JACQUES BOULENGER AU FIL DU NIL nrf Librairie Gallimard .S\ P. OUVRAGES DU MÊME AUTEUR ROMANS Les Romans de la Table ronde : I. L'Histoire de Merlin l'Eu chanteur. Les Enfances de Lancelot. —- II. Les Amours de Lancelot du Lac. Galehaut, sire des Iles lointaines. — III. Le Chevalier à ia Charrette. Le Château aventureux. — IV. Le Saint- Graal. La Mort d'Artus (Pion). Miroir a deux faces (N. r. F.). En Escadrille (N. R. F.). PROMENADES ET VOYAGES Dans la vieille rue Saint-Honoré (Firmin-Didot). Corfou, l'île de Nausicaa (N. R. F.). HISTOIRE Les Protestants a Nîmes au temps de l'Ëdit de Nantes thèse (Épuisé). Le Grand Siècle (Hachette). L'Ameublement français au Grand Siècle (Épuisé). De la Walse au Tango (Épuisé). Histoires vraies (Épuisé). La Vie de saint Louis (N. R. F.). Les Tuileries sous le Second Empire (Calmann-Lévy). Sous Louis-Philippe : Les Dandys (Calmann-Lévy). Sous Louis-Philippe : Le Boulevard (Calmann-Lévy). HISTOIRE LITTÉRAIRE Au pays de Gérard de Nerval (Champion). L'Affaire Shakespeare (Champion). Rabelais a travers les âges (Le Divan). Candidature au Stendhal-Club (Le Divan). Marceline Desbordes-Valmore, sa vie et son secret (Pion). CRITIQUE ET ESSAIS ... Mais l'Art est difficile ! 3 vol. (Pion). Monsieur ou le Professeur de snobisme (Le Divan). Les Soirées du Grammaire-Club, en collaboration avec André Thérive (Pion). Renan et ses critiques (Épuisé). Entretien avec Frédéric Lefèvre (Le Divan). Le Touriste littéraire (Épuisé). SPORT Animaux de sport et de combat, en collaboration avec Émile Henriot (P. Laffltte). JACQUES BOULENGER AU FIL DU NIL irrf Librairie Gallimard D BU LETTRES 092 21 51049 L'édition originale de .cet ouvrage a été tirée à trente-cinq exemplaires sur vélin pur fil Lafuma Navarre dans le format in-octavo couronne, dont ving-cinq exemplaires réservés aux Amis de l'Édition Originale, numérotés de 1 à 25 et dix exemplaires d'auteur hors commerce marqués de a à j. Tous droits de reproduction, de traduction et d'adap¬ tation réservés pour tous les pays y compris la Russie. Copyright by Librairie Gallimard, 1933. Terre ! Terre ! (février 1927).— Une longue ligne de nuages presque transparents s'étend au ras de l'horizon : c'est la terre. Mon voisin observe que l'un d'eux ressemble à un chameau, l'autre à une pyra¬ mide, et à ces signes il reconnaît l'Égypte... Les passagers commencent à échanger des adieux touchants. Mme de X... s'approche du célèbre vaudevilliste qui voyage sur le bateau avec nous. Dès le premier jour elle s'est hâtée de faire sa con¬ naissance, mais elle attend impatiemment depuis lors que W... l'éblouisse par son esprit. — Allons, monsieur W..., lui dit-elle avec un enjouement qui cache un dernier espoir, voici la terre !... Voyons ! faites un bon mot ! Elle ajouterait « enfin » si la politesse le lui per¬ mettait. Mais W... murmure je ne sais quoi, s'in¬ cline courtoisement et s'éloigne. Mme de X... demeure déçue et renonce à le dissimuler. J'entends le gros B... qui la console: «Que voulez-vous? lui 10 AU FIL DU NIL confie cet homme renseigné sur les auteurs gais, c'est toujours comme ça : ils sont tristes ! » Mais il voit que je l'écoute et s'en va à son tour, un peu gêné. * * * Le canot de la police accoste... Passeport, c'était pour nous, avant la guerre, un mot périmé et plein de choses amusantes : Fouché et sa police, Fabrice Del Dongo, les chaises de poste, « visage ovale, nez moyen », le batchich au gros Turc accroupi sur son divan, le janissaire du consul de France avec sa canne à pomme de cuivre, que sais-je ? Aujour¬ d'hui le mot est à peu près aussi excitant que carte d'électeur ou relevé téléphonique. C'est qu'on a rétabli la chose. Méfiez-vous des pays où les fonctionnaires chargés de viser les passeports sont en civil (Russie, Italie). Ici, ils ont un bel uniforme noir, du modèle bri¬ tannique et d'une parfaite élégance ; tous sont coiffés du tarbouch rouge, même les deux Anglais qui portent une couronne brodée en or sur l'épaule. Je dois l'avouer : j'ai oublié de faire timbrer mon passeport à Marseille. Mais je connais le commodore P... ; je l'explique laborieusement, dans un anglais qui m'est tout personnel, et les choses s'arrangent. — Tliank you, fais-je. VILLES D'ÉGYPTE 11 — Il n'y a pas de quoi, me répond en excellent français l'officier britannique. * * * Après quatre ou cinq jours de mer, la terre attire les corps humains comme un aimant : on croirait que le paquebot va chavirer sous la foule des passagers collés à la rambarde, qui se penchent vers le rivage. Pourtant il y a peu d'Européens sur le quai, peu de mouchoirs agités sur le bateau, et je n'entends autour de moi que des gens qui se demandent en tirant leur montre : « Pourrons-nous avoir le train du Caire ? » Nul touriste ne s'arrête jamais à Alexandrie. Cependant le petit lac clapotant qui nous sépare encore de ce quai désiré rétrécit à vue d'œil ; déjà ce n'est plus qu'un étroit canal d'eau noire et moi¬ rée, où dansent des écorces d'orange et un bouchon de paille ; puis une mince et profonde coupure. Alors, le navire s'ouvre le flanc généreusement et reçoit en plein ventre la passerelle par où le flot des portefaix jaillit comme un puissant jet d'eau, inonde les couloirs, emplit les escaliers, déferle en vague sur les ponts... Il y a deux méthodes : ou bien se tenir devant la porte de sa cabine et la défendre, ou bien laisser faire, et voir sans émotion ses bagages disparaître dans cette mer multicolore. Les résul- 12 AU FIL DU NIL tats sont les mêmes : on retrouve toujours les colis miraculeusement assemblés à la douane. Visite minutieuse. A côté de moi, une dame anglaise refuse avec pudeur d'ouvrir son nécessaire de toilette : « Ce sont mes affaires féminines ! » Le douanier alléché insiste de plus belle, exhibe avec curiosité divers objets bizarres et sous la der¬ nière poche en caoutchouc découvre un revolver. ★ * * Salade. — Sur les trottoirs plantés de mâts élec¬ triques, sur la chaussée macadamisée, les,Européens coudoient sans étonnement la surprenante foule indigène qui défile avec ses galabiehs multicolores, ses babouches, ses turbans et ses yeux des Mille et une Nuits. Moi, je reste la bouche bée, et je me demande éperdument : << Comment, décidément, comment peut-on être Persan ? » L?Orient et l'Occident se marient ici avec autant d'aisance que les bananes et les noix, l'ananas et la laitue dans une salade. Deux chameaux chargés se suivent à la queue leu leu ; une Packard s'arrête pour les laisser passer. Un Arabe au turban orangé sort de la poste, retrousse sa robe et enfourche sa bicyclette. Dans la rue Fouad, le tramway élec¬ trique pourchasse à coups de timbre un marchand ambulant qui crie sa marchandise en invoquant VILLES D'EGYPTE 13 Allah et pousse devant lui un petit âne gris, chargé d'oranges et de pastèques. Une volée d'hommes en robes bleues s'égaillent comme nos camelots en criant les journaux. Un gros bourgeois en veston penche sur la feuille parisienne qu'il vient d'acheter un visage couleur d'olive et coiffé d'un tarbouch. Un domestique nubien, vêtu en turco, marche à côté d'un garçon blond comme les blés, habillé en boy-scout. J'observe deux femmes voilées jus¬ qu'aux yeux qui passent devant l'étalage d'une modiste : elles lancent aux chapeaux un regard furtif et passionné, embelli par le kohl, puis s'en vont lourdement et leurs babouches claquent sur leurs talons nus. Devant le pâtissier Baudrot, où tout Alexandrie vient goûter, un fellah haillonneux nous offre en français les sucreries poussiéreuses et les cacahuètes de son panier. Une antique Vic¬ toria attelée de deux chevaux blancs flâne le long du trottoir et le cocher de ce fiacre est vêtu à l'eu¬ ropéenne, mais il nous invite à monter d'un long regard de gazelle. Dans le quartier indigène, un policeman noir comme l'Érèbe et cacheté de rouge comme une bouteille de vin arrête net notre voiture pour laisser passer une étroite charrette, une planche montée sur deux roues et tirée par un âne minuscule, où s'alignent plusieurs paquets noirs et informes, qui sont des femmes accroupies. Cela nous permet de contempler un jeune Arabe, 14 AU FIL DU NIL beau comme un dieu et vêtu d'une gandourah noire sur une robe fleur-de-pêcher, qui fume pai¬ siblement son narghilé à la porte d'un café indi¬ gène, en écoutant le phonographe. ★ * * Autres gammes. — La galabieh est exactement une soutane en toile ou en cotonnade (ce ne sont que les richards qui en portent de soie les jours de fête, ou les drogmans du Caire), dont la ceinture même a la largeur de celle de nos prêtres. Le cos¬ tume catholique, lui aussi, vient d'Orient. Ici, les couleurs sombres ou profondes sont rares : la médiocrité de l'étoffe les amincit toutes. Et point de chinés, de dégradés, de nuances chan¬ geantes ; des tons simples, mais dont les domi¬ nantes ne sont point celles auxquelles nous sommes accoutumés : l'axe est déplacé ; il n'y a que le rouge des tarbouchs et des calottes que nous recon¬ naissions. Le havane des visages et des mains achève de décaler tout, jusqu'au bleu de la robe des fellahs et au blanc-de-craie sali de leur turban : ce n'est que lorsque l'homme est nègre qu'on se retrouve, si j'ose dire, chez soi. En somme, l'échelle des tons ne dépayse pas moins que celle des sons. Autres gammes. VILLES D'ÉGYPTE 15 Dédié à Bernardin de Saint-Pierre. — C'est dans le Nord que poussent les arbres au feuillage épais qui donnent l'été de la fraîcheur; c'est le Nord qui a inventé le chapeau, avec ses bords qu'on rabat pour se garantir du soleil. Les palmiers et autres arbres africains sont, entre tous, ceux qui donnent le moins d'ombre et les nègres vont ordinairement nu-tête. Ainsi faisaient les anciens Égyptiens ; si ceux d'à présent se couvrent le chef, c'est par décence en quelque sorte, et d'une calotte sans bords. Aussi le Créateur, dans sa sollicitude, les a-t-il munis d'une visière naturelle : je parle de ces franges épaisses et noires de ces cils faits du même velours que les pistils des nénuphars, à l'ombre desquels leurs yeux vivent au frais, comme les mares des oasis. 0 luxe de ces yeux d'Orient, humides, brillants comme du cristal noir, charnels comme des yeux d'animaux, de ces regards matériels si l'on peut dire ! Le jour de mon arrivée, je considérais la roideur militaire du policeman qui règle la circu¬ lation dans la rue Fouad et j'admirais le dressage occidental : l'homme pivotait sur ses talons et se mettait en croix avec l'automatisme d'un signal de chemin de fer. Mais en traversant la rue, comme 16 AU FIL DU NIL nous passions devant ses bras ouverts, je vis couler comme de l'huile entre les longs cils du soldat un regard si liquide, si réel, que j'aurais voulu le recueil¬ lir dans un flacon. ★ •¥■ * C'est une règle générale que tout voyageur qui arrive dans un pays exotique commence par en trouver d'abord les indigènes bien sympathiques et s'étonne de voir que les Européens qui habitent à demeure dans la contrée ne partagent pas ses sentiments pour eux : il blâme la sévérité, l'injus¬ tice, la malveillance des colons, les accuse de ne pas comprendre la psychologie des naturels, explique (hélas !) souvent celle-ci, reprend plus ou moins naïvement les rengaines optimistes de Rousseau. Cependant laissons-le s'installer dans la contrée et de touriste passer habitant: alors, il ne tardera pas à sentir décroître son affection pour les indi¬ gènes ; peu à peu il en viendra à éprouver pour eux la même antipathie mêlée de mépris que les autres blancs. C'est une règle, je vous dis ! Cela paraît d'ailleurs assez naturel. Ces mêmes différences psychologiques, morales, physiques même, que le voyageur venait chercher, elles l'ennuient à mesure qu'elles perdent leur nouveauté, et le désobligent quand, devenu colon,-elles ne font VILLES D'ÉGYPTE 17 que le gêner : c'est alors qu'il s'irrite de trouver qu'elles subsistent toujours. Je sais que dans trois mois, si je suis encore ici, je commencerai à changer d'avis sur les Arabes. Mais en ce moment, je les adore. D'ailleurs, je n'en connais guère d'autres, et pour cause, que les domestiques. Il y a dans l'ai¬ mable maison où l'on m'héberge un cuisinier, deux soffraguis et une femme de chambre importée, comme elles sont toutes, de Grèce ou d'Italie. La propreté du cuisinier, qui est prodigieuse, tient pour beaucoup au dégoût avec lequel il prépare nos aliments de chrétiens : il n'y touche qu'avec des pincettes, je veux dire avec des fourchettes, et sa cuisine, son officine plutôt, est aseptique comme une salle d'opérations. Le service des soffra¬ guis m'a paru délicieux parce qu'ils glissent sur leurs babouche», silencieux comme des ombres ; on croirait, avec eux, que la vaisselle, les couverts sont en coton. Et je me demande si un paysan d'Occident inculte pourrait apprendre aussi par¬ faitement et aussi vite que ces Arabes illettrés à accomplir des besognes où non seulement il ne serait pas soutenu par ses traditions, mais qui se¬ raient tout contraires à celles-ci. D'ailleurs la haine 2 18 AU FIL DU NIL des sofïraguis pour leurs maîtres n'est pas du même ordre que celle des valets de chez nous : elle ne com¬ porte ni envie ni jalousie ; c'est une haine inexo¬ rable et pure, posée comme un axiome, qui supprime de part et d'autre tout sentimentalisme, toute affectation hypocrite de dévouement ou d'intérêt et qui donne aux rapports une netteté parfaite. Dans les cas où un domestique occidental se met en habit, un soffragui revêt ces vastes culottes bleues, cette large ceinture, ce gilet et cette veste courts, brodés et surbrodés, que tout le monde connaît parce que c'est à peu près l'ancien uni¬ forme de nos turcos et le costume du nègre qui offre le café turc dans tous les palaces d'Occident. Mais à l'ordinaire les sofïraguis portent une simple galabieb de toile blanche. Ceints et coiffés de rouge, élancés comme des cierges, leur élégance est suc¬ cincte, mais parfaite. Et ces gens sont si racés qu'ils peuvent être humbles sans être humiliés. La dernière fois que je me suis indigné (il y a vingt-cinq ans}, c'était contre un cocher qui don¬ nait des saccades brutales sur ses guides parce que son cheval tirait un peu, et achevait d'abîmer la bouche de ce jeune animal très près du sang : il m'était proprement intolérable de voir une brute ventrue et sans tact tyranniser un être qui lui était infiniment supérieur par son organisation nerveuse, sa sensibilité, sa naissance et sa beauté. VILLES D'EGYPTE 19 J'ai eu la même impression l'autre jour en entendant un Levantin obèse et enrichi dans le coton traiter grossièrement ses soffraguis. * f * Fellahs. « Mais voyons, me dit-on, il ne faut pas con¬ fondre. Nos soffraguis sont des Nubiens, des Bar- barins. Regardez leur couleur, voyez la cicatrice sur leur joue... Ce ne sont pas des fellahs, de vrais Egyptiens. » Hélas ! les fellahs, si même j'entendais leur langue, si même j'étais de leur religion, je sais bien que je ne les comprendrais pas. Et qui les connaît ? Per¬ sonne ; ils vivent, dans leurs villages de terre, plus ignorés que les termites dans leurs cités. Ici la campagne est sans charme : le citadin n'y va jamais pour son plaisir et n'y demeure que le moins pos¬ sible. On a écrit quelques romans sur le peuple arabe des villes ; encore n'y ai-je pas trop de confiance. Mais il y a une grande différence entre le peuple des villes et celui de la campagne : phy¬ siquement même, le fellah diffère du citadin autant que du Bédouin : avec ses larges épaules, ses hanches étroites, ses os épais, il est encore tel que les artistes de sa race le sculptaient il y a cinq mille ans. On ignore tout de lui ; ses traditions, son folklore, ses 20 AU FIL DU NIL sentiments héréditaires. Il passe sous nos yeux, aussi anonyme, aussi mystérieux, sinon aussi muet, que sur les murs des temples et des tombeaux. Alexandrie a l'air d'une de nos grandes préfec¬ tures méridionales. Les robes viennent de Paris, au besoin par un détour, et les hommes élégants s'habillent comme à Rome, non du tout comme à Londres. Les noms des rues, les enseignes, les affiches, tout est en français ; sur les trottoirs et dans les boutiques comme dans les thés et dans les salons, on ne parle que notre langue. Les étalages sont à la française ; les magasins de nouveautés aussi. Il y a des bars, et qui se prétendent <. Jadis je me croyais obligé d'aller en Angleterre pour connaître la vie anglaise, mais point n'est besoin pour cela de franchir le Détroit, car il en existe partout de petites citernes très pures : ce sont les boarding houses. Tel de mes amis descend chaque année pour quinze jours dans un palace de Londres : il va au théâtre et au music-hall, dîne en ville chez des gens qu'il a connus à Paris, soupe deux ou trois fois dans un club où on l'invite, et s'en revient, ravi. Mais la vie mondaine est la même AU FIL DU NIL 115 partout, et la vie familiale et bourgeoise, où se maintiennent les usages et l'esprit traditionnels, il ne la connaîtra jamais. Je pourrais lui indiquer à Paris même la pension des misses W... et quelques autres, où il serait beaucoup plus en Angleterre que dans son hôtel de Londres. Je pourrais aussi lui indiquer le bateau Cook, car ce voyage-ci en contient un autre, en quelque sorte comme ces boîtes chinoises qui s'enferment si exactement les unes dans les autres. Quand je suis las de l'Égypte, j'entre en Grande-Bretagne : il me suffit de me re¬ tourner. J'y suis d'ailleurs à chaque repas. On sert le thé et le café sous une tente à l'avant du bateau. Hier soir, après le dîner, comme il y avait du vent, tous les sièges se pressaient contre la paroi vitrée qui sert de pare-brise et nous étions assis côte à côte près d'une fenêtre entr'ouverte. Tout à coup, un bras s'allonge entre nous, un grand corps se penche et ferme la croisée sans que j'en¬ tende un mot de politesse pour ma voisine. Je me lève furieux, rouvre avec fracas les deux battants tout grands et, en me retournant, je vois devant moi le possesseur du bras, un Allemand qui regagne sa place, sidéré. Et je me rassieds, en somme passa¬ blement confus, après avoir repoussé la croisée. Une demi-heure après, comme j'étais seul, à fumer, appuyé au bordage, un des passagers est venu s'accouder à côté de moi. 116 AU FIL DU NIL — Température réellement torride, n'est-ce pas ? me dit-il en français. —■ Réellement, fais-je, car je connais le proto¬ cole. Et j'ajoute que je n'ai eu aussi chaud qu'une seule fois dans ma vie, — à Londres. — Funny ! C'est Mr. S. Beauchamp Hood, professeur dans un célèbre collège d'Outre-Manche. Le bel Anglais ! Soixante ans peut-être, grand, large et plat, admi¬ rablement mis sans le faire exprès (mais son tail¬ leur n'y a pas grand mérite : l'homme est si bien fait !), avec une chevelure d'argent et des yeux d'un bleu si soutenu et si frais qu'on les croirait sortis d'un tube de couleur. Il m'apprend qu'il a vécu en France dans sa jeunesse, qu'il a suivi les cours de la Sorbonne, qu'il aime tant Paris... Je lui fais compliment de son français : c'est sans doute pour l'essayer qu'il m'a abordé. Mais non : sou¬ dain il rougit légèrement : — Il y a vraiment trop de Boches sur ce bateau, dit-il en propres termes. C'est donc cela !... Je proteste qu'au premier moment je ne m'étais pas seulement aperçu que le personnage qui fermait la fenêtre sans s'excuser fût Allemand, mais à quoi bon ? On a toujours si grand plaisir à vérifier sur ses compagnons de voyage ce qu'on prend pour des traits nationaux, que je ne ferai pas changer Mr. Beauchamp Hood AU FIL DU NIL 117 d'opinion sur mon compte, c'est facile à voir. Et, après tout, ça m'est égal, vous savez... Ce matin, je suis venu seul au breakfast, puis au lunch, et c'est seul que je me suis assis à une table sur le pont pour prendre du café. Tout à coup, une bonne grosse dame se lève, s'approche de moi et me met dans la main une petite bouteille de phar¬ macie. — The steward told me the young french lady is a little sick, throat-ache, isn't P It's nothing. Take that: if s very good. To-morrow she will be ail right. Je remercie, touché sincèrement, mais elle a déjà tourné les talons. Une demi-heure plus tard, une autre Anglaise m'aborde à son tour sur le pont et me donne une petite boîte contenant un autre petit flacon. — French iadéine, dit-elle sans plus. —- Oôh ! fais-je (de tous les mots de la langue anglaise, c'est le seul que je prononce avec un accent parfait). Et je songe avec plaisir que ces Français qu'on doit (naturellement) trouver « si français » ne sont pas, en tant que tels, trop mal vus sur ce bateau. * * * Nous glissons entre deux damiers de cultures, quadrillés par des canaux de toutes tailles : c'est 118 AU FIL DU NIL ce même Éden pour légumes et céréales que nous avons vu en traversant le Delta, mais diversifié maintenant par le désert et par le fleuve. Et à cause de son étroitesse, il se déploie devant nous comme un éventail à chaque tournant du Nil. puis se replie soigneusement derrière le bateau. De temps à autre un village de limon que sur¬ montent quelques palmiers en zinc s'élève sur la rive. Sa couleur se marie à celle delà terre dont il est fait. Ses maisons sont bâties de briques crues et enduites d'une couche de mortier de boue ; des roseaux, de la paille, des branchages secs et fangeux qui soutiennent des palmes et des nattes couvertes de terre battue, voilà leur toit. Brunes et carrées, elles se serrent, s'agglomèrent, se séparent au hasard : on dirait d'un jeu de cubes étalé par un enfant sous ce ciel pâle de chaleur. On craindrait d'y poser le doigt : elles doivent être brûlantes comme des chaufferettes, comme des briques sortant du four. Point de jardins, point de potagers autour d'elles, car ici la vie privée cherche toujours à se voiler de murailles : la lisière du village sur la campagne est nette et angulaire comme celle d'une ville minus¬ cule. Pas de costume paysan : les femmes avec leurs voiles incommodes, comment font-elles, aux champs ? Les hommes sont habillés exactement comme les citadins pauvres. Les hameaux mêmes ont je ne sais quoi d'urbain. AU FIL DU NIL 119 Vers le soir, les machines à pomper l'eau du Nil nasillent sur la rive comme des cornemuses. Bien primitives, ces pompes : souvent tout un système antique de roues en bois, tirées en rond par des ânes, des boeufs, des chameaux, des buffles aux yeux ban¬ dés ; souvent aussi une simple vergue qu'un homme posté au bord de l'eau hâle par une corde : une fois rempli, le seau qui y est attaché remonte grâce à un contrepoids et se vide dans un bassin. Au cré¬ puscule, on ouvre les vannes et mille torrents lilli¬ putiens s'élancent en bouillonnant dans les champs ; puis l'eau s'immobilise et la terre assoiffée se gave d'eau voluptueusement, captive sous un vaste filet d'argent. Denderah. — C'est ici que Bruce, en 1769, vit les premiers crocodiles du Nil et il remarqua que les habitants laissaient leurs bestiaux se baigner dans le fleuve et que les femmes y entraient elles- mêmes pour puiser de l'eau : d'où il conclut que les crocodiles étaient fort peu dangereux. Dans le temple, laissons le guide énumérer à son troupeau les sujets de ces reliefs récents, qui sont 120 AU FIL DU NIL aussi mécaniques et conventionnels que les statues de plâtre peint de nos églises. Ce que j'emporte d'ici, c'est le sentiment puissant d'un temple : ce mot qui n'éveillait en moi qu'une image bien pâle et schématique est désormais gonflé de suc. Et voyager, c'est bien souvent donner ainsi un corps à ses mots vides : la réalité colore et anime en nous mille images flottantes, empruntées aux livres, comme le sang noir des victimes égorgées par Ulysse les ombres vaines des morts. Je me suis demandé ce qui donne ce pouvoir d'évocation aux ruines de Denderah : c'est la ténèbre. Tous les temples antiques que j'avais vus (et même celui de Ségeste qui, à distance, paraît entier) avaient perdu leurs toits. Ici le sanctuaire et ses sacristies mystérieuses sont encore noyés dans leur ombre profonde, nourricière. * * * En gravissant l'escalier, le drogman annonce que les reliefs qui décorent les murs représentent les grandes processions du Nouvel An, quand les prêtres portaient la déesse sur le toit. — Pourquoi faire ? demande une dame. Il explique, en termes voilés, que c'était afin qu'elle fût fécondée par les rayons d'Amon-Râ. La dame lève la tête, constate qu'Amon-Râ darde Sur un des reliefs de la muraille extérieure, par derrière, on voit la reine Cléopâtre ; mais est-ce la vraie Cléopâtre, la nôtre, la bonne ?... D'ailleurs les visages comme les corps, sur ces reliefs de la basse époque, sont purement conventionnels et ne s'efforcent nullement à la ressemblance. Cléopâtre y montre un profil aquilin, mais il est probable que c'est seulement parce que l'artiste a voulu mettre son nez en harmonie avec le bec du faucon sacré, dont les ailes se rabattent sur la tête royale. ★ * * Et je songe à Pascal : « Le nez de Cléopâtre, s'il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé, » dit-il. Celle de Cléopâtre aussi... ★ Jf * Chaleur à Louxor. —• Khamsin, vent du sud : 35 degrés à l'ombre. Les arêtes des toits et des terrasses se dessinent sur le ciel avec une rigueur 122 AU FIL DU NIL extraordinaire et les plus lointains détails, dans cette atmosphère sèche et pure, sont aussi nets que les plus proches : la distance ne se mesure qu'à la petitesse des objets. Pas un être vivant dans les rues et les mouches mêmes s'envolent avec mol¬ lesse : elles préfèrent risquer la mort. Pas une feuille qui bouge : les palmiers sont de plomb jusqu'à l'extrémité la plus fine de leurs feuilles. Les maisons sont bordées à leur pied, comme les lettres de deuil, d'un étroit filet noir. Quant au pont de notre bateau, couvert de corps affalés, il ressemble au champ de bataille dans le ta¬ bleau de Delacroix... Peut-on faire tant d'his¬ toires pour un peu de soleil ! C'est ici l'un des seuls pays du monde où je n'aie pas froid aux mains. Wilkinson assure, paraît-il, qu'il y a chaque année cinq ou six averses dans les montagnes alentour de Louxor et tous les dix ans un grand orage ; mais Maspero jure qu'au temps où il habi¬ tait la ville, il n'a jamais rencontré personne qui se souvînt d'avoir vu de la pluie depuis plus de cinq ans. Elle a toujours été considérée comme de mauvais augure, au reste. Hérodote (III, X) rap¬ porte que, peu de jours après l'avènement de Psammétik, il tomba une petite pluie fine : aussi l'Egypte fut-elle peu après conquise par les Perses. Un habitant du pays disait au début du xixe siècle, en faisant allusion à l'expédition de Bonaparte : AU FIL DU NIL 123 « Nous savions bien qu'un malheuf nous mena¬ çait : il avait plu à Louxor ! » Pour exprimer à une femme qu'elle fait ses délices, l'Arabe lui dit : « Tu es la pluie de ma vie. » En pareil cas, mieux vaut chez nous chercher quelque autre image. * * * Depuis hier soir, nous sommes amarrés au pon¬ ton de Louxor, en face du Winter Palace, où je reviendrai m'installer dans quelques jours. Sur la berge, de petits marchands de pacotille arahe assiègent les alentours du débarcadère, si bien que les Cooks rentrent chargés de chasse-mouches en filasse, de cannes en faux rhinocéros, de colliers de verre et d'éventails en plumes d'autruche qui ont dû pousser sur des poulets. Car, si jadis c'étaient les blancs qui offraient des verroteries aux indigènes, aujourd'hui ceux-ci prennent leur revanche. Ce qui amuse mes compagnons, c'est de proposer aux marchands le quart de l'argent qu'ils deman¬ dent et pointant d'emporter l'objet : aussi n'est-ce pas une indiscrétion que de s'interroger récipro¬ quement sur les prix qu'on a payés, tout au con¬ traire. « Le marchand voulait tant, je l'ai eu pour tant, » répond-on d'un air malin, et l'on contemple 124 AU FIL DU NIL avec tendresse la camelote qu'on a acquise et qu'on jettera au panier dans huit jours. Un petit homme ventru, dont l'œil de velours chatoie sous un lorgnon, ne peut s'empêcher de nous montrer fièrement un affreux châle mauvasse qu'il vient d'acheter au bazar. « Combien ? — Quatre livres ; on m'en demandait douze ! » Et là-dessus il rassemble les talons en les faisant légèrement claquer et se présente : « Gugenheim, de Dantzig... de la ville libre de Dantzig, entre la Pologne et l'Allemagne, » précise-t-il en me regar¬ dant. Il connaît déjà tous les passagers. D'ailleurs il parle, outre l'allemand, l'anglais fort bien, le français passablement, le yddisch aussi, je sup¬ pose, peut-être le polonais, et il a grand soin, à la salle à manger, d'interpeller en italien le maître d'hôtel sicilien. — A Dantzig, nous dit-il avec bonhomie, on a dix mois de pluie, de vent, de froid, pour deux mois de beau temps, et encore !... Le malheur, c'est de faire si tard des voyages comme celui-ci. La jeu¬ nesse, ah ! la jeunesse !... Mais on la passe tout entière à gagner ce qu'il faut d'argent pour vivre quand on est vieux. Il a quelque chose de naïf et presque de tendre, comme beaucoup de juifs, avec un besoin irrésis¬ tible d'inspirer de la sympathie. Chaque fois qu'il entre dans la salle à manger, il s'arrête un instant Vers le xvie siècle avant l'ère chrétienne, Thèbes « aux cent portes » (naturellement !) étendait de Louxor jusqu'au delà de Karnak ses masures aux toits plats qui, peut-être, ne différaient guère de celles des fellahs d'à présent : une vaste Tombouc- tou aux lignes horizontales, interrompues çà et là par un bouquet de palmiers. Le grand temple de Louxor, le groupe des temples de Karnak émer¬ geaient comme des îles de cette plaine de toitures, quadrillée par les coupures des rues, et par leurs avenues, balisées de sphinx et de béliers. Leurs pylônes en émergeaient comme des récifs ; leurs joyeux mâts à banderoles s'y dressaient comme des sémaphores à signaux pour les dieux ; leurs colonnes, gigantesques végétaux de pierre, en for- AU FIL DU NIL 125 sur le seuil, joint les talons et salue les femmes avec une respectueuse émotion. Ce soir, à Louxor, il apporte deux œillets à chacune de ses voisines de table, et il a soin d'arriver légèrement en retard afin que tous les passagers soient à même de juger à quel point Giigenheim, de la ville libre de Dantzig, est homme du monde. Hélas ! c'est justement à partir de ce moment que ces deux Anglaises ne lui parleront quasi-plus, car elles ont choisi de considérer cette galanterie comme une affreuse indiscrétion. 126 AU FIL DU NIL maient les forêts, et leurs obélisques de granit rose, terminés par une pointe dorée, étaient d'une nuance plus line sur le bleu calciné du ciel que celle d'un doigt de chair à contre-jour. Sur la rive gauche du Nil, en face de la ville des vivants, la ville des morts. Les temples funé¬ raires destinés à durer toujours, et aussi des palais royaux presque aussi légers que les maisons des particuliers, s'alignaient au delà de la plaine inondée, au bas des premières pentes de la mon¬ tagne, et les temples tournaient tous leurs faces vers le fleuve et les demeures terrestres d'Amon. L'un d'eux se détachait en grand'garde, précédé des deux colosses « de Memnon », qui en marquaient l'entrée comme des collines de pierre. Alentour de ces temples, des logis pour leursqprêtres, des casernes pour leurs gardes, des étables pour le bétail des sacrifices, des jardins, des lacs sacrés miroitant comme du métal poli, des prisons, des quartiers de masures où logeaient les milliers d'ouvriers qui travaillaient aux édifices : carriers, tailleurs de pierre et sculpteurs, maçons, peintres, archi¬ tectes, etc. Au delà, et plus proches de la chaîne Lybique, un ou plusieurs gros villages où habi¬ taient les fonctionnaires et les ouvriers des nécro¬ poles (1) : c'est là que, dans une odeur de bitume, (1) A Deir-el-Medineh, on vient de découvrir une] cité de ce genre, avec ses rues bordées de maisons, d'échoppes, de AU FIL DU NIL 127 d'aromates et de chair pourrissante, les embau¬ meurs disséquaient les morts et les préparaient pour l'éternité, les femmes roulaient les bande¬ lettes des momies, les cartonniers moulaient les visages des cadavres, les menuisiers faisaient les caisses, les peintres y traçaient les signes rituels, et la fumée des fours de cette cuisine funèbre s'élevait vers la montagne insatiable et rose, forée de tombeaux et farcie de morts jusque dans ses entrailles. * * * J'ai voulu faire aujourd'hui la tournée Cook et je n'ai pas vu grand'chose, naturellement, mais je me suis bien amusé. On devait visiter une partie de la nécropole de la rive gauche et c'est pourquoi nous sommes montés dans des barques pour traverser le fleuve : plus généreux que Charon, les bateliers doivent nous ramener ce soir à la rive de la vie, comme dit Robert de Traz, mais ils n'ont pas manqué de nous réclamer leur obole pour boire et c'est cher, une obole, au change d'aujourd'hui. La rive est plate, sablonneuse, indécise : c'est ainsi que Ronsard devait imaginer les infernaux chapelles de confréries, et notamment un poids qui donne la mesure de la ration des ouvriers (1932) NIL AU FIL DU palus. A peine y met-elle le pied, la bande Cookse voit chargée par une troupe d'ânes mélancoliques qui l'attendaient là, conduits par leurs âniers. « Prenez le mien, c'est le meilleur! » hurlent ceux-ci dans leur mauvais anglais. Vainement le chaouich essaie de déblayer le terrain à coups de bâton ; stoïques, les pauvres gens avancent à l'assaut sous moulinets, et peu s'en faut que les Cooks, tiraillés, poussés de toutes parts, ne se voient rejetés dans l'eau limoneuse : déjà Frau Lied y a trempé sa jambe vigoureuse et nous nous trouvons à deux doigts de partager son sort. Que faire dans ce pressant danger ? Je me mets à boxer. Vlan ! un crochet de gauche, un peu large sans doute, vlan ! un direct du droit ; il manque dé sécheresse, mais ne suis pas Criqui. Au bout d'un instant, nous dégagés : le n° 21 pose la main en silence sur sa pommette écorchée, le n° 9 est assis dans l'eau. Pour les consoler, nous choisissons leurs ânes en leur promettant un bon pourboire : les pauvres gens, qui, d'ailleurs, sentent leurs torts, accepte- bien à ce prix-là d'être battus tous les jours. 0 charmants ânes d'Égypte ! S'ils ressemblent aux nôtres par leur modestie, leur réserve char¬ mante, comme ils les dépassent par leur courage noblesse de leur sang ! J'avais fait leur con¬ naissance il y a trente-huit ans, à l'Exposition Uni¬ verselle de 1889, dans la « rue du Caire » ; mais ÀU FIL DU NIL 129 je n'avais pu éprouver leur rapidité : Frâulein Maria voulait tenir elle-même la bride de ma monture et, si elle avait la taille d'une Walkyrie, elle n'en avait pas la sveltesse, de sorte que mes plus véhémentes exhortations ne pouvaient la décider à prendre au moins le pas de gymnastique... Que n'était-elle aussi agile que nos âniers thé- bains d'aujourd'hui I Poursuivis par ces cou¬ reurs inlassables, nos petits coursiers gris s'en vont d'un trot rapide et amblé, désuni, '(pour mieux dire ; ' parfois ils prennent le galop, et c'est alors qu'il faut voir Frau Lied à califourchon. Mais quoi ! douairière ou gentleman ventripotent, chacun s'efforce sournoisement de dépasser son voisin et la bande Gook s'égrène sur le chemin. Nul de nous, pourtant, ne monte à âne comme il faut, non pas même le Révérend Storring qui tient la tête de la cavalcade, aussi ardent que s'il était sur la queue du renard, et que je ne puis arriver à brûler en dépit des sollicitations que j'adresse moins à mon âne, qui n'entend que l'arabe, qu'à mon ânier. Et d'abord, ce n'est pas en selle que nous devrions être (la mienne est même une selle de dame), mais à cru et sur la croupe, en équilibre sur le coccyx, car la monture est trop petite pour que le genou puisse se placer ; et au lieu de chaus¬ ser des étriers, nous devrions laisser nos jambes pendre en guise de balancier, le pied relevé à angle 130 AU FIL DU NIL droit pour empêcher la babouche de choir (même quand il n'y a pas de babouche). Ainsi font les Arabes (1). ★ * * J'avoue que j'ai mal écouté les explications de notre guide Abdallah sur le temple de Séti Ier, à Kournah, de manière que je ne saurais dire si l'édifice mesurait précisément cent cinquante-sept ou cent cinquante-huit mètres de longueur, et quel est le nombre exact des colonnes papyriformes à chapi¬ teaux fermés que compte son hypostyle. J'en suis confus, mais il y a une roue à pots qui chante comme un biniou à deux pas des ruines envahies par les Cooks, auprès d'un puits, non loin d'un bosquet d'acacias, et c'est un spectacle qui fait rêver, que celui du bétail humant le bouquet de l'eau comme un connaisseur respire celui de son verre de bordeaux avant de le boire. Sont-ils assez mariés au pays, assez égyptiens, ces doux buffles qu'on voit partout ici ! On croit les recon- (1) Ainsi faisait aussi M. N..., mon savant compatriote, le jour où je l'ai rencontré, plus tard, sur la route d'Abydos où il allait inspecter les fouilles. Un peu bedonnant, coiffé d'un vieux chapeau de paille, vêtu d'une culotte courte et d'une jaquette où brillait la rosette de la Légion d'honneur, il était bien sympathique à voir, au grand trot de son âne de pur-sang et les pans de sa jaquette flottant au verit comme de pacifiques drapeaux AU FIL DU NIL 131 naître, avec leurs belles cornes, sur tous les reliefs des tombeaux. Pourtant il n'y a pas bien longtemps que la race en a été importée. Les Egyptiens anti¬ ques, voire ceux du moyen âge, ne les connaissaient pas. (De même la musique pour ainsi dire nationale de l'Espagne, celle des corridas, c'est celle de Carmen, comme on sait.) ★ * * Une nouvelle course à ânes nous amène à la Vallée des Rois. Terrible spectacle que celui de ce val torréfié où l'on pénètre par un défilé. Il s'al¬ longe, tourne à angle droit, s'élargit ou se resserre, mais toujours il élève vers le ciel sans défaut une sinistre muraille de roches gercées, fendillées, comme pourries de soleil et qu'on croirait en décom¬ position. Ces pentes blanchâtres, qui chauffent tout le jour, sont brûlantes comme les parois d'un four. Pas une plante, pas une touffe d'herbe, pas une ronce, pas un atome de terre végétale et pas un insecte : la mort. Cà et là dans cet enfer, au flanc de la montagne, un trou noir et carré, en¬ touré d'éboulis, sinistre comme un orbite d'aveugle : c'est l'entrée du tombeau d'un roi. Pauvres rois, combien d'entre eux sont morts deux fois ! Certes, les voleurs sacrilèges avaient commencé de bonne heure à cambrioler les tom- i32 AU FÏL DU NTL beaux. Une quinzaine de siècles avant Jésus-Christ (mais ici la chronologie est particulièrement dou¬ teuse), on dut chercher un moyen de protéger les sépultures : on les creusa én plein roc, au flanc des collines, dans ce vallon sauvage et secret où nous sommes. Mais on avait beau murer Feutrée des hypogées et la dissimuler derrière dés éboulis, les pillards savaient découvrir et vider ces somp¬ tueuses cavernes, tellement que, sous la XXIe dy¬ nastie, on se résigna à rassembler ce qui restait des momies royales et de leurs meubles, et à le déposer pêle-mêle dans une nouvelle cachette. Celle-ci échappa aux Égyptiens eux-mêmes, aux Mèdes, aux Grecs, aux Romains et aux Arabes, mais elle n'échappa pas à Legrain qui la découvrit en 1903, à Karnak. La tombe même de Tout-ank-Anton, qui était restée inviolée dans la Vallée des Rois, ne l'est plus... Et les pharaons sont bien morts. Ce n'est pas ma faute : à peine si j'ai mis le nez dans l'hypogée de Séti Ier. La troupe des Côoks en chassait jusqu'au silence. Impossible de rien voir du film de pierre peinte qui se déroule sur les murailles; impossible même de s'arrêter... Je reviendrai seul. Heureux Belzoni qui l'eut vierge, cette belle tombe aujourd'hui prostituée ! L'entrée déblayée, le mur qui la fermait crevé, le portique bas franchi, il suivit la première galerie en pente douce, parvint AU FIL DU NIL 133 à une porte qu'il démura après en avoir rompu le sceau d'argile et découvrit un escalier creusé dans le roc vif. Il le descendit, trouva une nouvelle porte que son chacal couché ne défendit pas contre le pic, s'enfonça par un couloir encore... La bouche sombre et carrée d'un puits l'interrompait, bâillant à fleur de terre. On explore ce trou noir : nul passage. On sonde les murs enluminés : rien. Belzoni et ses gens reviennent sur leurs pas, sondant toujours. Enfin, en un endroit, la galerie sonne creux : on pioche et l'entrée d'un couloir secret se révèle. On s'y engage ; il contourne le puits dans l'épais¬ seur de la montagne et mène à une belle salle dont le plafond bleu repose sur quatre piliers carrés. Elle donne accès à une seconde salle plus haute, à deux piliers seulement. Mais là, plus d'issue, Certes l'hypogée ne peut se terminer ainsi en cul-de-sac ; pourtant, c'est en vain que les manches des pioches heurtent rudement les sculptures précieuses des parois. Enfin, en écartant presque par hasard la poussière qui couvre le sol de la salle précédente (aux quatre piliers), on découvre une mince ligne noire qui marque le contour d'une dalle non scellée. Les leviers entrent en jeu, la dalle se soulève et révèle un escalier aux marches roides et hautes, qui s'enfoncent dans la terre. On descend, on arrive à un couloir descendant encore, puis à un grand vestibule à piliers, flanqué d'annexes. Et, 134 AU FIL DU NIL après l'avoir traversé, on pénètre enfin dans la splendide chambre funéraire, dont la dorure et les peintures sont aussi fraîches qu'au premier jour et où repose le sarcophage comme une amande sans prix sous sa coque... J'ai laissé la bande Cook violer pour la million- nième fois ces pauvres tombes. J'ai préféré suivre un charmeur de serpents, qui chassait aux environs les bêtes venimeuses. * * * Il allait dans la pierraille, chantant sa mélopée magique et gutturale, retournant les cailloux de son bâton. Je l'ai vu prendre ainsi un scorpion qui l'a piqué tout à son aise, puis une vipère à cornes qui l'a mordu, et le sang a coulé; puis une seconde qu'il a saisie à pleine main au fond de son trou sans se soucier de la blessure de son bras nu. Un peu plus loin un cobra, dérangé par le bâton, est sorti de son gîte, la collerette gonflée de rage ; pourtant l'animal s'est laissé prendre et enfermer avec les autres dans le panier couvert d'étoffe, en forme de boîte à pêche. Quel prodige ! Il me paraîtrait toutefois plus frappant si j'ignorais que, ce matin même, le char¬ meur a déposé ces pauvres bêtes, auxquelles il a soigneusement arraché leurs glandes à poison, dans AU FIL DU NIL 135 les trous où il les découvre et capture devant nous. Hier, sur le quai, à Louxor, un autre charmeur de serpents nous donnait sa représentation. Tout en fredonnant, lui aussi, des paroles mystérieuses, il mettait son cobra hors du panier (d'autres se contentent d'ouvrir le couvercle et l'animal sort spontanément). Le serpent se dressait, mais l'Arabe lui posait doucement la main sur le cou, lui appli¬ quait la tête au sol et faisait descendre sa paume jusqu'au bout de la queue ; alors le serpent demeu¬ rait comme engourdi et son maître pouvait le prendre et le placer en collier autour de son cou. A la fin, il lui frottait la queue entre ses deux mains à plat, comme on roule un morceau de bois, et l'animal semblait se réveiller... A celui-là aussi, sans doute, on avait ôté ses crochets à venin. Quant à l'incantation, elle a ici la même utilité, à peu près, que le boniment du prestidigitateur : elle sert à impressionner les spectateurs. Cependant, les torrents silencieux du soleil nous tombent sur la tête comme un Niagara impondé¬ rable, et la plupart des Cooks ont renoncé à suivre Abdallah dans les entrailles de la terre : iis sont presque tous massés dans un de ces pans d'ombre crue qui tombent çà et là de la montagne, aussi 136 AU FIL DU NIL matériels que des lés d'étoffe bleue. Enfin notre guide arabe sort d'un dernier hypogée presque seul : il a toujours ses belles robes de soie, mais il a glissé son mouchoir en couvre-nuque sous son tarbouch, comme font les pêcheurs à la ligne sur les bords de la Loire, et cela nuit beaucoup à la couleur locale. Il annonce qu'on va maintenant déjeuner à Deir-el-Bahri. L'agence Gook a établi à quelque distance du temple une sorte de pavillon ouvert, et là-dessous une longue table nous attend. Le couvert est mis, mais le service se fait un peu désirer et Beauchamp Hood, à côté de qui le hasard nous a placés, me dit : « C'est terribell réellement, car les Boches, ils n'aiment pas beaucoup attendre le déj'ner, vous savez. » Il ajoute que l'un d'eux, le D* Herbst, lui a demandé ce matin même pourquoi il ne frayait pas avec ses compatriotes : « Parce qu'il y a eu la guerre, je dis, » a répondu Hood. J'essaie de parler d'autre chose, de n'importe quoi, des ruines, mais il laisse tomber la conversation... Résignons-nous, résignons-nous 1 Le repas est d'ailleurs excellent, comme de cou¬ tume, mais les soucis de la digestion ne découragent que peu de Cooks et ceux qui envahissent le temple sont bien nombreux encore... Je n'ai pas cherché à voir la reine Hatchepsou, vêtue du pagne des pharaons et ornée de leur étui à barbe, mais j'ai AU FIL DU NIL 137 vu le mariage incomparable des trois terrasses à la montagne : elles la rendent humaine, cette montagne sauvage, par une transition aussi par¬ faite que celle du plus beau dôme du monde (c'est celui de la chapelle des Invalides) à sa base carrée. A quelque distance du temple, une chaîne sans fin, un anneau de fourmis humaines, de fellahs occupés aux fouilles, se déploie, puisant le sable pâle dans ses couffins pour le porter un peu plus loin. « Cela n'a pas dû beaucoup changer : les foules d'esclaves qui travaillaient aux Pyramides devaient donner un spectacle pareil à celui-ci, » dis-je à Beauchamp Hood. Il m'écoute d'un air un peu gêné : ai-je commis une inconvenance en faisant cette remarque peu fatigante, mais qui ne concerne pas les Allemands ni la température ?... Cependant les fellahs chantent une complainte que l'un d'eux improvise et que les autres reprennent en chœur. Elle célèbre, me dit ma voisine, la générosité éventuelle des touristes qui s'avancent et la beauté de leurs femmes en jupes courtes. 0 poésie de l'Orient 1 Voici la chanson telle qu'on me la traduit : Comme ils sont beaux, ces messieurs et ces dames, Qui s'approchent pour nous regarder travailler! Sûrement ils nous distribueront des piastres Car ils sont nobles et généreux. Regarde cette dame qui vient à nous 138 AU FIL DU NIL A califourchon sur un âne comme un homme. Je voudrais être la selle de Vâne. Comme elle a de belles jambes ! On voit ses jambes jusque... Arrêtons-nous là. Et les Cooks s'élancent maintenant, dans une course éperdue, vers le Nil lointain, car il faut être rentrés à temps pour le thé, le tea sacré... Deux pharaons gigantesques surgissent, assis avec bon¬ homie au milieu des cultures : ciel ! les colosses de Memnon !... Où donc est-il, cet Adballah ? (Malin, il s'épargne les colosses de Memnon et rentre paisiblement, au petit pas de son âne, par un raccourci.) Gugenheim, zélé, dégaine son Bedae- ker. Le colosse méridional a 19 m. 59, y compris le socle, et il est mieux conservé que l'autre ; ah ! quel bonheur de le savoir ! Les anciens croyaient que le colosse du Nord ( « Lequel est-ce ? ») saluait «samèreEos » («Ah ?»),c'est-à-dire l'Aurore («Ah!»), d'une plainte dont Strabon assure qu'elle était semblable à celle d'un luth ou d'une harpe dont les cordes se brisent (« Very curious, indeed ! »). Les larmes que la déesse versait alors sur son fils chéri formaient la rosée du matin ( « How AU FIL DU NIL 139 nice ! »). Mais ce n'est là qu'une légende, vous savez ! ( SouriresJ. « On a essayé de l'expliquer en disant qu'à raison de la chaleur qui, en Égypte, succède immédiatement après le lever du soleil à la fraîcheur de la nuit, une roche rapidement échauffée peut bien rendre, aux premiers rayons de l'aurore, un son produit par d'imperceptibles molécules de pierre se détachant de la surface et qu'un phénomène semblable a été observé dans beaucoup d'autres endroits. » Sans blague ! Ce Bedaeker, il exagère. J'ai lu l'année dernière dans je ne sais quelle revue anglaise qu'un Français de la fin du xvie ou du début du xvne siècle, a imaginé qu'il y avait dans le siège du cojosse une sorte de flûte hydraulique : l'eau chauffée par les premiers rayons du jour comprimait l'air qui s'échappait en chantant par un mince tuyau ; c'est une hypo¬ thèse plus amusante que celle de M. Bedaeker. Il ajoute, ce guide inconsidéré, qu'une foule de touristes de l'antiquité se sont « immortalisés » en couvrant le bas du colosse d'inscriptions à la main... Heureusement, le tea attend. Et nos com¬ pagnons tournent le dos au pharaon, guerrier émoussé par le temps, qui règne pacifiquement sur les champs de blé, et dont, à cette heure, l'om¬ bre vaste et triangulaire sur la campagne enso¬ leillée indique poliment aux touristes la direction du Nil et le chemin'de leur hôtel. & 140 AU FIL DU NIL Nous avons laissé les Cooks regagner le bateau sans nous pour la cérémonie sacrée du tea et nous sommes allés à Medinet-Habou. C'est le fief de la fondation Rockefeller ; vingt savants travaillent là sous les ordres de M, Breasted, et admirablement munis et équipés. Quel contraste avec les moyens misérables que la République met à la disposition des savants français !... La science et l'art doivent beaucoup au capitalisme aristocratique. S'il ne restait pas en Amérique quelques-uns de ces sei¬ gneurs modernes qu'on appelle des milliardaires, capables de consacrer à des entreprises désinté¬ ressées des sommes dont chacune équivaut au budget d'un petit État, de grandes œuvres de science ne pourraient être poursuivies sur toute la terre, d'incomparables œuvres d'art n'auraient pas été conservées (rappelons l'aumône de Rockefeller acceptée par le gouvernement français pour sauver Versailles, mais qui n'a pas préservé le château de son architecte). La démocratie, toujours sordide, ne fait ja¬ mais rien pour la science et l'art, sinon d'en parler : c'est une loi universelle ; ce sont les aristocraties qui sauvent la culture. A cette heure, les missions françaises dépérissent dans le monde AÎJ FIL DU NÏL entier, et particulièrement ici : c'est parce que nous sommes, sinon la plus démocratique (il s'en faut !), la moins « féodale » des grandes nations. Que la noblesse de l'argent, de la puissance, bref la vraie noblesse actuelle disparaisse des États-Unis, et la démagogie, qui y est encore bien pire que chez nous, aura tôt fait de mettre fin à toutes les entreprises scientifiques et artistiques qui portent l'étiquette américaine (1). Noté ici pour Freud les reliefs où l'on Voit compter devant Ramsès III les plialli coupés à l'ennemi, et ils sont au nombre de 12.535 exactement (je pense au nombre des Parisiens noyés par Gar¬ gantua). Noté aussi le bel album en pierre dont les feuillets nous représentent la fête du dieu Min, le « coureur », (1) Les Regards sur l'Égypte, de M. G. Hanotaux, m'ont, appris que ce n'étaient pas vingt, mais vingt-trois savants ?ui travaillaient avec Breasted aux frais de Rockefeller. fs ont adopté une méthode admirable que les moyens de la fondation peuvent seuls permettre. Ils se méfient de la photographie des inscriptions (ils ont bien raison et j'ai pu constater jadis par moi-même que la reproduction photo¬ graphique d'un livre même, comme le Pantagruel de Dresde, était farcie d'erreurs). Donc, chez M. Breasted, la photo¬ graphie est tout d'abord calquée, ce qui permet de l'exa¬ miner de près ; puis le calque est comparé avec l'original même, ligne à ligne ; puis, après avoir été amendé s'il y a lieu, il est transporté sur un bleu et enfin tiré au trait. M. Ha¬ notaux a bien raison de constater qu'il n'y a pas au monde de textes qui méritent mieux que les inscriptions égyptiennes d'être traités avec un pareil soin. 142 AU FIL DU NIL le fécond, protecteur des jardins et des récoltes, des champs et des moissons, dont la virilité paraît sur ses images comme celle de Pan. On voit le roi sortir de son palais, semblable au soleil levant ; devant lui marchent les brûleurs de parfums, le chanteur de prières, son rouleau de papyrus à la main, et enfin des soldats coiffés de plumes comme les Peaux-Rouges (d'autres portent ailleurs le casque à la double corne : sans doute des merce¬ naires nordiques, celtes peut-être). Tel le pape (mais le pharaon est tout à fait dieu), le roi est porté sur une sorte de sedia gestatoria par douze officiers du palais : c'est un trône à pattes de lion, orné de fleurs sculptées, et dont le haut dossier est muni d'un large coussin ; quatre flabellifères agitent près de lui leurs grands éventails où les plumes sont plantées en demi-cercle. Il va adorer et encenser Amon-Min dans son temple et lui faire, de sa main, un sacrifice. Puis, c'est la procession: le tau¬ reau blanc, vivante incarnation de Min, une longue suite de prêtres portant les enseignes divines et les statues des rois défunts, l'image du dieu enfin, entourée de flabellifères et suivie de porteurs de coffrets sacrés. Elle s'avance jusqu'au lieu où attend le roi, auprès d'un reposoir ; là Amon-Min reconnaît Pharaon comme son fils et l'on lâche aux quatre coins de l'horizon des oies sauvages pour qu'elles annoncent au monde la bonne nouvelle, AU FIL DU NIL 143 selon la mode lancée par Horus lui-même le jour de son couronnement,. Le roi coupe à la faucille une gerbe qu'il présente au dieu : ce sont les pré¬ mices de la moisson. Enfin il encense les images de ses ancêtres. Ainsi se déroulaient les rites et le pharaon, dieu et prêtre, en avait sa vie emplie. Rentré dans son palais de Medinet-Habou (dans les ruines duquel s'est établi le misérable village de fellahs où nous sommes), tous les ministres, les grands, les fonction¬ naires venaient se prosterner devant Ramsès III et chanter ses louanges à peu près comme ceci (c'est Ramsès II qui était célébré de la façon qu'on va lire, à ce que nous apprend Charles Parain, mais cela ne fait rien) : Tourne vers moi ta face, o soleil levant, Qui de ta beauté illumines les Deux-Terres ! Toi, soleil pour les hommes, Qui chasses de VÉgypte les ténèbres, Tu as l'aspect de ton père Râ Quand il monte au ciel. On te dit ce qu'il en est dans chaque pays Quand tu reposes dans ton palais. Tu entends les paroles de toutes les contrées, Car tu as des millions d'oreilles. Ton œil est plus clair que les étoiles au ciel, Tu peux mieux voir que le soleil. 144 AU FIL DÛ Nil. Ce que chacun dit, mêniê si la bouche se cache, Cela vient à ton oreille, Et si Von fait quelque action sécrète, Ton œil la voit pourtant, 0 Ramsès, maître de la beauté, créateur de la vie. ! ★ * * Chaque fois que nous remontons sur le bateau, deux matelots postés à cet effet viennent avec des plumeaux épousseter nos souliers. Ils sont seize en tout. Ils portent un pantalon de toile blanche à la turque (qui est en principe une robe dont on a relevé entre les deux jambes et attaché à la ceinture le pan de derrière) ; là-des¬ sus un maillot bleu où est brodée en rouge l'ins¬ cription Côok and Son, que je ne puis jamais lire sans songer à Phileas Fogg et au Tour du monde en quatre-vingts jours ; et, sur lâ tête, une calotte écar- late entourée d'un petit turban blanc. Ils ne font rien qu'au milieu d'une tempête d'insultes et de cris, ou peut-être n'échangent-ils que des compli¬ ments ? On ne peut pas savoir. L'arabe se jappe et toutes les voix deviennent rauques en aboyant ainsi. AU FIL DU NIL 145 Le soir, après dîner, une jeune fille nous aborde et nous demande en français si nous voulons « jouer aux petits jeux » avec elle et sa sœur : il s'agit d'un petit jeu de cartes, rassurons-nous. Nous allons nous asseoir à la table où elles sont installées avec leur mère et je ne sais qui. Présen¬ tations. C'est la veuve d'un médecin du Caire, Mrs Alexander, une charmante vieille dame aux yeux de feu, très vivante. Elle m'apprend sur-le- champ qu'elle goûte peu les Allemands (elle aussi !) et les Américains presque aussi peu. « Vous savez l'histoire du Yankee à Aden ?... Non ? Pourtant elle a bien couru... Il s'étonne de voir les négrillons plonger si habilement dans cette mer infestée de requins pour attraper les piécettes qu'on leur lance. « Mais enfin, je vous en prie, » apprenez-moi comment ils font ! » dit-il à leur patron. L'autre assure qu'il ne peut pas révéler le truc, mais le Yankee insiste, promet des dollars, et tant qu'à la fin le patron lui dit : « Eh bien, » voici : ils portent tous, inscrit sur le dos, que ce » sont les Américains qui ont gagné la guerre. » Même un requin ne saurait avaler cela. » La mode anglaise veut que les jupes soient plus courtes encore qu'on ne les fait à Paris : c'est pour- 10 146 AU FIL DU NIL quoi personne ne saurait ignorer que les misses Alexander portent prudemment des pantalons de petite fille, en madapolam renforcé ou quelque chose comme ça. Toutes nos jeunes Anglaises ont les cheveux coupés, toutes nos Allemandes les gardent longs. A part Mrs Riges, aucune femme ne se farde : ni rouge, ni poudre. Pour se protéger du soleil et aussi de la vermine, paraît-il (curieux moyen !), les Égyptiens portaient une coiffure savante. « La chevelure nattée, bouclée, huilée, feutrée de graisse (contre les insectes), for¬ mait un édifice aussi compliqué chez l'homme que chez la femme. Était-elle trop courte, on lui substi¬ tuait une perruque noire ou bleue. Les perruques figurent dès la plus haute antiquité dans les listes d'offrandes. L'usage en est encore commun dans l'Afrique contemporaine : la perruque bleue a été retrouvée chez certaines tribus qui dépendent de l'Abyssinie. » (Maspero.) Celles des nobles étaient parfois de lapis-lazuli vrai ou imité : quel poids ! « Un scribe égyptien décrit sur un papyrus la figure mythologique de Phra : « Ses os sont d'argent, ses chairs d'or, sa » chevelure de khesbet, ses yeux de deux cristaux... » Pour les os qui sont d'argent, le choix de ce métal est justifié par sa couleur blanche. Les chairs sont d'or, c'est-à-dire jaune : la nuance sous laquelle les Égyptiens représentent le corps humain varie AU FIL DU NIL 147 entre le jaune rougeâtre pour les hommes et le jaune pâle pour les femmes. Quelquefois les masques des momies sont complètement dorés. La chevelure est de khesbet, c'est-à-dire bleue comme le lapis, figurée par du lapis vrai ou imité... Dans la céré¬ monie funéraire d'Osiris, la statuette devait avoir la chevelure de khesbet et le prêtre portait sur la tête une chevelure de vrai lapis. » (Chabas.) ★ * * J'ai interrogé Mrs. Alexander sur les charmeurs de serpents. Elle me dit que le plus connu ici, c'est Moussa. Elle l'a vu capturer jadis un cobra sauvage. — Vraiment sauvage ? — On l'avait emmené dans un endroit qui ne lui avait pas été indiqué à l'avance. Il eut tôt fait d'y découvrir un trou à cobra. — Mais comment cela ? — L'odeur du serpent est très forte : à la chasse au renard, est-ce qu'on ne sent pas le fumet de la bête ? J'acquiesce, avec compétence... Mais je pense aussi que Moussa doit connaître les habitudes de la gent venimeuse. Il n'y a rien de surprenant à ce qu'un chasseur expérimenté sache découvrir les endroits où peut gîter son gibier. 148 AU FIL DU NÎL — Je vous assure, reprend Mrs. Alexander, que Moussa prend un peu plus de précautions pour ca2>turer un cobra sauvage que pour rattraper devant les touristes ses animaux truqués. Il y a des peaux enroulées au bout du long bâton dont il harcèle la bête : il laisse le serpent les mordre à son aise et y épuiser son venin. Puis il le taquine longtemps, de tout près, avec une loque d'étoffe que l'animal mord encore... Enfin, il le prend. Cela dure très longtemps. —• Mais les animaux paraissent s'engourdir lors¬ que le charmeur leur pose la main sur la tête : la chaleur, peut-être ?... — Je crois plutôt qu'il leur exerce une pression sur les vertèbres cervicales. — Pourtant, il doit être mordu quelquefois. •—■ Sûrement. D'ailleurs, il suffit de voir l'avant- bras de Moussa couturé de cicatrices. — On dit que l'insensibilité au poison est héré¬ ditaire chez ces gens-là. —- Croyez-vous ? Mais le charmeur est sûrement mithridatisé jusqu'à un certain point. Moussa était en train d'entraîner son fils (il paraît que le métier est bon) : il m'a dit qu'il venait justement de le faire mordre... Dans quelles conditions, je n'en sais rien, par exemple ! — Et alors, il y a un motnent où le cobra n'at¬ taque plus et se laisse prendre ?... Attaquer, bien AU FIL DU NIL 149 sûr, c'est une façon de parler... Le lièvre s'enfuit parce que son moyen de défense est dans ses jambes ; le serpent mord parce que son moyen de défense est dans sa gueule. La pauvre bête, à la fin, doit être terrifiée en voyant si proche cet être invincible. — La pauvre bête, comme vous dites, doit être surtout épuisée de fatigue. Son attaque exige cer¬ tainement un très grand effort musculaire. — Ça, c'est vrai. J'ai vu combattre une man¬ gouste et un cobra au cinéma : après un certain nombre de détentes infructueuses, le serpent n'en pouvait plus. Et puis le serpent ne feinte pas et son coup droit n'est probablement pas plus rapide que celui d'un bon escrimeur porté de pied ferme, lequel peut s'esquiver, lorsqu'on n'a pas à craindre de trompement de fer. Depuis que j'ai vu ce film, j'ai beaucoup moins d'admiration pour Rikki- Tikki-Tavi. ■—■ Pourtant, la mangouste est très souvent touchée : j'ai pu m'en assurer aux Indes. Si jamais vous vous trouvez face à face avec un cobra, n'essayez pas de jouer à la mangouste, croyez-moi. * * * Etat des tombes de la Thébaïde (notamment de celles de la Vallée des Rois, d'où nous venons) en 150 AU FIL DU NIL 1819, à l'époque où les Arabes pillards les habi¬ taient encore et y cherchaient les plaques et les ornements d'or : « Parmi les caveaux qui sont ouverts aujour¬ d'hui, non seulement on n'en trouve point d'in¬ tacts, mais tous offrent l'aspect d'un bouleverse¬ ment total. Les momies ne sont point dans leurs caisses ni à leurs places ; elles sont renversées à terre, pêle-mêle, et le sol en est jonché : quelque¬ fois même le passage en est encombré entièrement. On est obligé de marcher sur les momies ; elles se brisent sous le poids du corps et souvent on a de la peine à retirer le pied embarrassé dans les osse¬ ments et les langes. Au premier abord on en ressent de l'horreur, mais, peu à peu, on se familiarise avec ce spectacle, et ce qui y contribue beaucoup, c'est que les momies n'ont rien qui répugne soit à la vue, soit à l'odorat. L'odeur bitumineuse, quoique très forte, n'a rien d'absolument désagréable, rien surtout qui ressemble aux exhalaisons des cadavres. Un autre sentiment que le dégoût occupe le voya¬ geur : tous ces corps embaumés, enveloppés de toiles épaisses et chargées de bitumes, peuvent s'embraser par une étincelle : si l'incendie s'allu¬ mait, comment en échapper ?... Comme on ne reçoit de jour dans ces caveaux que par les flambeaux qu'on porte, il est aisé de juger du péril qu'on y court et combien, en se tramant sur ces corps AU FIL DU NIL 151 combustibles, on a de peine à écarter la bougie qu'on tient péniblement d'une main, tandis qu'on s'appuie sur l'autre pour avancer. L'idée d'un incendie vient d'autant plus naturellement à l'es¬ prit que, souvent, les Arabes rassemblent à la porte des catacombes des momies qu'ils ont brisées et allument avec ces débris des grands feux qui s'aperçoivent au loin. » (Jomard, dans la Bevue Encyclopédique, mai 1819.) C'est dans un de ces tombeaux que Vivant Denon trouva, quelques années plus tard, ce petit pied de momie qui le fit tant rêver : « Son pouce relevé, son premier doigt allongé, le petit doigt remonté, la courbure élégante du cou-de-pied, sa virginale conservation, l'intégrité de ses ongles » annon¬ çaient « une princesse, un être charmant dont la chaussure n'avait jamais altéré les formes, » écrit-il avec tendresse. En ce temps-là, on se servait quelquefois d'un pic pour « la fouille des momies », si bien que les destructions involontaires des savants ont complété les ravages des voleurs. L'Italien Dovretti, ayant découvert à Thèbes un parchemin qui lui parut précieux, le mit dans un flacon, rangea le flacon dans la sacoche de sa selle et rentra chez lui au galop. A l'arrivée, le papyrus n'était plus qu'un tas de morceaux minuscules. Il arriva dans cet état, avec le reste de la collection Drovetti, au musée 152 AU FIL DU NIL de Turin, où on le fit couler dans une boîte. Et c'est là que Champollion le retrouva. Il donnait non seulement la liste complète des rois de l'Egypte, mais le nombre des années de chaque règne et souvent l'âge du roi lors de sa mort. On en déchiffra juste assez pour se rendre compte que de tous les documents actuellement connus, ce serait le plus précieux pour l'histoire de l'Egypte. * * * Temples. — 0 Cooks, mes frères, vous que je voulais éviter aujourd'hui et que j'ai pourtant rencontrés à Karnak, vous traversiez avec assu¬ rance cette brousse de ruines, conduits tout droit par votre guide à ce qu'il vous fallait admirer. Formés en cercle autour de lui, vous approuviez sans l'écouter sa parole abondante et, le dos tourné aux merveilles, vous vous en étonniez sans les voir. Ce soir, une joie innocente brille dans vos regards : c'est celle (je la connais aussi) que donne le senti¬ ment d'avoir accompli son devoir, tout son devoir. Et moi, au contraire, qui ai erré tout le jour, stu¬ dieux et seul, parmi ces champs de pierres majes¬ tueuses, je me sens inquiet et troublé de n'avoir su goûter vraiment que si peu des beautés pro¬ mises (1). Il y a les quinconces de colonnes de Louxor, (1) Ce n'est pas en vain qu'on s'imprègne de l'atmosphère AU FIL DU NIL 153 bottes de papyrus gigantesques qui soutenaient jadis un ciel de pierre sur l'extrémité de leurs feuilles fermées ; il y a le portail du temple de Khonsou et son soleil ailé comme un avion ; il y a l'hypostyle de Karnak ; il y a la noire Sekhmet dans son petit temple... Il y a surtout le miracle égyp¬ tien que je retrouve ici. On parle du miracle grec... A Karnak, le seul temple d'Amon s'étend sur trente hectares. Les obé¬ lisques s'élèvent parfois à plus de trente mètres. Les statues innombrables ont sept mètres, onze mètres ; un des colosses de Memnon en mesure seize ; celui de Ramsès, qui détient le record, dix-sept cinquante. La seule salle hypostyle du grand temple de Karnak contiendrait tQute la cathédrale Notre-Dame de Paris ; elle a cent trente-quatre colonnes de grès rouge, dont douze sont aussi grosses que la colonne Vendôme ; et pas une surface de cette forêt de séquoias en pierre qui ne soit ciselée comme une fougère. Mais le miracle, ce n'est pas que cet ordre soit colossal, c'est qu'il soit si harmonieusement proportionné qu'on se trouve beaucoup plus à qui baigne ce pays limpide jusqu'au mystère. Qu'il était sage, mon ami L..., lorsqu'il me conseillait de me soumettre avant tout au rythme lent du Nil ! Ce n'est qu'à mon retour à Louxor, une semaine plus tard, que j'ai su jouir vraiment de ces ruines austères. Gâtés de romanesque comme nous sommes, il nous faut souvent presque un noviciat pour nous rendre dignes d'accéder à ces monuments de l'esprit pur. 154 AU FIL DU NIL l'aise dans cette effrayante salle hypostyle que sous le portique de la Madeleine à Paris. Devant les pylônes du temple de Louxor s'élève le frère jumeau de l'obélisque géant qu'on a si heureusement planté au milieu de notre place de la Concorde : il y semble à peu près de la taille de ces autres « obélisques » surmontés d'une boule que nos jardiniers plaçaient jadis dans leurs parcs à la française. Miracle de la proportion, c'est-à-dire de l'art. Donc, chaque jour le prêtre, représentant le roi fils d'Amon, revêt les ornements sacrés après s'être purifié dans la cour du temple et pénètre dans le saint des saints ténébreux où s'élève la statue divine, anciennement en bois revêtu d'or, puis en or massif. Là il pratique les rites et prononce les paroles qui font descendre Dieu dans « l'image de millions d'années ». Ensuite il adore, il purifie celle-ci par les ablutions et la fumée de l'encens, il l'oint de l'huile qui assouplit, la parfume des sen¬ teurs séduisantes, lui peint le visage des fards qui embellissent et lui présente sa nourriture quoti¬ dienne... Aux grandes cérémonies, le dieu paraît devant le peuple, dans sa barque qui est celle du Soleil : il fait ainsi le tour du temple sur les épaules des prêtres, ou s'en va naviguer sur le lac sacré. AU FIL DU NIL 155 Parfois, il rend visite à l'un de ses voisins chez qui il passe à l'occasion un week end. C'est ainsi que tous les ans au début de septembre, lorsque la crue du Nil est à son plus haut point, Amon quitte Karnak pour aller s'établir dans sa « demeure du Sud », au temple de Louxor, qui lui sert de maison de campagne. Peu après, un matin, un cortège vêtu de lin blanc se répand sous les quinconces de pierres : c'est le roi qui vient chercher son père pour le reconduire à Karnak. Sa Majesté se livre aux ablutions rituelles et chasse loin de lui-même, par la fumée de son encensoir, les mauvais esprits qui nous assiègent. Ensuite ses doigts puri¬ fiés brisent le sceau qui clôt les portes du sanctuaire et il y entre en chantant de sa voix juste l'hymne au matin. Alors il fait lui-même le service de son Père : il asperge d'eau la statue à deux reprises et l'encense pour la délivrer des souillures et des démons, il l'oint, la farde, l'habille, la revêt de ses ornements, lui offre des vivres. Et Amon est trans¬ porté par son fils ou par le grand prêtre dans la cabine de sa barque sacrée, que l'on couvre d'un voile précieux afin que nul regard impie ne pénètre jusqu'à Dieu. Trente prêtres soulèvent la barque sur le pavois aux cinq barres et, précédé de son fds, accompagné de ses serviteurs sacrés, Amon tra¬ verse l'hypostyle en faisant halte aux reposoirs, au milieu des fleurs, des parfums et des hymnes, 156 AU FIL DU NIL sort enfin dans la cour où son peuple l'acclame et l'adore. Parfois un prêtre écarte le voile qui le cache pour que les fidèles admirent « la beauté du Seigneur ». Enfin les grandes portes de cèdre et d'or, hautes de vingt mètres, roulent sur leurs pivots de bronze et Amon, quittant son temple, parcourt l'allée des béliers qui mène au quai occidental. Tout au bout, amarré au bord d'un canal maintenant comblé, son grand vaisseau doré l'attend. On l'y pose, dans sa barque toujours, sous un dais d'or. Les images des nautoniers divins qui mènent le bateau du Soleil sont autour de lui, à leurs postes. Debout devant sa face auguste, le dieu vivant, son fils, l'encense et lui offre des fleurs. Des prêtres à la tête rasée lèvent ses enseignes, une peau de panthère sur l'épaule, ou nouée autour des reins comme un pagne et dont le mufle se place sur leur ventre. Tiré par des galères, le navire long de cinquante mètres glisse majestueusement sur le Nil débordé. Deux immenses têtes de bélier, dont le col étincelle de pierreries, se dressent à la poupe et à la proue. Le long de la berge, une garde de soldats rigides, des prêtres psalmodiant et des musiciens l'escortent. Deux chars suivent la procession, pour le cas où Dieu et Pharaon désireraient cheminer sur la terre. Chacun d'eux est tiré par une paire de chevaux empanachés, laquelle a nom Victoire à Thèbes, peut- AU FIL DU NIL 157 être. Les deux roues sont sous l'essieu, à l'arrière de la caisse en demi-cercle, couverte d'or et de peintures et où ne manque pas la petite pièce de bois verti¬ cale qu'on saisit à plein poing lorsque les cahots sont trop forts. Autour d'eux, des hommes battent des mains ou agitent des cliquettes, et des femmes font sonner les anneaux sur les tiges de métal de leurs sistres, pour marquer le rythme aux danseuses et aux danseurs qui représentent les quatre races du troupeau de Râ : ceux d'Égypte, les « hommes par excellence », ceux d'Asie, ceux du Nord à la peau blanche et les nègres aux bras cerclés d'ivoire. A distance, les Thébains aux larges épaules et aux flancs serrés, ceints de leurs pagnes calamistrés, coiffés de leurs perruques ou, comme les sphinx, d'une étoffe à raies ; les sveltes Thébaines aux seins nus dont la tunique collante se noue sous la poitrine ; les esclaves aux torses de basalte, à peine vêtus d'un caleçon rayé ou d'un cache-sexe, toute une foule chargée de fleurs et de palmes regarde avec piété ses dieux naviguer sur le Nil, tandis qu'au plus haut du ciel le Faucon mesure la largeur de l'azur. Leurs hymnes au Soleil s'élèvent comme des acclamations : 158 AU FIL DU NIL Tu t'éveilles bienfaisant Amon-Râ-Harmakhis ! Tu t'éveilles juste de voix, Amon-Râ, seigneur des deux horizons ! 0 bienfaisant, resplendissant, flamboyant ! Ils rament, tes nautoniers, ceux-là qui sont les Akhimou-Ourdou ! Ils te font avancer, tes nautoniers, ceux-là qui sont les Akhimou-Ourdou ! Tu sors, tu montes, tu culmines en bienfaiteur, guidant ta barque sur laquelle tu croises chaque jour, par l'ordre de ta mère Nouit ! Tu parcours le ciel d'en haut, et tes ennemis sont abattus ! Tu tournes ta face vers le couchant de la terre et du ciel. Éprouvés sont tes os, souples tes membres, vivantes tes chairs, gonflées de sève tes veines. Ton âme s'épanouit ! On adore ta Forme Sainte. On te guide sur le chemin des ténèbres Et tu entends l'appel de ceux qui t'accompagnent derrière la cabine en poussant des exclamations. Les nautoniers de ta barque, leur cœur est content ; le seigneur du ciel est en foie ; les chefs du ciel inférieur sont en allégresse ; Les dieux et les hommes poussent des exclamations Et s'agenouillent devant le soleil sur son pavois, AU FIL DU NIL 159 par l'ordre souverain de ta mère Nouit ; Leur cœur est content parce que Râ a renversé ses ennemis ! Ils l'appellent : Seigneur de l'éternité, Seigneur des années, Seigneur aux faces nombreuses, Sei¬ gneur des deux horizons, Seigneur des formes, Dieu matin, Râ qui as réjoui le ciel, Coureur du ciel. Et aussi : Taureau la nuit, Chef en plein four, beau Dis¬ que bleu. Ils lui crient : Tous les chemins sont pleins de tes rayons ! Ils lui disent : Tu es béni de toutes les créatures... Va en paix, Père des pères de tous les dieux, Qui as suspendu le ciel, Étendu la terre, Qui a créé les êtres, formé les choses, Roi souverain, v. s. /., chef des dieux, Nous adorons tes esprits parce que tu nous as faits. Nous te faisons des offrandes parce que tu nous as donné naissance. Nous te bénissons parce que tu demeures parmi nous. Ils lui disent aussi : Tu es l'amour. 160 AU FIL DU NIL Ce pylône qui semble à demi écroulé, à Karnak, au début de l'avenue des béliers, ne l'est pas : inachevé, ces éboulis ne sont que les ruines d'une sorte d'escalier par où l'on hissait les matériaux. Comme il est touchant à cause de cela ! Il est là comme un témoin ; il atteste l'effort, la peine, les moyens employés ; il humanise cet œuvre surhu¬ main ; il nous fait éprouver que ces gens ont vécu, eux aussi (1). Mais parfois j'attends qu'un de ces pylônes gros comme des maisons ronfle et se mette en marche, tant leur forme est semblable à celle des anciennes carrosseries Voisin. * * * Thèbes, nombril et borne du monde : « J'ai agi, dit la reine Hatchepsou, d'un cœur (1) Plus tard, j'ai vu ailleurs d'autres témoins de ce genre, les fameux blocs à demi taillés dans les carrières d'Assouan et, non loin de Gisèh, la pyramide inachevée de Zaouyet- el-Aryan, avec sa tranchée. Mais il y a surtout ce qu'on m'a montré à Medinet-Habou, lors de mon second séjour à Louxor. Sur les reliefs, des traits semblent parfois brouiller les contours des personnages : c'est un reste du premier tra¬ vail. Lorsque le dessin gravé sur le mur lui semblait médiocre, le chef de l'atelier le rectifiait et l'on comblait de ciment les lignes tracées par l'élève, de manière à les effacer. A la longue, le ciment s'est réduit, en poussière et le trait maladroit reparaît ÀU FÏL DU NIL 161 aimant pour mon père Amon. J'ai suivi ses inspi- rations, j'ai puisé ma science dans le souffle de son esprit excellent. Jamais je n'ai oublié d'exécuter ses ordres, car Ma Majesté savait qu'il est Dieu(,..). Je ne m'éloignais pas de la ville du maître de l'Uni¬ vers et mon regard était sans cesse fixé sur elle, car je sais que Thèbes est l'horizon céleste sur la terre, la hutte vénérable où, au commencement du monde, Dieu se tint pour soulever le ciel. » * * * On raconte que le duc de Morny, fatigué de voir tous les jours à sa porte un pauvre vêtu d'habits sans caractère, lui fit faire par son tailleur un charmant costume de mendiant. Les admirateurs passionnés de ce petit art nègre, où le pittoresque et le romanesque tiennent tant de place, qu'ils aillent voir à Karnak la statue de la déesse Sekhmet à la tête de lionne : ils sauront ce qqe cela peut être, une idole. Sekhmet, « celle qui rend maîtresse », la force brûlante du soleil, dame des batailles et de l'amour, notre protectrice à nous, Septentrionaux à la peau pâle, elle était tout ensemble la fille et la femme de Ptah, le «maître de la coudée», le «dieu au beau visage ». C'est elle que le vieillard aux os d'argent, à la chair d'or, aux cheveux de lapis-lazuli, celui il 162 AU FIL DU NIL dont la salive dégoutte en pluie sur la terre, envoya pour punir les hommes de leurs crimes et qui en un seul jour fit un tel carnage que le dieu, pris de pitié, voulut l'apaiser : pendant qu'elle dormait, il mêla au sang humain répandu autour d'elle de la bière et du suc de mandragore et, à son réveil, elle en but et oublia. Il ne reste que le naos de son petit temple, une cellule de granit. Elle est là, debout et terrible, faite de pierre noire et polie, à peine plus grande qu'une femme de chair, et une fente savamment ménagée dans la dalle du plafond laisse tomber un rayon de lumière sur son mufle de guerrière. Quelle noblesse ! Je n'oublie pas les centaures, les sirènes, les faunes, mais jamais mieux qu'ici on n'a su marier à l'homme la bête féroce, innocente et divine. Un truquage, bien sûr, ce rayon de lumière qui semble venir de l'au-delà. Et les prêtres, habiles à manier les statues articulées, en ménageaient bien d'autres. C'est que cette sage Egypte avait admis la nécessité d'une religion pour le peuple. Aucun État, d'ailleurs, n'a jamais douté de cette néces¬ sité-là, ni n'en doute aujourd'hui. Car chacun sait bien que l'intelligence critique n'a rien à voir, et pour cause, dans les choix que fait la foule entre les idées politiques qu'on lui propose (socialisme, monarchie, communisme, patriotisme, que sais-je?) et que l'anticléricalisme même est pour elle matière AU FIL DU NIL 163 de foi. Le jour où je verrai un parti refuser ceux qui ne savent qu'embrasser mystiquement sa thèse, ce jour-là, je dirai qu'il y a un parti anti religieux. Il ne sera pas nombreux. Plutôt que de recourir, comme nous ne nous cachons pas de le faire, à la propagande, à la publicité, à tous les moyens méca¬ niques pour répandre telle ou telle foi utile, le pharaon faisait remuer la statue articulée d'Abydos : c'était plus commode. Il est très difficile à un ignorant de voir clair si peu que ce soit dans les idées religieuses des Égyp - tiens, et, premièrement, parce qu'elles ont beaucoup évolué (en 4.000 ans!); puis, parce que ce peuple était très conservateur et gardait toutes les formes quand même il unifiait le contenu, de manière que les apparences doivent être ici trompeuses ; troi¬ sièmement, à cause de la louable timidité des érudits qui aiment à constater et se méfient de reconstruire ; quatrièmement, parce que la religion n'était pas du tout démocratique, qu'elle compor¬ tait en quelque sorte plusieurs degrés, et qu'on tolérait parfaitement que ceux à qui l'extérieur des symboles suffisait en ignorassent le sens. Je crois que ce quatrièmement a eu une immense importance. Il est évident que le commun était 164 AU FIL DU NIL plus ou moins idolâtre, prenait à la lettre les légendes mythologiques, croyait à la vertu matérielle de certains mots, de certaines formules magiques par lesquels l'homme enrôlait les dieux et les forçait à travailler pour lui. Pourtant, les hymnes disaient dans leurs belles strophes : « On ne taille poinf le dieu dans la pierre ni dans les statues sur lesquelles on pose la double couronne ; on ne le voit pas ; nul service, nulle offrande n'arrive jusqu'à lui ; on ne peut pas l'attirer en des cérémonies mystérieuses ; on ne le trouve point par la force des hymnes sacrés. » (Maspéro.) Et, assurément, seuls les esprits qui en étaient dignes atteignaient à ces vérités ; mais, quand nous parlons de la religion égyptienne, ce sont elles, exclusivemeqt, qui doivent compter pour nous. Ces hommes qui, dès les origines historiques de leur nation, avaient déjà porté si loin non seulement l'art, mais la science, ne pouvaient en être restés alors à ce totémisme, à cet animisme qu'on leur prête couramment. En Grèce, Athéna était glau- kôpis (à la face ou aux yeux de chouette) et Héra boôpis (aux yeux ou à la face de génisse) ; pour¬ tant, on ne prétend pas que « les Grecs » adoraient des animaux. On déterrera un jour les restes de nos cathédrales : nous reprochera-t-on d'avoir eu pour dieux une colombe, un poisson, un mouton ou même un homme crucifié ? Les « Égyptiens » AU FIL DU NIL 165 n'étaient pas pltis idolâtres que nous : ils croyaient peut-être que, moyennant certains rites, Dieu descend dans sa statue, mais dira-t-on plus tard que nous avons adoré un disque de pain azyme ? « Monsieur Chincholle, s'écrie M. Renan dans l'amu¬ sante préface de Barrés, monsieur Chincholle, vous prenez les choses trop à la lettre. » Rappelons-nous ce que déclarait déjà à Edgar Poe la momie avec laquelle il causait un soir : «Le Scarabée, l'Ibis, etc. étaient pour nous (ce que d'autres créatures ont été pour d'autres nations) les symboles, les inter¬ médiaires par lesquels nous offrions le culte au Créateur trop auguste pour être approché direc¬ tement. » Depuis le début du Moyen-Empire, j'en suis sûr, voire dès l'Ancien, l'Egypte « éclairée » (je ne parle pàs dii peuple) était monothéiste. Ne nous laissons pas tromper par le nombre des dieux. Chaque partie du pays avait eu les siens et l'unification ne les fit pas disparaître : car les Égyptiens ont été le plus conservateur des peuples et les prêtres main¬ tenaient énergiquement les divinités qu'ils ser¬ vaient. A vrai dire, comme tous ces divers pan¬ théons, produits d'une même race, étaient de même nature, beaucoup de divinités, tout en gardant leurs noms locaux, avaient fini par se confondre. Il en restait néanmoins un bon nombre. Mais les gens instruits de la théologie, les prêtres tout au moins. 166 AU FIL DU NIL savaient que tous ces dieux n'étaient que les « membres de Dieu », les noms du seul Dieu. Ils disaient que Dieu engendre et enfante cons¬ tamment par cela même qu'il est ; qu'il est le principe mâle et le principe femelle, le père et la mère, et aussi le fils engendré (c'est la triade, Ptah, Sekhmet et Imhoptou, ou telle autre : un seul Dieu identique à lui-même en trois personnes) ; qu'il est parfait, infini, éternel, tout-puissant ; que les dieux ne sont que des formes, des noms divers de « l'Un unique», ses qualités personnifiées. Râ est le soleil ; Aten, le disque du soleil ; Tôt, l'intelligence et la faculté de compter (cf. ratio, rationes, livre de raison) ; Maït, la justice, la mesure ; Khoum, la faculté d'engendrer ; Iiathoum, Dieu le père, le pouvoir de créer le monde, et Nouït qui, arc-boutée, soutient la barque céleste du soleil et qu'il féconde symboliquement, l'immensité du ciel, le Néant, le Chaos, etc. Mais Râ, Tôt, Maït, et Nouït, et Hathoum, et Hor et tous les autres ne sont qu'Amon. Symboles. Le Faucon symbolise l'ensemble du ciel qu'il parcourt ; le Scarabée, celui qui renaît toujours comme le Soleil, symbolise l'es¬ sence de l'être, et pourquoi ? parce que le même mot qui signifiait scarabée signifiait aussi s'affirmer, se manifester : tracer un scarabée, autrement dit écrire scarabée, c'était écrire être, de même cjue tracer un hippopotame, c'était affirmer le dieu AU FIL DU NIL 167 Tobou (Typhon), puisque l'hippopotame s'appe¬ lait tobou. Comme l'Égypte, encore une fois, gar¬ dait la trace de tout, les anciens totems étaient restés attachés aux dieux plus raffinés qu'ils étaient devenus : Khoum avait gardé la tête du bélier ou même se figurait sous la forme d'un bélier (de là les allées de béliers) ; Hor était représenté soit par un homme, soit par un homme à tête de faucon soit par un faucon à tête d'homme, soit par un faucon, etc. Mais tout ce langage symbolique ne signifiait que « l'unique un, celui qui existe par essence, le seul qui vive en substance, le seul géné¬ rateur dans le ciel et sur la terre qui ne soit pas engendré, le père des pères, la mère des mères, » celui