AGUEDAL 1940 4 l I fc: [ MARCHÎSIO / ■Mé. 4e et 5e Années - N° 4 Août 1940 SOMMAIRE A NOS LECTEURS François Bonjean HELLALA Hellala Vous voulez connaître les aventures d'Hellala ? Commencez par dire avec moi : « Il y avait, il y a, il y aura du lys et du basilic sur les genoux de Notre Seigneur Mohammed, sur lui le salut et la paix ! ». Il convient aussi que je vous rappelle l'histoire de certain dia¬ blotin, le plus petit en vérité de tous les serviteurs d'Iblis ! (Que celui-ci soit lapidé !). Le drôle venait de s'introduire dans le chas d'une fine aiguille à coudre les chemises. — Oh ! oh ! s'écria-t-il, comme on est au large ici ! Quel para¬ dis ! Puis étant entré dans une grosse aiguille à matelas : — Mais c'est l'enfer ! Comme on est à l'étroit ! J'étouffe, je me sauve ! Que Dieu éloigne de nous quiconque, à l'exemple de ce diable, trouve grand ce qui est petit et petit ce qui est grand ! Qu'Hellala fût la plus belle jeune fille du douar et même des douars environnants, voilà sur quoi sages et fous, bons et méchants se trouvaient d'accord. Elle était aussi la plus paisible, la plus ré¬ servée. Jamais elle ne franchissait le seuil de la tente, ni pour aller à l'eau, ni pour ramasser du bois. Elle obéissait à sa mère, à son père, à son frère aîné Tahar, elle obéissait même à son jeune frère Taleb. Le jeudi étant arrivé, tous les gens du douar partirent de bon matin pour se rendre au marché qui se tenait à quelques heures 2 de là. Les jeunes filles, bien entendu, étaient restées au douar. L'après-midi, elles vinrent trouver Hellala. — Tu vois comme il fait chaud, lui dirent-elles. Viens avec nous te baigner à la source. Les petites filles feront le guet. * Toutes se précipitèrent gaiement, leur peigne à la main. L'eau jaillissait pure d'un conduit en bois installé par le frère aîné d'Hel- lala et formait ensuite une espèce de bassin où les jeunes filles eurent tôt fait de se plonger. Hellala, qui n'était jamais venue si loin, regardait tout avec ravissement, mais non sans un peu d'an¬ goisse. Elles remontèrent au douar en riant et en chantant. — Attention de ne rien dire à ma famille, répétait Hellala. Mon frère Tahar serait capable de me tuer ! Les gens commençaient à revenir du marché. Les cheveux d'Hel- iala étaient encore mouillés. Elle voulut les envelopper dans un foulard. Mais un foulard ordinaire ne suffisait pas à cacher la masse de cette chevelure. Elle dut déchirer son lizar. Comme elle l'avait prévu". Tahar, en arrivant, se rendit à la source pour faire boire son cheval. Il vit que l'eau ne coulait pas comme d'habitude du conduit, que celle du bassin était trouble, pleine de cheveux. Furieux, il tire son sabre et lui adresse ces paroles : — Tu le vois, une effrontée est venue se baigner ici ! Sois témoin de mon serment ! Je jure par Dieu et par le Prophète, je jure sur ma religion d'épouser, pour lui faire expier à mon aise son audace, celle qui a bouché le conduit avec ses cheveux, la coupable serait-elle ma propre sœur Hellala ! De la pointe du sabre, il fouilla dans le conduit et en fit sortir un petit peloton. L'ayant dévidé, il vit qu'il n'était formé que d'un seul cheveu, d'une longueur extraordinaire. Il le met dans sa sacoche, remonte à cheval, court jusqu'au mar¬ ché. Là il achète une couffe de henné, revient au galop, et refait le même serment devant ses parents. — Mère, tu vas appeler des voisines pour piler ce henné et les jeunes filles viendront s'en mettre sur la tête, et auparavant je leur mesurerai les cheveux à toutes, sans en excepter ta fille, comme je viens de le jurer ! Ainsi je retrouverai l'effrontée et je lui apprendrai à salir ma source ! Si ses parents sont riches, je leur offrirai tant d'argent qu'ils ne me la refuseront pas ! La mère avait regardé aussitôt du côté d'Hellala. Elle vint lui dire à l'oreille : — Tu n'es pas sortie, j'espère ? Hellala répondit en tremblant : — Non, maman, non ! Les femmes commencent à écraser les petites feuilles de henné dans les mortiers de bois. Chaque coup de pilon frappe le cœur d'Hellala. Elle prie : — Dieu ! Fais-moi mourir avant que mon frère en vienne à mesurer les cheveux ! Ou alors ouvre-moi un chemin invisible par où je puisse m'enfuir ! Ne m'abandonne pas, toi qui as défendu que le frère épouse la sœur ! Voilà tout le henné réduit en poudre. On le passe pour finir à travers un foulard de soie. Il tombe, impalpable, de cette couleur de paradis dont on ne peut dire si c'est du vert ou du jaune. Le visage d'Hellala aussi est devenu mi-vert mi-jaune. Ses lèvres trem¬ blent. — Dieu ! Tu m'as rendue semblable à ce henné qui change sept fois de couleur ! Je ne vois pas mon front, mais ma main lui sert de miroir ! Le lendemain, les jeunes filles pénètrent l'une après l'autre dans la vaste tente. Aucune n'a refusé de se rendre à l'invitation. Com¬ ment soupçonner que le beau Tahar, le plus riche garçon du douar, médite d'épouser la gagnante pour se venger d'elle ? On ne voit, de tous côtés, que bouillottes fumantes. Six joueurs de khaïtas cé¬ lèbrent l'amour avec leurs joues gonflées. L'odeur de l'eau tiède, 4 du henné, la musique, amollissent les cœurs. Les filles ne se sentent plus de jambes. Les femmes mariées regrettent de ne pas être vier¬ ges. Les concurrentes sont groupées en deux clans rivaux. Quatre femmes assises sur des nattes autour d'un grand plat bien rond versent l'eau bouillante sur le henné. Une vieille à profil d'aigle dirige tout. A son appel, chaque fille vient s'accroupir à son tour devant le plat. Elle dénoue son foulard, déploie et peigne ses cheveux. Les musiciens s'arrêtent soudain de souffler dans les khaïtas : Tahar s'approche avec son cheveu, compare ! Pas celle- là... A une autre... à une autre... On n'entend pas un souffle. La dernière s'avance, pleine d'espoir. Comme les précédentes, elle ne peut s'empêcher de faire la grimace quand Tahar constate que ce n'est pas elle non plus... — A ton tour, ma fille ! dit la mère d'Hellala. Nous n'avons rien à craindre, puisque tu n'es pas sortie ! Pauvre Hellala ! Elle s'avance toute tremblante, s'asseoit. On voit ses cheveux tomber, magnifiques, si longs, qu'elle ici, l'extré¬ mité atteint, là-bas, le bord de la natte. Elle commence à les pei¬ gner, pâle comme la mort. Les khaïtas se sont tues. Tahar s'appro¬ che, non moins pâle. Chacun peut constater que le cheveu est bien à elle. La même consternation rappetisse tous les visages. N'im¬ porte ! La musique reprend, les you you éclatent. Tahar est déjà hors de la tente, ne voulant plus rien voir, ni rien entendre, se demandant ce qui lui arrive... S'il a fait ce serment, c'est qu'il avait autant confiance en Hellala que dans le bon Dieu. Le voilà cruel¬ lement puni. Dieu seul mérite qu'on ait confiance en Lui ! Com¬ ment faire ? S'il ne l'épouse pas, il va lui falloir abjurer l'Islam ! — Tu vois, Hellala ! dit la mère. Puis-je obliger mon fils à changer de religion par ta faute ? — Bien sûr ! fait le père. Epouser sa sœur est un malheur, mais pas aussi grand que de sortir de l'Islam ! Taleb, le jeune frère, pleure aussi fort qu'Hellala. Mais les parents n'ont d'entrailles que pour leur fils aîné. Ils vont à la ville, en rapportent qouftan, lizar, babouches vertes et tout ce qu'il faut pour la toilette de la mariée, sans oublier un peigne, qu'ils ont soin de choisir solide. Pendant ce temps, Hellala prend Taleb à part. — Je suis malheureuse ! Mais peut-être es-tu celui qui va me sauver ! — Et comment, ma sœur ? — Quand la vieille sera en train de me coiffer, tu feras sem¬ blant de plaisanter, tu lui prendras le peigne et tu te sauveras avec en disant que tu ne le rendras qu'à moi. Choisis le moment où Tahar ne sera pas là. Tu auras caché nos deux meilleurs chevaux derrière la colline. Quand je te poursuivrai, tu marcheras à recu¬ lons, en riant et en me défiant, jusqu'à cet endroit. Et nous parti¬ rons ensemble si vraiment tu es digne de t'appeler Taleb. On coiffe Hellala. Quatre ou cinq voisines l'entourent. C'est la plus âgée qui manie le peigne. Les langues marchent, marchent; de temps en temps ces femmes font des you you, ou chantent des qasida à la gloire du Prophète. La coutume veut que la mariée, à ce moment, pleure. Pauvre Hellala ! Nul n'a jamais vu mariée pleurer d'un tel cœur ! Taleb commence à plaisanter avec les fem¬ mes. Soudain, le peigne est passé dans ses mains. Il se sauve avec. La vieille le lui réclame. — Non, je ne le rendrai qu'à ma sœur ! Hellala feint la colère, elle serre les poings. — Si je pouvais sortir de la tente, crie-t-elle, je te ferais passer l'envie de rire ! Les femmes, après s'être consultées, décident de la laisser sortir un moment. Ainsi, disent-elles, la pauvre passera sa colère sur Taleb, et elle sera un peu plus calme. Elles restent à bavarder, surveillant la scène. 6 — Tu me le donnes, ce peigne ? — Viens le prendre ! Lui reculant, elle l'injuriant et le poursuivant, ils ont bientôt atteint la colline. Les voilà à cheval, galopant et pleurant. Ni l'un ni l'autre n'ont jamais quitté leur tente... — Où allons-nous, ma sœur ? — Dieu, qui m'a tirée des mains de ces fous, va nous conduire... Ils galopent jusqu'à l'extrémité d'une plaine immense. A ce moment, ils aperçoivent loin derrière un homme vêtu d'un bur¬ nous noir sur un cheval noir, dont les sabots font voler la pous¬ sière. — Voilà Tahar, ma sœur ! Il va nous tuer tous les deux ! — N'aie pas peur ! Si Dieu permet un tel crime, que m'importe de quitter ce monde ? Tout à coup, ils voient venir à leur rencontre un homme vêtu de blanc. Taleb craint que ce ne soit un émissaire de Tahar. — Non, mon frère. Je sens que nous pouvons avoir confiance en lui ! L'homme s'adresse à Hellala. — Veux-tu suivre mon conseil ? — Oui, Seigneur ! — Tu vois ces trois montagnes ? La première est la montagne du père. La seconde, la montagne de la mère. La troisième, la montagne du grand-père ! Ton père est-il vivant ? — Oui. — Ta mère ? — Oui. — Ton grand-père ? — Il est mort. — Alors, va vers la montagne de ton grand-père. Parce que si tu montes sur celles des vivants, ceux-ci pourront t'y suivre en 7 répétant tes paroles. Tu vas dire : « Descends, descends, montagne de mon grand-père ». Tu y monteras, tu attacheras les chevaux, et tu diras : « Monte, monte, montagne de mon grand-père ». Ton frère et toi vous vous éleverez avec la montagne, et tu ne bougeras pas de là tant que tu ne m'auras pas revu. — Oui , Seigneur, oui ! Elle dit : —- Descends, descends, montagne de mon grand-père ! La montagne s'abaisse. A peine y sont-ils qu'ils voient Tahar arriver, son sabre à la main. — Monte, monte, montagne de mon grand-père ! Les voilà presque dans le ciel, se souriant pour la première fois Tahar fait au galop le tour de la montagne sans découvrir la moindre brèche dans les escarpements. Il repart à bride abattue, revient avec les musiciens et sa famille. — O ma sœur Hellala ! crie-t-il. Jusqu'ici tu m'as toujours écouté. Entends les tambourins qui battent ! Vois les musiciens qui soufflent ! Regarde les petites filles qui ramassent des fleurs pour toi ! Descends ! descends ! Ne suis-je pas ton frère ? — Non ! Avant tu étais mon frère. Maintenant ô honte ! tu es mon mari ! Mais Dieu vous a tous payés ! Va-t-en ! La mère s'avance. — Lalla.! Lalla ! Tout le monde t'appelle déjà Lalla ! Moi aussi je t'appelle Lalla ! Entends les tambourins qui battent ! Regarde les musiciens qui soufflent, les petites filles qui ramassent des fleurs ! Descends, descends ! Ecoute-moi ! Ne suis-je pas ta mère? — Non ! Avant tu étais ma mère. Maintenant, ô honte ! tu es ma belle-mère ! Ne vois-tu pas s'ouvrir sous tes pieds l'abîme ? Le père prend lui aussi une voix douce. — Mon enfant, ma chère Hellala ! Entends les tambourins qui battent. Regarde les musiciens qui soufflent, les petites filles qui ramassent des fleurs ! Descends, descends, je suis ton père ! 8 — Non, tu n'es plus mon père ! Maintenant, ô honte, tu es mon beau-père ! Ne vois-tu pas cette clef brûlante dans ta main ? C'est celle de la Géhenne ! Tu as consenti à faire de ta fille la femme de ton fils sans même consulter les notaires ! Tu as voulu n'en faire qu'à ta tête, substituer ta loi à celle du bon Dieu ! Dieu soit loué ! Je vous ai échappé comme un oiseau qu'attire l'odeur du paradis ! La tante commence : — O ma nièce ! Je suis ta tante ! Hellala l'interrompt. — Non, tu n'es plus ma tante... Maintenant ô honte, tu es la sœur de mon beau-père ! Allez-vous-en tous d'ici. Dieu va vous changer comme vous avez voulu changer sa loi ! Il va vous chan¬ ger comme il a fait aux singes, qui ont gardé les pieds de l'homme mais qui sont devenus des bêtes ! Alors le frère, la mère, le père, la tante, tous ensemble : — Descends, descends, descends ! — Allez-vous-en ! Vos paroles font bouger l'arbre qui est dans le ciel ! Dieu va vous faire pleuvoir des pierres dessus ! Tous s'éloignent tête basse, en pleurant. * * * L'homme en blanc leur apporta du lait, des dattes et un pain à chacun. Les jours suivants ils trouvèrent à leur réveil les mêmes provisions sur une pierre plate. Après avoir mangé les dattes ils donnaient les noyaux aux chevaux. Au bout de quelque temps leurs habits furent en loques. Comme Taleb grelottait la nuit elle dé¬ ploya ses cheveux. Avec la moitié elle se couvrit tout le corps. Avec l'autre moitié elle abrita Taleb. Un jour Hellala commença à s'ennuyer. L'homme en blanc n'avait pas reparu; la nourriture venait chaque nuit on ne savait d'où. Au crépuscule Hellala se prit à dire : 9 — O Toi qui as fait le jour et la nuit ! O Toi qui m'as sauvée ! Je voudrais redescendre, mais comment faire ? Trois jours après, l'homme en blanc revint. (C'était, vous l'avez deviné, un ange). — Tu veux partir ? Rien de plus simple ! Tu n'auras qu'à dire: « Descends, descends, montagne de mon grand-père ! ». Tu sui¬ vras le chemin du bas de la montagne. Mais prends bien garde à l'eau de la première source que tu rencontreras. Même si tu meurs de soif, n'en avale pas une goutte. Si ton frère veut y boire, ne le lui permets pas. Quand tu auras trouvé un endroit à ta convenan¬ ce tu n'auras qu'à planter le peigne dans la terre en disant : « Mon¬ te, monte, Arbre de mon grand-père ! » Tu t'installeras sur l'arbre avec ton frère et on vous y apportera à manger comme ici. Elle baisa la main de l'homme. Elle et Taleb descendirent de la montagne et commencèrent à chevaucher. Après des heures et des heures de marche au soleil, Taleb dit : — J'ai soif, ma sœur ! Et j'aperçois là-bas une source ! — Il ne faut pas boire de cette eau ! Avançons, mon frère ! Ton cœur fera honte à ton gosier, la soif te passera ! Si tu veux boire, viens par ici ! — Non, ma sœur, viens par là ! Quelques instants après, Hellala entendit du bruit derrière elle: une petite gazelle la suivait et l'appelait comme elle aurait appelé sa mère. Pas de Taleb nulle part ! Son cheval suivait à vide en remuant tristement la tête. Elle comprit. — Tu vois, mon frère ! Je t'avais pourtant défendu de boire de cette eau ! Mais ç'a été plus fort que toi... Me voilà toute seule. La gazelle, comme honteuse, s'échappa du côté de l'herbe et commença à brouter de ci, de là. Hellala finit par rencontrer une autre source. Deux ou trois jujubiers sauvages et un bouquet de saf saf (trembles) s'élevaient auprès. 10 — C'est moi, Hellala, qui aime beaucoup l'eau des sources et que cet amour a plongée dans la peine ! N'importe, arrêtons-nous ici ! Elle prit son peigne et le planta un peu en arrière de la source, disant : — Monte, monte, Arbre de mon grand-père ! Les dents du peigne s'enfoncèrent dans la terre comme autant de puissantes racines. Elle s'assit dessus juste comme il commençait à pousser des branches vers le ciel et se trouva bientôt si haut que l'oued sorti de la source ressemblait à la lame courbe du sabre de Tahar ! Des jours et des jours passèrent sans qu'elle entendît quoi que ce fût. Elle trouvait chaque matin du lait, des dattes et un pain à portée de sa main, et elle n'était plus vêtue que de ses cheveux aussi noirs que la nuit. Ceux-ci l'entouraient complètement et des¬ cendaient bien plus bas que ses pieds. De temps à autre la gazelle accourait au pied de l'arbre et, levant la tête, laissait échapper de petits cris pleins d'affection. Quand elle repartait, Hellala se sen¬ tait encore plus triste. Enfin, une après-midi elle vit un cheval magnifique, dont la queue balayait l'herbe, s'avancer vers la source, conduit à la main par un nègre. — Allons, Messaoud, fit le nègre, bois ! Mais l'animal, aussitôt que ses lèvres s'approchaient de l'eau, relevait la tête. Et il partit sans avoir bu. — Quel beau cheval ! se disait Hellala. Sa robe blanche brille comme de la soie. Quel dommage qu'il refuse de boire ! Un moment, après un troupeau de moutons, de chèvres et de vaches s'approcha de l'oued. Hellala n'avait jamais vu de bêtes aussi bien soignées et, surtout d'aussi grosses vaches. Les mamelles semblaient porter chacune une jarre de lait. Ces bêtes se désalté¬ rèrent à leur aise. Hellala repensa au cheval. 11 — On a bien raison de dire qu'il n'y a pas d'animal aussi intel¬ ligent qu'un cheval de race bien dressé ! Celui-ci doit avoir aperçu dans l'eau quelque chose qui n'a pas attiré l'attention des autres bêtes ! Le lendemain et les jours suivants, le cheval, puis le troupeau, revinrent à la source. Le cheval continuait à refuser de boire. Une fois le nègre se mit à parler avec le berger. Hellala entendit qu'il lui disait : — Il faut absolument que je prévienne ce soir le sultan, parce qu'il tient à ce cheval comme à la prunelle de ses yeux et j'ai peur pour ma vie s'il venait à lui arriver malheur. — Pourquoi ne l'as-tu pas encore fait ? demanda le berger. — Avant, Messaoud se contentait de ne pas boire. Voilà qu'il refuse de manger "! Le nègre, en effet, demanda le soir même à parler au sultan. Très inquiet, celui-ci fit appeler le chef des eunuques, homme ré¬ puté pour sa finesse. — Peut-être, dit-il au nègre, a-t-il trouvé l'eau trouble ? — Non, Seigneur ! Je sais combien il est difficile. Je l'ai tou¬ jours mené à la source avant le troupeau. — Je vais tout de suite à cette source, dit le chef des eunuques. Tu m'accompagneras, mais de loin. Messaoud ! Messaoud ! viens avec moi ! L'animal le suivit en hennissant de plaisir. Arrivé à l'oued, il baisse la tête, effleure l'eau de ses naseaux. Le chef des eunuques, baissé aussi, s'appliquait à regarder dans la même direction que le cheval. Soudain, il aperçut quelque chose dans l'eau, releva la tête vers l'arbre, et faillit tomber à la renverse dans l'oued, bouche ouverte, bras écartés ! Puis il s'écria en joignant les mains sans perdre de vue l'ap¬ parition : 12. — jMessaoud est bien la bête la plus intelligente que j'aie ja¬ mais vue ! Dieu ! Dieu ! Comme il a raison de ne pas boire ! O toi que j'aperçois au sommet de cet arbre, es-tu un être humain ou bien un djen ! Hellala répondit avec calme : — Je ne suis pas un djen, mais une fille de Dieu qui rafraichit sa bouche en disant la chahada (1) ! — Excuse-moi, répartit l'eunuque, ô toi qui brilles entre ces branches à la façon d'une étoile ! Et il se hâta d'aller tout raconter à son maître. — Je te jure que dans ton harem il n'est pas une femme com¬ me celle-là. Ses cheveux l'enveloppent toute et descendent pres¬ que à mi-hauteur de l'arbre ! Pour ce qui est de son visage, je n'ai pas eu le courage de le fixer, tant il m'est "apparu resplendis¬ sant ! — Quoi ? Comment ? Que dis-tu ? fit le sultan en se soulevant à trois reprises de dessus son divan. Mon Messaoud avait raison. Prends ma djellaba et passe-moi la tienne, que j'aille tout de suite là-bas 1 Arrivé au pied de l'arbre il leva la tête et salua Hellala de ces mots : — Que Dieu soit avec toi, ô Etoile ! — Merci, Seigneur, Dieu est toujours avec moi, avec ou sans ton souhait ! — Pourquoi ne descends-tu pas de cet arbre ? Tu te marierais, tu serais heureuse, au lieu de rester à te morfondre là-haut ! — Je ne t'ai pas demandé conseil. Je me suis promise de ne jamais me marier. Et le froid que Dieu m'envoie ne me fait pas peur ! (1) Chahada, c'est-à-dire : témoignage, ou Credo musulman : Il n'y a pas d'au¬ tre Dieu que Dieu et Mohammed est l'envoyé de Dieu. 13 Le sultan s'inclina, disant : — Je te souhaite une bonne nuit ! — Merci, Seigneur ! J'ai toujours passé de bonnes nuits ici, Dieu soit loué ! Et le sultan s'en retourna, bouleversé, à son palais. Le surlen¬ demain le nègre dit au berger : — Sais-tu la nouvelle ? Maintenant, le sultan ne mange pas plus que le cheval ! Quelques jours après Hellala vit arriver une équipe d'ouvriers avec des cordes et des scies. Mais quand ils voulurent attaquer la base du tronc l'acier ne fit que grincer sans pouvoir entailler même l'écorce. Une deuxième, puis une troisième scie n'eurent pas plus de succès. Au bout d'un quart d'heure les outils étaient tous hors de service. Le sultan fit alors proclamer par son crieur : — La illaha illaha ! Au nom de Dieu l'Unique ! Celui qui réussira à m'amener la femme de l'arbre sans lui avoir fait de mal, je lui donnerai plus de dinars qu'il n'en pourra porter ! Peine perdue ! Après l'échec des ouvriers, personne n'osait ris¬ quer l'aventure. On se disait : « Si Dieu est avec cette femme, comment réussir à l'avoir ? ». Mais là où dix mille hommes portant la barbe ne savent qu'échouer, une vieille femme peut réussir ! Une vieille, donc, demanda à parler au sultan. — Seigneur, j'espère t'amener cette femme. Mais ordonne d'abord qu'on la laisse absolument seule et tranquille pendant un mois. Ainsi fut fait. Hellala ne vit plus ni cheval, ni berger, ni trou¬ peau, ni personne. On aurait juré qu'un sort avait été jeté sur la source. Après quelques semaines elle commençait à trouver le temps long et même à regretter ce beau cheval qui la distrayait, 14 quand une pauvre femme vint installer une petite tente à quelques pas de l'arbre. Deux vaches, une douzaine de moutons l'avaient suivie, et se mirent à paître à quelque distance sous la garde d'un petit garçon à demi-nu. La vieille, qui semblait aveugle, rentra dans la tente et n'en sortit pas de toute la journée du lendemain. Le berger ne regardait jamais du côté de l'arbre ; il paraissait, en vérité, ne s'intéresser qu'à ses pieds, tant il tenait obstinément les yeux baissés. Au crépuscule les deux vaches s'approchèrent de la tente en meuglant. Le berger appela : — Mère Tahar ! Viens traire, sans ça les veaux vont tout têter, il ne te restera rien ! — Oui, mon fils, répondit la vieille de l'intérieur de la tente. Je viens ! Elle sortit tenant à la main une écuelle en terre, s'accroupit derrière l'une des vaches et commença à la traire. Mais comme elle avait posé l'écuelle à l'envers, le lait giclait de tous côtés et se répandait sur le sol. Hellala, en colère, lui cria : — Que fais-tu là, ma vieille mère ? C'est un grand péché que de répandre ainsi dans la poussière le lait qui nous est envoyé par notre saint Prophète ! Retourne-donc ton écuelle ! — Merci, merci, ma fille ! Tu es bien gentille ! Je suis plus qu'à moitié aveugle. Dieu ne m'a laissé ni fils, ni fille pour m'aider. — Le berger n'est donc pas ton fils ? — Non, il est à mes gages et il regarde toujours du côté où il n'y a rien à voir ! Hellala reprit en soupirant : — Tu ne connais pas ta chance d'être seule ! Moi, le dégoût de la famille m'a submergée ! La vieille, ayant rentré son lait, ressortit pour faire du feu entre trois pierres. Elle y mit de l'eau à chauffer et dénoua le foulard 15 qui contenait sa provision de farine. En prenant celle-ci pour la passer, elle fit exprès de ramasser autant de terre que de semoule et fit mine de jeter l'eau tiède par dessus. — Non ! Non ! cria Hellala. Quelle pitié de voir cette farine de Dieu bien blanche mélangée avec de la terre ! — Ah ! ma fille ! C'est la faute de mes yeux. Quel dommage que tu sois si haut ! — Ne peux-tu faire un peu attention à ton travail ? Tu n'as même pas les yeux du cœur, alors ? — Ah ! ma fille ! la famille était loin jadis ; et maintenant la voilà tout près de mes pieds... Si tu es intelligente, tu dois me comprendre ! — Oui, tu veux dire que tu n'as plus ta vue d'autrefois ! — Et la djemaa (1) s'est séparée, chacun est parti de son côté, le douar est resté vide... Si tu es intelligente, tu dois me compren¬ dre ! — Tu veux dire que tu n'as plus de dents, que ta bouche est vide ! — Bravo, ma fille ! Je vois que tu comprends ce qu'il faut comprendre ! — Peut-être, ma mère, m'as-tu prise pour une sauvage vivant dans les arbres. Non, j'ai déjà vécu sur la terre. Mais puisqu'il plaît à Dieu que je reste sur cet arbre, je ne vois aucune raison d'en descendre. Le lendemain la vieille recommença à tout faire de travers. Agacée, Hellala ne lui fit aucune observation, et décida de ne plus s'occuper d'elle. Au bout d'une semaine, elle regarda de nouveau de son côté. Justement le lait était en train de couler par terre. (1) Assemblée des habitants d'un douar. 16 Hellala inspecta rapidement les lieux. Le berger était loin et leur tournait le dos. Elle dit à voix basse : — Descends, descends, Arbre de mon grand-père ! Aussitôt en bas elle retourna l'écuelle. La vieille parut d'abord épouvantée. — C'est toi la femme de l'arbre ? Hélas ! je ne puis distinguer si tu es jeune ou vieille, laide ou jolie ! — Dieu, répondit Hellala, en sait plus long que toi et que moi ! En quelques instants, elle eut trait, allumé le feu, fait tiédir l'eau, pétri, fait cuire le pain. — Mange, ma grand'mère, mange ! Je t'assure que voilà du pain comme tu n'en as plus goûté depuis longtemps ! — Ah ! ma fille, si tu voulais faire œuvre agréable à Dieu, tu resterais en bas avec moi. Je te traiterais comme mon enfant. — Peut-être plus tard ! Au revoir ! Vite elle courut à l'arbre et murmura : — Monte, monte, Arbre de mon grand-père ! Le lendemain la vieille fit dire au sultan de lui faire porter deux soi-disant sacs de blé et de cacher un homme vigoureux dans l'un des sacs. Un esclave déguisé en fellah apporta les sacs en di¬ sant à haute voix : — Ton oncle t'envoie du blé, ma mère... L'après-midi, la vieille s'accroupit au soleil et commença à s'épouiller la tête avec une telle maladresse qu'Hellala cria : — Attends ! Je vais t'aider à te débarrasser de cette vermine ! — Merci, ma fille. Qu'un jour les anges te le rendent ! Hellala commanda à l'arbre de descendre sans se douter que jamais plus elle ne remonterait. Tandis qu'elle se mettait à la re¬ cherche des poux, un peu surprise de n'en pas trouver, la vieille, 17 pour endormir sa méfiance, se mit à psalmodier les noms de Dieu et du Prophète. Puis elle chanta par trois fois d'une voix dolente : La souris, souris, souris, Je la vois du trou sortie Ses oreilles remuent et remuent... Aussitôt l'esclave ayant ouvert le sac d'un coup de son poi¬ gnard se jeta sur Hellala, disant : — Que ce jour t'apporte la bénédiction de Dieu et le bonheur ici-bas ! N'aie pas peur ni de moi ni de la vieille ! — Hélas ! fit Hellala. C'est en vain que les miens ont cherché à me faire redescendre parmi les fous ! Pourquoi a-t-il fallu que j'aie confiance en cette vieille ? — Dis plutôt, répliqua la vieille, que tu as une chance inouïe... Si j'étais jeune, je prendrais volontiers ta place ! Le berger avait couru au palais pour être le premier à annon¬ cer la nouvelle au sultan. Celui-ci envoya ses eunuques avec un palanquin en or à la rencontre d'Hellala. Ainsi personne ne pour¬ rait jeter les yeux sur elle. Il envoya aussi la moitié de ses musi¬ ciens, tandis que l'autre moitié jouait pour lui. On la fit entrer au hammam, on la revêtit de robes magnifiques, on la couvrit de bijoux, on la conduisit au sultan. Celui-ci se leva et lui baisant la main : — Je t'en prie, viens tout de suite donner de l'orge à mon che¬ val. Car ni lui ni moi n'avons mangé depuis que nous avons vu ton image dans l'eau ! Hellala vit qu'en effet le sultan paraissait sortir d'une longue maladie. Elle accepta d'autant plus volontiers que c'était déjà un cheval qui l'avait, pour ainsi dire, tirée hors de l'enfer. Dès qu'il la vit, Messaoud se mit à balancer la tête, à hennir, à piaffer. «5 18 — Si tu veux que je lui donne à manger, dit-elle au sultan, décide qu'à l'avenir tout le monde l'appellera « Celui-qui-com- prend ». Le sultan ayant accepté, le cheval commença aussitôt à manger dans la main d'Hellala. Les fêtes du mariage durèrent, selon la coutume, sept jours. Le huitième, le sultan partit à la chasse et ramena deux gazelles en¬ core vivantes. Il n'en souffla mot à Hellala et mit les gracieuses bêtes à quelque distance de la chambre nuptiale, dans un petit parc. Le lendemain, il donna l'ordre de les tuer pour sa table, car il voulait faire une surprise à Hellala. L'esclave partit avec un grand couteau et un bassin d'eau tiède pour leur laver la gorge. Or, l'une de ces gazelles était Taleb. Se voyant sur le point d'être égorgé il pria Dieu de lui laisser prononcer trois paroles. L'effort qu'il fit pour parler le fit tousser. Et il rejeta un gros paquet d'herbe. L'es¬ clave dit à son aide : — Peut-être celle-ci est-elle malade ! Tuons l'autre d'abord. A la vue du sang, Taleb se mit à dire : — Esclave, laisse-moi prononcer trois paroles, et accorde-moi ensuite un petit répit. Puis tu me tueras à mon tour si tu y tiens ! L'esclave s'était mis à trembler. — Six même si tu veux ! Mais je suis aux ordres du sultan et il m'a dit de te tuer. Taleb chanta alors par trois fois : O ma sœur Hellala ! Le couteau est aiguisé. L'eau fume dans le plat. Ma gorge va être tranchée Viens me sauver Hellala Comme je t'ai sauvée. 19 Hellala était enfermée dans sa chambre quand elle entendit cet appel. Elle se jeta sur les murs, cherchant une issue, en chantant : Mon frère, mon frère Taleb ! Tes paroles me déchirent le cœur Mais les sept portes sont fermées La clef est chez l'Eunuque ! Pendant ce temps, les deux esclaves se consultaient pour savoir s'il fallait égorger ou non cette gazelle extraordinaire. Heureuse¬ ment le sultan avait reconnu la voix d'Hellala et il était allé la rejoindre. Dès qu'il eut ouvert la porte, elle lui cria : — Ah ! elle est belle ta surprise ! Dans la gazelle que tu as donné l'ordre d'égorger il y a mon frère Taleb, auquel je dois d'avoir conservé non seulement ma vie, mais mon âme !. Aussitôt elle courut dans la direction de la voix, sans attendre le sultan, le visage découvert, les cheveux flottants, en libre fille de tente qu'elle était, et gifla les deux esclaves. Puis elle détacha Taleb et retourna avec lui vers sa chambre. Le sultan la question¬ na. Elle raconta toute l'histoire depuis a jusqu'à zed. — N'aie pas peur, dit alors le sultan, je connais bien le pou¬ voir de cette source. Nous allons nous y rendre et ton frère, s'il plaît à Dieu, reprendra sa première forme. — Si tu délivres Taleb, fit Hellala, alors tu seras vraiment dans mon cœur. Trois jours furent nécessaires pour accomplir ce voyage. Au moment de la prière du soir, c'est-à-dire à la nuit close, Taleb se retrouva au bord de la source en même temps qu'un taureau entiè¬ rement- noir. Un esclave aussi noir que le taureau immola ce dernier sans dire « Au nom de Dieu ». L'afrite de la source demanda : — Qui a jeté ce sang plus fort que l'eau ? 20 L'esclave répondit : — C'est Taleb qui te rend l'eau qu'il t'a prise il y a longtemps ! L'afrite s'exclama : — Je te jure que si tu ne m'avais pas apporté du sang plus fort que mon eau jamais je n'aurais permis à Taleb de reprendre forme humaine. Il serait resté gazelle jusqu'à sa mort. Tourne la tête, esclave ! L'esclave obéit et l'afrite, reprenant sa gazelle, libéra Taleb. Ils revinrent tous trois au palais. Hellala dit alors au sultan : — Je te le dis franchement : bien que je sois ta femme depuis quelque temps, c'est seulement ce soir que le véritable mariage va s'accomplir ! L'histoire a coulé comme l'oued, mais Hellala continue à être dans la joie. François BONJEAN. Conte recueilli à Fès AGUEDAL parait six fois par an par les soins de henri bosco, c. funck-brentano armand cuibert (tunis) jean c renier, rené janon (alger) et pour le compte de la OCIETE DES AMIS DES LETTRES ET DES ARTS au maroc Rabat, 14, avenue de Marrakech Abonnement Pour un an : 40 frs (Etranger : 50 frs). Chèques Postaux : Sala, 122-95, à Rabat