;,.sp$ï A«; 8sî: :QOS jft: ®r . Jiï 4»/fï Mm. mm- EXPOSITION COLONIALE INTERNATIONALE DE PARIS 1931 • . ■ ■ : * „ . . '. ■ LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER LES CONTINGENTS COLONIAUX DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE PARIS IMPRIMERIE NATIONALE MPÇCCCXXXI WÊsmm. LES CONTINGENTS COLONIAUX DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE Cet ouvrage a été établi à l'occasion de l'Exposition Coloniale Inter¬ nationale de Paris en 1 g31, selon les instructions de la Direction des Troupes Coloniales au Ministère de la Guerre. Il a été rédigé par M. le Lieutenant-Colonel breveté GHARBONNËAU, de l'infanterie coloniale. EXPOSITION COLONIALE INTERNATIONALE DE PARIS 1931 LES ARMEES FRANÇAISES D'OUTRE-MER LES CONTINGENTS COLONIAUX DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE Ni|p§*- qî » vf " a*» y « ttm? PARIS IMPRIMERIE NATIONALE MDGCCCXXX1 M DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE âlifr . ' :■ iv- ;' . V : ■ ' - S " .... . -■ M g - - ■-'■sf - v: : . y?'x ■ ; 4 . ;^ft'vr£ «4 ,.; : ... ■:.... . - - :K . • : ' . , » " -- «s ■: £ sèm 39!l$BjS££gg DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE PREMIER. CHAPITRE PREMIER. 7 IN MEMORIAM. « Hélas! Dans quelques années, qui s'en souviendra de ceux qui sont tombés à Bobdiarah et à Mecké, et dont les os ont blanchi sur le sable du désert.» Pierre Loti. (Roman d'un Spahi.) Dans nos colonies, les petits postes ou blockhaus abandonnés pour des raisons d'ordre militaire ou simplement budgétaire, ne tardent pas à tomber en ruines : la pluie et le vent complètent vite l'œuvre de destruction entreprise par les indigènes dans un but de pillage, et la végétation tro¬ picale en recouvre bientôt de ses larges ramures les derniers vestiges. Mais rien n'égale la mélancolie des petits cimetières attenant à ces postes, et où dorment, alignés côte à côte, des soldats indigènes, et parfois quelques- uns de nos compatriotes. Au début, la garnison d'un poste voisin prend soin de débroussailler les abords de ces tombes, aux approches de la Tous¬ saint. Cela dure deux ans, trois ans, guère plus. Le poste voisin est lui- même supprimé ou déplacé. La brousse s'épaissit dans le champ des morts. Et c'est l'oubli, le repos éternel que nul ne viendra troubler. a Rien ne sait plus vos noms, pas même une humble pierre , tt Dans l'étroit cimetière où l'écho nous répond. » Il existe, hélas! d'autres cimetières, dans le Nord-Est de la France ou sur l'ancien front de Salonique, où reposent pour jamais de nombreux mili¬ taires originaires de nos colonies. Ces vastes nécropoles sont coquette¬ ment entretenues : mais il pèse comme une sorte d'abandon sur toutes ces tombes de soldats indigènes devant lesquelles le visiteur ou le pèlerin se recueille bien rarement. Il pleure un parent, un ami; il s'émeut devant le tombeau d'un chef illustre. Mais tous ces noms baroques, constamment répétés — les innombrables Moussa, Mahmadou, Coulibaly, Rakoto, Nguyen, etc., — n'évoquent en son esprit que l'idée d'une foule anonyme et sans 8 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. relief. Une foule de braves gens, sans doute, mais des arabes, des noirs ou des jaunes, — les gueux de l'humanité ! Ces gueux, ceux des cimetières de brousse comme ceux des nécropoles des fronts européens, sont cependant morts pour la France. Ils ont été les modestes artisans de deux grandes œuvres : la création d'un empire colonial, qui, au lendemain des jours sombres de 1870, constituait aux yeux du monde la preuve de la vitalité de notre pays; plus récemment, ils ont contribué à la défense de cette plus grande patrie. Gomment n'auraient-ils pas droit à notre reconnaissance ? Cet empire colonial qu'ils nous ont aidé à conquérir, à pacifier, il s'étend sur 12 millions de kilomètres carrés, et représente 2 2 fois la superficie de la métropole, il est plus vaste que l'Europe tout entière. La France peut reprendre à son compte l'orgueilleuse formule de Charles-Quint : le soleil ne se couche jamais sur les terres françaises, disséminées sur tout le pourtour du globe. Et pour synthétiser l'effort de nos troupes indigènes au cours de la grande guerre, il suffit de quelques chiffres. Les diverses possessions françaises ont mis à la disposition du comman¬ dement près de 800.000 hommes, dont 600.000 combattants et 200.000 travailleurs. Un "peu plus de 100.000 combattants ont assuré la garde et la défense de nos colonies, ou participé à la conquête des colonies allemandes (Togo et Cameroun). C'est donc un effectif voisin de 500.000 indigènes de différentes races qui a été versé dans les unités com¬ battantes des fronts du Nord-Est ou de Salonique (1). (1) Cet effectif de 500.000 hommes se décompose comme il suit : a. Créoles de nos vieilles colonies 3 5.o00 hommes. b. Indigènes Nord-Africains : Algériens 1 Tunisiens ! a5o.ooo — Marocains ) c. Indigènes des colonies lointaines : Sénégalais i34.ooo Indochinois 43.000 Malgaches 34.ooo Somalis 2.000 Pacifique 1.000 2l5.000 2l5.000 — Environ 5 0 o. o o o hommes. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE PREMIER. 9 Sans doute, cette masse ne constitue qu'une toute petite fraction de l'ensemble des effectifs mobilisés par la France de 191 û à 1918 et qui ont atteint 8 millions d'hommes. Elle n'en représente pas moins à elle seule huit ou dix fois l'effectif des armées dont pouvaient disposer dans les temps modernes des généraux comme Condé ou Turenne. Et si la grande Armée, au moment de l'expédition de Russie en 1812, dépasse ce chiffre de 500.000 combattants, Bonaparte n'en possède même pas la dixième partie lorsqu'il entame la campagne d'Italie en 1796. La conquête de l'ensemble de notre empire colonial lui-même, au cours du dix-neuvième siècle et du début du vingtième, ne nous a pas demandé la mise sur pied d'effectifs français aussi considérables que le furent les effectifs des troupes de couleur envoyées de nos diverses possessions au secours de la mère-patrie. Ainsi avons-nous trouvé là une première récompense de notre effort d'ex¬ pansion coloniale. Mais ce sont des notions qui échappent encore à beaucoup de nos compa¬ triotes. Sans doute, avant 191 A, l'image d'Épinal, les journaux illustrés avaient popularisé quelques exploits fameux : la farouche résistance des Turcos à Froeschwiller, l'héroïque entêtement du sergent Malamine à Brazzaville, la randonnée de Fachoda. Mais combien, avant que la grande guerre ne les eût mis en contact, sur quelque point du champ de bataille, avec des troupes indigènes, ignoraient tout de l'organisation et du rôle de ces dernières ! Et pourtant elles aussi appartiennent à l'histoire de France. Celle-ci s'enorgueillit à juste titre des gestes de nos chevaliers, des prouesses des grognards de l'époque napoléonienne, de tant de nobles actions et d'il¬ lustres faits d'armes. Etvoici maintenant une nouvelle épopée, quine le cède en vaillance à aucune autre : elle est due à la masse anonyme de nos sujets ou protégés indigènes, et elle se déroule à la fois sur le Niger ou le Fleuve Rouge, sur les plateaux de l'Emyrne ou ceux du Bibane, sur l'Yser ou le Vardar, à Reims et au Djebel Druze. C'est le geste héroïque de nos contin¬ gents coloniaux. 10 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. CHAPITRE II. LA CRÉATION DES UNITÉS INDIGÈNES. Les premiers essais d'organisation de troupes indigènes dans notre armée nationale remontent à l'ancien régime : ils sont dus à Dupleix, qui créa en 1757 plusieurs corps de cipayes de l'Inde, encadrés par des offi¬ ciers français (1). Les troupes noires ont suivi une progression différente. Leur origine est plus modeste, mais ce sont elles qui constituent à l'heure actuelle le contin¬ gent indigène le plus élevé des troupes coloniales. Elles datent de la Révolution. En réalité, sous la monarchie, de nombreux militaires noirs ou mulâtres servent à titre individuel dans les régiments, et notamment dans les musiques où les emplois de timbaliers leur sont réservés. La plupart viennent de nos anciennes colonies de la Guadeloupe ou de l'Ile-Bourbon, et possèdent tout au moins un frottement de civili¬ sation européenne qui empêche qu'on puisse les comparer aux indigènes recrutés actuellement dans nos possessions de l'Afrique occidentale. Le nombre de ces militaires de couleur est assez considérable pour qu'on puisse envisager, en l'an iv, leur regroupement en compagnies spéciales. L'une d'elles, formée à l'île d'Aix, est envoyée au Sénégal en l'an vu. C'est l'ancêtre des troupes noires actuelles. Mais dans les meilleures familles il y a des ancêtres dont on ne se vante guère. Tel est le cas de la première compagnie noire du Sénégal, pour qui le gouvernement du Directoire avait manifesté des ambitions trop hautes, en lui donnant pour mission ce de (i) Ces corps survécurent à nos défaites. Licenciés pendant la Révolution, au moment où les Anglais mirent la main sur ce qui nous restait de notre Empire des Indes, ils furent reconstitués par Louis XVIII, mais réduits à h compagnies. Depuis cette époque, on a jugé que l'importance restreinte de nos établissements ne justifiaient pas l'existence d'une force supérieure à deux compagnies (1867), puis à une seule. La compagnie actuelle de cipayes est d'ailleurs considérée comme une force de police et entretenue sur les fonds du budget local. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE II. 11 moraliser les noirs par son exemple et de leur montrer à quelle dignité l'usage de la liberté devait les élever i>. A peine débarqués, ces militaires de couleur font un singulier usage de cette liberté : ils se révoltent, et menacent de mettre à sac la ville de Saint-Louis. Mal vus de la population, — qui les considère comme des fils d'esclaves et des captifs, — décimés par la fièvre» la peste et l'alcoolisme, ils rendent si peu de services qu'on les remplace par des volontaires du pays. Ceux-ci participent dès i8o5 à une expédition sur Podor et le Haut-Sénégal; ils sont les vrais devanciers de nos unités de tirailleurs sénégalais. 11 serait injuste de jeter l'anathème sur toutes les compagnies noires créées par le Directoire, et affectées à la garde du littoral français. Leur répu¬ tation n'est pas mauvaise, puisqu'au cours de l'expédition d'Egypte, Bona¬ parte envisage l'incorporation de soldats noirs dans les demi-brigades i «Je désirerais, citoyen général, écrit-il à Desaix, acheter 2 ou 3.000 nègres ayant plus de 16 ans pour pouvoir en mettre une centaine par bataillon. Je n'ai pas besoin de vous faire sentir l'importance de cette mesure... v> (1). Notre expérience actuelle nous permet de juger qu'un tel amalgame de blancs et de noirs n'eût occasionné au général Bonaparte que des déboires. Sans doute s'en rend-il compte lui-même, car c'est en une unité constituée, en un bataillon de pionniers noirs, formé à Mantoue en i8o3, qu'il regroupe les différentes compagnies noires éparses sur le territoire national. Ce bataillon fournit d'ailleurs sous l'Empire une honorable carrière. Il prend part notamment à la campagne de Russie, ce qui n'est pas sans appor¬ ter à cette expédition une note pittoresque, que le sergent Bourgogne con¬ signe dans ses cahiers ce Nous vîmes (àElbingenen 1813) en face du palais où était logé le roi Murât, un régiment de nègres appartenant au roi : c'était vraiment drôle à voir, des hommes noirs sur une place couverte de neige; ils étaient en colonne serrée par division, les sapeurs avaient des bonnets de peau d'ours blancs, et les officiers qui les commandaient étaient noirs comme euxn (2). Il faudra plus de cent ans pour que l'armée française donne de nouveau ce curieux spectacle de noirs se battant dans la neige : ce sera sur l'Yser (1) Correspondance de Napoléon I", Pion et Dumaine, 1860, tome V, page Ù70. Lettre n° 4ao3 au général Desaix, quartier général au Caire, h messidor, an vii (22 juin 1799). (2) Mémoires du sergent Bourgogne (1812-1813), par Paul Cottin et Maurice Heïuult. Hachette. Chapitre vi, page 347. 12 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. en novembre 191 A, au Chemin-des-Dames en avril 1917. Mais, il convient de le souligner, ces noirs et ces mulâtres enrégimentés pendant les guerres de la Révolution et de l'Empire ne peuvent être assimilés à nos tirailleurs sénégalais. Ils sont de même origine que les très nombreux citoyens fran¬ çais de nos vieilles colonies qui, au cours de la grande guerre, ont été versés non pas dans des unités indigènes, mais dans les régiments blancs. Ce n'est qu'en 1853 que les compagnies de volontaires noirs du Sénégal, jusque-là considérés comme des corps francs (1), sont organisées en troupes régulières. Un premier bataillon de tirailleurs sénégalais est créé à Saint- Louis par décret du 21 juillet 1867 : de cette unité-mère sortiront, par des dédoublements successifs, toutes les unités noires actuelles. Le nom même leur en est resté : en fait il n'y a rien de commun, sinon la couleur de la peau (encore certaines races sont-elles plus ou moins teintées) entre des militaires originaires de Dakar, du Dahomey, du Tchad ou du Gabon; tous sont néanmoins des te tirailleurs sénégalais». Entre temps, les spahis et les tirailleurs algériens avaient été constitués dans l'Afrique du Nord. Dès i83o, une ébauche d'organisation de troupes indigènes avait con¬ sisté dans la création d'unités de cczouaves». Les années suivantes, les indi¬ gènes furent employés en plus grand nombre (2), mais on eût pu éviter ces tâtonnements : et Si au lieu de renvoyer tous les Turcs, lit-on dans les mémoires du maréchal de Mac-Mahon, le commandant en chef s'était borné à faire embarquer avec le Dey les hauts fonctionnaires ou ceux d'entre eux qui se montraient hostiles à la France, nous aurions pu assurer plus facilement la conquête et la sécurité du pays. En prenant à notre service les Turcs de la milice et les Maghzen arabes, il y a tout lieu de croire que ceux- ci auraient pu maintenir les indigènes sous notre domination. La fidélité du bataillon turc organisé à Bône, ou des tribus Maghzen que nous avions conservées dans la province d'Oran, et plus tard celle des corps indigènes, (1) A l'actif de ces corps francs il convient de noter dès 1828 un premier envoi sur les théâtres d'opérations extérieurs. Deux cents Ouoiofs, commandés par le capitaine Schoell, se conduisirent si brillamment à Tam itave que le renom guerrier des Sénégalais parmi les populations malgaches date de cette expédition. (2) 5oo indigènes figuraient dans les rangs des 2 premiers bataillons de zouaves créés en i83o. Dans la suite, chacun de ces deux bataillons comprit (i835) 2 compagnies fran¬ çaises, h compagnies indigènes. De même, initialement, les régiments de chasseurs d'Afrique comportaient une certaine proportion d'indigènes (du i/4 au i/3 de l'effectif). DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE II. 13 tirailleurs ou spahis, prouve que nous aurions pu nous fier au loyalisme des Arabes. «Les Arabes furent longs à comprendre notre manière de commander. Bien souvent j'ai entendu des chefs indigènes me dire : — «Vous, Français, vous ne savez pas administrer les Arabes! Vous ne savez ni punir, ni récompenser 0). v L'expérience faite en Algérie porta du moins ses fruits lors des autres expéditions coloniales. On chercha davantage par la suite à s'appuyer dès le début sur les cadres locaux. En Cochinchine, dès 1858, c'est-à-dire l'année même de la prise de Saïgon, l'amiral Rigault de Genouilly organise des milices régionales indi¬ gènes, qui sont les embryons des futurs régiments annamites. Nous occu¬ pons le delta du Ton Ici n en i883 : dès 188A apparaissent les tirailleurs tonkinois, à peu près à l'époque où l'établissement du protectorat français en Tunisie amenait à former des unités de tirailleurs tunisiens. A Mada¬ gascar, les premiers tirailleurs indigènes sont créés à Diégo-Suarez en 188 5, et dès que l'île tout entière passe sous la souveraineté de la France, plusieurs régiments malgaches participent à la pacification. Les tirailleurs marocains sont les derniers nés de cette grande famille militaire coloniale (2). Aux divers bataillons indigènes de toutes races, dont le nombre atteignait près d'une centaine à la veille de la guerre de 191 A, il convient d'ajouter les multiples formations irrégulières (goumiers, gardes de cercles, etc.) et aussi les spahis et les indigènes affectés à des formations mixtes (artillerie (1) Souvenirs d'Algérie par le maréchal de Mac-Mahon, publiés par la Revue des Deux- Mondes (juin-août ig3o). (a) Il existait au Maroc avant l'arrivée des Français des formations régulières appelées «tabors», qui furent organisées, en 1909, en bataillons et escadrons. Le 1" janvier 1913, ces unités prennent le nom d1 Armée chérijienne et comprennent à la veille de la guerre : 2a compagnies de tirailleurs; 11 escadrons de spahis ; la garde chérifîenne; des éléments d'artillerie, du train et du génie. A la suite de la loi du 13 février 19 2 3, ces troupes auxiliaires chérifîennes sont incorporées dans l'armée française, et constituent des régiments de k tirailleurs marocains n ou de spahis marocains. La loi du 28 mars 1928 a porté le nombre des régiments marocains à 8 et celui des régi¬ ments de spahis marocains à 4. l 'i LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. et divers services). C'est un total qui représente plus de trois fois les effec¬ tifs des troupes blanches entretenues dans nos colonies ou protectorats (zouaves, légionnaires, infanterie coloniale, chasseurs d'Afrique, etc.). * * * Bien des hésitations et des tâtonnements précèdent donc l'emploi des troupes indigènes, mais dès que celles-ci ont fait leurs preuves, on ne tarde pas à les substituer progressivement aux troupes blanches sous les climats tropicaux. Beaucoup de motifs, d'ordres très différents, militent en faveur de cette utilisation. L'infériorité du rendement des Européens, au cours des expéditions colo¬ niales, est manifeste. Sans doute les premiers artisans de la conquête de l'Algérie, ce sont nos troupes de ligne, puis les zouaves, les chasseurs d'Or¬ léans; sans doute c'est en képi ou en shako que l'infanterie de marine monte à l'assaut des lignes de Ki-Hoa, ou de Puebla. Sans doute encore, la pre¬ mière occupation du Delta tonkinois, par Francis Garnier, Balny d'Avri- court et de Trentinian, est l'œuvre d'un noyau de soldats européens. Mais quelle hécatombe parmi ces vaillants : combien sont morts, non par le feu, mais des fatigues de campagnes menées sous des climats aussi anémiants, avec des ressources toujours précaires en eau, en vivres, en médicaments! L'exemple le plus typique n'en est-il pas la fâcheuse aventure des divers corps européens qui ont participé à la campagne de Madagascar en 18 9 5, et notamment du 200e d'infanterie et du Aoe bataillon de chasseurs. Déjà, en 1889, le jeune sous-lieutenant Mangin, dans des lettres adres¬ sées de Kayes à ses parents, s'apitoyait sur te nos pauvres soldats, dont les faces paraissent plus pâles par le contraste (avec les noirs) et par les ravages du climat», et il revenait sur cette idée : crQuant aux Européens on y a définitivement renoncé. Nos pauvres soldats sont décidément incapables de supporter les fatigues d'une colonne ici et meurent dans une proportion qui n'est pas comparable aux services qu'ils rendent. Ils sont pourtant montés à mulet, et n'ont guère que le travail de ce transport. Mais le moral est ici le facteur le plus important et ils n'ont pas, pour se remonter, les mêmes raisons que nous». Expérience que corrobore d'ailleurs celle d'autres nations colonisatrices : les Italiens éprouvent de gros déboires en Tripolitaine du fait de l'emploi DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE II. 15 d'effectifs européens peu préparés à leur tâche; les Britanniques, au cours de la campagne de l'Est-Africain allemand, se rendent très vite compte du poids lourd que constitue pour eux la présence de trois divisions boëres, et les remplacent progressivement par des troupes indigènes (1). Quant au corps expéditionnaire portugais, comportant 6.000 blancs, il est à tel point décimé par la maladie qu'il ne peut jouer aucun rôle sérieux dans cette campagne de l'Est-Africain: il ne s'oppose même pas à l'invasion de la Mozambique par le petit noyau de troupes indigènes resté fidèle au colonel allemand von Lettow Vorbeck. A partir du moment où il s'est agi d'asseoir les résultats de nos récentes conquêtes sur tous les points du globe, les autorités militaires françaises ne cessent de préconiser la limitation des contingents de troupes blanches aux colonies et leur remplacement, dans toute la mesure du pos¬ sible, par des unités indigènes. C'est une opinion basée uniquement sur des considérations d'ordre mihtaire. Dans d'autres milieux, certains la professent aussi, qui partent de principes différents. La période qui s'étend de 1870 jusque vers 1889 est en effet caractérisée, à l'égard de l'idée coloniale, par une sorte d'indiffé¬ rence, de défiance même, et l'on hésite à aiguiller la jeunesse française vers les colonies. Une telle conception apparaît, à l'heure actuelle, bien étrange : mais la nation s'absorbe alors dans la douleur causée par les récents désastres d'une guerre malheureuse. C'est l'époque que Mme Juliette Adam définit cfavant l'abandon de la Revanche»; les yeux sont tournés vers cria ligne bleue des Vosges», vers le Rhin : toute expédition coloniale est considérée comme une déperdition de forces. «Nos compétiteurs, écrit le général du Barail, ne demandent qu'à nous créer une diversion, pour détourner notre attention de la politique conti¬ nentale. » En présence d'une opinion généralement hostile à l'expansion coloniale, on conçoit que des esprits clairvoyants, comme Jules Ferry, soient obligés de manœuvrer avec doigté pour mener à bien leur politique d'une plus grande France. Quelle aubaine inespérée constituent pour eux la création (i) Bien que boër lui-même, le général Smuts, commandant les forces britanniques, esti¬ mait indispensable de procéder à ce remplacement, les impédimenta des colonnes devant être réduits de 60 p. 100 par le retrait des troupes boëres. 16 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. et l'utilisation des unités indigènes, qui progressivement remplacent dans les colonnes les effectifs européens! Ainsi se trouve réduite au minimum, à un petit noyau de cadres spécialisés, la déperdition des forces nationales dans les aventures d'outre-mer! En outre, les pertes éprouvées sous les tropiques ne viennent plus que de loin en loin affliger des familles fran¬ çaises. L'opinion publique est tranquillisée. cc C'est presque à l'insu de la métropole, — a dit le maréchal Lyautey dans son discours de réception à l'Académie française, — en s'en défendant comme d'une œuvre à peine avouable, que les grands coloniaux ont donné à leur pays cet admirable domaine d'outre-mer. n Cette œuvre, presque clandestine, jamais ils n'auraient pu la mener à bien s'ils n'avaient disposé des troupes indigènes. Bien peu, d'ailleurs, soupçonnaient que le rôle de ces militaires indigè¬ nes ne serait pas limité à la conquête et à la pacification de notre empire colonial, et qu'il serait un jour possible de les faire largement participer à la défense de la métropole (1). Cependant, quelques unités indigènes de l'Afrique du Nord avaient été utilisées en Crimée, en Italie et au Mexique, et s'y étaient brillamment comportées. Aussi, lors de la visite de Napoléon III en Algérie, en 1867, Mac-Mahon pouvait-illui dire: «Je suis persuadé que si nous avions la guerre en Europe, nous pourrions trouver des auxiliaires précieux dans les rangs mêmes de nos adversaires d'hier. . . (2).a En fait, plusieurs régiments de tirailleurs algériens, les turcos, figurèrent avec honneur sur les champs de bataille de 1870. Un peu plus tard, le capitaine Gallieni, en 1879, comprit les services que pourraient rendre les noirs en dehors même de leur pays d'origine. Il fut le premier à s'aventurer en pleine brousse avec une escorte unique¬ ment composée d'indigènes : après avoir relaté la fidélité, le dévouement, le courage de ses tirailleurs et de ses spahis sénégalais au cours de combats (1) Sans doute, Napoléon I" avait tenté cet essai en utilisant un bataillon noir pendant la campagne de Russie; mais cet essai était par trop fragmentaire, et la composition d'une telle unité était trop hétérogène pour qu'on pût tirer de l'utilisation de ce bataillon dans une campagne européenne des conclusions intéressantes. (a) Souvenirs d'Algérie, Bevue des Deux-Mondes, i5 août 19.80. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE II. 17 contre les Belléris, il écrit : cc.. .En Europe, la conduite de ces braves en face de forces aussi supérieures les aurait couverts de gloire... » (1). Mais c'est sous la plume d'un romancier que la question semble avoir été posée pour la première fois dans toute son ampleur. En 1899, dans son livre «Les Morts qui parlent^, Melchior de Vogué exalte le rôle des ccSouda¬ naise, et il met dans la bouche de l'un d'eux, le capitaine d'infanterie de marine Pierre Andarran, la profession de foi suivante, qui apparaît aujour¬ d'hui comme prophétique : k ...Tu te lamentes tout le jour surle manque d'hommes. Nous en formons. Nous formons les cadres du relèvement national... Quand vous aurez achevé de transformer en une garde nationale l'armée métropolitaine, nous vous donnerons une armée auxiliaire; et je te réponds qu'elle fera réflé¬ chir nos adversaires européens. Si vous vouliez bien nous en fournir le moyen, nous mettrions demain à votre disposition cent mille, deux cent mille soldats incomparables, Sénégalais, Soudanais, Haoussa; des baïon¬ nettes qui ne raisonnent pas, ne reculent pas, ne pardonnent pas; des forces dociles et barbares comme il en faudra toujours pour gagner cette partie barbare et inévitable, la guerre... » Est-ce là seulement le rêve d'un romancier? Quelle est donc, à l'époque, sur ce miroitant projet, l'opinion des autorités militaires françaises? C'est très sensiblement celle que manifestait quelques années plus tôt un jeune sous-lieutenant d'infanterie de marine, Charles Mangin. Ce der¬ nier écrivait de Kouroussa à ses parents en octobre 1891, au sujet de son soldat-ordonnance : «Vous me parliez de Boudiougou dans votre dernière lettre... j'en ferai un brigadier dans un mois quand il sera au courant. Mais pour le ramener en France, jamais de la vie! Je l'aime beaucoup trop pour cela. Ces gens-là ne sont pas faits pour servir de bêtes curieuses dans les pays où on ne peut remuer les coudes sans risquer d'éborgner ses voisins. Au bout de huit jours il aurait froid partout, il regretterait son soleil et son couscous... à moins qu'il ne me quitte pour devenir le valet de pied d'une actrice, v Toutefois, dans les années qui suivent, le jeune officier a l'occasion de (1) Voyage au Soudan Français (Haut-Niger et Pays de Ségou, 1879-1881), par le comman¬ dant Galliéni. 18 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. faire de nombreuses campagnes au Soudan et au Tonkin, de traverser l'Afrique noire du Congo à la Mer Rouge aux côtés du capitaine Marchand, d'éprouver partout la solidité, le dévouement, la fidélité de ses soldats indi¬ gènes. Au cours de ces longues randonnées, il étudie, il compare, il médite. Sa conviction qu'il sera possible d'utiliser un jour sur les champs de bataille d'Europe des contingents de couleur, il sait qu'elle est partagée par des chefs éminents de l'Armée coloniale, le général Archinard, le général Pennequin. Et voici qu'un ancien Ministre des Affaires étrangères, un his¬ torien, M. G. Hanotaux, lui donne spontanément l'appui de son autorité. Ayant débuté dans la carrière diplomatique à Constantinople, ce dernier écrit en 1905 : « ...Et moi j'ai vu, il y a des années déjà, défiler dans les rues de Constan¬ tinople des régiments soudanais, le fez en tête, crépus et lippus, les yeux blancs, la face noire, le corps sanglé dans l'uniforme bleu sombre et le pied lourd dans la botte à la prussienne, scandant la marche rythmée par les fifres et les timbales. Et je me disais aussi : Voilà les grandes, les invin¬ cibles armées des batailles futures. Ceux-là savent mourir, » C'est ainsi que naît dans l'esprit du lieutenant-colonel Mangin le projet d'utilisation des troupes noires sur les théâtres d'opérations européens, qu'il soumet, en 1907, à l'examen des plus hautes autorités de l'Armée française. Celles-ci, à la vérité, manifestent peu de confiance dans cries grandes, les invincibles armées des batailles futures». Bien que très appuyée par le général de Lacroix, vice-président du Conseil supérieur de la Guerre, la suggestion du lieutenant-colonel Mangin ne reçoit qu'un accueil médiocre dans les sphères officielles, et sur les conseils de ce dernier, il s'adresse directement à l'opinion publique en 1909. Cet appel à l'opinion publique a des échos au delà de nos frontières : au seul énoncé d'un tel projet, unanime, la presse allemande manifeste la plus mauvaise humeur. C'est le meilleur indice de l'excellence de la thèse de Mangin. En France, elle est accueillie favorablement par le cc Français moyen» : ce dernier ne peut qu'approuver une mesure qui renforcera la défense natio¬ nale tout en réduisant probablement ses propres obligations. Mais les adver¬ saires de l'utilisation des troupes indigènes ne manquent pas d'arguments impressionnants. Les hautes sphères militaires croient à une guerre courte: . s ) DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE II. 19 à quoi bon, dès lors, prévoir l'emploi de contingents qui n'auraient jamais le temps matériel d'arriver sur les champs de bataille d'Europe avant la fin des hostilités! Et ces guerriers, habitués à lutter dans les pays tropicaux contre des hordes sauvages armés de flèches et de vieux fusils, ne seraient- ils pas désorientés sous le feu des engins à tir rapide? S'adapteraient-ils à nos climats? Le recrutement intensif que rendrait nécessaire la consti¬ tution d'une armée indigène ne mécontenterait-il pas les populations, ne serait-il pas l'occasion de révoltes, n'entraverait-il pas le développement économique de nos colonies? La campagne de 191/1-1918 a fait justice de toutes ces appréhensions, bien que, par manque de préparation préalable, des erreurs aient été com¬ mises en ce qui concerne le recrutement et l'incorporation des militaires indigènes de toutes races. Comme l'écrivait le général Mangin en 1919 : «Si l'organisation de nos ressources avait été réalisée avant 191/i, leur rendement aurait été quatre ou cinq fois plus élevé et leur transport effec¬ tué avant que la lutte sous-marine ait pris toute son intensité (1).» * * * Cette question semble désormais au point. Aux termes de la loi d'orga¬ nisation générale de l'armée du i3 juillet 1927 (s), les unités indigènes sont destinées à l'occupation et à la défense des possessions françaises, et en cas d'hostilités, font intégralement «partie de l'armée de guerre ». Elles ont donc une mission spéciale — qui est de tous les jours — et une mission éventuelle, qui peut les amener à l'occasion sur tous les théâtres d'opérations, groupées en formations analogues à celles des unités métro¬ politaines. Elles ne sauraient être toutefois assimilées complètement à ces dernières, et il n'est pas inutile de préciser sur quels principes doit raisonnablement reposer l'organisation du temps de guerre de ce qu'on dénomme cou¬ ramment «l'armée indigène ». Tout d'abord, celle-ci, lors d'une mobilisation, ne saurait constituer qu'un (1) Préface, par le général Mangin, du livre Les Noirs, de M. Alphonse Séché. (a) Titre II, chap. iv, art. i5 et 16. — Titre III, chap. 11, art. 38 et 4o. Les considérations qui suivent sont purement théoriques, et ont été rédigées en dehors de toute hypothèse de mobilisation, ou de répartition des effectifs indigènes. Elles ont simplement pour but de faire ressortir les caractéristiques très particulières d'emploi de ces troupes. 20 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. appoint à nos forces nationales. Dans l'esprit de beaucoup de nos compa¬ triotes, cette expression «l'armée indigène «forme une image, un peu ana¬ logue à celle dont on a tant abusé vers 1915 lorsqu'on parlait du «rouleau compresseurn ou de la «batteuse russes : certains y voient une sorte de panacée qui permettrait aux jeunes Français d'effectuer le moindre service militaire en temps de paix et de se dispenser autant que possible de l'impôt du sang en temps de guerre. Non seulement l'utilisation des effectifs indigènes ne suffit pas à justifier, en temps de paix comme en temps de guerre, la moindre réduction de ser¬ vice ou la moindre exonération en faveur de nos compatriotes (et d'autant que nous commençons à subir les conséquences de la crise de la natalité française), mais cet appoint, dont en cas de conflit européen bénéficieront nos forces nationales, sera essentiellement temporaire. Cet appoint sera temporaire, car l'arrivée des troupes venant de l'exté¬ rieur s'échelonnera sur de longs mois, au cours desquels il faudra bien se passer de la majorité d'entre elles. Sans doute, les réseaux ferrés se déve¬ loppent d'année en année à travers notre empire colonial. Néanmoins, la plupart du temps, que de régions désertiques, ou dépourvues de voies et moyens de communication, les contingents destinés à la métropole de¬ vront parcourir avant de gagner un port d'embarquement: Fort-Lamy est, par le bassin du Congo, à 2.5oo kilomètres de la côte —c'est la distance de Marseille à Port-Saïd, — et Tombouctou à près d'un millier de kilomètres de Bamako, tête de ligne du chemin de fer, qui lui-même s'étale sur 1.5oo kilomètres avant d'atteindre Dakar (1). En outre, toutes les communi¬ cations maritimes entre les colonies et la France, commandées d'ailleurs par la question de la maîtrise de la mer en temps de guerre et les possi¬ bilités de notre marine marchande, exigeront des délais assez longs : il y a de Tamatave à Marseille 9.000 kilomètres, de Haïphong à Marseille 14.000 kilomètres, de Tahiti à Bordeaux par le canal de Panama 17.000 ki¬ lomètres, de Nouméa à Marseille par Suez a3.000 kilomètres. Cet appoint sera temporaire aussi, parce que, dans leur majorité, ces contingents exotiques risquent de nous faire défaut, pour des opérations actives, au cœur de la saison d'hiver. Cette remarque ne s'applique pas, en règle générale, aux troupes ori- (1) La construction du transsaharien améliorera évidemment cette situation. Mais de nombreux contingents, ceux de la boucle du Niger par exemple, auront encore à accomplir de longues étapes par voie de terre avant de rejoindre la voie ferrée. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE II. 21 ginaires de l'Afrique du Nord : leur tempérament se rapproche beaucoup du nôtre, et les variations très grandes de température qui existent dans certaines régions de l'Algérie, de la Tunisie et du Maroc, les habituent à supporter plus facilement les rigueurs de la saison froide dans la métropole. Mais l'expérience de la dernière guerre a démontré que des précau¬ tions sont indispensables dans l'emploi des Malgaches, des Indo-Chinois et surtout des Sénégalais. Dès lors ne serait-il pas imprudent de prévoir que notre ordre de bataille fût constitué en grande partie par des troupes qui n'y sauraient figurer en majorité avant de longs mois et dont une portion importante devrait être ramenée à l'arrière pendant la période d'hiver. Les combattants de couleur ne doivent constituer dans l'armée nationale qu'une minorité. Ce sont encore les enseignements de la grande guerre qui permettent de déterminer l'importance relative de cette minorité. Au cours de la campagne, l'accumulation de troupes de couleur sur cer¬ taines parties du champ de bataille n'a pas été sans amener quelques inconvénients. Les indigènes, de quelque race qu'ils soient, sentent d'ailleurs la nécessité d'être étayés, appuyés à droite ou à gauche ou en arrière par des troupes blanches. La proportion, adoptée pendant la guerre par les corps d'armée coloniaux— un bataillon indigène sur quatre—paraît sage. Même en tenant compte des bienfaits d'une instruction plus poussée et d'une organisation plus méthodique des contingents d'outre-mer, la moyenne d'un régiment indigène sur trois doit être considérée comme une limite acceptable, mais àne pas dépasser en ce qui concerne l'infanterie. Dans les autres armes, où l'on a moins à redouter le caractère impressionnable de l'indigène, cette proportion peut être légèrement supérieure au tiers de l'effectif. C'est sur ces bases que doit être calculé — théoriquement—l'effort maxi¬ mum en combattants à demander à l'ensemble de notre empire colonial. Mais une question se pose : ce dernier serait-il en mesure, le cas échéant, de répondre à l'appel de la métropole. A cet égard un coup d'œil comparatif sur les efforts respectifs de la France et de ses possessions d'outre-mer au cours de la dernière guerre est indis¬ pensable. Huit millions de Français ont été mobilisés, dont plus de cinq millions ont paru sur les champs de bataille. Les pertes définitives (tués, disparus, 2 B 22 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. morts de blessures ou maladies contractées aux armées) ont atteint environ 1 million 1/2. Sur une population d'à peine ko millions d'habitants, c'est donc une proportion de 20 pour cent de Français qui a été appelée sous les drapeaux entre 191-4 et 1918, une proportion de 18 pour cent qui a été directement exposée au feu de l'ennemi, et une proportion de pertes définitives voisine de k pour cent. Ces proportions n'ont pas été atteintes à beaucoup près par l'ensemble de nos colonies. Sur les 55 millions d'habitants de toutes races qu'elles comportent, 5 à 600.000 (1) combattants ont figuré sur les champs de bataille, ce qui représente une proportion de 1 pour cent; les pertes défi¬ nitives ne dépassent pas 100.000 hommes (2), donnant ainsi une propor¬ tion d'environ 0,2 pour cent. En ne tenant compte que des pertes défini¬ tives, le poids de la guerre a pesé vingt fois plus lourd sur la population de la France que sur celles de ses possessions d'outre-mer. Il ne semble donc pas déraisonnable d'envisager que la contribution de ces dernières en combattants puisse être sensiblement accrue en cas de nou¬ veau conflit. Toutefois, pour des motifs d'ordre moral, l'impôt du sang doit rester beaucoup plus léger pour nos sujets coloniaux que pour les citoyens fran¬ çais. Les indigènes ne sauraient évidemment comprendre les raisons pro¬ fondes, tirées peut-être davantage du cœur que de l'intelligence, qui dictent à ceux-ci leur devoir en face d'un agresseur. D'autre part, aux effectifs de combattants proprement dits, il faut ajouter les indigènes dirigés sur les chantiers ou les usines du temps de guerre : leur envoi dans la métropole augmenterait d'autant les charges pesant sur les colonies du fait des hostilités. Enfin, l'intérêt bien entendu de la France est de retirer de son empire (1) Environ 500.000 combattants sur les fronts français ou d'Orient, 100.000 ayant participé à des opérations de guerre au Maroc, au Togo, au Cameroun, dans le Sahara et le centre africain contre les Senoussistes. (2) Les statistiques établies en avril 1919 donnent la répartition suivante : Nord-Africains : 27.000 tués, 9.000 disparus (présuméstués).) Indigènes des autres colonies : 24.000 tués, 7.300 disparus > 67.300 (présumés tués) ] Il convient d'ajouter à ces 67.300 tués les morts de maladies, ce qui amène à un chiffre voisin de 100.000 les pertes définitives des populations indigènes d'outre-mer. DU SOLEIL ETi DE • LA" GLOIRE. - CHAPITRE II. 23 1. d'outre-mer, lors d'un conflit, le maximum de ressources de toutes sortes. De 1914 à 1919, elle a été surtout tributaire des nations alliées ou neutres, au grand détriment de ses finances et aussi de sa liberté d'action; par contre, les importations de produits originaires des colonies ou pays de protectorat français ne se sont élevées, pendant cette période, qu'au chiffre absolument minime de 8,5 pour cent des importations totales. Cependant, le sol et le sous-sol de notre domaine colonial sont particulièrement riches, et si ces pays vraiment privilégiés par la nature étaient mis en valeur métho¬ diquement, il serait possible d'en retirer absolument tous les produits on matières premières nécessaires au cours d'une campagne, soit pour l'alimen¬ tation et l'entretien de la population française civile, soit pour les besoins des armées. Ce résultat ne serait acquis, évidemment, qu'à la condition de laisser sur place, au moment d'une mobilisation, le personnel suffisant pour assurer l'exploitation et le transport vers l'extérieur des divers pro¬ duits ou denrées (1). * * * Ces considérations ne visent que le problème de la quantité des com¬ battants indigènes. Il existe aussi un problème de qualité, dont l'impor¬ tance n'est pas moindre, et qui est lié d'ailleurs au précédent jusqu'à un certain point : dans chaque colonie en effet le choix des jeunes recrues peut s'exercer d'autant mieux qu'il porte sur un plus grand nombre d'individus disponibles. Mais la qualité résulte surtout du soin apporté à l'instruction et à la formation militaires des indigènes; elle est l'œuvre des cadres euro¬ péens, et celle-ci est d'autant plus efficace et durable que ces derniers con¬ naissent mieux le pays, la langue, la mentalité et les coutumes de leurs subordonnés. Et c'est là précisément que réside tout le secret de l'action des Français sur leurs troupes indigènes; les cadres de l'armée coloniale sont spécia¬ lisés, ceux des unités nord-africaines se spécialisent en majorité d'eux- mêmes. C'est la meilleure garantie pour qu'ils connaissent à fond l'indigène, (1) Si le rendement économique des colonies françaises pendant la dernière guerre est resté médiocre, ce n'est nullement en raison de l'envoi au front français de quelques centaines de mille hommes, mais parce que l'œuvre de mise en valeur de ces immenses territoires était à peine ébauchée en 191 A. 2 h LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. et mettent en pratique la maxime traditionnelle des entraîneurs d'hommes, dont l'exactitude apparaît encore plus rigoureuse s'il s'agit des militaires de couleur : aimer le soldat pour le comprendre, et le comprendre pour le conduire. Les quelques déboires occasionnés au cours de la dernière guerre par l'emploi des unités indigènes se sont produits dans des formations hâti¬ vement constituées, et comportant des cadres de fortune; plusieurs ba¬ taillons noirs, notamment, reçurent à leur arrivée en France au début de 1916, des sous-officiers qui se trouvaient en excédent dans les dépôts du train des équipages ou de la cavalerie, et qui n'avaient jamais figuré au feu. Ils ne connaissaient ni le front, ni l'infanterie, ni le noir. Leur action ne pouvait qu'être néfaste sur leurs subordonnés indigènes. La qualité de l'encadrement prime toute considération de nombre. Pen¬ dant la campagne de l'Est Africain Allemand, et celle du Cameroun, les compagnies belges de tirailleurs ne comprenaient que 2 officiers et 2 sous- officiers européens. C'étaient, il est vrai, des vétérans qui connaissaient à fond leur troupe, et les procédés d'emploi de celle-ci dans les pays tropi¬ caux. Ces unités, débarrassées des nombreux impedimenta qu'amène la présence d'un gros noyau d'Européens, se sont montrées très manœuvrières, en même temps que très solides au feu. Les Britanniques et les Allemands réduisent la mobilité de leurs colonnes en augmentant le nombre des cadres européens: pour que ceux-ci con¬ servent toute leur lucidité d'esprit, et la santé indispensable à l'exercice d'un commandement pénible, ils sont dotés d'un nombre de porteurs auquel nous ne sommes pas habitués dans l'armée française, — jusqu'à 7 porteurs pour un blanc. Leur prestige aux yeux de l'indigène en est d'autant relevé. Dans le même but, l'encadrement chez les Britanniques comporte une très forte proportion d'officiers (6 pour 100 de l'effectif indigène), alors que l'effectif sous-officier est assez réduit. C'est une armée qui coûte cher! Dans l'armée française, on essaie de concilier les principes d'économie, et d'encadrement convenable des indigènes en donnant à chaque compa¬ gnie de tirailleurs une proportion de : 2 pour 100 en officiers; 6 pour 100 en sous-officiers européens, ce qui représente une moyenne de 10 à 12 Européens par compagnie. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE II. 25 Il existe un nombre à peu près équivalent de sous-officiers indigènes. La part de ces derniers ne saurait être beaucoup augmentée, surtout si l'on envisage l'utilisation des troupes de couleur sur les champs de bataille d'Europe : sans doute, le niveau de l'instruction militaire des cadres indi¬ gènes s'élèvera de plus en plus, et leur loyalisme, en règle générale, ne doit pas faire de doute. Mais] quel que soit leur nombre ou leur valeur, dans les «coups durs», c'est vers l'Européen, si modeste que soit son grade, qu'ils se retournent. Maintes fois pendant la grande guerre, des adjudants indigènes se sont mis volontairement sous les ordres d'un ser¬ gent ou même d'un caporal français. Et la campagne du Maroc en 1925 en donne un exemple touchant, que relate Mme Henriette Gélarié (1). C'est au petit poste d'Ain Matouf. «Plus de chef, hormis un caporal sénégalais pour assurer la défense. Les combattants se regardent avec effroi. Que vont-ils devenir? Ce sont de jeunes recrues. Il y a quelques mois seulement, ils vivaient, paisibles, leur vie primitive dans la brousse sénégalaise, sous leurs huttes. C'est la première fois qu'ils voient le feu. «L'ascendant que notre race exerce, même inconsciemment, par sa supé¬ riorité a quelque chose qui tient du prodige. Le caporal sénégalais se tourne vers le petit soldat Berger, seul Européen dans le poste, et lui dit simplement: «C'est toi qui commandes!» Ce pourrait être la devise de notre armée indigène tout entière. Notre ascendant sur nos sujets ou protégés est fait de ce que nous nous intéres¬ sons à eux, de ce que nous les aimons. Et qu'il s'agisse d'entreprendre à leur tête la conquête d'un vaste empire sous les climats les plus incléments, ou de défendre le sol menacé de la patrie française, nous les trouvons prêts à l'action, et qui répondent: «Présent. C'est toi qui commandes.» (1) L'Epopée marocaine. 26 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. CHAPITRE III. LES SÉNÉGALAIS. La création d'un bataillon de tirailleurs sénégalais, par décret du 21 juil¬ let 1857, visait la conquête et l'occupation définitive du Sénégal ou plus exactement de la région côtière de notre colonie actuelle du Sénégal. Mais le gouvernement impérial avait compté sans l'esprit d'aventure, qui pour¬ tant est bien dans la caractéristique du tempérament français. Les cartes géographiques et les mappemondes de l'époque portent encore en grosses lettres la mention « Terres inconnues n sur cet immense hinterland africain qui s'étend du sud de l'Atlas au Congo, et du Haut-Sénégal au Nil. Quelques traits, quelques noms seuls y figurent : un cours fantaisiste du Niger, Bamako, Ségou, Tombouctou, demeurée la mystérieuse en dépit ou peut-être à cause de la trop rapide randonnée de René Caillé dans ces parages en 1828. Qu'existe-t-il, que se passe-t-il, au delà de ce rideau de sable ou de brousse qui limite vers le sud notre possession d'Algérie, vers l'est notre établissement du Bas-Sénégal? Amoureux d'imprévu, de gloire et de panache, nos officiers entendent l'appel du désert. Des hauts-plateaux algériens, on foncera sans discon¬ tinuer pendant plus d'un demi-siècle sur la formidable barrière du Sahara, puis l'on jouera des coudes à droite et à gauche, vers la Tunisie et le Maroc. Du Sénégal, on fera tâche d'huile vers le Haut-Niger; quelques comptoirs seront occupés tout le long de la côte d'Afrique, et notamment au Gabon. Puis, une halte : c'est 1870. C'est en France que Faidherbe, l'ancien gouverneur du Sénégal, donne la mesure de sa valeur. Au lendemain de nos désastres, par une réaction bien naturelle dans le corps d'officiers, il se produit une frénésie d'expansion coloniale : on prend Hxft Et» y$■> Ce ne sont pourtant pas les Français qui combattent à Reims, mais la France a confié la protection de l'ancienne cité du couronnement et de la vénérable cathédrale à des soldats bruns et noirs... Les Français se cramponnent à ce coin de terre. Au lieu d'évacuer la ville, ils déterminent ainsi sa destruc¬ tion complète et la sacrifient sans scrupules... « .. .11 est vrai que la défense de Reims ne coûte aucune goutte de sang français. Ce sont des nègres que l'on sacrifie pour une vaine question de prestige. Les pertes des noirs sont énormes. Énivrés par les provisions de vin et d'eau-de-vie de la grande ville, ayant devant eux des Allemands, et derrière eux les mitrailleuses des Français blancs, les nègres du Sénégal, de Madagascar et de la Martinique occupent les tranchées autour de Reims; allant à une mort certaine, ils se défendent désespérément... Tous les noirs portent le coupe-coupe, le grand couteau de combat. Malheur aux Allemands qui tombent entre leurs mains. «Et pourtant les nègres sont traités par les Allemands comme les autres prisonniers..., la masse des nègres tués par le bombardement de l'artillerie rappelle les hécatombes des Russes sur le Stockold vers Tarnopol, les cadavres gisent ici par milliers... v Propos de journalistes, soit! Mais voici qui possède un caractère plus officiel. Le général Ludendorff a écrit dans ses Souvenirs, rédigés dans les années qui suivirent la guerre, à propos des opérations du 15 juillet devant Reims : «La France avait mis en ligne énormément de Sénégalais et de Marocains pour épargner ses propres enfants, v Et le maréchal Hindenburg, d'habitude plus impartial, dit de son côté, en parlant de la bataille de Reims : « .. .Quand nos ennemis n'avaient pas de chars d'assaut à leur dispo¬ sition, ils lançaient contre nous des vagues noires; ces vagues de troupes pénétraient dans nos lignes. Elles assassinaient nos soldats sans défense, ou ce qui est plus honteux, elles les martyrisaient... Ces noirs ont été conduits par milliers à l'abattoir... » Or, dans la première phase des opérations devant Reims (26 mai- 5 juin 1918) six bataillons sénégalais seulement sont engagés sur ce front, c est-à-dire à peine un bataillon par 5 kilomètres ! 48 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. Dans la deuxième phase (i5 au 2 3 juillet), 9 bataillons sénégalais sont en ligne, ce qui représente un bataillon par A kilomètres et demi. Mais trois de ces bataillons nouvellement arrivés dans la zone du 1er corps colonial, y jouent, dans la ville de Reims même, un rôle effacé. Enfin, aucune troupe marocaine ne combat sur le front de Reims. Six bataillons algériens y figurent dans la première phase des opérations, et trois dans la deuxième phase. En résumé, les troupes exotiques de toutes origines engagées à Reims entre le 2 6 mai et la fin de juillet 1918, représentent, au total, une douzaine de bataillons, c'est-à-dire à peine le cinquième de l'effectif global des unités d'infanterie et le dixième des troupes de toutes armes entrées en ligne sur ce front. Leurs pertes, assurément, ont été élevées, car ces troupes se sont sacrifiées sans compter : nous sommes loin cependant des ce hécatombes de nègres « annoncées par les Allemands. Mais ces derniers font ainsi l'aveu de la vaillance de nos tirailleurs séné¬ galais, et de l'impression profonde qu'ils ressentirent de leur résistance inébranlable dans une situation particubèrement critique pour l'armée française. Est-il, d'autre part, nécessaire de réfuter des calomnies aussi grossières que celles qui dépeignent nos soldats noirs systématiquement enivrés avant le combat, et tenus pendant la lutte sous la menace des mitrailleuses de leurs camarades français? De tels procédés armaient été bien inutiles pour entretenir leur courage. Les Allemands ignoraient sans doute qu'à la même époque, dans l'Est africain, une petite armée noire sous les ordres du colonel von Lettow Vorbeck, servait leur cause avec honneur et fidélité, et qu'en certaines circonstances ces ccnègres», privés de cadres européens, et cernés complète¬ ment par les troupes blanches britanniques, refusèrent de se rendre, et se battirent, pour le pavillon allemand, jusqu'à la mort. Toutes ces qualités de dévouement, d'obéissance passive, de courage tranquille qu'exigent les combats défensifs, l'après-guerre donnera encore maintes occasions aux tirailleurs sénégalais de les manifester. Au Levant, les Arabes ne tardent pas à renoncer aux attaques de nuit sur les postes occupés par les noirs, tellement ils sont sûrs d'être éventés et fraîchement ac- DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE III. 49 cueillis. En Mauritanie, on enregistre de multiples combats de 1928 à 192 5, au cours desquels des détachements sénégalais supportent sans broncher de violents assauts. La plus caractéristique de ces affaires est celle de Treyfia en 1925. Un de nos pelotons méharistes est encerclé par unrezzou trois fois supérieur en nombre. «L'attaque commence le 2 avril à 7 h. 3o. Dans la journée, il faut contre-attaquer pour repousser l'ennemi qui s'accroche à 3o mètres du carré; le lendemain souffle un vent brûlant; les tirailleurs souffrent cruellement de la soif, ils boivent l'eau de la panse des chameaux crevés, mais ils répondent aux insultes des Maures par des railleries et des invectives. Le capitaine de Girval, commandant le peloton, est tué dans la nuit du 3 au k. Le A, les souffrances de la soif recommencent encore plus terribles, mais le moral des tirailleurs est superbe. A 23 heures, ils re¬ poussent à la grenade un assaut des Regueibat, puis ils se dressent et les attaquent à la baïonnette. Le 5 avril, l'ennemi se retire, ses munitions épuisées, stupéfait d'une pareille résistance (1).» Et voici l'épopée marocaine de 1925. On ne proclamera jamais assez les prodiges de valeur des petits détachements sénégalais éparpillés tout au long du front marocain face aux bandes d'Abd-el-Krim. Notre histoire militaire, depuis les temps les plus reculés jusqu'à la grande guerre, ne comprend pas de plus belles pages. Un extrait du récit, chaud et coloré, du siège des postes de l'Aoudour, de Médiouna, de Béni-Derkoul, duBibane, de Bou-Halima, d'Aïn-Matouf, d'Aoulaï, tel que l'a présenté un écrivain de talent doublé d'un voyageur intrépide, Mme Henriette Célarié, devrait figurer dans toutes les anthologies destinées à la jeunesse de France (2). Celle-ci y puiserait à la fois une leçon d'héroïsme, et un motif de fierté à constater que notre œuvre d'expansion coloniale n'a pas été inutile, puisqu'elle a fait germer tant de sentiments nobles dans le cœur de nos sujets. Beni-Derkoul : le nom de ce poste appartient désormais à l'Histoire, comme celui de son défenseur, le sous-lieutenant Pol Lapeyre. La garnison, qui ne comporte que ko tirailleurs sénégalais, est encerclée le 16 avril 1925. Aucune corvée n'est possible à l'extérieur : l'eau du poste (1) Le Tirailleur sénégalais (Armée d'Afrique, décembre 1937), colonel Ardant du Picq. (2) Bien qu'elle ait un caractère beaucoup plus technique, comment ne pas citer aussi la remarquable étude consacrée anx Sénégalais du Maroc par un de leurs chefs les plus expé¬ rimentés, le colonel Durand, dans un trHistorique des unités du 1" régiment de tirailleurs sénégalais du Maroc (opérations du Maroc seplentrional en 192.5)1. [Revue des troupes colo¬ niales n180-186 [îgoG-igoj], h 50 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. est croupie. Sans doute le groupe mobile du général Golombat réussit une tentative de ravitaillement le 3 mai. Tentative sans lendemain. La dysen¬ terie fait des ravages parmi les défenseurs, et encore plus les balles des dissidents. Le moral des survivants reste admirable. « Quand les Sénégalais voient un des leurs tomber d'une balle, ils disent : Lui y aller en paradis. Et ils rechargent leur fusil ou lancent une gre¬ nade ( 1 ). « Mais, le î à juin, il ne reste plus que 6 tirailleurs sénégalais valides, et les munitions sont épuisées. L'ennemi n'attend que la nuit pour lancer un assaut qui ne pourra être repoussé... Pol Lapeyre a déclaré que ni lui ni ses hommes ne se rendraient..., alors, à 19 h. 1 o, le poste saute, et les bandes d'Abd-el-Krim ne trouvent que des ruines, et des cadavres. Le poste du Bibane est attaqué dans la deuxième quinzaine d'avril. L'eau ne tarde pas à manquer, en dépit de nombreuses tentatives de ravi¬ taillement par des avions, qui essaient de lancer, au passage, des blocs de glace dans l'intérieur du poste : malheureusement, les avions ne peuvent descendre très bas, en raison des feux des Riffains, et la plupart de ces blocs bienfaisants vont tomber dans les rangs de ces derniers. Il ne reste plus comme vivres que de la semoule crue et du sucre. Par deux fois cependant, le poste — ainsi que le blockhaus de Dar Ramik, qui en dépend — peut être ravitaillé en vivres et munitions par un groupe mobile. Le capitaine Piétri, dont dépend la garnison du Bibane et qui assure lui-même le commandement d'un poste voisin y vient à cette occasion. Autour de lui les tirailleurs se pressent, c? Ces hommes, au corps robuste et endurci, mais expansifs comme des enfants, expriment naïvement et d'une manière souvent touchante la joie qui emplit leurs cœurs simples : — Y a bon, mon capitaine. Tu viens. Nous y a contents. Toi pas blessé? Toi pas malade? Qu'est-ce qu'on va faire? — On va continuer à se battre ! — Y a bon! (1). n Les tirailleurs sénégalais d'ailleurs ont un rude exemple de bravoure dans leur chef, le sergent Bernez-Cambot. Ce dernier est blessé de deux balles, au cou et à la cuisse. Le capitaine, au cours de cette tournée, estime qu'il faudrait l'évacuer. (1) L'Epopée marocaine. M"™ Henriette Ciîlarib. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE III. 51 — Est-ce que la garnison est relevée, mon capitaine? — Non, nous n'en avons pas les moyens. — Alors, je reste... Il reste, et demeure l'âme de la résistance. Le poste est définitivement bloqué : 2.000 Riffains le cernent, et amènent 2 canons à 3oo mètres. On est à un contre cinquante. Les défenseurs sont écrasés sous la mitraille. Cette longue agonie dure plusieurs semaines. Et puis, le 5 juin, à 1A heures, un dernier message à l'arrière : «Poste fichu». Puis, plus rien. Et voici la conclusion. Le poste du Bibane fut repris le 16 septembre 1925 par un détachement du 66e régiment marocain. «Un spectacle poignant attendait le capitaine Amanton et ses hommes. Couchés, les bras en croix, mutilés, momifiés par l'ardent soleil, les cadavres des défenseurs se trouvaient à la place qu'ils occupaient, le 5 juin, à leur poste de combat. Tous s'étaient défendus jusqu'à la mort; la preuve en était écrite, irréfutable, sur le sol... «Le capitaine Amanton a relaté ces faits dans un rapport: «C'est plus beau que la Sidi-Brahim, conclut-il. Il ne faut pas que l'héroïsme de cette poignée de braves demeure dans l'ombre î i).w On meurt sur place au blockhaus d'Ourtzagh, à celui de Bab-Cheraka. Au poste de l'Aoulaï, on luttera sans faiblesse jusqu'au moment où l'on recevra l'ordre de se replier en se frayant un chemin à la baïonnette. Et pourtant, les Riffains multiplient leurs assauts et ne laissent guère de répit. «On se bat dans la poussière, dans l'aveuglement du soleil, et pour soutenir ses hommes, le caporal Omar Youssef, à pleine voix, chante des chansons guerrières, » Les tirailleurs sont exténués, et ne dorment plus que deux heures par nuit. Ils jouent cependant un bon tour à l'ennemi, le 10 juin. Le combat est violent : on ne s'entend plus, on ne se voit plus à cause de la poussière. A ce moment, dominant le tonnerre des éclatements, des notes vives et pressées retentissent, des notes allègres et joyeuses. Un clairon sonne la charge : «Y a la goutte à boire là-haut... Y a la goutte à boire..." «Les tirailleurs reprennent courage, ripostent au fusil. L'ennemi surpris (1) L'Epopée marocaine, M™" Henriette Célarie. Ixk 52 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. par cette sonnerie qu'il connaît bien, hésite... Une mitrailleuse accentue le désordre dans les rangs de l'ennemi qui se replie. « C'est le clairon Mongogo qui, de sa propre initiative, a opéré cette diver¬ sion, et qui a, ce jour-là, sauvé le poste. ■» * * Bonne humeur inaltérable, bravoure sans défaillance, ténacité, voilà la manière des tirailleurs sénégalais dans le combat défensif; nous allons retrouver toutes ces qualités dans les opérations offensives. Ils y joindront souvent une témérité presque déconcertante. En 1883, le colonel Borgnis-Desbordes, qui ne dispose que de 5oo Séné¬ galais, mais qui connaît leur valeur, n'hésite pas à attaquer 3.ooo sofas de Samory, les bat, et dégage le poste de Bamako. Toutes les opérations du colonel Archinard, qui aboutiront à la conquête du Soudan, sont faites avec des effectifs aussi restreints. Mais quel entrain chez les cadres et chez les noirs, quel dévouement absolu chez ces derniers! Dans ses lettres de jeunesse, le sous-lieutenant Mangin relate avec enthou¬ siasme et admiration les faits d'armes de ses braves tirailleurs, à qui il donne d'ailleurs l'exemple, car il est plusieurs fois blessé dès sa première campagne. La prise de Sikasso en 1898 constitue l'un des plus brillants exploits des troupes noires. C'est une page de gloire qui peut être comparée à celle de la prise de Constantine. Sikasso est la capitale du chef Babemba. La chute de cette citadelle eut un immense retentissement dans l'Afrique noire. «C'est que cette ville de 3o.ooo habitants, protégée par trois murs d'enceinte concentriques, de 5 mètres de hauteur et de 7 mètres d'épais¬ seur à la base est une véritable forteresse de 9 kilomètres de circuit. A l'intérieur, au milieu des habitations en terre des indigènes, un fortin se dresse sur un mamelon abrupt et enfin un réduit protégé par un double mur de 6 mètres constitue le ?- ta ta - de Babemba. Les efforts de Samory se sont déjà brisés contre la ville; elle est gardée par plusieurs milliers de DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE III. 53 guerriers dont 2.000 cavaliers. Et pourtant le lieutenant-colonel Audéoud l'attaque avec 2 compagnies de tirailleurs, 4 compagnies de tirailleurs auxiliaires, 4 pièces de 80, 2 pièces de 95. Du 17 au 18 avril 1898, il bombarde la place et ouvre les brèches; du 18 au 30, il exécute les tra¬ vaux de sape au milieu de combats continuels, le ier mai il donne l'assaut et s'empare de la ville après un combat acharné. Le chef Babemba, avec ses derniers fidèles s'était fait sauter dans son réduit plutôt que de se rendre (1)." Le colonel Audéoud a été l'entraîneur d'hommes qui, après s'être donné toutes les chances de réussite par une préparation méthodique de l'attaque, risque résolument le tout pour le tout : les noirs répondent à son appel, magnifiquement. Mais voici un autre exploit, au cours duquel l'initiative même de l'opération revient entièrement à ces derniers. Avant d'attaquer ils ne se demandent même pas si leur tentative a la moindre chance de réussir : et une fois de plus la fortune favorise les audacieux. Le capitaine Cazemajou, trop confiant dans le sultan de Zinder, Ahmadou, est entré dans cette ville sans sa petite escorte, que commande le sergent Samba Taraoré. Ce dernier apprend l'assassinat du capitaine : accompagné d'un seul tirailleur il se rend devant le sultan, et le somme de lui rendre le corps de son officier. Pour toute réponse, Ahmadou le fait enchaîner. Le caporal Kouby Keita, l'unique gradé qui reste, n'a que 15 hommes sous ses ordres; en face de lui la ville de Zinder enserre 3o à 4o.ooo habitants dans ses remparts hauts de 8 mètres et larges de 7 mètres. Kouby Keita estime sans doute que la partie est égale, car il envoie un ultimatum au sultan. «Si les prisonniers ne sont pas rendus immédiatement, je prendrai et brûlerai Zinder. « ! j Faute de réponse, le caporal incendie pendant la nuit suivante un des faubourgs de la ville. Premier résultat : le sergent Samba Taraoré est relâché. Mais ce dernier s'obstine à réclamer le corps de son capitaine, et un autre faubourg subit le même sort. Il s'empare en outre des puits de la ville, et il réussit à les interdire pendant quatre jours à l'ennemi : les réserves d'eau de la population sont épuisées! Exaspéré, Ahmadou prescrit la levée en masse. Le petit détachement plie sous le nombre, Kouby Keita est tué d'une flèche empoisonnée, mais on ne se retire que pied à pied. Pendant la nuit, Samha Taraoré rompt le cercle de ses adver- (1) Le Tirailleur sénégalais (Armée d'Afrique, décembre 1927), colonel Audant du Picq. Ixe 54 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. saires et entame la retraite, au cours de laquelle il est harcelé sans répit. Le premier poste français est sur le Niger, à 1.100 kilomètres de Zinder (c'est-à-dire la distance de Dunkerque à Perpignan). Il y parvient deux mois plus tard, rapportant tous les papiers et l'argent de la mission Cazemajou. Faute d'eau et de vivres, il a fallu sacrifier deux chevaux, dont on a com¬ mencé par boire le sang. Sur les 18 tirailleurs sénégalais de l'escorte, 6 avaient été tués, 9 blessés, et l'un d'eux avait reçu neuf blessures. Au combat de l'Oglat de Rachba, en 1908, 28 tirailleurs mettent en fuite 200 Maures; quelques mois plus tard, à Talmest, le vétérinaire Amiet., qu'escortent 5o tirailleurs, est attaqué à son tour par 200 Maures. Et c'est ici que se place un épisode que le général Gouraud s'est plu à citer comme un exemple caractéristique de la bravoure et de l'esprit d'audace des Séné¬ galais. « .. .J'ai eu sous mes ordres dans l'Adrar, au milieu du désert, le sergent Molo Coulibali : laissé en arrière, pendant une marche de nuit, avec 7 hommes pour rechercher des chameaux, porteurs de bagages, égarés, Molo Coulibali les ayant retrouvés et ayant suivi les traces de la colonne, la rejoint à midi au moment où elle est cernée sur une dune par une bande de Maures très supérieure en nombre qui l'attaque depuis 5 heures du matin; le sergent Molo Coulibali, soucieux de la consigne qui lui a com¬ mandé de ramener les chameaux égarés, laisse ces animaux sous la garde de trois de ses tirailleurs, puis il s'avance avec les quatre autres en se dissi¬ mulant et brusquement met baïonnette au canon et s'élance en hurlant. L'ennemi surpris se croit pris par derrière par un détachement important; la colonne cernée contre-attaque. Elle est sauvée (1). 11 N'est-ce pas là un exploit qu'auraient aimé à chanter jadis nos trouba¬ dours, et que sans doute célèbrent les griots à l'heure actuelle au fond de la brousse. Mais cette véritable «furia francese n de nos tirailleurs sénégalais, qui (1) Le livre d'or de l'effort colonial français pendant la grande guerre. L'Afrique Continentale Française. Préface du général Gouraud. On peut noter en passant que dans ce combat de Talmest plusieurs femmes de tirailleurs qui accompagnaient le détachement firent vaillamment le coup de feu et méritèrent d'être citées à l'ordre des troupes de l'A. 0. F. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE III. 55 s'accorde si bien avec le tempérament de leurs cadres blancs, on se deman¬ dait avec quelque anxiété, au début de la grande guerre, si elle ne fléchirait pas sur les champs de bataille d'Europe, au claquement sinistre des balles des mitrailleuses et des shrapnells. Certes, nos soldats noirs ont subi, comme tous les autres combattants, les effets de l'inexorable loi formulée par Renan : «Le canon a tué l'épopée. » Une pluie de projectiles, lancée d'une distance de plusieurs kilomètres, décime la troupe la plus valeureuse. Elle prévaut contre la fougue la plus endiablée. A ces périls si nouveaux pour eux, les tirailleurs sénégalais ont opposé le même calme que lorsqu'ils combattaient au cœur de la forêt tropicale. Voici le rapport du commandant d'un des bataillons sénégalais engagés en avant de Dixmude : «... Sur l'Yser, mon bataillon a attaqué sur un terrain semblable à un tapis de billard, coupé de 5 o en 5 o mètres par des canaux de A à 5 mètres de large et de a mètres de profondeur. Il a dû faire pour son attaque une des choses les plus difficiles de la guerre, même pour une troupe très manœuvrière, un déploiement sur l'oblique face à droite sous le feu de l'artillerie ennemie, en terrain absolument découvert et coupé de canaux, la droite à dix mètres en avant de son dernier couvert. « Ce déploiement n'aurait pas été possible pour une troupe d'instruction moyenne. Les Sénégalais l'ont fait homme par homme sous un feu effroyable d'artillerie, d'infanterie et de mitrailleuses, en subissant relativement peu de pertes. De huit heures du matin à la tombée de la nuit, le bataillon est resté sous un feu des plus violents; ils ont vu se débander sous ce feu, un bataillon d'infanterie qui se trouvait en échelon derrière leur gauche, bataillon qui était menacé en même temps sur son flanc gauche par une brigade de cavalerie ennemie; pas un n'a bronché, et la progression en avant a continué sans à coup. Ils ont dû traverser à la nage de nombreux canaux sous le feu de l'artillerie et de l'infanterie : rien ne les a arrêtés. Pour couvrir le flanc gauche du bataillon, découvert par la fuite du bataillon d'infanterie, je dus faire faire, sous le feu, une série de mouvements à deux compagnies et à la section de mitrailleuses pour les placer en échelons vers ma gauche. Ce mouvement fut exécuté comme sur un terrain de manœuvres... «Le 9 novembre, les hommes descendent de tranchée le matin, trempés jusqu'aux os; le soir, à 8 heures, le bataillon est reporté en avant pour faire une attaque sur le flanc de l'ennemi; il est renforcé par trois compagnies 4c 56 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. de tirailleurs algériens mises à ma disposition. En pleine nuit, sous le brouillard glacial, il faut franchir de nouveau les canaux de 5 o en 5 o mètres. Je mets trois heures pour franchir 8oo mètres... A 5 heures du matin, je forme une colonne d'attaque sur cinq lignes à 15o mètres de l'ennemi; il n'a pas éventé le mouvement. Les tirailleurs algériens ne sont plus ceux d'antan; les officiers m'en préviennent, je forme mes deux premières lign'es avec les Sénégalais. Les tirailleurs algériens forment des échelons demi- débordants et la réserve. Le dispositif est placé face à mon objectif, et les lignes sur un rang sont déclanchées à 5o mètres de distance. Ordre est donné de ne pas pousser un cri... Nous sommes accueillis par une dé¬ charge formidable qui couche la première ligne par terre. La deuxième la dépasse et entraîne les survivants. Les tirailleurs foncent dans les fils de fer, un corps à corps terrible est livré sur la tranchée avec les chasseurs à pied allemands. Les tirailleurs sont tirés dans la tranchée par les pieds, quelques- uns se noient dans le canal garni de fils de fer. Quand le bataillon se replie, nous restons 3 officiers, 5 sous-officiers et 120 hommes... ■» Aux Dardanelles, les Sénégalais ont écrit de leur sang d'autres belles pages. L'une d'elles, l'enlèvement de Koum Kalé, a fait l'admiration de tous les officiers de marine qui en ont été témoins : le capitaine de vaisseau Rondeleux, qui commandait alors le transport Drôme, déclare que ce «prestigieux coup de mainconstitue «l'un des plus beaux faits d'armes;? de notre histoire (1). D'après les ordres du général sir Jan Hamilton, commandant du corps expéditionnaire, le général d'Amade doit faire exécuter une diversion sur la côte d'Asie, tandis que le gros des forces opérera son débarquement à la pointe de la presqu'île de Gallipoli. Le colonel Ruef dispose du 6e mixte colonial (2 bataillons sénégalais, un bataillon blanc) d'une batterie et d'un détachement du génie. Sa mission est de faire évacuer par les Turcs la région située en face de la baie de Morto, entre Koum Kalé et Yéni Shehr. Le seul point de débarquement présen¬ tant un abri relatif est un terre-plein de 15 mètres de côté situé au pied du mur de la vieille forteresse de Koum Kalé. (1) Illustration du i5 mars 1980. Quelques semaines plus tard l'amiral Guépratte exprime la même opinion. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE III. 57 L'ordre est d'enlever tout d'abord Koum Kalé, dont la possession est indispensable, puis, cette localité solidement tenue, de marcher sur Yeni Shehr. Le débarquement, contrarié par le courant du détroit, a lieu le 2 5 avril, à partir de g heures. «Le premier convoi (bataillon sénégalais) arrivé à proximité du rivage est accueilli par un feu très vif venant du haut du parapet du fort. Une erreur de direction amène quelques embarcations à côté de l'appontement détruit, et où il est impossible de débarquer. Un obus tombe dans une embarcation de la 1 oecompagnie, massacrant tout son contenu. Le capitaine Brison, commandant la compagnie, se jette à l'eau le premier et entraîne son monde. Blessé au bras, il conservera jusqu'au bout le commandement de son unité. Son lieutenant, le lieutenant Bonavita, est tué. Les deux compagnies, dans un élan splendide, escaladent à la baïonnette les talus escarpés du fort, et en délogent l'ennemi. Grâce à leur action, les embarcations suivantes peuvent approcher sans pertes après avoir essuyé elles-mêmes un feu de mousqueterie très vif. tfLes unités du premier convoi gagnent rapidement du terrain en avant et occupent les lisières du village. A 11 heures, tout le village est à nous... (1)." L'après-midi sera dure, car nos unités sont prises d'enfilade de tous côtés, et à la nuit elles doivent repousser « quatre attaques furieuses, précédées chacune d'un tir, d'ailleurs inefficace, d'une batterie placée au sud-est de Yéni Shehr. Nos troupes résistent victorieusement, et font un grand carnage de Turcs qui viennent se faire tuer sur nos fils de fer». Les unités françaises ont pris un tel ascendant sur l'adversaire que plu¬ sieurs centaines de Turcs, après avoir vaillamment combattu, viennent se- constituer prisonniers. Le 26 avril, vers la fin de l'après-midi, cela marche en avant pourrait s'exécuter sans grandes difficultés». Mais l'attaque de Koum Kalé n'était qu'une diversion, et dans la soirée parvient au colonel Ruef l'ordre d'avoir à se décrocher et à réembarquer ses unités. L'opération s'exécute aisément,, car l'ennemi démoralisé ne tente aucune poursuite. (1) Rapport n° 3i3 du a8 avril du colonel Ruef, commandant le détachement, sur le combat livré les 2 5 et 2 6 avril 1915 (annexe n° 9 9 du tome VIII des " Armées françaises dans la grande guerre »). 58 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. C'est ainsi que par leur allant, leur crânerie, leur mépris de la mort, deux bataillons sénégalais et un bataillon colonial blanc en imposent à toute une division turque retranchée sur une position qu'on aurait pu croire inexpugnable. Transportées sur la côte européenne, les unités coloniales ne vont pas chômer dans ce nouveau secteur, où il importe, sous peine d'être rejeté à la mer, de ne perdre aucun pouce de terrain. Les Sénégalais, soumis nuit et jour — et même pendant leur période de repos — à un violent bombarde¬ ment feront preuve devant le danger d'une véritable insouciance. À Sedulbahr, au soir d'un très âpre combat, le 6 mai 1915, le bataillon Calisti, quoique durement éprouvé, s'accroche au terrain conquis : « Désirant savoir s'il avait été soutenu dans son mouvement offensif, le commandant Calisti, gravement blessé, charge le capitaine Aubrion de s'assurer si le bataillon est toujours en liaison avec les autres troupes engagées. Pour aller jusqu'à l'aile gauche où il trouvera le lieutenant Christini, le capitaine se traîne sur le ventre. Les noirs le regardent faire; ils savent qu'on ne peut se déplacer qu'en rampant. Cependant, lorsque le lieutenant Christini ordonne d'occuper un point à 5o mètres en avant, les Sénégalais ne tiennent aucun compte des recommandations de leur chef, ni de l'exemple du capitaine Aubrion. Aux exhortations des officiers, ils répondent placidement : «Moi y a connais.■» Et, vite debout, d'un seul élan, ils cherchent à franchir l'espace qui les sépare du point désigné. Un premier tirailleur tombe, une balle turque dans la poitrine. «A toi, dit le lieutenant à un second, n Celui-ci va-t-il être plus prudent? La mort de son camarade l'aura fait réfléchir. Eh bien, non : «Y a connais !» Il part, pour être tué à son tour. L'expérience se renouvelle ainsi une dizaine de fois, avec le même résultat tragique, à la grande fureur et en même temps au grand émerveillement des officiers, furieux d'une telle stupidité, émer¬ veillés de ce que ces hommes se sachant voués à la mort, exécutâssent, sans le moindre signe d'hésitation, l'ordre reçu (1)." Grandeur — et faiblesse — du tirailleur sénégalais! Grandeur : «Ceux-là savent mourir (a).» (1) Les Noirs, Alphonse Siscus. (a) G. Hanotaux. Locution citée plus haut. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE III. Mais ces grands enfants ont besoin d'être guidés. Et c'est ce qui fait ressortir toute l'importance du rôle dévolu aux cadres de nos unités indi¬ gènes, et aussi de la méthode d'emploi de ces unités sur le champ de bataille. Il faut prendre garde surtout de les dissocier. On a vu, pendant la grande guerre, certains bataillons sénégalais amalgamés avec des bataillons de zouaves ou de chasseurs à pied, de telle façon que des sections ou même des escouades noires se trouvaient réparties au petit bonheur au milieu de troupes qu'elles ne connaissaient pas, et sous les ordres d'officiers et de sous-officiers qui ignoraient tout de la manière de les commander. Les ré¬ sultats, dans ces conditions, furent généralement médiocres. Dans les corps d'armée coloniaux, où tous les officiers et un grand nombre de gradés pos¬ sédaient une longue pratique des troupes indigènes, on veillait à utiliser des bataillons constitués qui étaient sérieusement étayés, à droite, à gauche et en arrière, par des unités blanches. De même on n'employait pas indifféremment des blancs et des noirs à une même besogne. Bien que les noirs, sérieusement encadrés, soient parfaitement capables d'exécuter sous le feu une manœuvre délicate, la prédominance du nombre est donnée aux blancs, dans les groupements provisoires constitués en vue d'une attaque, toutes les fois qu'il s'agit d'une action nécessitant soit une manœuvre sur le champ de bataille, soit une organisation rapide et méthodique du terrain conquis. Au contraire, s'il s'agit de marcher tout droit devant soi, d'y aller carrément et à fond, les Sénégalais sont placés en première ligne. Ces principes ont été rigoureusement appliqués au cours des combats livrés par le 1er corps colonial à la bataille de la Somme, et qui sont parti¬ culièrement glorieux, puisque du 1er au k juillet, ce corps d'armée conquiert une zone de terrain fortement organisée, de 7 kilomètres de largeur sur près de 8 kilomètres de profondeur et englobant 12 villages ou hameaux : 6.000 prisonniers et plus de 100 canons s'ajoutent en outre au bilan de l'opération. Les neuf bataillons sénégalais qui entrent dans la composition de cette grande unité ont leur large part de ces succès. Parmi les épisodes les plus caractéristiques de cette période, l'enlèvement de la position de la « Maisonnette», au sud de Biaches, le 9 juillet 1916, fait ressortir tout le parti qu'on peut retirer des qualités innées d'entrain et de bravoure de nos soldats noirs. Ces derniers (61e bataillon sénégalais) forment les deux premières vagues d'assaut, suivies elles-mêmes d'une compagnie d'infanterie coloniale; il s'agit, avant d'aborder la «Tranchée 60 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. des Marsouins », qui constitue la clé de la position, de parcourir environ 800 mètres sur une esplanade exposée à des feux de mousqueterie et d'artillerie et de front et de flanc. Et cependant, en dépit des pertes, l'élan ne se ralentit à aucun moment. « Les noirs dévalent les pentes, alignés comme à la parade. Fantassins et artilleurs, enthousiasmés par ce spectacle, ne peuvent s'empêcher d'ap¬ plaudir (1). » Finalement après de multiples contre-attaques de l'adversaire, cette position de la Maisonnette que les Allemands considéraient comme inexpugnable, reste entre nos mains. Le 61e bataillon sénégalais a perdu fii3 hommes. Mais quel entrain! Entre de multiples citations individuelles, celle du sergent Mamandou Diara dispense de tout commentaire : «r... Sous-officier d'une bravoure incomparable et d'une énergie farouche; le 9 juillet 1916, a magnifiquement entraîné ses tirailleurs à l'assaut sous un feu meurtrier de mitrailleuses et d'artillerie; s'est cram¬ ponné avec une poignée d'hommes à quelques mètres de la tranchée ennemie dans laquelle il s'est enfin lancé en saisissant le moment favorable, y a fait i3o prisonniers, dont 7 officiers et enlevé 5 mitrailleuses. Bien qu'atteint d'une plaie pénétrante à la poitrine, par balle, a continué la lutte pied à pied dans la tranchée et l'a défendue le lendemain contre une violente contre-attaque. Ne s'est laissé évacuer que deux jours après et par ordre...» Cet exemple montre bien quel ascendant cette petite poignée de noirs a su prendre sur l'adversaire, puisque 7 officiers allemands, bien retranchés, protégés par un glacis de 800 mètres de large sur lequel convergent les feux les plus violents, se constituent prisonniers, eux et leur troupe, non sans avoir au préalable énergiquement combattu. De telles progressions sous la mitraille ne sont pas rares dans l'historique de nos bataillons sénégalais, comme le prouvent les nombreuses citations qu'ils ont méritées pendant la grande guerre. Le 5e bataillon : «Du 28 septembre au 10 octobre 1918, après avoir coopéré au dégagement d'une grande ville du front, s'est lancé ardemment à la poursuite des arrière-gardes ennemies qu'il a bousculées; s'est emparé (1) Les Noirs, Alphonse Séchiî. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE III. d'une importante tête de pont qu'il a conservée, malgré un bombardement d'une violence inouie et sept furieuses contre-attaques. Le 19 octobre, a, sous un feu meurtrier, progressé de plus d'un kilo¬ mètre, pris pied dans la Hunding-Stellung, s'est emparé d'un canon de 7 7 et a contribué à la capture de 500 prisonniers (1).» Deux citations du 27e bataillon à l'ordre de l'armée méritent d'être reproduites. ff Le 18 juillet 1918, sous les ordres du commandant Goronnat, a enlevé et nettoyé successivement deux bois fortement tenus par l'ennemi et semés de nombreuses défenses accessoires. Malgré la difficulté du terrain et les résistances rencontrées, atteint à l'heure fixée tous ses objectifs, faisant plusieurs centaines de prisonniers, s'emparant à la baïonnette de 5 batteries de divers calibres, et capturant un très grand nombre de mitrailleuses (2).» Cinq batteries ennemies : ce n'est déjà pas mal. Mais voici presque mieux : ff.. .Placé en avant-garde (période du 21 au 30 avril 1918), a harcelé sans répit l'ennemi, lui enlevant des groupes de mitrailleuses, progressant malgré une résistance acharnée et refoulant le 2 5 août 1918 une contre- attaque sans perdre un pouce de terrain. fr Le 29 août, s'est lancé à l'attaque de la ligne principale de résistance et a réussi à progresser de 600 mètres, s'est cramponné au terrain conquis, tenant en échec un régiment de la garde et trois bataillons de chas¬ seurs» (3). Un régiment de la garde et trois bataillons de chasseurs! Un contre six, et six unités d'élite. Les tirailleurs du 22e bataillon, après avoir supporté sans aucun abri de très violents bombardements pendant un jour et deux nuits, se sont lancés... ffpar trois fois à l'assaut de la position ennemie presque inacces¬ sible arrachant des cris d'admiration à leurs camarades du régiment voisin (A) ». (1) Ordre n° 39.096 du 2k novembre 1918 de la Ve armée. (2) Ordre du 15 septembre 1918 de la X0 armée. (3) Ordre du 5 novembre 1918 de la IVe armée. (é) Ordre n° 123 du 23 avril 1917 de la 127" D. I. 62 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. Le 32e bataillon, «le 18 juillet 1918, vigoureusement enlevé par son chef, le commandant Teulières, s'est porté sous bois à l'assaut des positions ennemies avec une résolution et un entrain admirables. Accueilli par un feu violent de mitrailleuses, de minenwerfer et de canons de campagne débou¬ chant à zéro, s'est arrêté pour repartir d'un seul élan, électrisé par ses cadres, poussant héroïquement vers l'ennemi, malgré ses pertes sévères. A pris pied dans les positions adverses et à la suite d'un combat corps à corps, où cadres et tirailleurs ont fait preuve d'un mordant et d'une ténacité au-dessus de tout éloge, en a délogé l'adversaire s'emparant de neuf canons de campagne, de 8 minenwerfer, 60 mitrailleuses, de nombreux dépôts de munitions et de matériel. A ainsi réalisé une progression de plus de 1.200 mètres sous-bois et a maintenu ses nouvelles lignes malgré les contre- attaques de l'ennemi (1)". Et c'est encore le 36e bataillon, qui, à Douaumont, « le 2/1 octobre 1916, s'est porté à l'attaque des lignes allemandes dans un ordre parfait, a enlevé brillamment la première ligne ennemie, puis, s'y reformant, a emporté l'objectif final assigné, après une énergique progression de plus de 2 kilo¬ mètres (2)». Et il faudrait reproduire les quatre belles citations à l'ordre de l'armée du 43e bataillon, lui aussi l'un des vaillants artisans de la prise de Douau¬ mont, et celle du 3oe bataillon, bousculant et talonnant les Bulgares dans une poursuite sans répit, et celles des 61e et 62e bataillons pour leur glo¬ rieuse participation aux batailles de l'Aisne et de Reims, et tant d'autres... Car de multiples citations témoignent de l'allant, de la bravoure, de la témérité de nos soldats noirs, que ne parviennent pas à intimider les bom¬ bardements les plus violents. Citations — il convient d'insister sur ce point — qui ne sont pas de simples «certificats de complaisance». Au cours de la campagne, les unités sénéga¬ laises changent souvent de secteurs; rattachées à tel ou tel régiment pour une attaque déterminée, elles le quittent au lendemain de l'affaire; il arrive parfois que certaines compagnies d'un bataillon noir donnent l'assaut avec un régiment, et d'autres avec le régiment voisin. Ce sont là des conditions désastreuses pour une unité — ou un individu — lorsqu'il s'agit d'obtenir (1) Ordre du a a août 1918 de la Ve armée. (a) Ordre A31 du 13 novembre 1916 de la 11° armée. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE III. 63 une récompense. Très souvent même les chefs qui les ont sous leurs ordres pendant quelques jours ou quelques semaines disparaissent dans la tour¬ mente ... Dès lors, les citations élogieuses décernées aux unités sénéga¬ laises n'ont pu leur être accordées que parce que leurs mérites sont apparus éclatants aux yeux de tous. Au surplus, on né leur confie pas généralement les tâches les plus simples. Le commandant d'un régiment métropolitain en fait, sans détour, l'aveu, et cet aveu vaut à lui seul une belle citation. Voici ce qu'écrivait au comman¬ dant du 3Ae bataillon sénégalais le colonel commandant le 3ie régiment d'infanterie, le 6 novembre 1918: «•... Je vous vois partir avec un grand regret, mais faisant un retour sur le passé de votre bataillon, au cours de nos tribulations, j'estime que vous avez le droit et même le devoir d'en être fier. Je l'ai employé peut-être un peu plus qu'à son tour, d'après vous. Je vous l'avoue aussi. Mais vous esti¬ merez peut-être comme moi qu'il y avait lieu de ménager quelque peu notre graine de braves poilus de France qui devient rareté précieuse. Vos Séné¬ galais, je les aime beaucoup, et suis heureux d'avoir eu l'occasion de les voir à l'œuvre et de pouvoir témoigner à l'avenir en leur faveur en connaissance de cause, » Les campagnes du Maroc et de Syrie ont donné de nouveau aux soldats noirs l'occasion de ménager encore « notre graine de braves poilus de France». Et ils manifestent dans ces circonstances le même allant que sur les fronts européens : crLe 2 5 avril 1926, devant Soueida, écrit le commandant Lelong, com- commandant un bataillon du 17e régiment sénégalais, alors que l'arrière de la colonne était sérieusement menacé, que les Druses triomphaient déjà, il appartenait à mes deux compagnies du groupe de manœuvre, de charger. Elles l'ont fait avec enthousiasme. Une de ces compagnies ayant perdu ses trois officiers, son adjudant européen, son adjudant indigène, bref n'ayant plus, pour la commander, qu'un sergent européen et un sergent indigène, a continué sa course mortelle qui nous a valu le triomphe. Et les tirailleurs, isolés dans les champs de blé, n'avaient d'autre souci que de découvrir les Druses. « A ce rush vers la mort, a fait place une autre manœuvre : le décrochage au pas et en ordre d'une crête à l'autre jusqu'à Soueida. Sous le couvert . L'Indochinois visera en B', parce que son intelligence lui facilite la résolution de ce petit problème de translation. 4- ✓ ' B ✓ / DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE IV. 77 Enfin, bien que l'orgueil et la vanité jouent un rôle important chez le noir, ces sentiments semblent encore plus développés chez le jaune, qui sait parfaitement qu'il est intelligent, et se rend compte de la valeur des services qu'il peut rendre. Issu d'une société férue de hiérarchie — on compte neuf degrés dans le mandarinat (1) — l'Indochinois a le goût et le respect des grades, des galons, des décorations. C'est, dans l'ordre moral, un puissant levier entre les mains des chefs, dans l'armée comme dans les administrations. Encore faut-il éviter de lui laisser l'impression qu'il est indispensable, car, si Moussa Kamara proclame volontiers «Français premier des blancs, Sénégalais premier des noirs ! n, Nguyen Yan Xuyen serait porté à dire lui aussi : «Indochinois premier des jaunes r> — et à ajou¬ ter mentalement sans doute; «premier des jaunes et des blancsn. Naturellement, comme dans tous les pays, certaines races ou certains milieux présentent plus ou moins d'aptitude — dans l'ordre physique, intellectuel et moral — au métier militaire. En règle générale, les indigènes originaires des Deltas du Tonkin et de la Cochinchine, et plus particuliè¬ rement ceux qui sont recrutés parmi les brodeurs sans emploi et les boys ou beps (cuisiniers) en rupture de ban, constituent des soldats de moindre qualité que les montagnards des hautes et moyennes régions indochinoises (Mans, Thos, Moïs, Méos), moins souples et plus fiers, mais de tempérament plus guerrier et d'allure plus robuste. Mais, bien dressés, et surtout commandés par des cadres qui les con¬ naissent et savent les manier, tous les contingents de l'Indochine sont susceptibles de rendre de bons services en campagne, ainsi qu'il ressort de l'historique de la conquête et de la pacification de ce pays, et de celui de la grande guerre. * * * L'étude de la composition des différentes colonnes qui ont agi en Indo¬ chine à partir de 1885 montre comment les troupes indochinoises ont progressivement gagné la confiance des chefs qui étaient appelés à les employer. (1) En établissant d'ailleurs une distinction entre mandarins civils et mandarins militaires ce qui, en définitive, représente 18 degrés différents parmi les mandarins. 78 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. Au début, elles ne constituent qu'une minorité parmi les unités partici¬ pant aux opérations. Les colonnes chargées sous la direction du général Jamont, de chasser les bandes de Bo-Giap, composées de Chinois et d'Anna¬ mites, de la position de Than-Maï entre le fleuve rouge et la rivière Glaire, comprennent une forte proportion d'éléments non autochtones : Colonne du général Jamais : 7 compagnies de zouaves ou tirailleurs algériens; 1 escadron de chasseurs d'Afrique; a compagnies de tirailleurs tonkinois. Colonne du général Munier : A compagnies de zouaves; 3 compagnies de tirailleurs tonkinois. • Colonne du colonel Mourlan : 5 compagnies de tirailleurs algériens; 1 compagnie de fusiliers marins; 1 escadron de spahis; î section de tirailleurs tonkinois. Total : 17 compagnies et 3 escadrons d'Européens ou Arabes; 5 compagnies et i section de tirailleurs tonkinois. Sur lx. 1 o3 militaires armés du fusil ou du mousqueton, il y a 3.120 Eu¬ ropéens ou Arabes, et 983 tirailleurs tonkinois — c'est-à-dire, pour ces derniers une proportion nettement inférieure au quart de l'effectif total. Cette proportion se relève très sensiblement à la fin de 1886, lors des opérations qui aboutirent, sous la direction du colonel Brissaud (1), au siège et à l'enlèvement de Ba-Dinh. Les colonnes comprennent : Colonne du lieutenant-colonel Dodds : 3 compagnies de légion étrangère; 1 compagnie de fusiliers marins; 5 compagnies de tirailleurs tonkinois. ( 1) Celui-ci avait pour adjoints le capitaine d'Amade et le capitaine Joffre. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE IV. 7l> Colonne du lieutenant-colonel Metzinger : a compagnies de zouaves; a compagnies d'infanterie de marine; 1 peloton de chasseurs annamites; 3 compagnies de tirailleurs tonkinois. Total : 7 compagnies d'Européens; 8 compagnies et î/a escadron d'Indochinois. ou sur 3.53o militaires armés du fusil ou du mousqueton, 1.579 Euro¬ péens, et 1.951 soldats indigènes, c'est-à-dire une proportion des trois cinquièmes en soldats indigènes. Cette proportion sera dépassée en 1887, au combat de Bo-Gia, où le lieutenant-colonel Servière utilise 280 tirailleurs tonkinois pour 157 soldats des bataillons d'Afrique, et au combat de Thuong-Lam où la co¬ lonne Pegna comporte 11 k tirailleurs tonkinois et 78 légionnaires. D'une manière générale, à partir de 1890, on s'en tiendra à la proportion de 2 ou 3 indigènes pour un Européen — et la dure et longue expérience des multiples opérations qui se sont déroulées au Tonkin depuis cette date jusqu'à la veille même de la grande guerre a montré qu'il est sage de ne pas s'en écarter. Naturellement, cette disposition n'a rien de rigide. L'essentiel est que la présence, dans un rayon déterminé, d'un élément européen produise chez les tirailleurs indochinois un effet moral propre à stimuler leur courage par l'émulation et le désir de se «posera aux yeux de leurs grands frères blancs. C'est ainsi, par exemple, que la colonne Le Ny, chargée d'enlever le cirque de Lung-Kett au chef Mouck-Tong-Gié, et comprenant âo partisans, 355 tirailleurs et 15 légionnaires, comporte un groupe, opérant isolément, de i5o tirailleurs sous les ordres du capitaine Laverdure, et qui remplit parfaitement sa mission, bien qu'ayant eu une vingtaine de blessés. Dans d'autres circonstances l'effectif des Européens est réduit au mini¬ mum, car leur présence offre plus d'inconvénients que d'avantages en raison de la rigueur de la saison, de la nature escarpée du terrain, de l'impé¬ nétrabilité de la brousse, des difficultés du ravitaillement ou du transport des impédimenta. Le détachement du capitaine Bellon, chargé de pour¬ chasser sur le flanc est de la montagne du Tam-Dao les bandes de réformistes 80 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. chinois qui ont réussi à gagner, en novembre 1908, les abords mêmes du Delta tonkinois, se compose de : 1 section du 10" colonial : soit 4o Européens. 2 pelotons de tirailleurs tonkinois; 1 groupement de miliciens: soit 0A0 indigènes. La proportion est donc de 6 indigènes pour un Européen. Toutes ces colonnes, où en définitive le tirailleur indochinois a joué le rôle principal, ont mis en relief la résistance, la fidélité et la vaillance de ce dernier. Dès 1896, l'un des historiographes, en même temps que l'un des acteurs, de la période de pacification, le commandant Chabrol, note que le soldat annamite se fait «apprécier par son endurance, son habitude de vie en plein air, et surtout par son peu de besoins matériels, dont la conséquence est un allégement précieux dans un pays où le moyen de transport est si précaire (i)«. Moins capable que le blanc ou le noir d'un effort soudain et violent, il soutient, par contre, un effort sérieux et prolongé. Les opérations de la colonne Brissaud, lors du siège de Ba-Dinh (décembre 1886-février 1887) comportent près de trois mois de marches, travaux d'investissements, reconnaissances et combats, au cours desquels les tirailleurs tonkinois ne manifestent aucune défaillance. La lutte contre le chef de bande Luu-Ky, dans le Dong-Trieu, dure près de six mois (1891-1892). «Ces opérations furent, plus que toutes autres, œuvre de longue haleine et de patience; elles consistèrent en marches et contre¬ marches, sinon stériles, du moins sans résultat tangible immédiat et réconfortant. L'ennemi se dérobait sans cesse et ne se montra le plus souvent que lorsque les circonstances lui permirent de tendre à nos colonnes de meurtrières embuscades comme à Dong-Tiam et à Choi-Xuan. Nos soldats eurent cependant un jour la satisfaction de livrer un combat sérieux, celui du Nui-Co-Bang, qui fut un gros succès; ce jour là, Luu-Ky, trop confiant en lui-même, voulut jouer au tacticien et nous attendit au grand jour; c'est une expérience qu'il ne renouvela pas. .. .Ce fut en résumé beaucoup moins par l'action meurtrière du combat que le lieutenant-colonel Terrillon obtint la désagrégation des bandes de Luu-Ky que par l'action dissolvante d'une vie fatigante et improductive (1) Opérations militaires au Tonkin, commandant breveté Chabrol, du 161° d'infanterie. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE IV. 81 qu'il leur imposa six mois durant, et qui amena à la longue le découra¬ gement des associés (i).» JTEn 1908 et en 1909, la campagne contre les réformistes chinois dans la région de Tuyen-Quang et Thaï-Nguyen et au Tam-Dao, ou contre les ban¬ des du De-Tham au Yen-Thé, immobilise dans la brousse, pendant cinq ou six mois consécutifs, des compagnies de tirailleurs tonkinois, qui, en dépit des fatigues, des pertes, des marches incessantes et des reconnaissances démoralisantes dirigées contre un ennemi insaisissable, font preuve en toutes circonstances de belle humeur et d'entrain. Rien n'est plus déconcertant en effet pour une troupe que de pour¬ chasser un adversaire qui se dérobe sans cesse. Le rebelle ou pirate anna¬ mite ou chinois ne met aucun amour-propre à conserver la position qu'il occupe : il a l'espace pour lui : toute l'Indochine, et même toute la Chine. Dès qu'il a infligé des pertes aux troupes françaises — c'est là son but essen¬ tiel — il se replie, et va organiser un peu plus loin un autre centre de résistance. Ce serait aisé d'arrêter net ce petit jeu, si la nature du terrain permettait l'exécution de vastes mouvements tournants. Mais les positions choisies tout à loisir par les pirates sont difficilement repérables, enfoncées au plus profond d'une brousse qu'on ne peut traverser qu'au coupe-coupe, et défilées au feu d'une artillerie qui a rarement des vues, et qui ne pro¬ gresse que lentement à dos de coolies. Donc, pendant de longues et pénibles semaines, nos détachements zigzaguent en tous sens pour découvrir la trace de l'adversaire. Puis un beau jour ils se heurtent à une organisation défensive très poussée, à l'abri de laquelle ce dernier tente de semer le découragement parmi nos soldats par la violence et la continuité de ses feux. A ce moment-là, il ne suffit plus de faire preuve d'endurance. La des¬ cription par le commandant Chabrol du camp retranché du Dé-Nam, dans la région du Yen-Thé, montre qu'il faut ainsi une bonne dose de courage pour monter à l'assaut de pareilles fortifications. Ce camp com¬ porte sept ouvrages principaux. (1) Opérations militaires au Tonlcin, commandant breveté Chabrol. Cette expression « d'associés» vise l'organisation d'une véritable société, ayant son siège en Chine, et faisant le commerce des produits qui proviennent des actes de piraterie commis au Tonkin par des bandes à la solde de cette société. 6 82 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. .. .«Ses forts étaient noyés dans la forêt, leurs emplacements n'étaient connus que vaguement et le premier objectif de la campagne devait être de les déterminer... Le Yen-Thé est moins tourmenté que le Dong-Trieu, comme sol proprement dit, mais il est couvert d'une végétation abondante et inextricable que l'on a vainement essayé d'incendier au pétrole. Dans un pays de ce genre, les colonnes peuvent avoir moins de kilomètres à abattre, mais chacun d'eux demande plus de temps à être parcouru; enfin, elles y sont d'autant plus condamnées à marcher à tâtons que précisément, au milieu de ce dédale, le sol manque de reliefs, et par suite de vues domi¬ nantes ... ...Chaque ouvrage se composait d'un parapet en terre et pisé percé de créneaux permettant les feux étagés (dans une caponnière du fort n° 1, on a compté jusqu'à quatre étages de feux), flanqué soit à l'aide de bas- tionnets prévus dans le tracé, soit à l'aide de caponnières ou de tambours et entouré à distances variables d'une ou plusieurs palissades en bambous. Dans l'intervalle annulaire compris entre le parapet et la palissade exté¬ rieure, étaient accumulées toutes les défenses accessoires que des gens patients et tenaces comme le sont les annamites étaient capables d'y accu¬ muler (abatis, petits piquets, trous de loup, chevaux de frise, croix de Saint-André, etc.). Mais la meilleure de toutes les défenses accessoires était la forêt; loin de débroussailler les abords de leurs forts, ils ont tou¬ jours placé au contraire leurs palissades extérieures contiguës au fourré; ils réduisaient ainsi la portée de leur tir, mais ils réduisaient de même celle du tir de l'adversaire. Or, celui qui y perdait le plus était encore ce dernier seul pourvu d'une bonne artillerie; ils forçaient ainsi les colonnes à s'émiet- ter et à se présenter sans cohésion à bonne portée de leurs créneaux. Ce n'était pas trop mal tirer parti des circonstances pour des gens qui n'étaient pas allés à l'École de Guerre apprendre qu'ccon ne débouche pas d'un bois. (i)w Ces dernières phrases font ressortir combien, au moment le plus décisif de l'engagement, au moment de l'assaut, l'action personnelle des chefs et des cadres européens se trouve brusquement réduite et parfois annihilée. Le courage individuel des assaillants doit y suppléer, et les exemples qui (1) Opérations militaires au Tonkin, commandant breveté Chabrol. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE IV. 83 suivent montrent Lien qu'il n'a jamais manqué à nos petits tirailleurs jaunes. Le 2 5 mars 1892, un détachement mixte de deux sections de tirailleurs tonkinois et deux sections d'infanterie de marine a pour mission d'attaquer et de déborder le village fortifié de Lang-Ham au Yen-The. En chaîne marchent les tirailleurs, et en soutien l'infanterie de marine. Arrivés à hauteur des premières cases, les deux sections de droite (une de tirailleurs et une d'infanterie de marine) reçoivent des coups de fusil assez nombreux sur leur flanc droit; elles font immédiatement face à droite, et devenant toutes les deux sections de première ligne, répondent au feu ennemi, marchant sur la crête boisée d'où il part, et l'occupent sans grande résistance. Mais à peine sont-elles arrivées sur cette crête qu'un violent feu rapide est ouvert sur leur flanc gauche; il provient d'un ouvrage (fort n° 5 ou du De-Dzuong) qui est dissimulé dans la forêt à une trentaine de mètres de là, et qu'on n'avait pas aperçu. Les deux sections de réserve accourent aussitôt et alors commence devant la palissade du fort et sous le feu très rapproché d'un adversaire abrité, une lutte meurtrière et héroïque pour enlever les blessés et les morts (1). Car c'est une tradition, à laquelle on n'a jamais failli en Indochine, de ne point abandonner les blessés à l'adversaire qui les mutilerait effroya¬ blement et les martyriserait — et les morts, dont il profanerait odieusement les dépouilles. On se bat ainsi pendant plus de deux heures, jusqu'à l'arrivée d'un détachement de renfort. A ce combat de De-Dzuong, les deux sections de tirailleurs tonkinois engagées ont parfaitement exécuté, sous le feu et en dépit de fortes pertes (6 tués, 2 3 blessés), une manœuvre très délicate. Voici encore une manœuvre difficile, en pleine montagne, que relate l'un des témoins, le capitaine Senèque (2). Il s'agit de l'expédition du Pan-Ai, dans la région de Moncay, dirigée par le colonel Ghaumont contre le repaire des bandes du Chinois Lo-Man. L'une des colonnes, commandée par le (1) D'après le commandant Chabrol : Opérations militaires au Tonkin. (a) Luttes et combats à la frontière de Chine, capitaine Senèque. 6 a 84 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. colonel Riou, a pour mission, le 26 juillet 1895, de s'installer sur unmou- vement de terrain — la cote 620 — qui constituera la base des attaques ultérieures contre un fortin servant de réduit à Lo-Man. L'avant-garde est formée par un peloton du 2 e régiment de tirailleurs tonkinois. ... tf Aucun mouvement, aucun coup de feu ne révélait la présence des pirates. Tapis sous des rochers, ils attendaient que le feu de l'artillerie eût cessé, ce qui devait nécessairement se produire lorsque les troupes d'at¬ taque, arrivées près des positions ennemies, allaient avoir à craindre pour elles-mêmes l'effet des projectiles... tf La ligne de crête était la seule voie d'accès. A mi-chemin, cette crête est constituée par un rocher en forme de toit que l'on ne peut traverser qu'en enfourchant l'arête aiguë qu'il forme. A droite et à gauche, un précipice dont la vue donne le vertige. «A peine les premiers hommes furent-ils engagés sur ce rocher, qu'il fut balayé par une fusillade nourrie, dirigée de front par les tireurs de la cote 620 et de flanc par ceux du fortin. « Continuer à avancer par cette crête, c'était vouloir perdre successive¬ ment tous ceux qui s'y aventuraient. w Le lieutenant commandant l'avant-garde donne l'ordre à son second, le sous-lieutenant Fécelier, de rester à cet endroit avec son groupe, en l'abritant derrière le rocher pour répondre au feu de l'ennemi. Pendant ce temps, le groupe de tête tentait le passage par le flanc gauche de la crête, défilé à la vue et aux coups des pirates. On avança ainsi de quel¬ ques mètres, mais les difficultés augmentaient... «Le flanc suivi ne présentait plus que des roches lisses entre les anfrac- tuosités desquels poussaient seulement quelques-arbrisseaux. Les mains s'accrochaient aux crevasses de la roche, aux touffes d'arbustes; les pieds se crispaient, cherchaient un point d'appui sur les moindres aspérités du roc ou ballottaient dans le vide... k En avançant ainsi homme par homme, dix-neuf tirailleurs et leur lieu¬ tenant purent se rassembler en contrebas de la crête, à quelques mètres seulement de l'ennemi, sans que celui-ci les eût aperçus. «Il avait fallu deux heures pour franchir cet espace de 100 mètres. Il était impossible d'aller plus loin sans se découvrir, et 20 mètres restaient à parcourir. cUn bond. Mais un bond sur une cîme aiguë, balayé de front et de flanc par une fusillade intense. Serait-ce impossible? Ceux qui venaient d'accom- DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE IV. 85 plir le premier tour de force sous le sifflement des balles ou le coup de fouet sinistre des branches coupées, des bambous abattus par des projec¬ tiles, ne pouvaient faiblir. « En un superbe élan, tous surgissent sur la crête. Une grêle de balles les accueille. Trop tard ! Ceux qui n'ont pas été atteints sont sur la position. Le 620 est à nous. Neuf sont tombés, l'un d'eux frappé de deux balles. Sur les onze qui restent, quatre ont leurs vêtements ou leur équipement traversé; et l'assaut n'avait pas duré une minute !... v> Cet épisode vraiment dramatique est le prélude de nouvelles et dures actions qui aboutissent en août à l'enlèvement du Panoï et à la destruction ou à la dispersion des bandes de Lo-Man. Le général Galliéni, dans son ouvrage : « Trois colonnes au Tonkinx, expose les méthodes qui lui ont permis en 189Û et en 1895, de pacifier le Gaï-Kinh, le Haut-Song-Cau et le Yen-Thé. Ouvrage purement technique — et cependant, dans la sécheresse voulue du récit, certains faits sont si éloquents par eux-mêmes que l'héroïsme des exécutants ressort en pleine lumière. Au cours des opérations du Yen-Thé, «le groupe Adeline arrive à 11 heures au contact des retranchements pirates, après avoir refoulé devant lui les avant-postes ennemis, placés à peu de distance deLang-Nua. En che¬ minant, le coupe-coupe à la main, de chaque côté d'une clairière orientée nord-sud et dont l'extrémité nord est occupée par les fortins, les deux groupes de tête dirigés par le lieutenant Muller et le sous-lieutenant Figeac, reçoivent à bout portant des feux rapides, dirigés de positions rendues invisibles par l'épaisseur des bois... » Un certain nombre de tirailleurs tonkinois sont tués ou blessés. «Suivant leur habitude, les pirates sortent de leurs retranchements pour enlever les morts et les blessés, tandis que les défenseurs du fortin ouvrent un feu nourri et ajusté sur nos fractions de tête. La lutte la plus vive s'engage sur cet étroit espace, battu par les projectiles venant de toutes les directions. Le lieutenant Muller réussit par son sang-froid, à rallier sa section sous un feu des plus violents et à ramener ses blessés dans une lutte corps à corps. Le sergent Soulé, de la 7 e compagnie du 2 e tonkinois qui depuis le début de l'action n'a cessé de se tenir à la tête de ses hommes, se conduit égale¬ ment avec la plus grande bravoure en déchargeant son revolver contre un 0 B 86 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. groupe de pirates et leur arrachant les deux tirailleurs blessés qui allaient tomber entre leurs mains. Le sous-lieutenant Figeac, de son côté, sauve ses blessés et arrête ses hommes à 1 oo mètres à peine du fortin, et malgré le feu intense dirigé contre eux... .. .«Au groupe Rémond, les patrouilles de tête sont reçues par une vive fusillade... Les pirates, sortant des taillis, cherchent à emmener les hommes tombés et à prendre leurs armes et leurs cartouches. Le capitaine Rémond maintient tout son monde sous le feu et dirige l'action avec le plus grand sang-froid, en s'exposant lui-même aux premiers rangs pour donner l'exemple à ses tirailleurs... Le sergent indigène Nguyen Dinh Xuyen va sous le feu relever un tirailleur blessé et son fusil; le tirailleur Dong-Chi va également, sous un feu très vif, chercher un sergent indigène grièvement blessé ainsi que son arme et ses munitions... « Voici maintenant un épisode qui met en relief non seulement le courage individuel des exécutants, mais leur esprit de discipline et leur habileté manœuvrière. En décembre i8g3, le capitaine Rrodiez, dont le détache¬ ment comporte environ 120 tirailleurs et une cinquantaine d'Européens, est bloqué dans la position de Tranh-Yen, au nord de Bac-Lé, par une bande de plus de 300 pirates, bien armés, et qui occupent toutes les positions dominantes. «Le capitaine concevait toute l'importance de la position de Tranh-Yen, et, malgré l'énervement qu'il fallait craindre pour les hommes à la suite d'attaques incessantes et journalières, malgré le manque de vivres, il était décidé à ne l'évacuer que lorsqu'il ne pourrait plus faire autrement. « Ce ne fut donc que le 13 (l'encerclement avait commencé le 6 décembre), quand il eut épuisé tous ses vivres, qu'il prit cette détermination extrême; mais à ce moment le nombre des assiégeants s'était encore augmenté, le Déo-Ka-Sa (col au sud-est de Tranh-Yen) était occupé et les détachements chinois étaient échelonnés à tous les mauvais passages du sentier direct de Tranh-Yen à Huu-Len; il fallait donc franchir de véritables lignes d'in¬ vestissement tenues par un ennemi quatre ou cinq fois plus nombreux... r> L'évacuation se fit donc par des sentiers de montagne abrupts, et que l'on savait peu ou mal gardés. Mais le silence le plus complet devait être observé. «On laissa au camp tous les bagages; les quelques chiens qui n'avaient pas encore été mangés furent tués; on roula les baïonnettes dans de la DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE IV. 87 paille et on les passa entre le corps et le ceinturon, les quarts furent placés dans la poche ou dans la musette... Rassemblée dès la tombée de la nuit, la petite colonne se mit en marche au petit jour (i)n. Grâce à la rapidité du mouvement, et à son exécution sans à-coups et en bon ordre, les sentinelles chinoises ne réussirent que tardivement à l'éven¬ ter. Toutefois une cinquantaine de pirates parvinrent à doubler la colonne, et lui tendirent une embuscade, qui fut déjouée, et ne nous coûta qu'une dizaine de tués ou blessés. Les exemples précédents ont trait à des opérations au cours desquelles les tirailleurs indochinois sont étayés, dans leur voisinage immédiat, par des détachements européens. En diverses circonstances, ce soutien matériel et moral leur manque — et ils se tirent tout à leur honneur des plus mauvais pas. En août 1890, 8 ou âoo fusils attaquent le petit poste de Quang- Huyen, qui n'est défendu que par 15 ou 20 tirailleurs tonkinois, sous les ordres d'un sergent européen. Ceux-ci, bien retranchés, et dociles au com¬ mandement de leur chef, ne se laissent pas intimider par l'adversaire qui se retire après plusieurs tentatives infructueuses d'assaut. En 1892, le petit poste de Than-Maï, dans la région de Moncay, attaqué dans des conditions analogues, est défendu avec autant de succès par une section de tirailleurs tonkinois. Le 22 février 1892, un convoi, dirigé de Langson vers le Delta, quitte Than-Moï dans la matinée, il comprend des voitures d'armes, de munitions et de matériel, ainsi que 70 chevaux. L'escorte se compose de Û5 tirailleurs, encadrés par deux officiers et un légionnaire. Une bande de pirates attaque ce convoi près de Bac-Le. Grâce aux dispositions judicieuses du capitaine, une fraction de l'escorte « manœuvrer cette bande sur ses derrières, tandis que le reste des tirailleurs assure la défense immédiate du convoi qui peut être parqué dans une clairière. Les pirates surpris par des feux plon¬ geants qui les prennent à revers, ne tardent pas à s'enfuir. La garnison du poste de Pho-Binh-Gia, en juin 1898, comporte à 1 tirailleurs, ayant comme encadrement le lieutenant Ducongé et un sergent (1) Opérations militaires au Tonhin, commandant breveté Chabrol. 88 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. européen. 3oo pirates armés, venant du repaire de Lung-Lat, se portent à l'attaque du poste le 1 o juin au matin. Le lieutenant Ducongé se constitue une toute petite réserve de dix hommes, et fait prendre au reste de la garnison ses emplacements de combat avec mission de ne pas tirer avant que l'ennemi fût à bonne portée. Ce dernier ne cesse d'envoyer des balles sur le poste pendant toute la journée. wA 11 heures du soir, les cases des femmes de tirailleurs situées au sud- est, furent incendiées, puis, suivant la tactique habituelle des pirates, la fusillade éclata aussitôt du côté opposé, et un groupe d'attaque se précipite sur la palissade. Sauf quelques coups de feu dirigés sur les cases en flamme, pas un coup de fusil n'avait encore été tiré par la garnison; les assaillants furent reçus lorsqu'ils arrivèrent sur la palissade, par un feu rapide éner¬ gique, qui leur fit lâcher prise; ils battirent en retraite, tiraillèrent à dis¬ tance encore quelques instants et cessèrent complètement. w Telle fut la première joui-née du blocus. Jugeant qu'il pouvait durer quelques jours, le lieutenant profita de la nuit du 11 au î a pour renforcer les parapets et se créer, sur le terre-plein battu par les feux, des chemi¬ nements abrités reliant les principaux points du poste. tr II organisa un service de rempart à raison de 15 hommes, couchant sur les parapets, toujours prêts à repousser une attaque, et i5 hommes se reposant à leur aise dans les bâtiments en brique; il défendit de tirer sans l'ordre du sergent ou le sien et dut enfin, dès le troisième ou le quatrième jour, diminuer la ration journalière. Un de ses principaux soucis fut l'eau; le poste, perché au sommet d'un mamelon est situé à une certaine distance des deux cours d'eau qui prennent leurs sources dans la plaine de Pho- Binh-Gia; il fit creuser des trous qu'heureusement la pluie remplit d'une eau boueuse, il est vrai, mais qui permit de vivre jusqu'au déblocus (i)«. Voici encore l'épisode du combat de Bac-Xam, le 3o décembre i8gâ. Un fort convoi, escorté par Û6 tirailleurs qu'encadrent seulement deux sergents européens, se dirige sur une piste montagneuse de Bac-Kern à Ghora. Une bande de 200 à 25o pirates, commandée par un des fils du grand chef Luong-Tam-Ky, lui a tendu une embuscade : la section d'avant-garde sous les ordres du sergent Bastat, tombe tout entière sous le feu de l'adversaire, et perd 20 hommes sur 2 3. Le sergent rallie à ses (1) Opérations militaires au Tonkin, commandant breveté Chabrol. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE IV. 89 côtés les trois survivants ainsi que les quelques blessés qui peuvent encore se servir de leurs fusils. L'autre sous-officier, le sergent Bonnardi en com¬ binant habilement des feux et la manœuvre de petits groupes de tirailleurs, en impose suffisamment aux pirates pour les maintenir à distance, ce qui lui permet de reprendre en main son convoi et de se fortifier sur une petite hauteur : c'est là qu'il résiste malgré plusieurs attaques jusqu'à l'arrivée d'un détachement d'une centaine de tirailleurs de Bac-Kern, alertés par l'envoi de pigeons-voyageurs. Au cours de ce combat, cinq tirailleurs de bonne volonté, éventant la surveillance des pirates, parviennent au prix de gros efforts et au risque de leur vie à ramener dans les lignes françaises le sergent Bastat, griève¬ ment blessé et qui ne tarde pas à succomber. Le siège du blockhaus de Coc-Ly est un fait d'armes d'autant plus remarquable que les îA indigènes qui le soutiennent sont complètement livrés à eux-mêmes : aucun Européen ne les encadre. Le 10 mars 189 A, une trentaine de pirates chinois, commandés par le chef Lo-Man, viennent attaquer ce petit poste, dont ils connaissent l'iso¬ lement, et dont ils s'imaginent avoir facilement raison. Vers 2.3 heures, une grêle de balles tirées à bout portant s'abat sur le blockhaus, et en même temps la palissade est entamée à coups de coupe- coupe. Le sergent Nbam abat de sa main un Chinois qui a réussi à pratiquer dans la palissade une brèche suffisante et qui vient tomber à l'intérieur. Aussitôt il organise la défense et répartit son monde tout autour des bambous. Lorsqu'un détachement du poste voisin parvient au blockhaus, ce dernier tient toujours — bien que la moitié de la garnison (7 indigènes sur 1A) ait été mise hors de combat par le feu. Les historiques des corps de troupes indochinois, et les différents rap¬ ports d'opérations fourmillent d'épisodes de cette nature, où la fidélité et la vaillance de nos tirailleurs sont mises en relief. Ces belles qualités se retrouvent dans l'historique des unités indo- chinoises qui ont participé à la grande guerre. Mais comme l'on regrette que ces unités n'aient pas été à même de donner toute leur mesure pen¬ dant cette période ! 90 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. Certes, on ne saurait blâmer le commandement de ne les avoir amenées que très progressivement au contact de l'ennemi, en commençant par les secteurs les plus calmes, et de les avoir amalgamées avec des troupes blanches. Mais celles-ci appartenaient à des formations métropolitaines. Le rendement des troupes indochinoises eût sans doute été supérieur si elles eussent été accolées, ou rattachées à des régiments coloniaux, composés de militaires et en tous cas commandés par des chefs dont la majeure partie avaient servi en Indochine, ou possédaient l'expérience des troupes indigènes. En outre, on poussa dans certaines circonstances l'amalgame à un degré excessif, les compagnies et même les sections de tirailleurs tonkinois se trouvant disloquées et dès lors placées le plus souvent au contact ou sous les ordres d'officiers et de gradés qui ignoraient tout des aptitudes et de la mentalité des soldats jaunes. A titre d'exemple, dans les Vosges en 1917, le 7e bataillon Indochinois se trouve réparti comme il suit entre des unités de la 12e division : Une compagnie affectée au 3e bataillon du 5ûe régiment d'infanterie à raison d'une section par compagnie de ce bataillon; Une compagnie affectée au ier bataillon du même régiment; Une compagnie affectée au 67e régiment d'infanterie; La compagnie de mitrailleuses répartie à raison de : Un peloton avec le 67e régiment d'infanterie; Un peloton avec le 5Ûe régiment d'infanterie. C'est la dislocation complète ! L'action du chef de bataillon et de la plupart des capitaines est ainsi complètement annihilée. Et pour qui sait tout le prestige, toute l'autorité que les uns ou les autres possèdent sur le tirailleur indochinois, il faut convenir qu'on se privait volontairement d'une grande force. Encore si ces fractions dispersées étaient restées pendant une longue période rattachées aux mêmes unités métropolitaines, petit à petit les cadres de celles-ci se seraient familiarisés avec la mentalité des tirailleurs indochinois et auraient appris à les commander. Mais les bataillons indo- chinois ne font que passer d'un secteur dans l'autre. Le 21e bataillon, par exemple, d'avril 1917 à novembre 1918, change onze fois de secteur ou de division. Pendant la bataille de l'Aisne, il est rattaché successivement aux E. N. E. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE IV. ' 91 (éléments non endivisionnés) du ier corps colonial, puis à la 166e division. Un mois plus tard le voici dans la Haute-Saône, puis en secteur, au début de juillet, dans la région de Saulcy-sur-Meurthe. Pendant l'hiver on le retrouve au Nord-Ouest de Ghâlons, puis à Ville-sur-Tourbe. Il quitte cette région en mars et avril pour se rendre, du côté de Clermont, Senlis et Gompiègne, d'où on le dirige de nouveau vers Sainte-Menehould. Il effectue de mai au début d'août un nouveau séjour dans les Vosges, réap¬ paraît en Champagne pendant quelques semaines en août, et termine la campagne au cours d'un troisième séjour dans les Vosges. Ces errants se trouvent donc dans les plus mauvaises conditions pour donner la mesure de leur valeur. On n'en est que plus satisfait de constater combien, en si peu de temps, dans les divers secteurs où ils sont appelés à stationner ou à combattre, ils savent se faire apprécier. Voici comment s'exprime le général Penet, commandant la 12e division au moment où le 7e bataillon indochinois, en octobre 1917, quitte son unité : « .. .Le général commandant la division ne veut pas laisser partir cette unité sans exprimer à son chef toute sa satisfaction pour les qualités militaires dont elle a fait preuve aussi bien dans les opérations du Chemin- des-Dames et du secteur de Saint-Dié que dans les cantonnements où sa tenue a toujours été très brillante. Le général espère que l'hiver terminé ce beau bataillon lui sera rendu et retrouvera à la 12e division la place qu'il y a si bien tenue... v Lorsque ce même bataillon est retiré du secteur du Linge en août 1918, le général Leconte, commandant le 33e corps tient à lui exprimer son «entière satisfaction pour la manière dont il s'est comporté tant au point de vue attitude devant l'ennemi qu'au point de vue discipliner. Enfin, après l'armistice, le commandant du 7e régiment d'infanterie, auquel le 7e bataillon indochinois a été rattaché à la fin de la campagne, cite ce dernier à l'ordre du régiment. «Le 7 e B. I. G. va quitter le 7 e régiment. Le chef de bataillon commandant provisoirement le régiment ne veut pas le laisser partir sans exprimer à tous le regret qu'il a de se séparer de cette belle unité. Sous le comman¬ dement énergique et éclairé du commandant Defert, les gradés et les hommes ont toujours donné largement tout ce qu'on leur a demandé et partout où il est passé, le bataillon s'est toujours signalé par sa belle 9 -2 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. tenue, sa discipline, et le complet dévouement à accomplir la mission qui leur était confiée... » La ire compagnie du 21e bataillon indochinois reçoit «les plus vives félicitations r> du général commandant l'infanterie divisionnaire de la i3âe division «pour la façon magistrale dont elle a repoussé une attaque boche le 21 août à la Neuvillette n (près de Reims), tandis que la Ae compa¬ gnie fait l'objet d'une citation à l'ordre de la 21e division d'infanterie. «La âe compagnie du 21e bataillon de marche indochinois, sous le commandement du capitaine Serra, a résisté à deux attaques violentes de l'ennemi, et, malgré les toxiques répandus par l'ennemi qui causaient l'évacuation du tiers de la compagnie a, gardant un moral élevé, conservé ses positions et fait échouer toutes les tentatives ennemies. » A l'armée d'Orient, les ier et 2 e bataillons indochinois sont constam¬ ment employés à des reconnaissances, à des coups de main, à de petits combats, où leur attitude décidée et calme ne tarde pas à se faire remar¬ quer. Us se sentent d'ailleurs un peu plus dans leur ambiance naturelle que sur le front français, en certains points de ces secteurs tourmentés et montagneux, et, notamment en Albanie, au contact de bandes irrégu¬ lières avec lesquelles il faut ruser, lutter d'habileté et de vitesse, comme au Tonkin dans les cirques ou sur les pitons de la haute région. Le général Henrys, commandant l'armée française d'Orient, leur donne d'ailleurs un beau témoignage de sa satisfaction dans la lettre qu'il écri¬ vait le 2 9 août 1918 au général commandant en chef les armées alliées. « J'ai l'honneur de vous adresser ci-joint une copie des citations à l'ordre de l'armée, du corps d'armée et de la division qui ont été accordées à des officiers et militaires servant au 1er bataillon de marche indochinois. «Jusqu'à présent les deux bataillons indochinois qui font partie de l'armée d'Orient s'étaient fait remarquer par leur aptitude à organiser les positions confiées à leur garde et par l'application qu'ils apportaient à l'exécution du service dans le secteur où ils étaient employés. «Consciencieux, attentifs, animés de l'esprit du devoir, montrant en toutes circonstances une activité intelligente et silencieuse, ils ont toujours donné satisfaction aux chefs sous les ordres desquels ils sont placés. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE IV. 93 te En cours de récentes opérations en Albanie, ces troupes ont donné la mesure de leur énergie et de leur esprit de sacrifice. « Attaquées par les troupes autrichiennes très supérieures en nombre et qui étaient appuyées par une puissante artillerie de moyen et de gros calibre, nos Indochinois sont restés impassibles sous les violents bombar¬ dements qu'ils ont subis. Ils n'ont pas cédé un pouce de terrain malgré cette infériorité numérique et malgré les fatigues que leur imposait un terrain particulièrement difficile et une chaleur accablante. « Répondant à la manœuvre de l'ennemi par la contre-attaque, ils ont refoulé les Autrichiens et leur ont infligé des pertes sérieuses. « Aussi ai-je été heureux d'accorder des citations à ceux de ces militaires qui se sont plus particulièrement distingués au cours des opérations dont il s'agit. «Peut-être estimerez-vous avec moi qu'il y aurait lieu de porter ces faits et ces citations à la connaissance du gouverneur général de l'Indochine qui pourrait en informer la population placée sous sa haute autorité en raison de l'heureuse répercussion que ces événements ne manqueront pas d'avoir sur leur esprit... n A côté de ces citations où félicitations collectives il convient de men¬ tionner les nombreuses citations individuelles décernées à des militaires indochinois en service soit au front français, soit à l'armée d'Orient. A titre d'exemple, sur environ un millier de militaires indigènes entrant dans la composition du 21e bataillon indochinois, on relève pour un séjour aux armées d'une durée de dix-huit mois : 1 citation à l'ordre de l'armée; 2 citations à l'ordre du corps d'armée; A citations à l'ordre de la division; 6 citations à l'ordre de la brigade; i3o citations à l'ordre du régiment. Beaucoup de régiments français n'ont pas à leur actif un pourcentage aussi honorable. Certaines de ces citations individuelles sont émouvantes : Ngdyen Siem, i™ classe. «Très bon tirailleur-mitrailleur, très brave au feu. Le 8 juillet 1918, sous un très 94 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. violent bombardement a été chercher un tirailleur albanais très grièvement blessé qui se trouvait entre les lignes, ramenant en même temps deux prisonniers autrichiens; a fait preuve ainsi d'une énergie, d'un mépris admirable du danger, et d'une conduite digne d'éloges. » (Ordre de la 5^' division, armée d'Orient.) Ngo Van Thi, a* classe. «Tirailleur d'un très grand courage. Grenadier voltigeur-lanceur, blessé mortel¬ lement au cours d'une patrouille de reconnaissance où, après avoir traversé un réseau de fil de fer, il livrait contre les ennemis un combat à la grenade, encourageant ses camarades et leur servant d'exemple.» (Ordre du corps d'armée, groupement de divisions du général de Lobit, armée d'Orient.) Ngdyen Van Tao, caporal. « Chargé d'accompagner une section de mitrailleuses et d'en assurer le ravitaillement en munitions, a entraîné son escouade avec une autorité remarquable, l'a maintenue sur la position conquise accomplissant sa mission d'une manière parfaite qui a fait l'admiration des Européens.» (Ordre du 35o* régiment d'infanterie.) En dehors de ces citations méritées par les militaires indochinois appar¬ tenant à des unités combattantes, d'autres, toujours très élogieuses, ont été accordées au personnel détaché dans le service des étapes, les formations sanitaires, ou le service automobile, en raison du dévouement et du sang- froid manifestés dans de critiques circonstances. * * * L'après-guerre a de nouveau permis aux troupes indochinoises de servir la France en dehors de leur pays d'origine. Elles constituent une partie du corps d'occupation de Chine, et ont figuré au Levant et au Maroc. L'attitude des 53e et 55e bataillons de mitrailleurs indochinois, dirigés de France sur le Maroc en 1925, a été très remarquée du commandement local, comme en font foi les témoignages officiels. Dans un ordre du jour, au moment du rapatriement du 53e bataillon en octobre 1926, le général Boichut, commandant supérieur des troupes, déclare que ce dernier DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE IV. 95 « laisse son souvenir attaché à des noms glorieux, Tafrant, Skiff-Oued, Bab-Hoceine, où il a montré son ardeur au combat et fait preuve d'une belle tenue au feu». Par ailleurs, le général Daugan s'exprime ainsi au sujet du 55e ba¬ taillon : « Pendant plus d'un an, sous les ordres du lieutenant-colonel Frech, puis du commandant Baudin, cette belle unité a rendu les plus précieux services, se faisant remarquer par sa discipline, ses qualités de travail, son habileté dans l'organisation, Aussi bien dans la défensive à Ain- Aïcha, à Taounat, au Djebel-Messaoud en 1925 que dans l'offensive à Bou-Redou, Habdaba et Bou-Ouda en 1926, elle a rempli avec succès les missions qui lui ont été confiées. «Le général commandant supérieur tient à remercier le 55e bataillon de mitrailleurs indochinois pour l'aide apportée aux troupes du Maroc, à le féciciter pour sa belle tenue au feu et à lui exprimer, au nom de tous, les regrets que cause son départ n. Et le général Dufieux, commandant le groupement de Fez, ajoute en transmettant au chef de corps cet ordre du jour : «Sous l'impulsion énergique, pleine d'entrain et féconde d'un cadre d'élite, cette unité a rendu au Maroc les plus signalés services; la trace en reste inscrite dans le secteur de la 2 e division de marche. Il reste aussi, dans le cœur de vos chefs et des camarades de toutes armes qui ont été en contact avec le 55e bataillon indochinois, le souvenir de relations faciles, agréables où l'esprit de discipline et une saine camaraderie concor¬ daient pour le bien général. «Je suis heureux de vous en donner le témoignage écrit, en vous faisant mes adieux à vous, chef attentif et défenseur vigilant des intérêts de votre bataillon, à vos cadres aussi expérimentés qu'allants et à vos braves tirail¬ leurs.:: Ces divers témoignages sont d'autant plus flatteurs pour les militaires indochinois que ces derniers se trouvaient, sur le front du Riff, côte à côte avec des unités appartenant à l'élite de l'armée française. Le colonel Bataille (1), commandant la 2 e brigade de l'Indochine (1) Belle figure d'officier colonial — tombé en septembre 191 h à la tête d'une division de chasseurs, dans les Vosges. 96 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. de 1908 à 1910, a dirigé un certain nombre d'opérations dans le Tam- Dao, le Yen-Thé, le Dong-Trieu. Il terminait un rapport d'ensemble sur ces différentes opérations par les lignes qui suivent — et qui, à plus de vingt ans de distance, semblent bien pouvoir néanmoins servir de conclu¬ sion à ce chapitre sur le tirailleur indochinois : «Le Tonkin a subi en 1908 et au début de 1909 une crise violente dont l'étude ressortit davantage du politique que du militaire : mais, comme en définitive, c'est à ce dernier qu'il incombe, pour une grande part, de dénouer la situation, il est intéressant de connaître quelle fut l'attitude des troupes au cours des diverses opérations. «Au début de 1908, on suspectait la fidélité et la valeur militaire de nos troupes indigènes : les nombreuses colonnes, à ce point de vue, auront du moins servi à faire justice de cette opinion préconçue. Les tirailleurs ont constamment fait preuve d'ardeur et de dévouement. Il ne semble même pas que l'influence de leur lieu d'origine — Delta ou Moyenne Région, villages ou grande centres — se soit fait vivement sentir : c'est ainsi que la compagnie Libersart, du 1er tonkinois, en garnison à Hanoï, et la compagnie Collot du 3 e tonkinois, toutes deux recrutées dans le Delta, se sont particulièrement distinguées, pour leur aptitude à la guerre de montagne : après deux mois d'une campagne très pénible dans le Tam-Dao, cette dernière rentrait à Bac-Ninh, sans un éclopé, sans un traî¬ nard, et se trouvait en état de repartir après quelques jours de repos, pour une colonne au Yen-Thé. En réalité nos troupes indigènes valent ce que valent leurs cadres : elles sont donc presque toujours excellentes. Quant à leur fidélité, il est permis de la croire très réelle, quand on considère que des actes de dévouement comme celui qu'accomplit le sergent Bui- Van-Ban, ne sont point rares : blessé très grièvement au combat de Rung- Tre, le 1er février, hors d'état de marcher, il cache dans des broussailles ses armes et ses munitions de manière à éviter qu'elles tombent entre les mains de l'ennemi après sa mort et, pour dépister ce dernier, il se traîne lui-même à quelque distance. Le lieutenant Devaux fut assez heureux pour retrouver ce brave à la tombée de la nuit... .. .«Il n'est pas douteux que la brillante conduite des Européens n'ait eu une très heureuse influence sur la belle tenue des tirailleurs au feu. L'ardeur avec laquelle nous luttions pour rendre la tranquillité à leur propre pays pourrait suffire à leur prouver — ainsi qu'à tout le peuple annamite — combien notre nation est généreuse et désintéressée. S'ima- gine-t-on de quelle confiance peut s'emplir tout à coup l'esprit jusque DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE IV. 97 là timoré du paysan, arraché à sa rizière pour entrer au régiment, quand il est témoin du fait suivant : un sous-officier français — le sergent Malas- pina, du 3 e tonkinois — atteint lui-même d'un projectile, va relever un tirailleur grièvement blessé, est assez heureux pour lui sauver la vie, et retourne, modestement reprendre sa place en première ligne, sans consen¬ tir à se faire panser. Et de tels actes ne sont pas isolés. y> Les événements mêmes du temps de paix confirment ces conclusions du colonel Bataille : bien instruits, bien commandés, entre les mains de chefs qui les aiment et qui savent leur donner l'exemple, nos soldats indochinois font preuve de fidélité, de dévouement et de vaillance. Lors des inondations qui ont ravagé le midi de la France au printemps de 1980, les Indochinois, comme les Sénégalais, ont mérité l'admiration et la reconnaissance des populations éprouvées. Ils peuvent s'enorgueillir des multiples citations qui leur ont été décernées à cette occasion — et dont il suffira de reproduire l'une d'elles pour apprécier toute la valeur de leur concours. Dinh, tirailleur de 2° classe à la compagnie mixte des télégraphistes coloniaux : «A fait preuve d'un dévouement admirable au cours des opérations de sauvetage des sinistrés de Sapiac et de Villebourbon, à Montauban. Monté sur un radeau de fortune avec deux de ses camarades, a effectué dans des conditions extrêmement difficiles dix-sept sauvetages au péril de sa vie. N'a pas hésité à se porter sur les points dangereux au risque de se faire entraîner par le courant. A quitté les lieux du sinistre complète¬ ment épuisé. » 7 98 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. CHAPITRE V. LES MALGACHES0'. Les Français ne sont pas les premiers artisans, comme ils l'ont été en Afrique Noire et en Indochine, de l'organisation de troupes régulières à Madagascar. Depuis le début du xixe siècle, il existe une armée malgache — ou, plus exactement, une armée hova, car les Hova, occupants de la partie nord du plateau central de l'Imerina, sont, à l'époque, parmi de multiples races, les seuls en état d'imiter tant bien que mal les Européens dans leurs institutions. Grands admirateurs de Napoléon, Andrianampoinimerina, l'un des souverains les plus actifs de Madagascar, et son fils Radama (2), auraient voulu doter leur pays d'une armée qui put rivaliser, par la tenue, par l'instruction, par l'entraînement avec les armées européennes. Malheureu¬ sement la situation budgétaire de leur gouvernement ne permet pas de faire appel à un nombre suffisant d'instructeurs qualifiés. Jusque vers 1880, ce sont des caporaux ou sous-officiers français ou le plus souvent britanniques, et dont quelques-uns se doublent d'aventuriers, qui s'im¬ provisent les organisateurs de la nouvelle armée malgache : le caporal mulâtre indien Brady, les sergents anglais James Hastie et Lovet, le sergent français Robin, etc. Au surplus, l'armement coûte fort cher, et les britan¬ niques, fournisseurs attitrés du gouvernement hova (jusqu'au jour où un Français, M. Jean Laborde, crée pour le compte de ce dernier une fonderie aux environs de Tanararive), n'envoient guère à leurs lointains clients que les laissés pour compte de leurs arsenaux. Quant aux effectifs, ils sont, selon l'intérêt que les souverains successifs portent aux choses militaires, très variables, et très inégalement répartis. (1) Pour le détail de certains points traités dans ce chapitre, on se reportera à l'ouvrage de la collection «Les Armées françaises d'Outre-Mer» : Histoire militaire de Madagascar. (2) Radama monté sur le trône en 1810. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE V. 99 Une loi de recrutement du 2 5 mars 1879, inspirée par les Anglais, édicté l'appel pour cinq ans, sous les drapeaux de la Reine, de tous les jeunes gens âgés de 18 ans appartenant aux familles nobles et bourgeoises — les esclaves en sont exceptés. Mais il existe de nombreuses exemptions, dues surtout à la faveur. La conscription joue assez bien en Imérina, mais très peu en pays Betsileo, et pas du tout dans les régions littorales de la Grande Ile. Dans ces conditions, le maximum des effectifs entretenus par le gou¬ vernement hova est d'environ 2 3.000 hommes répartis en 39 batail¬ lons (1), constituant eux-mêmes, au moins sur le papier, plusieurs grandes unités (divisions ou corps d'armée). Car il importe avant tout de donner des commandements à de nombreux princes, parents ou alliés de la Reine, ou seigneurs influents — et la hiérarchie des officiers, dont l'éche¬ lon le plus bas est le chef de bataillon ou «7e honneur», en comprend neuf; déjà le «12e honneur» correspond au grade de «maréchal». Il ne faut pas s'étonner si le «16e honneur» a droit — officiellement — à 3o adjoints ou aides de camps (ou «decans») et pratiquement en a près de lui plusieurs centaines. Le premier ministre possède un millier de «de¬ cans». En somme, l'armée malgache est surtout une armée de cadres! Elle est répartie entre Tananarive et ses environs immédiats. De petits noyaux de troupes occupent Majunga, Tamatave, Fort-Dauphin, et quel¬ ques autres points éloignés de l'Imérina, affirmant ainsi la suzeraineté, bien réduite, du gouvernement hova sur toutes les races de l'Ile. Ces petits noyaux vivent sur le pays et sont complètement abandonnés à eux-mêmes. f En dépit d'une organisation aussi défectueuse, les troupes malgaches ne sont pas totalement dépourvues d'instruction. Leur aptitude à établir des redoutes étagées — nous en ferons l'expérience aux combats d'Àn- driba et de Tsindinondry — et à creuser des retranchements est indéniable. «Tous les villages de quelque importance étaient entourés d'un imposant fossé circulaire, profond de 5 à 6 mètres et large d'autant, le glacis sou¬ vent couvert d'une haie de cactus, et il fallait souvent de l'artillerie pour forcer ces obstacles. Quelquefois même les Malgaches construisaient de (1) Le bataillon comporte 6 compagnies de 107 hommes. Quatre à six bataillons forment une «borigedry» ou brigade (ce nom malgache est d'ailleurs une déformation du mot français brigade). Enfin plusieurs «borigedry» constituent une division, et l'ensemble un corps d'armée. Mais ces dernières formations n'existent que théoriquement, et jamais des unités de l'ordre de la division ne sont réellement constituées. 100 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. petits fortins dans leurs postes les plus importants, particulièrement sur la côte. Tels étaient, par exemple, le rova de Majunga qui comprenait un ouvrage demi-circulaire en maçonnerie de â5 mètres de diamètre, et de 5 mètres de relief et, surtout, celui de Tamatave. Ce dernier avait un diamètre de 70 mètres et un relief de 7 mètres. Dans ces parapets d'une épaisseur de â mètres, se trouvaient des casemates destinées les unes à loger les soldats et les autres à abriter les munitions et le matériel. L'artillerie était disposée sur une banquette en terre construite dans l'épaisseur du parapet, et tirait par des créneaux... L'ouvrage était pro¬ tégé extérieurement jusqu'au niveau des embrasures par des remblais en terre et des revêtements de gazon (1). ■» Les pièces d'artillerie, malgré la diversité des calibres et le mauvais état habituel des munitions, sont servies très convenablement. Ce sont d'ail¬ leurs leurs feux, assez ajustés, qui occasionnent presque toutes les pertes au combat de la colonne expéditionnaire de 1895 (2). Par contre, les troupes de l'ancienne armée malgache manifestent peu d'enthousiasme pour les expéditions lointaines — c'est-à-dire pour tout service qui les appelle en dehors de l'Imerina. Ce sentiment s'explique d'ailleurs par l'état d'anarchie des services administratifs de l'armée. Pas d'intendance, pas de service d'approvisionnement : avant l'entrée en campagne, on remet à chaque combattant quelque menue monnaie avec laquelle il devra lui-même assurer sa subsistance. Cette menue mon¬ naie est gaspillée le jour même du départ, et les troupes, au cours de l'ex¬ pédition, vivent de rapine et de maraude — et, le plus souvent, de priva¬ tions. Quant au moral, il n'est généralement pas mauvais, à en juger du moins par les chants en honneur dans les unités malgaches vers 1885 : Chant dit corps des Yoromehrt. Qui va là? Ce sont les soldats de la reine Ranavalona. Qu'apportez-vous? Les preuves de notre instruction militaire. (1) Lieutenant de Villars, de l'infanterie coloniale : L'Ancienne armée malgache. Les chants malgaches reproduits plus loin ont été recueillis et traduits par cet officier. (2) Le matériel d'artillerie avait été fourni aux Malgaches par les établissements Krupp et Hotchkiss : d'une manière générale, il était aussi bon et aussi moderne que le nôtre. Mais lors de cette campagne de 1895, que de pièces furent abandonnées sans avoir tiré, à la seule an¬ nonce de l'approche des Français I , DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE V. 101 Nous n'avons pas d'argent ni d'or; mais c'est notre propre corps que nous vous offrons, ô maître, Pour faire un rempart vivant à Madagascar... » ou encore (Extrait) : 0 Madagascar ! si quelqu'un vous menace, Nous vaincrons tous les obstacles : Même s'il fallait piler le riz sur un marais, Même s'il fallait faire du feu sur l'eau, Ou même s'il fallait employer comme combustible La moitié de nos cheveux et nos sourcils aussi ! Car nous sommes ceux que vous comblez de vos biens...» Chant du corps des Avaradrano. 0 pays, tu ne seras jamais gouverné pas d'autres, Car il existe bien des peuples sur la terre, Mais il n'y a que les mauvais qui soient vaincus. Avaradrano ! 0 Madagascar ! Vous êtes notre patrie. Dieu nous garde de jamais vous abandonner ! Même s'il faut verser notre sang, Nous ne vous abandonnerons jamais, Madagascar, notre Patrie... » ou encore (Extrait) : Rendez gloire à la reine, car c'est une souveraine qui ne se trompe pas; la reine est une souveraine qui n'aime pas le mensonge. Notre gouverneur est un gouverneur qui ne change pas sa parole. 0 reine, votre pays ne saurait être gouverné par personne autre; quand le mois du recrutement viendra, tous les jeunes hommes seront soldats, car nous aimons notre patrie. 0 volontaires, que l'on nous brûle si nous dé¬ sertons !... » Promesses qui, évidemment, n'ont pas été tenues. Mais peut-être faut-ii en rejeter ia cause sur la médiocrité de l'encadrement des unités, car depuis cette époque, et dans leur propre pays comme sur d'autres théâtres d'opé¬ rations, les combattants malgaches ont fait la preuve de leur vaillance et de leur dévouement à l'égard de leurs chefs. L'armée à laquelle nous allions nous heurter en 1895 est donc loin de constituer une quantité négligeable, et l'on ne s'étonne pas que le gouvernement français ait fait entrer dans la composition du corps expé- 7» 102 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. ditionnaire une portion importante (1) de troupes blanches (neuf batail¬ lons, et 3 groupes d'artillerie). Toutefois ce dernier comporte aussi — et c'est là le fruit de l'expérience acquise en Algérie, au Sénégal, au Soudan et en Indochine, — une certaine proportion d'unités indigènes (A batail¬ lons), parmi lesquelles figure un bataillon de tirailleurs malgaches. Ce bataillon ne comprend aucun élément hova. Il est constitué de Sakalaves et de Gomoriens. L'origine de cette unité remonte d'ailleurs à 1885 : à ce moment, lors de notre première campagne contre le gouver¬ nement de Ranavolona III, nous avions occupé en face de Nossi-Bé le petit poste d'Ambodimadiro, et le capitaine Pennequin, utilisant judi¬ cieusement à notre profit l'antagonisme de deux races rivales, créa une milice sakalave, qui manifesta une excellente attitude dans de multiples opérations de police et reconnaissances contre des détachements hova. Cette compagnie de milice est amalgamée en 1891 avec des auxiliaires recrutés aux Comores : ainsi se trouve constituée à Diego-Suarez, que nous occupions depuis i885, le «bataillon de tirailleurs de Diego-Suarez ». Transportés à Majunga en i8g5 pour entrer dans la composition du corps expéditionnaire, et placé sous le commandement du chef de batail¬ lon Ganeval (2), il y fait d'ailleurs très honorable figure, notamment aux combats d'Andriba et d'Ambohibé. Aussi, dès le lendemain de la conquête, songe-t-on à multiplier les unités indigènes, en recrutant des volontaires cette fois parmi toutes les races de la Grande Ile, et notamment les Hova, nos adversaires de la veille. Le ier régiment de tirailleurs malgaches, à 3 bataillons, est créé le ier octobre 1896, et de nombreuses compagnies de milice sont organisées dans les différentes provinces. On va cependant un peu vite en besogne. Le général Gallieni le note sans ambages en 1898 : « .. .Les tirailleurs malgaches sont loin de nous avoir rendu les services que nous attendions d'eux. Les tirailleurs originaires de la côte (Betsi- misaraka ou Comoriens) sont assez braves et résistants, mais ceux (1) Les troupes blanches comprenaient comme infanterie : un bataillon de chasseurs, 3 bataillons d'infanterie de ligne, 1 bataillon de Légion étrangère, 3 bataillons d'infanterie de marine, 1 bataillon colonial de «Volontaires de la^Réunion». Les troupes indigènes comprenaient : 2 bataillons^ de tirailleurs algériens (enrégimentés avec le bataillon de légion étrangère sous le nom de régiment d'algérie), 1 bataillon de Haous- sa, 1 bataillon de tirailleurs malgaches, ces deux derniers bataillons constituant un «régi¬ ment colonial» avec le^bataiRon des «Volontaires de la Réunion». (2) Tué en 1915 comme général aux Dardanelles. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE V. 103 d'origine hova ou betsileo sont plus que médiocres lorsqu'ils servent hors de la région centrale. Ils sont au moins aussi sujets à la lièvre que les Européens, sans avoir leur valeur militaire et ont, sauf de rares excep¬ tions, une crainte véritable des Sakalaves, Bara et Tanala. «La valeur militaire des milices employées seules, sans encadrement de troupes noires ou européennes, est peu sérieuse. « Celles du nord-ouest ont été, lors du récent mouvement insurrectionnel, d'une lâcheté inqualifiable. Elles ont abandonné leurs chefs, les ont laissé massacrer sans les défendre, et beaucoup de miliciens se sont mis du côté des insurgés. « Nous ne devons donc employer les milices non encadrées que dans les régions absolument calmes, où elles servent uniquement de force de police; par contre, si elles sont solidement encadrées, elles peuvent rendre des services appréciables... n (1). Cette constatation amène le général Galliéni à prendre toutes dispositions utiles pour améliorer le recrutement des contingents malgaches, et à veiller tout particulièrement à leur encadrement, auquel ne doivent participer que des officiers ou gradés déjà familiarisés avec le pays, les coutumes locales, et le caractère des indigènes de Madagascar. Une amélioration se fait rapidement sentir. Il est aisé d'ailleurs de se rendre compte comment nos nouveaux sujets, depuis l'époque de la con¬ quête, ont su progressivement mériter notre confiance : il suffit de consi¬ dérer la proportion des troupes malgaches, aux diverses phases de l'oc¬ cupation de la Grande Ile, par rapport aux éléments envoyés de l'exté¬ rieur. En octobre 1896, par exemple, la colonne organisée par le colonel Gombes en vue de l'occupation d'Ambatondrazaka comporte : 2 compagnies et demie de Sénégalais; 2 sections de Malgaches, c'est-à-dire environ 1 Malgache, pour 5 Sénégalais. A la même époque, dans le cercle d'Ambohidratrimo, la garnison est formée de : 2 compagnies d'infanterie de marine; (1) Rapport d'ensemble sur la pacification, l'organisation et la colonisation de Madagascar (octobre 1896 à mars 1899), p. 159-161. 10 h LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. 1 compagnie de tirailleurs algériens; 1 compagnie de Sénégalais, auxquelles s'ajoute : î compagnie de Malgaches, c'est-à-dire une pro¬ portion approximative de î Malgache pour à militaires provenant de l'extérieur. En 1899, le corps d'occupation de Madagascar comprend, en infan¬ terie : i3 compagnies d'infanterie de marine; 12 compagnies de Sénégalais; 6 compagnies de Légion étrangère; soit au total 3i compagnies venues de l'extérieur. et 18 compagnies de Malgaches. La proportion des troupes malgaches a donc sensiblement augmenté (1), puisqu'elle atteint plus du tiers de l'effectif total. Elle s'accroît encore en 1900, à mesure que notre prestige grandit dans le pays, et que la pacification, selon l'expression employée à l'époque par le général Galliéni, crfait tache d'huiler. En effet le colonel Lyautey, dans son commandement du sud, a sous ses ordres : 2 compagnies d'infanterie de marine; 3 compagnies de Légion étrangère; 3 compagnies de Sénégalais; soit 8 compagnies venues de l'extérieur. pour 6 compagnies de Malgaches. Ce qui représente, sur l'ensemble, une proportion de près de â5 p. 100 de troupes malgaches,—proportion en réalité très supérieure, car aux unités régulières il convient d'ajouter, dans chacun des 5 cercles relevant de ce commandement, une fraction de 2 à 3oo miliciens indigènes, encadrés désormais par des gradés européens éprouvés. (1) Antérieurement le nombre des compagnies de malgaches avait été porté à ai, mais à la suite des constatations qui figurent dans le «rapport d'ensemble» du général Galliéni, elles avaient été ramenées à 18. PLANCHE XIV. Madagascar. — Gallium, accompagné du colonel Lyautey, présidant un «Kabary» (réunion) d'indigènes. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE V. 105 L'année 1905, avec le retour définitif du général Galliéni dans la métropole, marque la fin des grandes insurrections. Il existe désormais trois régiments malgaches. L'un est plus spécialement chargé de l'occu¬ pation et de la défense du point d'appui de la flotte de Diego-Suarez (3 e R. T. M.), l'autre (1er R. T. M.) occupe le centre et l'ouest de la Grande Ile, l'autre (2e R. T. M.) l'est et le sud. On n'en maintiendra pas moins comme garnison de sûreté : 3 bataillons sénégalais; 3 bataillons blancs (1). La garnison comprend donc au total 10 bataillons malgaches pour 6 bataillons venus de l'extérieur. La proportion initiale est renversée : sur trois combattants figurent deux malgaches. A la veille des hostilités de 191 A, cette proportion des troupes malgaches s'accroît encore, par suite de la suppression de 2 bataillons sénégalais et d'un bataillon blanc. En ig3i le corps d'occupation — désormais très réduit, car la grande guerre a permis de juger du loyalisme et de la fidélité de nos sujets, — comporte en infanterie : 18 compagnies malgaches; 2 compagnies sénégalaises; 5 compagnies françaises (2). Les circonstances se sont d'ailleurs tellement modifiées à partir de 191 A, que non seulement les éléments non autochtones ne constituent plus à Madagascar qu'un noyau très réduit, mais qu'à leur tour de nom¬ breux contingents malgaches quittent leur pays d'origine, et sont employés, aux côtés des troupes françaises, sur de lointains théâtres d'opérations. De 191A à 1918, A5.863 Malgaches, tous volontaires (les corps malgaches ne comportent d'ailleurs à ce moment, et depuis leur origine, (1) i° R. T. M. : É.-M. à Tananarive. a° R. T. M. : Ë.-M. à Tamatave. 3° R. T. M. : É.-M. à Diego-Suarez (4 bataillons). 3" R. T. sénégalais : É.-M. à Majunga. 13" R. d'infanterie coloniale : É.-M. à Tananarive (9 bataillons). Bataillon d'infanterie coloniale de Diego-Suarez. L'artillerie (mixte) comportait 8 batteries de montagne, à pied ou montées, et 2 compagnies d'ouvriers. (n) 9 bataillons, l'un en Emyrne, l'autre à Diego-Suarez, chacun à 3 compagnies. Mais ce dernier détache une compagnie à la Réunion. 106 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. que des engagés et rengagés) sont dirigés vers l'intérieur, pour être affectés : hi.355 dans des corps combattants; A.5o8 dans des formations non combattantes. Les quatre cinquièmes de ces engagés proviennent des hauts plateaux, par conséquent en majorité des populations hova et betsileo, celles qui se trouvent le plus au contact des Européens : en l'occurrence, l'excellent exemple donné par ces derniers, qui sollicitent en grand nombre leur envoi sur les fronts d'Europe, n'est pas étranger à cette détermination. Les unités malgaches sont utilisées pendant près de deux ans — jusqu'au deuxième semestre 1917 — comme bataillons d'étape, soit en France, soit à l'armée d'Orient, c'est-à-dire à des travaux de routes, des ravi¬ taillements en munitions d'artillerie, etc. Ce n'est que tout à fait excep¬ tionnellement qu'on les emploie en secteur. Mais leur belle tenue, leur discipline, leur attitude très ferme au cours des bombardements accidentels qu'elles ont à supporter incitent le commandement à leur demander un plus sérieux effort. On crée un premier bataillon de combattants le i5 septembre 1917, on verse dans l'artillerie — où ils remplacent nombre pour nombre des Européens — des servants malgaches, dont l'effectif se montera au cours de 1918 à plus de i5.ooo hommes. Au moment de l'armistice, il existe, en dehors des artilleurs : en France : 3 bataillons combattants; 1 bataillon d'étapes au front nord-est; 1 bataillon au service des travaux publics; 1 bataillon de dépôt à Fréjus. à l'armée d'Orient : 3 bataillons d'étapes. Les pertes des contingents malgaches au cours de la grande guerre s'élèvent à environ A.000 tués ou morts de blessures ou de maladie. Ce nombre est assez éloquent par lui-même. Ces troupes ont su accomplir tout leur devoir. Mais il est regrettable qu'on ne leur ait pas donné DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE V. 107 plus tôt, au cours des hostilités, l'occasion|de manifester leur vaillance sur les champs de bataille. * * * Le et tirailleur malgache», — comme d'ailleurs le cc tirailleur indochinois », ou le cftirailleur sénégalais» — c'est une expression commode dans le lan¬ gage courant, mais qui ne représente pas une individualité bien précise, car la diversité d'origine de nos contingents indigènes de Madagascar est très grande. Rarement pays offre aussi peu d'homogénéité que la Grande Ile : d'une superficie supérieure à celle de la France (1), elle s'étend du nord au sud sur près de quinze degrés de latitude; l'arête centrale constituée par le plateau de l'Emyrne la fractionne en plusieurs régions nettement séparées les unes des autres et dont le sol et le climat sont fort dissemblables; enfin l'origine historique des races qui la peuplent explique que ces dernières, juxtaposées dans les compartiments très variés d'une même patrie, présentent entre elles des différences sensibles de caractère, de mœurs et de coutumes. C'est ainsi qu'on trouve dans le sud des populations misérables, sauvages, à l'esprit belliqueux (Antandroy, Mahafaly), dans l'est des populations indolentes, réfractaires au progrès, mais peu hostiles à l'Européen (Betsi- misaraka), sur le côte ouest des populations pillardes, et longtemps hos¬ tiles à notre influence, volontiers nomades (Sakalaves), et sur les pla¬ teaux des gens doux et calmes, cultivateurs et petits artisans (Hova et Betsiléo). Les deux races offrant les caractéristiques les plus nettes et aussi d'ail¬ leurs les plus différentes sont les Hova et les Sakalaves. Les premiers sont des descendants d'immigrés venus du continent asiatique ou plus probablement de l'archipel malais, les seconds présentent au contraire des affinités avec certaines races purement africaines. Le Sakalave, plus bronzé, est solide et fruste, le Hova est plus intelligent, beaucoup plus accessible à notre civilisation, et, en définitive, de tempérament peu belli- (1) 625.000 kilomètres carrés, ce qui correspond sensiblement à la superficie de la France, de la Belgique et de la Hollande réunies. 108 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. queux. C'est ce qu'explique parfaitement Barnavaux (i) dans son langage un peu réaliste, mais empreint d'une clairvoyante philosophie : ctje voudrais hien savoir pourquoi les Sakalaves se défendent si bien; ils ne travaillent pas la terre, ils laissent leurs bœufs courir la brousse, mangent des racines les trois quarts du temps, et appuient leur fusil sur la cuisse au lieu de l'épauler, ce qui est contraire à la théorie. Mais ils se font tuer et vous tuent très proprement. Des gens qui ne font rien de leur pays, et ne veulent pas qu'on y aille, c'est incohérent ! En Emyrne, au contraire, les habitants savent lire, écrire et compter comme les bourgeois de France. Ils ont des champs, du bétail à l'engrais, des moissons, tous les plaisirs de la civilisation, et ils se sauvent pour une ombre. Je crois que c'est parce qu'ils ont trop d'imagination. Regardez les Sénégalais : ils ne voient pas plus loin que le bout de leur nez, qui est camus : aussi font-ils de très bons soldats. Mais ces gens d'Emyrne, ils prévoient, ils calculent et ils exagèrent, juste comme s'ils lisaient les journaux. Alors, on leur fait prendre un épouvantail à moineaux pour une armée -n. Les réflexions de Barnavaux datent des premières années de notre installation dans la Grande Ile. Depuis cette époque les Hovas, au contact des Européens, ont sans doute discipliné leur imagination vagabonde. Ils restent assurément de tempérament moins guerrier, moins aventureux que les Sakalaves, mais une bonne instruction militaire, méthodiquement conduite, permet de transformer ces gens paisibles, avisés, pleins de bonne volonté, en des combattants qui ont su faire excellente figure au feu. Et grâce à leur vivacité d'intelligence et à leur habileté manuelle on recrute chez eux de très bons gradés et spécialistes. D'ailleurs, les nécessités du recrutement ou des relèves n'ont pas tou¬ jours permis de grouper dans les mêmes unités les militaires de même race, de sorte que celles-ci constituent généralement un amalgame de com¬ battants de tempéraments et de caractères différents. L'expérience des diverses opérations conduites à Madagascar même ou de la campagne de 191/1 à 1918 prouve qu'en définitive cet amalgame est loin d'être mé¬ diocre et ses caractéristiques principales sont au contraire tout à l'honneur des contingents qui entrent dans sa composition. (1) Rarnavaux, le type du «marsouin», du débrouillard soldat d'infanterie de marine, tel que l'a campé si pittoresquement Pierre Mille, dans ses livres : Sur la vaste Terre, Barna¬ vaux et quelques femmes, etc. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE V. 109 Tout d'abord, c'est un profond esprit de discipline. Les Salcalaves et les gens des races plus ou moins apparentées aux noirs africains possèdent, à ce point de vue, la mentalité de ces derniers : «service, y en a ser¬ vice». Les indigènes des hauts plateaux sont, en raison de leur caractère paisible et pondéré, dociles aux instructions de qui les commande. Gomme le dépeint le général Galliéni (1), le Hova «héréditairement soumis au despotisme arbitraire de ses chefs, est habitué à considérer comme faisant partie de l'ordre naturel des choses les caprices de la force». Il obéit passivement : c'est la solution qui lui impose le moins d'efforts de volonté et en définitive le moins de déboires. Cette attitude disciplinée du soldat malgache, la correction de sa tenue ont vivement frappé nos adversaires lorsque les circonstances les ont mis en contact avec ce dernier. En 1918, c'est le 4e bataillon malgache de l'armée d'Orient qui reçoit mission de garder, en Hongrie, le maréchal Mackensen et les officiers de sa suite : la correspondance adressée par ces officiers à leurs amis ou à leur famille laisse percer l'étonnement admiratif que leur causela parfaite attitude de leurs gardiens aux visages foncés (2). A la même époque, séjourne à l'armée du Rhin, dans le Palatinat, un ré¬ giment malgache et les Allemands sont vivement impressionnés par l'excellent état d'esprit et la tenue exemplaire de nos sujets (3). De cette correction, de cette douceur de caractère, ceux-ci leur avaient d'ailleurs donné déjà la preuve pendant les opérations. Voici à ce sujet un extrait d'une lettre d'un fonctionnaire de Madagascar, mobilisé au 12e bataillon malgache. «...Un des traits les plus frappants du Malgache au combat, c'est à mon avis, son souci constant de la discipline et son grand respect des blessés ennemis, respect poussé jusqu'à l'humanité la plus raisonnée. J'ai vu sur le champ de bataille, après l'action, des Malgaches donnant leur café à boire à des blessés boches, ou les couvrant d'une couverture aban¬ donnée. (i) Rapport d'ensemble sur la pacification, l'organisation, et la colonisation de Madagascar (octobre 1896 à mars 1899). (a) Rapport du chef de bataillon Thomas, commandant le bataillon malgache et chargé en même temps de la censure de la correspondance des officiers allemands prisonniers. (3) Voir notamment à ce sujet Le Pèlerin chrétien bulletin religieux du diocèse de Spire (3 0 mai 1920 et semaines suivantes), qui fait un éloge sans aucune restriction des troupes malgaches. 110 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. Tout autant d'actes particuliers, tous en leur honneur et si dignes d'éloges que je serais demeuré quelque peu sceptique si je n'en avais été personnellement le témoin... (1). Le Malgache se présente donc comme un soldat discipliné, solide, endurant, résistant à la fatigue. Assurément une sélection initiale, et particulièrement sévère, est indispensable, car, quelle que soit sa race d'origine, c'est un sous-alimenté, comme le Sénégalais (2). Mais soumis à un entraînement rationnel, bien nourri, il peut fournir un effort pro¬ longé. Les différentes colonnes menées dans l'Ouest et dans le sud de Madagascar, en pays montagneux, où le ravitaillement sur place présentait généralement de grosses difficultés, ont imposé aux tirailleurs malgaches, pendant toute la période de pacification, des marches pénibles, de dures privations, qui ont été supportées sans défaillance. Entre maints exemples, voici celui de la 6e compagnie du 2 e R. T. M., qui effectue du 18 décembre 1897 au A janvier 1898 une reconnaissance de Mahaho, sur la rivière de Morondova, à Bemena sur la Tsibihina; la distance à vol d'oiseau n'est que d'une centaine de kilomètres, mais le trajet est presque triplé par l'absence de routes ou même de pistes et la nature montagneuse du pays; ce dernier est d'ailleurs insoumis, insalubre et presque inconnu. Européens et tirailleurs sont minés de fièvre et couverts d'ulcères. Les rebelles Sakalaves harcèlent jour et nuit le détachement. Il n'en parvient pas moins à son objectif en une quinzaine de jours, après avoir livré de multiples petits combats. C'est une belle randonnée à l'actif de militaires indigènes qui servent dans nos rangs depuis moins de deux ans. En France, pendant la grande guerre, alors que les Sénégalais doivent être renvoyés dans le Midi tous les hivers, les Malgaches restent sur le front, et supportent très bien les températures les plus rigoureuses : leur état de santé demeure excellent. Même son de cloche à l'armée d'Orient : tous les rapports des commandants des bataillons malgaches sont concordants à ce (1) Cette lettre est adressée au Gouverneur général de Madagascar Garbit, mobilisé lui- même comme colonel d'artillerie coloniale et qui inspectait fréquemment les unités originaires de la Grande-Ile. Elle est citée par ce dernier dans une conférence faite à l'École Coloniale, en mai 1919. (a) Les statistiques des commissions de recrutement opérant à Madagascar font ressortir qu'environ deux sujets sur trois doivent être éliminés pour inaptitude physique, et notam¬ ment faiblesse de constitution. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE V. 111 sujet, et pourtant ces unités bivouaquent parfois à 1.200 et 1.600 mètres d'altitude, sous la tente individuelle ou le marabout et en plein hiver. «Les travaux de route, de manutention et de ravitaillement, écrit le commandant du Ae bataillon malgache, ont souvent été très pénibles, étant quelquefois accomplis la nuit, en raison de l'urgence ou des bombardements et par des températures très rigoureuses. Cependant, l'état sanitaire du bataillon s'est toujours maintenu très satisfaisant. Aucune épidémie ne s'y est manifestée, malgré les intempéries, les chaleurs torrides de trois étés, notamment de celui de 1916, et la rigueur des hivers passés dans la neige, souvent à des altitudes élevées. «Je dois signaler tout particulièrement l'effort des quatre compagnies du bataillon, qui ont accompli, lors de l'avance en Serbie, à pied, sac au dos, et souvent sous la pluie, les étapes Kastoria-Kustendil pour la première, Florina-Semendria pour les trois autres compagnies, soit près de 600 kilo¬ mètres, malgré de grandes difficultés augmentées encore par un ravitaille¬ ment irrégulier et quelquefois insuffisant. «Néanmoins, la moyenne des malades pendant l'avance n'a jamais été très élevée, même après les étapes les plus pénibles et durant les froids les plus vifs. Aussi, pendant ces longues marches les hommes ont fait preuve d'une grande résistance physique et d'un allant remarquable ...■■> Ce sentiment inné de la discipline, ce respect du chef, cette endurance physique se complètent heureusement par une aptitude au combat qu'on ne saurait plus nier après les exemples de la Grande Guerre, au cours de laquelle les Malgaches participent aux opérations actives les plus dures de la campagne. La longue période de la pacification à Madagascar avait d'ailleurs déjà permis d'apprécier la vaillance des contingents indigènes, lorsqu'ils étaient bien instruits, bien entraînés, surtout bien encadrés. Les historiques des régiments malgaches fourmillent d'épisodes concluants sur ce point. L'une des premières opérations auxquelles participent les troupes mal¬ gaches est la prise du plateau d'Ikongo, au cours de la pénétration vers le sud, en octobre 1897. Ce plateau, véritable forteresse, dont les Hova, du temps du gouvernement de la Reine, n'avaient jamais pu s'emparer, est défendu par A ou 5.ooo Tanala, persuadés de l'inviolabilité de leur repaire, surtout du côté du nord. 112 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. Or, attaqués à l'ouest par les tirailleurs algériens, les Tanala, surpris d'être vigoureusement pris à partie au nord par les Malgaches (peloton de milice du lieutenant Bonal et détachement Perrin de la 1re compagnie du 2e régiment malgache), ne tardent pas à se désorganiser et à abandonner le terrain. La citation du sous-lieutenant Perrin fait ressortir qu'il a conduit ccà l'assaut d'une position très forte de jeunes tirailleurs indigènes qui n'avaient jamais vu le feu et auxquels il a su communiquer l'entrain qui l'animait ». De 1897 à 1901, il ne se passe pas de mois qu'une colonne comprenant une, deux, parfois trois compagnies malgaches n'aient à effectuer quelque dure reconnaissance, enlever un centre de résistance, créer un poste, tenir une région jusqu'alors insoumise. Souvent d'ailleurs des colonnes agissent simultanément, car on s'efforce de faire tâche d'huile en même temps du côté de l'ouest et du côté du sud. L'enlèvement par surprise du village de Tsilamaty, dans le 2 e territoire militaire (nord de Morondova), dû le 12 janvier 1900 à la 2e compagnie du 2 e régiment de tirailleurs malgaches, montre à la fois les qualités manœu- vrières de cette troupe et la nature sauvage de la lutte en face d'adversaires aussi acharnés que les Sakalaves. La défense de ce village est remarquable¬ ment organisée : ces derniers ont su y appliquer notamment le principe des «zones fortifiées» et des «cheminements obligés ». « .. .Grâce aux guides on tourna uû premier obstacle constitué par une palissade très serrée, établie le long de la forêt et on arriva ainsi à une clai¬ rière. «A 5oo mètres du point où la colonne sortit du bois, la clairière était coupée par une longue palissade protégée par des abatis et se terminant du côté est par de très grosses palanques. Dans la ligne des palanques étaient aménagées deux ou trois ouvertures qui ne pouvaient permettre que de passer homme par homme. En arrière de ce premier obstacle, à environ 200 ou 3oo mètres se trouvaient à la suite l'une de l'autre et séparées par une distance de trois ou quatre mètres, deux portes du village palanquées, très étroites, et dont les flancs étaient protégés par une double ligne d'abatis très denses et disposés de façon à obliger l'assaillant à passer par les portes. Entre elles et le village se trouvait un rideau de brousses épaisse d'une profondeur de 5o mètres et dont l'accès était rendu plus difficile par des branches coupées, elles formaient une série d'ilôts protégés vers l'intérieur l'LAACIIE XV. Le général Galliéni faisant une promenade à bicyclette dans le parc du Gouvernement général. La case du colonel Lyautey à Ankazobe. Le colonel Joffbe faisant une promenade en forêt. A MADAGASCAR. — Trois futurs Maréchaux de France dans l'intimité. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE V. 113 par des abatis de branches d'une hauteur égale à celle des maisons (environ 1 m. 5o à 2 mètres). «r.. .Pour traverser la clairière, la marche fut accélérée le plus possible, et la ligne des palanques, qui n'était pas défendue, fut franchie. « .. .Vigoureusement enlevée par le sergent Balant et le lieutenant Mon- gelous, la section de chaîne franchissait les deux portes sans bruit, au pas de gymnastique, le tirailleur Zaobe en tête; elle était immédiatement suivie par les trois autres sections. Elle rentra ainsi dans le village... Les Sakalaves tentèrent un retour offensif et ouvrirent un feu assez vif à petite distance. Un feu rapide les obligea à se retirer. Pendant qu'on fouillait le village, les Sakalaves revinrent à l'attaque (î)... r> Ils furent chassés de nouveau. Les citations individuelles obtenues par les tirailleurs malgaches au cours de ces multiples opérations font ressortir leur entrain et leur bravoure. Glanons-en quelques-unes. Leur variété même montrera qu'ils savent mani¬ fester leurs qualités militaires dans des circonstances bien diverses. Le caporal Randriamana et le tirailleur Rainimaika, de la 9e compagnie du 2e régiment de tirailleurs malgaches : « Grièvement blessés, en se tenant debout sous le feu pour mieux ajuster l'ennemi, ont continué malgré leurs blessures à rester à leur poste de combat et à participe-à l'affaire d'Ankalaboli. » Le caporal Vilonsoa, de la 12e compagnie du 2e régiment de tirailleurs malgaches : « Pendant l'engagement de Tsimongoa, le 38 septembre 1898, est allé chercher bravement à quelques mètres de l'ennemi le corps et les armes d'un tirailleur tué, les a rapportés avec le plus grand sang-froid, et le plus grand calme. » Le caporal Joseph, de la 2 e compagnie du 2e régiment de tirailleurs malgaches : et A donné aux tirailleurs sous ses ordres un très bel exemple de discipline en venant se placer lui-même dès le début de l'affaire d'Amborololo, le 3A octobre 1899, sous les ordres du caporal sénégalais d'extrême-pointe et en pénétrant l'un des premiers dans les campements sakalaves. * (1) Historique du s* régiment de tirailleurs malgaches. S 114 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. Le tirailleur de 2 e classe Ampondra, de la 11e compagnie du 2 e régiment de tirailleurs malgaches : « Gravement blessé à la cuisse droite a continué à prendre part au combat du 2 0 mai et ne s'est laissé escorter que sur l'ordre du médecin. » Le caporal Rajouaa, de la 8e compagnie du 2 e régiment de tirailleurs malgaches : « Bien que blessé au début du combat d'Ambohitaivolona, le 16 mai 1899, a continué à se battre et à tenir tête aux Tanala qui n'ont pu s'emparer du corps du sergent Pinel, ni de ses armes. » Le tirailleur de 2 e classe Rainijobia, de la 8 e compagnie du 2 e régiment de tirailleurs malgaches : « Étant de faction au poste de Sakalanova, s'est fait tuer bravement en jetant le cri d'alarme le 20 mai 1899.» Le caporal Rainimaro, de la 12e compagnie du 2e régiment de tirailleurs malgaches : « A repris seul avec l'aide de A partisans un troupeau tombé entre les mains des rebelles, a ramené son butin intact, et est rentré blessé d'un coup de feu au talon et la manche traversée d'une balle. » Voici maintenant le récit de la mort héroïque du caporal Ramasy, de la 1re compagnie du 2e régiment de tirailleurs malgaches telle que la racontèrent ultérieurement, lors de leur soumission, des chefs de village qui avaient participé à l'enlèvement du poste de Bagoyo (2A novembre 190A). « Ce jour-là, dès l'aube, conduits par Befanona, chef rebelle, nous nous présentâmes au poste qui n'était pas achevé. Nous portions soit une botte de paille, soit un paquet de roseaux et nous avions nos armes (famakys) dissimulées dans les charges. Seul Befa¬ nona avait une sagaie à la main, c'était son habitude et il y était autorisé. Les tirailleurs étaient sur un toit dont ils achevaient la construction. «Le sergent Alfonsi vint au devant de Befanona à l'entrée du jjoste et lui demanda ce qu'il voulait : «J'arrive de Midongy, dit Befanona, le capitaine m a ordonné de t'aider à construire ton poste. C'est ce que je fais, je t'apporte aujourd'hui de la paille et des roseaux. — C'est bon, dit le sergent. Fais déposer ces charges près de la case», puis il entra au poste suivi de Béfanona qui nous appela tous en disant : « Dépêchez-vous de déposer vos charges et que les retardataires se hâtent ». Il y avait en effet pas mal d'indécis qui traînaient la jambe espérant arriver après le coup. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE V. 115 «Nous entrons donc et nous nous répandons dans le poste en observant de nous placer entre les tirailleurs et la case où nous savions que se trouvaient les fusils et les cartouches. « Dès qu'il nous voit en place, Befanona donne un coup de sagaie à Alfonsi qui est aussitôt achevé à coups de hache par ceux qui accompagnaient Befanona. «Les tirailleurs veulent alors descendre de la case, mais nous les tuons au fur et à mesure qu'ils descendent, en épargnant toutefois les Antaisaka, à qui nous permettons de regagner leurs villages après les avoir dépouillés de leur uniforme. «Mais le caporal Ramasy réussit à s'emparer de son fusil et de quelques cartouches et commença à tirer sur nous. « En quelques instants il abattit plusieurs de nos camarades et comme il tirait bien, nous nous tenions à l'écart; Béfanona lui cria : «C'est bien, tu as ton fusil, tu peux t'en aller, on ne te fera rien». Mais Ramasy répondit : — Que veux-tu que j'aille me présenter à mes chefs maintenant que mon sergent est mort. « Et il continua de tirer, il tua quatre des nôtres et en blessa un grand nombre. Une panique se produisit parmi les bourjanes de Befanona. Mais celui-ci, dès la mort du sergent Alfonsi, s'était emparé des armes et des munitions du poste; ses parents^et les plus influents de sa tribu avaient suivi son exemple. Quelques rebelles dirigés par Befanona réussirent à se glisser derrière le caporal Ramasy et le tuèrent... ( 1). » Sur les fronts européens, c'est naturellement dans la défensive que les Malgaches sont d'abord admis à faire la preuve de leurs qualités militaires. Mais les secteurs qu'ils ont à tenir sont de plus en plus mouvementés, et le 29 mai 1918, le 12e bataillon malgache est jeté dans la grande bataille qui a pour but de barrer aux Allemands la route de Paris par la vallée de l'Oise. Pendant cinq jours, ce sera une lutte terrible, mais l'adversaire ne passe pas. et Le 3 juin, lit-on dans l'historique de ce bataillon, l'ennemi profite de la nuit pour se masser à couvert dans le ravin de Glignon. Notre artillerie est trop peu nombreuse pour lui causer des pertes. A 5 h. 3o, une attaque plus violentes que toutes les précédentes, se déclanche avec pour objectif la ferme et Les Mares». Les vagues boches sont fauchées à mesure qu'elles atteignent le rebord du plateau. L'attaque échoue. A 12 heures, nouvelle tentative qui, malgré la puissance des moyens mis en œuvre, ne parvient pas à briser la résistance des Malgaches. Il fait une chaleur accablante. Les hommes qui tiennent depuis le matin sous un marmitage qui les prend (1) Historique du a' régiment de tirailleurs malgaches. 8 116 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. d'enfilade, n'ont pas mangé ni bu depuis plus de vingt quatre heures. Ils sont exténués; beaucoup dorment sur place sous un soleil de plomb. Les pertes de la journée sont très lourdes et les compagnies, réduites à trois depuis la veille, ont de nouveau fondu. C'est là que le tirailleur Radoda, de la 3e compagnie, parmi tant d'autres braves, une jambe brisée, un bras déchiqueté par la mitraille, s'acharne à tirer avec une énergie indomptable, refuse de quitter ses camarades et pleure de rage quand les brancardiers l'emportent de force, n Une telle conduite attire sur ce bataillon l'attention du commandement. Désormais il sera rattaché à la division marocaine, phalange glorieuse où il combat aux côtés de régiments déjà fameux : légionnaires, zouaves et tirail¬ leurs algériens. Il participera ainsi à toutes les offensives de la fin de la cam¬ pagne. Et par sa belle attitude ce bataillon méritera d'être transformé en un régiment qui prendra le nom de 1er régiment de «chasseurs malgaches ». Assurément en d'autres circonstances, les Malgaches avaient eu l'occasion de manifester leur bel entrain dans des coups de main, dans de petites actions offensives. C'est ainsi que dès le mois de mai 1917, lors de l'offensive du 1er corps colonial dans la région de Laffaux, ils avaient été cités à l'ordre de la 3e division coloniale «pour la valeur offensive déployée au cours de la dure journée du 5 mai 19177». Mais dans cet été 1918, les succès qu'obtiendra le 12e bataillon malgache peuvent être donnés en exemple aux unités les plus valeureuses de l'Armée française, et il n'est pour s'en convaincre que de parcourir les trois citations à l'ordre de l'Armée obtenues par cette unité en moins de trois mois : Est cité à l'ordre de la VIe armée : le 120 bataillon malgache. Unité tactique de premier ordre, sous les ordres du commandant Groine, tombé glorieusement le 31 mai, puis du capitaine adjudant-major Rossigneux, n'a cessé de combattre en première ligne pendant les opérations du 27 mai au à juin 1918, disputant le terrain avec une indomptable ténacité et sans souci des pertes subies, à un adversaire très supérieur en nombre. A largement contribué par son esprit de sacrifice et ses brillantes qualités guerrières, à rétablir une situation difficile et à reconstituer le front contre lequel les efforts de l'assail¬ lant sont finalement venus échouer. Signé : DEGOUTTE. Deuxième citation. — Ordre général de la Xe armée (i3 octobre 1918) : Le 18 juillet sous l'énergique impulsion de son chef le commandant Hippeau, s'est élancé à l'assaut d'un village fortement organisé et tenu par l'ennemi, et l'a enlevé dans un élan superbe. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE V. 117 Entreprenant aussitôt une nouvelle action dans une direction différente, a occupé et nettoyé rapidement un bois rempli de mitrailleuses. A ainsi réalisé une avance de 3 kilomètres sur un front de 1.800 mètres, faisant Aoo prisonniers, capturant 10 canons et de nombreuses mitrailleuses. Signé : MANGIN. Troisième citation. — Ordre générai de ia Xe armée (2 7 octobre 1918) : Bataillon magnifique qui, sous l'énergique commandement du chef de bataillon Hippeau, s'est signalé, au cours des opérations du 98 août au i5 septembre 1918, par son mordant, sa vigueur, sa ténacité et le bel esprit de sacrifice qui l'anime. Le 9 septembre, malgré les feux nourris de mitrailleuses qui le prennent de flanc et de front, il emporte de haute lutte les organisations du village Terny-Sorny, y fait près de 900 prisonniers et capture un énorme matériel. Signé : MANGIN. Ce sont là des témoignages officiels de l'héroïsme de nos tirailleurs mal¬ gaches. Voici maintenant, corroborant ces témoignages l'appréciation d'un des gradés du 12e bataillon, qui a vécu et combattu avec les Malgaches, et qui relate ses impressions personnelles au gouverneur général de Mada¬ gascar (1), le colonel Garbit. a...Votre dernière visite au bataillon, mon colonel, a dû vous édifier sur le cran de nos Malgaches. Pour ma part, et, en toute sincérité, ils ont été pour moi une révélation, car je ne veux pas vous cacher qu'avant l'attaque je n'avais pas encore en eux toute la confiance qu'ils ont si largement méritée. « A ce moment-là, un des caporaux indigènes de ma section, Lemanavakra, blessé à la cuisse, et auquel je fis en hâte un pansement sommaire, refuse, catégoriquement, malgré mon conseil, de quitter la section pour aller au poste de secours. J'eus en lui un auxiliaire des plus précieux, ainsi qu'en un sergent nommé Randevo, déjà ancien de service, et dont j'ai particulière¬ ment apprécié l'esprit d'à-propos. «D'uncalme parfait, il n'a cessé, avec un complet mépris des mitrailleuses (1) Il s'agit du fonctionnaire mobilisé qui a fait l'objet d'une précédente citation. 8 B 118 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. boches, de régler le tir de ses hommes qu'il savait inspecter, me rendant compte des moindres incidents pouvant entraver la marche de la section. et Gomme acte plus caractéristique de bravoure, je puis encore vous signaler, mon colonel, celui d'un tirailleur volontaire pour venir avec moi reconnaître l'emplacement des mitrailleuses boches et partant résolument sans aucun souci de la pluie de balles qui nous accueillaient. « Botolahy, sergent (3.665). Excellent gradé, très brave et très énergique. A l'attaque du 9 septembre 1918, s'est impétueusement élancé avec ses hommes sur une mitrail¬ leuse qui gênait la progression de son unité, l'a rapidement réduite au silence et a fait tous ses servants prisonniers.?) La plupart de ces citations — il n'est pas superflu de le souligner — ont été décernés par des chefs qui avaient pour ainsi dire tous les jours sous les yeux, en cette décisive période de l'été 1918, les plus beaux exemples de courage et d'ardeur au combat, parmi les différentes unités placées sous leurs ordres. En égalant ainsi les militaires malgaches à leurs meilleures troupes, ils ont proclamé qu'on ne saurait plus désormais considérer ceux-ci comme des « combattants de deuxième zone??. Médiocres du temps du gouvernement hova parce que mal recrutés, peu instruits, mal encadrés, mal commandés, ils constituent au contraire une troupe d'élite — les faits l'ont prouvé — lorsqu'ils sont préparés avec méthode à leur rôle du champ de bataille par des cadres qui connaissent leur mentalité et leur caractère, qui les aiment, et qui savent les entraîner. 122 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. Dès 1898, le général Galliéni, écrivait à ses chefs de province : «Ce sont les indigènes insoumis de la veille qui nous aident, qui nous servent à gagner les insoumis du lendemaind. Moins de vingt ans ont suffi, non seulement pour que ce programme d'action soit entièrement réalisé, mais pour que les adversaires que nous combattions alors soient devenus les ardents défenseurs de notre sol national. C'est là la marque caractéristique du génie colonisateur de la .France. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE VI. m CHAPITRE VI. LES PETITS CONTINGENTS INDIGÈNES. Ce sont ceux qui sont originaires de l'Inde française, de nos colonies océaniennes, de la côte des Somalis. Les contingents fournis par les établissements français de l'Inde sont très réduits, car la population ne dépasse pas i5o.ooo habitants, et il y a lieu par ailleurs de faire une distinction entre les «Hindous renonçante et les «Hindous non renonçante. Les premiers renoncent à tout statut spécial indigène, ils sont considérés comme des citoyens français, et peuvent de ce fait servir dans des unités françaises. Les seconds ne peuvent s'engager que dans la compagnie de cipaye.s entretenue comme force de police à Pondi- chéry. Pendant la Grande Guerre, leur trop faible effectif, qu'ils soient «renonçant» ou «non renonçant», n'a pas permis de les grouper en unités constituées sur le front français. Quelques sections ont été utilisées en Indochine à la répression des mouvements rebelles en 1918 et 1919. Les possessions insulaires françaises du Pacifique sont réparties sur une étendue d'environ 10.000 kilomètres, c'est-à-dire correspondant au quart d'un méridien terrestre. Par ailleurs, la Nouvelle-Calédonie est à 23.000 kilomètres de Marseille. Tahiti en est à 26.000 kilomètres par la voie australienne. En utilisant le canal de Panama on compte encore 17.000 kilomètres de Saint-Nazaire ou Bordeaux de Tahiti. D'autre part, la population indigène, dispersée dans des centaines d'îles et d'îlots, atteint à peine 110.000 habitants, et cette population sous- alimentée, dédaigneuse des règles les plus élémentaires de l'hygiène, s'adonnant volontiers à l'alcoolisme, en proie à de redoutables maladies endémiques, comme la lèpre, semble en voie de disparition. LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. Cet ensemble de conditions géographiques et ethnographiques semblait devoir dispenser les indigènes de nos possessions du Pacifique de toute participation effective à la défense même de la métropole. La tâche la plus urgente d'ailleurs, au début des hostilités, consistait à assurer la défense même de ces possessions, que menacent effectivement les croiseurs allemands Scharnhorst et Gneisenau. Échelonnées sur la route de Panama à l'Australie, elles constituent des relais intéressants à travers l'im¬ mensité du Pacifique. En outre, leurs ressources naturelles ne sont pas négligeables pour des belligérants : le nickel, et le chrome, par exemple, ne sont exploités en dehors de la Nouvelle-Calédonie que dans l'Afrique du Sud et au Canada. Enfin, c'eut été un succès d'ordre moral que les Allemands n'eussent pas manqué de mettre en relief s'ils avaient pu annoncer au monde, par un communiqué sensationnel, l'occupation de Nouméa, capitale de nos possessions océaniennes, ou de Tahiti, la perle du Pacifique. C'est sans doute pour ces motifs qu'un matin d'août 191A les deux croi¬ seurs se présentèrent devant Papeete. Une organisation défensive hâtive, mais très activement menée par le lieutenant de vaisseau Destremau, avec l'équipage de la Zélée, le peloton de tirailleurs canaques qui constitue l'unique garnison permanente de Tahiti, la police |locale, des volontaires européens et indigènes, suffit à donner aux Allemands l'impression que la place ne se rendra pas sans combat. La prise de Papeete et l'occupation même de l'île valent-elles qu'on coure le risque de voir endommager l'un de ces deux croiseurs, si loin de leurs bases métro¬ politaines? Le commandement allemand ne le pense sans doute pas, car le Scharnhorst et le Gneisnau, après avoir arrosé de coups de canon les différents quartiers de Papeete, ne tardent pas à reprendre le large (1). De cet incident découlent au moins deux leçons, l'une d'un caractère très général, l'autre de portée plus immédiate. Tout d'abord, cette dérobade de deux puissantes unités de la flotte alle¬ mande se heurtant à une résistance improvisée est à méditer : lorsqu'un territoire ne comporte ni défense fixe, ni défense mobile, l'absence complète de risques peut inciter un adversaire, même très faible, à occuper ce terri¬ toire. L'existence de quelques canons, quelques mitrailleuses, l'opposition de quelques défenseurs bien décidés à vendre chèrement leur vie, peuvent suffire au contraire à enrayer toute velléité d'attaque. (1) MM. Claude Farrère et Paul Chack ont raconté dans le détail cette tentative d'attaque de Papeete par les deux croiseurs allemands. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE VI. 125 La leçon plus immédiate fut, en cette circonstance, la constatation de l'attitude énergique des militaires indigènes et du loyalisme des popu¬ lations. Elle eut pour résultat d'inciter le gouvernement français, à la fin de 1916, à diriger sur la métropole, au moins à titre d'essai, un bataillon canaque. Ce «bataillon mixte du Pacifique» (1), ne doit constituer initialement qu'une troupe d'étape; on l'emploie d'abord aux travaux du port de Marseille, et il ne comprend que deux compagnies recrutées en majorité dans la Nou¬ velle-Calédonie. L'année suivante, un renfort de 500 Tahitiens permet de former un bataillon complet à k compagnies d'infanterie, une compagnie de mitrailleuses, une compagnie de dépôt, et l'on juge possible de l'utiliser sur le front. Il s'y comporte très honorablement dans le secteur toujours mouvementé de la «Main-de-Massiges». Désormais aguerri, il recevra au cours des rudes opérations de l'été 1918, des missions analogues à celles qui sont alors confiées aux meilleurs bataillons européens ou indigènes : il participe à la défense de la tête de pont de Compiègne, à la fameuse attaque du 18 juillet qui devait déterminer le premier recul des armées allemandes, à la poursuite de l'adversaire en direction de Soissons, puis de la frontière. Pendant cette retraite pied à pied des Allemands, le bataillon du Pacifique enlève, pour sa part, le village de Vesles et Caumont, la ferme de Petit- Caumont, ce qui lui vaut une très belle citation à l'ordre de la Xe armée : «Le 2 5 octobre 1918, sous les ordres de son chef, le commandant Gondy, s'est porté d'un seul élan et sous un violent bombardement à l'attaque du village de Vesles et Caumont fortement occupé et garni de mitrailleuses, dont il s'est emparé de haute lutte. Continuant sa progression au son de la charge, sonnée par tous les clairons du bataillon, a enlevé la ferme du Petit-Caumont, et, se jetant vers la droite, s'est emparé d'un point d'appui important. Fortement contre-attaqué dans la soirée, a maintenu intacte la posi¬ tion conquise. Dans la journée a fait 5o prisonniers, pris 3o mitrailleuses lourdes et deux fusils anti-tanks. » Encore moins que les Indochinois et les Malgaches, les indigènes de nos possessions de l'Océanie n'étaient préparés à figurer sur les champs de (1) Mixte, parce que comprenant, en plus de 5g6 Canaques de la Nouvelle-Calédonie, une cinquantaine d'Européens recrutés sur place. Le commandant Trouilh commande ce bataillon jusqu'au 19 juillet 1918, date à laquelle il est blessé à la tête de ses troupes, et remplacé par le commandant Gondy. 126 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. bataille d'Europe. Et pourtant, conduits par des chefs qui ont su les com¬ prendre, ils se sont haussés progressivement au niveau des troupes euro¬ péennes les mieux entraînées et les plus valeureuses. L'effectif élevé des Canaques morts pour la France, qui se monte à 3 2 5 sur un millier de com¬ battants, suffirait d'ailleurs à le prouver. On peut faire la même remarque en ce qui concerne les indigènes de la Côte des Somalis. Vers la fin de 1916, une rumeur, qui parut d'abord invraisemblable, circula dans l'état-major du général Smuts, commandant les forces interalliées de l'Est Africain : des unités somalies auraient figuré, affirmait-on, parmi les vainqueurs de Douaumont lors de la glorieuse attaque du 2 A octobre. Le lieutenant-colonel Viala, attaché militaire français auprès du général Smuts, fut invité par ce dernier à demander télégrapbiquement confirma¬ tion de cette nouvelle. Jamais les Britanniques ne s'étaient figuré en effet que les noirs des pays somalis, — le Somaliland anglais, voisin du nôtre, est beaucoup plus étendu et peuplé — eussent été capables de servir honorablement même sur des théâtres d'opérations secondaires. Ils hési¬ taient à les utiliser contre des contingents noirs levés par les Allemands dans l'Est Africain, et voilà que les Français venaient de confier à ces sau¬ vages, sur leur propre sol national, une des tâches les plus rudes de la campagne, face à des adversaires particulièrement ardents et fortement re¬ tranchés ! A la vérité d"ailleurs, parmi les Français descendus à Djibouti au cours d'une escale, combien, avant 191 A, se seraient montrés sceptiques sur la valeur militaire de ces indigènes, dont les principales occupations parais¬ sent être de sommeiller, de chasser les mouches qui les importunent, ou de plonger au fond de la mer pour y chercher quelques sous lancés par les passagers du haut du pont d'un paquebot. Et comment s'ima¬ giner que ces noirs habitués au soleil le plus implacable auraient pu sup¬ porter le climat des régions du nord-est de la France aux approches de l'hiver? Les Somalis, parents lointains des Sénégalais (leur origine est sémitique, et ils proviennent vraisemblablement de croisements de juifs ou syriens avec des Soudanais de la Haute-Égypte) se sont adaptés, comme ceux-ci, très vite DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE VI. 127 à leur nouvelle existence (1). Cependant les émotions ne leur ont pas été ménagées : à partir de 1916, on retrouve le bataillon somali dans tous les ce coups durs tî, à Verdun, à l'offensive del'Aisne, aux affaires delà Malmaison, aux opérations défensives et offensives du printemps et de l'été 1918, et il obtient trois citations à l'ordre de l'armée, une à l'ordre de la division. De plus, l'une de ses compagnies est citée à l'ordre du régiment colonial du Maroc pour sa brillante conduite aux attaques des 18 et 19 juillet 1918 devant Longpont. Citation à l'ordre de l'armée obtenue par le régiment colonial du Maroc auquel étaient rattachées les ae et ka compagnies du bataillon Somali, pour la prise du fort de Douaumont, le ik octobre 1916. (J. 0. du 16 no¬ vembre 1916) : et Le 2 4 octobre 1916, renforcé du A30 bataillon sénégalais et de deux compagnies somalis, a enlevé, d'un admirable élan, les premières tranchées allemandes; a progressé ensuite, sous l'énergique commandement du lieutenant-colonel Régnier, brisant les résistances successives de l'ennemi sur une profondeur de 2 kilomètres; a inscrit une page glorieuse à son histoire en s'emparant dans un assaut irrésistible du fort de Douau¬ mont et en conservant sa conquête malgré les contre-attaques répétées de l'ennemi. » Ordre général n° 5 2 9 : k Sous le commandement du chef de bataillon Bouet, a participé, le 2 3 octobre 1917) aux attaques des bataillons du régiment du Maroc, entre lesquels il était réparti ; a rivalisé d'ardeur avec eux et triomphé dans les mêmes luttes glorieuses. » Au G. Q. A., le 15 novembre 1917. Le général commandant la VIe armée, Signé : MAISTRE. (1) En réalité, le bataillon somali utilisé sur le front français comportait, en outre de sujets recrutés dans les établissements français de la Côte des Somalis, un certain nombre d'Arabes, de Comoriens, d'indigènes originaires du Somaliland anglais ou de l'Erythrée, tous de tempéraments et de,langages différents, ce qui rendait le commandement de cette unité parti¬ culièrement délicat. 128 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. Ordre n° 11.027 : Le général commandant en chef les Armées françaises du nord et du nord est cite à l'ordre de l'armée : le 1er bataillon de tirailleurs Somalis : «Bataillon indigène, à l'esprit guerrier. Sous l'énergique commandement du chef de bataillon Bouet, s'est fait remarquer dans maints combats par son entrain, sa bravoure et son esprit de sacrifice. Du 3o mai au A juin, a lutté sans répit, au prix de pertes nom¬ breuses, sur une position très difficile et a réussi à arrêter l'ennemi. « Récemment, a fait preuve de belles qualités manœuvrières et d'une ardeur extrême dans la poursuite de l'ennemi, » Au G. Q. G., le a 8 octobre 1918. Le général commandant en chef, Signé : PÉTAIN. Ces citations collectives sont très éloquentes par elles-mêmes, mais peut- être une autre constation fait-elle mieux ressortir encore la vaillance des tirailleurs somalis : Aoo d'entre eux sont tombés sur la terre de France; plus de 1.200 ont été blessés; plus d'un millier ont été l'objet de citations individuelles (1). Si l'on tient compte de leur nombre relativement restreint, — 2.000 Somalis environ ont été dirigés sur la métropole,—et du fait qu'ils ne paraissent au front qu'à l'été de 1916, c'est une proportion de récom¬ penses très supérieure à celle qu'obtinrent la grande majorité des régiments français. L'énoncé de quelques-unes de ces citations prouve que le Somali ne le cède à aucun autre combattant en initiative, en bravoure et en dé¬ vouement : Âden Nour : « Tireur fusilier-mitrailleur, n'a cessé de se faire remarquer par son courage au cours des derniers combats; pris sous le feu d'une mitrailleuse ennemie, l'a contre- battue énergiquement, obligeant ses servants à se terrer». (1) Il a été accordé au bataillon Somali : 11 citations à l'ordre de l'armée; 5i citations à l'ordre du corps d'armée; 109 citations àjl'ordre de la division; a06 citations à l'ordre de la brigade; 783 citations à l'ordre du régiment; 35 médailles militaires, soit au total 1.195 distinctions, — sur lesquelles, il est vrai, un certain nombre re¬ viennent aux cadres européens de ce bataillon. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE VI. 129 Adhen Soughi : « Agent de liaison très brave. S'est dépensé sans compter au cours des dernières opérations. A notamment fait preuve d'un grand mépris du danger en fran¬ chissant à plusieurs reprises une zone soumise à un tir violent d'obus toxiques. » Baba Soko : «Vieux tirailleur ayant fait campagne à Madagascar pendant de longues années. Blessé le 5 mai 1917, dans l'accomplissement de ses fonctions d'agent de liaison, a fait preuve d'une belle énergie en continuant à assurer sa mission. » Djahaben Maodlid, adjudant : «Ayant été séparé de sa compagnie, s'est joint à une unité voisine en première ligne et a fait preuve, les a A et 2 5 octobre 1916, des plus belles qualités militaires. A contribué à faire des prisonniers, n Fabah Issa : «Sous-officier indigène mitrailleur, a été en plusieurs circonstances un exemple admirable de bravoure et de sang-froid pour les mitrailleurs de sa section. S'est particulièrement distingué au cours des attaques, faisant une infiltration habile sous les feux des mitrailleuses et en intervenant avec sa pièce pour enrayer une tentative de débordement. » 9 130 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. CHAPITRE VII. LES COMPAGNONS DE GLOIRE DES TROUPES INDIGÈNES. LES FRANÇAIS DES TROPIQUES. Nos vieilles colonies, lambeaux du premier empire colonial de la France, sont disséminées à travers toute la surface du globe. La Guyane, la Guade¬ loupe, la Martinique, dans la mer des Antilles ; les îles Saint-Pierre et Mique- lon, nos premiers comptoirs du Sénégal (1), en bordure de l'océan Atlan¬ tique; la Réunion, les établissements français de l'Inde, dans l'océan Indien; la Nouvelle-Calédonie et ses dépendances, les Marquises, les Gambier, Tahiti, dans l'océan Pacifique (2). D'une manière générale, ces possessions lointaines, nos arrière grand- mères les désignaient globalement sous le nom des «Iles». Dans leur imagi¬ nation, les «Iles», c'étaient de pittoresques paysages, tout baignés de lumière tropicale, une symphonie de couleurs ; ciel et mer d'azur; végétation débordante de palmiers et de cocotiers ; oiseaux aux plumages éblouissants; négresses recouvertes d'oripeaux chatoyants et se dandinant avec noncha¬ lance, les bras chargés de grappes de fruits exotiques. C'est tout cela — et mieux encore, car c'est aussi la France qui se prolonge sous les tropiques. Ces pays sont ouverts complètement à notre civilisation. Les races autochtones ont presque partout disparu, excepté en ce qui con¬ cerne les établissements de l'Inde et nos possessions océaniennes. (1) Nos premiers comptoirs du Sénégal jouissent d'une organisation particulière les met¬ tant sur le même pied que les anciennes colonies : Dakar, Saint-Louis, Rufisque, Gorée, constituent trQuatre communes», de plein exercice, et leurs habitants, inscrits sur des regis¬ tres de l'état-civil, sont citoyens français et électeurs. (a) Les colonies de l'Océan pacifique ont fourni par ailleurs des contingents indigènes (chap. vi). DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE VIL 131 Des familles françaises les y remplaçent: sous la monarchie, des cadets por¬ tant les plus beaux noms de France, des commerçants aventureux, de hardis planteurs, viennent se fixer sur ces terres lointaines et y font souche. Leurs descendants ont conservé les vertus ancestrales et dès que la patrie est en danger ils accourent en foule pour la défendre. D'après les statistiques officielles, les contingents français de nos vieilles colonies figurant sur les fronts européens se montent : Pour la Réunion, à 10.000 Pour les Antilles et la Guyane, à 17.000 Pour Saint-Pierre et Miquelon, à 5oo Pour l'Océanie, à 1.000 Pour les Indes, à 5oo Pour les «Quatre Communes», à 5.Aoo Ce qui représente un total d'environ 35.000 Par ailleurs un certain nombre de militaires créoles sont maintenus sur place pour assurer éventuellement la défense de ces colonies, ou même affectés à d'autres colonies : c'est le cas notamment des Réunionnais, qui entrent en forte proportion dans la constitution des unités d'infanterie coloniale stationnées à Madagascar. Le nombre des mobilisés de nos anciennes possessions pendant toute la durée de la grande guerre s'élève à environ 60.000 — ce qui, pour une population totale de 6 à 700.000 habitants, constituent un pourcentage très honorable. Lors de la campagne de Madagascar en 1895 il avait paru possible de former une unité constituée, un bataillon composé uniquement de ^volon¬ taires delà Réunions. Au cours des dernières hostilités, le gouvernement français ne crut plus devoir établir de distinction entre les Français de la métropole et ceux d'outre-mer : citoyens d'une même patrie, ils sont incorporés dans les mêmes régiments, comme le prévoyait d'ailleurs, pour le temps de paix, la loi de recrutement de 1913. La majorité des créoles cependant sert dans l'infanterie coloniale ou l'artillerie coloniale. Quel que soit leur uniforme, tous savent faire honneur aux traditions héritées de leurs ancêtres venus du bon pays de France. Sur 6.6o3 originaires de la Guadeloupe et dirigés sur la métropole, t.027 ont trouvé au front une mort glorieuse. Manquait-il d'allant ce 9A 132 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. Bonaldir, du 2 e régiment de marche d'Afrique, cité en ces termes à l'Armée d'Orient : « Sautant d'une tranchée, cloue un Turc par terre, et par son attitude résolue contraint cinq ennemis à se rendre. » Et, parmi tant d'autres, le caporal Louis Judith, du 21e colonial : «A l'attaque du 29 juillet 1917 a été pour tous un exemple de bravoure et d'entrain. S'est précipité à trois reprises différentes à l'assaut des lignes ennemies furieusement défendues. Le lendemain a fait preuve d'un calme et d'un courage admirables au cours d'une violente contre-attaque de l'ennemi. » Et le sergent Louis Neny : « Sous-officier de réserve, d'une valeur exceptionnelle, véritable entraîneur d'hommes, d'un courage à toute épreuve, grièvement blessé en entraînant ses hommes au delà de la deuxième tranchée allemande qu'il venait d'enlever, n'a cessé d'encourager ses hommes et de les pousser en avant malgré sa blessure. » 2.55o habitants de la Guyane sont mobilisés, dont environ i.5oo com¬ battent dans la métropole : 802 tombent au champ d'honneur. Parmi les i5o citations individuelles décernées à des Guyanais, il n'en est guère de plus émouvantes que celles du simple soldat Victor Rey, du aâe d'artillerie qui — et c'est un fait unique dans l'histoire de la Grande Guerre, — reçoit la cravate de commandeur de la Légion d'Honneur en 1917. Deux de ses citations résument implicitement toute la carrière militaire de cet ancien gouverneur de la Guyane. «Ancien combattant volontaire en 1870. Au front sur sa demande, depuis le 2 5 sep¬ tembre 191 h. A été en toutes circonstances un exemple vivant de patriotisme, de vaillance et d'abnégation. Après avoir accepté, en décembre 1915, de remplir, durant la période de stabilisation, les fonctions de directeur du personnel d'usines de munitions, a rejoint sa batterie dès qu'il a appris qu'elle était dirigée dans un secteur particulièrement actif (Verdun). A pris part courageusement, comme canonnier servant, aux violents combats dans lesquels son unité a été engagée. » « Gouverneur des colonies en retraite, a fait à la France le sacrifice de sa haute situation et combat l'Allemagne en simple soldat. Depuis trois ans de guerre, montre une abné¬ gation digne des temps anciens. Après avoir servi le canon dans les plus violents combats, DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE VII. 133 après avoir accompli dans l'obscurité et l'isolement du boyau bombardé les actes du modeste téléphoniste, après avoir vécu des mois entiers dans l'alerte journalière et donné à tous un vivant exemple du devoir, a su encore apporter au corps auquel il appartient un concours des plus utiles dans l'organisation du tir et des postes d'observation avancés, notamment au cours de la période rigoureuse du 2 5 décembre au 15 février sur la Somme. Tout homme s'honore en s'inclinant devant cette noble figure. » A la Martinique, on pleure 1.760 morts de la guerre, et l'on est fier des 700 citations individuelles méritées par les combattants martiniquais, et dont quelques-unes sont admirables : Montlouis, S. M. du 24e colonial : «Alors que l'équipe des grenadiers et les bombardiers du 28 bataillon étaient presque anéantis et au mépris de tout danger, s'est élancé dans un boyau situé à une quarantaine de mètres de la ligne ennemie, et pendant une demi-heure a établi un barrage infran¬ chissable grâce aux grenades qu'il a lancées, » Carolus Joseph : « Au corps expéditionnaire (des Dardanelles) depuis le 12 mai 1915, a pris part à toutes les affaires : a toujours fait preuve de la plus grande énergie. Le 22 mai est resté 3o heures entre la ligne française et la ligne turque, au milieu de ses chefs et camarades morts, et a ramené son caporal grièvement blessé, » La Réunion s'enorgueillit d'avoir donné 760 morts à la France. Parmi les 3 5omilitaires originaires de cette colonie, titulaires de citations individuelles, là encore on n'a que l'embarras du choix lorsqu'il s'agit de célébrer des actes d'héroïsme. C'est le caporal Georges Garçon, qui s'en va, le 12 avril 1917 «sous un feu violent de mitrailleuses chercher un officier mortellement blessé entre nos lignes et les lignes ennemies ». C'est Louis Gastien, fait prisonnier, qui réussit «malgré la surveillance dont il était l'objet à rentrer de nuit dans nos lignes?:, et se bat magnifiquement au combat du lendemain. C'est le sergent Aurélien Hoarau, qui «chargé avec sa section de faire une patrouille dans un bois fortement organisé, a capturé 60 personnes et s'est emparé de A mitrailleuses et d'un minenwerfer qui gênait considérablement l'avance des unités voisines». C'est l'aviateur Garros, célèbre dès avant la grande guerre, tombé dans 9 B il 134 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. les lignes adverses en 1915, évadé des geôles allemandes après trois ans de rude captivité, et qui vient, en octobre 1918, reprendre sa place au ciel de France. Une citation commémore la témérité avec laquelle à peine arrivé à son escadrille, il livre «les plus durs combats, attaquant seul des patrouilles entières ennemies n. Hélas ! une nouvelle citation apprend au pays quelques jours plus tard qu'il s'est porté de nouveau à l'attaque de plusieurs groupes d'avions et qu'il «a fini par succomber héroïquement au cours d'une lutte par trop inégale». Le texte continue : ccSe donnant tout entier, la veille de la victoire, à sa Patrie qu'il avait déjà si bien servie en apportant à sa défense le concours de ses recherches et les lumières de son esprit; laisse à la France la gloire la plus pure à transmettre avec son nom à toutes les générations futures. » Les îles Saint-Pierre et Miquelon ont une population sédentaire de 3.ooo à 4.ooo habitants, sur lesquels 64 sont morts pendant la Grande Guerre au service de la France, et 56 ont été cités. C'est une très belle proportion, dont on ne saurait s'étonner chez ces colons à l'existence austère, soumis dès l'enfance à la rude discipline de la mer. Les citoyens français des Quatre Communes du Sénégal ont participé à l'épopée glorieuse des différents régiments coloniaux de France ou du front d'Orient, justifiant par leur belle attitude au feu la confiance que la mère Patrie avait placée en eux. La fidélité de nos vieilles colonies à la France, même dans les plus mauvais jours, le dévouement absolu de leurs fils sur tous les champs de bataille d'Europe, constituent la preuve du rayonnement de notre pays dans le monde et celle aussi de la vitalité des vertus de la race française, en dépifdes obstacles résultant de la distance et du temps. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE VIII. 135 CHAPITRE VIII. LES CHEFS ET LES COMPAGNONS DE GLOIRE DES MILITAIRES INDIGÈNES. MARSOUINS ET BIGORS. Sénégalais, — ceux du Sénégal comme ceux du Soudan, du Tchad ou du Dahomey, — Somalis, Canaques, Indochinois, Malgaches de toutes races, ont défilé devant nos yeux — et comme un leit motiv est revenue la même appréciation : ces troupes valent ce que les ont façonnées leurs cadres. La grande épopée des tropiqqes est pour une large part l'œuvre de ceux qui ont été les compagnons et les chefs des militaires de couleur. Ces deux éléments profondément dissemblables par leur origine — indigènes venus de la brousse, Français des bonnes provinces de France — se sont fondus et pénétrés pour constituer un métal homogène, un outil solide, l'armée coloniale. Ce résultat n'est pas l'effet du hasard. Il provient d'une sorte d'harmonie qui existe entre le caractère français, et la mentalité primesautière, géné¬ reuse, aventureuse de la plupart des races indigènes. L'esprit d'aventure, n'est-il pas à la hase de la vocation de tout colonial? Un Péroz, ancien lieutenant de l'armée Carliste, vient tenter sa fortune dans les rangs de l'infanterie de marine, où il s'engage comme simple soldat. Un Mangin, à 22 ans, a entendu comme un appel mystique: «Il me semble que je suis ici pour faire quelque chose, écrit-il de Kayes à ses parents en novembre 1889, et que je ferai ce quelque chose encore inconnu, n C'est la même idée, presque la même formule, qu'on retrouve sous la plume d'un Lyautey, dans une lettre adressée à sa sœur, en pleine Mer Rouge, le 20 février 1897 : 9e 136 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. «Tu sais aujourd'hui tout ce que j'ambitionne d'être et de faire et dans quelle voie je me crois une impérieuse mission à remplir... Affirmer que je la remplirai serait absurde. La vie d'action ne serait pas, par essence même, la lutte, si le succès en était assuré. Les existences obscures et médiocres peuvent seules s'organiser avec une quasi- certitude. » Cet appel du désert, de la brousse, des grands espaces ensoleillés, des pays de l'action et du risque, combien de jeunes officiers l'ont entendu dès leur enfance à la lecture de Robinson Crusoë, ou des romans de Jules Verne? Quel roman d'ailleurs présente un caractère aussi dramatique, autant de circonstances imprévues et un décor aussi pittoresque, que la conquête du Delta du Tonkin par Francis Garnier et de Trentinian avec une poignée de matelots et de soldats d'infanterie de marine, ou encore les randonnées de Galliéni au Soudan et sa longue et pénible captivité par ordre du sultan Abmadou ? Esprit d'aventure chez le soldat comme chez l'officier. Barnavaux (1), marsouin de première classe et chef d'un petit poste à Madagascar, se vante de ce «qu'entre le Président de la République et lui, il n'y a que deux intermédiaires : le général et le ministre. •» C'est une situation évidemment exceptionnelle, mais depuis bien près d'un siècle on a vu les marsouins et les bigors (2) — souvent en compagnie des légionnaires — soutenir de longs sièges avec Paul Holl à Médine, Pol Lapeyre et Bernez-Cambot au Bibane, Dominé à Tuyen-Quang, s'improviser chefs de convois ou de détachements au Caï-Kinh ou au Yenthe, construire des postes le long du Sénégal ou du Niger, se battre dans les rizières de la Gochinchine, devant Pékin, sur le plateau de l'Emyrne, à Marrakech, ou Ain-Tab. Descendants de Fanfan-la-Tulipe et de Brin d'amour, ces types populaires du soldat de carrière de l'ancienne monarchie, ils s'en vont ainsi à travers la vaste terre, insouciants du lendemain, jetant une note de belle humeur sous le (1) Pierre Mille, Sur la vaste terre. (2) L'infanterie de marine (les marsouins) et l'artillerie de marine (les bigors) constituent jusqu'en 1900 les «troupes de la marine» destinées à assurer la garde des ports, et l'occu¬ pation et la défense de nos colonies. En 1900, ces troupes forment l'armée coloniale, rattachée désormais au Ministère de la Guerre, et qui comprend l'infanterie coloniale, l'artillerie coloniale, et les services de santé et de l'intendance des troupes coloniales. Les troupes coloniales stationnées en France et dans le bassin méditerranéen sont entre¬ tenues par le budget du Ministère de la Guerre; celles qui sont stationnées dans les possessions lointaines et en Chine sont entretenues par le budget du Ministère des Colonies. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE VIII. 137 ciel lourd des tropiques, sur les sols les plus ingrats et les plus déshérités des pays d'outre-mer. Autre caractéristique du militaire colonial : il est essentiellement débrouillard. C'est d'ailleurs pour lui une nécessité. Quel que soit son grade, qu'il soit en colonne ou dans un poste, les occasions ne lui manquent pas de mettre à l'épreuve son ingéniosité, car il faut lutter et se garder non seulement contre les pirates ou les rebelles, mais contre la faim et la soif, la chaleur et parfois le froid, les moustiques, les bêtes fauves, la fièvre et aussi la nostalgie — qui dans les pays tropicaux s'appelle «le cafard». Le marsouin troque souvent le fusil pour la pelle ou la pioche, ou l'établi du menuisier. Aujourd'hui topographe ou instituteur, il sera demain jardinier ou maçon. Gallieni relate dans quelles conditions fut construit en trois mois (de janvier à avril 1888), le poste de Siguiri, sur le Niger. C'est un bel exemple d'ingéniosité : «Nos ressources étaient maigres : quelques caisses d'outils, quelques boîtes de clous, et c'était tout. Nouveaux Robinsons, nous devions nous procurer des matériaux sur place; les forêts du Bouré nous fourniraient le bois nécessaire; les huîtres du Niger donneraient les quelques tonnes de chaux indispensables pour rejointoyer les murs construits en mortiers d'argile; la terre du ruisseau voisin semblait excellente pour la fabrication des briques dont il fallait un certain approvisionnement pour les créneaux au mur d'enceinte, pour le four, etc.; avec les boîtes de zinc qui contenaient la farine, le biscuit, le café et les autres denrées, on élèvera les toitures des bâtiments et des maga¬ sins. La forge de la section d'artillerie servira pour les ateliers à fer, et un soufflet sera fabriqué au moyen de vieux canons de fusils indigènes et des peaux de chèvres. Les avant-trains qui ont servi à transporter les caissons de munitions seront utilisés pour constituer des trinqueballes qui iront à la forêt chercher le bois abattu. «Bref, il fallait s'ingénier de toute manière (1).» Gomment les militaires indigènes ne seraient-ils pas en admiration devant ces hommes qui, loin de leur propre patrie, savent si bien s'organiser contre l'adversité. Mais le Français possède aussi d'autres qualités qui lui attirent l'affection et le dévouement de ses subordonnés; chef, il sait allier la justice à la bienveillance, la fermeté à la cordialité. Il n'éprouve point à l'égard de l'homme de couleur, du cc native», ce mépris ancré chez d'autres peuples de race blanche. Une sorte de mysticisme le pousse vers (1) Gallieni, Deux campagnes au Soudan. 9 D 138 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. ces frères inférieurs, mysticisme qui est un mélange, comme l'a dit M. Al¬ bert Sarraut, de l'esprit de Saint-Vincent de Paul et de celui de la Décla¬ ration des droits de l'homme et du citoyen. En colonne, quand l'eau ou le riz vient à manquer, l'Européen se rationne comme l'indigène; au moment du péril, il partage tous les risques avec celui-ci, et lui évite les dangers et fatigues inutiles. «Jamais chef ne fut plus avare du sang de ses troupes 7) écrivait, à propos du colonel Archinard le jeune sous-lieute¬ nant Charles Mangin à son père en juin 1891. Dans une lettre antérieure, il notait aussi chez son colonel une égalité d'humeur, qui constituait certainement l'une des causes de l'ascendant de ce dernier sur les indi¬ gènes : «A Kayes il sortait très rarement, toujours pour un motif de service, et il monte à cheval pour quatre mois, et ne descendra de sa selle que pour aller à sa table de travail qu'il trouvera toute dressée en arrivant à chaque étape. Gela me surprend que dans ce surmenage il garde l'intelligence nette pour toute chose, et que malgré l'inévitable fatigue il garde la finesse dans la politique et le tact envers ses subordonnés. » Le Français, par son esprit d'équité, son allant, son «panache n, son tempérament «bon enfantu, sait gagner le cœur de l'indigène. Et c'est pourquoi lorsque le tirailleur retrouve, au cours de sa carrière, l'un de ses officiers ou sous-officiers des fronts européens, du Maroc, du Levant, son visage s'éclaire d'un sourire radieux; il vient à lui la main tendue. Respectueux de ses chefs, il a cependant avec eux la familiarité des vieux grognards; il est volontiers réclameur; il porte son uniforme avec fierté; il raconte aussi ses campagnes. A notre contact, il a pris jusqu'à un certain point le tempérament et les habitudes du troupier français. Par une sorte de réciprocité, ce contact avec l'indigène n'est pas sans influence sur le caractère du colonial français. Le jeune officier de 20 ans qui se trouve isolé dans quelque poste lointain avec un petit noyau de tirailleurs acquiert très vite le sentiment de ses responsabilités. Il sait qu'il ne peut compter que sur lui-même, que personne ne le conseillera, que tous ses hommes ont les yeux fixés sur lui, que son calme et son exemple dans les circonstances critiques détermineront leur propre attitude. Mais, du coup, il se sent grandi : ce n'est plus un sous-lieutenant imberbe, sans grande personnalité, comme les écoles militaires en déversent chaque année par centaines dans les rangs de l'armée; désormais, c'est un chef DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE VIII. 139 conscient de sa supériorité, et qui commande. Un Pol Lapeyre de vingt- deux ans, décidé à s'ensevelir avec ses tirailleurs sous les ruines du poste de Beni-Derkoul, exécute à la lettre la consigne qu'il s'est lui-même donnée. Lorsque le lieutenant Franchi reçoit, après la perte du Bibane, l'ordre de replier les survivants du poste de l'Âoudour sur Tafrant avec cette restriction ccaucun sacrifice ne sera fait pour les blessésn — il ré¬ pond : wN'abandonnerai pas mes blessés; si l'on ne peut venir à notre secours, préférons mourir sur place, après avoir usé toutes nos muni¬ tions. ^ Il ne fait, il ne peut faire cette réponse que parce que le chef et ses tirailleurs communient dans une même pensée, dans le même esprit de sacrifice et de dévouement. L'exemple du soldat Berger est encore plus typique : c'est un bon militaire du temps de paix, propre, docile, et qui ne fait point parler de lui. Et puis, un beau jour d'avril 1925, tous les autres Européens du poste d'Aïn-Matouf sont tués; il prend le commandement. Ce timide exerce un ascendant énorme sur les indigènes, il devient l'âme de la résistance contre les assauts des bandes d'Abd-el-Krim. Parfois aussi il y a une véritable émulation entre les Européens et les indigènes. Les Européens sont plus sensibles aux atteintes du soleil ou des maladies tropicales : et cependant ils ne veulent pas rester en ar¬ rière. Lors des colonnes dirigées par le commandant Combes contre Samory en 1885, dans la région de Nafadié et de Niagassola, la compagnie d'infanterie de marine qui en fait partie manifeste un entrain admirable, en marche comme au combat : mais tous ses officiers meurent à la peine, et sur n3 hommes qui la composent, 32 seulement survivent à l'expé¬ dition. Au combat de Diaman-Ko, sur la rive droite du Milo, en 1892, les sofas de Samory, encouragés par la présence de ce dernier, font preuve d'un mordant et d'une bravoure remarquables, et, par un mouvement tournant, mettent en danger l'état-major du lieutenant-colonel Humbert et une batterie de 80. Plusieurs artilleurs sont tués ou blessés grièvement. frLe canonnier Lemaire est tué sur sa pièce, écrit le commandant Peroz, le canonnier Deguine le remplace, il est blessé; le brigadier Deparis prend sa place; un canonnier auxiliaire est tué toujours sur cette même pièce que 9e 140 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. le premier canonnier Marion continue à pointer avec un calme qui fait l'admiration de ses officiers. ^ Le 21 août 1895, dans l'est du Tonkin, le peloton des élèves-caporaux du 10e de marine doit exécuter, sous les yeux de détachements de tirail¬ leurs tonkinois, une manœuvre particulièrement audacieuse, et qui sera décisive. Il s'agit de prendre d'assaut, après une courte préparation d'artillerie, un fortin solidement accroché au sommet de la montagne du Panai, et défendu avec vigueur par les pirates chinois. Quelques semaines plus tôt, le peloton des élèves-caporaux indigènes du 2 e tonkinois s'était distingué en enlevant de vive force, et au prix de grosses pertes une des avancées de ce fortin (piton 620). Le courage des Européens du 10e de marine s'en trouvait stimulé. «A 1 h. 5, le premier coup de canon retentit. Le lieutenant Vormèze s'avance... nos soldats gagnant du terrain en rampant, s'arrêtent au bloc des rochers situé à une quinzaine de mètres en avant du fortin... le lieu¬ tenant Vormèze doit surgir de la droite avec la moitié de ses hommes, le sergent Decomhis, de la gauche avec l'autre moitié. « L'instant suprême approche, les baïonnettes étincellent; Yormèze, le revolver à la main s'élance, et aux accents de la charge, entraîne ses mar¬ souins en leur criant : «En avant, mes enfants ! •» «Le parapet va être atteint, lorsqu'une décharge part à bout portant des abris casematés... on voit des corps s'abattre, rouler en bas du talus, laissant sur le terrain des traînées de sang. « Mais le lieutenant Vormèze et le caporal Silvani apparaissent sur le para¬ pet que les retranchements en ruines ont formé en s'écroulant. De son revolver, Vormèze ajuste un Chinois qui le met en joue; son coup rate ! la balle ennemie le traverse de la hanche à l'épaule, il s'affaisse, tire son mouchoir, l'applique sur sa blessure et expire sans une plainte. « Le caporal Silvani tue son meurtrier à bout portant et lui-même au même instant a la cuisse traversée. Il tombe dans l'intérieur du fortin obstruant dans sa chute le trou de la taupinière où s'est casematé un pirate qu'il larde à coups de baïonnette. «...Les pirates se font tuer dans leurs retranchements. «Un poteau de la palissade était resté debout sous les effets de l'artil¬ lerie, se dressant comme un mât isolé au milieu de tous les décombres. Le soldat Gauthier, du 10e de marine, s'aidant des pieds et des mains, se hisse au haut pour y accrocher les trois couleurs. Il allait en atteindre DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE VIII. 141 la tête, lorsque doucement on le vit glisser le long du mât et s'affaisser à son pied. Il était mort (1). * Les Marsouins du Panaï avaient rivalisé d'héroïsme avec les tirailleurs tonkinois du piton 620. Au Maroc, en 1925, lors de la défense du poste de Bou-Halima, les Sénégalais vont manquer de munitions, et la poudrière est gagnée par l'incendie : le soldat colonial Michaud se précipite sous les balles et au milieu des flammes, puis, posément, avec la sourire, rapporte sur sa tête une caisse de cartouches et une caisse de grenades. Au poste de l'Aoudour, lorsque les défenseurs reçoivent l'ordre d'évacuer la position et de se frayer un chemin à la baïonnette, le marsouin Le Stourn, au mo¬ ment du départ, prend le drapeau du poste, se l'enroule autour du corps et gagne son emplacement de combat en déclarant : ctUn Breton n'abandonne pas les couleurs n. Le commandement des troupes indigènes, ou simplement leur contact, ne constitue pas seulement pour le colonial une école de caractère, c'est encore pour lui une merveilleuse occasion de développement intellectuel. Vivre aux côtés de l'indigène, étudier ses mœurs et ses coutumes, scruter — au prix souvent de quelles difficultés ! — ces âmes simples, ou au contraire très raffinées, c'est s'évader, dans le temps, bien loin de la civilisation moderne et de son luxe d'inventions scientifiques. C'est se retrouver, sous les cieux tropicaux, en pleine époque des Celtes et des Gaulois, c'est revivre la mentalité des guerriers qui accompagnaient Alexandre ou Annibal, c'est s'imaginer quels furent les premiers contacts des grands explorateurs, les Marco Polo, les Magellan, avec ces hommes de couleur qui depuis bien des siècles n'ont guère évolué. Dans quel labora¬ toire pourrait-on mieux analyser, disséquer des cœurs d'hommes primitifs que dans les villages perdus au fond de la brousse congolaise ? Tout le suc des civilisations extrême-orientales aux coutumes trois ou quatre fois millénaires, comment le mieux recueillir qu'en écoutant le soir, sous les flamboyants d'un poste du Haut-Tonkin, les tirailleurs et leurs crcongaiesn (1) Capitaine Sknèqce, Luttes et combats à la frontière de Chine. Le récit de l'enlèvement du piton 620 par un peloton de tirailleurs tonkinois figure au chapitre iv et Les Indochinoisn. 142 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. jacasser interminablement, se quereller pour des dettes de jeux, parler des ancêtres, faire des projets pour la prochaine fête du Têt (1). Gomment s'étonner que parmi ceux qui ont vécu dans les postes, marché en colonne avec les militaires indigènes des races les plus variées, toute une pléiade d'écrivains dont s'honore l'armée coloniale se soient levés. Un Psichari, un Nolly (capitaine Détanger), pour n'en citer quelques-uns que parmi les morts — et les morts de la Grande Guerre — ont trouvé leur inspiration dans la fréquentation de ces âmes primitives du désert ou de la brousse, écloses dans un décor de lumière et de soleil. Gain pour les lettres françaises. Gain aussi pour l'armée. Le fait pour les officiers et sous-officiers d'avoir à instruire et à commander des indigènes, c'est-à-dire la plupart du temps des gens simples, à l'esprit parfois peu ouvert, au langage différent du nôtre, leur impose l'obligation de puiser dans les règlements ce qui est strictement utile et nécessaire à l'instruction, et de leur exprimer ensuite le plus clairement possible, en empruntant des exemples à leur vie journalière : quelle meilleure analyse pourrait être faite de tous les règlements, et quelle étude détaillée mettrait mieux en lumière la valeur des principes qu'ils renferment ? A titre d'exemple, un bataillon sénégalais rassemblé en 1916 à Keni- fra comporte, sur un effectif de 823 hommes, des gens d'au moins trente races, offrant entre elles les plus grandes variétés de caractères et de langages : il y a là des Ouoloffs et des Bambara, races superbes et vibrantes, mais se détestant profondément l'une l'autre, — des Sonrhaï et des Arma, paresseux et médiocres soldats, — des Mossi qui sont, selon un dicton, cf braves avec les braves, lâches avec les poltrons », — des Bobo et des Djerma, indépendants et sauvages, — des Haoussa, malins et astucieux, — des Dahoméens, vigoureux mais enclins à l'alcoolisme, — des Peuls trop fins, trop délicats pour le métier des armes, — des Toucouleurs rudes guerriers, mais musulmans convaincus et animés de l'esprit de prosély¬ tisme, — des Sarakollé avides de voyages, à l'intelligence ouverte, — des Los et des Guérés, venus des contrées anthropophages. S'imagine-t-on la complication apportée au service journalier par cette multiplicité de races, et de quelle ingéniosité les Européens doivent faire preuve pour assurer l'instruction dans de bonnes conditions. (1) Nouvel an annamite, occasion de nombreuses réjouissances qui durent parfois près d'un mois, et au cours desquelles l'indigène dépense souvent tout ce qu'il a gagné dans l'année. DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE VIII. 143 Le commandement des troupes indigènes pose en outre, et à tous les échelons, une série de problèmes particuliers, très variés, et dont les données d'ailleurs sont différentes d'une colonie à l'autre, ou même à l'intérieur d'une même colonie. Ce sont des problèmes d'organisation : recrutement, répartition des unités, relèves — ou d'ordre matériel : logement, habillement, équipement, alimentation, hygiène — ou d'ordre moral : permissions, allocations familiales, discipline dans les camps, surveillance de la propagande anti-française — ou encore d'ordre tactique : armement, formations de marche et de combat, etc. «Bien que les grands principes de la guerre soient toujours les mêmes en tous pays et contre tous les adversaires, écrit Galliéni (1), leurs applications varient suivant l'armement et la tactique des ennemis que nous avons à combattre. Un commandant de colonne ne donnera pas les mêmes règles de marche et de combat à ses troupes si elles opèrent au Soudan ou au Tonlcin... au Tonkin même, les règles de conduite des troupes ne sont pas les mêmes suivant les régions, et nos soldats ne combattent pas dans les forêts du Yen-Thé, comme dans les montagnes du Gai-Kinh.» Cette diversité de circonstances, cette variété de décisions qu'il faut prendre la plupart du temps en toute initiative par suite de la dispersion des unités et de l'éloignement des chefs, ne facilitent-elles pas la forma¬ tion intellectuelle des cadres européens en développant chez eux l'esprit d'organisation et d'adaptation, en même temps que le caractère et le sentiment des responsabilités. Ces qualités sont celles qui font les chefs valeureux et les bonnes troupes sur tous les théâtres d'opérations et c'est pourquoi les unités coloniales ont figuré avec honneur sur tous les champs de bataille. Déjà, en Crimée, un colonel se plaignait de ce qu'au combat «ces diables de marsouins ne voulaient pas laisser la première place à ses zouavesOn retrouve cette belle émulation dans la campagne du Mexique. En 1870, les « troupes de la marine » méritent par leur vaillance, lors de la défense de Bazeilles (2), d'être qualifiées par Bismark de «troupes d'élite ■» au cours de la discussion (1) Trois colonnes au Tonkin. (a) On sait qu'elles s'y distinguent tout particulièrement lors du légendaire épisode de la «Maison des dernières cartouches», illustré par le tableau d'Alphonse de Neuville. ihh LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. qui précède la capitulation de Sedan. Leur attitude au siège de Paris, aux armées de la Loire et de l'Est ne fait que confirmer cette appréciation élogieuse d'un adversaire. Et pendant la guerre de 191A-1918 les colo¬ niaux ne se sont pas montrés inférieurs à leurs aînés ce de la marine ». D'ailleurs, dans son discours de réception à l'Académie française, le maréchal Lyautey n'a-t-il pas salué comtoe le précurseur du «poilu» le soldat colonial : «.. .Et si la guerre a révélé à la France le «poilu», ce «poilu» dès longtemps les coloniaux le connaissaient. Je les revois au Tonkin. T'y arrivais après vingt ans de vie militaire en France, partageant l'ignorance, peut-être le dédain de l'armée métropolitaine pour cette armée de parents pauvres dont nous méconnaissions trop la rude vie. Je me souviens de mon premier contact, sur la frontière de Chine avec ces rudes gars, mâles et austères, pionniers de la plus grande France, tout à leur devoir, sans le moindre souci qu'on s'occupât d'eux ou non. Et je me souviens encore, trois ans plus tard à Madagascar où Galliéni me jetait, à peine débarqué, au front le plus proche. Le soir même j'avais rejoint mon poste de commandement, et, dans la nuit, il fallut partir en reconnaissance avec une poignée de marsouins. Ce n'est qu'à la première halte, au petit jour, que je vis les hommes que je commandais. Ils étaient en guenilles, sans souliers, portant sur leurs visages les stigmates du paludisme, les traces des privations, quelques-uns souffrant de blessures récentes à peine pansées, mais tous avec le sourire, les yeux ardents et clairs, ces yeux de Français où le chef peut lire jusqu'au fond. Ah ! c'étaient bien là les mêmes poilus que le peuple de France devait connaître vingt ans plus tard.» Il serait trop long de narrer dans leurs détails les exploits de nos soldats coloniaux pendant la Grande Guerre : leur histoire se confond intimement avec celle de l'armée française tout entière. Toutefois, si en 1918 toutes les unités de l'armée nationale, sans distinction d'origine, courent sus à l'ennemi d'un même élan et d'un même cœur, il semblait tout naturel, dans les premières années du conflit, de réserver à certaines troupes ou à certains corps, mieux étoffés ou plus solidement encadrés, les besognes ingrates, les «coups durs». Les colo¬ niaux — blancs et de couleur — ne furent jamais oubliés dans ces occasions. Aussi les retrouve-t-on dans toutes les journées rudes et glorieuses. Jours d'enthousiasme : l'offensive de Belgique, l'offensive de Lorraine ! Jours de foi inébranlable dans les destinées de la Patrie : la contre- DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE VIII. 145 offensive de la Meuse, puis la bataille de la Marne, et le merveilleux redres¬ sement des armées françaises. Jours de patience endurante et tenace : l'Yser, la Champagne pouilleuse et sa boue grise, et ses horizons désolés et ses combats sanglants : Beau- séjour, Minaucourt, la Main-de-Massiges, Tahure; l'Artois et Verdun, la bataille de la Somme avec ses espoirs et ses désillusions; Laffaux et la Malmaison, Hurtebise et Craonne ! Jours de détresse : en mars 1918, c'est devant Lassigny que les colo¬ niaux contribuent puissamment à briser la ruée allemande sur Paris; en juin, ils arrêtent l'adversaire devant Château-Thierry, en juillet devant Epernay, et, pendant trois mois d'une lutte gigantesque dont cette ville est l'enjeu, devant Reims, détruite, mais non souillée ! Jours d'allégresse et d'espérance : cette fois l'ennemi battu se retire. Avec quelle ardeur nos soldats se portent à l'assaut de la Hunding Stellung, et des dernières positions allemandes ! Jours de gloire; ils traversent la Lorraine reconquise, ils montent la garde au Rhin ! Et pendant ce temps, d'autres régiments coloniaux, après avoir joué un rôle de premier plan sur le front d'Orient, entrent à Belgrade, à Sofia et à Budapest ! Mais plus encore que des «poilus::, ce sont des cadres que notre épopée coloniale a préparés à la France, et le maréchal Lyautey a tenu à faire justice une fois pour toutes de «la légende des généraux d'Afrique qui avaient perdu la guerre de 1870:: — comme si ce n'étaient pas précisément deux d'entre eux, Faidherbe et Chanzy, qui avaient sauvé l'honneur des armées françaises après Sedan. Combien aussi parmi les titulaires des hauts commandements au cours de la grande guerre ont été formés à la rude école des expéditions d'outre¬ mer : Joffre, Gallieni, Franchet d'Espérey, Mangin, Guillaumat, Gouraud, Dégoutté, Humbert, Henrys, et tant d'autres. C'est ce point qu'a très bien mis en relief, avec une sûreté de vue impressionnante, Melchior de Vogué dans son roman «Les morts qui par¬ lent::, paru cependant plusieurs années avant la tourmente de 191Û. Laissons parler son héros, un jeune capitaine d'infanterie de marine, Pierre Andarran. Il s'agit d'un de ses chefs... «Voici une tête bien logée sur un bon et beau coffre, une volonté qui force la chance, — et il montrait 146 LES ARMÉES FRANÇAISES D'OUTRE-MER. un colonel qui les dépassait au petit galop de son cheval. L'homme était jeune encore, maigre et souple comme sa latte d'acier, avec une assurance tranquille de toute la personne, et, dans les yeux, ce regard de comman¬ dement qui descend, sûr de se faire obéir. — Un chef, continua Pierre. Soudan et Congo, Madagascar et Tonkin, il a fait partout les plus rudes étapes, sans trêve ni repos, depuis douze ans. Partout il a frappé des coups justes et vigoureux, brisé ou tourné des obstacles : partout il a laissé des peuplades pacifiées, des établissements créés avec rien. Un responsable : pèse ce titre. Quand il assigne un but, on y vole : on sait qu'on sera ré¬ compensé du succès, couvert par lui en cas d'échec. Tout le maniement des hommes est là-dedans. Il n'y a peut-être pas vingt personnes dans ton milieu qui connaissent le nom de cet officier. Je te dis, moi, que vous pouvez lui confier demain des armées, des provinces. Il s'est essayé à tout, il s'est montré supérieur en tout... n Ce conducteur d'hommes, formé au commandement par une longue expérience coloniale, ce chef ardent et tenace, ce cette volonté qui force la chance n, ne le retrouvons-nous pas au cours de la dernière guerre.. . . ? N'est-ce pas Largeau, dont la longue et brillante carrière au centre de l'Afrique ne pouvait mieux être couronnée que par la plus glorieuse des morts devant Verdun ? N'est-ce pas Marchand, le brave d'entre les braves, conduisant à l'assaut sa division légendaire ? N'est-ce pas Gouraud, vainqueur de Samory, conquérant ou pacificateur du Tchad, de la Mauritanie ou du Maroc, grand blessé des Dardanelles, et dont le nom restera attaché dans l'Histoire à celui de la belle manœuvre défensive de 1918 sur le front de Champagne ? N'est-ce pas Archinard, conquérant du Soudan, devenu l'organisateur de la jeune armée polonaise ? N'est-ce pas Galliéni, pacificateur du Soudan et du Tonkin, organisateur de Madagascar, et qui aux heures les plus tragiques de notre histoire, adressa à la population parisienne ces paroles si résolues, si énergiques dans leur simplicité, et qu'allait justifier quelques jours plus tard la victoire de l'Ourcq. «J'ai reçu la mission de défendre Paris contre l'enva¬ hisseur. Ce mandat, je le remplirai jusqu'au bout.» N'est-ce pas Mangin, l'Africain, dont la célèbre proclamation aux troupes combattant sous Verdun est restée jusqu'à la victoire le mot d'ordre de l'armée française tout entière : «Vous avez été les bons ambassadeurs delà DU SOLEIL ET DE LA GLOIRE. - CHAPITRE VIII. 147 République. Aux propositions de paix insolentes de l'ennemi, vous avez répondu par la gueule de vos canons et la pointe de vos baïonnettes.:! Mot d'ordre dont les âmes simples comme celles des Sénégalais saisis¬ sent aisément la portée. Les noirs assiégés dans le poste d'Aïn-Matouf en 1925 ripostent aux tentatives de séduction des émissaires d'Abd-El- Krim par ces fières paroles, qui sont comme la réplique de la proclamation de Mangin aux poilus de Verdun : kY a pas bon pour nous aller chercher vos casse-croûtes. Nous, y avoir aussi casse-croûtes pour vous : ce sont des balles.:: C'est la preuve que dans l'armée française, des plus grands chefs aux plus modestes soldats indigènes, il n'çxiste qu'une doctrine et qu'une même pensée. - » . ' " " fiMiÇwàïif:'" -V.'iv: ]'' ■ " îfl ■ " V-i. ' • ■HP I i ■ ■ Bl A/, , I If- TABLE DES MATIÈRES. Pages, Chapitre L — In memoriam 7 Chapitre II. — La création des unités indigènes 10 Chapitre III. — Les Sénégalais 26 Chapitre IV. — Les Indochinois 72 Chapitre V. — Les Malgaches 98 Chapitre VI. — Les petits contingents indigènes 12 3 Chapitre VII. — Les compagnons de gloire des troupes indigènes : Les Français des Tropiques i3o Chapitre VIII. — Les chefs et les compagnons de gloire des militaires indigènes : Marsouins et Bigors 13 5 — • . <4* . T V â - ' . j'V5'- V .•;--:vBy^,V;/:ti-ï''l ^ÉÊÊ WmÊ$, ■ kw) .'.J>"îi.';, „v' À j,.jUi P ■><•..,ub'...r. cv; m ■; ï$0ii$ v-••••■• *»** MW$> :, - f ! ! TABLE DES ILLUSTRATIONS. Pages. Planche I. — Le général Mangin 18 Carte de l'Afrique Noire 26 Planche II. — La mare d'Archeï (Ennedi). — Entrée de la Grotte d'Archeï... 3 a Planche III. — Chefs indigènes à Kaffra. — Essai de transport d'un canon à dos de chameau (mission Coppolani) 36 Planche IV. — Une mosquée en pays bambara. — Type de ville soudanaise... ho Planche V. — Halte dans le bled d'un groupe nomade. — Préparatifs de départ d'un groupe nomade h h Planche VI. — Féticheuse de Daloa. — Abidjan : Un coin du camp Mangin .... h 8 Planche VIL — Types de Guinéens. — Type de Dahoméen du sud 52 Planche VIII. — Danses guerrières à Kissidougou. — Une palabre à Dalaba... 58 Planche IX. — Pirogue sur le Niger. — Guerriers Touareg 66 Carte de l'Indo-Chine 72 Planche X. — Mandarin tonkinois. — Le frère de Déo-Vantri. — Type Moï. 80 Planche XI. — Le poste de Trung-Khanh-Phu. — Groupe de partisans montés à Trung-Khan-Pbu 86 Planche XII. — Le poste frontière de Ha-Lang. — Ceux d'en face (poste chinois). 90 Planche XIII. — Halte d'un détachement de tirailleurs tonkinois. — Un déta¬ chement de tirailleurs tonkinois traversant une rivière... 94 Carte de Madagascar 98 Planche XIV. — Soumission de chefs rebelles au général Galliéni. — Galliéni présidant un Kabary 10k Planche XV. — La case du colonel Lyautey. — Le général Galliéni faisant une promenade à bicyclette. — Le colonel Jofîre faisant une promenade en forêt 112 Planche XVI. — Le général Galliéni, Gouverneur général de Madagascar 120 iil i^mÉêâÊSÊàmÊmmiÊmÊB: '■" '■'' ' .'"■•■■■•■' - ■ , "■' "ri . I I - •