13 FR. DU MÊME AUTEUR POÉSIE Le Chemin Blanc. Fasquelle. 1904- Le Golfe d'Amour. Falque. 1908. La Terre des Lauriers. B- Grasset 1912. (Prix National de Poésie ). La Sirène Blessée. Plon-Nourrit. 1920 Le Poème d'Assise. La Renaissance du Livre. 1922. (.Prix St-Cricq- Thèis. Académie Française)- PROSE La Renaissance Provençale (1800-1860). Champion et Dragon Paris-Aix. 1918. (Prix Bordin. Académie Française■) La Vérification de F. Mistral. Champion et Dragon. Paris-Aix. 1918. Eloge de Frédéric Mistral. Champion et Dragon- Paris-Aix. 1920- Au Pays de Joffre. Bossard. 1918. LOr des Ruines, roman. La Renaissance du Livre. 1922. Ovide, poète de l'Amour, des Dieux et de l'Exil. (Librairie Armand Colin.) 1922. En préparation •' Le Rameau d'Olivier. Poèmes. N° 45. COLLECTION ARMAND COLIN (Section de Langues et Littératures) Le Félibrige par Emile RIPERT Professeur de langue et de littérature provençales à la Faculté des lettres de l'Université d'Aix-Marseille LIBRAIRIE ARMAND COLIN 103, Boulevard Saint-Michel, PARIS 1924 Tous droits réservés. LE FÉLIBRIGE INTRODUCTION Les historiens de la littérature française sont en général muets sur le mouvement littéraire gui fait l'objet de ce petit volume. Rien que ce mouvement se soit manifesté sur une partie importante du territoire français, sans doute ont-ils estimé, avec quelque apparence de raison, qu'une littérature, dont le moyen d'expression n'était pas la langue française, ne devait point être l'objet de leur attention. Ainsi, après avoir au début de leur his¬ toire donné quelques détails sur la distinction qu'il sied de faire entre la langue d'oïl et la langue d'oc, quelques renseignements sommaires sur les Troubadours, ils ajoutent négligemment que cette langue d'oc, après des siècles d'assoupissement littéraire, a semblé se réveiller au XIXe siècle ; ils donnent les noms de Roumanille, de Mistral, d'Aubanel, et ils passent. Cependant on peut faire remarquer que c'est concevoir de façon sans doute un peu étroite la littérature française que de la limiter à la seule littérature de langue d'oïl, qu'on serait fort mal renseigné sur les débuts de cette littérature si l'on ignorait l'œuvre des Troubadours, et Émilk lUpiiRT : Lu Fclibrige. 1 2 LE EÉLIBRIGE qu'au XIXe siècle même, les rapports ont été assez fréquents entre ceux qui se sont appelés les Félibres et les repré¬ sentants les plus autorisés du roman naturaliste ou d'une certaine poésie régionale en langue française, pour qu'on tienne compte de l'influence de cette littérature félibréenne. On peut ajouter qu'il est fâcheux de laisser presque ignorer à la France qu'il a existé dans une de ses provinces un poète épique d'une envergure telle que Lamartine n'a pas hésité à prononcer à son sujet le nom d'Homère. A combler cette lacune qu'offrent la plupart des ouvrages de littérature française, ce petit volume ne sera peut-être pas inutile. A vrai dire, il n'est pas tout à fait le premier qui ait été tenté en ce genre, liais des ouvrages auxquels je fais allusion et que je cite plus loin 1, les uns, rédigés soit en italien soit en provençal, ne sont pas facilement accessibles au lecteur français, les autres sont aujourd'hui épuisés et, par ailleurs, si nous avons une quantité consi¬ dérable de monographies ou d'études partielles, il n'existe pas, à ma connaissance, d'ouvrage donnant sous une forme commode et claire une vue générale cle la littérature félibréenne. C'est là précisément ce que je voudrais que fût ce modeste exposé; j'ai utilisé pour sa rédaction la plupart des études de détail qu'a suscités un tel sujet dans les provinces du Midi; j'ai profité aussi de quelques ouvrages d'ensemble, notamment de mes propres recherches sur la renaissance provençale dans la pre¬ mière moitié du XIXe siècle, et, sans vouloir multi¬ plier à l'infini les références bibliographiques, que ne comportent pas les dimensions de ce volume, je puis assurer que je n'ai rien avancé qui n'ait été soigneu¬ sement contrôlé d'après les témoignages les plus autorisés. J'ai rejeté les phrases toutes faites et les couplets hyper¬ boliques, qui ont parfois entaché de ridicule les travaux 1. Voir, à la fin du volume, la Bibliographie sommaire. INTRODUCTION 3 de quelques-uns de mes devanciers, et, laissant de côté tout patriotisme méridional, j'ai tenté de présenter, de façon tout objective et froide à dessein, la courbe d'un mouvement littéraire, assez intéressant en lui-même pour qu'on n'ait pas besoin d'en gonfler maladroitement l'importance. Puisse ce modeste travail, dont la petite dimension augmentait les difficultés, orienter vers la littérature provençale toute une catégorie de bons esprits qui, pour diverses causes, s'en sont trop méfiés jusqu'à présent, et permettre ainsi à cette littérature de figurer désormais d'une façon officielle dans les livres d'enseignement et dans les programmes d'examen. PREMIÈRE PARTIE LES ORIGINES DU FÉLIBRIGE Chapitre premier LE MOUVEMENT SAVANT On ne saurait bien comprendre en son ensemble le mouvement félibréen, si l'on n'envisage d'abord ses origines, ensuite son organisation autour de la figure centrale de Mistral, enfin son développement sur toutes les terres du Midi et son influence sur la littérature française et sur la politique même de la France. Ainsi pourra-t-on en apprécier toute la valeur et toute la force, qui paraîtraient paradoxales au premier abord, si l'on imaginait qu'elles s'appuient seulement sur les revendications d'une langue déchue. Faute de l'envisager ainsi dans toute son ampleur, on a trop souvent représenté ce mouvement pro¬ vençal du xixe siècle comme une soudaine explo¬ sion du génie de la race, comme une protestation subite d'une population en faveur de sa langue pros¬ crite. Mistral lui-même a consacré cette opinion dans le raccourci de certains de ses vers 1, cependant que d'autre part il développait tout au long dans ses 1. Voir la chanson du Cinquantenaire du Félibrige (Les Olivades, Lemerre, éd, Paris), 6 LE EÉLIBBIGE Mémoires la genèse de sa poésie. Mais s'il y a fort bien expliqué sa propre formation, il n'a point débrouillé toutes les causes du mouvement d'opinion dont il a été le plus haut représentant, et c'est bien au delà de sa naissance qu'il faut remonter pour les découvrir. Dans l'ouvrage sur La Renaissance provençale que j'ai cité plus haut, j'ai essayé de démêler les divers éléments qui sont entrés en jeu pour permettre ce renouveau si imprévu d'une langue et d'une littérature qui semblaient condamnées depuis des siècles; j'ai distingué, dans ce grand courant d'idées, trois courants, qui, venus de divers points de l'horizon intellectuel, convergent vers 1850 pour former un courant unique dont la force emporte les résistances de l'opinion adverse. J'ai étudié de la sorte le mouvement savant, le mouve¬ ment dialectal, le mouvement ouvrier. Ce sont ces trois mouvements que je veux examiner tour à tour, pour expliquer la naissance de l'association littéraire appelée le Félibrige et les œuvres qui en sont sorties. I. LA DÉCOUVERTE DES TROUBADOURS LES ROMANISTES La langue d'oc, de moins en moins écrite, du xine siècle au xvie siècle, avait perdu peu à peu du terrain, sous l'influence envahissante de la langue fran¬ çaise. Bien qu'elle n'ait pas été frappée à mort aussi nettement qu'on l'a dit trop souvent, cependant elle déclinait par degrés 1. L'édit de Villers-Cotterets, rendu par François Ier- en 1539, l'avait expulsée des actes officiels, et de la sorte, abandonnée au peuple et à la petite bourgeoisie, elle n'avait suscité autour d'elle et sur elle aucun travail scientifique digne d'intérêt. Il 1. Voir à ce sujet A. Brun : Essai historique sur VIntroduction du français dans les provinces clu Midi. Paris, Champion, 19-24. LE MOUVEMENT SAVANT 7 arrivait qu'un auteur rappelât galamment le nom des Troubadours, mais ee n'était là qu'un vague souvenir de temps supposés romanesques 1 ; oubliés en France depuis les histoires fantaisistes de Jehan et de César de Nostredame2, les Troubadours étaient un peu mieux connus en Italie, à tout le moins pour avoir été — on s'en souvenait encore — les inspirateurs et parfois les maîtres de Dante et de Pétrarque. Il faut attendre la deuxième partie du xvine siècle pour voir se réveiller en France un certain sentiment d'intérêt à leur égard. Le signal fut donné par Lacurne de Sainte-Palaye, que ses travaux sur le vieux fran¬ çais avaient amené au vieux provençal; compilateur infatigable, il avait entassé pendant des années des documents, dont, arrêté par la mort, il ne put assurer la publication, qui devait être faite après lui par un disciple plus zélé qu'autorisé, l'abbé MillotB. Pré¬ sentation et traduction bien imparfaites de fragments détachés de l'œuvre des Troubadours, c'était cepen¬ dant la première révélation qui en était faite au public lettré de France et dès lors la liste des travaux relatifs à leur poésie va s'allonger de jour en jour. Au reste, parallèlement aux travaux de Lacurne de Sainte-Palaye, tout un mouvement de curiosité se dessinait dans les cercles aristocratiques du Midi vers les dialectes de langue d'oc, et des érudits4 comme Pierre de Gallaup, sieur de Chasteuil, Joseph de Thomassin, seigneur 1. Voir par exemple Huet : Traité de l'origine des romans. Paris, 1685, t. V, p. 125 à 129, et de même les histoires de Mézeray, Pasquier, La Croix du Maine, etc. 2. Voir Jehan de Nostredame : Les oies des plus célèbres et anciens Poètes provençaux. Edit. Chabaneau-Ànglade. Paris, Champion, 1913. Préface de Joseph Anglade. 3. Histoire littéraire des Troubadours, 3 vol., sans nom d'auteur. Paris, 1774. 4. Voir à leur sujet J. Bauquier : Les Provençalistes au xvme siècle (Extrait de la Revue des Langues romanes. Paris, Maisonneuve, 1880). 8 LE FÉLIBKIGE de Mazaugues, Joseph de Bimand, Claude-Urbain de Betz, l'abbé de Sauvages de la Croix s'intéressaient au provençal des Troubadours et même aux dialectes contemporains 1. Une telle excitation aboutit même à une véritable polémique, quand un disciple imprudent de Lacurne de Sainte-Palaye, M. Legrand d'Aussy, éditeur de Fabliaux, contesta la supériorité littéraire aux popu¬ lations du Sud de la Loire 2. Un professeur de rhé¬ torique, Louis-Pierre Bérenger 3, un abbé, l'abbé Papon4, membre de l'Académie de Marseille, intervenaient avec fougue dans le débat, et c'était pour eux l'occa¬ sion de rappeler les souvenirs trop oubbés jusqu'alors de la littérature troubadouresque et les titres d'honneur de la langue d'oc. C'est le même sentiment que l'on voit éclater dans l'Histoire de Provence de Bouche ou dans le diction¬ naire d'Achard 5. On peut dire dès lors qu'à la veille de la Révolution, l'opinion du monde lettré était en éveil sur la question provençale, à prendre ce mot en son sens le plus ancien et le plus large, et, bien que tout ce mouvement n'eût pas grande valeur scientifique, il faut en noter les manifestations, qui seront invoquées par les travail¬ leurs du siècle suivant. Ce mouvement semble, comme il est trop naturel, interrompu par la Révolution. Encore conviendrait-il 1. Voir le Dictionnaire languedocien-français de l'abbé de Sauvages de la Croix (Nîmes, 1756), 2e et 3e éditions. 1785 et 1820. Alais. 2. Legrand d'Aussy : Fabliaux. 5 vol., 1781. (Voir notamment pré¬ faces des t. I et II : Observations sur les Troubadours.) 3. Voir à son sujet Robert Reboul : Physionomies provençales. Marseille, 1895. 4. Voir son Histoire de Provence. 4 vol. Paris, 1777-1786, et surtout son Voyage littéraire de Provence, 1780. 5. Dictionnaire de la Provence et du Comtat Venaissin. Marseille, 1785- 1787, 6 volumes. LE MOUVEMENT SAVANT 9 de noter la supercherie littéraire de cet original nommé Fabre d'Olivet 1, l'existence d'un théâtre des Trou¬ badours 2, les travaux solitaires de M. de Eochegude qui copie à la Bibliothèque Nationale les manuscrits des Troubadours, la constitution de l'Académie Cel¬ tique, qui, devenue plus tard la Société clés Antiquaires cle France, s'intéressa non seulement au celtique, mais encore à tous les dialectes de France. Il faut aussi indiquer l'enquête poursuivie par l'administration du Premier Empire sur les patois, dont les différences sont indiquées par l'établissement dans tous les dia¬ lectes de la parabole de l'Enfant Prodigue (1807). Il faut enfin remarquer que des érudits comme Sismondi à G enève 3, Ginguené 4 en France, dans leurs cours professés sous le Premier Empire, et qui verront le jour quelques années plus tard, consacrent déjà une partie de leur effort à ressusciter, autant qu'il est en leur pouvoir, la poésie des Trouba¬ dours. Mais c'est après les guerres finies, sous la Restau¬ ration, que les publications relatives à la littérature de langue d'oc vont se multiplier. Sans s'être concertés, deux hommes, l'amiral de Eochegude et le poète François Raynouard, tous deux originaires du Midi, l'un d'Albi, l'autre de Brignoles en Provence, vont faire faire un pas immense à la science de langue d'oc. De la copie des manuscrits troubadouresques qu'il avait faite à la Biblio¬ thèque Nationale, alors qu'il était député à l'Assemblée Constituante, puis à la Convention, l'amiral de Eoche¬ gude avait tiré un choix de poésies des Troubadours 1. Le Troubadour. Poésies occitaniques, traduites et publiées par Fabre d'Olivet. Paris, an XII (1804). 2 volumes. 2. Voir Baldensperger : « Le genre troubadour » dans Etudes d'his¬ toire littéraire. Paris, 1907, et F. Donnadieu, ouy. cit. S. Histoire de la Littérature du Midi de l'Europe. 4. Histoire littéraire d'Italie, 10 LE FÉLIBRIGE et un glossaire de leur langue, que, retiré dans sa ville natale d'Albi, il publiait en 1819 D'autre part François Raynouard, d'abord avocat à Draguignan, ensuite député, lui aussi, à l'Assemblée Législative, inquiété par la Terreur, et puis poète officiel de l'Empire et auteur de tragédies historiques, était, après la chute de Napoléon, élu secrétaire perpétuel de l'Académie française. Comme tel, occupé aux travaux du Dictionnaire, il s'aperçut que, pour bien connaître le français moderne, il fallait étudier le vieux français. Mais parvenu là, il avait vu qu'il ne pouvait arriver à cette connaissance complète que par l'étude de la langue des Troubadours, où il retrouvait d'ailleurs avec joie tant de ressemblance avec la langue proven¬ çale encore vivante en son pays et qu'il avait parlée dès son enfance. Avec l'aide du gouvernement de Louis XVIII, il parvenait donc à publier, de 1816 à 1821, six gros volumes, où il établissait une grammaire de la langue des Troubadours et donnait de leurs œuvres des extraits nombreux accompagnés de traductions 2. Après sa mort, le Lexique Roman, qu'il avait établi, était publié, de 1830 à 1844, par les soins de ses disciples; il comportait six tomes, où les mots étaient groupés par racines avec leurs équivalents dans toutes les langues néo-latines et de nombreuses citations des Troubadours. Quelle que fût l'imperfection de son œuvre, elle était et elle est restée le premier grand monument de la science romane et tous ceux qui ont travaillé sur- cette matière sont partis de son étude. En fait, nous retrouvons l'influence de Raynouard dans tous les travaux postérieurs, qu'ils soient français 1. Le Parnasse occitanien. Toulouse, 1819. — Essai d'un Glossaire occitanien. Toulouse, 1819. 2. Choix de Poésies originales des Troubadours, 6 volumes. LE MOUVEMENT SAVANT 11 ou étrangers, travaux qui, sous cette influence, et servis aussi par le goût des romantiques pour le Moyen Age, sont bientôt à la mode. Le troubadour devient un sujet de pendule et de poésie; à tort ou à raison, on rêve de cours d'amour 1. Stendhal consacre deux chapitres de son essai sur l'amour 2 à l'amour des troubadours de Provence. Des esprits aussi dis¬ tingués et aussi différents que ceux de Charles Nodier, de Fauriel, de Mary-Lafon s'émeuvent, nous le verrons; des érudits, comme F. Guessard et Francisque Michel, vont continuer l'œuvre de Raynouard; des Académies, comme la Société archéologique de Béziers et VAcadémie des Jeux Floraux de Toulouse, vont encourager ce mou¬ vement; l'Académie des Jeux Floraux se préoccupait même de rechercher ses titres d'honneur et de les publier par les soins du professeur Gatien-Arnoult, puis du docteur J.-B. Noulet 3, et, petits symptômes des grandes popularités, la parodie et la supercherie s'en mêlaient par la plume d'Auguste Moquin-Tandon 4. L'engouement n'était pas moins vif hors de France et surtout en cette romantique Allemagne qui ne pouvait que porter le plus vif intérêt à cette littérature du Moyen Age. Les deux frères Frédéric et Guillaume Schlegel avaient parlé avec enthousiasme des Trou¬ badours; Guillaume leur avait même consacré toute une étude écrite en français 5. Mais c'était en « romantique » qu'ils les envisageaient; ce sera en philologue que Frédéric Diez les étudiera 6. 1. Raynouard leur avait consacré une brochure : Des Troubadours et des Cours d'amour. Paris, Didot, 1817. 2. De l'Amour. 1822. 3. Las Flors del Gay Saber. 4 vol. Toulouse, 1844-49. 4. En 1836 il publie à Toulouse un texte de son invention : La Cary a Magalonensis, qu'il donne comme un ancien manuscrit. Raynouard lui-même s'y trompa. 5. Observations sur la Langue et la Littérature provençales. Paris, ISIS. 6. Voir Eugène Ritter : Le Centenaire de Diez. Genève, 1894. 12 LE EÉLIBRIGE Orienté vers les Troubadours et Kaynouard, en 1818, par une conversation avec G-œthe, mais aussi vers la philologie par Jacob Grimm, s'il envisage d'abord les Troubadours comme des poètes préromantiques 1, il se donne ensuite tout entier à la linguistique romane. Ses œuvres, traduites en français dès 1842 par M. de Roisin, eurent une influence certaine sur tous les éru- dits et contribuèrent à exalter l'orgueil des jeunes patriotes provençaux, à la pensée que des étrangers s'occupaient ainsi do leur vieille, littérature. ' D'autant que ce n'était pas seulement en Allemagne, mais aussi en Italie où, dès 1829, Galvani publiait à Modène un livre important dans lequel2 il se décla¬ rait « le disciple et le très grand admirateur de Ray- nouard » et retrouvait avec plaisir les liens de la littérature provençale et de la littérature italienne, — en Espagne, où de même Don Manuel Mila y Fon- tanals devait en 1861 publier un volume sur les Troubadours en Espagne3, — en Angleterre, où Bruce-Wliite consacrait aux poètes de Provence trois volumes écrits en français 4, — en Belgique où, en 1843, un concours, ouvert entre toutes les Universités, pour couronner le meilleur ouvrage sur la langue et la poésie provençales, suscitait trois travaux importants de Eugène Van Bemmel, Émile de Laveleye, A. de Closset, qui, tous les trois, parlaient avec enthousiasme de leur sujet 6. 1. Son premier essai, traduit en français en 1842 sous le titre Essai sur lés Cours d'Amour, portait en sous-titre Mémoires pour servir à l'histoire de la Poésie romantique. 2. Osservazioni sulla Poesia dei Trovatori. Modène, 1829. 3. De los Trov adores en Espana, 1861. 4. Histoire des Langues romanes et de leur littérature depuis les ori¬ gines jusqu'au xvie siècle. Paris, 1841. 5. Eug. Van Bemmel : De la Langue et de la Poésie provençales• Bruxelles, 1841. E. de Laveleye -.Histoire de la Langue et de la Littéra¬ ture provençales. Bruxelles, 1841. A. de Closset : Histoire de la Langue et de la Littérature provençales, Bruxelles, 1845, LE MOUVEMENT SAVANT 13 Ainsi l'entraînement était général à travers l'Europe savante, et il ne faudra pas nous étonner que Jasmin, racontant son voyage à Paris, en 1842, ait pu écrire : Apelabon ma lengo uno lengo roumano. « Ils appelaient ma langue une langue romane. » Une telle restauration des études provençales, en remettant en honneur la langue des Troubadours, devait servir plus tard singulièrement la cause des dialectes méridionaux, défendus par les Félibres. II. LES HISTORIENS ET L'IDÉE PROVENÇALE Autant que les travaux des romanistes, ceux des historiens romantiques vont fournir des arguments et des suggestions à la conscience des jeunes patriotes provençaux. Le premier, Augustin Thierry, était amené, par sa conception nouvelle et démocratique de l'his¬ toire de France, à reprendre les idées de certains théo¬ riciens du xvine siècle, Mably, Boulainvilliers, l'abbé Dubos, qui avaient prétendu montrer, sur le territoire de la France, le conflit de deux races, la race conqué¬ rante des Francs et la masse gallo-romaine opprimée par eux. Or cette masse gallo-romaine avait son prin¬ cipal domaine dans le Midi de la France, et Thierry faisait remarquer justement et vivement que ce n'était point faire l'histoire de toute la France que de la limiter aux exploits du peuple franc et de ses rois. Il reven¬ diquait les droits de l'histoire régionale « de la contrée, de la province, de la ville natale », la proclamant « la seule où notre âme s'attache par un intérêt patrio¬ tique », et niait que ce fût de l'histoire nationale pour un Breton ou pour un Provençal que l'histoire des rois de France, oppresseurs de leur pays. Il rappelait les 14 LE FÉLIBRIGE sinistres exploits de la croisade contre les Albigeois, les rudes barons du Nord rués contre la civilisation méridionale, la poésie provençale étouffée dans le sang 1. Il ne faudra pas nous étonner non plus de voir Jasmin en 1842 accueilli par Augustin Thierry avec une particulière faveur. Disciple de Thierry, Michelet, historien du peuple, passait en revue dès le début de son histoire toutes les provinces de France en les décrivant à grands traits caractéristiques. S'il proclamait la belle unité de la France, il dénonçait aussi les méfaits d'une centrali¬ sation excessive. Quant à l'idée de l'opposition des races en présence sur le sol de la Gaule, Guizot de son côté, la trouvant chez Mably, la vulgarisait par sa grande influence, et dans son cours de la Sorbonne en 1828 il décrivait la Provence du moyen âge comme une petite Italie aux villes indépendantes, qui se serait ainsi librement développée, si elle n'avait été écrasée par la Croisade venue du Nord 2. Mais toutes ces sympathies pour le Midi, encore éparses dans les œuvres de ses historiens, allaient être concrétisées et systématisées par Fauriel. Trop oublié de nos jours, Claude Fauriel, loué par Sainte-Beuve 3 en termes très vifs, fut un esprit universel, qui s'in¬ téressa de bonne heure aux littératures étrangères et populaires. Il avait publié en 1824 les Chants popu¬ laires de la Grèce. Lié dès ce moment avec Augustin Thierry, il avait parcouru avec lui la France et le Languedoc. Chargé en 1831 d'un cours de littérature étrangère à la Sor- 1. "Voir à. Thierry : Lettres sur l'Histoire de France. Paris, 1827. 2. Voir son Histoire de la Civilisation, lre leçon. 3. Portraits contemporains, t. II. Voir aussi J.-B. Gallay : Claude Fauriel. Saint-Étienne, 1909, et leçon de M. Jeanroy à la Sorbonne (Revue Bleue, 12 et 19 février 1910). LE MOUVEMENT SAVANT 15 bonne, il prenait comme sujet la littérature provençale, et montrait en son cours, que nous avons conservé ', l'importance de cette littérature et surtout son influence sur la naissance et le développement de toutes les littératures européennes. Non content de restituer comme tous la gloire de la poésie lyrique aux Proven¬ çaux, il voulait leur accorder, par une théorie ingénieuse, mais aujourd'hui sans valeur, la gloire de la poésie épique. Si hasardée qu'ait été cette théorie, elle excitait pourtant la curiosité sympathique de Guillaume Schlegel2, l'approbation d'Edgar Quinet 3 et plus tard celle d'Hippolyte Fortoul \ Provençal lui-même, qui, ministre de l'Instruction publique sous le Second Empire, devait prescrire une enquête sur les chansons populaires, qui devait conduire Adolphe Dumas chez Mistral. Fauriel faisait plus encore : il publiait, en 1837, une édition du poème de la Croisade contre les Albigeois en vers provençaux, et par là il mettait plus que jamais à l'ordre du jour cette question albigeoise qui devait avoir tant d'influence sur le développement de certains thèmes de la poésie félibréenne. Enfin, par son Histoire de la Gaule méridionale sous la domination des conquérants germains, il confirmait en 1836 toutes les idées de Thierry et renouvelait ses protestations contre la centralisation militaire des rois de France. De telles idées étaient exploitées et vulgarisées par Mary-Lafon, qui consacrait plusieurs volumes à écrire Y Histoire polit ique, religieuse et littéraire du Midi de la 1. Histoire de la Poésie provençale. 2. De l'origine des Romans de chevalerie. Voir Œuvres françaises de W. Schlegel, t. II. 3. Revue des Deux Mondes. 1er janvier 1837. 4. Ibid., 15 mai 1847. 16 LE FÉLIBKIGE France , et à tracer le Tableau historique et littéraire de la langue parlée dans le Midi de la France 2. Ce n'était plus en érudit qu'il s'exprimait, mais en vrai patriote méridional, protestant avec véhémence contre la pro¬ scription de cette noble langue, flétrie du nom de patois et chassée honteusement des écoles, « alors qu'on devrait en faire la base de l'enseignement linguistique ». Le premier il tentait de faire, du point de vue méri¬ dional, cette histoire du Midi, qui n'avait jamais été faite. Il en déroulait toutes les phases de gloire et de deuil, flétrissait une fois encore la Croisade contre les Albigeois et passait constamment du ton de l'exposé scientifique à celui de la polémique. Par là il méritait l'attention et la reconnaissance des jeunes poètes provençaux, qui se tournaient vers lui comme vers un protecteur naturel : dès 1847, Eoumanille le citait avec complaisance 3; en 1853, VAthénée ouvrier de Marseille lui offrait sa présidence d'honneur; à la même date, il envoyait sa sympathie aux organisateurs du Boumavàgi des poètes proven¬ çaux à Aix, et préfaçait une édition des poésies du poète marseillais Pierre Bellot. On le voit : les idées des historiens romantiques, popularisées par Mary-Lafon, donnaient au mouvement provençal une base presque scientifique. A les lire, les jeunes écrivains provençaux, qui s'éveillaient vers 1850, imaginaient qu'ils étaient les fils d'une race déchue, pour ne pas dire opprimée, mais qui, pour avoir éveillé toute l'Europe à la poésie, restait à jamais glorieuse et pouvait revendiquer le droit tout au moins de parler sa véritable langue. En fait, nous retrouverons dans Eoumanille, Aubanel et surtout Mistral, des citations 1. Paris, 1841. 2. Paris, 1842. 3. Li Margarideto. lre édition, 1847 (note 5). LE MOUVEMENT SAVANT 17 et des allusions à l'œuvre des Troubadours, à celle de leurs historiens, qui nous montreront à quel point leur pensée a été imprégnée par ce mirage du moyen âge méridional. En ce sens, leur œuvre qui, par ailleurs revêt des aspects classiques, sort de l'excitation des temps romantiques qui ont remis en grand honneur la poésie du Moyen Age et la poésie populaire. Une preuve nouvelle en est le mouvement de curio¬ sité que suscita non pas seulement l'étude des langues romanes, considérées comme des langues mortes, mais l'étude des patois encore vivants sur tout le territoire de la France et particulièrement dans le Midi. III. LES AMIS DES PATOIS J'ai dit plus haut que la langue d'oc avait perdu peu à peu du terrain devant sa rivale officielle, la langue française; toutefois si, à partir du xvie siècle, elle n'est plus considérée comme une langue littéraire, elle reste encore fort usitée jusqu'à la Révolution. Bien des témoi¬ gnages nous l'indiquent, celui même des écrivains fran¬ çais comme M"10 de Sévigné quand elle va voir sa fille en Provence, Molière qui manie à merveille le dialecte languedocien dans son Pourceciugnac, ou Racine, qui ne comprend rien à ce qu'on dit autour de lui à Uzès et qui a beaucoup de peine à se faire comprendre lui-même (1662). Un siècle après, l'usage des divers dialectes de langue d'oc était tout aussi répandu, si bien qu'à la veille de la Révolution on peut dire qu'ils étaient parlés concurremment par le peuple et la bour¬ geoisie et compris, sinon parlés, par l'aristocratie et le haut clergé 1. 1. Voir le témoignage de la Statistique des Bouclies-du-Bhône (Mar¬ seille, 1824) constatant l'usage courant du provençal dans les classes moyennes et dans le peuple. Emile Ripert : Le Félibrige. 2 18 LE FÉLIBRIGE Une preuve en est l'acharnement des hommes de la Révolution à proscrire ces dialectes, qu'ils appellent avec dédain des « patois ». L'abbé Grégoire et Barrère dressent un plan de guerre contre ces idiomes locaux, qui sont coupables dans leur pensée d'être la langue des résistances provinciales à la Convention, et aussi d'établir une distinction antiégalitaire entre le peuple qui les parle et l'aristocratie qui ne les parle pas 1. « Le fédéralisme et la superstition, disent-ils, parlent bas- breton... le fanatisme parle le basque Brisons ces instru¬ ments de dommage et d'erreur. » Instruments de dommage et d'erreur au point de vue révolutionnaire; si l'Ancien Régime, qui ne consultait point les populations, pouvait tolérer qu'elles igno¬ rassent la langue officielle, la République, ajjpelant au vote et aux emplois publics tous les citoyens, avait le devoir de les instruire assez pour les mettre à même de décider des affaires de l'État ou de les administrer. Cette instruction, il est vrai, aurait pu être donnée en deux langues, mais la méthode du bilinguisme était alors sans exemple et l'esprit centralisateur de la Convention aux prises avec les soulèvements locaux ne pouvait lui être favorable. La lutte devait donc commencer entre la langue française et les langues locales; elle ne s'arrêtera plus pendant tout le cours du xixe siècle; elle dure encore, La langue française triomphe pou à peu, mais de façon moins rapide qu'on aurait pu le croire, et ceux même, qui sont ses meilleurs représentants, ont commencé dès longtemps à s'inquiéter de la disparition de ces richesses intellectuelles, que constituaient pour la 1. Rapport sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'uni¬ versalisera langue française, par H. Grégoire. Paris, an II. LE MOUVEMENT SAVANT 19 communauté française les idiomes de ses diverses pro¬ vinces. A vrai dire pour mieux les combattre, ces patois, on avait été obligé de les recenser : Grégoire, dès le 13 août 1790, avait fait mener sur eux une enquête par tous les clubs de province, enquête qui devait être reprise par l'Empire, quand, en 1807, le ministre de l'Intérieur avait demandé à tous les préfets de faire traduire en idiomes locaux, à titre d'exemple, la para¬ bole de l'Enfant prodigue. Ce devait être l'occasion de quelques travaux d'éru¬ dition locale, tels que ceux de Cbampollion-Figeac sur les dialectes dauphinois (1805). Du reste, dès avant cette date, les Bretons de Paris avaient constitué une Académie celtique, qui devint plus tard, je l'ai dit, la Société des Antiquaires de France et publia sur les patois d'importants travaux, que devait utiliser le meilleur de leurs défenseurs, Charles Nodier. Charles Nodier avait pris dans son pays franc- comtois, à la veillée, le goût des histoires savoureuses, il avait aimé les spectacles populaires, Polichinelle et «Barbisier »; il avait retrouvé dans le peuple de France l'origine vraie des contes de fées, et son amour déjà romantique du naïf et du primitif, il allait, par sa plume exquise de conteur, le transmettre peu à peu à la jeu¬ nesse, qui se presserait bientôt autour de lui- Mais ce n'est pas seulement amour de la poésie et du conte populaire, c'est aussi goût de philologue; disciple à sa façon de Lacurne de Sainte-Palaye, épris de Rabelais et de sa langue forte et drue, lexicographe à ses heures *, en 1834, il consacre aux patois tout un chapitre de ses Notions de Linguistique. Il y signale avec indignation les délibérations du Comité d'arrondisse- 1. Il avait publié en 180S un Dictionnaire des Onomatopées, en 1829 un Examen critique des Dictionnaires de la Langue française. 20 LE EÉL1BRIGE ment de Caliors qui avait proposé leur destruction. Il y évoque, entre autres, « les doux chants de la Provence et du Languedoc », il y cite les noms de la Bellaudière, de G-oudouli, de Zerbin. Fidèle à sa doctrine il est un des premiers à signaler le talent de Jasmin et de la même façon envoie ses encouragements au poète mar¬ seillais Pierre Bellot. D'ailleurs un peu partout on s'occupe des patois avec une sympathie croissante : en France, où Gustave Brunet en publie des textes 1, où la Société archéo¬ logique de Béziers, sous l'influence de Jacques Azaïs, ouvre ses concours à la langue d'oc, et aussi à l'étranger, où l'Allemand J.-F. Schnakenburg leur consacre un traité déjà scientifique, dans lequel il recense tous les ouvrages relatifs à la question, d'une façon qui nous donne déjà l'impression d'une bibliographie très abon¬ dante sur une telle matière2. Schnakenburg ne se contentait pas de dresser un froid répertoire, mais, suivant les traces de Nodier, dont il invoquait cons¬ tamment l'autorité, il plaidait avec chaleur la cause des patois, « langues simples, naïves, diaphanes, qui ont une grammaire, une syntaxe aussi régulière et aussi arrêtée que les langues les plus élégantes ». Une sympathie plus vive encore se manifeste dans les œuvres du polygraphe Pierquin de Gembloux, esprit fumeux, mais dont les travaux sont bien symp- tomatiques. Il appartient du reste à l'Université, étant inspecteur d'Académie à Bourges, mais ce poste officiel ne l'empêche pas de prendre fortement position en faveur des patois, dont il publie une longue histoire 3. 1. Extraits d'ouvrages écrits en patois. 2 vol. Bordeaux, 1839 et 1840. 2. Tableau synoptique et comparatif des idiomes populaires ou patois de France. Berlin, 1840. 3. Histoire littéraire, 'philologique et bibliographique des patois et de l'utilité de leur étude. Paris, 1840. LE MOUVEMENT SAVANT 21 Languedocien d'origine, il écrit des vers en dialecte de Montpellier et noue avec les poètes provençaux des rapports d'étroite sympathie; il enverra en 1853 ses encouragements au Boumavàgi des poètes proven¬ çaux réunis à Aix. D'ailleurs la question des dialectes locaux est de plus en plus à la mode; nous en trouvons la preuve dans les romans populaires de George Sand, comme dans les études et nouvelles bretonnes d'Émile Sou- vestre \ dans les supercheries celtiques de Théophile de la Villemarqué en son Barzas-Breiz 2, ou les travaux du docteur J.-B. Noulet à Toulouse 3. Celui-ci n'a point la foi, mais son témoignage n'en a que plus de valeur : « Depuis, nous dit-il, que Ch. Nodier fit semblant il y a une vingtaine d'années de défendre les productions plus ou moins littéraires, écrites dans les idiomes, disons mieux, dans les patois de la France, les ouvrages de ce genre, auparavant oubliés, devinrent « de mode ». De mode, retenons cet aveu, et nous comprendrons mieux dans quelle atmosphère favorable à leurs desseins ont travaillé les premiers Félibres et les raisons du succès éclatant qu'obtient dès son apparition le poème de Mirèio. De même que le goût héroïque et romanesque de la France de Louis XIII avait fait naître et porté Le Gid au plus haut ciel du théâtre, de même que la mélancolie de la jeunesse aux premières années de la Restauration avait fait chanter les accents désolés des Méditations, le goût de la France de Louis-Philippe 1. Revue des Deux Mondes. 1er décembre 1834. 1er février et 1er Juil¬ let 1835 et année 1850. 2. Paris, Charpentier, 1839. 3. Essai sur VHistoire littéraire des Patois du Midi de la France aux xvie et xviie siècles. Paris, 1859. Travaux entrepris dès 1840. En 1877 le Dr J.-B. Noulet publie une suite de son ouvrage : Essai sur VHistoire littéraire des Patois du Midi de la France au xvine siècle. 22 LE FÉLIBRIGE pour les vieux idiomes, pour la poésie populaire, avait fait éolore une épopée rustique, que l'opinion était prête à saluer avec enthousiasme. IV. LES CURIEUX ET LES ÉRUDITS Elle y était d'autant mieux préparée que de tous côtés on s'intéressait aux diverses manifestations de la vie locale. La facilité plus grande des communications avait rendu plus fréquents les voyages; là où Chapelle et Bachaumont n'avaient cherché que divertissement et prétexte à beuveries, et le président de Brosses que traits d'esprit, des voyageurs plus consciencieux vont trouver des documents historiques et linguis¬ tiques. Tel est l'érudit Aubin-Louis Millin qui, sous le Premier Empire, parcourt le Midi de la France et donne de son voyage une relation très documentée, où apparaît le souci de connaître les traditions populaires ainsi qu'un vif intérêt pour la langue d'oc 1. Si, plus tard, des voyageurs comme Pigault-Lebrun 2 ou Désiré Nisard3 sont plus superficiels, Mérimée4, qui parcourt le Midi en archéologue, sera plus sensible à la valeur originale des pays qu'il traverse, et de même Xavier Marinier, grand amateur de traditions popu¬ laires6, ou le marquis de Gallifet6, Provençal lui-même et très attaché à son pays d'origine. Un tel mouvement de curiosité et de sympathie pour la vie des provinces devait même trouver des 1. Voyage dans les départements du Midi de la France. Paris, 1807- 1811. 5 vol. in-S°. 2. Voyage dans le Midi de la France. Paris, 1827. 3. Revue de Paris. 1832. 4. Notes d'un voyage dans le Midi de la France. Paris, 1835. 5. Souvenirs de voyage et Traditions populaires. Paris, 1841. 6. Souvenirs de voyage. La Gueuse, parfumée. Paris, 1844. LE MOUVEMENT SAVANT 23 adeptes dans le corps qui semblait devoir être le plus hostile aux langues populaires, je veux dire dans l'Uni¬ versité. J'ai déjà cité les noms de Champollion-Figeac, professeur à la Faculté des Lettres de Grenoble, de Pierquin de Gembloux, inspecteur d'Académie, celui de Villemain, professeirr à la Sorbonne, qui consacrait en 1830 toute une leçon de ses cours à la poésie des Troubadours et à la civilisation méridionale 1, et qui, après avoir couronné Jasmin en 1842 des lauriers académiques en prononçant le mot célèbre : « La France est assez riche pour avoir deux littératures », devait faire dans cette même enceinte de l'Académie l'éloge de Mistral et de Mirèio, couronnés en 1861. D'autres universitaires sont à retenir : Louis Méry, professeur à la Faculté des Lettres d'Aix, frère du brillant conteur Joseph Méry; après avoir écrit une Histoire et des Chroniques de Provence 2 il devait publier avec le poète provençal Pierre Bellot un journal franco-provençal, Lou Tambourinaire et le Ménestrel. Norbert Bonafous, doyen de la Faculté des Lettres d'Aix, lié avec son compatriote de Salon, le poète Crousillat, et plus tard avec les Félibres, devait les appuyer de son autorité; Eugène Baret, professeur à la Faculté des Lettres de Clermont, publiait des travaux intéressants sur les Troubadours. Enfin et surtout Saint-René Taillandier, professeur à la Faculté des Lettres de Montpellier, collaborateur de la Bevue des Deux Mondes et plus tard membre de l'Académie française, fut un ami actif et prudent des Félibres; il préfaça le premier recueil collectif des poètes groupés par Roumanille, Li Prouvençalo ; il consacra, dans la Bevue des Deux Mondes, d'importants articles à la jeune poésie provençale et 1. Cours de littérature. Paris, 1830. T. I, leçon V. 2. Paris, 1830 à 1837. Voir aussi Souvenirs et Sites de Provence. Paris, 1857. 24 LE EÉLIBRIGE de la sorte la posa de façon très avantageuse dans l'opinion lettrée. Si, par la suite, il prut devoir faire bien des restrictions sur la portée du mouvement pro¬ vençal, il en aida les débuts d'une façon très généreuse et son nom doit être retenu au nombre de ceux qui ont le mieux servi la propagande félibréenne à ses origines h Une autorité universitaire d'un tel poids était d'au¬ tant plus utile que, si l'on met de côté la sympathie de ces quelques universitaires à l'esprit large, bien des efforts étaient faits contre les idiomes locaux par les éducateurs, qui désiraient faire triompher définiti¬ vement sur le sol du Midi la langue française dont ils se proclamaient les mandataires. Dès le Premier Empire, s'étaient succédé grammaires, lexiques ou dictionnaires destinés à combattre les provençalismes, le dialecte provençal lui-même 2. La lecture de tels ouvrages nous renseigne sur la vitalité encore très grande du provençal en cette première moitié du xixe siècle et nous fait regretter que l'Uni¬ versité n'ait pas cru devoir s'en servir pour l'ensei¬ gnement méthodique de la langue française. Mais à côté de ces manuels, dirigés contre la langue proven¬ çale, on voit aussi apparaître plusieurs dictionnaires qui en recensent utilement les ressources, et notam¬ ment ceux d'Étienne Garcin, de Draguignan, ceux de J.-J. Castor, d'Àpt, de J.-T. Avril, d'Apt également 3. D'ailleurs, tous ces essais grammaticaux et lexico- graphiques, encore incertains et incomplets, devaient se fondre bientôt et s'annuler dans un grand et bel 1. Voir Revue des Deux Mondes, 15 oct. 1859, 1er avril 18G7, 15 nov. 1868, 1er déc. 1875. Articles réunis sous le titre La Renais¬ sance de la Poésie provençale. Paris, Pion, 1881. 2. Voir la liste que j'en ai dressée dans La Renaissance provençale, pages 142 à 150. 3. Voir p. 142 à 150 de la Renaissance provençale. LE MOUVEMENT SAVANT 25 ouvrage : le Dictionnaire provençal-français du docteur Honnorat. Homme fort cultivé, qui avait dès son plus jeune âge appris le plus pur provençal dans les montagnes d'Allos, mais qui avait aussi étudié à Grenoble et à Paris les langues néo-latines, en même temps qu'il y faisait ses études médicales, docteur en médecine à Digne et mêlé comme tel à la vie du peuple, il s'amuse à réunir tous les mots de la langue d'oc ancienne et modqj'ne, en collectionne ainsi plus de cent mille et constitue, non seulement un dictionnaire, mais une véritable encyclopédie du Midi, qu'il publie en fasci¬ cules de 1840 à 1848, et qui forme un grand monument de patience et d'intelligence 4. Pour cette œuvre il avait adopté une orthographe étymologique, qui devait être combattue par les Félibres — nous le verrons — ; mais, ce détail mis à part, son dictionnaire, cité par Roumanille et Mistral à leurs débuts, devait leur être très utile, et Mistral lui-même n'aurait sans doute jamais pu composer son Trésor du Félibrige, s'il n'avait eu devant lui l'ouvrage d'Honnorat « qui lui a beaucoup servi », ainsi qu'il l'a dit lui-même sans aucune gêne. On voit donc comment de 1815 à 1850 s'est préparéo dans les milieux littéraires et scientifiques l'atmo¬ sphère favorable à l'éclosion et au succès de la poésie félibréenne. Les savants ont éveillé dans la conscience des poètes provençaux le légitime orgueil de leur langue et de leur race, en même temps qu'ils ont façonné un public capable de s'intéresser à leurs efforts. Romanistes, ils ont retrouvé et mis au jour les œuvres oubliées des Troubadours, magnifique exemple pour ceux qui voulaient chanter sur les mêmes terres et 1. Voir à. Richaud : Le Docteur J. Honnorat. Digne, Chaspoul, 1916. 26 LE FÉLIBRIGE dans la même langue. Que cette langue fût la même, c'est là ce que les érudits se chargeaient de démontrer; mais comment elle était déchue de son antique splen¬ deur, elle, la première de toutes les langues euro¬ péennes et maintenant langue du peuple, c'est là ce que les historiens avaient expliqué, et par cette expli¬ cation, par leur interprétation nouvelle de la Croisade contre les Albigeois, ils avaient inspiré aux lettrés du Midi le sentiment qu'ils auraient dû faire partie, si la force ne s'y était opposée, d'une civilisation ori¬ ginale, ayant ses lois, ses coutumes et sa langue indé¬ pendante. Langue déchue, certes, mais langue tout de même, et non point l'un de ces patois, dont cepen¬ dant on appréciait vivement la saveur primitive, mais outre ces qualités qu'elle possédait en commun avec les patois, ayant les titres historiques et la valeur intellectuelle d'une langue littéraire et qui pouvait avec orgueil montrer le répertoire de ses richesses. Telles étaient les notions qu'apportaient les érudits aux poètes et à l'opinion; on voit combien il était important de les dégager et de les exposer pour expliquer la renaissance littéraire, inexplicable à première vue, d'une langue qui semblait condamnée officiellement. Mais le mouvement de renaissance provençale devait profiter aussi d'une autre excitation bien différente de celle des érudits, je veux dire le désir d'instruction et de création littéraire qui s'empare des masses popu¬ laires dans la longue paix qui suit les guerres de l'Empire. C'est là ce qu'on n'a point assez remarqué d'ordinaire et, faute de le comprendre, on a restreint à une simple revendication linguistique ce mouvement provençal, qui avait à son origine, nous allons le voir, une bien autre portée sociale. Chapitre II LE MOUVEMENT OUVRIER La Révolution, en bouleversant les foules du Midi, en les appelant brusquement à la culture française, leur avait donné un goût des clioses intellectuelles, que fortifiera incessamment en elles l'instruction de plus en plus répandue par tous les gouvernements de la France, du Premier Empire à la Troisième République. Dans ces masses, ainsi agitées, où les socialistes vont trouver, sous Louis-Philippe, des fidèles de plus en plus nombreux, il arrivera que des vocations litté¬ raires s'éveilleront. Or ces tempéraments populaires, s'ils s'essaient à manier le vers français à l'imitation des grands poètes qu'ils admirent et spécialement de Lamartine, n'arrivent qu'à de pâles imitations, alors que leur langue quotidienne est la langue d'oc, seule langue donc où ils auraient chance de s'exprimer. C'est là ce que les plus intelligents d'entre eux com¬ prennent vers 1850, mais pour bien saisir la courbe de ce mouvement d'idées, il nous faut examiner d'abord ces essais de la poésie ouvrière, maladroits sans doute, mais bien touchants et qui nous aideront à comprendre le ton et la valeur des manifestations provençales. Nous avons quelques exemples d'un tel genre de poésie dès le Premier Empire, puisque nous trouvons à Marseille celui de l'ouvrier vitrier Daumier, le père 28 LE PÉLIBBIGE du génial dessinateur, qui écrit et fait paraître plusieurs poèmes de grande ambition. Toutefois c'est la tenta¬ tive d'un homme du peuple assez instruit, qui aspire à sortir de sa condition, plutôt que celle d'un ouvrier satisfait de son art, et qui en chante les joies ou les tristesses, sans prétendre en libérer sa vie. Le premier de ces poètes ouvriers et qui, même ayant cessé d'être tel, conserve ce renom auprès de l'opinion publique, c'est en fait le boulanger de Nîmes, Jean Rebord. Son chant répond d'ailleurs à celui du célèbre perruquier d'Agen, Jasmin; mais Jasmin écrit en gascon et s'en vante; Reboul écrit en français et ce n'est qu'à la fin de sa vie, sous l'influence des jeunes Fclibres, qu'il donnera quelques essais en langue pro¬ vençale, dont la valeur suffit d'ailleurs à nous prouver que l'emploi de la langue française a égaré loin de sa voie véritable un grand tempérament de poète popu¬ laire. On sait que Jean Reboul se manifesta en 1828 par le court poème sentimental, L'Ange et l'Enfant, inséré dans le journal La Quotidienne, et que Lamartine salua de son chant enthousiaste, en célébrant, comme il le disait, «le génie dans l'obscurité ». Ainsi le grand poète préludait-il dès 1828 à son rôle de protecteur de la poésie populaire, qui devait en faire trente ans plus tard le révélateur de Mistral. Encouragé par un témoignage aussi éclatant, auquel il répondit par un nouveau poème, Reboul accumula pendant plus de trente ans toutes sortes de poésies qu'il réunit en plusieurs recueils. Mais il eut la sagesse de ne point renoncer tout à fait à son métier et de cultiver avec soin, pendant toute sa vie, l'antithèse poétique qu'avait signalée Lamartine. Ainsi acquit-il une popularité fort grande, qui amena jusqu'à sa bou-. tique Chateaubriand dans toute sa gloire et Alexandre LE MOUVEMENT OUVRIER 29 Dumas dans toute sa verve; celui-ei baptisait Eeboul « un Lamartine du peuple », et le caractérisait ainsi d'une façon terriblement exacte. Mais si cette poésie, imitée en effet des Méditations et des Harmonies, n'a point de valeur propre et si rien n'en subsiste aujourd'hui, on ne peut nier que la gloire d'un tel homme, dont la réputation s'était répandue dans toute la France, bien qu'il fût resté Adèle à sa profession de boulanger et à sa ville de Nîmes, n'ait été un puissant encouragement pour les jeunes poètes, qui, dès 1850, rêvaient une semblable destinée. Leurs regards se tournèrent tout naturellement vers lui; ils lui deman¬ dèrent conseil et protection; les lettres de Mistral, d'Aubanel, de Eoumanille, adressées à Eeboul et récemment publiées1, ont conArmé ce que nous avaient déjà appris dos dédicaces admiratives et la préface en vers, que Eeboul avait accordée à Eoumanille pour présenter au public le recueil collectif, Li Prouvençalo. Il en ressort nettement que, dès ses débuts, Mistral a eu les yeux Axés sur le vieux poète de Nîmes, qui devait du reste donner, en 1859, sa bénédiction de patriarche à Mirèio. Quand il mourut en 1864, les jeunes Félibres, alors en plein feu de leur action, recueillirent ses vers provençaux avec ceux d'Adolphe Dumas et de Castil-Blaze a. Au reste, l'exemple de Jean Eeboul en langue fran¬ çaise, celui de Jasmin en gascon, allaient susciter un peu partout des vocations semblables, quoique moins éclatantes. Le mouvement de poésie ouvrière gagne toute la France; on peut citer les noms du cordonnier parisien Savinien Lapointe, de Magu, le tisserand de Lizy-sur-Ourcq, de Durand, le menuisier de Fontai- 1. Voir Mercure de France, 1er sept. 1911, 1er et 1G juillet 1913. Revue des Langues romanes, 1911. 2. Un Liame de Rasin. Avignon, 1864. 30 LE FÉLIBRIGE nebleau que visita le roi Louis-Pliilippe, et, en langue d'oc, de Peyrottes, le potier de Clermont-l'Hérault, de Yestrepain, le cordonnier de Toulouse, de François G-uisol à Nice, de Daveau, coiffeur à Carcassonne comme Jasmin à Agen, et, si l'on veut les rattacher aussi à ce mouvement, Hégésippe Moreau et plus nettement le chansonnier Pierre Dupont, le plus populaire de tous. Olinde Rodrigue réunit, en 1841, plusieurs de ces productions sous le titre de Poésies sociales; Béranger, Lamennais, le jurisconsulte Ortolan, les écrivains socia¬ listes, encouragèrent un tel mouvement, et, parmi tous les écrivains, à côté de Lamartine, George Sand se fait remarquer par son zèle à protéger les poètes- ouvriers. Elle leur consacre plusieurs numéros de sa Bevue indépendante; elle s'intéresse très vivement à la propagande d'Àgricol Perdiguier, qui rêve de récon¬ cilier les Compagnons du Tour de France par l'influence de la chanson; elle écrit elle-même son roman célèbre : Le Compagnon du Tour de France 1. Elle préface enfin les poésies du maçon de Toulon, Charles Poney 2, avec lequel elle entretient longtemps une intéressante cor¬ respondance. Or, après avoir donné plusieurs recueils de vers français, Charles Poney, sous le Second Empire, les grands espoirs de 48 tombés, se rallie peu à peu à la poésie provençale, comme l'avait fait depuis long¬ temps son frère Alexandre, et collabore à VArmana Prouvençau. Par là même, il est un excellent exemple, nous indiquant la courbe de ce mouvement populaire, qui essaie d'abord de s'exprimer en français à l'imita¬ tion des grands modèles admirés à l'école, et, devant son 1. Notons que Mistral s'est intéressé beaucoup à Agricol Perdiguier et au compagnonnage auquel il a consacré tout un chant de Calcnclau. 2. Le Chantier, 1844. LE MOUVEMENT OUVRIER 31 impuissance à réaliser des œuvres viables, revient à l'expression provençale. Ce sera la marche même de la pensée de Roumanille, qui sera lui-même le guide de Mistral et lui évitera les tâtonnements d'une telle évolution. A côté de Charles Poney, il nous faut placer Louis Pélabon de Toulon, qui nous donne l'exemple d'une semblable évolution, ayant écrit des vers français avant d'en arriver à composer des comédies proven¬ çales. Il nous faut placer aussi la figure plus touchante encore du portefaix de Marseille, Louis Astouin, repré¬ sentant du peuple à l'Assemblée Constituante de 1848, et qui meurt d'une maladie de poitrine, dont il con¬ tracte le germe en sauvant un enfant tombé dans le Vieux Port; idéaliste, chrétien et lamartinien, Louis Astouin comme Poney et Pélabon, chante la République universelle et l'embrassement des races humaines sous le regard de Dieu. Sa belle vie d'honnête homme, bientôt terminée par un beau dévouement, indique assez la pureté de ses intentions, auxquelles manqua le don de l'expression originale. Tout aussi évangélique est la figure du pauvre Alphonse Maillet, d'abord tailleur à la Tour-d'Aiguës, puis maître d'études à l'École Normale d'Aix et qui meurt poitrinaire, après avoir écrit des poésies géné¬ reuses et naïves, où il célèbre à son tour la fraternité universelle. Plus touchante encore la malheureuse Reine Garde, enfant naturelle d'une ouvrière séduite, couturière elle-même, et qui chante le souvenir d'Hégésippe Moreau ainsi que ses propres malheurs. Un jour, en 1847, elle apprend que M. de Lamartine est à Marseille, où il est venu se reposer quelques semaines sur la plage du Prado; elle prend la diligence, arrive chez lui toute poudreuse de la route, tombe à ses pieds, lui montre 32 LE FÉLIBRIGE des vers que Lamartine, toujours idéaliste, trouve naïfs et beaux, et c'est entre le grand poète et la petite couturière, devant la mer, dans la nuit d'Août, un entretien sur les conditions de la poésie populaire, que Lamartine a fait sans doute après coup bien plus beau qu'il ne l'a été, mais où passe tout le désir de ce peuple chrétien et idéaliste d'avoir une poésie, une littérature écrite pour luix. C'est le moment où tous les écrivains se préoccupent du sort intellectuel de ce peuple, qui s'éveille de plus en plus à l'instruction, et vont chercher jusque dans ses couches les plus profondes un public renouvelé; désir commercial chez les uns, comme Eugène Sue ou Ponson du Terrail, désir plus noble de propagande et d'évangélisation chez les autres, comme Michelet, Lamennais, George Sand, Victor Hugo, qui va écrire les Misérables et les Travailleurs de la Mer. Lamartine, plus connu dans le Midi et particulièrement dans la Provence qu'il traversa en 1832 pour gagner l'Orient, et qu'il habita un instant en 1847, sera le poète par excel¬ lence vers lequel se tourneront tous les jeunes poètes méridionaux dont s'éveillera la vocation. Ainsi nous ne serons point étonnés de voir Mistral aller vers lui dès avant d'avoir terminé Mirèio, pas plus que de le voir lui-même se passionner à la lecture de ce poème rustique, dont il annoncera la gloire de sa grande voix éclatante. Il y était préparé par l'exemple de Reboul, par son entretien avec Peine Garde comme par tous les sou¬ venirs qu'il allait emporter de Provence. Car, pendant ce séjour de 1847, il est reçu magnifiquement d'un côté par l'Académie de Marseille, qui déjà en 1832 avait tenu en son honneur une séance solennelle, et 1. Voir Lamartine : Geneviève, Préface. LE MOUVEMENT OUVRIER 33 d'un autre par l'Athénée ouvrier, société populaire, qui mérite d'être mentionnée ici. Dès 1845, un certain nombre d'ouvriers marseil¬ lais, appartenant à tous les corps de métier, s'étaient donné rendez-vous en un local de la vieille ville pour mettre en commun leurs désirs d'une vie intellectuelle et, afin de mieux les affirmer devant l'opinion publique,, ils avaient publié un recueil collectif de leurs œuvres, préfacé par le jeune poète lamartinien Joseph Autran 1. Par son intermédiaire, en 1847, ils priaient Lamartine de les honorer de sa visite et le recevaient dans leur pauvre salle de réunion, au milieu d'un enthousiasme frénétique. S'ils devaient conserver la plus belle vision du grand poète, qui avait improvisé pour eux un discours aussi éclatant qu'il l'eût fait dans n'importe quelle assemblée lettrée, de son côté ne devait-il point garder le souvenir de ce peuple si sensible aux choses de l'esprit et ne pas s'étonner outre mesure d'en voir sortir un grand poète, qu'il imagina facilement plus « peuple » qu'il ne l'était 1 On voit donc combien il importe d'avoir jeté un regard sur cette poésie ouvrière de langue française. A la considérer dans sa naïveté, mais aussi dans sa vigueur primitive, on conçoit mieux la possibilité de l'œuvre des Félibres et les facilités de propagande qu'ils ont trouvées dans une opinion déjà préparée par de telles tentatives. Les Félibres ont en commun avec les poètes ouvriers le désir d'appeler le peuple aux bienfaits de la poésie et de l'instruction, le désir de faire œuvre vivante pour le peuple, mais ils diffèrent en ce sens qu'ils choisiront à juste titre comme moyen d'expression non pas la langue française, impuissante 1. Marseille, 1846. Emile Ripert : Le Félibrige. 3 34 LE FÉLIBRIGE à exprimer la vie populaire du Midi, mais la langue provençale, seule adaptée à ee dessein. 11 n'en est pas moins vrai que, si maladroites qu'elles fussent, ces tentatives ont été utiles : c'est dans ces milieux de poètes ouvriers et de récitations populaires que se forme et que triomphe d'abord Roumanille, initiateur de l'œuvre félibréenne; c'est dans ces milieux que le Félibrige naissant recrute peu à peu ses adhé¬ rents, et c'est encore dans ces milieux que Lamartine, Joseph Autran, et tous ceux qui devaient saluer l'avè¬ nement de Mistral, prennent contact avec la poésie populaire du Midi. Faute d'avoir connu l'existence de tels milieux, on a généralement expliqué de façon incomplète la naissance du Félibrigel. . 1. On trouvera tous les détails de ce curieux mouvement dans mon ouvrage déjà cité sur La Renaissance provençale. Chapitee 111 LE MOUVEMENT DIALECTAL J'ai déjà indiqué que les divers dialectes de la langue d'oc, si depuis le xvie siècle ils n'avaient plus d'exis¬ tence officielle, n'avaient pas cependant cessé d'être parlés par le peuple et la plus grande partie de la bourgeoisie et du clergé, compris et employés à l'occasion par l'aristocratie elle-même. Les administrateurs de l'Ancien Eégime qui connaissaient leur existence, mais ne les pratiquaient pas, les avaient pourtant tolérés; la Révolution, je l'ai dit, avait entrepris contre eux une lutte vigoureuse, qui devait se poursuivre pendant tout le cours du xixe siècle et qui n'est pas encore terminée. De cette lutte, l'histoire du Félibrige est l'épisode le plus éclatant, mais dès avant que sa protestation se fût élevée, des lettrés ou des gens du peuple, un peu partout dans les provinces du Midi, avaient cultivé avec honneur les dialectes d'oc. Seulement leurs efforts étaient restés isolés, par conséquent sans portée et sans grand éclat. Sous l'Ancien Régime, où les idiomes locaux n'étaient pas spécialement attaqués, de telles œuvres, au reste, n'avaient pas une valeur de pro¬ testation, mais de simple amusement; c'est ainsi qu'ou avait vu chanter dans les Pyrénées Despourrins, à Toulouse G-oudouli, que le Languedoc avait entendu 36 LE EÉLIBRIGE les contes joyeux de l'abbé Favre et qu'en Provence on pouvait citer depuis le xvie siècle Bellaud de la Bellaudière, Claude Brueys, Gaspard Zerbin, J.-B. Coye, Toussaint Gros, Germain, Etienne Pélabon, auteurs de poésies légères ou de comédies provençales, mais tous d'ailleurs sans aucun lien intellectuel et sans grande influence 1. Après la Révolution, loin de diminuer d'intensité, comme il eût semblé naturel, ce mouvement dialectal est plus vif, parce qu'il prend très souvent l'allure d'une protestation. C'est ainsi que, sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, nous pouvons noter toute une suite de manifestations individuelles d'abord, col¬ lectives ensuite, qui annoncent et préparent l'éclosion félibréenne. Ces manifestations sont dues soit à des lettrés, bourgeois ou hobereaux, qui ont conservé l'amour des traditions et le culte de la vieille langue, soit à des gens du peuple, plus rudes mais plus puissants, qui chantent spontanément les joies ou les douleurs du peuple du Midi. Examinons tour à toux ces deux éléments, en nous bornant aux manifestations de la langue purement provençale, ou des dialectes tout proches, manifes¬ tations qui seules ont pu avoir une action réelle sur le mouvement félibréen. I. HOBEREAUX ET BOURGEOIS TRADITIONALISTES On peut d'abord signaler aux confins extrêmes de la Provence, à Nîmes et à Nice, des manifestations littéraires, sans grande portée d'ailleurs. C'est d'abord 1. Voir F. Donnadieu, ouv. cit., et J.-B. Noulet, ouv. cit. LE MOUVEMENT DIALECTAL 37 la traduction d'Anacréon en vers provençaux 1, qu'il appelle languedociens, par un certain Aubanel de Nîmes sans aucun rapport que le nom avec le Félibre Théodore Aubanel. Cet Aubanel de Nîmes n'avait point de pré¬ tention à la création originale, mais sa traduction avait l'avantage de montrer un certain rapprochement pos¬ sible entre la poésie antique et la poésie provençale, et, si l'on songe que Mistral devait s'appeler, dès le début de Mirèio, « l'humble écolier du grand Homère », ce rapprochement n'était pas sans intérêt. Il y avait aussi dans ce petit volume une tentative nouvelle d'ortho¬ graphe phonétique, qui annonçait, de loin, celle des Félibres. Ce n'était point à l'antiquité, mais, de façon moins heureuse, au xvue siècle de Boileau et du Lutrin que se rattachait à Nice Joseph-Rosalinde Kancher, en écrivant sa Nemaida 2, poème scolaire, et sans autre intérêt que celui de nous offrir l'état de la langue niçoise au début du xixe siècle. Mais c'est en plein cœur de la Provence, à Aix, que nous trouvons sous la Restauration les deux -hommes les plus intéressants à cette époque pour la renaissance de la poésie provençale. L'un est le docteur Louis d'Astros (1780-1863), médecin aixois de grande autorité, qui compose quelques fables provençales et prête son influence à Aix, en 1853, à l'organisation du Boumavàgi des poètes provençaux, dont il accepte la présidence. L'autre, et le plus important, est le bibliothécaire Diouloufet (1771-1840) qui, tout nourri de poésie antique et la comparant à celle, qui lui ressemble tant, 1. Odes d'Anacréon, traduites en vers languedociens par le citoyen Aubanel l'aîné, à Nîmes, chez la veuve Belle. An X. Nouv. édit. Nîmes, Gaude, 1814. 2. La Nemaida o sia lou trionf dei sacristan, poèma nissard. Nissa, 1823. Voir A.-L. Sardou : JRanchery poète nissard. Nice, 1884, et Nice historique, n° spécial consacré à Ranchor, nov. 1923. 38 LE FÉEIBRIGE de la nature provençale, met la main dès 1819 sur le véritable thème de ce qui sera la poésie félibréenne, en célébrant tour à tour les Magnans, c'est-à-dire les vers à soie, et les Géorgigues provençales. Il donne aussi un recueil de fables, contes et épîtres, et, de la sorte, ilannonce l'art de Eoumanille aussi bien que celui de Mistral; une connaissance approfondie des mœurs rustiques, un sentiment de la poésie villageoise, un riche répertoire de vieux proverbes, quelques jolies descriptions, des passages savoureux, voilà tout ce que l'on trouve dans les œuvres de ce Diouloufet, à la fois primitif de par ses origines populaires et lettré de par son éducation et ses fonctions de bibliothécaire. Il avait même conçu le projet d'un dictionnaire pro¬ vençal-français, qu'il dut abandonner, quand le Gouver- vement de Juillet l'expulsa de sa chère bibliothèque; sans qu'il ait eu une foi très grande en l'avenir du provençal, il avait vu en tous sens leparti que l'on pou¬ vait encore en tirer dans le domaine pratique et scien¬ tifique; vingt ans plus tard il eût été certainement au premier rang des Félibres, dont il avait devancé toutes les idées h On trouve moins d'intérêt à parcourir les œuvres de ce gentilhomme arlésien, qui se nomme Michel de Truchet, et qui du reste habite la plupart du temps Paris, mais conserve très vif le souvenir de son pays natal, auquel, à côté de deux médiocres vaudevilles en pro¬ vençal, il consacre un volume de chansons assez alertes 2, dont quelques-unes chantent les spectacles rustiques de la moisson, des vendanges et des olivades. A Avignon, future capitale du Félibrige, nous ren¬ controns Hyacinthe Morel (1756-1829), lettré d'ancien régime, professeur dès avant la Eévolution à Toulouse 1. Voir F. Donnadieu, ouv. cit. 2. Voir F. Donnadieu, ouv. cit. LE MOUVEMENT DIALECTAL 39 et à Àix, au collège Bourbon, publiant dès lors des vers français dans le Mercure de France, républicain au début de la Révolution, inquiété comme Girondin, puis, le calme rétabli, revenu à ses chères études, membre de Y Athénée de Vaucluse; galant érudit de province, s'il écrit en provençal, c'est pour avoir lu les travaux de Lacurne de Sainte-Palaye, de Raynouard et de Schlegel. Il se rend compte grâce à eux de la gloire passée de cette langue devenue populaire, et, malgré son état d'abaissement, il la juge encore excel¬ lente pour des genres simples et naïfs, la chanson popu¬ laire, et pour le conte malicieux, prévoyant ainsi le parti qu'un Roumanille, sinon un Mistral, devait en tirer. Les Pélibres lui ont rendu honneur en donnant de son œuvre provençale une nouvelle édition 1. Dans le Var nous pouvons saluer tout d'abord à Toulon l'avocat Thouron (1794-1872), ancien élève de l'École Normale Supérieure, où il fut le condis¬ ciple de Cousin et de Patin. Victor-Quinctius Thouron, se jugeant exilé à Paris, était retourné, après avoir fait son droit, dans sa ville natale de Toulon où il devait exercer pendant de longues années sa profes¬ sion d'avocat. En guise de distraction, ce lettré, qui a conservé le goût de la poésie antique, écrit quelques traductions d'Horace en vers provençaux, des pas¬ sages des Bucoliques et des Géorgiques, et compose aussi en provençal quelques contes ou dialogues, qui le signa¬ leront à l'attention des Félibres, dont il deviendra un ami en collaborant à VArmana Prouvençau2. A côté de Thouron, le Var nous présente encore deux amateurs de provençal, le docteur Eusèbe Raymonenq de la 1. Lou Galoubé de Jacinto Morel, 1862, Roumanille, Avignon. lre édi¬ tion, 1828, Bone fila, Avignon. Voir aussi F. Donnadieu, ouv. cit. 2. Voir : Poésies diverses par Victor-Quinctius Thouron. Toulon, 1874. 40 LE FÉLIBKIGE Koquebrussane, médecin à Varages, auteur de Fables, Contes et Historiettes en vers 'provençaux ainsi que d'une comédie, en vers provençaux également \ le tout du reste sans grande valeur, et Casimir Dauphin, auteur de petits poèmes dramatiques^ et rustiques, dont le sujet, sinon l'exécution, annonce déjà l'atmosphère et la couleur des poèmes mistraliens 3. Enfin aux confins de la Provence, il nous faut encore signaler, parce que son œuvre a eu une influence cer¬ taine sur les premiers Félibres qui la connaissent et la citent, le Marquis de la Fare-Alais, gentilhomme de vieille souche, qui tourne le vers français, quand il veut, aussi bien que son aïeul, mais qui préfère manier la langue d'oc, son dialecte cévenol, dont il se sert pour conter les histoires joyeuses ou terribles des veillées villageoises, dans la saison des châtaignes 3. Son exemple comme celui de tous les bourgeois, dont je viens de citer les noms et les œuvres, devait être un puissant motif d'encouragement et d'orgueil pour les enfants du peuple, qui prétendaient ne pas rougir de leur vieille langue, du moment que de tels hommes l'avaient cultivée et honorée. II. LES RÉALISTES MARSEILLAIS Toutefois si ces poètes bourgeois ont plus de culture et si leur exemple est honorable, leur verve est géné¬ ralement assez faible, leur valeur médiocre. On trouve un accent plus spontané, plus direct, une truculence 1. Lou Proucurour enganat, Marseille, 1851. 2. Marieto, Marseille, 1851. Paul, Toulon, 1853. Leis Bastidanos Marseille, 1861. Leis Pins, Toulon, 1859. Leis Vieils Camins, Marseille 1861. 3. Las Castagnados. Alais, 1851. Voir F. Donnadieu, ouv. cit. LE MOUVEMENT DIALECTAL 41 d'expression plus vive dans ceux que j'appellerais volontiers « les réalistes marseillais ». Le premier en date de ces poètes marseillais, et le seul aussi qui atteignit de son vivant à la grande popu¬ larité, fut Pierre Bellot (1783-1857). C'est le type du petit bourgeois de Marseille, tout près du peuple dont il sort et dont il conserve le contact, pourvu cependant d'une certaine culture littéraire. Fils d'un fabricant de bas, marchand drapier lui-même dans la rue des Feuillants, c'est à raconter ses exploits de chasseur qu'il sent tout à coup se dessiner en lui une vocation de poète populaire. Longtemps il restera pour ses conci¬ toyens l'auteur du Pouèto Gassaire, premier exem¬ plaire de Tartarin, qui, d'un seul coup de fusil, abat deux lièvTes, un épervier, un lapin et une perdrix. Parti de là il recueillera, pour les mettre en vers sou¬ vent assez plats, toutes les histoires de chasse, de pêche, de sacristie, de pharmacie, et, tel, pendant vingt ans, il acquerra une sorte de popularité. Encouragé par le succès de ses contes et poésies légères, il rêve même de créer un théâtre provençal. Au reste, il n'était point le seul à avoir tenté cette voie; on peut citer avant lui ou à ses côtés d'autres poètes qui s'y étaient engagés : Michel de Truchet, Eusèbe Raymonenq, Louis Pélabon, dont j'ai déjà parlé, Mathieu Benoni à Toulon, l'abbé Thobert à Marseille, et surtout un nommé Carvin, qui obtient à Marseille un certain succès, et dont les comédies révèlent une certaine verve grossière, mais par instants truculente x. Quant à Bellot, son talent est nul; c'est en vain qu'il s'essaie à faire dialoguer entre eux des Marseil¬ lais, fidèles à leur vieille langue, de petits bourgeois prétentieux qui veulent parler français et le parlent 1. Voir, pour le détail de ces tentatives, mon ouvrage cité sur La Renais¬ sance provençale. 42 LE EÉLIBRIGE ridiculement, des Italiens qui mêlent dans un assem¬ blage grotesque la langue de leur pays au provençal et au français; la vie n'anime point ces dialogues, dont le principe est assez comique, mais l'exécution maladroite. Il a manqué à Marseille, et plus généralement à la Provence, un Molière, qui eût fait beaucoup pour la propagande provençale, et dont l'action eût pro¬ longé pendant de longues années la popularité litté¬ raire de la vieille langue. Bellot a essayé un instant d'être ce Molière; il n'y a pas réussi, ni d'autres après lui. Il sent l'insuccès et revient au conte, à la petite poésie fugitive; pendant ses dernières années qu'ac¬ cablent les deuils domestiques et les pertes financières, il réédite, pour gagner quelque argent, ses poésies qui se vendent d'une façon satisfaisante et significative de sa popularité. De cette popularité, nous avons d'autres témoignages : Eoumanille et Mistral en 1852 et 1853 appellent encore Pierre Bellot lou grand priéu de la poésie provençale. D'ailleurs Bellot n'avait-il pas un instant essayé de sonner le ralliement des poètes provençaux, quand, avec Louis Môry, en 1841, il avait publié un journal franco-provençal, Lou Tambouri¬ naire et le Ménestrel ? Bien que la tentative eût été de courte durée, ces poètes devaient s'en souvenir et honorer Bellot à sa mort, quand un concours d'épi- taphes pour sa tombe provoqua 113 envois de 91 poètes. Néanmoins les jeunes Félibres pourront lui reprocher, tout en rendant hommage à sa verve, de n'avoir pas tenté de la relever; leur opinion sur son compte sera bien exprimée par Eoumanille, quand il écrira en 1858: « Bellot est mort l'autre année. Il a beaucoup fait dans sa vie; mais il n'a pas apporté dans ses œuvres cet amour de la LE MOUVEMENT DIALECTAL 43 langue et de son génie, qui nous caractérise, nous, les jeunes. Et puis il a été plus conteur et plus farceur que poète 1 » Aux côtés de Pierre Bellot on peut citer avec honneur parmi les poètes marseillais Fortuné Chailan et Gustave Benedit. Ce ne sont pas des gens du peuple, mais de petits bourgeois assez cultivés : l'un, qui a fait des études scientifiques sérieuses devient peseur-juré; quant à l'autre, après avoir fait d'assez fortes études musi¬ cales, il devient professeur au Conservatoire et parle de musique aux lecteurs du Sémaphore. La poésie provençale n'est pas, à vrai dire, la grande affaire de leur vie, mais plutôt un divertissement à d'autres préoccupations. Fortuné Chailan cultive le genre cher à Pierre Bellot, le conte provençal où sont présentées joyeusement les naïvetés des campagnards à la ville, ahuris devant la foire, le spectacle ou les exploits des nervis, mauvais garçons marseillais, dont Benedit va être le peintre attitré. Tout cela est réuni par lui peu avant sa mort, sous un titre symbolique Lou Gangui (Le Filet), coup de filet, en effet, où le médiocre a été recueilli pêle-mêle avec les mets savoureux et amu¬ sants de la verve populaire (1839). Il meurt l'année suivante, n'ayant pas atteint sa quarantième année et n'ayant pu remplir toute sa mesure. Benedit est plus original : c'est un homme cultivé, qui a d'abord eu, nous dit-il, le mépris de la langue proven¬ çale. Et puis il s'est aperçu qu'elle pouvait avoir une saveur véritable, lorsqu'il a assisté à l'interrogatoire de quelques mauvais garnements, des nervis comme l'on dit à Marseille, qu'avait déjà tenté de dépeindre Chailan et dont le tranquille cynisme devant le tribunal correctionnel paraît à Benedit digne d'être noté. Or 1. Lettre à Victor Duret (12 fcjv. 1858) dans : Eugène Ritter : Le Centenaire de Diez. 44 LE FÉLIBRIGE pour croquer une pareille scène l'emploi du provençal devenait obligatoire : voilà pourquoi Benedit s'en est servi. Ce n'est pas à dire qu'il ait une plus liaute am¬ bition. Simple divertissement de lettré, son CMchois 1 reste cependant une œuvre digne d'être retenue. Elle annonce à sa façon les pochades judiciaires de Jules Moinaux ou de Courteline; elle ouvre la voie à un genre littéraire que Paris ne devait connaître que plus tard. La langue d'ailleurs, si elle est vigoureuse et pittoresque, n'a nulle prétention de purisme; quant à l'orthographe, elle est simplifiée et en ce sens se rapproche, plus que celle de Bellot ou de Chailan, de ce que sera plus tard l'ortho¬ graphe félibréenne. Mais, parmi tous ces frustes poètes de Marseille, se dresse au premier plan le rude chanteur populaire, qui s'appelle Victor G-elu (1803-1885), tempérament de vrai et, par instants, de grand poète, desservi par les rigueurs d'une vie difficile et les éclats d'un caractère farouche. Volontairement isolé, aujourd'hui il nous apparaît seul de son espèce, loin des Félibres qu'il a détestés, et des faciles Troubaires qu'il a méprisés. Fils d'un boulanger de la place d'Aix, né au cœur du vieux Marseille et de bonne heure initié à la langue la plus savoureuse, le petit Victor G-elu reçoit cependant aux Frères Gris d'Aix une assez bonne instruction, qui, fortifiée par ses goûts personnels de littérature, le fera toute sa vie supérieur aux milieux qu'il a fréquentés comme aux métiers qu'il a j>ratiqués. Tour à tour boulanger, commis dans une minoterie, courtier en immeubles, clerc d'avoué, un instant même comé¬ dien ambulant, passant ainsi de métier en métier, et de ville en ville, à Marseille, à Gênes, à Lyon, Tou- 1. Marseille, 1853. LE MOUVEMENT DIALECTAL 45 louse, Bordeaux, Antibes, Paris et Boquevaire, il connaît toutes les classes sociales, fréquente des gens de toutes les professions, entend monter à la fois les cris de l'orgie et ceux de la plèbe et les mêle dans ses peintures d'une truculence farouche. En ses chants passe tout le frémissement du peuple, qui, sous la monarchie de Juillet, invoque l'avènement d6 la Sainte et se jettera pour s'y ensanglanter sur les barricades de 1848. Mais aussi il y a la chanson du lazsarone des quais de Mar¬ seille, vautré au soleil dans sa paresse et sa misère. C'est une chanson des gueux qu'il écrit quarante ans avant celle de Jean Bichepin et, s'il l'écrit en provençal, ce n'est point par amour de la vieille langue, qu'il avait au reste condamnée à mort, mais par désir artistique de faire parler des héros populaires, dans le seul langage qui puisse leur convenir. Il y a convenance indissoluble entre ces personnages et leur vocabulaire. Comment employer le français pour traduire des sentiments aussi primitifs, des pensées aussi populaires? Non, cela est impossible. Victor Gelu n'écrit pas exactement en pro¬ vençal, il donne la parole à des gens qui ne peuvent s'exprimer qu'en provençal. Quant à lui, il se moque de ceux qui veulent régenter cette langue de l'indiscipline, qui prétendent la plier aux lois d'une introuvable grammaire, d'une ortho¬ graphe arbitraire. Il s'exprime sur leur compte de façon violente 1 ; s'il se rend à leur invitation et se dresse devant eux au Houmavàgi d'Arles, c'est pour les fou¬ droyer de son chant terrible et les écraser de son mépris. Mais, après cette seule apparition, il se retire en sa farouche indépendance, et « laisse courir la farandole 2 ». Dans ses cahiers intimes il grifEonne des notes amères sur le compte des Félibres, et quand la Provence et la 1. Chansons provençales et françaises. Avertissement, 1840. 2. Mistral : Préface aux œuvres de Victor Gelu. Éd. de 1886. 46 LE FÉLIBRIGE France entière saluent le jeune génie de Mistral, il bafoue en secret le doucereux poème qui excite cet enthousiasme et son auteur « protégé par les sacristies et le Cyrus de Solférino 1 ». N'importe; les Félibres devaient saluer en lui un des meilleurs représentants de la poésie provençale, et, oubliant ses injustices dont il ne connaissait d'ailleurs qu'une partie, Mistral devait faire la préface de ses Chansons rééditées et s'incliner respectueusement devant le souvenir du vieux chanteur, lion superbe et farouche, dont il avait senti passer sur lui le souffle rude, mais puissant. Aujourd'hui encore nous pouvons, en son œuvre courte, mais intense, entrevoir le Marseille des vieux quartiers, dans l'exaltation des années qui ont précédé 1848, toute la misère débraillée, toute la grossièreté haineuse ou placide, toute la verve sale des ouvriers des ports, des bohèmes vautrés au soleil, des savetiers, des crocheteurs, des charretiers et aussi le cynisme des parvenus, qui, à la faveur des révolutions, se haussent des ruisseaux aux maisons de banque, lazza- roni des quais, fainéants et gourmands qui dépensent en une seule bombance la paye d'un mois de travail, cro¬ cheteurs enrichis, gueux pleins de désirs insatisfaits qui rêvent du pays des Turcs où un seul homme possède plusieurs femmes, vieux Marseillais gémissant sur l'éclairage au gaz, sur la transformation industrielle des jolies banlieues, partisanes indignées de l'emploi des nouvelles mesures et des nouveaux poids, ouvriers des vieux métiers minés par le machinisme, femmes dont les enfants partent pour la guerre et qui maudissent la patrie, voilà tout ce qui grouille dans ces chansons aux allures parfois épiques. 1. Paul Risson, La Vie et l'Œuvre de Gelu. Avignon, 1901. LE MOUVEMENT DIALECTAL 47 En même temps Gelu donnait un petit roman réaliste Nouvè Granet (Noël Granet), où il notait avec beaucoup d'intelligence le danger des villes tentaculaires, et spécialement de Paris, la fièvre des spéculations, l'avenir des chemins de fer, enfin toutes les trans¬ formations sociales qui ont bouleversé la société au milieu du xixe siècle. Seul de tous les poètes provençaux, parce que seul il avait roulé dans le vaste monde, il a compris l'évolution de son temps et c'est peut- être pour cela qu'il a été plus sceptique que tous sur l'avenir de la langue provençale. Après lui c'est à peine si l'on peut citer à Marseille quelques rimeurs sans grand intérêt : Eugène Garcin, Achard, Marius Clément, Marius Bourrelly, en distin¬ guant cependant, au milieu de leurs médiocres produc¬ tions, celles de Jules Lejourdan, qui, sous forme de brochures violentes, de 1850 à 1860, publie à Marseille des monologues, contes et chansons, sans nulle pureté, d'ailleurs, de style et d'orthographe, mais marqués d'une rude et joyeuse verve, en même temps qu'ils exhalent un vif sentiment de la misère populaire. C'est à cette même inspiration, mais plus joyeuse, qu'il faut rattacher deux poètes de la Provence rhodanienne et du Languedoc nîmois, Pierre Bonnet de Beaucaire et Hippolyte Bigot de Nîmes. Pierre Bonnet, cabaretier prolixe, épanche en de nombreuses brochures une verve dont certains traits restent plaisants au milieu d'un interminable bavardage. Peut-être son principal mérite serait-il d'avoir écrit un poème satirique contre les gens de Tarascon, où l'on peut voir un premier crayon de Tarlarin. Il a d'ailleurs une foi robuste dans la vitalité du provençal, mais non dans sa dignité, puisqu'il l'appelle son « pauvre patois », ce qui lui vaut les vifs reproches des Eélibres. Joyeux conteur aussi, tout aussi prolixe, sans un plus haut sentiment de la langue, le 48 LE EÉLIBEIGE nîmois Hippolyte Bigot (1825-1897) maintient pourtant en son pays une tradition, que continuera bientôt de façon brillante Louis Roumieux. Donc une certaine poésie réaliste, grossière, mais haute en couleurs et forte en gueule, une poésie qui sentait la halle et le ruisseau, mais qui, par là même, avait parfois sa rude beauté, voilà ce que pouvait appor¬ ter Marseille à la poésie provençale. Ce n'était point assez pour lui faire dépasser le cercle de la Provence et la faire prendre en considération par les lettrés. Il fallait donc tout un travail d'épuration et aussi d'organisation, et c'est à ce travail qu'allait s'adonner désormais un jeune poète d'Avignon, qui s'appelait Joseph Roumanille. Chapitre IV LES ESSAIS D'ORGANISATION /. DEUX EXEMPLES Roumanille devait donc organiser ce chaos, et nous verrons tout à l'heure ce qu'il était lui-même et sous l'influence de quels sentiments il devait se mettre à l'œuvre. Mais pour entreprendre une telle œuvre il avait déjà sous les yeux des exemples honorables et qui devaient être pour lui et pour ses amis un puissant encou¬ ragement, entre tous celui du Breton Auguste Brizeux et du Gascon Jacques Jasmin. Brizeux avait été, en plein romantisme, le premier de nos poètes à se rendre compte que le « mal du siècle » n'était peut-être que le « mal du pays » et à localiser le sentiment de la nature dans le décor de sa Bretagne natale. Le goût très vif des romantiques pour la poésie étrangère et primitive avait fait le succès de Marie, et, se rendant compte des raisons de ce succès, Brizeux avait de plus en plus accentué dans son œuvre la note celtique qui en avait fait l'inconsciente et première originalité. En élevant ses ambitions, il avait voulu donner à son pays une véritable épopée dans son poème, Les Bretons. Mais il n'avait point réussi à faire une œuvre parfaite, parce que, sans doute, il était un aimable poète élégiaque bien plutôt qu'un poète épique et peut-être aussi parce ÉmIle RipeiiT : Le Félibl'ige. 4 50 LE FÉLIBRIGE que l'emploi du français était mal approprié à la tra¬ duction des mœurs bretonnes. Par un sentiment plus juste de la valeur de sa vieille langue, Brizeux avait écrit deux petits recueils en celtique Telen Arvor et Fumez br.Âz accompagnés d'une traduction française. Il avait ainsi donné le type même de la présentation typographique, qui devait servir à Mistral, de même que dans Les Bretons il avait tenté, avant Mirèio, l'épopée régionale. Son exemple devait donc être précieux aux jeunes poètes de Provence. Aussi ne faut-il pas nous étonner de voir Koumanille et J.-B. Gaut lui adresser des vers, les organisateurs du Roumavàgi d'Aix lui demander, en 1853, l'encouragement de son autorité, et Brizeux, en réponse à leur invitation, leur envoyer un poème plein d'émotion et de sympathie et ces mots bien symptomatiques : « Comme j'ai défendu ma langue et ma race, vous défendez la vôtre. Mon cœur est avec vous. » Quand Brizeux mourut en 1859, Y Armand des Pélibres lui rendait un juste hommage : « Auguste Brizeux, disait-il, faisait pour son pays ce que nous faisons pour le nôtre. » Dans cette voie qu'il avait ouverte, ces jeunes gens avaient déjà dépassé Brizeux; mais il avait ouvert la voie. L'exemple de Jasmin était pour eux plus précieux encore, car si Brizeux chantait son pays, mais le chan¬ tait d'ordinaire en français, c'est en gascon que Jasmin avait entendu célébrer le sien. En même temps qu'un poète dialectal, c'était un poète ouvrier, étant coiffeur de son état, et de la sorte il bénéficiait tout à la fois du double mouvement d'opinion, que j'ai tenté d'analyser plus haut. Alors que Brizeux était bourgeois et francisant, Jasmin était, comme il le disait lui-même du général Lannes, « peuple et gascon » et à ces deux titres il devait éveiller vivement l'intérêt de la France de Louis-Philippe. Un moment Jasmin avait failli n'être qu'un ouvrier- LES ESSAIS D'ORGANISATION 51 poète écrivant en français, comme tant d'autres, pour célébrer les thèmes humanitaires; mais il s'était ressaisi bien vite, par amour de la vérité, en comprenant que, pour serrer de près cette vérité, il lui fallait employer sa vieille langue maternelle, le dialecte gascon, et de la sorte en 1835, en écrivant l'Abuglo de Castel-Culié, il trouvait, avec sa langue, sa vraie forme poétique, le conte populaire et sentimental, qui arrachait des larmes à tout un auditoire, surtout quand il y avait Jasmin, grand acteur plus encore que grand poète, pour le déclamer devant les l'ouïes méridionales. Car, pèlerin de la poésie et aussi de la charité, pendant trente ans, il devait parcourir toutes les villes du Midi en récitant ses poèmes. C'est là qu'il trouve son véritable public. Sans doute sa gloire arrive jusqu'à Paris, où il est salué par la grande critique, par Sainte-Beuve, par Nodier, par Villemain, où il est reçu, en 1842, par Louis-Philippe et l'Archevêque de Paris, mais il s'écrie fièrement : « Si Paris me rend fier, Agen- me rend heureux. » Il revient bravement chez lui, reste fidèle à son métier et à sa terre, à son public favori, c'est-à-dire celui non seulement d'Agen, mais de Toulouse, d'Albi, de Carcas- sonne, d'Auch, de Cahors, de toutes les villes de Gascogne et de Languedoc qui lui offrent, enthousiasmées, des coupes, des rameaux et des couronnes d'or. Il va même jusqu'à Nîmes où Reboul l'embrasse, jusqu'à Marseille où Joseph Méry le salue et VAtliénée ouvrier le reçoit avec enthousiasme; au passage il s'arrête à Avignon, où Roumanille vient le voir, mais n'a pas à se louer de son rude accueil (1848) h Car Jasmin n'aime pas beaucoup qu'on se mêle de lui faire concurrence, et, croyant être le plus grand et d'ailleurs le dernier des poètes d'oc, il se soucie peu 1. Voir Mistral : Mémoires. 52 LE FÉLIBKIGE d'encourager de jeunes rivaux. S'il consent à envoyer un petit poème assez insignifiant pour Li Prouvençalo de Koumanille, l'an d'après (1853) il refuse, en termes dédaigneux, de se rendre au lioumavàgi d'Arles, et ne répond jamais « à la piécette de vers ingénument admi- rative » que lui envoyait un jeune écolier de quinze ans, qui signait Frédéric Mistral. C'est assez dire que Jasmin ne se soucie pas de rele¬ ver, d'épurer la langue d'oc, de lui rendre une valeur littéraire; il s'étonne tout le premier que des érudits à Paris l'appellent « une langue romane », mais pour lui il suffit qu'elle ait une valeur' humaine, qu'elle soit capable d'émouvoir, plus que le français, le public auquel il s'adresse. Cependant, s'il n'espère point un destin meilleur pour sa langue, s'il ne se préoccupe point de sa gram¬ maire et de son orthographe, il sent qu'elle a la vie dure, qu'elle plonge bien avant ses racines dans la terre, et que, malgré la condamnation à mort des savants « fran- chimands » elle peut vivre encore longtemps. Il va même jusqu'à des déclarations très nettes d'indépendance locale quand il s'écrie que « la petite patrie est bien avant la grande » et que « le peuple sera toujours gascon et fran- chimand jamais ». De la sorte, malgré son peu de souci des destinées litté¬ raires de la langue d'oc, il peut être et sera invoqué par les Pélibres comme un grand exemple populaire et méridional. Si, à sa mort, ils sont obligés de recon¬ naître qu'il a manqué d'une chose, « les études romanes indispensables à qui écrit notre parler », ils saluent en lui un grand poète du peuple et de la langue d'oc, et lorsque, six ans après sa mort, ses compatriotes d'Agen lui élèvent une statue, Mistral vient lire un poème vigoureux où il s'écrie justement : « 0 Jasmin, tu nous as vengés »; vengés, c'est-à-dire réhabilités en montrant LES ESSAIS D'ORGANISATION 53 le premier de façon glorieuse qu'une vraie poésie popu¬ laire était possible dans le Midi en langue d'oc, et seu¬ lement en langue d'oc. II. ROU MANILLE Tels étaient les grands exemples que Roumanille avait sous les yeux ; il devait en profiter, mais les dépas¬ ser en tous sens. On salue généralement en lui le père du Félibrige; on a raison de le faire, mais ce que l'on omet trop souvent de montrer, c'est comment il a conçu l'idée de restaurer une langue déchue, de lui rendre une littérature, comment il a su canaliser et diriger le triple courant dont nous avons suivi le cours jusqu'à ce con¬ fluent, où il se trouve placé; c'est essentiellement un organisateur. Joseph Roumanille est né à Saint-Rémy, le 8 août 1818, c'est-à-dire, comme il le dit lui-même dans un sonnet célèbre au temps des aires, à l'époque où l'on rentre les moissons; c'est une belle moisson aussi qu'il devait sur la terre de Provence mettre à l'abri ■ des souffles de la mode et des morsures des critiques. C'est le fils d'un jardinier de Saint-Rémy, gros village à quelques kilomètres de Maillane, où devait naître Mistral : pays fertile, champs de blé, vignobles, mûriers, mais surtout beaux vergers bien cultivés par un peuple de jardiniers, auquel appartenait le père de Roumanille, ancien soldat de Bonaparte, redevenu paysan. Le père de Mistral aussi a servi dans les armées de la République. Ces jeunes poètes sont les fils d'hommes d'action et conserveront le sens de l'action, en même temps que le sentiment des nationalités partout éveillées en Europe au passage des armées françaises. Famille d'ailleurs catholique, amie des traditions, 54 LE FÉLIBRIGE où l'on rêve de faire de l'aîné des enfants un prêtre; c'est ainsi que l'on envoie le jeune Joseph au collège de Tarascon, au sortir de l'école de Saint-Rémy, pour y apprendre le latin. Là, sa vocation s'éveille, précoce : un jour qu'on lui donne à traiter un sujet de devoir français, qui doit évoquer les pauvres gens et la charité, il écrit un sonnet en vers provençaux. Mais il fait aussi des vers latins et même des vers français; c'est un excel¬ lent élève, tout couvert de nominations; quand il sort du collège, sans nulle vocation ecclésiastique, il ne retourne point aux jardins de Saint-Rémy, mais, pour gagner sa vie, ne voit d'autre moyen que de devenir professeur, après avoir été élève. Il est engagé à Nyons dans la Drôme, aux confins de la Provence, par un petit pensionnat que dirige un poète provençal, Hyacinthe Dupuy, et où enseigne déjà un autre poète provençal, Camille Raybaud. Tous ces lettrés de petite ville font des vers, et, comme ils sont fils du peuple, des vers provençaux, en même temps d'ailleurs que des vers français, à l'imitation des grands modèles, dont ils ont au collège étudié les œuvres. Comme eux, Roumanille, s'il est peuple, est également érudit, non seulement parce qu'il connaît les princi¬ pales productions de l'antiquité grecque et latine, mais aussi parce qu'il connaît les travaux relatifs aux langues romanes et spécialement à la littérature provençale du Moyen Age. Dans les notes qui suivront la première édition de Li Margaricleto (1847) il citera tous les romanistes : Raynouard, Pauriel, Mary-Lafon, et les amis des patois, comme Charles Nodier. Sa Dissertation sur l'Orthographe provençale placée en tête de cette édition révélera en lui un homme singulièrement averti des détails de la lexicographie et de l'étymologie. C'est là que nous surprenons à vif l'influence de tout le mou¬ vement savant étudié plus haut, LES ESSAIS D'ORGANISATION 55 Nyons est donc, selon un mot de Mistral, « le berceau du Félibrige », grâce à ce petit groupe de provença- lisants qui s'y trouve constitué, Hyacinthe Dupuy, Camille Raybaud, un dauphinois aussi, Barthélémy Chalvet, Roumanille, enfin, le plus intelligent et le plus tenace de tous. Au reste, il quitte bientôt Nyons pour suivre en 1845 à Avignon le pensionnat Dupuy, qui s'y trouve trans¬ porté: de ce pensionnat, où il est maître répétiteur plutôt que professeur, comme du reste à Nyons, les élèves vont suivre les cours du lycée d'Avignon. L'un d'eux, en 1845, qui a quinze ans, est originaire de Maillane et s'appelle Frédéric Mistral. Un jour, à vêpres, tandis qu'il traduit en provençal les psaumes et les transcrit, ainsi traduits, sur un papier caché dans son livre d'oraisons, Roumanille le surprend, saisit le papier suspect et pleure de joie en reconnaissant des vers provençaux. De cette rencontre providentielle date l'indestructible amitié qui' lia le maître et l'écolier, malgré une différence d'âge de douze années; et c'est de là que naît véritablement le Félibrige, tout entier sorti, nous le verrons, de ces rapports féconds de Rou¬ manille et de Mistral. Ajoutons qu'en ce petit pensionnat prédestiné, il y avait un autre élève qui s'appelait Anselme Mathieu, et qui devait être enrôlé, lui aussi, dans la bande félibréenne. Encouragé par une telle rencontre, Roumanille, qui avait quitté l'institution Dupuy pour l'imprimerie Seguin, où il devait exercer pendant quelques années les fonctions de correcteur d'imprimerie, faisait paraître, grâce à ses nouvelles fonctions, un petit recueil de vers, le premier, sous ce titre modeste et gracieux, que j'ai cité plus haut, Li Margarideto (1847) (Les Pâquerettes). Humbles fleurs des jardins de Saint-Rémy, ce sont les premiers modèles de la poésie proprement félibréenne. 56 LE FÉLIBRIGE Ces petits poèmes, divisés en quatre parties, dont les titres et l'inspiration correspondent aux quatre saisons, étaient présentés sans traduction française. L'ambition de Roumanille était limitée à un public qui comprenait sa langue, au reste simple et quotidienne. Il n'est pas, d'ailleurs, très convaincu à cette date que la poésie provençale ne soit pas une poésie uniquement populaire et familiale, circonscrite en un cercle un peu étroit, consacrée à l'expression des sentiments simples et tou¬ chants, gazouillement de fauvette, comme il le dit lui- même, qui n'a pas l'ambition d'imiter le rossignol lamartinien. A cette époque d'ailleurs, il se résigne à demander et à subir la protection un peu hautaine de Reboul; il ne croit pas beaucoup à l'avenir du provençal; il s'at¬ tendrit sur le sort du « doux parler de Provence qui se meurt », il parle des « soupirs de son agonie », il dépose sur sa tombe « une humble couronne de Margarideto ». Tentative bien humble, et poésie tout aussi modeste, qui vise à enseigner le peuple plus encore qu'aie charmer. Pour rester fidèle à ce dessein, Roumanille cultive la fable qu'il imite parfois de La Pontaine, tout en lui donnant un tour assez personnel, le conte, qui se termine par une moralité, l'élégie populaire, qui s'attendrit sur les enfants, sur les jeunes filles et sur les pauvres. En toutes ces pages circule un grand sentiment évangélique, populaire et catholique tout à la fois, commun à son époque et à son pays. C'est dans une société d'ouvriers catholiques qu'il obtient ses premiers succès; c'est pour le peuple le plus honnête et le plus traditionaliste qu'il écrit dans la langue qui convient le mieux à l'ex¬ pression de ses sentiments. Chez nul poète de Provence nous n'avions encore surpris ces désirs de moraliste, d'éducateur populaire. Ce sont les mêmes qualités que l'on retrouve dans le LES ESSAIS D'ORGANISATION 57 second recueil de Roumanille, Li Flour de Sauvi (Les Pleurs de Sauge), qui ne parut qu'en 1859, mais dont les principales poésies ont été composées entre 1850 et 1856. Il se vantait, en écrivant au critique Yictor Duret, d'avoir écrit « des vers pour pleurer » et « des vers pour rire, mais toujours honnêtes, Dieu merci! ayant toujours un but qui vaut mieux qu'eux : exalter la vertu, flétrir le vice, ridiculiser les travers, amuser en le moralisant le pauvre peuple, le faire chanter, pour qu'il ne pleure pas ». Morale saine, un peu courte parfois, conseillant au peuple de se méfier de l'ambition exagérée, qui fait les déclassés, de ne pas élever les fils au-dessus des pères, comme si un Roumanille ou un Mistral eussent pu se manifester dans une société qui aurait pris à la lettre de tels préceptes. A côté de ces morceaux poétiques d'un caractère social, des élégies encore sur la mort des jeunes filles ou sur la misère des pauvres gens, des évocations de chastes formes féminines ou de créatures évangé- liques. Tel, Roumanille était excellemment préparé à écrire et à publier des Noëls. C'est un genre poétique, qui a été cultivé dans toute la France, mais avec un amour plus particulier peut-être sur les terres du Midi, dont la Noël est la principale fête. En Avignon toujt parti¬ culièrement on chantait encore, au moment où vivait Roumanille, les célèbres Noëls composés au xvne siècle par l'organiste Saboly et au xvme siècle par l'ouvrier Peyrol. Aux côtés des Félibres, un excellent homme d'Avignon, Denis Cassan, devait s'en faire une spécia¬ lité. A Marseille et dans la basse Provence tout entière le genre était tout aussi populaire et il s'y ajoutait aussi celui de La Pastorale, sorte de comédie populaire autour de la divine naissance, encore cultivée aujourd'hui. 58 LE EÉLIBKIGE On a conservé plusieurs Pastorales, où se retrouvent d'ailleurs les mêmes types traditionnels et le même gros sel marseillais. Roumanille voit avec raison quel parti la jeune poésie provençale peut tirer de la popularité constante des Noëls; il réédite en 1852 les Noëls de Saboly, en les faisant suivre de ceux que lui et ses amis ont composés. Mais Saboly reste inimitable, et si Roumanille a fait quelques Noëls gracieux, on peut cependant constater qu'aucun d'eux n'est à proprement parler devenu populaire. Cependant son art du récit et du dialogue, sa verve populaire, en même temps que son désir de moraliser et d'enseigner, ont trouvé un débouché inespéré. De 1848 à 1850 on est dans tout le Comtat en pleine agitation; les socialistes s'agitent; blancs et rouges, traditionnelle¬ ment ennemis, se regardent et se surveillent ; Roumanille, homme d'action, entre dans la lice et se déclare Bomanus, Roumanille, apostolique et catholique; vrai Yeuillot d'Avignon, encouragé par le clergé, il xuend la plume du polémiste, et dans un petit journal, La Commune, il publie une série de dialogues populaires, pleins de verve, dirigés contre les socialistes, dont il s'efforce de montrer, sans haine, les erreurs. Les Clubs, Un Bouge et un Blanc, Les Partageurs, ces titres disent d'eux-mêmes le sujet de tels dialogues. Un autre s'appelle Le Choléra et vise à dissiper les effroyables préjugés d'un peuple, qui croit parfois que les riches font semer le choléra la nuit pour se débarrasser du pauvre monde. Un autre a pour titre La Barigoule, c'est-à-dire la Plante de Thym, et fait allu¬ sion à cet emblème « montagnard » de républicanisme qu'avait choisi le parti avancé. Enfin le plus important de tous s'intitule Li Capelan, c'est-à-dire Les Prêtres, et défend le clergé attaqué par les gens de « la montagne ». Il y a dans tous ces écrits de circonstance un art du LES ESSAIS D'ORGANISATION 59 dialogue et du récit, qui dépasse de beaucoup la circon¬ stance; il y a parfois aussi une véritable éloquence popu¬ laire. En même temps qu'un témoignage intéressant des polémiques de 1848, il y a dans ces premières œuvre; en prose de Roumanille un excellent exemple de ce que pouvait faire la prose provençale. Il n'y a pas plus de finesse ni de vivacité chez un Xénophon, un Lucien en Grèce, en France chez un Paul-Louis Courier. Au reste Roumanille, s'il devait abandonner après 1850 les préoccupations de polémiste politique, allait bientôt mettre cet art et cette verve au service du Félibrige et pendant trente ans alimenter l'Armana de contes plaisants ou moraux, qui feront de lui le digne héritier de nos meilleurs conteurs du Moyen Age et de la Renaissance. III. LES TENTATIVES DE GROUPEMENT Mais, à cette date de 1850, la principale affaire pour Roumanille c'est de grouper toutes les forces qui doivent servir à l'épuration et au relèvement de la langue provençale. Il y avait eu déjà quelques tentatives en ce sens ; en 1823, à Marseille, on avait vu paraître une publi¬ cation collective, appelée Lou Bouquet prouvençaou. Mais ce bouquet s'était vite fané et les auteurs de cette tentative, qui avaient dans leur préface exprimé quelque ambition, n'avaient pas donné suite à leurs projets, nés sans doute sous l'influence des publications de Ray- nouard, comme l'indiquait le sous-titre du recueil : Les Troubadours ressuscites L Près de vingt ans après, en 1841, Pierre Bellot et Louis Méry, je l'ai dit, avaient publié un journal franco- 1. Lou Bouquet prouvençaou vos leis Troubadours revioudas. Marseille, 1823. 60 LE EÉLIBRIGE provençal, hebdomadaire, intitulé Lou Tambourinaire et le Ménestrel « journal provençal et français de la ville et des bastides ». On pouvait y noter les noms de Camille Eaybaud, de Hyacinthe Dupuy, d'Eusèbe Eaymonenq et déjà de Eoumanille, mais le journal ne put durer que de mars à novembre; l'essai, peu fructueux sans doute, avait été de courte durée. Plus important à tous les points de vue avait été l'essai tenté la même année à Marseille par Désanat. Ce Joseph Désanat, originaire de Tarascon, avait, dès 1823, fait figure de chansonnier provençal, sorte de Béranger populaire, à l'imitation du célèbre chan¬ sonnier, auquel en 1831 il dédiait un recueil de chan¬ sons libérales, oh il célébrait la Eévolution de Juillet, le triomphe du libéralisme et aussi les joies de la table et de l'amour. Le journal provençal qu'il essayait de fonder, portait un nom bien marseillais, puisqu'il se nommait Lou Bouia- baisso, bien dangereux aussi, car dans cette bouillabaisse allait se mélanger le gros et le petit poisson, le bon et le mauvais; le mauvais, c'est-à-dire les rimailleries patoises de Désanat, tout le premier, qui n'a point de talent, et d'autres obscurs rimeurs marseillais, et le bon, c'est-à-dire des envois de Crousillat, de Thouron, déjà aussi de Eoumanille. Désanat a le souci de grouper et d'unir plutôt que celui de choisir. Il n'écarte personne. Au reste, s'il écartait quelqu'un pour faiblesse poétique, ne con¬ viendrait-il pas qu'il commençât par se supprimer lui- même? Pour son compte, prodigieux bavard en vers, il emplit son journal de ses productions, mettant en rime jusqu'aux annonces. D'ailleurs nul principe orthogra¬ phique, nulle préoccupation d'épurer et de relever la langue, en dépit des protestations de principe contre sa déchéance. LES ESSAIS D'OfiGANISATION 01 N'importe, c'était, si médiocre que fût cet organe, un iien tout de même entre des travailleurs qui, sans lui, se seraient ignorés. Aussi pendant quatre ans, de 1841 à 1846, Désanat malgré une interruption de deux années (1842-1844) joue un rôle utile et noble; clairon vulgaire, il rallie tout de même à sa façon les troupes jusqu'alors éparses de la poésie provençale. Roumanille grâce à lui aura toutes les indications nécessaires pour mener son œuvre à bien. Ce qu'il va tenter, précisément, c'est l'union des poètes provençaux, mais cette fois dans le souci de relever et d'épurer la langue. Pour obtenir un tel résultat, il fait appel à tous, mais prend la direction de l'entreprise et, à la suite d'une longue correspondance, il parvient à publier en 1852 un recueil collectif, appelé Li Prouvençalo, et qui, par sa tenue littéraire et ses principes orthographiques, annonce vraiment les temps nouveaux de la poésie provençale. Pour donner à cette manifestation toute son impor¬ tance, il avait demandé une introduction à Saint-René Taillandier, dont j'ai signalé l'importance, alors pro¬ fesseur à la Faculté des Lettres de Montpellier. Voici précisément qu'en une telle circonstance nous voyons s'unir les deux courants, dont nous avons étudié le cours : le mouvement savant et le mouvement dialectal. A ce qui n'eût été qu'un recueil de vers, aisément qua¬ lifié de patois, la noble introduction de Saint-René Taillandier donne une ampleur singulière. Il rattache le mouvement provençal au mouvement général des nationalités. Il le compare à celui des Tchèques, des Slovaques, des Flamands, des Croates. Comme ces races opprimées, la race provençale avait ses titres de gloire et l'érudit professeur', mettant à profit les travaux de Raynouard et de Fauriel, rappelait la 62 LE FÉLIBRIGE renommée des Troubadours. De ces Troubadours, il rap¬ prochait les poètes actuels de la Provence, singulière¬ ment grandis par cette comparaison et qui, selon leur désir, voulaient parler leur langue avec la même noblesse et la même pureté que les poètes du Moyen Age. Ils s'y efforcent tout au moins. Roumanille a banni le conte marseillais, volontiers ordurier, Bellot et Bourrely ont envoyé d'innocentes épîtres ou des récits convenables. On n'a pas voulu éliminer les gens de Marseille, les Troubaires, mais on les fait passer, comme ils le méritent, au second plan. On a invité aussi les Languedociens connus : le potier Peyrottes, Moquin- Tandon, La Fare-Alais, surtout Jasmin. Mais ceux qui se détachent' avec un relief tout particulier, ce sont les amis de Roumanille, qui bientôt vont créer le Félibrige. Quant à l'orthographe, si elle n'est pas encore ce que sera l'orthographe félibréenne, elle est pourtant déjà assez purgée de lettres inutiles, assez clarifiée et sim¬ plifiée pour susciter des protestations de certains collaborateurs, indignés de se voir ainsi mis sur « le lit de Procuste », comme ils le disent. Somme toute, l'ensemble est déjà très honorable et sur le tout se détachent nettement pour les yeux avertis les morceaux gracieux ou malicieux de Rou¬ manille, les farouches poèmes d'Aubanel et les vers déjà très sûrs et très caractéristiques du jeune Frédéric Mistral. Saint-René Taillandier le désignait dès cette date à l'attention d'une façon toute particulière : « M. Mistral, disait-il, est un de ceux qui ont pris le plus à cœur cette restauration du pur langage d'au¬ trefois : artiste zélé et critique plein de sens, il sait juger ses confrères avec franchise. Si cette école s'orga¬ nise avec suite et produit d'heureux fruits, ce sera en grande partie à la sollicitude de M. Mistral qu'en LES ESSAIS D'ORGANISATION 63 reviendra l'honneur : il est le conseiller, le censeur, le juge sympathique et sévère, de cette entreprise, dont M. Roumanille est l'âme. » Et la Revue méridio¬ nale disait aussi de lui sous une signature que je n'ai pu identifier, mais qui, sous les initiales J. R., cache peut-être Roumanille lui-même : « En voici un dont le souffle est puissant et la voix reten¬ tissante; nous ne voulons pas faire un mauvais calembour : mais il y a certainement un mystérieux rapport entre la langue impétueuse de ce poète et la furie échevelée du vent qui désole nos plaines et dévaste nos coteaux. Voilà le poète national : c'est lui qui chante la Provence et qui mène le chœur des modernes Troubadours 1. » C'était donc un premier et fort honorable succès que cette publication de Li Prouvençalo : Roumanille le confirmait la même année en rééditant les Noëls de Saboly, comme je l'ai indiqué, et c'est au cours de cette réédition qu'il prenait une conscience définitive de ce que devait être la véritable orthographe de la langue provençale réhabilitée 2. IV. LES ROUMAVAGI D'ARLES ET D'AIX Cependant Roumanille désirait grouper toutes les forces dispersées de façon plus effective et plus vivante que dans un recueil collectif. Du reste la publication de ce recueil avait révélé la" nécessité de causer : il était apparu qu'on n'était point d'accord sur toutes les questions de grammaire et de vocabulaire, et d'abord sur l'orthographe à adopter. Il était donc utile de se voir, d'échanger des idées et d'affirmer la vitalité de 1. Revue Méridionale. Marseille, 1853. T. II. 2. Voir Mistral : Mémoires, p. 49. LE EÉLIBRIGE la poésie provençale par une manifestation aussi écla¬ tante que possible. Pour concilier toutes les susceptibilités, Roumanille choisit comme lieu de réunion la ville d'Arles, à mi- chemin entre Avignon, où il habitait, Marseille, où siégeaient autour de Bellot la plupart des Troubaires du temps, Aix, où s'agitait le jeune J.-B. Gaut, Salon où rêvait le sage Crousillat. Un appel fut lancé à tous les poètes provençaux, et même au delà des frontières de Provence au bon Reboul, qui s'excusa poliment, à Jasmin, qui ne daigna point répondre et se contenta de dire avec mépris : « Us auront beau s'assembler autant qu'ils le voudront, ils ne feront jamais autant de bruit tous ensemble que j'en ai fait à moi tout seul. » En dépit de ces abstentions, l'enthousiasme était vif à Arles le 29 août 1852, de la part surtout des jeunes Avignonnais; mais les Marseillais se réservaient et l'accueil de la municipalité d'Arles fut assez froid. Néanmoins on déclama beaucoup de vers, soit l'après- midi dans la salle de l'ancien Archevêché, soit le soir, au banquet de l'hôtel du Forum, où Victor Gelu sur¬ tout fit sensation. Et l'on se sépara somme toute assez satisfaits, en se donnant rendez-vous pour l'année suivante. L'année suivante en effet (1853) les poètes proven¬ çaux tenaient à Aix leur second et dernier JRoumavàgi. Cette fois c'était J.-B. Gaut, qui, sous la direction de Roumanille, s'était chargé d'organiser la cérémonie, et grâce à ses relations dans le monde aixois, : à son entregent de journaliste, tout, en effet, fut préparé beaucoup mieux qu'à Arles pour recevoir les poètes. La fête revêtit une allure officielle ; le maire Rigaud, qui devait plus tard traduire Mirèio en mauvais vers français, la présidait ; la grande salle de l'hôtel de ville était magnifiquement décorée et blasonnée des armes LES ESSAIS D'ORGANISATION 65 de toutes les villes de Provence ; un auditoire nombreux, en dépit de la chaleur du mois d'août, se pressait à la cérémonie littéraire, et le soir, le banquet se prolongea fort avant dans la nuit. Roumanille, Aubanel, Mistral dirent des vers, mais le gros succès fut pour un mineur de la Grand Combe, Mathieu Lacroix, et pour un jeune paysan de Château-Neuf de Gadàgne, Alphonse Tavan. Du reste il apparut, aux discussions qui eurent lieu autour du Congrès, que l'entente sur la question ortho¬ graphique semblait impossible entre gens d'Avignon et de Marseillle. J.-B. Gaut, croyant tout concilier, avait adopté une orthographe intermédiaire pour l'édi¬ tion du recueil des poèmes dits au cours de la céré¬ monie L Mais en réalité personne n'était satisfait, et chacun rentra chez soi, en se jurant d'y rester désormais. A la suite de ce • congrès assez solennel, mais très mélangé, Roumanille et ses amis comprirent que pour faire œuvre utile ils devaient faire bande à part, qu'à lier partie avec les médiocres et les « patoisants », on risquait de tout compromettre, et que les minorités agissantes font toujours les grandes choses contre les majorités sans caractère. De cette conviction allait naître l'association nouvelle, qu'ils allaient fonder, un beau dimanche de mai 1854, au petit château de Pont-Ségugne. 1. Roumavàgi deis Troubaires. Aix, 1854. Émile Ripert : Le Félibrige. 5 DEUXIÈME PARTIE LE FÉLIBRIGE ET FRÉDÉRIC MISTRAL Chapitre premier FONT-SÉGUGNE : L'ARM AN A PROUVENÇAU Comment se trouvaient-ils réunis là, ces sept jeunes gens, qui allaient créer une association littéraire, dont la gloire et l'influence devaient, sur les terres méridio¬ nales, dépasser celles de la fameuse Pléiade aux bords de la Loire? Parmi ceux il y avait, nous l'avons vu, ce Daurat, qui s'appelait Roumanille, il y avait aussi ce Ronsard, qu'on pouvait pressentir déjà en Frédéric Mistral. Cinq autres jeunes gens devaient compléter la belle et joyeuse troupe, Anselme Mathieu, enrôlé dans le groupe dès le pensionnat Dupuy, où il était le condisciple de Mistral, et, d'autre part, Jules Giera et ses amis. De ce Jules Giera, de son frère Paul et de ses sœurs Joséphine et Clarisse, de toute cette famille savante, pieuse et gaie, un peu rêveuse à la mode de 1848, Roumanille avait fait la connaissance dans des séances de charité et de religion, au cœur de l'association des Pénitents Blancs, dont faisait aussi partie Théodore Aubanel, fils des imprimeurs du Pape. D'autre part, 68 LE FELIBRIGE c'est dans les réunions populaires qu'on avait rencontré le mystique ouvrier sur verre, Jean Brunet, et enfin c'est à Font-Ségugne même qu'on devait recruter le jeune paysan de Château-Neuf de Gadagne, Alphonse Tavan. Car si ces jeunes gens se réunissaient assez fréquem¬ ment en Avignon chez les Giera, sitôt le printemps venu les réunions amicales se transportaient au petit castel de Font-Ségugne, propriété récemment acquise par le notaire Paul Giera. C'était l'ancienne demeure de plaisance des comtes de Gadagne, ce joli petit village, qui se dresse au milieu de la riche plaine du Comtat. Du plateau de Camp-Cabel qui domine à la fois le village et le bois touffu où se cache le castellet de Font-Ségugne, la vue découvre les claires bourgades dispersées çà et là dans la plaine, Le Thor, Beaume- de-Venise, Méthamis, plus loin la petite ville de Car- pentras et tout en face l'Isle-sur-Sorgues, et la barre de rochers qui indique l'emplacement de la Fontaine de Yaucluse. Ainsi ces jeunes poètes, quand ils se ren¬ daient au printemps chez leur ami Giera, avaient sous les yeux le souvenir même de Pétrarque 1. Tout semblait donc les exciter à cette poétique conspiration, qui devait se nouer entre eux le 21 mai 1854. Ces souvenirs de la poésie italienne, la vue d'un paysage riche et magnifique, la solitude mystérieuse du lieu, la rencontre providentielle de tant d'éléments et de personnages, coïncidaient également pour les encourager à la restauration, qu'ils rêvaient, d'une poésie assoupie et d'une langue dédaignée. On montre encore le salon où se tint leur assemblée; dans ses Mémoires Mistral l'a évoquée d'une charmante 1. Voir Alphonse Tavan : Amour e Plour. Marseille, Ruat, 1878, préface. Mistral : Mémoires et Discours de réception à VAcadémie de Marseille, 1887. EONT-SÉGUGNE : L'AEMANA PROUVENÇAU 69 façon 1. Le but à poursuivre était assez net : créer une association d'esprits choisis et sérieux, qui, loin des troubaires faciles et grossiers, eussent la volonté et la compétence de restaurer la langue et la littérature provençales; mais, pour se mettre à part de tous, il fallait trouver un mot nouveau : Troubadour paraissait romantique et désuet, troubaire évoquait les sou¬ venirs vulgaires des rimeurs marseillais, poète provençal était banal et compliqué; le mot jaillit, dans un éclair, du couplet d'une vieille chanson, l'Oraison de Saint- Anselme, apportée de Maillane par Mistral lui-même : Jésus enfant y était représenté discutant dans le temple avec les Docteurs de la Loi, avec les sept Félibres de la loi, « Emé li set felibre de la lèi », disait le vieux texte. Or ces jeunes gens étaient sept, et ce nombre leur parais¬ sait fatidique et vénérable; ils voulaient instituer la loi nouvelle de poésie; ils étaient donc les docteurs de la loi, les sept Félibres. Que voulait dire le mot1? Nul ne le savait et, depuis, nul ne l'a su. Diverses explications ont été tentées, dont aucune ne paraît nettement satisfaisante 2. Au juste ce qui importait, ce n'était pas que le mot eût un sens, mais qu'il n'en eût pas, et que de la sorte, mystérieux, il se pliât à toutes les évocations et que, nouveau, il ne traînât après lui aucun passé compro¬ mettant. Et, de plus, ne prêtait-il pas au jeu de mots? Ces jeunes gens n'étaient-ils pas ceux qui se targuaient d'avoir une foi libre (fe libre)? N'étaient-ils pas ceux qui voulaient faire libre la Provence? N'étaient-ils pas ceux qui voulaient faire des livres (libre en pro¬ vençal)? Tous ces jeux de mots ont flotté dans leur 1. Voir aussi : Discours de réception à l'Académie de Marseille. 2. Voir Jeanroy : article dans Romania, 1894, t. XXIII. Voir aussi F. Mistral : Aiôli, 17 oct. 1894, et Revue des Langues romanes, 1914, p. 206. 6 ÉÊÊÊ* 70 LE FÉLIBRIGE esprit1, et de tant de coïncidences verbales rassemblées ils ont tiré autant d'heureux présages. A partir de ce mot central, tout un vocabulaire était forgé par eux : les Félibres créaient une association appelée le Félibrige ; leurs fêtes devaient s'appeler des ftlibrejado (féli- brées), leurs compagnes des jelibresso, leurs fils des felibrihoun; ce qui concernait les félibres était désigné par l'adjectif felibren, enco, en français, félibréen, enne. Il ne restait plus, ceci posé, qu'à définir les buts et les statuts de la nouvelle association de défense et de propagande linguistique et littéraire; ces buts étaient simples : restaurer la langue provençale en lui donnant une orthographe qu'elle avait perdue pendant des siècles d'abandon, en codifiant ses règles de gram¬ maire que l'usage avait maintenues, mais qui n'étaient pas nettement formulées, en faisant le relevé de son vocabulaire, et cette langue restaurée de la sorte, l'employer à un noble usage de poésie et d'instruction, demander pour elle le droit à la vie dans les écoles et dans tous les actes officiels de l'existence méridionale. De cet immense programme une partie seulement a pu être réalisée par la première génération félibréenne dans l'espace d'un demi-siècle. Le reste est encore inscrit au programme des réformes, que les diverses organisations dites « régionalistes » réclament au gou¬ vernement central de façon toujours plus pressante. Mais, en 1854, les jeunes Félibres, dans leur premier statut, se contentaient d'écrire : « Le Félibrige est établi pour conserver toujours à la Pro¬ vence sa langue, sa couleur, sa liberté d'allures, son amour national et son beau rang d'intelligence Le Félibrige est gai, musical, fraternel, plein de simplicité et de franchise; son vin est la beauté, son pain est la bonté, son chemin la vérité » 1. J. Roumanille, Lettres à Victor Duret. Ritter, ouv. cit., p. 3. EONT-SÉGUGNE : L'AEMANA PROUVENÇATJ 71 Et pour parvenir à ses fins, il était organisé en sept sections, deux pour la gaie science, une pour l'histoire, une pour la musique, une pour les sciences, une pour la peinture, une pour les amis du Pélibrige, groupant tous les hommes de bonne volonté, qui désiraient le relèvement intellectuel de la Provence. Mais pour atteindre tous ces buts, il fallait à ces jeunes poètes un instrument de propagande : ce fut Koumanille qui le trouva. L'idée lui en avait été donnée par une tentative précédente de l'imprimeur Seguin, qui avait déjà imprimé un Almanach populaire du Midi. Mais ce qui n'avait été chez Seguin qu'une affaire com¬ merciale, comme tant d'autres, devait être pour les jeunes Pélibres une oeuvre de propagande, non pas seulement littéraire, mais patriotique. Kédigé tout entier en provençal, cet Armana ne se contentait point d'énumérer les foires, les fêtes, les lunaisons, il conte¬ nait les principales dates de l'histoire de Provence; ce n'était pas assez pour lui que d'amuser le peuple par des histoires drôles, qui ne faisaient point défaut certes, et ne devaient jamais manquer, il prétendait l'instruire de son passé, l'initier à sa vieille littérature et le préparer ainsi à recevoir le bienfait d'une poésie nouvelle adaptée à ses traditions comme à ses désirs les plus nobles. Cette tâche devait être pendant cin¬ quante ans celle de Koumanille et de Mistral; l'un se chargeait de toute la partie matérielle de l'œuvre, étant devenu libraire, après avoir laissé l'imprimerie Seguin et sachant comment on vend un volume ; l'autre ne dédaignait pas de laisser la plume du poète épique pour se faire l'éducateur des paysans et des¬ cendre jusqu'à des recettes de cuisine. À côté d'eux leurs amis donnaient à l'Armana de la prose ou plus souvent encore des vers, qui étaient soigneusement typographiés selon l'orthographe félibréenne. 72 LE FÉLIBEIGE Cette orthographe, parfois contestée aujourd'hui encore, avait été soigneusement étudiée par Kouma- nille et Mistral pour rendre leur œuvre populaire, tout en lui donnant des garanties indiscutables au point de vue scientifique. Avant eux l'orthographe des textes provençaux flottait dans un indescriptible chaos : les Troubadours eux-mêmes n'avaient point réussi à la fixer. A plus forte raison, depuis que la langue d'oc était livrée à l'usage populaire, s'il arrivait qu'un poète voulût l'écrire, l'avait-il transcrite sans méthode, d'après son caprice propre, et, le plus souvent, en calquant mala¬ droitement la seule orthographe qu'il pratiquât, celle de la langue française. Ainsi avait fait Jasmin, ainsi les troubaires marseillais, ainsi Victor Gelu. Dès lors sous leur plume ç' avaient été des complications ou des simplifications également arbitraires. Une méthode plus sûre avait été préconisée par le savant docteur Honnorat, l'auteur du Dictionnaire provençal-français, dont j'ai parlé. Il avait, quant à lui, prétendu user d'une orthographe étymologique, c'est-à-dire se rapprochant le plus possible des modèles latins, qui avaient fourni à la langue d'oc la plupart de ses vocables. Ainsi avait-il l'avantage de rattacher le provençal moderne au latin vénérable par lui-même et aussi à la poésie des Troubadours et de lui donner une considération plus grande qu'on ne lui en accor¬ dait d'ordinaire, l'avantage aussi de montrer, sous la diversité apparente de ses dialectes, l'unité profonde de la langue d'oc. Par contre sa façon de l'écrire l'éloi- gnait du peuple, induit en erreur par ces lettres étymo¬ logiques, qui, surtout dans le dialecte provençal, ne se prononçaient plus. C'est daus le vif désir d'être compris de ce peuple, qu'ils voulaient instruire et régénérer, que Roumanille FONT-SÉGTJGNE : L'ARMANA PROUVENÇAU 73 et Mistral rejetèrent l'orthographe étymologique pour adopter, à l'imitation des Italiens et des Espagnols, l'orthographe phonétique. Ainsi rejetèrent-ils nette¬ ment les lettres qu'on ne prononçait pas, écrivant à l'infinitif ama pour amar (aimer de amare), senti pour sentir (sentir de sentire), au participe ama pour amat (aimé de amatum). Ainsi supprimèrent-ils, au début et souvent au milieu des mots, les h superflus. D'autre part, pour bien marquer où l'accent tonique devait porter et que ce n'était point toujours comme en français sur la dernière ou l'avant-dernière syllabe, ils adoptèrent un système d'accentuation, qui orien¬ tait sûrement le lecteur novice et qui servait également à marquer la prononciation exacte des diphtongues au, éu, eu, ùu, ou, qu'il n'était plus désormais néces¬ saire d'écrire arbitrairement, lourdement et d'ailleurs de façon inexacte : aou, eou, oou. Bref, n'écrire aucune lettre qui ne se prononçât, écrire toutes les lettres qui se prononçaient et les écrire comme elles devaient se prononcer, aider par un système d'accents le lecteur à prononcer correctement les diphtongues et à faire tomber l'accent tonique en bonne place, tel était leur système, applicable à tous les dialectes de la langue d'oc, système simple et souple à la fois, qui donnait une règle sans étouffer les libertés nécessaires à telle ou telle région. Ce système, séduisant par sa clarté et sa simplicité, fut bien vite adopté par tous les amis des Sept de Font-Ségugne et même par bon nombre de Marseil¬ lais, malgré la résistance de quelques impénitents. Il est aujourd'hui admis par tous les Eélibres du Midi, sauf par un petit groupe de Languedociens, fondateurs de l'Escola occitana (A. Perbosc, Prosper Estieu, etc.), qui ont adopté une orthographe plus voisine, disent-ils, de celle des Troubadours. Mais cette 74 LE FÉLIBRIGE tentative isolée, qui a donné lieu à de nombreuses polémiques, semble avoir peu de chances de vitalité. Tel quel, destiné à la fois à satisfaire lettrés et gens du peuple, YArmana prouvençau, qui parut pour la première fois en janvier 1855 et depuis n'a cessé de paraître, répondait assez bien aux désirs de ceux qui l'avaient créé, aux goûts d'un public éclairé, amateur du vieux langage. Vers et prose y étaient agréablement dosés, des renseignements d'ordre pratique y alter¬ naient avec des notions historiques et linguistiques; toute occasion était bonne pour exciter et relever l'orgueil des populations méridionales; les titres d'hon¬ neur des vivants et des morts étaient mis habilement en relief ; Mistral et Roumanille entre tous, âme de cette publication, devaient, l'un pendant près de trente ans, l'autre pendant plus de cinquante ans, en assurer la vitalité et la tenue littéraire, en lui donnant beau¬ coup de vers et de prose et aussi en faisant appel à toutes les collaborations honorables. Chaque année, une excellente bibliographie tenait le public au cou¬ rant des publications qui pouvaient intéresser le Midi à quelque titre que ce fût, et aussi des progrès du Félibrige. C'est dans un tel répertoire, devenu très précieux et très rare en ce qui concerne les premières années, que l'on peut suivre de façon vivante la courbe du mouvement félibréen et l'activité de Mistral. Une publication si digne et si noble devait cepen¬ dant susciter d'âpres critiques; les Marseillais impé¬ nitents raillèrent sans pitié les simplifications de l'orthographe félibréenne. Mais en dépit de ces pro¬ testations les jeunes Avignonnais, pleins d'enthou¬ siasme, allaient droit leur chemin lumineux; ils se souciaient plus de la gloire de leur pays que de la leur, puisqu'au début ils dérobèrent leurs noms sous des pseudonymes, s'appelant le Félibre des Jardins, le FONT-SÉGUGNE : L'ARMANA PROUVENÇAU .75 Félibre du Mas, le Félibre des Baisers, le Félibre de la Grenade ou de l'Armée. Peu à peu ils laissèrent percer leurs noms, mais sans aucun étalage de Vanité. L'Armana leur servit d'abord à propager leurs idées, et plus tard seulement à annoncer leurs œuvres, ces œuvres qui devaient s'appeler Mirèio, La Miôugrano entreduberto ou La Farandoulo. Ce sont elles maintenant qu'il nous faut examiner, en envisageant tour à tour ces divers tempéraments de poètes. Chapitre II LES PREMIERS OUVRIERS DU FÉLIBRIGE 1. Paul Giera et Jean Brunet. Il faut tout d'abord saluer de quelques mots de sym¬ pathie la figure bien curieuse de Paul Giera, qui fut l'hôte des poètes de Font-Ségugne. La famille Giera était, comme l'indique aisément son nom, d'origine italienne. Baptiste Giera avait tenu une épicerie en Avignon, rue du Vieux-Sestier, jusqu'en 1832, époque à laquelle il fut gratifié de tout un héritage important par l'un de ses riches clients, M. Goujon d'Alcantara, original et philanthrope, qui laissa une rente à la com¬ mune de Château-Neuf de Gadagne, à Giera le petit ch⬠teau de Font-Ségugne où il habitait, ancienne résidence d'été des ducs de Gadagne, et toute une fortune, qui lui permit de liquider son épicerie et de faire figure de bourgeois. L'aîné de ses enfants, Paul, d'abord clerc de notaire, avait, en 1846, acheté une étude, qui lui laissait encore des loisirs suffisants pour s'occuper de poésie et de charité. C'est précisément dans une séance de charité qu'il avait connu, je l'ai dit, Roumanille, et aussi Aubanel. C'est autour de cette société de bienfaisance catholique, qu'on appelait Société de la Foi, que se fit ce premier groupement des poètes provençaux. Sous l'influence de ses amis, Paul Giera composa à son LES PREMIERS OUVRIERS DU FÉLIBRIGE 77 tour quelques plaisantes poésies provençales, réunies après sa mort précoce par les soins de ses amis dans le recueil collectif dont j'ai déjà parlé1. Ces poésies révèlent un esprit original, enclin à la fantaisie poétique et justifient le qualificatif de Mistral, qui traitera leur auteur « de fin galejaire ». Poète sans vanité au reste, qui ne s'est pas soucié de la réputation, cachant ses produc¬ tions sous des pseudonymes divers. Emporté en 1861, à l'âge de quarante-cinq ans, il reste dans l'histoire de la Renaissance provençale avant tout l'hôte de Pont- Ségugne. En ce rôle lui succéda son frère Jules, qui rêvait, dit Mistral, de la rénovation du monde par l'œuvre des Pénitents Blancs, philosophe original et quelque peu bizarre, qui ne fut point converti par ses amis à la poésie provençale. Il laissa en 1898 le château de Font-Ségugne à sa veuve, qui veille pieusement en sa solitude sur la mémoire des poètes et les souvenirs de leur jeunesse. A côté des Giera évoquons Jean Brunet, qui fut au nombre des Sept : curieuse figure, bien effacée aujour¬ d'hui, mais qui est très significative. Brunet est le pre¬ mier, parmi les Eélibres, de ceux que l'un d'eux, plus tard, appellera « les rouges du Midi », et sa présence parmi les Sept, à côté des catholiques fervents que sont Aubanel et Roumanille, nous indique combien ces jeuDes poètes étaient tolérants et prenaient soin de mettre la poésie au-dessus de toute politique. Né en 1823, en Avignon, d'un père qui s'était, après les guerres de l'Em¬ pire, fixé dans cette ville comme peintre décorateur, peintre décorateur lui-même, vitrier d'art, il avait vingt-cinq ans en 1848 et c'est avec toute la fougue de la jeunesse qu'il adhéra aux théories républicaines et socia¬ listes. Mistral l'a évoqué « avec sa face de Christ de 1. Un Liame de Rasin. 78 LE FÉLIBRIGE Galilée, rêvant l'utopie d'un Paradis terrestre » et ce que Brunet vit surtout, en effet, dans le Félibrige, ce fut un mouvement démocratique, comme tel de ces ouvriers- poètes, dont j'ai essayé de montrer l'importance. Poète plutôt mélancolique, il a signé dans VArmana du nom de Felibre de VAre-de-Sedo (de l'arc-en-ciel), quelques poésies d'un ton assez triste, mais surtout il s'occupait de réunir les proverbes provençaux, dont il avait recueilli plus de quatorze mille. De ce grand réper¬ toire, encore inédit et conservé dans la Bibliothèque du Musée Arbaud à Aix, il avait, avant sa mort (1894), publié trois extraits 1. C'est là tout ce qu'il livra à l'im¬ pression; à ne considérer que ses productions sa place est donc mince, mais son attitude est bien significative et sa figure méritait d'être évoquée. A côté d'elle vient se placer tout naturellement celle de Eémv Marcellin, de Carpentras (1832-1908), un rouge du Midi, lui aussi, qui devait, bien longtemps après ses débuts félibréens, uniquement poétiques (Long dou Gamin, Avignon, 1869) publier des poèmes satiriques contre le gouvernement de Mac-Mahon (Lou Bon Téms, Ço que voulen, Carpentras, 1878). Actif propagandiste de la cause félibréenne, tandis qu'il exerce de ville en ville sa profession de voyageur de commerce, il porte dans ses bagages des brochures et des poèmes provençaux, qu'il répand avec ses échantillons. 2. Anselme Mathieu. Mais si l'on arrive maintenant à ceux qui peuvent faire figure de vrais poètes, voici d'abord le Musset, le Banville de cette bande rustique : c'est Anselme 1. Bachiquello e Prouverbi sus la Luno (Avignon, Aubanel, 187G); Etudes de mœurs provençales par les proverbes et les dictons. Montpellier, Impr. centr., 1882; ibid., 1884. LES PREMIERS OUVRIERS DU FÉLIBRIGE 79 Mathieu, de Château-Neuf des Papes, plein de soleil et de chansons, comme le vin fameux de son pays. C'est le plus « méridional » de ces jeunes poètes, au sens facile où, d'après Daudet, on prend trop volontiers ce mot. Les autres sont de très authentiques Provençaux, mais par là même sérieux, souvent graves, parfois tristes; lui, c'est simplement le poète des belles filles, des baisers, des farandoles. Felibre di Poutoun, Pélibre des Baisers, signera-t-il sur Y Armand; La Farandole, tel est le titre de son premier recueil de vers, que Mistral préface en 1862. N'a-t-il fait que le préfacer? Ne l'a-t-il pas quelque peu corrigé? N'a-t-il pas collaboré à ce recueil poétique? Certains le prétendent; certains même vont jusqu'à dire qu'il en est le véritable auteur, son camarade Anselme Mathieu n'ayant été qu'un prête-nom, destiné à grossir devant l'opinion la bande félibréenne. Il est difficile de supposer une si complète supercherie, et tout au plus pouvons-nous admettre que Mistral ait retouché, mais surtout au point de vue de la langue et de l'orthographe, une poésie, qui appartenait en son principe au fantaisiste et charmant Anselme Mathieu. C'est au pensionnat Dupuy, je l'ai dit, que Mistral lit la connaissance d'Anselme Mathieu, de deux ans plus âgé que lui; cette amitié se fortifia dans le séjour d'Aix, où, pendant que Mistral prenait sa licence en droit, Anselme Mathieu, lui, prenait sa licence d'amour. C'est l'amour joyeux et libre qu'il célèbre en ses chansons, au rythme alerte comme celui de la danse célèbre à laquelle il emprunte son titre. C'est là ce qui fait la valeur de ces petits poèmes, l'allégresse des rythmes dont Mathieu a le génie; il n'est que Banville ou les poètes do la Pléiade pour nous donner dans la poésie française une pareille sensation. Or, si ce jeune fils des paysans de Châteauneuf est 80 LE FÉLIBRIGE amené à tirer de sa flûte rustique de tels accents, et parfois même à bercer de cliarmantes chansons la mélancolie de tels soirs d'été, c'est sans doute qu'il en a le sens naturel et qu'il est un artiste, mais c'est aussi qu'il a été à l'école des anciens. Si mauvais élève qu'il ait été au pensionnat Dupuy, lui qui dut renoncer au baccalauréat, tout de même il a pratiqué Horace et Catulle, dont il nous donne quelques libres traductions, et cette fréquentation des modèles latins ne lui a pas été inutile. Cette poésie félibréenne se rattache tantôt au Moyen Age des Troubadours, tantôt à l'antiquité latine, fidèle de la sorte à toute l'histoire de la Provence. A côté de celui qu'on appelle de bonne heure, si inexac¬ tement que ce soit, le Virgile de Maillane, c'est un Catulle rustique que cet Anselme Mathieu; son verre n'est pas grand, mais il boit dans son verre, et ce qu'il y boit, c'est son vin de Châteauneuf. Cependant, la réserve n'en est pas indéfinie. C'est là une verve juvénile assez vite épuisée; ce recueil de La Farandole ne sera suivi d'aucun autre ; c'est à peine si, par la suite, Anselme Mathieu dispersera dans YArmana quelques rares poèmes, qui ne sont pas encore réunis en volume ; il mourra sans avoir modifié sa physionomie poétique, et, poète mort jeune, il est resté le poète exquis, au souffle un peu grêle, qui mène pourtant, sous le ciel de Provence, la danse des rimes et des rythmes. 3. Alphonse Ta van. En regard do ce joyeux garçon, il faut placer, con¬ traste naturel, la figure mélancolique du pauvre Tavan. C'est le plus humble de ces poètes, le seul qui soit vrai ment « peuple », tous les autres étant des demi-bourgeois, LES PREMIERS OUVRIERS DU FÉLIBRIGE 81 frottés d'éducation classique. Lui, paysan de Château- neuf-de-Gadagne, fils de la glèbe, courbé vers elle, c'est de la terre et de son amour pour la terre qu'il tire toute sa valeur et touté sa poésie. C'est par elle aussi qu'il a été en communication avec les jeunes gens, qui se réunis¬ saient à Font-Ségugne, sur le territoire de sa commune; c'est le jardinier de Font-Ségugne, Antoine Sauget, qui l'amène à Giera parce que le jeune Tavan fait déjà des vers. Il fait des vers, comme l'on respire et comme l'on cbante, sans le vouloir, sans art et sans vanité. Après quelques années d'école primaire, comme tous les enfants du village, il va travailler la terre, mais dans son bissac, il emporte, avec son déjeuner, des livres; alors que les autres dorment, il lit et il se met à écrire des vers provençaux et même à composer une comédie : IÀ Maso, que le jardinier Sauget, musicien et comédien à ses heures, trouve moyen de faire représenter en 1851 sur le théâtre de Châteauneuf-de-Gadagne. C'est alors que les Giera s'intéressent à lui; on lui prête des livres, on l'admet aux réunions poétiques; à Aix, en 1852, il obtient un vrai triomphe, avec sa jolie chanson naïve des Frisons de Mariette, et l'an d'après il est mis au nombre des sept fondateurs du Félibrige. Poésie fraîche et simple, amours rustiques, joies villa¬ geoises, voilà les premiers accents d'un tel poète. Les seconds seront plus douloureux. Voici que la conscription fait du petit paysan joyeux un pauvre petit soldat, que l'on envoie bientôt, pour y garder le Pape, à Rome, où il contracte la malaria. Dès lors il signe mélancoliquement dans VArmana : lou Felibre de V Armado, le Félibre de l'Armée. Comme du Bellay, mais avec moins d'art, il chante, pour enchanter son exil, la mélancolie des regrets. Enfin il rentre au pays natal, mais malade, impaludé, oublié de sa petite Mariette, Émile Ripert : Le Félibrige. 6 82 LE EÉLIBRIGE et privé aussi de la terre, car, incapable de revenir au travail des champs, il s'engage dans l'administration des chemins de fer, se fait nommer employé à Kognac, puis à Marseille; il se marie, il perd sa femme, puis sa fille, publie tardivement (1876) ses poésies joyeuses et mélancoliques tour à tour, qui correspondent bien à leur double titre Amour et Plour, plus tard un second et dernier recueil 1 et vit encore assez longtemps pour célé¬ brer, seul des survivants de 1854 avec Mistral, le cinquan¬ tenaire du Félibrige en 1904. Il s'éteint l'année suivante à soixante-douze ans. Telle est l'histoire touchante et belle du pauvre Tavan, poète populaire, poète du cœur; ce qu'il a écrit est de bien inégale valeur ; son art est de qualité secon¬ daire, la vraie culture lui manque, mais toutes les fois qu'il est ému, il nous émeut; âme fine et sensible, qui n'eût jamais pu s'exprimer sans doute, si elle n'y avait eu l'encouragement des jeunes Félibres, si elle n'avait employé pour traduire ses émotions sa vraie langue, le provençal. Exemple très net d'une de ces natures popu¬ laires, délicates dans des enveloppes grossières, que la doctrine félibréenne a su révéler à elles-mêmes, puis aux autres. Sur sa flûte rustique, ce n'est pas une harmonie bien savante que celle du pauvre Tavan, mais c'est un chant si sincère et si naïf, qu'il fait parfois monter les larmes aux yeux; c'est, avait déjà dit Mistral, une chan¬ son de grillon, caché sous sa motte, dans les soirs d'été 2. 4. Antoine-Biaise Crousillat. Il faut rattacher à ce premier groupe félibréen les poètes, qui, sans avoir été parmi les sept fondateurs du 1. Vido Vidanto, 1900, Marseille. 2. Mirèio, ch. vi. LES PREMIERS OUVRIERS DU FÉLIBRIGE 83 Félibrige, eussent mérité de figurer dans leur troupe par leur souci de restaurer la langue et la poésie de Pro¬ vence, et qui, d'ailleurs, ont tout de suite collaboré à VArmana. Parmi ceux-là, il faut citer tous ceux que Mistral lui-même énumère dans l'évocation du chant VI de Mirèio, c'esfc-à-dire, en dehors des Sept : Antoine-Biaise Crousillat, Adolphe Dumas, Eugène G-arcin et en outre Castil-Blaze et Louis Roumieux qui n'y sont point nommés. Antoine-Biaise Crousillat fut un modeste, un sage, et, comme tel, sinon un oublié, tout au moins un effacé. Ce n'est pas un homme d'action, mais c'est une intelli¬ gence avisée, un esprit cultivé, et plus encore peut-être un artiste qu'un poète. De famille aisée et bourgeoise, après des études classiques parfaitement bien conduites au séminaire d'Aix, il voyage en Italie, apprend, bien entendu, l'italien et aussi l'anglais. C'est donc un intel¬ lectuel, et en quelque sorte un précurseur des Félibres, puisqu'il est né en 1814, et qu'il a donc seize ans de plus que Mistral, et j'aurais pu le ranger parmi les poètes bourgeois et traditionalistes, dont j'ai parlé, si je n'avais tenu, vu son importance et l'amitié qu'il entretient avec eux, à le placer aux côtés des poètes de Font-Ségugne. Du reste si, dès sa jeunesse, retiré modestement à Salon, il écrit des vers à l'imitation des anciens, cependant ce n'est qu'en 1864, à l'âge de quarante-huit ans, qu'il publie le premier de ses deux recueils de vers, La Bresco, et c'est en toute modestie qu'il demande à Mistral d'en faire la préface 1. C'est avec justice que Mistral pouvait louer « sa vie orphique, modeste, poétique, inspirée, éducative » et qu'il pouvait le montrer, vivant dans sa maison paternelle, avec ses frères et sa sœur, « humble de cœur, simple de goût, libre d'ambition ». 1. Avignon, Roumanille, 1864. 84 LE FÉLIBRIGE Une telle vie n'était-elle point, d'ailleurs, une sorte d'exemple pour le solitaire de Maillane, et de même la poésie de Crousillat, que connaît Mistral, puisque dès 1842, lié avec Roumanille, Crousillat lui communique ses essais, dont il a publié au reste quelques-uns dans Lou Bouiabaisso,Lou Tambourinaire, ou Li Prouvençalo ? Mais le service que Crousillat rend surtout à la poésie provençale, c'est delà diriger vers l'antiquité grecque et latine. Sans doute Roumanille par des chemins diffé¬ rents y parvenait aussi, mais alors que Roumanille imitait surtout des anciens la verve satirique, c'est la poésie joyeuse ou mélancolique d'un Horace, et pasto¬ rale d'un Virgile, que Crousillat adapte sans effort à la nature provençale. En ce sens telle scène annonce déjà, avec moins de perfection, tel ou tel passage de Mirèio et Crousillat, s'il faut l'en croire, emploie même, dès 1849, la strophe de Mirèio que Mistral cependant croyait avoir employée le premier. Poète de la campagne provençale, Crousillat l'est aussi des jeunes filles, dont il nous a laissé des profils très purs et très chastes, faisant déjà pressentir la grâce de tel poème célèbre d'Aubanel. Crousillat se distingue donc nettement des Troubaires, ses contemporains, par la qualité de son inspiration, et aussi par la tenue de sa langue et de ses rimes. Ce qui fait sa valeur surtout, c'est un savoureux mélange de la tradition antique et de l'inspiration chrétienne. Chré¬ tienne et mieux encore spiritualiste au sens le plus large du mot, car Crousillat est anticlérical et collabore plus tard à la Lauseta de Eourès, cet almanach langue¬ docien qui voulait soustraire le Félibrige à l'emprise des « partis clérico-monarchiques » et conserver le culte des victimes albigeoises. Mais de tels sentiments ne l'em¬ pêchent point d'être sensible au charme des fêtes catho¬ liques et de célébrer la grâce des premières communiantes, LES PREMIERS OUVRIERS DU EÉLIBRIGE 80 toutes blanches sous le ciel bleu. Aubanel et Mistral n'auront pas des accents plus émus pour célébrer le charme ingénu des petites Provençales catholiques. D'ailleurs Crousillat ne devait-il pas en 1880 donner, lui aussi, tout un recueil de Noëls Sans ambition, il se contente d'ailleurs de son public limité et ne place point de traduction française en face de son texte provençal. Ce texte est écrit dans une langue simple et savoureuse, sans affectation littéraire comme sans vulgarité populaire : Crousillat manie le dialecte de Salon, dans La Bresoo, mais dans son second recueil, L'Eissame 2, comme pour remercier ces Félibres qui l'avaient affilié de bonne heure à leur groupe et l'avaient ensuite nommé majorai, il a employé aussi le dialecte rhodanien. De la sorte, à mi-chemin entre la Provence du Rhône et celle de Marseille, entre la génération des Précurseurs et celle des Félibres, il a eu le sort un peu mélancolique de ceux qui sont au « juste milieu », mais nous, pour le bel équilibre de ses facultés et de sa vie, nous pouvons lui donner une place d'honneur dans l'histoire de cette littérature félibréenne. 5. Eugène Garcin. — Louis Roumieux. On a dit quelquefois qu'Eugène Garcin avait assisté à l'assemblée de Font-Ségugne et que, figurant primiti¬ vement au nombre des Sept, il en aurait été rayé par les Félibres, irrités par la publication du volume qu'il avait, quelques années plus tard, dirigé contre eux, et que son nom aurait été remplacé par celui de Jean Brunet. En fait, Eugène Garcin n'était pas à Font-Ségugne et 1. Lei Nadau, recueil de Noëls. Avignon, Gros, 1880. 2. Aix, Remondet-Aubin, 1893. 86 LE FÉLIBRIGE si Mistral le nomme dans le cliant VI de Mirèio et l'ap¬ pelle « fils ardent du maréchal-ferrant d'Alleins », ce n'est pas là une preuve qu'il ait jamais été parmi les fondateurs du Félibrige, puisque dans cette invocation figurent aussi Crousillat et Adolphe Dumas h II est vrai que Garcin fut d'abord très vivement enthousiasmé par la cause provençale, et ce n'est qu'en 1868, après les accents de Galendau et de la Countesso, qu'il publia son livre Les Français du Nord et du Midi 2, où il accu¬ sait nettement les Félibres de séparatisme. Au reste, il devait plus tard se réconcilier avec Mistral 3. Nommons aussi parmi les premiers amis du Félibrige, les collaborateurs des premières années de VArmana, le poète de Nîmes, Louis Eoumieux. Louis Eoumieux (1829-1894) vint à la poésie proven¬ çale sous l'influence du vieux poète populaire de Nîmes, H. Bigot, qui publiait dès 1853 et 1854 à Nîmes deux joyeux recueils, Li Bourgadiero et Li Griseto. Mais alors que Bigot restait attaché à ses préjugés de vieux trou- baire et refusait d'accepter l'orthographe félibréenne, Louis Eoumieux venait au Félibrige, adoptait le dialecte rhodanien et se présentait au public en 1868 comme un poète plaisant et fantaisiste 4. Poète comique, avec deux comédies, qui sont parmi les rares productions valables du théâtre provençal 6, il est parfois aussi senti¬ mental. D'accent très varié, d'allures très personnelles, c'est avant tout un indépendant; attaché à son pays natal, pourtant il va chercher fortune tantôt en Cata- 1. Voir Gaston Jourdanne: Histoire du Félibrige, et VAiàli (27 fév. et 17 mars 1896). 2. Paris, Didier, 1868. 3. Lucien Duc : Dans le Monde félibréen. Paris, Librairie de la Pro¬ vince, 1919. 4. La Rampelado. Avignon, Roumanille, 1868. 5. Quau vos prendre dos lèbre à la fes, n'en pren ges. Avignon, Rouma¬ nille, 1862. La Bisco. Paris, Maisonneuve, 1885. LES PREMIERS OUVRIERS DU FÉLIBRIGE 87 logne, tantôt dans l'Amérique du Sud, et termine à Marseille, dans un état presque voisin de la misère, une vie assez agitée (1894). Dans sa vie comme dans son œuvre, c'est un poète, et un poète du peuple sans vulgarité, c'est un des représentants les plus étincelants de l'esprit provençal et tout autant que Koumanille il a inspiré la verve de son compatriote Alplionse Daudet1. 6. Adolphe Dumas. — Castil-Blaze. Au groupe de ces poètes d'Avignon, il faut rattacher enfin un homme qui a été leur ami et qui leur fut gran¬ dement utile. Nous ne saurions oublier que c'est Adolphe Dumas qui révéla Mirèio à Lamartine et que Mistral l'a évoqué dans son poème, menant par la main, à tra¬ vers Paris, la fille de son génie poétique. Adolphe Dumas était né à Bompas, en Vaucluse, mais toute sa famille était de Cabane, de l'autre côté de la Durance; il était donc tout voisin de Maillane et de Saint-Kémy. Son histoire tient du roman : né en 1806, fils d'un cabaretier, il suit à Paris sa sœur Laure, qui s'y marie grâce aux circonstances les plus romanesques 2 ; de la sorte il se trouve dès son adolescence mêlé au pre¬ mier mouvement romantique, et dès 1830 se jette dans la poésie et le théâtre; il publie tour à tour des poèmes philosophiques et des drames historiques, joués sans grand succès à l'Odéon. Au milieu de ces publications bien parisiennes il ne cesse de regretter son pays de Provence et de ces regrets, qu'il exprime en vers français, il fait un volume qu'il publie en 1840 sous le titre signi¬ ficatif de Provence, et qui contient même un poème en langue provençale sur Avignon. 1. Voir Julian et Fontan : Anthologie du Fêlihrige provençal. T. I. 2. Voir Mémoires de Mistral et aussi les articles sur Ad. Dumas de M. Frédéric Mistral, neveu, dans la Revue méridionale (année 1923). 88 LE FÉLIBRIGE Adolphe Dumas était donc tout préparé à lier amitié avec les Félibres, lorsqu'en 1856, il vint à Maillane, pour la Sainte-Agathe, afin de voir le jeune Frédéric Mistral, dont on lui avait dit en Avignon qu'il devait connaître des vieilles chansons provençales, car, sur l'ordre du Ministre Fortoul, Provençal lui-même, je l'ai dit, Adolphe Dumas faisait en Provence une enquête sur les chants populaires. Mistral a conté de la façon la plus savou¬ reuse la visite à Maillane de l'excellent Adolphe Dumas, son étonnement devant la chanson de Magali, et plus encore devant les premiers chants de Mirèio. Quels que fussent ses préjugés sur la langue provençale et son peu d'avenir, il était trop vraiment poète et trop Provençal pour ne point sentir passer le souffle du génie poétique et celui de son pays dans les vers de Mistral; c'est lui qui devait, nous le verrons, présenter Mistral à Lamartine et saluer le premier Mirèio d'un article enthousiaste de La Gazette de France. Beau sommet d'une noble carrière poétique : peu après brisé par la maladie, ce poète de Provence s'en alla mourir à Dieppe, dans une cabane de pêcheurs, devant une mer bien peu semblable à la Méditerranée proven¬ çale. Mais avant de terminer ainsi de façon tragique sa mélancolique destinée, Adolphe Dumas, converti par ses jeunes amis, avait écrit quelques vers provençaux, qu'ils publièrent dans VArmana et réunirent ensuite en volume 1. C'est à les lire qu'on peut voir comment Adolphe Dumas a manqué sa destinée en écrivant en français. Son inspiration, diluée à l'ordinaire dans une molle langue lamartinienne, prend cette fois un relief singulier ; ses strophes provençales profitent de tout son acquit 1. Un Liante de Basin. LES PREMIERS OUVRIERS DU EÉLIBRIGE 89 dans le métier prosodique et se présentent à nous de façon bien plus nerveuse et sûre que la moyenne des poésies félibréennes. Il a le juste sentiment de la tradi¬ tion et de la nature provençales, de l'antiquité gréco- latine toujours vivante sur la terre de Provence. Enfin, n'est-ce pas dans un de ses poèmes que Mistral a pris la belle strophe qui lui a servi d'épigraphe pour son poème de Galendau? Li wagoun dins di canestello Carrejon tout e lèu lèu lèu; Mai carrejon pas lou soulèu, Mai carrejon pas lis estello. Les wagons dans des corbeilles Emportent tout et vite, vite; Mais n'emportent pas le soleil, Mais n'emportent pas les étoiles. C'est une jolie gloire que d'avoir le premier révélé Mistral à Lamartine, à tout le public lettré, et que d'avoir fourni à Galendau une épigraphe significative. Mais pour mériter un tel destin il fallait être un poète, un vrai poète : Adolphe Dumas était ce poète, qui ne fut trahi que par sa langue; son exemple prouve que les Félibres n'avaient pas tort, quand ils prétendaient que le français n'était pas à cette date un instrument adapté à l'expression des sentiments rustiques et méri¬ dionaux, qui gonflaient leur cœur comme celui d'Adolphe Dumas. A côté de la figure d'Adolphe Dumas, il faut placer celle de Castil-Blaze, exilé comme lui et dont la répu¬ tation parisienne n'a pas survécu, tandis que de l'un comme de l'autre la petite gloire provençale n'a fait que s'affirmer. Castil-Blaze, de son vrai nom Joseph Blaze, né à Cavaillon en 17 84, était devenu, dès 1820, par un coup d'audace, le critique musical du Journal des Débats : c'est ainsi qu'il acquit en plein Paris une solide position, qui lui permit de mettre au jour plusieurs ouvrages sur l'histoire de la musique et aussi des compositions musi¬ cales de tout genre et un certain nombre de livrets 90 LE rÉLIBKIGE d'opéras. Esprit vif et fécond, avec un sens critique aigu, qui lui faisait dire justement : « Je n'attache de prix qu'à mes œuvres provençales; c'est le seul bagage poé¬ tique et musical que je lègue à la postérité. Léger, mais ficelé par une main de maître, ce colis arrivera plus faci¬ lement à son adresse » Cebagage, c'est douze chansons populaires qu'il publie lui-même en 1845 et vingt-sept pièces de vers qu'après sa mort publient ses amis les Eélibres, aux avances desquels il répond de bonne heure avec le plus vif enthousiasme 1. De tels concours, ceux d'un Adolphe Dumas, ceux d'un Castil-Blaze, avec leur réputation parisienne, on conçoit combien ils devaient être encourageants, avant le succès de Jffrèio, pour ces jeunes poètes qui cherchaient partout des témoins et des garants de la valeur de leur langue. En fait Castil-Blaze aura un disciple direct dans la personne d'Alphonse Michel, le bon poète de Montmoi- ron ( Yaucluse), qui le connaît dès sa jeunesse à Montmoi- ron même et qui l'imite toute sa vie. Avocat au barreau de Carpentras, intime de ce Bémy Marcellin, dont j'ai parlé plus haut et, comme lui, « rouge du Midi », s'il est couronné en 1866 par la Société archéologique de Béziers pour un poème solennel sur L'Existence de Dieu, Alphonse Michel renonce bientôt au genre sublime pour s'adonner à celui de la chanson et publie en 1870, sous ce titre bonhomme : Lou Flaquet de Mestre Miquèu (Le Flacon deMaîtreMichel), unrecueil de chansons aima¬ bles, dont quelques-unes ont été vite populaires. Plus près de Béranger et de Désaugiers que de la rusticité souriante qui sera celle de ce Charloun, dont je parlerai plus bas, Alphonse Michel est néanmoins un bon chan¬ sonnier de Provence. C'est en même temps un érudit, qui connaît bien le passé provençal et peut même dis- 1. Voir F. Donnadiisu, ouv. cit., et Un Liamc de Rasin. LES PREMIERS OUVRIERS DU FÉLIBRIGE 91 serter avec quelque succès sur les Traces laissées par le Paganisme dans le Midi de la France. Quand d'avocat à Carpentras il devient juge de paix à Eguilles il n'en a que plus de loisir pour poursuivre son œuvre félibréenne, et il la poursuit jusqu'en 1893 avec bonne humeur et succès. 7. Théodore Aubanel. Mais parmi tous ces jeunes poètes d'Avignon, aux côtés de Mistral, le plus doué est certainement Théodore Aubanel; son souffle n'est pas épique, il est même assez court, mais il est tour à tour fougueux et caressant ; en tout cas dès sa jeunesse il donne une poésie profondément originale, et chante d'un accent qui n'appartient qu'à lui. Au moment où Théodore Aubanel fait la connaissance à la Société de la Foi de Roumanille, il ne songe point à rendre vie à la poésie provençale. Son existence jus¬ qu'alors a été tout unie : né en 1829 dans une vieille maison d'Avignon, fils de l'imprimeur Aubanel, qui a le titre d'imprimeur du Pape, il a reçu une bonne instruction aux Frères Gris d'Aix et il ne rêve que de finir ses jours en Avignon, en dirigeant comme son père l'imprimerie héréditaire. On sait et l'on parle un peu le provençal dans sa famille; mais, dans cette famille bourgeoise, il n'y a point l'attachement profond à la vieille, à la seule langue qui est le fait de familles terriennes, comme celles de Mistral et de Roumanille; livré à lui-même Aubanel eût écrit sans doute en français sans nulle difficulté. Y aurait-il fait œuvre intéressante! C'est possible, moins originale en tout cas que celle qu'il devait faire en provençal sous l'influence de ses amis, car faire des vers provençaux, pour lui, ce n'est pas du tout, comme l'a dit Alphonse Daudet, faire un exercice 92 LE FÉLIBKIGE semblable à celui des vers latins : le provençal est par¬ tout vivant autour de lui, dans les rues et dans les cam¬ pagnes d'Avignon, et, jusque dans sa maison, un vieil oncle cbanoine s'obstine à ne jamais parler autrement. Aubanel n'a donc point de peine à se laisser enrôler dans la bande félibréenne; il y a d'autant moins de peine que les réunions sont charmantes chez les Giera, rue Banasterie, l'hiver, et l'été à Font-Ségugne, et qu'il y a là des jeunes filles, les sœurs des Giera, Joséphine et Clarisse, et aussi une de leurs cousines, Mlle Jenny Manivet, qu'Aubanel va aimer et chanter sous le nom, désormais célèbre, de Zani. Mais on a fait trop souvent dater de cette rencontre l'éveil de la poésie dans le cœur d'Aubanel. Ce qui a trompé la plupart des critiques, c'est sans doute la disposition de La Miôugrano entreduberto, le premier recueil poétique d'Aubanel. Il s'ouvre, en effet, par le Livre de V Amour; mais cette disposition ne correspond nullement à la chronologie : elle fut inspirée au poète par Miserai, en vue de la bonne présentation de son recueil 1. En fait les premières poésies d'Aubanel, que nous rencontrons dans Li Prouvençalo et qu'il récite dans les Boumavàgi, ce sont celles qui se trouvent actuellement dans le Livre de la Mort, troisième partie de la Miôu¬ grano. Aubanel avant son amour pour Zani se présente à nous comme un poète rude et farouche, réaliste au moment où la poésie française est lamartinienne, et dont par conséquent l'emploi du provençal sert à mer¬ veille le tempérament. Cet accent direct, et qui va jus¬ qu'à la brutalité, nous le retrouverons dans les Li Fiho d'Avignoun, mis au service du sentiment de la beauté physique et de la passion charnelle, mais avant d'y 1. Voir Lettres de Roumanille à Victor Duret. Eug. Ritter, ouv. cit., et Ludovic Legré : Théodore Aubanel. Paris, 1894, LES PREMIERS OUVRIERS DU EÉLIBRIGE 93 parvenir Aubanel aura eu sa crise d'idéalisme amoureux, pendant lequel il écrira les vers exquis et douloureux qui composent dans sa Miôugrano le Livre de l'Amour. Sur Avignon flotte toujours le souvenir de Pétrarque : Aubanel, amoureux, songe à lui; il aime Mlle Jenny Manivet, mais il ne le lui dit point; il soupire à ses côtés; il la voit qui se détourne et qui ne rêve que d'un bonheur surnaturel; elle feint d'ignorer son amour, s'éloigne de ses amis, les abandonne, entre au cloître, et, de Lyon, où elle prend le voile, ellepartpour Galatz, où elle va instruire des petites filles. E pois ela se rendet monja, dit le vieux biographe de La Princesse lointaine. Comment Aubanel ne songerait-il pas aux histoires des Troubadours ? Comment ne penserait-il pas qu'il est en train d'en vivre une, tout aussi poignante et charmante que la leur? En tout cas bien des épigraphes de ses poèmes d'amour leur sont empruntées. Si Raynouard n'avait pas remis au jour leurs œuvres, on peut croire que la poésie d'Aubanel eût pris un autre ton ; là encore on peut mesurer tout ce que la découverte des Troubadours ajoute au renouveau de la poésie provençale. C'est qu'Aubanel, dont la sincérité première n'est pas en cause, une fois amoureux, voit bien tout le parti littéraire qu'il peut tirer de cet amour, et même de son désespoir. « Je t'envoie, écrit-il à Ludovic Legré, la préface de Mistral qui est vraiment magnifique. Je t'envoie en même temps cinq pièces pour compléter mon recueil et pour justifier la préface de Mistral. Il me dépeint comme un amoureux qui erre çà et là pour chasser sa douleur et dissiper son chagrin. » Il y a donc, on le voit, une certaine mise en œuvre littéraire d'un sentiment tout d'abord sincère, qui ne cesse pas de l'être, mais qui s'embellit volontiers du 94 LE FÉLIBRIGE prestige de la poésie. « Poésie est délivrance. » A chanter son mal, Aubanel, selon sa devise, l'enchante, et, guéri de son amour malheureux, en 1861, peu après avoir publié avec la charmante préface de Mistral sa Miôu- grano entreduberto, il se marie et se déclare fort heureux. Pi Quoi qu'il en soit, et sans vouloir sonder plus avant son cœur, il est un fait indéniable : c'est qu'il apporte au renouveau de la poésie provençale un accent très personnel et tout à fait émouvant. De cette poésie amoureuse, il n'y avait point d'exemple en France; il n'y a là ni la grande éloquence de Musset ni la sen¬ sibilité un peu larmoyante de Lamartine : c'est l'accent d'une passion concentrée, chaste et brûlante à la fois; c'est toute la poésie mystique et par endroits sen¬ suelle d'Avignon et de toute la Provence. Certains poèmes sont d'un bout à l'autre des chefs-d'œuvre et dans tous on rencontre des vers hardis, colorés, personnels, qui dénoncent un vrai poète. Cette poésie passionnée, que voile un instant, dans la Miôugrano, le sentiment de la pureté et le mysti¬ cisme d'un amour inassouvi, elle va plus tard revêtir des couleurs plus vives. Le chaste amoureux de Zani, quelques années plus tard, célèbre la beauté païenne de la Vénus d'Arles et des Filles d'Avignon; il compose plusieurs drames brûlants, dont un seul, Le Pain du Péché, nous est parvenu intact, et nous révèle en Aubanel un poète dramatique, qui, s'il ignore les petites habi¬ letés du métier, a cependant le sens profond de la tra¬ gédie populaire, et plus encore humaine. Ce tempérament poétique devait se trouver arrêté par le milieu même où il aurait dû se développer. Avignon, avec son double caractère de beauté païenne et de mysticisme chrétien, inspire Aubanel, mais Avignon aussi, avec sa société bourgeoise et dévote, ne lui per¬ met point de s'exprimer librement. S'il peut réciter LES PREMIERS OUVRIERS DU FÉLIBRIGE 95 impunément dans les réunions félibréennes, au milieu de l'exaltation des fêtes poétiques, ses vers brûlants de La Vénus d'Arles, dès que ces vers sont imprimés dans une revue, ils suscitent le scandale. Et quand plus tard réunis à d'autres de même qualité, où passent encore plus libres, comme dans La Vénus d'Avignon, les accents torturés de la folie de la chair, ces vers essaient timidement de voir le jour, Aubanel est mandé par l'évêque d'Avignon, qui lui demande de retirer de la circulation le livre suspect; chrétien docile, Aubanel se soumet, mais il meurt l'année suivante (1886) de ce coup trop rude, par lequel il se voit méconnu et aussi arrêté dans la carrière poétique, commencée vingt-cinq ans plus tôt par la publication de la char¬ mante Miôugrano. Après une telle alerte, on conçoit qu'Aubanel n'ait plus eu même le désir de publier ou d'achever deux drames d'une égale violence dans l'expression de la passion charnelle, Lou Pastre (Le Pâtre) et Lou Raubatôri (Le Ravisseur), dont le plan nous est à peu près connu par les confidences de son ami Legré1. Ce serait donc mal mesurer sa valeur que de la juger seulement d'après les deux recueils de vers publiés de son vivant, celui qu'on a publié après sa mort sous le titre de Lou Réire-Soùlèu (Le Soleil d'outre- tombe), ses lettres à Mignon, c'est-à-dire à cette char¬ mante correspondante qu'a été pour lui pendant plu¬ sieurs années MUe Sophie de Lenz, devenue la com¬ tesse du Terrail, ou même d'après Lou Pan dôu Pecat (Le Pain du Péché), ce drame robuste, mais un peu maladroit, qu'on reprend de temps en temps dans les fêtes provençales. Il faut ajouter à ces titres qu'Aubanel 1. Voir aussi Nicolas Welter : Un Chantre provençal de la beauté: Th. Aubanel (Trad. J -J. Waldner et F. Charpin. Avignon, Aubanel, 1905). 96 LE PÉLIBRIG-E possède devant le publie, ses discours, dispersés en brochures ou qui n'ont même pas été imprimés, de propagande félibréenne, où il se révèle un orateur inspiré et nerveux, ses lettres fréquentes à Mistral, dont quelques-unes à. peine nous sont connues, sa col¬ laboration active aux premières années de l'Armana, son activité dans le rôle de cayoulié du Félibrige qu'il assure après Roumanille et Mistral, son amitié avec Alphonse Daudet et avec Paul Arène, qui traduit en vers français Le Pain du Péc.lié, et le fait représenter au Théâtre Libre. Pour tous ces motifs, l'opinion publique a justement placé Aubanel entre Mistral et Roumanille et fait de leurs trois grandes figures le triumvirat, qui a dirigé la littérature félibréenne. Il n'importe que des dissen¬ timents regrettables aient séparé Aubanel et Rou¬ manille et rompu de façon cruelle une amitié poétique, qui avait si bien débuté. Les amis de la poésie pro¬ vençale n'ont pas voulu, en dépit d'eux-mêmes, désunir leurs mémoires et, malgré tout, fraternellement liées à celle de Mistral, elles dominent de haut le mouvement félibréen, qui a cependant compté d'autres valeurs depuis, nous le verrons. Mistral a été avant tout un grand poète épique, un homme de science et d'action, Rou¬ manille a triomphé dans le conte et la poésie familière, Aubanel reste le grand poète de l'amour, l'héritier des troubadours, mais avec une sincérité plus grande1. 1. Bibliographie des œuvres d'Aubaiiel : La Miôugrano entre-duberto [La Grenade enir'ouverte), poésies. Avi¬ gnon, 1SG0. — Lou Pan dôu Pecat [Le Pain du Péché), drame en vers. Montpellier, 1882, rééd. à Avignon, 1902. — Li Fiho d'Avignoun [Les Filles d'Avignon), poésies. Montpellier, 1885, rééd. Paris, 1897, et à Avignon. — Lou Reire-Soulèu [Le Soleil d'oulre-iombe), poésies pos¬ thumes. Marseille, 1899. — Lettres à Mignon, recueillies par Serge Bourreline. Avignon, 1899. CHAPITRE III FRÉDÉRIC MISTRAL I. SA JEUNESSE : MIRÉ 10 Cependant, plus haut que tous ces jeunes courages, qui se dressent pour restaurer la vieille langue du Midi, on voit dès ce moment s'élever, auréolé d'une lumière déjà plus vive, le front d'un jeune homme de Maillane, qui se nomme Frédéric Mistral. Déjà nous avons eu l'occasion d'entendre et de prononcer son nom : c'est l'ami filial, le disciple, qui sera bientôt le maître de Roumanille. Cet ascendant, tous, dès 1852, l'éprouvent, comme Kouinanille lui-même; c'est Mistral qu'il charge d'ouvrir et de fermer par deux poèmes significatifs le recueil de Li Prouvençalo ; c'est Mistral que salue entre tous Saint-René Taillandier, et c'est lui dont la Revue Méridionale dit : « Voilà le poète national qui chante la Provence et qui mène le chœur des modernes Troubadours. » Or, à cette date, Frédéric Mistral n'a que vingt-deux ans et n'a même pas commencé Mirèio. Mais de ce génie précoce qui semble déjà éclater à tous les yeux, quelle a été la préparation, et, pour parler comme lui, la genèse1? C'est là ce qu'il nous a dit lui-même dans ses incomparables Mémoires, pleins de saveur, de couleur, mais aussi de vérité, à ce point que nul de ses biographes n'a pu le surprendre, Émilb Ripert : Le Félibrige. 1 98 LE EÉLIBRIGE comme un Chateaubriand, un Victor Hugo ou un Lamartine, en flagrant délit de tricherie, de coquetterie, d'arrangement avantageux de son existence devant la postérité. Frédéric Mistral est né à Maillane le 8 septembre 1830; c'est un pays, c'est un mois, c'est une époque également propices à la poésie1. Ce petit village aux beaux platanes, qui tire son nom, non pas du mois de mai, comme le dit une chanson de Mistral, mais d'une villa Malliana, comme il l'a rectifié dans les Olivades, est sis au cœur d'une riche contrée agricole où des viénagers, gros fermiers ou propriétaires ruraux, mènent leur bien avec courage et dignité, sorte d'aris¬ tocratie campagnarde, dispersée dans les mas des environs. C'est dans un de ces mas, appelé le Mas du Juge, que le petit Frédéric ouvre les yeux à la plus belle des lumières. Le Mas du Juge! ce nom semble vraiment prophé¬ tique! Mistral ne devait-il pas tenter de faire rendre justice à une langue sacrifiée? Ne devait-il pas, toute sa vie, donner le ton le plus juste aussi, à sa poésie, comme à son action? Dès qu'il peut prendre conscience du monde, il emplit ses regards du beau spectacle des Alpilles bleuâtres dressées à l'horizon, de la vaste plaine, bien cultivée, où vont et viennent les laboureurs, les mois¬ sonneurs, les jardiniers, les cueilleurs d'olives ou de feuilles de mûrier, les faneurs et les sarcleurs, tout un peuple campagnard libre, gai, indépendant, qui ne parle strictement à cette date que la langue provençale. C'est là ce qu'il faut noter : Mistral dès son enfance n'a entendu autour de lui résonner que la langue pro- 1. Voir sur Maillane les ouvrages récents de M. Denis Toullinet, 1923, et de la Baronne d'Orsans, 1922. FRÉDÉRIC MISTRAL 99 vençale, et cependant il n'a pas été le paysan courbé sur la glèbe, incapable de la dominer et, accablé par la fatigue et le souci de la vie quotidienne, d'en admirer les travaux et la majesté. Fils de ricbes ménagers, il aura toute sa vie des habitudes d'autorité, des allures de chef, comme il le dit de Maître Eamon, « glorieux comme un roi dans son gouvernement ». Tel est au reste son père, qui lui a servi de modèle pour peindre celui de Mireille. Descend-il d'une noble famille du Dauphiné, venue se fixer en Provence? C'est là ce que rien ne peut prouver; Mistral n'a pas besoin d'autre noblesse que celle de son génie. En tout cas, et quelles que soient les lointaines origines de sa famille, son père a grande allure. Quand Frédéric Mistral le connaît, il a déjà soixante ans, car il s'est remarié en secondes noces, à cinquante-cinq ans, avec une jeune fille de Maillane, nommée Adélaïde Poullinet, fille d'une race joyeuse, insouciante, d'où Mistral tiendra la gaieté ou la malice charmante de tels de ses contes, qu'il unira sans effort à la gravité paternelle. Adélaïde sait les belles histoires du temps jadis, toutes les légendes du village et des mas, et c'est elle un jour qui prononce devant son fils ce nom mirifique de Mireille, qui devait avoir une si belle destinée. Au reste tout le pays est un répertoire de légendes : le souvenir de Marius et des temps romains, dont témoignent encore les Antiques de Saint-Kémy ou les ruines d'Arles, se mêle à ceux du Moyen Age, qu'évoque le château fantastique des Baux, à ceux des premiers temps chrétiens, que suggère le clocher de Saint-Tro- phime, la roche d'Avignon ou plus loin l'église des Saintes-Maries. Pèlerinage célèbre, il n'est point d'ha¬ bitant des mas qui ne l'ait fait ou ne rêve de le faire; on en parle à la veillée; le jeune Mistral en a depuis l'enfance entendu parler, avant que de l'accomplir 100 LE FÉLIBRIGE lui-même assez tard; c'est autour de ce beau mirage de mer, d'étangs et de religion primitive qu'il construira son premier poème; de la sorte ne travaillera-t-il pas, inconsciemment, comme les poètes du Moyen Age qui ont bâti les chansons de geste, ainsi que l'a démontré M. Joseph Bédier, autour de tel ou tel pèlerinage1? D'ailleurs la ferveur religieuse est grande en tout ce vieux pays catholique, qui se souvient encore d'avoir vu les Papes en Avignon; à cette date nul scepticisme n'a effleuré ces calmes campagnes. Si Mirèio est un grand poème catholique, c'est qu'il est sorti du cœur même d'une race attachée à sa religion tradition¬ nelle. Mais cette religion ne comporte nul sectarisme; elle n'est inféodée à nul parti politique. Si le père de Mistral est plutôt défiant à l'égard de la République, Frédéric, en 1848j écrira des hymnes républicains, tout en res¬ tant' l'ami du royaliste Roumanille. Et plus tard il aura soin de tenir constamment le Félibrige au-dessus de toutes les discussions de parti. Telle est l'atmosphère où va respirer d'abord cet enfant un peu sauvage, dont le caractère se révèle .très indépendant dès ses premiers pas dans la vie. Ce qu'il apprend à l'école primaire de Maillane, c'est bien peu de chose, mais, voyant qu'il est intelligent et dési¬ reux de l'élever au-dessus de leur condition, ses parents l'envoient au pensionnat bizarre, qu'avait aménagé dans les ruines de l'abbaye de Saint-Michel de Frigolet l'extraordinaire M. Donnât. C'est là que notre écolier de dix ans s'initie au latin, mais surtout à la splendeur mystique et lumineuse de la « Montagnette » embaumée de thym : « O arôme, s'écriait-il soixante ans après, ô clartés ! ô délices ! ô mirage ! ô paix de la nature douce ! Quels espaces de bonheur vous avez ouverts sur ma vie d'enfant! » FRÉDÉRIC MISTRAL 101 Mais cette vision paradisiaque devait êtro de courte durée; ce pensionnat sans ordre ni méthode avait croulé bien vite, et à douze ans on avait dû envoyer le jeune Frédéric en pension chez M. Millet, un gros homme rude et crasseux, qui nourrissait ses élèves de carottes, mais aussi était capable de leur faire pousser plus avant leurs études latines. C'est là que Mistral fit la connaissance de Virgile, auprès de la chapelle Sainte-Claire où, pour la première fois, Pétrarque aperçut Laure le 6 avril 1327. C'est là aussi qu'il entendit sonner tout d'abord les vers héroï-comiques de l'abbé Favre, auteur langue¬ docien du Siège de Caderousse, qu'admirait fort M. Millet, étant natif de ce petit pays. Mais l'an d'après une meilleure chance l'attendait, au pensionnat Dupuy, où l'on avait envoyé l'enfant dégoûté de la cuisine de M. Millet. C'est, on s'en sou¬ vient, chez M. Dupuy qu'à cette date arrivait comme surveillant-le jeune Joseph Eoumanille. J'ai dit com¬ ment un jour Eoumanille surprit Mistral aux vêpres en train de griffonner des vers provençaux et comment de ce jour data leur inaltérable amitié. Avec Anselme Mathieu, camarade de Mistral, se constituait le premier groupe félibréen. Toutefois, en dépit de ce goût précoce pour la poésie provençale, Frédéric Mistral ne fut pas, comme on l'a dit trop souvent, un écolier révolté, mais, bien au con¬ traire, un excellent élève, qui remporta de très hono¬ rables succès, surtout en vers latins, et qui passa sans aucune difficulté son baccalauréat à Nîmes, le 18 août 1847, à la veille de ses dix-sept ans. A peine reçu il écrit à Eoumanille une lettre enthou¬ siaste, où il s'écrie : « Je suis content. Je vais travailler la terre ! » et il rentre au mas paternel ; mais, après une année passée à y faire peu de chose, et surtout de la politique (on est en 1848), il va faire son droit à Aix, 102 LE EÉLIBBIGE pour devenir, le cas échéant, avocat ; il y reste trois ans : dans la vieille capitale dn roi René il prend contact avec la noble histoire de Provence, il entend à Saint-Sauveur jouer La Marche des Bois; il voit sortir la procession célèbre de la Fête-Dieu qu'il décrira dans Galendau, il s'initie, à la bibliothèque Méjanes, aux œuvres des troubadours et des romanistes, qui les ont remis au jour. Entre temps il fait assez de droit pour être reçulicencié, et, en 1851, ses études complétées de la sorte, il rentre à Maillane. C'est alors qu'il prend conscience de sa véri¬ table mission et que « le pied sur le seuil du mas pater¬ nel, les yeux sur les Alpilles », il jure de relever le senti¬ ment de la race, de provoquer la résurrection de la vieille langue et de réhabiliter cette langue par le pres¬ tige de la poésie. A partir de ce moment,. son histoire se confond avec celles de ces manifestations collectives que nous avons vu se dérouler : publication de Li Prouvençalo, congrès d'Arles et d'Aix, fondation du Félibrige à Font-Ségugne, publication annuelle de V Armana prouvençau. Cependant si son action se répand au grand jour, s'il publie déjà quelques poèmes lyriques, son activité poétique la plus profonde reste encore cachée. A dix-huit ans il a entrepris d'écrire un poème en quatre chants, qu'il aurait intitulé Les Moissons. D'après le peu que nous connaissons de ce poème, il semble que c'était là encore une imitation des Géorgiques, où le jeune poète n'était pas lui-même; à publier cette œuvre, il n'eût pas donné sa mesure. C'est une des forces de Mistral de n'avoir rien publié de hâtif, ni de médiocre. Serrant dans ses cartons cette ébauche, il se met courageuse¬ ment à la rédaction d'un nouveau poème qu'il commence « un soir de semailles, à la vue des laboureurs qui sui¬ vaient en chantant la charrue dans la raie ». FRÉDÉRIC MISTRAL 103 Pour qui va-t-il l'écrire, ce poème? Il semble l'avoir dit lui-même dès ses premiers vers, quand il s'est écrié : Car cantan que per vautre, o pastre e gènt di mas. « Car nous ne chantons que pour vous, ô pâtres et gens des mas. » . Mais c'est là ce qu'on a contesté souvent, en arguant de la difficulté du sens et de la langue elle-même et aussi du fait queMistral a mis en regard de son texte provençal une traduction française. Conclusions bien hâtives : à mieux réfléchir on s'aper¬ çoit qu'il peut en être autrement. En fait, des gens du peuple, comme le charretier Laforêt, le bon paysan chansonnier Charloun Eieu, ont lu Mirèio et en sont restés poètes. Mais encore y a-t-il peuple et peuple. Ce peuple auquel songe Mistral, ce n'est pas une plèbe sans culture et sans âme, c'est la classe même dont il sort, lui, comme Roumanille, comme Anselme Mathieu, assez respectueuse des choses de l'esprit pour envoyer ses fils dans les écoles et leur faire apprendre le latin et pour écouter, même si elle ne la comprend qu'à demi, la tragédie classique que l'on joue vers 1840 dans tous les villages du Comtat. Est-ce à dire que Mistral, même en espérant trouver des lecteurs dans cette classe sociale, se contentait de ce public? Non certes; il nous a dit lui-même qu'en rédigeant ce poème il se demandait : «Qu'en pensera-t-on en Arles, en Avignon? » et ceux-là auxquels il songe, ce sont sans doute ses amis, les Félibres et les poètes pro¬ vençaux, qu'il invoque à mi-chemin de son poème, fils du meilleur peuple comme lui, instruits comme lui des lettres antiques, vrai public d'une telle œuvre. Est-ce tout? Ne regarde-t-il pas encore au delà, vers les poètes et les critiques français, vers Paris en un mot? Pas tout de suite, mais assez vite cependant. L'amitié de Saint- 104 LE FÉLIBKIGE René Taillandier l'y encourage : en 1858, son poème achevé, il fait son premier voyage à Paris; Adolphe Dumas, qui le connaît depuis l'année 1856, le présente à Lamartine; somme toute, Mistral suit le chemin que lui ont déjà indiqué Jasmin, qu'il a admiré dès son enfance, et Jean Reboul, dont la gloire éblouit toute la contrée. Si Jasmin l'a rebuté, Reboul, auquel il s'adresse, l'encourage vivement; c'est lui qui lui conseille de mettre une traduction française en face de son texte provençal; c'est à Reboul que Lamartine écrit d'abord : « C'est un Homère », avant d'insérer le mot dans son fameux Entretien. On voit donc comment Mistral est porté par ces deux poètes généreux, tous deux Pro¬ vençaux de langue française, Adolphe Dumas et Jean Reboul, jusqu'aux bras de Lamartine, qui s'ouvrent à lui et le recouvrent tout à coup d'un grand manteau de gloire. Au milieu de tous ses soucis d'argent et de vieillesse, Lamartine trouve moyen de lire le grand poème, dans une nuit d'insomnie et d'extase; il lui consacre son XLe Entretien littéraire, d'un ton prophé¬ tique et splendide, qui, malgré quelques inexactitudes sur la vie et la condition de Mistral, définit encore à merveille la portée et la valeur de l'œuvre. Lamartine avait reçu un des premiers exemplaires du poème, imprimé à Avignon chez l'imprimeur Seguin et édité par les soins de Roumanille en mars 1859, en un gros volume in-octavo, aujourd'hui introuvable. Après son succès l'éditeur Charpentier acquit le droit d'en publier une édition courante dans le format in-18, qui est encore répandue et réimprimée sans cesse de nos jours. Depuis, l'éditeur Lemerre a repris le poème dans sa collection elzévir, où il a publié toutes les autres œuvres de Mistral, et la maison Hachette en a donné une édi¬ tion de luxe, illustrée par le graveur Burnand. En 1861, l'Académie française, sur le rapport de Villemain, qui FRÉDÉRIC MISTRAL 105 de bonne heure s'était intéressé à la vieille poésie pro¬ vençale, consacrait Mirèio, en lui attribuant un prix de 3 000 francs. La gloire couronnait de bonne heure ce poète de trente ans, que l'on comparait un peu partout, tantôt à Homère, tantôt à Virgile. Comparaisons qui pour tout autre eussent été écrasantes. Étaient-elles justifiées? Qu'était-ce donc que ce poème de Mirèio? Deux jeunes gens s'aiment, dans un mas de la Crau d'Arles, qu'on appelle le mas des Micocoules; il appar¬ tient au père de la jeune fille, maître Eamon, riche ména¬ ger qui n'a que cette fille, Mireille; Mireille a quinze ans; elle aime un petit vannier de seize ans, qui s'appelle Vincent et va de mas en mas réparer les vieux paniers, accompagnant son père, maître Ambroise. Effrayé par l'amour que lui révèle son fils Vincent, et craignant son désespoir, le vieillard se décide à consulter maître Eamon, en lui dévoilant cet amour. Devant sa colère, il n'oserait aller jusqu'au bout de ses confidences, si Mireille ne révélait elle-même son amour, qui lui a fait jusqu'alors repousser les demandes de tous ses prétendants. Son père, dans un accès de colère, la menace et lui interdit de revoir Vincent. Dans la nuit elle s'en¬ fuit du mas paternel vers les Saintes-Maries, dont Vincent lui a vanté le pèlerinage et les miracles; mais tandis qu'elle court vers les Saintes pour implorer leur protection, frappée d'un coup de soleil en traversant la Camargue, elle n'a que la force de se traîner au pied de l'autel, d'entrevoir les Saintes et de mourir, martyre de son amour. Ses parents accourus à sa poursuite, Vincent, qui a suivi ses traces, se lamentent en vain sur son corps, au chant des cantiques, qu'entonnent les gens des Saintes pour bercer son agonie. Telle est cette simple histoire d'amour, douloureuse et chaste. Autour d'elle Mistral a groupé habilement les personnages et les paysages les plus divers, de façon 106 LE FÉLIBRIGE à faire de ce qui n'aurait pu être qu'une idylle ou une élégie, le poème épique de toute la Provence rustique, latine et catholique. « Un pays est devenu un livre », disait avec raison Lamartine. C'est la Provence rustique. Ce poème n'embellit point la réalité, tout en restant un poème. Les person¬ nages vivent et parlent comme dans leur vie quotidienne, mais cette vie est saine et belle; eux-mêmes ont une allure de majesté, qui les désigne pour l'épopée : maître Eamon dominant les travailleurs de son mas, maître Ambroise pauvre, mais digne, tous deux anciens soldats des grandes guerres ; les prétendants de Mireille, le grand berger Alàri, le gardien Véran, le brutal Ourrias, les comparses aussi, moissonneurs, faucheurs, pêcheurs, toucheurs de bœufs, tous ont leur allure naturelle, mais ils appartiennent tous à un peuple qui n'a rien de vul¬ gaire et dont le profil s'encadre tout naturellement dans la perspective d'un poème conçu à la manière des poèmes antiques. Us n'ont pas besoin de parler, pour nous paraître poétiques, la langue de Racine ou de Lamar¬ tine. Bien leur prend de ne pas la parler ; c'est alors qu'ils seraient ridicules, mais parlant leur langage naturel, c'est-à-dire le provençal, ils sont vraiment eux-mêmes, sans prétention comme sans vulgarité. Ce n'est point ici une idylle. Mistral n'est pas le citadin fatigué, qui cherche dans la vie des champs le repos, la simplicité et l'innocence; il sait que cette existence, si elle est saine, est rude aussi ; qu'il y a, dans les campagnes, comme ailleurs, des riches et des pauvres, et c'est de là que naît tout son drame. Il sait aussi que, s'il y a dans ce peuple la brutalité d'un Ourrias ou la colère d'un Kamon, il y a la pureté et la foi touchante d'une Mireille, qui, désespérée, ne songe ni au suicide, ni à la fuite, mais se réfugie aux pieds de Dieu, et, parce que nous sommes en Provence, de ses servantes plus FRÉDÉRIC MISTRAL 107 près de lui et de l'humanité, les Saintes-Maries, protec¬ trices des pauvres gens. C'est donc ici la Provence rustique, avec ses person¬ nages vrais, ses cultures, ses travaux; mais c'est aussi, on le voit, la Provence catholique non point dans un dessein assez plat d'édification, mais parce que cette Provence à cette date ne peut être peinte autrement qu'avec ses sanctuaires, ses pèlerinages, ses croyances et même ses superstitions. Mais ce n'est pas seulement décor extérieur, apparition des Saintes mettant en œuvre « ce merveilleux chrétien » qu'avait condamné Boileau et réhabilité Chateaubriand, c'est aussi et surtout doctrine morale, conception pro¬ fonde de la vie. Le poème tout entier est une leçon d'hu¬ milité et de résignation; les orgueilleux sont punis, les doux et les bons reçoivent les récompenses célestes; l'amour humain épuré par la souffrance se hausse à l'amour divin; la vieille Tavèn prophétise le retour du Christ sur la terre. Or, à la même date, un douloureux divorce est établi par les poètes français entre le christia¬ nisme et le paganisme; mais à les concilier Mistral n'a besoin de faire nul effort sur le vieux sol gréco-latin de la Provence, et c'est en toute sincérité qu'il a pu, dans une invocation, s'adresser au Christ né parmi les pâtres, tout en se proclamant « l'écolier du grand Homère ». En fait, il est cet écolier; car, dès le lycée d'Avignon, il a retrouvé dans ses livres de classe les spectacles champêtres qui l'avaient entouré dès son enfance; c'est dans Homère et dans Virgile qu'il prend conscience de la noblesse du travail des champs, et qu'il conçoit comment on peut en transposer l'essentiel dans le langage poétique. Car il n'est point ce paysan illettré, qu'affectait de présenter Lamartine au monde lettré. C'est, nous le savons, un excellent élève du lycée d'Avi¬ gnon, habile à faire des vers latins. Et qu'il en ait lu 108 LE FÉLIBRIGE beaucoup, il y paraît par les rapprochements que l'on peut tenter entre son œuvre et les œuvres antiques. J'en ai dressé, par ailleurs, une liste assez significative. Mais si précis que soient tels de ces rapprochements et bien que l'on voie même apparaître une fois le nom de Bacchus et celui de Neptune, cependant la mythologie antique est éliminée au profit de la légende chrétienne et, si Mistral se dit l'écolier d'Homère, c'estqu'il se vante avec raison de faire pour son temps ce que le poète grec faisait pour le sien, seule forme féconde de l'imitation. Encore faudrait-il remarquer qu'en un sens son poème semble plus primitif qu'Homère, qui, lui, a chanté des rois, des dieux, des déesses et des magiciennes, et à plus forte raison que Virgile, poète somme toute de décadence, qui cherche à ramener aux champs des citadins fatigués. Ainsi par ce coup d'éclat poétique, Mistral, sacré dès sa première œuvre grand poète par Lamartine, apparaissait à tous comme le représentant le plus émi- nent de la langue et de la littérature de Provence, dont les manifestations littéraires excitaient depuis quelques années la curiosité sympathique de tous les esprits avertis. II. LA PÉRIODE CATALANE : CALENDAU Aussi le succès de Mirèio fut-il tout de suite considé¬ rable. En même temps que Lamartine et à sa suite, tous les écrivains entonnèrent, presque sans exception, un chant de triomphe pour saluer la naissance d'un grand poète. En trois mois, la première édition, celle de Roumanille, était épuisée et l'éditeur Charpentier lançait dans le public un volume plus maniable et moins coûteux. En 1861, l'Académie française couronnait FRÉDÉRIC MISTRAL 109 l'œuvre; aussitôt après G-ounod s'en emparait, compo¬ sait, sur le médiocre livret qu'en avait tiré Barbier, un opéra, qui est resté populaire, si loin qu'il soit du poème, et qui lit beaucoup auprès du grand public pour la vulgarisation de l'œuvre. En 1863, Mistral était nommé à trente-trois ans, chevalier de la Légion d'honneur. Désormais il était dans la gloire : il allait, sans tapage, avec la plus noble dignité, s'y maintenir pendant plus de cinquante ans. Avec une rare sagesse, loin de se laisser enivrer par son triomphe, après avoir reçu les applaudissements de tout Paris, il rentre dans son village de Maillane, et là, en collaboration constante avec ses amis d'Avignon et tout d'abord Roumanille et Aubanel, il va s'employer à la propagande félibréenne, en même temps qu'à la composition d'une œuvre personnelle, extrêmement originale. Cette -association, créée en un jour d'enthousiasme, il fallait d'abord la stabiliser et la développer à la faveur du succès de Mirèio. Il ne s'agissait pas seulement de publier par les soins de Roumanille, établi depuis 1855 libraire en la rue Saint-Agricol, des œuvres qui prou¬ vaient la vitalité de la jeune école provençale : Lis Oubreio de Roumanille (1859), La Miougrano entreduberto d'Au¬ banel (1860), La Farandoulo d'Anselme Mathieu (1861), La Bresco de Crousillat, 1863; il fallait encore propager VArmana prouvençau, dont le tirage depuis 1855 ne cessait d'augmenter, et aussi lier d'un lien solide et souple les diverses bonnes volontés qui voulaient dans tout le Midi travailler à la restauration de la langue d'oc. C'est à quoi tendait le statut félibréen de 1862, publié lors des Jeux Floraux d'Apt, qui, cette même année, révélaient au public de nouveaux noms, notamment ceux de Marius Girard et do Rose-Anaïs Gras, qui devait l'année suivante épouser Roumanille. 110 LE FÉLIBRIGE Cependant les concours précieux venaient de plus en plus au secours de ce Félibrige : « D'Espagne et d'Irlande, chantait Mistral cinquante ans plus tard, il nous venait du renfort. » Il pensait à William-Bonaparte Wyse et à Victor Balaguer. Un jour, en effet, pour la Noël 1859, il avait vu arriver chez lui un jeune Irlandais, petit-fils de Lucien Bonaparte, qui avait, en passant rue Saint- Agricol, découvert en Avignon Mirèio et la langue pro¬ vençale; il venait saluer chez lui le grand et jeune poète. Gagné à la cause félibréenne par le génie et la bonne grâce de Mistral, William-Bonaparte Wyse, par son nom, sa grande fortune, ses hautes relations, son exemple très remarqué, devait être pour les Eélibres un précieux auxiliaire; il devait lui-même écrire deux estimables volumes de vers provençaux : Li Parpaioun Blu (Les Papillons Bleus, 1868) et Li Piado de la Princesso (Les Traces de la Princesse, 1882) qui prouvent à quel point il avait su s'assimiler la langue et le génie de la Provence. En 1867, il réunissait en un banquet solennel à Font- Ségugne les poètes provençaux et catalans. C'est que des rapports très suivis s'étaient noués entre les Félibres et les restaurateurs des Jeux Floraux de Barcelone, qui poursuivaient comme les Provençaux le relèvement de leur langue : un lauréat de ces Jeux Floraux, don Damasi Calvet, avait dédié à Mistral son poème et celui-ci lui avait répondu par sa belle ode aux Troubaires catalans, dans laquelle il rappelait les sou¬ venirs communs des siècles de gloire, d'indépendance, de poésie, en souhaitant le relèvement des provinces meurtries jadis par la croisade contre les Albigeois. Peu après, en 1867, quand le poète Victor Balaguer fut pros¬ crit d'Espagne par le gouvernement de Madrid, il cher¬ cha un refuge à Beaucaire et, par ses discours enflammés, il excita les esprits provençaux à une sorte de fédéra¬ lisme, sinon de séparatisme, dont nous trouvons l'exprès- FRÉDÉRIC MISTRAL 111 sion la plus vive dans le poème de Mistral, intitulé La Countesso, où la Provence était représentée comme une comtesse, opprimée par une mauvaise sœur, dont on pouvait deviner aisément le nom. Autour d'un tel chant s'élevaient les colères et les défiances. Eugène Garcin, leur ancien camarade, accusait ouvertement les Félibres de séparatisme. Ceux-ci, dans les banquets annuels célébrés le jour de la Sainte-Estelle, anniversaire de la fondation du Félibrige, élevaient la coupe symbo¬ lique, qu'une souscription catalane en 1868 leur avait offerte, en la saluant du chant que Mistral avait com¬ posé pour elle, sorte de Marseillaise félibréenne. La même année, Mistral, Roumieux, W.-Bonaparte Wyse et Paul Meyer faisaient en Catalogne un voyage triomphal. On peut donc dire que, de 1861 à 1870, Mistral a vécu dans une sorte de mirage provençal et catalan, rêvant pour la Provence non seulement le renouveau de sa vieille langue, mais toute une organisation, plus ou moins indépendante de la vie française, et de telles idées nous trouvons l'expression fréquente et même le symbole complet dans son grand poème de Galendau, qui se dresse à nos yeux comme une vivante réplique de Mirèio, avec ses douze chants écrits dans une forme strophique absolument identique. On y sent la volonté très nette, qui d'ailleurs nuit un peu à l'humanité de l'œuvre, de donner à la Provence un poème national. Les personnages n'en sortent point de la vie, ils sont conçus comme des symboles et, de ce fait, ils ont une valeur plus générale, mais sont moins vrais et moins touchants que ceux de Mirèio. Au juste l'affabulation de Galendau est assez bizarre; Mistral suppose qu'un jour le jeune pêcheur de Cassis, qu'on appelle Calendal, aperçoit sur le mont Gibal, qui domine le petit port, une femme d'une admirable beau¬ té : il croit d'abord que c'est une fée, la fée Esterelle, et 112 LE FÉLIBRIGE il la nomme ainsi dans son cœur ; c'est en réalité la fille d'un seigneur provençal, descendante des comtes des Baux, qui, mariée par surprise à un aventurier, une sorte de Mandrin ou de Gaspard de Besse (l'action se déroule à la fin du xvine siècle), s'est enfuie la nuit de ses noces et s'est venu réfugier dans cette solitude maritime et forestière. Calendal, épris d'amour, se jette aux pieds de la jeune femme en lui déclarant ses sentiments; elle le repousse et lui impose, pour le rendre digne de son amour, diverses épreuves. Calendal, enrichi par la pêche des thons, vainqueur des joutes, ne trouve pas encore grâce devant ses yeux : il monte vers le Ventoux, coupe ses grands arbres, lutte contre ses abeilles, il ne reçoit que reproches pour ces exploits, qui témoignent de son cou¬ rage, mais non de l'intelligence des véritables condi¬ tions de l'héroïsme; enfin, quand il a accompli l'œuvre humaine de réconcilier à la Sainte-Baume les diverses sectes des Compagnons du Tour de France, Esterelle s'apaise et lui raconte son histoire. Alors il part à la poursuite du comte Séveran, le mari d'Esterelle, dont l'existence s'oppose à leur union; il le rencontre dans les Alpes, et le provoque; mais il est emprisonné par les estafiers du Comte, tandis que celui-ci se jette à la recherche d'Esterelle. Enfin, s'évadant de son cachot grâce à l'amour complice de la jeune Eanette, Calendal regagne en toute hâte Cassis, où il arrive à temps pour écraser le comte Séveran sous un rocher et sauver Este¬ relle, qui consent alors à son amour, au milieu des accla¬ mations du peuple de Cassis. Sur ce thème assez étrange et un peu forcé, sont brodés de nombreux épisodes, d'abondantes descriptions; toute la Provence historique et maritime y est évoquée de façon habile et large; toutefois, si attachants que soient tels ou tels de ces tableaux, l'ensemble ne donne point l'impression d'une réussite parfaite. L'histoire, embar- FRÉDÉRIC MISTRAL 113 rassée en son récit qui revient sur lui-même, se déroule assez péniblement ; un désir un peu tendu de créer une épopée se laisse deviner ; la raideur et parfois la lourdeur de l'œuvre s'accusent de façon un peu pénible. Cette impression fut celle du grand public et de la critique qui, malgré le succès antérieur de Mirèio, accueillirent l'œuvre assez froidement. Mistral eut conscience de cet insuccès qu'il avoua quelques années plus tard dans la préface des Iles d'Or; sans aucune amertume il le constate en indiquant que l'opinion publique n'était peut-être pas encore préparée à bien comprendre un tel poème, dont la valeur reste évidem¬ ment symbolique. A dégager ce symbolisme les plus enthousiastes des Félibres se sont occupés et ils ont vu dans Esterelle la figure de la Provence persécutée par un maître odieux, dans Calendal le fils du peuple appelé à la délivrer; qu'est-ce à dire, sinon Mistral lui-même? Et, de fait, certains accents du poème, et notamment la belle déclaration que le poète place dans la bouche de Calendal sur la défense de la langue provençale, semblent autoriser une telle interprétation. D'un mot on peut dire que si Mirèio est, au sens large du mot, un poème provençal, Calendau est un poème jélibréen. Mais c'est aussi le poème de la mer et de la mon¬ tagne, dont il nous donne, plus encore que de belles descriptions, le sentiment profond et quasi mystique; poème de la nature, qui voit passer les hommes et leur survit; Calendal est le « fils de l'onde », Esterelle, la fée des montagnes, dont l'une des plus belles porte son nom, l'âme des hautes solitudes, de la nature éternel¬ lement renaissante au delà des ruines humaines. Et Calendau est aussi un poème de l'amour, de l'amour pur, chevaleresque et courtois selon la tradition des Troubadours, l'amour qui mérite sa récompense par des épreuves et prolonge victorieusement la race. Émile Ripert : Le Félibrige. 8 m \ 114 LE EÉLIBRIGE Telle est, rapidement résumée, cette œuvre complexe et touffue qui, sans être pleinement réussie, reste très intéressante; elle est rédigée dans la même strophe que Mirèio, strophe de sept vers, combinaison d'alexandrins et d'octosyllabes, qui est une création de Mistral et que nul après lui n'a su manier d'une façon suivie et satisfaisante. La langue est plus complexe aussi que celle de Mirèio, utilisant et mélangeant les mots des différents dialectes de Provence et même de langue d'oc, ensemble donc plus difficilement compréhensible, un peu artificiel, et qui eût nécessité, pour devenir vivant, la création d'un langage officiel, d'une langue commune adoptée par toutes les régions du Midi. III. APRÈS 1870 : LIS ISCLO D'OR EXTENSION DU FÉLIBRIGE La guerre de 1870, bien qu'elle n'ait pas touché de façon profonde les provinces méridionales, modifia cependant le sens des idées félibréennes. A la lueur du péril national, les Félibres comprirent que la France, avant de desserrer les liens de la centralisation, devait concentrer ses énergies contre l'ennemi extérieur, et qu'il faudrait à l'avenir liquider la question germanique, et plus encore européenne, avant d'en arriver à la réorganisation intérieure de l'État français. C'est là ce que Mistral plus que tous semble avoir bien conçu quand il a mis une sourdine à ses accents fédéralistes pour se réfugier dans le rêve médiéval, d'où devaient sortir une partie des poèmes des Isclo d'Or et ses deux grandes compositions de Nerto et de la Bèino Jano. Au reste à cette évocation de la Provence à moitié italienne du Moyen Age tout concourt en ces années qui vont de 1870 à 1890; on parle beaucoup dans les FRÉDÉRIC MISTRAL 115 cercles intellectuels du rapprochement des nations latines; l'Italie vient enfin, en occupant Rome, de com¬ pléter son unité, et les lettrés sont tout disposés à se prêter aux manifestations, qui évoquent son passé glorieux et affirment sa mission latine. C'est de cette pensée d'union latine, si féconde et si bienfaisante par la suite, que naît l'idée de célébrer à Avignon et à Vau- cluse le cinquième centenaire de la mort de Pétrarque (1874). C'est la même pensée qui inspire en 1878 la fête latine de Montpellier à laquelle coopèrent Catalans, Ita¬ liens, Roumains, Provençaux et Languedociens, sous le patronage de la Société pour VÉtude des Langues romames et de la Revue des Langues romanes, qui n'a pas, depuis, cessé de publier les textes et les articles les plus intéressants sur la civilisation néo-latine. Elle groupait dès cette date les noms de Ch. de Tourtoulon, des philo¬ logues Boucherie, Montel, Camille Chabaneau, Paul Meyer, qui de son côté avait en 1872 fondé avec Gaston Paris la revue Romania. De cette période latine de la vie félibréenne devaient sortir bien des œuvres, et toujours au premier plan celles de Mistral, que j'évoquais tout à l'heure. Après avoir réorganisé définitivement le Pélibrige par le statut de 1876, il donne au public le recueil de ses poésies lyriques, réunies depuis ses débuts jusqu'à cette date, c'est-à-dire pendant plus de vingt-cinq ans de vie poétique. En cette édition figuraient des poèmes de circonstance, suppri¬ més dans les éditions postérieures, qui par contre ont accueilli des poèmes nouveaux composés depuis 1876, et notamment le Chant de la Rac$ latine, écrit pour les fêtes de Montpellier en 1878. On peut d'après ce recueil, tel qu'il est actuellement présenté (édition Lemerre), prendre une juste opinion du lyrisme de Mistral. C'est un art parfaitement original que le sien ; on ne peut le comparer ni à Malherbe, ni à 116 LE EÉLIBRIGE Ronsard, ni à aucun des poètes romantiques; de même qu'il manie une langue toute neuve, il emploie des rythmes généralement inédits et si variés, qu'il n'est presque jamais deux poèmes qui soient rédigés de même sorte; et ce lyrisme s'applique également aux sujets les plus divers, et cependant rarement personnels. Cette poésie n'est pas une confidence ; elle n'est point lyrique au sens où l'on entend trop souvent le lyrisme dans la litté¬ rature française; le poète n'y parle point de lui, ou bien, c'est de façon très rapide et très voilée; il évoque l'amour lui-même d'une manière objective, et la plupart du temps, se détournant des thèmes faciles de la poésie amoureuse, c'est de la poésie historique qu'il fait naître la vision de beauté, l'émotion ou l'enthousiasme. Cer¬ tains de ces poèmes sont d'ailleurs des chansons, desti¬ nées à créer un sentiment collectif et qui sont devenues populaires dans les milieux félibréens, tels le Chant de la Coupe, celui du Soleil, celui de la Race latine. Il n'est en France aucun autre poète qui ait réussi à créer, pour un parti ou une région, des chansons aussi vivantes, signe de ralliement pour des idées, pour une foi com¬ munes. Il semble vraiment étonnant qu'un même homme ait pu mettre sur pied de longs poèmes, qu'il n'est pas exagéré d'appeler des épopées, et en même temps des chansons aux rythmes courts, rapides, entraînants, capables de circuler de bouche en bouche. Cette multi¬ plicité de dons poétiques, unie à ce tact parfait, à ce sens du rythme et de la suggestion, est vraiment un phéno¬ mène littéraire dont on ne peut guère citer d'autre exemple. Cette même année 1876, pour la Sainte-Estelle, le 21 mai, Mistral reconstituait et agrandissait le Féli- brige en lui donnant un nouveau statut, en vue d'une propagande élargie dans tous les pays de langue d'oc. Son but désormais était « de réunir et stimuler les FRÉDÉRIC MISTRAL 117 liommes qui, par leurs œuvres, servent la langue du pays d'oc, ainsi que les savants et les artistes qui étudient et travaillent dans l'intérêt de ce pays ». Le Félibrige prenait, en mémoire de ses fondateurs, une étoile à sept rayons comme symbole; les Félibres étaient divisés en mainteneurs et majoraux, au nombre de cinquante seulement, élus par cooptation et formant par leur assemblée le Consistoire félibréen, conseil de l'association, dont le bureau était présidé par le Gapoulié, grand chef du Félibrige. Le territoire delà langue d'oc était divisé en mainte¬ nances dont chacune correspondait à un grand dialecte ; les maintenances se divisaient en Écoles, dirigées par un Gabiscol. Chaque maintenance était administrée par un syndic et déléguait au bureau du consistoire un asses¬ seur du capoulié. Le capoulié, élu par les majoraux pour sept ans, dési¬ gnait le chancelier et le vice-chancelier, qui devaient l'assister dans ses fonctions. Tous les sept ans devaient avoir lieu les Grands Jeux Floraux du Félibrige, dont le lauréat désignerait la Eeine du Félibrige. On le voit : c'était toute une organisation à la fois archaïque et moderne, pratique et administrative, sortie des tâtonnements inévitables des débuts, qui devait subsister en ses grandes lignes et faire ses preuves pen¬ dant une cinquantaine d'années. IV. LA PÉRIODE ITALIENNE : NERTO. — LA RÈINO JANO Tandis que Roumanille continue à fournir YArmana de contes charmants et instructifs, qu'Aubanel publie, au grand scandale du parti clérical, Li Fiho d'Avignoun, toutes ruisselantes de beauté païenne, que Tavan se décide à réunir ses poésies pleines de sentiment sous 118 LE FÉLIBRIGE le titre d'Amour e Plour, et que les travaux d'érudi¬ tion de Paul Meyer, de Gaston Paris et bientôt de La Roque-Ferrier, de Camille Chabaneau, deBerluc-Perussis viennent fortifier de toute façon le sentiment provençal, Mistral s'est mis à écrire une œuvre nouvelle, évoca- trice de l'époque où la Provence, et tout au moins la ville d'Avignon, sous la direction des Papes, semblait vouloir se fondre dans la civilisation italienne. Cette œuvre, qu'il qualifiait, comme les conteurs florentins, de nouvelle, rédigée en vers légers de huit syllabes à rimes plates, s'appelait, du nom de son héroïne, Nerto. Elle voyait le jour en 1884; Mistral à cette occasion faisait un nouveau voyage à Paris où il n'était plus allé officiellement depuis 1867 : il était invité par le Président de la République, reçu partout avec honneur ; les Pélibres de Paris, qui s'étaient constitués depuis quelques années en société sous la direction de Paul Arène, donnèrent à Sceaux des Jeux Floraux que pré¬ sidait le poète de Maillane; en même temps l'Académie française couronnait l'œuvre nouvelle du prix Vitet; depuis le succès de Mirèio c'était la plus belle consé¬ cration du génie de Mistral, qui, la cinquantaine passée, s'affirmait comme un solide tempérament de grand créateur. Cette histoire de Nerto était bizarre et charmante : Mistral évoquait le vieux seigneur de Châteaurenard, Pons, dont le château démoli se dressait à l'horizon de Maillane; il supposait que ce Pons, perdu de dettes, ruiné par le jeu, une nuit avait fait un pacte avec le diable, qui lui avait donné de l'or en échange de l'âme de sa fille, la jeune et charmante Nerte. A son lit de mort, il avouait, pris de remords, sa faute à sa fille épouvantée, qui ne voyait d'autre recours, d'accord avec lui, que d'aller se jeter en Avignon aux pieds du Pape, Benoît XIII. FRÉDÉRIC MISTRAL 119 Mais Benoît XIII est assiégé par les Français que commande le maréchal de Boucicaut; pour parvenir jusqu'à lui, Nerte se glisse dans un souterrain, qui relie Châteaurenard au Palais des Papes; à son arrivée au Palais elle rencontre le neveu de Benoît XIII, Rodrigue de Lune, qui se met à lui conter fleurette. Le beau che¬ valier trouble la petite Nerte, et quand le Pape, obligé à son tour de fuir devant l'assaut par la voie du sou¬ terrain, gagne Châteaurenard et, de là, la ville d'Arles, où il va célébrer le mariage de Louis de Provence avec Yolande d'Aragon, Rodrigue suit Nerte pas à pas, en lui parlant d'amour. Pour échapper à son empire, où elle croit deviner l'esprit du diable qui la poursuit, elle se réfugie au couvent. En vain : Rodrigue brise la clôture et l'enlève; mais, dans le désarroi de la lutte, elle lui échappe et, s'enfuyant dans les Alpilles, trouve asile un instant auprès de l'ermite de Saint-Gabriel. Quand elle se décide à s'aventurer hors de cet abri, elle retrouve Rodrigue lancé à sa poursuite : il invoque à son secours pour reprendre Nerte, le diable, qui cons¬ truit un palais fantastique où Rodrigue entraîne la jeune fille. Mais quand le Malin vient réclamer la proie qui lui est due, Rodrigue lui montre la croix de son épée. Tout s'abîme en un craquement sinistre; il ne reste qu'une nonne de pierre que l'on montre au voya¬ geur dans les Alpilles. Ainsi, on le voit, l'esprit de Mistral a procédé comme celui des vieux poètes, dont Ovide est l'héritier quand il nous raconte des histoires de métamorphoses, et aussi comme celui des poètes du Moyen Age, qui ont construit leurs épopées romanesques à partir d'un ch⬠teau en ruines ou d'un monument célèbre; c'est à l'exis¬ tence des ruines de Châteaurenard et du Palais des Papes d'Avignon qu'il faut rattacher le poème de Nerto. 120 LE EÉLIBRIGE Comme celui de Galenda/u, il est très complexe en son apparente simplicité. Il y a d'abord une évocation historique de l'Avignon des Papes, tout grouillant de cloches et de foules pittoresques; de l'Arles du lion et des taureaux, tout un décor de noblesse et de fête méridionale, aux couleurs de fresque et de vitrail; ensuite, un sentiment très vif de l'amour, jeune et brûlant, non plus mystique cette fois, mais ardent et troublant, qui côtoie à chaque instant la faute; un sen¬ timent non moins vif de la nature, créatrice de vie et de formes toujours nouvelles, mais ici purifié dans la lumière un peu séraphique qui enveloppe l'ermitage de Saint-G-abriel et les Alpilles, où Mistral passa dans une solitude mystique deux années de son enfance. En contraste avec cette atmosphère angélique, l'évo¬ cation du Malin qui hante depuis le Moyen Age les âmes populaires et qui par son air médiéval s'allie tout à fait à l'emploi de la langue provençale. Mais de cette évocation diabolique elle-même se dégage tout un enseignement philosophique, que résume l'épi¬ graphe : « Lou diable porto pèire... » c'est-à-dire « Le diable apporte sa pierre au monument de Dieu »; le mal existe, certes, mais il peut et doit servir finalement au bien. On voit la richesse d'une telle œuvre, pleine de sen¬ timents, d'idées, de paysages, d'évocations diverses, tour à tour émouvante, solennelle et gracieuse, la plus belle réussite après Mirèio du génie mistralien. Le succès très vif, que j'ai indiqué, marquait bien sa valeur sin¬ gulière et encourageait Mistral à poursuivre sa tâche. Cette tâche était alors la publication de son grand dictionnaire et devait être peu après celle d'une tra¬ gédie appelée La Rèino Jano. Avant de dire l'intérêt de l'œuvre philologique de Mistral, poursuivons l'examen de son œuvre poétique. FRÉDÉRIC MISTRAL 121 Tout en se maintenant dans l'atmosphère de mirage médiéval et méridional où Nerto était née, Mistral désira modifier sa forme, et adopta pour La Rèino Jano (La Reine Jeanne) la forme de la tragédie. Peut- être y avait-il été engagé par la résurrection du théâtre d'Orange, où Mounet-Sully était venu jouer Œdipe-Roi, peut-être avait-il, en outre, le désir de s'adresser direc¬ tement au peuple par l'action théâtrale; si les Marseil¬ lais n'en avaient usé, je l'ai dit, que pour la farce, Louis Roumieux avait essayé d'une comédie plus fine et Aubanel avait, aux fêtes de Montpellier en 1878, fait représenter son drame, Lou Fan dou Pecat, dont le mérite drama¬ tique reste réel. Il avait mis en scène de façon vigoureuse une sorte de Phèdre rustique, punie elle aussi par la mort, pièce païenne et chrétienne tout à la fois, comme celle de Racine. Cependant il était difficile de porter à la scène une pièce écrite en provençal, peu d'acteurs étant capables de la jouer, et le public, susceptible de bien en com¬ prendre à la fois la valeur littérale et la valeur littéraire, étant relativement peu nombreux. Mistral semble s'être rendu compte de cette double difficulté, et, ne voulant pas aller au-devant d'un échec, n'essaie pas de faire représenter sa tragédie, laissant passer l'occasion du centenaire de Béatrix, célébré à Florence en 1890, et du centenaire de la Fondation de la Faculté de Montpellier, la même année. Cependant, s'il renonce à faire parvenir jusqu'au peuple de Provence une tragédie d'ailleurs un peu savante pour lui, et pour laquelle il a le tort, la seule fois de sa vie, d'emprunter le rythme et jusque, si l'on peut dire, le style de la tragédie française, il semble cependant qu'il ait voulu faire de cette œuvre une sorte de drame national. Cette figure de la reine Jeanne le hantait depuis 122 LE FÉLIBRIGE longtemps; il l'avait évoquée déjà dans une chanson des Iles d'Or, et à juger par sa préface, il semble avoir consulté sur son compte une imposante bibliographie. D'après l'examen de ces documents il pouvait évoquer, conformément à l'histoire, une reine impérieuse et voluptueuse, se débarrassant tour à tour de quatre maris, avant de finir elle-même étouffée entre deux matelas. Cette existence romanesque et tragique avait déjà tenté certains auteurs, notamment La Harpe, qui n'avait réussi qu'à écrire, on le conçoit, une médiocre tragédie dans le goût du xvnie siècle. Mistral est bien obligé de respecter l'essentiel des faits historiques, c'est-à-dire le meurtre d'André de Hongrie, époux de Jeanne de Naples, par ses courtisans que guide Louis de Tarente, cousin de la reine; mais il nie que ce meurtre ait été voulu ou simplement auto¬ risé par Jeanne; il ne lui attribue qu'une inclination sentimentale envers son beau cousin, et quand elle va se justifier devant le Pape d'Avignon, c'est à son élo¬ quence, à sa beauté, à sa bonne grâce qu'elle doit l'absolution, et non pas exactement à ce marché qui représentait en fait la cession d'Avignon non contre 20 000 florins d'or, mais contre l'absolution papale. A travers l'œuvre de Mistral la reine Jeanne apparaît donc telle qu'elle est, non pas certes dans l'histoire, mais dans la tradition provençale, comme une reine bonne, aimable, gaie, protectrice des arts et des lettres, vraie souveraine de la Provence lumineuse au milieu du sombre Moyen Age,, dont le peuple a longtemps gardé le souvenir. C'est ainsi que Mistral a voulu la voir et la peindre, et, somme toute, ce qui domine tout le drame, ce n'est pas la figure de la reine Jeanne, mais celle de la Provence, qu'elle symbo¬ lise, tandis que son mari André de Hongrie représente la barbarie septentrionale, en face de cette civilisa- FRÉDÉRIC MISTRAL 123 tion du Midi, illustrée par les troubadours et les artistes. Seulement ee symbolisme, un peu facile, donne à la tragédie une allure conventionnelle et lui retire beau¬ coup d'émotion liumaine; c'est là une création littéraire plutôt qu'une œuvre vivante. Au reste Mistral manie moins bien l'alexandrin tragique que la forme strophique ou les rythmes lyriques, qui conviennent beaucoup mieux à son génie populaire. Telle quelle, La JBèino Jano reste une erreur, certes la seule erreur que Mistral ait commise en son admirable production, mais, somme toute, une œuvre honorable, dont nul poète n'aurait à rougir. V. LOTJ POTJÈMO DOU ROSE LE TRÉSOR DU FÉLIBRIGE. LIS OULIVADO LE MUSEON ARLATEN Quand Mistral met au jour La Rèino Jano, il a soixante ans; à cette date il voit déjà tomber ou décliner autour de lui les premiers ouvriers de l'œuvre féli- bréenne; il y a longtemps que Paul G-iera est mort, Aubanel vient de disparaître en 1886, et c'est son éloge funéraire que Mistral prononce, quand il est reçu solennellement le 13 février 1887 par l'Académie de Marseille. En 1891, c'est Roumanille qui est emporté à son tour, en ce mois de mai, qui avait vu près de quarante ans auparavant la création du Eélibrige. Entouré de tous les siens, de sa femme, Eose-Anaïs Gras, de son beau-frère, Félix Gras, venu, lui aussi, au Félibrige, de sa fille, qui avait épousé le poète pro¬ vençal Jules Boissière, il s'éteignit de la façon la plus noble et la plus chrétienne le 26 mai en rendant grâces à Dieu d'avoir planté sur la terre de Provence un bel 124 LE FÉLIBRIGE arbre, qui s'était à ce point développé. C'était une grande figure provençale et populaire, disons. aussi française et littéraire, qui s'éteignait de la sorte. Mais, quand, attristé par de tels deuils, voyant d'ailleurs piétiner sur place le mouvement du Féli- brige qui n'obtenait de l'Université aucun droit pour la langue provençale, Mistral pouvait ressentir quelque découragement, il trouvait un réconfort moral dans la compagnie de la femme intelligente et noble qu'il avait épousée en 1876, et aussi dans l'enthou¬ siasme des jeunes générations qui parfois même dépas¬ saient par leurs déclarations passionnées la mesure où il s'était toujours prudemment tenu. C'est ainsi que des jeunes gens, parmi lesquels on peut citer les noms de Ch. Maurras, Frédéric Amouretti, Marius André, Jules Boissière, signaient en 1892 une déclaration fédé¬ raliste plus hardie que toutes celles dont les premiers Félibres avaient été les auteurs. Mistral lui-même prenait la plume du polémiste, en dirigeant et rédigeant pour la plus grande partie un journal hebdomadaire de langue provençale, intitulé VAiùli, dont la collection poursuivie pendant sept années (1891-1898) est une abondante source de rensei¬ gnements et de textes intéressant l'histoire et la litté¬ rature du Midi. En même temps il menait à bien une œuvre d'un tout autre genre, l'organisation d'un musée régional, consti¬ tué à Arles sous le nom de Museon Arlaten et destiné à recueillir les touchantes reliques de la vieille Pro¬ vence (1899). Cette œuvre, constamment agrandie, a été remise par le poète au département des Bouches- du-Rhône et installée par ses soins, avec l'argent du prix Nobel, dans l'ancien Hôtel de Laval, acheté et restauré (1909). Son influence a été très vive, car, depuis cette date, on a vu se constituer dans plusieurs FRÉDÉRIC MISTRAL 125 villes du Midi, Grenoble, Nice, Grasse, Marseille, Annonay, et, même dans des villes de l'Est et de l'Ouest, des musées régionaux conçus et établis dans le même esprit. Mais de telles occupations n'étaient point une raison suffisante pour qu'un tel poète s'arrêtât d'écrire : dès avoir fini La Rèino Jano il avait entre¬ pris d'écrire Lou Pouèmo dùu Rose (Le Poème du Rhône) où il prétendait évoquer l'antique batellerie qui avait fait pendant des siècles la vie et la gloire du grand fleuve. En suivant les bateliers au long du Rhône, de Lyon jusqu'en Arles, Mistral rencontrait dans le cadre de beaux paysages les souvenirs glorieux de la civilisation provençale, depuis les temps romains jusqu'à l'époque moderne. Pour relier tous ces épisodes une trame romanesque unissait de façon mystérieuse la figure énigmatique du Prince d'Orange à celle d'une petite orpailleuse appelée i'Anglore. Ce. poème, plus symbolique que tous les autres poèmes de Mistral, était rédigé selon une formule rythmique nouvelle, en vers de dix syllabes terminés par des syllabes féminines, librement coupés et sans rimes. L'impression voulue de monotonie s'accordait à, la fuite du fleuve et à celle du temps de façon tout à fait curieuse. Tel quel, ce poème, peu compris du public moyen, a excité vive¬ ment l'admiration des lettrés; il n'a point de pareil dans la littérature française, ou plutôt il se rapproche de la technique et de l'inspiration des vieux poètes français, des auteurs de « chansons de geste ». Une fois encore Mistral a renouvelé l'épopée gallo-romaine. Or, en même temps que cette œuvre poétique, Mistral depuis de longues années avait poursuivi et mis au jour une œuvre philologique de premier ordre. Dès sa jeunesse, il avait bien senti que, pour se dire le Félibre de la Loi, il fallait avoir une loi et faire cette loi, c'est-à- 126 LE EÉLIBRIGE dire un répertoire linguistique assez riche et assez sûr pour faire autorité. Ce répertoire, pendant vingt ans de travail, accumulant fiches et notes, grâce à une enquête incessante faite par conversations et par lectures, Mis¬ tral l'avait constitué. Il avait eu des devanciers de mérite en ce genre lexicographique; des hommes patients et probes, comme Achard au xvine siècle, J.-T. Avril, Etienne Garcin et surtout le docteur Honnorat, de 1820 à 1850, avaient déjà donné des dictionnaires intéres¬ sants. Mistral, reprenant à pied d'œuvre cette énorme tâche, établissait par un patient labeur solitaire le répertoirè le plus complet des richesses de la langue d'oc, qu'il appelait Le Trésor du Félibrige. Ce magni¬ fique travail, paru par fascicules de 1878 à 1885, était enfin constitué sous sa forme complète en 1886. Pour tant de chefs-d'œuvre et de travail, la gloire et plus encore la popularité étaient une juste récom¬ pense. En 1904, on célébrait avec enthousiasme à Pont-Ségugne le cinquantenaire de la naissance du Eélibrige. En 1905, l'Académie de Suède accordait à Mistral la moitié de son prix Nobel, que le poète appli¬ quait immédiatement à l'agrandissement de son Museon Arlaten. En 1906, Mistral, réunissant divers récits déjà connus, publiait enfin ses Mémoires, vrai miroir d'une race et d'un pays, sûre explication de sa genèse mêlée à des souvenirs d'enfance attendrissants et pitto¬ resques. Ce texte, plus accessible à tous que ses grands poèmes, reste avec Mirèio le plus près du peuple. C'est par lui qu'on peut commencer l'initiation aux choses félibréennes. Une telle publication ne pouvait que développer autour du poète de Maillane les sympathies générales; en 1909, sur l'initiative de M. Jules-Charles Eoux, les Provençaux par souscription publique, pour fêter le cinquantenaire de la naissance de Mirèio, élevèrent la statue du Poète FRÉDÉRIC MISTRAL 127 sur la place du Forum en Arles devant Mistral lui-même, admirable de majesté et de simplicité. L'année suivante (1910), Mistral mettait en librairie une traduction de la Genèse, qu'il avait commencée dans VArmana quarante ans plus tôt; et deux ans après, avec aussi peu de bâte, il donnait enfin sa sep¬ tième et dernière œuvre poétique, son second recueil lyrique, sous le titre mélancolique Lis Oulivado (Les Olivades), c'est-à-dire la cueillette des olives, la der¬ nière récolte de l'année rustique. Ce recueil contenait de courts poèmes, des chansons savoureuses, aux rythmes originaux, des poésies de circonstance, dont la circonstance était moins importante que la poésie à laquelle elle avait donné naissance. On y retrouvait toute la virtuosité des Iles d'Or, mais voilée d'une sorte de résignation un peu triste, l'acceptation du destin diminué d'une Provence, qui aurait été pour le poète un rêve de lumière plutôt qu'une réalité facile à toucher de la main. Deux ans encore... et la vie de Mistral s'achevait sans souffrances, le 25 mars 1914, à la veille de la grande tourmente européenne; au milieu d'une foule émue et pieuse son corps était porté au cimetière de Maillane, à l'ombre de l'élégant monument médiéval qu'il avait fait édifier pour être son tombeau et qu'il avait célébré sans crainte et sans tristesse dans le dernier de ses poèmes. Telle a été, présentée de façon sommaire, l'étonnante activité de ce poète, grand entre les plus grands; mais, si diverse même qu'elle apparaisse en ce raccourci, pour en avoir une idée totale il faudrait évoquer toute sa propagande incessante par la parole et par la corres¬ pondance : discours prononcés dans toutes les fêtes méridionales, où il a formulé les principales revendica¬ tions provinciales, et aussi lettres innombrables écrites 128 LE FÉLIBEIGE à toutes sortes de correspondants en Provence, dans toute la France, à l'étranger, félibres, poètes, érudits ou simples curieux. Si cette correspondance est publiée quelque jour, elle révélera une nouvelle face du génie mistralien, une bonhomie, une finesse, une alerte diplomatie, une bonté sûre qui ne s'est que rarement trompée et qui ne s'est jamais ni démentie ni repentie. Elevée à ce degré, la conscience d'un poète égale celle d'un chef de peuple et d'un apôtre. Ce n'est point seu¬ lement un modèle littéraire que présente Mistral, c'est aussi un exemple de vie simple et sobre entre toutes, dont le travail et l'amour de la Patrie ont été les prin¬ cipaux ressorts. On ne saurait assez le mettre sous les yeux de tous les travailleurs de l'esprit et de la main; dans le souvenir de Mistral toutes les classes sociales peuvent se reconnaître et se mélanger. TROISIÈME PARTIE LES AMIS ET LES DISCIPLES DE MISTRAL Chapitre premier EN PROVENCE I. AUTOUR DE MISTRAL : É RU DIT S ET POÈTES On affirme trop souvent qu'après la première géné¬ ration félibréenne et les œuvres de Roumanille, d'Au- banel et de Mistral, la littérature de langue d'oc n'a point soutenu sa valeur, et que, Mistral disparu, le Félibrige a reçu un coup mortel. Sans doute il n'est point un conteur actuellement vivant qui puisse être comparé à Roumanille, un poète qui puisse être mis en parallèle avec Mistral, et si, dans le domaine de la poésie lyrique, bien des poètes d'oc se sont exercés avec fougue et succès, aucun peut-être n'a atteint aux accents tour à tour âpres et caressants d'Aubanel; mais, à défaut d'œuvres de telle renommée, il est en langue provençale bien des œuvres de valeur que je dois signaler encore, et d'ailleurs il convient de noter que l'influence du Félibrige provençal s'est fait sentir dans toutes les provinces du Midi, des Alpes aux Pyrénées, et qu'elle y a suscité partout des œuvres dignes d'intérêt et des manifestations souvent éclatantes. Émile Ripert : Le Félibrige. 9 130 LE FÉLIBRIGE Jetons d'abord les yeux sur l'entourage immédiat des premiers Félibres, sur les tempéraments littéraires qui se sont manifestement inspirés d'eux, dans leur pays même et presque dans leur famille. Parmi ceux-là, il faut mettre au premier rang la per¬ sonnalité de Félix Gras (1844-1901), beau-frère de Rou- manille et disciple de Mistral. Né dans le Comtat Yenaissin à Malemort en 1844, il est le frère de cette Rose-Anaïs Gras que Roumanille couronne aux Jeux Floraux d'Arles (1862), et qu'il épouse l'année d'après. Il a donc vingt ans, quand il se trouve en contact étroit avec le père du Félibrige et, dans cette atmosphère, son talent de poète va se développer. Du reste, s'il possède en commun avec Roumanille la passion de la poésie provençale, pour tout le reste il est en désac¬ cord amical avec son beau-frère. Roumanille est, nous l'avons vu, catholique et royaliste, Félix Gras est un de ces rouges du Midi, dont il écrira l'histoire, mais le Félibrige est une amitié qui plane au-dessus des diver¬ gences politiques ou religieuses, et après la mort de Roumanille (1891), Félix Gras sera capoulié du Féli¬ brige. Sa carrière est toute simple, il est juge de paix à Avignon et les étapes de sa vie ne se marquent que par la publication de ses œuvres; elles sont de plusieurs sortes et Félix Gras est tour à tour poète épique, poète lyrique, conteur et romancier. Poète épique, il donne deux œuvres intéressantes, Li Carbounié (Les Charbonniers, 1876) et Toloza (Tou¬ louse, 1880). Li Carbounié est un poème de la veine et de l'accent de Calendau; Félix Gras nous trans¬ porte, comme le petit pêcheur de Cassis, le héros du poème mistralien, dans l'atmosphère des belles forêts du Mont Ventoux, dont il met en scène les rudes bûche¬ rons; il a vu, après Mistral, le parti que la poésie pro- EN PROVENCE 131 vençàle pouvait tirer des mœurs populaires exprimées sans vulgarité, quand elles sont en communion con¬ stante avec la grande nature. Son poème de Toloza est plus livresque; il y fermente sans doute le vieux levain des revendications albi¬ geoises, mais ce qui sera sous la plume ardente d'Au¬ guste Fourès une vraie poésie de guerre civile reste chez Félix Gras un exercice un peu factice; comme dans certains passages de Galendau, il y a là une poésie plus félibréenne encore que provençale. Il est juste cependant d'ajouter que c'était la pre¬ mière fois, depuis le célèbre poème du xive siècle, qu'était rendu à la poésie épique le thème de la croi¬ sade contre les Albigeois; sans doute, depuis les his¬ toriens romantiques, était-ce là un sujet d'inspiration usuel pour les Méridionaux, mais nul ne l'avait encore traité d'une manière aussi méthodique. Le plus grave inconvénient de cette poésie, c'est qu'elle fait songer presque continuellement à l'inspiration et à la tech¬ nique même de Mistral, souvenir qu'accentue encore le mélange continu des alexandrins et des- octosyllabes. Avec toutes sortes de mérites, Félix Gras a des allures de disciple. Il y a plus de liberté et d'indépendance dans son Romancero prouvençau (1887) qui sans doute vient après Les Iles d'Or, mais où son originalité se manifeste beaucoup mieux. Là encore, s'inspirant du Moyen Age méridional, il s'essaie à faire revivre les grandes figures de troubadours ou de princes qui ont illustré la terre d'oc. Il a le sens de l'histoire colorée et aussi celui du rythme. Poète incontestable, cependant Félix Gras est plus original comme prosateur. Il a su indiquer, plus encore qu'exploiter à fond, deux thèmes que la littérature de Provence pourra mettre en œuvre de façon plus suivie, 132 LE FÉLIBRIGE les souvenirs des Papes d'Avignon et ceux de la Révo¬ lution française. A vrai dire, Alphonse Daudet avait déjà dans les Lettres de mon Moulin esquissé le conte du temps des Papes; ce n'était qu'une ébauche; Félix Gras l'a reprise et agrémentée avec bonheur, dans son recueil de Li Pa- palino (1891). Mais c'est dans Li Pouge dôu Miejour (Les Rouges du Midi, 1896) qu'il est tout à fait ori¬ ginal; de ces « rouges du Midi » il était lui-même en cette ville ardente d'Avignon où les passions politiques ont toujours été vives, où la Terreur rouge et la Terreur blanche ont tour à tour déchaîné leur violence. Comme Jean Brunet, Rémy Marcellin, Alphonse Michel avant lui, il a été « de gauche », et par son exemple plus écla¬ tant que celui de ses prédécesseurs, par sa bonne amitié avec son beau-frère Roumanille et avec Mistral, il a montré que le Félibrige est au-dessus des considéra¬ tions politiques, que l'amour de la langue provençale n'est pas lié à celui du passé royal ou aristocratique. En outre, au seul point de vue de l'art, cette « chronique » des bataillons républicains du Midi est fougueuse, colorée, habile; la langue provençale y convient parfaitement à l'expression des ferveurs populaires; c'est là, certaine¬ ment, une des œuvres les plus viables de la renaissance provençale et dont nul des premiers Félibres n'avait, et pour cause, pu donner l'indication. Ajoutons que, s'il fut poète et romancier, Félix Gras fut aussi un orateur; capoulié du Félibrige depuis 1891 jusqu'à l'année de sa mort, survenue en 1901, il a prononcé dans les banquets de la Sainte-Estelle des discours chaleureux, pleins de pensée et d'une forme vraiment noble et large. Ainsi, à tous les points de vue, Félix Gras apparaît comme le chef incontestable de la seconde génération félibréenne, celui qui a su faire grande figure encore EN PROVENCE 133 après les grandes figures populaires des débuts féli- bréens et qui laisse une œuvre importante, où l'on sent évidemment l'influence de Mistral dans la poésie, celle de Eoumanille et de Daudet dans le conte, mais qui offre encore assez d'originalité pour être mise en bonne place sur' les rayons de toute bibliothèque provençale. A ses côtés, il faut ranger, parmi cette seconde géné¬ ration félibréenne, ceux qui, avec toutes sortes de qua¬ lités, font cependant plus encore que lui figure de dis¬ ciples. Marius Girard, né à Saint-Rémy (1838-1906) comme Roumanille, a mis en deux volumes, Lis Awpiho (Les Alpilles, 1877) et La Grau (1894), les horizons, les paysages, les légendes de la Provence arlésienne; archéologue, bibliophile, lauréat de plusieurs concours félibréens, il tient dignement son rang de lettré provençal; sa fille est élue reine du Félibrige, avant d'épouser le poète Joachim Gasquet, qui n'a écrit, lui, qu'en langue française. Parmi'les poètes honorables, qui, sans avoir une grande originalité et sans faire figure de créateurs, ont cepen¬ dant connu admirablement leur langue, - l'ont maniée avec aisance et souvent avec distinction, sinon avec un sentiment très vif de la perfection, il convient, avec cet Alphonse Michel dont j'ai parlé plus haut comme disciple de Castil-Blaze et ce Rémy Marcellin, que j'ai rangé aux côtés de Jean Brunet parmi les pre¬ miers « rouges du Midi », de citer, en Avignon, Jean Cassini (1847-1890), auteur de quelques essais drama¬ tiques, et, dans les Basses-Alpes, Eugène Plauchud, de Forcalquier (1831-1909), qui a su employer avec succès le dialecte bas-alpin, dont il y avait encore peu d'exemples littéraires, en écrivant un poème histo¬ rique, Lou Diamant de Sant-Maime (Le Diamant de Saint-Maime), chronique des temps autonomes de la Provence sous les comtes de Barcelone; poète lyrique 134 LE FÉLIBEIGE et conteur malicieux, il a aussi donné divers recueils jirécieux, soit au point de vue linguistique, soit au point de vue du folk-lore. Ce même dialecte bas-alpin a été manié par d'autres lettrés, Louis Maurel, Ch. Des¬ cosse, l'Abbé J.-B. Gra, le peintre Paul Martin, l'abbé Kichaud, biographe du docteur Honnorat, dont les travaux et le dictionnaire, que j'ai cités, étaient d'un bel exemple pour tous les travailleurs bas-alpins. Il faut citer aussi Malacliie Frizet, de Pernes (Vau- cluse), qui, parmi bien d'autres poèmes, dont le sort est resté obscur, a composé le cantique devenu célèbre dans les pèlerinages Prouvençau eeatouli... (Provençaux et Catholiques...); Marius Decard, abondant rimeur aixois, qui refuse de se rallier à la discipline félibréenne et, comme tel, se trouve rejeté en dehors de VArmana, des anthologies et de la réputation littéraire que dis¬ pense le Pélibrige à certains de ses adeptes, qui n'ont pas eu beaucoup plus de talent que lui; mais il faut citer surtout Jean Monné, qui a beaucoup, qui a trop écrit, et qui a déployé une grande activité de pro¬ pagandiste et d'organisateur. Un drame en cinq actes et en vers, aux sentiments quelque peu fédéralistes, Gasau, où fermente le vieux levain d'indépendance marseillaise, une Pastorale en trois actes, où se condensent les traditions de ce genre populaire, un autre drame en vers, très félibréen, sur la guerre des Albigeois, Fspigueto, deux recueils de poésies lyriques, Lou Bousàri d'amour et Mentino, une traduction de l'Atlantide, le poème célèbre du Catalan Verdaguer, tel est, au seul point de vue de la librairie, le bilan de Jean Monné. Mais son oeuvre de propagandiste, dispersée en cent articles de son Buletin dôu Félibrige, et qui s'est manifestée par la constitu¬ tion de la Freirié Prouvençalo, association quelque peu dissidente du Félibrige officiel, est difficile à évaluer. EN PROVENCE 135 Il y eut là un grand tempérament de poète et de tra¬ vailleur, auquel a manqué, sans doute, la culture clas¬ sique et le sentiment de la perfection qu'elle donne à tous ceux qui en sont pénétrés. Même débordement et même activité chez l'Aixois J.-B. Gaut que nous avons vu, aux premiers jours de la Renaissance provençale, organiser en 1853 le Bou- mavàgi d'Aix et qui pendant près de quarante ans encore accumule sonnets, poèmes, comédies, drames, restés pour la plupart manuscrits, et aussi des études d'un intérêt plus net sur la langue et la littérature provençales. Notons encore à Aix, à côté de la sienne, l'existence de F. G-uiton Talamel, qui a traduit en provençal le Boman du Benard, et l'activité de François Vidal, qui a rédigé un ouvrage sur le tambourin, donnant l'histoire et la technique de cet instrument célèbre, et qui a corrigé de sa main les épreuves du Trésor du Félibrige de Mistral; la littérature provençale a compté de ces utiles et modestes ouvriers, qui ont servi sa cause avec une foi touchante et. désintéressée. Elle a compté aussi et compte encore de remar¬ quables érudits, tels à Nice Léandre Sardou, le père de Victorien Sardou, originaire du Cannet de Cannes (1803-1894), et qui a laissé d'importants travaux d'his¬ toire et de linguistique locales; tel à Aix l'abbé Bayle, romaniste, et anthologiste des Troubadours; Léon de Berluc-Perussis, fils d'une vieille famille provençale, originaire d'Italie, qui a borné son œuvre poétique à quelques sonnets d'ailleurs charmants et parfaits, mais qui a répandu largement ses idées littéraires et sociales dans toutes les revues méridionales et dont l'influence a été certaine et heureuse sur les jeunes générations provençales; tel encore Victor Lieutaud, bibliothécaire et notaire, qui a composé sur des sujets d'érudition 136 LE FÉLIBRIGE locale d'innombrables et parfois précieuses brochures; Léopold Constans, savant latiniste et romaniste, qui professa pendant trente ans la littérature provençale à la Faculté des Lettres d'Aix; Paul Roman, patient collectionneur de proverbes provençaux, et poète, lui aussi, pour avoir évoqué en vers la figure du légendaire bandit, Gaspard de Besse; Edouard Aude, historien et savant bibliothécaire de la ville d'Aix; le conseiller Eugène Tavernier, Ch. de Ribbe, Gaston de Saporta, Christian de Villeneuve-Esclapon, Ch. de Gantelmi d'Ille, représentants à titres divers de l'aristocratie et de la bourgeoisie provençales, attachées à la tradi¬ tion; Maurice Raimbault, conservateur du Musée Arbaud à Aix, érudit et poète, qui a manié avec grâce et vigueur le dialecte de la Côte d'Azur, cultivé encore aujourd'hui par certains poètes, parmi lesquels on peut citer Henri Giraud, François Garbier et Louis Funel. A côté de tels érudits, il faut évoquer aussi la nom¬ breuse liste des prêtres, curés de campagne le plus sou¬ vent, qui ont trouvé dans le Félibrige un aliment tout naturel aux loisirs de leur ministère. Enfants du peuple pour la plupart, en contact permanent avec le peuple, instruits des littératures anciennes, ils ont été des recrues tout indiquées pour la propagande de la poésie féli- bréenne. Aussi ont-ils abondé dans toutes les pro¬ vinces du Midi; nous aurons tout à l'heure l'occasion de saluer en Rouergue l'abbé Justin Bessou, à Toulouse l'abbé Couture et l'abbé Sarran, en Limousin l'abbé Roux; mais, dès les premières années du Félibrige, on peut citer l'abbé Lambert, qui se faisait appeler l'aumônier des Félibres, l'abbé Aubert d'Arles qui rassembla les poèmes écrits en l'honneur de la Croix de Provence élevée sur le Mont de Sainte-Victoire, et qui écrivit Les passe-temps d'un curé de village; dans EN PROVENCE 137 les Cévennes, l'abbé Ernest Aberlenc; en Provence encore, le père Xavier de Fourvières, bouillant prédi¬ cateur, propagandiste infatigable, auteur du Piohot Trésor du Félibrige, utile résumé du grand dictionnaire mistralien, l'abbé Léon Spariat, poète inspiré, curieuse figure populaire et félibréenne; d'autres encore, l'abbé Bernard, l'abbé Bongarçon, le bénédictin Dom G-ar- nier, le frère Théobald, enfin et surtout le bon frère Savinien Lhermitte, qui a vu le premier quel était le problème essentiel pour l'avenir du Félibrige, celui de l'enseignement, et qui a donné les principes d'une méthode pédagogique basée sur le bilinguisme franco- provençal; l'abbé Joseph Aurouze, d'Avignon, a exposé de façon méthodique ces théories dans une thèse de doctorat, cependant que le philologue Jules Konjat essayait de donner dans une autre thèse, de grande valeur scientifique, une syntaxe des parlers provençaux modernes. De tels exemples montrent que l'action félibréenne ne s'est pas bornée à susciter des poètes, mais qu'elle a aussi bien excité au travail des érudits de toutes catégories, réveillé le goût de l'histoire locale et posé des problèmes philologiques et pédagogiques d'un intérêt général. A ces problèmes, comme à cette littérature, on a vu s'intéresser des hommes politiques de divers partis, et même un certain nombre dont la direction de pensée était tout à fait opposée à celle de ces ecclésiastiques que je viens d'évoquer et des fondateurs du Félibrige, dont ils ont été pourtantles amis fidèles : tels, les députés radicaux-socialistes, Clovis Hugues et Maurice Faure, poètes eux-mêmes, et du côté de Toulouse Albert Tournier, ont porté le plus vif intérêt au mouvement félibréen. Ils ont contribué à le faire connaître de mieux en mieux à Paris, où, pendant un certain temps, des 138 LE EÉLIBRIGE groupements vivants tels que « La Cigale » ou les « Félibres de Paris » ont réuni, en des soirées amicales, toutes les notabilités politiques, artistiques et litté¬ raires originaires du Midi, sous l'impulsion de Paul Arène, du poète Paul Mariéton, Lyonnais d'origine et journaliste bien parisien, mais passionné de poésie provençale jusqu'à devenir chancelier du Félibrige, et aussi de Sextius Michel, maire d'un arrondissement de Paris, fervent animateur de ces réunions littéraires et poète estimable lui-même. Citons, à ses côtés, l'excel¬ lent poète bilingue Raoul Gineste, qui a laissé des vers français d'une verve montmartroise et des vers proven¬ çaux d'un ton plus mélancolique, que sa grande modestie a laissés longtemps inédits ; Lucien Duc, Adrien Frissant, Charles Maurras à ses débuts, enfin la plupart des écri¬ vains français d'origine provençale ont fréquenté de telles réunions, qui ont fait beaucoup pour répandre l'idée félibréenne dans les cercles de la littérature française. Mais sans vouloir énumérer tous les artisans de la renaissance provençale et sans prétendre ici pou¬ voir citer tout le monde, distinguons plutôt, dans ce vaste mouvement que son ampleur même rend un peu confus, quelques groupements principaux correspon¬ dant aux principales idées en cause. II. L'ÉCOLE MARSEILLAISE Or, parmi tous les groupements, celui qui est constitué à Marseille entre 1880 et 1895 est certainement le plus vivace et le plus original; plus qu'à Aix ou même Avignon, c'est à Marseille que se manifeste l'ardeur de la génération félibréenne qui arrive à la vie intellec¬ tuelle vers 1880. C'est à Marseille d'ailleurs que la poésie provençale avait fait entendre les premiers de EN PROVENCE 139 ses accents, si rudes qu'ils aient été, avec Pierre Bellot, Fortuné Chailan, G. Bénédit et Victor Gelu. Mais, faute de discipline, d'ambition et de correction, Mar¬ seille, je l'ai dit, avait vu bien vite s'effacer son influence devant celle de l'École d'Avignon. Le foudroyant succès de Mirèio avait réduit les rimeurs marseillais, sinon au silence, du moins à un rôle de second plan. D'ail¬ leurs, les plus souples et les plus intelligents de ces poètes devaient se rallier à l'orthographe et à la dis¬ cipline félibréenne, tel que ce Marius Bourrély, qui s'était manifesté avant le Félibrige par une certaine verve populaire, un peu grossière, mais d'un réalisme parfois intéressant; discipliné, il devient moins ori¬ ginal, et c'est assez vainement qu'il accumule pendant quarante ans rimes sur rimes, allant jusqu'à écrire, dit-on, cent mille vers. Mais, en laissant de côté ces rimeurs d'une formation antérieure au Félibrige, c'était tout naturellement vers le génie de Mistral que devaient s'orienter les jeunes tempéraments littéraires qui s'éveillaient à Marseille entre 1870 et 1880, si bien que, de 1880 à 1890, nous voyons se constituer à Marseille une école de poètes qui, sans rien renier de la verve et de la couleur de Bénédit et de Gelu, vont s'astreindre à la discipline mistralienne et donner ainsi, d'accord avec la règle félibréenne, une poésie de la Provence méditerranéenne. Le titre même de leur école, Escolo de la Mar (École de la Mer), fondée en janvier 1877, indique bien cette légitime ambition; les jeunes poètes veulent créer à Marseille une poésie maritime; ils veulent écrire en dialecte marseillais, tout en épurant et en écrivant ce dialecte selon les méthodes félibréennes. Tels sont Pierre Mazière, poète héroï-comique, et surtout Alfred Chailan, Auguste Marin, Val ère Bernard, Louis Astruc, Pierre Bertas et Pascal Cros, qui réunissent leurs pro- 140 LE FÉLIBRIGE ductions dans un premier recueil collectif, intitulé La Oalanco (1879-1882). Fils de Fortuné Chailan, Alfred Chailan (1834-1881) fait rééditer les œuvres de son père de façon luxueuse et donne lui-même, en dialecte marseillais, quelques petits poèmes, mais surtout il est, de par sa fortune, et ses relations, le protecteur naturel des poètes marseil¬ lais. Cependant, plus encore qu'Alfred Chailan, l'âme de cette renaissance marseillaise fut un certain temps Auguste Marin (1860) qu'une mort prématurée (1904) arracha par malheur à la belle œuvre qu'il avait entre¬ prise. Il est le type de cette nouvelle génération de poètes de Provence, qui peut manier à volonté le fran¬ çais et le provençal et qui se meut à l'aise dans les milieux de la littérature et du journalisme parisiens. Pour eux, l'expression provençale ne sera plus, comme pour les premiers Félibres, une nécessité, mais lerésultat d'un libre choix. En ce sens elle est plus touchante, tout en étant moins spontanée. Nous voyons, en effet, Auguste Marin écrire avec une égale aisance des pièces de théâtre, des romans, un livre de vers en français, mais le succès de cette œuvre française ne devait point l'empêcher d'écrire, en dialecte marseillais, des œuvres, qui ne sont point encore réunies en volumes, mais qu'on peut retrouver, vers et prose, dans L'Armana Marsiliès (1888-1906), qu'il avait fondé, sous le nom de Marin ou sous le pseudonyme de Garlaban. Il déploie une étonnante activité pour soutenir cette publication, dont la note est non seulement marseil¬ laise, mais aussi radicale et anticléricale par instants, Auguste Marin est d'ailleurs le gendre de Clovis Hugues, poète provençal de langue française et député radical- socialiste. Car il faut noter encore cette différence d'avec le premier groupe félibréen : comme Félix Gras, ces jeunes Marseillais sont des « rouges (lu Midi ». EN PROVENCE 141 Certains même, comme Antide Boyer, qui fut député des Bouches-du-Khône, et Pierre Bertas, qui fut conseiller municipal de Marseille, se mêlent à la politique militante. Pierre Bertas (1864) qui se manifeste dès 1887 par Li set Saumo d'amour (Les sept Psaumes d'Amour) prend bientôt une allure nettement fédéraliste en publiant une conférence sur la Nationalité 'provençale et le Félibrige (1892); il dirige une enquête sur l'idée fédéraliste dans Le Petit Pro¬ vençal. Instituteur public, il démissionne à cette date, devient conseiller municipal aux côtés du docteur Flaissières, et, comme adjoint aux Beaux-Arts, prépare les fêtes qui devaient rappeler si brillamment en 1900 le vingt-cinquième centenaire de la fondation de Mar¬ seille. Homme d'action, il n'a cessé depuis de publier dans les journaux de Marseille de courtes chroniques, écrites en provençal, tout en introduisant par un poème dialogué, Pierrot Badaio, le personnage de Pierrot dans la littérature provençale. Auprès de lui, on peut évoquer la figure de Louis Astruc (1857-1904), mort prématurément, comme Auguste Marin; poète lyrique, il s'est exprimé avec abondance en plusieurs recueils; il s'est même essayé dans le drame; mais, contrairement à ses amis de Mar¬ seille, il a usé du dialecte rhodanien. Grand ami de l'Italie, il a servi dans le Félibrige la cause latine avec le plus vif enthousiasme, qu'il a manifesté aux fêtes du centenaire de Béatrix célébré à Florence en 1891. Quelque facilité banale, trop commune malheureuse¬ ment à bien des poètes provençaux, abaisse la valeur de son œuvre qui, par endroits, est cependant remar¬ quable et qu'un sentiment plus net de la correction et de la perfection aurait pu porter au premier plan. A côté de lui, parmi les utiles ouvriers de l'École de 142 LE FÉLIBRIGE la Mer, citons encore les noms d'Auguste Verdot, de Joseph Huot, architecte, dessinateur et poète, Gonzague de Rey, érudit de mérite, Charles Bistagne, François Delille, qui, tous, avec des métiers et des titres divers, ont utilement collaboré à la diffusion de la poésie provençale ainsi qu'à la vitalité des organes qui ont servi cette diffusion et celle des idées fédéralistes et latines par lesquelles s'est distinguée cette période intéressante de la propagande provençale. III. LES FÉDÉRALISTES C'est à ces sentiments nettement latins et fédéra¬ listes tout ensemble de l'École de Marseille qu'il faut rattacher la manifestation à laquelle se livrèrent quelques jeunes Félibres, qui, par une déclaration solen¬ nelle publiée le 22 février 1892, se déclaraient parti¬ sans de l'autonomie et de la fédération des provinces françaises; le manifeste avait été signé par Frédéric Amouretti (1863-1903), originaire de Cannes, beau tempérament de journaliste et d'apôtre, Auguste Marin, Jules Boissière et Ch. Maurras, dont on sait quelle fut depuis la carrière, enfin Marius André. Marius André avait déjà publié un premier recueil de vers Plôu e souleio (Il pleut et fait soleil); il devait être couronné cette même année lauréat des Jeux Floraux septen- naires du Félibrige et publier deux ans après son œuvre principale, La Glùri d'Esclarmoundo, où il évo¬ quait la figure d'Esclarmonde, Albigeoise persécutée, symbole de la terre d'oc dont la gloire a été obscurcie par la rude conquête des croisés, âme du Midi diminué et souffrant dans sa langue déchue. Depuis, tourné vers la carrière consulaire, Marius André a peu pro¬ duit, se contentant de mettre au jour un roman EN PROVENCE 143 français Montserrat et des traductions de Raymond Lulle, de Gongora et de Balaguer; au reste, fixé à Paris, il s'est mêlé de plus en plus aux préoccupations et aux polémiques de la littérature française. C'est aussi une destinée interrompue, celle-là tra¬ giquement, que celle du beau poète provençal que nous pouvons saluer en Jules Boissière, Languedocien de Clermont-1'Hérault, mais naturalisé Provençal par son mariage avec la fille de Roumanille. Jules Boissière (1863-1897) n'est pas un de ces esprits un peu simplistes qui ont trouvé dans le maniement de la langue d'oc l'occupation toute naturelle d'une activité circonscrite à leur petite ville ou à leur région. C'est un libre esprit qui a connu le vaste monde : élève de rhétorique supé¬ rieure à Henri IV, journaliste, collaborateur de Clemen¬ ceau à La Justice, il publie à vingt ans chez l'éditeur Lemerre son premier recueil de vers français, et réci¬ dive en 1885 par un nouveau volume au titre signifi¬ catif de Provensa; mais voici qu'en 1886, attiré par les aventures, il part pour l'Indo-Chine à la suite du gou¬ verneur Constans ; la terre d'Asie lui inspire.ses Fumeurs d'Opium (1896) et deux livres posthumes, Les Propos d'un Intoxiqué (1910), L'Indo-Chine avec les Français (1913); mais aussi ses regrets d'exilé prennent sponta¬ nément la forme de la poésie provençale, à laquelle l'attachent tant de souvenirs et de liens; dispersés çà et là, ces vers provençaux ont été réunis après sa mort par les soins de sa veuve sous le titre de Li Cabian (Les Goélands, 1899). Ainsi, tombé à trente-quatre ans, en Indo-Chine, sous les coups de la maladie, Jules Boissière restera le type du Provençal, coureur d'aventures, qui parcourt le monde sans oublier sa patrie et qui en garde le souvenir dans la langue même qu'il ne veut pas abandonner. Provençal d'ailleurs mélancolique, comme il arrive plus souvent qu'on ne le croit et comme le 144 LE FÉLIBRIGE seront surtout les représentants des plus récentes géné¬ rations littéraires de la Provence. Il faut, en effet, ajouter ce trait pour les caractériser; alors que les premiers Félibres entreprennent leur œuvre dans la joie et l'enthousiasme, les poètes, qui se déve¬ loppent à partir de 1885, touchés par la littérature fran¬ çaise et peut-être aussi attristés devant le piétinement des revendications félibréennes, produisent une poésie mélancolique, qui semble marquer la fin plutôt que le début d'une littérature; ou, si leur enthousiasme veut malgré tout se déchaîner, c'est avec une sorte d'âpre violence, qui a l'air d'une protestation continue en face d'une sorte de persécution. Nous retrouvons ces caractères dans la poésie de Pierre Devoluy; originaire du Dauphiné, Paul Gros- long, polytechnicien, officier du Génie, après s'être mêlé quelque temps aux cercles symbolistes, emprunte à son pays natal le pseudonyme de Pierre Devoluy et s'adonne à la poésie provençale avec une ardeur qui le fait élire capoulié du Félibrige, après la mort de Félix Gras (1901); homme d'action, il fonde un petit journal hebdomadaire, intitulé Vivo Prouvènço, où il continue l'effort déployé par Mistral et Folcô de Baron- celli dans L'Aiùli; par sa rude polémique, il excite les jeunes enthousiasmes d'une nouvelle génération, en même temps qu'il choque quelques esprits timides, qui le poussent à se démettre de ses fonctions en 1909. Mais de telles discussions prouvent la vitalité, le bouillonnement même des idées. On peut dire que depuis une vingtaine d'années le Félibrige a influencé dans le sens de l'action bien des esprits méridionaux, même quand ils se sont occupés de littérature française ou de politique. Je reviendrai plus loin sur cette influence. Par contre, la littérature française a eu parfois son EN PROVENCE 145 influence sur les poètes provençaux; on sent, à les lire, que Pierre Devoluy et Joseph d'Arbaud ont pratiqué la poésie symboliste et l'on retrouve très nette l'influence de l'art parnassien chez le probe et solide poète de Marseille, Sfenosa, poète français et provençal, qui a su manier avec habileté et vigueur l'une et l'autre langue. La pure sève populaire est plus sensible chez le Mar¬ seillais J.-B. Astier et le docteur Pallen d'Aubagne qui a donné des pastorales savoureuses, selon la vieille tradition provençale, et que sa belle activité a placé pendant six ans dans les fonctions de capoulié à la tête du Félibrige, et de même chez Ulysse Chevalier, qui a repris avec bonheur le genre populaire des Noëls. Mais, parmi tous les poètes de cette génération, se détache au premier plan la noble figure du Marseillais Val ère Bernard, artiste aux multiples dons, qui a su, comme un homme de la Renaissance, unir le travail du peintre, celui du sculpteur et celui du graveur à l'inspiration du poète populaire. L'admiration et l'ami¬ tié de ses pairs l'ont entouré pendant toute une féconde carrière déjà longue. Félibre majorai en 1894, il était en 1909, après la démission de Pierre Devoluy, élu capoulié du Félibrige et, jusqu'en 1918, il a rempli cette charge absorbante avec une belle dignité, une parfaite conscience. Né à Marseille, en 1860, d'une vieille famille popu¬ laire, il suit les cours de l'École des Beaux-Arts; il part ensuite pour Paris où il fréquente l'atelier de Puvis de Chavannes et de Félicien Rops; l'un lui donne le sens des harmonies helléniques, des compositions sym¬ boliques; l'autre lui communique le frisson réaliste et sinistre de ses visions infernales ; il a su mettre tour à tour dans sa peinture et dans sa gravure de telles Emile Ripert : Le Félibrige. 10 146 LE FÉLIBRIGE qualités, qui paraissent au premier abord contradictoires et qu'il a su concilier. Poète provençal, il subit au début de sa carrière l'in¬ fluence de ses amis fédéralistes et socialistes dans ses Balado d'aram (Ballades d'airain), ses Cadarau (Les Charniers), sa Guerro (Guerre). On y sent l'horreur des vaines hécatombes, la pitié devant l'homme ensan¬ glanté par les combats stupides. Cette pitié anime au reste toute son œuvre; on en retrouve le souffle dans ses poèmes de La Pauriho, qui évoque après Victor Gelu les gueux des quais et des vieilles rues de Marseille. Poésie réaliste, colorée, rude sans brutalité, avec une sorte de mysticisme qui plane au-dessus de tant de détresses et de laideurs, de même que dans le ciel de Marseille jaillit par delà le triste et sale décor des vieilles rues la lumière dorée de la Vierge de la Garde. Ce sont les mêmes qualités que l'on retrouve dans les romans de Valère Bernard, Bagatouni et Li Boumian (Les Bohémiens). Le roman est rare dans la littérature provençale, qui a surtout compté des poètes; après Félix Gras et les « Rouges du Midi », Valère Bernard fait excellente figure de romancier provençal. Bagatouni, c'est le nom d'un des vieux quartiers de Marseille, et c'est bien ce vieux quartier qui est le sujet du livre, mais le principal personnage est un illuminé, sorte de gueux mystique, réformateur naïf, apôtre du socialisme tolstoïsant, comme on en a vu surgir un peu partout vers 1890. Il y a de plus ici l'accent curieux, l'âme de cette vieille ville grecque, qui se souvient par instants d'avoir été la première des Gaules à recevoir l'Évangile de la bouche même des Apôtres. Même idéalisme et même réalisme dans le roman des Boumian : un peintre et un anarchiste rêveurs et vision¬ naires ont voulu rompre avec l'humanité et sur les routes poudreuses de Provence mènent la vie des bohé- EN PROVENCE 147 miens, qu'ils imaginent justes et bons, jusqu'au moment où ils sont assaillis et volés par de véritables bohé¬ miens. Là Val ère Bernard a mis la main sur un des thèmes essentiels du réalisme provençal, la peinture de ces bandes étranges qui tous les mois de mai con¬ vergent de toutes parts vers l'Eglise des Saintes-Maries, pour fêter Sainte Sara, leur mystérieuse patronne. La manière de Valère Bernard s'est élargie encore dans un de ses plus récents poèmes, Long la mar latino (Le long de la Mer latine), belle inspiration rapportée d'un voyage à Naples; elle unit l'une à l'autre les rives de la Méditerranée latine dans une vision antique et moderne à la fois; ici Valère Bernard n'est plus seule¬ ment l'interprète vigoureux de la plèbe marseillaise, il est le poète de la civilisation méditerranéenne. Les différents aspects de sa poésie ont été du reste rassemblés par ses soins dans un recueil unique, L'Aubre en flour (L'Arbre en fleur, 1913). Telle était à la veille de la guerre sa carrière poétique et artistique, déjà si pleine; mais depuis il n'a cessé de travailler et de publier çà et là des nouvelles caractéristiques, qu'il compte réunir sous un titre qui leur conviendra bien : La Feruno (Les Fauves). De plus en plus, il s'y affirmera comme le peintre des gueux intellectuels, des déclassés de la grande ville méditerranéenne, où se mélangent toutes les races. Aussi son œuvre, quand on pourra l'envisager dans son ensemble, ne sera pas seulement provençale, mistralienne, au sens étroit du mot, elle sera plus encore marseillaise au sens le plus large, méditerranéenne. Valère Bernard est en ce sens plus intéressant qu'un Félix Gras, car il ne donne jamais la sensation d'être un habile disciple; c'est, en tous les genres qu'il a tentés, un créateur et le plus haut repré¬ sentant de cette école marseillaise de 1885, si vivante et si intéressante, qui apportait pour la renouveler 148 LE FÉLIBRIGE à la poésie proprement félibréenne toute la saveur et l'ardeur que Victor Gelu avait jetées dans son œuvre indisciplinée. IV. LES POÈTES DE LA CAMARGUE A côté de la grande cité marseillaise, où la littérature provençale pouvait puiser largement des types et des sujets, un autre terrain favorable à son développement était ce pays curieux de Camargue, que Mireille avait traversé sous le soleil pour venir mourir aux Saintes- Maries. L'histoire touchante de « la martyre d'amour » semblait avoir embaumé tout le pays où les gardians domptent les taureaux sauvages. Au milieu de ces rudes compagnons, fidèles aux vieilles coutumes, isolés du monde en leur lande maritime, familiers avec une nature grandiose, devait se développer une poésie ori¬ ginale, à laquelle la langue provençale fournissait son expression la plus naturelle. Parmi d'autres poètes moins connus, elle nous a donné l'œuvre de Folcô de Baroncelli, celle de Joseph d'Arbaud et de Marius Jouveau. Le marquis Folcô de Baroncelli Javon, descendant, comme M. de Berluc-Pérussis dont j'ai parlé plus haut, d'une vieille famille florentine, depuis longtemps trans¬ plantée en Avignon, s'est développé d'abord dans le milieu félibréen. Le palais du Roure qu'il habita de longues années est tout proche de la librairie de Rou- manille, rue Saint-Agricol. Pendant cette première période de sa vie, Mistral lui confia la direction du journal félibréen. VAiùli, qui fut publié pendant une dizaine d'années par ses soins. L'œuvre, mal soutenue par le public de Provence, une fois tombée, Folcô de Baroncelli se retira dans son mas de l'Amarée, en EN PROVENCE 149 Camargue, où depuis de longues années il mène la libre et rude vie de gardian; aussi est-il devenu un type légendaire dans tout le pays de Provence, appa¬ raissant avec ses fidèles compagnons dans toutes les fêtes méridionales. Dans les loisirs de cette existence curieuse, il a com¬ posé et publié deux volumes de vers; Lou Bousàri d'amour (Le Rosaire d'amour) et Blad de Luno (Blé de Lune), où, dans le cadre large et coloré de la Camargue, se déroulent des strophes lumineuses. Une gracieuse nouvelle, Babàli, complète cette œuvre très personnelle, qui du reste n'est pas encore achevée. A côté de Folcô de Baroncelli se range la figure fra¬ ternelle de Joseph d'Arbaud. Fils de cette noble poétesse de Provence, qui signait La Félibresso dou Cauloun, et publiait, en 1862, Lis Amouro de Bibas (Les Mûres des Rives), premier ouvrage qu'une femme ait donné à la poésie provençale, Joseph d'Arbaud, né à Mey- rargues, vécut d'abord à Aix, où il fit ses études de droit et se lia d'amitié avec les poètes de langue fran¬ çaise Joachim Gasquet et Paul Souchon. Mais, ses amis dispersés par la vie, il quitta la ville d'Aix et se réfugia dans la Camargue, pour y vivre, comme Folcô de Baroncelli, la vie de gardian. Dans le contact per¬ manent avec la nature, et la vieille langue que lui assu¬ rait un tel séjour, il a élaboré une poésie très pure, très noble, d'une ligne vraiment grecque, peut-être un peu éloignée de la poésie populaire, mais qui est un vrai délice pour les initiés. Deux recueils actuellement publiés en librairie, Lou Lausié d'Arle (Le Laurier d'Arles), et Li Bampau d'aram (Les Rameaux d'airain), un autre recueil, Li Gant palustre (Les Chants palustres) publié dans la revue Le Feu, composent cette œuvre rare et choisie où rien n'est à négliger. Le Laurier d'Arles chante l'amour, la joie, la mélancolie aussi des heures ISO LE FÉLIBRIGE et des jours de Provence, la vie de Camargue, le mas et la lande. De telles visions sont complétées et développées dans Les Chants palustres qui s'élèvent comme une brume lumineuse au-dessus des marécages de Camargue. Enfin, après la guerre, Joseph d'Arbaud a donné ce recueil des « Hameaux d'airain », où il célèbre les deuils de la patrie française et provençale avec une émotion digne et contenue. De telles publications ont placé Joseph d'Arbaud au premier rang des poètes provençaux. C'est à cette double source d'inspiration qu'il faut rattacher l'œuvre de Marius Jouveau, dont une récente élection (1922) a fait le capoulié actuel du Félibrige. Fils d'Elzéar Jouveau, qui fut un vrai poète populaire dans la tradition mistralienne, et, simple facteur des postes, s'éleva aux honneurs littéraires du majoralat félibréen, Marius Jouveau a, lui aussi, célébré la lande et le marécage dans les sonnets de son recueil En Camargo (En Camargue); ensuite, dépassant les horizons delà Provence et servant à sa façon la cause latine, il a donné des visions toscanes dans son recueil Image fourentin (Images florentines), présenté au public dans les trois langues provençale, française et italienne. Soldat héroïque de la grande guerre, il a sur le front animé de ses chansons L'Escolo dou Boûbardamen, montrant par le plus noble exemple que le patriotisme provençal était un soutien moral du patriotisme français et, de cette tra¬ gique période, il a rapporté de beaux poèmes de guerre sous le titre charmant et bien méridional de La Elour au Casco (La Fleur au Casque). Propagandiste infatigable par l'article et par la parole, il a donné la plus vive impulsion au mouvement félibréen qu'il dirige avec autorité et dévouement. EN PROVENCE 151 V. LES POÈTES DU PEUPLE A cette littérature, populaire sans doute, mais appuyée tout de même sur la culture classique et parfois même sur l'érudition, s'ajoute, sortie du plus profond peuple, une poésie plus spontanée encore, plus naïve et parfois plus touchante; telle est celle du charretier Laforêt et celle du paysan Charloun Rieu. « Nous ne chantons que pour vous, ô pâtres et gens des mas », ainsi avait parlé Mistral dès le début de Mirèio. Or il semblait que ce cri de fierté ne correspondait pas tout à fait à la réalité, quand on voyait le Félibrige recru¬ ter les plus nombreux et les plus actifs de ses membres parmi la petite bourgeoisie littéraire, les membres de l'enseignement ou du clergé, fils du peuple le plus sou¬ vent certes, mais n'exerçant plus une profession manuelle. Il en va tout autrement avec Laforêt et Charloun; leur existence prouve que le vers de Mistral pouvait avoir- quelque vérité et que son poème, auquel on a reproché parfois d'être savant, était pourtant assez près du peuple pour toucher le cœur des charretiers et des paysans de Provence, en éveillant chez eux une voca¬ tion poétique. Charles Rieu, paysan du Paradou, petit village sis près de la vieille ville ruinée des Baux, est donc né en plein terroir arlésien et de bonne heure il a lu l'Armand prouvençau et les œuvres des Félibres. Sentant en lui s'éveiller une vocation poétique, il a eu la sagesse de laisser de côté les grands genres littéraires pour cultiver avec amour le seul genre qui soit vraiment populaire, la chanson. Mistral déjà avait su écrire des chansons, qui, tout en conservant une tenue littéraire, étaient acces¬ sibles au peuple. Celles de Charloun sont plus naïves et plus près encore du cœur populaire. C'est que de ce peuple, dont Mistral a vu d'un peu haut les joies et les 152 LE EÉLIBRIGE peines, en propriétaire assez aisé, Charloun a vécu les tristesses et les gaietés. Il a arraché peu à peu et péni¬ blement sa vie au terroir pierreux; il a su ce qu'est une mauvaise récolte et comme, faute d'argent, on voit arriver chez soi le percepteur pour la saisie. En même temps il a su dire la saveur des amours populaires, la beauté des fêtes de Mouxiès ou de Maussane, et les danses du Dimanche sous le couvert des pins. Interprète du peuple, Charloun a le sens du rythme et celui du refrain caractéristique, qui de son accent entraî¬ nant sollicite toutes les voix. Ainsi est-il fidèle à la plus vieille tradition provençale, celle des Troubadours eux-mêmes, dont bien des poèmes ne sont que des chan¬ sons. Ainsi a-t-il su, comme il l'a prétendu lui-même dans le titre de ses recueils, nous donner Li Gant dôu Terraire (Les Chants du Terroir), les chansons vérita¬ blement autochtones, qui montent de la plèbe même et du sillon comme celles de l'alouette. Une fois même Charloun Rieu a montré une ambition plus haute, mais non point exagérée. Il a voulu traduire en provençal Y Odyssée. L'entreprise était hardie; à bien y réfléchir pourtant, elle était naturelle, et, comme il le dit lui-même dans son noble avant-propos : La vie homérique est si proche de la nôtre, de notre vie de campagnards, de marins et de pâtres; les choses, les gens et les sentiments changent si peu à travers les siècles! La gracieuse Nausicaa, l'intelligent Ulysse, le fidèle porcher, le sage Télémaque, la prudente Pénélope sont des gens que nous coudoyons à toute heure. Charloun Rieu l'a bien montré; comme Mistral, il peut se dire « l'humble écolier du grand Homère ». Avec sa tête rude de paysan, son masque socratique, son feutre qui a des airs de pétase, sa barbe blanche, il a l'air de quelque « divin porcher » rendant hommage au poète qui l'a créé. En somme l'existence d'un être tel que EN PROVENCE 153 Charloun Kieu est une des plus belles justifications de l'œuvre félibréenne. Celle aussi du charretier de Saint-Gilles, Laforêt. « C'est Apollon, a dit plaisamment Mistral, qui mène le char du soleil. » Il a chanté son métier, les grandes routes blanches, les beaux attelages s'ébranlant aux claquements du fouet, les horizons lumineux que découvre le long de son chemin un charretier de Pro¬ vence; il a dit aussi les souvenirs et les jeux de l'en¬ fance populaire, il a même composé un drame historique eu vers sur Baimon VI de Toulouse, rappel obstiné de l'idée albigeoise, et qui n'est pas d'ailleurs la meilleure partie de son œuvre. Citons enfin, parmi ces enfants du peuple éveillés par le Félibrige à la vie intellectuelle, le charmant conteur, Baptiste Bonnet, qu'Alphonse Daudet lui-même se plut à lancer et à traduire en français. Deux volumes de mémoires savoureux, qui peuvent se placer à côté de ceux de Mistral, un volume de souvenirs sur Alphonse Daudet mettent cet ancien valet de ferme à un rang tout spécial parmi nos écrivains du Midi, dont on pourrait faire pour les écoles primaires de larges et savoureux extraits. Cette forme de mémoires se prête du reste admirablement à l'emploi de la langue d'oc, dont elle permet de déployer toutes les ressources de bonhomie, de malice et de poésie familière. Après l'exemple de Mistral et de Baptiste Bonnet, M. Paul Kuat, qui s'est élevé de la plus humble condition à la profession de libraire, l'a pratiqué avec succès, en nous contant « l'ap¬ prentissage de la vie » qu'il a fait dans de rudes condi¬ tions. On trouve un accent tout semblable dans les Souvenirs entomologiques du grand savant J.-H. Fabre, qui a profité, pour affirmer la personnalité de son style fran¬ çais, de son long contact avec la langue d'oc et qui du 154 LE FÉLIBBIGE reste a publié quelques poésies provençales, tour à tour savoureuses et majestueuses, qui sont le meilleur com¬ mentaire de son œuvre de patience et de poésie, univer¬ sellement connue aujourd'hui. Parmi les mémorialistes et les conteurs, il est juste aussi de citer avec honneur le docteur Pansier d'Avignon, et, parmi ceux qui ont le mieux saisi à vif les mœurs popu¬ laires et les ont exprimées avec une verve singulière, le Toulonnais Senès dit La Sinso, qui a fait dialoguer d'inoubliable manière les poissonnières de Toulon, dont nous retrouvons parfois la verve dans les contes français, mais semés d'expressions provençales, de M. Richard Andrieu. VI. LES POÈTES RÉCENTS LA POÉSIE FÉMININE Mais, dans les dernières années, c'est surtout la poésie lyrique qui a tenté les jeunes tempéraments révélés en Provence. Signalons surtout ceux de M. Joseph Loubet qui a donné dans ses Boso que saunon (Les Roses qui saignent) l'exemple d'un lyrisme pathétique dont on n'avait plus d'exemple depuis Aubanel; Alexandre Pey- ron, poète français et provençal tombé prématurément pendant la guerre de 1914, après avoir célébré Lou Pouèmo di Soulitudo (Le Poème des Solitudes) et, tombé comme lui, l'ardent François Pouzol, qu'une étroite ami¬ tié liait à M. Yianès (Alari Sivanet) ainsi qu'à M. Sully André-Peyre, pensif, solitaire, érudit curieux, poète trilingue, qui manie l'anglais aussi bien que le proven¬ çal et le français, selon la tradition de Crousillat et de W. Bonaparte-Wyse. Citons aussi M. Bernard de Mon¬ tant-Marse, dont l'inspiration se rattache à celle de ces poètes de la Camargue dont j'ai parlé plus haut. EN PROVENCE 155 Citons enfin M. Pierre Fontan et M. Bruno Durand, tous deux couronnés dans les concours félibréens ; Pierre Fontan, ardent apôtre de Félibrige intégral et poète maritime, Bruno Durand, ancien chartiste, plus érudit, plus littéraire, poète bilingue au reste, mais l'un comme l'autre de cette dernière génération de poètes proven¬ çaux issus de la bourgeoisie, qui a fait l'effort le plus louable pour retrouver la langue provençale par delà la culture française, normalement reçue au collège et dans leur famille. Exemples touchants, mais bien diffé¬ rents, on le voit, de celui des premiers Félibres. Il y a plus de spontanéité, mais aussi plus de facilité, parfois banale, dans la poésie féminine provençale, dont les premiers exemplaires datent au reste des débuts même du Félibrige. On conçoit que la poésie provençale ait fourni à l'imagination, à la sensibilité féminine des thèmes tout préparés; la grâce un peu mièvre parfois de sa poésie, quand on y use et abuse, comme il arrive trop souvent, des diminutifs, sa caresse chantante, sa « gentillesse » presque italienne devaient tenter les jeunes femmes de Provence. De bonne heure, le Félibrige s'orne de cette poésie, dont l'origine et la qualité rappellent à tous le temps légendaire des cours d'amour. C'est ainsi que l'on voit passer à l'horizon des pre¬ miers rêves félibréens, la figure mélancolique de cette jeune fille, qui a des allures d'Eugénie de Guérin, Antoinette Rivière, que les Félibres chantent pendant sa vie et surtout à sa mort sous le nom d'Antoinette de Beaucaire et qui laisse quelques étincelles de son jeune génie, précocement fauché (Li Belugo d'Antou- nieto de Bèu-Caire, 1865). C'est, à la même époque, une jeune fille, que Roumanille couronne aux Jeux Flo¬ raux d'Apt en 1862 et qu'il épouse l'année d'après, en faisant ainsi la compagne de sa vie et la collaboratrice de toute son œuvre, Rose-Anaïs Gras, sœur du poète 156 LE EÉLIBRIGE Félix G-ras. Mais la première femme qui ait donné un recueil de vers à la littérature félibréenne est celle que les Félibres appelèrent La Félibresso dou Cauloun, La Félibresse du Calavon, empruntant son nom au petit ruisseau qui arrose sa ville natale de Cavaillon; Marie- Azalaïs Martin, avec son prénom de cour d'amour, fille d'un poète provençal elle-même, écrivit spontanément ses premiers vers provençaux, dans l'enthousiasme que suscitait partout la lecture de Mirèio. Les Félibres voulurent les réunir un peu malgré elle; elle se laissa faire et publia en 1863 chez Roumanille Lis Amouro de Bibas (Les Mûres des Rives), agréable recueil, que signale une jolie langue et le sens très net du rythme; mariée au comte d'Arbaud, Marie-Azalaïs Martin a été la mère du poète Joseph d'Arbaud, dont elle a pu voir s'élever la jeune renommée, bien avant sa mort sur¬ venue en 1917. C'est un effort plus mûri de poésie qu'a donné Mme Jo¬ seph Gautier, connue sous le nom d'Alexandrine Bré- mond ou de Brémonde de Tarascon, qui depuis son premier recueil, Li Blavet de Montmajour (Les Bleuets de Montmajour, 1883), jusqu'à son recueil posthume, LouDebanaire Flouri (Le Dévidoir Fleuri, 1908), a donné l'exemple d'une poésie bien féminine, pathétique et colorée, qui a rappelé les accents de la comtesse de Die. Citons encore Rosalie Nègre, que les Félibres appellent Lazarine de Manosque, Léontine Goirand d'Alais, Laza- rine Daniel, la félibresse de la Crau, Elisabeth Péricaud, Eugénie Houchard, qui a donné le bel effort de l'impor¬ tant et symbolique poème à'Estello et, à leurs heures, Mme Mistral et Marie Girard, reine du Félibrige, fille du félibre Marius Girard, femme du poète Joachim Gasquet, enfin Philadelphe de Gerde, la belle poétesse des Pyré¬ nées, qui a célébré le deuil de la langue d'oc en strophes pathétiques, dont je reparlerai plus loin. Chapitre II LA LITTÉRATURE FÉLIBRÉENNE EN DEHORS DE LA PROVENCE L'exemple de Philadelplie de Gerde suffirait à nous le montrer : ee serait donner une idée incomplète de la floraison littéraire du Félibrige que de la limiter au seul territoire, aux seuls dialectes de la Provence. Sans doute c'est autour de Mistral que s'est développée tout d'abord une littérature dont il était le chef incon¬ testé; mais dès les débuts même du Félibrige des vocations s'affirmèrent au delà du Rhône. Nous avons parlé, parmi les prédécesseurs des Félibres, du caba- retier de Beaucaire, Pierre Bonnet, du poète populaire de Nîmes, Bigot, dont le disciple Louis Roumieux a été lié d'amitié constante avec les fondateurs du Félibrige. Toutefois, si Nîmes est géographiquement une ville du Languedoc, elle se rattache par tant de liens tradi¬ tionnels et linguistiques même à la Provence que nous avons placé Roumieux à côté des Provençaux. Mais il nous faut dépasser l'horizon de Nîmes où écrivent et chantent encore à côté de Roumieux Jean Gaidan, Ernest Roussel, Louis Bard et J. Boillat et considérer les manifestations de la littérature félibréenne en Lan¬ guedoc, c'est-à-dire à Montpellier et Béziers, dans les Cévennes et à Toulouse, en Gascogne, dans le Béarn, le 158 LE FÉLIBRIGE Limousin, l'Auvergne et le Dauphiné. Éveillées à la voix de Mistral, toutes ces provinces de langue d'oc ont vu se manifester depuis une cinquantaine d'années des écrivains de valeur. Il n'entre pas dans mon dessein de les énumérer tous, la tâche serait pénible et sans grand intérêt pour le lecteur ; il me suffira, pour donner une idée de cette littérature, d'en marquer les caracté¬ ristiques, en évoquant les principales œuvres et surtout les plus originales. On trouvera un répertoire plus complet dans les ouvrages que j'ai cités de Jourdanne, de Lefèvre et de Portai; je ne cherche pas à citer tout le monde, mais à clarifier un mouvement assez confus et à rattacher les œuvres à des idées générales. I. A MONTPELLIER ET BÉZIERS Ce qui signale la littérature félibréenne dans cette partie du Languedoc, c'est son caractère d'érudition. On peut se rappeler que la Société archéologique de Béziers fut la première à organiser des concours en langue d'oc (1838) sous l'influence du savant Jacques Azaïs (1778-1856), auteur d'un dictionnaire de langue d'oc, de précieuses études et de satires locales, dont l'effort fut brillamment continué par son fils, Gabriel Azaïs (1805-1888) qui rédigea un Dictionnaire des idiomes languedociens, publia le Breviàri d'Amor de Mafîre Ermengaut et donna pour son compte des vers inté¬ ressants. C'est de Béziers aussi qu'était originaire Frédé¬ ric Donnadieu, qui éclaircit le premier les causes du mouvement félibréen, en publiant son travail précieux sur Les Précurseurs des Félibres. Cette atmosphère d'éru¬ dition n'était pas au reste contradictoire avec la poésie populaire que continuait à donner un Junior Sans (1820- 1905), un Antoine Maffre (1853), poète et prosateur,, à EN DEHORS DE LA PROVENCE 159 la fois grave et ironique, un paysan comme Jean Laurès (1822-1902), qui a cherché dans la poésie la plus saine une consolation à ses malheurs. Tout à côté d'eux, à Cette, chantent ou écrivent Alfred Kottner, Joseph Soulet et Gustave Thérond, qui a publié des contes pleins de verve et rédigé une excellente grammaire de son dialecte cettois. Il y a, on le voit, chez la plupart de ces Languedociens un sens très net de l'érudition; mais c'est à Montpellier, vieille ville universitaire, qu'il devait prendre toute son ampleur. A Montpellier, le Félibrige avait recruté deux adeptes précieux dans la personne du vieux poète populaire, Alexandre Langlade (1820-1900), poète de la vie rustique, dont les rudes productions ont été jusqu'à l'âme des foules, et dans celle du fougueux Albert Arnavielle (1844) que sa figure brûlée et son ardeur brûlante ont fait appeler « l'Aràbi » dans les cercles félibréens. Il était originaire d'Alais, qui donnait aussi au félibrige Paul Gaussen (1845-1881), bibliothécaire, peintre, poète comique et dramatique, et Alcide Blavet (1868), esprit d'élite et pur poète, avec lequel Arnavielle fonda la petite revue méridionale qui s'appelait la Cigale d'Or. Ce groupement de poètes comptait aussi Paul Chassary (1859) et Antonin Glaize qui fut pro¬ fesseur à la Faculté de Droit, Paul Chassary qui le fut à l'École normale de Montpellier; de plus récents poètes, tels que Paul Eedonnel et Charles Brun, ont été des étu¬ diants de la Faculté des Lettres avant de devenir j ourna- listes et professeurs. Citons encore Melchior Barthès (1818-1886), botaniste et poète, mais surtout Camille Chabaneau, professeur de langues romanes à la Faculté des Lettres de Montpellier, le baron Ch. de Tourtoulon, son collaborateur Octavien Bringuier (1830-1875), et Alphonse Boque-Ferrier (1844-1907). Ce fut le baron Charles de Tourtoulon, qui fonda en 1869, à Montpellier, 160 LE FÉLIBRIGE cette Société et cette Revue des langues romanes, qui a publié depuis tant d'études de premier ordre et qui a été un lien si utile entre les divers travailleurs de toutes les nations néo-latines. Moins de dix ans après, cette société s'affirme avec éclat par l'organisation des Fêtes latines de Montpellier (1878) où fraternisèrent, je l'ai dit, Catalans, Provençaux, Italiens et Roumains. De tels érudits établissaient définitivement la renais¬ sance des parlers d'oc sur des bases scientifiques. Camille Cliabaneau remettait au jour des manuscrits provençaux assez rares, publiait une Grammaire limou¬ sine, préparait une édition des Biographies des Trouba¬ dours, qui a été complétée après sa mort et publiée par M. Joseph Anglade. Le baron de Tourtoulon délimitait les frontières de la langue d'oc et de la langue d'oïl, évoquait la figure du roi de Majorque, Jacques le Con¬ quérant, et, après la Revue des langues romanes, fondait la Revue du monde latin. Octavien Bringuier collaborait avec lui dans son travail de délimitation linguistique; Alphonse Roque-Ferrier rééditait les œuvres de l'abbé Favre, constituait avec son Gartabèu de Santo Estello les archives du Félibrige et, multipliant les publications, répandait en tous sens une magnifique activité. Magni¬ fique mais indisciplinée, car en 1892, d'accord avec Charles de Tourtoulon, il donnait sa démission du Féli¬ brige, dont il était comme lui majorai et, faisant désor¬ mais bande à part, constituait une société concurrente qu'il appelait le Félibrige latin et publiait sous ce même titre une revue ardente et vivante. Ainsi se multipliaient les organes de diffusion félibréenne, qui servaient uti¬ lement l'idée, malgré une scission regrettable, surtout regrettable parce qu'elle dispersait les efiorts et qu'en dédoublant des organes auxquels ne pouvait s'intéresser qu'un public limité, elle les condamnait à une brève carrière, et tous, en effet, devaient s'éteindre peu à peu. EN DEHOBS DE LA PEOVENCE 161 Mais, puisque nous parlons des érudits languedociens, en suivant bientôt Louis-Xavier de Ricard de Montpel¬ lier à Toulouse, signalons en passant, dans la région de Narbonne, l'érudit Sernin Santy, qui fut d'ailleurs mêlé au mouvement limousin, et son livre sur la com¬ tesse de Die, Camille Laforgue, qui constitua, pour les noces de sa fille avec le vicomte Bernard d'Armagnac, un livre matrimonial où tous les Félibres notoires appor¬ tèrent un hommage digne de La Guirlande de Julie; enfin les docteurs Albarel, Vinas et Pellissier, qui ont rendu récemment une vitalité intéressante aux études et à la langue de cette région du Languedoc. II. AUTOUR DE TOULOUSE C'est avec une passion d'indépendance semblable à celle d'Alphonse de Roque-Ferrier qu'a travaillé son ami Louis-Xavier de Ricard. On connaît assez ce nom, qui se rattache étroitement à l'histoire de la poésie par¬ nassienne; c'est dans le salon du général de Ricard que se réunissaient, amenés par Louis-Xavier, les jeunes poètes du Parnasse. Il les abandonna assez vite pour venir se fixer à Montpellier, puis à Toulouse, et avec sa femme Lydie, d'une belle intelligence et d'un réel talent litté¬ raire, et d'accord avec le poète Auguste Fourès, de Castelnaudary, il créa YAlmanach de la Lauseta (de l'Alouette) et se déclara nettement fédéraliste. Dans sa vie agitée, qui le porta tantôt aux Indes et tantôt en Amérique, il ne perdit jamais de vue le Languedoc ni l'œuvre à y poursuivre. En aurait-il été tenté, l'amitié et l'ardeur de Fourès l'en eussent empêché. C'est qu'en fait, Auguste Fourès (1848-1891) domine toute la litté¬ rature du Languedoc dans la deuxième moitié du xixe siècle. On l'a justement appelé le dernier Albigeois Emile Ripert : Le Félibrige. 11 162 LE FÉLIBRIGE et lui-même s'est employé de toutes ses forces à mériter ce surnom. Originaire de Castelnaudary, qui fut un des berceaux de l'hérésie, non loin de ce monastère de Prouille, où Saint-Dominique vint la combattre à pied d'œuvre, il entend retentir en son cœur les cris des vaincus de sa race. Exalté par l'Histoire des Albigeois (1870-1872) qu'écrivit avec une fougue colorée et pathé¬ tique un pasteur protestant de l'Ariège, Napoléon Peyrat (1809-1881), véritable Miclielet du Midi, Auguste Fourès vit dans les Albigeois les premiers apôtres de la libre pensée, de la liberté, de la foi républicaine. Répu- blicain sous l'Empire, et après l'Empire collaborateur de la Dépêche de Toulouse, polémiste ardent, il fit sortir la poésie de langue d'oc des calmes régions de l'idylle ou de l'élégie pour l'amener sur le champ de bataille. Ses accents passionnés allèrent rejoindre à travers le Languedoc ceux des fédéralistes marseillais excités par sa voix ardente. De 1876 à 1885, VAlmanach de la Lauseta, où il répand avec Louis-Xavier de Ricard toute sa fougue républicaine et anticléricale éveille toute une jeunesse félibréenne, qui, respectueuse des anciennes valeurs littéraires du Félibrige, se sépare au point de vue politique de ses fondateurs. En même temps, et comme il est naturel, le vif sentiment de la vie et de la souffrance populaires anime les vers du poète, qui, se voulant près de la glèbe, appelle ses recueils Les Grillis (Les Grillons), Les Gants del Soulelh (Les Chants du Soleil), La Muso Silvestro (La Muse sylvestre). Rouge du Midi, lui aussi, comme Félix Gras, comme Auguste Marin, Pierre Bertas, Yalère Bernard et tant d'autres, Auguste Fourès a montré avec tous ceux-là qu'il n'y avait nulle liaison entre la langue d'oc et le passé aristocratique et que plus justement c'était une revendication d'essence popu¬ laire que la protestation félibréenne. Mort prématurément en 1891, à l'âge de quarante-trois ans, il n'a pu devenir EN DEHORS DE LA PROVENCE 163 le grand poète du Languedoc qu'il eût été sûrement après de tels débuts. On ne saurait lui comparer d'aucune manière son com¬ patriote Achille Mir ( 1822-1901 ), de Carcassonne. Celui-là, éveillé à la poésie patoise dès avant le Félibrige et con¬ verti peu à peu aux principes félibréens, appartient, étant né en 1822, à une génération bien antérieure, qui n'a d'autre ambition que l'amusement. Il connaît bien la vieille langue, mais ne la considère que comme l'ins¬ trument familier d'un divertissement populaire. C'est dans ce seul esprit qu'il écrit ses fables et ses contes en vers, parmi lesquels il reprend le thème populaire du curé de Cucugnan, et aussi les histoires d'église, dans Lou Lutrin de Lader. S'il donne, et pour ses débuts, une chanson de l'alouette (La Cansoun de la Lauseto, 1876), cette alouette n'a rien de commun avec celle qui s'élève de la glèbe chantée par Auguste Fourès. Mais, dans le pays même de Carcassonne, où vécut, au pied de la fameuse cité, Gaston Jourdanne, historien du Félibrige, Auguste Fourès a eu des disciples ardents et célèbres; parmi tous à Toulouse Marius Bacquié-Fonade qui fonda en 1894 une revue, La Terro d'Oc, ainsi qu'un groupe félibréen, à Carcassonne même Prosper Estieu (1860), et du côté du Quercy, Antonin Perbosc (1861). Nous voici en présence de poètes à la fois populaires et savants, qui ont eu l'ambition de retremper leur inspiration méridionale et même leur langue et son orthographe aux sources troubadouresques. Tous deux fils du peuple et tous deux instituteurs, unis par leur admiration commune pour Fourès, leurs sentiments républicains, leur doctrine orthographique, qui prétend substituer une graphie étymologique à l'orthographe phonétique des Félibres, ils sont souvent cités ensemble, et non sans raison, dans les manuels et les anthologies 164 LE FÉLIBRIGE de poésie provençale. Tous deux, ils ont puisé leur inspi¬ ration dans la vie populaire qui les entourait, mais plus encorepeut-être dans l'histoire du Moyen Age méridional. C'est à ces temps de gloire, et puis de deuil, que leur esprit reste fixé. « Bemembratz-vos! » Souvenez-vous! crie aux gens de Béziers, de Carcassonne, de Poix, de Lavaur, de Muret, de Toulouse, Prosper Estieu dans un pathétique poème, où l'on sent gronder la colère contre l'envahisseur venu du Nord. Et Antonin Perbosc tend la main fraternellement, selon l'exemple de Mistral, « aux frères de Catalogne » qui luttent pour l'indépen¬ dance de leurs pays. En même temps, ce sont des artistes que ces deux poètes; on sent qu'ils ont été à l'école du Parnasse français tout autant que des Troubadours. Antonin Perbosc sait refaire un Guilhem de Toloza qui a des allures de véritable chanson de geste, Prosper Estieu écrit un Bommicero occitan et des sonnets qu'on a pu com¬ parer à ceux de Heredia, car ils évoquent parfois même la G-rèce antique que ce fils du peuple du Midi a su ima¬ giner sans effort, bien qu'il n'ait pas reçu la culture classique. Et c'est là ce qui devient inquiétant à mesure qu'on voit se dérouler et s'affirmer une telle littérature féli- bréenne; les fondateurs du Félibrige, en contact étroit avec le peuple, prétendaient chanter en provençal, parce qu'ils ne pouvaient faire autrement. A lire désor¬ mais des poètes aussi savants on se demande jusqu'à quel point la poésie française ne les a pas influencés. Quoi qu'il en soit, un tel mouvement poétique par son côté archaïque et savant a trouvé grâce peu à peu devant l'Académie des Jeux Floraux de Toulouse qui a compté dans ses rangs le comte de Toulouse-Lautrec, majorai du Félibrige, a reçu solennellement F. Mistral au Capi- tole de Toulouse, a rétabli (1895) les concours en langue EN DEHORS DE LA PROVENCE 165 d'oc et a couronné du titre de maître ès jeux Antonin Perbosc et Prosper Estieu. Si l'on se rappelle que, fondée en 1323 pour soutenir l'honneur de la langue d'oc menacée par l'envahissement du français, l'Académie des Jeux Floraux vit au xvne siècle changer sa destinée et devint un agent de la propagande française et royale, il est intéressant de noter la réconciliation de cette vieille institution avec la poésie de langue d'oc. Étant donné le prestige qu'a conservé dans sa région l'Académie célèbre de Toulouse, c'est là un précieux appui pour l'avenir de la littérature félibréenne. L'existence toute récente d'une revue de langue d'oc, appelée Lo Gai Saber, affirme cette alliance en unissant les noms d'Antonin Perbosc et de Prosper Estieu à ceux de l'érudit baron Desazars de Montgail- lard, historiographe de Clémence Isaure, de J.-R. de Brousse et d'Armand Praviel, poètes de langue française, de Joseph Anglade, le savant romaniste de la Faculté des Lettres de Toulouse. Il y a là une alliance intéressante des forces populaires et savantes du Languedoc tou¬ lousain; il est fâcheux que la question orthographique mette ce groupe un peu à part du félibrige officiel, qui reste fidèle à la méthode mistralienne. D'ailleurs, les études romanes ont fleuri à Toulouse de façon brillante, depuis l'époque de la Restauration; les discussions suscitées dans les cercles érudits par la figure légendaire de Clémence Isaure y ont aidé, ainsi que la réédition du code poétique du Gay-Savoir par Catien Arnoult (Las Flors del Gai Saber, 1841), continuée de nos jours par M. Joseph Anglade, qui a succédé dans la chaire des langues romanes à MM. Antoine Thomas et Alfred Jeanroy. Toulouse est devenu ainsi l'un des centres les plus actifs des études méridionales. A côté de lui a existé longtemps, sous le nom d'Escolo 166 LE FÉLIBRIGE moimdino, un groupe félibréen, moins éclatant, mais plus soumis à la doctrine officielle des fondateurs du Félibrige comme au souvenir local de ce Lucien Men- gaud, qui écrivit la célèbre chanson, appelée la Toulou¬ saine; on peut y citer les noms d'André Sourreil et de J.-Félicien Court, poètes et publicistes, qui ont publié l'un et l'autre des poésies et des travaux d'érudition. A ce mouvement toulousain il faut rattacher celui du Tarn, qui nous présente les noms de Ch. de Carbon- nières et de Paul Barbe; mais, sans insister sur des énu- mérations fastidieuses, la lecture des répertoires et des anthologies félibréennes nous indique suffisamment qu'il n'y a point de dialecte de langue d'oc qui n'ait eu depuis 1860 un ou plusieurs représentants autorisés, maniant les genres littéraires les plus divers, depuis le sonnet et le conte populaire jusqu'à la poésie épique. III. DANS LES PYRÉNÉES L'activité félibréenne ne s'est point d'ailleurs can¬ tonnée dans les grands centres administratifs du Midi ; elle a gagné les petites villes, et des plaines elle est par¬ venue aux montagnes; les dialectes pyrénéens, un peu rudes au premier abord, se sont assouplis eux aussi selon les règles mistraliennes. D'abord, au pied même des Pyrénées orientales, la doctrine du Félibrige est allée animer cette Catalogne française, dont la langue a tant de rapports avec celle de la Catalogne espagnole, éveillée, elle, depuis 1860. Le Roussillon s'est souvenu de sa vieille poésie popu¬ laire, des goigs religieux et des eorrandas moins graves ; il a repris l'air du Fardai et la chanson célèbre des Mon- tanyas regaladas, et l'on a vu ainsi Justin Pépratx et Antoine Jofre revendiquer pour la langue catalane le EN DEHORS DE LA PROVENCE 167 droit à l'existence, en donnant les premiers modèles littéraires de sa poésie renouvelée, Pierre Talrich célé¬ brer dans son exil parisien l'Albère, les bords du Tech, le Vallespir et ses amandiers fleuris, Joseph Bonafont, qui s'est appelé lui-même Lo Pasiorelet de la Vau d'Arle, glorifier Bernard d'Onns, le dernier héros de l'indépendance catalane, Jules Delpont chanter Majorque et Valence, la fraternité des Catalans d'Espagne et de France, Albert Saisset divertir le public par des fables et des saynètes, Jacques Boher écrire des hymnes reli¬ gieux, enfin plus récemment Jules Cornorol, Joseph Pons, P. Francis, Jean Amade, Ch. G-rando, G. Violet, P. Bergue, A. Janicot, etc., maintenir avec des talents divers la tradition catalane1. Une société d'Etudes catalanes, qui a pour organe la Revue Catalane, s'est constituée pour épurer et répandre le dialecte du Roussillon; elle a tout aussi bien excité le goût des études locales, où s'est signalé l'archiviste Pierre Vidal, et de la poésie du terroir, fût-elle en langue française, où se sont fait remarquer plusieurs poètes de valeur 2. Mais, en montant vers les Pyrénées de l'Ariège, le mouvement félibréen ne diminue point sinon d'intensité, au moins de valeur. L'Escolo deras Pireneos (l'Ecole des Pyrénées) a réveillé les vieilles fêtes, les coutumes, les costumes du comté de Foix, du Comminges et du Cousirans; on y a vu fraterniser dans le culte de la vieille langue les abbés Daubian et Dufor, le député radical Albert Tournier, qui a collaboré avec Paul Arène pour raconter un voyage aux pays félibréens, et M. Ber¬ nard Sarrieu, ancien élève de l'École Normale Supé¬ rieure, professeur de philosophie et auteur de deux 1. Voir Jean Amade; Anthologie catalane. Perpignan, Cornet. 2. Voir Henry Noëll : Le Roussillon et les Poètes. Paris, Librairie de France. 168 LE FÉLIBRIGE gros poèmes en dialecte ariégeois qui célèbrent les Pyrénées. A ces chants ont répondu dans les Basses-Pyrénées ceux des fondateurs et des fidèles de l'École Gaston- Phébus. En 1901, ils surent organiser d'admirable manière la Sainte-Estelle au château de Pau; aux côtés d'Adrien Planté, avocat, ancien député, maire d'Orthez, orateur et écrivain, de Michel Camélat, auteur d'une touchante idylle montagnarde, appelée Beline, et qui doit se classer au premier rang de la production contem¬ poraine en langue d'oc, de Simin Palay, noble chanteur des joies du foyer, érudit et poète de grande valeur, de Victor Lalanne, conteur charmant et disert, on vit se révéler Philadelphe de Gerde, lauréate des Jeux Floraux septennaires, unissant la flamme de l'inspiration à celle de la beauté et pleurant sur la décadence du Midi ses Chansons en Deiiïl, jooésie un peu rude, dans le dialecte âpre de la Bigorre, mais singulièrement prenante, et qui apporte un accent nouveau à la littérature félibréenne. Elle est apparue aux cœurs félibréens comme une sorte d'Esclarmonde, réveillant les espoirs mystiques duMoyen Age méridional, et mystique elle-même, elle a chanté sa compatriote, Bernadette de Lourdes, en un simple et touchant poème. En fait avec les noms que je viens de citer et qui repré¬ sentent de vrais et grands talents, et ceux encore du chansonnier Xavier Navarrot (1795-1862) et du doc¬ teur Lacouaret (1861-1923), qui a signé du nom A.'Al Cartero, diverses œuvres intéressantes, le Béarn et la Bigorre sont parmi les provinces les plus actives et les plus originales de la langue d'oc. Le chant mistralien a trouvé là des échos inattendus et revêtu des sonorités nouvelles. EN DEHORS DE LA PROVENCE 169 IV. EN GASCOGNE La Gascogne ne pouvait rester en retard; n'avait-elle pas été la première à donner le branle, puisque le chant de Jasmin avait précédé celui de Mistral? Le souvenir du célèbre perruquier y était précieusement conservé; en 1870 Àgen lui avait dressé une statue et son œuvre est peut-être descendue plus avant dans le public que celle, plus pure, de Mistral. Il n'importe pas que Jasmin n'ait pas cru à l'avenir de sa langue; son exemple était plus fort que sa doctrine, et Mistral lui-même pouvait dire au pied de sa statue qu'il avait vengé le peuple du Midi. Aussi a-t-on vu depuis sur tout le terroir de la Gascogne se continuer cette tradition populaire; parmi les noms qui honorent cette littérature gasconne, il faut citer celui d'Isidore Salles (1821-1900) qui, malgré ses hautes fonctions administratives (il fut préfet, directeur des comptes au Ministère de l'Intérieur et Président du Conseil d'Administration de la Banque des Pays-Bas), voulut être en gascon poète et conteur pour célébrer son pays landais et ses gloires; il faut citer aussi celui de Jean-François Bladé qui a recueilli pendant cinquante ans les contes populaires aux lèvres même du peuple, des servantes, fileuses, charrons, pâtres, chasseurs, et com¬ posé ainsi une œuvre charmante et vivante, qui, outre sa valeur littéraire, a un intérêt certain pour l'établis¬ sement du folk-lore. Un autre nom important est celui de l'abbé Léonce Couture, qui fut doyen de la Faculté libre des Lettres de Toulouse, et qui anima de son éru¬ dition et de sa foi gasconne toute une génération de prêtres, notamment les abbés Tallez, Laclavère et Cézerac et surtout l'abbé Fernand Sarran, conteur et poète, qui a renouvelé de façon charmante et personnelle 170 LE FÉLIBRIGE la chanson populaire, en la retrempant aux sources du Moyen Age. Enfin Charles Ratier a voué sa vie au culte de Jasmin et de son dialecte. Et c'est enfin une bien touchante chanson, qui s'est exprimée dans le dialecte tout voi¬ sin du Quercy, que celle du petit valet de ferme, Paul Froment (1885-1907), révélé à dix-huit ans par l'Escolo Moundino de Toulouse, et se suicidant à vingt et un ans à Lyon, où le service militaire l'avait entraîné loin du soleil et du dialecte natal. Ce petit poète, sorte de Rimbaud du Félibrige, est le seul qui ait poussé la poésie d'oc à cette sorte de pessimisme en action qui se ter¬ mine par le renoncement à la vie. A côté du Quercy, qui compte aussi parmi ses poètes cet Antonin Perbosc, que j'ai rapproché de Prosper Estieu à cause de son inspiration et de son orthographe, et le joyeux meunier Jean Castela le Rouergue nous offre le plus populaire de ses poètes dans la personne de l'abbé Justin Bessou, curé de Saint-André-de-Najac, dont le recueil bien connu Dal Bres à la Toumbo a eu plusieurs éditions et mérité les suffrages des lettrés en même temps que de la foule; poète attendri du foyer, il a été aussi un conteur exact et malicieux et l'une des figures les plus en vue du Félibrige languedocien. V. EN PÉRI GO RD ET LIMOUSIN Loin de s'affaiblir aux confins de la terre d'oc le mouvement félibréen y a pris une ampleur toute par¬ ticulière, mouvement de défense assez naturel aux frontières de la langue; il convient aussi de se rappeler que le Périgord et le Limousin ont donné beaucoup à la littérature du Moyen Age et que la plupart des plus célèbres troubadours ont usé du dialecte de ces provinces, EN DEHORS DE LA PROVENCE 171 même quand ils n'en étaient pas originaires. L'appel féli- bréen a ranimé de tels souvenirs chez les érudits de cette région, et deux hommes ont éveillé de leur talent et de leur foi la terre du Périgord : Camille Chabaneau, professeur à la Faculté des Lettres de Montpellier, que j'ai rangé, à cause de ses fonctions et sa résidence, parmi les érudits languedociens, mais qui est originaire du Périgord et qui retrouva dans les tronbadours qu'il étudiait avec une joie et une aisance particulières les accents de son dialecte natal — et Auguste Chastanet, resté, lui, dans son pays en l'animant de sa propagande tenace. Les efforts combinés de ces deux hommes de valeur ont réussi à constituer une école littéraire appelée Lou Bournat, c'est-à-dire La Ruche, et qui a fourni en effet un bel essaim d'érudits, de conteurs et de poètes. Car après Camille Chabaneau et Auguste Chastanet une nouvelle génération s'est levée sur leurs traces, parmi laquelle on peut citer les noms d'A. Dujarric-Descombes, de Ludovic Sarlat et de Robert Benoît, celui-ci poète et coiffeur qui continue à sa façon l'inspiration et l'attitude de Jasmin. D'excellents esprits, tels que MM. Paul Brousse et Amédée de Làcrousille, ont achevé la constitution de l'École périgourdine, qui est mainte¬ nant en pleine activité et qui trouve d'ailleurs des raisons puissantes d'émulation dans l'activité de la province voisine, le Limousin, qui peut, autant et plus que le Périgord, rappeler avec orgueil le souvenir des grands troubadours et de l'importance exceptionnelle qu'a eue sa langue au Moyen Age dans tout le Midi de la France, jusqu'en Catalogne et en Italie où Dante l'a connue et pratiquée. Les noms de Bertrand de Born, de Bernard de Ven- tadonr, des troubadours d'Ussel ont été des motifs puissants d'excitation pour les poètes de la renaissance 172 LE EÉLIBRIGE limousine, dès qu'ils se sont éveillés à la voix des Félibres. Car c'est bien le Félibrige qui ranime la littérature limousine. Sans doute on pouvait déjà citer le tempéra¬ ment tout spontané d'Eusèbe Bombai, érudit, poète, conteur et même auteur dramatique, qui s'était mani¬ festé à Argentat dès avant que des rapports officiels fussent noués par l'abbé Joseph Roux avec les Félibres, mais Eusèbe Bombai est obligé de se rallier à la graphie établie par Joseph Roux, lorsque celui-ci pose les principes de la langue limousine renouvelée. Or c'est bien un concours félibréen pour le cinquième cente¬ naire de Pétrarque (1874) qui révéla l'abbé Joseph Roux à lui-même et aux autres et qui le mit ainsi en rapports avec Paul Mariéton, chancelier du Félibrige, dont l'activité parisienne devait servir sa renommée. Nous sommes ici en présence d'un grand tempéra¬ ment original de poète et de travailleur et c'est à son influence que nous pouvons rattacher tout le mouve¬ ment du Félibrige en Limousin. Né en 1834 à Tulle, l'abbé Joseph Roux est presque le contemporain de Mistral ; cependant, humble curé de village, loin de tout milieu intellectuel et de tout appui favorable, ce n'est qu'à la quarantième année qu'il a l'idée de se mettre en rapports avec les Félibres et, tout autant que la renommée de poète de terroir, c'est celle d'écrivain français qu'il ambitionne et qu'il obtient en publiant, en 1885, ses Pensées, qui excitent l'attention, l'admira¬ tion même de l'opinion parisienne et sont couronnées par l'Académie française, grâce à l'influence heureuse de Paul Mariéton, qui avait préfacé le volume. Cependant malgré cette gloire française, l'abbé Joseph Roux sous la direction de Mistral voulut être de plus en plus le poète et le linguiste du Limousin réveillé. Il en recueillit les proverbes, lui donna une grammaire, rassembla les notes d'un dictionnaire qu'il EN DEHORS DE LA PROVENCE 173 n'eut pas le temps d'achever. En même temps, il écrivit l'épopée de son pays avec La Chanson Lemouzina (La Chanson limousine, 1890), évocation fidèle des gloires historiques de sa province. Longtemps discuté dans son propre pays, l'abbé Joseph Eoux, élu majorai du Félibrige (1876) et chanoine de la cathédrale de Tulle, s'imposa de plus en plus à l'opinion et autour dé lui vinrent se ranger toutes les bonnes volontés, et même celle de son aîné Eusèbe Bombai. Le Limousin entra définitivement dans le Félibrige en 1892, quand fut fondée à Brive L'Escola Lemouzina, qui bientôt essaima en diverses écoles, École de la Sentria à Argentat, École Bernard de Ventadour à Tulle, École des Ussels à Ussel, École Dom Bercel à Chamboulive, École Bertrand de Born à Brive ; toutes ces écoles se sont fédérées prenant comme eliaptal de cette fédération Joseph Eoux, puis Eusèbe Bombai, enfin L.-Joseph de Bar (1920). En même temps, les Limousins de Paris se groupaient dans une société bilingue qui, appelée d'abord la Bûche Corrézienne, devient bientôt la Bûche Limousine, et a institué les Jeux annuels de VÉglantine sous l'impul¬ sion de deux ardents propagandistes, Louis de Nussac et Johannès Plantadis. L'organe de ce groupement fut une revue, fondée en 1893, sous le nom de Lemouzi, et qui depuis trente ans, sous la direction de Johannès Plantadis, mort en 1922, et actuellement sous celle de M. Joseph Nouaillac, professeur agrégé de l'Université et historien de haute valeur, a recueilli toutes sortes de documents et de textes limousins ou fragments relatifs à l'histoire et à la littérature du pays; c'est là une des revues régionalistes les plus actives de l'heure actuelle. Cette propagande a gagné le Haut-Limousin, où M. Eené Farnier a fondé en 1923 Y École du Barbichet; on appelle ainsi la coiffure traditionnelle des filles du pays. 174 LE FÉLIBRIGE Parmi les valeurs littéraires qui se sont manifestées grâce à une telle propagande il faut citer, après Eusèbe Bombai et Joseph Roux, mort en 1905, Marcellin Caze, d'Argentat, auteur de fables savoureuses, Alfred Mar- pillat, qui a publié des contes et des niorlas (on appelle ainsi en limousin ce genre de contes drolatiques que les Provençaux appellent des galéjades), Marguerite Genès, qui a collaboré avec Eusèbe Bombai et publié elle-même d'agréables poèmes, Marguerite Priolo, qui a publié en prose des contes et des légendes limousines et qui a été avant la guerre reine du Félibrige, Amédée Muzac, disciple de Bombai, chantant comme lui son pays d'Argentat, l'abbé J.-B. Joffre, conteur et moraliste, le chansonnier populaire Léon Branchet, qui accompagne lui-même de sa chabreto les airs qui bercent le travail des métiers, J.-B. Chèze, auteur de niorlas savoureuses entre toutes, et qui a donné un bel hymne au Limousin, Johannès Plantadis, ardent animateur, érudit patient, qui a recueilli les légendes limousines, relatives aux oiseaux et à la vie du Christ, Édouard Mazin, P.-L. Gre¬ nier, Jean Rebier, René Farniès, Albert Pastour enfin, le dernier venu et l'un des mieux doués parmi les écrivains limousins. L'érudition romane a trouvé, comme à Toulouse, des représentants autorisés, en Limousin, dans la per¬ sonne de M. Joseph Nouaillac, directeur de Lemouzi, de M. René Lavaud, comme lui agrégé de l'Université, éditeur d'Arnaut Daniel, de M. Antoine Thomas, le savant romaniste de la Sorbonne, de M. Jean Audiau qui a remis au jour les œuvres de quatre trouba¬ dours d'Ussel. Si sommaires que soient de tels renseignements, ils suffisent à montrer l'ampleur et la variété du mouve¬ ment félibréen dans cette antique région du domaine de langue d'oc. EN DEHORS DE LA PROVENCE 175 VI. EN AUVERGNE, VELAY ET EAU PHI NÉ C'est le même intérêt qu'offre la province linguis¬ tique de l'Auvergne, où le Félibrige s'est développé de façon plus tardive, mais aujourd'hui assez vivante. La poésie patoise y avait donné quelques accents sous l'Ancien Régime et, au xixe siècle, le poète sabo¬ tier, Jean-Baptiste Veyre (1798-1876), y était devenu assez populaire; mais c'est l'abbé Couchinoux et surtout Régis Michalias, qui ont, il y a trente ans, fait entrer décidément le dialecte auvergnat dans le concert féli- bréen. Leur exemple a été suivi fidèlement par Arsène Yermenouze (1850-1910); poète bilingue, couronné par l'Académie française pour ses vers français, et par l'Académie des Jeux Floraux pour ses vers auvergnats, majorai du Félibrige, fondateur et directeur de la revue La Gobreto, il a fait vraiment belle figure de poète ori¬ ginal, même après Mistral, et son œuvre s'impose à l'attention d'une façon toute particulière. Soutenu par l'amitié du duc de la Salle-Rochemaure, qui réédita par ailleurs avec l'aide de M. René Lavaud le texte des Troubadours cantaliens, il a travaillé excellemment à illustrer son pays. Son exemple reste utile à tous ceux qui veulent manier concurremment la langue française et la langue d'oc. Il a été suivi en dialecte auver¬ gnat par des disciples fidèles, parmi lesquels on peut citer M. Louis Delhostal, d'Aurillac et, en français, M. Gandillon Gens-d'Armes, sous l'impulsion duquel paraissait, avant la guerre, une excellente petite revue, La Veillée d'Auvergne, qui maintenait le culte du pays et des traditions auvergnates. A côté de l'Auvergne, le Velay se pique de conserver son originalité, avec un dialecte plus proche du pro¬ vençal que l'auvergnat, et le souvenir de ses trouba- 176 LE FÉLIBRIGE dours, parmi lesquels le plus célèbre est le vigoureux Peire Cardenal, ainsi que du romancier populaire, Aimé Giron. Sa récente école félibréenne compte des hommes actifs et dévoués, tels que MM. Boudlion- Lashermes,. Césaire Fabre et Lauze. La Sainte-Estelle de 1923, célébrée au Puy, a mis en valeur les ressources linguistiques et littéraires de cette région. Il ne faudrait pas oublier en face d'elle le Dauphiné, où la poésie populaire fut nourrie, avant l'influence félibréenne, par le tisserand Roch Grivel et où depuis se sont manifestés des hommes comme Gatien Almoric, auteur de comédies en langue populaire, Ernest Cha- lamel, poète pastoral, l'abbé Pascal et l'abbé Louis Moutier, poète rhodanien, qui a célébré avant Mistral le grand fleuve civilisateur des Gaules, et aussi M. Rivière, qui traduisit Mirèio en dialecte dauphi¬ nois et dont la fille est devenue Mme Frédéric Mis¬ tral. Si rapide qu'ait été cette revue des provinces du Midi, elle nous a montré la diffusion du mouvement féli- bréen. Sans doute, les noms que j'ai cités ne sont pas tous des noms de grands poètes, mais à tout le moins sont-ils ceux d'excellents érudits fort au courant du langage et des mœurs de leur pays. Un peu partout la doctrine félibréenne a éveillé des esprits : elle a trouvé ses adeptes parmi les membres de l'enseignement, sur¬ tout de l'enseignement primaire, parmi les membres du clergé, ou encore parmi les médecins de petite ville, les propriétaires campagnards, parce que tous ces gens-là, soit issus du peuple, soit en contact permanent avec lui, ont eu les moyens de bien connaître leurs dialectes, tout en ayant assez de culture pour en apprécier les ressources et pour le faire servir à l'expression de leur tempérament. Mais, au delà même de cette classe sociale, la poésie félibréenne est allée éveiller quelques tempéraments EN DEHORS DE LA PROVENCE 177 populaires, qui se sont révélés peut-être les plus inté¬ ressants par leur fougue spontanée, leur originalité sans mélange. Quel avenir lui reste-t-il réservé? Il serait difficile de le dire et la réponse dépendra en grande partie de ce que le Félibrige pourra obtenir du gouvernement central au sujet de l'enseignement des divers dialectes d'oc. Si 011 obtenait la reconnaissance officielle de leur existence et leur enseignement dans les écoles primaires, sans doute seraient-ils sauvés de la déchéance. Sinon il est probable qu'une combinaison de plus en plus fréquente s'établira entre les mots français et le génie de la langue d'oc, c'est-à-dire que le peuple, comme nous l'entendons tous les jours, emploiera de plus en plus les mots empruntés au français, en les pliant à une con¬ sonance empruntée à la langue d'oc. Il en résulterait une sorte de patois, qui est en train de se former à nos oreilles, et dont on aurait pu éviter la naissance par une séparation bien comprise faite à l'école des deux langues en présence. C'est là précisément ce que demandent depuis cinquante ans les chefs du Félibrige, sans avoir pu obtenir encore cet enseignement méthodique, qui aurait pu éviter ou tout au moins atténuer le phéno¬ mène du patoisement, aussi fâcheux pour la langue française que pour la langue d'oc elle-même. Emile Ripert : Le Félibrige. Chapitre III L'INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE FÉLIBRÉENNE On mesure mal l'influence de la littérature félibréenne, si on la restreint, comme on le fait trop souvent, à une revendication linguistique. Il y a sans doute à la base cette revendication, tantôt souriante et tantôt passion¬ née, des droits séculaires de la langue d'oc, mais impli¬ quées dans cette protestation même il y a toute une sentimentalité d'abord, toute une doctrine ensuite, littéraire, patriotique et sociale, qui ont largement influencé la littérature et la politique de la France tout entière. I. LE FÉLIBRIGE ET LA LITTÉRATURE FRANÇAISE Pour envisager d'abord l'aspect le plus apparent d'une telle influence, il est facile de noter les rapports d'amitié qui se sont établis dès les premières années du Félibrige entre les poètes de langue provençale et certains hommes de lettres, originaires du Midi, mais qui ont choisi la langue française comme moyen d'expression. Les noms d'Alphonse Daudet et de Paul Arène se présentent tout de suite à l'esprit. Il n'est pas exagéré de dire qu'ils ont INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE EÉLIBRÉENNE 179 puisé l'un et l'autre dans le trésor des contes de Kouma- nille; si Daudet ne l'a formellement avoué qu'une fois, quand il a traduit mot à mot Le Curé de Gucugnan, il n'a cependant jamais caché que la line farine de son moulin était bien de la meilleure farine provençale; il s'en est fait gloire, il a toute sa vie entretenu avec Mistral d'affectueux rapports, et Paul Arène de même, ainsi que le rappelait Mistral dans sa Chanson du Cinquan¬ tenaire du Félibrige en évoquant les frères de Paris, Alphonse Daudet et le bon Paul Arène venant boire à la source provençale comme « à la fontaine d'Hippocrène ». Or, si l'on veut bien réfléchir que, depuis Perrault et Ch. Nodier, nous n'avions plus de conteurs français et quelle fortune a fait depuis ce genre de conte, remis à la mode par l'art d'Alphonse Daudet et de Paul Arène, on voit bien ici l'utile renouveau que la littérature provençale a su apporter à la littérature française. Pour être moins vive dans le roman, cette influence y reste pourtant visible; dans les romans de Daudet d'abord, bien entendu, mais dans ceux aussi d'Emile Zola, né d'une famille aixoise, élevé à' Aix jusqu'à ses dix-huit ans et qui ne s'est jamais désintéressé des choses et des gens du Midi, qu'il a d'ailleurs décrits dans ses premières œuvres. Au reste le roman réaliste, conçu au meilleur sens du mot, conduit forcément au roman régionaliste ; à serrer de près la réalité, il faut la placer dans son cadre exact, et sitôt qu'on sort de Paris ou des grandes villes, c'est dans un milieu caractérisé de province. Sans doute, Balzac en avait déjà donné l'exemple et aussi George Sand, mais cette mode devait s'amplifier et àe préciser dans l'œuvre d'un Ferdinand Fabre, d'un Emile Pou- villon, d'un Léon Cladel, tous les trois originaires du Midi et pleins de saveur et de couleur. Innombrables depuis sont les romans de terroir, qui 180 LE FÈLIBRIGE forment aujourd'hui une partie importante de notre littérature, et dont en Provence Jean Aicard a donné quelques exemplaires, inégalement réussis d'ailleurs. Mais où l'influence de l'effort provençal devait être plus visible encore, de façon toute naturelle, c'est dans le domaine de la poésie. Une poésie de langue française va se constituer et s'élargir de plus en plus sur les terres du Midi, et même dans toute la France, en accord avec l'inspiration régionale. Alors que le symbolisme, qui comptait dans ses rangs beaucoup de poètes d'origine étrangère, avait rendu vague et fuyante la technique et l'inspiration de toute la génération qui s'est manifestée de 1880 à 1900 environ, dès le début du xx8 siècle on voit surgir de tous côtés et surtout dans le Midi des poètes désireux de donner à des rêves et des décors précis une forme nette, rajeunie aux sources latines et provençales; parmi les poètes de cette sorte, certains ont pratiqué la langue d'oc en même temps que le français, tels Jules Boissière, Auguste Marin, Marius André, d'autres n'ont pratiqué de façon suivie que la langue française, tels, déjà plus anciens, Jean Aicard, Alexis Mouzin, en rapport étroit avec le Félibrige dont il est majorai, et, plus récents, Joachim G-asquet, Lionel des Rieux, Emmanuel Signoret, Paul Souchon, Emile Sicard, Émile Ripert, en Provence ; Charles Brun, Jean Carrère, Ernest Gaubert, Paul Hubert, Pierre Jalabert, en Languedoc; Emmanuel Del- bousquet, Armand Praviel, J.-R. de Brousse, Paul Sen- tenac, à Toulouse; Henry Muchart, Pierre Camo, Albert Bausil, Henry Noëll, Ch. Bauby, Just Caveeyrach, en Roussillon, etc., — et ce ne sont là que quelques noms que suit toute une génération ardente, formée aux mêmes disciplines. Discipline classique, ou du moins en liaison avec les littératures antiques et la tradition méditerranéenne. En ce sens, .toute cette littérature a réagi contre l'invasion des littératures septentrionales, INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE PÉLIBRÉENNE 181 du théâtre norvégien, du roman anglais ou russe; elle a préparé ainsi, au sein même de la littérature fran¬ çaise, cette réaction classique, qui s'est manifestée dès avant la guerre de 1914, mais qui a pris depuis une plus grande intensité : stances de Jean Moréas, tra¬ gédies antiques d'Alfred Poizat, de Georges Rivollet, manifestées sur la scène d'Orange, lutte de M. Pierre Lasserre contre le romantisme, tels sont quelques aspects de ce renouveau classique, dont on pourrait multiplier les exemples. Il n'est pas exagéré de dire avec M. Jean Carrère : « La renaissance provençale provoquée par Mistral aura eu pour corollaire une renaissance du pur esprit français. » Ce serait toutefois limiter son influence que de la borner à la renaissance d'une forme poétique, car ce n'est pas seulement d'ailleurs question de technique et d'inspiration, c'est aussi le sentiment très net, répandu dans toutes les provinces, d'une littérature régionale à maintenir et à développer, le désir de faire surtout une œuvre intellectuelle, en liaison avec Paris, mais aussi en toute indépendance. Tel est le sentiment que l'on peut appeler le « régionalisme littéraire », et, d'abord uniquement littéraire, ce régionalisme est devenu assez vite politique et économique. II. LE FÉLIBRIGE ET LE RÉGIONALISME C'est là ce que voyait nettement M. Charles Brun, qui s'est fait depuis l'apôtre infatigable du régionalisme, quand il écrivait L'Évolution félibréenne (1896). Il sentait que le Pélibrige ne devait plus se borner désor¬ mais à revendiquer les droits de la langue d'oc, mais que, pour avoir avec lui toute la France et tout l'avenir, il devait réclamer une réforme de l'organisation française. 182 LE FÉLIBRIGE Il n'échappe en fait à nul esprit averti que l'existence d'une capitale congestionnée, telle que Paris, où se concentrent tous les organes de direction de la France administrative et politique, constitue un péril pour la nation. Une telle capitale, vulnérable à l'excès, exposée à l'ennemi, s'il arrive qu'elle tombe entre ses mains, c'est la résistance française abattue d'un seul coup. Outre ce grave danger militaire, il y a péril éco¬ nomique pour la natalité, pour la richesse, pour la mise en valeur de la France à entasser dans une seule ville la majeure partie des capitaux matériels et intellectuels d'un pays. Ni l'Allemagne, ni l'Italie, ni les États-Unis, ni même l'Angleterre ne connaissent une telle situation, créée par les efforts successifs déployés par la royauté, par le Premier Empire et par la République pour unifier la France. Tous les autres pays du monde ont su conserver une répartition de leurs ressources plus égale et maintenir la vie écono¬ mique et intellectuelle sur tous les points de leur territoire. La doctrine régionaliste s'est donc constituée en réaction de cette fâcheuse organisation ; mais il est facile de voir qu'elle sort de la doctrine félibréenne et que les premiers et les plus ardents régionalistes sont originaires des pays de langue d'oc. Certains même, tels les Félibres qui signaient la déclaration du 22 février 1892, sont allés jusqu'à réclamer l'autonomie plus ou moins complète des provinces, un fédéralisme analogue à celui des États-Unis. Quoi que l'on pense de telles revendications, elles ont leur valeur et leur portée; les partis les plus modérés eux-mêmes envisagent une réforme adminis¬ trative, qui s'accomplira un jour ou l'autre et qui aura sa cause première dans la réunion poétique de Font- Ségugne. Mais, sans même attendre que pareille réforme soit faite, il faut noter, comme résultats acquis déjà, INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE FÉLIBRÉENNE 183 l'attention de plus en plus grande apportée par les milieux parisiens eux-mêmes aux manifestations de la vie provinciale, aux arts régionaux, le développement du tourisme et des métiers qui en profitent, la création d'organes provinciaux de plus en plus importants, quo¬ tidiens ou périodiques, soutenant de mieux en mieux l'effort des artistes et des littérateurs, qui de plus 'en plus nombreux préfèrent le séjour de leur pays à celui de Paris. Le jour où de grandes firmes d'éditions régio¬ nales auront été créées — et plusieurs tentatives en sont déjà faites-—, le jour où les théâtres des grandes villes permettront des créations nouvelles, où les revues et les journaux de province auront l'importance et l'influence des publications parisiennes, la France tendra peu à peu à prendre l'aspect intellectuel et moral de l'Italie ou de l'Allemagne, et la mise en valeur de toutes ses ressources sera de plus en plus complète. Il convient d'ajouter qu'en célébrant la terre et ses travaux, la littérature mistralienne a lutté à sa façon contre l'abandon des campagnes, qui constitue un grave péril des sociétés modernes, et que, de la même manière, en faisant mieux connaître les gloires et les traditions de chaque pays de France, elle a contribué à donner à la notion trop vague d'un patriotisme français le sup¬ port précis d'une vision concrète du sol et de l'histoire. C'est là de quoi répondre victorieusement au reproche absurde de séparatisme, que certains adversaires de l'idée félibréenne ont jeté dans la discussion. L'atti¬ tude des écrivains et des soldats méridionaux pendant les guerres de 1870 et de 1914 a répondu de la façon la plus héroïque à ces reproches, qui n'ont jamais pris prétexte que de quelques boutades mal interprétées et qui ne peuvent s'appuyer sur aucun texte ni aucune manifestation sérieuse. 184 LE EÉLIBRIGE III. LE EÉLIBRIGE ET VIDÉE LATINE Bien au contraire, l'idée lélibréenne — et nous avons eu l'occasion de le noter — dépasse les frontières de la France et peut influer sur notre diplomatie elle-même. Les poètes de Provence ne pouvaient tarder à prendre conscience de leur hérédité et de leurs traditions latines. Borne avait laissé sur leur sol de grands monuments, qu'ils allèrent réveiller de leurs chants et de leurs fêtes. La tragédie classique reprenait vie sur la scène du théâtre d'Orange. Mais ce n'était pas seulement les sou¬ venirs del'antiquité qui ressuscitaient àleur voix,c'étaient ceux aussi des temps du Moyen Age, où la Provence était en liaison intellectuelle avec l'Italie. Les souvenirs de la reine Jeanne et des Papes d'Avignon hantaient encore les imaginations. Ainsi se formait peu à peu l'idée latine, qui devait devenir un des principaux ali- «rnents des ferveurs félibréennes. Au fait, nous l'avons vu, dès les débuts même du Féli- brige, les poètes de Catalogne étaient venus éveiller cette idée dans les esprits des Provençaux. Peu après, les Koumains, luttant pour leur indépendance et leur renaissance, devaient l'affirmer aussi. En 1878, nous avons vu Mistral chanter avec Yasile Alecsandri, sur le Peyrou de Montpellier, le réveil de la race latine, dont tous alors proclamaient l'infériorité vis-à-vis des races anglo-saxonnes ou des méthodes germaniques. Une telle attitude intellectuelle, si, de 1880 à 1900, elle faisait sourire des naïvetés attardées du Félibrige, devait avoir depuis sa revanche, que les récents événements n'ont fait que confirmer. La lutte immense engagée en 1914 pour l'hégémonie du monde ou la liberté des peuples a marqué la supériorité de la culture et de la race latines, INFLUENCE DE LA LITTÉRATURE FÉLIBRÉENNE 185 qui s'est affirmée capable d'efforts pratiques aussi bien que de spéculations intellectuelles et représentante de la « qualité » contre la « quantité », pour parler comme le grand historien italien, Guglielmo Ferrero. Ce qui paraissait un rêve de poète attardé est donc devenu une réalité précise, et Mistral n'a pas été ce prophète du passé, qu'on nous a représenté trop souvent, mais un véritable voyant, qui a puisé au fond même de la sagesse populaire les raisons d'une action toute moderne et la solution d'un certain nombre de problèmes sociaux. Le Félibrige compte actuellement des associés dans un grand nombre de pays étrangers. L'Académie de Suède, en couronnant Mistral du prix Nobel en 1905, a montré le prix qu'elle attachait à son effort; les savants allemands ont depuis Diez consacré nombre de travaux à la littérature provençale ancienne et moderne; les noms deBarstch, d'Appel, d'Emil Levy, de Foerster, de Behrens, de Bertuch, de Koschwitz, suffisent à l'indi¬ quer. C'est Koschwitz qui a donné de Mirèio la seule édition savante que nous ayons; les érudits italiens, orientés vers la Provence par le culte de Dante et de Pétrarque, ne pouvaient manquer de s'intéresser au mouvement félibréen : Pio Rajna a étudié les cours d'amour, Antonio Restori a donné un manuel de litté¬ rature provençale, Mario Chini a traduit en italien Mirèio et les contes de Roumanille, E. Portai a donné une Antho¬ logie du Félibrige ainsi qu'un précis de littérature proven¬ çale moderne; enfin MUe Luisa Graziani a publié une petite histoire de la littérature provençale au xixe siècle et une traduction de Galendau en prose italienne. En Roumanie, le grand poète Yasile Alecsandri fut lié avec Mistral, qui fit couronner aux Jeux Floraux de Montpellier son Chant de la Face latine et la reine 186 LE FÉLIBRIGE Carmen Sylva, elle-même, traduisit en roumain quelques œuvres félibréennes. Ainsi les plus hauts témoignages du génie, de la science et de la puissance s'accordent à témoigner du respect qu'a su dans un demi-siècle inspirer à tout l'univers lettré la littérature félibréenne. De plus, au moment où l'on se préoccupe de remettre en honneur les études latines, il convient de remarquer que les études provençales sont en con¬ nexion étroite avec elles, tant au point de vue lin¬ guistique qu'au point de vue littéraire. Dès avant les polémiques actuelles, les Félibres n'ont pas manqué, nous l'avons vu, d'invoquer comme leurs maîtres les poètes romains. Dans une chanson célèbre, Mistral s'est écrié : Sian gau rouman! « Nous sommes gallo- romains », reprenant ainsi à sa façon les théories d'Augustin Thierry que j'ai signalées au début de cette étude. On voit ainsi à combien d'idées différentes et fécondes a touché ce Félibrige, où l'on n'a vu trop souvent qu'une réunion de poètes et de bons vivants prêts à rire et à banqueter. Il ne faut pas que sa face souriante nous masque le sérieux de ses attaches et de ses revendications. CONCLUSION A recenser les forces actuelles de la littérature féli- bréenne, convient-il d'être pessimiste sur son avenir? C'est la question qu'on peut se poser, en terminant une pareille étude. Ici il faut faire une distinction très importante et envisager tour à tour la question de la langue et celle de la littérature. Evidemment elles sont en étroite connexion, et la littérature félibréenne aura d'autant plus de chances de conservation et surtout de déve¬ loppement que la langue d'oc sera plus vivace et plus répandue. C'est là ce dont les Félibres et leurs amis se rendent nettement compte, quand ils demandent que le gouvernement central, renonçant à combattre la langue d'oc, l'admette au lycée, à l'école, à la caserne et que l'Église en use pour la prédication, le cantique et l'enseignement. Toutefois, on peut se demander si, à supposer qu'on obtienne l'adhésion du gouvernement et de l'Église aux mesures préconisées par les Félibres, ces mesures pourraient suffire à sauvegarder l'intégrité d'une langue mise en contact quotidien avec la langue française, qui a désormais sur elle des siècles d'avance et bon nombre de préjugés en sa faveur. Quoi que l'on fasse, l'influence du français ne s'exercera-t-elle pas sur les terres du Midi de façon telle qu'on verra se former une sorte de langue nouvelle intermédiaire entre la langue d'oïl et la langue d'oc, où les mots français 188 LE EÉLIBRIGE seront plies peu à peu aux flexions languedociennes? Si ce phénomène s'accentuait et se généralisait, ce serait un danger pour la littérature félibréenne, dont la langue deviendrait à la longue aussi archaïque vis- à-vis de ce nouveau langage que celle des Troubadours ou des Trouvères par rapport aux dialectes de langue d'oc et à la langue française moderne. Il est toutefois difficile de faire à ce sujet des prophé¬ ties très nettes; depuis deux siècles, des lettrés émi- nents ont annoncé la disparition rapide des dialectes d'oc, qui sont restés vivants malgré tant de prédic¬ tions et qui ont porté leurs plus belles œuvres au moment où on les croyait condamnés. L'existence d'un génie tel que celui de Mistral a remis en litige une question que l'on aurait pu croire réglée vers 1850 en faveur de la domination absolue du français. Qu'un autre homme d'un égal génie se lève et, profitant du travail déjà fait et des cadres mistraliens, pousse plus avant, le sort de la langue d'oc peut tout d'un coup se relever encore. N'avons-nous pas d'ailleurs devant nous l'exemple de la langue catalane, que l'on croyait condamnée vers 1850 et qui est en pleine prospérité? 11 est vrai que son sort a suivi l'ascension de la Cata¬ logne elle-même, pays riche et actif en face de l'Espagne appauvrie et mal organisée. Il y a donc en un pareil problème un facteur économique et politique à consi¬ dérer. Que l'organisation de la France soit changée, que les régionalistes obtiennent gain de cause et le sort de la langue d'oc sera modifié notablement, pourvu que cette réorganisation de la France soit faite en temps utile, avant que les divers dialectes de langue d'oc ne soient trop gravement altérés. Mais à supposer même qu'ils le soient et que la litté¬ rature félibréenne reste un objet d'enseignement esthé¬ tique et de curiosité philologique, elle conserverait CONCLUSION 189 encore un intérêt indéniable, plus net, à tout prendre, que celui du grec ancien et du latin. Car c'est sans doute une valeur littéraire de même ordre, mais, du moins pour des Méridionaux, plus proche et plus aisée à com¬ prendre. Mistral est plus près de nous qu'Homère et que Virgile, et si, à vrai dire, il représente une civili¬ sation moins profonde et moins large que celle de la Grèce antique ou de Kome, cependant, en tant qu'héri¬ tier de la poésie antique et d'interprète tout à la fois du christianisme populaire, il dépasse l'horizon de la Pro¬ vence, il a sa place dans le chœur des poètes gréco-latins et gallo-romains; déplus il a une valeur universelle, un' intérêt humain, comme poète de la vie rustique et de la nature éternelle. Ajoutez à cela que son œuvre, imprégnée du plus solide patriotisme et de la morale la plus pure, a l'avantage d'enseigner la noblesse du travail rustique et d'exalter en face du péril des villes « tentaculaires » la vie des champs ou des petites cités. Ajoutez encore à ces considérations que la littéra¬ ture félibréenne est un répertoire de contes, un trésor de traditions, une utile contribution, au folklore de la France et même de l'humanité, qu'elle a excité et excite encore au travail des érudits de province, auteurs de travaux fort estimables et des jeunes gens issus du peuple qui n'auraient pu s'exprimer autrement que par elle. C'est à cette classe de lecteurs qu'elle peut s'adresser avec le plus de confiance en son avenir qui est aussi le leur. Si bien des bourgeois de Provence ont accueilli avec faveur sa poésie et sa prose également colorées et savoureuses, cependant le vrai public de cette litté¬ rature sera cette classe de jeunes gens du peuple appelés peu à peu à l'instruction, tout en restant en contact avec l'élément populaire dont ils sont issus : institu¬ teurs, abbés, médecins de campagne, petits proprié- 190 LE FÉLIBRIGE taires campagnards, tel est, à côté de quelques philo¬ logues et de quelques amateurs de poésie, le vrai public de la littérature félibréenue, mais ce public a grossi beaucoup depuis cinquante ans et s'accroît encore tous les jours, et c'est peut-être là le meilleur espoir pour l'avenir de cette littérature. Ainsi donc, si d'une part l'école a travaillé contre elle en établissant la prépondérance officielle du fran¬ çais, d'autre part, en éveillant à l'instruction des intel¬ ligences de plus en plus nombreuses, capables de com¬ prendre peu à peu la beauté des dialectes d'oc pratiqués encore dans la famille, cette même école augmente chaque jour le public possible de la littérature féli¬ bréenue. Quoi qu'il en soit, je serais pour mon compte satis¬ fait, si ce petit volume avait pu contribuer à la faire mieux connaître, en éclaircissant ses origines, en dissi¬ pant certains préjugés communément répandus à son sujet, en la faisant pénétrer enfin — ce que je souhaite — dans les programmes de l'Université. BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE I. — Histoire du Félibrige. Frédéric Donnadieu : Les Précurseurs des Félibres. Paris, Quantin, 1888. Gaston Jourdanne : Histoire du Félibrige, 1854-1896. Avignon, Eoumanille, 1897. Eugène Lintilhac : Les Félibres : à travers leur monde et leur 'poésie. Paris, Lemerre, 1895. Gaston Paris : Penseurs et poètes. Paris, C. Lévy, 1896. Paul Mariéton : La Terre provençale. Paris, Ollen- dorff, 1903. * — Article Félibrige dans la Grande Encyclopédie. E. Portal : Letteratura provençale :I modernitrovatori. Milan, Hœpli, 1907. A. Restori : Histoire de la littérature provençale depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours. Trad. de l'ita¬ lien par Martel. Montpellier, Hamelin, 1895. Koschwitz : Préface del'édition de Mirèio (enfrançais). Marburg, 1900. Frédéric Mistral : Moun espelido : memùri e ra¬ conte (Mes origines : mémoires et récits). Paris, Pion, 1906. —Lou Trésor dôuFelibrige {Le Trésor du Félibrige), Dictionnaire provençal-français. Aix, Rernondet-Aubin, et Paris, Champion, 1878-1886 (épuisé). On y trouve, aux noms d'auteurs, des renseignements biographiques et bibliographiques. 192 le félibrige Edouard Lefèvre : Bibliographie mistralienne. Mar» seille, Ruat, 1909. Joseph Aurouze : Histoire critique cle la Benaissance méridionale au xixe siècle. Avignon, Roumanille, 1907. P. Roustan : Pichoto istùri de la literaturo d'o o prou- vençalo. Marseille, Ruat, 1914 (sans traduction française). Emile Ripert : La Renaissance provençale, 1800-1860. Paris, Champion, Aix-en-Provence, Dragon, 1918. — La-Versification de F. Mistral. Ibid., 1918. —Éloge de Frédéric Mistral. Discours de réception à l'Académie de Marseille. Ibid., 1920. Pierre Lasserre : Frédéric Mistral. Paris, Payot, 1918. José Vincent : Frédéric Mistral. Paris, Beauchesne, 1918. Luisa G-raziani : La poesia moderna in Provenza. Bari, 1920. Ludovic Legr à: Le poète Théodore Aubanel. Paris, 1894. Nicolas Welter : Un chantre provençal de la beauté : Th. Aubanel. Trad. de J.-J. Waldner et Frédéric Charpin. Avignon, Aubanel. J. Charles-Roux : Le Jubilé de Frédéric Mistral : Cinquantenaire de Mireille. Paris, Lemerre, 1912. — Un Félibre irlandais : W. Bonaparte-Wyse; sa corres¬ pondance avec Mistral. Paris, Lemerre, 1917. — Des Troubadours à Mistral (Mémoires de l'Académie de Vaucluse). Avignon, Séguin, 1917. F. Cornu:Les Maîtres duFélibrige. Paris, Didier, 1899. Aucun, des ouvrages cités ci-dessus n'est à négliger, car j'ai éliminé de cette liste toutes les brochures, nombreuses, qui n'apportent nul renseignement et se bornent, le plus sou¬ vent, à de faciles déclamations. L'ouvrage de Donnadieu, la préface de Koschwitz à son édition de Mirèio, l'article de Paul Mariéton au mot Félibrige dans la Grande Encyclopédie, mon propre ouvrage sur La Renaissance provençale éclairent la genèse et les débuts du BIBLIOGRAPHIE 193 Félibrige; celui de Gaston Jourdanne contient des rensei¬ gnements abondants sur toute la vie félibréenne, de 1854 à 1895, présentés d'ailleurs de façon confuse et sans nulle idée directrice ni méthode critique. La genèse de Mistral, principal ouvrier de l'œuvre félibréenne ■avec Roumanille, est expliquée par son livre de Mémoires et par les ouvrages qui exposent la formation du groupement félibréen; j'ai étudié ses procédés poétiques -et leurs sources possibles dans mon travail sur La Versification de F. Mistral. MM. José Vincent -et Pierre Lasserre ont envisagé sa vie et ■son œuvre en des ouvrages d'ensemble, dont le premier a une valeur de vulgarisation et le second une valeur plus sociale que littéraire, et procède d'ailleurs d'idées politiques qui entachent son impartialité. On trouvera des renseignements nombreux, mais assez confus, dans les ouvrages de M. Pou s tan et de M. Aurouze. La Bibliographie mistraliénne de M„ Lefèvre est un précieux instrument de travail. Le livre de Mlle Luisa Graziani, les travaux de MM. Portai et Restori indiquent la diffusion de la littérature provençale en Italie, où elle trouve des échos tout naturels. Les études de Gaston Paris, d"Eugène Lintilhac, de Paul Mariéton montrent d'autre part l'intérêt que lui ont porté certains universitaires et lettrés, qui n'étaient point d'origine provençale. Les ouvrages de Ludovic Legré et de Nicolas Welter, relatifs à Aubanel, éclairent certains détails intéressants de la vie félibréenne à ses débuts. Ils ont une valeur d'information générale. Il en est de même de l'ouvrage de M. Cornu sur les Maîtres du Félibrige. Enfin les ouvrages de M. J. Charles-Roux, cités plus haut, sont des répertoires incomparables de documents iconogra¬ phiques et de lettres intéressant l'histoire du mouvement félibréen. A côté des trois volumes essentiels, que j'ai cités, on pourra consulter avec fruit ses autres ouvrages sur : Le Cercle artistique de Marseille, Paris, Lemerre, 1906; Le Costume en Provence, Paris, Lemerre, 1907; Le livre d'or de la Camargue (en collaboration avec Étienne Mellier et Jeanne ■de Flandreysy)-, Paris, Lemerre, 1916; Arles, son histoire, ses ■monuments, ses musées, Paris, Bloud, 1914. Sur le Muséon Arlaten d'Arles, voir aussi : Jeanne de Flan- élreysy : La Vénus d'Arles et le Muséon Arlaten, Paris, Lemerre, 1905. Emile Ripert : Lo Félibrige. 13 194 le féltbrige II. — Anthologies. Joseph Roumanille : TA Prouvençalo. Avignon, Séguin, 1852. J.-B. G-aut : Boumavàgi deis Troubaires. Aix, Aubin, 1854. Un Liame de Basin. Avignon, Roumanille, 1865. François Delille : Chants des Félibres. Marseille, 1881. Constant Hennion : Les Fleurs félibresques. Aix, Guitton-Talamel, 1883. Bourrilly-Fontan-Esclangqn : Flourilege prou- vençau. Toulon, Au fougau de la Targo, 1909. Armand Praviel et J.-R. de Brousse : F Anthologie du Félibrige. Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1909. Ernest G-aubert et Jules Yéran : Anthologie de l'Amour provençal (avec préface de M. Joseph Anglade). Paris, Éd. du Mercure de France, 1909. E. Portai : Antologia provenzale. Milan, Hoepli, 1911. Ad. van Bever : Les Poètes du terroir du XVe au XXe siècle. 4 vol. Paris, Delagrave, 1912 (la Provence est au volume 4). Ch.-P. Julian et P. Fontan : Anthologie du Félibrige provençal. T. I et II (poésie), T. III (prose). Paris, Delagrave, 1921-24. Parmi les recueils signalés ci-dessus, les trois premiers, d'ailleurs introuvables en librairie, ont une valeur historique; Li Prouvençalo, édité par Roumanille, indique la première tentative de groupement des poètes provençaux, le Boumavàgi deis Troubaires, édité par J.-B. Gaut, contient les poèmes dits au Congrès d'Aix (voir Première partie. Ch. iv, par. 3 et 4). Un Liame de Basin, édité par les soins de Roumanille et Mistral, recueille les poèmes provençaux échappés à des amis du Félibrige : Reboul, Ad. Pumas, P.. Giera, Castil- Blaze, le docteur Poucel Les recueils de François Delille et de Constant Hennion BIBLIOGRAPHIE 195 contiennent pêle-mêle un grand nombre de morceaux, mais sans indications bio-bibliographiques. Il faut arriver à la date de 1909 pour trouver de vraies Anthologies, dignes de ce nom et pouvant être d'utiles instru¬ ments d'information pratique. A l'occasion du cinquantenaire de Mirèio, célébré à. cette date, l'École félibréenne de la Targo de Toulon, par les soins de MM. Bourrilly, Fontan et Esclangon, a édité un Florilège intéressant, avec indications sommaires de biographie et de bibliographie, et traductions françaises. Ce Florilège est limité au dialecte provençal et s'arrête à la seconde génération félibréenne. L'Anthologie publiée par MM. Armand Praviel et J.-R. de Brousse, poètes de Toulouse, s'étend à tout le territoire de langue d'oc et donne des indications et des textes relatifs au Langue¬ doc, aux Pyrénées, à la Gascogne, au Périgord, au l imousin et à l'Auvergne, avec traductions françaises. Il en est de même de l'Antologia provenzale publiée à Milan, par M. E. Portai, lettré italien. Elle s'étend à toutes les pro¬ vinces du Midi et comporte des traductions en italien. Elle ne présente point d'indications bio-bibliographiques, mais ces indications se trouvent contenues dans un autre volume du même auteur, signalé plus haut : I moderni trovatori. Ces deux ouvrages, qui se complètent, constituaient pour ceux qui connaissent l'italien le plus utile instrument de travail avant l'apparition de l'Anthologie du Félibrige provençal de MM. Ch.-P. ■Tulian et P. Fontan, qui réunit et qui complète les avantages de toutes les anthologies précédentes, comportant des textes bien choisis, avec des traductions françaises, et d'abondantes indications bio-bibliographiques. Il convient toutefois de remarquer que cette Anthologie est restreinte au seul dialecte provençal ; elle n'annule donc pas à ce point de vue l'Antho¬ logie de Portai ni celle de Praviel et de Brousse, qui restent indispensables pour les autres provinces de langue d'oc. Elles peuvent être complétées utilement par VAnthologie des poètes du terroir en 4 volumes, de M. Ad. van Bever. Cette Anthologie, qui contient des textes de toutes les provinces de France, est donc indispensable à consulter en ce qui con¬ cerne les pays de langue d'oc autres que la Provence. On trouvera au tome I, l'Auvergne, le Velay et le Béarn; au tome II, le Pauphiné, la Gascogne et Guyenne (Bordelais, Périgord, Agenais, Quercy, Bouergue, Armagnac, Bigorre, etc.), le Limousin ; au tome III, le Languedoc (de Toulouse à Nîmes) ; au tome IY, la Provence et le Roussillon. Il faut noter que cette Anthologie contient aussi bien des poètes de langue française. Ï96' LE FÉLIBRIGfE Toutefois- il convient de remarquer que ses renseignements? très abondants, sont présentés avec quelque confusion et moins de sûreté que ceux des autres Anthologies. Tout ce qui concerne le Félibrige y est entaché notamment d'un violent parti pris, qui fausse souvent la réalité. En outre, arrêté à la date de 1912, ce recueil ne présente aucune des valeurs, qui se sont manifestées depuis. La consultation en reste néanmoins précieuse, ces réserves une fois faites. Quant à Y Anthologie de V Amour 'provençal d'Ernest Gaubert et Jules Véran, ornée d'une charmante et substantielle j)réface de M. Joseph Anglade, elle contient des textes en tous dialectes d'oc, mais en majorité provençaux, et elle est faite d'un point de vue spéciai, qui a restreint forcément le choix des morceaux. En dehors de ces Anthologies tout amateur de littérature félibréenne aura intérêt à consulter : L'Armana prouvençau (1854-1924). Avignon, Rou- manille. L'Aïoli (1891-1897). Avignon. La Revue félibréenne (1885-1909). Paris. La Calaneo (1879-1882). Marseille; et les innombrables revues et petits journaux des diverses provinces du Midi, où s'est exprimée la littérature félibréenne par des textes qui n'ont pas été la plupart du temps réunis en librairie. TABLE DES MATIÈRES Introduction 1 PREMIÈRE PARTIE Les origines du Félibrige. Chapitre premier. Le mouvement savant. I. La découverte des troubadours; Les Romanistes 6 II. Les historiens et l'idée provençale 13 III. Les amis des patois . 17 IV. Les curieux et les érudits 22 Ciiap. II. Le mouvement ouvrier. Ciiap. III. Le mouvement dialectal. I. Hobereaux et bourgeois traditionalistes .... 36 II. Les réalistes marseillais 10 Ciiap. IV. Les essais d'organisation. I. Deux exemples : Brizeux et Jasmin 49 II. Joseph Roumanille 53 III. Les tentatives de groupement 59 IV. Les Roumavàgi d'Arles et d'Aix 63 DEUXIÈME PARTIE Le Félibrige et Frédéric Mistral. Chapitre premier. Font-Ségugne. L'Armana Prouvençau G7 198 table des matières Chap. II. Les premiers ouvriers du Féli- brige. I. Paul Giera. Jean Brunet. émy Marcelliii... 76 II. Anselme Mathieu . . . 78 III. Alphonse Tavan 80 IV. Antoine-Biaise Crousillat 82 V. Eugène Garcin. Louis Roumieux 85 VI. Adolphe Dumas. Castil-Blaze. Alph. Michel. . 87 VII. Théodore Aubanel . . 91 Ciiap. III. Frédéric Mistral. I. Sa jeunesse : Mirèio 97 II. La période catalane : Calendau. ....... 108 III. Après 1870 : Lis Isclo d'Or, Extension du Féli- brige 114 IV. La période italienne : Nerto, La Rèino Jano . . 117 V. Lou Pouèmo dôu Rose. Le Trésor du Félibrige. Lis Oulivado. Le Muséon Arlaten 123 TROISIÈME PARTIE Les amis et les disciples de Mistral. Chapitre premier. En Provence. I. Les poètes et les érudits 129 II. L'école prarseillaise 138 III. Les Fédéralistes 142 IV. Les poètes de la Camargue 148 V. Les poètes du peuple 151 VI. Les poètes récents; la poésie féminine 154 Chap. II. La littérature félibréenne en dehors de la Provence. I. En Languedoc : à Béziers, à Montpellier, dans les Cévennes 158 II. En Languedoc : autour de Toulouse 161 III. Dans les Pyrénées 166 IV. En Gascogne 169 V. En Périgord et en Limousin 170 VI. En Auvergne, Velay et Dauphiné. . . v . . . 175 TABLE DES MATIÈRES Chap. III. L'influence de la littérature fèli- bréenne. I. Le Félibrige et la littérature française II. Le Félibrige et le régionalisme III. Le Félibrige et l'idée latine Conclusion Bibliographie sommaire Table des matières Coulommicrs. — Imp. Paul BRODARD. — 3155-1-24. Mai 1937 COLLECTION ARMAND COLIN Directeur : Paul MONTEL, Professeur à la Sorbonne Chaque volume in-16 (11x17), broché ou relié. N° 1 • Rayonnement (Principes scientifiques de l'Éclairage) (2e édition), par A. BLANC, Doy en de la Faculté des Sciences de Caen (35 figures). N° 2. La Construction du Vaisseau de guerre, par E. JAMMY, Ingénieur en chef aux Forges et Chantiers de la Méditerranée (183 figures, 4 planches hors texte). (Ouvrage couronné par la Ligue maritime et coloniale française.) N° 3. Cinématique et Mécanismes (2e édition), par R BRI- CARD, Professeur à l'École Centrale et au Conservatoire des Arts et Métiers (79 figures). N° 4. L'École classique française : Les doctrines et les hommes (1660-1715) (3Q édition), par A. BAILLY, Professeur au Lycée Pasteur. N° 5. Eléments d'Agriculture coloniale : Plantes à huile, par Yves HENRY, Ingénieur agronome, Inspecteur général de l'Agriculture aux Colonies (35 figures). N° 6. Télégraphie et Téléphonie sans fil (5e édition), par C. GUTTON, Correspondant de l'Institut, Directeur du Laboratoire National de Radioélectricité (128 figures). N° 7. Théorie cinétique des Gaz (,3e édition), par E. BLOCH, Professeur à la Faculté des Sciences de Paris (7 figures). N° 8. Traité pratique de Géométrie descriptive (2e édition), par J. GEFFROY, Ingénieur des Arts et Manufactures (248 figures). Nos 9-10. Statique et Dynamique : Tomes I et II (2e édition), par H. BÉGHIN, Professeur à 1& Faculté des Sciences de Paris (227 figures) N° 11. Éléments d'Electricité (5e édition), par Ch. FABRY, Membre de l'Institut, Professeur à la Sorbonne et à l'Ecole Polytechnique (70 figures). N° 12. La Fonte : Élaboration et Travail (2e édition), par le Colonel J. ROUELLE (29 figures). N° 13. L'Hérédité (2e édition), par Et. RABAUD, Professeur à la Faculté des Sciences de Paris (34 figures). N° 14. Principes de l'Analyse chimique (2e édition), par V. AUGER, Professeur de Chimie analytique à la Sor¬ bonne (77 figures). P, 4.461 - 2 - COLLECTION ARMAND COLIN N° 35 Les Pyrénées (3e édition), par M. SORRE, Recteur de l'Académie d'Aix-Màrseille (6 caries, 6 photographies). N° Î6, Chimie et Fabrication des Explosifs (2e édition), par P. VEROLA, Ingénieur en chef des Poudres (9 figures). N° 17 La Révolution française, par A. MATHIEZ, Tome I : La Chu Le de la Royauté (5e édition). N° 18. Les grands Marchés des Matières premières (6e édition), par F. MAURETTE, Directeur du Bureau international du Travail (S. D. N.) à Paris (// cartes et graphiques). N° 19. L'Industrie du Fer en France (2e édition), par J. LE¬ VAIN VILLE, Docteur ès lettres, Vice-Président de la Chambre Syndicale des Mines de fer de l'Ouest (4 cartes). !Ouvrage couronné par la Société de Géographie de Paris.) N° 20. L'Acier : Elaboration et Travail (2e édition), par le Colonel J. ROUELLE {45 figures). N° 21. Le Droit ouvrier î Tableau de la Législation française actuelle (2e édition), par G. SCELLE, Professeur à la Faculté de Droit de Paris. N° 22. Les Maladies dites Vénériennes (3e édition.), par le Dr P. RAVAUT, Membre de l'Académie de Méde¬ cine, Médecin de l'Hôpital Saint-Louis (22 figures). (Ouorage couronné par l'Académie des Sciences, Prix BélionJ N° 23. La Houille blanche (2e édition), par H. CAVAILLÈS, Prof, à la Faculté des Lettres de Bordeaux (8 cartes et 4 fig. i. N° 24. Propriétés générales des Sols en Agriculture, par G. ANDRÉ, de l'Institut, Prof, à l'Institut Agronomique. N° 25. Vue générale de l'Histoire d'Afrique (2e édition), par G. HARDY, Recteur de l'Académie d'Alger. N° 26. Les Instruments d'Optique (3e édition), par H. PA- RISELLE, Recteur de l'Académie de Besançon {82 fig.). N° 27. Le Naturalisme français : 187Ô-Ï895 (2e édition), par P. MARTINO, Recteur de l'Académie de Poitiers. N° 28. Théorie du Navire : Tome I.parM. LE BESNERAIS, Ingénieur en chef du Génie Maritime (61 figures). Nos 29 - 30. Éléments de Paléontologie : Tomes I et II (2e édition), par L. JOLEAUD, Professeur à la Faculté des Sciences de Paris (93 figures). N° 31. Le Ballon, l'Avion, la Route aérienne, par M. LAR- ROUY, Ingénieur de l'Ecole Sup. d'Aéronautique (25fig.). N° 32. La Société Féodale (3e édition), par J. CALMETTE, Professeur à l'Université de Toulouse. N° 33. Les Bois coloniaux, par H. LECOMTE, de l'Institut, Prof, au Muséum d'Histoire naturelle (28 figures). N° 34. Probabilités, Erreurs (4e édition), par Emile BOREL, de l'Institut, Professeur à la Sorbonne, et R. DELTHEIL, Recteur de l'Académie de Caen (10 fig.). COLLECTION ARMAND COLIN — 3 — N° 35. Physique du Globev.(5e édition), par Ch. MAURAIN» de l'Institut, Doyen de la Faculté des Sciences de Paris (21 figures). - N° 36. L'Atmosphère et la prévision du Temps (2e édi¬ tion), par J. ROUCH, Capitaine de Frégate, ancien Chef du Service Météorologiquë des Armées (36 figures). N° 37. Les Méthodes actuelles de la Chimie (2à édition), par P. JOLI BOIS, Professeur à l'Ecole Nationale Supérieure des Mines (45 figures). N° 38. Les Coopératives de consommation en France, par B. LAVERGNE, Prof, à la Faculté de Droit de Lille. N° 39- La Grande Guerre (1914-1918), par le général THE- VENET, ancien Gouverneur de Belfort (15 cartes). N° 40. Mines et Torpilles, par Henri STROH, Ingénieur en chef de la Marine (40 figures). Nos 41, 42, 43. Chimie minérale (2e édition), par H. CO- PAUX, Professeur à l'Ecole de Physique et de Chimie Industrielles de la Ville de Paris, ^et H. PERPÉROT, Sous-Chef de travaux pratiques à l'Ecole de Physique et de Chimie (3 volumes illustrés de 136 figures). N° 44. Eléments de Géométrie analytique (2e édition), par A. TRESSE, Docteur es sciences, Inspecteur général de l'Instruction Publique (91 figures). N° 45. Le Félibrige, par Émile RIPERT, Professeur à la Faculté des Lettres de l'Université d'Aix-Marseille. N° 46. Le Blocus et la Guerre sous-marine, par A. LAU- RENS, Capitaine de Vaisseau, Chef delà Section historique de TEtat-Major de la Marine. Nos 47 - 48. Alternateurs et Moteurs synchrones : Tomes I et II (2Q édition), par E. ROTH, Ingénieur en chef à la Société Générale Als-Thom (167 figures). (Ouvrage couronné par ! Académie des Sciences, Prix Hébert.) N° 49. Eléments d'Agriculture coloniale : Plantes à fibres, par Yves HENRY, Ingénieur agronome, Inspecteur général de l'Agriculture aux Colonies (55 figures). N® 50. Astronomie générale (2e édition), par Luc PICART, de l'Institut, Dr de l'Observatoire de Bordeaux (42 fig.). N° 51. L'Après-guerre et la Politique commerciale (2e édi¬ tion), par Cl.-J. GIGNOUX. (Ouvrage couronné par la Société de Géographie Commerciale.) N° 52. La Révolution française, par A. MATHIEZ, Chargé du Cours d'histoire de la Révolution française à l'Université de Paris. Tome II : La Gironde et la Montagne (5® édition). N° 53. L'Angleterre au XIXe siècle, son évolution politique (2e édition), par Léon CAHEN, Professeur au Lycée Condorcet. — 4 - COLLECTION ARMAND COLIN N° 54. Balistique extérieure, par J. OTTENHEIMER, Ingé¬ nieur principal d'Artillerie navale (48 figures et 4 planches). N° 55. Piles et Accumulateurs électriques (2e édition), par L. JUMAU, Ingénieur (76 figures), N° 56. Les Alpes françaises (3e édition), par R. BLAN" CHARD, Professeur à l'Université de Grenoble (23 cartes et graphiques). N° 57. Les Courants alternatifs (4e édition), par Pierre SÈVE, Professeur à la Faculté des Sciences de Marseille (/18 fig.). (Ouvrage couronné par !Académie des Sciences, Prix Hébert.) N° 58. Rome et les Lettres latines (2' édition), par A. DUPOUY, Professeur au Lycée Michelet, à Paris. N° 59. Théorie du Navire (Tome II), par M. LE BESNERAIS, Ingénieur en chef du Génie Maritime (35 figures). N° 60. Calculs numériques et graphiques (3e édition), par Emile G AU, Directeur de l'Enseignement en Tunisie (33 figures). N° 61. Les Industries de la Soie en France, par P. CLERGET, Directeur de l'Ecole de Commerce de Lyon (10 gra¬ phiques, 15 tableaux statistiques). N° 62. Les Industries de fixation de l'Azote (2® édition), par Marcel GUICHARD, Professeur à la Sorbonne (21 fig.). N° 63. Le Saint-Siège, l'Église catholique et la Politique mondiale (2e édit.), par Maurice PERNOT, Agrégé de l'Université, ancien Membre de l'Ecole française de Rome. N° 64. La France économique et sociale au XVIIIe siècle (2e édition), par Henri SEE, Professeur honoraire à l'Uni¬ versité de Rennes. (Ouvrage couronné par VAcadémie des Sciences moiales et politiques ) N° 65. Les Submersibles, par G. RABEAU, Ingénieur du Génie Maritime, et A. LAURENS, Capitaine de Vaisseau, Chef de la Section historique de l'Etat-Major de la Marine (44 figures). N° 66. Les Doctrines économiques en France depuis 1870 /3e édition), par G. PIROU, Professeur agrégé à la Faculté de Droit de Paris. N° 67. Introduction à la Géologie (4® édit.), par J. LEUBA, Docteur ès sciences (60 figures). N° 68. La Renaissance des Lettres en France, de Louis XII à Henri IV (2® édition), par J. PLATTARD, Profes¬ seur à la Faculté des Lettres de Poitiers N° 69. Parnasse et Symbolisme 1850-1900 (4e édition), par P. MARTINO, Recteur de l'Académie de Poitiers. N° 70. Les Moteurs à explosion (2e édition), par E. MAR¬ COTTE, Ingénieur-Conseil (I. C. F.), Professeur à 1 École spéciale des Travaux publics (61 figures). (Ouvrage couronné par l'Académie des Sciences, Prix Tremond.) COLLECTION ARMAND COLIN — 5 — N° 71. Le Magnétisme (2e édition), par P. WEISS, Membre de l'Institut, Professeur à la Faculté des Sciences de Strasbourg, et G. FOEX, Maître de Conférences à la Faculté des Sciences de Strasbourg (69 figures). Nus 72-73. Éléments de Calcul différentiel et de Calcul in¬ tégral : Tomes I et II (3e édition), par Th. LECONTÈ, Inspecteur général de l'Instruction publique, et R. DEL- THEIL, Recteur de l'Académie de Caen. N° 74. Peuples et Nations des Balkans. Géographie politique (2e édition), par Jacques ANCEL, Professeur à l'Institut des Hautes Études internationales (3 cartes), (Ouvrage couronné par la Société de Géographie, Médaille d'or.) N° 75. Transport de l'Électricité, par René COUFFON, Ingénieur des Arts et Manufactures {45 figures). N° 76. Les Alpes, Géographie générale (2e édition), par Emm. DE MÂRTONNE, Professeur à la Sorbonne (24 cartes). N° 77. Les Moteurs à combustion (2e édition), par E. MAR¬ COTTE, Ingénieur-Conseil (I. C. F.), Professeur à l'École Spéciale des Travaux publics (37 figures). (Ouvrage couronné par l'Académie des Sciences, Prix Trémond.) N° 78. La Transformation de l'énergie électrique : I. Trans¬ formateurs (2e édition), par R. CARTON, Ingénieur E.M.I., et P. DUMARTIN, Ingénieur A.M. et I.E.G. (89 figures). N° 79. Les Origines du Capitalisme moderne. Esquisse histo¬ rique (3e édition), par Henri SÉE, Professeur honoraire à l'Université de Rennes. (Ouvrage recommandé par le Comité du Livre françcis France-Amérique.) N° 80. Balistique intérieure, par J. OTTENHEIMER, Ingé¬ nieur principal d'Artillerie navale (37 figures). N 81. La Pensée française au XVIIIe siècle (4e édition), par Daniel MORNET, Professeur à la Sorbonne. N° 82. Mesures Électriques (2e édition), prr Jean GRANIER, Professeur àla Faculté des Sciences de Besançon (85figures). (Ouvrage couronné par l'Académie des Sciences, PrixHélert.) N° 83. La Littérature italienne, par Th. LAIGNEL, Professeur agrégée d'italien au Lycée de jeunes filles de Lyon. N° 84. L'Organisation scientifique du Travail (2e édition), par G. BR1CARD, Ingén. en chef du Génie Maritime (34 fig. )• Nos 85-86. Les Courants de la Pensée philosophique fran¬ çaise : Tomes I et II (2e édition), par A. CRESSON, Professeur de Philosophie au Lycée Louis-le-Grand. N° 87. Principes de l'Électrochimie (2e édition), par J. PON- SINET, Ingénieur des Manufactures de 1 État (35 figures). N° 88. Syndicats et Coopératives agricoles, par Michel AUGÉ- LARIBÉ, Secrétaire général de la Confédération nationale des Associations agricoles. — 6 — COLLECTION ARMAND COLIN Nos 89-90. La Tuberculose (/re édition, 2e tirage), par le Docteur Edouard RIST, Membre de l'Académie de Médecine, Médecin de l'Hôpital Laënnec et du Dispensaire Léon Bourgeois. Un volume double (25figures et 6 graphiques). N° 91. Les Expériences monétaires contemporaines (2e édit.), par George-Edgar BONNET, Directeur général de la Compagnie du Canal de Suez. (Couronné par l'Académie des Sciences morales et politiques. Prix Limantour, et recommandé par le Comité du Liore français France-Amérique.) N° 92. Histoire de la Langue Allemande (2e édition), par E. TONNELAT, Prof, au Collège de France (/ carte). N° 93. La Révolution française, par A. MATHIEZ, Tome III * La Terreur (4e édition). N° 94. La Cinématographie, par Lucien BULL, Sous-Directeur de l'Institut Marey (36 figures). N° 95. La Littérature française contemporaine : Poésie, Roman, Idées (4e édition), par André BILLY. N° 96. La Vie de la Cellule végétale. Tome I '. La Matière vivante (2e édition), par R. COMBES, Professeur à la Sorbonne (16 figures). (Couronné par /'Académie des Sciences, Prix de Parville.) N° 97. Psychologie expérimentale (3e édition), par Henri PIERON, Professeur au Collège de France et à l'Institut de Psychologie (11 figures ou graphiques). N° 98. La Civilisation athénienne (2e édition), par P. CLOCHÉ» Prof, àla Faculté des Lettres de Eesançon (15 fig., / carte)' N° 99. Appareils et Méthodes de Mesures mécaniques, par le Lieutenant-Colonel J. RAIBAUD, Chef des Travaux pratiques de Mécanique à l'Ecole Polytechnique (87 fig.). N° 100. L'Ecole romantique française : les doctrines et les hommes (2e édition), par Jean GIRAUD, Agrégé des Lettres, Directeur de la Fondation Deutsch de la Meurthe. (Couronné par l'Académie française. Prix Montyon.) N° 101. Éléments de Thermodynamique (3e édition), par Ch. FABRY, Membre de l'Institut, Professeur à la Sor¬ bonne et à l'Ecole Polytechnique (39 figures). N° 102. Introduction à la Psychologie collective (2e édit.), parle Dr Charles BLONDEL, Correspondant de l'Institut, Professeur à la Faculté des Lettres de Strasbourg. N° 103; Nomographie, par M. FRÉCHET, Professeur à la Faculté des Sciences de l'Université de Paris, et H. ROUL- LET, Ingénieur, Professeur à l'Ecole nationale technique de Strasbourg (79 figures). COLLECTION ARMAND COLIN — 7 — N" 104. L'Ancien Régime et la Révolution russes (2e édition), par Boris NOLDE, ancien Professeur à la Faculté de Droit de l'Université de Pétrograd. (Couronné par l'Académie des Sciences morales et politiques. Prix Perret.) N° 105. La Monarchie d'Ancien Régime en France, de Henri IV a Louis XIV (2e édition), par Georges PAGES, Membre de l'Institut, Professeur d'Histoire moderne à la Faculté des Lettres de Paris. N° 106. Le Théâtre français contemporain (2" édition), par Edmond SÉE. N° 107. Hygiène de l'Européen aux Colonies {2e édition), par le Dr Ch. JOYEUX, Professeur agrégé à la Faculté de Médecine de Marseille. (Ouvrage^ couronné par l'Académie française- Prix Montyon.) N° 108. Grammaire descriptive de l'Anglais parlé, par Joseph DELCOURT, Docteur ès lettres Professeur au Lycée Pasteur, à Paris. N° 109. La Vie de la Cellule végétale. Tome II Les enclaves d«_ la matière vivante, par R. COMBES, Professeur à la Sorbonne (13 figures). (Ouvrage couronné par VAcadémie des Sciences, Prix de Pareille.) N° 110. La Formation de l'État français et l'Unité française, des Origines au milieu du X VI' siècle (2e édition), par G. DUPONT-FERRIER, Membre de l'Institut, Professeur à 1 Ecole Nationale des Chartes. (Couronné Par l Académie des Sciences morales et politiques, Prix Audiffred.) N° 111. Nos Grands Problèmes Coloniaux (2e édition), par Georges HARDY, Recteur de l'Académie d'Alger. (Couronné par l'Académie des Sciences morales et politiques. Prix Perret.) N° 112. Le Calcul vectoriel (3e édition), par Raoul BRICARD, Professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers et à l'Ecole Centrale des Arts et Manufactures. N° 113. Ondes et Électrons (3e édit.), par Pierre BRICOUT, Docteur ès sciences, Répétiteur à l'Ecole Polytechnique. N° 114. La Littérature en Russie, par Jules LEGRAS, Pro¬ fesseur à l'Université de Paris. (Ouvrage couronné par TAcadémie française. Prix Bordin.) N° 115. Essences naturelles et Parfums, par Raymond DELANGE, Chef des Services scientifiques des Fabri¬ ques de Laire. N° 116. La Formation de l'Unité Italienne, par Georges BOURGIN, Ancien membre de l'Ecole française de Rome. Conservateur adjoint aux Archives nationales. (Ouvrage couronné par l'Académie française, Prix Thérouanne. N° 117 La Justice pénale d'aujourd'hui, par H. DON N EDI EU DE VABRES, Professeur à la Faculté de Droit de Paris, 1Ouvrage recommandé par le Comité du Livre français France'Amérique.) — 8 — COLLECTION ARMAND COLIN N° 1 1 8. Les grands courants de la Pensée antique (2e édition), par A. RIVAUD, Correspondant de l'Institut, Professeur à la Sorbonne. N° 1 19. Les Systèmes philosophiques (3e édition), par A. CRESSON, Professeur de Philosophie au Lycée Louis-le- Grand. N° 120. Les Rayons X (2e édition), par JeanTHIBAUD, Docteur ès sciences, Ingénieur É. S. É., Professeur à la Faculté des Sciences de Lyon. N° 121. Les Quanta (2e édition), par Georges DÉJARDIN, Professeur à la Faculté des Sciences de Lyon [34 figures). N° 122. Les Anciennes Civilisations de l'Inde, par Gaston COURTILLIER, Chargé de Cours à la Faculté des Lettres de Strasbourg (5 planches hors texte). N° 123. Couleurs et Pigments des Etres vivants, par le Doc¬ teur Jean VERNE, Docteur ès sciences, Professeur agrégé à la Faculté de Médecine de Paris (26 figures). [Ouvrage couronné par l'Académie des Sciences, Prix Gama-Mochado.) N° 124. Pétroles naturel et artificiels, par J.-J. CHAR- TROU, Ingénieur (52 figures). N° 125. La Téléphonie, par Robert DREYFUS, Ingénieur des Postes et Télégraphes. N° 126. L'Islam, par Henri MASSÉ (2t édition), Professeur à l'École Nationale des Langues orientales. N° 127. Principes de Psychologie appliquée, par le Dr Henri WALLON, Directeur à l'Ecole des Hautes-Études, Pro¬ fesseur au Collège de France. [Couronné par l'Académie des Sciences morales et politiques, Prix Louis Liard•) N° 128. La Belgique contemporaine (1780-1930;, par Franz VAN KALKEN, Professeur à l'Université de Bruxelles. (.Ouorage couronné par l'Académie des Sciences morales et politiques.) N° 129. Soies artificielles et Matières plastiques, par R. GABILLION, Ingénieur-Chimiste I. C. N-, Chimiste principal du Service des Poudres (21 figures). N° 130. La Thérapeutique moderne, par le Dr G. FLO¬ RENCE, Prof, agrégé à la Faculté de Médecine de Lyon. N° 131. La Transformation de l'Energie électrique : II. Com- mutatrices et Redresseurs, par H. GIROZ, Ingénieur E. S. E. (65 figures). Nos 132-133. La Musique contemporaine en France, par René DUMESNIL : Tomes I et II. [Ouorage couronné par l'Académie des Beaux-Arts. Prix Bordin). N° 134. Le Sommeil, par le Docteur J. LHERMITTE, Pro¬ fesseur agrégé à la Faculté de Médecine de Paris. N° 135. Constitution et Gouvernement de la France, par L. TROTABAS, Professeur à la Faculté de Droit d'Aix- Marseille. COLLECTION ARMAND COLIN — 9 — N° 1 36. Les Problèmes de la Vie mystique, par R. BASTIDE, Agrégé de Philosophie, Professeur au Lycée de Valence. N° 137. Le Maroc, par J. CÉLÉRIER, Prof.à l'Institut des Hautes- Etudes marocaines à Rabat (3 graphiques et 6 cartes). N° 1 38. Théorie mathématique des Assurances, par H. GAL- BRUN, Docteur ès sciences, Actuaire de la Banque de Paris et des Pays-Bas. N° 139. Histoire d'Espagne, par Rafaël ALTAMIRA Y CRE- VEA, Professeur à l'Université de Madrid. N° 140. Electricité et Radiologie médicales, par le Dr L. GALLY, Radiologiste des Hôpitaux de Paris, et le Dr P. ROUSSEAU, Chef du laboratoire d'Electrologie à la Faculté de Médecine de Paris (56 figures). N° 141. Cicatrisation et Régénération, par Jacques MILLOT, Professeur à la Faculté des Sciences de Paris [32 figures). N° 142. La Crise britannique au XXe siècle (4e édition), par André SIEGFRIED, Membre de l'Institut, Professeurau Collège de France (2 cartes et 2 graphiques). N° 143. La Photographie, par M. HESSE et CI. AMÉDÉE- MANNHEIM, anciens Élèves de l'École Polytechnique (80 figures). N° 144. La Littérature comparée, par Paul VAN TIE- GHEM, Professeur au Lycée Louis-le-Grand, chargé de Conférences de Littérature comparée à la Sorbonne. N° 145. Les Vitamines (2e édition), par Mme L. RANDOIN, Directeur du Laboratoire de Physiologie de la Nutrition à l'École des Hautes Etudes et à l'Institut des Recherches agronomiques, et H. SIMON NET, Chef des travaux de physiologie à l'École vétérinaire d'Alfort (9 graphiques, 70 figures, 4 tableaux). N° 146. La Littérature anglaise, par Paul DOTTIN, Pro¬ fesseur à la Faculté des Lettres de l'Université de Toulouse. N° 147. L'Auvergne, par Philippe ARBOS, Professeur à l'Uni¬ versité de Clermont-Ferrand (12 cartes et graphiques). N° 148. Introduction à la Mécanique des Fluides, par Adrien FOCH, Professeur à la Sorbonne (55 figures). ( Ouvrage couronné par l'Académie des Sciences,Prix Boileau.) N° 149. Socialismes français : Du « Socialisme utopique » à la