fpll : " OUVRAGES DE EDGAR OUINET Œuvres complètes, 15 vol. grand in-8°, à 6 francs.—23 vol. format in-18, à 3 fr. 50. — Librairie Germer-Baillière et Cie. Tome 1. — Génie des Religions, 5° édit. ; Origine des Dieux, 3e édit. Tome II. — Les Jésuites, 10e édit. ; l'Ultramontanisme, 3° édit.; Philo¬ sophie de l'histoire de l'Humanité, 4° édit.; Essai sur les Œuvres de Herder, 4e édit. Tome III. — Le Christianisme et la Révolution française, 4° édit. ; i Examen de la vie de Jésus, 4e édit. ; Philosophie de l'Histoire de France, 4* édit. Tome IV. — Les Révolutions d'Italie, 5° édit. Tome V. — Marnix de Sainte-Aldegonde ; Fondation de la République des Provinces-Unies, 4e édit. ; La Grèce moderne, 3e édit. Tome. VI. — Les Roumains, 3e édit.; Allemagne et Italie, 3° édit. Mélanges, 3e édit. Tome VU. — Ahasvérus, 4° édit. Tome VIII. — Prométhée, 3° édit. ; Les Esclaves, 3e édit. Tome IX. — Mes vacances en Espagne, 3e édit.; Histoire de la Poésie, 3e édit.; Epopées françaises inédites du douzième siècle, 3e édit. Tome X. — Histoire de mes idées, 1 vol. 3e édit., augmentée de docu¬ ments inédits. Tome XI. — Enseignement du peuple, 5e édit. ; la Révolution religieuse au dix-neuvième siècle, 3e édit.; la Croisade romaine, 6e édit.; l'Etat de siège, 4e édit.; la Mort de la conscience humaine; le Ré¬ veil d'un grand peuple; le Panthéon; Rome et Pologne. Tome XII. ; Tome XIII. > La Révolution, 3 vol., 8° édit. Tome XIV. ) Tome XV. — Histoire de la Campagne de 1815, 1 vol., 3e édit. Tome XVI. — Napoléon, poëme. (Épuisé.) Tome XVIÎI j Berlin. l'Enchanteur, 2 vol., 2» édit. Tome XX^' j Correspondance : Lettres à sa mère, 2 vol. Tome XXIi ! Création, 2 vol., 3e édit. Tome XXIII.—L'Esprit nouveau, 1 vol., 4e édit. Tome XXIV. — Le Siège de Paris et la Défense nationale, 1 vol. in-18, 1871. (En 1881.) Tome XXV. — La République Conditions de la régénération de la France, 1 vol. in-'IS. (En 1881.) Tome XXVI. — Le Livre de l'Exilé, (En 1881.) Vie et mort du Génie grec, 1 vol. in-8°. — Dentu, éditeur, 1877 Idées sur la philosophie de l'histoire de l'Humanité, par Herder; par Edgar (Juinet, 3 vol. in-8u, 2" édit. — Levrault, éditeur, 1827. traduit OUVRAGES DE M* EDGAR QUINET. vol. in-18, 3 fr. 50, 2e édit. — Mémoires d'Exil (Bruxelles-Oberland). Librairie Lacroix, 1868. Mémoires d'Exil (L'Amnistie, Suisse orientale, Bords du Léman). 1 fortvol. in-18, 3 fr. 50, 2e édit., 1S70. — Arcades de l'Odéon. Paris. Journal du Siège. 1 vol. in-18, 3 fr. 50, 2e édit. — Dentu, édit., 1873. Sentiers de France. 1 vol. in-18, 3 fr. 50. — Dentu, éditeur, 1875. Clicliy. — Impr. Paul Dupont, 12, rue du Bac-d'Asnières. I I OEUVRES COMPLÈTES EDGAR QUINET LA CRÉATION PARIS LIBRAIRIE GERMER-BAILLIERE et C% 108, boulevard saint-germain, 108 fo/ f f Uj ,

les monts déjà abaissés, transportent leurs far¬ deaux, laissant à chaque station de leur voyage des moraines latérales et terminales jusqu'à la hauteur de 1,500 mètres. Après de longues épo¬ ques, quand la température s'adoucit et qu'une partie des glaces commença de fondre, quels en¬ tassements de rochers écroulés elles entraînèrent avec elles ! Gomme les flancs des montagnes furent creusés, écorchés et fouillés ! C'est alors que les vallées reçurent leur dessin et leurs découpures, que les torses des montagnes semblèrent se raidir, que les pics, dénudés, s'effilèrent en aiguilles, [ que les dents et les dentaux percèrent à travers les gorges, que le front des géants se chargea de rides. De jeunes qu'elles étaient, les Alpes parurent soudainement vieilles et décharnées ; en effet, la dénudation, en entraînant les parties molles, en écorchant les pentes, en diminuant les sommets, ne laissa que le squelette des Alpes de l'époque précédente. Ainsi jevoyais comme une préparation à l'histoire générale du dessin et de la sculpture dans l'histoire des Alpes. Ces masses se profilaient peu à peu sous mes yeux comme entre les mains d'un sculpteur. Chaque moment de son œuvre m'apparaissait en son entier. A la fin, après l'épo- LIVRE PREMIER 15- que glaciaire et diluvienne, j'aperçus dans l'ate¬ lier un colossal torse du Belvédère mutilé et su¬ blime. J'ai pu jouir à mon aise du spectacle des ruines de la nature pendant le séjour que j'ai fait dans les Alpes vaudoises, aux Plans de Fresnière (4). Que sont toutes les ruines de Palmyre et de Baby- lone auprès de celles-là ? Le pic de l'Argentine et celui du Grand-Muveran forment encore les jam¬ bages contournés des deux piliers sur lesquels portait l'immense voûte qui les rattachait l'un à l'autre pendant l'époque du monde tertiaire. Qu'est devenue cette arcade gigantesque ? où est ce dôme de l'un des palais de la création ? Le dôme s'est écroulé pierre à pierre, et les débris ont rempli la- vallée; ils forment aujourd'hui des piédestaux mousseux sur lesquels croissent les sapins, qui, n'y trouvant presque aucune terre végétale, vivent d'air et de lumière. La rivière torrentueuse de l'Avançon court à travers ses ruines. C'est un- enfant en colère près de son berceau ; il se mutine en vain, il ne peut ébranler les blocs énormes qui se jouent de son impuissance et de ses clameurs. La montagne qui est le. plus près s'appelle le Cheval-Blanc, parce que ses rochers figurent la tête, le cou, l'encolure, la longue échine d'un che- (1) Dans le chalet de mon ami, M. Bergeron. 16 LA CRÉATION val gigantesque. En escaladant le ciel, il s'est abattu dans l'épaisseur des bois. Au delà de ce premier bas-relief alpestre s'élève toute droite la haute muraille lézardée du Grand-Muveran. Elle ferme le fond d'un cirque jonché partout de quar¬ tiers de rochers qui de siècle en siècle ont roulé de ses cimes. Je me disais que le jour viendra où la masse entière sera précipitée en dolmens natu¬ rels. Rien ne restera debout des tiers sommets, l'homme pourra douter qu'ils aient jamais existé. Il niera alors l'existence des Alpes ; elles ne seront plus qu'une légende dans la mémoiré d'une pos¬ térité inconnue. Il semble que cette éternité qui s'écroule pierre à pierre devrait effrayer la pensée de l'homme ; la nature qui se dégrade, n'est-ce pas là un memento mori pour celui qui habite ces solitudes ? Je ne pouvais d'abord y placer en esprit que des char¬ treux occupés de creuser leur fosse dans cette fosse alpestre. Je m'attendais à rencontrer le spectre de saint Bruno derrière chaque roc dé¬ charné ; mais, au milieu des fleurs, je m'accoutu¬ mai bien vite à ce spectacle de la mort d'un monde. Qui en effet se soucie aujourd'hui de ces monts décapités ? Qui pense à ces cirques renversés, à la menace de ces murailles fendillées? L'impres¬ sion des ruines de la nature n'a rien de triste quand l'homme y mêle ses travaux champêtres. Elle a de LIVRE PREMIER 17 quoi se réparer quand elle voudra, et l'on aime à voir l'homme survivre à l'univers aveugle. Quelque¬ fois un bloc colossal, antédiluvien, s'arrête dans sa chute à la porte d'un petit chalet : image du chaos qui expire au seuil de la demeure et de la pensée de l'homme ! Une chèvre escalade le bloc im¬ mense, et précède le berger dans la tiède ber¬ gerie. Je voulus me donner le plaisir d'assister aux soulèvements des Alpes, ou du moins d'en mar¬ quer le moment solennel, et je m'assurai que ma curiosité sur ce point pouvait aussi être satisfaite. Les géologues me montrèrent que les flancs des Alpes étaient enveloppés de couches sédimentaires qui avaient dû originairement être horizontales comme les flots où elles s'étaient déposées ; tout au contraire elles avaient pris au penchant des monts une position presque verticale. Il fallut bien reconnaître qu'elles avaient été redressées en même temps que les Alpes, et que la draperie s'était modelée sur le corps. De plus on me fit voir que les couches étaient formées en partie de coquilles qui appartenaient au tertiaire moyen. La conclusion à laquelle je ne pouvais me soustraire était que le soulèvement général avait eu lieu après cette époque, et qu'il datait ainsi des derniers temps tertiaires. Cette méthode de chronologie m'ouvrait ainsi à 18 LA CRÉATION chaque moment des horizons imprévus; je la comparais à la méthode des historiens. Je me de¬ mandais si, dans les événements humains de la haute antiquité, il en était beaucoup qui pussent être classés avec autant de certitude. A cette science toute nouvelle des révolutions terrestres, j'aurais voulu emprunter sa marche si assurée ; d'autre part l'imagination que les savants portent dans leur science m'étonnait jusqu'au vertige, quand, en les suivant, je voyais par leurs yeux ces mêmes Alpes disparaître à certaines périodes, re¬ descendre au fond des mers comme des plongeurs, remonter encore à la surface, et rapporter du gouffre la matière amollie de nouveaux sédi¬ ments. Je ne savais d'abord si c'était là un jeu auquel je pusse me confier; mais peu à peu, moi aussi, je me familiarisai avec ces jeux de l'abîme. Au lieu de me voir entouré de masses inertes, immuables, sans signification ni rapport avec le temps, je compris que je pouvais à mon tour évoquer ou effa¬ cer les cimes alpestres suivant les époques où je voulais me replacer en esprit. Depuis ce jour, elles m'apparurent comme des chronomètres témoins des éternités disparues. Je ne me lassais pas de les interroger, de les faire surgir à chaque mo¬ ment dupassé, tantôt rampantes, tantôt à mi-corps, ou renversées, ou debout, et dans chacune de ces LIVRE PREMIER 19' attitudes je retrouvais la date d'un certain mo¬ ment du monde. Dès lors je cessai d'être seul, ou plutôt je me vis dans une compagnie qui me donnait l'impres¬ sion des éternités passées et futures. Ces grands témoins ne parlaient pas, il est vrai, et c'est le seul reproche que j'avais à leur faire ; mais n'est-ce point parler que de révéler ce que je désirais tant connaître ? n'est-ce point parler que de compter une à une les époques écoulées ? A mon appel, quelques-uns de ces pics surgissaient par-dessus les autres, comme le fantôme agrandi de Samuel, et racontaient les empires souterrains du chaos- 20 LA CRÉATION CHAPITRE IV COMMENT LES MONTAGNES REFUTENT LES DIEUX OISIFS D'ÉPICURE. EN QUOI LES METHODES GÉOLOGIQUES PEUVENT SERVIR AUX HISTORIENS. Quand je lisais les philosophes du dernier siècle, et qu'ils me parlaient de cette éternité d'oi¬ siveté qui a précédé l'homme sur la terre, j'étais souvent embarrassé de répondre. Je ne savais -commentremplir les jours etles siècles oùjen'a- vais pas vécu. Un Dieu éternellement oisif répu¬ gnait à ma raison, et pourtant je ne pouvais mon¬ trer ses œuvres. Quelle lumière s'est faite à mes yeux ! Je vois, je touche dans la série des êtres accumulés en couches profondes les travaux et les .jours de ces âges que je ne peux dénombrer. Comme chaque instant a été occupé et rempli ! Comme les témoins se pressent pour attester le travail, l'enfantement, l'activité laborieuse, infati¬ gable de ces temps que l'on me disait vides et dé¬ serts ! Le pecten que je ramassais hier dans le rocher de Chillon réfute mieux que je ne savais faire les dieux oisifs d'Épicure. LIVRE PREMIER 2Î'. Avant d'avoir jeté les yeux sur ces mondes an¬ térieurs, j'étais comme un homme qui ne connaît que l'histoire de son village depuis que son père' s'y est établi. Tout le passé du genre humain lui est fermé; il est égaré dans le présent, sans- avoir aucune idée de la route par laquelle il y est arrivé. Aujourd'hui je ressemble à ce même homme devant lequel vient de se dérouler l'histoire uni¬ verselle des modernes, du moyen âge, des Ro¬ mains, des Grecs, des Orientaux; j'ai retrouvé- mes liens d'origine non-seulement avec le genre- humain, mais avec le monde lui-même. Dans la société des Alpes se découvrait à moi une chronologie, un art supérieur de vérifier les dates, une critique qui m'offraient l'équivalent et la confirmation de ce que j'ai rencontré toute ma vie dans l'histoire. Je ne tardai pas à voir que ces rapports ne doivent pas se borner à ces simili¬ tudes, mais qu'ils peuvent être conduits beaucoup plus loin, et devenir comme une méthode de dé¬ couvertes. Dès lors je me décidai à aller jusqu'au, bout dans ce chemin qui s'offrait à moi. Quand, par exemple, je m'assurai pour la pre¬ mière fois de cette vérité, que « jamais dans les Alpes ni ailleurs il n'y eut deux couches sembla¬ bles, » cette proposition me frappa. Je vis bien, que je rencontrais là une vérité non-seulement géologique, mais universelle. Eh quoi ! pas une- 22 LA CRÉATION de ces générations de 'pierres entassées l'une sur l'autre ne se ressemble ni ne se répète? Le temps ne refait pas deux fois la même roche. Il ne revient jamais sur ses pas, même dans les œuvres sourdes, inanimées, qu'il dérobe aux yeux sous l'épaisseur des montagnes. Je me dis que j'aurais pu deviner cette vérité souterraine, qu'elle s'était offerte cent fois à moi à la clarté du soleil, dans le spectacle des générations humaines. N'a- vais-je pas vu les assises du monde civil se su¬ perposer, les peuples, les états, les arts se succéder sans jamais se répéter d'une manière identique? Il y avait donc un fil qui pouvait me conduire de la nature à l'homme, et me ramener de l'homme à la nature. En ce moment, la lumière semblait m'arriver de tous côtés. Jeme mis à suivre ce rayon, bien décidé à voir où il me conduirait. La nouvelle histoire des êtres sera de notre temps ce qu'a été à la renaissance la découverte du mouvement de la terre autour du soleil. Cette idée se fera sentir en toutes choses, elle entrera dans chacune des pensées humaines. L'ordre et la paix des intelligences renaîtront de cet ordre si visible dans le passé. En voyant une prépara¬ tion si constante, un plan si soutenu, des fon¬ dements si vastes, un si grand ordre dans l'éter¬ nité passée, l'homme prendra confiance dans l'éternité future. Il cessera de la craindre. LIVRE PREMIER 23 CHAPITRE V UNE HEURE DE TROUBLE DANS LA SCIENCE. — L'ES- PRIT DE CRITIQUE APPLIQUÉ A LA CHRONOLOGIE DE LA TERRE. Comment ne pas admirer les efforts de l'esprit pour restaurer avec l'édifice écroulé des monta¬ gnes, à tel moment donné du temps, le dessin de ces voûtes gigantesques dont les arcs se corres¬ pondent, les unes rentrant sous la terre et ser¬ pentant dans l'intérieur du globe, les autres s'é- levant en dômes à des hauteurs énormes au-dessus de l'altitude actuelle des Alpes? Qu'est-ce que la restauration des terrasses de Babylone, de Ni- nive ou des coupoles de Ctésiphon à côté de la restauration de l'architecture du Mont-Blanc, des Aiguilles-Rouges ou de la Dent du Midi? Cependant il y eut un moment de vertige dans la science, lorsque les couches bouleversées des Alpes de Maurienne parurent donner un démenti à toutes les lois établies par la paléontologie. On rencontrait dans le terrain houiller ou plutôt anthracifère des animaux fossiles qui apparte- 24 LA CRÉATION liaient à toute une autre époque du monde. Les étages que l'on avait si exactement distingués partout ailleurs étaient là confondus l'un avec l'autre. Les différentes mers entre lesquelles on avait partagé les époques du globe parurent ren¬ trer l'une dans l'autre, mêler, brouiller leurs flots, au point que toute chronologie disparut. Les plantes, les mollusques, les flores et les faunes qui avaient servi à marquer la différence des âges, se trouvant pêle-mêle dans la même région achevaient de déconcerter l'esprit, de ruiner l'écha¬ faudage des ères et des époques élevé avec tant d'efforts depuis un quart de siècle. Les sciences les plus positives ont donc, elles aussi, leurs instants de trouble où elles semblent se détruire de leurs propres mains? Si le fil chronologique qui nous guide à travers les temps historiques venait à se rompre subitement, si tout se confondait à nos yeux dans un même moment, empire d'Assyrie, Rome antique, Grèce, moyen âge, renaissance, Egypte des Pharaons, sans qu'il nous fût possible de les distinguer par au¬ cun trait certain, nous comprendrions ce que du¬ rent éprouver quelques géologues en se sentant égarés au milieu de la succession des âges géo¬ logiques. Le fil conducteur auquel ils étaient accoutumés leur échappait, la meilleure partie de leur science s'en allait en fumée. Les Alpes les LIVRE PREMIER 25 réfutaient, et comment contredire de tels doc¬ teurs? Tout était donc à recommencer. Là aussi, on vit que la science la plus positive ne peut se passer d'une certaine foi. Quelques géologues, bien rares (1), eurent foi dans les lois précédemment établies sur la succession des êtres organisés. En dépit des apparences, ils ne se lais¬ sèrent pas déconcerter par une exception, si grande qu'elle pût être. « Je le crois parce que vous l'avez vu, répétait Lyell; mais, si je l'eusse vu moi-même, je ne le croirais pas. » Persuadés que ce qui se voyait dans le reste du monde s'était passé aussi dans la vallée de la Maurienne, ces naturalistes finirent, à force de constance, par découvrir que les époques qui sem¬ blaient confondues dans la Maurienne ne l'étaient (1) Voyez Alphonse Favre, Recherches géologiques dans les parties de la Savoie, du Piémont et de la Suisse voisines du Mont-Blanc, t. III, p. 359, 360, 366. L'ouvrage de M. Alphonse Favre contient plusieurs ouvrages et comme plusieurs couches successives : explorations person¬ nelles, exposés théoriques, voyages géologiques qui ont tout l'intérêt d'une suite d'ascensions sur les plus hautes cimes. L'expérience vient ainsi continuellement contrôler sur les lieux la théorie, et la théorie solliciter l'expérience. C'est un ensei¬ gnement de géologie dans un voyage de découvertes en pleine nature alpestre. Je ne sais si l'on a assez mis en lumière la quantité extraordinaire de faits accumulés qui sont dus à l'au¬ teur. Un travail de près de trente années était seul capable de fournir cette masse d'observations et d'explorations nouvelles. A véritablement parler, cet ouvrage est un monument élevé au Mont-Blanc, il ne pouvait être exécuté que dans la patrie de Saussure. 2 6 LA CRÉATION qu'en apparence, que dans les convulsions du globe certaines pages avaient été brouillées dans les Alpes de Savoie, que chacune n'en portait pas moins une date particulière, qu'il s'agissait seule¬ ment de les replacer à leur ordre. Les océans n'avaient pas été mêlés; mais plus tard, dans l'é- mersion, les couches avaient été bouleversées, pliées, repliées, de telle sorte que la vallée était devenue le sommet, et le sommet la vallée. Ainsi la foi, aidée de la critique, redressait les monta¬ gnes. Singulier exemple de l'esprit de critique ap¬ pliqué aux masses alpestres.! Si les pages, les ali¬ néas, les chapitres, les sections d'un ancien livre étaient brouillés, quel art ne faudrait-il pas pour en rétablir la série et l'ordonnance ! C'est ce que faisaient, au xvie siècle, les Scaliger, les Gasaubon pour les manuscrits grecs et latins. De nos jours, il y a des Scaliger et des Casaubon qui remettent à leur place les feuilles et les chapitres brouillés du livre du globe. Pendant trente-cinq ans, les géo¬ logues restèrent confondus à la vue des couches carbonifères delà Maurienne ; on venait, disait-on, d'y découvrir des bélemnites (1). Autant vaudrait dire que l'on a trouvé une page de celtique ou de germanique dans le Zènd-Avesta. Quel émoi ne (1) Groupe de coquilles fossiles qui ont la forme d'un doigt, d'une flèche, d'un fer de lance. LIVRE PREMIER 27 serait-ce pas parmi les philologues et les érudits ! Le texte original semblait au moins altéré d'une manière irréparable ; cependant on est parvenu à redresser les couches dans leur position première, à corriger le texte altéré, ou, pour mieux dire, faussé par une surprise des temps géologiques qui ont suivi. 28 LA CRÉATION CHAPITRE VI CE QUE LA NATURE A DE NOUVEAU A DIRE A L'HOMME. APPLICATION AUX ARTS C'est ainsi que je commençai à comprendre que désormais la nature a quelque chose de nouveau à dire à l'homme. Hier encore que demandions- nous aux montagnes? Des illusions, des effets de surface, un front qui se colore au coucher du soleil, un torrent qui passe, une avalanche qui roule, un Thabor qui se transfigure, un pic. qui se coiffe de nuages, c'est-à-dire l'impression d'un moment, la figure du présent, auquel nous nous suspendions entre deux abîmes. Maintenant, au contraire, ce moment présent fait place à des éternités qui s'entassent sur d'autres éternités; nous nous faisons à notre gré les contemporains des âges perdus : ils reprennent à nos yeux leurs figures. De superficielle qu'elle était, la nature se creuse pour se laisser voir en pied, de la base à la tête, depuis l'origine des choses. Autre science, autre poésie, autre réalité, autre idéal; je n'ai fait qu'entrevoir ici ce nouveau monde; osons y entrer plus avant. LIVRE PREMIER 29 Hier encore la face de la terre me paraissait immuable. Je retrouvais le même paysage que nos pères avaient vu. Sur cette surface uniforme, l'homme seul changeait, d'autant plus éphémère que tout le reste était plus fixe et plus invariable. C'était là le fond de la poésie comme deja phi¬ losophie. Aujourd'hui, quel horizon vient de se montrer ! Quelle porte s'est entr'ouverte tout à coup! Au delà du seuil du monde actuel, par delà cette première superficie, spectacle jeté en pâture à la curiosité humaine, j'aperçois, se dé¬ roulant à mon gré, comme les cercles de Dante, une suite de paysages qui-s'enchaînent et reculent d'âge en âge dans une perspective indéfinie. Quand viendront leurs Claude Lorrain, leurs Ruysdaël et leurs Poussin? Le monde de nos jours n'est plus que le premier plan de ces paysages, de ces lointains qui se découvrent à moi, quelque nom qu'on leur donne, pour marquer un fond qui fuit toujours, quaternaire, tertiaire, jurassique, liasique, triasique, houiller, silurien, devonien. La langue hésite encore et balbutie pour peindre ces mondes révélés d'hier. 11 m'est plus facile de les saisir que de les nommer. On avait toujours pressenti que la nature actuelle n'est qu'un voile qui cachait une nature plus pro¬ fonde. Le voile s'est déchiré. Regardez, il cachait des infinis. 30 LA CRÉATION Un peintre met quelquefois sur le devant de son tableau une ruine, une rocaille, un tronc d'arbre mort, un troupeau couché de bœufs ru¬ minants, pour faire valoir le fond qui s'éloigne en une sorte de gradations aériennes; de même la nature. Nous avons été assez longtemps dupes de l'artifice. Ne nous arrêtons plus seulement à la surface du monde actuel, qui n'est que le de¬ vant du tableau. Passons au delà ; voyons enfin le fond. Et pourquoi les arts- ne nous aideraient-ils pas à retrouver ce passé? Si nous voulons faire rentrer dans les arts la grande imagination créa¬ trice, n'est-ce pas là une voie qui s'ouvre d'elle- même et invite le génie à s'y engager? Raphaël a osé peindre les prémices du globe et les conti¬ nents ébauchés sous le doigt de l'Éternel, Corrège le bois sacré de Jupiter, Nicolas Poussin le dé¬ luge, Dominiquin les campagnes bibliques de So- dome. Pourquoi le peintre n'irait-il pas aujour¬ d'hui au delà de ces horizons? La science lui fournirait le fond, et peut-être serait-ce encore un grand moment pour les arts que celui où l'imagination, mariée à la science, rendrait la vie aux choses mortes, c'est-à-dire aux âges principaux dont se compose l'histoire de la terre. Si Michel-Ange a montré le monde à son dernier moment, dans la lueur livide du jugement LIVRE PREMIER 31 dernier, pourquoi cette même puissance, l'imagi¬ nation, n'évoquerait-elle pas sur la toile le monde à son berceau, dans les lueurs torrides des pre¬ miers jours? Pourquoi nereverrait-on pas la soli¬ tude des forêts premières ? Croit-on que l'épa¬ nouissement du monde floral ne dirait rien à l'artiste, et qu'il n'y aurait pas de place pour un Paul Potter au milieu des troupeaux nouvelle¬ ment apparus de l'Atlantide? Croit-on que les Alpes, couronnées encore de roseaux, surgissant à peine du fond des mers et rougies pour la pre¬ mière fois par la lumière du soleil, seraient in¬ dignes d'exercer le pinchau d'un nouveau Claude Lorrain? Si les scènes de la Genèse ont été un des aliments de la peinture au xvie siècle, pour¬ quoi les scènes de la nouvelle Genèse n'inspire¬ raient-elles pas les artistes de notre temps? On dit que les esprits languissent, que les sources anciennes sont épuisées; soit; voilà un monde nouveau qui se révèle; pourquoi n'enfanterait-il pas un art nouveau ? La sculpture et la peinture, chez les anciens et les modernes, ont agrandi le monde réel en inventant des êtres qui n'ont jamais pu exister. Pense-t-on que les sphinx des Égyptiens ac¬ croupis sur le sable, les centaures, les faunes, les satyres des Grecs, les griffons, moitié hindous, moitié perses, les goules du moyen âge, les anges- 32 LA CRÉATION serpents de Raphaël, ne pussent trouver d'ana¬ logues dans les êtres vivants qui ont peuplé la terre avant l'époque présente? Il me semble, au contraire, que les reptiles dinosauriens, les igua¬ nodons, les plésiosaures, pourraient rivaliser avec les dragons à la gueule enflammée de Médée, les serpents volants avec les serpents de Laocoon, les plus anciens ruminants et les grands édentés, mylodon, mégathérium, avec les taureaux cou¬ ronnés de Babel, les mammifères incertains, les mystérieux dinothériums et toxodons avec les sphinx gigantesques de Thèbes, les ichthvosaures avec les hydres d'Hercule et les harpies cl'Ho- mère, le cheval hipparion aux pieds digités avec les chevaux de Neptune ou avec le monstre de Rubens à la crinière soulevée, à la croupe colos¬ sale. J'aimerais à voir et à entendre l'ancêtre des chiens, l'amphicyon, hurler au carrefour de la création des mammifères tertiaires; je ne regret¬ terais pas le Cerbère des enfers et ses trois gueules. Si les artistes grecs et modernes étaient réduits à imaginer des alliances de formes impossibles, l'artiste dont je parle n'aurait, au contraire, qu'à puiser dans le monde organisé;.il aurait l'avan¬ tage de trouver sous sa main des formes toutes préparées dans l'atelier de la nature; il pourrait ainsi être réaliste tout en dépassant les limites LIVRE PREMIER ■ 33 du monde actuel, ce qui semble le but suprême de l'art. Allons plus loin. On pourrait même rajeunir la mythologie pittoresque, les dieux antiques, en les plaçant dans un autre horizon pour lequel ils ont été faits, puisqu'ils sont éternels. Ils puise¬ raient une autre vie, toute nouvelle, dans une nature plus primordiale d'où ils sembleraient surgir. Ce serait réaliser la fable d'Antée. Tous les dieux et les déesses reprendraient leur force et leur génie en touchant le sein de leur nourrice, la terre, en sa première jeunesse. L'art antique se marierait à l'art nouveau en des lointains faits pour ces épousailles. On verrait le Jupiter aux pieds de bouc du Gorrège écarter de sa puissante main les rameaux impénétrables de la première forêt de fougères arborescentes. Ce fourré de vé¬ gétation primordiale, ce chaos de cycadées, d'a¬ raucarias, de sigillaires sous la voûte épaisse d'arbres sans fleurs, ne représenterait-il pas l'hor¬ reur du bois sacré d'où vient de s'élancer le jeune dieu à la recherche d'Antiope? Et n'y aurait- il pas là un certain sublime qui manquera tou¬ jours aux ormes cultivés de Parme et de Lom- bardie ? Autre exemple. Voici la Diane du Titien en¬ dormie; le silence des solitudes est répandu sur ses yeux assoupis et sur tous ses membres. La 34 la création beauté vigoureuse du Tyrol italien se réfléchit tout entière dans chaque partie du corps de la divine dormeuse ; mais ne pourrions-nous pas la transporter endormie dans un endroit plus retiré, dans une nature plus ancienne, tel qu'un ravin profond caché sous les premiers massifs des arbres à larges feuilles, ou au bord d'une mer moins fréquentée que le lac de Garde ou de Côme ? Je voudrais même qu'aucune rame n'eût jamais effleuré cette mer. Le sommeil de la déesse ne serait-il pas plus serein, plus divin, si l'homme n'existait pas encore, s'il ne pouvait l'épier, si même la prière d'aucun mortel ne se glissait dans ses songes et ne l'importunait? C'est alors que ses membres vierges pourraient se reposer sur une terre vierge, avant que la volupté fût divulguée dans le monde. Sans flèches, sans arc, sans chien, elle serait défendue par la nature première. Pour la Vénus de Lucrèce ou de Raphaël, je la ferais non pas naître, mais apparaître du fond des eaux à l'époque où les fleurs naquirent pour la première fois, et où les mamelles des mam¬ mifères se gonflèrent de lait et d'amour, car c'est le moment où elle reçut sa ceinture. J'aimerais aussi à voir le cyclope pasteur que Nicolas Poussin a peint à la cime de l'Etna garder ses troupeaux; ce serait des chevaux marins, des LIVRE PREMIER 35 cerfs gigantesques, des dinothériums, des pachy¬ dermes primitifs, des anthracothériums et des porcs de la grosseur du bœuf. Je voudrais en¬ tendre ses pipeaux au temps où la Sicile était encore jointe à l'Afrique et où un grand Nil d'eau douce abreuvait le berger et le troupeau de l'A¬ tlas à l'Etna. Michel-Ange a eu la vision de ces choses ; ses Titans, le jour et la nuit, ouvrent l'aube des époques géologiques bien plus qu'ils n'appartien¬ nent à une époque marquée de l'histoire humaine. 36 LA CRÉATION CHAPITRE VII L'ESPRIT HISTORIQUE APPLIQUÉ AU MONDE VÉGÉTAL Nous demandons aujourd'hui à chaque peuple : d'où viens-tu? quels sont tes parents, tes ancêtres? Es-tu né en ce pays, ou descends-tu d'une terre étrangère? L'histoire nous répond, et c'est ainsi que nous parvenons à comprendre l'état actuel de chaque nation. La révolution française n'a pu s'expliquer sans l'ancien régime, ni les Etats-Unis d'Amérique sans le puritanisme anglais, ni l'Amérique méridionale de nos jours sans l'Es¬ pagne de Philippe II et le régime colonial, ni le pape sans César, ni l'homme moderne sans l'homme du moyen âge et de la réforme. Même dans les Moldaves et les Yalaques d'aujourd'hui, nous avons retrouvé les Italiens de Trajan. Chaque événement nous renvoie à un événement anté¬ rieur. Non-seulement nous avons cherché les ancê¬ tres de chaque fait, mais aussi de chaque pensée. Ce qui semblait le plus capricieux, le plus spon¬ tané, poésie, philosophie, a été ramené à ces lois LIVRE PREMIER 37 de développement et d'enchaînement qui sont l'esprit de suite à travers les âges. Même les rêves les plus subtils, systèmes, utopies, ombres qui passent et repassent dans l'intelligence, ont dû répondre à cette question : d'où venez-vous? Interrogée, la famille des chimères a dû montrer ses parents et ses plus lointaines origines. Soit dans la réalité, soit dans la fiction, la loi de la génération des siècles a été la pensée constante de quiconque s'est illustré de nos jours dans l'ordre littéraire ou philosophique. Chaque nation, fouillant ainsi son passé, se donnait pour tâche intellectuelle de retrouver ses stations successives dans le temps. C'est pour avoir établi cette solidarité entre les périodes de la vie de chaque peuple que le génie de notre temps est si éminemment historique. Ce n'est pas une curiosité vaine qui tourne l'homme de nos jours vers ses origines. Il s'est aperçu qu'il ne peut se connaître aujourd'hui qu'en se connaissant tel qu'il était hier. Le problème de Socrate, le nosce te ipsum, borné au présent, était insoluble. La science nouvelle a commencé en interrogeant le passé. Qu'est-il arrivé de là ? Une chose inévitable : que ce même esprit, cette même curiosité du passé, ont été transportés de l'histoire civile dans les sciences naturelles, et qu'ils tendent de plus en LA CRÉATION. I. 3 38 LA CRÉATION plus à en devenir l'âme. La méthode que l'homme s'applique aujourd'hui à lui-même, il l'applique aussi à la nature. C'est là justement la révolution qui s'accomplit dans l'esprit scientifique de nos jours. Voulez-vous saisir d'un trait la différence des naturalistes dans les siècles précédents et des naturalistes de notre temps? Je pense qu'elle consiste en ceci : les premiers se contentaient, avec Linné et Buffon, d'étudier les êtres organisés tels qu'ils se présentaient à leurs yeux. Ils décri¬ vaient bien plus qu'ils n'expliquaient. Quand ils avaient fait connaître une plante, un animal, tels qu'ils nous apparaissent dans l'état actuel du monde, leur tâche était remplie. De nos jours, au contraire, que de questions immenses, imprévues, soulève la moindre créature ! Quel déchaînement de curiosités, de suppositions effrénées dans notre ;âge qui se croit si positif! L'histoire naturelle, qui était auparavant une description, devient pour la première fois une histoire. Il ne nous suffit plus de connaître la famille, l'espèce de cette plante. Oh! que nous sommes devenus plus curieux ou plus téméraires ! Nous voulons savoir encore pourquoi elle se trouve ici plutôt que là, par quelle succession d'événements elle se rencontre sur ce rocher. La curiosité des contemporains d'Homère pour les aventures de LIVRE PREMIER 39 chaque étranger jeté sur le rivage, nous la ressen¬ tons pour les aventures de chaque être que le hasard nous apporte. Il n'est si pauvre graminée qui ne nous doive le récit de son odyssée à travers les cataclysmes des âges géologiques. Depuis que nous avons l'ambition de connaître non-seulement le présent de la nature vivante, mais encore son passé, quelles annales infinies s'ouvrent devant nous! Tout devient matière d'his¬ toire. Chaque être a la sienne qui se perd dans un incommensurable lointain. Toute créature gagne ainsi ses quartiers de noblesse, par lesquels elle remonte à un ancêtre témoin d'une autre figure du monde. Voyez ce chêne. D'où vient-il? Nul de son espèce n'existait en Occident avant que l'Eu¬ rope eût pris sa forme actuelle. Peut-être son ancêtre avait-il ses racines dans l'Atlantide de Platon, alors qu'elle unissait l'Europe à l'Amé¬ rique. Peut-être germait-il en Asie, d'où ses reje¬ tons ont émigré en Europe quand la communica¬ tion a été ouverte entre ces deux continents après le retrait de la mer qui les séparait. Quoi qu'il en soit, à la seule vue de cette branche de chêne, vous voilà replongés dans une histoire qui précède toutes les histoires. Et il n'est pas besoin du chêne pour jeter si loin de si profondes racines. La moindre plante, la plus humble, a eu ses migrations à travers les 40 LA CRÉATION époques antérieures : avant d'arriver sous votre main, dans ce ravin où vous la rencontrez, elle a cheminé lentement, patiemment, du fond des âges, portée par le souffle des continents qui ne sont plus. C'était d'abord une grande île où elle s'était réfugiée pendant des milliers de siècles. L'île a sombré, la mémoire s'en est éteinte; mais la fleur a survécu, elle raconte aujourd'hui les annales de tout un monde perdu. Voyez ce brin d'herbe rampant au sommet chauve des Alpes. Qui l'a porté sur cette froide cime? Où s'est-il réfugié pendant l'époque gla¬ ciaire ? Sur quelle moraine a-t-il flotté? sur quel bloc erratique? Vous voilà encore une fois rejeté, de génération en génération, de siècle en siècle, dans les plus grandes questions de la distribution première des êtres organisés. Appliquée ainsi à l'observation de la nature, la méthode historique ouvre partout des horizons nouveaux, elle agrandit la dignité de chaque être. La généalogie que l'on dressait autrefois seule¬ ment pour les rois et les grands de la terre, il faut 1a. faire maintenant pour chaque brin d'herbe, pour un insecte, un lis, une libellule. Que faisaient leurs ancêtres? Comment ont-ils traversé l'époque tertiaire? Gomment ce lis n'a-t-il pas perdu sa robe d'argent, cette marguerite sa couronne, cette par- nassie sa tunique moirée, en traversant les révo- LIVRE PREMIER 41 lutions du globe? Comment cette libellule a-t-elle voltigé de génération en génération depuis les forêts carbonifères jusqu'à nos jours sans se froisser les ailes? Où les anémones se sont-elles abritées en Suisse pendant le soulèvement des Alpes? Comment le Mont-Blanc, en émergeant, a-t-il porté sur ses épaules ses bouquets de gen¬ tiane, d'.orchis, de rhododendron, de jonquille, sans les faner ? Curieuses annales qui s'entr'ou- vrent dans le calice d'une fleur comme dans le fond d'un océan ! A ce point de vue, les plantes deviennent les archives du passé, inscriptions vivantes qui ra¬ content l'histoire des révolutions englouties sous les mers primitives. Certaines plantes d'Écosse sont les mêmes que celles qui croissent sur les sommets des Alpes et du Groenland. Qu'est-ce à dire? Comment la migration a-t-elle pu se faire des cimes de l'Oberland à l'Ecosse? Elles ne peuvent vivre dans la plaine. Comment donc l'ont-elles traversée? Quelle énigme! En voici la solution. La simple rencontre de ces fleurs témoigne d'évé¬ nements immenses : une mer inconnue qui, rou¬ lant de l'Oural au Groenland, parsemée d'îles, portait sur ses glaces flottantes les graines et les plantes des Alpes à l'Écosse, au Groenland, au Labrador. Sous le lit de la mer du Pas de Calais s'est retrouvée une forêt de conifères implantés 42 LA CRÉATION dans le sol. Cette forêt dit assez que le continent et les îles britanniques étaient unis entre eux. La même bruyère et le même saxifrage croissent en Irlande, dans les Asturies et à Madère. Ne voyez- vous pas surgir aussitôt le continent qui attachait alors l'Irlande à l'Espagne et peut-être à la Syrie? Telle autre plante se rencontre aux deux extré¬ mités du monde. Sans doute elle a marché d'un hémisphère à l'autre. Évoquons en esprit le con¬ tinent intermédiaire qui lui a servi de chemin. Par ce frêle lien végétal, l'Afrique se trouvera ratta¬ chée et contiguë à l'Inde, le Chili touchera à la Nouvelle-Zélande. Comment les espèces de l'Amé¬ rique australe ont-elles passé dans la région arc¬ tique? Il faut pour cela que les montagnes de l'isthme de Panama n'aient pas toujours été si abaissées ; elles ont dû offrir aux plantes une sta¬ tion plus élevée qu'aujourd'hui pour que la migra¬ tion n'ait pas été arrêtée. Ainsi, de génération en génération, les fleurs ont traversé les océans sur le dos des Cordillières, qui plus tard se sont affais¬ sées. De cap en cap, de glacier en glacier, ces fleurs portent aujourd'hui témoignage des mondes disparus derrière elles. LIVRE PREMIER 43 CHAPITRE VIII LE NATURALISTE DE NOS JOURS Si jamais les poètes, les historiens se sont épris de chimères, voici une chose qui peut leur servir d'excuse. C'est de voir combien les sciences les plus positives, la géologie, la botanique, excellent à créer des mondes que le talisman des Mille et une nuits n'eût jamais osé évoquer. En déchiffrant les inscriptions végétales, les botanistes géologues se jouent de la réalité actuelle. Le rêve de l'Atlan¬ tide de Platon devient une des bases de la science de notre âge positif. Souvent les plus circonspects se livrent aux hypothèses les plus gigantesques. Vous les diriez pris du vertige de l'abime quand ils évoquent les îles, les archipels, les hémisphères immergés. Dans ces évocations, ils n'ont sou¬ vent que l'indice d'un lichen ou d'une algue pour conclure à l'existence d'un monde. Vous hésitez à les suivre dans le gouffre, vous craignez que ces mondes révélés dans l'azur des mers équatoriales ne vous échappent et ne se dissipent comme une bulle de savon. 44 LA CRÉATION Rassurez-vous, c'est une main forte qui vous conduit dans ces abîmes. Il s'agit ici de toute autre chose que d'une imagination vaine. A me¬ sure que l'esprit de l'historien est devenu l'espril du naturaliste, celui-ci a acquis un sens nouveau, Sa force, son énergie, son audace, ont doublé, Quel problème pourrait l'effrayer? Il tient dans sa main le fil avec lequel il se retrouve quand il lui plaît. Aussi avec quel sang-froid il se livre à l'abîme! Suivez-le, il se joue avec l'inconnu. Il descend au fond des océans antérieurs peuplés de monstres, comme s'il était enveloppé de la cloche du plon¬ geur, et il voit clair dans ces mondes d'hypo¬ thèses mêlées de réel. Il palpe, il sonde le sol des mers qui n'existent plus que dans sa pensée. Il vil à son aise parmi les monstres et les colossales chi mères comme dans un muséum. Il y respire libre¬ ment, et après qu'il a ainsi palpé l'insondable, ii remonte à la surface du monde actuel; il rentre froidement dans la nature vivante, et vous sentes qu'il n'a rien laissé de sa raison dans cette joute avec l'impossible. Il a tout expliqué (1) par un état de choses anté (1) Ceci s'applique bien à la Géographie botanique raisonm de M. Alphonse de Candolle. Ce grand ouvrage classique es une encyclopédie du monde végétal où sont posés tous les p» blêmes avec une précision lumineuse qui en prépare la solution LIVRE PREMIER 45 rieur à celui que nous connaissons, par des mers qui s'étendent ou se retirent, des îles qui s'inter¬ posent, des isthmes qui se joignent. Vingt fois il a repétri le globe dans ses mains, comme un sculp¬ teur l'argile. S'est-il trompé, ce n'est que pour un temps. Son génie n'en a point été entamé, car il sait s'arrêter et se redresser à propos. La géo¬ logie lui a appris à vérifier ses univers antérieurs sur des documents de pierre. Il n'est dupe que pour un moment de ses créations antédiluviennes. Il corrige ses mers triasique, liasique, crétacée. Il retouche incessamment les paysages de ses archi¬ pels primaires, siluriens. Il biffe sur la carte ses des permiennes, il leur trace d'autres contours. Et pourquoi? Parce qu'un fait nouveau, imper¬ ceptible, un coquillage, un crustacé révélé d'hier, vient subitement changer la figure de cet univers perdu et retrouvé. Voilà le naturaliste de nos jours, tel que je le vois dans les deux Geoffroy Saint-Hilaire, dans Lyell, Pictet de la Piive (1), Alphonse de Can- L'auteur insiste principalement sur les causes antérieures qui ont précédé le monde actuel. Vaste application de l'esprit et de la méthode historiques à l'étude des plantes du globe entier. (1) Aucun ouvrage ne m'a été plus utile que le Traité de Pa¬ léontologie de M. Pictet de La Rive. La hardiesse et la pru¬ dence y sont unies dans une mesure que je n'étais pas accou¬ tumé à rencontrer ailleurs. Combien il est à désirer que l'on porte dans la philosophie l'esprit méthodique dont cet ouvrage me semble être un des plus excellents modèles! i. 3. 46 LA CRÉATION dolle, Darwin, Oswald Heer. Il rature perpétuel¬ lement sa chronique géologique. Il la rapproche incessamment du vrai par une critique minutieuse. Comment cela? Je l'ai dit, parce qu'il a en lui le véritable esprit historique. Ici se montre le côté le plus élevé de notre épo¬ que : l'histoire civile et la science de la nature se rencontrent et se concilient. Après avoir suivi des lignes plus ou moins contraires, elles convergent aujourd'hui à ce point d'intersection qui se trouve être la pensée la plus haute de notre temps. C'est là que les esprits qui sont le plus étrangers les uns aux autres se montrent identiques, souvent sans le savoir. La méthode par laquelle M. Alphonse de Candolle suit de station en station les migra¬ tions du saxifrage, du chêne ou de la bruyère est au fond la même que celle par laquelle Augustin Thierry suivait pied à pied les migrations des bar¬ bares, et Ottfried Muller celle des Doriens. Les stations d'un dieu, les sanctuaires oubliés, les débris d'un culte, d'un nom sacré, moins encore, étaient pour l'historien ce que les stations des plantes sont devenues pour le botaniste. Dans le monde physique comme dans le monde civil, le passé s'efforce en vain de se dérober et de s'en¬ fouir loin des yeux de la postérité. Il suffit du plus faible témoin pour le dévoiler à travers ses ombres. LIVRE PREMIER 47 Ainsi d'un côté la famille des historiens, de l'au¬ tre celle des naturalistes, ont fait chacune leur œuvre à part, sans se reconnaître ni s'entendre mutuellement, et il se trouve que cette œuvre est la même. Tous ont cheminé longtemps par bandes isolées, à l'écart, indifférents ou hostiles, ou s'igno- rant les uns les autres, et voilà qu'ils aboutissent à un foyer commun où ils ont échangé leurs flam¬ beaux. Les naturalistes et les historiens se sont emprunté instinctivement leur esprit; la méthode des uns est devenue la méthode des autres. Osons le dire, cette rencontre est le plus grand événe¬ ment intellectuel de notre temps. Un pas reste à faire, lequel? Se reconnaître les uns les autres. Ce que l'histoire civile et l'histoire naturelle ont entrepris isolément, par instinct, il est temps qu'elles l'accomplissent par réflexion, avec la pleine intelligence des lois communes qui les régissent. Si elles ont fait de si grande choses en agissant séparément, que ne feront-elles pas, unies et éclairées par la connaissance de leur pa¬ renté! Où n'atteindront pas ces deux esprits quand ils auront la conscience réfléchie, profonde de leur alliance? Quel mystère leur résistera? Quelle porte ne leur cédera pas? Quel abîme ne s'éclairera pas? La comparaison des lois de l'histoire universelle civile et des lois de l'histoire naturelle n'a jamais été faite. Il faut au moins la tenter. Quelque opi- 48 LA CRÉATION nion que l'on puisse avoir des résultats de cette comparaison, on avouera qu'elle manque encore à la science. Donnons-nous le plaisir de tenter ici ce chemin inconnu. LIVRE PREMIER 49 tte ire ici CHAPITRE IX QUE PRODUIRAIT LA MÉTHODE DE LA GÉOLOGIE APPLIQUÉE A L'HISTOIRE ET RÉCIPROQUEMENT. IMPERFECTION DE LA LANGUE DE LA GÉOLOGIE. — COMMENT LES ANCIENS AURAIENT- NOMMÉ LES AGES GÉOLOGIQUES. Quand j'entrai d'abord dans la géologie, la méthode qu'on y emploie me déconcerta singuliè¬ rement. Voici pourquoi. Le géologue, voulant procéder du connu à l'inconnu, commence le plus souvent l'histoire de la terre par le tableau des époques les plus récentes ; d'où il descend à une époque antérieure, et de celle-ci à une autre plus ancienne, jusqu'à ce qu'il plonge dans les couches primaires au delà desquelles la science lui échappe. J'ai souvent pensé que, dans l'histoire civile, on pourrait porter le même esprit : commencer par décrire la société actuelle, au milieu de la¬ quelle nous vivons et que nous connaissons par une expérience immédiate, puis descendre au xvme siècle, de celui-ci passer au xvne et ainsi de suite, reculer jusqu'aux dernières limites des antiquités humaines. 50 LA CRÉATION A certains égards, cette marche serait la plus philosophique, puisque nous partirions de nous- mêmes, c'est-à-dire d'un point dont nous avons la conscience intime. A ce point, nous rattacherions tous les temps antérieurs. Ce serait une hase solide. Nouant à ce premier anneau tous les anneaux dt la chaîne des temps, nous tiendrions, commt Jupiter, la chaîne des idées et des mondes suspen¬ due dans nos mains. Au contraire, par la méthode ordinaire, nous commençons l'histoire humaine par ce que nous ignorons le plus, par les origines des peuples, des langues, des institutions ; d'où il suit que, contrai¬ rement à ce qu'exige toute vraie science, notre premier pas est le plus incertain. Ce que nous savons le moins, devient le fondement de ce que nous savons le mieux. Nous bâtissons nos histoires sur l'inconnu; chose qui esl le renversement même de l'idée de méthode, nous procédons en histoire du plus loin au plus près, de l'inconnu au connu ; c'est-à-dire que nous débutons par les fables, ou plutôt par les ténèbres, pour finit avec la lumière des temps modernes. Que serait l'histoire humaine écrite sur le plan de l'histoire géologique? Je commencerais par décrire le monde civil tel qu'il m'apparaît aujour¬ d'hui, et j'en formerais le tableau du xixe siècle. Mais, dans ce tableau, je sentirais bientôt qu'il}' LIVRE PREMIER 51 >lus a une foule de faits dont les racines plongent dans us- une époque antérieure. ons Par là, je me verrais obligé de remonter à cette ons autre époque et de tracer l'histoire du xvme siècle, icle. De même, dans celui-ci, je m'apercevrais que les dî institutions, les mœurs, me renvoient à quelque îmej chose de plus ancien ; ainsi de proche en proche en- la logique me ramènerait du présent au passé, de la l'évolution française au moyen âge, du moyen ous âge à l'antiquité, jusqu'à ce que je touche au monde ous primaire, légendaire, mythologique, où toute cer- des titude m'abandonne. rai- Mais là, du moins, les vérités que j'aurais atrî acquises dans ce long trajet, me suivraient pas à pas. J'entrerais dans l'étude des temps les plus le obscurs avec les lumières que j'aurais rapportées ous des temps les plus éclairés, esi Cette marche serait celle des sciences naturelles, ous Je ne serais point entraîné par une curiosité vaine de à suivre la série des temps, ni par le désir de ons savoir comment finit le conte ; je ne céderais qu'aux ir nécessités de la logique. Voilà les avantages de ce renversement de m méthode dans l'histoire. Ils sont tous détruits par ir cette seule considération, que dans une méthode p.; semblable, le fait est raconté avant la cause. Dès e, lors, disparaît la relation de l'une à l'autre, ce qui. j est la ruine même de l'histoire. 52 LA CRÉATION Et qui sait si même dans la géologie une méthode pareille ne finirait pas par entraver l'esprit scien¬ tifique? Excellente pour rassembler des faits, elle ne vaut rien pour établir comment les faits ont été engendrés l'un par l'autre. C'est peut-être une des raisons pour lesquelles la merveille de l'apparition des espèces perdues a été si lente à produire ses résultats philosophiques les plus importants, je veux dire la connaissance du développement his¬ torique des êtres organisés. Tout le monde sent que la langue de la géologie n'est encore que provisoire. Telle qu'elle est, elle a déjà peine à subsister. Quelle raison, par exemple, de donner le nom d'une province de Russie, ou d'Angleterre, ou de Suisse, ou de France à un terrain qui se trouve disséminé sur tout le globe ? Pourquoi imposer le nom d'Oxford ou du Devons- hire à ce qui se trouve aussi bien en Amérique, ou de Neuchâtel à une roche d'Asie, ou du Mont-Jura aux flancs de l'Himalaya? A une science qui nait, il fallait une langue improvisée ; chacun a donné le nom de son pays comme le premier qui s'offrait à lui. Mais la confusion commence à s'établir entre des dénominations, qui souvent ne reposent sur aucun autre fondement que le hasard. Si les anciens avaient connu les mondes fossiles, qu'auraient-ils inventé pour les dénombrer, eux qui excellaient à nommer les choses et les êtres ? LIVRE PREMIER 53 Je n'ai aucun doute sur la réponse qui se présente à moi. Je la dois à une circonstance particulière. En 1833, je montais, au milieu de la nuit, au Vésuve, pendant la grande éruption qui marqua la lin de cette année. J'étais près d'atteindre la base du cône, lorsque j'entendis sur ma tète un bruit auquel nulle description de physicien ne m'avait pré¬ paré. Ce fut d'abord une immense respiration hale¬ tante, qui sortait d'une poitrine de géant. Cette respi¬ ration fut suivie d'une aspiration prolongée, ardente, intense, inextinguible, puis d'un silence. Après ce silence éclatèrent soudainement les fracas- d'un millier de forges où les marteaux retentissaient sur des enclumes invisibles. Je compris dès lors pourquoi l'âge des volcans était l'âge des cyclopes ; étendant cette observation, je sentis que les anciens, s'ils avaient connu nos âges géologiques, auraient attribué chacune des créations successives à un dieu dont elle aurait formé le règne spécial. La généalogie des dieux eût été en même temps la généalogie des époques de la nature. On aurait vu ainsi naître, l'une après l'autre, les flores et les faunes diverses, comme on voit naitre les divinités grandes et petites dans la théogonie d'Iiésiode. Cette théogonie eût formé la terminologie des âges géologiques. 54 LA CRÉATION Des dieux naissants (1) et mourants à de longs in¬ tervalles auraient marqué chacun une des périodes diverses des êtres organisés. Au lieu de notre grande division, primaire, secondaire, tertiaire, on aurait eu l'époque du chaos, l'époque de Saturne, l'époque de Jupiter. Au lieu de ces dénominations qui ne disent rien à l'esprit, cambrien, silurien, devonien, on aurait eu des dynasties souterraines, étagées les unes sur les autres. Les petits inter¬ valles auraient été dénommés par de petits dieux; la forêt carbonifère aurait eu ses dryades, el les mers siluriennes, permiennes, leurs océa- nides. Le vieux Saturne aurait dévoré, dans le monde primaire, son long règne de pierre qui se serait pro¬ longé jusqu'à nos roches jurassiques. Il aurait en sous sa garde les premières flores et les premières faunes, monde avare comme lui, aveugle comme lui, jusqu'aux grands reptiles cuirassés, ou aux premiers mammifères. Alors, avec des organisations plus hautes, où les temps nouveaux commencent obscurément à poin¬ dre, aurait paru le jeune Jupiter. Il aurait rempl de ses vagissements les îles de nos mers juras¬ siques et crétacées. En grandissant, il aurail (1) Nativos esse deos, longis intervallis, orientes occiden- tosque, eosque innumerabiles esse mundos. Gic. De naturi deorum. Lib. I, e. 9. LIVRE PREMIER 55 orné son front clés dernières cornes d'Ammon. Puis il aurait distribué les mondes naissants à la; nouvelle dynastie des Olympiens, selon le temps de leur avènement. Vous auriez vu Démeter attacher les archipels, les continents tertiaires les uns aux autres pour en¬ fermer les terres actuelles; Neptune, chasser de son trident l'ancienne mer helvétique, et la refouler vers la Méditerranée; Mars, visiter en trois pas le monde émergé de l'Oural à l'Atlantide; Apollon, évoquer la première aurore de l'époque nouvelle, éocène et miocène. Cependant Pluton aurait soulevé de son front les Alpes, les Pyrénées et le Taurus jusqu'à l'Hima¬ laya. A l'âge des Titans eût répondu l'époque glaciaire. Ce sont eux qui auraient transporté les moraines- et les blocs erratiques, par-dessus les fleuves et les lacs de glace. Les dieux se seraient assis sur les Olympes; ils auraient fait des cimes soulevées leur séjour éternel. De là ils suivraient des yeux l'homme naissant au flanc des monts acrocérauniens. Age des héros, travaux d'Hercule. Combats de l'homme contre les grands carnassiers dont la race est éteinte, avec la faune quaternaire, ours de caverne, lion de Némée, rhinocéros velus. Que sont les plaines de cailloux roulés? Pline- 56 LA CRÉATION l'a dit : les champs de bataille d'Hercule (1). Ainsi, dans l'histoire abrégée des dieux, Hésiode et Anaximandre eussent retrouvé chaque période de l'histoire du globe. (1) Pline. Ilist. nat., lib. III, c. v. Campi Lapidœi Ilerculis prœliorum memoria. LIYRE DEUXIEME LA QUESTION DE NOTRE SIÈCLE (1). — ORIGINE DES ÊTRES ORGANISÉS CHAPITRE PREMIER CONFESSION D'UN ESPRIT A LA RECHERCHE DE LA. SCIENCE NOUVELLE. — QUE DEVIENT L'HOMME EN FACE DES AGES GÉOLOGIQUES. — NÉCESSITÉ D'UNE NOUVELLE CONCEPTION DU CRÉATEUR ET DE LA CRÉATION. L'antiquité recule pour nous de tous côtés : âge de fer, âge de bronze, âge de pierre; par delà ce seuil s'ouvrent les époques géologiques comme un infini palpable. Que devenons-nous au milieu de ces assises de siècles qui se rangent autour de (1) Comment se sont succédé les formes, voilà ce qu'on, doit appeler la grande question de l'histoire naturelle dans le xix° siècle. Alphonse do Candolle. Géographie botanique. 58 LA CRÉATION ' nous? Depuis que nous jouons avec l'éternité dans le moindre caillou, que ferons-nous de l'homme? Hier, il s'étonnait de passer si vite sur la terre; aujourd'hui, combien sa vie est encore raccourcie par la comparaison avec cette antiquité incalcu¬ lable qui le presse et l'accable de toutes parts! Il n'était qu'un point dans la durée; ce point s'efface et disparaît dans l'immensité. Nous nous échap¬ pons à nous-mêmes. Que sommes-nous donc? Un zéro, ou moins •encore ? Quand la nature s'arme ainsi de tant de siècles 4e siècles pour l'engloutir, que fera l'homme pour se ressaisir et se reconnaître? Où se tournera-t- il pour se trouver lui-même? Le vertige de l'in- iiniment petit le gagne, en présence de ces infi¬ niment grands, qui ne se dérobent pas dans l'immensité des cieux vides, mais qui le pressent, le heurtent, le défient à chaque pas dans les couches •entrouvertes du globe, cieux de marbre et de gra¬ nit qui pèsent sur sa tète et l'écrasent vivant du poids de leur visible éternité. Que fera-t-il donc pour se retrouver dans cet abîme ? Il pensera, il •osera, il s'armera d'audace ; il se soumettra ces infinités nouvelles, en s'appropriant leur secret. Le temps venu où une idée doit se produire, «lie se présente à l'état d'ébauche aux esprits les plus séparés sur tout le reste. Elle frappe à toutes LIVRE DEUXIÈME 59 les portes, même aux plus humbles, en attendant que le jour se fasse, et qu'elle puisse entrer dans le monde par la porte lumineuse de l'expérience. C'est ainsi que l'énigme de l'origine et de la formation des êtres organisés me tourmentait, il y a une uouzaine d'années, avant que je pusse savoir que des esprits préparés de loin et tout armés concen¬ traient, dans ces mêmes heures, toutes leurs forces sur cette même Inconnue. Pourquoi cette pensée me sollicitait-elle sans relâche à Bruxelles, en 1855, moi qui n'avais pas tourné auparavant mes études de ce côté ? Pour¬ quoi cette obsession continue d'un problème qui semblait n'avoir aucun rapport avec mes travaux accoutumés ? N'est-ce pas la preuve qu'à certains moments l'esprit humain entre dans certaines ré¬ gions où se présentent de toutes parts, et s'impo¬ sent, des vérités cachées qui n'attendent que l'oc¬ casion de se révéler et de luire aux yeux de tous ? Comme il était immanquable, la partie de la science à laquelle je m'attachai, ne servit d'abord qu'à m'abuser. Je soumettais mon esprit aux maîtres, et les maîtres me désespéraient ; car j'avais lu, par exemple, dans Cuvier, que les grands mammifères se montraient sans aucun précédent dans les couches du globe. Il fallait bien en con¬ clure avec lui que ces êtres avaient apparu spon¬ tanément, par une opération miraculeuse. (30 LA CRÉATION Dès lors, la question de l'origine et de la formation des corps organisés ne semblait plus qu'une folie. Je m'efforçais de croire à l'impuis¬ sance de l'esprit humain, quand elle m'était affirmée avec tant d'autorité comme un dogme, par les plus savants des hommes. J'aurais dû me dire au contraire, que les faits allégués par eux n'étaient pas sans réplique; qu'un jour viendrait où les vestiges des créations antérieures apparaîtraient dans un meilleur ordre; que si l'on avait rencontré pêle-mêle les grands mammifères dans les carrières de Montmartre, c'était le produit des migrations ou d'une circons¬ tance accidentelle, et non pas la marche de la na¬ ture ; que les palaeothériums, les anoplothériums, les mammouths, rassemblés par hasard, ne mar¬ quaient rien autre chose que le désordre d'une révolution subite, la fuite en commun vers un lieu de refuge, l'agglomération d'une foule partie de lieux différents ; qu'il n'y avait rien à conclure de cette réunion fortuite de tant d'organisations diverses, pour leur origine, leur mode de forma¬ tion, et même pour leur habitation première. Si l'on trouvait aujourd'hui, au Mexique, les ossements des chevaux transportés en Amérique par Fernand Gortès, ou Pizarre, il ne faudrait pas en conclure que ces chevaux ont été formés ins¬ tantanément en Amérique, sans parents, sans LIVRE DEUXIÈME 61 ancêtres, ni précurseurs, par une création surna¬ turelle. Voilà ce que j'aurais dû penser. Mais, au con¬ traire, maîtrisé par le respect pour les grands naturalistes, je me contentais de me dire: « ils ont prononcé ! » Le troupeau des êtres organisés qu'ils ont découvert, montre que la nature a commencé par les formes gigantesques. Elle a travaillé en grand dès la première heure. Ne cherchons pas de petits commencements. Tout a été fort, puissant, énorme, dès l'origine. Magister dixit. Cependant l'impossibilité d'une pareille solu¬ tion éclatait malgré moi et me rendait un peu de cœur. Comment consentir à se représenter le chêne surgi tout à coup de toute sa hauteur cen¬ tenaire ? comment en un clin d'œil aurait-il enfoui ses racines sous la terre ? Comment le lion se serait-il élancé du néant, sans avoir été lionceau? Et l'homme qu'il fallait se représenter adulte, vers l'âge de trente ans, sans mèrê, sans berceau, sans enfance, déjà plein de forces et même d'expé¬ rience ! Car il en faut pour le moindre mouvement, pour la plus petite action, pour le plus simple usage des sens. Que ferait, cet homme de trente ans, subitement apparu qui ne saurait ni voir, ni toucher, ni entendre ? que lui serviraient ses bras i. 4 62 LA CRÉATION vigoureux s'il ne savait pas saisir, ses yeux s'il ne savait pas regarder, juger la distance, ses pieds, s'il ne savait pas marcher ? sa force même se tour¬ nerait contre lui. Ce grand enfant aurait autant de peine à se défendre que l'enfant qui vient de naître, Il aurait autant à craindre du monde entier ; de plus il serait à lui-même son plus redoutable ennemi, Je ne décrirai pas les solutions qui se pré¬ sentèrent à moi, dans cette extrémité où la science m'abandonnait, sans que je pusse me résignera l'ignorance absolue qu'elle m'imposait, comme le dernier mot de la sagesse. Mais je crois devoir marquer quelques-uns des efforts que je fis pour sortir de ces savantes ténèbres. Ils montreront, de moins, comment un esprit obstiné qui se senl perdu dans la nuit, peut s'ingénier pour aller au- devant de la lumière. L'idée me vint que si l'histoire de la nature, éclaire l'histoire de l'homme, réciproquement l'his¬ toire de l'homme peut éclairer l'histoire de la na¬ ture, puisque, après tout, l'une et l'autre font partie d'un même ensemble. La même loi doit pré¬ sider au développement de l'une et de l'autre. Si l'esprit humain a organisé successivement des États, formé des langues, bâti des temples sur des plans différents, pourquoi, en suivant les mêmes lois, la nature n'aurait-elle pas formé ses flores et ses faunes diverses? LIVRE DEUXIEME 63- Je ne puis, il est vrai, redevenir contemporain des premières variétés de l'organisation végétale et animale ni assister à l'éclosion des êtres. Mais je puis, si je le veux, assister au commencement d'une partie des choses humaines. Et cette expé¬ rience qu'il m'est loisible de répéter sur l'humanité, me servira pour en tirer certaines inductions sur l'origine et la variété des espèces dans la na¬ ture. Cette première pensée me conduisit à d'autres du même genre. L'audace me venant à mesure que je touchais un terrain qui m'était plus fami¬ lier, j'osai arriver à des analogies et à des hypo¬ thèses telles que celles-ci : L'architecture est la coquille du mollusque humain. Il y a la coquille du mollusque hindou, perse, égyptien, grec, romain, gothique, laquelle s'appelle tour à tour : hypogées, pyramides, Par- thénon, Panthéon, cathédrale. Comment les am¬ monites ont-elles fait place aux coquilles relative¬ ment modernes? Cette question est du même genre que cette autre : Comment s'est fait le passage du temple égyptien au Parthénon, et du Parthénon à Notre-Dame de Paris? Si j'ignorais les intermédiaires, il me serait impossible de ré¬ pondre. Je ne suis en état de montrer la relation du temple de Thésée ou de Pallas-Athéné à Notre- Dame de Paris, que parce que je tiens dans ma 64 LA CRÉATION main, par l'histoire, les diverses transformations qui les unissent. De là, je suis disposé à induire qu'il y a aussi des transformations, analogues, successives, les¬ quelles m'échappent, entre les formes diverses des êtres organisés. Je ne m'en tins pas à cette première vue; je la développai comme on verra bientôt. Déjà vous m'interrompez : Prenez garde ! dites- vous. Le temple n'est pas né du temple, la basi¬ lique n'a pas engendré dans ses flancs la cathé¬ drale. Il y a eu un artisan, un esprit intérieur qui, de siècle en siècle, a changé son architecture, sa langue, ses formes. Otez cet artisan, que reste- t-il? des pierres inanimées, des paroles mortes, incapables de se transformer, ni de remuer un atome. Quel rapport établissez-vous entre la flore vivante et ce que vous appelez la flore architec¬ turale, entre la faune animée, organisée, et la faune historique, représentée par une succession cle peuples et d'États? Ce sont là des choses d'une ordre entièrement différent. Je le sais. S'il en était autrement, le secret de l'univers serait trouvé, le problème de l'origine et de la variété des êtres serait résolu. Nous ver¬ rions clair clans l'abîme de la création. Mais, quand la science aux abois déclare qu'elle ne peut aller plus loin, et que l'esprit se prend cle vertige, LIVRE DEUXIÈME 65 n'est-ce donc rien que de trouver une induction, une analogie, qui, tout en sachant qu'elle n'est que cela, fournit un fil pour se retrouver au-des¬ sus de l'abîme? Lorsque je voyageais dans les Alpes, et que je sentais le pied me manquer, le vertige me saisir, j'avais un moyen qui m'a toujours réussi de l'é¬ viter. Je me posais une question de géologie très- précise : Quelle est cette roche ? De quelle époque? Gomment formée! Ce n'était qu'une ques¬ tion, et, souvent, je ne pouvais y répondre que par une hypothèse. Mais l'imagination était écartée et reprenait son équilibre ; la raison s'éveillait, une faculté venait au secours d'une autre. Je cherchais, je mesu¬ rais, je calculais. Bientôt j'avais retrouvé le chemin. I. 66 la création CHAPITRE II nouveau doute méthodique. — si la poésie peut servir d'induction a la science. — première lueur. une hypothèse. comment se suc¬ cèdent les formes dans l'histoire civile. — les flores et les faunes historiques. le verbe de la nature comparé au verbe de l'homme. Je suppose que je sois clans une ignorance absolue des temps historiques et des révolutions des peuples. Tout à coup se découvriraient à moi les Yedas, le Ramayana, le Pentateuque, l'Iliade, l'Enéide, la Comédie Divine, le ITamlet, le Pa¬ radis perdu, le Don Quichotte, le Misanthrope, dans un désordre qui ne laisserait aucune lumière sur leurs origines. Je ne saurais comment ils ont été produits, ni après quels intervalles de temps. Tout ce que je croirais deviner, c'est qu'ils appartiennent chacun à des systèmes absolument différents. Ils feraient sur moi l'effet d'organisations essentiel¬ lement diverses qui n'auraient entre elles aucun lien. Je m'apercevrais qu'ils sont autant de débris LIVRE DEUXIÈME 67 de langues particulières ; mais il me serait impos¬ sible de m'expliquer pourquoi ces merveilles de la parole sont superposées l'une à l'autre. En vain je chercherais comment elles sont sorties du néant ; je me perdrais dans les plus folles visions. Ma première pensée, à la décou¬ verte de chacun de ces prodiges, serait de me dire : Un dieu a révélé cette langue. Il a lui- même produit instantanément ces créations di¬ verses, Ramayana, Iliade, Énéide, et chacune des époques où une nouvelle langue se manifeste par une nouvelle organisation de la parole. Après avoir dit : C'est un dieu qui a créé l'hé¬ breu de toutes pièces, je dirais de même : C'est un dieu qui, par une succession de créations nou¬ velles, a tiré du néant le sanscrit, le grec, le latin et toutes les langues dont je rencontre les débris ; car je supposerais que toutes sont parvenues, en un moment, à la perfection. Cette hypothèse que je fais là n'a rien d'é¬ trange. Elle est la situation naturelle de quiconque n'a jamais réfléchi sur ces sujets. Elle était celle de presque tous les hommes de l'antiquité primi¬ tive ; ils attribuaient chaque produit cultivé de la parole à un dieu, ou, du moins, à une muse. Je verrais bien une certaine ressemblance entre les idiomes de certains types littéraires, par exemple, entre l'Énéide et la Comédie Divine. 68 LA CRÉATION Mais j'imaginerais d'abord qu'il sont contempo¬ rains, et l'idée ne pourrait me venir que le latin1 et l'italien sont nés l'un de l'autre. La masse des temps qui les sépare n'existerait pas pour moi, Je n'aurais aucune notion de la décomposition d'une langue mère en diverses langues vul¬ gaires. L'immense intervalle qui sépare le latin de l'italien cultivé n'aurait laissé aucune trace vi¬ sible, intelligible, qui pût me faire soupçonner comment s'est accompli le passage de la langue de Virgile à la langue du Dante. J'ignorerais complètement la chute de l'empire romain, les Barbares, c'est-à-dire les Cataclysmes de l'histoire. J'ignorerais bien plus encore les changements lents, irrésistibles, tels que les ré¬ volutions morales. Les ébauches auraient toutes disparu, ainsi que les patois, les divers essais; de forme populaire, en un mot, tout ce qui, dans la réalité, a comblé, jour par jour, l'intervalle entre les formes antiques et les formes modernes, Il ne resterait rien que deux ou trois œuvres immortelles, membres dispersés, ossements épars de ce grand tout disparu, types en quelque sorte pétrifiés d'une époque engloutie. Le temps n'au¬ rait pu les détruire, et ils seraient pour moi une insondable énigme. D'où viennent ces types de langues? ces fos¬ siles de la parole? Quel main les a façonnés dej LIVRE DEUXIÈME 69 toutes pièces? Ont-ils eu des ancêtres, et lesquels? Ont-ils surgi complets, immenses, nés d'eux- mêmes, sans parents ? Ces questions se repré¬ senteraient à chaque mot. Quel rapport a la plante Homère avec la plante Virgile, et celle-ci avec la plante Dante ou Shakspeare? Je m'épuiserais vainement'à cher¬ cher leurs relations de succession ou de descen¬ dance. Est-ce le même soleil qui les a mûries, la même région qui les a produites ? Ont-elles coha¬ bité dans les mêmes lieux? Sont-elles nées, au contraire, dans des contrées différentes? Ont- elles été rapprochées aujourd'hui par des causes auxquelles je ne puis remonter? Voilà une partie des mystères qui s'offriraient à moi, ils me paraîtraient insondables. Mais après cet état d'ignorance, si tout à coup le rideau de l'histoire venait à se déchirer à mes yeux ; si j'ap¬ prenais au moins sommairement quelle a été l'œuvre de chaque siècle, alors les mystères inexplicables se débrouilleraient, les intervalles immenses qui séparent, comme autant de fossiles étrangers l'un à l'autre, Homère, Virgile, Dante, se combleraient par degrés; je verrais les di¬ verses formes de langues, de poésies, d'archi¬ tectures, sorties d'un tronc commun, se partager, se succéder ; tous les vides se rempliraient. J'assisterais, sinon à l'origine première des 70 LA CRÉATION choses humaines, du moins à la diffusion des langues, à la production des formes et des types littéraires, à la distribution de la flore architec¬ turale, de la faune historique. Les œuvres im¬ mortalisées m'apparaîtraient comme les fossiles' caractéristiques des époques de l'histoire civile; ces fossiles.se replaceraient d'eux-mêmes au milieu des civilisations qu'ils représentent. Je verrais les flores et les faunes aryennes, vé¬ diques, aboutir, par des transformations succes¬ sives dont plusieurs anneaux sont perdus, d'un côté à la faune homérique, de l'autre à la faune virgilienne, qui elle-même tendrait à se modifier à travers les cataclysmes du monde romain ; puis dès cette époque, les patois modernes poindre dans l'embryon, les organisations débiles se mon¬ trer et passer au profit d'organisations plus dura¬ bles qui persisteraient et aboutiraient aux formes des langues actuelles de l'Europe méridionale. La vieille coquille primitive, hypogée, temple égyptien, Parthénon, Panthéon, aboutirait à la co¬ quille du mollusque nouveau, basilique, Sainte- Sophie, cathédrale gothique. Dans ce travail in¬ cessant de formes engendrant d'autres formes, il n'y aurait pas un moment où je ne pourrais suivre la main du temps, façonnant, de siècle en siècle, d'époque en époque, les organisations vivantes do monde civil. LIVRE DEUXIÈME 71 Mais que d'êtres perdus que nous ne retrouve¬ rons pas ! Pour un Homère qui a été transmis intact, que d'organisations enfouies pour toujours! Nous n'avons que les membres dispersés, la tête, les bras, les pieds, les vertèbres d'un Eschyle, d'un Sophocle, d'un Tacite ; ossements avec les¬ quels nous recomposons le tout de ces esprits mu¬ tilés, sans espoir de les trouver en leur entier. L'ignorance, dont je parlais tout à l'heure en matière d'histoire civile, est à peu près la science du géologue, en ce qui touche à la paléontologie. Lui aussi ne connaît qu'une surface; tout lui devient énigme, mystère, dès qu'il veut passer outre. Lui aussi rencontre des formes qu'il ne peut s'expliquer. A ses yeux se découvrent des types dont il lui est impossible de concevoir la filiation. Les mêmes questions que je me posais, à l'égard des formes verbales, poétiques, littéraires, architecturales, civiles, il est obligé de se les poser à l'égard des formes végétales, animales, qu'il découvre dans les couches du globe. Et comme je ne pouvais faire aucune réponse sur les fossiles des couches de l'histoire civile, il ne peut en faire aucune sur l'origine et la variété des êtres orga¬ nisés dans les couches des terrains fossilifères. Tout ce qu'il peut dire, c'est que tel être appa¬ raît à tel moment. Mais pourquoi celui-ci plutôt que tel autre? Pourquoi l'architecture des coquil- 72 LA CRÉATION lages change-t-elle à cette époque? Pourquoi ce mollusque se construit-il d'autres volutes dont le modèle n'existait pas avant lui? Pourquoi cette révolution soudaine, universelle, dans l'art des ammonites qui équivaut au passage de l'ordre grec à l'ordre gothique, à la transformation du plein cintre en ogive, ou encore au changement des langues synthétiques en langues analytiques? Pourquoi à tel moment, tel genre de saurien disparaît-il pour faire place au mammifère, comme le sanscrit disparait pour faire place au pali, le zencl au pelhvi, l'hébreu au chaldéen, le latin à l'italien? Pourquoi la nature parle-t-elle, à ce moment, une autre langue? Pourquoi prend-elle un autre vocabulaire, d'autres flexions, un autre accent? Le naturaliste ne peut que constater les révolu¬ tions dans le Verbe de la nature; il ne peut donner aucune lumière certaine sur ces changements qui s'opèrent à un moment donné, dans l'architecture, la construction, l'organisation et ce qu'il faut bien appeler la grammaire.de ce Verbe éternel qui se poursuit toujours nouveau à travers les diverses époques du globe terrestre. Si je demande pourquoi la coquille du mollusque a changé, on répond : parce que l'être intérieur s'est modifié. A merveille. Mais ce nouvel être intérieur, ce nouvel esprit qui se construit de nou- LIVRE DEUXIÈME 73 velles volutes et un nouveau temple, d'où vient-il? On ne le sait ; c'est le même étonnement qui me frappait tout à l'heure, lorsque je rencontrais vide et ébréchée la coquille du mollusque égyptien, assyrien, grec, romain, pyramides, hypogées, Théséum, Colysée, suivis de la coquille vide du mollusque gothique, cathédrales, nefs, donjons, rejetés les uns et les autres sur le rivage de l'Océan, qui brouille tout dans son insatiable im¬ mensité. Je ne pouvais dire comment les coquilles vides avaient été habitées, par quel hôte, comment l'es¬ prit, l'être intérieur qui les avait construites et remplies avait changé de siècle en siècle ; encore moins s'il avait passé, sans se transformer, de l'une à l'autre. En face du Verbe de l'homme, je demeurais muet, comme le naturaliste est muet en face des périodes, des inflexions et des constructions suc¬ cessives du Verbe amplifié de la nature. LA CRÉATION. I. 5 74 LA CRÉATION CHAPITRE III DIFFÉRENCE DE L'HISTORIEN ET DU NATURALISTE. — LA SCIENCE NOUVELLE ENGENDRE UNE IGNORANCE NOUVELLE. — PREMIÈRE STATION DE L'ESPRIT HUMAIN A LA RECHERCHE DES ORIGINES. — TEN¬ TATION DE NOTRE SIÈCLE. 1 , ; , ■. • - ' .. 1 $ Un point me sépare du géologue. L'ignorance où je me suis renfermé des époques civiles n'était que volontaire. C'était une supposition. Il ne tient qu'à moi de la faire disparaître au moment qu'il me plaît. Les révolutions civiles sont expliquées par leurs œuvres ; si je veux m'enquérir des causes qui ont produit le changement des sociétés, le monde est plein d'enseignements de ce genre. Si je ne connais pas le nom des barbares et ce qu'ils ont fait, c'est que je veux ne pas le savoir, au lieu que l'ignorance du géologue, au delà des premières couches du globe, et de quelques points à la surface des continents, est jusqu'à présent inévitable et forcée. Il se trouve, par la nécessité, dans la situation où je me suis placé par hypo- 'Lèse. LIVRE DEUXIÈME 75- Il ignore la plupart des révolutions dont il aperçoit quelques témoins dans les êtres orga¬ nisés; de là, il est contraint de se faire des ré¬ ponses analogues à celles que je me faisais à moi- même, lorsque je m'interrogeais sur l'apparition des formes diverses dans l'histoire civile. 11 voit des êtres que le hasard rapproche aujourd'hui l'un de l'autre, et il ne voit pas les intervalles de temps qui les ont séparés. Encore moins peut-il saisir les changements, les variations qui ont rempli les intervalles. Il rencontre à la fois, dans le même pays, les représentants des époques les plus éloignées. Les générations qui ont vécu séparées par des dis¬ tances prodigieuses, incalculables, lui apparais¬ sent à quelques pas l'une de l'autre dans les flancs de la même montagne. Au bas, les reptiles secon¬ daires, à mi-côte les premiers mammifères, plus haut le colossal mammouth et les troupeaux de rennes. C'est comme si l'on découvrait presque dans la même poussière et pour la première fois les civilisations mêlées et confondues des Vedas,. du Mahabaratha, des Psaumes, de l'Iliade, de Virgile, de Dante, de Shakspeare, de Racine. Quelle tentation de croire qu'ils ont surgi sponta¬ nément par un coup de théâtre! Telle a été, en effet, la première réponse des géologues. Ils ont cru que les organisations les 76 LA CRÉATION plus diverses avaient surgi tout armées, tout en¬ tières, à certains moments du temps, par la puis¬ sance d'une cause extra-naturelle, et il est certain qu'ils ne pouvaient faire autrement. Les balbutie¬ ments et ce que j'appellerai les patois du Verbe de la nature avaient disparu. Il ne restait que les fortes empreintes, les œuvres d'art accomplies de l'organisation végétale et animale. Les plus grands esprits, tels que Guvier, ont dû croire dès la pre¬ mière découverte de ces grandes formes pétri¬ fiées, qu'elles ont surgi instantanément, par mira¬ cle, sans liens d'aucune sorte avec ce qui les a précédées. Les maîtres de la science se sont trouvés dans la situation que j'ai supposée plus haut : tous les anneaux historiques rompus, la chaîne des temps brisée, Je lien des êtres disparu; une ignorance nouvelle s'est produite en même temps qu'une science nouvelle. Ils se sont dit : L'homme n'ex¬ pliquera pas ceci. Ne l'essayons pas. Pourtant, c'est la grande tentation de note siècle. Il ne s'arrêtera pas qu'il n'ait goûté à cette nouvelle science du bien et du mal. Poursui¬ vons. LIVRE DEUXIÈME 77~ CHAPITRE IV COMMENT LA NATURE ET LA PHILOSOPHIE ONT ÉTÉ BROUILLÉES. — NÉCESSITÉ UE LES RÉCONCILIER. Le monde a-t-il en un commencement? Est-il fini ou infini? Y a-t-il une loi de succession entre les êtres? La philosophie, qui a longtemps régné en France sous le nom d'éclectisme, s'est débar¬ rassée de ces questions en renonçant à cette portion de la philosophie qui a pour but d'expli¬ quer la nature. C'était renoncer, en partie, à la philosophie elle-même. Auparavant, Kant avait tranché ces questions par sa réponse inattendue qui coupe, en effet, court à toute réplique : Le monde n'est ni créé, ni éternel, ni fini, ni infini ; il n'est pas. Du moins, il n'existe pas, comme chose en soi, mais seule¬ ment comme une apparence produite par notre propre entendement. Illusion qui entraîne après soi des questions illusoires. La raison se tend à elle-même des pièges ; l'univers est une de ces embûches où le plus sage se prend le plus aisé¬ ment. 78 LA CRÉATION Une telle philosophie ne pouvait guère pousser à l'esprit de découverte dans la nature. Qui vou¬ drait se donner la peine de découvrir les lois d'un monde qui ne serait qu'une chimère ? Se garantir de cette chimère, voilà quelle devait être la sou¬ veraine question pour le philosophe. Jamais la raison humaine n'avait parlé avec un plus entier désintéressement d'elle-même et du monde. Descartes avait tenté de partir du doute absolu. Mais c'était là un procédé logique dans lequel il réservait tout ce qu'il voulait sau¬ ver du naufrage. L'abnégation de Kant est plus entière ; il fait le procès à la raison elle-même. C'est l'homme qui se fait juge de l'homme, et il décide contre lui le procès de l'infini et de l'éternel. La philosophie de Schelling et celle de Hegel se sont permis tous les rêves sur l'univers; pour¬ tant elles n'ont pas eu le pressentiment des ques¬ tions nouvelles qui surgissent aujourd'hui dans ■les sciences. On ne pouvait demander à ces philosophies de résoudre les problèmes; mais on avait le droit d'attendre qu'elles les posassent au moins comme des énigmes ; par où elles eussent montré qu'elles étaient dans le chemin de la vérité. N'ayant rien fait ni pour résoudre la question de notre temps, ni pour la poser, il n'est pas étonnant que LIVRE DEUXIÈME ces systèmes soient abandonnés aujourd'hui. Après tant d'audaces dans le vide, que de timi¬ dités étranges, quand cette philosophie approche de la réalité ! Valait-il, par exemple, la peine de prendre un vol si effréné et si fantasque dans l'abstraction, pour conclure par ces mots sur l'ori¬ gine des êtres ! « La création mosaïque est celle qui représente le mieux la chose, en disant sim¬ plement, tel jour c'est la plante, tel autre c'est l'animal, tel autre c'est l'homme qui a paru Chacun a été d'un seul coup ce qu'il est (1). » La poésie, dans Goethe, a conduit à de véritables découvertes scientifiques; la philosophie de Schel- ling et de Hegel n'a mis sur la voie d'aucune question, encore moins d'aucune découverte. Pour¬ quoi? Paree que la poésie est restée conforme à la vie, et que la philosophie de Hegel s'en est séparée. Pourtant, dans tous ces systèmes, une idée vraie subsiste : que les lois générales de l'esprit doivent se retrouver dans le développement de l'univers; qu'il doit y avoir une parenté entre les principes de l'intelligence et les principes sur les¬ quels sont fondés les divers règnes de la nature ; que l'échelle des idées doit se retrouver dans l'é¬ chelle des êtres; qu'enfin, il y a une logique dans (1) Hegel. 80 LA CRÉATION le monde physique, comme dans le monde intel¬ lectuel; que celui qui aurait le secret de cette logique aurait la clef de la terre et des cieux. Tout cela est vrai ; mais sitôt que de l'idée géné¬ rale les philosophes de la nature sont descendus aux applications dans les sciences particulières, quelle nuit ! quelles ténèbres ! quels labyrinthes glacés ! Pour en sortir, vous ne tenez aucun fil. Vous suivez un guide fantasque qui se joue de vous et de vos terreurs. En vain, vous redemandez la lumière, elle s'est éteinte. L'air manque, la vie manque. Ce n'est ni le ciel, ni la terre, ni l'enfer, mais le vide noir, infini. Vous y êtes perdu comme un point, dans l'éternel Erèbe. Quelquefois deux sciences étrangères l'une à l'autre ont été mises soudainement en contact, et de ces deux vérités, au choc l'une de l'autre, ont jailli des lumières inattendues. Que n'a-t-on pas vu sortir de l'application de l'algèbre à la géomé¬ trie par Descartes, de la géométrie à la métaphy¬ sique par Spinoza et Hobbes, de la climatologie à la législation par Montesquieu, de la théorie de l'attraction de Newton à la politique, par Saint- Simon et par Fourher ? La découverte du mouvement de la terre par Copernic est entrée pour beaucoup dans la pensée de Kant, de changer toute la philosophie et de déplacer l'orbite du monde moral et intellectuel. LIVRE DEUXIÈME 81 A l'exemple de ces grands hommes, osons aussi quelque chose. Un essai qui ne serait pas stérile serait une application de la paléontologie à l'his¬ toire, et de l'histoire à la paléontologie. L'avan¬ tage que j'y découvre d'abord est de mettre en présence deux sciences de même nature, puis¬ qu'elles appartiennent l'une et l'autre au domaine de la vie. Les paléontologistes ne s'occupent pas d'his¬ toire ; les historiens ne s'occupent pas de paléon¬ tologie. Et pourtant que de rapports intimes-, absolus, nécessaires entre leurs sciences ! j'ai vu ce vide, j'ai essayé non de le combler, mais de le montrer et de le diminuer. Ce serait toute une- science nouvelle à créer. Quand je lis la philosophie de la nature de Iiegelr je suis dans les brumes impénétrables du pôle;, çà et là se dressent quelques grandes pensées qui passent devant moi comme des blocs de glace dont je ne puis discerner ni la forme ni la couleur. La nature n'est plus qu'un jeu subtil de l'esprit avec- lui-même. Elle l'embarrasse, et il ne sait comment s'en défaire, et la ramener au vide. Il se pose, il se nie, il se montre pour se dé¬ truire; il renaît, il s'efface, il se contredit, il s'af¬ firme, il se cache, il éclate ; de là, toutes les formes de l'univers qui n'est plus qu'une dialectique de l'absolu pour broyer les faits et les rendre au néant. i. 5. 82 LA. CRÉATION Essayons de sortir de ces ténèbres et de revoir la lumière. Platon, dans ses grandes œuvres, ne se con¬ tente pas d'être clair. A la lumière, il ajoute une -autre lumière, à la clarté une autre clarté, jusqu'à j ce qu'il arrive à la splendeur du vrai. Il ne peut souffrir le moindre voile sur le corps de la vérité. Il la veut nue, rayonnante comme la statuaire. C'est le soleil de l'Attique à midi, qui ne souffre pas une ombre, dans le vaste horizon, au pied de Pallas-Athéné. LIVRE DEUXIÈME 88 CHAPITRE Y RÉVÉLATION DES CRÉATIONS ANTÉRIEURES. DÉCOU¬ VERTE DU MONDE FOSSILE COMPARÉE A LA DÉCOU¬ VERTE DU MOUVEMENT DE LA TERRE. CONSɬ QUENCES QUI S'ENSUIVRONT. LES ROYAUTÉS SUCCESSIVES DANS LES RÈGNES ORGANIQUES. QUE SONT LES PASSIONS DE L'iIOMME. QU'EST-CE QUE LA RÉMINISCENCE DE PLATON. COMMENT L'ESPRIT PEUT SE DONNER DES AILES. Les hommes qui nous ont précédés n'avaient sous leurs yeux que l'univers actuel. Ils ne con¬ naissaient que les êtres organisés qui sont leurs contemporains, et ils ne soupçonnaient pas qu'il ait pu jamais y en avoir d'autres. Leur horizon déjà si vaste était renfermé dans le moment de la nature présente. L'idée ne leur venait pas qu'il y eût une éternité visible, pétri¬ fiée derrière eux. Leurs sentiments, leurs juge¬ ments, leurs systèmes étaient jetés dans le moule du monde qu'éclaire le soleil d'aujourd'hui. Ou si, par hasard, ils soupçonnaient que d'autres .formes eussent jamais passé sur la terre, c'étaient pour eux des chimères, des hydres, des centaures aux- 84 LA CRÉATION quels ils n'attachaient que la réalité douteuse que l'imagination prête à ses monstres. Voilà maintenant qu'au milieu de la surprise de tous, le monde présent, contemporain, n'est plus le seul que nous puissions voir de nos yeux et tou¬ cher de nos mains. Un autre univers vient de nous être révélé qui nous est donné par surcroît. Un passé incommensurable s'ouvre devant nous peu¬ plé d'habitants dont nous n'avions aucune idée. Les visions des poètes primitifs et des prophètes, Gorgones, dragons, sphinx, sont surpassées par la vérité ! Elles prennent un corps et s'appellent ptérodactyles, plésiosaures, dinothériums; nous pouvons compter leurs os. Cette cité souterraine se partage en étages suc¬ cessifs qui descendent en spirales jusqu'aux en¬ trailles du globe et chaque étage a sa population rangée en ordre comme pour la visite d'un souve¬ rain; plus ce monde est étrange, plus il est loin de nous. L'incroyable est que ces os séparés, égarés, dis¬ persés, charriés par les eaux se réunissent comme à l'appel du jugement dernier. Ils viennent, ils se rapprochent,ils recomposent sous nos yeux le corps qu'ils formaient jadis; et cette merveille s'accomplit sans qu'il soit possible à l'esprit le plus sceptique de douter un instant que la chose la plus incroyable est devenue en même temps la plus certaine. LIVRE DEUXIÈME 85 Jusqu'ici, en parcourant le inonde nouveau qui se découvre à eux, les hommes ne sont occupés qu'à en prendre possession ! La surprise leur ôte en quelque sorte la réflexion. Ils se hâtent d'en compter les prodiges, d'enregistrer les merveilles, de qualifier les habitants, de mesurer les étages, d'attacher leurs noms à quelques ossements, de s'en faire un titre d'honneur et d'immortalité. Surtout ils se pressent d'en faire un dénombre¬ ment exact, comme si le temps allait leur manquer et que le monde révélé hier dût s'abîmer et dispa¬ raître demain. La curiosité scientifique est ainsi le premier sentiment qui s'éveille ; mais lorsqu'elle aura été à demi satisfaite, je tiens pour impossible que cet univers, nouvellement révélé, ne fasse pas une impression plus profonde. Je ne puis imaginer qu'il ne produise pas à la longue des effets tout nouveaux sur l'esprit humain ; qu'il n'éveille pas un long écho dans l'ordre moral ; qu'il ne soit pas le germe de sentiments inconnus, de contempla¬ tions inouïes, et, qui sait? de philosophies nou¬ velles ! L'homme ne possédait jusqu'ici que la science duprésent; voilà le passé qui s'y ajoute. Sa lyre monocorde s'enrichit d'une corde qui plonge dans un passé éternel. Quelles harmonies en naîtront, profondes, souterraines, qui montent '86 LA CRÉATION jusqu'à lui du fond des abîmes ? Que gagneront à cette prise d'un univers entier l'intelligence, la vie morale ? Est-ce que l'homme appelé à regar¬ der sous ses pieds renoncera de plus en plus à re¬ garder le ciel ? Il n'est pas croyable qu'un tel changement non- seulement dans la conception, mais dans la posses¬ sion du monde matériel, un si immense domaine ajouté soudainement au domaine de l'homme, une si prodigieuse richesse ajoutée à sa richesse, la borne de son champ d'héritage déplacée, reculée tout à coup à l'infini, et, pour tout dire, le don gratuit d'une nature toute neuve, conservée dans la mort, n'influent en rien sur sa manière de con¬ cevoir et la vie et la mort, et le présent et l'avenir, et sa place à lui-même à la tête des êtres organi¬ sés. S'il se retourne un moment vers les spirales souterraines, il découvre pour la première fois1 une succession infinie d'êtres tous différents cle lui, tous gravissant incessamment vers lui. Chan¬ geant de formes à chaque étage, ces êtres inconnus sont dominés par quelque organisation supérieure: poisson, reptile, mammifère, qui semble régner sur eux pour toujours. Al'époque secondaire, siles reptiles avaient parlé, ils auraient dit : Nous sommes les rois du monde. Nul être ne s'élève au-dessus de nous, nul autre LIVRE DEUXIÈME 87 que nous ne sait ramper. En vain une plèbeinfinie de créatures inférieures, rayonnés, mollusques, poissons, s'épuisent à monter jusqu'aux reptiles. Le reptile est la créature préférée, la forme su¬ prême, divine ; le monde s'arrête à lui. Que sont toutes les organisations inférieures, primaires, au prix de la sienne ? En lui s'achève et se couronne le monde. Dans l'époque tertiaire, si les grands mammi¬ fères avaient parlé, ils auraient dit : L'univers a fait un pas, nous en sommes le faîte. Comment les reptiles ont-ils pu croire un instant que le monde s'arrêterait à eux ? Ils sont bons pour marcher sur le ventre ; mais nous avons relevé la tête. Nous sommes les dominateurs légitimes ; qui pourrait comprendre qu'une organisation appa¬ raisse supérieure à la nôtre ? C'est vers nous que gravitaient aveuglement toutes ces vies ébauchées qui s'essayaient à vivre. Mais nous avons touché le but ; sans craindre qu'aucun être nous dépossède jamais, nous pou¬ vons de siècle en siècle tranquillement brouter la terre ou nous dévorer les uns les autres. Vient enfin la période quaternaire ; l'homme paraît, il dit à son tour : Tout le monde s'est trompé ici-bas, excepté moi. Les reptiles ont cru au règne divin des reotiles ; 88 LA CRÉATION les mammifères à celui des mammifères. Erreur, extravagance de la plèbe delà création. Il n'y a de roi légitime que moi. C'est pour me faire place que tous ces monarques d'un jour sont tombés, depuis les trilobites cuirassés, depuis les royales ammonites jusqu'aux grands vertébrés. Moi seul, je suis le dominateur suprême en qui s'achève toute vie; ou plutôt, il n'y a aucun lien entre les vies antérieures et la mienne. L'univers est fini, les temps sont consommés. Dieu s'est épuisé en moi. Je suis le dernier fils de sa vieil¬ lesse. Ce point de vue sera chaque jour plus difficile à soutenir ; tant de dynasties organiques qui ont passé pourraient bien finir par persuader l'homme qu'il est lui-même un monarque éphémère et que le moment viendra où il sera détrôné. En même temps tous ces êtres qui l'ont précédé et cette longue suite d'ancêtres l'expliquent à lui- même. En lui, ils rampent; en lui, ils volent; en lui, ils s'achèvent et revivent. Matière et substance des passions forcenées qui rugissent en lui. Formé de ces mondes antérieurs, voilà l'argile dont il a été pétri. C'est pour cela que tous les moments de l'univers se retrouvent en lui. Qu'est-ce que la réminiscence de Platon, si ce n'est l'écho de ces antiques origines ? LIVRE DEUXIÈME 89 Le livre de la création qu'il est donné à chacun de feuilleter désormais, page par page, a beau être interrompu par des vides ; il en sort une force d'ascension vers le mieux que ne peut contreba¬ lancer toute l'inertie de la nature morte. Si je veux me donner des ailes, j'ouvre ce livre dans l'atlas des fossiles ; je suis des yeux cette immor¬ telle vie qui s'enferme un moment, un siècle, des myriades de siècles dans une forme pour briser cette forme. -Je sens, je retrouve en moi cette même vie. Armé de cette puissance qui est la somme de vie de tous les êtres apparus sur le globe, je défie la mort ; je brave le néant. Lorsque je vois cette lente progression, depuis le trilobite, premier témoin effaré du monde nais¬ sant, jusqu'à la race humaine, et tous les degrés vivants de l'universelle vie s'étager l'un sur l'autre, et tous ces yeux ouverts, ces pupilles d'un pied de diamètre qui cherchent la lumière, toutes ces formes qui se haussent l'une sur l'autre, tous ces êtres qui rampent, nagent, marchent, courent, bondissent, volent au-devant de l'esprit, comment puis-je croire que cette ascension soit arrêtée à moi, que ce travail infini ne s'étende pas au delà de l'horizon que j'embrasse? Quand je refais, en idée, ce voyage infini, de gradins en gradins, dans le puits de l'Éternel, je ne peux me contenter de ce que je suis. Moi aussi 90 LA CRÉATION je demande des ailes. Je conçois des séries futures et inconnues de formes et d'êtres qui me dépasse¬ ront en force et en lumière, autant que je dépasse le premier-né des anciens océans. Alors je m'explique ce prodige d'orgueil et d'hu¬ milité qui est tout l'homme. Orgueil en face des êtres antérieurs qui gravitent obscurément vers lui ; humilité en face des êtres supérieurs dont il porte en lui la substance, et dont il sent intérieu¬ rement le battement d'ailes incessant, depuis l'époque de Platon. La religion, comme la poésie, n'est souvent que la conscience de ces deux mondes ; anciens rugis¬ sements delà nature en travail, sifflements de ser¬ pents diluviens qui ont trouvé un dernier écho dans le cœur de l'homme, pressentiments cachés de formes futures, encore enveloppées dans les formes du présent. Gomme l'homme a aujourd'hui la perception obscure des organisations précédentes qui grondent dans son sein, de même les êtres supérieurs, dont le monde est éternellement en travail, auront la perception distincte des condi¬ tions de vie antérieure, dans une conscience plus claire et moins troublée par le bruit du chaos. C'est là ce que veut dire cette foi à l'éternel Vivant, que rien ne peut tarir ; cri de toute créa¬ ture ; aspiration de toute vie à une vie plus haute et plus complète. LIVRE DEUXIÈME 91 CHAPITRE VI QUEL A ÉTÉ SUR L'ESPRIT HUMAIN LE PREMIER EFFET DE LA DÉCOUVERTE DES CRÉATIONS ANTÉRIEURES . — CHANGEMENT DANS LA CONCEPTION DE LA VIE ET DE LA MORT. Il faut bien avouer que la soudaine apparition des grands mammifères, paleeothériums, anoplo- thérium, dans le terrain tertiaire, aux flancs de la colline de Montmartre, était faite pour causer aux géologues le même étonnement que l'apparition des pyramides d'Egypte, des grands temples de Palmyre, de Psestum et de Grèce dans le désert, à un esprit sans culture. Où sont les ébauches et les premiers essais de ces monuments ? Nulle part. Le monde social d'où ils ont surgi est aussi impossible à retrouver vi¬ vant que l'état de la nature à l'époque jurassique ou éocène. Aussi le premier sentiment des peuples qui ont rencontré les temples, les pyramides, les dolmens, a-t-il été d'en attribuer la construction à des êtres imaginaires, génies, démons, fées, qui remplacent pour eux la puissance évanouie des 92 LA CRÉATION civilisations antiques. De là le grand nombre de légendes, de superstitions, de poésies populaires qui s'attachent à chacune des ruines du désert. Les fées ont élevé les dolmens. Pendant le der¬ nier siège d'Athènes, les Turcs me racontaient que les colonnes du temple de Jupiter gémis¬ saient, chaque soir, de se sentir crouler. Quand les temps de la critique et de la science : sont venus, cette première stupeur a continué. L'esprit humain a peine à revenir de l'éblouisse- ment en face des oeuvres gigantesque de l'Inde ou de l'Égypte. On s'obstine à croire que le monde social a commencé par se produire tout entier, dès le premier jour, dans ces œuvres colossales j ou d'autres analogues. Combien de savants et de j philosophes se représentent encore, à l'heure où nous sommes, l'humanité surgissant dès l'origine dans toute sa puissance, avec une langue for¬ mée, une poésie, une religion, et même une architecture qui ne pouvait plus que dé¬ croître ! En vain les découvertes nouvelles ont montré les divers degrés par où l'homme a passé, com¬ bien d'ébauches, de tâtonnements, de formes, de genres de vie, ont servi d'intermédiaire entre l'âge de pierre et l'âge de fer, par combien d'états an¬ térieurs a été préparée chacune des stations hu¬ maines ; combien les peuplades aryennes ont pré- LIVRE DEUXIÈME 93 cédé de loin l'épanouissement du sanscrit et du zend ; comment par delà chaque antiquité se révèle une antiquité plus lointaine; par delà chaque génération une autre génération, et combien de siècles de siècles pèsent déjà sur ceux que nous prenons pour les premiers-nés de la première journée du monde civil. En vain ces intermédiaires sont placés sous nos yeux; l'habitude de l'esprit l'emporte. La plupart des historiens et des penseurs refusent de voir les anneaux qui relient les différents âges de l'huma¬ nité. Ils la voient toute grande et glorieuse dès le premier jour, comme la déesse qui naît avec sa ceinture, dès la première écume des eaux. Ne vous étonnez pas si, à la première révélation des grands ossements des mammifères épars dans la période tertiaire, une stupeur semblable a en¬ vahi l'intelligence. Ici, l'esprit humain était mis véritablement au défi, de dénouer l'énigme. Com¬ ment les plus sages, les plus savants, les plus méthodiques, ne se seraient-ils pas contentés de répondre d'abord : ceci dépasse les facultés hu¬ maines. Ne tentons pas l'impossible. Les grandes organisations dont nous venons de découvrir les ruines ont été dès l'origine ce qu'elles furent plus tard. Elles sortent toutes achevées de la main du Créateur. En demander davantage, c'est outre¬ passer les limites de notre entendement. Prenez 94 LA CRÉATION garde au vertige : arrêtez-vous. Ne cherchez pas à voir Dieu face à face. Voilà, en d'autres termes, ce que répondait Cuvier, qui avait ouvert ces abîmes nouveaux à l'intelligence. Mais il était impossible que la cu¬ riosité humaine, ainsi attirée et repoussée en même temps, se renfermât toujours dans une si grande prudence. Un pan du rideau de la création est déchiré. Il ne manquera pas de téméraires qui plongeront dans le gouffre, décidés à surprendre le dernier secret de l'origine et de la succession des êtres organisés. Où trouver le levier pour soulever ce monde inconnu? C'est la question de notre siècle. Avant de faire un pas de plus, interrogeons la poésie, là où la science s'arrête. LIVRE DEUXIÈME 95. pas ' CHAPITRE VII IMPRESSION QU'UN ÊTRE IMMORTEL RECEVRAIT DE LA SUCCESSION DES ÊTRES SUR LA TERRE. LES LEÇONS DU CENTAURE. Hésiode avait composé un poëme dont le titre atteste la grandeur : « Les leçons du Centaure. » L'ouvrage est perdu, et ce ne sont pas seulement les poètes qui doivent le regretter. Que n'avait pas à nous apprendre des secrets de la nature cet être étrange, animal jusqu'à la ceinture, demi-dieu par la tête? J'ai eu longtemps la pensée de refaire, avec les idées de notre époque, le monument que- le temps a détruit. Je me contente de citer ici le fragment suivant de mon essai de restauration. J'ai cherché à y peindre les impressions que cau¬ serait le spectacle de la succession insensible des êtres à un être immortel. « Le centaure Chiron, au moment de se sépa¬ rer de son élève Achille, le conduisit dans l'endroit le plus retiré de son domaine. On n'y voyait que des arbres tombés de vieillesse, l'un sur l'autre, de grands blocs moussus, à travers lesquels per- 96 LA CRÉATION çait clans le ciel la cime dentelée des montagnes. Le torrent qui grondait au loin fit tout à coup silence pour écouter parler le plus sage des êtres. Alors, le vieux centaure s'arrêta et dit au j eune Achille : Je t'ai appris, mon fils, à te nourrir de la moelle du lion, à manier l'arc et la flèche. Mais retiens ce que je vais te dire. Nul ne pourrait t'ap¬ prendre ce qui me reste à te révéler. C'est le der¬ nier mot de la science de Chiron. Écoute-moi : bientôt tu ne me demanderas plus pourquoi je m'ennuie d'être immortel. D'où viennent les êtres animés qui habitent la terre ? De quelle caverne profonde sont-ils sortis? le sais-tu? Moi, je les ai précédés dans le monde, j'ai cherché le secret de leur naissance, dans les jours où il n'y avait que moi qui eus les yeux ouverts sur le chaos. Pendant des myriades de siècles, l'Océan fut mon unique compagnon. Je frappais de mes qua¬ tre pieds ses rivages déserts, cherchant au loin si ses flots ne m'apporteraient pas quelque être vi¬ vant, semblable à moi, pour mettre fin à mon éter¬ nelle solitude. Les flots ne m'apportèrent que des coquillages jetés par la tempête sur la grève. Je ramassai quelques-unes de ces coquilles tournées en volutes. Je les interrogeai, je les collai à mon oreille. Je n'entendis que l'écho des orages qui grondaient dans leurs orbes muets. LIVRE DEUXIÈME 97 La lassitude me prit, je m'endormis sur un ro¬ cher. A mon réveil, l'Océan avait fui. Je le cher¬ chai, je l'appelai vainement. Où était-il? il avait disparu. A sa place, s'élevait sur le roc une forêt de noirs sapins qui remplit mon cœur d'angoisse. Ces arbres monstrueux tendaient leurs bras immobiles et ils frissonnaient en semblant menacer. Je frissonnai comme eux, car c'est la première fois que je les voyais. Cependant, j'osai m'appro¬ cher et me confier à leur ombre. Elle répandit en moi une paix que je n'avais jamais éprouvée. Je leur criai : D'où venez-vous ? qui vous fait ainsi trembler au moindre souffle ? Ma voix se perdit clans le bruissement du feuillage. Je parcourus la terre dans tous les sens et je ne rencontrai personne. Pourtant, un jour, en m'égarant sous les noirs ombrages que le jour ne perçait pas encore, je trouvais les traces de pas sur la terre humicle. Mon cœur hennit de joie. Bientôt, je m'aperçus que ces pas étaient les miens. Toujours errant, en quête de je ne sais quelle surprise, net'étonne pas si je revenais sou¬ vent sur le sentier que j'avais moi-même frayé. Le soir vint, je rencontrai une armée d'im¬ menses reptiles cuirassés qui se traînaient au bord d'un marécage. En me voyant, ils ouvrirent leur i. 6 98 LA CRÉATION vaste mâchoire. Quelques-uns avaient des ailes membraneuses ; ils en battirent les flots et prirent leur vol pour me poursuivre. Déjà, j'entendais le lourd clapotement de ces ailes qui n'étaient pas encore emplumées. Je me hâtai de fuir au galop. Le retentissement de mes quatre pieds sur le rocher les effraya. Ils retom¬ bèrent dans le marais livide, d'un vol oblique, comme celui de la chauve-souris. Je pris alors, dans mon carquois, une de mes flèches divines, et ce fut la première qui fit ré¬ sonner mon arc. Depuis ce moment, les reptiles apprirent à me connaître. Ils m'appelèrent leur roi, mais je dédaignai de régner sur eux. Alors, ils me prièrent d'être leur dieu, et se mirent à m'adorer. Je méprisai leurs hymnes rampants. Une chose m'inquiétait : savoir d'où ils étaient venus. Car j'avais assez visité la terre, pour être sûr qu'ils n'y avaient pas toujours été. Mainte¬ nant, le moindre abîme résonnait de leurs coasse¬ ments; je résolus d'épier la naissance de ces êtres, de manière à ne plus être surpris par l'apparition d'aucune créature nouvelle. Ce fut là ma pensée de chaque jour. Debout au sommet de la montagne, ou couché sous les fougères qui étaient alors d'une prodi¬ gieuse grandeur et me couvraient tout entier, j'épiai le moindre bruit qui pût annoncer la venue LIVRE DEUXIÈME 99 d'une figure nouvelle dans le monde des monstres. Car j'avais le pressentiment que ce monde n'était pas achevé et que des hôtes inconnus ne tarde¬ raient pas à surgir. Les années, les siècles se suivirent ; ils ne purent rien sur moi. Seulement les troupeaux d'êtres dont j'étais le berger, m'échappaient, dis¬ paraissaient, un à un, en secret. A leur place venaient des successeurs, qui n'avaient presque rien de commun avec les premiers. Quoi que je fisse, il m'était impossible de saisir le moment où le changement s'accomplissait. A certains jours, je m'apercevais que les rep¬ tiles n'étaient plus les mêmes, qu'ils avaient perdu leurs ailes. Bien plus, là où étaient des êtres ram¬ pants la veille, je rencontrai le lendemain des êtres portés comme moi, sur leurs pieds. Comme moi, ils avaient des flancs haletants ; comme moi, un vaste poitrail, où habitaient sans doute de divines pensées. Beaucoup aussi s'ar¬ mèrent de griffes acérées, d'épaisses crinières, de vastes trompes, de dents nouvellement aiguisées. Je m'approchai d'eux et je leur demandai où ils avaient pris ces armes toutes neuves, et s'ils étaient de ma famille. Ils me répondirent par un sourd rugissement et se jetèrent sur moi pour me dévorer. J'eus peine à échapper à ces furieux, saisis de l'ivresse des corybantes. Us avaient bu 100 LA CRÉATION quelque breuvage noir qui inspire la colère. Rentré dans ma caverne, la curiosité m'aiguil¬ lonna chaque jour davantage. Je me figurai que c'était pendant mon sommeil, que les êtres nou¬ veaux entraient dans le monde. Sans doute, me disais-je, à peine j'ai fermé les yeux, ils se glis¬ sent tout formés parmi les vivants. Je résolus de ne plus dormir ni jour ni nuit, que je n'eusse découvert le mystère. A la clarté des étoiles, je regardais l'immense mer, j'écoutais le bruit des forêts sonores. Rien ne décelait l'embûche ; quand venait l'aurore, presque toujours quelque créature nouvelle, in¬ connue, sortie du néant, terrible ou charmante, tigre ou antilope, passait près de moi pour me railler. Et les meilleurs, les oiseaux, disaient de leurs voix mielleuses et moqueuses : Vois, Chiron; dis-moi d'où je viens. Devine si tu peux. Ta science, ô sage, a-t-elle aussi des ailes ? Enfin l'homme parut devant moi. Je reconnus ma figure, mon visage, la flamme de mes yeux. Ses lèvres s'entr'ouvrirent, je reconnus ma voix. Son front s'alluma ; je reconnus ma pensée. Quoi donc ! Pendant mon sommeil m'avait-il volé ma vie, mon être ? La ressemblance descen¬ dait jusqu'à la ceinture ; au-dessous, tout diffé¬ rait. Pourquoi n'avait-il pas volé aussi mes flancs, LIVRE DEUXIÈME 101 mes reins invincibles, mes pieds ailés que m'en¬ vient les éperviers ? Les avait-il dédaignés ? Je me comparais à lui et ne savais que penser de ce partage de moi-même. Par la tête, nous étions égaux ; mais par le corps, qui de nous l'em¬ porte ? Mon premier désir fut d'étouffer cette demi-image de moi-même avant son premier pas sur la terre. Je le saisis et l'emportai comme une proie ; puis, voyant combien il était faible d'esprit autant que de corps, j'eus pitié de lui. Je le pris dans mon antre, et lui donnai les pre¬ miers enseignements des centaures. Il était arrivé affamé; je lui donnai la moelle des lions que je tuai pour le nourrir. Mange, lui dis-je, nous sommes frères, toi et moi. Car, sans doute, nous avons un même ancêtre qui nous a légué à tous deux les traits de son visage. En parlant ainsi, j'avais oublié la forme de mes pieds. Quoiqu'il ne sût pas encore parler, il jetait des cris caverneux qui me glaçaient le cœur. Je com¬ pris à ces cris qu'il me prenait pour l'un des monstres qui l'avaient précédé. Il regardait fière¬ ment mes longs membres velus et le sabot qui me sert de pied. Il y avait de l'orgueil dans ses vagis¬ sements : lorsqu'il poussait son terrible ho ! ho ! j'imaginais qu'il voulait dire : Toi ! monfrère? vois donc, ô monstre, tes pieds. 102 LA CRÉATION Va ! ta famille est parmi ceux qui broutent l'herbe sauvage ;moi j'appartiens aux dieux. J'abaissai les yeux sur mon poitrail ; je me vis ou crus me voir pour la première fois. 0 douleur! ô honte ! la bète en moi me fit horreur. Le déses¬ poir s'attacha à moi comme un taon à mes flancs. J'aurais voulu m'arracher à moi-même. Ah ! si j'avais pu oublier un moment le centaure aux quatre pieds que j'emportais avec moi ! Caché à demi dans les herbes des forêts ou dans les plaines de l'Océan, j'essayai de me tromper moi- même. Mais non ! Revenu dans mon antre, je trouvais mon hôte. En le revoyant, je sentais son mépris. Il acceptait mes dons sans m'aimer davantage ; sa voix en me parlant était farouche comme s'il •eût parlé à un lion familier ; je lui tendis la main, il la repoussa. De grosses larmes coulaient de mes yeux et tombaient sur mon poitrail. Je pleurai de me sentir immortel. Cependant j'observai celui qui me traitait en béte de somme. Toujours armé d'une hache de pierre, il partait chaque matin en quête d'une proie. Une fois je le vis revenir, il tenait dans ses mains un crâne d'homme, dans lequel il allait boire du sang. Je renversai sa coupe et lui dis : Tu me mépri¬ ses, moi, Chiron, le plus sage des êtres à cause de LIVRE DEUXIÈME 103 mes pieds rapides ; cent fois, j'ai découvert en toi la cruauté du loup, la perfidie du serpent, la mé¬ chanceté du tigre, la timidité du lièvre, la bassesse du reptile. Tu veux bien avoir tous les vices réunis qui grondent dans les animaux ; malgré cela tu prétends n'avoir rien de commun avec eux ni avec moi. Je t'ai tendu la main, tu l'as repoussée. Quand je te verrai sans vice, je croirai que rien ne nous lie, toi et moi, ni dans le présent ni dans le passé ; jusque-là n'espère pas m'abuser. En dépit de toi, nous avons un même ancêtre. Il m'a légué ses pieds, il t'a légué son cœur et son âme de proie. Ici le centaure s'interrompit ; puis regardant Achille, il ajouta : Souviens-toi, ô mon fils, de mes paroles, quand tu sentiras la colère monter à ton cœur. Tu sais maintenant pourquoi, en voyant cette perpétuelle succession d'êtres, de générations qui m'é¬ chappent et que je ne puis retenir, je m'ennuie d'être immortel. Crains de le devenir à ton tour. C'est le dernier conseil de ton maître Ghiron. A ces mots, il rentra en gémissant dans sa grotte; le jeune héros, aux pieds légers, s'élança au-devant des destinées inconnues qui l'atten¬ daient sous les murailles de Troie. » LIVRE TROISIÈME LA. NOUVELLE GENÈSE CHAPITRE PREMIER PREMIÈRE LEÇON QUE LA NATURE DONNE A L'HOMME. — LES ÊTRES MICROSCOPIQUES. SI LA NATURE A COMMENCÉ PAR LE GRAND OU PAR LE PETIT. ÉPOQUE PRIMAIRE. — QUEL ÉTAIT ALORS LE ROI DE LA CRÉATION. LA NATURE AVEUGLE. FORMA¬ TION DE L'ORGANE DE LA VISION. — LE PREMIER ŒIL OUVERT. Au commencement s'étendait la mer des pre¬ miers âges, et la terre était en partie cachée sous ses flots. Mais où s'arrêter, si l'on veut remonter à la première source de vie, puisque déjà les éponges se déposaient dans la silice, et les fora- minifères dans les schistes cristallisés? Sous les eaux se forme une végétation marine, fucoïde ; des êtres microscopiques, forartiinifères, bryo- 106 LA CRÉATION zoaires, mousses vivantes, précédés d'animalcules .plus impalpables, construisent de leurs coquilles •et de leurs enveloppes testacées les premiers fondements de la nature vivante. Ces imperceptibles ouvriers, qui bâtiront plus "tard les roches de Thèbes et de Paris, travaillent •dès lors, dans le fond des gouffres, à maçonner, paver les constructions sous-marines sur les¬ quelles s'élèveront toutes les assises végétales et animales des mondes à venir. J'ai dit que ces premiers artisans de l'abîme sont imperceptibles; par là, ils donnent le démenti aux fantaisies humaines, qui, éprises seulement des apparences, imagineront que tout a commencé par le grand, le colossal. Pesez ces premières générations d'êtres animés. Trois millions huit cent quarante mille de ces premiers architectes sont renfermés dans cette once de sable que vous tenez dans le creux de votre main. Ce sont eux qui posent les premières assises du monde organisé; ils les feront assez ■solides pour qu'elles puissent supporter le faix de tous les âges. Ainsi tombent pour jamais les faux systèmes qui ne croient qu'à la puissance des géants. La première leçon que la nature donne à l'homme, c'est que l'infiniment petit est égal, en puissance, à l'infiniment grand. Dès le premier pas, elle LIVRE TROISIÈME 10T s'appuie, non pas comme on l'a cru longtemps,, sur des colosses, sur le béhémoth de Job ou le' palseothérium de Cuvier, mais sur des animal¬ cules si frêles, si insaisissables, qu'ils avaient échappé jusqu'à nos jours à l'œil de l'homme. Ils n'existent pour lui que d'hier, eu^ qui ont pré¬ cédé toute chose vivante. Ajoutons encore ceci : ces infiniments petits,, si mal défendus, si bien faits pour périr, qui de¬ vaient être écrasés les premiers sous leur œuvre,, ont survécu à tous les temps, à toutes les formes-,, à toutes les organisations. Tels ils étaient au premier jour du monde, tels ou à peu près ils sont encore aujourd'hui. Mille fois leur édifice a été bouleversé sur eux sans qu'ils aient pu périr. Tant il est vrai que le petit est l'égal du grand, qu'il est au moins son ancêtre et lui survit presque toujours. Au-dessus de ces premiers artisans du globe,, quel était alors le roi de la création? C'était le trilobite. Pendant que les foraminifères et les bryozoaires tapissaient le fond de l'Océan et y construisaient leurs mosaïques, déjà le trilobite nageait dans des eaux moins profondes. Armé de son bouclier aux trois lobes, ce petit crustacé- fut le premier qui osa se mouvoir librement, visiter des lieux différents, chercher de nouveaux rivages à travers l'univers inconnu. 108 LA. CRÉATION Il fut aussi le premier des êtres qui eut des yeux capables de voir. Avant lui tout être naissait aveugle, restait aveugle, comme si la nature encore informe n'eût voulu se donner en spectacle à aucun être vivant, Qu'était-ce, en effet, que ces taches colorées, ces points souvent imperceptibles qui tenaient la place des yeux dans le groupe naissant des zoophytes et des annélides? Ne dirait-on pas qu'à de pareils témoins la nature a voulu rester en¬ core cachée? Tout ce qu'ils peuvent faire est de discerner la lumière des ténèbres, le jour de la nuit. C'est pour eux le comble de l'existence et de la connaissance. Ces premiers êtres organisés palpent le point qu'ils occupent; ils ne le voient pas. Enfin vient le trilobite ; il a un véritable or¬ gane de vision, autrement qu'à l'état rudimen- taire. Et ce premier œil, informe, réticulé à la surface bosselée, que vit-il en s'ouvrant dans l'abîme ? Des mollusques flottants de petite taille, point de poissons encore, ni de reptiles, ni de vertébrés d'aucun genre, mais de nombreux zoo¬ phytes, coraux, crinoïdes, lingules, étoiles de mer, parmi lesquels il cherchait sa nourriture, Pour échapper à ses ennemis (car il en avait déjà), il se roulait en boule et se laissait emporter par l'Océan aveugle. On a compté jusqu'à vingt LIVRE TROISIÈME iO'J métamorphoses successives cle ce premier des crustacés à travers les formes diverses de son existence. Il vivra assez pour rencontrer, à la fin, le regard fixe, l'œil déjà presque achevé des grands mollusques céphalopodes ; tant l'organe de la vision a été développé, perfectionné sans relâche, d'époque en époque, depuis le point coloré {!) des zoanthaires jusqu'aux deux gros yeux des ammonites et des bélemnites, qui se rapprochent de ceux des vertébrés. Déjà, dans chaque coin de l'abîme, il y a un œil ouvert, au fond des mers primordiales. Il regarde, il voit. La nature vi¬ vante a cessé d'être aveugle. Le trilobite, ancêtre des crustacés, fut aussi l'un des premiers êtres qui disparut du monde naissant. On ne le trouve plus, dans l'époque primaire, dès la fin de la mer silurienne. Par sa disparition, il marque une ère nouvelle. Au sein de l'univers qui s'entrouvre, il an¬ nonce, il publie que tout sera changement, ins¬ tabilité ; que les formes des organisations pas¬ seront, comme la figure du monde ; que la durée n'appartient à aucun être. Son bouclier aux trois lobes ne l'a pas défendu contre les atteintes du temps; ainsi, non-seulement les individus (1) Milne Edwards. Zoologie, p. 539, 5'iS'. LA CRÉATION. I. 110 LA. CRÉATION meurent, mais aussi les espèces et même les genres. A l'extrémité la plus reculée de l'horizon des âges, cette mer silurienne a déjà ses révolutions. Elles sont cachées dans les gouffres où la vie sous-marine se développe loin de la lumière libre du jour. Point de continents encore; peut- être déjà quelques deltas, ou des plages, ou des îlots nus, rasant au milieu d'une eau profonde; ces points battus des flots marquaient la place future de l'Angleterre, de la Russie, de la Bohême, du Canada. Nulle créature ne s'était encore aventurée hors des mers tièdes; çà et là, les tempêtes jetaient sur la rive une algue déracinée, un coquillage bivalve, que le flot reprenait et rendait à l'Océan. Nul être ne s'était essayé à vivre sur la terre qui manquait presque partout ; nul témoin n'avait encore levé la tête au-dessus de la mer et osé regarder en face l'univers, il restait lui-même plongé et perdu dans l'abîme. LIVRE TROISIÈME III CHAPITRE II SECONDE JOURNÉE. — LA FORÊT CARBONIFÈRE. — SES HABITANTS: — SI LE MONDE A COMMENCÉ PAR LA VIEILLESSE. Nouvelle journée. Les montagnes étaient pros¬ ternées au fond des mers. Une plage émerge entre deux bas récifs; sur cette plage sont jetées des plantes marines qui, arrachées parla tempête, dé¬ posent un premier limon d'où surgissent les pre¬ mières plantes terrestres, d'abord des lichens, puis des mousses qui se cramponnent au rocher comme des naufragés. Règne obscur des cryptogames, ils posent les premiers le pied sur la terre ferme. Ils la possèdent; ils ne s'en laisseront arracher par aucun orage. Combien de siècles de siècles la posséderont-ils seuls et sans partage? Qui le saura jamais? Époque des plantes rampantes, elles abondent comme la chevelure trempée d'un homme qui surgit du fond des eaux. Enfin, parmi elles s'élève la fougère. Elle se dresse au-dessus de la population naine qui l'en¬ veloppe, elle glisse partout ses frondes ondu- 1 12 LA CRÉATION leuses, n'ayant besoin pour végéter que d'un peu de poussière humide. Dans sa croissance rapide, elle devient arbre, forêt ; et à mesure que les vents la déracinent et la couchent sur le sol, elle fait la première litière des troupeaux d'êtres qui n'ont pas encore paru. Autour d'elle montent des monocotylédonés, qui ressemblent à des bambous ou à des prêles gigantesques. Celles-ci forment des colonnes végétales qui percent de leurs fûts le fouillis des fougères arborescentes. Les vents frappent l'un contre l'autre les troncs écorchésdes sigillarias, des lépidodendrons, des calamités; ils en tirent des mugissements sourds, comme de la nature en travail qui enfante. Aucun de ces végétaux ne dépassait en gran¬ deur les arbres actuels; second démenti au pré¬ jugé qui donne des formes colossales à toutes les origines. La fleur manquait aux plantes, avec la fleur le parfum. Tout était, pour ainsi dire, végétation, mais sans odeur, sans épanouissement, sans cou¬ ronne. Le monde ne savait pas ce que c'est qu'une fleur ; lui-même n'était pas encore épanoui. Une abeille, si elle eût pu exister, n'eût pu trouver sur toute la surface de la terre de quoi désaltérer sa soif de nectar. Telle fut la première forêt sur la plage rasante de la mer carbonifère. Plus de cent forêts sem- LIVRE TROISIÈME '113 blables, nées de la première, devaient s'ensevelir l'une sur l'autre, avant que le temps parût mar¬ cher et apporter un changement quelconque dans cette île égarée au milieu de l'Océan. Cependant des rivières d'eau douce la traversent, et se mê¬ lent à l'eau saumâtre, en formant des deltas, dans les golfes et les estuaires. Etait-elle habitée par quelque être vivant? Il y avait déjà des insectes souterrains, aveugles les fourmis blanches ou termites. Le grillon s'y faisait entendre ; le chœur des cigales, dont parle Platon, rompit le premier l'éternel silence de la nature organisée. Des scorpions, des scarabées, des crabes se traînent sous les plantes lacustres et palustres. Enfin, voilà sur la tourbe des empreintes de pas! A qui appartiennent-ils? Qui a laissé der¬ rière lui la trace de ces quatre pieds inégaux aux cinq doigts, suivis d'une main à quatre doigts? Est-ce la salamandre du terrain houiller? Non! c'est un grand batracien, labyrinthodon, gre¬ nouille de la taille d'un bœuf. Après lui voilà, sortis des marais, sept autres reptiles, les plus an¬ ciens du monde. Ils atteignent déjà à une gran¬ deur d'un mètre ; -ils ne se fient encore qu'à demi à cette terre ferme nouvellement apparue. Leur principal séjour est dans la mer; ils ne visitent l'île qu'à la hâte. 114 LA CRÉATION Intermédiaires entre deux formes (les batra¬ ciens et les sauriens), comme entre deux élé¬ ments, ils n'abordent le nouveau que pour se replonger dans l'ancien. Terre inconnue, nou¬ velle, ils viennent d'y laisser la trace de leurs premiers pas, à l'air libre ; pour la première fois, ils ont essayé de la respiration aérienne. Effrayés de leur tentative, au bruit de quelques cycadées que le vent a renversées, voyez-les fuir le jour et rentrer dans le gouffre accoutumé. De rares poissons l'habitent, dont les os ne sont encore qu'un cartilage mou, ancêtres des requins et des raies. Ils apparaissent comme les avant-coureurs du monde des poissons. Déjà parmi les coquillages des genres entiers se sont perdus. Nous ne sommes en apparence qu'au premier moment de la nature vivante, et déjà que de formes elle a rejetées, que de moules elle a brisés qui ne se retrouveront plus ! Elle a modifié, renouvelé, anéanti des ordres entiers. Les trilobites ont passé ; ils ne reparaîtront pas. Les mœurs des premiers êtres, rayonnés, articu¬ lés, mollusques, ont changé comme les formes. N'est-ce pas encore une fois le signe ou l'aver¬ tissement que l'immutabilité n'existe qu'aux yeux de l'éphémère? Préparons-nous donc au spectacle de cette vie universelle, qui, éternellement jeune, se corrige et se rajeunit éternellement. Après ce LIVRE TROISIÈME 115 que nous venons de voir, qui oserait dire encore, avec Bernardin de Saint-Pierre ou avec Chateau¬ briand, que le monde a commencé par la vieil¬ lesse, la végétation par l'arbre centenaire, l'ani¬ malité par le cadavre, ou même avec Buffon que les organisations principales sont restées immua¬ bles? Nous ne sommes encore qu'à la seconde page du livre de la nature; épelons la troisième. 116 la création CHAPITRE III époque secondaire. règne des ammonites. — premier défi a l'intelligence humaine. —■ si le temps suffit pour'changer la forme des êtres. — comment la nature passe du petit au grand. En ce temps-là les Alpes avaient encore le front caché sous la mer helvétique. A peine quelques- unes perçaient d'un bas récif dans le Valais, au- dessus de l'horizon. Des herbes marines se nouaient autour de leurs têtes, comme sur la tête d'un dieu marin. On dit que les deux colosses, que je vois d'ici fermer le Valais ( la dent du Midi et la dent de Morcle), étaient agenouillées dans le marais, et qu'entre elles s'étendait la forêt car¬ bonifère. Des îles semblables à celle que je viens de décrire marquaient d'autant de points la sur¬ face du globe : la plus grande était l'Atlantide; elle commençait à surgir entre l'Amérique et l'Europe, s'il faut en croire la science, quand elle confirme la fable. Jusqu'ici le travail de la nature a pu s'accom¬ plir lentement au sein d'une mer tranquille. Mais voici une tempête qui s'élève des entrailles du LIVRE TROISIÈME 117 globe. La forêt primitive, carbonifère, est trou¬ blée clans son repos séculaire par les éruptions des roches ignées. Le porphyre est vomi à la surface de la terre. C'est un âge nouveau, l'âge permien, qui vient clore violemment l'époque de repos re¬ latif où les générations d'arbres centenaires se sont entassées les unes sur les autres, dans les dépôts successifs de tourbe, de houille et d'an¬ thracite. Rien ne semblait devoir mettre un terme à cette éternité muette, que remplissait seule le cri de la cigale, à travers les lies peuplées de fou¬ gères. Cette éternité végétative est close, une autre commence. Par où l'on voit qup si la nature se plaît dans le travail continu et la succession progressive des formes, elle sait aussi s'interrompre brusquement et ouvrir subitement la porte à des œuvres nou¬ velles. À ce moment, elle ferme avec éclat l'é¬ poque première que nous venons de parcourir. Elle ouvre l'époque secondaire ; et, comme la crise a été brusque, il faut s'attendre à ce qu'un grand nombre d'espèces végétales et animales aient péri pour toujours dans le cataclysme. D'autre part, la configuration extérieure du globe ayant changé, il se peut que ce changement en produise d'analogues dans la forme d'une partie des êtres qui viendront désormais au jour. i. 7. 118 LA CRÉATION Après ce grand trouble, qui a bouleversé le monde naissant, si nous jetons les yeux sur les époques suivantes, nous voyons la nature rentrer dans le calme, et les grandes mers triasiques, ba¬ siques, envelopper de nouvelles îles, y déposer, en bancs tranquilles, la dépouille d'êtres nou¬ veaux. Un œil inexpérimenté croirait retrouver les mêmes végétaux et les mêmes animaux que dans les temps précédents. Il croirait revoir exactement les mêmes cycadées dont les analo¬ gues croissent encore au Chili, les mêmes fou¬ gères, les mêmes prèles monstrueuses. Un esprit plus attentif apercevrait que presque tout est dis¬ semblable, et que le temps qui a marché a em¬ porté avec lui les anciennes formes. Les prèles aquatiques onl perdu de leur taille, les calamités ont disparu. Mais combien les in¬ sectes ont augmenté de nombre! Déjà une partie sont les ancêtres de ceux d'aujourd'hui. La terre, muette auparavant, commence à résonner du bruissement des familles innombrables de sca¬ rabées qui se nourrissent des bambous du lias. La plupart sont plus petits que les espèces actuelles. Les fourmis, les guêpes commencent à paraître. Une foule de libellules de grande taille, de gyrines, s'agitent à la surface des eaux, et les patriarches du monde du chant, les cigales, achèvent de rompre pour toujours le silence du monde primitif. LIVRE TROISIÈME 119 Quoiqu'aucun oiseau ne mêle encore sa voix au bruissement des insectes, ce murmure marque assez que l'on est sorti des temps muets du monde carbonifère, et que la nature est entrée dans un âge de vie et d'adolescence. Gomment en douter quand on rencontre des formes toutes nouvelles d'être animés? Dans l'époque précédente, les poissons n'étaient qu'une tribu rare, clairsemée, autour des rivages, dans le désert de l'Océan primaire. Maintenant cette tribu peuple les eaux ; elle montre dans ses formes une première res¬ semblance avec le type des sauriens. Si le mouvement et la vie commencent à péné¬ trer partout, il y a des êtres nouveaux qu'il est impossible de confondre avec ceux des temps pré¬ cédents. Telles sont les coquilles, aux larges vo¬ lutes, enroulées sur elles-mêmes, les ammonites qui, flottant, nageant, semblent les rois de ces mers triasiques et liasiques ; car elles savent se faire des demeures royales, moirées, lambrissées de couleur de pourpre, que des millions de siècles n'ont pas toujours réussi à effacer. Innombrables, elles ont pris partout possession du monde du trias et du lias ; elles lui laissent leurs empreintes ; elles inscrivent à chacun de ses étages leurs fi¬ gures et leurs médailles. Il y en a de petites qui semblent se perdre dans les foraminifères que l'on a appelés des ammonites 120 LA CRÉATION lilliputiennes ; il y en a de grandes comme la roue d'un char ; et c'est par là que l'on voit encore avec quelle facilité la nature passe du petit au grand, développant l'un, réduisant l'autre, sans attacher trop d'importance aux différences de dimensions qui disparaissent pour elle dans l'unité d'un type semblable ; elle étend ou elle raccourcit le rayon du cercle décrit par l'ammonite, sans sortir des conditions du genre. C'est donc le cercle qu'il faut considérer, et non pas sa grandeur ou sa petitesse. Par là, nous sommes avertis de ne pas trop nous étonner quand nous rencontrerons des formes co¬ lossales, dans un ordre ou dans un autre. Nous en chercherons les parents dans des commence¬ ments souvent imperceptibles. Nous nous déli¬ vrerons ainsi d'une première illusion qui entrave l'intelligence à ses débuts dans l'étude de la vie universelle. Le genre de l'ammonite, tantôt grand, tantôt petit, restant le même à travers de prodi¬ gieuses différences de dimension, nous apprendra à chercher dans les êtres autre chose que la gran¬ deur ou la grosseur ; et cette première notion s'appliquera presque également pour nous à l'his¬ toire naturelle, à l'histoire civile, aux êtres orga¬ nisés et aux figures mathématiques. LIVRE TROISIÈME 121 CHAPITRE IV QUE LES FLORES ET LES FAUNES SONT I,'EXPRESSION VIVANTE DES DIVERS AGES DU GLOBE. RÈGNE DES REPTILES. A QUEL MONDE SONT-ILS CONFORMES? DE LA CHRONOLOGIE DE L'ÉTERNEL. Voilà justement que, dans le voisinage des ammonites, je rencontre deux êtres extraordi¬ naires, deux reptiles, l'ichthyosaure et le plésio¬ saure, qui sont comme les gardiens de ce monde nouveau. Forme, grandeur, tout m'étonne en eux. Je vois bien qu'ils sont faits pour habiter la mer ; car leurs vertèbres ressemblent à celles des pois¬ sons, et ils ont déjà des nageoires comme celles d'un marsouin ou d'une baleine. L'un d'eux, le plésiosaure, étend son cou d'une longueur déme¬ surée, et il le soulève par intervalle hors de l'eau. L'ichthyosaure, au cou roide et court, a plus de sept mètres de long. Plus loin, au bord d'un estuaire, est le labyrin- thodon, qui laisse après lui les traces profondes de ses pieds sur le limon. Quel devait être le coassement de cette grenouille gigantesque au 122 LA CRÉATION bord des lacs saumâtres ? De quelles voix reten¬ tissait alors la plage? Figurez-vous un bœuf qui se mettrait à coasser. Tous ensemble vont porter le ravage dans le monde paisible des mollusques. Ils en broient les coquilles nacrées, et se repaissent de poissons et de reptiles. Nul être ne peut résister à leurs mâchoires de carnivores ; ils deviennent les sou¬ verains du monde triasique et basique. Ce sont eux qui jettent les premiers le défi à l'intelligence humaine. Il nous obligent de nous faire cette question, comme au temps de Job : Qui a armé de leurs dents Léviathan et Béhémoth ? La réponse a été préparée par les réflexions et par les faits qui précèdent. Depuis que je sais que le petit produit le grand, je n'éprouve plus le même étonnement à la vue de ces monstres. Au bord des îles de la mer tria¬ sique, ils se traînent à l'ombre des fougères dont ils courbent les troncs sous leurs ventres massifs. Je les entends broyer les coquilles incrustées dans les bois flottants à la surface des. eaux saumâtres ; mais ils n'épouvantent plus mon imagination, comme les représentants d'un insondable mystère. Ils ne me déconcertent plus par leur subite gran¬ deur. Je me dis qu'ils ont été précédés par des ancêtres plus petits qui se dérobent à moi, que l'œil de la science n'apercevra peut-être jamais, LIVRE TROISIÈME 123 et qui certainement ont existé quelque part. Je n'ai pu les saisir dans l'époque antérieure, per- mienne, silurienne. Us m'ont échappé dans les abîmes par leur petitesse ; si cette première réponse ne satisfait par ma curiosité, elle donne pourtant un appui à ma raison. Cependant la grande question du siècle est tou¬ jours là ; elle se pose ici avec une force terrible par la voix de ces colosses. D'où venons-nous? crient ces montres. Il faut une réponse à ces sphinx dévorants, qui ont bien d'autres dents et d'autres mâchoires que le sphinx d'Œdipe. Voyons s'ils me laisseront passer outre quand j'aurai ébauché la seconde réponse qui se présente à moi. Je la ferai non sans crainte ; car je suis évidemment ici dans le plus grand danger philosophique que j'aie couru cle ma vie, et, si un Dieu ne m'assiste, je cours risque d'être dévoré. Essayons. Il est certain que des formes colossales ont surgi. Quelle en est la cause? Dire qu'elles étaient d'abord insaisissables par leur exiguité ne suffit pas; car il reste toujours à savoir pourquoi l'in¬ saisissable est devenu apparent, le latent mani¬ feste, et le petit colossal. Faisons donc un pas de plus vers le gouffre. Et vous, vertes fougères pri¬ mitives, cycadées aux feuilles grêles, couvrez-moi, protégez-moi de votre ombrage sacré jusqu'à ce 121 LA CRÉATION que j'aie traversé cette partie, sans contredit la plus difficile de mon pèlerinage à travers les êtres qui ne sont plus. Je vois distinctement que le temps seul, en ac¬ cumulant les siècles et les transformations succes¬ sives des espèces, et leurs métamorphoses même à la manière des insectes, vers, larves, papillons, ne suffit pas pour rendre compte de l'apparition d'êtres nouveaux. Il faut faire entrer dans le pro¬ blème un élément plus puissant que ceux que je viens d'énumérer. Cet élément quel sera-t-il? Cherchons-le. Dans tout ce qui précède, il est une première lueur à laquelle je veux m'attacher plus attenti¬ vement. J'ai vu que les époques, où de nouvelles formes ont apparu dans la flore ou dans la faune, sont celles où le globe a subi quelque grand chan¬ gement dans sa configuration. Toutes les fois que la face de la terre a changé de forme, la population végétale et animale a changé en même temps ; du moins elle a produit des types, ou des genres, ou des espèces qui n'existaient pas auparavant. Que sont les âges géologiques, sinon les différentes formes qu'ont reçues les continents ? Et comment les âges sont-ils reconnus et caractérisés ? Par certains types organisés qui leur appartiennent en propre et qui les représentent. En 1111 mot, telle terre, telle plante, tel animal. LIVRE TROISIÈME 125 Attachez-vous à ce grand fait incontestable, et tirez-en la conséquence ; après avoir reconnu que les changements dans la configuration du globe coïncident avec les changements dans la configu¬ ration des êtres organisés, que reste-t-il à faire ? Une chose : tenir les uns pour la cause principale des autres ; c'est là une nécessité à laquelle l'es¬ prit ne peut que difficilement se soustraire. N'avons-nous pas vu la terre silurienne, carbo¬ nifère, permieune, triasique, basique se peupler successivement d'êtres différents? Chacune des révolutions du globe ne s'est-elle pas réfléchie dans le monde organisé? N'est-ce pas parler assez clairement ? Eh quoi ! à mesure que la terre vient à surgir, qu'elle reçoit un premier développement, que ce qui n'était d'abord qu'un point devient une plage, la plage une île, l'île un archipel, l'archipel un continent, à mesure que la configuration pre¬ mière se complique, que le théâtre s'agrandit, une certaine forme végétale ou animale correspond à chacun de ces changements. Cela ne nous induit-il pas à penser que la flore et la faune sont l'expression vivante d'un certain âge historique du globe, que la vie a pris tour à tour la forme et la figure du monde qui la contient ; que si le monde ne changeait pas, les êtres qui l'habitent ne changeraient pas davantage ; qu'au contraire, si de nouveaux continents émergeaient, '126 LA CRÉATION si de nouvelles vertèbres s'ajoutaient aux grandes masses terrestres, il se ferait une modification analogue dans le monde organisé ; des espèces inconnues se produiraient et se développeraient, en même temps que des parties nouvelles du globe viendraient à surgir du fond des mers. Et quand je dis que la constitution de la terre, en se modifiant par une autre configuration, apporte avec elle un autre type et consacre un autre dessin sur lequel se modèle toute la vie organisée, je ne prétends pas que le globe ait en soi la faculté de donner son moule à l'argile vivante. Je prétends seulement que la partie réfléchit le tout, que l'émersion de nouveaux continents change, pour chaque être, les condi¬ tions de l'existence; que la plus petite comme la plus grande des créatures ressent le contre¬ coup de pareils changements ; que nul n'y échappe, ni le mollusque, ni le reptile ; que chacun se fait, se proportionne au nouvel univers , et suivant que la révolution du globe a été lente ou violente, l'espèce a changé insensiblement ou violemment, et du petit au grand, elle s'est ordonnée sur le plan de l'univers renouvelé. Dans l'époque permienne, la structure du globe ayant été bouleversée, il en a été de même de la nature vivante. De nouveaux types, de nouvelles espèces ont fait, pour ainsi dire, explosion dans LIVRE TROISIÈME 127 un temps rapide ; puis,tout s'étant calmé etle travail de formation du globe, dans l'époque triasique et basique, s'étant de nouveau accompli lentement, la figure du monde fut modifiée d'une manière in¬ sensible, et les grandes formes de cette époque, cette population de sauriens qui nous étonnent, ont eu le temps de naitre, de grandir, de s'ac¬ croître en secret, de nous dérober leurs origines, jusqu'au moment où ils nous apparaissent subite¬ ment, la gueule béante, au bord de l'île du lias, tout armés et gigantesques. 128 LA CRÉATION CHAPITRE V LES REPTILES, LEURS RAPPORTS AVEC LE MONDE SECONDAIRE. — (JUE LES RÉVOLUTIONS DU GLOBE SE RÉFLÉCHISSENT DANS LE MONDE ORGANISÉ. Mais pourquoi justement à cette époque? pour¬ quoi cette population de chéloniens, de crocodi- liens, de sauriens se produit-elle au temps de la terre triasique, liasique, et non point de telle autre? Pourquoi répond-elle principalement à cet âge du globe ? Il me semble que j'en entrevois la raison. De la même manière que, de nos jours, il est difficile de se représenter le chameau sans l'as¬ socier au désert, il est également difficile de ne pas associer les grands sauriens, crocodiliens à la forme de la terre triasique, dont ils étaient les principaux habitants. L'ichtliyosaure venait à la surface de l'eau pour respirer l'air atmosphé¬ rique; sa tète colossale surgissait au milieu des roseaux du rivage. Le plésiosaure fut le premier qui s'aventura à sortir de l'eau, à la dérobée. De son col de serpent il fouillait le creux du rocher à LIVRH TROISIÈME 129 demi émergé, et se hasardait assez loin pour pour¬ suivre les poissons naufragés sur la côte. Après eux parurent les tribus nombreuses des crocodilieris. Ils osèrent faire un pas de plus. Ils s'aventurèrent sur la plage. Mais quelle terre trouvèrent-ils devant eux? Basse, marécageuse, étroite; la petite île liasique ne sollicitait d'aucun être un effort puissant pour en prendre posses¬ sion. Quand le troupeau des sauriens s'était traîné sur la vase, aucune proie ne l'attirait; il s'arrêtait. Une patte informe, courte, palmée, l'arrière-bras serré au corps, suffisait pour occuper et visiter ce banc de terre informe, étroit, qui, tour à tour, noyé et émergé, offrait un séjour amphibie à une vie amphibie. Et comme, sur cette vase desséchée, où chacun se traînait lentement, il n'y avait pas de péril à éviter, il n'y avait aussi ni nécessité ni désir de fuir et de se hâter. C'est dans ce sens que l'on peut dire que cette première figure du globe im¬ posa sa forme à ses premiers habitants. Cette forme fut celle des reptiles. Là où le sol manquait, le mode de progression terrestre ne pouvait se développer. Il n'était besoin ni de marcher, ni de courir, ni de voler; il suffisait de ramper. Avec les sauriens, se hasardaient les tor¬ tues ; comme il s'agissait pour elles de se poser à terre, et que cette terre n'était qu'un point, elles 130 LA. CRÉATION n'eurent pas besoin de se hâter; sur cette terre rampante, elles n'eurent qu'à ramper pour mesurer et conquérir leur domaine ; elles reçurent là comme un sceau d'immobilité. Sur cette langue de terre, si la patte, le pied ne pouvaient se développer par le mouvement et la rapidité, comment l'aile aurait-elle pu croître et se déployer ? La nécessité de l'aile ne se com¬ prend que lorsque de grands espaces terrestres s'ouvrent à l'horizon, qu'il faut les traverser pour atteindre une proie visible de loin, ou pour changer de climats par les migrations, de lieux en lieux, dans une autre contrée. Mais sur la plage perdue de l'époque basique, quel être avait besoin de prendre l'essor pour parcourir un si étroit domaine ? Aussi les oiseaux manquent encore. Lorsqu'un premier vestige d'aile parait ; c'est l'aile d'un reptile, le ptérodactyle, avec la gueule dentée d'un saurien, et deux ailes membraneuses. C'est assez pour lui, car il ne s'agit pas de traverser de vastes océans pour aborder des continents qui n'existent pas encore; il ne s'agit pas de plonger en un clin d'œil du haut d'un roc inaccessible dans une vallée béante. 11 n'y a encore ni montagnes ni vallées, mais un sol uni, rare, rampant, échancré, ou tous les objets sont rapprochés. Que le reptile, caché dans le ma¬ récage, puisse happer au vol un essaim de libel- LIVRE TROISIÈME 131 Iules ou les grands scarabées, cela suffit à son premier instinct de mouvement. Le temps du vol véritable n'est pas encore venu ; l'aile ne se déploiera, dans sa grande envergure, qu'avec le déploiement et l'envergure des terres fermes, avec le soulèvement des montagnes, l'ap¬ profondissement des vallées, le changement des climats, des températures, l'émersion des archi¬ pels et des continents, qui offriront des lieux de repos pour les vastes traversées et un but aux migrations lointaines. Des colosses aux pieds palmés, tels que les rep¬ tiles, voilà donc le type supérieur d'organisation animale qui répond à la terre liasique; récipro¬ quement cette terre secondaire est conforme à cette faune amphibie. Le type des sauriens aura beau changer avec des époques nouvelles, il porte au front le sceau indestructible de cet âge du monde. Aujourd'hui les crocodiles du Nil, les gavials du Gange, les caïmans de l'Amazone diffèrent, par beaucoup de traits, de leurs ancêtres. Le temps, la succession des événements géologiques ont agi sur cette dure postérité, en modifiant ses dents, ses mâchoires, ses rames ; mais rien n'a pu effacer le premier caractère, celui qu'elle a reçu de l'âge du monde où son type a paru pour la première fois. Partout où un crocodile, un caïman épie sa proie au bord d'un delta, il porte témoi- 132 LA CRÉATION gnage de l'époque engloutie qui lui a donné son empreinte. Il fait revivre, en partie, cette époque; il la perpétue, il éternise pour nous cette première forme du monde, dans l'ile triasique, liasique, qui semble de nouveau émerger et ramper avec lui à la surface des anciens océans. Ainsi les âges du monde ne s'écoulent pas sans laisser une figure vivante d'eux-mêmes. Ils s'impri¬ ment d'une manière ineffaçable dans les créatures qui se succèdent. Ils revivent en elles. Chaque moment de la durée s'est pour ainsi dire fixé dans un type, une espèce, une famille qui le représente. Si le désert disparaissait, il serait encore figuré dans le chameau. À ce point de vue, la série des êtres organisés reproduit, de nos jours, la série des grandes époques écoulées. Chaque végé¬ tal, chaque animal, ramené à son type, est comme une date fixe dans la succession des événements qui forment l'histoire du globe. Ce ne sont donc pas seulement les fossiles qui attestent la figure du passé; l'éternité vivante veut être éternellement représentée par des vivants. Tel escargot rappelle le gastéropode de l'âge pri¬ maire ; tel crustacé, le trilobite de l'âge palseozoï- que ; tel nautile, l'ammonite de l'âge secondaire ; telle tortue, le monde rampant à la surface de l'océan triasique; tel crocodilien, la terre du lias, un moment apparue et de nouveau submergée, terre LIVRE TROISIÈME 133 amphibie, qui, après avoir goûté l'air libre, se replonge dans l'abîme. Peut-être un jour l'histoire naturelle pourra donner à chaque être organisé sa place dans cette chronologie de l'éternel; ce sera l'ordre suprême que la science cherche encore. Nous voilà débarrassés de l'effroi que nous causaient les formes étranges des reptiles de l'âge secondaire; nous pouvons, je crois, passer outre et nous dire que nous les avons apprivoisés, puisque nous nous les sommes expliqués en partie. — Oui, répondrez-vous; mais leurs dimensions colossales, il faut bien en dire un mot. Pourquoi ces reptiles gigantesques dans ces petites îles ? Parce qu'à l'origine, ils ne faisaient que raser les côtes pour respirer, par intervalle, l'air libre. Ils tiraient leur substance de la mer, et rien n'y manquait pour alimenter ces colosses. Ils purent se développer et grandir à leur aise, dans ces premiers océans où pullulait déjà la vie organisée ; en sorte que si la terre rare et basse explique leur mode de progression de reptiles, la mer poissonneuse, comme dit Homère, explique leurs proportions gigantesques. Il m LA CRÉATION CHAPITRE VI TABLEAU DE LA MER JURASSIQUE. — GOMMENT L'HOMME PEUT FAIRE REVIVRE DEVANT LUI TEL OU TEL AGE DU MONDE. — FAUNE INSULAIRE. Nouvelle époque. Mer jurassique. La nature semble revenir à ses commencements. Voyez encore une fois ce point presque imperceptible sur la face de l'Océan; ce point est, encore une fois, l'embryon d'un nouvel univers : c'est un îlot, moins que cela, un banc de corail protégé à l'entour par une muraille végétale, construite d'algues, qui lui sert de brise-lame. Les polypes qui ont bâti cette ruche de pierre, en ont posé les fondements à deux cents pieds au-dessous de l'eau. Maintenant qu'ils sont arrivés à cette hauteur, ils s'arrêtent, ils périssent; mais d'autres ont travaillé sur le même plan, et, tous ensemble, ils ont formé une enceinte circu¬ laire de corail que les débris rejetés par les flots élèvent de trois pieds au-dessus du niveau de l'Océan. Voilà l'île jurassique. La nature s'assied sur ce premier trône de corail pour procéder à de nouvelles LIVRE TROISIÈME 135 formes de terres et de vie végétale et animale. Sur les bords croissent les fucus, qui mêlent leurs couleurs, violette, rose, carmin, pourpre, aux couleurs changeantes des flots. Plus loin, les étoiles de mer, les coquillages de pourpre, les madrépo- rides, les astérides et d'innombrables multitudes d'animalcules luisants éclairent de leur phospho¬ rescence la nuit éternelle de l'abîme. Plus loin, la vie expire à trois mille pieds de profondeur. Les bois et les buissons sous-marins que forment les polypes se changent en pierre, et sont les sou¬ bassements et les arcs-boutants de l'île. A travers cette forêt de pierre habite une population de mollusques ; les uns se fixent au rameau de l'arbre de corail, les autres toujours errants se traînent sur leurs tètes ou sur leurs bras ; mais cette cité sous-marine n'échappe pas à ses ennemis, les poissons l'envahissent : ils broutent, comme dans un pâturage, la forêt vivante. A la première vue, cette île se distingue aisément de l'île carbonifère, car elle ne s'annonce pas de loin par une haute et riche végétation. Elle ne porte que de rares cycadées, des palmiers à éventails qui en dessinent les contours. Elle apparaît aujour¬ d'hui, à l'extrémité des temps, telle à peu près que les îles nouvellement découvertes dans l'océan Pacifique. Nous pouvons, à l'heure où je parle, nous faire une image approximative de ce monde 136 LA CRÉATION perdu en suivant les vaisseaux de Gook à travers les archipels de l'Océanie. L'homme peut, à son gré évoquer devant ses yeux et faire revivre tel ou tel âge du globe; il n'a besoin pour cela que de considérer tel ou tel aspect du monde actuel. C'est pour cela que le spectacle de certains paysages provoque en nous des senti¬ ments si inexplicables : il nous replace devant les yeux un passé dont nous n'avons aucune connais¬ sance. Par exemple, la vue de la terre de Kerguélen ou de la Désolation nous ramène, en un moment, à l'impression de la mer silurienne ou cambrienne. Ceci est encore plus manifeste pour les époques postérieures. Avec Cook, je crois aborder dans un port de la mer jurassique. Ce point perdu à l'horizon que vient de signaler le pilote, et qui en approchant se change en un récif, un atoll, une lagune élevée de trois pieds au-dessus de l'Océan; ces quelques palmiers à éventails sur lesquels le capitaine Cook a mis le cap, cette passe étroite dans l'enceinte circulaire, ce sol nu, ces plantes herbacées, cette absence de quadrupèdes, ces crocodiles bâillant sur le rivage dénudé, ces petits rongeurs égarés à travers les reptiles, cette anse de corail où jettent l'ancre les deux vaisseaux la Résolution et la Découverte, tout cela a supprimé pour moi l'intervalle incommensurable qui me LIVRE TROISIÈME 137 sépare de l'âge secondaire du globe. Je vois, je touche, j'aborde l'île jurassique. Je jette l'ancre dans la mer qui s'est retirée depuis des myriades de siècles. Si cette impression de l'Océanie de nos jours aide l'esprit humain à se figurer la forme du monde à l'époque jurassique, si c'est là un moyen de rassurer l'imagination, de combler l'intervalle qui nous sépare de l'univers naissant, faisons un pas de plus pour atteindre la réalité. A l'Océanie substituons l'Europe et l'Asie ; à la mer Pacifique, la mer de corail de notre hémisphère. Au lieu des îles éparses qu'ont découvertes les modernes navigateurs, l'Ascension, Otahiti, Ton- gataboa, vers nos antipodes, imaginons autour de nous les îles européennes, celle de Bàle, du Valais, les premières pointes émergées du Jura à la surface de la mer de corail, à Dresde, à Lyon, à Dublin; abordons l'île des Tortues à Soleure, les Nouvelles- Hébrides en France, en Allemagne, en Angleterre; la Nouvelle-Calédonie dans les Vosges et dans la Forêt-Noire ; cherchons'les Marquises et Sandwich dans les îles à fleur d'eau de Glaris, d'Appenzeh du Sentis, de la Dent du Midi. Pour trouver la Nouvelle-Zélande, mettons le cap sur Genève et sur Thoune; au-dessus de ces points culminants qui rident la surface de la mer, suivons dans l'in¬ térieur des flots le travail sous-marin, perpétuel, 138 LA CRÉATION infatigable des ouvriers qui remplissent les lacunes entre les archipels européens, jusqu'à ce que les îles se joignent aux îles, les archipels aux archipels, et que les intervalles se comblent. Pour peu que la force qui soulève le fond des. mers vienne à les aider, vous verrez leurs con¬ structions arriver à la lumière, et des ébauches, des lambeaux de continent se développer, des langues de terre apparaître, des isthmes de corail unir les Vosges et la Forèt-Noire, Nantes et Édimbourg, Dunkerqueet Cracovie, Autun etTarragone. Point de montagnes élevées qui marquent l'ossature du globe ; et, par conséquent, un globe encore inver¬ tébré; ni Alpes ni Pyrénées; un Jura humble encore, souvent rompu, disloqué et de nouveau submergé; une mer incertaine, indolente, qui se berce à la place des Alpes, se retire pour reparaître, visite de nouveau les points qu'elle a abandonnés, couvre les forêts carbonifères de poissons et de mollusques marins, fait nager les cétacés au- dessus de la cime des fougères géantes ; un sol qui s'élève et s'affaisse avec une lenteur infinie ; et, à travers cette patiente nature, un premier embryon d'Europe et d'Asie, coupé de golfes, d'estuaires, traversé par des cours d'eau douce, hésite entre l'île et le continent. Si tel est le caractère de la mer jurassique, je vois en elle la mer stagnante, endormie du dieu LIVRE TROISIÈME 139 Brahma. C'est bien là que le dieu sommeille, dans la fleur du nénuphar, bercé sur un océan éternel¬ lement assoupi. Point de convulsions violentes, ni de créations subites de types nouveaux, un rêve plutôt qu'un plan déterminé, une uniformité con¬ tinue. L'Eternité créatrice semble s'arrêter et se bercera travers d'imperceptibles changements que l'œil profond de la science peut sans doute discer¬ ner, mais qui échappent à la première vue. Quels sont, en effet, les événements qui rem¬ plissent l'histoire de l'océan jurassique ? Pour marquer les ères de ces temps incommensurables, il a bien fallu marquer des intervalles, poser des pierres milliaires dans ce chemin de l'infini, reconnaître des étages différents dans cette con¬ struction où s'entassent les myriades de siècles. On y a réussi. Le jurassique a été partagé en douze étages dans lesquels la population zoologique s'est renouvelée sept fois. La craie inférieure et moyenne a formé successivement treize dépôts, et les espèces se sont renouvelées six fois en des millions d'années. Mais le renouvellement n'éclate pas par des créations de types, de formes, de genres entièrement nouveaux. La nature semble ne pas pouvoir franchir le monde des reptiles. Elle retravaille perpétuellement dans ce moule. Ce qui frappe, ce qui confond, dans les myriades de siècles accumulés de la mer jurassique, 1-10 LA CRÉATION c'est de voir les éternités s'ajouter aux éternités, l'incommensurable à l'incommensurable, sans que la nature sorte du type des reptiles pour se donner des ailes et s'élever irrévocablement aux mammi¬ fères terrestres et aux oiseaux. Elle multiplie les sauriens; elle en grossit, amplifie les formes; elle s'obstine dans ce type dont elle épuise toutes les variétés, puis, par degrés, elle l'abandonne. Vous diriez que tant qu'a duré l'océan juras¬ sique, elle a surtout travaillé dans l'infiniment petit, à ajouter des points à l'imperceptible. Les événements qui marquent les époques diverses de l'histoire des êtres, pendant cette époque, ce ne sont pas des bouleversements du globe, des apparitions subites de formes gigantesques, im¬ prévues. C'est un changement dans l'élytre d'un insecte, dans la courbure d'une coquille, dans la découpure de l'aile d'une libellule, dans les pinces d'un crustacé, dans le manteau d'une huître, dans les rayures d'un pecten, dans la cellule d'un zoophyte. L'apparition d'une espèce nouvelle de polype, de bryozoaire, de madrépore, voilà les révolutions qui remplissent ces temps incommen¬ surables. Des modifications graduelles dans l'infmiment petit, des transitions insensibles qui conduisent, par voie génétique, d'un insecte à un autre insecte, d'un foraminifère à un autre foraminifère, d'un LIVRE TROISIÈME 141 astéride à un autre astéride, d'un spongiaire à un autre spongiaire, voilà le travail patient, latent,pen¬ dant les périodes accumulées de la mer de corail. Après cela, voici la mer de craie; elle vient ajouter ses quatre âges infinis (1). La vie se re¬ nouvelle encore, sans qu'il y ait « de faits remar¬ quables dans l'histoire des vertébrés. » Gomme ces mers jurassiques et crétacées chan¬ gent peu à peu leurs rivages, que chaque flot en modifie le dessin, qu'elles reviennent incessam¬ ment sur leurs pas,'pour modeler la. configuration des îles, des archipels, de même le caractère des faunes de cette époque est de porter en avant, par une sorte de flux et de reflux continu de la vie organisée, les formes des êtres, d'en modifier génétiquement les genres et les espèces, sans at¬ teindre, d'un mouvement brusque, à un ordre sans précédent connu dans la création animée. Il n'y a pas alors de révolution subite dans le globe ; il n'y en a pas davantage dans le monde zoologique. Tant que dure cette vaste mer endor¬ mie, la nature endormie ne travaille que sur l'in- finiment petit, ajoutant des points à des points; elle se recueille, pendant une éternité, sur son trône de corail, avant de franchir le grand inter¬ valle et de produire les plus hautes formes de la vie. (1) Pictet. Palêont. T. IV, p. 651. 142 LA. CRÉATION CHAPITRE VII POURQUOI LE TYPE DES MAMMIFÈRES A ÉTÉ LENT A SE DÉVELOPPER. — COMMENT CONCEVOIR L'APPA¬ RITION DES GRANDS MAMMIFÈRES. — POURQUOI LES MERS JURASSIQUES ET CRÉTACÉES N'ONT PU PRO¬ DUIRE DES TYPES ABSOLUMENT NOUVEAUX. — COMMENT LE SCEAU INSULAIRE A ÉTÉ IMPRIMÉ SUR LA FAUNE JURASSIQUE. Déjà pourtant le type des mammifères et celui des oiseaux existaient quelque part, ébauchés dans les abîmes de l'époque du trias; ils y sont comme égarés, tant ils sont rares. Et s'ils n'ont pu se dé¬ velopper et envahir la scène, ce n'est pas que le temps leur ait manqué pour se transformer de gé¬ nération en génération; c'est qu'à travers le chan¬ gement des temps, la figure du monde ne chan¬ geait pas. Le type des terres fermes restait insulaire; il marquait de son sceau une faune insulaire. En vain les siècles s'accumulaient; ils ne pou¬ vaient donner aux organisations vivantes le carac¬ tère continental qui manquait encore au globe. Les petits rongeurs insectivores restaient, dans LIVRE TROISIÈME 143 les lies jurassiques, ce que leurs analogues sont dans les îles de l'Océanie. Tout au plus ils s'éle¬ vaient à l'ordre inférieur des kangurous didelphes de la Nouvelle-Zélande. Le morcellement, l'éparpillement, la rareté des terres opposaient une barrière invincible au déve¬ loppement des mammifères terrestres; car ceux-ci, pour s'élever aux grandes espèces, ont besoin d'un vaste espace. Nomades, il leur faut un monde à parcourir ; herbivores, des pâturages toujours I nouveaux. On ne peut imaginer les grands carnas¬ siers sans troupeaux d'herbivores et ces troupeaux sans vastes plaines herbacées. Chaque organisa¬ tion vivante suppose ainsi une certaine forme du monde qu'elle réfléchit. Au chameau répond le désert; au cheval, les steppes; au chamois, à la chèvre, les monts escarpés; à l'éléphant, au rhi¬ nocéros, les immenses forêts; à la girafe, l'oasis ; au bœuf, les plaines vierges; à l'hippopotame, les fleuves d'eau douce. Chacun de ces genres de mam¬ mifères est conforme à une certaine ligure du globe; tous ensemble supposent une variété inépui¬ sable dans la conformation des terres, principale¬ ment l'étendue, telle que peut la fournir un continent. Au lieu de cela, resserrez le continent dans l'étroite enceinte d'une île ; multipliez cette île tant que vous le voudrez, parsemez-en à profu- 144 LA CRÉATION sion le vaste Océan ; imaginez partout une terre étroite, basse, uniforme. Il est impossible de con¬ cevoir, dans ces limites, la formation, la pro¬ duction, l'apparition de grands mammifères qui n'auraient aucun rapport avec le monde insulaire dont ils seraient entourés. Tant que le globe ne s'élève pas de la forme insulaire à la forme con¬ tinentale, la faune ne peut s'élever du reptile au mammifère, bien moins encore à l'homme. Si vous trouviez quelque part, dans une ile, les restes fossiles d'un grand mammifère, il faudrait en conclure qu'il n'y est pas indigène, mais qu'il y a été apporté, ou que l'île a été détachée d'un continent. La seule vue des ossements fossiles d'éléphants et de rhinocéros découverts à Pa¬ ïenne dit assez que la Sicile a fait partie, un jour, d'une grande terre ferme. Pour tirer cette conclu¬ sion, il n'est pas besoin de comparer les dépôts sous-marins. Le grand mammifère exclut l'Ile, comme l'ile exclut le mammifère. Ne nous étonnons donc pas que les mers juras¬ siques et crélacées n'aient pu produire des types absolument nouveaux dans les êtres animés, puis¬ qu'elles ont gardé, à travers les métamorphoses des rivages, le même type dans la conliguralion du globe. A la surface de ces lies toutes semblables, qui émergent l'une après l'autre, devaient se per¬ pétuer des reptiles insulaires, qui, sans doute, se LIVRE TROISIÈME 145 transformaient insensiblement, mais qui ne pou¬ vaient sortir des conditions uniformes où ils étaient renfermés. Une terre partout rampante suffisait à des créa¬ tures rampantes, mais ne les sollicitait pas à changer de mœurs et peut-être de formes. Ainsi s'imprima de plus en plus le sceau insulaire sur la faune jurassique; il continua dans la faune crétacée, et, comme dans les archipels de l'Océa- nie les insectes pullulent, ce furent aussi les in¬ sectes qui firent la principale richesse des archi¬ pels de l'époque secondaire. De tous les êtres animés, ils sont ceux dont l'histoire présente le moins de lacunes; car ils semblent avoir, dans ces époques, occupé presque seuls la nature. Leur bourdonnement s'accroit de siècle en siècle; il couvre alors tous les bruits de cet uni¬ vers naissant. Les blattes, qui rongeaient, dans les îles océaniques, les provisions cles équipages de Cook, ont leurs premiers ancêtres dans les blattes de la mer helvétique ; c'est peut-être le plus ancien animal terrestre. Cependant peu à peu l'Océan ponctué d'îles tend à se transformer en continents, par un tra¬ vail invisible. Sans doute dans le même temps, par des degrés qui nous échappent et qui se mon¬ treront un jour, la faune insulaire que je viens de dépeindre tend à se transformer en une faune LA. CRÉATION. I. 0 146 LA CRÉATION continentale par la création des espèces supé¬ rieures, en qui se réfléchissent tous les rapports et toutes les concordances de la terre agrandie et enfin achevée. A certains intervalles, l'histoire du globe dis¬ paraît à nos yeux ; nous ne pouvons en suivre les annales sous-marines. Ne soyons pas surpris que les êtres organisés qui représentent chacun de ces moments enfouis nous échappent aussi et laissent des vides dans l'histoire de la vie universelle. Ce sont surtout les premiers précurseurs des formes futures qui doivent se dérober le plus à notre vue: car la plupart des précurseurs sont condamnés à périr sans laisser de mémoire, dans la nature, comme dans l'histoire humaine. Si l'origine des grandes formes nous reste encore cachée, déjà les infiniment petits commen¬ cent visiblement à s'ébranler. Des révolutions s'accomplissent chez les imperceptibles. « Les échinodermes perdent leur aspect crétacé (1). s Plusieurs groupes de mollusques se transforment et présagent la faune tertiaire, les bélemnites dis¬ paraissent, l'abîme fermente ; tout annonce un nouvel ordre de choses. Les périodes tranquilles, presque infinies dont on nous parle pendant la durée des mers de craie, (1) Pictet. Paléont. T. IV, p. 655. LIVRE TROISIÈME 147 qu'est-ce qui en marque les limites? les révolutions des mollusques, le dessin différent des coquillages qui se succèdent : dynasties des térébratules, des gryphées, des nérines, voilà ce qui marque les ères successives dans le monde incommensurable de la mer de lait. Imperceptibles nuances dans l'architecture des polypiers, astrées, méandrines, madrépores, autant d'époques établies dans cette éternité stagnante qu'aucune tempête ne semble avoir troublée. Ce sont principalement les ammonites qui en changeant leurs enroulements attestent que le monde a changé. J'ai peine à ne pas reconnaître le fond commun des ammonites dans la forme de leurs successeurs, les baculites, les turrilites, les- hamites. Je crois voir un effort de l'ancien mol¬ lusque pour se transformer et s'accommoder à un monde nouveau. Surtout, c'est dans la mer de craie que se ca¬ chent les origines des formes nouvelles de pois¬ sons. Leurs écailles changent alors d'aspect, de- dessin. Elles deviennent ce que nous les voyons aujourd'hui. Jusque-là, c'étaient des plaques os¬ seuses, des écussons (1) ; elles s'aiguisent en poin¬ tes, se pectinent comme les dents d'un peigne, s'arrondissent en cercles, se modèlent (2) au tou- (1) Les Ganoïdes et les Placoïdes. Lu L, ; î il 1 s s et les G y ;l > 1 i 3 s . 148 LA CRÉATION •cher de l'Océan pacifié (1). D'osseuses, elles de¬ viennent cornées ; elles étaient étendues en forme de pavés, elles s'imbriquent l'une sur l'autre en ■forme de toit, et c'est pour ce changement que la ■nature semble s'être recueillie dans l'abîme. Sirène •endormie au fond dés mers de craie, elle ne se ré¬ veillera de ce songe qu'avec l'époque tertiaire. (1) Agassiz. Recherches sur les poissons fossiles. A l'époque de la craie tout change dans la classe des poissons. T. I, page 171. — Pictet. Paléont. T. II, page 20. LITRE QUATRIÈME LA NOUVELLE GENÈSE CHAPITRE PREMIER PREMIÈRE AUBE DU MONDE ACTUEL. ■— COMMENT LE SCEAU CONTINENTAL POUVAIT-IL s'iMPRIMER SUR LES ÊTRES ORGANISÉS. ■— FAUNE CONTINENTALE. TABLEAU DE L'EUROPE A L'ÉPOQUE TERTIAIRE. Epoque tertiaire. Ici change la langue des géo¬ logues. Est-ce un cri de surprise ou d'enthou¬ siasme qui interrompt leur classification? Ils accla¬ ment l'aube, puis le crépuscule, puis l'aurore plénière, dans ce qu'ils nomment l'éocène, le mio¬ cène, le pliocène. Mais pourquoi ce subit emprunt à l'idiome de la poésie, comme si la langue de la science ne leur suffisait plus? De quelle aube, de quelle aurore veulent-ils par¬ ler? Quelle est cette nouvelle journée dont ils sa- 150 LA CRÉATION luent le crépuscule? C'est la première aube du monde actuel dont les formes commencent, pour ia première fois, à poindre vaguement dans les limbes du monde tertiaire. Jusqu'ici, dans les époques antérieures, primai¬ res, secondaires, l'homme ne retrouvait presque •aucun avant-coureur des êtres qui sont aujour¬ d'hui ses compagnons et ses contemporains. Nous nous sentions égarés à travers des figures incon¬ nues qui n'avaient rien de commun avec celles que nous sommes accoutumés à rencontrer aujourd'hui sous le soleil des vivants. Ce monde naissant, c'était pour nous les ténèbres. Enfin une lueur se fait dans les obscurités et dans les cercles de la vie antérieure ; l'homme re¬ connaît, pour la première fois, des plantes, des animaux qui, sans être semblables à ceux au milieu desquels il est accoutumé à vivre, s'en rappro¬ chent du moins au point de pouvoir passer pour leurs ancêtres. Saluons donc, je le veux bien, du nom d'aurore cette époque qui annonce de loin le matin du grand j our où l'homme fera son appari¬ tion sur la terre. En sortant de l'époque secondaire, je cherche •quel grand changement s'est accompli. Le princi¬ pal, qui contient tous les autres, est celui-ci : les îles deviennent des continents ; pour la première •fois, la terre semble véritablement sortie des eaux. LIVRE QUATRIÈME 151 Ce ne sont plus ces linéaments qui sillonnaient çà et là les espaces maritimes; ce sont maintenant des masses émergées qui offrent une large base au développement de la vie terrestre. Les Alpes ne sont encore, il est vrai, que des collines. Pour¬ tant onze piliers ont surgi des eaux, premier soubassement, ou plutôt colonne vertébrale de l'Europe centrale ; car ces îles alpines s'unissent entre elles et marquent le dessin des terres inté¬ rieures (1). Entre le Jura déjà parvenu à moitié de sa hau¬ teur, et les Alpes naissantes, la mer persiste dans un golfe étroit ; elle bat de ses flots leur double rivage; elle accumule à leurs pieds de nouvelles coquilles et de nouveaux siècles ; mais elle ne pourra effacer les deux lignes si fièrement tracées des Alpes et du Jura et les faire rentrer dans l'abîme : « Tu n'iras pas jusque-là. » Longtemps incertaine de son domaine, la Médi¬ terranée s'avance et se retire par la vallée du Rhône, la Suisse, la Bavière jusqu'à la mer Pan- noniennè. La mer des Indes communique avec la Méditerranée par-dessus l'Égypte d'Isis encore submergée. Mais, quoi qu'elles fassent, il y a de vastes espaces que ces mers ne peuvent reprendre ; il faut qu'elles s'accoutument à leur lit actuel (2). (1) Voy, Oswald Heer. Die Urwelt der Schweitz, p. 286. (2) Oswald Heer. Flora tertiaria Helvetice, p. 158. 152 LA CRÉATION Déjà, je reconnais un lambeau de la Grèce (1) qui n'est point séparée de l'Asie Mineure. Voici un long segment échancré, mutilé, l'épine dorsale de l'Italie où les places de Rome et de Florence manquent encore. L'Afrique s'unit à l'Europe par l'isthme émergé de Tunis à Gênes et par celui de Gibraltar. La terre ferme s'étend ainsi de l'Oural à l'Angleterre, à l'Espagne ; elle se développe et se prolonge, comme par un bras tendu, par l'im¬ mense Atlantide qui la rattache aux flancs des deux Amériques. Je reconnais déjà la France, malgré le golfe et la mer intérieure où Paris et Londres sont plongés. L'idée que me laisse cette première vue de notre monde tertiaire est celle d'une mer qui s'enfuit (mare vidit et fugit), d'un continent unique, par¬ tagé sans doute par de nombreux bras de mer, mais qui ouvre partout le chemin à des organisa¬ tions terrestres. En me rappelant les formes anté¬ rieures du globe, le changement me paraît plus grand encore. La terre s'est épanouie; et, en me souvenant des observations faites précédemment, je m'at¬ tends à ce qu'un type si nouveau, dans la configu¬ ration du globe, réponde à un type également nouveau dans les êtres organisés. Si j'ai rencontré (1) Albert Gaudry. Animaux fossiles de Pikermi, p. 3. LIVRE QUATRIÈME '153 une faune marine, dans l'époque primaire, une faune insulaire dans l'époque secondaire, je pense rencontrer une faune continentale dans la création tertiaire. Mais je ne saurais imaginer d'avance quelle elle sera, ni ce que doit être le sceau im¬ primé sur les nouvelles organisations terrestres. Je suis dans l'attente de quelque événement qui doit me sembler prodigieux; voici, en effet, ce que j'aperçois en ouvrant les yeux sur ce monde inconnu. i. 154 LA CRÉATION CHAPITRE II ■en quoi la faune tertiaire porte le sceau de l'époque tertiaire du globe. — que les chan¬ gements de civilisation sont pour l'homme ce que les changements de flore et de faune sont pour la nature. analogie. Au lieu des mollusques qui seuls attiraient mes regards dans les mers siluriennes, je vois passer devant moi des êtres d'une forme étrange, qui pourtant se rapproche de celles que je connais. Ils ne rampent plus, ils marchent, ils courent, ils bondissent, ils ne se tiennent plus attachés à la vase d'un marécage. Ils sont maîtres de la terre et semblent la connaître, car ils errent au loin en troupeaux; ils frappent du pied le sol; déjà, ■comme le cheval de Job, ils disent : Allons. Les uns grimpent sur les arbres, et vont au bout des branches ronger les grains que la flore tertiaire vient de mûrir pour eux. D'autres s'élan¬ cent de rocs en rocs sur la cime des montagnes nouvellement émergées ; presque tous ont dépouillé l'armure écailleuse des reptiles. Ce sont les mam¬ mifères, à peau épaisse, garnie de poil. Aucune LIVRE QUATRIÈME 155 barrière ne les arrête ; quand un sol est épuisé, ils vont plus loin. C'est l'anoplothérium, le xipho- don, le palseolhérium. Il y en a déjà qui creusenl la terre et qui la fouillent de leurs groins énormes. D'autres déra¬ cinent les arbrisseaux de leurs longues dents d'ivoire. La plupart, comme l'anoplothérium, sont entièrement désarmés. Sans défense, ils ont apparu sur une terre, où l'ancienne population rampante ne pouvait rien contre eux. Leur force, leur puissance est dans les quatre jambes déliées, qui, en un moment, les portent au bout de l'ho¬ rizon. Tous ces êtres nouveaux qui ont un même type sont très-différents de forme et de grandeur. -J'en rencontre qui ont déjà la grandeur du cheval, d'autres le surpassent. L'écureuil ronge déjà les cônes des pins. Je dois reconnaître les premiers ancêtres du lièvre, du lapin, du singe macaque, du castor. Voici, en Suisse, le gibbon, très-voisin du siamang de Sumatra ; et qu'est-ce que ce singe siamang qui, dit-on, salue le lever et le coucher du soleil par ses cris retentissants que l'on entend d'une demi-lieue? Voici l'hipparion; il hésite entre le cheval et l'âne ; ses doigts allongés ne sont pas encore enfermés dans le sabot des solipèdes. Voici l'anthracothérium; il annonce de loin le porc, mais un porc de la grosseur d'un bœuf. Ici, le groupe 156 LA CRÉATION des anoplothériums prophétise les pachydermes, ébauche des rhinocéros, des tapirs ; le galécynus, au seuil du monde tertiaire, hésite entre le chien et la civette. Plus loin, à mesure que j'avance d'un degré, m'apparaissent les monstres de grandeur, le mégathérium en Amérique et, dans les deux continents, le mastodonte aux dents ravinées ; puis enfin, auprès d'un fleuve d'Allemagne, une masse vivante qui effraye le regard, et que j'ap¬ pelle pour cela l'animal terrible, par excellence, le dinothérium. Cette masse semble d'abord être celle d'un amphibie gigantesque; mais ses larges pieds, son ossature ont fini par apparaître ; en lui s'est montré un des précurseurs de l'éléphant. Les ancêtres des gazelles, des antilopes, des girafes parcouraient en foule l'Attique au milieu d'un paysage africain (1). Où devait être un jour Athènes s'étendait le désert avec ses oasis et ses habitants. Si Minerve se fût éveillée dans le jungle où devait être le Parthénon, elle eût vu autour d'elle les hipparions précéder le cheval aux courses des Panathénées. Dans le bois de Colonne, au lieu des rossignols, elle eût entendu le rugis¬ sement du machaïrodon à la dent de poignard; au loin, vers le cap Sunium, elle eût rencontré, au lieu des processions mystiques, l'immense dino- (1) Albei't Gaudry. Considérations générales sur les animaux fossiles de Pikerrtti. 1866, p. 4, 8. LIVRE QUATRIÈME 157 thérium au crâne de lamantin, aux membres d'éléphant; là il eût salué la déesse de sa trompe basanée parmi les palmiers et les dattiers d'Abys- sinie. Eclairé par la marche que j'ai suivie jusqu'ici, je ne suis plus confondu par l'apparition soudaine de ces mammifères géants. Je sais qu'ils ont dû commencer, ainsi que les sauriens, par de faibles origines. C'est déjà beaucoup pour moi de savoir que chaque changement du globe a apporté un type nouveau dans l'organisation des êtres. Je pourrais m'en contenter. Car il est acquis pour moi que ce que nous appelons centre de création est une constitution nouvelle du globe qui se ré¬ fléchit à la longue, dans les mœurs, les habitudes, les instincts et la ligure des êtres, que tous sont plus ou moins entraînés au changement par cette nouvelle distribution de la terre et des eaux, que chaque figure nouvelle du monde s'imprime dans la ligure de chaque être, d'une manière plus ou moins sensible, qu'à la fin de la série le change¬ ment éclate, comme un total, dans un type nou¬ veau qui est une ère nouvelle de la nature. Je pourrais m'en tenir à cette vérité générale; elle en contient un nombre infini de particulières, puisque toutes les formes des créatures semblent en découler et naître sans prodige. Je veux pour¬ tant essayer encore un pas de plus, m'approcher 158 LA CRÉATION davantage du gouffre, chercher comment, en quoi le mammifère terrestre porte le sceau de l'époque tertiaire du globe. Ici je prendrai un premier point d'appui dans le monde connu pour résoudre l'inconnu. Je me demande comment les types changent dans l'his¬ toire universelle, et je me réponds qu'un type nouveau dans les sociétés humaines, c'est une ère nouvelle. L'origine, le commencement de ces types, la manière dont ils s'introduisent dans le monde, tout cela est le principe d'une science nouvelle de l'homme et de la nature. Entrons pour un moment dans cette voie, cherchons où l'analogie conduit. Les changements de civilisation sont pour l'homme ce que les changements de flore et de faune sont pour le monde végétal et animal. Or, comment le genre humain passe-t-il d'une ère à une autre ère, c'est-à-dire d'une faune historique à une autre faune, par exemple, du paganisme au christianisme, du monde antique au monde mo¬ derne? Ce n'est pas le grand empire assyrien ou égyp¬ tien ou romain qui change brusquement de mœurs, d'instincts, de formes, et qui, si on le suppose rampant, se met tout à coup à se dresser sur ses pieds et à prendre des ailes, ou des mamelles pour allaiter la postérité. Non. La transformation LIVRE QUATRIÈME 159 de l'espèce humaine est toute autre. C'est dans quelque région inconnue, un type négligé, perdu, dont le développement a été jusque-là impossible ; c'est une peuplade ignorée, qui déjà existait, mais que personne n'avait encore aperçue aux confins de l'histoire; c'est l'imperceptible nation juive; c'est une tribu germaine cachée dans les forêts ; c'est une famille arabe, végétant dans le désert, qui apporte une forme nouvelle, un moule nou¬ veau, dans lesquels se fondent les organisations antiques ; il en sort la nouvelle faune humaine. Cela me conduit à penser que, dans la nature, la vie universelle se développe sur un plan ana¬ logue; qu'ainsi les grands sauriens de l'époque secondaire n'ont pas changé leur mode de pro¬ gression dans l'époque tertiaire, mais qu'un type déjà formé et jusque-là négligé, celui des mam¬ mifères du trias, a trouvé enfin le monde qui lui correspondait et lui était conforme. Ce type alors a pu se développer ; il a envahi les autres. L'ordre des mammifères s'est ajouté à ceux qui l'avaient précédé. Voilà une ère nouvelle dans la nature vivante. Comment le sceau continental pouvait-il s'im¬ primer dans les vertébrés? Par les organes du mouvement et par le mode de progression ter¬ restre. Si les nageoires, les rames, les queues homocerques et hétérocerques se sont dévelop- 160 LA CRÉATION pées clans l'Océan, les membres des quadrupèdes, le pied, la jambe, durent se développer sur la terre ferme. Il ne suffisait plus de ramper, de vivre et de mourir sur une étroite plage. Partout, de l'Oural aux deux Amériques, s'ouvrait un inonde qui attirait à lui les nouveaux êtres vivants. Il fallait descendre, monter, gravir, traverser de vastes espaces, en repartir pour en chercher d'autres plus vastes, s'accroupir dans les cavernes, s'age¬ nouiller dans les terriers, se tapir dans les jungles, se faire des pieds d'ébène, d'acier, de corne, selon la diversité des lieux, la dureté du sol. Et de là quelle diversité de mœurs, qui contraste avec l'uniformité de celles des reptiles, reflet de l'uni¬ formité des terres qu'ils habitaient! Maintenant, si une disposition à s'élever clans l'échelle des mammifères se montre dans un indi¬ vidu, une meilleure conformation, une marche plus rapide, une taille plus haute, des pieds plus effilés ou plus sûrs, cette disposition est favorisée par tout le monde environnant; elle se transmet génétiquement, au lieu qu'elle était étouffée et stérilisée par la nature entière dans les étroites langes de l'âge secondaire. On comprend dès lors que le type des mammi¬ fères terrestres, déposé dès l'époque du trias, et abandonné dans une île à laquelle tout manquait LIVRE QUATRIÈME '161 de ce qui lui était nécessaire pour s'accroître, l'espace, la nourriture et l'occasion, s'épanouisse clans un ordre de choses tout nouveau. La patte achève de se débarrasser de ses enveloppes pal¬ mées ; la peau se délivre de ses écailles ou de ses rugosités. Ce n'est pas le grand reptile qui devient mammifère, c'est le mammifère du trias qui appa¬ raît à l'aurore du monde tertiaire; et comme les terres offrent alors la plus grande étendue et que les deux mondes, l'ancien et le nouveau, se tou¬ chent, c'est dans ce temps-là que se montrent les colosses, mégathérium, dinothérium, mastodonte, produit et reflet d'un monde colossal. Le premier type lointain du mammifère nous avait échappé, par sa rareté et sa petitesse, dans l'époque secondaire ; nous l'avions négligé dans le trias. Maintenant, répandu à profusion en de nombreuses espèces, elles nous étonnent comme une création qui éclate sans avoir été ni préparée, ni annoncée. Cette foule de quadrupèdes, éocènes, miocènes, semble surgir de terre, sans précédent et sans ancêtres. En les voyant, nous sommes d'abord tentés de croire qu'ils datent tous de la même journée, et que leurs espèces ont toujours été contemporaines. Mais plus on les considère de près, plus on se persuade que chacun d'eux est l'expression organique d'un certain moment de l'âge du monde ; qu'à mesure que le globe s'est rappro- 162 LA CRÉATION ché de sa configuration actuelle, il s'est fait une approximation semblable de la nature vivante des plantes et des animaux vers la flore et la faune actuelles. Je puis concevoir que de petits mammifères fos¬ siles, tels que la chauve-souris, aient vécu sur un îlot, et le sarigue sur un archipel du Jura. Mais pour des êtres tels que le grand palœothérium, je ne puis me représenter leur origine ailleurs que sur une terre déjà étendue. Quant aux quadru¬ pèdes gigantesques, leur berceau,je le répète, a dû être un continent herbu gigantesque, en sorte qu'ils portent chacun au front la date d'une des configurations du globe. Tous ensemble se pré¬ sentent à mes yeux comme la chronologie ou l'his¬ toire vivante de la terre qui les a empreints de son sceau à des temps et en des lieux différents. Ce monde des mammifères vit suspendu aux ma¬ melles de la grande Gybèle. Auriez-vous imaginé qu'il y eut un temps où le pôle arctique était entouré d'une ceinture de végé¬ tation luxuriante? non, sans doute. Et pourtant, on ne peut plus douter (1) qu'à l'époque tertiaire des forêts d'arbres feuillus bordaient les côtes et les fiords du Spitzberg et du Groenland qui ne for¬ maient alors qu'une seule terre. Les cyprès de la (1) Oswald Heer. Les dernières découvertes dans l'extrême nord. Bibliothèque universelle et Revue suisse. Avril 1869. LIVRE QUATRIÈME 163 Caroline, les thuyas de la Virginie, les peupliers, les aulnes, les platanes de nos climats tempérés s'étendaient, comme une fourrure, de l'île des Ours j usqu'aux dernières extrémités du Nord. Où sont aujourd'hui les déserts de glace, fourmil¬ lait la vie dans les forêts vierges. Des massifs de verdure italienne ceignaient la zone po¬ laire. Mais, direz-vous, que devenait ce luxe de végé¬ tation pendant la longue nuit d'hiver, qui, alors comme aujourd'hui, durait une partie de l'année ? Comment les plantes pouvaient-elles se passer si longtemps de la présence du soleil ? On a peine à se représenter les grandes forêts endormies durant des mois entiers dans les ténèbres du pôle. Quel silence ! quelle mort ! car ces ténèbres étaient alors plus profondes qu'aujourd'hui ; puisque la réver¬ bération de la neige y manquait, elles n'étaient interrompues, diminuées ou sillonnées que par les aurores boréales. Cela est vrai; mais si aujourd'hui le mélèze, le saule, l'églantier survivent à la nuit de deux mois de la Sibérie (1), pourquoi le platane, le peuplier, le thuya, le tilleul, le chêne n'auraient-ils pas survécu, dans la chaude température de l'époque tertiaire, à la longue nuit du pôle? La chaleur (1) De Wrangel. Le nord de la Sibérie, p. 174, 332. 164 LA CRÉATION continue, accumulée compensait la lumière (1) ; puis le jour d'été, en se prolongeant, imprimait aux plantes une impulsion qui leur faisait tra¬ verser, sans périr, l'époque ténébreuse de l'année. (1) Alphonse de Candolle. Géographie botanique. T. I,pag. 203, 260, 313. « La durée des jours en été compense, pour les « végétaux de l'île Melville, un défaut de l'action calorifique et « chimique du soleil, s'élevant très-peu au-dessus de l'horizon. » LIVRE QUATRIÈME 165 CHAPITRE III EXPLICATION DES MIGRATIONS. APPARITION DE L'OISEAU. — FORMATION DE L'AILE. — A QUELLE ÉPOQUE DU MONDE ELLE RÉPOND. Voilà aussi le moment d'une autre merveille. Le jour est venu, pour l'aile de l'oiseau primordial, de pousser et de croître. Les pieds ne suffisent plus à s'emparer assez promptement de ces conti¬ nents émergés. Il y faut l'aile de l'oiseau. Le type en avait été produit dans les époques antérieures, rare, impuissant, enfoui. Sans doute, dès les temps jurassiques, un pre¬ mier oiseau, l'archéoptérix, à la queue embryon¬ naire, avait déjà rasé la plage de quelque ile de la Suisse ou de l'Allemagne. On a retrouvé ses os en Bavière, dans le terrain secondaire. Mais qu'a¬ vait-il besoin d'une aile puissante? il lui suffisait de voleter dans les bois de cycadées, sans s'éloi¬ gner de la lagune ni chercher des sommets qui manquaient encore. Maintenant, au contraire, d'immenses contrées se déroulent, liées l'une à l'autre par des isthmes. 166 LA CRÉATION Qui les visitera le premier, si ce n'est l'oiseau? Il a des yeux perçants pour découvrir les lointains, et ces lointains se prolongent, et la terre s'étend et les continents se développent à mesure qu'il avance. Il faut qu'il se donne, au lieu de cette aile engourdie de l'archéoptérix, une aile infatigable. Voilà la puissance du vol née de la forme nou¬ velle de la terre. L'oiseau était emprisonné dans l'âge jurassique. Une pouvait déployer ni sa force, ni son instinct ; aussi son aile n'était qu'un bras dont il s'aidait pour se soutenir plutôt que pour fendre l'air. Le monde tertiaire se déroule devant lui; il poursuit cet horizon qui fuit toujours; son instinct lui est révélé, il se confie à la vaste éten¬ due. Un type nouveau éclate avec un univers nouveau. Qu'il y a loin de là au mollusque silu¬ rien, au reptile jurassique ! Apparemment l'oiseau avait déjà ses temps de migration; il suivait la terre jusqu'où la terre s'é¬ tendait. Où elle manquait, il arrêtait son vol. Il apprenait ainsi à donner une certaine direction à ses voyages. L'habitude prise, de génération en génération, de traverser une certaine étendue de terres a continué, même après que ces terres ont disparu pour faire place à la mer. C'est ainsi que je puis expliquer les migrations des oiseaux actuels à travers la Méditerranée. Ils suivaient, dans l'époque tertiaire, l'isthme émergé livre quatrième 167 qui liait les côtes de France et d'Italie à l'Afrique. Cet isthme a disparu ; les oiseaux suivent encore aujourd'hui le même chemin, parce qu'ils l'ont suivi dans les époques antérieures. Arrivés au bord de la Méditerranée, ils se confient à l'abîme,, ils ouvrent leurs ailes, ils s'élancent dans le gouf¬ fre. Pourquoi? Parce qu'ils savent qu'ils trouve¬ ront au delà une terre d'Afrique pour s'y arrêter. Ils la connaissent sans l'avoir vue ; et qui leur a dit ^qu'elle existe? Leurs ancêtres, les premiers voyageurs de l'âge éocène et miocène. 168 LA CRÉATION CHAPITRE IV LES ESPÈCES PROPHÉTIQUES. — LOI DES RÉVOLUTIONS DANS LES FLORES ET DANS LES FAUNES. Je reconnaissais tout à l'heure clans le monde émergé, la figure ébauchée des contrées actuelles, l'embryon d'une Grèce, d'une Italie, d'une France, d'un continent russe-Scandinave. En même temps je reconnais dans la population zoologique les principaux traits des genres et même des espèces qui vivent de nos jours. Ces espèces antérieures ont déjà tant de caractères communs avec les nôtres, que plus d'un natura¬ liste les appelle aujourd'hui des espèces prophé¬ tiques (1). Cette expression m'était venue à moi- même, il y a longtemps, à la première vue de tant de rapports étranges entre le monde tertiaire et celui que nous habitons. Plus nous nous rapprochons de l'époque actuelle, plus notre ressemblance éclate. Chaque être, sous une apparence inconnue, annonce d'avance quelque (1) Oswald Heer. Die Urwelt, p. 593. LIVRE QUATRIÈME 169 être que nous trouvons aujourd'hui dans la nature vivante. Des trente-neuf genres de mammifères miocènes, vingt-neuf sont éteints. Mais, du moins tous sont une préparation à la création actu¬ elle. Les palseothériums et les lophiodons sont les précurseurs du tapir, l'anthracothérium du sanglier et du porc, l'hipparion du cheval et de l'âne, le xiphodon de la gazelle, l'amphicyon du chien et de la civette, le mégathérium du tatou d'Amérique, l'anoplothérium des pachyder¬ mes, le bœuf primitif du bœuf actuel, le gibbon helvétique du siamang de Sumatra, le hyœnodon de la hyène et du chat, l'hyopotame de l'hippo¬ potame, le mastodonte et le dinothérium de l'élé¬ phant. Quant aux insectes miocènes, ils ressemblent singulièrement aux noires, ils ont donc moins changé. Les révolutions du globe n'ont rien pu sur eux, ou presque rien. Ils ont échappé par leur petitesse, comme dans l'histoire humaine, les faibles, les inconnus échappent à une révolution oùles grands périssent. Dans la réalité, chaque précurseur est la souche à laquelle remontent des genres et des espèces séparés aujourd'hui ; pendant des siècles de siè¬ cles, le sceau qu'ils ont reçu paraît immuable. La constitution du monde tertiaire s'empreint de plus en plus dans tous les êtres. 10 170 LA CRÉATION Quand vous voyez les êtres organisés s'appro¬ cher d'âge en âge, de la condition et de la forme actuelle, vous êtes bien obligés de reconnaître que les époques agissent les unes sur les autres, que le grand flot des êtres se pousse, depuis l'origine jusqu'à la fin, avançant toujours, ne recu¬ lant jamais. Il y a, dites-vous, des points nombreux où la chaîne se rompt, où la série se brise. Oui sans doute, mais il y a aussi des époques qui se lient d'une manière indubitable ; par exem¬ ple, la faune et les flores tertiaires ont laissé tous leurs traits principaux dans la faune et la flore de l'Amérique actuelle (1) ; et comment cette similitude de formes, de caractères, de types serait-elle possible, si l'on n'y recon¬ naît pas que les uns sont les ancêtres des autres ? Pour admettre le rapport des êtres entre eux par le lien des générations, il n'est pas néces¬ saire que chaque anneau de la chaîne entière de Jupiter paraisse à nos yeux ; il suffit que certains tronçons de cette chaîne subsistent, suspendus entre lé ciel et la terre, pour que nous puis¬ sions nous former, au moins, une idée de l'ensemble. (1) Oswald Heer. Flora tertiaria, p. 346. LIVRE QUATRIÈME 171 Quand les observateurs les plus sagaces, les plus minutieux (1), les plus scrupuleux me répè¬ tent, me démontrent, me font toucher au doigt que certaines espèces, à diverses époques terres¬ tres, confinent l'une à l'autre, s'engrènent l'une dans l'autre, qu'ils ont peine à les séparer, à les distinguer, comment me refuser à conclure avec eux à une certaine parenté des espèces entre elles, et que les unes dérivent des autres par voie d'hérédité ? Est-ce à dire pour cela que le changement de formes est continu, que tous les êtres se précipitent d'un pas égal vers la révolution de la vie ? Non, assurément ; il y a des temps où la nature semble se hâter vers des formesnouvelles.il en est d'autres, et ce sont les plus longs, où elle semble se fixer, se perpétuer, se reposer pour toujours dans le but qu'elle a atteint, lasse de changements, épuisée d'inventions. Voilà ce qu'il est permis aujourd'hui d'entre¬ voir. Un coin du voile d'Isis s'est soulevé pour la première fois ; je voudrais rassasier mes yeux de ces lueurs projetées dans l'abîme ; mais que des ténèbres montent aussitôt à la surface! Bonne déesse, déchire-les toi-même. Vous craignez déjà que les mystères ne soient profanés, qu'il ne reste plus rien d'impénétrable à (1) Oswald Heer. Die Urwelt, p. 185. '172 LA CRÉATION la curiosité de l'homme, qu'il touche, voie, em¬ brasse, en téméraire, le secret de la naissance des choses. Car une fois ce secret découvert, que resterait-il à faire? Plus d'inconnu, plus d'énig¬ mes, plus de fiction, plus de religion! Voilà ce qui vous fait peur. Rassurez-vous, l'abîme est toujours là ; il ré¬ siste ; la curiosité humaine n'a fait que l'effleurer. Je puis, jusqu'à un certain point, comprendre l'enchaînement, la succession des êtres; mais le point initial d'où ils sont sortis m'échappe ; avec ce seul point ténébreux, vous pouvez encore en¬ gendrer ou restaurer des ténèbres infinies. LIVRE QUATRIÈME 173 CHAPITRE V TABLEAU DE LA FORET TERTIAIRE. LE SEUIL DE LA CRÉATION ACTUELLE. En même temps le monde végétal a subi le même changement que l'organisme animal. La flore in¬ sulaire de l'Australie, de l'Océanie, les cycadées, les araucaires se retirent comme les reptiles, pour faire place à la flore continentale des deux Amé¬ rique. On dirait que la végétation s'est épanouie comme la terre. Au lieu des fougères, des calamités, propres aux époques nourricières des reptiles, voici, pour la première fois, les arbres aux larges feuilles que nous connaissons, les chênes verts, les lau¬ riers, les hêtres, les noyers, les érables, les amandiers, les peupliers. Il y a déjà des chênes pour la Gaule et pour l'Allemagne, des myrtes et des lauriers pour la Grèce et l'Italie ; ou plutôt tous les types méditerranéens se trouvent ras¬ semblés, et ils refoulent la flore australienne, de même que les mammifères refoulent le type des reptiles. i. 10. 174 LA CRÉATION On s'étonne de la persistance de quelques genres de la flore de l'Océanie dans nos fo¬ rêts tertiaires. La surprise cesse si l'on admet que cette flore a, comme l'Océanie, le carac¬ tère insulaire ; dès lors il paraît naturel que ce caractère n'ait pas disparu brusquement et, qu'au contraire, ce type végétal se soit prolongé dans notre hémisphère', comme le type de l'âge des reptiles s'est prolongé dans notre faune ter¬ tiaire. En ce temps, la fleur apparaît, elle s'épanouit et embaume pour la première fois le monde. Avec elle apparaît le papillon du jour, le dernier né des insectes. Pour la première fois, il voltige sur la terre ; il pompe, il boit, au milieu de l'Europe, en Bavière, le suc des plantes actuelles de la Nouvelle- Hollande et du Gap. A la population nouvelle des quadrupèdes, composée principalement d'herbivores, comment pourrait suffire l'ancienne végétation rare des îles perdues dans les mers jurassiques et créta¬ cées? Le même épanouissement de vie qui se montre, dans le monde animal, par les mammi¬ fères, s'est montré, dans les plantes, par les grandes dicotylédones et par les arbres à larges feuilles, qui sont les mammifères du monde végétal. Au-devant des anoplothériums, des palaeo- LIVRE QUATRIÈME 175 thériums s'étend l'immense forêt tertiaire. Elle couvre de son ombre leurs origines. Partout les vastes palmes de végétaux nouveaux, toujours verts, à formes tropicales, fournissent la pâture à des animaux nouveaux. Souvent il dut arriver qu'une famille, une espèce de quadrupèdes suivit les migrations de la plante, dont elle faisait sa nourriture préférée. Ainsi se trouvèrent mêlés dans les mêmes lieux une foule d'êtres animés et de plantes qui, sortis ensemble d'une certaine contrée, arrivèrent ensemble dans un autre hémisphère. Le troupeau des anthracothériums, aïeul des sangliers et des porcs, dut marcher et se dis¬ perser avec les vingt-sept espèces de chênes dont il mangeait les glands, dans toute notre Europe. On vit arriver en Suisse, au bord de la mer hel¬ vétique (1), le gibbon, porté, de liane en liane, sur une mer de verdure, jusqu'au figuier, au co¬ cotier, au noisetier, qui bordaient déjà les pieds du Jura et des Alpes. Le mastodonte de l'Ohio suivit la famille des conifères, surtout le cèdre blanc dont il dévorait les bourgeons. Les aïeux du tapir émigrèrent parmi nous avec le palmier du marais, dont l'analogue se retrouve auMississipi. A Pikermi, près d'Athènes, la girafe fossile broutait (1) Oswald Heer. Die Urwelt, p. 419. 176 LA CRÉATION les hauts dattiers du désert. Peut-être vit-on l'hip- parion, aïeul du cheval, errer en troupes, de l'Eu¬ rope en Amérique, à travers les steppes de l'Atlantide. Sous un massif de Geinizia, précurseur de l'arbre-mammouth, s'arrêta en Allemagne, l'im¬ mense dinothérium, précurseur des sept espèces éteintes de l'éléphant. A travers la forêt vierge, l'élan primitif, ancêtre des cerfs, aiguisait sa ra¬ mure sur des troncs d'arbre dont l'espèce a disparu comme lui. Si la végétation tertiaire nourrissait des ani¬ maux tertiaires, il restait encore pourtant des types nombreux et comme des témoins attardés des époques antérieures. Les cycadées de l'époque jurassique, devenus chaque jour plus rares, enfin réduits à deux genres, couvraient encore çà et là de leur ombre un crocodile leur contemporain ; et ce mélange de formes, qui apparaissent au milieu de formes qui disparaissent dans une même contrée, aide à comprendre comment la nature n'est rien autre chose que la succession des temps rendue visible et personnifiée dans une succession d'espèces dont chacune porte au front un certain moment de la vie universelle. Nous voilà parvenus au seuil de la création actuelle. Nous l'entrevoyons de loin, nous la pres¬ sentons à travers les formes des organisations ter- LIVRE QUATRIÈME 177 tiaires qui nous la voilent encore. Mais combien nous en sommes éloignés, quoique ce degré soit le dernier pour s'élever jusqu'à elle ! Que ces es¬ pèces prophétiques diffèrent de celles qu'elles an¬ noncent! Combien ce crépuscule ressemble en¬ core aux ténèbres! Que la nature est lente à s'émouvoir, à s'ébranler, à se dépouiller de la figure qu'elle a une fois adoptée! Viendra-t-il jamais le jour, le jour attendu où elle doit consommer son œuvre et s'y reposer? Comment se fera ce dernier pas? C'est, il me semble, le plus difficile, et quel moyen de l'ima¬ giner? Car les quadrupèdes tertiaires, aux mille formes, ont pris si bien possession de la terre, ils y ont posé un pied si assuré, si massif, ils jouissent d'un domaine si étendu, leurs mamelles pendantes sont si inépuisables, leurs mœurs si invétérées, leurs formes si caractérisées, si com¬ plètes, leurs rapports si intimes avec les lieux, qu'il m'est impossible de concevoir quelle force, quel événement les dépossédera de ce sol, les déshabituera de ces mœurs, les refoulera de ces régions, leur ôtera la puissance et la vie pour les transmettre à d'autres familles, à d'autres genres, à d'autres espèces. J'ai bien vu, dans les temps antérieurs, cer¬ taines espèces se lier à d'autres espèces par une série continue, de telle manière qu'il faut recon- 178 LA CRÉATION naître que les unes sont dérivées des autres par un lien génétique. Mais j'ai toujours vu aussi que cette transformation était aidée par une transfor¬ mation analogue de la surface du globe. Et main¬ tenant, je ne sais qu'imaginer pour que la terre rouvre ses flancs et enfante avec un nouvel ordre de choses inorganiques un nouveau monde d'êtres organisés. livre quatrième 179 CHAPITRE VI dernière forme de la terre. — soulèvement des montagnes. permanence ou instabilité des espèces. comment la révolution nouvelle s'empreint sur l'homme. — qu'arriverait-il des faunes actuelles si le globe changeait. Ce dernier acte est celui qui éclate le plus vi¬ siblement aux yeux ; c'est aussi le plus sublime. Voici le moment où, au milieu de l'éternel repos, les Pyrénées commencent à s'agiter et à surgir de terre; enfin les voilà debout, puis le Jura aussi se dresse. Les Alpes, humbles collines, se lèvent à leur tour sur leurs onze piliers; et soit que ce mouvement d'ascension se prolonge avec lenteur, soit qu'elles s'agitent par intervalles et grandis¬ sent à vue d'œil, jusqu'à ce qu'elles aient porté, sans se reposer, leurs têtes par-dessus les nues, soit qu'elles se courbent de nouveau et s'age¬ nouillent sous la mer helvétique, et s'affaissent sous le fardeau, pour se relever plus hautes et plus fières jusqu'au ciel, ce moment est celui où commence la création nouvelle. 180 LA CRÉATION Car la terre s'est émue vers le Caucase et l'Arménie, Là aussi, la nature s'est fait partout des Olympes, des monts Ida échelonnés l'un sur l'autre, comme pour voir de plus loin les choses qui vont naître ; et aux deux extrémités du monde, voici l'Himalaya qui entasse ses étages sur les collines sub-himalayennes, en même temps que les Andes et les Cordillères, prises du même tressaillement, surgissent d'une Amérique à l'autre. La terre a reçu sa dernière forme, celle que nous lui voyons aujourd'hui. Les mers s'enfer¬ ment dans les bassins que nous connaissons; elles ne reviennent plus en arrière; les barrières colos¬ sales qui se sont élevées ne seront plus franchies par le reflux des océans. Sija terre a reçu sa constitution actuelle, que va-t-il s'ensuivre? La conséquence ne tarde pas à se montrer. Le sceau nouveau s'empreint sur la nouvelle constitution des êtres vivants. Nous voyons apparaître les espèces actuelles, et depuis qu'elles ont reçu le sceau de ce nouvel âge du monde, elles ne paraissent pas avoir plus changé que n'ont changé les terres et les mers, et les chaînes des montagnes. De plaine qu'elle était, la terre est devenue montagneuse, et avec les degrés divers de hau¬ teur, de chaleur, que de degrés nouveaux dans la LIVRE QUATRIÈME 181 succession des formes de la vie! A cette diversité de figures, de climats, s'accommodent insensible¬ ment les anciens êtres végétaux ou animaux. Ils s'essayent à vivre sur chacun de ces plateaux ; ils n'y renoncent que là où la vie est impossible. La constitution du globe présentant plus de diffé¬ rences, il en est de même de la constitution des êtres organisés. Le type se divise en genres, le genre en espèces, l'espèce en variétés, la variété en race. Il n'y avait d'abord que l'anoplothérium ; de lui naissent, à des degrés différents de parenté, les pachydermes et les ruminants, puis lui-même dis¬ parait ; il ne reste que ses descendants éloignés, cheval, bœuf, tapir. Ainsi des autres quadru¬ pèdes. Ceux de l'époque tertiaire s'éteignent; ils n'ont pu se faire aux changements du monde. Leurs analogues seuls survivent, parce qu'ils se sont accommodés à la terre nouvelle, et depuis qu'ils ont reçu le sceau de l'époque quaternaire, ils semblent immuables ; peut-être le sont-ils en effet. Sur le fond lointain des mammifères fossiles qui sont rejetés de la nature vivante, se détachent peu à peu les espèces actuelles, qui vivent avec nous. Voici le cheval, le bœuf, le daim, le rhinocéros, le chameau, tels que nous les retrouvons aujour¬ d'hui. Comme la terre n'a pas changé depuis leur la r.m'iATiON. i. 11 182 LA CRÉATION origine, ils n'ont pas plus changé qu'elle, La grande tortue terrestre rampe au pied de l'Himalaya ; elle n'a pas plus varié que l'Himalaya lui-même. Le chameau n'a pas plus changé que le désert, ni l'hippopotame plus que le Nil, ni le lama plus que les Cordillères, ni le diornis plus que la Nouvelle-Zélande, ni le chamois plus que les Alpes, ni le bœuf plus que la plaine, ni le cheval plus que les steppes, ni aucune espèce vi¬ vante plus que le globe terrestre. Sans doute ils ne changeront pas tant que la ligure de ce monde restera ce qu'elle est. Nous avons beau chercher, depuis les temps historiques, une modification, un caractère, un type nouveau dans le monde organisé. L'ibis n'a pas varié depuis les Pharaons, ni la cigale depuis Platon, ni le bœuf et l'âne depuis Moïse. Pas une ligne n'a été ajoutée à la taille de Jupiter-sca¬ rabée depuis Aristote. Et cette permanence des espèces s'explique bien par tout ce qui précède, je veux dire par la permanence de la constitution terrestre. Car nous avons vu que pour changer même l'é- lytre et la trompe d'un insecte, ou le manteau d'un mollusque, il faut l'effort soutenu d'un monde entier pendant des myriades de siècles : une ré¬ volution du globe pour entamer le corselet d'une libellule! une révolte de l'océan jurassique pour LIVRE QUATRIÈME J 83 rompre les habitudes, changer les mœurs et la cellule d'un polype imperceptible ou la demeure cloisonnée d'un mollusque céphalopode! N'en sera-t-il pas de même pour les quadrupèdes mam¬ mifères, qui viennent de surgir devant nous comme le dernier terme de la sagesse et de l'art de la nature? Ils ont posé un pied si puissant sur leur domaine! Est-ce cinq ou six mille ans qui suffisent pour altérer l'empreinte reçue? Qu'est-ce que cela, en comparaison des temps incommensurables que tel ou tel insecte a tra¬ versés, de génération en génération, sans plier sous le faix et sans vieillir d'une heure? Où sont les grands changements du globe depuis l'appa¬ rition du cheval, du chameau, du bœuf, du rhi¬ nocéros, de l'éléphant et de tous les mammifères qui vivent aujourd'hui? Où sont les mers qui ont quitté leurs lits ? Où sont les continents nouveaux qui ont émergé et changé toutes les conditions de l'existence pour chacun des êtres vivants ? Les changements accomplis sont eux-mêmes imperceptibles; Quelques variations de niveau au bord de la mer du Nord ou sur le littoral du Chili, de rares volcans, quelques récifs qui ap¬ paraissent et disparaissent, voilà à quoi se ré¬ duisent les variations de l'écorce terrestre. 11 faut bien un autre effort pour refondre les types des êtres et les jeter dans un moule nouveau. 184 LA CRÉATION C'est un don sérieux que la nature fait aux êtres en leur donnant, avec la vie, une forme, une constitution déterminée ; elle ne brise pas les formes capricieusement et impatiemment. Elle laisse aux espèces une sorte d'éternité pour s'en repaître à loisir. Quand elle brise les moules, quand elle change les espèces, c'est que l'univers entier s'en mêle; jusque-là elle maintient dans sa forme l'insecte aussi bien que l'éléphant. Ainsi se résout, pour moi, la question qui m'a tant occupé, de la permanence ou de l'instabilité des espèces actuelles. Si les continents actuels se partageaient, redevenaient des îles parsemées au loin dans l'Océan, comme au temps de la mer jurassique, on verrait les grands mammifères quadrupèdes, faute d'espace, de nourriture, di¬ minuer de nombre, décroître de taille, dégénérer, pour ne laisser la place qu'à de petites espèces, telles qu'il s'en rencontre dans les archipels. Les organisations se rapprocheraient du type juras¬ sique, et reviendraient aux marsupiaux de l'Aus¬ tralie. Alors les reptiles régneraient de nouveau. Parmi les animaux terrestres, ceux qui éprou¬ veraient le moins d'altération seraient les in¬ sectes; ils seraient encore innombrables. Pourtant ils devraient céder à leur tour au changement. A mesure que les grands cours d'eau douce tan- LIVRE QUATRIÈME 185 raient, les insectes aquatiques disparaîtraient sans retour. Les oiseaux résisteraient longtemps à cette diminution du sol ; ils iraient encore chercher au loin des terres fermes. Mais ces terres deve¬ nant de plus en plus rares et s'éloignant toujours, la distance finirait par être si grande qu'aucune aile ne pourrait plus la franchir. Confiné sur un récif, l'oiseau terrestre languirait, et ce type fini¬ rait, à son tour, par s'éteindre. Diminuons encore les îles, faisons-en des récifs comme dans l'époque primaire; nous verrons tous les types supérieurs s'effacer de la terre, et la nature rentrer, en silence, par degrés, dans le monde muet des mollusques et des crustacés ma¬ rins de l'époque silurienne. Au contraire, supposez des émersions de con¬ tinents nouveaux, les solitudes de la mer Aus¬ trale et le grand océan Pacifique remplacés par des terres fermes, les points épars de la Polynésie reliés l'un à l'autre par des isthmes, la mer reve¬ nant sur ses pas, notre monde européen et asia¬ tique submergé, nos Alpes affaissées, leurs cimes changées en écueils battus des flots ; ce change¬ ment ne serait pas plus grand que celui qui s'est répété tant de fois à travers les révolutions du globe. Et comment douter que, dans un cataclysme qui changerait les conditions d'existence de tous 186 la création les êtres, les formes ne fussent modifiées encore, au delà même de ce qu'il nous est possible de concevoir? C'est alors que les espèces actuelles, qui nous semblent permanentes, seraient rejetées dans le creuset et recevraient une empreinte nou¬ velle; non pas qu'elles fussent toutes destinées à se transformer ou à finir en même temps. Tel insecte pourrait bien survivre à l'engloutissement d'un monde ; un certain nombre d'êtres organisés traverseraient notre époque et porteraient témoi¬ gnage de notre monde actuel dans le monde futur. Beaucoup disparaîtraient, d'autres viendraient à surgir dont nous avons à peine l'idée. Et qui sait si de ce nouveau travail de la nature entière ne sortirait pas quelque type entièrement nouveau qui serait aux types actuels ce que les mammi¬ fères ont été aux reptiles, les reptiles aux pois¬ sons, les poissons aux mollusques, les mollusques aux zoophytes dans les époques antérieures? LIVRE QUATRIÈME 187 CHAPITRE VII COMMENT LES FAUNES AMERICAINE ET OCÉANIENNE CONFIRMENT LES LOIS ÉTABLIES PRÉCÉDEMMENT. J'ai établi que la faune d'Amérique appartient à ce que j'ai appelé le type insulaire. J'en ai conclu que le nouveau monde, en des temps géo¬ logiques que je ne connais pas, a dû être partagé en diverses régions, toutes marquées par les bar¬ rières que les mammifères terrestres ne pouvaient franchir. En un mot, la forme des mammifères marsu¬ piaux édentés m'a donné la forme antique du continent américain. Mais cette conclusion tirée de l'animal à la terre peut n'être qu'une intuition de mon esprit; j'ai besoin de la voir confirmée. Or, voici qu'en effet les découvertes les plus récentes des géologues américains et anglais (1) révèlent la vérité que j'avais supposée, à savoir, que le nord et le sud de l'Amérique ont été sé- (1) Andrew Murray. The Geographical distribution of Mam- mals. 1866. 188 LA CRÉATION parés, puis réunis, que le Brésil, patrie des édentés et des marsupiaux, formait jadis une ile. La Guyane en formait une autre. Non-seulement les terres fermes étaient aussi partagées; mais, au point de vue de la distribution des espèces, les grands fleuves américains marquent eux-mêmes des limites qui maintiennent, à beaucoup d'égards, le caractère insulaire que je trouve être le trait originel de la faune américaine. Certaines espèces de singes qui vivent sur le bord nord de l'Ama¬ zone ou du Rio-Negro ne passent jamais à l'autre bord. Le biscacha ne traverse jamais l'Uruguay ; il y a même des espèces d'oiseaux qui sont arrêtés par ces barrières, comme par une mer inté¬ rieure. Voilà donc, en réalité, ce caractère d'isolation que je trouvais empreint sur la forme première des principaux animaux qui donnent sa physio¬ nomie à la faune américaine. Si vous ajoutez à cela, que les premières îles, la Guyane, le Brésil se sont soudées entre elles, que le nord et le midi se sont attachés l'un à l'autre, qu'ainsi les terres ont grandi et avec elles les forêts continues, sources de subsistances, moyens de migrations, vous voyez comment les petits édentés insulaires ont pu, sans changer de type, grandir jusqu'à la taille du « léviathan des Pampas, » le mégathé- rium, et se répandre hors du bassin primitif sur LIVRE QUATRIÈME '189 la face presque entière des deux Amériques. En sorte que rien n'est plus vrai que de dire que les changements dans la distribution des terres et des eaux se sont réfléchis, d'époque en époque, sur la physionomie de la faune améri¬ caine, sur son type, sa petitesse, sa grandeur; ce qui revient à cette vérité où toutes sont enve¬ loppées que, de l'animal vous pouvez conclure à la terre, et de la terre à l'animal. L'Australie était composée originairement de trois îles ; sa faune avait aussi le caractère insu¬ laire. Quand les trois iles se sont réunies, les animaux ont grandi sans changer de type; les premiers marsupiaux se sont élevés à la taille colossale du notothérium et du diprotodon fos¬ siles ; puis les terres diminuant par leur sépara¬ tion d'avec le continent, les colosses sont devenus les kanguroo et les opussum de nos jours. Une question s'élève. Avec la facilité que les géologues ont empruntée des poêles, de faire et de défaire les mondes, plusieurs supposent que les iles dont l'Océanie est ponctuée, marquent les restes d'un vaste continent submergé. L'idée est belle; elle pourrait être féconde; est-elle vraie? Par les principes exposés précédemment, je crois résoudre cette question. Aucune île, ai-je dit, n'a produit jamais de grands mammifères i. il. 11)0 LA CRÉATION terrestres. Gela posé, vérifiez l'hypothèse gran¬ diose du continent polynésien. Si jamais il a. existé, il a eu ses genres de mammifères quadrupèdes, didelphes ou mono- delphes, qui ont peuplé un jour ses vastes soli¬ tudes. Quelques débris fossiles de ce genre doi¬ vent se retrouver dans les îles Océaniennes qui ont échappé au naufrage d'un monde. Assuré¬ ment, un seul os d'éléphant, ou de tigre ou de rhinocéros, ou de sivathérium trouvé à Otahiti, ou à Sandwich, ou à Kerguelen (si toutefois il n'y avait pas été apporté par accident), mettrait hors de doute l'existence d'une terre ferme à la place du désert d'eau de l'océan Pacifique. On pourrait alors, à bon droit, rattacher cette terre aux flancs de l'Afrique ou de l'Asie par le lien des mammifères. Mais jusqu'ici jamais mammifère quadrupède, ni fossile, ni vivant n'a été trouvé dans les îles. Conclusion. Le continent océanien n'est encore qu'une hypothèse réfutée parla connaissance des faunes actuelles. LIVRE QUATRIÈME 191 CHAPITRE VIII des centres spécifiques de création. n'y a-t-il eu qu'un éden? Où sont les origines de la vie? elles reculent à mesure que nous croyons les saisir ; elles semblent se confondre avec les origines du globe. Dans la première effluve de matière, peut-être se trou¬ vaient déjà les semences ardentes des êtres à venir. Je croirais volontiers qu'il n'est pas un point du monde qui n'ait été un centre de création, d'où est sorti au moins une plante, un insecte, un ani¬ malcule qui lui est propre et qui n'a pu naître que là (1). Les fleurs, les insectes, tous les êtres vi¬ vants ont-ils donc chacun une patrie? Pourquoi non? Ils l'ont oubliée, dès qu'ils en ont franchi la frontière. Partout où ils ont trouvé même sol, même tem- (1) Je suis affermi dans cette idée, en la retrouvant indiquée, au moins pour les plantes, dans l'ouvrage tout récent de M. Scliimper : « Nous pouvons affirmer, sans présomption, qu'il n'y a pas Un pouce de terrain, soit au fond de la mer, soit sur la terre ferme qui, dans le cours des temps, n'ait eu sa plante à lui. » Sehimper. Traité de paléontologie végétale. T. I, pag. 105. l'Jti LA CRÉATION pérature, même ciel, ils sont bien, ils sont chez eux. S'ils reviennent, portés par les vents, à l'en¬ droit de leur origine, ils ne le reconnaissent pas. Rien ne leur dit que là sont nés l'espèce, la race, le premier ancêtre. Dans leur naissance éternelle, ils ne se soucient ni de berceau, ni de tombeau. Ainsi, partout où s'arrêtent tes yeux, là est un Eden, je veux dire un lieu où quelque être nou¬ veau a fait son apparition sur la terre, petit ou grand, terrestre ou aquatique. L'atelier de vie est partout. Linnée, avec la naïveté de la légende, ne voyait sur le globe qu'un point unique, béni, d'où étaient sortis tous les êtres. A l'origine, ils vivaient enfer¬ més, comme en une île sacrée, dans le paradis; pour que chacun d'eux, insecte ou éléphant, eût son climat particulier, le jardin d'Éden (1) s'éle¬ vait en terrasses, aux flancs d'une montagne où s'échelonnaient tous les climats, à ses pieds la zone torride, au sommet la zone glaciale. Bientôt après Linnée, ce jardin s'est trouvé trop étroit, on l'a étendu; on a fait des régions botani¬ ques, zoologiques qui se sont prêté l'une à l'autre leurs créatures premières. Aujourd'hui, ces zones, ces édens scientifiques sont encore trop resserrés. Les limites disparais- (1) Linrueus. Amœnitates Academicœ. T. II, pag. 438. De Tel- luris habilabiiis ineremenlo. LIVRE QUATRIÈME 193 sent; pas une province qui ne s'élargisse. Tout insecte devient centre d'un monde vivant. Il n'est pas plus croyable que l'espèce du lion, par exemple, ait surgi simultanément en Afrique, en Asie, en Thessalie, qu'il ne l'est que le type de l'architecture dorique ait éclaté avec son même chapiteau et ses mêmes proportions, à la fois, en Grèce, en Italie, en Sicile, sans aucune commu¬ nication historique d'une contrée à l'autre. Gomment donc ont pu se former des types dis¬ tincts dans les régions zoologiques ou botaniques? Il faut admettre pour cela que ces régions ont d'abord été séparées, que certaines organisations s'y sont produites, longtemps avant de se répandre au dehors, que l'ancien type s'est perpétué dans les êtres nouveaux qui portent ainsi le sceau d'une contrée particulière et de la première origine. Autant de centres de création, qui plus tard ont été mis en relation, les uns avec les autres. C'est ainsi (1) que nous donnons aux chevaux pour première patrie l'Asie centrale, aux rumi¬ nants et aux pachydermes l'Afrique supérieure, aux lémurides Madagascar, aux carnivores l'Inde, aux édentés le Brésil, aux marsupiaux l'Australie, aux phoques les côtes de l'Océan arctique, au lion l'Afrique centrale. (1) Murray. Mammals, p. 29G. 194 LA CRÉATION Mais ce ne sont là que les grandes délimitations, les lignes principales du tableau. Il faut joindre ces points à d'autres points, ces lignes à d'autres lignes, jusqu'à ce que le tableau complet de la vie apparaisse; et il ne se compose pas seulement des grands mammifères. Une foule innombrable d'êtres qui ont chacun une origine, une patrie distincte, marquent autant de foyers de création sur le globe. Les plantes, les insectes débordent nos limites artificielles ; les scarabées, les libellules enjam¬ bent nos frontières et nos zones. Ce sont eux qui servent à modeler le grand dessin de la nature. Les vides se comblent par les imperceptibles, sous les pieds des scarabées, sous les ailes des libellules, sous les ombelles des fleurs ; ainsi les masses se rapprochent, par le clair-obscur, sous le pinceau d'un peintre. Nous réduisions la puissance créatrice à n'agir que sur certaines régions. Erreur! il n'est pas un coin du globe qui ne soit représenté par une espèce éteinte ou vivante. Les centres de création se rap¬ prochent; ils se touchent, se fondent les uns dans les autres. En quelque endroit que nous allions, nous sommes au centre d'un Éden. Si nous savions seulement le voir ! LIVRE CINQUIÈME L BIBLE DE LA NATURE CHAPITRE PREMIER LE MONDE DES INSECTES. •— HISTOIRE DE L'iNSECTE A TRAVERS LES AGES GÉOLOGIQUES. — SA PER¬ MANENCE. QUELLE EST SA SIGNIFICATION? — UN SENTIMENT NOUVEAU DE LA NATURE VIVANTE. Si la Bible de la nature (1) prend un sens nou¬ veau à nos yeux depuis la découverte du monde fossile, si des horizons inconnus s'ouvrent de toutes parts, cela est principalement vrai du monde des insectes. Qui s'y serait attendu? Ce monde, si humble, semblait n'être fait que pour être foulé aux pieds. Quand on avait parlé de l'industrie singulière (1) Biblia naturœ. Swammerdam. 196 LA CRÉATION de quelques rares espèces d'hyménoptères et d'a¬ rachnides, des abeilles et des fourmis, on avait épuisé l'intérét qui s'attache pour nous à des êtres si infimes, si différents de nous, si étrangers à l'économie générale de l'univers. Malgré cela s'obstinait-on à les suivre et à les étudier? on se trouvait bientôt relégué, comme eux, dans un monde d'infiniment petits que l'on avait peine à rattacher à la chaîne de l'histoire de la nature. Le philosophe prenait en pitié la pa¬ tience minutieuse de l'entomologiste et ses des¬ criptions d'organes microscopiques. A quoi bon, disait-on, cette science de l'infini- ment petit qui le plus souvent échappe aux yeux? Sans doute elle se dérobe à nous, parce qu'elle est stérile. Et voilà au contraire que cette science, qui semblait ne se composer que de fragments imperceptibles et méprisables, se rattache d'elle- même par des liens éclatants à l'histoire des âges du monde. L'insecte obscur porte écrites sur son dos les époques ou il était, pour ainsi dire, le seul vivant sur la terre. Des éternités muettes sont réfléchies dans ses yeux lisses ou à facettes. L'é¬ phémère devient l'ancien des jours. Il y a de ces éphémères de l'époque secondaire qui s'obstinent encore aujourd'hui à vivre dans l'hémisphère du sud. Si fragile, si facile à écraser, vous croiriez aisé- LIVRE CINQUIÈME 197 ment que l'insecte est un des derniers êtres pro¬ duits par la nature, qu'il est un de ceux qui ont le moins résisté à l'action des temps, que son type, ses genres, ses formes, ont dû être mille fois broyés, anéantis sous les révolutions du globe et remis perpétuellement au creuset. Car où est sa défense? Que peuvent ses antennes, son bouclier, ses ailes de gaze contre les commotions et les tempêtes qui changent la surface de la terre? Quand les montagnes elles-mêmes sont renversées et les mers soulevées, quand les géants de l'orga¬ nisation, les puissants quadrupèdes changent de figure et de mœurs sous la pression des choses, est-ce l'insecte qui résistera ? Esl-lui qui montrera le plus de caractère dans la nature? Oui. Tout l'univers se déchaîne contre un moucheron. Où sera son refuge? Dans sa petitesse et son néant (1). Il est certain, en effet, qu'au milieu des vicis¬ situdes continues de la nature vivante, l'insecte est, avec le mollusque, l'être qui a le moins chan- (1) Les modifications éprouvées par les insectes, pendant la série des périodes géologiques, ne paraissent pas très intenses. Les insectes du lias d'Argovie présentent plusieurs genres identiques avec ceux qui vivent aujourd'hui, fait fréquent dans les mollusques, et qui ne se voit jamais dans l'histoire des poissons. Pictet. Traité de paléontologie, t. II, p. 310. Les insectes orthoptères ont singulièrement peu varié de formes pendant une si longue suite de générations. Presque toutes les espèces de terrains primaires et secondaires peuvent être placés dans les genres actuels, ou du moins s'en rappro¬ cher beaucoup. Ibid., p. 361. 198 LA CRÉATION gé, celui qui a le mieux résisté à la pression des mondes et des siècles amassés, celui qui a le mieux conservé ses habitudes, ses mœurs et, pour tout dire, son caractère. Les âges géologiques qui ont tout métamorphosé ont passé sur lui et l'ont à peine effleuré, en sorte que ses plus anciens genres sont encore reconnaissables dans les genres actuels. Lui seul, ou presque seul, au milieu de l'insta¬ bilité de toutes les autres (1) créatures terrestres, a gardé sa figure primordiale, ses instincts, ses coutumes, comme si la terre n'avait pas changé autour de lui. Il n'a point cédé au monde ; mais il a forcé le monde nouveau de se prêter à ses an¬ ciennes mœurs et à sa fantaisie. Si l'on peut dire qu'un être est resté immuable au sein du perpé¬ tuel changement de tous les autres, il faut le dire de l'insecte. Là est son caractère principal. D'où vient cette sorte d'immutabilité ? Pourquoi (1) Ce point est des mieux établis par les travaux de M. Os- wald Ileer sur les insectes fossiles d'Argovie et d'CEningen. Je traduis ici quelques passages de son ouvrage die Urwelt, der Schiveitz : n Celui qui imagine que les anciens insectes se distinguaient beaucoup des nôtres par la grosseur et la singularité des formes, sera aussitôt détrompé en jetant un coup d'œil sur l'atlas où les insectes sont gravés. Die Ursclnueitz, 93. « Les insectes paraissent déjà dans l'époque carbonifère ; mais c'est dans l'époque secondaire et dans le lias que cette classe primaire d'animaux se montre dans une grande diversité de genres et de formes; déjà ils nous laissent voir les formes primordiales de nombreuses espèces du monde actuel.» P. 219. LIVRE CINQUIÈME l'JO la terre a-t-elle pu changer cent fois cle constitu¬ tion autour de lui, et ne s'en est-il pas aperçu? L'insecte ne touche au monde que par un point. 11 vit dans une sphère à part, les révolutions du globe n'ont pu l'atteindre ; j'en excepte une seule dont je parlerai tout à l'heure. De là cette persévérance invincible dans ses ha¬ bitudes. L'univers entier n'a pu les vaincre. Il ne plie point comme le roseau ; il résiste ; il se sert des choses les plus nouvelles, comme si elles fai¬ saient partie du monde antique où il a pris nais¬ sance. Le grillon de l'âge primaire vient chercher à votre foyer la chaleur intertropicale de sa forêt carbonifère; il vit, il agit, sous vos yeux, dans votre demeure, comme s'il n'était pas sorti de ses ombrages primitifs. La blatte est le plus an¬ cien type, le (1) patriarche du monde des insectes. La nôtre, venue d'Orient, Blatta orientalis, s'é¬ tablit auprès des fours comme dans son ancien domaine légitime de l'époque primaire et secon¬ daire, à la température du monde jurassique ; sans rien changer dans ses coutumes, elle dévore la farine des boulangers (2), comme autrefois la (!) Heer. Die Unuelt der Schioeilz. (2) Les blattes du lias vivaient dans la température de la zone torride. De même, notre blatte choisit sa place aux endroits les plus chauds de la maison, dans la cuisine et auprès du foyer. Heer. Ibid., p. 84. 200 LA CRÉATION farine des cycadées et des équisétacées dans l'île du Lias. Quant au charançon, il s'est accoutumé à la grande forêt tertiaire, qui couvrait le monde pen¬ dant l'âge éocène. Il retrouve cette forêt et cet âge, avec l'inépuisable ràpure de bois, dans les chan¬ tiers et les magasins des villes où il fait son séjour préféré. Gardons-nous donc de vouloir expliquer l'in¬ secte par l'homme, en leur donnant à tous deux une conformité rétrospective que tout dément, puisque l'insecte comme type avait déjà ses mœurs formées, son monde circonscrit, son caractère fixé, son époque déterminée, avant l'apparition de l'homme, avant celle des quadrupèdes, des oiseaux et même des reptiles. Ce n'est pas dans la nature actuelle, inorganique ou organisée, qu'il faut cher¬ cher ses relations ou ses harmonies : c'est dans la nature antérieure, pour laquelle et par laquelle il a été fait. Dans son murmure même, il nous parle des choses et des temps dont il ne reste aucun autre témoin vivant que lui. Par là le bruissement des insectes acquiert un sens bien autrement éten¬ du et profond qui a échappé, jusqu'ici, aux poètes, aux littérateurs et aux philosophes ; car ils n'ont entendu dans ce bourdonnement que le vague murmure de la vie universelle qui se réveille et LIVRE CINQUIÈME 201 fourmille au printemps de l'année. Prêtez l'oreille! Nous pouvons désormais reconnaître, discerner, dans ce même murmure, les voix innombrables qui nous arrivent de chaque point de la durée, à travers les âges géologiques, voix qui ont retenti les mêmes au delà des principales révolutions du globe. Chœur non-seulement printanier, mais per¬ pétuel, il nous apporte le premier et le dernier écho de la vie terrestre. Le soir vient, l'ombre grandit. Ecoutez ! Les grillons, les criquets reconnaissent l'ombre épaisse de la forêt première, alors que la terre, envelop¬ pée d'un nuage de vapeurs, se dérobait au soleil et que les fougères arborescentes les couvraient de leurs frondes gigantesques. Ils se réjouissent de la fin du jour comme si c'était le retour des an¬ ciens âges du monde, et, de leurs cris redoublés, ils évoquent la nuit primordiale où ils ont pris naissance. Caché dans sa retraite, le grillon fait entendre un écho continu et souterrain des époques primaires. La cigale chanteuse résonne. C'est le 'patriarche du chant, la même voix stridente qui a rempli, sans se lasser, les rivages blanchissants de la mer de Craie. Ce chant n'est encore que l'effet mécanique d'une membrane tendue comme un tambour de basque ; il semble n'avoir pas d'âme, comme la nature à son berceau. A cette note infa¬ tigable voici que s'ajoute le dernier bourdonne- ment de l'abeille qui retourne au gîte. Autre temps, autre monde. Age des fleurs qui s'étend jusqu'à nous. Enfin le frôlement du papillon de nuit, le dernier des insectes floraux, nous apporte le souffle nocturne des forêts impénétrables du monde ter¬ tiaire. Ainsi le commencement et la fin se mêlent et se confondent dans le chœur des insectes. Avec cette confusion de bruits, de murmures, chaque époque nous envoie un son particulier, un écho, une note distincte; tous ensemble sont la voix inarticulée des mondes évanouis. Qu'est-ce que cela, sinon un sentiment tout nou¬ veau de la nature vivante? Une corde nouvelle résonne dans le cœur de l'homme, et l'on pres¬ sent déjà, tout ce que cette manière d'écouter, d'observer l'univers doit fournir au savant et au poète. Murmures des bois et des monts, au lever et au coucher du jour! fourmillements de vie! silences solennels ! Pas une àme d'homme qui n'ait répondu une fois au moins à ce torrent de vie éclatant ou muet sous ses pas ! Mais ce mur¬ mure semblait éphémère ; on croyait qu'il ne par¬ lait que de l'heure présente, et l'impression était ou vague ou superticielle. Quelle différence quand l'homme saura que les siècles infinis qui ne sont plus retentissent autour de lui, bruissent à ses oreilles, bourdonnent à son approche, plient et LIVRE CINQUIÈME 203 déplient leurs ailes de gaze, s'ensevelissent pour renaître, sautillent d'un monde à l'autre! Il se sen¬ tira enveloppé d'une éternité vivante. Tant d'ai¬ guillons de vie iront jusqu'à son cœur. 204 LA CRÉATION CHAPITRE II l'insecte dans les époques du monde primaire et secondaire Ainsi, la noblesse de l'insecte, c'est son anti¬ quité; il nous a tous précédés sur la terre, et l'on ne finirait pas si l'on voulait montrer la persis¬ tance (1) de ses formes et de ses moeurs. Tel il était au commencement des temps, tel ou peu s'en faut, malgré les nuances des espèces (2), il est (1) Les cassides sont faciles à reconnaître à l'état fossile par la largeur et l'aplatissement de leurs élytres. Ils ne nous mon¬ trent aucune forme qui s'éloigne beaucoup des espèces actuelles. Heer. Die Urwell der Schweilz, p. 370. Los capnodis ressemblent aussi aux nôtres par leurs formes sculpturales et leurs couleurs. Le genre vivant se trouve dans le midi de l'Europe, en Egypte, en Orient. Ibid., p. 377. Sauterelles du Lias. Les veinures de leurs ailes répondent bien à celles des espèces vivantes; elles ont dû avoir la même figure. Ibid., p. 84. Les élatérides. Ce genre est bien ancien, car il se trouve déjà au nombre de dix espèces sur i'ile du Lias. Ibid., 88. Les gyrins fossiles (gyrinus atavus) répondent à une espèce actuellement vivante, p. 91. La famille des punaises de bois est primordiale, car elle nous apparaît déjà en huit genres dans le terrain secondaire de Scliambele. Ibid. (2) Le perce-oreille (forficula), de l'époque miocène, est près des espèces actuelles que nous voyons voltiger dans les soirs d'été. Ibid., [i. 307. LIVRE. CINQUIÈME 205 encore aujourd'hui. Dans la première forêt carbo¬ nifère, l'araignée tissait (1) sa toile, et son indus¬ trie est restée ce qu'elle était à l'origine. Elle sus¬ pend les mailles de son filet aux poutres de nos maisons, comme autrefois au tronc noueux des sigillaires et des équisétacées : elle croit n'avoir pas changé de palais. Sur ses longues jambes grêles elle a traversé les époques incommensurables qui lient les mers jurassiques aux mers tertiaires. De même la sauterelle. Celle de la première époque tertiaire, de bonds en bonds, a franchi plusieurs créations, s'est élancée dans la nôtre, sans perdre un seul des points blancs (2) dont son aile était peinte à l'origine, et ces points sont ran¬ gés, dans la locuste actuelle de l'Europe du midi, exactement comme ils l'étaient dans la sauterelle du monde miocène. La bête à Dieu (coccineUa oeellata), avec ses mêmes ailes courbes et ponctuées, chemine aux contins du monde crétacé et éocène ; sans que les siècles des siècles lui aient pesé, elle vient Au temps miocène appartiennent les calosomes, dont les des¬ cendants sont si répandus aujourd'hui dans l'ancien et le nou¬ veau monde. Ibid., p. 384. (1) Une seule espèce des Arachnides fossiles d'Gèningen se distingue clairement des araignées vivantes. Les autres nous montrent peu de différences, et appartiennent en grande partie aux genres qui ont aujourd'hui une vaste extension. Heer. Ibid. p. 357, Pictet. Traite- de paléontologie, t. Il, p. 406. (2) Heer. Ibid., p. 361. i. 12 206 LA GHKA.TION aujourd'hui se promener sur votre main;- tant de millions d'années n'ont pas effacé les quinze points noirs de son écusson ni pâli le rouge de ses élytres (1). Le ver luisant qui brillait dans les nuits de l'époque miocène n'a pas encore laissé s'éteindre son flambeau, et les orages éternels n'ont pas fait vaciller la lampe du lampyre. Parmi les plus anciens insectes sont les ter¬ mites (2), les teignes, les lime-bois. Ils datent du monde primaire. Insatiables des ràpures de bois et du jus épaissi des plantes, leur premier appren¬ tissage s'est fait dans les forêts primaires, où les arbres morts s'entassaient de siècles en siècles, les uns sur les autres. C'est dans ces temps que les insectes broyeurs ont acquis leur industrie infatigable pour attaquer le bois, le réduire en poussière, le dévorer. Que de forêts vierges ont disparu sous leurs tarières et leurs mâchoires ! Dans le monde primaire, c'était une guerre à mort entre ces furieux ouvriers et une végétation (1) Htfer. Die Urwelt der Sehweits, 376. (2) Les termites et les teignes apparaissent déjà à l'époque carbonifère. Les termites du lias d'Argovie (Solenhofen), appartiennent en partie à des genres éteints, en partie à des genres qui vivent encore actuellement en Amérique et dans la Nouvelle-Hollande. Deux genres de termites fossiles, d'CEîiingen, répondent à un genre actuel, qui se trouve dans la zone sous-lropicale, à Ma¬ dère et dans le midi de l'LurOpe. Die Unbeltj 368. LIVRE CINQUIÈME 207 débordante qui envahissait la terre. Lorsqu'ils l'eurent purgée des cadavres de végétaux, la même fureur de destruction persévéra, d'âge en âge, chez les descendants de ces anciens artisans. Quand les forêts leur ont manqué, ils se sont pris aux œuvres des hommes, et si aujourd'hui ils entrent dans les habitations humaines, ils y por¬ tent cette même ardeur de dévastation, cette même rage de tout anéantir qu'ils ont exercée sur l'univers naissant, et que n'ont pu lasser tant de myriades de siècles. Leurs mâchoires sont aussi insatiables, leurs tarières aussi aiguisées, leur génie aussi dévorant que le premier jour; et au milieu de cela, déjà des logements et des nourri- certes pour leurs petits ; une architecture de gra¬ vier et d'argile solide et pierreuse, comme il convenait à des temps où la poussière des fleurs manquait encore au monde, pour en faire un meil¬ leur ciment. Sur les eaux stagnantes de l'Ile du Lias vivaient déjà nos libellules ; du moins celles qui existaient alors (1) étaient si. semblables aux nôtres qu'elles paraissent en être les ancêtres. En les voyant si belles, si azurées, si frêles, qui ne les croirait (1) Il est bien remarquable que la libellule fossile, la plus ancienne connue, et l'aïeule de toutes les demoiselles d eau, soit conforme par les veinures des ailes aux espèces vivantes ; ainsi le type du genre remonte jusqu'au temps du Lias. Ileer. Die Urwelt, 86. i 208 LA CRÉATION inoffensives? Mais sous ces formes gracieuses elles sont féroces, comme tous les insectes de ces temps-là, car elles auraient beau chercher le suc des fleurs : il n'existe pas. Elles sont donc condam¬ nées à être carnassières. En tournoyant sur l'é¬ tang du Lias, elles cherchent leur proie vivante dans le monde des insectes aquatiques ; c'est ce qu'elles font encore aujourd'hui. Leurs instincts et leur forme appartiennent à un monde privé encore de végétation florale. Presque tous les insectes du monde primordial sont nocturnes. Quelle en est la cause ? Dans l'im¬ pénétrable fourré de la forêt primaire, les blattes, les termites, les grillons vivaient loin du jour, sous les fougères qui elles-mêmes croissaient au milieu des ténèbres végétales. Sous des plantes nocturnes fourmillaient des animaux nocturnes. Lorsque le massif d'ombrages disparut, les insectes furent offensés parle jour; notre nuit fut pour eux ce qu'avait été la forêt de fougères où ne perçait aucun rayon de soleil. Obstinés dans leurs habi¬ tudes premières, ils parurent renverser l'ordre des choses, dormant le jour, veillant la nuit. LIVRE CINQUIÈME 209 CHAPITRE III l'INSECTE DANS l'ÉPOQUE TERTIAIRE. — APPARITION DE LA FLEUR. — EFFETS DE LA RÉVOLUTION FLORALE sur l'insecte. Une seule révolution du globe a véritablement atteint l'insecte au point de créer chez lui des mœurs toutes nouvelles : c'est la révolution florale. Aussi pourrait-on partager l'histoire générale de l'insecte en deux époques : avant et après la fleur (1). Tant que la fleur manqua au monde, c'est-à- dire jusqu'au commencement de l'époque tertiaire, le monde des insectes fut condamné à ronger le bois, ou les feuilles, ou la terre, ou à broyer des chairs. De là cette multitude innombrable d'insectes broyeurs qui remplissent ces temps. Toutes les formes semblent alors s'épuiser pour le travail de destruction : dents, vrilles, tarières, scies, pinces, stylets, dards, forceps, limes, crochets. Pour une vie si difficile il faut être armé de toutes parts. De (1) Sui' l'abondance des insectes floraux dans l'époque tertiaire, voyez Pictet, Traité de paléonloloijie, t. Il, p. 810. i. 12. 210 LA CRÉATION là les boucliers, les écussons et les élytres des trente mille espèces de coléoptères. Leurs ailes sont enveloppées d'étuis coriaces. Car ces invulnérables sont chargés de délivrer le monde des générations de végétaux et d'animaux qui se succèdent les unes aux autres. Ils englou¬ tissent, non pas seulement les générations d'indi¬ vidus, mais encore les familles, les genres, les espèces, si bien qu'on a peine aujourd'hui à en retrouver les vestiges: Ils font l'office de Saturne, ce sont eux qui dévorent les époques. Quand ils ont ainsi englouti des mondes et des époques en¬ tières, ils leur survivent à tous, et ils restent les mêmes, ou presque les mêmes, au point que les ancêtres les plus anciens se distinguent à peine de leur postérité la plus récente. Presque immuable à travers les métamor¬ phoses, l'insecte survit aux types, aux familles, aux genres, aux espèces de végétaux et d'ani¬ maux ; non-seulement il leur survit, mais c'est lui qui les dépouille et les dévore. Il efface la trace des ordres mêmes qui se succèdent aux différents âges du globe. Pour la faire mieux disparaître, il se rassasie de cette substance vivante. Pendant la durée interminable des mers jurassiques et crétacées, il reste à peu près identique à lui- même. Les âges géologiques fournissent aux coléoptères je ne sais combien de mondes succès- LIVRE CINQUIÈME -H sifs à dévorer. L'ardent soleil du monde secon¬ daire grave ses rayons ët ses couleurs sur les écussons armoriés du bupreste, pendant que les rivages eux-mêmes s'écoulent, fuient et dis¬ paraissent devant eux; rubis, émeraudes, saphirs vivants, ils ont l'inflexibilité et la permanence des diamants. Tous les temps passent sur eux sans pouvoir les user; et c'est parce que le scarabée, ou plutôt le coléoptère, dévore toutes les générations végé¬ tales et animales, sans être entamé par aucune sous son armure métallique et sous son bouclier • olympien que, rival des dieux antérieur aux dieux, plus durable que les dieux, père d'une innom¬ brable postérité, il a reçu des anciens le nom de Jupiter-Scarabée, toujours jeune, toujours ancien, puissant et invincible, aujourd'hui comme au temps du chaos. 212 LA CRÉATION CHAPITRE IV LES INSECTES FLORAUX La révolution florale n'a pas mis fin à ces dy¬ nasties souveraines d'insectes broyeurs ; mais, en les laissant subsister, elle en a fait apparaître d'autres qui n'avaient pu se montrer auparavant. Qu'est-ce, en effet, que cette révolution? L'é- closion du monde des fleurs. Jusque-là les plantes croissaient sans parfum. Maintenant l'immense forêt tertiaire se déroule sur une partie du globe; au lieu des plantes cryptogames des temps anté¬ rieurs, àu lieu des végétaux mornes et coriaces dont se composaient les forêts primaires et se¬ condaires, voici, ô merveille, des arbres qui se couvrent de bourgeons colorés ; et les boutons s'entrouvrent pour la première fois; et ce qui ne s'était pas encore vu sur la terre, la fleur s'épa¬ nouit; c'est-à-dire un calice, une corolle dé¬ coupée, des folioles, des lobes, et comme des antennes végétales qui palpent autour d'elles ; et dans ce calice, une poussière ambroisienne, un nectar préparé pour les dieux enfants, ou pour LIVRE CINQUIÈME 213 le premier être qui saura s'en approcher et s'en emparer. Or, cette coupe pleine d'ambroisie se révèle de loin par un parfum qui n'a pas encore été respiré. Il s'insinue partout, et surpasse en délices l'encens des olympiens. Cette boisson divine ne se trouve pas seulement sur un point de la terre; elle s'est promptement répandue dans chaque lieu. La forêt tertiaire est un océan de fleurs qui entoure le monde de sa guirlande. La nourriture est préparée; les êtres manque¬ ront-ils pour s'en repaître? Non. A la révolution florale répondent les insectes floraux. Ceux-ci n'ont plus besoin de la dure mâchoire des insectes broyeurs. Les mandibules, les scies, les tarières étaient faites pour la végétation coriace des crypto¬ games dans les temps antérieurs. Désormais, pour se repaître des fleurs, il faut des instruments plus déliés ou plus subtils. Trompes, suçoirs, organes filiformes, bouches désarmées, langues effilées, ce type variera de mille manières. Mais il se re¬ trouvera dans tout l'ordre nouveau des hyménop¬ tères. Sans doute cette dernière classe, ces familles d'insectes dataient de plus loin. Il y avait déjà des fourmis qui cheminaient, des abeilles qui bour¬ donnaient, dans l'époque secondaire, mais rares comme la fleur elle-même, partagées en petits 214 l'A CRÉATION groupes, qui s'essayaient à vivre de feuilles, pro¬ bablement sans société, et à l'état de précurseurs. Maintenant, ces groupes obscurs, prématurés, que la nature négligeait, se multiplient à l'infini, écla¬ tent de toutes parts avec le nouveau monde végé¬ tal. Ils s'épanouissent comme lui. Déjà attirées par le parfum qui s'exhale du monde tertiaire, voici, en foule innombrable, les noires légions de fourmis que précède l'hercu¬ léenne. Elles montent sur le haut des arbres pour traire les troupeaux des colonies de puce¬ rons (1). Ce monde est le monde des fourmis qu'at¬ tire la matière sucrée de la végétation nouvelle ; on en compte cent espèces, au lieu des quarante de notre temps. Après les fourmis, les premières créatures qui répondent à l'attrait de l'âge des fleurs, sont les abeilles. Peut-être vivaient-elles, auparavant, soli¬ taires et barbares, sans industrie, ni cité, dans quelques troncs d'arbres, réduites à dévorer les feuilles. Après elles, apparaît, aux confins de notre monde, l'abeille adamitique, précurseur de l'abeille actuelle (2). (1) Heer. Urwelt, p. 34. (2) Une mouche à miel (Apis adamilica) pompait déjà les fleurs; sans doute elle vivait en société, pâtissait des rayons, recueil¬ lait du miel; car elle tient de si près à l'espèce actuelle (Apis mellifera) qu'il faut la regarder comme son précurseur. Heer. Ibid., 386. livre cinquième 215 Celle-ci, ilée dans le monde floral, y prend son art, ses mœurs ; la vie plus facile l'a rendue plus sociable que les précédentes. A milieu d'inépui¬ sables trésors de poussière et de miel, les femelles, condamnées à une lâche immense, oublient tous les instincts du sexe, au point d'en laisser atro¬ phier les organes. Elles travaillent à s'approprier un monde de fleurs; labeur infini. De l'amour, elles ne gardent que la maternité. Encore une seule sera mère pour toutes les autres. Dans les fourmis et les abeilles, surtoutdans les guêpes, il reste une partie des armes et des mœurs cruelles dés insectes primaires et secondaires. Les dernières ont conservé l'aiguillon. Voici, enfin, un être qui semble ne dater que de l'ère des fleurs, n'avoir reçu que des fleur» ses habitudes et jus¬ qu'à ses couleurs même. C'est le papillon (1). Il est le dernier-né, le plus récent des ordres des insectes. C'est lui qui s'élève au-dessus de la forêt tertiaire, comme la plus haute et la plus pure expression du monde floral. Depuis son appa¬ rition, aucun être nouveau de sa classe ne s'est montré sur la terre. Il ferme et domine la création du monde des insectes. Mais admirez ceci : Dans sa première métamor- (1) Les papillons, qui, dans là création actuelle, se montrent partout et avec tant de richesse, forment le plus récent des ordres des insectes, iteér. Ibià., p, 396. 216 LA CRÉATION phose à l'état de chenille, il garde encore les ins¬ tincts et la voracité des insectes des temps anté¬ rieurs. Comme il en a les instincts, il en a aussi la figure dans la conformation de toutes les parties de la bouche, mâchoires, mandibules, armes des coléoptères. Aussi bien qu'eux il dévore les corps solides, il entame le bois, il déchire les feuilles, il perfore les lichens. Voilà donc un être qui, dans son premier état, a gardé les formes, les mœurs des insectes de l'âge primaire et secondaire. Oui, sans doute. Mais attendez et voyez ce qu'il devient. Les méta¬ morphoses s'accomplissent, et dans son dernier état, devenu papillon, qu'arrive-t-il? le voici: Tout ce qui rappelait les âges antérieurs du monde a disparu. Plus de vestiges de mâchoires ni de man¬ dibules dentelées, comme chez les insectes ron¬ geurs des anciens temps. Plus d'armes offensives et défensives; plus même d'aiguillon; il n'en a pas besoin; mais seulement quatre grandes ailes planes, une longue trompe, un fil de soie roulé en spirale, pour aspirer l'âme des (leurs. Il n'est fait que pour voltiger et pomper leur nectar, sans même se reposer. Ainsi se découvre une chose toute naturelle. De la chenille à la chrysalide, au papillon, il n'y a pas seulement l'emblème accoutumé du passage de la vie à la mort, à l'immortalité. Il y a aussi en rac- LIVRE CINQUIÈME 217 courci l'histoire de toute la nature vivante, depuis l'insecte rampant et ligneux des premiers temps du monde, jusqu'à l'insecte aérien et floral qui s'est épanoui dans la création actuelle. Le même être, en ses états divers, parcourt, reproduit les âges divers de la vie universelle. Chenille, il rentre dans les types de l'époque primaire ou secondaire. Papillon, il ne date que du monde tertiaire. Créature nouvelle d'un univers nouveau, il porte témoignage de deux ères différentes de l'histoire du globe. Suivez cette considération, elle peut devenir la vraie méthode. Car, il y a certainement quelque chose d'imparfait, même chez le grand Réaumur, lorsqu'il commence l'histoire des insectes par le papillon, c'est-à-dire par le plus récent, par celui qui, venu le dernier, appartient à la fin et non au commencement de l'histoire de cette classe d'êtres organisés. Qu'il vienne, au contraire, en son lieu, après tous les autres genres d'insectes. Il occupera alors dans la science la place qu'il occupe dans la nature. Et n'est-ce pas là le signe de la véritable méthode, et le but que doit se proposer le natura¬ liste ? LA CRÉATION. I. 13 218 LA CRÉATION CHAPITRE V l'instinct des animaux dans ses rapports avec les révolutions du globe. — en quoi certains instincts répondent a des époques antérieures a la.nôtre. Une conclusion que j'ai retenue jusqu'ici sort de ce qui précède. Lorsque certains instincts des animaux nous sont inexpliquables, c'est, pour moi, la preuve qu'il faut en chercher la cause dans les habitudes contractées sous d'autres cir¬ constances et peut-être à un autre état du monde que celui que nous connaissons. N'est-ce là qu'un leurre ? Ou est-ce une vérité féconde ? Examinons ceci avant d'aller plus loin. Si le désert disparaissait, le chameau en perpé¬ tuerait pour nous le souvenir. Par sa faculté de supporter la soif, par sa prévoyance lorsqu'il fait sa provision d'eau pour plusieurs jours, ne nous conserverait-il pas la mémoire et l'idée d'une vaste étendue de sables arides où manqueraient l'eau et la végétation ? Il nous resterait comme un LIVRE CINQUIÈME ^19 monument vivant des terres écorchées, disparues de la surface du globe. J'en dirais volontiers autant de l'autruche. En voyant ses ailes atrophiées, je suis renvoyé à un premier habitat où l'espace devait manquer pour l'usage et le développement de l'aile. Je suis ainsi tenté de conclure que l'autruche ne peut être ori¬ ginaire des contrées de l'Afrique et de l'Asie où elle se rencontre aujourd'hui, mais qu'elle a d'abord paru dans quelque langue de lerre étroite, sem¬ blable à celles où se montrent les oiseaux gigan¬ tesques aptères de la Nouvelle-Zélande ou de Madagascar. Pourquoi aurait-elle laissé s'atrophier son aile par le défaut d'usage si elle avait eu toujours des immensités à parcourir? Ses instincts d'oiseau coureur me renvoient à une terre échan- crée, insulaire qui suffisait à développer le pied, la jambe aux dépens de la puissance du vol. Que dirai-je des animaux aveugles, par exemple, du gastéropode qui palpe le rocher sans le voir ? Il me ramène à l'époque où l'œil aurait été inutile, où il ne pouvait être qu'un point ébauché, quand le soleil lui-même, œil du monde, voilé de vapeurs, semblait manquer au monde. Quelques insectes de notre temps, artisans de nuit, les termites, cer¬ taines fourmis ouvrières, ont acquis leurs mœurs dans les ténèbres; maintenant ils aiment les ténèbres, ils demeurent-aveugles, quand la nature 220 LA CRÉATION a changé et que tout les invite à profiter de l'uni¬ verselle lumière. Il en est tout autrement des animaux crépus¬ culaires, tels que ceux de Madagascar. Ceux-ci ont acquis la puissance de voir distinctement dans l'obscurité ; et par là ne nous donnent-ils pas l'idée d'une époque, où le soleil, ayant percé les vapeurs de la forêt carbonifère, sa lumière n'était qu'étouffée ou dissimulée par la végétation de la forêt tertiaire ? Il fallut alors des yeux tout grands ouverts qui s'accoutumassent à recueillir cette lumière offusquée sous le couvert des arbres à larges feuilles. Et lors même que l'antique forêt s'est éclaircie, que le jour s'est répandu, les makis, les paresseux de Madagascar ont conservé la faculté acquise par leurs ancêtres de voir pendant le crépuscule et en pleines ténèbres, Leurs facultés formées dans l'époque antérieure sont restées entières dans l'époque actuelle. Notre nuit est devenue pour eux ce qu'était le jour dans les abîmes obscurs de la végétation primordiale de leur île ; ils sont devenus noctambules. J'ai expliqué plus haut les migrations des oiseaux à travers les mers par les habitudes con¬ tractées dans les époques antérieures. Buffon (1) affirme que certains palmipèdes, par exemple, les 11) B.uffon. llist. nat. Les fous. T. XVI, p. 150. LIVRE CINQUIÈME 22 1 fous passent d'Amérique en Europe en se ralliant sur les côtes de la Floride. Si le fait est certain, quelle confirmation ne donnerait-il pas à l'idée que j'ai avancée? D'où peut venir, en effet, la témérité de ces émigrants du vieux monde au nouveau à travers l'Océan, si ce n'est qu'ayant suivi autrefois les rives, les promontoires, les archipels de quelque Atlantide, ils se hasardent encore à s'élancer sur les traces d'un monde submergé dont ils se souviennent seuls ? Avant Christophe Colomb, il y avait de ces navigateurs ailés qui cinglaient des Florides en Picardie et en Bre¬ tagne. Ce sont là des conjectures. Voici des réalités. Que de moeurs, d'habitudes, d'amitiés ou de haines de races sont arrivées jusqu'à nous du fond des âges! Le nautile d'aujourd'hui a gardé en partie les mœurs des ammonites. Les lacer tiens des îles de la mer Pacifique reproduisent pour nous les mœurs des ichthyosaures.et des plésiosaures des îles d'Europe, dans l'époque secondaire. L'amitié singulière de l'éléphant et du rhinocéros dans les jungles actuels d'Asie et d'Afrique (1) date du temns où leurs ancêtres fossiles le mam- (1) Souvent j'aperçus l'espèce rhinocéros simus mêlée à des groupes d'éléphants, au milieu desquels elle semblait jouir de droits égaux, comme si elle eut appartenu à la même famille. Delegorgue. Voyage dans l'Afrique australe., vol. II, p. 430. 222 LA CRÉATION moutli et le rhinocéros aux narines cloisonnées voyageaient ensemble, inséparables, du fond de la Sibérie aux steppes d'Allemagne, de France et d'Angleterre. Si les amitiés d'espèce à espèce sont anciennes, les haines le sont aussi dans les espèces domes¬ tiques. Le chien et le chat nous étonnent par leur aversion mutuelle. Autrefois, sous le nom de felis spelœa et d'amphicyon, leurs aïeux se dévo¬ raient. Aujourd'hui, chez les descendants domes¬ tiques reste la haine. Suivez les habitudes des sarigues dans les plaines de l'Australie; je ne doute pas que vous ne retrouviez dans ces habitudes un reflet des temps jurassiques où l'espèce a paru pour la première fois. Et déjà cette difficulté de se mouvoir, cette marche embarrassée, ne trahissent-elles pas un habitat étroit, tel qu'il se présentait dans les îlots des mers secondaires ? Le sarigue aurait ainsi conservé dans le continent de l'Australie, les mœurs contractées dans les îles primitives du monde jurassique. Il est de même difficile de ne pas croire que les animaux à toison ont reçu leur laine dans l'époque glaciaire, alors que le. rhinocéros lui-même se couvrait d'un manteau velu. Aujourd'hui encore les cochons se couvrent de laine sur les Cordillères, à la hauteur de deux mille mètres. La brebis n'est LIVRE CINQUIÈME 223 peut-être que la chèvre du monde glaciaire (1). A mesure que la toison s'épaississait, il se formait des habitudes qui enracinées devinrent instincts, et ont survécu à l'époque où elles ont pris naissance. En voyant l'hirondelle, à son arrivée dans nos climats, éviter les arbres, les forets, ne se poser que sur la terre nue, ne nicher qu'au coin de nos fenêtres ou au haut de nos cheminées, il m'est impossible de ne pas reconnaître, dans ces habi¬ tudes, quelques-uns des traits principaux de son pays natal ; terre nue, sans aucun doute, et pourtant marécageuse par place où elle pétrit le ciment de son nid; sans verdure, ni arbres, ni forêts comme certaines plages d'Afrique. Nos villes sont pour l'hirondelle des amas de pierre d'un autre Sénégal, nos maisons des blocs de rochers, nos fenêtres des fentes dans ces rochers, nos cheminées des pitons calcinés par la zone torride. Ainsi, dans la persistance de ses habitudes, elle nous dit quelle est sa patrie. Chaque animal, si on l'examinait de près, nous parlerait de même. On a justement observé que l'âne, parla peur instinc¬ tive qu'il a du moindre filet d'eau courante, montre (1) D1' Roulin. Recherches sur quelques changements observés dans les animaux domestiques transportés de l'ancien dans le nouveau continent. Mémoires de VInstitut. T. VI, p. 348. La toison de l'agneau se change « en un poil court, brillant et bien couché, très-semblable à celui qu'a la chèvre dans les mêmes climats. » 224 L'A CRÉATION que sa première origine est la terre sans eau, c'est-à-dire le désert. Je crois avoir remarqué que la cigogne se plaît surtout au bord des grands fleuves intérieurs d'Eu¬ rope. Pourquoi? Originaire de la haute Egypte, elle retrouve le Nil d'Éthiopie dans le Rhin, le Danube, et les îles de Philse, d'Eléphantine, dans les cathédrales de Bâle, de Strasbourg, de Co¬ logne. On trouverait des indices de ce genre dans la plus grande partie des instincts qui nous semblent inexplicables. Inscriptions de la première origine, sceau d'un passé auquel nous ne pouvons re¬ monter. N'est-ce pas ainsi qu'à travers tous les change¬ ments* du monde, nous voyons un certain fond re¬ paraître jusque dans les races humaines? N'est-ce pas ainsi que nous découvrons si sou¬ vent le Gallo-Romain dans le Français, l'Angle dans l'Anglais, le Germain dans l'Allemand? Par leurs instincts d'unité, ou -de centralisation, ou d'indépendance individuelle, les peuples actuels nous renvoient à leur berceau. Nous retrouvons dans les races Latines les habitudes devenues ins¬ tincts, imposées par l'ancêtre commun, Rome; de même que nous retrouvons dans des genres en¬ tiers de mammifères, ou d'oiseaux, ou de pois¬ sons, les habitudes, les mœurs, les instincts, mar- LIVRE CINQUIÈME 225 qués à l'origine par l'ancêtre dont ils descendent. Envisagée de cette manière, l'histoire des ins¬ tincts forme la plus belle cles psychologies, puis¬ qu'elle renferme l'âme entière de la nature vivante. La puissance indomptable de ces instincts s'expli¬ que dés que l'on y voit la force accumulée des gé¬ nérations successives. Chaque ancêtre lègue à sa postérité dont il est le précurseur une partie de ses facultés. Tout être organisé subit la loi de ceux de son espèce qui l'ont précédé ; et l'on ne se de¬ mande plus si l'harmonie entre eux et ce qui les entoure est pré-établie ou post-établie. Elle est née de la nécessité ; presque toujours elle lui survit. Ainsi, les êtres organisés sont comme un ré¬ sumé de tous les temps écoulés. Leurs facultés plongent dans un passé que nous avons peine à mesurer. Par leurs mœurs obstinées, ils nous ra¬ content le passé qui nous échappe ; ils nous aiden t à reconstruire le monde à chacune de ses époques. L'instinct est le génie persistant de l'espèce; ce qui le rend si impérieux et si imperturbable, c'est qu'il se compose de l'expérience accumulée des ancêtres. En d'autres termes, il est la somme de toutes les habitudes, préconçues qui sont léguées par ses congénères à chaque être en venant au monde. Quoi! il y aurait une tradition pour l'animal i. 13. 2â6 LA CRÉATION comme pour l'homme! Pourquoi non? Il y aurait un héritage de génération en génération dans la sagesse et l'industrie des insectes? Oui, évidem¬ ment. Ce qui nous confond, c'est quand cette tra¬ dition répond à des nécessités et à un ancien état du monde dont nous n'avons aucune idée. Pourquoi l'instinct est-il plus faible dans l'homme? Parce qu'il discute et répudie une par¬ tie de l'héritage. La portion d'antiquité et d'expérience qui est entrée dans la sagesse, l'industrie et l'art de l'ani¬ mal, voilà ce qu'il appartient à nos temps de dé¬ couvrir et de mesurer. J'ai osé faire un premier pas dans cette voie inexplorée. Je voudrais ni'ar- rêter ici. Il faut pourtant faire un pas de plus. Es¬ sayons. LIVRE CINQUIÈME CHAPITRE VI EXPLICATION DES MŒURS DES ABEILLES ET DES FOUR¬ MIS ACTUELLES PAR LES ABEILLES ET LES FOURMIS FOSSILES. — L'HOMME IMPUISSANT A CHANGER LES MŒURS DE L'INSECTE. J'ai peine à croire que la cité et la police des abeilles aient été, dès le premier jour, tout ce qu'elles sont. Là aussi, le temps a dû mettre la main. Pourquoi cette différence de mœurs, d'ha¬ bitudes, de traditions dans les habitants de ces mêmes ruches? La question paraît insoluble, si l'on n'y fait entrer que les éléments du temps ac¬ tuel. Essayons de l'éclairer, en envisageant la vie de l'espèce entière. On n'a fait encore, que je sache, aucune appli¬ cation de l'histoire des insectes fossiles aux mœurs des insectes actuels. Voyons où cette voie nous conduit. Parmi les abeilles actuelles, il en est de solitai¬ res qui ne savent pas fabriquer la cire-. Elles con¬ struisent leurs rayons d'éléments bruts, étrangers au règne végétal; c'est un mortier qu'elles maçon- 228 LA CRÉATION nent cle sable et de terre. La-dépouille des fleurs n'est pour rien dans leurs constructions. Gela n'indique-t-il pas que ces sortes d'abeilles répondent par leur instinct primitif à un état du monde, où les fleurs étaient rares, sinon absentes? La végétation ne pouvait fournir la matière trans¬ parente, épurée d'un édifice de cire ; et les abeilles devaient se contenter de creuser, avec leurs man¬ dibules, des cellules dans le bois mort, ou sous la terre, ou dans les feuilles tombées. Les plus in¬ dustrieuses, celles qui approchaient le plus de l'espèce actuelle, durent se bâtir des huttes de sable et d'argile, ou de feuilles roulées. C'est seulement lorsque la flore s'épanouit, que les constructions purent s'élever en cire, faite de la poussière des étamines; je suis donc autorisé à croire que les abeilles répondent, dans leurs diver¬ ses espèces, à des moments divers du monde. Avec des instincts encore barbares, l'abeille ma¬ çonne (Apis muraria), a une industrie élémen¬ taire, en comparaison de l'industrie savante de l'abeille domestique. Les cellules à mortier, les nids en maçonnerie de la première sont aux blon¬ des cellules dorées de la seconde, ce que, pour les hommes, l'âge de pierre est à l'âge de bronze et de fer, ou encore les huttes des sauvages de la Nouvelle-Calédonie aux palais et aux villes des peuples civilisés. LIVRE CINQUIÈME 229 Grand sujet d'étonnement! La reine abeille, tout en vivant (1) au milieu des mâles, ne s'apparie jamais dans l'intérieur de la ruche, mais seule¬ ment en rase campagne, au haut des airs. Pour¬ quoi? Sans doute, parce qu'à l'origine de l'espèce, il n'y avait ni ruche, ni vie en commun, ni société, ni essaims. Sans industrie, sans miel, la vie se pas¬ sait en plein air; c'est là que se rencontraient les insectes mâles et femelles. Dans ses, mœurs, l'a¬ beille actuelle a retenu un reste des habitudes de l'ancêtre. Le moment de l'amour réveille le libre instinct de l'abeille primitive; et cet ancêtre est, sans doute, l'abeille fossile, Xylocopa senilis (2), qui se creusait péniblement un refuge dans l'écorce d'un vieux arbre. N'est-ce pas une raison de ce genre qui expli¬ querait aussi les castes diverses d'un même nid de fourmis : tant de lignes de démarcation entre elles, tant de différences de conditions, d'occupations ; les unes oisives, les autres condamnées à un la¬ beur perpétuel; celles-ci faites pour les soins inté¬ rieurs, éducation, alimentation, nourriceries; celles-là pour les travaux de charpente ; les unes chasseresses, les autres gardeuses de troupeaux; (1) François Huber. Nouvelles observations sur les abeilles, p. 43, 45, 58. (2) Oswald Heer. Vie Urwelt der Schioeitz, p. 386. Celte abeille de bois était déjà probablement bleue. 230 LA CRÉATION les unes maîtresses, les autres esclaves, toutes for" mant une même société? Comment se faire la moindre idée de l'origine d'une société semblable, si l'on n'y voit les épo¬ ques successives de la vie du genre fourmi, s'éta- ger l'une sur l'autre, et des industries diverses naître de variétés nouvelles, selon les conditions du temps et des choses ? L'apparition de la fleur exerça sur l'industrie de la fourmi presque autant d'influence que sur celle de l'abeille. Alors se formèrent, sur les plantes florales, ces tribus de fourmis pasteurs qui réuni¬ rent et parquèrent des troupeaux, ce qui ne pou¬ vait être avant l'avènement de l'ère des fleurs. Un nid de fourmis marquerait ainsi de grandes révolutions de la nature; on pourrait y retrouver les dates successives de l'histoire du monde végé¬ tal. Il y aurait, dans une fourmilière, quelque chose d'analogue aux sociétés humaines, où des castes diverses reposent l'une sur l'autre, chacune d'elles répondant à un certain âge de l'espèce hu¬ maine, toutes ensemble composant l'humanité. Mais voici un autre mystère, et le plus étonnant de tous dans le monde des insectes. Il y a des espèces entières de fourmis, les rous- sâtres, les sanguines, qui sont incapables, par elles-mêmes, de trouver, de puiser la nourriture florale dont elles ont besoin. On a fait l'expérience LIVRE CINQUIÈME 231 que, livrées à elles-mêmes, elles mourraient de faim, au milieu de l'abondance des fleurs et même du miel (1). Aussi que font-elles? leur industrie est simple. C'est d'enlever dans l'œuf une autre espèce de fourmis, les noires cendrées ou les mi¬ neuses, qui possèdent l'art de recueillir la liqueur des plantes, de parquer des pucerons dont elles font leurs troupeaux de vaches laitières. Les rous- sâtres transportent dans leur demeure ces œufs de noires cendrées, qui, prises au maillot, nées dans la captivité sans le savoir, devenues adultes, cherchent la nourriture de leurs maîtres, distillent pour eux le jus des plantes sucrées; si bien que le naturaliste Huber ('2), qui a fait le premier cette découverte, a pu appeler les noires cendrées les esclaves, les ilotes et les nègres des roussàtres et des sanguines. Telle est l'incapacité de ces dernières, qu'elles n'iraient pas même au-devant de la nourriture préparée par d'autres; il faut encore que leurs esclaves soient leurs nourrices pendant toute la durée de leur vie, c'est-à-dire que la pâture leur (1) P. Huber. Recherches sur les mœurs des fourmis indigènes, p. 241. (2) Celles-ci vont chercher des esclaves. Ibid., p. 258. Les Fourmis amazones et leurs Esclaves, Jbid., p. 286. Ces insectes n'ont qu'un seul objet dans leurs excursions, celui d'enlever des fourmis, pour ainsi dire encore au maillot, chez un peuple laborieux, et de s'en faire des ilotes qui travaillent pour eux. Ibid., p. 235. 232 LA CRÉATION soit apportée jusqu'à leur bouche. Autrement, elles ne sauraient pas même la ramasser à terre. Incapables de se nourrir, elle le sont aussi de se bâtir une habitation. Vous diriez qu'étrangères dans le monde qui les entoure, elles sont hors d'état d'en tirer aucun parti. Ne sachant ni boire, ni manger, ni bâtir, il faut qu'une autre espèce dont elles s'emparent, leur serve à tout cela, en faisant pour elles l'office d'intermédiaire avec les Heurs, les pucerons, les brins d'herbe, les tiges de plantes, les grains de sable qu'elles n'auraient pas même l'instinct de s'approprier. En sorte que ces noms d'esclaves et de nègres ne peignent que bien mal et à moitié les conditions de la caste ouvrière dans une fourmilière mixte. Car l'homme peut vivre sans son nègre ou son esclave, au lieu que la caste dominante des fourmis ne pourrait subsister, si elle n'avait sous sa dépendance la caste inférieure des ouvrières noires, cendrées ou mineuses. Ces dernières, pour tous les besoins de la vie, nour¬ riture, habitation, ne sont pas seulement des escla¬ ves ; ce sont comme des organes vivants ajoutés aux organes de la classe dominante. Voilà le mystère des mystères ; et comment l'ex¬ pliquer s'il réfute toutes les lois de la nature vivante? On pourrait dire que les fourmis oisives, accou¬ tumées à se faire nourrir par leurs esclaves, ont LIVRE CINQUIÈME 233 perdu leurs instincts au point de devenir incapa¬ bles de se nourrir elles-mêmes. Mais que d'im¬ possibilités dans cette réponse? S'il n'y a pas eu de nécessité, comment et pourquoi se serait for¬ mée cette condition anormale d'une espèce qui renonce à vivre par elle-même, et dont l'existence n'est plus que le jeu hasardeux d'un pillage et d'une aventure guerrière qui ne présentent aucun des avantages de la proie ? Car les œufs que l'on enlève, ce n'est pas pôur s'en nourrir, c'est [tour les laisser éclore. Et puis l'atrophie de l'instinct répugne à tout ce que nous avons vu de l'insecte. Les choses restant les mêmes, il n'y a aucune rai¬ son pour que l'instinct de la fourmi ait été boule¬ versé. La réponse laisse la question entière : pourquoi les fourmis roussâtres, sanguines, ont-elles re¬ noncé, dès l'origine, à leur activité, à leurs tra¬ vaux ? pourquoi se sont-elles fait des esclaves sans y être obligées ? pourquoi un effet si extraordinaire sans cause? Le problème restant entier, je don¬ nerai la solution qui se présente à moi ; elle s'ac¬ corde avec tout ce qui précède. Dans la fourmilière mixte, je vois des repré¬ sentants d'époques différentes ; les castes diverses y répondent à des âges divers de la nature orga¬ nisée. La fourmi roussàtre, comme la sanguine, est impuissante au milieu du monde actuel, parce 23 4 LA CRÉATION qu'elle y demeure étrangère; elle a reçu son empreinte et ses mœurs dans un temps antérieur au nôtre, alors que la fleur manquant au monde, l'industrie florale ne pouvait appartenir à aucun genre de fourmis. De là l'incapacité de s'emparer de la liqueur des fleurs, de la préparer et plus encore d'en nourrir ses larves et sa lignée. Les fourmis roussâtres, comme les sanguines, n'ont retenu qu'une chose : piller les œufs d'une autre espèce, pour s'en faire une caste serve. D'ailleurs oisives, en tout le reste incapables, au milieu des plus grands besoins, d'y satisfaire même dans l'abondance, ne pouvant ou ne voulant se servir de rien de ce qui est autour d'elles, ne sem¬ blent-elles pas des ancêtres égarés dans la nature actuelle ? Cette espèce aurait péri depuis long¬ temps si elle ne se fût asservi, par la force et par la ruse, une autre espèce dont tous les rapports sont avec le monde de nos jours, habile à l'exploiter parce qu'elle lui est adaptée, laborieuse, indus¬ trieuse, qui est devenue la condition de l'exis¬ tence de ses ravisseurs à travers notre époque. C'est par cette espèce relativement nouvelle, que l'espèce antérieure se tient en rapport avec un monde qui n'est pas le sien, avec une végétation qui n'est pas celle au milieu de laquelle son exis¬ tence sociale a commencé. Voilà pourquoi, obstiné à survivre, tous ses LIVRE CINQUIÈME 235 instincts anciens se sont confondus en un seul : enlever des individus de l'espèce nouvelle, s'en faire comme des organes nouveaux qui pompent pour elle le suc des plantes qu'elle n'a pas appris à connaître, et lui servent d'intermédiaire avec cette nature nouvelle qui lui est étrangère. Or tout cela n'est pas seulement hasard ou fantaisie d'insecte; c'est la nécessité, la condition de vie. Revenons d'un cas particulier à la loi générale. Si les instincts des insectes sont si impertur¬ bables, si merveilleux, l'antiquité n'y est-elle pour rien ? Depuis des myriades de générations, ils se transmettent, les uns aux autres, les mêmes habi¬ tudes. Ne doivent-elles pas s'affermir, endurant? Toute la force accumulée des âges pèse sur cha¬ cun d'eux. On dirait que la nature, revenant per¬ pétuellement sur le même dessin, le grave plus profondément à chaque époque. L'empreinte reçue de l'espèce va ainsi s'appesantissant sur chaque individu, et la sagesse, l'intelligence de l'abeille, de la fpurmi, des.arachnides, se compose de l'in¬ telligence accumulée de l'espèce depuis sa pre¬ mière apparition sur la terre. De là, cette perfec¬ tion d'industrie, ces mœurs invétérées, cette géo¬ métrie immuable, ces plans et ces conseils qu'au¬ cune commotion du globe ne peut changer,et cette apparence de préméditation dansd'infiniment petit. L'homme a abaissé les montagnes, iln détourné 236 LA CRÉATION les fleuves; il a modifié le cheval, le bœuf, le chameau. Il n'a rien pu ou presque rien sur l'a¬ beille domestique ('1). Il a eu beau se faire toute une science de la cultiver, de la loger, de lui pré¬ parer le vivre et le couvert. Elle a profité de ses dons, mais elle lui a tenu tète. Il n'a pu en tirer une race nouvelle, ni un exemplaire nouveau. Depuis Évandre, elle a vaincu l'espèce humaine en caractère et en ténacité. On dit (2) que l'art de l'homme a pu quelque chose sur le ver à soie, que ce ver s'est soumis en quelque cas à la domination de la volonté hu¬ maine en teignant son cocon de couleurs plus ou moins blanches ou jaunes. Car c'est à quoi se réduit la victoire de l'humanité sur cette larve. Encore a-t-il fallu la surprendre endormie, dans son état d'embryon. L'insecte, à son état parfait, se joue de tous les efforts de la culture; devenu pa¬ pillon, il reprend cette force invincible d'immuta¬ bilité, quels qu'aient été les changements des lan¬ ges de sa chrysalide. (1) Je trouve la confirmation de cette vue dans le dernier volume de l'ouvrage de Darwin, traduit par Moulinié. De la variation des animaux et des plantes. T. II, p. 270. « -L'abeille, qui se nourrit par elle-même et conserve la plupart de ses habitudes naturelles, est, de tous les animaux domestiques, le moins variable. » (2) Charles Darwin. De la variation des animaux et des plantes sous l'action de la domestication, traduit par Moulinié. T I, p. 321, 323. LIVRE CINQUIÈME 237 Grâce à cette quasi-immutabilité des formes et des mœurs des insectes, la découverte de tel in¬ secte fossile nous révélé l'état, les circonstances du monde où il vivait. Ces petits êtres bigarrés, qui ont gardé leurs couleurs sont autant d'hiéro¬ glyphes enfouis qui contiennent le secret de la nature environnante. L'existence de chacun d'eux suppose l'exis¬ tence de la plante, de l'arbre qu'il habite et dont il se nourrit encore aujourd'hui. Tant le lien est intime, la solidarité étroite entre la partie la plus infime et le grand tout de la nature; tant sur¬ tout les mœurs et les industries sont immuables dans ce monde diapré ! comme dans un édifice bien ordonné, le moindre détail, une feuille d'a¬ canthe, un trèfle nous révèle l'ordre d'architec¬ ture, grecque ou gothique, de même uné aile, une élytre de scarabée rétablit, pour nous, les plantes, l'arbre dont il vivait, et, jusqu'à un cer¬ tain point, la forme de la contrée. C'est ainsi que les byrridiens font penser que la forêt basique était tapissée de mousse (1) sur le sol et au tronc des arbres. Le criocère de l'époque tertiaire m'apprend qu'il y avait déjà des champs de lis épanouis où il faisait sa demeure. De l'hispe je conclus à l'acacia, du balaninus à l'aune et au (1) Heer. Unvcll, 89. 238 LA CRÉATION noisetier, des lamies au peuplier. Une patte de sitone (1) fait apparaître à mes yeux la noire forêt de conifères. On peut dire aussi qu'il y avait là, avant des millions de siècles, une plage, un lac d'eau ou une savane. Tout cela écrit sur l'aile de cette libellule ou de ce bupreste. J'ai assez parlé de l'insecte; venons à l'homme. (1) Sitona atavina, p. 375. LIVRE SIXIÈME LE SINGE ET L'HOMME CHAPITRE PREMIER APPARITION DE L'HOMME.— OÙ A-T-IL PARU D'ABORD?— L'HOMME MONTAGNARD. QU'EST-CE QUI SÉPARE I.'HOMME DU SINGE ? —- EXPLICATION DES LONGS BRAS DES SINGES A FORME HUMAINE. — LE GIBBON DANS LA FORÊT TERTIAIRE. EN QUOI CONFORME AU MONDE MIOCÈNE. A la fin de la révolution qui a soulevé les mon¬ tagnes, je rencontre un être qui se dresse sur ses pieds et regarde les sommets. C'est l'homme. Avant lui, sur une terre basse, presque tous les êtres marchaient, la tête inclinée vers le sol. Par là, je crois sentir'que la force qui a exhaussé les Alpes, les Pyrénées, le Caucase, l'Himalaya a agi d'une manière qui m'est encore incompréhensible 240 LA CRÉATION sur cet être nouveau et l'a marqué d'un type nouveau, la station droite. . Je crois aussi sentir qu'il a dû naître et se pro¬ duire d'abord sur quelque plateau d'où il aperce¬ vait au-dessus de lui une contrée montagneuse qui attirait ses regards vers des lieux plus élevés (1) et le contraignait ainsi, à lever la tête, jus¬ qu'à ce qu'il rencontrât le ciel. Non, l'homme ne pouvait naître et se former sur la plage unie delà mer jurassique, elle était faite pour les reptiles. Il ne pouvait davantage apparaître dans l'île carbonifère, non plus que dans les fouillis impénétrables de la première forêt ter¬ tiaire, où s'égaraient les quadrupèdes, où les singes se glissaient en gardant une attitude oblique. Aux habitudes de son corps, je reconnais, son berceau ; ce berceau a été un gradin élevé, ouvert au flanc des montagnes qui viennent de surgir et d'où il aperçoit les continents déroulés autour de lui, et les cimes qui l'invitent à les fouler du pied. En escaladant un roc escarpé, l'homme se trouva naturellement debout ; il vit le ciel pour la première fois. Encore aujourd'hui, il est dans l'attitude d'un être qu'un premier mouvement porte (1) Celte vue se confirme par les travaux de M. de Rossi . « De mes études topograpliiques, dit-il, j'avais conclu que l'homme de la période quaternaire habitait dans le voisinage des montagnes et ne s'établissait pas dans les plaines. » Voir Congrès international d'anthropologie, 1867, p. 109. LIVRE SIXIÈME 241 en avant vers les lieux hauts. Il est debout, il va, il monte ; c'est le sceau qui lui a été imprimé pour toujours. Ne croyez pas qu'il ait fallu des siècles de siècles pour le dégager des habitudes des quadru¬ manes. A certains moments, la nature franchit un grand intervalle. Quoi que vous fassiez, vous n'élèverez pas le singe à l'homme ni vous ne ramènerez l'homme au singe. Pourquoi ? Parce qu'entre eux il y a plusieurs révolutions du globe. Le singe porte le sceau d'une autre figure du monde; il représente l'époque éocène(l), c'est-à- dire une aube, un crépuscule, et non la lumière du plein jour. C'est là qu'il est resté; il n'a pu fran¬ chir cette borne encore à demi enténébrée. L'homme représente un autre âge de l'univers ; il est la lumière du monde à son midi. Il n'y a pas plus d'identité de famille entre le singe et lui qu'entre le globe de l'époque nummulitique et le globe de l'époque pliocène. Des myriades de siècles les séparent ; dans cet intervalle, des événements, des bouleversements ont changé la physionomie de la nature entière. Ne brouillez pas cette chrono¬ logie ; c'est l'ordre même dans la succession des êtres. (1) Rutimeyer, Owen. i. 14 242 LA CRÉATION & Pour moi, je l'avoue, j'ai été longtemps arrêté par ce problème. Je ne savais que faire d'une ressemblance si grande de conformation. Je m'in¬ quiétais de cette étrange parenté, jusqu'à ce que j'aie compris qu'une éternité est entre eux et qu'ils portent chacun le sceau indestructible d'une figure différente du monde. Vous ne pouvez faire que le singe franchisse aujourd'hui les époques tertiaires, ni que l'homme remonte au jurassique. En Vain nous admirons la ressemblance entre le cerveau du singe et le cerveau de l'homme. Il est un point qui nous échappe. Dans les plis de cet étroit cerveau du quadrumane sont gravés les habitudes, les instincts, les conditions, les impres¬ sions et comme les lignes du monde nummuli tique; le sceau marqué de cette époque ne s'altère pas. Aujourd'hui le singe vit et sent comme il vivait et sentait à cet âge du monde. Il est demeuré fixé à cette date, il la porte en lui dans chacun de ses mou¬ vements, de ses actes et dans ses regards même. La demi-lueur du monde éocène à laquelle remonte le type simien est restée dans ses yeux clignotants. Il n'est notre contemporain qu'en apparence. C'est l'individu seul qui, chez lui, est de notre temps. L'espèce n'en est pas ; tous ses traits étaient déjà marqués, avant que le monde actuel fut. Voilà pourquoi, en dépit des apparences, un abîme sépare sa famille de la nôtre. Il ne peut LIVRE SIXIÈME 243 entrer dans notre monde, nous ne pouvons retour¬ ner dans le sien. Nous sommes placés à deux étages distincts du temps. Nous ne réussirons pas à les brouiller dans un seul et même être. Autre époque, autre esprit, autre forme. Le singe est conforme à un monde de forêts inextricables, tel que la forêt tertiaire de l'âge éocène, où un être vivant ne pouvait se mouvoir qu'en se baissant, se courbant, se pliant, se sus¬ pendant aux lianes, devant des obstacles qui em¬ barrassaient chacun de ses mouvements. C'est encore là aujourd'hui la démarche oblique du singe ; il ne peut en changer que pour un moment. Quoi qu'il fasse, il semble toujours se glisser obli¬ quement à travers le fouillis et le sous-bois de la forêt tertiaire. Au contraire, l'homme est conforme à un monde qui s'ouvre sous ses pas, où il peut s'a¬ vancer sans effort, sans se courber, ni s'agenouil¬ ler, ni se tapir, ni ramper, où l'espace se dévoile devant lui et l'invite à prendre possession de l'ho¬ rizon, où toute la terre lui dit : Lève-toi et marche ! Gela suppose un plateau émergé de la mer de verdure, tel qu'il dut s'en présenter après le sou¬ lèvement des chaînes centrales. L'homme aujour¬ d'hui ne peut faire un pas, sans porter avec lui le sceau et comme la figure de ce nouvel âge du monde. 244 LA CRÉATION A la première vue, rien de plus étonnant que les bras démesurés des grands singes, à forme humaine, et surtout du gibbon. Qu'ont-ils à faire de ces bras qui traînent à terre ? Depuis que l'on connaît leurs habitudes et leur époque d'origine, il me semble que tout s'explique. Le gibbon a vécu, comme il fait aujourd'hui, sur le sommet des arbres de la forêt tertiaire. Il la parcourt, il la traverse non à pied, mais, pour ainsi dire, à bras tendus. De cime en cime il s'é¬ lance, suspendu et balancé par un bras, d'une branche à l'autre, à la distance de trente ou qua¬ rante pieds (1). Après s'être projeté d'une main, il rebondit de l'autre, et poursuit indéfiniment du matin au soir cette course aérienne. Dans celte furieuse gymnastique, il distend, il étire, il allonge incessamment ses bras, de gé¬ nération en génération. Vivant ainsi suspendu, comment ses membres antérieurs ne s'allonge¬ raient-ils pas démesurément ? Comment lorsqu'il se tient debout, ses bras, ainsi développés par l'exercice, ne traîneraient-ils pas jusqu'à terre ? Il en est, alors, visiblement embarrassé ; s'il se met à marcher debout dès qu'il se sent en sûreté, il s'en sert comme d'un balancier pour assurer ses pas incertains et chancelants. (1) Th. II. Huxley, traduit par le D'' E. Daily. De la place de l'homme dans la nature, p. 129. LIVRE SIXIÈME 245 Survient-il une alerte ? il quitte aussitôt cette démarche empruntée, où il est encore novice, pour reprendre tous ses avantages, en s'élançant sur les arbres les plus prochains, et dont il ne quitte plus les cimes. Les bras et les mains tou¬ jours occupés, il semble alors voltiger de rameaux en rameaux, alerte, infatigable, rapide au point qu'il peut saisir les oiseaux au vol ; et cela par émulation plutôt que par appétit de proie, puis qu'il ne se nourrit pas de chair. D'ailleurs con¬ forme en tout au monde tertiaire, où il a reçu son empreinte avec ses premières mœurs qui sont restées ineffaçables. A regarder ses bras perpé¬ tuellement tendus de branche en branche, je vois se dérouler devant moi les immenses abîmes de verdure de la forêt tertiaire où le gibbon, sans toucher terre, roule, nage, voltige, se lance comme une fronde, depuis l'Asie équatoriale jus¬ qu'aux rives de la mer helvétique. Plus lents ou plus paresseux, les orangs-outangs, les chim¬ panzés, les gorilles ne le suivront qu'avec peine. Moins actifs, ils ont les bras moins longs. L'orang-outang, qui va toujours naturellement à quatre pattes, habite les plaines. Au contraire, le singe qui ressemble le plus à l'homme par la marche verticale, le gibbon est un véritable mon¬ tagnard. Il hante les flancs des collines ; c'est sur leurs pentes adoucies qu'il s'essaye à la marche i. 14. 246 LA CRÉATION droite ; et il y réussit quand rien ne l'inquiète, dans quelque alpage incliné aux pieds des grands monts. A plus forte raison l'h'omme a-t-il été en naissant montagnard comme lui ; il avait besoin de plateaux ouverts pour que la marche droite qui n'avait été qu'un accident, un essai pour le gibbon et les autres anthropoïdes devint pour lui l'habitude et la règle constante. Ainsi le singe et l'homme datent d'une ère dif¬ férente. Il y a entre eux la même différence qu'entre l'élévation des Pyrénées, des Alpes, des. Cordillières, et les terres basses, les collines tron¬ quées du globe antérieur. Voilà pourquoi le singe ne peut s'élever à l'homme, ni l'homme retomber au singe. Ils sont séparés par une figure toute dif¬ férente des continents et par plusieurs révolutions de la planète. Autrefois, je m'inquiétais d'une foule de ques¬ tions étrangères dont je ne trouvais la solution dans aucun livre. Je me demandais ce qu'il fallait penser de ces unions hybrides, que supposaient les anciens et même les modernes (1), entre des êtres aussi éloignés que les quadrumanes et l'homme; s'il avait pu en sortir quelque famille monstreuse dont se seraient emparées les mytho- logies antiques pour en faire leurs satyres et, leurs (1) Buffon suppose encore que des négresses sont enlevées par de grands singes. Ilist. nat. T. XII, p. 70. LIVRE SIXIÈME 247 sylvains. Je sais maintenant ce que je dois croire de ces imaginations qui entrent quelquefois dans la science, et y restent oubliées, sans être jamais ni confirmées ni réfutées. Je sais quelle raison s'oppose à ce que deux espèces analogues, essen¬ tiellement différentes, puissent produire ensemble une espèce nouvelle. C'est qu'elles sont séparées d'une de l'autre par des états trop différents du monde; il ne peut y avoir rien de fécond dans l'union entre des êtres qui appartiennent à des époques essentiellement distinctes de la nature. Le globe entier est entre elles. Chaque espèce, étant placée à un certain degré de l'échelle du temps, ne peut pas plus être mêlée à une autre espèce, son analogue, que le monde silurien ne peut être confondu avec le jurassique, et le jurassique avec le tertiaire, et le tertiaire avec le monde d'aujourd'hui. Comment le singe pourrait-il se confondre avec l'homme? Ils marquent des dates, des moments entièrement différents dans l'histoire du monde. On retrouve même quelque ombre de cette loi dans la succession des choses humaines. Des peuples placés à des degrés absolument différents sur l'échelle du temps ne peuvent produire en¬ semble une forme nouvelle de société. Le moyen âge, là où il existe, ne peut, en restant moyen 248 LA CRÉATION âge, épouser l'homme moderne. Le Peau-Rouge d'Amérique ne peut épouser la société anglo- saxonne, ni le Polynésien la société européenne. Le paria hindou ne peut, en restant paria, se.mêler à la civilisation actuelle. L'intervalle de temps qui les sépare est trop grand, les esprits trop distants pour que l'union soit féconde. Il faut que l'un ou l'autre de ces esprits disparaisse. Là est le prin¬ cipe de la stérilité du mélange entre les espèces trop différentes. La nature ne consent pas à brouiller ses dates et à confondre ses époques dans un anachronisme vivant. LIVRE SIXIÈME 249 CHAPITRE II D'OÙ VIENT L'HOMME. — PREUVES NOUVELLES DE SA RESSEMBLANCE AVEC LE SINGE. — QUESTION NOU¬ VELLE QUI EN RÉSULTE. — COMMENT LA RÉSOUDRE. — DE L'ANCÊTRE COMMUN. L'homme veut bien avoir tous les vices com¬ muns avec l'animal ; et, si on lui dit que par là, il trahit sa parenté avec le monde inférieur, il s'indigne. Cruauté, gloutonnerie, sensualité de la bête, il veut bien partager tout cela avec elle. Mai's, chez lui, dit-il, c'est tout autre chose ! Glou¬ tonnerie, sensualité, bestialité d'archange ! À la bonne heure ! Le suivrons-nous jusque-là ? Moi, descendre d'un ancêtre qui marchait à quatre pattes ! accepter cette origine ! chercher là mes aïeux? — Pourquoi non? Tu acceptes bien d'être né de la boue antédiluvienne. — Oui, mais de la boue paradisiaque ; celle-là n'a servi qu'à moi, elle n'a été façonnée que pour moi. Le limon dont je suis fait ne ressemble à aucun autre limon. — Plaisant orgueil ! voyons ce qu'il cache. Il ne s'agit plus aujourd'hui de ce que l'on 250 LA CRÉATION appelait autrefois un jeu, une ironie de la nature. Non, prenons-en notre parti. Plus on étudie ana- tomiquement le singe et l'homme, plus on dé¬ couvre de similitude entre eux. Les ressemblances sont fondamentales, les différences accessoires : les dents, la main, le pied, le cerveau presque pareils, sauf le poids, la dimension; l'ouvrier tout semblable et l'œuvre toute différente. C'est là, il faut l'avouer, une étrange énigme, et une ques¬ tion nouvelle qui se pose dans le monde. Des causes si semblables et des effets si prodi¬ gieusement différents ! une structure si pareille et des destinées si opposées ! Voilà un nouveau mys¬ tère, et qu'en dois-je conclure ? qu'il y a quelque cause oubliée et des choses qui échappent à l'anatomie. Peut-être est-ce ici qu'une physiologie nouvelle doit intervenir : empreinte d'un certain âge du monde, date vivante de l'univers terrestre, mouvements obscurs, impressions imperceptibles dont se compose le trav.ail de la vie. Nous ne nous rendons compte des montagnes que depuis que nous connaissons les êtres micros¬ copiques qui les ont formées. Peut-être en est-il de même du singe et de l'homme. Nous comptons leurs os, les lobes de leurs cerveaux et nous trouvons tout cela semblable. Mais les infiniment petits qui travaillent dans l'un et dans l'autre, quand les trouvera'-t-on au bout de son scalpel? LIVRE SIXIÈME 251 Ces infiniment petits qui ont édifié des mondes si divers sont peut-être les vrais artisans des diffé¬ rences dont les causes nous échappent. Puisqu'ils nous ont expliqué les montagnes, peut-être nous expliqueront-ils un jour les Andes et les Alpes du monde vivant (1), je veux dire l'homme. Dans presque toute la nature animale, les espèces différentes ne s'unissent pas, ou du moins leurs mélanges restent inféconds après une géné¬ ration. Toutes les races humaines peuvent s'unir et produire ensemble, voilà le grand argument de l'unité originelle de l'espèce humaine. Si chaque race humaine descendait d'un cer¬ tain type de singe, chacune d'elles s'éloignant de plus en plus de son ancêtre, serait étrangère à toutes les autres ; elle en serait plus distante que le gibbon ne l'est de l'orang, l'orang du chim¬ panzé, le chimpanzé du gorille. Gomme ces espèces sont séparées au point de ne pouvoir se mélanger, la séparation serait bien plus grande pour leur postérité transformée ; l'homme blanc ne pourrait s'unir au noir ni le noir au rouge, ni le rouge au jaune. Ainsi les espèces humaines seraient parquées comme les différentes séries de singes dont elles seraient descendues. Au contraire les races humaines s'unissent, (1) Th. H, Huxley, traduit par le Dl* E. Daily. Place de l'homme dans Ut nature, p. 249. "jite 252 LA CRÉATION se mêlent, et leur union est féconde. Elles ne forment donc entre elles qu'une seule espèce humaine. Si l'on admet la descendance par trans¬ formation, il n'y a pas eu un type antérieur pour la race blanche, un autre pour la race noire, un autre pour la race rouge, mais toutes remontent à une même espèce qui s'est diversifiée dans sa descendance ; les rameaux divers remontent à un même tronc. Si vous admettez que l'homme descend du singe, du moins il ne descend pas indistinctement d'espèces différentes d'anthropomorphes ; l'an¬ cêtre commun n'a pas été, tout à la fois, le gibbon, l'orang, le chimpanzé, le gorille, ou d'autres types plus anciens. Choisissez. Il ne peut appartenir à la fois à des séries distinctes qui ne produisent pas entre elles. L'homme est donc descendu d'un seul et même type antérieur, quel que soit celui que vous choi¬ sissiez. Il ne peut avoir dans ses origines la pro¬ miscuité des espèces qui n'existe pas dans le reste de la nature vivante. Il est un dans ses variétés de races ; à plus forte raison, l'ancêtre commun dont il descend a été un comme lui Allons au bout de ces hypothèses : que voyons- nous? L'homme sortir des transformations d'un singe anthropomorphe ou plutôt d'une même LIVRE SIXIÈME 253 souche primitive que celle des singes : et dans ce dernier cas, il a dû y avoir, entre la souche pri¬ mitive et l'homme, des formes intermédiaires, toutes gravitant vers lui, toutes différentes des formes simiennes. Car personne n'imaginera, je pense, que si les lémuriens, par exemple, ont été cet ancêtre commun, l'homme soit sorti de ce tronc sans aucune transition. La branche humaine a dû être graduée comme la branche simienne. Or jusqu'ici aucune de ces formes collatérales ne s'est encore montrée dans le développement du rameau humain. Pour vingt-cinq espèces de singes fossiles, on n'a jusqu'à présent découvert qu'une seule espèce humaine, tète allongée ou tête ronde, depuis le crâne de Néanderthal jusqu'à celui des Eyzies. Dès que l'homme appa¬ raît, il est déjà homme tout entier. LA CREATION. I. 254 LA CRÉATION CHAPITRE III UNITÉ OU PLURALITÉ DES ORIGINES DE L'ESPÈCE HUMAINE J'ai touché la question dont notre siècle se scan¬ dalise. Il faut y insister à d'autres points de vue. Laissons là nos prétentions de parvenus ; osons voir clair dans notre généalogie au milieu des classes d'êtres organisés. L'homme a paru ; mais lequel, blanc ou noir ou jaune ou rouge ? Que ferons-nous des différentes races humaines? On a supposé qu'elles sont chacune le couronnement d'une certaine famille de singes. Les macaques se sont élevés aux chim¬ panzés, les cynocéphales aux gorilles, les gibbons aux orangs : et cet arbre de vie, en se prolon¬ geant par des rameaux encore inconnus, a abouti, le singe africain au nègre, l'asiatique au négrito, l'américain à. l'Indien peau-rouge. En un mot, dans cette hypothèse, le genre humain, avec ses diversités, est le prolongement des trois ou quatre séries parallèles de Primates, qui tendent obscu¬ rément vers lui, en s'en rapprochant d'époques en LIVRE SIXIÈME 255 époques sans pouvoir l'atteindre ('1). Les races humaines reposent sur ces quatre colonnes vivantes qu'elles couronnent à leur faite, comme on voit, dans les piliers gothiques, la figure humaine s'épanouir en groupe dans le chapi¬ teau. D'autres pensent que les différentes parties de l'homme sont dérivées de différentes espèces de singes qui ont convergé en lui. Est-ce donc que la nature a pris la tète de l'ouistiti, la main du chimpanzé, le cerveau de l'orang, le pied du go¬ rille, le torse du siamang pour en former l'homme, à peu près comme Phidias prenait les traits épars dans les familles des Hellènes, pour composer de cet assemblage son Jupiter Olympien ? D'après cette hypothèse les traits de l'homme, d'abord dis¬ persés dans cinq espèces de singes différents, un en Amérique, deux en Afrique, deux en Asie se seraient plus tard réunis en un seul être auquel auraient contribué tous les continents. Ces hypothèses en supposent une autre, à sa¬ voir que les diverses familles de singes peuvent produire entre elles des métis capables de se per¬ pétuer, l'orang avec le gorille, le chimpanzé avec le semnopithèque. Autrement il serait difficile de concevoir que des séries parallèles de singes, in- (1) Vogt. Leçons sur Vliotoimc, p. 623. 256 LA CRÉATION capables de se rapprocher, aient pu aboutir à des races humaines blanches, noires, cuivrées qui toutes se mêlent entre elles. Les descendants seraient-ils donc plus rapprochés que les ancêtres ? et des lignes parallèles se croiseraient-elles à leur sommet ? Vous demandez si chaque groupe humain est né dans les lieux où on le rencontre pour la pre¬ mière fois, le Basque dans les Pyrénées, le type helvétique en Helvétie, le Romain en Italie. L'homme qui vivait avec l'ours de caverne, sur les bords de la Meuse, dans la grotte d'Engis, vient-il réellement de là ou d'une contrée voisine? Les têtes étroites se sont-elles formées en Étrurie les longues en Belgique ? En un mot suffit-il qu'un type humain se soit perpétué dans un même lieu pour affirmer qu'il y a apparu pour la pre¬ mière fois? Nous avons peine à concevoir que l'espèce humaine ait été semée dès l'origine avec profu¬ sion sur la terre entière. Si c'est là un préjugé, il tient à mille racines. Nous voyons les pre¬ mières plantes cheminer d'un point central, et nous en concluons naturellement que la plante humaine s'est répandue ainsi d'un lieu à l'autre. Il nous semble qu'il a fallu un concours de cir¬ constances rares pour produire ce dernier-né de la création. Il perdrait quelque chose à nos yeux, LIVRE SIXIÈME 257 s'il avait apparu en foule sur chaque point du globe. Nous aimons à lui faire un berceau unique d'où il sort pour se répandre par degrés sur le monde. Peut-être, encore une fois, n'est-ce là qu'une illusion, une prévention dont il faut nous dépar¬ tir. Je le veux bien ; mais convenez qu'elle a pour elle plus d'une raison sérieuse. Dans ce nombre je compte la facilité de migration des pre¬ miers hommes, leur condition de chasseur qui les entraînait d'une région dans une autre, l'ap¬ pétit de proie qui devait attirer des hommes affa¬ més vers des contrées encore neuves, l'expérience que nous avons de la manière dont se sont peuplés les continents, depuis les temps historiques. A cela, on oppose la permanence du caractère des races humaines dans chaque lieu qu'elles ha¬ bitent ; d'où l'on induit qu'elles ont été jetées dans tel moule et non pas dans tel autre. Mais cette objection perd beaucoup de sa force, si l'on recule assez l'antiquité des origines humaines, pour que chaque lieu ait donné un trait particu¬ lier aux hommes qui s'y sont établis. Ces diverses opinions balancées entre elles, il semble que la plus forte est encore celle qui res¬ treint les origines humaines à certains centres, puisqu'elle explique, au moins, comment les di¬ vers groupes humains que l'on rencontre en des 258 LA CRÉATION stations si opposées, ne forment après tout qu'une même espèce humaine. On insiste, il est vrai, et l'on ajoute que l'on vient de découvrir que des espèces animales, très- différentes, le chameau et le dromadaire, le re¬ nard et le chien, le bouquetin et la chèvre, le lièvre et le lapin peuvent s'unir et produire une lignée féconde, d'où il suit que les races humaines peuvent aussi se mêler sans avoir une commune origine ; ce qui ramène la question à son point de départ. En voyant la permanence du type dorien dans Sparte, du type espagnol dans l'Amérique du Sud, de l'Anglo-Saxon dans le Nord, on pourrait tout aussi bien dire qu'ils y sont indi¬ gènes. Unité, pluralité des origines humaines. Com¬ bien de temps balancera-t-on encore entre les deux hypothèses ? Chacune d'elles a ses raisons, ses défenseurs, ses nécessités apparentes. La pre¬ mière a pour elle l'habitude reçue ; la seconde, les sentiments de tous les peuples anciens qui se di¬ saient nés de la terre qu'ils habitaient. Si, dans un problème aussi obscur encore, nous voulons remonter à l'inconnu par le connu, je suis tenté de courir la chance que voici : Nous savons, de la plus grande partie des êtres orga¬ nisés, que les migrations ont joué un grand rôle I4VUE SIXIÈME 25U dans leur distribution sur le globe. Même le brin d'herbe se propage d'un point à un autre. lia sa première patrie ; s'il arrive en haut de ce rocher, c'est qu'il y a été apporté. L'analogie me pousse à conclure qu'il en a été de même de cet autre brin d'herbe, l'homme, qu'il n'a pas germe spontanément dans chaque lieu où je le trouve, mais qu'il y est venu d'un point central, d'où il a rayonné ; et ce qui, à tort ou à raison, fortifie en moi cette idée, au point de lui donner uùe presque certitude, c'est que partout où je le rencontre, à Engis, à Néanderthal, aux Pyrénées, il possède déjà des silex ou des marbres qu'il a dû apporter de loin ; il a déjà un certain art traditionnel au moins d'allumer le feu ; et il semble qu'il a- dû se transmettre ce grossier flambeau, de mains en mains, d'une peuplade à l'autre, ce qui me ramène à l'idée d'une filiation continue. Mais, dira-t-on, le berceau de l'homme, où le placez-vous? Des naturalistes (1) imaginent que l'endroit où il a apparu était un vaste continent qui s'est abîmé derrière lui dans l'océan Paci¬ fique. L'homme aurait franchi le pont qui se serait écroulé derrière lui entre l'Afrique et la Polynésie ; les mers tropicales auraient enseveli (1) Andrew Murray. The geographical distribution of mam- mals, p. 75. London 1866. 260 LA CRÉATION son secret. Ce premier-né du naufrage d'un monde, cet abîme océanien qui cache les premiè¬ res origines de la race humaine, ce berceau qui est un gouffre, cet univers qui sombre au fond des eaux comme une barque, sous le poids du pre¬ mier homme ; l'idée est sublime. Est-elle vraie? A un mystère on répond par un plus grand mystère. LIVRE SIXIÈME CHAPITRE IV 261 CONCLUSION. •—• QUAND LA SCIENCE SE TAIT, C'EST A LA POÉSIE DE PARLER. L'ADAM TERTIAIRE, L'ADAM DE LA BIBLE, LE CALIBAN DE SHAKESPEARE. Conclusion. L'homme ne descend pas immédia¬ tement des singes connus. Ce point est assuré. Mais aussitôt la question reparaît. D'où vient-il ? Où trouver cet intermédiaire, cet ancêtre que nous avons cherché vainement parmi les êtres actuels ? La terre le recèle-t-elle encore dans ses flancs? le révélera-t-elle tôt ou tard ? ou la confusion nous sera-t-elle épargnée de voir face à face notre premier parent, l'Adam du monde tertiaire, ten¬ dre de loin la main à l'Adam de la Bible et de Milton? Il nous faudrait un être composé à notre fantai¬ sie ; nous le voudrions tout près du type simien, et qui pourtant aurait déjà quelque apparence hu¬ maine, satyre, faune ou cyclope, tête et visage d'homme, jambes et bras de gorille. Mais c'est là ce que nous n'avons pu encore rencontrer. Les cavernes d'Engis, de Néanderthal, des Eyzies, i. 15. 2(12 LA OUKATIQN de la Naulette, ont acquis une grande renommée parce que l'on espérait trouver dans les crânes qu'elles renferment le premier Adam au milieu de son paradis glaciaire. Faux espoir ! C'étaient bien là des fronts dé¬ primés, des cerveaux étroits, des tètes allongées; mais, après tout, c'étaient des têtes d'hommes, non de singes, soit, comme je le pense, que l'homme ait commencé à se séparer de la foule par la tête, soit que les ossements remontent à une époque trop récente. Même dans l'homme de Néanderthal, le plus abaissé qui ait encore paru, se retrouve, presque en son entier, l'homme actuel d'Australie. Le crâne a déjà une capacité qui dépasse de beau¬ coup celle du singe le plus élevé. Une pensée, si grossière qu'elle soit, a soulevé les voûtes, élargi les lobes de ce cerveau. Par un autre jeu de la nature ou du hasard, le crâne trouvé à Engis, quoique l'un des plus an¬ ciens, montre déjà les capacités, le front ouvert, l'angle élargi du type caucasique. En sorte qu'a¬ près tant de recherches, de fouilles, de décou¬ vertes, nous voilà rejetés dans les incertitudes d'où nous voulions sortir : ne sachant encore comment l'homme a commencé d'être homme; trouvant en lui, dans le même moment, l'organisation la plus abaissée et la plus haute, presque l'idiot, et déjà Yliomo sapiens. LIVRE SIXIÈME "263 A quelle conclusion nous arrêterons-nous? A celle-ci qui ressort cle tout ce qui précède : si l'on ne trouve pas les formes intermédiaires entre les primates supérieurs et l'homme, c'est que l'honime, une fois séparé des singes par un intervalle quel¬ conque, s'est éloigné à grands pas de sa première origine. Une fois apparu, il n'a pas langui dans les types simiens ; mais il s'est détaché rapidement, au moins dans certaines parties principales, de l'état inférieur. C'est par la tête qu'il s'est fait reconnaître d'abord au-dessus du troupeau des simiens; dès qu'il a existé, il les a dominés du front. En un mot, si l'on ne découvre pas de ces restes d'hommes, voisins par le crâne de la famille des singes, c'est que la nature ne s'est pas reposée longtemps dans cette première forme de l'homme. Aussitôt commencé, elle a voulu l'achever. La dif¬ férence de l'un à l'autre a grandi rapidement, comme si la nature eût voulu enfouir son ébauche. Le premier homme a eu à peine le temps de laisser son empreinte sur la terre. Où les découvertes manquent, une chose reste, l'induction; et c'est sans doute une idée profonde que de considérer les hommes infirmes, à petites têtes de nos jours, les microcéphales, comme un retour de la nature vers la figure première de l'homme. D'après cela, l'humanité première aurait 264 LA CRÉATION été composée de microcéphales, c'est-à-dire d'êtres privés des facultés les plus nécessaires. Mais de nos jours, les microcéphales, faute d'intelligence, périraient bientôt s'ils n'étaient aidés, soutenus, nourris par l'intelligence des autres. N'en eût-il pas été de même des premiers hommes, s'ils eussent été frappés en naissant de 1^ même imbé¬ cillité d'esprit? Au contraire, ils ont eu besoin d'instincts énergiques pour se faire leur chemin à travers un monde hostile. Voilà quelques-uns des embarras où l'homme s'agite aujourd'hui à la recherche de ses origines. Malgré tout, on sent que la difficulté cède sous l'effort. Le moment de pleine lumière approche ; nous n'en sommes plus séparés, il semble, que par une étroite cloison qu'un coup de pioche peut faire tomber aujourd'hui, ou demain. Chose rare surtout, l'esprit est préparé à accepter l'événement dès qu'il viendra à luire. Et cet événement, c'est un débris d'ossement, une portion de crâne, une bouche fermée depuis des milliers de siècles, qui s'ouvrira pour dire le secret attendu de l'espèce humaine. Cependant, nous qui n'avons qu'une heure, un moment de vie, que ferons-nous pour hâter le mot de l'énigme ? Ne le devançons pas. Si nous le pres¬ sentons, attendons que l'événement le publie. C'est la misère de notre vie d'éphémères, de voir tout LIVRE SIXIÈME 265 se précipiter vers la lumière, et le temps nous manquer pour dissiper ce peu d'ombre qui s'obs¬ tine encore. Que nos yeux se tournent vers le lever du jour, toute notre impatience ne hâtera pas d'une heure l'aurore grandissante. Épions-la, c'est assez. Malgré la curiosité qui nous emporte, arrêtons- nous ici. Nous avons précédemment assez lâché la bride à nos impatiences d'esprit. Sachons enfin nous réfréner et attendre. Si nous nous obstinons, quand la science et l'expérience se taisent, c'est à la poésie de parler. Elle seule peut remplir aujourd'hui le vide qui vient de s'ouvrir devant nous. Vous demandez quel fut le premier être informe qui unit intime¬ ment dans une première alliance la bête et l'homme. Ne le cherchez pas davantage, il existe. — Où donc? — Chez les poètes. Ouvrez les yeux. Si nous ne voulons plus de l'Adam de Milton, descendons d'échelons en échelons tous les degrés de la forme humaine; nous trouvons au bas le monstre qu'il nous faut. Shakespeare l'a rencontré dans la Tempête (1) : il l'a nommé Caliban. — « Holà, esclave, motte de terre, parle... — Monstre, marche devant, nous te suivrons. » Voilà celui que nous cherchons, encore animal, (1) Shakespeare. La Tempête. Acte I, se. n. ^R6 LA CRÉATION à peine homme et déjà remplissant la scène. Il hennit, il rugit, il parle tout ensemble. Comparez son ô hô, ô hô, au terrible goak du gorille. C'est le même fond de langue. Marche-t-il, rampe-t-il? Sur deux pieds ou à quatre pattes? Je ne sais. Tout cela à son heure. Ou plutôt, n'est-ce pas là encore un reste de la nature simienne? le voilà tout vivant, le dernier né des primates, Caliban, l'homme tertiaire ou miocène. — a Qu'est-ce que je vois là? Un homme ou un poisson? Vivant ou mort? Ce doit être un poisson. » — « 11 a dos jambes d'homme et des nageoires ressemblant à des bras. » Mesurez, si vous le voulez, les étages, les créa¬ tions successives qui séparent Caliban du se¬ cond Adam biblique. Vous trouverez des révo¬ lutions géologiques entre eux. D'un côté, il tend la main, comme le dryopithèque, aux organisations inférieures de l'âge jurassique et crétacé, de l'autre, il aspire déjà, parce sourd hennissement, à je ne sais quel Dieu qui le soulève de terre. — « Tu n'articulais, sauvage, que des sons confus et vides de sens, comme aurait pu faire une brute. — Je t'en prie, sois mon Diou « Voilà un excellent Dieu; je vais m'agenouiller devant lui. » — Arrive, monstre. — Nous perdons un temps précieux, et tout à l'heure nous allons tous nous voir transformés en huîtres ou en singes, au front déprimé (I). » (1) Shakespeare. La Tempête. Acte II, se. n. LIVRE SIXIÈME U67 S'il y a une loi de la nature qui rejette par in¬ tervalle les êtres dans les moules antérieurs, cette loi gouverne aussi le génie humain. La vision de Caliban a été, dans Shakespeare, un retour d'un moment vers le type primitif de l'homme tertiaire, à son apparition sur une terre différente de la nôtre. Laissons la poésie; revenons à la réalité. 2G8 LA. CRÉATION CHAPITRE V L'HOMME N'A PU NAITRE BANS UNE ILE. — LOI GÉNɬ RALE DE LA SUCCESSION DES FAUNES. DU RAPPORT DES GRANDS MAMMIFÈRES AVEC LA FORMATION DES CONTINENTS. — MAMMIFÈRES TERTIAIRES. QUE FAUT-IL EN CONCLURE POUR LES CONTINENTS DE CETTE ÉPOQUE ? QUELLE EST LA CAUSE DE LA DIMINUTION DE TAILLE DES MAMMIFÈRES D'AMÉRIQUE. —- L'HOMME FAIT EXCEPTION. — POURQUOI? De la constitution des grands mammifères à l'époque tertiaire, nous avons pu, jusqu'à un cer¬ tain point, déduire la constitution du globe à cette même époque. Ils nous révèlent de grands con¬ tinents. Si à cela j'ajoute que plusieurs de ces mam¬ mifères étaient alors communs à l'Europe et à l'Amérique, tels que le mastodonte, le mammouth, l'éléphant, le cheval, je suis conduit à penser que l'Amérique et l'Europe étaient jointes entre elles, soit que l'on ait recours à l'Atlantide des lé¬ gendes (1), soit que l'on cherche ailleurs la com¬ munication par le Nord. (1) Oswald Heer. Flora tertiaria Hdvcliœ. 1855, p. 347. LIVRE SIXIÈME ^69 Ainsi seulement s'explique le fait si étrange, que de grandes espèces animales ou végétales, qui étaient alors communes aux deux mondes, ont disparu dans l'un pour continuer dans l'autre. Une partie des espèces qui avaient leur souche dans notre continent européen-asiatique se répan¬ daient de là dans les deux Amériques. Récipro¬ quement, plusieurs de celles qui avaient leur souche en Amérique affluaient par la même voie dans notre continent. Les flores aussi se rapprochaient et conver¬ geaient d'un monde vers l'autre. Les plantes américaines émigraient alors en Europe ; par degrés elles y remplacèrent les plantes insulaires de la zone tropicale et donnèrent à la France, à la Suisse, à l'Allemagne, à l'Angleterre, le type de la végétation de la Virginie, de la Louisiane, des Florides (1). On peut donc se représenter notre hémisphère, à l'époque tertiaire, comme un-seul et immense continent qui, de l'Europe centrale aux sources du Mississipi, aux savanes du Texas, aux pam¬ pas de la Plata, au plateau du Mexique, présen¬ tait une immense surface au développement et aux migrations des animaux et des végétaux. L'éléphant primitif, le mammouth, le cheval-hipparion, pais- (1) Ibid. ~7(J LA CRÉATION saient alors clans les savanes de quelque Atlantide inconnue, d'où ils arrivaient en Amérique. Le nouveau monde qui, en réalité, est plus ancien que le nôtre, nous envoyait en Islande, et en Suisse, ses tulipiers, ses cyprès, ses platanes, ses palmiers-saba; et le même type végétal et animal était empreint sur l'ancien monde et le nouveau. L'homme est venu assez tôt pour voir encore ces deux mondes n'en former qu'un seul. Il a pu, comme le mammouth son contemporain, et le che¬ val, passer avec eux d'Europe en Amérique, habiter ce continent atlantique où se dérobent peut-être au fond des mers les secrets que nous cherchons à la face du jour. Quoi qu'il en soit, le passage d'un monde à l'autre s'est écroulé derrière l'homme; et soit que l'Atlantide ait été une réalité, et qu'elle se soit lentement engloutie comme le prétendent les géo¬ logues, soit plutôt que la communication avec l'Amérique du Nord ait été rompue, quand le Groenland est devenu impraticable aux espèces tropicales, parle refroidissement du cercle polaire, l'homme s'est trouvé séparé de l'homme par l'in¬ franchissable océan Atlantique. Ce qui n'était qu'un continent a formé deux mondes. Dès lors, la végétation américaine ne pouvant plus érnigrer en Europe, s'y ressemer et s'y renou¬ veler, a fini par s'éteindre et faire place à un autre LIVRE SIXIÈME 21 i type. Par la même raison, l'éléphant, le cheval, qui n'étaient pas indigènes en Amérique, séparés de la souche mère, ont diparu. Voilà pourquoi on découvre, en Amérique, les ossements fossiles de tant de genres d'animaux dont on ne trouve plus les analogues vivants, quoiqu'ils aient continué d'exister ailleurs. Si, de nos jours, le cheval d'Orient disparaissait de la terre, si nos races ne se retrempaient plus dans celles du désert et des steppes, il est probable que l'espèce entière des chevaux s'en ressentirait, et ne pouvant plus re¬ monter à sa souche et se régénérer, elle décroî¬ trait, elle finirait par s'éteindre. C'est ainsi que fait un arbre séparé de ses racines, ou un fleuve de sa source. On expliquerait de la même manière ce fait si extraordinaire de la petitesse de taille des mam¬ mifères américains comparés aux mammifères de l'ancien continent. Pourquoi, à l'exception du buffle, tous les quadrupèdes sont-ils plus petits en Amérique (1), qu'en Asie, en Afrique, en Europe ? Ne pourrait-on pas répondre, que, d'après les géologues, le continent sud-américain ne fut d'a¬ bord qu'une île oblongue? Après le soulèvement des Andes, une seconde grande île s'ajouta à la première. Dans ces deux périodes, la faune (1) Buflon. llist. nat. T. VIII, p. 205. La nature a rapetissé dans le nouveau monde tous les animaux quadrupèdes. LA CRÉATION sud-américaine reçut le type insulaire ; ce type est celui qui est indigène ; il fut dominé par les grands quadrupèdes émigrés d'Europe. Mais, la jonction rompue, les quadrupèdes tertiaires européens, ces¬ sant d'émigrer en Amérique, s'y éteignirent, et le type primitif s'y maintint seul, y régna seul dans les descendants indigènes de la faune tertiaire des pampas. Ce même type insulaire me semble encore em¬ preint, d'une autre manière, dans les habitudes même des mammifères américains. On ne retrouve pas chez eux les instincts cosmopolites, les habi¬ tudes de migration qui sont la marque des espaces illimités parcourus, de génération en génération, par les ancêtres. Les plus grands animaux d'Amé¬ rique errent dans les pampas, sans quitter les bas¬ sins où ils sont nés. On ne trouve, chez eux, rien de semblable aux migrations de ces tigres (1), qui, du Bengale, arrivent, en suivant le fleuve Amour, aux frontières de la Sibérie où ils se rencontrent avec les rennes. Dans le nouveau monde, les quadrupèdes indigènes, moins nomades, moins cosmopolites, semblent avoir été enfermés d'abord dans des bassins, sortes d'îles terrestres, qu'ils n'ont pas la coutume de franchir. En appliquant les vues exposées précédem- (1) Charles Lyell. Principes de géologie. T. I, p. 223. LIVRE SIXIÈME 273 ment, ne pourrait-on pas ajouter encore que, depuis l'immersion du continent atlantique, ou la rupture de la communication par le Nord, les deux Améri¬ ques, presque séparées au centre par un isthme montagneux, dans leur longueur par la vertèbre des Cordillères, divisées par des fleuves gigan¬ tesques, séquestrées de toutes les anciennes terres, se sont trouvées, jusqu'à un certain point, ramenées à la forme et à la constitution insulaire, au milieu des deux océans Atlantique et Paci¬ fique? Quoi d'étonnant, si le type insulaire s'est, dans une certaine mesure, empreint sur les faunes américaines, par la diminution de la taille, par la dégénération des types, par la conservation des marsupiaux, produit et témoin de l'époque juras¬ sique ? Dans cette diminution des grandes espèces, l'homme seul, l'homme moderne fait exception. Pourquoi? Parce qu'il a su, au moyen de son industrie, rester en communication avec le globe entier, substituer ses vaisseaux aux isthmes sub¬ mergés, réparer, à son profit, les ruines du monde, rester au milieu de deux océans, non pas insulaire, mais cosmopolite, en relation intime d'échange avec tous les continen ts, y renouveler sans cesse les sources vives des générations, par une immigra¬ tion constante d'une partie de ce qu'il y a de plus fort, de plus entreprenant dans le genre humain. 271 LA CRÉATION Ainsi l'homme a pu grandir et s'accroître en Amérique, tandis que nous voyons la plupart des grandes espèces de mammifères, depuis l'époque tertiaire, n'y avoir plus de représentants ou d'ana¬ logues indigènes, les mammouths, les liipparions, disparus sans postérité, ni éléphants, ni chevaux, ni rhinocéros, ni chameaux, ni girafes, ni hippopo¬ tames, ni grands singes, et ceux qui ont conservé des analogues, ne présenter que des descendants plus faibles, plus petits, plus rares même, au pro¬ fit des reptiles-qui seuls ont conservé la grandeur, la force, tels que les serpents, les boas, les caï¬ mans, les alligators. Les deux Amériques confirment donc la vérité de ce qui précède, à savoir, que les grands mammi¬ fères sont conformes aux vastes continents, les médiocres aux continents de moindre étendue, les reptiles à la constitution insulaire, et que la vie terrestre réfléchit les changements grands ou petits de la terre ou des eaux. La suite de mes idées m'a conduit à cette con¬ séquence, que les quadrupèdes mammifères trans¬ portés aujourd'hui en Amérique doivent y deve¬ nir plus petits. J'avais établi ce fait étrange, comme une suite de mes observations sur les faunes fossiles, sans savoir s'il était réellement confirmé par l'expérience. Je ne doutais pas que les chevaux, les bœufs, les moutons et les autres LIVRE SIXIÈME 275 animaux domestiques, portés en Amérique par les Espagnols ne dussent tôt ou tard perdre de leur taille. G'étaiLun corollaire de mes idées. Mais le fait s'est-il déjà réalisé? Voilà ce que j'ignorais. Je viens de m'assurer que l'expérience de nos jours confirme le fait qui n'existait pour moi que comme déduction des lois générales auxquelles j'étais parvenu par la comparaison des âges géolo¬ giques. La simple confirmation de ce phénomène m'a causé une vive joie. Car n'est-ce pas la con¬ firmation la plus évidente des lois que j'ai cherché à établir? De chaînons en chaînons, j'étais conduit à ce résultat, qu'un certain phénomène organique que j'ignorais devait exister dans la nature vivante américaine. Ce phénomène existe, en effet, et se montre à mes yeux, comme l'astre dont l'astro¬ nome avait d'abord posé l'existence nécessaire par ses calculs, et qui finit par apparaître en réa¬ lité au bout de son télescope. Ce jour-là j'ai réel¬ lement goûté la joie de la vérité pressentie et confirmée. Il doit compter pour moi; c'est le 11 oc¬ tobre 1867. En vertu des mêmes lois, j'ose affirmer d'avance que tous les quadrupèdes mammifères, portés par les Européens de notre siècle en Australie(1), y (4) En écrivant ces lignes; en 1867, j'étais loin d'espérer que j'en trouverais sitôt la confirmation. Le second volume de sir 276 LA CRÉATION subiront une même diminution de taille et de force ; dans un temps déterminé ils tendront à se rap¬ procher du type insulaire de la faune australienne. L'industrie seule des hommes pourra mettre obstacle à cette diminution de grandeur, à cet affaiblissement du type en Australie, et elle n'y réussira qu'en rétablissant la communication avec la faune continentale par de nouvelles importa¬ tions de races tirées des souches mères de l'ancien continent. Buffon avait constaté le rapetissement desgrands quadrupèdes en Amérique ; mais la raison qu'il en donne est singulière. « C'est, dit-il, que les hommes ont laissé la nature brute et négligé la terre (1). » Tout au contraire, les grands quadru¬ pèdes peuplaient l'Amérique avant la naissance Ch. Darwin, que je viens d'ouvrir (1868), contient ce qui suit : a Dans les îles Falkland, le cheval décroît très-rapidement de taille. D'après des informations qui m'ont été transmises, il paraît que cela est aussi, jusqu'à un certain point, le cas chez les moutons, en Australie. » De la variation Ses animaux et des qilanles, sous l'action de la domestication, traduit par Moulinié, t. II, p. 294, 296. Voyez aussi (Mémoires de l'Institut, t. VI). Recherches du û1' Roulin, sur quelques changements observés dans les animaux domestiques transportés de l'ancien dans le nouveau continent. L'ampleur des mamelles a presque complè¬ tement disparu dans la chèvre américaine, p. 348. Le mouton; il y a quelque diminution dans sa taille, p. 347. Le gros bétail; en certains lieux, il ne pourrait se passer du secours de l'homme, p. 330; le cochon que l'on trouve en ces lieux est petit, rabou¬ gri, p. 327. Sur l'affaiblissement des animaux domestiques en Australie, voy. Andrew Murray, Mammals, p. 9. (1) Buffon. Ilist. nat. T. VIII, p. 213. LIVRE SIXIÈME 277 de l'homme, c'est-à-dire avant qu'aucun travail de l'art humain eût pu influer en rien sur la nature américaine. Il faut donc chercher une autre cause à ce phénomène qui paraît d'abord inconcevable ; et cette cause, je l'ai dite. Elle est dans la rupture des communications avec le reste du globe ; d'où il est résulté que le continent américain, ainsi séquestré, a pris comme la forme de deux grandes presqu'îles à peine jointes entre elles par l'isthme découpé de Panama; et, autre conséquence, il arrive de là que le type insulaire tend à s'impri¬ mer sur sa faune ; que les espèces qui avaient ailleurs leurs souches mères, s'y sont éteintes, faute de pouvoir en être rapprochées ; que, l'espace diminuant, les croisements ont été plus rares, les migrations moins étendues, chaque tribu plus sédentaire ; toutes choses qui sont autant de causes de décroissance et de déclin. Et ces causes générales n'ont pas influé seule¬ ment sur les éléphants et les douze espèces de chevaux miocènes qu'elles ont forcés de dispa¬ raître ; elles ont agi sur les anciens genres indi¬ gènes d'Amérique, les édentés, tels que le gigan¬ tesque mégathérium qui n'a plus que des analogues nains dans les familles vivantes des paresseux et des tatous. C'est donc bien une cause générale qui fait, pour i. lu 278 LA CRÉATION ainsi dire, rétrograder lentement et insensible¬ ment la faune américaine vers les confins de la faune jurassique, en même temps que le continent américain s'est rapproché, dans ses formes, de celles du globe à l'époque de la mer jurassique et crétacée. Voilà pourquoi, tandis que les quadru¬ pèdes terrestres tendent à s'y rapetisser par degrés, à y perdre leur force, leur laine, leur lait, au con¬ traire, les reptiles et les insectes tendent à s'y maintenir dans leur grandeur qui rappelle l'époque secondaire, où les reptiles étaient les rois d'un monde insulaire. Jamais grand mammifère n'eut sa patrie origi¬ naire dans une île. Si vous en rencontrez dans quelque archipel, soyez certains qu'ils y ont été apportés, ou que cet archipel a fait autrefois par¬ tie d'un continent. Les grands éléphants qui se trouvent à Ceylan, n'y ont certainement pas eu leur origine. J'en dirai autant de Java, de Bornéo, de Sumatra. La géologie donne peu dénotions sur ces îles. Mais il suffit de savoir qu'elles sont peu¬ plées de singes anthropoïdes, d'éléphants, pour affirmer d'avance ou que ces mammifères y ont été apportés des continents, ou qu'elles en faisaient partie à une époque récente. Les chiens sauvages que l'on trouve en Australie sont appelés chiens marrons, parce qu'ils sont issus des races domes¬ tiques introduites par les hommes. Dans l'île de LIVRE SIXIÈME 279 Corse, les cerfs sont réduits à la moitié de la taille des cerfs du continent. Cook apportant dans la Polynésie des chevaux, des chèvres, les naturels demandaient : quels oiseaux c'étaient là ? Quand on cherche la patrie originaire des grands mammifères domestiques, on est toujours rame¬ né (1) à quelque partie du grand continent, Europe, Afrique, Asie; à la Tartarie pour le cheval, à l'Arabie pour le chameau, à l'Inde pour le bœuf. Toutes ces grandes espèces sont continentales. Si on les a trouvées dans l'archipel indien, c'est qu'il est voisin de la terre ferme et qu'elles ont pu y arriver. Car on n'en voit aucun vestige dans les îles lointaines où la communication était imprati¬ cable. Madère et les îles Canaries sont déjà trop éloignées. Elles n'ont pu se peupler que d'oiseaux et de chauves-souris. Quant à l'homme, c'est s'abuser entièrement de croire qu'il a commencé par apparaître dans une île. Ce fut là, au contraire, le dernier de ses séjours. Il avait besoin de la terre ferme tout en¬ tière pour y prendre ses racines profondes et s'y développer. La tempête le jeta plus tard sur les îles désertes. Mais, alors, il s'était déjà mesuré (1) Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Histoire naturelle générale des règnes organiques, T. III, liv. II, ch. ix. Origines dos ani¬ maux domestiques. 280 J'A CRÉATION avec toute la nature vivante. Il était tout ce qu'il pouvait être de corps, sinon d'esprit. Lorsqu'il fut emprisonné au loin, et perdu dans le monde des îles, il parut redevenir enfant. Tel il fut retrouvé par Cook dans l'Océanie. LIVRE SIXIÈME CHAPITRE VI l'homme et les grands vertébrés de la faune quaternaire. — la réponse a une question du xviiie siècle. première lutte de l'homme et des carnassiers. — psychologie de l'homme qua¬ ternaire. première formation des societes. pourquoi l'enfance de l'espèce humaine a été prolongée si longtemps. Il semble que les gigantesques carnassiers, les indomptables mammifères pachydermes de l'é¬ poque quaternaire (1), auraient dû anéantir, dès l'origine, un être aussi faible que l'homme. Je crois, au contraire, apercevoir que cçtte dispro¬ portion entre les forces des uns et celles de l'autre dut servir à la première formation des sociétés humaines. Comment, en effet, un homme isolé, errant à l'aventure, eût-il tenu tète à l'ours ou au lion de caverne? Comment eût-il fait tomber le mammouth dans ses pièges? Il dut nécessairement chercher à compenser la force par le nombre et par l'adresse, (I) A. D'Archiac, Paléontologie stratigraphique. Leçons sur la faune quaternaire, p. 100. i. 16. 282 LA. CRÉATION c'est-à-dire, se chercher des compagnons, former avec eux une première alliance, peut-être même se donner déjà un chef, sinon un maître; en sorte que ce qui semblait devoir étouffer l'humanité dans son germe, contribua à la faire naître. C'est la meilleure réponse à cette question, posée tant de fois par le xvme siècle : « En quoi l'homme des premiers temps avait-il besoin de ses sem¬ blables (1)? » Il en avait besoin pour ne pas devenir la proie des êtres plus puissants que lui et mieux armés qui l'environnaient ; il en avait besoin pour tuer le Rhinocéros tichorhinus, l'Hyaena spelaea, le grand chat à la dent en forme de glaive, le bœuf (latifrons), plus grand de beaucoup que le bison actuel, le cerf gigantesque ; et, après en avoir fait sa proie, il lui fallait encore l'aide de son sem¬ blable, pour traîner ces vastes cadavres dans son antre, et pour les dévorer jusqu'à la moelle. Entre ces colosses vertébrés antédiluviens et l'homme s'établit une longue lutte qui remplit toute une époque, dont le souvenir ne survit que dans les mythologies. Les Hercule, les Thésée qui purgeaient la terre de monstres, que sont-ils? Les exterminateurs des carnassiers, des ruminants et des pachydermes gigantesques de la faune qua¬ ternaire. (1) J.-J. Rousseau. Discours sur l'inégalité des conditions. LIVRE SIXIÈME "288 Dans ce passé si lointain, une chose est hors de doute. L'homme a vu, au milieu de la faune quaternaire, un éléphant plus grand, un rhinocé¬ ros plus massif, un ours plus énorme, un lion plus terrible, un cheval plus élevé et plus rapide, un taureau plus robuste, un cerf plus élancé, au bois plus plantureux. S'il eût atteint les pampas d'Amérique, il eût rencontré des colosses édentés, le mégathérium à l'épaisse cuirasse ; s'il eût abordé les îles Mau¬ rice, la Nouvelle-Zélande et Madagascar, il eût trouvé des oiseaux coureurs, sans ailes, aux pieds comparables à ceux de l'éléphant. Le dronte, disparu dans le dernier siècle, le dinornis, l'œpyor- nis, hauts de plus de trois mètres, l'eussent dominé de la moitié du corps. Il était nu, et tout était armé autour de lui. Quelle misère au milieu de ces géants de tant d'espèces, velus ou empLùmés ! L'homme finit par manger le rhinocéros, le cheval. Mais, que de temps avant* d'en arriver là! Je ne vois pas qu'il ait dévoré l'ours de caverne dont il a pourtant taillé les os. Il mangeait ses maîtres quand il pouvait les tuer, sinon il les adorait. Et pouvait-il mieux faire que les prendre pour ses guides ou pour ses dieux ? L'Egypte, avec ses dieux à face de carnassiers, est le dernier anneau de cette chaîne quaternaire. Avec des maîtres si puissants, est-il étonnant que 284 LA CRÉATION l'enfance de l'espèce humaine ait duré si long¬ temps? Il était en général plus faible qu'aujour¬ d'hui et les animaux qui l'entouraient incompara¬ blement plus forts. Tant que l'ours de caverne, le Felis spekea, l'Elephas primigenius, le rhinocéros aux narines cloisonnées conservèrent leur gran¬ deur et leur force, l'homme se sentit égaré en face de cette faune gigantesque. Gomment résister à ce lion, à ce tigre, à cette hyène, tous plus grands d'un sixième que leurs congénères actuels? Comment dompter le bos primigenius, apprivoiser le mammouth? Com¬ ment mettre le frein au cheval adamitique, que sa force,'sa vitesse, sa haute taille défendaient contre la domination de l'homme? Il y eut là une époque d'une durée incalculable, où tout ce que l'homme put faire, fut de vivre, sans rien entreprendre contre des espèces gigantesques, content de se dérober avec les petits et les faibles, et de se perdre dans la foule. Personne ne s'est demandé ce que dut tenter l'homme en face des animaux géants de l'époque quaternaire, quelle impression il en reçut, s'il osa d'abord se mesurer avec eux, s'il n'attendit pas pour les attaquer l'époque de leur décadence, c'est- à-dire, celle où ils commencèrent à diminuer de nombre avant de se retirer du milieu de la nature vivante, comment il s'aperçut de ce déclin, et sut LIVRE SIXIÈME 485 en profiter. Car il est probable qu'alors, comme aujourd'hui, il ne se mesura avec les puissants que lorsque leur règne fut ébranlé. C'est le moment où il se joignit à la nature pour les achever. Il l'aida à se défaire des formidables ours et lions de caverne, sitôt qu'il les vit con¬ damnés par les choses et que la terre leur manqua. Il joignit alors sa force, ses armes, ses flèches, sa hache à la puissance du climat, aux influences du sol, aux traits invisibles qui frappaient de toutes parts les espèces destinées à périr. Et sans doute, dans cette destruction, il se fit déjà une gloire tout humaine de ce qui était la victoire de la nature vivante tout entière sur un monde vieilli et con¬ damné par elle. Hercule se vanta d'avoir tué le lion de la caverne de Némée, Felis spelsea, quand la race en fut proscrite par l'univers entier. Quelles sont l'époque et la cause principale de la disparition des espèces gigantesques? La cause qui les produit m'explique aussi leur déclin. Tant que l'Amérique fut liée à l'Europe , la grandeur des mammifères répondit à la grandeur des continents ; le contraire arriva lorsque la sé¬ paration fut accomplie entre l'ancien monde et le nouveau. Des terres moins vastes nourrirent de moins grands quadrupèdes. Peu à peu les colosses de la première époque quaternaire cessèrent de se montrer ; et la nature 286 LA CRÉATION vint ainsi au secours de la faiblesse de l'homme, en le débarassant, non de ses rivaux, mais de ses maîtres, je veux dire des carnassiers et des herbi¬ vores gigantesques qui l'opprimaient de la dispro¬ portion de leurs forces avec la sienne. Combien ce premier état d'infériorité, de sujé¬ tion ne dut-il pas laisser de traces dans son esprit infirme ! Les géants eurent beau disparaître ; il les vit en pensée ; il crut les revoir en réalité, long¬ temps après qu'ils eurent cessé d'exister. Premier fond d'une partie de sa mythologie. LIVRE SIXIÈME CHAPITRE VII PSYCHOLOGIE DE L'HOMME FOSSILE. COMMENT L'ESPRIT INTÉRIEUR A MODELÉ LES CRANES. Oui nous dira quelle est la puissance d'un em- 'bryon de pensée tombée dans un cerveau, com¬ ment en s'obstinant elle en soulève peu à peu les voûtes, comment elle élargit les tempes, développe les lobes, augmente la masse et 1a. capacité cr⬠nienne ? Certainement, le crâne d'Homère était tout autre avant ou après l'Iliade ; ce n'est pas en vain que tant de dieux y avaient séjourné si longtemps ; chacun d'eux avait creusé à son image, à sa me¬ sure la tète du poète. Nous formons, nous accroissons nous-mêmes notre cerveau par le travail obstiné de l'esprit. Dans les temps primitifs, toute idée entrée dans l'esprit de l'homme troglodyte a travaillé, agi de même. Elle était grossière, dites-vous. Qu'importe? Elle travaillait intérieurement les crânes que nous trouvons aujourd'hui fossiles dans les cavernes. En découvrant les tètes des hommes de caverne, 288 LA CRÉATION ce n'est pas assez de les mesurer, cle les distinguer en têtes allongées et têtes rondes, dolichocéphales ou brachycéphales ; il faudrait encore se demander quel esprit a habité sous ces tempes encore gros¬ sières et déprimées ; quelle idée a donné intérieure¬ ment sa forme à ces têtes humaines. Ici les ques¬ tions et les réponses de Hamlet reviendraient dans le cimetière antédiluvien. Toi! tu as été chasseur de mammifères éteints; tu n'as songé qu'à la proie, et tes descendants t'ont imité ! Toi ! tu as été pasteur ; la prévoyance a déjà commencé à te modeler au dedans une tête plus humaine. Là, je vois poindre une lueur d'idée divine, germe de ta grandeur future ; le fétiche, en crois¬ sant, s'est fait un temple de ton crâne. Il surmonte déjà, non pas seulement celui de Néanderthal, mais encore celui de l'Australien actuel. Ainsi, je suivrais le travail de l'esprit à mesure qu'il a façonné sa demeure dans les crânes hu¬ mains. Une collection de ces tètes de morts étagées dans nos muséums ne serait plus chose morte. On y surprendrait l'éveil de l'intelligence, l'avène¬ ment des pensées, qui, en persistant, sont de¬ venues le génie et le destin d'une race. Dans le crâne surbaissé de Néanderthal, je verrais apparaître les premières conceptions gros- LIVRE SIXIÈME 289 sières de l'esprit de l'homme : embûches tendues aux espèces gigantesques, émulation avec l'Ele- phas antiquus, et peut-être avec le dinothérium, première association pour combattre et saisir la proie. Dans le crâne plus élevé d'Engis, je trou¬ verais, derrière ce front bosselé, un petit monde d'idées déjà plus hautes : première lueur entrevue d'une société durable, premier instinct d'art du dessin, pressentiment d'un dieu naissant, crainte et stupeur du fétiche. L'étude des crânes humains ne se bornerait pas à la question des races. Dans chacun de ces crânes vides, je chercherais surtout l'hôte intérieur qui l'a habité. En chacune de ces tètes de mort, je voudrais retrouver la pensée du vivant. Psycho¬ logie du monde quaternaire. LA CRÉATION. I. 17 290 LA CRÉATION CHAPITRE VIII LE RÈGNE HUMAIN. EMBARRAS DU NATURALISTE A L'APPARITION DE L'HOMME. CARACTÈRE ESSENTIEL OUBLIÉ DANS LES DÉFINITIONS DE L'HOMME. A QUEL RANG LE PLACER. LA LOCOMOTION DANS LE TEMPS. — UNE IMPERFECTION DE LA SCIENCE. — COMMENT L'HOMME RÉSUME EN LUI LES ÉPOQUES DE LA NATURE VIVANTE. L'embarras des plus grands naturalistes est vi¬ sible quand ils touchent à l'homme. Ils ne savent que faire de lui. Où le rangeront-ils ? avec le tro¬ glodyte, ou le siamang, ou le gorille ? c'est une discussion d'où ils ne peuvent sortir. Ils vont, ils viennent, ils avancent, ils reculent, ils effacent, ils recommencent perpétuellement la même classification, sans pouvoir se satisfaire. Ce qu'ils viennent d'établir, ils le renversent. Sur¬ tout, ils disputent, ils hésitent, eux si sûrs d'eux- mêmes en tout autre sujet. Et pourquoi ce trouble, cette visible confusion, précisément à l'occasion de l'homme ? pourquoi est-ce lui, et seulement lui, qui devient un sujet d'incertitude, une cause de désordre dans une LIVRE SIXIÈME 291 science si bien faite jusque-là et qui jouissait en paix de sa clarté, de sa méthode, de toutes ses évidences (1) ? Avant l'homme, l'histoire naturelle marchait régulièrement de certitude en certitude. L'homme paraît. Cette science si sage se trouble, elle devient un chaos. Pourquoi? Parce que, dans tous les règnes de la nature, les naturalistes prennent les faits, les êtres dans leur entier, sans les mutiler arbitraire¬ ment, et qu'ils ne prennent qu'une moitié mutilée de l'homme, qui n'a qu'une demi-réalité, une demi-existence ; ce qui fausse les vues des meil¬ leurs. Les naturalistes observent, décrivent, dans toutes ses parties, le mollusque, le reptile, le mam¬ mifère. A chacun d'eux, ils tiennent compte de tout ce qui le compose. Ils ne séparent pas le mollusque de sa coquille, le bryozoaire de sa cellule, le polype de son banc de corail, l'insecte de ses métamorphoses, le papillon de sa chry¬ salide, l'abeille de sa ruche, l'araignée de sa toile, l'oiseau de son nid, le castor de ses digues et de ses cabanes. Dans leurs définitions et leurs des¬ criptions, il font entrer non-seulement l'animal, mais ses travaux, ses œuvres, ses constructions, ses mœurs. (1) V. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Histoire naturelle géné¬ rale des règnes organiques principalement étudiée chez l'homme et chez les animaux, t. II, p.'257. 292 LA CRÉATION Pourquoi changent-ils de méthode, dès qu'ils en viennent à l'homme ? pourquoi se séparent-ils arbitrairement du monde qui l'enveloppe et qu'il porte avec lui : œuvres de tous genres, langues, religions, sociétés, arts, qui sont sa coquille, sa cellule, son test ou son nid? Au lieu de cela, ils me montrent un être nu d'esprit comme de corps ; et ils me disent : voilà l'homme. Non, ce n'est pas l'homme, le genre Homo que je connais. Ce que vous me montrez est une abs¬ traction qui n'appartient à aucun lieu, à aucun temps. Conception tronquée, la nature ne la con¬ naît pas. Et le caractère qui distingue l'homme de tous les êtres organisés, est précisément celui que vous oubliez dans la définition et la description de l'homme. Vous ne savez même quel nom lui don¬ ner. Tel que les naturalistes le font, ce n'est pas un être de la nature, c'est un monstre, pis que cela, une chimère. Linné changeait sa définition à chaque édition de son Systema naturœ. Je ne m'en étonne pas. A peine écrite, il devait la trouver insoutenable. Voyez de même Buffon, Cuvier. Parmi tous les caractères qu'ils donnent à l'homme, le principal, celui qui fait son essence, celui qui le distingue à travers tous les règnes, est précisément celui qui manque toujours. Quel est donc ce caractère essentiel, incontes- LIVRE SIXIÈME 293 table, qui s'est dérobé à ces puissants génies? Cherchons-le, quoiqu'il frappe par l'évidence. C'est l'intelligence, direz-vous. — Non, elle se trouve dansles animaux. — L'instinct social? Pas davan¬ tage. Les insectes le possèdent. Cherchons encore. Qu'est-ce qui se trouve dans l'homme, et ne se trouve, à aucun degré, dans le reste de la nature vivante? En l'énonçant, je dirai une chose très- simple. C'est d'être un monde historique, c'est de se mé¬ tamorphoser avec le temps, non-seulement quant à l'individu mais aussi quant à l'espèce ; c'est de s'accroître de génération en génération ; c'est de sécréter autour de soi une enveloppe sociale, his¬ torique, architecturale, un monde de traditions successives; en un mot, c'est d'avoir lui seul une histoire qui s'augmente, s'alimente de lui-même, quand, pour tous les êtres organisés, il n'y a, il ne peut y avoir qu'une description. Voilà l'homme et son règne en face de tous les autres règnes de la nature. Alius in cdio tempore, linguam, genus vivencli, mores, artes mutât. Solus historiam occupât et implet. Voilà les traits que je cher¬ chais, ils ne sont point dans Linné ; ils sont par¬ tout écrits dans la nature humaine. Si les caractères essentiels qui font l'homme, à vrai dire, avaient été inscrits, à l'origine, dans la définition du genre Homo, Linné et ceux qui 294 LA CRÉATION l'ont suivi n'auraient pas fait de l'orang-outang un Homo sylvaticus, du gibbon un Homo lar. Ils auraient réservé le genre Homo pour l'homme; la porte aurait été fermée à cette confusion des genres où cette noble science, l'histoire naturelle, flotte encore aujourd'hui, sans trouver sa véritable issue. Quoi! vous distinguez le mollusque du mol¬ lusque, le brachiopode du brachiopode; et vous ne trouvez, dites-vous, aucun caractère essen¬ tiel pour distinguer l'homme du quadrumane! Quelle preuve plus évidente qu'il y a ici une er¬ reur de calcul ! Entre le gorille et l'homme, il n'y a pas seulement une différence de dimension dans le cerveau, le pouce oui ou non opposable; il y a entre eux toute l'épaisseur de l'histoire; et cette différence va toujours croissant de siècle en siècle. Les orangs-outangs, les siamangs, les gorilles, font aujourd'hui exactement ce qu'ils faisaient, il y a cent mille ans, ni plus ni moins. Ils sentent, ils agissent comme ils sentaient, agissaient dès le commencement. Au contraire l'homme d'aujour¬ d'hui qu'a-t-il de commun avec le premier homme? Tout un monde, je veux dire tout un test histo¬ rique les sépare. Mais, ajoutez-vous, les œuvres de l'homme ne regardent pas le naturaliste. Quoi! les mœurs, les industries, les construc- LIVRE SIXIÈME 295 tions des vertébrés ou des invertébrés ne vous re¬ gardent pas? Que ne dites-vous aussi que dans la vie de l'abeille il ne peut être question de son in¬ dustrie, de son art, de ses travaux, de son miel, et que tout cela n'intéresse que les poètes et les assembleurs de songes? La moindre différence dans l'aile ou la trompe d'un insecte, dans la dentelure de la coquille d'un mollusque, dans les rayons d'un astéride, dans .les dessins d'un bryozoaire, suffisent pour que vous établissiez des différences de genres, de sous- genres à l'infini; et cette différence d'être capable ou incapable de se faire une enveloppe historique, qui va toujours croissant à chaque siècle, ne serait comptée pour rien dans le genre des Primates! Gomment concevoir rien de plus anti-scientifique ? C'est la méthode naturelle qui se ruine ici par sa base. L'homme n'est pas un sous-ordre. L'homme n'est-il qu'une famille de plus dans l'ordre des Primates? Non. Il forme à lui seul un ordre ou plutôt le règne humain. Voilà ce que plusieurs concèdent. Mais ce règne, en quoi con- siste-t-il? C'est ce que je cherche vainement dans Buffon, Linné, Cuvier et les naturalistes de nos jours. Ils ne peuvent sortir de la confusion, parce qu'ils ne voient pas où est réellement le règne humain. 296 la création Ce désordre ne cessera que si on donne à ce règne humain son vrai caractère scientifique, qui est, encore une fois, d'être un monde tradi¬ tionnel, historique, génération perpétuelle de formes nouvelles, sans changer d'espèce. Rien de plus simple que cette idée. Gomment donc a-t-elle échappé à de si grands et de si lumineux esprits? par sa simplicité même. Les esprits n'é¬ taient pas tournés vers l'histoire; ils plongeaient encore dans le xviii0 siècle qui n'avait point de sens pour l'observation de cette partie de la na¬ ture. Suivons encore cette idée. Tous les autres êtres sont, pour ainsi dire, immobiles et fixés dans le temps, puisqu'ils sont toujours au même point de la durée, faisant exactement le lendemain ce qu'ils ont fait la veille, en sorte qu'ils ressemblent à l'aiguille arrêtée d'une montre qui marque tou¬ jours la même heure. L'homme seul a la faculté de se mouvoir, non-seulement dans l'espace, mais dans le temps (1). Or cette puissance de locomotion, à travers les époques, voilà un trait qui n'appartient qu'à lui et le sépare profondément du reste de la nature vi- (1) Ici je reviens à mon premier point de départ d'il y a qua¬ rante ans. Voyez l'Introduction à la philosophie de l'histoire de l'humanité, et ma réfutation de Herder dans mes œuvres complètes, t. II, p. 345 à 438. 1827. LIVRE SIXIÈME 297 vante; c'est justement le trait dont les natura¬ listes ne parlent jamais. Il y a donc là tout un ordre d'idées à sonder, à produire, ou plutôt tout un règne à déterminer en face des autres règnes. C'est ce que j'entreprends de faire dans les livres suivants. L'animal n'a pas d'organe de mouvement pour la locomotion dans le temps. Il est, à cet égard, comme le mollusque, fixé au rocher. L'homme seul a ces organes. Vous ne les voyez pas, dites- vous. Et qu'importe si vous en voyez l'effet? La méthode naturelle niera-t-elle l'effet parce qu'elle ne voit pas la cause? Ce serait renverser la science même. Il ne suffit pas de dire : l'homme sent et réflé¬ chit. Ajoutez : l'homme se meut dans le temps, de générations en générations. Êtes-vous bien sûr que l'animal ne pense pas? Nullement. Vous savez seulement qu'il fait au¬ jourd'hui ce qu'il faisait du temps des Pharaons, c'est-à-dire qu'il n'est pas doué de la puissance de locomotion dans le temps. Attachez-vous à ce trait distinctif. Tirez de ce principe ce qu'il ren¬ ferme, les conséquences sont innombrables, elles vont à l'infini. Ne réduisez pas la description de l'homme à celle de l'homme sauvage, c'est s'arrêter à son enfance. Voyez-le dans son adolescence, dans son i. 17. 298 LA CRÉATION âge mûr, dans toute la série de son développe¬ ment. C'est là seulement qu'est le règne humain. Cette vie qui date d'un millier de siècles, compose l'article Homme. Ne le séparez pas, ne le dé¬ pouillez pas de son monde historique. Sinon vous n'avez qu'un être mutilé, le mollusque sans sa co¬ quille, le tatou sans son test, le crustacé sans son armure, la tortue sans sa carapace. L'homme, c'est le genre humain, tel qu'il se développe depuis son origine. Faire abstraction de la vie de l'humanité, c'est se former un être qui n'existe pas, c'est faire entrer dans les clas¬ sifications de l'histoire naturelle une espèce qui n'existe pas dans la nature. Prenez l'homme tout entier, vie, histoire, ou laissez-le. Cet être avorté, mutilé, tel que les naturalistes l'ont fait, n'a pu les éclairer en rien sur les lois générales des êtres organisés. Essayons de le conserver tout entier et voyons ce qu'il a à nous apprendre sur la nature vivante. On peut dire qu'aucune application de ce genre d'idées n'a encore été faite aux sciences natu¬ relles. On a pris une fraction d'homme, et il n'a pu en résulter rien de fécond. Prenons l'homme tout entier, le véritable genre Homo, et voyons ce qu'il peut nous apprendre sur les lois de la vie. LIVRE SIXIÈME 299 « Le caractère du règne humain, dit-on, ne serait pas en harmonie avec le reste du système de la nature (1). » C'est là précisément ce qui est en question. Je veux montrer, au contraire, com¬ bien cette harmonie est grande dès qu'on pénètre au delà des surfaces. Cherchons le règne humain là où il est réellement, dans un ordre historique. L'homme, dites-vous, est le couronnement de la nature. — Oui. Mais pourquoi? — Parce qu'il la résume. — Je le veux bien. J'insiste cependant, et je demande pourquoi il la résume. C'est ce qui n'a pas encore été exposé clairement. On avait le sentiment confus que l'homme est un petit monde qui représente le tout. Aujourd'hui seulement nous pouvons en dire la raison. L'homme résume la nature, parce que cette vie universelle qui se succède de genres en genres, d'espèces en espèces, de cataclysmes en cata¬ clysmes se continue en lui et y devient histoire. Il y aune histoire de la nature en général, époques de création et de destruction, espèces qui parais¬ sent et disparaissent, mondes organisés qui se remplacent l'un l'autre; dynasties de mollusques ou de reptiles qui régnent pendant des myriades de siècles et s'évanouissent. Ces vicissitudes ne sont représentées nulle part dans aucune espèce (1) Cfr. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Ilist. nat. ijénër. T. IIr p. 258. 300 LA CRÉATION vivante. Un lion est pareil à un lion, un épervier à un épervier. Ni l'un ni l'autre ne réfléchit dans son espèce les vicissitudes des règnes organisés. Si l'homme n'existait pas, aucun être ne ré¬ sumerait en lui, d'une manière visible, les annales englouties sous les couches du globe, ni cette puis¬ sance de changement, de renouvellement qui lie les époques aux époques. Car chaque être est immuable dans son espèce, ou du moins, s'il varie, ses variations nous sont à peine sensibles. L'homme seul est changement, tradition, renou¬ vellement, histoire, comme la nature prise dans son ensemble. Expliquons-nous. Je ne serais pas embarrassé de retrouver, dans l'homme, ses époques diverses, siluriennes, permiennes, jurassiques, crétacées, éocènes, c'est-à-dire ses temps de stagnation, de tempêtes, d'explosion, ses soulèvements et ses chutes, ses sommeils séculaires, puis ses érup¬ tions subites, ses infiniment petits et ses géants. Qui chercherait bien trouverait encore, sans doute, les époques ou l'aile lui pousse, celle où il prend son vol, celle où il se rabat sur terre, où ses puissances s'atrophient pour renaître. Tout cela est en lui, reparait en lui. Il a aussi ses lon¬ gues nuits, ses demi-lueurs éocènes, puis ses au¬ rores grandissantes, plénières, qui annoncent le grand jour. Pourquoi? Je viens de le dire. Parce LIVRE SIXIÈME SOI qu'il est histoire, comme la nature elle-même. Arrêtons-nous à cette conclusion. La critique peut faire à Pline l'Ancien tous les ; / reproches. Il n'observe pas, il ne juge pas, il compile. Avec cela, avouez que le plan qu'il a conçu est magnifique; seul, il a fait entrer l'his¬ toire des industries, des arts, dans l'histoire physique de l'homme; il donne ainsi à la na¬ ture entière la majesté romaine. Souvent je surprends chez lui l'âme de Tacite. Quel esprit noir, désolé ! il va même plus loin que l'auteur des Annales ; car il n'espère rien ni de son temps ni de l'avenir. Jamais la condition hu¬ maine n'a été ravalée si bas. y Pline croit l'homme condamné, dès l'origine, par la nature même. Quelle amertume ! quel dé¬ goût des choses humaines et divines ! N'est-ce pas la philosophie du suicide ou plutôt du césa- risme ? yj\ Oui, l'athéisme de Pline est un athéisme de dé¬ sespoir : s'il y avait des dieux laisseraient-ils la terre sous le joug des Nérons? Il n'y a donc point de dieux, point de justice, point de con¬ science, point d'espérance. Tel est le cri qui part des choses et de tout le monde contemporain ; on l'entendra à chacune des époques qui ressem¬ bleront à celle des Césars. Voudriez-vous que ce cri, qui était celui des 302 LA CRÉATION choses, manquât au naturaliste romain ? C'est ce qui lui donne son caractère, sa date, sa vertu. Tous les êtres heureux, l'homme seul maudit; son berceau, une torture ; sa naissance, une proscrip¬ tion; un animal pleureur (1) qui doit comman¬ der aux autres : à ces traits, reconnaissez l'ombre des douze Césars dans un esprit sublime (2). (1) Animal liens aliis imperaturum. (2) L'esprit sublime de Pline, dit Buffon. LIVRE SIXIÈME 303; CHAPITRE IX MORT D'UNE RAGE HUMAINE. — EFFETS D'UN BRUSQUE PASSAGE D'UN AGE DU MONDE A UN AUTRE AGE: DANS LA MÊME RACE. N'objectez pas que les sauvages sont immuables. Vous seriez dupes de l'apparence. Les sau¬ vages changent incessamment de langues, et c'est peut-être là ce qu'il y a de plus intime dans l'homme. Ils changent de vêtements, d'armes; ils passent de la pierre au cuivre, au fer, de l'arc au fusil, ils deviennent même agriculteurs. Que serait-ce si l'on pouvait suivre les révolu¬ tions de leurs croyances, de leurs légendes, les intonations de leurs chants, les déclins de leurs traditions? En ce moment, toute une race, l'océanienne, périt sous nos yeux et nous n'en cirerchons pas même la cause. Celui qui irait au fond verrait pro¬ bablement quelque grande révolution intérieure dans l'esprit de cette race. Nostalgie de tout un monde, auquel nous ne prenons pas garde. C'est peut-être le spectacle le plus douloureux de notre ■30-4 LA CRÉATION temps et le témoignage le plus certain de notre apathie morale. Une race d'hommes, éparse sur une immense étendue du globe, et dont il ne restera plus per¬ sonne dans quelques années (1), n'est-ce donc rien! . et cela ne vaut-il pas la peine de nous émouvoir? | L'intérêt scientifique devrait au moins attirer notre ■attention de ce côté ; nous verrions là un des i secrets les plus cachés de la nature, pourquoi et i comment certaines espèces disparaissent à cer¬ taines époques du monde. Non, ce n'est pas seulement la phthisie qui fait tomber- la race océanienne dans cette langueur mortelle et lui ôte le cœur, au même moment, -dans une si prodigieuse multitude d'îles. Je pense que la distance est trop grande de ces peuples enfants à notre monde adulte qui les investit de tous côtés. 11 s'est fait autour d'eux une atmos¬ phère morale dans laquelle ils ne peuvent respirer. Aucune de nos pensées actuelles ne s'adapte à leurs pensées. Ils ont le mal du pays au milieu de leur pays. Le mal est plus puissant encore dans les archi¬ pels de petites îles où-ils n'ont aucun moyen d'échapper à notre vue, à nos mœurs, à notre domination. (1) V. A. de Quatrefages, Sur les races humaines. LIVRE SIXIÈME 305 Ne comprenons-nous pas comment l'homme se dégoûte de vivre, quand il sent que tout lui devient hostile et qu'il n'a plus aucune résistance à oppo¬ ser? Ne savez-vous pas ce que c'est que l'exil? Ne savez-vous pas qu'il abrège la vie humaine, que les femmes y deviennent stériles, que les mariages y sont inféconds, que les populations y tarissent sans cause apparente? Ah! que je comprends, il me semble, le vrai mal de ces Océa¬ niens et combien il est sans remède ! Ils sont maintenant des exilés dans leurs petites îles depuis qu'entre chaque chose et eux, s'inter¬ pose un étranger, un maître. Et quel étranger? Séparé d'eux par toute l'échelle des civilisations antérieures ; descendu, au milieu d'eux, comme d'une autre planète... Que faire dans une inégalité si profonde? perdre l'espérance et avec elle le désir de vivre -, s'asseoir au bord des atolls, aspirer l'air tiède et mourir. Si encore il y avait un moyen de se dérober, dans un endroit inconnu, inaccessible ! on y por¬ terait son fétiche et sa calebasse. Mais non, l'île est étroite; elle est basse, elle s'ouvre partout à l'étranger. Essayera-t-on d'en sortir, sur la piro¬ gue, pour aborder un autre îlot ? Celui-là est déjà occupé et de la même manière. Sur l'immense océan, il n'y a plus un rocher, un abri, un point pour l'Océanien ; il le sait, pourquoi tenterait-il 306 la création de chercher ce qui n'existe plus ? Sa race entière, partout éparpillée en petits groupes, est partout investie et étouffée, comme lui, par un souffle étranger. Qu'est-il besoin, pour expliquer la disparition de cette race, de tant de maladies nouvelles qui ne laissent subsister que ceux qui les ont appor¬ tées? Une seule suffit : le défaut d'espérance, la mort de l'âme. Moi aussi, en jetant les yeux sur la terre en¬ tière, si je ne voyais plus un seul point où je pusse placer une espérance, un seul îlot où je pusse aborder sans y trouver mon maître, une seule chance de salut pour ma pensée, un seul élément de vie pour y respirer, un seul pic de rocher pour y être moi-même, je ferais comme l'Océanien. Je m'assiérais sur la rive et je me laisserais mourir. Cette disparition de la race océanienne s'accom¬ plit, non d'un seul coup, par l'effet d'une catas¬ trophe, mais lentement, sans bruit, et cela aussi explique ce qui est arrivé pour la plupart des espèces éteintes. Voilà le mal. Quel remède, dira-t-on, à ce mal sourd, invisible, que l'on ne sait comment nom¬ mer! Il n'y en a qu'un seul, et il est impossible. Rendez, si vous le pouvez, aux Polynésiens ce qu'ils ont perdu, leur Océan solitaire tel qu'il était LIVRE SIXIÈME 307' avant votre arrivée, et par là, le sentiment de l'ancienne sécurité. Rendez-leur la nature vierge qui faisait de leurs îles autant d'oasis dans un désert d'eau. Alors ils se retrouveront conformes au monde environnant, ils pourront survivre. Mais le changement d'état a été trop brusque, trop inopiné. Les vaisseaux qui ont surgi tout à coup, du fond des eaux, voiles déployées, gonflées de.l'esprit moderne, ont apporté, sans transition, une autre température civile, morale, sociale, un autre âge du monde. Les peuples de l'Océanie passent, en un jour,, de l'âge de pierre à notre âge d'argent, hier en¬ fants, aujourd'hui vieillards. Gomment ne péri¬ raient-ils pas, dans ce passage subit d'un extrême de la civilisation à l'autre? l'intervalle est trop grand pour ces constitutions molles. Si l'on ne peut rendre l'Océan aux Océaniens, on pourrait leur assigner quelques archipels d'où les Européens n'approcheraient pas. Pour sauver la race des bisons, on a consenti A leur laisser en propre les retraites les plus pro¬ fondes de certaines forêts de Lithuanie où il n'est permis à personne de troubler leur solitude. Ce qui a été fait pour le bison, ne pourrait-il être fait pour une race humaine, si l'on voulait en conser¬ ver la souche ? Ce moyen serait le seul capable, non de la per- ■308 la création pétuer, mais de la sauver pour un temps. Car, ■outre la difficulté de faire respecter leur solitude, on aurait beau la leur rendre, ils ne croiraient pas ■la posséder. Ils sentiraient toujours qu'ils peuvent la perdre de nouveau. Eux-mêmes la corrompraient par les besoins artificiels qu'ils ont appris à con¬ naître et auxquels ils seraient incapables de satis¬ faire. La moindre voile qui paraîtrait à l'horizon leur rappellerait qu'ils ont perdu, sans retour, la possession de la mer et de la terre ; ils retombe¬ raient dans l'angoisse. Et comment cette attente, cette anxiété perpétuelle, en se communiquant de père en fils, de génération en génération, ne pro¬ duiraient-elles pas une existence haletante, et, à la longue, une sorte de suffocation, d'où l'impos¬ sibilité de vivre ? La même raison qui fait, comme on l'a vu plus haut, que l'homme n'a pu avoir son origine dans les îles, fait aussi que les îles sont impropres à conserver les anciennes races humaines, à moins qu'elles n'y soient maîtresses de la mer. Les races qui ont pu être submergées par d'au¬ tres races sans périr, occupaient de grandes con¬ trées. Là elles pouvaient se dérober au loin, en •des lieux inaccessibles, les Kabyles dans l'Atlas, les Circassiens dans le Caucase, les Roumains dans les Carpathes, les Peaux-Rouges dans les forêts du nouveau monde, les Araucans aux flancs des LIVRE SIXIÈME 303-' Cordillères. Ces peuplades trouvaient, dans les terres étendues, des lieux qui n'appartenaient qu'à elles, au moins des grottes, des antres où elles échappaient au regard de l'envahisseur, et se maintenaient dans leur vigueur originelle. Mais le caractère insulaire de l'Océanie ôte tout moyen de refuge. La race autochthone ne peut se recueillir nulle part. Ses atolls circulaires ne la défendent pas. Des langues étroites de terre,, des rivages bas, partout ouverts, des bancs de polypiers qui rasent les flots, des îles lagouns, des récifs annulaires livrent leurs habitants. L'homme a le sentiment qu'il est trahi par la nature, cela achève de lui ôter le cœur. Quel est le fond de l'homme sauvage ? L'or¬ gueil; et qu'est-ce que l'orgueil pour lui? le sen¬ timent d'un être qui n'a pas encore connu sa limite. Il se croit souverain de tout ce qu'il voit ; la forêt inextricable est à lui; l'Océan est à lui. Quand ce sentiment qui soutenait l'homme est entamé, l'homme s'écroule. La hache a atteint le- cœur du chêne ; il tombe. Si l'homme cultivé rencontrait un jour sur la terre, au coin d'une forêt, un être semblable à lui, et pourtant infiniment supérieur à lui, il pourrait bien lui faire fête au premier moment et même l'adorer. Mais le lendemain, il en mourrait de dépit ou de peur. ■310 LA CRÉATION CHAPITRE X OÙ EST LE REMÈDE? — EFFETS D*UN BRUSQUE CHAN¬ GEMENT DE TEMPÉRATURE CIVILE. ÉTOUFFEMENT DES HOMMES ROUGES PAR LES HOMMES PALES. — POURQUOI ET COMMENT DISPARAISSENT CERTAINES ESPÈCES A CERTAINES ÉPOQUES. — CRISE DE CROIS¬ SANCE ; CRISE DE DOULEUR. NOUVEL ÉLÉMENT DE CRITIQUE. PLAINTE DES RACES QUI S'ÉTEIGNENT. Vous arrivez dans une île (1) et vous dites aux indigènes : J'ai acheté votre île, retirez-vous. Ils obéissent, et vous êtes persuadés qu'ils ont gagné au change. Car ils sont mieux nourris, mieux vêtus. Vous leur avez vendu à bas prix, de la farine, du riz, des pommes de terre ; vous leur avez même abandonné généreusement quelques haillons; et habitués, comme vous l'êtes, à ne tenir compte que des besoins physiques, vous les estimez très-heureux. Mieux nourris, mieux vê¬ tus, que pourrait-il leur manquer? Cependant, l'année ne se passe pas que les hommes rouges, au milieu de tout ce comfort, (1) V. Sproat. Mémoire sur les Indiens de l'île Vancouver, 1868. LIVRE SIXIÈME 311 sont pris d'un mal qui jusqu'ici nous est incom¬ préhensible. Le premier effet est de changer en horreur l'instinct d'adoration qu'ils avaient eu d'abord pour les hommes pâles. Ils voudraient les fuir, et ils ne le peuvent. Le second symptôme est un découragement profond. Ils attachent des regards sinistres sur tout ce qu'ils rencontrent dans la mer de Corail, sur leurs atolls, leurs moraïs, puis, sans blessure apparente, sans mal visible, ils meurent; chose plus étrange, ce sont les jeunes filles qui sont frappées les premières, comme dans la famille de Niobé. C'est l'eau-de-vie, dites-vous ; il n'y a pas d'autre cause à ce mal que la contagion de l'ivresse. A merveille. Après quoi, ne comptons pour rien le travail sourd d'une pensée, l'agonie morale, la décomposition d'une âme, la mort de l'esprit de toute une race. Avec tant de lumières matérielles, restons aveugles à cette tragédie réelle, à cette angoisse, à cet étouffement des hommes rouges en présence des hommes pâles, sur une surface du globe qui égale trois fois la surface de l'Europe. Quoi! n'avaient-ils pas tout gagné à la peine que nous avons prise de les découvrir? N'était-ce pas pour eux qu'était le profit? S'ils mouraient, c'est qu'ils abusaient de nos dons. Que n'étaient- ils sobres comme nous ? Mais ils s'enivraient à notre coupe. Nous leur avons apporté l'abon- 312 LA CRÉATION dance. Qu'ils apprennent à en jouir sagement, modérément, comme nous ; et ils vivront. Voilà tout ce que notre sagesse a su nous ins¬ pirer depuis un siècle ; et en dépit de ces avertis¬ sements de l'art de bien vivre, les hommes de l'âge de pierre, dispersés dans les îles, ont con¬ tinué de disparaître et de s'éteindre, si bien que nous savons aujourd'hui, au juste, le nombre des années après lesquelles il n'en restera plus un seul. Le moyen, en effet, de concevoir qu'une car¬ gaison de farine, de riz, de pommes de terre, ne compense pas au centuple pour les hommes jaunes ou rouges la perte de ce monde océanien qui leur appartenait en propre. Ils étaient les rois de l'immensité; les voilà devenus en un jour, les portefaix, ou au moins les parasites du premier Européen qui débarque sur leurs atolls ; et nous n'imaginons pas qu'un si prodigieux changement de destinée soit, pour eux, le désespoir, et que le désespoir produise la mort. Patience! dit-on. Nous ne nous occupons pas assez des sauvages. — Vraiment? Tout au con¬ traire, je m'imagine que nous nous en occupons trop. C'est notre regard qui les tue. Éloignez-vous. Qu'ils retrouvent, dans un seul lieu, leurs soli¬ tudes océaniennes; qu'ils se croient un seul jour les souverains des mers, sur leurs pirogues, et ils seront sauvés. LIVRE SIXIÈME 313 Ne plus attendre l'homme pâle, ne plus vivre dans l'inquiétude perpétuelle de le voir appa¬ raître, c'est là le premier remède ; c'est aussi l'u¬ nique ; et qui y a pensé jusqu'à ce jour? Ne vous êtes-vous jamais trouvés dans un monde hostile, étranger, où il vous faut cacher tout ce qui se passe en vous, taire tout ce que vous pensez, oublier votre nature, vos souvenirs, vos parents, votre légende (et chacun a la sienne)? Ne savez-vous pas comme l'air devient pesant, comme la respiration est haletante, comme la vie est à charge? Si cela se prolongeait, elle serait impossible. Un soldat français des plus braves, que je rencontrai sur un rivage désert de Morée, me disait : « Monsieur, si l'on voulait me couper un bras et me ramener en France, je me croirais le plus heureux des hommes. » Voilà l'homme civilisé rejeté dans la barbarie, il en meurt. Le sauvage jeté dans la civilisation en meurt cent fois plus vite encore. Pour moi, sans sortir d'Europe, je vois telle forme de société où il me serait impossible, tel que je suis, de respirer. Cela m'aide à com¬ prendre le mal des Polynésiens, et aussi, je le crois, le seul remède à leur agonie. Les nations Polynésiennes étaient comme un collier suspendu, d'île en île, à travers la mer de Corail. Le collier s'est dénoué ; les perles se sont i. 18 314 IA CRÉATION perdues ; bientôt il ne restera cle ces nations qu'une plainte vague de l'abîme, un chant populaire, une lamentation, puis enfin quelques mots d'une langue morte qui passeront dans la langue des Euro¬ péens.Les érudits futurs chercheront à reconstruire avec ces mots épars, l'existence, le caractère, l'histoire de cette race que nous aurons condam¬ née à périr, sans avoir rien tenté pour la sauver. Ceci me fait penser que les époques les plus tristes pour une race, ne sont pas celles où l'homme a vécu dans la plus grande misère. Ce sont bien plutôt les temps où les peuples ont passé brusque¬ ment d'un âge à un autre âge. Même s'ils ont survécu à ces époques de croissance, ils ont fait entendre des plaintes étranges, toutes les fois qu'ils ont passé brusquement d'une température civile à une autre. Nous avons peine aujourd'hui à nous expliquer de tels accents de douleur, parce que nous ne savons plus y reconnaître la dispari¬ tion d'un monde. A ce point de vue, le cri déchirant de Job qui a traversé les siècles, répond à un mal de ce genre; sans aucun doute, ce serait là le meilleur des indices pour marquer l'époque à laquelle il appartient. Chacun des prophètes hébreux ré¬ pond à un de ces violents changements d'état. D'où vient la sérénité des Grecs ? De ce qu'ils sont restés enfants; ils ont subi moins qu'aucun LIVRE SIXIÈME 315 autre peuple les crises du passage d'un tempéra¬ ment, d'un âge du monde à un autre âge? Ne sentez-vous pas, au contraire, dans la mé¬ lancolie de Virgile, la plainte d'une espèce qui s'éteint? Tout l'ancien monde italique, latin, sa- bin, se voit périr et gémit dans l'âme du poëte. Abîme caché sous la pourpre. Nous-mêmes nous avons vu le moyen âge achever de s'éteindre et nos oreilles sont encore pleines des lamentations que ce naufrage a tirées des poètes au commencement de ce siècle. Quel¬ que chose se meurt, semblait dire chacun d'eux; la lamentation a redoublé de Chateaubriand à Byron jusqu'à ce que les cœurs se soient endurcis et qu'ils se soient faits au monde nouveau. Alors cette poésie de deuil a cessé d'être comprise. Age de pierre, âge de bronze, de fer, ou d'ar¬ gent. Le passage de l'un à l'autre ne peut se faire sans douleur. Il y a pour chaque peuple, comme dans la vie de chaque homme, une crise, une mue dans le passage de l'enfance à l'adolescence, à la jeunesse, à la maturité. Beaucoup y périssent. Les Polynésiens semblent incapables de franchir l'intervalle de l'enfance à la maturité sociale, de l'âge de pierre à l'âge d'argent. - £ Ù ■ ■ I: £ •• * . H "' , -. ' II- I I ■-V. - ■ ■ !• LIVRE SEPTIÈME L'HOMME CHAPITRE PREMIER si la première époque re l*apparition de l'homme a été l'époque glaciaire. — tableau de cette époque. l'homme et l'ours de caverne. l'i-iomme et le mammouth. Ici m'attendait une des contradictions qui de¬ vaient m'embarrasser le plus dans mes recherches sur l'origine de l'homme. Quand a-t-il paru pour la première fois? à quel moment de la vie uni¬ verselle placerai-je son berceau? quelles furent les heureuses dispositions de tout ce qui l'entou¬ rait sur la terre et dans le ciel, à l'heure où il surgit du milieu des êtres inférieurs? Sans doute la nature entière sourit ce jour-là de son plus doux sourire au nouveau-né. Ce fut une heure de féte; et j'y voyais concourir tout ce que la terre enfermait alors de parfums et de vie. i. 18. 318 LA CRÉATION Quel oiseau refuserait son hymne de bienvenue à ce préféré de la nature ? quelle fleur sa corolle ? quel insecte son bruissement ? quel rayon de soleil sa chaleur et sa magnificence? Oui, assurément, c'est dans une heure de plénitude et de jeunesse que l'homme a été enfanté et qu'il s'est montré à la lumière du monde. Voilà ce que je répétais avec les premières mythologies, avec les poètes, avec le bon sens du genre humain, auquel je croyais, cette fois, pou¬ voir me confier sans crainie. Mais quelle fut ma surprise, et pour mieux dire, ma confusion, quand m'étant tourné vers les savants, je vis qu'ils reje¬ taient comme une fable l'idée de cet épanouisse¬ ment du monde, à l'époque de l'apparition de l'espèce humaine ! Pour eux, au contraire, ils faisaient coïncider cette première rencontre de l'homme avec ce qu'ils appellent l'époque glaciaire (1), époque de (1) M. E. Desor. Le Cimetière de Hallstatt. Extrait de la Bi¬ bliothèque universelle, p. 1. a Après la constatation de la pré¬ sence de l'homme à l'époque glaciaire. » Ed. Larlet. a II n'y a pas de caverne habitée avant l'époque glaciaire. )> Congrès international d'anthropologie et d'archéo¬ logie préhistoriques, p. 133. 1867. Boyd Dawkins, ibid., p. 96. ce La botanique confirme que les plus anciens habitants, dont nous ayons trouvé les traces dans notre pays, ont vécu dans un climat glacial. » Albert Stendel. Congrès d'anthropologie, 1867, p. 150. Notice sur les débris de renne trouvés avec des instruments, près de Schussenried. LIVRE SEPTIÈME 319 mort, pour notre hémisphère boréal, où toute vie était ensevelie sous un immense linceul de glace. Pour la première fois, la neige tombe; elle couvre une partie de notre continent. Si elle se fond, c'est pour se convertir en névés ; la température, qui baissait depuis la période miocène, achève de tomber, comme si la vie allait finir. Vous diriez la nature frappée d'une mort prématurée. Et c'est ce moment d'évanouissement, c'est ce grand sépulcre que l'on dit être le berceau de l'homme ! Il serait donc né dans la décrépitude et dans la mort, enveloppé de langes de neige et de frimas ? Interrogeons - nous. Portons - nous en nous - mêmes le sceau éternel de ce monde glaciaire ? est-ce bien là notre fond originel? ne sommes- nous que les fils de l'hiver et de l'enfer de glace ? est-ce là tout notre être? n'avons-nous en nous- mêmes, enfouis au plus profond de notre esprit, aucune réminiscence, aucun rejaillissement, au¬ cune parcelle d'un rayon de soleil et d'amour? J'ai froid en faisant cette question. Charles Lyell. L'ancienneté de l'homme prouvée par la géo¬ logie, traduit par Chaper. « Phases successives du développe¬ ment de l'action glaciaire dans les Alpes. Relation probable de ces phénomènes avec la plus ancienne date connue de la pré¬ sence de l'homme. » Ch. xv, p. 304. Frédéric Troyon. L'Homme fossile. « Les plus anciennes traces de l'homme, nettement constatées, nous reportent après les dépôts glaciaires. » Page 120. 320 LA CRÉATION Il faut, en effet, regarder de plus près ce ber¬ ceau glaciaire d'où l'on nous fait sortir : une mer demi-congelée qui charrie çà et là des montagnes flottantes; l'Angleterre, tantôt engloutie, tantôt émergée, tour à tour île et continent ; les hautes terres de la Scandinavie et de l'Ecosse moulées dans des blocs immobiles ; l'intérieur de notre con¬ tinent semblable, en partie, à un Groenland eu¬ ropéen ; les sept glaciers de Suisse poussant devant eux leurs moraines, deux au midi, en Italie, les cinq autres au nord, transportant à plusieurs mille pieds au-dessus des lacs, les blocs erra¬ tiques avec les roses alpines du Simplon et du Saint-Bernard, sur les sommets du Jura. A mesure que ces grands fleuves de glace fon un pas, ils gravent patiemment au burin leurs lignes de passage sur les deux flancs striés des vallées, où ils descendent : écriture mystérieuse, inscriptions éternelles où l'on déchiffrera plus tard leur histoire, quand elle sera écoulée, et qu'ils auront fait place à la vie renaissante de toutes parts. Mais à l'époque dont nous parlons ils étendent au loin leurs froids déserts d'où émergent, à mi-corps, les pics des Alpes. Ces blancs fantômes surgissent du blanc sépulcre de neige. Aujourd'hui, si l'on regarde ce qui reste de ces fleuves glacés, on dirait qu'ils ont été pétrifiés ins- LIVRE SEPTIÈME 321 tantanément, alors qu'ils se précipitaient dans une nuit de mort et d'horreur. Car ils sont sillonnés à leur surface par des ornières que l'on croirait creusées sous les roues de chars gigantesques, emportés dans une course furieuse. Mais ce qui paraît l'œuvre d'un moment est, au contraire, l'œuvre d'une éternité froide et patiente. Dans les profondeurs, s'ouvrent des grottes bleuâtres, d'où s'étendent des rivières gelées qui étaient comme les bras et les tentacules allongés des glaciers. A mesure que le glacier descendait de siècle en siècle, les plantes alpines qui lui faisaient cor¬ tège descendaient avec lui ; elles le bordaient de leur guirlande, et refoulaient devant elles les plantes sous-tropicales des époques antérieures. Le jour vint où la flore glacée des hautes Alpes, descendue dans les plaines, se répandit jusqu'aux régions du pôle. Le glacier de l'Europe centrale faisait sentir au loin son haleine ; les mousses de Laponie croissaient en Suisse, en France, en Alle¬ magne. Et ce n'était pas seulement en Europe que la nature semblait s'abandonner et périr. Le dé¬ sert de Sahara était caché sous une mer morte. Il ne pouvait plus répandre au loin son souffle de feu, le fœhn, pour fondre les neiges accumulées. Dans l'autre continent, l'Amérique était de même coiffée de glace à 10 degrés plus au sud que l'Eu¬ rope. 322 LA CRÉATION Où s'arrêtera ce déluge glaciaire ? La mer de glace a eu, comme la mer des temps précédents, ses époques où elle semblait vouloir tout envahir. Puis, à un certain moment, elle s'arrête, dans son mouvement insensible. « Tu n'iras pas plus loin. » Cet ordre a-t-il été donné aussi à ses flots pétrifiés? Elle recule, puis elle revient en¬ core ; enfin, elle se retire pas à pas. Et dans ces vallées à peine essuyées qu'elle vient de quitter, qu'ai-je vu ? l'homme. Oui, sur ce sol humide en¬ core, je rencontre pour la première fois l'homme tel que je le connais. Il erre, en même temps que le grand ours de caverne, l'éléphant primige- nius et le rhinocéros ; ces derniers se sont couverts tous deux d'une épaisse fourrure pour résister au climat du pôle, étendu au milieu de l'Europe. Le voilà donc enfin celui que je cherchais, l'homme (1)-, le favori de la nature. Tout l'atteste, il est impossible de douter de sa présence. Voilà l'homme, c'est lui! Mais quel étrange avènement! partout le silence, le froid, un horizon sibérien, les eaux qui ne se distiguent pas de la terre, sous leur manteau de neige. A mesure que se retire la mer glaciaire, il la suit ; il entre tout frissonnant dans le lit encore humide des océans. Il en sort, (1) V. Frédéric Troyon. L'Homme fossile. '1867. V. la note supplémentaire, par E. Ilenevier, sur les divers moments de l'ère moderne ou humaine, p. 180. LIVRE SEPTIÈME 323 en brisant, de sa hache de pierre, la surface dur¬ cie des fleuves pour y chercher sa nourriture ou étancher sa soif. C'est ainsi qu'on le rencontre, pour la première fois, en France dans la vallée de la Somme, en Wurtemberg à Schussenried, en Belgique dans la grotte d'Engis, en Suisse au Salève. C'est ainsi qu'il arrive dans les îles Bri¬ tanniques, partout également misérable, égale¬ ment étranger à la terre qui se refuse encore sous ses pas. Si c'est là, en effet, son berceau, avouons que tout est fait pour lui apprendre à s'endurcir au dedans, àseroidir au dehors, à lutter contre une nature marâtre, inexorable à son nou¬ veau-né. Dans cet abandon de l'univers entier, quel est son premier compagnon, son contemporain, avec lequel il semble vivre d'une vie commune? Car partout ils se retrouvent ensemble. C'est le grand ours de caverne, Ursus spelseus, le plus ancien des carnassiers de cette époque, celui qui s'étein¬ dra le premier, en ne laissant que des représen¬ tants qui ne donnent l'idée ni de sa grandeur, ni de sa force. L'homme s'attache à ses pas ; et, imitateur en naissant, qui sait jusqu'à quel point il se fait son disciple et son émule dans l'art de se creuser une caverne, de l'habiter, de se bâtir une hutte, de s'y blottir pour attendre une proie, de briser les 324 LA CRÉATION os dans leur longueur pour en chercher la moelle ? Heureux si, après tout cela, il peut aussi lui prendre sa fourrure. Les forces de cet ours indomptable commencent à s'user. Il décline, l'espèce va disparaître. Il faut à l'homme un nouveau contemporain, plus puis¬ sant, plus industrieux, qui marque pour lui la pé¬ riode nouvelle. Voici l'ancêtre des éléphants (Elephas primigenius), le mammouth qui précède le troupeau de tous les êtres animés, sur lesquels il règne par sa masse autant que par son intelli¬ gence. Cosmopolite, il a étendu son domaine sur tout l'hémisphère boréal. Ce vaste monde de mort lui appartient ; il y est conforme en tout. Et d'abord, il s'est enveloppé d'une épaisse- loison, comme d'un manteau; son cou s'abrite sous une crinière qui défie les frimas. Que de le¬ çons il peut donner à l'homme dans l'art de vaincre une nature ennemie ! 11 sait déterrer sous la neige la végétation que l'hiver glaciaire a épargnée. C'est lui qui connaît les oasis de verdure, dans les déserts de glace qui commencent à fondre. Que l'homme suive seulement ses pas ; il appren¬ dra où sont les sources d'eau douce, où sont les pommes de pin que l'écureuil a commencé à en¬ tamer, où sont les racines alimentaires cachées dans le sol; comment on peut briser la surface LIVRE SEPTIÈME 325 durcie des fleuves, labourer, d'une dent d'ivoire, la terre sous la neige amassée, parvenir aux lieux où croissent les noisetiers, les noyers, les néfliers, les châtaigniers d'eau qui viennent de se montrer et de verdir au pied des monts, dans les golfes et les liords de la mer glaciaire, diminuée et desséchée. Surtout, en voyant les manteaux velus du mam¬ mouth et du rhinocéros, il apprend d'eux à se faire aussi une crinière, une enveloppe de four¬ rure, une toison, à coudre autour de lui les peaux de la race déclinante de l'ours de caverne, son ancien compagnon, vieillissant et bientôt désarmé. Car l'homme ne peut rester nu plus longtemps, tel que la nature l'a fait, quand tous les autres sont vêtus autour de lui. Depuis qu'il est ainsi vêtu et protégé à l'égal du mammouth, où n'ira-t-il pas ? Il le suivra dans son domaine illimité de la Sibérie au Périgord, de l'Allemagne au Groenland, de l'Oural aux lacs de l'Ohio et de la Pensylvanie. Dans le lit de la mer glaciaire, le mammouth, au bord de la plage, tâte le terrain de son pied massif. Il ouvre le chemin, l'homme suit ; la vide immensité est peuplée. LA CRÉATION. I. 19 326 LA CRÉATION CHAPITRE II l'homme et le renne. — première éducation de l'homme par l'animal. -— art du dessin de l'homme fossile. — age du renne. — comparai¬ son avec l'état de l'homme dans la sibérie. ac¬ tuelle. Cependant, le temps vient où le mammouth dé¬ cline à son tour, sous une force invisible. Des troupeaux de ces colosses, il ne reste plus que des groupes, et ceux-ci sont de plus en plus rares. Le géant de l'époque glaciaire erre seul au loin. Même aux confins du pôle, il ne trouve plus le monde qui lui est conforme. Soit que la tempé¬ rature boréale ne soit plus assez âpre pour lui, soit que l'homme, armé de flèches de pierre, ait osé l'insulter, le harceler et le parquer dans quel¬ que région morte, où la vie herbivore était impos¬ sible, soit qu'il commence à être embarrassé de sa toison et de sa crinière, il dépérit à mesure que la terre se réchauffe. Il se dérobe, il se réfugie obs¬ curément dans quelque fîord de la mer polaire, comme aujourd'hui le bison au plus épais des LIVRE SEPTIÈME 327' forêts de Lithuanie. Avec lui périt toute une épo¬ que dont lui seul inarquait le souvenir. Il en était le monument. A sa place, voici le troupeau de rennes qui s'é¬ lance, comme s'il prenait lui seul possession du grand héritage de neige abandonné par l'éléphant chevelu. Le renne trouve, dans l'Europe centrale, en Allemagne, en France, dans le Périgord une mousse diluvienne (Hypnum diluvii), analogue à celle qu'il trouve aujourd'hui en Laponie, au Groenland, au Labrador. On a découvert derniè¬ rement son bois ouvragé par la main humaine, jusque sur le terrain erratique de l'ancien glacier du Pihin ; preuve certaine que le renne et l'homme vivaient ensemble sur le sol détrempé de la mer glaciaire, dans l'Europe centrale. C'est là, au moment où j'écris, le point le plus reculé de cette chronologie mouvante, où l'animal sert de date à l'histoire diluvienne. Et qui sait, si demain, cette même date ne sera pas portée plus loin, dans le passé, par une autre découverte? On a toujours parlé de l'éducation de l'animal par l'homme; disons aussi quelque chose de l'édu¬ cation de l'homme par l'animal. Les êtres qui l'ont- précédé lui ont assurément légué une partie de leur expérience. Et qu'est-ce que l'animal pouvait enseigner à l'homme ? En premier lieu, la con¬ naissance de la terre habitable. D'après une lé- '■328 LA CRÉATION gende, les barbares ont appris l'existence de l'Europe, en poursuivant un cerf à travers le Palus Méotide. Combien de fois cette légende a dû se réaliser pour l'homme de l'époque glaciaire ! Ce n'est pas seulement le Romain qui a été élevé par la louve, c'est l'homme. En voyant les premiers tissus grossiers de l'homme post-glaciaire , j'ai peine à ne pas croire qu'il a appris d'abord à tisser la toile, à l'exemple de Minerve-araignée. L'ours de caverne lui a appris le chemin des lieux montagneux, celui des antres formés par ,1'éboulis des rochers. C'est en suivant le mam¬ mouth qu'il a pénétré dans les marécages et les vallées profondes. Mais, avec le renne, quel espace s'ouvre devant lui dans les steppes moussues, .stériles, qui se perdent à l'horizon ! Aucun objet ne semblait pouvoir l'y attirer jamais. Si, avec l'ours,il s'est fait un premier domicile fixe dans un ■rocher ou dans un tronc d'arbre, il a dû changer ■de mœurs avec le renne et devenir promptement nomade comme lui. Les sentiers intelligents, tracés par les rennes, l'ont amené, à Genève, au pied du Salève, dans les vallées du Rhin, et de là, dans celle de la Tamise. Ce qui se voit, de nos jours (1), dans le nord de (1) V. Le Nord de la Sibérie, voyage parmi les peuplades de la Russie asiatique et dans la mer glaciale, entrepris par ordre du gouvernemeut russe par MM. de Wrangel, amiral, chef de LIVRE SEPTIÈME 32®"- la Sibérie, chez les Yakoutes, les Toungouses, a dû se passer dans le centre de l'Europe. L'homme- attendait le passage des rennes dans leur double migration de chaque année. Il s'embusquait, pour les surprendre, sur les bords de la Garonne, de- l'Adour, du Rhône, de la Somme, de la Meuse et du Rhin, comme il s'embusque aujourd'hui aux: bords des affluents de la Léna, de la Koîima et de l'Amouy dans les toundras de Sibérie. S'il manquait le passage, c'était un malheur irréparable, une cause d'angoisse et de famine pour toute une saison ; et, dans des langues en¬ core monosyllabiques, semblables au râlement des- rennes, éclatait une plainte funèbre qui remplissait la contrée. Au contraire, s'il avait été bien inspiré dans le choix de son embuscade, s'il s'était trouvé à son poste au bord du fleuve, à l'endroit et au mo¬ ment où le grand troupeau se jetait, par milliers, dans les flots glacés des rivières de France, de Belgique ou d'Allemagne, la scène était différente. Armé de haches et de couteaux de silex, il se précipitait à la nage ou dans un tronc d'arbre creusé sur la horde des rennes qui s'embarras¬ saient l'un l'autre de leurs cornes rameuses, au milieu des flots. Il les égorgeait de son large couteau de pierre l'expédition, Maliouehkine et Kozmine, officiers de la marine russe, traduit par le prince Emmanuel Galilzin. 1843. :330 LA CRÉATION et teignait de leur sang les neiges des deux rives. Alors c'étaient des hennissements de joie, et un jour de fête, tel qu'on peut se le représenter chez l'homme fossile. Car il pouvait, ce jour-là, rassa¬ sier sa faim ; et peut-être avait-il déjà appris à se ménager sa pâture pour le lendemain, en laissant plonger les cadavres de rennes dans l'eau, ou en les enfouissant dans un bloc de glace. Du moins, il savait dépecer les peaux avec des lames de pierre et les coudre avec des aiguilles d'os. Son vêtement était donc assuré jusqu'à la prochaine saison, et aussi, en partie sa nourriture. Quelle richesse ! quel loisir ! il a non-seulement le nécessaire, mais le luxe. Il va en profiter pour se donner un art. C'est, sans doute, en effet, à la suite d'une chasse heureuse, qu'il se met à graver de son silex sur l'empaumure et le merrain des bois du renne ou du cerf gigantesque, la figure de l'animal tombé sous ses coups ; premier art, premier instinct du sculpteur et du peintre, qui a toujours manqué aux Toungouses, aux Lapons et aux Samoièdes, même lorsque les joies du chasseur de l'époque glaciaire se sont retrouvées pour eux. Dans les dessins, les sculptures de l'homme glaciaire, on sent, en chaque trait, la netteté du •coup d'œil, la précision de l'observation qui font le peuple chasseur. Combien l'animal qui a servi LIVRE SEPTIÈME 331 ■de modèle, mammouth, renne, ours, cerf, cheval, loutre ou castor, a été lentement épié dans l'em¬ buscade ! Comme le trait caractéristique, celui qui doit frapper l'homme de proie, est indiqué avec vigueur dans ces esquisses ! Que de fois l'artiste fossile a dû suivre et épier le mammouth dans ses retraites profondes, pour reproduire ainsi, en quel¬ ques entailles, sa tête, son petit œil, sa longue crinière ! Le mammouth est visiblement en mar¬ che et en troupeau, tel qu'il a été rencontré ; il s'avance sans crainte de l'embuscade. Suivez-le des yeux. Sans doute, ce qui redouble sa con¬ fiance, c'est que, malgré le poids énorme de son •corps, il ne fait aucun bruit en marchant ; il arrive où il veut, sans que ses pas rompent le silence des forêts. Car ses pieds sont enveloppés comme d'une ouate qui amortit le choc ; plus les mouvements de ces colosses sont puissants, plus ils sont mesu¬ rés (1). C'est le moment de surprise où il apparaît •qui revit dans l'œuvre du chasseur. Ces figures ne sont point celles d'un peuple reli¬ gieux, tel que l'Egyptien qui corrige et change la nature pour la rapprocher de son idole. Ce ne sont point les ébauches d'un peuple idéaliste, tel que le peuple grec, qui, dans son lion sculpté de la (1) Thomas Baines. Voyage dans le sud-ouest de l'Afrique, j>. 174. 332 LA. CRÉATION porte de Mycènes (1), cherche déjà à embellir le lion rugissant de Némée. Les sculptures de l'homme fossile sont l'art d'un peuple chasseur qui vit de proie, aime la proie, ne trouve rien de- plus beau que la proie, la reproduit telle qu'elle est sans la changer ni l'embellir, avec le seul but de la reconnaître et de la saisir encore une fois- toute vive au passage. (1) V., dans mes œuvres complètes, la Grèce moderne, t. V» p. 310. LIVRE SEPTIÈME 333 CHAPITRE III LA FRANCE CENTRALE A L'ÉPOQUE DU RENNE Nos vignobles de Bourgogne ont été aussi', d'abord d'impénétrables halliers, peuplés de ti¬ gres, d'ours, d'éléphants, à travers lesquels se- dérobait l'homme, rare encore, à face de Mongol.. Je voudrais voir, à cette même époque, la Bresse, mon coin de terre natale. Quelle était sa forme„ son aspect? Quel butin attirait les chasseurs mon¬ gols, affamés, sous nos forêts de chênes et de1 bouleaux? Une chose importante, le désir de ra¬ masser, dans nos crau (1), les cailloux roulés de' silex pour en faire leurs premières armes, haches,, hachettes, lances, casse-têtes. Savaient-ils déjà bander un arc, décocher une- flèche? Ou l'arc leur était-il inconnu comme il l'était de nos jours chez les Australiens, les Cafres, les Néo-Zélandais? Avec les rennes, le Maçonnais prit l'aspect de la Laponie actuelle. On vient de (1) II y a aussi des crau on Bresse comme en Provence. Voyez Histoire de mes idées, p. 254. i. 19. 334 LA CRÉATION découvrir (1), à Solutré, près de Mâcon, des osse¬ ments de rennes, mêlés à ceux d'un mammouth et à des restes humains. Preuve qu'il y avait déjà, dans cette peuplade mongoloïde, des sacrifices d'animaux, sur la tombe des chefs, comme, plus tard, chez les Scythes d'Hérodote. Que d'époques s'écoulèrent jusqu'au jour où la tribu mongole établie en Bourgogne vit arriver pour la première fois la race nouvelle, Celtes, Aryens, Celtibères, avant-coureurs des Gaulois ! Quels combats se livrèrent les anciens maîtres du sol et les nouveaux ? Comment se mêlèrent-ils ? Chacune de nos landes et de nos forêts contient une partie de cette histoire. Les naturalistes, en voyant les types divers, mongoloïdes, celtibères, romains, burgondes, persister dans les familles du même village, lisent cette ancienne histoire écrite encore dans les traits des hommes de nos jours. Le campement de quelques centaines de chas¬ seurs retranchés sur la montagne rocheuse de Solutré, voilà un des embryons de la nation qui sera un jour la Gaule aux mille clans, puis la France. Partout au loin, la solitude, le silence, comme aujourd'hui dans les savanes de l'Ouest américain. (t) De Ferry. L'Homme pré-historique en Maçonnais. 1868. ;P. 14, 23. Discours de Réception, p. 8, 13. LIVRE SEPTIÈME 335 CHAPITRE IV PREMIÈRE IDÉE DE L'IMMORTALITÉ DANS L'HOMME FOS¬ SILE. — PREMIER GERME DES RELIGIONS ET DES DIEUX (1). Approchons de cet homme que nous avons aperçu aux limites clu monde glaciaire. Il a déjà vu passer devant lui deux époques, et, comme deux dynasties qui se sont succédé l'une à l'autre, celle du grand ours et celle du mammouth. Toutes deux lui ont disputé l'empire. Maintenant il règne sans rival sur le peuple désarmé des rennes dont il n'a rien à craindre, et dont il tient presque tout ce qu'il possède. Ces époques premières ne sont pas séparées par des révolutions subites ; elles se fondent l'une dans l'autre. Voyons quels traits communs leur appar¬ tiennent à toutes. A l'époque la plus lointaine, si je poursuis l'homme, de grotte en grotte, jusque dans celle (I) Voyez, dans mes œuvres complètes, le Génie des Reli¬ gions, p. 26, 28. LIVRE SEPTIÈME 337 tenir la flamme, la rallumer si elle s'éteint ; ce que n'a jamais essayé aucun animal. Dès le premier moment, voilà l'homme distingué de tous les êtres. Il a déjà un foyer. Autour de lui, pas un seul animal domestique ; parmi tant d'êtres inférieurs, aucun ami, tous hostiles, même le chien. Nul troupeau, excepté sauvage ; et de là, pas même encore, l'usage du lait des rennes, comme chez les Sibériens, ou du lait des chèvres [de Polyphème. Nul métal, nul effort pour se servir de celui que le hasard fait rencontrer ; point de plantes céréales ; et pour¬ tant, dans une si grande misère, déjà l'art du potier, celui des vases de terre, l'art perfectionné de tailler le silex, de le chercher au loin, de le col¬ porter de contrées en contrées, de s'en faire des haches, des couteaux-poignards, des lances, des pointes de flèches ; et, qui le croirait, déjà le désir de s'orner de colliers, de bracelets, de figurines d'ours taillées dans des andouillers de cerfs ; et, pour cela, toute une collection d'outils et d'ins¬ truments de travail: poinçons, polissoirs, biseaux; c'est-à-dire, l'industrie et le travail établis dès les assises inférieures des dépôts dilu¬ viens. Cet homme, compagnon de l'ours de caverne, vous croiriez que le soin de vivre doit suffire pour l'occuper tout entier. La difficulté de chaque jour 338 LA CRÉATION est si grande ! Sans doute, il ne peut y avoir place dans ce dur cerveau que pour les nécessités dévorantes du moment. "Atteindre sain et sauf le lendemain, n'est-ce pas là toute son ambition? Èh bien ! non ; voici la nouvelle surprise qu'il me prépare. Cet homme qui est, pour moi, comme un nou¬ veau-né, à peine venu à la lumière du monde, a une pensée qui l'obsède. Quelle pensée ? Celle de ses morts. Il leur fait un abri, avant d'en avoir un pour lui-même il les range, accroupis, au fond de sa grotte, comme ils l'étaient dans le sein de leur mère. C'est donc, à ses yeux, une seconde naissance que la mort de ses compagnons ! Près d'eux, il place des armes, haches, flèches de pierre, pour qu'ils puissent chasser le mammouth, le cerf au bois gigantesque, ou le renne. De plus, il ré¬ pand, à leurs côtés, des membres dépecés d'ours et de chevaux pour rassasier leur première faim. Cela fait, il ferme d'une pierre l'entrée de ce premier sépulcre, et il s'en va. Mais il a posé si solidement cette pierre que les tempêtes diluviennes ne pourront l'ébranler; elles passeront, et ne réussiront pas à la desceller. Les ours, les hyènes, les grands chats de caverne viendront à leur tour, ils essayeront en vain de la renverser ; leurs ongles s'useront dans ce tra- LIVRE SEPTIÈME 339 vail; leurs espèces disparaîtront et cette même pierre restera debout. C'est qu'elle enferme ici la prëmière pensée de la société humaine, le lien des vivants et des morts dans le premier rite des funérailles, au milieu du monde des mammouths qui vont achever de dis¬ paraître. Pour la première fois, une génération se souvient de la génération qui l'a précédée. Chose absolument nouvelle dans le monde, les êtres ne se suivent plus, comme un torrent aveugle. Dans cet être, en qui je ne savais s'il fallait voir un égal ou un esclave de tous les autres, l'instinct de l'immortalité vient de se révéler au milieu de ses morts. Combien, après cette dé¬ couverte, il me paraît différent ! que je l'observe avec plus d'attention et de curiosité ! Quel avenir je commence à entrevoir dans cet animal étrange qui sait à peine se construire pour lui une hutte meilleure que celle de l'ours, et qui déjà s'inquiète de donner une hospitalité éternelle à ses morts ! il me semble que je viens de toucher la première pierre sur laquelle repose l'édifice des choses divines et humaines. Après ce commencement, le reste est aisé à concevoir. Il vient de se passer là quelque chose de plus difficile, de plus fécond que la construction de Thèbes et de Persépolis. Par cette étroite porte 340 LA CRÉATION caverneuse font leur entrée clans le monde, les vastes pensées obscures qui seront les religions et les dieux. Ours de caverne, éléphants, rhinocéros velus, retirez-vous, disparaissez. Votre règne est fini, celui de l'homme a commencé. Un jbur le capitaine Cook rencontra subitement, dans les mornes cle Van Diémen, un sauvage, au plus bas de l'échelle humaine; il s'avança vers lui et l'embrassa: il avait reconnu l'homme. Nous aussi, dans le contemporain de l'ours de caverne, nous venons de découvrir l'homme. Il est des nôtres, nous l'avons reconnu au premier tombeau. Approchons-nous ; cle l'autre extrémité des temps et de l'histoire, donnons-lui la main. LIVRE SEPTIÈME 344 CHAPITRE Y QUE L'HOMME N'A PU NAITRE DANS L'ÉPOQUE GLACIAIRE Si les anciens avaient su que l'homme nous apparaît, pour la première fois, sur la limite des glaces éternelles, que de traits ils auraient ajoutés à la peinture de sa misère originelle ! Ce n'est donc pas assez de naître en pleurant ; il faut encore qu'il naisse nu et tremblant dans un monde qui le repousse et semble le haïr. Voilà des traits que Pline n'eût pas manqué d'ajouter à son tableau sinistre de l'arrivée de l'homme en ce monde. Car, dans le temps où le christianisme ravalait l'orgueil de l'homme et faisait si bon marché de ce favori de la nature, le paganisme, dans Pline, noircissait encore les couleurs ; il montrait dans l'homme, non un coupable, mais un condamné, que la nature attendait pour s'en faire un jouet : « Animal pleureur qui doit commander aux autres. » Combien cette philosophie désespérée se serait plu au spectacle de l'homme nouveau-né, jeté nu et proscrit, en naissant, dans un monde sibérien ! 342 LA CRÉATION Mais les imaginations désolées, telles que celles de Pline, n'ont pu approcher de ce qui semble aujourd'hui la réalité, d'après le dernier mot de la science. Et c'est Injustement ce qui me porte à penser que ce mot n'est pas le dernier, qu'il s'expliquera par des découvertes nouvelles, et que l'homme naissant ne restera pas à jamais muré dans ce berceau de glace. On vient de retrouver, ces jours-ci, des con¬ temporains de l'homme, l'Ursus spekeus, l'Elephas antiquus, le Rhinocéros hemitsechus, recouverts par les blocs erratiques des glaciers. Ils vivaient donc avant que les glaciers fussent étendus, puisqu'ils sont ensevelis sous leur dépôts ; et s'ils vivaient, ne faut-il pas en dire autant de leur compagnon, qui semble inséparable d'eux, de l'homme qui a connu, pratiqué leur espèce? Ce n'est là, il est vrai, qu'une induction que tout le monde n'admet pas, et qui a besoin d'être confirmée; mais elle est grave ; elle renferme et laisse pressentir toute une série de faits nouveaux. D'ailleurs, si j'ai rencontré, pour la première fois, l'homme au bord du glacier de l'Europe centrale, s'ensuit-il qu'il y soit né ? Tant s'en faut. Il y est arrivé en suivant les sentiers tracés par les rennes. Il a pénétré, à la suite des ours, aux confins de la terre habitable ; mais ce ne peut être là sa première demeure. LIVRE SEPTIÈME 343 Je l'ai trouvé accroupi auprès d'un foyer. Dirai - je qu'il a eu un foyer préparé en naissant. Non, sans doute ; et de même que nous établis¬ sons les époques de l'homme avant l'âge du bronze et des métaux, il faut porter plus loin les bornes de cette histoire et ajouter, à ce passé, tout un long âge de l'homme avant le feu. S'il y a eu évidemment un temps où il n'en connaissait pas l'usage, et s'il ne pouvait lutter contre l'hiver, c'est une nécessité qu'il ait apparu sur la terre, dans une contrée et une époque tempérées, où il pouvait se passer de la chaleur empruntée à la flamme. 11 est le plus nu des êtres; il faut donc qu'il soit venu au monde dans une région où il n'avait pas besoin d'être vêtu pour résister aux frimas. Dans une pareille misère, les rayons d'un soleil bienfaisant ont dû être longtemps son unique vêtement et son seul foyer. Que tout cela nous rejette loin de notre hémis¬ phère boréal à l'époque glaciaire ! J'ai beau voir s'avancer sur la terre gelée le rhinocéros et le mammouth velu en compagnie de l'homme; je me dis que l'homme n'a pas surgi de ce désert de glace ; il y est entré et l'a traversé, il n'y est certainement pas né. Là où la science m'abandonne, je consulte la vie. Je vois l'activité fiévreuse de l'homme, cet esprit qui ne connaît pas de saison, ce génie des tropiques 344 LA CRÉATION qui ne sait ce que c'est que s'engourdir, à la manière des ours, cette course que rien ne ralentit, cette flamme qui ne peut s'éteindre ni dans le bien ni dans le mal; et j'en conclus, prématurément peut-être, mais avec certitude, que cette flamme inextinguible a été allumée, pour la première fois, sous un ciel hospitalier, sur une terre amoureuse, au rayon du soleil qui a laissé ses étincelles dans les Yédas, non point au milieu des animaux à fourrure de la région glaciaire, mais au milieu d'une faune sous-tropicale, avant que l'éléphant et le rhinocéros aient eu besoin de se faire leur toison et de se couvrir de laine. Le cœur humain, tout seul, à défaut d'autres preuves, protesterait contre l'origine glaciaire. Bon ou mauvais, il dit assez haut qu'il n'est pas né dans la mer de glace. Cette terre hospitalière, ce ciel indulgent où sont-ils? On le saura peut-être un jour. Il suffit de dire aujourd'hui que l'homme, aventuré dans les glaces de notre hémisphère, avait déjà pourtant une ébauche d'art et d'industrie dans les cavernes du Périgord et delà Meuse. Peut-être, n'était-il qu'un groupe égaré d'une race humaine, qui, ailleurs, sous un climat moins hostile, avait déjà fait de plus grands pas au-dessus de la nature brute. Sans poursuivre cette hypothèse qui ne peut être LIVRE SEPTIÈME 345 aujourd'hui ni prouvée ni démentie, je m'attache aux traces de cet homme que je viens de recon¬ naître. Pendant la longue durée de son existence, que fait-il ? 11 voit, autour de lui, les espèces éteintes dis¬ paraître et s'enfouir, l'une après l'autre, dans les grottes qui se superposent d'étages en étages dans les nécropoles antédiluviennes ; le mammouth succéder à l'ours de caverne, le renne au mam¬ mouth ; à ses pieds les vallées se creuser, le niveau des lacs baisser. Mais comme ces changements se font insensiblement, il ne s'en aperçoit pas. Il croit avoir autour de lui les mêmes choses, la même nature : lui-même, il participe de cette apparente immutabilité. A peine si, dans cette longue série de siècles, il change la forme de ses armes, de sa flèche. Sa hache était ovale, oblongue ; il la fait en ciseau. Voilà une de ses révolutions. Ce Samson antédi¬ luvien se taille, en massue, des mâchoires non d'ours, mais d'ânes. Et ces changements sont eux-mêmes si lents, qu'il est aussi impossible de les saisir, à leur première apparition, qu'il l'est de saisir la succession des formes dans les êtres organisés. Tant qu'il a le renne autour de lui, le lendemain ne se distingue pas pour lui de la veille. Immuable, il vit dans un monde qu'il croit immuable. 346 LA CRÉATION CHAPITRE VI UNE ÈRE NOUVELLE. — DISPARITION DU RENNE DE L'EUROPE CENTRALE. Une ère nouvelle commence. Quel en fut le premier signe ? le voici : Il arriva un jour, que l'homme, embusqué au pied des Pyrénées, au bord de la Dordogne, ou de la Garonne, ou de la Saône, attendit vainement le retour des rennes, à l'époque ordinaire du passage. Les rennes ne parurent pas. On les attendit l'année suivante ; ils ne se montrèrent pas davantage. Ce fut là comme une révolution de la nature qui dut jeter l'homme de notre Europe dans la stupeur; le premier effet fut de l'obliger de changer ses habitudes et son genre de vie. Pourtant, il finit par apprendre que si les rennes n'étaient pas revenus jusqu'aux Pyrénées, ils avaient reparu dans le voisinage des Alpes. Il dut être facile de les suivre et de quitter avec eux la Dordogne et la Garonne pour le Rhin et la Meuse. Mais par degrés, les rennes disparurent aussi LIVRE SEPTIÈME 347 de toute l'Europe centrale, pour se confiner dans l'extrême nord. A mesure que la température changeait, que la terre se réchauffait, ces grands troupeaux, chassés par les moustiques, allaient chercher vers la mer glaciale le climat qu'ils ne trouvaient plus en France et en Allemagne. Privé de sa ressource la plus sûre, l'homme se crut abandonné de la terre et du ciel. Si l'on pouvait retrouver un écho de ce lointain passé, je ne doute pas que ce ne fût une plainte et une lamentation, comme celles qui remplissent aujourd'hui les toungras de Sibérie, quand la chasse a manqué par la méchanceté des esprits infernaux. La plainte de l'ancienne Égypte, à la saison de la re¬ traite du Nil, approche à peine de la désolation de l'homme glaciaire, séparé, pour la première fois, de son monde de rennes. Cependant, ce qui parut d'abord à l'homme un insupportable fléau était un vrai bienfait. Le mo¬ ment où il se croyait abandonné, fut, au contraire, celui où il reçut les plus grands dons. Car que signifiait cette disparition des rennes? Elle annon¬ çait que les glaciers achevaient de se retirer; que la terre sortait de son linceul, que la vie revenait de toutes parts, que le monde entrait dans une saison nouvelle, qui était à la précédente ce que le printemps est à l'hiver. Accoutumé à son désert de glaces, l'homme 348 LA CREATION commença, sans doute, par maudire ce qu'il ne connaissait pas, la résurrection des choses, la vé¬ gétation nouvelle qui est celle de nos jours. Il put regretter les plantes alpines, qui cessaient de s'étendre des Alpes au pôle. Tout lui parut désordre et mal dans la renaissance des êtres or¬ ganisés. Il s'était fait à un monde mort, la vie le blessait, il s'en plaignit comme d'une injure. Les mille dons de la nature nouvelle le lais¬ saient insensible. Il croyait les avoir payés trop cher parce qu'il avait perdu celui auquel il était accoutumé. LIVRE SEPTIÈME 349 CHAPITRE VII UN PRESSENTIMENT CONFIRMÉ. Voilà où m'avait amené la suite de mes re¬ cherches; comme les faits manquaient, je m'ar¬ rêtai à une conclusion qui n'avait pour elle qu'une sorte d'intuition, sans preuve réelle. Mais depuis que ceci a été écrit, de nouvelles explorations ont confirmé les vues précédentes. Si ces découvertes n'ont pas tranché la question, elles ont, du moins, préparé les esprits à reculer plus loin dans le passé les bornes des origines humaines. J'avais été conduit, comme on l'a vu, à conclure à l'existence de l'homme avant l'époque glaciaire; je le plaçais dans le temps où la figure générale du globe est devenue ce qu'elle est aujourd'hui. Si j'en crois les résultats publiés des explorations nouvelles, l'expérience n'aurait pas tardé à con¬ firmer cette conclusion et à faire entrer dans cette voie l'histoire naturelle de l'homme. On aurait trouvé des ossements humains dans un estuaire marin du tertiaire supérieur de Savone et des 350 LA CRÉATION silex taillés par l'homme à la base du calcaire de Beauce, c'est-à-dire dans le tertiaire moyen. Peu de mois se sont passés, et l'on entend déjà parler de l'homme miocène (1). Sans accepter à la lettre ces dernières mer¬ veilles du monde souterrain, et en attendant que ces résultats soient pleinement démontrés par des observations irréfutables, on peut du moins les prendre pour une de ces rumeurs qui quelquefois précèdent l'événement. Ils ne sont pas certains, je le crois; ils sont exagérés, je le veux bien. Mais ils marquent de quel côté penche, en ce mo¬ ment, l'impatience humaine. Autant on se faisait gloire, hier encore, d'être la plus récente des créatures ; autant, aujourd'hui, on prétend à une incommensurable antiquité. Une fois dans ce chemin, craignons que l'illusion s'en mêle. Où nous arrêter dans cette prise de posses¬ sion et ce débordement des âges géologiques ? La moindre entaille sur un ossement fera l'effet sur nous des pas de Vendredi sur le sable. N'allons pas nous égarer dans ce mirage à la recherche d'un berceau qui s'éloigne toujours. Croyons-nous allonger notre vie en nous donnant ces quartiers de noblesse qui vont à l'infini ? Vc- (1) Congrès d'Anthropologie et d'Archéologie pré-historiques. Paris, 1867, p. 67-71. LIVRE SEPTIÈME 351 rifions avec soin notre arbre généalogique. Avec tant de science, il serait fâcheux de nous tromper de quelques milliers de siècles sur notre jour de naissance. FIN DU TOME PREMIER TABLE DU TOME PREMIER Pages, Préface i LIVRE PREMIER. « l'esprit nouveau dans les sciences de la nature. Chapitre I. — Histoire des Alpes. — Premières impres¬ sions des âges géologiques 1 Chap. II. — Le grand expliqué par le petit 7 Chap. III. — Décadence des Alpes 13 Chap. IV. —• Comment les montagnes réfutent les dieux oisifs d'Épicure? — En quoi les méthodes géologiques peuvent servir aux historiens ? 20 Ciiap. V. — Une heure de trouble dans la science. — L'esprit de critique appliqué à la chronologie de la terre 23 Ciiap. VI. — Ce que la nature a de nouveau à dire à l'homme, — Application aux arts 28 Chap. VII. — L'esprit historique appliqué au monde vé¬ gétal 36 Ciiap. VIII. — Le naturaliste de nos jours 43 Ciiap. IX. — Que produirait la méthode de la géologie ap- i. 20. 354 TABLE DU TOME PREMIER Pages. pliquée à l'histoire et réciproquement ? — Imperfection de la langue de la géologie. — Gomment les anciens au¬ raient nommé les âges géologiques ? 49 LIVRE DEUXIÈME. la question de notre siecle. — origine des êtres organisés. Chapitre I. — Confession d'un esprit à la recherche de la science nouvelle. — Que devient l'homme en face des âges géologiques? — Nécessité d'une nouvelle conception du Créateur et de la création 57 Chap. II. — Nouveau doute méthodique. — Si la poésie peut servir d'induction à la science. — Première lueur. — Une hypothèse. — Comment se succèdent les formes dans l'histoire civile? — Les flores et les faunes histo¬ riques. — Le Verbe de la nature comparé au Verbe de l'homme 66 Ciiap. III. — Différence de l'historien et du naturaliste. — La science nouvelle engendre une ignorance nouvelle. — Première station de l'esprit humain à la recherche des origines. — Tentation de notre siècle 74 Chap. IV. — Comment la nature et la philosophie ont été brouillées? Nécessité de les réconcilier 77 Chap. V. — Révélation des créations antérieures. — Dé¬ couverte du monde fossile, comparée à la découverte du mouvement de la terre. — Conséquences qui s'ensui¬ vront. — Les royautés successives dans les règnes or¬ ganiques. — Que sont les passions de l'homme? — Qu'est-ce que la réminiscence de Platon? — Comment l'esprit peut se donner des ailes 83 Ciiap. VI. — Quel a été sur l'esprit humain le premier effet de la découverte des créations antérieures. — Change¬ ment dans la conception de la vie et de la mort .... 91 Chap. VII. — Impression qu'un être immortel recevrait do la succession des êtres sur la terre. — Les leçons du Centaure 95 TABLE DU TOME PREMIER 355 LIVRE TROISIEME. la nouvelle genese. Pages. Chapitre I. — Première leçon que la nature donne à l'homme. — Les êtres microscopiques. — Si la nature a commencé par le grand ou par le petit. — Epoque pri¬ maire. •—■ Quel était alors le roi de la création. — La nature aveugle. —■ Formation de l'organe de la vision. — Le premier oeil ouvert 105 Ci-iap. II. — Seconde journée. — La forêt carbonifère. — Ses habitants. — Si le monde a commencé par la vieil¬ lesse 111 Ciiap. III. — Époque secondaire. — Règne des Ammonites. -— Premier défi à l'intelligence humaine. — Si le temps suffit pour changer la forme des êtres. — Comment la nature passe du petit au grand. 116 Ciiap. IV. — Que les flores et les faunes'Sont l'expression vivante des divers âges du globe. •— Règne des reptiles. — A quel monde sont-ils conformes? — De la chrono¬ logie de l'Éternel 121 Ciiap. V. — Les reptiles. Leur rapport avec le monde se¬ condaire. — Que les révolutions du globe se réfléchissent dans le monde organisé 128 Ciiap. VI. — Tableau de la mer jurassique. — Comment l'homme peut faire revivre devant lui tel ou tel âge du monde. — Faune insulaire 134 Ciiap. VIL — Pourquoi le type des mammifères a été lent à se développer ?— Comment concevoir l'apparition des grands mammifères? — Pourquoi les mers jurassiques et crétacées n'ont pu produire des types absolument nou¬ veaux. — Comment le sceau insulaire a été imprimé sur la faune jurassique 142 356 TABLE DU TOME PREMIER LIVRE QUATRIÈME. la nouvelle genèse. Pages. Chapitre I. — Première aube du monde aotuei. — Com¬ ment le sceau continental pouvait-il s'imprimer sur les êtres organisés? — Faune continentale. — Tableau de l'Europe à l'époque tertiaire 149 Chap. II. — En quoi la faune tertiaire porte le sceau de l'époque tertiaire du globe ? — Que les changements de civilisation sont pour l'homme ce que les changements de flore et de faune sont pour la nature. — Analogie. . 154 Ciiap. III. — Explication des migrations. — Apparition de l'oiseau. — Formation de l'aile. — A quelle époque du monde elle répond 165 Chap. IV. — Les espèces prophétiques. — Loi des révo¬ lutions dans les flores et dans les faunes 168 Chap. V. — Tableau de la forêt tertiaire. •— Le seuil de la création actuelle 173 Ciiap. VI. — Dernière forme de la terre. — Soulèvement des montagnes. — Permanence ou instabilité des espèces. — Comment la révolution nouvelle s'empreint sur l'homme. — Qu'arriverait-il des faunes actuelles, si le globe chan¬ geait? 179 Chap. VII. — Comment les faunes américaines et océa¬ niennes confirment les lois établies précédemment . . . 187 Chap. VIII. —- Des centres spécifiques de création. — N'y a-t-il eu qu'un Eden? 191 LIVRE CINQUIÈME. la bible de la nature. Chapitre I. — Le monde des insectes. — Histoire de l'in¬ secte à travers les âges géologiques. — Sa permanence. — Quelle est sa signification. — Un sentiment nouveau de la nature vivante 195 TABLE DU TOME PREMIER 357 Pages. Chap. II. — L'insecte dans les époques du monde primaire et secondaire 204 Chap. III.—■ L'insecte dans l'époque tertiaire. — Appari¬ tion de la fleur. — Effets de la révolution florale sur l'insecte 209 Chap. IV. — Les insectes floraux 212 Chap. V. — L'instinct des animaux dans ses rapports avec les révolutions du globe. — En quoi certains instincts répondent à des époques antérieures à la nôtre 218 Chap. VI. — Explication des mœurs des abeilles et des fourmis actuelles, par les abeilles et les fourmis fossiles. — L'homme impuissant à changer les mœurs de l'in¬ secte 227 LIVRE SIXIÈME. LE SINGE ET L'HOMME. Chapitre I.— Apparition de l'homme. — Où a-t-il paru d'a¬ bord? — L'homme montagnard. — Qu'est-ce qui sépare l'homme du singe? — Explication des longs bras du singe à forme humaine. — Le gibbon dans la forêt tertiaire. — En quoi conforme au monde miocène 239 Chap. II. — D'où vient l'homme? Preuves nouvelles de sa ressemblance avec le singe. —Question nouvelle qui en résulte. — Comment la résoudre ? — De l'ancêtre commun 249 Chap. III. — Unité ou pluralité des origines de l'espèce humaine 254 Chap. IV. — Conclusion. — Quand la science se tait, c'est à la poésie de'parler. — L'Adam tertiaire. — L'Adain de la Bible. — Le Caliban de Shakespeare 261 Chap. V. — L'homme n'a pu naître dans une île. — Loi générale de la succession des faunes. — Du rapport des grands mammifères avec la formation des continents. — Mammifères tertiaires. — Que faut-il en. conclure pour les continents de celte époque? — Quelle est la cause de la diminution de taille des mammifères d'Amérique? — — L'homme fait exception. — Pourquoi? 268 358 TABLE DU TOME PREMIER Pagés. Chap. VI. — L'homme et les grands vertébrés de la faune quaternaire. — Réponse à une question du xviiie siècle. — Première lutte de l'homme et des carnassiers. — Psy¬ chologie de l'homme quaternaire. — Première formation des sociétés. — Pourquoi l'enfance de l'espèce humaine a été prolongée si longtemps 281 Chap. VII. — Psychologie de l'homme fossile. — Com¬ ment l'esprit intérieur a modelé les crânes 287 Chap. VIII. — Le règne humain. — Embarras du naturaliste à l'apparition de l'homme. — Caractère essentiel oublié dans les définitions de l'homme. — A quel rang le placer? — La locomotion dans le temps. — Une imper¬ fection de la science. — Comment l'homme résume en lui les époques de la nature vivante.. 290 Chap. IX. — Mort d'une race humaine. — Effets d'un brusque passage d'un âge du monde à un autre âge dans la même race 303 Chap. X. — Où est le remède ? — Effets d'un brusque changement de température civile. — Etouffement des hommes rouges par les hommes pâles. — Pourquoi et comment disparaissent certaines espèces à certaines époques. — Crise de croissance. — Crise de douleur. — Nouvel élément de critique. — Plainte des races qui s'éteignent ■ 310 LIVRE SEPTIÈME. l'homme. Chapitre I. — Si la première époque de l'apparition de l'homme a été l'époque glaciaire ? — Tableau de cette époque. — L'homme et l'ours de caverne. — L'homme et le mammouth 317 Chap. II. — L'homme et le renne. — Première éducation de l'homme par l'animal. — Art du dessin de l'homme fossile. — Age du renne. — Comparaison avec l'état de l'homme dans la Sibérie actuelle 326 Chap.. III. — La France centrale à l'époque du renne. . . 333 TABLE DU TOME PREMIER 359 Pages, Ciiaf. IV. — Première idée de l'immortalité dans l'homme fossile. — Premier germe des religions et des dieux. . 335 Chap. V. — Que l'homme n'a pu naître à l'époque glaciaire. 341 Chap. VI. — Une ère nouvelle. — Disparition du renne de l'Europe centrale 346 Chap. VII. — Un pressentiment confirmé 349' fin de la table du tome premier Clichy. — Imp. Paul Dupont 12, rue du Bac-d'Asnières. — 1002. 8-79. SOU SCRIPT ION NATIONALE A L'ÉDITION DE3: ŒUVRES COMPLÈTES D'EDGAR QUINET I-es admirateurs du greud penseur et du grand écrivain que la France a perdu l'année dernière, ceux qui regrettent dans Edgar Quinet le patriote inébranlable comme l'éloquent et profond philosophe, jugeront tous, comme nous, que le pays qu'J a tant honoré doit un monument à sa mémoire, et que le monument la plus digne de lui serait la publication intégrale de ses i œuvres. Nous proposons donc à ceux de nos concitoyens qui partagent les senti¬ ments que nous avons roués à ce mort illustre, l'ouverture d'une souscrip¬ tion pour aider à préparer et à commencer cette œuvre vraiment nationale Cette souscription serait fixée à 20 francs. Il nous a paru qu'il conviendrait d'inaugurer la série des œuvres d'Edgar Quinet par la publication de sa correspondance inédite, qui ne saurait man¬ quer d'offrir de précieux documents à l'histoire contemporaine. Les personnes - qui enverront une souscription do 20 francs auront droit à recevoir deux volumes de Lettres inédiles, et quatre volumes des Œuvres complètes. Edmond ABOUT, Publiciste; BARDOUX, Député; BATAILLARD, Publicïste; Louis BLANC, Député; H. BUISSON, Député; CAP.NOT, Sénateur; CASTA- . GNAPiY, Conseiller municipal; A. CRÉMIEUX, Sénateur; A. DUMESNIL, Publiciste; J. FERRY, Député ; GERMER -BAILLIÈRE, Conseiller municipal; II ARA NT, Conseiller municipal; A. MARIE; H. MARTIN, Sénateur; LAURENT-PtCIIAT, Sénateur; E. LEFÈVRE, Conseiller municipal; P. MEURICE, Publiciste; E, MILLAUD, Député; E. NOËL, Publiciste; E. PELLETAN, Sénateur; A. PRÊAULT; DrROBIN, Sénateur; SPULLER, Député; TIEBSOT, Député ; VACQUERIE, Publiciste ; E. VALENTIN, Séna¬ teur ; Victor HUGO, Sénatour; V10LLET-LE-DUC, Conseiller municipal. Adresser les souscrivlions à la librairie Germer-Baiilière el C'°. jr ,/ ŒUVRES COMPLÈTES DE EDGAR QUINET Yipgt-six voïumes in-18 : CHAQUE VOLUME SEPAREMENT : 3 FR. 50. Philosophie. — Génie des Religions. Origine des dieux. Les Jésuites. LTJltramonanisme. -introduction A la philosophie de l'histoire. Essai sur Herder. — Examen de la vie de Jésus. Le Christianisme et la Révolution française. Philosophie de l'histoire de France. La Création. L'Esprit Nouveau. Vie et mort du Génie grec. Histoire: Les Révolutions d'Italie. Marnix. fondation de la République des Provinces-Unies. Les Roumain®. La Révolution. Histoire de la campagne de 1813. Voyages. — Critique littéraire: La Grèce moderne. Allemagne et Italie. Mes vacances en Espagne. Histoire de la Poésie. Epopées françaises. Mélanges- Politique et Religion : Enseignement du Peuple. La Révolution religieuse au xixe siècle. Situation morale et politique. La Croisade romaine. La Sainte-Alliance en Portugal. Pologne et Rome. Etat de siège. Le Panthéon. Le siège de Paris et la Défense Nationale. La République. Le Livre de l'Exilé. OEuvres diverses. Poèmes : Prométhée. Napoléon. Les Esclaves. Ahasvérus. Merlin l'Enchan¬ teur. Autobiographie : Histoire de mes Idées. Correspondance. Soc. an d'imp.—PAUL DUPONT, Directeur. 41, rue Jcan-Jacqiics-Rousscau, Paris. (Cl.) CHEATI0K wurf ■