..c > : - : ■ -v-w" - ; 7 Hfc." . .' ■■ ;■■ ■■-:■> -■■ . ' / " - \ ~ ?■ . - 77 .. ., . ......... Wm PIÈCES SUR L'ART DU MÊME AUTEUR nrf' la jeune parque (19i7) introduction a la méthode de léonard de vinci charmes (1922) eupalinos ou l'architecte, l'ame et la danse (1923) dialogue de l'arbre variété (1924) variété ii (1929) variété iii (1936) variété iv (1938) variété v (1944) monsieur teste (1926) discours de réception a l'académie française (1927) morceaux choisis (1930) réponse au discours de réception a l'academie française de m. le maréchal pétain (1931) l'idée fixe (1932) discours en l'honneur de gœthe (1932) semiramis (1934) pièces sur l'art, édition tevue et augmentée (1936) la jeune parque, commentée par Alain (1936) préface a l'anthologie des poètes de la N. R. F. (1936) degas. danse. dessin. (1938) introduction a la poétique (1938) discours aux chirurgiens (1938) mélange (1941) tel quel i (1941) tel quel ii (1943) poésies, nouvelle édition revue et augmentée (1942) mauvaises pensées et autres (1942) regards sur le monde actuel et autres essais, nouvelle édition revue et augmentée (1945) œuvres de paul valéry, en douze volumes (En cours de publication) Sous presse monsieur teste, nouvelle édition augmentée de fragments inédits discours sur la diction des vers (1926) (ChamOUtîn) DE L'ÉMINENTE DIGNITÉ DES ARTS DU FEU Un désir, une idée, une action, une matière, s'unissent dans toute œuvre. Ces éléments essentiels ont entre eux des rapports très divers, très peu simples et parfois si subtils que leur expression est impossible. Quand il en est ainsi, c'est-à-dire quand nous ne pouvons représenter ou définir un ouvrage par une sorte de formule qui nous permette de le concevoir fait et refait à volonté, nous l'appe¬ lons une Œuvre d'art. La noblesse d'un art dépend de la pureté du désir dont il procède et de l'incertitude de l'au¬ teur quant à l'heureux succès de son action. Plus l'artiste est-il rendu incertain du résultat de son effort par la nature de la matière qu'il tourmente et des agents dont il use pour la contraindre, plus pur est son désir, plus évi¬ dente sa vertu. 8 PIÈCES SUR L'ART C'est pourquoi dans tous les arts dont la matière n'oppose point par elle-même de résis¬ tances positives, les véritables artistes res¬ sentent le péril et l'ennui d'une facilité trop grande. La plume ou le pinceau leur semblent trop légers. Us s'inquiètent de la durée de ce' qui leur coûte si peu et se développe si aisé¬ ment. On les voit, dans les belles époques, se créer des difficultés imaginaires, inventer des conventions et des règles tout arbitraires, res¬ treindre leurs libertés, qu'ils ont compris qu'il fallait craindre, et s'interdire de pouvoir faire sûrement et immédiatement tout ce qu'ils veulent. Et c'est pourquoi le travail du marbre nous semble plus digne que celui de la glaise; le burin, plus honorable que l'eau-forte ; la fresque, (qui s'exécute sous la pression du temps, et dans laquelle Y action, la matière et la durée sont intimement et réciproquement liées), plus rele¬ vée et vertueuse que toute peinture qui admet la reprise, la retouche, le repentir. Mais, entre tous les arts, je n'en sais de plus aventureux, de plus incertains, et donc de plus nobles, que les arts qui invoquent le Feu. Leur nature exclut ou punit toute négligence. Nul abandon, point de répit;'point de fluctua¬ tions de pensée, de courage ou d'humeur. Us imposent, sous l'aspect le plus dramatique, le DE LA DIGNITÉ DES ARTS DU FEU 9 combat resserré de l'homme et de la forme. Leur agent essentiel, le feu, est aussi le plus grand ennemi. Il est un agent de précision redoutable dont l'opération merveilleuse sur la matière qu'on propose à son ardeur est rigou¬ reusement bornée, menacée, définie par quel¬ ques constantes physiques ou chimiques difficiles à observer. Tout écart est fatal : la pièce est ruinée. Si le feu s'assoupit ou que le feu s'em¬ porte, son caprice est désastre, la partie est perdue. Perdus en un instant le galbe gracieux, le décor longuement médité, la couverte savam¬ ment dosée et posée, le temps, l'argent, les soins, l'amour. Ou bien, si l'œuvre est de métal, le métal façonné et dressé par mille petits chocs du marteau rythmiquement frappés dans un ordre qui engendre une forme, s'effondre et fond soudain, flambant sous un brusque éveil de flamme. Qu'il s'agisse du cuivre, ou du verre, ou du grès, cependant que le feu agit, l'homme se consume. Il veille, il brûle; il est à la fois un joueur dont la chute d'un dé va décider le sort, et pareil à quelque âme anxieuse en prière. Sa main qui suscita le feu, qui le nourrit, le pousse, le tempère, guette l'instant unique de lui retirer cette formation incandescente qu'il vient de produire et qu'il va détruire dans l'ins- 10 PIÈCES SUR L'ART tant suivant, comme le fait de ses créatures l'aveugle et monotone puissance de la vie. C'est de même que le poète doit prompte- ment arracher à son esprit et fixer aussitôt l'ac¬ cident précieux de son enthousiasme, avant que ce même esprit, emporté, au-delà du plus beau, le reprenne, le dissolve et refonde dans ses combinaisons infinies. Mais toute la vigilance du noble artisan du feu, tout ce que son expérience, sa science de la chaleur, des états critiques, des tempéra¬ tures de fusion et de réaction lui font prévoir, laissent immense la noble incertitude. Elles n'abolissent point le Hasard. Son grand art de¬ meure dominé, et comme sanctifié, par le risque.- Tel que les anciens à leurs pythies soumet¬ taient en tremblant leurs projets et leurs doutes, et comme ils confiaient à la fureur d'une devi¬ neresse la fonction de former des réponses que le raisonnement ni les connaissances froides ne leur permettaient d'obtenir, tel le potier ou le verrier adresse au feu le problème d'un vase; et le feu rend l'oracle. Parfois heureux, parfois désastre ; parfois ambigu, parfois unique et ravissante surprise. Parfois le feu créa une subs¬ tance toute inconnue de la nature : du sable il fit un verre, un corps étrange, qui pendant quelques siècles demeura transparent comme DE LA DIGNITÉ DES ARTS DU FEU n une eau solide, fixé dans un équilibre de con¬ trainte, soustrait par une sorte de saisissement intime à l'intime fatalité de l'orientation cris¬ talline. Parfois le jeu comble l'attente et rend transfiguré, chargé d'émail, vêtu d'un tégument minéral éternel, quoiqu'aussi doux et vivant que la peau d'un fruit, l'objet que les mains de l'artiste avaient pieusement offert au dieu et placé dans la mystique enceinte où le rayonne¬ ment captif s'exalte, compose du désordre par¬ fait des vibrations, l'unisson tout-puissant de l'énergie. Que font les arts du feu si ce n'est de célé¬ brer la conquête capitale de l'homme ? Ils dérivent de ses premières fabrications. A peine eut-il apprivoisé le feu, asservi cette ardeur et par elle l'argile et les métaux, créant l'outil, l'arme et l'ustensile, que le voici qui le détourne à lui former des valeurs de contemplation et de plaisir. Il y eut un premier homme qui, cares¬ sant distraitement quelque vase grossier, sentit naître l'idée d'en modeler un autre, à fin de caresses. Oserai-je avouer qu'un bel objet sorti des épreuves du feu me représente assez souvent une histoire de planète ? Je songe qu'une Terre ou qu'un Mars habitables, ce ne sont après tout que des corps refroidis, sur quoi les conditions 12 PIÈCES SUR L'ART très nombreuses, très étroites, très composées de la vie se trouvent 1res improbabhment réunies. Ce sont peut-être les ouvrages incertains, très rarement et difficilement obtenus, de quelque potier inconcevable. Les planètes, peut-être, ne sont-elles que des objets utiles à quelque des¬ sein que les vivants, sans le savoir, servent ou desservent. Les arts du feu seraient par là les plus vénérables de tous, imitant si exactement l'opération transcendante d'un démiurge. LES BRODERIES DE MARIE MONNIER Des choses précieuses, les unes sont le pro¬ duit d'une rencontre rarissime de circonstances favorables : les diamants, le bonheur, et cer¬ taines émotions très pures, sont de cette espèce. Mais les autres sont formées par l'accumulation d'une infinité d'événements imperceptibles et d'apports élémentaires, qui absorbent un temps très long, et qui exigent autant de calme que de temps. Les perles fines, les vins profonds et mûrs, les personnes véritablement accomplies, font songer d'une lente thésaurisation de causes successives et semblables; la durée de l'accrois¬ sement de leur excellence a la perfection pour limite. L'homme, jadis, imitait cette patience. Enlu¬ minures ; ivoires profondément refouillés ; pierres dures parfaitement polies et nettement gravées; laques et peintures obtenues par la superposi- 14 PIÈCES SUR L'ART tion d'une quantité de couches minces et trans¬ lucides; sonnets amoureusement attendus, vo¬ lontairement retardés, indéfiniment ressaisis par le poète, — toutes ces productions d'une indus¬ trie opiniâtre et vertueuse ne se font guère plus, et le temps est passé où le temps ne comptait pas. L'homme d'aujourd'hui ne cultive point ce qui ne peut point s'abréger. On dirait que l'affaiblissement dans les esprits de l'idée d'éter¬ nité coïncide avec le dégoût croissant des longues tâches. Nous ne supportons plus de former une valeur inestimable par un travail égal et indéfini comme celui de la nature. L'at¬ tente et la constance pèsent à notre époque, qui essaye de se délivrer de son ouvrage à grands frais d'énergie... Mais considérez ces panneaux merveilleuse¬ ment colorés. Leur éclat les apparente aux plus vermeilles productions de la vie, — aux élytres, aux plumes d'oiseau, aux coquillages, aux pétales. Nulle peinture ne peut atteindre à ces forces ni à ces délicatesses que les brins de soie teinte savamment associés font paraître. Le point ajouté au point compose insidieusement une substance somptueuse. Même la chair est imitée à ravir, et le modelé d'une épaule ou d'un sein est le fruit délicieux de je ne sais quels artifices d'une aiguille. BRODERIES DE MARIE MONNIER 15 La brodeuse a choisi ses prétextes dans quel¬ ques poèmes. Elle n'a plaint la peine ni la durée. Ces belles pages tissues d'or et de soie ont consumé plu¬ sieurs années. Il y a du sacrifice et du paradoxe sous cette œuvre de grâce et de magnificence, où l'opiniâtreté de l'insecte et l'ambition fixe du mystique se combinent dans l'oubli de soi- même et de tout ce qui n'est pas ce que l'on veut. •- ■ LES DEUX VERTUS D'UN LIVRE Si j'ouvre un livre, le livre offre à mes yeux deux manières bien différentes de s'intéresser à lui. Il leur propose l'alternative de deux usages de leur fonction. Il peut leur suggérer de s'engager dans un mouvement régulier qui se communique et se poursuit de mot en mot le long d'une ligne, renaît à la ligne suivante, après un bond quj ne compte pas, et provoque dans son progrès une quantité de réactions mentales successives dont l'effet commun est de détruire à chaque instant la perception visuelle des signes, pour lui substituer des souvenirs et des combinai¬ sons de souvenirs. Chacun de ces effets est le premier terme de quelque développement infini possible. C'est là la Lecture. On lui pourrait donner pour symbole l'idée d'une flamme qui se pro- l'art 2 i8 PIÈCES SUR L'ART page, celle d'un fil qui brûle de bout en bout, avec de petites explosions et des scintillations de temps à autre. Ce mode successif et linéaire exige la vision nette, et la conservation de la vision nette, — condition essentielle de la production des actes élémentaires du cerveau qui répondent aux excitations de l'écriture par des sons vir¬ tuels ou réels, par des significations. La lisibilité d'un texte est la qualité de ce texte d'être approprié à la vision nette. En se reportant à ce qui précède, on pour¬ rait dire que la lisibilité est la qualité d'un texte qui en prévoit et en facilite la consommation, la destruction par l'esprit, la transsubstantiation en événements de l'esprit. Mais à côté et à part de la lecture même, existe et subsiste l'aspect d'ensemble de toute chose écrite. Une page est une image. Elle donne une impression totale, présente un bloc ou un système de blocs et de strates, de noirs et de blancs, une tache de figure et d'intensité plus ou moins heureuses. Cette deuxième ma¬ nière de voir, non plus successive et linéaire et progressive comme la lecture, mais immédiate et simultanée, permet de rapprocher la typo¬ graphie de l'architecture, comme la lecture aurait pu tout à l'heure faire songer à la musique LES DEUX VERTUS D'UN LIVRE 19 mélodique et à tous les arts qui épousent le temps. Ainsi le Livre, d'une part, comporte de quoi exciter et conduire le, mouvement du point de la vision nette, — mouvement qui engendre des effets intellectuels et discontinus, et qui de proche en proche s'intègre en idées le long de la ligne; il est d'autre part, un objet, un ensemble d'impressions stationnaires, doué de propriétés immédiates, non conventionnelles, qui peut plaire ou déplaire à nos sens. Ces deux modes de regard sont indépendants l'un de l'autre. Le texte vu, le texte lu sont choses toutes distinctes, puisque l'attention donnée à l'une exclut l'attention donnée à l'autre. Il y a de très beaux livres qui n'engagent pas à la lecture, belles masses de noir pur sur champ très pur, mais cette plénitude et cette puissance de contraste obtenues aux dépens des interlignes, et qui semblent très recherchées en Angleterre et en Allemagne où l'on s'efforce de rejoindre certains modèles du xve et du xvie siècles, ne sont pas sans peser sur le lec¬ teur, et sans paraître un peu trop archaïques. La littérature moderne ne s'accommode pas de ces formes compactes et comme gorgées de caractères. Il existe, en revanche, des livres très lisibles, bien ajourés, mais qui sont faits 20 PIÈCES SUR L'ART sans grâce, insipides à l'œil, ou même franche¬ ment laids. A cause de cette indépendance dans les qua¬ lités que peut posséder un livre, il est permis à l'imprimerie d'être un art. Quand elle ne veut répondre qu'au besoin simple de lire, elle se passe d'artistes, car les exigences de la lisibilité peuvent être exacte¬ ment définies, et être satisfaites par des moyens également définis et uniformes. L'expérience et l'analyse suffiront à déterminer ce qui s'impose au graveur de la lettre, au compositeur et au tireur pour obtenir un texte clair et net. Mais à peine l'imprimeur a-t-il conscience de la complexité de son ouvrage, il se sent aussitôt un devoir d'être artiste, car le propre de l'artiste est de choisir, et le choisir est com¬ mandé par le nombre des possibles. Tout ce qui laisse place à l'incertitude appelle un artiste, quoiqu'il ne l'obtienne pas toujours. L'imprimeur artiste se trouve devant sa tâche dans la situation complexe de l'architecte qui s'inquiète de l'accord de la convenance de sa construction avec Y apparence. Le poète lui- même a pour destin de se débattre entre les formes et le contenu, entre ses desseins et le langage. Dans tous les arts, et c'est pourquoi ils sont des arts, la nécessité que doit suggérer LES DEUX VERTUS D'UN LIVRE zi une œuvre heureusement accomplie ne peut être engendrée que par Varbitraire. L'arrange¬ ment et l'harmonie finale des propriétés indé¬ pendantes qu'il faut composer ne sont jamais obtenus par recette ou par automatisme, mais par miracle ou bien par effort; par miracles et par efforts volontaires combinés. Un livre est matériellement parfait quand il est doux à lire, délicieux à considérer; quand enfin le passage de la lecture à la contemplation, et le passage réciproque de la contemplation à la lecture sont très aisés et correspondent à des changements insensibles de l'accommodation visuelle. Alors les noirs et les blancs sont des repos l'un de l'autre, l'œil circule sans effort dans son domaine bien disposé, en apprécie l'ensemble et les détails, et se sent dans les conditions idéales de son fonctionnement. Cet idéal ne peut être atteint que par une collabo¬ ration du graveur du caractère avec l'impri¬ meur. En dernière analyse toute la forme doit découler du caractère. Celui-ci ne doit pas être créé par la pure fantaisie. Sa figure, ses pleins et ses déliés doivent dépendre de sa grosseur. Je me permets de penser que c'est une erreur que de reproduire les mêmes figures à des échelles différentes. L'art de l'imprimeur abonde en difficultés 22 PIÈCES SUR L'ART subtiles, en finesses insensibles au plus grand nombre. Personne cependant n'a songé jus¬ qu'ici à reprocher aux maîtres de cet art de tra¬ vailler avec acharnement pour ne satisfaire qu'une élite presque imperceptible. Ce que bien des gens refusent à certains auteurs qu'ils blâment de ne point écrire pour tout le monde, ils le concèdent aisément à des artistes d'une autre espèce. Stendhal toutefois n'est pas fort loin de se moquer du grand Bodoni. Comme il traversait Parme, il n'a pas manqué d'aller visiter la célèbre imprimerie du grand-duché. Bodoni se consumait à chercher la disposition idéale d'une page de titre. Comment ordonner cette façade pure qu'il rêvait pour un Boileau? « Après m'avoir montré tous ses auteurs français, il m'a demandé lequel je préférais, du Télémaque, du Racine, ou du Boileau. J'ai avoué que tous me semblaient également beaux. — Ah ! Monsieur, vous ne voyez pas le titre du Boileau ! — J'ai considéré longtemps, et enfin j'ai avoué que je ne voyais rien de plus parfait dans ce titre que dans les autres. ■— Ah ! Monsieur, s'est écrié Bodoni, Boileau-Des- préaux, dans une seule ligne majuscules ! J'ai passé six mois, monsieur, avant de pouvoir trouver ce caractère. Le titre est en effet disposé ainsi : LES DEUX VERTUS D'UN LIVRE 23 Œuvres de Boileau-Despréaux. « Voilà le ridicule des passions, dans lequel, en ce siècle d'affectations, j'avoue que je ne crois pas. » En résumé, un beau livre est sur toute chose une parfaite machine à lire, dont les conditions sont définissables assez exactement par les lois et les méthodes de l'optique physiologique; et il est en même temps un objet d'art, une chose, mais qui a sa personnalité, qui porte les marques d'une pensée particulière, qui suggère la noble intention d'une ordonnance heureuse et volon¬ taire. Observons ici que l'œuvre typographique exclut l'improvisation; elle est le fruit d'essais qui disparaissent, l'objet d'un art qui ne retient que des ouvrages achevés, qui rejette les ébau¬ ches et les esquisses, et ne connaît point d'états intermédiaires entre l'être et le non-être. Il nous donne par là une grande et redoutable leçon. L'esprit de l'écrivain se regarde au miroir que lui livre la presse. Si le papier et l'encre se conviennent, si la lettre est d'un bel œil, si la composition est soignée, la justification exqui- 24 PIÈCES SUR L'ART sement proportionnée, la feuille bien tirée, l'au¬ teur ressent nouvellement son langage et son style. Il se trouve de la gêne et de l'orgueil. Il se voit revêtu d'Honneurs qui peut-être ne lui sont pas dus. Il croit entendre une voix bien plus nette et plus ferme que la sienne, une voix implaca¬ blement pure articuler ses paroles, détacher dan¬ gereusement tous ses mots. Tout ce qu'il écrivit de faible, de mol, d'arbitraire, d'inélégant parle trop clair et trop haut. C'est un jugement très précieux et très redoutable que d'être magni¬ fiquement imprimé. LIVRES Rien ne mène à la parfaite barbarie plus sûrement qu'un attachement exclusif à l'esprit pur. On méprise les objets et les corps. On ne s'attarde que dans les choses hors de vue. On ne veut point de plaisir local, point de jouis¬ sance immobile ni de demeure voluptueuse. Le spiritualiste consent aisément que la matière soit mauvaise ou mal façonnée. Le flacon ne lui importe pas, mais il se réduit à l'ivresse, qui ne laisse pas quelquefois de lui donner des ins¬ pirations dangereuses. L'esprit tend à consu¬ mer tout le reste, et il est arrivé que la destruc¬ tion et la flamme réelle lui obéissent. J'ai connu de très près ce fanatisme. Il me souvient d'un temps où je méprisais dans les livres tout ce qui n'était pas lecture. Il m'eût suffi de chiffons souillés de têtes de clous. Je me disais qu'un méchant papier, des caractères 26 PIÈCES SUR L'ART écrasés, une mise en page négligée, si toutefois le texte même était fait pour le séduire, devaient contenter un lecteur véritablement spirituel. Mais les goûts changent, et les dégoûts. Les enfants n'aiment pas les huîtres. Beaucoup de grandes personnes répugnent au lait de nos commencements. Si nous vivions un temps bien plus long que nous n'avons coutume de le faire, nous épuiserions sans aucun doute toutes les combinaisons possibles des attrac¬ tions et des répulsions de nos sens, nous fini¬ rions par avoir brûlé toutes nos idoles, et adoré tous les objets de nos premières antipathies. Quant à moi, je suis venu insensiblement à ne plus dédaigner le physique des livres. J'ad¬ mire et je caresse volontiers un de ces volumes de grand prix qui se rangent avec les plus beaux meubles, et les égalent. Mais je ne les aime pas d'un amour de concupiscence. Ce serait cher¬ cher à souffrir. La rareté, non plus, ne me touche excessive¬ ment. Elle n'est d'ailleurs, qu'une notion toute abstraite et imaginaire, si ce n'est à l'Hôtel des ventes. Les yeux ne savent pas que tel exem¬ plaire est unique; le toucher n'en jouit pas sin¬ gulièrement. Mais je chéris les livres solides et « confortables » comme on les a faits au xvne siè¬ cle. On trouve assez aisément l'Imitation de LIVRES 27 Corneille, les Principes de Descartes, le Discours sur l'Histoire universelle, ou l'Histoire des Variations, en de nobles in-quarto revêtus d'un veau sombre et luisant, noirement et large¬ ment imprimés, ornés de fleurons et de culs- de-lampe et pourvus de marges raisonnables. Un auteur ne peut souhaiter d'éditions plus robustes, ni de plus adaptées à ce lecteur très sérieux qu'il doit désirer d'avoir. Bossuet s'in¬ quiétait de l'impression de ses ouvrages; il ne laissait pas la Veuve Sébastien Mabre-Cramoisy sans recommandations et sans surveillance. Esther et Athalie exécutées par les soins de Denis Thierry et de Claude Barbin dans le format du grand in-quarto, sont aussi de fort belles choses. On ne peut guère malheureuse¬ ment y songer, ou plutôt, on ne peut guère qu'y songer, car ces pièces, dans l'état que j'ai dit, valaient en 1860 cinq ou six cents francs selon un catalogue de cette époque, et j'ai grand'peur qu'elles aient fait depuis comme toutes choses. Il y a plus pur, toutefois, dans l'ordre de la typographie, et l'extrême du goût me semble avoir été atteint par le Diaot qui imprimait à la veille de la Révolution, et par son rival ita¬ lien, Bodoni de Parme. L'un et l'autre ont créé des caractères d'une netteté et d'une élégance 28 PIÈCES SUR L'ART incomparables. Bodoni a fait un Racine après lequel je soupirerai toujours. Stendhal, qui visita ses ateliers, s'est un peu moqué des re¬ cherches de cet artiste du livre. Didot l'aîné a conçu et réalisé un type qui semble placer hors du temps les textes confiés à ses presses. Lui enjoindre, en termes magni¬ fiques, à raison de la beauté de ses travaux et de l'excellence de son art, d'imprimer aux frais de l'État, les Fables de La Fontaine et d'autres œuvres illustres, fut l'un des derniers actes de l'ancienne monarchie. DE LA DICTION DES VERS 1 Je pouvais m'attenare à bien des énigmes, mais point que l'on me consultât sut une affaire de théâtre. Je ne crois pas qu'il y ait homme de France moins entendu en ces matières, plus neuf, ni de plus naïf devant les prestiges de la scène, et, du reste, plus aisément ébloui par le moindre talent qui s'y manifeste. Ce que je ne sais pas faire, je l'admire même mal fait. Si je devais ici vous donner à concevoir à quel point m'est prodigieux ce qui se passe sur le théâtre, il me suffirait de vous développer certaines pensées d'autrefois, quand il m'est arrivé de spéculer en matière de jeu sur l'art de la scène. Je n'ai point conçu un sujet, et ce ne furent point des caractères ou des situations drama¬ tiques qui me vinrent alors à l'esprit; et ni l'intrigue, ni le dialogue ne m'ont d'abord i. Discours prononcé au dîner de la Revue Critique le 27 mai 1926. 3o PIÈCES SUR L'ART préoccupé; mais je me suis perdu avec plaisir à considérer de plus loin les choses, •— de si loin, que je repoussais le vrai théâtre à l'infini ! Il ne vous étonnera pas, Mesdames et Messieurs, que je me sois longuement complu à imaginer une quantité de conditions de forme, un sys¬ tème de contraintes fort serrées, que je déduisais d'une analyse de ma façon, et que j'imposais à des comédies imaginaires et à des tragédies qui ne devaient pas exister. Quelle perversité il faut pour être amateur de ces gênes, et pour en préférer l'invention, peut-être, à des mérites qui pussent être plus sensibles ! Je n'ai pas tardé, vous le pensez bien, à retrouver la loi fameuse des trois unités, et je ne manquai point de l'aggraver avec délices ! Mais enfin, me disais-je, est-il si raisonnable d'opposer ce qu'on nomme la Vie à ces trois vénérables conditions ? Ne voyons-nous pas, hélas ! que la vie, au contraire, la véritable vie, est assujettie, pour exister, à un nombre immense de restrictions obligatoires et à?unités inévitables, auprès desquelles les trois si célèbres, et qui furent si blasphémées, sont peu de chose et des chaînes légères ? C'est que je suis, de temps à autre, un homme terrible. Je suis parfois celui qui, s'il rencontrait du sonnet, lui dirait avec DE LA DICTION DES VERS bien du respect, (supposé qu'il en reste dans l'autre monde) : « Mon cher confrère, je vous salue très humble¬ ment. Je ne sais ce que valent vos vers que je n'ai point lus, et je parie qu'ils ne valent rien, parce qu'il j a toujours beaucoup à parier que des vers sont mauvais ; mais si mauvais soient-ils, si plats, si insipides, si clairs, si niais, si naïvement formés, qu'ils puissent être, ■— toutefois, je vous place dans 772on cœur au-dessus de tous les poètes de la terre et des enfers !... Vous ave°j inventé une forme, et dans cette forme les plus grands se sont adaptés. » Mais ceci nous mène trop loin. Faisons éva¬ nouir mon théâtre formel, et revenons au vôtre, qui a la vertu d'exister. Il ne s'agissait heureusement avec vous que d'une consultation toute restreinte sur une question qui, après tout, ne m'était point si étrangère. On se flattait que je pouvais donner quelques sages avis sur la manière de dire les vers, car le dessein était formé de donner Bajaqet sur la fin de la dure saison. Diverses choses que j'avais dites ou écrites, ou que l'on pouvait penser que je pensais, m'impliquaient assez naturellement dans l'af¬ faire. Et moi, en vertu de la redoutable fiction de la responsabilité, — qui consiste, en somme, 32 PIÈCES SUR L'ART à être considéré sans limite comme ayant voulu, pleinement voulu, •—• voulu jusqu'à la corde, voulu jusqu'à l'enfer, toutes les conséquences, et surtout les plus imprévues, de ce qu'on n'a voulu naïvement que jusqu'au plaisir, j'ai dû me rendre à l'idée qu'on se faisait de ma com¬ pétence. Je n'ai pas allégué ce que je suis, je n'ai pas osé m'abstenir, et c'est pourquoi, tel matin de janvier, payant de ma personne, je dus faire ma partie dans une sorte de concert tenu par des voix. Comment dire les vers ? C'est un sujet scabreux que celui-ci. Tout ce qui touche à la poésie est difficile. Tous ceux qui s'en mêlent sont d'une exquise irritabilité. Le mélange inextricable des sentiments de chacun et des exigences communes donne occasion à des dissentiments infinis. Rien de plus naturel que de ne point s'entendre; le contraire est toujours surprenant. Je crois que l'on ne s'accorde sur rien que par méprise, et que toute harmonie des humains est le fruit heureux d'une erreur. Pour ne parler que de la diction des vers, il est aisé d'évaluer le nombre infime des chances que l'on a de convenir de la manière de s'y prendre. Songez qu'il y a d'abord, nécessaire¬ ment, presque autant de dictions différentes DE LA DICTION DES VERS qu'il existe ou qu'il a existé de poètes, car chacun fait son ouvrage selon son oreille singulière. Il y a, d'autre part, autant de modes de dire qu'il y a de genres en poésie, et qu'il y a de types ou de mètres différents. Il y a encore une source de variété : il y a autant de dictions que d'in¬ terprètes, dont chacun a ses moyens, son timbre de voix, ses réflexes, ses habitudes, ses facilités, ses obstacles et répugnances physiologiques. Le produit de tous ces facteurs est un nombre admirable de partis possibles et de malentendus, — et je ne parle pas des différences d'exégèse. Vous savez assez comme il est aisé, par un usage très plausible des variables de la diction, de changer un vers qui semblait beau en un vers qui semble atroce; de sauver au contraire un vers qui est un désastre, en éloignant ou en adoucissant quelque peu les syllabes émises. En somme, un interprète, selon son intelli¬ gence, selon ses intentions, et parfois contre elles, peut opérer des transmutations étonnantes d'euphonie en cacophonie, ou de cacophonie en euphonie. Un poème, comme un morceau de musique, n'offre en soi qu'un texte, qui n'est rigoureusement qu'une sorte de recette; le cuisinier qui l'exécute a un rôle essentiel. Parler d'un poème en soi, juger un poème en soi, cela n'a point de sens réel et précis. C'est l'art .3 34 PIÈCES SUR L'ART parler d'une chose possible. Le poème est une abstraction, une écriture qui attend, une loi qui ne vit que sur quelque bouche humaine, et cette bouche est ce qu'elle est. Cependant, comme tout poète se fie néces¬ sairement dans son travail à quelque lecteur idéal qui le serve le mieux du monde, et qui, d'ailleurs, lui ressemble un peu plus qu'un frère, je m'étais fait quant à moi, pour mon usage personnel, une certaine idée de la diction que je souhaitais, et cette idée toute privée, prenant forme de conseil, se pouvait résumer ainsi : Qu'il ne faut point, dans l'étude d'une pièce de poésie que l'on veut faire entendre, prendre pour origine ou point de départ de sa recherche, le discours ordinaire et la parole courante pour s'élever de cette prose plane jus¬ qu'au ton poétique voulu; mais au contraire, je pensais qu'il faudrait se fonder sur le chant, se mettre dans l'état du chanteur, accommoder sa voix à la plénitude du son musical, et de là redescendre jusqu'à l'état un peu moins vibrant qui convient aux vers. Il me semblait que ce fût là le seul moyen de préserver l'essence musicale des poèmes. Avant toute chose, bien DE LA DICTION DES VERS poser la voix fort loin de la prose, étudier le texte sous le rapport des attaques, des modula¬ tions, des tenues qu'il comporte, et réduire peu à peu cette disposition, qu'on aura exagérée au début, jusqu'aux proportions de la poésie. Ces proportions très délicates par quoi celle- ci se distingue du véritable chant, résultent de l'importance relative du son et du sens dans l'un et l'autre usage de la voix humaine. L'intention de raccorder la poésie au chant me semble exacte dans son principe et con¬ forme aux origines comme à l'essence de notre art. C'est dans cet esprit que j'ai fait — il y a deux ans — l'expérience d'appeler une cantatrice à étudier avec moi et à dire devant le public des poèmes de Ronsard. Je ne sais si l'événe¬ ment m'a justifié; du moins il a tourné à la gloire de Mme Croiza, qui a osé. La première condition pour bien dire les vers est d'avoir compris ce qu'ils ne sont pas et quelle immense différence les sépare du lan¬ gage ordinaire. La parole plane et courante, celle qui sert à quelque chose, vole à sa signification, à sa traduction purement mentale, et s'y abolit, et s'y fond, comme un germe dans l'œuf qu'il féconde. Sa forme, son apparence auditive n'est qu'un 36 PIÈCES SUR^L'ART relais que brûle l'esprit. Si le ton, si le rythme y paraissent pour le sens, ils n'interviennent que dans l'instant, comme nécessités immédiates, comme auxiliaires de la signification qu'ils transportent, et qui les absorbe aussitôt sans résonances, car elle est leur fin dernière. Mais le vers a pour fin une volupté suivie, et il exige, sous peine de se réduire à un discours bizarre¬ ment et inutilement mesuré, une certaine union très intime de la réalité physique du son et des excitations virtuelles du sens. Il demande une sorte d'égalité entre les deux puissances de la parole. Le poète est un politique qui use de deux « majorités ». Observons en résumé que les paroles dans le chant tendent à perdre leur importance significative, qu'elles la perdent le plus sou¬ vent, tandis qu'à l'autre extrême, dans la prose de l'usage, c'est la valeur musicale qui tend à s'évanouir, — tellement que le chant, d'une part, la prose de l'autre, sont placés comme symétriquement par rapport au vers, —■ lequel s'établit dans un équilibre admirable et fort délicat entre la force sensuelle et la force intel¬ lectuelle du langage. Tout ceci est en soi fort simple à concevoir, et n'a contre soi que de mauvaises habitudes et une sorte de tradition mal entendue. DE LA DICTION DES VERS 37 J'en déduisais sans peine une certaine manière de dire les vers, et très particulièrement de dire Racine. Entre tous les poètes, R.acine est celui qui s'apparente le plus directement à la musique proprement dite, — ce Racine de qui les pé¬ riodes donnent si souvent l'idée des récitatifs à peine un peu moins chantants que ceux des compositions lyriques, — ce Racine de qui Lulli allait si studieusement entendre les tra¬ gédies; et des lignes, des mouvements duquel les .belles formes et les purs développements de Gluck semblent des transformations immé¬ diates. J'ai donc exposé aux futurs interprètes de Baja^et ces sentiments que je viens de dire sur la déclamation des vers, et je les ai exhortés qu'ils renonçassent à cette tradition que je crois détestable, et qui consiste à sacrifier aux effets directs de la scène toute la partie musicale de la pièce. Cette fâcheuse tradition détruit la conti¬ nuité, la mélodie infinie qui se remarque si déli¬ cieusement dans Racine. Elle fait que l'artiste semble lutter contre les vers, ne les supporter qu'avec peine, les trouver à regret dans un ouvrage qui pourrait s'en passer. On les brise, on les dérobe; ou, d'autres fois, semble-t-il qu'on n'en retienne que les gênes : on accuse, 38 PIÈCES SUR L'ART on exagère les carrures, les supports de l'alexan¬ drin, ses signes conventionnels, qui sont choses très utiles à mon sens, mais qui deviennent des moyens grossiers si la diction ne les enveloppe et ne les revêt de ses grâces. Je disais donc, à nos jeunes Turcs raciniens : « Apprivoisez-vous tout d'abord à la mélodie de ces vers; considérez de près la structure de ces phrases doublement organisées, dont la syntaxe, d'une part, — la prosodie, de l'autre, composent une substance sonore et spirituelle, engendrent savamment une forme pleine de vie. N'allez pas vous borner à respecter rimes et césures. Sans doute, l'admirable Auteur les a observées; mais une création musicale ne se réduit pas à une observance, comme jadis trop de personnes l'ont cru, qui ont donné dans la sécheresse, rendu les règles absurdes et suscité en retour de terribles réactions. Mais éprouvez à loisir, écoutez jusqu'aux harmoniques les timbres de Racine, les nuances, les reflets réci¬ proques de ses voyelles, les actes nets et purs, les liens souples de ses consonnes et de leurs ajustements. « Et donc, et surtout, ne vous hâtez point d'accéder au sens. Approchez-vous de lui sans force, et comme insensiblement. N'arrivez à la tendresse, à la violence, que dans la musique DE LA DICTION DES VERS et par elle. Défendez-vous longtemps de sou¬ ligner des mots; il n'y a pas encore des mots, il n'y a que des syllabes et des rythmes. Demeu¬ rez dans ce pur état musical jusqu'au moment que le sens survenu peu à peu ne pourra plus nuire à la forme de la musique. Vous l'intro¬ duirez à la fin comme la suprême nuance qui transfigurera sans l'altérer votre morceau. Mais il faut tout d'abord que vous ayez appris le morceau. « A la fin, ce moment viendra. Enfin, vous découvrirez votre rôle, et vous vous emploie¬ rez à représenter quelque vie. Vous mêlerez à cette musique profondément apprise et res¬ sentie ce qu'il faut d'accents et d'accidents pour qu'elle paraisse jaillir des affections et des pas¬ sions de quelque être. Vous devrez à présent distinguer entre les vers. Mettez-vous un peu dans l'auteur. Voyez ses objets, ses difficultés, son facile et son difficile. Vous trouverez bien¬ tôt qu'il faut distinguer entre les vers. Les uns servent à la pièce même, dont ils sont des mem¬ bres indispensables; ils annoncent, provoquent, dénouent les événements; ils répondent aux questions logiques; ils permettent de résumer le drame, et sont, en quelque sorte, de plain- pied avec la prose. C'est un grand art que d'ar¬ ticuler ces vers nécessaires;- mais l'art de les 40 PIÈCES SUR L'ART faire est plus grand. Mais d'autres vers, qui sont toute la poésie de l'ouvrage, chantent, et ren¬ ferment du poète ce qu'il tient de sa plus pro¬ fonde nature. Je n'ai pas besoin de vous recom¬ mander ces divines parties. » Telle, sans doute, fut ma petite exhortation. El cœtera. LETTRE A MADAME C. D'autres, chère Croiza, célébreront celle qui chante. Mais moi, que les circonstances éloignent d'un dîner si désirable et si bien imaginé, — je vous dirai quelque autre chose. Laissez l'ab¬ sent emprunter d'un ami ce qu'il faut de pré¬ sence et de souffle pour vous faire son compli¬ ment. L'idée depuis longtemps m'était venue de séduire une cantatrice à- la poésie. Comment venue, et de quelles réflexions : La poésie n'est pas lapnusique; elle est encore moins le discours. C'est peut-être cet ambigu qui fait sa délicatesse. On peut dire qu'elle va chanter, plus qu'elle ne chante; et qu'elle va s'expliquer, plus qu'elle ne s'explique. Elle n'ose sonner trop haut, ni parler trop net. Elle ne hante ni les sommets, ni les abîmes de la voix. Elle se contente de ses collines et d'un 42 PIÈCES SUR L'ART profil très modéré. Mais par le rythme, les accents et les consonances, faisant ce qu'elle peut, elle essaye de communiquer une vertu quasi musi¬ cale à l'expression de certaines pensées. Non de toutes les pensées. La diction accoutumée part de la prose et se hausse jusqu'au vers. Il lui arrive assez souvent de confondre le ton du drame, ou le mouve¬ ment de l'éloquence avec la musique intrin¬ sèque du langage. Alors l'interprète gagne en effets ce que le poème perd en harmonie. Mais je voulais essayer d'une voix qui des¬ cende au contraire de la mélodie pleine et entière des musiciens à notre mélodie de poètes, qui est restreinte et tempérée. J'avais rêvé d'engager à ce mode singulier de se faire en¬ tendre une voix assurée de tout son registre, voix bien plus étendue que la voix qui suffit à la poésie : voix savante, vivante, bien plus consciente, plus nette dans ses attaques, plus riche dans ses sonorités, plus attentive aux temps et aux silences, plus marquée dans les changements de ton, que la voix ordinairement prêtée aux œuvres versifiées. Cette idée vous a rencontrée. Ou plutôt elle 's'est heurtée à ellé-même sous vos traits, chère Croiza. LETTRE A MADAME C. 43 Quand donc je vous ai dit : Vous chantez, j'en suis fort aise ! Eh ! bien, osez maintenant !... Osez vous mettre aux vers ! Vous m'avez sur-le-champ présenté un visage où la crainte et l'enthousiasme se composaient en un grand désir. Vos regards semblaient dire à la poésie : Tu ne me trouverais pas si je ne t'avais déjà cherchée ! Vous souvient-il de nos essais ? Ronsard ouvert devant nous; les œuvres de ce Ronsard, qui chantonnait ses vers en s'ac- compagnant de son luth, nous servirent de sujet d'expériences... Les études ne furent pas longues. Je n'ai jamais vu de plus prompte compréhension du système musical de la poésie. Votre âme, chère et noble artiste, le possédait dans sa puissance. Je vous salue et vous admire. Le feu le plus pur est en vous. LES DROITS DU POÈTE SUR LA LANGUE 1 Veuillez m'excuser. Je suis excédé d'occu¬ pations dont les plus vaines sont les plus ur¬ gentes. L'épreuve de la Revue de Filologie est sous ma main, ■— ou plus exactement, sous un exemplaire de la première édition de votre Dic¬ tionnaire. Cet exemplaire ne me quitte pas. Je l'ai singulièrement « exercé » et fatigué pendant la longue élaboration de la « Jeune Parque », travail que j'ai poursuivi —• vous ne le croirez pas — avec un souci linguistique de tous les instants. Je n'imaginais pas d'ailleurs, qu'il me vaudrait, un jour, le plaisir d'en discuter un détail avec un homme du métier, et précisément avec celui auquel je m'adressais si souvent in petto, il y a quinze ans. i. Lettre adressée à M. Léon Clédat Directeur de la Revue de Filologie Française. 46 PIÈCES SUR L'ART Venons au vers incriminé. Il serait doux de s'y attarder et d'épuiser toutes les subtilités qui sont en puissance dans un problème de cette espèce. Mais, je vous l'ai dit, tout mon temps est grevé de niaiseries et je dois me borner à une esquisse de réponse. Il est exact que j'ai, de ma propre autorité et contre la coutume, opéré la « diérèse » ti-è-de, dans l'intention d'obtenir un certain effet, la symétrie : Déli-ci-eux, —- ti-è-de. J'y trouvais une nuance voluptueuse. Je pense que si le lecteur •— quelque lecteur — en ressent l'effet, le poète, ipso facto, est jus¬ tifié. Je considère que c'est donc une question de .fait, -— et en somme, de puissance. Ingres, parfois, allongeait le col des oda¬ lisques. L'anatomiste doit protester, même s'il jouit du dessin. Chacun est dans sa fonction. D'ailleurs, il paraît qu'il existe un précédent. Je l'ignorais. Thérive le signale chez Vigny. La même cause a dû produire le même effet. En somme, si j'impose ti-è-de, si quelques- uns trouvent ti-è-de plus tiède que tiè-de, je n'ai pas à m'inqui-é-ter d'avoir vi-o-lé la loi. J'observe ici, et en passant, que la pronon¬ ciation pratique varie selon les régions. Vous le savez mille fois mieux que moi. En ce qui DROITS DU POÈTE SUR LA LANGUE 47 concerne la diphtongaison, j'ai remarqué com¬ bien duel est rare en une syllabe. Quant aux mots en tion, sion, ssion, dont la diphtongaison — comme vous le dites très bien — ruinerait une quantité de beaux vers (dans Racine, en particulier) ■— il m'apparaît que cette manière de les prononcer dépend de l'allongement de la syllabe précédente, allongement qui décroît sensiblement en allant du sud vers le nord. Aux extrêmes, on trouve opposés le na-^ione italien et le né-cheun des Anglais ? Cheun est une muette, ou presque. Quoi qu'il en soit, je suis sensible à l'har¬ monie de ce vers, qui est dans Esther : La nation chérie a violé sa foi et il n'y a pas de raison qui m'empêche de l'être. Restent les questions de l'usage de la langue, et du « mouvement général ». Quant à l'usage, je distingue nettement entre l'usage général, c'est-à-dire inconscient, et l'usage poétique. L'usage général n'est soumis qu'à la statis¬ tique, •— reflet de là moyenne des facilités de prononciation. La langue parlée ordinaire est un instrument pratique. Elle résout à chaque instant des problèmes immédiats. Son office 48 PIÈCES SUR L'ART est rempli quand chaque phrase a été entièrement abolie, annulée, remplacée par le sens. La compré¬ hension est son terme. Mais, au contraire, l'usage poétique est dominé par des conditions personnelles, par un sentiment musical conscient, suivi, maintenu... Ces conditions se combinent, d'ailleurs, en général, avec le souci d'observer diverses con¬ ventions techniques, dont l'effet est de rappeler à chaque instant au versifiant qu'il ne se meut pas dans le système de la langue vulgaire, mais dans un autre système bien distinct. Ici le langage n'est plus un acte transitif, un expédient. Il lui est au contraire attribué une valeur propre, qui doit se retrouver intacte, en dépit des opérations de l'intellect sur les propositions données. Le langage poétique doit se conserver soi-même, par soi-même, et demeurer iden¬ tique, inaltérable par l'acte de l'intelligence qui lui trouve ou lui donne tin sens. Toute littérature qui a dépassé un certain âge montre une tendance à créer un langage poétique séparé du langage ordinaire, avec un vocabulaire, une syntaxe, des licences et des inhibitions, différents plus ou moins des com¬ muns. Le relevé de ces écarts serait très instruc¬ tif. Cette différenciation est inévitable, puisque les fonctions des mots et des moyens d'expres- DROITS DU POÈTE SUR LA LANGUE 49 sion ne sont pas les mêmes. On pourrait conce¬ voir que le langage poétique se développât au point de constituer un système de notations aussi différent du langage pratique que le sont la langue artificielle de l'algèbre ou celle de la chimie. Le moindre poème contient tous les germes, toutes les indications de ce développe¬ ment possible. Je ne dis pas qu'il soit souhai¬ table ou non. Ce jugement n'aurait aucun sens. Mais il résulte de ces remarques qu'il doit y avoir, — et qu'il y a, •— contraste nécessaire, — « constitutionnel » dirais-je, — entre l'écri¬ vain et le linguiste. Celui-ci est par définition, un observateur et un interprète de la statis¬ tique. L'écrivain, c'est tout le contraire : il est un écart, un agent d'écarts. Ce qui ne veut point dire que tous les écarts lui sont permis; mais c'est précisément son affaire, son ambition, que de trouver les écarts qui enrichissent, — ceux qui donnent l'illusion de la puissance, ou de la pureté, ou de la profondeur du langage. Pour agir par le langage, il agit sur le langage. Il exerce sur ce donné une action artificielle —• c'est-à-dire voulue, reconnaissable, •— et il l'exerce à ses risques et périls. Si le linguiste est comparé à un physicien, l'écrivain se com¬ pare à un ingénieur, et c'est pourquoi il lui est bon de consulter la linguistique. Natures non l'art 4 5° PIÈCES SUR L'ART i?nperatur ni si parendo, — il lui importe d'avoir une idée précise des lois majoritaires du lan¬ gage, pour les utiliser à ses fins personnelles et accomplir l'œuvre de l'homme qui est toujours d'opposer la nature à la nature. Quant au « mouvement général de la langue », je ne crois pas du tout qu'il puisse fournir un argument légitime dans un sens ou dans l'autre. Nous voyons qu'elle se meut, mais nous ne savons où elle va. Il y a des tournants, des retours, des mutations assez brusques. Bran¬ tôme écrivait et prononçait Asture ce que nous écrivons et prononçons A cette heure. Quel état et quel état ! dirait Bossuet... Parler de ce mouvement pour en déduire un pronostic sur le sort d'un écart donné, c'est faire un pari. Je dois constater à ce sujet que la science du langage a pris, je ne sais pourquoi, une posi¬ tion si partiale dans les questions qui touchent à la littérature. Elle incline à considérer sacrés les résultats moyens de l'action désordonnée de tous !... Mais je dois achever cette lettre trop longue quoique trop courte; je me suis laissé entraîner par un sujet qui ne me laisse jamais indifférent. POÈMES CHINOIS 1 Le premier de sa race dont j'aie fait la con¬ naissance, fut Monsieur Liang Tsong Taï. Il parut un matin chez moi, fort jeune et fort élégant. Il parlait un français très net, parfois un peu plus châtié que celui de l'usage. Monsieur Liang m'entretint de poésie avec une sorte d'enthousiasme. A peine entré dans ce sujet sublime, il cessa de sourire. Il laissa même percer quelque fanatisme. Cette flamme rare me plut. Bientôt mon contentement se fit surprise, sitôt lus, et relus aussitôt, les feuillets que Liang me mit sous les yeux. C'étaient des vers anglais ; c'étaient des vers français. Les premiers me semblèrent assez bons; mais je n'osai me prononcer, car je n'osai me croire. Quant aux français, leur qualité était certaine. i. Préface aux Poèmes de T'ao Ts'ien (ou T'ao Yuan Ming) traduits par Liang Tsong Taï. 5± PIÈCES SUR L'ART A quoi le vîtes-vous ? pensera-t-on. Dieu sait si mon état m'oblige à regarder des vers ! On m'en adresse chaque jour comme s'il appartenait d'en juger à ceux dont ce fut le travail d'en faire ! Il y eut jadis, sans doute, quelques « vérités » ou principes communs, quelques exigences définies qui s'imposaient assez pour qu'une manière de science des vers existât, permît de trier les poèmes et de con¬ seiller les auteurs. On s'accordait entre soi sur diverses finesses de métier et quelques diffi¬ cultés cruciales. Il existait une convention pour la connaissance du Bien et du Mal. Mais tous les arts sont libres désormais; personne n'y est plus expert que quiconque. L'antique distinc¬ tion du Bien et du Mal est remplacée par ceci : Génie ou non ? Je n'y vois point d'objection. Mais je trouve assez remarquable qu'une époque dont on peut bien dire qu'elle s'est donné pour souve¬ raine, et presque pour idole, la Technique; qui se consume à organiser, articuler, rythmer, décomposer et recomposer tous les actes de fabrication; qui ne parle que de contrôle, de tests, de standards, de spécialités et de spécia¬ listes, -—• ait, au contraire, dans l'industrie des Lettres et des Beaux-Arts, rejeté toutes mé¬ thodes transmissibles, toutes communes me- POÈMES CHINOIS Si sures, toutes conditions de comparaison uni¬ versellement consenties. Mais l'art, dans l'opinion des modernes, est si étroitement associé à l'idée fixe de spontanéité, ou à une sorte de spiri¬ tualisme révolutionnaire, qu'un ouvrage qui ne . respire je ne sais quoi de rebelle et de factieux est présumé peu intéressant. Ce n'est, au fond, qu'une convention de rupture et d'incommen¬ surabilité qui se substitue aux anciennes — avec cet avantage sur celles-ci qu'elle est simple et unique. Cependant la tradition de juger existe encore, au rang de ces coutumes et de ces rites qui sur¬ vivent à leur vertu. Comment juger sans lois ? — Et ensuite, comment se prononcer sur une œuvre, si l'on répugne à ne fonder son appré¬ ciation que sur l'impression d'un moment ? — Il faut donc se faire une règle simple et assez constante, qui ne peut, sans doute, qu'être arbi¬ traire dans son principe, mais qui soit fixe, une fois choisie, — qui s'ajuste à des caractères de l'œuvre existant nécessairement dans toutes les œuvres, et qui réduise le plus possible la part du sentiment personnel. J'ai adopté le système de considérer sur toute chose, dans les textes qu'il faut bien que je juge, le langage même, et son harmonie. Ce n'est pas que je m'inquiète fort de la çor- 54 PIÈCES SUR L'ART rection grammaticale toute sèche : orthographe et accords sont des observances de pure vanité, qui n'engagent pas les vrais intérêts du dis¬ cours et qui n'ont rien à faire avec les valeurs vives de l'esprit. Elles n'importent qu'aux ambitions les plus restreintes. L'orthographe est enfant du hasard; les accords n'ont rien d'essentiel; divers peuples s'en passent. Mais il existe un sentiment du poids et des puissances des mots, il existe une possession profonde, et comme organique, des fonctions de la syn¬ taxe, un goût de l'enchaînement des formes, de la manœuvre des unités du discours et de la subordination des figures qui le composent : les percevoir dans un texte, c'est y lire un ave¬ nir d'écrivain. Que s'il s'agit d'un poème, la condition musicale est absolue : si l'auteur n'a pas compté avec elle, spéculé sur elle; si l'on observe que son oreille n'a été que passive, et que les rythmes, les accents et les timbres n'ont pas pris dans la composition du poème une importance subs¬ tantielle, équivalente à celle du sens, — il faut désespérer de cet homme qui veut chanter sans trop sentir la nécessité de le faire, et dont les mots qu'il offre suggèrent d'autres mots. Ce système simple permet de conclure assez vite et assez raisonnablement. Si l'on trouve POÈMES CHINOIS 55 dans un écrit une certaine conscience des res¬ sources de la langue, de ses valeurs et de ses articulations; si l'on y reconnaît aussi d'heu¬ reuses dispositions musicales, on peut penser qu'il y a dans l'auteur assez de sensualité et de force de construction ou de combinaison pour qu'il puisse songer sans démence à se déve¬ lopper en poète. Je fus étonné, presque intrigué, de remar¬ quer dans les essais de mon jeune Chinois la présence des bons symptômes que je viens d'indiquer. Ses vers étaient positivement meil¬ leurs que la plupart de ceux que l'on me prie ou que l'on me somme de lire. J'y trouvai quel¬ que chose de plus. Ces petites pièces étaient visiblement écrites sous l'influence des poètes français d'il y a quarante ans. Il parut alors, entre le Parnasse et le Symbolisme, une recher¬ che d'accommodement entre la rigueur extrême et l'extrême liberté et cet effort de composer l'architectonique des uns avec les musiques des autres conduisit ceux qui s'y complurent à étudier, inventer ou multiplier divers artifices parfois délicieux. Quoique Chinois, et n'ayant que depuis peu appris notre langage, Monsieur Liang Tsong Taï semblait, dans ses vers et dans ses propos, non seulement instruit, mais friand de ces 56 PIÈCES SUR L'ART finesses fort spéciales. Il en usait, il en parlait étrangement bien. Mais je trouvai bientôt que ma surprise était naïve. Quoique Chinois... Mais non ! Parce qu'il était Chinois, Liang nécessairement devait mieux qu'un Européen, mieux qu'un Français moyen, voire qu'un bachelier, — soupçonner, pressen¬ tir, déceler, tenter de surprendre et de faire siens ces moyens délicats, ces abus très pré¬ cieux qui transforment le vil langage en matière d'opération exquises, et en tirent des objets trop purs ou trop délectables; font d'un mot une pierre rare; et d'un vers, une structure définitive dont la perfection intrinsèque en¬ ferme un éternel événement d'incorruptible volupté. La race des Chinois est, ou fut, la plus litté¬ raire des races, la seule qui jadis ait osé confier le soin du gouvernement à des lettrés, celle de qui les maîtres se vantaient plus de leur pin¬ ceau que de leur sceptre, et plaçaient des poèmes dans leurs trésors. Je sais bien que les Chinois n'ont pas fait assez de mathématiques; malheureuse négligence dont ils pâtissent à présent; et négligence inconcevable, car on ne conçoit guère comment leur esprit étonnamment ingénieux ne s'est pas laissé égarer du côté des nombres et séduire POÈMES CHINOIS 57 aux symboles. On dirait cependant, à considérer certains travaux fort compliqués qu'ils exécutent en ivoire ou en bois très dur, qu'ils aiment à imaginer, et imaginent avec précision, des modèles de continus. Or les complexités de cette espèce intéressent une science encore fort jeune, l'une des branches les plus difficiles de la géo¬ métrie. Mais il n'y eut pas de géomètres chez les Chinois, et leurs intuitions sont demeurées intuitions d'artistes; elle n'ont pas servi de pré¬ texte et de premier support aux développements logiques d'une pensée abstraite... Ces réflexions me conduisirent à trouver enfin naturel que Monsieur Liang ait perçu dans notre littérature, presque aussitôt qu'il l'eut connue, ce par quoi elle s'apparente aux créations de l'art le plus subtil et le plus ancien des arts existants. Les Chinois passent pour inventeurs de raffinements de toutes sortes. On dit qu'ils amenuisaient l'amour comme les sup¬ plices, et exerçaient la matière morte ou vivante avec la même hardiesse, la même patience et les mêmes curiosités que l'Occident en dépensait sur les idées dans ses déductions et ses analyses. Un rejeton de cette race a donc de grandes chances pour être sensibilisé bien plus qu'homme d'Europe à l'endroit des recherches de jouis¬ sance les plus déliées. 5» PIÈCES SUR L'ART Il me suffit maintenant de suivre un peu plus avant cette pensée pour aboutir au présent ouvrage. L'extrême du raffinement, en tous pays, à toute époque, en arrive toujours à une sorte de suicide : il expire dans le désir d'une suprême simplicité; mais savante, et comme parfaite simplicité, pareille à la simplicité rui¬ neuse d'un homme très riche qui se vêt, chez le tailleur le plus coûteux, de vêtements dont le prix est imperceptible à première vue, ou qui ne s'alimente que de fruits, que toutefois il cul¬ tive à grands frais dans ses campagnes. C'est qu'il y a deux simplicités, l'une primitive, et qui vient du manque; l'autre, née de l'excès, et par l'abus désabusée. La fameuse simplicité des classiques, leur nudité composée, leur pureté si éloignée de l'innocence ne peuvent jamais paraître qu'après des temps d'abondance désor¬ donnée et d'expériences thésaurisées, à la faveur du dégoût qui émane de trop de richesses et qui inspire de les réduire à leur essence. Dans les ouvrages qui se font alors, on s'abstient de les faire voir; on préfère montrer ce qu'elles sup¬ posent. Voilà ce que je reconnais dans les poèmes de T'au Yuan Ming, dont Monsieur Liang Tsong Taï nous offre cette aimable traduction; et voilà ce qui m'engage à rapprocher cet antique POÈMES CHINOIS 59 poète des classiques anciens et de certains de nos français. Voyez comme T'au Yuan Ming regarde la « nature ». Il s'y mêle, il en participe; mais il ne songe pas à épuiser ses sensations. Les clas¬ siques ne font pas de ces descriptions qui sup¬ posent des yeux spéciaux de peintre, ou qui appellent tout le dictionnaire sur la scène. Un classique, même chinois, répugne à cette inhu¬ manité, quelquefois admirable, qui, de préci¬ sions en précisions ou de métaphores en méta¬ phores, parvient à rendre les choses mille fois plus sensibles au lecteur qu'elles ne furent à l'écrivain par elles-mêmes, dans le réel. Ces artistes discrets contemplent les paysages par¬ fois en amoureux, parfois en sages, plus ou moins souriants. Ils se donnent d'autres fois pour amateurs de jardins, ou de pêche, ou de chasse; ou simplement de fraîcheur et de quié¬ tude. Il en est ainsi des Virgile et des La Fon¬ taine chinois. T'au Yuan Ming aurait aisément trouvé le frigus opacum, les arnica silentia\ et quant au sombre plaisir d'un cœur mélancolique, il ne fait guère autre chose que nous le chanter. Il se peint quelquefois délicieusement soi-même : Je m'appuie sur la fenêtre, dit-il, 6o PIÈCES SUR L'ART Je contemple dans ma joie mes branches favorites... ou bien : Uombre s'épaissit ; cependant, je m'attarde A. caresser le pin solitaire. Cette caresse va fort loin. Les poètes, sans doute, perdent presque toute la substance de leur art dans les traductions; mais je me fie au sens littéraire qui m'a tant surpris et ravi chez Monsieur Liang Tsong Taï pour m'assurer qu'il a tiré pour nous de l'ori¬ ginal tout ce que permettait d'en tirer l'im¬ mense différence des langages. AU CONCERT LAMOUREUX en 1893 1 M'est-il permis de parler ici ? De déranger les pupitres, d'apparaître au milieu des mer¬ veilleuses cordes, des bois suaves, des cuivres tout-puissants, non point pour chanter, mais pour essayer de faire entendre une voix, — ni chantante, ni harmonieuse, et que ne soutient pas la baguette de M. Wolff? Je vous avoue que je suis ému de me trouver tout seul de mon espèce dans cette forêt essentiellement magique, où parmi la ramure diverse des timbres souffle si tendrement ou si violemment le génie. Comment donc justifier cette rupture de charme que l'on me fait commettre ! Je me sens dans l'état honteux et coupable du monsieur, qui, dans le Cirque d'Été de jadis, survenant 1. Allocution prononcée le 4 janvier 1931 à l'occasion du Cinquantenaire des Concerts Lamoureux. 6z PIÈCES SUR L'ART pendant l'exécution d'un morceau, voyait avec terreur Lamoureux frapper un coup sec de baguette, cesser de conduire, se tourner lente¬ ment vers lui, croiser les bras, et le foudroyer d'un coup de silence subit, absolu, consternant. Cinq cents regards fixés sur lui le réduisaient en cendres. Comment s'explique donc mon sacrilège, et cette introduction d'un écrivain, et de sa parole plane et pauvre dans le sanctuaire ? C'est que la dette de la littérature à l'égard de Charles Lamoureux est immense; et que l'on s'acquitte comme l'on peut. Observez d'abord que toute histoire litté- fraire de la fin du xixe siècle qui ne parlera pas de musique sera une histoire vaine; une his¬ toire pire qu'incomplète, — inexacte; pire qu'inexacte, inintelligible. D'ailleurs, toute his¬ toire littéraire, en général, qui ne parle que de littérature est une œuvre aussi infirme que le serait, par exemple, une histoire politique où ne seraient point mentionnés les événements économiques. Chaque époque a ses grands excitants, ses sujets dominants d'intérêt, et la littérature en est toujours affectée, quoique d'une manière plus ou moins directe. Or, je vous dis à présent qu'on ne peut rien AU CONCERT LAMOUREUX EN 1893 63 comprendre au mouvement poétique qui s'est développé depuis 1840 ou 50 jusqu'à nos jours, si le rôle profond et capital que la musique a joué dans cette remarquable transformation n'est pas mis en évidence, élucidé et précisé. L'éducation musicale du public français, — et particulièrement d'un nombre croissant d'écri¬ vains français, — a contribué plus que toutes con¬ sidérations théoriques, à orienter la poésie vers un destin plus pur et à éliminer de ses ouvrages tout ce que la prose peut exactement exprimer. - Comme la musique, dans ses débuts, a divisé les impressions de l'ouïe, — rejetant les unes, les bruits, qui ont une sorte de signification, mais qui se combinent mal entre eux; recueillant, au contraire, les sons, qui ne signifient rien par eux seuls, mais qui se peuvent bien reproduire, et bien combiner, — ainsi la Poésie s'est efforcée, parfois très laborieusement, parfois très dan¬ gereusement, de distinguer (de son mieux) dans le langage, des expressions dans lesquelles le sens, le rythme, les sonorités de la voix, le mouvement s'accordent et se renforcent, tandis qu'elle s'essayait au contraire à proscrire les expressions dans lesquelles le sens est indépen¬ dant de la forme musicale, de toute valeur audi¬ tive. Cette sorte de rééducation de la poésie, (con- 64 PIÈCES SUR L'ART sidérée dans la période qui va de 1880 à 1900) eut Lamoureux et les Concerts Lamoureux pour agents de première importance. Comme Bau¬ delaire eut les Concerts Pasdeloup, Mallarmé et ses suivants eurent les Concerts Lamoureux. Charles Lamoureux était tout scrupule, tout eèle, tout rigueur et honnêteté dans son admi¬ rable métier, —• ce métier, véritablement sacré du chef d'orchestre, qui demande que l'on soit à la fois un critique et un apôtre, un connaisseur et un enchanteur, un capitaine et un virtuose. — Le chef d'orchestre est un étrange soliste, un exécutant complexe, formé de cent vingt exécutants. Monsieur le chef d'orchestre, vous êtes un Monstre de la Fable !... Lamoureux, par les traits si nobles de sa nature, par son exigence même, par son amour de la perfection et ses scrupules, était bien de cette époque presque religieuse à l'égard du beau, que nous avons vécue au temps de notre jeunesse. Cette jeunesse voyait dans l'art la seule issue, la seule culture désormais possible, des senti¬ ments les plus élevés. L'acte de l'artiste, l'émo¬ tion communiquée par les œuvres lui parais¬ saient les seuls objets indiscutables d'amour, de travail, de désir, les seuls moyens de rédemp¬ tion; en somme, les seules certitudes qui lui AU CONCERT LAMOUREUX EN 1893 65 fussent immédiates, soustraites à toute atteinte critique, qui donnassent enfin la force de la foi sans exiger aucune croyance. Or la musique, ■—- et particulièrement, la musique d'orchestre, — était, entre tous les arts, le plus propre à imposer, et même à exaspérer, ce sentiment de certitude et de puissance. D'ailleurs, dans l'ordre des arts, la grande musique des maîtres modernes figure bien l'analogue des moyens puissants, presque exces¬ sifs, que d'autres modernes ont su créer dans l'ordre des entreprises matérielles. Cette grande musique dispose en quelque sorte, d'une éner¬ gie esthétique démesurée. Elle joue des pro¬ fondeurs de la vie, des extrêmes de la passion, imite les combinaisons de la pensée, semble remuer la nature; agite, apaise, parcourt tout le système des nerfs, — et ceci obtenu par action irrésistible, en quelques instants : parfois, par une seule note. La musique se joue de nous, nous faisant tristes, gais, ivres ou pensifs, nous rendant à son gré plus ardents, plus profonds, plus tendres ou plus forts que jamais hommes ne le furent. Ainsi que nos machines nous accomplissent des travaux, nous communiquent des vitesses qui excèdent démesurément nos forces propres, ainsi la grandiose Musique, — extase, fureurs l'art 5 66 PIÈCES SUR L'ART ^toujours prêtes à s'emparer de nous, connais- f sance fictive sans limites, possession presque j totale de l'être, •— nous offre, nous impose des états à demi mensongers, et cependant plus puis- Isants que la plupart de nos états réels. Nul des autres arts ne peut prétendre à cette souverai¬ neté. Il n'est donc pas étonnant que cette musique ; ait pris le caractère d'un culte. A la fois, elle prêchait pour l'art, elle était une expérience qui explorait toute l'étendue dé l'être affectif et psychique, ■—■ et de plus elle était en soi jouis¬ sance supérieure. A la fois excitation de vie intérieure intense, et communion. Car un millier d'êtres réunis, qui par les mêmes causes, ferment les yeux, subissent le même transport, se sentent seuls avec eux-mêmes, et pourtant identifiés par cette émotion intime avec tant de leurs prochains devenus véritablement leurs semblables, — for- ; ment bien la condition religieuse par excellence, ' l'unité sensible d'une pluralité vivante. La musique produit artificiellement ce que produisent les grandes joies ou les grandes tristesses publiques, ce que l'on voit dans les i jours solennels où les hommes dans la rue se parlent sans se connaître, et pour un peu, s'em¬ brasseraient... AU CONCERT LAMOUREUX EN 1893 67 Eh bien, ce culte, cette fonction sacrée, cet office, c'est au Cirque d'Été, que du temps de ma jeunesse, on le célébrait. De la fin de l'au¬ tomne à la fin du printemps, le concert Lamou- reux était l'événement hebdomadaire, qui sanc¬ tifiait les fidèles de l'art, et particulièrement les poètes. Représentez-vous ce cirque disparu, ce cirque bondé, gorgé de ce qu'il y avait à Paris de plus élégant, de plus profond, de plus capable d'enthousiasme. Il se dégageait de cette com¬ binaison une chaleur étouffante et très favo¬ rable. Lamoureux paraissait; toujours digne; jamais souriant, même sous les bravos. Il montait au pupitre. On eût dit qu'il montait à l'autel, qu'il prenait le pouvoir suprême; et en vérité, il le prenait, il allait promulguer les lois des dieux de la Musique. Il levait les bras... C'était suspendre six cents âmes à son geste. Aussitôt l'unisson des respi- » rations et des cœurs se faisait. Le recueillement, la disposition à frémir s'instituaient. Personne n'osait même songer au moindre mouvement, car il y avait, dans cette rotonde du Cirque, deux êtres d'une intolérance totale et presque brutale : l'un, Lamoureux; l'autre,' c'était nous, 68 PIÈCES SUR L'ART jeunes gens tassés dans les galeries à deux francs, — fanatiques, et comme tous les purs, prêts à massacrer les indignes dont la chaise grince ou dont le rhume se déclare. Mais sur une banquette du Promenoir, assis à l'ombre et à l'abri d'un mur d'hommes debout, un auditeur singulier qui, par une faveur insigne, avait ses entrées au Cirque, Stéphane Mallarmé, — subissait avec ravissement, mais avec cette angélique douleur qui naît des riva¬ lités supérieures, l'enchantement de Beethoven ou de Wagner. Il protestait dans ses pensées, il déchiffrait aussi en grand artiste du langage ce que les dieux du son pur énonçaient et profé¬ raient à leur manière. Mallarmé sortait des con¬ certs plein d'une sublime jalousie. Il cherchait désespérément à trouver les moyens de re¬ prendre pour notre art ce que la trop puissante Musique lui avait dérobé de merveilles et d'im¬ portance. Les poètes avec lui quittaient le Cirque éblouis et mortifiés. Mais nous sommes beaux joueurs. Il ne m'en coûte pas du tout de chanter les louanges de la Musique, qui impliquent celles de son admirable serviteur, Charles Lamoureux. N'oublions point que la gloire de tous les arts a l'écrivain pour agent indispensable. Toutes AU CONCERT LAMOUREUX EN 1893 69 les trompettes ne sont pas chez vous, Monsieur le Chef d'Orchestre !... Que deviendrait le nom d'un Lamoureux, si quelque plume ne l'inscri¬ vait en marge de l'Histoire de la Littérature et de la Musique Françaises ? HISTOIRE D'AMPHION 1 (mélodrame) Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, Avant que la légende d'Amphion, telle que je l'ai façonnée, et telle qu'Arthur Honegger l'a pénétrée et animée de son grand souffle, vous soit représentée par les artistes que va conduire M. Robert Siohan, et par Mme Ida Rubinstein, je vais, en quelques mots, vous en dire l'histoire, car cette légende a son histoire, dans ma pensée. L'architecture a tenu une grande place dans les premières amours de mon esprit. Mon ado¬ lescence imaginait avec passion l'acte de cons- V) i. Conférence prononcée le 14 janvier 1932. 72 PIÈCES SUR L'ART truire : ma passion se nourrissait de lectures assez précises, de croquis et de théories que je me faisais. J'y trouvais plus de goût et d'en¬ seignement qu'à mes études, et l'idée même de la construction, qui est le passage du désordre à l'ordre et l'usage de l'arbitraire pour atteindre la nécessité, se fixait en moi comme le type de l'action la plus belle et la plus complète que l'homme se pût proposer. Un édifice accompli nous remontre dans un seul regard une somme des intentions, des inventions, des connais¬ sances et des forces que son existence implique; il manifeste à la lumière l'œuvre combinée du vouloir, du savoir et clu pouvoir de l'homme. Seule entre tous les arts, et dans un instant indivisible de vision, l'architecture charge notre âme du sentiment total des facultés humaines. Mais l'adolescence est inconstante, et la mienne bientôt fut séduite à la poésie; elle se mit à faire les vers que l'on faisait il y a qua¬ rante ans. C'était l'ère du symbolisme : chacun selon sa nature et selon son école, nous étions, les uns et les autres, assez occupés à accroître de notre mieux la quantité de musique que la langue française permet d'introduire dans » le discours. Ce souci musical, et quelques autres qui s'y joignirent, me jetèrent dans des réflexions illimitées sur les arts, et peu à peu sur mille HISTOIRE D'AMPHION 73 sujets que j'aurais crus bien éloignés de moi- même. Mais rien n'est loin de l'esprit. Il m'arriva de m'égarer assez parmi mes curiosités très diverses pour que j'y perdisse le goût d'écrire. Je laissai à ma fantaisie toute liberté de faire et de défaire, de créer sans diffi¬ culté et de critiquer sans mesure, ce qui est un jeu dangereux, un de ces jeux de hasard où l'on se ruine, •— car une pensée privée de toute con¬ trainte extérieure, dégagée de toute sanction et ne visant pas à un acte ou un ouvrage bien défini, ignore sa vraie nature, qui est de s'ac¬ corder avec l'homme tout entier, se croit aisé¬ ment toute-puissante et universelle : en un mot, elle prend l'habitude des dividendes fictifs et des opérations imaginaires. L'architecture, heureusement, qui avait en¬ chanté ma jeunesse, m'avait laissé dans le fond un certain goût du solide, un certain modèle de la construction réelle, et donc une certaine méfiance des causes de dommage et de ruine que la réalité fait agir sur toute chose, et en par¬ ticulier sur les ouvrages de l'esprit. L'art de bâtir nous rappelle que rien ne tient par soi- même, et que c'est autre chose d'aimer le beau 74 PIÈCES SUR L'ART et de le concevoir et tout autre chose de le faire concevoir. Comme la pesanteur travaille et juge à sa façon l'œuvre de l'architecte, qu'elle soumet à une critique constante et impitoyable, ainsi en est-il en toute matière. Toute production à peine enfantée vit dangereusement, doit subir des épreuves de résistance et tenir aussi bien contre l'objection que contre l'indifférence et contre l'oubli. On peut tirer de cette remarque très fondée de grandes conséquences même dans l'ordre littéraire, et jusque dans la poésie. Même dans les pièces les plus légères, il faut songer à la durée, — c'est-à-dire à la mémoire, c'est-à-dire à la forme, comme les constructeurs de flèches et de tours songent à la structure. Puisque je pensais si librement à tant de choses et, parmi elles, assez souvent à la musique et à cette même architecture, il devait, fatale¬ ment arriver que quelques rapports entre l'une et l'autre vinssent amuser mon esprit. Ces rap¬ ports sont très faciles à pressentir vaguement, délicats à préciser et à définir, et il n'est pas impossible de les mettre en doute, — car tout ce qui est esthétique est douteux. Mais, quant à moi, ils me paraissent éclatants, ce qui veut dire que je désirais fort qu'ils existassent, et ceci suffisait à leur existence. J'étais fort loin d'être le premier qui les eût souhaités, et donc aperçus. HISTOIRE D'AMPHION 75 Il est clair que musique et architecture sont des arts qui se passent également de l'imitation des choses; ce sont des arts dans lesquels la matière et la forme ont des relations beaucoup plus intimes entre elles que dans les autres; l'un et l'autre s'adressent à la sensibilité la plus générale. Ils admettent tous deux la répétition, moyen tout-puissant; ils recourent tous deux aux effets physiques de la grandeur et de l'in- : tensité, par quoi ils peuvent étonner les sens et l'esprit jusqu'à l'écrasement. Enfin, leur nature respective permet ou suggère tout un luxe de combinaisons et de développements réguliers, par lequel ils se rattachent ou se comparent à la géométrie et à l'analyse. J'oubliais l'essentiel : la composition — c'est-à-dire la liaison de l'en¬ semble avec le détail — est beaucoup plus sen¬ sible et exigible dans les œuvres de musique et d'architecture que dans les arts dont la repro¬ duction des êtres visibles est l'objet, car ceux-ci, empruntant leurs éléments et leurs modèles au monde extérieur, au monde des choses toutes faites et des destins déjà fixés, il en résulte quel¬ que impureté, quelque allusion à ce monde étranger, quelque impression équivoque et acci¬ dentelle. Tout cela n'avait pas échappé, sans doute, à ces Grecs qui ont tout vu. Les anciens avaient 76 PIÈCES SUR L'ART dû méditer sur ces ^concordances remarquables de l'art des sons avec celui des masses et des perspectives. Mais leur coutume, pudique et délicieuse, était de figurer leurs idées. Ils aimaient de feindre, pour déguiser leurs thèmes physiques ou métaphysiques, des personnes et des drames dont les attributs et l'action pouvaient aussi bien se prendre pour ce qu'ils paraissaient, et plaire comme un conte ou comme l'histoire, ou bien être déchiffrés et traduits en valeurs de sagesse ou de science, en pensées. 'Mais nos mythes à nous sont tout abstraits. Ils n'en sont pas moins mythes. Nos idées n'ont pas de corps. Nous pensons par squelettes. Nous avons perdu le grand art de signifier par la beauté. Tenez... Ce que je viens de vous dire en est l'exemple. Je viens sèchement de vous résumer l'argumentation d'un rapprochement possible entre l'architecture et la musique. Ce furent d'assez froides considérations. Mais veuillez, à présent, imaginer une incarnation de tout ceci, voyez une scène, formez un personnage aussi beau que vous le voudrez, aussi noblement vêtu et posé que vous le voudrez, au centre du site le plus poétique. Prodiguez autour de lui les roches et les eaux, plantez au pied des monts une forêt dense et hideuse, instituez l'horreur HISTOIRE D'AMPHION sacrée, et n'oubliez pas, dans une réserve d'om¬ bres, de faire luire une fontaine mystérieuse où se répète un peu de la face du ciel. Tout ainsi disposé, nos cimes et nos rocs, nos grands arbres et notre fontaine, et notre héros bien drapé et bien établi, le voici, main¬ tenant, qui se dresse, et s'anime, et agit. Entre ses mains brille une lyre. Il attaque le silence, et par les vertus de son chant et des cordes divines que ses doigts émeuvent, les pierres et les blocs épars s'ébranlent, ils roulent ou ils sont attirés, trébuchant et rebondissant, vers un lieu où leur amas s'assemble, qui, peu à peu, prend forme, et s'ordonne, et compose un édi¬ fice, un temple. Pendant quelques années, ce germe demeura dormant dans je ne sais quel pli de mon esprit. Il y fût à jamais demeuré parmi tant d'autres vestiges d'idées de jeunesse si le hasard d'une conversation avec Claude Debussy n'eût, un soir, ranimé, rappelé à l'existence ce grain de possibilité. Je vous ai dit, tout à l'heure, que, dans cette époque lointaine, je me dépensais volontiers en imaginations théoriques. En particulier, je 7» PIÈCES SUR L'ART m'interrogeais quelquefois, avec la merveilleuse liberté d'un homme qui n'aura pas affaire au réel et ne passera jamais à l'exécution et à l'acte, je m'interrogeais et me répondais au sujet de l'organisation et de la composition des œuvres de grand style, et de celles qui emploient simul¬ tanément des moyens de plusieurs espèces, comme l'opéra. L'opéra m'apparaissait un chaos, un usage désordonné de parties lyriques, orches¬ trales, dramatiques, mimiques, plastiques, cho¬ régraphiques, un spectacle, en somme, grossier, puisque rien ne commandait l'entrée en jeu et le contraste des puissances, diverses, que rien n'en limitait, l'action, et que le tout de l'œuvre était livré aux inspirations divergentes du librettiste, du musicien, du chorégraphe, du peintre de décors, du metteur en scène et des interprètes. Je dis à Debussy que j'entrevoyais un sys¬ tème extravagant fondé sur une analyse des moyens et sur une convention rigoureuse (quoique arbitraire) par laquelle je donnais à chacun de ces moyens une fonction très nette et très stricte à remplir. Ainsi, l'orchestre et le chant recevaient des emplois profondément distincts, l'action dra¬ matique, la mimique et la danse étaient rigou¬ reusement séparées et produites chacune en HISTOIRE D'AMPHION 79 son temps, pendant des durées bien déterminées. J'allai, je crois, jusqu'à diviser l'espace de la scène en lieux, en plans et en étages, et ces diverses régions devaient, dans chaque œuvre, être assignées à tel ou tel groupe chantant ou dansant, ou mimant, ou même à tel personnage, à l'exclusion de tous autres. C'était donner un rôle à chacune de ces parties de l'espace comme on en donne à des acteurs. Il en était de même de la durée, divisée et même... chronométrée. D'ailleurs, la lumière, le décor, devaient être soumis à des conditions non moins raisonnées, et l'ensemble représenterait le plus impérieux système de contraintes et de division du travail que l'on pût imaginer. C'est une débauche de discipline et de construction formelle. J'avoue ici que la création d'ouvrages, à partir de con¬ ditions de forme, et presque par le seul assem¬ blage de telles obligations de faire et de ne pas faire, a été un de mes rêves les plus chers. Veuil¬ lez observer que c'est là reporter la plus grande part de ce qu'on nomme Y inspiration à la période de préparation de l'œuvre. J'avais coutume de dire, en ce temps-là, (c'était un temps où l'on prisait encore le sonnet), que je mettais l'inven¬ teur du sonnet au-dessus de l'auteur du plus beau de ces petits poèmes à forme fixe. 8o PIÈCES SUR L'ART Je n'ajoute qu'un mot sur cette bizarre con¬ ception de l'esprit théorique dont je ne me rappelle plus, d'ailleurs, toutes les déductions. Il m'apparut •— et c'est le point peut-être inté¬ ressant de tout ceci •—■ que mon système poussé à la limite, système qui, par l'accumulation des conditions, excluait méthodiquement l'imitation directe de la vie sur la scène aussitôt que cette imitation eût pu faire oublier le sens profond de l'œuvre, — il m'apparut que ce système s'approchait beaucoup d'une conception litur¬ gique des spectacles... On n'est pas plus mo¬ derne... Debussy, naturellement, n'attacha qu'une importance infiniment petite à cette conception d'apparence si compliquée, quoique fort simple dans son principe, et, moi-même n'y voyant qu'une fantaisie, l'affaire n'eut pas de suite. Il fallut un grand concours de circonstances pour ressusciter mon héros et, avec lui, quel¬ ques-unes des idées téméraires qui lui avaient donné une existence lyrique et scénique dans mon esprit. Il fallut qu'Honegger naquît et devînt Honegger. Il fallut que Mme Rubinstein, qui met au service de la poésie un zèle unique et toutes les ressources d'une énergie passion¬ née, qui, par la danse, la plastique, l'action dra- HISTOIRE D'AMPHION 81 matique, poursuit le dessein de montrer au monde ce qu'on peut faire de plus beau, il fallut qu'elle fût tentée par ce mythe très poétique et même par toutes les difficultés que mes idées particulières opposaient à la mise en œuvre. J'ai donc écrit Amphion, et j'ai appelé ceci : Mélodrame. Je n'ai pas trouvé d'autre terme pour qualifier cet ouvrage, qui n'est certaine¬ ment ni un opéra, ni un ballet, ni un oratorio. Dans ma pensée, il peut et doit se rapprocher d'une cérémonie de caractère religieux. L'action, toute restreinte qu'elle est, doit aussi se subor¬ donner à la substance significative et poétique de chacun de ses moments. Mesdames et messieurs, je veux, en termi¬ nant, vous dire quelques mots de mon musi¬ cien. Je lui ai posé le tout primitif et barbare problème, le plus difficile, peut-être, qu'un compositeur ait eu jamais à résoudre. Le sujet se réduit à ceci : Amphion, homme, reçoit d'Apollon la lyre. La musique naît sous ses doigts. Aux sons de la musique naissante, les pierres se meuvent, s'unissent : l'architecture est créée. Mais la musique ne doit donc paraître dans l'art 6 82 PIÈCES SUR L'ART toute sa. force et sa richesse qu'après le don du dieu reçu et assimilé par le héros. Le compo¬ siteur est donc soumis à cette redoutable exi¬ gence : qu'il doit traiter toute la première partie avec un minimum de moyens, presque par les voix seules, et quelques percussions, quelques traits et dessins presque imperceptibles qui soutiennent la mimique, et la danse. En somme presque point de musique dans une première phase et toute la musique dans la deuxième. Le minimum de musique, d'abord. Le maxi¬ mum, ensuite. Car j'ai demandé à Honegger cet autre exploit de faire, en quelques instants, à partir du mo¬ ment où Amphion découvre ou invente l'art des sons, un développement foudroyant de toutes les ressources de cet art, — depuis la gamme jusqu'à la grande fugue que vous enten¬ drez tout à l'heure... LA CONQUÊTE DE L'UBIQUITÉ 1 Nos Beaux-Arts ont été institués, et leurs types comme leur usage fixés, dans un temps bien distinct du nôtre, par des hommes dont le pouvoir d'action sur les choses était insignifiant auprès de celui que nous possédons. Mais l'étonnant accroissement de nos moyens, la souplesse et la précision qu'ils atteignent, les idées et les habitudes qu'ils introduisent nous assurent de changements prochains et très pro¬ fonds dans l'antique industrie du Beau. Il y a dans tous les arts une partie physique qui ne peut plus être regardée ni traitée comme na¬ guère, qui ne peut pas être soustraite aux entre¬ prises de la connaissance et de la puissance modernes. Ni la matière, ni l'espace, ni le temps ne sont depuis vingt ans ce qu'ils étaient depuis toujours. Il faut s'attendre que de si grandes x. 1929. 84 PIÈCES SUR L'ART nouveautés transforment toute la technique des arts, agissent par là sur l'invention elle-même, aillent peut-être jusqu'à modifier merveilleuse¬ ment la notion même de l'art. Sans doute ce ne seront d'abord que la repro¬ duction et la transmission des œuvres qui se verront affectées. On saura transporter ou reconstituer en tout lieu le système de sensa¬ tions, — ou plus exactement, le système d'exci¬ tations, — que dispense en un lieu quelconque un objet ou un événement quelconque. Les œuvres acquerront une sorte d'ubiquité. Leur présence immédiate ou leur restitution à toute époque obéiront à notre appel. Elles ne seront plus seulement dans elles-mêmes, mais toutes où quelqu'un sera, et quelque appareil. Elles ne seront plus que des sortes de sources ou des origines, et leurs bienfaits se trouveront ou se retrouveront entiers où l'on voudra. Comme l'eau, comme le gaz, comme le courant élec¬ trique viennent de loin dans nos demeures répondre à nos besoins moyennant un effort quasi nul, ainsi serons-nous alimentés d'images visuelles ou auditives, naissant et s'évanouissant au moindre geste, presque à un signe. Comme nous sommes accoutumés, si ce n'est asservis, à recevoir chez nous l'énergie sous diverses espèces, ainsi trouverons-nous fort simple d'y LA CONQUÊTE DE L'UBIQUITÉ obtenir ou d'y recevoir ces variations ou oscil¬ lations très rapides dont les organes de nos sens qui les cueillent et qui les intègrent font tout ce que nous savons. Je ne sais si jamais philosophe a rêvé d'une société pour la dis¬ tribution de Réalité Sensible à domicile. La Musique, entre tous les arts, est le plus près d'être transposé dans le mode moderne. Sa nature et la place qu'elle tient dans le monde la désignent pour être modifiée la première dans ses formules de distribution, de repro¬ duction et même de production. Elle est de tous les arts le plus demandé, le plus mêlé à l'existence sociale, le plus proche de la vie dont elle anime, accompagne ou imite le fonc¬ tionnement organique. Qu'il s'agisse de la marche ou de la parole, de l'attente ou de l'ac¬ tion, du régime ou des surprises de notre durée, elle sait en ravir, en combiner, en transfigurer les allures et les valeurs sensibles. Elle nous tisse un temps de fausse vie en effleurant les touches de la vraie. On s'accoutume à elle, on s'y adonne aussi délicieusement qu'aux subs¬ tances justes, puissantes et subtiles que vantait Thomas de Quincey. Comme elle s'en prend directement à la mécanique affective dont elle joue et qu'elle manœuvre à son gré, elle est 86 PIÈCES SUR L'ART universelle par essence; elle charme, elle fait danser sur toute la terre. Telle que la science, elle devient besoin et denrée internationaux. Cette circonstance, jointe aux récents progrès dans les moyens de transmission, suggérait deux problèmes techniques : I. — Faire entendre en tout point du globe, dans l'instant même, une œuvre musicale exé¬ cutée n'importe où. II. — En tout point du globe, et à tout mo¬ ment, restituer à volonté une œuvre musicale. Ces problèmes sont résolus. Les solutions se font chaque jour plus parfaites. Nous sommes encore assez loin d'avoir appri¬ voisé à ce point les phénomènes visibles. La couleur et le relief sont encore assez rebelles. Un soleil qui se couche sur le Pacifique, un Titien qui est à Madrid ne viennent pas encore se peindre sur le mur de notre chambre aussi fortement et trompeusement que nous y rece¬ vons une symphonie. Cela se fera. Peut-être fera-t-on mieux encore, et saura-t-on nous faire voir quelque chose de ce qui est au fond de la mer. Mais quant à l'uni¬ vers de l'ouïe, les sons, les bruits, les voix, les timbres nous appartiennent désormais. Nous les évoquons quand et où il nous plaît. Naguère, LA CONQUÊTE DE L'UBIQUITÉ 87 nous ne pouvions jouir de la musique à notre heure même, et selon notre humeur. Notre jouis¬ sance devait s'accommoder d'une occasion, d'un lieu, d'une date et d'un programme. Que de coïncidences fallait-il ! C'en est fait à pré¬ sent d'une servitude si contraire au plaisir, et par là si contraire à la plus exquise intelligence : des œuvres. Pouvoir choisir le moment d'une | jouissance, la pouvoir goûter quand elle est non seulement désirable par l'esprit, mais exigée et comme déjà ébauchée par l'âme et par l'être, c'est offrir les plus grandes chances aux inten¬ tions du compositeur, car c'est permettre à ses créatures de revivre dans un milieu vivant assez peu différent de celui de leur création. Le travail de l'artiste musicien, auteur ou virtuose, trouve dans la musique enregistrée la condition essen¬ tielle du rendement esthétique le plus haut. Il me souvient ici d'une féerie que j'ai vue enfant dans un théâtre étranger. Ou que je crois d'avoir vue. Dans le palais de l'Enchan¬ teur, les meubles parlaient, chantaient, prenaient à l'action une part poétique et narquoise. Une porte qui s'ouvrait sonnait une grêle ou pom¬ peuse fanfare. On ne s'asseyait sur un pouf, que le pouf accablé ne gémît quelque politesse. Chaque chose effleurée exhalait une mélodie. 88 PIÈCES SUR L'ART J'espère bien que noms n'allons point à cet excès de sonore magie. Déjà l'on ne peut plus manger ni boire dans un café sans être troublés de concerts. Mais'il sera merveilleusement doux de pouvoir changer à son gré une heure vide, une éternelle soirée, un dimanche infini, en prestiges, en tendresses, en mouvements spiri¬ tuels. Il est de maussades journées; il est des personnes fort seules, et il n'en manque point que l'âge ou l'infirmité enferment avec elles- mêmes qu'elles ne connaissent que trop. Ces vaines et tristes durées, et ces êtres voués aux bâillements et aux mornes pensées, les voici maintenant en possession d'orner ou de pas¬ sionner leur vacance. Tels sont les premiers fruits que nous pro¬ pose l'intimité nouvelle de la Musique avec la Physique, dont l'alliance immémoriale nous avait déjà tant donné. On en verra bien d'au¬ tres. GLOSE SUR QUELQUES PEINTURES Musée de Montpellier (1891) 1 CRISTOFORO ALLORI TÊTE D'UN PAGE Vers un occident inconnu la tendre figure est tournée, ornée d'une écume de boucles et de spires d'ambre, ou chevelure dont l'or enfantin s'atténue : il y a deux siècles qu'elle est ondée. Mais les yeux sont arrêtés fixement sur nous- mêmes, et dans la brume délicate que sera cette peinture demain, ils brilleront solitaires. (Des grands yeux toujours éclairés sous le front pur, pervenche...) Scintille une bouche en pierrerie, froide et tacite, avec un grain d'ombre parmi les joyaux 90 PIÈCES SUR L'ART des deux lèvres. Et plus bas, se forme le pom¬ meau sombre d'une épée, dont jouent avec impuissance les faibles mains invisibles. L'heure n'est pas encore de s'amuser avec la mort. Attends que le sourire clair s'envole précieu¬ sement, et, bel enfant, que tu voies disparaître la fleur des narines frêles. Ta beauté ne man¬ quera pas à d'autres jeunes figures... Tu devien¬ dras quelque homme. Et toute candeur abolie, misère, tu ne seras plus Adam — mais une triste, individuelle pensée qui regrettera son adolescence gracile, les jeux, la similitude d'un cygne... II ZURBARAN SAINTE ALEXANDRINE Quel sommeil n'accorde à nos ténèbres intimes de telles apparitions ? Une rose ! c'est la première lueur parue sur l'ombre adorable. Elle se figure doucement en cette martyre silencieuse, penchée. Puis un vif manteau fuit par derrière — l'étoffe baigne dans l'obscurité pour laisser très beau le geste idéal. Car, issues des folles manches citrines, les mains pieuses conservent le plat d'argent où pâlissent les seins coupés par le bourreau •—- les seins inutiles qui se fanent. Et regarde la courbe de ce corps que les robes allongent, des minces cheveux noirs à la pointe 92 PIÈCES SUR L'ART délicieuse du pied, il désigne mollement l'ab¬ sence de tous fruits à la poitrine. Mais la joie du supplice est dans ce commen¬ cement de la pureté : perdre les plus dangereux ornements de l'incarnation, — les seins, les doux seins, faits à l'image de la terre. 1891. LE PROBLÈME DES MUSÉES Je n'aime pas trop les musées. Il y en a beau¬ coup d'admirables, il n'en est point de délicieux. Les idées de classement, de conservation et d'utilité publique, qui sont justes et, claires, ont peu de rapport avec les délices. Au premier pas que je fais vers les belles choses, une main m'enlève ma canne, un écrit me défend de fumer. Déjà glacé par le geste autoritaire et le sen¬ timent de la contrainte, je pénétre dans quelque salle de sculpture où règne une froide confu¬ sion. Un buste éblouissant apparaît entre les jambes d'un athlète de bronze. Le calme et les violences, les niaiseries, les sourires, les con¬ tractures, les équilibres les plus critiques me composent une impression insupportable. Je suis dans un tumulte de créatures congelées, dont chacune exige, sans l'obtenir, l'inexistence 94 PIÈCES SUR L'ART de toutes les autres. Et je ne parle pas du chaos de toutes ces grandeurs sans mesure commune, du mélange inexplicable des nains et des géants, ni même de ce raccourci de l'évolution que nous offre une telle assemblée d'êtres parfaits et d'inachevés, de mutilés et de restaurés, de monstres et de messieurs... L'âme prête à toutes les peines, je m'avance dans la peinture. Devant moi se développe dans le silence un étrange désordre organisé. Je suis saisi d'une horreur sacrée. Mon pas se fait pieux. Ma voix change et s'établit un peu plus haute qu'à l'église, mais un peu moins forte qu'elle ne sonne dans l'ordinaire de la vie. Bientôt, je ne sais plus ce que je suis venu faire dans ces solitudes cirées, qui tiennent du temple et du salon, du cimetière et de l'école... Suis-je venu m'instruire, ou chercher mon enchante¬ ment, ou bien remplir un devoir et satisfaire aux convenances ? Ou encore, ne serait-ce point un exercice d'espèce particulière que cette pro¬ menade bizarrement entravée par des beautés, et déviée à chaque instant par ces chefs-d'œuvre de droite et de gauche, entre lesquels il faut se conduire comme un ivrogne entre les comp¬ toirs ? LE PROBLÈME DES MUSÉES La tristesse, l'ennui, l'admiration, le beau temps qu'il faisait dehors, les reproches de ma conscience, la terrible sensation du grand nombre des grands artistes marchent avec moi. Je me sens devenir affreusement sincère. Quelle fatigue, me dis-je, quelle barbarie ! Tout ceci est inhumain. Tout ceci n'est point pur. C'est un paradoxe que ce rapprochement de merveilles indépendantes mais adverses, et ^ même qui sont le plus ennemies l'une de l'autre, quand elles se ressemblent le plus. Une civilisation ni voluptueuse, ni raison¬ nable peut seule avoir édifié cette maison de l'incohérence. Je ne sais quoi d'insensé résulte de ce voisinage de visions mortes. Elles se jalousent et se disputent le regard qui leur apporte l'existence. Elles appellent de toutes parts mon indivisible attention; elles affolent le point vivant qui entraîne toute la machine du corps vers ce qui l'attire... L'oreille ne supporterait pas d'entendre dix orchestres à la fois. L'esprit ne peut ni suivre, ç>6 PIÈCES SUR L'ART ni conduire plusieurs opérations distinctes, et il n'y a pas de raisonnements simultanés. Mais l'œil, dans l'ouverture de son angle mobile et dans l'instant de sa perception se trouve obligé, d'admettre un portrait et une marine, une cuisine et un triomphe, des personnages dans les états et les dimensions les plus différents; et davan¬ tage, il doit accueillir dans le même regard des harmonies et des manières de peindre incom¬ parables entre elles. Comme le sens de la vue se trouve violenté par cet abus de l'espace que constitue une col¬ lection, ainsi l'intelligence n'est pas moins offensée par une étroite réunion d'œuvres importantes. Plus elles sont belles, plus elles sont des effets exceptionnels de l'ambition humaine, plus doivent-elles être distinctes. Elles sont des objets rares dont les auteurs auraient bien voulu qu'ils fussent uniques. Ce tableau, dit-on quelquefois, TUE tous les autres autour de lui... Je crois bien que l'Égypte, ni la Chine, ni la Grèce, qui furent sages et raffinées, n'ont connu ce système de juxtaposer des productions qui se LE PROBLÈME DES MUSÉES 97 dévorent l'une l'autre. Elles ne rangeaient pas des unités de plaisir incompatibles sous des numéros matricules, et selon des principes abs¬ traits. Mais notre héritage est écrasant. L'homme moderne, comme il est exténué par l'énormité de ses moyens techniques, est appauvri par l'excès même de ses richesses. Le mécanisme des dons et des legs, — la continuité de la pro¬ duction et des achats, — et cette autre cause d'accroissement qui tient aux variations de la mode et du goût, à leurs retours vers des ou¬ vrages que l'on avait dédaignés, concourent sans relâche à l'accumulation d'un capital excessif et donc inutilisable. Le musée exerce une attraction constante sur tout ce que font les hommes. L'homme qui crée, l'homme qui meurt, l'alimentent. Tout finit sur le mur ou dans la vitrine... Je songe invinciblement à la banque des jeux qui gagne à tous les coups. Mais le pouvoir de se servir de ces ressources toujours plus grandes est bien loin de croître avec elles. Nos trésors nous accablent et nous l'art 7 98 PIÈCES SUR L'ART étourdissent. La nécessité de les concentrer dans une demeure en exagère l'effet stupéfiant et triste. Si vaste soit le palais, si apte, si bien ordonné s oit-il, nous nous trouvons toujours un peu perdus et désolés dans ces galeries, seuls contre tant d'art. La production de ce mil¬ lier d'heures que tant de maîtres ont consumées à dessiner et à peindre agit en quelques mo¬ ments sur nos sens et sur notre esprit, et ces heures elles-mêmes furent des heures toutes chargées d'années de recherches, d'expérience, d'attention, de génie !... Nous devons fatale¬ ment succomber. Que faire ? Nous devenons superficiels. Ou bien, nous nous faisons érudits. En ma¬ tière d'art, l'érudition est une sorte de défaite : elle éclaire ce qui n'est point le plus délicat, elle approfondit ce qui n'est point essentiel. Elle substitue ses hypothèses à la sensation, sa mémoire prodigieuse à la présence de la mer¬ veille; et elle annexe au musée immense une , bibliothèque illimitée. Vénus changée en docu- ; ment. Je sors la tête rompue, les jambes chance¬ lantes, de ce temple des plus nobles voluptés. LE PROBLÊME DES MUSÉES L'extrême fatigue, parfois, s'accompagne d'une activité presque douloureuse de l'esprit. Le magnifique chaos du musée me suit et se com¬ bine au mouvement de la vivante rue. Mon malaise cherche sa cause. Il remarque ou il invente, — je ne sais quelle relation entre cette confusion qui l'obsède et l'état tourmenté des arts de notre temps. Nous sommes, et nous nous mouvons dans le même vertige du mélange, dont nous infli¬ geons le supplice à l'art du passé. Je perçois tout à coup une vague clarté. Une réponse s'essaye en moi, se détache peu à peu de mes impressions, et demande à se prononcer. Peinture et Sculpture, me dit le démon de l'Explication, ce sont des enfants abandonnés. Leur mère est morte, leur mère Architecture. Tant qu'elle vivait, elle leur don¬ nait leur place, leur emploi, leurs contraintes. La liberté d'errer leur était refusée. Ils avaient leur espace, leur lumière bien définie, leurs sujets, leurs alliances... Tant qu'elle vivait, ils savaient ce qu'ils voulaient... — Adieu, me dit cette pensée, je n'irai pas plus loin. LES FRESQUES DE PAUL VÉRONÈSE 1 Les artistes d'aujourd'hui ont leurs mérites; mais il faut bien confesser qu'ils n'affrontent guère les grandes œuvres; qu'ils ne sont pas à l'aise devant les problèmes de la composition; qu'ils n'aiment point d'inventer. S'ils inventent, ils succombent trop souvent dans le détail; s'ils n'inventent pas, ils sont incapables d'ensembles. Le morceau les absorbe : ce devrait être le con¬ traire. Notre art ne semble plus créer que. par exhaus- tion. Il se réfugie dans des expériences dont la somme est encore à faire. Rien ne semble donc plus loin de lui, rien peut-être de quoi nous soyons moins capa¬ bles, que ces vastes entreprises décoratives à la fois libres et savantes comme celles qui se voient dans les villas de la Vénétie. De tels travaux qui appartiennent à l'âge i. Préface"au livre de G.-K. Loukomski, 1928. 102 PIÈCES SUR L'ART épique de la peinture exigent une réunion de conditions qui est plus que rare de nos jours : ils supposent dans l'artiste une science complète de son art, devenue en lui une seconde nature. L'extrême de la virtuosité lui est indispensable. Il faut, d'autre part, pour offrir à cette technique incarnée le lieu et les moyens de montrer ce qu'elle est, que les circonstances sociales ad¬ mettent et conservent une aristocratie à qui ne manquent les richesses ni le goût, et qui se sente le courage de son faste. Dans le temps que ces conditions se rencon¬ traient naquit tout un art de la surabondance. Rubens en fut sans doute le héros le plus reten¬ tissant; mais dans la campagne arrosée par la Brenta, sur les plafonds et les murs des célèbres villas palladiennes, Véronèse et ses élèves avaient déjà déployé leurs talents extraordi¬ naires. Tandis que l'exécution d'un simple et soli¬ taire art « nu », d'un paysage ou d'une nature morte semble suffire à épuiser les ambitions, sinon les puissances, de la peinture de notre époque, ces êtres étonnants prodiguaient les êtres. Les nus par dizaines de groupes, les pays, les fabriques, les animaux les plus divers, et en fait de natures mortes, des monceaux de fleurs et de fruits, les amas d'instruments, d'armes... Ils LES FRESQUES DE PAUL VÉRONÈSE 103 combinaient tout ce personnel et ce matériel en de vives et sonores compositions, se dépensaient en dieux, en nymphes, en héros, en décors d'une noble facilité et d'une ingéniosité prodigieuse. Mais encore, ils réalisaient ces exploits au moyen du plus téméraire des moyens. Ils usaient du métier sans recours, qui n'admet ni la re¬ touche, ni le repentir, ni l'hésitation, ni même la patience, qui exclut le calque et le temps, et qui subordonne étrangement l'acte aventureux de l'artiste aux actes mécaniques du maçon dont la truelle plaque et étale, de proche en proche, devant le pinceau prêt à peindre, une portion restreinte de la surface à faire vivre I La fresque exige l'improvisation. L'impro¬ visation requiert sur tout chose une possession intime, une présence prochaine et imminente des ressources et des solutions les plus heureuses, une mémoire immédiate des formes possibles. Qu'il s'agisse de perspective ou d'anatomie, de la science des contrastes colorés ou des masses, et du clair-obscur, aucune difficulté locale ne doit arrêter le mouvement du créa¬ teur, embarrasser sa manœuvre pendant qu'il développe son dessin et qu'il couvre progres¬ sivement le champ de l'enduit frais, envahissant et peuplant peu à peu le vide. Les dons admirables de Paul Véronèse se io4 PIÈCES SUR L'ART sont exercés avec une générosité particulière dans la décoration des villas bâties pour d'opu¬ lents patriciens par les Palladio et les Sanso- vino. Les Sages de la République savaient offrir à l'imagination des artistes une hospitalité libre et magnifique. Ils se plaisaient à voir naître autour d'eux un monde carnavalesque et my¬ thique, et à recevoir du ciel entr'ouvert toute la troupe des déités olympiennes comme ils eussent vu descendre chez eux un brillant cor¬ tège d'invités de marque. Un bel excès de fantaisie et de maîtrise enga¬ geait l'artiste déchaîné à pousser jusqu'au trompe-l'œil la ressemblance des corps et des choses. Ce réalisme burlesque, ce mélange de poésie et de supercherie, savant abus de l'illu¬ sion projective, sont exclus de l'art pur. Mais ils sont ici des amusements à la campagné, des divertissements qui se conçoivent exécutés pour le plaisir d'un grand seigneur de l'État par un grand seigneur de la Peinture, en vue de l'or¬ nement d'une demeure d'été. La vie réelle, dans ces salons peuplés d'in¬ ventions merveilleusement réalisées, devait se paraître à soi-même une comédie un peu trop simple offerte par les mortels aux immortels, par les objets aux simulacres, par l'existence réelle aux prestiges d'un opéra. LES FRESQUES DE PAUL VÊRONÈSE 105 La peinture effrénée raille l'architecture, l'épouse, la trahit, la souligne et la bouleverse, en débauche brusquement les moyens. Elle joue avec la pesanteur, la solidité, les résis¬ tances. Elle se gausse du constructeur comme un prestidigitateur mystifierait un physicien. Les plafonds se déchirent, laissant les cieux et les dieux apparaître dans leur gloire. Les sta¬ tues risquent hors de la verticale de leurs appuis le centre de leur gravité. Une blanche Vénus balance une jambe divine dans le vide de la salle dont elle habite une corniche. Au niveau des humains véritables, un jeune homme sans âme se montre sur le seuil d'une porte fictive, dont une main de laquais inexistant lui soulève la tenture. Tels sont les jeux de Véronèse fresquiste. Hélas, je ne les connais que de fort loin ! Les jeux d'un maître ne sont jamais sans con¬ séquences. Des inventions de Véronèse pro¬ cède tout un mode de décoration par le pay¬ sage. Du milieu du xvie siècle au commence¬ ment du xixe, le paysage est traité en Italie et en France dans un style essentiellement théâtral. Nicolas Poussin dispose de nobles décors pour tragédies. Claude Lorrain, sur les rives de la mer, dresse les palais des Didon, place au fond de la scène, sur l'onde illuminée, les escadres SMS13' io6 PIÈCES SUR L'ART dorées du fabuleux Enée. Watteau recherche dans les parcs des effets de féeries et de tableaux fondants. Canaletto établit ses Venise comme un arrière- plan aux comédies de Goldoni; et Guardi peuple de délicieux fantoches les perspectives minuscules d'une ville en perpétuel carnaval. Mais plus directement issus des paysages de l'École du Véronèse des villas, Gaspard Poussin, plus tard Piranese, Plubert Robert, Joseph Vernet, et une quantité d'artistes moindres conservent et multiplient ce genre large, lyrique, résolument conventionnel, d'accommoder les aspects de la campagne à la décoration des intérieurs. A la longue le système s'épuisa. Ces temples, ces rochers, ces sites s'affadirent. Le temps changea de goût, chercha le vrai... Il n'a que deux cordes à son arc. PETIT DISCOURS AUX PEINTRES GRAVEURS 1 Messieurs, je voudrais bien pouvoir vous dire : chers Confrères, mais les quelques rap¬ ports que j'ai eus avec la gravure furent de ces rapports que l'on n'ose avouer; ils se rédui¬ sirent bien vite à-ce qu'il fallut pour que je com¬ prenne très nettement que je n'étais pas né pour graver. Donc, messieurs, mon indignité avouée, je cherche un remerciement qui la rachète... Com¬ ment vous manifester mon sentiment si ce n'est en essayant de vous exprimer à ma façon tout le cas que je fais de votre noble métier et la signification particulière que j'y attache? Je vous ferai d'abord cette confidence que bien souvent je vous regarde avec envie et que je me sens le désir (sans l'espoir) d'échanger mon porte-plume contre une pointe; je n'ose dire : contre un burin. x. Prononcé le 29 novembre 1933. io8 PIÈCES SUR L'ART Puis, je rapproche en esprit nos deux arts; je découvre, dans la gravure, comme dans l'écriture littéraire, une manière d'intimité étroite entre l'ouvrage qui se forme et l'artiste qui s'y applique. La planche (ou bien la pierre) est assez comparable à la page qui se travaille : l'une et l'autre nous font trembler; l'une et l'autre sont devant nous à la distance de la vision nette ; nous embrassons l'ensemble et le détail dans un même regard; Y esprit, Y œil et la main concentrent leur attente sur cette petite surface où nous jouons notre destin... N'est-ce pas là le comble de l'intimité créatrice que con¬ naissent identiquement le graveur et l'écrivain, chacun attaché à sa table, où il fait comparaître tout ce qu'il sait et tout ce qu'il vaut ? Mais, pensant un peu plus avant, il arrive que je trouve entre nous une parenté plus pro¬ fonde, une similitude assez recherchée, qu'une certaine réflexion fait entrevoir et qu'un cer¬ tain tour de pensée rend presque acceptable par l'esprit. Vous me pardonnerez le peu de métaphy¬ sique (c'est-à-dire de fantaisie) qu'il faut pour l'expliquer. La Nature, comme on dit, — c'est un nom commode et consacré par l'usage —, la Nature fait bien des choses, dont quelques-unes de PETIT DISCOURS AUX PEINTRES 109 fort belles. Non toutes. Elle est un créateur assez inégal, qui est incomparable dans ses bons jours. Elle nous présente alors quelques ani¬ maux heureusement construits; elle expose, aux Salons des saisons successives, des arbres remar¬ quables, des fleurs charmantes, et nous compose, de temps à autre, des décors somptueux ou sublimes pour théâtres de nos actions ou pour merveilleuses sphères de nos pensées. Mais, si féconde, et même si prodigue qu'elle soit, cette Nature génératrice n'a pas tout inventé. Elle nous a laissé quelque domaine, quelque occasion de créations; et nous avons produit au jour, de notre côté, certaines œuvres qu'elle ignore; et même, qu'elle est radicale¬ ment impuissante à produire. C'est là le point qui m'intéresse. Nous ressentons certains désirs que la Nature ne sait point satisfaire, et nous avons certains pouvoirs qu'elle n'a pas. Sans doute, l'homme et son univers eussent pu s'accorder exactement l'un à l'autre. On peut imaginer un Eden, un Paradis terrestre, où nos regards et nos impulsions trouveraient tout ce qu'ils désirent, et ne pussent désirer que ce qu'ils y trouveraient; un Jardin où nous ne pourrions rêver à rien qui ne fût moindre que ce qui serait. 110 PIÈCES SUR L'ART Il n'en est pas ainsi. Cet Univers de délecta¬ tion n'est pas le nôtre, et je prétends qu'il faut, en somme, s'en réjouir. Les enfants eux-mêmes ne goûtent pas long¬ temps ces pays de chocolat et de pralines, arro¬ sés de sirop, que leur proposent certains contes. Ils préfèrent quelque aventure et ses merveil¬ leuses difficultés. C'est qu'il y a en nous, messieurs, autre chose encore qu'un attrait pour la volupté pure et simple, et même pour l'impure et la compliquée... Il y a une soif toute singulière que la jouissance des perfections, ni la possession très heureuse n'abolissent ni ne tarissent. Le délice de se repo¬ ser dans la certitude d'un bien ne nous suffit pas. Le bonheur passif nous fatigue et nous écœure; il nous faut aussi le plaisir de faire. Plaisir étrange, plaisir complexe, plaisir tra¬ versé de tourments, mêlé de peines, et plaisir dans la poursuite duquel ne manquent ni les obstacles, ni les amertumes, ni les doutes, ni même le désespoir... Vous le connaissez, messieurs, nous le con¬ naissons assez bien, ce plaisir laborieux, ce plaisir de faire, qui nous est une seconde nature, opposée à la nature première et immédiate dont je vous parlais. Celle-ci, dans ses créations, procède en étroite PETIT DISCOURS AUX PEINTRES ni liaison avec elle-même; elle poursuit, par exem¬ ple, le modelé de ses formes par une action de leur matière même, de laquelle elle ne divise jamais ses forces et ne peut pas se distinguer. Si la nature pousse une plante, elle l'élève insen¬ siblement, la déplie et l'étalé, comme par une suite d'états d'équilibre, de sorte qu'à chaque instant l'âge de la plante, sa masse, sa surface de feuillage découpé, et les conditions physiques de son milieu soient dans une relation indivi¬ sible, dont la figure de cette plante est comme l'expression mystérieusement rigoureuse. Mais tout autre est l'œuvre de l'homme : l'homme agit; il exerce ses forces sur une ma¬ tière étrangère, il distingue ses actes de leur support matériel, il en a conscience distincte; il peut donc les concevoir et les combiner avant qu'il les exécute, il peut leur donner les appli¬ cations les plus variées, les ajuster à des subs¬ tances bien diverses, et c'est ce pouvoir de composer ses entreprises ou de décomposer ses desseins en actes distincts, qu'il nomme son intelligence. Il n'est pas confondu à la matière de son ouvrage, mais il va et revient de cette matière à son idée, de son esprit à son modèle, et il échange à chaque instant ce qu'il veut contre ce qu'il peut, et ce qu'il peut contre ce qu'il obtient. Opérant ainsi sur les êtres et sur les objets, Ii2 PIÈCES SUR L'ART sur les événements et sur les motifs que le monde et la nature lui offrent, il en abstrait enfin ces symboles de son action dans lesquels son pouvoir de compréhension et son pouvoir constructeur se combinent, et qui se nomment : la Ligne, la Surface, le Nombre, l'Ordre, la Forme, le .Rythme... et le reste. Mais il s'oppose donc bien nettement à la Nature par cette puissance d'abstraction et de composition, car la Nature n'abstrait ni ne compose; elle ne s'arrête point ni ne se réflé¬ chit; elle se développe sans retour. Nous voyons à présent combien l'esprit de l'homme est en contraste avec elle, et c'est ici, messieurs, que je voulais en venir. Je voulais aboutir à cette proposition qui nous concerne : que si l'art tient de l'esprit, de cet esprit dont la durée est tissue d'actes sans matière, l'art le plus proche de l'esprit est donc celui qui nous restitue le maximum de nos impressions ou de nos intentions par le mini¬ mum de moyens sensibles. Ne vous suffit-il pas de quelques traits, de quelques tailles, pour qu'un visage, une campagne, nous soient non seulement donnés dans leur ressemblance, mais suggérés au point que la couleur absente et même la plus riche lumière n'y fassent point défaut ? PETIT DISCOURS AUX PEINTRES 113 Et ne suffit-il pas à l'écrivain qui n'ignore point son métier, de quelques mots, d'un seul vers, pour éveiller dans l'âme toutes les qua¬ lités des choses, et jusqu'à tous les harmoniques et les résonances du souvenir d'un moment singulier de la vie ? Voilà qui nous rapproche, messieurs. Nous communions dans le Blanc et le Noir, dont la Nature ne sait rien faire. Elle ne sait rien faire avec un peu d'encre. Elle a besoin d'un matériel littéralement infini. Mais nous, fort peu de chose, et, s'il se peut, beaucoup d'esprit C'est pourquoi j'aime le graveur. Je vous aime, graveurs, et partage votre émotion quand vous élevez à la lumière, tout humide encore, et délicatement pincé du bout des doigts, un petit rectangle de papier à peine issu des langes de la presse. Cette épreuve, ce nouveau-né, cet enfant de votre patiente impatience, (car l'être de l'artiste ne se peut définir que par des con¬ tradictions), porte ce minimum de l'univers, ce rien, mais essentiel, qui suppose le tout de l'in¬ telligence. Intelligenti pauca, dit-on en latin. N'est-ce point la commune et orgueilleuse devise de tous ceux réunis pour la plus grande gloir® du Blanc et du Noir ? l'art S mm BERTHE MORISOT Au sujet de Berthe Morisot —■ Tante Berthe, comme je l'entends si souvent nommer autour de moi — je ne me risquerai dans la critique d'art dont je n'ai nulle expérience, ni ne redirai sur elle ce qui est déjà si connu de tous ceux qui le doivent connaître. Ils sont instruits, séduits aux grâces de son œuvre, et ils n'ignorent point les attributs discrets de son existence, qui furent d'être simple, — pure, — intimement, passionnément laborieuse •— plutôt retirée, mais retirée dans l'élégance. Ils savent bien qu'elle eut pour ancêtres de son goût et de sa vision les peintres lumineux qui expirent de¬ vant David; pour amis et pour assidus, Mallarmé, Degas, Renoir, Claude Monet, et fort peu d'autres; qu'elle poursuivit sans relâche les nobles fins de l'art le plus fier et le plus exquis, celui qui se consume à rejoindre au moyen uè PIÈCES SUR L'ART d'essais dont le nombre ne compte pas, que l'on produit et que l'on abîme sans pitié, l'appa¬ rence de merveille d'une création sur le néant et tout heureuse du premier coup. Quant à sa personne même, il est assez ré¬ pandu qu'elle fut des plus rares et réservées ; distincte par essence; aisément, dangereuse¬ ment silencieuse; et qu'elle imposait sans le savoir à tous les autres qui l'approchaient, quand ils n'étaient point les premiers artistes de son temps, une distance inexplicable. Je tenterai par quelques idées de m'éclairer un peu la nature profonde de ce peintre sin¬ gulièrement peintre, qui naguère a vécu sous figure d'une dame toujours délicatement mise, aux traits remarquablement nets, au visage clair et volontaire, d'expression quasi tragiquè, où se formait parfois des lèvres seules tel sourire qui tait la part des indifférents et leur offrait ce qu'ils devaient craindre. Tout respirait le choix dans son habitude et dans ses regards... C'est à quoi j'en voulais venir, à ses jeux. Ils étaient presque trop vastes, et si puissam¬ ment obscurs que Manet dans plusieurs por¬ traits qu'il fit d'elle, pour en fixer toute la force ténébreuse et magnétique, les a peints noirs au BERTHE MORISOT "7 lieu de verdâtres qu'ils étaient. Ces pupilles s'effaçaient devant les rétines. Est-il absurde de penser que si l'on devait quelque jour s'y prendre à une analyse très exacte des conditions de la peinture, sans doute faudrait-il d'assez près étudier la vision et les yeux des peintres ? Ce ne serait que commencer par le commencement. L'homme vit et se meut dans ce qu'il voit; mais il ne voit que ce qu'il songe. Au milieu d'une campagne, essayez divers personnages. Un philosophe vaguement n'apercevra que phénottiènes ; un géologue, des époques cris¬ tallisées, mêlées, ruinées, pulvérisées; un homme de guerre, des occasions et des obstacles; et ce ne seront pour un paysan que des hectares, des sueurs et des profits... Mais tous, ils auront de commun de ne rien voir qui soit purement vue. Us ne reçoivent de leurs sensations que l'ébran¬ lement qu'il faut pour passer à tout autres choses, à ce qui les hante. Tous, ils subissent un certain système de couleurs; mais chacun d'eux sur-le-champ les transforme en signes, qui leur parlent à l'esprit comme feraient les teintes conventionnelles d'une carte. Ces jaunes, ces bleus, ces gris assemblés si bizarrement s'éva¬ nouissent dans l'instant même; le souvenir n8 PIÈCES SUR L'ART chasse le présent; l'utile chasse le réel; la signi¬ fication des corps chasse leur forme. Nous ne voyons aussitôt que des espoirs ou des regrets, des propriétés et des vertus potentielles, des promesses de vendange, des symptômes de maturité, des catégories minérales; nous ne voyons que du futur ou du passé, mais point les taches de l'instant pur. Quoi que ce soit de non-coloré se substitue sans retour à la pré¬ sence chromatique, comme si la substance du non-artiste absorbait la sensation et ne la ren¬ dait jamais plus, l'ayant fuie vers ses consé¬ quences. A l'opposite de cette abstraction est l'abs¬ traction de l'artiste. La couleur lui parle cou¬ leur, et il répond à la couleur par la couleur. Il vit dans son objet, au milieu même de ce qu'il cherche à saisir, et dans une tentation, un défi, des exemples, des problèmes, une analyse, une | ivresse perpétuels. Il ne peut qu'il ne voie ce à quoi il songe, et songe ce qu'il voit. Ses moyens mêmes font partie de l'espace de son art. Point de chose plus vivante aux regards qu'une boîte de couleurs ou une palette chargée. Même un clavier excite moins les vagues désirs de « produire », car il n'est que silence et attente, tandis que l'état délicieux des BERTHE MORISOT 119 laques, des terres, des oxydes et des alumines chante déjà de tous ses tons les préludes du possible et me ravit. Je ne trouve à lui compa¬ rer que le chaos fourmillant de sons purs et lumineux qui s'élève de l'orchestre quand il s'apprête, et semble rêver avant le commence¬ ment; chacun cherchant son la, esquissant sa partie pour soi seul dans la forêt de tous les autres timbres, dans un désordre plein de pro¬ messes et plus général que toute musique, qui irrite avec délices toute l'âme sensitive, toutes les racines du plaisir. Berthe Morisot vivait dans ses grands yeux dont l'attention extraordinaire à leur fonction, à leur acte continuel lui donnait cet air étranger, séparé, qui séparait d'elle, étranger, c'est-à-dire étrange ; mais singulièrement étranger, -—• étran¬ ger, éloigné par présence excessive. Rien ne donne cet air absent et distinct du monde comme de voir le présent tout pur. Rien, peut- être, de plus abstrait que ce qui est. Digression. — C'est une opinion commune et hors d'âge qu'il existe une « vie intérieure » 120 PIÈCES SUR L'ART de laquelle les choses sensibles sont exclues, à laquelle elles sont nuisibles, pour laquelle les parfums, les couleurs, les images, et peut-être les idées, sont des gênes et des troubles de sa perfection; et l'on veut par conséquence que les êtres qui s'y consument dans le désir, la jouissance, ou le commerce secret de leurs per¬ ceptions incommunicables les ressentent d'au¬ tant plus vives et en retirent des fruits plus réels qu'ils sont plus avancés dans leur profondeur et dans leur dédain, plus détachés du dehors, ou de ce que l'on croit être le dehors. A la vie qui use des sens définis et qui se con¬ tente de leur? phantasmes, on oppose aisément une certaine « vie du cœur », ou de l'âme, ou bien une vie de l'intellect pur; l'une et l'autre soustraites à cette agitation superficielle qui compose ce qui se touche et ce qui se voit. On trouve dans bien des sages l'avis formel de tenir les sens pour complices de l'Adversaire, et de traiter des organes essentiels en proxénètes. « Odoratus impedit cogitationem », dit saint Ber¬ nard entre autres choses. Je ne suis pas si sûr que la méditation scellée et l'écart intérieur soient toujours innocents, ni que l'isolé en soi- même s'approfondisse toujours en pureté. Si quelque appétit par mégarde se trouve enfermé avâc l'âme dans les retraites mentales, il arrive BERTHE MORISOT 121 qu'il s'y développe comme en serre chaude, dans un luxe et une rage incomparables. Mais pour être généralement reçue, et appuyée sur de très grands hommes, cette doctrine hos¬ tile aux sens n'est pas toutefois si solide que l'on ne puisse par moments se complaire et s'entretenir dans une tout opposée. Pourquoi veut-on que le fond, le prétendu fond de nous- mêmes, l'apparence de fond que nous trouvons en nous, par d'étranges accidents, ou par une attente indéfinie, soit plus important à obser¬ ver — si d'ailleurs nous ne le créons en le cher¬ chant —• que la figure de ce monde ? Ce que nous percevons si seuls, si incertains, avec tant de peines et comme par chance ou par fraude, serait-il nécessairement plus précieux à connaître, plus élevé en dignité, plus proche de notre secret essentiel que ce que nous voyons distinctement ? Cet abîme où s'aventure le plus inconstant, le plus crédule de nos sens, ne serait-il pas au contraire le lieu et le produit de nos impressions les plus vaines, les plus brutes, les plus gros¬ sières, étant celles dont les appareils sont con¬ fus et le plus éloignés de la précision et de la coordination qui se trouvent dans les autres, desquels ce que nous appelons le Monde Exté¬ rieur est le chef-d'œuvre ? Nous dédaignons ce ntonde sensible pour être comblés de ses per- 122 PIÈCES SUR L'ART fections. Il est le domaine des coïncidences, des distinctions, des références et des recoupements, en quoi la diversité de nos sens et la multitude de nos éléments de durée se composent et s'uni¬ fient. Faisons, pour le mieux concevoir, une supposition assez facile. Imaginons que la vision des choses qui nous entourent ne nous soit pas habituelle, qu'elle ne nous soit concédée que par exception, que nous n'obtenions que comme d'un miracle la connaissance du jour, celle des êtres, des cieux, du soleil, des visages. Que dirions-nous de ces révélations, et en quels termes parlerions-nous de cet infini de données merveilleusement ajustées ? Que dirions-nous du monde net, complet et solide, si ce monde ne venait que par instants exceptionnels traverser, éblouir, écraser le monde instable et incohérent de l'âme seule ? Le mysticisme consiste peut-être à retrou¬ ver une sensation élémentaire, et en quelque sorte, primitive, la sensation de vivre, par une voie incertaine, qui se fait et se fraye à travers la vie déjà faite et comme arrivée. Je me suis fort éloigné de mon sujet — si le domaine d'un sujet n'est pas l'infinité des pen¬ sées qui le déterminent. — Je voulais faire concevoir qu'une vie vouée aux couleurs et BERTHE MORISOT 123 aux formes n'est pas à priori moins profonde, ni moins admirable qu'une vie passée dans les ombres « intérieures », et dont la matière mys¬ térieuse n'est peut-être que l'obscure conscience des vicissitudes de la vie végétative, la réso¬ nance des incidents de l'existence viscérale. AUTOUR DE COROT 1 On doit toujours s'excuser de parler pein¬ ture. Mais il y a de grandes raisons de ne pas s'en taire. Tous les arts vivent de paroles. Toute œuvre exige qu'on lui réponde, et une « litté¬ rature », écrite ou non, immédiate ou méditée, est indivisible de ce qui pousse l'homme à pro¬ duire, et des productions qui sont les effets de ce bizarre instinct. La cause première d'un ouvrage n'est-elle pas un désir qu'il en soit parlé, ne fût-ce qu'entre un esprit et soi-même ? — Un musée n'est-il pas un lieu de monologues, — ce qui n'exclut ni les colloques, ni les conférences mouvantes qui s'y donnent ? — Otez aux tableaux la chance d'un discours intérieur ou autre, aussitôt les plus belles toiles du monde perdent leur sens et leur fin. x. Préface à : XX Estampes de Corot, 1932. 126 PIÈCES SUR L'ART La « critique d'art » est le genre littéraire qui condense ou amplifie, aiguise, ou ordonne, ou essaye d'harmoniser tous ces propos qui viennent à l'esprit devant les phénomènes artis¬ tiques. Son domaine va de la métaphysique aux invectives. ☆ Mais l'artiste souvent récuse, ou croit pou¬ voir récuser, le jugement littéraire. Degas, quoiqu'il fût dans le fond un « parfait homme de lettres », professait je ne sais quelle horreur sacrée à l'égard de notre espèce, pour autant qu'elle se mêlait de son métier. Il citait volon¬ tiers Proudhon bafouant la « gent de lettres ». Je m'amusais à le taquiner, c'est-à-dire à pré¬ voir; je lui demandais de définir le dessin. « Vous n'y entende% rien », finissait-il toujours par me dire. Et il arrivait infailliblement à cet apologue : que les Muses font leur besogne chacune pour soi et à l'écart des autres, qu'elles ne se parlent jamais de leurs affaires. La journée finie, point de disputes, point de comparaisons de leurs industries respectives. « Elles dansent », criait-il. AUTOUR DE COROT 127 ☆ Mais moi, je savais bien que les silences des peintres à leur chevalet sont spécieux et vains. Ils se tiennent, en vérité, devant leur mirage de toile, des discours infinis, mêlés de lyrisme et de crudités, •—• toute une littérature réfractée, refoulée, parfois recuite, qui, vers le soir, fait explosion en « mots » remarquablement justes, — dont les plus justes ne sont pas du tout les moins injustes. ☆ Mais encore, la littérature joue quelquefois, dans les coulisses de la création, un rôle assez remarquable. Un peintre qui aspire à la grandeur, à la liberté, à la sûreté; qui exige de soi la sensation puissante et délicieuse d'avancer, de se hausser à de plus durs degrés, de se surprendre par de nouveaux développements de ses visées, des combinaisons plus ambitieuses de vouloir, savoir et pouvoir, — est conduit à se résumer son expé¬ rience, à se confirmer en pleine conscience dans 128 PIÈCES SUR L'ART ses propres « vérités », et aussi à se définir les ouvrages plus vastes ou plus complexes qu'il songe d'entreprendre. Ils écrivent alors. Léonard se décrit minutieuse¬ ment batailles et déluges, Delacroix pense et compose, la plume à la main; il note des recettes et des procédés. Corot, dans ses carnets pré¬ cieux, se redit ses préceptes mêmes. Tout simples qu'ils sont, il a besoin de les voir, solidifiés par l'écriture; et par ce relais, il entend augmenter sa foi. Mais, chez lui, entre la vie, la vue et la pein¬ ture, peu ou point d'intermédiaire « intellec¬ tuel ». Ingres a des doctrines, qu'il formule en termes étranges. Il énonce souvent par images des oracles brefs et impérieux. Delacroix volontiers donne dans la théorie. Corot n'offre que le conseil de contemplation et de travail. ☆ J'observe ici que les artistes qui ont cherché à obtenir de leurs moyens l'action la plus éner¬ gique sur les sens, qui ont usé de l'intensité, des contrastes, des résonances, des timbres AUTOUR DE COROT 129 presque jusqu'à l'abus, combiné les excitations les plus aiguës, spéculé sur la sensibilité pro¬ fonde et sa toute-puissance, sur les connexions irrationnelles des centres supérieurs avec le « vague » et le « sympathique », — qui sont nos maîtres absolus, — furent aussi les plus « intel¬ lectuels », les plus raisonneurs, les plus entêtés d'esthétique. Delacroix, Wagner, Baudelaire, — tous grands théoriciens, tous préoccupés de domination des âmes par voie sensorielle. Ils ne rêvent que d'effets irrésistibles : il s'agit d'enivrer ou d'écra¬ ser. Ils demandent à l'analyse de leur montrer dans l'homme le clavier sur quoi jouer avec certitude, et ils recherchent dans une médita¬ tion abstraite les recettes qui leur permettront d'agir à coup sûr l'être nerveux et psychique, — leur sujet. Rien de plus éloigné de Corot que le souci de ces esprits violents et tourmentés, si anxieux d'atteindre, et comme de posséder (au sens dia¬ bolique du terme) ce point faible et caché de l'être qui le livre et le commande tout entier par le détour de la profondeur organique et des entrailles. Us veulent asservir; Corot, séduire à ce qu'il sent. Ce n'est point un esclave qu'il songe s'assujettir. Mais il espère de nous se faire des amis, des compagnons de son regard l'art 9 I}0 PIÈCES SUR L'ART heureux d'une belle journée, et de l'aube jus¬ qu'à la nuit. ' t ☆ Corot ne consulte guère; Il ne hante que peu le Musée, où Delacroix va souffrir, être très noblement jaloux, soupçonner des secrets qu'il tente de surprendre comme on fait les secrets militaires ou politiques. Il y vole pour y chercher la solution d'un problème que son travail vient de lui proposer. De la rue de Furstenberg, tout à coup, toute affaire cessante, il lui faut courir au Louvre, sommer Rubens de répondre, inter¬ peller fiévreusement le Tintoret, découvrir dans un coin de toile un indice de préparation, un peu du dessous qui n'a pas été couvert, et qui explique bien des choses. Corot vénère les Maîtres. Mais il semble qu'il pense que leur « faire » n'est que pour eux. Il estime, peut-être, que les moyens d'au- trui le gêneraient plus qu'ils ne le serviraient. Il n'est pas de ces hommes dont la jalousie infinie s'étend à tout ce qui fut avant eux, et dont l'ambition est d'absorber toute grandeur- passée, — d'être à eux seuls tous les plus grands Autres, — et Soi-Mêmes... AUTOUR DE COROT ☆ Il croit tout bonnement à la « Nature » et au « travail ». En mai 1864, il écrit à Mademoiselle Berthe Morisot : Travaillons ferme et avec constance ; ne pensons pas trop au papa Corot; la nature est encore meilleure à consulter. Voilà une expression fort simple. Il y a en lui un esprit de simplicité. Mais la simplicité n'est pas le moins du monde une méthode. Elle est, au contraire, un but, une limite idéale, qui suppose la complexité des choses et la quan¬ tité des regards possibles et des essais, réduites, épuisées, — substituées enfin par une forme ou une formule d'acte qui soit essentielle pour quelqu'un. Chacun a son point de simplicité, situé assez tard dans sa carrière. La volonté de simplicité dans l'art est mor¬ telle toutes les fois qu'elle se prend pour suffi¬ sante, et qu'elle nous séduit à nous dispenser de quelque peine. Mais Corot peine, et peine avec joie toute sa vie. 132 PIÈCES SUR L'ART ☆ On rapproche souvent le « simple » du « classique »; ce qui peut être démontré aussi faux qu'on le voudra; mais qui cependant est permis par le vague de l'un et l'autre terme Voici une très petite histoire qui illustre assez bien cette question. Un des premiers hommes de cheval qui fut jamais étant devenu vieux et pauvre, reçut du Second Empire une place d'écuyer à Saumur. Là, vint le visiter un jour son élève favori, jeune chef d'escadron et brillant cavalier. Bau- cher lui dit : « Je vais monter un peu pour vous. » On le met à cheval; il traverse au pas le manège; revient. ...L'autre, ébloui, regarde s'avancer un Centaure parfait. « Voilà, lui dit le maître. Je ne fais pas d'esbroufe. Je suis au sommet de mon art : Marcher sans une faute. » ☆ Quant à la « Nature », ce mythe... Dans le drame des Arts, la Nature est un personnage qui paraît sous mille masques. Elle AUTOUR DE COROT 133 est tout et n'importe quoi. Toute simplicité, toute complexité; se dérobant à la vue d'en¬ semble comme elle nous délie dans le détail; ressource et obstacle, maîtresse, servante, idole, ennemie et complice, —• soit qu'on la copie, soit qu'on l'interprète, soit qu'on la violente, qu'on la compose et la réordonne, qu'on la prenne pour matière ou pour idéal. Elle est, à chaque instant, auprès, autour de l'artiste, avec lui, contre lui, — et dans son propre sein oppo¬ sée à soi-même... ☆ La Nature, — dictionnaire pour Delacroix; pour Corot, le modèle. Cette différence, dans l'un et l'autre peintre, des fonctions de ce qui se voit est à méditer. Chaque artiste a ses relations particulières avec le visible. Les uns s'attachent à restituer aussi fidèlement qu'ils le peuvent ce qu'ils per¬ çoivent. Ce sont ceux qui croient qu'il n'existe qu'une seule et universelle vision du monde. Ils le prennent pour perçu par tous comme il l'est par eux, et fermes dans ce dogme, ils mettent tout leur cœur à éliminer tout sentiment de leurs ouvrages, toute inégalité d'origine per- Ï34 PIÈCES SUR L'ART sonnelle. Ils espèrent trouver leur gloire dans une réflexion qui s'étonne de tant d'exactitude et finisse par songer à l'homme qui s'est effacé dans une telle création de ressemblance. Les autres, pareils à Corot, quoiqu'ils com¬ mencent comme les premiers, et gardent en général, jusqu'à leur fin, un souci de l'étude étroite des objets à laquelle ils retournent de temps en temps pour y mesurer leur patience et leur vertu d'acceptation, désirent cependant nous faire sentir ce qu'ils sentent devant la Nature, et se peindre en la peignant. Ils s'in¬ quiètent bien moins de reproduire un modèle que de produire en nous l'impression qu'il leur cause, •—• ce qui exige et entraîne je ne sais quelle combinaison subtile de la vérité optique et de la présence réelle du sentiment. Ils pro¬ cèdent par accentuation ou par sacrifices; ils approfondissent ou ils allègent leur travail; tantôt enrichissent les données, tantôt poussent leur désir jusqu'à l'abstraction, et n'épargnent même les formes. D'autres enfin, — les « Delacroix » — pour qui la Nature est dictionnaire, puisent dans ce recueil des éléments de compositions. La Nature est pour eux, sur toute chose, un ensemble des ressources de leur mémoire et des matériaux de leur imagination, documents toujours pré- AUTOUR DE COROT 135 sents ou naissants, mais incomplets ou incer¬ tains, qu'ils confirment ou corrigent ensuite par l'observation directe, une fois le spectacle mental fixé par l'esquisse, et quand la cons¬ truction des êtres succède à la représentation vive d'un certain moinent. ☆ La Nature, modèle pour Corot; mais modèle à plusieurs titres. ■ Elle lui représente tout d'abord l'extrême de I la précision selon la lumière. Quand il en vien- j àra à peindre des sites voilés de brumes, des \ arbres chevelus de vapeurs, les formes évanes- centes impliqueront toujours les formes nettes, obnubilées. La structure gît sous le voile : non absente, mais différée. Il est d'ailleurs l'un des peintres qui ont le plus observé la figure même de la terre. Le roc, le sable, le pli du terrain, la marche modelée d'un chemin à travers la campagne, la fuite de cet accident continu que présente le sol naturel lui sont des objets de première importance. L'arbre, chez lui, pousse et ne peut vivre qu'en son lieu; et tel arbre, en tel point. Et cet arbre si bien enraciné n'est point seulement un spé- 136 PIÈCES SUR L'ART cimen de telle essence; mais il est individué; il eut son histoire qui n'a point de pareille. Il est, chez Corot, Quelqu'un. ☆ Davantage : la Nature, pour Corot, est, clans ses bons endroits, un modèle ou un exemple de la valeur poétique singulière de certains arran¬ gements des choses visibles. « Beauté » est l'un des noms de cette valeur universelle, et pour¬ tant accidentelle, d'un point de vue. La plupart des visages du monde où nous vivons et nous mouvons nous sont indiffé¬ rents ou bien d'importance définie : nous les négligeons entièrement dans le premier cas; nous leur répondons, dans le second, par quel¬ que acte bien déterminé qui épuise ou annule l'effet de notre perception. Mais il arrive que certains autres aspects du jour nous touchent au delà de toute détermination ou classification, et que, n'existant aucun acte qui y réponde exactement, ni aucune fonction vitale qui soit profondément influencée par eux, les effets de cette « émotion » singulière, nous soient donc | indéfinissables, et nous donnent l'idée d'un cer- ijtain « monde » dont ils seraient la révélation AUTOUR DE COROT 137 toujours imparfaite, obtenue d'un caprice ou d'une coïncidence très heureuse. Ainsi un évé¬ nement favorable nous fait-il songer de toute une vie rien que délicieuse. Le domaine de l'ouïe nous offre le plus clair et le plus simple exemple de ceci. Tandis que les bruits qui nous parviennent nous sont ou indifférents, ou signes de quelque autre chose présente ou imminente, qui doit être classée et peut nous commander une action, — le son, à peine entendu, institue en nous, non la vision ou notion d'une circonstance extérieure qu'il faut juger et expédier dans l'espace des actes, mais un état de pressentiment et de création attendue. Nous savons 'aussitôt qu'il existe en nous-mêmes un « univers » de relations pos¬ sibles, dans lequel la Musique nous permet et nous contraint de nous soutenir quelque temps, — comme si la succession de sensations choisies et commensurables nous faisait vivre une vie de qualité supérieure et alimentait d'énergie pure notre durée... ☆ Or, il y a pareillement des aspects, des formes, des moments du monde visible qui chantent. / / 138 PIÈCES SUR L'ART Rares sont ceux qui les premiers distinguent ce chant. Il est des lieux de la terre que nous avons vu commencer à admirer. Corot en a désigné quelques-uns. Bientôt tout le monde s'y rue : le peintre y pullule; l'hôtelier, le marchand de voyages et d'impressions l'avilissent. ☆ Est-ce que le secret de cet enchantement d'un site gît dans un certain accord de figures et de lumière dont l'empire sur nous serait aussi puissant et aussi inintelligible que celui d'un parfum, d'un regard, d'un timbre de voix peut l'être ? Ou tient-il à je ne sais quel écho d'émo¬ tions d'hommes très anciens, — ceux qui divi¬ nisaient çà et là les objets les plus remarquables de la nature, — sources, roches, cimes, grands arbres, — et qui en faisaient sans le savoir, par l'acte même de les isoler, de leur donner des noms, et par l'espèce de vie qu'ils leur commu¬ niquaient, de véritables créations de l'art, —• le plus antique des arts, qui est simplement de ressentir une expression naître d'une impres¬ sion, et un instant singulier devenir un monu¬ ment de la mémoire, — faveur insigne d'une aurore ou d'un couchant prodigieux, horreur AUTOUR DE COROT 159 sacrée d'un bois, exaltation sur les hauteurs d'où se découvrent les royaumes de la terre ? Mais si nous ne savons clairement' raisonner des émotions de cette sorte, toutefois il est remarquable que nous soyons moins inhabiles à les reproduire. Nous avons dit que Corot veut d'abord ser¬ vir sous la Nature, lui obéir très fidèlement. Mais ensuite, il entend la solliciter. Comme l'instrument sollicité par le virtuose lui livre peu à peu des vibrations plus exquises et comme \ toujours plus proches de l'âme de son âme, ainsi voit-on Corot tirer de l'Étendue transpa¬ rente, de la Terre ondulée et doucement suc¬ cessive ou nettement accidentée, de l'Arbre, du Bosquet, des Fabriques et de toutes les heures de la Lumière, des « charmes » de plus en plus comparables à ceux de la musique même. ☆ Certains, parmi ces croquis, telle de ces blondes épreuves sur papier salé, d'une douceur et d'une transparence incomparables, ou le trait bistre ou violacé se nuance parfois de précieux reflets de vieil or ■— comme parle avec tant d'amour 14° PIÈCES SUR L'ART M. Jean Laran, — se réfèrent si directement, si promptement à la Musique —■ et même à ce qu'elle peut illuminer, choisir en nous de plus délicat — qu'une correspondance invincible et subite se déclare parfois dans l'âme entre quel¬ qu'un de ces paysages et tel dessin divin de la voix ou des cordes, et qu'un souvenir précis de thèmes ou de timbres se dégage au moment même que l'œil s'attache et s'abandonne aux prodiges du travail de la pointe ou du crayon. Quelle surprise de reconnaître (comme il m'arriva) en interrogeant d'un regard enchanté une planche de Corot, — un passage délicieux de « Parsifal ». A l'aurore, après une nuit infinie de tour¬ ment et de désespoir, le Roi Amfortas que tor¬ ture une plaie équivoque, mystérieusement infligée par la volupté à son âme, à sa chair, indivisément punies, fait porter sa litière dans la campagne. L'Impur vient respirer la fraîcheur du matin. Ce ne sont que quelques mesures, mais incom¬ parables. Peut-être, cette essence d'aurore, toute de brise et de feuilles frissonnantes, obtenue, saisie à miracle par Richard Wagner, merveille sans retour insinuée par lui dans une œuvre énqrme toute fondée sur la redite éternelle de thèmes hiératiques, implique-t-elle encore plus AUTOUR DE COROT 141 d'expérience et de science, et plus assimilée, — une plus profonde transformation d'un homme en maître de son art, que la vaste somme de l'ouvrage ? ☆ Je prétends que l'artiste finisse par le naturel; mais le naturel d'un nouvel homme. Le spon¬ tané est le fruit d'une conquête. Il n'appartient qu'à ceux qui ont acquis la certitude de pou¬ voir conduire un travail à l'extrême de l'exé¬ cution, d'en conserver l'unité de l'ensemble en réalisant les parties et sans perdre en chemin l'esprit ni la nature. — Il n'arrive qu'à eux, quelque jour, dans quelque occasion, le bon¬ heur de surprendre, définir, en quelques notes, en quelques traits, l'être d'une impression. Ils montrent, à la fois, dans ce peu de substance sonore ou graphique, l'émotion d'un instant et la profondeur d'une science qui a coûté toute une vie. Us jouissent enfin de s'être faits instruments de leurs suprêmes découvertes, et ils peuvent à présent improviser en pleine pos¬ session de leur puissance. Us se sont ajouté ce qu'ils ont trouvé, et ils se découvrent de nou¬ veaux désirs. Us peuvent considérer orgueil- 142 PIÈCES SUR L'ART leusement toute leur carrière comme accomplie entre deux états de facilité heureuse : une faci¬ lité toute première, —• éveil de l'instinct naïf de produire qui se dégage des rêveries d'une ado¬ lescence vive et sensible; (mais bientôt se révèle au jeune créateur l'insuffisance de l'ingénuité et le grand devoir de n'être jamais content de soi). L'autre facilité est le sentiment d'une liberté et d'une simplicité conquises, qui per¬ mettent le plus grand jeu de l'esprit entre les sens et les idées. Il en résulte la merveille d'une improvisation de degré supérieur. Entre les inten¬ tions et les moyens, entre les conceptions de fond et les actions qui engendrent la forme, il n'y a plus de contraste. Entre la pensée de l'ar¬ tiste et la matière de son art, s'est instituée une intime correspondance, remarquable par une réci¬ procité dont ceux qui ne l'ont pas éprouvée ne peuvent imaginer l'existence. Tout ceci est défini en deux vers par Michel-Ange quand il écrit la formule de son ambition souveraine : Non ha l'ottimo Artista alcun concetto Ch'un marmo solo in se non circonscrira. ☆ Le clair et l'obscur suffisent à bien des expres¬ sions visuelles; Leibniz, montrant que l'on AUTOUR DE COROT *43 peut écrire tous les nombres en n'usant que du signe Zéro, êt du chiffre Un, en déduisait, dit-on, toute une métaphysique : ainsi le blanc et le noir, au service d'un jnaître. Mais comment le blanc et le noir vont par¬ fois plus avant dans l'âme que la peinture, et comment, ne prenant au jour que ses différences de clarté, un ouvrage réduit à la lumière et aux ombres nous touche, nous rend pensifs, plus profondément que ne fait tout le registre de couleurs, je ne sais trop me l'expliquer. Circonstance remarquable : parmi les peintres qui ont le mieux aimé, le mieux joué le jeu de se passer de la couleur, ce sont les plus « colo¬ ristes » qui l'emportent, — Rembrandt, Claude, Goya, Corot. Mais encore, tous ces peintres-là sont essen¬ tiellement poètes. ☆ Le nom de « Poésie » désigne un art de cer¬ tains effets du langage, et il s'est étendu peu à peu à l'état d'invention par rémotion, que cet art suppose et veut communiquer. On dit d'un site, d'une circonstance, et même d'une personne, qu'ils sont poétiques. Cet état est de résonance. Je veux dire, — 144 - PIÈCES SUR L'ART mais comment dire ? — que tout le système de notre vie sensitivé et spirituelle s'en trouvant saisi, il se produit une sorte de liaison harmo¬ nique et réciproque entre nos impressions, nos idées, nos impulsions, nos moyens d'expres¬ sion, ■— comme si toutes nos facultés deve¬ naient tout à coup commensurables entre elles. Ceci se marque dans les œuvres par une cor¬ respondance mystérieusement exacte entre les causes sensibles, qui constituent la forme et les effets intelligibles, qui sont le fond. Dans cet état, l'invention est aussi naturelle que l'agitation, la danse et la mimique, et leur est, en quelque sorte, équivalente. Un primitif danse et chante devant le spectacle qui le ravit ou l'exalte, et se déhvre ainsi à mesure qu'il s'émerveille, — cependant que le civilisé, en échange d'une beauté ou d'une étrangeté trop ressenties, ne peut guère plus tirer de soi que des épithètes. Mais le peintre aussitôt se sent une fureur de peindre. ☆ Tous les peintres, pourtant, — j'entends tous les meilleurs, — ne sont pas également poètes. AUTOUR DE COROT J45 On voit quantités d'amirables tableaux qui s'imposant par leurs perfections, toutefois ne « chantent » pas. Même, il arrive que le poète naisse tard dans un peintre qui, jusque-là, n'était qu'un grand artiste. Tel Rembrandt, qui du premier ordre qu'il est dès ses premiers ouvrages, s'élève ensuite au-dessus , de tous les ordres. Le poète, chez Corot, paraît de fort bonne heure. Peut-être, vers le crépuscule du soir, ce poète se montre-t-il volontairement un peu plus qu'il ne faudrait. On a trop parlé de Vir¬ gile et de La Fontaine autour de l'artiste. Il finit par céder au désir d'être délibérément celui auquel ces rapprochements littéraires s'appli¬ queraient sans aucun doute. Trop de nymphes naissent trop aisément de ses mains, et trop de vaporeux bosquets peuplent facilement nombre de toiles. La peinture ne peut, sans quelque danger, prétendre à nous feindre le rêve. Embarque¬ ment pour Cythère ne me semble pas du meil¬ leur Watteau. Les féeries de Turner parfois me désenchantent. Est-il rien de plus exclusif de l'état de rêve que l'acte de dessiner ? Je ne puis devant un tableau ne pas imaginer obscurément cet acte, qui exige la fixité et la constance d'un certain l'art 10 146 PIÈCES SUR L'ART point de vue, l'enchaînement de mouvements, la coordination de la main, du regard, des images, (l'une donnée ou voulue, l'autre nais¬ sante), et la volonté. Le contraste du sentiment de ces conditions énergiques du travail avec l'apparence de songe, s'il vise à la produire, n'est jamais tout à fait heureux. — Et puis, il faut craindre toujours de se rendre à l'erreur moderne et commune de con¬ fondre le rêve avec la poésie. . ☆ Mais le blanc et le noir, le crayon, la litho, l'eau-forte, (mais point le burin), par l'apparente aisance du travail et les licences de construction et de fini qu'ils admettent, sont toutefois bien plus propices que les jeux de toutes couleurs à l'introduction du vague et des objets plus suggérés que formés, dans l'art plastique. Le blanc et le noir sont en quelque manière plus près de l'esprit et des actes de l'écriture; la peinture, plus près de la perception du réel, et toujours plus ou moins tentée de tromper l'œil. Corot tire de ces moyens abstraits, la plume, la mine, la pointe, des merveilles d'espace et de AUTOUR DE COROT Ï47 lumière; jamais arbres plus vifs, plus mou¬ vantes nuées, ni de lointains plus larges, ni de terre plus sûre, ne furent faits de traits sur le papier. On sent, à feuilleter ces pages étonnantes, que cet homme a vécu dans la vue des choses de nature comme vit un méditatif dans sa pen¬ sée. L'observation de l'artiste peut atteindre une profondeur presque mystique. Les objets éclairés perdent leurs noms : ombres et clartés forment des systèmes et des problèmes tout particuliers, qui ne relèvent d'aucune science, qui ne se rapportent à aucune pratique, mais qui reçoivent toute leur existence et leur valeur de certains accords singuliers entre l'âme, l'œil et la main de quelqu'un, né pour les surprendre en soi-même et se les produire. Je tiens qu'il existe une sorte de mystique des sensations, c'est-à-dire une « Vie Extérieure » d'intensité et de profondeur au moins égales à celles que nous prêtons aux ténèbres intimes et aux secrètes illuminations des ascètes, des soufis, des personnes concentrées en Dieu, de toutes celles qui connaissent et pratiquent une politique de l'écart en soi-même, et se font toute une vie seconde à laquelle l'ordinaire existence n'apporte que des gênes, des interruptions, des occasions de perte ou des résistances, •— et i48 PIÈCES SUR L'ART d'ailleurs, toutes les images et moyens d'ex¬ pression sans lesquels l'ineffable lui-même ne se distinguerait du néant. Le monde sensible attaque l'autre et le munit. C'est que la sensation, pour la plupart, quand elle n'est ni douleur ni volupté isolée, ne leur est qu'un événement de passage ou qu'un signe. Elle se réduit à un commencement que rien ne suit, ou à une « cause », de laquelle les consé¬ quences sont aussi différentes que les objets éclairés le sont pour notre esprit de la lumière qui les éclaire. Il semble que nous ne puissions, dans l'im¬ mense majorité des cas, ni demeurer dans la sensation, ni la développer dans son groupe même. Toutefois certains phénomènes, tenus pour anormaux (parce que nous ne pouvons les utiliser et qu'au contraire ils gênent souvent la perception utile) — nous font concevoir la sensation comme premier terme de développe¬ ments harmoniques. L'œil produit en réponse à chaque couleur, une autre couleur, comme symétrique de la donnée. Quelque propriété analogue, mais bien plus subtile, me semble exister dans le domaine des formes. Je vais jusqu'à penser que l'ornement, dans son prin¬ cipe, est une réaction naturelle de nos sens en présence d'un espace nu, sur lequel ils tendent AUTOUR DE COROT 149 à mettre ce qui satisferait le mieux leur fonction cle recevoir. Ainsi l'homme qui meurt de soif se peint des boissons délicieuses, et le solitaire qui brûle peuple l'ombre de chair. ☆ La sensation isolée et l'image d'une telle sen¬ sation sont parfois d'une singulière puissance. Elles excitent bruquement l'instinct de créer. Il me souvient d'un passage assez remarquable des « Kreisleriana » d'Hoffmann; un homme, fou de musique, connaît que l'inspiration va venir, à ce signe : qu'il croit entendre un son d'une intensité et d'une pureté extraordinaires, qu'il appelle YEuphon, et qui lui ouvre l'Univers infini et particulier de l'ouïe. Claude Monet, quelques semaines après l'opé¬ ration de la caratacte qu'il dut subir, m'a parlé de l'instant où l'acier extirpant de son œil le cristallin obscurci, il eut, me dit-il, la révélation d'un bleu d'une beauté cruelle et incomparable... Certains mots tout à coup s'imposent au poète, semblent orienter vers eux, dans la masse implicite de l'être mental, tels souvenirs infus; ils exigent, appellent, ou illuminent de proche en proche, ce qu'il leur faut d'images î50 PIÈCES SUR L'ART et de figures phonétiques pour justifier leur apparition et l'obsession de leur présence. Ils se font germes de poèmes... ☆ Ainsi, dans l'ordre plastique : l'homme qui voit se fait, se sent tout à coup âme qui chante ; et son état chantant lui engendre Une soif de produire qui tend à soutenir et à perpétuer le don de l'instant. Un transport naturel va de l'enthousiasme ou du ravissement à la volonté de possession et pousse l'artiste à recréer la chose aimée. La possession est aussi une con¬ naissance, qui épuise, dans l'action de créer une forme, la fureur d'agir qu'engendre une forme... ☆ Je ne sais si quelqu'un aujourd'hui refuserait à Corot la qualité de grand artiste. En Peinture, comme dans les Lettres, le « métier », discré¬ dité par l'inanité intellectuelle de ceux qui le possédaient en dernier lieu, et accablé par l'au¬ dace de ceux qui ne le possédaient pas, s'est AUTOUR DE COROT lyt perdu dans la pratique aussi bien que dans l'opinion. Cette opinion, d'ailleurs, n'est plus ce qu'elle fut. Je ne vois donc personne qui contesterait à Corot la science de son art. Mais nous savons par Baudelaire qu'on en jugeait tout autrement en 1845. Baudelaire nous dit : « Tous les demi-savants, après avoir conscien¬ cieusement admiré un tableau de Corot, et lui avoir loyalement payé leur tribut d'éloges, trouvent que cela pèche par l'exécution, et s'ac¬ cordent en ceci, que définitivement M. Corot ne sait pas peindre. » (Si Baudelaire n'avait jamais eu d'autre style, on s'accorderait en ceci que définitivement il ne savait pas écrire.) Baudelaire réfute l'opinion de ces « demi- savants » par des arguments parfaitement impré¬ cis, où je regrette de ne voir guère que des jeux de mots. Je n'ai effleuré cette question que pour faire songer le lecteur à ce qu'elle implique et l'en¬ gager à une réflexion assez profonde. Le reproche fait à Corot, la réplique du grand poète, le triomphe ultérieur de l'œuvre qu'il défendait, autant d'indices ou de vestiges de la crise, qui vers le milieu du xixe siècle, commençait d'af- Î52 PIÈCES SUR L'ART fecter l'art et le jugement des œuvres. L'idée niaise et funeste d'opposer la connaissance appro¬ fondie des moyens d'exécution, l'observance de préceptes éprouvés, le travail savamment sou¬ tenu, toujours mené par ordre à son terme (et ce terme de perfection soustrait, à la fantaisie individuelle) —• à l'acte impulsif de la sensibilité singulière, est un des traits les plus certains et les plus déplorables de la légèreté et de la faiblesse de caractère qui ont marqué l'âge romantique. Le souci de la durée des ouvrages déjà s'affai¬ blissait et le cédait, dans les esprits, au désir d'étonner : l'art se vit condamné à un régime de ruptures successives. Il naquit un automatisme de la hardiesse. Elle devint impérative comme la tradition l'avait été. Enfin, la Mode, qui est le changement à haute fréquence du goût d'une clientèle, substitua sa mobilité essentielle aux lentes formations des styles, des écoles, des grandes renommées. Mais dire que la Mode se charge du destin des Beaux-Arts, c'est assez dire que le commerce s'en mêle. ☆ En dépit des critiques, Corot, d'année en année, voyait croître son nom et sa maîtrise reconnue. AUTOUR DE COROT 15 3 Ce progrès n'était point seulement celui de son art. L'objet principal de son choix, le Paysage, intéressait de plus en plus les amateurs et prenait, dans l'estime de la critique et dans la faveur du public, presque le même rang que les genres les plus relevés. Jusqu'alors, on le plaçait au-dessous de la peinture d'histoire, de l'anecdote et du portrait, tout à côté de la « na¬ ture morte ». Paysage et «. nature morte », et même portraits, étaient légitimement regardés comme des détails et des accessoires, que l'on peut, à la vérité, distraire des ensembles où tous les problèmes de la peinture sont évoqués à la fois et coordonnés, mais qui doivent, quel¬ que talent qui s'y emploie, demeurer subor¬ donnés en dignité à ces ensembles. Ce sentiment hiérarchique est devenu incon¬ cevable, presque intolérable. Qui ne donnerait pour un Chardin, pour un Corot, des centaines de toiles surpeuplées de saints et de déesses ? Il faut avouer que nous n'admirons plus que par devoir ce qui nous oblige à estimer la complexité du problème, les conditions rigoureuses qu'un artiste s'est imposées. Mais nous avons raison d'aimer ce que nous aimons, — et nous aimons ce qui exige le moins de culture et qui agit sur nous à la manière des objets. Mais encore, — nous n'avons raison que dans chaque cas par- PIÈCES SUR L'ART C'est une proposition qu'il faut expli¬ quer quelque peu. Le goût moderne, ne tenant plus compte que du bonheur immédiat de l'œil, de la ma¬ nière de voir, de Y amusement de la sensibilité, — de toutes les qualités d'une peinture qui se peuvent exprimer par des comparaisons, ■— a fini par se satisfaire entièrement de recherches assez restreintes : trois pommes fortement peintes, des nus fermes comme des murs ou tendres comme des roses, des campagnes tirées au sort. Mais puis-je m'empêcher de songer, •— tout en admirant, moi aussi, ces bons morceaux, — que l'on savait jadis jeter vingt personnages sur la toile ou la chaux, et dans les postures les plus diverses; et que ni les fruits, ni les fleurs, ni les arbres, ni l'architecture autour d'eux ne man¬ quaient; ni la vérité du dessin, ni la distribution des lumières, ni le grand souci de disposer" cette variété complète et de résoudre dans le même ouvrage des problèmes de cinq ou six espèces toutes différentes, depuis la perspective jusqu'à la psychologie ? Ceux-là étaient des bùmmes. Ils avaient acquis, par un travail immense et une réflexion continuelle, le droit à Vimprovisation. Ils concevaient comme si les difficultés d'exécution, celles de mise en place, de clair-obscur, de cou- AUTOUR DE COROT 155 leur n'existaient pas pour eux; ils pouvaient donc porter toute la puissance de leur esprit dans la composition, qui est la partie de l'art de peindre en quoi l'invention se manifeste. Quoi de plus loin de nous que l'ambition déconcertante d'un Léonard, qui considérant la Peinture comme un suprême but ou une suprême démonstration de la connaissance, pensait qu'elle exigeât l'acquisition de l'omniscience et ne reculait pas devant une analyse générale dont la profondeur et la précision nous confondent ? Le passage de l'ancienne grandeur de la Peinture à son état actuel est très sensible dans l'œuvre et dans les écrits d'Eugène Delacroix. L'inquiétude, le sentiment de l'impuissance déchirent ce moderne plein d'idées, qui trouve à chaque instant les limites de ses moyens dans les efforts qu'il fait pour égaler les maîtres du passé. Rien ne fait mieux paraître la diminution de je ne sais quelle force d'autrefois, et de quelle plénitude, que l'exemple de ce très noble artiste, divisé contre soi-même, et livrant ner¬ veusement le dernier combat du grand style dans l'art. ij6 PIÈCES SUR L'ART ☆ Les Corot, les Th. Rousseau, les peintres admirables qui ont imposé le paysage par leur grand talent, n'auraient-ils donc pas trop com¬ plètement triomphé; trop accoutumé, trop séduit le public et les artistes à se passer des œuvres de « haute école » ? Le paysage a ses périls. Les premiers paysa¬ gistes « purs » composaient. Corot compose encore. Un jour, dans la Forêt, quelqu'un, planté à le regarder peindre, lui demande anxieusement : Mais où donc, Monsieur, voye%- vous ce bel arbre que vous place^ ici ? — Corot tire sa pipe de ses dents, et sans se retourner, désigne du tuyau un chêne derrière eux... Mais bientôt l'étude sur nature, qui n'était qu'un moyen, devient la fin même de l'art. La « Vérité » devient dogme; puis, « l'Impression ». On ne compose plus. Pas plus que la nature, laquelle ne compose pas. La Vérité est informe. En toute matière, s'en tenir à la « vérité », fonder sur l'observation toute pure, a pour effet paradoxal de conduire à l'inconsistance totale. Il est clair, d'ailleurs, que si la compo¬ sition — c'est-à-dire l'arbitraire raisonné — a AUTOUR DE COROT été inventée et si longtemps exigée, ce fut pour répondre à quelque nécessité, •—• celle de subs¬ tituer aux conventions inconscientes qu'en¬ traîne l'imitation pure et simple de ce qu'on voit, une convention consciente laquelle (entre autres bienfaits) rappelle à l'artiste que ce n'est pas la même chose de voir ou concevoir le beau, et de le faire voir ou concevoir. En somme, tout raisonnement désormais épargné à l'artiste, toute culture lui devenant désormais plus nuisible encore qu'inutile, toute exigence réduite à celle des réactions de la rétine, Y à peu près dans les formes, et toutes les difficultés de détail escamotées, — une ingé¬ niosité incroyable dans les explications, et même l'apologie de ces défaites, — et tous ces maux s'étendant du paysage à la figure humaine, par une sorte de contagion de facilité; enfin la négligence technique à laquelle l'habitude du travail immédiat dans la campagne est trop favorable, l'absence de préparations, l'emploi de procédés brutaux, — tels sont, me semble- t-il, les effets assez regrettables de fort beaux exemples et d'admirables productions. i58 PIÈCES SUR L'ART '☆ Mais l'époque l'a voulu. La Peinture n'est pas seule à considérer sous ce jour assez funeste. Comme le paysage a pu corrompre la peinture, la description a modifié l'art d'écrire, à peu près de la même façon. Une œuvre purement des¬ criptive (comme on en a tant fait) n'est en vérité qu'une partie d'œuvre. C'est dire que si grand soit le talent du descripteur, ce talent peut ne mettre en jeu qu'une partie de l'esprit : un esprit incom¬ plet peut suffire à faire œuvre qui vaille, et œuvre excellente. Davantage : toute description se réduit à l'énumération des parties ou des aspects d'une chose vue, et cet inventaire peut être dressé dans un ordre quelconque, ce qui introduit dans l'exécution une sorte de hasard. On peut intervertir, en général, les propositions succes¬ sives, et rien n'incite l'auteur à donner des formes nécessairement variées à ces éléments qui sont, en quelque sorte, parallèles. Le dis¬ cours n'est plus qu'une suite de substitutions. D'ailleurs, une telle énumération peut être aussi brève ou aussi développée qu'on le voudra. On peut décrire un chapeau en vingt pages, une bataille en dix lignes. AUTOUR DE COROT 159 Comme il s'est vu en peinture, le résultat de l'évolution qui a consisté à diminuer indéfini¬ ment le rôle du travail intellectuel et à faire dépendre l'exécution de la seule « sensibilité », n'a pas été toujours heureux. Dans tous les arts, la souveraineté de l'esprit sur ses moments a dû le céder aux qualités de l'artiste qui exigent le moins de puissance de coordination, le moins de méditation, d'études préalables, de prépa¬ ration technique, et en somme, -— de caractère. Tout ceci, je l'ai dit, ne fut possible que par l'exemple de quelques hommes du premier ordre. Ce ne sont jamais que ceux-là qui ouvrent les voies : il ne faut pas moins de valeur pour inaugurer une décadence que pour mener les choses à quelque apogée. TRIOMPHE DE MÀNET 1 « Manet et Mattebit. » Si la mode fût aux allégories, et qu'il plût à un peintre de composer un « Triomphe de Manet », l'idée peut-être lui viendrait d'entou¬ rer la figure de ce grand artiste du cortège des illustres confrères qui acclamèrent son talent, soutinrent son effort et entrèrent dans la gloire à sa suite, sans toutefois que leur ensemble puisse le moins du monde se comparer ni se réduire à une « École ». Autour de Manet, paraîtraient les ressem¬ blances de Degas, de Monet, de Bazille, de Renoir, et l'élégante et singulière Morisot; chacun bien différent des autres par la vision, le métier et le caractère; tous différents de lui. i. 1932. l'art II î6z PIÈCES SUR L'ART ' ☆ Monet, unique par la sensibilité de sa rétine, analyste extrême de la lumière, et comme maître du spectre; Degas, dominé par l'intellect, poursuivant âprement la forme (et .même la grâce) par la rigueur, la critique implacable de soi, qui n'excluait point celle des autres, et une méditation perpétuelle de l'essence et des moyens de son art; Renoir, tout volupté et tout naturel, voué aux femmes et aux fruits; ils n'eurent de commun que la foi en Manet et la passion de la peinture. Rien de plus rare, rien de plus glorieux que de s'assujettir une telle diversité de tempéra¬ ments, de rallier à soi des hommes si indépen¬ dants, si séparés par les instincts comme par les idées et par leurs intimes certitudes, si jaloux de ce qu'ils trouvaient de préférable et de sans pareil en eux-mêmes; et d'ailleurs si remar¬ quables. Leur dissonance se résout magni¬ fiquement en accord parfait sur un point : ils Brunissent jusqu'à leur fin sur le nom du peintre d'Olympia. TRIOMPHE DE MANET 163 ☆ Mais, dans cette composition académique et triomphale, un tout autre groupe se placerait nécessairement, groupe d'autres hommes fameux, — plus divisés peut-être encore que ceux-ci, et non moins accordés dans l'amour de l'œuvre de Manet, dans un zèle et une passion égales de l'illustrer et de la défendre. Ce groupe est d'écrivains. On y verrait sans doute Champfleury, Gautier, Duranty, Huys- mans... Mais entre tous : Charles Baudelaire, Emile Zola, Stéphane Mallarmé. Baudelaire critique jamais ne s'est trompé. Je veux dire que depuis plus de soixante-dix ans, en dépit de dix variations de l'humeur esthétique, tous ceux qu'il a goûtés, notés de talent ou de génie, n'ont cessé de valoir et de grandir. Qu'il s'agisse de Poe, de Delacroix, de Daumier, de Corot, de Courbet, — peut- être même de Guys, — qu'il s'agisse de Wagner, qu'il s'agisse enfin de Manet, tous ceux qu'il admira demeurent admirés. L'espèce de sensualité raisonnée qui lui fut 164 PIÈCES SUR L'ART propre a pressenti, ou orienté, le goût prochain, le goût qui devait être celui des esprits les plus distingués, vers la fin du xixe siècle. Il a ou deviné, ou institué, un système de valeurs, qui commence à peine à cesser d'être « moderne ». Une époque, peut-être, se sent « moderne », quand elle trouve en soi, également admises, coexistantes et agissantes dans les mêmes indi¬ vidus, quantité de doctrines, de tendances, de « vérités » fort différentes, sinon tout à fait contradictoires. Ces époques paraissent donc plus compréhensives, ou plus « éveillées » que celles où ne domine guère qu'un seul idéal, une seule foi, un seul style. Dans la liste de noms que je viens d'écrire, et qui définit Baudelaire par le système de ses préférences, on voit le romantisme et le réa¬ lisme, ' le don logique et le sens mystique, la poésie de la « nature », celle de l'histoire ou des mythes, et celle de l'instant, même représentés par des hommes du premier ordre. *- Baudelaire, dans Manet, a dû percevoir un certain partage entre le romantisme pittoresque qui déjà s'exténuait, et le réalisme qui s'en déduisait par contraste élémentaire, et s'impo¬ sait très facilement par le jeu le plus simple, et comme réflexe, de la fatigue des esprits. Comme l'œil répond par le « Vert » à une TRIOMPHE DE MANET 165 affirmation trop longue ou trop intense du « Rouge », ainsi dans les, arts une cure de « vérité ». compense toujours une débauche de fantaisie. Il n'y a pas de quoi se jeter des injures à la tête; ni se croire, les uns beaucoup plus hardis, ni les autres, infiniment plus sages. ☆ Manet, encore séduit par le pittoresque étranger, sacrifiant encore au toréador, à la guitare et à la mantille, mais déjà à demi con¬ quis par les objets les plus prochains, et les modèles de la rue,, représentait assez exacte¬ ment à Baudelaire le problème de Baudelaire même : c'est-à-dire, l'état critique d'un artiste en proie à plusieurs tentations rivales, et d'ail¬ leurs capable de plusieurs manières admirables d'être soi. Il suffit de feuilleter le mince recueil des Fleurs du Mal, d'observer la diversité significa¬ tive, et comme concentrée, des sujets de ces poèmes, d'en rapprocher la diversité de motifs qui se relève dans le catalogue des œuvres de Manet, pour conclure assez aisément à une affi¬ nité réelle des inquiétudes du poète et du peintre. Un homme qui écrit Bénédiction, les Tableaux i66 PIÈCES SUR L'ART Parisiens, les Bijoux, et le Vin des Chijfonniers, et un homme qui peint tour à tour le Christ aux Anges et l'Olympia, Lola et le Buveur d'Ab¬ sinthe, ne sont pas sans quelque profonde cor¬ respondance. Quelques remarques permettent de fortifier cette relation. L'un et l'autre, issus du même milieu de vieille bourgeoisie parisienne, ils montrent tous les deux la même alliance très rare d'élégance raffinée dans les goûts et d'une singulière volonté de vigueur dans l'exécution. Davantage : ils repoussent à l'égal des effets qui ne se déduisent pas de la conscience nette et de la possession des moyens de leurs métiers; c'est en ceci que réside et consiste la pureté en matière de peinture comme de poésie. Ils n'en¬ tendent pas spéculer sur le « sentiment », ni introduire les « idées » sans avoir savamment et subtilement organisé la « sensation ». Ils poursuivent, en somme, et rejoignent l'objet suprême de l'art, le charme, terme que je prends ici dans toute sa force. ☆ C'est à quoi je songe quand revient à ma mémoire le Vers délicieux — (équivoque aux TRIOMPHE DE MANET yeux des pervers et dont s'émut le Palais) — le fameux « Bijou rose et noir », par Baudelaire offert à Lola de Valence. Ce joyau mystérieux me paraît moins convenir à la ferme et robuste danseuse, qui, chargée d'une lourde et riche basquine, mais sûre de la souplesse de ses muscles, attend superbement à l'abri d'un décor, le signal de l'élan, du rythme et du délire saccadé de ses actes, qu'à la nue et froide Olympia, monstre d'amour banal que complimente une négresse. Olympia choque, dégage une horreur sacrée, s'impose et triomphe. Elle est scandale, idole; puissance et présence publique d'un misérable arcane de la Société. Sa tête est vide : un fil de velours noir l'isole de l'essentiel de son être. La pureté d'un trait parfait enferme l'Impure par excellence, celle de qui la fonction exige l'ignorance paisible et candide de toute pudeur. Vestale bestiale vouée au nu absolu, elle donne à rêver à tout ce qui se cache et se conserve de barbarie primitive et d'animalité rituelle dans les coutumes et les travaux de la prostitution des grandes villes. C'est peut-être pourquoi le Réalisme s'attacha 168 PIÈCES SUR L'ART à représenter la vie et toutes choses humaines telles quelles, — propos et programme qui ne manquaient point d'ingénuité; — mais leur mérite positif me semble être d'avoir trouvé de la poésie, (ou plutôt importé de la poésie), et parfois de la plus grande, dans certains objets ou sujets tenus jusqu'à eux pour ignobles ou insignifiants. Mais il n'est, dans l'ordre des arts, de thème ni de modèle, que l'exécution ne puisse ennoblir ou avilir, rendre cause de dégoût ou prétexte de ravissement. Boileau l'a dit !... Emile Zola, avec une ferveur qui allait, selon sa manière, aisément à la violence, soutint donc un artiste bien différent de lui, de qui la vigueur, l'art d'apparence parfois brutale, l'audace dans la vision, émanaient cependant d'unie nature tout éprise d'élégance, et toute pénétrée de l'esprit de liberté légère qui se respirait encore à Paris. En fait de doctrines et de théories, Manet, sceptique et Parisien fort délié, ne croyait qu'à la belle peinture. ☆ La sienne lui soumettait identiquement des âmes incomparables. Qu'aux extrêmes des Lettres, Zola et Mallarmé aient été pris, et se TRIOMPHE DE MANET 169 fassent tant énamourés de son art, ce put être pour lui un grand sujet d'orgueil. L'un croyait en toute naïveté aux choses mêmes : rien de trop solide, de trop pesant et puissant pour lui; et, en littérature, rien de trop exprimé. Il était convaincu de l'efficace de la prose à rendre, — presque à recréer, — la terre et les humains, les cités et les organismes, les mœurs et les passions, la chair et les ma¬ chines. Confiant dans l'effet de tnasse de la quan¬ tité des détails, du nombre des pages et des volumes, il' était anxieux d'agir par le Roman sur la Société, sur les Lois, sur la foule; et ce ■souci d'atteindre un tout autre objet que le divertissement d'un lecteur, mais d'émouvoir la multitude, le menait à transporter dans la critique le style de sarcasme, d'amertume et de menaces que commande, semble-t-il, l'action politique, ou qui se pense telle. En un mot, Zola était de ces artistes qui se remettent à l'opinion moyenne et sollicitent la statistique. Il demeure des fragments admirables de son énorme effort. L'autre, Stéphane Mallarmé, tout opposé à celui-ci : son essence était de choisir. Mais indé¬ finiment choisir ses termes et ses formes, c'est à la fin choisir excessivement ses lecteurs. Pro¬ fondément inquiet de perfection, pur de toute 170 PIÈCES SUR L'ART espérance naïve dans la faveur du nombre, il n'écrivait qu'à peine; et pour peu, ses pareils. Loin de vouloir reconstruire les êtres et les choses par l'opération littéraire et la description studieuse, il entendait que la poésie les épuisât, il rêvait qu'ils n'eussent d'autre destination, d'autre sens concevable que d'être consumés par elle. Il pensait que le monde était fait pour aboutir à un beau livre, et qu'une poésie absolue était son accomplissement. Je ne puis rapporter ici, à cause de la force des termes, une conversation d'il y a cinquante ans, qui se tint au Grenier de Goncourt, entre Zola et Mallarmé. Le contraste y parut en forme courtoise et crue. ☆ Le « Triomphe de Manet » se compose donc bien (et du vivant même du peintre) de l'ex¬ trême variété de génie, et même de l'antago¬ nisme total des hommes qui l'ont aimé et im¬ posé. Cependant que Zola, par exemple, voyait et admirait dans l'art de Manet la présence réelle des choses, la « vérité » vivement et for¬ tement saisie, Mallarmé y goûtait au contraire la merveille d'une transposition sensuelle et TRIOMPHE DE MANET spirituelle consommée sur la toile. D'ailleurs Manet lui-même le séduisait infiniment. J'ajoute qu'il appréciait dans l'œuvre de Zola, (en critique d'une justice exquise qu'il était), ce qui s'y trouve de puissamment poé¬ tique, et comme d'enivrant par l'insistance. Quelques lignes délicieuses qu'il a écrites sur Nana, très charnelle créature du grand roman¬ cier, que le grand peintre à son tour voulut peindre, en témoignent. ☆ La gloire du nom de Manet fut ainsi assurée, bien avant la fin de sa vie assez courte, non par le nombre des têtes qui connaissaient ce nom et sa signification, mais plus sérieusement et solidement, par la qualité, et surtout par la dif¬ férence, de ses admirateurs. Ces amants si dissemblables de sa peinture affirmaient identiquement que sa place était marquée parmi les maîtres, qui sont les hommes dont l'art et les prestiges confèrent aux êtres de leur temps, aux fleurs d'un certain jour, aux robes éphémères, à la chair, aux regards d'une fois, une sorte de durée plus longue que plu¬ sieurs siècles, et une valeur de contemplation i72 PIÈCES SUR L'ART et d'interprétation comparable à celle d'un texte sacré. Ils proposent à bien des générations leur manière de considérer et de traiter le monde sensible, leur science personnelle d'opérer par l'œil et la main pour changer l'acte de voir en chose visible. Je n'ai l'intention ni la pertinence de recher¬ cher la substance de l'art de Manet, le secret de son influence, ni de définir ce qu'il renforce, ce qu'il sacrifie dans l'exécution (problème capital). L'esthétique n'est pas mon fort; et puis, comment parler des couleurs ? Il est raison¬ nable que les aveugles seuls en disputent, comme nous disputons tous de métaphysique; mais les voyants savent bien que la parole est incommensurable avec ce qu'ils voient. Je vais essayer toutefois de fixer une de mes impressions. . "ht Je ne mets rien, dans l'œuvre de Manet, au-dessus d'un certain portrait de Berthe Mori- sot, daté de 1872. Sur le fond neutre et clair d'un rideau gris, cette figure est peinte : un peu plus petite que nature. TRIOMPHE DE MANET 173 Avant toute chose, le Noir, le noir absolu, le noir d'un chapeau de deuil et des brides de ce petit chapeau mêlées de mèches de cheveux châtains à reflets roses, le noir qui n'appartient qu'à Manet, m'a saisi. Il s'y rattache un enrubannement large et noir, qui déborde l'oreille gauche, entoure et engonce le cou; et le noir mantelet qui couvre les épaules, laisse paraître un peu de claire chair, dans l'échancrure d'un col de linge blanc. Ces places éclatantes de noir intense encadrent et proposent un visage aux trop grands yeux noirs, d'expression distraite et comme lointaine. La peinture en est fluide, et venue, facile et obéissante à la souplesse de la brosse; et les ombres de ce visage sont si transparentes, les lumières si délicates que je songe à la substance tendre et précieuse de cette tête de jeune femme par Vermeer, qui est au Musée de La Haye. Mais ici, l'exécution semble plus prompte, plus libre, plus immédiate. Le moderne va vite, et veut agir avant la mort de l'impression. ☆ La toute-puissance de ces noirs, la froideur simple du fond, les clartés pâles ou rosées de 174 PIÈCES SUR L'ART la chair, la bizarre silhouette du chapeau qui fut « à la dernière mode » et « jeune »; le désordre des mèches, des brides, du ruban, qui encom¬ brent les abords du visage; ce visage aux grands yeux, dont la fixité vague est d'une distraction profonde, et offre, en quelque sorte, une pré¬ sence d'absence, — tout ceci se concerte et m'im¬ pose une sensation singulière... de Poésie, — mot qu'il faut aussitôt que je m'explique. Mainte toile admirable ne se rapporte néces¬ sairement à la poésie. Bien des maîtres firent des chefs-d'œuvre sans résonance. Même, il arrive que le poète naisse tard dans un homme qui jusque-là n'était qu'un grand peintre. Tel Rembrandt, qui, de la perfection atteinte dès ses premiers ouvrages, s'élève enfin au degré sublime, au point où l'art même s'ou¬ blie, se rend imperceptible, car son objet su¬ prême étant saisi comme sans intermédiaire, ce ravissement absorbe, dérobe ou consume le sentiment de la merveille et des moyens. Ainsi se produit-il parfois que l'enchantement d'une musique fasse oublier l'existence même des sons. Je puis dire à présent que le portrait dont je parle est poème. Par l'harmonie étrange des cou¬ leurs, par la dissonance de leurs forces; par l'opposition du détail futile et éphémère d'une TRIOMPHE -DE MANET coiffure de jadis avec je ne sais quoi d'assez tra¬ gique dans l'expression de la figure, Manet fait résonner son œuvre, compose du mystère à la fermeté de son art. Il combine à la ressemblance physique du modèle, l'accord unique qui con¬ vient à une personne singulière, et fixe forte¬ ment le charme distinct et abstrait de Berthe Morisot. PROPOS SUR LE PROGRÈS 1 Les artistes, naguère, n'aimaient pas ce qu'on appelait le Progrès. Us n'en voyaient pas dans les œuvres beaucoup plus que les philosophes dans les mœurs. Ils condamnaient les actes bar¬ bares du savoir, les brutales opérations de l'in¬ génieur sur les paysages, la tyrannie des méca¬ niques, la simplification des types humains qui compense la complication des organismes col¬ lectifs. Vers 1840, on s'indignait déjà des pre¬ miers effets d'une transformation à peine ébau¬ chée. Les Romantiques, tout contemporains qu'ils étaient des Ampère et des Faraday, igno¬ raient aisément les sciences, ou les dédaignaient, ou n'en retenaient que ce qui s'y trouve de fantastique. Leurs esprits se cherchaient un asile dans un Moyen Age qu'ils se forgeaient; fuyaient le chimiste chez l'alchimiste. Us ne se plaisaient que dans la Légende ou dans l'His- 1. 1928. l'art 12 i78 PIÈCES SUR L'ART toire, c'est-à-dire aux antipodes de la Physique. Us se sauvaient de l'existence organisée dans la passion et les émotions, dont ils instituèrent une culture (et même une comédie). En somme, à l'idole du Progrès répondit l'idole de la malédiction du Progrès; ce qui fit deux lieux communs. Comme je songeais à cette antipathie des artistes à l'égard du progrès, il me vint à l'esprit quelques idées accessoires qui valent ce qu'elles valent, et que je donne pour aussi vaines que l'on voudra. Dans la première moitié du xixe siècle, l'ar¬ tiste découvre et définit son contraire : — le bourgeois. Le bourgeois est la figure symétrique du romantique. On lui impose d'ailleurs des propriétés contradictoires, car on le fait à la fois esclave de la routine et sectateur absurde du progrès. Le bourgeois aime le solide et croit au perfectionnement. Il incarne le sens commun, l'attachement à la réalité la plus sensible, mais il a foi dans je ne sais quelle amélioration crois¬ sante et presque fatale des conditions de la vie. L'artiste se réserve le domaine du « Rêve ». Or la suite du temps, ou si l'on veut, le démon des combinaisons inattendues : (celui qui tire PROPOS SUR LE PROGRÈS 179 et déduit de ce qui est les conséquences les plus surprenantes dont il compose ce qui sera), s'est diverti à former une confusion tout admirable de deux notions jadis exactement opposées. Il arrive que le merveilleux et le positif ont con¬ tracté une étonnante alliance, et que ces deux anciens ennemis se sont conjurés pour engager nos existences dans une carrière de transfor¬ mations et de surprises indéfinie. On peut dire que les hommes s'accoutument à considérer toute connaissance comme transitive, tout état de leur industrie et de leurs relations matérielles comme provisoire. Ceci est neuf. Le statut de la vie générale doit de plus en plus tenir compte de l'inattendu. Le réel n'est plus terminé nette¬ ment. Le lieu, le temps, la matière admettent des libertés dont on n'avait naguère aucun pressentiment. La rigueur engendre des rêves. Les rêves prennent corps. Le sens commun, cent fois confondu, bafoué par d'heureuses expériences, n'est plus invoqué que par l'igno¬ rance. La valeur de l'évidence moyenne est tombée à rien. Le fait d'être communément reçus, qui donnait autrefois une force invin¬ cible aux jugements et aux opinions, les dépré¬ cie aujourd'hui, Ce qui fut cru par tous, toujours, et partout, ne paraît plus peser grand'chose. A l'espèce de certitude qui émanait de la con- i8o PIÈCES SUR L'ART cordance des avis ou des témoignages d'un grand nombre de personnes, s'oppose l'objec¬ tivité des enregistrements contrôlés et inter¬ prétés par un petit nombre de spécialistes. Peut- être le prix qui s'attachait au consentement général (sur lequel consentement reposent nos mœurs et nos lois civiles) n'était-il que l'effet du plaisir que la plupart éprouvent, à se trou¬ ver d'accord entre eux et semblables à leurs semblables. Enfin, presque tous les songes qu'avait faits l'humanité, et qui figurent dans nos fables de divers ordres, sont à présent sortis de l'impos¬ sible et de l'esprit. Le fabuleux est dans le com¬ merce. La fabrication de machines à merveilles fait vivre des milliers d'individus. Mais l'artiste n'a pris nulle part à cette production de pro¬ diges. Elle procède de la science et des capitaux. Le bourgeois a placé ses fonds dans les phan¬ tasmes et spécule sur la ruine du sens commun. Louis XIV, au faîte de la puissance, n'a pas possédé la centième partie du pouvoir sur la nature et des moyens de se divertir, de cultiver son esprit, ou de lui offrir des sensations dont disposent aujourd'hui tant d'hommes de con¬ dition assez médiocre. Je ne compte pas, il est vrai, la volupté de commander, de faire plier, PROPOS SUR LE PROGRÈS 181 d'intimider, d'éblouir, de frapper ou d'absoudre, qui est une volupté divine et théâtrale. Mais le temps, la distance, la vitesse, la liberté, les images de toute la terre... Un homme d'aujourd'hui, jeune, sain, assez fortuné, vole où il veut, traverse vivement le .monde, couchant tous les soirs dans un palais. Il peut prendre cent formes de vie; goûter un peu d'amour, un peu de certitude un peu par¬ tout. S'il n'est pas sans esprit, (mais cet esprit pas plus profond qu'il ne faut), il cueille le meilleur de ce qui est, il se transforme à chaque instant en homme heureux. Le plus grand monarque est moins enviable. Le corps du grand Roi était bien moins heureux que le sien le peut être, qu'il s'agisse du chaud ou du froid, de la peau ou des muscles. Que si le Roi souf¬ frait, on le secourait bien faiblement. Il fallait qu'il se tordît et gémît sur la plume, sous les panaches, sans l'espoir de la paix subite ou de cette absence insensible que la chimie accorde au moindre des modernes affligés. Ainsi, pour le plaisir, contre le mal, contre l'ennui et pour l'aliment des curiosités de toute espèce, quantité d'hommes sont mieux pourvus que ne l'était, il y a deux cent cin¬ quante ans, l'homme le plus puissnta d'Europe. I 8 2 PIÈCES SUR L'ART Supposé que l'immense transformation que nous voyons, que nous vivons, et qui nous meut, se développe encore, achève d'altérer ce qui subsiste des coutumes, articule tout autre¬ ment les besoins et les moyens de la vie, bientôt l'ère toute nouvelle enfantera des hommes qui ne tiendront plus au passé par aucune habitude de l'esprit. L'histoire leur offrira des récits étranges, presque incompréhensibles, car rien dans leur époque n'aura eu d'exemple dans le passé, ni rien du passé ne survivra dans leur présent. Tout ce qui n'est pas purement phy¬ siologique dans l'homme aura changé, puisque nos ambitions, -notre politique, nos guerres, nos mœurs, nos arts sont à présent soumis à un régime de substitutions très rapides; ils dépen¬ dent de plus en plus étroitement des sciences positives et donc de moins en moins de ce qui fut. Le fait nouveau tend à prendre toute l'im¬ portance que la tradition et le fait historique possédaient jusqu'ici. Déjà quelque natif des pays neufs qui vient visiter Versailles, peut et doit regarder ces personnages chargés de vastes chevelures mortes, vêtus de broderies, noblement arrêtés dans des attitudes de parade, du même œil dont nous considérons au Musée d'Ethnographie les mannequins couverts de manteaux de plumes PROPOS SUR LE PROGRÈS 183 ou de peau qui figurent les prêtres et les chefs de peuplades éteintes. L'un des effets les plus sûrs et les plus cruels du progrès est donc d'ajouter à la mort une peine accessoire, qui va s'aggravant d'elle- même à mesure que s'accuse et se précipite la révolution des coutumes et des idées. Ce n'était pas assez que de périr; il faut devenir inintel¬ ligibles, presque ridicules ; et, que l'on ait été Racine ou Bossuet, prendre place auprès des bizarres figures bariolées, tatouées, exposées aux sourires et quelque peu effrayantes, qui s'alignent dans les galeries et se raccordent insensiblement aux représentants naturalisés de la série animale... Je me suis essayé, autrefois, à me faire une idée positive de ce que l'on nomme progrès. Eliminant donc toute considération d'ordre moral, politique ou esthétique, le progrès me parut se réduire à l'accroissement très rapide et très sensible de la puissance (mécanique) uti¬ lisable par les hommes et à celui de la précision qu'ils peuvent atteindre dans leurs prévisions. Un nombre de chevaux-vapeur, un nombre de décimales vérifiables, voilà des indices dont on ne peut douter qu'ils n'aient grandement aug¬ menté depuis un siècle. Songez à ce qui se con- i84 PIÈCES SUR L'ART sum: chaque jour dans cette quantité de mo¬ teur; de toute espèce, à la destruction de ré¬ serves qui s'opère dans le monde. Une rue de Pari 5 travaille et tremble comme une usine. Le soir, une fête de feu, des trésors de lumière expriment aux regards à demi éblouis un pou¬ voir de dissipation extraordinaire, une largesse presque coupable. Le gaspillage ne serait-il pas devenu une nécessité publique et permanente ? Peut-être quelque observateur assez lointain, considérant notie état de civilisation, songerait-il que la grande guerre ne fut qu'une conséquence très funeste, mais directe et inévitable du déve¬ loppement de nos moyens. L'étendue, la durée, l'intensité, et même l'atrocité de cette guerre répondirent à l'ordre de grandeur de nos puis¬ sances. Elle fut à l'échelle de nos ressources et de nos industries du temps de paix; aussi diffé¬ rente par ses proportions des guerres antérieures que nos instruments d'action, nos ressources matérielles, notre surabondance Y exigeaient. Mais la différence ne fut pas seulement dans les pro¬ portions. Dans le monde physique, on ne peut agrandir quelque chose, qu'elle ne se transforme bienlôt jusque dans sa qualité; ce n'est que dan:; la géométrie pure qu'il existe des figures semblables. La similitude n'est peut-être jamais PROPOS SUR LE PROGRÈS que dans l'esprit. La dernière guerre ne peut se considérer comme un simple agrandissement des conflits d'autrefois. Ces guerres du passé s'achevaient bien avant l'épuisement réel des nations engagées. Ainsi, pour une seule pièce perdue, les bons joueurs d'échecs abandonnent la partie. C'était donc par une sorte de conven¬ tion que se terminait le drame, et l'événement qui décidait de l'inégalité des forces était plus symbolique qu'effectif. Mais nous avons vu, au contraire, il y a fort peu d'années, la guerre toute moderne se poursuivre fatalement jus¬ qu'à l'extrême épuisement des adversaires, dont toutes les ressources, jusqu'aux plus lointaines, venaient l'une après l'autre se consumer sur la ligne de feu. Le mot célèbre de Joseph de Maistre qu'une bataille est perdue parce que l'on croit l'avoir perdue, a lui-même perdu de son antique vérité. La bataille désormais est réellement perdue parce que les hommes, le pain, l'or, le charbon, le pétrole manquent non seulement aux armées, mais dans la profondeur d'un pays. Parmi tant de progrès accomplis, il n'en est pas de plus étonnant que celui qu'a fait la lu¬ mière. Elle n'était, il y a peu d'années, qu'un événement pour les yeux. Elle pouvait être ou 136 PIÈCES SUR L'ART ne pas être. Elle s'étendait dans l'espace où elle rencontrait une matière qui la modifiait plus ou moins, mais qui lui demeurait étrangère. La voici devenue la première énigme du monde. Sa vitesse exprime et limite quelque chose d'es¬ sentiel à l'univers. On pense qu'elle pèse. L'étude de son rayonnement ruine les idées que nous avions d'un espace vide et d'un temps pur. Elle offre avec la matière des ressemblances et des différences mystérieusement groupées. Enfin cette même lumière qui était le symbole ordi¬ naire d'une connaissance pleine, distincte et parfaite, se trouve engagée dans une manière de scandale intellectuel : elle est compromise avec la matière sa complice, dans le procès qu'intente le discontinu au continu, la proba¬ bilité aux images, les unités aux grands nombres, l'analyse à la synthèse, le réel caché à l'intelli¬ gence qui le traque — et pour tout dire — l'inin¬ telligible à l'intelligible. La science trouverait ici son point critique... Mais l'affaire s'arran¬ gera. REGARDS SUR LA MER 1 Ciel et Mer sont les objets inséparables du plus vaste regard; les plus simples, les plus libres en apparence, les plus changeants dans l'entière étendue de leur immense unité; et toutefois les plus semblables à eux-mêmes, les plus visiblement astreints à reprendre les mêmes états de calme et de tourment, de trouble et de limpidité. Oisif, au bord de la mer, si l'on tente de déchiffrer ce qui naît en nous devant elle; quand, le sel sur les lèvres, et l'oreille flattée ou heurtée de la rumeur ou des éclats des eaux, on veut répondre à cette présence toute-puissante, on se trouve des pensées ébauchées, des lambeaux de poèmes, des fantômes d'actions, des espoirs, des menaces; toute une confusion de velléités i, 1930. 18 8 PIÈCES SUR L'ART excitées et d'images agitées par cette grandeur qui s'offre, qui se défend; qui appelle par sa surface et effraie par ses profondeurs, l'entre¬ prise. C'est pourquoi il n'est point de chose insen¬ sible qui ait été plus abondamment et plus naturellement personnifiée que la mer. On la dit bonne, mauvaise, perfide, capricieuse, triste, folle, ou furieuse ou clémente; on lui donne les contradictions, les sursauts, les sommeils d'un être vivant. Il est presque impossible à l'esprit de ne pas animer naïvement ce grand corps liquide sur lequel les actions concurrentes de la terre, de la lune, du soleil et de l'air com¬ posent leurs effets. L'idée du caractère fantasque et violemment volontaire que les anciens prê¬ taient à leurs divinités, et nous-mêmes parfois attribuons aux femmes, s'impose assez à qui voisine avec la mer. Une tempête s'improvise en deux heures. Un banc de brume se condense ou se dissipe par magie. ☆ Deux autres idées, trop simples, et comme toutes nues, naissent encore de l'onde et de l'esprit. REGARDS SUR LA MER 189 L'une, de fuir ; fuir pour fuir, idée qu'engendre une étrange impulsion d'horizon, un élan virtue vers le large, une sorte de passion ou d'instinct aveugle du départ. L'âcre odeur de la mer, le vent salé qui nous donne la sensation de res¬ pirer de l'étendue, la confusion colorée et mouvementée des ports communiquent une inquiétude merveilleuse. Les poètes modernes, de Iveats à Mallarmé, de Baudelaire à Rimbaud, abondent en vers impatients qui pressent l'être et l'ébranlent, comme la brise fraîche à travers les gréements sollicite les navires au mouillage. L'autre idée est peut-être cause profonde de la première. On ne peut vouloir fuir que ce qui recommence. La redite infinie, la répétition toute brute et obstinée, le choc monotone et la reprise identique des ondes de la houle qui sonnent sans répit contre les bornes de la mer, inspirent à l'âme fatiguée de prévoir leur invin¬ cible rythme, la notion tout absurde de l'Eternel Retour. Mais dans le monde des idées, l'absur¬ dité ne gêne pas la puissance : la puissante et insupportable impression d'un éternel recom¬ mencement se change en désir furieux de rom¬ pre le cycle toujours futur, irrite une soif à!écume inconnue, de temps vierge et d'événements infini ment variés... 190 PIÈCES SUR L'ART ☆ Pour moi je me résume tout cet enchante¬ ment de la mer en me disant qu'elle ne cesse de montrer le possible à mes yeux. Que d'heures j'ai consumées à la regarder sans la voir, ou à l'observer sans parole intérieure ! Tantôt, je n'en reçois qu'une image universelle; chaque vague me semble toute une vie. Tantôt, je ne vois plus que ce que l'œil naïvement éprouve, et qui n'a point de nom. Comment se détacher de tels regards ? — Qui peut échapper aux pres¬ tiges de la vivante inertie de la masse des eaux ? Elle joue de la transparence et des reflets, du repos et du mouvement, de la paix et de la tourmente; dispose et développe devant l'homme, en figures fluides, la loi et le hasard, le désordre et la période; offre la voie ou barre le chemin. ☆ Une rêverie à demi savante, à demi puérile, brouille, élucide, combine à propos de la mer quantité de souvenirs ou d'épaves spirituelles de divers ordres et de divers âges : lectures de REGARDS SUR LA MER 191 l'enfance, souvenirs de voyages, éléments de navigation, fragments de connaissances exactes... Nous savons quelquefois que cette immense mer agit comme un frein sur le globe, en ralen¬ tit la rotation. Elle est au géologue le gisement d'une roche liquide qui tient en suspension des atomes de tous les corps de la planète. Parfois l'esprit se risque dans la profondeur. Il en res¬ sent la pression croissante; il en invente l'épais¬ seur de plus en plus ténébreuse. Il y trouve des flux d'eau plus pure, ou plus tiède, ou plus froide; des fleuves intestins qui circulent et se ferment sur eux-mêmes dans la masse; qui se divisent et se renouent, effleurent les conti¬ nents, transportent le chaud vers le froid, rap¬ portent le froid vers le chaud, fondent les carènes de glace des blocs qui s'arrachent des banquises polaires, — introduisant une sorte d'échanges, analogues à ceux de la vie, dans la plénitude et la substance continue de l'eau inerte. Ce grand calme, d'ailleurs, est ému assez fréquemment par les vibrations très rapides, plus promptes que le son, qu'y excitent les accidents sous-jacents, les brusques déforma¬ tions du support de la mer. L'onde sourde se propageant d'une extrémité à l'autre d'un océan, se heurte tout à coup au socle mons¬ trueux des terres émergées. assaille, écrase. PIÈCES SUR L'ART dévaste les plates-fotmes populeuses, ruine les cultures, les demeures et toute vie. Où est l'homme qui n'a pas exploré en esprit la nature abyssale ? Comme il est des sites célèbres qu'il faut que tout voyageur ait visités, il est des lieux de fantaisie et des états imagi¬ nables qui se forment dans toutes les têtes, et y répondent ingénument à une même et irrésis¬ tible curiosité. Nous sommes tous poètes comme des en¬ fants quand nous songeons au fond de la mer, et nous nous y perdons avec délice. Nous nous créons, à chaque pas imaginaire, l'aventure et le théâtre. Jules Verne est le Virgile qui guide les jeunes dans ces Enfers. Pentes, plaines, forêts, volcans, fosses dé¬ sertes, églises de corail aux bras semi-vivants, peuplades lumineuses, buissons tentaculaires, créatures spirales et nuages écaillés, — tous ces paysages impénétrables et probables nous sont des paysages familiers. Nous circulons, scaphandres, dans ces ombres colorées que chargent des cieux liquides où passent par moments, comme les mauvais anges de la mer, REGARDS SUR LA MER les formes lourdes et promptes de squales en croisière. Sur le roc ou dans la vase, sur un lit de co¬ quilles ou de plantes, parfois vient doucement, mollement se poser, se coucher, au bout d'une lente descente, l'énorme coque d'un navire qui a bu. Là, sous deux mille mètres, un Titanic enferme un recueil très complet du matériel de notre civilisation : les engins, les bijoux, les modes de tel jour... ☆ Mais il est dans les Océans des merveilles toutes réelles et presque sensibles, dont l'ima¬ gination est confondue. Je parlais des forêts sous-marines; que dire d'une forêt à l'état libre, sans racines, plus dense, plus enchevêtrée à elle-même, plus fourmillante de vie que la plus vierge des forêts terrestres ? Songez à cette région atlantique qu'enferme une boucle du Gulf-Stream, et où flotte la Sargasse, masse immense d'algue, sorte de nébuleuse de cellu¬ lose qui ne se nourrit que de l'eau même et s'enrichit de tous les corps que cette eau tient dissous, Nulles attaches ne fixent à des fonds dont l'altitude moyenne est d'une lieue, cette l'art 13 194 PIÈCES SUR L'ART étrange flottaison, assemblée sur un espace aussi vaste que la Russie d'Europe, et fabuleuse¬ ment peuplée de toutes espèces de poissons et de crustacés. Certains auteurs en évaluent l'énormité, disent qu'elle représente des cen¬ taines de millions de kilomètres cubes de ma¬ tière végétale, dans laquelle des réserves incal¬ culables de soude, de potasse, de chlore, de brome, d'iode, de fucose sont accumulées. Cette prodigieuse production de la vie, cet amas de substance organique aide quelques esprits à comprendre la formation des gise¬ ments de pétrole. L'algue émergée par le sou¬ lèvement d'un fond de mer, peu à peu recou¬ verte et traitée par les pluies, se décomposerait et se réduirait en hydrocarbures... La Mer est mystérieusement liée à la vie. Si la vie est d'origine marine, comme tant de personnes aiment à le songer, on conçoit que dans son milieu premier, elle se montre infi¬ niment plus puissante, plus diverse, plus abon¬ dante, plus prolifique qu'elle ne l'est sur terre. Certains lieux de la mer, zones intermédiaires entre la surface et les grandes profondeurs, certains chemins variables à travers l'eau informe, sont occupés ou parcourus par des quantités incroyables d'êtres, parfois plus pressés les uns contre les autres qu'on ne l'est dans une foule REGARDS SUR LA MER ou dans un carrefour de capitale. Rien ne donne plus à penser sur la vraie et naïve nature de la vie qu'un banc de poissons. Peut-être, pour exprimer mon sentiment, devrais-je écrire ce mot au singulier, ■— faisant de ces animaux une matière, matière composée, sans doute, d'unités individuelles organisées; mais dont l'ensemble se comporte comme une substance soumise à des conditions et à des iois extérieures très simples. Je me demande si tout le prix que nous atta¬ chons à l'existence, la valeur, la signification que nous lui attribuons,- la passion métaphy¬ sique que nous mettons à vouloir qu'un indi¬ vidu soit un événement isolable, incomparable, produit une fois et pour toujours, n'est pas une sorte de conséquence de la rareté et de la fécon¬ dité médiocre des mammifères que nous sommes ? On voit dans la mer que la multiplication extra¬ vagante des bêtes qui y pullulent est heureuse¬ ment compensée par la destruction qu'elles font les unes des autres. Il y existe une hiérar¬ chie de dévorants; et un équilibre statistique s'y rétablit sans cesse entre espèces mangeantes et espèces mangées. La mort paraît alors une condition essentielle de la vie, et non plus un accident qui chaque fois nous est une affreuse merveille; elle est i96 PIÈCES SUR L'ART pour la vie, et non plus contre elle. La vie doit pour vivre appeler à soi, aspirer tant d'êtres par joui, en expirer tant d'autres; et une propor¬ tion assez constante doit exister entre ces nombres. La vie n'aime donc pas la survivance. D'ailleurs, au degré de concentration d'in¬ dividus qui s'observe dans les régions limitées où la vie est le plus intense, elle fait songer à quelque propriété de la couche liquide super¬ ficielle du globe, teneur de vivants indistincts en équilibre avec l'état, la composition, la tempé¬ rature, les mouvements de telle zone favorable. ☆ La plus heureuse gent de ce monde, je crois bien la trouver dans une petite troupe de mar¬ souins. On les voit du haut du navire, et l'on croit voir des demi-dieux. Tantôt mêlés à l'écume, effleurant le monde de l'air, jouant avec le feu du soleil nu; tantôt sur l'étrave même, luttant avec elle qui fend et divise la plénitude de l'eau, harcelant et coiffant la route, tout comme font les chiens devant le cheval, ils donnent l'idée de la fantaisie dans la puis¬ sance. Ils sont forts, ils sont vifs, ils ont peu de sujets de crainte; ils se meuvent merveilleuse- REGARDS SUR LA MER 197 ment à même tout le volume de leur espace, déliés de la pesanteur, affranchis de tout sup¬ port solide : c'est-à7dire qu'ils vivent dans un état que nous ne connaissons que par les rêves, et que nous essayons de rejoindre éveillés par le détour de poisons ou par l'usage de machines. La libre mobilité paraît à l'homme une con- tidion suprême du « bonheur »; il la poursuit de toute son industrie, il la simule par la danse et par la musique; il l'attribue aux corps glo¬ rieux des élus. Ces marsouins bondissants et plongeants la lui offrent à voir et lui inspirent de l'envie. C'est pourquoi regarde-t-il aussi les navires, même les plus pesants et les plus laids, avec tout l'intérêt qui est dans son cœur pour les moyens du mouvement. Il n'est de site délectable — d'Alpe ni de forêt, de lieu monumental, de jardins enchan¬ tés — qui vaille à mon regard ce que l'on voit d'une terrasse bien exposée au-dessus d'un port. L'œil possède la mer, la ville, leur contraste, et tout ce qu'enferme, admet, émet, à toute heure du jour, l'anneau brisé des jetées et des môles. Je respire fumée, vapeur, senteurs et brise avec délices. J'aime jusqu'à la poussière de paille et PIÈCES SUR L'ART de charbon qui s'élève des quais; jusqu'aux odeurs extraordinaires des docks et des hangars où les fruits, le pétrole, le bétail, les peaux vertes, les planches cle sapin, les soufres, les cafés com¬ posent leurs valeurs olfactives. Je laisserais passer les jours à regarder ce que Joseph Vernet appelait « les différents travaux d'un port de mer ». De l'horizon jusqu'à la ligne nette du rivage construit, et depuis les monts transpa¬ rents de la côte éloignée jusqu'aux candides tours des sémaphores et des phares, l'œil em¬ brasse à la fois l'humain et l'inhumain. N'est-ce point ici la frontière même où se rencontrent l'état éternellement sauvage, la nature physique brute, la présence toujours primitive et la réa¬ lité toute vierge, avec l'œuvre des mains de l'homme, avec la terre modifiée, les symétries imposées, les solides rangés et dressés, l'énergie déplacée et contrariée, et tout l'appareil d'un effort dont la loi évidente est finalité, économie, appropriation, prévision, espérance ? Heureux les paresseux au soleil accoudés sur les parapets de cette pierre d'un blanc si pur dont les « Ponts et Chaussées » bâtissent leurs digues et brise-lames ! D'autres sont couchés REGARDS SUR LA MER à plat ventre sur les blocs avancés que le flot peu à peu ronge, fissure et désagrège. D'autres pèchent; se piquent les doigts sous l'eau aux ambulacres des oursins, attaquent du couteau les coquilles collées aux roches. Il y a, tout autour des ports, une faune de tels oisifs, mi- philosophes, mi-mollusques. Point de compa¬ gnons plus agréables pour un poète. Ils sont les véritables amateurs du Théâtre Marin : rien de la vie du port qui leur échappe. Pour eux, comme pour moi, une entrée, une sortie sont des phénomènes toujours neufs. On discute sur les silhouettes découvertes au loin. Quelque singularité dans les formes ou dans le gréement engendre des hypothèses. On juge du caractère des capitaines à la manière dont le pilote qui se propose est accueilli... Mais je n'écoute plus; ce que je vois m'éloigne de ce qu'ils disent. Un grand navire s'approche; une voile de pêcheur se gonfle et se détache vers la mer. L'énormité fumante croise la petitesse ailée dans la passe, pousse un étrange hurlement, et mouille; l'écu- bier vomissant tout à coup sa coulée de mail¬ lons, avec les bruits argentins, les tonnerres et les cris très aigus d'une chaîne de fonte violem¬ ment tirée de son puits. Parfois, comme le riche avec le pauvre se frôlent dans la rue, le Yacht très pur, très net, tout ordre et luxe, glisse le 200 PIÈCES SUR L'ART long d'ignobles caboteurs, barques et bricks sans âge chargés de briques ou de futailles, encombrés de choses rouillées, de pompes malades, dont les voiles sont des haillons; les peintures, des accidents horribles; les passa¬ gers, des poules et un chien de race incertaine. Mais il arrive que la vénérable coque qui porte toutes ces misères soit d'une ligne encore belle. Presque toutes les véritables beautés d'un navire sont sous l'eau; le reste est œuvre morte. Allez sur les cales ou dans les bassins de radoub, con¬ sidérez les grâces et les forces des carènes, leurs volumes, les modulations très délicates et minu¬ tieusement calculées de leurs formes qui doivent satisfaire à tant de conditions simultanées. L'art intervient ici; il n'est point d'architecture plus sensible que celle qui fonde sur le mobile un édifice mouvant et moteur. « L'INFINI ESTHÉTIQUE » 1 La plupart de nos perceptions excitent en nous, quand elles excitent quelque chose, ce qu'il faut pour les annuler ou tenter de les annuler. Tantôt par un acte, réflexe ou non, —■ tantôt par une sorte d'indifférence, acquise ou non, nous les abolissons ou tentons de les abo¬ lir. Il existe en nous à leur égard une tendance constante à revenir au plus tôt à l'état où nous étions avant qu'elles se soient imposées ou pro¬ posées à tious : il semble que la grande affaire de notre vie soit de remettre au %êro je ne sais quel index de notre sensibilité, et de nous rendre par le plus court un certain maximum de liberté ou de disponibilité de notre sens. Ces effets de nos modifications perceptibles qui tendent à en finir avec elles sont aussi divers i. 1934. 202 PIÈCES SUR L'ART qu'elles-mêmes sont diverses. On peut toute¬ fois les assembler sous un nom commun, et dire : l'ensemble des effets à tendance finie consti¬ tue l'ordre des choses pratiques. ☆ Mais il est d'autres effets de nos perceptions qui sont tout opposés à ceux-ci : ils excitent en nous le désir, le besoin, les changements d'état qui tendent à conserver, ou à retrouver, ou à reproduire les perceptions initiales. Si un homme a faim, cette faim lui fera faire ce qu'il faut pour être au plus tôt annulée; mais si l'aliment lui est délicieux, ce délice voudra en lui durer, se perpétuer ou renaître. La faim nous presse d'abréger une sensation; le délice, d'en développer une autre; et ces deux tendances se feront assez indépendantes pour que l'homme apprenne bientôt à raffiner sur sa nourriture et à manger sans avoir faim. Ce que j'ai dit de la faim s'étend aisément au besoin de l'amour; et d'ailleurs à toutes les espèces de sensation, à tous les modes de la sensibilité dans lesquels l'action consciente peut intervenir pour restituer, prolonger ou accroître «"L'INFINI ESTHÉTIQUE » 203 ce que l'action réflexe toute seule semble faite pour abolir. La vue, le toucher, l'odorat, l'ouïe, le mou¬ voir, le parler nous induisent de temps à autre à nous attarder dans les impression? qu'ils nous causent, à les conserver ou à les renouveler. L'ensemble de ces effets à tendance infinie que je viens d'isoler, pourrait constituer Tordre des choses esthétiques. Pour justifier ce mot dé infini et lui donner un sens précis, il suffit de rappeler que, dans cet ordre, la satisfaction fait renaître le besoin, la réponse régénère la demande, la présence engendre l'absence, et la possession le désir. Tandis que dans l'ordre que j'ai appelé pra¬ tique, le but atteint fait évanouir toutes les con¬ ditions sensibles de l'acte, (dont la durée elle- même est comme résorbée, ou ne laisse guère qu'un souvenir abstrait et sans force), il en est tout contrairement dans l'ordre esthétique. Dans cet « univers de sensibilité », la sensa¬ tion et son attente sont en quelque manière réciproques, et se recherchent l'une l'autre indé¬ finiment, comme dans « l'univers des couleurs », des complémentaires se succèdent et s'échangent l'une contre l'autre, à partir d'une forte impres¬ sion de la rétine. 204 PIÈCES SUR L'ART ☆ Cette sorte d'oscillation ne cesse point d'elle- même : elle ne s'épuise ou n'est interrompue que par quelque circonstance étrangère •—• comme la fatigue — qui l'extermine, abolissant ou différant la reprise. La fatigue (par exemple) s'accompagne d'une diminution de sensibilité à l'égard de la chose qui fut d'abord un délice ou un désir : il faut changer d'objet. Le changement se fait souhaitable en soi : la variété se fait demander comme complémentaire de la durée de notre sensation et comme remède à une satiété qui résulte de l'épuisement des ressources finies de notre organisme, sollicité par une tendance infinie, locale, particulière; nous serions donc un système d'intersection de fonctions — système dont les interruptions de chaque activité partielle seraient une condition. Pour pouvoir désirer encore, il faut désirer autre chose; et le besoin de changement s'in¬ troduit comme indice du désir de désir, ou désir de quoi que ce soit qui se fasse convoiter. Mais si l'événement ne se produit pas, si le milieu où nous vivons ne nous offre pas assez « L'INFINI ESTHÉTIQUE » 205 promptement un objet digne d'un développe¬ ment infini, notre sensibilité s'excite à produire soi-même des images de ce qu'elle souhaite, comme la soif engendre des idées de boissons merveilleusement fraîches... ☆ Ces considérations très simples permettent de séparer ou de définir assez nettement ce domaine issu de nos perceptions et entièrement constitué par les relations internes et les varia¬ tions propres de notre sensibilité que j'ai nommé l'ordre des choses esthétiques. Mais l'ordre des tendances finies, l'ordre pratique, qui est l'ordre de l'action, se combine de bien des manières avec celui-ci. En particulier, ce que nous appe¬ lons une « Œuvre d'art » est le résultat d'une action dont le but fini est de provoquer chez quelqu'un des développements infinis. D'où l'on peut déduire que l'artiste est un être double, car il compose les lois et les moyens du monde de l'action en vue d'un effet à produire l'univers de'la résonance sensible. Quantité de tentatives ont été faites pour réduire les deux tendances à l'une d'entre elles : l'Esthétique n'a point d'autre objet. Mais le problème demeure entier. PRÉAMBULE1 Voici, dans un moment critique de toutes les choses humaines, cependant que les peuples s'arment et que le souci universel paralyse la vie et trouble ses échanges, qu'un trésor des plus rares beautés que l'art du peintre et celui du sculpteur aient jamais créées s'assemble, et nous propose un instant de pure jouissance alcyonienne et de contemplation délicieuse. Plus de quatre cents ouvrages du premier ordre, la fleur du travail accompli au cours de cinq siècles par une nation prodigieusement douée, paraissent ici. La France l'a souhaité : la bonne grâce italienne a accueilli son désir; la puissante volonté qui gouverne au delà des monts l'a comblé. N'est-ce point une manière de défi à l'étrange I. Préambule du Catalogue de l'Exposition d'Art Italien à Paris, T935. 208 PIÈCES SUR L'ART bestialité de ce temps, un témoignage de dédain pour la niaiserie de ses plaisirs, et de blâme pour la futilité anxieuse qui règne, que cette solennelle concentration de chefs-d'œuvre ? C'est donc avec les yeux de l'esprit qu'il faut d'abord considérer cet ensemble, et le premier objet à admirer dans ce Palais de la Ville de Paris n'est point une quantité de merveilles qui l'emplissent, tant que l'événement de valeur idéale que composent la noble requête de la France et la réponse véritablement magnifique de l'Italie. Comme un fragment de divine figure se découvre tout à coup parmi les décombres ou dans l'amas de la terre informe, ainsi se dégage aujourd'hui cet acte d'amour du Beau. Mais une pensée plus particulière naît à pré¬ sent de ce premier regard. Les jours que nous vivons ne sont pas moins difficiles, les circons¬ tances moins inquiétantes, l'avenir moins incer¬ tain, dans l'ordre des créations supérieures de l'esprit, qu'ils ne le sont dans le domaine poli¬ tique et dans celui des nécessités matérielles. Pouvons-nous, devant cette assemblée éblouis¬ sante de peintures et de sculptures incompa¬ rables, ne pas songer assez amèrement à l'état actuel de nos arts ? PRÉAMBULE 209 Toute la grâce, tout le style, toute la science, tout le sentiment qui se trouvent ici nous acca¬ blent. Nous avons beau nous dire que notre impression est injuste, que l'ensemble exposé exprime un choix des plus exquis, qu'il repré¬ sente cinq cents ans d'une immense production, que nous ne voyons pas les milliers d'œuvres sur lesquelles il s'est exercé de siècle en siècle, et qu'il ne faut donc point l'opposer au travail de ces quelques dernières années : nous n'en ressentons pas moins une certaine morsure. « Heureux, pensons-nous, ces artistes que rien n'empêchait de se consumer à devenir grands. » Mais nous, nous observons autour de nous, dans les hommes et dans les œuvres, comme nous les éprouvons en nous-mêmes, les effets de confusion et de dissipation que nous inflige le mouvement désordonné du monde moderne. Les arts ne s'accommodent pas de la hâte. Nos idéaux durent dix ans ! L'absurde superstition du nouveau — qui a fâcheusement remplacé l'antique et excellente croyance au jugement de la postérité — assigne aux efforts le but le plus illusoire et les applique à créer ce qu'il y a de plus périssable, ce qui est périssable par essence : la sensation du neuf. Toutes les valeurs sont viciées par les artifices de la publicité, qui les soumettent à des fluctuations presque aussi l'art 14 PIECES SUR L'ART vives que celles que la Bourse enregistre chaque jour. L'estimation des œuvres appartenait jadis à quelques centaines de personnes difficiles et passionnées, habitants de cités qui n'étaient point des villes énormes : Athènes, Florence ou Amsterdam. Ces milieux restreints et rai¬ sonneurs offraient à l'Art ce dont l'Art ne peut guère se passer : le plus vif intérêt, des engoue¬ ments réels, des disputes sincères, et le senti¬ ment immédiat de son importance. Les grands moments de l'art ne s'observent que dans ces microcosmes où la température du désir de belles choses pouvait prodigieusement s'élever. Le goût, l'enthousiasme, le sens critique s'y trouvaient en excitation perpétuelle. Je crois bien que les hommes doués pour concevoir, et nés pour créer ne manquent jamais; mais il leur manque souvent, — il leur manque singulière¬ ment aujourd'hui, — ces conditions vivantes, ces amateurs et connaisseurs incorruptibles, chez lesquels ni l'espoir de faire une bonne affaire, ni les prestiges de la plume, ni l'ambition de précéder ou de suivre la mode, ne troublaient la poursuite de leur volupté personnelle et l'exer¬ cice de leur intelligence originale. Il y eut de fort bonne heure de tels hommes en Italie. Pétrarque écrit ceci dans son testa¬ ment : PRÉAMBULE 211 « Je laisse à mon seigneur, Le Seigneur de « Padoue, (n'ayant autre chose à lui laisser qui « soit digne de lui), mon tableau de l'Histoire « de la Bienheureuse Vierge Marie, qui est de « la main de l'excellent peintre Giotto, et qui « me fut envoyé de Florence par mon ami « Michel Vanni, à titre de cadeau. De la beauté « de cet ouvrage, les ignorants n'ont aucune sensation, « mais les maîtres de Part en sont émerveillés jus- « qu'à la stupeur. » Bien d'autres causes de malaise et d'impuis¬ sance agissent sur l'artiste contemporain, je ne saurais les énumérer et les mettre en quelque ordre, car l'image d'un désordre est un dé¬ sordre. Peut-être les discernerait-on assez aisé¬ ment par l'examen des conditions les plus évi¬ dentes de la production d'un ouvrage destiné à séduire indéfiniment l'âme des gens ? Le loisir, par exemple, c'est-à-dire la liberté du temps et lç pouvoir de dépenser ce temps sans compter. Mais nous vivons et peinons, au contraire, sous pression de l'heure, disputant à la hâte absurde du monde la délicatesse et la profondeur de nos travaux. Les besoins de l'existence et le système de la vie trop organisée extérieurement ne per¬ mettent plus les recherches infinies ni les études multipliées, et troublent la formation de ces lentes et capricieuses organisations intérieures 212 PIÈCES SUR L'ART d'où se dégagent les très belles œuvres. Peut-on concevoir à notre époque un Léonard (Lio- nardo, che tanto pensate) se perdre en apparence loin de son art, développer ses curiosités illi¬ mitées, pour revenir tout à coup de son temps universel de méditation et d'analytiques rêve¬ ries, à la Peinture bien-aimée ? La simplicité du but n'est pas moins néces¬ saire que le temps libre à l'heureuse élaboration des plus belles choses. C'est que tous les arts doivent satisfaire à des exigences simultanées et indépendantes, et que dans la tragédie de l'exécution, l'unité d'action est « physiologique- ment » essentielle. La poésie compose de son mieux le son et le sens de la parole. La peinture joue d'un subtil accord entre la ressemblance des choses, le plaisir ou l'émotion propre de la vue et ses résonances mentales. Mais, comme dans une stratégie, même la plus savante, rien n'est plus important que de savoir avant toute chose ce que l'on veut et de se l'exprimer en peu de mots, une fois pour toutes, •— de manière à poursuivre un seul objet nettement défini et à lui ordonner la diversité des moyens, — ainsi en est-il dans chaque ouvrage, et dans cet ouvrage des ouvrages, qui est la carrière et l'entier déve¬ loppement de l'artiste. Or, c'est bien là ce qui existait et qui n'existe guère plus. L'esprit de la PRÉAMBULE 213 plupart des artistes modernes est divisé contre lui-même. Us se font des systèmes qui ne se soutiennent un peu de temps que par l'assis¬ tance de quelque littérature appropriée. Mais Titien, ni Véronèse, ni Robusti le Tintoret n'avaient besoin qu'on les « présentât ». Il leur suffisait de s'imposer. On leur dédiait des son¬ nets; on ne les expliquait pas. Us n'offraient point des intentions, mais des miracles, et ils ne s'embarrassaient point d'autre système que de faire ce qui leur donnait la plus vive sensation de leur pouvoir, qu'ils défiaient et développaient sans cesse. Quoi de plus simple dans son but et de plus certain dans son effet qu'un portrait du pur Raphaël ? Cependant, nous errons de théories en théo¬ ries. Le triomphe, la prompte ruine des thèses les plus opposées qui se répondent comme des effets complémentaires les unes des autres, composent à la fin l'indifférence des esprits. L'opinion, de décade en décade, se balance entre des choses qui ne savent pas mourir et des choses qui ne peuvent pas vivre; et les extrêmes la rassurent... Enfin, comment ne pas observer autour de nous que la recherche de la perfection de l'exé¬ cution et de la précision dans les moyens, le 214 PIÈCES SUR L'ART soin exquis des préparations, la certitude et le délié dans les actes, le souci de ne rien laisser au hasard et à l'abandon, — toutes ces attentions qui distinguent l'artiste d'un homme qui s'amuse avec des pinceaux, — sont non seulement négli¬ gées, mais regardées par plus d'un comme au- dessous de leur génie ? Et quel paradoxe qu'une époque dont la vie même est soumise à la déter¬ mination exacte de bien des nombres, dont la science et l'industrie exigent l'emploi d'appa¬ reils des plus délicats, l'observance de précau¬ tions minutieuses, souffre, dans la « technique » des arts, de tels relâchements, et semble se com¬ plaire aux jeux de l'insuffisance et aux hardiesses de la facilité ! Ce que l'on exige aujourd'hui d'un coureur, d'un joueur de tennis, d'un athlète qui veut se distinguer, -— exercices raisonnés, discipline sévère, liberté acquise par longue contrainte, — contraste curieusement avec le peu qu'il faut pour faire figure d'artiste. Tel est le dur langage, et telles les plaintes, qui pourraient s'élever dans la conscience d'un moderne, en présence, et comme sous le choc de cet insigne recueil de chefs-d'œuvre de l'an¬ cienne Italie. Si nous manquons à entendre cette voix en nous-mêmes, le beau zèle et le grand PRÉAMBULE travail qui se sont dépensés à rassembler tout ceci, n'auront eu pour leur récompense que le divertissement de beaucoup, l'enchantement de quelques-uns; mais point les effets profonds que l'on devrait espérer. Il ne s'agit du tout d'exciter à l'imitation de ces maîtres. Leurs manières de voir et de faire ne furent, peut-être, que trop reprises et repro¬ duites. Mais ce sont les vertus que suppose et qu'exigea leur maîtrise qui doivent faire envie et donner à penser. Il n'en est aucun ici dont on ne sente qu'il dût être ou se faire homme complet. Pas un d'eux n'a songé que la posses¬ sion complète du métier de son art pût refroidir sa passion; l'étude et la méditation précise l'em¬ pêcher de devenir soi-même : ceci arrive aux faibles, lesquels n'importent pas. Aucun d'eux n'a pu croire que chaque artiste se dût créer une « esthétique » propre et se faire de la nature une déformation qui lui appartînt exclusivement. Ils ne s'étudiaient point à se faire remarquer, mais à se faire longuement regarder, — ce qui est fort différent. Etonner dure peu; choquer n'est pas un but à longue portée. Mais se faire rede¬ mander par la mémoire, instituer un grand désir d'être revu, c'est là viser, non l'instant de l'homme qui passe, mais la profondeur même de son être. Une œuvre qui rappelle les gens à 216 PIÈCES SUR L'ART elle est plus puissante que l'autre qui n'a fait que les provoquer. Ceci est vrai en tout : quant à moi, je classe les livres selon le besoin de les relire qu'ils m'ont plus ou moins inspiré. Or, tout ce que l'on voit ici a été goûté, a séduit, a ravi, pendant des siècles, et toute cette gloire nous dit avec sérénité : JE NE SUIS RIEN DE NEUF. Le Temps peut bien gâter la matière que j'ai empruntée; mais tant qu'il ne m'a point détruite, je ne puis l'être par l'indifférence ou le dédain de quelque homme digne de ce nom. Et ce n'est point tout son discours. Elle ajoute que si les tableaux et les objets qui forment ce trésor sont chacun l'œuvre de son artiste, toutefois leur ensemble doit se concevoir comme l'œuvre de tout un peuple chez lequel le sentiment des arts a toujours été familièrement uni à la vie. L'art ne lui fut point un superflu, un élément exceptionnel de l'exis¬ tence, mais une condition naturelle et presque dont l'absence lui serait une priva¬ tion sensible, — ce qui ne se rencontre pas en tous pays. L'artiste ne fut pas en Italie considéré être assez inutile, dont on admet qu'il vive, par une sorte de convention qu'il ne faut examiner, on y voit, au contraire, dès de grands égards réservés à ceux PRÉAMBULE 217 qui font profession de créer le Beau. Dans le même temps, les noms de nos admirables archi¬ tectes et sculpteurs de cathédrales demeurent fort obscurs : il n'y a point de. gloire pour eux, et leur réputation n'est, sans doute, que celle de spécialistes distingués. Dans cette Italie, de Cimabué à Tiepolo, s'élabore toute la tradition de l'art plastique européen. Il y a de grands artistes en d'autres lieux; mais c'est en Italie que s'opère le grand œuvre : la jonction avec F antique, et cette extraor¬ dinaire alliance de la culture la plus étendue avec Fart et sa pratique, que réalisent quelques hommes incomparables. Ceci demandait un milieu et des circonstances inouïes. Il y eut en Italie, au moment qu'il fallut^ une fermentation de vie et d'idées, dans laquelle se mêlaient la toute- puissance avec l'anarchie, la richesse et la dévo¬ tion, le goût de l'éternel et la sensualité, le raffine¬ ment et la violence, la plus grande simplicité et l'ambition intellectuelle la plus audacieuse, — enfin, presque tous les extrêmes de l'énergie vitale et mentale réunis... Rivaliser avec les anciens; organiser la combinaison de mysti¬ cisme, de philosophisme et de science expéri¬ mentale naissante; donner place dans une seule vie à toutes les curiosités et à toutes les formes de l'action, voilà ce qui fut accompli en quel- 21.8 PIÈCES SUR L'ART ques générations, par quelques centaines d'hommes, dans une trentaine de cités, au milieu des discordes, avec l'aide, et selon les exigences, de papes, de prieurs, de banquiers, de podes¬ tats, de seigneurs ou de marchands; mais avec le soutien de l'instinct populaire et de l'intérêt passionné de ces amateurs et connaisseurs dont j'ai dit tout le prix de leur zèle et de leur cri¬ tique. On voit, par le dialogue de Michel-Ange avec Francisco da Olanda, à quel point le sen¬ timent de la supériorité de l'Italie dans les arts était fort dans ces hommes. Il ruine, avec une étrange sévérité, la peinture des Flamands. Mais les raisons qu'il donne de son rude juge¬ ment sont bien remarquables. Il reproche aux Flamands de peindre « pour tromper la vue extérieure ». Il trouve qu'ils veulent « rendre avec perfection trop de choses, dont une seule suffirait par son importance », et il ajoute : « La bonne peinture est une musique, une mélo¬ die, et il n'y a qu'une intelligence très vive qui puisse en sentir la grande difficulté. » « Une intelligence très vive... » L'Italie avait compris que ni l'imitation du réel, ni l'affirma¬ tion d'une sensibilité ne contentent tout l'être, et que ces deux conditions de l'art plastique, qui sont indépendantes l'une de l'autre, puisque PRÉAMBULE 219 l'on peut y satisfaire séparément, ne s'unissent clans une œuvre que moyennant toute cette subtilité et toute cette rigueur savante qui en ordonnent le travail selon la hiérarchie même de l'esprit. Dante n'a pas conçu autrement l'art du poète. VARIATIONS SUR LA CÉRAMIQUE ILLUSTRÉE 1 Tons les Arts dont les ouvrages servent à quelque chose et introduisent dans notre vie un ambigu de l'utile et du beau, trouvent dans les exigences de leur fonction certains thèmes inévitables, nécessairement imposés par la na¬ ture des services ou de la matière, et sur lesquels l'invention, le goût, le style, la mode ou quelque caprice, développent, avec plus ou moins de bonheur, les variations de l'apparence. Dans l'Architecture, par exemple, la néces¬ sité d'ouvertures pour la lumière ou pour les êtres, ou bien celle de passages praticables par degrés d'un niveau à un autre, engendre les thèmes abstraits de la Porte, de la Fenêtre, ou des Escaliers, aittant d'idées qui sont autant x. Préface au Catalogue de l'Exposition des Céramiques à Sèvres. 222 PIÈCES SUR L'ART d'occasions d'ajustements de lignes délicates ou magnifiques, et de modulations de formes assemblées. Et dans l'Art du Meuble, le Lit, le Siège, le Bureau sont autant de types, assez bien définis par nos attitudes sédentaires, qui proposent à l'artiste de composer les aises d'une personne virtuelle, assise ou couchée, avec le contente¬ ment d'un spectateur qu'enchante la façon du bâti qui la supporte. Parmi ces thèmes obligés du mobilier, je ne vais pas omettre celui de la Table sur laquelle on mange. Quoi de plus important que l'acte du repas ? L'homme du monde le moins observateur ne voit-il pas dans l'installation et le progrès rituel d'un repas, une ordonnance toute liturgique ? Toute la civilisation ne paraît-elle point dans ces apprêts et dans ces soins qui consacrent une conquête de l'esprit sur l'impulsion dévorante directe ? Sur le plan de la Table, la Nappe se dispose. Elle attend les objets essentiels, les vaisseaux et les vases dans lesquels les substances, dont le meilleur doit se changer enfin en nous-mêmes, seront offertes et distribuées. Dire que cette nourriture se changera en nous-mêmes, c'est dire que rien n'est plus sérieux (ni ne peut l'être) pour chacun, que VARIATIONS SUR LA CÉRAMIQUE 223 l'acte de manger. On le voit bien dans l'œil de l'animal qui mange : il peint l'étrange absence d'un être possédé par la toute-puissance de la volonté de vie. Mais les humains sont les plus légers des animaux; leurs regards, leurs pensées s'égarent et s'amusent, jusqu'au milieu des occupations les plus dignes d'absorber toute leur présence. ☆ « Cette soupière est ravissante... » dit l'un d'eux négligeant sa soupe. L'autre, au moment des petits pois, s'exclame; il trouve Bonaparte dans son assiette. Une dame brandit le Temple de l'Etre Suprême. Chacun fait sa découverte sur le plat qu'il a devant soi. L'Histoire, les Mœurs, les Monuments et les Inventions, les Métiers et les Jeux, les Plaisirs et les Modes, tous les aspects de la vie passée, disputent le regard, dans le creux des assiettes, aux sauces et aux morceaux qui alimentent le présent. Depuis les hors-d'œuvre et l'entrée jusqu'aux fromages et aux fruits, il n'est de phase du repas qui n'apporte de figures, de scènes, de rébus, ou d'allégories, et n'introduise un diver¬ tissement des yeux dans l'action, — j'allais dire : 224 PIÈCES SUR L'ART dans le drame physiologique, — qui, procédant de l'appétit vers la satiété, se joue en chacun entre les regards, les narines, les papilles et les sucs, déployant les profondeurs, les veloutés, les puissances expansives des saveurs et des goûts. La variété des sujets et des décors peints sous l'émail de la couverte s'appareille à la diver¬ sité des propos des convives; et les paroles échangées ne sont pas toujours d'une naïveté incomparable avec celle des charmants décors de la faïence ou de la porcelaine illustrée. Il arrive que la Littérature elle-même se manifeste sur la vaisselle, et qu'une sentence, une épigramme, une devise, un vœu politique, bachique, et quelquefois érotique, donne une voix à quelque objet ustensile qui figure sur la table. La place est mesurée; il faut ici que les auteurs visent au laconisme. Si les Histoires Littéraires n'étaient point ce qu'elles sont, des œuvres de fantaisie, où rien ne se trouve qui nous renseigne sur le véritable travail des esprits, quel chapitre y trouverait-on sur 1 e. genre bref !... VARIATIONS SUR LA CÉRAMIQUE 225 Quel chapitre serait à écrire sur l'importante et immense production de maximes, de dev ses, d'épitaphes et d'inscriptions, de proverbe., et d'apophtegmes, dans lesquels les hommes à toute époque, se sont efforcés d'enfermer cuel- que essence !... Il existe plus d'un chef-d'œuvre du génie compendieux. Je dois avouer qu'on n'en inscrit guère sur les ouvrages du pocier. Quoique j'aie dit tout à l'heure à quel point un repas est chose sérieuse, je concède que la coutume n'est point d'associer la contemplation d'une belle pensée avec les actes et les sensa¬ tions de l'homme qui mange. Pascal et La Rochefoucauld sont ignorés de la Cérami pue. Mais supposé qu'il existât un « service » où Forain eût écrit une douzaine de ses « mots », serait-il pas d'un excitant usage ? Une certaine Poésie pourrait aussi se vouer à se faire lire au fond des plats. Il me souvient d'assiettes dont chacune parlait en petits vers, adressant au convive un quatrain sans grande malice : A une demoiselle un peu mûre, son assiette disait : Je suis ronde, frêle et claire, Avec peut-être une ride Si fine que je sais plaire Encore à quelqu'un d'avide. A une autre, cette méchante énigme : L ART 13 PIÈCES SUR L'ART Je suis le lac ou repose Comme une voile paresse Uaile de dinde que laisse Percer ta métamorphose. Laissons ce poète badin, et voyons plus pro¬ fondément nos faïences. ☆ Cagliostro, dit-on, au travers d'une carafe d'eau claire, montrait l'avenir à qui s'en sou¬ ciait. Mais à Sèvres, la Céramique exposée nous ranime tout un passé. Ceux qui firent et déco¬ rèrent ces faïences et ces porcelaines y fixaient l'image des choses qui amusaient ou émer¬ veillaient leur temps. Le souci de plaire et de vendre les faisaient, sans effort et sans intention, des historiens scrupuleux des sentiments de leur époque. Ce qu'achète le public le définit exactement. C'est ici un enseignement qui peut servir en toute époque. En voici un autre de caractère universel; je n'ose dire : philoso¬ phique... J'écrivais tout à l'heure que cette montre de Céramique nous ranimait tout un passé. Davan¬ tage : elle nous manifeste avec précision la VARIATIONS SUR LA CÉRAMIQUE 227 nature même de tout passé. Le passé n'est point ce qu'on croit. Le passé n'est point ce qui fut ; il n'est que ce qui subsiste de ce qui fut. Vestiges et souvenirs. Le reste n'a nulle existence. Regardez bien tous ces objets dans le Musée, et songez à présent aux étonnantes quantités de pareils objets qui furent nécessairement en usage; songez aux millions d'assiettes, de plats et de tasses qui durent être faits et utilisés pen¬ dant la période ici représentée; songez alors à l'action, sur ce nombre immense de pièces, de toutes les causes imaginables de destruction, aux tonnes de tessons, aux montagnes de débris qui sont le complément de ce qui subsiste; songez à la mortalité des choses fragiles, à la durée probable d'une soucoupe ou d'un sala¬ dier... Je n'en tirerai pas une réflexion facile, et d'ailleurs insipide et vaine, quant à la vie des hommes; je vous invite seulement à une remar¬ que particulière. Rien ne ressemble plus à notre capital actuel de connaissances, à notre Avoir en matière d'histoire, que cette collection d'objets acciden¬ tellement préservés. Tout notre savoir est, comme elle, un résidu. Nos documents sont des épaves qu'une époque abandonne à une autre, au hasard et en désordre. 228 PIÈCES SUR L'ART Mais de savantes et de pieuses mains recueil¬ lent çà et là ce qui peut rester de ces restes, les ordonnent de leur mieux, construisent de leur mieux un ensemble qui donne à penser et prend quelque figure. Quand nous disons : Epoque de la dévolution ou bien style Louis XV, nous ne désignons en réalité, qu'une de ces dispositions de reliques et de redites, avec l'arbitraire qu'il y faut... Que de lacunes, sans doute !... Mais pensez un peu plus, et vous trouverez aussitôt que si nous avions le tout, nous n'en pourrions abso¬ lument rien faire. Notre esprit n'aurait point d'emploi. Il faut donc nous réjouir d'avoir seulement quelque chose, et de trouver ici, en bel ordre, en bonne lumière, tant de charmantes créations de la vie et de la fantaisie conjuguées, auxquelles l'heureux assemblage qu'on vient d'en faire, donne un sens, dont il permet de grouper la diversité et de soumettre, en somme, aux caté¬ gories de la Raison, ce qui fut jadis inventé pour les agréments de la Table. MON BUSTE 1 J'avais vu beaucoup de sculpture; admiré nombre de statues que tout le monde admire, ou croit admirer, ou veut admirer; et dont tout le monde parle, et même fort bien. J'étais donc, comme tout le monde, assez assuré que je pouvais avoir quelque idée juste et personnelle en cette matière, et fort éloigné de conclure, de cette assurance même, que je n'y entendais à peu près rien. Je n'avais pas encore appris à me craindre sur ce sujet, à refu¬ ser mes jugements, et tous ces mots qui viennent si vite à l'esprit devant les œuvres. On ne se demande jamais de quoi sont faites nos impres¬ sions et nos expressions en présence de ces pro¬ ductions de l'art : on y trouverait fort peu de soi-même; mais bien des restes de lectures. Quant à nos propres observations, notre regard naïf ne sait pas explorer les objets; nos per- x. 1935. 230 PIÈCES SUR L'ART ceptions sont de hasard, puisqu'il arrive que l'on puisse toujours nous désigner dans un ouvrage, des aspects, des beautés, des défauts, que nous n'avions pas remarqués, et nous sug¬ gérer des questions légitimes que nous ne nous étions pas proposées. ☆ J'ignorais donc; et j'ignorais que j'ignorais, — ce qui est beaucoup plus grave — quand Mme Renée Vautier m'ayant pris pour modèle, il fallut bien que le spectacle de son immense travail, duquel je devenais partie, me fît enfin concevoir que la sculpture m'était prodigieuse¬ ment inconnue. J'appris d'abord que je ne savais même point la regarder : ainsi en est-il de la poésie dont jugent tant de gens qui n'ont pas le moindre soupçon de la vertu musicale du langage et qui ne savent pas lire... Je dois à la circonstance de mon buste, non seulement ce buste assez beau; mais encore, la conscience très précieuse des peines et des pro¬ blèmes étonnamment subtils dans lesquels la pratique approfondie d'un art dont la donnée est la plus simple du monde, engage celui qui mérite et qui s'inflige ces nobles tourments. MON BUSTE 2.31 ☆ Par peines et par problèmes, je n'entends pas seulement ces difficultés évidentes, premières, et comme naturelles, que tout accomplissement, toute fabrication, nous font aisément et vague¬ ment imaginer. Ce sont là des difficultés finies, presque énumérables, que l'on parvient à ré¬ soudre, une fois pour toutes, et dont les moyens de les résoudre peuvent se transmettre assez bien, d'une tête à l'autre, à l'école ou à l'atelier. Mais je songe à ces difficultés tout autres, pro¬ blèmes d'ordre supérieur, incompréhensibles à la plupart des gens "(et même à plus d'un du métier) que le véritable artiste invente et s'im¬ pose. Comme on invente une forme, une idée, ou une expérience, ainsi invente-t-il des condi¬ tions et des restrictions cachées, d'invisibles obstacles, qui relèvent son dessein, s'opposent à ses talents acquis, retardent son contentement, et tirent enfin de lui ce qu'il cherchait, — c'est- à-dire — ce qu'il ignorait qu'il possédât... Je dis que cette invention imperceptible de désirs et de scrupules est une œuvre peut-être plus profonde et plus importante en lui, que l'œuvre visible à laquelle tend son effort; et je dis que 232 PIÈCES SUR L'ART cet effort secret contre soi-même façonne et modifie celui qui l'exerce, plus encore que ses mai is ne modifient la matière même à laquelle elles s'en prennent. ☆ J ai vu Renée Vautier se créer ces difficultés secondes; et, femme jeune et prompte qu'elle est, s'absorber toutefois dans sa recherche, acquérir, sous mes yeux, de séance en séance, le sens d'une rigueur toujours plus exigeante; refuser de plus en plus sa facilité, et craindre toujours plus cet à peu près dont tant se satis¬ font de nos jours, qui ont même le front de le proposer en doctrine. Elle se faisait progressivement une idée de plus en plus sévère et exquise de son art. Peut- être le but le plus profond de tout art se réduit- il à reconnaître enfin en quoi il consiste exacte¬ ment, à le distinguer de ce qui n'est pas lui, et qui s'y mêle dans chaque personne, clans la mesure où chaque personne est une combinai¬ son de hasards ?... Mais ce souci, quand il devient touj ours présent et tout-puissant dans un artiste, le conduit dans les voies de la perfection, l'en¬ chaîne à un désir qui engendre une patience MON BUSTE infinie, lui suggère le sacrifice de ce qu'il peut à ce qu'il veut, et le dispose à ressentir indé¬ finiment que son ouvrage est encore inachevé. Le travail devient alors son propre but. ☆ J'étais assez bien préparé à observer tout ceci, et donc, à souffrir presque en silence le supplice d'être modèle. Je me résignais à la pénitence d'être pétrifié longuement, et me divertissais dans mon esprit d'une immobilité (qui, de temps à autre, me paraissait éternelle) par l'imagination des questions, des variations, des doutes, des repentirs et des décisions qui devaient se produire dans l'intime de mon sculpteur. Son visage net et charmant passait et repas¬ sait de l'expression d'une dureté impérieuse à celle d'une joie enfantine, et tout le groupe des émotions d'un combat avec l'idéal y paraissait en quelques instants. Le visage de celui qui crée travaille singulièrement. ☆ J'ai dit que j'étais assez bien préparé à m'ap- privoiser avec la sculpture par l'observation de 234 PIÈCES SUR L'ART l'opération d'un sculpteur. C'est que les œuvres de l'art me touchent un peu moins, — ou moins profondément, — par le plaisir direct qu'elles prétendent me donner que par l'idée qu'elles m'inspirent de l'action de celui qui les a faites. Il y a chez moi une tendance originelle, invincible, — peut-être détestable, — à consi¬ dérer l'œuvre terminée, l'objet fini, comme déchet, rebut, chose morte; parfois sans doute, aussi belle et pure que la conque dont la vie d'un être a formé la nacre et la spire, mais que la vie a quittée, l'abandonnant inerte à la foule des flots. Devant ces objets, dès qu'ils me retiennent, je ne puis que je ne m'essaie à me restituer par l'esprit le poème perdu de leur génération. Je pense à la matière de ces œuvres, à la fois enne¬ mie et propice, esclave ou maîtresse, contrainte ou obéie; et je la vois passant du désordre à l'ordre, de l'informe à la forme, de l'impur au pur. J'imagine l'artiste, prenant tour à tour tant de figures et d'attitudes : inventeur et poète, praticien, lutteur et joueur qui tente la chance; et tantôt improvisateur, tantôt minu- MON BUSTE tieux observateur, tantôt calculateur. Je n'ou¬ blie point le grand rôle du hasard, affronté, combattu, parfois sollicité, parfois favorable... Voilà ce dont j'aime qu'une œuvre me parle. Rien de m'excite plus que l'idée de ce drame de transformations que l'on peut rêver mimé, dansé, figuré devant soi... ☆ J'ai donc, témoin et patient, assisté et pris ma part à l'action, — à cette relation drama¬ tique entre la lumière, la matière, le modèle, les forces, le but et l'esprit. Le nœud de l'action, son élément pathétique, réside dans l'effet que produit à chaque reprise sur l'artiste le nouvel état qu'il vient d'imprimer à son œuvre. Recul : calcul. Il s'approuve; il se renie; il revient de la critique à l'action; reprend force et courage. Je suppose que ces brusques sautes de l'es¬ poir à l'ennui, du dégoût d'être soi au délice de l'être, sont plus promptes et plus fréquentes chez le sculpteur que dans les autres espèces d'artistes. J'ai dit tout à l'heure que la sculpture était l'art dont la donnée initiale était la plus simple du monde. Il s'agit, en effet, de reproduire la 236 PIÈCES SUR L'ART forme d'un instant des êtres vivants par la figure que l'on impose à un solide. Tandis que la peinture ment sur le mur qu'elle nie, ouvre sur un monde fictif dont elle simule non seule¬ ment les objets qu'elle y place, mais encore un espace et une lumière, la sculpture s'installe dans le même milieu que celui qui la contemple; elle en accepte la lumière, et ses clartés comme ses ombres sont réelles. Mais le spectateur qui est immobile par rapport à un tableau, peut se déplacer par rapport à la statue, et l'ouvrage peut donc être observé à partir d'une infinité de points. Mais encore, la lumière incidente peut aussi changer de direction, ce qui entraîne d'in¬ calculables modifications de la lumière réfléchie. L'ouvrage doit donc être prévu de manière à satisfaire le regard dans une infinité de situations possibles, à chacune desquelles une infinité d'orientations de la lumière peut correspondre. Chaque pas de l'observateur, chaque heure du jour, chaque lampe qui s'allume, engendre à une sculpture une certaine apparence, toute diffé¬ rente des autres. Il suffit donc que l'artiste se meuve le moins du monde pour que l'acte d'exécution qu'il vient d'accomplir puisse lui apparaître immédiatement regrettable. Un acte heureux par rapport à un point donné se change en faute lourde moyennant un petit mouvement. MON BUSTE Il en est de même du moindre changement de position de la source lumineuse. ☆ Tout ceci fait de la sculpture un art plein de surprises. Chaque instant du sculpteur est menacé par une infinité d'infinité d'éventualités. Il risque à chaque instant de perdre sur un point qu'il ne voit pas, ce qu'il gagne sur le point qu'il voit. Son travail l'engage donc dans une sorte de mouvement d'enveloppement de son œuvre, comparable à une modulation inces¬ sante, par laquelle procédant d'un aspect à l'autre, et d'un acte de ses mains à un autre, il s'efforce d'enchaîner ces moments successifs de l'exécution par un sentiment très subtil de la forme, qui défie toute analyse. Regardez-le agir : ce ne sont que révolutions de l'artiste et rotations du modèle. Le modèle et la masse (d'argile ou de plâtre) font vague¬ ment songer aux deux foyers d'une ellipse : le sculpteur autour d'eux est toujours en action. La séance tient du mouvement des planètes et de la danse. Rêvant pendant mes poses, j'en viens à ima¬ giner les actes de sculpture comme une com- 238 PIÈCES SUR L'ART binaison de mimique et de danse, succession de figures et de mouvements, — Danse : mais danse, qui, différant de la danse ordinaire, eût un but, — un ouvrage achevé qu'elle laisserait après soi. Je continue à rêver sur ce thème : j'entrevois le dessein de noter la musique de cette danse. A une sculpture donnée, on pourrait ainsi faire correspondre un certain morceau de musique, construit sur les rythmes des actes du sculp¬ teur. Je choie ces idées absurdes. Je les développe dans mon esprit sans nulle gêne... Et pourquoi ne pas concevoir comme une œuvre d'art Vexécution d'une œuvre d'art? Pendant que je dépense ainsi, sur un siège élevé, mais d'assiette étroite et de stabilité pré¬ caire, mon temps de pose, Renée Vautier agit. Je suis le « modèle vivant », auprès de mon bloc en évolution lente, l'un et l'autre envi¬ ronnés et obsédés par des centaines d'attitudes et de transports de l'artiste, tantôt laborieuse et fermée, occupée au détail; tantôt vivement déchaînée; volant, d'un bond, du faire au voir, et du voir au reprendre. Elle s'arrête tout à coup, MON BUSTE 239 se rapproche, s'éloigne, se fixe; sans souffle, le front durement froncé. Je veux parler... On m'impose silence. On me regarde comme une chose. On sourit; mais ce n'est pas à moi que l'on sourit. C'est à mon nez, dans lequel on vient enfin de discerner certain petit « plan », en quoi réside, paraît-il, le secret de la parti¬ cularité ou personnalité de cette saillie. Mais le regard très noir s'appuie, durcit encore; devient pareil à celui du tireur à l'épée dont l'œil aigu distingue le défaut de la garde de l'adversaire. L'adversaire, c'est moi. Je suis la Difficulté. La mobilité, la complexité de mes traits exigent tant de recherches, une analyse si minutieuse, mais si attentive au style, une synthèse si pru¬ dente 1 Davantage : mon buste est sensiblement plus grand que nature. Ce parti pris, assez favorable à l'interprétation du détail d'une face fort acci¬ dentée, exige plus impérieusement de l'artiste une conscience constante de l'ensemble. Il faut un grand courage pour se risquer dans la pour¬ suite de la ressemblance à cette échelle. ☆ Mais la ressemblance elle-même est un piège où se prennent et périssent bien des artistes. 24o PIÈCES SUR L'ART Il y a une ressemblance superficielle que l'on peut atteindre en fort peu de temps, et une expression suffisamment parlante de la physio¬ nomie, qu'un homme habile saisira aussi promp- tement que certains caricaturistes. Mais un tra¬ vail ainsi légèrement mené ne résiste pas à l'examen. On ne peut approfondir ces œuvres, par la contemplation, plus avant que leurs auteurs ne l'ont fait par l'étude et la « cons¬ truction ». Plus on les regarde, plus elles s'al¬ tèrent et se décomposent sous le regard. Il ne faut pas s'arrêter à la ressemblance première. Je dis plus : il ne faut pas vouloir la ressemblance avant toute chose : elle doit, au contraire, résulter d'une convergence d'observations et d'actions qui accumulent dans la forme de l'ensemble une quantité toujours croissante de relations observées entre les parties. Le bon travail est tel que l'on peut toujours le pousser plus avant vers la précision, sans avoir à changer de parti ni de points de référence. Je ne puis dire à quel point la précision et l'étonnante patience de mon sculpteur m'ont émerveillé et m'ont instruit. Peu d'hommes MON BUSTE 241 dans les arts, m'ont paru capables d'une telle énergie, d'une attention si soutenue et si lucide. Nous nous sommes parfois assez vivement disputés. Je prétendais qu'elle se trompait sur tel point. Je courais au miroir, qu'elle récusait. Je me palpais et tâtais le visage, et je cherchais sur celui du buste si je trouvais par le toucher la correspondance des formes. Mais la grande querelle de l'artiste avec son modèle s'est engagée sur la grave et difficile question des jeux. Barbare que j'étais, je lui enjoignais, je l'adjurais, de creuser dans leurs globes de petites cavités figurant au naturel les trous noirs des pupilles, et de ne négliger ni le point lumineux ni les fibrilles des iris. J'invo¬ quais Houdon, qui sut nous conserver les regards de tant de modèles. Rien n'y fit. L'opi¬ niâtre Vautier demeura inflexible, et mes yeux sans prunelles. C'est qu'elle ne considérait, comme il le faut, la ressemblance que dans sa relation avec le principe et l'objet plus général de l'art. L'art du portrait exige la réunion de deux valeurs. La ressemblance n'est qu'une condition tempo¬ raire que l'artiste s'impose : le modèle disparu, elle n'a plus de refuge que dans ceux qui l'ont connu, et elle perd enfin toute existence avec la leur. Reste l'œuvre. Ressemblance déduite, cette l'art 16 242 PIÈCES SUR L'ART œuvre est œuvre d'art, si quelques-uns, dont le regard distraitement l'effleure, s'arrêtent; et si ce regard même se transforme, s'appuie sur son objet, s'y attarde, interroge l'ouvrage et rêve le travail. C'est alors que l'esprit de cet observateur saisi, et comme créé dans un pas¬ sant indifférent, par l'objet vu, en reçoit la jouissance complexe dans laquelle se composent le sentiment de la présence humaine figurée, avec celui des actes assemblés qui ont façonné la matière informe pour lui empreindre l'appa¬ rence de la vie. Entre l'œuvre et l'observateur, s'institue un échange essentiel : l'œuvre répond autant qu'elle demande. Ses ressources s'ac¬ croissent d'autant plus qu'elles se font plus solliciter. Plus on la regarde, plus augmente la curiosité qu'elle excite. ☆ Mais la production d'un tel effet exige de l'artiste un rare équilibre de facultés : la maî¬ trise de soi autant que la possession des moyens techniques; l'art de se poser, en cours d'ouvrage, les questions qu'il faut ; la conduite simultanée d'une action qui vise à l'exactitude et d'une autre qui tend à provoquer la contemplation, MON BUSTE 243 — l'une qui se réfère à un modèle présent, l'autre qui consulte une certitude cachée. Il faut maintenir une liaison toujours très délicate entre ces poursuites indépendantes par elles- mêmes. J'ai trouvé ces qualités dans mon sculpteur et les ai vu se développer. J'ai parlé de danse, tantôt, à propos de l'exécution des œuvres. Je soupçonne que la danse et la rythmique ne sont pas ignorées de Renée Vautier. Je sais qu'elle pratique aussi la manœuvre des appareils volants, dans laquelle le sang-froid et la justesse des réactions sont des exigences vitales. Ces exer¬ cices ne sont pas sans rapport avec son travail de sculpteur, et son art montre la vertu de l'en¬ traînement méthodique et d'une discipline savante. L'être et l'œuvre, qui est acte, se ré¬ pondent ainsi toujours plus nettement. C'est là la véritable voie. J'ai observé mon sculpteur, instruite peu à peu par la difficulté pure, se dépouiller progres¬ sivement l'esprit de ces idées invérifiables par l'art, de ces considérations imposantes, tout étrangères à la pratique de l'art, que les facilités du langage permettent à trop d'écrivains de fournir à trop d'artistes mal défendus par leur culture et chatouillés dans leur vanité. Plus d'un statuaire, en particulier, et d'illustres, ont égaré l'art 16* 244 PIÈCES SUR L'ART leurs esprits dans de vaines ou absurdes théo¬ ries. Il en est qui crurent se grandir en parlant de ce qu'ils savaient en termes qu'ils ne com¬ prenaient pas ! Mais c'est par le « métier » lui- même, et selon lui-même, que l'artiste doit développer son désir et sa pensée. La relation d'un homme avec son art contient implicitement tout ce qu'il faut pour accroître l'homme et l'art. Tout le reste est perdition. FONTAINES DE MÉMOIRE1 La Poésie n'a pas besoin d'être annoncée. Elle est un fait, qui est ou n'est pas. Elle doit se produire sans promesses, et s'introduire telle quelle, par soi seule, dans le monde d'un esprit, comme le son pur tout à coup devient. Le son pur tout à coup s'impose et se dilate, il abolit le bizarre babil des paroles humaines, il chasse devant soi le désordre aérien des bruits d'une salle vivante, les grincements de portes et de chaises et la rumeur de tous les remuements accidentels de personnes et de choses par quoi se cherche, comme à tâtons, le silence. Placer, marmonner un peu de prose à l'en¬ trée d'un livre de vers me semble donc, en général, une faute. J'ai commis cette faute, et plus d'une fois ; mais toujours à regret. Rien ne trouble et n'ennuie la conscience comme le i. Titre du livre dont cette pièce est la Préface (1935). 246 PIÈCES SUR L'ART sentiment de commettre un péché que l'on n'aime pas. Mais il peut arriver qu'une circonstance sin¬ gulière, sinon tout exceptionnelle, dont il con¬ vienne d'avertir le lecteur afin de le disposer à une attention spéciale, se produise, qui justifie assez un avertissement de quelques mots avant les poèmes, à effacer à peine lu. ☆ Il ne manque point de poètes, ni même de poètes de grand style parmi les femmes. Cepen¬ dant qu'il est remarquable, très mystérieux, mais très certain, que rien d'essentiel ne fut jusqu'ici accompli par la femme dans l'ordre de la composition musicale, on connaît, au contraire, dans la Poésie, nombre d'excellentes œuvres féminines, dont quelques-unes d'écla¬ tantes. Mais il y a poète et poète, et plus d'un type de poésie. Si, au lieu de considérer la produc¬ tion poétique dans son ensemble, on distingue entre les poètes ceux dont les ouvrages se déve¬ loppent comme d'eux-mêmes, à l'appel d'une émotion sans retour, de ceux qui réservent leur premier élan d'expression, ne veulent pas con- FONTAINES DE MÉMOIRE 247 fondre la force avec la forme, et songent qu'il ne suffit pas de sentir pour faire sentir, ni de faire sentir une fois, et comme par surprise, pour faire indéfiniment sentir, et toujours plus entièrement, alors il apparaît assez que presque toutes les femmes dont le talent s'est imposé appartiennent à la première espèce. Celles-ci répugnent à opposer des résistances à leur génie, à se reprendre, à s'exercer contre leur sponta¬ néité, à se soumettre à des contraintes imper¬ sonnelles dont la vertu profonde leur est voilée. Elles ne consentent pas que la durée et l'efficace des œuvres dépendent du travail au moins autant que de quelques instants merveilleux. Elles ne conçoivent pas que « l'inspiration » ne doit être qu'une « matière ». ☆ J'ai pu observer chez quelqu'une d'entre elles, et des plus généreusement douées, une étonnante difficulté à revenir sur telle pièce dont les imperfections lui étant très manifestes et très sensibles, toutefois les beautés qui s'y trouvaient ne voulaient point qu'elle l'aban¬ donnât. Elle ne savait pas pù appliquer ses efforts, ni traiter la figure verbale qui lui était 24S PIÈCES SUR L'ART premièrement venue à l'esprit, toute belle de fraîcheur et de facilité, avec l'espèce de sang- froid et de liberté qu'il faut pour ne pas demeu¬ rer l'esclave d'un détail. Une expression dont la spontanéité vous a ravi n'est jamais qu'un pré¬ sage ou une promesse : le but est le tout du poème. Mais la personne dont je parle ne vou¬ lait pas entendre que le métier de poète ne consiste pas à recevoir des présents du dieu inconnu tant qu'à s'efforcer d'en faire soi- même, d'aussi divins qu'on le puisse, à des hommes tout inconnus. On doit faire ce qu'il faut pour communiquer à ceux-ci la sensation d'une certaine nécessité poétique, qui ne peut résider que dans la forme, laquelle exige la con¬ tinuité du bonheur de l'expression. Mais c'est ici que la volonté réfléchie et le désir d'aller plus avant dans la durée d'un en¬ chantement que n'y pénètre l'éclair ou l'instant même du « génie », interviennent; et ils doivent intervenir jusqu'au point d'effacer enfin toutes les traces de leur effort. Voilà ce qui est rare dans les œuvres fémi¬ nines de poésie; et que je reconnais, avec une heureuse surprise, dans celle de Mme Yvonne Weyher. FONTAINES DE MÉMOIRE 249 ☆ Son livre s'ouvre, et l'œil d'abord y consi¬ dère les Huit poèmes en forme de chant royal. L'aspect carré, l'ordonnance en strophes mas¬ sives, et comme solides, de ces poèmes l'arrête. Ceci ne s'est pas fait tout seul... Je confesse qu'avant de lire, j'ai examiné quelque temps ce « contenant », et que je me suis intéressé pour mon plaisir particulier à la structure de ces éléments d'une plénitude sin¬ gulière, dont les caractères formels feraient songer, si on les figurait, par une sorte de dia¬ gramme, à certaines pages d'algèbre ou de musique savamment et sévèrement construite. Cinq strophes de On^e vers, complétées par une dernière strophe de Cinq vers, en manière d'envoi; et ces Soixante vers assujettis à ne rimer que par Cinq syllabes, dont les sons se suivent ou se croisent selon une formule stricte, telle est la dure loi des odes de ce type. (Dans chaque strophe, quatre des cinq rimes sont employées par deux, la cinquième revenant trois fois. Ces rimes sont croisées pour former un premier quatrain; plates dans le second, 250 PIÈCES SUR L'ART dont le dernier vers constitue, avec les trois qui le suivent, un nouveau quatrain à rimes croisées.) Je ne vois pas de règle plus rigoureuse. Auprès du Chant Royal, le sonnet est un jeu d'enfant. ☆ Depuis Marot, je ne sais combien peu de poètes se sont rompu l'esprit à observer les lois du Chant Royal. Il suffit de rappeler celles- ci pour exciter toutes les répugnances des mo¬ dernes à l'égard de l'arbitraire voulu et réfléchi auquel ils opposent l'arbitraire irréfléchi... On n'ignore pas quel prix j'attache à la dis¬ cipline dans l'art quand l'artiste se l'impose non par imitation, et non par croyance à la vertu de formes éprouvées; mais pour avoir soi-même, dans une méditation assez avancée de son grand désir, retrouvé, comme s'il l'eût inventée en quelques instants, l'idée de struc¬ tures conventionnelles analogues à celles que nous tenons de très anciennes expériences. S'il y pense encore un peu plus, il peut juger inutile d'en créer de nouvelles. Je me suis étonné quelquefois (en ignorant que je suis de la mu- FONTAINES DE MÉMOIRE 251 sique) que l'on n'ait, depuis Bach, cherché d'autre formule que la fugue; mais on me dit qu'elle suffit à proposer ce qu'il faut de diffi¬ culté systématique pour instruire la liberté naïve à poursuivre une liberté d'ordre supé¬ rieur. Quant à cet arbitraire irréfléchi dont je par¬ lais, et dont je n'ignore pas que tout commence par lui, et qu'il emporte avec soi d'inestimables beautés, je constate qu'il ne les offre qu'à titre d'accidents heureux, et qu'on ne peut se flatter qu'il nous livre tout un poème, — de ceux dont on ne peut détacher un fragment qui abolit tout le reste, et qui ne se laissent pas réduire à quelques vers éblouissants. Mais pour moi, la grande affaire dans la poésie, à présent que tant d'expériences et d'excitantes nouveautés ont enrichi presque à l'excès le trésor des expressions et des formes de vers possibles, serait de rechercher enfin de plus savantes compositions. Rien de plus rare dans notre art. Rien de plus difficile, si l'on entend par « composition » en poésie tout autre chose que ce qu'on désigne par ce mot, s'agis- sant d'œuvres en prose. Ni la chronologie d'un récit, ni la pure suc¬ cession de situations, ni le développement « logique » des « idées », ni même celui d'un 252 PIÈCES SUR L'ART « sentiment », ne suffisent à donner à un poème l'unité... substantielle, la continuité, l'indivisi¬ bilité qui en feraient le « corps glorieux et incorruptible » que l'on peut concevoir. Cette conception raffinée exclut la recherche trop sen¬ sible du « beau vers », grand ennemi du poème qu'il incite le lecteur à détruire pour en dérober les diamants. Il existe cependant un moyen de résoudre sans des peines infinies ce problème de la com¬ position, si subtil et si difficile à énoncer que nombre de grands poètes semblent ne pas en avoir eu conscience : l'emploi de strophes, mais de strophes qui s'enchaînent et puissent donner l'impression d'une suite de magiques transformations de la même substance émotive. Ce parti pris s'oppose nettement au déve¬ loppement libre dans lequel on se permet de tout introduire, et qui procure l'illusion de la richesse par l'abondance illimitée de ce qui ne coûte rien. Le joueur poétique peut choisir son jeu : les uns préfèrent la roulette, et les autres, l'échiquier. ☆ Mme Yvonne Weyher n'a pas moins de mérite à avoir conçu et voulu ce qu'elle a fait, qu'à FONTAINES DE MÉMOIRE 253 l'avoir exécuté. Mais c'est à l'exécution même qu'il faut regarder à présent. Qu'on se représente nettement la difficulté de satisfaire aux règles rigoureuses, presque inhumaines, du Chant Royal, combinée avec le dessein d'émouvoir aussi délicatement et pro¬ fondément l'âme des hommes que le tentent les poètes qui se donnent le plus de libertés. Chanter le plus sensible d'une vie sans laisser paraître le moins du monde que l'on est chargé de chaînes; construire, en observant des lois tout abstraites, des formes qui imposent la Tendresse, la Tristesse, la noble amertume du Regret, la profondeur du Souvenir; ne rien perdre des nuances de la rêverie cependant que l'on veille à l'exactitude de l'ordonnance et que l'on s'astreint à ne pas errer hors d'un pro¬ gramme des plus sévères, voilà l'extraordinaire accomplissement sur lequel j'ai voulu que l'at¬ tention du lecteur fût sollicitée de s'arrêter. Ce n'est pas qu'il n'y ait dans le recueil de Mme Weyher d'autres pièces que celles en « Chant Royal »; qu'on n'y trouve d'excellents poèmes de forme diverse; mais leur grâce n'exige pas un avertissement particulier. Si j'ai cru devoir écrire celui-ci c'est, il faut l'avouer, pour exprimer mon contentement de voir véri¬ fier par une expérience des plus heureusement 254 PIÈCES SUR L'ART réussies une thèse qui m'est chère et familière. Je me suis souvent demandé pourquoi l'accep¬ tation de conventions nettement énoncées serait plus choquante en Littérature qu'elle ne l'est en Musique ou en Architecture ? Il ne faut pas opposer ce qu'on nomme la « Vie » à cette volonté. La Vie ne procède que dans un réseau de conditions terriblement étroites, et ce ne sont que ses manifestations les plus superficielles qui semblent libres et capricieuses. Mais telle fleur est formée de tel nombre de pétales. Mais ma main porte cinq doigts, ce que je puis con¬ sidérer comme une détermination arbitraire : c'est à moi de retrouver quelque bberté en exerçant cette main aux cinq doigts, et les actes les plus adroits ou les plus agiles que j'en obtien¬ drai, ne seront dus qu'à la conscience de cette limitation et aux efforts que je ferai pour sup¬ pléer par l'art et l'exercice au petit groupe de moyens donné. Songez à présent au langage... TABLE DES MATIÈRES de l'éminente dignité des arts du feu.... 7 broderies de marie monnier 13 les deux vertus d'un livre. . . i? livres 2 5 de la diction des vers 29 lettre a madame c 41 les droits du poète sur la langue 45 poèmes chinois 5 1 au concert lamoureux EN1893 6l histoire d'amphion (Mélodrame) 71 la conquete de l'ubiquité 83 glose sur quelques peintures 89 le problème des musées 93 les fresques de paul véronèse ioi petit discours aux peintres graveurs. ... 107 berthe morisot 115 autour de corot i25 triomphe de manet l6l propos sur le progrès 177 regards sur la mer 187 « l'infini esthétique » 201 préambule 207 variations sur la céramique illustrée. . 221 mon buste 229 fontaines de mémoire 245 i ACHEVÉ D'IMPRIMER LE 28 FÉVRIER 1946 PAR F. PAILLART ABBEVILLE (D. IO77) (o. P. L. 31-0832) N° d'édition : 409 Dépôt légal : 27 mars 1936. 21' édition EXTRAIT RU CATALOGUE PEINTURE ALAIN Vingt Leçons sur les Beaux-Arts Système des Beaux-Arts PAUL CLAUDEL Introduction à la Peinture Hollandaise EUGÈNE DABIT Les,Maîtres de la Peinture Espagnole BERNARD DORIVAL Les Etapes de la Peinture Française contemporaine I. — De l'Impressionnisme au Fauvisme (1889-1905) II. — Le Fauvisme et le Cubisme (1905-1911) III. — Après le Cubisme (i9ii-ig44) ALFRED LEROY La Vie familière et anecdotique des Artistes français du moyen âge à nos jours EUGENIO D'ORS Du Baroque PAUL VALÉRY Pièces sur l'Art Degas, Danse, Dessin VIE DES HOMMES ILLUSTRES PIERRE COURTIIION JACQUES FOUQUET La Vie de Delacroix La Vie d'Ingres MARTHE DE FELS EUGENIO D'ORS La Vie de Claude Monet La Vie de Go\a MUSÉE DE LA PLÉIADE BERNARD BERENSON Les Peintres Italiens de la Renaissance EMILIO CECCHI GIUSEPPE FIOCCO Giotto Mantegna MARIO SALMI CARn?, ti Paol° Uccello Botticelli Andréa del Castagno Giovanni Bellim Domenico Veneziano COLLECTION LES PEINTRES FRANÇAIS NOUVEAUX PAUL VALÉRY PIÈCES SIR L'ART rgf 160 ir. GALLIMARD