EDGAR QUINET (is®3-i©yîî) Le 14 mai 1883, la Franc-Maçonnerie élevait dans la ville de Bourg, à ses propres passions et à ses haines anticatholiques, une statue sous les traits d'Edgar Quinet. M. Margue, sous-secré¬ taire d'Etat, présidait à l'inauguration, et, M. Madier de Montjau y prononçait un de ses dis¬ cours les plus intolérants, applaudis par les uns, subi par les autres, mais contredit et repoussé par personne. Le vieil énergumène a poussé plu¬ sieurs fois, en le précisant et le rétablissant dans sa signification véritable, le cri de guerre de Gam- betta; non pas « Le cléricalisme voilà l'en¬ nemi! » mais « Le catholicisme voilà l'ennemi! s Il semblait avoir l'écume à la bouche, tant il y mettait d'emportement. On frémissait en écou¬ tant ce chant de mort qui ressemblait à la ronde d'un chef indien autour du poteau du scalp. M. Carteret, l'organisateur de la persécution genevoise, a parlé dans le même sens, dans le ReV m 26 EDGAR QUINET banquet qui a suivi l'inauguration. Il a été à peine moins violent, quoique plus habile. Et cependant l'objet de cette fanatique apo¬ théose ne la méritait pas complètement. Une des rares dames présentes, qui avait jadis suivi son mari à Veytaux, au bord du lac de Genève, où s'était également réfugié Edgar Quinet en 1852, ne pouvait revenir de sa surprise, en entendant les étranges discours débités au pied de cette statue. « Non, s'est-elle écriée, ce n'est pas là Edgar Quinet que j'ai connu dans ses jours de méditation ! » Quinet, effectivement, fut parfois pour l'Eglise un ennemi ardent, mais parfois aussi, et jusque dans ses dernières années, un admirateur. Parvenait-il lui-même à démêler toujours le clair obscur de sa pensée ondoyante et fugace ? Il est permis d'en douter. I Premières années de Quinet. Edgar Quinet naquit à Bourg, le 17 février 1803. Sa famille habitait cette ville depuis long¬ temps. Son père était commissaire des guerres sous la République et l'Empire ; sa mère, femme d'un grand mérite, était protestante. Tout jeune, il alla rejoindre son père alors attaché à l'armée du Rhin dont le quartier général était à Wesel. Son intelligence enfantine EDGAR QUINET 27 s'éveilla donc au milieu des émotions de la guerre, sur les bords du grand fleuve aux rives fantastiques et hantées par de grandioses lé¬ gendes. Devenu homme, il ne put oublier les luttes militaires, les cathédrales et les ,ruines géantes qui, tout d'abord, avaient fixé ses regards. L'année 1811, en donnant à nos armées une trêve passagère, ramena Jérôme Quinet à Bourg ou plutôt à Certines où il possédait une maison de campagne. Jusque-là le bambin avait été élevé quelque peu à la diable, tantôt flânant au milieu des campements militaires, tantôt à travers les grands prés de Certines ou les arbres de la forêt de Seillon. Un jour vint pourtant où il fallut abandonner cette vie un peu sauvage, mais attrayante. En 1815, on faisait entrer le jeune Quinet au collège de Bourg. Pour lui, le coup fut dur ; dans sa naïve désolation de ne plus avoir et ses grands bois et sa liberté vagabonde, il allait jusqu'à se comparer au prisonnier de Sainte-Hélène. « Si je plaignais le « héros de la captivité qu'il allait désormais « endurer au milieu de l'Océan, je ne trouvais « pas la mienne moins intolérable. Je me voyais « prisonnier comme lui, en même temps que « lui... Un jeune oiseau de proie enlevé nouvel- « lement aux forêts et porté à la ville dans une « cage d'osier, ne tombe pas dans un désespoir « plus morne (1). » (1) Histoire de mes idées. 28 EDGAR QUINET A la rentrée de 1817, le jeune oiseau de proie, déjà quelque peu apprivoisé, commen¬ çait ses mathématiques au lycée de Lyon. A cet âge, tout le monde rêve peu ou prou à la gloire militaire; aussi déclara-t-il vouloir entrer à l'Ecole polytechnique. Il comprenait qu'il avait à se créer un avenir ; il fut âpre à l'étude, travaillant non par orgueil, mais surtout pour la joie que ses succès devaient procurer à sa mère. Le tendre attachement de Quinet pour cette mère qu'il nous a décrite si aimante et si bonne est un des caractères les plus touchants de sa vie. « Mon bulletin t'a peut-être fait de la « peine, écrivait-il un jour ; s'il ne répond pas « à tes espérances, ne m'accuse pas, ma bonne « mère, je travaille tant que je puis; mais com- « ment arriver aux premières places ! Les élèves « qui font ce cours pour la seconde année ont « trop d'avantages... » Mais, malgré son application tenace, le jeune élève n'arrivait point à tenir la tête de sa classe. Il était né poète, et son esprit se perdait sans cesse dans d'interminables rêveries. Les places étaient mauvaises. Quinet attribuait cela à tout autre chose qu'à ses interminables rêveries, et pour consoler ses parents de ses insuccès qui le désespéraient lui-même, il leur écrivait ces quelques mots qui feront toujours honneur à son cœur : « Mes talents ni mon esprit ne me « feront jamais rechercher de personne, mais « je tâcherai de me faire aimer de ceux qui EDGAR QUINET 29 « m'entoureront en puisant dans mon âme pour « suppléer à ce qui me manque, en partageant « leurs chagrins, et, si je ne puis faire leur « gloire, peut-être ferai-je leur bonheur. » Vint la terrible échéance de l'examen. Quinet ne fut point reçu. Il n'avait que dix-huit ans, rien n'était perdu ; son père résolut de le ren¬ voyer au collège une année encore. Quinet apprit cette résolution avec douleur, il en avait assez du collège. Sournoisement, il écrivit à sa mère une lettre où il lui peignait et son dégoût de l'algèbre et les aspirations qui le poussaient vers une autre carrière que celle des armes. Quelques jours après, le collège, les études étaient abandonnés; il entrait à Paris d'abord chez un banquier, puis chez un receveur général dont, moyennant trente écus par mois, il rédi¬ geait le jargon épistolaire. Sans doute c'était là un grand pas vers la liberté, mais non point encore l'idéal de Quinet. Au bout d'un an, en 1821, il entrait chez un avoué, et après de longues et délicates négocia¬ tions, obtenait de son père, le censeur sévère, l'autorisation de faire son droit. En 1823, il passait ses examens et abandonnait Code et Digeste, peu expert, il l'avoue lui-même dans une de ses lettres, sur les mystères de la procédure ou les discussions juridiques, mais ayant étudié avec soin, par leurs législations comparées, les tendances et les progrès philoso¬ phiques de chacun des peuples qui ont eu suc- 30 EDGAR QUINET cessivement dans le monde un rôle civilisateur. On tenait alors en très haute estime les idées allemandes. Cousin déclarait qu'on ne pouvait les étudier « sans contracter un amour éclairé a de l'humanité et de la civilisation, de tout ce « qui est beau et honnête. » Parole un peu vague, mais qui, venant de l'illustre professeur, poussa alors la jeunesse française à déchiffrer avec ardeur Herder et Vico ; mais elle se fatigua bien vite de cette littérature aux systèmes nuageux, aux doctrines impénétrables. Un des rares per¬ sévérants, Quinet, s'acharna à cette étude aride. Il résolut d'aller interroger le sphinx dans son domaine mystérieux ; pendant six ans il suivit les cours de l'Université d'Heidelberg. Là il se germanisa complètement, er bekam ein der unserer, comme le dit, dans ses Mémoires, son professeur le philologue Kreuzer. Ce dernier, auquel Quinet avait été recommandé, l'aceuellit à bras ouverts, l'accompagna dans ses premières promenades sur les bords du Neckar et lui ouvrit sa maison. Quinet y rencontra la fille d'un pasteur protestant, Minna Moré. En vain il était pauvre étudiant, n'avait ni gîte assuré, ni avenir en Allemagne ; au bout de deux mois Minna était sa fiancée. A Certines on fut étonné de cette passion subite et on la désapprouva. « Tu t'en « effraies, ma bonne mère, écrit alors Quinet, et « tu en as bien le droit. Mais d'abord tout prend « ici un caractère plus reposé, plus patient qu'en EDGAR QUINET 31 « France. Ma première parole a été de déclarer « mon état précaire, ma vie de pélican sur le « toit... Nous nous sommes rencontrés pleins de « sympathie et de résignation ; mais repousser « pour mon avenir l'espérance d'animer, de « réjouir ma solitude, c'est là un effort de « stoïcisme dont je ne me sens point capable. » Les fiançailles de Quinet durèrent sept ans; peut-être ce sont elles qui, autant que la lit¬ térature de Gœthe, le retinrent si longtemps à Heidelberg. Ce long commerce avec les idées teutonnes fut-il un bien pour lui ? Rien n'est moins évident. Il est vrai qu'il rapporta d'Allemagne une dialectique savante, des idées nouvelles dont il fit part à ses compatriotes dans son premier ouvrage (une traduction de Herder); mais il perdit la précision des termes, la clarté de la langue maternelle, et il mérita ce paradoxe d'un homme d'esprit : « Quinet, penseur allemand, qui a quelquefois écrit en français. » Ajoutez, chez un enfant qui avait appris le catéchisme des lèvres d'un vieux prêtre, et qui avait fait une première communion recueillie et profondément émue, le trouble né de l'influence d'une mère et bientôt d'une épouse protestante. Résultat presque fatal : l'incertitude, le doute. Pendant ce séjour en Allemagne, Quinet fut chargé d'une mission scientifique en Morée. Il la sollicita par une lettre où respirait le dévoue¬ ment au gouvernement de Charles X. Il est vrai 32 EDGAR QUINET qu'il ne pouvait guère parler de République en demandant une faveur à un roi. Il rapporta de Morée quelques pages enthou¬ siastes et, de retour, travailla avec ardeur à débrouiller le chaos de deux ou trois poèmes qui parurent successivement. II Quinet poète. Ahasvérus est le plus connu et le plus caracté¬ ristique pour son genre de talent. Dans ce livre, « histoire du monde, de Dieu dans le monde, du doute dans le monde », comme il le qualifiait, Quinet avait voulu faire une révolution philosophique. Il produisit seulement un poème d'allures puissantes, mais étranges. Son œuvre est d'inspiration tout allemande ; lisez-en vingt pages, vous croyez avoir lu, traduit en prose sonore et colorée, du Goethe ou du Klopstock. Dire cela c'est faire et la critique et l'éloge de l'ouvrage. Ahasvérus est souvent obscur, surchargé de détails, de couleurs excessives, de tudesques exubérances que nos races latines accepteront toujours difficilement. Mais ces défauts sont rachetés par la magni¬ ficence hardie du sujet, par l'ampleur d'un style épique pailleté d'épithètes grandioses, à la manière d'Homère. Il a son langage à lui, comme EDGAR QUINET 33 l'antique pythonisse de Delphes dans les énigmes de laquelle on entrevoyait parfois des éclairs perçant la nue. Ce langage rend plus attachant encore le voyage & Ahasvérus, ce vieillard à la barbe blanche, vivante personnification de l'humanité, qui promène de pays en pays, de déserts en déserts, sa douleur qui ne peut mourir. Quelle poésie dans ces descriptions rencontrées à chaque pas sur la route du Juif maudit! Quinet jette là à pleines mains les richesses ramassées dans ses voyages à travers l'Orient, l'Allemagne et l'Italie. Remercions-le de n'avoir pas oublié, parmi tant de splendeurs, les richesses du pays natal, l'église de Brou, « agrafe de buis, ciselée par les bergers des « Alpes pour le Berger du ciel », nef sculpturale •« où Marguerite de Savoie dort dans son lit de « mousse, sur son chevet de pierre fine, sans « plus jamais tourner la tête vers l'époux couché « à son côté. » Deux ans après Ahasvérus paraissait Napo¬ léon. Ici Quinet abandonnait la prose sonore de son premier poème, il voulait versifier. L'essai fut loin d'être heureux; la rime chez lui n'est point domptée et docile comme le veut Boileau : La rime est une esclave et ne doit qu'obéir, elle entrave, elle étouffe l'inspiration. « Mon père, raconte Quinet, exécrait en Napo¬ léon, la voix, le geste, le regard... Il ne fut vi / 3 34 EDGAR QUINET désarmé dans cette haine implacable que par les défaites. Alors il se tut. » Le fils n'avait point hérité des rancunes paternelles ; bien au contraire, il aime Napoléon ; il fut de ceux qui, sans le savoir, ranimèrent la légende et préparèrent le retour de l'Empire. Et pourtant, rendons-lui cette justice, dans ce moment où Béranger et la presse, par esprit d'opposition, faisaient du grand empereur un être surhumain, infaillible et impeccable, jamais il ne pousse l'admiration jusqu'à oublier et la liberté et le droit souvent méconnus par lui. Il prédit la dislocation de son empire à ce vainqueur Qui partout dédaigna, comme une arme émoussée, Le seul glaive qui dure : âme, esprit et pensée. II est même des instants où il épouse trop ardemment la cause des nations vaincues.. Citons par exemple le passage sur Leipsiçj, où l'on voit l'Allemagne écrasée se redresser dans un suprême effort contre « l'ennemi héréditaire. » L'héroïsme du spectacle prête ici aux vers une grande allure; Quinet semble oublier qu'il est Français; on croit trop entendre un étudiant allemand qui chante les excitations enflammées de Arndt ou de Wieland. A l'époque où Quinet écrivait cela, on pouvait en même temps aimer beaucoup la France et un peu l'Allemagne ; y maintenant ce lyrisme est un contre-sens pénible; mais n'insistons pas, il a dû en être suffisamment nuni s'il a relu ses propres vers en 1870. EDGAR QUINET 35 Après Napoléon vint Prométhée. Cette fable étrange du Titan enchaîné au Caucase et dont le foie sans cesse renaissant est dévoré par un vautour, avait captivé toutes les époques. Chaque siècle y avait vu l'emblème de ses aspirations, une prédiction de ses espérances. Prométhée 1 Pour Eschyle, c'était la Grèce attendant sa liberté; pour Tertullien, c'était le monde antique attendant le Christ; pour Quinet, c'était l'univers rongé par le doute et espérant l'arrivée d'un dieu inconnu. Nous retrouvons là les qualités de Quinet, mais avec plus de vie et d'émotion. On ne peut lire, sans partager ses souffrances, « ce livre qui n'est pas de parchemin, mais qui est « fait de son âme et de son désespoir, qui a été « écrit, non avec une encre d'or, mais avec des « larmes. » Le monde entier y semble évoqué par un sombre fatalisme, et la terre et les cieux, avec leurs divinités toutes également éphémères, finissent par s'évanouir dans la nuit muette du néant. D'où vient cette douloureuse désespérance qui palpite à chaque page du Prométhée ? Nous l'apprendrons en étudiant la philosophie de Quinet. III Quinet philosophe. C'est dans cette trilogie d'Ahasvérus, Napoléon, Prométhée, dans ce dernier ouvrage surtout, que nous pouvons entrevoir les doctrines philosophi- 36 EDGAR QUINET ques de Quinet. Là est condensée la plus fidèle expression de sa pensée; plus tard, en effet, les luttes de la politique ou les troublantes passions de la controverse l'entraînèrent dans des colères et d'inextricables diversités au travers desquelles nous ne pouvons ni ne voulons le suivre. Au moment où Quinet se faisait connaître, les hommes d'une certaine école avaient autant de répugnance à être de vrais croyants que nos pères avaient eu de peine à se montrer incré¬ dules. Sans doute, il était de bon ton de croire à quelque chose, à tout ce qu'on voulait, mais pas au christianisme, « dogme usé et de petites gens x>, comme l'avait dit Voltaire. Le monde s'est fait vieux. Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu? demandait Musset. Michelet écrivait : « Oh ! dites-moi s'il s'est élevé quelque part un autre autel » ; et Quinet, leur faisant écho, avait foi dans l'éternelle résurrection de Dieu. Pour ren¬ contrer ce dieu nouveau, Musset, lorsqu'il en eut le temps, revint au Christ; Michelet déifia le doute, c'est-à-dire rien, Quinet divinisa l'espé¬ rance, c'est-à-dire peu de chose. Il crut à la « puissance de l'infini », au « culte des morts », à t l'évolution de l'avenir. » Théologie étrange, poétique autant qu'élastique. Un de ses collègues du Collège de France dé¬ clarait Quinet complètement sceptique. M.Vinet, EDGAR QUINET 37 pasteur protestant célèbre, l'accusait de pan¬ théisme. Pour moi tous deux ont également raison. Il est des moments où Quinet ne croit à rien, d'autres où il semble croire à tout. Tantôt Prométhée, étreint par le doute, enveloppe d'un même mépris railleur et Jupiter et Jéhovah; tantôt l'imagination du penseur, obsédée par les souvenirs de l'Orient, devient un Panthéon centre-gauche où Bouddha, Apollon et le Christ reçoivent tour à tour des sacrifices opportunistes. Quinet voudrait être philosophe ; malgré lui il est poète. Il ne pense pas, il rêve, il se forge un « Dieu de l'avenir », sorte d'entité chimérique, de perpétuel devenir fort commode, car il n'oblige à aucun culte et n'aurait garde de punir ses adorateurs infidèles : il n'existe que dans leur imagination ! Cette « religion des poètes » répond-elle à toutes les aspirations de l'homme? Suffit-elle à diriger une conscience ? Hélas ! mille fois non, et Quinet le sent tout le premier. Il a mis en tète de son livre : « Priez pour celui qui écrivit le mystère d'Ahasvérus », et en maint endroit il avoue qu'il a souffert du vide de son âme, et nous prémunit contre sa propre doctrine : « Gardez-vous de vous endormir dans la foi « agitée des prophètes, vous pourriez vous ré- « veiller dans le désespoir (1). » Et souvent (1) Préface de Prométhée. (Revue des Peux-Mondes.) 38 EDGAR QUINET encore, comme Jouffroy pleurant avec des larmes viriles la foi de son enfance, il regrette et la tranquillité d'esprit et les consolantes espérances qu'il a perdues : « Si j'étais assez heureux pour « avoir conservé sans aucun mélange de ré- « flexion la foi que j'ai reçue en naissant, tenez « pour assuré que sur un tel sujet je ne com- « poserais point de poème (2). » Quinet s'est infligé à lui-même de formels démentis, qu'on me permette d'insister sur ce point. Et cela parce que, dans leurs discours, dans les ovations dont ils ont entouré sa statue, certains hommes ont voulu exalter les paroles de haine prononcées- souvent par l'auteur