ŒUVRES COMPLÈTES D'EDGAR QUINET L'ENSEIGNEMENT DU PEUPLE ŒUVRES POLITIQUES AVANT L'EXIL SIXIÈME ÉDITION PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET Cic 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 ŒUVRES COMPLÈTES nr. EDGAR OUINET <^ks LIBRAIRIE HACHETTE ET C" I|iIIIES WMPIlïES D'EDGAR P1IEÏ en 30 volumes Tomes. 1 . . . . Le Génie des Religions. II. . . . Les Jésuites. — L'Ultramontanisme. III . . . Le Christianisme et la Révolution française. ' *| Les Révolutions d'Italie (2 volumès). VI . . « Marnix de Sainte-Aldegonde. — Philosophie de l'Histoire de France. VII . . . Les Roumains. — Allemagne et Italie. VIII. . . Premiers travaux. — Introduction à la Philosophie de l'His¬ toire. — Essai sur Herder. — Examen de la vie de Jésus. IX . . . La Grèce moderne. — Histoire de la Poésie. X. . . . Mes vacances en Espagne. XI . . . Ahasvérus. XII. . . Prométhée. — Les Esclaves. XIII. . . Napoléon. Poème (Epuisé). XIV. . . L'Enseignement du peuple. — Œuvres politiques. — Avant l'Exil. XV . . . Histoire de mes Idées (Autobiographie). XVI. . .) XVII . . ) XVIII. .) XIX. . . [ La Révolution (3 volumes). XX. . .) XXI. . . La Campagne de 1815. La Création (2 volumes). XXIV. .' Le livre de l'Exilé. — La Révolution religieuse au XIX0 siècle — Œuvres politiques pendant l'Exil. XXV . . Le Siège de Paris. — Œuvres politiques après l'Exil. XXVI. . La République. — Conditions de régénération de la France. XXVII. . L'Esprit nouveau. XXVIII . Vie et mort du Génie grec. — Appendice. Discours du 29 mars 1875. Merlin l'Enchanteur. XXII . XXIII. xxix. .; xxx . .; Lettres d'Exil cI'Edgar Quinet (4 volumes), Calmann Lévy, éditeur, 1885. Correspondance. Lettres à sa mère (2 volumes). OUVRAGES DE Mmu EDGAR QUINET Mémoires d'Exil (2 volumes), éditeur Lacroix, 1868 (Épuisés). Paris, journal du Siège (1 volume), éditeur Dentu, 1873. Sentiers de France (1 volume), éditeur Dentu, 1875. Edgar Quinet avant l'Exil (1 volume), éditeur Calmann Lévy, 1888. Edgar Quinet depuis l'Exil (1 volume), éditeur Calmann Lévy, 1889. Le Vrai dans l'Education (1 volume), éditeur Calmann Lévy, 1891. Ce que dit la Musique (1 volume), éditeur Calmann Lévy, 1893. La France Idéale (1 volume), éditeur Calmann Lévy, 1895. Paris. — Imp. Paul Dupont (Cl.) 447.4.05 c ŒUVRES COMPLETES D'EDGAR QUINET L'ENSEIGNEMENT DU PEUPLE ŒUVRES POLITIQUES AVANT L'EXIL SEPTIÈME ÉDITION PARIS LIBRAIRIE HACHETTE ET Cl 79, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, 79 L'ENSEIGNEMENT >U PEUPLE PRÉFACE DE 1870 L'unité de ce volume est dans les questions religieuses; de là, son titre général : Politique et Religion, France et Rome. Les ouvrages dont il se compose ne pouvaient se remontrer plus tôt en France. L'Enseignement du Peuple avait eu en 1849 cinq éditions. Nous crûmes que rien ne s'opposait à ce qu'il s'en fit une sixième en 1858. Mais l'im¬ pression commencée fut tout à coup interrompue par une recrudescence de terreur. Il revoit le jour après un étouffement de vingt ans. Une génération a passé depuis que ces ouvrages ont été publiés, et peut-être sont-ils plus à leur VIII PRÉFACE DE 1870 vraie date aujourd'hui que dans le temps de leur première apparition. Quelques-unes des idées qu'ils contiennent, par exemple la séparation de l'Église et de l'Etat, étaient combattues par les esprits mêmes les plus hardis. Aujourd'hui elles sont admises en théorie, quoique nous en soyons plus loin que jamais dans la pratique. Le nombre des esprits qui adhèrent à une vérité d'abord contestée montre, en croissant, que le monde marche, même quand les faits sont immobiles. Des pages inédites, le Plébiscite et le Concile, ont été ajoutées à ce volume (1) ; c'est la conclu¬ sion qui s'est offerte d'elle-même. On y verra la fausse liberté aboutir, de simulacre en simulacre, en religion au Syllabus, en politique au Césa- risme. Après tant de petites habiletés déçues, tant de duperies volontaires, il semble que les hommes devraient être pris d'une soif ardente de la vérité ; ils pourraient au moins être rassasiés d'escla¬ vage. La France a été enterrée vivante pendant dix- huit ans; elle n'a pu, dans ce long intervalle, (1) Voyez Livre de l'Exilé. PRÉFACE DE 1870 IX produire des idées nouvelles ; mais elle a recueilli celles qui avaient été semées. Elle s'en est obscu¬ rément nourrie, et elle a survécu. Quelle éton¬ nante vitalité cela suppose ! En sortant de cette nuit, elle a gardé quelques stigmates qui n'ont pu encore être effacés. C'est, par exemple, l'habitude contractée, en pleine mort, de séparer les générations vivantes, de les opposer l'une à l'autre, comme des membres d'un corps qui se séparent pour se dissoudre. Dans les époques saines et valides, l'idée ne vient à personne de diviser les générations contempo¬ raines. Toutes ensemble forment la nation et la nation est une. Un autre stigmate de la mort qu'on vient de traverser est cette pensée, qu'il n'y a plus besoin de se dévouer, que le courage, l'héroïsme sont choses surannées, que nous avons conquis tout en dormant, et que nous n'avons qu'à rester sur cet oreiller pour tout garder. Laissons là ces pensées de mort, contractées dans la mort. Elles se dissiperont à mesure que la vie reviendra et que le sang recommencera à couler dans les veines. La vérité, la voici : Nous sommes encore nau¬ fragés, en plein abîme. Mais le radeau flotte, il X PREFACE DE 1870 avance. Des points fixes, des lumières errantes, des lignes de côte se dessinent à l'horizon. Ce n'est pas un mirage qui me fait jeter le cri : Terre! terre! Edgar Quinet. Veytaux (Suisse), 1" mai 1873. PRÉFACE DE L'ÉDITION DE 1860 Ce volume s'adresse aux obstinés qui se sou¬ viennent encore de cette vieille cause tant de fois désespérée et ruinée, jamais perdue, la liberté. Ils y verront quelques-uns des derniers efforts qui ont été faits pour la sauver. Notre expérience a été sanglante. Puisse-t-elle profiter à d'autres! Beaucoup de personnes nous prouvent chaque jour, à nous, amis de la liberté, que notre temps est fini. Ils nous jettent en riant la dernière pelletée de terre. Je ne puis pourtant oublier que les principes contenus dans ces ouvrages ont XII PRÉFACE DE L'ÉDITION DE 1860 acquis une évidence incontestable, au prix de ce que nous avions de plus cher. Et lorsque j'entends les acclamations de l'Italie qui ressuscite, ne m'est-il pas permis de penser que j'ai soutenu sa cause, il y a trente ans, lorsqu'elle n'était qu'une utopie aux yeux de presque tout le monde ? Quand on songe combien il a fallu peu d'an¬ nées pour que l'histoire contemporaine soit faus¬ sée, tous les rôles intervertis, le silence et l'oubli répandus sur les actes les plus violents du siècle, on se demande ce que sont devenues la conscience et la mémoire humaine. Si le renversement des faits ne doit pas être irréparable, il est bon que les témoins de ces temps revendiquent la part grande ou petite qui leur revient dans ce passé d'hier. En voyant comme il est déjà dénaturé, je crains que l'on ne nous accuse, un jour, de n'avoir pas fait parler assez haut la vérité. Mais, pour être équitable, on dira qu'il ne s'est pas trouvé un seul endroit sur le continent, où la vérité ait pu être ouvertement et simplement publiée. Une fois que le droit a été violé sur un point, il y a eu, sur tous les autres, une ligue univer¬ selle pour empêcher la conscience de crier. PRÉFACE DE D'ÉDITION DE 1860 XIII Si, après la Saint-BarIhélemi ou la révocation de l'édit de Nantes, il ne se fût pas trouvé un seul Etat où la vérité eût pu se produire, s'il y avait eu une complicité pareille pour empêcher la plainte, qye serait-il arrivé? La conscience hu¬ maine eût péri en ces temps-là, comme elle a péri dans le nôtre. Depuis la chute de la liberté on nous accuse de ne pas être en joie et en liesse. On nous fai un crime d'oser nous souvenir. Il est vrai que nous avons l'audace de n'avoir pas perdu la mémoire; nous poussons le ridicule jusqu'à nous souvenir de nos serments et de tout ce que les hommes avaient honoré jusqu'ici. Le Droit a péri avec nous; chaque jour dé¬ montre l'impossibilité de le rétablir sans nous. Avec la conscience a été engloutie du même coup l'intelligence. On peut déjà se donner le plaisir d'observer l'espèce de maladie morale que la servitude a partout traînée après elle. Car la première chose que Dieu enlève aux hommes avec la liberté, c'est le bon sens. On dirait qu'ils sont enivrés d'un vin empoisonné qui leur ôte le discernement des choses les plus simples. Ils admirent tout dans le plus fort, principalement les coups qu'ils en reçoivent. Qu'il décide à son xiv préface de l'édition de 1860 gré ; tout ce qu'il fait est miraculeux ; et s'il change au même moment, c'est mieux encore. Va-t-il à droite? à merveille! A gauche? prodi¬ gieux ! Retourne-t-il à droite ? Oh ! oh ! c'est du génie! — Donne-moi tes deux mains, que je les lie. — Les voici. C'est pour mon bien. — Et tes pieds, que j'y attache les entraves. — Bon ! c'est pour que je marche plus librement. — Maintenant, mets sur tes épaules ce joug à deux cornes de fer. — J'y suis. Dieux puissants! pourquoi ne l'ai-je nas toujours porté! Ainsi de tous leurs raisonnements ; et n'essayez pas de les en faire changer. Le ressort humain est faussé en eux ; ce ne sont pas des paroles qui le redresseront. Comment de celte démence servile ne naîtrait pas la servitude? Lorsque dans l'ancien monde toute notion de liberté et de droit eut disparu, ceux qui en con servaient la mémoire furent pris d'un grand dé¬ goût de vivre. Ils échappaient à l'universelle flétrissure par le suicide. Rien de semblable ne s'est vu parmi nous, quoique peut-être l'occa¬ sion de mépriser ou de haïr n'ait manqué à per¬ sonne. Est-ce que nous sommes plus attachés à la vie? Est-ce que le regret de la dignité humaine est PRÉFACE . DE L'ÉDITION DE 1860 XV moins profond? Je crois plutôt que l'espérance de la justice a survécu chez nous à tous les démentis de la force. Edgar Quinet. Veytaux, 16 mars 1860, L'ENSEIGNEMENT M PEUPLE i UNE CAUSE DE SERVITUDE VOLONTAIRE. Le février, un miracle social met dans les mains de la France le choix de ses destinées. La France, librement consultée, répond en se pla¬ çant dans l'échelle des peuples libres entre l'Es¬ pagne et Naples. 11 doit y avoir une cause de cette servitude volontaire; l'objet de ces pages est de rechercher cette cause, et, s'il se peut, d'en préserver l'avenir. Lorsque la France républicaine ressaisira ses destinées, quelle solution apportera-t-elle aux problèmes qui se poseront devant elle? Où est le principe qui survivra aux subtilités sous les¬ quelles la liberté a été étouffée? Ce jour-là, le sphynx dévorera quiconque ne répondra pas à la question. l'enseignement du peuple. i 2 UNE CAUSE DE SERVITUDE VOLONTAIRE Certain que les obstacles ne serviront encore une fois. qu'à élever la Révolution française à une nouvelle puissance, et qu'il faut déjà songer à organiser une victoire inévitable, je veux cher¬ cher, ici, sur quel principe devra être établi l'enseignement dans la Démocratie. Ce problème touchant à toute l'organisation sociale, si la solu¬ tion que je propose est la vraie, il n'est pas impossible qu'il en rejaillisse quelque lumière sur ceux mêmes qui semblent s'en écarter le plus. Qu'est-ce en soi que la question de l'enseigne¬ ment? Une question de direction morale. Tout se réduit à demander où est désormais le principe d'autorité. On répond : Dans la religion. J'accepte cette réponse, mais j'insiste et je demande à mon tour : Quelle religion ? Il est trop manifeste que nulle autorité ne peut s'établir sur le principe de trois ou quatre cultes qui, se niant mutuellement, se détruisent l'un par l'autre. Asseoir la société française sur cette base, ".'est l'asseoir dans le vide sur le trépied de l'éter¬ nelle anarchie. Nous sommes accoutumés, en. France, à consi¬ dérer les religions comme un élément particulier qui se développe indépendamment des autres éléments de la société. Personne n'a plus contri¬ bué que Montesquieu à consacrer cette opinion UNE CAUSE DE SERVITUDE VOLONTAIRE 3 dans l'Esprit des lois. Ce sont les pieds d'argile du colosse. Ce grand esprit croit que partout la religion s'est accommodée à la forme politique, et il ne voit pas, au contraire, que c'est la forme politique qui partout s'est réglée sur le moule de l'institu¬ tion religieuse. Il croit que la religion ne doit pas donner des lois; et il ne voit pas que partout, sous toutes les formes, la religion est la loi des lois, c'est-à-dire celle sur laquelle toutes les autres s'ordonnent. Il croit que plus la religion est sévère, plus les lois civiles sont douces; que le principe de la fatalité peut être dans le dogme, celui du libre arbitre dans le code ; et il ne voit pas que la substance de la religion et de la vie civile est la même. C'est Montesquieu qui a enseigné aux publi- cistes à considérer l'élément religieux comme un accessoire sans relation nécessaire avec la vie politique des peuples. Tant que cette mère d'er¬ reurs subsistera, les discussions se passeront à la surface des choses; il n'est pire joug que celui d'une idée fausse. Qui ne voit, en effet, que cette manière d'envi¬ sager ies religions est la plus sûre garantie contre toute émancipation des sacerdoces? Si la consti¬ tution religieuse est un fait insignifiant, sans rela- 4 ONE CAUSE DE SERVITUDE VOLONTAIRE tion avec les autres, pourquoi la changer, pour¬ quoi la réparer ? Une révolution religieuse serait peine perdue. Dans les pays où les cultes sont envisagés à ce point de vue, l'ancienne croyance, quoique tou¬ jours s'affaiblissant et réduite à l'apparence, ne reste pas moins souveraine. On crée deux mondes distincts : l'un comprend la société politique, l'autre la société spirituelle. Ce divorce, qui est dans les esprits, passe dans les choses. Ces pays font des révolutions politiques, et point de révolu¬ tions religieuses, parce qu'ils n'ont plus assez de foi pour cela. Ils se contentent de distinguer la vie publique d'avec la vie intérieure. Ils ont un pied dans l'État, un autre dans l'Église. Mais si, après s'être placés dans l'impossibilité de faire une révolution religieuse, ils renoncent à cette séparation des choses civiles et des choses ecclé¬ siastiques, qui pour eux est la loi de salut, ces mêmes États sont en péril de mort. Là au contraire où la religion, prise par tout le monde au sérieux, a été considérée comme' ce qu'elle est en effet, c'est-à-dire comme la substance des lois, des. gouvernements, des mœurs, on a pensé que l'on ne pouvait rien changer si l'on ne changeait d'abord la religion; d'où il est arrivé que les peuples le plus profondément croyants ont fait des révolutions religieuses, et que ceux qui UNE CAUSE DE SERVITUDE VOLONTAIRE 5 le sont le moins se sont mis dans l'impossibilité d'en faire. En sorte que, par excès même d'indif¬ férence, ils se sont rendus, pour ainsi dire, inca¬ pables d'échapper au joug de la religion qu'ils n'ont plus. Où la révolution religieuse a précédé la révo¬ lution politique, il est certaines conquêtes morales sur lesquelles personne ne songe à revenir. Par¬ tout, au contraire, où la révolution politique s'est accomplie sans que la religion nationale ait été modifiée, vous voyez au même moment d'incroya¬ bles progrès et des retours plus incroyables encore. Dans les temps les plus calmes, vous découvrez, sous le gouvernement le plus libre, l'ancien fonds persistant d'un gouvernement absolu. Vous ne pouvez dire d'aucune réforme, même la plus insi¬ gnifiante, qu'elle est irrévocablement acquise. Vous passez en un jour de l'extrême liberté à l'extrême servitude ; vous touchez à la fois les temps les plus opposés, toujours ballottés entre le moyen âge et la Convention. Dans ces pays, la Révolution n'a pas jeté l'ancre. Le passé vient la ressaisir jusque dans le port. Ils semblent condamnés à d'éternelles tempêtes. Je connais tel de ces États où l'on passe la journée à se demander si l'on sera gouverné le soir par Babeuf ou par Grégoire VII, ou encore par tous les deux à la fois, ce qui n'est point im- 6 UNE CAUSE DE SERVITUDE VOLONTAIRE possible. Là il n'est jamais certain que deux et deux font quatre. La chose est solennellement contestée tous les quinze ans en présence de tous les pouvoirs de l'État ; et l'on n'imagine pas quelle dépense d'éloquence il sè fait à ces occasions pour et contre. Cela forme une partie des monuments oratoires de ces populations. Au reste, la complaisance que ces peuples met¬ tent à se laisser asservir est ce qui trompe le plus les princes et les pouvoirs publics. Elle devient pour eux une tentation prodigieuse à laquelle nul d'entre eux n'a encore su résister; et c'est là ce qui cause leur ruine violente. Une telle commodité d'usurpation les poussant à abuser de la servitude, ils ne tardent pas à la détruire par son insolence même; car ces peuples semblent ne s'apercevoir qu'ils ont perdu quelque chose que le jour où il ne leur reste plus rien à perdre. Alors on les voit regagner en un jour, en une heure, fort au delà de ce qu'ils se sont laissé enlever, quelquefois en un demi-siècle. En 1617, le plus grand esprit de l'Italie écrivait ceci : « Je ne croirai jamais à un changement « dans l'État si je n'en vois un dans la religion. « Mais on ne s'aperçoit pas que rien de pareil se « prépare; au contraire, l'ancienne s'invétère de « jour en jour. » Ainsi, ce qui frappe dans ces États, c'est que, une cause de servitude volontaire 7 l'indifférence totale en matière religieuse les aveu¬ glant sur l'importance des questions de cette na¬ ture, ils sont infailliblement dupes dans toute affaire où la religion est mêlée. Que nous fait, disent-ils, cette religion? Vaut- elle la peine qu'on s'en occupe? Elle est morte! Disant cela, ils sont liés et garrottés; ceux qui ne le sont pas s'amusent à garrotter les autres. Peu importe, reprennent-ils; cette Église, il est vrai, commande nos armées; elle dirige notre gouvernement, elle nomme nos inquisiteurs d'État, elle fait le plan de nos expéditions, elle ordonne, elle règne, elle gouverne; mais, encore une fois, qu'est-ce que cela prouve ? Elle n'existe pas. Après cela, qui se chargera de démontrer que si telle religion est morte, comme on le dit, là préci¬ sément est le danger ; qu'une religion vivante peut bien imposer à un État une forme despo¬ tique, mais que du moins elle lui communique une partie de sa force, tandis qu'une religion morte communique infailliblement sa mort à l'Etat, au peuple qui y reste politiquement et organique¬ ment attaché? Liez donc un vivant à un cadavre, et dites-moi s'il n'y a, dans cet arrangement, nul inconvénient pour le premier. Ce que les anciens craignaient le plus était la contagion de la mort des dieux. Inutiles discours, incompréhensible métaphy- 8 UNE CAUSE DE SERVITUDE VOLONTAIRE sique ! Ils veulent continuer de marcher jusqu'au bout enchaînés au moyen âge sans regarder une seule fois cette difficulté en face. Est-ce pusillanimité d'esprit? Mais comment taxer de pusillanimes des gens si intrépides? Le monde romain a péri pour cela. Que disait-il par la bouche de Pilate et de Festus? « Ce sont des « subtilités dont nous ne nous occupons pas ; nous « les laissons aux Juifs. » Vous savez ce qui en arriva. Puisque le raisonnement sur ce sujet paraît inutile, je me contenterai de rapporter l'histoire qui suit : elle se passait mille ans avant Jésus- Christ. Des captifs, les uns prisonniers de guerre, les autres enlevés sur les rivages, étaient entassés dans une galère grecque de Ténédos, et le maître du vaisseau cinglait vers un port d'Italie où il de¬ vait les vendre. Au milieu de la nuit, les captifs brisent leurs liens; ils s'emparent de l'équipage. Ce fut une grande fête ; l'Océan n'avait pas encore entendu de pareils cris de joie. L'un des prisonniers s'approcha de ses compa¬ gnons, et leur dit : « Une chose m'inquiète, c'est de voir que vous laissez le gouvernail entre les mains qui vous conduisaient au marché. » En effet, un vieillard qui semblait étranger à tout ce qui se passait autour de lui tenait le gouver- UNE CAUSE DE SERVITUDE VOLONTAIRE 9 nail, et il avait ses yeux attachés sur une étoile. « Eh quoi! répondirent.les captifs, ne voyez- vous pas que ce vieillard regarde dans les nues, et qu'il ne se mêle en rien de ce qui se passe parmi nous? Vous avez peur de ce bâton vermoulu dans ses mains tremblantes ; mais voyez donc son âge : c'est vraiment folie de croire qu'il pourrait mouvoir ce vaisseau. Vous avez, mon ami, besoin d'ellébore. » Ainsi ils renvoyèrent le bon conseil¬ ler, et ils continuèrent de cingler joyeusement vers les Iles Fortunées. Cependant le vieillard, toujours souriant, ne quittait pas le gouvernail; il fit si bien, qu'en ra¬ sant un rivage, d'un seul coup de timon, voilà le vaisseau dans le port. C'était justement celui de Tarente, fameux entre tous pour la vente des esclaves. En un moment, les marchands qui atten¬ daient la cargaison se précipitent armés sur les captifs; ils leur rendent leurs chaînes, et chacun est vendu vingt deniers. Depuis ce moment, aucun d'eux n'entendit jamais parler d'un vaisseau sans demander qui tenait le gouvernail. Cette histoire est trop ancienne, dites-vous ; je le veux bien. Écoutez donc cette autre, elle est tout aussi vraie, mais elle a deux mille ans de moins. Il s'agit d'un fondeur de Florence, vrai patriote, qui toute sa vie chercha le bien et mourut déses- 10 UNE CAUSE DE SERVITUDE VOLONTAIRE péré de ne l'avoir pas trouvé. Il voulut un jour couler la statue d'un héros pour en faire don à sa patrie; par malheur, il n'avait dans son atelier que le moule d'un cheval de quadrige. Peu importe, pensa-t-il en lui-même; je combinerai si bien les matières que je réparerai cet inconvénient; et, en effet, il versa dans le moule les matières les plus précieuses, l'or et l'argent mêlés d'une manière admirable. C'est étonnant, dit-il lorsque l'œuvre fut achevée ; je voulais un héros, et je n'ai qu'un cheval. Évi¬ demment ma combinaison ne vaut rien. Brisant la statue, c'est, dit-il, la faute de l'or et de l'argent ; essayons le bronze, voilà le vrai métal du sculp¬ teur. Il employa ce qui lui restait de biens à se fournir d'un bronze sans défauts ; versant ce nou¬ veau métal dans le même moule, il resta quelque temps plein d'angoisse, jusqu'à ce que l'œuvre fût achevée. Quoi, dit-il lorsqu'il la vit, encore une fois un cheval, et je n'obtiendrai jamais le héros! Le sort est jeté sur ma maison. Et il brisa la statue de bronze, comme il avait fait de celle d'or et d'argent. Ces riches métaux sont perfides, reprit-il en lui- même; ce qui rendra ingénument ma pensée, c'est la pure argile, fille innocente de la terre. Ayant rempli l'ancien moule d'argile, il lui donna le temps de sécher. Après quoi, dans une inquié- UNE CAUSE DE SERVITUDE VOLONTAIRE 11 tude inexprimable, il jeta de nouveau les yeux sur son œuvre ; et c'était encore une fois un cheval d'argile au lieu d'un héros. De nouveau il brisa la statue ; il la mit en poussière, et, cette fois, il tomba dans le désespoir. Quoi! disait-il, j'ai usé de toutes les forces de la création, et je n'ai jamais pu changer la forme ancienne. La malédiction est sur moi ! Ainsi il se. plaignait de la destinée, et ses amis ne purent jamais lui faire comprendre que, pour changer une forme, il faut changer le moule. 0 mes amis, artistes incomparables, combien de fois avez-vous déjà brisé votre statue! en 1789, en 18-15, en 183.0, en 1848! toujours l'ancienne forme, toujours le cheval du quadrige, et jamais le demi-dieu; prenez garde d'épuiser vainement, dans ce travail, toute l'argile du globe! II l'expérience. Pendant dix ans j'avais travaillé sans relâche à démontrer deux choses : l'une, que tous les États catholiques périssent ; l'autre, que la liberté poli¬ tique est irréalisable dans ces sortes d'États. J'avais montré l'Italie esclave de toute l'Europe, l'Espagne esclave au dedans, le Portugal esclave au dedans et au dehors, l'Irlande esclave de l'An¬ gleterre, laPologne esclave delà Russie, la Bohême, la Hongrie, esclaves de l'Autriche, l'Autriche elle- même, mère de toute servitude, dans la servitude de la Russie. Cherchant le même avertissement au delà de l'Europe, j'avais montré, en Amérique, d'un côté la fortune croissante des États-Unis hérétiques, ded'autre, la servitude des démocrates et des mo¬ narchies catholiques dans les États du Sud ; chez les premiers, Washington ; chez les seconds, Rosas. Frappé de cette démonstration de ruines qui ne souffre aucune exception sur toute la surface du globe, j'avais adjuré mon pays, tout en conservant et respectant la liberté de conscience, de se garder l'expérience 13 politiquement et temporellement cle la domination catholique, puisque chez tous les peuples mo¬ dernes elle avait été l'ayant-courrière cle la disso¬ lution et de l'asservissement. Cent fois j'avais posé la question dans les termes suivants : Voyez l'histoire des peuples liés à la papauté; tous ils sont tombés. Vous seuls restez encore debout; prenez garde dans ce chemin qui a mené tous les autres à la ruine. Je n'envisage pas ce que l'Église romaine est ou n'est pas dans le royaume invisible; mais je dis, j'affirme qu'au seul point cle vue temporel, tout peuple qui iden¬ tifie sa destinée avec celle cle l'Église romaine est un peuple perdu. Si vous croyez, conservez votre foi. Si vous voulez rester un peuple, faites que votre Église n'intervienne en rien clans la conduite cle vos affaires. Du reste, je savais combien cette séparation que je demandais est chose difficile; car j'avais tou¬ jours tenu pour certain qu'une religion nationale est le principe fondamental sur lequel s'ordonne l'État, et qu'en quelque situation qu'elle se trouve, aussi longtemps qu'elle subsiste ou paraît sub¬ sister, elle communique à une nation ou la durée, ou l'être, ou le semblant, ou le néant, sans qu'au¬ cun des efforts faits pour contrarier cette loi puisse réussir à en détruire entièrement l'effet. Telles étaient les idées que je travaillais à faire 14 l'expérience prévaloir au moment de l'explosion du 24 février. Ce jour-là je crus à l'émancipation de la France... Vous qui voulez connaître combien il y a loin d'une pensée démontrée à une pensée réalisée, et com¬ bien de fois il faut recommencer le même ouvraae, o 7 c'est pour vous que j'achève ce récit, J'étais, dis-je, tout plein de l'idée du péril per¬ manent que fait courir à la France sa solidarité avec le catholicisme. Le lendemain du jour d'éman¬ cipation, d'ardents amis me pressent d'accourir au pied de la montagne Geneviève. Il s'agissait pour nous d'inaugurer de nos mains la victoire de la philosophie. J'arrive; la place était déjà remplie d'un peuple frémissant d'enthousiasme. Je m'arrête au bord de la fosse où l'arbre allait être enraciné. Sur l'autre bord était notre maire, le sculpteur David d'Angers, qui n'a point, j'imagine, perdu le souvenir de ce moment. Un murmure solennel s'échappe de cette foule attendrie. Elle se découvre, il se fait un moment de silence sacré. Du fond de la terre surgit, porté par l'enthousiasme, un homme en surplis. Il ouvre ses lèvres, auxquelles étaient suspendus des milliers d'hommes; et voici les paroles qui tombent dans la fosse : « Messieurs, cet arbre de la liberté vous est donné par les dames du Sacré-Cœur. » — Mille.voix répondirent ; l'ac¬ cent en monta jusqu'aux nues! 0 sublime ironie de la Bible, je te savourai en ce moment dans toute l'expérience 15 ta grandeur! Ton enseignement ne sera pas perdu pour moi ! Que signifiait le baptême qu'était allé chercher la Révolution de 1848? Le voici : En France, toute révolution qui reconnaît qu'elle n'a pas en soi une force morale assez grande pour soutenir et sauver la société est une révolution qui se livre. Déclarer qu'elle a besoin d'une autre puissance que la sienne, c'est tomber sous la dé¬ pendance de cette puissance étrangère. Rien au monde ne peut corriger ce premier manque de foi. Quelle est la différence de la Révolution de 1789 et de celle de 1848? La première a cru qu'elle pouvait sauver le monde par sa propre énergie spirituelle ; elle a enfanté les grandes choses et les grands hommes que l'on connaît. La seconde a cru qu'elle ne pouvait sauver le monde si. elle n'avait l'appui du prêtre. Elle est allée nécessairement aboutir à l'expédition romaine. Singulière idée de croire que les révolutions se sauvent par la timidité d'esprit! Se faire petites, se renfermer dans une seule question, mauvaise politique pour elles. La condition de leur succès est d'intéresser à leur victoire et de ranger en ba¬ taille toutes les facultés de l'esprit humain. Le mot de Danton n'est pas seulement vrai contre les armées étrangères; il l'est cent fois davantage contre les puissances coalisées de la tradition. 16 l'expérience La Piévolution de 1848 a recommencé le jeu de Sixte V. Elle a cru faire son chemin en s'inclinant et s'appuyant sur des béquilles. Il ne faudrait pourtant pas en prendre l'habitude; car ce moyen ne réussit pas à tous; il serait temps peut-être de se redresser et de montrer que l'on peut comme d'autres se tenir sur ses pieds. La scène de la bénédiction des arbres de la li¬ berté a été répétée, pour ainsi dire/chaque jour dans l'Assemblée constituante. Que l'on ne dise pas qu'un peuple ne perd rien dans le servage. Dès les premiers moments on put voir combien le principe vital de la société française avait été dénaturé pendant cette captivité étrangère où la France avait été retenue depuis Waterloo. Com¬ bien d'idées avaient été ensevelies sous terre de¬ puis les invasions! combien avaient subi la rouille' l'esprit national paraissait avoir perdu sa trempe. Un prisonnier retenu longtemps dans les ténè¬ bres, s'il est brusquement délivré, est blessé par la lumière; de même, la France ne pouvait plus supporter l'éclat des principes de droit public qui avaient fait son émancipation il y a un demi-siècle. Il fallait cl'abord que ces principes fussent non seu¬ lement voilés, mais niés. On en vit un exemple saisissant dès la première séance. L'Assemblée, sortie de la fournaise de la révo- l'expérience 17 lution, se plaça aussitôt par le choix de son prési¬ dent sous l'invocation du parti catholique; et les masses de ténèbres accumulées dans Y Histoire par¬ lementaire devinrent comme la doctrine officielle de notre régénération. Le lendemain, il se trouva un ministre, homme de talent et de cœur, qui crut qu'une question aussi débattue que celle du divorce, résolue chez toutes les nations civilisées, hormis les nations catholi¬ ques, Prusse, Allemagne, Hollande, Russie, pays Slaves, Suède, Grèce, Moldavie, Valachie, An¬ gleterre, États-Unis, Suisse, Autriche même, n'avait besoin que d'être présentée pour être acceptée en France le lendemain d'une révolution démocratique. Qui ne se souvient de l'affreux scan¬ dale qu'excita parmi nous un pareil projet de loi? Comment ! proposer que la doctrine catholique sur le mariage cessât d'être imposée comme règle de droit civil même à ceux qui ne sont pas catho¬ liques! Blesser ainsi la loi suprême d'intolérance! Prendre au sérieux la liberté des cultes! la faire entrer, comme nos pères, dans le droit civil! Il n'y eut qu'une voix pour condamner un pareil blas¬ phème! c'était, disait-on, détruire la famille. Piien qu'un juif avaitété capable de cette énormité. Il retira sa proposition et lit bien. Nous nous si¬ gnâmes plus de dix fois, comme dit Brantôme du chevalier Bayard. Nous débutâmes ainsi, en nous 18 l'expérience plaçant dès l'origine au-dessous du droit public de l'Autriche, et tout fut réparé, grâce a Dieu. Lecteur, dis-moi à quelle époque de l'histoire profane ou sacrée s'adressent les paroles suivantes de Montesquieu : « Une bigoterie universelle abattit les | courages et engourdit tout l'empire. » Je continue. Quand on vit la France de 1848 débuter ainsi sur une question aussi élémentaire, on put se de¬ mander jusqu'où irait la chute. Étrange avertissement que celui d'une révolution triomphante qui commençait par s'agenouiller de¬ vant ses ennemis implacables et par leur demander grâce! Les vainqueurs voulurent à tout prix se faire amnistier ; et, comme en cela même on ne garda pas la mesure, plus on suppliait les vaincus et plus ils devenaient hautains. Bientôt, comme cela était inévitable, ceux-ci arrivèrent au mépris, soupçonnant que l'on ne pouvait se passer d'eux, et que tant d'humilité de la part des victorieux ve¬ nait peut-être de quelque manque de foi dans la victoire. Au milieu de ce renversement imprévu, le parti du clergé fut le seul, qui, passé le premier mo¬ ment de confusion, s'orienta aussitôt du haut de ses tours, le seul qui retrouva sa voie, le seul qui sut profiter de tout, le seul qui, pendant que les autres s'agitaient et se remuaient sans profit, sai- l'expérience 19 sissait d'une main sûre l'avenir du lendemain. L'indifférence en matière religieuse s'alliant chez un grand nombre des- républicains de la Cons¬ tituante à une secrète peur de se commettre avec la puissance du clergé, il arriva qu'ils furent à la fois dupes et de leur peur et de leur indifférence. L'une les conduisait à faire d'énormes concessions que l'autre leur faisait regarder comme insigni¬ fiantes; si bien que. chaque jour, ils s'enchaînaient davantage, sans même l'apercevoir; et c'était là une triste épreuve pour ceux qui, étrangers à une pareille illusion, assistaient à cette renaissance de la servitude sans pouvoir l'empêcher. Que le ciel leur épargne une nou velle expérience de ce genre ! Car, si un tel spectacle est cruel dans tous les cas, il devient insupportable quand ce sont les amis les plus sûrs, les plus éprou¬ vés de la liberté qui, à leur insu, travaillent à la détruire. L'illusion était, si complète, que l'on renversait presque toujours d'une main ce que l'on faisait de l'autre. On voulait, par exemple, la liberté de l'ensei gnement ; mais, en votant, presque sans tolérer de discussion, le salaire des clergés, on rendait cette liberté impossible, puisqu'on détruisait ce qui en est la première condition, l'égalité. On proclamait l'égalité des cultes; mais on dé- 20 l'expérience cidait que cette déclaration serait inaugurée par Monseigneur l'archevêque de Paris; en sorte que tous ceuxquine voulaientpasfaireprofessionde foi catholique étaient exclus par le fait de la déclara¬ tion de l'égalité des cultes. Dans leur langage officiel, les plus anciens ré¬ publicains, ceux qui avaient acquis le droit de parler au nom de la Révolution, déclaraient la France républicaine et catholique. Si un ministre ouvrait la bouche pour parler du pape, c'était le Guicle de nos consciences. Par des paroles et des actes de ce genre, on pensait ne rien faire autre chose que conquérir à la République la faveur de l'Église, et l'on ne sentait pas que l'on était, soi- même, envahi et conquis. On pensait que ces prin¬ cipes de convention n'auraient pas de conséquen¬ ces ; et l'on ne voyait pas que l'on semait derrière soi les dents de Cadmus, qu'on se plaçait sur une pente invincible, que de telles paroles et de tels actes, c'étaient des chaînes. On se vantait de vain¬ cre ainsi l'hostilité du clergé, et l'on ne soupçon¬ nait, pas que chacune de ces victoires était une ruine. A la fin, d'habiletés en habiletés, de succès en succès, de triomphes en triomphes, on se ré¬ veilla dans le gouffre de l'expédition catholique de Rome. Est-il bien sûr que le réveil soit com¬ plet ? Otez de la discussion une certaine fièvre contre l'expérience 21 les personnes oii contre les systèmes politiques, est-il bien sûr que cette expérience ait fait tomber les écailles des yeux? Qui a tiré les conséquences des principes? Qui a fait faire un pas à la philo¬ sophie? On nous accuse d'être des barbares. Oui, nous sommes, en effet, les -vrais compagnons d'Attila. Il suffit de nous montrer dans le loin¬ tain l'ombre d'une tiare, voilà la troupe des bar¬ bares qui s'agenouille et demande merci pour tant d'audace. A-t-on assez vu, assez senti, assez prouvé, as¬ sez compris que la France a perdu la clef de sa position, son pas des Thermopyles? Ah! vous vous flattez de n'avoir frappé, du même coup, que deux peuples étrangers. Détrompez- vous. Après tout, l'Italie pouvait vous dire, comme Ferrucci: Tu poignardes un homme mort. Prenez- v garde. C'est bien vous-même que vous avez frappé de l'épée. Fasse le ciel que vous ne vous en aper¬ ceviez pas trop tard ! Mais de quoi vais-je m'inquiéter? En identifiant sa cause avec celle du papisme, en extirpant dans son germe le principe de la nationalité italienne, la France a donné à sa religion le plus grand, le plus auguste, le plus magnifique gage qu'elle eût entre les mains ; car elle s'est livrée elle-même ; elle a fait, sur l'autel de saint Pierre, le sacrifice pieux de sa propre nationalité. Elle s'est, autant 22 l'expérience que possible, anéantie politiquement dans une immolation mystique. Quoi de plus respectable, quoi de plus saint, que de s'exténuer, de se fla¬ geller, de se livrer, de se perdre volontairement en renouvelant contre soi-même les divins stig¬ mates des invasions et des traités de 1815 ! 0 cé¬ leste suicide! c'est ce que Savonarole appelait pour les nations : l'art de bien mourir. Oui, il est beau de voir le peuple hébreu s'en¬ sevelir tout vivant pour la gloire de son temple. Qui n'envierait cette gloire? Tous les siècles ont ad¬ miré un pareil holocauste. Puisque nous consom¬ mons avec la même foi le sacrifice de nous-mêmes, soyons tranquilles ! l'avenir saura bien nous payer tous d'une même admiration. Quand viendra pour l'Occident. le jour de la lutte suprême, vous regarderez de tous les côtés de l'horizon, et vous appellerez: Italiens, Hon¬ grois, Romains, Vénitiens, Piémontais, Lombards, Moldaves, Vainques, Polonais, Allemands, ô mes frères, secourez votre frère ! la solidarité nous lie, c'est la meilleure des vertus humanitaires. Déri¬ sion ! chacun d'eux vous montrera en ricanant ses cadavres et les plaies que vous avez faites. Alors il vous faudra retirer en toute hâte votre couteau sanglant des flancs de l'Italie, et vous en couvrir vous-mêmes; car vous serez seuls ce jour-là pour vaincre. Ce sera votre expiation! l'expérience 23 Nul spectacle plus cruel. J'ai vu un grand peuple qui, clans son sommeil, s'était laissé en¬ lever les principes qui font sa force; il était sem¬ blable dans cet état à Samson, auquel ses enne¬ mis avaient retranché sa chevelure. Comment le géant qui faisait la terreur des rois est-il devenu plus faible qu'un roseau? Ses ad¬ versaires se jouaient de lui comme d'un enfant, ou plutôt des enfants le menaient à la lisière ; ils le couvraient d'opprobres : « Ah ! c'est toi qui d'une main renversais les trônes et brisais les ar¬ mées! c'est toi qui faisais une révolution en te jouant! maintenant que ta force est tombée sous le ciseau, que tu as livré toi-môme le secret de ta puissance, voyons donc, beau roi, ce que tu sais faire ! » Et ils continuaient ainsi de le railler. Ils voulu¬ rent même l'aveugler en prétendant l'éclairer; ils essayèrent par mille moyens de lui crever les yeux et de le retenir dans les ténèbres. Insensés, qui ne voient pas que si le géant se laisse aveugler, ils sont eux-mêmes perdus, puisque, dans les ténè¬ bres, il ébranlera les deux colonnes sur lesquelles tout subsiste et il s'ensevelira avec eux sous les décombres. Mais, au contraire, s'il veille pour qu'on n'aveugle pas en lui l'oeil de la conscience, de la justice, de la raison, au lieu de tout abimer, il élèvera de ces fortes mains (car je vois déjà 24 l'expérience renaître la chevelure du Samson tonsuré) la de¬ meure où doivent habiter les trois soeurs, liberté, égalité, fraternité, qui sont dispersées sur la terre. III PROBLÈME SOCIAL ET RELIGIEUX. Le catholicisme étant la religion nationale, comment établir la liberté moderne sur un prin¬ cipe religieux qui la repousse? Ce problème est le fond de l'histoire de France, depuis soixante ans; il se retrouve en tout; il peut être posé dans les mêmes termes pour chacun des éléments de la société laïque. Car il est certain qu'aujourd'hui du moins la nation française semble ne vouloir renoncer ni à la religion catholique ni à liberté moderne; nous prétendons maintenir l'une avec la ténacité de l'habitude, l'autre, avec l'enthousiasme de la nou¬ veauté. Telle est la vérité pratique. C'est là ce qui complique, pour nous, le problème social de diffi¬ cultés extraordinaires. Comment les résoudre? Rien ne sert de supprimer en idée l'un ou l'autre de ces éléments. Encore une fois, la France veut conserver deux contraires. Que doit-il en résulter? Voilà la question. Supposez qu'un nouveau changement éclate ; 26 PROBLÈME SOCIAL ET RELIGIEUX ou le catholicisme sera persécuté, ou il s'abritera dans l'indifférence. Dans le premier cas, la per¬ sécution servira à le ranimer ; dans le second cas, c'eslpar l'indifférence qu'il sera sauvé; dans tous, il survivra, puisqu'au milieu de tant de tourmentes il ne se découvre aucun système qui se donne hardiment pour son successeur. Je connais pour les peuples deux moyens d'é¬ chapper à la ruine qu'entraine avec soi le déclin d'une religion nationale : le premier est de faire une révolution religieuse, c'est-à-dire de substi¬ tuer à une religion vieille une religion nouvelle. Les Allemands, les Russes, les Anglais, les Sué¬ dois, les Américains des États-Unis, ont grandi par ce système ; mais rien ne marque que vous entriez dans cette voie, et je crois inutile d'y in¬ sister davantage. La seconde manière, convenable aux peuples qui n'ont plus de foi positive, et qui, par là, se¬ raient incapables de réformer leur croyance, est de séparer absolument la société laïque de la société ecclésiastique. Ces peuples peuvent ainsi se sau¬ ver du naufrage en rompant le lien qui les rattache politiquement à une église menacée de périr. Ce moyen, toutefois inférieur au premier, ne peut être efficace qu'à condition que la séparation soit absolue; le moindre lien temporel qui subsiste peut amener la ruine; car ce qui est un déclin pour PROBLÈME SOCIAL ET RELIGIEUX 27 une Église devient aisément une chute irréparable pour une nation. Combien de nationalités vivantes l'Église ro¬ maine n'a-t-elle pas déjà ensevelies sans pâlir! Quoique déclinant toujours, elle peut encore con¬ tinuer de régner par son isolement même; au lieu que la nation qui décline est remplacée aussitôt par une autre qui grandit à sa place. Tel peuple qui croit n'avoir fait que descendre a vraiment disparu dans l'abîme creusé par son Église. De là, le cri de salut des États modernes catholiques, depuis l'affaissement successif de leur système re¬ ligieux, a été celui-ci: Séparation de l'Église et de l'État. Voyant la grande nef qui menaçait de sombrer, ils ont coupé le câble. Malheur à ceux qui le renouent ! À ne considérer que les choses temporelles, la condition des peuples est, en effet, toute diffé¬ rente, selon qu'ils ont conservé, comme base de l'organisation sociale, le principe de la caste sa¬ cerdotale, ou selon qu'ils ont échappé à ce régime. Un homme célèbre de notre temps a fait un livre sur la question de savoir: Pourquoi la révolution d'Angleterre a réussi? Je crains qu'il n'ait omis la cause qui renferme toutes les autres. La ré¬ volution d'Angleterre a réussi parce qu'elle a établi un gouvernement de libre discussion sur le fondement d'une religion de libre examen. Le 28 PROBLÈME SOCIAL ET RELIGIEUX principe politique de l'Angleterre s'est confondu avec son principe religieux; et cette unité a per¬ mis à cette société de suivre une marche régulière. La même chose est bien plus vraie encore des Étals-Unis. On répète, d'une manière générale, que le développement de la démocratie en Amé¬ rique repose sur la religion? Mais, encore une fois, quelle religion? C'est ce qu'il fallait dire. Là encore le principe de la vie politique n'est qu'une conséquence du principe de la liberté re¬ ligieuse propre à toutes les sectes protestantes. Ainsi s'explique l'assurance avec laquelle cette société s'engage dans l'avenir. Elle marche en ligne droite vers un but auquel tout concourt, sectes religieuses et partis politiques. Vous demandez en quoi les révolutions d'Angle¬ terre et celles des États-Unis diffèrent des révolu¬ tions de France: la réponse à cette question est contenue dans ce qui précède. Les révolutions d'Angleterre et celles de l'Amé¬ rique du Nord se sont identifiées avec le principe de la religion nationale. L'une et l'autre se meu¬ vent dans l'orbite tracée par une religion positive. Il s'ensuit que ces États ne s'avancent jamais aussi loin que la France; mais aussi il est certaines bornes au delà desquelles ils ne peuvent reculer jamais. Dans un temps où la logique des principes se PROBLÈME SOCIAL ET RELIGIEUX 29 montrait à nu, Charles II, JacquesIId'Angleterre, catholiques de cœur, se croient liés par un enga¬ gement de conscience à l'absolutisme politique comme à une conséquence nécessaire de leur foi. Réciproquement, la haine invétérée de l'Angle¬ terre pour le papisme n'était pas seulement une fièvre religieuse; c'était une horreur naturelle pour le principe de la servitude chez un peuple qui travaillait à fonder sa liberté. L'Angleterre aristocratique s'ordonne au dix- septième siècle sur le plan de l'aristocratie de l'ɬ glise épiscopale. La démocratie des États-Unis s'ordonne au dix- huitième siècle sur le principe de la démocratie de l'Église presbytérienne. Ces deux Etats fondent leur constitution politique sur leur constitution re¬ ligieuse. Lorsque les pays où la religion repose sur le principe de la liberté d'examen viennent à s'éman¬ ciper politiquement, la liberté réste quelque chose de sacré pour tous les partis ; elle conserve dans la poli¬ tique le caractère qui lui a été imprimé par la re¬ ligion. Dans les pays, au contraire, où la liberté d'exa¬ men est proscrite par le principe religieux, la liberté politique, même consacrée par les char¬ tes écrites, est longtemps regardée comme une 30 PROBLÈME SOCIAL ET RELIGIEUX étrangère. Elle a je ne sais quoi de suspect; on sent à toute occasion qu'elle n'est point la fille lé¬ gitime de la maison. L'exception est de la tolérer, la règle est de se défier d'elle, car elle touche à l'hérésie; et, soit qu'on la combatte ou qu'on la serve, on est toujours disposé à la considérer comme une concession dont il faut s'empresser de profiter ou do s'affranchir. Qui ne voit, par là, que le problème social re¬ pose en France sur des données entièrement diffé¬ rentes de celles d'Angleterre et des États-Unis? Ici la religion nationale est en pleine contradiction avec la révolution nationale. L'une et l'autre se heurtent directement. De là cette société porte dans ses flancs une tempête éternelle ; ni la révo¬ lution ne peut se ramener au principe catholique, ni le principe catholique ne peut se ramener au principe de la révolution. La guerre est entre eux par la nature des choses. Il en résulte que la révolution en France n'est réglée, ni gouvernée, ni limitée par une religion ni par une secte quelconque. Sortie des orbites connues dans le monde civil, on ne peut mesurer sa marche sur celle d'aucune Église. La Révolu¬ tion française est elle-même son origine, sa régie, sa limite ; elle ne s'appuie sur personne ; elle ne relève que de soi ; elle dit comme Médée : « Moi seule, et c'est assez! s Elle fait chaque jour son PROBLÈME SOCIAL ET RELIGIEUX 31 dogme au lieu de le modeler sur un dogme an¬ térieur ; elle-même ignore où elle s'arrêtera, car elle a dépassé les bornes de toutes les croyances positives. Par delà les colonnes d'Hercule de l'an¬ cien monde et du nouveau, le Dieu d'aucun sacer¬ doce ne lui a dit encore: Tu n'iras pas plus loin! Un peuple dont la marche s'accomplit régulière¬ ment est celui dont la vie politique n'est que le développement de sa religion nationale; mais si, au contraire, ses institutions politiques ne déri¬ vent pas de ses institutions religieuses, si entre les unes et les autres il y a contradiction, si pour passer de la hiérarchie religieuse à la hiérarchie politique, il faut changer de principe, la vie de ce peuple n'est pas un développement normal, mais une suite de révolutions. Et un pareil ordre de choses ne peut cesser que par L'un ou l'autre de ces moyens: soit que la religion nationale ramène à son principe la constitution politique, soit que le contraire ait lieu; ou encore que l'une ou l'au¬ tre soient séparées de manière à n'avoir rien de commun entre elles ; solution qui souvent tentée n'a été encore réalisée pleinement nulle part, et qui, malgré les apparences, est embarrassée de presque autant de difficultés que les deux autres. La première de ces solutions a été celle de l'Italie. Tant que le principe démocratique y a 32 PROBLÈME SOCIAL ET RELIGIEUX persisté dans les républiques, il formait une con¬ tradiction avec le principe absolutiste delà religion à laquelle appartenait l'Italie, et celle-ci a été tra¬ vaillée par une suite continuelle de révolutions. L'Italie n'a pu trouver de repos qu'en ramenant le principe de sa constitution politique au principe de sa constitution religieuse, je veux dire en chan¬ geant sa liberté contre la servitude et en devenant cadavre, perinde ac cadavcr, ce qui lui a réussi pendant trois siècles. Depuis qu'elle recommence de vivre, chaque mouvement, chaque souffle, pro¬ voque une souffrance intolérable. Tout étant orga¬ nisé chez elle pour la mort sociale, chaque tentative de vie moderne est une guerre déclarée à la nature des choses et une sorte de crime de lèse-papauté. La seconde solution paraît devoir être celle delà Russie, le czar devenant peu à peu le grand pon¬ tife et le principe politique absorbant chaque jour la religion grecque. La troisième solution est celle que tente la France Qu'est-ce en soi que la forme d'autorité consa¬ crée chez nous par la religion nationale ? .L'idéal de l'autorité catholique constituée par le concile de Trente se résume en ceci: L'Église est une monarchie; la souveraineté réside dans le chef qui la communique aux inférieurs, sans que les assem¬ blées aient eu en réalité aucune part de souve¬ raineté effective depuis trois siècles. PROBLÈME SOCIAL ET RELIGIEUX 33 Comment de cette société religieuse pouvez-vous déduire la société politique de nos jours? Cela est évidemment impossible. Gomment de la monarchie religieuse déduire la république politique ? Com¬ ment de la souveraineté absolue du chef de la religion déduire la souveraineté également absolue du peuple? Comment de l'absolutisme déduire la liberté? Comment du culte delà tradition, le culte de la révolution ? Comment de l'élection de l'in¬ férieur par le supérieur déduire logiquement tout le contraire dans le suffrage universel? Comment de l'obéissance aveugle déduire la liberté pleine et entière de discussion? Autant de mots qui se bri¬ sent et se heurtent les uns contre les autres. Tout revient à dire : qu'entre la religion de la France et la politique de la France il y a une contradiction absolue. Si la France n'obéissait qu'au principe catholi¬ que, elle se réglerait sur le modèle de la politique sacrée de Bossuet, et se reposerait immuable¬ ment dans l'absolutisme. Si elle n'obéissait qu'à l'attraction des principes philosophiques qui la travaillent, elle suivrait en droite ligne la direc¬ tion de la liberté moderne. Mais, portant en elle deux principes différents et comme deux âmes, elle ressemble à ces corps qui, attirés par plu ¬ sieurs forces divergentes, parcourent une courbe plus ou moins composée. Depuis les soizante an- l'enseignement du peuple. 2 34 PROBLÈME SOCIAL ET RELIGIEUX nées qui nous séparent du commencement de la Révolution, on peut calculer l'espèce de courbe que suit le corps social, et voici ce que l'observa¬ tion établit à ce sujet. La France est emportée par un vif mouvement de liberté; mais une énorme puissance de servitude l'entraîne en même temps par sa masse.; d'où il résulte que ses élans les plus fiers d'indépendance n'aboutissent souvent qu'à la faire graviter vers un violent servage. Voyez et jugez!-La France s'élance en 1789, elle va tomber en 1804 dans la servitude de l'Em¬ pire. De nouveau, elle prend son essor libéral en 1820, c'est pour retomber dans la servitude de Charles X. En '1830, nouvel essor, suivi d'une nouvelle servitude sous Louis-Philippe. En 1848, l'élan vers la liberté a été plus grand que tout ce qui avait précédé ; la servitude qui a suivi n'a-t-elle pas dépassé toute espérance? Ainsi, après un élan d'affranchissement, une période de servitude: telle est la loi qu'on aperçoit dans le mouvement de la France depuis qu'elle a commencé le cours de ses révolutions. Certes, je ne suis pas inquiet de la disparition nouvelle de vos libertés; je sais bien que vous vous affranchirez encore de tout ce qui vous embar¬ rasse aujourd'hui. Déjà je vois ce moment qui s'approche; je le salue par avance. Mais, sitôt que vous serez libres, quelle nouvelle servitude vous PROBLÈME SOCiAL ET RELIGIEUX 35 forgerez-vous? Voilà ce qui m'inquiète .... Qui pourrait me le dire ? Pour que cette société pût se reposer, il faudrait l'une ou l'autre de ces choses : ou que le principe absolutiste de sa religion fit triompher définitive¬ ment l'absolutisme dans sa politique; ou que le principe démocratique de sa politique lit pénétrer la démocratie et la révolution dans sa religion; alors cesserait l'anarchie. Mais, personne ne son¬ geant, à ce qu'il me parait, sérieusement à cette seconde proposition, et la première, quoique tou¬ jours tentée, ayant toujours échoué, il en résulte que la France, travaillée, consumée au dedans par deux principes opposés, ne peut s'arrêter ni dans la servitude, ni dans la liberté, mais que, transportée tantôt d'enthousiasme, tantôt de fureur, par cette anarchie intestine, elle présente au monde, qui n'a pas son secret, ou la merveille, ou le scan¬ dale de contradictions inexplicables; aujourd'hui fêtant l'Etre suprême, demain écrasant un peuple pour restaurer le pape; et je crains que ceux-là se trompent qui espèrent voir, de leur vivant, la paix véritable, celle des esprits, s'établir dans notre nation. Car je ne connais pour les esprits nulle sécurité hors de la logique; et il semble que notre pays soit constitué de manière non pas à goûter le repos, mais à se travailler sans cesse au profit du monde. Laissons là cette fausse illusion d'un -r«wss 36 PROBLÈME SOCIAL ET RELIGIEUX repos qui ne paraît pas devoir nous être donné jamais, puisque nous en refusons nous-mêmes la première condition en nous obstinant plus que jamais à vouloir assortir des éléments contraires. La France est amoureuse de l'impossible. Cette passion fait les héros, elle ne donne pas la paix. Geignons donc nos reins, car nous attendons la paix, et la paix ne viendra pas. Nous avons fait de grands maux à des peuples qui ne nous en avaient fait aucun; et, soit que nous réparions ces iniquités, soit que nous les expions, rien de cela ne peut se faire en dormant sur le duvet. Si le catholicisme eût été vaincu par la philo¬ sophie ou réciproquement, la France aurait, comme d'autres, suivi pacifiquement sa destinée ; mais la terre n'eût pas été ébranlée et rajeunie par les cataclysmes qui naissent de la guerre éternelle de deux éléments contraires. L'étincelle est toujours près de jaillir de leur choc, pour rallumer le vol¬ can. Dès que l'un de ces éléments s'assoupit, l'autre se réveille et crie aux oreilles de la France : Dors- tu? Alors il faut de nouveau surgir en sursaut, ébranler le globe par quelque coup imprévu. Combien de temps cela durera-t-il ? Aussi long¬ temps que les deux puissances ennemies resteront en face l'une de l'autre sans pouvoir se vaincre ni l'une ni l'autre; et bien heureux ou bien puérils sont ceux qui, en présence de ce duel formidable PROBLÈME SOCIAL ET RELIGIEUX 37 du catholicisme et de la philosophie, espèrent se rendormir tranquilles sur leur chevet. Le combat des deux lutteurs les réveillera jusque sous la terre. Gela soit dit sans qu'il soit besoin d'être prophète. C'est en se heurtant contre le dieu Terme que la France fait jaillir de son front ces explosions de la sagesse divine, ces Minerves tout armées qui réveillent, épouvantent, illuminent le monde. IV ILLUSIONS. Première nécessité de la démocratie pour s'af¬ franchir: sortir de l'illusion. Que sert de s'aveugler volontairement, non pas sur la valeur religieuse d'un dogme (car cet aveu¬ glement peut mener au salut), mais sur les rapports de ce dogme avec les choses temporelles et politi¬ ques? Dans leurs croyances fermes, Bossuet, de Maistre, M. de Bonald, regardaient!'Église en face ; et sans crainte ils concluaient de leur dogme à l'absolutisme. De nos jours sont venus des hommes qui, incertains dans leur foi, ayant besoin delà for¬ tifier par des complaisances pour le monde, ne voyant plus leurs croyances qu'à travers leurs pro¬ pres inventions, se sont bâti à plaisir un Vatican de fantaisie, une fausse église ouverte au libéralisme, c'est-à-dire à l'hérésie, qui les envahit malgré eux. En vain la papauté maudit chacune de leurs espérances. Condamnés parle pape, il continuent leurs rêves, sans avoir ni la foi assez robuste pour se soumettre à leur condamnation, ni l'es- ILÏ,USIONS 39 prit assez libre pour s'absoudre eux-mêmes. Dans cette incertitude, ne sachant être ni avec l'Église, ni avec la philosophie, ils ont failli perdre la France; car ils lui ont communiqué en partie cet esprit chancelant, équivoque, qu'elle n'avait jamais connu. Ils l'ont conduite à renoncer au système tranché de séparation entre les choses de l'Église et les affaires civiles, divorce qui tenait au génie même de la nation ; et, par de fausses illusions ils l'ont ramenée à un mélange monstrueux qui ne cache qu'un vrai néant, où un peuple entier peut disparaître, si l'on ne se hâte de quitter ces pen¬ sées maladives, pour arriver à une vue droite et ferme de la France et du monde. Que voulez-vous et que ne voulez-vous pas? Il faut vous en rendre compte ou périr. Êtes-vous assez fermes dans votre orthodoxie pour ne vous embarrasser en rien des consé¬ quences humaines de la religion à laquelle vous ap¬ partenez? Remontez avec BossuetetM. de Maistre à l'absolutisme; revêtez-vous de ce cilice. Per¬ sonne mieux que moi ne comprend la résolution d'un peuple qui veut être martyr de sa foi. Et qu'importe, après tout, une servitude d'un jour à des hommes assurés de vivre éternellement dans la félicité, pendant que tous les peuples libres de la terre expieront leur liberté hérétique par des flammes éternelles? 40 ILLUSIONS Fermez le cercle des nations catholiques. As¬ seyez-vous sur le sable dans le désert avec l'Italie, l'Espagne, l'Irlande, la Pologne, la Bohème, le Portugal. Périssez pour la gloire de votre croyance! Il y aura de la grandeur dans cette chute volon¬ taire. Au contraire, votre foi n'est-elle pas assez ro¬ buste pour que vous ne vous préoccupiez en rien des conséquences qu'elle peut entraîner pour le salut temporel de votre patrie, revenez à ce que vos pères ont établi. Surtout renoncez à ce mélange informe, à cette capitulation frauduleuse entre le principe de votre religion et le principe politique; car cette confusion est l'abâtardissement de l'un et de l'autre. Vous n'avez, sur ce terrain miné de toutes parts, ni la force de la religion, ni la force de la philosophie. Vous enlrez en guerre avec vous- même, c'est-à-dire avec toutes vos institutions. Vous allez vous heurter contre votre propre génie et ne pouvez ainsi que décliner et périr miséra¬ blement , sans honneur pour vous , sans profit pour personne. Vous avez beau, héroïquetribun, vous faire petit, vous agenouiller àla portede l'église etvous écrier: « 0 prêtres ! ô mes frères ! ouvrez, venez à nous. » Ils se rient de ces vaines amorces. Et, en vérité, qui pourrait les blâmer ? Car enfin ces hommes ne sont pas insensés. Vous leur montrez l'Évangile ILLUSIONS 41 comme un appâl ; vous leur dites de sortir de leur citadelle pour venir vous embrasser dans la liberté démocratique. Vains discours ! Ils voient très bien que, s'ils reviennent au temps de l'Évangile, la hiérarchie du moyen âge s'écroule sur leur tête, tandis qu'ils ont au moins une chance d'en prolon¬ ger la durée en se retranchant dans les ruines Qu'ils vous écoutent, ils sont perdus comme caste, qu'ils se murent au contraire dans le passé, ils ont au moins l'espoir de vous survivre. Comment donc pensez-vous les convertir à leur ruine certaine? Où vîtes-vous jamais une caste consentir à se perdre dans l'égalité? Loin de vous suivre sur ce terrain fictif où vous les conviez, ils font comme ont fait tous leurs pré¬ décesseurs à l'aspect du danger ; ils remontent à leur principe, ils se barricadent dans la logique de leur dogme, là où est pour eux leur raison d'être. Comme tous les corps menacés de périr, ils font appel à l'énergie intime de leur constitution. Lais¬ sant ou rejetant toute situation fausse, ils se re¬ plient sur le fond et la vérité des choses, le catho¬ licisme sur le jésuitisme, le jésuitisme sur l'abso¬ lutisme : voilà pour eux un terrain vrai. Dans cette franchise de situation, ils retrouvent une certaine force pour un dernier combat. Imitez donc, hommes de la liberté, la franchise de vos adversaires. Ils osent être du moyen âge, 42 ILLUSIONS et vous n'oseriez être du dix-neuvième siècle ! Mais quoi ! quand vous avez épuisé toutes les déceptions, désir, tentative, espoir de convertir à vos doctrines le pape, le bas clergé, et qu'il semble impossible de se créer un nouveau leurre, vous les remplacez au moment même par un leurre plus vain que tous les autres. Votre espérance n'est plus dans le pape, ni dans le bas clergé: où donc la placez-vous? En vous-même? Non pas, certes, écoutez! « Constituante et concile, voilà, dit Mazzini, le prince et le pape de Vavenir. » Ne nous abusons plus par les mots ; les choses sont trop sérieuses. Voilà donc, à votre avis, le progrès ; il consiste à remplacer l'absolutisme du papepar l'absolutisme duconcile pour bâtir l'Eglise universelle. Et dans votre empressement à vous tendre de nouveaux pièges, vous ne voyez pas que vous rebâtissez d'une main la servitude que vous renversez del'autre ; que l'idée du concile est plus surannée cent fois que celle de la papauté ; que le concile est vaincu depuis Jean Hus ; que la conscience de chacun a conquis son émancipation; qu'y attenter, c'est précisément revenir à la théo¬ cratie que vous voulez combattre. Si ma conscience proteste contre votre concile, que ferez-vous ? Ou vous me contraindrez de croire, et voilà le droit du moyen âge qui reparait ; ou ILLUSIONS 43 vous respecterez ma liberté, et votre concile n'est plus qu'un mot. Ainsi, toujours marchant d'illusions en illusions, pour que la Révolution de 1848 fit la conquête du monde, vous avez d'abord mis votre appui en Pie IX. De cette hauteur d'espérance, vous êtes descendu par une première chute au bas clergé ; aujourd'hui, commençant à découvrir que l'un et l'autre pourraient bien ajourner encore la liberté, vous en appelez au futur concile. Quand donc en appellerez-vous, comme vos pères, à votre bon droit, à vous-mêmes ? Sortons, au nom du ciel, de ce vain mysticisme où tout s'énerve. Vous voulez combattre les anciens dieux : que ce soit du moins à la lumière du jour. La France, dans les conditions religieuses où elle se place, est assiégée de tous côtés par le passé. De temps en temps elle fait une sortie qu'on appelle une révolution, après quoi elle rentre dans la place, en emportant ses morts toujours renais¬ sants, la liberté et le droit. N'attendons pas que la famine de l'intelligence nous force de capitu¬ ler. Laissez-là ces questions disent-ils ; assez d'autres nous embarrassent. Et moi,je réponds: Si vous ne pouvez d'abordme garantir, avant tout, la liberté de penser, je vous tiens, pour mapart, quittes du reste: 44 ILLUSIONS droit à l'assistance, invalides civils, dames patron¬ nasses, système pénitentiaire, hôpitaux, prisons cellulaires, déportation, je vous rends tous ces dons. De grâce, laissez-moi en échange m'enfon- cer dans ce bois. Illusion des illusions! La révolution politique, civile, s'accomplit aujourd'hui par les masses ; vous en concluez qu'une révolution religieuse de¬ vrait s'accomplir également par les masses du clergé. Cette conséquence est fausse et cette apparence de logique est le contraire de la logi¬ que. Toutes les amorces que la démocratie pourrait tendre au clergé tourneront nécessairement contre elle, par cette unique raison que l'Église est un système monarchique, et que toutes les forces qui lui sont données, de quelque côté qu'elles arrivent, sont, parla nature des choses, dirigées contre le principe de la démocratie. L'Église a toujours eu plus distinctement que les laïques le sentiment éclairé de cette incompati¬ bilité. En 1790, l'Assemblée constituante crut ren¬ dre un grand service au bas clergé en lui rendant le système électif. Qui se révolta le premier contre ce bienfait? Qui se jeta dans la guerre civile, plu¬ tôt que de faire alliance, dans l'Église primitive, avec la démocratie? Le bas clargé. Il sentit très bien que ce prétendu bienfait était sa ruine. ILLUSIONS 45 Que devenait cette autorité mystérieuse qui du Sinaï descendait sur son front, et tenait les intel¬ ligences courbées autour de lui ? L'Assemblée constituante lui proposait de changer ce droit divin contre une autorité que chacun pouvait discuter, accepter ou refuser ; et cet affranchissement des fidèles, on l'appelait l'affranchissement du prê¬ tre. Il est évident que tout était renversé dans cette idée, que le sacerdoce catholique ne pouvait s'y prêter, sans renoncer à ce qui fait son lien avec tous les sacerdoces et particulièrement avec les castes antiques. La constitution civile était à la -prêtrise le sceau du droit divin. Le représentant de Dieu n'était plus que le frère et l'égal des autres hommes. Quelle caste accepta jamais un partage semblable? C'est là ce que le prêtre comprit en 1790 : il le comprendra toujours. L'erreur de l'Assemblée constituante venait de cette idée fausse, que porter la démocratie dans l'Eglise, c'est l'affranchir. Il aurait fallu conclure tout l'opposé, c'est-à-dire que démocratiser le bas clergé, c'est l'exproprier spirituellement sans nulle compensation pour lui. La Constituante renversait le catholicisme sans y penser. Ce n'est pas ainsi que se consomment ces grands changements. Aucun Dieu jusqu'ici n'a été enlevé à l'homme par surprise. 46 ILLUSIONS Veuillez y songer ; ceux qui auraient le plus à perdre dans une organisation démocratique de l'Église sont précisément les membres du bas clergé. Supprimez la domination absolue qu'ils exercent spirituellement sur le peuple, que leur reste-t-il? Si, par l'élection, le prêtre devient dé¬ pendant de ceux qu'il gouverne aujourd'hui, qu'a- t-il à gagner dans ce renversement ? Que parlez-vous du droit d'élection en échange de votre servage spirituel ! Le prêtre de Grégoire VII est roi absolu; il tient dans ses mains la cons¬ cience des peuples ; il les gouverne comme Dieu gouverne la terre, c'est-à-dire, sans avoir besoin d'elle. A cette homme qui marche sur le front de ses sujets, vous offririez d'être nommé, c'est-à-dire jugé par ceux qui aujourd'hui osent à peine dé¬ nouer les cordons de ses souliers. Étrange moyen d'affranchir un souverain absolu que de lui propo¬ ser de se remettre à la discrétion de ceux dont il dispose ! Le prêtre qui porterait le principe démo¬ cratique dans son église risquerait fort d'être à la fois hérétique et dupe ; il changerait une domina¬ tion absolue contre une sujétion certaine. Après tout, nulle d'entre eux ne s'y trompe. Chacun est maître de tout ; qu'a-t-il à faire de la li¬ berté? Impossible de faire passer le prêtre catholique par les transformations qu'ont subies les autres ILLUSIONS 47 pouvoirs. Il ne peut devenir le ministre constitu¬ tionnel du dogme, ni abdiquer le gouvernement plein et entier de votre conscience. On comprend jusqu'à un certain point l'indemnité promise aux anciens éléments de la société; le prêtre est le seul qui, ne puisse entrer dans une composition de ce genre. Le ramener à l'Eglise primitive, c'est le dé¬ pouiller delà toute-puissance que dix-huit siècles ont mise dans ses mains. Lui proposer de partager avec vous le gouvernement de vous-mêmes, c'est lui proposer d'abdiquer pour être libre. Voyez donc, de grâce, cet enchaînement. On croit n'avoir affaire qu'à des hommes ; c'est d'un esprit qu'il s'agit. Le pape pèse sur les évêques, les évêques sur le bas clergé, le bas clergé sur le peuple. Quel est l'anneau de cette chaîne qui con¬ sentira à se rompre le premier? A qui proposerez-vous de renoncer à la domina¬ tion? Et n'est-il pas insensé d'espérer que l'esprit- prètre se dépouillera lui-même clesa plénitude d'au¬ torité ? Ce qui vous trompe, est de voir la hiérarchie ecclésiastique peser de tout son poids sur leprêlre; vous croyez qu'il en est accablé. Nullement. Con¬ sidérez donc combien il se décharge aisément de ce fardeau sur le peuple des fidèles. Esclave de ses supérieurs, il règne sur la conscience de ses inférieurs ; la volupté de cette domination absolue 48 ILLUSIONS rachète pour lui au centuple son servage volontaire. Si vous expropriez le prêtre de sa souveraineté spirituelle, que lui donnerez-vous en compensation de tout un monde d'orgueil? Vous êtes serfs d'esprit et vous prétendez vous racheter du droit divin. Voyons ! Combien me payerez-vous votre servage? A combien l'estimez- vous? Il s'agit d'un infini. Si la société moderne n'a rien à donner au prê¬ tre en compensation de son autorité absolue, il ne peut rien céder sans tout perdre à la fois. Il est, il sera la dernière raison de l'ancienne société. Vous le verrez debout tant qu'il restera un vestige du passé. Rente, capital, propriété, état, pourraient disparaître cent fois de l'Europe avant que le. prê¬ tre eût fait une seule concession. Reconnaissez donc ce principe plus éclatant que le jour : si l'intervention du principe sacerdotal dans les institutions laïques en détruit la liberté, d'autre part, l'intervention du principe démocra¬ tique dans l'Eglise détruit la souveraineté du prêtre ouplutôtle prêtre lui-même; en sorte que ces deux sociétés, l'ecclésiastique et la civile, ne peuvent se pénétrer ni échanger leurs principes, sans ruiner mutuellement la liberté par le prêtre, le prêtre par la liberté. Tant il est vrai que ces deux mondes sont dirigés par des principes contraires, incompa¬ tibles, et que l'on est certain de se tromper quand ILLUSIONS on veut appliquer à l'un ce qui appartient à l'au¬ tre. D'où naissent d'elles-mêmes les conséquences suivantes : qu'il implique contradiction d'attendre qu'une révolution religieuse se fasse dans l'Église par l'initiative du clergé inférieur, puisque cette révolution n'aurait d'autreeffet que de l'exproprier spirituellement ; Que tout espoir de voir le catholicisme de nos jours se démocratiser lui-même est une chimère qui répugne à la nature des choses ; Que cette idée, fausse en soi, sera mortelle à quiconque l'embrassera, croyant ou philosophe, prêtre oulaique; Que toutes les forces qu'une démocratie prêtera, par une illusion de ce genre, à une caste sacerdo¬ tale, tourneront contre la démocratie ; Que si la société politique adoptait le principe de la société ecclésiastique et réciproquement, il s'en- suivraitque, la liber te détruisant l'Église et l'Église la liberté, le résultat serait la dissolution et la mort radicale de la société tant civile que reli¬ gieuse; Que la séparation absolue du domaine ecclésias¬ tique et du domaine civil qui, clans les temps pré¬ cédents, était une garantie de liberté, est devenue une condition de vie et de salut. V LES RELIGIONS D'ÉTAT. Dans les pays où depuis dix-huit siècles les es¬ prits portent le sceau d'une caste sacerdotale, il ar¬ rive nécessairement qu'on s'accoutume à regarder le principe religieux comme le monopole du prê tre. Lui seul possède la source des pensées sacrées; lui seul peut enseigner Dieu à l'homme. Piien ne paraît extraordinaire comme l'idée que le vrai souffle de Dieu se trouve en dehors des églises. Vous ne voulez pas être serf du prêtre; donc vous êtes un impie; cette conséquence suit d'elle- même. En un mot, on n'admet là comme religieux rien que ce qui porte l'empreinte de la caste. Où ce sceau ne paraît pas, tout sentiment est suspect, comme l'or qui ne porte pas la marque officielle. Je vois encore l'horreur qu'inspira à l'Assemblée constituante cette proposition si simple, et qui n'est que le résumé de toutes les révolutions religieuses modernes, à savoir que chaque homme doit tendre à être son prêtre à lui-même. Le scandale fut in- les religions d'état 51 fini; pourtant la révolution était encore sur le seuil. Une des choses qui m'ont le plus étonné, sitôt que j'ai commmencéderét'léchir, a été devoir dans les esprits qui n'ont plus de religion positive, sur¬ vivre la plupart des formes, des habitudes, des antipathies, des préjugés enracinés par un dogme particulier. Ils ne croient plus et ils ont de la meil¬ leure foi du monde tous les préjugés de la croyance qu'ils repoussent. Combien de voltairiens ont horreur de la ré¬ forme, du divorce, autant que le catholique le plus fervent! ils ressemblent à ces hommes auxquels on a retranché unmembreet qùâ continuent néanmoins de souffrir dans le membre qu'ils n'ont plus. Les plus violentes injures contre Luther, père de toute révolution, ont été proférées par des révolution¬ naires qui devenaient l'écho de passions catholiques dont ils n'avaient plus conscience. L'habitude séculaire d'une religion d'État fait que, lorsque la liberté des cultes est proclamée, toutes les croyances reconnues tendent à devenir autant de religions d'État. N'est-il pas manifeste que, dans les lois nouvelles, le catholicisme, le pro¬ testantisme, le judaïsme représentés dans les con¬ seils, à l'exclusion de tout autre culte, deviennent autant de croyances officielles ? Au lieu d'une doc¬ trine infaillible, j'en rencontre trois. Pieste à voir 52 LES RELIGIONS D'ÉTAT si la liberté de conscience y a beaucoup gagné. Quand une religion accoutumée à régner sans rivale est subitement obligée de descendrede cette suprématie, une pareille chute.est immense. Mais elle ne s'accomplit pas en un jour. Un clergé ne se résigne pas aisément à abdiquer une souverai¬ neté absolue de dix-huit siècles. Dans l'espoir de la ressaisir, il consent d'abord à y intéresser ses plus violents adversaires. Avant de s'abaisser à n'être qu'une opinion puissante, l'ancienne reli¬ gion convie celles qu'elle avait combattues précé¬ demment, à partager avec elle son héritage officiel; pour être sûre de conserver l'autorité d'une reli¬ gion d'État, elle consent à en admettre plusieurs. D'autre part, je ne sais quel esprit de parvenu se glisse, çà et là, dans les sectes nouvellement émancipées. Oubliant leur longue humiliation, in¬ fatués et comme étourdis de se voir les égaux de leurs persécuteurs, il se trouve des hérétiques qui légitiment leur avènement officiel, en se hâtant de donner aussi quelque gage d'intolérance. Tel dis¬ ciple de Calvin, affranchi, dont la doctrine est une insurrection permanente contre le pape, appuie la restauration du pape sur le libre examen des baïon¬ nettes et de la mitraille. Cette époque d'apostasie est doublementodieuse ; mais elle ne fait que précéder celle où toutes les religions qui ont prétendu aux prérogatives qu'une LES RELIGIONS D'ÉTAT 53 seule possédai! anciennement, s'annulant et se re¬ niant par leurs concessions réciproques, se rédui¬ sent toutes ensemble à la condition d'un système où d'une opinion. Toutefois, avant d'en arriver là, cle longues ex¬ périences sont encore nécessaires. Gomment, dans ces pays, faire admettre aisément que le cœur de l'homme puisse embrasser le ciel sans que ce soit là l'œuvre exclusive du prêtre? Comment persua¬ der qu'en dehors des cultes reconnus, il puisse y avoir une pensée religieuse qui ne soit la propriété, le monopole d'aucun d'eux? Dans les sociétés qui conservent encore un dernier débris, du moule des anciennes castes sacerdotales, chaque homme est marqué dans le monde religieux suivant deux ou trois classifications auxquelles il ne lui est pas per¬ mis d'échapper. Vous êtes catholique, c'est bien ; votre curé peut seul vous enseigner votre Dieu. Vous, prolestant, vous appartenez au pasteur. Et vous, juif, allez à votre rabbin.Voilà toute la classi¬ fication. Quant à celui qui ne veut se renfermer exclusivement ni dans l'une ni dans l'autre de ces spécifications, il est censé ne pas exister au point de vue religieux. La société a fait trois cases; vous pouvez choisir entre elles. Hors de là, il n'y a rien. Car, remarquez que j'ai bien la liberté de choisir l'une de ces re¬ ligions, que chacune d'elles est considérée comme 54 LES RELIGIONS D'ÉTAT infaillible isolément, mais qu'il faut absolument me renfermer dans l'une ou dans l'autre. Si je m'éle¬ vais à une pensée qui les renfermât toutes trois, si j'inculquais dans le cœur de l'enfant une pensée assez grande, un idéal assez vaste pour les embras¬ ser toutes dans un principe commun d'adoration, ce serait là une abomination philosophique, un pan¬ théisme infernal. Voilà donc trois vérités suprêmes, également sacrées, également indiscutables, qui toutes portent également le sceau de l'État; je suis condamné à accepter l'une d'elles à la condition de maudireles deux autres ; et, sije veux les concilierdans le cœur de l'enfant, c'est, selon vous, une doctrine abomina¬ ble. Avouez, du moins, que le résultat est étrange. Il n'y a pas longtemps que j e rencon trai un homme de bon conseil, ancien officier de hussards, nou¬ vellement versé dans la théologie, excellent libéral d'ailleurs et appuyant tout ce que réclame le bien de la religion. — Vous m'embarrassez, lui dis-je, en l'abordant; je voudrais ne pas désobéir à la loi et surtout ne pas attaquer la religion. Je ne sais comment faire; éclairez-moi. —■ Voyons, me dit-il, et soyez bref. — Première question : Etant catholique, si je démontre que le protestantisme est une religion fausse, est-ce que j'attaque la religion? LES RELIGIONS D'ÉTAT 55 — Nullement, reprit-il. — Bien! lui dis-je ; et si, étant protestant, je démontre que le catholicisme n'a pas la vraie foi? — La chose est plus difficile.Nous vous l'accor¬ dons néanmoins, en prenant vos précautions. — A la bonne heure ; et si, étant juif, je démon¬ tre que le protestantisme et le catholicisme sont dans le faux? — Gela fait question. Mais enfin à la rigueur cela pourrait encore passer. Sur ces réponses, reprenant courage, je pour¬ suivis et je lui dis : — Vraiment vous êtes plus li¬ béraux que l'on ne pense. Puisque j'ai la faculté de repousser chacune de ces Églises en particulier, il va de soi que rien ne m'empêche de les combat¬ tre toutes trois ensemble. — Arrètez-vous, me dit-il, vous ne le pouvez. — En sorte que je peux bien répudier deux re¬ ligions sur trois, mais je suis obligé à tout prix de me conformer dans l'enseignement à la troisième. —■ Précisément, c'est cela. — Mais si je ne puis les réfuter toutes trois, sans doute il m'est permis de les réunir? — Oh! pour cela, impossible! Détrompez-vous; ce serait là une erreur capitale. C'est ce que l'on appelle panthéisme. — Ainsi, d'après la théologie de ces messieurs, 56 LES RELIGIONS D'ÉTAT je ne puis ni les réfuter toutes, ni les concilier toutes. — Non certainement, il faut choisir ; dépèchez- vous. — Eh bien, je veux supposer que je m'appuie sur une autre religion. — De laquelle parlez-vous? s'écria-t-il avec élonnement. L'Etat n'en reconnaît que trois ou quatre au plus. — Mais enfin si j'en invoquais une cinquième? — Ce serait alors un club, puisqu'elle n'est point salariée. — Le caractère qui distingue, selon vous, une religion positive, vraie, d'avec une religion fausse, c'est donc d'être salariée? — Apparemment. — Quoi! ce culte intérieur, cette conscience du divin que je rencontre en moi sans consulter aucun prêtre? — Allons donc! cela ne compte pas légalement, et ne peut en rien vous empêcher d'outrager la re¬ ligion. — Une dernière question, lui dis-je. — Laquelle? — La voici : Pourrais-je au moins préférer hardiment, hautement, la philosophie au Coran ? — Attendez; appliquons ici notre grand prin¬ cipe. LES RELIGIONS D'ÉTAT 57 — Lequel? — Comment! l'avez-vous déjà oublié? Le Coran est-il salarié, ou ne l'est-il pas? — Il l'est, lui dis-je. — S'il est salarié, mon cher, il doit vous être sacré. — Votre théologie est bizarre. — Elle est telle, reprit-il en terminant la con¬ versation avec un peu d'humeur. Voyez donc quel désordre d'idées, quand vous voulez, sans ramener par le fer l'unité de croyance, détruire la liberté de discussion religieuse! Il faut absolument que nous sachions ce que la société nouvelle entend par ces mots : Attaquer la reli¬ gion. Un homme enseigne publiquement, dans son catéchisme, que ses ancêtres ont fort bien fait de mettre le Christ en croix, qu'il faudrait recom¬ mencer aujourd'hui même s'il revenait sur la terre ; que les scènes du Calvaire et de la passion n'ont été que justice; que le Christ est unfaux prophète ; qu'il faut, comme tel, continuer à lapider sa mé¬ moire, de générations en générations. Cet homme n'attaque pas le christianisme, car il est juif; bien loin d'être réprimé, il est peut-être ministre. Un autre professe publiquement aussi dans son catéchisme que Luther et Calvin ont été des hom¬ mes incomparables, pour avoir renversé la pa- 58 LES RELIGIONS D'ÉTAT pauté clans la moitié cle l'Europe; qu'il faut persé¬ vérer dans cette haine de l'Église romaine; que, selon les paroles du premier réformateur, elle est la Babylone des prophètes. Cet homme n'attaque point le catholicisme, car il est protestant; et il parle dans un temple devant des milliers d'audi¬ teurs. Il aura aussi sa part dans le pouvoir de l'État. Un troisième paraît, il professe, il enseigne pu¬ bliquement, toujours dans son catéchisme, que le judaïsme est un déicide; le protestantisme, une. religion menteuse, dévouée à l'enfer. Cet homme n'attaque ni le judaïsme, ni le protestantisme , car il est catholique. Il ne parle guère que dans quarante-huit mille chaires, le même jour et à la même heure. C'est à lui qu'appartiendra la direc¬ tion de l'État. Voyant cela, un quatrième personnage se pré¬ sente modestement. Il répète en termes froids le jugement qu'il vient d'entendre proférer avec pri¬ vilège officiel par ses trois prédécesseurs. J'accepte, dit-il, toutes leurs conclusions; puis, s'inclinant, ne pourrais-je pas, ajoute-t-il, avoir aussi ma part dans l'État, puisque je résume, en aussi bons termes que je le puis, ce qui est professé par les trois di¬ gnitaires qui ont parlé avant moi? — Qui êtes- vous?lui dit-on. — Philosophe, répond-il. — C'est autre chose, mon ami. Tout ce que ces messieurs LES RELIGIONS D:ÉTAT 59 ont dit les uns des autres est excellent et religieux dans leur bouche; passant dans la vôtre, cela de¬ vient crime, impiété. Vous outragez la religion. Non seulement vous n'aurez aucune dignité, mais vous irez ce soir coucher à la Conciergerie. — Veuillez donc m'expliquer cette antinomie, disait- il, en se retirant, à son gardien. Si j'avais dit les mêmes choses comme sectaire, je serais à la tète de la nation. Je les ai dites comme philosophe, je suis en prison. — Précisément, dit le gardien, voilà la porte. — C'est dommage! dit le philo¬ sophe; je ne saurai jamais quelle méthode ils em¬ ploient pour découvrir si je parle comme philo¬ sophe ou comme sectaire. — Entrez toujours, dit le gardien. Et il ferma la porte à trois verrous. Que l'on me dise ouvertement si la liberté que la France avait au quinzième siècle, la France l'a perdue au dix-neuvième, s'il est loisible de de¬ mander, comme le faisaient les Clémengis, les Gerson, la réformation radicale de l'Église; ou bien si toute controverse est close à ce sujet; si chaque église est désormais sous le scellé officiel; si la discussion n'a plus le droit d'y entrer. Dans le mélange nouveau qui s'accomplit sous nos yeux, des sectes religieuses et des coteries po¬ litiques, nul ne sait plus où commence, où finit son droit de créature morale. Le domaine spirituel, agrandi du domaine de la police, où commence- 60 LES RELIGIONS D'ÉTAT t-il, où finit-il ? Que faire pour les séparer, pour les distinguer? Dans ce chaos où chaque théogonie est gardée par un espion, que l'on me dise ce que l'ai le droit d'imaginer, de nier, d'affirmer. De quelque côté de l'univers moral que je me tourne, je vois un infini sous la main de la police. Tant que la foi est la règle des choses religieuses, chacun sait parfaitement ce qui est interdit ou loi¬ sible dans ces matières; mais, lorsque c'est la po¬ litique qui détermine la part de respect due aux croyances, la plus grande incertitude s'établit sur les limites de la liberté de discussion. Dans le temps où le catholicisme était seul la religion d'État, je savais positivement que le protestantisme et le ju¬ daïsme restaient abandonnés à la libre discussion philosophique. Mais aujourd'hui dites-moi, de grâce, où finit, où s'arrête le droit? Le catholicisme descend-il au rang de ces cultes qu'il était parfaitement loisible à chacun de con¬ damner par la philosophie ? ou bien tous ces cultes sont-ils également placés au-dessus de la contro¬ verse? Vous ne voulez pas tendre de piège ; dites donc clairement ce que vous entendez faire de l'es¬ prit humain. A quel grand objet moral lui laissez- vous la liberté de s'appliquer? à quoi réduisez- vous son action, si vous commencez par soustraire à son examen, à sa curiosité, à sa critique ou même à ses représailles tout ce que vous avez LES RELIGIONS D'ÉTAT 61 marqué d'un sceau officiel dans le monde reli¬ gieux? A mesure que vous créez de nouvelles religions d'État, vous diminuez le domaine de la pensée pu¬ blique. En quel endroit de l'espace et du temps ira-t-elle se réfugier sans risque de rencontrer, de blesser l'un de ces trois mondes également inviola¬ bles, catholicisme, protestantisme, judaïsme? Gom¬ ment faire pour ne pas se briser contre l'un d'eux, puisqu'il bien dire ils sont toute l'histoire ? Gomment l'esprit philosophique subsistera-t-il sans offenser aucun de ces systèmes religieux qui prétendent chacun, occuper l'infini et l'ab¬ solu tout entier? Le seul moyen, c'est de cesser d'être. Conciliation de toutes les contradictions dans le néant de l'intelligence et l'aveuglement de l'esprit, voilà où aboutit nécessairement cette voie ouverte à plusieurs religions officielles. Lapenséelaïque, livrée à des sacerdoces ennemis, n'échappe à l'oppression de l'un que pour expirer sous l'oppression de l'autre. J'évite Grégoire VII; c'est pour être châtié par Luther ou par le grand rabbin ! On entrevoit clans ce chemin un despo¬ tisme intellectuel dont l'humanité n'a approché dans aucune époque. De toutes les œuvres qui font l'honneur de l'es¬ prit français, en est-il une seule qui eût été pos- 62 LES RELIGIONS D'ÉTAT sible dans ce système d'étouffement devenu la règle de l'intelligence nationale? Dans le cercle tracé par l'inquisition espagnole, il restait encore des espaces infinis ouverts à la pensée de l'homme ; ii pouvait librement examiner, réfuter tout ce qui n'était pas la croyance du saint- office. Mais se figure-t-on la raison philosophique murée entre le catholicisme, le protestantisme et le judaïsme? La France aurait consommé cinq ou six révolutions pour embastiller l'esprit humain sous la garde de trois polices sacrées. VI QUELLE DOIT ÊTRE LA POLITIQUE DU CATHOLICISME ? Ceux des hommes politiques qui n'ont pas une foi sérieuse dans leurs principes s'imaginent aisé¬ ment qu'il dépend de la bonne ou mauvaise volonté d'un clergé de changer en un moment la loi et le génie d'une religion. Ils ne voient pas que les re¬ ligions sont des principes qui agissent indépen¬ damment des hommes et qu'on ne peut les changer sans révolutions, c'est-à-dire sans faire que telle religion soit remplacée par telle autre. Les meil¬ leurs croient qu'avec un peu de diplomatie, on amènera les dogmes à composer ; ils ne s'aperçoi¬ vent pas qu'ils sont les dupes de cette diplomatie avec l'immuable. Retranchés dans leur syllogisme, combien les hommes d'Église doivent sourire de la prétendue guerre qui leur est faite! Ce n'est point par des transactions de ce genre que la philosophie avait conquis sa place et que la France s'était éman¬ cipée du moyen âge. J'avoue qu'il m'est impossible d'être de l'opinion de ceux qui pensent que la faute du catholicisme 64 POLITIQUE DU CATHOLICISME est de ne pas faire alliance avec la liberté. Autant vaudrait dire que le paganisme a péri pour avoir commis la faute de ne s'être pas converti au chris¬ tianisme. Si cette religion, telle qu'elle est constituée, écou¬ tait les conseils de ceux qui l'invitent à représenter les principes démocratiques ; si elle avait le mal¬ heur de se replacer, ne fût-ce qu'un seul jour, dans le courant des libertés modernes, elle se transfor¬ merait, c'est-à-dire elle se décomposerait indubi tablement au contact soudain de l'air vital. On dit que le christianisme y gagnerait. Je ne sais ; ce qu'il y a de certain, le catholicisme, tel que nous le connaissons, se frapperait de mort. Pie IX a commis l'insigne imprudence de se mettre en contact avec une ombre de liberté. Cette ombre seule a failli renverser non seulement le prince temporel, mais le souverain spirituel, tant la liberté est incompatible avec l'esprit de cette ins¬ titution ! Combien de temps ne faudra-t-il pas pour que la papauté répare, si cela est possible, le dom¬ mage qui lui a été causé par cette infidélité d'un moment à son principe ! D'après les seules lumiè¬ res humaines, on peut dire qu'elle ne le réparera pas. Tous ceux qui, dans ces derniers temps, ont voulu introduire des éléments libéraux dans le ca¬ tholicisme ont imaginé le contraire de ce qui est POLITIQUE DU CATHOLICISME 65 nécessaire à cette institution. Il est évident que quiconque veut sérieusement la conserver doit suivre la route précisément opposée. Tous les théo¬ logiens réunis ne pourraient faire que le catholi¬ cisme orthodoxe soit d'accord avec la liberté mo¬ derne, non plus que tous les mathématiciens de la terre ne pourraient ramener le cercle au carré. C'est pour n'avoir pas vu ces lois du monde reli¬ gieux que la France a été jetée dans ce libéralisme catholique qui devait la faire échouer dans le men¬ songe et dans la servitude. Revenons à la nature des choses. Personne ne l'a mieux indiquée, ni avec une raison plus droite, que M. de Maistre. Sa valeur, c'est qu'il a posé très clairement les conditions vitales de l'institu¬ tion catholique dans la société moderne. Après les avoir aperçues, il les a définies avec la force et le sang-froid du législateur. Il a vu clairement que, pour retremper l'autorité catholique, il faut la ra¬ mener à son principe, c'est-à-dire à l'esprit réac¬ tionnaire du concile de Trente. Il a posé intrépi¬ dement les conditions de salut dans l'alliance de l'absolutisme et du catholicisme. A cette société, il a donné, sans trembler, pour lien le bourreau; et la loi qu'il a établie est si exacte, si conforme à l'expérience, à l'histoire, à la nature des choses, que quiconque ne la suivra pas dans toute sa ri¬ gueur est certain de compromettre le catholicisme l'enseignement du peuple. 3 66 POLITIQUE DU CATHOLICISME par tout ce qu'il entreprendra pour le défendre. Appliquez cette loi si vous pouvez ; ne songez pas à y rien changer. Le livre du Pape est le complé¬ ment du Prince de Machiavel. VII QUE PEUT ÊTRE LA LIBERTÉ POUR LE CATHOLICISME ? C'est Bossuet qui le dira : « Ceux qui ne veu- « lent souffrir que le prince use de rigueur en ma- « tière de religion, parce que la religion doit être « libre, sont dans une erreur impie. Autrement il « faudrait souffrir dans tous les sujets et dans tout « l'Etat l'idolâtrie, le mahométisme, le judaïsme, « toute fausse religion, le blasphème, l'athéisme « même, et les plus grands crimes seraient les plus « impunis. » Ce qui revient à dire que le plus grand crime aux yeux du catholique est de ne l'être pas. Comment donc voulez-vous faire du catholi¬ cisme non seulement l'appui, mais la garantie de ce qu'il maudit? C'est lui demander à la fois d'être et de ne pas être. Sur ce principe du clergé romain, la liberté ne peut être pour lui que la faculté de nier la liberté opposée qui, étant identique avec le mal, n'a pas le droit d'exister. Comment s'appelait, au temps de Sa-rpi, le droit que le clergé réclamait de n'être pas soumis à la même juridiction que les autres ci- 68 LA LIBERTÉ POUR LE CATHOLICISME toyens? Ce privilège d'échapper à la loi, le clergé l'appelait : liber tas ècclesiastica, liberté ecclésias¬ tique. Le droit de ne pas payer d'impôts, c'est-à- dire de les faire payer aux autres, s'appelait du même nom : liberté. Comment se nomme aujour¬ d'hui ce que l'on fait à Rome, en écrasant la liberté du peuple, et en rendant la domination absolue au clergé? Encore une fois, liberté. Comment enfin se nomme le système par lequel l'enseignement laïque est remplacé par l'enseignement du prêtre? en vertu de la même logique, ce monopole a pour nom : liberté d'enseignement. Il est évident, en effet, que, la vraie liberté étant celle de faire son salut, tout ce qui n'est pas l'Église est considéré comme une oppression de la vérité. Retrancher, extirper du monde moral ce qui n'est pas conforme au dogme ecclésiastique, c'est déli¬ vrer, c'est affranchir la vérité asservie; le monde ne sera libre que lorsqu'il dépendra de l'Église. Voilà le principe. Il agit en dépit des intentions des hommes. Que le catholicisme accepte un seul moment la liberté de conscience, qu'il reconnaisse le droit divin des autres cultes, qu'il s'asseye dans un conclave théologique avec le rabbin et le pasteur; de son aveu même, il perd sa raison d'être. D'autre part, cédez une partie quelconque du droit de l'esprit humain, le reste suit. LA LIBERTÉ POUR LE CATHOLICISME 69 Dans ces lutles entre deux principes irréducti¬ bles, point de milieu. Quiconque capitule se livre. Ou la société laique s'asservit à l'Église, ou l'Église à la société laique. Le seul moyen de conciliation est de tracer entre elles une ligne qui descende jusqu'aux entrailles du globe. Vous êtes si loin de pouvoir vous accorder, que vous ne pouvez même vous entendre. Les mots ont pour vous des sens absolument opposés. Si l'un dit liberté, l'autre entend nécessairement servitude. Voilà pourquoi l'illusion me semble incroyable de ces hommes, amis néanmoins de la liberté, qui s'obstinent encore à mettre leurs espérances dans ce qu'ils appellent la démocra¬ tie de l'Église. Est-il donc écrit que l'expérience ne servira de rien, ou plutôt que chaque coup qu'ils recevront de ce côté les replongera dans un plus grand aveuglement? Autrefois ils comptaient sur les chefs de l'Église, mais les événenents les ont instruits. Ils ne comptent plus désormais que sur le fond prolétaire du catholicisme ; et avec ces paroles, qui répugnent à la nature des choses,ils continuent de se préparer de nouvelles méprises. Comment attendre des masses du clergé ce qui répugne à leur condition, puisque, d'un côté, vous les fortifiez dans leur attachement à leur Église, et que, de l'autre, vous leur demandez de vouloir 70 LA. LIBERTÉ POUR LE CATHOLICISME bien réaliser un idéal absolument contraire à celui de leur Église? Quelques individus peuvent par hasard, et avec des souffrances inouïes, accepter de vivre au mi¬ lieu de contradictions aussi monstrueuses, prêchant l'absolutisme dans la théorie et se sacrifiant pour la liberté dans la pratique. Mais qu'une masse d'hommes quelconque, encore moins une caste sa¬ cerdotale, consente à une anarchie d'esprit telle qu'elle ressemblerait à la démence, c'est ce qu'on ne verra pas. Dans le vrai, la constitution de l'ɬ glise répugne si violemment à une capitulation de ce genre, que, lorsque le libéralisme y a paru, il s'est montré au sommet de la hiérarchie plu¬ tôt qu'à la base. L'évêché a produit Scipion Ricci; les masses du clergé, la guerre de Vendée. Émancipez de l'autorité supérieure tous les curés de campagne, j'y consens ; mais ne croyez pas pour cela faire un clergé démocrate. Vous aurez qua¬ rante-huit mille petits évoques de plus, voilà tout le changement. Je demande quel est le plus religieux, de celui qui pense que la religion est une chose si grave, qu'elle en traîne après soi tous les autres éléments du corps social, ou de celui qui pense qu'elle est chose si légère, qu'on peut la tourner tantôt dans un sens, tantôt dans un autre, et qu'il suffit d'un peu de diplomatie pour la faire servir indifférera- LA LIBERTÉ POUR LE CATHOLICISME 71 ment, soit à la liberté, soit à la servitude. Je crois, pour ma part, qu'elle porte en soi une direction fixe, nécessaire, et que le corps entier du clergé ne pourrait lui-même rien y changer, à moins de tout changer, c'est-à-dire de cesser d'être. Avec la meilleure volonté du monde, tous les physi¬ ciens du globe empéeheront-ils l'aiguille aimantée de tourner vers le nord, de même, tous les prêtres de l'univers ne sauraient empêcher l'esprit de l'Église catholique de tourner vers l'absolutisme. VIII. VÉRITÉ DE LA SITUATION. Voyez donc, je vous prie, la difficulté particulière à votre situation. Que sert de se la cacher ? Vous êtes restés, à plusieurs égards, dans la religion nationale, sur l'un des échelons inférieurs du chris¬ tianisme. Vous voulez, dans l'ordre politique, non seulement atteindre aux résultats les plus élevés de cette religion, mais la dépasser encore s'il est possible. Vous tenez, par des liens que vous ne voulez nine pouvezrompre, tout ensemble au sys¬ tème des Mérovingiens et au systèmedes Conven¬ tionnels. Comment s'étonner si, avec ces deux ten¬ dances, la société semble se déchirera chaque pas? C'est le supplice de Brunehaut. Je ne suis pas inquiet de la transformation du pouvoir ni de celle de l'État; pour cela il ne faut, après tout, qu'un vote dans une urne ; mais dites moi qui transformera l'Église, puisque personne n'y songe ; et, si ce changement n'a pas lieu, que sont tous les autres ? Je crois nv'apercevoirque vous ne voulez ni vous VÉRITÉ DE LA SITUATION 73 soumettre à votre Église, ni vous en affranchir. Impossible de savoir clairement ce que vous croyez et ce que vous ne croyez pas. Cette situation mi¬ toyenne a pu suffire dans les temps ordinaires. Aujourd'hui on commence à en sentir l'embarras. Les termes équivoques, dans lesquels vous vous êtes arrêtés, sont un moyen de ne décourager jamais ni la liberté ni la servitude ; puisque, dans une telle indécision sur le point le plus vital, la défaite de l'une n'estjamais si entière, qu'il ne lui res.te des chances de triompher le lendemain. Une chose frappe au milieu des symptômes de notre temps, c'est, quoi qu'on en dise, la timidité d'esprit des deux parts sur le terrain où nos pères ont déployé tantde franchise et d'audace. La contre-révolution pour se sauver n'a qu'un seul moyen, qui est de reconstituer bravement l'unité religieuse en proscrivant tout autre culte que le catholicisme. Elle n'a pas le courage de l'orthodoxie'. La révolution ne peut s'affermirqu'en s'émancipant de la tutelle du sacerdoce. Elle n'a pas le courage de l'hérésie. Ni la foi ni la philoso¬ phie n'osent se mettre en présence. L'ancienne so¬ ciété et la nouvelle cherchent encore je ne sais quel terrain pour vider leur querelle par une équivoque. Je demande à la contre-révolution : Pouvez-vous amener la France, de gré ou de force, à l'unité 74 VÉRITÉ DE LA SITUATION religieuse? Vous pourrez, dans ce cas, reconstituer l'ordre politique tel que vous l'entendez. Je demande à la révolution : Pouvez-vous émanciper la France du système des castes sacerdotales? Vous pourrez dans ce cas, la faire entrer sans retour dans la voie de la liberté moderne. Mais, si la contre-révo¬ lution et la révolution ne songent pas même à détruire, l'une le foyer de la révolution, l'autre le foyer de la contre-révolution, il est évident que la France ne peut se promettre aucun développement normal, ni dans un sens, ni dans un autre, mais une série de changements où le hasard, l'imprévu, la contradiction, tiendront longtemps encore la place de la logique et de l'esprit de suite. Jetez les yeux sur ce qui vous entoure. Vous verrez que la question religieuse n'est posée nulle part, qu'elle est tout au plus regardée comme un embarras sur lequel il faut se taire. C'est la pre¬ mière fois que l'humanité s'imagine faire un grand pas décisif en négligeant derrière soi une question de ce genre. J'admire qu'en laissant le moyen âge debout et invulnérable, on se figure régler la société de l'avenir, comme si l'on écrivait sur une page toute blanche. L'organisation catholique étant, au moins en partie, le principe même de l'organisation sociale de la France, il y a, depuis soixante ans, un fond de pouvoir absolu qui reparait sous toutes les com- ■VÉRITÉ DE LA SITUATION 75 binaisons politiques. Le catholicisme combiné avec la gloire militaire a produit la servitudede l'Empire, avec le droit divin la servitude de la Restauration, avec le droit constitutionnel la servitude du dernier règne, avec le droit républicain la servitude des deux dernières années. Qui pourrait jurer qu'il ne verra pas le catholicisme se combiner dans une nouvelle servitude avec le socialisme ? Ceux qui traverseront celte dernière période pourront voir la terre promise du droit et de la liberté. Un peuple se croit libre parce qu'il a échappé à la tutelle de la monarchie. Mais, s'il reste sous la domination exclusive d'une caste sacerdotale, sa condition a-t-elle beaucoup changé ? Il peut, à un moment donné, couvrir la terre de débris ; l'enfant prodigue peut dépenser en un jour son avenir d'un siècle. Dans un élan de vertu, il promet la li¬ berté au monde; mais il n'est jamais bien sûr qu'il n'ira pas écraser ceux qu'il a promis d'affran¬ chir. N'appelez pas ces changements inconstance, manque de parole... Il ne s'appartient pas ; ou du moins il est si bien accoutumé à le penser, qu'il se figure n'avoir aucune responsabilité, même dans les œuvres de sang qu'il consomme de son bras, après les avoir rendus inévitables par son suf¬ frage. Ce dernier joug est d'autant plus redoutable, qu'on le sent moins, que l'habitude invétérée, une 76 VÉRITÉ DE LA SITUATION fausse honte, dont les nations sont capables autant que les individus, empêchent qu'on le reconnaisse. On emploie beaucoup d'esprit à nier un servage si ancien, c'est-à-dire à l'entretenir. Je voudrais dé¬ mêler s'il y a en cela plus de légèreté, ou plus de crainte de découvrir sa blessure. Ce qu'il y a de certain, c'est que celui qui veut essayer de sonder cette plaie est également importun au peuple et à ses maîtres. Donnez-moi le moyen d'asservir les hommes ; intéressez leur amour-propre à nier leur asservis¬ sement. Pour régner sur eux il n'est pas besoin de s'ap¬ proprier en détail la liberté de chaque heure, comme font les gouvernements politiques. Régnez sur le berceau et sur la tombe; vous tenez la chaîne par les deux bouts. Les hommes ont voulu jusqu'à ce jour et conti¬ nueront de vouloir naître, se marier et mourir sui¬ vant certains rites consacrés. Quiconque pourra s'attribuer le monopole exclusif des rites des naissances, des mariages et des funérailles, celui- ià restera maître de l'existence humaine. On s'obstine en France à confondre le christia¬ nisme avec le. catholicisme, l'Église primitiveavec l'Église du concile de Trente, sans paraître se douter le moins du monde que c'est par l'Évangile que Luther et Calvin ont ruiné le catholicisme. VÉRITÉ DE LA SITUATION 77 La liberté moderne, fille de la réforme et de la philosophie, est doublement hérétique. C'est à ce titre qu'elle est inconciliable avec l'orthodoxie ro¬ maine. Onn'a pas encore vu un grand peuple catholique entrer dans la liberté. La France tente la première ce chemin; il est bien qu'elle sache qu'elle entre dans une voie d'où personne n'est revenu vi¬ vant. Quelaétéle principe des républiques catholiques qui ont eu quelque éclat dans le monde? L'àmede toutes, sans exception, a été le terrorisme trans¬ porté du dogme dans l'État. Venisea vécu sur cette idée pendant douze cents ans. Il faut en dire autant de Florence et des républiques lombardes et tos¬ canes. Là, chaque parti vainqueur proscrivait en masse le parti opposé, jusqu'aux enfants de qua¬ torze ans inclusivement. On vendait, à vil prix, les biens de cette population de proscrits. Ainsi se dé¬ nouait toute lutte politique, sans que la liberté ait jamais pu s'établir autrement qu'au seul profit des vainqueurs. Le problème social ne se résolvait qu'à la condition d'éliminer tous les termes ennemis, à Florence par l'exil, à Venise par la mort. Trans¬ porté dans le nouveau monde, le principe du ter¬ rorisme catholique, appliqué à la Piépublique, a engendré le même système. Le docteur Francia au Paraguay, Rosas àBuenos-Ayres, sont exactement 78 VÉRITÉ DE LA SITUATION ce qu'étaient les seigneurs des républiques ca¬ tholiques italiennes. Un Washington clans ces États serait un monstre historique. Je m'aperçois même que la liberté y est tellement contraire à la nature des choses, à la tradition, à l'éducation des hommes, que le pouvoir qui la donne est infailli¬ blement détruit par elle. Dans les pays qui, par l'effet cle leur éducation religieuse fondée sur la terreur, ont toujours mêlé un vif sentiment de peur à l'idée d'autorité, les révolutions rencontrent une difficulté particulière pour se constituer. L'ordre nouveau renonce-t-il a inspirer ce sentiment de crainte à ses adversai¬ res? Accoutumés à ne respecter que ce qu'ils craignent, le pouvoir nouvellement établi tombe infailliblement dans leur mépris. Si, au contraire, il reste armé, pour sa défense, on l'accuse de n'avoir rien changé au régime de l'ancienne société ; en sorte qu'il rencontre le double danger de périr sous le mépris de ses ennemis, s'il leur pardonne, ou sous la contradiction, s'il les châtie. Quelquefois je crains que la démocratie ne jette pas un regard assez profond sur les mauvais côtés de l'âme humaine; ses principes la conduisent à faire des lois pour l'âge d'or. Elle se désarme ; elle laisse sa porte ouverte comme au temps de Sa¬ turne. Ses adversaires louent cette ingénuité patriarcale; plus. tard, ils lui en font un devoir. VÉRITÉ DE LA SITUATION 79 Est-il bien certain qu'ils ne gardent, dans leur sein, aucune des armes de l'âge de fer et de bronze? Il y a quelques rapports entre la situation du corps social dans la France au dix-neuvième siècle, et dans l'Italie au seizième. Les ressemblances sont: premièrement un membre amputé, la no¬ blesse ;deuxièmement la lutte radicale entreles au¬ tres classes ; troisièmement la blessure de deux invasions; quatrièmement une même religion qui, vieillie de trois siècles, fait peser sur la France des causes de décadence qui n'étaient pas toutes déve¬ loppées au seixième siècle. Après la nationalité qui manquait à l'Italie, la plus grande dissemblance est celle-ci : L'aristocratie financière italienne, pour lutter contre le peuple, a entrepris systématiquement de l'extirper tant par le fer que par l'exil. Elle y a réussi; car elle était, à cet égard, dans une position bien préférable à tout ce qui se verra dans les com¬ binaisons de l'avenir. Les républiques étant presque toujours renfermées dans une ville, c'était assez d'exiler, de déporter quelques mil¬ liers de citoyens pour changer le tempérament de l'État. La France a bien un autre problème à résoudre avec les trente millions d'hommes dont se compose chez elle le peuple maigre-, et, comme nul ne peut 80 VÉRITÉ DE LA SITUATION songer à l'extirper cela permet de penser qu'il arrivera, chez nous, le contraire de ce qui s'est vu en Italie, c'est-à-dire que le peuple gras doit tou¬ jours perdre et le peuple maigre toujours gagner; à moins que la religion catholique ne réussisse à dominer; auquel cas, il est certain que l'on rever¬ rait en France se reproduire ce qui s'est fait non seulement en Italie, mais en Espagne, en Portu¬ gal, en Irlande, en Pologne, dans l'Amérique du Sud; cette religion, dans la forme où elle est aujourd'hui, ayant une force absolument irré¬ sistible pour éteindre les Etats et dissoudre les nationalités. Telle est donc la condition particulière de la France. Jusqu'ici toutes les sociétés politiques se sont développées sur le plan d'une religion na¬ tionale. En marchant dans le plan de la sienne, la France devrait rentrer dans le moyen âge. Elle s'obstine néanmoins à marcher en avant. Le sol religieux manque sous ses pas, et pourtant elle continue d'avancer. Sur quoi s'appuyer? Elle est la première nation qui, laissant sa religion dans le passé, et n'en adoptant pas une nouvelle, se précipite, tête baissée, dans l'avenir, comme Men¬ tor du haut du rocher dans les flots de l'Océan. IX l'état et l'individu. En se taisant sur la question religieuse, on a écarté la principale difficulté du problème social; il en résulte que les solutions que l'on donne sont purement abstraites et, que leur valeur pourrait bien s'évanouir le jour où il faudrait les appli¬ quer. C'est, par exemple, une grande question si, dans une démocratie idéale, il est bon ou mauvais que l'État subsiste. Quelle que puisse être la ré¬ ponse que vous fassiez, il est visible que, dans ces termes, vous ne résolvez rien pour la France. La question qui regarde cette nation est celle- ci : Dans un pays régi religieusement par un corps sacerdotal, constitué en caste, est-il bon ou mau¬ vais qu'une organisation telle que celle de l'État politique continue de subsister? Évidemment cet élément de plus ou de moins, la caste sacerdotale, introduit clans la question, doit modifier la réponse. Vous proposez d'abolir l'État, pour affranchir 82 l'état et l'individu l'individu. Soit. Mais, après cela, voyez, qu'avez- vous fait? En face de l'individu se dresse un autre établissement, un corps impérissable, désormais sans contre-poids et qui accable tout ce qui n'est pas lui. Vous vouliez émanciper les personnes; vous les mettez à la merci d'une centralisation sans rivale. Une seule masse subsiste, l'Église;, elle enveloppe tout le reste dans son ombre. C'est, après tout, un beau linceul pour un État et pour un peuple. Vous parlez d'y faire entrer la révolution sans touchera l'orthodoxie; mais, encore une fois, ce changement de diplomate, qui le fera, en restant catholique? Est-ce le peuple? Depuis plus d'un millier d'années, il est exclu du droit d'intervenir dans son gouvernement spirituel; et, s'il voulait ressaisir ce droit, il suffirait de la main levée d'un vieillard pour écraser sous l'anathème les témé¬ raires qui, ne sachant pas être indépendants, ne. sauraient pas être orthodoxes. Est-ce le clergé? Mais lequel? L'inférieur? il n'a que le droit d'o¬ béir. Les évèques? ils sont les maîtres. Attendez- vous qu'ils se démettent? C'est donc encore une fois du pape que vous attendez l'abdication su¬ prême. 0 chimère! Penser que le catholicisme tout entier va changer de figure, de hiérarchie, par complaisance pour ses adversaires, par désir de se ruiner lui-même; et tout cela sans révolu- l'état et l'individu 83 lion dans le principe, dans le dogme, clans les croyances ! Se figurer qu'une masse de ténèbres va, demain ou après, devenir lumière sans qu'on ait même à redouter de passer un momenl pour hérétique ! Faire une révolution religieuse sans que personne s'en soucie ni s'en occupe ! La chose est plus difficile que vous ne pensez. Des institu¬ tions de ce genre se pétrifient; elles ne s'exhalent pas en fumée pour le plaisir de leurs adversaires. L'Église restera donc; et, si vous effacez l'État, la conséquence est de laisser l'individu seul aux prises avec une caste partout présente dans cha¬ que membre du sacerdoce; ainsi reparaîtront des combinaisons de servage telles que, j'imagine, l'antiquité n'en a jamais connu; car, lorsque cha¬ que individu appartenait à une caste, il trouvait une garantie dans cette organisation même, au lieu qu'il est difficile de se figurer ce que devien¬ drait l'individu aux prises avec une caste sacer¬ dotale lorsque la protection de tous n'existerait plus pour personne. Gomment ne pas voir que l'organisation de l'Église appelle par une logique nécessaire l'orga¬ nisation de l'État sous une forme quelconque? Celui-ci est devenu d'autant plus puissant et sa centralisation a été d'autant plus forte, qu'il a dû faire équilibre à une organisation religieuse mieux établie. C'est la raison pour laquelle tous 84 l'état et l'individu les pays régis, au point de vue religieux, par une caste sacerdotale, depuis trois siècles, ont eu des gouvernements laïques très forts. En Alle¬ magne, où l'organisation religieuse était faible, la centralisation de l'État a pu l'être aussi sans danger. De même en Angleterre, à plus forte rai¬ son en Amérique. En France, où le corps sacer¬ dotal a été puissant, l'État a dû être fortement centralisé; en Espagne, le seul moyen, pour l'État, d'échapper à l'absolutisme théocratique a été de pratiquer cet absolutisme en son nom ; en Italie, où l'État n'a pu se centraliser, ce n'est pas l'individu qui a été affranchi, c'est l'Église qui a dévoré l'État et l'individu. Depuis la Révolution de 1848, le pouvoir central en France ayant été affaibli, on a vu s'accroître d'une façon prodigieuse le pouvoir sacerdotal. Si le gouvernement eût appartenu à une théocratie catholique, les résultats, pris en masse, eussent peu différé de ce qu'ils sont en réalité. Car dans cet intervalle le sacerdoce a fait la politique de la France au dehors et sa politique intérieure dans les plus importantes de ses lois. Ceci me conduit à penser que, l'esprit de caste persistant dans la religion, non seulement l'État ne sera pas aboli ; mais, après un intervalle de liberté, on pourrait bien voir se reformer une servitude volontaire au nom de l'État. X QUE FAUT-IL FAIRE POUR VAINCRE LA DEMOCRATIE? Je me pose en théorie la question suivante : Pour sauver la vieille société et conjurer la vic¬ toire cle l'esprit nouveau, que faut-il faire? D'a¬ près les principes énoncés ci-dessus, la nature des choses répondra d'elle-même. — Je vois de grandes eaux qui montent. Dites- moi où je me tournerai pour les fuir. — C'est l'esprit de Dieu qui passe sur les eaux. Pourquoi trembler? — Je ne sais, mais je tremble. Je veux fuir. Conseillez-moi. — La vague grossit. Tout le terrain libéral ap¬ partient à la révolution. Il faut donc quitter le libéralisme et se réfugier sur des hauteurs d'où il n'a pas approché. — C'est ce que nous avons fait. Nous livrons la révolution de 1789. Est-ce assez ? — Ce n'est rien. Le flot vous a déjà précédé. — Où donc nous arréterons-nous? — Il n'est pas, depuis soixante ans, un mo- 86 QUE FAUT-IL FAIRE ment, une date dont vous puissiez accepter les principes, sans un danger certain d'être englouti par eux. — Nous reculons en plein dix-huitième siècle. Est-ce assez? — Y songez-vous? La philosophie vous enva¬ hit : elle vous précipite de nouveau dans le gouffre d'où vous sortez. — Nous nous rallierons plus loin au cœur du dix-septième siècle. — Retraite illusoire ; la société est déjà partagée. — Eh bien, nous fuirons dans le seizième. —1 Insensés! C'est de cette époque que vient tout votre mal; car la réforme est déjà née. L'u¬ nité religieuse est rompue. La vieille, autorité est détruite. La terre tremble. — Où nous réfugierons-nous donc? — Aveugles que vous êtes ! Ne voyez-vous pas que tant que vous gardez la liberté de croyance, vous consacrez celle de discussion; et que cette concession unique suffit pour vous entraîner à toutes les autres ? — C'est donc, à votre avis, la liberté des cultes qu'il faudrait frapper? — Evidemment, puisque cette anarchie dans la foi est la mère de toute anarchie politique. — Et pour tuer la révolution? — Il faudrait tuer la liberté de conscience; POUR VAINCRE LA DÉMOCRATIE? 87 sans cela vous ne frappez que des fantômes. Vous coupez les branches; vous laissez subsister le tronc et les racines. — Mais, pour revenir à cette unité religieuse, fondement de l'ancienne autorité, nous aurions besoin de la terreur de Philippe II. Elle n'est plus de notre temps. — Il faut savoir ce que vous voulez. Je vous dis que pour vaincre le mouvement ascendant de la révolution, il faut lui opposer la contre-révo¬ lution avec toute sa logique, c'est-à-dire l'unité inflexible de l'ancienne religion. Mais si nous opposions à l'esprit nouveau la ligue du catholicisme de Pmme, de l'hérésie du czar, du protestantisme du roi de Prusse? — Ainsi trois papes inconciliables, une religion à trois têtes qui ont passé des siècles à se dévorer, c'est sur cette anarchie que vous voulez établir l'ordre moral! Eh! ne voyez-vous pas que cette prétendue ligue de principes opposés n'est encore que la révolution sous une autre forme, ou plutôt l'essence même de l'anarchie? Ne vous aper¬ cevez-vous pas que ces forces contraires se détrui¬ sent par elles-mêmes, et que tant que vous laissez subsister au cœur de l'Europe le principe des révolutions modernes, sous la forme religieuse du libre examen, vous fuyez le danger d'un côté, vous vous y précipitez de l'autre ? 88 QUE FAUT-IL FAIRE — Que nous conseillez-vous donc? — Il n'y a pas de conseils à donner, c'est la force des choses qui parle. Ramenez, de gré ou de force, l'ordre religieux, et vous ramènerez l'or¬ dre politique, tel que la contre-révolution l'entend. Convertissez le monde à l'ancien idéal catholi¬ que, le reste suivra de soi. L'Europe viendra se rasseoir sur sa vieille base. Faites rentrer, jus¬ qu'au dernier homme, la société dans l'ancienne Église; fermez les portes avec fracas et jetez la clef au milieu de l'Océan. A ce prix, vous vaincrez. — Nous l'essayerons. — Ce n'est rien de l'essayer; il faut avoir assez de foi pour être sûr de réussir. — Ce sont donc là, suivant vous, les conditions de notre salut? — En conscience je le crois. — Et vous pensez que de bonnes lois sur le timbre des journaux, sur l'enseignement, sur les maires, une révision de la loi électorale et de la constitution, une définition bien avisée du domi¬ cile, et un bon ministère de police ne suffiraient pas pour nous garantir l'avenir? — Prenez garde; pendant que nous parlons, je vois le flot qui monte. Le roseau auquel vous vous attachez est déjà déraciné. — Malheur! La terre me manque. Est-ce un vertige? Voici l'abîme. POUR VAINCRE LA DÉMOCRATIE? 89 — Vous l'avez fait. Seul moyen d'opérer le sauvetage de l'ancienne société, la murer dans l'ancienne église. Un seul groupe que vous laisserez en dehors suffira pour rouvrir les portes ; vous en verrez de nouveau sortir les tempêtes. Pouvez-vous cela, ou ne le pouvez-vous pas? Si vous le pouvez, le vieil ordre de choses subsis¬ tera ; sinon la question est résolue. Tous les au¬ tres moyens, lois de circonstance, engins de po¬ lice, épées rouillées par l'humilité catholique, sont jeux d'enfants. Laissant subsister la liberté des cultes, comment ne pas sentir que vous laissez subsister un foyer permanent de révolte contre l'ancienne autorité? Car il est incroyable que vous puissiez penser que si les hommes ont le droit de choisir leur culte, ils se mettent dans l'es¬ prit qu'ils n'ont pas le droit de choisir leur gouvernement, et même les formes d'une so¬ ciété éphémère telles que celles qu'ils composent ici-bas. A moins que vous ne changiez leur na¬ ture, ils ne se figureront jamais qu'étant autorisés à discuter, peser, critiquer leur religion, leur croyance, leurs livres sacrés, ils ne le soient pas à discuter une ordonnance, un arrêté, un prési¬ dent, un garde champêtre; et l'autorité, telle qu'on l'entendait jusqu'ici, ne se rétablira pas. Ils sont maîtres d'ébranler les colonnes de Téter- 90 QUE FAUT-IL FAIRE POUR VAINCRE LA DÉMOCRATIE nité. Croyez-vous qu'ils se feront faute d'é¬ branler les colonnes du temps ? Cela n'est pas réfléchi. Tant que la libërté de conscience survivra, ne fût-ce que pour une seule communion, la Révolu¬ tion est triomphante dans le sanctuaire. Comment ne le serait-elle pas sur la place publique? Loyola, Philippe II, Louis XIV, tous ceux qui, par la pa¬ role ou par le fer, ont entrepris de maintenir sur sa base l'ancien ordre social, ont opposé à la marche toute-puissante de l'esprit novateur, la barre inflexible de l'unité religieuse. Qui ne serait ef¬ frayé aujourd'hui de voir quelques vieillards se relever à demi, prendre quelques fils d'araignée et les tendre pour entraver le siècle qu'eux-mêmes ont déchaîné? » XI de l autorite. — a qui appartient le droit d'enseigner? Dans les pays où règne sans partage une reli¬ gion d'État, cette question est résolue. Le clergé, s'il est maître de la consience publique et du gou¬ vernement, doit savoir mieux que personne ce qu'il convient à chacun d'apprendre ou d'ignorer pour entrer dans ses vues qui sont les secrets de l'Empire. Tant que l'État s'ordonne sur le plan du sacerdoce, c'est le sacerdoce qui tient dans ses mains la science des choses divines et humaines. A lui seul, il appartient d'enseigner. C'est le temps de la tribu de Lévi dans l'antiquité et de la com¬ pagnie de Jésus dans les monarchies modernes, ordonnées sur le principe du concile de Trente. Mais lorsque, par l'effet de révolutions pro¬ fondes, la religion qui était celle de l'État a été ramenée à la dure condition, non seulement de tolérer des religions opposées, mais de les accep¬ ter pour égales, il faut examiner quel changement 92 de l'autorité s'accomplit dans le principe de l'autorité et de l'enseignement. La première chose qui frappe est celle-ci: Dans le cas où les religions conserveraient une direction quelconque du principe enseignant, il s'ensui¬ vrait que la doctrine de l'une détruisant radicale¬ ment la doctrine de l'autre, l'enseignement natio¬ nal aboutirait à zéro. Pendant que le catholicisme, renverse le protestantisme, si le protestantisme, aveclamême force légale, renverse le catholicisme, il est évident qu'au point de vue de l'autorité, le résultat est nul ; il peut même descendre au-dessous de rien, c'est-à-dire à un résultat négatif, si, après que le protestantisme et le catholicisme se sont niés officiellement, il arrive que le judaïsme avec une puissance égale à celle de l'un et de l'autre les renverse non seulement tous deux, mais encore le christianisme, base de l'un et de l'autre. C'est la raison pour laquelle dans les États où la liberté des cultes est réelle, les clergés perdent tout droit de diriger ^éducation. Ils ne pourraient le faire sans détruire, par la contradiction où ils sont à l'égard les uns des autres, lamatièreméme de tout enseignement. Il est très aisé de dire que l'on assiéra à une même table, jouissant des mêmes droits, le pape, Luther et le grand rabbin. Mais il est également certain que dans cette équation, les deux premiers de l'autorité 93 termes s'éliminant l'un l'autre, il ne reste que le troisième qui est la négation du christianisme, c'est-à-dire de la civilisation moderne. En sorte que le premier résultat de la participation offi¬ cielle des clergés à la direction de l'enseignement, est la négation officielle de l'autorité. On renverse précisément ce que l'on veut établir. Une autre conséquence se présente également nécessaire. Lorsqu'une religion longtemps maîtresse d'un peuple cesse d'être la religion de l'État, qu'est-ce que cela veut dire? Ce changement s'opère-t-il seulement par hasard? Non, certes ; il signifie que telle religion a cessé d'être l'âme de tel État, qu'elle a perdu l'intelligence de ce qu'il réclame. Si, de plus, la marche de tous les événements atteste que la société civile entre dans une voie et l'Église dans une autre, si l'organisation laïque s'éloigne de plus en plus de l'organisation ecclésiastique, il arrive nécessairement que la science des choses humaines et la science des choses divines, qui n'en faisaient qu'une seule, se séparent. Comment le sacerdoce qui n'a pas su garder la direction de la société civile pourrait-il être dépo¬ sitaire du principe d'éducation nécessaire à cette société? Que pourrait-il lui enseigner, puisqu'il n'a pas eu la science nécessaire pour rester son conseil et son guide? Elle va clans une direction, 94 de l'autorité lui dans une autre. Il peut bien l'accuser de s'être soustraite à son esprit ; il peut, du rivage où il reste immobile, la suivre, de loin, dans les tem¬ pêtes où elle s'engage; mais il n'a plus ni le se¬ cret, ni la science de ce monde civil; il s'est laissé enlever le gouvernail ! De cette contradiction violente entre la science des dogmes particuliers et la science des choses humaines, il s'ensuit que le sacerdoce peut s'attri¬ buer la première, mais qu'il a perdu toute auto¬ rité pour enseigner la seconde; et dans cette obser¬ vation se trouve contenu le seul système d'en¬ seignement qui se concilie avec les droits de tous. Qui ne voit, en effet, qu'aucun des clergés offi¬ ciels ne peut aujourd'hui donner à la fois la science des choses divines et humaines, et que la doc¬ trine de chacun d'eux en particulier serait la disso¬ lution de la France, telle que le temps l'a faite. L'enseignement catholique pourrait-il maintenir la société actuelle? Si tout était ordonné sur son principe, que deviendrait l'égalité des cultes? Il ne peut la professer sans apostasier, ni la renver¬ ser sans renverser l'ordre civil. Est-ce le judaïsme qui satisfera aux conditions sociales? Personne ne le pense. Le protestantisme est moins éloigné de ces conditions, il appartient au monde moderne. Mais qui songe néanmoins à convertir la France de l'autorité 95 au protestantisme? Personne. Il n'est donc aucun des cultes officiels qui puisse devenir l'âme, la doctrine, le principe enseignant de la société. Un peuple qui se soustrait à la domination ex¬ clusive d'une Église affirme, autant qu'il est en lui, qu'aucun sacerdoce ne possède la vérité so¬ ciale àl'exclusion des autres. Par cette révolution, la plus grande qui puisse se consommer chez lui, l'ancienne religion, obligée de partager l'autorité avec ses adversaires, descend au rang d'une secte. La société admettant également toutes les croyan¬ ces, les repoussant également comme direction ex¬ clusive, déclare par là que l'esprit nouveau qui habite en elle est l'opposé de l'esprit sectaire. Par cela seul que nulle des religions positives ne peut renfermer les religions, opposées, chacune d'elles se trouve incapable de fournir à la société nou¬ velle son principe d'éducation; et ce que ne peut faire aucune secte en particulier, elles le peuvent encore moins faire toutes ensemble. Le catholi¬ cisme, le protestantisme, le judaïsme, et, si vous le voulez encore, le mahométisme, ne peuvent, par leur mélange, produire le principe de con¬ corde, d'alliance, sur lequel la société française veut se reposer, en communion avec l'humanité entière. Qui enseignera à cette nation à vivre d'un es¬ prit étranger à toute secte? Est-ce la secte? De 96 de l'autorité cela résulte évidemment que le lien de la société actuelle est indépendant de chacun des cultes et des dogmes particuliers, puisque s'ils étaient seuls en présence, chacun d'eux étant inconciliable avec les autres, la guerre religieuse serait permanente. Tant que ces cultes ont été les maîtres du monde civil, ils se sont combattus sans relâche. Si au¬ jourd'hui il y a trêve entre eux, c'est qu'au-dessus d'eux est l'esprit général de la société qui les oblige à une paix apparente. Car, remarquez qu'aucun d'eux ne peut faire la profession de foi de la société, et dire que tous méritent un respect égal. Que deviendrait le pape, s'il professait le plus grand respect pour Mahomet? Que deviendrait Luther, s'il déclarait que le dogme du papiste a une valeur égale au sien ? Que devien¬ drait le prêtre romain si, en cette qualité, il affir¬ mait que le judaïsme est aussi nécessaire que le ca¬ tholicisme au bien de l'État? Ces cultes se détrui¬ raient eux-mêmes. Par où l'on voit que si ces re¬ ligions enseignent le principe de la société mo¬ derne, elles se renversent, et que si, réciproque¬ ment la société laïque prend pour base morale la doctrine essentielle de l'une ou de l'autre de ces religions, elle se détruit de même. Ce qui revient à dire que la société est ainsi faite qu'elle vit par le principe de la séparation, et qu'elle se tue par le principe de la confusion. XII DU DOMAINE ECCLÉSIASTIQUE ET DU DOMAINE CIVIL. Nul doute que dans le chaos monstrueux où l'on mêle aujourd'hui les choses ecclésiastiques et les choses politiques, il eût été impossible à la France de résoudre, il y a soixante ans, les premières dif¬ ficultés de son organisation sociale. Elle n'eût pu franchir le premier chapitre du Code civil. Une question au moins aussi grande que celle de l'enseignement attendait, en 1789 et 1792, la Révolution sur le seuil de l'ancien régime. Tout ce qui concerne l'état des personnes, nais¬ sance, mariage, mort, était entre les mains du clergé, sous le nom d'actes civils. Comment enle¬ ver à ce clergé un droit aussi antique? Comment faire que l'enfant pût entrer légitimement dans la vie, sans avoir besoin d'être marqué du sceau de l'Église? Comment enlever au sacerdoce ce quiavait été la propriété de tous les sacerdoces, je veux dire le droit sur les mariages et sur les funérailles? La résistance fut opiniâtre. Qu'on étudie les mo¬ numents de cette lutte, on verra que les objections l'enseignement du peuple. 4 98 DU DOMAINE ECCLÉSIASTIQUE étaient les mêmes que celles qui s'élèvent au¬ jourd'hui contre le système que je propose pour résoudre la question d'enseignement. «Quoi! disait-on, enlever la sanction civile à l'autorité du clergé? Mais le mariage n'est pas seulement un contrat; il est par-dessus tout une institution religieuse. Qu'est-ce qu'un mariage sans prêtre, hors de l'Église, sinon un concubinage au¬ torisé par la loi? C'est donc la destruction de la famille que l'on veut préparer par ces innovations scandaleuses? Alors qu'on le dise ouvertement. Mais si telle est la pensée des philosophes, que l'on n'espère pas que le peuple les suive dans cette voie; il n'admettra jamais la distinction du ma¬ riage civil et du mariage ecclésiastique; car, pour lui, il né croit qu'à la sanction du prétre. Changer ainsi d'un trait de plume la nature dés actes ci¬ vils, c'est outrager le sentiment des masses. On est impolitique autant qu'impie ; et tout le résultat des novateurs sera de faire maudire la Révolution par le peuple, s'il la voit déshonorer l'acte le plus important de l'existence humaine en retranchant la consécration nécessaire des croyances. D'ail¬ leurs, que sont les magistrats civils poiir rem¬ placer le clergé? Ignorants, grossiers, les juge-t¬ on capables de rédiger et de conserver dans leurs mains des monuments aussi importants que _,eux ■qui marquent l'état des personnes? C'est ajouter et du domaine civil 99 à une erreur de. principe une opinion ridicule sur les hommes. Dans cette société sans titres, il n'y aura plus ni pères, ni mères, ni enfants. » Et de tout cela on concluait que l'idée de séparer l'acte civil de l'acte ecclésiastique était une pré- . tention absurde qui tomberait bientôt devant l'ex¬ périence des faits et la réprobation de la grande majorité des Français, Telles étaient en 1789 et 1791 les objections qui se soulevaient dès les premiers pas de la France dans la voie nouvelle. Ce fut la plus grande ten¬ tation de la Révolution. On peut retrouver l'écho de ces objections dans les discussions de l'Assem¬ blée législative (1791). Présentées par François de Neufchâteau, elles furent repousséespar Vergniaud; la France passa outre. Si elle eût hésité dès ce premier pas, il lui eût été impossible d'en faire un second. Tout le sang versé l'eût é(é inutile¬ ment. Murée dans le passé, la France eût vu ses fils se dévorer dans l'impuissance, hors d'état de tourner la première page du Code civil. Est-il une seule de ces objections qui ne soit littéralement reproduite aujourd'hui contre le système de la séparation appliqué à l'enseigne¬ ment, tant il paraît insolite d'appliquer aux gran¬ des difficultés les grands principes de notre orga¬ nisation sociale? Qu'a-t-on fait autre chose que de repéter ce qui avait été dit en '1789 et '1791 con- 100 DU DOMAINE ECCLÉSIASTIQUE tre le même principe appliqué à l'état civil? « l'en¬ seignement n'a pas seulement un caractère laïque il a besoin avant tout d'une base religieuse. Or, il n'y a de religion que dans les dogmes positifs; vouloir constituer l'enseignement sans l'Église, c'est impiété. L'école sans le prêtre n'a plus d'au¬ torité et même ne saurait exister. » Toujours le même cercle vicieux : la société française repose sur la religion positive; voilà pourquoi cette société s'appuie sur des religions positives qui se détruisent mutuellement. Dans cette question, la société française a aban¬ donné le grand principe de droit public qui l'avait dirigée jusqu'ici, du moins elle n'a osé l'appliquer; et de là n'est-il pas vrai que rien n'égale l'im¬ puissance où elle a été amenée dans cette matière? De tous les systèmes contradictoires qui se heur¬ tent depuis vingt ans sur ce sujet, quel est celui qui satisfait son auteur? Chacun de ces systèmes, fruit de l'esprit de parti, est sans lien avec l'en¬ semble de nos lois. Vit-on jamais pareilles ténèbres sur un sujet qui est lui-même la lumière? Les partis coalisés viennent d'obtenir leur loi. Lequel en est content? Qui n'a fait sa réserve au fond du cœur? Les libéraux? Est-ce bien là ce qu'ils ont préparé toute leur vie. Le clergé? Il fait la loi et refuse de l'exécuter. Quant à la France elle-même, on a pu voir dans ET DU DOMAINE CIVIL '101 cette affaire ce que devient un pays lorsque, dans un moment critique, il abandonne le principe fondamental qui est sa raison d'être. Comment oublier jamais le spectacle de cette nation, pres¬ sée, obsédée par l'esprit de mort, et sommée, au nom de la liberté, de livrer en une seule fois le principe même de toutes ses libertés. De quelque côté qu'elle se tourne, elle ne voit qu'embûches et défaites; car un seul mot, un seul principe pourrait la soustraire à ses mille liens ; mais ce principe, elle l'aoublié; ce mot, s'il est prononcépar quelqu'un,ne frappe les oreilles de personne, et voilà un grand pays étouffé sous un masque. Ah ! c'est donc toi qui as conquis la liberté, tu l'as inscrite dans les lois. Eh ! bien, nous, dont l'essence est de la maudire, nous réclamons la liberté de te bafouer. Tu croyais avoir acheté au prix de ton sang la liberté pour tes amis? Pauvre insensé! ce que tu as con¬ quis, c'est la faculté pleine et entière pour tes en¬ nemis de te mépriser et de te ruiner. Te voilà pris au piège de tes propres paroles. Nous répéte¬ rons plus haut que toi ce mot : Liberté, et avec ces trois syllabes nous t'achèverons; car nous voyons que tu en as oublié le sens, tel que tes pères le comprenaient. Tu es idolâtre du mot, non de la chose. Eh! bien, puisque nous savons la formule d'incantation qui fait les miracles, courbe- toi; au nom de la liberté, va brouter l'herbe qui ' : " . I \ I v Vo 102 du domaine ecclésiastique et civil croît sur les degrés de ton trône. Nous régnerons pour toi. Tout cela est sans réplique, il faut l'avouer, si, en effet, la liberté est un mot dépourvu de sens, une amulette dont chacun peut s'emparer pour asservir son voisin. Qu'est-ce donc que la liberté d'enseignement?Cette question n'a aucun sens, si l'on ne dit ce que c'est que l'enseignement. XIII catholicisme et protestantisme dans l'enseignement. C'est un grand bonheur si le législateur trouve dans la religion nationale un esprit qui rende l'en¬ seignement nécessaire pour l'établissement même de la croyance. Mais si le contraire arrive, l'expé¬ rience n'a pas encore montré qu'il soit au pouvoir du législateur laïque de paralyser l'effet de la loi religieuse. Portez sur la Réformation le jugement que vous voudrez, il demeure incontestable que le proles- tanlisme a besoin que le croyant sache lire. Le droit d'examen en matière religieuse suppose que celui qui l'exerce a pu consulter les Écritures. S'il en était autrement, le dissident qui n'a en quelque sorte d'autre rempart que sa Bible, sera bientôt la proie de l'Église catholique. Il ést à lui-même son juge et son ministre. La parole du prêtre, c'est la moindre partie de sa liturgie. Lire les Écritures, les méditer, voilà son culte. Il en résulte que l'instruction primaire naît pour 104 catholicisme et protestantisme ainsi dire d'elle-même et naturellement dans les pays protestants. Ainsi, dans ces pays, vous sentez que l'enseignement du peuple n'est pas une œuvre artificielle née d'hier, mais qui il repose sur la na¬ ture même du culte. Sous quelque despotisme que tombe l'État, il est une institution que personne ne peut entreprendre ni d'ébranler ni de souiller, c'est l'enseignement du peuple. On a vu ces États tra¬ verser les crises d'arbitraire les plus violentes sans que l'idée soit jamais venue à aucun parti de toucher à l'école, encore moins de s'en faire un instrument de police. L'école existe comme une des bases essentielles de la religion et de l'État. Dans ces pays, le savoir, étant le fondement du culte, lui emprunte un caractère sacré. Que de fois ne m'est-il pas arrivé d'admirer le sentiment de respect qui, dans le moindre hameau, s'attache au maître d'école! car il n'est ni le serviteur du prêtre ni son rival ; il est son compagnon, son col¬ lègue, son associé. Le grand principe d'une reli¬ gion qui s'appuie sur l'examen, sur la science, se retrouvant à chaque degré, le maître d'école est honoré, parce qu'il représente le savoir qui, dans cette religion, est traité comme une puissance indé¬ pendante et non comme un serf dont l'autorité sa¬ cerdotale peut toujours disposer à merci et misé¬ ricorde. Une autre conséquence des mêmes principes dans l'enseignement 105 est. celle-ci : l'enseignement, étant une des condi¬ tions du culte national, devient naturellement obligatoire. L'idée ne vient même à personne de s'étonner de cette nécessité. Et ce qu'il y a d'heu¬ reux en ceci, on peut se fier au clergé réformé du soin d'encourager l'instruction primaire, puisque nul n'est plus intéressé que lui à ce que cet ensei¬ gnement se développe. Luther, en fondant la réforme, a fondé la pre¬ mière école primaire. Dans les démocraties améri¬ caines, protestantes, l'origine de la commune se marquait d'abord par l'école : c'était la première pierre qu'on posait en arrivant dans le fond des forêts « Attendu, disait la loi de 1640, que Satan, « l'ennemi du genre humain, trouvé dans l'igno- « rance des hommes ses plus puissantes armes, et .adetzky ne font qu'une blessure matérielle ; avec nûs subtilités frauduleuses, nos déguisements obstinés, c'est l'âme même que nous allons détruire. L'action de l'Autriche est franche, son attaque est directe ; celle de la France est masquée. La première frappe, la seconde empoisonne. Je sais bien que les raisons ne manquent pas pour autoriser le meurtre social qui se commet à cette heure. Voici la première, celle qui frappe le plus grand nombre. Trois partis à prendre se pré¬ sentent dans la situation des affaires en Italie. Protéger la liberté, ne rien faire, détruire nous- mêmes, à notre manière, la liberté. La première de ces choses exigerait un effort, nous y renon- 336 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE çons d'avance ; la seconde ne convient pas à un grand pays tel que le nôtre ; la troisième, qui consiste à détruire la liberté, est une voie facile, ouverte, où l'on marche d'accord avec la vieille Europe : c'est celle que nous suivrons. En d'autres termes, notre voisin court risque d'être assassiné, il appelle au secours. Assuré¬ ment nous pourrions le sauver, mais il faudrait le défendre ; nous pourrions aussi nous croiser les bras, mais c'est une chose honteuse. Il ne reste donc évidemment qu'à prendre les devants sur le meurtrier, et à frapper nous-mêmes pour avoir une contenance. Car, enfin, il faut faire quelque chose. Quoi ! le bien ou le mal, la liberté ou la servi¬ tude, la vie ou la mort, la gloire ou l'opprobre, tout est bon, pourvu que nous ayons l'air seulement de taire quelque chose. Dans tous les cas, nous remuerons des bataillons, nous armerons des esca¬ dres ; ce mouvement d'hommes, de fusils, fascinera la conscience ; puis nous verserons le sang à flots, celui de nos soldats aussi bien que celui d'un peuple ami ; cela fait toujours honneur. Qu'im¬ porte après tout que les armes soient tournées en définitive contre la cause de la patrie et de l'humanité ? La seule chose nécessaire est qu'elles brillent ; les populations amusées par ce carnage lointain, n'en demanderont pas davantage. LA CROISADE CONTRE LA REPUBLIQUE ROMAINE 337 D'ailleurs, nous avons une seconde raison qui confirme la première, et nous a été léguée en ligne directe par Louis-Philippe, qui la tenait de Charles X, qui la tenait de la Sainte-Alliance. Savez-vous ce que nous allons faire en Italie ? Y porter à la pointe des baïonnettes une sage liberté ; c'est-à-dire que si ces peuples qui ne nous ont pas appelés, qui se sont donné des gouvernements de leur chef, voulaient garder les libertés de leur choix, nous sommes tout prêts à les massacrer, car puisque nous sommes républicains, que nous avons juré une constitution républicaine, vous com¬ prenez que notre premier devoir envers Dieu et envers les hommes, est de mettre à sac le principe républicain, partout où nous le rencontrerons. La logique, le bon sens, la conscience l'exigent absolument. Si ces peuples étaient assez fous pour ne pas comprendre cette logique, nous serions obligés, par notre religion même, de sabrer, fusil¬ ler, mitrailler honnêtement et modérément des hommes qui refusent la sage liberté d'être enva¬ his par l'étranger. Seulement nous nous enga¬ geons, sur la sainte hostie, à ne les sabrer que les jours d'œuvre. Le dimanche et principalement le jour du corpus Domini, nous leur laisserons la vie sauve, afin qu'ils aient le temps de vaquer à l'office et de se confesser avant la mitraille. Ainsi, il est donc bien vrai, nous voilà, France 338 LA CROISADE CONTRE LA REPUBLIQUE ROMAINE de '184-9, replongés tout vivants non seulement clans l'opprobre des traités de 1815, mais dans les replis jésuitiques, dans le gouffre de mensonges, de pièges, d'hypocrisies, de servitudes insonda¬ bles qui ont scellé cës traités. Les voilà qui repa¬ raissent sur nos lèvres ; ils ne sont pas seulement dans les chancelleries, ils revivent clans nos paro¬ les. Vaincus de Waterloo, qui ne voulons pas nous relever, nous portons avec nous la contagion de notre servitude, répétant, propageant chez les autres la formule que la Sainte-Alliance avait eu du moins l'honneur d'inventer contre nous. Ce discours de l'esclave, que l'étranger, maître chez nous, nous a forcés d'apprendre en '1815 ; ce men¬ songe, auquel la défaite a plié notre langue loyale, nous allons !ë répétant aux Italiens, à savoir; Que la défaite de la patrie est un bienfait, l'invasion une garantie, l'épée de l'étranger une félicité ; qu'après tout, ils auront là liberté entière de reprendre, sous nos baïonnettes, les gouverne¬ ments qu'ils ont chassés, de la même manière que nous avons xeu en 18'i4, sous le poids des Russes, liberté pleine, entière, absolue, d'acclamer les Bourbons de droit divin. Si la France était restée prisonnière de guerre depuis 1815, les mains liées derrière le dos, elle ferait exactement ce quelle va faire clans l'expédi tion de Rome. LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE 339 Eu effet, si en anéantissant la nationalité ita¬ lienne, en frappant par dernière la nationalité hon- .groise, nous tournons directement contre la France les armes de la France, j'ajoute qu'en livrant notre droit, nous ouvrons les portes à l'ennemi. Vous déclarez que ces gouvernements italiens, nés du suffrage universel, légitimes comme vous, sont sans valeur, qu'il est permis de les renverser à quiconque possède un morceau de fer. Ce que vous affirmez de l'Italie, qui empêchera, au moment venu, la coalition austro-russè de l'affir¬ mer de la France ? L'Histoire est pleine de ces peuples perdus pour avoir livré le droit qui seul les faisait vivre. Venez donc, accourez au moment propice, de tous les bouts de l'univers, vous qui épiez l'heure d'étouffer cette nationalité française qui déjà deux fois a pu renaître de ses cendres. Pour la tuer moralement, vous n'avez qu'à répé¬ ter son langage. Dites-lui à votre tour que vous venez la délivrer d'une minorité factieuse; que cette ombre de gouvernement républicain n'est qu'une anarchie dont vous voulez bien la débarras¬ ser ; que vos armées purifieront son sol ; que ce peu de fer russe que vous lui plongez dans le cœur est un remède assuré contre les révolutions qui la poignent. Si l'engagement était pris d'extirper du cœur des hommes la notion de patrie, dites-moi en 340 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE quoi l'on procéderait autrement ? Quiconque aujourd'hui défend sa nationalité est un malfaiteur. Bem, Dembinski, Kossuth, Manin, ces hommes- qui ont conservé le cœur de nos héros de 1792, ne sont que des émeutiers ; Balayette en Améri¬ que, lord Byron, Santa-Rosa en Grèce, ne seraient plus que des bandits. Des Italiens accou¬ rent dans Rome défendre le foyer de la société italienne. Aventuriers, nous crie le gouvernement français, ridicules agitateurs, aussi étrangers à Rome que nous-mêmes ! Si jamais l'ennemi passe nos frontières, nous savons d'avance de quels noms infamants seront salués ceux qui le combattront. De quel droit un Alsacien, un Lyonnais, un Bre¬ ton viendrait-il défendre Paris, s'il est criminel à un Lombard, à un Génois de défendre R.ome ? Quiconque répand ces maximes, il est clair qu'il anéantit moralement la patrie française ; il cor¬ rompt la conscience des citoyens; il fait entrer l'ennemi dans le cœur de ceux qui l'écoutent. Au point de vue purement politique, on avo"é tout bas que l'affaire est monstrueuse, mais que dire au point de vue moral et religieux? Si, dans le premier cas, la patrie est livrée, dans le second, c'est l'humanité entière qui crie contre l'attentat, t Dans leur matérialisme déguisé, instrument de croyances qui ne sont pas les leurs, de doctrines qu'ils n'ont jamais sondées, ils rencontrent ici une LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE 341 question morale où ils s'embarrassent à plaisir. Plus elle est grande et périlleuse, plus ils affec¬ tent de ne pas la voir ; et ils ont si bien fait, que c'est à peine s'il a été dit jusqu'à ce jour un mol de ce qui est véritablement tout le fond de l'affaire. Ils vont rétablir, disent-ils, l'autorité du pape; moi, je soupçonne qu'ils n'ont aucune idée du gouffre où ils se précipitent. Bonnes gens des campagnes, vous que l'on travaille à tromper avec un zèle infatigable, écoutez-moi. Je suppose que des garnisaires de toutes armes, à pied, à cheval, baïonnettes basses, sabres nus, s'abattent tout à coup dans vos fermes; vous leur demanderiez d'abord en quoi vous avez mérité une attaque aussi brusque. J'admets qu'un diplomate vous réponde en leur nom : « Nous sommes envoyés pour vous ramener à la raison par monseigneur Antonelli ; car nous avons appris que vous ne voulez plus que votre curé soit en même temps votre maire ; vous prétendez de plus enlever vos moissons, cueillir vos vendanges, sans avoir au préalable un billet de confession. Vous comprenez qu'il ne peut en être ainsi : ce serait le renversement de la religion, de la pro¬ priété, de la famille. Le bon ordre, la morale, la police, les empereurs de Puissie et d'Autriche, et nos seigneurs de Gaëte demandent que vous soyez immédiatement sabrés, ou mitraillés à votre choix, 342 la croisade contre la république romaine si vous ne rendez sur-le-champ à monsieur le curé les fonctions du maire. » A ce discours étrange, j'imagine que vous répliqueriez : « Nous avons un curé pour l'Église, un maire pour la mairie ; c'est chose sage et rai¬ sonnable que chacun soit à ses fonctions. Pour¬ quoi nous obliger à coups de fusil de revenir à la confusion dont nos pères se sont débarrassés clans la première révolution? Si vous le trouvez bon, nous ne changerons rien à cette .situation qui nous plaît. » Pour trancher cette conversation, si le tambour battait la charge, si les balles pou¬ vaient sur vous et sur vos femmes, si les boulets rouges allumaient vos gerbes dans la grange, vous verriez difficilement en cela l'oeuvre du Saint-Esprit. Voilà, néanmoins,-pourquoi nos fils sont obligés de dépenser le plus pur de leur sang et de donner leur vie dans cette expédition d'Italie ; ils sont chargés d'obliger les Romains d'accepter leur évèque pour leur roi. Gomme vous, les Romains répliquent : « Nous voulons bien de notre évèque dans les choses de la religion ; mais il nous en coûte de l'avoir en même temps pour notre maître et notre prince clans les affaires d'ici-bas ; en con¬ séquence, nous vous supplions de vouloir bien ne pas nous ôter la vie, pour nous contraindre d'accep¬ ter chez nous un régime dont vous ne voulez pas LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE 343 chez vous. )> Sur cet Le réplique, vous savez que pendant deux mois le sang a coulé à fi ois. Les bombes, les boulets, les balles des carabines de Vincennes, ont eu pour mire ce peuple assiégé par quatre nations, derrière une muraille vieille de quatorze cents ans. De bonne foi, est-ce là une gloire pour nous, de bombarder la porte Portèse pendant que les Autrichiens nous épaulent au nord, les Napolitains au midi, les Espagnols au. couchant ? Quatre grandes puissances ameutées contre un petit peuple coupable de nous avoir pris pour modèle ! Vraiment, je commence à craindre que son sang ne retombe sur nous ! Et déjà qui nous rendra nos fils tués polir cette iniquité ? Notez bien que la Constitution, qui est notre ancre de salut, est précise sur ce point, et qu'on ne peut y toucher sans la détruire dans sa base. Que dit- elle, arlicle 7 ? Elle pose ce principe fondamental : « La première condition d'un gouvernement libre est la séparation des pouvoirs. » C'est-à-dire, si les mots ont un sens, qu'à moins de retomber dans le despotisme, il ne faut pas souf¬ frir que des autorités d'une nature essentiellement différente soient renfermées dans les mêmes mains. Voilà ce qu'enseigne notre Constitution. Voyant cela, les Romains se sont dit entre eux : Il est né¬ cessaire de nous conformer et d'obéir à la règle 344 la croisade contre la république romaine posée par la sagesse des Français; profitons de la leçon qu'ils nous donnent. Puisque d'après leur maxime, nul ne doit avoir deux pouvoirs, nous par¬ tagerons le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel ; nous laisserons au pape le premier, nous lui ôte- rons le second. Car il n'est pas convenable que le prêtre soit en même temps le prince, le roi ou l'em¬ pereur. Nous soumettant ainsi à ce que viennent de proclamer nos voisins, obéissant chez nous à la règle générale qu'ils ont tracée pour tous ceux qui veulent entrer dans un ordre régulier, nous donnerons au monde la meilleure preuve de notre amour pour la liberté, de notre respect pour la na¬ tion française. Mais, chose incroyable ! à peine les Piomains se sont-ils conformés à la règle posée parla Constitution française, que le gouvernement français envoie une armée pour le châtier d'y avoir obéi. Ici je veux que vous fassiez vous-mêmes la réponse. La Constitution française est-elle, oui ou non, déchirée par des baïonnettes françaises? A cela que répondent-ils ? Piien, absolument rien. Car si la confusion des pouvoirs civils est mortelle à toute liberté, cela est cent fois plus vrai de la confusion des pouvoirs politiques et religieux. Sous le despotisme politique le plus exécrable, la con¬ science morale peut du moins échapper à l'oppres¬ sion, et l'homme rester libre dans les fers. Mais si l'autorité religieuse est dans la même main que LA CROISADE CONTRE LA REPUBLIQUE ROMAINE 345 l'autorité politique, il est alors investi de toutes parts. Excommunié spirituellement par celui-là même qui peut le frapper temporellement, nulle issue ne lui reste, ni sur la terre, ni dans le ciel. Voilà l'idéal du despotisme. C'est lechef musulman, c'est Henri VIII, le czar, le pouvoir temporel de la papauté. Ainsi, vousarmez vos flottes, vous envoyez renforts sur renforts, régiments sur régiments, batteries sur batteries pour rétablir dans le principe du pouvoir cette confusion que proscrit la Consti¬ tution. Vous affirmez que cette confusion est mor¬ telle à toutes les libertés et vous l'instituez par la force. Qui étes-vousdonc, vous qui, selon les pro¬ pres paroles de votre constitution, détruisez la pre¬ mière condition d'un gouvernement libre? Ils ne connaissent pas même la nature du gou¬ vernement qu'ils veulent imposer. Ils ne voient pas que la théocratie n'est pas une forme accidentelle, qu'elle suppose pour fondement la foi la plu s vive, que là où ce degré de ferveur et de foi n'existe plus, ce genre de gouvernement devient impossible par la force même des choses. Pourquoi la théo¬ cratie a-t-elle croulé dans Rome ? Parce que l'an¬ cienne ferveur du moyen âge a manqué au peuple. Si ce que vous allez faire a un sens, c'est d'obliger, par la grâce des baïonnettes et des boulets, ce peuple d'avoir juste assez de foi pour supporter le gouvernement théocratique... Mais cette foi vous 346 LA. CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE manque à vous-même... Ah! je vous entends : les coups de sabre et la mitraille sont chargés d'in¬ culquer la croyance que les hommes n'ont plus. En vérité, nous avions quelque raison de croire que le fer et le feu n'auraient plus rien à décider dans les questions religieuses, qu'il ne serait plus fait de boucheries pour obliger et contraindre les croyances.' Oui, j'espérais que notre siècle ne re¬ verrait plus de ces abominables violences faites aux consciences humaines, dans l'intérêt d'une autorité spirituelle ; mais voici un nouveau pas dans ce chemin que je ne sais comment nommer. Vous qui vous chargez de faire l'auto-da-fé d'une République suspecte d'hérésie, y avez-vous bien songé ? Qui ètes-vous pour vous arroger de donner au monde ces, leçons sanglantes d'orthodoxie? Etes- vous des croyants, pour rétablir impunément le système des dragonnades? Réfléchissez, je vous prie, à ceci. Quand Louis XIV se faisait, comme vous, convertisseur de par l'épée et le canon, dans la guerre des Gévennes, dont le sang crie encore, il était au moins sincère; il avait la ferme croyance qu'il voulait imposer; il commençait avant le car¬ nage par se confesser auprès du père Letellier. Mais vous, qui tranquillement teignez vos mains du sang italien, quelle est votre foi. Etes-vous des fanatiques? ètes-vous restés au moins, comme LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE 347 l'Espagne, conforme à l'unité catholique? avez-vous conservé chez vous l'autorité exclusive d'une reli¬ gion d'État? Non. Vous avez donné chez vùus un droit égal à l'Église orthodoxe et aux Églises dis¬ sidentes. Votre loi, cette Constitution que vous avez jurée, porte que vous admettez chez vous, sur un pied égal, tous les cultes. Pourquoi donc allez- vous contraindre les autres à subir les conséquences politiques d'une foi exclusive que vous n'avez pas? Comment! la théocratie dont vous avez extirpé chez vous jusqu'au germe, vous obligez d'autres de la subir, le pistolet sur la gorge ! Vous avez dans votre pays plus de' dix-huit Cent mille dissidents. Toutes les lois humaines et di¬ vines sont violées, quand vous obligez ces hommes de faire une guerre papiste contre leur croyance et leur culte; guerre religieuse sans foi, entreprise par des hommes qui jurent dans leurs lois, dans leurs institutions, le contraire de ce qu'ils veulent imposer aux autres. Que les orthodoxes se fassent les exécuteurs d'une religion d'État, se joignent à ces envahisseurs pour renouveler le sac du seizième siècle ; qu'elle allume l'auto-da-fé d'un peuple sus¬ pect de liberté de conscience, avouez que cela est tout ensemble insensé et exécrable. Si vous voulez préparer le San-Benilo d'un peuple, montrez-moi que vous avez les mains nettes d'hérésie. Avant de courir sus aux Romains, que vous prétendez 348 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE hérétiques, Français, courez sus chez vous aux prolestants, luthériens, calvinistes, juifs, libres penseurs, libertins de tous genres, philosophes, émeutiers de la raison universelle. Autrement je vous accuse de n'avoir pas, pour couvrir vos actions, le prétexte du fanatisme. Tremper ses mains dans le sang de ceux que l'on nomme hérétiques, et con¬ sacrer chez soi la liberté, la souveraineté de l'hé¬ résie, ce rôle, avouez-le, est difficile à soutenir. L'Espagne, Naples, l'Autriche, ont des droits à allumer le bûcher. La France, en proclamant chez elle le schisme, a perdu son droit de bourreau. Je n'ignore pas le raisonnement de ceux qui tiennent les fils de l'entreprise. Le peuple italien, disent-ils, appartient aux catholiques : ceux-ci peuvent toujours l'exproprier de ses droits de nationalité, pour l'utilité de tous. Il est à propos que ce peuple meure, parce que sa destruction est nécessaire à l'Eglise ; elle ne peut vivre, s'il subsiste. Voilà la logique des meneurs ; elle est la seule conséquente. Ne nous a-t-on pas enseigné que le peuple ro¬ main est un fief donné par Charlemagne au prince de Rome; qu'à ce titre, cette population, ainsi que les vases, habits, ornements d'église, reliques, ossuaires, fait partie du mobilier du saint-siège? En reprenant sa liberté, ce peuple vole évidemment l'Église romaine ; tous les croyants LA CROISADE CONTRE LA REPUBLIQUE ROMAINE 349 ont le droit et le devoir de lui courir sus pour le ramener à la chaîne. Puisque le pouvoir temporel paraît à ce point excellent, qu'il faille l'imposer par le carnage, pourquoi les assaillants s'abstiennent-ils de l'a¬ dopter chez eux? Qui nous empêche de rentrer sous le gouvernement et la houlette des évêques des Gaules ? Que ne plaçons-nous le pape à notre tête? Il serait beau de le voir dans trois ans pré¬ sident de notre République démocratique. La théocratie mêlée de souveraineté du peuple étant le dogme de nos armées, que ne commençons- nous d'abord par rendre au saint-père le comté d'Avignon, qu'il nous accuse, hélas ! d'avoir volé? Avouons-le, mes frères, la dévotion la plus simple' commande que la croisade austro-russe, napoli¬ taine, espagnole, française, après avoir conquis la Rome italienne, se tourne contre la Rome pro¬ vençale pour la rejeter dans le reliquaire de saint Pierre. Faisons mieux, cédons-lui une, grasse partie de notre territoire; le reste en sera béni. C'est le droit des peuples pieux de se donner eux-mêmes en sacrifice pour la cause de l'Église. Mais attacher, clouer sur l'autel, en notre lieu et place, l'Italie à une forme de gouvernement dont elle ne veut pas, immoler celui qui n'accepte pas l'immolation ! est-ce là un sacrifice chrétien ou païen? Je crains que ce ne soit un fratricide 350 la croisade contre la république romaine social. Pense-t-on que ce sang soit fait pour ra¬ jeunir l'Église ? Le gouvernement est plus doucereux. Sans même voir que le problème qu'il se donne est absurde, il se propose sérieusement, sans méta¬ physique, cette affaire aisée, accommoder ce qui est inconciliable, la théocratie et le régime cons¬ titutionnel. Gomme si la théocratie pouvait se par¬ tager et se scinder? Obtenir par la vertu des armes que le pouvoir divin, descendu d'en haut par l'opération du Saint-Esprit sur la tête du pontife, irresponsable devant les hommes, soit limité par le pouvoir populaire; trouver un juste milieu entre la souveraineté absolue de la théocratie et la souveraineté également absolue du suffrage universel ; faire équilibre par un conseil d'État à celui qui prétend peser plus que l'humanité en¬ tière et que tous les globes ; donner pour expres¬ sion de la nationalité l'élu d'un conclave d'étran¬ gers; représenter la démocratie, c'est-à-dire le oui par le non, le blanc par le noir, l'esprit laïque par l'esprit prêtre, la souveraineté de la raison par la démission de la raison : telles sont les questions simples, unies, sensées, parfaitement raisonnables que notre expédition est chargée de dénouer par le sabre. La France entière passe¬ rait et s'engloutirait dans ce gouffre d'impossi¬ bilités. LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE 351 M. Odilon Barrot envoie solennellement nos braves soldats à la conquête de l'absurde. Chargés seulement de changer à coups de baïonnette la nature éternelle des choses, les instructions qu'ils ont à exécuter se réduisent à ceci : « Général, à « la réception de cette lettre, délibérée en con- « seil, vous obtiendrez, par une action décisive « des troupes qui sont sous vos ordres, que le « cercle, renonçant à ses prétentions ordinaires, « devienne désormais un carré : l'état de nos « affaires et l'ordre public exigent que ce chan- 5 gement attendu par les honnêtes gens s'opère « sans retard. » Le pape, représentant du droit divin, est tou¬ jours maître de révoquer ce qu'il accorde; il porte à lui seul la triple couronne, il ne peut la partager avec qui que ce soit; la division de son autorité en est la négation et la ruine. D'où il résulte qu'attendre de ce pouvoir sacré, céleste, qu'il se laisse borner par un pouvoir d'origine terrestre, c'est à la fois un blasphème au point de vue de l'Église, un attentat au point de vue de la démo¬ cratie ; en sorte que le gouvernement, qui prétend concilier ces deux souverainetés incompatibles, ne réussit qu'à concilier l'impiété envers la religion romaine, et l'impiété envers la liberté laïque. Vous qui prétendez agir au nom de l'Église, vous méconnaissez, vous ignorez, vous blasphémez 352 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE lo premier principe de l'Église. En demandant au saint-père de transiger avec un peuple, vous lui demandez d'abdiquer. Le savez-vous ou ne le savez-vous pas? vous exigez du pape qu'il viole sa foi, du peuple qu'il perde ses droits. Vous ne laissez subsister l'autorité ni chez l'un ni chez l'autre. En croyant la partager, vous la détruisez. Qui a porté par avance ce jugement? Est-ce moi? Non. C'est Pie IX, lorsqu'en ouvrant en 1847 la consulte d'État, il a déclaré solennellement « que ses réformes ne contiennent le germe cl aucune institution parlementaire; que la papauté peut bien condescendre à écouter des vœux, non à partager le pouvoir avec le peuple ; que le régime constitu¬ tionnel dans les domaines du pape est une utopie.» Telles sont ses paroles et sa croyance. Voulez-vous donc, après avoir mis vos baïonnettes sur la poi¬ trine du peuple, les retourner contre le saint- père et l'obliger à renier sa foi ? Dans tous les cas, voici la situation que vous avez créée. Si vous voulez, comme vous l'avez dit, l'établissement d'un gouvernement constitutionnel dans Rome, vous violentez le Pontife; si vous voulez le réta¬ blissement du gouvernement absolu de droit divin, vous violez votre parole. Choisissez. Vous touchez à ce moment de gloire : après avoir traversé une mare de sang, vous avez mis, avant les Autrichiens, le pied sur la gorge de LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE 853 l'Italie. Maintenant qu'allez-vous faire? Recueillir en paix par les négociations ce que vous avez triomphalement préparé par la guerre. Je le veux bien. Mais quoi! vous demandez au pape ce qu'il ne peut accorder sans cesser d'être, un régime constitutionnel fondé sur la souveraineté du peu¬ ple. Vous demandez à la souveraineté du peuple ce qu'elle ne peut accorder sans périr, se partager avec la théocratie. Deux ruines pour une : celle de la démocratie et celle de la papauté. L'Autriche se contentait à moins. Premier caractère de l'absurdité : cette entre¬ prise va directement contre le but que ses auteurs se proposent ; ils se frappent eux-mêmes dans leur embûche. Fatale à la France, fatale à l'Italie, cette expédition est, par-dessus tout, fatale à la papauté. On croit avoir tout décidé quand on a fait cette singulière concession, que nos armes n'intervien¬ dront pas dans le gouvernement temporel des Romains. On se bornera à intervenir par la force des armes dans les choses spirituelles, au profit du rétablissement du saint-siège, c'est-à-dire que l'on se contentera de tyranniser ce qu'il y a de plus saint dans le monde, le for intérieur, la conscience, la liberté de croire ou de ne pas croire. A cela, la conscience universelle a déjà répondu ŒUVRES TOLITIQUES 12 354 LA CROISADE CONTRE LA REPUBLIQUE ROMAINE que le peuple italien n'a pas rejeté l'autorité spiri¬ tuelle du saint-siège. Mais quoi! s'il la rejetait, s'il convenait à ce peuple de réformer sa croyance, d'embrasser une nouvelle communion, cle sortir de l'Église! prétendez-vous vous arroger le droit de le contraindre par les dragonnades de persé¬ vérer dans la foi qu'il n'aurait plus? Le ramene- rez-vous mutilé à l'orthodoxie? Et s'il a le droit de changer de religion, comment donc n'aurait-il pas le droit, sans changer de religion, de se, soustraire à lathéocratie et au gouvernement du pape? Mais sa servitude est utile au catholicisme... Il faut, pour l'avantage de cette religion que la conscience de ce peuple soit extirpée sous un fais¬ ceau de baionnettes autrichiennes, napolitaines, espagnoles, françaises... Et moi, je pense que le plus grand coup que vous puissiez porter à cette religion est cet incroyable aveu, qu'elle a besoin de s'appuyer sur un cadavre. Comment toutes les consciences vives de nos catholiques ne sont-elles pas remuées, révoltées, à l'idée que la servitude morale d'un peuple est le fondement nécessaire de leur culte ? Étrange manière de servir l'Église ! avouer qu'il faut lui faire le sacrifice sanglant d'une nation. Voilà donc ce qu'ils nous promettaient, quand ils bénissaient les arbres de liberté le lendemain du 24 février. Liberté de conscience : cela veut dire LA CROISADE CONTRE LA REPUBLIQUE ROMAINE 355 que si vous n'admettez pas dans le domaine spiri¬ tuel ce qui convient à l'Église, de tous les points de l'horizon il convient que vous soyez sabrés et fusillés. Liberté des cultes : cela veut dire que si vous voulez échapper à la domination politique des prêtres, votre ville sera investie. La sape appro¬ chera des murailles pendant la nuit ; le canon et la mitraille obtiendront la raison de votre conscience, indignée. A juger par ces deux libertés fondamen¬ tales, qu'est-ce donc que cette mystérieuse liberté d'enseignement qu'ils nous promettent encore? Assurément il se passe quelque chose d'extraor¬ dinaire, puisque ceux qui veulent restaurer par la force le pouvoir temporel de la papauté portent au contraire le plus grand coup à ce pouvoir. Pœstau- rer le pape par la vertu des balles étrangères, c'est identifier sa cause avec celle des ennemis, c'est le rendre exécrable à toute l'Italie, c'est montrer aux yeux des plus aveugles ce que les penseurs pro¬ clamaient vainement depuis des siècles. Justice d'en haut ! le peuple de Voltaire, après avoir ébranlé le papisme par ses railleries, achève de le ruiner par sa conversion sanglante. Inutile¬ ment la froide raison démontrait que le pape est, depuis l'origine, l'obstacle permanent, invincible à la formation de la nationalité italienne; cette vérité était combattue dans le cœur de beaucoup d'Italiens par un reste d'attachement à la tradition. Mais en 356 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE voyant le saint-père précédé de ses vénérables frères, fantassins, cavaliers, artilleurs, Autri¬ chiens, Croates, Tyroliens, Français, Napolitains, Espagnols, qui viennent les uns après les autres lui ouvrir la brèche dans le sang, par-dessus le ca¬ davre de l'Italie, quel est l'homme qui ne se rendra enfin à l'évidence? qui ne reconnaîtra, au milieu de la sainte ligue, l'éternel Étranger? Ouvrez à l'épée, comme au seizième siècle, les portes du Vatican ! que les feux du bivouac s'allument une seconde fois dans les chambres de Raphaël ! Cou¬ vrez de tapis ces cadavres tièdes. Genoux en terre, intronisez avec les cardinaux le pape dans Saint- Pierre, pour officier et donner sa paix au monde. Le sang des Italiens versé à Novare, à Brescia, à Bergame, à Messine, à Catane, à Palerme, à Bo¬ logne, à Milan, à Ancône, à Venise, à Rome, par toutes les nations orthodoxes, remplira le saint- ciboire. La torture appliquée à un petit peuple, dont quatre grandes puissances sont les tourmenteurs, est un spectacle tout nouveau dans le dix-neuvième siècle, et bien fait pour regagner les âmes. Le bûcher qui s'est éteint pour les individus se ral¬ lume pour une nation. L'Autriche tient les te¬ nailles, l'Espagne verse la poix, Naples brûle les pieds dans le réchaud, la France disloque les mem¬ bres. Écoutez, comme dans le manuel de l'inqui- LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE 357 sition, les plaintes do patient, depuis la Brenta jusqu'au Tibre : Miséricorde ! Sont-ce des chré¬ tiens ? Qu'est-ce que ces hommes et ces pierres leur ont fait ? Lorsqu'il y a une dizaine d'années, nous avons montré l'esprit prêtre qui commençait de nouveau à s'abattre sur la France, au lieu de l'esprit reli¬ gieux, les politiques à grande vue nous ont averti que nous faisions là un rêve. Pour eux, hommes d'expérience et de hautes visées, ils n'apercevaient rien de semblable à l'horizon. Et il arrive que, dès la première expédition de la République hors de ses frontières, la France, enfroquée dans une croisade du saint-office, s'en va glorieusement dérouler à travers le monde, sous le ciel d'Arcole et de Rivoli, la bannière de Loyola. Pour que rien ne manque au caractère de cette expédition, nous mettons tout le génie des docteurs des Provin¬ ciales dans notre plan de campagne ; nous soupi¬ rions dans nos proclamations pour le bonheur de l'Italie, mais il convient avant tout de la saluer bé- nignement d'une pluie de mitraille bénite. Notre désir naturel est d'émanciper les Italiens ; mais un amour plus honnête nous dit de les canonner d'abord pour leur félicité. Évidemment, c'est en les tuant que nous ferons leur salut. J'ai travaillé de longues années pour empêcher mon pays de glisser et de tomber dans ce cloaque 358 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE de sang. L'Esprit que je combattais l'a emporté pour un jour : qu'il soit jugé par ses oeuvres ! Voici le secret de beaucoup de choses qui autre¬ ment seraient inexplicables. La France, qui a fait cinq ou six révolutions politiques, ne s'est jamais décidée à faire une révolution religieuse ; elle a conservé au moins la forme du système religieux du moyen âge. De là ces contradictions, ces apos¬ tasies monstrueuses dont aucun autre peuple n'a donné le spectacle. Courant d'une extrémité de la liberté à l'extrémité de la servitude, elle s'élance par bonds dans l'avenir; elle plane avec ravisse¬ ment sur l'horizon social. Soudain une petite chaîne bénie, qu'on avait oubliée et qui la tient par le pied, se tend sous une main inconnue. La France retombe aussitôt, de trois siècles en arrière, dans une geôle du moyenmge. Hier elle avait devancé le reste du monde, elle se riait de ses contempo¬ rains ; aujourd'hui la voilà qui se débat, de con¬ cert avec les Napolitains de San-Genaro, clans une affaire de sang que l'on ne sait comment classer, entre la guerre des Albigeois, la Saint- Barthélemy et les dragonnades des Cévennes. Nos clubs eux-mêmes, qu'on faisait si terribles, n'ont-ils pas été doux comme des colombes à l'égard de l'esprit prêtre? Ils l'ont caressé, évoqué. C'était, disaient-ils, un appui nécessaire, une force qu'il fallait absolument conquérir par l'hu- LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE 850 milité. Pas un n'a fait planter son arbre de liberté qu'il ne l'ait fait baptiser par un saint homme. L'arbre ne pouvait croître, disaient-ils, s'il ne sortait du jardin du Sacré-Cœur : l'entente était parfaite. Par malheur, à un signe, le jeu a cessé ; la France, on ne sait comment, s'est trouvée liée des durs liens de la mort. Une servitude que l'on n'avait pas encore vue a pesé sur la langue et sur la pensée des hommes. Veut-on voir à quel point nous sommes éloignés du sentiment du droit? Pendant que d'un côté nous aspirons à un monde nouveau de justice et de lumière, de l'autre nous nous laissons ravir, presque sans y penser, les conquêtes les plus assurées de la civilisation ; nous retombons sou¬ dain, du milieu du dix-neuvième siècle, dans le droit barbare du moyen âge. Jusqu'à ce jour, les défenseurs les plus intrépides de la cause italienne ont cru devoir l'excuser par ce motif qu'elle ne porte nulle atteinte à la croyance de l'Église, et qu'elle est tout entière renfermée dans un intérêt politique. Singulière défense qui, pour sauver la liberté, commence par abandonner la première de toutes, celle de la conscience ! Si l'Italie, pour la centième fois, brisée, violée, lacérée, souillée, étouffée, au nom de l'Église, par toutes les nations dites catholiques, veut échapper à ce grand coupe- gorge qui se dresse pour elle à chaque siècle, le 360 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE moyen radical, le seul efficace, est celui que lui ont conseillé tous les grands hommes du passé, en l'invitant à réformer son Eglise. Ce moyen est de rompre son lien spirituel avec la nef de saint Pierre, qui, en s'engouffrant, l'entraîne dans l'a¬ bîme. II est temps de couper le câble. Ne se trouverait-il personne chez elle qui ait l'audace, dans ce péril suprême, de revendiquer le droit d'échapper à l'oppression, non seulement politique, mais spirituelle de l'Église romaine? Là est le salut ; là est, pour l'Italie, le commem cernent de la vie politique. Ce flot de barbares qui s'apprêtent périodiquement chaque siècle à la sub¬ merger sous la violence et sous l'astuce, à l'appel de l'éternel Etranger, lui montrent, lui enseignent, lui révèlent pour la millième fois où est son ennemi. Depuis les anathèmes de Dante contre le saint- siège, jusqu'aux malédictions de son dernier tri¬ bun, Savonarole, la tradition de tous ses grands hommes lui ouvre le chemin du véritable affran¬ chissement. Et pourquoi n'entrerait-elle pas à son tour, par la voie que les uns appellent le schisme et les autres la réforme, dans l'âge viril où sont entrés la France, depuis l'édit de Nantes, l'An¬ gleterre, l'Allemagne, la Russie, les États-Unis, tous ceux qui ont échappé à la mort religieuse et morale? Pourquoi n'aurait-elle pas, elle aussi, à la fin, sa réforme italienne ? Si la nudité du prqt,es- LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE 361 tantisme l'effraye, si les pompes du culte sont né¬ cessaires à l'imagination de son peuple, qui l'em¬ pêche de les conserver, même en se séparant de la communion du pape ? Ne vient-elle pas de faire l'expérience que, sans lui, malgré lui, Dieu reste présent dans ses églises ? N'a-t-il pas soutenu pen¬ dant deux mois la muraille branlante de Bélisaire contre tout l'effort du peuple le plus vaillant du monde? Puisque c'est en qualité de nations ca¬ tholiques que les sœurs charitables de l'Italie viennent porter chez elle le fer et le feu, elle peut échapper pour toujours à ce sanglant embrasse- ment en sortant de l'Église officielle. Si l'Italie avait fait son schisme comme les peu¬ ples que je viens de nommer, personne ne songe¬ rait à lui imposer de force la théocratie romaine. C'est parce qu'elle est restée fidèle à l'Église, qu'au nom de l'Église elle est livrée au fil de l'épée. Tirez vous-même la conséquence. Seul lieu commun qui leur reste : La restau¬ ration de la papauté dans Rome est indispensable, disent-ils, au monde chrétien. Que l'on m'ex¬ plique d'abord comment l'Angleterre protestante, l'Allemagne protestante, la Prusse protestante, les États-Unis protestants, les Slaves de la com¬ munion grecque, les dissidents de France, qui tous croient faire partie du monde chrétien, sont absolument autorisés à rétablir dans Rome par 362 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE la mitraille, le pape qu'ils ont détruit chez eux. Dans cet. emportement de passions, ils calom¬ nient même le catholicisme qu'ils prétendent dé¬ fendre. Quoi! le catholicisme ne peut vivre si le pape ne continue d'habiter tel lieu, telle ville? La religion se meurt si le pontife ne séjourne dans Rome? Je croyais que la foi était dans le cœur, non pas dans les murailles. Quoi! il faut de toute nécessité que le chef du monde trône dans ce palais et non pas dans tel autre? Fit-on jamais une injure plus grande à la religion du Christ que de la river à des pierres? Donner à la France, dans la poli tique étrangère, le rôle d'une puissance papiste, c'est première¬ ment contredire la Constitution, qui a aboli la religion d'Etat; secondement, c'est ravaler l'auto¬ rité de notre pays. Depuis trois siècles, toutes les fois que la France a été puissante, elle a agi sans esprit de secte, dans le génie conciliant de la civi¬ lisation. Aujourd'hui, au milieu de ces explosions de races d'hommes qui toutes se sont sousLraites à l'Église romaine, ramener la France à une poli¬ tique de sectaire, c'est abandonner toute influence sur la race germanique et sur la race slave, c'est renoncer à agir comme membre de l'humanité, c'est prendre le chemin de l'Espagne, et se retirer des grandes affaires. La France, revenant au droit barbare, est-elle une de ces tonsurées de LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE 363 grande race que l'on envoie abdiquer dans le cloître? Qui donc a fait tomber ses cheveux sous le ciseau? Acculés d'absurdités en absurdités, obstinés toutefois à cacher la vraie, l'unique raison de l'expédition, ils finissent par dire : Voici notre secret : nous voulons entrer de vive force dans Rome pour y prévenir tes Autrichiens; c'est-à- dire que, retournant droit à la barbarie, ils bom¬ bardent la capitale de l'Italie, non pas, comme nous le pensions, dans l'intérêt d'un principe, d'une cause à défendre, mais uniquement et sim¬ plement parce que cela leur convient. Ils prennent sur un peuple le droit de premier occupant, et le traitent comme chose inanimée; leur dernier mot est de hier tout droit, toute conscience. Quiconque a la force sur son voisin, qu'il en use. Le seul point est de se hâter. Arriver vite et frapper le premier, tel est le nouveau droit des gens. Voilà ce qu'ils font des lois éternelles de la conscience humaine, et c'est au nom du respect de la société qu'ils renversent dans sa base le principe même de la société et de l'humanité. Les barbares qui, au quinzième et au seizième siècle, se sont rués contre l'Italie affichaient, du moins, je ne sais quel droit d'héritage. Ils veulent, disent-ils, devancer les Autrichiens* sur le cadavre de l'Italie. Et que m'importe s'ils 364 la croisade contre la république romaine font exactement ce que les Autrichiens feraient à leur place? Encore une fois, puisqu'il faut démon¬ trer, épuiser l'évidence, que veulent les Poisses et les Autrichiens? Je vous l'ai dit : l'anéantisse¬ ment de la nationalité italienne, qui est un des boulevards de la France? Que faites-vous en anéantissant les forces de l'Italie? Précisément ce que demandent les ennemis de la France? — Mais nous avons doublé le pas sur les Puisses et sur les Autrichiens. — Soit! vous êtes leur avant- garde; vous avez l'honneur de frapper le premier coup. J'arrive à cette dernière raison qui renferme toutes les autres. Les Italiens sont trop faibles pour défendre leur liberté ; donc il faut, par amour de la liberté, que la France se charge de réduire les Italiens. Quel dommage que ni Louis XVI, ni Charles X n'aient pas connu ce droit tout libéral d'écraser le droit chez les faibles, pour leur ôter la peine de le perdre! on eût étouffé dans leur germe deux nationalités qui embarrassent le monde, celle des Américains et celle des Grecs, par les simples motifs incontestables que voici : Les États-Unis d'Amérique sont trop faibles pour s'affranchir du joug de l'Angleterre; par conséquent, M. de Lafayette, mû d'un sentiment tout libéral, ira se joindre à l'Angleterre pour LA. CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE 365 fusiller en commun dans son berceau l'indépen¬ dance de la démocratie américaine. Les Grecs ne peuvent tout seuls défendre leur nationalité; en conséquence, la flotte de Navarin se joindra à celle des Turcs pour massacrer ce qui reste des Grecs. Quand, pour étouffer en 1820 la révolution na¬ politaine, les Autrichiens ont marché dans les Abruzzes, tout le parti libéral a crié par la bouche du général Foy : Ils n'en sortiront pas ! Quel mal¬ heur que ce parti n'ait pas eu l'idée de conseiller au gouvernement français de mitrailler lui-même la révolution napolitaine! Cette solution libérale, qui consiste à tuer soi-même la liberté par amour de la liberté, n'était pas alors connue. Qui vit jamais pareil acharnement contre le droit des gens et l'éternelle justice? Cette obsti¬ nation serait inexplicable si elle ne reposait, au fond, sur un système où tout se lie. La vérité est que ce qui se passe à Piome a un caractère général pour l'Italie et le monde ; il s'a¬ git en effet de l'universelle oppression ou de l'uni¬ versel affranchissement. La destruction du pouvoir temporel des papes, fait culminant de l'indépen¬ dance de la société laïque, est la marque que l'Italie entre dans le chemin des peuples mo¬ dernes. Rejetez-la sous le pouvoir temporel, vous lui interdisez la vie civile des autres peuples; 366 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE vous la clouez au moyen âge. A l'égard des autres nations, il n'est pas moins évident que le foyer de la vieille Europe est dans Rome; que là est le premier anneau de la chaîne qui lie les peuples sous le sceau de la Sainte-Alliance; que la con fusion des pouvoirs du prêtre et du souverain esl l'empreinte du moyen âge dans le droit politique, le démenti le plus éclatant aux conquêtes de la société moderne, la négation du droit établi par la révolution et par la philosophie, la conséquence religieuse des traités de 18'15, la marque de la défaite de la révolution française, la victoire du droit divin sur le suffrage universel, la sanctifica¬ tion de Waterloo. Oui, le nœud des choses hu¬ maines est encore là; toute la vieille Europe a raison de se retrancher parmi ces ruines. Dans cette coalition entre la Russie, l'Autriche, la France, contre l'esprit et le droit de la révolution, il faut rendre cette justice au gouvernement de la République française, qu'il s'est donné la plus grande part. Il amis tout d'abord, dans cette partie jouée à trois, le plus grand enjeu de servitude. L'ai-je enfin épuisée cette suite tortueuse de subterfuges? J'entends un cri de victoire comme après Marengo. La brèche est faite, le carnage a cessé, nos troupes sont entrées dans Rome. Sou¬ dain le langage change. Il n'est plus question de concessions, de conditions, de gouvernement LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE 367 constitutionnel, ni mcme de libertés sages : ce n'étaient là que les machines et les engins d'un siège contre la conscience et la raison publiques. Le siège fini, on accorde un moment à la vérité. Le prince est rétabli, sans nulle autre condition que son bon plaisir ; telle est la phase nouvelle de notre expédition. Pour premier gage, une assem¬ blée nationale est dissoute par le droit du sabre; une baïonnette renverse l'urne du suffrage uni¬ versel, une nationalité expire; nous chantons un Te Deum, et tout est dit. Ainsi se termine ce long chemin souterrain de subtilités rampantes, de mots couverts, d'embû¬ ches parlementaires, de promesses obliques, qu'il m'a fallu parcourir jusqu'ici. Le voilà qui s'échappe enfin, l'aveu cynique qui, je le savais bien, devait se trouver au fond de ce repaire. Rétablissement du pouvoir théocratique, droit divin sans garantie, absolutisme du sabre et de la crosse, restauration de '1815 sans charte: voilà le présent républicain que nous faisons à l'Italie pour prix de son sang et du sang de nos soldats., Nous l'avouons maintenant que le coup a réussi. Le fait est accompli. Rai¬ sonnez sur les morts tant qu'il vous plaira. Au milieu de ce mépris dé la conscience humaine une chose commence à m'effrayer : c'est de voir les défenseurs de la société actuelle se retrancher sur le terrain qu'ils ont eux-mêmes travaillé dix- 3g8 là croisade contre la répuhlique romaine huit ans à miner. Les voilà acculés dans tous les systèmes qu'ils ont renversés. Ils ont déchiré le masque de la vieille société, et ils croient se dé¬ guiser sous ce reste de masque. Ils ont détrôné le jésuitisme, etils épousent le jésuitisme. Ils ont brisé le principe de le légitimité, et ils s'appuient sur ce roseau rompu. Ils ont creusé l'abîme, etils vont se rallier au fond de l'abîme. Ils ont fait le vide, et ils s'assiéent sur le vide. Qui ne reconnaît pas le signe du vertige? Les fils de Voltaire mendient la protection des fils de Loyola. Où s'arrêter dans cette alliance avec ce qu'ils ont maudit? J'ai vu des hommes, pleins d'une vague épouvante, tout à coup emportés d'une joie qui fait peur. Pourquoi cela? Parce que les systè¬ mes, les opinions, les croyances, les préjugés qu'ils ont tués et ensevelis eux-mêmes se relèvent aujourd'hui de terre et leur donnent rendez-vous parmi les ruines. Vous souvenez-vous du Festin de Pierre? Ils font comme don Juan qui, après avoir tué le vieux commandeur, accepte le rendez- vous à souper du mort. Ils tendent la main au spectre ; le spectre ferme sur eux sa main inexo¬ rable de pierre. Qui peut dire où il les eniraîne, moitié ricanants, moitié tremblants? Vu spectacle de cet inconcevable aveuglement, j'éprouve, pour ma part, plus de compassion que de colère; en les voyant répéter les paroles qu'ils LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE 369 ont flétries chez les autres, refaire les actions qu'ils ont maudites chez les autres, suivre pas à pas, sans détourner la tête, les traces des dynasties qu'ils ont poussées au gouffre, je me demande sou¬ vent au fond de ma conscience : Que faire pour les sauver? Mais au milieu d'un ricanement pareil au bruit des feuilles mortes, j'ai entendu cette ré¬ ponse sortir de mille bouches : Nous ne voulons pas être sauvés ! Après la leçon donnée d'en haut le 24 février à des hommes qui, ce jour-là même, ne voyaient pas ce qui s'accomplissait sous leur yeux, je croyais qu'ils auraient puisé ce sentiment loyal d'une certaine humilité dans l'expérience de leur défaite et de leur misère: c'eût été la marque d'une vraie supériorité que de profiter d'un tel enseignement. Quand je vois ces mêmes aveugles de cœur et d'esprit se donner de nouveau pour les chefs de cette société, je me demande à quel abîme nous sommes condamnés de prendre pour guides ceux qui ont été convaincus de n'avoir eu pendant dix- huit ans ni yeux ni oreilles. Savez-vousce qu'ils ne pardonneront jamais au 24 février? Le voici. C'est de leur avoir montré à eux-mêmes, dans le secret de la conscience, leur mesure et leur inanité. La révolution a fait bien pis que les alarmer sur leurs propriétés ; elle les a en effet dépouillés et appauvris sans retour, en 370 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE mettant à nu et dispersant les haillons de leur génie. Si l'on avait pillé leur or, ils pourraient le retrouver; mais cette démonstration éclatante de leur aveuglement et de leur néant, ces intelligences si sûres d'elles-mêmes, si rusées, si subtiles, et tout à coup si misérables, brisées en une heure et renversées de leur petit piédestal par l'évidence; comment pardonner une si monstrueuse chute, et si éclatante, à la face du monde, dont on se pré¬ tendait les conseillers et les sauveurs? Pour un homme qui se donne la peine de penser au milieu du tumulte des partis, le signe le plus frappant que la révolution continue, c'est de voir le désordre moral établi par ceux-là mêmes qui s'imaginent le combattre : l'esprit révolutionnaire est si peu abattu, qu'il ne se montre nulle part avec plus d'audace que chez ses ennemis. Hommes de bonne foi, dites-moi comment vous entendez établir l'ordre en bouleversant toutes les notions de la conscience humaine, et sauver la société en l'appuyant sur la négation même du droit social : la nationalité détruite, la religion prise pour masque, le chemin frayé à l'invasion, une assemblée nationale librement élue et dis¬ persée par le sabre, une guerre religieuse sans foi, une croisade sans Christ, et pour résultat la liberté des cultes ramenant l'auto-da-fé d'une nationalité amie. LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE 371 Vous voulez réparer le désordre moral, mais où est-il, s'il n'est dans ce que vous faites? Le dé¬ sordre moral, c'est de mettre ses actions en pleine contradiction avec-ses paroles ; c'est de se dire les amis d'un peuple et d'écraser ce peuple; c'est d'agir dans le plan des Russes et des Autri¬ chiens, en feignant de se séparer d'eux; c'est de mitrailler Rome quand ils mitraillent Venise, et d'établir, dans cette émulation, une différence entre un bombardement absolutiste et un bombarde¬ ment modéré. Le désordre moral, c'est de pré¬ tendre n'influer en rien sur la liberté d'une nation pourvu qu'on la tienne sous la gueule des canons. Le désordre moral, c'est de soutenir par le car¬ nage un principe de gouvernement dont on ne veut pas chez soi. Le désordre moral, c'est d'imposer une autorité politique qui suppose un fanatisme de religion d'État, quand chez soi on a aboli la reli¬ gion d'État. Le désordre moral, c'est d'étouffer un peuple au nom du catholicisme, parce qu'il est resté catholique, tandis que, s'il eût changé de communion, on n'eût pas songé à le violenter. Le désordre moral c'est de verser en langues de feu, par la mitraille, une foi que l'on n'a pas. Le dé¬ sordre moral c'est d'établir chez soi la liberté des cultes et de l'écraser chez les autres. Le désordre moral, c'est de substituer dans les questions de conscience, le meurtre à la discussion, les bombes 372 LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE aux arguments. Le désordre moral, c'est de res¬ taurer le serviteur des serviteurs de Dieu, en commençant par massacrer ses sujets. Le désordre moral, c'est de faire d'un monceau de cadavres un trône spirituel. Triste augure qu'une société qui frappe et ren¬ verse dans un aveuglement de parti tous les prin¬ cipes sur lesquels elle repose et qu'elle prétend défendre! N'est-ce pas dans une nuit pareille de l'intelligence et de la conscience, que lady Mac¬ beth a tué ses enfants ? Dans un temps où il est convenu d'appeler du nom de socialisme tout ce que l'on veut outrager, montrez-moi une utopie qui renverse mieux que ne fait notre croisade im¬ pie les principes et les lois de la civilisation mo¬ derne. La liberté de conscience ! où est-elle cette liberté, sur laquelle tout repose, quand de tous les points de l'horizon éclatent des épées (1), non pas dans le fourreau, mais des épées nues, pour trancher une question de conscience ? La famille ! où est le respect de la famille privée, si l'idée de la patrie, qui est la grande famille, est extirpée par le fer et par le feu? La religion! que devient-elle, si ceux qui ne l'ont pas se fient à la mitraille du soin de l'enseigner? La propriété ! laquelle res- pectera-t-on, si un peuple n'a plus la propriété de sa conscience? Dites-moi ce que possède (1) Savonarole. LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE 373 l'homme, s'il ne possède pas sa croyance. Toutes les fois que celle-ci a été violentée, on a violenté la propriété ; la confiscation des biens des protes¬ tants n'était que la conséquence nécessaire et logique de la confiscation de leur doctrine. En in¬ tervenant par la violence clans les choses spiri¬ tuelles, vous enlevez à un peuple entier ce qui lui appartient par-dessus tout, et sans quoi il ne peut rien posséder, la liberté de croire et de ne pas croire. Gomment ne voyez-vous pas que si la conscience, c'est-à-dire l'âme humaine, n'est plus une propriété respectée, il n'y a plus de propriété dans le monde ? Supposez que cette société n'ait point d'ennemis; je dis que le danger n'en serait pas moins grand, puisqu'elle se frappe elle-même dans ses propres entrailles. Au reste, nous pouvons bien, ce qui ne s'était jamais fait en France, insulter, conspuer ceux que nous allons combattre ; nous pouvons écraser la fleur de la jeunesse italienne; mais ce que nous ne pouvons pas, c'est, en tuant ces hommes, de leur arracher les fruits de leur mort. L'effort que nous avonsclû faire pour les détruire est le commencement de leur affranchissement. Malgré nous, ce sang italien que nous avons versé à flots est la source désormais intarissable de l'in¬ dépendance et de la patrie italiennes. Qu'atten- 374 LA. CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE daient-ils de générations en générations tous les hommes dont le cœur a battu pour la cause de l'Italie ? Que demandaient depuis Dante, Pétrar¬ que, Machiavel, jusqu'à Napoléon, lord Byron, tous les grands cœurs qui ont identifié celte cause avec celle de l'humanité même? Ils attendaient un acte d'héroïsme qui fondât la nationalité italienne- Cet héroïsme a éclaté. En tenant tête aux troupes les plus braves de l'Europe, ce peuple a montré qu'il existe : c'est en l'écrasant que nous l'avons révélé au monde. Désormais il peut être envahi, accablé, massacré, non annulé. Nous-mêmes avons écrit son nom avec son sang sur les sept collines, il ne peut plus être effacé. Malgré nous, la patrie italienne, cette Italie attendue, annoncée de siècle en siècle comme une espérance du genre, humain, a jailli sous nos coups. Nous avons été les bourreaux, elle a été le martyr. Les Italiens ont su mourir ; l'Italie vit pour jamais. La France ne réus¬ sira pas à l'égorger une seconde fois. Car, voyez jusqu'où il vous fautarriver: àla néga¬ tion de la conscience humaine. Le crime quenotre gouvernement fait aux défenseursde Rome de n'être pas tous nés dans Rome est, au contraire, la preuve la plus éclatante, la plus morale, la plus infaillible que cette nationalité ne peut plus être noyée dans sonsang. Au moyen âge, chaque homme, de l'autre côté des Alpes, ne s'intéressait qu'à sa ville, à la croisade contre la république romaine 375 son foyer : le Pisan était l'ennemi du Florentin, le Florentin clu Siennois, le Siennois du Romain, et c'est à cause de ce démembrement barbare, que la patrie demeurait impossible. Aujourd'hui, de tous les points de l'Italie, se sont rencontrés des hom¬ mes pour défendre la même cause. Qu'est-ce à dire, sinon que la patrie existe, puisqu'il se trouve des hommes pour mourir en son nom ? En sorte que l'accusation dressée par le gouvernement français est au contraire la marque de cette solidarité morale qui compose un corps de peuple. Il reproche aux Italiens de nos :ours précisément ce qui est leur plus grand titre moral, d'être sortis des rivalités, des haines, des divisions où le moyen âge était parqué, et d'avoir embrassé l'idée moderne de la nationalité. Quoi ! un Napolitain verser son sang pour Venise, un Lombard pour Ancône, un Génois, unPiémon- tais, pour R.ome ! quelle criminelle connivence ! L'intérêt de la Péninsule veut qu'on la ramène de force à ces temps où chaque homme était en guerre avec tous les autres. Et moi, je le demande à toute conscience ennemie, à tout cœur endurci que la passion n'a pas détruit sans retour: dans cette affaire, de quel côté est le gouvernement français? Du côté de la civilisation, ou du côté de la barba¬ rie? avec la société moderne, ou avec le moyen âge? avec le droit, ou contre le droit? avec la rai- 376 la. croisade contre la république romaine son, ou avec l'absurde ? avec la justice, ou avec la force brute? Il veut une Italie, à condition qu'il n'y ait pas d'Italiens. Si jen'avais fait partie d'une grande assemblée, je ne me serais jamais douté de la légèreté d'esprit, feinte ou réelle, avec laquelle les hommes déci¬ dent ces immolations de peuples qui excitent de siècle en siècle des frémissements d'indignation dans la conscience humaine. Les plus fins sont ceux qui jouent le mieux les stupides. «Comment, mon cher, vous croyez que cela finira aussi tragi¬ quement ! Des coups de fusil contre la république romaine? Allons donc! personne n'y songe, soyez- en sûr. Par exemple, je serais de votre avis, si nous n'avions affaire à un homme aussi honnête.» Puis viennent les formalistes: « Ce n'est pas la question'; il s'agit tout bonnement et simplement de la question d'urgence, pas d'autre chose, etc. » Voilà avec quelles billevesées, les hommes jouent les hommes; c'est ainsi qu'ont été consommés, dans tous les temps, ces grands meurtres qui saignent encore. Sous ces aimables paroles, s'amassent les larmes inextinguibles des uns, lahonte irréparable des autres. Demain, les passions se tairont ; l'histoire dira: La France, en '1848, avait jeté un cri pour appeler les peuples à la liberté. L'Italie entendit ce cri rédempteur, elle se leva à demi de sa tombe. Mais LA CROISADE CONTRE LA RÉPUBLIQUE ROMAINE 377 un peuple s'approcha froidement cle cette nation qui ressuscitait,et il égorgea le cadavre : ce peuple, c'est la France. Qui prend la responsabilité du meurtre de la nation par laquelle toutes les autres ont été engen¬ drées à la vie civile ? Est-ce une classe seule? est-ce la bourgeoisie? est-ce la France? Qu'on le dise. Je ne sais ce que pensent à cet égard mes com¬ patriotes, ni ce qu'ils font pour amuser leur cons¬ cience. Pour ma part, je voudrais me laver les mains de ce sang, et voilà pourquoi j'écris ces li¬ gnes. Mais il n'est pas si aisé d'échapper par des parolesàla solidarité d'un homicide social. Je sens sur ma poitrine ie poids d'un meurtre; dans mon sommeil une voix me crie: Gain, qu'as-tu fait de ton frère? S'il est hors de doute que la misère, la faim, les inquiétudes dévorantes qui ontempoisonné jusqu'à ce moment la République, sont l'expiation de la longue immoralité dont la France a été le com¬ plice sous le règne précédent, qui peut prévoir le gouffre de maux près de s'ouvrir sous nous pour l'expiation de ce grand homicide? Du moins, lors¬ que le fléau d'airain nous frappera jusqu'au cœur, souvenons-nous que nous l'avons voulu. Un peuple étouffe en plein jour par un autre peu¬ ple qui l'avait appelé à la liberté, non plus sous 378 la croisade contre la république romaine la tutelle d'un roi, mais dans la pleine conscience de ses actions : il n'y a pas de plus grand trouble porté dans l'ordre moral. Pour que cet ordre se rétablisse, il faut un châtiment : et je commence à craindre que la nation qui a tué de sang-froid la liberté chez une autre n'en soit punie longtemps parl'incapacité de l'établir chez soi. Quelle est la peine sociale du fratricide social ? Quel seralechâtiment du nouveau crime de Gain? Affranchie seulement du remords, verra-t-on la France, portant au front un stigmate ineffaçable, toujours agitée, jamais satisfaite, errer d'une ex¬ trémité de la servitude à l'autre extrémité sans pouvoir s'arrêter dans la liberté et clans le droit? Travaillera-t-elle sans produire ? S'agiterà-t-elle sans avancer? Sèmera-t-elle sans moissonner? Servira-t-elle de ferment, de foyer, d'aiguillon, de brandon au monde, sans pouvoir elle-même pro¬ fiter de ses œuvres ? Maudite entre les peuples, son travail aussi sera-t-il maudit? Nous traînons encore aujourd'hui après nous la solidarité du premier partage de la Pologne. Jus¬ qu'à quelle génération s'étendra la solidarité du meurtre de l'Italie? Combien de temps la voix de ce sang criera-1-elle contre nous? Belles questions vraiment pour nos hommes d'État! Le premier ch⬠timent de ceux que ces questions font sourire est l'aveu que leur conscience est morte, l'extinction la croisade Contre la république romaine 379 de la conscience étant le vrai signe d'un ordre de choses qui finit. C'est, du reste, une vue bien misérable de s'ima¬ giner qu'un peuple échappe à ce que la Providence veut faire de lui; on croit que tout se débat dans les urnes, et L'on ne voit pas qu'une force supé¬ rieure aux fantaisies des peuples fait souvent sor¬ tir de l'urne le contraire de ce qu'ils ont déposé. Depuis Louis XYI, que d'efforts la France n'a-t- elle pas faits pour se soustraire à la République ! Deux fois elle s'est refaite de ses mains une dy¬ nastie pour tromper l'avenir; elle a cru d'abord s'arrêter dans la gloire avec la dynastie de Napo¬ léon. Cette dynastie lui ayant manqué, elle a ac¬ cepté la Charte delà branche aînée. Cette branche rompue, elle s'est rattachée au trône des d'Orléans; et malgré tant d'efforts pour s'abuser, se tromper, s'arrêter sur la pente, une heure a suffi pour la lier à la République. La journée du 24 février 1848 est grande, parce que dans ce moment la France en¬ tière a eu conscience d'un fait déjà consommé chez elle depuis un demi-siècle, à savoir que la monar¬ chie est morte depuis la mort de Louis XYI. Elle a reconnu distinctement, ce jour-là, que ceux qu'elle avait salués du nom de roi depuis cinquante ans, n'avaient eu qu'un règne d'emprunt; en sorte que tous ses efforts pour se rattacher à la monarchie, n'ont servi qu'à la précipiter vers la République. 380 la croisade contre la république romaine Plus que jamais, on peut donner à l'histoire de France le titre de l'ancienne chronique: Gesta Dei per Franco s, les actions de Dieu par la main des Français. La main aveugle travaille et ne connaît pas son oeuvre; le plus souvent elle l'ait le contraire de ce quelle croit faire. Ce peuple peut bien se frapper lui-même et donner pour un jour la direc¬ tion de ses affaires à tous ses ennemis: il peut ébaucher la servitude, mais c'est la liberté qui sortira de l'ébauche. Encore une fois la main aveugle touchera un but qu'elle ne connaissait pas : Gesla Dei per Francos. Au 14 février, ils croyaient saisir la monarchie, ils ont rencontré la Républi¬ que ; aujourd'hui ils croient embastiller le dix- neuvième siècle ; ils le précipitent dans l'inconnu. L'ÉTAT DE SIÈGE A MES COLLÈGUES DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE Représentants du Peuple, C'est le cri sourd de la population la plus misé¬ rable (1) de France que je voudrais faire arriver à vos oreilles; le mal est devenu si grand, que la question de parti n'est plus rien devant celle d'hu¬ manité. Voilà pourquoi je m'adresse ici, loin du bruit passionné de nos discussions, à chacune de vos consciences en particulier. Pesez de sang-froid les maux que je vais raconter en peu de lignes : ils sont tels que la tribune pourrait difficilement les supporter; dites s'il vous plaît de les faire durer un jour de plus. Ah! si le roi savait, c'était le mot de l'ancienne monarchie ; nous disons maintenant: Si la France II) M. de Mornay se servait déjà, en 1840, de ces mots : la contrée la plus misérable de France. (Question sur les étangs, par M. de Mornay, p. 38.) 384 l'état de siège le savait, jamais oppression aussi antisociale n'eût pu seulement commencer. Mais ce qui con¬ tribue à notre misère, c'est précisément la paix, le silence de nos campagnes; il n'y a point parmi nous de grands centres d'industrie dont la voix traverse aisément la France, mais des villages 1 o écartés, décimés dans la Bresse et la Dombe, où la plainte solitaire ne peut trouver d'écho. Songez combien il est aisé d'opprimer, d'accabler lente¬ ment, un à un, des paysans éloignés les uns des autres, comme à travers les savanes d'Amérique. Point d'imprimerie que pour leurs adversaires. Un seul journal existait pour eux à l'extrémité du pays; la police a commencé par le supprimer. Cela fait, le pays s'est trouvé bâillonné; grande facilité pour le garotter et le torturer sans qu'aucun cri se fasse entendre. Il en est résulté que vous n'avez, non plus que le reste de la France, aucune connaissance de ce qui se passe chez nous : le régime de l'état de siège devenu pour nous une exception dans l'exception, nos paisibles campagnes envahies, nos villages in¬ vestis pendant la nuit, les plus gens de bien tra qués, entraînés, souvent les mains liées derrière le dos; et, après tant de violence, pas une trace de culpabilité chez ces grands criminels d'État ar¬ rachés à la charrue. Partout la justice a répondu: Je ne vois aucune faute dans ces hommes. l'état de siège 385 Il est certain que tous les droits que l'on s'attri¬ bue dans un pays conquis, après une bataille rangée, on les exerce contre l'Ain; sur quoi nous demandons humblement par quelle épée nous avons été conquis, et si les Autrichiens de 1814 ont de nouveau forcé le Pas-de-l'Écluse! Jamais ceux-là ne nous ont fait souffrir ce que nous souf¬ frons aujourd'hui. Qu'est-ce donc que cette terre de malédiction, qu'il est nécessaire de gouverner à la façon de Radetzky? Voulez-vous le savoir? Demandez-le à M. le ministre de la justice; il vient de nous distri¬ buer le tableau statistique des crimes et délits com¬ mis en France. Dans ce tableau, un département est présenté comme un modèle à tous les autres, comme celui où ce que les hommes respectent est le plus respecté ; et c'est celui contre lequel ils déchaî¬ nent depuis sept mois leurs lois d'exception et de ter¬ reur. Relisez-la cette page ix du Rapport de M. le président du conseil : « II n'y a eu dans l'Ain que 1 accusé sur 12,663 habitants.» Proportion unique ! Avouez que c'est là une justice étrange. Pendant que le président du conseil donne à nos compa¬ triotes ce témoignage irrécusable arraché par les chiffres, que la loi est mieux obéie parmi eux que dans aucune autre partie du territoire, le ministre de l'intérieur les livre aux fourches de l'état de siège comme des hommes de rapine et d'anarchie. ŒUVRES POLITIQUES 13 386 l'état de siège Mais voyez donc si l'anarchie n'est pas bien plutôt parmi ceux qui les condamment, et si le scandale n'est pas avec eux. Comment! ils affir¬ ment, ils publient que le territoire de France où ils comptent le moins de rébellions, de spoliations, de violences, de meurtrês, de vols, d'abus de con¬ fiance, de crimes contre les propriétés, contre les personnes, est le département de l'Ain ; puis, quand ils ont fait ce calcul et tressé cette couronne murale, ils déclarent, d'un autre côté, que tout est perdu s'ils ne livrent ce pays d'honneur à l'ex¬ ception du sabre et des baïonnettes. Pour moi, je conclus qu'ils renversent ainsi toute idée de mora¬ lité et d'autorité parmi nous : la moralité, puisqu'ils condamnent le pays qu'ils tiennent pour le plus honnête du monde; l'autorité, puisqu'ils déclarent qu'entre eux et lui il y a la guerre. Par ce témoignage officiel, notre pays n'est-il pas bien vengé des calomnies officielles dont on l'as¬ siège sans trêve? Car il ne se peut que les plus sim¬ ples ne fassent le raisonnement qui suit : Si le département que le gouvernement dit être le plus modéré, le plus étranger à la violence, est précisé¬ ment celui qu'il garrotte et torture avec le plus de soin, il nous apprend par là que ce qu'il veut, ce qu'il réclame, ce qu'il attend de nous n'est ni l'hon¬ nêteté, ni la modération, ni le respect des pro¬ priétés et des personnes ; la conséquence est mathé- l'état de siège ' 387 matique. Si l'on oppose que ce département est plus frappé qu'un autre parce qu'il est plus révolution¬ naire, on arrive à cet autre résultat que le révolu¬ tionnaire est en même temps le plus soumis aux lois; ce qui détruit d'un seul coup l'échafaudage d'immoralité, de barbarie que l'on dresse inces¬ samment devant la conscience des ingénus. A cette considération de la situation morale de ce pays, je veux en ajouter une autre tirée de sa situation physique, qui n'est pas moins unique en France. Chaque jour, on réclame dans la presse ou à la tribune contre tel ou tel atelier malsain où l'in¬ dustrie consume ses ouvriers. Me sera-t-il permis, sans mériter les menottes ou la corde, d'élever timidement la voix en faveur d'un atelier dont il n'a pas encore été dit un mot, je parle d'un atelier de 67 lieues carrées, 134,000 hectares, où s'éteignent, pour disparaître jusqu'au dernier, 30,000 ouvriers la boureurs, reste d'une population autrefois florissante? Me sera-t-il permis de dire que, dans l'endroit où l'on condamne l'espérance comme un crime, mon pays dévore, engloutit ses habitants, qu'une industrie de mort établit là, à grand'peine, artificiellement, au cœur de la France, des marais Pontins où depuis un siècle les villes font place aux hameaux, les hameaux à la chau¬ mière isolée, la chaumière à la solitude, la soli- 388 l'état de sièse tude au marécage, sans qu'aucune plainte sortie de ces plages empoisonnées par l'avarice ait en¬ core frappé vos oreilles? Pourrai-je ajouter que dans les pays que nous aimons par-dessus tous les autres, chaque année les morts l'emportent sur les naissances, que la vie y est en moyenne de vingt-deux ans, pendant qu'elle est de plus de trente-sept ans dans le reste de la France, que la force active y est inférieure d'un tiers, que la fai¬ blesse musculaire des hommes et des animaux empêche d'y faire de profonds labours (1), que l'on est obligé d'y renouveler en partie tous les ans les enfants qui servent de bergers (2)? A ces faits empruntés de pièces officielles (3), ajoutez les dé¬ cès des batteurs, moissonneurs, domestiques, étrangers, qui vont mourir dans leur pays de la mort contractée parmi nous en se mêlant à nos travaux seulement pendant deux mois. Chez nous, un homme de quarante ans est un vieillard. Si encore la nature avait fait le mal ! mais non ! c'est l'incurie de l'administration autant que celle du législateur. Il y eut un temps où ce pays était plein de villes florissantes ; une population nom- (1) De Mornay, p. 3. (2) Cette consommation d'enfants ne porte pas tout entière sur ceux du pays. (Rapport de la commission d'enquête, p. 161, etc.) (3) Puvis, Notice statistique sur le département de l'A in, p. 105. — Du dessèchement des étangs, p. 9. — Greppo, Mémoire, p. 33. l'état de siège 389 breuse, robuste, l'habitait (1). Gomment donc la ruine, la dépopulation, la mort, se sont-elles ré¬ pandues si vite dans nos campagnes? Comment telle ville qui comptait 4,000 habitants en a-t-elle à peine 200 aujourd'hui? Gomment est-il arrivé que telle église qui s'élevait au milieu d'une ville, s'élève aujourd'hui seule, au milieu de la plaine déserte, dans un immense cimetière? A cette ques¬ tion, un écrivain du dernier siècle a répondu par ces mots (2) : « Les grands propriétaires, les bons bourgeois dont cette partie abonde plus qu'ailleurs, ont absorbé les petites habitations, nommées mas, et les ont détruites. » Ces grands tenanciers ont résolu le problème de supprimer l'espèce humaine; et sans frais de machine, ni de main-d'œuvre, ils ont eu le génie de se créer un revenu. Gomment cela ? En inondant, submergeant le sol naturelle¬ ment le plus sec de France; à force d'art, ils ont créé là une immense maremme; ils ont ramené la nature cultivée à la barbarie, en la couvrant d'eaux dormantes, marais, étangs, lacs fangeux qui, se communiquant les uns aux autres, comme un ul¬ cère, ont empoisonné l'air vital ; sur un plateau seul, on en compte plus de 1,600. L'histoire de ces Romains qui nourrissaient leurs murènes de (1) Le docteur Bottex, Des causes de l'insalubrité des Dombes, p. 28, 45, etc. — Rapport de l'enquête, p. 156. (2) Cités par Varennes de Fenille (Nouvelles observations sur les étangs, 1791.) 390 l'état de siège chair humaine s'est accomplie chez nous à la lettre. Les hommes ont disparu pour engraisser tes viviers. Après cela, effrayés de la solitude qu'ils ont faite, les possesseurs du sol se sont enfuis pour échapper au foyer de peste qu'ils ont créé, laissant à leur place, dans leurs manoirs déserts, un fer¬ mier, un paludier chargés d'exploiter les funé¬ railles de toute une population. De là ce grand nombre de vieux manoirs, de châteaux, de tours, qui, sans être en ruines, sont et demeurent inha¬ bités, et surgissent du fond des eaux. Si vous sus¬ pendez à l'air un linceul, il se couvre de taches livides, comme le cadavre d'un empoisonné. On a calculé que les efforts prodigieux que cette popu¬ lation a dû faire pour se décimer, elle serait hors d'état de les faire aujourd'hui pour se sauver. Et le mal ne s'arrête pas, au contraire : de nos jours seulement, plus de deux millions ont été dépensés pour augmenter l'ulcère (1). Gomment donc s'éton¬ ner que la population diminue chaque jour, et pour ainsi dire à vue d'œil, malgré de constantes immigrations attirées parle haut prix des salaires, et qui ne parviennent pas à combler la fosse tou¬ jours ouverte? Calcul effrayant (2) : dans ce pays, (1) Mémoire, par M. Greppo, p. 9. (2) Voir à ce sujet les travaux vraiment classiques de M. A. Pu- vis, Notice statistique de l'Ain, p. 111, etc. l'état de siège 391 l'impôt du sang, la conscription, se prélève, non sur le produit net des générations, lequel n'existe pas, mais sur le déficit ; la France y dépense et dévore chaque jour par anticipation son capital humain. Au lieu de calomnier ces hommes, il faut avouer que s'ils n'eussent été les plus patients, les plus tempérants, depuis longtemps on eût cessé d'en¬ tendre parler d'eux. Ils ont résisté par le cœur ; c'est un miracle qu'ils n'aient pas disparu jusqu'au dernier. Souvent il arrive que d'honnêtes propriétaires reviennent hardiment se fixer au milieu du foyer de peste. Au péril de leur vie, ils travaillent à convertir la terre maudite en terre habitable; bientôt ils en sont récompensés par une augmen¬ tation de leur héritage et par la reconnaissance de tous. Mon souvenir le plus cher est d'avoir tra¬ vaillé, dans mon enfance, à mesurer, arpenter, dessécher, avec mon père, le plus pestilentiel de ces marais (1) ; mais que peuvent des actes isolés, contrariés, empêchés par une législation sauvage, aussi longtemps que la puissance publique ne s'as¬ sociera pas à l'effort de quelques-uns (2). Car, pour maintenir ce régime de mort, il a fallu appuyer une industrie barbare sur une législation (1) Les léchères. (2) Rapport de la commission d'enquête, p. 195. 392 l'état de siège plus barbare (1), conserver pour nous seuls les coutumes féodales, enlever à des homme déjà déshérités la garantie du Code civil dont tous les autres jouissent, c'est-à-dire qu'après les avoir empoisonnés dans leurs corps, c'est le droit féodal qui continue de régir leurs biens. Qui croirait qu'il y a en France un pays où quiconque peut construire une chaussée a le droit d'inonder, d'im¬ merger son voisin (2) ? Dans le même marécage, l'un possède l'eau et l'autre le sol. Ni l'un ni l'autre n'a la liberté de dessécher l'hydre, d'assainir son héritage, de le rendre habitable. Non ! la peste a le privilège. Si le propriétaire réclame le droit d'arracher sa terre au marais et de ne pas s'empester lui-même, ce droit lui est refusé : il n'est que le premier serf de sa glèbe. Le vrai maître, le tenancier qui doit sur¬ vivre à tout, ce n'est pas l'homme, c'est l'étang. Nul espoir de se soustraire à cette loi de mort. Tous sont liés l'un à l'autre dans un communisme gothique. De père en fils, le vivant est attaché au cadavre. (1) Dans ce pays règne une jurisprudence sauvage. Les étangs sont une nature de biens privilégiée, rex sacra. (Mémoire, par Valois, p. 2; 1844. — Commission d'enquête, p. 200, etc. — Mé¬ moire sur la question légale, par M. Digoin, p. 14, etc., etc.) (2) Le propriétaire qui veut détruire son étang ne le peut pas. (Observations sur les étangs de la Bresse, p. 12. — Des étangs et de la nécessité d'une législation nouvelle, de Marivault, 1826, p. 34.) l'état de siège 893 Je lis clans une loi des barbares, que la femme adultère était condamnée à être étouffée vivante dans le limon d'un étang. C'est le supplice de la population la plus innocente de France. A de tels maux, qui eût dit qu'on pouvait en ajouter déplus grands ? Au milieu de ces calamités intolérables et per¬ manentes, quelles plaintes avez-vous jamais enten¬ dues ? En quoi ces hommes si patients à mourir vous ont-ils jamais importunés de leurs instances? Quel journal, quelle presse, quel club, quelle tribune a jamais porté jusqu'à vous leur funèbre histoire. Vous ont-ils jamais demandé, non la fortune, non l'aisance, non le droit au travail, non le droit à l'assistance, non le droit à l'aumône, mais seule¬ ment le droit de respirer, en vous priant d'éloigner d'eux le poison qui les tue? Avez-vous jamais ouï une parole, je ne dis pas menaçante, mais amère de ces hommes? Connaissiez-vous leur existence, vous qui lisez ces lignes? Tel est l'excès de leur misère que leur principal caractère est l'indifférence pour la vie. Les eussiez-vous trouvés bien criminels, si pour avoir non du pain, mais leur part d'air vital, comme toutes les créatures, ils vous eussent demandé de détruire l'exception qui, du foyer pestilentiel où ils sont plongés,faitunepropriétéprivilégiée,sacrée,in- 394 l'état de siège commutable, réglée par desusages seigneuriaux (1), lesquels perpétuent infiniment le fléau sans aucune possibilité de le voir disparaître ? Enterrés vivants, les condamneriez-vous s'ils avaient espéré que la République qu'ils ont saluée, que M. Louis-Napo¬ léon qu'ils ont acclamé, entrouvriraient la tombe féodale où la révolution les oublie, et qu'une voix leur crierait : Sors, Lazare ! Mais, s'ils l'ont pensé, ils ne.l'ont point montré. S'ils l'ont cru, ils ne l'ont dit à personne. Le même silence a pesé sur leurs solitudes, après comme avant 1848. Pas un témoin, pas un espion ne les a trouvés en flagrant délit d'espérance. Lorsqu'il semble que le premier devoir était de corriger l'indignité du sort qui les accable, com¬ ment, par quels bienfaits le gouvernement nou¬ veau s'est-il montré à eux ? Comment, à cette dé¬ tresse de deux siècles, a-t-il répondu ? Je vais le dire. Ce n'est, pas d'aujourd'hui, en effet, que datent les avertissements qui annoncent la mort de cette population. Depuis 1789, jusqu'à nos jours, il y a comme un cri d'alarme qui ne cesse pas un moment. (1) A l'exception de quelques-uns des possesseurs qui bordent le plateau, il n'en est peut-être pas un seul à qui il soit loisible de changer le mode de culture de ces réservoirs insalubres (Mé¬ moire sur la question de la suppression des étangs, par M. Di- gqin, p. 53, etc.) l'état de siège 395 Avant 1789, c'est le cri sourd de la terre : « Les sépultures surpassent les naissances. » Peu d'années après, en '1791, un (1) avertisse¬ ment formel est donné : « La calamité augmente « sans cesse ; et sous nos yeux l'enceinte du foyer « de peste s'étend à un point qui effraie. » Malgré le bruit delà révolution, l'Assemblée législative et la Convention entendent distinctement le cri de détresse ; elles répondent coup sur coup par deux lois de salut, du 11 septembre '1792 et du 14 dé¬ cembre 1793, qui ordonnent le dessèchement des étangs; un peu après, la révolution est vaincue; l'une de ces lois est retirée, l'autre tombe en désuétude. En '1808, l'administration elle-même donne la mesure du mal (2) : « Le déficit des naissances sur les morts est de plus d'un quart. » Personne ne s'émeut de cette déclaration officielle; l'empire passe devant cette fosse sans la regarder. Plus tard, un observateur en calcule de nouveau la profondeur (3) : « Dans les quinze dernières années, dit-il, sur une population de 13,768, le nombre des naissances, pendant quinze années, a (1) Varennes de Fenille, Nouvelles observations sur les étangs, p. 24, 41, etc., 1791. (2) Statistique de 1808, par M. de Bossi, préfet de l'Ain. (3) Dépouillement fait par M. Digoin au greffe de Trévoux des actes de l'état civil dés quinze dernières années des vingt-cinq communes du pays inondé. 396 l'état de siège été de 8,605, celui des décès de 11,796, ce qui donne un excédent de 3,191 ou déplus des 3/8 pour les morts sur les naissances ; la destruction de la population dépasse donc des 3/8 sa reproduc¬ tion, et depuis quarante ans le mal va toujours empirant. » La restauration, la quasi-restauration passent et se ferment les oreilles. Même progression de mort en 1849. Seulement dans l'intervalle, beaucoup de voix, et des plus considérables, ont appelé au secours. J'ai là, sous mes yeux, toute une bibliothèque de savants mémoires qui font crier la plaie. Que ne puis-je citer tous leurs auteurs, pour l'honneur de l'hu¬ manité? « C'est une contrée frappée de malédic- « tion, » dit l'un. « C'est une Algérie, reprend « un autre (1) : l'air qu'on y respire est plus funeste « que lesabre et les embûches des Bédouins. « Une troisième voix s'élève, pleine aussi d'autorité : a La « population delà Bombes périt (2) ; les terres sont « frappées d'interdit. Il n'est pas possible de con- « sacrer un pareil ordre de choses ! !» A une semblable désolation, M. Puvis, président de la Société de l'Ain, met le comble par ces mots : « Les morts l'emportent d'un tiers sur les nais- « sances le chancre s'agrandit (3). Hâtons- (1) Latil de Thimécoui't, président de la Société d'agriculture de Trévoux (Bulletin n° 7, p. S.) (2) Mémoire de M. Digoin, p. 30. 3) A. Puvis, Du dessèchement des étangs, p. 11, 49. l'état de siège 397 « nous donc, s'il se peut, d'y porter remède. «. L'humanité, l'intérêt du pays entier le récla- « ment à grands cris. » Ainsi le glas ne s'arrête pas. Le 10 décembre enfin, le malade lui-même se relève de sa couche ; il acclame le nom de Bona¬ parte comme le pestiféré de Jaffa. Cette fois le gouvernement est averti ; il ne peut plus ignorer que cette population respire encore. Non, il ne passera pas comme les autres. Il s'arrête, et voici sa réponse: État de siège, perquisitions, inquisi¬ tions domiciliaires, enlèvement d'hommes pendant la nuit, les mains liées derrière le dos ou avec les menottes ou la chaîne au cou, emprisonnements préventifs, cachots, mises au secret, garnisaires, conseils de guerre, menaces, injures, espions, comparutions, délations, destitutions, ruine, dé¬ tresse, terreur : voilà enfin le remède trouvé, et le bon Samaritain qui porte secours à son frère blessé. Oui, c'est sur ce malheureux plateau desDombes et de la Bresse qu'ils ont eu le courage de faire un exemple et de déchaîner de nouveau 1815. Partout ils promènent au loin, ils font rayonner leur terro¬ risme dans le hameau le plus écarté du Bugey et de Gex. Mais nulle part ils n'ont autant pesé, autant appuyé de la crosse de fusil et de l'éperon que là, sur la plaie vive, à l'endroit où la pauvre créature 398 l'état de siège humaine, défaillante, crie et succombe. Villars, Saint-André, Sainte-Croix, Bouligneux, Saint- Nizier-le-Désert, ilsont commandé leurs plus beaux exploits autour de ces sépulcres. Marchant avec précaution, il les ont entourés de nuit, etils y ont encore enlevé quelques vivants bons à être garrottés. Il y avait une misérable ville, chef-lieu de ces déserts, qui, de 4,000 habitants, est réduite (1) à 200 : c'est Villars. N'ont-ils pas aujourd'hui quel¬ ques remords d'avoir fait investir à minuit ces catacombes par 1,800 hommes déployés en bataille? Valait-il bien la peine de manoeuvrer si savam¬ ment pour surprendre dans leurs lits les derniers de ces Lazares qu'ils n'ont pu faire condamner à une heure de prison, après les y avoir laissés pourrir pendant trois mois. Eh! que ne les laissait- on tranquilles? ils eussent bientôt suivi les autres. Je connais des hommes (2) qui, depuis quelques mois, ont été tour à tour emprisonnés, puis relâchés, puis réemprisonnés et mis au secret, puis de nou¬ veau relâchés, et qui n'ont jamais vu le juge. Amusement barbare ! ils sentent tour à tour la liberté et la geôle, sans savoir jamais par où finira ce jeu. Le pis dans la tyrannie, c'est la dérision. (1) Rapport de la commission d'enquête, 1840, p. 27. (2) Par exemple les deux adjoints d'Ambérieux, dont il sera question plus bas. l'état de siège 399 Jusqu'ici, le droit de l'opprimé était du moins le sérieux de l'oppresseur. Se figure qui le pourra le spectacle de corps expéditionnaires qui, le mousquet au poing, pour¬ suivent et cherchent sur la margelle des étangs un rassemblement fantastique! Ce que l'on se repré¬ sentera plus difficilement, c'est l'impression morale de ces enlèvements d'hommes, la surprise, la stu¬ peur, puis le dédain, l'ironie, l'indignation dans une population ravagée, réduite de 2,000 habitants par lieue carrée à moins de 300 ('1), et même à '180 (2), comme dans les terres sauvages, là où toute dé¬ tresse s'aggrave par l'éloignement, par l'inconnu, par la solitude, par l'abandon. J'ai vu la Morée après Ibrahim; j'atteste que la malédiction n'était guère plus grande. Qui ne plaindrait les officiers condamnés à ces folles expéditions ? Étrangers au pays où on les envoie, ils doivent nécessairement se croire entou¬ rés d'ennemis invisibles. Moins il y a de réalité dans le crime que l'on cherche, plus il faut pressu¬ rer le pays pour en faire sortir un crime ima¬ ginaire. C'est la méthode de la torture appliquée à tout un territoire. Qu'il confesse un complot, une insur¬ rection impossible ; sans cela point de trêve. (1) Enquête, p. 6(5. (2) Mémoire de M. Digoin, p. 52. 400 l'état de siège J'imagine que plus d'un officier a dû sourire tristement de ses ordres, lorsque, envoyé en toute hâte pour réduire au besoin, par la force, la popu¬ lation agglomérée des Dombes, il ne trouvait sui¬ te lieu de l'émeute qu'une église abandonnée et quelques fiévreux frissonnant sur un sillon. Enfin le complot, l'insurrection ne se rencontrant nulle part, il est testé convenu que si ce territoire ne pou¬ vait, faute dépopulation, être coupable de rassem¬ blements, ilpouvaitfort bien, aumoins, l'être d'une pensée, d'une idée, d'une tendance quelconque; à ce titre, depuis sept mois, le voilà soumis à l'état de siège le plus extravagant qu'on vit jamais. Qui l'emporte de l'odieux ou du ridicule ! Il vaut la peine de ie savoir. On parle tout bas dans le pays d'une grande insurrection de revenants à Saint-Nizier-le-Déser t ; à leur tête se trouvait leur compatriote, le nommé Joubert, vainqueur de Rivoli, républicain exalté, esprit dangereux ; la police le surveillait. A la première sommation il a disparu honteusement avec un éclat de rire. Grâce à ce vigoureux coup de main, le calme n'a plus été troublé. Vous demandez comment, dans ce pays, un préfet, un commissaire civil ou militaire, un pro¬ consul peut dormir tranquille au milieu de tant de chiffres de morts ? Belle question ! L'expérience a montré que rien n'est plus aisé que de se dé- L ETAT DE SIEGE 401 barrasser d'un pareil souci. On arrive. Précédé de cinquante gardes à cheval et de deux compagnies de voltigeurs, on parcourt à la hâte cette terre condamnée. De loin en loin se rencontrent des hommes blêmes, amaigris, qui se tiennent à l'écart et grelottants sur la douve du marais. Vraiment, dit l'autorité éclairée d'un trait de lumière, ces hommes n'ont point l'air satisfaits! évidemment ils conspirent. Et, sur cette observation, l'interdit du sabre est jeté sur tout un territoire. Par la violence des lois exceptionnelles, on le retranche du reste de la France; vrai système d'amputation en matière de gouvernement. Que serait-ce s'il fallait étudier ce pays avant de le menacer, le connaître avant de le frapper, panser la plaie au lieu de la déchirer ? Se moque-t-on du pouvoir, et le croit-on fait pour cela ? Ici, pourquoi ne placerais-je pas la lettre qu'é¬ crivit ces jours derniers un paysan de la Bresse? L'assemblée des patriciens ne se crut point offensée pour avoir écouté à sa barre le paysan du Da¬ nube. Dans son simple langage, cette lettre par¬ lera peut-être aux consciences dont je ne puis trouver le chemin. « Nous avons défendu jusqu'au bout l'empe- « reur, en 1814, de nos fusils de chasse, de nos « fourches, de nos faux. Paris était déjà rendu, « que nous tenions encore dans nos steppes. "v~V.v 402 l'état de siège « L'oncle s'en est souvenu à Sainte-Hélène : « comment le neveu s'en souvient-ii ? « Qu'avons-nous fait ? Le doigt sur la détente, « comme à l'approche de l'ennemi, ils parcourent « le pays; ils inspectent les buissons, ils fouillent « les verchères, ils cernent les taillis. Que cher- « chent-ils? Les Cosaques sont-ils cachés dans « nos chèneviéres ! C'est trop de bruit! nos trou- « peaux en sont effarés. « La nuit passée, les deux adjoints d'Ambérieux « furent enlevés dans leurs lits et conduits dans la « prison de Bourg. On dit qu'ils ont déjeuné dans « le grangeon de leur vigne, la porte à moitié « close, à cause du vent; ce qui fait une société « secrète. Quarante-huit guides à cheval ont suffi « à l'expédition. Les femmes pleurent, les hommes « se taisent. Les accusés ont été mis au secret. « Votre voisin, le maire de Saint-André-de- « Corcy, fut lié, les mains derrière le dos, en tète « de sa commune. Us avaient soif, ainsi garrottés, « surtout le forgeron, qui en porta longtemps la « marque; par pitié, les soldats leur apportèrent « à boire. Le maire de Trévoux fut battu et souf- « fleté jusqu'au sang. Vous connaissez l'insti- « tuteur de Villars, celui qui vous fit si bon ac- « cueil ; il voyagea, les menottes aux mains, plus « commodément, à mon gré, que ce monsieur de « Gex qui passa ici la corde au cou. l'état de siège 403 « A Champagne, Montluel, Thoissey, Trévoux, « Miribel, Saint-Laurent, Nantua, Poncin, dans la « bonne Bresse, surtout dans la mauvaise, force « gens de bien de toutes sortes, bons bourgeois, « journaliers, moissonneurs, batteurs, carats, fu- « rent emprisonnés. Le tribunal les renvoie chez « eux avec honneur. Mais leurs moissons, qui les « leur rendra? Qui nourrira leur famille cet hiver? « Ceux-là rentrés, d'autres les remplacent. Dans « mon canton seulement, soixante-huit sont si- « gnalés qui attendent les menottes. Que voulez- « vous ! ils ont lu le journal : voilà le crime. Bien « avisés ceux qui couchent dans les bois. « Vous avez effacé la peine de mort, à ce qu'en « nous dit; mais la peine de ruine sans jugement, « d'un mot, sans écriture, c'est la mort pour nous, « et la pire : demandez-le à mon voisin. Son « établissement fut fermé, à la Saint-Jean, parles « gendarmes, vu qu'il avait oublié d'éteindre sa « chandelle à l'heure du couvre-feu. Il en vivait, i Le pauvre homme fut sur la paille. Son garçon « s'est fait carat : vous savez quel métier dans le « pays d'étangs. Chaque nuit, après le labou- « rage, quand les autres dorment, garder les « bœufs au milieu de la brouille du grand étang, « sans blouse, ni manteau, presque nus, les deux « pieds dans le marais, peu de ces enfants en re- « viennent seulement après un an. Celui-là en 404 l'état de siège « mourut aussi. Depuis ce temps, le père a lo « mauvais frisson : il dit qu'il n'a point de goût à « la vie. Avec cela, le monde diminue toujours « chez nous, il s'attriste. De douze feux que nous « étions, nous voilà réduits à deux (1), qui bientôt « s'éteindront. Que la volonté de Dieu soit faite ! « Mais est-il nécessaire que les garnisaires s'en « mêlent! Croyez-moi, ils sont de trop. « Nous ne nous plaignons pas de ce que la vie « est plus courte de moitié pour nous que pour les « autres Français, ni de ce que la vieillesse nous « arrive quand l'âge mûr commence pour les au- î très. Nous ne demandons pas à vivre plus lon- « guement : mais nous aimerions à ne point passer « ce peu de jours dans la prison de ville, loin de « nos femmes, de nos enfants. Est-ce trop de- « mander ? Parlez-en Monsieur, à quelques-uns de « vos collègues. S'ils ne pensent pas comme vous, « ils sont hommes après tout. » Telle est la lettre du village ; cinquante mille hommes la signeraient au besoin. Moi-même j'ai vu une partie des maux qu'elle raconte. L'an dernier, en lisant, dans un cime¬ tière de campagne, les noms de presque tous mes compagnons d'âge, de presque tous ceux que j'avais connu, et me souvenant de la patience, de (1) Ceci est d'accord avec le Rapport de l'enquête, qui dit pré¬ cisément la même chose, p. 157. l'état de siège 405 l'abnégation sublime de ces morts, dont le nom ne sera plus jamais prononcé par personne, j'ai pris envers eux et envers moi l'engagement de faire connaître les maux intolérables qui les ont conduits à une fin prématurée. Voilà pourquoi je dis, je répète à la France, si elle veut m'écouter, à mes collègues, à la presse, à tous les pouvoirs constitués : Vous plait-il que cet état de choses continue? Voulez-vous, en¬ tendez-vous sérieusement laisser périr au mi¬ lieu de vous cette population jusqu'au dernier homme (1), sans seulement tourner la tête de son côté? On sait d'une manière certaine l'année, et pour ainsi dire le jour où disparaîtra cette race d'hommes si nobles, si intègres, qui se person¬ nifie dans Joubert. Voulez-vous, entendez-vous donner un privilège éternel au poison, et garrotter, châtier l'empoisonné (2) ? Si ces hommes se sont pris à espérer, est-ce bien votre volonté assurée, réfléchie, qu'ils soient replongés d'un coup de crosse dans la fosse commune? Est-ce là votre mot suprême ? Dans une époque qui prétend relever tout ce qui souffre, je pensais que c'eût été une entreprise de quelque valeur, que de tendre la main à (1) Rapport de l'enquête, p. 157. (2) Celte espèce d'empoisonnement miasmatique. (Rapport de l'enquête, p. 189.) 406 l'état de siège 30,000 Français enterrés tout vivants. Pour les sauver, que faut-il ? Rendre la nature à sa dispo¬ sition première et faire entrer le Code civil chez ces derniers serfs de la coutume féodale. Vous le pouvez si vous voulez. Au lieu d'une léproserie de 30,000 serfs de l'évolage (1), vous pouvez faire sortir de terre 100,000 paysans robustes et aisés. Vous avez ici dans vos mains, à un certain degré, ou la puissance de la mort, ou la puissance de la résurrection. Dites un mot (2), et le miracle com¬ mencera de s'accomplir ; le temps qu'il faut mettre à tout fera le reste ; mais du moins, commencez, La nature vous y invite, puisque c'est par un ef¬ fort monstrueux et permanent qu'elle est de nou¬ veau submergée chaque année, et que, contraire¬ ment à la première de ses lois, c'est sur une pente rapide (3) que l'on parvient, à force d'art, de tra¬ vaux, de chaussées, de douves, de daraises, de préjugés, de volontés rétrogrades et de lois féodales, à retenir et conserver le fléau. Mais si vous ne voulez rien faire pour ces mal¬ heureux, laissez-les du moins mourir en paix. N'ajoutez pas plus longtemps au supplice de la (1) Droit d'inondation. (2) Nous redirons donc que la Dombes peut être facilement assainie. (Rapport de la commission d'enquête sur l'assainisse¬ ment du département de l'Ain, p. 190.) (3) La pente du plateau est très forte, plus forte qu'elle n'est en aucun pays de plaine. (a. Puvis.) l'état de siège 407 nature bouleversée, viciée, empoisonnée à plaisir, le supplice d'une loi de terreur. Ne mettez pas ces hommes plus longtemps tout ensemble à l'in¬ terdit de la nature, et à l'interdit de la société française. Sans cela il est impossible que vous ne finissiez par être taxés d'une intolérable barbarie. Veuillez y songer. N'est-ce pas assez de mourir si tôt et si tristement? Quand même ils auraient éprouvé au fond du cœur quelque amertume contre un ordre social qui leur impose, à eux seuls, une forme homicide de la propriété, est-ce le vrai moyen de les convertir que de les traîner, me¬ nottes aux mains, entre le garnisaire et le fos¬ soyeur ? Et quelle raison, je vous prie, de leur laisser le bâillon? qu'on en dise une seule. Mais, non; les vrais, les uniques motifs de l'exception, personne n'ose les avouer, tant ils seraient risibles et mons¬ trueux ; si bien que pour les combattre, je suis obligé de les deviner. Essayons. Il n'y a pas longtemps qu'un homme de bonne volonté alla plaider la cause de ses compatriotes auprès d'un homme puissant. La compagnie était nombreuse, choisie ; le réclamant parla simple¬ ment, mais avec trop d'émotion pour être habile; il pria, supplia, il adjura au nom de l'humanité; bref, il crut sa cause gagnée. Ayant réfléchi mûre¬ ment, l'homme d'État, après une pause, le re- 408 l'état de siège garda et l'interpella en ces termes : « D'après la géographie, autant qu'il m'en souvient, c'est donc vous qui êtes voisins de Lyon?— Pardonnez- nous, dit le premier, si c'est là notre crime, nous sommes plus près du Jura. — Précisément ! c'est bien pis, répliqua le second, vous êtes alors voi¬ sins de la république de Genève ? Malheureux ! ah ! vous l'avouez enfin ! — Point du tout, reprit l'un en s'inclinant, nous vivons sous l'eau, deux ans sur trois, retirés et dégoûtés dû monde. Grâce à nos déserts, nous ne sommes les voisins de personne. — Vous ne m'entendez pas, dit l'autre, vos affaires sont plus mauvaises que vous ne pensez.— Comment cela? s'écria le réclamant avec inquiétude. — Écoutez-moi, répartit l'homme d'État avec autorité : « Véritablement vos compatriotes sont plai- « sants ! Eh quoi ! ces hommes ont la pleine et « entière liberté de respirer comme il leur plaît, « dans toute une province où la vie est rendue im- « possible. Et voyez le mauvais esprit ! ils de- « mandent, ils espèrent, en secret, quelque chose « de mieux ; on n'est pas plus absurde que cela, « avouez-le, ni plus ennemi de tout gouvernement « régulier. Comment! ils ont l'air de n'être pas s. convaincus que de grands tenanciers ont le droit « absolu d'empoisonner tout être vivant dans une « étendue de quatre-vingts lieues carrées. Où iriez- l'état de siège 409 s vous avec ces idées-là? Que devient le droit de « la propriété et de la famille, s'il n'emporte avec « lui le droit de détruire l'espèce humaine ? Allons « donc ! qui voudrait d'un droit ainsi réduit par « les barbares du Socialisme? Voyons, répondez, « je vous attends. Mais cela vous est impossible. « Il est vrai que ces hommes ne se plaignent ni ne « se révoltent. Aucun désordre n'a éclaté parmi « eux ; mais ils raisonnent, m'écrit-on, non pas à « haute voix, mais tout bas, le soir au coin du « feu, au chevet des mourants, à la conduite des « morts; enfin, ils pensent : c;est beaucoup trop. « Je les soupçonne de croire que les hameaux bien « peuplés, bien cultivés, bien nourris, où l'on en- « tendrait le cri des laboureurs, le bruit des en- « fants, le chant des fileuses, vaudrait un grand « étang brouilieux éternellement calme, éternelle- « ment silencieux, où nulle réunion, nul club n'est « possible, véritable image de l'ordre social, tel « que mon imagination le comprend. De bonne « foi, une telle utopie se peut-elle tolérer? Puis, « élevant la voix : « Voulez-vous, ajouta-t-il, que « je vous donne la vraie, la grande, la profonde, « la grave raison d'Etat? Eh bien, je la dirai à « mon pays. La voici. Ces hommes sont pâles ; « et Jules César nous apprend que les hommes « pâles sont dangereux aux empires et qu'il faut « s'en défier. Vous sentez bien que tant que 410 l'état de siège « vos compatriotes conserveront le même air de vi¬ ce sage, je suis en conscience obligé, pour être un « homme politique sérieux, de les faire garder à « vue. » Ainsi parla le grand homme. La compagnie, jugeant sur ce discours qu'en somrpe il avait peu d'esprit, eut peine à le laisser achever ; elle ne l'applaudit qu'une fois, par habitude, avant qu'il eût rien dit. De dépit, il se retira des grandeurs et laissa sa place à un autre. Pour lui, il alla finir tristement dans le ridicule. Voyez donc la logique du mal ! Il ne suffisait pas que ces hommes fussent dans une condition phy¬ sique impossible; il a fallu les soumettre à une loi civile monstrueuse ; et ces iniquités en appelant une troisième, il a fallu les garrotter par un état de siège qui est lui-même une exception dans l'ex¬ ception. Avec l'iniquité toujours croissante, la force se trouvant toujours trop faible, on déclare au¬ jourd'hui, après sept mois, que l'état de siège, tel qu'il a été pratiqué, ne suffit plus ; il faut avoir recours à des moyens nouveaux ; il faut serrer da¬ vantage le frein. Malheur à qui du fond de cette détresse lève les yeux vers l'Assemblée nationale. Le gendarme menace de prison le paysan qui pétitionne ; en sorte que, parmi nous, le vœu même est un délit. La police, s'interposant entre la bouche du peuple et l'état de siège 41 i l'oreille de l'Assemblée, confisque la prière au pas¬ sage. Admirez le système. Ce dut être celui du doc¬ teur Francia, dans le Paraguay. Un officier de cavalerie décide que telle histoire, telle littérature, tel roman permis, utile dans le reste de la France, est au-dessus de notre intelligence. Voilà, de son autorité, le volume retranché. Pour nous l'alma- nach serait trop savant, il nous nuirait, le lire de¬ vient un crime d'État. 11 y avait dans le voisinage un ancien journal, le Censeur, par lequel s'exha¬ lait encore quelque vœu. Le sabre déclare, foi de théologien, que ledit journal, ne croyant pas à l'in¬ faillibilité du pape, ne peut, en conscience, con¬ tinuer à vivre ; ce qui doit amener, si l'on veut être conséquent, la réfutation et la conversion for¬ cée de l'Église prolestante par un piquet de hus¬ sards. Excellente institution que ce tribunal de l'index que nous avons nouvellement imité du Saint- Office, et rapporté de notre campagne de Rome, en l'appropriant à nos mœurs. Là-bas, chez les barbares, des hommes de livres jugent les livres et les prohibent ; chez nous, ce sont des hommes de sabre ; encore les avons-nous réduits à un seul, omnipotent, omniscient, qui, étranger à notre pays, voit mieux que nous ce qui nous convient dans les sciences, les arts, les lettres, et du premier 412 l'état de siège coup d'œil nous ramène à l'alphabet. Dieu fasse qu'il nous le laisse ! Mais le moyen de l'espérer? Déjà les journaux de Paris, que tout le reste de la France lit sans danger et avec profit, ne peu¬ vent pénétrer chez nous, non plus qu'en Chine. Que veulent-ils donc faire de notre pays, en élevant cette muraille entre lui et le reste du monde? Empêcheront-ils l'air de la patrie de passer sur nos têtes? Après nous avoir ruinés, faut-il encore nous dénationaliser? Nous arracheront-ils des entrailles de la France? Oui, il faut en arriver là, ou ce système est insensé. Car, encore une fois, pourquoi cette inquisition militaire? Que poursuivent-ils dans nos champs? Je l'ai dit, ce n'est pas un fait, un complot, un corps de délit. Non ! stratégie toute nouvelle, nos troupes sont envoyées à la piste d'une pensée, de ce qu'ils appellent une tendance. Le pays pense mal; les baïonnettes ont mission de le forcer à penser bien. Ordre est donné de débusquer au pas de charge, des taillis, des cheintres, des étangs, des vernais, non point un rassemblement, mais une idée, une conviction intime, une espérance d'avenir bonne ou mauvaise qui se promène sur les nues. Les voltigeurs sont chargés de harceler une doctrine qui traverse les esprits. Nedemandez pas quelle doctrine ; personne n'en sait rien : c'est l'affaire des officiers d'en prendre connaissance, l'état de siège 413 sous leur propre responsabilité, en posant leurs factionnaires. Sentinelles, prenez garde à vous, la consigne, dans toute la 6e division militaire, est de ne laisser passer aucune idée, sous une forme quelconque, sans l'arrêter et la traîner morte ou vive devant l'autorité. Guerre difficile, s'il en fut, surtout dans un pays où chacun pense prudem¬ ment et sagement, parle peu et bas, où le naturel est réservé, l'exaltation inconnue, où les mœurs sont admirables, où le calme, la placidité qui nais¬ sent d'une bonne conscience sont le caractère de la population entière. Napoléon, non pas le neveu, mais l'oncle qui connaissait et aimait, pour les avoir éprouvés dès Montenotte, ces hommes vaillants et sûrs, disait d'eux à une revue : Braves gens quand ils ont cassé leurs sabots; c'est-à-dire quand ils sont sortis du premier étonnement et de la douce innocence de leurs forêts. Gomment, avec de pareils gens, croi¬ ser avec succès la baïonnette contre des idées dont personne ne dit rien ! Aussi la campagne est in¬ grate; on assure que nos conscrits aimeraient mieux avoir affaire aux Russes. Veut-on un exemple parlant de cette résistance passive à l'injustice flagrante? Le voici; j'en fus témoin: il n'en est pas qui peigne mieux le pays et la violence qui lui est faite. C'était dans l'un des villages répandus entre laBresseet leBugey; 414 l'état de siège il n'était bruit là, comme partout, que de mandats d'amener : cette fois, la lettre de cachet avait frappé l'un des principaux habitants du lieu, riche commerçant, qui a su se faire aimer. Depuis six semaines, gendarmes, voltigeurs, guides à cheval, le traquaient jour et nuit ; ils n'avaient pu le sai¬ sir. Quelle ne fut pas ma surprise de le voir par un beau jour d'été, le matin, prendre le frais sur la place; pendant le fort du soleil, s'asseoir à son bureau, diriger son commerce ; le soir venu, vi¬ siter ses amis, cultiver son jardin ! Pourrait-on, lui dis-je en m'approchant, avoir l'explication de ce mystère ? « Aisément, répondit-il ; et me con¬ duisant sur la place : Vous voyez autour de vous, reprit-il, le hameau. Il n'est pas là un enfant, un homme, une femme, un vieillard qui ne veille pour moi. Mes sentinelles sont partout. A peine un ca¬ valier apparaît à l'horizon, j'en suis prévenu, je m'abrite où il me plaît; tous ces cœurs me sont ou¬ verts. » Trois mois se passèrent ainsi, notre homme toujours tranquille à son bureau, les gendarmes sur les dents, déjà suspects. Qui se lassa le premier? L'autorité. Elle finit, ne pouvant mieux, et proba¬ blement aussi épuisée d'injustice, par retirer sa lettre de cachet. Ce qui donna au brigadier l'occa¬ sion de s'excuser par ces mots : « Cet homme est mieux gardé qu'un roi dans son royaume. » Je le crois bien, il était abri té dans la conscience publ ique. l'état de siège 415 L'état de siège, c'est-à-dire la suppression du droit commun, violent de sa nature, ne peut être qu'une mesure transitoire dans un moment de péril flagrant ; rendez-le permanent, vous sortez des conditions de la civilisation. Contrairement à tous les systèmes de gouvernement, plus celui-ci se prolonge, plus il devient impossible ; il se dé¬ grade par sa durée même. Comment des hommes accoutumés à obéir jusque-là, subitement investis d'un pouvoir absolu, libres de trancher la loi à coups de sabre, conserveraient-ils longtemps l'é¬ quilibre nécessaire dans un gouvernement même de tyrannie? Ils ne le peuvent. La magistrature civile dégénère en servitude militaire, l'esprit mi¬ litaire en esprit de police, l'oppression en abjec¬ tion; tout se mêle, se brouille; et cette suprématie absolue de la crosse de fusil en toute matière, poli¬ tique, religieuse, judiciaire, morale, contraire au sens commun, funeste à tous, est véritablement mortelle à l'armée. Ou les populations de cinq départements de France se plieront passivement aux habitudes de l'état de siège, ou elles résisteront moralement à la contrainte. Dans le premier cas, le mépris des magistratures civiles, souffletées en plein jour par la main de la police militaire, s'établit partout. On s'accoutume à n'obéir qu'à la peur. La loi, trop longtemps voilée, disparait. Cinq départements 416 l'état de siège frontières, dont le patriotisme veillait pour tous, désormais hébétés, sans droit, sans conscience, rampent devant le premier venu qui se présente avec un morceau de fer. L'Ain, l'Isère, la Loire, la Drôme, le Pihône, ces cinq vedettes avancées de la France, s'assoupissent dans l'opprobre. Fa¬ çonnées par avance au régime autrichien, russe, pontifical, elles s'endorment; le jour venu, elles laissent passer, sans la reconnaître, l'invasion qui se présente; la cravache précède le knout. Dans le second cas, celui où la conscience pro¬ teste en secret contre l'insolen'ce de la force bru¬ tale, il s'amasse des trésors inépuisables de haine; en sorte que le peuple le plus doux de France se trouve dans cette alternative : où l'avilissement devant la force, ou la malédiction de l'injustice condamnée à s'accroître chaque jour. Dans cette alternative, comment voulez-vous qu'ils hésitent? Certes, il faudrait croire que nous sommes de grands misérables, s'il suffisait de nous présenter la pointe d'une baïonnette pour nous arracher quoi? une espérance, une pensée. Qu'avons nous fait de plus que le reste de la France? Vous êtes peu éclairés, nous dit-on. Est-ce comme méthode nouvelle d'éducation que l'on nous impose depuis sept mois la férule de l'état de siège? Yeut-on faire une expérience sur nous avant de l'étendre à la France? Mais pourquoi ce l'état de siège 417 privilège? Nos villageois sont réputés les hommes les plus faciles à gouverner; espère-t-on qu'eux domptés, humiliés, ils serviront d'exemple à tous les autres? Je dois vous avertir ici qu'on se méprend sur ces hcmmes ; autant ils sont respectueux devant le droit, autant ils sont obstinés, dans leur cœur, devant l'injustice. N'ayant pas le souci d'une lon¬ gue vie ni l'embarras d'une vieillesse avancée à soutenir, avec le peu de jours qui leur sont donnés, ils sont peut-être les mieux disposés et les mieux faits de France pour soutenir sans capituler la religion de la justice. Que peuvent des dragonnades contre des labou¬ reurs, des pâtres, des journaliers, qui, faisant peu de bruit et mourant à la peine, ne se réunissent, ni ne prêchent, ni ne chantent? Le soir, au retour des champs, dépliant ses bœufs et apprenant que tel de ses voisins a été arrêté et lié, que monsieur l'adjoint couche en prison, le paysan, qui se souvient des cours pré- vôlales et de l'échafaud de Savarin, secoue la tête sans rien dire, et songe. Est-ce ce signe, ce silence que vous voulez atteindre ? Voilà pourtant la guerre dans laquelle ils vous poussent. Chose significative ! dans une guerre à la cons¬ cience, on a choisi pour principal adversaire le plus insaisissable. Il est aisé de dissiper un club, ŒUVRES POLITIQUES 14 418 l'état de siège d'étouffer des cris ; mais le silence éternel des Dombes, comment le bâillonner ? Toutes les baïonnettes du monde échoueraient contre la taci- turnité, la lenteur réfléchie, le calme inaltérable du paysan de Bresse. C'est un homme qui mar¬ che lentement, mais sûrement. La France était déjà dans les banquets libéraux qu'il était encore attardé à sa charrue. Depuis ce temps, le dernier ouvrier de l'Évangile est devenu le premier ; il mesure, il implante, il enfonce, il enracine profon¬ dément dans le sol chacun de ses pas. Quand il en a fait un, l'univers entier ne le ferait pas re¬ culer. Si le crime inexpiable de ces hommes de paix est d'avoir écrit mon nom et celui de mes amis sur leurs bulletins de vole, la justice ne voudrait-elle pas que nous fussions, à leur place, arrachés de nos bancs et traînés, la corde au cou, à travers la France ? Évidemment : si l'élection est le crime, nous, les élus, sommes les criminels. Faut-il un châtiment à la liberté, à la conscience du suffrage? L'équité veut que le châtiment retombe sur les représentants, non sur les représentés. N'est-il pas d'autre moyen de faire cesser la ruine de tant d'honnêtes gens? Veut-on continuer indéfiniment l'état de guerre ? Qu'on nous prenne pour otages, et qu'on leur laisse un moment de trêve ! Non, vous ne voudrez pas que la force continue l'état de siège 419 indéfiniment son règne dans le pays que je viens de décrire. Après lui avoir rendu la garantie de la loi politique, vous l'arracherez aussi aux con¬ ditions qui le tiennent parqué en dehors des lois civiles ordinaires. Car si quelque chose est mons¬ trueux, c'est de voir la force physique choisir pour principaux adversaires des hommes déjà occupés par deux ennemis invincibles : une nature cor¬ rompue, une mort prématurée. Vous ne vous ferez pas les auxiliaires de l'une et de l'autre ; mais en rendant ces hommes au droit commun, vous y rendrez aussi tous ceux qui, sans être plus cou¬ pables sont soumis au même régime d'exception; dans ce cas, l'excès des maux que j'ai racontés aurait une fois servi à quelque chose. Après tout, les persécuteurs se lasseront plus tôt que ceux qui, ayant tout subi, n'ont plus rien à redouter; ils conserveront la paix de l'esprit ; car ils savent que rien de ce qui est violent au delà de toute mesure ne peut durer, que lorsque toutes les misères sont rassemblées, c'est un signe que le remède approche. Ils savent aussi qu'ils souffrent en ce moment pour la France entière. Un jour viendra où elle leur saura gré d'avoir enduré avec patience ce que beaucoup d'autres peut-être auraient jugé intolé¬ rable ; et si ce jour devait ne pas luire, si la France, condamnée par elle-même, devait être la 420 l'état de siège risée du monde avant d'en être la proie, peut-être le pays le plus misérable ne serait pas celui où l'on pourrait répéter comme dans le mien : LES SÉPULTURES SURPASSENT LES NAISSANCES. RÉVISION (novembre 1851} RÉVISION (1851) ï Une République prise a l'essai. Ils étaient là une nuée d'enfants qui criaient au bord d'un gouffre : République ou Monarchie ! vie ou mort ! croix ou pile ! Quel triste amusement ce pouvait être que ce jeu avec la destinée humaine : je vous le laisse à penser. En approchant, je vis que ces enfants étaient des vieillards. Ils étaient ridés de plusieurs siècles ; leurs coeurs avaient cessé de battre dans leurs poitrines depuis un temps qu'ils ne pouvaient eux-mêmes mesurer ; et ce qu'ils mettaient en jeu, c'était le sang et les pleurs du monde. Quand ils furent las, ils se dirent: Tout vieux que nous sommes, courbés sous la force des cho¬ ses, figurons-nous que nous ne faisons que de 424 RÉVISION naîlre. Convoquons devant nous toutes les formes imaginables de gouvernements qui ont traversé l'esprit des hommes ! Donnons-nous le spe'ctacle amusant de leurs disputes ; après quoi nous choi¬ sirons ce qui, dans le passé, réchauffera le mieux nos vieilles fantaisies. Cela dit, à son de trompe, on vit de tous les points de l'espace et du temps arriver précipi¬ tamment des représentants de tous les régimes. Il y avait d'abord des représentants de Sésostris et de Minos ; puis il y en avait des castes égyp¬ tiennes, qui, pour pièces de conviction, traînaient après eux desmomies. Il y avait des représentants du gouvernement de Nabuchodonosor. Ceux-ci se mirent immédiatement, avant toute discussion, à brouter l'herbe de la cour, par respect pour leur mandat. On voyait des druides avec la faucille, des prêtres du Paraguay avec le fouet. Après eux mar¬ chaient les députations des clans celtiques des tri¬ bus delà Germanie de Tacite, des patriarches juifs, des nababs de l'Inde, des empereurs byzantins, des rois de Rome, des rois chevelus, des sauvages de l'école de Jean-Jacques, des habiles de l'école de ITobbes, et de Machiavel, des doctrinaires de Gand, des bonapartistes du sacre, des libéraux des Cent-Jours, des monarques déchus, relevés, retombés, restaurés. Le magnat du globe prit la peine de venir lui-même directement de Panama. UNE RÉPUBLIQUE PRISE A L'ESSAI 425 Il y avait en outre un grand nombre d'auto¬ crates, tels que sultans, beys, pachas, proconsuls, préfets de l'état de siège, hetmans, hospodars, sans compter les empereurs de toutes les Russies, qui étaient venus exposer personnellement leurs systèmes, le bâton à la main. On vit même paraître des républicains, les uns de l'Atlantide de Platon, les autres des États-Unis, quelques-uns de France, tous modestement vêtus, plus pauvrement accueillis. Sitôt que cette assemblqe fut en présence, il s'éleva un effroyable orage de cris discordants; car chacun voulait faire prévaloir sa manière de gouverner les hommes. Nabuchodonosor vantait ses cornes, les druides leur faucille, Sieyès son grand électeur, M. de Maistre son bourreau: le czar mettait par-dessus tout son knout, et l'on inclinait à son avis. Dans cette émulation, il semblait que tous les siècles déchaînés les uns contre les autres se bri¬ saient avec fracas; le Pandémonium de Milton n'était rien auprès de ce conflit de voix, de prin¬ cipes, de systèmes inconciliables qui se choquaient dans la nuit. Je crus que la terre allait s'entr'ou- vrir; et, me tournant vers les vieillards qui avaient déchaîné la tempête, je leur dis : « Oh ! les plus sages des hommes, écoulez-moi avec bienveillance : Que faites-vous ? » Puis, m'enhardissant de leur 426 RÉVISION étonnement, j'ajoutai : s Seriez-vous les esprits du chaos ? voulez-vous y replonger ce peuple ? — — Bon ! me dirent-ils : vous êtes plaisant. — En quoi? repris-je, s'il vous plaît. — Eh, morbleu! monsieur, nous rétablissons le calme dans les esprits. Laissez-nous suivre la discussion. Ne voyez-vous pas que nous fondons l'ordre et la stabilité dans notre patrie ? » A peine avaient-ils dit ces mots, que les fonde¬ ments des choses, heurtés par tant de chocs con¬ traires, s'écroulèrent autour d'eux; et il se fit un grand vide, comme, après qu'un vaisseau a sombré, il semble que la mer elle-même descende et le suive dans le gouffre. N'est-ce pas une chose unique au monde qu'un pays auquel on propose de faire table rase de tous les faits consommés, pour construire de nouveau l'ordre politique par un vote d'assis et levé ? C'est vouloir conduire une nation à cet état d'ab¬ straction où Descartes ramenait l'esprit humain quand, y faisant le vide, il l'obligeait de douter même s'il est. Cette expérience que le métaphysicien a pu faire impunément dans le secret de sa pensée, est-ce là ce que l'on veut appliquer à un peuple ? Faut-il qu'il procède à la recherche métaphysique de son existence? Comme s'il pouvait y avoir un moment de vide UNE RÉPUBLIQUE PRISE A L'ESSAI 427 absolu chez lui ! Comme si ce n'était pas jouer avec la vie et la mort d'une nation ! Quoi ! vous proposez de lui dire : ce système de gouvernement que la force des choses a produit, cette démocratie qui est toi-même, ton sang et ta vie, cette réalité qui te presse et t'enveloppe, ces faits qui se sont consommés, cette révolution qui s'est accomplie, cette terre qui te supporte, ce soleil qui t'éclaire, supposons que rien de cela n'existe. Voilà le premier degré pour un bon phi¬ losophe. Fais un pas de plus. Déjà tu as ramené autour de toi l'épaisse nuit des premiers jours. Il est vrai que, pour rentrer dans ce vide absolu, tu es obligé de fermer les yeux à la lumière, ton esprit à l'évi¬ dence. Mais enfin c'est une nécessité de la méta¬ physique. Revenu, par ce travail monstrueux, aux ténèbres premières, désarmé, aveuglé, dépouillé de toi-même, de tes conquêtes, de ton instinct, sans souvenirs, sans présent, sans guide, sans conscience, te voilà réduit à la condition de l'homme avant la naissance de l'ordre civil. Toutes les voies te sont également ouvertes, parce que tu n'es entré dans aucune. Repousse de plus en plus le témoignage de tes sens ; fais autour de toi table rase. Gesse même de penser si tu le peux : c'est le comble de l'art. La Révolution a parlé pendant soixante années : 4!28 révision tu ne dois pas entendre sa voix. La lumière a brillé dans les faits: tu ne dois pas la voir. Tes pères t'ont montré le sentier : tu ne dois pas le suivre. Mille embûches sont sous tes pas : tu n'en seras averti par personne. Encore une fois, te voilà tel que nous t'avons voulu, dépaysé, désorienté, égaré, perdu dans l'univers civil. Maintenant tu es libre ! Va, marche, avance, recule, cherche ton chemin. C'est une expérience qu'il nous plaît de faire sur toi. Cette idée a sa source dans une autre qui l'en¬ gendre, et qu'il devrait suffire d'énoncer pour en montrer l'absurdité, quoique, par entraînement de parti, elle soit chaque jour exposée sans être repoussée par personne. J'y trouve un exemple frappant de ces pensées monstrueuses qui, à la faveur du tumulte des intelligences, se glissent, rampent d'abord sans que personne les aperçoive, et finissent par se relever et dévorer l'époque qui s'y livre. Ce sophisme consiste à dire que la Répu¬ blique a été acceptée par la France à titre d'essai; idée si risible, que je serais d'abord tenté de ne rien ajouter pour la combattre, si elle n'était le fond même d'une partie de nos débats. Elle porte visiblement au front son origine; j'y reconnais la théorie de ce libéralisme à la fois royal et bouti¬ quier, qui, sur la fin de ses jours, se mit soudai¬ nement à penser pour le besoin de sa cause. Les UNE RÉPUBLIQUE PRISE A L'ESSAI 429 légitimistes qui l'ont acceptée ne l'eussent jamais trouvée. Évidemment nos hommes d'État sont partis, selon leur coutume, d'une observation profonde, tirée de la nature des choses. L'œil fixé sur l'abîme béant des révolutions, ils se sont fait le raisonnement suivant, puisé dans une expérience personnelle. Lorsque nous voulons un habit de cour, ou de ville, ou une livrée pour présenter une requête, que faisons-nous? Nous nous rendons chez un fripier; là se rencontrent divers costumes étalés; nous les essayons l'un après l'autre ; celui-ci est trop étroit, celui-là trop large : nous les rejetons. Enfin il se rencontre une livrée qui sied à notre génie; l'ayant marchandée, nous l'achetons au rabais, et l'emportons roulée sous notre bras. Il en est de même si nous voulons un soulier, nous en chaussons d'abord plusieurs dans l'ar¬ rière-boutique : ayant rencontré celui qui se trouve fait de temps immémorial pour notre pied, nous nous levons et disons : C'est bien, mon ami ; portez ces souliers chez moi : voici votre argent. De même encore si nous voulons une perruque, ou une fausse dent, ou un faux œil, n'est-il pas vrai qu'après les avoir expérimentés nous disons : Cette dent est faite pour moi ; ce faux œil évidem¬ ment m'appartient; car tous ces objets se ren- 430 révision contrent dans les boutiques où nous allons les choisir pour nous en orner à notre fantaisie. De ces simples considérations, il résulte claire¬ ment que la Providence a voulu manifester par là qu'il existe aussi des boutiques de gouverne- nements à l'essai, tout faits, tout drapés, tout frippés à l'avance, sans que le gouverné ait besoin de s'en mêler. Un peuple qui passe désœuvré dans la rue, et qui se trouve par hasard sans gou¬ vernement ou sans religion, et sans moyen de s'en fabriquer, s'arrête incontinent; puis, considérant toutes les formes politiques, religieuses, sociales, qui sont exposées aux yeux, il prie d'abord qu'on en enlève la poussière ; cela fait, il dit au patron : — Chaussez-moi d'une royauté. Combien vaut- elle ? — Tant, dit l'autre. — C'est trop cher; n'en fabriquez-vous plus de nouvelle ? — Rarement. — Et cette aristocratie ? — Ah! c'est pour rien! Quelle occasion! Pro¬ fitez-en. — Non, pas présentement. — N'auriez-vous pas, par hasard, une bonne démocratie de rencontre? — En voici de toutes sortes : de légitimistes, de bonapartistes, d'orléanistes. UNE RÉPUBLIQUE PRISE A L'ESSAI 431 — N'en auriez-vous pas de simplement démo¬ cratiques? — Essayez ceci, monsieur, sans vous gêner, et dites-m'en votre opinion. Sur cela le peuple en bâillant, ses membres étendus, essaye, endosse, chausse en une heure toutes les formes de la boutique. — Voilà, mon affaire! dit-il enfin. Le cœur joyeux, il emporte, sous son bras, tout roulé dans son bissac, tout brodé de mensonges, tout cousu de fraudes, tout fabriqué de duperies, son système de gouvernement. Arrivé à la maison, il se trouve que le système est usé. Ce n'est bientôt qu'un haillon. « Quelle mauvaise boutique de charlatan ! » dit le peuple à son fils. « J'ai repoussé le pire, j'ai choisi le meilleur, et pourtant me voilà pieds nus, sans argent, sans idées, sans feu et sans système ! » Jusqu'ici, on avait pensé que l'homme était pour quelque chose dans les choses humaines"; qu'un système politique naissait à son origine d'une cer¬ taine foi que les hommes avaient dans certains principes; que cette foi était nécessaire pour en¬ gendrer une institution quelconque; qu'en un mot la première affaire pour fonder un gouvernement était d'y croire. Tout cela est changé. Nos grands hommes viennent de découvrir que la société n'est pour rien dans son système social, une nation pour rien dans sa nationalité, la foi pour rien dans une 432 révision religion, les idées d'an peuple pour rien dans son gouvernement populaire. Selon eux, un système de gouvernement, Répu- blique ou monarchie, peu importe ! est une machine inventée, montée on ne sait par qui, en dépit de Dieu et des hommes. Loin d'être fait du sang de nos semblables, de leurs idées, de leurs passions, de leur souffle, de leurs croyances, l'ordre civil et politique n'a aucun rapport avec eux; ils n'ont besoin ni de l'aimer, ni de le haïr, encore bien moins de s'y fier. Pour fonder un système social ou politique, la société n'a qu'à se croiser les bras, indifférente comme a une expérience de physique. Le système social, toujours poussé par on ne sait qui, passe, défile devant le peuple observa¬ teur, et fonctionne comme il peut; cela ne regarde en rien l'esprit humain. La machine fait de son mieux; elle roule, elle s'arrête, crie, légifère, quelquefois se couronne, souvent se découronne, sans que jamais ni Dieu ni l'homme ne s'en soucient. Imperturbablement debout, au bord do la route, la société, toujours les bras croisés, se contente de dire: Voilà décidément une jolie expérience. Je me procurerais volontiers une de ces machines qui me dispensent d'exister. Mais comment peuvent-elles si agréablement se mou¬ voir? Auparavant, on avait supprimé Dieu, et, UNE RÉPUBLIQUE PRISE A L'ESSAI 433 tant bien que mal, je l'avais compris. De nos jours, voici que l'homme aussi est supprimé. Gomment donc peut aller la machine, sans mé¬ canicien? Qui la pousse? qui la raccommode? qui la restaure? Alors les plus avisés montrent du doigt un petit automate de deux pouces au plus de haut, ce qui le met à la portée de tout le monde. Voilà l'âme, disent-ils d'un air entendu. Telle est la doctrine nouvelle sur l'origine et la formation des sociétés. C'est sur cette profonde conception et sur les épaules de ce petit homme qu'il s'agit, pour tous les hommes sérieux, de rétablir aujourd'hui les fondements ébranlés de la religion, de la propriété et de l'ordre. Quel dommage que cette théorie ait attendu six mille ans pour paraître! Quelle énorme dépense de cœur, d'esprit, de génie, de vertu, de gloire, de sincérité, d'héroïsme, elle eût épargné au genre humain! Au lieu de sa vie de labeur constante, quelle grasse vie oisive, si, se croisant les bras, il eût laissé faire l'automate! D'abord, je le maintiens des Grecs, nos maîtres encore à l'heure qu'il est, en Loutes choses. Avec tant d'esprit, ils n'ont pas su se dire: Que la Ré¬ publique fonctionne comme elle voudra à Mara¬ thon, à Salamine, à Platée, et dans l'aréopage ; pour nous, assis et mangeant nos olives, nous as- 434 RÉVISION sisterons volontiers à l'expérience; rien de plus, rien de moins. Si ces hommes eussent parlé ainsi, quelle agréable carrière eût été la leur! Jouant aux osselets, ne s'inquiétant du reste, ni Miltiade, ni Périclès, ni Sophocle, ni Socrate, ne se fussent ainsi travaillés pour l'honneur de la République, quand ils pouvaient si bien s'en remettre de tout, patrie, poésie, félicité publique, arts, sagesse, à l'automate, qui eût fait volontiers à leur place l'expérience de la guerre médique et du Pélopo- nèse, du système des chœurs dans la tragédie, du système de la démocratie dans l'aréopage, du bien et du mal dans la philosophie, du beau et du laid dans la statuaire, de la gloire et de l'opprobre dans la postérité. Pour les Romains, ils avaient l'esprit à peine dégrossi. L'idée si simple, si lumineuse, ne leur vint même pas de prendre Rome à l'essai, de la laisser fonctionner toute seule, se réservant de la garder ou de la rejeter plus tard, suivant qu'elle se tireraiL bien ou mal de lepreuve. Avouons , toutefois, qu'il eût été beau de voir Rome naître sans les Romains, vivre sans eux, grandir sans eux, remplir le monde sans qu'ils y parussent, et, l'expérience accomplie au gré de l'observateur, César s'accommoder à peu de frais d'une si bonne machine. Grand Dieu! que par ce moyen ces gens-là se seraient épargné de soucis ! UNE RÉPUBLIQUE PRISE A L'ESSAI 435 Et, ce que je dis des Grecs et des Romains, je ]e dis, à plus forte raison, des chrétiens ; car il sera éternellement à regretter qu'ils n'aient pas laissé le christianisme faire seul son expérimentation. Que leur en eût-il coûté de le regarder faire au fond des basiliques, impartialement, sans se mêler d'y croire, encore moins d'être martyrs. De deux choses l'une, ou l'expérience réussissait, ou elle échouait. Dans le premier cas, ils avaient d'em¬ blée un culte tout fait, un dogme, une foi, les basiliques transformées en cathédrales par une opération purement automatique ; en un mot, le système du moyen âge, papauté, empire, tempo¬ rel et spirituel, clergé, noblesse, tiers état, le tout achevé sans débourser un denier ni une goutte de sang. Etait-ce là un résultat ! Au contraire, l'expérience ne réussissait-elle pas, l'automate payait les frais, et tout le monde était quitte. Sans compter qu'il doit y avoir un avantage immense à prendre un dieu à l'essai ; car il doit naturellement être infiniment plus accommodant, plus complaisant, que si, débutant par la foi, vous lui donnez à penser que vous n'en changerez ja¬ mais. Cette dernière considération est la plus grave de toutes en faveur de la théorie des institutions sociales prises à l'essai. De cette théorie, il s'ensuit nécessairement, que, 436 RÉVISION pour avoir une bonne République, il faut en ex¬ clure avec soin tous les républicains; et, si la nôtre a une marche si triomphante, cela vient unique¬ ment de ce que l'on s'est conformé avec soin à cette règle, repoussant, destituant de tout droit, chassant de tout emploi et charge publique, em¬ prisonnant au besoin tous ceux qui portent dans leur cœur cette forme de gouvernement. Vous sentez d'avance la raison profonde qui oblige d'extirper, avant tous autres, les républi¬ cains dans une République. Si, par malheur, on eût laissé ces gens-là, entrer dans les conseils du gouvernement de leur choix, si les démocrates eussent été pour quelque chose dans une démo¬ cratie, ils eussent montré une partialité révol¬ tante en faveur du système qui est leur religion. Ils l'eussent servi avec amour, conseillé avec sincérité, pratiqué avec foi, peut-être avec dé¬ vouement, et. dès lors, que devenait l'expérience, je vous le demande! Elle était faussée, il n'y avait plus d'impartialité. La machine n'était plus aban¬ donnée à elle seule, à ses lumières propres. Im¬ possible déjuger son savoir-faire. Piègle générale pour bien expérimenter une ma¬ chine, gardez-vous de la mettre entre les mains de celui qui la connaît pour l'avoir faite. Gonliez-la seulement à qui elle fait concurrence, et dont l'intérêt est de la briser. Voilà la maxime. UNE RÉPUBLIQUE PRISE A L'ESSAI 437 En vertu du même principe, je dis que, dans une République, il n'est pas de cri plus malson¬ nant, ni qui doive être plus durement réprimé que celui de: Vive la République ! car il suppose un parti pris, un jugement téméraire rendu par avance. Que diriez-vous d'un juré qui au milieu d'un pro¬ cès criminel, crierait soudainement: Vive l'accusé! On le chasserait si on ne l'emprisonnait. Or, la République est l'éternelle accusée. Etre proclamée dans un pays, pour elle, cela veut dire, être sur la sellette, menottes aux mains. Tant que dure le procès, c'est-à-dire tant que dure l'état républi¬ cain, il est vraiment odieux d'acclamer le pré¬ venu. Attendez qu'il soit acquitté par la monar¬ chie. D'objections en objections j'arrive à l'arche sainte, qui les renferme toutes ; la voici : Votre République étant un gouvernement de liberté, si elle veut répondre à son nom, doit consentir à se laisser attaquer, au besoin conspuer par ses plus grands adversaires; ce qui revient à dire que je . consens à être républicain, à condition d'être royaliste. La bonne République, en effet, est celle qui nous donne le droit imprescriptible de nous pro¬ clamer officiellement monarchistes, absolutistes, impérialistes, tout, hors républicains ; celle que 438 révision peuvent attaquer, cerner tous les systèmes, sans qu'elle use jamais de représailles ; celle qui laisse chaque jour tirer au sort un lambeau de sa tu¬ nique ; celle qui, lorsqu'on la frappe sur une joue, tend aussitôt l'autre joue; celle qui autorise tous les prétendants à promener leur drapeau, tous les rejetons de dynasties à refleurir, tous les tronçons de serpents à se renouer pour l'étouffer. Voilà, disent-ils, l'essence de ce gouvernement, fort es¬ timé parmi nous, admiré même, à condition, ce¬ pendant, qu'il soit impossible. Nous l'appelons libre, voulant dire, par là, qu'il doit nous laisser liberté plénière de le ruiner et extirper, sans qu'il songe à nous nuire en rien. Autrement vous l'avouerez, ce serait un despo¬ tisme montagnard. Monarchie, empire, absolu¬ tisme, ont le droit d'empêcher qu'on les tue ; mais une démocratie qui aurait la singulière prétention de vivre et d'être quelque chose, qui croirait à son existence, et la ferait respecter, qui se fâcherait qu'on l'assassinât à bout portant, une République, enfin, qui mettrait obstacle à la royauté, conçoit- on rien de plus abominable ? La pensée seule en fait horreur. Sur cela, nous autres démocrates, bonnes gens qui, volontiers, nous. faisons de la duperie une vertu cardinale, quand cette objection nous ren- UNE RÉPUBLIQUE PRISE A L'ESSAI 439 contre, nous nous frappons ordinairement le front et répétons à l'envi: « Leur raisonnement est serré, il le faut avouer. Puisque nous avons dit : République, nous devons évidemment admettre chez les autres la liberté de dire: Monarchie. Ne nous mettons pas surtout en contradiction avec nous-mêmes. Première règle. Notre principe de gouvernement est le plus beau de tous. Pour¬ quoi? Parce qu'il reconnaît tous les droits, consé- quemment celui de nous détruire. L'utilité nous commanderait de nier la conséquence ; le devoir nous oblige de la reconnaître : ne transigeons pas avec le devoir. Allons, ïhémistocle, prends ton bâton, ou ton sceptre, ou ton knout! Frappe ! D'un seul coup assomme la Piépublique, si tu le peux. Du moins, nous aurons sauvé le principe. » Ainsi parlons-nous trop souvent. La question est précisément de savoir s'il est un principe au monde qui nous oblige au suicide. Pour moi, persuadé que si, dans une royauté, un homme peut dire officiellement, au nom du roi : « Je suis républicain, » cette royauté n'est qu'une ombre, je le crois également d'une Répu¬ blique où le contraire est possible au nom du peuple. S'il est de l'essence de ce dernier gouvernement que la monarchie puisse se poser en face de lui comme un élément régulier, constitutif de l'Etat, 440 RÉVISION pourquoi se fait-il que jamais pareille chose ne s'est encore rencontrée parmi tant de peuples qui ont sérieusement pratiqué le régime des Répu¬ bliques? Montrez-moi un seul de ces États où ait été, non pas réalisé, mais réclamé ce droit prétendu de les nier, de les ruiner en face. Rome a tué les fds de Brutus. Je ne vois pas qu'elle se soit fait un devoir de con¬ science de donner à la royauté une place dans le sénat. Est-ce Venise qui faisait la part si belle à ses ennemis? Elle ne leur ouvrit guère la porte que pour les faire passer par le pont des Soupirs. Dans les Républiques catholiques du moyen âge, la moindre différence d'opinion se payait de l'exil. Où vit-on que le roi de Perse ait eu son parti officiellement constitué, légalement exprimé dans l'aréopage, la maison d'Autriche dans les cantons suisses, le roi d'Espagne dans les États éman¬ cipés de l'Amérique du Sud, le roi de Savoie à Genève, le roi d'Angleterre dans le congrès des États-Unis? Encore si nous laissions au moins, chez nous, pour être conséquents, liberté entière au Russe, à l'Anglais ! Si le roi de Prusse, si l'empereur de Mos- _,v UNE RÉPUBLIQUE PRISE A L'ESSAI 441 cou pouvfiientvenir librement montrer leur drapeau à travers le territoire ! Nous saurions où nous en sommes; car n'est-ce pas pure tyrannie de répu¬ blicain d'empêcher qu'ils s'y fassent escorter de bonnes armées, à condition toutefois qu'elles reste¬ raient pacifiques? En comparant ces gens-là avec les nôtres, nous pourrions nous éclairer. Après avoir expérimenté la patrie française, nous pour¬ rions en expérimenter une autre, et nous décider ainsi, après mûre discussion, sur la révision de la nationalité. N'est-ce pas violer méchamment notre droit de nous obliger, Français, de subir la France, sans discussion, sans égard pour la tradition etles amis de l'étranger? Je nous prends en exemple, nous, enfants de la Bresse. Nourris dans l'état de siège, élevés, instruits par lui au régime russe, ayant là nos habitudes, nos traditions de famille, nos souvenirs, comprend- on quenous ne puissions, ànotregré, être Cosaques de droit, l'étant déjà de fait? Quand nous a-t-on consultés? Ouest le procès-verbal delà discussion? Qu'on nous le montre. Nous fûmes Savoyards, nous voilà Français ; il nous le faut rester, sans qu'il nous soit permis d'arborer dans nos pacages, au bord de nos étangs, le moindre lambeau de dra¬ peau moscovite..Cela se conçoit-il. II LES SIX SURPRISES Un principe cle gouvernement qui laisse le sol ouvert au premier occupant, qui admet qu'on lui nie, officiellement en face, sa raison d'être, sa légi¬ timité, qui se laisse souffleter par tous les régimes qu'il a dépossédés, est un gouvernement qui ne tient la place d'aucun droit. C'est une tente d'un jour qu'on plante un matin pour abriter du soleil ses adversaires de toutes les nuances, en attendant qu'ils soient d'accord. Mojms que cela, disent-ils, ce n'est pas même un fait : c'est une surprise ! Ah ! vraiment, c'est une surprise ! Eh bien ! comptons. Voyons si en etfet nul avertissement ne vous avait été donné d'en haut, s'il n'était jamais arrivé à une monarchie de crouler sous vos yeux, si aucun fait, aucun événement, ne vous avait an¬ noncé que ce système est rejeté par Dieu autant que par les hommes. Examinons. Si je me trompe, relevez-moi. Il me semble que quelque chose est arrivé en 92. Une LES SIX SURPRISES 443 secousse, une alerte, je crois. Une vieille monar¬ chie, jusque-là immuable, n'a-t-elle pas été expulsée, déracinée au 10 août parles ancêtres du peuple de Février? Première surprise. Celle-là était permise du moins, quoique per¬ sonne alors n'ait prononcé le mot. Revenu de ce premier étonnement, vous vous dites, la tète tou¬ tefois un peu ébranlée : « Assurément ce n'est qu'une surprise, un rêve, peut-être le caprice d'un peuple enfant. Allons ! cette révolution n'est qu'une bulle de savon, soufflons dessus et recommençons le passé. » Sur cela, vous vous mettez à créer tout de nou¬ veau une monarchie que vous appelez empire ; pour mieux la consolider, vous l'étançonnez des débris de la Table-Ronde. Vous la flanquez des barons de Charlemagne et d'Arthus. Vous la faites sacrer à Notre-Dame par l'archevêque Turpin, en escamotant toutefois la confession, chose jusque-là indispensable, et qui, négligée, devait porter mal¬ heur. Lepeuple s'agenouille. Cette fois vous dites : D'où peutvenirle danger ? Certes, cenesontpas les rois qui détruiront ce roi ; le peuple ne détruira pas le trône qu'il a fait. Dormons donc tranquilles; rien de plus solide que notre monarchie napoléo¬ nienne, fondée sur beaucoup de gloire, escortée de la police de Fouché. 444 RÉVISION Mais voyez l'inconséquence ! sitôt que les peu¬ ples veulent la royauté, les rois n'en veulent plus ; ils se coalisent d'un bout de la terre à l'autre pour renverser le seul roi possible chez nous. Grâce à eux, le voilà à l'île d'Elbe. Seconde surprise. La vieille monarchie reparaît un moment der¬ rière les baïonnettes des alliés. C'était en 1814. Ce ne fut qu'une fantasmagorie. La nouvelle monar¬ chie sort de son île et renverse l'ancienne. Troi¬ sième surprise. Ce coup de scène tenait du merveilleux. La monarchie impériale avait ressuscité ; preuve évi¬ dente que la mort ne peut rien contre elle. C'était lui garantir au moins l'éternité; cetteéternité dura juste cent jours. Un coup de vent porte César à Sainte-Hélène. Quatrième surprise. Beaucoup de nous en pleurèrent. César n'était pas débarqué à Longwood, que Clovis reparaissait aux Tuileries. Le Te Deum en monta jusqu'aux nues ; chacun se rassit par degrés; nous vîmes alors s'ouvrir devant nous un avenir indéfini de règnes légitimes. Les tombes de Saint- Denis allaient manquer pour tant de rois issus les uns des autres qui devaient se succéder de siècles en siècles. Ce fut là, si vous vous le rappelez, la seule inquiétude ; mais elle était réelle. Quinze ans, c'est bien long, quand la perpétuité LES SIX SURPRISES 445 est le principe. Enfin ces quinze siècles passèrent. Les générations succédèrent aux générations, les sociétés aux sociétés, les déluges aux déluges, les préfets aux préfets, les laquais aux laquais ! Dans cet immense intervalle, les hommes perdirent la mémoire de beaucoup de choses du passé ; les langues s'altérèrent ; personne ne pouvait plus se souvenir de ses serments, ni même les comprendre. Après ces longues époques, ensevelies les unes sur les autres, trois jours de 1830, on ne sait ni comment, ni pourquoi, effacent quinze siècles de loi d'amour. Le monde se dégoûte subitement de sa félicité ; il interrompt avant qu'elle ait commencé la succession de ses rois; il envoie Glovis X à Holy-Rood. Cinquième surprise. Ce coup fut rude, il le faut l'avouer. Tant de pré¬ cautions prises d'avance, une si bonne souche, choisie dans la plus vieille maison d'Europe, de si bons alliés, un drapeau blanc si pur de tout alliage avec les révolutions, un clergé dévoué, tes jésuites restaurés, Ney, Labédoyère et leurs amis fusillés, et tout cela inutile ! Un si sage édifice renversé en trois jours ! Il y avait de quoi douter de la divine Providence; car seule elle avait pu frapper un si grand coup. Plusieurs en restèrent étourdis, qui se firent incrédules ; ceux-là bâclèrent au plus vite la monarchie voltairieune de Juillet. Le lendemain tout était réparé : les fortes têtes 446 RÉVISION s'étaient chargées, au lieu de l'archevêque Turpin, de patronner la royauté nouvelle ; ce fut le règne -des habiles. Ils avaient tout prévu. Pas la plus petite brèche n'était laissée à la Providence pour entamer cette œuvre. On bâtissait en pur granit. Fi des conseillers de Louis XVIII et de Charles X, bonnes gens des légendes, sincères peut-être, au demeurant, de peu d'esprit! Nous allons enfin montrer à la France ce qu'est une monarchie enseignée, endoctrinée par nous, et les génies de nos amis. Et là-dessus les voilà à l'œuvre, les profonds, les savants tacticiens, qui, mêlant tous les contraires, réparent, du haut deleui grandeur, les erreurs de la Providence. Ils obtin rent que leur éternité durât dix-huit ans : trois ans de plus que l'éternité légitime. C'est beaucoup. Mais, enfin, qu'arrivait-il de cette royauté régicide, de cette légitimité illégitime, de cette révolution contre-révolutionnaire ? Une matinée de février renvoie le monarque en omnibus et les théoriciens dans leurs caves. Sixième surprise. Ce jeu avec la Providence est-il assez visible? Quand finira-t-il? Où cessera la surprise ? où com¬ mencera l'habitude ? Il y a trois ans à peine que votre dernière carte est jouée, et vous parlez déjà de recommencer ! De ce qui précède, il résulte que, lorsque les rois relèvent la royauté, les peuples la détruisent; LES SIX SURPRISES 447 quand les peuples la relèvent, ce sont les rois qui la renversent. Tant il est vrai que le régime est condamné chez nous, puisqu'il est rendu impos¬ sible par les amis aussi bien que par les ennemis. Qui, en France, a vu un monarque? Si cet homme existe, qu'il mette fin à nos débats; qu'il dise : « Je l'ai vu ce prodige que vous cherchez ; ce n'est pas une chimère : j'ai vu en France un homme laisser paisiblement le trône à son héritier légitime. » Mais qu'il nous apprenne le nom de ce monarque qui, rassasié de jours, tranquille au milieu de son peuple, a posé, en mourant, sa couronne sur le front de son successeur. Gomment s'appelle-t-il ? Est-ce Louis XVI sur l'échafaud? Est-ce Louis XVII dans l'échoppe du cordonnier? Est-ce Napoléon à Longwood ? Est-ce Charles X à Prague? Est-ce Louis-Philippe à Claremont? Vous nous dites que notre République est une utopie impossible, contraire aux mœurs de la nation. Mais, au nom du ciel, quelle utopie plus impossible, quelle chimère plus incroyable, qu'une royauté qui, en un demi-siècle, ne peut montrer un roi? Qu'est-ce qu'une loi de succession politique qui ne peut montrer un héritage effectivement recueilli? Je cherche pour votre monarchie un monarque. Je ne vois depuis un demi-siècle en F'rance que des hommes, errants^ infatués d'un souvenir, qui 448 RÉVISION paraissent, surnagent un moment, essayent en passant la couronne du garde-meuble, et sont à l'instant précipités, sans fils, sans héritier, dans l'exil et dans la mort. Ah ! vous parlez de gouvernement pris à l'essai ! Doctrine absurde autant que ridicule, qui est l'a¬ néantissement même de l'esprit monarchique. Mais, sur ce terrain, quelle expérience plus terrible que celle qui a été faite six fois en un demi-siècle, et toujours contre vous? Dans ce jeu contre la Pro¬ vidence, vous faites comme le joueur, qui, ayant tout perdu, argent, biens, joyaux, épée, baudrier, réduit à la nudité, s'acharne sur une dernière carte, et dit : Je veux jouer mon âme. Et, en effet, vous la jouez, votre âme, en mettant dans ce der¬ nier enjeu des doctrines qui sont le renversement de tout ce que vous désirez et voulez, des théo¬ ries d'emprunt, usées avant de paraître, qui cent lois ont été repoussées avec horreur par tous vos publicistes. Car, si nous, que vous accusez de vouloir tout renverser, nous taisions appel à des idées aussi folles que celles du gouvernement à l'essai, on pourrait du moins le comprendre en admettant le but que vous nous supposez. Mais que vous, qui prétendez défendre l'ordre civil, vous pro¬ posiez d'abord de l'asseoir sur le vide, cela prouve une chose : c'est que poussés par la fatalité d'une cause irrévocablement perdue, vous ne faites plus LES SIX SURPRISES 449 de choix entre les principes dont vous vous servez pour le combat ; c'est que, dans une sorte de dé¬ sespoir qui vous aveugle à votre insu, vous vous précipitez sur tout argument brisé, laissé sur le champ de «bataille; c'est que vous .vous servez d'armes qui éclatent contre vous. Quoi ! se peut-il? Vous invoquez l'expérience ! Eh! qui donc vous a condamnés?qui donc vous a ruinés ? Il ne vous suffit pas d'avoir été détruits tant de fois en moins d'un demi-siècle ? Dans chaque discours officiel, vous demandez par quel mystère ce pays, vous possédant, n'est pas au comble de ses vœux ; pourquoi la fièvre Le trouble encore, pourquoi il se tourne et se retourne, sans pouvoir s'endormir au sein des félicités que vous lui avez faites ? Ces mystères ne sont pas dif¬ ficiles à découvrir par ce qui précède. Eh ! qui donc le réveille sitôt qu'il s'apaise? Toujours re¬ mettre en question ce qui a été résolu! Toujours restaurer l'impossible? Pœlever ce que la force des choses a brisé ! Nier le soleil à midi! A chaque réponse des événements se boucher les oreilles et recommencer l'expérience de la foudre ! Est-ce calmer les hommes, que de dire à la providence, qui a parlé si souvent par la bouche des révolutions : « Ce n'est pas assez! Quand tu as parlé, nous étions précisément occupés à la Bourse, à la chasse, aux courses de Chantilly, ou ŒUVRES POLITIQUES 15 450 RÉVISION peut-être au sermon de l'abbé de Pmvignan ; nous n'avons pas entendu ton tonnerre ; je te le jure, nous ne savons absolument rien de ce qui s'est passé. On prétend que tu as brisé, de nos jours, six ou sept fois les trônes qui ont esskyé de pa¬ raître dans notre pays. Mais ce n'est peut-être là qu'un faux bruit ; dans tous les cas, nous sommes tellement occupés aux menus détails des confré¬ ries, qu'il ne nous est resté, en vérité, pas un moment pour nous informer de ce que tu fais sur la scène du monde. • . « Ils vont, répétant partout que tu as renversé LouisXYI sur Napoléon,Napoléon sur LouisXVII", Louis XVIII et Charles X sur Louis-Philippe, Louis-Philippe, dans le vide et le néant. Cela est-il vrai? Ces événements, nous le répétons, ont fait si peu de bruit dans le monde, ils ont si mal ébranlé la terre, qu'ils ne sont pas arrivés à notre connais¬ sance. Ils sont donc comme non avenus, et c'est pure justice de les recommencer. Nous allons, si tu le permets, renouveler l'épreuve ; nous élèverons de nouveau, avec les débris de planches que voici, un petit trône à notre fantaisie ; et nous serons le plus attentifs que nous pourrons à ce qui suivra. » « Il est possible que, redoublant dé fureur contre un si étrange entêtement, tu finisses par entr'ouvrir les entrailles du globe et ne laisses rien subsister de ce que tu as épargné. Mais, enfin, LES SIX SURPRISES 451 tout lu monde sera content ; nous aurons assisté à une jolie expérience. Si elle tourne contre nous, nos valises sont prêtes, notre refuge est assuré. Le surlendemain, le ciel apaisé, les démocrates consentants et souriants, nous demanderons que l'épreuve soit refaite au nom de la liberté et de la religion; et les siècles de siècles tourneront ainsi dans l'éternité, comme les chevaux aveugles autour de la meule d'un moulin. » Le moyen qu'une nation qe dorme pas parfaite¬ ment en repos sur une si juste et si raisonnable propositioq! II] RÉPUBLIQUE OU MONARCHIE « Une Assemblée de révision peut-elle décider entre la république ou la monarchie? » Voici ce qu'ils appellent poser franchement la question. Un peuple, se trouvant égaré entre la Seine, la Loire etle Rhône, las d'incertitudes, arrive à un carrefour où plusieurs directions opposées se présentent. Que faire? où s'engager? En avant? en arrière? Il ne sait absolument ce qu'il veut, d'où il vient, ce qu'il est, ni où il est. S'il consulte son nom, il pourrait se croire en Ré¬ publique; mais il est aussi possible qu'il soit en monarchie. Gomment sortir de ces apparences? Pour s'informer de ce qu'il est, il convoque une assemblée de révision, laquelle, après délibéré, lui fait savoir que, tout bien pesé, les divers partis entendus, elle a choisi pour lui, par assis et levé, les institutions japonaises. On aurait peut-être pu se décider pour la formule des rois mages, qui pré¬ sente beaucoup d'avantages ; mais, l'heure près- RÉPUBLIQUE OU MONARCHIE 453 sant, et quelques membres s'étant absentés pour souper, les institutions du Japon ont passé à la majorité de deux voix. Le peuple, ravi de ce ré¬ résultat, sort de l'anarchie ; il prend aussitôt le teint jaune cuivré, et se met à chanter japonais. Un gouvernement sérieux se trouve ainsi fondé ; la société se rassied sur sa vraie base. C'est ici que l'on voit à quel point ceux qui s'ap¬ pellent conservateurs, troublés par la volonté de lutter contre la force des choses, sont envahis de l'esprit de destruction : au moment où ils par¬ lent de restaurer l'ordre social, ils détruisent, bouleversent à plaisir toutes les notions qui l'ont fondé. Il est des choses qu'une assemblée peut faire ; il en est d'autres qui lui sont impossibles. Je dénie absolument à une assemblée quelconque, fût-elle de révision, le droit et le pouvoir de faire, de créer de rien un nouvel ordre politique ou social. Je lui dénie absolument la capacité de choisir entre une République ou une monarchie. De tels change¬ ments, de telles innovations dans les affaires hu¬ maines, si elles sont autre chose qu'un jeu, ont une autre base qu'une discussion de tribune. Elles éclatent dans le monde avec la puissance de la né¬ cessité; elles s'enracinent avec l'autorité d'un événement. Pour passer d'un ordre de choses à un autre, 454 RÉVISION sachez qu'il faut un autre levier qu'une boule de plus ou de moins dans l'urne! Quelle risible ma¬ nière de concevoir les sociétés humaines ! S'ima¬ giner que le berceau de ces grands corps flotte à leurs origines sur le sable mouvant d'une dis¬ cussion qui les promène et les bat en tous sens! Où vit-on jamais une forme nouvelle de gouver¬ nement surgir ainsi d'un scrutin ! Ah ! que le germe de ce qu'on appelle les constitutions du peuple est enfoui bien autrement profond dans la nature des choses! Ces constitutions sont gravées dans les événements longtemps avant d'être pro¬ clamées par les scrutins. Pour tirer une République des entrailles d'une monarchie, il faut non pas un vote, mais une ré¬ volution ; de même, pour ramener une République à une monarchie, il faut une journée; appelez-la comme vous voudrez, '18 brumaire, ou Entrée des alliés. Est-ce la Convention qui a fait la République ? C'est le 10 août, en rejetant la royauté et la ren¬ dant impossible; de même, de nos jours, la Ré¬ publique était faite quand est venue la Consti¬ tuante. Ce qui a créé la forme du gouvernement de 1848, c'est un événement. C'est la puissance mystérieuse qui a éclaté au 24 Février. La Ré¬ publique est née, comme toutes les formes politi- RÉPUBLIQUE GU MONARCHIE 455 ques, d'un explosion, d'un coup de tonnerre, d'un acte de la nécessité souveraine devant la¬ quelle les hommes se sont abaissés au moins un moment. L'Assemblée constituante, comme l'eût fait à sa place toute autre réunion d'hommes, a compris ainsi ses limites. Elle a reconnu que l'origine, la source des grands changements qui s'opèrent dans le principe de la constitution et dans le tempéra¬ ment d'un peuple, ne sont pas affaire d'amende¬ ment ni de ballottage. Qu'a-t-elle fait ? Tout ce qu'elle pouvait faire. Elle n'a pas choisi:,, elle n'a pas délibéré, elle n'a pas envoyé ses huissiers compter, supputer les voix, sauf à redresser le calcul le lendemain et remplacer au Moniteur, dans un erratum, République par monarchie. Non ! ce . fut là son seul instant de grandeur : elle a acclamé ce qui était dans les choses. Certes, il eût fait beau voir un de nos collègues se lever et dire, approchant comme dans China : « Mes chers amis nous allons peser et ballotter « l'étatdémocratiqueetl'étatmonarchique.Chacun « fera son choix; le mien est pour Chilpéric. Voici « mon suffrage. » On se fût contenté d'en rire. Mais rien de tel ne fut dit, et nul ne le pensa. Les royalistes, s'il y en avait, savaient que les vrais rois, comme tous les pouvoirs durables, se font par acclamation sur le pavois. Ils ne se 456 RÉVISION glissent pas, roulés et anonymes, dans l'urne d'un huissier. Est-il croyable que ce soit nous, républicains, qui soyons obligés de leur rappeler ce qu'ils nous ont enseigné depuis mille ans sur l'origine et la fondation des pouvoirs publics ? Vous demandez la révision, parce que, dites- vous, c'est la rétractation du 24 Février ; ici, vous approchez du vrai. Oui, pour détruire la République, il vous faut détruire sa base, qui est, non pas une boule, un hasard de suffrage, mais une journée de la Pro¬ vidence. Voulez-vous effacer la Piépublique? Ef¬ facez-en la cause, je veux dire ce jour maudit qui n'aurait pas dû naitre, où le soleil s'est voilé, où la Providence a sommeillé, où la terre a échappé par hasard aux volontés d'en haut. Vous avez eu un instinct heureux, lorsque, vous acharnant contre cette date, vous l'avez couverte de malédictions et d'injures. Malheureusement, les injures passent, la date demeure; c'est elle qu'il faudrait retran¬ cher du cercle de l'année; car, tant que ce jour subsiste, il entraîne avec lui son lendemain; tant que le fait demeure, il a ses conséquences ; lant que l'arbre est debout, il porte son fruit, et ce fruit c'est la Piépublique. Vous voulez couper l'arbre par le pied ? d'accord ; mais comment vous y prenez-vous ? RÉPUBLIQUE OU MONARCHIE 457 Certains que l'injure, la calomnie, n'ont pas réussi, vous arrivez à trouver un autre remède. Vous pensez qu'une chambre de révision, dûment avertie et chapitrée, pourra faire ce qui vous est impossible : faire rentrer la terre dans sa vieille orbite. Et moi je vous répète : Une assemblée peut changer ce qu'a fait une assemblée ; mais, quelque nom que vous lui donniez, constituante, législative, révisionnaire, elle est incapable d'anéantir un fait, d'effacer une journée. Que lui servira de se mettre en colère contre les choses? « Cela leur est fort égal, » disait déjà Marc-Aurèle. Une chambre constituante, si introuvable qu'elle soit, n'est rien, si elle n'est précédée d'un événe¬ ment dont elle exprime les conséquences. La Cham¬ bre de 1815, révisionnaire s'il en fut, dans la to¬ talité', puisqu'elle nous a fait passer en un clin •i'œil de l'empire à la royauté, était une fort belle chose. Mais elle avait été précédée d'une chose qui ne l'était pas moins : de l'invasion de douze cent mille alliés. Cette assemblée n'eut d'autre peine que de résumer, dans ses lois, ce moment de félicité. La Chambre des députés de 1830, voilà aussi une assemblée vraiment révisionnaire dans la totalité, puisque, du lundi au mardi, elle nous a donné la formule orléaniste au lieu de la formule légitimiste. N'oubliez pas, cependant, que ce chan- 458 REVISION gementn'apas été seulement de sa part un caprice subit ; les choses y avaient eu quelque part ; la veille, un petit événement s'était passé, il est vrai, fort peu connu; la Révolution de juillet. Ici nous revenons au point de départ. Comment effacer le principe du mal? Comment anéantir le 24 Février? Ce qu'a fait une révolution ne se dé¬ fait pas par un amendement. Voulez-vous donc que le 24 Février disparaisse et que nous cessions de dater de cette heure, montrez-nous, non des discours, mais un acte. Choisissez à loisir dans tout le calendrier votre jour et votre heure. Qu'à un moment donné toute cette terre de France, fai¬ sant amende honorable, sepavoisedud rapeau blanc ; que la moindre chaumière ait son oriflamme; qu'une grande voix partie des enLrailles du sol s'écrie, par la bouche de trente-quatre millions de flagellants : « Mes frères! j'ai péché! je demande « merci à Suwarow ! miséricorde à Bliicher ! par¬ ce don à Wellington, et à tous nos bons alliés, « d'avoir chassé par trois fois ceux qu'ils m'avaient « imposés. Cela est mal, très mal, d'avoir si in- « dignement méconnu le bien qu'ils me voulaient « faire. Enfin! j'ai péché, je le confesse; voici « mes mains, liez-les moi. » Et il ne suffirait pas que ce sage discours fut tenu au fond du cœur par le peuple de France, Il faudrait, cette fois, des preuves efficaces, visi- RÉPUBLIQUE OU MONARCHIE 459 bles à tous les yeux, d'un repentir sincère ; tels que, au dehors, de bons gages donnés à la sainte in¬ vasion : la Lorraine et l'Alsace, bien entendu, re¬ mises d'abord, sans conteste, à leurs vrais pro¬ priétaires ; au dedans, le lis honoré à chaque boutonnière, l'aigle et le coq proscrits ensemble dans le moindre village ; nombre de bourgeois qui, étant les palissades de leurs biens nationaux, iraient sur les grandes routes en quête du maître légitime pour lui rendre sa terre ; force ouvriers qui, d'emblée, referaient les jurandes; force pay¬ sans qui rétabliraient gabelle, corvées et main¬ mortes ; tous les faubourgs de Paris qui, dès la première heure, rebâtiraient la Bastille; et cela, de bon gré, d'inspiration, sans attendre les nou¬ velles. Quand cette journée aura lui, nous re¬ connaîtrons à ce signe que le passé est redevenu le présent. Rien de plus simple alors que la conduite à suivre. Dès le lendemain de ce grand jour, vous convoquez votre assemblée de révision; elle arrive, elle constate, ou plutôt elle acclame les faits que je viens de rapporter. Les verdéts de 1815 res¬ suscitent, le poing fermé, et couvrent la place de la Concorde. La Providence se prononce; dix-sept acclamations répondent Monarchie aux dix-sept acclamations républicaines de notre Constituante. Les faits parlent à la place des orateurs; personne 460 RÉVISION ne discute, tout le monde consent; une formule fait place à une formule ; la question de gouverne¬ ment est résolue et nous voilà au port, dans le déiinitif. Gela revient à dire que demander la révision légale pour avoir la monarchie blanche ou bleue, c'est s'amuser d'une absurdité , ou provoquer avant toute discussion préalable, une révolution de faits. Pour arriver à votre dénouement, retenez bien ceci: Que vous avez eu d'abord votre journée, où Dieu sait quel ruisseau de sang aura coulé. C'est là le point convenu entre nous, et le premier anneau de notre raisonnement. Sinon, non. Pour que vos arguments cessent d'être risibles, il faut qu'ils soient tachés du sang d'une révolution nou¬ velle; jusque-là je serais dupe de prendre au sérieux des semblants d'idées cent fois mises en poussière par ceux qui s'en servent aujourd'hui. Le seul moyen, sur ce terrain, de n'être pas bur¬ lesque, c'est d'être criminel. Car, de s'imaginer qu'en pleine légalité, sans qu'une porte ait été ouverte ou fermée, ni une vitre cassée, sans qu'un seul commissaire ait verbalisé, il surgisse une assemblée pour nous dire: « Vous êtes bleus, ou rouges, je vous fais « blancs, ou noirs; vous êtes République, je vous «fais monarchie; » c'est assurément la plus RÉPUBLIQUE OU MONARCHIE 461 froide, la moins divertissante, la plus sotte extra¬ vagance qui puisse entrer dans la tête des hommes. Peu de gens, il est vrai, nous proposeront rien de semblable. Puisque nous sommes républicains, nous voilà obligés d'être impartiaux entre la Ré¬ publique et la royauté; à d'autres il appartient de faire pencher le plateau. Pour cela, nous con¬ voquerons, à notre place, une autre assemblée, laquelle aura plein pouvoir de faire d'un rond un carré; et, déjà, notre conscience nous empêche de limiter son autorité sur ce point. Que serait-ce, bon Dieu, si nous la gênions en rien, d'avance, dans le choix de l'impossible? Quoi! cette chambre ne sera enfermée dans aucune muraille ! elle ne sera réglée par aucun événement ! Dieu lui-même est soumis à des lois ; pour elle, c'est la loi des choses qui lui sera sou¬ mise. Elle pourra se placer comme elle voudra, en dedans ou en dehors des faits, c'est-à-dire en dedans ou en dehors du sens commun ! Oh! l'heureuse assemblée! Qui ne voudrait en être membre? Elle aura le don des miracles, et ne pliera sous aucune des verges de la nécessité ! Les contes de fées n'auront rien vu de semblable. D'abord, elle fera de nous ce qu'elle voudra! Plaise à Dieu qu'il lui convienne décréter d'abord que nous serons tous gens d'esprit et d'honneur. 462 révision Le reste suit sans peine. Certes, il lui coûtera peu d'ajouter, je pense, la raison, la modération, pour chacun de nous. Adopté. Dans cette voie elle serait mal conseillée de ne pas réviser du même coup notre constitution physique. Je sup pose qu'elle nous donnera à tous six pieds de haut, pour le moins. Quand nous votâmes ce point, nous étions au complet. Je suis encore d'avis qu'elle nous fasse tous beaux de visage comme Alcibiade, en interdisant, toutefois, de grasseyer et loucher Comme lui. Bien ! Voilà le laid proscrit, sans difficulté, par assis et levé. Vraiment, elle manquerait à son mandat, et tra¬ hirait sa mission, si, après avoir révisé la couleur de nos yeux, elle ne décrétait aussi, pour nous, une verte jeunesse, et, ail besoin, l'immortalité terrestre. Allons! voilà qui est fait. Sages, beaux, pres¬ que immortels, je vois que nous sommes déjà à peu prés demi-dieux, grâce à cette bonne assem¬ blée. Que fcut-il davantage? Du reste, je m'en rapporte à elle. Il ne suffit pas d'être glorieux. Tout est bon d'une nation, hormis d'être ridicule. Quand on s'appelle soi-même le premier peuple du monde, il y a déjà quelque déplaisir à sé réveiller dernier laquais de monseigneur Antonelli. Du moins la place est bonne, bien nourrie d'indulgences, RÉPUBLIQUE OU MONARCHIE 463 bien payée de reliques, copieusement abreuvée d'avanies. Pour l'amour de Dieu, sachons y demeurer. Ne descendons pas au-dessous, s'il vous plaît. IV Conditions de la Monarchie. Supposons que l'absurdité soit la raison même et qu'une assemblée de révision puisse choisir à son gré, indépendamment des faits, entre toutes sortes de systèmes contraires. Voyons, dans ce cas, les conditions de ces systèmes. Si je voulais la monarchie, j'en voudrais cer¬ tainement les conditions, car je croirais cette institution nécessaire ; et sans me soucier beau¬ coup des obstacles, ni des inconvénients, je me préoccuperais, avant tout, de la rétablir et de la rendre durable. La première chose que je ferais pour cela, se¬ rait d'examiner entre les deux formes de royauté qni se présentent à moi, laquelle je pourrais ar¬ mer et défendre le mieux contre la révolution. Je ne tarderais pas à voir, que de ces deux sys¬ tèmes, un seul présente quelque possibilité de défense. La royauté constitutionnelle portant en soi la révolution, c'est-à-dire l'ennemi, je la re¬ jetterais du premier coup, et mon choix serait CONDITIONS DE LA. MONARCHIE 465 ainsi commandé pour la royauté légitime. Je m'y enfermerais comme en une citadelle. Cela posé et mis hors de doute, je me deman¬ derais sincèrement: Qu'est-ce que la monarchie légitime pour la France de mon temps? La main sur la conscience, je répondrais: La monarchie, c'est l'invasion. Car il me serait évident que la nation toute seule n'a pas produit, en '1814 et 18.15, le système de la restauration et du droit divin, mais que la force de l'étranger en a été la cause principale. Dès lors, je m'attacherais avec piété à la religion de la force. L'invasion se trouvant être mon point de départ, je retremperais, autant que je le pourrais, mon système dans son berceau sacré. Je commencerais à comprendre ce que les événements mettent de plus en plus en lumière, à savoir que les ennemis avaient imposé chez nous les deux dynasties des Bourbons comme les stigmates de la conquête ; ils s'en étaient fait un moyen de perpétuer chez nous leur victoire. A ce point de vue, les fautes de la Restauration m'ap- paraîtraient ; je les reconnaîtrais ingénument sans vouloir rien farder. Il demeurerait constant pour moi que la Restauration, tant de la branche aînée que de la branche cadette, devant tout à l'ennemi, devait tout lui rapporter ; qu'ayant reçu la dépouille de la France, frappée, meurtrie, 466 LA RÉVISION foulée, anéantie, elle devait bien se garder de réchauffer le cadavre d'Hector. Elle avait reçu un pays expirant, elle devait l'achever, e'est-à-dire maintenir, augmenter l'occupation étrangère, non pas seulement dans quelques provinces, mais dans toutes ; se refuser obstinément à la recompo¬ sition d'aucune armée nationale; anéantir le com¬ merce déjà exténué ; appauvrir la bourgeoisie et la saigner à blanc, au lieu de la réveiller par le pauvre prélèvement de deux milliards, qui cha¬ touilla la blessure sans la rendre mortelle ; par¬ dessus tout, interdire absolument la discussion. C étai une conquête, il fallait le comprendre. A ce prix, on avait pour durer les chances que pré¬ sente toujours un système suivi. Au lieu de cela, voyant Louis XVIII et Charles X ouvrir eux-mêmes des tribunes à la liberté parle¬ mentaire, conserver le droit d'écrire et de penser, le garantir même par leurs Chartes, je ne me fe¬ rais aucune illusion sur les conséquences de telles fautes. Je reconnaîtrais, sans tergiverser, que, croyant dompter l'ennemi, ils l'ont fait entrer dans la place. Ils ont réchauffé le serpent ; quelle mer¬ veille qu'ils en aient été mordus ? ■La Chambre introuvable de '1815 eut un mo¬ ment l'inspiration sérieuse de ce qu'exigeait une restauration monarchique. Elle fit paraître quelque étincelle du génie de réaction qu'avait montré CONDITIONS DE LA MONARCHIE 467 Philippe II pour ressaisir les Flandres ; elle sut verser à propos le plus pur sang de nos veines. En un mot, par sa terreur blanche,-elle témoigna qu'elle avait le sentiment vrai des conditions de la monarchie, et qu'elle voulait les remplir sincère¬ ment. Que pouvait-on espérer davantage ? Par malheur, il était dans sa nature de détruire d'une main ce qu'elle faisait de l'autre. Il aurait fallu que son édifice d'absolutisme s'élevât, comme ailleurs, dans le silence et dans l'ombre. Au con¬ traire, ce n'étaient que discours, éclats de discus¬ sion ; si bien que, pour tuer la liberté, elle établis sait dans le pays, ne pouvant mieux, les habitudes d'un peuple libre. Quand ses échafauds tom¬ bèrent, la tribune resta; dès lors tout fut perdu. On le vit bien, lorsque des écrivains, avides de paroles, persuadèrent leur roi d'accepter simple¬ ment la discussion avec la révolution. Liberté de la presse, liberté de la tribune, liberté de suffrage, devaient être, selon M. de Chateaubriand et ses amis, les fondements d'une bonne monarchie. Bientôt, de la discussion, jailliraient les lumières royales. D'ailleurs, ils parlaient, ils écrivaient si bien, qu'ils allaient soudain convertir le globe. Qu'on mît seulement leur savoir à l'épreuve, cha¬ cun de nous se ferait leur disciple. Il n'en fut rien. Tout ce qu'on emprunta à la Révolution ne servit qu'à la Révolution. C'était bâtir, comme 468 LA RÉVISION Scipion, des temples aux tempêtes. Deux fois elles en sortirent, en 1830 et en 1818. Ni dans l'un ni dans l'autre cas, ces cruelles ne montrèrent au¬ cune reconnaissance pour la main qui les avait nourries. Instruit par cette expérience, je l'aurais toujours sous les yeux; et je saurais qu'il ne peut entrer, sans un péril de mort, aucun élément, aucune par¬ celle de la Révolution dans ma royauté. Plus de tribune, plus d'Assemblée, plus de presse, ni rien qui s'en approche. Ceci est élémentaire. J'aurais besoin, d'abord, de retremper mon sceptre à son principe, dans une invasion. Je pourrais l'appeler intervention amie, alliance, telle que celle que nous exerçons si bien à Rome ; le nom ne me fait rien, mais , la chose m'est indispensable. Il me faut, à mon sacre, une armée de Cosaques ; c'est la première condition. Je la considère comme tel¬ lement nécessaire, tellement inhérente au sys¬ tème, que, si vous ne m'accordez ce point, je suis forcé d'abdiquer, vous laissant en pleine anarchie, sans ajouter un mot. Je ne ferais pas la faute de garder une armée nationale, pour en être abandonné, comme cela s'est vu deux fois. Mais, ayant les yeux fixés sur ce que font les Autrichiens en Loinbardie, les Russes en Pologne, qui me paraissent avoir trouvé le seul système sérieux, efficace, de restaurer une CONDITIONS DE LA MONARCHIE 469 autorité tombée sous l'opinion nationale, je les prendrais, autant que je pourrais, pour modèles ; et je m'appliquerais comme eux à énerver, à ex¬ tirper les forces matérielles aussi bien que morales, du pays où je voudrais enraciner ma restaura¬ tion. Une des choses qui me donneraient le plus à réfléchir serait d'empêcher qu'il ne se trouvât ja¬ mais un grand nombre d'hommes forts et capables de se soulever contre l'autorité de fait. Pour ob¬ vier à ce danger, je ne verrais rien de mieux que d'imiter les Autrichiens, qui transportent les Ita¬ liens en Hongrie, et les Russes, qui transportent les Polonais en Grimée. Assurément, le czar et l'empereur ne refuseraient pas que l'on versât et disséminât dans leurs cadres le plus grand nombre possible de Français, à mesure qu'ils atteindraient la virilité. Ou ces hommes ne reverraient jamais leur pays, ou ils le reverraient brisés par la vieil¬ lesse, quand ils seraient devenus incapables de nuire. L'état de siège, tel qu'il est exercé chez nous dans l'Ain, depuis deux ans, serait aussi pour moi une institution à laquelle je n'aurais guère à reprendre, si ce n'est que je l'étendrais à tout le territoire de France. Peut-être y joindrais-je la bastonnade et le cavaletto, quoique, à vrai dire, la première de ces choses me répugne, d'après 470 LA RÉVISION l'essai qui s'en fait parmi nous en des occasions solennelles. J'aimerais aussi à rétablir d'un trait de plume le ; serfs et les barons, le château de Barbe-Bleue, surtout les vieilles mœurs, celles de Louis XV et du maréchal de Richelieu; puis les courtisans, les flatteurs, les traitants. Peu de choses, dit-on, suf¬ firaient pour cela. Quant à la religion, j'ai déjà dit ailleurs qu'il me la faut telle que sous saint Louis ; par consé- . quent, au préalable, révocation nouvelle de l'édit de Nantes, expulsion de tous judaïsants, libertins et protestants. J'ai besoin de percer d'un fer rouge toute langue aiguisée qui blasphémera. Du reste, à son avènement, mon roi renouvellera le serment officiel d'exterminer les hérétiques, eussent-ils voté l'expédition de Rome. Je sais que nous mar¬ chons dans cette voie, mais combien lentement et timidement ! Que gagnez-vous à vous convertir à demi ! D'être pris pour socialistes par les journaux religieux; ils vous le répètent chaque matin, et non sans quelque raison. Comment, en effet, vous tenir aucun compte d'un zèle aussi tiède ? C'est peu de dénoncer, destituer; il faut croire, mes frères, précisément comme nos aïeux, c'est-à-dire relever en un jour tout ce que nous avons renversé en trois siècles, et renverser tout ce que nous avons élevé. CONDITIONS DE LA MONARCHIE 471 Voilà, comme dit Platon, ce que m'inspire la Muse royale.Si vous m'acoordez ce que je réclame, ma monarchie est armée; Dieu fera le reste. Je crois fermement que mon utopie n'a de chances que si les institutions que je demande me sont concédées sans délai. Car il me les faut toutes, seulement pour essayer de vivre. Refusez-m'en une, et ce trône, si savamment rétabli, est déjà renversé; une nouvelle révolution plus terrible que toutes les autres vous menace. Et croyez que je parle sérieusement. Est-ma fauLe à moi si j'ai l'air de sourire en exposant les conditions réelles de la vie pour ce qui ne peut plus être? Fal¬ lait-il prendre la massue pour frapper des fantômes qui se savent fantômes. Ge n'est pas mon avis. Quand j'ai fait ainsi mon plan de Restauration non pour un jour, mais pour une vie de peuple, quand je l'ai appuyé sur l'expérience et la force des choses, sur le principe de l'institution, sur la science de M. de Ronald et de M.deMaistre, et quand je cherche autour de moi par qui me faire assister dans un si grand dessein, je vois avec ter¬ reur que je suis seul ou à peu près ; et je finis par découvrir que, s'il n'y a plus de rois,eu France, il y a encore moins de royalistes. Ge qui est toujours fréquent dans les temps dif¬ ficiles, je rencontre des hommes qui veulent une chose, et qui n'en veulent pas les conditions indis- 472 LA RÉVISION pensables. Tel m'accorde une de mes institutions, tel m'en accorde une autre; mais d'accepter le sys¬ tème dans sa rigueur, qui seul fait sa force, c'est à quoi nul ne veut consentir. Ils me chicanent sur les plus simples, les plus nécessaires de mes exi¬ gences. Qui défend encore, si ce n'est moi, le droit divin ? Ils veulent garder une ombre de li¬ berté, de nationalité, sans savoir que cette ombre seule est la mort du système, Bientôt, vous le ver¬ rez, on me contestera, sans doute, le silence obligé, la ruine imposée, tout enfin, l'étranger même, peut- être, Et à la place, que mettent-ils? une chose révolutionnaire s'il en fut, une Constituante, qui doit faire sortir directement ou indirectement de je ne sais quelle combinaison de boules, où ma raison se perd, l'hérédité du pouvoir monar¬ chique ! 0 libéraux endurcis, révolutionnaires envieillis, qui vous croyez royalistes, bâtirez-vous toujours sur les orages? Laisserez-vous toujours percer en vous le vieil homme sous le converti ? Sachez donc que la perpétuité exclut le vote, et réciproque¬ ment le vote exclut la perpétuité. Si je vous ac¬ corde, quant à présent, une éternité d'un jour, qui peut m'empêcher de vous la reprendre demain? Comment respecterai-je l'hérédité politique? Née d'un caprice, qui m'empêchera de la défaire par un autre ? Gréant des monstres incapables de vi- CONDITIONS DE LA MONARCHIE 473 vre, vous mêlez le bon plaisir et le contrat social ; vous confondez M. de Bonald avec Jean-Jacques. Ah ! qu'il en coûte de renoncer au péché dans le¬ quel on est né ! Votre endurcissement dans la li¬ berté vous lie malgré vous ; il vous empêche de vous associer à mes projets. Dès lors je suis con¬ traint moi-même de renoncer à mon château en Espagne, auquel je commençais à m'attacher : et je passe, avec regret, à une autre utopie, V LE BONAPARTISME. Cherchant son utopie, un doctrinaire vous di¬ sait : « Il vous faut un Monk ou un Washington ; « et, comme je ne vois pas encore parmi vous le « planteur américain, j'attends avec certitude le s restaurateur de la royauté anglaise. » En cela, il se trompait. La pente des républiques catholiques telles que la vôtre est de devenir d'abord une république princière, et, de république princière, une prin¬ cipauté absolue. Raësurez-vous donc pleinement ; vous ne courez aucun risque d'avoir un Washing¬ ton, mais bien plutôt quelque dictateur, d'abord à temps, puis à vie, puis à toujours, peut-être, que sais-je, quelque docteur Francia, s'il en est d'une maison connue, et qui vous inspire confiance. Voilà votre pente, à quoi il faut remédier; et cela est si vrai, que la révision, incapable de produire la mo¬ narchie, comme je viens de le démontrer, n'a au su de tout le monde, d'autre but que d'ouvrir la porte de l'article 4B au Bonapartisme. le bonapartisme 475 Qu'est-ce donc que le Bonapartisme ? l'Empire; et qu'est-ce que l'Empire? Avant de répondre, je dois un remerciement sincère à la Société du Dix- Décembre ; elle nous a rendu, et à moi en parti¬ culier, le sens de l'histoire. Avant que cette glo¬ rieuse société ne se fût montrée, nous étions sous le joug des souvenirs mélancoliques de Sainte-Hé¬ lène. Vous savez si les souvenirs rapportés de l'île nous avaient touché l'âme. De fait, nous avions changé l'histoire en légende. Qui de nous, à tra¬ vers les branches du saule pleureur de Sainte-Hé¬ lène, ne s'était fait son empereur à sa guise ? Nos chansons, nos livres, n'étaient pleins que de lui. Vous le connaissez par le Mémorial: un fermier d'Amérique qui maniait la charrue et lisait Y Hé- loïse ; très sensible, on ne peut plus facile aux larmes, ennemi du fracas de la guerre et des armes, au point qu'il ne pouvait seulement souffrir que le petit Las Gases tirât, à Longwood, sur un passe¬ reau, ce qui nous est certifié par le père ; ami du silence, partisan de la république des fourmis, qu'il régentait pourtant quelquefois dans son jar¬ din; simple, uni, content de tout, s'il faisait mat un roi d'échec; avant tout, libéral, grand parle¬ mentaire ; que vous dirais-je, enfin, abonné du Courrier. Voilà notre héros, et ce qui nous restait de l'histoire; d'ailleurs nous n'en voulions pas d'au- 476 LA RÉVISION Quand vint la Société, elle fut naturellement in¬ dignée de notre ignorance. Charitablement, elle entreprit de nous en guérir. Ce fut bientôt fait ; peu de leçons nous suffirent. Alors quelques-uns d'entre nous prétendirent que, sous l'homme sen¬ sible de Sainte-Hélène, il y avait eu autrefois, vers 1809, un maître assez dur, un soldat assez rude, qui avait un peu guerroyé, disait-on, d'ail¬ leurs médiocrement ami des journaux, de la tri¬ bune au point qu'il avait eu un Sénat de muets. Ceux-là le dirent à d'autres, qui le répétèrent ; on lit des recherches dans les bibliothèques ; le fait se trouva vrai. On découvrit qu'il ne blâmait qu'une chose en César. Devinez laquelle?—D'avoir aimé.Cléopâtre?— Non. — D'avoir coupé le pouce aux Gaulois ? non. —• De s'être laissé mettre au front la couronne par Antoine ? — Point du tout. Vous n'y êtes pas; faut-il vous la dire? Il ne bl⬠mait en lui que d'avoir hésité à passer le Rubicon. Quoi donc! Tarder un instant à fouler la loi jurée, se faire un scrupule de mentir à son serment ;s'ar rêter une heure devant la liberté! Misère! Cela lui faisait pitié, et lui paraissait impardonnable chez César. Un peu plus, il l'eût rayé du nombre des grands hommes. Quand l'histoire fut retrouvée, beaucoup de gens en conclurent que rien n'était moins rassurant pour la légalité. Ils changèrent d'opinion sur le plan- le bonapartisme 477 leur de Sainte-Hélène, et pensèrent que, tout mort qu'il était, son ombre était encore pesante ; plusieurs allèrent même jusqu'à craindre qu'elle ne nous enchaînât d'une tyrannie posthume. Voilà au vrai, où nous en sommes. Cela dit, je reviens à ma question : Qu'est-ce que l'empire ? Voici ma réponse : Prenez, les unes après les autres, les têtes de tous les Français qui ont paru dans le monde de¬ puis les Carlovingiens ; toutefois, jusqu'à Napo¬ léon ; je dis les têtes royales aussi bien que les bourgeoises et les prolétaires ; vous n'en trouve¬ rez pas une qui ait eu l'idée de faire de nous un empire. Celte idée n'est pas de nous ; on l'a volée à l'Italie. Là-bas, au contraire, Romains ou voi¬ sins de Rome, se croyant tous au moins cousins d'un César, il n'est personne d'entre eux, qui, en son temps, n'ait voulu avoir son empereur. C'est de quoi ils ont toujours raffolé, depuis leur poète Dante, jusqu'à Métastase, en passant par Pétrarque. Que voulez-vous, ce fut leur manie ! Ils appelaient cela être Gibelins, avoir un empereur, non pas tel que celui de Rome, mais sagement accommodé à notre temps, un César féodal, escorté de ducs, comtes, barons, abbés. Dieu merci, ils ont eu leurs Césars, sans interruption depuis Rarberousse jus¬ qu'au présent César d'Autriche et à son tribun des 478 LA révision soldats, Radetzky, qui les en font assez repentir Bonne ou mauvaise, telle fut leur idée. Jamais elle ne s' était montrée chez nous. Quand vint Napoléon, lui, Italien, issu de Florence, nous apporta natu¬ rellement l'idée gibeline toute formée, préparée clans le sang de ses veines. Un César du moyen âge, avec Turpin pour grand prêtre, avec un Sé- natde marquis, rien ne lui semblait plus simple à lui, ni à nous plus étrange ! Que de peine ilse donna pour y plier nos cerveaux ! La nature, ingrate chez nous, résistait. Nous ne savions ce que c'est d'être Gibe¬ lins. Cent batailles et plus ne nous l'enseignèrent pas. La France ne pouvait devenir Italie ; là était le mal. Ainsi, les Idées napoléoniennes sont les idées gibelines. Où Napoléon n'était pas, elles dispa¬ raissaient. Vit-on jamais pareil travail pour dompter la nature ! Jamais dans ce règne une heure de sommeil. Il fallait que l'empereur eût sans cesse la main occupée à refaire son empire. Cette main manquant un seul jour, on vit tout dispa¬ raître. J'en conclus que l'empire ayant pour but de nous refaire en un clin d'œil, des pieds à la tète, c'est-à-dire de changer la France du dix-neuvième siècle en Italie du moyen âge, de métamorphoser notre race, il faut pour essayer pareille utopie, le bonapartisme 479 chez le peuple beaucoup de complaisance, chez le prince beaucoup de génie, dans les institutions beaucoup de despotisme ; trois conditions qui nous embarrassent peu, au moins la dernière. Ces principes établis, nous pouvons, je crois, construire notre empire. Rien ne s'y oppose ; tra¬ vaillons-y donc avec la même impartialité que nous avons mise tout à l'heure à faire, armer et défendre notre royauté. Pour lui donner sa vraie légitimité, je suis d'avis que nous le fassions Gibelin, comme il doit être. J'en serai moi-même l'empereur, si vous le voulez bien. Ce qui me plaît d'abord dans notre utopie, c'est qu'elle n'a pas absolument besoin, comme la précédente, d'une invasion de l'étranger. Non. La servitude volontaire nous suffit, et c'est là un grand point. Je la suppose; l'hypothèse ne choque en rien l'expérience. Je commence par me faire adresser de tout le globe deux cent soixante-cinq milliards de' pétitions demandant mon avènement ; quoique, à vrai dire, j'en aie déposé une moi-même de braves gens de Courmangoux, qui prétendent que leur signature leur a été extorquée par leur garde champêtre; sur cela, on les tourmente. N'importe, passons. Me voilà hors de la Constitution. Trente-six millions 480 LA RÉVISION de Français ont particulièrement signé leur déchéance. Du même trait de plume, légalisé, ils se sont effacés du rang des peuples libres, ou prétendant l'être. Je marche sur cette poussière humaine. Bref, sans savoir comment, je me trouve empereur. Maintenant, que faisons-nous ? Ici, je vous l'avoue franchement, parvenu si vite à cette élévation, la tête me tourne ; le vertige commence à me saisir. Conseillez-moi pour ce qu' suit. Et d'abord, il me faut absolument, avant tout des barons de ma façon, des comtes, etdouze pairs autour de ma Table-Ronde. Où les prendrai-je? Chez les boutiquiers? Je me brouille avec les légi¬ timistes. Chez les légitimistes? Je me brouille avec les boutiquiers. Il faut donc me passer de comtes, de barons, de Table-Ronde. Fâcheux commencement, vous l'avouerez. Le système manque déjà de base. Quel empereur sévit réduit à cette nécessité dès son avènement ? Je ne puis ne pas voir que cette France, décou¬ pée en 1815, est bien petite pour un empire fran¬ çais ; mes regards la dépassent de tous côtés. D'ailleurs, je vous prie, de bonne foi, qu'est-ce qu'un empereur qui n'est pas maître au moins de l'empire romain? En ferai-je la conquête? Vrai¬ ment elle me tente. Partirai-je pour la guerre? Voulez-vous me suivre? Allons! je vois à vos LE BONAPARTISME 481 physionomiesqu'ilmefaut déjà renoncer à Marengo et Austerlitz. Au moins, me laisserez-vous, tranquillement et sans débats, imiter les Césars de Rome ? Ils ont renversé là vieille société, sans bâtir la nouvelle. Ils ont aboli le patriciat, nivelé la noblesse, exter¬ miné les riches sans enrichir les pauvres. Est-ce là ce que vous demandez de moi dans l'ère des Césars ? Expliquez-vous clairement. Une immense espérance m'a porté sur le faîte. Il faut faire quelque chose ; voyons, qu'attendez- vous de moi ? Préparer le légitimisme, conserver l'orléanisme, garantir le républicanisme, sauve¬ garder l'ultramontanisme, patroner le bourgeois, anoblir l'ouvrier, est-ce tout? Par où commencer? Je ne saurais, en vérité, toucher à un point, sans m'aliénertous les autres, tant vos vœux sont con¬ tradictoires. Puisque je ne puis imiter ni César ni Napoléon, et que tout le reste a des inconvénients, le plus sage, je pense, sera d'imiter mes prédéces¬ seurs, eriprenantleur devise: Rien, rien, toujours rien. Cependant le monde-est impatient, il s'agite.. Plus il a espéré, plus il se détache. Qui jamais aurait cru que ces hommes, si courbés, si pros¬ ternés hier à mon sacre, se seraient relevés avec tant d'insolence? Que cette nation est changeante! La voilà maintenant qui demande des gages ! Mes OEUVRES POLITIQUES 1G 482 RÉVISION fidèles sont devenus les plus exigeants. Prêts à la révolte, ils vont répétant partout que je les ai trompés, sans voir que les contradictions qu'ils attendaient de moi rendent mon empire im¬ possible. Ne pouvant dormir, le cœur plein de soucis, les bras croisés sur la poitrine, je passe, sur le minuit, au Carrousel, la revue des morts de Waterloo, ainsi qu'on peut le voir dans la gravure de Piaffet. Les chevaux, pâles comme celui de l'Apocalypse, galopent dans la brume ; ils ont perdu le frein et la bride. Les cavaliers, les yeux fixes et flam¬ boyants, passent sans saluer de l'épée, car leurs bras se sont roidis sous la terre; ils n'obéissent plus à aucun mot d'ordre d'ici-bas. — Eh bien! mes braves, qu'en pensez-vous ? — Soudain, de leurs rangs, part, au défilé, une voix rauque, comme celle des ossements : — « Avons-nous « mordu la poussière pour le plaisir des rois? « Sommes-nousdoncmortsàLignypouries blancs? « à Mont-Saint-Jean pour Loyola? » A ces mots, mon étoile se cache. Je rentre en mon palais. Toujours, partout, la voix terrible me suit jusqu'à mon chevet. J'y reconnais un aver¬ tissement d'en haut. Triste retour des choses humaines, qui m'en annonce un plus grand ! Comment cela finira-t-il? — Sire, ce n'est pas une émeute, c'est une révolution. — La coalition LE BONAPARTISME 483 qui m'a nommé s'est rompue en lambeaux ; chacun de ses tronçons s'acharne contre moi. Je n'ai pires ennemis que ceux qui attendaient tout de moi, fol¬ lement. Aujourd'hui, mais trop tard, je voisquemes bons conseillers étaient ceux qui voulaient me faire redevenir simple citoyen. Que ne les ai-je écoutés ! De grands malheurs eussent été épargnés, à moi et au monde. Sans avoir eu mon Marengo, aurai-je donc mon Sainte-Hélène ! Sur cela, lecteurs, j'abdique ici l'empire, avant que le Bellérophon n'entre dans le port. VI CONCLUSION. En sortant des utopies pour rentrer clans la Ré¬ publique, je découvre dans cette forme de gou¬ vernement un désavantage dont je ne m'étais pas aperçu et que je ne saurais dissimuler. C'est d'être possible, et surtout d'exister. Quoi ! descendre sitôt du ciel des chimères, lâcher déjà l'ombre pour la proie, l'imaginaire pour le réel, revenir simplement à ce que la na¬ ture des choses a mis sous notre main, quitter fumées, illusions, accepter le possible, l'améliorer même, fi donc? Nous prend-on pour des bour¬ geois? Comment! plus de révolutions, plus d'in¬ connu, plus de trônes détruits aussitôt que relevés, plus d'empereurs qui traversent la terre en trois pas, d'Ajaccio à Sainte-Hélène ! plus de renverse¬ ments, ni d'écroulements ! Au lieu de cela le mou¬ vement régulier de la volonté nationale exprimée sans violence, tout uniment, sans bris de royaumes et d'empires; le droit, la légalité, la sincérité j'allais presque ajouter la formule écrite sur nos CONCLUSION 485 monuments), quel ennui profond ! quel désœuvre¬ ment ! Comment passer la journée sans voir tomber au moins une monarchie? Je l'ai avoué en commençant ; ces inconvénients ne sont que trop réels. La République peut être, puisqu'elle est. Fâcheuse impression et presque irrémédiable auprès du cœur de l'homme, si dé¬ goûté de ce qu'il peut avoir, si amoureux de l'im¬ possible ! Cependant, en creusant davantage, peut-être pourrions-nous rencontrer aussi chez nous, dans notre régime, quelque chimère, quelque mélange d'impossible qui rachèterait ce défaut de notre cause. Exemple : la loi du 31 mai. Vous nous liez bras et jambes, après quoi vous nous dites : « Je gage que tu ne cours pas si vite que moi. Si tu n'acceptes pas, la preuve est évidente que tu te dé¬ fies de tes forces, et j'ai gagné mon pari. » Penser que nous tombions dans ce piège, et que le monde s'y trompe, voilà déjà vraiment une très bonne utopie. Il s'en trouverait d'autres. Si la Révolution française s'arrêtait où nous sommes, croit-on qu'elle vaudrait ce qu'elle a coûté? Serait-ce là le juste payement de tant de sang versé? Certes, notre nation a prêté au dehors, depuis '1815, en toute occasion, son appui aux libertés du monde. En 1822, elle a étouffé, par la force, la Révolution en 486 RÉVISION Espagne; en 1847, la Révolution en Portugal; en 1849, la Piévolulion en Italie. Ce sont là des services. Mais enfin est-ce tout ? Avons-nous accompli par là chacune des promesses de nos pères? L'imaginer est une utopie qui ne cède en rien à la précédente. Que serait-ce, si je lisais dans l'avenir? Je vous verrais unis, la main dans la main, oubliant vos querelles, frères, non pas de bouche, mais de cœur, au giron de la France, qui ouvrirait ses grands bras pour embrasser le monde. Personne, alors, ne pourrait croire qu'il fut un temps où l'on disputait le suffrage à l'ouvrier, au paysan. Car, grâce à leurs mains, cette terre qui est la nôtre, fleurirait de moissons sans pareilles, où chacun de nous pourrait glaner, et l'industrie y ferait ses miracles. Nul ne saurait plus ce que c'est que la faim et le gel; mais chacun viendrait en aide à son voisin. En promettant moins, nous tiendrions davantage, et les morts en souriraient dans leurs tombeaux. L'étranger dirait : « Voyez, comme ici la glèbe rit.sous les gerbes! Comme les fleuves sont orgueilleux en baisant leurs rives, tout chargés des trésors des métiers. Il semble que cette terre se glorifie de porter un peuple d'hommes libres. C'est qu'ils ont combattu, ils ont lutté sans jamais perdre courage. Et maintenant, le cœur en paix, ils recueillent la joie qu'ils ont semée. Retournons chez nous les imiter. » CONCLUSION 487 Sans aller plus loin, on voit, par ce discours, que l'utopie ne nous est point absolument impossible, et cela doit achever de convertir nos plus obstinés adversaires. Je pourrais même en dire davantage sur ce point; mais je le juge inutile aujourd'hui, et je me tais. FIN NOTE Page 42. « Constituante et Concile, voilà, dit Mazzùni, le Princoct le Pape de l'avenir. » La vérité veut que je joigne ici, en partie, la lettre dans laquelle Mazzini répondit à la question que je lui avais adressée dans l'Enseignement du Peuple. Cette lettre re¬ marquable, où il se défend du sens littéral que j'avais donné à ses paroles, contient en germe dès 1853 son récent ouvrage « du Concile à Dieu, » 1870. « Monsieur, « Vous m'avez cru enclin à transiger, peut-être par politique, avecle passé : je ne le suis pas. Je suis l'homme le moins politique du monde. « On le sait fort bien en Italie , et c'estpourquoi tous les opportunistes de l'intelligence, depuis Gioberti jusqu'à Mamiani, m'ont fait la guerre. <■ J'ai écrit, avant l'insurrection sicilienne et les journées de Milan, une lettre à Pie IX. Veuillez, si le hasard vous mot encore cette lettre sous les yeux, la relire ; vous y trouverez que le conseil que je lui donne est celui d'abdi¬ quer la Papauté pour se faire homme, celui d'enterrer avec dignité une vaste croyance morte. J'ai poussé le cri, dans une autre brochure « du Pape au Concile. » « Mais comment avez-vous pu croire que c'était pour mot du Concile catholioue, du Concile chrétien qu'il s'a- 490 NOTE gissait ? Je ne suis ni catholique, ni chrétien. Le cri du Pape au Concile, était pour moi identique à celui du Pape à l'Eglise, du Pape aux croyants, du Maître aux sujets, du Tyran au Peuple, de l'interprète privilégié à l'Humanité. Lorsque/dès 1832, j'inscrivis sur mon drapeau « Dieu et le Peuple, » formule adoptée depuis à Rome, à Venise, c'était bien déclarer la mort d'une croyance qui disait : Dieu, le Christ et le Peuple ; c'était bien supprimer tout terme intermédiaire, le génie et la vertu exceptés, entre Dieu et sa loi, et le Peuple, l'Homme. « Je sens toute la grandeur du passé. J'ai un immense respect pour la tradition. J'ai le plus souverain mépris pour tout le dévergondage de médiocrités qui ont cru dans ces derniers tèmps, et surtout parmi vous, faire monter l'âme en lui coupant une de ses ailes. « Je ne crois pas aux hommes qui prétendent créer l'Humanité ; nous n'avons qu'à la continuer. Mais Jésus voulait bien continuer le mosaïsme; et cependant c'était un nouveau dogme, un nouveau culte, une nouvelle morale, une nouvelle société qu'il intronisait. « Je ne crois plus au dogme chrétien ; ni, par consé¬ quent, au culte chrétien. Je crois la morale chrétienne incomplète. qu'il se lève, non pas seulement au nom d'un droit, mai NOTE 491 d un principe ; qu'il se lève pour tous ; qu'il se lève non pas pour la solution d'un problème économique, comme le voudraient vos socialistes, mais pour celle d'un problème moral. t Supposez que ce peuple convoque chez lui les grandes assises de l'humanité, qu'il veuille interroger les croyants, les penseurs qui savent que la question du monde n'est autre chose qu'une question de croyance et qui en cher¬ chent une. Que sortira-t-il de ce véritable Concile œcu¬ ménique ? La déclaration de décès du dogme chrétien, par la dissection que les sectes contraires en feront; et le cri, le programme de la nouvelle Eglise lancé par une mino¬ rité, condamnée, lapidée peut-être d'abord, mais forte et triomphante le jour après, par cela seul qu'elle l'aurait lancé à l'humanité rassemblée, communiante, émue, fré¬ missante de liberté, puissante car la conscience d'un grand progrès accompli. Aujourd'hui, c'est à des individus, quedis-je? à des cadavres d'individus que notre parole s'adresse. « J'ignore si cela se fera. J'ignore si je n'étais qu'un rêveur, en croyant que Rome, laissée pendant une année à elle-même, aurait pu donner ce spectacle au monde. « Mais, quoi qu'il en soit, c'est là le sens que je don¬ nais à celte expression <* du Pape au Concile, » que vous avez critiquée dans un de vos livres. Et j'avais depuis longtemps à cœur de vous le dire. Vous êtes de ceux des¬ quels on aime à être compris. a Mazzini, TABLE — Pages. Avant-propos VII Préface de l'édition de 1860 XI L'ENSEIGNEMENT DU PEUPLE I. — Une cause de servitude volontaire 1 IL — L'expérience 12 III. — Problème social et religieux 25 IV. — Illusions 38 V. — Les religions d'Etat 50 VI. — Quelle doit être la politique du catholicisme?. 63 VIL — Que peut être la liberté pour le catholicisme?. 67 VIII. — Vérité de la situation 72 IX. — L'État et l'individu 81 X. — Que faut-il faire pour vaincre la démocratie?. 85 XI. — De l'autorité. — A qui appartient le droit d'en¬ seigner 91 XII. — Du domaine ecclésiastique et du domaine civil. 97 XIII. — Catholicisme et protestantisme dans l'enseigne¬ ment 103 XIV. — Qu'elle est la raison d'être de l'enseignement laïque 112 XV. — Qu'il faut élever au Sauveur 133 XVI. — La liberté 139 XVII. — Qu'est-ce que l'Université ? 146 XVIII. — Solution 152 XIX. — De la direction morale de l'Europe 169 494 TABLE ŒUVRES POLITIQUES AVANT L'EXIL (1840-1851.) AVERTISSEMENTS POLITIQUES. Pages. Avertissement a la monarchie de 1830 (1815 et 1840.). 191 Avertissement au pays (1841) 229 AVERTISSEMENT AUX NATIONALITÉS. La France et la Sainte-Alliance en Portugal 201 Discours prononcé au Collège de France, 8 mars 1848. 309 La Croisade contre la République romaine (1849). . . . 325 L'ÉTAT DE SIÈGE (1849.) 383 REVISION (1851.) I. — Une république prise à l'essai. 423 II. — Les six surprises 442 III. — République ou monarchie. 452 IV. — Conditions de la monarchie 464 V. — Le bonapartisme. . 474 VI. — Conclusion 484 Note. — Lettre de Màzzini 489 rin de la table. imp. Paul Dupont. 144, rue Montmartre. — Paris, 2« Arrt. — 447.4.05 (Gl.). EDGAR QUÏNET La démocratie républicaine, tenant à honneur d'élever ua monument aux lettres françaises et de populariser l'œuvre du penseur, du citoyen qui a si fidèlement servi la patrie et la liberté, forme un Comité pour la publication des Œuvres complètes d'Edgar Quinet. Cette édition comprendra tous ses ouvrages (1825*'à 1875), épuisés ou disséminés par vingt ans d'exil, et ses manuscrits inédits. Elle réunira à la fois les cours du pro¬ fesseur de Lyon et du Collège de France, l'œuvre entière de l'historien, du poète, de l'exile et de l'intrépide adversaire de l'esprit clérical. Philosophie. — Cours de Lyon. — Collège de France. Génie des Religions. Origine des dieux. Les Jésuites. L'Ultra- montanisme. Introduction à la philosophie de l'histoire. Essai sur Herder. Examen de le. vie de Jésus. Le Christianisme et la Révolution française. Philosophie de l'histoire de France. La Création. L'Esprit Nouveau. Vie et mort du génie grec. Histoire: Les Révolutions d'Italie. Marnix. Fondation de la République des Provinces-Unies. Les Roumains. La Révolution. Histoire de la campagne de 1815. Voyages. — Critique littéraire: La Grèce moderne. Allema¬ gne et Italie. Mes vacances en Espagne. Histoire de la Poésie. Epopées françaises. Mélanges. Politique et Religion : Enseignement du peuple. La Révolution religieuse au xix° siècle. Situation morale et poli¬ tique. La Croisade,romaine. La Sainte-Alliance en Portugal. Pologne et Rome. Etat de siège. Le Panthéon. Le siège de Paris et la Défense nationale. La République. Le Livre de l'Exilé. OEuvres diverses. Poèmes : Prométhée. Napoléon. Les Esclaves. Ahasvérus Merlin l'Enchanteur. Autobiographie : Histoire de mes Idées. Correspondance. Ont signé ' paris . Ed. Adam, Allain-Targé, Bamberger, Babodet, Louis Blanc, Brelay, Henri Brisson, Car'not, Cazot, Corbox, Crémeux, Çantagrel, G. Casse, Clemenceau, Denfert-Rociiereau, Desciianel, Floquet, Gam- betta, Greppo, Hérold, Laurent Pichat, Le Loyer, Marmottas, Pascal Dupp.at, Peyrat, B. Raspaii., Scheurek-Kestser, Schoelciier, C Sée, Spuller, Talandier, Tirard, Victor Hugo (députés et sénateurs); Asseline, Bixio, Bonnard, Bonnet-Duverdier, Dr Bournevillf,, Brale- ret, Buisson, Cadet, Castagnarï, Clamageran, Dr Clavel, Collin, Fr. Combes, !.. Combes, Deberle, Delattre, Deligny, Denizot, LU" Huuois, Duiarrier, Dumas, Engelhard, Ferré, Forest, Germer-Baillière, Yves Guyht, Harant, De Hérédia, Hérisson, Jacques, Johbé-Duval, .SigismôntL Lacroix, Lafont, Lauth, Ernest Lefeviie, Leneveux, Léveii.lé, Dr Lkvel, LP Levbaud, Dr Ch. Loisf.au, Mallet, Manet, Marais, Mar- soulan, D1' G. Martin, Mathé, Maublanc, Dr Metivier, Morin, Murât, OuTIN, périnei.le, réty, E. blgaut, t'ongeon, tllorel, Dr ïbulié, VaU- tieu, Viollet-Leduc (membres du Conseil municipal de Paris) Dr Béclard, Hunerelle, Jacquet, Moreaux, Villeneuve (membres du Conseil général de la Seine). — ain : Chaley, Gros-Gurin, Werci.br, Borin, Tiersot, Tondu. — aisne : Malézif.uX, Henri Martin, Ed. Tur- qi'kt, Villa in. — allier : Cornil, Ciiantf.mille, Defoulenay. Laussedat. -basses-alpes : allemand. — ardèghe : cliallamet, gleizal.— aube : MASSON de M or fontaine. — aude : bonnel, MARCOU, Ro'UGÉ. — boughes-du-rhone : BotCUET, bouquet, LaBADIE, i.ocrroy, Pf.LLETAN, F. Rasi'ail, Tardieu. — Charente: Duclaud — cher : De youc'oux, C..irald, Rollet. — corrèze : Général de Chanal, Latrade, Le Cher- n .nnier. — corse : Bartoli.— cote-d'or: Sadi Carnot, Dubois, TIuoot, Joigneaux, Lévêque, Magnin, AIazkau, (députés et sénateurs), Amiel, Rarberot,' Bei.eime, Bouchard, De Brulet, Coquengniot, Court, Coustu- rif.r, Dr Cunisset, Enfert, (maire de Dijon) ; Garnier, président de la commission départementale ; Gleize, Leroy (secrétaire du Consei général); Louet, Meugniot, Muteau, (secrétaire du Conseil général). Perdrix (vice- président du Conseil général) ; Piot, Robelin, (conseillers généraux). — creuse: Moreàu, Nadaud. — dordogne : Garrigat, Montagut.— doub : Albert Grévy, Oudet, Vif.tte. — drome : Ciievandier, Loubel, Madier Montjau.— eure-et-loir: Dreux. Gatinf.au, Labiche, Mau- noury. Noël Parfait, Truelle. — Finistère : IIêmon, de Poaipéry, Swiney. — gard : Bousquet, Ducamp, Laget, Marcei.lin Pellf.t. — haute-garonne : constans, DuPORTal. — gironde : DÙf'ouy, FouR- cand, LaLANNF,, RoUDIER, slmlot. — hérault : devès, lisbonne, ,VeR- xiies. — ille-et-vilaine : Le pomelleg. — indre: LeCONTE. — isere : Bravet, Brilliér, Buyat, F. Raymond. Biondel. — jura : Gagneur, LeliÈVRE, TamISIER, tliurel. —landes : Loustalot.— loir-et-cher : Duf.vy, Lesguillon, Tassin. — loire : Bertholon, Chavassieu, Crozet fourneyron. — haute-loire : MaIGNE. — loire-inferieure : fai¬ sant (député) ; Lauriol, Leroux. Normand, Bouii, Vezin (cmseiller généraux). - lot-et-garonne : Fallières de Lafitte —maine-ets loire: Benoist, Maillé. — marne : Lf.RLOND. — haute-marne- MaitRET. — meurthe-et-moselle : berLEt, gossoN, DuvaUX. — meuse : LlOUVILI.e. — morbihan : BaTIER. — nièvre : Girerd, Tu- rigny. — nord: Louis Legrand, Masure. Scrépel, T.f.stelin, Trystram. -puy-de-dome: bardoux, salneuve, tallon. — pyrénées-orien¬ tales : Em. Arago, Escanyé, Escarguel, Massot. — rhone : An- drieux, Durand, Jules Fa vue, Guyot, Millaud, Ordinaire, Valentin, Varambon (députés et sénateurs) ■; — Dr Alexis Chavannes (président du Consèil municipal de Lyon), Falconnet (président du Conseil général du Rhône), Cable, Gomat, Million, Vallœr (conseillers généraux). — haute-saone : NoiROT, VeRSIGNY. — saone-et-loire : BOYSSET, général Guillemaijt, de Lacretelle, Logerotte, Margue, Ch. Rolland, S a r r i en (députes et sénateurs); Baudu,Bessard,Boulla y, Bouiloud, Carion, Dllac, H Druard, Pli. Druard, Gilliot, L. Goujon, L. Matiiey, J. Martin Rambaid, E. Reyneau, Roberjot, Flochon, Sorlin, A. Thomas, Truciiot (conseillers généraux). — seine-inférieure : Desseaux, Le Cesne. — seine-et-marne . menier, Plessier. saLLARD. — seine et-oise • Albert Joly, Journault, Langlols. — deux-Sèvres : Antonin Proust — somme : Barni, Douville-Maillefeu, Mollien. — tarn : Bernard Lavergne. — var : Allègre, Cotte, Daumas, Dbéo, Ferrouillat. — vaugluse : Gent, Naquet, Poujade. — vendee : Beaussire. — haute-vienne : Godet, Georges Périn. — Vosges : Jules Ferry, Georges, Jeànmaire, Méline, Ponlevoy. — yonne : Paul Bert, Dethou, Guichard, Lepère, Ribière.— algerie : Gastu, Jacques, Alexis Lam¬ bert, Lelièvre. — colonies : Godissart, Lacascade, Laserve, de .Maiiy (sénateurs et députes). la ville de bourg. P.Bataillard, Alfred Dumesnil, Auguste Marie, Paul Meurice, Eugène Noël, Auguste Préault (membres du Comité de 1856, pour la publication des OEuvres complètes, édition Pagnerre). Paris, 4 août 1876. SOUSCRIPTION NATIONALE DE 1876 A L'ÉDITION DES ŒUVRES COMPLÈTES D'EDGAR QUINET Les admirateurs, du grand penseur et du grand écrivain que la France a perdu Tannée dernière, ceux qui regrettent dans Edgar Quinct le patriote inébranlable comme l'éloquent et profond philosophe, jugeront tous, comme nous, que le pays qu'il a tant honoré doit un monument à sa mémoire, et que le monument le plus digne de lui serait la publication intégrale de ses œuvres. Nous proposons donc à ceux de nos concitoyens qui partagent les senti¬ ments que nous avons voués à ce mort illustre, l'ouverture d'une souscrip¬ tion pour aider à préparer et à commencer cette œuvre vraiment nationale. Cette souscription serait fixée à 20 francs. Il nous a paru qu'il conviendrait d'inaugurer la série des œuvres d'Edgar Quinet par la publication de sa correspondance inédite, qui ne saurait man¬ quer d'offrir de précieux documents à l'histoire contemporaine. Les personnes qui enverront une souscription de 20 francs auront droit à recevoir deux volumes de Lettres inéditev, et quatre volumes des Œuvres-complètes. Edmond ABOUT, Publiciste; BARDOUX, Député; BATAILLARD, Publiciste; Louis BLANC, Député; II. BUISSON, Députe; CARNOT, Sénateur ; CA8TA- GNARY, Conseiller municipal; A. CRÉMIEUX,. Sénateur ; A. DUMESNIL, Publiciste; J. FERRY, Député; GERMER BAILLIÈRE, Conseiller municipal ; ÏIARANT, Conseiller municipal; A. MARIE ; II. MARTIN, Sénateur; LAURENT-PICIIAT, Sénateur ; E. LEFÉVRE, Conseiller municipal ; P. MEURICE, Publiciste; E. MILLAUD, Député; E. NOËL, publiciste ; E. PELLETAN, Sénateur; A. PREALLT ; D'- ROBIN. Sénateur; SPULLER, Député; TIERSOT, Dérmté; VACQUERIE, publiciste ; E. VALENTIN, Séna¬ teur; Victor HUGO, Sénateur; VIOLLET-LE-DUC, Conseiller municipal. ŒUVRES COMPLÈTES D'EDGAR QUINET Trente volumes in-18 s CHAQUE VOLUME SEPAREMENT : 3 fr. 50 Philosophie. — Génie des religions. Origines des dieux. Les Jésuites. L ' UI tra m o n ta ni s m e. Introduction à la philosophie de l'histoire. Essai sur lleriler. — Examen de la Vie de Jésus. Le Christianisme cl la Révolution française. Philosophie de l'Histoire de France. La Création. L'Esprit Nouveau. Vie et mort du Génie grec. Histoire : Les Révolutions d'Italie. Marnix. Fondation de la République des P ro v in ces- U n i es. Les Roumains. La Révolution. Histoire de la campagne de 1815. Voyages. — Critique littéraire. La Grèce moderne. Allemagne et Italie. Mes vacances en Espagne. Histoire de la Poésie. Épopées françaises. Mélanges. Politique et Religion : Enseignement du peuple. La Révolution religieuse au xix° siècle. Situation morale et politique. La croisade romaine. La Sainte-Alliance en Portugal. Pologne et Rome. État de siège. Le Panthéon. Le Siège de Paris et la Défense nationale. La République. Le Livre de l'Exilé. OEuvres diverses. Poèmes : Promélhée. Napoléon. Les Esclaves. Ahasvérus. Merlin l'Enchan¬ teur. ■ " . Autobiographie : Histoire de mes idées. Correspondance. Imp. Paul Dupont. — Paris, 2° Ait1.— 447 i