7e mille PANAIT ISTRATI I LE REFRAIN DE LA FOSSE — NERRANTSOULA — ' i. LES EDITIONS DE FRANCE 20, Avenue Rapp 20. — PARIS B.U. NICE - LETTRES 092 2039960 / • . s LE REFRAIN DE LA FOSSE - NERRANTSOULA - pu MÊME AUTEUR kyha ktsaiini (Rieder et C"). oncle anghel (Rieder et C'") .présentation des haïdoucs (Rieder et C"). domnitza de snagov (Rieder et C'"). codine (Rieder et C'"). la famille peblmutter, en collaboration avec Josué Jéhouda (Librairie Gallimard). Droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays. i A' lH . „ *■ ?f 1111 Hï# ' ■ ?i 1 I"s~ &$ J,<> 1 fiAfÀ PANAIT ISTRATI LE REFRAIN ' DE LA FOSSE - NERRANTSOULÀ - g m - f%: U--:0êt -'r ' ','i Si B fil ::,ïAWs 1 ' PARIS LES ÉDITIONS DE FRANCE 20, Avenue Rapp, 20 . , _ , ^ /VoJ^iX , Copyright, 1927, by Panait Xstratl. / V'"">\ ;9! LETTRES^ V P • ÊÈm'* V»illP#® BhBh -, IÉhë M ■ . è'vA ' Ki «H 81 Wm\..,- - ' - m - . Mi|g ipfeiiSfeK? ■ M ®g8 v;-R iiilÉ - « iB > •Ml p/WRR. s •/"$' A* ; ^#iillPIiil W-vv, - -:1 P»vvp-0" < fi -5 'CPR-' , ' - ^ " „ ? H §rP» H m * KM!i 1 ! ,r. , Vp v ;B 'M i'-P . - |g -' •-"- w " ' " Kllil ÉfeÉËs! *qgm . M p 11RV:' "' 1 dlif1j& .*V^- ■* hkéb^^^-PJH» - ' 1É -S ' P .•: |®ji | i - ■ '..--vK- 1H - '"■&$ , '/I rajpPSBSiBBEaft S 18111111 ÉiM ■ - H ■ PïMpP ' 'ï&?.3 mtMàsimmmÊÊSm mmm Ssss C* ! WmSSm . mwm 'PR : p*$pp|g$ | | ivR '- illl , «p Sailli Wœ • Wmm ■ ^ - ■ ■-, pifitlS f®ÉS ■IHi ,P fv v^B? Tkt<:: i.Jt ... S HR ■ ïi . WBm ■ 1 ' i II^S SfMfe' Je v' SfâfêE&s ' •-, • TP ' R /I - :-> -'-' 5;sap mmmmiÊÈm A / \: M ~ M ' i mmm « &lg&¥»:®Site2sS^ ■ pr -i ■ 'n .> t ^ - -S; , ' , ' , , '; ^ _ V - AVERTISSEMENT Le titre de ce roman est : Nerrantsoula, et je veux qu'il soit rétabli, un jour, dans l'édition définitive. Le Refrain de la Fosse, que j'ai dû inven¬ ter dare-dare, n'est pas mon titre. Il m'a été imposé, sur l'affirmation sincère qu' « au¬ cun lecteur ne saurait retenir » le mot, cependant si simple : Nerrantsoula. C'est bien triste ! P. I. m aUl PRÉSENTATION « Nerrantsoula » est née d'une heure de chaude lumière, d'une heure de danse : je peux dire que Panait a écrit « Nerrantsoula » en dansant. Cela s'est passé un après-midi dans le sous^sol de VAmitié — j'appelle ainsi le sous-sol de Georges Jonesco — un sous-sol qui s'éclaire parfois d'une bien étrange clarté à la Rembrandt arec ses ombres plus expressives que la clarté même... C'était après avoir bien mangé et mieux bu, lorsque les compagnons des heures lontaines se levaient dans la mémoire de chacun. Nous parlions de tout ce que nous avions connu et vécu dans notre enfance, des matins devant la mer, des après-midi autour des églises, des soirs devant la maison. Ainsi nous en étions aux chansons, aux chansons chantées par nos mères et aux vieilles datises cantabile que nos mères dansaient, nos mères de Roumanie et de Grèce. Et ainsi s'éveilla dans ma mémoire et sur mes lèvres, avec son sourire et son entrain, Nerrantsoula qui est une chanson et une danse des rivages de Grèce, du pays des marins au cœur bon et aux manières simples. Debout, mon verre en main, claquant des doigts, comme faisait ma mère Hélène, j'ai chanté et dansé Nerrantsoula. Kato sto yialo Kato sto perighiali... ...Chanson et danse c'est un monde. Et elles ressuscitent un monde. Le chant est le miracle qui porte en soi d'autres miracles. Et Ner¬ rantsoula est une chanson miraculeuse, comme une source. Ce jour-là le miracle fut pour Panait la résurrection d'un monde et lui-même parais¬ sait un ressuscité. Déjà, debout, avec un calme apparent sur son visage où revivait le passé et dans l'âme un amer tourment, il murmurait : — Quoi? Tu chantes quoi? Tu dis comment? Ne-ran-tsou-la ? Ne-ran-tsou-la ? Et il semblait s'adresser au fantôme de sa propre enfance, et insensiblement il reprenait la chanson et il commença lui-même à chanter et à danser : Nerrantsoula foundoti Nerrantsoula mou condi... Et il ressuscitait un lointain monde évanoui. Ah ! quels jouets nous sommes du grand rêve ! C'était une étrange minute. — Si tu savais! si tu savais! tu réveilles toute une vie!... Et Panciit nous raconta les années de Braila, les années de l'intrépide et rebelle Nerran¬ tsoula, dont il était écrit dans le rythme du destin quelle serait chantée par le peuple comme la fille de la vague, sœur lointaine et symbolique de l'Aphrodite — mais finalement rendue elle aussi à la mer. Victorieuse et joyeuse elle sortait de l'écume marine pour retourner au royaume des ondes après avoir connu les mirages de la lumière et pour y emporter la dernière illusion que le désespoir permette aux mortels. Nous avons passé toute cette soirée et plu¬ sieurs autres dans le « sous-sol de l'Amitié » à chanter en grec Nerrantsoula, Panaït et moi, jusqu'au moment où il fit surgir du papier, avec l'élan d'un danseur, l'histoire de l'infortunée et bienheureuse fille de Bra'ila. « Nerrantsoula » de Panait, jeu de l'amour et de la mer, est rendue avec l'amour tué, à la mer — aux eaux légendaires du Bosphore. L'autre, la Nerrantsoula du peuple, vit et vivra toujours, malgré les guerres et les misères qui tuent le sourire et les chants, dans le cœur et sur les lèvres des mères et des filles des rivages grecs : Elle vivra toujours, Sur les grèves Des îles roses, Toujours indocile, Toujours indomptable, Avec ses chevilles Si blanches Que leur révélation Passe comme un éclair sur la mer Et illumine le monde entier. Nerrantsoula! pour que l'Occident te sai¬ sisse il faut qu'il te voie et te lise comme tu as été écrite : telle une vieille et pure danse d'au¬ trefois. Tu as été écrite en dansant. Il faut que tu sois lue en dansant. Nerrantsoula ! parmi les enfants de Panaït tu es celui qui portes en soi avec la pluspro- fonde intensité une musique riche et naturelle. Tu es musique. Istrati et Nerrantsoula sont de ces spectacles que nous devons plutôt sentir que chercher à comprendre et à expliquer. Jstrati lui-même, comme un joueur déraison¬ nable et fatal aux jeux de l'or, jette toujours son cœur au destin, sans jamais vouloir expliquer la valeur de sa monnaie, sans jamais savoir si cette monnaie a cours aux jeux connus de l'Oc¬ cident soit dans les jjiots soit dans les idées. Ainsi de Nerrantsoula : une large et signifi¬ cative partie de sa musique se traduit dans un refrain d'une sonorité étrange et indéchiffrable, un refrain qui, peut-être, suggère mais ne livre pas le secret. Refrain qui nous suit après cha¬ que action aux moments les plus pathétiques : — Aman! Moré! Aman! Aman Nerran¬ tsoula ! pour nous révéler le cœur même de l'homme et montrer comment les fleurs de la vie noir¬ cissent et tombent au souffle amer de la souf¬ france. — Aman! Moré! Ici Istrati, tout en écrivant en français, laisse sapensée et son cœur parler leur langue maternelle, la langue du monde d'où il sort. S'il donne la partition de sa musique dans la — VIII — gamme de l'Occident, il en garde la clef qui est la gamme d'un autre monde et cet Aman Moré ! est une des plus belles clefs de « Nerran- tsoula » rhapsodie de l'Enfance. Mais tous ceux, hommes et femmes, par toute la terre et tous les temps, dans l'amour ou dans la haine, dans le sacrifice ou dans le martyre, libres ou entre les murs des prisons, au moment de la naissance ou à l'heure de la mort, dans la joie ou dans la douleur, tous ceux qui ont senti le tragique du mystère et, s'adressant à Dieu ou aux hommes, aux pères ou aux bourreaux, ont lancé le grand cri déchirant : « Frères! Frères! Pitié! Pour l'amour de la vie frères! Au secours! au se¬ cours! Pense% à notre fraternité! Venef! nous avons trop souffert! assert asse\! asse\ » ! tous ceux-là doivent sentir que l' « Aman » chanté par Istrati aux moments les plus déci¬ sifs et les plus cruels de la vie de ses cama¬ rades et frères n'est que notre cri devant le destin — le destin suspendu sur les dieux et sur les hommes. APOSTOLTS MONASTIRIOTY. LE REFRAIN DE LA FOSSE J'ai vécu à Alexandrie d'Egypte quel¬ ques hivers ensoleillés, il y a long¬ temps de cela. Et si les souvenirs qui me reviennent de cette époque ne sont pas trop joyeux, comment ne pas m'éprendre, comment ne pas m'em- baller de ces rares instants qui ren¬ versent la chaudière à malheurs de nos existences et nous gonflent de joies à faire éclater le cœur? Malgré ma vie de dur labeur, j'ai connu, oui, de tels instants. C'était le soleil hivernal d'Alexan¬ drie, son soleil méditerranéen, qui me 2 LE REFRAIN DE LA FOSSE les donnait. Pour lui, pour sa Méditer¬ ranée et pour mon désir de vivre, j'acceptais les grosses tranches d'amer¬ tume que mon destin me servait sur un même plateau. J'acceptais, car je pressentais que la vie retire tout le plateau à ceux qui tendent la main pour n'y prendre que le soleil. Peu d'heures de lumière m'octroyait le destin contre une journée de tra¬ vail sans charme, mais je forçais la dose de bonheur en grossissant volon¬ tairement les tranches d'amertume : je me privais de bien des choses né¬ cessaires à la vie, pour mieux abreuver mes yeux de clarté qui inonde, de ciel qui étourdit et de Méditerranée qui s'envole. Pour tout dire, j'étais un mé¬ chant ouvrier. J'abandonnais l'ouvrage* sans excuse, dès qu'une mouche me narguait avec son pouvoir d'accaparer le soleil. LE REFRAIN DE LA FOSSE 3 Alors, le cœur gros de cette défail¬ lance que les hommes sont heureux de punir, je partais... Je partais, rempli de liberté et vide d'espérance. Mes jambes, lourdes elles-mêmes de tant de bonheur chèrement payé, me conduisaient toujours, en bordure d'Alexandrie, à Ramleh, d'où les pal¬ miers africains contemplent, par-des¬ sus la Méditerranée, leurs frères éche¬ lonnés sur les Côtes d'Azur, sur les Ramleh européennes. La même mer les caresse ou les rudoie. Le soleil, gé¬ néreux comme nous le connaissons, les baigne des mêmes violents rayons. A Ramleh il y a des établissements somptueux, comme dans toute contrée féerique où les riches veulent être seuls, seuls à digérer leur maigre joie. Mon Dieu, à voir dé quelle piteuse fa¬ çon ils s'ennuyaient sur les terrasses en dégustant leur odieux Rien, je com¬ prenais pourquoi la vie était si sévère, 4 LE REFRAIN DE LA FOSSE dans son ingratitude, avec un pauvre comme moi. Et j'osais, moi le pauvre, aborder ces terrasses encombrées de riches, ces maisons où le narguilé et le café, mes délicieux vices, se payaient des prix inabordables pour ma bourse. Mais rien de ce que j'ai désiré dans ma vie ne m'a été inabordable : j'ai souvent réglé mes joies contre du sang, mon¬ naie que les banques ignorent, et je ne le regretterai jamais, car ce sont ces bains de lumière qui m'ont fait suppor¬ ter les ténèbres de mon existence. Pour un.café etun narguilé, à Rarrileh d'Alexandrie ou sur les grands quais de Smyrne, pour une heure de rêve qui était toute ma vie d'une journée, par¬ fois d'une semaine, j'ai toujours fait comme ce brave Roumain qui dit, dans la chanson populaire : J'ai donné, près de m'amie, en un soir, Toute ma « peine » d'un été. LE REFRAIN DE LA FOSSE 5 Oui, je donnais... Il faut beaucoup donner pour beaucoup avoir. Cela se fait tout seul et sans effort. Mais là n'est pas la question. * * * On n'aime pas la lumière sans aimer du même coup les hommes. Pas tous les hommes. Personne ne les aime tous et Christ même ne les a pas aimés si bêtement. Nous aimons ce qui nous ressemble sous des aspects multiples. Nous ai¬ mons nos désirs. Un après-midi, à Ramleh, sur une terrasse encombrée d'un prétentieux bétail humain, j'ai vu un homme. Lui aussi m'avait vu. Et j'ai su tout de suite ce qu'il cherchait là, ce qu'il regardait, ce qu'il sentait. Lui aussi avait su tout cela pour moi, et bien mieux, nous avions deviné dans nos regards francs 6 LE REFRAIN DE LA FOSSE la nuance de nos désirs, le miracle de nos ressemblances. Cela n'arrive pas toujours. Souvent, efl appréciant les hommes, je me suis trompé de moitié, jamais totalement. Mais plus je me trompe, mieux cela vaut, puisqu'il ne peut s'agir ici que de la belle vie, saine comme Veau ae source et puissante comme la foudre. J'aime l'homme quand il porte en soi, dès sa naissance, l'amour d'amitié. J'aime la femme quand son sang est embrasé par la passion charnelle. Je me livre à eux sans marchander, avec frénésie. Cela coûte cher, mais jamais les déceptions subies n'ont diminué, jamais elles ne diminueront la somme de mes désirs. Avec la rage du joueur je cherche partout ma fortune. Je joue toujours gros jeu, car je déteste la mesquinerie. Si je me trompe, je ne perds rien : c'est l'autre qui perd. On ne perd rien quand oh se livre entièrement : autrement, LE REFRAIN DE LA FOSSE § autant dire du soleil qu'il s'épuise quand il se livre sans ménagement ni choix. Et tant pis pour les glaciers, qui ce¬ pendant fondent eux-mêmes! Mais quand je gagne, un trésor m'est acquis! Je parle de l'amour d'amitié, car hélas! la passion charnelle est comme l'éclair : violente, mais sans durée. Voilà comment est faîte ma glaise et ce qu'elle aime. Je n'en suis pas mé¬ content. Mes grands amis non plus. Et Marco, que je compris et qui me com¬ prit en moins de temps qu'il ne nous fallut pour fumer nos narguilés, ce j our- là, à Ramleh, Marco fut peut-être le plus heureux de tous. La délicieuse canaille essaya cepen¬ dant de se défendre. Il savait bien que ce serait inutile, car le besoin d'aimer et de se déboutonner est plus fort, chez les afFectueux, que la pudeur qui oblige à cacher les meurtrissures. Tou¬ tefois il voulut me prouver sa réserve 8 LE REFRAIN DE LA FOSSE d'homme du monde, ce « pauvre homme du monde » qui mange de l'herbe, boit de l'eau, aime avec la force des mol¬ lusques et dissimule ses moindres égratignures ! Et, cet après-midi d'inou¬ bliable rencontre, Marco me plaqua, gravement, sans un signe encoura¬ geant, et s'en fut. Comme un homme du monde. Son chien-loup l'agaçait, avec sa joie débordante : il lui demandait un cail¬ lou, lancé le plus loin possible. Marco, songeur, les mains réunies derrière son dos un peu courbé, marchait sur la grève et ne répondait pas à l'amour de son meilleur ami. Je ne fus pas dupe de cette indifférence. Je le suivis long¬ temps à distance respectable, me remé¬ morant les détails de son beau visage d'ami qu'il fallait empoigner. Et, tin jour, je l'ai empoigné. Comment? Cela ne s'enseigne pas. Et maintenant, oubliez-moi. De moi, -mêëf ' ■ , • ; a * ; ': V- - LE REFRAIN DE LA FOSSE 1 ; sj - | BspÉfif flllip M I 'S il rie sera plus ici question. Ecoutez cette histoire qui s'est passée dans des coins de la terre que la plupart de vous ignorent. C'est l'histoire racontée par l'homme que j'ai découvert sur une terrasse à Ramleh d'Alexandrie, un homme que j'aimais sans savoir pourquoi, et qui me creva souvent le cœur avec cette alerte chanson grecque dont la pre¬ mière strophe se traduit à peu près ainsi : ^ïSpfSâ Au bord de la mer, sur la grève, NerrantsouLci foundoti ! Une vierge rinçait sa jupe, Nerrantsoula foundoti1 / i. Petit bigaradier (oranger d'oranges amères) touffu. ^ V iu AA-: AA;:v' !i w , - rv. ^vâsU L i « , ] A' • ¥mÈÊÊ i::0Zh§MlË . m -lu.Av or. . • s S»! -î Jfir ëMifiS &M ■ " - . ■- - ^ , ' . . , - ^ ; ■ , , > ' ( x r , •■a *"4' •'•V • '' ■- - '. " - - V". ; , ,1 K t ' ■ ' ' .r. " : iSÏ 'iM ' -w"-* ' • » ■ ' H£ sfi: PREMIÈRE PARTIE J'avais environ seize ans quand mon père acheta une maisonnette de la rue Juive, à Braïla. Nous y emménageâmes aussitôt. Je savais que, comme d'habi¬ tude, cette demeure ne nous garderait pas longtemps, car mon père ne faisait qu'acheter des maisons délabrées, les mettre en état et les revendre au pre¬ mier amateur. C'était en somme son métier, bien rémunérateur. Celui de ma mère, nullement fatigant, consis¬ tait à seconder son mari, dans ses inter¬ minables parlotes d'affaires, alors qu'une servante s'occupâit du ménage 14 LE REFRAIN DE LA FOSSE et se chamaillait avec les travailleurs qui rafistolaient la baraque. Là-dessus, mon devoir à moi était de courir au bistro du coin chercher des bouteilles de vin pour mes parents et leurs clients qui, tous, buvaient et parlaient « maison à vendre », « maison à acheter ». Cela m'ennuyait à périr. Pour m'amuser, je jetais du mortier dans les sauces de notre servante et du sel dans le plâtre des maçons, ce qui brouillait tout le monde et faisait varier le brouhaha. J'aimais encore jouer dans les rues avec mes gros cerfs-volants, tête nue, la chemise ouverte contre le vent et toujours seul. Seul, oui, quoi¬ que je ne fusse ni poltron ni farouche, mais je redoutais les pierres lancées par les gamins, particulièrement du jour où l'une de ces pierres rencontra ma tête et la troua. C'est pourquoi, en emménageant fraîchement dans la « mahala » juive, je me tins à l'écart des garçons de notre LE REFRAIN RE LA FOSSE 15 . i . nouveau quartier. Ceux-ci, bien qu' « en¬ fants de Juifs », — ce qui signifiait : craintifs, point dangereux, — n'en of¬ fraient pas moins mille occasions de se faire casser la tête, car, précisément à cause de leur couardise, les petits Rou¬ mains des environs n'avaient aucune peine à venir les battre chez eux. Sein et poches bourrés de cailloux, ils envahissaient la rue, et du matin au soir les projectiles volaient en tous sens. On en recevait même dans la cour, par¬ dessus la palissade. Aussi me fallut-il, bon gré mal gré, renoncer momentanément au plaisir, fort goûté dans ces changements de domicile, d'aller rôder dans la rue, reconnaître les lieux, voir de nouvelles gens et de nouvelles mœurs. Par con¬ tre, une préoccupation inattendue vint toute seule s'offrir à ma soif d'aimer. Dans ces « mahala » les cours sont séparées par des palissades aux vieilles planches entr'ouvertes. On peut voir 16 LE REFRAIN DE LA FOSSE tout ce qui se passe chez le voisin. Et comme on est là-bas fort curieux et peu poli, on regarde bien à son aise. C'est ce que je fis moi-même, à l'exem¬ ple des grands, qui ne se gênaient point à l'occasion pour se cracher au visage et se montrer le derrière nu au travers „ des ouvertures. Je n'eus, moi, rien à montrer et per¬ sonne à conspuer. Bien au contraire, j'eus le plaisir de voir tous les jours, dans la cour située à droite, une fillette de quatorze à quinze ans qui se mou¬ vait comme le poisson dans la rivière et ne daignait pas comprendre que moi aussi j'avais l'envie de faire comme elle. Mais elle était fille, et, telle la chienne qui ne craint pas la morsure du mâle, ne craignait pas les cailloux des garçons. (L'enfant, quand il devient homme, perd jusqu'à cette humanité- là et frappe la femme enceinte.) Noiraude et chevelue, pareille à une bohémienne. La grosse natte soigneu- ': v . i LE REFRAIN DE LA FOSSE 17 senient tressée. Le visage, — ovale, très sérieux, aux grands yeux perçants, aux lèvres charnues, — était toujours bien lavé, comme les mains, les jambes et les pieds. D'ailleurs, elle n'avait affaire qu'avec l'eau. Dès la levée du jour, les bras chargés de deux seaux en tôle, ce n'était qu'allées Jfjet venues entre la pompe du quartier et les maisons qu'elle approvisionnait, contre un sou le voyage, à la condition expresse que les- seaux fussent « bien pleins ». Pour y arriver, et aussi pour ne pas s'encom¬ brer les jambes, elle écartait les réci¬ pients au moyen d'un cerceau en bois dur, au milieu duquel la petite por¬ teuse trottait. Tout de même, ce travail devait être exténuant, car je la voyais souvent la figure contractée, la bouche tordue, la lèvre inférieure pendante, suant fort, mais jamais triste, jamais accablée, joyeuse dès qu'elle déposait son fardeau et prête à l'espièglerie. s 18 LE REFRAIN DE LA FOSSE Non point à l'espièglerie bête avec les gamines du quartier, mais, seule dans sa cour, avec de beaux petits chiens qu'elle lavait, parait de mille rubans et cajolait sans cesse. Ou bien, lorsqu'elle en avait assez de ses toutous et pas de courses à faire, elle déguerpissait. Durant des heures, je ne la voyais plus. Au retour, sa figure inondée d'extase, elle empoignait les seaux, courait à sa besogne, la finissait et, se jetant à l'ombre d'un mûrier, reprenait la toi¬ lette des chiens, auxquels elle prodi¬ guait les soins et la plus maternelle tendresse. Personne autour d'elle. Aucune tu¬ telle. Pas de parents, pas de cris, pas de jurons. Des demandes d'eau, de toutes parts. La nuit l'engloutissait, elle et ses bêtes, dans un murmure de caresse et d'invitation au repos. Le matin la retrouvait trépidant dans le cerceau, bras et cou tendus, les LE REFRAIN DE LA FOSSE 19 poings serrant les anses écartées, la lèvre un peu tremblante. Puis c'était les chiens, les disparitions soudaines, la rentrée rayonnante. Je voyais tout cela, par un été, au début des grandes vacances. — Mère, qui est cette^ fillette qui porte de l'eau ? — Une orpheline. — Comment s'appelle-t-elle ? — Je ne sais pas. Personne ne le sait. On lui dit sacadgitza \ Une orpheline... Venue depuis une année, Dieu sait d'où... Oui s'était tou¬ jours refusée à dire son nom et celui de ses parents... Que Stana, la vieille pro¬ priétaire, avait accueillie, et que le monde appelle la porteuse d'eau. i. En roumain : porteuse d'eau. 20 LE REFRAIN DE LA FOSSE C'est, à peu près, tout ce que le « monde » savait sur cette fillette. Et dès que « le monde » eut sa froide curiosité satisfaite, il baptisa l'intruse du nom de sacadgitza, lui tourna le dos et vaqua à ses affaires, affaire de ramasser, affaire d'entasser, affaire de « maisons à vendre » et de « maisons à acheter ». Pauvre monde !... Et toi, pauvre homme du monde !... Combien je vous plains !... Vous rencontrez sur votre route un être humain aux mâchoires raidies, engourdies par le gel de l'exis¬ tence, et, en guise de lui prouver votre chaleur, votre large humanité, vous lui demandez promptement : — Dis-nous, inconnu, — le temps de te tenir sur une jambe, — qui tu es, d'où tu viens, ce que tu penses de notre opinion et ée que tu comptes faire parmi nous ? Et le malheureux, ne pouvant des¬ serrer les mâchoires pour vous ré- LE REFRAIN DE LA FOSSE 21 pondre ou au moins vous cracher au visage, vous regarde. Et,pressés comme vous êtes, vous lui tournez le dos, vous lui collez un nom d'emprunt, comme on attache une casserole trouée à la queue d'un chien, et vous filez à vos affaires. Vous filez : toi, pauvre monde..., et toi aussi, pauvre homme du monde... Comme je vous plains... Un jour que je m'approchais timide¬ ment de la palissade, la petite solitaire vint brusquement me dire, à ma grande surprise : — Pourquoi joues-tu rien que dans la cour ? ' , -if . ' Ah ! le plaisir que cette marque d'ami¬ tié me causa! Mon cœur battit rapide¬ ment. Je sentis mes joues s'embraser. La parole me manqua. Je baissai les paupières. 22 LE REFRAIN DE LA FOSSE Elle se tenait droite, de l'autre côté de la brèche, caressant son petit chien favori, « Léon », qu'elle serrait contre sa poitrine, et répétait doucement, har¬ monieusement : — ... Pourquoi ? Pourquoi ?... Mar¬ co... Je tressaillis et balbutiai : — Tu sais donc que je m'appelle Marco ? — J'ai entendu t'appeler ainsi... Avec un effort sur moi-même, je réussis à la regarder en face et à de¬ mander : — Et toi, comment t'appelle-t-on ? Tout naturellement elle répondit : — Sacadgitza. Ce fut un poignard que je reçus dans le cœur. Je tournai le dos et m'enfuis pour aller pleurer. Elle admettait tranquillement cet horrible sobriquet de sacadgitza! On appelait de ce nom la plus belle enfant de mon enfance ! LE REFRAIN DE LA" FOSSE 23 — Et qu'est-ce que ça peut faire? me disait-elle le lendemain, quand je lui eus avoué ma révolte, ma répugnance. Qu'est-ce que ça peut faire ? On est ce qu'on est... Puis, adoucissant le ton : — ... Suis-je pour toi une sacad- gitza ? Pour moi!... Oh! pour moi!... Non! Non ! J'arrachai une planche, passai par l'ouverture et l'écrasai dans mes bras. Son corps était dur comme pierre. Une odeur encore inconnue, une odeur de chair aimée me coula dans les veines : c'était comme le parfum d'un fruit exotique que l'on savoure pour la première fois. Je la lâchai promptement et repassai dans notre cour. Là, nous nous regar¬ dâmes honnêtement dans les yeux. Les siens étaient grands ouverts, et, on eût dit, étonnés. Son visage, parfaitement immobile, tranquille, dépourvu de 24 LE REFRAIN DE LA FOSSE toute émotion. Moi... moi, j'étais sans souffle. Autour de nous, personne. La rue déserte elle aussi. Cela se passait par un après-midi étouffant du mois d'août, quand les sédentaires de la banlieue dorment tous, après avoir chassé les* mouches et baissé les persiennes. La semaine suivante un événement survint qui me fit gagner le cœur de mon amie. Un matin. Elle trottait vaillamment d'un bout à l'autre du quartier, portant de l'eau à ses clients. Pendant ce temps, je jouais avec mon cerf-volant dans la rue, mais tout près de ma porte. Le cerf- volant planait très haut. Je lui avais « donné » toute la ficelle de ma pelote pour l'essayer au grand vol. Je ne voyais rien, n'écoutais rien. Je m'appli¬ quais à saisir les qualités et les défauts de mon jouet, quand un cri lointain me fit frémir : c'était la voix de mon amie. LE REFRAIN DE LA FOSSE 25 Tout en haut de la rue, elle laissait tomber ses seaux, battait des mains, hurlait et courait vers moi à toutes jambes, comme une désespérée, en me faisant des signes. Je regardai derrière moi, je vis une voiture à deux chevaux s'approchant au grand trot, alors qu'au milieu de la route, le petit ourson Léou, échappé de la cour, se grat¬ tait tranquillement une oreille, insou¬ ciant du danger. Un instant d'hésitation, et mon amie eût vu écraser son chien le plus aimé. Je lâche mon cerf-volant — qui va dégringoler dans les nues, — je me précipite et arrache l'animal aux sa¬ bots des chevaux, mais je suis heurté par la voiture et tombe évanoui, Au réveil, beaucoup de monde au¬ tour de moi. On me frottait avec de l'alcool quelques côtes abîmées. On se lamentait. Puis, le monde parti à ses affaires, je pus aller, seul, à la palissade. 26 LE REFRAIN DE LA FOSSE Mon amie m'y attendait, Léou dans les bras. Elle me le passa par l'ouverture, mais en le prenant je fus effrayé de la mine angoissée de ma mignonne. — Pourquoi es-tu si pâle? lui dis-je. — Je te le donne! fit-elle, étranglée. Sauras-tu aimer une chose comme ça ! — Oui, beaucoup. — Et qu'es-tu capable de faire pour ce que tu aimes? — Tout ! — C'est vrai... Tu me l'as prouvé... Je suis bête... Pardonne-moi. Et cette fois c'est elle qui passa par l'ouverture, me prit la tête dans ses mains et me baisa les deux joues. Ce furent les premiers et les seuls baisers voluptueux qui, dans ma vie, ne m'aient coûté qu'un peu de dou¬ leur aux côtes. Les autres, tous les autres... Mais pourquoi aller si vite !... LE REFRAIN DE LA FOSSE 27 * * * Mon mal de côtes me tint pourtant plusieurs jours alité. La maîtresse de Léou et de mon cœur venait me voir et caresser son chien, tous les apxœs- midi, une heure ou plus. J'aurais donné toute ma santé inutile pour prolonger ce bonheur de malade aimé. Eternel, soit louée ton œuvre ! Nous la jugeons imparfaite, parce que nous sommes stupides, mais pardonne et ne t'occupe pas de notre mesquine jugeotte! Une seule chose est à regret¬ ter : que tu n'aies pas pensé à nous mettre un second cœur à la place de cette pauvre cervelle, si encom¬ brante ! — Marco, me dit mon amie (un jour qu'elle était assise sur mon lit, un de ces jours du mois d'août riches en so¬ leil, en moustiques et en poussière fine), Marco ! Es-tu jaloux? 28 LE REFRAIN DE LA FOSSE En disant cela, son visage devint aussi blême qu'au moment où elle se séparait de son chien, sauvé par moi. — Jaloux ? fis-je. Pourquoi cette question? Et pourquoi cette angoisse? — Parce que je t'aime toi, toi et un autre encore!... En entendant cet aveu, ma cervelle se renversa, le lit se mit à tourner, et je faillis écraser Léou. — Oui, ajouta-t-elle, je vous aime tous les deux, comme un seul, comme j'aime Léou. Voilà tout ce que j'aime! Faut pas te fâcher. C'est ainsi. Et elle m'embrassa violemment, mais elle eût mieux fait de m'appliquer un coup de marteau au front. Je sentis tout de suite qu'il ne fallait pas pleurnicher, que j'avais affaire à une créature forte et à un rival fort, et que ce n'était qu'en me montrait fort à mon tour, plus fort même qu'eux deux, que j'arriverais à combattre et à conserver ma place. Je sentis cela. LE REFRAIN DE LA FOSSE 29 \ Le temps m'a donné raison. Raison amère... — Qui est ton autre? demandai-je, suffoqué. — Tu le verras... quand nous irons sauter la fosse chez les nerrantsoula foundoti. — ... Chez les... quoi? Nerrantsoula foundoti?Qu'est-ce que cela veut dire? Je savais bien ce que ces mots grecs signifiaient, car je connaissais parfai¬ tement le grec; mais quand même je ne comprenais rien et je la regardais bêtement. Elle partit d'un grand éclat de rire, si beau, si sonore, si étourdisssant, que j'oubliai tout mon mal. Léou aussi oublia son mal. Et tous les trois, roulant dans le lit, nous rîmes, nous nous mordîmes et aboyâmes comme trois jeunes bêtes heureuses. — Dis-moi, ma belle, ma belle... Ner¬ rantsoula... 30 LE REFRAIN DE LA FOSSE — ... Tu m'appelles Nerrantsoula ? s'écria-t-eîle, interdite. — Oui, mais... — ... Ce n'est pas encore quelque chose comme sacadgitza ? — Non! non! Nerrantsoula veut dire : petit bigaradier ; et foundoti : touffu. Tu es donc pour moi : ma pe¬ tite orange amère, mon petit bigara¬ dier touffu ! C'est le refrain d'une chan¬ son grecque, que tu as entendu et que tu répètes comme un perroquet. Dis- moi ce qu'est cette fosse que tu sautes, et où ? — Dans la « oulitza Kaliméresque1»... Là-bas les ouvriers ont éventré toute la rue, d'un bout à l'autre, pour y poser des tubes et amener l'eau dans la chambre. On dit que chez le préfet il y en a déjà : on va au mur> on tourne un truc qui s'appelle « robinette » et x. Rue Grecque, baptisée ainsi par les Rou¬ mains qui entendaient les Grecs se dire, du matin au soir : Kaii-mèra, bonjour. LE REFRAIN DE LA FOSSE 31 l'eau coule toute seule. J'aimerais bien voir ça ! Le crois-tu ? L'eau du Danube qui monte toute seule dans la cham¬ bre ? Ouais !... Je ne savais pas plus qu'elle si l'eau du Danube montait ou non toute seule dans les cuisines, et ne croyait guère à cette histoire de « robinette » qu'on « cloue dans le mur », qu'on a tourne » et qui lâche un jet d'eau « sans fin », « si sans fin que tout le Danube pour¬ rait couler dans la chambre ». Mais je savais et croyais autre chose: notamment que ma Nerrantsoula ai¬ mait un Grec, dans cette « oulitza Kali- méresque » éventrée par la municipa¬ lité, que là-bas elle courait tous les après-midi, et que de là-bas elle ren¬ trait joyeuse, extasiée, rouge comme la rouille. Que se passait-il là-bas? Quel était ce garçon qui me prenait la moitié de mon amie? 32 LE REFRAIN DE LA FOSSE Une pointe douloureuse me vrilla le cœur. J'aurais voulu tuer ce rival, mais je ne savais pas me battre ni lancer une pierre. Je la regardai droit dans les yeux. — As-tu embrassé l'autre comme tu m'as embrassé, moi? — Oui, je l'ai embrassé, mais, lui, c'est une chose, et toi, c'est une autre chose. Faut pas te fâcher. Viens voir... — Voir quoi? qui? — Epaminonda... L'autre... Il est si brave. Tu l'aimeras aussi. La nuit descendait doucement sur une journée meurtrie par la chaleur torride. Nous enfermâmes Léou avec les deux autres chiens et nous dirigeâmes vers la « oulitza Kaliméresque ». Dans la rue, la poussière rafraîchie chatouil- LE REFRAIN DE LA FOSSE 33 lait agréablement nos pieds nus. Tous les gamins étaient dehors. Ils nous hé¬ lèrent, mais nous n'y fîmes guère atten¬ tion. D'autres sentiments nous obsé¬ daient. Au fait, elle paraissait tranquille. Sa démarche nonchalante; le calme de ce bon visage de vierge; les bras (ces bras fermes comme deux serpents forts, ces bras durcis par les lourds seaux), qui pendaient dans un repos com¬ plet et tout ce corps pétri par une peine ingrate, tout cela m'effrayait et m'attirait. Je n'arrivais que pénible¬ ment à maîtriser ma débordante envie de la mordre, de la faire crier. Pourquoi m'avait-elle dit aimer en¬ core un autre? Cet « autre », je ne le supportais pas. O égoïsme charnel ! Dois-je te mau¬ dire ou te bénir? Aujourd'hui, quand du sommet de ma montagne je puis considérer tout le bien et le mal de la vie, je me demande si la vie pourrait 3 34 LE REFRAIN DE LA FOSSE se passer de toi, de toi, massacrant égoïsme charnel ! Il faisait presque complètement noir quand nous arrivâmes dans la rue ha¬ bitée par les Grecs. Le fossé, tranchée interminable, était à nos pieds. Aucune lanterne. Déchirure noire, profonde, hérissée de sa colline de glaise, et toutes deux, parallèles, courant se perdre dans la nuit mystérieuse telle la route de notre destin. De rares réver¬ bères à pétrole répandaient çà et là leurs lueurs borgnes, comme des pressentiments, alors qu'à droite et à gauche, les maisonnettes solitaires s'alignaient l'une après l'autre comme autant de pièges inévitables. Transi de peur, d'une peur insensée, je saisis Nerrantsoula aux épaules, la serrai sur ma poitrine et lui dis : — Que cherches-tu ici ? Elle m'enlaça vigoureusement la taille, et, les yeux baissés vers le fossé, répondit imperceptiblement : LE REFRAIN DE LA FOSSE 35 — Je ne sais pas... Cela me plaît... — Sauvons-nous! lui murmurai-je, en l'écrasant dans mes bras. Sauvons-nous et oublie ce lieu ! N'y retourne plus ! Elle se tut et ne bougea pas. Alors, je me rappelle lui avoir pro¬ phétisé, dans un cri : — Tu paieras cher si tu ne t'arrêtes à temps : les Grecs sont dangereux! Elle continua à se taire, à me serrer et à regarder la tranchée devenue noire comme le bitume. Soudain des voix s'élevèrent dans l'obscurité lointaine. Une multitude de gamins chantaient et, à mesure que, nous approchant, la mélodie et les pa¬ roles se précisaient, je sentais le corps de mon amie tressaillirde brefs frissons. Au bord de la mer, sur la grève, Nerrantsoula founcLoti ! Une vierge rinçait sa jupe, Nerrantsoula foundoti ! 36 LE REFRAIN DE LA FOSSE Avec une violence que je ne lui soup¬ çonnais guère, comme un gros poisson à peine tiré de l'eau, elle s'arracha de mes bras et, sans plus, se mit sur-le-champ à sauter le fossé dans les deux sens, zig¬ zaguant, s'éloignant dans la direction des chanteurs et répétant, chaque fois qu'elle sautait la fascinante tranchée : — Nerrantsoula foundoti!... Nerran- tsoula foundoti !... Je restai cloué sur place et suivis du regard, tant qu'il me fut possible, le fantôme léger de ma Nerrantsoula. Puis un silence mortel pour mon âme domina la banlieue pendant quelques minutes, et enfin j'entendis la voix ai¬ mée éclater dans le noir : — Marco ! viens, Marco! viens! Le temps d'une seconde, j'eus l'idée de fuir, de ne plus jamais la voir, mais l'ordre du destin est impitoyable et je me soumis, comme si deux mains ca¬ ressantes m'eussent poussé: va, va vers celle qui t'appelle ! LE REFRAIN DE LA FOSSE 37 J'allai... Comme un automate. Un premier lampion et deux silhouet¬ tes, celles d'Epaminonda et de Nerran- tsoula, surgirent de l'obscurité, puis, à une vingtaine de pas en arrière, d'au¬ tres lampions et d'autres silhouettes : une dizaine de garçons grecs, entre dix et quinze ans. Us étaient, tous, têtes, jambes et pieds nus. Les lampions qui oscillaient dans leurs mains étaient faits de gx-osses pastèques évidées et criblées d'entailles de formes géomé¬ triques : ronds, carrés, losanges, trian¬ gles, rectangles, croissants, par où fil¬ trait la lumière d'une bougie fixée au fond de la pastèque. Certains de ces lampions avaient leurs trous couverts de feuilles de papier transparent et multicolore. A mon approche, Épaminonda s'ar¬ rêta. Sa bande l'imita, gardant la dis¬ tance. Je compris que j'avais affaire à un commandant. Tout Grec naît com¬ mandant. Il leva sa pastèque-lampion 88 LE REFRAIN DE LA FOSSE et éclaira un instant nos deux figures, pendant que Nerrantsoula, silencieuse, se tenait tout près, droite, les mains réunies derrière le dos. Le visage d'Epaminonda, osseux et basané, me fut tout de suite sympa¬ thique. La sincérité n'y manquait pas. C'était un garnement un peu plus âgé et un peu plus fort que moi. L'arro¬ gance grecque, que je détestais tant, ne se voyait nullement. Il me donna la main et prononça d'une voix pres¬ que mâle : — Bonsoir Marco ! Sois le bienvenu dans notre « mahala ». Nerrantsoula (on l'appelait déjà Nerrantsoula!) dit que tu es brave. Je le suis. Elle l'est aussi. On va voir où nous irons, avec une brave aimée par deux braves qu'elle aime ! Allons maintenant chan¬ ter et nous balader ensemble. Tu con¬ nais le grec, à ce qu'il paraît? Sans attendre ma réponse, il prit la tête de ses voyous, — Nerrantsoula LE REEKAIN DE LA FOSSE 39 entre nous deux, bras-dessus, bras-des¬ sous — et commanda : — Hé ! palikarias !... un, deux, trois : Au bord de la mer sur la grève, Nerrantsoula foundoti ! Marche à cadence parfaitement ryth¬ mée et bondissante d'allégresse. Le sol tremblait sous nos pas secs. Les cœurs tremblaient également. Épaminonda, la tête renversée en arrière, dominait toutes les autres voix, et il me semblait que le fossé dont nous longions la crête était devenu un peu moins sombre. Nerrantsoula et moi, nous nous tai¬ sions; mais loin qu'elle fût insensible, ainsi qu'elle en avait l'air, je sentais son corps vibrer comme une coxde de harpe mordue par les doigts. Sa natte battait la mesure à chaque pas qu'elle allongeait, cependant que sa main gauche me tenaillait le bras. Je ne me trouvais pas trop mal. Je 40 LE REFRAIN DE LA FOSSE me jugeais même de taille à lutter vic¬ torieusement contre cet Épaminonda qui chantait bien et nous faisait mar¬ cher mieux encore, quand, alors que je me demandais comment cette soirée al¬ lait finir, l'amie disputée glissa brusque¬ ment de nos bras, recommença ses zig¬ zags par-dessus le fossé et disparut dans la nuit avec son refrain : N errantsoula foundoti ! Nerrantsoula foundoti! De loin en loin, quand elle passait devant un réverbère, son ombre se trahissait un court instant, puis nous ne la revîmes plus. J'en fus stupéfait. Très calme, Épa¬ minonda me dit, avec une poignée de main : — Bonne nuit, Marco... Elle ne re¬ viendra plus ce soir. C'est une toquée. Je rentrai seul et triste. Mais, arrivé à la palissade, un désir invincible me poussa de l'aller voir. Sa petite chambre, tout au fond de LE REFRAIN DE LA FOSSE 41 la cour, avait la porte grande ouverte. La lune inondait de lumière le visage endormi de Nerrantsoula, Lëou dans les bras, les deux autres chiens sur les pieds, vêtements en désordre, seaux et cerceau dans un coin. J'avançai sur la pointe des pieds et appuyai doucement mes lèvres sur le front de l'incompréhensible amie. Elle ne se réveilla point. Moi, je n'ai pas fermé l'œil, cette nuit-là. L'enfance et surtout le début de l'adolescence sont des étapes de la vie que nul ne comprend. On a beau les avoir vécues, les parents, les époux ne les comprennent pas plus que les céli¬ bataires, et c'est très bien qu'il en soit ainsi, sinon la vie serait atrocement uniforme : l'enfance, l'adolescence, la maturité et la vieillesse sont quatre 42 LE REFRAIN DE LA FOSSE vies, quatre façons d'exister; vouloir couler l'une dans le moule de l'autre, c'est les tuer toutes. Je sais aujourd'hui que le fluide vital qui coule dans nos veines, selon notre propre tempérament, réclame son droit à se manifester dès l'instant où nous commençons à respirer et qu'il est to¬ talement étranger à ce que nous nom¬ mons logique, bon sens, raison. La raison, elle est au créateur. Nous, nous pouvons nous soumettre ou ne pas nous soumettre, c'est tout. Et c'est là le des¬ tin. Il est écrit sur notre front, dit l'Oriental. * * * Il était écrit sur le front de Nerran- tsoula, sur celui d'Épaminonda et sur le mien de nous entendre dans la vio¬ lence et de nous entre-détruire dans l'amour. LE REFRAIN DE LA FOSSE 43 Ma pauvre raison m'avait conseillé, cette nuit d'insomnie, de couper court avec les Grecs, leur commandant, leurs chansons et leur sombre fossé- Je m'étais décidé à ne plus mettre le pied dans la « oulitza Kaliméresque », mais ce fut Épaminonda qui vint, dès le len¬ demain matin, me parler d'un exploit séduisant : — Tu connais Miou, me dit-il grave¬ ment. Eh bien, Nerrantsoula me souffle sans cesse à l'oreille que Miou est le plus fort au cerf-volant. Personne ne peut l'avoir. Cela me déplaît. Et à toi ? J'étais déjà rouge de colère en apprenant que Nerrantsoula en ad¬ mirait un autre que moi en matière de cerfs-volants. J'en avais de toutes les dimensions, dont le plus grand, en papier doublé de toile, me dé¬ passait de cinq empans en hauteur ! Nul comme moi ne savait les con¬ fectionner si solides, si équilibrés. 44 LE REFRAIN DE LA FOSSE Nul ne pouvait me vaincre à l'em¬ brouiller \ Epaminonda, qui avait entendu parler des ravages que faisaient mes cerfs- volants, me poussa à affronter le seul adversaire de ma taille, Miou. Le fai¬ sait-il en escomptant ma défaite, pour m'humilier aux yeux de notre amie? Je voulus le savoir : — Nerrantsoula ne m'a jamais dit qu'elle considère Miou plus fort que moi. — Elle te le dira si tu le lui demandes. Nous étions devant ma porte. Ner¬ rantsoula faisait ses dernières courses du matin. Elle passait et repassait à toute vitesse, les joues embrasées, un soleil au-dessus de sa tête, deux autres i. Défi, dégénérant assez souvent en batailles sanglantes, qui consiste à embrouiller les cerfs- volants à de grandes altitudes, atteignant parfois 200 mètres. La victoire est à celui qui possède les bras les plus habiles et arrache à son adversaire le plus de cordelette, — et le cert-volant en même temps. LE REFRAIN DE LA FOSSE 45" qui tremblaient dans ses récipients pleins d'eau cristalline. A chaque pas¬ sage, le coup d'œil bref qu'elle nous jetait disait clairement : à tout à l'heure. — Nous aurons besoin d'elle, si nous nous « prenons à l'embrouiller » avec Miou, me dit Epaminonda. — Alors tu veux m'aider ? — Bien sûr ! Miou aussi se fait aider, et encore par des hommes âgés, ses frères, qui lui donnent la main pour « tirer ». — Et pourquoi aurons-nous besoin de Nerrantsoula ? C'est une fille. — Oui, c'est une fille, mais elle peut facilement casser la figure à plusieurs garçons comme toi et moi. Pour ce faire, elle n'a qu'à remplir son tablier de cailloux et à les lancer. A cent mètres à la ronde nul bras, dans toute la ville, ne saurait l'atteindre avec une pierre, mais Nerrantsoula, de sa main gauche, ne rate qu'un coup sur dix. On 46 LE REFRAIN DE LA FOSSE le sait et on fait le vide autour d'elle. C'est une toquée. Les ateliers des docks sifflaient midi quand Nerrantsoula, arrivant en trombe, nous distribua une tape à chacun et fila d'abord voir ses chiens. Elle portait un colis sous le bras : — C'est de la charcuterie, du pain et du vin. Nous irons manger sur l'herbe, hors de la ville. Cet après-midi, pas de courses à faire !... Epaminonda la suivit d'un regard inquiet et hocha la tête : — Je te dis, mon vieux : elle est loufoque ! Tu vois ? Elle dépense son argent durement gagné. Et cependant elle sait que j'ai de l'argent qui ne me coûte rien, car je vole mon père lors¬ qu'il gagne au jeu et qu'il rentre saoul comme une bourrique. — Ça, c'est ton affaire, lui dis-je, mais je n'aime pas que tu lui colles sans cesse les épithètes de « toquée », LE REFRAIN DE LA FOSSE 17 « loufoque » et ainsi de suite. C'est une brave et malheureuse fille qui me plaît beaucoup... — Ah, elle te plaît ! Et à moi ?... Il me fixa d'un air embarrassé, puis se plia et gratta ses genoux couverts d'écorchures. Je courus dans la grange et revins avec mon plus gros cerf-volant, car je sentais se lever un vent très favorable. Nerrantsoula nous rejoignit à ce mo¬ ment, soigneusement peignée et vêtue, belle comme je ne l'avais pas encore vue et sentant violemment le parfum de lilas. Elle trépignait comme une pouliche, mais toujours distante, le regard sévère. Pauvre moi ! À la voir si affolante, j'aurais tué non seulement Epaminonda mais aussi mes parents. Je crois que mon rival aurait fait la même chose, car il la dévorait des yeux autant que moi. — Où vas-tu Marco, avec ce monstre ? 48 LE REFRAIN DE LA FOSSE me demanda-t-elle, pleine d'admira¬ tion. Du coup, mon cœur se gonfla : — Je vais me « prendre à l'embrouil¬ ler » avec Miou... — Avec Miou !... Vrai ? Tu l'oserais? — Oui, pour toi... Épaminonda dit que tu crois Miou plus fort que moi... — Je le crois, mais arrache à Miou son cerf-volant, et... — ... Et quoi ? cria l'autre, exalté. — Cela me regarde ! coupa Nerran- tsoula. Nous partîmes vers le quartier de Miou, devant lequel s'ouvrait un grand terrain en friche. Chemin faisant, Epaminonda bondit vers ses mioches pour leur dire de nous suivre après le déjeuner. Je profitai de sa courte absence et je dis à mon amie, en lui serrant la main : — Aime-moi seul, Nerrantsoula ! Sois à moi seul ! LE REFRAIN DE LA FOSSE 49 Elle me caressa doucement avec ses doigts charnus et répondit : — Faut pas être jaloux, Marco... C'est bête!... Tâche de battre Miou et je t'embrasserai fort, très fort. Pourquoi était-il nécessaire que je batte « d'abord » Miou, pour seule¬ ment ensuite être embrassé par Ner- rantsoula, voilà ce que je n'arrivais pas à comprendre. Miou et ses deux frères aînés étaient fameux pour leur manque de scrupule. Venir dans leur quartier et leur arra¬ cher le cerf-volant, même en toute justice, c'était vouloir se faire assom¬ mer. N'empêche ! Ce baiser « fort » que Nerrantsoula me promettait après la victoire valait le risque de l'entreprise. Mais comme nous étions deux à lutter et comme elle savait ce qui nous attendait, la généreuse amie trouva bon, pendant le repas sur l'herbe, de nous donner un acompte à tous deux. 50 LE REFRAIN DE LA FOSSE Elle nous enlaça le cou par derrière et nous baisa une tempe à chacun, sans penser à mal, grisée par le vin bu trop rapidement. Et bien entendu, chacun de nous jugea superflu le baiser donné à l'autre et bouda. Elle s'en aperçut et nous dit : — Faut pas vous fâcher ! C'est bête... Je lisais dans les yeux d'Epaminonda: — Et tu crois qu'elle n'est pas toquée ? Nerrantsoula nous laissa croire tout ce que nous voulûmes, prit mon cerf- volant et alla le hisser. Je la laissai faire, au risque de le voir abîmer. Elle ne l'abîma point. Du premier coup, le cerf-volant prit le grand vol, traînant dans les nues ses vingt mètres de « queue ». Tous les désœuvrés sur¬ girent devant leurs portes, émus par ce beau défi dans les propres parages de Miou, émerveillés par la puissance de mon « bourdon' ». i. Dispositif en papier que le vent fait vibrer bruyamment. LE REFRAIN DE LA FOSSE 51 Je sautai au gouvernail. Ça « tirait » bon ! Point de « ventre »! Aucun moyen de culbute, donc « queue suffisante ». « Bouche à point ». Manœuvre facile « à droite et à gauche ». Bon sujet ! Hé, Miou ! Tu dors ? Et voilà que Miou sort avec son « ros¬ signol » ! Il jette un coup d'œil vers le ciel et ne m'a pas l'air très rassuré. Un gamin va « tenir ». — Lâche! lui cria Miou. L'enfant lâche, Miou tire avec ses pattes de girafe, mais son cerf-volant rate le coup et tombe « comme une bouse de vache ». — T'es foutu, Miou ! lui lance de sa porte un « homme marié » en bras de chemise. Mon « bourdon » hurle et réveille de sa sieste tout le quartier. Les femmes ont mal à la nuque, à force de regarder le ciel, droit au-dessus de leur tête, où mon cerf-volant reste cloué comme un soleil. 52 LE REFRAIN DE LA FOSSE — Ça c'est Marco ! crient les gamins, Marco, de la rue Juive ! — Il va voir tout à l'heure ! riposte Miou, qui, au troisième coup, parvient enfin à hisser son « truc rafistolé ». Et tout de suite il rentre dans sa cour et ferme la porte. Là, ils vont se mettre à trois pour tirer. — Appelle aussi ta grand'mère! lui crie Epimanonda. A l'œuvre, maintenant ! * * * Eh!... Enfance, enfance!... Cette his¬ toire de cerf-volant, comme toutes cel¬ les qui vont suivre, n'est que le moyen de me griser en t'appelant à moi, en¬ fance ! J'ai besoin de te revivre, ô mon enfance, car voici la mort qui approche et hier, hier à peine j'étais enfant! Pourquoi l'enfance ne se prolonge- t-elle pas jusqu'aux confins de la vie? Pourquoi devient-on, soudain, sou- LE REFRAIN DE LA FOSSE 53 cieux, mesquin en tout point et surtout raisonnable? A quoi bon la prudence? Que nous donne-t-elle, en échange, cette avarice que nous mettons à nous dépenser? Une égratignure nous hérisse les cheveux... Une obscénité nous froisse... Un peu de colère envenime notre sang jusqu'à la prochaine colère... Un désir non satisfait laboure nos fronts de rancunes... Et par-dessus tout, ce cau¬ chemar de vouloir amasser pour avoir de quoi vivre mille ans dans l'opulence! NerrantsoulaL. Petite bonne femme vierge au corps durci par un labeur in¬ grat! Amie incompréhensible!... Rosée de ma vie, qui m'accueillais tous les matins avec tes seaux pleins de vif- argent, c'est à toi que je songe quand je prononce le mot le plus doux du langage humain : enfance ! Comme tu étais loin de te douter des périls qu'engendraient nos audacieux amusements ! Combien l'était ce grand 54 LE REFRAIN DE LA FOSSE nigaud d'Epaininonda ! Combien moi- même, je l'étais ! Tu me promettais un baiser «fort» avant de connaître la force d'un baiser et, pour prix de cette convoitise, tu me demandais d'humilier Miou, un vaurien qui aurait pu nous éventrer tous les trois. , Tu caressais, Nerrantsoula, deux amoureux à la fois, et ils se conten¬ taient de bouder au lieu d'incendier la ville. Quant à nous, nous te sentions vaguement femme, aurore d'un soleil encore inconnu, mais ardemment soup¬ çonné. Nous étions des enfants, ô ma petite orange amère, mon petit bigaradier touffu. A l'embrouiller. La bataille. D'abord, inégalité de cerfs-volants nettement favorable : la corde de Miou LE REFRAIN DE LA FOSSE 55 faisait « ventre », puis, « bouche trop en tête», « queue insuffisante», «ma¬ nœuvre rebelle » et « menace de cul¬ bute ». De mon côté, vol idéal : deux cent vingt mètres de corde tendue à éclater — une ligne oblique du ciel à mes poings, — immobilité parfaite, obéissance sous tous les rapports et tirage qui m'eût soulevé en l'air si j'avais pesé dix kilos de moins. A tel point étais-je gonflé d'orgueil que je m'attendais à chaque instant à me voir allégé de ce poids et emporté dans les nues. C'était un après-midi de dimanche. A toutes les portes, des grappes hu¬ maines, haletantes. Et maintes bouches de crier : — Bravo, Marco ! — T'as trouvé ton maître, Miou ! Nerrantsoula se grisait du spectacle et, sûrement, faisait pipi dans sa cu¬ lotte. Épaminonda, lui, naturellement, diri- 56 LE REFRAIN DE LA FOSSE geait, commandait, bourru comme un dindon, brave comme un amiral. Par des sauts fréquents entre la porte de Miou et moi, il surveillait les opérations malhonnêtes de nos adversaires et me tenait au courant : — Pas de doute : ils vont tirer à trois! Un mioche se tient prêt à grimper sur le toit du voisin et nous couper la corde au bon moment. Fais atten¬ tion ! Puis, se tournant sévèrement vers sa propre bande de mioches : — Hé! Toi, Mavridis, et toi, Ghéras- simos! Ici! Ayez le souci de nos cu¬ lottes, qui descendront au moment où ça va barder : retenez-les-nous sous la courroie! Le soleil dardait fort; et entre lui et Nerrantsoula je sentais mon cœur se fondre. Enfin, je lançai le cri d'at¬ taque : — Miou ! A nous deux seuls, veux-tu? — Le cul de ta mère ! LE REFRAIN DE LA FOSSE 57 Un cri perçant déchira l'air, pajreil à un hennissement, et j'entendis Nerran- tsoula riposter : — Perfide! Au même instant elle fila avec notre troupe de gamins. Et, pendant que je passais à la petite manœuvre de « rap¬ prochement », je la vis, aidée par nos gosses, balayer le sol avec ses bras, ra¬ massant tous les cailloux à sa portée, remplissant poches et tabliers, faisant des tas de réserve parsemés sur le che¬ min de notre retraite, que Dieu seul savait dans quelles conditions nous allions accomplir. La lutte fut de courte durée, grâce à une maladresse de Miou qui tomba dans un piège que je lui tendis : je me posai carrément sur sa corde, la meil¬ leure position pour se faire foudroyer par l'adversaire. Se fiant au poids de son cerf-volant, plus gros et donc plus lourd que le mien, Miou escompta ma 58 LE REFRAIN DE LA FOSSE culbute et se mit à tirer avec rage. Le bougre avait oublié que je ne faisais pas de « ventre » : je pouvais tendre ma corde et la rendre raide comme l'acier. Il tira. Je lâchai. Il tira fort et me fit une « bosse ». Je lâchai toujours, mais dès que je vis Miou arriver « au som¬ met », je mis « à la fourche ». — Tirons, Epaminonda! Tirons-en, nom de Dieu, avant qu'il « lâche » ! Il s'apei-çut du stratagème et voulut « lâcher », mais, trop tard, car j'arrivais déjà le « prendre à la gorge ». La foule hurlait : — Trop tard, Miou! T'es « pris à la gorge » ! — C'est la culbute! Ton « rossignol.» va « baiser sa queue » ! En effet, durement « enfourché », son cerf-volant perdit l'équilibre, s'em¬ brouilla dans sa queue et se mit à dé¬ crire des culbutes, accroché comme une loque. LE REFRAIN DE LA FOSSE 59 Maintenant il ne s'agissait plus que de tirer. Un redressement de sa part n'était plus à craindre. Nous voici, tous les deux, droit au- dessus du toit voisin, quand — le misé¬ rable ! — un gamin parut sur les tuiles, un couteau à la main, prêt à couper ma corde au moment de la descente. Mais ce n'est pas pour rien que nous avions une amie qui s'appelait Nerran- tsoula : avec une seule pierre, elle toucha le gamin à la tête et le fit dé¬ gringoler du toit. — Tirons, Épaminonda ! — Tirons, Marco ! — Tirons, Nerrantsoula ! Tirons, pendant que la foule hurle avec nous et que les mioches nous re¬ tiennent péniblement les culottes qui glissent sur nos genoux ! Boum!... Fracas formidable! Les deux cerfs-volants, gros comme des portes, tombent sur le toit aux belles tuiles neuves, drainent toute cette terre 60 LE REFRAIN DE LA FOSSE cuite qu'ils rencontrent sur leur che¬ min et, cédant à notre tirage, la corde de Miou casse à environ trente mètres au-dessus du sol : la masse informe des cerfs-volants, corde et queues, échoue dans nos bras. — Fuyons ! Fuyons ! — Gare à vous, cria quelqu'un, on vous poursuit couteau à la main ! — Miou! Miou! hurla une femme, tu ne vas pas commettre un crime pour des enfantillages ! Un rapide coup d'œil en arrière nous fit saisir l'horreur de notre si¬ tuation. Embarrassés par notre butin, Epa- minonda et moi ne pouvions rien faire. Alors je vis Nerrantsoula affronter seule trois chenapans qui dévalaient sur nous les yeux hors des orbites. Une grêle de cailloux partit de sa main gauche et mitrailla les poursui- veurs. Alimentée par nos gamins, la LE REFRAIN DE LA FOSSE 61 rapidité des coups et leur diabolique justesse étaient telles que les trois en¬ nemis eurent la tête cassée en moins d'une minute ! Mais quoique ensan¬ glantés, ils s'acharnèrent à chercher une brèche dans cette pluie de pierres et à en venir au corps à corps, ce qui nous eût été funeste, car ils étaient presque des hommes. C'est ce que notre terrible amie em¬ pêcha héroïquement, en reculant à pas comptés et avec un incroyable sang- froid, jusqu'au moment où les trois voyous, meurtris, grièvement blessés par son bombardement, s'arrêtèrent devant un puits et se mirent à laver leurs plaies. Alors nous déguerpîmes à toutes jambes et gagnâmes la « oulitza Kali- méresque » où un accueil triomphal nous attendait. — Hourra ! Bravo Nerrantsoula ! Bravo Marco ! Bravo Épaminonda ! Le cerf-volant trophée porté par 62 LE REFRAIN DE LA FOSSE Epaminonda, Nerrantsoula au milieu de nous deux, et la troupe guerrière des mioches nous talonnant, l'entrée se"fit au son de : Au bord de la mer sur la grève, Nerrantsoula foundoti ! Oui, Nerrantsoula foundoti, mais voilà que le propriétaire du toit abîmé arrive, une tuile cassée à la main et accompagné par mon père. Le père d'Epaminonda est appelé lui aussi pour écouter de la bouche du plaignant les exploits de son fils. Tous les trois parlent en même temps, hurlent, écu- ment, sont prêts à se prendre au collet. Enfin, l'homme est dédommagé tant bien que mal. Nous sommes engueulés comme des ânes paresseux et pou¬ vons, le soir venu, reprendre notre gri¬ serie gréco-latine, avec défilé, chants, lampions-pastèques, et cette étourdie de Nerrantsoula qui, prise de délire, saute rageusement son fossé, distribue LE REFRAIN DE LA FOSSE 63 des baisers fougueux aux deux amants de son cœur et les blesse si bien tous les deux qu'ils se brouillent à mort à partir de cette triomphale soirée. Mais Nerrantsoula ne voit rien, ne s'aperçoit de rien. Attirée parles appels de sa Destinée, elle abandonne les deux rivaux, continue ses sauts en lacets et s'enfonce dans les ténèbres avec son refrain : Nerrantsoula foundoti ! Nerrantsoula foundoti! Mon cerf-volant sur le dos, je quittai encore une fois, seul et triste, ce lieu de malheur, pendant qu'Épaminonda, cigarette aux lèvres devant sa porte, criait derrière moi : — Ça ne fait que commencer, Marco ! A bientôt de plus belle! Et autrement qu'avec des cerfs-volants! Enfance!... Douce et navrante en¬ fance!... 64 LE REFRAIN DE LA FOSSE * * Il est bien entendu que nous nagions, tous, comme des poissons, enfants du grand Danube que nous étions. Là encore, c'est de la belle histoire, riche en tendres souvenirs, en lumière, es¬ pace et cruelle amertume. Holà! Vie débordante! Danube prin- tanier de nos cœurs ! Nous nagions tous. Mais nager, c'est peu dire. Quel est le pusillanime gar¬ çon de Braïla qui n'ait pas tenté la traversée entre Katagatz et Guétchète? Et pourtant, la belle affaire que cette traversée ! Passer le fleuve, — en utilisant les cinq manières de nage connues : celle du chien, celle de la grenouille, la planche, comme les « vaillants » et le « piétinement », — toucher du pied le limon de l'autre berge et rebondir immédiatement au retour, voilà ce que LE REFRAIN DE LA FOSSE 05 tout le monde ne pouvait pas faire ! Voilà ce qui était envié par tout le monde, et par le petit « tout le monde » plus violemment ! Et voilà pourquoi, chaque saison, les bras éloignés et impitoyables du grand Danube enla¬ çaient de préférence les petits corps de ceux qui s'y fiaient passionnément, les corps de ce pauvre petit « tout le monde » ! Il y en avait pour tous les goûts : des maigriots, des potelés, des blonds, des bruns, des noirauds. Et des yeux grands, et des cils longs, des paupières qui ne devaient plus jamais se rouvrir au so¬ leil, à la lumière, au Danube méchant et aux belles amoureuses qui les atten¬ daient frémissantes à quelque carre¬ four choisi par le destin indifférent. Ces corps, nourris de polenta et de brûlants désirs, on les tirait du fleuve, parfois encore tout chauds, quelquefois bleus et déchiquetés par les écrevisses. Une mère au visage 5 66 LE REFRAIN DE LA FOSSE labouré par la détresse, une sœur abîmée par son ivrogne d'époux se trouvaient toujours sur la berge pour réchauffer de leurs embrassements le petit cadavre de celui qui avait donné au Danube sa suprême preuve d'amour. Il arrivait aussi, pour la grande joie des amis et même des pires ennemis, qu'un galopin l'échappât belle. On l'empoignait par les cheveux « à la troisième montée à la surface » et on l'apportait sur la rive comme un paquet sous le bras. Là, un gaillard le prenait par les chevilles et tournait rapidement sur place jusqu'à ce que l'eau bue gi¬ clât toute par la bouche et les narines. Alors, revenu à la vie, le bonhomme demandait toujours : — Où suis-je ? Qu'est-il arrivé? — Tu as failli passer le Danube ! lui répétait-on. Oui, nous nagions tous. Nous pas¬ sions une partie de notre existence dans LE REFRAIN DE LA FOSSE 67 l'eau, les hommes et les garçons d'un côté, les femmes et les fillettes à quelque cent pas de nous. Seule Ner- rantsoula avait le courage de se mêler aux garçons et de nager avec eux. Elle n'aimait ni les femmes ni les fil¬ lettes. Et un jour de beau début de sep¬ tembre, après maints essais de me rac¬ commoder avec Épaminonda, elle vint me trouver à l'ombre d'un saule et me dit : — Si Epaminonda te provoque à une traversée « aller et retour », n'accepte pas. Il peut la faire, mais tu y som¬ breras. Et c'est cela qu'il cherche. Je ne répondis rien, car, au fond, il m'aurait plu de lui prouver que j'étais prêt à mourir pour elle. L'avait-elle compris? Je ne saurais l'affirmer. En tout cas, sa tendresse pour moi était évidente ; et quelque chose de sournois devait se passer dans la tête de l'autre du moment 68 LE REFRAIN DE LA FOSSE qu'elle était venue m'avertir si direc¬ tement. Ëpaminonda nous vit causer ensem¬ ble et vint me tirer d'incertitude. Il m'aborda de front, blême, ravagé par la souffrance : — Tu sais, Marco : un de nous deux est de trop à côté de Nerrantsoula. Veux-tu que nous donnions au Danube le droit de choisir ? — Tout de suite, Épaminonda. Je pense comme toi. Nerrantsoula baissa la tête et mordit ses belles lèvres que, sûrement, je ne devais jamais embrasser « à la manière des grands ». — Je vous accompagne! fit-elle, en nous regardant méchamment. C'était un ordre. Nous l'approuvâmes silencieusement. Et vite, lui enlaçant le cou, je lui donnai ce baiser « à la ma¬ nière des grands ». J'én emportai l'inef¬ façable brûlure et disparus dans un plongeon. LE REFRAIN DE LA FOSSE 69 £ H* ^ J'étais certain que je me noyerais au retour. Aussi, fus-je d'abord calme. On est toujours calme, tant qu'on conserve un faible espoir de vivre. Je n'ai jamais su ce qui s'était passé entre elle et lui après ma disparition dans les flots. En remontant à la sur¬ face, je vis Epaminonda nager à quel¬ ques mètres derrière moi, mais dans ce même coup d'œil, je vis encore autre chose : j'aperçus Nerrantsoula au mo¬ ment où elle prenait des mains d'un gamin une de ces vessies de porc avec lesquelles on apprend à nager. Elle l'avait dégonflée rapidement et cachée dans son tricot. Peu après, nous glis¬ sions harmonieusement sur le miroir étincelant du fleuve. On eût dit trois bons copains dans une partie de plaisir. Et cependant, il 70 LE REFRAIN DE LA FOSSE s'agissait de la mort. Je ne puis pas m'empêcher de rire en y pensant. Il y avait de quoi. Épaminonda, convaincu que je cou¬ lerais, était grave comme un bourreau. J'ai su plus tard que son effroi venait de ce qu'il redoutait les affres de l'en¬ fer : il m'assassinait, autrement dit, et, dans le ciel, ce crime se paie dans le feu éternel. C'est pourquoi, tragique¬ ment partagé entre son désir de me supprimer et son souci d'une place convenable au paradis, Epaminonda nageait comme dans de l'eau bouillante. Il roulait, pareil à un tonneau, chan¬ geait constamment de nage, contem¬ plait désespérément la voûte céleste et crachait feu et flammes. Je n'y compre¬ nais rien. Rien non plus de ce qui se passait avec Nerrantsoula. Elle, avec ses bras et ses jambes d'athlète, avançait plus rapidement, en faisant la planche, que nous en luttant à grosses brassées. Mais, LE REFRAIN DE LA FOSSE 71 soudain, elle devenait immobile et se laissait dépasser par Épaminonda, puis, à mon approche, me faisait toutes sortes de grimaces et me montrait en cachette sa vessie dégonflée. Par ses grimaces qui voulaient m'en- courager, je croyais qu'elle me repro¬ chait d'avoir accepté le défi et de m'être ainsi exposé à la mort. Je pensais qu'elle me disait : Tant pis pour toi si tu sombres ; je te l'avais bien dit ! Et je répondais par une autre mi¬ mique, qui l'ébahissait : Bon, bon ! je mourrai, méchante, et tu resteras avec l'autre! Quant à la vessie dégonflée, alors là, vraiment, je ne pouvais pas me douter de ce dont il était question. Là-dessus, nous arrivâmes oblique¬ ment devant Guétchète, nous tou¬ châmes du pied la terre de Dobroudja et reprîmes immédiatement le chemin du retour, toujours obliquant dans le sens de l'aval. 72 LE REFRAIN DE LA FOSSE Maintenant, c'est une autre chanson, car, presque épuisé, la mort me montra de tout , près son effroyable image. Et qu'il est triste, qu'il est déchirant de mourir pendant qu'on aime ! Malgré toute l'eau du Danube, je sen¬ tais encore sur mes lèvres la brûlure du baiser pris à Nerrantsoula, ce baiser qu'elle m'avait laissé prendre de si bon cœur. Oh non ! je ne voulais plus mou¬ rir, maintenant! J'en voulais encore, de ces baisers ! Mais comme la rive de Katagatz semblait s'éloigner! Mes yeux troublés l'apercevaient à peine. Du plomb dans les jambes, du plomb dans les bras. Mon corps se refuse même à faire la reposante planche. Je commence à ne plus sentir la diffé¬ rence des courants que nous traver¬ sons. Et mon cœur bat de plus en plus fort. Et mes oreilles craquent. Et la rive de Katagatz s'éloigne toujours ! Ah, Epaminonda ! c'est toi qui épousera ma Nerrantsoula. Je le savais ! Mais où est LE REFRAIN DE LA FOSSE 73 mon amie, pour que je la voie une der¬ nière fois ? La voûte bleue tourne, oscille, on dirait que le Danube monte vers le ciel. Je vois, comme à travers un voile fin, Epaminonda qui fuit, la moitié du corps au-dessus de l'eau. Et soudain, je sens Nerrantsoula me serrer dans ses bras, puis, qu'est-ce que c'est que ça ? La vessie, gonflée, une grosse vessie bien gonflée, me soulève par-dessous le ventre ! Ah ! quel repos ! quel bonheur ! Oui, je suis sauvé, elle m'a sauvé. Je com¬ prends maintenant le sens des grimaces et de la vessie. Mais comment a-t-elle fait pour la gonfler? Et pourquoi fuit Epaminonda ? — Quand tu toucheras le sol, crève- la dans l'eau, pour qu'il ne sache pas que nous avons triché ! Sur ces mots, Nerrantsoula, à son tour, se met à fuir. C'est juste à ce moment que nous entendons Épami- V 74 LE REFRAIN DE LA FOSSE nonda crier à une barque venant à sa rencontre : — Hé ! Barcadji ! Batelier !... Un camarade se noie là ! Cours vite ! Sauve-le ! Comme le plaisant dauphin qui s'a¬ muse en des ébats enfantins au-devant des paquebots qui entrent dans un golfe, ainsi Nerrantsoula se mit à jubi¬ ler de son triomphe sur la mort, en entendant ces cris de détresse lancés par Epaminonda. Elle « piétina » l'eau, en battant des mains, se cabra en imitant le saut du gros poisson, fit des culbutes, plongea jusqu'à Tétouffement, cria, siffla comme la sirène. Reposé et bourré de joie, je crevai la vessie, m'élançai vers la berge et l'atteignis en faisant le pied de nez au barcadji qui venait à mon secours. Là, vraiment, Epaminonda ne com¬ prit plus rien. Et nous nous séparâmes LE REFRAIN DE LA FOSSE 75 encore une fois rivaux ; cependant que la malicieuse amie nous plaquait tous deux et courait vers ses vêtements en bondissant et en chantant son re¬ frain : Nerrantsoula foundoti ! Nerrantsoula Joundoti ! La première semaine de septembre est la semaine des mûres retardataires que tout enfant courageux de Braïla va chercher dans les immenses maréca¬ ges du delta, loin, très loin, vers Koro- tichka, là où le généreux Danube règne en maître. C'est dur à les avoir, car le Créateur n'a pas oublié le bonheur de ces craintifs habitants du fourré maré¬ cageux que l'homme pourchasse stupi¬ dement, et il a mis cette incomparable gourmandise à l'abri de la méchanceté humaine. Mais l'enfant est un grand 76 LE REFRAIN DE LA FOSSE gaspilleur de vie, et rien n'est suffisam¬ ment à l'abri de sa convoitise. A lui Dieu pardonne tout. Parfois, cependant, il ne pardonne pas et punit cruellement. Le lendemain de ce bain aux inten¬ tions mortelles, Nerrantsoula me chu¬ chota dans l'oreille, en même temps que ses mains caressaient ma tête qui reposait sur ses genoux : — Ecoute... Marco... Écoute-moi bien... et ne sois pas méchant. Épami- nonda... — ... Nom de Dieu ! Veux-tu finir avec Épaminonda quand tu caresses Marco, et avec Marco quand tu caresses Épaminonda ? Deux sabres n'entrent pas dans le même fourreau ! Je m'étais brusquement levé pour lui crier ma colère, mais elle m'empoigna doucement par les cheveux et remit ma tête sur ses genoux : — ... Laisse le « fourreau », Marco, et LE REFRAIN DE LA FOSSE 11 écoute !... Épaminonda est rongé du remords d'avoir voulu te tuer lâche¬ ment... — ... Et maintenant il veut me tuer bravement, ce qui me ferait une belle jambe ! — ... Et maintenant il veut nous conduire à Korotichka pour manger les mûres du renard, du loup et de la nagâtza. Tu sais : les mûres grosses et noires comme mes yeux !... et toutes duvetées de brume !... et sucrées, comme... comme... comme ça !... Et elle m'embrassa « à la manière des grands », puis, pour m'empêcher de répondre trop vite, appuya légère¬ ment sur mes lèvres tantôt un œil, tantôt l'autre, faisant clignoter ses longs cils dont le toucher arrêtait mon cœur de battre. Je ne pus articuler un mot. D'une feuille qui tomba du vieux mûrier au- dessous duquel nous nous trouvions, elle me couvrit la bouche après avoir 78 LE REFRAIN DE LA FOSSE embrassé la feuille, sur laquelle elle croisa ses mains et continua : — ... Faut pas dire non ! J'ai une en¬ vie folle, folle, de manger ces mûres des bêtes sauvages... Et tu sais qu'une envie non satisfaite peut faire beaucoup de mal, car une envie ne vient pas de nous. On dit qu'au «temps des Turcs», une femme enceinte avait arraché un grain d'une belle grappe de raisin que des domestiques portaient sur un plateau d'argent à leur maître, un méchant Pacha. Le Pacha, furieux, ordonna d'amener la pauvre femme, lui fit ouvrir le ventre et on vit que le grain de raisin se trouvait dans la bouche de l'enfant. Depuis, les Pachas ont conseillé aux hommes de satisfaire toutes les envies des femmes, car cela ne vient pas de nous. Voilà ! Il est vrai que je ne suis pas encore femme, mais c'est la même chose. Oui, Marco, c'est presque la même chose, n'est-ce pas ? » Et puis, si tu es bon, tu permettras LE REFRAIN DE LA FOSSE 79 à Épaminonda de nous prouver que lui aussi est capable de quelque chose. Il se sent humilié et veut nous montrer quel bon « capitaine de caravi » il est. Nous irons toute une bande, avec leur barque à voile. Il fera le capitaine et nous étonnera. Entendu, hé ? Tu ne seras pas jaloux ! Quoique lamentablement épuisé par ce partage, j'allai aux mûres. Epami¬ nonda, le pauvre, faisait pitié autant que moi, et m'assura qu'il n'était pas mauvais garçon. Je le savais. Néan¬ moins, nous nous donnâmes une poi¬ gnée de main assez peu enthousiaste. Et nous montâmes dans son bateau, vieille carcasse qui faisait eau de toutes parts. Nous devions écopersans arrêter un instant. Ce fut surtout l'affaire des sept mioches qui composaient l'état- major de l'amiral Épaminonda, sept « braves » mal débarbouillés, mal nourris et vêtus de loques. On voyait 80 LE REFRAIN DE LA FOSSE par les hublots de leurs culottes toute la fortune de l'amirauté, mais l'enfance ne connaît qu'une seule misère insup¬ portable : aller à l'école. Grâce à Dieu, de cette épouvante les sauvait le Danube sur lequel nos mousses pouvaient marcher debout, exactement comme Christ dont ils avaient hérité la misé¬ ricorde. Nerrantsoula était au paroxysme de la joie. Tout promettait une balade des plus réussies par un temps doux comme en plein été après une averse. Chacun à son poste, elle nous étour¬ dissait, sautant de la poupe à la proue, de la proue à la poupe, comme elle sautait sur le fossé, en criant éperdu- ment : Nerrantsoula foundoti ! Nerrantsoula foundoti ! — Tu vas me disloquer le «vaisseau»! lui disait Epaminonda, qui naviguait à toutes voiles. LE REFRAIN DE LA FOSSE 81 Convaincu qu'il commandait un vais¬ seau et navré de se voir dépourvu de jumelles, il se tenait droit comme son mât de misaine (imaginaire, car nous n'avions qu'un seul mât), scrutait l'horizon, la main en abat-jour au-des¬ sus des yeux et prévenait gravement son timonier : — Attention, Papayani! Ces chalands- là viennent sur nous ! Gouverne lé¬ gèrement à gauche ! Nous pourrions entrer en collision et nous faire du mal ! — Qui, rr nous » ? interrogea notre amie, méchamment. Tu veux dire plutôt que les chalands pourraient mettre ta baraque en bouillie ! Des piques semblables, Epaminonda devait en recevoir tout le long du voyage, mais sa cuirasse de « loup de mer » le sauvegardait apostoliquement. Il était sincère, plein de foi, héroïque et prêt au sacrifice pour l'honneur de sa patrie lointaine, dont il espérait être 6 82 LE REFRAIN DE LA FOSSE un jour le serviteur glorieux. Sa figure, ravagée par la flamme des passions précoces qui le brûlaient intérieure¬ ment, revêtait un air martial dès qu'il s'agissait d'un devoir à accomplir. Ce fut un bonheur pour nous qu'aucune de ces barques remplies d'ivrognes, si fréquentes sur le fleuve, ne vînt à notre rencontre avec ses provocations habi¬ tuelles, sinon Épaminonda eût tout de suite accepté un « combat naval ». Et pour peu que nous l'eussions chicané sur le mauvais état de son « navire », il aurait répondu que c'était la faute du Danube si l'eau y pénétrait. Je ne doute pas qu'Épaminonda n'eût fait un bon navigateur. Ah! fatalité mau¬ vaise ! Pourquoi t'acharnes-tu à briser de préférence les âmes les plus géné¬ reuses? Par des canaux naturels qui sont pour un delta ce que les raccourcis sont pour la montagne, Épaminonda, bon connaisseur de la topographie des ma- LE REFRAIN DE LA FOSSE 83 rais, nous conduisit glorieusement. Il le fit, vrai Don Quichotte doublé d'un Sancho Pança, suant, saignant, se dé¬ battant, prenant un pauvre saule pleu¬ reur pour un ennemi irréductible et massacrant ses branches à coups d'avi¬ ron, nous épouvantant, au passage de certains fourrés, par de probables apparitions de loups qui attaquent l'homme, qui l'auraient « attaqué une fois » lui-même, danger qui lui faisait tenir constamment un long couteau à la main et prendre des précautions attendrissantes pour protéger nos vies, mais en même temps il sut nous prou¬ ver son bon sens en devinant et en nous évitant tous ces enlisements péni¬ bles, tous ces égarements énervants, dont tombent victimes les meilleurs barcadjis eux-mêmes, et qui font souvent que les compagnies les plus joyeuses achèvent maintes par¬ ties de plaisir dans les larmes et les jurons. 84 LE REFRAIN DE LA FOSSE Partis longtemps après le lever du soleil, Epaminonda «jeta l'ancre» bien avant midi, au milieu des félicitations. Et la fête commença... Fête... Que le Seigneur nous garde, car Nerrantsoula se chargea gaiement de nous empoisonner dès que nous mîmes pied à terre : elle embrassa Epaminonda à ma barbe pour le ré¬ compenser de sa vaillance ; et pour que je ne sois pas fâché, elle m'em¬ brassa, moi, à la barbe d'Épaminonda, nous mécontentant ainsi tous les deux. — Ah, moré Marco ! s'écria le pauvre amiral ; ça, c'est une maladie qui ne peut plus durer! Je meurs, moi! Tout étonnée de sa gaffe, Nerran¬ tsoula nous dévisagea naïvement : — Mais... pourquoi vous fâchez- vous?... Ce que j'ai fait est juste... LE REFRAIN DE LA FOSSE 85 — ... Trop juste, Nerrantsi-7mw; trop juste et ça fait mal! ragea Epaminonda. Et il disparut dans le maquis, se te¬ nant la tête entre les mains. Je m'en¬ fuis à mon tour, dans une autre direc¬ tion. Les sept galopins étaient déjà loin, à là recherche des mûres. Elle ne suivit aucun de nous deux, mais peu après je l'entendis au loin chanter à tue-tête, la bouche pleine de fruits : Nerrantsoula foundoti ! Nerranlsoula foundoti ! Nous nous trouvions au centre d'une surface marécageuse de plusieurs mil¬ liers de kilomètres carrés, brousse im¬ pénétrable, domaine à jamais perdu pour la main laborieuse de l'homme. Le Danube, tyran généreux, le tient constamment sous la menace de ses flots irrésistibles, aux époques de grande crue. Ici, le ciel paraît aussi sauvage que la terre ; le silence épou- 86 LE REFRAIN DE LA FOSSE vante; l'immensité rend la vie impos¬ sible aux êtres affectueux. Une feuille qui bouge, un épi qui se balance, un cri d'épervier qui déchire l'espace font sentir à l'homme le peu de chose qu'il représente sur la terre. Ici, le niais « roi » de notre planète ne pénètre qu'au prix de cent balafres, de mille déboires et d'épuisantes fatigues. Ici, depuis le vautour qui plane comme un dieu de l'infini jusqu'aux moustiques qui pullulent par myriades, tout crie au saboteur de la belle vie terrestre : — Chez nous, tu ne mordras pas ! Le refrain mélodieux de Nerrantsoula retentissait comme sous une coupole d'airain et émerveillait une bécassine qui picotait des mûres, tout près de moi. Je me laissai entraîner par l'appel de la voix chérie. Épaminonda, de l'en¬ droit où il se trouvait, fit comme moi, et bientôt nos têtes surgirent, presque en même temps, à l'orée d'une clairière LE REFRAIN DE LA FOSSE 87 couverte d'énormes pastèques. A notre vue, Nerrantsoula battit des mains et rit de nos museaux barbouillés de mûres. Elle n'avait que les doigts noir¬ cis. Sa joie nous dégela l'âme, nous fit oublier notre mal. Nous rîmes à notre tour l'un de l'autre. Puis, nous mon¬ trant la hutte du cultivateur de pastè¬ ques, elle nous saisit chacun par une main et nous y entraîna. — Allons voir qui est ce pépénar ! C'était un couple dans la cinquan¬ taine, pauvres dobroudjans mi-bulgares mi-tziganes, vêtus de loques impos¬ sibles et devenus aussi sauvages que la terre qui les nourrissait. Néanmoins la femme, qui portait les traces d'une beauté vite disparue, chassa le chien et vint nous demander si nous voulions manger des pastèques : — Nous en avons des très bonnes, ajouta-t-elle en nous fouillant de ses yeux curieux. 88 LE REFRAIN DE LA FOSSE — Non! répondit Nerrantsoula; nous venons de nous bourrer de mûres. Merci. — Eh bien, reprit la femme, donne- moi donc ta main, ma belle; je sais dire la bonne aventure comme personne. — La voici ! La devineresse y jeta un coup d'œil et s'écria, tout d'un souffle : — Mignonne! Tu es le fruit d'un amour défendu, ta vie sera terrible et ton sort est lié à un garçon qui est de la race de ton père! Va, cela me fait mal au cœur ! Elle lâcha la main de notre amie et regagna sa cabane, cependant que Ner¬ rantsoula s'enfuyait comme une biche. Nous la rattrapâmes : — Quelle est la race de ton père? lui demandâmes-nous d'une seule voix. — Laissez-moi tranquille! cria-t-elle surexcitée. Connais pas de père! Je vous l'ai bien dit! Laissez-moi tran¬ quille ! LE REFRAIN DE LA FOSSE 89 Et elle alla s'allonger à l'ombre d'un saule. Nous la suivîmes, bredouille : ja¬ mais elle ne s'était montrée si mé¬ chante. Et comme nous nous appro¬ chions doucement: — Allez au diable... vous et votre de¬ vineresse ! lança-t-elle. Voilà... Notre devineresse... Épaminonda se jeta à terre et dormit. Je voulus faire comme lui, mais les mots : allez au diable, me martelaient le cœur. Pour la première fois sa bou¬ che pleine de caresses, pour la pre¬ mière fois ses yeux tendrement par¬ leurs me foudroyaient avec une telle vilenie. Allez au diable... Elle, si déli¬ cate, si fine, rudoyer à la manière des vulgaires banlieusards! Que cela faisait mal ! Je pensais à ces tristesses de l'amour pendant qu'assis près d'Epaminonda je rangeais de grosses mûres dans une petite corbeille que je venais de tres¬ ser, quand les chères mains de Nerran- 90 LE REFRAIN DE LA FOSSE tsoula apparurent sous mes yeux et comme par enchantement effacèrent toute douleur. J'arrêtai, heureux, et re¬ gardai faire : accroupie derrière moi, ses doigts arrachaient lentement des mûres aux ronces que j'avais sur mes genoux et les disposaient symétrique¬ ment dans la corbeille suspendue à ma main gauche qui s'était pétrifiée de joie. Cependant elle murmurait à mon oreille : — C'est pour moi ?... Marco... Pour moi?... Tu n'es donc pas fâché?... Comme tu es bon!... Comme je t'aime!... Pardon!... pardon!... Son haleine me brûlait. Je collai l'oreille à sa bouche, la tête lourde. Épaminonda se réveilla. — Nous aurons un orage, dit-il, al¬ longé face au ciel. Et, mettant deux doigts dans la bou¬ che, il siffla pour le rassemblement. Je m'allongeai dans la même atti¬ tude que lui, pendant qu'elle passait LE REFRAIN DE LA FOSSE 91 entre nous deux, la corbeille à la main, et recommençait à nous abreuver de fiel par une méthode appropriée. Pre¬ nant des mûres, elle les embrassait d'abord une à une, puis les fourrait tantôt dans ma bouche, tantôt dans celle d'Épaminonda, en chantonnant chaque fois : Nerrantsoula foundoti ! Nerrantsoula foundoti ! Ce n'était pas des mûres que nous avalions, mais des charbons ardents, alors qu'elle ne se doutait de rien et continuait candidement. Soudain, Epimanonda Relata : — Aman!... Nerrantsoula!.,. Aman!... Et il se leva menaçant : — Veuille le ciel qu'une tempête nous fasse sombrer avant le coucher du soleil!... Moi, je meurs!... Il n'y avait nul besoin d'invoquer la tempête. Elle était dans l'air. Et l'on 92 LE REFRAIN DE LA FOSSE eût dit qu'Épaminonda souhaitait véri¬ tablement qu'elle nous surprît au beau milieu du Danube, tellement il pous¬ sait pour y parvenir. Dans le bras du Matchine, au pas¬ sage furibond de notre bateau devant Guétchète, des pêcheurs sur la rive nous crièrent : — N'entrez pas dans le Danube !... Il est démonté! Et personne ne pourra venir à votre secours! Le gouvernail à la main, sourd, aveu¬ gle et sans pitié, Épaminonda mit le cap sur Braïla, pendant que ses « ma¬ telots » écopaient furieusement, obéis¬ sants, presque fiers. Nerrantsoula, as¬ sise à la proue, contemplait le tout avec indifférence. Elle savait que le Danube, même démonté, ne pouvait la faire sombrer. Quant à son souci des enfants, sait-on jamais jusqu'où le cœur d'une telle diablesse connaît la pitié ? D'ailleurs le responsable était Epami¬ nonda et sa vaillance grisait à ce point LE REFRAIN DE LA FOSSE 98 Les mioches que, plus le péril deve¬ nait imminent, plus ils s'enivraient et hurlaient : — Vive la Grèce! Vive la flotte grecque ! Et d'écoper, d'écoper. Mais en arrivant au milieu du fleuve, leur besogne fut brusquement para¬ lysée par une trombe qui remplit d'eau notre malheureuse barque. — Déshabillez-vous! commanda « l'a¬ miral » en abandonnant le gouvernail et se déshabillant lui-même. A peine eûmes-nous le temps d'exé¬ cuter l'ordre que le bateau sombra. — Donnez-vous les mains par-dessus nos dos! cria Nerrantsoula aux ga¬ mins, lesquels ne pensaient plus à la flotte grecque. La houle sablonneuse nous aveugla un instant et nous égara, puis nous nous retrouvâmes et serrâmes les rangs. Les enfants rigolaient, croyant que l'aventure était mince. 94 LE REFRAIN DE LA FOSSE Hélas! Une minute après, le ciel ou¬ vrait ses cataractes, la tempête balaya rageusement le Danube. Plus moyen de voir ce qui se passait à un empan devant son nez. Nuit complète et de l'eau, depuis la terre jusqu'aux étoiles. Me débattant de mon mieux, séparé des deux autres groupes et du gamin qui nageait seul, je sentis longtemps sur mon dos les bras enlacés de mes deux petits compagnons, puis, une rup¬ ture soudaine et... plus rien. Seul. Je fouillai à droite et à gauche autant que les remous me le permirent, mais on sait que Dieu a besoin d'âmes pures dans les rangs de ses bataillons d'anges et, quand nous arrivâmes sur la rive où une foule désespérée nous attendait pour nous recueillir, trois âmes vail¬ lantes, sur sept, étaient déjà en route vers le trône du Seigneur. Cela se passait dans la première se¬ maine de septembre, quand les mûres retardataii-es sont la gourmandise la LE REFRAIN DE LA FOSSE 95 plus convoitée des enfants courageux de Braïla. Ils vont tous, sans penser à la mort, mais parfois on les repêche dans le Danube, le museau encore noirci jusqu'aux oreilles par ce fati¬ dique fruit de ronces destiné aux seules bêtes sauvages. * Hî i'fi Automne riche en feuilles mortes... Octobre triste comme mon cœur... Feuilles mortes et tristesse qu'un vent sec promène par toute la ville. Nerrantsoula, vêtue un peu plus chaudement, trotte toujours au milieu de son cerceau, mais ses récipients ne sont plus remplis de vif-argent : plus de soleils qui tremblotent dans les seaux; le ciel lui aussi a pris son vête¬ ment d'hiver. — Marco, cet hiver nous mangerons des courges cuites dans ma soba ! 96 LE REFRAIN DE LA FOSSE Elle partage toujours les loisirs de ses après-midi entre la « oulitza Kali- méresque », moi et ses chiens, devenus grands, beaux et étourdis comme leur maîtresse. — Marco, viens voir comme Léou saute le fossé en même temps que moi! On a commencé à y coucher des tuyaux en fonte qu'on visse l'un à l'autre. Maintenant, c'est plus dange¬ reux de sauter, car, si on tombe dans le fossé, on peut se tuer. Mais moi, je saute toujours! Viens voir... J'écoute son babillage inlassable, je me fais dorloter comme ses chiens, mais je ne bouge plus de ma chambre, je ne quitte plus notre cour. Épami- nonda, lui aussi, ne vient plus me voir. Nous avons, tous les deux, le cœur massacré par ce partage. Cela ne peut plus durer. Pour ma part, j'aimerais que cette torture ait une fin, quelle qu'elle soit et coûte que coûte! Et il y eut une fin, mais tout autre LE REFRAIN DE LA FOSSE 97 que la plus cruelle de celles pressen¬ ties par ma jalousie fiévreuse. Un jour, vacarme épouvantable dans la rue : femmes, enfants et chiens hur¬ laient en chœur, comme si c'eût été la peste. C'étaient les hinghers de la fourrière, avec leur odieuse cage et l'agent qui devait les défendre contre la furie de la population. Les deux tziganes aux yeux haineux, au rire sarcastique, avec, à la main, le long bâton muni à son extrémité du nœud coulant en fil de cuivre, couraient comme des diables, allongeaient la matraque et passaient le nœud autour du cou des pauvres bêtes qui se laissaient faire. Traîné comme une loque, étranglé, le chien ainsi attrapé allait rejoindre brutale¬ ment le troupeau entassé dans la cage. Tous les locataires étaient dehors, hostiles, prêts à la bataille, malgré l'agent et son glaive ridicule qui lui battait la cuisse. Chacun appelait son 98 LE REFRAIN DE LA FOSSE chien et s'enfuyait, le tenait dans les bras, le serrait comme un trésor. — Hé !... Sacadjitza !... Gare à tes chiens ! crient des voisines. Mais où est Nerrantsoula ? Elle doit sûrement être à la pompe. Je cours à la grange où sont enfermés ses chiens : Léou manque ! Et les hinghers ont disparu, je ne peux pas savoir s'ils l'ont emporté (« pour l'écorcher vif ») ou s'il est à la pompe, ou en train de vadrouiller. Je m'affole. Je ne sais quelle piste suivre, quand voici Nerrantsoula ! Elle est seule, Léou ne l'accompagne pas, comme je l'espérais. De loin je la vois venir, plantureuse, les seaux vides dans une main, le cerceau dans l'autre, toute contente d'avoir fini son travail, mais soudain ses yeux s'écarquillent horrifiés, elle comprend d'un coup d'œil que les hinghers viennent de passer, elle court vers moi : — Mes chiens sont là ? hurle-t-elle. LE REFRAIN DE LA FOSSE 99 — Léou manque ! Plus furieuse qu'une harpie, plus déchaînée que l'orage, Nerrantsoula se lance à la poursuite des liinghers et ramasse en chemin les cailloux les plus meurtriers, pierres concassées, poin¬ tues, tranchantes. Je l'accompagne et bourre mes poches de projectiles. Je sais qu'il n'y a qu'une bonne mi¬ traille qui obligera les tziganes à l⬠cher prise. En effet, guidés par des habitants qui avaient vu passer la fourrière, nous rattrapons le vilain corbillard, mais où ? Naturellement dans cette maudite « oulitza Kaliméresque », avec son fossé et son Epaminonda, qui est dehors, qui a vu Léou dans la cage et nous crie : — Il est dedans !... Sus aux hinghers! Pluie de pierres !... Nous en lançons tous les trois, mais ce sont les cailloux partis de la main gauche de Nerran¬ tsoula qui atteignent le but et blessent 100 LE REFRAIN DE LA FOSSE affreusement tziganes, cocher et agent, les mettant en fuite, la tête ensanglan¬ tée. Nous renversons la cage. Tous les chiens se sauvent. Et quand l'agent revient avec du renfort, il ne trouve personne pour lui dire que nous sommes cachés dans l'écurie d'Épami- nonda, Léou dans nos bras. Deux heures plus tard, nous sortions comme des rats. Rue déserte... Crépuscule d'orage... Les carreaux des fenêtres sont des flaques d'or. Faiblement suspendues aux branches des arbres, les dernières feuilles de la saison semblent avoir été trempées dans du sang. Le fossé même, sombre comme une interminable tombe, reçoit des fais¬ ceaux dorés qui cuivrent ses bords et font deviner les conduites couchées au fond. Nerrantsoula le contemple fascinée et serre son chien dans les bras. On LE REFRAIN DE LA FOSSE 101 dirait qu'elle résiste à l'envie de sauter. — Allons! dis-je, allons chez nous!... Et, par le petit passage qu'on laisse devant chaque propriété, je traverse, mais elle ne me suit pas, elle dépose Léou, embrasse Épaminonda, saute le fossé et m'embrasse, moi : Nerrantsoula foundoti ! Puis, retour à Épaminonda, suivie par son chien ! Nerrantsoida foundoti ! Et de plus en plus rapidement, un baiser-poignard pour moi, un autre pour Épaminonda, avec le chien et Nerrantsoula foundoti par-dessus le fossé. — Aman !... Aman !... Nerrantsi-777> Le Planeur salarie 12 » La Gerbe d'Or 12 » L. BLÉR10T ET ED. RAMOND La Gloire des Ailes 12 » (Histoire de l'Aviation) PAUL CIIACK On se bat sur mer. .. . .. 12 » Sur les Bancs de Flandre .. 12 » Ceux du blocus 12 » FRANCIS DE CROISSET Nos Marionnettes 12 » ANDRÉ GYBAL Vendredi 13 12 » H. ISWOLSKY ET A. KACHINA • La Jeunesse rouge d'Inna .. 12 » j. 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