É 6). À ^ ^ L EDGAR QUINET L'ESPRIT NOUVEAU EDGAR QUINET L'ESPRIT NOUVEAU A M. FÉLIGE GAVAI.I.OTT1 33 é p at t é a at Parlement i t a 1 i ê n. San-Remo, 30 avril 1875. Cher et illustre poêle, Depuis deux ans que j'ai eu la joie de vous connaître à. Milan, lorsque j'y publiai : la Vérité sur l'anarchie cles es¬ prits en France1, j'ai pensé bien souvent à vous écrire. Certes, ce n'est pas le temps qui m'a manqué dans cette morne et burlesque bourgade de San-Remo, si complè¬ tement étrangère aux choses de l'idéal que la mort des plus grands génies de l'Italie, ou de la France, n'y éveille¬ rait pas un écho sympathique. La préoccupation exclusive de sa population d'indus¬ triels, de rusés paysans et de petits bourgeois, affolée de gains et de gloriole, est de supputer le profit qu'elle peut tirer du séjour sur cette plage attiédie d'un prince ou d'une princesse qui met en renom il paradiso di San Remo. Aussi suffit-il de l'arrivée d'une altesse ou d'une majesté quelconque pour surexciter l'enthousiasme de ces harpa¬ gons rustiques jusqu'à la cotisation d'un demi-scudo, défrayant les vivats, les pétards, les illuminations, voire 1. Chez Legros Felice, éditeur, 29, Santa Soffia, Milan. EDGAR QUINET les mascarades sordides d'un carnavalone honteux, qui dans les récits des journaux du lieu surpasse en magnifi¬ cence les camavaloni de Milan et de Rome. Il est superflu que je dise à votre esprit de poëte, qu'en tout temps et en tout pays, je me-suis tenue à distance de ces banales réjouissances dont San-Remo se glorifie. J'y étais d'ailleurs, aux jours de ces pompes carnavalesques, à peine convalescente d'une violente rechute de la bron¬ chite chronique qui m'a forcée à fuir Paris en 1873. Dès la fin d'octobre dernier, une toux convulsive ajouta pour moi à tous les autres signes de dépérissement l'im¬ possibilité du sommeil. Oubli bienfaisant, suspension mo¬ mentanée des tortures physiques, cet apaisement du som¬ meil donne seul la force, et j'ajouterais la volonté de prolonger la lutte d'une vie défaillante. Ces longues nuits d'insomnie sont rendues plus amères par l'austérité de la solitude : les parents et les amis sont loin, déjà les plus chers et les plus aimants nous ont précédés dans la tombe, ils ont subi avant nous le supplice dé la décomposition de l'être; ils sont désormais dans la paix de la mort et nous inspirent la dignité du silence. Parmi les survivants, ceux qui furent nos maîtres et nos guides, ou nos contemporains fraternels, ont tous leur part de misère et d'angoisse. Il serait lâche d'y ajouter la plainte importune de nos propres, douleurs. Quant aux jeunes et aux vaillants, qui comme vous, cher poëte, com¬ mencent, résolus et déjà triomphants, la lutte intellectuelle, à quoi bon répandre l'ombre morose de notre tristesse sur la route enflammée où ils marchent confiants et superbes? Le devoir des vieillards, je dirai presque leur pudeur, est de ne pas énerver le courage de ceux qui leur succè¬ dent par le spectacle ou le récit des déceptions et des dé¬ goûts du déclin, mais, du seuil de la mort, de leur crier comme Gœthe : « Marchons à l'avenir par-dessus les tombeaux! » Je vous dis là le secret du silence stoïque des agoni¬ sants altiers dont le corps se brise sans altérer les facultés vitales de l'âme. C'est cette fierté muette qui a présidé à mes souffrances durant les deux hivers d'abandon et d'oubli que j'ai passés à San-Remo. L'ESPRIT NOUVEAU 7 Aux heures de défaillance où la chair pleure et crie, comme pour implorer l'appui d'une main amie ou l'écho d'une voix secourable, tandis que les bourrasques du golfe et les rafales des monts répondaient seuls à mes gémisse¬ ments, je trompais la longueur des nuits en saisissant, épars sur mon lit, un de ces livres, amis toujours présents et soutiens éternels que le génie lègue en héritage à l'huma¬ nité tout entière dont il a fait s'a famille. Je forçais mes yeux brûlés par les veilles à se fixer, obstinés, sur les pages où l'âme des écrivains palpite et flamboie à travers les siècles. J'y retrouvais comme une séve immortelle de rajeunissement et de tranquillité. Un soir, le Rappel m'apporta un fragment de l'Esprit nouveau, d'Edgar Quinet. Frappée du pressentiment des clartés morales et de la foi sereine que contient ce livre, je me hâtai de le. demander à Paris, d'où je le reçus, au commencement de décembre. Depuis quarante jours j'étais alitée, la toux qui me bri¬ sait la poitrine était à son paroxysme, je repoussais comme désormais inutiles les soins d'un médecin. Donner à mon esprit affamé.de consolation, un élément intellectuel, en harmonie avec toutes les aspirations de ma vie, me semblait plus urgent que de combattre la mort. J'attendais de ce livre (que la poste du soir m'avait apporté), ce que les croyants aveugles demandent aux sacrements de l'Eglise. Mon espoir ne fut pas trompé. Dès les premières pages de cette œuvre magnifique, j'éprouvai une émotion délicieuse ; à mesure que je pour¬ suivais ma lecture, mon ravissement augmentait; c'était une de ces joies complètes de l'esprit qu'on pourrait com¬ parer à l'ivresse radieuse de la jeunesse quand le rêve de l'amour, longtemps caressé en secret, mais réputé impos¬ sible, devient tout à coup une réalité, par l'assentiment d'une autre âme sinpère et forte : « Le bonheur exisLe, je te l'apporte, » nous dit cette âme ! C'est une satisfaction supérieure encore qu'éprouve l'in¬ telligence en voyant confirmer par l'autorité du génie les doctrines de la foi nouvelle, flamme inférieure qui brûlait en nous, et sur laquelle on veillait pour la préserver des atteintes tour à tour féroces et insidieuses de l'imposture. Voilà la mâle consolation que m'apporta ce livre su- 8 EDGAR QUINET blime ; Bible impérissable de la science, credo de la vérité, sorti lumineux du cerveau d'un homme qui fut à la fois l'un des plus profonds penseurs et l'un des plus grands écrivains de ce siècle. Jebus, sans prendrehaleine, à cette source pure; j'arrivai aux dernières lignes du livre quand le jour parut. Malgré cette longue nuit de veille ardente, je sentais un calme ineffable; le saisissement de l'admiration avait brusque¬ ment arrêté mes accès de toux jusque-là inextinguibles. Les cléricaux qui me railleront appelleraient pourtant cela un miracle si je narrais ici quelque apparition de ma¬ done ou de saint. Le miracle est pour moi dans le choc du génie produisant de ces phénomènes physiques. Ce fait, quel que soit le nom qu'on lui donne, ne sau¬ rait être nié : j'en ai des garants irrécusables. J'écrivis le jour même à l'auteur de Y Esprit nouveaur et les jours sui¬ vants à plusieurs amis parmi lesquels je citerai M. Bur- nouf1, directeur de l'école française d'Athènes, etM. Mauro- Macchi, l'éminent publiciste, député au Parlement italien. Ma lettre à Edgar Quinet, émue et sans art, n'était qu'une action de grâces. Je lui disais l'apaisement que je lui devais dans des souffrances intolérables. La veille, j'eusse été incapable de tracer une ligne. Je n'avais vu Edgar Quinet qu'une fois en ma vie, à Bruxelles, après, le coup d'État qui le jeta en exil, mais mon culte pour son génie datait dès lors de vingt ans. Ses livres avaient enflammé ma jeunesse pour l'amour au Juste et du Beau. Il était de la race des grands inspirés que la Judée appelait des prophètes, et la Grèce et Rome des sages. Sa haute stature et son noble visage au front rayon¬ nant étaient comme l'enveloppe voulue de cette âme puissante et calme. On aime à voir à ces prédestinés de l'esprit la lière beauté qu'Athènes prêtait à ses dieux. Son image s'était gravée en moi, ineffaçable depuis cette unique entrevue ; et après tant d'années, je le re¬ voyais, en lui écrivant, m'écouter avec son regard péné¬ trant et son bienveillant sourire : j'avais confiance. Ma lettre partit le il décembre. Quatre jours après, je reçus de lui celle qu'on va lire. 1. Autour de la Science des Religions. L'ESPRIT NOUVEAU 9 « Versailles, 15 décembre 1874. « Madame, « Quelle lettre que la vôLre! quel moment de bonheur elle me donne ! ah! de semblables paroles sont un grand lien. « Ainsi ce livre a pu faire trêve à vos souffrances ! il a surmonté le mal ! que pouviez-vous me dire qui m'allât plus'droit au cœur? « Guérissez bien vite, madame, et entièrement, pour que je sois tout à fait heureux. et Vous aussi m'avez fait du bien par ces pages arra¬ chées à la doyleur... c'est fin souvenir que je garde pour m'en réjouir dans les mauvais jours. « Vivez, chère madame, fortifiez-vous pour tant de nobles et délicates œuvres que vous avez à accomplir. Mais ne dites plus que je vous ai oubliée! oh! non! ce mot n'est pas.fait pour vous. « Votre dévoué et reconnaissant, « EDGAR QUINET. » « 11 va sans dire que je n'ai pas reçu la Vérité sur l'anar- « chie, puisque je ne vous ai pas remerciée. » Cette douce lettre raffermit le bien que Y Esprit nouveau m'avait fait. La guérison complète des organes affaiblis est une illu¬ sion dont on ne saurait se flatter au déclin. Il est un âge où la mort avertit ceux qu'elle se dispose à frapper; elle anticipe par l'altération progressive de l'être sur son anéantissement final. Hélas ! nous fléchissons dans la vie avant de nous engloutir dans la tombe. Contentons-nous d'obtenir de la philosophie et de la médecine (qu'il ne faut pas confondre avec la thauma¬ turgie et l'empirisme) la pacification des souffrances hu¬ maines. Cette pacification, produite en moi par ce grand t. 10 EDGAR QUINET livre de Y Esprit nouveau? persista dans les jours qui sui¬ virent. Le cerveau s'apaisa, les nerfs se détendirent, les rauques aboiements d'une toux sinistre ne revinrent plus déchirer ma poitrine; le calme ramena le sommeil. Je ne recouvrai pas cette force instantanée (et par cela même impossible) que les miracles de Lourdes rendent aux in¬ firmes les plus incurables ; mais le mieux opéré fut ascen¬ dant et réel, malgré les rigueurs de ce cruel hiver; je pus me lever dès le huitième jour, causer, écrire et marcher ; je repris peu à peu possession de la vie. J'aurais été bien ingrate de ne pas reconnaître ce bienfait inespéré par la glorification de mon bienfaiteur, ce bienfaiteur n'eût-il pas été Edgar Quinet. Chose étrange ! j'oubliai presque en lui écrivant l'éclatante renommée de cet intègre génie. En vain, ses précédents ouvrages sussent-ils dû me faire pres¬ sentir son œuvre dernière, couronnement mérité d'une gloire si pure, je ne songeais qu'à ce livre unique où se trouvent si merveilleusement, condensées les doctrines qui changent la face du monde. Ce livre seul offre un refuge radieux au désespoir des âmes tourmentées qu'étouffe de¬ puis la Renaissance la poussière des religions. J'en par¬ lais et j'en écrivais aux esprits faits pour le comprendre : c'était, leur disais-je, le Verbe attendu qui bientôt ferait tressaillir l'humanité tout entière. Je ne me lassai pas de le relire, et la durée de mon émotion en attestait la sincé¬ rité. Depuis longtemps je m'étais résignée dans la solitude à l'oubli des affairés de la gloire ; je n'étais plus pour eux qu'une chose morte, pire encore, une chose inutile, une voix muette qui ne pouvait faire écho aux clameurs qui les enivraient. Je n'avais opposé à leur bruyant orgueil, si frivolement dédaigneux, que la fierté du silence et la farouche pudeur des esprits méconnus. Si tout à coup je cédai à l'irrésistible élan qui pousse un disciple obscur vers le rayonnement d'un maître, ah ! c'est qu'ici je pressentais que j'avais affaire à un de ces vrais instituteurs d'âmes dont le génie est trempé de dou¬ ceur et de mansuétude. En eux, la bonté est une des forces les plus éloquentes : ils excellent à persuader parce qu'ils savent s'attendrir. L'ESPRIT NOUVEAU il Edgar Quinet ne borna pas l'intérêt qu'il m'avait témoi¬ gné à cette première lettre. A quinze jours de distance, il m'écrivit le 30 décembre : ■ « Madame, « Que cette lettre vous porte mes remerciements et mes vœux. Annoncez-moi votre complet rétablissement tel que je le souhaite. « Vous apprendrez avec plaisir que la première édition de l'Esprit nouveau a été enlevée en quelques jours. J'étais loin de m'y attendre ; on en a publié une seconde à petit format. Vous avez porté bonheur à ce livre. Je finis par m'y intéresser personnellement depuis que je vois qu'il a été bienfaisant à beaucoup de personnes que j'aime. C'est à lui maintenant de se faire son chemin. « Je l'ai envoyé à Athènes, à M. Burnouf. « Notre éditeur ne m'a point encore fait parvenir les ouvrages que vous avez la bonté de m'annoncer. S'il Larde, je les ferai prendre chez lui. Ne doutez pas du vif intérêt qu'ils m'inspirent d'avance. « Merci des détails que vous me donnez dans votre lettre. J'ai peur qu'ils ne vous aient fatiguée à écrire. Guérissez, guérissez, voilà mes derniers mots de cette année. « Votre bien sincèrement dévoué, « EDGAR QUINET. »' « Ah ! notre pauvre Bancel ! que je pense souvent à lui ! Il était avec vous, quand vous êtes venue à Bruxelles. » « Versailles, 30 décembre 1874. Le 19 janvier, il m'écrivit encore : « Madame, « Le retour de l'Assemblée m'a pris de nouveau mon temps le meilleur. 12 EDGAR QUINET « En dépit de tout, j'ai lu,d'une seule haleine, la Vérité sur l'anarchie, qui m'est enfin parvenue au moment où je commençais à désespérer. Vous m'avez appris, madame, ce que faisait la France des départements, pendant que nous étions enfermés, sans nouvelles, dans Paris. Rien ne pou¬ vait m'intéresser davantage ! Et quelle-énergie ! quelle va¬ riété! quelle courageuse indignation ! En toute sincérité, je n'ai pu interrompre ma lecture avant d'avoir achevé la dernière ligne. « De tels ouvrages sont faits pour réchauffer les tièdes. Ils n'ont rien de commun avec le ton doctrinaire qui arrête la vie. Dans leur désespoir,je trouve des raisons d'espérer. Ils émeuvent, ils passionnent; j'en conclus que nous vivons encore, que nous vivrons, et je vous remercie de m'en donner la preuve. « Mais les deux autres livres, annoncés, attendus, me manquent encore. « J'aurais pu vous envoyer un assez grand nombre de journaux sur l'Esprit nouveau, je n'ai pas voulu vous en fatiguer. Le voilà embarqué, sorti du port. C'est à lui de voguer, comme il pourra. Je ne peux plus rien pour lui. Cependant j'ai adressé le volume à M. Mauro-Macchi à Rome, à M. Burnoufà Athènes. « Achevez, madame, de. vous guérir. Dites-nous encore la Vérité. Vos indignations sont salutaires, et elles sont partagées par tous ceux que j'estime. « Recevez, madame, l'expression de mes sentiments bien dévoués. « EDGAR QUINET. « Je ne sais si vous avez vu une lettre de moi à Gari- baldi sur les Mille? » Le succès de son livre lui causait, on le sent, celte franche et sereine satisfaction qu'un esprit de sa valeur ne songe pas à dissimuler. Dans le triomphe de l'écri¬ vain éclatait la joie de l'apôtre, à l'avènement de la vérité. La crainte d'importuner mon sauveur me fit attendre pour lui répondre une circonstance qui l'intéressât. Il w L'ESPRIT NOUVEAU 13 m'arriva, vers la fin de février, des lettres de mes amis d'Athènes, M. et Mm,jà Saint-Germain.