosco partageait son dédain, mais c'était un homme pratique ; pour convertir les âmes, il lui fallait des pierres ; pour acquérir assez de pierres, il lui fallait beaucoup d'argent et de crédit. Il avait été désigné par Dieu, selon l'expres¬ sion d'Huysmans, pour être son « brasseur d'af¬ faires ». Il devait, à ce titre, faire bon visage à la gloire qui lui était venue sans qu'il l'eût recherchée jamais. Il monnayait sa gloire ; il en tirait tout le parti possible, quitte à s'humilier dans le secret de " IK II». ' "■■■ 1:85 LES GRANDS CŒURS l'oraison. Il se prêtait à l'objeétif avec une bonne grâce charmante. « Vous voulez Don Bosco ? Eh Bien, le voilà ! » Il posait dans toutes les attitudes et dans tous les coutumes, en priant et en confes¬ sant, à Paris avec le rabat, à Barcelone sous la bar¬ rette à pointes ; il aurait aussi bien posé en redin¬ gote à Londres et en burnous à Kairouan ; il e£l de règle chez les Salésiens d'adopter l'habit des sécu¬ liers dans tous les pays qu'on traverse et l'habit civil quand ils n'en ont pas. Il était le premier à distribuer ses portraits : « Ah ! le diable fait de la réclame ? Nous en ferons aussi. Il eSt de son siècle ? et nous, donc ! » La colleétion en eSt nombreuse. En les considé¬ rant de près, on chercherait en vain un trait d'or¬ gueil, de suffisance, même de simple vanité, sur ce masque carré, puissant, rude, franc et profond, affiné en ses derniers jours par la souffrance, mais rayonnant, même au temps de sa plénitude, d'une simple et suave bonté. Et quelle autorité ! et quelle intelligence ! et quel magnétisme secret ! Don Bosco eSt prêt à payer de sa présence comme de son image, quand celle-ci ne suffit pas à satis¬ faire ces curieux qui peuvent devenir des convertis, voire même des auxiliaires et aussi des bailleurs de fonds. Un jour que sa bourse e£t à sec, il entreprend en France une tournée de propagande ou, si l'on 1 11 1 » f ■ " ?86 SAINT ]EAN BOSCO préfère, d'exhibition. Dame ! puisque sa vieille figure.a le pouvoir de soutenir ses œuvres tout en gagnant à Dieu des âmes, il e£l de son devoir de la montrer. En 1883. Il aura bientôt soixante-dix ans. Il a perdu un œil, l'autre n'y voit plus guère. Il s'appuie pour marcher sur une canne ou sur un bras ami. Le temps n'eft plus où il fatiguait les plus jeunes, où, descendant sur Rome en chemin de fer, il se mettait debout à la portière, emplissait ses yeux de nature et déclamait les vers d'Horace à la gloire du fleuve Tibre qu'il contemplait pour la première fois. Pour¬ tant, il a gardé sa bonne humeur, car il faut qu'il la communique. A Nice, en passant le Paillon qui, par exception, roule des torrents d'eau, il tombe et prend un bain. Comme il ne possède qu'une soutane et que les Salésiens de Nice qui l'hébergent sont dans la même pauvreté, il se met au lit et reçoit couché les nom¬ breux clients qui l'attendent. — Voilà, dit-il, une vraie maison de Don Bosco ! A Hyères, il descend chez le comte Colle, le plus généreux de ses bienfaiteurs, et le père du petit Louis, mort à dix-sept ans de tuberculose. Cet enfant, pur comme la source, qu'il a assisté à son lit de mort, lui apparaît souvent en songe — ou « en dEtraétion » : ce§t ainsi qu'il désigne les 187 LES GRANDS CŒURS songes qu'il fait éveillé (car il n'a pas besoin de dormir pour en faire ; tout à coup son esprit s'absente et plonge dans le surnaturel). Il le voit ou jouant dans les jardins céleéles, ou rayonnant de gloire, ou tirant indéfiniment l'eau d'un puits, figure des grâces qu'il répand... Mais cette fois, pendant sa messe, à Hyères, le jeune homme lui montre la carte en relief de la terre lointaine que ses missionnaires labourent et toutes les choses s'y peignent d'une touche si précise et si conforme à la réalité qu'il pourra désormais décrire les paysages de la Terre de Feu comme s'il y était allé. La pré. sence myftique du jeune élu sera la consolation de sa vieillesse. Il repart, tout réconforté. Il e£t à Toulon, à Marseille, en Avignon ; par¬ tout, des foules en délire. A Lyon il improvisera une conférence géographique sur la Patagonie que sa « diSfraétion » vient précisément de visiter. Apres un arrêt à Moulins, il débarque enfin à Paris. Tout Paris le connaît déjà. Hôte de ses amis de Combaut, qui habitent avenue de Messine, il reçoit chez les Senilhac, rue de la Ville-l'Evêque ; leur maison ne désemplit pas. Il prêche à Saint-Thomas d'Aquin, à la Madeleine, à Saint-Pierre du Gros-Caillou — et là le cardinal Lavigerie préside. Il visite tous les cou¬ vents, il dit la messe dans toutes les paroisses. Où qu'il aille, il eft assiégé. Un enthousiasme inexpli- 188 SAINT JEAN BOSCO cable s'eft emparé de la foule parisienne — et quand celle-ci manifeste, elle dépasse l'italienne de loin. Il signe des portraits, répand des images et des médailles, des bénédiélions et des conseils, confesse, convertit, fait des miracles — et recueille des sommes énormes pour ses fils. Certain jour, rue de Sèvres, près du square du Bon-Marché, l'accueil tourne à l'émeute, et l'émeute au triomphe. On coupe des morceaux de sa soutane, on lui dérobe son mouchoir. Il se soulève dans son pauvre fiacre et d'un grand geffte, couvre Paris : — Je vous bénis tous, mes amis... oui, tous ! Et je bénis la France. La maison qu'il y fonde s'ouvrira à Ménil mon¬ tant deux ans plus tard. On prétend qu'il reçut l'hommage de Victor Hugo ; et ce n'eft pas, m'as- sure-t-on, une légende. Même triomphe à Amiens, puis à Lille. Il fait face à tout, même aux grands dîners. Il revient par Dijon et Dôle. A peine de retour, il repart pour Frohsdorf, où le comte de Chambord réclame son dernier secours. — Monseigneur ne régnera pas, déclare-t-il. Mais il se peut que la Sainte Vierge le guérisse. L'amélioration de la santé du prince ne dura que quelques semaines ; puis, il mourut subitement ; un myftère plane sur sa mort. t » 11 " =- I89 LES GRANDS CŒURS Don Bosco e£t à bout, le nouveau Pape s'en alarme. On sait quel appui généreux le saint avait tou¬ jours trouvé auprès de son prédécesseur. Il avait rendu à Pie IX en fidélité, en prières, voire même en conseils, ce qu'il avait reçu de lui. Il le vénérait et il l'admirait. Il avait travaillé discrètement mais ardemment, auprès de ses nombreux amis romains, au triomphe du dogme de l'Infaillibilité Pontificale. Souvent il transmettait au Pape des messages de l'au-delà ; l'un concernait la conversion de l'Angle¬ terre entrevue en songe par un de ses fils, Domi¬ nique Savio. Ce fut d'ailleurs Pie IX qui lui donna l'ordre formel de transcrire ses songes et ses « dis- traditions » : le Saint-Père ne doutait pas de leur origine surnaturelle. Mais cette amitié inquiétait certains milieux ; une cabale se monta ; on tenta par tous les moyens de discréditer Don Bosco et, les calomnies n'y suffisant pas, on intercepta la corres¬ pondance qu'il échangeait avec le Souverain Pon¬ tife. (t Don Bosco ne m'écrit plus. — Le Pape ne me répond pas. » Chacun se demandait en quoi il avait pu démériter de l'autre. Don Bosco ne fut plus reçu. Pie IX mourut sans le revoir ; il avait parlé de lui le jour même. Cette épreuve fut la plus dure pour le Père des Salésiens. Quelques jours avant le conclave il ren- 1 i i 1 > ' ' ' *— IgO SAINT JEAN BOSCO contra au Vatican le cardinal Pecci qui devait être Léon XIII. En lui baisant la main, il lui dit sim¬ plement : — J'espère bientôt baiser le pied de votre Émi- nence. — Je vous interdis bien de prier dans ce sens. — Oh ! vous ne pouvez m'interdire de demander à Dieu ce qui me plaît. — Qui êtes-vous donc pour me parler ainsi r — Je suis Don Bosco. C'était presque une prophétie. Léon XIII ne l'oublia pas et Don Bosco fut rétabli dans la confiance du Saint-Père. Il obtint, grâce à lui, les « privilèges » qui manquaient à la Société des Salé- siens pour qu'elle jouît d'une complète indépen¬ dance ; Léon XIII passa par-dessus la tête de la Congrégation des Évêques et Réguliers. — Allez, dit-il, car c'eét Dieu même qui vous guide. Quand il sut Don Bosco si bas, Léon XIII le pria de désigner un successeur. Ce serait Don Rua, « le petit Michel » ; il n'aurait plus à partager avec le saint le fardeau de son œuvre ; il le porterait tout entier. Dans le même temps, Don Cagliero, vicaire apostolique de la Patagonie, était nommé évêque. Consacré à l'église de Marie-Auxiliatrice, il '• ■ " " I9I 13 " LES GRANDS CŒURS embrassa tout d'abord son vieux maître et ce ne fut qu'ensuite, sur son insistance, qu'il lui permit de baiser son anneau. Le rameau d'olivier posé par la colombe sur l'oreiller de l'adolescent moribond signifiait l'huile du sacre. Tout était accompli. Le saint trouva encore la force, au printemps sui¬ vant, d'aller prêcher, quêter et fonder en Espagne. Il y eut des miracles à Barcelone ; comme à Paris, comme à Turin, comme partout ; il ne les comptait plus. On lui fit don du mont Tibi dabo pour y édi¬ fier une église du Sacré-Cœur. « Tibi dabo », je te le donnerai. C'était la réponse de Dieu à la prière incessante de son apôtre. « Tout ce que tu m'as demandé et tout ce que tu me demanderas encore, je te le donnerai, cher Don Bosco. » Quand il eut assisté à la consécration, à Rome, d'une autre grande église dédiée, elle aussi, au Sacré- Cœur (16 mai 1887) il rentra à Turin : il ne lui refait plus qu'à mourir. Il ne voyait presque plus clair, ses jambes lui refusaient tout service ; on le promenait en voiture quand il faisait beau. Sa der¬ nière visite fut pour ses « philosophes » dans la maison de Valsalice abritant leur scolafticat. — J'y reviendrai comme gardien, dit-il, en mon¬ trant l'endroit où serait sa tombe, sous l'escalier d'entrée. De tout l'été, il ne quitta guère sa chambre. -, 192 SAINT JEAN BOSCO Entre une mappemonde et. une tête de mort, une bibliothèque et un reliquaire, il recevait et enten¬ dait les pénitents, les importuns, les solliciteurs, les hommes d'affaires, ses religieux, ses apprentis. Il se faisait étendre sur un canapé bas pourvu d'une table mobile pour tracer d'une main tremblante ses préceptes suprêmes, son teffament de charité. Voici longtemps déjà qu'il ne descendait plus à l'église pour dire sa messe. On avait installé dans une chambre contiguë une petite chapelle que l'on peut visiter encore. Les premiers cris de ses garçons, déchaînés dès l'éveil, montaient de la cour jusqu'à lui. Il priait doucement. Il imaginait l'avenir, évo¬ quait le présent de ses fondations innombrables : soixante-quatre maisons sur les deux continents, deux cent soixante-sept novices, sept cent soixante- huit religieux ; une levée de vocations en France, en Pologne, même en Angleterre ; partout les mêmes jeux, les mêmes travaux, la même joie, la même liberté. Liberté des enfants de Dieu ! Au commencement de décembre, il dut renoncer à dire sa messe ; il s'appuyait contre l'autel, il n'avait plus la force de se retourner pour bénir. On la disait pour lui ; il communiait comme un simple fidèle. Cependant, le 6, il se fit porter à Notre- Dame Auxiliatrice pour embrasser ses nouveaux missionnaires en partance pour l'Équateur. Il ne ' " 193 LES GRANDS CŒURS pouvait plus aller très loin ; il disait adieu à toute sa vie. Le lendemain, averti par un songe, Monsei¬ gneur Cagliero débarquait à Turin. A la suite d'une chute de cheval, compliquée de fièvre maligne, celui-ci avait entendu une voix pressante lui mur¬ murer : — Tu dois assister Don Bosco mourant. Hâte- toi ! Il était parti. Il apportait à Don Bosco un cadeau précieux : une petite indienne naïve, qui voulait faire son salut chez les Religieuses de sa maison ; c'était l'hom¬ mage des terres infidèles qui lui devaient la lumière de vérité. Le 8, le saint prit un dernier repas au réfeétoire pour honorer l'évêque de Liège, Monsieur Doutre- loux, un de ses grands amis. Quelques promenades encore, et il ne sortit plus ; mais il ne cessa pas de recevoir. Dans ce corps désarmé, déchu, l'intelligence et le cœur survivaient, aussi clairs, aussi vifs, aussi frais qu'en son plus jeune âge. Le paysan, le prêtre, l'humaniste, même le farceur remuaient leurs souvenirs et jouaient de leurs dons avec une spontanéité merveilleuse. Un mot à chacun, toujours le mot juéte, avec la plé¬ nitude de la charité dans chaque mot. Il n'a rien oublié de ce qui concerne les autres ; il s'intéresse ■ m ir..iM»i»-.iiw—nTÎSr» 194 SAINT JEAN BOSCO encore à tout, à tous. C'eSi le secret de son génie et de sa sainteté :«se mettre à la place d'autrui. Le 17 décembre, une trentaine de « grands » se présentent pour se confesser comme à l'habitude. Don Bosco eSt si faible qu'il ne saurait en être question. Mais il a entendu. — Si ! faites-les entrer ! C'eff la dernière fois, vous comprenez. Il faut qu'ils entrent. Il leur doit encore un dernier conseil dans le secret du sacrement, un dernier mot d'amour... On prie pour lui, on jeûne pour lui et on pleure sur lui dans toutes les parties du monde. On supplie Dieu de le guérir. Cette fois il refuse de demander sa guérison. Il reile « à faire une bonne conclusion » et voilà tout. Il ne peut plus rien pour ses fils sur terre ; qu'il aille donc bien vite les assister au paradis ! Le 24 décembre, on lui apporte le viatique. Il a été transporté dans la chambre qui donne sur la galerie. Celui qui devrait le communier e£t son confesseur actuel, l'abbé Giacomelli qu'il a connu au séminaire. Mais il s'efface devant l'évêque mis¬ sionnaire, le cher petit Cagliero ; quand celui-ci s'avance, le ciboire en main : — Aidez-moi tous, dit le saint en pleurant, tout humble, à bien recevoir mon Dieu... Il traînera encore un mois, paralysé de tous les 195 LES GRANDS CŒURS membres. Il y aura une éclaircie ; il en profitera pour renouveler ses adjurations à ses fils : — Priez ! priez !... et en avant ! courage ! En avant ! en avant toujours ! Que surtout ses enfants prient la Vierge, pour demeurer chartes ! Qu'ils reçoivent le corps de Jésus, pour devenirs forts ! Il a demandé jadis à Marie mille places au paradis pour ses Salésiens ; puis dix mille, puis cent mille ; elle les lui a accordées. Et il en veut encore. — Dites à mes enfants que je les attends tous. Le 29 janvier 1888, fête de Saint-François de Sales — on ne pouvait choisir un plus beau jour — il sombra dans une torpeur qui faisait présager une mort prochaine. Il semblait délirer, mais sa faible voix murmurait encore des conseils, des conso¬ lations, des prières. Quand sonna l'Angélus du soir, il dit « Vive Marie ! » Puis ses lèvres se dorent. Don Rua, au petit matin, réunit ses religieux qui défilèrent dans la chambre ; puis ce furent les étu¬ diants ; puis ce furent les apprentis. Ils s'agenouil¬ laient et baisaient sa main. L'agonie commença. Don Rua se pencha sur l'agonisant. — Nous sommes là, Don Bosco; îui dit-il. Par¬ donnez-nous la peine que nous vous avons faite et daignez nous bénir, en signe de pardon. —vTygfey^'rv' —111 1 1,1 196 SAINT JEAN BOSCO Il prit la main inerte, l'éleva et dessina la croix en prononçant les paroles rituelles. Puis l'Angélus sonna ; les assistants le récitèrent en pleurant. Don Bosco râlait. Le râle cessa. Il poussa trois soupirs encore, pour Jésus, Marie et Joseph qu'on invoquait pour lui et en l'honneur des Trois Personnes. Ses lèvres s'immobilisèrent — et ce fut tout. On le plaça d'abord, revêtu de ses ornements, assis dans le fauteuil où il avait écouté tant d'âmes en peine, dans le couloir en galerie dont les fenêtres dominent la cour — et de nouveau ses enfants défilèrent. Puis, dans la même position, avec l'étole, le surplis, la barrette, le crucifix entre les mains, dans la petite église de Saint-François de Sales, le premier sanctuaire qu'il avait fait bâtir : et toute la ville se pressa, secouée de sanglots, pour rendre hommage à sa dépouille. On n'avait jamais vu telle affluence au Valdocco : aristocrates, bourgeois, commerçants, ouvriers, mendiants, de mauvais gar¬ çons même, les pouvoirs publics et le peuple entier. Le soir, le P. Francesia parla en son nom à ses fils, entre l'autel et le confessional où ils avaient cou¬ tume de le voir, dans sa propre chaire. Les funérailles eurent lieu le 2 février à Marie Auxiliatrice dans un concours formidable de peuple et la pierre se referma à la maison de Valsalice sur le caveau qui l'attendait. Deuil national et deuil ■ ! m ■ rztt, 197 LES GRANDS CŒURS universel où le « corps de l'Église » eî même aussi son âme communièrent. Il ne reliait pas un sou dans la caisse pour nourrir les milliers de bouches qui jusque-là n'avaient manqué de rien. IV Don Bosco disparu, de quoi allait vivre son « œuvre » matériellement et spirituellement ? Sur quoi et sur qui s'appuyer ? Elle avait tout perdu sur terre. Il en était la pierre d'angle, la clef de voûte et le mortier. Paradoxe d'un saint, le saint n'était plus là pour soutenir le paradoxe ; il ne tenait debout que par sa sainteté. Peu importait que l'ordre salésien se fût répandu par toute la terre, qu'il possédât des maisons et des missions, d'innombrables religieux et coopérateurs laïcs, si ceux-ci n'étaient pas de taille à faire face aux exigences que Don Bosco s'était imposées à lui- même et qu'il rêvait d'imposer à ses fils. Une œuvre fondée sur l'autorité a quelques chances de durée ; car l'autorité se transmet. Elle descend du grand au petit, dans l'ordre de la hié- ' 1 1 i i i i . IQ8 SAINT JEAN BOSCO rarchie, chacun usant de son pouvoir pour main¬ tenir dans le rang son subordonné. Une œuvre fondée sur la liberté ne saurait engendrer, humai¬ nement parlant, que l'anarchie. Et telle était pour¬ tant l'œuvre de Don Bosco. Voici devant lui une âme d'enfant ; il refuse de la contraindre. Le collège, pour lui eft le contraire d'une caserne, le contraire d'une prison. C'eft: le lieu choisi, aéré, vivant, où doivent s'épanouir les âmes en même temps que les corps. Le minimum de discipline dans les classes, la liberté complète sitôt qu'on en sort. Une liberté surveillée et c'eft trop dire, observée, dirigée, et peu à peu appri¬ voisée. Le maître s'approchera de chaque enfant, devra s'intéresser à ce qui l'intéresse, à sa famille, à son travail, à ses goûts et à ses plaisirs, autant et plus que ne ferait un camarade de son âge, gagner sa confiance et son affeélion et en profiter douce¬ ment pour lui inculquer la notion du bien et du mal, le désir du mieux, l'horreur du péché, le goût et le besoin de la prière. Que surtout la prière et la croyance en Dieu, avec le sentiment de Sa Haute Présence, ne soient pas réservés à certaines heures, ni à certains lieux. La prière du soir, on sortira de l'église pour la mieux faire, pour apprendre à prier partout. On n'assommera pas les enfants de sermons. Ceux-ci seront courts, imagés, familiers, à ■■■ » 199 LES GRANDS CŒURS leur portée. Le « mot du soir » avant d'aller au lit, qui réunit les élèves sous le préau, durera deux ou trois minutes, pas plus : un jeu parmi les jeux, aussi joyeux, aussi plaisant. Comme le maître aura pris part avec tant de désinvolture au jeu de barres des enfants, les enfants prendront part avec autant de cœur au petit sermon enjoué du maître. Il pourra sermonner au cours de la journée à propos de ceci ou de cela ; on l'entendra, on aura plaisir à l'en¬ tendre, comme si l'exemple ou la parabole allègre¬ ment contée faisait partie du jeu. Établir la vie des enfants sur le plan de la joie et partant de l'amour : l'amour de Dieu suivra l'amour du maître. On n'ira pas en bande au confessionnal ; en ligne à la communion. Qui veut se confesser, qui veut communier eSt libre de le faire ; on ne force per¬ sonne. C'eft au maître, par ses conseils, d'y amener l'enfant rétif. Si Celui-ci se conduit mal, il ne sera puni qu'à la dernière extrémité, sans humiliation, sans violence et sa première punition sera la peine qu'en ressent le maître et qu'il s'ingéniera à lui faire sentir. Sans doute cette punition ne saurait être efficace que s'il aime vraiment le maître : un maître doit se faire aimer. Si celui-ci discerne au milieu du troupeau une brebis galeuse, il l'élimi¬ nera avec des formes, sans scandale, sous quelque prétexte avouable qu'il sera aisé de trouver. Oui, la 1 11 1 '■ """" 200 SAINT JEAN BOSCO liberté dans l'amour. L'amour frein de la liberté, sauvegarde de la vertu et de la joie. Mais comment peut-on supposer que dans cette troupe déchaînée, l'amour fera partout sa place, que tous les cœurs se livreront ? — Soit ! Il y aura du déchet. Il faut du moins en conquérir le plus grand nombre. Don Bosco s'approche. Il lit dans les âmes et les âmes sentent son regard. Cet enfant qui le fuit toujours, que l'on ne voit plus jamais à confesse, a certainement quelque chose à se repro¬ cher. Comme toutes les mains se tendent vers le Saint, excepté justement la sienne, c'est la sienne que le Saint saisit et il regarde l'enfant longuement. — Tu es vert, aujourd'hui, dit-il en souriant. Pourquoi es-tu vert ? — Moi, Don Bosco ? — Oui, mon garçon, tu n'as pas bonne mine. Il y a quelque chose qui ne va pas. C'eft bon, ajoute- t-il, va t'amuser. Si le garçon e£t incurable, il quittera le patro¬ nage. Sinon, vous pouvez être sûr qu'il cognera ce soir, timidement, à la porte de Don Bosco, et celui- ci, avant qu'il n'ait ouvert la bouche, lui déclinera une à une toutes les fautes qu'il cache : il les connaît. Ça n'eft pas plus difficile que ça ! Avec un Saint. Avec un homme qui ne s'accorde, tout le long de sa vie aélive, que cinq heures de sommeil au maxi- t ■ » ' i."i «yrciffiSLj'v1*''' 20Ï LES GRANDS CŒURS mum. Qui se met à genoux au saut du lit et prie à fond pendant une heure, puis, la plume à la main, médite sur les besoins de ses enfants, de son œuvre, de toute l'Église, quand tout le monde dort encore. Qui descend au confessionnal et règle en quelques mots la conduite d'une trentaine d'âmes. Qui célèbre sa messe sans hâte, sans lenteur ; car son temps eSt compté et cependant Dieu veut son compte et Don Bosco aussi. Qui plonge dans la cour au milieu des jeux turbulents, serre toutes les mains qui se tendent, examine tous les visages, les connaît tous, trouve un mot pour chacun, plaisante, rit, et au besoin se mêle aux jeux malgré son âge. Qui avale rapidement sa tasse de café au lait, puis donne audience dans sa chambre à toutes les misères, à toutes les réclamations du dehors, et cela dure toute la matinée. Qui arrive en retard à table, qui expédie son déjeuner, tout en instruisant et réconfortant la communauté réunie, et qui se trouve assiégé au dessert par la curiosité implacable d'une nuée bruyante de gamins. Qui s'accorde à nouveau une heure entière de tête à tête avec Dieu, puis se jette sur son courrier et abat cent ou deux cents lettres, posées, circonstanciées, charitables, celles d'un homme qui ne sait rien bâcler. Qui là-dessus court en ville, grimpe des étages, va tirer de l'argent des riches, va en déposer chez les malheureux, discute i ■ 1 — 202 » SAINT JEAN BOSCO avec ses architectes, avec le gouverneur, avec l'évêque, sans perdre patience un seul intant. Qui rentre enfin pour le dîner et reçoit le rapport de tous ses auxiliaires, reprend contact avec leur cœur, puis s'attarde avec ses enfants qui, comme le matin, ont envahi le réfectoire. Le « mot du soir » termine la journée, accompagné d'un cantique joyeux. Encore quelques colloques particuliers, quelques visites de timides dans sa chambre, de professeurs, de coopé- rateurs et il n'et pas loin de minuit. Mais il se peut que Don Bosco écrive encore, et il se peut aussi que son sommeil soit traversé de songes qui l'agitent très fort et qui lui dictent de nouveaux devoirs. Durant dix-neuf heures au moins, il sera reté sur la brèche et dix-neuf heures en communion avec Dieu. Car sa prière ne s'interrompt pas, elle préside à tous ses actes ; plus il agit et plus il prie. En lui, les deux commandements s'entrepénètrent, se confondent : il n'a plus même un regard pour son âme ; il et tendu de toutes ses puissances vers Dieu et le pro¬ chain. Telle et une journée de Don Bosco, selon le P. Auffray. Et il y a trois cent soixante-cinq jours dans l'année. Et Don Bosco a vécu ce genre de vie plus de quarante-cinq ans. A ce prix, l'œuvre tient debout. Mais une fois le Saint parti, je le répète ? Il 1 ~ » 1 203 LES GRANDS CŒURS faudra d'autres saints. — Il en aura. Il en fera. Puisque la sainteté, l'entier détachement de soi, la cohabitation de chaque inStant avec les âmes sont les colonnes de son œuvre et que son œuvre doit durer. Nous pouvons répondre aux sceptiques : son œuvre dure. Elle s'étend, elle s'amplifie ; elle a gagné l'Afrique, les Indes, la Chine, le Japon. La même sève d'amour coule dans toutes ses branches, chez ses filles comme chez ses fils. Elle a déjà produit d'autres Bienheureux. Allons visiter les cours, les portiques, les salles de classe, les ateliers, les deux églises, le théâtre... Per¬ dons-nous dans la foule animée des garçons. Et admirons ces jeunes maîtres qui se penchent sur eux du matin jusqu'au soir et les élèvent à la vie de l'esprit en partageant les moindres exigences de leur vie. Quand le peuple saura, en toute certitude, qu'il eSt aimé de ceux qui prient, comment refuserait-il lui-même de prier ? ESt-il si malaisé d'aimer ses frères et de leur en donner la preuve quand on a le cœur plein d'amour de Dieu ? L'épanouissement de la personne humaine dans l'amour du prochain, c'eSt la leçon de Don Bosco. Le petit gardien de vaches, le petit acrobate, le petit catéchise eSt devenu ainsi l'apôtre incontesté • * 204 -/A SAINT JEAN BOSCO des temps nouveaux. Saint Joseph Cottolengo, en considérant sa pauvre soutane, lui avait dit jadis : — Il vous en faudra une plus solide... Car beau¬ coup de gens s'y pendront. Tous les fidèles, aujourd'hui, s'accrochent à son manteau de gloire. Il a été proclamé Bienheureux, le 2 juin 1929, par le Pape Pie XI qui, encore pro¬ fesseur, avait visité l'Oratoire et prévu l'impor¬ tance de l'œuvre de Saint Jean Bosco. Oui, un nouveau Saint Jean ! Le 1" avril 1934, la cano¬ nisation solennelle du Bienheureux consacrait son pouvoir d'intercession auprès de Dieu et de Marie. ifell mm J'achève, et j'ai le sentiment de n'avoir point rempli ma tâche. Le faire aimer autant qu'il mérite qu'on l'aime, en le faisant revivre tel qu'il fut. Quand je revois dans ma pensée les quatre chambres si modeétes qui, avec le couloir en galerie, forment comme la proue du navire de pierre qu'il menait au combat de la charité ; celle où il accueil¬ lit Dominique Savio et reçut les vœux de Michel Rua ; celle où il amassa, au temps de l'épanouisse- 1 111 11 vfr .11 205 —— LES GRANDS CŒURS ment de son œuvre, tant de trésors spirituels, soucis, projets, douleurs, confidences, vocations, guérisons du corps et de l'âme, oraisons, visites du ciel ; et celle où il mourut ; et celle où chaque jour, à l'aube, Dieu naissait dans ses mains ; et la galerie elle- même, toute baignée de jour, d'où il veillait sur ses enfants ; quand j'évoque la vigne au mur, la tête de mort patinée, la mappemonde, les reliques pré¬ cieuses d'un de ses grands modèles, un autre « ori¬ ginal », Saint Philippe Néri, auprès du vieux canapé et du secrétaire ; et son lit de fer, et ses livres, et tous les souvenirs que le petit musée recueille : ses vêtements usés, mais toujours propres, ses orne¬ ments sacerdotaux, les noisettes grisâtres qu'il mul¬ tiplia, l'autel enfoncé dans le mur devant lequel on le surprit, un jour, ravi et élevé de terre, je le sens si présent que je crains de l'avoir trahi, de livrer au leéleur son ombre et non son être. Ce n'eét pas un livre, mais un film que réclamait la mémoire de Don Bosco, un grand film populaire plein d'aventures, de jeux, de songes, de miracles, avec des prés et des vignobles, des faubourgs sor¬ dides, des bouges honteux, toute la misère des âmes d'enfants abandonnées à leur perversité native, et, là-dessus le grand souffle pur de la joie, sortant de la poitrine d'un petit paysan et balayant tous les miasmes. " ■lu. «i iilni i ..... " " ■ " "** 206 SAINT JEAN BOSCO On connaît le film bolchevik qui s'intitule le Chemin de la Vie. Des vagabonds, ramassés dans la rue, trouvent le bonheur et la paix dans la mystique du travail. Des outils dans un tabernacle, voilà leur fin, leur Dieu — et devant lui, ils se pros¬ ternent. On nous montre cela... Combien de temps s'en contenteront-ils ? Saint Jean Bosco ou le Chemin de la Bonté, ceSt le titre que je propose. Les mêmes vagabonds, la même déchéance, une main aussi qui se tendrait, une voix qui les rappellerait à la sainte loi du travail; mais la main et la voix d'un homme d'oraison qui sait mettre à leur place les choses de la terre. Ils auraient déposé leurs outils dans l'église, au pied de l'autel habité, afin que le vrai Dieu daignât les joindre à ceux du charpentier Joseph que mania l'Enfant Jésus. Le travail n'c£t pas une fin en soi, capable de suffire à assurer la paix entre les hommes et le bonheur en eux, la justice du monde lui rendît-elle tout son dû. Comment cette juftice y parviendrait- elle vraiment, sans l'assiftance de l'amour dans sa plénitude de don ? Or, l'amour humain e§t avare. Dans le tabernacle devant lequel Saint Jean Bosco agenouillerait ses apprentis, l'Éternelle Bonté rayon¬ nerait sa flamme. Celle dont il brûlait et dont il réchauffa ses frères ne fut si merveilleusement ■ yv* - 207 14 LES GRANDS CŒURS ardente, aétive et secourable que parce qu'il la tirait tout entière de la Bonté Éternelle de Dieu telle que l'a prêchée Son Fils. « Laissez venir à moi les petits enfants ! » « A moi », dit le Sauveur. Et nul ne peut tenir Sa place, s'il ne parle en Son nom et s'il n'imite Ses vertus. Paris, 6 février 1935. tt 208 TABLE DES MATIÈRES LIVRE PREMIER. — Turin, ses trésors, sa campagne. — L'enfance de Jean Boschetto : le paysan, l'acrobate, le catéchiste " n LIVRE DEUXIÈME. — De Chieri au premier « Ora¬ toire ». — L'étudiant, le séminariste, le jeune prêtre. 69 LIVRE TROISIÈME. — Du hangar Pinardi à N.-D. Auxi- liatrice et à la Société Salésienne. — L'apôtre, le publi- ciste, le thaumaturge, le bâtisseur, le fondateur. ... ii3 LIVRE QUATRIÈME. — Des « Filles de Marie-Auxilia- trice » aux Missions de Patagonie. — Un Saint devant les âmes. — Ses épreuves, sa renommée, sa mort, sa glorification 169 209 A LA MÊME LIBRAIRIE P. BOISARD Supérieur Général de la Compagnie de Saint Sulpice Vicaire Général de Paris Monseigneur Chaptal, Évêque d'Isionda 1861- 19 43 150 » Le Cardinal Verdier, Archevêque de Paris 1864-1940 150 » LOUIS BOUYER La spiritualité de Cîteaux 500 » LOUIS COGNFT Le Père Theilard de Chardin et la pensée contemporaine 425 » F. CHARLES-ROUX Ambassadeur de France, Membre de l'Institut Huit ans au Vatican (1932-1940) .... 800 » ANDRÉ GEORGE Pierre Termier 400 » ROBERT LESAGE Les symboles de la liturgie 150 » PAUL LESOURD La vraie figure du Père de Foucauld 20Q » HENRI MASSIS Notre ami Psichari 275 » FRANÇOIS MAURIAC de l'Académie française Le Jeudi Saint 175 » HENRI POURRAT L'épopée de Guillaume Douarre 475 » Quatorzième mille Prix : 375 francs (baisse comprise) Il HENRI GHÉON fir,. SAINT JEAN BOSCO FLWAHION,