L'ŒUVRE PHILOSOPHIQUE ET SOCIALE DE M. E. QUINET. PREMIÈRE PARTIE. (Eilrau, sauf quelques additions, du journal 1" aninlc, Si a. Ré>. -If? Dès les premières pages d'un journal tel que celui-ci, c'est un devoir et un besoin de cœur pour nous de saluer avec enthousiasme les noms des deux professeurs qui, par leur magnifique talent et plus encore par la grandeur du rôle qu'ils ont courageusement accepté, tiennent au¬ jourd'hui le premier rang dans l'enseignement de la France, et l'on peut dire de l'Europe. C'est qu'en effet leur tâche à eux, ce n'est pas sim- plement d'ajouter quelques connaissances de luxe à l'instruction de leurs auditeurs; c'est de participer à l'éducation morale , sociale, patriotique, de la génération encore intacte à laquelle l'avenir appartient. Leur t⬠che, c'est de faire fructifier dans nos cœurs la grande morale du chris¬ tianisme complété par la révolution française. Ceci, dira-t-on, n'est pas dans le programme de leurs cours. Obser¬ vation étrange! Jusqu'ici nous avions compris qu'on ne pouvait guère obliger un érudit ou un littérateur, gens souvent très spéciaux et quel¬ quefois très bornés malgré leur savoir ou leur élégance, à joindre la science des principes à lasciencedes faits, la préoccupation de l'ensemble à l'exposition des détails : mais qu'on puisse songer à proscrire dans le hautenseignementcequienest à proprement parler l'idéal, voilà ce qui nous semble plus extraordinaire. Serait-ce par hasard, ô politiques ca- d ucs! que 1 a moindre idée vous fait peur? Serait-ce que l'éducation sérieuse de la jeunesse est contraire à vos vues, à vos desseins secrets? Serait- ce que vous avez renié la pensée du christianisme et de la révolution française, dont la nation vous a institués les continuateurs? — Ques¬ tions aujourd'hui bien naïves. Pourtant, songez-y, réacteurs impru¬ dents, toutes ces entraves que vous essayez d'apporter à la marche si ferme de MM. Michelet et Quinet, voilà ce qu'elles disent très claire¬ ment. Nous, nous connaissons votre pensée ; et vos méfaits ne peuvent plus rien nous apprendre. Mais s'il est quelques esprits assez aveugles pour douter encore de vos intentions, si, comme cela est évident, vo- tre règne ne se soutient que par l'équivoque, ne voyez-vous pas que toucher à l'un de ces deux hommes serait détruire jusqu'aux dernières illusions ! Quelque incontestés que soient aujourd'hui les titres littéraires de MM. Michelet et Quinet, il y aurait sans doute encore beaucoup à dire sur ce beau sujet. Mais pour cela, l'espace nous ferait défaut, et puis, notre préoccupation nous entraîne ailleurs. Ce que nous voulons faire ici, c'est tout simplement le résumé de la pensée philosophique, c'est- à-dire religieuse et politique de chacun d'eux, et pour ainsi parler, l'inventaire de leurs titres à notre respectueuse sympathie. Nous com¬ mencerons par M. Quinet. A notre point de vue même et tout en négligeant le côté artistique, les oeuvres proprement littéraires de M. Quinet, Ahasvérus, Prométhée et Napoléon, la Grèce moderne, Allemagne et Italie et le Journal d'un voijage en Espagne, pourraient fournir à cette notice des éléments pleins d'intérêt; car il n'est pas d'homme plus harmonique que celui-ci: poète, savant, penseur, il est toujours le même. Ajoutons une autre observation qui nous semble marquer le caractère d'un vigou¬ reux génie : c'est que d'une part, cet écrivain se sent continuellement porté à étudier les grandes choses, à aborder les sujets les plus imper¬ sonnels, et que d'autre part pourtant, sa personnalité se révèle en tout lieu , tant elle est profonde et vivante. Dans tout ce qu'il a pu écrire de plus particulier et de plus intime, il y a, comme une émanation de l'âme universelle du monde, ce qui donne à la chose des proportions épiques; et au contraire, il n'est tel sujet si général auquel son âme ne communique une chaleur toute personnelle et cette puissance de la vie qui semble n'appartenir qu'aux individualités. En sorte que dans les pages sorties de sa plume, tout est grand et cependant tout palpite. On comprend combien de citations intéressantes nous pourrions puiser dans de pareilles œuvres, sans perdre de vue l'objet que nous nous proposons. Mais l'espace nous commande ; et nous serons obligé de nous en tenir à ceux des livres de M. Quinet que l'on peut appeler des livres de doctrine. Nous diviserons notre travail en deux parties : Dans la première, nous nous attacherons à saisir les principes du système philosophique de M. Quinet, et nous tâcherons d'embrasser ce système dans son ensemble, jusqu'à formuler quelques unes de ces conséquences les plus générales. Dans la seconde, nous suivons le développement de la pensée de M. Quinet dans le sens particulier qui lui a été indiqué, tantôt par les circonstances religieuses et politiques au milieu desquelles ce siècle se trouve engagé, tantôt par la nécessité qu'a sentie le professeur de dé¬ terminer les grands événements moraux qui dominent les littératures de l'Europe méridionale. — Nous serons ainsi amené à constater la puissante action sociale de M. Quinet. Mais, en réalité, nous aurions pu nous dispenser de faire acception de cette circonstance dans le titre que nous avons donné à cet écrit, si ce n'était que le mot philosophie a été de nos jours trop souvent détourné de son vrai sens. Qu'est-ce, en effet, qu'une philosophie qui ne prétend à aucune ac¬ tion sociale, qui décline même sa compétence sous ce rapport, et qui va jusqu'à s'interdire dans la sphère spéculative l'examen de certains problèmes ? La vraie philosophie doit renfermer les principes de toutes les manifestations de la pensée et de la vie humaines, de la religion, de la politique, de l'histoire, des sciences, des arts. C'est dans cette acception la plus étendue que nous entendons ici le mot philosophie, et nous ne faisons en cela que nous conformer à la pensée de M. Qui¬ net. Car, pour avoir considéré particulièrement la philosophie dans l'histoire, il n'a pas prétendu restreindre son domaine. En réalité, l'his¬ toire ne comprend-elle pas tout, depuis les éléments du monde orga¬ nique jusqu'à la plus pure essence du monde moral, depuis l'infini jusqu'au moi humain? Elle renferme de plus le spectacle du dévelop¬ pement de toutes ces choses dans la durée, c'est-à-dire la science du passé et de l'avenir. L'histoire philosophique ou la philosophie de l'his¬ toire sérieusement entendue est par là même tout particulièrement as¬ surée d'exercer une influence sociale. Ce qui précède ne veut pas dire qu'il n'y ait de vraie philosophie qu'appliquée à l'histoire. La vraie philosophie se compose d'abstrac¬ tions , de spéculations de diverses sortes, et d'observations, de déduc¬ tions, d'applications infiniment variées. Or, il peut très bien se faire que, dans un livre, dans tous les livres même qui auront rempli sa vie, un homme n'ait pas embrassé le sujet entier. Ce qu'il faut pour que cet homme mérite le nom de philosophe, c'est qu'il ne se soit pas attaché à une partie sans avoir le sentiment de l'ensemble : c'est qu'il n'ait pas fait de la spéculation pour de la spéculation, sans dessein ul¬ térieur, sans but, sans vœu, sans espoir, sans cœur ; c'est qu'il n'ait pas cherché non plus à résoudre les problèmes du moment et du lieu, sans se préoccuper des lois éternelles et universelles. Car celui qui se retranche dans l'absolu et dans l'abstrait pour n'en passorlir, peut être un métaphysicien ou un psycologue ; celui qui s'acroupit dans le contingent peut passer pour un politique, voire même aux yeux de beaucoup de gens pour un moraliste : ni l'un, ni l'autre n'est un phi¬ losophe. Philosophie, apostolat : ces deux mots sont inséparables. Un idéal trouvé ou accepté, et une tendance sincère vers la réalisation de cet idéal : voilà ce qu'ils impliquent tous les deux. M. Quinet est un philosophe, et en outre le sujet de ses études est un des plus vastes que le philosophe puisse embrasser. Donc ce que l'on peut appeler son œuvre se rattache à toutes les parties de la phi¬ losophie officielle et non officielle. Mais il est clair qu'elle ne les con¬ tient pas toutes expressément. Elle implique par exemple une morale individuelle qui n'y est pas complètement déduite. 11 s'agit plus souvent dans ses livres de l'humanité que de l'homme abstrait ou personnel. Qui oserait dire pour cela que les principes de la morale individuelle la plus pure et la plus haute ne sont pas contenus dans sa philosophie? L'œuvre de M. Quinet suppose de même une ontologie que, jusqu'à présent, il n'a point exposée : il n'en est pas moins certain que les pro¬ blèmes de l'ontologie l'ont souvent occupé. Cependant on ne saurait dissimuler que cette lacune, presqu'inévitable d'ailleurs, est plus grave, parce qu'il est plus difficille d'y suppléer. L'histoire philosophique de l'univers et de l'humanité se rattache dans ces origines à toutes les questions les plus difficiles de l'ontologie. — Y a-t-il plusieurs sub¬ stances ou n'y en a-t-il qu'une? Qu'est-ce que Dieu? qu'est-ce que l'àme, et qu'est-ce que la matière? L'infini et le fini sont-elles deux choses réellement distinctes? Qu'est-ce que l'infini, s'il ne contient pas le fini, et qu'est-ce que le fini s'il ne fait pas partie de l'infini? C'est de la solution de ces questions et de bien d'autres que dépend en réalité la solution des principales questions cosmogoniques. Pourtant M. Qui¬ net , ne pouvant tout embrasser à la fois, n'a pas touché celles-là; il n'a pas môme traité celles-ci : il n'a pas dit comment il entendait la naissance du monde en général, et en particulier la naissance physique et morale de l'homme. Il a pris la nature toute formée, et l'homme tout pourvu de facultés complètes; et les considérant l'un et l'autre comme deux êtres essentiellement différents, il a fixé le point de départ de son étude à ce moment solennel où l'humanité s'éveille au milieu de la création. Les quelques pages ou les quelques lignes éparses, qui, dans ses livres, peuvent s'appliquer aux époques antérieures ou toucher à des points plus abstraits,ne sont pas assez explicites pour qu'on puisse en tenir compte dans un travail comme celui-ci. — Nous n'essaierons donc point de remonter au delà. Nous ne rechercherons pas les fonde¬ ments métaphysiques et les précédents cosmogoniques du système qui doit nous occuper; nous n'examinerons môme pas en quoi les principes de ce système s'éloignent ou se rapprochent de ceux qu'a établis le philosophe auquel M. Quinet se rattache le plus intimement (1), jus¬ qu'à quel point ceux-là sont plus légitimes que ceux-ci, ni lesquels composent un ensemble de prémisses plus logique et plus complet. Une pareille entreprise, à la fois dogmatique et critique, outre qu'elle dé¬ passerait nos forces, exigerait un nombre de pages dont nous ne pou¬ vons disposer. Ceci nous conduit à faire une observation à laquelle on aurait tort (I) llerclcr, Votcî plus loin. d'attacher trop d'importance, mais qui est pourtant nécessaire. On comprend que des doctrines qui touchent aux questions les plus ardues de la métaphysique et aussi de l'érudition, ne doivent être entièrement partagées par qui que ce soit qu'après un examen très approfondi. Or, cet examen, nous ne pouvions le faire ici... Notre sympathie et notre respect sont entièrement acquis à M. Quinet ; dès l'abord, nous le prou¬ vons assez, en pénétrant jusque dans ses idées scientifiques, alin de connaître cette âme plus complètement. Mais en ce qui concerne la science proprement dite, les conditions dans lesquelles nous nous trou¬ vons placé sont telles que nous ne devons pas sortir de la réserve qui convient à une simple étude analytique. Quand il s'agira des choses qui ne relèvent que du cœur et du bon sens , quand nous aurons, par exemple, à parler du rôle actuel de M. Quinet, ce sera différent. L'OEUVRE PHILOSOPHIQUE ET SOCIALE DE M. QUINET. Première parue. Nous avons ici à faire connaître le point de départ et les idées gé¬ nérales de M. Quinet. Adressons-nous donc aux deux livres qui révèlent le mieux son système; je veux parler de la traduction de Herder (1) et du Génie des Religions (2). La traduction de Herder avec Y Introduction qui la précède, et Y Etude qui la suit, a marqué l'entrée de M. Quinc-t dans la carrière d'écrivain ; le Génie des Religions a été le résultat de son début comme professeur; et ces deux livres contiennent en effet les prémisses, et comme la clef de tout ce qu'il a développé ultérieurement dans les deux phases successives de ce que l'on peut appeler sa vie pu¬ blique. Avant d'aborder l'œuvre la plus actuelle de M. Quinet, il n'est doncpas inutile de bien nous pénétrer de la substance de ces deux livres. Ne dussions-nous faire aujourd'hui qu'une simple étude de philosophie historique, si cette étude, tout incomplète et toute dénuée de critique qu'elle doit être forcément, nous conduit à comprendre plus largement la pensée de l'homme qui nous occupe à si juste titre, ce sera déjà quel¬ que chose. Du reste, le lien est si étroit entre le philosophe et le pro¬ fesseur que nous serons plusieurs fois obligé, pour compléter cette analyse générale, d'emprunter aux leçons mêmes de la présente année. Une dernière observation : Les idées que nous avons à rendre n'ayant été exposées par M. Quinet dans aucun ouvrage spécial sous forme de théorie abstraite, il nous eut été difficile de procéder par ana- (1) Idées sur la philosophie de l'histoire de Humanité, par J. G. Herder, outrage traduit de l'allemand, précédé d'une Introduction et suivi d'une Etude sur le carac¬ tère cl les écrits de Herder, par Edgar Quinet. Paris, 1827, 3 vol. in-8°. (2) Paris, IS12. lyse formellement rigoureuse. En bien des endroits, vouloir seulement nous rapprocher de cette méthode, c'eût été rendre notre travail pres¬ que impossible en lui donnant des proportions démesurées. Nous avons dû prendre un autre parti. Après nous être imprégné de la pensée gé¬ nérale de M. Quinet, nous avons tâché d'en reproduire l'esprit sans faire intervenir à tout moment le nom de l'auteur. Nous avons l'espoir (lue notre étude n'en sera pas moins fidèle. I. L'homme seul dans la création terrestre a la liberté et la conscience de lui-même, le sentiment du juste et l'idée de l'infini ou de Dieu. Quel¬ que peu développés que puissent être ces éléments chez celui-ci ou celui-là, dans tel temps ou dans tel lieu , il en résulte que l'homme porte en lui le principe et le mobile du perfectionnement individuel. Mais il ne peut tarder à reconnaître aussi que l'action réciproque des hommes entre eux contribue à ce perfectionnement individuel; que dans une communauté sociale quelconque, les forces de chacun sont accrues par les forces de tous. Encore un peu plus, et il reconnaîtra que cet accroissement de forces individuelles aboutit au perfectionne¬ ment successif de la personne collective dont il fait partie. Ces deux notions constitutives de la société se tiennent de très près. Pour arri¬ ver à la première, il suffit, ce semble, que quelques familles, poussées d'abord par un instinct naturel, se soient réunies; pour arriver à la seconde, il suffit que quelques générations se soient succédées, les pre¬ mières transmettant aux suivantes les forces et les lumières acquises, et celles-ci dépassant les premières. Dans les rapports qui résultent des diverses circonstances de ces deux faits, doivent se révéler et le sens plus clair de la vie de chacun, et le sens tout nouveau de la vie com¬ mune. L'individu doit avoir puisé là une conscience plus nette de lui- même, une plus sûre notion de son rôle; et le genre, c'est-à-dire l'hu¬ manité partielle ou entière, la société doit avoir acquis également par là la conscience de son être collectif, le sentiment de son avenir. — Pour l'un comme pour l'autre, la mémoire devient un noble et pré¬ cieux instrument de progrès; mais dans l'humanité, la mémoire a besoin de se revêtir une forme particulière : c'est la tradition, c'est l'histoire. Voilà, ce semble, comment à la fois le progrès doit commencer et la loi du progrès apparaître dans l'humanité naissante. Le sens du juste et l'idée de l'infini se développant au sein de la liberté, et la con¬ science humaine , la réflexion, la mémoire se mêlant à tout cela, il semble que voilà les éléments primitifs d'un perfectionnement inces¬ sant et d'une connaissance corrélative. L'instinct mis par Dieu dans le cœur de l'homme, commence l'œuvre ; la science de l'homme lui- même la poursuit : ces deux mobiles se succèdent alternativement et s'entr'aident. Quoi de plus? — 9 — Cette vue psycologique de l'humanité est vraie, si l'on 11e considère que l'être abstrait; mais si l'on veut suivre pas à pas l'humanité réelle dans son développement, on s'aperçoit bientôt qu'elle est au moins in¬ complète. Cet examen psycologique, on sent alors la nécessité de le ré¬ péter successivement d'une manière plus spéciale, pour chacun des grands corps de l'humanité, tels qu'ils furent réellement à chaque épo¬ que et dans chaque lieu. C'est ce que tenta Herder en étendant môme cette étude d'assimilation à la terre entière, en allant chercher son point de départ jusque par delà l'organisme de la nature. C'est ce que M. Quinet a recommencé dans un cercle plus restreint en interrogeant le génie de toutes les grandes religions. Nous avons dit que l'analyse psycologique de l'humanité, telle que nous l'avons résumée, est imparfaite. Il suffit de trois observations pour s'en convaincre et pour être sur la voie de la compléter. 1° Considérez un instant telle ou telle fraction de l'humanité qui se soit trouvée, par des circonstances que nous ne pouvons rechercher ici, séparée du principal foyer de la grande famille humaine et à peu près livrée aux seules forces que nous venons d'indiquer. Depuis trois ou quatre mille ans que cette population a dû marcher, quels progrès a- t-elle fait? elle n'en a fait que d'imperceptibles. Vous trouverez en cent endroits de la terre de grandes tribus réduites à un état sauvage à peu près permanent. On peut dire que dans ces populations l'humanité s'ignore. 2° Transportez-vous, au contraire, au sein des peuples primitifs, auxquels il a été donné de se développer près des lieux mêmes qui furent, — tout l'indique, — le berceau du genre humain : là, aussi haut, aussi loin que l'érudition puisse vous permettre de remonter, vous trouvez un développement subit et extraordinaire de la pensée , des arts, de l'industrie, de tout ce qui constitue en un mot la civilisa¬ tion, de l'idée divine par dessus tout. Ainsi, à l'origine même de l'hu¬ manité, vous reconnaissez avecétonnement un phénomène qui semble sortir des règles normales du progrès, telles qu'elles se sont manifes¬ tées dans la suite des temps. 3° Enfin comparez les traditions de tous les peuples, des plus compacts comme des plus isolés, des plus anciennement civilisés comme des plus sauvages (car même parmi ceux-ci, vous en trouverez presque toujours): vous apercevrez entre elles les ressemblances les plus singulières, des ressemblances qui ne peuvent pas dépendre uniquement de l'identité de l'esprit humain, ni même de l'identité de certains événements, de cer¬ tains cataclysmes communs à presque toutes les parties du globe; vous rencontrerez des restes de symboles religieux tout pareils ; et vous en serez d'autant plus surpris que chez plusieurs de ces peuples, ces sym¬ boles altérés ont perdu leur sens depuis un temps immémorial. De là résultent naturellement les conclusions suivantes : à savoir -iO- que l'humanité a une origine commune et un même berceau; que, dans les temps primitifs, lorsque l'humanité ne formait qu'une grande famille, elle se trouva douée d'un surcroit exceptionnel et exté¬ rieur de puissance et de vie ; que la principale des richesses qu'elle ac¬ quit ainsi en naissant fut une notion de Dieu et de l'infini très élevée, mais enveloppée de symboles que les races et les nations conservèrent avec plus ou moins d'intelligence; que les lumières et la force vitale ainsi concentrées dans la grande famille humaine s'affaiblirent, quand les membres s'en dispersèrent ; que pendant quelque temps encore ce patrimoine fructifia diversement parmi certaines nations, qui, plus pri¬ vilégiées ou plus pieuses et plus fidèles aux régions natales, recueilli¬ rent ce trésor, hélas! pour le léguer bientôt àd'autres; mais que toutes n'eurent pas le même bonheur ; que bien des fractions de l'humanité, dans le grand voyage que leur marquait leur destinée, laissèrent, si je puis dire, l'essence s'évaporer en chemin pour ne conserver que le vase ; et que, chez ces peuples ainsi déshérités, les facultés intérieures manquent de force et de point d'appui pour se développer toutes seules. Mais qui donna à l'humanité naissante ce surcroit extérieur et exceptionnel de puissance et de vie? Comment se produisit en elle cette science divine qui éclate dans les anciens monuments de l'Inde, de la Perse et de l'Assyrie, de la Chaldée, de l'Égypte et de la Judée? D'où vint cela? du temps? du lieu? de la concentration des génies divers que la grande famille humaine portait alors réunis dans son sein? de l'exaltation admirative de cet être complet et vierge lui-même devant la nature vierge? ou enfin de Dieu lui-même se manifestant directement à sa créature au moment où elle venait d'être achevée? Grandes questions mystérieuses et que nous discuterons pas ici. Quoiqu'il en soit, cette lumière primitive du genre humain a reçu le nom de dogme universel, de révélation, et, transmise aux siècles postérieurs, elle s'appelle tradition. Nous ne ferons aucune difficulté d'adopter avec M. Quinet ces deux noms que nul autre ne pourrait remplacer (I). Ce qui est certain, c'est que la tradition vivifie les peuples qui la recueillent ; c'est que de l'alliance de deux peuples longtemps séparés, de la fusion des génies divers de ces deux frères qui se reconnaissent, jaillit toujours une nouvelle source de vie. Aux principes de progrès que l'homme porte perpétuellement en lui- même, nous voilà donc obligé d'ajouter à l'origine des temps un prin¬ cipe particulier, exceptionnel. Si l'on pousse un peu plus loin cette (1) On peut voir au surplus en divers endroits, dans l'Etude, sur H'erder, llerder, tome III, p. 516 — 519, dans le Génie des Religions, p. 17 et passirn, surtout dans le cliap. I=r du liv. III de ce dernier ouvrage, comment M. Quinet entend la révé¬ lation. — Ajoutons qu'on trouvera ici (voyez plus loin) une analyse du chapitre en question. — H — analyse réelle, on s'aperçoit qu'il faut modifier encore en quelques autres points les données abstraites de la psychologie de l'humanité. Ces modifications, du reste, se rattachent très directement à la première et ne sont que secondaires. En fait, l'humanité n'eut pas clairement conscience d'abord de la loi de progrès à laquelle elle obéissait. Le souffle de l'infini la poussait en avant; elle s'épanouissait à ce souffle,et elle marchait. Mais c'était bien là une impulsion qu'on peut appeler étrangère, car tout indique qu'elle ne possédait pas un idéal réfléchi, qu'elle n'avait pas rapproché dans une même formule le présent et l'avenir. En fait, l'individualité, qui est le véritable élément de force libredans l'humanité, ne joua pas, dès le principe, le rôle auquel elle semblait na¬ turellement appelée, et qui lui est dévolu de nos jours dans les nations civilisées. « D'abord plongé au sein du monde cosmique, l'homme étend son être sur l'espace et la durée sans bornes. De son souffle de vie il anime les cieiix errants, les vastes mers Dans ce premier culte, embrassant tout, adorant tout, n'oubliant que lui-même, il a une cos¬ mogonie, une théogonie, et point d'histoire.C'est l'Inde et l'Orient, si¬ tôt qu'il apparaît. De l'univers il descend aux empires, auxquels son être est si bien attaché qu'il n'est rien que par eux; sans force, sans valeur, presque sans nom, soit que de vastes générations se confondent sous une seule personne, soit que lui-même il ne puisse se distinguer dans ses prières aux dieux. C'est la Médie, la Perse, l'Egypte et l'As¬ syrie. Des empires il retombe par degrés sur lui-même, quoique son moi, encore à demi-confondu avec la cité, n'emprunte encore que d'elle sa valeur et son indépendance. La cité se brise avec la Grèce, avec Rome; et son moi restant seul, dépouillé du signe qui en cachait la grandeur absolue, découvre en lui-même un infini plus vaste que le premier qu'il vient de parcourir. C'est l'univers chrétien. Cet infini, il le divise encore, aspirant après des siècles à ne relever que de soi. C'est la réforme, c'est le cartésianisme et ce qui en est la suite (1), » c'est la révolution française et l'avenir. Ainsi l'individualité, cet élément psy¬ chologique du.progrès de l'humanité, a besoin de passer par les trans¬ formations de vingt, de quarante siècles, pour arriver à se dégager et à entrer en possession d'elle-même. Bornons-nous à ces observations préalables. Avant tout, uneame douée des facultés progressives que nous avons constatées dans l'homme ; mais avec cela une révélation première qui forme comme le patrimoine du genre humain : Voilà, réduits à leur plus simple formule, les principes que nous offre dès le début la philosophie de l'histoire, telle que M. Quinet l'a entendue. Herder qui, comme on sait, rattachant les uns aux autres, dans un panthéisme très spiritua— (I) lilude sur Herder, ici., pag. S0O-50I. _ 12 — liste, tous les règnes delà nature, y compris l'homme, attribuait toute existence terrestre au développement des forces progressives déposées par Dieu dans ce globe, et faisait procéder toute la création première, de la pierre à la plante, de la plante à l'animal, à l'épanouissement de la fleur de l'humanité, Herder pourtant avait été amené, par une dé¬ viation de ses propres principes, à admettre une révélation (1). M. Qui- net, lui, frappé surtout de la difficulté, — soit qu'on admette ou non la révélation, — de faire sortir les facultés progressives de l'homme de l'organisme permanent de la nature, la liberté humaine de l'asservis¬ sement du reste de la création à un mouvement périodique et à des lois en quelque sorte mécaniques, s'était surtout attaché dans son In¬ troduction à séparer fondamentalement la création progressive, l'hu¬ manité, de ce qu'il appelait la création inerte, à en faire deux mondes distincts (2), en protestant en faveur des facultés spécifiques de l'homme résumées dans le mot liberté (3). Toutefois, s'il se préoccupait peu de la révélation à ce moment, il ne la repoussait pas; quelques lignes éparses dans cette Introduction en font foi ; Y Etude sur Herder, écrite à peu près en même temps, le montre encore mieux ; et enfin dans le Génie des Religions la révélation est le principe qui joue le plus grand rôle. C'est donc bien à la formule que nous avons donnée tout à l'heure que nous devions arriver en étudiant les principes du système de M. Quinet. II. Avant tout, une âme douée de facultés progressives; mais avec cela une révélation première, qui forme comme le patrimoine du genre humain : tels sont, avons-nous dit, les deux principes que la philoso¬ phie de l'histoire fournit à M. Quinet.—D'abord l'humanité n'a qu'une part en quelque sorte passive à son propre avancement ; et cela, parce que l'individualité morale, qui est le véritable élément de force libre dans la société, n'existe pas encore, et parce qu'ainsi, l'humanité n'a pas encore conscience de la loi de progrès à laquelle elle obéit. Elle y obéit toutefois, guidée qu'elle est par la lumière de la révélation. Elle marche, presque à son insu, vers la conquête de sa liberté mo¬ rale; mais à mesure que sa liberté se développe, elle a une conscience de plus en plus nette de sa mission, et son propre effort concourt de plus en plus à l'accomplir : c'est-à-dire que, la valeur des traditions lui apparaissant de mieux en mieux, elle est de jour en jour plus por¬ tée à les étudier.— Si ce moyen de progrès n'a encore été formulé dans l'intelligence de personne, l'instinct, le cœur de tous y suppléent en at- (t) Voyez l'Introduction de M. Quinet, Herder, t. f', p. 27 et 30. (2) Id., pag. 32. —Dans le premier chapitre du Génie des religions, M. Quinet sépare encore et oppose la Genèse de la matière et la Genèse de l'intelligence. (3) Id., pag. 32-3(1. — 13 — tendant : telle caste, tel peuple ne songe pas à étudier telle autre caste, ou tel autre peuple; mais voilà deux fractions du genre humain, na¬ guère hostiles, qui se mettent à s'aimer, partant à se connaître : cela revient au même. Et qui pourrait croire que le cœur a tout fait dans ce prodige? — De même que les moyens peuvent être différents, du moins en apparence, le but lui-même peut se présenter sous des as¬ pects divers. La fraternité de tous les hommes et de tous les peuples : telle en est la formule. Or, ce principe, qui est au fond des traditions, puisque toutes ont commencé au sein du genre humain, alors qu'il ne formait qu'une seule et même famille, est aussi au fond du cœur de l'homme. Mais ce n'est pas tout : il se rencontrera dans l'humanité des jours de grandeur austère où tel penseur dans son cabinet arrivera à cette vérité, où tel tribun la proclamera sur la place publique, sans songer ni aux traditions, ni même à l'amour, en ne parlant que de rai¬ son absolue et de droits qui crient vengeance. Au fond, ce ne sont là que des illusions. Que le penseur se suppose un instant né dans une peuplade sauvage, loin de tous les vieux livres qu'il a lus, en dehors de cette atmosphère, échauffée par le travail des peuples, qu'il a respirée : que serait-il ? Que le tribun se replie en son cœur chaleureux : quelle force aurait-il, si sa haine apparente n'était pleine d'amour ? Et main¬ tenant, le penseur et le tribun que sont-ils l'un sans l'autre? Certes, ce n'est pas nous qui nierons l'autorité de la raison absolue: mais il s'agit de tenir compte des moyens par lesquels l'infirmité humaine peut y atteindre. Où donc a-t-on vu l'humanité, même dans la per¬ sonne d'un de ses membres, se placer de plain pied et par sa seule force dans la raison absolue ? Toujours chaque homme, chaque peuple, et à chaque époque l'humanité, a été le produit des hommes, des peu¬ ples et de l'humanité qui ont précédé. La table rase de Descartes n'est en réalité qu'une fiction ; elle n'est qu'un procédé, une méthode. Nul progrès ne s'est improvisé ; et il serait aveugle, celui qui ne reconnaî¬ trait dans l'auréole du moindre de nos penseurs des rayons émanés, ■non pas seulement du dix-huitième siècle ou du christianisme, de ■Rome ou de la Scandinavie, mais de la Judée, de l'Inde et de la révé¬ lation primitive. Ainsi,c'est àla faveur de la révélation et des traditions dérivées d'elle que l'avènement de l'individualité libre se produit. Mais, en réalité, cette division et ce dégagement des forces élémentaires de l'humanité n'aboutit qu'à leur fusion dans un tout de plus en plus vaste. D'où, ce corollaire que nous devons indiquer en passant, et que M. Qui- net a développé dans plusieurs pages de son Introduction h Herder : à sa¬ voir que la philosophie de l'histoire, ou en d'autres termes l'idée d'une histoire universelle, ne pouvait naître qu'à uneépoquedéjà avancée du développement humain, et qu'une philosophie de l'histoire, complète et parfaitement vraie, doit marquer le dernier terme de ce développe- ment. Les prétendues histoires universelles de l'antiquité orientale, telle que la Genèse indienne ou hébraïque, n'approchent de l'universa¬ lité qu'à leur début; aussitôt qu'elles dépassent le moment vraiment originel dont le souvenir s'est perpétué plus ou moins exactement par les traditions, elles ne sont plus en réalité qûe des histoires très parti¬ culières. C'est le christianisme qui a commencé à rendre la synthèse historique possible. Mais l'idée de Saint-Augustin, d'Eusèbeet de Sul- pice-Sévère(l), aboutit à l'histoire de Bossuet qui n'est encore univer¬ selle que de nom. C'est à la philosophie moderne et à l'avenir qu'il est réservé d'écrire les annales définitives du genre humain. Mais revenons au point de départ du système, pour y saisir la pre¬ mière loi qui doit éclairer la synthèse historique. En partant de ce double principe de la liberté et de la révélation, que faut-il à l'huma¬ nité pour avancer vers son but? — Il faut qu'elle recueille ces vérités partielles qui de la révélation ont passé dans les traditions de tous les peuples en s'y modifiant, afin de se les approprier et de les compléter les unes par les autres. — Et puis, il faut qu'elle tende vers des vérités plus grandes, plus complètes que toutes celles qu'elle aura ainsi re¬ cueillies et fondues ensemble. — Ce n'est qu'à cette double condition qu'elle pourra marcher en avant et entraîner tous les peuples avec elle. En effet, si d'une part elle manque d'aspiration vivifiante, à quoi lui serviraient tous les trésors du passé? qu'y chercherait-elle? qu'y trouverait-elle? Les révélations des anciens jours naissaient spontanément d'une exaltation qui soulevait les peuples. Mais des tra¬ ditions ne seraient que lettre morte pour qui ne mettrait pas son âme à la place de celle que le temps a emportée. La mythologie grecque et romaine , telle qu'on l'enseigne généralement, n'en est-elle pas un frappant exemple? En vérité, pourquoi l'enseigne-t-on ? Pourquoi un peuple recueillerait-il des traditions qui ne lui diraient rien, qui ne lui inspireraient rien? Cela serait absurde, et cela ne peut se rencontrer que par une anomalie singulière. Ainsi, en thèse générale, pour qui ne cherche pas dans les traditions une idée féconde, un point de dé¬ part pour s'élancer, il n'y a pas même de traditions possibles. Et d'ail¬ leurs, quand le passé serait là tout entier devant vous, et quand vous en saisiriez tout le sens, que serait-ce, si cette science ne tombe dans un cœur ému? Tout le passé ne contiendra jamais tout l'avenir; il n'en contient que les germes- Supposez un peuple, moins que cela, une caste, un parti, que son passé seul préoccupe : il me semble voir un cadavre devant un miroir : si le cadavre est embaumé ou pétrifié, et si un passant ne.brise pas le miroir, cela peut durer longtemps. Un Narcisse devenu momie : belle destinée vraiment enviable. Voyez plu¬ tôt la Chine de tous les temps, ou l'église romaine de nos jours. (I) Voy. Introd. à H^rder, p. 7-9. — 45 — Mais si d'autre part, ardente à poursuivre l'avenir, l'humanité a perdu le flambeau primitif, évidemment elle est privée d'un grand se¬ cours; elle a à recomposer la lumière qui devait l'éclairer; elle a tout un monde de ténèbres à percer avant de se faire jour. Quelle est la nation qui serait capable de briser un voile si épais? Nous l'avons con¬ staté, les peuples dépourvus de traditions suffisantes restent immo¬ biles; il faut la civilisation pour enfanter la civilisation. Et quand il serait vrai qu'une portion de l'humanité pùt, par sa seule force, four¬ nir une carrière éclatante, sans doute quelque chose lui survivrait; car rien ne se perd dans le monde de l'esprit, pas plus que dans le monde de la matière : mais, abandonnée à son divin' caprice, elle irait, elle aussi, s'isolant de plus en plus ; et l'isolement, pour les peu¬ ples comme pour les individus, c'est la mort. Ce que nous venons d'indiquer, est justement ce qui apparaît plus ou moins complètement aux diverses époques de l'histoire. Mais, avant de rechercher les applications d'une pareille loi, il importe de jeter un coup-d'œil sur la révélation primitive et sur la dispersion des peuples et des races. III. Si l'on interroge les plus antiques traditions religieuses, on a tout lieu de croire que ce que nous avons appelé la révélation primitive, ne se forma point d'une manière aussi subite, ni aussi surnaturelle, qu'on prétend l'établir dans certaines théologies. Pour se rendre compte de ces origines si intéressantes, M. Quinet a eu soin de scruter d'abord les traditions du peuple qui, suivant toute apparence, conserva le mieux les souvenirs primitifs; et dans ces traditions, — je veux parler desYédas des Indiens, — il est parvenu, à force de pénétration philosophique, à distinguer les souvenirs qui se rapportent vraiment à l'enfance du genre humain de ceux qui appartiennent à un âge postérieur. aCes chants (lés védas) dont les critiques les plus exigeants bornent l'antiquité à quatorze cents ans avant le Christ, font revivre l'époque patriarcale, qui dans la Bible est plutôt indiquée que remplie par les noms et les vestiges des tribus d'Abraham... Plus cette condition est primitive, plus il importe de voir comment a jailli la révélation en ce moment duquel a dépendu tous les autres. A cet âge, l'antiquité est partout semblable; l'humanité vit dans la tribu (1). » L'homme physique existe, tel que Buffon et les autres historiens de la nature l'ont réconnu. Il a acquis l'usage de ses sens : il faut même, sans doute, le supposer doué du langage, sans nous arrêter à en étu¬ dier l'origine, question qui nous entraînerait trop loin. Mais l'homme n'a pas seulement des sens, il a une âme immortelle, et il s'agit de voir (1) Génie des religp. 138-139. — 16 — comment il acquerra l'usage des facultés qu'elle recèle. Pour cela, il faut nous pénétrer de l'impression que chacun de nous a quelquefois ressentie au spectacle d'un lever de soleil, «à cet instant suprême où la nature ensevelie est rendue à la vie ; » et puis nous transporter de nos climats froids et décolorés sur ces cimes tropicales que la lumière inonde, auxquelles la chaleur communique une vie dont nous ne pou¬ vons nous faire aucune idée; et, par dessus tout, nous représenter que cette aurore qui va poindre est la première qui ait lui sur une créature intelligente, que ce peuple ébloui est le premier que l'aube ait éveillé, et qu'il sort pour la première fois de son sommeil. «Il aperçoit à cette lueur immaculée la création immaculée comme elle. L'univers pour la première fois lui est montré, dévoilé, révélé. Comment ce rayon ma¬ tinal, précurseur, ne serait-il pas pour lui le premier envoyé de l'invi¬ sible lumière, l'organe du créateur qui arrive et fouille jusqu'en son cœur pour y guérir la plaie (1), la figure de la parole visible qui, par delà tout horizon, jaillit du sein de l'Éternel? En ce moment est née la tradition, le souvenir de la conversation de l'homme et de Dieu, le principe de toute la société orientale, laquelle repose, en effet, sur l'i¬ dée de la révélation du monde physique et spirituel par la lumière. » Telle est l'impression générale que laissent les hymnes indiens, aniversaire du premier matin du monde civil. Vous sentez par dégrés l'aube visible éveiller, exciter, provoquer l'aube de la pensée, et ce pre¬ mier ravissement à la vue de l'univers devenir le fond et l'âme du pre¬ mier culte. Aussi, la plupart des cantiques célèbrent, dans une foule innombrable de nuances, comme autant de génies précurseurs, la nuit qui s'efface d'intelligence avec l'aube qui pâlit, le crépuscule qui se colore, les heures vermeilles, puis les librations incertaines, les titille— ments, les oscillations de l'aurore, jusqu'à ce que le Dieu entier, plei— nier, jaillisse avec le regard dévorant du premier soleil d'Asie ; en sorte que cette théodicée de la nature commence d'abord à poindre, puis s'accroit à vue d'oeil, se dilate, et remplit à la fin tout l'espace eu même temps que le rayonnement de la lumière elle-même (2).» Dans cette théogonie se succèdent, en effet, les dieux vagues, infé¬ rieurs, les génies des vents sur les sommets des montagnes, les aveu¬ gles Marutes, humides de gouttes de pluie ; puis les deux gémeaux, les Asvins, gardiens du seuil céleste ; puis les Aubes et les Aurores qui « ont enfanté le monde en manifestant la lumière, » génitrices muridi, suivant l'expression du Rig-Véda. « L'Aurore a donné aux esprits la conscience, — feccrunt Aurorœ mentes conscias ; — elle a apporté les discours sincères, dévoilé les fautes cachées, révélé le monde comme an trésor enfoui. (1) Ascendens in sublime cœlum, cordis morbum mcum, sol, paloremqun dele. Rig.-Yeda, p. 98. (2) Génie dei relig., p. i il. Lisez lout ce c.bap. 1 " du livre III. » Enfin, les Aubes éternelles ont disparu à leur tour; les étoiles se sont enfuies comme des voleurs. La lumière sans voile, le soleil, le jour d'orient, Indra (I ), qui donne une forme à ce qui manque de forme; Indra, le voyageur céleste, l'archer nomade, à la chevelure d'or, a vaincu les ténèbres; il les a lui-même ensevelies dans sa splendeur. Il est monté au plus haut du ciel; l'armée des rayons incréés, les rois de l'air, les anges indiens le précèdent... Les prières affluent dans son sein comme les eaux dans le lac. Tout pâlit devant lui; quand il a paru, on ne peut adresser de cantiques à aucun autre. En lui est l'u¬ nique puissance, l'unique sagesse, — Unicum est Indrœ robur, unica sapientïa (R -Y., p. 110). — Plus grand que le ciel, plus grand que la terre, c'est lui qui a ouvert les profondeurs des monts et posé les fondements de l'espace céleste; avec lui, la lumière des lumières est née, le monde manifesté, le Dieu glorifié, la première révélation consom¬ mée, — omnia revelante (2). » Indra, le premier dieu de l'humanité, est tout de suite, comme on le voit, le Dieu unique et souverain, le Dieu supérieur à la création et distinct d'elle. Telle est la grande révélation qui a tiré l'âme de son sommeil ; tel est le premier culte de l'humanité. Dans cette religion agreste, si l'on y regarde de près, on voit déjà poindre les religions savantes qui lui succéderont. « L'homme vient de naître; il ne sait encore où trouver sa pâture, et déjà il demande la pâture de l'âme. Dans le demi-jour, dans le crépuscule de l'intelligence, il mêle, il confond incessamment la matière et l'esprit, et ses pensées s'envolent au devant de la félicité espérée, comme de jeunes oiseaux vers le nid (3), » — Aves velvti ad nidos (R.-V., p. 40; voy. aussi p. 121). Le germe du polythéisme et du panthéisme est déjà contenu dans ce dogme unitaire, Brahma et ses frères ou ses successeurs dans Indra. — Toutefois, d'Indra à Brahma, Siva et Vichnou, pour nous borner à l'Inde, il y a toute la distance de la première époque du genre humain à la seconde. C'est en effet entre celui-là et ceux-ci qu'il faut placer les migrations des races humai¬ nes (4). Indra était le dieu de toute l'humanité naissante. Brahma n'est plus que le dieu de l'Inde. Dans les Yédas, ces deux divinités se trou¬ vent à peu près sur la même ligne : mais il faut rendre à chacune sa place (5). Au moment où la grande famille humaine se dissout pour aller peupler le globe, il se fait nécessairement dans le monde comme un lugubre déchirement. La révélation primitive et universelle se disperse (1) Rig.-Veda, p. 10, 48, 96, 97, 103. (-2) Génie des relig,,p. 145. (3) ld., p. 155. (4) Voy. id., p. 147 et 148. (5) Vo^. id., p. 1 52. % — 18 — avec les races. La substance d'Indra est partagée comme le sera plus tard le manteau du Christ. Chaque peuple emporte une portion de la religion de ses pères : quelques-uns laisseront dépérir cet héritage ; d'autres, au contraire, conserveront plus ou moins pieusement la vérité recueillie, et ils iront de jour en jour la développant suivant la nature de leur génie particulier, et suivant les influences du lieu qu'ils auront choisi pour demeure. — L'Ormuzd des Mèdes et des Persans règne comme Indra sur la création ; et la théogonie persane ressemble beaucoup dans ses débuts à la première théogonie indienne; quant à sa fin, elle est marquée par la venue d'un médiateur, d'un rédempteur,.deMithra, (le rôconciliateur d'Ormuzd et d'Ahriman), qui laissera quelque temps le monde incertain entre son culte et celui de Jésus (I). — Brahma s'éloigne déjà davantage d'Indra : il est en¬ core celui qui est par lui-même, le père des dieux ; mais il s'ennuie promptement dans sa solitude, il s'incarne bientôt, il déchoit, il dis¬ paraît sous la figure du monde (2). La religion de Brahma, en se subtilisant, aboutira à une abstraction métaphysique, au scepticisme; et ce scepticisme enfantera, chose extraordinaire, une religion, toute philosophique à son début, mais bientôt toute mystique, le boud¬ dhisme, qui compte encore aujourd'hui plus de croyants que le chris¬ tianisme et l'islamisme. — La religion chinoise, elle, est une sorte d'alphabet mystique, une géométrie révélée sur le plan de laquelle le législateur s'efforcera de construire tout l'ordre civil, une nécroman¬ cie singulière à l'aide de laquelle le prophète lit l'avenir des mondes dans les lignes qu'il retrouve partout. C'est une religion fondée sur la superstition de la lettre. Cette religion est assurément la religion asiatique qui s'éloigne le plus de la révélation primitive. On peut même dire que c'est de toutes les grandes religions du monde la plus artificielle, la moins divine, et partant, la moins humaine. Une tortue monstrueuse est son emblème. La civilisation que produira un pareil dogme est condamnée à l'immobilité, à l'isolement absolu ; elle res¬ semblera « à ces mammifères antédiluviens dont la nature a éternisé la forme au moment où elle leur ôtait la vie. » —Quant à l'Osiris de Memphis et à son envoyé Hermès dont la tête est celle d'un épervier ; quant à l'Hercule de Tyr ; quant à tous ces dieux de la Chaldée, de la Phénicie , de Babylone et du pays de Chanaan, Baal, Astarté, Adonis et tant d'autres; ils ont à la vérité beaucoup plus de ressemblances extérieures que Fo-IIi avec les dieux de l'Inde et de la Perse ; mais ils sont incarnés dans l'univers et ne font qu'un avec lui : c'est là un vice originel qui indique d'avance leur peu d'avenir. Ainsi tous les peuples s'en vont modelant à leur guise le dieu sorti de la première révélation. Chacun s'attache à une face particulière de (0 Vôy. i(l., p. 518, et loul ce chap. 1er du livr. IV. (2; ld.t p. 362. — 19 — la grande divinité confusément entrevue. Il en est même qui com¬ plètent ou remplacent tel côté de la révélation universelle par des espèces de révélations particulières\1). Mais en définitive, au milieu de ce mouvement immense, et quels que soient les religieuses combi¬ naisons de la Perse , les savants efforts de l'Inde, on ne pressent nulle - part le grand dénouement qui doit ouvrir à l'humanité entière les portes de l'avenir. Ce qui domine dans le spectacle de cette grande époque où les empires se constituent, c'est le sentiment d'une élabo¬ ration confuse et sans résultat final bien appréciable. Il en devait être ainsi. La loi du progrès exigeait que la grande fa¬ mille humaine se brisât, pour qu'à travers les empires et les cités, l'individualité parvînt à se conquérir, et pour que plus tard cette force nouvelle, s'ajoutant à la vertu des traditions, servît à recomposer un idéal vraiment infini, en faisant remonter l'humanité, à travers les cités et les empires, vers une unité non moins parfaite, mais plus variée, plus large et plus forte que celle du berceau primitif. Mais enfin, pourtant, le premier effet de la division ne pouvait manquer d'être une certaine défaillance ; et cette défaillance devait apparaître surtout dans l'ensemble des efforts divers. Considérez les peuples principaux qui viennent de se constituer : vous êtes frappé d'abord de la force et de la grandeur de chacun d'eux pris isolément ; élevez- vous à une vue collective, et vous sentirez que tout cela est éphé¬ mère : pourquoi? parce que chacun travaille pour lui seul. La Perse semble faire exception par instants (2). Dans l'Inde aussi, on a trouvé, dit-on, certains temples consacrés aux dieux de toute la terre. Mais ce ne sont là que des élans passagers, ou des rêves de savants et d'initiés. Quant à présent, il s'agit pour chacun d'être ; c'est plus tard seulement que les peuples, remplis d'une inquiétude fraternelle, s'enquerront avec persistance des autres peuples. Au milieu de ce travail toutefois, la tradition poursuit son rôle et la liberté commence le sien. IV. Dans cette seconde période de l'humanité, période en quelque sorte transitoire, figurent deux peuples que nous n'avons pas encore nom¬ més : ce sont eux pourtant qui résument, personnifient et se par¬ tagent durant cette époque la double tâche imposée à l'homme comme condition de progrès. Distinguons-les au milieu de la foule confuse des nations; et, cette issue de l'humanité vers l'avenir, que nous cherchions en vain. nous l'apercevrons déjà. Voici, d'une part, la Grèce qui se chargera de préparer l'individua- (1) Voy. la table du Génie des relig. (2) Génie des relig., p. 314. _ 20 — lité, c'est-à-dire la liberté. Tandis que l'Inde et la Perse humanisent Dieu dans leur panthéisme confus, la Grèce et Rome , s'aventurant de plus en plus hors des traditions primitives, accueillant volontiers dans leur Panthéon tous les dieux qui se présentent, mais ne se contentant point de ces dieux transplantés, le plus souvent absorbant l'âme de ces divinités au profit de la philosophie , pour ne laisser dansle temple que des idoles, iront, au contraire, jusqu'à diviniser l'homme. La Grèce estjplacée aux confins des trois parties du monde ancien ; mais déjà une petite mer la sépare de l'Orient. Resserrée dans son territoire tout coupé de golfes, tout parsemé d'îles, la Grèce ne sera plus em¬ barrassée par l'infini visible ; elle puisera dans la nature qui l'entoure le sens net et pratique du fini; et, si elle cherche l'infini, c'est dans l'âme intérieure qu'elle le trouvera. Sa révélation à elle se fait par la lyre d'Orphée. — Rome héritera de la Grèce et sera pour ainsi dire la missionnaire de ses idées. De l'autre côté de la Méditerranée, placée aussi aux confins de l'Asie, de l'Europe et de l'Afrique, mais appartenant encore au vaste Orient, une peuplade sémitique se charge au contraire de recueillir et de purifier, pour les transmettre à l'Occident, les notions les plus es¬ sentielles de la grande révélation. La religion hébraïque emprunte aux traditions de presque tous les peuples (1), en ramenant toujours ces traditions à l'unité de Dieu. Jéhovah est le frère du Brahma indien et du Zervan-Akerêne persan ; mais il est plutôt encore le fils d'Indra et d'Ormuzd (2). Il a la majesté de ceux-là ; il a quelque chose de la sim¬ plicité patriarcale de ceux-ci, il a surtout leur souveraine indépen¬ dance. C'est en dégageant la personnalité divine, en individualisant Dieu , pour ainsi dire, et en le séparant sans retour de la créature , que les Hébreux font de Jéhovah le dieu fort. Lui aussi, du reste, a il semble né dans la lumière, puisque c'est par elle qu'il commence à se révéler à Abraham dans le brandon, à Isaac dans le bûcher, à Moïse dans le buisson ardent et l'éclair où rayonne sa loi ; au peuple dans la colonne qui précède sa marche; à Salomon, à Elie, dans le feu qui dévore l'holocauste» (p. 365). Sa face lumineuse, comme celle des autres divinités, consacre les hauts lieux, quand le fond des vallées est encore dans l'ombre. La Judée a le Sinaï, comme l'Inde l'Himalaya, comme la Perse le Taurus, comme l'Ionie l'Ida, comme la Grèce l'Olympe (v. p. 136). « Si la rivalité de Baal et d'Astarté fut surtout dangereuse pour Jéhovah, c'est qu'étant les dieux incarnés de la lumière corporelle , ils avaient avec le principe de son culte une analogie extérieure que confirmaient les ornements de son temple » (p. 563 ). — Malgré tant de ressemblances, Jéhovah recelait dans son sein tout un avenir refusé aux autres dieux. C'est ( ' ) Voy. id., p. 564. (2) Voy. id , p. 562-563. — 21 — qu'il était né dans le recueillement du désert. Le Désert et l'Océan, telles sont les deux figures visibles de l'infini et de l'éternité. Mais l'océan lui-même est trop animé, trop mobile ; chacune de ses vagues peut cacher une divinité murmurante; chaque arbre du rivage peut cacher une dryade plaintive. Le désert, nu, austère, dépouillé, tel est l'habitacle du Dieu des Juifs (L). Que Rome et la Judée poursuivent leur œuvre si différente. Le jour cù ces deux mondes, où ces deux idées se rencontreront, sera le jour marqué pour la venue du Christ. Ainsi, c'est dans la nation qui conserva le plus pieusement l'étin¬ celle primitive, — si pieusement, si fanatiquement môme qu'elle refusa d'ouvrir les yeux à toute lumière nouvelle, — que naquit le continuateur de la grande révélation, le Messie d'un long avenir. D'autres, à la vérité, recueilleront cette science faite d'amour; d'autres céderont à cet élan qui entraîne le monde. Mais il aura fallu qu'à un instant donné, le passé et l'avenir se prêtent secours et se confondent en une étroite étreinte. Et ce n'est pas assez de la Judée pour opérer ce rapprochement. La pensée de l'Inde et de la haute Asie, qui avait déjà secondé Platon le précurseur, s'insinue directement dans le christianisme par l'école d'Alexandrie. D'ailleurs, au moment où la race juive enfante le Christ, il est impossible de ne pas remarquer qu'elle se rattache déjà à-l'Occident par Rome dont elle porte le joug. Poursuivons. La pensée du christianisme s'obscurcit et s'affaiblit; il déchoit comme avait déchu le mosaïsme, comme avait déchu le dogme universel et primitif, dont le mosaïsme n'était que le plus so¬ lide fragment. C'est en retournant à ces sources troublées, mais non taries, que la réformation puise une nouvelle vie.—Le protestan¬ tisme est au christianisme à peu près ce qu'est le mosaïsme au dogme primitif. Le dogme primitif et le christianisme sont, à proprement parler, deux révélations, deux germes immenses qui, dès le premier jour de leur développement, plongent leurs racines dans le passé et leurs rameaux immortels dans l'avenir infini. Ils marquent l'avène¬ ment de deux systèmes qui doivent s'incarner dans l'histoire de deux mondes. Le mosaïsme et le protestantisme ne sont guère, au contraire, que la conservation laborieuse et la restauration fervente de ce qui fut déjà (2). Quant à l'islamisme, ce n'est que la restauration d'une restauration. — Cependant, il faut que ce germe du passé, repris par (1) Voy. id.,p. 56K-368. [-2) A vrai dire nous craignons de ne pas rendre ici très fidèlement l'idée de M. Quinet (Voy. Génie des relig., liv. V, ch. i). Mais il nous est bien difficile de voir une véritable ère nouvelle de l'humanité dans le mosaïsme dont l'esprit pra¬ tique est l'exclusion et la concentration. Le mosaïsme retrouva la personnalité abs¬ traite de Dieu; mais il vit dans ce dieu un dieu d'extermination et non un dieu d'alliance. La pensée d'alliance était bien au fond du mosaïsme , mais reléguée dans l'avenir. Dépositaire de l'unité de Dieu, le ] ouplc hébreu, tout faible cl — 22 — le protestantisme, ait contenu un principe véritablement fécond, pour que la religion réformée ait produit la démocratie américaine qui en est l'exacte réalisation (1). Il est vrai qu'une cause particulière et bien conforme à l'esprit de ce système est venue féconder ce germe. A la tradition chrétienne apportée par les protestants, s'est ajouté sur cette terre immaculée, non pas seulement quelque tradition du dogme primitif, mais comme un rayon de cette inspiiation directe qui avait illuminé tout le genre humain à sa naissance. La nature vierge a recommencé une sorte de révélation, — non pour ceux qui n'en vou¬ laient pas, et qui, loin de raviver l'idée du ciel et la pensée de l'al¬ liance , n'avaient rien trouvé de mieux que de réunir deux enfers, celui du catholicisme et celui de l'islamisme, afin d'en composer une nouvelle religion bien étrange, celle de la mort au dedans et de l'extermination au dehors, —mais pour ceux qui prêtaient une oreille fervente au murmure de l'éternel.—C'est pour ceux-ci que Christophe Colomb et Camoens avaient ouvert le chemin. Nous autres, dans notre Occident, attendrons-nous qu'un prodige pareil vienne nous surprendre ? Non ; ici c'est de nos entrailles mêmes que doit sortir le prodige divin. La révolution française éclate , et le monde compte une troisième révélation. — Le premier caractère de ce grand mouvement, ce fut de vouloir réaliser dans le monde social l'idéal chrétien que le moyen âge avait relégué par delà cette terre. Mais dans le fait, la théorie révolutionnaire dépassa et compléta le christianisme lui-même, en formulant les principes de la raison abso¬ lue, en ajoutant l'inflexible logique des droits et des devoirs à cette loi d'amour que l'évangile avait proclamée; en étendant des individus aux peuples le dogme de la liberté et de la fraternité; en ramenant partout la pensée d'équilibre : Le christianisme, dans sa légitime réaction con¬ tre la grossièreté des mœurs payennes, n'avait fait que prolonger l'an¬ tique combat de la chair et de l'esprit en déplaçant la victoire. La question est aujourd'hui de concilier les forces morales et lès forces matérielles de l'homme : et la Révolution n'est pas venue seulement poser ce problème ; elle a formulé dans les trois mots de sa devise le nouvel évangile qui doit en produire la solution (2). C'est ainsi que la révolution française marque vraiment une ère nouvelle danslaviede l'humanité. Il y a paru déjà; il y paraîtra mieux encore un jour. Du reste, veut-on avoir la claire notion et la preuve de tout ce qu'il misérable qu'il était, sentit qu'il portait en lui la force et le salut du monde : ce fut beaucoup, mais un peuple de prophètes n'est qu'un peuple de transition. M. Quinet a dit, p. 349 : « .. le génie tout spirituel du Zend-Avesla, véritable protestantisme au sein de la grande église payenne. t Nous croyons pouvoir appli¬ quer plus fortement encore la même idée au mosaïsme. (1) Voyez la récente leçon de M. Quinct , ayant pour titre : L'Amérique et la ré- formation. (2) Voy. M. Louis Blanc, Organisation du travail, p. x-xtt, N — 23 — y a de chrétien dans la foi qui souleva le monde il y a cinquante ans : que l'on considère les faits mêmes qui semblent au premier abord les plus contraires à l'esprit chrétien ; que l'on songe aux guerres de la république et qu'on les compare aux croisades. Pour juger si une guerre est entreprise dans un esprit vraiment chrétien, a dit M. Quinet, il est un moyen infaillible, c'est de voir si la guerre profite même aux ennemis. Dans une bataille livrée sous le pur drapeau de l'Evangile, il est nécessaire que chaque coup porte en soi sa guérison, et que la ré¬ conciliation , l'alliance entre les races humaines naissent de leurs chocs. Or, de quel avantage ont été les croisades pour la société mu¬ sulmane? Quel nouveau principe de grandeur ont-elles fait pénétrer dans son cœur avec le fer des batailles? Le sol a été trempé de sang, mais rien n'y a germé.— Que veulent au contraire les premiers croisés de la République? est-ce l'extermination de leurs ennemis? C'est leur affranchissement, leur élévation morale; ils veulent se réconcilier avec eux dans un principe plus haut que celui du passé (1). Malgré tout, le principe de la révolution française a rencontré de gra¬ ves obstacles, et il a été pour un moment refoulé. Pourquoi ? Parce que d'une part toutes les idées, toutes les traditions qui, après avoir vivifié l'Orient,se sontdisséminéesetdéveloppéesdanslemonde, ne nous étaient pas encore arrivées assez complètes pour nous fournir, en se combi¬ nant avec l'idéal de notre raison et de notre cœur, les éléments tout préparés d'une nouvelle religion positive et vraiment universelle, pré¬ lude nécessaire de toute politique universelle et positive ; et d'autre part, parce que le but de cette révolution dont les conventionnels avaient à donner le catéchisme , n'avait pas été défini longtemps à l'avance, parce que la voix de Jean-Jacques s'était perdue dans l'isole¬ ment, parce que les théories aventurées par Robespierre et Saint-Just n'avaient pas été suffisamment élaborées au sein de la nation (2) : c'est- à-dire en un mot, parce que cet immense élan vers l'avenir n'avait pas un point d'appui suffisant dans le passé. Et cependant, voyez l'admirable enchaînement des choses ! c'est jus¬ tement à la fin du dix-huitième siècle que l'antique Orient c immence vraimentà se révéler à l'Occident. Vainement Marco-Polo au treizième siècle avait retrouvé le continent perdu des Indes ; ce chemin rouvert avait été bien vite oublié. Au quinzième siècle, la découverte du cap de Bonne-Espérance avait eu plus d'importance. Le jour où l'Orient, avec toutes les pompes de sa vie extérieure, nous avait été ainsi ren¬ du, le moyen-âge était clos. L'industrie alors avait déjà relevé les sens et la nature delà condamnation portée contre eux par l'ascétisme chré¬ tien. Camoens avait inauguré dans la poésie cette première reconnais¬ sance de deux mondes qui s'ignoraient. A l'influence de cette décou- (1) Huitième leçon du cours de celte année, intitulée le Coran cl l'Evangile. (2) Voy. M. Louis Blanc, Organisation du travail, p. xnt -xv. 24 verte , s'étaient jointes presqu'en même temps celle de l'invention de l'imprimerie, celle de la renaissance grecque et romaine (1); et la Réformation avait pu naître et se propager. Mais tout cela n'était rien encore; car la tradition de l'Inde, de la Perse et de l'Egypte, ces berceaux du genre humain, restait lettre close pour nous. Anquetil Duperron part pour la conquête d'une langue inconnue : il apprend le zend et le pehlevy, et il nous rapporte les monuments de la religion persane qu'il publie un peu avant que n'éclate la révolution française. Presque en même temps, un anglais, William Jones, étudie plus profondément qu'on ne l'avait fait jusque là la langue et la littéra¬ ture sacrées des anciens peuples indous, et, de concurrence avec Anquetil, il commence la véritable initiation de l'Occident aux plus antiques traditions religieuses qui aient subsisté. Chacun de ces deux illustres orientalistes a sa spécialité; mais chacun aussi fait de fréquen¬ tes excursions dans la spécialité de l'autre, et souvent ils se trouvent en présence sur le même terrain. Les Wilson, les Colebrooke, puis les Eugène Burnouf, marchent sur leurs traces. D'un autre côté, Cham- pollion le jeune pose les fondements d'une science plus incertaine et jusqu'ici beaucoup moins féconde, mais à laquelle il ne faut pas se hâter de renoncer. Ainsi l'Orient se découvre à l'Occident au moment même où la France jette le grandcri.de liberté, d'égalitéetde fraternité. Coïn¬ cidence bien significative ! Mais il ne suffisait pas que les deux événe¬ ments coïncidassent; l'un devait servir à développer l'autre, et réci¬ proquement. Le passé et l'avenir n'avaient pas eu le temps de se reconnaître. La renaissance orientale ne faisait que commencer dans le domaine de la science et y était circonscrite, quand la pensée d'avenir brisa le vieux moule. — Depuis, cette renaissance, qui avait eu son premier interprète littéraire (-2) dans Herder- (5), a passé définitive¬ ment dans les lettres avec Bernardin de Saint-Pierre, Byron, Goe¬ the (4), ajoutons avec l'auteur d'Ahasvérus et du Génie des Religions. Elle a passé dans les faits avec la bataille des Pyramides et les comp¬ toirs de la compagnie des Indes. Elle passe dans les arts avec De- camps, Marilhat, Félicien David. Tous les jours elle se propage ; elle s'insinue peu à peu jusque dans nos mœurs, en même temps que l'in¬ fluence de nos mœurs transforme la Turquie , la Grèce, l'Egypte et (1) SI. Pierre Leroux a dit : « D'où est sorti tout notre monde moderne., sinon de. la Renaissance, c'est-à-dire de la greffe de l'Orient, ou plutôt de la Grèce, sur l'ar- brc sauvage du Nord?... » Du Christianisme, dans la Revue indép., t. m, p. 592. — La renaissance du xvr® siècle est un événement énorme, il nous a pourtant fallu la négliger, ainsi que beaucoup d'autres, sous peine de faire un volume. (2j Nous n'oublions pas le grand Camoens ; mais il appartient à un autre âge ; il reste seul pendant deux siècles. (5) Aux Idées sur la philosophie de l'histoire, 1784-, il faut ajouter ici les Archi¬ ves primitives de l'espèce humaine, la Poésie hébraïque, les Lettres sur Persépolis, VAirastée, etc., etc., ouvrages publiés tous à la fin du 18e siècle. (4) Lisez les trois premiers chapitres du livre n du Génie des relicj. l'Asie entière, Paris et Londres ne forment plus avec Alger, Cons- tantinople, le Caire, Pondichéry, Calcutta, Delhi, Canton, que les an¬ neaux d'une même chaîne. La méditative et panthéiste Allemagne n'a eu qu'à se pencher sur l'Inde pour y reconnaître son berceau d'hier. Le passé et l'avenir s'illuminent l'un l'autre. La grande alliance se prépare (1\ Ainsi, au milieu de cette époque unique et prodigieuse qui semble rompre avec le passé, « tout ce que le passé renferme de religion, tous les éléments sacrés de la tradition se rapprochent subitement dans un chaos divin , pour enfanter, il semble, une nouvelle forme de l'hu¬ manité... Tant il est vrai que le passé en se creusant a toujours fertilisé l'avenir, et que le premier n'a cessé d'être la prophétie que le second vient accomplir » (2). V. Dans cet aperçu général sur l'histoire des religions, nous avons été obligé de ne signaler que les faits capitaux; et encore n'avons-nous pu le faire que d'une manière bien incomplète. La révélation primitive, le Christianisme et la Révolution française, tels sont les grands évé¬ nements que nous avons considérés comme le point de départ de trois ères différentes dans la vie de l'humanité. Ce qui remplit les intervalles n'a été indiqué qu'en passant. Dans le premier âge, nous avons remarqué, après la révélation uni¬ verselle, la dispersion des races, la constitution des empires et des cités, faits immenses qui donneraient lieu à des divisions trop vastes elles-mêmes pour n'être pas subdivisées, si l'on voulait jeter un regard approfondi sur l'histoire de l'antiquité. Nous sommes entré un mo¬ ment dans cette voie d'analyse, en distinguant, parmi les peuples qui remplissent la période finale de cet âge, deux groupes privilégiés : le groupe hébreux et le groupe gréco-romain. Mais dans ce dernier, pour ne prendre que lui seul, nous aurions pu signaler trois ou quatre révo¬ lutions successives ; et nous aurions eu à montrer tout ce que ces ré¬ volutions diverses et tels des éléments qui s'y rattachent, le droit romain, par exemple, avaient fourni de conquêtes à la liberté hu¬ maine. C'est la civilisation grecque et romaine qui a enfanté les civi¬ lisations modernes, il ne faut pas l'oublier. Mais nous ne pouvions' fi) 11 ya entre M. Pierre Leroux et M. Quinet une communauté d'idées qui n'aura échappé à aucun de nos lecteurs. — Qu'on se rappelle, entre autres travaux de M. P.Leroux, le long et important article du Christianisme, publié dans la Revue indépendante, t. m, juin 1842. — Si je signale particulièrement ici la ressemblance des deux systèmes, c'est que nulle part, en effet, elle n'est plus frappante. Nos deux auteurs ont également senti la portée de la renaissance orientale actuelle, et M. Quinet a été dévancé par M. Pierre Leroux dans l'expression d'idées qui leur sont communes ; car le passage auquel je fais allusion (du Christianisme, p. 591 -604 ) avait déjà paru dix ans avant d'être inséré dans la Revue indépendante. (2) Génie des relig-, p. 65 et 64. — 26 — consacrer à ce grand sujet que quelques lignes, et nous l'avons fait d'autant plus résolument que M. Quinet lui-môme l'a condensé dans un remarquable chapitre (1). La seconde ère de l'humanité commence à la venue du Christ. Ce¬ pendant, nous avons nommé le christianisme sans même nous y arrê¬ ter. L'esprit du lecteur y suppléra aisément. Nous n'avons rien dit non plus du moyen-âge, de la papauté, de la féodalité, des ordres reli¬ gieux ; et nous n'avons fait que rappeler l'islamisme et la réforme. Il nous en a peu coûté de passer par dessus ces phases et ces événements de l'histoire moderne, parce que les deux derniers ouvrages de M. Quinet, qui traitent spécialement de l'époque proprement chré¬ tienne , comme aussi de l'ère nouvelle ouverte par la Révolution fran¬ çaise (2), sont en ce moment dans toutes les mains. En réduisant, comme nous venons de le faire, la matière de vastes théories et les résultats d'une science que M. Quinet a plutôt appliquée que formulée, nous ne nous sommes pas dissimulé les inconvénients d'un pareil travail. Ici nécessairement, bien des idées, qui avaient besoin pour apparaître dans toute leur force, des développements , des preu¬ ves et des rapprochements que l'auteur a su trouver, sont affaiblies plus que je ne puis dire. Si l'on veut, par exemple, bien saisir le carac¬ tère et l'importance de la renaissance orientale qui s'opère de nos jours, il faut absolument qu'on lise les chapitres qu'il a consacrés à ce sujet. Cette observation pourrait s'appliquer à bien d'autres parties et à l'en¬ semble lui-même. Ainsi, ,pous nous sommes appliqué surtout à faire ressortir la part de la tradition dans le progrès de l'humanité. Cet élé¬ ment étant celui dont on se préoccupe le moins généralement, nous devions nous y attacher d'une manière toute spéciale. Mais on se trom¬ perait fort si l'on croyait que, suivant ce système, l'avenir doit éclore du passé, sans que nous ajoutions dans cette opération divine toute la chaleur et toute la force de nos âmes. La révélation a été dans l'anti¬ quité un mobile; dans les temps modernes les traditions recueillies ne sont plus qu'un moyen, une condition de progrès. Pour compléter de la sorte le point de vue, nous avons compté, non seulement sur les ar¬ ticles qui doivent suivre celui-ci, mais dès maintenant, sur le sentiment intérieur des jeunes gens nos condisciples auxquels cette étude s'adresse. Mieux que personne, ils sont imbus de la pensée qui domine aujourd'hui dans l'enseignement de M. Quinet. Or, en se rapprochant des époques modernes et en entrant dans les questions qui préoccupent ce siècle, ce que l'éminent professeur a rencontré, ce n'est plus l'humanité confuse (1 ) Lisez dans livre 1er dn Gcnie des relig., le chap. v, qui a pour titre : Des ré¬ volutions religieuses dans leurs rapports avec les révolutions sociales dons l'antiquité grecque et romaine. (2) L'ultramonlanisme, Le christianisme et la révolution française. — 27 — et presque passive des anciens jours; ce ne sont plus les empires tliëo - cratiques ni les cités oppressives; c'est l'individualité dégagée de ses langes. L'élément principal de vie que le présent et l'avenir lui ont offert, ce n'est plus la tradition, c'est l'âme, c'est la liberté, c'est la conscience humaine. VI. Avant d'abandonner ce grave sujet, tâchons de formuler plus complètement les conclusipns pratiques qui ressortent du système dont nous avons entrepris l'exposition. C'est là surtout que nous pourrons apprécier l'œuvre de M. Quinet, et que nous saisirons la relation qui existe entre son point de départ scientifique et les idées qu'il a développées ultérieurement, qu'il développe aujourd'hui même. Pour arriver à ces conclusions, il suffit de jeter un regard synthétique sur l'histoire telle qu'elle nous est apparue à travers la pensée de l'homme qui nous occupe. Jusqu'ici, nous avons vu que toute rénovation sociale était accom¬ pagnée d'une rénovation religieuse ; que même, pour que la rénova¬ tion sociale fût pleinement efficace, il fallait que le dogme nouveau 1 eût précédée d'assez de temps pour s'être insinué dans la masse des esprits. Jusqu'ici, nous avons vu qu'un dogme nouveau avait toujours ses racines dans la révélation primitive; nous avons vu que l'idéal inté¬ rieur et l'élan spontané puisaient une vertu active et pratique dans la concentration des traditions sérieuses de l'humanité. Nous avons vu enfin, que jusqu'à cette ère nouvelle, ouverte par la Révolution française, l'alliance entre les diverses traditions religieuses n avait été que partielle, et que les dogmes, en se succédant, n'avaient vivifié que des portions de l'humanité demeurées hostiles. Tirons de ces données de l'observation,les lois qu'elles contiennent, et nous obtiendrons les propositions suivantes : 1° En ce qui concerne la méthode historique. Le point de départ et l'exemplaire préalable de tout état politique est dans son dogme religieux. C'est donc dans les religions, dans les s dogmes, qu'il faut chercher le principe de toutes les civilisations (1). Mais ces religions, ces dogmes, comment se forment-ils? Est-ce dans les causes secondes, tantôt dans l'intelligence et la hardiesse d'un homme, tantôt dans le hasard des circonstances historiques, qu'il faut en chercher l'origine?—Non, les révolutions religieuses et sociales n ont en réalité que deux grandes sources : la tradition et la liberté. (I) Voy. passim, et particulièrement l'avertissement du Génie des relig,, tout ei ci.v u Jiv. ii , déjà cité, la troisième et la cinquième leçon de L'Ultramonta- nisme, et Io commencement de la cinquième leçon du cours qui achève de paraître sous le litre : Le Christianisme et la Révolution française ; etc. — 28 — La civilisation a commencé par une révélation qui s'est altérée, divi¬ sée, modifiée, mais qui ne s'est jamais perdue, qui s'est développée et continuée, au contraire, en sens divers, sous les efforts de la liberté hu¬ maine. — Toutes les fois donc que vous verrez dans l'histoire surgir une nouvelle ère de l'humanité, ne vous arrêtez pas à ce point de l'es¬ pace et de la durée où le phénomène éclate; recherchez quelles sont les traditions qui sont venues se concentrer là, pour exciter et fécon¬ der le travail de la liberté; montrez-nous l'idéal du passé servant de ressort à l'idéal de l'avenir. 2° Mais n'y a-t-il là qu'une méthode historique? — Il y a là une théorie humanitaire ; et l'une est si bien contenue dans l'autre que nous pourrions presque nous dispenser d'insister sur ce second point de vue. Il est clair que, ce que la pensée fait pour expliquer le progrès des temps écoulés, elle peut le faire pour préparer le progrès des temps futurs; et que la véritable science sociale n'est que le prolon¬ gement dans le présent et dans l'avenir de la véritable science his¬ torique. Qui ne voit en effet que, puisque la formule et la raison de tout état politique et social se trouve dans un dogme religieux qui lui corres¬ pond, nous devons, nous qui sentons le besoin d'un nouvel état social et politique, travailler avant tout et de toutes nos forces à formuler et à répandre un nouveau dogme religieux, celui que la Révolution française n'a eu que le temps d'ébaucher? Et puisque les dogmes religieux ont leur source, non seulement dans la liberté de l'esprit humain, mais dans les traditions, nous devons évidemment nous mettre à recueillir les traditions du passé au profit de l'avenir. La loi, suivant laquelle les dogmes commencent, n'est pas en effet une loi contingente, bonne pour un temps et qui peut devenir inutile un jour. Elle est au fond de la nature des choses; elle est tel¬ lement vraie qu'elle s'applique à la philosophie elle-même considérée simplement comme science spéculative. M. Pierre Leroux, assuré¬ ment l'un des philosophes les plus sérieux de notre époque, a parfai¬ tement montré qu'une philosophie sans tradition et sans ancêtres, n'aspirant ni par le christianisme, ni par la philosophie qui l'a pro¬ duite, ni par rien qui ait eu vie, à la tradition universelle, était con¬ damnée à un vain abus de l'analyse, à une abstraction inféconde, au scepticisme, au néant (1); et que l'intelligence de Jouffroy, digne d'une meilleure destinée, s'était brisée contre cet écueil. N'imitons pas ce psychologue mort tristement à la tâche. Ne nous contentons pas de sa- (1) Voy. le premier article sur la Mutilation d'un écrit deJovffrotj-, Revue in¬ dépendante, t. V., particulièrement p. 277 - 2S2. Voy. aussi la Réfutation de l'Ec¬ lectisme de M. Cousin, et, entre autres, les quelques pages citées dans l'article qui fait suite à celui que nous venons d'indiquer, Revue indép., id., p. 652 et suivantes. _ 29 — voir comment les dogmes finissent (1). Pénétrons-nous d'abord des tra¬ ditions les plus modernes, de celles qui doivent le plus à la liberté, des traditions du christianisme, de la réforme, du dix-huitième siècle et de¬ là révolution française : et ne nous bornons pas à connaître ce passé qui nous a enfantés ; ayons pour lui des entrailles de fils. Mais ce n'est pas encore assez de ces traditions modernes. L'une d'elles pourrait suffire pour donner la vie à une théorie individuelle et parti¬ culière; mais l'humanité, ce grand philosophe pratique, peut-elle se contenter d'une tradition ou môme de plusieurs, pour composer son universelle théorie? Non, il les lui faut toutes : car ce n'est pas seule¬ ment une bonne école qu'il importe pour elle de fonder; ce qu'elle cherche, c'est la doctrine complètement et absolument vraie, dans la¬ quelle toutes les écoles disparaîtront. Pour s'émanciper réellement, pour entrer en pleine possession de ce que l'on peut appeler sa grande individualité, pour trouver sa conscience universelle et indivisible, pour conquérir son entière liberté, comme a fait l'intelligence élémen¬ taire, il faut que, comme elle et dans un cercle plus étendu, elle aille d'abord recueillant tout ce que l'individualité, la conscience et la li¬ berté de chaque grand homme et de chaque grand peuple a fait éclore de vérités; il faut, pour ainsi dire, qu'elle s'asservisse un instant à toutes les traditions, afin de les féconder toutes. Il s'agit, en effet, d'arriver à une religion sociale qui réalise le prin¬ cipe de la liberté, de l'égalité et de la fraternité entre les i ndividus et aussi entre les peuples; qui consomme l'alliance et la fusion de toutes les classes dans l'Etat, et de toutes les nations dans le genre humain. Or, nous l'avons reconnu, le principe et le cœur de toutes les civilisations diverses, ce sont les diverses religions. Il n'y a donc de rapprochement possible entre les races et les peuples qui composent tout le genre humain, que par l'alliance des dogmes réligieux qui se partagent le monde ; et il n'y a de rapprochement possible entre les partis et les castes qui entrent encore aujourd'hui dans la composition de chaque État, que par la fusion des principes contraires qui les mettent en lutte ; principes qui, à bien prendre, constituent eux-mêmes des espèces de religions, puisqu'ayant tous leur racine dans un point légitime mais exclusif de l'âme humaine, ils servent chacun de lien à un assemblage d'hommes. — Tout ce qu'il y a d'éléments de force et de vie dans les individus, les classes sociales et les peuples, les vérités partielles aux¬ quelles ils s'attachent séparément et aveuglement, et jusqu'aux inté¬ rêts mal entendus qui les divisent, tout cela doit se fondre dans un système religieux assez vaste pour ne rien exclure de général ni de particulier, de divin ni de terrestre. Bien définir la fin. c'est se préparer la connaissance des moyens. Les moyens d'arriver à la fin qui nous préoccupe, nous les avons déjà (I) Titre de l'ecril le plus remarquable de M. Jouffroy. — 30 — indiqués; nous y reviendrons encore tout-à-l'heure, et d'une manière plus analytique. Mais, avant cela, disons quelques mots du but lui- même. VII. Ce but est certainement le seul qui soit digne de notre époque. Le jour où l'humanité en approchera, elle sera enfin un être grand et fort dans la création ; et, pour employer une expression de M. Quinet, elle jouira alors delà plénitude du moi. Il est remarquable que cette vérité si grande, à laquelle nous nous attachons comme au suprême commandement de la religion prochaine et définitive, est déjà devenue vulgaire dans notre Occident, à force d'être évidente. Il n'y a que les esprits amateurs du paradoxe à tout prix qui puissent nier les bienfaits de l'union, c'est-à-dire en définitive de la liberté, de l'égalité et de la fraternité, et le rôle important que ce principe est destiné à jouer dans l'avenir. On ne varie guère que sur la détermination de la mesure dans laquelle l'application en est possible. Pour nous, nous croyons fermement qu'elle n'a pas de limites; et, ce théorème absolu, il sera donné à la génération à laquelle nous appar¬ tenons d'en avancer un peu la preuve effective que le temps achèvera. En attendant, ceux-là même qui regardent comme une vaine utopie la fraternité future de tout le genre humain, y travaillent presque tous dans leur petit cercle, sans y songer; et ceux qui redoutent l'association partielle des citoyens de telle ou telle classe, comme contraire à leurs intérêts, témoignent par là même de l'iniquité de leurs privilèges et de la légitime puissance du principe qu'ils combattent. Alliance ! dans ce mot est contenue toute la religion à laquelle nous aspirons. Et voilà que, même contre leur gré, toutes les voix et jusqu'aux choses le prophétisent. Comment ne pas croire que l'objet est proche? Interrogez la statistique. Elle-même vous répondra par des observa¬ tions physiques qui viennent corroborer cette grande loi morale de l'union et de la fusion. Car, quoi qu'en aient pu dire beaucoup de gens, les lois de la matière et les lois de l'âme se prêtent sans cesse un mu¬ tuel appui. C'est ce que n'a pas suffisamment compris l'auteur d'un livre auquel nous allons faire quelques emprunts; et nous le regret¬ tons, car le système qu'il a présenté sous le titre de Cours de philoso¬ phie positive(I), eut été, à notre sens, beaucoup plus complet et même plus positif, s'il eut été moins matérialiste. Mais les observations que cet ouvrage contient n'en sont pas moins intéressantes, et leur im¬ partiale justesse n'en est que mieux assurée. Or, voici l'une de ces ob¬ servations . (I) Par M. Auguste Comte, examinateur pour l'école polytechnique et répétiteur à cette école; 6 vol. in-8°, 1830-1842. — Ouvrage longuement analysé par M. Lit tré (le l'Institut, dans le National des 22, 2o, 20, 29 novembre, 3 et 4 décembre 1844 : c'est à cette analyse que nous nous référons. — 31 — «L'antiquité a signalé un phénomène curieux : les populations libres, les citoyens des républiques anciennes n'ont jamais pu se main¬ tenir par la reproduction. Les neuf mille Spartiates de Lycurgue étaient réduits à un millier du temps d'Aristote. Le peuple d'Athènes fut obligé de se recruter bien souvent par l'adjonction des étrangers. Celui de Rome, quoique établi sur une base bien plus large, avait subi la même influence, et l'on sait dans quelles inquiétudes la perte des trois légions de Yarus jeta Auguste à un moment où la popula¬ tion romaine soumise au recrutement avait diminué. En un mot, c'est le défaut de citoyens qui a été une des causes les plus actives de la ruine des républiques antiques. » Les choses n'ont pas marché autrement dans les temps modernes. Toutes les aristocraties, tous les corps fermés ou ne se réparant que chez eux-mêmes, ont éprouvé des pertes graduelles qui y auraient amené une extrême réduction sans les adjonctions faites de temps en temps. II n'est pas une seule noblesse en Europe dont la masse re¬ monte à une grande ancienneté. La plupart des vieilles familles ont disparu ; ce sont des anoblis à diverses époques qui ont rempli les vides. Mais, dira-t-on, les populations libres de l'antiquité, les no¬ blesses du moyen-àge et des temps modernes ont été sujettes à une cause toute particulière de destruction, à savoir la guerre. Les unes et les autres étaient essentiellement militaires, et c'est là qu'est la rai¬ son de cette extinction graduelle. Sans doute; toutefois il serait facile de montrer que, à côté de cette cause réélle de destruction, il se trou¬ vait des causes nombreuses de conservation, telles que la richesse, le bien-être, l'éloignement des métiers dangereux, autres que le métier de la guerre; j'ajouterais que la guerre est loin d'exercer une action destructive sur les populations générales et non fermées; mais j'aime bien mieux présenter un exemple décisif et qui ne laisse aucune place au doute. Si les familles placées dans une position exceptionnelle de bien-être et ne s'alliant qu'entre elles étaient capables, soit de se maintenir au complet, soit surtout de se multiplier, les familles royales de l'Europe moderne, qui forment une véritable tribu, de¬ vraient avoir marché, depuis six ou sept cents ans qu'elles sont closes, vers une multiplication considérable. Ici la guerre n'a point agi ; le nombre des personnes royales tombées sur le champ de bataille est petit : cependant, loin que le développement ait été progressif, 011 compte plusieurs familles éteintes dans cette tribu, et, de temps en temps, on y voit entrer quelques nouveaux membres. Ainsi, nulle cause de perte, beaucoup de causes de conservation, la richesse, les soins, la médecine toujours présente; néanmoins, ces familles privi¬ légiées ne se sont pas multipliées, elles ne font que se soutenir, et il leur faut, à elles aussi, des adjonctions. Les classes fermées, on le voit, n'ont pas la puissance de s'étendre, ni par conséquent, celle de se réparer; et, les destractions accidentelles survenant, la diminution numérique y est inévitable. « Voilà donc un fait considérable qui se produit dans les temps an¬ ciens comme dans les temps modernes, un fait cependant que nul n'aurait jamais imaginé à priori ; car il semble contraire à toutes les inductions (1)... » Si nous pouvions pousser ces citations plus loin , nous verrions le philosophe matérialiste, tout renfermé qu'il est dans l'étroit domaine de l'observation, arriver, par la méthode purement expérimentale, à des lois comme celles-ci : — La vie de la société s'entretient « par une multitude d'agents qui, en rendant ces services publics, croient n'o¬ béir qu'à leurs goûts, à leur vocation, à leurs instincts. Le membre le plus humble de cette communauté remplit aux yeux du philosophe une fonction sociale; et il arrivera sans doute un temps où la société reconnaîtra cette vérité. Une fois qu'on s'est accoutumé à cette vue, il devient sensible que dans ce grand corps des sociétés humaines, les individualités s'annulant, il se forme des résultantes qui meuvent les choses. » — « Le concours spontané qui s'établit entre les individus pour constituer les sociétés, s'établit entre les nations elles-mêmes et constitue de la sorte des groupes dont les membres sont solidaires les uns des autres. Ces groupes tendent par leurs extrémités à s'adjoindre les peuples avec lesquels ils sont en contact.... Aujourd'hui, il est ma¬ nifeste que ces groupes, qui pendant si longtemps n'avaient eu les uns avec les autres que de faibles contacts, tendent à se pénétrer, à entrer dans une sphère commune ; et l'agent- de cette immense assimilation est évidemment la population européenne. » — « C'est le temps, jus¬ qu'ici seul instructeur en fait de notions historiques et politiques, c'est le temps qui nous a révélé l'extension nécessaire et la stabilité crois¬ sante des civilisations supérieures; c'est lui aussi qui s'est chargé de nous démontrer sans retour que science était puissance. Sans doute c'est à la science que les Grecs et les Romains durent l'ascendant qu'ils obtinrent; mais la leur, trop peu avancée, n'était pas de force à établir une barrière définitive entre eux et les barbares....Toutefois, les sauvages accents de la barbarie triomphante n'ont point eu d'écho ; et un résultat.... s'est révélé, à savoir que la force ne réside pas là ou les premiers hommes l'avaient placée, et que du fond d'études spéculati¬ ves et de combinaisons abstraites sortent des puissances bien supérieu¬ res à tout l'emportement, à toute la fougue des multitudes. Ce dépla¬ cement est un des faits les plus significatifs de l'histoire, et un de ceux qui déterminent avec le plus de sûreté la direction du développement des sociétés. » —Enfin l'auteur établit comme un résultat incontesta¬ ble de l'observation, ce grand principe : « Extension inévitable de la civilisation européenne sur toute la face du globe : toujours les popula- (I) National du 22 novembre 1844. — 33 — tions inférieures en civilisation se montrent inférieures en force, et la modification du plus faible par le plus fort, du moins habile par le plus habile, n'est plus qu'une affaire de temps. (1) » VIII. Du reste, le religieux principe de la perfectibilité universelle n'a pas besoin de cet appui que lui prêtent les données particulières de l'obser¬ vation. C'est une loi morale qui est vraie d'une manière absolue; et la raison suffit, si non pour nous la fournir, du moins pour nous montrer son divin caractère, aussitôt que nous l'avons aperçue. Est-ce à dire qu'après que ce principe nous a été ainsi révélé, nous ne devons plus sortir de la raison absolue ? Ce serait tout-à-fait mécon¬ naître les moyens qui doivent en assurer la réalisation. D'abord, ne l'oublions pas, cette loi qui est déjà une loi d'applica¬ tion, et non pas seulement une de ces idées métaphysiques qu'on ap¬ pelle nécessaires, comme est par exemple l'idée d'infini, cette loi, dis-je, nous en devons l'acquisition aux efforts des hommes et des peuples qui nous ont précédés ou qui vivent à côté de nous ; et il est naturel de chercher à en compléter la formule pratique par toutes les notions qui peuvent nous venir de la même source. Ceci nousindique déjà qu'il ne faut pas nous hâter de rompre avec les traditions pour nous renfermer dans l'abstrait. En effet, bien que tous ou presque tous, parmi les individus et les peuples, contribuent à former chacun , il n'en est pas moins vrai que l'humanité ne s'engendre pas directement, entièrement, comme une seule et même famille. Sans doute, si la grande unité n'avait jamais été brisée, tel peuple n'aurait pas à étudier les traditions de tel autre , tous les contiendraient toutes, et seraient toujours prêts pour marcher vers l'avenir en commun. Mais la grande famille a été pour un temps dissoute, et il faut que chacun de ses membres dispersés fasse effort pour retrouver ses frères; il faut que celui-ci ou celui-là se mette à la tête de la grande entreprise qui se résume dans le mot alliance. Plusieurs l'ont déjà tenté, sans réussir complètement. Le christia¬ nisme, le premier(l), a dit : tous ici-bas sont frères; mais,dans sa doc- (1) Ibidem. f'1) Le premier, du moins, il l'a dit avec la puissance qu'il fallait pour se faire écou¬ ler do la foule. Rien, à quelque époque que ce soit, n'est tout nouveau dans le monde. Il ne serait pas difficile de trouver des traces du dogme de la fraternité jusque dans les plus antiques monuments des religions orientales. Quant à la philosophie grecque et romaine, elle a poussé si loin la morale, que le christianisme n'a eu, pour ainsi dire, qu'à la transformer pour en faire une religion. A ce propos, nous citerons avec plaisir quelques lignes d'un article qu'un de nos amis écrivait récemment pour l'instruction de M, l'archevêque de Paris. Après avoir montré la sublimité re- — 34 — trine plus abstraite qu'il ne semble au premier abord, n'établissant aucun intermédiaire entre l'élément de progrès qu'il dégageait de ses entraves et l'idéal qu'il prétendait atteindre, entre le moi spirituel et le grand tout, supprimant en quelque sorte la terre, et se préoccupant de l'homme plutôt que de l'humanité, son pouvoir tout psychologique trouva sa limite en deçà du but : — ce qui, par parenthèse , nous prouve que les nationalités valent quelque chose dans le monde ; elles aussi, ce sont des individualités qui ne sont pas si artificielles qu'elles peuvent le paraître, et qu'il faut fortifier au profit de l'ordre universel comme on fortifierait les familles au profit de l'Etat. — Ce que devint le christianisme , lorsque, contrairement à son esprit, il se constitua comme pouvoir humain, nous le savons tous. On peut dire qu'alors il se dédoubla : il y eut d'une part les ascètes, qui, renonçant à une ac¬ tion directe sur la société, s'isolèrent et reléguèrent complètement l'idéal chrétien au-delà de cette vie ; il y eut de l'autre les pontifes et les pharisiens modernes qui oublièrent l'éternel pour ne songer qu'aux intérêts terrestres. Une doctrine qui aboutissait ainsi à deux erreurs contraires renfermait évidemment un vice originel ; et ce vice nous l'avons signalé. Il fallut que la révolution française vînt préparer la réconciliation dé¬ finitive de la terre et du ciel, changer les abstractions en réalités, et appuyer sur cette vérité que les peuples sont frères aussi bien que les individus, et qu'aussi bien qu'eux ils sont missionnaires. Dès lors, il ne s'agit plus, on le voit, de formuler une doctrine abstraite, et simple¬ ment du haut de la raison absolue de la proclamer applicable à tous. — Des frères, même ceux qui sont décrépits, même ceux qui sont tout jeunes, même ceux qui sont orphelins et qui, comme l'enfant pro¬ digue, ont dissipé tout leur patrimoine, vivant sur la terre en vaga¬ bonds et demi-nuds, — des frères, quels qu'ils soient, méritent bien qu'on les regarde. N'est-ce pas à des ancêtres communs que nous de- ligieuse des idées de Socrate et de Platon, ces deux hommes divins, dont Xénophane, Anaxagore et Parménide avaient préparé la venue, il ajoute : « Qu'est-il besoin do citer encore Aristote, ce profond génie à qui se souverain Etre moteur immobile de tous les autres, qui ne sont êtres que par lui, le repré¬ sentait en ces. deux mots : intelligible et désirable"! Et les immortels Stoïciens, Zenon, Cléanlhe, auteur du bel hymne à l'Être suprême; Sénèque, qui a déve¬ loppé si éloquemment la croyance à la fraternité humaine, dont Socrate, en se pro¬ clamant citoyen du monde, avait jeté le premier mol; Sénèque, chez qui l'on trou¬ verait peu s'en faut, la morale chrétienne tout entière , dans ses plus exquises délicatesses et dans ses plus rudes austérités; Epictète, enfin, et Marc-Aurèle, et toute cette grande école du devoir, qui a tant fait pour le christianisme, et que le catholicisme méconnaîtl » Sur VIntroduction philosophique à Célude du christia¬ nisme, par M. l'archevêque de Paris, par E. D. Revue indép., t. xx (livr. du 25 juin. 1845), p. 550.. — 35 — vons ce que nous sommes? Si, parmi les peuples, les uns sont déjà vieux et lassés, n'est-ce pas parce qu'ils nous ont précédés à la tâche ? si les autres balbutient encore, n'est-ce pas que leur vigueur naissante doit s'ajouter à la nôtre, et la seconder ? s'il en est même qui vivent en enfants perdus, n'est-ce pas parce qu'ils sont si pauvres que nous sommes si riches ? Tous nous ont légué ou doivent nous apporter quelque chose. Loin de les dédaigner, demandons leur donc toujours s'ils n'ont pas encore quelque trésor caché à joindre au nôtre. C'est notre droit de nous enrichir sans fin àleurs dépens, parce qu'en réalité c'est à leur profit. Mais maintenant, c'est notre devoir de répandre sur eux l'opulence amassée. Tout à l'heure ils étaient frères pour donner : nous les mieux dotés, ne le serions-nous que pour recevoir? Les bien¬ faits de l'amour sont nécessairement réciproques; et c'est ici que com¬ mence notre plus grande tâche. Si nous sommes arrivés au sommet de la raison absolue, c'est qu'à leur insçu même, nosfrères nous ont portés à ce faite. Mais que nous servirait d'y demeurer sans eux ? Pour les amener à nous,—appelons- les; et, et s'ils ne nous entendent pas, étudions leurcœurpour trouver le point sensible où notre parole pourra pénétrer ; — tendons-leur la main; et, s'ils sont trop loin pour que notre bras les atteigne, si nous sommes trop haut pour qu'ils nous voient, descendons même un ins¬ tant, puisqu'il le faut, de ces hauteurs sublimes où nous gémirions de rester seuls. Car ce n'est pas une abstraction que nous poursuivons ; et si nous, peuples civilisés, nous nous appelons l'humanité, quand il semble que nous n'en sommes qu'une partie, ce n'est point par mépris pour les autres, c'est au contraire parce que nous savons que nous ne sommes rien, si nos frères ne sont avec nous. IX. Ainsi, on le voit, quelque opinion qu'on ait sur la révélation primi¬ tive, quelque disposition qu'on apporte dans l'examen des prémisses scientifiques de M. Quinet, pour peu que l'on sache et que l'on aime, on arrive aux mêmes conclusions que lui. Car, en même temps qu'il suf¬ fit d'un cœur fraternel pour sentir qu'un peuple vraiment grand doit associer l'humanité à ses progrès, il suffit également des plus élémen¬ taires notions d'histoire et de philosophie pour reconnaître que chez tous les peuples, un siècle dérive nécessairement de ceux qui l'ont pré¬ cédé, et que chez tous, les traditions du passé entrent pour une part énorme dans l'individualité présente. Dès lors, chaque peuple civilisa¬ teur, en s'élevant à la grande notion de perfectibilité uni verselle, et à celle de fraternité internationale qui y est contenue, doit éprouver le besoin, non seulement de s'inspirer de ce qu'il y a de grand dans son propre passé, mais de s'initier aux génies divers de toutes les races, de toutes les sectes et de toutes les castes. — 36 — N'est-ce pas là justement ce que la révolution française a pratiqué ? Dans le moment même où la liberté humaine, entrée en pleine posses¬ sion d'elle-même, jetait le cri d'égalité et de fraternité, dans ce mo¬ ment où l'avenir, sans y songer, se replaçait avec amour dans la pen¬ sée du berceau primitif, n'a-t-on pas vu s'opérer en même temps dans le monde une fusion extraordinaire de la pensée de tous les peuples ? Le nouvel essor de la philologie, de l'érudition, des voyages, des con¬ quêtes lointaines, trahissaient l'élan instinctif de l'Europe ébranlée ; tandis que la Convention, cédant à un élan plus énergique encore et plus réfléchi, envoyait à la fois quatorze armées fraterniser sur les champs de bataille avec les nations civilisées. Depuis lors, le mouve¬ ment de fusion n'a cessé de se continuer par la guerre et par la paix. Et peut-être ce triste moment, pendant lequel nous gémissons de voir la France s'arrêter et même rétrograder, était-il nécessaire, non seu¬ lement pour son salut plus certain, mais surtout pour celui du reste du monde. Peut-être fallait-il qu'elle se mûrît encore par la réflexion , qu'elle agrandît son point de vue pratique par de paisibles communi¬ cations avec les autres peuples ; peut-être fallait-il même qu'elle se rabaissât durant quelques jours, pour donner aux nations ses sœurs le temps de mieux se familiariser avec elle, pour fraterniser jusque dans les faiblesses. La missionnaire divine s'est prostituée un instant; mais, tout-à-l'heure, quand elle reprendra sa marche fière, vous la verrez escortée de tous les aînés de la civilisation. Mais, si d'une part la politique providentielle marche si bien de concert avec la science que donnent l'histoire et la philosophie, et si, d'autre part, le cœur et le bon sens suffisent pour saisir les applica¬ tions de cette science et pour y participer, ne méconnaissons pas tou¬ tefois ce que nous devons à celle-ci. Une science morale n'est légitime et vraie qu'à la condition justement de fournir des conclusions prati¬ ques accessibles à tous. Mais, pour en arriver là, pour trouver enfin sa grande loi, combien n'a-t-il pas fallu de temps et d'efforts à la science immortelle que nous considérons! Quand on veut expliquer le progrès d'une époque, on se borne d'ordinaire à rendre hommage à quelques hommes qui l'ont dominée, à quelques masses qu'un sublime élan a entraînées. Etendons notre vue plus loin. L'idée de fraternité universelle et de progrès infini, cette seule idée qui nous paraît si simple, aurait-elle pu se former en dehors de la science? Assurément non. Qu'on supprime par la pensée les spéculations philosophiques, l'érudition, les arts, l'industrie et tous les développements de l'intel¬ ligence, étrangers à la politique proprement dite, qui ont occupé l'humanité pendant quarante siècles : où en serions-nous aujour¬ d'hui?... 1 Si l'on entre dans cette idée, que nous ne pouvons qu'indiquer, mais que M. Quinet a développée en quelques endroits de ses ouvrages et N, / ¥ — 37 — appliquée presque partout, l'histoire, et chacun des détails qu'elle ré¬ vèle, telle découverte de la physique ou de la mécanique, telle bio¬ graphie presque ignorée, prend alors à vos yeux un intérêt jusque-là inconnu. — D'abord, une fusion singulière s'opère entre vous et l'hu¬ manité. Dans ce qui vous a précédé, comme dans ce qui vous entoure, vous reconnaissez à chaque instant les éléments mêmes dont s'est for¬ mée votre pensée; vous vous sentez être l'un des produits de tous les âges, même des plus anciens (1).—Et puis, sur cette scène où vous- même avez votre place, si petit que vous soyez, tous les grands faits qui se déroulent, les voyages de découvertes, l'apparition de l'Amé¬ rique, les guerres importantes, les conquêtes de l'érudition ou de la science, deviennent pour vous les incidents palpitants d'un religieux drame qui a son commencement, son milieu et sa fin.—Et quelle joie ne devons nous pas éprouver, en voyant que, la reconnaissance exté¬ rieure et générale étant à peu près complète aujourd'hui, et la fusion morale commençant déjà à s'opérer, nous vivons à une époque où tous les éléments sont enfin rassemblés pour le grand dénouement! Et c'est nous, France, qui menons le choeur de cette immortelle tra¬ gédie ! Ah ! que notre légitime orgueil soit plein de piété pour la science, et notre aspiration vers l'avenir, pleine de reconnaissance envers le passé ! f' (1) Voyez à ce propos, et aussi à propos du point de vue qui suit, les pages en¬ traînantes qui terminent l'Inirod. à Herder (p. 56 - ™0), lesquelles se résument en partie dans cette phrase : « A peine a-t-on fait de la loi de l'humanité la loi de son être, que l'on commence à vivre de la vie universelle et à jouir de toute la pléni¬ tude du moi » (p. 65).