. QiSlHÔdVW ~ 7 " - ~ . . î 9 C61 ivcranov lre Année - N° 3 Octobre 1936 SOMMAIRE L. Justin ard LES PROPOS DU CHLEUH. Louis Pize Poèmes. Gabriel Germain Suite sur l'estuaire. Innocent III LES PROPOS DE L'INNOCENT. Frantz Funck-Brentano ... La mère du Régent et le théâtre. Henri Bosco L'enfant devant les Muses. Vincent Berger La Rhela. Henri Bosco L'Ane Culotte, III CHRONIQUES LES LETTRES Pages choisies Saint-Amant - Henry Bordeaux Chronique-éclair Sélections et commentaires .... Paul Valéry, par Henri Bosco ; Jean Schlumberger, Rainer Maria Rilke, par Gui Mémoire ; Tancrède de Visan, par Jacques Balay ; Gabriele d'Annunzio, Maurice Barrés, par Christian Funck- Brentano. Chronique marocaine Jules Borély, par J. Wibaux ; P. de Cé- nival et Ph. de Cossé Brissac, Robert Ricard, Paul de Laget, Odette du Pul- gaudeau, Diégo, Jean Cèlerier, Frank Llyod, par Emile Boubeker. LES ARTS La Musique Tombeau de Paul Dukas Pour les Bibliophiles Camille Josso, par Christian Funck- Brentano. Le Cinéma Quinze films : films russes, Jacques De- val, Marc Allègret, René Clair, H. G. Wells, Charlie Chaplin, les frères Marx, Frank Capra, Clarence Brown, Max Reinhardt, par Mary Brentôme. S. A. L. A. Société des Amis des Lettres et des Arts G. 0. H. Bosco, avenue de Marrakech Ch. Post. : S.A.LA., N° 122.95 (Rabat) Sous le patronage du Résident général de France au Maroc, du Général commandant les troupes au Maroc, du Premier président de la Cour d'Appel de Rabat, du Directeur général de l'Instruction Publi¬ que au Maroc, Sous le patronage littéraire et artistique de Jac¬ ques Copeau, Georges Duhamel, André Gide, Edy Legrand, Docteur Mardrus, Albert Marquet, Henry rie Montherlant, Jules Romains, Jean Schlumberger, assure la venue au Maroc de conférenciers de la Métropole édite Aguedal, revue littéraire paraissant six fois par an. Aguedal ne publie en dehors des pages choisies que de l'inédit. Aguedal sollicite, pour chacune de ses chroniques, la correspondance cle ses abonnés. Les ouvrages pour comptes rendus, les services d'é¬ change et les manuscrits doivent être envoyés à Henri Bosco, avenue de Marrakech, Rabat. Rédaction : Henri Bosco, Christian Funck-Brentano. NOUS AIMONS LE MAROC, NOUS LUI GARDONS NOTRE CONFIANCE. C'est un magnifique pays. Il a été lancé sous l'im¬ pulsion rie l'esprit. Depuis lors, les temps sont de¬ venus fort durs, et, naturellement, y prédominent les soucis matériels. N'est-ce pas une raison de plus pour tenter un effort qui contribue à maintenir intacte la part de l'esprit qui l'a créé ? L'on s'adresse à tous ceux, connus ou non, cita¬ dins ou blédards, Européens ou Indigènes, solidaires d'une même œuvre, attachés pareillement à sa pros¬ périté et à sa beauté, qui ont à cœur de conserver, d'enrichir ce patrimoine. CAR IL IMPORTE DE SAUVEGARDER, SURTOUT SUR CETTE TERRE D'AFRIQUE, LES POSITIONS DE L'ESPRIT. 11 serait malfaisant de laisser écarter celui-ci des tâches matérielles, injuste de voir de purs matéria¬ listes en ceux qui travaillent pour nous tous. LE MAROC, OU MONTENT DES GENE¬ RATIONS NOUVELLES, SE DOIT DE PRENDRE CONSCIENCE DE SA VALEUR SPIRITUELLE, DE FAIRE CONNAITRE, EN CE DOMAINE, LE SON DE SA VOIX. C'est ce sentiment de défense spirituelle, d'amitié franco-marocaine, qui nous a inspiré l'idée d'entre¬ prendre line double tâche : Provoquer la venue, comme conférenciers, de re¬ présentants qualifiés de la culture française ; Fonder une revue qui serve de lien réel entre tous ceux qui partagent déjà notre ambition. Des CONFERENCIERS notables seront appelés, suivant un programme établi au début de l'année. Ils seront accueillis par un auditoire préparé. Une Kevue Littéraire paraissant six fois par an A G U E D A L Un de ses buts capitaux sera de maintenir entre ies différentes villes du pays, entre les villes et le bled, qui souvent se connaissent mal encore, une liaison amicale. En symbole de cette liaison, une placé est réservée, dans chacune de ses chroniques aux correspondances des abonnés, tous invités à faire connaître, à confronter leur sentiment sur les spectacles auxquels ils auront assisté, les livres qu'ils auront lus, les expositions qu'ils auront visitées. CONDITIONS DE SOUSCRIPTION On peut soucrire : 1° Un abonnement de 40 frs., donnant droit annuellement aux six numéros de la revue Aguedal. 2" Un abonnement de 70 frs., donnant droit annuellement aux six numéros de la revue Aguedal et, pour une personne, à l'entrée aux cinq conférences. 3" Un abonnement de 100 frs., au minimum, dit « abonnement de Donateur », donnant droit (en plus des six numéros de la revue et des cinq conférences) à la participation à toutes les autres manifestations organisées par la S.A.L.A. Observation. — Les Donateurs et les souscripteurs à l'abonnement de 70 frs, pourront prendre, pour les membres de leur famille, un ou plusieurs abonnements supplémentaires de faveur, pour les cinq con¬ férences, au prix de 30 francs par personne. Abonnement pour l'étranger. — (les six numéros d'Aguedal seule¬ ment) : 50 francs. Nom j • Adresse Envoyer le bulletin au trésorier de la S.A.L.A., Chèques postaux S.A.L.A. n° 122-95 à Rabat. EL!ANE .1ALABERT - EDON ITINÉRAIRE AU MAROC dix dessins rehaussés en couleurs tirés à 200 exemplaires sur les presses de Demoulin En vente à Paris, chez Berger-Levrault ; à Casablanca, chez Farraire ; à Rabat, chez Cousin 120 francs SALLE DE LA MAMOUNIA (RABAT) exposent Du 5 au 11 novembre, Marcel Vicaire Du 12 au 18 novembre, Edgar Boheman r o p o 5 du C k 1 e u li Ce n'est pas moi qui ne veux pas, mon pays, demeurer chez toi. C'est que mon pain quotidien n'est pas chez toi. Il est ici. Un Chleuh de la banlieue de Paris a dit ces vers qui expli¬ quent d'une manière émouvante un fait social digne d'atten¬ tion : la nécessité, pour les Marocains du Sud, de quitter temporairement leur pays pauvre, pour gagner la vie de leur famille. On a réuni quelques vers, illustrant la cause et l'effet, la pauvreté du pays et l'exil de ses habitants. La pauvreté, c'est surtout le manque d'eau : Plus d'eau que de terre ont certains. Nous, c'est plus de terre que d'eau. On n'a pas, dans notre montagne, avec justice fait les parts. Où tu n'es pas troublé par la chanson des eaux, C'est un méchant pays. Il n'est rien de meilleur que l'eau et l'œil de l'homme. Où que soit un ami, l'œil se pose sur lui. L'eau pour laver mon visage A plus de valeur pour moi que l'eau que je bois» 138 L'exil, comment s'y adapter, comment s'en consoler ? Des dialogues entre celui qui reste et celui qui est parti, ou qui veut partir, tel est le thème des textes suivants : L'étranger n'a qu'à obéir. Il n'a qu'à être soumis aux gens du pays. Quand on en est arrivé à sentir, l'oignon, Qu'importe qu'on n'en ait mangé que la moitié ? La route, les chemins ni les biens du destin, Je ne peux pas les souffrir, si c'est pour nous séparer. — Ami, si nos cœurs sont unis, la route a beau nous séparer. Je ne peux pas te souffrir, bateau des Roumis, Qui prends tous ceux de chez nous dès la puberté. La montagne de Paris, je suis forcé d'y aller. C'est là qu'il y a Vami auquel j'ai juré. Quand le voyage a mûri, plus de repos pour l'esprit. C'est ce que chante celui qui a un ami à Paris et qui mé¬ dite d'aller l'y retrouver — en fraude, puisqu'il n'y a pas d'autre moyen pour qui n'est pas acrobate ni marabout — cependant que, dans un village du Sous dépeuplé de ses jeunes gens, une jeune fille chante : Depuis le jour que le navire A emporté les fils d'amour, Le temps languit. Un mot qui revient souvent dans ces vers demande un commentaire. On l'a traduit par « pain quotidien », « biens 139 du destin ». C'est le mot « larzaq », qui vient du verbe arabe « rzeq » : « pourvoir des choses nécessaires à la vie ». Dieu est le pourvoyeur. « Larzaq » ce sont les biens qu'il a desti¬ nés à chacun de nous de toute éternité. Ce serait le fatalisme. Mais le fatalisme apparent des Chleuh sait bien que rien ne se fait tout seul, et que tout a une cause : Il faut au forgeron du vent dans son soufflet pour couler le fer au creuset. Il lui faut, pour le travailler, une enclume avec des marteaux, Des tenailles pour le saisir.. Rien que pour forger les outils pour les travaux. Cette image des causes, il est bien remarquable de la trou ver dans Saint Augustin, aussi directe, et si berbère : « Dans l'atelier d'un forgeron, vous n'osez blâmer les soufflets, les enclumes, ni les marteaux... On dit : ce n'est pas sans raison qu'on y a placé les marteaux ». C'est dans le Commentaire, sur le Psaume 148, traduit par M. Louis Bertrand, dans « Les plus belles pages de Saint Augustin ». Il est bien curieux de confronter certains de ses textes avec ceux du poète chleuh. De celui-ci est ce dialogue : Les biens qui nous sont destinés sont dès avant notre naissance. Pourquoi donc le tourmenter, sol ? ne sais-tu pas que tout est écrit sur la \Planche ? — Je n'ai jamais vu, sans une raison, les biens du destin venir à quelqu'un. Un qui se fie à Dieu dépiquera sa gerbe. Un qui hésiteia n'en aura pas- un grain. Si Dieu te l'a donné, nul ne peut te l'ôter. Si Dieu le l'a ôté, nul recours à chercher. Et de Saint Augustin, qui a dit : « Celui qui t'a créé sans toi ne te justifiera pas sans toi », cette belle prière : 140 « Seigneur, nous nous appuyons sur votre promesse, et qui pourrait nous en ravir l'effet ? Si Dieu est pour nous, qui peut être contre nous ?... Puisque vous nous avez appris par un don de votre grâce, que c'est même un don de votre grâce, de ce que nous vous demandons... Tant que je verrai que vous n'avez pas retiré de moi l'esprit qui forme en moi mes prières, je serai assuré que vous n'avez pas retiré votre miséricorde de dessus moi ». Saint Augustin, le grand Berbère, le Docteur de la Grâce, en somme un grand Sidi, que pourraient prendre pour patron les Chleuh de la banlieue. Est-il exagéré de souligner la per¬ sistance de l'esprit berbère à travers les siècles ? Et n'est-il pas piquant que ce grand saint ait trouvé pour peintre et pour traducteur M. Louis Bertrand « qui, chacun sait ça, n'aime pas les Sidis », comme disait Jacques Bainville, dans une de ses dernières chroniques de Candide, sur la belle His¬ toire d'Espagne de M. L. Bertrand. CONTE Le sultan, le vizir et le potier Il était une fois un sultan avec son vizir et son fqih. — Quelle est, leur dit le sultan, la pire des choses sur le toit du monde ? — Il n'est rien de plus mauvais, dit le vizir, qu'une mauvaise femme. — Il n'est rien de plus mauvais, dit le fqih, qu'un mau¬ vais voisin. 141 — Il n'est rien de plus mauvais, dit le sultan, que d'être affligé par le manque de sagesse. — Allons, leur dit le sultan, consulter les gens, à la porte de la ville, au sujet de cette affaire, où le premier qui passera décidera. Voici qu'entre dans la ville un potier vendant des pots. — Arrête, ô cette créature, dit le roi, c'est toi qui vas décider ce sur quoi ils sont trois à disputer. — Laissez-moi, Monseigneur, aller vendre mes pots! — Non, il faut, dit le sultan, que tu juges ce différend. — Quel différend, Monseigneur ? — Quelqu'un a demandé quelle est la pire chose sur le toit du monde. L'un a dit une mauvaise femme. L'autre a dit un mauvais voisin. L'autre a dit manquer de sagesse. — Monseigneur, dit le potier, une mauvaise femme, on la chasse si elle ne vous plaît pas. Un mauvais voisin, si on ne peut pas le faire déménager, on déménage soi-même. Il n'est rien de plus mauvais sur le toit du monde que d'être affligé par Dieu du manque de sagesse. Or, le roi dit au potier : — A cause de cela que tu as jugé, je vais te faire une faveur et te donner de l'argent, ô potier, en quantité non petite. — Je jure par Dieu, dit le potier, avec la permission de Monseigneur, je n'ai pas souci de l'argent. Mais que Mon¬ seigneur me donne le droit de vendre les pots pour la hediya le jour de l'Aïd. Le sultan donna au potier le droit de vendre les jarres où le beurre est renfermé pour la hediya le jour de l'Aïd. Il les vendait deux douros. Tout le monde en achetait. Voilà que vient le vizir acheter cent jarres. 142 Le potier dit : — Qui es-tu, ô cette créature ? — Je suis le vizir du roi, tu vas commencer par moi. — Si tu es le vizir du roi, moi, j'ai la parole du roi. Toi, tu n'auras mes pots que pour quatre douros. Ou tu ne me les paieras pas. Mais à cette condition-là, de me transporter sur ton dos, devant le roi, quand je ferai ma hediya. Voilà le potier, les gens qui vient... pour la hediya. Tous les gens sont à cheval avec leurs caftans. Et voilà le potier au manteau rapiécé. Il appelle le vizir pour le porter sur son dos jusque devant le sultan. — Que Dieu bénisse les jours de Monseigneur. — Que veut dire ceci, ô potier, dit le roi ? — C'est par votre ordre, Monseigneur. Que Dieu bé¬ nisse les jours de Monseigneur. — Que de ce jour, a dit le roi, le potier devienne vizir Et que le vizir soit potier. Un que Dieu afflige du manque de sagesse, il ne vaudra jamais rien. L. JUSTINARD. 143 P oèmes Vlolettes Des violettes, pauvres fleurs Qui scintillaient dans l'herbe où marcha mon enfance, Le parfum survit aux couleurs, Et sous un ciel de fer entretient l'espérance Que l'enfant, revenu dans l'ombre du coteau Où riront les saisons nouvelles, Et respirant les fleurs qui couvraient son berceau, Reposera longtemps près d'elles. 144 iJoir J'ai vu l'azur craintif dissoudre les nuages, Et votre cœur s'éveille et lentement sourit, Sombres pins déployés aux cîmes des rivages, Jardin triste où la rose en décembre fleurit. Mais bientôt, dans les flots, le soleil va s'éteindre ; Chaque soir, l'alcyon s'exile sur la mer, Trop loin pour que mon rêve ait jamais pu l'atteindre; Je reste au port, captif de l'ombre et de l'hiver. 145 Ci m etiere en Tncastm Tous les parfums d'avril enivrent ton sommeil, Quand tes fuseaux touffus, bienheureux cimetière, Tissant d'un fil de nuit leur trame de lumière, Arrêtent sur les prés la marche du soleil. Quand neige l'aubépine à travers les allées De tombeaux plus petits que l'herbe haute en fleur, Sois le jardin si calme où parlent à mon cœur La couleur et l'accent des heures exilées, L'oasis où m'accueille, entre tes murs croulants, Quelque étrange présence, indulgente et fidèle, Tandis qu'en plein azur jaillit comme une stèle Ton carré de cyprès bordé d'oliviers blancs. Louis Pize. 146 Suite sur l estuaire i Depuis l'autre courbe du monde le vent de nuit pousse la nue. Une barre de ciel durci presse la barre des écumes. Depuis l'autre courbe du temps le vent de nuit pousse la [houle. La houle, la haute et large et pesante houle A balancé les corps des siècles autour du monde ; Et dans les gouttes de la brume, le sel des temps décomposés Reflue jusqu'au sang de nos souffles. Terre ardente des premiers feux, Encore moite des nébuleuses, Terre d'eau et de fournaises Et de tempêtes sidérales, O ma terre, folle de jeunesse 147 Et de ta rumeur dans l'espace, O ma terre, je te respire, J'ai ta saveur dans ma bouche, O ma terre, je t'ai toute en moi ! Ce vent, jeté d'entre les astres, Soufflait ainsi sur ta naissance. Le fond des cieux coule sur mes lèvres, Tout frais encore d'éternité. * * * Un oiseau lourd s'enlève contre la venue des brumes. Il crie et sa fureur a suspendu les temps ; La colline des mers recule sur le souffle des mondes. Vol perdu, que le vent détourne sur la vague ! L'instant rebelle est rentré dans les siècles.. L'épaule de l'univers appuie les nuées. II Ni cieux, ni porte aux clous serrés n'ont clos l'espace [autour de ma nuit. J'écoute. La barre a pris au mors le fleuve cabré ; Les sabots claquent au luisant des rochers ; Le flot clapote à son front obstiné ; Une poussière d'océan s'envole. J'écoute. Derrière la vague, et l'autre vague, et les autres encore, Et par derrière l'Atlantique, Eaux fiévreuses d'entre Orénoque et Amazone, Glaces poussées des pôles, Echos de Horn, chutes de forêts pourrissantes, Frôlement de falaises, Je vous écoute... Je vous écoute... Gémissement de l'univers, ou bien n'ai-je rien entendu ♦ * * O vue qui perces entre les astres ! Espace que l'âme abolit, Fissure du temps qu'elle écarte, Cime de la nuit qui s'arrache ! Je touche l'univers de la face. 11 est là, au-dessus, pour moi. Rien entre les cieux et mon souffle. Leur silence entre dans mon silence, Et sa joie coule dans ma joie. Les cieux, les cieux se taisent ; les cieux se taisent. Les mers, les nuits sont mortes. — O mon silence ! 149 III Le matin s'est penché sur l'enfance des vagues. Elles se tiennent par la main comme les toutes petites, En tresses longues et flexibles ; Et sans marquer de traces, elles font un pas sur le sable. Des yeux, le matin suit leurs yeux sans ombre. Ils se regardent curieux et se sourient. Le matin s'est assis au milieu de la dune. Il rit. Le vent s'arrête. Et les toutes petites, En tresses longues et flexibles. S'en vont, à pas menus, par le porche du ciel, Fermer la ronde des ondes. Gabriel Germain. 150 Propos Je 1 Innocent — On se met d'accord sur un quiproquo : c'est ce qu'on appelle se connaître. — Il y a de petits talents qui font oublier de grands vices et des méfaits précis. Tel qui a trahi son pays gagne quelque indul¬ gence parce qu'il sculpte habilement des marrons. — La sagesse consiste à ne rien attendre que de soi-même. Elle est une des formes de la modestie. — Il est des gens qui, en parlant, ajoutent à la vérité, d'autres qui y retranchent : personne ne la laisse intacte. Ne serait-elle que fiction ?... Peut-être un mauvais rêve. — Il n'y a pas de haine sans envie, ni d'envie sans quelque malchance. Nous touchons à la Grâce. — Il se rencontre des gens à qui, si l'on veut attaquer une canaille, il ne faut jamais dire que c'est une canaille. On prépare¬ rait une alliance. — Ce qui fait le charme du monde, c'est qu'il est mal admi¬ nistré (mais, hélas ! pour combien de temps encore?...) — On dit d'un galant homme qui, par malheur, commet un impair : « Il s'est oublié ». On le dit aussi de certains pour qui ces sortes d'oubli sont la seule chance d'avoir, par hasard, un moment de charme. 151 — On ne peut montrer de l'esprit qu'aux dépens de son cœur, du moment qu'on brille toujours aux dépens des autres. — On ne vit pas sans compromis, c'est-à-dire sans se com¬ promettre. — Il arrive, mais rarement, qu'on se surprenne à ne pas vivre; et ce sont les seuls moments où l'on vive. Car on ne se surprend pas à vivre : on vit. — Il est vain de douter de quelque chose tant que l'on n'a pas su douter de tout, mais on ne peut douter de tout qu'à la condition de douter de soi-même... — Il existe un état supérieur à l'Amour, et c'est de l'aimer. Cela demande pas mal de courage et peut-être aussi, profondément, le goût du vice Je parle d'un vice de l'âme avec toutes les opéra¬ tions de l'esprit. — Nous avons raison de nous plaindre. Présentement, la vie intérieure est un lieu de silences. Beaucoup (et qui n'osent le dire) trouveraient souhaitable qu'elle fût accompagnée, pour le moins, par des chuchotements de consolation. Au milieu des pires douleurs, on n'entend que la voix de M. Homais. — On ne s'étonne pas assez de vivre ; on s'étonne trop de mourir. — De combien de gens pourrait-on dire : « Sa bonté s'arrêtait au point précis où l'on voyait sa vertu apparaître, ni haut, ni bas, juste au niveau du médiocre ». — L'homme qui pense amèrement, quel que soit son génie, commet le péché capital du mépris de la vie. Pour profonde que soit une pensée, elle ne vaut jamais un moment de bonheur. Qu'un homme puisse, fût-ce fugitivement, se sentir heureux, n'est-ce pas en faveur de l'homme ?... Innocent III. 152 La mère du R égent et le tkéâtre Elisabeth (en allemand Lise) - Charlotte de Bavière, familièrement Liselotte — fille de l'Electeur palatin Charles- Louis, épousa en novembre 1671 le duc Philippe d'Orléans, frère de Louis XIV, demeuré veuf par le décès de la délicieuse petite Henriette d'Angleterre, que la magnifique oraison funèbre de Bossuet a immortalisée. Leur fils, le duc de Char¬ tres, deviendra régent de France sous la minorité de Louis XV. Le frère du roi était titré Monsieur tout court, et sa femme Madame.. Ainsi est-ce à tort que la plupart des histo riens appellent la femme de Philippe d'Orléans la' « princesse palatine ». La princesse palatine était sa tante, Anne de Gonzague, femme du prince palatin Edouard ; c'est Madame Palatine qu'il convient de la nommer. La Palatine tient une grande place dans notre histoire du XVIIe siècle par l'innombrable correspondance dont elle accablait principalement ses parents d'Allemagne, des mil¬ liers de lettres : le savant allemand Hans-F. Helmolt en a compté 3.857 publiées jusqu'en 1909 ; et depuis lors, bien d'autres ont été mises au jour. Ces lettres, presque toutes en allemand, donnent une vi ¬ vante et pittoresque peinture de la Cour de Louis XIV. Sainte-Beuve note très justement qu'elles forment un utile pendant aux mémoires de Saint-Simon, et si l'œuvre du cé¬ lèbre mémorialiste a plus d'ampleur, de tenue, ouvre de 153 plus larges et lointaines perspectives, les lettres de la duchesse d'Orléans ont l'avantage d'avoir été rédigées sous une im pression immédiate, directe, encore toute vive des faits relatés, tandis que le noble duc écrit bien des années après les événe¬ ment qu'il raconte. L'œuvre de la Palatine est de nos jours très populaire en Allemagne, à cause de l'attachement que la noble dame conserva, parmi les splendeurs de la cour de Versailles, aux mœurs, coutumes, usages, particulièrement à la cuisine de son pays d'origine. Liselotte avait à Versailles deux grands plaisirs : la chasse à courre, qu'elle suivait à cheval, et le théâtre ; le théâtre tel qu'il était pratiqué à la Cour du Roi, où, comme de nos jours, seuls les acteurs paraissaient: sur la scène, tandis qu'à Paris celle-ci était encombrée de spectateurs qui s'y ins tallaient « par bandes », ce qui gâtait aux yeux de notre duchesse, l'effet et le charme de la représentation. On le croît sans peine. La grosse allemande qu'était Madame palatine ne laisse pas d'ailleurs de faire preuve de goût et de délicatesse en ses jugements sur notre grand théâtre classique. La tragédie de Corneille qu'elle admire le plus est Polyeucte, en quoi elle avait du mérite, étant donné son extrême réserve vis-à-vis de tout ce qui relevait du domaine religieux. Vers 1677-1680 les théâtres de Paris reprenaient les première comédies — très charmantes en vérité — de Corneille, la Veuve, la Galette du Palais, la Suivante, la Place Royale . De Versailles, Lise- lotte se déplaçait spécialement pour en suivre les représen¬ tations. « C'est mon plus grand amusement », écrit-elle. « De ces reprises le pauvre Corneille est si heureux, dit-elle encore, qu'il m'a assuré en être rajeuni et vouloir encore écrire une jolie comédie avant de mourir ». De Racine, Madame exalte Esther et Athalie, bien que 154 pièces religieuses et créées sur l'initiative de Madame de Main- tenon que Liselotte avait en horreur. « Elles sont extra- ordinairement belles, écrit-elle, et il ne s'y trouve pas de sot bavardage ». La pièce de Racine que Madame aime le moins est Béré ¬ nice ; elle en écrit en termes intéressants : « Je ne puis souf¬ frir que Bérénice aime encore Titus, quand elle voit qu'il est las d'elle et la renvoie à son rival Les cris qu'elle pousse à ce sujet m'impatientent. Elle aurait dû accepter gentiment le roi de Comagène (Antiochus) et mépriser Titus ». La Pa¬ latine ajoute : « J'ai souvent vu représenter cette pièce sans savoir que les amours de notre roi et de Marie Mancini en avaient fourni le sujet ». La pièce de Molière que Liselotte plaçait au premier rang était le Misanthrope, en quoi elle faisait encore preuve d'un jugement délicat ; celle qu'elle aimait le moins était le Malade imaginaire, bien qu'on s'y gaussât des médecins dont Liselotte ne cessait de médire. En date du l"r novembre 1698 la Palatine parle d'une représentation du Bourgeois gentilhomme donnée à Versailles le jeudi précédent, devant un auditoire composé des petits-enfants de Louis XIV : « Le duc de Bourgogne (16 ans) en perdit sa gravité habituelle, il riait à en avoir les larmes aux yeux ; le duc d'Anjou (futur roi d'Espagne) alors âgé de 15 ans, immobile, la bou¬ che bée, comme en extase regardait la scène fixement ; le duc de Berry (12 ans) riait à en tomber de sa chaise ; quant à la duchesse de Bourgogne (dans sa 14" année), qui sait mieux dissimuler, elle se tient fort bien au début, riant peu, se contentant de sourire, mais de temps en temps elle s'ou¬ bliait et se levait de sa chaise pour mieux voir, bien amusante en son genre ». Gentil tableautin de la petite famille royale à une re¬ présentation de Molière. 155 Après le Misanthrope, la pièce du grand comique préférée de Liselotte était le Tartuffe. La Roquette, évêque d'Autun, passait pour en avoir fourni le modèle, mais les Allemands voient l'original du Tartuffe en la personne du Président de Lamoignon et ont même, sur cette donnée, composé une comédie, das Urbild des Taruffe's (l'Original du Tartuffe) que nous avons vu représenter, attribution qui se trouve dans la correspondance de la Palatine (lettre du 6 juin 1 700) : « Les dévots ont trop de pouvoir en France pour permettre qu'on les tourne en ridicule, ce qui me fait penser à un trait ingénieux de Molière. Après une première représentation du Tartuffe la pièce avait été interdite par le Président du Par¬ lement, Lamoignon de Basville, lequel avait forte réputation d'hypocrisie. Molière parut sur le devant de la scène pour dire : — M. le Premier Président a interdit Tartuffe ; il ne veut pas qu'on le joue ». Et toute la salle d'éclater de rire ; elle avait sitôt démélé la malice du grand comédien. Quant aux Femmes savantes, que Liselotte vit représenter plus de vingt fois, elle les savait quasiment par cœur. Quant la duchesse du Maine voulut faire jouer la pièce chez elle par ses familiers, le célèbre ac¬ teur Baron fut chargé de faire répéter le rôle de Trissotin à Pardaillan de Gondrin, qui était, par son père le duc d'Antin, petit-fils de la marquise de Montespan. Ce Pardaillan de Gondrin passait pour avoir de lui-même une opinion qui ne laissait rien à désirer. Baron lui dit : -—- Monsieur, pour jouer le rôle de Trissotin il faut bien vous mettre dans la tête que vous êtes le plus grand fat du monde. Liselotte assiste à une représentation de l'Avocat Pathe- lin « une très belle pièce jouée dès le temps de François 1" », écrit-elle. La pièce était donnée en lever de rideau à une re- 156 pésentation de Britanntcus, Elle voit représenter le Joueur de Regnard : « Nous avons beaucoup ri, bien que la pièce ne signifie pas grand chose. Le Joueur y est figuré au naturel. Quelques scènes reproduisent des faits réels dont les acteurs sont des personnes que nous connaissons tous ». Puis ce sont les comédies de Le Sage : César Ursin, Cris- pin rival de son maître. Le Légataire universel. Cette dernière ne lui plaît pas. « Je ne puis souffrir le Légataire ; tout Paris est charmé de cette comédie où je ne trouve rien de plaisant ». En revanche, dès la première de l'Œdipe de Voltaire, à une époque où le renom du jeune Arouer se dessinait à peine, Liselotte salue en la tragédie nouvelle une œuvre magnifique. Eprise de théâtre Liselotte n'aimait cependant pas beau¬ coup l'Opéra : « Je ne suis pas encore lasse des tragédies et comme on n'entend plus guère exprimer de beaux senti¬ ments qu'au théâtre, j'y vais volontiers pour assister à cette rareté ; très volontiers également j'entends jouer des comédies, mais de l'opéra je suis fatiguée ». En matière musicale, pour allemande qu'elle croît être demeurée, Liselotte se range franchement du côté français dans la grande querelle entre la musique italienne et la musi¬ que française : « Je reviens de l'opéra On donnait les Ages (un ballet), bien maniéré, à l'italienne ; je ne puis souffrir la musique italienne » (lettre du 19 février 1719). Puisqu'il est question de musique arrêtons-nous au dé¬ tail suivant, bien curieux s'il est exact : « A propos des chants luthériens, mon- fils (le futur Régent), plus que jamais enfoncé dans la musique, a trouvé en un ballet du temps de Charles VII la mélodie du célèbre chant luthérien : Von Gott will ich nicht lassen Denn er lest nicht von mir... 157 (Je ne veux pas me séparer de Dieu, car Dieu ne se sépare pas de moi). « Je suis persuadée, écrit Liselotte à sa tante la duchesse Sophie de Hanovre, que Votre Dilection ne chantera plus l'hymne en question à l'église, sans se dire qu'elle chante une entrée de ballet de la cour de Charles VII ». En fait de lectures, Liselotte allait de l'Antiquité aux romans les plus modernes, qu'elle disait lire avec d'autant plus d'intérêt qu'elle y trouvait plus de vérité que dans les livres des historiens. Frantz Funck-Bkiïntano, Membre de l'Institut. 158 L enfant devant les M. uses M. Paul Valéry prétend que notre sensibilité devient chaque jour plus obtuse. Nous n'aurions garde de le con¬ tredire. C'est une vue de l'intelligence qui mérite qu'on s'y arrête. Une double insensibilité progressive semble en effet nous affecter, peut-être dangereusement. L'une se réfère aux messages émotifs qui nous viennent du monde environnant ; l'autre touche aux émotions purement intérieures, à l'être qui s'émeut de son propre mystère et des figures inattendues qui traversent son étendue secrète. Aux émissions qui nous attaquent du dehors, nous n'offrons que des points de pénétration plus rares et plus impénétrables. Les antennes de détection paraissent fatiguées et les fils vieillis ne trans¬ mettent plus que de faibles courants. L'être n'en est guère touché. Quant à ses propres émissions, celles qui montent de lui-même, moins fréquentes moins électriques, douées d'un pouvoir vibratoire atténué, elles éclairent chaque jour moins de lampes et de peu de lumière. Ainsi le circuit du système sensible, parcouru par des trains émotifs rares et faibles, s'apaise peu à peu dans un engourdissement qui prilude au sommeil de la sensibilité. Pour compenser gros¬ sièrement cette diminution vitale, l'on intensifie chaque jour la sensation physique qui tend ainsi à envahir les retraites sacrées. Nous savons ce que valent ces excès et qu'ils nous laissent sans fraîcheur. Cette fraîcheur, il semble cependant qu'elle soit indis pensable à la bonne économie de notre âme puisque sa pri 159 vation nous fait souffrir. Sans doute, ces torrents sentimen¬ taux qui, depuis un siècle et demi, inondent l'Occident, ont- ils épuisé nos réserves de sensibilité. Les nappes souterraines sont à sec. Certes elles se referont ; en attendant, nous n'avons plus où boire et nous voulons nous désaltérer. Mais où trouver la source ? On s'est jeté sur des naïvetés voulues ; on s'est abaissé jusqu'au bégaiement. Ce n'étaient là que mauvaises grimaces et le pire manque de naturel marquait ces défnarches puériles. On eût dit jeux de vieillards retombés en enfance. Or c'est l'enfance qu'on cherchait. Dieu sait si, dès lors, on l'a étudiée, scrutée, décrite et même peinte, tant et si bien que souvent elle perd, dans ces enquêtes, sa figure d'enfance. Toute sa fraîcheur encore animale disparaît et sa tiédeur déjà humaine qui en font un état de la vie si charmant et, à la condition de n'y toucher qu'avec prudence, une précieuse école de l'être. Car il n'y faut guère toucher ; et cependant on y porte toujours des mains lourdes, des pattes maladroites. Aussi arrive-t-il qu'on y tarisse ces sources de fraîcheur dont elle est fugitivement le lieu naturel d'émission et dont plus tard la privation nous sera douloureuse. Le même poète prétend aussi que l'on s'est acharné, depuis des siècles, à tuer, dès les jeunes ans, en nous, toute poésie. L'enfance elle-même perdrait peu à peu de sa fraî¬ cheur et, à une vivacité d'esprit spontanée toujours prise dans l'émotion, on substituerait sciemment une agilité à comprendre confinant à la roublardise, une ténacité à retenir assez indiscrète et un goût d'utilisation immédiate, qui achè¬ veraient de porter jusqu'à ces terrains tendres les splendeurs de l'aridité. Si cette vue s'avère exacte, il serait séant de s'attrister. 160 Car sous des feux si perpendiculaires s'évanouissent en fumée ces hésitations de pensée, ces à peu près du souvenir, ces défaillances de raison, si utiles à la vie intérieure, où elles apportent tout ce sans quoi il n'est point de sage connais¬ sance, je veux dire un jeu nuancé de couleurs spirituelles, 1 atmosphère de l'intuition et les réserves de l'esprit de finesse. Il paraît difficile de ne pas incliner à croire M. Paul Valéry. Si le justifier en détail serait long, or. peut tout au moins essayer de marquer des tendances, celles qui se font jour chez les enfants, sous la poussée intérieure du souffle de poésie. Sans aller jusqu'à ces murailles contre quoi ce souffle s'épou¬ mone en vain, se brise, meurt (pourquoi le nier ?), on peut trouver quelque intérêt à le saisir à son origine, sur la bouche même de l'enfance. A examiner les enfants on constate en eux deux états d'âme contradictoires. La plupart restent engagés dans le monde de la poésie. Ils y font des trouvailles ; ils vivent en contact avec la nature et eux-mêmes ; ils ne traduisent pas ; ils créent ; ils n'arran¬ gent pas, ils acceptent. Mais tous ont le désir d'accorder une forme à ces dons naturels et même d'imposer leur volonté à cette matière vivante qui, du dedans, leur est si merveilleusement livrée Ils réclament des règles. Qu'on leur en fournisse et ils les appliquent avec passion. Ainsi, le cri jailli, ils veulent l'ordonner en chant : la poésie savante est née. Dès qu'on leur enseigne les rudiments de prosodie classique, le démon les agite de composer des vers. Déjà peut-être sont-ils plus artistes que poètes. A peine ont-ils écrit deux lignes que le souci les tourmente de bien compter les syllabes. La matière, ils ne l'inventent que rarement ; ils demandent qu'on la leur propose. Leur génie les porte vers la difficulté à vaincre 161 et leurs maladresses, souvent sr gracieuses, les désolent. Ils vont ainsi à l'opposé de ce qui nous tente : ils s'efforcent de nous ressembler, alors que nous peinons en vain à re¬ trouver leur naïveté admirable : deux démarches contraires et qui ne se rencontrent pas, car en eux ce qui nous enchante, le plus souvent, ce n'est pas la promesse de l'homme. Un enfant, pour chacun de nous, c'est, plus ou moins, toujours un témoin du paradis perdu. Et ce paradis, pour qu'il nous le rende, il suffit d'un mot dit de sa bouche et qui, prononcé de cette voix juste dont il conserve encore le secret, puisse atteindre à quelque point resté frais sous les sécheresses de 11 âge. Comme vous le voyez, je ne parle point ici de ces trou vailles atroces devant lesquelles les adultes grossiers s'exta¬ sient, à cause de leur inquiétante précocité. Il s'agit justement du contraire. Ce qui nous paraît précieux, ce sont ces paroles encore mouillées, ces mots tombés du nid, qui nous mettent soudain en présence des premiers mouvements de la chair et de l'âme. Mais ces confidences sont rares. L'enfance conserve jalousement ses secrets. Nous l'interrogeons mal et, dès que nous la questionnons, elle se met en défense. Aux grandes personnes, l'enfant presque jamais ne répond comme il se répondrait à lui-même. Il ne leur livre que l'indispensable : ou bien il invente sur place ce qu'il croît qu'on attend de lui. Et que désire-t-on qu'il donne sinon des marques de matu¬ rité ? Notre espoir n'est-il pas d'entendre de ces réflexions déjà sensées par quoi l'on puisse constater, avec une joie ridicule, que l'enfant est en train de devenir un homme ? Sur la langue de l'ange, un maxime d'épicier. Par pru¬ dence l'ange nous ment pour avoir la paix. Ne lui a-t-on pas dit, cent fois par an, d'être sérieux ? Il comprend que cela signifie : ne te laisse pas aller au caprice, défends-toi de la distraction, alourdis-toi, sois grave. Et il dissimule. 162 Il faut un élan de lyrisme, joie, douleur, inattention pas¬ sionnée, pour que, dans un cri arraché, il nous livre de lui ces verbes d'ingénuité qui nous ravissent. « Ah ! (écrit un petit garçon de douze ans) qu'elle est jolie, ma chambre ! et que je vais avec plaisir me coucher, et alors maman me délecte ». Evidemment, il a voulu dire : elle me gâte. Mais par bonheur, il ne prononce pas ce mot péjoratif. Pour lui, cette mère, c'est son délice, « déliciolae », et un seul verbe issu de ce plaisir unique suffit à peindre tout le tendre de cet entretien passionné et naïf sous la lampe, avant l'adieu nocturne et le départ sur les mystérieuses distances du som¬ meil. Un sens précis dessèche les mots ; on les comprend ; mais ils ne troublent plus. Ils ne sont que coquille creuse. Chez les enfants le fruit est resté au dedans. Les mots qui volent de leur langue se déforment (sens et matière) au contact de ce qu'ils veulent dire. Ils ne fixent pas une idée ; ils lui rendent son bruit, sa couleur, son goût, son parfum, sa puissance d'image. Ils annoncent surtout des états de plaisir, de joie, d'indifférence ou de douleur plutôt qu'ils n'étiquet- tent un objet matériel ou moral. On peut les presser ; ils sont juteux. Or il arrive que les enfants les pressent eux-mêmes, si on les y oblige. L'un d'eux, âgé de douze ans, à qui l'on propose de définir le verbe « se dorloter » écrit ceci : « se dorloter : rester tranquille, se plaindre, se soigner, en se chérissant beaucoup ». (1) (1) Michel C... Rabat. 163 Tout un tableau. Je ne sais rien de plus joli que ce commentaire du plaisir que l'on se donne à se traiter délica¬ tement soi-même. Le plaisir, les enfants le peignent généralement plus vif, comme un élan : « C'était un soir (ah ! je m'en souviendrai) dans cette saison où les arbres deviennent d'or et où le vent est si propice aux cerfs-volants. Vent d'automne, grand vent, c'est le temps du cerf-volant »(1). N'est-ce pas admirable ? Un autre, plus paisible, évoque le lever du printemps : « Maintenant plus de ces sources gelées, plus de neige et les jolis petits oiseaux chantent. Ils ne sont plus comme pendant la saison froide blottis sous un petit buisson, à l'abri de la neige, ils sont maintenant perchés sur les arbres et chantent à pleins poumons »(2). Cet enfant, il est là tout entier ; on l'entend respirer et les pauses de son souffle marquent des touches d'émotion, le cœur qui hésite, et repart,, toutes les pointes du plaisir. Les petites filles, elles, parlent avec plus de préciosité : « Je vois dans les bois les petites feuilles qui courent sur leur côté ; on dirait des roues qui s'en vont où elles veulent ayant perdu leur charrette » (3) , Est-ce vu ? Est-ce inventé ? Je parie pour l'invention. Un garçon n'aurait jamais montré une telle ingéniosité devant des feuilles mortes. Toute la différence, je la vois en deux mots significatifs : « on dirait ». La suite est ra¬ vissante, mais comme un jeu subtil de l'esprit, où entre peut-être le désir d'attirer l'attention et de plaire. (1) P... Rabat. (2) D... Bourg. (3) Dominique P.. Bruxelles. 164 Les garçons restent plus naïfs, et par conséquent plus directs. « Et dans le frais matin, meurt un cœur de petit la¬ pin » (1), dit l'un d'eux en racontant la mort du lièvre (qu'il transforme en lapin pour le rendre plus touchant). Le cœur y est. Mais par contre, les garçons manquent de génie pour évoquer le soir et ses mélancdlies, où l'ingénieuse fillette triomphe. « Le soir arrive. Catherine est triste. Elle croit qu'un petit bonhomme la suit. Il a un costume rouge, des jambes vertes, un visage jaune. Il est si léger qu'il danse sur les brins d'herbe. Il la saisit par son tablier et elle croit qu'il va la jeter par terre tout à coup. Son petit frère Jean se serre contre elle ; ils sont dans les champs et voient au loin les bois, qui semblent noirs et Catherine croît apercevoir des petits bonshommes qui sautent sur les feuilles des arbres » (2) . Une sorte de petit chef d'œuvre fantastique. Mais Ca¬ therine m'inquiète un peu. Avec elle déjà nous vivons plus loin que l'enfance. Impression qu'on éprouve toujours en compagnie des fillettes qui, à égalité d'âge, parmi les gar¬ çons, paraissent singulièrement plus avisées. Elles mènent le jeu. C'est pourquoi les grandes personnes doivent déjà comp¬ ter avec elles. Les rapports que ces êtres subtils aiment lier avec nous décèlent souvent l'ambition d'être sérieux. Je n'en fournirai d'autre preuve que ce dialogue transcrit exactement et qui met aux prises, sur quelque question de théologie, une fillette de dix ans et un cuisinier . (1) P... Rabat. (2) Martine H... Ksiri. 165 Dans la cour d'un hôtel, du côté des cuisines, voix de marmitons. On entend parler une petite fille : La petite fille. — Vous ne savez pas votre catéchisme ? Un cuisinier. — Que si. La petite fille. — Quest-ce que Dieu ? Le cuisinier ne répond pas. La petite fille. — Vous voyez bien que vous ne savez pas votre caté¬ chisme. Qu'est-ce que le signe de la croix ? Le cuisinier ne répond pas. La petite fille. — Faites le signe de la croix. Le cuisinier ne fait pas le signe de la croix. Il se borne à dire : — Faites voir, vous. Et puis, il demande : — Quels sont les péchés capitaux ? La petite fille hésite un instant. Enfin elle dit : — La gourmandise... Le cuisinier. — C'est ça.. Il soupire. On n'en entend pas davantage. Où sommes-nous ? On ne sait plus. Est-ce le cuisinier qui a reculé vers l'enfance ou la fillette qui a fait un bond en avant jusqu'à l'âge du cuisinier ? Nous jouons la comédie sur les confins d'un âge intermédiaire, féerique, irréel, comme excellent à en créer ces petites âmes à la fois tendres et averties. Là gît peut-être le plus clair de leur poésie propre que, par un privilège singulier, elles conservent bien souvent au- delà de ces jours où il était naturel qu'elle naquît. 166 Car. pour ce qui est des garçons, ce don de création, la plupart le perdent bien vite. Sans doute éprouvent-ils trop tôt le besoin de se rassurer. Neuf fois sur dix, ceux qui, déjà piqués par l'aiguillon du bien faire, cherchent la perfection, c'est à la banalité qu'ils aspirent. De là ce souci des contraintes extérieures qui répond à un désir latent d'être guidé et décèle un penchant inné à l'obéissance. Ils sont déjà orientés vers l'ordre. Rien pour eux n'a prestige égal à celui de la règle. C'est pourquoi ils appren¬ nent avec passion les lois arbitraires de la prosodie. Ils de¬ vinent qu'elle est un jeu, un jeu mystérieux, auguste, dont les commandements ne se discutent pas, et d'ailleurs un jeu admirable, puisqu'il les prive de liberté. Les voilà rassurés en face des poussées lyriques : il écrivent des vers. Et tous veulent en faire. Il suffit de leur suggérer ce dessein et, aussi précisément que possible, quelques thèmes bien rebattus. L'idée ne leur vient pas de surprendre en eux le motif de leur chant. Ils se détachent tout à coup de leur poésie inté¬ rieure : ils sont pris par l'enchantement de la musique. Faut- il le déplorer ? Certes la poésie y perd à coup sûr, sans que l'art y trouve le moindre bénéfice. Cependant, cette poésie donnée, presque jamais l'enfant n'en a conscience. Il est poète comme il est enfant. Encore sait-il qu'il est enfant, alors qu'il s'ignore poète. Or. dès qu'une forme solide se propose à lui, le souci de beauté le prend. Avec cet instrument étrange, inhabituel, il a le sen¬ timent qu'il doit exprimer un monde nouveau, non plus cet « univers concret des besoins quotidiens, qui est prose, mais un royaume à part. Il n'y découvre rien de spectaculaire ; la poésie n'est pas essentiellement peinture. Ce qui en arrive * est un chant. Par ce détour, il retrouve la poésie, une poésie apparemment différente de celle qui repose en lui ; il rencontre le chant. Et il va s'essayer à chanter. 167 Si sa bouche d'abord est maladroite, nul n'en sera surpris. Mais il en sortira pourtant, naïve et imparfaite, une musique. Naturellement, c'est à la plus gauche que vont les pré¬ férences des bons juges ; les vers faux (faux selon le canon classique) ont des charmes certains, sur ces lèvres puériles : Une chute mêle sa chanson mélancolique Au très doux bêlement du troupeau de moutons. Mais il est des enfants qui, d'emblée, trouvent les gran¬ des coupes : Calme et, silencieux nous voyons sur la plaine Descendre lentement le manteau de la nuit... Ici les césures tombent exactement, à travers une harmo¬ nie lamartinienne. On peut préférer des mouvements plus imprévus : On n'entend plus les chants des oiseaux dans les blés Mais la couleur vive du ciel est magnifique. Hélas ! Nous ne recevrons plus désormais en ces vers enfantins les dons de la poésie jaillissante. La découverte d'un rythme régulier entraîne la plupart des enfants loin d'eux- mêmes en qui seulement elle gît. Mais quelques-uns, d'oreille juste, arrangent agréable¬ ment les sons : C'est midi au clocher de mon petit village, Là sur le vert gazon par le berger gardé, De beaux troupeaux de bœufs s'en vont au pâturage... 168 Ailleurs : Depuis ce matin je promène La poule et ses jeunes poussins. Qui s'amusent dans le lupin. Parfois un beau vers éclate : Le roi du ciel paraît... Il monte lentement hissé par des jils d or. Toutefois il semble bien que les grands rythmes, et sur¬ tout la solennité de l'alexandrin, conviennent peu aux lyres de l'enfance. Leurs cordes veulent des mètres plus courts (ce qui est naturel) et il arrive alors que le chant quelquefois puisse nous émouvoir. Mais presque toujours, pour atteindre aux lieux d'émotion, il abandonne les chemins classiques. Sans doute n'est-ce point calcul mais soit défaillance, soit aussi sentiment obscur et juste d'un autre rythme plus subtil. Le soir tombe, lent et triste Et. plein de lassitude. Tout respire la solitude Les arbres sont de bistre. La chouette hulule sur le pin Le chien somnole dans sa niche En rêvant bataille de caniche Et l'écureuil attend le matin. Les barques sont dans le port Les jilets dans les hangars On n'entend plus les canards Car à la ferme, tout dort. 169 bans la campagne tout est sombre Et au val profond Les nuages font un plafond Car sur tout le soir étend son ombre. Rythmes impairs et rimes libres, par leur seule influence, donnent à ce petit poème un charme tout musical en accord avec le thème du soir. Thème qui, chez un autre, a soulevé exceptionnellement un souffle plus ample. Lisant, sous le figuier, une belle aventure Qui me transporte au loin, au pays des lutins, Je ne m'aperçois pas que la nuit doucement M'entoure de ses voiles finement brodés d'or. Le soleil s'est caché, au loin, dans la verdure Verdoyante et splendide d'une forêt de pins. Chacun reste chez soi tranquille, et en chantant. Maintenant plus un bruit sur la plaine car tout dort. Dans ces deux essais, ne semble-t-il pas que, par le seul mouvement du chant intérieur (les images ne comptant guère), nous touchions de nouveau à cette poésie dont la prosodie enseignée avait détaché l'enfant ? Hélas ! Pour l'en séparer de nouveau, bientôt intervien¬ dront les puissances de l'âge et les disciplines ennemies du chant. Les trésors naturels disparaîtront, absorbés par l'être lui-même. Sous l'afflux incessant des connaissances utiles, ils seront peu à peu poussés vers la ténèbre d'où quelques-uns à peine resurgissent. Le chant est un don, le plus pur, effusion spontanée. L'être qui chante n'acquiert pas ; il se dépouille; il offre. Il n'apprend ni ne sait ; et point n'obéit. Il découvre, il transforme, il délivre. 170 Toute connaissance imposée du dehors, toute loi, risque de n'infliger que morne tyrannie. Trop de notions exac¬ tes accumulées tuent l'esprit d'aventure, et le chant est une aventure. Pour partir, il faut ignorer quelque chose. On ne s'abandonne pas joyeusement aux lois de l'univers. On s'y plie. Mais dès qu'on veut les dépasser — et c'est la no¬ blesse de l'homme — aller plus loin que les réalités provi¬ soires, à quel appel absurde et gratuit réponds-tu, si ce n'est à celui du Chant ?... Du jour qu'il ne sait plus se faire entendre, qu'espérer d'une jeunesse sourde ? Ici, il ne s'agit plus de connaître ; il s'agit de créer. Mais on ne crée jamais sans y prendre plaisir, et la poésie est plai¬ sir, le plus élevé, le plus émouvant. Un monde sans plaisir est-il concevable ? Peut-on l'aimer ? Tout le tragique est là. Protéger, conserver, au-delà de l'enfance, la précieuse beauté du Chant, n'est-ce pas le premier de nos devoirs humains, surtout aujourd'hui ? Il importe d'y consacrer quelques soins. De toutes les valeurs humaines, il faut crier bien haut que c'est la première. Connaître et expliquer, c'est un peu camper et parler sur des villes mortes. On ne s'y contente que trop de ce qu'on croit savoir et de ce qu'on raconte. Pour nous entraîner au dehors — et au-delà — de ces citadelles conquises, en pleine mer, en plein ciel, vers de nouvelles découvertes, il faut être capable de croire à l'appel des lyres. Dès qu'on entre aux lieux de l'Amour, l'Amour sans quoi sombre la vie, le Sage s'abandonne et suit la Voix inexplicable. Henri Bosco. i 7i La Rkela Un cri de Girard tira Farret de sa rêverie : « — Voilà Djiilali ! Dans la plaine, deux cavaliers arrivaient à belle allure. Ils avaient quitté la piste et filaient droit sur le camp. Djiilali était un ancien bandit. Bon métier autrefois pour un homme courageux, mais qui, depuis l'avance française, rapportait plus de déboires que de profits. Un séjour prolongé dans les oubliettes du Pacha l'avait fait réfléchir. Connaissant tous les cailloux de la Rhela, il avait un jour conduit Farret sur un filon de choix. Et l'ingénieur l'avait gardé comme prospecteur. Prospecteur ou bandit, chasse à l'homme ou chasse aux pierres, ce sont les mêmes qualités qui jouent : coup d'œil, sobriété, ruse, endurance, sans parler du coup de fusil légendaire qui avait rendu Djiilali redoutable parmi les tribus et qui, maintenant, l'approvi¬ sionnait en gibier pendant ses randonnées. Farret venait de l'envoyer en reconnaissance, avec Bou Azza, sur le gisement de molybdénite signalé, en attendant de le visiter * lui-même et d'en relever les données techniques, si la chose en valait la peine. Et les deux hommes rentraient au galop, Djiilali en tête. « S'ils reviennent si vite, pensa l'ingénieur, c'est qu'il y a quel¬ que chose ». Devant la tente, le premier cavalier sauta prestement de mulet sans lâcher son mousqueton. 172 C'était un grand diable, sec, aux yeux durs, avec un collier de barbe noire encadrant sa figure anguleuse. — Eh bien ? questionna Farret. L'indigène retira du chouari de sa bête un sac pesant, l'ouvrit d'un coup de poignard et le vida par terre : — Voilà ! La molybdénite apparut en blocs massifs et ses paillettes bleues scintillaient au soleil. Peu de collections dans le monde devaient contenir des échantillons semblables. — Il y en a beaucoup comme ça ? demanda l'ingénieur. D'un signe de tête, Djillali montra son compagnon qui arrivait à son tour : — Viens sous la tente, nous serons mieux. Farret s'assit sur le bord du lit. — Deux mètres de large, cent mètres de long, reprit le pros¬ pecteur à voix basse, sans compter les petits filons ni ceux qu'on n'a pas vus, mais il faut aller vite. Bou-Azza, ce porc, a parlé à Quat'z'yeux. Il cherche un fabor des deux côtés. Quat'z'yeux était le maître mineur de la Société voisine. Un de ses ouvriers, ancien manœuvre dans un charbonnage en Francé, i'avait un jour appelé ainsi à cause de ses lunettes. Le surnom lui était resté. — C'est loin ? interrogea Farret. — Au Tifernine. « « Au Tifernine, songea l'ingénieur : cent kilomètres. Deux cents aller et retour. Cinq jours de marche au moins quand on n'est pas un chleuh ». # Le gisement est à une heure de la piste, précisa Djillali. — Impossible de prendre l'auto ? demanda l'ingénieur à Girard. 173 — Impossible. Le lieutenant Martin a des ordres formels. Au¬ cun civil ne doit passer. — Où est-il, ce lieutenant Martin ? — A cinq kilomètres d'ici, sur la route. Il plante des poteaux téléphoniques avec ses légionnaires. — Allons le voir. Ils trouvèrent l'officier à l'entrée de sa tente, en slip, jambes 1 et torse nus, la tête plongée dans un seau d'eau. Il se releva, les cheveux ruisselants. Un beau gaillard, solide et musclé, avec une figure d'enfant aux joues roses et aux yeux bleus. — Bonjour Girard, bonjour Monsieur. Quelle bonne surprise ! Voulez-vous me faire le plaisir d'entrer ? A l'intérieur du marabout, il régnait une chaleur de four. Des tarentules, haut penchées sur leurs pattes, couraient éperdûment le long des toiles. Un scorpion rentrait sa queue sous une caisse. — L'apéritif, Berlingot ! Un négrillon parut avec des bouteilles et des verres sur un plateau de cuivre. Un flacon carré contenait une eau douteuse. On pouvait lire sur sa vieile étiquette : Rhum fantaisie. Particulièrement recom¬ mandé par temps froid et humide. — C'est de circonstance, fit remarquer Farret. 4 — Tout est de circonstance ici, répliqua Martin. Voici la cor¬ respondance officielle de ce matin : Une note de service sur la longueur des cravates et une recommandation du colonel prescrivant ■$ d'entourer les mulets de soins vigilants. Et mes hommes alors ?... J'ai 20 dysenteries amibiennes dans mon détachement. L'officier rangea ses papiers dans un coin : — Courrier lu et répondu. 174 — Mon lieutenant, dit Girard, j'ai de l'émétine à votre dis¬ position. — Vous êtes vraiment chic, et je vous remercie d'avance pour mes légionnaires. Si je ne craignais pas d'abuser, je vous deman¬ derais encore trois ou quatre barres à mines pour creuser les trous des poteaux. Par endroits, la roche est dure, et je n'ai pas les ins¬ truments idoines. — Vous aurez le tout dans une heure. — A charge de revanche, bien entendu, dit Martin. Vous voyez, Monsieur, nous faisons du communisme dans le bled, mais du bon. Seulement je suis confus, vous ne me réclamez jamais rien. Farref jugea le moment opportun : — Je vais mettre votre obligeance à contribution. Nous vou¬ drions faire un peu de tourisme vers le sud. Pouvez-vous nous ouvrir la porte ? — C'est navrant, mes chers amis, la route est rigoureusement consignée. — Mais le pays est sûr, insista l'ingénieur, et vous avez ma parole que nous serons rentrés dans les 24 heures. — Si vous tentiez de passer, répondit l'officier, je serais dans la pénible obligation de vous faire reconduire à Ouarzazat entre quatre baïonnettes. Farret s'était mordu la lèvre. — Encore un peu de whisky, voulez-vous ? L'apéritif achevé, le lieutenant Martin avait reconduit ses hôtes jusqu'à leur voiture. — Je vous renouvelle mes regrets, dit-il en les quittant. Quel dommage d'être Français. Arabe ou Chleuh, vous auriez passage libre, naturellement. Quand l'auto démarra : 175 — Vous savez, dit Girard à Farret, que la C.A.T. (1) monte aujourd'hui sur Mesguita, par la piste qui vous intéresse. — Martin a raison, répondit l'ingénieur. Quel dommage d'être Français. Une heure après, un gros Saurer s'arrêtait devant le poste des légionnaires. Un berbère et un juif étaient penchés sur son char¬ gement de planches et de tôles ondulées. ^ Pendant qu'il enlevait la chaîne qui barrait la route : — Tu emmènes des youdis, maintenant ? demanda le sergent au chauffeur. — Il faut bien vivre. — Eh, Mardochée, reprit le militaire en riant, tu n'as pas un litre de maïa (2) pour les copains ? L'homme ne répondit pas. Un soldat renouvela la demande en arabe. L'autre restait toujours impassible. — Tu pourrais répondre au moins, face d'âne ! — Laissez-le, dit le lieutenant Martin. C'est un de ces sales juifs du Draâ qui ne comprennent que le chleuh. Et le camion passa. ❖ * ❖ * Au Tifernine, Farret avait quitté sa lévite crasseuse qui l'em¬ barrassait pour marcher. Djillali la portait au bout de son mous¬ queton. Ils arrivaient sur l'affleurement. ? (1) La CAT, Compagnie Africaine de Transports, est une entreprise privée qui ravitaille les zones militaires de l'avant- (2) Eau de vie de figues distillée par les juifs. 176 Le chleuh avait dit vrai : le filon était puissant, régulier, con¬ tinu. Il devait plonger profond dans les roches. Une falaise le dominait d'un élan de ses couches arrêtées net. L'ingénieur pre¬ nait des notes, des croquis, des photos, des échantillons, pour préparer sa déclaration de découverte. Djillali l'appela brutalement : — Viens voir ! Il montrait un éclat de pierre fraîchement cassée. — D'autres sont passés, dit-il. Plus loin, la trace d'un feu ; puis une boîte vide de conserves — C'est sûrement Quat'z'yeux. Ils sont à mulets et viennent de partir. Regarde ce crottin frais. Aucun doute n'était possible, Quat'z'yeux, renseigné mainte¬ nant, s'en allait vers son chantier. Même en poussant ses bêtes, il n'arriverait'pas avant deux jours. Farret connaissait sa camionnette. Elle n'était pas fameuse pour continuer jusqu'à Rabat. Tandis que lui, en reprenant demain le camion C.A.T., il serait le soir même au camp, puis, avec l'auto, dix heures après, au Service des Mines. — Inchâ'Allah ! Il gagnait largement la partie... Si Dieu le voulait ! Farret et Djillali avaient trouvé le chauffeur fidèle au rendez- vous. Ils rentraient joyeusement sur ia piste. Après des kilomètres faciles et relativement plats, il fallut tra¬ verser la rhela Bachkoum. C'est un coin sinistre, redouté des caravanes. Des carcasses d'ânes et de chameaux y sèchent dans les ravins, derniers vestiges d'une attaque de pillards. On y trouve aussi des os humains laissés par les chacals La piste atteint d'abord un premier col, puis redescend sur l'oued Temda, pour regrimper ensuite sur le plateau d'Enzel, dans 177 une série de virages tourmentés, qui s'ouvrent péniblement un pas¬ sage dans un chaos de rochers écorchés. couleur de sang caillé. C'est au bas de la descente que se produisit l'incident, à la sortie d'un tournant, quelques mètres avant l'oued. Le soleil s'était couché. Très vite, la nuit se mélangeait au jour. L'ombre était plus dense au fond de la gorge. On voyait encore sa route, mais mal ; et les phares ne servaient à rien. Le chauffeur poussa un juron et bloqua ses freins. Le camion vint buter contre un rocher qui barrait la piste. Il était temps. La manœuvre avait amorti le choc, et rien n'était cassé. Tous étaient descendus. — Un éboulement ? demanda Farret. — Non, dit Djillali, ce n'est pas Moulana qui a fait ça, c'est un homme. Puis, arrachant son tarbouch trop visible, il s'applatit à terre contre le rocher, en armant son mousqueton. Au même instant, un coup de feu claqua dans l'ombre. Un bruit de ferraille cassée sortit du capot. — Couchez-vous ! dit le chleuh. Il n'avait pas achevé qu'une seconde balle atteignait le chauf¬ feur à la cuisse et s'écrasait dans le radiateur. L'eau ruissela violemment sur la route. — On est fait, cette fois, dit le blessé. Un troisième coup déchira le silence, mais tiré de tout près, celui-ci. Un cri douloureux monta dans la valiée maudite, un cri d'an¬ goisse où l'on sentait déjà le gargouillement du sang. 178 Souple et puissant comme un fauve, Djillali rampa vers ce cri Le hurlement de mort devint plus lugubre et, brutalement, s'é¬ teignit. Le chleuh revint tranquillement sur la piste, puis, avec précau¬ tion, il essuya son poignard tout chaud dans sa djellaba. — C'est fini. — Attention ! dit le chauffeur. Les salopards sont toujours en bande. — Ce salopard-là était seul. — Qu'en sais-tu ? — C'est Bou-Azza. — Ah le salaud ! s'exclama Farret. — Quat'z'yeux l'avait payé plus cher que toi, dit Djillali. Mais moi je l'ai payé pour plus longtemps que Quat'z'yeux. Farret eut un recul devant le ricanement féroce de l'ancien coupeur de routes. — Voilà son fusil et ses cartouches, poursuivit le chleuh. Prends-les et rentre au camp tout de suite, si tu veux arriver le premier à Rabat. Moi je reste ici avec le chauffeur. — On va d'abord le soigner, dit l'ingénieur. Et pendant qu'il lui serrait son pansement : — N'oubliez pas de m'envoyer Girard peur dépanner mon carrosse, recommanda le blessé. — Entendu, dit Farret. Il partit rapidement. 40 kilomètres à pieds n'étaient pas pour l'effrayer, mais il songeait à Quat'z'yeux. Une heure perdue pouvait être fatale. La rhela est déserte à cette saison, la nuit. Les caravanes cou¬ chent dans les rares villages, par une vieille habitude, à cause des rôdeurs toujours possibles ; et en attendant les pluies qui donneront 179 quelques brins d'herbe entre les cailloux, les bergers sont dans la montagne. Le voyageur marchait vite, heureux d'avoir échappé à l'embus¬ cade et de sentir ses muscles bouger sous sa peau. Il chantait sous les étoiles. Des étoiles plus brillantes et plus proches que partout ailleurs. La rhela s'étendait immense et calme, dans la nuit souveraine, avec ses plateaux indéfinis et ses brusques sursauts que l'ombre agrandissait et rendait fantastiques. La lune levée jouait dans les plumeaux d'alfa. Un lièvre parfois s'échappait d'un buisson. Un chacal, au loin, poussait un cri d'enfant. Et d'aller dans cette solitude où rien d'humain n'apparaissait, de penser aux richesses du Djebel Tifernine, de serrer dans ses mains le fusil de Bou Azza, François Farret, vivant et libre, se sen¬ tait soulevé par un orgueil démesuré, comme si le monde était à lui. Il atteignit sa tente au jour pointant. Sur l'Atlas, les neiges descendaient plus bas que la veille. Et le Siroua s'était poudré de blanc, comme un pierrot. Vincent Berger. EMra.it de î'Appel du Sud ro¬ man marocain à paraître pro¬ chainement 180 L'A ne Culotte Je rentrai assez tard à la maison. J'habitais alors chez mes grands parents, grand père Saturnin, grand'mère Saturnine, dans un petit mas en bordure du chemin d'Auribeau. ' Là avec nous, vivaient, patriarcalement encore, deux braves serviteurs, comme hélas ! on n'en rencontre plus guère aujourd'hu, Anselme le berger et Claudia, qu'on appelait aussi la Péguinotte. Ni l'un ni l'autre n'étaient de la prime jeunesse. Anselme, qui menait chaque matin à petits pas, trois ou quatre douzaines de moutons paître le chiendent et le serpolet sur les premières pentes des collines, pouvait bien compter soixante-dix hivers. Il logeait dans la bergerie et y disparaissait dès les premières ombres. Par contre, été comme hiver, on l'entendait qui sifflait son chien dans la cour, aux pointes de l'aube. Il savait barater le beurre, fabriquer des fromages frais sur des claies de fenouil, tondre les moutons, et il portait un anneau d'or à l'oreille droite. Je l'admirais. La Péguinotte qui devait bien friser la soixantaine, rouge, râblée le poil gris raide comme crin, avait accaparé les gros travaux domestiques. Elle lavait les carreaux, coupait le bois, allumait le feu, coulait la lessive, cassait les olives, salait le jambon, fumait le lard, repassait le linge, cuisait les confitures, servait la pâtée aux chiens, étrillait la mule, bêchait le potager et ne refusait jamais de donner un coup de main, quand on battait le blé en juillet sur l'aire brûlante. Moyennant quoi elle s'était arrogé le droit de tout dire, et 181 particulièrement ce qui lui semblait désagréable à entendre. Le plus souvent elle se plaignait. Rien ne pouvait la satisfaire. Elle avait un haut sentiment de la perfection. C'est pourquoi elle grondait le cochon, gourmandait la chèvre, morigénait la volaille et couvrait le chien de reproches. Parfois même s'en prenant avec violence à l'Invisible, elle insultait les vents qui ne soufflaient pas à son gré. Grand père Saturnin, qui était bon et sourd comme un pot, n'y trouvait rien à redire. Quant à grand'mère Saturnine, je crois bien qu'au fond elle prenait plaisir à écouter la Péguinotte. Car la Péguinotte communément ne parlait que par sentences, proverbes et fleurs de poésie. C'est ainsi qu'elle illustrait toutes les saisons de petits dictons cueillis dans je ne sais quel jardin de populaire sagesse : S'il fait beau le jour des Rameaux, Enfonce un robinet dans ton plus vieux tonneau, conseillait-elle un peu avant Pâques. Pour chaque culture, elle pouvait fournir un bon avis : Le jour de Sainte Basilide Va faire un tour à la bastide. Et si l'avoine y pousse bien C'est que tu es un bon chrétien. Le mauvais temps ne la prenait jamais au dépourvu. Elle disait: Quand mouche reste à la maison, C'est de l'orage à l'horizon. Enfin on éprouvait beaucoup de mélancolie à lui entendre répéter, 182 vers la fin de l'automne, alors que les oiseaux migrateurs traversent le ciel déjà tourmenté : Canards qui volent haut dans l'air Annoncent neiges de l'hiver. * * * Naturellement quand je revins à la maison, c'est sur elle que je tombai. Aussitôt elle me gronda : — C'est trotte-chemin qui rentre ! Du matin au soir dans la rue ! Et avec qui encore ? Avec toute la galopinasse du village ! Quelle honte ! Je parie que tu as encore un trou à ta culotte. C'est toujours à recommencer ! Je raccommode et Monsieur troue ! Il troue en haut, il troue en bas, il troue au genou, il troue sur la cuisse, il troue au derrière ! Madame Saturnine, j'en pleure !.... Grand'mère avait trop l'habitude de ces plaintes pour s'émou¬ voir. Elle demanda : — La soupe est prête ? — Oui, Madame, mais ce galampian nous a mis tellement en retard, qu'elle faillit brûler vingt fois ! Allons, viens te laver les mains, gratte-semelle ! Gratte-semeile alla se laver les mains. Pendant tout le repas je ne fis que penser à l'âne Culotte. La Péguinotte ne manqua pas de remarquer mon air songeur. Sa figure se couvrit d'inquiétude. — Tu nous caches quelque chose, soupirait-elle. Au fait où as-tu pratiqué cet après-midi ? Je baissai la tête car je n'aimais pas raconter mes fredaines devant grand'mère Saturnine. Grand'mère Saturnine ne grondait guère, mais il arrivait qu'on vît se former sur le coin de sa bouche 183 un petit sourire de travers. Il restait là un bon moment, juste ce qu'il fallait pour vous donner...envie d'entrer sous terre. C'est pourquoi je me tus. Quand le repas fut terminé, je rejoignis la Péguinotte à la cuisine. Je savais qu'elle m'attendait. De tout temps elle avait été une confidente. Curieuse autant que bavarde, tendre autant que bougonne, il ne se trouvait personne au monde qui pût accueillir avec une sympathie aussi vivante, ni commenter avec autant de verve mes petits secrets. — Alors, me dit-elle, qu'est-ce que tu as fait, mauvais garne¬ ment ? — J'ai vu un âne. — Un âne ? quel âne ? — Un âne qui portait des pantalons. So figure se rembrunit. — Et après ? — Après, je l'ai suivi. — Tu l'as' suivi ? Le souffle coupé, elle s'arrêta de rincer la vaisselle. — Jusqu'où, tu l'as suivi ? — Jusqu'au Clos de la Chapelle. Elle respira. — Et tu étais seul ? — Non, il y avait aussi Sucot, Toquelot, Claudius, Innocent, Rapugue.. S'étant essuyé les mains, elle se retourna et s'assit, la figure sévère. — Constantin, me dit-elle (car je m'appelle Constantin), jure-moi devant Dieu, jure... que si jamais tu rencontres de nouveau cet âne... 184 — Hé bien ? — Tu le laisseras passer son chemin, sans le regarder, sans le suivre, sans lui adresser la parole. — Hé ! Péguignotte, adresser la parole a un âne ! Et pourquoi faire, dites ? — Pourquoi, Bonne-Mère-des-Anges ?... Un âne qui porte des culottes, comme un chrétien !.... Et tu me demandes pourquoi ? — Mais Péguinotte, M. le Curé ne manque jamais de nous conseiller, après le catéchisme, de respecter beaucoup cet âne. — M. le Curé est trop bon, voilà tout. Et d'abord M. le Curé ne sait pas. S'il savait... — S'ils savait quoi ? Le Péguinotte baissa le nez, regarda ses grosses mains rouges et dit : — S'il savait d'où il vient l'âne Culotte... — Et d'où il vient ? Tu le sais, toi, dis ? Elle se leva, prit une pile d'assiettes et murmura : — Tais-toi. Tu m'en ferais trop dire. Certainement que je le sais. Mais par bonheur je sais aussi me taire. Parce que, comme on dit chez moi : Celui qui parle sa.ns raison Tire le diable à la maison. Et maintenant ça suffit. Va te coucher ! Je crus que, selon son habitude, en feignant de m'envoyer au lit, elle voulait m'inciter à lui poser d'autres questions. Mais j'eus beau la questionner, elle ne voulut rien entendre. — J'en ai assez, grommela-t-elle. Je rentre dans mon coquilla¬ ge. Bonne nuit, mauvaise plante. Et elle se retira dans son antre. 185 Ni le lendemain, ni les jours suivants je ne pus rien tirer d'elle. Son obstination à se taire accrut mon envie de savoir. Mais qui interroger ? J'avais bien l'idée qu'Anselme aurait pu m'apprendre pas mal de choses ; car Anselme depuis quelque cinquante ans qu'il pratiquait la montagne en connaissait jusqu'au moindre caillou. Mais quoi¬ qu'il ne fût pas de relations désagréables il m'inspirait un peu de crainte. Sa barbe blanche, son air taciturne, son goût marqué de vivre à l'écart avec ses bêtes, ne me donnaient guère d'ardeur à l'aborder. A l'école, je n'avais pas lié d'amitié assez sûre pour livrer à un camarade le secret d'une curiosité qui pourrait paraître ridicule et prêter aux sarcasmes. La rentrée des classes m'avait ramené, en compagnie d'une vingtaine de garçons mal lavés, devant un vieux tableau noir que je n'aimais point. Sous ce tableau on voyait M. Chamarote, notre maître. Par dessus s'étalait une carte murale où l'on découvrait toute l'étendue de la France avec ses 90 départe¬ ments diversement coloriés. C'était une grande carte triste, sans relief, où dominaient le violet et le mauve. Bien que les chemins de fer y fussent marqués en grosses lignes rouges, elle n'inspirait pas l'envie de voyager. M. Chamarote n'était ni un sot, ni un mauvais homme, mais il avait affaire à une vingtaine de galopins. Ils lui donnaient assez de tablature pour que son enseignement s'en ressentît. C'est pourquoi, avec lenteur et précision, il nous apprenait uniquement des choses utiles ; car il prétendait qu'elles s'accordent seules avec une honnête discipline. Il ne fallait pas lui en demander davantage. Aussi, comme vous le pensez bien, pas un instant je ne songeai à le questionner au sujet de l'âne Culotte. M. Chamarote m'eût certainement répondu qu'il n'aimait pas les ânes. A qui donc en parler ? Comment savoir ? L'abbé Chichambre ? Mais de quelle façon aller à lui ? II me 186 paraissait si mystérieux ! Aussi, tout bien examiné, il ne me restait personne. M'en remettre au hasard ? Peut-être. Ce fut bien fait. Le hasard me servit. Un après-midi, après classe, Claudius Sourivère me proposa d'aller poser des gluaux à l'orée d'un petit bois situé près du pont de la Gayolle. L'escapade était d'importance, car il fallait pousser jusqu'au pied des collines. Il faisait très froid, la neige avait déjà passé les crêtes et une bise coupante vous mordait la peau. — Bon pour la chasse ! ricanait Claudius. Nous posâmes une demi-douzaine de gluaux, puis nous avisâmes un buisson où nous cacher. Soudain, comme nous en approchions, surgit une vieille femme qui ramassait du bois mort. Elle nous avait surveillés. M'ayant reconnu, elle cria : — Tu n'as pas honte ! Tuer les oiseaux du ciel ! Bon pour Claudius, ça ! Mais toi, Constantin ! En rentrant je dirai tout à ta grand'mère. Là-dessus elle s'en alla vers le village avec son fagot, en grom¬ melant des paroles confuses. Claudius se moqua de moi. Le lendemain, je serais la risée de toute la classe. Aussi affectant une belle désinvolture, je déclarai à Claudius qu'étant un homme, peu m'importaient les menaces d'une vieille. Je n'avais pas de comptes à rendre à ma grand'mère et je resterai avec lui dans les bois jusqu'à l'ombre tombée. Il feignit de me croire et je fis semblant d'être brave, mais en fait une noire inquiétude me dévorait. Nous primes un moineau et une malheureuse bergeronnette, que Claudius étouffa aussitôt avec la plus parfaite insensibilité. A part .moi, je trouvai cela abominable, mais n'osai rien dire. Claudius fourra les oiseaux dans sa poche et déclara qu'il s'en régalerait en cachette de ses parents. 187 A l'écouter parler ainsi j'avais le sentiment de me compromettre de la pire façon et je me sentais au fond très malheureux, d'autant que mon inquiétude augmentait à mesure que je m'approchais de la maison. Et je n'avais point tort. J'y trouvai visage de pierre. La Péguinotte ne me regarda pas. Pcr contre grand'mère Saturnine, d'habitude si indulgente, me fixa avec des yeux tellement sévères que j'en perdis contenance. Cet accueil glacial fut suivi d'une semonce que j'écoutai sans souffler. J'aurais dû pleurer, mais un orgueil mauvais m'en empêcha. On m'interdit la fréquentation de Claudius et consorts. — Je n'ai pas l'intention de t'emprisonner ici, me dit grand'¬ mère Saturnine, mais je ne veux plus de ces vagabondages, surtout du côté de ces collines. Désormais tu ne dépasseras pas le pont de la Gayolle. J'ai dit. Va te coucher. J'y allai, mais je ne dormis guère ; car, à partir de ce moment, je n'eus plus qu'un désir, un désir absurde, un désir sacrilège : franchir le pont de la Gayolle. (à suivre) Henri Bosco. 188 CHRONIQUES Les Lettr es P âges ckoisies Nous arrivasmes (1) au Cap Spartel en Affrique, où, ayant demeuré deux jours à l'ancre pour nous mettre mieux en estât de passer le deslroit de Gibraltar, lequel nous croyions nous devoir estre infailliblement disputé par la flotte d'Espagne, nous quittasmes cette plage déserte, espouvantable et solitaire, où l'on ne voit que des lyons, des aigles et des serpens, et mis- mes à la voile au meilleur ordre du monde environ deux ou trois heures devant soleil levé. ...Jamais on ne vit rien de si beau que ce que nous vismes quand la clarté de l'aurore, dissipant les ténèbres, nous vint à descouvrir tout d'un (1) Escadre du comte d'Harcourt, 1637. 189 coup le superbe et furieux appareil de nostre flotte ; et il faut advouer que qui n'a veu la pompe d'une armée navale le jour qu'elle s'attend de donner bataille ne la sçauroit imaginer parfaitement. Nous avions plus de taffetas au vent que de toile ; nous estions nous-mesmes tous estonnez de voir nos vaisseaux si lestes. La splendeur des broderies d'or et d'argent éblouissoit la veue ën l'agréable diversité des enseignes. Tout favorisoit nostre passage: un zéphire doux et propice nous soufilo't en poupe ; l'air estoit serein, la mer calme, le ciel net, pur et lumineux, et l'on eust dit que la terre de l'Eu- rOpe et de l'Affrique s'abaissoit en certains endroits autour de nous par respect et se haussoit en d'autres par curiosité. Saint-Amant. Préface du « Passage de Gibraltar », 1640. S: * * L'officier ne possède pas assez la langue berbère pour suivre ces aven¬ tures compliquées, mais la mimique de l'acteur vient à son aide. Il sourit même au souvenir d'une discussion qu'il eut à ce sujet au mess de Taourirt de l'Ouarzazat avec le capitaine Malpas, du Service des Affaires Indigè¬ nes. Son camarade prétendait que ces conteurs de la Djema el Fna étaient des gens dangereux sur lesquels il convenait d'exercer la plus active sur¬ veillance. Par leur canal, les nouvelles vraies ou fausses et le signal d'une agitation pouvaient se répandre à travers tout le Maroc en peu de temps et nous causer les pires embarras. C'était possible, mais pourquoi changer en perturbateurs ces inoffensifs romanciers ? Malpas avait le goût de 1 in¬ trigue et voyait partout des perfidies et des trahisons. Cet état d'esprit l'avait servi pour distinguer les menaces sur le Riff ayant la ruée d'Abd el Krim. Lui-même n'était-il pas trop confiant ? Ne croyait-il pas trop vite 190 aux paroles données, dans ce pays où la méfiance doit être la règle ? El ait- il favorisé du sort ? Il n'avait jamais eu à s'en repentir. Au contraire, on répondait à sa confiance. Les indigènes ne l'avaient jamais trompé. Cha¬ cun sa manière. Il avait achevé sa soirée à l'hôtel de la Mamounia avec un de ses cama¬ rades de l'état-major. Avant de retourner dans son désert, ne désirait-il pas se remplir les yeux d'une vision de luxe : le monde cosmopolite qui s'en va traîner son incurable ennui de la Côte d'Azur à la Côte d'Afrique, de Cannes et de Nice à Alger, au Caire, à Marrakech, jolies femmes, la plu¬ part déjà trop mûres et prêtes à être cueillies par le temps, illuminées de leur fard et de leurs perles ou de leurs diamants, les épaules nues et sa¬ vamment enneigées par les pâtes, lisses et luisantes sous les lustres, si dif¬ férentes des brunes Berbères et des négresses qui peuplaient Taourirt ? Plus d'une fois, de passage à Marrakech, il avait recherché ce contraste. Mais l'hôtel venait de rouvrir, il n'y avait personne, il n'y aurait presque personne avant octobre, seulement quelques officiers ou quelques visiteurs de passage. Comment n'y avait-il pas songé ? Il vivait en dehors des saisons et des habitudes sociales, si accoutumé à la chaleur qu'il ne prenait plus garde à ses atteintes. Dans l'immense salle à manger aux colonnades noires et blanches, aux trois quarts restreinte par des paravents, il n'y avait que des hommes. Seule, une jeune femme, probablement une jeune fille, occupait une table, sans bijoux, sans rouge, en robe blanche très simple. Sa jeunesse était éclatante, signalée par de belles dents nettes et blanches qui éclairaient le visage trop bronzé comme les bras nus, le cou et le commencement de la gorge. Elle ressemblait, comme tant de jeijnes filles d'aujourd'hui au bord de la mer, à un jeune garçon en terre cujte, à un pâtre grec gardien de chevaux, sauf que les traits étaient plus irréguliers el moins durcis. Ni belle, ni jolie, elle ne passait pas inaperçue, à cause d'une sorte de grâce altière qui corri¬ geait les apparences de vigueur brusque et décidée, surtout à cause de l'amertume et de la tristesse des yeux qui ne s'intéressaient à rien, qui ne se 191 fixaient sur personne, qui ne daignaient pas répondre aux œillades des deux officiers. Quelle n'avait pas été la surprise de Jean de Brède, quand il demanda, le lendemain matin, l'adresse de l'infirmière qu'il devait ramener dans l'Ouarzazat, de se trouver en face de l'inconnue de la Mamounia ! {La Revenante, 1932). * * * Le cardinal a revêtu sa fastueuse robe rouge que suivent les innombra¬ bles [sic] robes violettes et les pourpoints des camériers empanachés ; le général Gouraud est en grande tenue avec le chapeau à plumes blanches ; je porte pour la première fois sur la terre marocaine l'habit vert, puisque Lyautey ne l'y a jamais revêtu et qu'aux funérailles de Lyautey, le général Weygand qui représentait notre Compagnie portait la tenue militaire. Ain¬ si l'avais-je pareillement inauguré en Suède, en Syrie, en Egypte, au Ca¬ nada. (Voyage aux Indes Noires, 1936), Henry Bordeaux. 192 Chronique - Eclair LES LIVRES Jean Giono. — Les vraies Richesses (Grasset). — « Je donne ce que j'aime à ceux que j'aime ». Tristan Derême. — L'escargot bleu (Grasset). — Un poète en retraite chez les poètes. Le comble de la fantaisie dans le comble de l'érudition. G. K. Chesterton. — Supervivant (Desclée de Brouwer). — Voici revenu le Chesterton du Nommé Jeudi. Robert Briffault. — Europe, traduit de l'américain (Albin Michel). Descendance de Marcel Proust. René Benjamin. — Molière (Revue Universelle). — Molière à bras le corps. Chanoine Arnaud d'Agnel. — L'Art religieux (Arthaud). — Le livre d'art et d'érudition accessible à la bourse et à l'intelligence. Une encyclopé¬ die qui était nécessaire. La spiritualité servie par la civilisation mécanique. Marcel Roland. — Vie et mort des insectes (Mercure de France). — Tégénaire, pardose et cétoine dorée, noms jolis comme les noms des mala¬ dies. Univers à la Giraudoux. Mais la créature est-elle donc inéluctablement vouée aux lois de l'amour et de la mort ? Marie de Sormiou. — La joie aux pieds nus (Ed. Publiroc, Marseille). Un livre d'amour parfait qu'on n'est pas chaque jour digne de lire. Jacques Fourcade. — La République de la Province (Grasset). — Une étude anatomique suivie d'essais comparables à ceux de Robert de Jouvenel dans son Envers du monde. Piersuis. — Bourrasque bédouine (Ed. du Moghreb). — Est au « Pay¬ sans » de Balzac ce que le Maroc est à la France. 193 Jean Fannius. — Casa ou les heures françaises (Figuière). — Casablan¬ ca et son amant. Marise Périale. — Le Maroc à 60 à l'heure (Imprimeries Réunies). — Depuis Morand, chaque auteur de guide peut prétendre à la littérature. LES REVUES Les Cahiers du Sud, d'août-septembre sont à signaler en entier. Après un Ichtus, de Gabriel Audisio, qui s'apparente au texte publié ici-même, un Carnet de notes, de M. Marcel Giraud, un « nouveau » d'apparence bien sympathique. Le cœur du fascicule est un hommage à Guillaume Apolli¬ naire : « son sourire..., sa tendresse..., hors la littérature ». Mesures, 15 juillet. — M. Robert Brasillach ressuscite un poète du V-VI6 siècle, saint Avit, dont le lyrisme perce sous la traduction. M. Geor¬ ges Cattaui traduit, en regard du texte, deux poèmes de T.-S. Eliot, dont M. Feuchère analyse, dans la Nouvelle Revue Française, le récent drame : Murder in the Cathedral. Yggdrasill, ou l'Arbre-de-la-Vie, bulletin mensuel de la poésie, com¬ mence à paraître. Parmi d'autres textes de très haute tenue, M. Jean Ba- ruzi a su traduire des poèmes de Saint-Jean de la Croix, admirables. Nouvelle Revue Française, 1er août. — Fragments du journal de Samuel Pepys : le véritable humour. Revue hebdomadaire, 27 juin et 11 juillet. — M. Fernand Benoit adapte de spirituels contes moraux de M. Opendrokichaure Roitchaoudhomy, ben¬ gali. — Le 18 juillet : lettre de Gorki à Leonide Andreieff ; « Ah ! la gloi¬ re ; ce qu'elle sent mauvais ! » Mercure de France, 1er septembre. — M. Jacques Crépet publie un ma¬ nifeste baudelairien. Europe du 15 août est dédiée à la mémoire de Maxime Gorki. En tête de file, Louis Aragon, un Aragon conformiste, obéissant et officiel, mais toujours excellent écrivain. — Le 15 septembre, M. R. M. Marvasi apporte sa contribution à la connaissance d'un des plus instructifs épisodes de l'histoire du fascisme : les relations d'Annunzio et de Mussolini, 194 La Revue de Paris connaît un magnifique été poétique : le 15 juillet, Patrice de La Tour du Pin, le 1" août, Paul Claudel. Le même jour, M. C. de Grunwald y publie une sélection de rapports de Metternich, ambas¬ sadeur à Paris. A tous égards intéressants, et d'un français savoureux : « L'Empereur, dont les passions vives se développent toujours davantage, est maintenant intimément lié avec une demoiselle Cusani... Toutes les dames de l'Impératrice et des princesses douées de quelques charmes ayant passé par les mêmes fonctions et nulle n'ayant pu se flatter de fixer l'Empereur, aucune ne se vante de son existence passagère et ne trouble le succès, éga¬ lement temporaire, de celle qui lui succède ». — Du 15 août au 15 septem¬ bre, nouvelles Lettres à l'Etrangère, de Balzac : « A la longueur de mes conversations, vous devez voir que je travaille bien peu ». Marianne publie le 9 septembre : Avec les indigènes du Cameroun, im¬ pressions d'une toute jeune femme, Denise Mellot. Une saveur si précise qu'elle nous paraît involontaire. Piqué au hasard : « Ils ne donnent aucune discipline à leur mémoire ; car la vie n'est pas, pour eux, une succession d'années, mais de faits qu'ils placent sans ordre et dont ils ne peuvent donner une idée précise. « Ils vivent de rien. Les plus petits travaillent pour les grands, leur vie est semblable à tout âge. « La fumée donne aux hommes noirs une capiteuse douceur. « Abarnanga fume, seul devant ma porte, ses yeux semblent rêveurs. Pense-t-il ? « Je le préfère à Sylvestre Nigougou ou'il remplace ». Colette présente l'auteur, oui pour nous est, en effet, une Colette avant l'artifice. On glisse en barque sur un ruisseau bordé de fleurs des champs. Dans Marianne encore, le 16 et le septembre. Son pays ! par Pearl Buck. Dans la Vigie Marocaine, M. Paul Guillemet continue de publier ses bienfaisants articles. Larousse mensuel, septembre. — Çagayous par Gabriel Audisio, 195 Dans Le Monde colonial illustré, M. Reizler tient régulièrement la mieux informée des bibliographies coloniales. Beaux-Arts, 28 août. — M. Georges Wildenstein fait connaître la « Bi¬ bliothèque Frick des références artistiques à New-York », une des nombreu¬ ses institutions dont s'arme ce peuple neuf pour se faire de la civilisation. Suggestive leçon, dit, à Paris, M. Wildenstein. Que dirions-nous au Maroc? L'exposition de l'Orangerie suscite des articles sur Cézanne. Nous rete¬ nons de préférence le numéro IV du Point et les dessins du peintre repro¬ duits dans Arts et métiers gaphiques du 15 août. Dans Scientia, M. R. Stumper étudie à son tour les fourmis. Il se place au point de vue du sociologue et se demande si elles sont monarchistes ou républicaines, socialistes ou communistes. Dans le même fascicule (août), Alchimie et, alchimistes, par M. Alexander Findlay : « L'alchimie était aussi bien une philosophie qu'un art ». Revue d'histoire des religions, mars-juin. — Etude magistrale de M. G.-H. Bousquet sur les Mormons. Revue du droit public, avril-juin. — M. Roger Bonnard commence la publication d'un essai bien suggestif sur le Droit et l'Etat dans la doctrine nationale-socialiste. Valeur d'art de la photographie (à l'occasion des événements d'Espa¬ gne). — L'Illustration et certains quotidiens ont donné d'étonnantes ima¬ ges, et parfois admirables, comme celle des Carmélites. 196 Sel ections et commentaires SELECTIONS Henry de Montherlant. — Les Jeunes Filles (Grasset). René Grousset. — Histoire des Croisades et du Royaume jranc de Jé¬ rusalem (Pion). Upton Close. — Le Péril japonais (Pavot). François-Louis Schmied. — Sud Marocain, trente planches gravées sur bois en couleurs (Théo Schmied). COMMENTAIRES Anthologie des Poètes de la N.R.F. Préface de Paul Valéry (Gallimard). — Ils sont là quarante-cinq poètes. De celte foule se détachent plusieurs figures illustres. C'est M. Paul Valéry qui est chargé de les introduire. A l'audition de cette voix parfaite, on ne peut que répéter les paroles de Gide, ému d'un autre ouvrage : « D'une gravité, d'une ampleur, d'une solen¬ nité admirables, sans emphase aucune, d'une langue des plus particulières, mais noble et belle, au point d'être comme dépersonnalisée. » Rien ne sau¬ rait donner une plus juste idée de cette préface. Elle est si belle qu'on la voit en quelque sorte se tenir, seule, debout en avant du livre. Faible est le lieu qui l'attache à ce qu'on prétend qu'elle annonce : ces quarante poètes, impatients qu'elle ait achevé son discours pour arriver à notre audience. A ce moment, saurons-nous qui ils sont, eux ? Point ! car M. Paul Valéry n'a eu cure de leur attente : il passe leurs noms sous silence. Sur le point de les aborder, il écrit, poliment, en manière de conclusion : « Je trouverais peu 197 décent de faire précéder un recueil de poèmes, où paraissent les tendances et les modes d'exécution les plus différents, par un exposé d'idées person¬ nelles... » Et cependant, au cours des 28 pages qui précèdent, a-t-il fait autre chose ? Non ! Mais je le soupçonne de ne nourrir, peut-être , qu'une faible amitié pour quelques-uns des chants dont on l'a fait l'annonciateur. Dès l'abord, il a soin de signaler la richesse, et la fragilité, des entreprises qu'a dû subir, depuis quelque quarante-cinq ans, la poésie française. Et il dit : « Il convient, et il importe, d'ajouter à cet ensemble d'inventions, certaines reprises, souvent très heureuses : emprunts, au XVIe, au XVIIe et au XVIIIe siècles, de formes pures ou savantes, dont l'élégance est peut-être impres¬ criptible ». Que si, à cette phrase significative, nous confrontons certains poèmes du recueil, de.ee rapprochement, peut-être, naîtra un rayon de lumière sur l'opinion célée en ce prologue. M. Henri Michaux, né à Namur en 1899, nous offre, p. 293, une petite poésie intitulée : Glu et Gli. Je ne la critique point. Je la cite : Et glo et glu et déglutit sa bru et gli et glo et déglutit son pied et glu et gli et s englugliglolera.... etc., etc. « Il est exact que depuis trois cents ans, écrit M. Paul Valéry, les Fran¬ çais ont été instruits à méconnaître la vraie nature de la poésie et à prendre le change sur des voies qui conduisent à l'opposé de son gîte... Ceci explique pourquoi les accès de poésie, qui, de temps en temps se sont produits chez nous, ont dû se produire en forme de révolte ou de rebellions... » Quand d'Alembert décrète : « Voici la loi rigoureuse, mais juste, que notre siècle impose aux poètes : il ne reconnaît plus bon en vers que ce qu'il trouverait excellent en prose ». d'Alembert suscite M. Michaux et ses gargouillements, protestation naïve contre la ruine du sens poétique chez le Français. Car le 198 tempérament national est devenu de plus en plus prosaïque, depuis le XVIe siècle. La critique et l'école sont à l'origine de cet appauvrissement et M. Paul Valéry en fait tout au long, avec une pertinence admirable, le procès. « Il n'est rien qu'on n'aille chercher pour me détourner du divin, dit-il. On m'enseigne des dates, de la biographie, des doctrines dont je n'ai cure, quand il s'agit de chant et de l'art subtil de la voix porteuse d'idées... » On ne sau¬ rait mieux dire. Derrière l'esthéticien, on entend le poète dont menace l'in¬ dignation. Il va plus loin ; il nous rappelle justement que « le sens littéral d'un poème n'est pas, et n'accomplit pas toute sa fin » et il s'irrite que, dans les écoles, on distingue le fond et la forme, le sujet et le développement, le son et le sens. « Mettre ou faire mettre en prose un poème, faire d'un poème un matériel d'instruction ou d'examens, ne sont pas de moindres actes d'hé¬ résie ». M. Paul Valéry a raison. Un poème n'enseigne rien ; un poème donne du plaisir, qui est une affaire privée. Il ne saurait en être différemment. On n'y atteint, en effet, qu'après l'accomplissement de rites délicats de recueil¬ lement et d'exaltation intérieure, à quoi il faut se soumettre, « l'abandon le plus pur, l'attente la plus profonde ». Il est vain d'en étudier le matériau inerte, disposé, mis à l'écart, sans lien avec le site pour lequel il a été créé, et qui est l'être même. Il ne s'agit plus de grouper en lui, à quelque fin utile, des mots d'échange entre lui et le monde environnant, mais de pro¬ voquer un courant d'émotions intérieures qui n'aura d'autre objet que le jrlsisir de l'être, qui ne peut servir à rien d'autre et qui, par conséquent, n'offre aucun sens. Le seul fait de vouloir expliquer le moindre chant de poésie dénonce qu'en aucun cas on ne saurait l'entendre, lui, ni rien de divin. Mon sein, vierge de preuve, atteste une morsure Mystérieuse... dit le Faune admirable. Quel critique, si hardi fût-il, oserait ainsi faire état Je son sein ? Et d'abord en a-t-il ? Et, en eût-il, qui le mordrait ? Mais on n'explique pas une morsure : on la sent. Henri Bosco. 199 Jean Schlumberger, — Plaisir à Corneille (Gallimard). — Il subsiste une génération pour qui la Comédie-Française fut le prolongement du lycée. Sarah Bernhardt, de Max et Bartet qu'une jeunesse crédule plaçait au même rang, furent de superbes introducteurs aux palais raciniens, tandis que Corneille était servi, à part Mounet-Sully dans le rôle de Polyeucte et Segond-Weber marmoréenne dans celui de Pauline, par des vociférateurs. Plus récemment, au jardin des Oudaïas, des représentants, paraît-il quali¬ fiés, de nos scènes subventionnées, jouaient Horace avec une telle outrance que plus rien n'était perceptible, et que nous sentions confusément ce qu'exprime Jean Schlumberger à propos de Suréna : « ...Pour faire apparaître tout ce que contiennent ces vers si pleins, si justes, il faudrait un art de la diction qui fait défaut partout... Sentir ce qu'éprouve une femme amoureuse, avoir un timbre qui émeut, une noblesse naturelle, du charme, du rayonnement, tout cela qui peut permettre une parfaite interprétation des princesses de Racine ne suffit pas ici. Il faut que sans cesse l'intelligence commente ce qui n'est dit qu'elliptiquement. Les sentiments ne sont pas nus, mais restent pris sous un réseau de style qui risque d'en cacher la vie. Or la puissance oratoire des « grandes tra¬ gédies » a fait à Corneille la réputation d'un auteur chez qui tout est dit, souligné, « sorti », qui appuie sur toutes ses intentions et reste parfois sommaire, massif, faute de savoir réduire le volume de sa voix. On ne s'est pas avisé que ce n'était là qu'un aspect de son art, et qu'en se bor¬ nant à cette vue, on se condamnait à rester aveugle pour la partie délicate, enjouée et murmurée de l'œuvre ». Il y a sept ans, dans la Nouvelle Revue Française, M. Schlumberger avait tenté de réveiller notre amour pour Corneille. Il veut aujourd'hui nous aider à le lire : ainsi qu'il l'observe, l'auditoire des tragiques français est désormais fait de lecteurs bien plutôt que de spectateurs. Racine, Cor¬ neille, ne vivent plus guère pour nous qu'en poètes. De Max, Sarah, l'avaient pressenti, que l'on attendait, comme le héros de Marcel Proust fait de la petite phrase musicale, le premier à « J'aimais jusqu'à ces pleurs... », la seconde à « Tout m'afflige et me nuit... » ou « Ariane ma sœur... », et l'on conservait en soi l'écho d'or de l'elexandrin magique sur 200 l'accompagnement cristallin des vers qui succédaient. Mais seule l'intimité de la lecture nous permet de faire parfaitement notre captif du vers, qu'à la suite d'un grand lettré, héraut de la poésie pure, nous isolons de son sens pour nous abreuver de son chant. Et c'est toujours un vers de Jean Racine. La poésie racinienne, ses appels, sa sensualité, a triomphé avec Mallarmé. Nous nous éblouîmes d'y trouver Baudelaire (qui lui-même faisait son culte de Corneille), et, dans Bérénice, du Freud. Marmoréenne, avons-nous dit d'une interprète de Corneille. Jean Schlum- beger compare Horace à « une falaise de marbre. Non que tout soit de force égale dans cette tragédie, mais les plus belles parties sont construites eli un si formidable appareil qu'on ne peut en isoler les blocs. Il faut cette masse, cette insistance et presque cette monotonie. Ce qu'on a pu en détacher pour le loger dans toutes les mémoires, c'est justement un mauvais morceau d'élo¬ quence... » Dans ces palais désert quel devint notre ennui ! Corneille n'était plus d'époque. Et pourtant, l'édition portative de ses œuvres complètes, dans la précieuse collection de la Pléiade, fut un succès de librairie. L'on s'aperçut bientôt que Marcel Proust, dont la gloire coïncida très justement avec l'apogée racinienne, était (comme l'avait été en musique Debussy), une (magnifique) fin de série. Et, de nos jours, s'élève le poème de La Tour du Pin, auquel adhère l'admirable vers à1 Andromède : De tout, ce qu'on vous dit ne croyez que votre âme. Du château déserté, Jean Schlumberger revient chargé de trésors, et croit le moment bon pour nous offrir cette nourriture.. Ici même, la cause est entendue. Le choix d'un esprit si fin nous ravit. Nous avons donné un aperçu des commentaires qui mènent le héros, dans sa vie de pudeur, de lutte pour son métier, contre le monde, contre soi-même, au terme final : Ainsi parla Cléandre et ses maux se passèrent. Ce livre est de ceux dont le succès juge le public et non l'auteur. En ce pays, nous verrons, croyons-le les Maures subjugués trembler en l'adorant. Nous n'apprécierons donc ni n'analyserons le génie de Corneille. Notre chauvinisme admirera que soit inépuisable la réserve spirituelle de la France, du XVIIe siècle français (Schlumberger montre fort justement que le XVIIe fut une époque ardente, combattive, rude, populaire. C'est au 201 xviiie que triompha, fils de Louis XIV si l'on veut, le formalisme appau¬ vrissant). Dans ce livre, l'auteur, pour la première fois, se met personnellement en jeu. Directement il interpelle ses lecteurs; il a pour eux peut-être mo'ns de respect et plus d'affection que jadis. Il fait pression, il veut les convain¬ cre, il veut les sauver. « Dans les époques où la civilisat'on semble mena¬ cée, où il faut se ressaisir, vaincre des habitudes de mollesse, reconstituer une éthique, on réclame les fortes leçons des poètes affirmateurs. » Si cet analyste, cet écrivain réservé sous qui parfois perçait le séditieux, parle ainsi de nos jours, l'on trouve bien dans ce dernier livre la même résonance morale qui parcourt toute son œuvre. Le souci constructif, qui apparais¬ sait dans l'Histoire de quatre potiers, s'affirme. Mais l'on admirera cette noblesse singulière de placer, en été 1936, son espoir en Cornedle. Nous vivons un printemps, époque trouble, décevante comme l'espoir. Les bourgeons éclatent. Mais protégeons la fleur. Princesse de la Tour et Taxis. — Souvenirs sur Rainer Maria Rilke (Emile-Paul) ; Rainer Maria Rilke. — Les Elégies de Duino, traduites par J.-F. Angelloz (Hartmann). — Un passage, en ce livre de souvenirs, prolonge pour nous l'écho d'un propos du Docteur Mardrus : « Au grand amusement de Rainer Maria Rilke, je lui déclarai solennellement que j'allais lui inven¬ ter un nom qui serait pour moi seule... Mais il était très curieux de savoir ce que j'allais imaginer : « Un nouveau nom... cela peut devenir quelque chose d'extraordinaire... et qui sait, peut-être sera-ce vraiment mon nom, mon nom à moi, le nom mystérieux qui m'appartient de toute éternité ». Rilke, enfant « entouré de fantômes » de spectateurs, d'innombrables morts silencieux accomplissait jusqu'en sa vie terrestre son message de poète, d'inspiré, qui donne un corps aux personnages de l'invisible. Aux heures où nous nous retrouvons, à celles surtout où l'initiateur ouvre nos yeux [nulle part, bien-aimée, le monde n'existera sauf intérieurement) nous sen¬ tons que de nous-mêmes non seulement nous ne comprenons mais même ne voyons rien à la réalité des êtres. « Je crois, en effet, qu'à Duino Rainer Maria Rilke vivait parmi les om¬ bres (des voix, des voix. Ecoute mon cœur...), car non seulement il croyait 202 Mlle Thérère souvent présente à ses côtés, mais deux autres ombres, deux sœurs de ma mère, Raymondine, à peine mariée quand elle mourut à vingt ans, et Polyxène, qui n'atteignit pas sa quinzième année, semblaient le sui¬ vre partout comme si le temps d'alors, revenu, s'était arrêté... Mon frère me raconta qu'une fois, plus tard, il avait demandé à Rainer Maria Rilke s'il ne pensait pas à passer un autre hiver à Duino. Rainer Maria Rilke réflé¬ chit et dit ensuite, hésitant un peu, qu'il voudrait bien... mais que c'était une émotion si vive sous tant de rapports. Il lui faudrait réfléchir à tant de cho¬ ses à cause de Raymondine et de Polyxène (les anges, ditron, souvent ne sau¬ raient pas s'ils passent parmi — des vivants ou des morts). On devait s'oc¬ cuper d'elles surtout évidemment... » « Rainer Maria Rilke me disait encore l'histoire assez mouvementée de Muzot et surtout de cette Isabelle de Chevron, dont la tradition se perpétue dans la contrée... Dans son testament, Rainer Maria Rilke ne veut pas être en¬ terré au petit cimetière près de Muzot pour, dit-il « ne pas déranger peut- être Isabelle de Chevron » (la mort est le côté de la vie qui n'est pas tourné vers nous et que nous n'éclairons pas ). Ce ne sont point là des rêveries. Rien jamais ne fut plus concret. Pour ces évocateurs d'inconnu, le contact des vivants peut se charger de maléfices. Ils créent ou bien ils subissent, et la sensibilité n'est qu'une bles¬ sure (vous qui m'aimez pour le petit début — d'amour que je vous portais, et dont je m'écartais). Rilke garda « une crainte extrême de l'influence que Mme de Noailles aurait pu prendre sur lui. Après cette première rencontre dont il avait tant joui, il écrivit à la jeune femme que désormais il n'oserait plus s'approcher d'elle... « Ah ! bien, il est aimable, votre poète, il m'écrit pour me dire qu'il ne veut plus me voir ». Je l'assurais que c'était bien là le plus grand com¬ pliment que Rilke pouvait lui faire ». « Rainer Maria Rilke, de même qu'il eut d'abord la terreur de Goethe, craignait la musique et je me rappelle qu'alors, à Paris, Mme de Noailles partageait cette aversion. Les deux poètes semblaient voir dans la musique une séduction extrême dont ils se garaient tous deux ». Il est juste, en fermant ce livre, d'adresser à la princesse de la Tour et 203 Taxis le remerciement qu'elle-même dit au poète : « C'était à nous, à nous tous de lui être reconnaissants de cœur et d'âme pour le simple fait de sa présence. » Nous avons été admis sur la terrasse de Duino, « le nuage de son être », dans l'ombre solitaire de Rilke. Même si les lampes s'éteignent, mê¬ me si l'on me dit : il n'y a plus rien... — Je resterai pourtant. Il y a toujours à regarder. Telle fut la mort, vécue d'avance (il est étrange, certes, de ne plus habiter la terre) de cet « enfant abandonné » : « Je voudrais que vous fussiez instruit de mon état qui ne sera pas pas¬ sager. Apprenez-le à la très chère Princesse pour autant que vous croirez de¬ voir le faire. » Gui Mémoire. Tancrède de Visan. — Sous le signe du Lion (Denoël et Steele). — Com¬ mencer un livre sur Lyon par un enterrement, c'est faire preuve d'une grande, connaissance de notre vieille ville fabricienne, mais risque d'être d'un f⬠cheux symbole. Pour le reste où, à défaut de sa mystique « élevée sur les skis du Platonisme », revient à chaque page le nom du philosophe lyonnais Blanc-Saint-Bonnet, c'est Bonnet blanc et blanc bonnet. Jacques Balay. Gabkiele d'Annunzio qu'on nommoit Guerri de Dampnes. — Le dit du sourd et muet qui fut miraculé en l'an de grâce 1266 (Per l'Oleandro, Rome). Sur la fin de sa vie, le poète de la Pisanelle offre à notre langue un don nouveau. Don précieux, trop précieux, dira-t-on généralement. L'œuvre fran¬ çaise de Gabriele d'Annunzio,plus clairement que l'italienne, fait paraître le côté verbal, essentiellement verbal en cette œuvre de vieillesse, de son ins¬ piration; les mots sont pour lui les ailes de la pensée (1), La plus haute pé- (1) Sur un exemplaire d'une traduction de ses poésies, il posa cette dédicace ; << Ces poèmes sans ailes ». 204 riode de sa carrière fut sans doute cette représentation du Martyre de Saint-Sébastien, où. de l'éclat d'un texte rare, prenaient prétexte trois somp¬ tuosités, Léon Bakst, Ida Rubinstein, Debussy. Dans le coffret qu'il sut ou¬ vrir, l'imaginifique plonge des mains sensibles comme celles de la Léda sans cygne, et fait étinceler une cascade de joyaux, les mots de notre langue. Il les dispose sur un fond de tapisserie savante, son ouïe experte retient les plus beaux, le plus beau de tous : mélancolie. Sous un lyrisme à la Victor Hugo, son vocabulaire est ainsi celui de La Fontaine. Car, s'il n'est pas sûr que l'archange italien ait été aussi bon élève de Gaston Paris eu'il le prétend (ce n'est pas Guillaume au court nez, mais Guillaume au nez courbe, au nez d'aigle, que célèbre la Chanson de geste), il emprunte néanmoins sa culture au fond le plus authentique, à l'époque où le français fut chose drue, savou¬ reuse et alerte, au xiiie siècle. La seconde partie du livre, le conte rnoyen- nâgeux, est assez factice ; dans ce travail à l'italienne, l'étrange, la rocaille ne manquent pas, des jongleries parfois risibles, et l'on tombe de Hugo à Georges Fourest, pour ne pas dire Edmond Rostand. Mais, au cours du long prologue, vagabondage qui rappelle l'introduction à la vie non traduite en français de Cola de Rienzo, ce sont de belles pages moirées qu'on a grand goût à caresser. Maurice Barrés. — Mes Cahiers, tome X (Pion). — Cette publication des Cahiers de Barrés est longue. Nous approchons le grand écrivain, et notre premier sentiment est de gratitude : il nous avait donné dans son œuvre le meilleur de lui-même, tout lui-même. Cette vie ne fut-elle donc que le journal de cette œuvre ? On le croirait. Maurice Barrés était sans doute un timide, certainement un roman¬ tique, un romantique qui n'a pas dit tous ses rêves, de l'espèce de ceux qui écrivent pour n'oser vivre, ou, si l'on préfère, qui vivent de leurs gestes. Cela est particulièrement sensible en ces années 1913-14. La campagne pour les Eglises, le vote de la loi de trois ans, la mort de Paul Déroulède qui porte Barrés à la présidence de la Ligue des Patriotes, certain renouveau de la question d'Alsace-Lorraine, l'adhésion d'une notable fraction de la jeunesse, placent en vedette l'auteur d'Au Service de VAllemagne. Mais, lui, ne se jette pas à l'eau. Sa dominante préoccupation est de rester complètement sincère. 205 S'il plaide pour nos Eglises, et, non croyant, s'il combat pour le catholi¬ cisme, il cherche, et il obtient, non seulement l'accord avec soi-même, mais l'absence, devant son public, de toute équivoque. Plus que cela, jamais ser¬ viteur ne s'est moins effacé devant sa cause, n'a moins sacrifié son person¬ nage à sa mission. N'en doutons pas, s'il fut déçu dans son rêve d'Hamlet, i! jouit de sa solitude en évoquant de grands souvenirs littéraires. Comment ne point penser à Chateaubriand (1), protecteur des Bourbons - Celui-là était homme de génie. Chez certains, et non les moins nobles, les sentiments les plus puissants meurent de ne point s'exprimer. Barrés, peut-être, n'était pleinement satisfait d'aimer son pays qu'après avoir écrit de belles pages (nous n'entendons, dès le début, parler que du Barrés d'avant-guerre). Ces cahiers révèlent aux moins perspicaces son goût de l'éloquence. S'il invente ses formules fameu¬ ses (et fort heureusement inventées du point de vue de l'éloquence), c'est qu'il avait besoin d'elles pour s'émouvoir : départ d'une pensée, non pas conclusion d'une philosophie. Seulement cette pensée, bouclée dès l'origine, ne part pas, demeure immobile. Il eut certain jour, ces cahiers nous l'ap¬ prennent, l'idée de conduire une enquête sur l'éloquence, et transcrivit les réponses de Jaurès, de Mun, de Francis Charmes, bien qu'elles n'offrissent nul intérêt. Il eut un grand orgueil de petit bourgeois. Petit bourgeois (ce oui est très exactement aussi bien qu'autre chose), il l'a proclamé ; les héros des Déracinés sont tous lui ; il veut rester de cette caste. Ses sympathies, que fort simplement il déclare, sont significatives. Par exemple, Paul Bourget et Jean Jaurès, petits bourgeois et professeurs. Mais à Bourget il fait grief de son snobisme, non qu'il ait la sottise de voir là signe de petitesse, mais par fierté blessée, parce que Bourget trahit. Jaurès l'éblouit dans son rôle de tribun romantique : « — Le sens cosmique, me dit Jaurès... avoir toujours devant les yeux les perspectives profondes du temps et de l'espace... « Je suis certain qu'il rattache son socialisme, sa philosophie politique à une philosojrhie religieuse, en l'espèse à une philosophie cosmique. (1) C'est Lamartine qui le liante. 206 « C'est là ce qui fait qu'à lui et à Maurras je m'intéresse, je ne les ai pas épuisés en un jour. « Quel mariage émouvant ! » Au contraire, il ne cache pas son peu de goût pour Albert de Mun, un des rares de son parti qu'il considère, mais « grand seigneur ». Il écrit pour soi-même, en avril 1913 : « Si fort que j'admire Versailles, je ne l'aime pas. C'est trop peu dire, je le déteste. Ce palais d'un si grand air, ces jardins, c'est le lieu où le terrien français est venu se corrompre. Quelle vie, où il n'y a de solitude pour personne, etc. ». Nous n'avons ni temps, ni compé¬ tence pour discuter du sort que fit à l'aristocratie la monarchie de Louis XIV. Relevons seulement ce qu'a de simpliste le propos, comment chez ce politique le sentiment aussitôt intervient pour barrer ses voies à un essai d'intelligence, et la surprenante justification apportée à ceux qui en voulurent à Barrés de choisir sa France. Ce qui le place très haut, c'est son orgueil. Une totale inaptitude à la mesquinerie. Quand celle-ci cherche à l'atteindre, il se cabre en un beau reflexe. Si l'on songe qu'il fut, des lustres, parlementaire et aca¬ démicien (et fort épris de Parlement et d'Académie), l'on appréciera la qualité du sentiment. Nous ne parlerons pas du meilleur don de Maurice Barrés : un grand charme et le goût de certaine poésie. Il s'était manifesté en de précédents cahiers, à l'apparition notamment de la comtesse de Noailles. Maurice Barrés fut, quelques années, énormément suivi, et distribua (dédaigneusement ?) plus de préfaces qu'il n'est raisonnable. Il ne sem¬ ble pas qu'il ait (sauf peut-être à vingt-cinq ans) mis le doigt sur une va¬ leur littéraire certaine. S'il accorde en 1913 de l'importance à Marcel Proust, il s'exprime ainsi, ce qui confond : « Marcel Proust et bien d'au¬ tres parmi ceux même qui semblent des artistes ne savent pas, quand ils racontent une histoire ou qu'ils peignent un individu, qu'il s'agit que la figure pénètre dans le monde de l'art... Il faut, disait Leconte de Lisle. transformer les choses en matière poétique. » Christian Funck-Brentano. 207 Ch romque marocaine Jhles BorÉly. — Ahmed et Zohra (Sorlot). — Le livre est sur ma table. La couverture rouge vif, le carré blanc où s'inscrivent les lettres fas¬ cinantes Ahmed et Zohra, tout cela serait loin de moi, si, au-dessus du titre, des lettres élégantes et fines, légèrement, noblement penchées n'ap¬ portaient leur pouvoir d'évocation : Jules Borély. Dès lors, tout s'éclaire, je revois l'homme : une tête finement mode¬ lée, la jeunesse d'un sourire fûté sous les cheveux blancs, la délicatesse de traits des pays de Provence — des gestes timides, les bras au corps, mais où la beauté des mains se déployant au ciel importe seule dans le souvenir — et surtout le ton de la voix, un ton inimitable, si particulier, si révélateur de l'homme que celui qui l'a écouté ne pourra plus lire ce livre qu'avec le ton « borélyen », ce ton chantant et pur où la pénultième prend son envol et plane avec tant de grâce, presque d'afféterie et de mignardise naturelle. Poète : poète dont la pensée ne cheminait jamais par nos chemins, qui nous déroutait vite et qu'on s'étonnait de retrouver en des conclu¬ sions si justes alors qu'elle avait pris pour s'y rendre le plus imprévu des itinéraires. La conclusion juste d,Ahmed et Zohra — petit livre à la trame légère qu'il écrivit en manière de divertissement — la voici au frontispice de l'ouvrage, lourde dédicace qui paraît écrasante pour l'œuvre, mais qui, je l'avoue, me séduit particulièrement. J'aurais aimé que l'épitaphe du Ma¬ réchal eut cette élégante noblesse. Que n'a-t-on consulté Borély ! 208 a i.a misère enchanteresse du peuple marocain qui porte a l'extrême pointe des terres d'occident la plaine et l'espoir de l'orient dévasté Orient dévasté ! Devant ces mots magiques se lève à mes yeux la jeu¬ nesse de Borély... Barrés, Moréas près desquels il vécut. Mais je lis, et voici le développement de ces pensées... « De l'Orient dévasté » ? Dévasté par qui, par quoi, quand nous le régénérons en refaisant des pays qui s'en allaient en poussière ? Dévasté de pauvreté et dévasté d'incurie par le temps qui use et qui renouvelle à la volonté des dieux tour à tour de grandes parties du monde. Dévasté de laideur par les ravages d'un mal où il nous faut reconnaître la rançon du règne démocratique... « Il y a un siècle que l'Europe, abandonnée aux excès de l'esprit dé¬ mocratique, dévaste Constantinople et les villes d'Orient de ses laides constructions et répand comme une tache le plus mauvais goût là où tout n'était que grâce. Par quoi l'on peut mieux juger que dans le domaine abstrait des idées du désordre de l'époque. L'Europe a fait en un siècle des progrès prodigieux de science industrielle : sa pu'ssance mécanique est telle que le vieux monde paraît à côté un jouet d'enfant, mais elle n'a plus pour le règne universel des beaux-arts et la finesse des mœurs, ce que l'on peut appeler véritablement une civilisation ; elle n'en a que les miettes. Le chef-d'œuvre est à refaire... 209 « Mais à quoi tenait cet ordre, qui donnait jadis la priorité au subli¬ me sur le beau, au beau sur la grâce, à la grâce sur le simple pittoresque et qui bannissait le laid, fût-il curieux, si ce n'est aux disciplines qui assu¬ jettissaient artisans et constructeurs aux règles sévères de corps de mé¬ tier eux-mêmes soumis à un ordre politique, à une morale, où le bien tenait la première place ? La liberté pour chacun de travailler à sa tête a permis aux pires de passer sur les meilleurs. Ainsi le goût s'est perdu... « Un point où je crois que Maurras s'abuse, c'est quand il voit dans ce qu on appelle « 1 islamophilie » une fâcheuse faiblesse d'esprit ou de sen¬ timent. Une Iliade a vécu durant ces combats que soutenaient au Maroc des contemporains d'Homère contre nos Français. L'Odyssée abonde dans les campagnes du Rif et de l'Atlas. Le Moyen-Age répand toujours sa poésie sur la vieille ville de Fès, merveille de discipline pour la cons¬ truction et d'obéissance au nombre pour le décor, avant que par notre exemple eût été gâché l'ordre des corporations... « Avons-nous, ou non, perdu en Europe, depuis la Révolution, une no¬ blesse de mœurs héritée de la foi médiévale qu'un contemplatif peut en¬ core honorer en Orient ? Un honnête Musulman n'est-il pas plus près par certains côtés de la vieille France que ne le sont aujourd'hui ceux de nos Français qu'un accès de liberté abandonne à la sottise de leur igno¬ rance ?... » J ai longtemps cité, mais il y a en tout cela un ton si juste, que je m'en serais voulu de n'en point prolonger la vibration. Revenons donc à Ahmed et Zohra, petits personnages d'un petit livre. Borély n'a point cherché à rien nous dissimuler de ses simples amis. C'est ici que son livre me paraît précieux, car tout ce qu'il a pu voir dans l'intimité des petites gens de l'Islam, bien peu ont pu le goûter et sur¬ tout nous en transmettre la saveur, et je crains, tant ce petit monde évolue vite dans sa façon d'être à notre égard, que bientôt ce ne soit là le dernier témoignage d'un temps aboli. Borély, qui vivait familièrement chez Ahmed bien plus qu'Ahmed ne vivait chez lui, avait, ce qui est infiniment rare, place dans l'intimité de 210 son hôte, et les tableaux qu'il nous en rapporte me semblent d'une nota¬ tion presque parfaite. Ecoutez celui-ci : « Mina ressemble à sa mère, en jeune, et ce charmant patapouf, quand elle se lève et marche, ne pèse pas une plume. Son gros cul dont l'étoffe suit la fente vous prend un peu trop la vue, mais son visage est l'aurore sur une nappe de pommes, de pêches et de raisins noirs ; rose et doré, arrondi ; les yeux, de feu ou de fleur ; des tire-bouchons de cheveux soyeux tournant à ses joues. «Sûr que Fatima est d'un autre sang. Son visage clair et légèrement havane fait rêver en plein midi à la pâleur de la lune. Un mince visage taillé en amande, surmonté de deux yeux doux comme velours. Je dis deux car on le sent quand mollement ils vous touchent. Sur ces joues pendent les franges d'un foulard de tête couleur de lilas ». Goûtez-vous la naïveté, la vérité de ce petit tableau ? Si oui, ouvrez le livre, vous y trouverez mille enchantements, car tout y respire cette bonhomie et cette ingénuité, et, dans l'humilité du cadre toute la poésie et la grandeur qui s'y rencontrent. Paul Poiret disait, un soir que nous sortions de chez « Admed-Boré- ly » : « Que c'est délicieux. Comme cela fait mois de Marie ». Comme cela fait Chardin, dirais-je volontiers de son livre. J. Wibaux. Pierre de Cénival et Philippe de Cossé-Brissac. — Les Sources inédites de l'histoire du Maroc. Archives d'Angleterre, 1626-1660 (Geuth- ner). — La collection des Sources inédites, collection vraiment nationale pour le Maroc, conçue et dirigée cinq lustres durant par le Colonel de Castries, portée à sa perfection par M. Pierre de Cénival, comprend à cette heure une vingtaine de ces volumes qu'un enfant aurait de la peine à porter. Elle ne sollicite que les érudits. Pourtant, c'est l'œuvre la plus savoureuse de la littérature marocaine : par les faits, tragédies ou tragi comédies, toute l'histoire du pays. Le dernier tome paru publie les documents recueillis en Angleterre et portant les dates de 1626 à 1657. 211 Le Maroc était dans un triste état, se vengeant sur lui-même d'avoir souffert l'autorité d'un véritable souverain, Ahmed el Mansour. Il était déchiré par les fils du Chérif, à qui leur légitimité donnait le droit juridi¬ que de s'entretuer. Donc, Abd el Malek ayant été assassiné dans son som¬ meil par un renégat français qui ne voulait pas être châtré, l'on tire de geôle, pour le proclamer, Moulay el Oualid, qui fait circoncire de force huit Anglais et sera plus tard abattu par des caïds renégats, espagnols, portugais, anglais, français. Ces renégats hissent au pouvoir Moulay Mo¬ hammed ech Cheikh, leur créature, fils déférent de Lalla Yemna, de pur sang espagnol. Ce souverain domine la région qui va du littoral, entre Safi et Azemmour, à l'Atlas. Sur le reste du pays poussent les dictatures d'un certain nombre de saints, tels que Sidi Ali, marabout de Massa, qui tient le Sous, sauf Santa Cruz vendue à Moulay Zidan. Celui-ci du reste n'avait jamais voulu rien payer. Pourtant le prédécesseur de Sidi Ali avait recueilli le Sultan quand le menaçait un inspiré sorti du Sahara, qui pro¬ mettait aux croyants qu'un pont se jetterait au-dessus du Détroit pour faci¬ liter leur passage en Espagne. Dans le Nord, entre Rabat et Fès, s'étalenl ou se contractent les domaines de Sidi el Ayachi. Surtout s'accroît l'au¬ torité de Sidi Mohammed el Hadjdj, chef de cette maison de Dila, dont le Sultan vaincra les troupes en 1638 sur l'Oued el Abid, mais qui finira par porter le coup de grâce à la dynastie saadienne. Il faut ajouter le beau don qu'avait fait au Maroc Philippe III en 1610 : les Morisques. Ils occupent Tétouan et Rabat, où ils constituent une « république » indépen¬ dante, en conflit le plus souvent avec le chérif, négociant, nouant ou rom¬ pant des ententes avec el Ayachi ou avec les Chrétiens, et bien entendu secoués par des querelles intestines. Les Morisques étaient corsaires. Le nom de Salé, on le sait, désignait aussi bien Salé le neuf (Rabat) que le vieux, et les corsaires salétins, commandés par des renégats, venaient de Rabat. C'est par eux principalement que l'Angleterre connaît le Maroc. « Quittant Salé dès le printemps, dirigés par leurs victimes qu'ils contraignaient à servir de pilotes et battant pavillon an¬ glais, ils venaient se poster au large des caps de Cornouaille et des îles Sorlingues, pour surprendre les navires de pêche qui revenaient de Terre- Neuve ,ou même s'aventuraient dans le canal Saint-Georges et à l'embou- 212 chure du Severn pour s'emparer des bateaux qui se rendaient d'Angleterre en Irlande. Le nombre des prises et des captifs, encore exagéré par l'ima¬ gination populaire, s'accroissait rapidement et les marins anglais n'osaient plus s'embarquer. » Peu de temps avant 1631, les Maures enlèvent des ha¬ bitants de Baltimore en Irlande. L'on estime en 1637 qu'ils ont ramené chez eux l'année précédente cinq cents Anglais. C'est notamment les femmes qu'ils désirent : le marin John Dunton, esclave employé comme pilote, dé¬ clare après son évasion : « avoir reçu l'ordre de son patron Aligolant, d'aller dans la Manche afin de capturer des femmes anglaises being oj more worth than other. » Les expéditions punitives, à quoi il fallait en venir, ne servaient qu'un temps, et même servaient-elles, dans ce pays où tout s'échappe ? En 1637, quand Rainsborough arrive devant Rabat,' il n'y reste que 300 esclaves bri¬ tanniques, les pirates en ayant vendu un millier l'année précédence, dans l'espoir de n'être pas inquiétés. Et Rainsborough laisse, en partant, un désir de vengeance qui ramène bientôt les pirates dans la Manche. On cherche donc à causer pour obtenir l'arrêt de la guerre de course et la libération des captifs/La solution du rachat était, à l'époque déjà, la pire. En 1656, dix Anglais furent délivrés par le trafiquant Thomas War- ren au prix global de 580 livres, « mais ces procédés humiliants et onéreux, qui sanctionnaient le principe même de la piraterie, irritaient les esprits. » Traiter n'est point aisé, l'on a mille raisons de se méfier, on ne se décide pas à conclure. Ce que demandent les Maures,-c'est d'abord des armes, et ce n'est pas sans répugnance qu'on en livre aux pirates. On redoute sa cons¬ cience un peu, et « l'opinion mondiale ». Charles 1er, ayant interdit à ses sujets tout acte d'hostilité envers ceux de Salé, de Tétouan, de Tunis et d'Alger, l'ambassadeur de Venise à Londres écrit : « Cette déclaration en faveur d'une race infidèle semble étrange et indigne d'un grand roi. Les Hollandais n'ont jamais rien fait de tel et bien qu'ils aient conclu des ac¬ cords avec des pirates, ils ne les ont jamais publiés par voie d autorité de crainte d'être discrédités auprès d'autres nations. » Et puis, comment choisir entre tous ces partis dont chacun peut l'emporter demain ? Avec chacun l'on essaie bien de s'entendre, et le texte arabe d'un accord conclu en 1637 213 avec Mohammed el Ayachi porte cette subscription manuscrite : « Arti¬ cles with the Sainct of Salley. » Mais le Chérif, avec intransigeance, main¬ tient la distinction des rebelles et des loyalistes. Une des clauses du traité signé en 1631 au nom du Roi de France vise à empêcher les Anglais « de traffiquer ni porter aucunes armes ni autres choses aux sujets rebelles de l'empereur de Marocque. •>> Pour calmer les corsaires et sauver les esclaves, un délégué du roi d'An¬ gleterre fait la navette entre Londres et Rabat. Drôle d'homme, le plus sou¬ vent. Ambassadeur ou maquignon ? Les deux, bien sûr, mais surtout le se¬ cond. Tel ce Charles Barett, autorisé à rapatrier des Barbaresques, et qui s'entend avec un honnête commerçant pour les vendre 100 livres pièce à Livourne tel ce Robert Blake, qui devait finir en fameux amiral, et qu'El Ayyachi accuse d'avoir quitté Salé en emportant sans les avoir payé des caisses de sucre. Le serviteur du roi Charles, il faut le reconnaître, est in¬ cité à n'oublier pas son intérêt personnel par la Cour elle-même qui oublie fermement de lui faire payer son traitement. 11 est bien difficile au Conseil privé de discerner le raisonnable dans les informations qu il reçoit, et surtout dans les conseils que des agents douteux. Marocains presque autant qu'Anglais, peut ou prou compromis, lui prodi¬ guent. John Harrison, par exemple, expose « qu'à la suite de ses explica¬ tions, et eu égard à ses efforts, le Divan retire ses plaintes contre les An¬ glais, ratifie diverses clauses en faveur des marchands et lui concède un droit de 2 o/o sur toutes les marchandises amenées à Salé. Si le Roi veut bien lui confirmer ce don pour Salé et les autres places de la côté de Bar¬ barie où il a été envoyé en mission, il amènera avec lui un ou deux minis¬ tres pour prêcher aux marchands. » Il assure encore que les Andalous sont contraints à la piraterie par la tyrannie du Chérif, mais, chrétiens d'origi¬ ne, qu'ils pourraient avec l'aide de pays protestants établir un gouverne¬ ment chrétien.. Il faut encore enlever aux Espagnols la Mamora, ce oui se¬ rait bien facile si l'on détournait le cours du Sebou. Un autre veut que l'on s'empare de Mogador, ou bien que l'on s'entende avec les habitants de la kasba de Rabat pour y prendre pied. Quel que soit pour l'Angleterre l'in¬ térêt de posséder au Maroc une base d'action contre l'Espagne, et surtout 214 peut-être de contrôler cette mine d'étain, découverte en 1638 auprès de Salé, et dont la pioduction a fait très fâcheusement baisser les cours du mé¬ tal, le Roi se refuse à s'engager dans le « guêpier marocain ». Par son anarchie même et les passions qu'elle favorise, l'Empire chérifien inaugure cette étonnante politique d'auto-défense qui doit lui garantir Pin- dépendance jusqu'au début du XXe siècle. S'il règne à Salé quelque activité commerciale (30 navires entrés en un mois et seize jours, compte un statisticien), le Sultan, qui possède lui aussi ses captifs, a les clés des principales richesse du pays. Le Maroc, puis¬ sance économique non négligeable au XVIe siècle, a perdu se place par la conséquence de la guerre civile qui détruisit les cannes à sucre du Sous. Sans parler des faucons et des chevaux pour l'amour desquels le Roi Char¬ les tient à l'amitié des gens de Tétouan, l'empire produit de la cire, des peaux, des dattes et surtout du salpêtre. Sur ce point, la politique an¬ glaise est ferme : elle tient à s'assurer le marché du salpêtre. En 1637, Robert Blake prend à ferme les douanes chérifiennes et le monopole de la fabrication et de l'exportation de ce produit. Le 25 janvier 1638, le Conseil privé ordonne : « De toute façon, les marchands qui seront autorisés à commercer dans ce pays devront s'engager par contrat à remettre au roi d'Angleterre tout le salpêtre qui y sera fabriqué. » Cette fermeté a failli donner ses fruits. Le traité de 1638 a pour objet essentiel de favoriser l'installation au Maroc d'une puissante société com¬ merciale. Le Sultan jette bien les hauts cris quand il s'aperçoit que le texte signé à Londres diffère de celui qui avait été arrêté à Marrakech, mais l'accord entre en vigueur. Charles 1er concède à la Barbary Company, so¬ ciété par actions constituée par quelques capitalistes de l'Ile, le monopole du commerce pour les régions situées entre le Cap Blanc et le port desser¬ vant Tlerncen. Du côté marocain, Robert Blake obtient pour la compagnie « soit le monopole du commerce, soit la prolongation du bail de la ferme des douanes des ports chérifiens qui lui avait été concédée en 1636. » Mais les vieux Marocains, puissants sur place, dépossédés, mènent une telle cam¬ pagne que le Conseil privé doit leur faire défense de « calomnier Blake ». Ils l'emportent pourtant, et, le 3 mars 1639, la Barbary Company est trans- 215 formée en compagnie « in several » (société dont les membres conservent leur indépendance financière). La Cour n'omet pas de stipuler à nouveau que « les marchands qui y entreront devront importer du Maroc autant de salpêtre qu'ils le pourront et le vendre au roi d'Angleterre 45 s. le quin¬ tal. » Le dernier document publié porte la date d'août 1657. C'est un traité d'entente entre Cromwell et Si Mohammed el Hadjdj, marabout de Dila. Si Mohammed autorise les Anglais à pratiquer leur religion sur tout le ter¬ ritoire qui lui est soumis. On sait quel compte devaient bientôt tenir Mou- lay Rechid et Moulay Ismaïl de ces arrangements-là. Robert Ricard. — Un document portugais sur la place de Mazagan (Publications de la Section historique du Maroc, Geuthner). — Le docu¬ ment que traduit M. Robert Ricard date de la même époque. Traduction d'un texte fort difficile, annotée, commentée avec la sûre précision familière à cet historien. L'auteur rassemble, en annexe, l'essentiel des textes déjà connus sur la vie militaire de la place de Mazagan ;■ nous avons donc sous la main un dossier complet sur ce petit coin d'histoire. Finis, les chevau¬ chées superbes jusqu'aux portes de Marrakech, et les pactes d'entente (ce que l'on nomma justement le protectorat portugais) avec les tribus jusque de l'intérieur, éteintes les grandes ambitions. Peu de milliers d'hommes, quelques centaines de militaires, avec leurs chefs et leurs prêtres vivent derrière l'enceinte pour maintenir là le pavillon. Le pied de la muraille est battu par ce dont naguère nous entendions encore parler, par l'insécurité. Les Maures n'étaient point armés pour attaquer une forteresse, mais la garni¬ son avait besoin de cultiver quelques arpents, où les indigènes s'ingéniaient à lui faire « mille meschancetez ». Les gouverneurs portugais, en principe, demeuraient quatre ans. D. Jorge de Mascarenhas remplit les loisirs de sa retraite à dicter ses observations sur « la manière dont il faut faire la guerre à Mazagan ». Au cours du siècle, ce qui reste de grandeur portugaise achèvera de sombrer. « La place de Mazagan, note M. Ricard, vers la fin du xviie siè- 216 cle, en était arrivée à vivre... comme en vase clos, abstraite de cette Berbé- rie qui l'entourait de toutes parts : l'indigène disparaissait, submergé par la paparasserie métropolitaine ; la bureaucratie était devenue une fin, et la machine fonctionnait à vide. » Paul de Laget. — Au Maroc espagnol (Le Manoir à Marseille). — Nous avons toujours pensé qu'il serait attrayant et infiniment pittoresque de parler du Maroc comme parle de la France André Hallays dans sa col¬ lection : En flânant. C'est un peu ce que tente, et réussit en somme, M. Paul de Laget pour le Maroc espagnol. Que nul ne se trouble, du reste, cet auteur n'est pas un érudit : il fait de Philippe II l'aîné de Léon l'Africain et at¬ tribue son protectorat à l'Espagne en vertu de l'Acte d'Algésiras. L'on comparerait donc mieux son voyage à celui d'un amateur d'autrefois, muni d'une bonne culture et dont la sensibilité s'accrochait de préférence aux souvenirs du passé et aux curiosités des coutumes. Ce sont les meilleurs morceaux de M. de Laget, lorsqu'à propos d'un vieux débris, il s'évade et nous enlève vers le passé, maure, espagnol ou portugais, toujours savou¬ reux, du Maroc. Ses récits sont frais et vifs, lorsqu'il se charge de donner la vie. Il a fréquenté les écrivains du temps, les cite avec adresse et sans ba¬ nalité. Chemin faisant, il décrit un Maroc, vu dans sa séduction printaniè- re et par un optimisme de bonne santé. Cet écrivain appartient à l'heureuse espèce pour qui la fiancée est toujours assez belle. Comme il n'est nulle¬ ment médiocre, c'est un signe de grande bonté, ou peut-être d'apaisement religieux. L'illustration photographique, abondante, est du meilleur choix : simple, variée, expressive. Odette du Puigaudeau. — Pieds nus à travers la Mauritanie i Pion ). — Le récit de voyage d'Odette du Puigaudeau est séduisant comme l'est un geste optimiste et spontané. Cette jeune femme plaît aussi par sa vail¬ lance. Pieds nus, esprit non prévenu... elle doit avoir une assez jolie allure. Imprimées, ses pages gardent la bonne grâce d'une correspondance person¬ nelle. Au premier regard, l'Afrique lui apparaît « très vieille et pas trop 217 jolie. Il n'y a rien dessus ». Sa vue des choses est compréhensive en restant élégante, et s'exprime sans effort. De cette grande poésie, qui exige un tel apport d'âme, il est bien vrai qu'elle a été heureuse, vivant en « première » nomade, des mois, avec sa compagne. Pourvue du don très féminin qui allie aux plus raisonnables précisions l'idéalisme, elle s'incline sans badauderie devant la haute noblesse des héros de la « Nature ». Parfaitement libre, ses réactions ne sont jamais tendancieuses. Si notre tâche de civilisés lui plaît pour ses tendances plutôt que par ses actes, il faut le deviner, car elle ne parle pas de ce qu'elle n'était pas venu voir, par bonne éducation. DiÉco. — Sahara (Ed. du Moghreb). — Cet ouvrage se rattache, en ses meilleures parties, au genre littéraire dont Madame Pearl Buck a écrit les chefs-d'œuvre. Les fruits abondants d'une expérience très sûre, et passionnée, meublent la trame d'un tableau de mœurs, moins ro¬ mancé qu animé par la présence d'êtres vivants. Diégo, qui se défend du péché d'imagination, possède le don de vie. Son récit ne satisfait pleinement qu'aux moments où il quitte le ton de l'exposé pour conter. Les êtres de muscle et d'ardeur qu'il a connu de près, il n'est pas possible de douter qu'il ne les restitue très véridiquement. 11 s'est interdit cependant tout ac¬ cès au domaine religieux. C'est qu'en ce sujet, jamais et à personne, l'obser¬ vation n'a suffi. Et de ce livre est bannie toute invention, comme l'est tout romantisme. L'officier ne l'en a pas moins publié, certainement, comme un salut d'adieu à ceux qu'il a contribué à supprimer. Leur rude grandeur est mieux honorée par cet hommage concret que par des variations lyriques. Jean CÉlerier. — Chez les Berbères du Maroc : de la collectivité pa¬ triarcale à la coopérative. (« Annales d'histoire économique et sociale », mai). — M. Célérier étudie l'histoire sociale de la tribu des Béni Mtir de¬ puis l'établissement du Protectorat. A vrai dire, c'est l'histoire de sa déca¬ dence et des actuels essais de sauvetage. Au cours d'une analyse claire et perspicace, il met le doigt sur l'essentiel (c'est même pour en arriver là qu'il a choisi ces pauvres Béni Mtir) : la nécessité, et la possibilité, de de- 218 mander à d'anciennes institutions coutumières le principe même des formes sociales le mieux adaptées aux exigences actuelles. Son exposé, nourri de faits significatifs, est riche d'avertissements. Comme l'auteur le destinait à une revue de la Métropole, il l'a fait précéder d'une brève synthèse de la sociologie marocaine, œuvre d'un érudit qui domine son sujet. Frank Lloyd. — Under two jlags (20 th Century-Fox). —• Hollywood a confié à M. Frank Lloyd la direction d'un film tiré du roman de Ouida (Georges Ohnet britannique) sur la Légion étrangère : Under two jlags (Sous deux drapeaux). Il s'agissait de trouver un rôle de française pour les débuts de Mlle Simone Simon (prononcer Seemoan Seemoan disent les magazines américains). L'hôpital a épargné l'épreuve à notre petite compatriote, mais le film est sorti tout de même. Il est plein de bonne vo¬ lonté, soucieux d'éviter les erreurs de Beau geste et l'hostilité de la censure française. Parmi ces légionnaires, pas d'aventurier romantique ; ce sont de grands garçons qui triment dur, se battent magnifiquement, puis aiment à rire, à boire. Sans même se saoûler. Jusque-là, rien à dire. Bon directeur, très bons interprètes. Même le rôle de Cigarette, qui garde sa fraî¬ che gentillesse dans son métier de serveuse à trinquer, peut être admis, avec de l'indulgence et grâce à l'habileté de Mlle Claudette Colbert. Mais il reste l'intrigue. Andromaque refait par Ouida. Le Commandant aime Cigarette, qui aime un beau sergent anglais, qui aime une demoiselle de son rang. Il l'a rencontrée parce que l'officier a l'habitude de prome¬ ner les jeunes fille du monde dans les chambrées des légionnaires au moment où ceux-ci vont se coucher. Le Commandant jaloux envoie à la mort le sergent, qui s'en tire mais perd ses hommes. La colonne est encerclée, le sergent menace le chef dissident, qu'il a connu jadis à Oxford, de l'inter¬ vention de l'armée anglaise. Tout est sauvé par Cigarette, qui prend la tête d'un escadron et bouscule l'ennemi. Le général épingle sur son cercueil la médaille militaire. Emile A. Boubeker, 219 MEMENTO Baron d'Erlanger : La Musique arabe (Geuthner).— Edgar Bohlman : Morocco made me an artist (the Studio, mai ). — Charles Diehi. et Georges Marçais : Le monde oriental de 395 à 1081 (Presses universitaires). — E, LÉ- vi-Provençal : Rabat, (Encyclopédie de l'Islam). — Y.-D. Semach : Charles de F oucauld et les Juif s marocains (Bulletin de l'Enseignement public du Ma¬ roc, juin). — René Hoffherr et Marcel Bousser : L'Afrique du Nord et les colonies (Revue d'Economie politique, mai-juin). — René Hoffherr et Paul MauchaussÉ : Les aspects nouveaux du problème du pétrole dans le bassin méditerranéen (Revue économique internationale, juin). — Jean CÉlÉrier : La Montagne (Revue de Géographie marocaine, avril). — Guyot, Le Tourneau et Paye : Les Cordonniers de Fès (Hespéris, 2° tri- mestre 1936). — M. et R. Bleuler : Mental peculiarities■ oi Moroccans (Character and Personality, décembre 1935). — Oddone Assirelli : Pro¬ fil linguistique actuel de l'Afrique (Scientia, septembre). — Lieutenant-co¬ lonel Bugnet : Lyautey, Joffre et Nivelle (Revue hebdomadaire, 29 août- 5 septembre). — Pierre Frondaie : Le Lieutenant de Gibraltar (Pion). 220 Les Arts La M usiqtie TOMBEAU DE PAUL DUKAS Nous attendons la fin des créateurs ; les voici éternels. Quelle étrange exclamation que celle d'Annunzio à la mort de Wagner : « le monde est diminué de valeur. » Paul Duikas est mort en paix. Avant d'atteindre à la vieillesse, il avait livré l'œuvre la plus achevée : constructive, théorique et critique. Jamais artiste éleva-t-il monument plus harmonieux, c'est-à-dire plus com¬ plet ? Monument dans ce sens où l'œuvre architecturale par la décision des lignes dont elle occupe l'espace, est une image du définitif. Dans le numéro que dédie aux cendres de Dukas la Revue Musicale, M. Bruno Walter parle d'un musicien de pur sang, M. Francesco Malipiero d'un symbole de la pureté musicale, M. Georges Enesco d'un des plus grands musiciens de tous les temps. Mais ces apologistes n'insistent pas sur ce qui nous paraît inspirer toute l'œuvre de Dukas : la notion de choix. Elle lui confrère cette aristocratique pureté. N'abandonner que le meilleur de soi, suprême « distinction ». C. B. 221 P cmr les Bibliophiles CAMILLE JOSSO Nous avions déjà pu nous faire une idée de la fantaisie de M. Josso par son interprétation des Récits de captivité du Sieur Mouette, édités par les Bibliophiles du Maroc. Cette fantaisie est gaie, non par le rire, geste aussi bien triste, mais par 1 optimisme, qui ne saurait l'être. Elle est fine, hait l'épaisseur et la vulgarité, qu'elle ne perçoit peut-être même pas, se détourne donc de la moquerie, que l'on entrevoit comme un objet derrière la glace d'une vitrine, et nous ramène à l'origine de l'humour qui ne connaissait pas la rancœur. Elle est précise, cela paraît sa marque dominante ne laisse nulle place à l'incertain; chaque détail, pour librement happé qu'il soit, est le fruit d'une observation affec¬ tueuse, d'où vient qu'elle est intelligente, dans le sens où l'intelligence est l'application à connaître. Dans un ouvrage, du reste utile, de pédagogie, parmi d'autres affirmations contestables, rudement présentées sous la forme d'articles de loi (et rédigées en style de législateur), M. Robert (1) décrète : « Seules les œuvres d'une portée universelle, ou tout au moins consacrées par l'élite, sont suscep- (1) Code de la Bibliophilie moderne, préface de Francis de Miomandre, Union latine d'éditions. 222 tibles d'être valablement publiées en éditions de luxe ». Ces œuvres d'une portée universelle sont, dans l'idée du professeur, des œuvres littérai¬ res. S'il nous fallait, ce qu'à Dieu ne plaise, rédiger une règle, il serait assez facile, pensons-nous, de trouver de plausibles motifs à cette propo¬ sition : « Sauf dans le cas de certaines œuvres poétiques, craindre le voi¬ sinage des deux beautés : spirituelle et matérielle ». Dans nombre de fort belles éditions, il y a quelque chose d'irrespectueux. Vaux, dont Fouquet se parait, n'eût pas grandi Molière : « Le texte des livres de luxe, pour¬ rait-on ajouter, sera aussi bien choisi en dehors de la littérature ». (1) M. Camille Josso aborde un domaine qui est proprement celui du livre d'art (2). j'ai craint les artilleurs, je leur en garde grand respect, je n'au¬ rais point songé à pénétrer leur univers sans cette invitation courtoise. Le seul chemin sans doute par quoi les étrangers peuvent connaître de la beauté des parcs réservés aux savants et aux techniciens, est celui de 1 œuvre d'art. Celle-ci n'est plus, dès lors, concurrente, mais complémen¬ taire. Quel enrichissement serait-ce pour un honnête homme de s'initier par loisir aux surprises du monde sous-marin, à l'épopée du machinisme, aux horreurs de l'anatomie. Quelle splendeur qu'un traité de géométrie ou d'astronomie qui serait édité par Peignont, qu'une botanique de Daragnès, qu'une mécanique de Jou ! Si nous vivions en des temps plus raffinés, il se ferait de somptueuses éditions de certains textes musicaux. L'art demeu¬ rerait fidèle à cette part de sa mission qui le rapproche de la science, et qui est de nous induire en tentations. M. Josso témoigne à la foi de son goût de l'harmonie et de son respect (timide ? ) du livre qu'il commente, en présentant son interprétation, ses vues d'artilleurs, à part du texte, en suite. Il donne à l'humain le pas sur les machineries, qu'il dispose en toiles de fond. Son inspiration est dou- (1) La barbare somptuosité des vocables techniques et admirablement re¬ haussé par la belle typographie. (2) Artilleur de France, texte du Colonell XXX. Dix-sept dessins et vingt-six planches en couleurs par Camille P. Josso. Chez l'auteur à Rabat, Dehon, im¬ primeur. 223 ble : tant qu'il vit dans les siècles où l'homme aspirait à la gloire, et se résignait à la modestie d'être une belle chose dans la nature, il cherche l'effet décoratif ; plus il s'approche de notre temps, plus il se fait psycho¬ logue, moraliste. Quand nous rencontrons l'artilleur de la Guerre, c'est simplement un homme qui nous est présenté. Le texte est construit par un des maîtres de l'Impression moderne, avec cette solidité par quoi les grandes constructions typographiques satisfont le regard et l'esprit. Les vignettes de l'artiste en sont les plus beaux mo¬ tifs. Elles jouent le rôle de lettres maîtresses. D'un ton uniforme, un peu sévère, ce sont autant de cachets. De caractère documentaire — mais de ce trait la fantaisie ne saurait s'échapper — elles paraissent les hautes trans¬ criptions de ces résumés de chapitres qu'on voit en certains livres scien¬ tifiques. La fréquentation de ce livre sur l'artillerie est la cure conseillée après une audition de M. Hitler. Christian Funck-Brentano. 224 Le C 111 ém a QUINZE FILMS Les chroniqueurs qui dressent chaque année le bilan de la production cinématographique ne sont pas contents cet été. Plus d'imprévu, disent-ils, de ces trouvailles qui jadis venaient nous bousculer. Il est vrai que le cinéma prend conscience de ses règles, étudie son public et le craint, est prisonnier de sa technique, en un mot, qu'il est di¬ rigé. Mais ces usines d'art fabriquent d'excellents ouvriers. Parmi les films qui s'offraient en juillet au public parisien, il en est de plus qu'honora¬ bles. Une récompense à qui retrouvera le cinéma allemand (1 ). Allotria est une mauvaise chose. Lourde galanterie. L'auteur se vante d'avoir imaginé un procédé nouveau. L'écran approche puis éloigne de nous un Monsieur mis dans un fauteuil, le grossit ou le rapetisse, selon que les sentiments de haine qu'éprouve à son endroit son interlocuteur se précisent ou se cou¬ vrent de pensées différentes. C'est, paraît-il, de la psychologie. Comment peut-on s'imaginer encore que le cinéma soit fait de trucs ? Que fait Mme Leni Riefenstahl ? Elle perfectionne la technique du documentaire. Cela peut servir le IV" Reich, mais nous attendions d'elle davantage. Au cinéma russe, nous ferions au contraire le reproche de persister. Tchapaiev, Les marins du Cronstadt, sentent le déjà vu. Le cuirassé Potem- kine était assez beau pour suffire. La voie de la comédie de mœurs que paraissait ouvrir Trois dans un sous-sol n'est pas suivie. M. Poudovkine exploite toujours le même thème, celui d'un épisode de la guerre blanche, (1) Cela vient de se faire à Venise, où l'Empereur de Californie a remporté la Coupe Mussolini. 225 où l'indépendance de la Russie est sauvée par les Rouges. C'est dans une salle de faubourg qu il faut voir ces films, le public est intéressant. Si I hagiographie en est puérile, avec une tendance au patriotisme, il y règne un certain scrupule d'impartialité ; les Blancs n'ont évidemment pas le joli rôle, mais sont à peine caricaturés. Ces films russes gardent leurs mé¬ rite, qualité de la photographie, puissance du jeu anonyme, surtout don très unique de faire parler les choses : une gueule de canon, une misère rapportée par les flots. La jeunesse de Maxime est plus intéressant. L'ouvrage peint la conver¬ sion aux doctrines révolutionnaires d'un jeune homme, son adhésion, puis sa participation à la lutte libératrice. La première partie est fort bonne. II s'agit d'un être tout simple, qui ne lit pas le Capital, ni n'entend de dis¬ cours, mais assiste à certaines choses qui le remuent. Nous les voyons avec lui, cela est direct, sans emphase, émouvant quelquefois. Ce film est l'un des rares, à notre connaissance, qui exprime ce que le cinéma semble fait pour exprimer, l'importance que peut prendre un moment dans une vie. La carrière révolutionnaire de cet homme est contée sans intervention de l'éloquence. L'intrigue amoureuse (l'amour se sacrifie à la Cause) est traitée avec de la sensibilité humaine, joli fil dans la trame. L'Autriche aussi persiste. Episode est un gentil, même un joli sourire. Et surtout, que Mlle Paula Wessely joue donc bien. Le cinéma français brille peu, mais un peu plus que tout autre, de ce côté-ci de la mare. On l'a dit, et c'est vrai, il a un mérite d'intentions, il est des seuls qui parfois s'efforcent d'aborder un sujet sérieux, d'atteindre à l'humain. Nous devrions ne citer qu'un film. En voici trois. M. Jacques Deval refait, sous le titre Club de femmes le film allemand Huit jeunes filles en bateau. Une société de femmes aspire à la dignité, a l'émancipation, bannit l'homme, partant l'amour. Mais comme, l'auteur veut être sérieux, social, psychologue et vrai, une série d'intrigues montre¬ ra que cette attitude mène à la bouffonnerie parfois, plus souvent au dra¬ me, même sanglant. Cela est fait honnêtement, ces intrigues se croisent avec ingéniosité, il y a d'agréables tableaux, et même, le croira-t-on ? un groupe d'actrices françaises en maillots sont agréables à regarder. Aussi 226 des drôleries, de l'équilibrisme adroit, un personnage presque intéressant, celui d'une mauvaise petite qui tient le standard téléphonique et en profite pour faire la procureuse, le charme de Mlle Danielle Darrieux et Mme Eve F rancis, qui sauve, par sa race et son autorité, un personnage vraiment trop bête. Joli monde est un mauvais film. Il peint les heurs et les malheurs d'une bande d'escrocs. Ce n'est pas un sujet, c'est un monde d'où l'on peut tirer tout ce qu'on veut. Malheureusement, les épisodes sont sots, pas cocasses et décousus. Seulement, parfois, ces platitudes sont dites de façon ravissante. J'ai de la peine à préciser : supposons le moins plaisant des rastas paré de la cravate du goût le plus sûr, et que cette jolie tache suf¬ fise à nous séduire. Sous les yeux d'Occident serait venu d'Allemagne ou de Russie, qu'on eût crié à la merveille. C'est un des plus beaux livres de Joseph Conrad. Une compagnie de révolutionnaires russes, réfugiée en Suisse, attend l'in¬ time ami d'un martyr de la cause. La sœur du disparu vit dans cet état d'émotion d'où va naître l'amour. Or, c'est un malheureux qu'une mésa¬ venture force au rôle d'espion. Fort heureusement, ce thème est intraitable au cinéma. Le cinéma ne peut pas revenir en arrière, il doit suivre le fil du temps. Heureusement, disons-nous, car, du coup, M. Allégret dût s'ac¬ corder toute liberté avec le chef-d'œuvre, transposer absolument de la lit¬ térature au cinéma. Il nous fait donc assister au drame. Un assassin tra¬ qué se réfugie, au hasard, chez un camarade à peine connu. Celui-ci est amené à le livrer, mais si mystérieusement que la société des révoltés voit en lui le dernier confident du héros, héros lui-même. La police exerce son chantage ; sous menaces il jouera le rôle, pour servir d'informateur. M. Marc Allégret a senti comme le cinéma est armé pour exprimer ce drame intérieur, cette pesée de l'invisible, de l'irréel, sur le garçon harcelé par la hantise du mort et la foi des vivants. A ce moment, intervient un artiste, Jacques Copeau, dans le rôle du chef de la police. Nous avions peur : l'interprète de Mérimée au cinéma. A présent, que nous sommes heureux ! L'on se souvient des attitudes que prend M. Harry Baur dans Crime et Châtiment. Le drame de DostoïewsLi est, lui aussi, intérieur. L,ç 227 meurtrier étouffé par son acte, s'en libère en se livrant. Le commissaire rie police, qui pressent tout, immobile araignée, hypnotise le misérable et 1 attend. Mais M. Baur, en grande vedette, s'empare du premier rang, il torture l'enfant et prend Dostoïewski pour un auteur de roman policier. Copeau sert l'œuvre à ce point que c'est son attitude d'impassible bour¬ reau au regard de proie, qui nous fait, aussi bien que le jeu de M. Fres- nay, sentir où se déroule la tragédie. Le rayonnement de cet artiste est tel, qu'à peine le voyons-nous, l'entendons-nous : nous voyons ce qu'il voit. L'histoire se conclut en Suisse. 11 eût été possible de maintenir le mal¬ heureux dans son attitude, de l'écraser, hagard, sous son rôle. Peut-être M. Allégret a-t-il craint le « dessus de pendule », la répétition des effets. Pour sauver la sœur de sa victime (car l'amour intervient), le traître se débarrasse du mensonge et d'une vie impossible. Ce dénouement n'a pas la rare qualité de l'introduction (l'exécution du « jaune », en particulier, est trop longue ; le cinéma ne doit être lent que pour exprimer la... len¬ teur, ce qui n'est pas le cas, puisqu'à ce moment plus personne n'hésite), mais les personnages restent jusqu'au bout humains et plausibles. L'on va disant que le cinéma anglais connaît une renaissance. Pour jus¬ tifier cette réputation, car le souvenir de La Vie privée de Henri VIII s'enfonce dans le passé, son maître, un Hongrois, a confié à un Français, le soin de diriger une star américaine. M. René Clair est un maître. On n'imagine pas de film plus distingué que Fantôme à vendre. Sauf à l'introduction, un peu lente, il n'y a qu'à applaudir. Une satire très aimable de l'Angleterre, celle du whisky c'est- à-dire des vieilles traditions, et des Etats-Unis, ceux des parvenus, mais satire de si bonne tenue, si compréhensive, que la foule, à New-York et à Londres, est conquise. C'est alerte, élégant, jamais trop appuyé, une heure durant l'on sourit ; les inventions se succèdent, du meilleur goût, telles que l'empaquetage du château, l'accueil triomphal du fantôme à New-York, l'étalage aux Etats-Unis d'une vieille Ecosse opéra-bouffe. Et l'œuvre, à nul instant, ne prétend être autre chose que ce qu'elle est. C'est l'un des dons de René Clair que cette sûreté de touche. Son apport le plus personnel, ces fan¬ taisies spontanées, cette verve qui fusait dans ses films proprement pari- 228 siens, on les cherche, on les retrouve dans une scène d'amour. La petite Américaine, passant la nuit dans le château hanté est très hardiment courti¬ sés par le fantôme, sosie du propriétaire actuel qui, dans l'ignorance du travail accompli à son bénéfice par l'ancêtre, reprend envers la jeune fille, surprise et dépitée, la correction d'un gentleman. Cette comédie de malen¬ tendus amoureux est tout à fait réussie. Le film de Wells, La vie future, lourdement matériel, vaut par l'excel¬ lence des truquages. Certain vol d'avions monstres est surprenant. L'inter¬ minable prologue est une attaque contre M. Mussolini, qui sera remplacé par un autre dictateur (Wells n accorde pas la moindre chance à la démo¬ cratie), despote éclairé, maître du monde par la Science, et prétendant im¬ poser au peuple le bonheur. C'est certainement le même idéal que voudrait atteindre M. Mussolini, mais le dictateur du film a la chance de partager les idées d'H.-G. Wells. Or, le visage du bonheur est ce qu'il y a au monde de plus difficile à reconnaître. Au moment où un gros canon va lancer vers la lune un obus chargé d'amoureux, la foule accourt pour le détruire com¬ me le symbole du progrès scientifique. L'histoire se termine donc sur une pirouette, ce qui est bien, mais on l'avait trop attendu. D'Amérique sont venues deux œuvres d'une rare valeur. Celle de Chariot, évidemment. Les Temps modernes {Modem limes, qu'il eût fallu traduire par la Vie moderne) une suite de « gags », comiques ou tendres, infaillibles comme des coups de poing bien équilibrés, donnant leur pleine mesure comme des morceaux classiques, si humains. Que l'on nous entende : le « gag » est, chez Chariot, symbole, comme l'a bien compris no¬ tre meilleur critique cinématographique, M. Léon Werth, qui écrit dans Europe : « Chariot s'empare d'un drapeau rouge qui signale des travaux sur la voie publique, ce drapeau devient symbole révolutionnaire. C'est le hasard dans l'histoire, c'est le grain de sable de Cromwell ». La pitié, com¬ pagne de toute cette œuvre est ici presque la douleur. Sourire douloureux, et qui jamais ne détone dans cette œuvre comique. Quel est donc le secret de cet art ? Que la note y est toujours juste peut-être. Il n'est pas possible d'oublier le visage de Chariot égarant sa raison parmi la mécanique. Ces larmes qui viennent du rire méritent bien d'être des larmes. Modem limes 229 apporte en outre un ravissement, la mouvante silhouette, chèvre sauvage, de Paulette Goddard, et deux choses poignantes : l'emploi du visage de Mlle Goddard, ses yeux, flammes perçantes comme le désespoir ou la révolte — Chariot vieilli, et, par instants fugitifs, comme ferait le grand pein¬ tre qui sait que cette goutle de couleur suffira, passe le poids d'une vie. Comparez cela à ce que vous avez vu de plus beau. Dans ce film, rien ne se dit, et l'on peut à peine parler de film muet, il est si plein que tout y est essentiel, rien n'a besoin d'être dit. Dans Une Nuit à ! Opéra (ces traductions toujours trahissent, c'est Une soirée à l'Opéra qu'il faut lire), la puissance comique des frères Marx sur¬ passe même celle de Fields. Les gags les plus irrésistibles, les plus absurdes, les moins justifiables, s'enchaînent avec une logique, impossible à définir, à penser même, et qui est celle de 1 œuvre. En sorte que cet ouvrage, dont la loi est d'être débridé, laisse en l'esprit un souvenir d'unité. Cela est joliment fort, eût dit Francisque Sarcey. En tout cas cela fait du film, non seulement un éclat de rire, ce qui serait déjà la meilleure chose du monde, mais un ravissement, dans le plein sens du mot, incessant. Entre les gags, les pauses se balancent savamment. La scène où Harpo Marx fait le clown au piano pour enchanter un cercle de gosses, c'est une fleur. La comédie américaine reste le plus souvent habile, aisée, fort bien interprétée. Le succès le plus vif, et le plus justifié, allait à l'Extravagant M. Deeds (M.. Deeds s'en va-t-en ville, dit le titre américain). Il paraît qu'en reconnaissance d'éminents états de service, la firme qui l'emploie aurait ou¬ vert à M. Capra de légers crédits pour lui permettre d'accomplir l'œuvre qui lui plairait. Souhaitons que le succès de l'expérience soit une leçon aux producteurs de Hollywood, car il est scandaleux crue des auteurs aussi fameux que John Ford (1), Van Dyke, Frank Capra, ne soient pas maîtres de leurs œuvres. 11 est bien curieux que les deux directeurs laissés à Hollywood libres de leurs mouvements (le premier étant Charlie Chaplin, producteur indé¬ pendant) manifestent l'un et l'autre des tendances séditieuses. M. Capra, du (1) M, Ford aurait, paraît-il, fait son bel Informer (le Mouchard) dans des conditions analogues. 230 reste, est le plus prudent. J'aime à croire qu'il se soit souvenu de Voltaire et qu'il ait emprunté son thème à l'Ingénu. Mais, par-dessus les producteurs, veille, aux Etats-Unis et partout, la censure. Le directeur italo-américain s'est donc contenté d'indiquer son intention. La révolte des miséreux contre le sort est à peine esquissée, et si les gestes de simple humanité du héros le font garer au cabanon, il suffit qu'il s'explique pour qu'un bon juge le libère. Le film sera, en fin de compte, une comédie légère. Dans ce genre, M. Capra excelle. Il n'avait même jamais aussi bien réussi. Non que son film soit parfait ; il est plus inégal que New-York-Miami, mais il contient plus d'excellent, la fantaisie en est d'une supérieure qualité, il vise moins au brillant. Le départ du bon loufoque pour la capitale, ses avatars chez les civilisés, journalistes sans scrupules, escrocs et m'as-tu-vus, son amour pour qui le gruge, sont contés avec la simplicité qui est la marque d'un style, un style précis et un style de poète. L'histoire se dénoue au tribunal. Cette longue scène dialoguée fut critiquée, non sans raisons. L'auteur y fut- il contraint par insuffisance de crédits, ou se plût-il à jouer la difficulté ? Si cette partie du film est la moins bonne, c'est en effet celle où M. Frank Capra affirme le mieux sa maîtrise. Sans trucs, sans recours à des hors- d'œuvre inutiles, sans que le ton faiblisse ni éclate en morceaux de bravoure, il réussit. Avec lui triomphe un interprète hors de pair, M. Gary Cooper, dont l'aisance est magistrale. A son côté, un de ces êtres que Dieu créa pour se plaire à les voir du ciel évoluer sur terre : fabriquée par un étonnant sculpteur, une jeune femme pleine d'esprit et si simple qu'on ne penserait pas que son rôle n'était pas si facile à tenir, Mlle Jean Arthur (qui fait, dans Mon ex-femme détective une création plus charmante encore). M. Clarence Brown montre, dans Sa femme et sa dactylo (pourquoi n'avoir pas dit, plus littéralement et plus exactement Entre sa femme et sa dactylo ?) ce dont il est capable lorsqu'il est mis à l'abri de stars aussi in¬ timidantes que Mmes Joan Crawford et Greta Garbo. Son film, s'il était moins parlant, serait parfait. L'éloge est moindre qu'il ne paraît, car il sous-entend surtout une perfection technique. I^e sujet a pourtant le mérite à nos yeux d'être typiquement américain. Le meilleur mari de la terre ne peut offrir à sa femme que de l'argent et sa vie intérieure, c'est-à-dire, aux Etats-Unis, de l'argent et beaucoup de baisers, spontanés comme tout ce 231 qui est agréable. Ses pensées, c'est-à-dire ses affaires, il les partage avec sa secrétaire. Supposez qu'elle ait tous les charmes, que son patron ne s'en émeuve que le jour où, par jalousie, sa femme lui ouvre les yeux, et arran¬ gez avec cela ce que vous voudrez. M. Clarence Brown a arrangé quelque chose de très gentil. On en souriait à Paris, où les secrétaires se vantent de n'être pas niaises. Je ne crois pas qu'il faille regretter que le contrôle de M. Hays ait empêché M. Clarence Brown de pousser les choses à fond. Cette entrave l'a conduit à seulement indiquer la naissance des sentiments, Sa comédie pourrait s'intituler : Induisez-nous en tentations. Tout en indica¬ tions, elle est joliment traitée, comme couverte d'un brouillard quelquefois poétique. C'en est à se demander si — l'art étant fait de contrainte — cer¬ tains directeurs américains, et leurs stars, ne sont pas redevables à la cen¬ sure de leur virtuosité. Ces stars, M. Clark Gable, Mlles Myrna Loy et Jean Harlow, sont, une fois de plus excellentes, la dernière même, pour parler comme en certain poste militaire, terrassante. L'on ne saurait trop admirer, trop respectueusement admirer, la vérité, la discipline de ce jeu, le souci de l'œuvre qu'elles impliquent, et ces trois grandes vedettes, mises nez à nez, dont l'accord est si homogène qu'elle se font mutuellement valoir. Les critiques ont jugé Suivons la flotte inférieur a. Top Hat, à Roberta, à La gaie Divorcée. Il n'y a rien à dire de Suivons la flotte, que ceci : Fred Astaire et Mlle Ginger Rogers y dansent. Ils dansent comme chante un poète. Ils sont, un instant, de petits dieux. D'autres films pourraient être cités pour de sérieux mérites (le plus souvent pour le mérite des acteurs). Nous n'avons, hélas, pas pu voir Mlle Bette Davis, sans doute la plus experte comédienne de Hollywood, dans les rôles qui lui valurent le prix de la meilleure interprétation de l'année. Et l'on attendait les dernières créations de Kay Francis, de Sylvia Sidney dans un film en couleurs, et de Catherine Hepburn, dirigée par Ford. Hollywood n'est pas près de perdre sa couronne. Si les producteurs, comme on l'assure, ne s'y soucient pas de « faire de l'art », c'est que la loi de causalité ne vaut pas pour le Nouveau Monde. C'est là qu'une nouvelle poésie, apportée par Max Linder, a fleuri aussitôt avec Mary Pickford, Lilian Gish et Chariot. Elle n'a pas cessé d'enfanter : Walt Disney et quel- 232 ques grands comiques. Un des amants les plus fervents de toutes les poésies du passé, authentique poète lui-même, à l'issue d'un régal de haute littéra¬ ture, pour se débarrasser de cette mort, criait : Mickey, Mickey / On repro¬ che aux Américains de faire des films à la série, mais c'est la méthode des fleuristes précisément, et de ces autres Californiens, facteurs de fruits. S'il est vrai qu'un bon film a souvent piteuse descendance, de J'épouse le patron (Mon mari le patron), par exemple, qui n'avait de bon que le talent de Mlle Colbert, est sorti Entre sa femme et sa dactylo. De ces instruments si parfaits, il serait possible, à coup sûr, de tirer un meilleur parti. Au train où vont les choses, Hollywood ne dépassera pas Marivaux. Séparé du monde, il travaille pour le monde entier. Pour qu'il gagne en profondeur, en humanité, nous voudrions, sans l'espérer, qu'il fût résolument américain. Et, comme l'Eglise admet les saints, que les firmes sachent desserrer leur discipline en faveur des plus grands talents. Mary Brentome. P.S. — Le « Triomphe », de Casablanca, donnait tout récemment, moins d'un an après la première représentation à New-York, le Songe d'une nuit d'été, en version originale. Nous souhaitons ardemment que le public témoigne par son affluence qu'il estime qu'un film doublé n'est plus un film, mais non certes que l'on reprenne l'ouvrage de M. Max Reinhardt. Une matérialité sans sublime. La technique accomplie de l'opérateur (un Carrière photographe) au service de cette « mise en scène » de grande foire finit par irriter, comme irritait les ménagères de l'ancienne bourgeoisie le geste de « jeter le pain ». Devant ce massacre de toute poésie, la troupe semblait sur l'écran aussi désemparée que moi-même : Mlle Anita Louise, fée plus jolie que nature, paraissait terrorisée ; Mlle de Haviland ne cessait de secouer la tête dans le geste qui dit non ; la mieux lotie était la fine Jean Muir dans son rôle de désespérée. Le début donne de l'espoir. La partie bouffonne, centrée autour du rôle de Bottom, bien tenu par M. James Cagney, quoiqu'un peu lourde, part d'un bon mouvement- Surtout, le passage de la fable sur le plan féerique est délicat : quel¬ que fleurs, un pré. quelques arbres, quelques bêtes .dans un arrêt de toute action : l'atmosphère est donnée. Je me croyais au cinéma : j'étais au théâtre, quand la scène, après le lever du rideau, attend, un peu l'arrivée des acteurs. Chaque décor de ce film, chaque personnage semblent avoir été dessinés (non sans bonheur parfois) dans une forme définitive, où ils demeurent jusqu'à la fin figés. Avoir fait du cinéma immobile et du Shakespeare monotone, c'est une réussite, en un genre. Dans ce spectacle du « Triomphe », le féerique était fourni par un dessin animé réussi. E'n « lever de rideau », quelques vues, belles à pleurer, de la poignante New-York. « LES CAHIERS DE BARBARIE » Collection de poésie et de critique publiée par les soins d'Armand Guibert 46, rue de Naples - Tunis « LE FEU » Organe du régionalisme méditerranéen, directeur : Joseph d'Arbaud Aix-en-Provence « LES CAHIERS DU SUD » Directeur : Jean Ballard - 10, Cours du Vieux-Port - Marseille « SUD MAGAZINE » 38, rue Vacon - Marseille « LE BULLETIN DES LETTRES » 10, rue du Président-Carnot, Lyon chez Lardanchet « PORZA » Cercle de coopération intellectuelle 14, rue de l'Assomption - Paris VI JULES BORELY Ahmed et Zohra, Fernand Sorlot, éd., 15 fr. YGGDRASILL Bulletin mensuel de la poésie en France et à l'étranger Abonnement : 20 frs - chez M. Raymond Schwab, 79, Bd. Saint-Michel, Paris (Ch. P. Paris 359.05) BULLETIN ECONOMIQUE DU MAROC trimestriel édité par la Société d'Etudes Economiques et Statistiques - Recette postale de Rabat-Résidence Abonnement annuel : 50 fr. FRANÇOIS BERTHAULT Vaisseaux scolaires Ed. Corréa, 8, rue Sainte-Beuve, 12 frs VII Les Editions du Moghreb Rues de Tours et Georges-Merciê CASABLANCA Robert BOUTET : « La Dame de Bou-Laouane », roman marocain, un v. 12 frs Robert BOUTET : « Caravanes d'acier » .... un v. 12 frs Vincent BERGER : « Les Ponctionnaires ». fantai¬ sies marocaines. Illustrai ions de Renato Ferra- eiu un v. 12 frs Edition de luxe un v. 30 frs Anne du GÏÏATEL : « Chansons d'Amour et de Jeu¬ nesse ». Illustrations de Jarny-Br.iSleau . . un v. 6 frs Marc de MAZIERES : « Promenades à Fès », avec 16 hors texte en héliogravure. Préface du Maré¬ chal Lyautey un v. 15 frs Georges LOUIS : « Un Tour d'Horizon au Ma¬ roc » un v. 2 50 Henri RAINALDY : « Daxo », roman un v. 20 frs Charles DIÉGO : « Sahara », roman marocain.un v. 15 frs Paul GIEURE: « Nour el Aïn » roman marocain un v. 12 frs PIERSUIS : <; Bourrasque bédouine », romain maro¬ cain un v. 15 frs Jean SERMAYE : « Barga, Maître de la Brousse », roman un v. 15 frs René RENARD : « Commentaires Philosophiques et Poli¬ tiques. René GUILLOT : « Ras el Gua poste du sud » roman des Sables un v. 12 frs Barthélémy Ali,TET : « Escortes », roman mari¬ time un v. 15 frs Les ouvrages publiés par Les Editions du Moghreb sont en vente dans les principales librairies Maroc, Algérie, Tu¬ nisie. France. VIII LIGUE CONTRE L'ENLAIDISSEMENT ILA FRANCE 18, rue Séguier - Paris VI0 1° Maintenir intacte la beauté créée 'par la nature et par les hommes ; 2° S'opposer à la réalisation de toute œuvre indigne de notre sol, à tout projet constituant un acte d'agression contre les traditions de l'Art français ; 3° Faire œuvre d'actiàn en veillant à une saine con¬ ception des programmes imposés et en appuyant, hors de toute tendance et de toute doctrine, le choix des artistes capables de créer des œuvres nationales ; 4° Aider les pouvoirs publics à s'appuyer sur une opi¬ nion alertée et faire auprès d'eux des démarches que doi¬ vent rendre efficaces l'autorité et le nombre. de ceux qui se joindront à nous. Font, entre autres, partie du comité : Gaston Baty, Julien Gain/ Gampinchi, Gte J. de Gastellane, André Ghamson, Colette, Raoul Dautry, Docteur Débat, Dr. DeSmaret, Daniel Dreyfus, Henri Duvernois, Jean Fayard, Fels, Focillon, Louis Gillet, Jean Giraudoux, Grap¬ pe, Georges Guiffrey, Louis Jouvet, Lhote, Maurice Maeterlinck, Marquise de Maillé, Adrien Marquet, François Mauriac, André Maurois, Georges. Monnet, Charles Peignot, Philippe de Rothschild, Jacques Rouché, A. de Saint-Exupéry, Dr. L. Pasteur Vallery-Ra- dot, Jean-Louis Vaudoyer, etc. On peut adhérer à la Ligue contre l'enlaidissement de la France : En tant que membre adhérent (5 fr. par an), actif (20 fr. par an), sociétaire (100 fr. par an), bienfai¬ teur (1..000 fr. par an). Le Gérant : A. Galiana Imp. Réunies - Casablanca