BIBLIOTHÈQUE D'HISTOIRE CONTEMPORAINE LE MAROC PAR AUGUSTIN BERNARD Professeur de Géographie et Colonisation de l'Afrique du Nord à la Faculté des Lettres de Paris SEPTIÈME ÉDITION ENTIÈREMENT REVUE ET MISE A JOUR AVEC CINQ. CARTES HORS TEXTE LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN gjr DU MÊME AUTEUR PRINCIPALES PUBLICATIONS RELATIVES A L'AFRIQUE DU NORD L'Atlas marocain, par Paul Sciinell, traduit avec l'autorisation de l'auteur. Publications de l'École des Lettres d'Alger. Paris, E. Leroux 1898. Les Chemins de 1er en Algérie. Paris, J. André, 1899. Hautes Plaines et Steppes de la Berbérie. Oran, Fouque, 1900. En Oranie. Oran, Fouque, 1901. Les Régions naturelles de l'Algérie (en collaboration avec Ém. Ficheur) Paris', A. Colin, 1902. Une Mission au Maroc. Rapport à M. le Gouverneur général de l'Algérie. Publication du Comité du Maroc, Paris, 1904. Les Capitales de la Berbérie. Alger, P. Fontana, 1905. La Pénétration saharienne (1830-1906) (en collaboration avec le com¬ mandant N. Lacroix). Alger, Imprimerie Algérienne, 1906. L'Évolution du nomadisme en Algérie (en collaboration avec le com¬ mandant N. Lacroix). Alger, A. Jourdan, et Paris, A. Challamel, 1906 Les Confins algéro-marocains. Paris, Émile Larose, 1911. L'Algérie et la Tunisie, dans l'Afrique du Nord. Paris, F. Alcan, 1913 La France au Maroc. Paris, A. Colin, 1917. Le Père de Foucauld. Paris, Plon-Nourrit, 1917. L'organisation communale des indigènes de l'Algérie. Paris, Émile Larose, 1918. Contribution préliminaire à l'étude du régime des pluies au Maroc. Paris, Émile Larose, 1921. L'habitation rurale des indigènes de l'Algérie. Alger, Fontana, 1921. L'habitation rurale des indigènes de la Tunisie. Tunis, J. Barlier, 1924. L'Afrique du Nord pendant la guerre. Paris, Les Presses Universi¬ taires, 1926. ! Oran, port du Maroc et du Sahara. Paris, L. Fouque, 1928. L'administration en Algérie tans : Une oeuvre française, l'Algérie Paris, F. Alcan, 1929. L'Algérie. Paris, F. Alcan, 1929. Histoire de l'Algérie dans : Histoire des colonies françaises de G. Hano- taux et A. Martineau, Paris, Pion, 1930. Anthologie de l'Algérie. Paris, H. Laurens, 1931. Atlas d'Algérie et de Tunisie (en collaboration avec R. de Flotte de Roquevaire). Paris, Émile Larose et Alger J. Carbonel (en cours de publication). LE MAROC AUGUSTIN BERNARD Professeur de Géographie et Colonisation de l'Afrique du Nord à la Faculté des Lettres de Paris SEPTIÈME ÉDITION ENTIÈREMENT REFONDUE ET MISE A JOUR AVEC CINQ CARTES HORS-TEXTE PARIS LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN (6e) 1931 Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays Ënfo s ■ms5 BU LETTRES 092 21 50690 ■ ■ '-.t.- -■ ■ 2 3 4 2 5 - / 32. 'v. cts®® : „ . ,y\ . ' P :■ :..vr^ s;,, • ./ -■ •• . ■ ■" : Ml) . . TABLE DES MATIÈRES LIVRE I LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES CHAPITRE I. — SITUATION ET LIMITES Pages Place du Maroc dans l'ensemble de la Berbérie. —; Ses limites. — Sa situation mondiale. ■— Ses relations avec les terres avoi- sinantes et avec les autres pays méditerranéens 1 CHAPITRE II. — NATURE ET RELIEF DU SOL I. Les massifs littoraux.. 11 II. Les plaines et les plateaux du Maroc occidental 14 III. L'Atlas marocain 24 CHAPITRE III. — LE CLIMAT, LES EAUX ET LA VÉGÉTATION I. Lë climat : pressions et vents, températures et pluies 34 II. Les eaux courantes 40 III. Les sols et le modelé 44 IV. La végétation : forêts, maquis et steppes 47 V. Les régions naturelles du Maroc 59 LIVRE II LES CONDITIONS HISTORIQUES CHAPITRE I. — LES ORIGINES I. Les origines berbères : anthropologie, linguistique, textes anciens 61 II. La préhistoire : civilisation de la pierre, gravures rupestres, monuments mégalithiques 68 CHAPITRE II. — LES PHÉNICIENS ET LES ROMAINS I. Les Phéniciens 76 II. Les Romains 78 VI TABLE DES MATIÈRES CHAPITRE III. — LA CONQUÊTE ARABE ET LES PREMIÈRES DYNASTIES Pages Caractères de l'histoire moderne du Maroc 85 I. La conquête arabe du vne siècle 86 II. Les hérésies kharedjites. — Idrissites, Fatmides et Ommiades * 88 CHAPITRE IV. — L'INVASION HILALIENNE LES ALMORAVIDES ET LES ALMOHADES I. L'invasion hilalienne du xie siècle 92 II. Les Almoravides 95 III. Les Almohades 98 CHAPITRE V. — LES MÉRINIDES I. Les Mérinides 104 II. La renaissance islamique du xvie siècle 108 CHAPITRE VI. — LES DYNASTIES CHÉRIFIENNES I. Les Chérifs saadiens 111 II. Les Chérifs filaliens. — Moulay-Ismaïl 114 III. Les Chérifs au xixe et au xxe siècles 120 LIVRE III LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE CHAPITRE I. — LA VIE ÉCONOMIQUE ET LES GROUPEMENTS I. Démographie des indigènes et densité de la population marocaine 133 II. Les sédentaires et les nomades 140 III. L'habitation : maisons et tentes 147 IV. La nourriture et le vêtement 155 CHAPITRE II. — LA VIE ÉCONOMIQUE (suite) LE GENRE DE VIE I. L'agriculture. — L'élevage. — Les échanges 160 II. Les villes. — Les citadins. — L'industrie et le commerce... 178 CHAPITRE III. — LA VIE SOCIALE ET LA RELIGION I. La famille 191 II. La religion. — Le maraboutisme. — Les confréries 196 III. Les Juifs 208 TABLE DES MATIÈRES VII CHAPITRE IV. — LA VIE POLITIQUE. — LES TRIBUS Pages I. Constitution de la tribu. — Le clan. — La djemaâ. — Les sofs. — Institutions de la tribu 214 II. Composition ethnique des tribus.— Classification et répar¬ tition des tribus. — Rifains, Beraber, Chleuh 226 CHAPITRE V. — LA VIE POLITIQUE (SUITE) LE MAKHZEN I. Blad-Makhzen et Blad-Siba. — Définition du Makhzen.. 237 II. Le Dar-el-Makhzen. — Les vizirs 243 III. Les tribus makhzen et l'armée chérifienne. — Rapports du Makhzen avec les tribus 251 IV. L'administration et les caïds. — L'impôt et les oumanas.. 257 V. La justice. — La propriété 264 LIVRE IV LES EUROPÉENS AU MAROC CHAPITRE I. — LES EUROPÉENS AU MAROC AVANT 1830 I. Les Européens au Maroc au Moyen-Age 275 II. La conquête hispano-portugaise (xve-xvie siècles). 286 III. Les relations de la France avec le Maroc avant 1830 291 CHAPITRE II. — LA QUESTION DU MAROC DE 1830 A 1900 I. La France et le Maroc. — Le traité de 1845 301 II. L'Espagne et le Maroc. — La guerre de 1859. — La confé¬ rence de Madrid 309 CHAPITRE III. — LA CRISE MAROCAINE (1900-1906) 1. La politique française au Maroc au début du xxe siècle... 318 IL Les accords franco-marocains de 1901 et de 1902 et leur application 321 III. Les conventions franco-anglaise et franco-espagnole de 1904 324 IV. L'intervention de l'Allemagne et la conférence d'Algésiras 328 CHAPITRE IV. — LA CRISE MAROCAINE (suite) (1906-1912) I. L'occupation d'Oudjda et de la région des confins algéro- marocains 334 II. L'occupation de Casablanca et du pays des Chaouïa.... 338 III. L'accord franco-marocain de 1910 341 IV. La campagne espagnole de Melilla et l'accord hispano-maro¬ cain de 1910 344 VIII TABLE DES MATIÈRES Pages V. La convention franco-allemande de 1909 346 VI. L'expédition de Fès 349 VIL La convention franco-allemande de 1911 352 VIII. La convention franco-espagnole de 1912 357 IX. Les traités de Versailles et de Saint-Germain 359 LIVRE V LE PROTECTORAT FRANÇAIS CHAPITRE I. — LA PACIFICATION I. L établissement du protectorat français 361 II. La pacification de 1912 à 1914 363 III. Le Maroc pendant la guerre européenne (1914-1919) 370 IV. La pacification de 1919 à 1924.. 377 V. L'insurrection d'Abd-el-Kerim (1925-1926) 385 VI. La pacification de 1926 à 1931 388 CHAPITRE II. — L'ORGANISATION I. L'administration 395 II. La justice 402 III. Les finances 405 IV. L'assistance et l'enseignement 412 CHAPITRE III. — L'OUTILLAGE I. Les ports 416 II. Le-; routes et les chemins de fer 422 III. Les travaux hydrauliques 428 IV. L'urbanisme 431 CHAPITRE IV. — LA MISE EN VALEUR I. L'immigration 436 II. L'agriculture et l'élevage. 440 III. Le régime des terres et la colonisation 452 IV. Les mines 460 V. Le commerce 471 LE MAROC LIVRE I LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES1 CHAPITRE I SITUATION ET LIMITES Le Maroc, l'Algérie et la Tunisie pris en bloc constituent une unité géographique, car de nombreux traits sont communs à l'ensemble de ce territoire et le distinguent des territoires environnants. 1. Pour la bibliographie du Maroc, voir L. Playfair et R. Brown, A Bibliography of Morocco, in-8°, Londres, 1892. A compléter pour la période ultérieure par la bibliographie annuelle des Annales de Géo¬ graphie, publiée sous la direction de Louis Raveneau et continuée sous le titre de Bibliographie géographique annuelle. Pour la cartographie, voir le Catalogue des cartes publiées par le Service Géographique du Maroc. Consulter notamment la carte générale à l/1.500.000e ; la carte à l/1.000.000e en 8 couleurs avec teintes hypsométriques ; la carte dite de reconnaissance à 1/200.000e avec courbes de niveau, constamment tenue à jour en attendant la carte définitive à 1/100.000e et à 1/50.000e ; les plans de villes à l/10.000e. Voir aussi P. Ricard, Le Maroc (Collection des Guides Bleus, in-16, Paris, 1930). Les principaux voyages d'exploration embrassant l'ensemble du Maroc sont ceux du Vicomte de Foucauld, Reconnaissance au Maroc, in-4°, Paris, 1888, et ceux du Marquis de Segonzag, Voyages au Maroc, in-8°, Paris, 1903 ; — Id., Au cœur de l'Atlas, in-8°, Paris, 1910. — En fait de descriptions régionales, on signalera : pour le Maroc occidental, Th. Fischer, Wissenschaftliche Ergebnisse einer Beise im Allas-Vbrlande von Marokko, in-8-°, Gotha, 1900; ■— Id., Meine drille Forschungsreise im Atlas-Vbrlande von Marokko, in-8°, Hamburg, 1902 ; pour les Chaouïa, Dr F. Weisgerber, Les Chaoula, in-8°, Paris, 1907 ; pour les massifs littoraux, Bif elJbala, Paris, 1926 (avec bibliographie) ; pour le Maroc oriental, Augustin Bernard, Les confins algéro- A, Beenaed 1 2 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES On a donné à cette unité géographique différents noms. On a proposé le terme d'Afrique Mineure, parce que c'est comme un petit continent dans le grand et que ses relations avec l'Afrique propre sont comparables à celles de l'Asie Mineure avec le grand continent asiatique. On a suggéré aussi le nom de « pays de l'Atlas », système atlantique, parce que ce sont en effet les chaînes de l'Atlas qui constituent l'unité de ce territoire. Les géographes arabes appe¬ laient cette contrée Maghrib, Djezira-el-Maghrib, l'île de l'Occident. La dénomination de Berbérie paraît la plus simple et la plus convenable. Elle était d'ailleurs usitée dans l'antiquité et au Moyen-Age, où elle se retrouve légèrement déformée dans le terme de Barbarie, États Barbaresques. La Berbérie constitue un grand quadrilatère de hautes terres, une sorte de grande île montagneuse et massive comprise entre la Méditerranée, le golfe des Syrtes, l'Atlantique et le Sahara. Ses limites sont nettes là où elle est baignée par la mer, vagues et imprécises là où elle confine au désert. Sans doute, au point de vue tectonique et hypsométrique, les derniers plissements de l'Atlas, presque partout bordés au sud par une dépression, marquent une frontière ; mais, dans l'aspect du paysage comme dans le climat et les mœurs des habitants, le changement est graduel, la transition lente. Le désert est trop pauvre pour vivre par lui-même ; il dépend et il a toujours dépendu des régions plus fertiles qui le marocains, Paris, 1911. — Les principaux périodiques sont : L'Afrique Française, bulletin mensuel du Comité de l'Afrique Française et du Comité du Maroc ; les Archives marocaines et Villes et tribus du Maroc publications de la Mission scientifique du Maroc; les Archives Berbères; ie Bulletin de la Société de Géographie du Maroc, qui a pris depuis 1926 le titre de Revue de Géographie Marocaine ; Hespéris, revue publiée par l'Institut des Hautes-Etudes Marocaines ; les Mémoires de la Société des Sciences naturelles du Maroc, publiés par l'Institut Scientifique Chérifien. SITUATION ET LIMITES 3 bordent, aussi bien du côté de la Berbérie que du côté du Soudan. Le Tell est notre mère, disent les Sahariens ; c'est lui qui nous nourrit. C'est sur l'étroite frange littorale qui longe les étendues marines que se concentrent les habitants, les cultures, et toutes les formes de la vie. La Méditerranée, berceau des civili¬ sations de l'antiquité, est le lien qui réunit toutes les terres qui l'environnent : « Comme des grenouilles autour d'un marais, dit Platon, nous nous sommes assis au bord de la mer. » On dit quelquefois que l'Afrique commence aux Pyrénées : on peut dire aussi bien que l'Europe se termine au Sahara. Ce sont deux formules différentes d'une même idée. L'Espagne, par sa structure massive, par son climat et tous ses caractères géographiques, a déjà quelque chose d'africain ; et la Berbérie, par son relief, son climat, ses habitants, ses productions, se rattache à l'Europe méridionale et fait partie du groupe des pays méditerranéens. Autour du bassin occidental de la Méditerranée se groupent l'Espagne, la France méridionale, l'Italie et la Berbérie. C'est dans la partie médiane, sous le méridien de Marseille et d'Alger, que la Méditerranée occidentale a le plus d'ampleur : il y a 742 kilomètres d'Alger à Marseille ; il y en a seulement 138 entre la Tunisie et la Sicile, et le détroit de Gibraltar, entre Punta-Canales et Punta-Cires, n'a que 13 kilomètres de largeur. D'un bout à l'autre de la Berbérie, le pays et les hommes se ressemblent. On connaît les montagnards du Rif quand on a étudié ceux de la Kabylie, les iirremt et les agadir du Sud marocain quand on a vu les guelaâ de l'Aurès, Tanger quand on a visité Alger ou Bougie, Mogador quand on a fait escale à Sfax, les oasis du Sahara marocain quand on a séjourné dans celles du Sahara algérien ou tunisien. Qu'on parte des rivages où Tunis à succédé à Carthage et qu'on s'avance jusqu'à l'endroit où les deux colonnes d'Her- 4 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES cule, le rocher de Gibraltar et le Djebel Moussa, marquent les limites du monde connu des anciens, ni la structure intime du sol, ni la disposition du relief, ni le tapis végétal, ni la physionomie, les habitations et les mœurs des indigènes ne subissent de différences vraiment fondamentales. Ici et là, on retrouve les mêmes massifs montagneux orientés d'Ouést en Est, laissant dans l'intervalle des couloirs de plaines qu'ont suivis, selon les époques, les influences civilisatrices ou les invasiops des barbares. Les taches vertes de la végétation forestière ou du maquis s'entremêlent avec les taches fauves des graminées desséchées ou du sol nu, donnant au pays cet aspect caractéristique de peau de panthère qui avait déjà frappé les anciens. Autour des agglomérations des sédentaires, réfugiés en général sur les hauteurs, s'étendent des vergers d'oliviers, de figuiers, d'amandiers. Les plaines sont occupées par les champs de céréales ou servent de pâture aux chèvres et aux moutons des nomades. Si, au lieu de suivre le Tell de Carthage à Tanger, on longe la limite méridionale de la Berbérie de Gabès à l'Oued Dra, on rencontre sur cette route, suivie jadis par les pèlerins musulmans ou par les pillards du Sahara, les mêmes ksours, villages du désert, entourés de leurs oasis de palmiers, îlôts de culture et de vie sédentaire qui tranchent sur la dévastation et le vide des immenses étendues avoisinantes, hamadas pier¬ reuses ou dunes de sable. Aussi, à toute époque, quand une domination assez forte s'est installée en Berbérie, elle s'est efforcée de s'étendre à tout l'ensemble. Les Phéniciens, les Romains, les Arabes l'ont successivement essayé et y ont plus ou moins réussi. L'unité géographique de la Berbérie est évidente, malgré les événements qui l'ont brisée en trois morceaux : Tunisie, Algérie, Maroc. Jamais, entre ces contrées inséparables, on n'a pu tracer de limites certaines et la politique, après les SITUATION ET LIMITES 5 avoir divisées, subit la force des choses qui tend de plus en plus à les réunir. L'Algérie, située entre le Maroc et la Tunisie, fécondée depuis près d'un siècle par une civi¬ lisation supérieure, a été le point de départ d'où l'influence française a rayonné sur toute l'Afrique du Nord-Ouest. On ne saurait assez insister sur ces ressemblances, dont l'importance est capitale. Entre le Maroc et le reste de la Berbérie, les différences qu'on observe sont des nuances, non des contrastes. Encore faut-il noter ces nuances. Elles sont pour la plupart à l'avan¬ tage du Maroc. D'abord, le pays a jour sur deux mers, la Méditerranée et l'Atlantique. Il en résulte qu'il est, dans l'ensemble, moins compact, moins difficilement accessible que l'Algérie. En outre, il a deux « Tells », deux lisières arrosées et fertiles, du moins jusqu'aux régions où la latitude est trop méridionale et où les influences désertiques prédominent même au bord de la mer. Cet avantage est d'autant plus marqué que de vastes plaines, faisant pendant aux plaines de la Tunisie occidentale, mais plus fertiles que ces der¬ nières, s'étendent précisément en bordure de l'Atlan¬ tique. Les massifs montagneux du Maroc, plus élevés que ceux de l'Algérie et de la Tunisie, portent des neiges abondantes, qui nourrissent les fleuves pendant la saison sèche et leur donnent une importance très supérieure à celles des oueds d'Algérie et de Tunisie. Ces massifs montagneux ont donné asile à des goupes berbères plus dépourvus de contact avec le reste du monde que ceux de l'Algérie et de la Tunisie ; tandis que ces derniers ont été, sauf dans des cas excep¬ tionnels, isolés ou résorbés dans le pays environnant, les groupes similaires du Maroc sont demeurés beau¬ coup plus sauvages et plus inaccessibles aux actions du dehors. Enfin les grandes chaînes montagneuses du Maroc ont mieux garanti les régions septentrionales contre les influences dévastatrices venues du Sahara, 6 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES influence du sirocco ou influence des grands nomades. Les Européens ont donné le nom de Maroc, dérivé de celui de la ville de Marrakech, à la partie occidentale de la Berbérie. En réalité, le Maroc n'était qu'une expression géographique : non seulement ce n'était pas un État centralisé, mais ce n'était véritablement pas un État au sens que nous attachons d'ordinaire à ce mot. Gomme on le montrera plus loin, les souverains marocains, avant notre intervention, n'ont jamais exercé, sur la plus grande partie de leur territoire, qu'une autorité des plus vagues, dépourvue des organes essentiels par lesquels elle aurait pu se manifester. La structure politique du pays s'est trouvée d'accord avec la conception religieuse, sur laquelle elle repose d'ailleurs, pour empêcher dans la Berbérie occidentale la constitution d'un État véritable. Qu'on y joigne les difficultés de pénétration des massifs montagneux, les sentiments de farouche indépendance des tribus, leurs luttes incessantes pour les territoires dont elles , se disputent la possession, et, dans certaines régions, l'instabilité naturelle aux populations nomades, et l'on comprendra que rien de ce qui ressemble à un État n'ait jamais existé au Maroc autrement que par une fiction diplomatique. Si l'on considère l'autorité religieuse du sultan, elle s'étendait sur tous les terri¬ toires musulmans qui ne relevaient pas de Constanti- nople et où l'on faisait la prière au nom du Chérif. Si l'on considère au contraire son pouvoir temporel et politique, il se réduisait dans certaines circonstances aux environs immédiats de la ville où il résidait. L'idée de frontière, telle que nous la comprenons en Europe à notre époque, est complètement étrangère aux conceptions des musulmans. On comprend, dans ces conditions, qu'il ne soit pas possible d'indiquer exactement la superficie du Maroc. On peut désigner sous ce nom la région comprise SITUATION ET LIMITES 7 approximativement entre le 35e et le 29e parallèle de latitude Nord d'une part, le 13e et le 5e parallèle de longitude Ouest de Greenwich d'autre part, ou, si l'on veut, le pays compris entre la Méditerranée au Nord, l'Atlantique à l'Ouest, l'Oued Dra au Sud, l'Oued Guir et la Moulouya à l'Est. Ainsi entendu, le Maroc a une superficie d'environ 565.300 kilomètres carrés, sensiblement égale à celle de la France. Au point de vue de la géographie physique, de même que la Tunisie commence là où la pente générale de la contrée, et avec elle les fleuves, tels que la Medjerda et l'Oued Mellègue, s'inclinent vers la mer des Syrtes, le véritable Maroc commence là où la pente générale de la contrée et les fleuves, tels que le Sebou et l'Oum-er-Rbia, s'inclinent vers l'Océan Atlantique. La masse de hautes terres qui constitue la Berbérie se désarticule en effet aussi bien à l'Ouest qu'à l'Est, et le Maroc peut être défini le versant atlantique de la Berbérie. Par suite d'une disposition très remarquable du relief général du Maroc, c'est précisément du côté oriental, où il continue l'Algérie, qu'il est isolé parles plus hautes chaînes. Sur la rive gauche de la Mou louya, le Moyen-Atlas se dresse comme une véritable muraille et les massifs littoraux, bien que moins impé¬ nétrables qu'on ne l'a prétendu, imposent également une sérieuse barrière. Le Maroc tourne donc en quelque sorte le dos à l'Algérie, et cette disposition physique du relief explique bien des difficultés politiques qui se sont produites dans les confins algéro-marocains. Cependant, entre les massifs litto¬ raux et l'Atlas s'ouvre un couloir dont l'importance physique et politique est de tout premier ordre et qui conduit, sans beaucoup de difficultés, de Tlemcen à Fès et à l'Atlantique par Oudjda et Taza : c'est la grande voie des invasions et du commerce, la continuation des routes de pénétration qui traversent 8 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES toute la Berbérie d'Est en Ouest. Les Marocains l'appellent trik-es-soultan, la route du sultan, et ce grand sillon est visiblement un des traits les plus importants de la physionomie géographique du Maroc. La côte méditerranéenne, qui fait face aux rivages de l'Espagne, n'a joué jusqu'ici qu'un rôle effacé dans la vie politique et économique du Maroc, du moins la partie de cette côte qui est comprise entre la Moulouya et' le détroit de Gibraltar. Ce rivage abrupt et inhospitalier a servi d'abri aux derniers pirates barbaresques, et, il y a quelques années encore, les navires ne s'en approchaient pas sans crainte. Les indigènes, Rifains ou Djebala, retranchés dans leurs montagnes, ignoraient à la fois l'Europe et le Makhzen. Le détroit de Gibraltar, au contraire, est un point vital, non seulement pour le Maroc, mais pour le commerce général et pour toutes les puissances maritimes. Là s'ouvre la communication entre l'Atlantique et la Méditerranée, et la valeur de ce rivage, déjà si grande dans l'antiquité, s'est encore accrue depuis que la Méditerranée a cessé d'être une mer fermée, et que, par l'ouverture du canal de Suez, les Colonnes d'Hercule jalonnent la route de l'Inde et de l'Extrême-Orient. Quant à la côte atlantique, bordée de plaines agri¬ coles d'une grande fertilité, elle est, elle aussi, malgré son caractère monotone et l'absence à peu près complète d'abris naturels, appelée à jouer un grand rôle, d'abord comme voie d'accès vers Fès et Marra¬ kech, ensuite et surtout parce qu'elle est située sur la route de l'Afrique Noire et de l'Amérique du Sud. Il est évident qu'une contrée telle que le Brésil est bien loin d'avoir le développement dont elle est sus¬ ceptible ; à plus forte raison en est-il de même des vastes territoires soudanais et congolais de l'Afrique Occidentale, qui en sont encore au premier stade SITUATION ET LIMITES 9 de leur évolution. L'Atlantique est pour le monde moderne ce qu'était pour les anciens la Méditerranée : le trait d'union des pays le plus civilisés. Ç'a été d'abord l'Atlantique Nord, autour duquel se groupent les grandes puissances économiques de l'Europe et de l'Amérique septentrionale. Demain, sans doute, ce sera le tour de l'Atlantique Sud. Les archipels des Canaries et de Madère avaient autrefois le monopole des escales vers les régions intertropicales de l'Afrique et de l'Amérique, parce que c'étaient les seuls points où l'on trouvait, avec des moyens de ravitaillement, quelques ports aménagés. Il n'est pas douteux que la côte occidentale du Maroc, une fois mise en valeur, partagera avec eux ce privilège, et que Casablanca, de même que Dakar, comptera, au même titre que Santa-Cruz et Las-Palmas, parmi les escales impor¬ tantes sur la route de Rio-de-Janeiro et de Buenos- Ayres. C'est vers les deux mers qui l'encadrent, Méditer¬ ranée et Atlantique, qu'il faut chercher les régions véritablement vivantes du Maroc. Cependant les hautes chaînes qui le limitent du côté du Sahara ne l'ont pas empêché de subir de ce côté certaines influences et d'y effectuer un certain trafic. Le Sahara occidental, un peu moins stérile et moins difficile à traverser que le Sahara central, a été franchi soit par des pillards, soit par de paisibles commerçants. Du Sahara sont venus au Maroc les Almoravides, ces Berbères voilés partis des bords du Sénégal, et la principale marchandise du commerce transsaharien, l'esclave, a circulé jusqu'à ces derniers temps sur les routes qui, parties du Soudan, aboutissent à Mogador et de là à Marrakech et à Fès. Il est trop clair que, comme le disait déjà Faidherbe, l'ouverture des voies de l'Afrique occidentale française achèvera de vider le Sahara et que la traite des esclaves est devenue à peu près impossible, traquée partout à la fois, à ses 10 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES points de départ et à ses points d'aboutissement. Peut-être cependant les Soudanais sont-ils appelés à jouer encore un rôle au Maroc et à y être importés sous forme de main-d'œuvre pour l'agriculture ou de troupes noires collaborant à la pacification du pays. En résumé, si l'on considère le Maroc, et qu'on le replace dans l'ensemble des terres qui l'avoisinent, on y voit un pays resté longtemps vierge de toute influence civilisatrice et dont la mise en valeur a été entravée jusqu'au début du xxe siècle par des diffi¬ cultés de tous ordres : difficultés physiques, tenant au caractère montagneux de la contrée ; difficultés poli¬ tiques provenant de la résistance des indigènes ; diffi¬ cultés internationales enfin, issues des rivalités des puis¬ sances européennes. La transformation de cette contrée ne saurait s'effectuer du jour au lendemain et ne peut être accomplie sans de sérieux et longs efforts. Mais le Maroc en vaut la peine ; il est la partie la plus favori¬ sée de la Berbérie, et sa valeur propre, non moins que sa situation sur les grandes routes mondiales, semble l'appeler à un brillant avenir. CHAPITRE II NATURE ET RELIEF DU SOL1 Au point de vue de la structure générale et du relief, on peut distinguer au Maroc trois grandes divisions : 1° les massifs littoraux qui bordent la Méditerranée, séparés du système de l'Atlas par la dépression du Sebou et de son affluent l'Oued Inaouen ; 2° les plaines et les plateaux du Maroc occidental ; 3° l'Atlas et ses diverses chaînes jusqu'au Sahara. I Les massifs littoraux sont demeurés longtemps ignorés. C'est, disait Duveyrier, la dernière partie inconnue du littoral méditerranéen. Il y a peu d'années encore, on n'en savait que ce que l'on pouvait en apercevoir du pont des navires, et certaines régions de l'Afrique centrale étaient mieux explorées. Les recherches récentes ont démontré que ces massifs sont une entité distincte de l'Atlas, se rattachant à la 1. Paul Schnell, L'Allas marocain, trad. Aug. Bernard, Paris, 1891. — G. Hardy et J. Gélérier, Les grandes lignes de la géographie du Maroc, Paris, 1922 (avec bibliographie). -— A. Brives, Voyages au Maroc, Alger, 1909. — Nombreux travaux de L. Gentil, notamment Le Maroc physique, Paris, 1912; La géologie du Maroc et la genèse de ses grandes chaînes ( A. de G., 1912) ; Carie géologique du Maroc à 1/1.500.000°, 1920 ; — de P. Russo, notamment Les chaînes de VAtlas (B. de G. marocaine, 1927). — F. Daguin, Contribution à l'élude géologique de la région prérifaine, 1927 (carte à 1/100.000°). — J. Savor- nin, Elal actuel des connaissances sur la géologie du Maroc [B. S. G. Alger, 1922) ; —• Id., Schéma structural de la Berbérie, Alger, 1930. 12 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES Sierra Nevada et à l'ensemble montagneux qui va de Cadix à Alcoy au Sud du bassin du Guadalquivir et du Jucar, ensemble que l'on a appelé la Cordillère Bétique. Les chaînes de ces massifs littoraux du Maroc affectent une disposition en arc de cercle en sens inverse de celles de la Cordillère Bétique. Les terrains les plus anciens se trouvent de part et d'autre dans les chaînes les plus voisines de la Méditerranée, où ils sont accompagnés de roches éruptives. Le Rif et la Sierra Nevada semblent avoir fait partie d'un même ensemble, crevé entre Melilla et Almeria par un effondrement. Les massifs littoraux décrivent des courbes régu¬ lièrement concentriques. Les plissements, dirigés d'abord Nord-Sud dans les régions voisines du détroit de Gibraltar, tournent graduellement vers l'Est-Sud- Est. La communication entre l'Océan et la Méditer¬ ranée s'est faite d'abord au Nord de la chaîne Bétique, par la vallée du Guadalquivir ; puis au Sud du Rif, par la vallée du Sebou, Fès et le seuil de Taza ; enfin par le détroit de Gibraltar actuel, relativement récent au point de vue géologique, et qui daterait du pliocène. La chaîne la plus élevée des massifs littoraux est en général fort rapprochée de la Méditerranée, les versants Sud-Ouest et Sud étant plus étendus et en pente plus douce que le versant Nord. L'axe prin¬ cipal, formé de calcaires jurassiques, s'étend avec une altitude constante de plus de 2.000 mètres de Chechaouen au Djebel Tidighine (2.450 mètres), qui est le point culminant ; les torrents rapides et impétueux qui aboutissent à la Méditerranée ont creusé de profonds ravins, surtout dans leur cours moyen. Les plis déversés au Sud et au Sud-Ouest ont donné naissance à une nappe de charriage, constituée surtout par des marnes, qui est venue recouvrir les sédiments déposés dans le détroit sud- NATURE ET RELIEF DU SOL 13 ifain : c'est ce qu'on appelle le Prérif ; le système hydrographique de ce versant se rattache soit au Sebou par l'Ouerra, soit au Loukkos. La région comprise entre l'Oued Kert et la Moulouya ne fait pas partie du Rif proprement dit, et a une structure toute différente ; c'est une zone tabulaire, peu ou pas plissée, qui fait suite au Moyen-Atlas et se continue dans les monts d'Oudjda, des Beni-Snassen et de Tlemcen. Le climat accentue le contraste entre la partie occidentale des massifs littoraux, plus arrosée et plus fertile, et la partie orientale où la végétation est beaucoup plus maigre, parce que les vents d'Ouest ne lui arrivent que dépouillés de leur humidité, soit par les Djebala, soit par l'Espagne. La côte septentrionale du Maroc présente les caractères ordinaires des côtes méditerranéennes ; elle est montagneuse, entaillée de belles baies en arc de cercle, malheureusement presque toujours insuffi¬ samment abritées et n'offrant avec l'intérieur que des communications assez difficiles à travers les chaînes montagneuses. Sur le détroit de Gibraltar sont Tanger, Ksar-es-Srir et Ceuta. Les circonstances historiques ont donné la prépondérance commerciale à la baie de Tanger, qui, adossée comme Alger et Bône à un pro¬ montoire la garantissant des vents d'Ouest, décrit une courbe gracieuse jusqu'à la pointe Malabata. Les profondeurs marines sont faibles dans le détroit de Gibraltar, qu'un abaissement de 400 mètres du niveau marin fermerait entre Tanger et Trafalgar. Au contraire, l'étroitesse extrême du plateau conti¬ nental et la présence de grandes profondeurs à proxi¬ mité du rivage caractérisent la Méditerranée propre¬ ment dite. Sur la côte de 400 kilomètres environ qui s'étend de Ceuta à la Moulouya s'ouvrent les baies de Tétouan, au débouché d'un petit golfe tertiaire, de Badis (Penon de Velez),- d'Alhucemas, de Melilla, au voisinage de laquelle s'étend la lagune ou sebkha de 14 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES Bou-Erg, ancien golfe isolé de la mer par une flèche de sable, à l'abri du cap des Trois-Fourches qui dévie les courants ; enfin du Cap-de-l'Eau, complété par les îles Zaffarines. II Le Maroc occidental est constitué par des plaines ou des plateaux étagés qui s'étendent depuis l'Atlantique jusqu'au pied de l'Atlas. On y distingue deux parties assez différentes, qu'on peut appeler le Maroc du Nord et le Maroc du Sud, ou encore le royaume de Fès et le royaume de Marrakech. Le Maroc du Nord est parfois appelé le Rarb. Ce mot, qui veut dire Occident, et dont les Portugais ont fait Algarve, a une extension assez variable. On peut désigner sous ce nom les plaines et les plateaux du Maroc occidental de Tanger à Fès. De même qu'en Espagne la chaîne plissée d'Andalousie, continuation du Rif, s'affaisse sous les couches marines horizontales du golfe de Guadalquivir, de même au Maroc les plis des massifs littoraux s'affaissent sous les couches horizontales de la vallée du Sebou. Le plateau, qui n'a que quelques kilomètres de largeur à Tanger, va en s'épanouissant vers le Sud, parce que, d'une part, la côte se dirige au Sud-Ouest, d'autre part, les massifs littoraux s'éloignent vers l'Est. Cependant, dans le Rarb, la disposition en plateau n'est pas très accen¬ tuée. La région est assez accidentée, et l'influence du Rif se fait encore sentir dans le relief jusqu'au voisi¬ nage de Fès et jusqu'aux massifs du Zerhoun et du Zalagh, voisins de la capitale. Le pays est plus élevé et plus mouvementé entre Tanger et le Loukkos qu'entre le Loukkos et le Sebou. Les collines du Rarb encadrent des plaines alluviales, qui sont d'anciens golfes marins, des indentations de NATURE ET RELIEF DU SOL 15 la côte oblitérées par les apports des cours d'eau. Le rivage, autrefois plus découpé, est aujourd'hui bordé de dunes plates, sans abris. L'embouchure du Louk- kos s'est déplacée vers le Sud depuis l'époque histo¬ rique. Il en est de même de tous les fleuves du Maroc atlantique, dont la rive droite est constituée par des dunes, la rive gauche par des falaises sur lesquelles se sont établies les villes d'embouchure, mais qui sont incessamment rongées et attaquées par les flots. Les sables résultant de la désagrégation des grès qui bordent le rivage sont entraînés vers le Sud sous l'action combinée du vent et du courant. Les barres d'embouchure, qui rendent si difficile l'accès des fleuves marocains du versant atlantique, sont pro¬ duites, ici comme ailleurs, par la rencontre du courant fluvial et des eaux marines ; mais elles sont liées aussi à ce cheminement des sables de la rive droite, qui contribuent à les former. Dans leur ensemble, les plateaux compris entre Tanger et la plaine du Sebou sont aujourd'hui très déboisés, non que le pays soit impropre à la végétation forestière, mais parce que l'homme y a détruit presque complètement les véritables forêts ; il n'a laissé subsister que des broussailles et des maquis, des lentisques et des palmiers-nains. Le pays est très apte à la culture des arbres à fruits, des oliviers et de la vigne. Les céréales y occupent également une grande place et les indigènes pratiquent l'élevage du bétail, en particulier des bœufs. Quant à la vallée du Louk- kos, à l'embouchure duquel est située Larache (EI- Araïch, la treille), elle peut, sur une longueur de 50 kilomètres, être transformée en une vaste huerta. La plaine alluviale du Sebou est la province d'Azrar de Léon l'Africain (Azrar, en berbère, signifie plaine) ; elle a une superficie d'environ 4.000 kilomètres carrés. Il existait à cet endroit un golfe, puis un lac, graduellement comblé par les allu- 16 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES vions du Sebou. L'imperméabilité du sous-sol argileux et l'absence de pente déterminent la formation de marais, la Merdja Ras-ed-Daoura et les marais des Beni-Ahsen, symétriques de chaque côté du Sebou, et qui sont les restes d'un immense marécage. Cette plaine alluviale est l'aboutissement sur l'Atlantique de la grande voie d'Est en Ouest qui traverse toute la Berbérie. A son débouché est située la vieille kasba de Mehdia, l'ancienne Mamora. Le plateau du Rarb contourne au Nord le Zerhoun et vient se souder au plateau mamelonné qui s'étend du Zerhoun à El-Ksar. Puis il s'abaisse brusquement et la plaine de Fès apparaît comme fermée de tous côtés ; les hauteurs qui l'entourent sont d'altitude médiocre, sauf vers le Sud-Est où on aperçoit dans le fond les sommets neigeux de l'Atlas des Beni-Ouaraïn. Les couches presque horizontales entourent les assises plissées, dans le relief plus accusé desquelles il est facile de retrouver la structure à plis concentriques des massifs littoraux, qui se terminent de ce côté au Zalagh et au Zerhoun. Fès occupe une position géographique des plus importantes, à peu près au centre de la dépression qui sépare les massifs littoraux de l'Atlas, à portée de la route de Tlemcen et du Tafilelt. Les deux grandes voies historiques du Maroc se croisent en ce point. Intermédiaire entre la montagne et la plaine, Fès présente en outre de nombreux avantages locaux : les eaux de l'Oued Fès, issues de sources abondantes qui proviennent de terrains gréseux reposant sur un sous-sol d'argile, descendent en cascades vers le Sebou ; les matériaux de construction, briques, calcaire, chaux, y abondent ; l'argile à poterie, le sel sont à portée ; les sources sulfureuses du Zerhoun, si recherchées des indigènes comme autrefois des Romains, sont peu éloignées ; enfin, à la base des hauteurs calcaires à crêtes dentelées et dénudées, NATURE ET RELIEF DU SOL 17 de beaux bois d'oliviers et des vergers de toute espèce sont irrigués par des sources abondantes. Les couches secondaires et tertiaires forment, dans la région de Fès-Taza, un grand synclinal modifiant la disposition en plateau si nettement indiquée à l'Ouest et au Sud-Ouest : c'est le sillon par lequel les mers tertiaires ont pénétré pour se prolonger jusqu'en Algérie. Les flancs du synclinal se relèvent au Nord vers le massif du Rif, au Sud vers la chaîne des Riata, qui appartient au Moyen-Atlas. Entre les deux s'étend la vallée de l'Oued Inaouen, affluent du Sebou. Avant d'arriver à Taza, la vallée est barrée par le col de Touahar, trait d'union entre les hauteurs de la rive droite et le massif des Riata. L'altitude de ces collines est d'environ 600 mètres. Taza, sur une haute falaise de roche noire qui se détache de la montagne et s'avance dans la plaine comme un cap, commande le passage. On peut dire que le Maroc se termine aux sources de l'Inaouen, à l'Est de Taza. On entre ensuite dans le Fahma, qui ressemble au Dahra et aux steppes de la province d'Oran. La plaine s'incline vers le bassin de la Moulouya par la vallée de l'Oued Msoun, et se continue au delà du fleuve par les plaines de Tafrata et d'Oudjda. Le grand triangle compris entre l'Océan, de Rabat au cap Guir, et l'Atlas, constitue la meseta marocaine, qui fait exactement pendant à la meseta ibérique. La disposition en plateaux étagés est ici beaucoup plus accentuée que dans le Rarb. Le sous-sol est formé par des terrains archéens et primaires, qui se continuent dans la partie Ouest du Haut-Atlas et qui couvrent presque entièrement le Sahara occidental et central. Ces terrains, énergiquement plissés à diverses reprises, démantelés au cours des époques géologiques ulté¬ rieures, ont été recouverts de couches secondaires et tertiaires horizontales, d'une faible épaisseur en A. Bernard 2 18 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES général, qui, en divers points, laissent apercevoir le substratum. Quelquefois, comme à Casablanca, les strates redressées et comme coupées au couteau du massif ancien sont visibles sur la côte même ; ailleurs, elle forment des reliefs aigus et irréguliers qui émergent de la plaine et que les indigènes appellent sokhral ; ailleurs encore, elles constituent des massifs plus importants, rocheux et chauves, comme le Djebel Lakhdar (500 m. environ), la Djebila ou les Djebilet (montagnettes), qu'on rencontre sur la route de Marrakech. Les terrains anciens sont mis à nu par l'érosion des grandes rivières, telles que l'Oum-er- Rbia, et forment un niveau imperméable atteint par des puits profonds quelquefois de 60 mètres ; enfin ils influent sur le caractère de l'irrigation dans la zone qui borde le pied de l'Atlas. Le massif primaire, sous forme de schistes ravinés et de bossellements granitiques, domine dans la région des Zaër et des Zemmour, qui s'étend sur la rive gauche du Sebou, entre Meknès et Rabat. La même structure se continue plus à l'Est dans le plateau d'Oulmès et dans la région des Zaïan, jusqu'à la vallée supérieure de l'Oum-er-Rbia. Le pays, assez pauvre, de parcours difficile, est occupé en partie par des forêts de chênes-liège. Les habitants, à demi- nomades, se livrent à l'élevage, et se réfugient, eux et leurs troupeaux, dans la haute montagne, quand vient la saison sèche ; ces tribus insoumises obligeaient autrefois le sultan à faire un détour par Rabat, lorsque de Fès, capitale du Nord, il voulait gagner Marrakech, capitale du Sud. De là l'importance stratégique de Rabat, située à l'embouchure de l'Oued Rou-Regreg, et d'où on peut se porter à volonté vers le Maroc du Nord ou vers le Maroc du Sud. Là était la limite du monde romain, qui ne dépassait pas Salé. La côte du plateau marocain est très mal articulée ; rarement on y trouve quelques petites indentations, NATURE ET RELIEF DU SOL 19 correspondant à des affleurements de terrains anciens, comme à Casablanca, ou secondaires, comme à Mazagan, au cap Blanc, à Safi, ou à un îlot détaché par l'érosion, comme à Mogador. Parfois, comme à Mehdia, à Rabat, à Azemmour, un port a essayé de s'établir à l'embouchure d'un fleuve, malgré la barre qui en rend l'accès difficile. Ça et là, une côte plate, formée par des dunes, précède le rebord du plateau, comme à Oualidia. En arrière de ces dunes sont des marécages ou merdja formés par l'eau des sources, celle des pluies, quelquefois aussi par des ruptures du cordon littoral dues aux marées et aux tempêtes. En certains points, par exemple aux environs de Mogador, des dunes récentes ou anciennes sont à demi consolidées et tendent à se transformer en grès. D'anciens cordons de dunes s'étendent aussi aux environs de Casablanca sur une largeur moyenne de 20 kilomètres et forment une série de petites côtes parallèles entre elles, suivant une ligne courbe Nord-Est-Sud-Ouest, d'autant plus élevées qu'elles sont plus éloignées de la mer. Sur tout ce rivage, la houle de l'Atlantique, à la rencontre du talus sous-marin qui sépare les grands fonds du plateau continental, déferle avec violence. On peut distinguer dans la meseta marocaine une plaine côtière, un plateau intérieur, et une zone d'irrigation qui s'étend au pied de l'Atlas. Le pays diffère aussi suivant qu'on le considère au Nord ou au Sud du Tensift. La plaine côtière a une largeur variable ; cette largeur, presque nulle à Rabat, est d'environ 60 kilo¬ mètres dans les Chaouïa, 70 dans la région de l'Oum- er-Rbia, 80 chez les Doukkala où elle s'étend jusqu'au pied du Djebel Lakhdar. Chez les Abda, elle n'est plus guère que de 30 kilomètres ; elle se réduit à rien au cap Hadid, au Nord de Mogador, puis s'élargit de nouveau dans la région de Mogador. 20 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES La plaine s'élève peu à peu insensiblement de 150 à 250 mètres, dominée de 100 mètres par la falaise du plateau intérieur. Sa surface est extrêmement unie, à peine accidentée par de légères ondulations. On y trouve peu de cours d'eau, sauf les grands fleuves venus de l'intérieur; peu de sources, sauf là où les terrains primaires imperméables sont à une faible profondeur, de sorte que les habitants sont réduits pour leur alimentation à des puits très profonds, à des citernes, ou à des rdir, mares superficielles vite épui¬ sées. Lé pays est complètement dépourvu d'arbres, mais en revanche la culture est très développée. C'est que les conditions de sol et de climat sont extrêmement favorables, en particulier à la culture des céréales. Cette partie du Maroc, bien exposée aux vents d'Ouest, reçoit des pluies relativement abondantes. C'est également dans la plaine côtière que se rencontrent principalement les terres noires appelées tirs, quoiqu'on en trouve aussi sur l'étage supérieur, au moins à l'Est de l'Oum-et-Rbia, ainsi que dans le Rarb. Les pays des Abda, des Doukkala et des Chaouïa, qui correspondent en grande partie à la plaine côtière et à la région de la terre noire, sont les plus riches terres à blé du Maroc. Plus du tiers de la surface est cultivé par les indigènes, proportion bien rarement atteinte au Maghreb. C'est l'ancienne pro¬ vince de Temesna de Léon l'Africain, si prospère au Moyen Age, ruinée par les Almoravides, les Hilaliens et le Makhzen, et à laquelle la paix française a rendu son ancienne prospérité. Au Sud du Tensift, la zone côtière est beaucoup moins riche, par suite de sa latitude plus méridionale ; les pluies y sont à la fois moins abondantes et moins prolongées. Mogador est entourée d'une zone de dunes de'25 kilomètres de longueur sur 5 à 6 kilomètres de largeur, qui lui donnent un cachet presque saharien. Ces dunes, qui s'étendent jusqu'au cap Sim, résultent NATURE ET RELIEF DU SOL 21 de la désagrégation des grès. D'autre part, sous l'action de la végétation et de l'eau de pluie chargée d'acide carbonique, le calcaire des innombrables gastropodes qui vivent sur les buissons de retem (sorte de genêt) se dissout et forme une espèce de carapace qui fixe les dunes. Cette zone sablonneuse, d'étendue et d'impor¬ tance restreinte, ne doit pas donner à croire qu'à partir de Mogador commencent les régions vérita¬ blement désertiques. La formation de ces dunes est un phénomène local, et, sitôt qu'on pénètre plus avant dans l'intérieur, on retrouve des cultures, riches encore chez les Chiadma, passables chez les Haha. Dans les cultures s'intercalent des régions de brousse, qui peu à peu font place à la steppe, de plus en plus prononcée à mesure que l'on s'avance vers l'intérieur. Ces steppes sont parsemées d'arganiers, arbres caractéristiques du Maroc occidental au Sud du Tensift, donnant une huile assez médiocre, mais constituant néanmoins une ressource pour les indigènes. Le plateau intérieur occupe de beaucoup la plus grande partie de la meseta marocaine ; il a 200 kilo¬ mètres de longueur sur 100 de largeur. Il est nettement limité par une falaise, et, dans les Chaouïa notamment, forme un ressaut extrêmement net en forme d'éventail, véritable balcon qui domine la plaine côtière. Ce ressaut s'étend en avant du massif des Zaër et des Zemmour, va passer à Settat, puis se continue du Djebel Lakhdar au Djebel Hadid en passant par le Djebel Fathnassa. Le plateau intérieur, beaucoup plus accidenté que la plaine côtière, s'élève lentement de 350 à 600 et 700 mètres, davantage même en quelques points. C'est une vaste étendue caillouteuse d'ori¬ gine crétacée, avec de bonnes terres dans les dépres¬ sions. Surplombant la plaine des Chaouïa à l'Ouest et celle du Tadla à l'Est, le plateau est coupé d'un fossé profond, celui de l'Oum-er-Rbia, qui, de Mechra- ech-Chaïr à Bou-Laouane, coule dans un véritable 22 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES canon ; ses méandres encaissés ont réussi à atteindre les terrains primaires, ce qui donne au paysage un aspect sauvage. Le fleuve, dont il est difficile de suivre la vallée à cause de son étroitesse, est rapide et profond, et les gués sont malaisés à franchir. La plaine du Tadla, grande dépression qui s'étend entre le plateau et l'Atlas, est constituée par des dépôts éocènes, qui, comme en Tunisie et en Algérie, ren¬ ferment des marnes très riches en phosphates de chaux. Cette dépression, large de 30 kilomètres en moyenne et longue de plus de 200, s'élargit vers le Sud, où elle rejoint la plaine du Tensift et se rétrécit vers le Nord pour se terminer dans l'étroite vallée de Khenifra. Le massif ancien, qui affleure dans le fond de l'Oum-er-Rbia, se montre sur la rive gauche de ce fleuve dans le plateau des Rehamna, ainsi que dans la Djebila, au Nord de laquelle les marais de la Bahira se sont installés sur des argiles. Les terrains primaires disparaissent ensuite sous la plaine de Marrakech, pour reparaître dans le Delà (rebord, gradin), chaîne schisteuse accompagnée de roches éruptives, qui s'élève de 100 mètres environ au-dessus du plateau et qui est une sorte d'intermédiaire entre la Djebila, à laquelle la relient quelques témoins comme le Gueliz, et la chaîne proprement dite de l'Atlas. Les affluents du Tensift qui descendent de la grande chaîne, tels que l'Oued Chichaoua, l'Oued Nfis, l'Oued Reraïa, l'Oued Ourika, l'Oued Rdat, entaillent le Delà par de profondes coupures. Ce plateau intérieur, déjà plus éloigné de la mer, moins arrosé, présentant moins de terres noires, est beaucoup moins fertile que la plaine côtière. La culture cependant n'en est pas absente et occupe même, parfois d'assez vastes espaces là ou le sol est propice. En beaucoup de points, le plateau est recouvert d'une sorte de croûte calcaire qu'il est facile de défoncer ; NATURE ET RELIEF DU SOL 23 on peut alors y installer des olivettes dans des condi¬ tions assez favorables ; mais, dans l'ensemble, c'est une steppe entremêlée de jujubiers, qui s'étend sur une largeur de 80 à 100 kilomètres. On y rencontre beaucoup d'armoises, avec, ça et là, quelques pista¬ chiers (beloum) aux endroits les plus humides. Cette steppe est très riche en troupeaux, qui, lorsqu'elle se dessèche et ne leur fournit plus des pâturages en suffi¬ sante quantité, émigrent soit vers la montagne, soit vers la zone côtière. Au pied de l'Atlas, les cultures recommencent, mais ce sont des cultures irriguées. La zone d'irriga¬ tion a une longueur de 300 kilomètres environ sur une largeur de 30 à 40 kilomètres. Elle commence vers l'Oued Chichaoua, à 70 kilomètres de la côte, et s'étend jusqu'à Boujad d'ans le Tadla. La plaine de Marrakech, centre de cette région irriguée, correspond à une zone d'effondrement en avant du Haut-Atlas occidental. Elle est couverte de dépôts détritiques, débris de l'Atlas arrachés par les torrents de l'époque quaternaire ou de l'époque actuelle. Ces dépôts sont caillouteux ou limoneux ; les premiers sont peu favo¬ rables à la culture, qui s'est installée de préférence sur les alluvions limoneuses. Les cours d'eau des¬ cendus de l'Atlas qui traversent la plaine de Marra¬ kech vont confluer dans le Tensift, qu'ils ont tendu constamment à repousser vers le Nord, jouant ainsi le même rôle que les affluents alpins du Danube supérieur, fleuve de bordure typique comme le Ten¬ sift. On utilise pour l'irrigation les eaux de surface et les eaux du sous-sol. Ces dernières sont amenées dans des canaux souterrains percés d'évents, sui¬ vant un procédé en usage dans tout l'ancien monde, depuis la Perse jusqu'aux rivages de l'Atlantique, ainsi que dans le Sahara. L'étendue des conduites d'eau est parfois considérable ; elles sont appelées khotlara : c'est l'équivalent des foggara du Touat. 24 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES Les cultures de la zone irriguée sont essentiellement des cultures fruitières : palmiers, oliviers, vignes, orangers. De petites villes comme Demnat, Sidi- Rahal, Amismiz, se sont placées à l'endroit où les vallées de l'Atlas débouchent dans la plaine. La plus grande de ces oasis est Marrakech, ville peuplée de Berbères, d'allures soudanaises, et entourée d'une vaste palmeraie. L'importance de Marrakech est due d'abord à sa richesse en eaux, ensuite à ce que toute une série de routes y convergent comme les rayons d'une roue ; ces routes aboutissent d'une part aux ports de la côte, d'autre part au Sous et à l'Oued Dra. Marrakech, de même que les autres villes du pied de l'Atlas qui sont comme ses satellites, préside aux échanges nécessaires entre les montagnards et les gens de la plaine. C'est la capitale du Houz ; ce mot, qui signifie province, est une abréviation de Houz Marrakech; il est parfois appliqué à tout le Maroc méridional. III Dans l'Atlas marocain, on a coutume de distinguer, depuis le mémorable voyage de Foucauld, trois chaînes de direction Sud-Ouest-Nord-Est : une chaîne principale médiane, le Haut-Atlas, et deux chaînes secondaires, l'une au Nord de la précédente, le Moyen-Atlas, l'autre au Sud, l'Anti-Atlas. Cette classification peut être conservée sans inconvénient, mais le Moyen-Atlas et le Haut-Atlas doivent être considérés comme des bifurcations, des virgations du Haut-Atlas et il ne faut pas exagérer la séparation entre ces trois zones montagneuses, qui font partie d'un même ensemble, grande chaîne plissée d'âge pyrénéen s'élevant au cœur d'immenses régions d'architecture tabulaire. NATURE ET RELIEF DU SOL 25 Le Moyen-Atlas est encadré entre la meseta maro¬ caine à l'Ouest et la meseta oranaise à l'Est ; il s'abaisse par des terrasses vers l'Ouest et le Nord, du côté des plaines du Maroc occidental et de la vallée du Sebou, tandis que les montagnes ont leur plus grande hauteur à l'Est, au-dessus de la vallée de la Moulouya, qu'elles surplombent directement. Une grande partie des régions qu'on rattache d'ordinaire à ce système montagneux ont encore, malgré l'altitude considérable, une architecture tabulaire. C'est le cas notamment des plateaux qui s'étendent au Sud de Fès chez les Beni- Mtir et les Beni-Mguild. Le Moyen-Atlas est essentiel¬ lement constitué par des dolomies et des calcaires jurassiques légèrement ondulés, au-dessous desquels l'érosion laisse apparaître le soubassement de couches primaires presque verticales. Accidenté par des frac¬ tures, il est caractérisé par l'intensité des phénomènes volcaniques récents, en partie quaternaires : les appa¬ reils cratériformes, les cônes de scories sont d'une fraîcheur extrême. Il se présente en somme sous trois aspects assez différents : le massif ancien décapé, qui apparaît surtout dans l'Ouest ; les plateaux calcaires jurassiques et éruptifs qui dominent en corniche le pays déchiqueté des Zaïan et des Zem- mour, enfin la chaîne calcaire jurassique, dont les plis s'ordonnent en séries se relayant les unes les autres suivant la disposition générale qu'on observe dans toute l'Afrique du Nord. Le Moyen-Atlas se soude au Haut-Atlas dans sa partie méridionale, depuis la région de Demnat jusqu'à celle des sources de la Moulouya. Le Djebel Hayan (2.253 m.), situé entre Khenifra et Timhadit, est un remarquable centre hydrographique ; de cette région descendent l'Oued Guigou, branche supérieure du Sebou, l'Oued Beht, le Bou-Regreg et l'Oum-er- Rbia. Entre les deux grands sillons de l'Oum-er-Rbia et de la Moulouya, la largeur de la chaîne se réduit à 26 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES 25 kilomètres et la traversée est relativement facile de Khenifra à Itzer. Le Tichoukt (2.700 m.), qu'entaillent les gorges sauvages de Recifa, tombe brusquement à l'Ouest sur la vallée du Guigou. Plus élevées encore sont les chaînes qui dominent la Mou- louya ; le Bou-Iblal, barre rigide de 80 kilomètres, culmine au Moussa-ou-Salah (3.219 m.), énorme dôme presque toujours couvert de neige. Enfin une chaîne plus orientale encore comprend le Tsiouant (2.376 m.) et le Gaberraâl (2.295 m.). Le Moyen-Atlas se continue à la fois dans les chaînons qui parsèment la région littorale entre l'Oued Kert et laMoulouyaet sur la rive droite de ce fleuve, qui le traverse par des défilés dans son cours moyen aux environs de Rhor- gia. La gada de Debdou, les massifs desZekkara et des Beni-bou-Zeggou ont, comme le massif de Tlemcen une architecture tabulaire et font partie de la meseta oranaise. Ces régions sont vraiment le pôle de divergence du Maroc, le réduit de la résistance berbère. Elles sont même, à cet égard, beaucoup plus importantes que le Haut-Atlas ou le Rif. C'est dans le Moyen-Atlas qu'habitent, derrière les Zaër et les Zemmour, les grandes confédérations berbères des Zaïan, des Beni-Mguild, des Aït-Youssi, des Riata, des Beni- Ouaraïn. Les tribus de cette région sont les plus sau¬ vages et les plus belliqueuses de tout le Maroc, ce qui s'explique fort bien, car ce sont les plus isolées et les plus éloignées de tout contact avec les influences du dehors. Au point de vue du climat et de la végéta¬ tion, le Moyen-Atlas est bien orienté pour recevoir les pluies, et les orages y sont assez fréquents même en plein été. Il porte des forêts, là où les indigènes n'ont pas trop déboisé en vue de pâturage. Aux peuplements de liège du pays des Zaër succèdent, chez les Beni- Mguild et les Aït-Youssi, de beaux massifs de cèdres. Cependant la végétation forestière ne paraît pas NATURE ET RELIEF DU SOL 27 dépasser l'altitude de 2.500 mètres, et les sommets, quand ils ne sont pas couverts de neige, sont ordinaire¬ ment chauves et nus. Sur tout le pourtour du Moyen- Atlas naissent de grosses sources vauclusiennes, issues des calcaires fissurés, comme celles qui donnent naissance à l'Oum-er-Rbia et au Sebou, comme aussi celles de Fès et de Meknès. Les cultures et les établis¬ sements permanents sont confinés dans les vallées et le pays dans son ensemble est de vocation plutôt pastorale qu'agricole. Le Haut-Atlas domine à l'Ouest l'Océan Atlantique ; à l'Est, il disparaît dans les hauts-plateaux des confins algéro-marocains ; entre ces limites, il a une longueur d'environ 700 kilomètres et une largeur moyenne de 60 kilomètres. Il se divise en deux parties, l'aile occidentale et l'aile orientale, séparées par le Tizi-n- Telouet. Le Haut-Atlas occidental est constitué par un noyau de roches cristallines ou primaires, qui forme une muraille dominant brusquement au Nord la plaine de Marrakech, au Sud le Sous. Les massifs anciens, dont nous avons constaté l'existence dans les plateaux du Maroc occidental, sous les couches plus récentes qui les recouvrent d'une mince pellicule, se retrouvent dans le Haut-Atlas occi¬ dental, se continuant dans l'Anti-Atlas et dans le Sahara. Les plis anciens, dit hercyniens, dirigés Nord-Nord-Est-Sud-Sud-Ouest, c'est-à-dire grossiè¬ rement parallèles à la côte océanique actuelle, ont donc laissé des traces dans tout le Nord-Ouest Africain, depuis le Maroc septentrional jusqu'à la Mauritanie. La zone la plus élevée de la chaîne her¬ cynienne comprend les grands sommets du Haut- Atlas qui se dressent au Sud de Marrakech, et le Siroua qui relie le Haut-Atlas à l'Anti-Atlas. Cette zone est jalonnée par une série de volcans anciens dont les éruptions ont accumulé de formidables 28 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES quantités de matériaux, mais c'est une phase oro¬ génique plus récente, appartenant au système alpin, et dont les plis sont disposés le plus souvent à 45° sur ceux de la chaîne ancienne, qui a remanié les plis anciens et imposé à l'Atlas sa configuration actuelle. Le morcellement de la chaîne hercynienne s'est traduit par des affaissements dans la région occupée par le Houz, ainsi que dans la vallée du Sous et du Haut-Dra, et la direction générale des plis alpins a été déterminée par le bord fracturé des plis anciens. Le Haut-Atlas commence au cap Guir, sur l'Atlan¬ tique, mais, jusqu'au col des Bibaoun, la forme de plateau domine encore, notamment dans la région des Mtouga. A l'Est des Bibaoun, les terrains anciens commencent et la chaîne devient beaucoup plus élevée à partir de l'Ifguig (3.550 m.). Les sommets ont des formes monotones lorsqu'ils sont constitués par des schistes, aiguës lorsqu'ils sont formés par des calcaires ou des porphyres. La vallée du Goundafa ou vallée du Nfis, entaillée dans des grès, est enfermée entre le Djebel Ogdimt (3.600 m.) et le Djebel Ouichdan (3.500 m.) ; c'est un passage d'une grande importance, qui conduit de la plaine de Marrakech à la vallée du Sous. A l'Est du Goundafa est la région que les indi¬ gènes appellent Adrar-n-Deren. Le mot Adrar, qui signifie montagne, désigne en Kabylie les mornes rocheux nus ; cette partie du Haut-Atlas marocain est effectivement une grande muraille dentelée, en forme de scie ébréchée. Là sont les sommets les plus élevés de toute l'Afrique du Nord ; les montagnes les plus hautes sont les grands sommets qui ferment l'horizon au Sud de Marrakech, l'Ouenkrim (4.089 m.), le Toubkal (4.165 m.), leLikoumt (3910 m.), l'Inghemar (3895m.). Vers l'Est, l'altitude est encore très considérable ; beaucoup de sommets atteignent ou dépassent même 3.500 mètres. On arrive ainsi au Tizi-n-Telouet ou col des Glaoua (2.400 m.), entaillé dans les schistes, NATURE ET RELIEF DU SOL 29 la porte de Derah des géographes anciens et des cartes du Moyen Age, qui conduisait au pays des nègres, le passage le plus important qui traverse la grande chaîne et fasse communiquer le Tell marocain et le Sahara. La partie orientale du Haut-Atlas est encore peu connue. A l'Est du Glaoua, il prend une direction Sud-Ouest-Nord-Est ; les roches anciennes dispa¬ raissent ; la chaîne est constituée par des calcaires liasiques, bordés au Nord-et au Sud de terrains crétacés ; elle est longée sur son versant septentrional par l'importante vallée de l'Oued-el-Abid, affluent de l'Oum-er-Rbia, où alternent des cuvettes et des gorges profondément encaissées, et qui conduit des plaines du Maroc occidental à la vallée supérieure de la Moulouya. La chaîne principale conserve une altitude voi¬ sine de 3.000 mètres ; un certain nombre de sommets, comme le Djebel Maasker, atteignent probablement 3.500 mètres. Mais, même lorsque la chaîne est très élevée, elle dépasse peu le socle qui la porte et ses formes topographiques sont assez lourdes. Un des cols les plus importants est celui d'Izourar, qui fait communiquer le Tadla avec la vallée de l'Oued Dadès. C'est surtout à partir de ce col que le Haut- Atlas change de caractère. A mesure qu'on s'avance vers l'Est, le système se décompose en plusieurs séries de hauteurs distinctes, séparées par des plaines. Ces hauteurs s'éteignent successivement à la surface des plateaux et sont remplacées par d'autres plis plus méridionaux, nés dans le désert et se dirigeant Sud- Sud-Ouest-Nord-Nord-Est : c'est déjà la constitution de l'Atlas Saharien qui commence. Le massif de l'Ayachi ou Ari-Aïach (3.750 m.) est un des plus élevés du Haut-Atlas oriental. Des envi¬ rons de ce massif divergent trois réseaux hydrogra¬ phiques : celui de la Moulouya, celui de l'Oum-er-Rbia et celui du Ziz. Comme les sources du Guir et du Sebou 30 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES ne sont pas non plus éloignées, il y a là un véritable château d'eau du Maroc, d'où les fleuves s'écoulent dans toutes les directions. L'altitude de l'Atlas diminue notablement aux environs du Tizi-n-Telremt, qui fait communiquer la vallée de la Moulouya avec celle du Ziz, et les plis du Haut-Atlas oriental vont disparaître partiellement sous des dépôts continentaux tertiaires, tout en se continuant dans l'Atlas Saharien d'Algérie. On n'a qu'à relire la description donnée par de Foucauld pour voir avec quelle facilité on accède, dans cette région, à des hauteurs considérables : « L'aisance extrême avec laquelle on franchit ici le Haut-Atlas contraste avec les difficultés qu'on rencontre en le passant au Tizi-n-Telouet, au Sud de Marrakech. Aucun trait de ressemblance, hors l'altitude, n'existe entre l'Atlas des Glaoua et celui-ci. Là, une chaîne formée de longs escarpements presque infranchis¬ sables; ici, au contraire, un sommet auquel on arrive sans s'en apercevoir pour ainsi dire : ce massif se compose d'innombrables montagnes couvrant tout le pays avec l'apparence, non de rameaux perpendi¬ culaires à un tronc, mais d'une série de chaînes paral¬ lèles à l'arête principale et séparées entre elles par des plaines, qui occupent la plus grande partie de la contrée. En outre, le Tizi-n-Glaoui est entouré des deux côtés de hauteurs presque en tout temps couvertes de neige ; il forme comme une dépression au milieu de montagnes très élevées. Le Tizi-n-Telremt se trouve au point où la chaîne commence à décroître ; à l'Ouest du col s'élèvent les hautes crêtes toujours blanches de l'Ayachi (Ari-Aïach) ; à l'Est, il n'y a plus trace de neige et la chaîne s'abaisse rapidement ; elle s'allonge vers l'Est, diminuant toujours de hauteur, jusqu'au point où on la perd de vue aux limites de l'horizon. » La moindre altitude à l'Est du Tizi-n-Telremt a une double conséquence : des neiges moins abondantes NATURE ET RELIEF DU SOL ,31 nourrissent les cours d'eau et l'Atlas devient plus facilement franchissable. Le Haut-Atlas forme donc sur 1.000 kilomètres une véritable muraille séparant le Maroc du désert. La grande chaîne est moins favorable au groupement des populations qu'on ne pourrait le croire, par suite de la sécheresse qui se fait sentir même sur le versant septentrional, de la destruction des forêts, du froid et de la neige en hiver, de la rareté des larges vallées irrigables. Dans l'intervalle des vallées poussent quelques chênes-verts, des thuyas, des genévriers. Cette zone forestière assez maigre s'étend sur le ver¬ sant Nord à une altitude comprise entre 1.000 et 2.000 mètres. La limite des neiges se tient beaucoup plus haut sur le versant Nord que sur le versant Sud. Cependant, d'une manière générale, à partir de 2.500 mètres, la végétation est à peu près absente. Les indigènes n'habitent guère que les vallées prin¬ cipales et jusqu'à une faible hauteur. Ils y consti¬ tuent de gros villages à la manière kabyle. Leurs cultures irriguées s'étendent en terrasses de chaque côté de la vallée. Les principales de ces cultures sont celles des légumes indigènes, de la patate douce, de l'olivier. Plus haut, surtout au Sud de Marrakech, de beaux noyers s'élèvent exceptionnellement jusque vers 2.800 mètres. De même, dans la vallée du Guir, on voit, à mesure que l'altitude augmente, la végétation prendre un caractère plus septentrional. Les populations berbères du Haut-Atlas se sont toujours maintenues indépendantes ; leurs montagnes les ont abritées des conquérants, et les grands caïds portiers de l'Atlas, leMtougui,leGoundafi, leMesfioui, le Glaoui, formaient une sorte de féodalité semi- indépendante qui n'obéissait que d'assez mauvaise grâce au suzerain. Cependant peut-être cette indé¬ pendance était-elle un peu factice, car les caïds vivaient, non pas des régions pauvres où sont établis 32 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES leurs nids d'aigles, mais des impôts que le sultan les autorisait à percevoir dans la plaine. Les souverains du Maroc se sont d'ailleurs en général peu préoccupés des régions montagneuses et se sont bornés à assurer quelques communications transversales protégées par des kasbas. Entre le Haut-Atlas et le Moyen-Atlas s'insère la vallée de la Moulouya, qui, au point de vue topogra¬ phique, n'est que le commencement des steppes du Dahra, continuées elles-mêmes par les steppes ora- naises. Seule, la présence du fleuve donne à la région de la Moulouya des conditions économiques un peu différentes. C'est une immense plaine blanche, unie et nue, bordée à droite par la ligne claire, à peine visible, du Rekkam, à gauche par le Moyen-Atlas, haute chaîne noire et couronnée de neige, se dressant à pic comme une muraille au-dessus de sa surface. Le fleuve coule au milieu, marqué par une longue ligne de tamarix. Dans cette plaine, plus déserte, dit de Foucauld, qu'aucune partie du Sahara marocain, les rares groupes d'habitations qui s'élèvent hors de la tranchée du fleuve ont de tous points l'aspect des oasis du Sud : même isolement au fond du désert, même richesse de végétation, même fraîcheur délicieuse au milieu de la plaine aride ; il ne manque que les dat¬ tiers. Au sortir de ces plaines, la Moulouya coule dans une gorge profondément encaissée et très pittoresque, creusée dans des calcaires, par laquelle elle s'est frayé un chemin vers le littoral et la Méditerranée. L'Anti-Atlas a une élévation à peu près uniforme de 1.500 mètres. L'axe de la chaîne proprement dite est entièrement formé de terrains primaires, des quartzites très durs émergeant du plateau saharien. C'est une chaîne ancienne, dont les éléments sont orientés Sud-Sud-Ouest-Nord-Nord-Est et qui à tous égards présente des caractères nettement saha¬ riens. L'Anti-Atlas est relié au Haut-Atlas par le NATURE ET RELIEF DU SOL 33 grand massif éruptif du Djebel Siroua (3.000 m.), qui offre un soubassement de schistes et de terrains pri¬ maires, recouverts d'un manteau volcanique. La vallée du Sous, enfermée entre le Haut-Atlas, le Siroua et l'Anti-Atlas, a environ 40 kilomètres de large sur 200 kilomètres de longueur. Elle a des eaux abondantes venues des montagnes voisines, mais son importance économique ne saurait se comparer à celle du Rarb et du Houz. A l'Est du Siroua sont les plateaux du Dra et du Tafilelt, appelés quelquefois Djebel Sarro, mais où l'Anti-Atlas a complètement disparu sous des pla¬ teaux de 2.000 mètres d'altitude en moyenne, et où, seuls, quelques lambeaux de chaînes anciennes émer¬ gent ça et là au milieu des assises horizontales qui les recouvrent. Tandis que la vallée du Sous est ouverte vers l'Atlantique, les oasis du haut Dra ou Dadès et de ses affluents, le Todra, le Reris, le Ferkla, sont des oasis complètement enfermées dans les montagnes, de petits mondes sans communication avec le dehors. Quand au Tafilelt, c'est la région d'oasis qui corres¬ pond au delta terminal de l'Oued Ziz. Enfin le Bani, longue arête rocheuse de grès noircis, large de 1 à 2 kilomètres, s'élevant de 2 à 300 mètres au-dessus du Sahara environnant, s'étend parallèle¬ ment au système de l'Atlas et au cours du Dra sur plus de 600 kilomètres. C'est, dit de Foucauld, comme le ruban d'écume qui borde la plage avant les deux vagues monstrueuses de l'Anti-Atlas et du Haut- Atlas. Le Bani, formé d'arêtes assez saillantes en lames de couteau, n'a pas l'importance orographique qu'on lui a parfois attribuée ; il forme cependant une limite politique assez nette entre les populations marocaines et les tribus mauritaniennes. Au delà commencent les plates-formes du Sahara occidental. A.. Bernard 3 CHAPITRE III LE CLIMAT, LES EAUX ET LA VÉGÉTATION1 I Le Maroc semble être placé, au point de vue du climat, dans des conditions plus favorables que les autres régions de la Berbérie, à cause de son relief plus accentué et du voisinage de l'Atlantique, d'où viennent les vents d'Ouest chargés d'humidité. La contrée est aussi, dans une certaine mesure, garantie de l'influence du Sahara par le Haut-Atlas. Cependant il ne faut pas exagérer le bénéfice qu'elle retire de cette situation. Au voisinage du tropique, le désert s'avance jusqu'au bord même de l'Atlantique ; la culture est encore possible sans irrigation jusqu'au Tazeroualt, mais, au Sud du 29e parallèle environ, on entre dans des régions purement désertiques. Un pays ne profite guère du voisinage de la mer si les vents ne soufflent pas de cette mer vers le continent et ne lui en apportent pas l'humidité bienfaisante ; c'est en somme la répar- 1. Th. Fischer, Zur Klimalologie von Marokko (Milielmeerbildcr, II, in-8°, Berlin, 1908). — Augustin Bernard, Contribution préliminaire à Vétude du régime des pluies au Maroc (Mémoires de la Société des sciences naturelles du Maroc, 1921). — A. Jury et G. Dedebant, Elude sur le régime des pluies au Maroc, (Ibid., 1924).—G. Dedebant et G. Roche, Nos connaissances actuelles sur le régime des pluies au Maroc [Congrès de l'Eau, Alger, 1930). — R. Maire, Contributions à l'élude de la flore du Maroc (B. S. Hisi. nal. Afrique du Nord, Mém. et B. Soc. Se. nal. du Maroc, 1918-1930). — H. Humbert, Végétation du Grand-Atlas marocain oriental [B. S. Hist. nat. Afrique du Nord, 1924). — Braun- Blanquet et René Maire, Etudes sur la végétation et la flore marocaines (Mém. Soc. Se. nat, du Maroc, 1924). LE CLIMAT, LES EAUX ET LA VÉGÉTATION 35 tition des pressions atmosphériques qui importe, et qui donne la clef du climat. En hiver, les basses pressions sont sur la Méditer¬ ranée, en été sur le Sahara. Au voisinage des Açores se trouve un maximum barométrique permanent, qui étend ses hautes pressions entre la zone des alizés et la zone des troubles atmosphériques produits par l'inter¬ pénétration de l'air froid polaire et de l'air chaud du contre-alizé de Sud-Ouest. Ce centre d'action n'est pas immobile : il suit en latitude le sens de la marche apparente du soleil ; il est plus marqué en été qu'en hiver et occupe une position plus septentrionale. Le Maroc, situé entre les positions moyennes des deux fronts de discontinuité permanents de l'hémis¬ phère Nord, est soumis tour à tour à l'influence de l'un et de l'autre. En hiver, le front des alizés est dans le Sahara, le front polaire dans le secteur Nord de la Méditerranée ; les vents d'Ouest et de Sud-Ouest dominent, d'autant plus fréquents qu'on s'avance davantage vers le Nord ; ces courants atmosphériques sont chargés de toute l'humidité acquise sur un long parcours maritime et, rencontrant les terres froides de l'Afrique du Nord, où les barrières montagneuses sont normales à leur direction, ils condensent cette humidité sous forme de pluies de relief. En été, le front des alizés se transporte vers le Nord dans le Sahara septentrional, à la lisière de l'Atlas ; le front polaire suit le même mouvement ; réchauffe¬ ment du sol de l'Afrique du Nord repousse les hautes pressions vers le Nord-Ouest ; les vents, au lieu de se diriger vers les basses pressions méditerranéennes, affluent vers le foyer d'appel du Sahara ; les courants dominants sont en conséquence ceux du Nord-Est, de l'Est et du Nord, d'autant plus prolongés et plus régu¬ liers qu'on va davantage vers le Sud. La faiblesse du gradient barométrique, la prédominance des vents descendants et qui vont en s'éloignant de leur point 36 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES de saturation expliquent suffisamment la rareté des pluies en cette saison, la clarté du ciel et la sécheresse de l'atmosphère. La température varie beaucoup avec la latitude, l'altitude, l'orientation, la proximité de l'Atlantique et de la Méditerranée. En outre, la côte occidentale du Maroc est baignée par des eaux froides, qu'on nomme quelquefois le courant froid des Canaries. Ce n'est pas à proprement parler un courant dirigé du Nord au Sud. Le vent de Nord-Est imprime à la mer une impulsion qui amène à la surface des eaux froides venant des couches profondes, dont la basse tempéra¬ ture provoque dans la zone littorale des brouillards et des rosées abondantes (minsla des Marocains), bienfaisantes pour la végétation et les récoltes. L'influence des vents alizés et des eaux froides est d'autant plus marquée qu'on s'avance davantage vers le Sud. La température est plus égale à Casablanca qu'à Tanger, à Mogador qu'à Casablanca. A Mogador, la moyenne du mois le plus froid, janvier, est de 16°,4 et celle du mois le plus chaud, août, 22°,6 ; Mogador a d'ailleurs une situation presque insulaire et un cli¬ mat assez spécial, analogue à celui de Madère. La température est déjà beaucoup moins égale à Rabat (janvier 12°,6, août 23°,9), moins encore à Tanger (janvier 11°,7, août 24°). A mesure qu'on s'éloigne de la mer, les influences maritimes vont en s'affaiblissant et les influences continentales deviennent prépondé¬ rantes ; l'action solaire et le rayonnement nocturne s'exercent dans des conditions différentes dans l'atmosphère plus pauvre en vapeur d'eau. Les varia¬ tions saisonnières et diurnes deviennent d'autant plus grandes, toutes choses égales d'ailleurs, qu'on pénètre dans l'intérieur. La température, dès qu'on quitte la région littorale, s'élève très rapidement en été, s'abaisse en hiver. L'été est très chaud à Fès, et la température de Marrakech (moyenne de jan- LE CLIMAT, LES EAUX ET LA VÉGÉTATION 37 vier 10°,9, de juillet 29°) présente de remarquables ressemblances avec le climat saharien. Le phénomène de la pluie a une importance capitale au Maroc comme dans toute l'Afrique du Nord. On peut dire que, d'une manière générale, le Maroc est une contrée à pluies rares, mais il y a des distinctions à faire à cet égard suivant les lieux. Il y a diminution graduelle des pluies de la mer au Sahara, avec recru¬ descence sur les massifs élevés et les parties du litto¬ ral les plus avancées dans la mer, diminution dans les plaines et dans les régions plus ou moins abritées des influences maritimes. Les pluies sont amenées par le vent d'Ouest ; la quantité de pluie va donc en dimi¬ nuant du Nord au Sud, de Tanger à Mogador, à mesure que la part des vents d'Ouest diminue et que celle des vents d'Est augmente. La somme annuelle est de 829 millimètres à Tanger, 494 à Rabat, 391 à Casablanca, 360 à Mogador, 207 à Agadir. Les pluies sont donc beaucoup plus abondantes dans le Maroc septentrional, notamment dans le Rarb, que dans le Maroc méridional, où elles sont de plus en plus rares, de plus en plus courtes à mesure qu'on descend vers le Sud. La direction des vents, les eaux froides qui baignent la côte sont peu favorables à des précipi¬ tations intenses. Quant à la largeur de la zone côtière bien arrosée, elle est d'autant plus étroite qu'on pénètre davantage dans le Sud ; elle a près de 100 kilomètres dans le pays des Chaouïa, 50 seulement à l'Est de Mogador. Quand on s'éloigne de l'Atlantique, le Tell fait place peu à peu à la steppe. La moyenne annuelle des pluies est comprise entre 400 et 200 millimètres sur les plateaux atlan¬ tiques (Settat, 371 mm. ; Oued-Zem, 393 mm. ; Mechra-ben-Abbou, 265 mm. ; Marrakech, 304 mm.). Les régions de Meknès et de Fès recueillent comme un entonnoir les courants humides venant de l'Ouest par les vallées du Sebou et de ses affluents, et que conden- 38 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES sent les deux écrans des massifs littoraux et de l'Atlas (Meknès, 555 mm. ; Fès, 537 mm. ; Taza, 545 mm.). Le Maroc oriental est au contraire privé de pluies à partir de Taza par les hautes chaînes qui le masquent vers l'Ouest (Oudjda, 357 mm.). Dans les régions montagneuses, la plus grande partie des précipitations tombe sous forme solide et les neiges, fondant au commencement de l'été, nourrissent les fleuves et les canaux d'irrigation. La neige tombe chaque hiver de novembre à mai à partir de 1.000 mètres d'altitude environ. Dans les massifs littoraux, il y a contraste entre la région occidentale bien arrosée (Ouezzan, 698 mm.) et la région orientale beaucoup plus sèche (Melilla, 335 mm.), parce que les montagnes de l'Ouest dérobent en quelque sorte les pluies à la région orientale par leurs saillies plus accentuées et l'avancée plus notable de la côte vers le Nord. Le même phéno¬ mène se produit dans l'Atlas ; le versant nord du Moyen-Atlas est bien arrosé (El-Hadjeb, 664 mm. ; Azrou, 803 mm.), mais le Haut-Atlas, malgré son altitude considérable et le voisinage de l'Atlantique, semble recevoir, par suite de la latitude déjà très méridionale et de l'influence de l'alizé et du Sahara, des précipitations moins abondantes qu'on ne pour¬ rait le croire. Sans doute, les neiges s'accumulent dans la saison froide sur ce grand condenseur montagneux et constituent des réserves d'humidité pour la saison chaude; au-dessus de 3.000 mètres d'altitude, la couverture de neige persiste en général sept mois environ, de novembre à mai inclus. A l'époque quaternaire, il a existé des glaciers dans le Haut-Atlas au Sud de Marrakech ; on y rencontre des cirques glaciaires, bien reconnaissables à leur profil en auge, à parois verticales et à fond plat. Mais il n'y a plus actuellement ni glaciers, ni névés. Cependant, grâce à l'altitude des montagnes qui alimentent les fleuves, il existe au Maroc des régions qui sont; comme l'Egypte, LE CLIMAT, LES EAUX ET LA VÉGÉTATION 39 bien arrosées quoique l'atmosphère y soit sèche et qu'il n'y pleuve guère ; telles sont les oasis du Sous, du Dra, du Tafilelt ; malheureusement, les neiges de l'Atlas sont loin de valoir en abondance et en régula¬ rité les pluies tropicales. Dans le Haut-Atlas oriental, il se produit le même phénomène que dans les massifs littoraux : plus on avance vers l'Est, plus les précipi¬ tations deviennent rares, plus le caractère saharien s'accentue. La saison des pluies va du mois de novembre au mois de mai ; il y a ordinairement deux maximas, l'un au commencement, l'autre à la fin de la saison froide, en novembre et en mars. Les pluies ont en général la forme d'averses courtes et violentes ; elles tombent en quelques mois, en quelques jours par mois, en quelques heures par jour. Comme dans le reste de l'Afrique du Nord, elles sont très irrégulières, tant en ce qui concerne la quantité qu'en ce qui regarde la période de l'année où elles se produisent. Leur début trop tardif ou leur cessation trop précoce sont très préjudiciables à l'agriculture. En résumé, les phénomènes du climat suivent au Maroc la même marche qu'en Algérie et en Tunisie. L'année se divise en deux saisons : la saison des pluies, qui correspond à la saison fraîche, et la saison sèche qui est en même temps la saison chaude. Les influences méditerranéennes et sahariennes, qui déterminent le climat de la Berbérie, se combinent au Maroc avec des influences atlantiques. On pourrait donc voir dans le climat du Maroc, comme dans celui du Portugal, une variété atlantique du climat méditerranéen. Cepen¬ dant les influences océaniques sont loin de prévaloir sur toute la contrée ; elles n'altèrent pas autant qu'on pourrait le croire le caractère du climat. Le Rarb, c'est-à-dire l'angle Nord-Ouest du Maroc, l'Entre- Deux-Mers, de Tanger à Rabat, constitue la région la plus favorisée. Plus au Sud, dans le Houz, de Rabat 40 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES à Mogador et à Marrakech, la zone recevant plus de 40 centimètres d'eau se rétrécit lorsqu'on progresse vers le Sud, et l'on peut distinguer trois régions : la zone côtière cultivable, la zone des' steppes, et enfin la zone d'irrigation du pied de l'Atlas. Les massifs montagneux, tant ceux du littoral que ceux de l'Atlas, ont des températures plus rigoureuses, mais des pluies plus abondantes, au moins dans la partie occidentale ; car, dans l'Est, aussi bien dans le Garet que dans la vallée de Moulouya et dans l'Atlas même, la steppe tend graduellement à prévaloir et les conditions deviennent sensiblement les mêmes qu'en Oranie. Enfin des oasis d'irrigation, Sous, Dra, Tafilelt, pays enchanteurs par le contraste qu'ils présentent avec la stérilité avoisinante, mais peu susceptibles de déve¬ loppement économique, occupent les deux versants des grandes chaînes. II Parmi les fleuves ou oueds du Maroc, les uns portent leurs eaux à l'Atlantique, les autres vont à la Méditer¬ ranée, d'autres enfin descendent vers la dépression saharienne. La disposition générale du relief et surtout la plus grande altitude des chaînes donnent au Maroc des fleuves incomparablement supérieurs à ceux du reste de la Berbérie. Dans le Nord-Ouest marocain, les deux principaux cours d'eau sont le Loukkos et le Sebou. Le Loukkos draine la région très arrosée de Chechaouene et d'Ouezzan ; à partir d'El-Ksar, il entre en plaine et des marais l'accompagnent jusqu'à son embouchure. Le Sebou, l'amnis magnifiais et navigabilis de Pline, est, avec l'Oum-er-Rbia, le fleuve le plus considérable de la Berbérie. Il naît au cœur du Moyen-Atlas, à LE CLIMAT, LES EAUX ET LA VÉGÉTATION 41 environ 120 kilomètres à vol d'oiseau au Sud de Fès, sous le nom d'Oued Guigou. Après avoir décrit un arc de cercle vers l'Est, il se recourbe vers l'Ouest et passe à 4 kilomètres de Fès ; en aval de cette ville, il est rejoint par l'Oued Inaouen, qui lui apporte les eaux de la trouée de Taza ; l'Inaouen paraît avoir capturé, en amont de la cluse de Touahar, une partie des eaux qui allaient auparavant à la Moulouya. Le Sebou contourne ensuite les massifs montagneux qui s'étendent au Nord de Fès et de Meknès, notamment le Zerhoun et le Tselfat, dont l'Oued Mikkès lui amène le tribut. Il reçoit un puissant affluent, l'Ouerra, qui draine le versant méridional des massifs littoraux. II. entre enfin dans la plaine d'alluvions où il reste jusqu'à son embouchure, et vers laquelle confluent l'Oued Rdom et l'Oued Beht, ce dernier grossi de l'Oued Tigrigra et d'autres cours d'eau descendus du Moyen-Atlas. La pente du Sebou devient très faible à partir de Mechra-bel-Ksiri ; il décrit de nombreux méandres et se répand dans des marécages. Des fossés sinueux, appelés ghefara, sont de véritables marigots, qui écoulent les eaux du fleuve dans la plaine à la saison des pluies et les eaux de la plaine vers le fleuve à la saison sèche. La largeur du fleuve, qui varie de 35 à 70 mètres dans la traversée des montagnes, est déjà de plus du double en amont du confluent de l'Ouerra. Elle atteint et dépasse 300 mètres dans sa partie inférieure. Le Sebou ne tarit jamais ; son débit minimum à l'étiage d'automne est de 6 mètres cubes à la seconde en amont de Fès, de 13 mètres cubes à Mechra-bel-Ksiri ; pendant l'hiver et le printemps, le débit ne descend pas au-dessous de 50 mètres cubes à la seconde. Les crues atteignent jusqu'à 6 mètres de hauteur et la marée se fait sentir jusqu'à 75 kilomètres de l'embouchure. Si le Sebou rappelle le Guadalquivir, le Bou- Begreg et l'Oum-er-Rbia ressemblent aux fleuves de 42 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES la meseta espagnole. Fleuves de plateau, ils coulent dans des méandres profondément encaissés, avec une pente très forte. Le Bou-Regreg, malgré le tribut que lui apportent l'Oued Grou et l'Oued Korifla, n'a qu'un débit assez faible, sauf en temps de crue ; le large estuaire par lequel il se termine, entre Rabat et Salé, est en effet rempli par la marée beaucoup plus que par les eaux du fleuve lui-même. L'Oum-er-Rbia au contraire est le cours d'eau le plus important du Maroc ; il vient du Djebel Hayan, où ses sources sont très voisines de celles du Sebou. Grossi par un nombre considérable de torrents descendus du versant occidental du Moyen-Atlas, où les neiges sont très abondantes, il coule d'abord en direction Ouest- Sud-Ouest, dans la vallée tectonique de Khenifra, chez les Zaïan. Puis il entre dans la plaine du Tadla, où le rejoint son plus grand affluent, l'Oued-el-Abid, qui double son débit ; fleuve de très forte pente et de régime relativement régulier, l'Oued-el-Abid est une réserve de houille blanche sans pareille au Maroc. L'Oued Tessaout, grossi de l'Oued Lakhdar, vient du Haut-Atlas comme l'Oued-el-Abid ; il a été capturé par l'Oum-er-Rbia aux dépens duTensift. Rejeté vers le Nord-Ouest par le prolongement du massif des Rehamna, l'Oum-er-Rbia, en aval de Mechra-ben- Abbou, traverse le plateau par une vallée très étroite et profondément encaissée ; la pente est forte, le courant considérable ; à Boulaouan, le fleuve descend brusquement d'une vingtaine de mètres, formant une série de rapides. A Azemmour, la vallée s'élargit et l'estuaire commence. En amont de Khenifra, le débit d'étiage de l'Oum-er-Rbia est de 10 mètres cubes ; à Kasba-Tadla, de 16 mètres cubes ; à Mechra-ben- Abbou, de 36 mètres cubes. L'Oued Tensift et l'Oued Sous, situés l'un au Nord, l'autre au Sud du Haut-Atlas, sont beaucoup plus pauvres, épuisés d'ailleurs, ainsi que leurs affluents, LE CLIMAT, LES EAUX ET LA VÉGÉTATION 43 par l'irrigation des vallées et des plaines qu'ils tra¬ versent. De tous les torrents du Haut-Atlas, seuls le Reraya, l'Ourika et le Nfis ont encore un peu d'eau à la fin de l'été, moins d'un mètre cube. M. Paul Penet a étudié en détail l'Oued Reraya. En mai 1917, il estimait son débit à 4 mètres cubes par seconde dans les gorges de Moulay-Ibrahim, et au mois de juillet suivant, au même point, à 1 mètre cube. Au cours d'une année pluvieuse, le Reraya semble donner comparativement trois fois moins d'eau qu'un torrent des Alpes. Dans les années sèches, son débit peut tomber à zéro sur quelques points de son parcours. La structure de la montagne, où les cirques sont rares, les conditions du ruissellement, les infil¬ trations dans les calcaires, qui vont alimenter les khoilara de la plaine de Marrakech, l'évaporation, sur¬ tout sous l'influence des vents chauds, expliquent suffisamment cette pauvreté en eau. Quant aux cours d'eau proprement sahariens, l'Oued Dra aboutit bien encore à la mer après une longue traversée de régions désertiques, mais, à partir du grand coude qu'il décrit, il n'a plus d'eau que par intermittence. L'Oued Ziz, même avec le •tribut que lui apporte l'Oued Reris, ne coule plus au delà de Taouz et n'atteint qu'exceptionnellement la Sebkha-ed-Daoura. Enfin le Guir et son affluent l'Oued Haïber n'ont de cours permanent et continu que jusqu'à Bou-Denib ; c'est seulement en temps de crue que les eaux atteignent la plaine des Bahariat, les petites mers, qui ne sont autre chose que la patte d'oie, la zone d'épandage du fleuve. La vallée inférieure du Guir, inculte et déserte, contraste étran¬ gement avec l'idée préconçue inspirée par la teinte bleue dont on affuble sur les cartes ses marécages temporaires. Quant à la Zousfana, sauf en quelques points où un seuil rocheux ramène én surface la nappe aquifère, elle ne coule que lors des très 44 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES grandes crues, mais elle a un lit souterrain continu et pérenne. Sur le versant méditerranéen, la structure du pays, disposé en grandes bandes montagneuses parallèles à la mer, est en général un obstacle à la formation de grands réseaux fluviaux. Cependant quelques cours d'eau plus puissants ont réussi à pousser leurs cols de tête par delà les massifs littoraux, voire même jus¬ qu'aux hautes plaines de l'intérieur. Tel est le cas de la Moulouya, qui s'est constituée par la capture progres¬ sive de bassins originairement indépendants, disposés en chapelets ; elle réussit à apporter jusqu'à la Médi¬ terranée les eaux de l'Atlas, non sans s'être épuisée avant d'arriver à la mer par l'évaporation à travers les steppes. |En 'certaines saisons, son débit est abon¬ dant ; dans d'autres, le fleuve est presque à sec. A Guercif, la Moulouya roule à l'étiage de 5 à 6 mètres cubes à la seconde, son affluent le Melloulou environ 2 mètres cubes. Les cours d'eau du Maroc sont au plus bas en septembre-octobre, à la fin de la saison sèche ; ils se relèvent légèrement en hiver, puis brusquement au printemps et atteignent en général leur maximum en mars ou avril. Il y a au Maroc un peu plus d'eau qu'en Algérie, mais beaucoup moins qu'en France. Comme dans toute l'Afrique du Nord, les besoins à satisfaire sous ce rapport sont très supérieurs aux ressources dont on dispose. III La nature des sols résulte à la fois du climat, du relief et de la nature des roches décomposées. L'étude des sols de l'Afrique du Nord, qui présente un intérêt considérable, commence à attirer l'attention. Les sols méditerranéens sont en général beaucoup plus LE CLIMAT, LES EAUX ET LA VÉGÉTATION 45 pauvres en humus que ceux de l'Europe septentrionale. Ils sont la plupart du temps de teintes claires. Les conditions sont rarement favorables à la production de limons comme ceux des régions froides, et les forma¬ tions sableuses dominent. Cependant, dans le Maroc occidental et sous l'influence de l'Atlantique, on trouve des sols de couleur foncée, des terres noires qu'on désigne généralement sous le nom de tirs et qui sont de magnifiques terres à céréales, d'une fertilité exceptionnelle. Le vocable tirs (pluriel touaress) signifie, non pas terre noire, mais terre argileuse qui se fendille en se desséchant. Le mot pas plus que la chose ne sont complètement inconnus en Algérie et en Tunisie ; dans cette dernière contrée, les terres noires sont ordinairement désignées sous le nom de tell (pluriel tiial). Les terres noires s'étendent entre le Bou-Regreg et le Tensift, sur une longueur de plus de 300 kilo¬ mètres, et s'enfoncent jusqu'à 60, parfois même 100 kilomètres dans l'intérieur. Elles se rencontrent par conséquent chez les Zaër, les Chaouïa, les Douk- kala et les Abda ; c'est chez les Abda et les Doukkala qu'elles offrent le plus d'épaisseur et de continuité. Mais nulle part elles ne forment une bande ininter¬ rompue ; elles constituent plutôt des taches ellip¬ tiques plus ou moins étendues. Diverses théories ont été émises pour expliquer l'origine des tirs ; on a voulu y voir des poussières apportées des steppes de l'intérieur, fixées dans la région côtière par la végé¬ tation plus abondante et par l'humidité ; d'autres pensent que ces terres se sont formées sur place ; ils y voient d'anciens fonds de marais, des rdirs desséchés ; d'autres enfin attribuent leur formation à la dissolu¬ tion des éléments calcaires des grès. Quoi qu'il en soit de ces controverses, qu'on retrouve au sujet de l'origine des différentes sortes de lœss, il faut insister sur l'influence du climat dans la formation de ces sols. 46 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES Si l'humus est si rare dans les pays méditerranéens, c'est que les conditions de climat ne sont pas favo¬ rables à sa formation. Dans le Maroc occidental, le régime des pluies lui permet mieux de se constituer En outre, sur ce plateau horizontal et incomplètement drainé par les eaux courantes, les matériaux meubles ne sont pas entraînés à la mer et restent sur place. Les propriétés physiques des terres noires, notamment leur capacité pour retenir l'eau et leur épaisseur en certains points, contribuent grandement à leur ferti¬ lité. Il faut noter enfin que les indigènes, et après eux les Européens, désignent sous le nom de tirs des terres d'origines et de compositions très diverses et appliquent ce nom à toutes les terres foncées rete¬ nant l'eau. Les agriculteurs du Maroc occidental opposent au tirs le hamri ou sol rouge, ce qui revient en somme à distinguer, comme on le fait en tout pays, les terres légères et les terres fortes. Le hamri est en effet un sol léger, sablonneux, souvent riche en chaux et en acide phosphorique, mais se desséchant rapidement. Enfin les terres tout à fait sablonneuses sont appelées rmel. Le hamri et le rmel se montrent, sinon aussi fertiles que le tirs, du moins très aptes à la culture, pourvu que les pluies soient assez abondantes. Une des caractéristiques des sols du Maroc et de l'Afrique du Nord tout entière est le brusque contraste entre les sols-squelettes des massifs montagneux, où l'action mécanique du ruissellement emporte la terre végétale, et les alluvions profondes des plaines. Ce caractère est encore plus marqué dans les steppes, où la terre végétale est peu à près complètement absente des montagnes, tandis que, dans les vallées et les plaines, on trouve en général des sols profonds, de coloration presque toujours très claire, renfermant peu d'humus, au moins à la surface, mais riches en sels solubles, parce que ces sels ne sont pas entraînés par LE CLIMAT, LES EAUX ET LA VÉGÉTATION 4 7 l'infiltration et le lessivage : d'où cette conclusion en apparence paradoxale que les »ols les plus fertiles sont ceux des contrées arides. Un autre trait caractéristique de l'Afrique du Nord est la fréquence d'une espèce de croûte, de carapace calcaire ou siliceuse à la surface du sol. Ce phéno¬ mène d'encroûtement résulte d'une sorte d'incrusta¬ tion stalagmitique ; il est dû à la rapide évaporation des eaux d'imprégnation, qui remontent à la surface par capillarité et se chargent des éléments solubles des terrains qu'elles ont traversés. IV La flore du Maroc, comme celle de toute l'Afrique du Nord, est essentiellement méditerranéenne ; les deux tiers des espèces connues sont méditerranéennes et les genres endémiques, sauf deux, appartiennent à la même souche. Cependant l'élément méditerranéen se trouve mélangé dans certaines régions avec des éléments étrangers qui constituent de véritables enclaves. Le Nord-Ouest du Maroc, entre Larache et Tétouan, renferme de nombreuses espèces ibériques et se rattache au point de vue botanique au domaine lusitanien. Le Maroc oriental et la région de Marrakech constituent deux territoires d'irra¬ diation de la végétation saharienne. Une troisième enclave, dite euro-sibérienne, correspond aux hautes chaînes de l'Atlas et du Rif et montre des espèces d'un caractère plus boréal. Une quatrième enclave, dite macaronésienne, se trouve dans le Sud-Ouest du Maroc et se caractérise par un certain nombre de plantes des Canaries ; c'est le domaine de l'arga- nier, qui appartient à la famille des Sapotacées et constitue une remarquable exception botanique. On peut distinguer un étage saharien, un étage 48 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES steppique, un étage méditerranéen, un étage monta¬ gnard et un étage alpin. Les trois étages inférieurs, qui se superposent en montagne, se juxtaposent en plaine. Le Haut-Atlas forme une sorte de péninsule méditerranéenne en pays steppique et désertique et ses hauts sommets représentent une série d'îlots alpins plus ou moins isolés. C'est le degré d'humidité qui est le facteur essentiel : quelques centimètres de pluie de plus ou de moins, et c'est la forêt, la steppe herbeuse ou le Sahara. Les noms mêmes de Tell, de steppe et de Sahara sont surtout des désigna¬ tions botaniques, et font allusion au tapis végétal ; ce sont les divisions fondamentales en ce qui concerne la végétation. Le Maroc présente, au point de vue forestier, un faciès qui le différencie des autres contrées de la Ber- bérie. Tandis qu'en Algérie et en Tunisie les pentes sont généralement recouvertes d'un maquis d'essences arbustives, au Maroc la brousse est à peu près inconnue. On trouve d'une part des plaines complète¬ ment dépourvues de végétation ligneuse, d'autre part de véritables massifs forestiers. Une autre caractéristique de la forêt marocaine est la puissance exceptionnelle de la végétation, qui se traduit, pour les arbres, par une rapidité d'accroissement attei¬ gnant parfois le double de celle qu'on constate en Kabylie ou en Kroumirie. Cette vigueur physiolo¬ gique remarquable tient à un ensemble de causes dont les principales sont l'état hygrométrique de l'air et l'humidité constante du sous-sol. Au point de vue botanique, la forêt marocaine comprend dans l'ensemble les mêmes espèces végé¬ tales que l'Algérie et la Tunisie, bien que son sous- étage soit en général beaucoup moins dense. Les essences, merveilleusement adaptées au sol et au climat, formant de grands massifs, sont quatre chênes : le chêne-liège, le chêne zéen, le chêne afarès, le chêne LE CLIMAT, LES EAUX ET LA VÉGÉTATION 49 vert, et quatre conifères : le pin d'Alep, le cèdre, le thuya et le genévrier de Phénicie. Le peuplier, l'orme, le frêne constituent des rideaux sur le bord des rivières ou des bouquets dans la plaine marécageuse. Les autres essences, poirier sauvage, pistachier, caroubier, cerisier, olivier, micocoulier, noyer, érable, n'existent qu'à l'état de pieds isolés et ne forment pas à propre¬ ment parler des peuplements forestiers cohérents. Le climat et la nature du sol exercent sur la répartition des essences une influence remarquable, qui assigne à chacune d'elles une zone bien déterminée. Le chêne-liège (Quercus suber, fernana en arabe, îafrent ou izgui en berbère) est une des espèces les plus caractéristiques de la région méditerranéenne occi¬ dentale. C'est un arbre de moyenne grandeur, assez semblable au chêne-vert par son feuillage. Il ne vient que dans les terrains siliceux et dans les régions rece¬ vant plus de 60 centimètres de pluie annuelle. Au Maroc, mélangé avec le poirier sauvage, il constitue la grande forêt de Mamora, qui n'a pas moins de 137.000 hectares ; c'est la plus vaste forêt de chênes- liège qui existe. Le même arbre forme des boisements importants dans tout l'arrière-pays entre Rabat et Casablanca, chez les Zaër, les Zemmour, dans le Tafoudeït, dans la région d'Oulmès, chez les Zaïan. Il peuple aussi une petite forêt au Sud de Larache, très abîmée par la dépaissance. Dans les massifs littoraux, passablement déboisés, le chêne-liège ne paraît pas occuper une bien grande place. Il est raré¬ fié dans les Djebala par la culture, dans le Rif et le Garet par le climat. Il se rencontre cependant sur tout le littoral méditerranéen depuis le cap Spartel jusqu'à la Moulouya. On a constaté l'existence de quelques bouquets aux environs de Tanger ; il paraît relati¬ vement abondant entre Tétouan et Melilla, surtout chez les Reni-Touzin et les Reni-Amrath. Dans ces régions littorales, ainsi que dans les confins algéro- A. Bernard 4 50 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES marocains, les massifs de chênes-liège sont générale¬ ment d'une faible étendue et l'essence est presque toujours mélangée avec le chêne vert, le chêne kermès et l'olivier. Le chêne zéen (Ouercus lusitanica, arabe zan, berbère techt) est une des plus belles essences fores¬ tières de l'Afrique du Nord ; c'est un arbre à feuilles caduques de première grandeur, très voisin de notre chêne-rouvre d'Europe. Il accompagne presque tou¬ jours le chêne-liège, mais ne se montre qu'à partir d'une altitude de 700 mètres, jusqu'à 1.800 ou 2.000 mètres, où il se mélange avec le cèdre. Le chêne afarès (Quercus castanesefolia) ou chêne à feuilles de châtaignier commence à une altitude plus grande encore, au-dessus de 1.000 mètres, et va jusqu'aux limites supérieures de la végétation forestière. Quant au chêne yeuse ou chêne vert (Quercus ilex, arabe guerrouch), c'est un arbre de hauteur moyenne, assez semblable par son aspect extérieur au chêne- liège, avec lequel il s'hybride parfois. Il occupe des surfaces très étendues, seul ou en mélange avec le chêne-liège, le pin d'Alep ou même le cèdre. Dans le Moyen-Atlas, on le rencontre à partir de 1.100 mètres d'altitude ; vers 1.800 mètres, il cède la place au cèdre. Dans le Haut-Atlas, il s'élève par peuplements clairs ou par pieds isolés jusqu'à 2.600 mètres, limite supé¬ rieure de la végétation forestière ; il est à l'état rabou¬ gri sur les hautes crêtes battues par les vents. Le chêne kermès (Quercus coccifera) remplace le chêne vert dans les mauvais terrains, dans les régions peu arrosées et aux faibles altitudes ; il se présente presque toujours sous l'aspect d'un arbrisseau de 2 à 4 mètres de hauteur, constituant un buisson avec des tiges grêles. Il assure le boisement d'endroits stériles sur lesquels aucune autre essence forestière ne pourrait se développer. Il est surtout abondant dans les massifs lit¬ toraux médiocrement arrosés du Maroc oriental. LE CLIMAT, LES EAUX ET LA VÉGÉTATION 51 Les conifères constituent avec les chênes les plus vastes peuplements dans les forêts de l'Afrique du Nord. Le pin d'Alep (Pinus lialepensis, arabe snou- ber) est l'essence la plus répandue et la plus rustique de toute la Berbérie. Doué d'un tempérament particulièrement robuste, il vient dans les régions qui ne reçoivent pas plus de 30 centimètres de pluie annuellement, et réussit à vivre sur les plus mauvais terrains. Ses limites d'altitude sont à peu près les mêmes que celles du chêne-liège et de l'olivier, c'est-à-dire 1.500 à 1.700 mètres. Il est beaucoup moins répandu au Maroc qu'en Algérie, les terrains fissiles et perméables qu'il préfère y occupant une moins grande surface. Il se rencontre çà et là en alternance soit avec le chêne-liège, soit avec le chêne vert. On le trouve surtout dans les vallées du haut Tensift, de la Tessaout et de l'Oued-el-Abid, et dans la partie Sud-Ouest du Moyen-Atlas. Le cèdre (Cedrus Libani var. atlantica, arabe meddad) occupe une région bien déterminée, comprise entre 1.400 et 2.500 mètres d'altitude. Il n'est pas exclusif pour le choix du terrain, mais il lui faut des pluies ou des neiges abondantes, un sol frais, une station ensoleillée, bien aérée et néanmoins pas trop chaude. Avec lui poussent quelques ifs, parfois de grande taille, des érables, quelques chênes zéens, des houx, des cerisiers, quelques sorbiers. En certains points, on trouve le pin maritime. Au Sud, le cèdre cède graduellement la place au genévrier et au thuya. Les vieux cèdres affectent une forme tabulaire des plus caractéristiques ; ceux d'âge moyen présentent l'aspect pyramidal du sapin ou de l'épicéa ; dans le sous-bois poussent un grand nombre de jeunes sujets, témoignant de la puissante vitalité de la forêt. Les principaux massifs de cèdres du Maroc se rencontrent dans le Moyen-Atlas ; ils s'étendent de Khenifra à Sefrou, sur une longueur de plus de 150 kilomètres, 52 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES formant une série de bandes parallèles qui se pro longent au Nord-Est dans le pays des Riata et des Beni-Ouaraïn et débordent au delà de Khenifra sur le Haut-Atlas. Ces beaux massifs forestiers, entrecoupés de pâturages qui rappellent les prés-bois du Jura, n'ont été reconnus jusqu'ici que dans la partie centrale, sur le territoire des Beni-Mtir et des Beni-Mguild. Le cèdre fait défaut dans le Haut-Atlas occidental, où il est remplacé par le genévrier, mais il se rencontre dans certaines parties des massifs littoraux. Au Sud de Tétouan, on trouve un sapin spécial (Abies maroccana ). Le thuya (Callilris quadrivalvis, arabe arar), le genévrier oxycèdre (Juniperus oxycedrus) et le gené¬ vrier de Phénicie (Juniperus phœnicea), confondus par les indigènes sous le nom de taga, ont à peu près la même distribution géographique ; résistant admira¬ blement aux vents et aux intempéries, ils paraissent avoir tenu jadis une grande place dans lè boisement des plateaux élevés et des massifs intérieurs, aux altitudes supérieures à 800 mètres, notamment au voisinage du Sahara ; mais on n'en trouve plus aujour¬ d'hui que des restes, notamment sur le versant sud du Moyen-Atlas. Dans le Haut-Atlas, au-dessus de la limite supé¬ rieure des arbres (2.600 m.), les buissons de Ribes, Rosa, Berberis constituent les formations alpines inférieures. Rarement les pentes sont couvertes de gazons et les rochers de mousses ; on trouve quelques saxifrages, un beau chrysanthème et quelques autres espèces rappelant les plantes vivaces alpines, parmi lesquelles se montrent des espèces du Nord de l'Europe. Les labiées odorantes, telles que les lavandes, les menthes, le thym, les sauges, etc., sont aussi très abondantes sur ces sommets. Au bord des cours d'eau se trouve une végétation d'un type spécial, composée de tamarix, de saules, de LE CLIMAT, LES EAUX ET LA VÉGÉTATION 53 clématites, de myrtes, etc. Des lauriers-roses, dont les fleurs forment l'agrément du paysage aux mois de juin et de juillet, s'élèvent jusque vers 900 mètres ; ils recherchent de préférence le lit des rivières et le bord des sources. Les espèces qui constituent le maquis sont les mêmes que celles du sous-bois. Les principales sont l'olivier, le lentisque, qui jouent un rôle prépondérant ; le chêne kermès, l'arbousier, la bruyère, le phyllirea, le myrte, plusieurs espèces de genêts et de citises, les cistes, les hélianthèmes, les lavandes, les romarins, les armoises, les euphorbes, etc. Même à l'état de nature, la forêt et le maquis n'occupent pas toute la surface du Tell ; sur certains terrains peu propres à la végétation arborescente, ou lorsque la quantité de pluie est trop faible, la surface du sol est occupée par des plantes bulbeuses et des graminées, auxquelles se mêlent de place en place seulement quelques broussailles : c'est ce qu'on pourrait appeler la broussaille-prairie, entremêlée tantôt de palmiers-nains, tantôt de jujubiers. Le palmier-nain (doum) caractérise assez bien, dans le Maroc septentrional et occidental, les plaines qui reçoivent de 35 à 60 centimètres de pluies. Il est remplacé, dans les régions plus sèches et à demi steppiennes, par le jujubier. Dans les plaines du Maroc occidental, le jujubier occupe la zone intérieure qui succède à la bande littorale bien arrosée. Ailleurs, ce sont les plantes bulbeuses, comme la scille et l'asphodèle, couvrant d'énormes espaces, qui frappent surtout le regard. Beaucoup de plantes sauvages ont, dans l'Afrique du Nord, une tendance manifeste à former des peuplements vastes et denses. A l'époque de la floraison, elles recouvrent les plaines de vastes tapis rouges, jaunes, bleus ou blancs, formés de soucis, de pâquerettes, de camomilles, de mauves, etc. Les férules, appartenant à la famille des Ombellifères, 54 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES et dont les tiges atteignent de 2 à 3 mètres de hauteur, sont particulièrement répandues dans les plaines du Maroc occidental ; dans les terres noires, elles sont accompagnées de fenouils, de chardons, notamment de khorchef ou artichauts sauvages. Le Tell marocain qui borde l'Atlantique a été presque entièrement déboisé par la culture ; bien que celle-ci soit loin d'occuper toute la surface du pays, elle est néanmoins beaucoup plus intense dans les plaines telles que celles des Chaouïa et des Doukkala que ne l'était la culture indigène en Algérie et en Tunisie. Il n'y a pour ainsi dire pas un arbre de Tanger à Fès, non plus que de Tanger à Larache, et les régions qui s'étendent entre Casablanca et Fès, entre Casablanca, et Mogador, entre Casablanca et Marrakech, sont encore plus complètement déboisées. Le déboisement n'a malheureusement pas été limité aux terres culti¬ vables ; les abus du pâturage et les déprédations de toutes sortes ont ruiné la végétation sur de vastes espaces où le sol, impropre à la culture, est aujour¬ d'hui stérilisé. Le chameau, qui peut atteindre à trois mètres de hauteur, mange ou brise tout : écorce, bourgeons, branches. La chèvre s'attaque surtout à la végétation ligneuse et dévore les bourgeons termi¬ naux des plantes, qui dépérissent et finissent par mourir. Le pâturage du mouton est beaucoup moins destructeur que celui de la chèvre, et les bêtes à cornes, qui ne mangent que l'herbe, sont les moins nuisibles de toutes. Cependant le mouton empêche le sous-bois de se reformer, détruit la racine, durcit la terre par le piétinement et produit une sorte de feutrage qui rend difficile la pénétration de la pluie dans le sol et la croissance de l'herbe. Les bonnes essences dispa¬ raissent, les espèces secondaires plus résistantes prennent leur place et la forêt passe à l'état de maquis. Il n'y a pas que la forêt qui recule ; le manteau de plantes herbacées vivaces et de sous-arbrisseaux s'en LE CLIMAT, LES EAUX ET LA VÉGÉTATION 55 va de toutes parts en lambeaux, et le pâturage avec lui, ainsi que le combustible. Sans doute, on ne peut nier la nécessité de la prise de possession par l'agricul¬ ture de terres autrefois recouvertes par le maquis, non plus que le rôle indispensable de l'industrie pastorale, mais il y a un intérêt de premier ordre à éviter les excès et les abus. Il faut prendre garde que l'intervention européenne, comme cela s'est produit en Algérie, n'accroisse encore le mal en refoulant les indigènes vers les régions forestières, en suscitant de nouveaux besoins en combustible, en permettant de pénétrer dans des régions jusqu'ici défendues parleur isolement, en mettant, en un mot, toutes les forces de la civilisation au service de l'économie destructive et de la barbarie. Le Tell passe à la steppe par une série de transitions et de gradations. Dans le Maroc occidental, la steppe occupe toute la zone intérieure des plaines située à une certaine distance de la mer et où les pluies de l'Atlantique ne parviennent plus qu'en faible quantité; au Sud et à l'Est, les reliefs de l'Atlas font reparaître les boisements partout où l'altitude et l'humidité sont suffisantes. Ces steppes sont de riches régions de pâturage ; les pasteurs et les troupeaux y pratiquent un nomadisme d'une forme assez spéciale, qui les amène, soit à descendre vers le Tell et la bordure litto¬ rale après l'enlèvement des récoltes, soit à remonter vers le Moyen-Atlas à l'époque où les neiges y ont disparu et où ils rencontrent en plein été une végéta¬ tion abondante. Dans le Maroc oriental, on retrouve une vaste zone de steppes, en tout semblables aux grandes steppes des provinces d'Oran et d'Alger, qui n'en sont que la continuation. Cette zone a pour limite occidentale la vallée de la Moulouya et occupe toute la région comprise entre cette vallée et la frontière algérienne, région qu'on appelle le Dahra marocain. Les steppes du Maroc oriental, où la végé- 56 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES tation est beaucoup plus maigre et plus rare que dans les steppes du Maroc occidental, nourissent néanmoins de nombreux troupeaux. Elles ont une grande exten¬ sion du Sud au Nord ; exception faite de quelques plaines littorales ou sublittorales et de quelques massifs montagneux, les steppes s'avancent presque jusqu'au bord de la mer dans le Garet, dont le nom même indique que les gara ou gour, formes de terrain subdésertiques, dominent dans la contrée. Cependant les steppes n'ont un caractère bien tranché que jus¬ qu'à l'Oued Za et à la région de Berguent ; la plaine de Tafrata a déjà un caractère mixte, et la plaine des Angad doit être considérée comme appartenant au Tell. La végétation des steppes est composée surtout d'espèces coriaces peu nombreuses, aptes à résister à la fois au froid et à la chaleur. L'alfa (Stipa tenacissima) est la plus connue des graminées des steppes, en raison de son importance économique. Ses grosses touffes irrégulières sont séparées par des espaces libres où poussent quelques plantes annuelles pendant la saison des pluies. L'alfa craint l'humidité et est exclu en général des régions où il tombe plus de 50 centi¬ mètres de pluie en moyenne et où il est remplacé par le diss ; mais, bien qu'il soit caractéristique de la steppe, ce serait une erreur de croire, comme on le fait souvent, qu'il y demeure confiné ; lorsque le sol est bien drainé, l'alfa s'étend dans la région fores¬ tière et montagneuse et parvient jusqu'au bord de la mer dans le Maroc oriental. On le rencontre à des altitudes très diverses, depuis le niveau de la mer jusqu'à 1.800 mètres. Il est cependant plus rare au Maroc qu'en Algérie et en Tunisie. Dans le Maroc occidental, il est remplacé par une autre graminée d'une espèce voisine (Stipa torlilis.) Dans les steppes mêmes, l'alfa évite les dépressions dont l'humidité ou le degré de salure lui seraient LE CLIMAT, LES EAUX ET LA VÉGÉTATION 57 funestes et se cantonne sur les parties du sol les plus saillantes ou les plus déclives. Pendant qu'il occupe les terres caillouteuses ou tout au moins non argileuses, le sparte (Lygeum spartum) vit à un niveau inférieur. Plus bas encore, dans les fonds argileux et dans les dépressions limoneuses, s'étalent les deux armoises : l'armoise champêtre (Artemisia campestris ou tegou- fet) et surtout l'armoise blanche (Artemisia herba- alba ou chih), dont les longues bandes d'un vert plus pâle tranchent de loin sur la masse de la végétation. Elles sont accompagnées d'une série de plantes : polygonées, labiées ou graminées, qui aiment les mêmes terrains. Sur les terres salées qui occupent parfois les dépressions se pressent des salsolacées, auxquelles s'associent des touffes de sparte. Le pay¬ sage vert-jaune (alfa), vert-blanc (sparte) et vert-gris (armoise ou salsolacées), dont la teinte se dégrade suivant l'abaissement du relief et d'après la végétation qui en résulte, est très caractéristique des steppes de l'Afrique du Nord. Sur le vert-gris des armoises tranche par endroits, au printemps, le vert-émeraude des orges et des blés, tandis que, sur certains sommets, l'alfa se dissimule sous le vert sombre des arbres. Sur quelques points se forment des dunes de sable, caractérisées surtout par le drinn (Arislida pungens). La région sableuse qui entoure Mogador est couverte de retem (Rétama retem), légumineuse qui a l'aspect d'un genêt à fleur blanche et dont chaque branche porte d'innombrables escargots. Enfin, indépendamment de la végétation forestière réfugiée sur les montagnes, certaines dépressions un peu plus fraîches et un peu plus profondes présentent des traces de végétation arborescente ; dans ces dépressions poussent souvent, sous forme d'exem¬ plaires isolés, de magnifiques betoums ou pistachiers de l'Atlas (Pistacia atlantica). Dans le thalweg des oueds, on trouve aussi quelques arbustes. 58 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES Dans le Maroc occidental, la région située au Sud du Tensift, sur une largeur d'environ 50 kilomètres en partant de la côte, est une région de brousse ; puis la steppe se prononce de plus en plus à mesure qu'on s'avance dans l'intérieur. L'arbre caractéristique de cette région est l'arganier (Argania sideroxylon, arabe halgan ou louz-el-Berber, amande des Berbères). Il s'étend surtout de Mogador à Agadir, formant, soit seul, soit en mélange avec le thuya et le genévrier, des forêts claires qui couvrent les contreforts occi¬ dentaux de l'Atlas, le Sous et le versant Nord de l'Anti-Atlas jusqu'au Siroua. Il ne se rencontre nulle part ailleurs au Maroc, ni même en Afrique. Bien qu'il appartienne à une famille très éloignée de celle de l'olivier au point de vue botanique, il lui ressemble par son aspect général, et on pourrait le définir un olivier épineux. Il donne le même genre de paysage que l'olivier : c'est un paysage de parc à la française, ou si l'on veut une steppe parsemée d'arbres espacés et offrant, par suite, une certaine analogie avec la savane. Les régions sahariennes qui confinent au Maroc proprement dit sont presque entièrement dépourvues de végétation, en dehors des points ou lignes d'eau qui constituent les oasis. Cependant, au voisinage de l'Atlantique, par suite de l'humidité plus grande, les bons pâturages sont abondants, mais il faut entendre par là des pâturages sahariens, bons pour les nomades et leurs chameaux, et qui n'ont rien de commun avec ce que nous désignons en Europe sous ce vocable. Quelques gommiers parsèment la Feïja et le Bani. Le Dra et ses affluents sont accompagnés d'un cordon de cultures, de pâturages, de vergers, qui s'élargit en certains points, correspondants aux zones d'épan- dage, pour former des mader. Comme le répète de Foucâuld à maintes reprises, les oasis du Sahara marocain sont de simples lignes, de minces rubans de LE CLIMAT, LES EAUX ET LA VÉGÉTATION 59 verdure, et n'occupent qu'une très faible superficie relative. Surtout à l'Est de l'écran du Siroua, le Sahara marocain, si l'on s'éloigne des lignes d'eau et d'oasis, est aussi stérile que le Sahara algérien. La vaste hamada qui s'étend entre le Guir et le Tafilelt est particulièrement désolée et presque dépourvue de toute végétation. Y Telles sont les conditions géographiques dans les¬ quelles l'homme est appelé à vivre au Maroc. La nature et le relief du sol, le climat et la végétation se combinent diversement pour y déterminer un certain nombre de régions naturelles, qui passent les unes aux autres par des transitions graduelles, mais qui sont néanmoins bien caractérisées. Dans les massifs littoraux, les régions naturelles qu'on peut distinguer sont le pays des Djebala, de Tanger à Penon-de- Yelez ; le Rif, de Penon-de-Velez à Melilla ; le Garet, de Melilla à la Moulouya. Dans les plaines du Maroc occidental s'individualisent le Rarb, de Tanger au Sebou ; la région de Fès ; puis le couloir de Taza, qui se continue jusqu'en Algérie par les plaines de Tafrata et des Angad ; au delà de la région des Zaër et des Zemmour, qui s'insère comme un coin entre le Maroc du Nord et le Maroc du Sud, sont les plaines du Houz, qui s'étendent de Rabat à Mogador et à Mar¬ rakech jusqu'au pied de l'Atlas. Viennent ensuite les grandes chaînes de l'Atlas, Moyen-Atlas, Haut- Atlas et Anti-Atlas, enfermant entre elles la région du Sous, puis les oasis du Todra, du Reris, du Ferkla, du Tafilelt et du Dra, ces dernières déjà en plein Sahara. Enfin viennent la vallée de la Moulouya et le Dahra, commencement des steppes de la province d'Oran. Ces diverses régions sont d'inégale étendue et 60 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES d'inégale valeur économique. Les unes sont des régions agricoles, les autres des pays d'industrie pastorale, d'autres enfin sont désertiques et ne connaissent que la culture irriguée, confinée aux points d'eau. Les plus intéressantes à divers titres sont celles qui bordent l'Atlantique : le Rarb, le Houz et le Sous. Mais ces plaines sont solidaires' des régions montagneuses qui les encadrent et dont les unes leur ouvrent l'accès de la Méditerranée, tandis que les autres les séparent du Sahara. Ces régions monta¬ gneuses ont leur valeur propre, notamment comme zones forestières et comme zones de cultures fruitières. Elles sont le refuge des populations berbères, qui y ont toujours vécu à l'écart des influences civilisa¬ trices, descendant seulement vers les plaines pour s'y ravitailler dans les périodes paisibles, pour inquiéter et piller les agriculteurs et les citadins dans les périodes troublées. LIVRE II LES CONDITIONS HISTORIQUES1 CHAPITRE I LES ORIGINES2 I Les populations indigènes de l'Afrique du Nord sont ordinairement désignées sous le nom de Berbères ; c'est le vocable qu'emploient les étrangers depuis une haute antiquité. On a voulu voir dans ce nom une sorte d'onomatopée s'appliquant au peuple dont on ^ ne comprend pas la langue. Ibn-Khaldoun, le grand ' 1. Gn trouvera un court, mais excellent résumé de l'histoire du Maroc par Edmond Doutté, dans la Revue générale des Sciences du 28 février 1903, t. XIV, p. 190-208. — L'abbé Godard, Descrip¬ tion et Histoire du Maroc, 2 vol. in-8°, Paris, 1860. — E. Mercier, Histoire de l'Afrique septentrionale, 3 vol. in-8°, Paris, 1888-1891. — Fr. M.-P. Castellanos, Hisloria de Marruecos, 3e édition, in-8°, Tanger, 1898. — Budgett Meakin, The Moorish Empire, in-8°, Londres, 1899. 2. Sur les Berbères, bibliographie par Masqûeray, dans l'Histoire générale de Lavisse et Rambaud, t. IV, p. 822 ; — par R. Basset et G. Yver, dans VEncyclopédie de l'Islam, article Berbères. — René Bas¬ set, Etude sur les dialectes berbères, in-8°, Paris, 1894. — Henri Basset, Essai sur la littérature des Berbères, in-8°, Alger, 1920. — Id., Le culte des grottes au Maroc, in-8°, Alger, 1920. — Sur la préhistoire, Pallary, Instructions sur les recherches préhistoriques dans le Nord-Ouest de l'Afrique, in-8°, Alger, 1900. — S. Gsell, L'Algérie dans l'antiquité. in-i8, Alger, 1900. — Id., Les Monuments antiques de l'Algérie, 2 vol, in-8°, Paris, 1902. — Id., Histoire ancienne de l'Afrique du Nord, tome I, in-8°, Paris, 1913. — G.-B.-M. Flamand, Les pierres écrites, in-8°, Paris, 1921. — Bulletin de la Société préhistorique du Maroc. —M. Boule, Les hommes fossiles, 3e édition, Paris, 1927. 62 LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES historien des Berbères, raconte que le héros légendaire Ifrikos, pénétrant dans l'Afrique du Nord, s'écria en entendant les indigènes : Ach berberetkoum ? Qu'est-ce donc que votre jargon ? Que bredouillez- vous ? Le nom de Beraber, qui s'est d'abord appliqué à l'ensemble des populations nord-africaines, est encore porté par une puissante confédération qui habite le Haut-Atlas marocain. Berber vient certaine¬ ment du grec barbaros, du latin barbarus. Ce n'est pas le nom que ces indigènes se donnent à eux-mêmes, ils s'appellent Imaziren, et leur langue se nomme la tamazirt. C'est un mot très vieux, qu'on retrouve dans les écrivains anciens sous la forme Mazices ou des formes voisines. Quand au nom de Kabyle (kabila, les tribus), c'est un terme très vague, comme le mot Maure, qu'on trouve déjà dans les jauteurs grecs et latins pour désigner les Berbères ; ni l'un ni l'autre de ces vocables n'ont une signification bien précise. La prédominance de la religion musulmane et de la langue arabe qui lui sert de véhicule avaient fait croire aux Européens, en particulier à l'époque de la conquête de l'Algérie, que l'Afrique du Nord était exclusive¬ ment peuplée d'Arabes ; mais un examen même super¬ ficiel suffit pour se convaincre que beaucoup de populations indigènes ne parlent pas l'arabe et le comprennent à peine. Isolées dans les massifs monta¬ gneux ou dans les oasis, c'est-à-dire dans les régions les moins accessibles, elles se dérobaient à l'observa¬ tion scientifique des Européens pour les mêmes causes qui les avaient soustraites à la domination politique des Arabes. Cependant, de tout temps, les voyageurs instruits des choses de l'Afrique du Nord ont connu les populations berbères et les dialectes berbères, apparentés les uns aux autres. Il a été finalement reconnu que l'Afrique du Nord est véritablement une Berbérie, où la mince couche arabe repose sur un substratum autochtone à peine modifié et facile LES ORIGINES 63 à retrouver. Cette vérité est particulièrement évidente au Maroc ; là, les populations franchement berbères, plus ou moins analogues aux indigènes de la Kabylie du Djurjura, qui, en Algérie, paraissaient tout à fait | exceptionnelles, forment l'immense majorité des habi- tants et occupent la presque totalité du pays. Les origines berbères sont obscures, et il est bien dif¬ ficile de déterminer à quelles souches doivent être rattachés les habitants de l'Afrique du Nord. Les documents précis sur l'anthropologie ne sont pas très nombreux et les résultats qu'il donnent ne sont guère concluants. D'après Sergi, les Berbères pris en bloc se rattacheraient à une race qu'il appelle chamitique, qui occuperait tout le Nord de l'Afrique aussi bien à l'Ouest qu'à l'Est, qui serait représentée par des groupes importants au cœur du continent noir et se serait répandue d'autre part dans toute l'Europe occidentale. Les mensurations anthropologiques sont encore bien peu nombreuses et ne permettent guère de se faire une opinion. Elles donnent l'impression qu'on n'est pas en présence d'une race homogène, tant s'en faut, et décèlent des mélanges de toutes sortes. Certains groupes en effet, présentent une taille moyenne infé¬ rieure à lm. 64, d'autres une taille supérieure à lm. 72. Les indigènes de l'Afrique du Nord sont en majorité dolichocéphales, cependant il existe parmi eux des brachycéphales ; les moyennes des indices céphaliques varient de 70_à__80. Il existe des populations au nez étroit (leptorrhiniens), d'autres au nez large (mésor- rhiniens). Les yeux, la peau sont plus ou moins clairs, plus ou moins foncés. Mais les mensurations anthro¬ pologiques montrent que les tribus dites arabes de l'Afrique du Nord présentent les mêmes caractères que les tribus dites berbères. Dans aucun groupement, les sujets de type arabe ne sont assez nombreux pour imposer leurs traits dominants à la masse. Il faut 2. LES CONDITIONS GÉOGRAPHIQUES donc renoncer à opposer l'Arabe au Berbère au point de vue anthropologique. Tout porte à croire que les habitants actuels du Maroc ne diffèrent guère de ceux qui peuplaient le pays il y a 3.000 ans. Quant à la classification des types, très tranchés et très différents les uns des autres, que nous englobons sous cette appellation de Berbères, elle est bien délicate et nous manquons de documents pour l'entreprendre. Le type qui paraît le plus répandu, celui dont se rapprochent plus ou moins les deux tiers des habitants de l'Afrique du Nord, est un type au crâne allongé, aux cheveux et aux yeux noirs, de taille moyenne, qui est également le type dominant dans l'Europe méri¬ dionale, en Espagne, en Italie, dans le Sud-Ouest de la France. C'est sans doute là une des grandes races qui ont peuplé l'Europe, celle que certains anthropolo- gistes appellent la race méditerranéenne ou race ibéro-ligure. Un autre type très différent de celui-là offre une remarquable ressemblance avec les Égyptiens tels qu'ils sont figurés sur les monuments antiques, tels que sont encore les fellahs de nos jours. C'est un type grand et élancé, le nez busqué, les attaches fines, le torse conique. Ces indigènes semblent être d'origine orientale ; beaucoup de leurs traits en témoignent. Enfin on ne peut manquer d'être frappé de la présence, dans beaucoup de régions de l'Afrique du ord, d'un type de blonds très accusé, aux yeux bleus, mélangés aux populations brunes et qui semble appartenir à une race fort différente. Les dolichocé¬ phales de grande taille se rencontrent dans les massifs montagneux, en particulier dans le BJI marocain. Ces dolicho-blonds rappellent les Germains et les Nor¬ mands ; on a cherché à les rattacher aux populations nordiques de l'Europe. D'autres types, plus ou moins bien définis dans LES ORIGINES 65 l'état actuel des observations, se rencontrent à chaque instant. Des auteurs divers se sont efforcés de distin¬ guer ces types au Maroc, mais, à ce qu'il semble, avec plus d'audace que de succès. Un fait demeure établi : la race berbère n'est pas une ; elle se compose d'éléments divers, elle est mixte et mêlée dès l'origine. Ainsi s'expliquent peut-être en partie les contradic¬ tions entre les divers auteurs qui n'ont connu ou étudié qu'un rameau de cette race. L'Afrique du Nord, vaste carrefour, a vu arriver sans cesse, depuis les temps les plus anciens, des fugitifs et des conquérants de toutes provenances. Elle a été un réceptacle ouvert à toutes les races de l'Asie et de l'Europe. Le Maroc a reçu des habitants par l'Algérie ; il en a même reçu par le Sahara. Il serait vain de vouloir admettre une seule de ces provenances en négligeant les autres. Les divers types de bruns ou de blonds que nous rencontrons aujourd'hui existaient déjà dans l'antiquité et n'ont été que faiblement modifiés par les invasions histo¬ riques, même par l'invasion arabe. La race aujour¬ d'hui éteinte des indigènes des Canaries, qui étaient de souche berbère et que leur situation insulaire a dû mieux protéger contre les mélanges extérieurs, présentait des blonds et des bruns. De vagues indices nous permettent d'ailleurs de suivre à travers l'his¬ toire les souches diverses de la race berbère. Les anciens distinguaient les Gétules et les Libyens et, parmi ces derniers, les Libyens blonds, ce qui suffit à montrer combien il est déraisonnable de faire remonter ces populations blondes à l'invasion vandale. Ibn-Khaldoun, reproduisant une classification qui lui est antérieure, classe les tribus berbères en deux caté¬ gories, les Botr et les Branès, descendant les uns de Madghis, les autres d'Abter. Aujourd'hui encore, on peut distinguer les Zenata, une des grandes familles de la race berbère, qui paraissent être parmi les derniers arrivés dans la région méditerranéenne, des indigènes A- Bernard 5 66 LES CONDITIONS HISTORIQUES qui ne sont point de souche zénète, Masmouda et Sanhadja. Il existe une langue berbère, ou du moins des dia¬ lectes berbères, apparentés les uns aux autres, et parlés depuis l'Atlantique jusqu'à l'Egypte. Ces dialectes forment une série d'îlots, répandus depuis les Trarzas des bords du Sénégal jusqu'à l'oasis de Syouah dans le désert libyque. qui se sont conservés dans les régions garanties par les montagnes ou par le désert, dans les oasis du Sahara et dans les massifs montagneux du Maroc. L'étude du vocabulaire et de la syntaxe berbères, entreprise par les savants français, n'est pas achevée. Le berbère a été classé dans le groupe des langues dites chamitiques ; il est parent du copte, qui lui-même ressemble à lLanoien égyptien, des dialectes non-sémitiques de l'Abyssinie et de la Nubie. Cependant les ressemblances sont grandes entre les dialectes berbères et les langues sémi¬ tiques, comme s'il y avait deux branches séparées d'un même tronc à une époque très ancienne et allant en divergeant. Le berbère paraît correspondre à une couche anté-historique du sémitisme ; aussi a-t-on proposé pour ces langues le nom de protosémitiques. La langue punique semble en outre avoir exercé beaucoup d'influence sur le berbère. Peut-être, dit Renan, la facilité avec laquelle l'arabe prit possession de ces contrées et la disparition complète du latin sont-elles dues à ce que beaucoup d'indigènes par¬ laient le punique. D'ailleurs, le vocabulaire berbère, reflet de l'histoire de ce peuple, charrie des alluvions de toutes sortes, égyptiennes, phéniciennes, arabes. La langue est un fait précis et observable : aussi pouvons-nous dire qui parle berbère, qui parle arabe ; nous pouvons distinguer les berbéropjiones des ara¬ bophones ; mais cela ne nous permet nullement de conclure qui est Berbère, qui est Arabe. C'est de la langue qu'il faut entendre le mot d'Ibn-Khaldoun : «Les LES ORIGINES 67 Berbères sont un vrai peuple comme tant d'autres en ce monde. » Visiblement, de nombreuses populations berbères ont oublié leur langue pour parler l'arabe. Le fait se- produit encore sous nos yeux. De même, les affinités sémitiques du berbère ne nous permettent pas de conclure à l'origine sémitique de tous les individus qui le parlent. L'unité linguistique recouvre la pluralité ethnique. Il y a peu de chose à tirer des textes anciens, qui manquent de précision. Les passages célèbres et tant de fois commentés d'Hérodote, de Salluste, de Procope, de Khaldoun, qui font allusion à des origines orientales, ont été l'objet d'interprétations contradic¬ toires. Les traditions des Arabes sur leurs migrations antéislamiques en Berbérie, qui n'ont par elles-mêmes aucune valeur, répondent à un fait réel, aux profondes racines qu'ont les populations sémitiques dans l'Afrique du Nord. Peut-être ces traditions se rapportent-elles à la dernière invasion préhistorique, superposée à des populations plus anciennes. Lapluralité d'origine des Berbères est, en tout cas, un des faits les plus clairs qu'on puisse déduire des textes anciens. La fragilité des arguments d'ordre philologique sur les origines des indigènes de l'Afrique du Nord, l'incertitude des récits historiques ont conduit les savants à chercher des données plus précises dans l'étude des documents archéologiques les plus anciens, tels que' les ateliers de silex taillés, les gravures rupestres et les monuments mégalithiques. Mais, ici encore, comme on va le voir, les résultats fournis sont contradictoires. L'hypothèse d'une immigration venue d'Europe pt celle d'une invasion par l'Orient peuvent être soutenues avec une égale vraisemblance. Elles sont sans doute vraies toutes les deux, si, comme tout porte à le croire, les races qui s'agitent dans l'Afrique septentrionale sont nombreuses et d'origines variées. 68 LES CONDITIONS HISTORIQUES II Dans l'Afrique du Nord comme en Europe, l'homme ' a certainement été contemporain des grands mammi¬ fères quaternaires aujourd'hui disparus. Il se servait alors d'armes en pierre, taillées par simple percussion, répondant au mêmes types généraux que leurs simi¬ laires d'Europe. De divers côtés, on a trouvé des outils grossiers en silex, en quartzite, parfois en cal¬ caire, du type de Saint-Acheul ou du type moustérien. On a également rencontré des instruments plus perfec¬ tionnés : couteaux, scies, grattoirs, pointes de flèches, en silex taillé encore, mais parfois d'un très beau travail. Ces pointes de flèches ne sont point rares dans le Tell, mais on les trouve surtout à profusion au voisinage du Sahara. Il y en a de véritables ateliers, généralement voisins d'anciennes daïas aujourd'hui desséchées, ou de sources depuis longtemps taries, qui ne se reconnaissent plus que par les dépôts travertineux témoins de leur ancienne activité. Le préhistorique du Maroc ne semble pas différer sensi¬ blement de celui de l'Algérie et de la Tunisie, mais les recherches sont encore trop peu avancées pour qu'on en puisse dire rien de concluant. Il existe au Maroc, comme dans le reste de l'Afrique du Nord, un grand nombre de grottes, des abris sous roche, qui ont servi de refuge à l'homme préhisto- M (j rique. La grotte de Kifan-bel-Ghomari, à Taza, fouil¬ lée par le lieutenant Campardou, a livré des silex taillés analogues à ceux qu'on a trouvés dans la vallée Il de la Mouilah, près de Marnia, qui caractérisent la fin " du paléolithique supérieur, l'étage appelé ibéro- maurusien. Beaucoup de grottes ont servi de sépul- i! tures ; près de l'entrée de l'une d'elles, à Taza, une figure géométrique, où l'on a cru voir une image solaire, est sculptée sur le rocher. Les grottes naturelles, plus LES ORIGINES 69 ou moins aménagées par l'homme, sont nombreuses dans le Moyen-Atlas, entre Beni-Mellal et Ouaouizert. De Foucauld les a signalées et a relaté à leur sujet les légendes qui ont cours parmi les indigènes. Ces cavernes ont sans doute été utilisées autrefois comme habitations. Actuellement encore, elles servent de refuge aux indigènes en cas de danger pour eux-mêmes et pour leur bétail. Tout porte à croire que le troglodytisme fut autre- I fois la forme d'habitat la plus commune des Berbères. ' Le nom même d ' Africa dériverait, dit-on, du mot if ri, [| qui signifie grotte en berbère. En maint endroit, à Fès, à Taza, à Tlemcen, l'histoire de l'habitation se discerne au premier coup d'œil ; près de ces villes sont des rochers dont les assises présentent une ou plusieurs y séries de grottes, dans lesquelles les hommes se sont d'abord établis. Les troglodytes sont encore nombreux dans le Moyen-Atlas, notamment à El-Hadjeb et à 'I Ifrane. Harris a signalé aussi les Aït-Ifri, les gens des cavernes, qui vivent dans les grottes de l'Oued-Dadès. 1 En somme, les cavernes du Maroc ayant été habitées à diverses reprises et l'étant encore aujourd'hui, on ne peut rien préciser à leur sujet tant qu'elles n'auront pas été fouillées méthodiquement. On rencontre dans l'Afrique du Nord un type parti¬ culier et assez répandu de gravures rupestres. Le'l rabbin Mardochée les a signalées dans le Sous et l'explorateur Lenz les a revues après lui. Douls en a trouvé près du cap Juby ; c'est surtout, semble-t-il, au voisinage du Sahara qu'on les rencontre ; on en connaît au Fezzan, au Tibesti, dans la Haute- Égypte, dans la vallée du Sinaï. Ces dessins primitifs sont très nombreux dans le Sud-Oranais, où ils ont été étudiés avec beaucoup de soin par M. Flamand. Les mêmes rochers portent en général deux séries de figures : la première série, beaucoup plus ancienne que la seconde, se caractérise par la continuité du 70 LES CONDITIONS HISTORIQUES trait et par un cachet artistique que ne présentent point les dessins de la seconde série. Dans la série ancienne, on voit représentés des chasseurs ayant déjà le chien pour auxiliaire, coiffés de plumes d'autruche, armés d'arcs et de casse-têtes, à peu près comme les Peaux-Rouges d'Amérique, et accompagnés de figures d'animaux très divers, parfois d'un dessin remarquable, ailleurs difficilement reconnaissables : un éléphant à front très bombé et à oreilles courtes, des bœufs à cornes dirigées en avant, des bubales, des lions, des panthères, des autruches, moins sûrement la girafe, l'hippopotame, le rhinocéros. Il est bien difficile de se prononcer sur l'ancienneté et sur la chronologie des gravures rupestres. A la base des rochers qui les portent, on trouve des ateliers de silex, des flèches grossières et des haches. En faveur de la très haute antiquité de ces gravures, on peut invoquer le fait qu'elles ont été tracées avec des instru¬ ments en pierre et non avec des outils métalliques ; les armes qu'on y voit figurer et qui paraissent bien aussi en pierre ; le costume primitif que portent certains personnages : pagnes, coiffures de plumes ; enfin et surtout les espèces animales, aujourd'hui éteintes, qui y sont représentées. Quelques-uns de ces arguments ne sont pas irréfutables. L'usage des outils et des armes en pierre s'est maintenu très long¬ temps dans certaines parties de l'Afrique septentrio¬ nale, surtout à l'intérieur des terres, et les silex taillés que l'on recueille dans les steppes et au Nord du Sahara se trouvent en général à fleur de terre et sans patine, ce qui est une présomption en faveur de leur modernité relative. Un des traits les plus frappants de la Berbérie à toutes les époques est la coexistence sur son sol de civilisations très différentes et inégalement avancées ; il faut y voir une conséquence du conser¬ vatisme des Berbères, ce conservatisme dérivant lui-même de la pauvreté et de l'isolement de certaines LES ORIGINES 71 régions. Quant à la coiffure à plumes d'autruche, elle | a été portée pendant longtemps par les Libyens. Aussi le principal argument sur lequel s'appuie M. Flamand pour dater les plus anciennes gravures rupestres est la figuration sur ces gravures du Bubalus anliquus, très reconnaissable à ses grandes cornes de trois mètres d'envergure. Cette espèce est aujourd'hui éteinte, non seulement en Berbérie, mais en Afrique. M. Flamand en conclut que les plus anciennes gra¬ vures rupestres datent anthropologiquement de la période néolithique, géologiquement du pléistocène récent. Les monuments en pierres brutes ou sommairement équarries, assemblées sans ciment, sont nombreux au Maroc comme dans le reste de l'Afrique du Nord. Ils ont en commun l'utilisation de matériaux volumi¬ neux qui leur a valu le nom de mégalithes, et la destina¬ tion des chambres ainsi construites à grand renfort de bras pour servir de tombeaux. Les indigènes les désignent d'une façon générale sous le nom de Kbour- |f ed-Djouhala, tombes des païens. Isolés ou réunis en vastes nécropoles, ces monuments couronnent d'ordi¬ naire des hauteurs rocheuses ou sont accrochés à leur flanc. Deux rites funéraires peuvent être constatés dans ceux qui semblent les plus anciens : tantôt les corps ont été débarrassés de leur chair par une exposi¬ tion en plein air ou un séjour plus ou moins long dans une sépulture provisoire, et on a enfoui pêle-mêle dans la tombe définitive des ossements appartenant à plusieurs individus. Tantôt les morts ont été ense¬ velis dans une attitude repliée, les genoux touchant le menton, sans doute dans le but de ligoter le cadavre; des textes d'Hérodote et de Diodore de Sicile font allusion à ce mode d'ensevelissement chez les Libyens. Certains des monuments mégalithiques sont proba¬ blement très anciens, d'autres ont été bâtis après l'ère 72 LES CONDITIONS HISTORIQUES chrétienne. En général, il est impossible de les dater. Les éléments de certitude et même de probabilité chronologique manquent le plus souvent. Ce qu'on peut affirmer dès à présent, c'est que l'usage de construire des monuments "mégalithiques s'est mainte- tenu dans l'Afrique du Nord bien plus longtemps qu'ailleurs. A cet égard comme à tant d'autres, beaucoup de Berbères ont gardé avec une fidélité obstinée les coutumes de leurs ancêtres. Les monuments mégalithiques du Maroc n'ont pas été l'objet d'études suivies ni de fouilles systéma¬ tiques. Des dolmens ont été rencontrés dans le Rarb, principalement au Nord de l'Oued Loukkos ; d'autres ont été signalés dans les Beni-Mtir, sur le , versant Nord du Haut-Atlas ; chez les Beni-Snassen, près de la frontière algérienne. Les tumulus sont égale¬ ment fréquents au Maroc ; Tissot en a signalé un bon nombre ; leur périphérie est souvent marquée par un cromlech ou cercle de grosses pierres. Le cromlech se rencontre aussi quelquefois seul, par exemple entre Meknès et Lès. L'ensemble des monuments mégalithiques le plus intéressant du Maroc, et aussi le plus connu, est celui de Mzoura. Il est situé à une heure de marche environ de Sidi-el-Yamani, point où se rejoignent les pistes d'El-Ksar et de Larache à Tanger. Là s'élève un large tumulus de 6 à 7 mètres de hauteur, entouré à sa base d'un cercle de grosses pierres. Ces pierres ont en moyenne un mètre de hauteur ; l'une d'elles est haute de 6 mètres et constitue un véritable menhir, qui se voit de fort loin dans la campagne ; les indigènes l'appellent El-Outed, c'est- à-dire le piquet. Autour de ce tumulus se trouvent de nombreux vestiges de monuments mégalithiques. Un trait assez remarquable de distribution géogra¬ phique, c'est que les ateliers de silex et les monuments dits mégalithiques semblent s'exclure. D'une manière générale, et sans donner à cette formule une valeur LES ORIGINES 73 trop absolue, les mégalithes, ceux du moins qui peuvent prétendre à une ancienneté relative, sont surtout abondants sur les bords de la Méditerranée et dans le Tell ; les ateliers de silex, de même que les gravures rupestres, dans les steppes et dans le Sahara septentrional. Peut-être l'étude approfondie des sépultures et des restes qu'elles contiennent, jointe à celle des ateliers et des instruments en pierre, apportera-t-elle des éclaircissements au difficile problème des origines berbères, mais jusqu'ici nous ne savons ni quelles populations habitaient les cavernes, ni quels artistes ont gravé les dessins du Sous et de l'Oued Noun, ni quelles races ont élevé les monuments mégalithiques. Le docteur Weisgerber pense qu'à l'époque de la pierre polie, les peuplades ont dû cheminer du Sud au Nord, reculant peu à peu devant la sécheresse croissante du Sahara. Le docteur Hamy, se fondant sur la ressem¬ blance des poteries préhistoriques avec celles que fabriquent aujourd'hui les Somalis, suppose que le Sahara a été peuplé par des Éthiopiens. D'autres anthropologistes ont cherché à prouver que, dans l'antiquité, la race nègre s'étendait non seulement sur tout le Sahara, mais aussi sur le Maroc ; certains crânes extraits des grottes présenteraient des carac¬ tères négroïdes. Duveyrier, La Blanchère et d'autres attribuent aussi les gravures rupestres à une race noire, à laquelle ils ont donné le nom de garamantique, mais il faut avouer qu'ils n'ont produit aucun argu¬ ment solide en faveur de leur hypothèse. Quelques auteurs ont signalé certaines ressemblances des gra¬ vures rupestres avec celles que l'on rencontre à l'autre extrémité de l'Afrique, chez les Hottentots. Quant aux monuments mégalithiques, certains crânes qu'on y a trouvés sont nettement dolichocé¬ phales, et de Quatrefages a cru y reconnaître la race de Cro-Magnon. Le général Faidherbe pensait que les 74 LES CONDITIONS HISTORIQUES dolmens avaient été construits par un peuple blond venu d'Europe par le détroit de Gibraltar. Ces blonds auraient peuplé les Canaries et le Nord de l'Afrique et correspondraient aux Libyens blonds des Grecs. Mais il n'est nullement prouvé que le type dolménique ait été importé d'Europe en Afrique M. Montelius a récemment soutenu le contraire ; d'après ce savant, le type de sépulture des dolmens aurait pris naissance en Orient, où on le rencontre en Syrie et dans la vallée supérieure du Nil. De là, il se serait répandu sur la rive méridionale de la Méditerranée et ensuite dans l'Europe occidentale. De vagues indices tendraient donc à éta¬ blir un lien entre les blonds et les dolmens, les nègres et les gravures rupestres, les Éthiopiens et les silex et poteries ; mais le meilleur parti à prendre est de confes¬ ser notre ignorance. Les problèmes archéologiques, de même d'ailleurs que les problèmes linguistiques, doi¬ vent être distingués des problèmes ethnographiques, et la solution des uns n'avance guère celle des autres. La civilisation primitive de l'Afrique du Nord ne s'est pas développée spontanément, dans une contrée isolée du reste du monde. Par terre et par mer, par le Sahara, par la Tripolitaine, par la Sicile, par le détroit de Gibraltar, les indigènes ont été en relations avec d'autres peuples, bien avant la venue des Phéniciens sur leurs côtes. Nous savons par diverses incriptions hiérogly¬ phiques1 que les Pharaons furent en rapports fréquents avec les Libyens. Ceux-ci profitaient des périodes de faiblesse de la royauté pour se jeter sur la vallée du Nil et y faire des razzias ; en d'autres temps, ils y servaient comme mercenaires. Au xive et au xme siècles avant J.-Ç., ils faillirent conquérir l'Égypte. L'empire des Pharaons attirait surtout-ses voisins immédiats, qui s'initiaient dans une certaine 1. S. Gsell. LES ORIGINES 75 mesure à sa civilisation ; l'influence de l'Égypte, passant de tribu en tribu, pénétra jusque dans la Berbérie. L'alphabet libyque, dont les Touaregs ' font encore usage aujourd'hui, ne dérive pas de l'alpabet phénicien ; il est étroitement apparenté à des signes gravés sur des vases de la vallée du Nil, vieux peut-être de 6.000 ans. Certaines gravures rupestres présentent l'image d'un bélier dont la tête est sur¬ montée d'une coiffure en forme de calebasse, nouée soû¬ le menton par une sorte de jugulaire ; c'est apparem¬ ment la représentation d'une divinité indigène. Le peu que nous savons de la religion primitive des indigènes , de la Berbérie, culte des animaux, culte de soleil et | de la lune, atteste des influences égyptiennes. Au cours du second millénaire avant l'ère chrétienne, • divers États maritimes arrivèrent dans la Méditer¬ ranée à une grande puissance. Sur les côtes de la mer Égée étaient établis les Achéens, les Dardaniens, les Lyciens, les Tyrrhéniens. Entre cette mer et l'Afrique, les Crétois furent pendant un temps, sous le règne à demi légendaire de Minos, les maîtres de la Méditerra¬ née orientale. Ces peuples de la mer, comme les appe-1 laient les Pharaons, entretinrent des relations avec les 1 Libyens ; ils fondèrent peut-être quelques comptoirs sur leurs côtes. Vers 1350-1300, ils s'allièrent à eux [ pour envahir l'Égypte; ils contribuèrent sans doute au développement de la civilisation dans le Maghreb. Ce fut soit aux peuples de la Méditerranée, soit aux , Égyptiens, que les indigènes de l'Afrique du Nord | durent les céréales et probablement aussi la connais¬ sance des objets en métal. Ils les reçurent d'abord tout fabriqués, puis les fabriquèrent eux-mêmes. Sur le littoral, les progrès de la métallurgie firent tomber en décadence l'industrie de la pierre, mais celle-ci se maintint à l'intérieur des terres. Dans la partie septentrionale du Sahara, on continua à tailler pendant fort longtemps des armes et des outils en silex. CHAPITRE II LES PHÉNICIENS ET LES ROMAINS1 I Dès le xixe siècle avant notre ère, les Phéniciens de Tyr et de Sidon fondèrent des établissement sur les côtes africaines. Ce furent d'abord des comptoirs placés dans des îles ou sur des promontoires faciles à défendre. Avant même la fondation de Carthage, ils eurent des escales au delà du détroit de Gadès, sur la côte libyenne de l'Atlantique, «comme ils en avaient sur les côtes extérieures de l'Ibérie. Au dire de M. Victor Bérard, l'Odyssée aurait été composée d'après un périple phénicien. C'est ainsi que l'île de Calypso, par exemple, correspondrait à l'îlot de Peregil, dans le détroit de Gibraltar, au pied du Mont-aux-Singes (Djebel Moussa), qui serait l'Atlas. Strabon pensait déjà qu'Homère est la source de toute science comme de toute littérature, et estimait qu'une partie des connaissances des Grecs sur l'Occident leur vint des Phéniciens. Du Maghreb, les Phéniciens exportaient des laines, des peaux, de l'ivoire, des plumes d'autruche, du bétail, des esclaves. Ils laissaient en échange des étoffes, des verroteries, des poteries, des armes, du vin. 1. Ch. Tissot, Recherches sur la Géographie comparée de la Mauré- ianie lingilane, in-8°, Paris, 1878. — S. Gsell, Histoire ancienne de l'Afrique du Nord, 8 volumes in-8°, en cours de publication. — M. Bes- nier, La géographie économique du Maroc dans l'antiquité (Archives marocaines, 1906). — L. Châtelain, Ce que nous savons des antiquités romaines au Maroc ( Bull, de V Insliiui des Hautes-Études marocaines, 1920). LES PHÉNICIENS ET LES ROMAINS 77 A partir du vme siècle, Garthage imposa sa suzerai- | neté aux Phéniciens d'Occident. Elle lutta avec succès dans le bassin occidental de la Méditerranée contre la concurrence hellénique et franchit les Colonnes d'Hercule. Elle garda de son origine le caractère d'État maritime et n'étendit jamais sa domination directe au delà des régions littorales. L'intérieur appartenait à des princes indigènes, généralement soumis ou vassaux. Des alliances de famille unissaient les chefs indigènes et les principaux membres de l'aristocratie cathaginoise. Gomme l'a montré S. Gsell, l'influence carthaginoise a été beaucoup plus profonde qu'on n'a coutume de le dire, tout au moins à l'Est de l'Afrique mineure et la civilisation punique pénétra, à un assez haut degré, semble-t-il, les États berbères. Les Phé¬ niciens apprirent aux indigènes à fabriquer du vin et de l'huile et à exploiter les mines. Vers le milieu du ve siècle avant notre ère, Car- . 4-1 thage envoya, sous la conduite de l'amiral Hannon, I des colonies sur la côte occidentale du Maroc. Le périple d'Hannon est un des plus grands faits de navi- vation de toute l'antiquité et un des voyages de décou¬ vertes les plus considérables. Il nous est connu par un texte de 100 lignes, une inscription gravée dans un des temples de Carthage, traduite en grec et par¬ venue ainsi jusqu'à nous. Ce texte a fait l'objet de commentaires innombrables, qui n'ont pas réussi à dissiper toutes les obscurités. Hannon partit avec 60 pentecontères (navires à 50 rames) chargées de 30.000 colons, hommes et femmes, et des provisions nécessaires. Il s'agissait donc non seulement d'ouvrir de nouveaux débouchés au commerce de Carthage, mais de fonder de véritables colonies d'émigration. Après avoir franchi le détroit de Gadès, Hannon établit en effet des colonies sur la côte occidentale du Maroc, notamment à Thymiaterion (probable- H ment Mehdia, à l'embouchure du Sebou). Il paraît à 78 LES CONDITIONS HISTORIQUES peu près démontré qu'Hannon atteignit les pays tropi¬ caux et les régions guinéennes. Il vit des lagunes pleines d'éléphants, de grandes montagnes avec des arbres, des hommes velus et sauvages appelés gorilles, une montagne de feu qui pourrait bien être le volcan du Cameroun, et parvint en fin à la corne du Midi (Notou Keras), qu'on peut identifier soit avec le cap des Palmes, soit avec l'estuaire du Gabon. En tout cas, on sait, à n'en pas douter, que les Carthaginois entourèrent le Maroc, comme le reste de l'Afrique du Nord, d'une ceinture de comptoirs commerciaux. Ceux de Rusaddir (Melilla), de Tanger, de Lixus près de Larache, de Sla (Salé) sont les plus connus. Seules, des fouilles systématiques nous apprendront quelque chose de ce lointain passé. II Carthage abattue (146 av. J.-C.), Rome suivit long¬ temps la même politique indigène, politique sage et prudente qui ménageait les étapes et les transitions. Elle laissait aux indigènes du pays leurs chefs naturels et n'intervenait point dans leurs affaires, pourvu que les intérêts de Rome fussent sauvegardés et que ni ses citoyens, ni ses protégés n'eussent à souffrir soit dans leurs personnes, soit dans leurs biens. Elle ne deman¬ dait aux rois berbères, qu'elle qualifiait du terme bien significatif de rois esclaves (reges inservientes), que la reconnaissance en quelque sorte théorique de son protectorat. L'annexion ne fut complète que sous Claude (42 ans après J.-C.). Aux deux anciennes provinces d'Afrique (Tunisie) et de Numidie (partie orientale de la province de Constantine) se joignirent alors la Maurétanie césarienne et la Maurétanie tingitane, séparées par la Malva ou Mulucha (la Moulouya actuelle). Rome possédait désormais toutes LES PHÉNICIENS ET LES ROMAINS 79 les côtes de la Méditerranée, devenue une mer romaine, après avoir été phénicienne et grecque. La domination romaine progressant d'Est en Ouest, du golfe des Syrtes à l'Atlantique, ne fut jamais complète dans les régions occidentales qui corres¬ pondent au Maroc actuel. A tous égards, son influence y fut beaucoup plus superficielle qu'en Algérie et à plus forte raison en Tunisie. Cependant Tingis, Lixus, |j portaient le titre de colonies impériales ; cette der¬ nière ville, située sur un des méandres de l'Oued Loukkos, était particulièrement prospère. Sala, dont a retrouvé les ruines à Chella, près de Rabat, paraît également avoir eu une certaine importance à l'époque romaine. Dans la région de Meknès s'élevait Volubilis, dont les ruines, situées non loin de la zouaïa de Moulay-Idris, au Djebel Zerhoun, occupent une superficie considérable ; elles sont connues des indi¬ gènes sous le nom de Ksar-Faraoun ou Château des Pharaons. Bien que la plupart des monuments aient été détruits pour fournir des matériaux aux édifices de Meknès, il subsiste encore des ruines d'une basilique bordant le côté oriental du forum, et d'un arc de triomphe élevé au début du 111e siècle en l'honneur de Caracalla. Des fouilles y ont été faites en 1874 par Ch. Tissot, en 1887 par H. M. P. de la Martinière, à partir de 1915 par M. Louis Châtelain. On y a trouvé quelques œuvres d'art intéressantes, en particulier un chien de bronze et une statue d'éphèbe. La Tingitane ne fut classée ni dans les provinces sénatoriales, ni dans"les provinces impériales d'ordre supérieur placées sous les ordres d'un légat. Elle fut reléguée au rang des provinces inférieures || et le personnel romain y fut réduit au minimum. L'empereur s'y faisait représenter par un gou¬ verneur, choisi parmi les chevaliers, qui portait le titre de procurateur et concentrait entre ses mains tous les pouvoirs militaires, civils et judiciaires. 80 LES CONDITIONS HISTORIQUES Rome exigeait de ses sujets marocains de l'argent sous forme d'impôts directs et indirects, et des soldats. La cavalerie maure occupe une place exceptionnelle dans l'armée impériale sur le Rhin, sur le Danube, sur l'Euphrate. Les cavaliers africains rendirent de tels services à Trajan dans la guerre de Dacie qu'il les a immortalisés en les associant à sa gloire sur les bas- reliefs de la colonne Trajane. Les Romains demandaient à la Tingitane du blé et de l'huile, certains aliments de luxe : pintades, escargots, miel, poisson pour faire le garum, des plantes médicinales comme l'euphorbe, des essences végétales précieuses comme le citrus (thuya) dont on fabriquait des meubles de grand prix, des peaux d'animaux, de l'ivoire, des fauves, des éléphants, des chevaux, de la pourpre, des perles, des esclaves. Mais les deux principales productions, comme dans toute l'Afrique du Nord, étaient certainement le blé et l'huile. Le commerce avec la Tingitane se faisait presque tout entier pa~ l'entremise des ports espagnols. Le Maroc romain ne comprenait que la partie septentrionale du Maroc actuel. La colonisation romaine ne dépassait guère Sala, à l'embouchure du Bou-Regreg. Le poste extrême de ce côté paraît avoir été une tour de guet, Ad-Mercurios, située à 16 milles (23 kilomètres) de Sala. Cependant des inscriptions romaines, notamment l'épitaphe d'une prêtresse, ont été découvertes dans le Moyen-Atlas, près d'Anosseur. D'ailleurs, beaucoup d'indigènes, au Maroc comme en Algérie, avaient adopté, en partie tout au moins, les mœurs et les modes de construction des Romains. Il n'est donc pas toujours facile de faire la part de ce qui revient aux Romains et de ce qui revient aux indigènes romanisés dans les ruines qu'on rencontre, de plus en plus grossières d'ailleurs à mesure qu'on s'avance vers le Sud et qu'on pénètre dans les massifs montagneux. LES PHÉNICIENS ET LES ROMAINS 81 Il est bien certain que les grands massifs monta¬ gneux du Maroc, aussi bien sur le littoral que dans l'Atlas, ainsi que les régions voisines du Sahara, étaient restés en dehors de l'action directe des Romains. Parmi les nombreuses expéditions entre¬ prises par eux pour affermir leur puissance et surtout pour étendre au loin le prestige de leurs armes et obtenir la tranquillité de leurs frontières, il faut citer la mémorable expédition du général Suetonius Paulinus, dont le récit nous a été transmis par Pline. Paulinus fut le premier des généraux romains qui ait franchi l'Atlas. En dix journées de marche, il parvint à la rivière appelée Ger, évidemment l'Oued Guir actuel ; son point de départ est incertain et nous ignorons s'il partit des extrémités occidentales de la Césarienne ou si, sortant de Volubilis, il passa par les Beni-Mguild et franchit l'Atlas au Tizi-n-Telremt comme le croit La Martinière. Il est vraisemblable en tout cas qu'il pénétra assez loin dans le Haut- Atlas, puisqu'il déclare que les sommets conservaient de la neige même en plein été. Il décrit les régions où il parvint comme des solitudes couvertes d'une pous¬ sière noire, d'où surgissent çà et là des roches qui semblent brûlées par le feu. Cette expédition du Guir paraît être demeurée isolée et les Romains ne mirent point d'empressement à s'établir dans ces régions si peu engageantes. Pour leurs relations avec le Soudan, ils se servaient de la voie la plus courte et la plus facile, celle de la Tripolitaine. Pendant toute la durée de sa domination, Rome a dû constamment veiller les armes à la main contre les ennemis du dehors, les n o m a d es__Gétu les, toujours aux aguets, et ceux du dedans, les Maures, imparfaite¬ ment soumis. Le Maroc romain, malgré les efforts conti¬ nus des empereurs, n'a jamais été absolument paci¬ fié; il a été troublé par d'incessantes révoltes des chefs indigènes, ces principes gentium avec lesquels une A. Bebnard 8 82 les conditions historiques inscription de Volubilis nous montre le procurateur de la province en conférence. Il a fallu y entretenir un corps permanent d'occupation et y constituer un solide système de défense. L'effectif de l'armée de Tingitane atteignait environ 10.000 hommes. Sala à l'Ouest, le Djebel Zerhoun à l'Est, solidement occu¬ pés et reliés par une série de postes fortifiés, consti¬ tuaient les deux points d'appui essentiels de la ligne défensive. Tanger était la tête du réseau routier marocain ; deux routes en partaient, la première le long du littoral aîîantique, la seconde vers l'intérieur. La route du littoral, longue de 174 milles (257 kilomètres), passait par Zilis (Arzila). puis gagnait Lixus (Larache). Au Sud de Lixus, elle abandonnait le rivage, attei¬ gnait le Sebou à la station de Banasa (Sidi-Ali-bou- Djenoun), en suivait la rive droite jusqu'à Thamusida (Sidi-Ali-ben-Ahmed) et gagnait enfin Sala pour se terminer au poste d'Ad-Mercurios (Kasba-Djedida). La route de l'intérieur, longue de 148 milles (219 kilo¬ mètres), se détachait de la précédente à 26 kilomètres au Sud de Tanger ; par la poste d'Ad-Novas (Sidi-el- Yamani), elle atteignait le Loukkos à Oppidum- Novum,la ville actuelle d'El-Ksar, traversait le Sebou, et, par Volubilis, centre de la romanisation du Maroc intérieur, parvenait au point terminus de Tocolosida, à 15 kilomètres au Nord de Mcknès. Ainsi le réseau routier était la continuation du réseau de l'Espagne, et il est douteux que les Romains aient établi des communications régulières par terre entre le Maroc et l'Algérie par le couloir de Taza. En résumé, Rome se borna à .l'organisation admi¬ nistrative et à l'exploitation économique du monde méditerranéen. Elle avait réussi mieux que nous dans l'assimilation des indigènes, tout en s'en préoc¬ cupant beaucoup moins, et peut-être en partie à cause de cela. Cependant la civilisation romaine et la langue LES PHÉNICIENS ET LES ROMAINS 83 latine ont péri dans l'Afrique du Nord, tandis qu'elles subsistaient en Espagne et en Gaule. Les causes de cette différence sont multiples ; elles résident pour une part dans les invasions qui ont ravagé la Berbérie, en particulier dans les invasions arabes ; elles se rat¬ tachent davantage encore au fait que l'Afrique du Nord n'avait jamais été complètement soumise et encore moins romanisée ; qu'il s'y était conservé, dans les montagnes et dans le désert, des ilôts, des réserves de barbarie. Ces réserves de barbarie étaient particulièrement nombreuses au Maroc, à peine touché par la civilisation romaine. Au ve siècle, la côte de la Tingitane fut occupée sans résistance par les Vandales. Les Byzantins y restaurèrent pour un peu de temps la civilisation, mais n'occupèrent guère que Tingis (Tanger) et Septa (Ceuta). Cette occupation fut extrêmement précaire, et, à l'époque de l'invasion musulmane, il ne restait plus de la Tingitane que le territoire de Ceuta, commandé par le comte Julien, qui s'était rendu indépendant. En fait, tout le reste du pays appartenait aux indi¬ gènes, qui n'avaient jamais été sérieusement inquiétés depuis l'invasion vandale. On a cru reconnaître des chapiteaux et d'autres vestiges byzantins dans des régions aussi éloignées que le Sous ; mais cette constatation, même si elle était exacte, n'impliquerait pas nécessairement l'occupation grecque, l'art berbère s'étant inspiré directement de l'art byzantin. Le christianisme avait fait de rapides progrès dans la Tingitane comme dans le reste de l'Afrique du Nord. Mais les indigènes abandonnèrent bientôt i'orthodoxie pour le donatisme ; les querelles des catholiques et des donatistes ont été une des prin¬ cipales causes de la ruine et de l'anarchie de l'Afrique septentrionale. Les Berbères semblent avoir vu surtout dans le donatisme une forme d'opposition à la religion de Rome et des empereurs, de même que 84 LES CONDITIONS HISTORIQUES plus tard ils embrasseront les hérésies musulmanes par esprit d'opposition et de réaction contre les khalifes. Le christianisme, d'ailleurs, ne semble pas avoir pénétré très profondément les masses. Si l'on s'en rapportait aux listes d'évêchés que nous ont laissées les écrivains ecclésiastiques, on donnerait sans doute une importance exagérée à ce que fut l'élément chrétien au Maroc. Des restes de christia¬ nisme se sont maintenus çà et là jusqu'à l'époque d'Idris et même plus tard. Les auteurs arabes nous citent aussi des tribus qui professaient le judaïsme, sans que nous sachions au juste ce qu'était ce judaïsme et s'ils n'ont pas parfois confondu juifs et chrétiens, les gens du livre, comme ils les appellent par opposition aux païens. Au viie siècle, la civilisation antique, déjà frappée par sa propre décadence, par les révoltes indigènes, par les agitations donatistes, par l'invasion vandale, périt sous les coups de la conquête arabe. Désormais, l'Airique du Nord cesse de se rattacher au monde de l'Occident pour faire partie du monde de l'Orient et de l'Islam, auquel elle a toujours appartenu depuis lors. ' CHAPITRE III LA CONQUÊTE ARABE ET LES PREMIÈRES DYNASTIES1 Le Maroc n'est qu'une mosaïque de groupements élémentaires, ayant chacun leur autonomie. Les luttes et les tendances de ces groupements sont la véritable histoire du pays, mais les matériaux font défaut pour écrire cette histoire. Quant aux événements qui concernent les dynasties établies à Cordoue ou à Bagdad, ils n'intéressent pas la vie profonde de la contrée. Jamais les groupements n'ont été agrégés en un État véritable : .à certaines époques, une organisa¬ tion superficielle et éphémère leur a été imposée du dehors, mais, à chaque défaillance du pouvoir central, tribus et ksours, Berbères et Arabes sont revenus à leur anarchie traditionnelle. L'histoire de l'Afrique du Nord, comme l'a très bien vu le grand historien^Khaldoun, est celle des tribus qui tour à tour acquièrent l'hégémonie. Ces tribus se personnifient en une ou plusieurs dynasties sorties de leur sein et auxquelles elles servent de soutien et d'instrument, de garde du corps et de makhzen. Les Lemaïa et les Beni-Ifren dominent avec les Kharedjites, les Ketama avec les Fatmides, les Lemta et les Lemtouna Sanhadjiens avec les Almoravides, les 1. Outre les ouvrages cités au chapitre I, voir : Ibn Khaldoun, Histoire des Berbères, traduction de Slane, 4 vol. in-8°, Alger, 1854-56 (c'est l'ouvrage fondamental). — Voir aussi : E. Masqueray, Coup d'œil sur l'histoire de V Afrique septentrionale (Notices sur Alger et l'Algé¬ rie, in-18, Alger, 1881). — Id., Chronique d'Abou-Zakaria, in-8°, Paris, 1879. — Fournel, Les Berbères. Élude sur la conquête de l'Afrique par les Arabes, 2 vol. in-8°, Paris, 1875-1881. — M. Gaudefroy-Demom- bynes et L. Mercier, Manuel d'arabe marocain, in-8°, Paris, 1926. — E. F. Gautier, Les siècles obscurs du Maghreb, Paris, 1927. 86 LES CONDITIONS HISTORIQUES Masmouda de l'Atlas avec les Almohades. Puis ces tribus s'usent et s'épuisent rapidement de plusieurs façons : elles perdent leur sang dans les combats, et surtout elles s'amollissent dans la vie facile des plaines et des villes, perdent les qualités agressives et guer¬ rières qui avaient fait leur succès. Elles sont alors remplacées par d'autres, qui, au bout d'un temps plus ou moins long, disparaissent à leur tour. Il faut ajouter que l'histoire de l'Afrique du Nord, comme l'a montré Masqueray, est essentiellement une histoire religieuse. Les indigènes ne s'arrachent à leurs querelles locales que pour se perdre dans l'uni¬ versel. C'est un mouvement religieux qui a porté Okba et l'armée syrienne qu'il commandait jusqu'au rivage de l'Atlantique et amené les musulmans jusque dans les plaines de Poitiers. C'est un mouve¬ ment religieux qui a donné naissance au kharedjisme et autres schismes berbères. Ce sont des mouvements religieux, au moins dans leur principe, qui ont succes¬ sivement attribué le pouvoir aux Idrissites, aux Fatmides, aux Almoravides, aux Almohades. C'est d'un mouvement religieux enfin que sont issues les dynasties chérifiennes. I La conquête arabe du vne siècle n'a pas le caractère d'une invasion, qu'on se plaisait jadis à lui donner. Les petites armées syriennes, bien disciplinées et bien commandées, qui accomplirent cette conquête, ne furent pas un élément de désordre, comme le sera au xie siècle l'invasion des Arabes Hilaliens. Les expé¬ ditions des premiers généraux arabes ne laissaient pas d'ailleurs après elles de domination effective. Le plus célèbre de ces premiers conquérants, Okba-ben- Nafi, aurait traversé toute l'Afrique du Nord et se LA CONQUÊTE ARABE 87 serait avancé jusqu'à l'Atlantique, mais ce qu'on nous raconte de cette expédition a un caractère si nettement légendaire qu'on ne sait rien de précis, et qu'on peut même douter de la réalité des faits. Okba serait arrivé jusqu'à Geuta, seule ville demeurée au pouvoir des Byzantins dans le Maghreb extrême. Le comte Julien renonça à résister, se fit confirmer dans son gouvernement et engagea le conquérant à pénétrer chez les Berbères de l'Atlas. Okba arriva ainsi jusque dans le Sous-el-Aksa, et, parvenu au bord de la grande mer, il poussa son cheval dans les flots : « Seigneur, s'écria-t-il, si cette mer ne m'en empêchait, j'irais dans des contrées plus lointaines encore et dans le royaume de Doul-Korneïn, en combattant pour ta religion et en tuant ceux qui ne croient pas en ton existence et qui adorent d'autres dieux que toi. » Cette longue chevauchée ne laissa derrière elle aucune trace durable. Les Arabes reparurent dans l'Ouest en 705 avec Moussa-ben-Noceïr. Mais ce premier ban de conquérants arabes était trop peu nombreux pour qu'ils fussent réellement maîtres du pays ; ils y laissèrent seulement quelques garnisons et quelques missionnaires. Au fond, la Berbérie restait berbère, et, si les conquérants arabes ont pu venir à bout momentanément de la résistance des indigènes, c'est vraisemblablement parce qu'ils ont eu la chance ou l'adresse de pouvoir détourner et utiliser leur ardeur guerrière en les entraînant à la conquête de l'Espagne. D'après les légendes, ce serait encore le comte Julien qui aurait lancé les Arabes à la conquête de l'Espagne, pour venger un outrage fait à sa fille par Roderik, roi des Visigoths. Quoi qu'il en soit, Moussa envoya son lieutenant berbère Tarif ou Tarik conquérir l'Espagne. L'armée aborda au Calpe promontorium, appelé depuis Djebel-Tarik (Gibraltar), et les Visigoths 88 LES CONDITIONS HISTORIQUES succombèrent à la grande bataille de Xérès, qui dura huit jours. Un courant continu semble avoir dès lors amené en Espagne les immigrants berbères ; aussi l'invasion musulmane dépasse-t-elle les Pyrénées en 718 et s'avance jusqu'en Gaule. Vers 730, l'empire des khalifes atteint sa plus grande expansion. Mais cet immense empire, qui s'étendait depuis le fond de l'Orient jusqu'à la mer des Ténèbres, comprenait des populations très diverses, qui, comme celles de l'empire de Charlemagne, n'avaient entre elles d'autre lien que le lien religieux. Comme l'empire carolingien, le vaste empire des khalifes se désagré¬ gea très rapidement. Les insurrections des Berbères contribuèrent, au moins autant que la victoire de Charles Martel à Poitiers, au recul de l'invasion arabe. La grande révolte berbère de 740 a sous ce rapport une importance capitale pour l'histoire générale de l'Occident. II Dès que les Berbères du Maroc eurent appris à balbutier la profession de foi musulmane, c'est comme musulmans qu'ils combattirent ceux-là mêmes qui leur avaient apporté la bonne parole du Coran. Comme jadis ils avaient dressé l'église donatiste contre l'église catholique, ils opposèrent au dogme orthodoxe le dogme kharedjite. Le hkaredjjsm^ était une sorte de puritanisme égalitaire et farouche dont les sectateurs avaient terrorisé l'Orient et failli renverser l'empire Ommiade. Les Kharedjites sont des non-conformistes. des hommes pieux, indignés de la dépravation et de l'hypocrisie de ces successeurs du Prophète qui se servaient de la religion comme d'un moyen de réaliser leurs ambitions. Ce 4ont des républicains et des démocrates, en religion comme en LA CONQUÊTE ARABE 89 politique, et des moralistes austères. Ils prêchent que la foi sans les œuvres ne suffit pas et que les pécheurs seront damnés aussi bien que les incrédules. Ils pro¬ fessent que les Koreïchites n'ont pas un droit exclusif au khalifat et que tout khalife est révocable en cas d'indignité. Leur idéal de gouvernement est un chef élu sans cesse surveillé et toujours responsable devant l'assemblée universelle des musulmans. Les Kharedjites envoyèrent en Occident des mis¬ sionnaires, qui trouvèrent le terrain merveilleusement préparé pour une révolte contre le khalifat et ses gou¬ verneurs. Les indigènes embrassèrent avec passion les doctrines de cette secte, dont les violences répé¬ tèrent, à plusieurs siècles de distance, les excès des donatistes et les fureurs des circoncellions. La religion telle que la comprenaient les Berbères n'était pas la froide religion des gens qui disaient toujours ce qu'ils devaient au khalife, j amais ce que le khalife leur devait ; ils virent dans le kharedjisme un moyen de se révolter au nom d'Allah et de satisfaire leurs espérances de nivellement universel. Le calvinisme musulman trouva là son Écosse. Toutes les grandes révoltes qui, pendant plusieurs siècles, se produisirent dans l'Afrique du Nord, se firent au nom du kharedjisme. Au vine siècle, ces hérétiques fondent un empire à Tiaret et un autre à Sid.jilmassa, auTafilelt. En somme, dès cette époque, l'Occident échappe complètement II au khalifat. A la vérité, les Khadjerites ne paraissent pas avoir dominé dans l'Ouest du Maroc, mais, là encore, devant les musulmans se dressent des hérésies direc¬ tement issues de l'islamisme. Sur le littoral de l'Atlan¬ tique, un certain Salah, fils de Tarif, se faisait passer pour prophète et avait composé un Coran en berbère ; il s'appuyait sur la tribu des Berghouata. Enfin, un descendant d'Ali, gendre du prophète, traqué en Orient par les khalifes, parvint à se réfugier au Maroc 90 LES CONDITIONS HISTORIQUES et à y créer un véritable empire. En 788, ce person¬ nage, nommé Idris, gagna Oulili (Volubilis, non loin de Fès), dans les montagnes des Aoureba. Il fut bien accueilli par les Berbères ; son autorité s'établit sur tout le Maghreb extrême et une partie du Maghreb central jusqu'à TIemcen. Idris mourut en 793, empoisonnéj dît-on, par un émissaire du khalife Haroun. Il fut enterré au Djebel Zerhoun et il est devenu le grand patron, le saint national en quelque sorte du Maroc. Un des affranchis d'Idris, Rached, éleva un fils posthume d'Idris et d'une Berbère, qui succéda à son père en 804 et fonda la ville de^Fès, sur un emplacement traversé par un affluent du Sebou et occupé par des indigènes de la tribu des Zouara ; il y établit un certain nombre de musulmans d'Espagne et la nouvelle ville fut divisée en deux quartiers : celui des Andalous et celui des Kairoua- nites. Si Idris Ier est devenu le patron du Maroc, Idris II est celui de Fès, où il est plus vénéré que son père. Presque tous les chérifs du Maghreb reven¬ diquent Idris comme leur ancêtre. Ainsi l'autorité du khalifat a à peu près disparu de l'Afrique du Nord. Les Berbères, qui, dit un proverbe, mettent une bride aux rois comme on bride les che¬ vaux, se sont débarrassés de l'autorité politique que l'Orient leur avait un moment imposée. D'ailleurs, en 750, les Ommiades de Damas disparaissaient pour faire place aux Abbassides, qui, quelques années plus tard, se fixaient à Bagdad. L'Espagne de son côté répudiait les Abbassides, intronisait un Oinmiade, et s'affranchissait définitivement du khalifat de Bagdad, auquel elle opposait le khalifat de Cordoue. Après la mort d'Idris commence au Maroc une période extrêmement confuse. L'histoire est dispersée,.. morcelée comme le pays lui-même. L'empire idrissite se désagrège et les descendants d'Idris s'épuisent en luttes les uns contre les autres. La tribu des Miknassa LA CONQUÊTE ARABE 91 tend à prendre la place de celle des Aoureba, qui soutenait les Idrissites, et, pendant tout le Xe siècle, lui dispute l'empire de Fès, avec des alternatives de revers et de succès. En outre, Miknassa et Idrissites sont menacés d'un côté par les Fatmides, de l'autre par les Ommiades d'Espagne. Depuis l'an 909, en effet, une nouvelle puissance est apparue à l'Orient de l'Afrique du Nord, celle des Fatmides Chiites. Un mahdi, Obeïd-Allah, vient d'Orient et s'appuie surtout sur la tribu des Ketama de la Kabylie. Les Berbères, qui avaient si bien accueilli les tendances puritaines représentées par les Khared- jites, accueillirent également les tendances mystiques représentées par les Chiites. E*T messianisme, qui leur promet un avenir meilleur, trouve chez eux un terrain favorable ; surtout, la secte nouvelle fait de nombreux prosélytes parce qu'elle se présente comme ennemie de l'orthodoxie et des khalifes. Obeïd-Allah entraîne les Berbères à sa suite vers l'Orient. Ils conquièrent l'Egypte comme ils ont conquis l'Espagne èt la Sicile, et réalisent la parole prêtée au Prophète, d'après laquelle, au vie siècle de l'hégire, le soleil se lèverait du côté de l'Occident. En 973, les Fatmides transportent au Caire le centre de leur empire, qui s'étend jusqu'à la Moulouya et menace d'englober Fès. D'autre part, le khalifat ommiade de Cordone est à l'apogée de sa puissance et cherche à s'annexer le Maroc. Les Idrissites et les Miknassa ne sauraient être que des satellites de ces deux grands États. Enfin, en 973, les Ommiades détruisent complètement les Idrissites et les poursuivent jusque dans le Rif. Les Miknassa ne sont pas pour cela maîtres de la situation, car une autre grande tribu, les Magraoua, s'empare de Fès, sous les ordres de son chef Ziri-ben-Atia, qui fonde une petite dynastie. Ces dynasties indigènes s'épuisent dans les dissensions des sofs et les luttes des partis. CHAPITRE IV L'INVASION HILALIENNE LES ALMORAV1DES ET LES ALSVIOHADES' I Au xie siècle se produit un événement d'une impor¬ tance capitale pour les destinées de la Berbérie tout entière : c'est la grande invasion hilalienne. Les tribus arabes des Hiial et des Soleïm étaient établies, vers l'époque de l'avènement des Abbassides» dans les déserts du Hedjaz. C'étaient d'effroyables pillards, qui rançonnaient les caravanes et les pèlerins de la Mecque. Vers la fin du xe siècle, les Fatmides les transportèrent en masse dans la Haute-Ëgypte et les cantonnèrent sur la rive gauche du Nil. Sur ces entre¬ faites, s'il faut en croire les historiens arabes, le souve¬ rain qui régnait à Kairouan, Moezz-ben-Badis, répudia l'autorité fatmide et revint à l'orthodoxie. Sur le conseil de son ministre, El-Yazouri, le khalife fatmide, trop affaibli pour entreprendre lui-même une expédition, se vengea de son vassal en lançant sur l'Afrique du Nord les Hilal et les Soleïm, ce qui présentait le double avantage de s'en débarrasser et de donner des difficultés à El-Moezz : «Je vous fais cadeau, leur dit Yazouri, du Maghreb et du royaume d'El-Moezz le Sanhadjite, vil esclave qui s'est révolté 1. Outre les ouvrages cités aux chapitres précédents, voir : e. Carette, Recherches sur Vorigine et les migrations des principales tribus de VAfrique septentrionale, in-8°, Paris, 1853. — G. Marçais, Les Arabes en Berbérie du XIe au XIVe siècle, in-8°, Paris, 1913. — merrakechi,p/isioire des Almohades, trad. Fagnan, in-8°, Alger, 1893. — Lévi-Provençal, Documents inédits d'histoire almohade, Paris, 1927. l'invasion hilalienne 93 contre son maître. » Bien qu'il n'y ait pas de raison absolue de douter de ce récit, il faut se défier de la tendance des historiens arabes à toujours attribuer les événements à des causes fortuites et accidentelles. L'histoire de la vengeance du kalife fatmide ressemble singulièrement à celle du comte Julien, qui lui aussi aurait provoqué l'invasion de l'Espagne à l'occasion d'une inimitié toute personnelle. Ce qui doit éveiller notre défiance, c'est que nous savons par ailleurs que certaines tribus arabes étaient déjà parvenues dans le pays de Barka avant la grande invasion. Quoi qu'il en soit, non seulement les Hilal et les Soleïm, mais toutes sortes de nomades émigrèrent en masse vers l'Ifrikia. Il n'est pas possible de connaître le nombre des envahisseurs ; ils étaient en tout cas fort nom¬ breux, peut-être 200.000 familles, et probablement une lente infiltration succéda à l'invasion proprement dite. Il ne s'agissait donc plus de petites armées régulières comme les troupes syriennes du vne et du vme siècles : ce sont des émigrants qui arrivent avec leurs femmes, leurs enfants, leurs troupeaux, des bandes sans dis¬ cipline et presque sans chefs : « Les premiers conqué¬ rants musulmans, dit Khaldoun, ne s'établirent point au Maghreb comme habitants des tentes ; pour rester maîtres du pays, ils durent demeurer dans les villes. Ce ne fut qu'au milieu du xe siècle de l'hégire que les Arabes nomades s'y dispersèrent par tribus et vinrent camper dans toutes les parties de cette vaste région. » Les conséquences de l'invasion du xie siècle ne se produisirent que lentement. Vers 1100, l'invasion proprement dite est à peu près terminée, mais le mouvement se continue au moins jusqu'au xive siècle. Pour conquérir leur emplacement définitif et écouler leur trop-plein, les Arabes se mettent au service des dynasties berbères, qui s'en font des alliés contre leurs rivales, introduisant ainsi dans leurs États les pires 1. E. Masqueray. 94 LES CONDITIONS HISTORIQUES éléments d'anarchie. Dailleurs, les tribus berbères préfèrent bien souvent profiter du pillage que de le subir. Khaldoun compare ces Arabes de la seconde invasion à des loups affamés, à des sauterelles dévo¬ rantes, et un chapitre de ses Prolégomènes est intitulé : « Tout pays conquis par les Arabes est un pays bientôt ruiné. » « Ils pénétrèrent partout, excepté dans les gorges des hautes montagnes, poussèrent dans toutes i les plaines dévastées leurs troupeaux de moutons et de chameaux, empêchèrent le commerce, ruinèrent l'industrie, firent enfin de la majeure partie de l'Afrique du Nord la terre pauvre et nue que nous avons comme découverte dans ce siècle avec une sorte d'horreur1. » Ils ne dominèrent nulle part, tout en détruisant beaucoup ; aussi leur action n'est-elle pas / sensible lorsqu'on étudie simplement l'histoire des dynasties. Comme ils ne sont jamais que des pillards ou des condiotteri, leur nom n'apparaît pas habituelle¬ ment. Ils n'en ont pas moins eu la plus funeste action politique. Ils n'épargnèrent que les parties inacces¬ sibles des grands massifs montagneux. Aussi le Maroc fut-il relativement respecté par eux ; le Haut-Atlas et le Moyen-Atlas, les massifs littoraux du Rif, furent h à peu près indemnes de leur infiltration ; les plaines au Il contraire furent envahies et bouleversées. Les conséquences ethnographiques de cet envahisse¬ ment furent durables. Les Berbères se réfugièrent dans les régions montagneuses ou dans les oasis du Sahara. Partout ailleurs, les groupes berbères et arabes se superposent, se juxtaposent, se mélangent, et de ces mélanges se sont formées des tribus nouvelles, consti¬ tuées d'éléments divers auxquels il est difficile d'assigner une origine exacte. Évidemment, l'invasion du xie siècle a "beaucoup contribué à arabiser et à islamiser les indigènes de l'Afrique du Nord. Cepen- l'invasion hilalienne 95 dant il ne faudrait pas exagérer cette influence. Les Berbères, même lorsqu'ils ont oublié leur langue pour apprendre celle des envahisseurs, ont certaine¬ ment gardé une énorme supériorité numérique. Il y avait d'ailleurs des nomades dans l'Afrique du Nord bien avant l'invasion arabe ; il y en a eu de htout temps, et les plus nomades de tous les nomades, l|les Touareg, sont précisément des Berbères. Au point de vue religieux, les hordes pillardes du xie siècle n'ont pas dû avoir non plus une très grande action. Les Arabes nomades ont toujours passé pour très sceptiques et très indifférents en matière religieuse, contrairement à l'idée qu'on s'en fait quelquefois. L'islamisation a été surtout l'œuvre lente des mission¬ naires qui, pendant plusieurs siècles, ont parcouru le Maghreb, et d'ailleurs le grand renouveau de l'islam dans l'Afrique du Nord ne coïncide pas avec l'invasion hilalienne : il ne s'est produit qu'au xvie siècle. II Au moment même où les Arabes nomades venus de l'Orient envahissent l'Afrique du Nord, un puissant empire berbère, celui des Almoravides, s'élève à l'autre extrémité du Maghreb. Dans le désert qui s'étend entre l'Atlas, le Sénégal et l'Atlantique vivaient des tribus berbères de la souche des Sanhadja (Zenaguen, pluriel berbère de Zenaga, d'où dérive le nom du fleuve Sénégal). On les appelait les Molathemin, les voilés, à cause du lilham ou voile qui leur couvrait le visage. Au ixe siècle. l'Islam avait pénétré jusqu'à eux, et ils s'étaient convertis à la religion du Prophète. Ils en savaient d'ailleurs très peu de chose, et le seul ensei¬ gnement qu'ils en avaient retenu, c'était le devoir de la guerre sainte contre les nègres du Soudan, païens haïssables. Au xie siècle, ils passent au premier plan, 96 LES CONDITIONS HISTORIQUES entraînés par des missionnaires musulmans qui habi¬ taient un çibat ou couvent fortifié dans un îlot du Sénégal. De ce lieu de retraite pour la prière et de préparation pour la guerre sainte partaient de fruc¬ tueuses razzias, dont le prosélytisme était le prétexte et l'amour du pillage le mobile le plus puissant. Une force militaire fut constituée, comprenant des cava¬ liers montés soit sur des méharis, soit sur des chevaux, et des fantassins bien disciplinés armés de longues piques et de javelots. Une caisse fut créée, où l'on déposait les produits de la dîme. On appelait ces hommes les Moudjahidin, c'est-à-dire les combattants du djihad, de la guerre sainte, ou encore les Morabitin, à cause du ribat auquel ils étaient attachés. De ce mot de Morabitin dérive à la fois le mot Almoravide et le mot marabout. Vers 1033, une première course à travers le désert conduisit les Almoravides d'abord au pays de Dra, puis à Sidjilmassa, qu'ils enlevèrent aux Magraoua avec un énorme butin. Ils détruisirent avec une haine sauvage les instruments de musique et les lieux de plaisir où l'on vendait du vin ; puis ils allèrent ravager les pays nègres jusqu'à la grande [ville d'Aoudagost. Vers 1056, une nouvelle campagne les conduisit dans le Sous, à Taroudant, puis, franchissant l'Atlas, ils détruisirent le royaume dtAghmat, conqui¬ rent la province du Tadla, enfin détruisirent les Berghouata schismatiques. Le véritable fondateur de l'empire almoravide est Youssef-ben-Tachfin. C'était un Saharien de la tribu des Lemtouna. On nous le représente de taille moyenne, maigre, la barbe rare, les cheveux crépus, les sourcils joints, le teint brun. Il était austère, simple dans sa mise, ne portant que de la laine, ne se nourrissant que d'orge et de lait de chamelle ; c'était un mystique, entièrement dominé.par la dévotion; il passa sa vie à prier et à jeûner, et, bien que coura¬ geux, fut un saint plutôt qu'un guerrier. Il épousa LES ALMORAVIDES ET LES ALMOHADES 97 la veuve du roi d'Aghmat, la belle Zineb, magicienne, disait-on, et qui faisait des miracles. Elle devint sa conseillère politique et semble avoir joué un rôle consi¬ dérable dans la fondation de l'empire almohade. Youssef-ben-Tachfin voulut avoir une capitale digne de son empire en même temps qu'une base d'opération sur le versant septentrional de l'Atlas. Au pied de la grande chaîne, sur le cours supérieur du Tensift, il fonda la ville de Marrakech (1062), où est aujourd'hui son tombeau. Suivi d'une armée de Guezoula, de Masmouda, de Zenata, il vint assiéger et prit Fès (1063). Puis il gagna la vallée de la Mou- louya et le pays des Hoouara. Rappelé à Fès par une révolte, il s'en empara de nouveau, massacra tous les hommes valides, fit un grand carnage des Magraoua et des Miknassa. En 1084, Youssef vint à bout des dernières résistances ; il s'empara de Tanger, qui appartenait encore aux Idrissites, puis du Rif, de Melilla, de Nokour. Il soumit les Beni-Snassen et Oudjda, assiégea Tlemcen, où il fonda un quartier appelé Tagraret, et y demeura un certain temps, se proposant de faire de cette ville le centre de sa domination dans l'Est ; un de ses lieutenants conquit Oran, Ténès, dépassa l'Ouarsenis et vint assiéger Alger. Il est probable que les Almoravides auraient étendu leur empire sur toute la Berbérie, mais ils se mon¬ trèrent plus préoccupés de l'Espagne que du Maghreb. Appelé par ses coreligionnaires pour lutter contre les chrétiens dans la péninsule, Youssef-ben-Tachfin subjugua tous les petits roitelets musulmans et ne s'arrêta qu'après avoir fait peser sur toute l'Espagne musulmane le joug de sa domination sectaire. Ce fut un coup mortel porté à cette brillante civilisation andalouse. En 1086, Youssef livra à Alphonse YI. roi de Castille et Léon, la bataille de Zallaca, près de Tolède. Son armée, assemblage bizarre de races A. Bernard 7 98 ' LES CONDITIONS HISTORIQUES et de costumes, où l'on voyait des Arabes, des Ber¬ bères, des nègres, des Sahariens à demi sauvages et presque nus, à côté de mercenaires chrétiens bardés de fer, triompha de celle d'Alphonse ; mais, bientôt rappelé en Afrique, Youssef ne put tirer parti de sa victoire. Lorsqu'il mourut en 1106, il laissait à ses successeurs un empire qui s'étendait de l'Èbre au Sénégal et de l'Atlantique à la Mitidja. Il avait fait disparaître toutes" les petites dynasties marocaines, notamment celles de Fès et de Sidjilmassa. Il avait détruit des tribus puissantes comme les Berghouata, les Magraoua, les Miknassa, les Beni-Ifren, pendant qu'à l'autre extrémité de la Berbérie, l'invasion arabe fai- 'sait, elle aussi, disparaître les anciennes tribus. L'empire des Almoravides dura peu et se désagrégea en moins d'un demi-siècle. La poussée de ces hordes barbares est irrésistible, mais elle se montre inca¬ pable de fonder quelque chose de durable. D'ailleurs, une autre puissance religieuse s'élevait au Maroc : aux Berbères du Sahara vont succéder les Berbères de l'Atlas ; aux Almoravides, les Almohades. III Chez les Masmouda ,du .Haut-Atlas, au Sud de Marrakech, dans le village de Tinmel, agglomération perdue dans les gorges de l'Oued Nfis, vivait, à la fin du xie siècle, un homme connu pour sa science et pour l'austérité de ses mœurs. Il se nommait Ibn-Toumert. Pour accroître ses connaissances, il parcourut l'Espagne, l'Egypte, la Syrie, écoutant les leçons des docteurs les plus illustres, puis fit le pèlerinage de la Mecque. II revint à petites étapes vers son pays natal, s'arrêtant à Tripoli, à Bougie, à Tlemcen. Dans cette dernière ville, il s'adjoignit comme disciple le fils d'un potier de la tribu des Koumia, nommé Abd-el-Moumen. LES ALMORAVIDES ET LES ALMOHADES 99 A Marrakech, ses prédications-dtri'valurent d'être expulsé de la ville. Contraint de se réfugier dans les montagnes de son pays, il y organisa son rôle de réfor¬ mateur religieux. Il se donnait pour le Mahdi, le Maître de l'Heure, ce personnage qui, d'après les croyances musulmanes, doit venir clore le drame du monde en faisant régner la justice sur la terre. Ibn- Toumert- désignait ses partisans sous le nom d'El- Mouahidin (Al-Mohades ou unitaires), signifiant par là que les autres musulmans étaient tombés dans le polythéisme ; il démasquait les hérésies des Almo- ravides et leurs erreurs théologiques. Il composait des ouvrages où étaient exposées ses doctrines, et les traduisait même en berbère pour les rendre acces¬ sibles aux indigènes. Le Mahdi se posait aussi en réformateur des moeurs, et dénonçait le luxe de la cour de Marrakech ; il ne dédaignait pas enfin d'affir¬ mer sa mission par des miracles. Il sut utiliser les institutions berbères pour consolider son empire ; auprès de lui siégeaient un conseil des dix, formé de ses compagnons les plus sûrs et un conseil des cin¬ quante, dans lequel toutes les tribus étaient repré¬ sentées. Lorsqu'il mourut en 1128, il avait fondé une école, établi une doctrine, organisé une armée, donné à ces populations montagnardes, qui avaient la haine des Sahariens barbares, la conscience de leur force et l'ardeur du prosélytisme. Le Mahdi eut pour successeur son disciple et confi¬ dent Abd-el-Moumen. Les fidèles cachèrent pendant longtemps la mort d'Ibn-Toumert, parce qu'ils craignaient que ce fût le signal de la désertion. C'est seulement en 1130 qu'ils proclamèrent Abd-el- Moumen. Celui-ci paraît avoir été véritablement un homme de premier ordre et une intelligence remar¬ quable. Il conquit d'abord l'Atlas marocain, et, dans plusieurs batailles (1130 à 1138), vainquit les troupes Almoravides envoyées contre lui. En 1137, il com- 100 LES CONDITIONS HISTORIQUES mença contre les Almoravides une campagne qui dura sept années, parcourant le Maroc en tous sens et voyant son armée grossir chaque jour. Mais déjà il portait ses regards et son ambition plus loin ; en 1142, il conquiert Cadix, Xérès, Malaga, Cordoue ; en 1145, Grenade, puis Tlemcen et Fès succombent. En 1147, il réduit Marrakech, Aghmat et Tanger; en 1150, Meknès ; en 1152, Bône et Constantine ; en 1160, Tunis, puis Sousse, Kairouan. Sfax, Mehdia, Gabès, Tripoli et le pays de Barka. Le fils du potier avait fondé le plus grand empire musulman d'Occident qui eût jamais existé. De Tanger à Barka, dans toutes les mosquées, on dit la prière en son nom, on se soumit à ses ordres. Il avait créé une armée fortement organisée, où les milices chrétiennes de Francs et d'Espa¬ gnols combattaient à côté des Marocains et des Sou¬ danais. Il avait établi un ordre de prééminence entre les diverses tribus alliées et une hiérarchie rigou¬ reusement fixée à l'intérieur de chacune d'elles. Il renouvela même les opérations cadastrales de l'empire romain en faisant arpenter l'Afrique depuis le Sous jusqu'à Barka. Il créa une flotte, il organisa l'admi¬ nistration la plus libérale qu'on eût encore vue. La sécurité fut rétablie, les caravanes pouvaient par¬ tout circuler sans crainte, et un soldat passant dans la campagne n'aurait pas osé arracher un épi de blé. Son fils Abou-Yacoub-Youssef (1163-1184) fut aussi un grand souverain, malgré les difficultés qui l'assaillirent, notamment la grande révolte des Beni- Ghania, qui dévasta le Maghreb central, la défaite de Santarem en Espagne, la lutte avec les Arabes, perpé¬ tuel élément de désordre. Yacoub-el-Mansour (1184- 1198) était en Espagne quand il apprit la mort de son père. Il s'illustra par la grande victoire d'Alarcos sur les Espagnols, tua 30.000 chrétiens, insulta Tolède, prit Madrid et revint à Séville couvert de LES ALMORAVIDES ET LES ALMOHADES 101 gloire. Son nom devint si célèbre dans le monde musulman que Salah-ed-Din (notre Saladin), le conquérant de l'Égypte, lui envoya des présents et demanda l'appui de sa flotte. Mais son titre de gloire le plus durable réside sans doute dans le remar¬ quable ensemble de splendides monuments dont il fit orner l'Espagne et le Maroc. La Koutoubia de Marrakech, la Giralda de Séville, la tour de Hassan à Rabat restent parmi les plus belles manifestations de l'architecture musulmane en Occident. Il fut le fondateur de la ville de Rabat (Ribat-el-Fath, le camp de la victoire). Après Yacoub-el-Mansour, la décadence commence. En Espagne, la reconquista s'affirme par la victoire des chrétiens sur les musulmans à la célèbre journée de Las Navas-de-Tolosa. Dans le Maroc, aux menées des Arabes se joint l'envahissement progressif de l'empire par les Reni-Abd-el-Hak (Beni-Merin), venus du Sahara par la vallée de la Moulouya. Les derniers Almohades se débattent au milieu de la désagrégation de leur empire. Parmi eux se détache la personnalité d'El-Mamoun (1227) ; élevé en Espagne, marié à une chrétienne, il répudie le Mahdi son ancêtre en le traitant d'imposteur. La plupart des derniers souve¬ rains almohades, oublieux de l'administration, s'adon¬ naient à l'ivresse et aux plaisirs ; leur garde, assez semblable à ce que furent les janissaires, se révoltait au moindre prétexte et égorgeait le sultan. Les grands officiers qui gouvernaient en Espagne ou en Ifrikia se proclamaient indépendants, les tribus se soulevaient, la guerre sainte était interrompue. L'empire fondé par Abd-el-Moumen disparut dès le xnie siècle. L'Ifrikia (Tunisie) s'affranchit la première sous l'autorité des Hafsides. Le royaume de Tlemcen à son tour, avec le Maghreb central, se détacha et devint la proie des Abd-el-Ouad, tribu d'origine zenatienne venue du Djebel Amour. Enfin les Beni-Merin portèrent 102 LES CONDITIONS HISTORIQUES les derniers coups à l'empire ; en 1248, ils s'installaient à Fès, et, dix-huit ans plus tard, à Marrakech. Ainsi, toujours la même histoire se répète : les combats et les dynasties se succèdent comme les dunes les unes derrière les autres. Le détail de cette histoire est sans intérêt au point de vue historique. Toujours, du désert ou de l'Atlas, sort une tribu ou un groupe de tribus désireux de s'établir dans des régions plus fertiles. La perspective du butin entraîne d'autres tribus, qui se joignent à la première pour submerger les plaines et piller les villes, mais l'unité est bientôt rompue, un nouvel empire s'élève au détri¬ ment des précédents dominateurs épuisés, dont les débris sont repoussés dans le désert ou dans les montagnes. Les impulsions qui mettent ces tribus en mouve¬ ment sont de diverses sortes ; la plupart du temps, c'est simplement le désir du pillage et l'ambition de quelque chef, mais l'ébranlement n'est vraiment profond et prolongé que si un motif religieux vient s'y joindre. Le mouvement kharedjite, le mouvement fatmide, le mouvement almohade en sont des exemples. Ces mouvements n'aboutissent pas à la création de formes religieuses nouvelles, ni à une évolution véri¬ table de l'islam. Les hautes spéculations religieuses et les grandes théories politiques sont parfaitement indifférentes aux Berbères, qu'il s'agisse de la démocratie kharedjite ou de l'absolutisme chiite. Il leur suffit que le prédicateur ait les cheveux longs et mal peignés, les yeux brillants, le burnous déchiré et le visage sale, la voix tonnante ou caverneuse. S'il peut jeûner six semaines de suite, amener la pluie, faire danser des serpents, rendre des oracles, ils le tiennent pour le Mahdi qui apporte le royaume de Dieu sur la terre. Évidemment, la mentalité de gens de cette sorte est exclusive de toute civilisation LES ALMORAVIDES ET LES ALMOHADES 103 et de toute culture ; aussi la violence des crises reli¬ gieuses n'a d'égale que la stérilité absolue des résultats. On peut dire que la Berbérie n'a jamais connu de véritable gouvernement depuis l'antiquité. La déca¬ dence, déjà si profonde, va s'accentuer sous les Mérinides et sous les Chérifs. CHAPITRE V LES MÉRINIDES1 I L'histoire du Maroc à partir du xvie siècle est extrê¬ mement obscure et aucun fil conducteur ne nous per¬ met de nous reconnaître dans l'écheveau embrouillé des annales que nous ont laissées les chroniqueurs musulmans. Trois royaumes se sont formés sur les ruines de l'empire Àlmohade, correspondant à peu près à la Tunisie, à l'Algérie et au Maroc actuels : ce sont le royaume de Tunis avec les Hafsides, celui de Tlemcen avec les Abd-el-Ouadites, celui de Fès avec les Méri- nides. Ces trois royaumes sont en luttes incessantes ; pendant trois siècles, leur histoire monotone n'est faite que de pillages et de razzias, d'insurrections et de luttes intestines. Entre Tlemcen et Fès surtout, jamais un équilibre stable ne parvint à s'établir. Tramées dans de lointaines campagnes à la solde des princes, déportées par mesure politique, fractionnées à l'infini, les tribus arabes vont peu à peu se fondre dans l'élé¬ ment indigène, et les dernières convulsions causées par l'invasion hilalienne se calmeront ; mais ce qui distingue profondément les Beni-Merin de la dynastie précédente, c'est l'absence de caractère religieux, de X. Outre les ouvrages cités aux chapitres précédents, voir : Roudh- el-Karlas, Histoire des Souverains du Maghreb, trad. (médiocre) de A. Beaumier, in-8°, Paris, 1860 ; il faut préférer la trad. latine de Tornberg, 2 vol. in-8°, Upsal, 1843-1846. — A. Cour, L'Établissement des Chérifs au Maroc, in-8°, Paris, 1904. LES MÉRINIDES 105 ces idées de mission et de prosélytisme qui avaient permis à Idris, à Abou-Bekr, à Ibn-Toumert d'enflam¬ mer les masses et de faire taire ces rivalités de partis dans lesquelles s'épuisent habituellement les tribus de l'Afrique du Nord. Les Beni-Merin ou Mérinides étaient des nomades qui avaient leurs terrains de parcours entre le Zab et Sidjilmassa, c'est-à-dire entre Biskra et le Tafilelt ; mais certains d'entre eux avaient réussi à s'établir le long de la Moulouya, autour de Guercif. Les Almohades, épuisés par les guerres, firent appel au concours de ces nomades. Les Mérinides les aidèrent, mais ils ne tardèrent pas à s'apercevoir de la faiblesse de leurs souverains nominaux ; ils envahirent le Maroc et se le partagèrent. Sous la conduite d'A£pu-Yahia, ils conquirent Fès, Meknès, Salé, Babat, Sidjil¬ massa (1248-1258)., Ils furent à l'apogée de leur puissance sous leur second roi, Abou-Youssef, qui bâtit Fès-Djedid (Fès- la-Neuve) en 1276, et passa sa vie en lutte avec le fondateur du royaume de Tlemcen, le fameux Yar- moracen (1258-1286). Pendant douze années, les Mérinides reprirent avec une ardeur sauvage la guerre sainte contre les chrétiens d'Espagne. Abou-Youssef passa quatre fois le détroit. Vainqueur dans plusieurs grandes batailles, il fut finalement repoussé par don- Sanche. Son fils Abou-Yacoub songea lui aussi à conquérir le Maghreb central ; il assiégea Tlemcen pendant neuf ans (1299-1307) et fit bâtir sur l'emplacement de son camp une ville qui devait lui servir de résidence et à laquelle il donna le nom de Mansoura (la Triomphante). La population de Tlemcen fut réduite à la famine, mangeant des chats, des rats et même, dit-on, de la chair humaine, mais refusa de se rendre. Abou-Yacoub avait soumis Ténès, Mazouna, Gherchel, la plaine du Ghélif. Les princes de Tunis et de Bougie, 106 LES CONDITIONS HISTORIQUES ceux même de l'Egypte et de l'Orient recherchaient son amitié. Il périt en 1307 sous les murs de Tlemcen, assassiné par un des ses eunuques. Le xive siècle est l'époque de la prépondérance des Mérinides dans l'Afrique du Nord. Malgré les discordes et les troubles incessants, ils réussissent à constituer une flotte puissante, qui commence à faire sur mer le djihad ou guerre sainte : les corsaires musulmans portent la terreur sur les côtes des royaumes chré¬ tiens. Les Mérinides embellissent les principales villes de leur empire, notamment Fès-la-Neuve, où les monuments de l'époque mérinide témoignent encore de l'éclat réel qu'eut à certains moments cette dynastie. Enfin ces princes augmentèrent leur influence par des alliances de famille avec les Hafsides de Tunis. Un souverain mérinide, Abou-Hassen (1331-1349) essaya même de reconstituer le grand empire d'Ab-el- Moumen. Il fut un des souverains les plus actifs et les plus puissants de cette époque. Les révoltes furent partout réprimées, le royaume de Tlemcen conquis et sa capitale succomba en 1337. En Espagne, Abou- Hassen essuya quelques échecs, mais ses succès sur mer et les beaux résultats de la course le consolèrent facilement. Il reçut des ambassadeurs des pays les plus éloignés, vit son autorité respectée et ses louanges chantées par tous les poètes musulmans. En 1347, profitant des discordes qui affaiblissaient lTfrikia, il conquit ce pays, et toute l'Afrique septentrionale se trouva, comme au temps de la dynastie almohade, soumise à son autorité. Mais l'élément arabe avait opéré son œuvre de désorganisation profonde et les moindres accidents devaient déterminer le démembre¬ ment de cet empire éphémère. Les Arabes, non contents de recevoir du gouvernement la djebaïa, c'est-à-dire la moitié du produit des impôts, exi¬ geaient des populations sédentaires le droit de ghefara ou de protection, ce qui ne les empêchait pas de les LES MÉRINIDES 107 piller chaque fois que l'occasion s'en présentait. Le vol, le meurtre et la dévastation désolaient sans interruption les plaines de la Tunisie et de la Tripo- litaine. Abou-Hassen, ayant voulu porter remède à cet état de choses, fut vaincu par les Arabes dans les plaines de Kairouan. Un de ses frères se révolta dans le Maghreb. Les rois de la famille d'Abd-el-Ouad repa¬ rurent dans Tlemcen et reconstituèrent leur royaume. Les princes de Bougie et de Constantine firent de même ; des compétiteurs au trône s'élevèrent dans ITfrikia, et Abou-Hassen fut bientôt un monarque sans États. Suivi de quelques amis fidèles, il quitta Tunis par mer, fit naufrage sur la côte de Bougie et arriva à Alger sans ressources. Il chercha en vain à reconquérir son royaume, et, après une courte occupa¬ tion de Sidjilmassa, il mourut dans les montagnes de l'Atlas. Son fils Abou-Eïnan garda une année durant la plus grande partie de l'empire qu'avait fondé son père ; il reprit même Constantine et Tunis, mais les royaumes Hafside et Abd-el-Ouadite se reconsti¬ tuèrent bientôt. Les princes de la famille d'Abou- Hassen ne firent que paraître et disparaître sur le trône de Fès ; ils ne surent ni comprimer les révoltes à l'intérieur du Maroc, ni maintenir leur puissance au dehors. Abd-el-Aziz (1367-1372) occupa quelque temps le royaume de Tlemcen et soutint les musul¬ mans d'Espagne. Après lui, le désordre recommence ; l'anarchie est partout dans le Maghreb ; les émirs arabes se déclarent indépendants ; chaque jour voit un nouveau souverain. Ainsi, à la fin du xive siècle, le royaume des Mérinides est en pleine déca¬ dence, comme le sont d'ailleurs ceux des Abd-el- Ouadites et des Hafsides. Les derniers Beni-Merin, de la branche des Beni-Ouattas, liés aux chrétiens par des traités humiliants, perdent la confiance de leurs sujets et disparaissent définitivement en 1548 devant 108 LES CONDITIONS HISTORIQUES les nouveaux défenseurs de l'islam, les Chérifs. Il y avait des rois à la fois à Fès, à Marrakech etàSidjil- massa, tous de la famille des Mérinides, mais ennemis les uns des autres et se faisant presque toujours une guerre féroce et impitoyable. Profitant de ces discordes de leurs ennemis, les chrétiens d'Espagne et du Por¬ tugal achèvent de les chasser de la péninsule et vont même porter la guerre en Afrique, au cœur du pays d'où étaient venus les envahisseurs berbères1. II C'est pendant la période m'érinide que s'élabore la renaissance de l'islam qui se manifeste au xvie siècle. La mission musulmane travaille les masses ; le mys¬ ticisme fermente, l'islam s'exaspère lentement au contact incessant du christianisme, jusqu'au jour où il réagit brutalement par la révolution chérifienne. Sur ce travail sourd qui se fait au sein des populations, sur cette fermentation secrète, nous manquons à peu près complètement de documents. La plupart des centres et des personnages religieux de l'Afrique du Nord se rattachent plus ou moins à ce grand mouve¬ ment d'islamisation qui s'est continué jusqu'à nos jours. Ce mouvement, issu d'une réaction contre les conquêtes espagnoles et portugaises, en même temps qu'il amenait l'avènement des dynasties chérifiennes à Fès, répandait dans toute la Berbérie des mission¬ naires armés qui sortaient ou prétendaient sortir de la Saguiet-el-Hamra. D'innombrables chérifs sont ainsi épars dans les tribus et les ksours et y consti¬ tuent une sorte d'aristocratie religieuse. On en dis¬ tingue deux catégories : les chérifs idrissites et les 1. Pour les entreprises portugaises et espagnoles au Maroc, voir livre IV, chap. I. LES MÉRINIDES 109 chérifs alaouites, suivant qu'ils prétendent des¬ cendre d'Idris ou d'Ali. Le mouvement qui conduisit à la fondation des dynasties chérifiennes est du même caractère que celui qui répandit les marabouts dans les tribus. L'idée de l'État était en opposition formelle avec l'organisa¬ tion en tribus des Berbères et avec les intérêts des multiples petites principautés qui couvraient le pays. Les marabouts ne connaissaient pas l'État : ils ne connaissaient que l'islam. C'est au nom de l'islam qu'ils groupent les populations et les appellent à la guerre sainte. Sous leur influence, divers centres de résistance aux chrétiens se forment à la fin du xve siècle. C'est un mouvement de ce genre qui amena l'avène¬ ment des chérifs Saadiens, qui vont devenir les héros de la résistance musulmane. Ces chérifs habitaient dans le Dra, tandis que d'autres chérifs, les chérifs Filaliens, comme eux venus récemment d'Arabie, étaient établis dans le Tafilelt, à Sidjilmassa. Les chérifs Saadiens occupent d'abord le premier plan. Au ."-'À. commencement du xvie siècle, le Sous reconnaît l'autorité spirituelle et temporelle d'Abdallah-el- Kaïm-Biamrallaih, c'est-à-dire « celui qui se lève par ordre de Dieu », nom bien significatif. Ses deux fils, El-Mahdi et Abou-el-Abbas, entreprirent la guerre sainte contre les Portugais. En 1520, Abou-el-Abbas s'établit à Marrakech, pendant que le Sous restait le royaume d'El-Mahdi, qui fit régner une véritable prospérité dans cette province en encourageant notam¬ ment la culture de la canne à sucre. Il acheva d'établir solidement la dynastie. Les chérifs et les moudjahi¬ din, ancêtres éponymes des tribus, ou pieux marabouts dont les blanches koubbas parsèment aujourd'hui la campagne marocaine, réveillent l'islam de sa torpeur et chassent de partout les Portugais. La célèbre bataille d'Alcazar (1578) marque la fin de la domina- 110 LES CONDITIONS HISTORIQUES tion éphémère des chrétiens au Maroc. Quant au sultan mérinide de Fès et à celui de Marrakech, ils s'étaient vus forcés d'approuver la conduite des Ché- rifs, ce qui d'ailleurs ne les sauva pas de la ruine ; le Mérinide de Marrakech fut tué en 1519, celui de Fès fut battu en 1520. En 1547, Meknès était prise, et, en 1550, Fès tombait entre les mains d'El-Mahdi, qui mettait fin au règne des Mérinides. CHAPITRE VI LES DYNASTIES CHÉRIFIENNES1 I Le mouvement chérifien n'était pas l'œuvre de quelques hommes : c'était l'aboutissement de toute une agitation religieuse. Aussi de toutes parts se lèvent des marabouts, dont les associations redou¬ tables contrecarrent le pouvoir central et contre lesquels les princes saadiens ne cessent de lutter. La grande zaouïa de Delà fut fondée par des agita¬ teurs sortis du fond du Sahara. Un marabout nommé Mohammed-El-Ayyachi së rendit indépendant dans Azemmour et Rabat, prêchant la guerre sainte contre les chrétiens ; il est enterré près d'Azemmour, dont il avait fait un des boulevards de l'islam, et son sanctuaire est universellement vénéré. Toute la région littorale est d'ailleurs couverte des tombes de ces pieux guerriers. Les marabouts fondèrent des sortes de fiefs féodaux, dont la plupart subsistent encore aujourd'hui, comme Tamesloht, Boujad, Ilegh, Tamgrout, Après avoir aidé les Chérifs saadiens contre les Mérinides, ils ne tardèrent pas à devenir pour eux une gêne. Les essais pour leur faire payer des impôts demeurèrent généralement infructueux et les souve- 1. Outre les ouvrages cités aux chapitres précédents, voir : Nozhet- el-Hadi, Histoire de la dynastie Saadienne au Maroc (1511-1670), trad. O. Houdas, in-8°, Paris, 1889. — Ez Ziani, Le Maroc de 1631 à 1812, trad. O. Houdas, in-8°, Paris, 1886. — Kitab-el-Istiqsa, Chronique de la dynastie Alaouile du Maroc (1631-1894), trad. E. Fumey, 2 vol. in-8°, Paris, 1906. — Erckmann, Le Maroc moderne, in-8°, Paris, 1885. 112 LES CONDITIONS HISTORIQUES rains furent obligés de faire massacrer certains d'entre eux pour s'en débarrasser. A cette époque commence la rivalité des Chérifs et des Turcs, dont l'établissement dans la Berbérie vient de s'accomplir. Les Turcs protègent les derniers Méri- nides et font même en 1551 une expédition à Fès pour les soutenir. Vivant de la course, les pirates barbaresques ne faisaient pas payer d'impôts aux marabouts et pouvaient s'appuyer sur eux ; aussi les Chérifs appelaient-ils leurs adversaires « les sultans des poissons ». Les Saadiens de leur côté s'entendent avec les Espagnols d'Oran pour enlever Tlemcen aux Turcs. Soliman met à prix la tête du souverain marocain Mohammed-el-Mahdi, qui est assassiné au cours d'une expédition contre les tribus de l'Atlas (1557). Il y eut toujours, dans l'empire et dans la famille chérifienne même, un parti turc et un parti espagnol, qui causèrent des troubles et des guerres civiles sans cesse renaissantes. Fait remarquable, dès cette époque, les Chérifs, quoiqu'ils se soient élevés par la guerre sainte, n'hésitent pas à faire alliance avec les chrétiens. • Les Saadiens régnèrent pendant un siècle environ ( 155Ô-Î66Ô). Le plus célèbre d'entre eux est»Ahined- el-Mansour, surnommé Ed-Dehebi, c'est-à-dire le doré. Proclamé le lendemain de la bataille d'Alcazar, il bénéficia du désastre des Portugais et vit venir à lui les ambassadeurs de presque toute l'Europe. Il est surtout célèbre par sa conquête du Soudan. L'islam était implanté chez les noirs depuis l'époque des Almoravides et Tombouctou jouissait d'une grande célébrité commerciale et littéraire. La traversée du Sahara par l'armée marocaine dura quatre mois et demi (1590). Le sultan de Tombouctou fut vaincu et le célèbre légiste noir Ahmed-Baba emmené prisonnier à Marrakech. Il réclamait surtout sa bibliothèque : « Elle comptait 1.600 volumes, disait-il, et de tous les LES DYNASTIES CHÉRIFIENNES 113 membres de ma famille, j'étais celui qui en possédait le moins. » Le Sénégal, le Soudan, le Bornou furent soumis. Le sultan ramena un immense butin consis¬ tant surtout en lingots d'or, d'où son surnom de Dehebi. Il orna sa capitale de Marrakech de magni¬ fiques constructions et fit venir pour la décorer des marbres de Carrare, qu'il paya, dit-on, au poids du sucre. Ce sont les Saadiens qui ont fondé le Makhzen marocain tel que nous le connaissons actuellement. Ils furent amenés à prendre modèle sur les Turcs, qui organisaient alors leur récent établissement en Algérie en appuyant la milice ottomane par des colonies militaires indigènes, des tribus makhzen exemptées d'impôts en échange du service. Le sultan Ahmed-el- Mansour appela des instructeurs turcs et forma le gros de son armée avec des corps de renégats, de Maures andalous, de nègres et de Turcs ; il incorpora également les tribus arabes de la région de Tlemcen et d'Oudjda, refoulées au Maroc par la conquête turque et englobées par les Marocains sous le nom de Cheraga (gens de l'Est). Issue de la réaction contre les chrétiens, la dynastie saadienne aboutit à une forme de gouvernement incomplète, étroite, fanatique, mais qui, somme toute, satisfaisait les aspirations religieuses du pays. Le Makhzen ne comporte aucun des organes du gouverne¬ ment moderne : pas d'administration, pas de véritable système d'impôts, pas d'armée, ou plutôt tous ces organes à l'état vague, théorique en quelque sorte et embryonnaire. La suzeraineté religieuse des Ghérifs ne se transforme en pouvoir effectif que lorsque le caractère même du souverain le comporte. Aucun progrès d'ailleurs, aucune évolution. L'avènement de la dynastie des Chérifs filaliens, qui a occupé le pouvoir jusqu'à nos jours, n'apporte aucun change¬ ment notable au gouvernement ni à la société. Aussi , A. Bernard » 8 114 LES CONDITIONS HISTORIQUES l'histoire des derniers siècles au Maroc n'offre-t-elle guère d'intérêt, sinon au point de vue des rapports avec les puissances européennes. II Les Ghérifs hassaniens ou Filalis (1660 à nos jours) remplacent les Saadiens à peu près comme les Almohades ont remplacé les Almoravides et pour les mêmes raisons. Ils mènent la vie pauvre, méditative, vertueuse qui convient à des saints, tandis que les souverains régnants s'épuisent dans le luxe et dans la mollesse. Vers le milieu du xvne siècle, un chérif du Tafilelt, Moulay-Mohammed, précurseur de la dynastie actuel¬ lement régnante, vint s'installer dans la plaine des Angad, et, avec l'aide des Arabes de cette plaine, essaya de se tailler un royaume autour d'Oudjda au détriment des Turcs. Il fut tué par son frère Moulay-er-Rechid, fondateur de la dynastie hassa- nienne (1660-1672). Moulay-er-Rechid se fit d'abord reconnaître comme souverain au Tafilelt même, puis dans la région d'Oudjda et de Taza, dans le Rif et enfin à Fès. Ces chérif s ne furent en somme que des aventuriers heureux, qui trouvèrent moyen de se tailler d'abord un fief, puis un royaume à la faveur de l'anarchie. Ils s'appuyèrent surtout sur leurs parents les descendants du Prophète, dont ils se servirent pour combattre les marabouts. A Fès, la postérité d'Idris, très nombreuse et ne pouvant s'emparer du pouvoir pour son compte, favorisa ses cousins de Sidjilmassa. Les Hassaniens s'appuyèrent aussi sur le pouvoir naissant des chérifs d'Ouezzan, auxquels ils accordèrent des privilèges qui ressemblent singulièrement à l'immunité des terres ecclésiastiques à l'époque mérovingienne. LES DYNASTIES CHÉRI TIENNES 115 Moulay-Ismaïl (1672-1727) a été appelé leLouisXIV du Maroc : il serait peut-être plus exact de le comparer à Charlemagne ou à Salomon. Il régna pendant cin¬ quante-cinq ans, déployant une énergie extraordinaire et laissa à sa mort le Maroc pacifié et soumis comme il ne l'a jamais été par la suite. Il eut tout d'abord de grandes difficultés à se faire accepter et eut à lutter contre des révoltes incessantes. Il finit par en venir à bout grâce à sa garde nègre et à ses kasbas. Quand, au début de son règne, Moulay-Ismaïl envisagea la réorganisation de son armée, on lui signala le registre indiquant les effectifs des troupes noires formées jadis par le prince saadien Ahmed-el- Mansour. Ainsi lui fut suggérée l'idée d'instituer le corps des Abid (esclaves). Il fit acheter partout des nègres et en forma des colonies agricoles, dont tous les enfants appartenaient à l'État. Par ses ordres, 14.000 nègres furent promptement réunis à Mechra-er- Remel, dans la vallée du Sebou, entre Meknès et Salé. Leur descendance servit au recrutement de sa puis¬ sance armée. Un marabout ayant envoyé au sultan un exemplaire du livre d'El-Bokhari, qui fut l'auteur du recueil le plus célèbre de hcidilh (paroles attribuées au Prophète), Moulay-Ismaïl présenta le saint livre à ses Abid en leur disant : « Vous et moi, nous sommes tous les esclaves de la tradition du Prophète. » Et tous jurèrent sur le livre. Depuis lors, les Abid ont été nommés Abid-el-Bokhari, ou plus simplement Bouakher, c'est-à-dire les serviteurs clu livre de Bokhari, car l'exemplaire du précieux ouvrage devint leur talisman ; il demeura confié à leur garde et les accompagna dans toutes leurs expéditions. Moulay-Ismaïl arriva à constituer ainsi une garde entièrement dévouée à sa personne, sans racines dans le pays, sans liens avec la population indigène arabe ou berbère, se battant sans s'inquiéter des causes de la lutte. Les analogies sont frappantes entre cette garde 116 LES CONDITIONS HISTORIQUES noire et les mamelouks d'Egypte d'une part, les colo¬ nies militaires des Turcs en Algérie d'autre part : ce qui n'a pas lieu de surprendre, car les institutions chérifiennes sont inspirées visiblement de l'exemple des Turcs. A la fin du règne de Moulay-Ismaïl, il y avait 150.000 soldats nègres inscrits sur les contrôles. On les menait au sultan à l'âge de dix ans. On leur apprenait un métier, tel que celui de maçon ou de menuisier, puis on leur enseignait l'équitation, d'abord sur des. che¬ vaux nus, ensuite avec toutes les pièces du hanarche- ment. Ils prenaient aussi l'habitude de faire feu sans descendre de cheval. A l'âge de seize ans, on les inscrivait sur les registres de l'armée et on les mariait avec de jeunes négresses auxquelles on avait appris la cuisine et la tenue du ménage. On donnait à chacun un vêtement et une dot. Des garnisons noires, grâce auxquelles Moulay- Ismaïl parvint à tenir tout le Maroc, furent réparties dans une série de kasbas depuis la Moulouya jusqu'à l'Oued Noun. Ces kasbas étaient placées le long des routes, aux points stratégiques, notamment à Taza. La population indigène devait verser dans ces forte¬ resses des contributions en nature qui servaient à l'entretien des soldats. Le chef de poste était respon¬ sable de tout ce qui se passait sur son territoire, et avait même l'obligation de rembourser toute perte éprouvée par des voyageurs dévalisés chez lui. Grâce à ces Bouakher, Moulay-Ismaïl vint à bout de ses ennemis, qui étaient de trois sortes : les Berbères avec leurs marabouts, les Turcs, les chrétiens. Toutes les populations indigènes se virent imposer son auto¬ rité, et il triompha même des terribles Berbères du Haut-Atlas. Ses procédés réussissaient parfaitement avec les tribus ; ils consistaient en exécutions et razzias sanglantes, accompagnées de négociations, suivies d'établissements de forteresses et de garnisons LES DYNASTIES CHÉRIFIENNES 117 permanentes. Le calme fut à peu près complet, au moins sur les grandes voies de communication. C'est l'époque où, suivant l'expression d'un historien musul¬ man, une femme ou un juif pouvaient aller d'Oudjda à Taroudant sans avoir rien à redouter. Contre les Turcs, ses succès furent moins complets, parce que leur instrument militaire était de qualité supérieure et que les mehallas se débandaient généra¬ lement devant les janissaires. En 1679, Moulay-Ismaïl s'avança jusqu'au Djebel Amour. En 1694, il fut défait par les Turcs sur la Moulouya ; en 1701, dans la vallée du Chélif ; en 1707, entre Oran et Arzeu, dans la petite forêt qui porte encore le nom de Moulay-Ismaïl. Deux grandes causes, sans parler des conditions géogra¬ phiques et économiques locales, amenaient fatalement Turcs et Chérifs à s'entre-choquer : la prétention des Chérifs marocains à la légitimité exclusive, et la loi générale qui veut que les États musulmans, pour vivre, soient obligés de faire la guerre ou d'abandonner le système d'impôts établi par le Coran. On rappellera plus loin1 les luttes de Moulay-Ismaïl contre les chrétiens. Lorsque les Anglais évacuèrent Tanger, à la grande joie des Musulmans, en 1684, Moulay-Ismaïl repeupla cette ville avec des gens du Rif et des Moudjahidin. Les chrétiens ne possédaient plus alors au Maroc que Geuta, où Moulay-Ismaïl les tenait étroitement assiégés. Moulay-Ismaïl mourut à Meknès, à l'âge de quatre- vingts ans. Son long règne a eu, pour le Maroc et pour la dynastie, une importance capitale. Son énergie et sa ténacité obligèrent les Berbères à se soumettre. Ses kasbas et sa garde nègre donnèrent au Maroc la force grâce à laquelle il a réussi à se maintenir à peu près intact jusqu'à la fin du xixe siècle. Moulay-Ismaïl était d'une extrême violence, et sa 1. Livre IV, chap. I. 118 LES CONDITIONS HISTORIQUES férocité ne fit que s'accentuer avec l'âge. Elle devint une véritable frénésie sanguinaire, bien que la légende ait certainement amplifié les crimes dont il s'est rendù coupable. On prétend qu'il a fait périr de sa main 36.000 personnes. Il passe pour l'inventeur de quelques-uns des supplices que les sultans marocains, jusqu'à ces derniers temps, infligeaient à leurs victimes. C'était un cavalier intrépide. Un captif chrétien raconte qu'il l'a vu plusieurs fois debout sur ses étriers, tenant un de ses fils sur un bras, une lance dans l'autre main et courant ainsi au galop sans laisser faire un faux pas à son cheval. A l'ambassa¬ deur de Louis XIV qui lui reprochait sa cruauté, il répondit : « Votre roi Louis commande à des hommes, tandis que moi, je commande à des brutes. » Il avait un harem très nombreux et laissa, dit-on 700 fils et un nombre incalculable de filles. Sa postérité occupait tout un quartier de Sidjilmassa. Mais, loin d'être absorbé par les plaisirs, il portait seul le poids du gouvernement le plus personnel qui fut jamais. Toujours en expéditions, toujours guerroyant comme Charlemagne, il s'occupait de tout par lui-même. Bien que son armée ne lui coûtât rien, puisqu'elle vivait sur le pays, il fut extrêmement cupide et avide, dépouillant impitoyablement les caïds enrichis. Sa vie était cependant simple et frugale ; il était vêtu de laine et se nourrissait d'un plat de couscouss. Son seul luxe était celui des constructions ; les bâtisses énormes de Meknès, le Versailles marocain, sont entassées sans aucun goût ; l'architecture est lourde et somptueuse ; 30.000 indigènes et 2.500 esclaves chrétiens furent employés à ces constructions. La distraction favorite du sultan était d'aller au milieu de ses chantiers ; il travaillait lui-même comme un manœuvre. Un jour, trouvant les briques trop minces, il envoya chercher celui qui les avait faites et lui en rompit une cinquan¬ taine sur la tête. Il employait pour ses constructions LES DYNASTIES CHÉRIFIENNES 119 les pierres romaines de Ksar-Faraoun (Volubilis) qu'il faisait apporter à bras par des corvées indigènes : quand on apprit sa mort, chacun laissa choir sur place la pierre qu'il transportait. Moulay-Ismaïl était fort instruit et pratiquait scru¬ puleusement la religion musulmane. Il aimait les dis¬ cussions théologiques et engageait souvent des contro¬ verses avec les Pères de la Merci et les Trinitaires. Il est l'auteur d'une curieuse apologie de l'islam1 adressée à Jacques II d'Angleterre, et dans laquelle il engageait ce souverain à se convertir à l'islam ou tout au moins à revenir au protestantisme. j Les faibles successeurs de Moulay-Ismaïl laissent le - \ pays retourner à l'anarchie ; les Berbères s'affran¬ chissent et massacrent leurs caïds ; les Bouakher se révoltent et leurs séditions, analogues à celles des janissaires d'Alger, agitent constamment l'empire. De temps en temps, on les livre à la vengeance des gens des tribus, mais on est bientôt obligé de les rappeler et de faire appel à leur concours, indispen¬ sable au maintien du pouvoir chérifien. Les troubles atteignent leur maximum d'intensité à tous les changements de règne ; à chaque avènement, le nouveau sultan se voit obligé de reconquérir son royaume. Les successeurs de Moulay-Ismaïl lui ressemblent par leurs fantaisies sanguinaires, mais non par le génie organisateur. Cependant les fortes assises posées par le grand tyran du xvne siècle subsistent et suffisent à maintenir la dynastie. Un des souverains les plus brillants fut Sidi-Mohammed (1757-1790). Du vivant même de son père, il rétablit un peu d'ordre, groupe 4.000 cavaliers, à la tête des¬ quels il parcourt le pays. Il rappelle son ancêtre Moulay-Ismaïl pour la fermeté du caractère, les aptitudes administratives et l'activité. En 1764, 1. Publiée par le comte H. de Castries. 120 LES CONDITIONS HISTORIQUES il fonde Mogador (Soueïra) ; en 1769, il assiège Mazagan, la seule localité que les Portugais eussent conservée sur le littoral atlantique : la place est évacuée. Seuls les Espagnols s'obstinent à garder les Présides, rochers hérissés de murailles, bagnes et places fortes, pierres d'attente sur lesquelles ils n'ont jamais rien bâti. III Au xixe siècle, l'histoire intérieure du Maroc présente de moins en moins d'intérêt ; le pays n'évolue pas, ne s'organise pas, et ses institutions ne subissent aucune modification essentielle. Toute l'histoire du Maghreb se résume dans les efforts du pouvoir chérifien pour se défendre contre l'influence de jour en jour plus envahissante de l'Europe. La politique suivie à cet égard par les sultans a été ingénieuse, persévérante et longtemps couronnée de succès. Elle a consisté à opposer les unes aux autres les puissances européennes, à résister le plus possible à toutes leurs demandes, à les traîner en longueur, à lasser leur patience, à ne jamais opposer une fin de non-recevoir absolue qui risquerait d'entraîner des conséquences trop graves, mais à user de moyens dilatoires, à donner des satisfactions de pure forme, à exécuter aussi lentement et d'aussi mauvaise grâce que pos¬ sible les engagements les plus formels. i\hou I ay - S1 i m a n (1792-1822) se voit obligé de suppri¬ mer dans ses États la course et l'esclavage des chré¬ tiens. Le règne de son successeur Moulay-Abd-er- Rahman (1822-1859) est surtout marqué par la guerre avec la France. Une période nouvelle dans l'histoire du Maroc a commencé, en effet, avec l'établissement de la France en Algérie en 1830. Le Maroc, jusque-là isolé dans sa barbarie, est désormais le voisin d'une LES DYNASTIES CHÉRIFIENNES 121 colonie française ; il a une longue frontière terrestre commune avec une puissance chrétienne. La prise d'Alger eut un grand retentissement parmi les populations marocaines. Pourtant Moulay-Abd-er- Rahman ne chercha pas dès le début à nous créer de difficultés, ni à gêner notre établissement sur le territoire algérien. Le souvenir des hostilités tradi¬ tionnelles entre les Turcs et les Chérifs lui faisait voir d'un assez bon œil la chute du dey d'Alger. Cependant le sultan du Maroc essaya peu après de profiter des circonstances pour s'emparer de Tlemcen. Il envoya des agents jusqu'à Médéa et à Miliana pour faire reconnaître aux populations algériennes la suzeraineté du Makhzen. L'insurrection d'Abd-el-Kader devait forcément amener Abd-eç-Rahman à sortir de la neutralité. La lutte contre les Français prenait dès lors le carac¬ tère d'une guerre sainte, dans laquelle le Chérif ne pouvait guère s'abstenir. L'attitude du sultan changea surtout lorsque, après la prise de la smala, les colonnes françaises forcèrent l'émir à se réfugier sur les terri¬ toires du Maroc. L'agression d'un corps de cavalerie marocaine contre La Moricière au bivouac de Sidi- Aziz, le 30 mai 1844, détermina la guerre entre la France et le Maroc, dont les principaux événements furent le bombardement de Tanger et de Mogador par le prince de Joinville et la bataille d'Isly, livrée par le maréchal Rugeaud aux troupes chérifiennes le 14 août 1844. Le noyau de l'armée marocaine auquel se heurta Rugeaud était formé par les Bouakher. De nombreux contingents des tribus étaient venus s'y joindre ; l'armée comprenait 25.000 cavaliers, 1.500 fantassins, 11 canons servis par des renégats anglais ou espagnols, le tout sous les ordres du fils du sultan, Sidi-Moham- med. Les Marocains, excellents cavaliers, ne savaient pas manœuvrer ; toute leur tactique consista à se 122 LES CONDITIONS HISTORIQUES livrer à une série de fantasias et à chercher à envelop¬ per l'ennemi avec leur cavalerie. Les fusils n'étaient pas tous du même modèle, et il n'y avait pas de distri¬ bution de cartouches : « Chacun, muni de balles à sa convenance et d'une poire à poudre, chargeait son arme comme on le fait à la chasse, méthode délicate et lente dans la chaleur de l'action1. » La victoire de Bugeaud montra une fois de plus la puissance de l'orga¬ nisation et de la tactique contre les masses qui n'ont que l'avantage du nombre. L'armée marocaine s'enfuit dans la direction de Taza. D'après Léon Roches, 8.000 Rifains étaient massés près du champ de bataille, décidés à ne prendre part à la lutte que si les Fran¬ çais étaient battus, ou si, victorieux, ils envahissaient les montagnes du Rif. Les Marocains, selon leur politique traditionnelle, comptaient, non sans raison, sur l'Angleterre pour arrêter la France. Une lettre trouvée sur Sidi-Moham- med après la bataille d'Isly en fait foi. Cette lettre était conçue dans les termes suivants : « Le consul anglais nous dit que la diablesse qu'il appelle la reine et qui commande dans son pays imposera la paix aux Français. » Pour rassurer l'Angleterre, on résolut de conclure la paix au plus vite sur les bases mêmes de l'ultimatum qui avait été remis au sultan avant la bataille d'Isly. Le traité de Tanger (10 sep¬ tembre 1844) et la, convention de Lalla-Marnia s'inspi¬ rèrent de ce principe. Le sultan du Maroc hésita lontemps à tenir ses engagements concernant Abd-el-Kader ; enfin, en 1847, il se décida à chasser notre adversaire de la rive gauche de la Moulouya ; de plus en plus traqué, l'émir fut obligé de faire sa soumission au général de La Moricière. Aux difficultés avec la France succédèrent des 1. De Martimprey. LES DYNASTIES CHÉRIFIENNES 123 difficultés avec l'Espagne. Peu de temps après la mort de Moulay-Abd-er-Rahman, son fils et succes¬ seur Sidi-MohammedJ 1859-1873) eut à soutenir une guerre contre les Espagnols. De même que la paix de Tanger conclue par la France en 1844, la paix de Tétouan fut dictée par le Foreign-Office, qui ne pouvait tolérer l'occupation du littoral marocain par une puissance européenne. Les relations de la France avec le Maroc demeu¬ rèrent assez satisfaisantes jusqu'à la fin du Second Empire. A maintes reprises, nos troupes eurent à intervenir dans les confins algéro-marocains, comme le traité de 1845 nous y autorisait en nous conférant le droit de suite. Les expéditions de 1859 et de 1870 semblaient devoir être le prélude d'opérations plus étendues, mais nos troupes furent arrêtées la première fois par le choléra, la seconde par la guerre franco- allemande. Moulay-el-Hassan (1873-1894) est un des sultans les plus énergiques qu'ait eus le Maroc, et on ne peut nier que son énergie n'ait contribué pour une bonne part à retarder la décomposition finale de l'empire chéri- fien. Désigné par son père à l'exclusion de son frère aîné, Moulay-Othman, le nouveau sultan ne rencon¬ tra pas dans sa famille d'opposition violente et put, sans trop de difficultés, s'appuyer sur l'armée dont il était très aimé. Acclamé à Marrakech, il eut plus de peine à se faire reconnaître à Fès. Il séjourna un an dans cette ville, puis fit une expédition à Oudjda. A Taza, il fut arrêté par les Riata et faillit perdre ses femmes et ses bagages dans un ravin. A partir de 1877, Moulay-el-Hassan demanda et obtint d'avoir auprès de lui une mission militaire française, à laquelle il confia l'organisation de son artillrie-. En 1882, Moulay-el-Hassan entreprit une expédi¬ tion au Sous et dans l'Oued-Noun. Ce fut, dit Erck- mann qui accompagna le sultan dans cette campagne, 124 LES CONDITIONS HISTORIQUES la plus rude expédition qui ait été faite au Maroc de mémoire d'homme. Le manque d'eau et de nourriture, par suite des conditions désertiques des régions tra¬ versées, firent endurer à la mehalla de cruelles souf¬ frances. Un essai de ravitaillement par mer échoua, la mer trop mauvaise ayant empêché le débarquement. Moulay-el-Hassan, connaissant très peu l'Océan, se figurait que sa présence suffirait pour faire disparaître les obstacles, et, comme jadis Xerxès, se montra furieux de ce que les vagues irrespectueuses condam¬ naient son armée à la famine. Le but principal que se proposait le sultan fut néanmoins atteint, car il réussit à faire accepter ses caïds dans le Sous et à s'entendre avec le roi du Tazeroualt, Sidi-Hachem, qui lui envoya des cadeaux et reconnut sa suzeraineté. En 1883, Moulay-el-Hassan parcourut le Tadla et reçut la soumission d'un grand nombre de tribus, entre autres celle des Zaïan. Sous la protection de cette puissante tribu, il pénétra dans une région où le sultan Moulay-Sliman avait été autrefois battu et obligé de laisser jusqu'à sa tente. Erckmann a fait un récit coloré de l'affaire de Smala, où les Berbères s'étaient retranchés dans une kasba nouvellement construite. La lutte fut chaude ; les Berbères se défendirent avec énergie et tuèrent 400 fantassins et 50 artilleurs. Le sultan resta à cheval toute la journée, par une tempé¬ rature accablante, sans boire ni manger, parce qu'on était en temps de Ramadan. Le grand vizir essaya vainement de parlementer avec les insurgés, mais ne parvint pas à s'entendre avec eux. A la tombée de la nuit, les Berbères se formèrent en colonne serrée, les femmes, les enfants et les bestiaux au centre, sortirent de la place, occupèrent l'infanterie marocaine en tiraillant de divers côtés à la fois et disparurent dans la montagne. Le lendemain, la cavalerie ramena une centaine de prisonniers qui furent enchaînés. Parmi eux se trouvait un vieillard qui pouvait à peine LES DYNASTIES CHÉRIFIENNES 125 marcher ; on trouva qu'il serait bien gênant, et on le livra à un soldat qui le tua dans un coin. Plusieurs habitants de la kasba revinrent voir ce qui se passait, l'un d'eux fut reconnu par son chien qui vint joyeuse¬ ment sauter après lui; les soldats s'aperçurent de cette scène et cinq minutes après, la tête du Berbère ornait le bout d'une baïonnette. Après avoir fait démolir la kasba à la pioche, Moulay-el-Hassan se dirigea vers le pays des Zaër, qu'il avait déjà parcouru en 1881. On poursuivit les Zaër pendant un mois, vidant les silos, razziant les douars, après quoi on rentra à Meknès en passant par le pays des Beni-Mtir. En somme, de 1873 à 1888, Moulay-el-Hassan consolida son autorité dans les régions les plus acces¬ sibles du Maroc, qu'il parcourait sans cesse, allant de Marrakech à Fès, de Fès à Oudjda, pour revenir ensuite à son point de départ. Il avait fait alliance avec les marabouts du Tadla et avait réussi à s'appuyer sur la grande tribu des Zaïan ; il essaya ensuite d'étendre le pays makhzen par des expéditions chez les Berbères indépendants, notamment chez les Beni-Mguild, au sud de Meknès, puis chez les Djebala. En 1893, le sultan se rendit au Tafilelt à la tête d'une armée nombreuse, pour prier sur la tombe de ses ancêtres. Il tenta de développer son influence dans les régions sahariennes voisines de l'Algérie, et notamment de faire accepter ses caïds au Touat ; il fut rappelé vers Marrakech par des difficultés avec l'Espagne. Au printemps de 1894, il se mit en marche vers le Nord, mais mourut en cours de route, à Dar- ould-Zidouh, entre Marrakech et Babat. Son grand vizir, Ba-Ahmed, cacha sa mort pendant plusieurs jours, pour se donner le temps de faire proclamer un des plus jeunes fils du défunt, Moulay-Abd-el-Aziz. Le vieux sultan mort, de la tente duquel personne 126 LES CONDITIONS HISTORIQUES n'osait approcher, conduisait encore ses troupes, jusqu'à ce que l'odeur cadavérique eut révélé aux Marocains que le dernier de leurs souverains qui fut réellement maître de son empire avait cessé de vivre. Comme son ancêtre Moulay-Ismaïl, Moulay-el-Has- san avait permis au Maroc de faire figure d'État, grâce à l'activité infatigable qu'il avait déployée pendant tout son règne et aux expéditions qu'il conduisait chaque année dans les diverses parties de son royaume. La politique extérieure de Moulay-el-LIassan a consisté, comme celle de ses prédécesseurs, à mainte¬ nir autant que possible la barrière qui fermait le Maroc à la pénétration européenne, en jouant très habilement des rivalités des puissances. Il dut cependant leur consentir quelques concessions par la convention internationale de Madrid (3 juillet 1880) : concessions plus apparentes que réelles, d'ailleurs, car quelques-unes des clauses de la convention, notamment celle qui reconnaissait aux Européens le droit d'acquérir des propriétés au Maroc, ne fonc¬ tionnèrent jamais dans la pratique : l'acquisition de propriétés était subordonné par l'acte de Madrid au consentement préalable du gouvernement marocain et ce consentement n'était jamais accordé. L'avènement d'Abd-el-Aziz en 1894 ne modifia pas sensiblement la situation créée par Moulay-el-Hassan. Pendant six ans (1894-1900), la régence demeura aux mains du vieux Ba-Ahmed, vizir qui sut continuer la politique de son maître défunt et maintenir l'équilibre entre les tribus à l'intérieur, entre les infidèles à l'extérieur. Le Maroc, se survivant en quelque sorte à lui-même grâce aux rivalités des puissances euro¬ péennes, réussit, jusqu'à la fin du xixe siècle, à éviter autant que possible l'intrusion des mécréants sur la terre de l'islam. Lorsque Moulay-Abd-el-Aziz succéda à son père LES DYNASTIES CHÉ HIFI EN NES 127 Moulay-el-Hassan en 1894, il n'avait que treize ans. Jusqu'en 1900, il fut maintenu sous une dure tutelle par le grand vizir Si-Ahmed-ben-Moussa (Ba-Ahmed) et c'est seulement à la mort de ce dernier que commence véritablement son règne. Les éléments ne manquent pas pour tracer un portrait de Moulay-el- Aziz, et les Européens qui ont vécu dans sa familiarité ont souvent parlé de lui. Ils ont fait en général son éloge, et plusieurs ont déclaré1 que c'est le Maure le plus intelligent qu'ils aient jamais rencontré. Mais ses qualités réelles n'étaient peut-être pas celles qui eussent le mieux convenu dans les circonstances où il se trouvait placé. Élevé par des femmes, peu préparé à régner, il est le fils d'une Circassienne, Lalla-Requia, qu'on appelait la Roumiya (la chrétienne) ; assez ignorant des choses de l'islam, il a toujours montré, peu de goût et peu d'aptitude pour la guerre, ce qui est grave au Maroc ; le Chérif doit être un prêtre et un soldat : Moulay-el-Aziz ne fut ni l'un, ni l'autre. Autour du sultan s'agitèrent une foule d'intrigues, tant musulmanes qu'européennes. Le principal conseiller d'Abd-el-Aziz fut au début Si-el-Mehdi-el- Menebhi, soldat de fortune, créature de Ba-Ahmed, sans instruction, mais intelligent et souple. A partir de 1901, El-Menebhi eut pour rival au Màkhzen Si-Feddoul-Gharnit, ancien conseiller de Moulay- Hassan, apparenté aux principales familles deFès,très représentatif du Maroc conservateur. Enfin, Si-Abd- el-Kerim-ben-Sliman, moins réactionnaire que Si- Feddoul-Gharnit, moins novateur et moins anglophile qu'El-Menebhi, a cherché à s'appuyer sur la France pour consolider le pouvoir de son maître et sa propre influence. Mais c'est surtout l'Anglais Mac-Lean, ancien sous- officier de la garnison de Gibraltar, que le ministre 1. Walter B. Harris. 128 LES CONDITIONS HISTORIQUES d'Angleterre, sir John Drummond Hay, avait fait placer en 1877 comme instructeur d'infanterie auprès de Moulay-el-Hassan, qui prit rapidement, après la mort de Ba-Ahmed, une grande influence sur l'esprit du sultan. C'est un de ces agents comme l'Angleterre en emploie assez souvent, quitte à les désavouer s'ils vont trop loin ou si les circonstances viennent à chan¬ ger : « Vêtu en Turc d'opéra-comique, raconte un auteur anonyme, une immense rapière au côté, monté sur un superbe cheval reçu en cadeau, on le rencontrait souvent au coucher du soleil se dirigeant vers le palais. Le vulgaire croyait que Mac-Lean allait faire au sultan rapport sur l'instruction des troupes, alors qu'en réalité ce farouche guerrier devait allumer lui-même les lampes compliquées qu'il avaitvendues et dont le paiement n'était exigible qu'après plusieurs épreuves concluantes. » A côté de Mac-Lean, un autre anglais, M. Walter Harris, correspondant du Times à Tanger, vivait lui aussi dans l'intimité du Chérif et son¬ geait à faire profiter son pays de cette situation. On vit bientôt, sous l'influence de ses conseillers européens, le Chérif, le chef des croyants, le descen¬ dant du Prophète, entouré d'Anglais cyclistes, peintres, photographes, chauffeurs, artificiers, jouant au billard et au tennis, montant en automobile, photographiant les femmes de son harem, s'habillant en officier anglais, donnant ainsi aux fidèles un scandale analogue à celui que donnaient à la chrétienté certains papes de la Renaissance. Peut-être eût-il été possible de mettre à profit le goût enfantin du sultan pour les innovations européennes et de l'amener à participer à une certaine modernisation du Maroc, mais les Européens qui l'entouraient songeaient surtout à faire leurs affaires en lui vendant des jouets dispendieux et à vider le trésor. Lorsqu'ils essayèrent de tourner son esprit vers des réformes plus sérieuses, une crise se produisit. LES DYNASTIES CHÉRIFIENNES 129 Le sultan, s'intéressant à toutes les nouveautés, qu'elles fussent représentées par des inventions méca¬ niques européennes ou par des innovations adminis¬ tratives, inaugura un nouveau système fiscal, qui conservait bien le principe des impôts coraniques, mais réclamait la dîme en argent et non plus en nature. On se proposait de faire payer les protégés européens et les azib des personnages religieux, jus¬ qu'ici exempts. Enfin, les caïds jurèrent de ne plus accepter de cadeaux. C'est ce qu'on a appelé le terlib (règlement), qui devait consister à dénombrer dans chaque tribu les troupeaux et autres richesses qui serviraient à asseoir l'impôt. Cet essai eut pour résultat de détraquer complètement la vieille machine marocaine, qui, jusque-là, fonctionnait tant bien que mal. La population, ne se rendant pas bien Côffipte de l'esprit de ces réformes fiscales, craignit de voir le fardeau des impôts devenir plus lourd ; les chefs civils et religieux fomentèrent et entretinrent le mécontentement, de sorte que l'on ne paya plus ni les anciennes impositions, ni les nouvelles. Comme, d'autre part, le sultan dépensait à pleines mains, il se trouva bientôt acculé à l'emprunt, grande nouveauté dans l'histoire du Maroc, et, pour les États comme celui-ci, le commencement de la fin. Dans les premiers mois de 1902, le sultan quitta Marrakech, où il résidait depuis 1895, pour rentrer à Fès. Ce n'était pas sans inconvénient qu'il était resté ainsi éloigné du Nord, et, dès cette époque, les désordres dépassaient un peu la moyenne de l'anarchie marocaine. Ce moment semble avoir été à peu près celui de l'apogée de l'influence anglaise, et sir Arthur Nicolson fut sur le point, à ce qu'il paraît, d'obtenir pour son pays un traité de protectorat. Vers la fin de l'année, on commença à dire que l'agitation qui se manifestait au Maroc était fomentée par les partisans du frère aîné du sultan, Moulay-Mohammed, évincé A. Bernard 9 130 LES CONDITIONS HISTORIQUES du trône au profit d'Abd-el-Aziz par le grand vizir Ba-Ahmed. Bientôt, un faux chérif, le rogui Bou- Hamara, de son vrai nom Djilali-ez-Zerhouni, appa¬ raissait à Taza et se posait en prétendant. A la suite d'une déroute de l'armée du sultan (décembre 1902), on crut que le prétendant allait entrer à Fès ; il n'en fit rien et se retira sur Taza ; la lutte se pour¬ suivit jusqu'en 1906 avec des alternatives de succès et de revers. Ainsi, Abd-el-Aziz n'avait pas fait preuve de la même énergie et de la même habileté que son père. N'aimant ni la guerre, ni les affaires, il s'était endetté sous l'influence de ses conseillers européens, avait mécontenté son peuple par ses allures peu orthodoxes et ses projets de réforme de l'impôt. Il avait ainsi hâté la décomposition du pouvoir, toujours assez faible, qu'avaient eu les sultans du Maroc. La révolte de Bou-Hamara et l'anarchie qui régnait dans le Maroc tout entier n'étaient pas des événements anor¬ maux, ni de nature à surprendre ceux qui connai¬ ssaient quelque peu l'histoire du Maroc : la grande nouveauté, c'est l'intérêt croissant que prenaient à ces querelles les grandes puissances européennes. En 1908, un autre fils de Moulay-el-Hassan, Moulay-Abd-el-Hafid, khalifa ou lieutenant du sultan à Marrakech, est proclamé sultan par les tribus du Sud, qui accusent Abd-el-Aziz d'avoir vendu son pays aux chrétiens. Faiblement soutenu par la France, Abd-el-Aziz succombe bientôt. Son armée est mise en déroute aux environs de Marrakech. Lui-même abdique et se retire à Tanger, pendant que Moulay- Hafid est proclamé à Fès et reconnu par tout le Maroc, les oulamas s'étant déclarés en sa faveur. Hafid réussit à s'emparer du prétendant Bou- Hamara, et, après l'avoir supplicié de diverses manières, il s'en débarrasse finalement en le faisant mettre à mort. Mais les nécessités de la situation LES DYNASTIES CHÉRIFIENNES 131 s'imposent au nouveau sultan comme à son prédé¬ cesseur. Bien que sultan de la guerre sainte, il se voit obligé, comme Aziz, d'admettre l'intrusion croissante des puissances européennes dans les affaires du Makhzen. Les circonstances l'obligent même à appeler les Français à son secours contre les Berbères qui assiègent Fès, mais il refuse ensuite de les aider dans leur tâche et de s'associer à leur prise de possession. Après la signature du traité de protectorat, il se dérobé et abdique à son tour en 1912 : il est remplacé par son frère Moulay-Youssef. L'histoire intérieure du Maroc le cède donc de plus en plus en importance et en intérêt à l'histoire de ses relations avec les puissances chrétiennes. De nom¬ breux traités sont signés par le Maroc avec les puis¬ sances européennes. Plus nombreux encore sont les arrangements conclus par ces puissances entre elles et concernant la succession des Chérifs, succession dont elles ont fini par provoquer l'ouverture. A partir de 1900, les événements se précipitent. A la suite de la prise de possession par la France des oasis du Touat, les protocoles franco-marocains de 1901 et 1902 organisent la collaboration de la France et du Makhzen dans les régions frontières, collaboration qui, de part et d'autre, ne fut pas pra¬ tiquée avec beaucoup de bonne volonté. En Europe même, des efforts sont faits pour résoudre la question marocaine ; des accords sont signés en 1904 par la France avec l'Angleterre et l'Espagne. Mais l'Allemagne, qui a été laissée de côté dans ces tractations, essaie de prendre au Maroc le rôle laissé vacant par l'Angleterre. La visite de Guillaume II à Tanger fait rentrer la question du Maroc dans le domaine international et aboutit à la signature de l'acte d'Algésiras (7__avril 1906), destiné à fortifier au Maroc le statut international dans le même sens que la convention de Madrid. 132 LES CONDITIONS HISTORIQUES Cependant la crise internationale de 1905-1906, non moins que l'anarchie intérieure du Maroc, avaient provoqué contre nos nationaux des attentats qui nous amenèrent, en 1907, à occuper d'une part Oudjda, puis toute la région qui s'étend jusqu'à la Mou- louya, d'autre part Casablanca et tout le pays des Chaouïa. En 1909, l'Espagne sortait aussi de son côté des limites des Présides et réussissait à étendre quelque peu la zone occupée autour de Melilla. Les accords franco-marocains et hispano-marocains de 1910 régularisaient cette situation. Deux conven¬ tions franco-allemandes de 1909 à 1911, cette dernière conclue à la suite d'une intervention qui, sur la demande du sultan, avait amené nos troupes jusqu'à Fès et à Meknès, levaient, au moins en partie, l'hypo¬ thèque allemande de 1906, et reconnaissaient, non sans beaucoup de restrictions et de réserves, le protectorat de la France sur le Maroc. L'Espagne, de même qu'elle avait répondu à l'occupation d'Oudjda par la campagne de Melilla, intervenait à El-Ksar comme nous étions intervenus à Fès. Enfin la conven¬ tion franco-espagnole de 1912 délimitait la zone espagnole et la zone spéciale entourant Tanger. Nous reviendrons en détail sur ces événements, qui appartiennent à l'histoire de la pénétration euro¬ péenne au Maroc. A partir de 1912, l'évolution inté¬ rieure de ce pays se poursuit dans des conditions toutes nouvelles. C'est sous le protectorat de la France, avec son appui financier et moral, que s'accomplira désormais la modernisation de l'empire chérifien et la mise en valeur de ses richesses, qu'il a été impuissant à assurer par lui-même. LIVRE III LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE1 CHAPITRE I LA VIE ÉCONOMIQUE ET LES GROUPEMENTS I Jusqu'à ces derniers temps, il était difficile, en l'absence de toute évaluation précise, dans un pays dont beaucoup de régions n'avaient jamais été visitées par des Européens, de connaître même approximativement la population totale. Les chiffres donnés variaient dans des proportions considérables : certains auteurs n'attribuaient à l'empire chérifien que 3 à 4 millions d'habitants ; d'autres parlaient 1. Edmond Doutté, Les Marocains el la société marocaine (Revue générale des sciences, 15 et 31 mars 1903, t. XXV, p. 258-274 et 314 327). — Id., Marrakech, in-8°, Paris, 1906. — Id., En Iribu, in-8°, Paris, 1914. — Budgett-Meaiun, The Moors, in-8°, Londres, 1902. — Outre les ouvrages indiqués, aux chapitres précédents, consulter les monographies de tribus dans les Archives Marocaines (notamment Le Gharb, par Michaux-Bellaire, 1913), dans les Archives Berbères (en particulier- Les Ait-Ndhir (Beni-Mlir), par Abès, 1918) et dans la Revue de Géogra¬ phie marocaine. 2. N. Larras, La population du Maroc (La Géographie, 1906, t. XIII, p. 337 et suiv.). — Dénombrement de la population de la zone française du Maroc, Casablanca, 1927. — S. Nouvel, Nomades et sédentaires au Maroc, in-8°, Paris, 1919. — E. Laoust, Mois et choses berbères, in-8°, Paris, 1920. 134 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE de 9, 15 et même 30 millions. Les voyageurs s'arrê¬ taient généralement à des nombres voisins de 7 mil¬ lions. Par exemple, Erckmann donne 8 millions au maximum, Rohlfs 6 et demi ; déjà, au xvme siècle, Ghénier et Lemprière adoptaient 6 millions. Consul de France dans une ville de la côte, Chénier n'avait visité qu'une très faible partie de l'empire chérifien. Lemprière, quoique placé dans de meilleures condi¬ tions, n'avait pas parcouru non plus des itinéraires très variés. Or, les renseignements indigènes sont toujours très exagérés : on ne peut en citer de meilleure preuve que les oasis du Touat, où nous avons trouvé un nombre d'habitants à peine égal au tiers ou au quart de la population minima qu'on leur avait attribuée sur la foi des informateurs indigènes. Les nombres qu'on avait donnés étaient en général trop élevés, d'autant plus que les Européens avaient ordinairement suivi les lignes de plus grande densité de population, sur lesquelles les maintenaient cons¬ tamment leurs guides. Rohlfs, par exemple, a suivi des routes particulièrement riches, non seulement le long de l'Atlantique, mais encore dans le Sous et dans le Dra. Erckmann, qui accompagna le sultan en expédition, n'a connu que des régions pouvant assurer la subsistance des 15 ou 20.000 hommes dont se composait normalement la mehalla du Chérif. Le commandant Larras s'était efforcé de calculer d'une manière plus rationnelle la densité de la popu¬ lation du Maroc. Ayant parcouru le pays en tous sens et pendant de nombreuses années, ayant cheminé sur des itinéraires très variés et s'étant efforcé de s'entou¬ rer de toutes les précautions nécessaires, il avait pu évaluer la population du Maroc avec une approxima¬ tion plus grande. Il lui paraissait difficile d'admettre qu'il y eût au Maroc plus de 4 à 5 millions d'habitants, le chiffre exact lui semblant devoir être plus voisin de 4 que de 5. M. Paul Leroy-Beaulieu, par une méthode LA VIE ÉCONOMIQUE ET LES GROUPEMENTS 135 différente, arrivait au même résultat. Les évaluations de M. Robert de Caix étaient encore inférieures et ne comptaient pas plus de 3 millions d'habitants dans la zone française. Nous sommes aujourd'hui plus exactement ren¬ seignés. Il a été effectué deux dénombrements de la population de la zone française du Maroc, en 1921 et en 1926. En ce qui concerne l'élément musulman, on n'a pu procéder qu'à une évaluation approximative, basée le plus souvent dans les campagnes sur le nombre des tentes ou des maisons ; dans les villes, les Marocains étant plus habitués aux méthodes françaises, il a été possible de serrer de plus près la vérité et d'obtenir des résultats qui peuvent être considérés comme à peu près exacts. Les chiffres fournis par cette opération ont donné, pour les 12 régions ou circonscriptions autonomes de contrôle civil, un total de 4.124,000 indigènes, dont 4.017.000 musulmans et 107.000 israélites. Le recen¬ sement n'a porté que sur lès régions soumises à la date à laquelle il a eu lieu ; quant aux populations dissidentes, leur chiffre total, pour les quatre régions militaires de Fès, de Marrakech, de Meknès et de Taza, a été évalué à 665.000 habitants. La population indigène de la zone française serait donc approxima¬ tivement de 4.789.000 habitants. Quant à la zone espagnole, d'après les renseignements recueillis par le service espagnol des affaires indigènes, sa population est évaluée à 551.000 habitants. La population indigène totale du Maroc atteindrait donc 5.340.000 habitants. Cette population est très inégalement répartie. Les habitants, en nombre bien inférieur à celui que le pays pourrait nourrir, se groupent dans les parties les plus fertiles. Presque nulle dans les pays non culti¬ vables et privés d'eau, la densité prend une valeur appréciable dans les parties de ces mêmes régions 136 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE où l'existence de sources, de rdirs, de terres d'allu- vions permet soit les cultures, soit un élevage plus intensif et la conservation des troupeaux pendant l'été. Dans les terres noires à céréales, la densité, plus forte en moyenne que dans le reste du pays, est encore variable avec le degré de fertilité locale. Par suite des procédés de culture tout à fait primitifs qu'emploient les paysans marocains, à fertilité égale, une même super¬ ficie sera moins peuplée au Maroc qu'en Algérie. La zone la plus peuplée du Maroc est la zone des plaines et plateaux du Maroc occidental. Mais, même dans cette zone, la densité est très variable. De Mazagan à Marrakech, on traverse successivement les Doukkala, les Rehamna et les Menabha : dans une assez grande partie des Doukkala, la densité est en moyenne de 40 habitants au kilomètre carré, mais, dès qu'on entre chez les Rehamna, elle tombe brusque- mant à 10, pour s'abaisser à 4 ou 5 plus au Sud ; les steppes arides des Menabha sont presque désertes. Aux environs de Marrakech, la densité est de 200 à 250 au kilomètre carré, mais ce n'est qu'une oasis, car, à une heure au Sud, elle reprend une valeur très faible pour ne remonter franchement que dans les villages du pied de l'Atlas. Dans tout le Maroc atlan¬ tique, il suffit de parcourir une quarantaine de kilomètres pour constater de pareilles différences. Entre deux points distants d'une centaine de kilo¬ mètres, il est toujours possible de combiner deux routes assez voisines pour avoir sensiblement la même longueur et dont l'une donnerait l'impression d'un pays deux ou trois fois plus riche que celui traversé par le deuxième itinéraire. Le recensement de 1926 attribue à cette première zone 2.967.000 habi¬ tants, dont 1.443.000 pour les circonscriptions du Rarb, de Rabat, des Chaouïa, d'Oued-Zem, des Doukkala, des Abda-Ahmar et de Mogador, et 1.524.000 pour la circonscription de Marrakech. LA VIE ÉCONOMIQUE ET LES GROUPEMENTS 137 Une seconde zone est constituée par les régions J montagneuses, massifs littoraux, Moyen-Atlas et Haut-Atlas. Contrairement à une opinion très répan¬ due, la densité de ces_ populations montagnardes est extrêmement faible en général. On sait que les pays montagneux sont ordinairement assez peu peuplés ; saiis doute, il y a des exceptions à cette règle, surtout dans l'Afrique du Nord, où les montagnes sont, toutes choses égales, plus arrosées que les plaines, ce qui est une circonstance favorable dans une contrée à pluies rares. La Kabylie, avec sa prodigieuse densité de population, est un des cas les plus remarquables de pays montagneux très peuplé que l'on puisse rencon¬ trer dans le monde entier ; mais ce cas est tout à fait exceptionnel et les conditions très spéciales qui ont amené le surpeuplement du massif de Fort-National ne sont réalisées nulle part ailleurs dans la Berbérie. Dans les massifs littoraux, les régions occidentales, bien arrosées, ont une population relativement dense ; les tribus de l'Andjera, des environs de Tétouan et d'Ouezzan paraissent assez fortes. La péninsule des Guelaya est également très peuplée ; presque sur chaque colline, on aperçoit plusieurs villages, les uns perchés au sommet, les autres accrochés aux flancs ; aussi beaucoup de Guelaya sont-ils obligés, comme les Kabyles, d'émigrer temporairement pour aller cher¬ cher du travail en Algérie au moment de la moisson ; mais, sitôt qu'on a dépassé Melilla, la région devient beaucoup plus pauvre et la population beaucoup plus rare. Les Beni-Bou-Yahii sont déjà des nomades : or, l'on sait que le nomadisme exige de grandes surfaces pour un petit nombre d'habitants. Le recensement espagnol attribue 90.000 habitants à la région de Larache, 78.000 à celle de Tétouan, 99.000 à celle des Ghomara, 284.000 à celle de Melilla et du Bif, soit au total 551.000 habitants pour la région des mas¬ sifs littoraux. 138 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE Dans l'Atlas, les vallées sont très encaissées ; les villages se rencontrent uniquement sur le bord des oueds ; les champs étroits et bordés de murs de soutènement s'étagent à droite et à gauche, en contre¬ bas des canaux d'irrigation, sur une largeur de 300, 200, 100 mètres et souvent moins. Encore le ruban est-il souvent interrompu. Ce sont déjà, comme dans le Sahara proprement dit, de simples lignes de verdure, qui tranchent sur la stérilité environnante. Les cir¬ ques voisins des cols sont fréquentés par les trou¬ peaux lorsque la paix règne dans la région, mais l'on n'y trouve pas d'établissements permanents, car chaque vallée est occupée par une tribu distincte et les cols sont des territoires contestés. La population est misérable par suite du peu d'étendue des cultures, et parce que les troupeaux ne peuvent pas subsister nombreux dans des terrains souvent schisteux où les pâturages sont maigres. De plus, tout le pays, à partir de 1.000 mètres d'altitude, est couvert de neige plu¬ sieurs mois par an. 11 est facile d'estimer le chiffre de la population de ces tribus, car l'unique sentier de chaque vallée suit l'oued et traverse le village. Les vallées supérieures sont tout à fait pauvres, surtout sur le versant méridional. C'est seulement au contact de la plaine et de la montagne que se pressent des villages nombreux et riches, parce qu'ils ont à la fois dé l'eau et des terrains de culture variés, en plaine et sur les premières pentes des montagnes. Ils forment à la zone montagneuse une ceinture à peu près continue, un poitrail (dir), d'où le nom que les indigènes donnent à ces tribus : les Diqra ou tribus du Dir, du poitrail de l'Atlas. Ce sont ces riches Diara qui ont fait illusion à de nombreux voyageurs restés en plaine ; mais cette brillante façade n'a derrière elle que pauvreté et misère. On trouve en somme, presque partout, les conditions des oasis sahariennes, c'est- à-dire, le long de chaque rivière, une bande richement LA VIE ÉCONOMIQUE ET LES GROUPEMENTS 139 cultivée ; mais, qu'on s'éloigne à un ou deux kilo¬ mètres, on ne rencontre plus que des tribus pauvres, clairsemées, rendues nomades ou demi-nomades par la nécessité de trouver des pâturages pour leurs troupeaux. Il en est de même dans le Sous, où seules les zones irrigables sont habitées et cultivées d'une façon permanente. La vallée supérieure et moyenne de la Moulouya est très faiblement peuplée. Quant au Moyen-Atlas, les indigènes, éparpillés en été dans les clairières de la région des cèdres, sont obligés quand vient l'hiver de redescendre dans les vallées, où les espaces fertiles sont très restreints. C'est dans le Moyen-Atlas qu'habitent les tribus berbères qui passent pour les plus fortes et les plus nombreuses du Maroc : Beni-Ouaraïn, Aït-Youssi, Riata. Cependant dans le Moyen-Atlas comme dans le Haut-Atlas, les surfaces occupées par les neiges d'octobre à avril sont trop considérables pour que la population puisse être bien dense. On peut attribuer à ce territoire, en y comprenant les régions de Meknès, de Fès et de Taza, 1.422.000 habitants, dont 143.000 pour le Maroc oriental (région d'Oudjda). La troisième zone comprend le Sahara marocain, bassins du Guir, du Ziz (Tafilelt) et du Dra. Ici, pas de doute sur la faible densité générale de la population. Le Sahara est maintenant assez connu pour que l'on sache que les oasis n'y forment que d'étroites lignes disposées le long des rivières, dont les eaux super¬ ficielles ou souterraines permettent l'irrigation des palmeraies et des cultures. Au delà de la dernière saguia ou des derniers puits, on ne trouve plus que de rares nomades, pauvres et batailleurs, vivant de l'élevage de maigres troupeaux et surtout de rapines exercées aux dépens des oasis et des caravanes. Pour le bassin du Dra, on peut évaluer la population à 200.000 âmes au plus, 100.000 au moins. Pour le Tafilelt et les oasis du bassin du Ziz, on a environ 140 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE 120.000 à 200.000 âmes ; pour la vallée du Guir, en y joignant Figuig et les nomades de la région, égale¬ ment 100.000 âmes. Le total donnerait un chiffre maximum de 400.000 âmes, qui est probablement trop fort. En résumé, il paraît y avoir au Maroc, en chiffres ronds, trois millions d'habitants dans les plaines atlantiques, un demi-million dans les massifs litto¬ raux (zone espagnole), un million et demi dans l'Atlas et ses annexes, un demi-million dans le Sahara, soit au total cinq millions et demi d'indigènes, dont cinq millions dans la zone française. Ces chiffres sont probablement plutôt au-dessus qu'au-dessous de la réalité. II Les indigènes du Maroc, au point de vue du genre de vie, se divisent en sédentaires, nomades et cita¬ dins. Ce n'est pas à des caractères de race1 qu'on doit s'adresser si l'on veut se rendre compte des mœurs actuelles des Africains : il faut remonter pour cela à une cause infiniment plus puissante et plus variée dans ses effets, à savoir la nature du pays dans lequel ils vivent et qu'ils sont incapables de modifier. L'Afrique du Nord se compose de montagnes où des familles, même très faibles, peuvent se fixer et se défendre, et de steppes à travers lesquelles les tribus les plus fortes sont forcées de se déplacer de pâturages en pâturages. Ils sont donc sédentaires ou nomades : voilà ce qui les distingue avant tout ; là est le secret de leurs habi¬ tudes, là est la raison principale de leur manière d'être, des petites sociétés qu'ils ont formées et de presque toutes leurs lois. 1. Masqueray. LA VIE ÉCONOMIQUE ET LES GROUPEMENTS 141 Sédentaires, ils se sont construit des villages sem¬ blables aux nôtres, dans lesquels ils ont tenu des assemblées régulières et organisé de petites répu- pliques. Tout à l'entour, ils ont créé des jardins, planté des arbres, labouré des champs et séparé leurs cultu¬ res par des limites. Ils ont ainsi connu les plaisirs et les charges de la propriété individuelle. Chacun de leurs petits groupes, ennemi de son voisin, a eu ses coutumes particulières qu'il a défendues énergiquement, même contre la religion de Mahomet, quand des marabouts trop zélés ont voulu les abolir au nom de la fraternité universelle des musulmans. Confinés dans des vallées étroites ou réfugiés sur des pitons inaccessibles, ils ont peu communiqué avec le reste du monde. Supers¬ titieux et ignorants, ils ont adoré les faiseurs de miracles et n'ont jamais appris la langue du Coran. Enfin ils ont eu le loisir d'être industrieux ; ils se sont appliqués à tisser des étoffes, à orner leurs poteries de curieux dessins, à décorer l'intérieur de leurs maisons, à fabriquer des armes, à travailler le bois et le fer. Nomades, ils n'ont eu besoin que de savoir] dans quels mois l'herbe pousse sur les pentes du Tell et dans le Sahara. Montés sur de bons chevaux, ils suivent leurs troupeaux, qui leur donnent en abondance du lait, de la viande et de la laine, avec laquelle ils achètent de l'orge. Ils n'ont ni maisons, ni magasins ; ils possèdent la terre en commun, ou plutôt ils la méprisent, comptant que leur vaillance leur en assurera toujours assez dans les plaines infinies qu'ils parcourent. Ils n'ont pas de coutumes écrites ; la loi musulmane semble faite pour eux, car le Prophète a dit que le déshonneur entre chez l'homme avec la charrue. Ils aiment à parler l'arabe, qu'ils regardent comme une langue noble, et qui leur permet d'être compris sur tous les marchés qu'ils fréquentent. Sceptiques, d'ailleurs, et d'humeur joyeuse, comme tous les guerriers, ils ne donnent pas trop à la religion. 142 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE Ils ne fabriquent rien, ni leurs selles, ni leurs armes, ni leurs tapis, ni leurs bandes de tentes ; ils les achètent aux sédentaires. Il y a plusieurs degrés entre ces deux manières de vivre ; il est même juste de dire que la plupart des tribus africaines sont plus ou moins nomades et plus ou moins sédentaires ; mais il faut avoir cette oppo¬ sition toujours présente à l'esprit pour comprendre la Berbérie contemporaine. Une erreur traditionnelle et qui semble indéraci¬ nable consiste à croire que tous les Berbères sont sédentaires et tous les Arabes nomades. Il suffit pourtant d'un instant de réflexion pour se convaincre que ce ne sont pas les Arabes qui ont introduit la vie nomade en Afrique septentrionale. Le Berbère, natu¬ rellement sédentaire dans les montagnes de l'Atlas, est non moins naturellement nomade dans les pays qui comportent peu ou point de cultures, comme en témoigne l'exemple des Zenaga qui errent entre le Sénégal et l'Adrar, et des Touareg qui parcourent le Sahara central. Ces gens qui ne travaillent pas, qui n'ont pas de maisons, qui ne s'attachent pas à la terre, sont les frères des Kabyles qui ont couronné de villages toutes les crêtes de leurs montagnes et dont le labeur obstiné n'a laissé inculte aucun arpent de leurs vallons. L'histoire nous montre qu'il y a toujours eu dans l'Afrique du Nord, à toutes les époques, des nomades et des sédentaires, parce qu'il y a des régions qui ne se prêtent qu'à la vie nomade. Il y a seulement à la frontière des deux zones des cantons qui sont tantôt du domaine des sédentaires, avec des boisements, des cultures d'arbres fruitiers, un aména¬ gement soigneux des eaux, tantôt du domaine des pasteurs, lorsqu'elles sont dévastées et ruinées par la transhumance et l'insécurité. La carte de la répar¬ tition des nomades et des sédentaires, comme celle de la végétation, se superpose très exactement à la LA VIE ÉCONOMIQUE ET LES GROUPEMENTS 143 carte des pluies : le Tell est le domaine des sédentaires, la steppe et le Sahara celui des nomades. Les formes de transition entre les sédentaires et les nomades cor¬ respondent aux régions de transition entre le Tell et la steppe, les îlots de populations sédentaires au milieu des nomades aux îlots cultivables et irrigables de la steppe et de la lisière saharienne. Si ces considérations sont exactes, comme nous le croyons, le Maroc, mieux arrosé que l'Algérie et la Tunisie, par suite du voisinage de l'Atlantique et de la plus grande altitude des massifs montagneux, doit compter moins de nomades et surtout moins de nomades à déplacements étendus que le reste de la Berbérie. C'est bien effectivement ce qui se produit. Les habitants des massifs montagneux du Nord sont pour la plupart sédentaires, et ce n'est qu'au voisinage de la Moulouya que les tribus sont moins stables et mènent davantage la vie pastorale. Dans les massifs du Moyen-Atlas et du Haut-Atlas, les Berbères sont en partie nomades ; leur nomadisme rappelle par certains traits celui des populations alpines, puisqu'ils utilisent surtout en été les forêts et les pentes que la neige a recouvertes. Les Beni-Mguild, par exemple, descendent de l'Atlas en automne ; en même temps, les quatre tribus des Zemmour, des Guerouan, des Beni-Mtir et des Zaïan se resserrent, laissant aux nouveaux arrivants les terrains qu'elles occupaient depuis le printemps ; dès que le labourage est fini, \ ordinairement au début de mars, les Beni-Mguild 1 plient leurs tentes et émigrent vers les montagnes, et la contrée qu'ils quittent est aussitôt occupée par les gens des tribus environnantes, chacune ayant son territoire déterminé ; les Zemmour et les Guerouan font un léger mouvement vers le Sud ; les Beni-Mtir et les Zaïan se partagent la plus grande partie de la région dans laquelle ils sont voisins au printemps et en été, et, au contraire, séparés par les Beni-Mguild en 144 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE automne et en hiver. Les Beraber sont des nomades à la fois montagnards, steppiens et sahariens. Ils couvrent de leurs tentes tout le vaste quadrilatère compris entre l'Oued Ziz, l'Oues Dadès et l'Oued Dra. Même dans les plaines du Maroc occidental, la vie nomade est loin d'être inconnue ; les Chaouïa, les Doukkala sont des demi-nomades, qui associent dans des proportions variables l'agriculture et l'élevage et oscillent entre la zone côtière et la steppe ; de même, les Beni-Ahsen oscillent entre les marais du Sebou et 5 la forêt de Mamora. Mais, dans le Maroc occidental, les déplacements ne dépassent guère une heure de | route. Seuls, les habitants des steppes du Maroc oriental, à l'Est de la Moulouya, ont des migrations vérita¬ blement étendues et mènent la vie des pasteurs des steppes oranaises et du Sahara algérien, auxquels ils I ressemblent en tous points. Telle est, par exemple, la confédération des Beni-Guil, dont les terrains de parcours s'étendent depuis le Chott-Rarbi jusqu'à Figuig et depuis l'Oued Charef jusqu'à Aïn-Chaïr. Ils sont essentiellement pasteurs, ne vivant que sous la tente et ne possédant aucune culture en dehors de celles des jardins dont ils sont propriétaires dans les ksours de Figuig et d'Aïn-Chaïr. Entre la Zousfana et le Tafilelt nomadisent les Ouled-Djerir et les Douï-Menia. Ils passent la plus grande partie de l'année sur le Guir ; au printemps, ils se dispersent pour chercher des pâturages ; en automne, ils vont récolter les dattes dans les ksours de la Zousfana et surtout au Tafilelt. Au Sud de l'Atlas, les principales tribus de grands nomades sont les Aït-Seddrat, les Aït-Jellal, les Ida- ou-Blal, les Aït-ou-Mribet. Les nomades du Sahara ne dépassent pas le versant Sud du Haut-Atlas et souvent même de l'Anti-Atlas. Ces grands nomades, sauf de rares exceptions, n'apparaissent qu'au Sud du Sous, LA VIE ÉCONOMIQUE ET LES GROUPEMENTS 145 voire même au Sud du Dra. Les Reguibat, les Ouled- Delim et les Ghkarna s'étendent entre le Dra et l'Adrar ; au delà, jusqu'au Sénégal, sont les peuplades errantes et sans cohésion du Sahara occidental connues sous le nom de Beïdan, les blancs, par opposition aux populations noires du Soudan et du Sénégal. Fréquemment, dans une même tribu, une fraction est plus sédentaire, parce qu'elle a plus de terres de cultures et une autre plus nomade parce qu'elle a surtout des troupeaux et des pâturages ; dans une même fraction, un douar ou même un certain nombre de familles sont nomades, d'autres douars et d'autres familles étant sédentaires. Beaucoup d'indigènes ont à la fois des établissements fixes et des tentes et l'on trouve, à cet égard, toutes les combinaisons. Il y a dans les tribus du Rarb, par exemple, des villages où la tente et le gourbi sont mélangés ; chez les Rehamna, chez les Chiadma, la tente et la maison voisinent constamment. Il n'est pas rare de voir des tentes dont les pans s'arrêtent beaucoup au-dessus du sol et sont attachés à des claies de roseaux entrelacées d'épines, ce qui donne à la demeure un caractère permanent : on surprend là sur le vif le passage de la vie sédentaire à la vie nomade. Dans l'Atlas, les Aït-Seghrouchen, rameau de la grande famille des Beraber, se divisent en deux fractions cdmplètement isolées l'une l'autre : les Aït-Seghrouchen du Nord habitent le versant Sud du Moyen-Atlas et sont des montagnards sédentaires ; les Aït-Tserrouchen du Sud habitent le revers Nord du Haut-Atlas et le Sahara ; ils sont pour la plupart nomades et promènent leurs campements dans les régions montagneuses et les plateaux qui s'étendent entre la vallée du Guir et celle de son affluent l'Haïber. Il faut noter enfin que les indigènes passent avec une facilité relative de la vie nomade à la vie sédentaire et inversement. L'histoire des tribus est pleine de récits A. Bernard 10 146 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE de migrations tout à fait récentes. A la suite d'une période de sécheresse ou d'insécurité, de querelles avec leurs voisins ou leurs contribules, tels ou tels groupe¬ ments sont partis pour l'Ouest ou venus de l'Est, changeant complètement d'habitat. Dans d'autres cas, il y a pression lente et graduelle d'un groupe plus nombreux ou plus fort sur les groupes qui l'avoisinent. Ces mouvements ne sont pas arrêtés, et nous les voyons se produire sous nos yeux. C'est ainsi que, dans ces dernières années, beaucoup de nomades qui gravitaient autrefois autour d'Oudjda, n'y trou¬ vant plus de place maintenant que tout ce qui est cultivable se sème, refluent vers la plaine de Tafrata, où ils se rencontrent avec un certain nombre de nomades du Dahra. Chez les Beraber, ce sont surtout les hostilités entre tribus qui obligent les douars à s'enfuir au loin, transformant des nomades en sédentaires, quelquefois aussi, mais plus rarement, des sédentaires en nomades. Les souverains marocains ne se sont pas fait faute non plus de déplacer les populations, soit parce qu'elles les gênaient et leur étaient hostiles, soit au contraire pour s'en servir comme de point d'appui contre les montagnards et garder certains passages. Il semble tout au moins qu'une fois fixés, les indi¬ gènes le soient à tout jamais, mais ce n'est là qu'une apparence. Sans doute, ils sont en général bien empê¬ chés de reprendre la vie nomade faute de troupeaux, mais ils ne sont pas aussi stables qu'on l'imagine. Les villages sahariens1 se déplacent facilement ; les murs sont en pisé, et leurs ruines font un tas informe de boue séchée. Le pisé ne se prête pas aux réparations et aux réédifications ; les morceaux n'en valent rien. Il est plus simple de reconstruire ailleurs une ville neuve. Seuls les arbres fruitiers, palmiers ou autres, 1. E.-F. Gautier. LA VIE ÉCONOMIQUE ET LES GROUPEMENTS 147 ont de la valeur ; c'est à eux, non aux maisons, que tiennent les ksouriens. Si ces arbres sont détruits ou si d'autres indigènes s'en emparent et que les anciens propriétaires n'en puissent plus recueillir les fruits, rien ne les attache plus au sol. III Les sédentaires du Maroc vivent dans des maisons, des gourbis ou des noualas. Les maisons sont soit en pisé, soit en pierres non -y v>. cua ^ taillées placées les unes sur les autres et réunies avec un mortier formé uniquement de terre mouillée sans chaux. Une maison (dar) se compose d'une série de chambres (stah ou amara) isolées les unes des autres, mais reliées entre elles par des murailles et disposées en carré ou en cercle de façon à former une enceinte fermée qui s'appelle kaour et qui constitue une cour intérieure sur laquelle ouvrent les chambres. C'est dans le kaour qu'est enfermé la nuit le bétail apparte¬ nant aux habitants de la maison. On pénètre dans cette enceinte par une ouverture ménagée entre les diverses chambres. Généralement, cette porte ne donne pas directement dans le kaour. Elle est prati¬ quée au milieu d'une longue pièce qui s'étend à droite et à gauche de la porte et qui s'appelle le setouan, le vestibule ; c'est là qu'on loge les hôtes, de façon à ce qu'ils soient à l'abri sans cependant pénétrer dans la maison. Les murs ont de 60 à 70 centimètres d'épaisseur et ne dépassent pas 2 mètres de hauteur. Les chambres ont une longueur qui varie entre 3 et 8 mètres ; leur largeur n'est jamais de plus de 2 m. 50 : elle est limitée, en effet, par la dimension des poutrelles du plafond. Ces poutrelles ne sont ni régulières, ni équar- ries ; ce sont de simples branches d'arbre de diffé- 148 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE rentes grosseurs et de formes quelconques, placées à 20 ou 30 centimètres les unes des autres. Le toit est formé de branches d'arbre posées en chevrons et recouvertes de chaume ; il descend très bas, de manière à protéger les murs et à former un abri autour de la maison. Le sol des chambres est élevé de près d'un mètre au-dessus du niveau du kaour, de sorte que, pour y pénétrer, il faut monter plusieurs marches. Une porte très basse y donne accès ; elle éclaire seule les chambres, qui n'ont pas de fenêtres. Un grand nombre de niches sont pratiquées dans les murs pour y déposer diffé¬ rents objets. Les maisons n'ont pas d'étage ; il se trouve seulement, au-dessus du rez-de-chaussée, une sorte de grenier, appelé aricha, compris entre le plafond de la chambre et le toit. On y parvient soit par un escalier extérieur formé de grosses pierres, soit par une échelle. Il sert surtout de débarras pour les ustensiles qui ne sont pas d'un usage journalier, tels que les instruments de labour quand on a fini de s'en servir. Le mobilier est des plus simples. Le lit (srir) se compose de deux poutrelles parallèles placées au fond de la chambre dans le sens de la largeur ; ces poutrelles sont maçonnées dans les deux murs à chaque extré¬ mité ; d'autres poutrelles transversales sont placées sur ces poutrelles longitudinales comme les échelons d'une échelle ; on étend là-dessus des bottes de roseau et une natte de jonc. Un grand coffre en bois sert à ranger les vêtements et le linge. Des récipients en sparterie ou en terre cuite contiennent les grains ; l'huile est conservée dans des vases de terre cuite ou de cuivre. Qu'on ajoute quelques ustensiles de terre, plats en bois, plats et pots en terre, petits fourneaux de terre, moulins à bras, et on aura la composition complète du mobilier. Comme en Kabylie, les habitations isolées dans la LA VIE ÉCONOMIQUE ET LES GROUPEMENTS 149 campagne sont rares ; elles se groupent presque tou¬ jours en villages appelés dchour (singulier dchar), situés quelquefois, comme dans le Djurjura, sur des pentes d'une déclivité très rapide. C'est ainsi qu'à Tazrout, chez les Romara, les maisons sont bâties sur des pitons séparés par des précipices qu'on traverse sur des ponts en planches Ces agglomérations, quoique formant parfois de gros bourgs, gardent un caractère rural nettement accusé. Dépourvues de toute industrie, sans commerce, sans autorité centrale, ces grandes ruches agricoles ne connaissent que les travaux des champs. Nulle auberge, aucun hôpital, aucune admi¬ nistration n'a son siège dans ces grandes cités campa¬ gnardes. Ce sont des villes de paysans qui habitent bien les uns à côté des autres, mais qui ne doivent pas être pris pour des citadins. Elles rappellent les grands villages de la terre de Bari ou les bourgs du Sahel de Sousse et font penser au mot de Paul-Louis Courier : « Dans les pays méditerranéens, le paysan vit en ville et va tous les matins dans ses champs. » Cette règle n'est pas sans comporter des exceptions. Chez les Haha et chez les Chiadma les maisons ne sont pas groupées en villages, mais isolées et réparties sur tout le territoire. La demeure la plus habituelle des sédentaires de l'Afrique du Nord n'est pas la maison, c'est le plus souvent le gourbi, qui n'est qu'une hutte en bran¬ chages recouverte d'un toit de chaume. Parfois les murs sont bâtis en pierres sèches ou en terre. Le gourbi en terre couvert de chaume offre la forme classique que l'on observe en Algérie et en Tunisie. Aujourd'hui comme au temps où Salluste le décrivait, c'est la maison en forme de carène renversée. Les gourbis sont répandus dans tout le Nord du Maroc, mais dès qu'on pénètre dans le Houz, on voit la nouala ou hutte de branchages les remplacer partout. Bien qu'il y ait plusieurs formes de noualas, la forme 150 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE classique est celle d'un cylindre surmonté d'un cône. Certains villages du Houz, dans les Rehamna par exemple, offrent de loin l'aspect de villages soudanais. Ailleurs, la nouala est une cabane rectangulaire. Ces huttes sont en roseaux, en férules, en paille ; elles sont généralement entourées d'un petit mur en pierres sèches ou d'une zeriba de branchages. Quel¬ quefois, les toits, en chaume ou en roseaux, reposent sur des murs en pisé ou en pierres sèches : c'est un acheminement vers le dar, vers la maison véritable. Dans les Chiadma, dans les Haha, dans tout l'Atlas et dans le pays situé au Sud règne la maison sans toit, à terrasse et construite en labia, c'est-à-dire en terre grasse mélangée avec de la paille hachée et de petites pierres. Tandis que la Kabylie est, comme l'a dit Masqueray, un Moyen Age sans châteaux, dans le Sud marocain, où ce qu'on appelle la grande féodalité est assez développé, les châteaux sont au contraire fort nom¬ breux et d'une architecture assez remarquable. On a souvent décrit celui de Si-Aïssa, non loin de Safi. Beaucoup d'autres se rencontrent dans le Haut-Atlas et sur ses versants. Telles sont les forteresses des kaïds de Demnat, du Goundafi, du Glaoui, les ch⬠teaux de la région du Sous. Plus on descend vers le Sud, plus cette architecture primitive se perfectionne, plus elle montre de recherche dans l'ornementation des fenêtres et des créneaux. Les kasbas sont des enceintes fortifiées d'importance très vaiûable, simples rectangles de murailles en pisé ou véritables châteaux forts, dont les hautes courtines crénelées et flanquées de tours encadrent la maison du caïd, les habitations de ses clients et serviteurs, le logement des hôtes, quelques magasins et boutiques, parfois une mosquée ; de vastes espaces vides servent de cours et d'écuries. Certaines de ces kasbas forment le centre d'agglomé¬ rations assez importantes, s'élevant à plusieurs LA VIE ÉCONOMIQUE ET LES GROUPEMENTS 151 milliers d'individus ; d'autres ne renferment que quelques centaines de personnes. Dans les Chaouïa, certains indigènes influents se sont taillé un domaine dans le territoire du douar et l'exploitent avec l'aide d'un nombre plus ou moins considérable de clients, suivant un système comparable au métayage ; c'est ce qu'on appelle la gotta. Au / milieu du domaine, la maison du maître, ferme en pierres ayant l'aspect d'un château fort, et les tentes ou les huttes coniques de ses serviteurs forment une petite agglomération, généralement entourée d'un talus et d'un fossé. C'est ainsi que jadis, en Europe, les maisons des manants se groupaient autour du château seigneurial. La même architecture se retrouve dans les ksours du Sud marocain, flanqués de tours d'angle et entourés de murs d'enceinte, le tout en pisé, mais néanmoins d'assez grande allure. Les différences entre les habita¬ tions des sédentaires du Tell et de ceux du Sud corres¬ pondent à des différences de climat et de conditions économiques générales. Les toits de chaumes ou de schistes des Kabyles du Nord, nécessaires pour suppor¬ ter les pluies et les neiges, auxquelles les terrasses en pisé ne résisteraient pas, ne sont plus employés dans le Sud. Surtout le voisinage immédiat des nomades impose aux sédentaires du Sud des précautions défensives toutes particulières. Le ksar est par défi¬ nition un bourg fortifié, et il n'y a pas une seule agglomération qui ne soit une forteresse, où l'on dort chaque nuit sous les verrous, gardé par des sentinelles. La plupart de ces ksours, les plus anciens surtout, sont d'ailleurs établis dans des situations déjà défensives par elles-mêmes. Ils sont souvent dans des vallées, mais alors c'est en haut de falaises qui surplombent et commandent le cours de l'oued. Ceux qui, par exception, sont en plaine, sont presque toujours des ksours maraboutiques 152 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE 1 ou des zaouïas, que la sainteté du lieu suffit à protéger. Dans l'Atlas, les indigènes renferment leurs grains et leurs provisions dans des châteaux-magasins appe¬ lés tirremt, ou dans des villages fortifiés appelés agadir (pluriel igoudar), suivant une coutume qu'on observe également dans l'Aurès et dans le Sud- Tunisien. Les tirremt sont carrés, s'élèvent souvent jusqu'à 12 mètres et sont flanqués aux quatre angles de tours également carrées. Une seule porte en permet l'accès ; d'étroites meurtrières sont percées dans les murs, qui sont obliques, parce que le tabia n'aurait pas assez de solidité s'ils étaient verticaux, en sorte que le bâtiment a la forme d'un tronc de pyramide à parois légèrement inclinées. Dans tout le Moyen et le Haut-Atlas, du Tadla et des Aït-Youssi auxGlaoua, et dans les bassins de l'Oued Dra et de l'Oued Ziz, chaque village, chaque fraction a un tirremt où les habitants entreposent leurs provisions et leurs richesses, chacun dans un local particulier dont il a la clef. Des gardiens sont attachés au tirremt. Au Sud-Ouest, chez les Chleuh, une organisation analogue est celle des agadir, magasins collectifs dans lesquels la tribu tout entière met à l'abri ses réserves. Dans l'Oued Dadès et dans quelques autres districts , méridionaux du Maroc, au milieu des cultures se \ dressent des tours carrées, en briques sèches, de 10 à 20 mètres de hauteur, qu'on appelle agueddim. Du haut de ces tours, qui sont en très grand nombre dans chaque oasis, on fait le guet et on échange des coups de fusil. On retrouve ces tours à Figuig et aussi dans l'Aurès. La tente des nomades marocains ne diffère pas sensiblement de celle qu ' on voit en Algérie et en Tunisie ; un poteau, deux perches, quelques pieux supportant ou assujettissant une pièce d'étoffe formée de flidjs cousus ensemble constituent la tente. Le flidj, pièce LA VIE ÉCONOMIQUE ET LES GROUPEMENTS 153 esssentielle de la tente, est une bande d'étoffe noire, le plus souvent large de 75 centimètres à 1 mètre et de longueur variable suivant les dimensions de la tente que l'on veut construire (ordinairement 6 à 8 mètres). Ce sont les femmes qui tissent les flidjs avec de la laine de mouton préalablement filée par elles, teinte par des teinturiers de profession et mélan¬ gée de poil de chèvre ou de chameau. On utilise beaucoup aussi la fibre du palmier-nain, celle de l'alfa, celle de l'asphodèle. Les tribus riches ont des tentes vastes, spacieuses, faites d'étoffes solides dont la lon¬ gueur peut atteindre 18 mètres sur 8 mètres de largeur. D'autres ont des tentes beaucoup plus médiocres, et remplacent la laine et le poil de chèvre par du retem ou du palmier-nain. La tente ne tombe pas juqu'à terre et l'espace vide entre elle et le sol est comblé par une bordure de terre et par des buissons de broussailles de préférence épineuses, du jujubier par exemple. Une couverture de laine tendue verticalement au milieu de la tente la sépare en deux côtés : côté des hommes et côté des femmes. Une tente spéciale sert de jâma (mosquée), d'école et d'asile pour les hôtes que Dieu envoie. Le fqih ou maître d'école y couche, ainsi que les hôtes de passage. Le mobilier de la tente est naturellement des plus rudimentaires ; il répond aux nécessités dé la vie errante : tous les objets doivent être portatifs, et, quand ils viennent à manquer, il faut qu'on puisse les remplacer promptement. Les tapis sont la richesse et le luxe d'une tente. Outre les tapis proprement dits la tente contient un certain nombre de couvertures fhanbel) ; les tellis, grands sacs doubles renfermant les provisions d'orge, de blé et de dattes et pouvant contenir en moyenne 150 kilogrammes de grains ; Yousada, oreiller de laine où on place les objets précieux. Il y a en outre divers ustensiles en terre, en bois ou en sparterie. 154 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE Les tentes se groupent en cercles nommés douars (de s medouer, rond), dont l'intérieur est nommé merah, tandis que la périphérie reçoit le nom de rif. Dans le merah, ou rentre tous les soirs les troupeaux. Les douars marocains, au moins ceux du Houz et du Rarb, sont généralement plus grands que les douars algériens. Les Beni-Ahsen, les Zemmour, les Zaër, offrent des douars de 80 à 100 tentes et même plus. Chez les nomades comme chez les sédentaires, le progrès de la sécurité favorise la dispersion. Le fait d'habiter sous la tefite n'indique pas forcé¬ ment qu'on mène la vie nomade, car beaucoup d'habitants du Tell, qui ne se déplacent pas, font usage de cette habitation. Tous les nomades vivent sous la tente, mais tous les habitants de la tente ne sont pas nomades. Certains indigènes habitent alter¬ nativement la tente et le gourbi. Ils ont une résidence d'été et une résidence d'hiver, la mechta (étymologi- quement, mechta veut dire maison d'hiver). Ils ont souvent des terres en plusieurs endroits différents, où ils vont labourer successivement ; ils agissent comme un propriétaire qui se déplace selon les besoins de son exploitation. On ne peut donc pas plus opposer d'une manière absolue les habitants des tentes aux habitants des gourbis que les pasteurs aux agriculteurs. Il y a entre les uns et les autres des transitions et des grada¬ tions. Il faut nous défaire en pareille matière de nos idées européennes : la substitution de la maison à la tente n'est pas toujours un progrès, ni un signe de prospérité, comme on se l'imagine trop volontiers. Cer¬ tains nomades renoncent à la tente parce qu'ils ont perdu leurs troupeaux et sont par suite dans l'impos¬ sibilité de se déplacer. Le gourbi est souvent moins confortable et moins sain que la tente ; il témoigne d'un moindre bien-être. Si pauvre que soit le mobilier de la tente, il paraît encore supérieur à celui du gourbi ; sa principale supériorité consiste dans l'usage des tapis, LA VIE ÉCONOMIQUE ET LES GROUPEMENTS 155 tandis que l'indigène des gourbis n'a souvent qu'une pauvre natte ou la terre battue. La tente, à cause des flidjs nécessaires à sa construction, est relativement chère : le gourbi ne coûte rien, il suffit de se procurer des pierres, du bois et du diss. Les pauvres diables renoncent à la tente pour adopter le gourbi. Les gens de la tente ne sont souvent pas riches, mais il ne semble pas douteux que le gourbi recèle des misères bien plus atroces. IV La plupart des objets indispensables à l'existence et à l'alimentation des indigènes leur sont fournis par l'agriculture et par l'élevage. Leur nourriture a pour base la farine d'orge, avec laquelle on fait le pain et le couscouss ou taâm. Chez les Djebala, le plat national est la bissara, bouillie de fèves concassées. Les légumes, fèves, navets, artichauts, courges, aubergines, le lait, le sorgho, les glands dans les régions forestières, entrent presque partout pour une assez grande part dans l'alimentation. La farine de froment n'est employée que dans les villes ou chez les populations riches. Ce sont les femmes qui moulent le blé et font le pain. Quiconque a couché sous la tente ou dans un douar se souvient d'avoir entendu, jusque bien avant dans la nuit, le bruit monotone des pauvres femmes occupées à écraser le grain dans un mortier ou à le moudre avec un petit moulin à bras. La nourriture des nomades ne diffère guère de celles des sédentaires qu'en ce que le lait et les dattes y ont plus de place, et l'huile beaucoup moins. Dans le Sud-Ouest maro¬ cain, l'huile d'olive est remplacée par l'huile d'argan. Quantfà la viande de bœuf, de mouton, de chèvre, elle est plus ou moins consommée selon les facultés de chacun. En général, les gens des tribus ne mangent 156 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE guère de viande que deux ou trois fois par mois, les jours de marché. La consommation de la viande de sanglier, devenue rare en Algérie, parce que la religion musulmane l'interdit, est très fréquente au Maroc, notamment dans le Rif. On se nourrit à l'occasion de la chair du chacal, du chat sauvage,' du lièvre, du hérisson, du porc-épic. On mange les escargots, ainsi que les sauterelles. L^es Marocains sont en temps ordinaire, comme tous les indigènes de l'Afrique du Nord, d'une extrême sobriété, c'est-à dire capables de rester longtemps sans manger et d'accomplir des marches fatigantes en ne consommant que quelques poignées de farine d'orge, ce qui ne les empêche pas, bien au contraire, de se gaver de nourriture toutes les fois que l'occasion s'en présente. Mais on peut dire que les indigènes, aussi bien au Maroc qu'en Algérie et en Tunisie, mangent rarement à leur faim. Les principales boissons sont l'eau et le lait, et, comme boisson excitante, le thé. Le^thé vert, intro¬ duit par les Anglais au xvme siècle, est universelle¬ ment répandu au Maroc ; on le prend très faible, avec beaucoup de menthe et encore plus de sucre ; on en absorbe de grandes quantité toutes les fois qu'on le peut, et il n'est si pauvre fellah qui ne prenne sa tasse de thé. Le café est très peu connu et n'est guère consommé que dans le Maroc oriental, jusqu'aux environs de Melilla. L'usage des boissons alcooliques est plus commun qu'on ne serait tenté de le croire. Beaucoup de musulmans boivent de la mehia,, eau-de- vie fabriquée par les Juifs avec des raisins secs, des figues ou des dattes. Les Djebala cultivent la vigne, font fermenter le jus du raisin et fabriquent une sorte de vin dont ils abusent ; ils obtiennent aussi par la cuisson du moût de raisin une sorte de gelée appelée samet, fréquemment alcoolique. La recette de cette préparation rappelle certains procédés des LA VIE ÉCONOMIQUE ET LES GROUPEMENTS 157 anciens tels qu'ils sont décrits dans Horace. Enfin un très grand nombre de Marocains fument le kif, que l'on tire du chanvre ; le tabac est peu consommé. Dans toutes les tribus du Rarb et du Houz, les Marocains vont le plus souvent tête nue ; ils ont ordi¬ nairement les cheveux coupés ras. Les Rifains gardent seulement une petite tresse des plus caractéristiques qui pend sur le côté de la tête. Les Rerbères de l'Atlas portent sur les tempes des mèches de cheveux tom¬ bantes qui sont appelées nouader. La plupart des Juifs marocains, comme leurs coreligionnaires polo¬ nais, portent aussi des nouader de chaque côté de la tête. Quand on ne va pas tête nue, ce qui est l'exception, on porte un turban ou plutôt une pièce d'étoffe enroulée laissant le sommet de la tête décou¬ vert. L'usage du khit ou corde de poil de chameau entourant la tête n'apparaît que vers laMoulouya, au voisinage de l'Algérie. Le vêtement des Marocains diffère passablement de celui des Algériens. Le burnous ou selham est une exception ; il est réservé aux habi¬ tants des villes, et, en dehors des villes, c'est un signe de richesse ou de condition sociale élevée. Les Maro¬ cains sont vêtus d'une simple chemise de laine et d'une jellaba ou jalabia, sorte de vêtement tombant, à manches très courtes, dont il y a un très grand nombre de variétés. Les campagnards qui ne mettent pas de jellaba se contentent souvent d'un haïk à même la peau ou bien d'une chemise et d'un haïk. Les Zemmour et les Zaïan portent la faragia (caftan) cousue au-dessus de la ceinture et se fermant par en haut par une rangée de petits boutons, et le burnous, mais, lorsqu'ils sont en marche, ils enlèvent le bur¬ nous pour le porter sur l'épaule et marchent presque nus. Dans le Sud, au lieu de chemise, on revêt une kechchaba, pièce de cotonnade indigo ; cette étoffe, importée par Mogador, est appelée en France guinée, au Maroc khent. Le khent, en déteignant, donne 158 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE à la peau une couleur bleuâtre, d'où le nom d'» hommes bleus » donné aux Sahariens du Maroc occidental. Par dessus la kechchaba, les uns portent le haïk de laine blanche, d'autres le burnous, parfois blanc, plus souvent brun (kheïdous), d'autres le khenif, sorte de burnous court de laine teinte en noir avec une large tache orange, de forme ovale, occupant tout le bas du dos. La chaussure est partout la belra, sorte de pantoufle très large, en cuir souple, à semelles minces, sans talon. La couleur de la belra a la plus grande importance : le jaune est réservé aux musul¬ mans, le rouge aux femmes, le noir aux Juifs ; c'est une règle partout observée. L'habillement des femmes dans les tribus est de la plus grande simplicité et le même dans tout le Maroc, sauf quelques variations sans importance. C'est une pièce de cotonnade maintenue sur les épaules par des agrafes ou kliellala qui sont plus ou moins ornées. Ce vêtement primitif arrive à peine jusqu'aux genoux. Dans nombre de régions, les femmes, pour pouvoir marcher plus aisément dans la broussaille et travailler aux champs, s'enroulent autour des jambes une lanière de cuir fauve fixée sur le devant par une agrafe : c'est queque chose comme les cnémides que mettait Laërte pour jardiner1. Elles ne se voilent généralement pas, sauf dans les villes. Les femmes des tribus divisent généralement leurs cheveux, qui ne sont pas très longs, en deux tresses qu'elles laissent pendre ; d'autres font deux tresses sur le côté et les ramènent en arrière pour les rattacher aux autres cheveux. Le tatouage paraît moins répandu au Maroc qu'en Algérie. Les Marocaines se peignent les sourcils et se tracent au-dessus de la racine du nez une bande qui les réunit, à l'aide d'une teinture noire, comme cela se pratique d'ailleurs dans le reste de l'Afrique du Nord. Elles usent aussi beau- 1. Df. Foucauld. LA VIE ÉCONOMIQUE ET LES GROUPEMENTS 159 coup du henné qui embellit le teint, et du koheul, pom¬ made à base d'antimoine qui rehausse l'éclat des yeux. Les Marocaines portent de nombreux et volu¬ mineux bijoux : boucles d'oreilles, colliers, diadèmes, bracelets. L'usage des bracelets de pieds, si répandu en Algérie, est plus rare au Maroc. En tout cas, le degré de richesse se marque par les bijoux plutôt que par la différence du costume. CHAPITRE II LA VIE ÉCONOMIQUE (suite) LE GENRE DE VIE Les quatre cinquièmes au moins des indigènes du Maroc sont des campagnards, sédentaires ou nomades, et vivent de la terre soit sous la forme de l'agriculture, soit sous la forme de l'élevage, soit le plus souvent sous les deux formes combinées. Le genre de culture que pratiquent de préférence les sédentaires de l'Afrique du Nord, surtout les monta¬ gnards, est la culture des arbres à fruits, Cette culture convient très bien au climat, l'arbre, par ses racines, allant chercher l'humidité dans le sol plus loin que les plantes annuelles et souffrant moins des sécheresses. Mais les cultures arborescentes exigent la sécurité ; aussi les plantations d'arbres entourent-elles les villages de la montagne. On ne peut couper les arbres qu'en s'emparant des villages eux-mêmes. Comme tous les Méditerranéens, les sédentaires du Maroc apportent une rare ingéniosité et un soin méticuleux à l'entretien de leurs vergers et de leurs 1. Outre E. Doutté et Laoust, cités aux chapitres précédents, voir Villes et tribus du Maroc (10 vol. parus), Paris, 1918-1930. — Annuaire économique et financier du Protectorat, Casablanca, 1929.— Geoffroy- Saint-Hilaire, L'élevage au Maroc, Paris, 1920. — A. Bel, Les indus¬ tries de la céramique à Fez, in-8°, Paris et Alger, 1918. — P. Ricard, Les arts et les industries indigènes du nord de l'Afrique, in-8°, Fès, 1918. — On trouvera des descriptions des villes marocaines dans Budgett Meakin, The Land of the Moors, in-8°, Londres, 1901 et dans le Guide du Maroc, de Ricard. — Voir aussi Henri Gaillard, Fès, in-18, Paris, 1905. LE GENRE DE VIE 161 jardins. Même dans le Nord, l'irrigation est employée, toutes les fois qu'elle est possible, par dérivation des eaux des torrents et des sources. Dans le Sud, les cultures irriguées sont seules praticables ; les procédés d'irrigation sont à peu près les mêmes qu'en Espagne, en Sicile et dans le Levant. Dans la plaine de Mar¬ rakech, dans le Sous et dans d'autres régions encore, aux canaux de dérivation superficielle s'ajoutent des canaux souterrains, jalonnés de place en place par des regards qui ont servi à sortir les matériaux et qui sont utilisés pour le curage : ce sont les khottara. Les arbres fruitiers cultivés par les indigènes du Tell sont principalement l'olivier, le figuier, la-vigne, l'oranger, le citronnier, le grenadier, l'amandier, le pêcher, l'abricotier. Divers légumes accompagnent ces arbres, notamment les pois et les fèves. Les vergers marocains, quelquefois fort beaux, paraissent d'autant plus magnifiques que, pour y parvenir, il faut d'ordi¬ naire traverser d'immenses étendues désertes et incultes. Toutes les villes du Maroc, sauf Mogador qu'avoisine une dune de sable, et la plupart des vil¬ lages, sont entourés de vergers de ce genre. Les jardins, séparés par des haies d'agaves ou de figuiers de Barbarie, ou bien entourés de murs en pierres sèches, ressemblent aux huertas d'Andalousie. Cer¬ taines localités berbères de l'Algérie qui ont conservé leur caractère, comme Mazouna, Nedroma, Tlemcen, donnent une idée assez exacte des cultures fruitières du Maroc. Tels sont les jardins de Taza, » épaisses forêts d'arbres fruitiers couvrant la plaine tout autour de la ville et élevant leur haute ramure au-dessus du faîte des maisons1 ». Tels sont ceux de Debdou : « Des ruisseaux, se précipitant du haut de le montagne, bondissent en hautes cascades le long de ces parois abruptes et en revêtent la surface de leurs mailles I. De Foucauld. A. Bbrnaed 11 162 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE d'argent. Rien ne peut exprimer la fraîcheur de ce tableau : vignes, oliviers, figuiers, grenadiers, pêchers forment auprès de la ville de profonds bosquets et, au delà, s'étendent en ligne sombre sur les bords de l'oued1. » Tels sont encore les jardins de Sefrou, dont les fruits se consomment à Fès : « Les jardins de Sefrou2 s'allongent à nos pieds en masse sombre ; une pente douce y conduit, la ville est au milieu ; mais, cachée dans la profondeur des grands arbres, nous ne l'apercevons qu'arrivés à ses portes. J'entre dans ces jardins, jardins immenses et merveilleux comme je n'en ai jamais vu au Maroc : grands bois touffus dont le feuillage épais répand sur la terre une j ombre impénétrable et une fraîcheur délicieuse, dont toutes les branches sont chargées de fruits, dont le sol ruisselle et murmure de sources innom¬ brables. Chechaouene, Taza, Sefrou, Beni-Mellal, Demnat, autant de noms qui rappellent ces lieux ; charmants ; tous sont également beaux, mais le plus : célèbre est Sefrou. » Dans les régions montagneuses, Rif et Atlas, les cultures arborescentes paraissent assez étendues, autant qu'on peut en juger d'après les connaissances encore incomplètes que nous possédons. Les Rifains cultivent la vigne, savent la piocher et la tailler ; mauvais musulmans, beaucoup boivent du vin. La région des Djebala est plus riche que le Rif proprement dit ; on y cultive l'olivier, le figuier, la vigne, le gre¬ nadier ; le territoire des iBeni-Arous, notamment, est un immense verger. Il en est de même du Djebel Beni-Hassan et de toute la région qui s'étend entre Tétouan et Ech-Chaoun (Chechaouene) : « Au milieu des blés brillent une multitude de villages entourés de jardins, ce n'est que richesse, fraîcheur... Nulle 1. De Foucauld. 2. id. LE GENRE DE VIE 163 part je n'ai vu le paysage plus riant, nulle part un tel air de prospérité, nulle part une terre aussi géné¬ reuse avec des habitants plus laborieux1. » « Chez les Aït-boq-Zid, tribu du Moyen-Atlas, toutes les parties du sol dont on a pu tirer parti sont plantées ; ici sont des blés, là des légumes, ailleurs des oliviers : ils s'étagent par gradins, une succession de murs en maçonnerie retenant les terres ; sur ces pentes raides on ne peut labourer à la charrue, tout se travaille à la pioche. » Ailleurs, au lieu de cultures à flanc de coteau, c'est le fond de la vallée qui est bordé d'un ruban de cultures irriguées. Le Haut-Atlas proprement dit est pauvre. Il est infiniment moins peuplé que la Kabylie du Djurjura, à laquelle on le compare quelquefois. Les villages sont toujours bâtis au fond des vallées, contrairement à l'habitude des Kabyles. La région riche, en somme, c'est presque uniquement la zone de contact entre la montagne et la plaine, à l'endroit où la pente diminuant permet l'irrigation et l'utilisa¬ tion des eaux, et où une plus grande épaisseur de terre végétale recouvre le rocher. C'est cette zone que les Marocains appellent du nom expressif de Diara (poitrail:2. .Tout le pied Nord du Haut-Atlas est accompagné d'une zone de jardins et de vergers qui utilisent les eaux abondantes descendues des hautes cimes, eaux de surface et eaux souterraines. De Demnat à l'Oued Nfis, une région d'oasis, longue de plus de 100 kilomètres, large de quelques kilomètres au plus, accompagne la rive Sud du Tensift. De même que Sefrou alimente le marché de Fès, Demnat alimente celui de Marrakech de ses fruits : raisins, grenades, pêches, figues, citrons et olives, aussi remarquables par la qualité que par l'abondance. Dans l'Oued Rdat, les villages sont disposés le long 1. DE Foucaui.IJ. 2. Voir ci-dessous p. 138. 164 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE de la rivière ; les plantations s'étagent au-dessus, disposées en gradins ; de petits murs retiennent la terre. L'oasis même de Marrakech fait partie de cette zone de jardins du pied de l'Atlas ; les cultures irri¬ guées s'étendent de Sidi-Rahal à Marrakech sur la rive gauche du Tensift et le long de ses affluents descendus de la montagne ; l'oasis est longue d'envi¬ ron 45 kilomètres et large de 5 à 8. Quoique les palmiers y soient nombreux et contribuent à sa phy¬ sionomie, les dattes y mûrissent mal et y sont médiocres. Les oliviers demeurent la principale culture, accompagnés de grenadiers et d'orangers ; plus haut apparaît le noyer. Le Sous a une physionomie culturale assez spéciale, qui tient à la situation géographique particulière de la vallée, enfermée entre deux longues et hautes chaînes. Ce n'est plus le Tell, mais ce n'est pas encore le Sahara. Avec son atmosphère sèche et ses eaux abondantes, c'est, si l'on veut, une petite Ëgypte, mais c'est un bien pauvre Nil que l'Oued Sous. La plaine du Sous est loin d'être cultivée en entier. Pendant que champs, jardins et villages se pressent sans interruption sur les rives du fleuve, ils sont très inégalement répartis dans le reste de la vallée, bien que le sol soit partout tapissé d'une verdure abondante. En somme, le pays est fertile, boisé et peuplé ; les environs de Taroudant sont assez riches. Dans le haut de la vallée, on cultive surtout l'olivier et l'amandier ; dans le cours moyen et vers l'embou¬ chure, l'orge, le blé, le maïs, auxquels se joint l'éle¬ vage des troupeaux. Les bois d'arganiers sont nom¬ breux. Lorsque la pluie tombe au bon moment, les récoltes sont excessivement belles ; dans le cas contraire, les habitants arrosent péniblement leurs terres au moyen de puits. Sur le versant saharien, c'est l'eau et non la terre qui a de la valeur ; tout dépend de son abondance LE GENRE DE VIE 165 plus ou moins grande. Le dattier constitue les jar¬ dins ; les autres arbres sont accessoires et poussent sous son ombre. Malgré la présence de nombreux palmiers dans la plaine subatlantique, on peut admettre que la limite nord de leur culture produc¬ tive est la crête du Haut-Atlas à l'Est du Dra supé¬ rieur, celle de bAnti-Atlas à l'Ouest de ce fleuve. Les principales espèces de dattes que produit le Sahara Marocain sont, par ordre de mérite : les bou- ittob, les bou-feggous, les bou-sekri, les djihel, les bou-souaïr ; ces dernières servent surtout à la nour¬ riture des bestiaux. Les diverses espèces sont mélan¬ gées dans les oasis, quoique, dans chacune, une sorte domine particulièrement. Les oasis du Sahara marocain présentent un aspect enchanteur : « Cette végétation luxuriante, ces arbres superbes qui répandent une ombre épaisse sur une terre toute verte, ces mille canaux, ce ciel admirable, cette nature riche et riante au milieu de la contrée la plus désolée, font des oasis un lieu de délices ; dans toutes, même fraîcheur, même calme, même abon¬ dance ; endroits charmants où il semble ne pouvoir exister que des heureux1. » Mais le Sahara est le pays des mirages ; si on s'efforce de le voir en économiste et non en artiste, on se rend compte que, malgré la présence de grandes et importantes lignes d'eaux, il ne faut pas exagérer la richesse des oasis marocaines. Elles occupent une très faible superficie, peu suscep¬ tible de s'accroître ; ce ne sont que d'étroits rubans.de verdure, non de vastes territoires. Les districts du Dra moyen, la partie la plus riche du Sahara marocain, sont des tronçons de la longue ligne verte qui accom¬ pagne le fleuve de Mezgita à El-Mhamid ; cette bande a 500 mètres de large, nulle part elle ne s'étend davantage. Il eh est de même pour les autres oasis : 1. De Foucauld. 166 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE le Todra, le Reris, les districts du Ziz ; ces derniers, qui constituent le Tafilelt au sens large, s'étendent depuis la sortie de l'Atlas jusqu'à la Daïa-ed-Daôura. Les districts cultivés sont d'une étendue restreinte, d'autant plus qu'il est fort rare que les crues arrosent tout le Tafilelt. Le Guir et son affluent l'Oued Haïber ont de l'eau en permanence et sont bordés de nombreux ksours. En remontant les vallées vers le Nord, on voit les oilivers et les figuiers, puis les noyers, succéder aux palmiers. Il y a là une transition semblable à celle qu'on observe dans les vallées de l'Aurès, mais plus lente. Les indigènes considèrent que la région du Haut-Guir ou Guir-foukani s'étend des sources du fleuve au ksar de Saheli, où cessent les palmeraies et les cultures. Dans la plaine des Bahariat, qui est la zone d'épandage du fleuve, il n'y a pas d'oasis de palmiers, parce que les crues sont trop irrégulières ; les cultures de céréales sont plus ou moins étendues sui¬ vant les années. Les oasis contiennent presque toutes un noyau intérieur irrigué en tout temps et consacré principa¬ lement aux arbres à fruits, et une zone extérieure qu'on ne peut arroser qu'au printemps et en hiver, voire même seulement dans les années pluvieuses et où l'on cultive seulement du blé et de l'orge. En dehors de l'irrigation, point de culture possible sur le versant saharien. Dans le cours inférieur du Dra, à partir du moment où il fait un coude brusque et se dirige vers l'Océan parallèlement aux crêtes de l'Atlas, « plus un dattier, plus une maison ; au sortir d'El-Mhamid, l'Oued Dra entre dans le désert ; il y reste jusqu'à la mer. Il coule en plaine ; plus d'eau, son lit à sec s'élargit démesurément ; ses bords sont aussi désolés qu'ils étaient riants tout à l'heure. » Cependant, à l'endroit où les affluents descendus de l'Atlas débouchent dans le Dra, on cultive, dans le lit même LE GENRE DE VIE 167 du fleuve, les espaces temporairement mondés appe¬ lés mader. De Foucauld a décrit avec son habituel bonheur d'expression une scène de labourage dans les maders : « Le lit de l'Oued Dra, d'habitude désert, présente l'aspect le plus gai et le plus animé. Au lever du jour, une multitude de feux s'allume le long des deux rives, perçant le brouillard du matin ; c'est le premier repas qui s'apprête en silence. Puis chacun quitte son bivac et se met au travail ; les vapeurs s'élèvent peu à peu au-dessus des pentes du flanc gauche encore d'un violet sombre, le soleil illumine le fleuve dont les sables se colorent d'un rose doux ; la vie renaît, le lit se couvre de monde, les laboureurs le parcourent en tous sens ; on n'entend que les hennissements, les mugissements des animaux et les cris des conducteurs qui les excitent. » On cultive dans tous les maders de l'orge, un peu de blé et du maïs. Ce dernier atteint une taille prodigieuse ; les tiges en sont, dit-on, plus hautes qu'un cavalier monté ; les épis ont près d'une coudée de long. Malheureusement, on ne peut pas cultiver les maders tous les ans ; on n'ensemence que quand les nuages apparus en automne donnent l'espoir d'un hiver pluvieux : non qu'on ait besoin de pluie dans les maders mêmes, mais il faut qu'il en tombe dans les mon¬ tagnes pour remplir les rivières qui les arrosent. Indépendamment même de l'irrégularité des récoltes, Wm * les maders occupent une superficie trop minime pour Jj • ■ » avoir une importance économique réelle. Il en est c-. i c--L tout autrement des plaines du Maroc occidental, qui sont les vraies terres à céréales de la contrée. « La partie du Maroc que l'on doit considérer comme la plus importante, la plus riche et la plus peuplée1 est la moitié occidentale du pays situé au Nord de l'Atlas, célèbre de toute antiquité comme grenier 1. O. Lenz. 168 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE à grains. C'est une plaine étendue, peu élevée au-des¬ sus de la mer, couverte d'un humus fertile, assez bien pourvue d'eau et où, de tout temps, on a acti¬ vement cultivé le froment ; l'élevage du bétail et en particulier celui du cheval y est pratiqué également et les nombreuses tribus qui l'habitent fournissent au sultan la meilleure part de ses revenus. » Les indigènes divisent leurs cultures annuelles en cultures bekri (précoces) et cultures mazouzi (tar¬ dives). La culture bekri, qui se fait à l'automne, comprend l'orge, le blé, les fèves, le tabac. La culture mazouzi, qui se fait à la fin de l'hiver, comprend les pois chiches, les lentilles, le maïs, le sorgho, le chanvre et le lin. Ce sont les provinces des Chiadma, des Abda, des Doukkala et des Chaouïa qui produisent les plus beaux blés du Maroc : ce sont des blés durs rendant depuis 25 jusqu'à 60 pour un. Les tirs ou terres noires marocaines, dont il a été question plus haut1, sont des terres fortes et argileuses, qui, lorsque les pluies sont suffisamment abondantes, se montrent très favorables à la culture des céréales. Ces terres sont assez soigneusement sarclées et désherbées. Sans être ni irriguées, ni fumées, ni laissées en friche, elles produisent cependant de belles récoltes ; dans cer¬ taines terres, on fait succéder au blé le maïs ou une légumineuse ; pour les terres plus pauvres, l'assole¬ ment admet une jachère sur deux années. La mois¬ son de l'orge a lieu au début de mai, celle du blé dans la seconde quinzaine du même mois, celle du maïs au commencement de juin, celle des légumineuses un peu plus tard. Les indigènes ne coupent pas les moissons au ras de terre ; ils ne prennent que les épis et laissent sur place des chaumes de 25 à 30 centimètres de longueur qui servent d'engrais au sol et de nourri- LE GENRE DE VIE 169 ture aux troupeaux. Cette zone de riches cultures ne s'étend pas loin vers l'intérieur ; elle est de largeur variable, mais ne dépasse guère en général 50 à 70 kilomètres. Elle est d'ailleurs sujette à d'assez fréquentes sécheresses, tout au moins dans sa partie méridionale. Vers l'intérieur, elle fait bientôt place à la steppe, pays d'élevage plutôt que de culture. C'est seulement au Nord du Sebou que le manque d'eau n'est plus guère à craindre ; là, la terre, argileuse et forte, redoute plutôt la surabondance d'humidité, au moins dans certaines parties marécageuses de la vallée du Sebou et entre la vallée du Sebou et Tanger. Pour avoir la liste des principales cultures annuelles du Maroc, il faut joindre au blé et au maïs, à l'orge et au doura, les fèves, les pois, les lentilles, l'alpiste ou phalaris des Canaries, qui se sème avec le blé, le riz, le lin, le chanvre indien, le safran, le henné. Mais les céréales sont l'essentiel. Leur culture est d'ailleurs générale et n'est pas restreinte à la côte occidentale. En effet, le propre de l'agriculture comme de l'indus¬ trie marocaine est avant tout de ravitailler le produc¬ teur lui-même ; l'état social et la difficulté des commu¬ nications en font une nécessité ; aussi y a -t-il souvent abondance dans une province et disette dans une autre. Ce qui surprend, c'est la surface extrêmement res¬ treinte qu'occupent les espaces cultivés, qui varient en étendue et changent de place chaque année, par suite de la facilité avec laquelle le laboureur peut toujours choisir un champ nouveau et vierge. Dans les Chaouïa, la surface cultivée, qui s'est beaucoup accrue depuis l'occupation française, atteint 50 p. 100 environ dans les années moyennes, le reste étant formé de steppes ou de forêts et maquis, mais c'est une proportion bien rarement atteinte. La campagne, à l'époque des moissons, a l'aspect d'un vaste manteau tacheté de loin en loin de quelques places jaunâtres. 170 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE « Rien ne frappe plus l'étranger1 que l'absence de cultures sur de grands espaces fertiles. On peut voyager de nombreuses heures sans voir une maison, une tente, aucun signe de vie humaine. » Un person¬ nage marocain, visitant la France, et interrogé sur ses impressions, déclarait que notre pays lui avait paru d'un bout à l'autre un immense jardin ; le mot est très significatif et point hyperbolique : la France, partout cultivée, doit sembler un vaste jardin aux habitants de l'Afrique du Nord, où les parties mises en culture ne sont que des lignes sans épaisseur ou des points sans étendue. La vieille comparaison de la « peau de panthère » s'applique non seulement au Sahara, mais aussi, quoique dans une moindre mesure, au Maghreb tout entier. Et, dans les appréciations des voyageurs, il faut toujours tenir grand compte du contraste entre les espaces désolés traversés pendant de longs jours, et les jardins ou les cultures. Les instruments aratoires^ dont dispose le fellah marocain, sensiblement les mêmes que ceux de l'indi¬ gène algérien ou tunisien avant la conquête française, sont des plus primitifs. La charrue indigène est une sorte de houe, simple crochet de bois traîné par des animaux. On peut en distinguer deux types : l'un en forme de pioche, l'autre en forme de coin. Le pre¬ mier type, qui est sans doute le plus ancien, est une branche fourchue à peine équarrie, dont une des extrémités gratte le sol et l'autre sert à maintenir l'appareil en bonne direction. Le harnachement se compose le plus souvent d'un bâton placé sous le cou de l'animal, relié à un autre bâton placé sous le ventre. Avec un pareil système, on ne saurait labourer que les terres qui viennent d'être détrempées par les pluies. Le sillon n'étant pas beaucoup plus grand que celui d'une forte herse, on peut semer avant de labourer, 1. Arthur Leared. f LE GENRE DE VIE 171 afin de s'éviter la peine de herser ensuite. La mois¬ son se fait avec une faucille, quelquefois avec un couteau ; même, dans certaine régions, on arrache simplement les chaumes avec la main. Les épis sont foulés par les animaux sur des aires en rase campagne ; pour vanner le grain, on le jette en l'air avec une pelle de bois et on laisse le vent emporter la balle. Le grain est recueilli dans des sacs ou tellis ; la paille, hachée par le sabot des mules (teben), est mise en réserve. Avant le protectorat français, l'important, pour le pauvre fellah marocain, était de conserver son grain et de le soustraire, dans le Blad-el-Makhzen à l'avidité du caïd et du sultan, dans le Blad-Siba aux convoitises des tribus voisines. Aussitôt récolté, le grain disparaissait dans de profonds silos, soigneuse¬ ment cachés, pour n'en plus ressortir quelquefois qu'au bout de plusieurs années. Une des principales occupations des soldats du sultan, quand il voulait « manger une tribu », était précisément de découvrir ces silos. Dans les chaînes de l'Atlas et dans le Sahara, les grains et autres provisions sont enfermés dans des kasbas, des tirremts ou des agadirs1. L'état politique et social de la contrée, l'interdic¬ tion presque constante de l'exportation des céréales expliquaient assez que le fellah marocain ne cultivât que dans la stricte mesure de ses besoins. Nul n'a dépeint cette situation en termes plus vigoureux que de Foucauld : « On travaille le jour, il faut veiller la nuit ; ferme-t-on l'œil un instant, les maraudeurs enlèvent bestiaux et récoltes ; tant que l'obscurité dure, ils tiennent la campagne. A force de fatigue et de soins, a-t-on sauvé les moissons, les a-t-on rentrées, il reste encore à les dérober au caïd ; on se hâte de les enfouir, on crie misère, on se plaint de sa récolte. Mais des émissaires veillent, ils ont su que vous alliez 1. Voir ci-dessus p. 152. 172 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE au marché sans y acheter de grains ; donc, vous en avez ; vous voilà signalé. Un beau jour, une vingtaine de mokhaznis arrivent, on fouille la maison, on enlève le blé et le reste. Aviez-vous des bestiaux, des esclaves, on les emmène en même temps : vous étiez riche le matin, vous êtes pauvre le soir. Cependant, il faut vivre ; il faudra ensemencer l'année prochaine ; il n'y a qu'une ressource : le Juif. Si c'est un honnête homme, il vous prête à 60 p. 100 ; sinon, à bien davan¬ tage ; alors, c'est fini ; à la première année de séche¬ resse viennent la saisie des terres et la prison ; la ruine est consommée. » A côté des cultures arborescentes et des céréales, l'élevage fournit au Maroc d'abondantes ressources. Ce pays, différent en cela de presque tout le reste de l'Afrique du Nord, paraît se prêter fort bien, dans certaines de ses parties, à l'élevage des bêtes à cornes. Les plaines du Rarb au Nord du Sebou en referment un grand nombre ; mais la tribu des Zaïan est celle qui en élève le plus. Les bœufs marocains ne res¬ semblent pas aux bêtes chétives et de petite taille qu'on rencontre d'ordinaire en Algérie et en Tunisie. Cependant c'est l'élevage des moutons et des chèvres qui a le plus d'importance et occupe les plus vastes surfaces ; on le pratique surtout dans les steppes du Maroc occidental, qui constituent un beau pays d'élevage ; ce sont les moutons de Tadla qui donnent la meilleure laine. Les chèvres sont particulièrement nombreuses chez les Chiadma et les Haha. Beaucoup de populations marocaines associent l'agriculture à l'industrie pastorale ; mais, comme on l'a dit, les grands nomades se déplaçant à longues distances et vivant exclusivement de leurs troupeaux ne dépassent pas le Sous. Il en est tout autrement dans le Maroc orien¬ tal, où le Dahra continue les terrains de parcours de la province d'Oran. Dans l'Atlas même, certaines tribus berbères ne cultivent pas ou presque pas le LE GENRE DE VIE 173 sol et vivent de leurs troupeaux. Les montagnards ont surtout des mulets, des ânes et des chèvres. Les chameaux, bien entendu, sont la bête de somme de la région saharienne. Quant aux chevaux, ils sont petits, dociles et sobres, mais, sauf quelques exceptions, moins nombreux et moins beaux qu'on ne le croirait ; la race est visiblement dégénérée ; il n'y a plus, dit-on, de beaux chevaux berbères que dans les écuries du sultan. Les disettes, les épizooties font souvent subir à l'élevage de très grandes pertes, aussi bien en chevaux qu'en moutons et en bœufs. L'industrie pastorale est d'ailleurs, comme le reste, à l'état barbare. Le Marocain ne se soucie point de l'améliora¬ tion des races, et s'en remet à Dieu pour la multipli¬ cation des sujets. L'industrie marocaine est essentiellement familiale. Les femmes, sous la tente ou dans la maison, tissent la laine des troupeaux du maître pour vêtir les gens de la famille et écrasent le grain de ses moissons avec des meules tout à fait primitives. Des poteries non émaillées peintes en rouge et noir, des nattes d'alfa, des tapis berbères à décoration géométrique sont les spé¬ cimens les plus intéressants de l'industrie rurale. De temps en temps, les habitants les plus aisés des tribus se rendent individuellement ou en caravanes dans les villes, pour y échanger leurs produits contre des marchandises d'Europe. L'opération faite, ils reviennent chez eux travailler à de nouvelles récoltes et se défaire en détail de leur pacotille étrangère. Mais presque tout le commerce des tribus se fait sur les marchés. Les marchés (souk) sont des emplacements situés en rase campagne, à des distances à peu près égales et de façon à se tenir alternativement dans chaque fraction de la tribu. Ils prennent le nom du jour de la semaine qui leur est dévolu : souk-el-had si c'est le j marché du dimanche, souk-el-arbâ si c'est le marché ! 174 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE du mercredi, et ainsi de.suite. Sur ces marchés, tout le monde est armé, sabre au côté et fusil à l'épaule ; l'affluence est toujours considérable, et c'est ordinai¬ rement là que se vident les querelles et que les rébel¬ lions éclatent. On vend des fruits et des légumes, des grains, du bétail, des cotonnades, des belras, de l'huile, du sucre, du thé, des allumettes, des aiguilles ; on abat sur place des bœufs, des moutons, et des chèvres, qu'on dépèce et débite à mesure en détail. Les affaires se traitent depuis le lever du soleil juqu'au milieu du jour ; souvent aussi on vient par désir de distrac¬ tion, afin de se voir et de causer plutôt que pour acheter. Vers midi et demie, la dispersion commence, chacun reprend le chemin de son douar ou de son village. Outre ces marchés hebdomadaires, il existe dans le Sud du Maroc, particulièrement dans le Sous et l'Oued Noun, de grandes foires annuelles appelées mouggar (équivalent berbère de l'arabe souk) qui durent plusieurs jours de suite et où les populations les plus diverses se rendent en foule, sous l'égide des marabouts, pour qui ces foires sont une source non seulement d'honneurs, mais de profits. Les mesures les plus sévères sont prises par eux pour que l'ordre ne cesse de régner et ils garantissent à ceux qui s'y rendent la sécurité sur le chemin. Trois grandes foires annuelles se tiennent ainsi dans le Sahara marocain : celle de Mrimima ; celle de Souk-el-Mouloud chez les Aït-Youssa, enfin celle de Sidi-Ahmed-ou-Moussa dans le Tazeroualt, la plus importante des trois, sur le chemin des caravanes de Tombouctou. Ces foires sont déjà un procédé du commerce saharien et souda- nien. Elles étaient la première étape pour l'échange des produits du Soudan, rapportés par les caravanes, et qui, de là, se répandaient à travers le Maroc. Dans ces foires, on trouvait réunis les produits du pays, les objets fabriqués dans les villes du Maroc et en Europe, LE GENRE DE VIE 175 les marchandises du Soudan.. Là se faisait l'échange des esclaves, de l'or, des plumes d'autruches, de l'ivoire, contre les produits européens. Le commerce du Maroc avec le Soudan est d'ailleurs fort peu considérable et diminue de plus en plus, par suite des entraves mises au commerce des esclaves, objet essentiel du trafic transsaharien. La principale voie qu'il suivait était celle de Tombouctou jyTindouf, d'où il se diri¬ geait soit vers le Tafiïelt, soit vers Mogador. Il n'existait au Maroc, avant l'occupation fran- \ çaise, ni routes, ni ponts. Pendant l'hiver, les gués sont très souvent impraticables ; il fallait alors camper et attendre patiemment que le courant des eaux fût apaisé. Les indigènes avaient parfois recours, pour pas¬ ser les rivières, à une sorte de radeau primitif, consistant en un certain nombre d'outrés gonflées d'air et réunies par des perches. C'est là-dessus qu'étaient placées les charges des bêtes de somme, bien en amont de l'endroit où l'on voulait atterrir de l'autre côté, et les navigateurs dirigeaient le radeau à travers le courant avec leurs mains pour toutes rames. Quant aux animaux, on les faisait entrer dans l'eau; derrière chaque bête était un indigène à cheval sur une outre gonflée, et qui, tenant l'animal par la queue, le conduisait jusqu'à la rive opposée. Souvent, il fallait une journée entière pour pas¬ ser une caravane de 30 à 40 bêtes. En certains points cependant, on avait substitué à ce système si primitif de la mahedia ou radeau, celui, un peu moins grossier, du garb ou bac. En dehors des grosses rivières, qui sont le plus sérieux obstacle naturel aux communi¬ cations, on rencontre fréquemment des torrents et des fondrières ; le parcours sur les sentiers indigènes est rarement direct, la marche toujours pénible et incertaine. Le service des correspondances était fait par des piétons (rekkas), qui allaient à une vitesse de 40 à 50 kilomètres par jour. Les voyageurs cheminaient à cheval ou à mulet ; les 176 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE marchandises étaient transportées à dos de mulet dans le Nord, à dos de chameau dans le Sud. Dans leBlad-el Makhzen, on trouvait sur les itinéraires principaux des nzala (lieu où l'on descend, mansio) ; parfois la nzala était une maison, le plus souvent elle n'était qu'une nouala, une hutte en roseaux ou en branchages, ou même une simple tente, occupée par des hommes armés établis par les gouverneurs des provinces pour veiller à la sûreté des routes pendant le jour et garder la nuit les voyageurs et les caravanes. La sécurité dans les nzalas était très relative, surtout aux limites des provinces, et l'on n'y trouvait en général aucune ressource de nourriture pour les hommes et les ani¬ maux. Les habitants de la nzala percevaient une ou deux mouzounas (4 à 8 centimes) pour chaque bête de somme qui passait sous leurs yeux. L'établisse¬ ment de ces nzalas était à peu près tout ce que le gouvernement chérifien avait jugé bon de faire pour la commodité ou la sécurité des communications. Les indigènes les évitaient d'ailleurs, préférant faire de longs détours plutôt que d'acquitter les droits minimes qu'on y percevait. Les transports étaient extrêmement coûteux et incertains. On ne pouvait jamais savoir exactement quand les marchandises expédiées arriveraient à destination. Tout dépendait de la volonté du muletier et du temps, car, en hiver, à l'époque des pluies, les chemins devenaient impraticables : les marchandises .mettaient alors quelquefois deux mois pour aller de 'Tanger à Fès, alors qu'en été le voyage s'effectuait en douze ou quinze jours. Les voies antérieurement suivies par le commerce du Maroc ne peuvent pas plus nous renseigner sur ses voies naturelles et futures que l'état ancien de l'industrie minière ou de l'agriculture ne peut nous faire connaître les richesses réelles de la contrée. Les questions de sécurité primant tout, le commerce se LE GENRE DE VIE 177 trouvait engagé sur des voies tout à fait anormales et détourné de ses routes naturelles. C'est ainsi, pour prendre des exemples, que la grande voie de d'Ouest en Est qui unit Fès à Tlemcen par Taza et qui eut tant d'importance au Moyen-Age, était désertée par suite de l'insécurité. C'est ainsi également que, pour se rendre de Fès à Marrakech, le commerce, les voyageurs et le sultan lui-même étaient obligés, afin d'éviter le territoire des Zaïan et des Zemmour insoumis, de faire un grand détour par la côte atlan¬ tique et Rabat. On peut distinguer, à l'intérieur du Maroc, deux sortes d'itinéraires principaux, Les uns, partant des huit ports ouverts de Mogador, Mazagan, Safi, Casablanca, Rabat, Larache, Tanger, Tétouan, ainsi que du port espagnol de Melilla et de la région d'Oudjda, se dirigent vers l'intérieur et servent à approvisionner en objets d'importation européenne les tribus de l'intérieur, ainsi que les deux capitales de Fès et de Marrakech; vers ces mêmes portes de sortie sont drainés les produits du Maroc, principale¬ ment les produits agricoles. Une autre catégorie d'itinéraires, qui ne sont souvent d'ailleurs que le prolongement des précédents, traversent le Haut- Atlas et mettent en relation les deux versants de la grande chaîne. A l'Ouest, les cols les plus rappro¬ chés de l'Atlantique, notamment ceux des Bibaoun et du Goundafi, mènent dans la vallée du Sous ; ceux qui leur succèdent (Tizi-n-Telouet) débouchent dans la vallée du Dra. Sauf le col d'Izourar, les cols de la partie orientale de la grande chaîne entre Ouaouizert et Kasba-el-Makhzen sont peu utilisés. A l'Est, le Tizi-n-Telremt conduit dans la vallée du Ziz et au Tafilelt, le Tizi-n-Zerdoun dans la vallée du Guir. Sur le versant Sud de la chaîne se trouvent un cer¬ tain nombre de localités qui sont des centres d'échange et des points de départ de caravanes. Les tribus de la A. Bernard 12 178 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE montagne et du Sahara viennent s'y approvisionner de produits européens et d'objets fabriqués dans les villes marocaines : cotonnades, sucre, thé, parfumerie, bijouterie, belras ; elles y cherchent aussi des grains et de l'huile ; en échange, elles apportent des peaux, des laines et des dattes. C'est ainsi que Mogador et Marrakech alimentent tout le bassin du Sous, presque tout l'immense bassin du Dra et jusqu'aux districts arrosés par les affluents de droite du Ziz. Fès, par Kasba-el-Makhzen et le Tizi-n-Telremt, ravitaille le Tafilelt, le cours du Ziz et la région du Sahara qui i s'étend à l'Est de ce fleuve. Sur le versant Sud, le ! marché de Tazenakht est un des plus célèbres ; sa ! situation centrale entre le Sous, le Dra, et le Tafilelt lui a donné une grande importance. Ce serait une grande erreur de croire que les musul¬ mans marocains n'aient aucune aptitude pour le commerce ; c'est le contraire qui est vrai. Mais, par suite du peu de division du travail, de l'absence de voies de communication et de l'insécurité, l'horizon du Marocain ne s'étendait guère en général plus loin que le territoire restreint de sa tribu. II Aux campagnards et aux gens des tribus s'opposent les citadins et les gens des villes. La vie urbaine a toujours été beaucoup plus dévelop¬ pée au Maroc qu'en Algérie. D'après le recensement de 1926, la population urbaine de la zone française i comprenait 545.000 indigènes, dont 462.000 musul- | mans et 83.000 israélites. On a dénombré à Marra- i kech 146.000 indigènes, à Fès 78.000, à Casablanca 1 71.000, à Rabat-Salé 34.000, à Meknès et à Safi 25.000. I Dans la zone espagnole, Tétouan a 30.000 indigènes. Dès qu'une agglomération est pourvue d'une LE GENRE DE VIE 179 muraille d'enceinte, d'une kasba, d'un minaret, de quelques souks, c'est pour les Marocains une medina, c'est-à-dire une ville. Les fortifications crénelées sont flanquées de tours nommées bordjs et interrompues par des portes plus ou moins nombreuses. La kasba, résidence du gouverneur de la ville, quartier des^ casernes et des dépendances du Makhzen, est générale¬ ment à part de l'agglomération et environnée de hautes murailles. On appelle spécialement medina la ville proprement dite, de laquelle on distingue le mellah ou ghetto réservé aux Juifs. La medina est> divisée en quartiers séparés les uns des autres par j des portes qui sont fermées pendant la nuit, ainsi que les portes de la ville. Ces quartiers s'appellent houma ; un mokaddem est à la tête de la police de j chacun d'eux. Les portes, dont le couloir est générale¬ ment coudé deux fois dans un but stratégique, sont, avec les mosquées et les fontaines, les principaux monuments dignes d'attirer l'attention que renferment les villes marocaines. |;La disposition intérieure des mosquées ne diffère pas sensiblement de celle des types classiques ; avant l'occupation française, l'impossibilité pour les chrétiens d'entrer dans ces édifices et même souvent d'en approcher ne permettait guère de les décrire en connaissance de cause. La plupart des monuments j religieux étaient situés dans un quartier horm ou : sacré, dont l'accès était interdit aux Juifs et aux chrétiens. Il en était ainsi notamment de Moulay- Idris, à Fès, où des barrières signalaient des points qu'il était défendu de franchir afin de ne pas souiller, même du regard, la mosquée sainte. Si les mosquées sont inaccessibles, du moins l'observateur peut-il contempler leurs minarets. Les plus beaux minarets du Maroc sont la Koutoubia de Marrakech, du même type que la Giralda de Séville, et la tour de Hassan de Rabat ; ces trois édifices sont d'ailleurs l'œuvre 180 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE d'un même souverain almohade. Les autres mina¬ rets du Maroc se rapportent en général au genre tlemcénien, petit, trapu, à campanile souvent d'une hauteur exagérée ; on peut en donner comme type le minaret de la mosquée de Chella, près de Rabat. Meknès et Fès renferment des minarets de construction plus récente, à formes plus élancées, et la zaouïa d'Ouezzan possède un haut minaret octogonal. Il y a au Maroc trois villes qui sont dites hadria, c'est-à-dire à population civilisée, urbaine, « dans le sens de notre mot urbanité1 ». Ce sont Fès, Rabat et Tétouan. Elles sont les seules qu'un savant, un let¬ tré, un âlem qui se respecte puisse consentir à habiter. Les citadins de ces trois villes sont des descendants plus ou moins adultérés des anciens Maures chassés d'Espagne, comme en témoignent beaucoup de leurs noms qui sont manifestement espagnols. Bien qu'ils soient surtout nombreux dans ces trois villes, on trouve des Andalous dans d'autres villes du Rarb, notamment à Tanger, Ghechaouene, El-Ksar. Il y a quatre villes dites makhzenia, c'est-à-dire impériales, où le sultan réside habituellement. Ce sont Fès, Rabat, Meknès et Marrakech. Ces villes ont des aspects bien différents. Fès est située au fond d'une étroite vallée ou l'enserrent des montagnes pelées. De hautes maisons, dont les murs en briques ne sont jamais reblanchis à la chaux et semblent toujours en ruines, des rues étroites, tortueuses, forment un réseau inextricable ; un silence qui serre le cœur, le manque absolu de points de repère, qui fait que l'on se sent comme perdu, tout cela cause à celui qui descend dans la ville de Moulay-Idris une impression pénible dont les musulmans eux-mêmes ne se défendent guère. 1. Doutté. LE GENRE DE VIE 181 Quelques quartiers de Fès, ceux des jardins, en arabe el-arassi, ont un caractère plus gai : vers le haut de la ville, en effet, les murs enclosent des jardins ver¬ doyants, qu'irriguent les eaux abondantes des mon¬ tagnes voisines ; les rues sont bordées par des murs moussus et ombragées par quelques grands arbres. Fès est divisée en deux villes : Fès le-vieux et Fès-le- Nouveau, Fâs-el-Bali et Fâs-Djedid ; la dernière est uniquement peuplée de Bokharis, de nègres, de Draoua, de journaliers ; le mellah est situé aussi à Fâs-Djedid. Fâs-el-Bali, Fès-le-vieux, est la ville noble par excellence ; elle est séparée par la rivière en deux parties respectivement appelées El-Adoua et El- Lamtiin ; El-Adoua est l'ancien quartier connu sous le nom d'El-Andalous. La rivalité entre les habi¬ tants de ces deux quartiers de la ville sainte de Moulay- Idris est très ancienne et très vive. L'Adoua est divisé en six quartiers ; le Lamtiin n'en compte pas moins de douze ; de plus, les jardins situés sur les hauteurs, et dans lesquels se trouvent les maisons les plus agréables à habiter, forment des quartiers à part. Rabat, située sur les bords de l'estuaire du Bou- Regreg, au milieu de jardins d'orangers, regarde sa voisine, sa rivale d'antan, l'antique Salé, jadis repaire de pirates qui inquiétaient les côtes chrétiennes et fournissaient le Maroc d'esclaves chrétiens, récem¬ ment encore demeurée très fanatique. Rabat, clef de l'empire, commandant le seul chemin sûr qui relie les deux capitales, ville très musulmane, pleine des souvenirs de la lutte contre les chrétiens, habitée par une population de citadins lettrés, est de plus le débouché commercial de Meknès et d'une région très fertile. La tour de Hassan, les ruines de Chella, situées dans la banlieue de Rabat, témoignent de l'importance historique qu'eurent toujours cette localité et ses environs. 182 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE Meknès forme une curieuse transition entre Fès et Marrakech ; elle a, comme Fès, des souks enfermés dans des rues étroites et hautes et des habitants fanatiques, mais, comme Marrakech, elle a certaines rues larges et poudreuses, des maisons basses, une population fortement métissée de noirs. Elle a aussi une situation plus saine et un climat plus agréable que celui de Fês et de Marrakech ; elle a encore comme originalité ses fortifications immenses, ses portes fastueuses et sans goût, ses énormes construc¬ tions, travail gigantesque des esclaves chrétiens, entassées sans ordre et sans mesure par le caprice de Moulay-Ismaïl et de ses successeurs, et bâties le plus souvent avec des matériaux pris aux belles ruines romaines de Volubilis, dans le Zerhoun, à quelques heures de là ; elle a enfin ses antiques confréries reli¬ gieuses, Aïssaoua surtout, dont les hordes sauvages remplissent tous les ans la ville pendant plusieurs jours de leurs processions, de leurs danses frénétiques, de leurs contorsions de convulsionnâmes. Marrakech, située à la limite des territoires où l'on parle le chellm, est, en définitive une~ ville chleuh. Avec ses larges rues poudreuses, ses maisons générale¬ ment peu élevées en terre battue, ses vastes carrefours, sa population de Draoua et de nègres, elle a des allures de ville saharienne. De fait, le fond de la popu¬ lation de Marrakech est composé de Rehamna, de Chleuh et de Draoua. Des terrains vagues immenses s'étendent çà et là dans la ville ; çà et là aussi, des jardins ravissants, car l'eau abonde dans cette cité, d'où les habitants contemplent chaque jour le magnifique spectacle des cimes neigeuses du Haut- Atlas ; pas un arbre, cependant, pas un palmier n'est planté le long des rues desséchées et poudreuses ; seulement, dans les artères commerçantes du centre de la ville, des claies en roseaux protègent les passants contre les ardeurs du soleil. LE GENRE DE VIE 183 Les villes de la côte, les ports ouverts au commerce ont chacune leur caractère propre et leur fonction spéciale dans l'organisme marocain : elles sont et seront de plus en plus envahies par l'élément euro¬ péen. Tétouan, où les Rifains primitifs et frustes côtoient les Andalous raffinés, est une ville calme, tranquille, aristocratique, ville de propriétaires, de familles riches, aujourd'hui submergés par les Espagnols. Tanger, emporium du détroit, est la plus anciennement et la plus complètement aban¬ donnée aux chrétiens. Laraclm, ville de trafic, sans population citadine, est un des ports de Fès. Casa¬ blanca était une ville bédouine, exclusivement commerçante, qui ne s'est développée que depuis l'occupation française. Azemmour. assise au bord de l'Oum-er-Rbia, comme Mehdia à l'embouchure du Sebou, garde la mémoire des moudjahidin (combat¬ tants de la guerre sainte), dont les tombes parsèment sa banlieue. Mazagan, ville de Rédouins, est une des portes du Houz ; elle conserve des vestiges de la domi¬ nation portugaise. Il en est de même de Safi, cepen¬ dant plus musulmane. Mogador enfin est une ville nouvelle, avec une forte population juive, débouché provisoire du Sous et du Dra jusqu'à l'ouverture des ports du Sous. Les villes sont naturellement au Maroc, comme en tout pays, le principal siège de l'industrie et du commerce. L'industrie marocaine, par suite de son isolement, s'est maintenue jusqu'ici un peu mieux que celle des autres pays musulmans. Pour le même motif, elle est restée stationnaire ; l'ouvrier se sert encore aujourd'hui des instruments en usage il y a un millier d'années et travaille d'après les mêmes méthodes que ses prédécesseurs de l'antiquité, sans changement ni amélioration. Les artisans indi¬ gènes ne sont pas sans talent et font preuve de goût, quand leurs dispositions naturelles ne sont pas gâtées 184 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE par le contact de l'industrie étrangère. Il n'y a nulle part de véritables manufactures et il est rare que plus de deux ou trois ouvriers ou apprentis soient réunis. Beaumier a donné un intéressant budget de l'artisan marocain. Il travaille 8 heures, gagne de I à 2_francs par jour. S'il n'est pas propriétaire de sa maison, il la loue de 3 à 4 francs par mois. Le mobilier vaut 140 francs, les vêtements 190 francs. Pour une famille comprenant le père, la mère, la négresse et deux enfants, on dépense environ 60 centimes par jour. Le budget de l'artisan serait donc de 360 francs par an. Sans doute le prix de la vie a augmenté depuis 1860, époque où écrivait Beaumier, cepen¬ dant ces chiffres étaient encore exacts il y a une vingtaine d'années. Les Israélites, qui, aux yeux des musulmans, ne sont pas des hommes, à qui les chevaux, les armes sont interdits, ne peuvent être qu'artisans ou commer¬ çants. Les menuisiers, les cordonniers, les orfèvres sont surtout Juifs, tandis que les tisserands, les potiers les maçons sont presque sans exception musulmans. Les constructions indigènes sont toutes en tuf ou en pisé, et la pierre de taille n'est plus employée. Cependant les maçons marocains, notamment les Rifains, qu'on emploie à Tanger, sont réputés d'excel¬ lents travailleurs. Il existe encore à Fès quelques dessi¬ nateurs et quelques sculpteurs sur plâtre. L'industrie du bois se sert en général de poutres qui viennent de Norvège. Le bois de l'arganier est si dur que les misérables outils marocains ont beaucoup de peine à le travailler. On se sert de scies, mais on ignore, à ce qu'il semble, le rabot. L'absence de tables et de chaises dans l'ameublement réduit d'ailleurs les menuisiers à fabriquer des coffres, des tabourets sur lesquels on place le thé ou le café, des plateaux en bois d'arar. Dans la décoration des maisons les plus riches entrent les bois sculptés et découpés avec goût. LE GENRE DE VIE 185 L'industrie du fer et de l'acier utilise presque uni-} quement des barres de fer importées d'Europe. Le forgeron emploie en général deux apprentis, qui lui servent de souffleurs pendant qu'il travaille le fer placé sur l'enclume ; les soufflets ont la particularité d'être, non point verticaux comme chez nous, mais horizontaux. Le forgeron a en outre un marteau, beaucoup trop petit, une lime et un compas. Il fabrique des verrous, des fers à cheval, des chaînettes pour les freins des chevaux, des étriers. Les armuriers du Maroc étaient autrefois célèbres, mais c'est une industrie maintenant réduite à bien peu de chose. Il y avait jadis à Tétouan 200 ateliers : ils ont à peu près complètement disparu. Aujour¬ d'hui, presque tout l'acier qu'on rencontre au Maroc porte la marque de Saint-Étienne ou de Solingen. Les lames de poignards et les sabres sont importés d'Europe ; on se borne à les orner d'incrustations et à fabriquer les fourreaux. On faisait encore dans le Sous quelques longs fusils indigènes, dernier reste de l'industrie métallurgique de cette région. De même, les plateaux à thé ornés d'arabesques ciselées et autres objets en laiton ou en cuivre, qui étaient autrefois une des productions élégantes et originales de l'indus¬ trie marocaine, sont maintenant en général fabriqués en Europe, bien qu'on en fasse toujours un peu à Mogador. Les métaux précieux sont encore travaillés au Maroc ; les bagues, les broches, les colliers et autres bijoux, fabriqués d'après les modèles anciens, témoignent d'une technique jadis plus développée et d'un goût artistique remarquable. Avec le palmier-nain, le jonc, l'alfa, on fabrique des objets de vannerie, nattes, couffins, paniers, plats à couscouss. La filature utilise surtout la laine de mouton, le poil de chameau et la soie, qui est impor¬ tée. Il n'y a pas de moteurs mécaniques : on se sert de rouets qui ressemblent à ceux que l'on voit en 186 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE Égypte et dans une grande partie de l'ancien monde et de fuseaux analogues aux nôtres. Pour le tissage, les métiers sont semblables à nos métiers à main. Les produits indigènes ne peuvent guère soutenir la lutte avec la concurrence européenne, qui importe de plus en plus tous les tissus de coton, de laine et de soie. L'Europe imite les produits indigènes et les supplante rapidement, parce qqe la marchandise, quoique de moins bonne qualité, est vendue à meilleur marché, ce qui seul importe à l'acheteur indigène. On fabrique encore au Maroc des tissus variés en laine, en coton, en laine et soie, en soie : jellabas, haïks, foulards, turbans, couvertures. Mais les beaux et délicats tissus qu'on fabriquait jadis à Fès et à Tétouan deviennent de plus en plus rares. Quant aux tapis, ceux de Rabat étaient célèbres par leur solidité et la beauté des tons ; ils sont encore partout répandus au Maroc et on en exporte même quelques-uns en Égypte. Les cuirs de Marrakech, de Safi, du Tafilelt (maro¬ quins, safis, filalis) sont célèbres et remarquables surtout pour leurs franches couleurs rouges et jaunes. La première de ces teintes s'obtient avec la coche¬ nille, la seconde avec l'écorce de grenade. De ces cuirs on fait la riche maroquinerie ouvragée et brodée qui consiste en babouches, sacoches, ceintures, selles, harnachements, etc. La fabrication des babouches ou belras en peau de chèvre doublée de peau de mouton sur une semelle de cuir de bœuf a encore aujourd'hui une grande importance, et on en exporte une certaine quantité. L'industrie de la poterie est concentrée à Fès, Tétouan et Safi, mais surtout à Fès. Les produits, exclusivement destinés au pays, sont grossiers, mais de formes originales et agréables, revêtus d'iin vernis dans lequel domine le bleu. Après que l'argile a été triturée et pétrie, on tourne les poteries à la main. LE GENRE DE VIE 187 Le four, très primitif, est chauffé à la fois par le haut et par le côté. On fabrique à Fès des briques, des pote¬ ries et des faïences, en particulier des carreaux émail- lés à dessins géométriques appelés zellij. En somme, les armes, les tissus, les vêtements, les broderies, les cuirs, la poterie, l'orfèvrerie, le tout approprié exclusivement aux goûts et aux usages du pays, forment à peu près le cercle dans lequel se renfermait depuis des siècles l'industrie marocaine. Fès et Rabat, et à un moindre degré Marrakech, Safi et Tétouan, étaient les principales villes industrielles, chacune ayant d'ailleurs sa spécialité : à Fès les plus beaux tissus de laine et de soie, les broderies sur velours, les maroquins ouvragés, l'orfèvrerie la plus fine, la poterie ; à Marrakech et à Tétouan les cuirs, les métiers à laine, les armes ; à Rabat et à Safi, les tapis, les couvertures, les tissus grossiers et les nattes. Le protectorat français fait de louables efforts pour arrêter la décadence de l'industrie marocaine ; ils s'efforce d'assurer la conservation des arts indigènes et le relèvement de quelques-uns d'entre eux. Il existe dans les grands centres marocains des marchés de bœufs, de moutons, d'ânes, de mulets, de chevaux, de chameaux, de vieux effets, d'effets neufs, de haïks, d'attarin (épicerie, quincaillerie), de sellerie de cuir, de dattes, de cordes, de bois, de charbon, etc. Les objets se vendent généralement par l'intermédiaire d'un déliai (crieur). Deux agents du Makhzen, assistés d'un taleb, sont chargés de perce¬ voir les droits, une mouzouna par mitkal (2 % p. 100) sur le vendeur et autant sur l'acheteur. En outre, on perçoit aux portes de la ville 5 onces par mulet chargé 8 onces par chameau. La vente des moindres objets entraîne des marchandages sans fin ; à plus forte raison, s'il s'agit d'un cheval par exemple, les enchères durent plusieurs heures avec des reprises. Le déliai montre les animaux et les fait valoir. 188 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE Il existe aussi dans toutes les villes du Maroc des boutiques où l'on vend à l'amiable. Les artisans vendent généralement leurs propres produits. Chaque corps de métier est dirigé par un arnin ou syndic qui fixe le prix en cas de contestation, juge les diffé¬ rends professionnels avec le concours d'arbitres et connaît de tout ce qui est relatif au travail des gens de sa corporation. Les amins des corporations qui fabriquent des objets d'or et d'argent y appliquent un large poinçon. Chaque genre de commerce, chaque corps de métier, comme jadis en Algérie et en Tunisie, occupe dans les grandes villes une rue ou un quartier spécial ; il y a ainsi, dans le vieux Fès, le quartier des charpentiers, celui des tisseurs, celui des cordonniers, etc. Ce sont les souks, le quartier des affaires, composés de longues rues couvertes de claies en jonc qui tamisent les rayons du soleil, très animés à de certaines heures, complète¬ ment vides lorsque les boutiques sont closes. Le quartier commerçant se trouve dans Fès-el-Bali, autour de la mosquée de Moulay-Idris ; c'est le cœur de la ville, oust-el-medina. Là se concentrent les mar¬ chandises de fabrication locale et de provenance européenne. On distingue le commerçant en gros (tajer) du boutiquier (haouanli). Les négociants en gros sont établis dans des entrepôts ou fondouks, grandes cours pleines de marchandises autour des¬ quelles s'ouvrent des chambres au rez-de-chaussée et au premier étage. Quant aux boutiquiers, ils occupent des échoppes uniformes, élevées de 1 mètre à 1 m. 50 au-dessus du sol. Accroupi sur un petit tapis ou sur une peau de mouton, le marchand ou l'industriel se livre sans mot dire à son petit métier, ou bien attend nonchalamment le client. Jamais l'acheteur ne pénètre dans ces réduits qui tiennent lieu de magasins ; il reste dans la rue et parlemente avec le marchand. Le petit négociant n'habite pas dans l'immeuble où LE GENRE DE VIE 189 se trouve sa boutique, simple case cubique et exiguë où il reste le jour au milieu de ses marchandises entassées ; le matin, il y arrive vers huit ou neuf heures, ouvre la porte qui se rabat de haut en bas et s'assoit là en attendant la clientèle ; souvent, aux heures de prière et surtout à Yasser (prière de trois heures aprè- midi), il ferme boutique pour se rendre à la mosquée ; quand approche l'heure du moghreb (six heures du soir), chacun reprend le chemin de son logis, parfois éloigné du quartier commerçant. Dès le coucher du soleil, à part les carrefours où se débitent les denrées comestibles et où les gargotiers font cuire en plein vent leurs âcres fritures, le quartier des affaires devient silencieux et désert et on ne tarde pas à en fermer les portes massives, qui ne se rouvrent que le lendemain au lever du soleil. Dans le vieux Fès, le commerce local est resté jusqu'à aujourd'hui entre les mains des indigènes musulmans ; les citadins de Fès aiment le commerce et y font preuve de remarquables aptitudes. Tout marchand tient ses comptes avec beaucoup de régularité et inscrit méthodiquement ses opérations sur ses livres, tant pour son usage personnel que pour avoir des preuves écrites à fournir en justice s'il a une contestation commerciale. En réalité, le haut commerce compose l'aristocratie et la véritable classe dirigeante de la ville ; il fournit les gens les plus distingués et les plus savants, qui s'introduisent sans difficulté dans le Makhzen, où ils ont un rôle important comme oumanas des douanes, ce qui ne les empêche pas de continuer leur commerce et d'y prospérer. Les souks de Fès n'ont pas changé depuis Léon l'Africain, qui en a donné une excellente description. Le souk-el-atlarin de Fès joue dans la vie de la cité un rôle analogue à celui des grands boulevards de nos capitales ; c'est le rendez-vous des plus hauts personnages, des doctes oulamas qui se promènent 190 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE gravement avec sous le bras le petit tapis de feutre destiné à dire la prière ou simplement à s'asseoir pour causer. La kissaria est un souk d'une nature particulière, où l'on vend généralement les étoffes, les tapis, les effets, etc. ; elle est couverte à Fès et à Marrakech, et on n'y circule pas à cheval. Avant l'établissement du protectorat français, il y avait encore à Fès et à Marrakech un marché aux esclaves considérable ; dans les villes de la côte, le commerce des esclaves se faisait clandestinement, par des courtiers spéciaux, mais il n'y avait pas de vente publique aux enchères. A Fès, le trafic s'arrêtait dès qu'il y avait des chrétiens ; à Marrakech, la vente avait lieu dans une cour carrée, au milieu de laquelle était disposé un préau uniquement destiné à faire circuler les esclaves mis à prix. Une infrac¬ tion grave aux prescriptions coraniques était la mise en vente de jeunes filles qui n'étaient pas d'ori¬ gine soudanaise et qui avaient tout simplement été volées dans les tribus. Au Maroc comme ailleurs, plus qu'ailleurs peut- être, la différence entre les paysans et les citadins est profonde ; le genre de vie introduit entre eux de grands contrastes. Le Fâsi, élégant et raffiné, n'a presque rien de commun avec le Berbère demi-nu, sauvage et ignorant. Ni la vie sociale et la religion, ni la vie politique et le gouvernement n'ont effacé ces contrastes, qui résultent de la vie économique et des conditions essentielles de l'existence, conditions sur lesquelles on ne saurait assez insister. CHAPITRE III LA VIE SOCIALE ET LA RELIGION1 I Alors que, dans nos sociétés européennes, l'unité tarr* est l'individu, dans les sociétés patriarcales, comme la société marocaine, l'unité est la famille, dont la consti¬ tution a une importance primordiale. Le principe sur lequel repose la famille indigène au Maroc est celui de la subordination complète de tous ses membres au chef de famille, dont l'autorité s'exerce non seule¬ ment sur ses femmes et ses enfants, mais sur tous les J ?.• membres de cette parenté très étendue qui constitue ^ la famille au sens patriarcal, c'est-à-dire l'ensemble des mâles parents par les mâles. La puissance paternelle, chez Tes peuples patriarcaux, est un principe d'ordre de d'autorité. Elle découle de la nécessité et se maintient par la force. Le père n'a pas cessé de se considérer comme un juge domestique, investi du droit de pro¬ noncer des peines, possédant même vis-à-vis de ses enfants le droit de vie et de mort. La condition de la femme est tout à fait subor¬ donnée. Sa situation intellectuelle et morale est en général inférieure à sa situation légale, et les indi¬ gènes s'efforcent d'enlever aux femmes le bénéfice de la vocation héréditaire que leur a reconnu le 1. E. Doutté, VIslam algérien, in-8°, Alger, 1900. — Id., Les Mara¬ bouts, in-8°, Paris (Revue de l'histoire des religions, 1900). — Id., Magie el religion dans VAfrique du Nord, in-8°, Alger, 1909. — A. Bel, Coup d'œil sur l'Islam en Berbérie (Revue de l'histoire des religions, 1917). — Sur les Israélites au Maroc, voir les publications de V Alliance israélite universelle, la Revue des Éludes juives et la Jewish Encyclopedia. 192 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE Coran. Ils sont restés foncièrement attachés à la vieille idée de l'inégalité des sexes et continuent à voir dans le mariage l'achat de la femme par le mari. Le mariage musulman repose sur la polygamie et sur le divorçe. Or, le régime de la polygamie est évidemment exclusif de toute idée d'association entre les conjoints. « Les Arabes, dit Berbrugger, prennent plusieurs femmes, non par sensualité, mais par nécessité » : la sensualité y est bien pour quelque chose, mais il demeure exact qu'une des causes de la polygamie est la nécessité de se procurer des servantes. La manière de produire et de vivre est le grand facteur de l'évolution humaine. Les indigènes n'ont pas du louage de service la conception que nous nous en faisons. Le travailleur libre n'est pas pour eux un salarié, mais un associé. Quant aux services que nous avons coutume de réclamer du serviteur à gages, du domestique, ils ne conçoivent guère qu'on puisse les demander à d'autres qu'à des femmes ou à des esclaves. Un chef indigène expliquait au marquis de Segonzac qu'une seule femme ne saurait suffire au triple rôle d'épouse, de mère et de servante sous le toit du sédentaire et moins encore sous la tente du nomade. Et c'est souvent la femme elle-même qui, dans le but d'alléger le fardeau de son labeur, invite le mari à prendre une autre épouse1. Il faut d'ailleurs distinguer: d'une manière générale, la polygamie est surtout pratiquée dans les villes, chez les gens riches, qui y joignent le concubinage avec les esclaves noires. La femme, entourée d'un certain confort, mais plus ou moins privée de liberté, tend à devenir une créature de luxe. Les gens de condition plus modeste n'ont d'ordinaire qu'une femme, d'autant plus que le divorce fournit un moyen commode d'en changer. 1. Westermarck. LA. VIE SOCIALE ET LA RELIGION 193 Dans les tribus, surtout chez les populations primi- .. tives comme les Rifains, les Beraber, les Chleuh, la monogamie est la règle, en dépit de la boutade rapportée par de Segonzac. La polygamie y est regardée en outre comme une pratique plutôt bl⬠mable. quoiqu'elle soit orthodoxe au point de vue musulman. Dans ces tribus, la femme, à côté d'une situation matérielle très dure, est néanmoins, à maints égards, entourée de çe respect parfois superstitieux qu'on a bien souvent constaté chez les peuples non civilisés. Assujettie aux plus durs travaux, elle voit cependant ses avis sollicités et suivis, sa protection recherchée. Une ancienne coutume veut qu'un homme qui se met sous la protection d'une femme soit res¬ pecté à l'égal de celui qui obtient la protection d'un marabout. Cette coutume, bien connue en Kabylie, est surtout développée chez les Beraber. Ce double aspect de la femme, asservie et rudoyée à certains égards, respectée et même redoutée à d'autres, peut expliquer les opinions contradictoires qui ont été exprimées à ce sujet. Les coutumes concernant la naissance, le mariage, la mort, présentent des. différences de détail suivant c*v.<*a les régions ; il n'est pas facile d'en donner une bonne vue d'ensemble en peu de mots. Les caractères généraux sont semblables à ceux qu'on observe en j Algérie. Dans les villes, les fiancés ne se connaissent pas avant le mariage ; il en est autrement dans les tribus, où les femmes ne sont généralement pas voilées et où les occasions de se voir sont plus fréquentes. Le mariage a le caractère d'une vente, comme dans le reste de l'Afrique du Nord. La dot ou mieux le douaire apporté par le mari, c'est-à-dire le prix de la femme, fixé après avoir été l'objet de laborieux marchandages, est d'un taux variable ; à Fès, elle atteint plusieurs centaines de francs, parfois même davantage ; mais, A. Bernard 13 194 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE chez les pauvres gens, il se fait des mariages pour un douro. Comme en Algérie et en Tunisie, on se marie très jeune. Avant la noce, il y a d'habitude une céré¬ monie consistant à teindre de henné les pieds et les mains de la fiancée, puis à la mener au hammam. La conduite de la femme à la maison maritale a lieu en grande pompe ; elle est accompagnée de fantasias et de simulacres de rapt. La noce dure en général de trois à sept jours. La naissance d'un enfant n'est accompagnée d'aucune cérémonie. La circoncision a lieu beaucoup plus tôt qu'en Algérie, souvent quelques jours ou quelques mois après la naissance ; une fête a lieu à cette occasion. Les coutumes et les cérémonies relatives à la mort n'ont pas toujours le caractère de tristesse qu'on pourrait supposer. Les lamentations et autres manifestations matérielles de la douleur ont lieu chez les Beraber comme en Algérie, mais non dans le Rif ni à Fès. L'inhumation a généralement lieu le plus tôt possible après la mort ; il y a ordinairement aussi un repas funèbre. 11 est assez difficile de tracer des « portraits » de peuples. Il semble qu'en pareille matière, la part de la fantaisie individuelle soit bien grande et que rien de scientifique n'en puisse résulter. D'une façon générale, les populations du Rarb et du Houz, qui formaient la plus grande partie du Blad-el-Makhzen, ont des moeurs plus faciles, plus douces, plus cultivées que celles des massifs monta¬ gneux. « Le trait le plus saillant de leur caractère, dit M. Doutté, est un amour effréné du lucre ; ils sont, en conséquence, peu portés à respecter la propriété d'autrui, enclins à déguiser la vérité, à renier leur parole et à oublier leurs croyances si cela est de leur intérêt. Mais ils ont comme compensation les qualités qui accompagnent d'ordinaire une grande âpreté au gain, des aptitudes commerciales remarquables qui LA VIE SOCIALE ET LA RELIGION 195 leur assurent une prééminence marquée dans l'avenir de l'Afrique septentrionale, une grande constance au travail, qui semble en moyenne supérieure à celle des Algériens, exception faite de quelques groupes comme les Kabyles ; la prévoyance et l'esprit d'économie, qui, souvent, se transforme'en une véritable avarice, excusée d'ailleurs par l'état d'insécurité des fortunes au Maroc. Tant qu'ils sont guidés par leur intérêt, ils sont pour celui qui les emploie d'un dévouement qui touche à l'obséquiosité ; mais s'ils aperçoivent la possibilité de se soustraire à leur tâche sans léser leurs intérêts, ils ne manquent pas de le faire. » Le tableau que de Foucauld a tracé du caractère des populations insoumises parmi lesquelles il a voyagé n'est pas non plus entièrement favorable. Presque partout, dit-il, règne une cupidité extrême, et, comme compagnons, le vol et le mensonge sous toutes leurs formes. En général, le brigandage, l'attaque à main armée sont considérés comme des actes honorables. Beaumier prétend que chez les Zemmour, les jeunes gens font des exercices de vol pour s'entraîner, ainsi que cela a lieu d'ailleurs chez certaines tribus d'Algérie. Les Rifains, les Ghleuh, les Beraber montrent beaucoup d'attachement à leur femmes et surtout à leurs enfants. Mais leur plus belle qualité est la constance de leurs amitiés et le dévouement dont ils font preuve envers leurs amis ; en pays insoumis i il n'est personne qui n'ait maintes fois risqué sa vie pour ses amis ; cette vertu, du reste, est un gage de paix dans les sociétés où il n'y a aucun pouvoir central capable d'assurer l'ordre. L'hospitalité est également, pour les mêmes raisons, une vertu éminem¬ ment sociale ; elle est répandue partout et « elle n'est, dit de Foucauld, l'apanage d'aucun groupe », bien que les nomades, les Ghleuh, les Haratin se reprochent réciproquement leur avarice. Il en est de l'hospitalité au Maroc comme en Algérie : elle diminue à mesure 196 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE qu'on se rapproche des centres, et les tribus les plus civilisées sont généralement les moins hospitalières. Les populations indépendantes, qui passent leur vie les armes à la main, sont d'une grande bravoure ; les plus réputées à cet égard sont les Beraber, les nomades Sahariens, les Zernmour et les Zaïan, les Rifains ; les populations des plaines atlantiques sont à ce point de vue inférieures ; quant aux gens de Fès, leur couardise est proverbiale dans tout l'empire. La bravoure chez les Marocains n'exclut nullement la prudence ; ils sont en général, surtout les Rifains et les Beraber, d'une méfiance extraordinaire ; ils ne permettent en aucun cas que l'on touche à leurs armes et ne cessent d'observer attentivement leur interlocuteur. Les mœurs des Marocains sont en général très dissolues. Le mariage des impubères, les vices contre ! nature, l'adultère sont extrêmement répandus. De Foucauld, Doutté, Mouliéras ont recuilli à cet égard des documents bien concordants. Les Djebala passent pour les populations les plus débauchées du Maroc ; les Rifains et les Beraber ont, au contraire, des mœurs relativement meilleures. II Les Marocains sont tous musulmans orthodoxes du rite malékite, au moins théoriquement et à pre¬ mière vue. Car, quand on y regarde d'un peu près, on aperçoit d'abord des traces d'anciennes hérésies musulmanes, notamment chez les Zekkara, les Riata, les Bdaoua. Puis, on voit que beaucoup d'indigènes sont très incomplètement islamisés, l'ignorance de la langue arabe ne leur permettant souvent d'avoir qu'une teinture très rudimentaire de la religion du Prophète. Leur culte hétérodoxe, mêlé de fétichisme, d'anthropolâtrie, de superstitions de toutes sortes, 0- 1 pjtAfcvC î a* AœtÀrtrs-A X LA VIE SOCIALE ET LA RELIGION 197 charrie: pèle-mêle des survivances du paganisme, de la magie, du judaïsme et du christianisme. D'ailleurs, même chez les musulmans les plus orthodoxes et les mieux instruits des choses religieuses, les dogmes ont moins modifié les instincts et les aptitudes qu'ils n'ont été eux-mêmes affectés par l'esprit particulier des populations qui les ont adoptés. Pas plus au Maroc qu'ailleurs, la religion musulmane ne s'est substituée brusquement aux cultes anciens. Repoussant violemment quelques-unes des anciennes croyances, elle a toléré la plupart des autres ou se les est assimilées ; elle a transformé et adapté à ses besoins la plupart des institutions sociales. Sous le vernis islamique, on aperçoit, si l'on y prend garde, les survivances des cultes primitifs, les débris des antiques croyances. C'est ce que les travaux de Doutté ont parfaitement établi : magie et sor¬ cellerie, cultes des pierres, des arbres et (à un moindre degré) des animaux méritent de retenir l'attention. La croyance aux djinn ou génies, que l'orthodoxie musulmane a d'ailleurs accueillie et consacrée, est universelle et très développée au Maroc ; elle se rat¬ tache au même ordre d'idées. Le culte des saints, bien que peu orthodoxe, a pris O • ;! fe LM dans l'islam du Maghreb entier, et spécialement au Maroc, une importance qui a attiré l'attention de tous les observateurs. La vénération pour les saints locaux, morts ou vivants, est tellement ancrée chez les Berbères, qu'elle y a pris les proportions et le carac¬ tère d'une véritable anthropolâtrie. Ils ont introduit dans la religion la plus hermétiquement monothéiste le culte du chérif descendant du Prophète, la véné¬ ration du marabout fondateur d'une dynastie sainte. Au temple du Dieu unique ils ont substitué des mil¬ liers de chapelles et de zaouïas. L'anthropolâtrie revêt deux formes : le culte du saint défunt et le culte du saint vivant. Le plus 198 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE souvent, les deux cultes sont exploités par la même famille : la baraka étant héréditaire, le descendant hérite à la fois des vertus de son ascendant, de sa zaouïa et de son tombeau. Tous les voyageurs au Maroc, dit Doutté, même ceux qui voyagent pour des études absolument étrangères aux pratiques religieuses, ont été impressionnés par l'extension donnée à ce culte. Léon l'Africain comparait ces saints à des demi-dieux ; Rohlfs, habitué cependant aux pays musulmans, était stupéfait de voir des tribus entières accourir au-devant du chérif d'Ouez- zan en voyage et se presser pour le toucher du doigt ; Hooker et Bail, explorant le Maroc en géographes et en botanistes, constatent que le culte des saints est la seule forme sous laquelle la religion se manifeste aux Berbères de l'Atlas ; Quedenfeldt déclare que ce même culte a remplacé toute autre religion ; de Fou- cauld enfin dit que, dans maintes régions, on n'accorde absolument de respect qu'aux marabouts, et des popu¬ lations comme les Douï-Belal, qu'il signale comme irré¬ ligieuses à tous égards, révèrent néanmoins les marabouts. Lorsque le chérif d'Ouezzan est chez ses fidèles, on s'écrase pour embrasser le pan de son burnous, on baise la trace de ses pas, on révère tout objet qu'il a touché ; lui faire prendre une bouchée de nourriture préparée pour lui est une faveur insigne ; on le supplie de cracher sur des aliments que l'on mange ensuite. Quand la foule est trop nombreuse, ceux qui ne peuvent atteindre le chérif avec la main le touchent avec leur bâton ou leur fusil ou bien ramassent une pierre à laquelle ils font une marque, la lancent sur le chérif et s'efforcent de la rattraper. Leur fanatisme va plus loin : on raconte que Moulay-Abd-es-Selam, chérif d'Ouezzan, faillit être tué par les Beni-Mguild, qui voulaient l'enterrer sur leur territoire afin que la tombe du grand saint sanctifiât leur tribu. LA VIE SOCIALE ET LA RELIGION 199 y ! Le mot marabout a désigné primitivement ceux ■ qui, dans les ribat, sorte de couvents-forteresses, faisaient la guerre sainte contre les infidèles1. La grande poussée de mrcibtin combattants que suscita au xvie siècle la guerre entre les musulmans et les chrétiens eut comme corollaire une renaissance de l'orthodoxie musulmane et une islamisation de toute l'Afrique du Nord ; l'ennemi une fois repoussé, le mrabel, cessant d'être guerrier, resta un saint, un marabout, et garda ce nom dont la signification s'étendit considérablement. Au Maroc, les saints en général sont plutôt appelés ouali ou siied ; on fait précéder leur nom.de l'épithète sidi, monseigneur, ou moulag, maître ; les Berbères appellent les mara¬ bouts .k les populations de véritables bienfaiteurs. Seuls, au > v- milieu des guerres perpétuelles et de l'anarchie, dans le conflit permanent des intérêts qu'aucune autorité politique n'était de force à régler dans la plus grande partie de l'empire, parmi l'ignorance générale et le débordement des passions, ils représentaient un peu de savoir, de justice, de clémence ; leur neutralité habituelle dans les querelles quotidiennes leur per¬ mettait de s'interposer bien souvent ; leur science leur donnait les moyens de dénouer les conflits d'intérêts, leur caractère sacré assurait jusqu'à un certain point le respect de leurs décisions. Les populations les plus heureuses du Maroc n'étaient pas celles où les caïds du Makhzen avaient enlevé l'autorité aux marabouts pour mieux pressurer leurs administrés : c'était celles qui étaient restées indépendantes du sultan sous l'autorité d'un marabout révéré, le Tadla. le Taze- roualt, Tazenakht, Ouezzan. Enfin les marabouts font pénétrer quelque instruction dans les têtes dures des indigènes ; perdus au milieu de populations bar¬ bares. où le droit du plus fort est le seul connu, les couvents ou zaouïas représentent des lieux d'asile et de prière, des terrains neutres respectés des adver¬ saires. Les zaouïas sont à la fois un temple où se dit 204 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE la prière, un prétoire où se vident les différends, une école où l'on enseigne les rudiments des sciences musulmanes, une hôtellerie où les pauvres et les voya¬ geurs se font héberger, un asile pour les faibles et les opprimés. Les confréries religieuses, issues d'une sorte de réaction mystique contre la froideur de l'islam, dérivent surtout, pour la masse et pour les humbles, du culte des saints et des lieux consacrés. On peut les rattacher sans trop de peine au besoin de fétichisme et d'anthropolâtrie. Ces confréries ont ce caractère commun d'avoir été fondées par un saint personnage qui leur a donné leurs rites, leurs règles et leurs statuts. La récitation du dikr, prière surérogatoire ou chapelet, et la ziara ou quête aumônière sont l'essentiel pour la masse des fidèles. Les confréries ont un rôle écono¬ mique et sont de véritables institutions d'assistance. Il y a de sensibles divergences entre elles comme tendances, comme pratiques et comme doctrines ; chacune a son individualité nettement accusée. Elles ont évidemment pour but de maintenir et d'exalter la foi ; bien qu'elles aient en général une très faible cohésion, et soient assimilables plutôt aux confré¬ ries paroissiales qu'aux grands ordres religieux du christianisme, leur organisation, l'argent dont elles disposent, en font des cadres éventuels pour la résis¬ tance du fanatisme à la civilisation. Il ne faut pas se représenter les confréries comme ourdissant une vaste conspiration permanente contre la civilisation européenne ; il ne faut pas non plus les croire toujours et partout inoffensives. Qw • ■ La confrérie la plus importante du Maroc est celle des Taïbiya ou Touhama, dont le chérif d'Ouezzan est le chef. C'est une des confréries les mieux ordonnées, les plus cohérentes et les plus centralisées qui existent dans l'islam ; elle compte des milliers d'adhérents aux Maroc, en Algérie et jusqu'au Touat et au Sénégal, LA VIE SOCIALE ET LA RELIGION 205 Les chérifs ont de nombreux azibs, non seulement dans le Rarb, mais dans le Maroc tout entier ; leur ville d'Ouezzan est un centre important, qui compte environ 13.000 habitants. Ainsi, ils joignent à la puissance spirituelle des possessions territoriales étendues ; leur influence est considérable ; leur devise est : « Pas de sultan chez nous ; pas de sultan sans nous. » Leurs rapports avec le Makhzen, autrefois excellents, étaient devenus plus froids dans les der¬ nières années du xixe siècle. Le chef de l'ordre, Moulay-Abd-es-Selam, avait sollicité et obtenu en 188ï la protection française ; il s'habillait à l'européenne, avait épousé une Anglaise, et se livrait à des excès de boisson dont paraît s'être ressentie la santé de son fils Moulay-Larbi, qui ne joua aucun rôle actif et fut simplement le chef spirituel de la confrérie. La direction et la politique générale de la confrérie sont actuellement entre les mains des deux fils de Moulay-Larbi, appelés Moulay-Ahmed et Moulay-Ali. Les Tidjaniya ne jouent pas un rôle politique aussi important que les Touhama. Ils sont répandus sur une aire immense au Maroc7 en Tunisie, en Algérie, au Sahara et dans tout le Soudan Occidental, mais l'ordre est sans cohésion. Les zaouïas du Maroc, par exemple, n'ont aucun rapport avec les grandes maisons tidjaniennes du Sud de l'Algérie, Aïn- Madhi ou Temacin. Les Kadriya sont encore plus dispersés que les Tidjaniya ; ils sont nombreux au Maroc et y ont beaucoup de zaouïas ; ils paraissent inoffensifs. Les Kittaniva. dont le centre est à Fès, sont une confrérie d'origine récente, fondée par des chérifs idrissites. Les Zianiya ont leur centre à Kenadsa, dans la région méridionale des confins algéro-marocains, à 24 kilomètres de Colomb-Béchar ; leur spécialité est de convoyer les caravanes et de les protéger contre les coupeurs de routes ; l'ordre •206 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE a de nombreux adeptes et de grandes propriétés. Les Derkaoua sont généralement considérés comme une société religieuse très fanatique et dont l'activité est dirigée contre les chrétiens ; l'ordre n'a pas grande importance dans le Maroc occidental ; il en avait pris davantage au Tafilelt avec Sidi-Mohammed ben-Larbi, chef de la zaouaïa du Metrara. Le chef le plus puissant des Derkaoua, Ali-Mhaouch ou Amhaouch, qui résidait ordinairement à Arbala, dans l'Oued-el-Abid, est mort en 1918 ; on l'appelait le sultan de la montagne. Bien que les Derkaoua affectent toujours de se tenir en dehors des affaires politiques, on a retrouvé leur main dans plusieurs mouvements insurrectionnels. Les Aïssaoua sont très nombreux au Maroc, où ils jouent dans la religion un rôle de première impor¬ tance ; il n'y a pas de fête religieuse sans eux et la foule les entoure d'un respect superstitieux. Leurs exercices offrent un mélange de charlatanisme et de faits qui ne sont explicables que par les phénomènes de l'hypnose. Leur ordre se rattache à Sidi-Moham- med-ben-Aïssa, mort au xvie siècle et enterré à Meknès, qui est proprement la ville des Aïssaoua. La confrérie y jouit d'une grande influence et tous les ans, à la fête du Mouloud, Meknès leur appartient. Aux Aïssaoua il faut rattacher d'autres confréries qui se livrent à des exercices analogues, comme les Hmadcha, qui se frappent la tête avec des haches, et les Dourouriya, qui reçoivent des boulets sur la tête après les avoir lancés en l'air ; ils figurent dans toutes les processions avec les Aïssaoua. Certaines confréries sont plus spécialement réser¬ vées aux nègres ou aux Draoua. D'autres sont des sortes de corporations, comme les sociétés de rma ou tireurs et les Ouled-Sidi-Ahmed-ou-Moussa,acro- 1. Doutté. LA VIE SOCIALE ET LA RELIGION 207 bâtes originaires du Sous et du Tazeroualt, qui par courent non seulement le Maroc et l'Afrique du Nord, mais l'Europe et même l'Amérique. Ainsi, d'une part le culte des saints a islamisé tous les vieux cultes, toutes les vieilles pratiques magi¬ ques ou religieuses. D'autre part, les confréries reli¬ gieuses musulmanes ont absorbé toute autre forme d'association. L'action religieuse, dans l'Afrique du Nord, appar¬ tient essentiellement aux marabouts, aux chérifs, aux cheikhs et mokaddems des confréries religieuses. Quant au clergé officiel, il n'a qu'un rôle bien effacé. L'isalm est une religion sans clergé, où il y a des sacristains et des chantres plutôt que des prêtres. Les imams qui dirigent la prière publique et pro¬ noncent le vendredi la kholba ou prône au nom du sultan, les muezzins qui appellent à la prière, ont peu d'influence. La considération s'attache sur¬ tout aux savants chargés de professer dans les grandes médersas ou universités, bien que cet ensei¬ gnement soit aujourd'hui complètement nul et stérile. Les quatre grandes fêtes musulmanes sont, au Maroc comme ailleurs, Vachourci, qui tombe le 10 du mois de moliarrem ; le mouloud, qui commémore la naissance du Prophète ; l'aïd-es-srir, la petite fête, qui se célèbre à la fin du Ramadan, et enfin l'aïd-el- kebir ou fête des sacrifices, qui tombe le 10 du mois de doul-hidja. Ce jour-là, le sultan se rend solennel¬ lement à la msalla, place où se tiennent les fidèles lors des grandes cérémonies pendant lesquelles l'affluence est trop grande pour que la mosquée puisse contenir tous les croyants. Les sacrifices sont d'ailleurs usités au Maroc dans beaucoup d'autres circonstances. Il subsiste, à titre de survivances, des cérémonies qui se célèbrent à certaines époques de l'année solaire : fête de janvier, nativité de Jésus, feux de Saint-Jean 208 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE fêtes agraires et processions dans les champs rappelant nos rogations, fêtes du carnaval, etc. Le caractère le plus saillant de l'islam dans l'Afrique du Nord et en particulier au Maroc est de comprendre le dogme musulman d'une manière étroite et intolé¬ rante. Sorti d'une réaction violente contre les chré¬ tiens au xvie siècle, il repose sur la haine du RoumL tantôt sauvage comme dans les campagnes, tantôt raffinée et polie comme à Fès, mais non moins profonde. La religion musulmane est devenue de plus en plus morose en vieillissant, de plus en plus agressive à mesure qu'elle se sentait menacée. Il existe au Maroc, comme dans tout le monde musul¬ man, un mouvement de modernisation et d'épuration de l'islam, qui voit les confréries religieuses d'un assez mauvais œil. Cependant le prestige des chefs de zaouïas n'a pas été sensiblement entamé jusqu'ici. III Les Juifs forment dans la société marocaine une classe absolument tranchée et profondément séparée des autres. Ils ont leur rôle spécial, tant vis-à-vis des musulmans que vis-à-vis des chrétiens. Les Juifs au Maroc sont au nombre d'environ 120.000. Il n'en existe pas dans le Rif, sauf à Tafersit ; il y a un mellah à Chechaouene. Le grand massif habité par les Beraber est presque exempt de Juifs ; ils sont, au contraire, très nombreux chez les Chleuh, dans le Sous, dans le Dra ; les grandes villes, Fès, Meknés, Marrakech, Tétouan et tous les ports de la côte ont des mellahs. La petite ville de Sefrou est en partie juive. Dans le Maroc oriental, les plus gros centres sont Oudjda et Debdou ; ce dernier compte plus de Juifs que de musulmans. Les Israélites habitant actuellement le Nord-Ouest LA VIE SOCIALE ET LA RELIGION 209 de l'Afrique proviennent d'au moins cinq émigrations, qui se sont succédé depuis le 111e siècle avant J.-C, jusqu'au xvie siècle après J.-C. En outre, dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, les sectes juives ont fait parmi les Berbères autant sinon plus de prosélytes que les sectes chrétiennes, et de nombreuses tribus berbères ont embrassé le judaïsme. Tous les Juifs marocains ne sont donc pas de même origine. Ceux qui habitent les petits mellahs disséminés dans les tribus de l'intérieur, principalement dans le Dra, le Sous et les contreforts de l'Atlas, sont vraisembla¬ blement très anciens en Afrique ; ils y seraient venus surtout après la destruction du temple de Jérusalem, tandis que ceux qui emplissent les mellahs de Marra¬ kech, de Meknès, deFès et de la côte se sont réfugiés au Maroc lors de leur expulsion d'Espagne au xvie siècle. Les premiers se nomment encore plichtim, c'est-à-dire Philistins, Palestiniens, et les autres s'appellent du mot espagnol forasteros, les étrangers. Il y a entre eux de légères différences rituelles. Sauf dans quelques villes, les Juifs du Maroc habi¬ taient des quartiers séparés, des mellahs ; il ne leur était pas permis d'habiter ailleurs, et ils ne cherchaient nullement, du reste, à enfreindre cette défense, qui, si elle est à certains égards une humiliation, est sous d'autres rapports une sauvegarde. Les mellahs sont souvent d'une saleté repoussante ; les épidémies y sont fréquentes et meurtrières. Les unions précoces, surtout dans les mellahs de l'intérieur où les filles se marient à six et huit ans et les garçons vers quatorze, sont une des plaies des communautés israélites. Comment d'ailleurs demander à ces malheureux, que l'on a maintenus pendant tant de siècles dans l'abjection, de donner le modèle des plus nobles vertus ? La misère, la saleté, une promiscuité révol¬ tante, les excès de l'alcoolisme, le mépris universel dont ils sont l'objet leur ont infligé des tares physiques À, Bernard 14 210 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE et morales, mais ces tares ne sont pas indélébiles et disparaîtront avec la sollicitude des nations civilisées. Déjà le portrait qu'a tracé du Juif marocain l'illustre explorateur de Foucauld, qui a vécu parmi eux ettra- versé le Maroc déguisé en Israélite, s'il demeure exact dans les grandes lignes, demande quelques retouches> ce qui indique qu'une évolution s'est produite. « Le Juif, dit de Foucauld, se reconnaît à sa calotte et à ses pantoufles noires ; il ne lui est pas permis de les porter d'une autre couleur. Dans la campagne, il peut aller à âne et à mulet, mais, s'il rencontre un religieux ou une chapelle, il met pied à terre et fait un détour. Aux péages et aux portes, il est soumis à une taxe comme les bêtes de somme. En ville, il se déchausse et marche à pied ; les rues voisines de certains sanctuaires lui sont interdites. Il demeure hors du contact des musulmans, avec ses coreli¬ gionnaires, dans un quartier spécial. Dans le mellah, le Juif est chez lui ; en y entrant, il remet ses chaus¬ sures, et le voilà qui s'enfonce dans un dédale de ruelles sombres et sales ; il trotte au milieu des immon¬ dices et trébuche contre des légumes pourris, il se heurte à un âne malade qui lui barre le chemin, toutes les mauvaises odeurs lui montent au nez, des sons discordants le frappent de toutes parts ; des femmes se disputent d'une voix aigre dans les maisons voisines ; des enfants psalmodient d'un ton nasillard à la synagogue. Il arrive au marché : de la viande, des légumes, beaucoup d'eau-de-vie, quelques denrées communes, tels sont les objets qu'on y trouve ; les belles choses sont dans la ville musulmane. Le Juif fait ses achats, et, reprenant sa route, il regagne sa maison. S'il est pauvre, il se glisse dans unechambrette où grouillent, assis par terre, des femmes et des enfants ; un réchaud, une marmite, forment tout le mobilier ; quelques légumes la semaine, des tripes, des œufs durs, un peu d'eau-de-vie le samedi nou- LA VIE SOCIALE ET LA RELIGION 211 rissent la famille. Mais notre Juif est riche. Au moment où il pousse la porte noire, il pénètre dans un monde nouveau. Voici le jour, la propreté, la fraîcheur, la gaieté. Il entre dans une cour carrée, entourée de deux étages de galeries donnant accès aux chambres. Le ciel apparaît d'un bleu ardent. Les derniers rayons du soleil font briller comme des miroirs, au faîte de la maison, les faïences colorées dont tout est revêtu, murs, colonnes, sol de la cour, plancher des chambres. Une odeur de bois de cèdre remplit et parfume la demeure. Des enfants rentrent de l'école, jouent et crient. Des femmes, bras nus et poitrine découverte, vêtues d'une jupe de couleur éclatante et d'une petite veste de velours brodé d'or, un mouchoir de soie sur la tête, se délassent et causent assises dans la cour. Au fond des chambres, des vieil¬ lards à figure pâle, à longue barbe blanche, attendent, le livre à la main, l'heure de la prière du soir. Dans les galeries, des servantes, accroupies près des réchauds, apprêtent le repas. Le dîner est prêt ; le Juif a un hôte, il s'assied avec lui sur un tapis ou sur des cous¬ sins, le reste de la famille mange à part dans un coin. On place une petite table devant les deux hommes, on apporte le thé : il y a du thé à l'ambre, à la verveine, à la menthe ; on en boit trois tasses, puis se succèdent un potage très épicé, un quartier de mouton bouilli, des boulettes de viande hachée au piment, des tripes et du foie au piment, un poulet, des fruits confits dans le vinaigre, d'autres frais ; c'est un repas dis¬ tingué. Une carafe pleine d'un liquide incolore est entre les deux Juifs ; ils s'en versent de grands verres et, tout en mangeant, en boivent un litre à eux deux ; on pourrait croire que c'est de l'eau : c'est de l'eau-de- vie. Au milieu du dîner entrent trois musiciens : deux sont des Juifs ; ils portent, le premier, une flûte, l'autre une sorte de guitare ; le dernier est musulman, il chante. Les chansons sont si légères qu'on n'en 212 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE peut rien dire, pas même les titres. Les instruments accompagnent. Les femmes et les enfants répètent les refrains et battent des mains en cadence. Quel contraste entre ce pauvre chanteur musulman et les Juifs qui l'entourent ! Lui, beau, éveillé, la figure spirituelle, grands yeux expressifs, dents superbes, cheveux bien plantés et rasés, barbe courte, bien fait, simple, mains et pieds charmants, et, quoique misé¬ rable, brillant de propreté. Eux, laids, l'air endormi, presque tous louchant, boiteux ou borgnes, crevant de graisse ou maigres comme des squelettes, chauves, la barbe longue et crasseuse, mains énormes et velues, jambes grêles et arquées, pas de dents, et, même les riches, d'une saleté repoussante. » Les communautés israélites sont dirigées au point de vue religieux par un rabbin et au point de vue administratif par un cheikh qui dépend du caïd de la ville. Le Juif marocain est particulièrement attaché à sa foi ; il se conforme scrupuleusement aux rites, mais la portée morale de la religion semble lui échap¬ per entièrement. Un Juif ne prononce pas le nom de Dieu sans se couvrir la tête ; il observe rigoureusement toutes les fêtes juives et le repos qui est prescrit à leur occasion. Sur la porte est le plus souvent dessinée une main destinée à écarter le mauvais œil. Le culte des saints est très développé, comme chez les musul¬ mans et offre les mêmes caractères. Certaines tombes de rabbins, comme les Ben-Zmiro à Safi, sont même vénérées à la fois par les Israélites et par les musul¬ mans. Les Israélites du Blad-Siba sont beaucoup plus malheureux que ceux du Blad-Makhzen. Chacun d'eux a un seigneur, un sid, dont il est la propriété absolue. Il ne peut s'absenter sans son autorisation ; si un Juif étranger veut épouser une jeune Juive, il doit la racheter à son seigneur ; le Juif est à la merci des demandes d'argent de son maître. Si celui-ci est LA VIE SOCIALE ET LA RELIGION 213 sage, économe, il ménage son mellah ; s'il est prodigue, il dépouille ses Juifs et les réduit à la condition la plus misérable. En certains pays du Sahara, on va même jusqu'à les vendre sur les marchés. Le Juif n'a que deux moyens de se soustraire à cette vie : se racheter, ce qui lui est le plus souvent impossible, le maître prenant l'argent et gardant quand même le Juif, ou s'enfuir ; beaucoup prennent ce dernier parti. C'est dans la vallée de l'Oued-el-Abid que de Foucauld a trouvé les Juifs les plus misérables ; il leur est impossible d'amasser le moindre pécule et leur malheur en a fait des hommes sauvages et sangui¬ naires, parmi lesquels le meurtre et les querelles sanglantes sont quotidiennes. Dans ces régions, la coutume fixe à 30 francs l'amende d'un musulman qui a tué un Juif. En résumé, c'est au Maroc que les Israélites étaient au niveau le plus bas de moralité, d'instruction, de considération sociale. De grands efforts avaient été faits par Y Alliance israélite universelle pour les relever de cet abaissement. Avant l'occupation française, qui a tiré , les Israélites marocains de leur situation misé¬ rable, les écoles fondées par l'Alliance ont lutté contre l'ignorance, la superstition, l'immoralité et la mal¬ propreté. Elles ont accompli une œuvre de relèvement et de progrès social dont il n'est pas possible de méconnaître les bienfaits. Le dévouement dont ont fait preuve les maîtres de ces écoles est au-dessus de tout éloge. La manière d'être, les tendances et toute l'existence des indigènes marocains sont déterminées avant tout par leur genre de vie et leur situation économique, en second lieu par leur religion. Les conditions politiques ne viennent qu'ensuite. CHAPITRE IV LA VIE POLITIQUE. — LES TRIBUS 1 La tribu est l'unité politique des indigènes, comme la famille"est l'unité sociale1. L'organisation qui, depuis des siècles, divise l'islam en familles solidaires les unes des autres, le divorce, la polygamie, la tutelle de la- femme, l'indivision des propriétés et toutes les institutions civiles et religieuses concordent vers ce but unique : consolider le groupe et étendre la solidarité entre les membres d'une même collectivité. La tribu n'est autre chose qu'un assemblage de familles, et la solidarité qui unit les membres de la tribu est du même ordre et de la même nature que celle qui unit entre eux les membres de la famille. Si l'on part de la famille et de la tente, on trouve d'abord le clan, composé d'un certain nombre de familles plus ou moins apparentées entre elles. Le clan a une cohésion beaucoup plus puissante et une personnalité beaucoup plus développée que la tribu. C'est le clan et non la tribu qui répond au ysvo? grec et à la gens romaine. Le clan (ires) se compose de 1. Edmond Doutté, articles et ouvrages cités aux chapitres pré¬ cédents. — Quedenfeldt, Division el réparation de la population berbère au Maroc, trad. fr. par le capitaine H. Simon, in-8°, Alger, Jour- dan, 1904. — Augustin Bernard, Les Confins algéro-marocains, in-8°, Paris, 1911. — Augustin Bernard et Paul Moussard, Arabophones Berbérophones au Maroc (Annales de Géographie, 1924j. — Capi¬ taine Saïd Guennoun, La montagne berbère, Paris, 1929. — R. Montagne, Les Berbères el le Makhzen, Paris, F. Alcan, 1930.. — Id., Villages el hasbas berbères, Paris, F. Alcan, 1930. LA VIE POLITIQUE. LES TRIBUS 215 plusieurs familles, plus ou moins unies par les liens d'alliance ou de parenté. Le mot ires (pluriel irsan) équivaut à l'arabe adm, les os ; c'est la farda des jurisconsultes musulmans, la famille consanguine, comprenant les descendants par les mâles seulement et leurs épouses. Quand une femme se marie, elle passe d'un ires dans un autre. Les membres d'un ires habitent généralement plusieurs maisons, chaque chef de famille demeurant avec ses descendants. Au-dessus du clan se place le douar (asoun ou tiguemmi) chez les nomades, le village (arrem ou dchour) chez les sédentaires. Le douar peut comprendre plusieurs clans ; il peut aussi être plus petit que le clan. Il ne faut pas s'attendre à trouver ici la régularité et la symétrie auxquelles nous sommes accoutumés, et que présentent les groupements artificiels, purement administratifs. En ce qui concerne le meurtre, c'est aux familles elles-mêmes qu'il appartient de venger leurs victimes par le droit du talion ; c'est la rekba ou iliamegueret des Kabyles algériens, appelée encore outila au Maroc. Cette vendetta consiste à tuer un des membres de la famille du meurtrier, qui, par son sexe, son âge, sa situation soit considéré comme l'égal de la victime ; naturellement, une vendetta en appelle une autre ; des fractions de tribus entières prennent fait et cause pour chacune des familles, et de véritables guerres naissent et s'éternisent ainsi. Entre le clan et la tribu se place une division appelée khoms ou rba : c'est l'équivalent de la ferka des nomades, réunion de douars. La tribu ou kbila comprend un grand nombre de clans ; c'est un groupe plus étendu, mais beau¬ coup moins cohérent que le clan. Ses attributions concernent surtout ce qu'on pourrait appeler les « affaires extérieures », les rapports avec les autres tribus, les questions d'alliance, la horma de la tribu, 216 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE c'est-à-dire son honneur, ses limites et tout ce qui concerne l'armement et la guerre. En somme, la tribu est essentiellement consituée en vue de la guerre et du brigandage, soit pour leur résister, soit pour les pratiquer. Les nécessités de la vie en communauté ont créé chez les indigènes un organisme social rudimentaire, qu'on peut appeler le gouvernement de la djemâa. Il existe des djemâas de clans et des djemâas de tribus. Un conseil des notables, des chefs des grandes familles, est l'organe essentiel des petites républiques berbères, dont l'esprit est égalitaire, mais la consti¬ tution oligarchique. De même que la famille obéil à son chef naturel, l'ancêtre, l'assemblée des cheikhs, des notables constitue le djemâa (anfaliz en berbère) qui régit la petite communauté. Le gouverne¬ ment de la djemâa a toujours eu les allures d'une gérontocratie. Les jeunes gens se taisent dans la dis¬ cussion ; les vieux seuls sont des Aït-el-akoul, des gens de jugement et d'expérience. Que l'agglomération soit un douar, un ksar, une dechra, ce conseil des notables existe toujours sous une forme ou sous une autre. L'un des notables, choisi chaque année par la djemâa, prend le titre d'amrar ou de cheikh-el-aâm. La djemâa élit aussi un mezrag (porteur de lance). Ces deux personnages, le cheikh-el-aâm et le mezrag, sont chargés, l'un de faire exécuter les décisions prises par la djemâa, l'autre de surveiller cette exé¬ cution. Mais le cheikh n'est que le serviteur des volon¬ tés de la djemâa ; si l'on est mécontent de lui, s'il tente d'abuser de son pouvoir, on le met à l'amende, on lui tue ses bêtes, on détruit sa moisson, 011 l'assassine. Les attributions de la djemâa sont des plus variées ; elle s'occupe de toutes les affaires criminelles, civiles, politiques et financières. Elle est essentiellement char¬ gée de l'entretien de la mosquée et du cimetière, LA VIE POLITIQUE. LES TRIBUS 217 s'occupe des discussions entre propriétaires, de la distribution des eaux d'irrigation, de la police rurale, de la réception des hôtes (diffa). En outre, elle rend souvent la justice conformément à Vizref, c'est-à-dire à la coutume berbère, fait payer la dict on prix du sang en cas de meurtre, inflige des amendes. Il y a, dans certains groupes indigènes, une famille, un iress composé de gens réputés vertueux, généreux, de caractère noble. Ces infias (au singulier enflous) en toutes occasions passent obligatoirement les pre¬ miers et aucun acte collectif ne s'accomplit s'il n'en ont pas donné le signal ; ils marchent les premiers à la guerre ; s'il n'en était pas ainsi, pense-t-on, l'entre¬ prise dans laquelle ils n'ont pas donné le signal avorterait infailliblement : ce sont des porte-bonheur. Dans les harkas sahariennes, on emmène toujours un porte-bonheur ; certaines familles, certains individus ont le don d'assurer la réussite ; celui qui jouit de cette faveur de Dieu ne se dérobe jamais à l'invitation qui lui est faite ; il part seul, est le premier de tous au rendez-vous et attend, tout le monde. Quelquefois, une djemâa générale, où figurent les cheikhs-el-aâm et les mezrags de toutes les fractions, règle les affaires de groupes plus étendus ; mais à cet égard, il y a des différences entre les divers pays. Les tribus des Douï-Menia, qui, réunies aux Ouled- Djerir, forment la confédération du Zegdou, se montrent généralement solidaires les unes des autres. L'une d'elles vient-elle à être attaquée, toutes les autres prennent les armes pour la soutenir. Les prises d'armes générales se décident dans une assemblée convoquée au son d'un tambour porté sur le Gour- Tebel ; les sons du tambour sont plus ou moins rapprochés selon que le danger est plus ou moins pressant. L'assemblée générale réunie, on expose la situation, puis on décide s'il y a lieu de prendre les armes. Dans l'affirmative, l'assemblée, avant de se 218 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE séparer, élit un commandant en chef, qui dirige les opérations, et on évite de le changer pendant toute la durée de la campagne. Dans l'oasis de Tissint,. chacun des ksours est administré par une djemâa,. qui, tout en gardant la souveraineté, délègue ses pouvoirs à un cheikh ; la durée de ces fonctions est variable suivant les circonstances et l'esprit des. ksours ; il y en a qui gardent le même cheikh pendant toute sa vie, d'autres qui en changent constamment ; mais les différents ksours de l'oasis de Tissint sont sans lien entre eux. Les djemâas des ksours de Figuig sont indépendantes les unes des autres ; ces assemblées n'élisent aucun chef et. leurs membres sont nommés à vie sans aucune hérédité ; en temps de guerre, quand la sécurité générale est compromise, les djemâas des divers ksours se réunissent, mais, si critiques que soient les circonstances, elles n'élisent pas de chef suprême. Dans le Haut-Guir, chaque ksar est administré par une djemâa ou taajmat ; le cheikh ou amrar n'a pas d'autorité propre, il se borne à faire exécuter les décisions de la djemâa. Chez les Beraber, les différentes djemâas, en temps de guerre, nomment des délégués qui forment la djemâa générale. Cette assemblée générale désigne un cimrar afella ou chef suprême, nommé pour un an et dont le mandat, en principe, n'est pas renouvelable. Cette institution du cheikh-el-aâm a pour but d'empêcher l'accaparement des fonctions de cheikh par une même famille. Ces précautions n'ont jamais empêché certains chefs dont la puissance ou les capacités s'imposaient de constituer de véritables principautés. Lorsque les circonstances sont favorables, l'amrar réussit à s'arroger un pouvoir despotique et détruit l'organisa¬ tion républicaine des petites communautés berbères,, soit qu'il se fasse le champion de l'indépendance, soit au contraire qu'il mette sa force au service du. LA VIE POLITIQUE. LES TRIBUS 219 sultan et devienne l'agent du Makhzen. Ces grands chefs berbères, qu'on a souvent comparés aux grands seigneurs féodaux de notre Moyen Age, ressemblent en réalité bien davantage aux tyrans de l'ancienne Grèce. Les petits États ainsi fondés sont généralement éphémères et ne durent guère plus de deux ou trois générations ; c'est ainsi que la puissance des trois grands « seigneurs de l'Atlas », le Mtougui, le Goundafi et le Glaoui, dont les imposantes forteresses gardent les passages de la montagne, ne remonte pas au-delà du milieu du xixe siècle. D'ordinaire, les tribus et les cantons autonomes reprennent assez vite leur liberté première. Toutes les tribus, tous les groupements nomades ou sédentaires sont divisés en sof ou partis. Les querelles de sofs sont le fond même de l'âme berbère. Il résulte de ces querelles que, partout, dans chaque tribu, dans chaque village de la montagne ou du désert, il y a deux partis groupés autour de personnalités plus ou moins marquantes, acharnés à s'entretuer et préférant s'allier avec l'étranger, fût-il même chrétien, que de se réconcilier avec le sof adverse. Et ce sont d'âpres luttes pour le pouvoir, accompagnées de dénis de justice de la part du sof triomphant, d'assas¬ sinats, de proscriptions et de crimes de toutes sortes engendrant d'interminables vendettas. Les populations marocaines sont en état de guerre continuelle ; aussi sont-elles très belliqueuses ; la lâcheté y est rare. Pendant le combat, les femmes se tiennent en arrière et badigeonnent les fuyards de henné ; elles jouent, du reste, un rôle important dans les batailles. Chez les Beraber, des vieilles nues vont et viennent continuellement pendant l'action en agitant des drapeaux1 ; chez eux aussi, on dit qu'un homme poursuivi par une vendetta peut cependant parcourir I . QUEDF.NFEI.DT. 220 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE tout le pays sans danger s'il est accompagné de sa femme. De même, chez ces peuplades, celui qui, en danger de mort, cherche une protection, peut se sauver en demandant celle d'une femme, soit en égorgeant un animal devant elle, soit en entourant sa taille de ses bras ou en faisant le simulacre d'être allaité par elle. Dans ce cas, la famille de la femme prend fait et cause pour le fugitif : c'est l'anaïa des femmes, déjà signalée au xvie siècle par Léon l'Africain. L'anaïa (la protection) est la sauvegarde accordée à celui qui se trouve sous le coup d'un danger, d'une poursuite, d'une vengeance. Cette coutume remédie dans une certaine mesure à l'insécurité, permet les déplacements et le commerce. Dans toutes les tribus indépendantes, la manière de voyager est la même : on demande à un membre de la tribu de vous accorder son anaïa et de vous faire parvenir en sécurité à tel endroit que l'on désigne ; il s'y engage moyennant un prix que l'on débat avec lui, la zelala ; la somme fixée, il vous conduit ou vous fait conduire par un ou plusieurs hommes vers le lieu convenu ; là, on ne vous laisse qu'en mains sûres, chez des amis auxquels on vous recommande. Ceux-ci vous mèneront ou vous feront mener plus loin dans les mêmes conditions : nouvelle anaïa, nouvelle zetata, et ainsi de suite. On passe de la sorte de main en main jusqu'à l'arrivée au terme du voyage. Chez les Zemmour et les tribus voisines, l'anaïa s'appelle mezrag. Si l'étranger ne fait que passer, l'anaïa suffit à sa - sûreté ; s'il veut séjourner, il doit s'assurer à titre perpétuel la protection d'un personnage de la tribu : cela s'appelle sacrifier sur lui, debih alili, par suite d'un ancien usage, encore suivi dans les circonstances graves, consistant à immoler un mouton sur le seuil de l'homme à qui l'on demande son patronage. Par la debiha s'établissent des rapports de vassal à LA VIE POLITIQUE. LES TRIBUS 221 suzerain, de client à patron. Dans toute tribu ou localité où l'on veut séjourner un certain temps, dans celles où l'on désire soit acheter des biens, soit établir un dépôt de marchandises, il faut faire une debiha ; les négociants possesseurs d'un commerce étendu en font un grand nombre. Naturellement, l'anaïa et la debiha valent ce que vaut le protecteur ; il peut être impuissant à faire respecter son protégé; il peut aussi, dans des lieux où il n'y a ni lois, ni justice d'aucune sorte, le piller et le trahir. Cependant, les personnages considérables et honorables considèrent que leur honneur est engagé à ce qu'on ne touche pas à un cheveu de la tête de celui auquel ils ont promis assistance ; ils n'ont même pas besoin de le faire accompagner par une troupe nombreuse ; un homme seul suffit, ou même un objet appartenant notoire¬ ment au protecteur : sa lance (mezrag), son chapelet si c'est un marabout. La parole donnée s'engage avec certains rites qui varient selon les circonstances. Deux égaux échangent leurs burnous ; si l'un des contractants manque à la foi jurée, l'autre fait teindre le burnous en couleur voyante et le porte ostensiblement, racontant partout et à tous le parjure. Un inférieur s'engage vis-à-vis de son maître en se prosternant le front contre terre, les bras croisés derrière le dos, ou les mains croisées sur la nuque, ou le fusil posé en travers de la nuque, exprimant par cette mimique qu'il est l'esclave enchaîné,, désarmé de son seigneur. Le supérieur promet protection à son serviteur en lui recouvrant la tête d'un pan de son burnous. Les guerres empêchent parfois à un tel point les transactions les plus indispensables, que l'on a vu les marabouts édicter des sortes de trêves de Dieu. Les époques des mouggar ou foires annuelles du Sous sont parmi celles où il règne dans la région une sécurit bien rare dans d'autres circonstances. 222 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE Le droit coutumier berbère est ordinairement un droit non écrit. Cependant les kanoun cle Figuig sont conservés soigneusement par écrit. Ces kanouns, comme ceux qu'appliquent les Kabyles, s'écartent sensiblement des principes coraniques. Ils constituent un petit code pénal, ou plutôt, comme toutes les législations barbares, un tarif d'amendes, des plus intéressants au point de vue de la psychologie indigène. En cas de vol, la peine peut être, soit très légère, telle qu'une amende insignifiante, soit très rigoureuse, telle que le bannissement ; c'est selon la qualité du voleur, selon qu'il est soutenu ou dépourvu de pro¬ tection. De même en cas de meurtre : si un homme riche et redouté tue un malheureux, il se borne à payer le prix du sang, somme minime qui varie suivant les endroits. Mais si un homme tue son égal, lés parents du mort le vengent aussitôt ; l'honneur leur défend tout accommodement ; ils courent sus au meurtrier ; celui-ci, de son côté, est soutenu par les siens : la guerre s'allume entre les deux familles et gagne tout le ksar. Les amendes doivent être payées sans délai. Le cheikh qui a prononcé une condamnation mouille aussitôt une pierre avec de la salive ; il faut que le prix de l'amende soit versé entre ses mains en argent ou en nature avant que la pierre soit sèche, sinon la peine est doublée. On recommence alors à mouiller la pierre, et ainsi de suite jusqu'à ce que la somme ait atteint un maximum fixé par le djemaâ. Si alors l'indigène puni persiste à ne pas payer, on l'y contraint par la force, on se saisit d'une de ses pro¬ priétés ou on l'expulse de la tribu. Souvent, il a des partisans qui prennent fait et cause pour lui ; alors on prend les armes et c'est une lutte qui s'engage. Les Beni-Mguild ont ajouté à l'antique coutume de LA VIE POLITIQUE. LES TRIBUS 223 la dia un singulier tarif des plaies et bosses. Lorsqu'un homme vient d'être blessé au visage, le mezrag accourt, fait saisir l'agresseur, place la victime en un lieu découvert, sa blessure bien apparente. On aligne ensuite des moutons tête à queue à partir de ce point, et le mezrag recule à mesure que la ligne s'allonge. Il crie : halte ! au moment où il cesse de distinguer la blessure, et les moutons alignés appar¬ tiennent au blessé. Il y a dans chaque tribu des emplacements connus, généralement à une altitude élevée, où l'on allume des feux la nuit pour indiquer que la guerre est déclarée et qu'il faut que les combattants se réunissent. Les engagements ont généralement lieu à la limite de deux tribus ; celle qui est battue se retire. Autant que possible, les femmes et les enfants sont envoyés soit dans une partie du territoire où la paix n'est pas troublée, soit dans une tribu alliée. Lorsque le ter¬ ritoire d'une tribu est envahi, on démolit les maisons, on brûle les douars et les récoltes, on coupe les arbres sans pitié. La tribu qui se sent vaincue envoie généra¬ lement faire un sacrifice chez une autre tribu, qu'elle prie de vouloir bien intercéder pour elle. C'est ainsi que la paix se fait ordinairement ; tout au moins il intervient une trêve et chacun peut enlever ses morts ; car on n'enterre jamais les morts de l'ennemi : on les laisse en proie aux chacals et aux chiens ; au contraire on met un grand acharnement à emporter avec soi les cadavres de son parti. Les associations de tribus pour l'attaque et la défense constituent des ligues, des confédérations plus ou moins durables, plus ou moins solides : c'est ce qu'on appelle des leff (berbère ameqqan). Ces grou¬ pements sont fondés d'une part sur les intérêts économiques actuels, d'autre part sur l'histoire et les traditions anciennes qui font de telle tribu l'alliée ou l'adversaire séculaire de telle autre. Les vendettas 224 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE cle tribus jouent un grand rôle, et, chez des gens vindicatifs et rancuniers comme les indigènes, ont une importance de premier ordre. Il est rare d'ailleurs que toutes les fractions d'une tribu fassent partie d'un même leff ; le plus souvent, elles appartiennent à deux leffs ennemis. « Les lefïs, dit R. Montagne, matérialisent deux tendances opposées et complé¬ mentaires de la vie berbère : l'esprit d'association et le goût de la discorde. » Il se trouve que le jeu des intérêts maintient toujours deux leffs à peu près de la même force. Un leff se sent-il trop faible, il envoie faire des debihas, des sacrifices, dans une tribu du leff ennemi : cette tribu promet alors de rester neutre et rétablit ainsi l'équilibre entre les deux partis. Souvent le groupe¬ ment sollicité met comme condition à sa neutralité que les alliés de la tribu qui implore resteront neutres également : le duel se trouve circonscrit à deux tribus, A côté de l'alliance d'égal à égal, il y a la subordina¬ tion, la vassalité d'une tribu vis-à-vis d'une autre tribu. Certaines tribus ont ainsi des ashab, des clients. La famille, le clan et les groupes qui leur sont superposés ne constituent pas le seul mode d'agréga¬ tion des individus dans la société marocaine ; ceux-ci se répartissent aussi en groupes d'une autre nature, qui traversent en quelque sorte les précédents. Il y a des aristocraties, comme les marabouts et les chérifs, des races méprisées comme les haratin, métis de blancs et de noirs, des populations réduites en servitude comme les nègres. Les relations des nomades avec leurs métayers ou khammès des oasis sont aussi d'une nature particulière : « Il y a dans les ksours1, en général, une humanité inférieure et subordonnée ; il y a bien dans chacun d'eux une minorité d'hommes I. Gautier. LA VIE POLITIQUE. LES TRIBUS 225 libres, ou, ce qui revient au même, de propriétaires, qui maintiennent à l'abri de leurs murailles une indé¬ pendance précaire et humiliée. La bourgeoisie libre des ksours est à peu près invariablement rattachée à une tribu nomade par un lien de vasselage qui implique de la part du nomade la protection militaire, de la part du ksourien le paiement d'un tribut, la reconnaissance de certains avantages précis et la tolérance de beaucoup d'abus graves. Dans les palmeraies, d'ailleurs, c'est un petit nombre de jardins qui restent la propriété de la bourgeoisie locale ; la plus grande partie des palmeraies appar¬ tient aux nomades suzerains, qui viennent une fois l'an camper sous les murs du ksar et faire la récolte. Ainsi la plus grande partie des ksouriens ne sont ni libres, ni propriétaires, c'est le misérable prolétariat des serfs de la glèbe. » Enfin, au tout dernier degré de la subordination sont les Juifs, propriété des seigneurs berbères. Le tableau théorique que nous venons de présenter de la société indigène du Maroc se montre à nous en général plus ou moins altéré. Ces altérations peuvent se produire de plusieurs manières. D'abord, le gouver¬ nement de la djemâa, par suite des conditions géogra¬ phiques elles-mêmes, ne fonctionne pas d'une façon identique chez les ksouriens enfermés ensemble dans les murailles de leurs villages, chez les sédentaires de la montagne ou chez les nomades de la plaine. En outre, de grands chefs peuvent s'élever au-dessus de la masse, constituant une sorte de féodalité ou de véritables principautés locales. Intervient ensuite l'islam sous des formes diverses : influences de zaouïas ou de confréries, de marabouts souvent pris comme arbitres. Plus sérieuse est l'altération apportée par le cadi, qui applique le droit musulman au lieu du droit coutumier. Plus grave encore l'intervention du Makhzen, qui s'efforce de substituer l'autocratie du À. Bernard ' 15 226 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE caïd et la théocratie du sultan au gouvernement des assemblées de notables, d'opposer des groupements factices et administratifs aux groupements ataviques traditionnels. II Agrégat peu cohérent, la tribu est en outre un agrégat complexe. C'est par erreur que l'on considère d'ordinaire l'assemblage des familles qui constituent les tribus comme ayant une origine commune et étant unies par les liens du sang. La tribu est en géné¬ ral composée d'éléments de provenances très diverses. Elle ne se développe pas seulement par intussuscep- tion, mais aussi par juxtaposition. « C'est à tort1 qu'on se représente les divisions d'une tribu sous la forme d'un arbre généalogique. Les divisions des groupes actuels de population constituent généralement, non des rameaux issus d'une même souche, mais des greffes supportées sur un pied primitif qu'il est devenu parfaitement impossible de discerner. » Qu'on prenne les tribus les unes après les autres, on y retrouvera cette même complexité d'origine. Tantôt un nouvel élément vient s'unir à une tribu ancienne, tantôt une tribu nouvelle se forme par séparation. Ce qui prouve combien les tribus ont été des agrégats instables, c'est que leur nomenclature change entièrement à quelques siècles de distance ; celle de l'époque romaine n'est plus celle d'Ibn- Khaldoun, et celle d'Ibn-Khaldoun n'est plus celle de nos jours. Même lorsque certains noms ethniques se retrouvent depuis l'antiquité jusqu'à nous, il ne faut pas se hâter d'en conclure qu'ils désignent les mêmes 1. E. Doutté. LA VIE POLITIQUE. LES TRIBUS 227 populations, car, quand on va au fond des choses, on s'aperçoit qu'il n'en est rien. Tel nom, qui fut celui d'une grande confédération, ne s'applique plus qu'à quelques douars ; tel vocable qui se rencontrait aux confins de la Tripolitaine s'est transporté dans l'Atlas marocain, et ainsi de suite. Les généalogies des tribus ne les font guère remonter en général, . dans leur forme actuelle, au-delà du grand mouvement d'isla¬ misation du xvie siècle. Quelques-unes ne datent pas d'un demi-siècle, d'autres de moins encore. Il ne faut d'ailleurs attacher qu'une importance limitée aux généalogies des tribus ; mêmes lorsqu'elles ne sont pas faussées par le désir de se rattacher aux Arabes, ces généalogies sont d'ordinaire celles, non de la tribu tout entière, mais de quelques familles qui se sont imposées à ses différentes fractions. Par le fait même que les populations sont imparfaitement fixées au sol, les indigènes d'une même tribu ont beaucoup moins de chances de descendre d'un auteur commun que les habitants d'un même village en France. Il règne une grande confusion dans le vocabulaire en ce qui concerne la désignation des grands groupes ethniques du Maroc. D'après de Foucauld, les expres¬ sions de Kebaïl, Chellaha, Haratin, Beraber, sont autant de mots employés par les Arabes qui désignent une race unique, dont le nom national, le seul que se donnent ses membres, est celui d'Imaziren ; les Arabes appellent de préférence Kebaïl les Imaziren de la partie septentrionale, ceux qui habitent au Nord du parallèle de Fès ; ils donnent le nom de Chellaha à tous les Imaziren blancs résidant au Sud de cette ligne, celui de Haratin aux Imaziren noirs, enfin celui de Beraber est réservé à la puissante tribu tamazirt dont il est proprement le nom. « Dans le Sud marocain, dit de Segonzac, les Berbères se donnent entre eux le nom d'Imaziren : on appelle Braber ceux du Moyen-Atlas, du Haut-Atlas et du 228 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE Sahara, Chleuh ceux du Sous et de l'Anti-Atlas, Hara- tin les Berbères noirs du bassin de l'Oued Dra. » La langue berbère comprend de nombreux dialectes, subdivisés eux-mêmes en une infinité de parlers locaux. M. Destaing distingue au Maroc deux groupes de parlers berbères : le groupe du Nord, qui comprend les parlers du Rif et certains dialectes du Moyen- Atlas ; le groupe du Sud, comprenant les tribus parlant la tamazirt (Maroc Central et Sud-Est) et les tribus parlant la tachelhit (Sud-Ouest.) Les Hara- tin paraissent être, jusqu'à plus ample informé, des Chleuh imprégnés de sang noir. Quant aux Arabes ou à ceux qui se disent tels, ils se présentent sous des formes diverses. Tantôt ce sont des tribus entières ; la plupart du temps, elles ont été appelées dans leur habitat actuel soit par des tribus, soit par des souve¬ rains au service desquels elles ont mis leur force. Ailleurs, c'est une fraction d'une grande tribu ou d'une confédération qui est arabe, alors que le reste est berbère, ou bien c'est un ksar maraboutique, une zaouïa ; ailleurs enfin, c'est seulement une famille de chérifs ou de tolbas. Il ne faut donc pas opposer outre mesure, comme on l'a fait parfois, les Berbères et les Arabes, d'abord parce que Berbères et Arabes sont extrêmement mélangés, puis parce que les Berbères, ou du moins quelques-uns de leurs groupes, sont sans doute, au point de vue ethnique et anthropo¬ logique, assez peu différents des Arabes, cousins sinon frères des Sémites, enfin parce que les uns et les autres ont subi la profonde empreinte du sol, du climat et du milieu. Il n'y a plus, comme le disait Renan, que des races éthiques, qui sont la résultante des habitudes prises et du genre de vie séculaire, ainsi que des influences historiques, civilisatrices ou anti¬ civilisatrices. Lorsque nous disons d'une tribu qu'elle est arabe ou berbère, nous entendons donc simple¬ ment dire par là qu'elle parle arabe ou berbère et que LA VIE POLITIQUE. LES TRIBUS 229 les éléments arabes ou berbères sont ou prétendent être en majorité. Tout compte fait, et sous les réserves qui précédent, les Berbères du Maroc peuvent être répartis en trois groupes principaux : les Rifains, les Beraber et les Chleuh. Les Rifains (Rouafa) ou habitants des massifs littoraux sont échelonnés en plusieurs rangs sur le littoral méditerranéen, depuis la frontière algérienne jusqu'à la longitude de Fès à l'Ouest ; ils comprennent une trentaine de tribus ; les plus orientales, Kebdana, Trifa, Beni-Snassen, qui parlent des dialectes zénètes, sont souvent considérées comme ne faisant pas partie du Rif, mais plutôt du Garet. En ce cas, le Rif propre¬ ment dit ne commencerait que dans la région de Melilla, à l'Ouest de l'Oued Kert ; les parlers diffèrent de ceux de l'Est ; cependant les variétés dialectales, qui résultent du cloisonnement géographique, cachent une véritable unité de langage. Vêtus de la djellaba, les Rifains vont tête nue, le§ cheveux coupés courts, à l'exception d'une petite tresse qui pend sur le côté de la tête. Beaucoup de leurs tribus, très petites, sont perdues dans les montagnes et n'ont qu'une civilisation très primitive. Leur industrie est rudi- mentaire. Quelques-unes portent un nom célèbre dans les fastes du Maghreb, comme par exemple les Maghraoua, qui jouèrent un rôle considérable dans les luttes des Idrissites et des Ommiades d'Espagne. Les tribus rifaines, notamment les Beni-Ouriaghel, sont connues surtout par leurs luttes contre les Espagnols et par leur rôle dans l'insurrection d'Abd- el-Kerim. A l'Ouest, les Romara forment un groupe distinct. Les Rifains, tout au moins dans certaines tribus, émigrent tous les ans dans la province d'Oran, où il se livrent aux travaux de la moisson et jouent dans l'agriculture le même rôle que les Kabyles dans les provinces d'Alger et de Constantine. 230 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE Les Beraber forment un second groupe. Le nom qu'ils portent a une extension variable. On peut distinguer les Beraber stricio sensu, qui nomadisent au Nord de Figuig et du Tafilelt, et les Beraber laio sensu, qui comprennent tous les habitants des massifs montagneux du centre du Maroc. De Foucauld entend le mot Beraber dans le premier sens ; la plupart des autres auteurs le prennent dans le second. On peut distinguer trois groupes de Beraber : un groupe sud- oriental, un groupe central et un groupe occidental. Le groupe sud-oriental correspond aux Beraber de Foucauld. Issus de la souche sanhadja, ils forment, dit V Istiksa, des populations que seul le Créateur pourrait compter ; un certain nombre sont sédentaires, mais la plupart sont nomades. Ils se divisent en deux grandes branches : les Aït-Atta et les Aït-YaMman ; chacune d'elles se subdivise à son tour en de nombreuses fractions. Il s'agit d'ailleurs moins d'une tribu que d'une sorte de confédération ; le nom même d'Aït- Yafelman signifie « les amis de la paix » : c'est une ligue, un leff. Le groupe central comprend les grandes tribus du Moyen-Atlas, Aït-Seghrouchen, Beni-Ouaraïn, Aït- Youssi, Beni-Mguild, Beni-Mtir, Les Aït-Seghrouchen considèrent le djebel Tichoukt, situé sur la rive droite du Guigou, comme le berceau de toute la tribu ; de là ils ont essaimé vers la Moulouya d'une part, dans la direction de Fès d'autre part ; les divers territoires qu'ils occupent forment une série d'îlots assez éloignés les uns des autres, parfois enclavés dans d'autres tribus ; leur dialecte forme la transition entre les parlers rifains et les parlers berabers. Il en est de même du dialecte des Beni-Ouaraïn ; ceux-ci occupent le Nord-Est du Moyen-Atlas, entre le pays des Riata et celui des Aït-Youssi ; ils ne parlent que la tamazirt ; ils sont surtout éleveurs, ont des cultures dans les vallées de leurs montagnes, et descendent en plaine LA VIE POLITIQUE. LES TRIBUS 231 avec leurs troupeaux pendant l'hiver. La partie centrale, occupée par le grand massif du Bou-Iblal, est peu habitée ; c'est la région Nord-Ouest qui est la plus peuplée ; de ce côté, les Beni-Ouaraïn pro¬ gressent vers l'Inaouen, refoulant les autres tribus. Les Aït-Youssi occupent toute la région comprise entre Kasba-el-Makhzen et Sefrou, depuis la Haute- Moulouya jusqu'aux abords de Fès ; partie sédentaires et partie nomades, ils apportent à Sefrou et à Fès des peaux, des laines, des planches de bois de cèdre. Les Beni-Mguild, une des tribus les plus étendues du Moyen-Atlas, sont compris entre les Aït-Youssi à l'Est, les Zaïan à l'Ouest, les Beni-Mtir au Nord. Ils ont trois domaines agricoles : la haute vallée de l'Oued Tigrigra, affluent de l'Oued Beht, la haute vallée de l'Oued Guigou, affluent du Sebou, enfin la haute vallée de la Moulouya ; chacune des fractions de la tribu possède un ou plusieurs tirremts dans une ou même dans deux de ces vallées ; le reste du territoire montagneux de la tribu est partagé de même entre les différentes fractions ; les bergers y paissent leurs troupeaux, les bûcherons et les charbonniers en exploitent les bois. Les Beni-Mtir s'avancent jusqu'à la plaine de Saïs et à la banlieue de Fès ; après avoir vécu sur les rives de l'Oued Guigou, ils en ont été chassés par les Aït-Youssi et les Beni-Mguild et sont parvenus dans leur domaine actuel. • On rattache ordinairement à ce groupe les Hayaïna et les Riata, qui habitent entre Fès et Taza. Les Hayaïna se disent Arabes et originaires de Tlemcen. Les Riata, essentiellement montagnards, ont leurs cultures et leurs villages dans de profondes vallées presque inaccessibles ; ils ont oublié leur origine berbère et se disent Arabes ; ils sont peu à peu poussés vers le Nord par les Beni-Ouaraïn, et refoulent à leur tour les Miknassa et les Tsoul. Bien qu'ils aient leurs vil¬ lages, leurs terrains de culture et de pâturage dans la 232 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE vallée de l'Inaouen, les Riata ensilotent leurs grains dans la montagne et y font également remonter leurs troupeaux lorsqu'ils se sentent menacés. Le groupe occidental des Beraber comprend la grande confédération des Aït-Oumalou, c'est-à-dire les Zaïan et les populations qui gravitent plus ou moins autour d'eux, comme les Ichkern, les Aït- Ishaq, etc. Le centre des Zaïan est la région de Khenifra ; chaque fraction a généralement des terrains de culture dans la vallée de l'Oum-er-Rbia et des pâturages en montagne. Ce sont des demi-nomades qui, d'octobre à avril, descendent vers la plaine, fuyant la neige ; ils ont beaucoup de chèvres, de moutons, de chevaux, et surtout des bœufs d'une taille remarquable ; la langue arabe est répandue chez les gens de condition élevée même parmi les femmes et les enfants. Les Zemmour et les Zaër, qui habitent entre Rabat et Meknès, font partie du même groupe ; les premiers parlent encore le berbère, que les seconds ont oublié. GvA't . Ces Beraber sont en somme les moins connues et les plus primitives de toutes les populations du Nord de l'Afrique ; il ne paraissent pas, au cours de l'histoire, avoir jamais subi aucune domination vraiment effec¬ tive et susceptible de modifier leurs institutions sociales. Ils sont rudes et grossiers, d'une grande simplicité de mœurs, généralement monogames ; très indifférents en matière religieuse, ils haïssent l'étranger plutôt que le chrétien. Un troisième groupe berbère est celui des Chleuh, qui occupent la partie occidentale du Haut-Atlas et de l'Anti-Atlas, ainsi que leurs contreforts et les plaines qui les avoisinent, au Sucl d'une ligne allant de Mogador à Marrakech et à Demnat. Les Haha ou Ihahen, les Mtouga, les Seksaoua, les Mesfioua, les Ourika et d'une manière générale toutes les tribus dites des Diara de l'Atlas doivent être rattachées aux C/^rJUx-Jn LA VIE POLITIQUE. LES TRIBUS 233 Clileuh. Au Sud, leur territoire, comprenant le Sous, s'étend jusqu'au cours du Dra. A l'Est, la limite des Chleuh et des Beraber est quelque peu flottante et incertaine ; l'extrême pointe du domaine des Chleuh dans cette direction paraît formée par la tribu des Ntifa, qui habite entre l'Oued Tessaout et l'Oued-el- Abid, au point de suture du Haut-Atlas et du Moyen- Atlas. Dans les ksours du Tafilelt et dans la région du Guir, oe sont, semble-t-il, des Chleuh qu'on retrouve sous le nom de Guebala (gens du Sud), dominés et refoulés par les Beraber. Les oasis sahariennes ont d'ailleurs une population extrêmement mélangée. Tandis que les Beraber sont en grande partie nomades, les Chleuh sont éssentiellement sédentaires. Ils sont beaucoup plus affinés physiquement et intel¬ lectuellement que les Beraber. Très travailleurs, ils essaiment volontiers et viennent gagner leur vie en Algérie, où ils s'emploient aux travaux des mines. C'est chez les Chleuh que sont surtout répandus les Haratin, population au teint foncé que certains -, auteurs tendent à considérer comme une race spéciale autrefois répandue sur une vaste superficie dans l'Afrique du Nord, mais qui, juqu'à plus ample informé, semblent devoir être considérés simplement comme des métis de Berbères et de Soudanais. Avec le Dra commence le désert ; les Haratin, les nègres y fusionnent plus ou moins et forment une société où les éléments ethniques sont difficiles à distinguer. Les habitants du Dra sont du reste volon¬ tiers assimilés aux nègres par les Marocains. Entre ces trois grands peuplements à caractères primitifs des Rifains, des Beraber et des Chleuh, masses compactes qui ont résisté aux invasions étrangères, viennent se placer d'autres groupes moins caractérisés. A l'Ouest des Rifains et jusqu'auprès d'El-Ksar et d'Ouezzan vivent les Djebala. Situés plus ou moins sur la grande route qui traverse l'Afrique du 234 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE Nord et où tant de peuples se sont heurtés, ils comptent parmi leurs nombreuses tribus maints débris de peuples jadis célèbres, comme les Ketama, qui conquirent le Caire ; les Sanhadja, apparentés aux Almoravides ; les Romara, soutiens des Idris- sites ; les Masmouda qui firent trembler l'Afrique et l'Espagne avec Abd-el-Moumen ; les Branès, qui portent le nom de l'ancêtre légendaire des Berbères. Comme les Rifains, les Djebala portent la djellaba, mais ils rabattent presque toujours le capuchon et portent souvent une sorte de turban ; ils n'ont pas la petite tresse de cheveux qui caractérise les Rifains. Les populations de la presqu'île de Tanger sont un mélange de Djebala et d'Arabes ; une grande partie de la population de Tanger est elle-même rifaine. Dans le triangle Fès-Rabat-Tanger, correspondant à peu près à ce qu'on appelle le Rarb, les populations descendent en partie des tribus arabes amenées par la grande invasion hilalienne. Les Arabes Riah établis dans ces régions par les Almohades ont été presque complètement détruits par les Mérinides, mais d'autres Arabes leur ont été substitués ; tels sont les Khlot et les Tlik de la vallée du Loukkos. De grandes tribus de langue arabe, mais de mœurs indiquant la même origine que les tribus de langue berbère, tels que les Beni-Hassen, s'étendent sur les bords du Sebou. Autour de Fès et de Marrakech vivent des tribus makhzen où le sultan recrutait son armée, telles que les Oudaïa, les Cheraga et les tribus déportées à diverses époques pour des raisons politiques. Le couloir de plaines qui sépare les massifs littoraux des chaînes de l'Atlas est un lieu de rencontre pour les tribus plutôt que le domaine de populations distinctes. Les montagnards des massifs littoraux : Miknassa, Branès, Tsoul, Hayaïna, s'y rencontrent avec les LA VIE POLITIQUE. LES TRIBUS 235 Beni-Ouaraïn et les Riata du Moyen-Atlas. En certains points sont des Arabes établis aux endroits straté¬ giques par les dynasties du Maghreb : telle une frac¬ tion des Ouled-el-Hadj aux portes de Fès, les Ahlaf de la plaine de Tafrata, les Angad de la plaine d'Oudjda. Tout un chaos de tribus se rencontre dans la plaine de Tafrata, où la voie d'Est en Ouest qui va d'Oudjda à Taza et à Fès croise la voie du Sahara, qui, par la Haute-Moulouya, conduit au Tafilelt. Dans le triangle Marrakech-Mogador-Rabat, corres¬ pondant à ce qu'on appelle le Houz, habitent de grandes tribus de langue arabe, paisibles, attachées au sol par une agriculture très développée, comme les Chiadma, les Doukkala, les Chaouïa, les Rehamna. Ces noms s'appliquent à des groupes sociaux plutôt qu'à des circonscriptions provinciales. Le pays des Chaouïa, qui correspond à l'ancienne province de Temesna, fut habité d'abord par des Berghouata, fraction des Masmouda ; dévasté par les Almoravides, il fut repeuplé au xne siècle avec des Arabes hilaliens ; au xvie siècle, les Mérinides y amenèrent des Zeuata et des Hoouara, Berbères nomades arabisés qui ont formé la population actuelle des Chaouïa (les pas¬ teurs). Les Doukkala sont un mélange de Berbères Sanhadjiens et d'Arabes, ces derniers introduits par les Almohades et devenus presque sédentaires. Les Rehamna sont une fraction des Arabes Douï-Iiassen ; autrefois nomades au Sud de l'Atlas, ils ont subi une forte infusion de sang berbère ; il se sont, comme les autres Arabes du Maroc occidental, plus ou moins sédentarisés sous l'influence de la richesse agricole du pays qu'ils habitent. A l'Est des Beraber, dans les steppes du Dahra et dans la vallée de la Moulouya, errent des nomades absolument analogues aux peuples pasteurs des hautes plaines de la province d'Oran, notamment les Beni- Guil, les Ouled-el-Hadj, les Iioouara, les Ouled- 236 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE Djerir, les Douï-Menia. Dans le Sahara proprement dit vivent des tribus arabes dont la piraterie est la prin¬ cipale industrie et qui franchissent des distances considérables, écumant le désert depuis le Touat jusqu'à l'Atlantique et depuis l'Atlas jusqu'au Soudan. L'étude des tribus marocaines est encore à ses débuts ; seules, des monographies détaillées, comme il en a déjà été publié quelques-unes, permettront de compléter et de rectifier le tableau sommaire que nous venons de tracer. Il faudra d'ailleurs se hâter d'entreprendre cette étude, avant que les institutions primitives des Berbères disparaissent devant la civilisation européenne, comme elles ont disparu en Kabylie et dans l'Aurès. Avant le protectorat français, le Maroc était en somme composé de quatre à cinq cents petits États, les tribus, qui étaient les véritables unités politiques. Non seulement le Maroc n'était pas un État centralisé, mais ce n'était pas un État du tout au sens européen du mot. On a quelquefois défini le Maroc un empire qui croule : cela n'est pas exact, c'était un empire où l'assemblage des diverses parties n'était pas encore achevé. Cependant aux tribus marocaines se super¬ posait le pouvoir chériflen, dont il convient de connaître le caractère, la nature, les organes, les modalités, l'étendue et les limites. CHAPITRE Y LA VIE POLITIQUE (suite). — LE MAKHZEN 1 I Pour bien comprendre le gouvernement du Makhzen, il faut le décrire tel qu'il était il y a quelques années, quand le protectorat français ne l'avait pas encore transformé. Avant cette évolution, le Maroc se divisait en Blad-el-Makhzen (pays du gouvernement), et Blad- es-Siba (pays de l'insoumission). Le Rif et les Djebala presque entiers, tout le pâté montagneux des Beraber, la majeure partie du Sous, le Dra, étaient Blad-es-Siba. Le Tafilelt reconnaissait nominalement le souverain, mais, en fait, il était indépendant sous l'autorité d'un parent du sultan. Le Houz et le Rarb étaient les seules contrées soumises en temps normal et consti¬ tuant, en somme, le Blad-el-Makhzen ; encore étaient- ils séparés par le territoire des Zaër et des Zemmour, absolument rebelles, et, d'autre part, les tribus insoumises s'avançaient au Sud de Tétouan et jusqu'auprès de Tanger. Les limites approximatives du Blad-Makhzen étaient donc Tanger, Tétouan; Ouezzan, Fès, Meknès, Rabat dans le Nord ; les tribus des Chaouïa, des Abda, des Doukkala, des 1. Erckmann, Le Maroc moderne, in-8°, Paris,. 1885 — Eugène Aubin, Le Maroc d'aujourd'hui, in-18, Paris, 1904. — H. Gaillard, Le Makhzen, étendue et limites de son pouvoir (Congrès de l'Afrique du Nord, 1908, et Bulletin de la Société de Géographie d'Alger, 1909) ; Id.. Fez, in-8°, Paris, 1909. — Michaux-Bellaire, Revue du Monde musul¬ man et Archives marocaines, passim. ■—■ Walter B. Harris, Le Maroc disparu, trad. Ir., Paris, 1929. 238 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE Haha et Marrakech dans le Sud. L'état du Maroc était celui d'une conquête inachevée. Pas plus que Car- thage et Rome, les sultans n'avaient organisé tout le pays ; on peut même dire qu'ils n'avaient pas essayé de le faire. Ils s'étaient contentés des popula¬ tions les plus faciles à soumettre, qui étaient en même temps les plus riches. Cette division du Maroc en Blad-Makhzen et Blad- Siba ne doit pas être prise absolument à la lettre, sous peine d'amener à commettre de lourdes erreurs. Il n'y avait pas à proprement parler deux régions nette¬ ment distinctes, l'une reconnaissant l'autorité du sultan, l'autre refusant de s'y soumettre, séparées l'une de l'autre par des frontières bien définies. Le Blad-Makhzen grandissait sous un gouvernement fort et diminuait sous un gouvernement faible. L'empire du Maroc était une fédération vague englo¬ bant un grand nombre de tribus et de fractions ; chacun de ces organismes possédait sa propre consti¬ tution ; chacun d'eux se montrait avant tout jaloux de son indépendance et souhaitait, pour la conserver, le maintien d'une anarchie propice. Il n'existait que deux liens susceptibles de réunir entre eux ces atomes et de provoquer par leur réunion la constitution d'un État : un lien religieux, qui faisait accepter aux tribus l'influence des zaouïas, l'action collective des chérifs, des marabouts et des oulamas, enfin l'autorité suprême du Chérif couronné ; un lien politique, créé par le développement historique du Makhzen, qui superposait un pouvoir central à l'éparpillement des pouvoirs locaux. L'exploitation prudente de ce double lien permettait le gouvernement du Maroc. Encore la force centrifuge était-elle si puissante que le gouvernement devait se borner au maniement des organes essentiels, éviter toute intervention directe dans les affaires des tribus et faire de son adminis¬ tration une véritable diplomatie. Le Makhzen écra- LA VIE POLITIQUE. LE MAKHZEN 239 sait et pressurait les faibles, gardait certains égards vis-à-vis de ceux qui étaient capables de résistance et négligeait prudemment les forts. Les vallées et les plaines, exposées aux coups du pouvoir central, obligées de subir ses exigences, devaient lui fournir les ressources militaires et fiscales destinées à conte¬ nir la montagne inaccessible. Le double fait de payer l'impôt et de fournir un contingent caractérisait donc le Blad-Makhzen par opposition au Blad-Siba, qui gardait ses hommes et son argent. Certaines tribus étaient constamment soumises, certaines autres vivaient, au contraire, dans une perpétuelle insou¬ mission ; il en existait bon nombre qui demeuraient dans une situation intermédiaire, apportant ou refu¬ sant leur soumission suivant les circonstances. C'est dans ces régions indécises que le sultan pouvait exercer grâce à son armée, une action intermittente. Déve¬ lopper le Blad-Makhzen jusqu'à ses limites extrêmes, réduire dans la mesure du possible le Blad-Siba, a toujours été le but delà politique makhzen et les plus grands souverains du Maroc sont ceux qui surent obtenir l'impôt du plus grand nombre de tribus. On peut distinguer trois degrés dans l'autorité dont jouissait le sultan. Dans le Blad-el-Makhzen, pays complètement soumis, les trois rouages administratifs des cadis, des caïds et des oumanas fonctionnaient pleinement. Dans d'autres régions, l'autorité des caïds nommés par le sultan était encore efficace, ainsi que celle du cadi, mais on ne trouvait plus d'oumanas. Enfin le Blad-es-Siba proprement dit reconnaissait seulement le sultan comme chef reli¬ gieux, mais ne tolérait aucun rouage de l'administra¬ tion makhzénienne ; quoique les caïds y reçussent parfois du sultan une investiture, cette investiture n'était elle-même que la consécration du pouvoir de fait exercé par celui à qui elle était donnée. Ces régions ne payaient aucun impôt et remettaient leur aumône 240 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE légale à leurs zaouïas, à leur chérifs et à leurs pauvres. On a comparé1 les institutions marocaines à celles qui existaient en France au Moyen Age : le roi de France possédait en toute souveraineté l'Ile-de-France et les terres de la couronne ; il n'était que suzerain pour le reste du royaume. De même, le sultan possé¬ dait les ports de mer et les autres villes importantes et appuyait son autorité sur les plaines formant le Blad-el-Makhzen, d'où il tirait ses soldats et surtout ses ressources financières. Pour tout le reste de son empire, il était seulement le chef et le représentant de l'islam vis-à-vis des nations étrangères. Aussi le Blad-es-Siba ne lui payait-il que des impôts insigni¬ fiants et ne lui envoyait pas de contingents, sauf dans le cas de guerre sainte, de djihad. Le sultan seul, qui est imam par excellence de la nation musulmane, a le droit de proclamer la guerre sainte ; les auteurs sur ce point sont unanimes. Lorsque, sans sa permission ou malgré sa défense, les tribus attaquent les chrétiens, iî n'y a pas de djihad, car, pour qu'il existe légalement, il faut que l'imam soit à sa tête ; or, il peut refuser cs'y mettre s'il estime que l'issue de la guerre sera malheureuse et fera perdre du terrain à l'islam. Fondé sur la conquête2, le gouvernement marocain la continuait sans l'avoir achevée, et le Makhzen était le centre, le point de ralliement du bloc composé des éléments conquérants, qui tirait sa seule force de son union, de son homogénéité, de son organisation dans la désunion et la désorganisation du pays au milieu duquel il se mouvait et dont il vivait, en tirant pour lui-même le plus grand profit possible, sans se soucier aucunement de l'organiser. Le mot Makhzen, pris dans son sens large, signifie 1. H. Gaillard. 2. id. LA VIE POLITIQUE. LE MAKHZEN 241 le gouvernement marocain, mais il est plus fréquem¬ ment employé au Maroc même pour indiquer le pouvoir central : le sultan, ses vizirs et sa maison militaire. Comme son nom l'indique, le makhzen (magasin, réserve) est en même temps l'endroit où est concentré le pouvoir et où sont réunies les res¬ sources qui servent à l'exercer. Ce qu'on appelle Dav- el-Makhzen, la maison du gouvernement, est matériel¬ lement l'ensemble des bâtiments qui contiennent le palais du sultan, c'est-à-dire son habitation propre et celles où habitent un grand nombre de membres de sa famille, ses écuries, son trésor particulier et surtout le Bil-el-mal-el-rneslemin, le trésor de guerre des musulmans. On sait que le Prophète mourut sans avoir déter¬ miné les règles de la succession au khalifat. Aux premiers siècles de l'islam, le khalife devait être de la tribu de Koreïch, dont le Prophète était lui-même issu ; il devait être capable de maintenir l'intégrité de la foi religieuse, de diriger et au besoin de défendre les musulmans et dépenser les revenus des impôts conformément à la loi. S'il manquait à ces devoirs, la réb llion était légitime. Tel est encore, ou peu s'en faut, la conception marocaine. Lorsqu'un souverain marocain meurt, les oulamas, c'est-à-dire les docteurs de la loi, jouent un rôle important dans la désignation de son successeur, car il faut savoir si le prétendant remplit les conditions voulues. En théorie, tout des¬ cendant du Prophète peut se poser en concurrent et enfin toute révolte est légitime si le sultan ne remplit pas les devoirs qui lui incombent. Dans la pratique, les sultans étaient remplacés après leur mort par un chérif de la même famille, frère ou fils, quelquefois neveu du défunt ; mais l'incertitude du système donnait presque toujours lieu à une crise, car il était rare qu'il n'y eût pas deux et parfois plusieurs compétiteurs en présence. Aussi A. Bebnabd 16 242 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE la nouvelle de la mort d'un sultan était-elle toujours le signal de révoltes qui devenaient parfois fort graves. Les vizirs et les grands personnages en charge avaient naturellement un rôle prépondérant dans l'élection des sultans, puisqu'ils possédaient déjà l'administration, les finances et la direction de l'armée ; mais ils devaient agir vite pour profiter de cet avantage, car, pendant un interrègne, il n'y avait pour ainsi dire plus d'autorité. Aussi la mort du sultan était-elle souvent tenue secrète pendant quelques jours, afin que les populations n'apprissent la mort du souverain qu'en même temps que la nomi¬ nation de son successeur. Le nouveau sultan était proposé aux caïds des différents corps de troupes, ainsi qu'aux autres membres du Makhzen, que l'on réunissait dans ce but. Lorsqu'il avait été acclamé, si le Makhzen se trouvait dans l'une des capitales, on demandait d'abord l'approbation des oulamas ; si l'on était en colonne, on écrivait aux autorités et aux oulamas de Fès et de Marrakech, qui envoyaient leur adhésion et celle de leurs concitoyens. L'appui des chérifs et de tous les personnages religieux influents" était très important par l'autorité qu'il donnait au nouveau sultan. Ces différentes adhésions étaient appelés la beïa : c'était la prestation du ser¬ ment de fidélité. Dès que son Makhzen était à peu près constitué, le sultan se mettait en campagne pour combattre le concurrent que lui opposaient les tribus dissidentes, éteindre les révoltes qui s'étaient produites, en un mot affirmer et établir son autorité morale sur tout l'empire et son pouvoir effectif dans les régions où cela était possible. Chef religieux avant tout, le sultan devait gouverner pour les musul¬ mans et par les musulmans ; eux seuls pouvaient être fonctionnaires et jouer un rôle dans l'État ; les Juifs indigènes ne faisaient pour ainsi dire pas partie intégrante de la nation ; ils n'étaient que tolérés par LA VIE POLITIQUE. LE MAKHZEN 243 le souverain, qui leur accordait sa protection moyen¬ nant le respect des clauses du pacte de climma. Lorsque le Chérif voulait faire une communication à ses sujets, il les faisait, du moins dans les villes, convoquer à la grande mosquée et sa proclamation était lue au peuple par le khatib ou prédicateur habituel. L'étendue du pouvoir du Makhzen était limitée en théorie par les règles du khalifat ou imamat, dont la première était le maintien du dogme, la sauvegarde de la religion et du territoire d'islam contre toute atteinte venant des hérétiques ou des infidèles. En fait, le pouvoir du sultan était absolu du moment qu'il ne cessait pas de défendre la vraie religion. II Le gouvernement et l'administration du Maroc se caractérisaient par un manque de précision dans la délimination des fonctions ; cette imprécision se retrouve du reste généralement dans les États encore peu avancés en civilisation1. Les attributions des fonc¬ tionnaires gardaient toujours des limites flottantes. La distinction du gouvernement et de l'administration n'était pas faite, pas plus autour du sultan que dans les provinces ; même au sein du ministère, si l'on peut employer ce mot en matière marocaine, il n'y avait aucune division du travail ; comme dans la France du Moyen Age, le service personnel du souverain se confondait plus ou moins avec celui de l'État. Autour du sultan se groupent les services de Cour «t les services d'État ; leur siège est le Dar-el-Makhzen, qui sert de résidence au souverain. Celui de Fès est situé au milieu de Fès-Djedid ; ses murs élevés 1. E. Doutté. 244 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE forment une masse rectangulaire au centre de la ville makhzen. Conformément à la division des services qu'il abrite, il se partage en deux parties distinctes, réunies par une passerelle qui fait communiquer le palais du sultan avec celui du gouvernement. Chacune des deux enceintes a son entrée propre. Les habita¬ tions chérifiennes sont précédées d'un large espace rectangulaire ; après avoir franchi une porte gardée par des nègres, on aborde un enchevêtrement de pavillons et de constructions confuses qui contiennent la demeure familiale du souverain avec les apparte¬ ments de sa cour. Au-dessus pointe un minaret effilé, recouvert de céramiques vertes, qui indique la mosquée de Lalla-Mina, oratoire particulier du prince ; la palais est entouré par les jardins ombragés de Lalla-Mina, les plantations d'oliviers de l'Aguedal et la vaste esplanade du nouveau mechouar, réservée au déploiement des troupes. L'organisation de la cour marocaine est fort compliquée et son personnel est réparti en un certain nombre de corporations ou hanta. Le hcijib ou cham¬ bellan a la direction intérieure du palais et du matériel de campement du sultan, ainsi que la garde du sceau ou cachet qui doit être apposé sur toutes les pièces officielles émanant du souverain. Il est le chef des cor¬ porations préposées au service intérieur du palais : les moualin-el-frach, chargés des matelas et des tapis ; les moualin-et-laï, chargés du thé ; les moualin-el-ma, chargés de l'eau ; les moualin-el-oudou, chargés des bains ; les moualin-er-roua, chargés des chevaux et écuries ; les guezzara ou bouchers ; les fraguiya, chargés de la plantation des tentes qu'on utilise en campagne. Les hanati, recrutés dans l'armée quoique chargés d'une besogne domestique, sont le plus sou¬ vent des nègres. La direction des services extérieurs du palais relève du caïd-el-mechouar ; c'est à ce per¬ sonnage que doivent s'adresser toutes les personnes LA VIE POLITIQUE. LE MAKHZEN 245 qui sollicitent une audience du sultan ; dans les céré¬ monies publiques, il est à la fois le maître des cérémo¬ nies et le porte-parole du sultan, qui ne s'exprime que par son intermédiaire, et dont il répète les discours d'une voix retentissante. Il a sous ses ordres les mechouariya et les msakrin, corps de cavalerie qui constituent la garde du sultan. Parmi les mechouariija sont les allama (porte-étendards), les mzarguiya (lanciers), les moualin-el-medell, qui tiennent au-dessus de la tête du sultan, dans les cérémonies publiques, le parasol à long manche qui est un des attributs du pouvoir suprême ; les moualin-el-mokhala, qui portent les fusils du sultan et remplissaient autrefois l'office de bourreaux. Ce personnel varié porte comme costume un long caftan de couleur, transparaissant sous la farajia de linge blanc et sur lequel se place le burnous ; comme coiffure, la chéchia pointue. Grâce à la finesse des étoffes et à la délicatesse des teintes, ce costume peut atteindre une extrême élégance. Ce sont ces cavaliers d'élite,'alignés derrière leurs étendards, qui donnent si grand air aux apparitions solennelles du sultan. Ce nombreux personnel de cour est presque exclusivement composé de gens de la koumiya (poi¬ gnard), ainsi nommés parce qu'ils portent en sautoir un poignard recourbé attaché à une ganse de soie. En face d'eux, le service d'État proprement dit appar¬ tient aux gens de la chkara (sacoche), qui ont au côté, au lieu de poignard, un sac destiné à contenir les papiers d'affaires : ce sont les fonctionnaires civils, vizirs ou secrétaires, chargés d'appliquer au gouverne¬ ment de l'empire les traditions politiques du Makhzen. Ils se réunissent le matin pour installer la makhzeniya dans la partie du Dar-el-Makhzen qui leur est spécia¬ lement réservée. Après la prière de l'aube, les vizirs et les secrétaires s'acheminent sur leur mules vers le palais ; leurs montures s'alignent devant le vieux 246 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE mechouar, tandis qu'eux-mêmes, franchissant la porte principale et les passages d'accès, pénètrent dans une grande cour oblongue sur les côtés de laquelle s'ouvrent, précédées d'une colonnade, une série de chambres qui sont les benilca des ministres. Tout au fond, prenant jour sur un balcon, est la Koubbat-en-Nasr, le pavillon de la victoire, renfer¬ mant le cabinet de travail du souverain, où il accède directement de son palais par un corridor intérieur. Cette cour unique réunit tous les départements ministériels où aboutissent les affaires du Maroc entier. Les neuf benikas qui s'ouvrent sur la cour inté¬ rieure sont de grandes pièces complètement nues, avec des nattes et des tapis étendus sur le sol. Vizirs et secrétaires y arrivent leur feutre replié sous le bras, et s'accroupissent à la place accoutumée ; il n'y a point de table et tout le monde écrit sur sa main. Le seul gros meuble de la benika est un coffre où l'on empile les registres destinés à la copie des lettres envoyées, ainsi que les lettres reçues, qui sont empa¬ quetées dans des mouchoirs. Le vizir se place au fond et au milieu de la pièce ; les secrétaires s'alignent h sa droite et à sa gauche selon une stricte hiérarchie. Les benikas sont constamment visitées par les solli¬ citeurs et les gens qui ont quelque affaire à régler. La tradition veut que le hajib soit le premier arrivé au Dar-el-Makhzen pour faire avec le souverain la prière matinale. Dès que le sultan a pris place dans la Koubbât-en-Nasr pour vaquer aux affaires de l'État, les moualin-el-oudhou s'alignent en face de lui, prêts à obéir aux indications du maître, et un fraïgui s'en va aviser dans chaque benika de la présence chéri- fienne, car il n'est pas permis aux vizirs de solliciter- audience et ils doivent attendre l'appel impérial. Si le sultan veut s'entretenir avec un de ses ministres, il se borne à prononcer le prénom de celui d'entre eux LA VIE POLITIQUE. LE MAKHZEN 247 qu'il désire voir ; un des moualin-el-oudhou s'empresse pour le ramener au plus vite. Le vizir traite les affaires avec le souverain, répond à ses questions et lui soumet les lettres rédigées dans sa benika. Le sultan relit la correspondance, et, pour indiquer son assenti¬ ment, marque au crayon un trait arrondi à l'extrémité de la dernière ligne. Dès lors, la missive peut être revêtue par le hajib du cachet impérial et expédiée à son adresse. Les principaux ministres qui dirigent les différents services du Makhzen ont le titre de vizirs. Le grand vizir, el-ouzir-el-adem, est le chef du gouvernement. Théoriquement, les ministres dépendent de lui ; pratiquement, la subordination se règle suivant la faveur. Toutes les affaires doivent être concentrées entre les mains du grand vizir ; il prend les ordres du sultan et les fait exécuter. De lui dépendent les caïds des tribus et les gouverneurs des villes. Le ministre de la mer, ouzir-el-bhar, appelé par les Euro¬ péens ministre des affaires étrangères, s'occupe des réclamations des légations européennes et des négo¬ ciations avec les agents diplomatiques. Il existe en outre un représentant du sultan à Tanger, ville dans laquelle résidait le corps diplomatique, bien qu'elle ne fût pas le siège du Makhzen ; le souverain avait créé ce délégué ou na'ib dans le but d'être le moins pos¬ sible en contact direct avec la diplomatie étrangère et d'avoir entre elle et lui un intermédiaire expert aux atermoiements et sachant adoucir les chocs. Le ministre des réclamations, ouzir-ech-chekayat, reçoit les plaintes des tribus et des particuliers. Le fonction¬ naire que nous appelons « ministre de la guerre » ne portait pas au Makhzen le titre de vizir ; on l'appelait Yallaf, le payeur ; c'était en effet un intendant chargé de la solde et de l'entretien des troupes. Pas plus que le ministre de la guerre, le « ministre des finances » ne porte au Makhzen le titre de vizir : on lui donne 248 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE celui d'ainin-el-oumana, c'est-à-dire chef des oumanas. Il remplit plutôt les fonctions de trésorier général que celles de ministre des finances ; il n'a pas en effet à établir un budget, à prévoir des déficits, à déterminer le montant des impôts ; il se borne à centraliser le montant des recettes et à prendre note des dépenses. Une des raisons pour lesquelles le gouvernement du Makhzen était réduit à la plus simple expression, c'est qu'il était dans l'obligation d'être mobile et même nomade. Il devait pouvoir se déplacer facile¬ ment et camper de longs mois. Aussi son organisation se pliait-elle parfaitement à la vie des camps. Le passage de l'état de station à l'état de route pouvait se faire instantanément, et le travail se poursuivait en campagne comme dans les capitales. Au milieu du camp se trouve planté l'afrag, toile circulaire de 2 mètres environ de hauteur, fixée sur des piquets ; dans cet enclos se dressent les tentes formant l'habitation du souverain, et comme telles impéné¬ trables à tous, sauf aux eunuques et aux femmes dési¬ gnées pour le voyage. Comme lieu de réception ou d'audience, un abri en toile, de forme carrée, le siouan,- est élevé en bordure de l'afrag. Tout autour se suc¬ cèdent les tentes des vizirs et des secrétaires, les locaux affectés aux cuisines, puis les chevaux et les mulets du convoi, avec les deux corporations des écuries impériales et des muletiers du Makhzen. On obser¬ vait en campagne les mêmes règles que dans les villes impériales et c'est le même personnel qui était chargé de les appliquer. Le règne de Moulay-el-Hassan est considéré comme le type le plus complet de la mise en pratique du système makhzen conformément à toutes les tradi¬ tions de cette institution. Un officier de la Mission militaire, le commandant Erckmann, a tracé de la vie à la cour de Moulay-el-Hassan et des occupations LA VIE POLITIQUE. LE MAKHZEN 249 de ce sultan un tableau très vivant : « Moulay-el- Hassan, dit-il, s'habille en blanc, avec la plus grande simplicité, a les pieds nus dans des babouches, et ne se distingue des autres Arabes que parce qu'il met son capuchon de laine sur sa tête. Il porte un dellil (livre de prière) suspendu par un cordon de soie, une ceinture ordinaire, une bague en argent ornée d'un brillant et une montre également en argent, car les vrais croyants ne doivent pas avoir d'objets en or sur eux. Toute la soie qu'il a sur lui ne doit pas peser plus d'une livre ; les étoffes riches et les ornements sont réservés aux femmes. Ses moindres gestes sont empreints d'une dignité particulière ; en public, il ne parle généralement que par l'intermédiaire du maître des cérémonies. Il gouverne par lui-même et considère ses ministres comme de simples secrétaires. Connaissant à fond la littérature arabe, il passe une partie de son temps à lire et à commenter les livres de religion; il aime aussi les sciences et s'occupe notam¬ ment d'astronomie, ainsi que d'astrologie. » Moulay-Hassan se livrait à jours fixes à certaines occupations particulières. Le dimanche, dit Erck- mann, il entend un certain nombre de réclamations directes ; il siège dans son écurie. Le lundi, il tire le canon dans la cour de son palais, pointe lui-même et ne s'en va que quand les cibles sont tombées, eussent- elles été trouées vingt fois. A chaque chute, les canon- niers crient avec frénésie : Allah ibark amer Sidna (que Dieu protège la vie de notre Seigneur). Le mer¬ credi, le sultan passe en revue les troupes au point de vue de l'effectif ; il est assis dans un pavillon ou sous une tente et le ministre de la guerre se tient près de lui avec les états de solde à la main ; les allafs (payeurs) se placent sur un rang ; chaque corps s'avance successivement, les mechouari comptent les hommes et font connaître les chiffres au sultan ; les caïds-agha fournissent des explications sur les 250 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE absences. Le jeudi, le sultan se rend dans un grand jardin avec ses femmes ; il s'y livre souvent au diver¬ tissement favori des Arabes, le jeu de la poudre ; c'est la seule circonstance où il se permette de galoper. Le vendredi, il se rend à la mosquée pour faire la prière clu dhor et se faire voir à son peuple ; il est interdit aux Israélites de se trouver sur son passage. Le samedi, il fait une promenade en dehors de la ville et emmène avec lui les ministres et toute la cavalerie disponible ; ces promenades durent quelque fois neuf à dix heures, pendant lesquelles on ne prend absolument rien, l'étiquette empêchant Moulay-Hassan de prendre même un verre d'eau en public ; elles ont souvent pour but la visite à une koubba ou à un marabout. Le sultan ne paraît pas en public autrement qu'à cheval, accompagné de deux palefreniers qui chassent les mouches avec des foulards, d'un moul-medell qui lui tient au-dessus de la tête un parasol brodé d'or et de soie et d'individus qui portent des lances à fer doré. C'est seulement à l'occasion des fêtes religieuses que le sultan se fait voir au peuple. Une des plus caractéristiques est l'Aïd-el-Kebir ; le sultan se rend à la msalla avec une escorte nombreuse ; tout le monde descend de cheval et un imam fait une prière à laquelle prennent part les principaux assistants ; puis l'imam monte sur une estrade disposée à cet effet et fait une longue karaïci (lecture du livre sacré). Ensuite le sultan et l'imam égorgent chacun un mouton, qui sont conduits au galop l'un à la maison du sultan, l'autre à celle du cadi ; on tient beaucoup en effet à ce qu'ils n'expirent que lorsqu'ils sont arrivés à destination : c'est un présage heureux. Après le sacrifice, on monte à cheval et on entre dans un carré formé par des troupes d'infanterie avec de l'artillerie aux angles ; les envoyés des tribus, à cheval ou à mule, se présentent successivement, portant des étendards qui flottent au vent. Le sultan LA VIE POLITIQUE. LE MAKHZEN 251 commence par embrasser les étendards de Moulay- Idris, fondateur de Fès, puis se fait présenter succes¬ sivement les autres groupes ; devant chacun, il dit la fatiha ; il repasse ensuite devant les troupes, l'artillerie tire un grand nombre de coups de canon, puis chacun rentre chez soi. La cérémonie de la hedija est celle où le sultan reçoit les tributs qu'on lui apporte ; les troupes forment un vaste carré ; les porteurs de la hedya se placent sur plusieurs rangs, portant des cadeaux en nature et des caisses pleines d'argent. Le sultan sort avec le cérémonial habituel et se fait présenter successivement les délégués ; devant chaque groupe se répètent les acclamations : Allah ibark amer Sidi ! Les cadeaux enlevés, les cavaliers qui précèdent le sultan font demi-tour et poussent une acclamation formidable, le canon tonne et le souverain rentre chez lui. N'étant vraiment maître que d'un quart environ de son empire, ayant sur un autre quart une autorité précaire qu'il ne pouvait exercer qu'avec ménage¬ ment, et n'ayant enfin sur le reste du pays qu'une autorité purement morale, le sultan était tenu d'orga¬ niser son gouvernement en conséquence. Il devait, pour éviter les coalitions dangereuses, veiller à neutra¬ liser certains éléments les uns par les autres et faire de la politique d'équilibre dans l'intérieur même du Maroc. Ce sont les tribus makhzen qui formaient le fonde¬ ment de la dynastie chérifienne, la garde de la dynas¬ tie, la garnison des villes impériales et la principale réserve du personnel gouvernemental. Le système des tribus artificielles et composites, imité du système turc et peu à peu organisé, a pris sa forme définitive 252 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE sous le règne de Moulay-Ismaïl ; il a consisté à substituer à l'ancienne domination d'une tribu ou d'une secte celle de véritables colonies militaires, dites tribus de djich ou guich, dont tous les membres sont gens makhzen et restent leur vie entière à la disposition du souverain. En échange de cette servi¬ tude, ils vivent sur les terres attribuées par la dynastie chérifienne à leurs ancêtres et sont exempts d'impôts. Les quatre tribus makhzen fondamentales, pro¬ venant du Sahara ou du Cherg (de l'Est), sont les Cheraga, les Bouakhar, les Oudaïa, les Cherarda. Les Cheraga, les Cherarda et une fraction des Oudaïa sont groupés autour de Fès. Les Bouakhar, descen¬ dants de la garde noire de Moulay-Ismaïl, garnissent Meknès ; une partie des Oudaïa garde Rabat. Enfin, outre la fraction des Oudaïa installée dans le Houz, les Rehamna, Ahmar, Abda, Menabha et Harbil protègent Marrakech ; mais ces cinq dernières tribus, bien qu'ayant un caractère quasi-makhzen, ne forment pas de véritables tribus de guich ; elles n'en pos¬ sèdent pas les privilèges et le concours sollicité d'elles reste strictement limité. Pour les tribus du guich, la division administra¬ tive est une division militaire. La fraction devient le reha, appelé à fournir un contingent permanent de 500 hommes, dont le caïd-er-reha est en même temps le chef. Le caïd-er-reha dispose de cinq caïd- mia, chefs de 100 hommes, qui ont chacun sous leurs ordres quatre mokaddem ; le simple soldat de guich porte le nom de mokhazni. En principe, le contingent tout entier doit être présent dans la ville dont il relève ; il y reçoit la mouna et une solde mensuelle appelée raleb. En fait, il est rare que chaque tribu entretienne à la fois plus de 4 à 500 mokhaznis. Comme les tribus makhzen ont été primitivement des colonies militaires organisées tout d'une pièce, il LA VIE POLITIQUE. — LE MAKHZEN 253 s'en suit que leurs terres sont le plus souvent restées biens du Makhzen ; tel est le cas des Oudaïa et des Cheraga, qui sont simplement usufruitiers de leurs territoires. Plus anciennement installés, les Cheraga ont obtenu en pleine propriété presque tout leur domaine. Les Bouakhar sont également propriétaires, bien que les terrains avoisinant leur résidence de Meknès appartiennent tous au Makhzen. Ce sont les contingents du guich, répartis entre les quatre villes impériales, plus Larache et Tanger, qui formaient le fondement solide de l'autorité chérifienne. Comme ces gens servaient de père en fils, appartenaient à des familles munies de privilèges, héritaient le plus souvent du grade paternel, ou se trouvaient portés par le passé de leurs ascendants vers les plus hauts emplois de l'État, on peut les envisager comme une caste spéciale chargée du gou¬ vernement du pays, et ce gouvernement revêtait en conséquence une forme aristocratique. Bien que le mot de Makhzen soit plus particulièrement appliqué au gouvernement impérial, il est exact de dire qu'il comprend toute la collectivité dominant ainsi l'empire, depuis le simple mokhazni jusqu'au sultan lui-même. Cette collectivité ne cherchait pas à dissimuler l'origine violente et l'allure impérieuse de son autorité. Le chef suprême, le sultan, le Chérif couronné, était en même temps un chef de guerre. S'il avait été porté au pouvoir par le prestige religieux de sa famille et par la baraka dont il était titulaire, c'était bien plutôt la force qui le maintenait contre les chérifs rivaux empressés à faire valoir une baraka concurrente ou contre les imposteurs toujours prêts à exploiter contre le souverain la crédulité populaire. C'est accompagné de toute l'armée que le Makhzen se déplaçait périodi¬ quement du nord au sud de l'empire, entre Fès et Marrakech ; c'est dans le même appareil guerrier qu'il se dirigeait vers les régions excentriques pour 254 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE se manifester sur les points menacés d'agitation. L'armée makhzen dans sa forme primitive suffisait à son office, qui consistait à contenir les tribus. Mais, dans le courant du xixe siècle, devant la menace des chrétiens, on sentit la nécessité d'une armée nationale dans laquelle seraient incorporés de façon permanente les contingents de toutes les tribus soumises. Les mokhaznis cessèrent de former l'armée active et descendirent à leur rôle actuel, qui en fait la garnison stable des villes makhzen et leur attribue un service de gendarmerie. En fait, depuis cinquante ans, l'armée marocaine était en transformation. Le vieux système makhzen tendait à disparaître et les mokhaz¬ nis n'avaient plus leur valeur d'antan. Leur mouna et leur rateb étaient payés avec négligence, et le corps illustre des Bouakher tombait de plus en plus en décadence. Les Cheraga, qui s'étaient le mieux maintenus, ne dépassaient pas 4.500 cavaliers et les Oudaïa 2.000. La création d'une armée nationale avait forcément réduit l'autorité des tribus makhzen ; elles avaient perdu leur première raison d'être et l'avantage de former une classe militaire exclusive, soutenant le pouvoir chérifien contre les autres tribus écartées du service. Toutes les tribus étaient désormais appelées à servir le souverain et les tabors des tribus makhzen ne se distinguaient pas des autres tabors. Le guich ne formait plus que le fond de l'armée et les forces permanentes de police. Dans toutes les expéditions, on faisait en outre appel aux nouaïb, c'est-à-dire aux contingents des tribus qui n'avaient pas d'organisation militaire proprement dite ; ils étaient commandés, en temps d'expédition, par leurs caïds respectifs. Ils présen¬ taient donc la plus grande analogie avec nos goums algériens, mais, tandis que ces derniers n'étaient généralement qu'un accessoire dans nos expéditions, LA VIE POLITIQUE. LE MAKHZEN 255 les nouaïb formaient souvent la partie la plus nom¬ breuse des mehallas marocaines. A côté du guich et des nouaïb avait pris place le corps des askar ou fantassins, créé par le sultan quelques années après la bataille d'Isly. Ce corps comprenait un nombre variable de tabors ou batail¬ lons, qui chacun avaient le même effectif et la même composition que les rehas du guich. La distribution des grades y était aussi la même ; on y trouvait donc le caïd-reha, les caïd-mia et les mokaddems. La plu¬ part du temps, la mouna n'était pas remise en nature aux soldats ; on leur donnait 25 à 50 centimes avec lesquels ils devaient se nourrir. Les askars, mal payés, mal nourris, recrutés dans la lie de la population, n'ont jamais été très considérés. Ils étaient vêtus d'un large pantalon de cotonnade bleue, d'une veste rouge, et coiffés d'une chéchia ; cet uniforme, qui leur donne un faux air de soldats chrétiens, a toujours déplu aux Chérifs ; les « vieux Marocains » préféraient à cette infanterie les contingents de l'ancienne armée. Habituellement d'ailleurs, les soldats étaient dégue¬ nillés, parce qu'on n'osait pas les habiller de peur qu'ils ne vendissent leurs effets pour déserter. Les forces militaires dont disposait le sultan se composaient en outre d'artilleurs (lopdjia) et de quelques géo¬ mètres ( mohendizin ). Lorsque le sultan entreprenait une expédition ou simplement se déplaçait de l'une à l'autre de ses capitales, les troupes montées des différents guichs étaient convoquées et formaient le corps des maakhe- rin. Les tabors des askars qui étaient désignés pour prendre part à l'expédition étaient renforcés. Le Makhzen envoyait alors aux caïds, par ses maakherin, des lettres de harka, c'est-à-dire de convocation pour l'expédition ; ces lettres énonçaient le nombre d'hommes, de bêtes de somme, mulets ou chameaux, et de chevaux que la tribu devait fournir ; la tribu 256 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE se mettait alors en harka et se rendait auprès du sultan. La colonne chérifienne une fois rassemblée se formait en trois groupes distincts : la mehalla du Makhzen, comprenant l'afrag du sultan, le campe¬ ment des vizirs et les troupes du guich ; la mehalla des askars, et tout autour celle plus nombreuse des nouaïb. Le sultan n'entrait pas sur le territoire d'une tribu sans avoir reçu la visite du caïd et des notables, de manière à être renseigné sur les dispositions de la population à laquelle il aurait affaire. Lorsque les habitants fournissaient la mouna et les impôts en retard, on séjournait peu de temps sur leur territoire et on passait à une autre tribu ; sinon, on s'installait dans le pays pendant des semaines, on se mettait à la recherche des silos et des troupeaux, et l'on ne se retirait que lorsque la tribu, menacée d'une ruine complète, demandait l'aman. Quand une tribu désirait entrer en composition, elle commençait par envoyer à l'entrée du camp les femmes qui se mettaient à crier pour attirer l'attention du sultan ; les hommes se présentaient ensuite et faisaient acte de soumission en coupant les jarrets à un bœuf. Le plus souvent, la tribu était condamnée à payer une forte amende ; si elle ne pouvait pas s'acquitter immédiatement, on prenait des otages. Quand on s'attendait à une résistance énergique, on s'arrangeait pour que les coups ne fussent pas reçus par les soldats. Dans les pays de montagne, on gagnait une tribu voisine de celle qu'il s'agissait d'attaquer, on lui distribuait de l'argent, on promet¬ tait de lui laisser le produit du pillage et on la lançait contre les récalcitrants ; les cavaliers de cette tribu étaient d'ordinaire enchantés d'attaquer, avec l'appui du sultan, des gens contre lesquels ils avaient une vengeance à exercer. Aussi la connaissance des ran¬ cunes qui divisent les tribus berbères était-elle un LA VIE POLITIQUE. LE MAKHZEN 257 des principaux ressorts du gouvernement chérifien. Après le combat, on décapitait les morts avec de mauvais couteaux, on apportait les têtes au camp piquées sur la pointe des baïonnettes ou accrochées aux baguettes des fusils ; on les imprégnait de camphre et de sel pour les conserver et on les envoyait dans les villes, où elles allaient orner les créneaux des remparts. IV 9 En dehors de l'impôt et du contingent, le Makhzen ne pouvait exiger grand'chose, même des tribus sou¬ mises. Il ne leur demandait que d'assurer sur leur territoire la sécurité du passage et les laissait se gouverner à leur guise ; elles n'avaient pas de routes à entretenir, pas de travaux publics à exécuter ; le principe de la responsabilité collective leur garantis¬ sait à elles-mêmes une police suffisamment efficace. En fait de fonctionnaires, le Makhzen se bornait à nommer les gouverneurs des villes, les caïds des tribus et les cadis. Le sultan avait trois khalifas, quelquefois qualifiés de vice-rois, qui administraient pendant son absence : un à Fès, un à Marrakech et un troisième au Tafilelt, ce dernier en réalité presque indépendant. Chaque ville était administrée par un gouverneur nommé caïd, ou pacha, ou encore amel ; le premier de ces titres s'employait surtout pour le commandement des tribus et des petites villes, le deuxième pour les grandes villes, le troisième pour certaines provinces, Oudjda par exemple. L'organisation administrative des villes était variable. A Marrakech, par exemple, le pacha avait près de lui deux khalifas : le sien propre, qui était son adjoint et un autre qui était nommé par le sultan et qui avait certaines attributions spé¬ ciales. A côté du pacha est placé le mohtasseb, fonc- A. Bernard 17 258 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE tionnaire aux attributions multiples ; c'était à l'ori¬ gine un véritable censeur des mœurs, réprimant les infractions à la loi religieuse ; de là sont dérivées ses fonctions actuelles, qui en font une sorte de prévôt des marchands, et dont les principales sont le nettoyage de la ville, la surveillance des poids et des mesures, la fixation du prix de certaines denrées, la perception de diverses taxes traditionnelles, enfin tout ce qui concerne certaines corporations : bouchers, marchands de légumes, d'huile, de dattes, de charbon, boulangers, porteurs d'eau, etc. Le mohtasseb a encore dans ses attributions la police des marchés spéciaux des grains, des huiles, de la laine, qui sont affermés par Yamin-el-moustajad. Les attributions assez élastiques du mohtasseb l'ont fait surnommer par la population el-fedhouli (l'indiscret), car il peut à son gré interve¬ nir dans tout ce qui a trait au commerce d'ali¬ mentation et aux industries locales. Les corporations qui ne concernent pas l'alimentation, comme les marchands d'effets, de chaussures, d'armes, les for¬ gerons, menuisiers, dépendent directement du pacha. Le pacha a la police de la ville ; il a sous ses ordres des mokaddems de quartiers, sortes de commissaires de police, un caïd-dhour qui organise des patrouilles, une arifa chargée de la police féminine. Les tribus étaient sous le commandement des caïds, qui avaient sous leurs ordres des khalifas et des cheikhs. La désignation des caïds ne pouvait être tout à fait arbitraire, et le Makhzen devait s'assurer de l'assentiment de la tribu, autrement la kasba du nouveau caïd eût risqué d'être pillée par ses admi¬ nistrés. Les caïds achetaient tous leurs charges ; dès qu'un caïdat était vacant, les candidats se rendaient près du Makhzen et distribuaient les pots-de-vin à droite et à gauche ; tout le monde touchait, depuis les palefreniers jusqu'aux ministres ; le gouvernement lui-même encaissait l'offrande du LA VIE POLITIQUE. LE MAKHZEN 259 plus haut et dernier enchérisseur, qui était habituel¬ lement nommé. Le caïd d'une tribu étant mort, raconte M. Michaux-Bellaire, son frère, nullement initié aux procédés administratifs de son pays, lui succéda ; honnête homme et bon, le nouveau caïd décida de ne pas pressurer ses contribuables et les traita paternellement ; appelé à la cour peu après sa nomination, il vendit quelques troupeaux et une certaine quantité de grains et réalisa 7.000 douros, convaincu que cette somme, qu'il jugeait importante dans sa naïveté, lui suffirait largement pour les petits cadeaux à faire aux vizirs et pour faire lui-même quelques achats. Quatre vizirs et leurs secrétaires absorbèrent promptement la somme. Il y avait encore d'autres appétits à satisfaire : le caïd emprunta chez les Juifs 7.000 autres douros, sur un billet de 44.000 selon l'usage ; cette somme ne tarda pas à disparaître également, et il ne lui restait que peu de chose lorsqu'il fut averti qu'il allait être enfin reçu par le sultan. Il s'inquiétait de n'avoir plus assez d'argent lorsqu'un fonctionnaire complaisant lui dit que 100 douros étaient un cadeau suffisant pour le souve¬ rain : «Gomment! dit le pauvre caïd, il faut 2.000 dou¬ ros pour un vizir et 100 seulement pour le sultaft ! » Le fonctionnaire, homme de cour, se mit à rire sans répondre. Après l'audience, le caïd pouvait partir ; mais il fallait les lettres et les cadeaux d'adieu ; bref, il dut encore emprunter 6.000 douros sur un billet de 12.000, et cet honnête homme rentra chez lui ayant dépensé 7.000 douros de son argent et ayant 56.000 douros de dettes. Le résultat fut que, dès son retour, il se mit à saigner sa tribu pour se refaire, et, pour être prêt à parer à une éventualité semblable dans l'avenir, il devint un caïd comme les autres. Une fois nommé par le Makhzen et agréé par les siens, le caïd devenait un potentat dans sa tribu et y 260 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE exerçait le même pouvoir que le sultan dans l'empire. C'est lui qui désignait les cheikhs, répartissait l'impôt et recrutait les contingents ; c'est lui seul que connais¬ sait le Makhzen pour l'accomplissement des obliga¬ tions de la tribu, et c'est avec lui que s'ouvrait une correspondance et une comptabilité. Le caïd cherchait naturellement à rentrer dans les débours que lui avait coûtés l'achat de sa charge, ensuite à amasser des richesses. Aussi les caïds opprimaient-ils horrible¬ ment leurs administrés ; au lieu de se borner à la perception des impôts réguliers, ils fixaient arbitraire¬ ment les impôts de chacun et écrasaient littéralement le peuple. Autrefois, le Maroc tout entier était divisé en un certain nombre de grands caïdats. Moulay-el-Hassan les fractionna, dans le but d'affaiblir l'autorité de ces trop puissants vassaux, mais, depuis lors, cette grande féodalité a tendu à se reconstituer. Les plus puissants de ces seigneurs sont ceux de l'Atlas et du Houz, le Glaoui, le Goundafi, le Mtougui. Ces grands caïds du Sud vivent dans de véritables châteaux-forts ; les vastes dépendances groupées autour du donjon central renferment des silos et des réserves d'eau permettant de soutenir un siège ; le maître, entouré de sa cour, de ses vassaux, de ses serviteurs, de ses femmes, de ses bouffons et de ses chiens, mène une vie où la chasse alterne avec la guerre et qui ressemble singulièrement à celle des seigneurs français du xie siècle. Malgré sa population, son étendue et ses richesses naturelles, le Maroc était financièrement l'État le plus faible qu'on puisse concevoir. Dans les premiers temps de la conquête musulmane, le butin fait sur les infidèles vaincus (anoua), les tributs imposés à ceux qui se soumettaient sans combat (solha) augmentaient les ressources des conquérants et leur permettaient de continuer leur LA VIE POLITIQUE. LE MAKHZEN 261 marche victorieuse. Plus tard, le droit de kharadj, perçu sur les habitants pour leur permettre de jouir du sol conquis, et certaines contributions plus ou moins arbitraires alimentèrent le trésor. Mais la plus importante source de revenus fut pendant longtemps la piraterie ; les sultans prélevaient le dixième sur les prises et sur les nombreux esclaves chrétiens, dont ils négociaient eux-mêmes la rançon avec une rare âpreté. De plus, les nations chrétiennes payaient tribut au Maroc pour pouvoir commercer. Le pays a donc pendant des siècles tiré en grande partie ses moyens d'existence, non pas de l'organisation d'un système d'impôts réguliers, que les événements ne lui ont jamais permis de réaliser, mais des tributs payés par les vaincus, des produits de la piraterie, de la rançon des prisonniers ; il a toujours vécu, non de ses propres ressources, mais de celles des autres. Il n'a jamais réussi à établir un système d'impôt fonc¬ tionnant régulièrement. Les impôts se divisaient en deux catégories : 1° ceux qui étaient admis par la religion et dont les pro¬ duits étaient versés au Bit-el-mal ; 2° les contribu¬ tions administratives, les meks (pluriel mokous), qui n'avaient aucun caractère religieux, étaient même assez mal vus par la religion, mais qui, d'abord autorisés à titre extraordinaire et provisoire, avaient fini par entrer dans les mœurs ; leurs revenus étaient versés à Dar-Adiyl, à Fès. Les seuls impôts autorisés par les musulmans sur les musulmans sont la zaka, impôt de 2 1/2 p. 100 sur le capital, et l'achour, 10 p. 100 sur le revenu. La zaka (purification) pèse surtout sur le bétail, le capi¬ tal étant généralement représenté par des troupeaux ; l'achôur porte sur les récoltes, qui sont le revenu le plus ordinaire. Le paiement de cette aumône légale est une obligation religieuse, mais elle n'est pas obliga¬ toirement versée par les fidèles au trésor ; ils ont la 262 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE faculté d'en partager le montant entre leurs propres- pauvres ou de la remettre à des chérifs et à des zaouïas. La liedya était à l'origine un don gracieux et spontané fait à l'émir-el-moumemin par chaque ville et tribu, aux trois grandes fêtes de l'année ; c'était devenu une obligation qui avait pris la forme d'un impôt ; comme tous les autres, cet impôt servait de prétexte aux gouverneurs pour extorquer à leurs admi¬ nistrés des sommes plus ou moins importantes. La djezya est le tribut que doivent payer les non-musul¬ mans ; c'était, en fait, le tribut auquel étaient soumis les commerçants juifs; il n'était plus payé que dans les villes de l'intérieur. Les droits de douane étaient en principe de 10 p. 100 à l'importation et à l'expor¬ tation ; ils représentaient à l'origine la dîme prélevée sur les marchandises importées par les chrétiens et exportées par eux. L'impôt de naïba, qui datait de la dynastie saadienne, était un droit de remplacement payé par les tribus arabes qui ne faisaient plus de service militaire effectif et destiné à payer les contingents des tribus makhzen ; la naïba était un impôt levé sur la terre, dont les tribus militaires payaient la jouissance les unes par un service effectif, les autres par un droit de remplacement. Il faut ajou¬ ter à ces impôts le revenu des successions vacantes et celui des propriétés du Makhzen. Les successions vacantes sont administrées par un fonctionnaire dit bou-mouarit ; les propriétés du Makhzen, par Vamin-el- moustafad ou par des oumanas spéciaux. Les meks sont les droits de marchés, les droits de portes, les monopoles du soufre, du tabac à priser, du kif et de l'opium. Ces contributions indirectes sont d'institution moderne, et la population ne s'y prêtait pas sans difficulté. A ces impôts il faut ajouter différentes charges, notamment la gherama (remboursement), amende collective pour vol ou crime, la sokra ou commission des fonctionnaires mobilisés dans une LA VIE POLITIQUE. LE MAKHZEN 263 affaire, la mouna, fourniture de vivres à ces mêmes fonctionnaires. Les pays soumis payaient seuls les impôts. Les chérifs, les tribus makhzen, les zaouïas en avaient été successivement exemptés, de sorte que les charges ne pesaient que sur les plus misérables. Pour modestes qu'ils fussent, les services financiers jouissaient d'une assez sérieuse organisation. Ils étaient confiés au corps des oumanas, recruté dans le monde des négociants. Les oumanas des douanes, installés dans les ports ouverts, percevaient les droits d'exportation et d'importation ; comme ils détenaient la majeure partie des espèces recouvrées par le Trésor, le Makhzen en faisait ses banquiers, tirait sur eux pour ses paiements et leur demandait, en cas de besoin, des envois de fonds. Les oumana-el-mouslafad perce¬ vaient les contributions indirectes, affermaient les marchés et les octrois, géraient les biens domaniaux et les habous. Pour l'achour, les évaluations (tekhris) étaient effectuées par les oumana-el-khers, qui étaient le plus souvent de grands propriétaires exerçant leurs fonctions de père en fils. Leurs agents parcouraient le pays lors de la moisson et procédaient dans les tribus à l'estimation de la récolte. Cela fait, chaque caïd devenait responsable de la quantité due par ses administrés au titre de l'achour, qui, selon les usages de la tribu et les exigences du Makhzen, devait être payé en argent ou apporté en nature aux silos de l'État. Quant à la zaka, elle était acquittée en espèces en proportion du bétail possédé par chaque tribu et par chaque fraction de tribu. Dans les ports, la douane constituait une caisse publique renfermant les fonds d'État. Dans l'intérieur, le Trésor disposait, à Fès, Meknès et Marrakech, de trois bit-el-màl, placés dans la kasba sous la garde du pacha-du guich. A chacun d'eux était attaché un amin-es-sayer, payeur général, chargé d'effectuer les 264 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE paiements par l'intermédiaire des allafs. Les impôts payés en nature aboutissaient aux magasins généraux du Makhzen, placés sous la surveillance d'oumana- el-mers. Chaque amin était tenu d'envoyer au Makhzen en double exemplaire un état hebdomadaire de ses recettes et son bilan mensuel. Dans les sept jours qui suivaient la fin du mois, l'amin devait avoir expédié et adressé à la cour le compte détaillé de l'exercice du mois écoulé. En outre, avant de quitter leurs fonc¬ tions, les oumanas se présentaient devant le Makhzen avec un compte général de leur gestion, afin qu'il leur en fût donné décharge. Un exemplaire des états ainsi fournis était remis au sultan et communiqué par lui au contrôle de la benika spéciale, faisant office de cour des comptes ; l'autre était retenu par le ministre des finances, qui le faisait transcrire sur un grand livre tenu constamment à jour et marquant ainsi, en recettes et en dépenses, la situation exacte du Trésor. On voit que les oumanas avaient apporté dans la comptabilité de l'État les habitudes régu¬ lières des maisons de commerce dont ils étaient issus, mais ils n'avaient pas cherché à dégager les règles propres aux finances publiques ; il ne dres¬ saient pas de budget véritable et ne s'astreignaient à aucune espèce de prévisions de dépenses. V En dehors du système militaire et du système financier, bien surannés et imparfaits d'ailleurs, le Makhzen n'avait pas cherché à exercer son action sur le pays ni à se pourvoir des organes que nous consi¬ dérons comme indispensables. Dans les villes, les crimes et les délits étaient jugés par le pacha ou par le mohtasseb. Les peines ordinaires étaient la LA VIE POLITIQUE. LE MAKHZEN 265 bastonnade ; le leiouaf, qui consistait à promener le délinquant sur un âne la tête tournée vers la queue ; la prison, qui était de beaucoup la peine la plus fréquente, et la peine de mort, qui n'était appliquée que par le sultan et en temps de guerre. Il y avait deux sortes de prisons : celles qui étaient occupées par les délinquants de droit commun et qui étaient relati¬ vement douces, et celles qui étaient réservées aux détenus politiques et qui étaient très dures. Les rebelles étaient souvent attachés ensemble par le cou au moyen de fers dits annakia ; avec ces fers, un homme ne peut bouger sans que tous les autres bougent en même temps. D'autres avaient simple¬ ment les fers aux pieds (karbel). Ceux qui avaient les mains libres travaillaient, ce qui était le seul moyen de subsister, car le Makhzen ne leur donnait qu'une nourriture insignifiante ; ils fabriquaient habituelle¬ ment des objets en sparterie, qu'ils vendaient pour acheter des aliments ; la plupart du temps aussi leur famille leur faisait apporter de la nourriture. L'ampu¬ tation de la main, du pied n'était plus guère employée, et le supplice du sel avait disparu ; il était surtout infligé aux voleurs : il consistait à replier les doigts dans des incisions faites à la paume des mains et à les maintenir dans cette position au moyen d'un gant de peau, après avoir saupoudré les plaies de sel ; la cicatrisation ne se faisait pas, à cause la crois¬ sance des ongles, et les victimes mouraient générale¬ ment de la gangrène. La justice civile était rendue par les cadis. Dans les grandes villes, il y avait plusieurs cadis, ayant chacun leur mahakma ou tribunal. Ils étaient assistés par les adoul ou notaires et par deux.ou trois âoun ou huissiers. Les adouls écrivaient toutes les déclarations qui étaient faites, jusque et y compris le jugement, procédure écrite qui n'est pas sans analogie avec la procédure anglaise. Dans le Blad-Makhzen, les 266 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE cadis étaient nommés par le sultan sur la proposition des gouverneurs ; en pays siba, ils étaient nommés par la tribu ; c'étaient souvent simplement des fkihs ou des tolbas un peu plus instruits que les autres. Les cadis appliquaient le droit musulman, mais souvent aussi s'en référaient au droit coutumier ber¬ bère, seul appliqué chez les populations montagnardes et indépendantes. Dans les villes, toutes les affaires commerciales étaient jugées par des arbitres, commerçants eux- mêmes, qui appliquaient un droit non-écrit qui constituait l'or/ lojar, la coutume des commerçants. Les membres de "ce tribunal commercial étaient désignés par le pacha sur la présentation de leurs pairs ; le khalifa faisait exécuter la décision. La procédure d'arbitrage était d'ailleurs très usitée ; les moualin- el-ma décidaient des querelles concernant la réparti¬ tion des eaux, les chioukh-en-nadhcir intervenaient dans les bornages de terrains. La propriété immobilière au Maroc était régie par le droit musulman combiné avec les coutumes indi¬ gènes. Le principe qui domine la législation coranique en matière de propriété immobilière est celui de la vivification de la terre morte, en vertu duquel la terre morte est acquise au premier occupant par sa mise en valeur, et, si les traces de la première occupa¬ tion sont effacées depuis longtemps, à celui qui la fait revivre. La propriété coranique est absolue et invio¬ lable, essentiellement transmissible et aliénable. Le droit coutumier et l'usage complètent et modifient le droit coranique. Ces coutumes (âda, ârf, ârf-el- blad) ne sont pas écrites en général. Les conditions naturelles et sociales influent sur la nature même du droit de propriété, qui n'a pas le même caractère suivant qu'il s'applique à des terrains complantés d'arbres à fruits, à des terres de labour, ou à des terres de pâture et de parcours. La propriété, LA VIE POLITIQUE. LE MAKHZEN 267 strictement individuelle dans les oasis et dans la montagne, est beaucoup plus vague dans les plaines. La propriété d'un jardin d'oliviers et de figuiers, parfois clos de murs et représentant l'effort de nombreuses générations de paysans, n'aura pas le même caractère que celle d'une plaine où l'on cultive des céréales, et celle-ci à son tour différera de la steppe où les troupeaux ne font que passer. C'est ainsi que, dans le Rarb, il est très difficile de se procurer des titres de propriété ; les terres se lèguent de père en fils sans que les possesseurs connaissent l'origine de leurs droits. Ils sont assez embarrassés pour répondre aux questions qu'on leur pose au sujet de cette origine : nos pères sont arrivés ici les premiers, disent-ils simplement. Il faut aller jusqu'aux environs du Zerhoun pour trouver des titres de propriété ; à Moulay-Idris du Zerhoun, où se trouvent de vastes plantations d'oliviers, les titres sont tout à fait régu¬ liers. Par contre, dans les tribus arabes de la vallée du Loukkos, Khlot et Tlik, la propriété est définie d'une manière assez vague. Pour ces indigènes, une propriété est l'étendue de terre qu'un individu et les siens peuvent cultiver, dont ils ont besoin pour faire paître leurs troupeaux et qu'ils peuvent utilement défendre ; qu'est-ce qu'une propriété qu'on n'utilise pas et qu'on n'est pas assez fort pour garder ? Au contraire, les tribus montagnardes refoulées de la plaine, Ahl-Serif, Ketama, Beni-Gorfet, Beni-Arous, revendiquent le droit de propriété absolu et sans j restriction. Ilfaut bien remarquer qu'une faible part du territoire marocain était cultivée et appropriée. De vastes surfaces restaient incultes par suite de l'insécurité ou du peu de fertilité. Pour les Européens, le signe distinctif de la propriété est l'aliénabilité. Mais la faculté d'aliéneq. une terre n'a de sens que si l'on trouve des acheteurs, ce qui n'est pas le cas si la terre 268 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE est en quantité surabondante pour les capacités et l'état social d'une population. D'ailleurs, il était pra¬ tiquement impossible de devenir propriétaire dans une tribu à laquelle on n'appartenait pas. 11 y a plus : quand on cessait d'habiter la tribu pour aller résider à la ville, par exemple, et qu'on prétendait revendiquer par héritage des terres sur lesquelles on avait un droit de propriété parfaitement établi, la djemâa s'arrangeait toujours pour frustrer celui qu'elle regar¬ dait désormais comme un intrus. En somme, le droit des tribus, et dans chaque tribu le-droit des individus sur la terre est jilus ou moins absolu suivant que la terre est plus ou moins fertile, plus ou moins sûre et par suite plus ou moins suscep¬ tible d'appropriation, suivant aussi que le territoire est plus ou moins soumis au Makhzen. Il existe au Maroc, comme dans tous les pays musul¬ mans, des biens habous, c'est-à-dire, selon la défini¬ tion même du mot, des biens immobilisés, des biens de mainmorte. Le habous peut être défini une donation à perpétuité d'usufruit au profit d'établis¬ sements religieux ou d'assistance publique, le fonds restant la propriété inaliénable du constituant. La constitution des biens habous produit trois effets principaux : elle rend les biens constitués inaliénables, ^prescriptibles et les soustrait à la dévolution régu¬ lière de la loi de succession musulmane. Un immeuble ou une partie d'immeuble est constitué eh habous par la volonté généralement testamentaire de son proprié¬ taire, qui le consacre soit aux villes de la Mecque et de Médine, soit à une fondation pieuse, à une mosquée, à une zaouïa, soit à la création ou à l'entretien d'une médersa, d'un hôpital. Au Maroc, l'administrateur de tous les biens habous est le sultan, qui délègue ses pouvoirs aux nadirs de chaque ville ; ces fonctionnaires, nommés par lui sur la proposition du cadi et payés sur les fonds des LA VIE POLITIQUE. LE MAKHZEN 269 mosquées, ainsi que leurs secrétaires ou adouls, sont chargés de recevoir les constitutions de habous et de les administrer. Dans les villes du Maroc, 40 à 45 p. 100 des immeubles sont habous ; à Tanger, les neuf dixièmes de la ville sont habous. La plupart de ces immeubles urbains sont loués dans des conditions particulières, moyennant ce qu'on appelle er-robtci, l'attache, ou la vente de la clef, hak-el-meftah. Ce droit de clef équivaut à la vente de la jouissance perpétuelle de l'immeuble ; l'acheteur du droit de clef n'est jamais que locataire, mais il a le privilège de ne pas pouvoir être expulsé tant qu'il paie le loyer. On n'achète pas une propriété en payant le droit de clef, car les habous sont inaliénables ; la mosquée ou la fondation pieuse reste toujours propriétaire, conservant tous les droits de ce titre et notamment celui d'élever dans la mesure qui lui plaît la redevance mensuelle de location. Le Makhzen avait des propriétés particulières, vastes étendues de terres cultivées ou non qu'on pourrait assimiler aux biens de la couronne. II acquérait des terres par mainmise sur les biens en déshérence, par achat ou échange et surtout par confiscation, à la mort ou à la disgrâce des gouver¬ neurs ou des caïds. Ces propriétés étaient gérées par l'amin-el-moustafad de la région. Elles étaient quel¬ quefois louées. Le plus souvent, le Makhzen y envoyait paître des mulets ; les muletiers, placés sous les ordres d'un mokaddem nommé par le sultan, se faisaient payer la mouna par les tribus sur lesquelles se trouvaient ces terres et chargeaient les habitants de toutes les corvées. Le sultan avait le droit de faire don de propriétés à qui bon lui semblait. L'acte par lequel il donnait une propriété à un de ses sujets était un dahir ou firman. En principe, les faveurs accordées par le dahir ne s'appliquaient qu'au bénéficiaire, à moins qu'il ne 270 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE fût spécifié qu'elles étaient héréditaires. Les dahirs étaient généralement accordés aux chérifs, surtout pour la concession des azibs ; mais les familles mara- boutiques et toutes les personnes ayant rendu des services au sultan pouvaient obtenir des dahirs. Indépendamment des propriétés du sultan, dont la location rapportait des revenus périodiques à l'État, il'en était dont le Makhzen avait abandonné depuis longtemps l'usufruit à quelques personnages. L'envoi en possession d'une propriété sultanienne était constaté par un brevet appelé tenfida, sorte de dona¬ tion de jouissance qui pouvait être temporaire ou viagère ; le sultan conservait toujours théoriquement le droit de la retirer, mais il n'en usait que très rarement. Un azib n'est pas à proprement parler une ferme ; c'est un village ou une partie de village dont les habitants sont de père en fils concédés par le sultan à un chérif ou à sa descendance pour prélever sur eux l'aumône légale et toutes les redevances de la souve¬ raineté. En un mot, le chérif est substitué au sultan vis-à-vis des individus qui lui sont ainsi concédés. La forme la plus commune, l'azib par excellence, est celui sur lequel le dahir du sultan accorde la terre, les habitants, les productions et les impôts. Le chérif possède une souveraineté absolue sur cette terre et sur ceux qui l'habitent ; les azzaba lui paient les divers impôts musulmans, l'achour, la zaka et même la hedya. L'azib présente beaucoup d'analogie avec le fief de notre féodalité. Comme conséquence de sa situation exceptionnelle, il était ordinairement horm et zoueg, terre de protection; le Mahkzen ne pouvait y pénétrer, il devait s'adresser au chérif au cas où un malfaiteur s'y réfugierait. La propriété se transmet par la mort, qui donne lieu à l'ouverture de la succession, ou par un acte de volonté. La volonté de transmettre se manifeste par LA VIE POLITIQUE. LE MAKHZEN 271 la vente, l'échange, la donation, quand il s'agit de la propriété intégrale ; par la location, le gage, l'hypo¬ thèque, la constitution de servitudes, si l'on ne transmet qu'une partie de la propriété. En principe, on vend un immeuble comme on vend un meuble, par le seul consentement, même tacite. L'écrit qui constate la vente et la tradition matérielle qui la manifeste n'interviennent que pour la preuve. La vente, d'après Khelil, suppose cinq éléments : une convention, un vendeur, un acheteur, un objet et un prix. Dans> les tribus, les héritages, les partages qui en résultent, les achats et les ventes, tout se faisait autrefois en présence de la djemâa, sans qu'aucun titre écrit fût établi. Il n'y a guère qu'un demi-siècle que les transactions en matière d'immeubles ont commencé à se faire par écrit ; l'usage s'en est répandu peu à peu et est devenu général ; tous les héritages et achats de terre se font maintenant par documents d'adouls, visés par la cadi. A plus forte raison en est-il ainsi dans les villes. L'écrit, l'akd, constate la vente, mais ne la constitue pas ; sa rédaction est pratiquement confiée aux adouls, qui sont des sortes de notaires ou plus exactement de témoins certifi- cateurs, dont la signature est ensuite certifiée par le cadi. La valeur d'une acquisition étant subordonnée au droit réel du vendeur sur l'immeuble vendu, les titres doivent se suivre selon l'ordre chronologique des transmissions successives, de façon que le dernier acquéreur puisse s'assurer, en refaisant le chemin inverse, de la solidité du droit qu'il vient d'acquérir. Les titres de propriété présentent ainsi l'aspect d'une longue feuille de papier un peu fort, sur laquelle s'inscrivent, l'une au-dessous de l'autre, les diverses mutations. A l'origine de cette série se trouvelasouche, oum, c'est-à-dire la mère. Pratiquement, on fait établir 272 LA SOCIÉTÉ INDIGÈNE une moulkya, sorte d'acte de notoriété rédigé par deux adouls en présence du cadi, certifiant que telle propriété a toujours appartenu à tel individu, quoique celui-ci soit dépourvu de titre. Cette moulkya exige le témoignage de 12 témoins qui signent l'acte, mais on peut remplacer les 12 témoins par une biina, c'est-à- dire deux adouls autres que ceux qui rédigent l'acte, chaque adel valant 6 témoins. La moulkya devient alors la base d'un titre qui portera mention des ventes successives de l'immeuble. L'examen de toute la série des mutations ne révèle malheureusement pas tous les vices du consentement des différents vendeurs, vices qui peuvent affecter la validité de la trans¬ mission. Aux termes de la loi musulmane, les territoires conquis se divisent en deux catégories : ceux qui ont été conquis par la force et qu'on appelle blad-anoua et ceux qui se sont soumis par des capitulations qu'on nomme blad-solha. Dans la pratique, on peut dire que les plaines, territoires riches et productifs d'une part, de l'autre plus faciles à soumettre et à occuper, ont été conquis par la force. Au contraire, la majeure partie des montagnes, pays pauvres, peu productifs et d'une conquête difficile et coûteuse, ont aisément obtenu autrefois des capitulations que le conquérant jugeait plus profitables pour lui-même que les risques d'une lutte par la force dont les résultats financiers devaient être médiocres. C'est pour cette même raison que le gouvernement marocain a toujours laissé à ces régions d'accès difficile une certaine indépen¬ dance, jugeant que l'effort et les dépenses nécessaires pour obtenir une soumission complète ne seraient pas compensés par un rendement suffisant. Le Makhzen ne cherchait pas à organiser les tribus ; au contraire, il y entretenait avec soin le désordre et la désunion. Il pratiquait simultanément les négocia¬ tions et les expéditions, la diplomatie la plus fourbe LA VIE POLITIQUE. LE MAKHZEN 273 et les razzias les plus cruelles, ces procédés aboutis¬ sant d'ordinaire à faire manger les tribus les unes par les autres. Brûler des moissons, couper des arbres à fruits, vider des silos, piller des douars et des villages,- razzier des troupeaux, violer des femmes et des enfants, ruiner en un mot et mettre à feu et à sang une région en frappant surtout sur les faibles, c'est en cela qu'ont toujours consisté au Maroc les manifestations du pouvoir central et de l'autorité chérifienne. On comprend que cette autorité ne fût ni très aimée, ni très estimée. Telle était, il y a quelques années, l'organisation du gouvernement marocain, organisation à la fois très primitive et très compliquée, qui ne répondait pas à ce que nous appelons en Europe une organisation gouvernementale et administrative, parce qu'elle s'inspirait de conceptions tout à fait différentes des nôtres. Loti exprimait le vœu que le vieux Maroc restât longtemps encore tel qu'il l'avait vu : vœu d'artiste épris de pittoresque et d'archaïsme, qui ne s'est pas réalisé et, sans doute, n'était guère réalisable. La vieille machine vermoulue semblait devoir se détraquer et s'effondrer dès qu'on tenterait quelque réforme un peu sérieuse pour transformer le Maroc en un État moderne. Cependant le protectorat fran¬ çais a eu le grand mérite d'essayer de la rajeunir, de l'adapter aux nécessités nouvelles, de la faire fonc¬ tionner sous son impulsion, et le mérite plus grand encore d'y avoir réussi. à. Bernard 18 LIVRE IV LES EUROPÉENS AU MAROC CHAPITRE I LES EUROPÉENS AU MAROC AVANT 1830 I La civilisation marocaine ne s'est pas développée en vase clos, à l'abri de toute influence extérieure. Certes, elle a toujours cherché à se préserver du contact avec le dehors, même dans l'antiquité, et surtout depuis qu'en tant que pays musulman le Maroc s'oppose à la chrétienté. Cependant, sans parler des pénétrations phénicienne et romaine dans les temps anciens, à aucune époque le Maghreb, malgré le désir qu'il en a toujours eu, et bien qu'il mérite le nom qui lui a été donné de « Chine de l'Occident », n'a réussi à se garantir complètement •des influences de l'Europe. Lors de l'invasion arabe du vne siècle, le christia- 1. Comte Henry de Castries, Sources inédites de Vhistoire du Maroc (1530-1845), 20 volumes in-8°, en cours de publication. — De Mas- Latrie, Relations et commerce de l'Afrique septentrionale avec les nations 'chrétiennes au Moyen Age, in-18, Paris, 1886. — Thomassy, Le Maroc et ses caravanes, relations de la France avec cet empire, in-8°, Paris, 1845. — Paul Masson, Histoire des établissements et du commerce français dans l'Afrique barbaresque, 1560-1793, in-8°, Paris, 1903. — Rouawd de Card, Les Traités entre la France et le Maroc, in-8°, Paris, 1898. — Id., Relations entre l'Espagne et le Maroc, in-S» Paris, 1900. — Pour les établissements espagnols et portugais aux xv-xvi0 siècles, bibliographie de Masqueray dans l'Histoire générale de Lavisse et Rambaud, t. IV, p. 821-825. 276 LES EUROPÉENS AU MAROC nisme ne fut nullement proscrit par les musulmans. Les chrétiens qui se soumettaient à la capitulation gardaient leurs biens, leurs lois, leur religion ; c'est seulement à l'égard des idolâtres que toute transaction était interdite. Les populations de la Berbérie restées chrétiennes ne furent pas complètement perdues de vue par les papes et les écrivains ecclésiastiques ; du vue au Xe siècle, les papes envoyèrent quelques messages, peut-être même quelques légats aux églises d'Afrique, dont le nombre diminuait d'année en année. Les documents mentionnent encore au ixe siècle 40 villes épiscopales ; mais ces listes conduisent à exagérer l'importance de l'élément chrétien, car les évêchés étaient très nombreux relativement au nombre de fidèles, et les sièges n'étaient pas toujours occupés. Rome s'efforça toujours de maintenir la primauté du siège de Carthage sur les autres églises d'Afrique. Grégoire YII était en rapports amicaux avec En-Nacer, qui régnait à la Kalaâ, et, dans la capitale des Hammadites, on voit, en 1114, des chré¬ tiens, tous Africains et Berbères, dédier une église à la Vierge Marie ; leur évêque est le dernier prélat indigène dont nous puissions constater l'existence ; et la population, sous l'influence croissante du langage et des habitudes arabes, le désignait sous le nom musulman de calife. Au xuie siècle, la piraterie prend chez les musul¬ mans une extension de plus en plus considérable. Des ordres religieux spéciaux se fondent pour le rachat des captifs, dont les Franciscains et les Dominicains s'étaient seuls occupés jusque-là : ce sont les Pères de N.-D. de la Merci et les Trinitaires, fondés à Marseille au xue siècle et appelés aussi Mathurins. Une lettre d'Innocent III à El-Mansour (1189), dans laquelle il traite les musulmans de païens, est très différente de ton de la lettre quasi-affectueuse de Grégoire VIL LES EUROPÉENS AU MAROC AVANT 1830 277 Les Almohades semblent avoir été, de toutes les dynasties africaines, la plus tolérante et la mieux disposée pour les chrétiens. Aussi saint François d'Assise en vint-il à espérer la conversion du Maroc ; son ordre était à peine fondé (1208) qu'il tournait déjà les yeux vers ce pays. Amener par amour tous les infidèles à la religion avait été son grand rêve ; dès 1217, il entreprit de le réaliser avec une ferveur et une candeur toutes franciscaines. Arrêté en Espagne par la maladie au moment où il se préparait à se rendre au Maroc, il dut se contenter d'y envoyer ses disciples ; la règle qu'il leur avait donnée convenait d'ailleurs à certains égards à des missions en pays musulman. En 1219 arrivèrent à Marrakech cinq frères franciscains, ayant à leur tête Bérard de Carbio, qui savait l'arabe. Parmi eux se trouvait un chevalier castillan, Ferdinand de Castro, qui les présenta à l'infant don Pedro de Portugal ; celui-ci, qui avait fui la vengeance de son frère Alphonse après une conspi¬ ration, était un des premiers officiers de l'émir. Le sultan Youssef-el-Mostancer ne songeait point à inquiéter les chrétiens, mais, contre l'avis de don Pedro, Bérard et ses compagnons attaquèrent publi¬ quement Mahomet. L'émir, alors, donna l'ordre de les conduire à Ceuta, d'où ils s'embarqueraient pour l'Europe; à deux reprises différentes, ils s'échappèrent en route et revinrent à Marrakech. Don Pedro prit sur lui, dans l'intérêt commun des chrétiens, de leur fermer la bouche en les gardant à vue ; ils trompèrent un jour cette surveillance et trouvèrent enfin le martyre qu'ils cherchaient (1220). Ce résultat n'était pas fait pour décourager les frères mineurs, mais plu¬ tôt pour enflammer leur zèle; aussi, dès 1221, Daniel de Belvederio et ses compagnons se rendent à Ceuta. Le dimanche de Pâques, ils sortent du quartier des chrétiens, entrent sans permission dans la ville musulmane et y prêchent contre Mahomet. Ils sont 278 LES EUROPÉENS AU MAROC conduits au sultan qui, voyant leur tonsure et pensant qu'ils étaient fous, les met en prison ; à la fin, ne pouvant les réduire au silence, sous la pression de l'opinion publique, il les fit décapiter. L'idée de la conversion des musulmans hanta aussi Raymond Lulle, le Docteur illuminé, un des plus admirables caractères du Moyen-Age. Né en 1235 à Palma dans un milieu fortement imprégné d'élé¬ ments islamiques, il s'acheta un esclave sarrasin avec lequel, pendant deux ans, il étudia l'arabe, les mœurs et les croyances des musulmans. Compatriote de don Quichotte et d'Ignace de Loyola, Raymond Lulle semble avoir uni l'optimisme inébranlable, l'orgueil naïf, le désintéressement et l'humeur inquiète du bon chevalier de la Manche à la foi absolue, au mys¬ ticisme ardent, aux vastes ambitions du fondateur des Jésuites. Les Almohades facilitèrent le rachat des captifs et accueillirent convenablement les religieux qui s'en chargeaient ; ces derniers furent autorisés par Honorius III (1226) à porter le costume indigène et à laisser croître leur barbe. Vers 1236, un Almohade détrôné' vint à Rome, où le pape essaya de le convertir. Innocent IV espéra aussi, mais en vain, que le royaume de Salé, détaché un moment de l'empire marocain, allait se donner à l'ordre de Saint-Jacques. Un évêché fut créé à Fès au xiue siècle et transféré peu après à Marrakech. La première mention de cet évêché se rencontre dans une lettre de Grégoire IX, qui remercie le « Miramolin » (Emir-el-Moumenin) de sa bienveillance pour Agnello, évêque de Fès, et pour les autres frères mineurs habitant ses états. Un peu plus tard, innocent IV recommande l'évêque Loup au roi de Maroc et le considère comme le chef unique du christianisme dans le Maghreb. Les chrétiens, beaucoup plus nombreux, semble-t-il, à cette époque au Maroc que dans ïe reste de la Berbérie, paraissent LES EUROPÉENS AU MAROC AVANT 1830 279 y avoir joui d'une réelle faveur. Le pape en arriva même à demander pour eux quelques places fortes où ils pussent se réfugier en cas de danger. Le traité de 1270, qui suivit la croisade de saint Louis à Tunis, assura aux chrétiens le libre exercice de leur culte, mais non la faculté de prêcher publique¬ ment l'évangile comme le prétend Guillaume de Nangis ; toute l'histoire de l'islam contredit une pareille interprétation. Les cérémonies et les prières étaient autorisées à l'intérieur des maisons et des fondouks, mais toute manifestation extérieure entraî¬ nait immédiatement un soulèvement populaire et la mort de celui qui s'y était livré. Au xive et au xve siècles, la prédominance définitive des chrétiens dans la péninsule ibérique, la reconquista, détermine beaucoup de familles musulmanes à venir se fixer en Afrique ; elles y apportent un sentiment de rancune et de vengeance inconnu aux anciennes tribus. Pour les Maures espagnols réfugiés au Maghreb la course et la piraterie ne sont que la continuation de la guerre sainte. Marrakech conserve encore quelque temps son siège épiscopal, mais il n'y a plus désormais de chré¬ tiens indigènes ; l'évêque a comme fidèles les milices européennes, les colonies chrétiennes des ports, les captifs. Enfin l'évêché de Marrakech cesse d'exister au xvie siècle avec la dynastie méridine, qui lui avait continué la protection des Almohades ; il périt, comme cette dynastie elle-même, sous la réac¬ tion chérifienne. Les Almohades et les Almoravides eurent constam¬ ment à leur service des milices chrétiennes. Ces troupes n'étaient pas, comme on pourrait le croire, composées de renégats ou de transfuges ; des cheva¬ liers et de hauts seigneurs en faisaient partie. L'église et les gouvernements chrétiens en autori- saint le recrutement en Europe ; ces soldats ne 280 LES EUROPÉENS AU MAROC cessaient pas d'appartenir à la religion chrétienne, avaient leurs aumôniers et leurs églises, étaient com¬ mandés par des chefs de leur nationalité et de leur religion, combattaient sous un étendard chrétien. A partir du xue siècle, les milices chrétiennes devinrent une véritable institution, et le premier soin de tout prétendant aspirant au pouvoir fut d'enrôler un corps de milice franque. En 1309, en vertu d'un traité conclu entre les rois d'Aragon et de Marrakech contre le roi de Grenade en vue de reprendre Ceuta, le roi d'Aragon fournissait 50 navires et un corps de 1.000 hommes d'armes montés à la genète, c'est-à-dire aux étriers courts comme les Maures, mais combattant en bon' ordre comme les Francs ; le sultan gardait à sa charge la solde des hommes, la fourniture des chevaux et des chameaux. Après la prise de Ceuta, la cavalerie chré¬ tienne resta au service du roi de Maroc, sous les ordres d'un capitaine nommé Gonzalve, appelé le caïd Gonzala par les musulmans. Les relations commerciales ne furent jamais complè¬ tement interrompues entre la rive musulmane et la rive chrétienne de la Méditerranée. Marseille et Pise dès le règne de Charlemagne, Venise dès le xie siècle commerçaient avec la Berbérie. Les textes désignent les Pisans comme ayant les premiers conclu des traités formels avec les Almoravides du Maroc ; en 1138, ils se lient avec les communes et les seigneurs de Marseille, Fréjus, Hyères et Antibes. En 1160, un ambassadeur de la république de Gênes va trouver Abd-el-Moumen au Maroc et renouvelle avec lui les traités antérieurs. Dès le milieu du xne siècle se forment à Gênes par contrats notariés des sociétés de commerce pour envoyer des navires au Maghreb. Il existe à Ceuta un consulat général permanent ; les revenus de la chancellerie (scrivania) sont affermés tous les deux ans. En 1186, un traité est conclu par LES EUROPÉENS AU MAROC AVANT 1830 281 les Pisans avec les Almohades : les Pisans s'engagent à punir tout acte de piraterie contre les sujets de l'émir, qui leur promet la liberté des personnes et des transac¬ tions moyennant le paiement d'un droit de 10 p. 100 sur les marchandises vendues. Les Provençaux se montrent en général en compa¬ gnie des Génois. Marseille avait un fondouk à Ceuta à côté de ceux des Génois et des Pisans. Les statuts municipaux témoignent de relations régulières entre Marseille et l'Afrique ; ils prévoient la vente du vin en gros et en détail au moyen de mesures poinçonnées par la commune ; musulmans et chrétiens venaient publiquement s'en approvisionner. Les statuts de 1255 renferment des dispositions relatives aux voyages des navires marseillais à Ceuta et aux consuls de mer ou consuls temporaires qui accompagnaient les vais¬ seaux. Les registres des armateurs marseillais les montrent faisant en Berbérie la banque et le change, le commerce des draps et des toiles, probablement aussi celui des esclaves ; il est fait mention d'une certaine Aïcha, Sarrasine, vendue à un Marseillais 8 livres 12 deniers (environ 400 francs de notre monnaie). Au xvie siècle, sous les Mérinides, ces relations commerciales continuent et même se déve¬ loppent : Montpellier, Nîmes, Aigues-Mortes, Nar- bonne y participent. Le commerce de la Berbérie préoccupa aussi Jacques Cœur, dont les navires por¬ taient des draps en Afrique, et Louis XI, lorsqu'il eut hérité de la Provence après la mort du roi René. Au xive siècle, Pise est en décadence au profit de Gênes et de Venise d'abord, puis de Barcelone et de Florence. Quoique Venise s'occupât surtout de la Méditerranée orientale, son commerce avec la Berbérie était, au xvie siècle, le plus considérable après celui qu'elle faisait avec l'Égypte. Les galères partaient du Lido dans la deuxième quinzaine de juillet, s'arrêtant a des étapes fixées d'avance. 282 LES EUROPÉENS AU MAROC Quant aux Florentins, ils se substituèrent complè¬ tement aux Pisans par la conquête de Pise et l'acqui¬ sition de Livourne (1421) ; ils firent construire des navires, développèrent leur industrie des draps et des étoffes de soie, envoyèrent leurs consuls et leurs ambassadeurs négocier avec les États musulmans, remplacèrent dans les traités le nom des Pisans par le leur, organisèrent leur service de galères sur le modèle du système vénitien. En somme, ce sont les puissances méditerranéennes, Majorque, Barcelone, Marseille, Venise, Gênes, Pise, Livourne, qui ont fait ce commerce de Barbarie simultanément ou alternativement. Il est douteux que le commerce chrétien ait beaucoup pénétré dans l'intérieur, quoiqu'il y ait eu des quartiers francs ou kessaria à Tlemcen et à Marrakech. Mais les grandes opérations devaient se concentrer dans les villes maritimes qu'indiquent les portulans chrétiens et où il y avait des douanes arabes ; ailleurs, on pouvait seulement prendre des vivres, de l'eau, des agrès et s'abriter en cas de tempête. Au Maroc, les principales escales ou échelles étaient Arcudia ou Alcudia (probablement Alhucemas), Badis (Pehon de Volez), Ceuta, Tanger, Arzila et Larache. On n'allait guère au delà, semble-t-il, et on ne commença à fréquenter les ports de l'Atlantique qu'au xve siècle. Dans ces ports»'ou verts étaient les quartiers chrétiens, les fon- douks et les chapelles. Des facteurs spéciaux gar¬ daient les approvisionnements déposés aux fondouks, concluaient d'avance les marchés, faisaient venir les marchandises éloignées, préparaient les comptes de douanes pour que les navires eussent à séjourner le moins possible dans le port et pussent se rendre sans trop tarder aux escales suivantes. De- toutes ces escales, la plus importante de beaucoup était Ceuta, dont les artisans, au dire de Léon l'Africain, valaient ceux de Damas ; on y fabriquait des tapis magnifiques, LES EUROPÉENS AU MAROC AVANT 1830 283 des ceintures brodées et des kabboul ou ceintures de laine d'un grand prix ; c'était le plus riche entrepôt de marchandises des provinces septentrionales du Maroc. Les traités conclus entre les musulmans et les chrétiens établissent les conditions essentielles sur lesquelles ont reposé leurs rapports réciproques pendant quatre siècles, jusqu'à la conquête des Turcs et à l'avènement du Chérifat. C'étaient au début de simples conventions verbales ; bientôt, une lettre remise au plénipotentaire constata le fait même de l'accord, en rappelant quelquefois les garanties principales assurées aux chrétiens ; pour les questions secondaires, on s'en rapportait à l'usage et aux précédents. Plus tard, la procédure diplomatique se développe et de véritables traités bilatéraux sont conclus. L'acte primitif était généralement en arabe ; le texte était livré ensuite aux interprètes et aux notaires des chancelleries chrétiennes, qui rédigeaient la charte dans les formes usuelles. Les traités assurent aux chrétiens la sécurité des personnes et des transactions ; ils relèvent de la juridiction de leur consul, qui, résidant au fondouk, au milieu de ses nationaux, administre la colonie. Le consul rend la justice, sauf lorsqu'un musulman est défendeur, perçoit les droits de chancellerie et de navigation. On reconnaît aux chrétiens la propriété de leurs fondouks, de leurs églises et de leurs cime¬ tières ; le tout ensemble, clos de murs et fermé par une porte unique, constitue le quartier franc, dont le consul seul a la police intérieure et où les fonction¬ naires musulmans ne pénètrent sous aucun prétexte. Des garanties sont accordées pour le transport, la garde, la vente et le paiement des marchandises. En échange de. ces avantages, les chrétiens sont soumis à deux obligations principales : n'aborder, sauf le cas de force majeure, que dans les ports ouverts, et 284 LES EUROPÉENS AU MAROC ne pratiquer leur culte qu'à l'intérieur des fondouks. Des mesures sont également prescrites contre la contrebande, mais les chrétiens ne se faisaient pas faute de la pratiquer toutes les fois que l'occasion s'en présentait. Pegoletti donne des indications sur la manière de s'y prendre, tout en conseillant de ne pas abuser de la confiance et de la négligence des musulmans. Les marchandises à leur débarquement étaient présentées à la douane, inscrites au compte du propriétaire par les soins d'agents chrétiens, puis déposées dans les magasins de la douane ou transpor¬ tées dans les fondouks. Les ventes avaient lieu à la douane même, par mise à l'encan (halka), par courtiers spéciaux ou à l'amiable ; elles avaient lieu sous la responsabilité et avec la garantie de la douane ; c'était donc un avantage pour les négociants, non une condition imposée. Les fonctionnaires des douanes étaient des personnalités considérables : le caïd des douanes était le directeur et le protecteur des chrétiens dans leurs rapports avec les indigènes et jugeait les procès où les Sarrasins étaient défendeurs vis-à-vis des chrétiens. Les droits étaient ordinairement de 10 p. 100 à l'importation et de 5 p. 100 à l'exportation, avec des' droits additionnels prévus par les traités ou les usages locaux (droits d'écrivain, d'interprète, d'ancrage, de pesage, de magasinage). Les principaux articles d'importation étaient les oiseaux de chasse, le bois, les métaux (cuivre et étain), les armes, l'or et l'argent, les bijoux, la quincaillerie et la mercerie, les tissus et draps (toiles de Bourgogne, futaines blanches et noires, draps d'Arras, draps de Languedoc, draps rayés dits biffes de Paris, tissus de soie), les céréales, l'épicerie (poivre, girofle, cannelle), les parfums (musc, benjoin), le vin (de France et d'Espagne), les agrès de navires, les verres de Venise. Les principaux articles d'exportation étaient les LES EUROPÉENS AU MAROC AVANT 1830 285 esclaves noirs et blancs, les cuirs maroquins, les peaux pi'éparées ou non préparées, les écorces à tan, les substances tinctoriales, le sel, le sucre, la cire, les céréales, les fruits (dattes, amandes), les étoffes et tapis, les laines et tissus, le coton, le plomb, la poudre d'or, les plumes d'autruches, le corail ; cette liste témoigne que la canne à sucre et le coton étaient alors , au nombre des cultures du Maroc, ce que nous j apprennent d'ailleurs d'autres témoignages. Ce com- j merce était certainement assez important, bien qu'il soit impossible de donner des chiffres. Nous sommes trop disposés à juger de la situation du Nord de l'Afrique et de ses relations avec les chré¬ tiens sous l'influence des souvenirs de l'époque turque ou de la période moderne. Malgré l'antipathie per¬ sistante provenant de la différence de religion et d'organisation sociale, il y eut au Moyen-Age, au moins pendant deux ou trois cents ans (xine- xve siècles), entre chrétiens et musulmans, des rapports d'intérêt plus multipliés et plus de confiance réciproque qu'on ne le pense. La découverte du Cap de Bonne-Espérance engagea le commerce dans des voies nouvelles, en même temps que les établissements portugais et espagnols en Afrique amenaient la réaction chérifienne. Les derniers traités que nous connaissions avant l'avènement des Chérifs sont de la deuxième moitié du xve siècle (Gênes, 1465). Les progrès de la piraterie et des bri¬ gandages sur terre et sur mer rendent le commerce régulier impossible. Partout, en Orient comme en Afrique et en Espagne, l'islamisme, aux xve et xvie siècles, tombe dans la pire barbarie. Les traditions d'administration se perdent, l'autorité des émirs s'affaiblit, les populations arabes ou berbères deviennent moins hospitalières, plus fanatiques et refusent tout contact avec l'étranger. Les grandes découvertes maritimes ruinent Venise, que remplacent 286 LES EUROPÉENS AU MAROC Cadix et Lisbonne. Les Vénitiens furent saisis d'effroi lorsqu'une dépêche de leur ambassadeur leur apprit l'arrivée des galères de Vasco de Gama à Lisbonne « Lisbonne, dirent-ils, va pouvoir céder à bas prix ce que Venise devra toujours vendre à un taux exorbi¬ tant. » Cette révolution commerciale est surtout marquée dans la Méditerranée orientale ; mais, au Maghreb aussi, les conditions sont changées, une période nouvelle commence. Les Vénitiens se plaignent que l'Espagne impose au commerce chrétien en Afrique des conditions moins avantageuses que ne leur en faisaient les musulmans et leur demande des droits plus élevés. Surtout, la réaction religieuse que provoquent les établissements portugais et espagnols en Afrique bouleverse complètement les relations entre les États chrétiens et la Berbérie. II La première conquête des Portugais au Maroc est la place de Ceuta, dont ils s'emparèrent en 1415 ; l'infant don Henrique, celui qu'on appela plus tard Henri le Navigateur, y assistait. Il s'agissait au début de pour¬ suivre au delà du détroit les conquêtes sur les Maures ; plus tard, les Portugais se préoccupèrent surtout de la route des Indes, au fur et à mesure de leurs décou¬ vertes sur les côtes d'Afrique. La prise de Ceuta demeura longtemps un fait isolé ; on y laissa une garnison commandée par Pedro de Menesez. En 1437, une attaque contre Tanger demeura infructueuse et l'infant don Ferdinand fut fait prisonnier. En 1402, Jean de Béthencourt, gentilhomme du pays de Caux, faisait la conquête des Canaries, dont il fit hommage au roi d'Espagne. Il fut remplacé par son neveu Maciot de Béthencourt, qui eut pour succes¬ seur un Espagnol, Diego de Herrera. Celui-ci, en 1476, LES EUROPÉENS AU MAROC AVANT 1830 287 fonda sur la côte d'Afrique un établissement nommé Santa-Cruz-de-Mar-Pequena ou de Mar-Menor. Cet établissement, qui ne subsista que jusqu'en 1524, c'est- à-dire moins de 50 ans, se trouvait en face des Cana¬ ries, entre le capNoun et le cap Bojador, probablement sur les bords de la lagune appelée Puerto-Gansado, non loin du cap Juby. C'est seulement dans la deuxième moitié du xve siècle que les entreprises des Portugais prennent une plus grande extension. En 1458, ils s'emparent de Ksar-es-Srir ; en 1468, d'Anfa (Casablanca), qu'ils détruisent ; en 1471, d'Arzila et de Tanger. Tout le Nord de la presqu'île de Tanger reconnaît alors la suzeraineté des Portugais ; ils subissent un échec devant Mers-el-Kebir en 1501, mais avec le xvie siècle débutent leurs grands établissements sur la côte atlantique. En 1506, ils fondent Mazagan ; en 1507, ils s'emparent de Safi, grâce à la complicité de deux indigènes, Ali et Yahia-ben-Tafouf, puis ils fondent Santa-Cruz du Cap d'Aguer (Agadir), ainsi appelée pour la distinguer de Santa-Cruz-de-Mai'-Pequena ; en 1513, Azemmour est prise. C'est l'apogée de la domination des Portugais ; ils ne se cantonnent pas dans les villes du littoral : ils font des expéditions dans l'intérieur et sont obéis dans la plus grande par¬ tie du Houz, surtout dans la province des Doukkala. Ils manquent de prendre Marrakech, et un de leurs soldats plante sa lance dans une porte de la ville. Ils sont en rapports étroits avec les populations indigènes et les administrent par l'intermédiaire de caïds qui correspondent avec les gouverneurs portu¬ gais en aljamia, c'est-à-dire en langue portugaise écrite avec des caractères arabes. Leur gouverneur le plus remarquable fut Lope de Barriga ; ils trou¬ vèrent aussi un précieux auxiliaire indigène dans la personne de Yahia-ben-Tafouf, qui organisa un makhzen, pratiqua des razzias et auquel fut attribué 288 LES EUROPÉENS AU MAROC le commandement général des indigènes de tout le pays conquis. En somme, les Portugais ont réelle¬ ment tenté au Maroc une œuvre de pénétration, dont quelques traces seulement subsistèrent sur la côte. Ils appliquèrent d'assez bonnes méthodes politiques, tout au moins dans le Sud, mais ils considéraient les provinces marocaines comme des mines à exploiter ; ils les pillaient, les saccageaient, et vendaient les habitants comme esclaves à Lisbonne. D'ailleurs, plus préoccupés de la route des Indes que de la coloni¬ sation du Maroc, ils avaient des moyens d'action réduits et ne déployèrent que des efforts restreints, pendant une compte période. Les entreprises des Espagnols sur la côte Nord ont un caractère encore plus précaire. Elles ne commencent qu'après la prise de Grenade en 1492 ; elles sont une réponse aux pirateries des Morisques expulsés et des Barbaresques. Le testament d'Isa¬ belle la Catholique prescrivait aux Espagnols de conquérir l'Afrique et de combattre pour la foi contre les infidèles. La guerra a los Moros eut toujours le caractère d'une croisade ; les Espagnols ne se préoc¬ cupèrent pas d'organiser les indigènes et n'eurent pas la volonté de fonder un empire colonial. Ils s'étaient emparés de Mers-el-Kebir, d'Oran, de Tripoli, du Penon d'Alger, de Ténès. Des expéditions navales s'organisèrent dans les différents ports de la péninsule aux frais de riches et puissantes familles ; en 1490, Pierre Estopinan, officier attaché à la maison de duc de Medina-Sidonia, réussit à prendre Melilla, Mais les Espagnols étaient assiégés dans leurs places fortes, où ils étaient obligés d'importer même l'eau douce, et n'avaient aucun contact avec l'arrière-pays. Par un accord de 1500, ils abandonnèrent l'Ouest du Maroc aux Portugais : la limite était fixée au Penon de Yelez (Badis), forteresse qui, conquise par Pedro Navarro en 1508, fut prise par les Turcs en 1522, LES EUROPÉENS AU MAROC AVANT 1830 289 et reprise par les Espagnols en 1564. L'Espagne, trop occupée en Europe même et en Amérique, ne songea pas à s'établir sérieusement en Afrique. Cependant les coups frappés sur la Berbérie musul¬ mane depuis les rivages de l'Atlantique jusqu'aux Syrtes avaient un profond retentissement. La réaction islamique du xvie siècle, provoquée par les agressions portugaises et espagnoles, affecte deux formes diffé¬ rentes : dans le pays de Tunis et d'Alger, c'est la conquête ottomane ; au Maroc, c'est le chérifat. Les chérifs de l'Oued Dra, fondateurs de la dynastie saadienne, prêchent la guerre sainte contre les chré¬ tiens. En 1516, ils font prisonnier le gouverneur portugais Lope de Barriga ; en 1517, Yahia-ben- Tafouf est assassiné ; en 1541, Santa-Cruz du Cap d'Aguer est prise d'assaut ; le gouverneur se rend, et sa fille, dona Mencia, devient la femme du Chérif de Marrakech ; l'année suivante, les Portugais, décou¬ ragés et d'ailleurs exclusivement occupés des Indes, évacuent Safi et Azemmour. En 1578 a lieu la tenta¬ tive du roi Don Sébastian, qui veut reprendre les anciennes traditions, faire la conquête du Rarb et de Fès. Mais ses projets sont réduits à néant par le désastre d'Aleazar ; la bataille, qui se livra au confluent de l'Oued Mkhazen et du Loukkos, est appelée la bataille des Trois-Rois, parce que Don Sébastian y trouva la mort, ainsi que le prétendant qu'il soutenait et le Chérif son adversaire. En 1580, Phillippe II réunit le Portugal à la couronne de Castille. Quand l'union ibérique fut de nouveau rompue et que le duc de Bragance fut proclamé roi de Portugal en 1460, toutes les colonies marocaines ne lui revinrent pas : Arzila était évacuée, Larache avait été occupée par l'Espagne en 1609, Ceuta préféra rester espagnole, Tanger passa peu après aux mains de l'Angleterre. De leurs anciennes conquêtes, les Por¬ tugais ne conservèrent que Mazagan. A. Bernard 19 290 LES EUROPÉENS AU MAROC Sous Moulay-Ismaïl, les chrétiens ne possèdent plus grand chose au Maroc. Les Espagnols se sont, il est vrai, établis au rocher d'Alhucemas (1673) et conservent Ceuta, que Moulay-Ismaïl assiège vingt- sept-ans (1674-1701) sans réussir à s'en emparer. Mais les chrétiens sontj chassés de Mamora (Mehdia) en 1681, d'Arzila et de Larache en 1689, enfin de Tanger. Les Anglais occupaient cette dernière ville depuis 1662 ; elle leur était échue par le mariage du roi Charles II avec l'infante Catherine de Bragance. Ils y dépensèrent beaucoup d'argent, y construisirent des fortifications et un môle ; mais, en 1684, le Parle¬ ment se lassa de fournir des subsides ; une escadre, commandée par lord Darmouth, détruisit le môle, combla le port et rembarqua la garnison. En compen¬ sation, les Anglais occupèrent Gibraltar en 1704. Au xvuie siècle, les misérables établissements portugais et espagnols ne sont conservés que par point d'honneur et aussi pour jouir du bénéfice de la bulle de la croisade ; cette bulle, octroyée par les papes aux fidèles d'Espagne et de Portugal, conférait le privilège de faire usage d'œufs, de lait et de viande pendant le carême à ceux qui avaient combattu les Maures : les rois d'Espagne vendaient la bulle à leurs sujets et en tiraient des revenus considérables, avec lesquels ils gageaient des emprunts. Cependant Mazagan disparut à son tour, et le pavillon portugais cessa de flotter au Maroc. Restent les quatre présides espagnols : Ceuta, Melilla, Penon de Yelez et Alhuce- mas ; mais, en dehors des murailles de leurs bagnes et de leurs places fortes, les Espagnols, pendant des siècles, n'ont pas gagné un pouce de terrain au Maroc. Ces présides, toujours bloqués et assiégés, loin de leur valoir des droits, sont le témoignage de leur durable impuissance, d'autant plus que tout port occupé par eux peut être|i considéré comme perdu pour le commerce. LES EUROPÉENS AU MAROC AVANT 1830 291 A la fin du xvme siècle, l'Espagne et le Portugal renoncent à conquérir le Maroc et signent avec lui des conventions. Le traité de paix et de commerce du 28 mars 1787, complété par le traité de 1799, a régi les relations de l'Espagne et du Maroc jusqu'à la guerre hispano-marocaine de 1861. Il reconnait l'existence des présides, mais, dit l'article 19, le sultan ne peut autoriser l'agrandissement de leur territoire, les limites de ces possessions ayant été fixées depuis longtemps d'après l'avis des tolbas et des oulamas ; il sera seulement procédé à une revision des limites et à l'établissement de pyramides de pierres pour les marquer. Le traité reconnait la liberté de commerce et de séjour pour les chrétiens et stipule la création de consuls qui rendront la justice à leurs nationaux. Le traité du 28 mars 1767 présentait une certaine analogie avec le traité conclu entre la France et le Maroc à la même date ; il était cependant moins explicite que ce dernier relativement aux attributions des consuls ; de plus, il était absolument muet quant à la protection consulaire : aucun de ses articles ne soustrayait à la juridiction locale et aux impôts locaux les sujets du sultan employés par les consuls et les négociants espagnols. III Le xvie et le xvue siècles sont la belle époque de la piraterie, au Maroc comme dans la Régence d'Alger. Cette industrie nationale des musulmans de l'Afrique du Nord était exercée, non par des Marocains, mala¬ droits navigateurs, mais par des Andalous et par des renégats chrétiens de toutes provenances. Les ports de la côte atlantique, Laraché, Mamora, Salé, Fedhala, armaient pour la course et y trouvaient de beaux bénéfices. Salé surtout était, avec Tripoli, Tunis et 292 LES EUROPÉENS AU MAROC Alger, un des plus grands centres de piraterie du Maghreb, et les Maure.s d'Espagne y jouaient le même rôle que les janissaires à Alger ; ils écumaient l'Atlan¬ tique depuis les Canaries jusqu'à Brest. « Plus d'un, dit Cervantès, a vu coucher le soleil en Espagne qui le voyait se lever au Maroc. » Au xvme siècle, les sultans, ne pouvant plus pré¬ lever le dixième sur les prises des pirates, réduits à l'impuissance, se décidèrent à favoriser le commerce avec l'étranger pour percevoir le même droit de 10 p. 100 ; ils ouvrent même ou fondent des ports. Casablanca a été bâtie en 1770 sur les ruines d'Anfa par Sidi-Mohammed ; en 1795, elle est fermée au commerce par Moulay-Sliman, et les négociants chrétiens qui l'habitent se transportent à Rabat ; mais Moulay-Abderrahman la rouvre dans la pre¬ mière moitié du xixe siècle. Mogador (Soueïra) fut bâtie par Sidi-Mohammed-ben-Abdallah. Jusqu'au xixe siècle, les nations chrétiennes payaient toutes tribut au Maroc pour pouvoir y commercer et ce n'est qu'après la bataille d'Isly que furent supprimés les derniers tributs annuels, que payaient encore le Danemark et la Suède et qui leur avaient été imposés en 1768 par Sidi-Mohammed. Depuis deux siècles et plus, la France avait signé des traités avec le Maroc et entretenu avec lui des relations amicales. Dès le Moyen-Age, comme on l'a vu, des commerçants provençaux étaient établis au Maroc et Marseille avait conclu des arrangements avec les souverains du Maghreb. Mais les premières rela¬ tions officielles et modernes datent du règne de François Ier et de la mission de Pierre de Piton (1533). Les rois de France, à ce moment alliés des Turcs et luttant contre Charles-Quint, ne pouvaient manquer de chercher à nouer des relations avec les États africains. Piton, parti d'Harfleur sur une galéasse, débarqua à Larache ; à Fès, il vit le dernier souverain LES EUROPÉENS AU MAROC AVANT 1830 293 mérinide et obtint pour tous les navires français le droit de se ravitailler dans les ports du Maroc ; au retour, trahi par le capitaine de son navire, il échappa à grand'peine aux Portugais et mourut sur les côtes de Galice. En 1577, Henri III nomme consul au Maroc le Marseillais Guillaume Bérard ; des lettres sont échangées à ce sujet entre Henri III et le sultan. La même année, l'Angleterre fait son apparition avec un écuyer de la reine Elisabeth; en 1585, une Compagnie à charte anglaise est fondée, qui se livre d'ailleurs plutôt à la piraterie qu'au commerce. Puis c'est le tour des Hollandais ; possédant au xvue siècle l'empire des mers et la suprématie commerciale, ils étaient en outre tout naturellement rapprochés du Maroc par une commune aversion contre l'Espagne; aussi dès 1610 signèrent-ils avec le Chérif un traité d'alliance. Les relations créées avec le Maroc par François Ier et Henri III ne furent plus interrompues, et on peut considérer dès cette époque le consulat de France comme définitivement établi. Henri IV, si préoccupé de nouer des alliances contre l'Espagne et de dévelop¬ per le commerce français, n'eut garde de négliger le Maroc à ce double point de vue ; il y envoya le méde¬ cin de Lisle (1601), qui, aux termes de ses instructions, devait attester le désir d'Henri IV que l'ancienne amitié et alliance entre la France et le Maroc fût renouvelée. En 1619 a lieu la mission du chevalier de Razilly, un des meilleurs conseillers et auxiliaires de Richelieu dans ses projets maritimes et commerciaux, un des hommes qui ont fait les tentatives les plus sérieuses pour établir l'influence française au Maroc ; il y joua un rôle analogue à celui que remplissait presque en même temps Sanson Napollon à Alger. Razilly était chargé de négocier non seulement la délivrance des captifs français, mais un véritable traité d'alliance ; 294 LES EUROPÉENS AU MAROC dans sa deuxième mission, en 1624, ses projets s'élargissent encore et il songe à un véritable établisse¬ ment au Maroc. Dans un mémoire de 1626, il explique au cardinal que l'entreprise est facilement réalisable et qu'elle procurerait de sérieux profits ; on pourrait faire le commerce des toiles, des fers, des draps, de la poudre d'or et des plumes d'autruches ; il propose dans ce but d'occuper l'île de Mogador, naturellement fortifiée : c'est, dit-il, avoir un pied en Afrique pour aller s'étendre plus loin. En 1629, il revient avec sept navires bloquer Salé, la seule ville du Maroc qui armât encore des corsaires ; il était autorisé à occuper l'île de Mogador s'il le jugeait convenable, mais le mauvais temps l'obligea à repartir. Le traité de 1631 assura la liberté du commerce, la tolérance religieuse, l'établissement de consuls français. Sous Louis XIV, les Marseillais Michel et Roland Fréjus, qui avaient fondé une Compagnie pour l'exploitation du Bastion-de-France et du Cap-Nègre, tentent d'en créer une semblable au Maroc, à côté des établissements purement militaires des Espagnols ; des lettres patentes leur sont accordées en 1665. Roland Fréjus se rend à Taza auprès de Moulay- Rechid, qui le reçoit fort bien, puis, dans un deuxième voyage, il va à Fès demander au sultan la permission d'exporter des blés et de faire la pêche du corail ; il échoue, parce qu'un renégat trouve dans ses papiers un plan de construction d'un fort à Albouzème (Alhucemas). Moulay-Tsmaïl fut toujours très désireux d'entre¬ tenir de bons rapports avec Louis XIV, dont les vic¬ toires et la puissance exerçaient sur son esprit un grand prestige. En 1680, une escadre de six vaisseaux, commandée par le chevalier de Château-Renaud, avait bloqué Salé et détruit plusieurs corsaires. Moulay-Ismaïl envoya en France le gouverneur de Tétouan, Mehemed-Tumin, chargé d'offrir à LES EUROPÉENS AU MAROC AVANT 1830 295 Louis XIV un lion, une lionne, une tigresse et quatre autruches. L'ambassadeur fut reçu en audience royale le 4 janvier 1682, après quoi il négocia avec MM. de Croissy et de Seignelay. De ces négociations sortit le traité de paix de 1682, par lequel le sultan autorisait le rachat des Français captifs moyennant trois cents livres par tête, s'engageait à conserver une stricte neutralité en cas de lutte entre la France et les Barbaresques et enfin garantissait la liberté de la navigation et du trafic à tous nos nationaux, qui devaient être assistés par plusieurs consuls. L'ambas¬ sade quitta la France enchantée d'avoir obtenu une paix si avantageuse et d'avoir pu contempler toutes les merveilles de Paris. M. de^ Saint-Amand partit quelque temps après pour aller chercher la ratification du traité. Louis XIV envoyait au sultan deux fusils, deux paires de pisto¬ lets, deux douzaines de montres, douze pièces de brocart d'or, douze autres de drap d'Angleterre, un porte-lettres brodé d'or, et un canon de six pieds non monté. Saint-Amand devait demander certaines additions au traité, notamment que les bâtiments français ne pussent être visités et que les marchandises embarquées par les étrangers sur ces bâtiments ne fussent pas de bonne prise. Moulay-Ismaïl consentit à tout. Au retour, un indigène ayant tiré un coup de fusil sur un Français, le caïd qui commandait l'escorte décapita trois hommes et dit à M. de Saint-Amand que, si cela pouvait lui être agréable, il couperait immédiatement cinquante autres têtes. A partir de 1684, Seignelay réorganisa les consulats du Levant et de Barbarie, dont il fit une ferme générale qu'il adjugea à la Compagnie de la Méditerranée. Deux consuls furent nommés à Sale et à Tétouan. Moulay-Ismaïl songeait à compléter le traité de 1682 qui réglait les relations maritimes et commerciales, par une alliance politique contre les Espagnols, 296 LES EUROPÉENS AU MAROC L'ambassade de Pidou de Saint-Olon (1693) échoua ; l'on ne put s'entendre sur la question des captifs marocains qui étaient sur les galères du roi et que la France refusait de rendre. Jusqu'au commencement du xixe siècle, toutes les ambassades et tous les traités des nations chrétiennes avec le Maroc ont pour principal objet la rançon des esclaves chrétiens ou leur échange avec les prisonniers musulmans ; c'est aussi le sujet sur lequel il est le plus difficile de s'accor¬ der, les Barbaresques ne pouvant renoncer à la course, qui constituait le plus clair de leurs revenus. En 1699 eut lieu la célèbre ambassade marocaine d'Abdallah-ben-Aïssa. L'envoyé du sultan visita les principaux monuments de Paris, le Louvre, les Inva¬ lides, le Palais du Parlement, la Bibliothèque royale, l'Arsenal, le Val-de-Grâce, l'Observatoire, la manufac¬ ture des Gobelins, l'Imprimerie royale. Il assista à des représentations théâtrales et prit part aux fêtes de la Cour. Il eut personnellement beaucoup de succès ; on ne parlait que de sa dignité, de sa générosité, de son esprit. Ses réparties faisaient le tour de la ville et étaient publiées par les gazettes ; lorsqu'on lui demanda pourquoi les hommes dans son pays épou¬ saient plusieurs femmes, « c'est, répondit-il, afin de trouver réunies en plusieurs les qualités que chaque Française possède à elle seule. » Il avait été recherché par les dames de la Cour et avait même ébauché une intrigue avec l'une d'elles. Enfin, ayant rencontré à un bal la princesse de Gonti, fille du Roi et de la duchesse de La Vallière, connue d'abord sous le nom de mademoiselle de Blois, le galant Ben-Aïssa déclara qu'il suffisait de la voir pour savoir de qui elle était fille. Moulay-Ismaïl écrivit à Louis XIV pour lui demander la main de cette princesse ; la Cour se divertit pendant quelques jours de cette demande, qui ne fut pas prise au sérieux et donna lieu à quelques vers galants tels que ceux de J.-B. Rousseau : LES EUROPÉENS AU MAROC AYANT 1830 297 Votre beauté, grande princesse Porte les traits dont elle blesse Jusques aux plus sauvages lieux ; L'Afrique avec vous capitule, Et les conquêtes de vos yeux Vont plus loin que celles d'Hercule. Malgré toutes ces gentillesses, l'ambassade de Ben-Aïssa n'aboutit pas à Un traité d'alliance. Louis XIV voulut imposer la paix au Maroc, comme il avait réussi à le faire avec les Barbaresques, par la force. L'attitude hautaine de ses ministres et de sa diplomatie, les menaces et les essais d'intimidation, empêchèrent de tirer parti de l'état d'esprit de Moulay- Ismaïl et de ses dispositions conciliantes. On manqua l'occasion de signer avec le Maroc une paix solide et d'y asseoir pour longtemps la primauté de nos nationaux et de notre commerce. Malgré l'échec des négociations, l'influence française est prépondérante au Maroc à la fin du xvne siècle. Aux pourparlers avait été mêlé le négociant Jour dan, chargé de la manufacture de glaces du faubourg Saint-Antoine et qui était en relations commerciales très actives avec l'empire des Chérifs ; il avait essayé notamment de faire lever les prohibitions concernant l'exportation de l'huile et du blé. Ben-Aïssa lui avait fait de nombreuses commandes pour son maître et pour lui-même, en lui recommandant de choisir les articles les plus chers sans se préoccuper du prix. Dans une lettre curieuse, Jourdan essaie de persuader à Ben-Aïssa que les pierres fausses sont plus belles que; les véritables. La France importait au Maroc des draps, des velours, des cotons, des toiles (pour plus de deux cent mille livres par an) ; elle exportait de la cire, de cuirs, des laines, des plumes d'autruches, du cuivre, des dattes, des amandes. Le protecteur du commerce était le sultan, qui percevait un droit de dix pour cent 298 LES EUROPÉENS AU MAROC sur les marchandises à l'entrée et à la sortie. Salé et Tétouan étaient les principaux ports ; venaient ensuite Safi et Sainte-Croix. Moulay-Ismaïl avait songé à faire un grand port à la Mamora, après l'avoir reprise aux Espagnols : « C'est, dit Mouette, le lieu le plus commode de tout le royaume de Fez; le port est très profond, il peut recevoir des navires chargés du port de trois cents tonneaux. » Les marchandises, une fois débarquées, étaient vendues en gros aux Maures et aux Juifs, qui les envoyaient dans les cinq villes les plus commerçantes de l'intérieur, qui étaient Maroc, Fez, Méquinez, Taroudant et Ilegh. A Meknès existaient de gros négociants de graines, de cuirs et de cires. Les relations du Maroc avec le Soudan et Tombouctou étaient également assez actives. Au xviue siècle, l'influence française décline au profit de l'influence anglaise; Gibraltar devient un grand entrepôt de marchandises anglaises. L'Angle¬ terre importe des draps, fournit des armes et des munitions, obtient la permission d'exporter des blés ; les Anglais et les Hollandais font presque tout le commerce de Salé, de Safi et de Sainte-Croix. Mar¬ seille garde cependant une partie du commerce des laines et il reste quelques Français dans les ports du Maroc, quoique ce ne soient pas toujours des Français de première qualité. Sous Ghoiseul, l'influence française se relève, mais sans prédominer autant qu'à la fin du xvue siècle. En 1765 a lieu une expédition navale ; à la suite du bombardement de Salé et de Larache, le comte de Breugnon conclut le traité du 28 mai 1767. Cette convention reproduit la plupart des clauses du traité de 1682 relativement au commerce et à la navigation ; elle rappelle la promesse de neutralité en cas de conflit entre la France et les États barba- resques ; les consuls français auront la préséance et le pas sur tous les consuls des autres nations ; LES EUROPÉENS AU MAROC AVANT 1830 299 l'article 5 garantit aux Français pour les droits de douane le traitement de la nation la plus favorisée. L'article 11 consacre une innovation notable : les indigènes employés comme interprètes ou courtiers par les consuls et négociants français sont soustraits à la juridiction locale et au paiement des charges personnelles ; on donne à ces protégés le nom de censaux (de l'arabe samsar). C'est la première fois que le droit de protection à l'égard des sujets marocains est expressément reconnu par une convention. Le traité de 1767 est le dernier acte diplomatique conclu entre la France et le Maroc sous l'Ancien Régime. Breugnon, en quittant le Maroc, y laissa, comme consul et représentant du roi, Louis Chénier, le père d'André et de M.-J. Chénier, qui avait été longtemps employé à l'ambassade de Constantinopîe. Celui-ci établit d'abord sa résidence à Safi, puis à Salé ; il vécut en assez bons termes avec le sultan Sidi-Mohammed, bien qu'avec des intermittences causées par les bizarreries de ce prince. Une ambas¬ sade de Sidi-Taher-Fennich (1777) vint traiter une fois de plus la question des esclaves, et un curieux mémoire du comte de Grasse, officier de marine, proposa l'occupation de Sainte-Croix (1778). Malgré ces velléités d'action, la France n'eut jamais au Maroc l'équivalent des Concessions d'Afrique. La paix de 1767 n'eut pas pour le commerce français les résultats qu'on aurait pu en attendre ; l'anarchie, l'élévation des droits, l'interdiction du commerce des blés entravaient les relations. A la fin du xvine siècle, le commerce français avec le Maroc s'élevait aux importations à quatre cent mille livres et oscillait entre six cent mille livres et un million deux cent mille livres aux exportations, qui consistaient prin¬ cipalement en huiles destinées aux savonneries de Marseille. Le commerce hollandais était plus considérable 300 LES EUROPÉENS AU MAROC aux importations que celui de la France et de l'Angle¬ terre ; venaient ensuite les Danois et les Génois ; le commerce espagnol demeurait insignifiant. Salé avait cessé d'être la principale place de commerce, par suite de la fondation de Mogador par le sultan Sidi-Moham- med ; ce souverain favorisait aussi Larache ; Tanger et Tétouan étaient à peu près négligeables. En 1795, la République française décida de trans¬ férer son consulat de Salé à Tanger, afin de mieux surveiller la politique des Anglais et des Espagnols. Un personnage quelque peu mystérieux, qui professait la foi musulmane et se faisait appeler Ali-Bey-el- Abbassi, voyagea au Maroc de 1803 à 1805 ; il était en réalité d'origine espagnole et se nommait Domingo Badia-y-Leblich. Il avait été envoyé au Maroc par Godoy, le prince de la Paix ; sa mission aventureuse se rattache à un projet de mainmise sur l'empire chérifien conçu très à la légère. La bataille de Trafal- gar porta un coup sensible à la situation de la France au Maroc. Une ambassade marocaine vint à Saint- Cloud saluer l'empereur Napoléon en 1807, mais une mission confiée peu après au capitaine Burel pour faire sortir le Chérif de sa neutralité bienveillante vis-à-vis desAnglais ne donna pas de résultats. Ainsi, les relations politiques et commerciales de la France avec le Maroc, qui remontent dans le lointain Moyen-Age aux négociants provençaux et languedo¬ ciens, n'ont jamais cessé d'être importantes. Même au point de vue des droits historiques, la France pour¬ rait revendiquer un rang élevé au Maroc. Mais c'est sur des traditions moins archaïques et sur des droits plus immédiats que se fondent ses prétentions sur le Maghreb. CHAPITRE II LA QUESTION DU MAROC DE 1830 A 19001 I Le 14 juin 1830, jour où les Français débarquèrent à Sidi-Ferruch, marque le point de départ d'une ère nouvelle pour l'histoire de l'Afrique septentrionale tout entière. Sur la première pierre posée par la monarchie à ses derniers jours s'est élevé l'édifice de notre empire africain, auquel les régimes politiques qui se sont succédé en France au xixe siècle ont tous travaillé ; le développement de cet empire nous a conduits des bords de la Méditerranée aux bouches du Congo et a placé sous notre domination plus du tiers du continent africain. Les guerriers vêtus de rouge qu'annonçaient d'anciennes prédictions et qui sont entrés dans Alger par la Porte-Neuve le 5 juillet 1830 ont paru à Tunis en 1881, à Fès en 1911. Et l'établissement du protectorat français sur le Maroc en 1912 a été l'aboutissement de cette longue série d'efforts, de ce plan colonial poursuivi avec persévérance. Les ministres de Charles X ne prévoyaient assuré¬ ment pas les conséquences de leur acte. Ils ne son¬ geaient guère qu'à détruire un nid de pirates et à 1. Augustin Bernard, Les Confins algêro-marocains, in-8°, Paris, 1911. — Gabriel de Morales, Datos para la hisloria de Melilla, in-8°, Melilla, 1909. — Mordacq, La Guerre au Maroc, in-8°, Paris, 1908. — Bibliographie de la guerre hispano-marocaine de 1859 dans Archives marocaines, 1905, t. III, p. 318. — Livre Jaune sur la conférence de Madrid. 302 LES EUROPÉENS AU MAROC régler avec la Régence d'Alger une vieille querelle. En tout cas, la monarchie de Juillet était fort peu disposée à se laisser entraîner dans une aventure extérieure. On songea d'abord à l'évacuation, puis à l'occupation restreinte. Mais les hésitations du gou¬ vernement et de l'opinion tournèrent contre les inten¬ tions de leurs auteurs et les forcèrent précisément à faire la conquête qu'il voulaient éviter. Dès 1830, le Maroc est lié à notre conquête algé¬ rienne, comme il l'est encore aujourd'hui. Les ten¬ tatives de Moulay-Abd-er-Rahman pour s'emparer de Tlemcen amenèrent à Fès en 1832 une mission spéciale de M. de Mornay, porteur d'un ultimatum très net. Lorsque le Maroc fournit à Abd-el-Kader des approvisionnements et des munitions, le comte de la Rue fut envoyé à Meknès pour faire de nouveau au sultan d'énergiques représentations. A la suite de l'agression du 30 mai 1844, des instructions très fermes furent envoyées par Guizot à M. de Nion, consul général à Tanger : « Vous devez, lui disait-il, au reçu de la présente dépêche, écrire immédiatement à l'Empereur pour lui adresser les plus vives représen¬ tations contre une attaque qui ne saurait être justifiée, pour demander les satisfactions qui nous sont dues, notamment le rappel des troupes marocaines réunies dans les environs d'Oudjda, et pour le mettre lui- même en mesure de s'expliquer sur ses intentions. Est-ce la paix ou la guerre qu'il veut ? Si, comme le lui conseillent ses véritables intérêts, il tient à vivre en bons rapports avec nous, il doit cesser des arme¬ ments qui sont une menace pour l'Algérie, respecter la neutralité en retirant son appui à Abd-el-Kader, .et donner promptement les ordres les plus sévères pour prévenir le retour de ce qui s'est passé. Si c'est la guerre qu'il veut, nous sommes bien loin de la dési¬ rer, nous en aurions même un sincère regret, mais nous ne la craignons pas, et si on nous obligeait à combattre, LA QUESTION DU MAROC DE 1830 A 1900 303 on nous trouverait prêts à le faire avec vigueur, avec la confiance que donne le bon droit et de manière à faire repentir les agresseurs. Vous terminerez en répétant que nous n'avons aucune intention de prendre une parcelle du territoire marocain, et que nous ne désirons que de vivre en paix et en bons rapports avec l'Empereur, mais que nous ne souffri¬ rons pas que le Maroc demeure pour Abd-el-Kader un repaire inviolable, d'où partent contre nous des agressions pareilles à celle qui vient d'avoir lieu, et que si l'Empereur ne fait rien de ce qu'il faut pour les empêcher, nous en ferons nous-même une justice éclatante. » Pour appuyer ces réclamations, on envoya en croisière sur les côtes du Maroc trois vaisseaux, deux frégates et quelques corvettes à vapeur. Le prince de Joinville fut placé à la tête de cette division ; sa mission, telle qu'elle était tracée par le ministre de la marine, avait un caractère relativement paci¬ fique. Au cas seulement où la guerre serait déclarée, il pourrait employer les moyens coercitifs, et, par exemple, bombarder Mogador. Pendant qu'à Paris on prenait les mesures comman¬ dées par la situation, le maréchal Bugeaud débarquait le 5 juin à Mers-el-Kebir. Avant d'entreprendre une campagne, il essaya d'engager les pourparlers avec les autorités marocaines ; il fut convenu qu'une conférence aurait lieu entre un officier français et le caïd d'Oudjda près du marabout de Sidi-Mohammed- el-Oussini. Le 15 juin, le général Bedeau et le caïd marocain El-Guennaoui se rencontrèrent au lieu fixé : derrière eux se trouvaient face à face les troupes françaises sous les ordres de La Moricière et les troupes marocaines sous les ordres de Si-el-Arbi-el-Kebili. La conférence s'ouvrit après l'échange des saluts habituels et se continua au milieu d'un tumulte affreux ; elle fut brusquement rompue par El- Guennaoui, parce que le général Bedeau refusait LES EUROPEENS AU MAROC d'admettre la Tafna comme frontière entre l'Algérie et le Maroc. Comme les troupes françaises se retiraient vers Lalla-Marnia, elles furent poursuivies par les cavaliers, qui tiraillèrent sur l'arrière-garde. A ce moment, Bugeaud, entendant la fusillade, arriva avec quelques bataillons et fit prendre l'offensive à nos soldats. Surpris de ce mouvement, les Marocains essayèrent de s'enfuir, mais il furent vivement char¬ gés par le colonel Yusuf et subirent des perte» sérieuses. Cette nouvelle agression démontrait que, malgré tous les efforts de notre diplomatie, l'espoir d'une solu¬ tion pacifique devait être abandonné. Nous ne pouvions plus compter même sur le sultan Abd-er- Rahman, qui, subissant des influences diverses, tantôt était disposé à reconnaître ses torts et tantôt se montrait plein d'arrogance. Il ne nous restait plus qu'à agir par la forcé. Le 6 août, le prince de Joinville ouvrit le feu contre Tanger, dont il détruisit les fortifications. Du reste, la ville elle-même fut ménagée; quatre ou cinq obus seulement atteignirent le quartier des consuls. A la frontière, le maréchal Bugeaud, qui avait occupé Oudjda le 19 juin, résolut d'attaquer le camp marocain situé entre Oudjda et la rive droite de l'Oued Isly ou Bou-Naïm, affluent de la Mouïlah. L'armée française comprenait 8.500 fantassins, 1.400 cavaliers, 400 irréguliers, et 16 canons. La masse énorme de la cavalerie marocaine n'effraya nullement Bugeaud, car, dit-il, passé un certain chiffre comme quatre ou cinq mille, plus elle est nombreuse, moins elle a de puissance. Dans la matinée du 14 août, les troupes françaises passèrent l'Isly et remontèrent la rive gauche ; elles étaient formées en losange irrégulier, la fameuse « tête de porc » de Bugeaud, la cavalerie encadrée par l'infanterie. Lorsqu'elles furent arrivées à la hauteur des tentes marocaines, elles franchirent de nouveau la rive à LA QUESTION DU MAROC DE 1830 A 1900 305 gué et attaquèrent l'ennemi avec impétuosité ; la victoire, qui fut complète, nous coûta peu de monde : 27 tués et 96 blessés ; l'ennemi avait perdu 11 pièces de canon, 16 drapeaux, 800 hommes, et s'enfuit dans la direction de Taza. Le lendemain du jour où était livrée la bataille d'Isly, le prince de Joinville bom¬ barda Mogador, s'empara de l'îlot situé à l'entrée du port et y installa une garnison de 500 hommes. Bugeaud, dès cette époque, aurait voulu marcher sur Fès : « On peut y aller, écrivait-il à Joinville, avec 20.000 hommes d'infanterie, 3 régiments de cavalerie d'Afrique, une vingtaine de bouches à feu bien approvisionnées et des moyens suffisants pour transporter des vivre pour un mois. » Des considéra¬ tions de politique générale et européenne empêchèrent de mettre ce projet à exécution. La nouvelle de nos succès fut très mal accueillie à Londres. Le premier ministre, sir Robert Peel, mani¬ festa beaucoup d'inquiétude ; il craignait que la France ne conservât une partie du territoire marocain. Vainement lord Aberdeen s'efforçait de le rassurer ; il ne voulait rien entendre. Pour mettre fin à ses appréhensions, qu'une lettre explicative de Guizot n'avait pu calmer, le gouvernement français prit le parti de conclure la paix le plus promptement pos¬ sible. MM. de Nion et de trlucksberg, qui se trouvaient à Cadix, furent délégués pour suivre les négociations de concert avec le prince de Joinville. Le 19 sep¬ tembre 1844, Sidi-Bou-Selam, gouverneur des pro¬ vinces septentrionales de l'empire, dûment autorisé par le sultan, se déclara prêt à signer le traité de paix sans retard et à souscrire à toutes les clauses qui lui étaient proposées. La convention signée à Tanger n'était guère que la reproduction de l'ultimatum. L'Empereur du Maroc promettait de licencier les troupes marocaines réunies près de la frontière algérienne, d'infliger un A. Bernard 20 306 LES EUROPÉENS AU MAROC châtiment exemplaire aux chefs coupables d'agression envers les Français et de ne prêter aucun appui aux ennemis de la France. El-Hadj-Abd-el-Kader, mis hors la loi, devait être poursuivi à main armée par les Français sur le territoire de l'Algérie et par les Maro¬ cains sur leur propre territoire. S'il venait à tomber au pouvoir des troupes françaises, il devait être traité avec égards, et, s'il venait à tomber aux mains des troupes marocaines, il devait être interné dans une ville du littoral occidental de l'empire. Les deux gou¬ vernements s'engageaient à procéder le. plus prompte- ment possible à la délimitation de leurs frontières respectives et à la conclusion d'un traité général, nos troupes devant évacuer l'île de Mogador et la ville d'Oudjda dès que le sultan aurait exécuté ses enga¬ gements. En somme, par ce traité, la France n'obte¬ nait pas les réparations qu'elle était en droit d'exiger ; elle ne recevait même aucune indemnité pour les frais de la guerre. Aussi reprocha-t-on au ministère d'avoir sacrifié les intérêts du pays aux susceptibilités britanniques. A la Chambre des députés, l'opposition se fit l'interprète de ces critiques, et Guizot fut obligé de prendre la parole pour justifier la conduite du gouvernement. La convention du 18 mars 1845, conclue en exé¬ cution du traité de Tanger et connue sous le nom de convention de Lalla-Marnia, s'inspire des mêmes principes. Le plénipotentiaire français, le comte de la Paie, conformément aux instructions de Guizot, réclama seulement la frontière des Turcs, frontière incertaine qui avançait suivant les hasards de la for¬ tune ou des combats. La frontière est divisée en trois sections : une ligne est tirée de l'Oued Kiss au Teniet-es-Sassi, c'est-à-dire dans le Tell sur une pro¬ fondeur de 100 kilomètres environ à partir de la mer ; au delà du Teniet-es-Sassi, on se contente d'indiquer quels sont les tribus et les ksours attribués soit à la LA QUESTION DU MAROC DE 1830 A 1900 307 France, soit au Maroc ; au Sud de la région des ksours, le traité déclare que, comme le pays est inhabitable et que c'est le désert proprement dit, toute délimi¬ tation serait superflue. Nous tenions avant tout à obtenir la reconnaissance de notre souveraineté sur les musulmans algériens et le désaveu d'Abd-el- Kader. Tous les points litigieux furent réglés à notre désavantage ; Oudjda notamment fut reconnue au Maroc, et la frontière de l'Algérie fixée au Kiss et non à la Moulouya. La rédaction du traité trahit, comme l'écrivait La Moricière, une ignorance absolue des hommes et des choses. Cependant il faut bien recon¬ naître que la plupart des inconvénients que l'on a reprochés au traité de 1845 tiennent au voisinage d'un pays barbare où aucune autorité n'est respec¬ tée ; d'un pays musulman où on fait une bonne action en pillant le chrétien et où l'on ne peut jamais consi¬ dérer son établissement que comme un mal provi¬ soire ; d'un pays de nomades enfin, qui se déplacent pour chercher des pâturages et aussi en quête d'oc¬ casions de rapines. Depuis 1845, il ne s'est pas passé d'année sans que quelque agitation, quelque pillage soit venu troubler l'Oranie et lui coûter des vies d'hommes et des pertes matérielles. Cet état de choses n'est pas imputable au traité de 1845 ; en nous conférant le droit de suite avec ses avantages et ses conséquences, cette convention nous fournissait le seul remède possible à l'insécurité chronique du Blad-Siba. Nous avons usé de ce droit jusqu'en 1870, et, lorsque les troubles prenaient un caractère particulièrement grave, nous sommes intervenus à diverses reprises tant au Sud du Teniet-es-Sassi qu'au Nord de ce point. En prenant en mains la police des confins, aussi bien sur le territoire marocain que chez nous, nous réduisions autant que possible les risques et les frais. L'action du gouvernement chérifien n'existant LES EUROPÉENS AU MAROC pas dans cette région, il était inutile de compter sur lui pour assurer la sécurité de nos sujets sur son terri¬ toire ou pour empêcher des gens qui ne lui avaient jamais obéi de pénétrer dans la zone reconnue à la France. Le sultan ne nous contesta jamais ce droit. En fait, nos troupes opérèrent d'une manière constante aussi avant qu'elles le jugèrent à propos dans le soi- disant territoire marocain, ou, pour mieux dire, dans les pays indépendants qui séparaient l'Algérie du Blad-el-Makhzen. En 1859, à la suite d'une violation de territoire par les Beni-Snassen, une véritable expédition fut organi¬ sée sous le commandement du général de Martimprey. Notre consul à Tanger avait déclaré au représentant du sultan « qu'il ne nous restait d'autre parti que de nous faire justice nous-mêmes en allant frapper les tribus que son gouvernement était impuissant à contenir, et ce dernier avait donné à entendre que ce ne serait jamais cela qui nous brouillerait avec son maître ». Le combat d'Aïn-Taforalt, que nous livrèrent le 27 octobre les montagnards commandés par El- Hadj-Mimoun, nous rendit maîtres de la région, et, dès le 29, les Beni-Snassen faisaient leur soumission. Le ministre de la guerre, maréchal Randon, avait prescrit au général de Martimprey de profiter de sa présence dans l'Ouest algérien pour se rendre compte s'il ne serait pas avantageux pour la France au point de vue militaire d'étendre ses possessions jusque sur les rives de la Moulouya ; le général répondit négati¬ vement. Cependant les circonstances étaient singu¬ lièrement favorables pour occuper les régions que nos troupes venaient de parcourir ; le sultan Abd-er- Rahman venait de mourir et avait été remplacé par Sidi-Mohammed, qui était aux prises avec des diffi¬ cultés intérieures et extérieures. L'Espagne venait en effet de déclarer la guerre au Maroc. LA QUESTION DU MAROC DE 1830 A 1900 309 II L'Espagne avait occupé en 1848 les îles Zaffarines, où le gouvernement français s'était laissé devancer ; ces îlots rocheux, sans valeur économique, complé¬ taient la défense de Melilla et assuraient à l'Espagne une position militaire de premier ordre en face de la vallée de la Moulouya. Un essai des Espagnols pour occuper l'îlot de Peregil fut empêché par l'Angleterre. Cependant les attaques contre les Présides ne cessaient pas, et, en 1859, celles des Djebala contre Ceuta avaient pris un caractère d'une gravité particulière ; le sultan répondait évasivement aux demandes de réparations et de garanties. Les journaux anglais annonçaient une alliance hispano-française en vue du démembrement du Maroc. L'Angleterre s'inquiéta, et le cabinet de Madrid, pour la rassurer, envoya une circulaire par laquelle il s'engageait à n'occuper d'une manière permanente aucun point dont la possession pût procurer à l'Espagne une supériorité dangereuse pour la libre navigation de la Méditerranée. L'expédition de 1859-1860, dite de Tétouan, suscita en Espagne un grand enthousiasme. Une armée de 50.000 hommes fut placée sous le commandement du général O'Donnel. L'armée marocaine comptait 15.000 fantassins et 10.000 cavaliers ; elle avait été quelque peu réorganisée après la bataille d'Isly et pourvue de fusils rayés fournis par les Anglais, mais demeurait néanmoins un instrument peu utilisable. Les Espagnols, après avoir livré quelques combats défensifs aux environs de Ceuta, se mirent en marche sur Tétouan, qui n'est situé qu'à 35 kilomètres du préside ; après la victoire du général Prim à Castillejos, ils s'emparèrent de Tétouan, événement qui impres¬ sionna vivement le monde musulman ; ils marchaient sur Tanger lorsqu'ils furent arrêtés par un armistice 310 LES EUROPÉENS AU MAROC et par les préliminaires de paix signés à POued-Ras. Le traité de paix définitif fut conclu à Tétouan le 28 avril 1860 ; l'Espagne obtenait une indemnité de guerre de 100 millions, une extension du territoire de Ceuta, la concession d'un territoire à Santa-Cruz-la- Pequena, l'établissement de missionnaires espagnols à Fès. C'était peu, après de tels efforts et une cam¬ pagne victorieuse ; la déception fut générale. C'était encore l'action diplomatique de l'Angleterre qui avait arrêté l'armée espagnole à quelques kilomètres de Tanger, de même qu'elle avait arrêté les troupes françaises après Isly. L'Espagne évacua Tétouan ; l'indemnité de guerre fut payée grâce à un emprunt de 426.000 livres conclu à Londres et gagé sur les douanes ; une déli¬ mitation nouvelle des Présides fut effectuée. Les stipu¬ lations concernant Santa-Cruz demeurèrent longtemps sans effet ; c'est seulement en 1878 qu'une commis¬ sion mixte fut constituée par les deux gouvernements à l'effet de désigner un emplacement conforme aux stipulations du traité de 1860 ; leur choix se fixa arbitrairement sur un petit havre situé à 30 kilo¬ mètres au Nord-Est de l'embouchure de l'Oued-Noun, la crique d'Ifni, qui n'est pas la véritable Santa-Cruz, Le sultan ratifia la cession en 1883, mais l'Espagne ne prit pas encore possession de ce territoire. En 1861, un important arrangement commercial fut conclu entre l'Espagne et le Maroc. Cet arrange¬ ment contenait la clause de la nation la plus favorisée ; il développait le régime de la protection, accordait aux Espagnols la faculté d'acquérir des propriétés au Maroc, autorisait l'établissement de Franciscains espagnols, auxquels le monopole de la mission était concédé. Malgré les actes d'hostilité que commettaient sans cesse les tribus du Rif et d'Oudjda, le ministre de France au Maroc, M. d'Aquin, restait en bons termes LA QUESTION DU MAROC DE 1830 A 1900 311 avec la cour de Fès ; cela lui permit de conclure la convention du 19 août 1863, qui réglementait l'exer¬ cice du droit de protection et maintenait les privilèges des censaux ou courtiers indigènes employés par nos négociants. Le nombre des courtiers indigènes jouis¬ sant de la protection était limité à deux par maison de commerce ; par exception, les maisons de commerce qui avaient des comptoirs dans différents ports pouvaient avoir des courtiers attachés à chacun de ces comptoirs. La protection française ne s'appliquait pas aux indigènes employés par des Français à des exploitations rurales ; cependant les cultivateurs, gardiens de troupeaux ou autres paysans indigènes au service des Français ne pouvaient être l'objet de poursuites judiciaires sans que l'autorité consulaire en fût immédiatement informée. Une convention internationale fut signée en 1865 par la plupart des puissances européennes en vue de l'administration et de l'entretien du phare du cap Spartel. A la frontière algéro-marocaine, les troubles demeu¬ raient à l'état permanent. Dans le Sud, la longue insurrection des Ouled-Sidi-Cheikh vint, à partir de 1864, entraver notre action. Sa durée ne s'explique que par l'appui que les insurgés trouvaient, chez les tribus du Zegdou : Douï-Menia, Ouled-Djerir et Beni-Guil. Le sultan, qui tenait surtout à éviter un nouvel Isly, se réfugiait derrière son impuissance et arguait de la faculté que nous octroyait la traité de 1845 de venger nous-mêmes nos injures. C'est ce qui amena l'expédition de Wimpfen en 1870. Cette expédition conduisit nos troupes jusque dans la région du Guir, où les Roumis n'avaient pas paru depuis le général romain Suetonius Paulinus: Une sorte de convention fut signée à Oran avec les chefs des Douï- Menia, par laquelle ceux-ci s'engageaient, au nom de leur djemaâs, à ne plus prendre les armes contre les 312 LES EUROPÉENS AU MAROC tribus soumises aux Français et à interdire l'accès de leur territoire aux Ouled-Sidi-Cheikh dissidents. L'expédition de Wimpfen eut dans tout le Sud- Ouest un grand retentissement et produisit les plus heureux effets. Si l'insurrection algérienne de 1871 passa inaperçue en Oranie, si pas un douar ne fit défection, c'est grâce à l'effet moral qu'avait produit cette pointe poussée par nos troupes jusqu'aux portes du Tafilelt. La guerre de 1870 eut son contre-coup au Maroc comme partout où existaient des intérêts français. Le gouvernement chérifien sembla vouloir contester même le droit de protection qui nous était reconnu par le traité de 1767 et par la convention de 1863. A l'instigation de l'Angleterre et de l'Espagne, Si- Mohammed-Bargach, ministre des Affaires étrangères, du sultan, réclama une réglementation plus restric¬ tive de ce droit. Ses propositions, critiquées par notre gouvernement, furent soumises aux représentants des diverses puissances dans une conférence tenue à Tanger en 1879 ; quelques-unes furent acceptées d'une façon unanime, tandis que d'autres furent réser¬ vées par un examen ultérieur. En 1880, le cabinet de Madrid, de concert avec le cabinet de Londres, manifesta l'intention de réunir à Madrid les délégués des diverses puissances pour arri¬ ver au règlement de la question des protections accordées aux sujets marocains. Le gouvernement français donna son adhésion et la conférence se réunit à Madrid le 15 mai. La France y était représentée par l'amiral Jaurès, ambassadeur de la République fran¬ çaise à Madrid, auquel des instructions furent envoyées par M. de Freycinet, ministre des Affaires étrangères : « La protection que les puissances européennes accordent à certains indigènes dans l'empire chérifien, était-il dit dans ces instructions, repose sur un système de droit conventionnel qui est traditionnellement LA QUESTION DU MAROC DE 1830 A 1900 313 admis comme pouvant seul assurer aux étrangers en pays musulman les moyens nécessaires pour entrer en rapports avec les populations locales. Nous ne faisons pas de difficulté de reconnaître qu'une applica¬ tion abusive de ce système a pu exciter quelquefois de justes susceptibilités chez le souverain territorial, à la juridiction de qui un nombre excessif d'individus se trouvait soustrait. Les puissances ont multiplié outre mesure et sans l'excuse de motifs légitimes le nombre de leurs protégés ; il en résulte dans la pra¬ tique des récriminations et des conflits, qui ont amené un état de malaise incontestable. La France, pour sa part, n'a jamais suivi au Maroc une ligne de conduite pouvant donner prise à de semblables objections. Ses droits sont fondés sur l'article 11 du traité solen¬ nel conclu en 1767. L'application du principe posé dans cet article a été, le 19 août 1863, l'objet d'un règlement. Nous admettons d'ailleurs que nos pro¬ tégés soient, en tant que propriétaires, soumis au paiement des taxes agricoles ; mais, en retour de notre consentement à ces impositions, nous demandons au Maroc la reconnaissance formelle du droit de posséder pour les étrangers. Il y a une corrélation évidente entre ces deux idées, et, si notre réclamation devait être repoussée, nous nous verrions obligés de nous en tenir aux termes de la convention de 1863 en ce qui concerne l'exemption de toute taxe pour nos protégés. » De longs et vifs débats eurent lieu à la conférence de Madrid sur cette question des censaux et de la protection irrégulière. L'amiral Jaurès fut énergique- ment appuyé par le plénipotentiaire de l'Allemagne, qui avait reçu pour instructions de régler sa conduite sur celle du plénipotentiaire français, « parce que, disait le prince de Bismarck, l'Allemagne n'a pas d'intérêts au Maroc. » Finalement, grâce à quelques concessions, les 314 LES EUROPÉENS AU MAROC plénipotentiaires adoptèrent un projet en 18 articles qui devint la convention du 3 juillet 1880. Gette convention réglementait non seulement la protection diplomatique et consulaire, mais encore l'acquisition de la propriété immobilière, le paiement des impôts agricoles, la médiation des employés des légations et consulats, la naturalisation étrangère des sujets marocains. La convention reconnaissait à tous les États représentés à la conférence le droit au traitement de la nation la plus favorisée en matière de protection. La conférence de Madrid avait admis pour la pre¬ mière fois l'État marocain dans un congrès européen et l'avait fait entrer pour ainsi dire dans le concert des nations. C'est l'Espagne qui provoqua la confé¬ rence et c'est la France qui en fit les frais ; l'Allemagne, jouant de nos défiances à l'égard de l'Angleterre, fit jeter par nos propres diplomates les premiers fonde¬ ments de l'internationalisation du Maroc, qui nous fut si nuisible par la suite. La France perdit la situa¬ tion privilégiée qu'elle avait eue jusqu'alors dans l'empire chérifien, et c'est à sa demande même que l'article 17 de la convention de Madrid étendit le bénéfice de l'égalité en matière de protection à toutes les nations représentées à la conférence. Dans les confins algéro-marocains, repliés en quelque sorte sur nous-mêmes après 1870, défiants à l'excès de tout ce qui pourrait entraîner des complica¬ tions, nous renonçions au droit de suite et nous préfé¬ rions porter des revendications pécuniaires à Fès par voix diplomatique, méthode déplorable dont les inconvénients sont multiples : nous n'obtenions que rarement satisfaction, nous indisposions le Makhzen contre nous, enfin nous l'incitions à intervenir plus activement dans la zone des confins. C'est sur nos instances que Moulay-el-Hassan vint à Oudjda en 1876, et c'est sur notre invitation qu'il nomma un représentant à Figuig en 1883. La politique makhzé- LA QUESTION DU MAROC DE 1830 A 1900 31§ nienne dans les confins fut, pendant cette période, aussi ingénieuse et adroite que la nôtre l'était peu. Le sultan se gardait bien de soumettre entièrement ces régions éloignées du centre, sans réel intérêt pour lui ; son impuissance se doublait de mauvaise volonté-. L'insécurité et l'agitation de ce Blad-Siba lui était précieuse pour éviter la prise de contact avec les Roumis, qu'il cherchait à éviter ou à retarder le plus possible. Néanmoins, la présence de deux fonction¬ naires chérifiens de pure parade à Oudjda et à Figuig suffisait pour poser une limite à notre extension, et les tribus étaient invitées à se réclamer de Fès dans leurs difficultés avec nous. Le voisinage, au lieu d'être pour nous l'occasion d'une collaboration féconde, qui fît apprécier au Makhzen les services que nous pouvions lui rendre, était une source de difficultés et de réclamations incessantes qui l'aigrissait contre nous. L'insurrection de Bou-Amama en 1881 montra le résultat de la politique effacée et timide suivie depuis la guerre franco-allemande et de l'anarchie qui régnait dans notre politique indigène en Algérie. Lorsque M. Jules Gambon réagit contre la politique négative de ses prédécesseurs, la situation générale était changée et la question marocaine était en partie internationalisée par la conférence de Madrid. Nous avions laissé passer l'heure où nous aurions pu sans difficulté progresser au point de vue politique et économique dans le vaste pays sans maître qui confinait à nos possessions. Cependant, c'est à la France et au gouverneur de l'Algérie que le sultan s'adressa en 1880 ipour avoir un officier d'artillerie chargé d'apprendre aux Marocains la manœuvre du canon : ce fut l'origine de la Mission militaire fran¬ çaise, dont on ne sut malheureusement pas tirer tout le parti possible. A Tanger et à Fès, M. Ordega, ministre de France depuis 1881, défendait nos droits et rele¬ vait notre influence ; son passage était marqué par 316 LES EUROPÉENS AU MAROC un important succès : le protectorat français accordé aux chérifs d'Ouezzan. De son côté, l'Allemagne, qui, à la conférence de Madrid, déclarait, par l'organe de M. de Bismarck, n'avoir pas d'intérêts au Maroc, commençait à travailler dans ce pays. Le docteur Jannasch, président du Cenlralverein fur Handels- geographie et directeur de la Deutsche Exportbank, fondait la ligne de navigation directe Atlas entre Hambourg et le Maroc. Peu après, le comte de Tatten- bach signait le traité de commerce de 1890, le plus complet de ceux ,conclus par le Makhzen, qui fixait à 10 p. 100 ad valorem les droits d'importation, éta¬ blissait des droits de sortie, autorisait l'exportation des céréales et devenait la base du tarif général marocain. Quant à l'Angleterre, elle tenta à diverses reprises d'établir son protectorat sur l'empire chérifien ; en 1892, notamment, un projet dans ce sens fut élaboré par sir Evan Smith ; mais Moulay-el-Hassan se refusa toujours à entrer dans cette voie. Pour l'Espagne, la guerre de Melilla (1893), occasionnée par la construction d'un fort près de marabout de Sidi-Ouriach, nécessita l'envoi de 25.000 hommes, commandés par le maréchal Martinez Gampos ; elle se termina par les conventions de 1894 et de 1895, qui ne conféraient à cette puissance que de médiocres avantages ; malgré un effort militaire considérable, elle dut se contenter d'une indemnité et d'une insignifiante rectification de frontière autour des Présides. En somme, durant tout le xixe siècle, c'est l'influence de Londres qui a dominé dans les conseils du sultan, Le prestige maritime de l'Angleterre, l'habileté de sa politique, la crainte de l'Algérie française depuis 1830, maintiennent et fortifient cette influence. C'est l'Angleterre qui a arrêté la France en 1844, l'Espagne en 1860. Les Marocains le savent, mais leur reconnais- LA QUESTION DU MAROC DE 1830 A 1900 317 sance ne va pas jusqu'à laisser l'Angleterre imposer elle-même son protectorat, comme elle l'a plusieurs fois essayé. Ainsi se perpétue le statu quo, ainsi se maintient le vieux Maroc barbare, vivant anachro¬ nisme à la fin du xixe siècle, plus fermé presque à l'influence européenne qu'il ne l'était au xvme siècle ou à l'époque des Almohades. CHAPITRE III LA CRISE MAROCAINE (1900-1906F I En 1900 s'ouvre la crise marocaine, qui, après de nombreuses et parfois émouvantes péripéties, devait aboutir en 1912 à l'établissement du protectorat français sur l'empire chérifien. Tandis que la politique d'Abd-el-Aziz provoquait une crise intérieure qui détraquait la vieille machine vermoulue du Makhzen, l'occupation des oasis du Touat marquait, au point de vue extérieur, le début d'une période nouvelle. Depuis 1830 jusque vers 1898, ou peut dire que la situation de la France vis-à-vis du Maroc n'avait guère changé ; si elle ne s'était pas désintéressée du Magh¬ reb extrême, la France n'avait à peu près rien fait pour y exercer une influence politique prépondérante. A la frontière algérienne, la situation demeurait sensi¬ blement la même qu'en 1845, malgré des expéditions comme celles de Martimprey et de Wimpfen. Par un trait assez frappant de notre caractère national, 1. Eug. Aubin, Le Maroc d'aujourd'hui, in-8°, Paris, 1904, — Victor Bérard, L'Affaire marocaine, in-18, Paris, 1906. — André Tardieu, La Conférence d'Algésiras, in~8°, Paris, F. Alcan, 1907. — Id., Cinq Ans de politique marocaine {Revue politique el parlementaire, 10 nov. 1908). — Livres Jaunes sur les Affaires du Maroc. — Rouard de Card, Documents diplomatiques pour servir à l'histoire de là question marocaine, in-8°, Paris, 1911. — Id., Traités et accords concernant le protectorat de la France au Maroc, in-8°, 1914. —G. Saint-René-Taillandier, Les origines du Maroc français, Paris, 1930. — Bulletin de l'Afrique française el du Comité du Maroc. LA CRISE MAROCAINE (1900-1906) 319 nous mettons désormais autant de hâte à résoudre la question du Maroc qie nous en avions mis peu dans les soixante années précédentes. L'inertie antérieure fait place à une précipitation fébrile. Le 5 novembre 1881, Jules Ferry, exposant à la Chambre sa politique tunisienne disait : « La question tunisienne est aussi vieille que la question algérienne. Elle est en contemporaine. Un bon Français peut-il supporter la pensée de laisser à d'autres qu'à une puis¬ sance faible, amie ou soumise, la possession d'un terri¬ toire qui est, dans toute l'acception du terme, la clef de notre maison ? » La nécessité qui s'était imposée à la clairvoyance du grand homme d'État devait fatalement inspirer notre politique le jour où, après la question algérienne, après la question tunisienne, se poserait la question marocaine. La France ne pouvait pas se désintéresser du Maroc et il ne dépendait pas d'elle de n'avoir pas de politique marocaine. L'islam, partagé entre des gouvernements différents, constitue une nationalité unique ; un musulman est citoyen de tout pays musulman où il se trouve et bénéficie d'une solidarité dont l'équivalent n'existe pas parmi les nations chrétiennes. Nulle part cette solidarité n'est plus visible et plus étroite qu'entre l'Algérie et le Maroc ; entre ces deux pays, religion, langue, mœurs, organisation familiale, tout est commun. En vain essaierait-on d'esquisser des limites comme on l'a fait en 1845 : « Les musulmans, a dit M. Jules Cambon, ont en ces matières des habitudes d'esprit qui échappent entièrement aux Européens. C'est dans le Coran, qui ne parle point de patrie, qu'est pour eux renfermée toute la loi. Le reste n'est qu'acci¬ dent. » Dans ces conditions, tout trouble au Maroc a son contre-coup en Algérie. De là vient notre intérêt tout spécial à veiller à la tranquillité de l'empire chérifien ; cet intérêt se mesure au préjudice que nous nous infligerions en renonçant à le sauvegarder. 320 LES EUROPÉENS AU MAROC Ce n'est pas du tout un insatiable appétit de conquête qui nous a poussés à assurer au Maroc notre prépondérance politique : c'est une nécessité inéluc¬ table. On ne peut contester l'intérêt primordial qu'a pour nous la question marocaine sans mettre en ques¬ tion du même coup l'utilité, l'avenir et l'existence même de nos possessions de l'Afrique du Nord. Il ne s'agit pas ici d'un de ces territoires plus ou moins riches, plus ou moins désirables, au sujet desquels les transactions et les partages sont possibles. Les énormes sacrifices que nous avons faits en Algérie et en Tunisie depuis trois quarts de siècle pouvaient se trouver annulés, si la solution n'était pas conforme à nos intérêts et à nos droits. Si le Maroc était tombé aux mains d'une autre puissance, notre situation dans la Méditerranée occidentale s'effondrait. Qu'on suppose le Maroc ou une partie du Maroc administré par une puissance qui, consciemment ou inconsciem¬ ment, agiterait la masse musulmane et berbère, l'Algé¬ rie s'en trouverait très sérieusement compromise. Si l'on aperçoit très bien la nécessité pour la France d'avoir une politique marocaine, on ne pouvait man¬ quer, d'autre part, d'être frappé des graves difficultés qu'il y aurait pour elle à résoudre cette question à son profit. En France, le parti socialiste faisait à la ques¬ tion marocaine le reproche qu'il adresse à toutes les entreprises coloniales, d'être des aventures capitalistes et militaristes, de nature à détourner le pays des réformes sociales. D'autre part, beaucoup de bons esprits pensaient que l'établissement de l'ordre et de la sécurité au Maroc ne pouvaient être obtenus sans un sérieux effort militaire, sur l'importance duquel les opinions différaient d'ailleurs, et que cet effort militaire, nullement disproportionné pour une puis¬ sance comme la France si elle avait eu les mains libres en Europe, risquait de désorganiser notre mobilisation et d'affaiblir nos forces sur le continent au moment où LA CRISE MAROCAINE (1900-1906) 321 nous aurions pu en avoir besoin ; or, c'est en Europe que se gagnent et se perdent les colonies. Même au point de vue purement colonial, on pouvait soutenir que, amplement pourvus en Algérie et en Tunisie, nous risquions, en nous étendant outre mesure et étant donnée notre faible natalité, de nous affaiblir et de dépasser la mesure de notre capacité, comme cela s'est produit jadis pour l'empire colonial espa¬ gnol et portugais. Enfin, et c'était l'objection de beaucoup la plus grave, il semblait bien que la ques¬ tion du Maroc ne pouvait se résoudre sans de graves complications européennes et que le consentement de l'Angleterre, de l'Allemagne et de l'Espagne notam¬ ment à notre établissement au Maroc serait certaine¬ ment difficile, peut-être même impossible à obtenir. Il serait vain de vouloir trouver une parfaite unité d'action dans les événements qui nous ont peu à peu acheminés vers le protectorat. Ce sont surtout les forces géographiques et historiques qui ont travaillé pour nous. Quant à notre politique extérieure, elle a eu le mérite de comprendre toute l'importance qu'avait pour nous la question marocaine, mais ce n'est pas sans à-coups, sans contradictions même, qu'elle a travaillé à la résoudre. II L'origine de la crise doit être cherchée dans l'occupa¬ tion par la France des oasis du Touat. De l'absence de toute délimitation au Sud du pays des Ksours résultait, en vertu du traité de 1845, notre droit absolu à occuper les oasis du Tidikelt, du Touat et du Gourara, droit affirmé par nous à plusieurs reprises. Nous avons effectué cette occupation en 1900 et 1901 et nous fûmes bientôt amenés à utiliser la ligne de communication naturelle de la Zousfana et de la A. Bernard 21 322 LES EUROPÉENS AU MAROC Saoura pour rattacher les oasis à la région du Sud- Oranais. Cependant nos atermoiements au sujet du Touat avaient attiré l'attention du Maroc sur cette région, et, à la suite de notre établissement dans les oasis, nos rapports avec le sultan s'étaient passable¬ ment tendus. On avait pu saisir la trace des intrigues de certains agents chérifiens dans les agressions de Sahela-Metarfa et de Timmimoun. Sur ces entrefaites survint le meurtre d'un colon oranais, M. Pouzet, assassiné sans provocation par le caïd des Kebdana, alors qu'il livrait des marchandises achetées par des Rifains (3 avril 1901). Les circonstances dans lesquelles ce meurtre avait été commis appelaient une répara¬ tion ; M. Révoil adressa au Makhzen un ultimatum appuyé par la présence à Tanger de deux navires de guerre. Le Maroc effrayé consentit immédiatement à satisfaire toutes les demandes du ministre ; on se borna d'ailleurs à exiger, outre une indemnité conve¬ nable pour la famille Pouzet, l'envoi à Paris d'une ambassade solennelle avec mission d'y régler les questions pendantes au mieux des intérêts réciproques des deux États et sur les bases du traité de 1845. On ne manqua pas en même temps de faire savoir au sultan que nous étions animés au fond des intentions les plus conciliantes et de l'esprit le plus amical. Le protocole du 20 juillet 1901 et les accords des 20 avril et 7 mai 1902, tout en laissant subsister le traité de 1845, déterminèrent le sens et la portée des principales clauses. L'accord était destiné, suivant les termes mêmes du préambule, à « consolider les liens d'amitié existant entre les deux gouvernements et à développer leurs bons rapports réciproques, en pre¬ nant pour base le respect de l'intégrité de l'empire chérifien d'une part, et, d'autre part, l'amélioration de la situation de voisinage immédiat qui existe entre eux par tous les arrangements particuliers que nécessite le dit voisinage ». Il y a cependant entre LA GRISE MAROCAINE (1900-1906) 323 l'acte de 1901 et celui de 1902 quelques différences : le premier s'inspire plutôt d'une politique de zones d'influence, tandis que le deuxième fait nettement prévaloir la politique d'association. L'objet essentiel du premier protocole 'èst de placer sous notre suze¬ raineté les Ouled-Djerir et les Douï-Menia. Les accords de 1902 organisent la collaboration de la France et du Makhzen dans les régions frontières en ce qui concerne la police, le commerce et les douanes ; une triple ligne de marchés, français, mixtes et marocains, devait être créée entre le Maroc et l'Algérie ; le gouvernement français s'engageait à verser chaque année au Makh¬ zen une somme représentant les droits de douane afférents aux marchandises introduites du Maroc en Algérie entre le Teniet-Sassi et Figuig. Les accords stipulaient d'une façon générale que le gouvernement français prêterait son appui au gouvernement maro¬ cain pour consolider son autorité makhzénienne dans la zone des confins. La France pratiqua la politique des accords dans l'esprit le plus large et le plus conciliant. Elle secourut le sultan contre le Rogui, lui donna l'appui de ses arsenaux, de ses officiers et même de ses postes de la frontière. Mais le Makhzen refusait de collaborer avec nous au rétablissement de la paix et de la sécurité et faisait preuve d'autant de mauvaise volonté que d'impuissance. Non seulement il ne nous aidait pas, mais la main de ses agents était trouvée dans toutes les agressions formentées contre nous. Dans tout le Sud-Oranais, ce n'étaient qu'attaques contre nos postes et nos convois, enlèvements de troupeaux, pillages de caravanes, assassinats de sentinelles et d'officiers. Nous fûmes donc amenés à assurer la sécurité par nous-mêmes. L'agression du col de Zenaga [31 mars 1903), commise par les gens de Figuig contre M. Jonnart, gouverneur général de l'Algérie, amena le bombardement des ksours qui nous avaient 324 LES EUROPÉENS AU MAROC si longtemps bravés et qui avaient servi de refuge à tous les malfaiteurs. C'est au colonel Lyautey, qui avait fait ses preuves comme pacificateur à Madagascar et parcouru une bril¬ lante carrière coloniale, que fut confiée la difficile mis¬ sion d'affermir notre domination dans le Sud-Oranais et d'assurer le respect de nos droits dans des régions jusque-là hostiles et fermées à notre influence. Il était tout d'abord indispensable de ne pas nous cantonner dans le fossé de la Saouara, mais de sur¬ veiller également le talus qui borde ce fossé à l'Ouest, c'est-à-dire la région des Ouled-Djerir et des Douï- Menia. C'était là une conséquence prévue de l'occupa¬ tion du Touat ; il fallait nous porter en avant du Djebel Béchar, qui surplombait notre ligne d'étapes ; l'occupation de Colomb, en novembre 1903, répondit à cet objectif ; nous pouvions désormais recouper vers le Nord les pistes allant à Figuig, surveiller vers le Sud la vallée du Guir, appliquer les conventions aux Douï- Menia, tenir les Beraber en respect. Pour contenir les gens du Guir et parer aux incursions des gens de Bou- Amama, des postes furent installés à Forthassa et à Berguent en 1904 ; une série de reconnaissances de police nous amenèrent en 1905 et 1906 à rayonner dans toute la zone des steppes qui s'étend jusqu'à la Moulouya. On aurait pu concevoir que la pénétration française du Maroc continuât à s'effectuer graduellement en partant de la base solide que nous avions en Algérie. Mais on procéda autrement et il parut nécessaire de préparer le terrain diplomatiquement. Des négocia¬ tions furent engagées dans ce but avec diverses puissances européennes, négociations qui eurent pour résultat d'internationaliser la question du Maroc. LA CRISE MAROCAINE (1900-1906) 325 On commença par obtenir le désistement de l'Italie, ce qui fut relativement facile. A un moment donné, l'Italie avait songé elle aussi à établir son protec¬ torat au Maroc, mais ces velléités n'avaient pas eu de suite. Les relations entre la France et l'Italie s'étant améliorées vers la fin de 1898, le cabinet de Paris, profitant de cette détente, fit comprendre qu'il serait disposé à ne pas gêner l'action italienne en Tripolitaine si le cabinet de Rome promettait de ne pas gêner l'action française au Maroc. La Consulta se montra favorable à ces ouvertures, et ces négocia¬ tions aboutirent à un accord signé en décembre 1900 et confirmé le 1er novembre 1902 ; la France déclarait se désintéresser de la Tripolitaine et l'Italie en retour déclarait se désintéresser du Maroc. En 1903, un rapprochement se produisit entre la France et l'Angleterre ; l'entente cordiale se dessina. Désireux de supprimer pour l'avenir toute cause de froissement et d'irritation, les hommes d'État des deux pays estimèrent qu'il convenait de régler simul¬ tanément un certain nombre de vieux litiges colo¬ niaux. Le 8 avril 1904, M. Paul Cambon, ambassadeur à Londres, et le marquis de Lansdowne signèrent une déclaration concernant l'Égypte et le Maroc. Moyen nant l'abandon de nos renvendications en Égypte, l'Angleterre nous laissait les mains libres au Maroc, quoique avec certaines réserves. L'Angleterre déclarait qu'il appartenait à la France de veiller à la tranquillité de ce pays, de lui prêter son assistance pour toutes les réformes administratives, financières et militaires dont il aurait besoin, et s'engageait à ne pas y entra¬ ver l'action de la France. C'était là un résultat capital, dont il est superflu de faire ressortir la valeur. La France s'engageait à maintenir la liberté commerciale au Maroc pour une période de trente ans ; elle s'enga¬ geait à ne pas laisser élever de fortifications ou d'ouvrages stratégiques quelconques sur la partie de 326 LES EUROPÉENS AU MAROC la côte du Maroc comprise entre Melilla et la rive droite du Sebou. Enfin le gouvernement français devait se concerter avec l'Espagne au sujet des intérêts qu'a cette puissance en vertu de sa position géographique et de ses possessions territoriales sur la côte marocaine de la Méditerranée. Par un des articles secrets annexés à la convention, les deux gouvernements convenaient qu'une certaine quantité de territoires marocains adjacents à Melilla, Ceuta, et autres Présides devaient, le jour où le sultan cesse¬ rait d'exercer son autorité, tomber dans la sphère d'influence espagnole, et que l'administration de la côte depuis Melilla jusqu'aux hauteurs de la rive droite du Sebou serait confiée à l'Espagne. Quant à l'Espagne, la France avait négocié avec cette puissance un premier arrangement qui avait pour objet d'opérer un partage éventuel du Maroc entre les deux puissances et qui donnait à l'Espagne toute la partie septentrionale du Maroc, y compris Fès et Taza, jusqu'à la rive droite du Sebou, ce qui revenait à attribuer le royaume de Fès à l'Espagne et le royaume de Marrakech à la France. Par bonheur, l'arrangement ne fut pas conclu et resta à l'état de simple ébauche. Après la signature de l'accord franco-anglais, de nouvelles négociations furent engagées entre le cabinet de Paris et celui de Madrid en vue de définir le rôle de chacune des deux puissances dans l'empire chéri- fien ; elles aboutirent à la signature de la déclaration du 3 octobre 1904, qu'un protocole additionnel vint compléter le 1er septembre 1905 en se bornant à préciser certains de ses termes. Cette déclaration, dans sa partie officielle, se réfé¬ rait simplement à la convention franco-anglaise du 8 avril, à laquelle l'Espagne adhérait ; les puissances signataires affirmaient leur attachement à l'intégrité de l'empire marocain sous la souveraineté du sultan. Mais une convention secrète délimitait, pour le cas où LA CRISE MAROCAINE (1900-1906) 327 la situation du Maroc viendrait à être modifiée, une zone d'influence espagnole. Cette zone, moins étendue que celle du projet de 1902, traçait une limite dans une région à peu près inconnue au point de vue géo¬ graphique. En gros, elle attribuait à l'Espagne les massifs littoraux du Maroc septentrional jusqu'à la ligne du partage des eaux entre la Méditerranée et le bassin du Sebou ; elle laissait à l'Espagne une grande partie de la vallée de l'Ouerra, passait entre Ksar- el-Kebir et Ouezzan et allait aboutir à l'Atlantique au Sud de Larache ; Taza, Fès, Ouezzan, la vallée du Sebou étaient laissés à la France. En outre, dans le Sud du Maroc, une autre zone d'influence espagnole, prolongation de la colonie du Rio-de-Oro, s'étendait jusqu'à l'Oued Tazeroualt et à l'Oued Massa. L'arran¬ gement franco-espagnol était en contradiction mani¬ feste avec la politique d'intégrité marocaine et de pénétration pacifique, et la constitution d'une zone espagnole sonnait le glas du vieux Maroc. Au mois de juin 1904, la question du Maroc sembla devoir se résoudre à notre profit et selon nos intentions. Un emprunt de 62 millions et demi avait été conclu par le sultan ; l'emprunt était garanti sur la totalité du produit des douanes ; 60 % de cè produit était affecté spécialement et exclusivement au service de l'emprunt ; un délégué des porteurs de titres, ayant des employés dans chaque port, était chargé d'opérer ce prélèvement. En somme, le contrat mettait entre nos mains les douanes du Maroc et nous donnait le droit de les contrôler. Une ambassade, destinée à exposer au sultan un programme général de réformes, fut envoyée à Fès au début de 1905, sous la conduite de M. Saint-René Taillandier. C'est à ce moment que se produisit l'intervention allemande, qui vint tout remettre en question. LES EUROPEENS AU MAROC C'était une tradition de la politique allemande depuis 1871 de favoriser les entreprises coloniales de la France. En ce qui concerne le Maroc, l'Allemagne avait manifesté à diverses reprises, et notamment à la conférence de Madrid, son intention de ne pas entraver notre action ou même de la servir ; à deux reprises, en 1885 et 1887, cette puissance refusa de prendre part à une conférence marocaine qu'elle savait devoir être dirigée contre nos intérêts. Certes, le temps n'était plus où le prince de Bismarck déclarait que l'Allemagne n'avait pas d'intérêts au Maroc et depuis lors le commerce allemand, sans atteindre un chiffre très considérable, avait fait preuve dans ce pays d'une remarquable activité. Cependant M. de Bulow affirmait à son tour qu'il n'était point, en Afrique ou en Asie, de terrain où les intérêts français et les intérêts allemands fussent en conflit ; le 12 avril 1904, le chancelier disait au Beichstag que l'Allemagne n'avait aucune raison de craindre que ses intérêts économiques au Maroc pussent être mis de côté par une puissance quelconque. Le 29 mars 1905, il tenait un tout autre langage ; il est vrai que dans l'intervalle s'était produite la défaite des Busses à Moukden et que les événements d'Extrême-Orient donnaient à l'Allemagne toute liberté d'agir. La thèse de l'Allemagne se résumait ainsi : elle n'avait jamais eu connaissance officielle de l'arran¬ gement anglo-français ; en négligeant de le lui commu¬ niquer, on avait péché par omission ; en conséquence, elle gardait sa pleine indépendance, et, considérant que ses intérêts économiques n'étaient pas garantis, puisqu'aucun engagement n'avait été pris envers elle, elle entendait traiter ses affaires directement avec le LA CRISE MAROCAINE (1900-1906) 329 sultan du Maroc. L'Allemagne prétendait en outre que nous nous étions présentés à Fès comme manda¬ taires de l'Europe et qu'en vertu de l'article 17 de la convention de Madrid, nous ne pouvions prétendre à un mandat de ce genre qu'avec l'assentiment de toutes les puissances signataires de cette convention. Au reste, derrière ces « moyens de droit », qu'elle qu'en fût la valeur, il y avait la question de force. Le 31 mars, l'empereur Guillaume II débarquait à Tanger et les paroles prononcées par lui dans cette circonstance avaient un caractère d'hostilité directe contre la politique française : « C'est, dit-il, au sultan du Maroc, souverain indépendant, que je fais ma visite, et j'espère que sous sa haute souveraineté, un Maroc libre sera ouvert à la concurrence pacifique de toutes les nations, sans monopole ni exclusion d'aucune sorte. » On apprit bientôt après que le comte de Tattenbach était envoyé à Fès en mission spéciale. Sur son conseil, le sultan repoussait le programme de la France, comme incompatible avec les conventions internationales, et invitait les puissances à une confé¬ rence où seraient étudiées les réformes à introduire au Maghreb. On se décida alors à négocier avec l'Allemagne. La France déclara qu'elle n'était pas opposée en principe à la conférence proposée par le sultan, mais qu'elle désirait la voir précédée d'un échange de vues avec l'Allemagne sur la question marocaine. Les négocia¬ tions poursuivies entre M. Rouvier et le prince de Radolin, puis entre M. Rosen, ministre d'Allemagne au Maroc, et M. Révoil, aboutissaient à la note du 8 juillet 1905 et au protocole du 28 septembre 1905. L'accord se faisait sur les principes suivants : souve¬ raineté et indépendance du sultan, intégrité de son empire, liberté économique sans inégalité, utilité de réformes de police, de réformes financières, reconnais¬ sance de la situation spéciale faite à la France au 330 LES EUROPÉENS AU MAROC Maroc par la contiguïté, sue une vaste étendue, de l'Algérie et de l'empire chérifien. Le programme de la conférence devait comporter : organisation de la police, règlement concernant la surveillance et la répression de la contrebande des armes, réforme financière consistant principalement dans la consti¬ tution d'une banque d'État, étude d'un meilleur rendement des impôts et de la création de nouveaux revenus, enfin fixation de certains principes destinés à sauvegarder la liberté économique. La conférence internationale qui se réunit à Algésiras, le 15 janvier 1906, dura près de trois mois, l'acte général ayant été signé seulement le 7 avril 1906. Cet acte portait dans son préambule que les puissances signataires s'inspiraient de l'intérêt qui s'attache à ce que l'ordre, la paix et la prospérité régnent au Maroc et avaient reconnu que ce but précieux ne saurait être atteint que moyennant l'introduction de réformes basées sur le triple principe de la souverai¬ neté et de l'indépendance de S. M. le Sultan, de l'inté¬ grité de ses États et de la liberté économique sans aucune inégalité. L'acte lui-même était divisé en six parties : la première était une déclaration rela¬ tive à l'organisation de la police ; la seconde, un règlement concernant la surveillance et la répression de la contrebande des armes ; la troisième, un acte de concession d'une banque d'État marocaine ; la quatrième, une déclaration concernant un meilleur rendement des impôts et la création de nouveaux revenus ; la cinquième, un règlement sur les douanes de l'empire et la répression de la fraude et de la contre¬ bande ; la sixième, une déclaration relative aux ser¬ vices publics. La Banque d'État et l'organisation de la police constituaient la partie essentielle des déci¬ sions de la conférence. La Banque d'État marocaine était constituée au capital initial de 15.400.000 francs, divisé en 14 parts, LA CRISE MAROCAINE (1900-1906) 331 dont 12 étaient prises par les puissances signataires et 2 par le consortium des banques qui avait consenti l'emprunt de 1904. Chaque part donnait droit à la désignation d'un administrateur statutaire. La Banque d'État est chargée des opérations de trésorerie du gouvernement marocain, c'est-à-dire notamment d'en¬ caisser les revenus et de payer les dépenses pour son compte. Elle a l'obligation de faire au gou¬ vernement marocain des avances dont la principale, à concurrence de 10 millions de francs, est desti¬ née à la création et à l'entretien de la police des ports. Cette avance est l'objet le plus immédiat qu'aient envisagé les puissances ; elles ont voulu créer la sécurité dans les ports ouverts, et, comme elles auraient vainement demandé au Makhzen de faire les fonds, elles ont à cet effet institué la Banque. Enfin cette institution est chargée du service des emprunts publics au Maroc, et, dans un autre ordre d'idées, elle doit prendre les mesures utiles en vue de l'assainissement de la situation monétaire. En compen¬ sation de ces charges et obligations, la Banque jouit de divers droits et avantages, parmi lesquels les plus importants sont le privilège d'émission et de droit de préférence en matière d'emprunts publics. La police, placée sous l'autorité du sultan et recrutée parmi les musulmans marocains, était créée pour une période de cinq ans. Son effectif ne devait pas dépasser 2.500 hommes, ni être inférieur à 2.000 ; elle était répartie entre les huit ports ouverts. Des instructeurs européens étaient mis à la disposition du sultan pour lui venir en aide dans l'organisa¬ tion de cette police. Ces instructeurs devaient être espagnols à Tétouan et à Larache, mixtes à Tanger et à Casablanca, Français à Babat, Safi, Mazagan et Mogador. L'inspection générale de la police était confiée à un officier supérieur de l'armée suisse. Pendant la longue période de négociations et de 332 LES EUROPÉENS AU MAROC luttes qui précéda la signature , la politique française n'avait pas varié et avait fait preuve d'une netteté et d'une franchise qui finit par gagner à notre cause presque toutes les autres puissances représentées à la conférence. L'Allemagne montra au contraire de l'imprécision dans ses desseins, un appétit de repré¬ sailles, de l'infatuation ; bien qu'en lui-même le résul¬ tat final fût pour elle acceptable, la conférence d'Algé- siras avait en somme repris, en les précisant, nos suggestions initiales ; à quelques différences près, les réformes sanctionnées par la conférence étaient celles-là mêmes que deux ans auparavant nous avions recom¬ mandées au Makhzen. Pour la question de la police des ports, question la plus discutée et en effet la plus importante au point de vue politique, non seulement l'Allemagne n'obtint pas le secteur qu'elle désirait en 1905, mais aucun officier allemand ne figurait parmi les instructeurs ; ces instructeurs étaient exclu¬ sivement français et espagnols. Pour la Banque d'État, nous avions accepté l'internationalisation de son capital, mais nous avions obtenu dans la direction une place équivalente à l'importance de notre apport, équivalente aussi à notre rôle prépondérant dans la constitution du crédit marocain ; nous possédions la majorité dans le comité des statuts et dans le Conseil d'administration. Il en était de même pour les contre¬ bande des armes, pour les douanes, pour les travaux publics, pour l'augmentation des revenus. Les mesures que la France avait jugées nécessaires, la conférence se les appropriait. Et par là même, le principe de notre politique marocaine se trouvait consacré par les représentants de l'Europe. Nous avions consenti des sacrifices de forme, mais sauvé le fond ; admis que, pour l'introduction des mesures à prendre, l'Europe s'interposât entre le sultan et nous, mais, pour l'exé¬ cution de ces mesures, réclamé et obtenu la reconnais¬ sance de l'intérêt spécial invoqué dès le premier jour. LA CRISE MAROCAINE (1900-1906) 333 En somme, en 1904, au moment de la signature de l'accord franco-anglais, nous avions cru la partie gagnée ; en 1905, au moment du débarquement de Guillaume II à Tanger, nous pouvions la croire perdue ; en 1906, après Algésiras, elle n'était ni perdue ni gagnée. La conférence d'Algésiras était évidemment un pas de plus dans la voie de l'internationalisation du Maroc, commencée par la conférence de Madrid. Mais nous avions évité dans la mesure du possible l'institution au Maroc d'organismes internationaux susceptibles de devenir pour nous une menace et une gêne, en particulier la création d'une police inter¬ nationale qui serait vite devenue une source de conflits ; pratiquement, les choses restaient en l'état. La police des ports, limitée aux proportions que lui avaient données la conférence, ne pouvait guère produire de résultats appréciables. Le sultan ne disposait pas plus qu'auparavant d'une force militaire lui permettant de faire reconnaître et d'exercer sa souveraineté,d'en¬ rayer l'anarchie, de faire rentrer les impôts. L'Europe collective n'a jamais inspiré aux Marocains ni crainte ni respect ; la réorganisation, la réfection d'un État comme le Maroc ne pouvait être tentée et pratiquée que par un seul opérateur et cet opérateur ne pouvait être que la France, personne n'en doutait en Europe, pas même l'Allemagne. CHAPITRE IV LA CRISE MAROCAINE (suite) (1906-1912)1 L'acte d'Algésiras n'était pas une solution de la question du Maroc, c'était l'ajournement de la solu¬ tion. « Ce n'est pas la paix, écrivait au lendemain de la conférence un publiciste, c'est un armistice de cinq ans. » Peu après la clôture de la conférence, de sensibles changements venaient modifier la situation de l'empire chérifien et celle de la France vis-à-vis de lui. Soit sur la frontière algérienne, soit dans le Maroc occidental, le gouvernement français avait de nom¬ breux griefs à invoquer ; les attentats contre les Euro¬ péens et en particulier contre les Français se mul¬ tipliaient. Toute une série de vexations et de mauvais procédés de la part des autorités chérifiennes, aussi bien dans l'Est que dans l'Ouest, rendirent nécessaire l'occupation d'Oudjda en mars 1907 ; cette occupa¬ tion, opportune en elle-même, ne donna que des résultats médiocres en raison des restrictions qu'on 1. Outre les ouvrages cités au chapitre précédent, voir : André Tardieu, Le Mystère d'Agadir, in-8°, Paris, 1912. — Pierre Albin, Le Coup d'Agadir, in-18, Paris, F. Alcan, 1912. — Rapports parlementaires de M. Long et Pierre Baudin sur la convention franco-allemande du 4 novembre 1911 et sur le traité franco-marocain, du 30 mars 1912 ; — de Noulens et de Selves sur le traité franco-espagnol du 27 novem¬ bre 1912. Paris, 1912-1913. — L. Maurice, La politique marocaine de l'Allemagne, in-18. Paris, 1916. LA CRISE MAROCAINE (1906-1912) 335 crut devoir y apporter, la colonne expéditionnaire ayant reçu l'ordre de ne pas dépasser un rayon de 10 kilomètres autour de la ville. Dès le mois d'août, M. Jonnart réclamait l'occupation de Cheraâ pour contenir les Beni-Snassen ; l'autorisation nécessaire ne lui fut pas accordée. Cependant l'agitation croissante aboutit à la violation du territoire algérien par les Beni-Snassen, et il fallut finir par où l'on aurait dû commencer. Le plan adopté consista à entourer le massif montagneux, à tenir les Beni-Snassen en s'emparant de leurs marchés, de leurs cultures et en leur rendant impossible toute relation avec l'extérieur. L'opération, conduite par le général Lyautey avec une précision remarquable et une admirable compréhen¬ sion des choses et des hommes du pays, aboutit en quelques semaines à la soumission de la Kabylie des Beni-Snassen et de 30.000 Berbères. Au cours de l'année 1908, des harkas considérables, fanatisées par des marabouts, se rassemblent dans le Tafilelt et viennent nous attaquer dans le Sud-Ora- nais ; la riposte à leurs agressions nous conduit jusque sur le Haut-Guir. La harka est mise en déroute près du ksar de Bou-Denib, où une garnison est laissée ; le 1er septembre, dans un blockhaus voisin du ksar, 75 hommes, commandés par le lieutenant Vary, se défendent héroïquement pendant. dix-huit heures contre les attaques furieuses de 20.000 Maro¬ cains. Quelques jours après, la colonne Alix mettait la harka en pleine déroute à Djorf et la poursuivait jusqu'à Toulal. Cette victoire arrêta le mouvement de guerre sainte qui avait précipité sur nous les Bera- ber et laissa aux indigènes une très vive impression de terreur et de découragement. Le 7 décembre 1908, le général Lyautey, haut commissaire français dans les confins, avait adressé au Président du Conseil un remarquable rapport qui présentait un programme complet d'organisation, 336 LES EUROPÉENS AU MAROC reposant sur les accords de 1901 et de 1902. Le but des accords était d'établir un état de sécurité, puis un courant d'échanges commerciaux ; pour y parvenir, il fallait organiser une police capable d'assurer réellement et d'une façon définitive la protection de la frontière algérienne, la sécurité de ses abords, l'innocuité des foyers d'agression voisins. Ce plan magistral fut exécuté avec beaucoup de lenteur, par suite de la sourde hostilité de certains bureaux de la Guerre et des Affaires étrangères. La période qui va de la fin de 1908 au mois de mai 1910 est une période d'attente, qui fut néanmoins mise à profit par le général Lyautey et ses collaborateurs pour consolider les résultats acquis et préparer une nouvelle étape. Les populations les plus farouches prennent confiance et entrent en contact avec nous. Au printemps de 1910, le sud de l'amalat d'Oudjda et le nord du Haut-Guir sont acquis à notre influence jusqu'au voisinage de la Moulouya. Un nouveau pas en avant est alors accompli ; les mouvements combi¬ nés de nos détachements de Bou-Denib, Colomb, Berguent et Oudjda mettent à la raison les tribus qui manifestaient encore des sentiments hostiles. Pendant que le général Alix et le colonel Strasser, opérant à l'Ouest d'Anoual, châtiaient les Aït-bou-Chaouen et les Aït-Hammou, le général Lyautey et le colonel Féraud, poursuivant l'application de l'accord de 1902 qui prévoyait l'établissement de marchés à El-Aïoun- Sidi-Mellouk et à Debdou, occupaient Taourirt, car¬ refour des routes conduisant à Debdou, à Melilla et d'autre part à Taza et à Fès. Le colonel Féraud entreprenait une série d'opérations en éventail dans la plaine de Tafrata ; le 10 juillet 1910, deux fractions de la tribu des Beni-bou-Yahii nous attaquaient au gué de Moul-el-Bacha ; mais, peu après, elles deman¬ daient l'aman et payaient l'amende qui leur était imposée. LA CRISE MAROCAINE (1906-1912) 337 L'occupation de Taourirt nous permettait d'étendre sur la Basse-Moulouya, de la mer jusqu'à Guercif, la même surveillance pacifique que la colonne Alix et nos postes du Guir venaient d'exercer sur la moyenne Moulouya. Du Nord au Sud, l'Algérie se trouvait couverte par une zone acquise à la sécurité, grâce à l'action combinée de notre politique et de nos armes. Ces opérations consacraient la supériorité des méthodes inaugurées sept ans auparavant dans le Sud-Oranais et mettaient en lumière une fois de plus cette vérité, que, pour ne pas être acculé à l'emploi de la force, il importe de la manifester ; il faut choisir entre le système des répressions coûteuses et celui des manifestations pacifiques. C'est au gou¬ verneur général de l'Algérie, M. Jonnart, et au général Lyautey, auquel M. Jonnart s'était efforcé de faciliter sa tâche en toutes circonstances, qu'il faut rapporter l'honneur de l'œuvre accomplie pendant sept ans dans les confins algéro-marocains (1903-1910). La méthode, dont les résultats ont démontré l'excellence, a consisté essentiellement à substituer le système de l'action régionale au système des postes et au système des colonnes purement militaires ; en Afrique, selon une formule du général Lyautey, on se garde par le mouvement. Sa méthode consiste dans la combinai¬ son constante et simultanée de la politique et de la force, seul procédé efficace pour obtenir une tranquil¬ lité définitive : c'est la véritable pénétration pacifique. En même temps, dans toute la région des confins, nos soldats, dignes héritiers des légions romaines, aménageaient le pays qu'ils venaient de soumettre. Sans crédits, sans indemnités, des routes étaient construites, des lignes télégraphiques et télépho¬ niques installées, des points d'eau aménagés, des pépinières, des écoles, des infirmeries créées. C'est une œuvre qui force l'admiration. A. Bernard 22, 338 LES EUROPEENS AU MAROC 2L-L:'V'V" II A l'autre extrémité du Maroc, sur les bords de l'Atlantique, d'autres opérations militaires étaient jugées nécessaires. A la suite de l'assassinat, le 30 juil- let 1907, de 9 Européens, dont 5 Français, employés aux travaux du port de Casablanca, un détachement de marins français, mis à terre le 5 août pour protéger le consulat, avait soiT'ciief et cinq hommes blessés. Casablanca, attaquée et pillée par les tribus du voisi¬ nage, n'était dégagée que le 7 août, par le corps de débarquement du général Drude. Mais le gouverne¬ ment crut devoir, comme il l'avait fait au début à Oudjda, limiter l'action de nos troupes à la banlieue immédiate de la ville. Dans ces conditions, aucuu résultat ne pouvait être obtenu et Casablanca ten¬ dait à devenir un véritable préside où nous étions enfermés. Le 1er janvier 1908, pour la première fois, le général Drude, au lieu d'abandonner immédiatement un point conquis, laissa une garnison à la Kasba de Mediouna, à 18 kilomètres de Casablanca. Quelques jours après, le général d'Amade lui succédait et se mettait en devoir de commencer sans retard une campagne active. Le corps expéditionnaire était porté de 7.000 à 10.000, puis à 14.000 hommes ; après avoir occupé la kasba inhabitée de Ber-Rechid, le général d'Amade marcha immédiatement sur Settat, la principale localité de la province et le marché le plus important des tribus chaouïa ; il s'en empara. Pour maintenir les communications avec Rabat, il plaça également des garnisons dans les kasbas de Fedhala et de Bou-Znika. Le 2 février, le colonel Boutegourd livra près de Ber-Rechid le combat le plus acharné de la campagne, à la zaouïa d'El-Mekki. Pendant les trois mois d'opérations qu'il fallut exécuter pour persuader aux Chaouïa qu'il leur était LA CRISE MAROCAINE (1906-1912) 339 impossible de résister victorieusement aux Français, la stratégie du général d'Amade fut caractérisée par une incessante activité. Grâce à des efforts incroyables, qui imposèrent aux troupes des fatigues véritablement surhumaines, à des marches inouïes, à de brusques changements de direction, à des opérations de nuit accomplies dans le plus grand secret, il parvint à atteindre l'ennemi, à le mettre en déroute, à le rejeter dans les montagnes. Son principe resta tou¬ jours celui de l'ubiquité constante ; îpais, à la suite des combats indécis des 17 et 18 février, il fut amené à modifier ses procédés. Il renonça à l'emploi des colonnes séparées, dont il est toujours difficile de coordonner la marche dans de bonnes conditions et entre lesquelles un ennemi mobile et bien informé peut faire la navette, menaçant contamment les plus faibles ; il employa désormais une seule masse comprenant toutes les unités disponibles. Après les combats des Rfakha (29 février), du Mgarto (8 mars), de Sidi-el-Ourimi (15 mars), de Fekkak (29 mars), toutes les tribus se soumirent à l'exception des Mdakra. Pour venir à bout de la résistance de cette dernière fraction belliqueuse et maintenir le reste de la popula¬ tion, on créa les postes de Camp-du-Boucheron (Sidi-Aceïla), Settat, Kasba-ben-Ahmed et Sidi-ben- Sliman, occupés par des détachements régionaux assurant à notre action la constance et la fixité. Le 16 mars, une forte colonne pénétra jusqu'au cœur du pays des Mdakra et détruisit leur camp. Cette affaire marque la fin de la campagne ; en trois mois, le territoire des Chaouïa avait été entièrement pacifié. Le 30 juin, une reconnaissance était poussée jusqu'à Azemmour et un poste permanent laissé à Sidi-bou- Beker. La sécurité était assurée tant à la périphérie qu'à l'intérieur, le long de nos lignes de communication doublées de lignes télégraphiques, jalonnées de gîtes 340 LES EUROPÉENS AU MAROC d'étapes et de magasins. L'œuvre de la France s'im¬ primait sur le sol et y laissait sa trace bienfaisante. Le 1er février 1908, le général Moinier remplaçait le général d'Amade, qui rentrait en France. Quelques jours après, le lieutenant Méaux était tué sur les confins des Chaouïa et des Zaër, où il poursuivait un malfaiteur, et les Zaër refusaient de livrer les agres¬ seurs ; nos goumiers s'avançaient jusque sur les bords de l'Oued Korifla et mettaient en fuite les Zaër, mais ne pouvaient les poursuivre, par suite des instructions reçues. Une opération dirigée au mois de juin 1910 sur le Tadla nous avait amenés à occuper la kasba de Tadla, mais le général Moinier avait reçu l'ordre de ramener ses troupes dans leurs positions habituelles à l'intérieur du pays des Chaouïa. Le 14 janvier 1911, le lieutenant Marchand, attiré dans un guet-apens à la kasba de Merchouch, était tué presque au même point où le lieutenant Méaux avait péri un an aupa¬ ravant ; une petite colonne avait été concentrée au Camp-du-Boucheron dès l'agression connue, mais on estima que nos forces en Chaouïa ne nous permet¬ taient pas d'entamer une opération de police sérieuse contre les Zaër et on s'abstint provisoirement. L'insuf¬ fisance des effectifs, réduits de 15.000 à 6.000 hommes, l'immobilité qui en était la suite, les consignes de prudence entravaient complètement notre action. Nos officiers et nos soldats transformèrent la pro¬ vince des Chaouïa et y firent régner une paix et une sécurité qu'elle n'avait jamais connue. On ne saurait trop rendre hommage à leur effort, Des goumiers marocains, établis auprès de nos postes avec leurs familles et fortement encadrés par des officiers fran¬ çais, marchaient avec nos troupes sous l'autorité de leur caïd. Les impôts coraniques et les taxes sur les marchés étaient régulièrement perçus, sous la surveil¬ lance et le contrôle du Service des renseignements. Puis c'étaient des travaux de propreté et d'hygiène; LA GRISE MAROCAINE (1906-1912) 341 la réfection des anciennes pistes, des constructions de ponts et de tramways, la création d'un réseau télé¬ graphique, des adductions d'eau, des installations de casernements et d'hôpitaux, le tout par des moyens des fortune, avec un misérable budget de quelques milliers de francs ; le tout avec l'approbation, à la demande même des populations intéressées, des caïds, des djemâas, des assemblées de notables : c'était un magnifique rayonnement de l'influence et de la civili¬ sation française. « Il est absolument hors de doute, écrivait dès 1908 R. Rankin, que la masse des agri¬ culteurs chaouïa saluerait avec allégresse l'annonce de l'occupation permanente de leur pays parles Fran¬ çais ; ce résultat est dû pour la plus grande part à l'excellente conduite des troupes et à leur exacte discipline. » On se proposa à plusieurs reprises d'évacuer le pays, mais il fallut bien reconnaître qu'il était désor¬ mais impossible de priver la contrée du bienfait de l'hégémonie française, d'abandonner de nouveau à l'anarchie et aux représailles aussi bien les intérêts français et européens que les indigènes qui nous avaient fait leur soumission. Après avoir établi dans ce pays un état de sécurité et de prospérité jusque-là inconnu, nous avions le droit d'exiger des garanties effectives contre le retour des désordres que risquait d'entraîner le départ de nos troupes. III Nous avions ainsi organisé et pacifié deux provinces marocaines : la région des confins, qui s'étend entre l'Algérie et la Moulouya, et la province des Chaouïa. C'étaient là deux terrains d'association avec le Makhzen, si celui-ci s'y prêtait par la suite, et des exemples qui pourraient peu à peu s'étendre à d'autres 342 LES EUROPÉENS AU MAROC région du Maroc. Dans le cas contraire, et si le sultan se montrait trop mal intentionné ou trop impuissant, c'étaient les deux pinces d'un étau qui pourraient se resserrer sur le Maroc. Nous nous efforcions cependant, non seulement pour montrer notre bonne foi, mais parce que tel était notre véritable intérêt, d'amener le Makhzen à cette collaboration si désirable pour nous comme pour lui. Une nouvelle crise intérieure était venue compliquer encore les éléments du problème. Moulay- Hafid, proclamé d'abord à Marrakech, puis à Fès, avait" remplacé Abd-el-Aziz. La France en cette circonstance avait à choisir entre deux politiques : liée à Abd-el-Aziz par l'acte d'Algésiras, en rapports amicaux avec lui depuis qu'en octobre 1907 il avait eu à Rabat une longue entrevue avec M. Regnault et le général Lyautey, attaquée par les émissaires de Moulay-Hafid non seulement dans les Chaouïa, mais encore sur les confins du Sud-Oranais, elle pouvait prendre nettement parti pour Abd-el-Aziz, au moment où la révolte de son frère était encore peu redoutable, et travailler au rétablissement de l'ordre d'accord avec lui. Elle pouvait aussi, considérant que la que¬ relle des deux frères ne la regardait pas, rester sur ses positions et voir venir les événements. C'est à ce second parti qu'on s'arrêta ; au mois d'avril 1908, le général d'Amade, qui était à portée de Moulay-Hafid et qui lui eût aisément barré la route de Fès, reçut l'ordre de le laisser passer. Abd-el-Aziz, parti de Rabat pour Marrakech avec une mehalla de 6.000 hommes, dont environ 1.000 Chaouïa, fut défait le 19 août à Bou-Ajiba, sur la rive gauche de l'Oued-Tessaout-et-Tahtia, par les contingents du Glaoui. Ce fut un sauve-qui-peut général jusqu'à l'Oum-er-Rbia, au delà duquel le sultan vaincu vint chercher asile dans les rangs de nos soldats. Quoique porté au pouvoir par un mouvement LA CRISE MAROCAINE (1906-1912) 343 nettement xénophobe et anti-français, Moulay-Hafid fut obligé de souscrire aux engagements qu'avait pris son prédécesseur vis-à-vis de l'Europe et des diverses puissances. Il déclara qu'il entendait respecter l'acte d'Algésiras, les traités internationaux, les engage¬ ments financiers et autres, après quoi il fut reconnu par la France et l'Espagne, ainsi que par les autres puissances européennes. Un nouvel accord entre la France et le Maroc était signé le 4 mars 1910 ; il était relatif aux Chaouïa et à la région frontière. Il était convenu que le corps d'occupation évacuerait les Chaouïa dès que le Makhzen aurait installé dans cette région une force marocaine de 1.500 hommes dirigée et instruite par la Mission militaire française dans des conditions analogues à celles de la police des ports et capable de maintenir dans la province la sécurité des personnes et des biens ainsi que celle des transactions commer¬ ciales ; à cette force se joindraient les goums orga¬ nisés par nous, à l'effectif de 1.200 hommes. Les troupes seraient retirées de Casablanca lorsqu'on aurait pu juger que l'organisation prévue en Chaouïa donnait des résultats satisfaisants. En ce qui concerne la frontière, le gouvernement français admettait également le principe de l'évacuation d'Oudjda et des Beni-Snassen, de Bou-Anan et de Bou-Denib ; cette éventualité était subordonnée à la constitution d'une troupe makhzénienne atteignant l'effectif de 2.000 hommes et jugée capable de veiller à l'exécution des accords, de maintenir la sécurité, enfin d'assurer la perception des impôts. Ainsi, jusqu'au bout, nous montrions notre désir de respecter, comme nous l'avions promis, l'indépendance du sultan et l'inté¬ grité du Maroc. Quelques jours après, un arrangement financier intervenait entre la France et le Makhzen ; il compor¬ tait un emprunt de 101 millions gagé sur le produit 344 LES EUROPÉENS AU MAROC disponible des droits de douane, dont 60 p. 100 étaient déjà affectés à l'emprunt de 1904, sur le produit des monopoles du tabac et du kif, sur divers revenus du Makhzen dans les villes du littoral, sur différents loyers de biens appartenant au gouvernement maro¬ cain et sur les revenus des biens domaniaux dans un rayon de 10 kilomètres autour des ports. L'emprunt devait être émis par la Banque d'État. La France obtenait en outre que le chef de la Mission militaire française devînt le chef de tous les instructeurs ; qu'un ingénieur français fût placé à la tête de l'admi¬ nistration chérifienne des travaux publics et que les attributions de notre service du contrôle des douanes fussent élargies. IV De même que nous étions intervenus dans les Chaouïa et dans les confins algéro-marocains, les Espagnols intervinrent dans ce qu'ils appelaient déjà la « zone d'influence » espagnole. Ils déclaraient que, l'obligation incombant au sultan de faire la police autour des places du Rif n'ayant jamais été remplie, malgré les réclamations incessantes du gouvernement espagnol, une intervention était devenue nécessaire. En 1908, l'Espagne occupa la Restinga, puis le Cap- de-l'Eau, et établit son influence chez les Kebdana. Les hostilités proprement dites eurent pour origine, à Melilla comme à Casablanca, un massacre d'ouvriers, le 9 juillet 1909. Le général Marina s'empara d'abord de l'Atalayoun ; les 18, 20, 23, et 27 juillet eurent lieu dé sanglants combats dans le massif du Gourougou, où les Espagnols et les Marocains emplirent de leurs cadavres la fameuse gorge du Loup, le Barranco de Lobos. Aucun moyen d'action ne fut refusé au général Marina ; l'effectif fut porté de 5.000 à 8.000, puis à LA CRISE MAROCAINE (1906-1912) 345 12.000, enfin à 45.000 hommes. A la mi-septembre, toutes les troupes jugées nécessaires à l'exécution des opérations se trouvèrent rassemblées autour de Melilla et les Espagnols reprirent l'offensive (20 sep¬ tembre). Les opérations des 24, 25, 27, et 29 sep¬ tembre firent tomber aux mains du corps expédition¬ naire, presque sans effusion de sang, Nador, Selouen et la crête orientale du Gourougou. Un demi-échec, le 30 septembre, sembla décourager le commande- dement. Néanmoins, le 26 novembre, les Espagnols s'avancèrent par la vallée du Rio-Gavallo (Oued Youksen), qui est la véritable voie de pénétration dans le massif central des Guelaya ; ils s'emparèrent ainsi sans lutte du nœud de communication d'Atlaten, dans la dépression qui sépare le massif du Youksen des hauteurs du Gourougou. Un accord conclu le 19 novembre 1910 entre l'Espagne et le Maroc comportait, en ce qui concerne les régions de Melilla et de Geuta, comme l'acte similaire concernant les Chaouïa et les confins algéro- marocains, la nomination d'autorités indigènes locales après entente préalable entre deux hauts-commissaires espagnol et chérifien ; l'organisation d'une police marocaine instruite par des officiers espagnols, enfin l'évacuation des territoires occupés par les troupes espagnoles le jour où le corps de police serait jugé capable d'assurer la tranquillité, la liberté des transac¬ tions et la perception des impôts. Le parallélisme avec les arrangements franco-marocains était complet et avait été poursuivi jusque dans le détail : « La dignité de l'Espagne, disait M. Canalejas, nous obli¬ geait à ne pas accepter des conditions inférieures à celles que la France avait obtenues. » 346 LES EUROPÉENS AU MAROC V Cependant les difficultés entre la France et l'Alle¬ magne ne cessaient pas, et, depuis 1906, malgré des moments d'accalmie, l'affaire marocaine restait un litige ouvert entre Berlin et Paris. Si ce litige avait été purement marocain, il aurait été relativement aisé à résoudre. Sans doute, l'Allemagne était loin de professer pour le Maroc l'indifférence qu'elle affichait en 1880 et son désir d'y développer son commerce était parfaitement légitime. Mais la France était prête à donner à l'Allemagne toutes les garanties économiques que celle-ci pouvait souhaiter. Ce -qui compliquait l'affaire, c'est que, pour l'Allemagne, le Maroc avait été, suivant l'expression même du chan¬ celier, l'occasion d'une riposte contre la politique générale de la France ; le Maroc restait pour elle l'instrument commode avec lequel elle inquiéterait ou menacerait la France. En septembre 1908 se produi¬ sit l'affaire des déserteurs de Casablanca, qui aboutit à une bagarre entre les marins français et le chancelier du consulat allemand et montra que la campagne contre la Légion Étrangère avait l'appui officiel de la légation d'Allemagne. On convint cependant de soumettre l'affaire à un arbitrage (14 novembre 1908), et une certaine détente se produisit entre les deux pays. La preuve était faite par ailleurs que l'acte d'Algé- siras, grevé de l'opposition persistante de l'Allemagne, ne pouvait suffire à ce qu'exigeaient les obligations marocaines de la France. Pris en soi, conclusion de l'échec subi en 1905 par notre intervention directe dans l'empire chérifien, l'acte de 1906 représentait le moindre mal et réservait l'avenir. Mais.la formule internationale n'en avait pas moins été acceptée par nous et elle ne correspondait pas aux nécessités de la LA GRISE MAROCAINE (1906-1912) situation. Elle impliquait en effet une insoluble contradiction : elle nous imposait à la fois le devoir d'agir et l'impossibilité d'agir ; elle nous plaçait dans l'alternative, ou de sacrifier notre intérêt spécial pour rester sur le terrain international, ou de le servir en sortant de ce terrain ; elle nous astreignait à cher¬ cher d'irréalisables conciliations entre l'action parti¬ culière, conséquence logique de notre intérêt parti¬ culier, et l'action collective, conséquence juridique de nos engagements collectifs. La police des ports fonctionnait à peu près convenablement, mais n'avait nullement remédié à l'insécurité. Le corps diploma¬ tique de Tanger élaborait avec une sage lenteur les règlements douaniers, miniers et autres prévus par l'acte d'Algésiras, mais le Maroc ne s'ouvrait pas à la pénétration européenne, et aucun grand programme des travaux publics ne venait permettre sa mise en valeur. L'opinion allemande marquait une certaine lassi¬ tude à l'égard de la politique d'obstruction inaugurée en 1905. Au début de 1909, l'Allemagne avait le sentiment que l'affaire marocaine alourdissait sa marche, que l'embarras qu'elle lui causait était exces¬ sif, nuisible au souci qu'elle devait avoir de ses autres intérêts et notamment de ses intérêts politiques en Orient. Une tentative fut faite pour régler la question, et un arrangement fut signé à Berlin par M. Jules Cambon et M. de Kiderlen-Waechter. L'accord du 8 février 1909 stipulait de la part de la France sa volonté de maintenir l'égalité économique et par suite de ne pas entraver les intérêts commerciaux et industriels allemands ; de la part de l'Allemagne, l'affirmation qu'elle ne poursuivait que des intérêts économiques au Maroc et la reconnaissance des inté¬ rêts politiques particuliers de la France. En outre, les deux gouvernements déclaraient qu'ils ne poursui¬ vraient et n'encourageraient aucune mesure de 348 LES EUROPÉENS AU MAROC nature à créer en leur faveur ou en faveur d'une puissance quelconque un privilège économique, et qu'ils chercheraient à associer leurs nationaux dans les affaires dont ceux-ci pourraient obtenir l'entre¬ prise. Cet accord fut accueilli avec satisfaction ; cependant la disposition finale de l'accord consacrant les associations d'intérêts n'avait pas une significa¬ tion bien précise ; l'expérience ne tarda pas à prouver que le gouvernement allemand comprenait autrement que nous cette association. La collaboration économique franco-allemande pré¬ vue par l'accord du 8 février 1909 tenta de se manifes¬ ter sous diverses formes : mines, travaux publics, chemins de fer; l'échec fut complet sur tous les points. Le gouvernement français montra sa volonté de mettre à exécution les engagements réciproques exprimés par le traité, d'abord par l'envoi à Berlin de M. Guiot, délégué des porteurs de l'emprunt marocain, qui traita les questions économiques dans l'esprit le plus conciliant, notamment les questions des dettes chérifiennes, de l'emprunt, de la construction des ports ; il fut convenu en particulier que les fonds de l'emprunt de 1910 serviraient avant toutes choses à l'exécution des travaux du port de Larache, confiés à des entrepreneurs allemands (5 millions de marks). Une Société marocaine de travaux publics, où les Allemands avaient une participation de 30 p. 100, fut constituée au début de 1910 entre un groupement français et un groupement allemand, en vue de la construction de phares, de poids et de chemins de fer. L'Union des mines marocaines, la Société fer¬ mière du monopole des tabacs firent également une large part à l'Allemagne. Pendant toute l'année 1911, on négocia au sujet des chemins de fer. Mais l'associa¬ tion d'intérêts telle que la comprenait l'Allemagne se révéla à la fois très difficile et très dangereuse ; elle comportait l'intervention du gouvernement dans les LA CRISE MAROCAINE (1906-1912) 349 affaires privées, qui est dans les traditions de l'Alle¬ magne, mais non dans les nôtres ; dans chaque affaire, les exigences de l'Allemagne marquaient une tentative de pression, une intention plus ou moins avouée de nous réduire à une sorte de vassalité économique. La France n'avait cru promettre à l'Allemagne qu'une association limitée : l'Allemagne entendait obtenir une association générale qui aboutissait à un mono¬ pole économique franco-allemand, à une sorte de condo- minium. Un pareil système ne pouvait être de notre goût ; il n'aurait d'ailleurs pas été admis par l'Angle¬ terre, dont la participation n'était nullement en rap¬ port avec l'importance des intérêts anglais au Maroc. VI L'accord franco-allemand de 1909 nous avait donné une liberté élargie pour travailler au développement solidaire de notre intérêt spécial et de l'ordre public. Mais nous ne sûmes pas en profiter; la réduction exces¬ sive des effectifs, l'absence de plan économique, la lenteur des décisions amenèrent la crise du printemps de 1911. Cette crise était depuis longtemps prévue ; l'organisme marocain se désagrégeait de plus en plus et l'autorité du sultan était de plus en plus précaire ; en négligeant de donner au Makhzen, par un emprunt garanti, les ressources nécessaires, dont nous aurions contrôlé la gestion, nous l'avions acc*ulé à une impasse. Sans argent, pas de soldats, car faute de solde on déserte ; sans soldats, pas d'argent, car l'impôt ne rentre que si on le perçoit. La rébellion de 1911 a trouvé le Makhzen aussi démuni financièrement que militairement ; l'insuffisance de notre aide financière et de notre aide militaire avait la révolte pour sanction ; et la révolte, c'était l'intervention. Pour avoir négligé 350 LES EUROPÉENS AU MAROC l'action indirecte, la France était amenée à l'action directe. Les Gherarda, puis toutes les tribus des environs de Fès, se révoltèrent au printemps de 1911. Le 28 mars, la ville était entièrement investie et les forces mili¬ taires présentes ne pouvaient plus que défendre les murailles de la capitale, contre laquelle les attaques des Berbères se succédaient sans relâche. La situation s'aggravait de jour en jour, un Makhzen insurrection¬ nel s'établissait à Meknès, les colonies européennes de Fès étaient menacées ; les troupes chérifiennes, dépourvues de munitions, pactisaient d'ailleurs avec les insurgés ; les rapports reçus de Fès représentaient la situation comme de plus en plus critique. Le gouvernement français songea d'abord à ne faire appel qu'à des éléments marocains et prescrivit au géné¬ ral Moinier de former une colonne avec les goums chaouïa (1.200 hommes) et des contingents auxiliaires marocains ; mais il apparut bientôt que ces secours seraient insuffisants. Le 27 avril, le sultan adressait un appel au gouvernement français et demandait que la mehalla chérifienne fût appuyée par une force fran¬ çaise. Notre intèrvention et notre marche sur Fès furent donc non seulement sollicitées par le sultan, mais encore commandées par la nécessité inéluctable de sauver les colonies européennes de Fès. Le général Moinier fut chargé de la direction géné¬ rale des opérations. Ses instructions lui rappelaient qu'il ne devait rien tenter qui pût nuire à l'indépen¬ dance du sultan ou diminuer le prestige de sa souve¬ raineté ; que nous ne nous proposions pas une occupa¬ tion de nouveaux territoires marocains, qui serait contraire à nos véritables intérêts politiques ; que les opérations du corps expéditionnaire devaient être aussi réduites que possible et rapidement terminées. Il devait adresser aux tribus une proclamation leur fai¬ sant connaître que la marche en avant de nos troupes LA CRISE MAROCAINE (1906-1912) 351 n'avait pour but que d'appuyer la harka chérifienne et de rétablir l'ordre sous l'autorité du sultan. Le 11 mai, les colonnes quittaient la kasba de Kenitra, près de Mehdia, où elles avaient commencé à se concentrer à la fin d'avril. Après s'être ouvert la route par les combats de Sidi-Ayech, de Lalla-Ito, de Daïet-Aïcha, le général Moinier entrait à Fès le 21 mai, sans avoir rencontré de résistances sérieuses, mais après de rudes épreuves physiques. Le colonel Gouraud, chargé d'escorter les convois de ravitaille¬ ment, subissait de nombreuses attaques. Le 8 juin, sur la demande du sultan, le général Moinier occupait Meknès, où il s'emparait de Moulay-Zin, prétendant prisonnier des Berbères plutôt que leur chef ; il y laissait une petite garnison et rentrait à Fès en passant par Moulay-Idris et le poste de Nzala-Beni-Amar, créé pour dominer le Zerhoun et la vallée de l'Oued Zeggota. Après avoir obtenu la soumission des Beni- Mtir et placé une garnison chérifienne à Kasba- el-Hajeb, au Sud de Meknès, le général Moinier quittait cette dernière ville le 2 juillet avec le gros de ses forces et ouvrait une route de communication directe de Meknès à Rabat à travers le pays des Zemmour, par Souk-el-Arba, Tiflet et Si-Allal- Bahraoui (Camp-Monod). En même temps, la colonne Branlière agissait contre les Zaër, auteurs de l'assassi¬ nat du lieutenant Marchand, et établissait un poste à Dar-Djilali, au Nord de Merchouch. Le 9 juillet, le général Moinier rentrait à Rabat. Le corps expédition¬ naire n'avait pas eu à livrer de brillants combats, mais il avait enduré des souffrances et des fatigues terribles. Le gouvernements français paraît avoir cru sérieu¬ sement qu'il serait possible à nos troupes de quitter Fès après avoir dompté les révoltes indigènes. En même temps qu'il donnait au général Moinier l'ordre de préparer la marche sur Fès, il prévoyait déjà 352 LES EUROPÉENS AU MAROC l'évacuation de la ville et le retour de la colonne expéditionnaire, faisant preuve ainsi de plus de bonne foi que de perspicacité. Toutes ces précautions restric¬ tives étaient, comme l'événement l'a démontré, parfai¬ tement inutiles. On avait oublié l'axiome de Bugeaud : « En Afrique, une expédition non suivie d'occupation ne laisse pas de trace plus durable que celle faite par le sillage d'un navire sur la mer immense. » Le gouvernement français espérait aussi, en n'utili¬ sant pas la voie franco-algérienne de Taza, éviter une intervention espagnole : ce but ne fut pas atteint. Poussée par son constant désir de parallélisme avec la France, l'Espagne résolut d'agir à son tour, bien que son action ne fût justifiée ni par un appel du sultan, ni par le souci de la sécurité des Européens. Elle demanda d'abord le consentement du gouvernement français, comme le prescrivait l'accord de 1904 ; ce consentement lui ayant été refusé, elle prit le parti de s'en passer. En même temps qu'ils s'étendaient autour de Melilla et de Ceuta, les Espagnols débar¬ quaient à Larache le 8 juin et occupaient cette ville, ainsi qu'El-Ksar. Enfin une troisième intervention se produisit, l'intervention allemande. VII La marche sur Fès apparaissait à l'opinion alle¬ mande comme la mainmise de la France sur le Maroc, et les journaux allemands réclamaient âprement une part de l'empire chérifien, ce qui eût été la répudiation pure et simple de toute la politique française depuis dix ans. D'autre part, aller à Fès, faire ce grand effort militaire, faire venir 27.000 hommes de France pour rester sous le régime de l'acte de 1909 était impossible. Il fallait1 qu'en sortant de Fès nous pussions avoir, 1. A. Ribot. LA CRISE MAROCAINE (906-1912) 353 en même temps que les charges de ce protectorat qui nous était imposé par les circonstances, les moyens de le mettre en œuvre et de commencer la réforme du Maroc : d'où la nécessité d'une conversation franco- allemaft.de. Cette conversation fut ébauchée à Kissin- gen les 20 et 21 juin entre M. Jules Cambon et M. de Kiderlen-Waechter ; ce dernier ayant déclaré que tout replâtrage au Maroc était impossible et qu'un nouvel accord était nécessaire, M. Cambon répondit que toute concession au Maroc était pour nous inacceptable ; à quoi M. de Kiderlen répliqua à notre ambassadeur en l'invitant à chercher ailleurs une compensation. Le 1er. juillet, l'ambassadeur d'Allemagne à Paris venait annoncer au ministre des Affaires étrangères que son gouvernement avait résolu d'envoyer un navire de guerre à Agadir, la région avoisinant ce port étant troublée et les intérêts allemands menacés. L'ambassadeur accompagna cette communication d'un bref commentaire ; il expliqua que, par la force des choses, l'acte d'Algésiras avait perdu toute effi¬ cacité, et que, pour la même raison, un retour au statu quo paraissait impossible. Les principes posés en 1906 de l'intégrité du Maroc et de la souveraineté du sultan étaient incompatibles avec la situation de fait créée par les événements ; dans ces conditions, le désir de l'Allemagne était d'éliminer la question marocaine du domaine international ; elle espérait y réussir par une conversation amicale avec la France, qui permît d'aboutir à une solution également satis^ faisante pour toutes les puissances. En conséquence, le gouvernement impérial examinerait dans un esprit de cordialité toute proposition de nature à atteindre le but ainsi défini. Il n'y avait à Agadir ni menaces contre les intérêts allemands, ni même d'intérêts allemands. L'hypothèse qui s'offrait à l'esprit était celle d'une manifestation destinée à rendre nécessaire une négociation dont le À. Bernard 23 354 LES EUROPÉENS AU MAROC terme eût été le partage du Maroc, ce à quoi nous ne pouvions consentir. On pouvait concevoir aussi que ce geste fût destiné à obtenir pour l'Allemagne des compensations analogues à celles qu'avaient reçues l'Italie, l'Angleterre et l'Espagne pour prix de leur assentiment à nos projets marocains. Alors commença entre M. Cambon et M. de Kiderlen une négociation ardue, qui se prolongea plus de quatre mois, du 1er juillet au 4 novembre 1911, et dont les péripéties nous forcèrent à envisager à différentes reprises les plus graves éventualités. Pen¬ dant une première période, du 1er juillet au 17 août, cette négociation fut pour la France stérile et déce¬ vante ; notre diplomatie, fâcheusement égarée, fai¬ sait fausse route, n'obtenant pour le Maroc aucun engagement positif, faisant aux vagues promesses de l'Allemagne une confiance que le passé ne justifiait pas et que la suite allait démentir. Le seul résultat utile de cette période fut, à la fin de juillet, l'assurance définitive que l'Allemagne ne poursuivait pas au Maroc des desseins territoriaux ; cette certitude fut due à une opportune intervention de l'Angleterre, qui déclara opposer un veto formel à tout dessein de ce genre. La deuxième période des négociations, préparée à Paris du 18 au 30 août en de nombreuses conférences, se poursuivit à Berlin du 4 septembre au 4 novembre. Par un heureux, mais tardif retour à la logique, on reconnut la nécessité de parler d'abord du Maroc, de connaître exactement les avantages qui nous y seraient reconnus, avant de fixer les sacrifices auxquels nous pourrions consentir en échange. Il fallait que l'octroi à l'Allemagne de compensations coloniales libérât une fois pour toutes le Maroc de l'hypothèque allemande de 1909 et de l'hypothèque internationale de 1906 ; c'est ce que sir Edward Grey avait exprimé de la façon la plus heureuse en disant : LA CRISE MAROCAINE (1906-1912) 355 « Il faut que le Maroc change de teinte sur la carte. » Muni enfin d'instructions fermes, notre ambassadeur put mettre à leur service sa souple ingéniosité, et, sachant où il allait, s'y acheminer d'un pas sûr. Il fallut lutter pied à pied pour obtenir au Maroc les garanties qui nous étaient indispensables. L'adhésion de l'Allemagne au principe du protectorat fut assez vite acquise, mais toutes les conséquences de ce principe furent âprement débattues. Soit dans l'ordre judiciaire, soit dans l'ordre économique, le gouverne¬ ment français avait retrouvé devant lui la prétention de l'Allemagne de retenir d'une main ce qu'elle don¬ nait de l'autre et de ne nous livrer qu'une autorité décapitée. Nous vîmes reparaître les exigences qui avaient pesé sur le régime inopérant de 1909 : associa¬ tion économique officiellement définie, partage de zones, monopole à deux. Sur ces différents points nous finîmes par l'emporter. Le mérite en revint pour une large part à la bonne tenue de l'opinion française, qui vint accroître l'auto¬ rité de nos mandataires. Les « impondérables » dont parlait Bismarck entrèrent en scène du côté français, et, introduisant dans le problème international un facteur inattendu, transformèrent la France pacifique et confiante en une France qui, s'appropriant le mot de Roosevelt, admettait que la guerre n'était pas le plus grand des maux. La convention franco-allemande du 4 novem¬ bre 1911, accompagnée de lettres explicatives des plénipotentiaires, comprenait la reconnaissance expli¬ cite par l'Allemagne du protectorat français sur le Maroc. L'Allemagne déclarait qu'elle n'entraverait pas l'action de la France en vue de prêter son assis¬ tance au gouvernement marocain pour l'introduction de toutes les réformes administratives, judiciaires, économiques, financières et militaires dont il aurait besoin. Elle ne ferait pas obstacle à ce que la France, 356 LES EUROPÉENS AU MAROC d'accord avec le gouvernement marocain, procédât aux occupations militaires du territoire marocain qu'elle jugerait nécessaires. Enfin elle ne ferait pas d'objection à ce que le gouvernement du Maroc confiât au représentant de la France le soin d'être son intermédiaire auprès des représentants étrangers. Réformes intérieures de toute nature, occupation militaire, représentation extérieure du Maroc, c'est l'essentiel du protectorat. Des réserves étaient faites seulement en ce qui concernait l'égalité économique de toutes les nations au Maroc et les droits de la Banque d'État tels qu'ils avaient été établis par l'acte d'Algésiras. Le régime de l'adjudication serait appli¬ qué à l'exécution et aux fournitures de travaux publics, l'exploitation proprement dite des chemins de fer et des ports demeurant à l'entière disposition du gouvernement marocain. Le chemin de fer de Tanger à Fès ne devait être primé par aucun autre, ce qui n'excluait pas la simultanéité de la construction des voies les plus urgentes. Les tribunaux consulaires pourraient être supprimés lorsqu'un régime judiciaire normal aurait été institué au Maroc ; enfin le régime de la protection pourrait être revisé et plus tard supprimé. Des sacrifices territoriaux considérables, faits par la France dans l'Afrique Équatoriale, étaient le prix de la liberté d'action que l'Allemagne nous reconnaissait au Maroc. Ainsi se trouvait résolu, tout au moins en principe, le litige franco-allemand pendant depuis 1906. Algési- ras et Agadir désigneront dans l'histoire les deux phases aiguës d'un conflit permanent dont le Maroc a été la cause occasionnelle et la situation respective de l'Allemagne, de l'Angleterre et de la France la cause efficiente. « Le problème franco-allemand1, antérieur au problème marocain, est destiné à lui survivre. 1. René Pinon. LA CRISE MAROCAINE (1906-1912) 357 Sur la trame enchevêtrée des rivalités européennes, la question marocaine s'inscrit par une série d'acci¬ dents et d'incidents qui ont profondément troublé la vie des grandes puissances. A propos du Maroc, les nations et les groupes de nations ont mis en balance tout ce que pèsent leurs alliances, leurs armées, leurs flottes, leur cohésion intérieure, leur énergie morale. Le conflit des alliances n'a pas créé la question maro¬ caine ; il a comme éléments essentiels l'antagonisme franco-allemand issu de la mutilation de nos fron¬ tières de 1870 et la rivalité économique et maritime de l'Allemagne et de l'Angleterre. » VIII De laborieuses négociations se poursuivirent pen¬ dant toute l'année 1912 en vue d'adapter au nouvel état de choses la convention franco-espagnole de 1904 ; au milieu des difficultés tenant tant à la nature des choses qu'à la contradiction même des intérêts et à des différences d'interprétation des conventions antérieures, elles aboutirent à la signa¬ ture de la convention du 27 novembre 1912. Outre de légères rectifications du tracé de 1904 dans la région de la Moulouya et sur le Loukkos, nous obtenions l'adjonction à la zone française du bassin inférieur de l'Ouerra, qui dégage les abords de Fès et assure aux communications entre le Maroc et l'Algérie de suffisantes facilités. Dans le Sud, la frontière des zones française et espagnole était reculée jusqu'à l'Oued Dra, sauf une enclave peu étendue autour d'Ifni. Il faut regretter que le maintien de la zone espagnole saharienne, dont la valeur écono¬ mique est nulle, apporte une gêne très sérieuse à la répression des rezzous et de la contrebande des armes. Cependant les avantages territoriaux que LES EUROPEENS AU MAROC confère à la France le traité franco-espagnol de 1912 sont loin d'être négligeables. Les deux zones une fois délimitées, le traité s'est efforcé de concilier l'autonomie complète de la zone espagnole avec le statut international que nous ne pouvions altérer et avec les intérêts particuliers de la zone française. Les Espagnols étaient hantés par la crainte de n'être au Maroc que nos sous-locataires et de n'avoir qu'un sous-protectorat : on s'est attaché à dissiper cette inquiétude. Le sultan délègue son auto¬ rité dans la zone espagnole à un khalifa dont la rési¬ dence est à Tétouan, et qui est placé sous le contrôle d'un haut-commissaire espagnol. La zone espa¬ gnole jouit de l'indépendance financière et conserve pour ses dépenses tous ses revenus, à charge de payer pour le service de la Dette une part calculée selon la proportion que les ports ouverts situés dans la zone espagole fournissent à l'ensemble des recettes doua¬ nières. L'Espagne renonce à maintenir dans la zone française le privilège religieux que lui avait conféré le Saint-Siège. En ce qui concerne le chemin de fer Tanger-Fès, la ligne tout entière est concédée à une Compagnie unique, chargée à la fois des études définitives, de la construction et de l'exploitation ; la part de la France dans la gestion et le capital est fixée à 60 p. 100, celle de l'Espagne étant de 40 pour 100. Bien que le droit de suite n'ait pas été inscrit dans la convention de 1912, une collaboration aussi effective quepossible entre Français et Espagnols dans les régions où ils sont voisins est éminemment désirable. « Les inté¬ rêts des deux puissances qui ont assumé la tâche de réformer de et civiliser le Maroc sont désormais étroi¬ tement solidaires. Qu'on ne s'y trompe pas,les événe¬ ments heureux ou fâcheux qui se produiront dans une zone retentiront fatalement dans la zone voisine1. » 1. G. JONNART. LA CRISE MAROCAINE (1906-1912) 359 La convention franco-espagnole de 1912, comme les conventions antérieures, prévoyait un régime spécial pour Tanger et pour une zone de 15 à 18 kilomètres autour de cette ville, entre Punta-Altarès, sur le détroit de Gibraltar, et l'embouchure de l'Oued Tahaddart dans l'Atlantique. Au moment où éclata la guerre européenne, la France, l'Espagne et l'Angle¬ terre négociaient encore au sujet de l'organisation de cette zone, dont le rouage essentiel devait être une assemblée comprenant, avec des représentants des légations et du Makhzen, des membres élus par les colonies européennes. Les électeurs devaient être répartis en trois collèges : un collège européen, un collège musulman, un collège israélite. Des conven¬ tions du 18 décembre 1923 et du 7 février 1924 ont réglé dans ce sens le statut de la zone de Tanger. L'assemblée, présidée par un haut fonctionnaire chérifien, le mendoub, possède par délégation du sultan le pouvoir législatif et réglementaire. IX En 1912, la période de ce qu'on pourrait appeler le contentieux marocain peut être considérée comme ter¬ minée. Les conditions dans lesquelles notre protecto¬ rat a été reconnu à cette époque ont rendu notre tâche singulièrement ingrate et difficile. Qu'il s'agît de police, de finances, d'organisation judiciaire, il a fallu se préoccuper du respect de documents diplo¬ matiques : conventions internationales de Madrid et d'Algésiras, traités franco-anglais, franco-espagnols, franco-allemands, traités conclus par le sultan avec les diverses puissances. Il n'a pas toujours été aisé de faire cadrer les institutions françaises avec les institutions d'ordre international et conventionnel. 360 les européens au maroc Enfin la zone d'influence espagnole et la zone de Tanger compliquaient encore le problème. « Gomme l'Alsace et la Lorraine, le Maroc était un des enjeux de la guerre européenne. La bataille étant gagnée, la victoire a libéré l'enjeu1. » La paix a mis fin irrévocablement à la période pendant laquelle le Maroc pouvait être le champ ou l'Allemagne cultivait des germes de conflits ; tout l'édifice diplomatique laborieusement échafaudé par elle s'est écroulé. En vertu des articles 141-146 du traité de Versailles du 28 juin 1919, l'Allemagne est exclue du Maroc ; elle renonce à tous les droits, titres et privilèges résultant pour elle de l'acte d'Algésiras, des accords franco- allemands de 1909 et de 1911 ou des traités conclus par elle avec le sultan. Le traité de Saint-Germain, du 10 septembre 1919, a imposé à l'Autriche une renoncia¬ tion semblable. Le Maroc est donc désormais affranchi d'une partie des hypothèques qui pesaient sur lui, celles dont l'Allemagne l'avait grevé et que nous n'avions accep¬ tées que pour éviter la guerre. Avec du temps et de la patience, nous pouvons espérer que d'autres entraves tomberont peu à peu et que les puissances européennes, renonçant aux restrictions et aux réserves du début, seront amenées à reconnaître notre autorité pleine et entière sur un territoire que nous avons payé de tant d'efforts. 1. l. barthou. LIVRE Y LE PROTECTORAT FRANÇAIS CHAPITRE I LA PACIFICATION1 I P F A/v. Le protectorat français a été établi au Maroc par la convention de Fès du 30 mars 1912. Cet acte, inspiré L_> des conventions franco-tunisiennes de 1881 et de 1883, fait du résident général de la République française le seul intermédiaire du sultan auprès des puissances étrangères ; il fut signé avec le sultan Moulay-Hafid par M. Regnault, qui, depuis des années, en qualité de ministre de France à Tanger, consacrait toute son activité à la question du Maroc. Quelques jours après, une crise des plus graves se produisait à Fès. L'établissement du protectorat servit de prétexte au soulèvement, mais la véritable cause fut bien plutôt la faiblesse avec laquelle nous l'avions inauguré. L'hésitation qui succéda à la prise de Fès, X. Voir L'Afrique française ; — le Bulletin officiel du protectorat ; — VAnnuaire économique et financier du protectorat. — Réginald Kann, Le protectorat marocain, in-18, Paris, 1921. — A. Britsch, Le maréchal Lyauiey, in-18, Paris, 1921. — Charles Dumonx, La lutte contre Abd-el-Krim, rapport au Sénat, décembre 1926. — L'-colonel Laure, La victoire franco-espagnole dans le Rif, Paris, 1927. LE PROTECTORAT FRANÇAIS la lenteur de nos mouvements, l'éparpillement de nos forces, le bruit répandu de difficultés européennes préparèrent l'insurrection ; l'absence d'unité dans notre action politique et militaire pendant plus d'un an, le partage de volonté entre la Guerre et les Affaires étrangères firent le reste. La conception d'une armée marocaine instruite et dirigée par des officiers fran¬ çais, qui se comprenait à une époque où notre protec¬ torat sur le Maroc n'était pas encore reconnu par l'Europe, n'avait plus de raison d'être dans les condi¬ tions nouvelles où l'on se trouvait. On s'imagina qu'on pourrait « prendre le Maroc avec les Marocains », et on arriva à croire que l'armée chérifienne occuperait progressivement le Maroc, les troupes françaises étant réduites au rôle de simple réserve. On fit de l'armée chérifienne un organisme absolument autonome ; l'encadrement européen était des plus réduits et les troupes chérifiennes occupaient des camps spéciaux. Cette conception eut des conséquences sanglantes. Le 17 avril, les tabors chérifiens massacraient leurs officiers, après leur avoir infligé des supplices atroces; la population de Fès s'associait au massacre. Peu de jours après, les Berbères, au nombre de 20.000, venaient assiéger la ville, et, pour ajouter à nos embarras, le sultan se déclarait décidé à quitter Fès pour Rabat, puis à abdiquer. Un décret du 28 avril 1912 nomma le général Lyautey résident général de France au Maroc. On l'appelait, selon son expression, au commandement d'un navire en perdition : un pays entier soulevé contre nous ; la capitale investie de tous les côtés, attaquée avec une violence inouïe par des hordes que fanati¬ saient les appels à la guerre sainte ; la garnison chéri¬ fienne gardée à vue dans ses casernements ; un Makhzen complètement désorganisé et impuissant ; un sultan affolé, refusant toute collaboration et mena¬ çant de faire un esclandre si on n'organisait pas LA PACIFICATION 363 immédiatement son départ pour Rabat, et, pour faire face à cette situation, 5.000 fusils français. Deux jours après l'arrivée du général Lyautey à Fès, le 23 mai, les Berbères attaquaient la ville du côté de l'Est et réussissaient à forcer deux portes ; le 28, ils revenaient à la charge. Ces attaques étaient repoussées, non sans pertes ; les harkas ennemies étaient rejetées à 30 kilomètres de la capitale, et les travaux destinés à mettre Fès à l'abri de nouvelles attaques poussés avec activité. Le 1er juin, le général Gouraud remportait une brillante victoire sur la harka campée à Hadjra-Kohila, dans la vallée du Sebou, et déblayait ainsi les abords de Fès. Des mesures judicieuses, telles que la remise de l'amende infligée à la population de Fès à la suite des événements du 17 avril et qui n'atteignait pas les principaux coupables, les entretiens fréquents avec les autorités et notables de la ville, pachas, cadis, oulamas, cheurfas, négociants, rendaient aux éléments paisibles de la population urbaine la confiance qu'ils nous avaient témoignée lors de la délivrance de Fès par le général Moinier et qu'ils avaient perdue depuis. Enfin le général Lyautey s'appliquait à rétablir l'autorité du Makhzen partout où nous étions en mesure de le faire. Mais des compli¬ cations plus graves encore n'allaient pas tarder à surgir. « Le Maroc tout entier, écrivait un des hommes qui le connaissent le mieux1, est en proie à l'une de ces crises périodiques de fanatisme religieux et xénophobe comme celle qui a précipité la chute des Mérinides et établi les dynasties chérifiennes sur les ruines de la domination portugaise. » Bientôt des difficultés dynastiques se produisaient ; Moulay-Hafid, refusant de collaborer avec nous, et conspirant même en secret contre notre domination, abdiquait et était remplacé I. Dr F. "Wbisgeeber. 364 LE PROTECTORAT FRANÇAIS par son frère Moulay-Youssef. Dans le Nord, les Djebala et les Beraber du Moyen-Atlas, momentané¬ ment refoulés des abords immédiats de Fès, restaient soulevés. Un nouveau Rogui, Mohammed-es-Semlali, prêchait la guerre sainte aux tribus riveraines de l'Ouerra et s'installait à 50 kilomètres environ de Fès, au Djebel Moulay-Bou-Chta, chez les Fichtala. Malgré les opérations conduites contre lui, il se refor¬ mait dans la zone espagnole et cherchait à lier partie avec Sidi-Raho, qui, s'appuyant sur les Beni-Mtir, agitait la région de Sefrou. Enfin, dans le Sud, le prétendant Ahmed-el-Hiba, fils de notre vieil adversaire de Mauritanie, le mara¬ bout saharien Ma-el-Aïnin, dirigeait un mouvement nettement mahdiste. Proclamé sultan à Tiznit, il était bientôt reconnu dans tout le Sous. A Marrakech, déjà troublée par la rivalité du Mtougui et du Glaoui, la présence de nombreux askris déserteurs de Fès aggravait à tel point la situation que les Européens regagnaient la côte. Le 18 août, El-Hiba entrait à Marrakech et s'y faisait proclamer ; des hordes de pillards l'avaient précédé et avaient commis dans la ville toutes sortes de déprédations ; le consul de France et 6 autres Français demeuraient prisonniers. Aussitôt après l'occupation de la capitale du Sud, les forces du prétendant prenaient la route du Nord et s'avançaient jusqu'à Ben-Guerir, chez les Rehamna, à mi-chemin entre Marrakech et Mazagan. Mais, arrivée en ce point, la harka se heurtait aux forces du colonel Mangin, qui, dans le combat du 29 août, la rejetait dans le Sud en pleine déroute. La nécessité de mainte¬ nir notre prestige, l'appel des populations du Houz lassées des exactions des « hommes bleus », nous contraignaient, non moins que l'urgence d'étouffer dans l'œuf le mouvement mahdiste, à nous avancer jusqu'à Marrakech. L'opération fut conduite avec une rapidité et un entrain qui firent le plus grand hon- LA PACIFICATION 365 v«- neur au colonel Mangin et à ses troupes ; après un combat à Sidi-bou-Ôthman, très meutrier pour nos adversaires, une colonne légère, ayant à sa tête le commandant Simon, pénétrait dans Marrakech le 7 septembre au matin et y retrouvait nos compa¬ triotes sains et saufs; elle était rejointe quelques heures après par la colonne principale. On décidait de main¬ tenir l'occupation de Marrakech, rendue nécessaire par les circonstances. II La crise initiale étant ainsi conjurée, l'insurrection domptée et la situation éclaircie, il restait à confirmer les résultats obtenus, à raffermir une situation que la révolution de Fès et les événements de Marrakech avaient si gravement compromise. « Le nom du général Lyautey équivaut à tout un programme de politique coloniale. Au Tonkin, à Madagascar, sur les confins algéro-marocains, il a appliqué lui-même la méthode qu'il a définie avec tant de netteté. C'est la méthode d'extension rationnelle et progressive, où la prudence est la première condition du succès, où l'armée joue le rôle de fourrier de la civilisation, où le soldat est l'avant-coureur de l'ingénieur, du commerçant, de l'instituteur. Aucune aventure, aucune témérité, aucune conquête prématurée ; du temps, de l'ordre, de la patience, surtout de l'esprit de suite, voilà toute la tactique1. » C'est à ce Bugeaud moderne, d'une si remarquable et si souple intelligence, que fut confiée la tâche d'organiser le protectorat français au Maroc, en appliquant la méthode dans laquelle il est maître incontesté : la combinaison constante de la politique et de la force. 1. R. POINCARÉ. 366 LE PROTECTORAT FRANÇAIS Il s'agissait avant tout de pacifier le pays, d'y établir l'ordre et la sécurité, conditions essentielles d'une vie normale, qui lui avaient toujours fait défaut jus¬ qu'alors. On avait espéré vers 1900 que cette pénétra¬ tion du Maroc se ferait s'ans coup férir ; mais la tournure prise par les événements, et notamment les compétitions européennes, ne nous permirent pas de nous contenter d'une action purement indigène, qui, même dirigée par nous, eût exigé beaucoup de temps pour donner des résultats. Il fallut bien reconnaître que la pénétration pacifique n'était possible qu'à condition de s'appuyer sur la force. On avait cru aussi faire faire la conquête du Maroc par les seuls Marocains : la sédi¬ tion militaire de Fès, sanglant résultat d'un zèle un peu novice en matière coloniale, vint montrer le danger de cette formule. Les forces militaires nécessaires au Maroc ont été puisées à trois sources : la France, l'Afrique du Nord, le Soudan. Aucune de ces sources ne peut être exclusi¬ vement employée ; mais, en les utilisant toutes les trois simultanément, dans des proportions qui varie¬ ront suivant les temps et les lieux, on doit atteindre le but qu'on se propose, surtout si l'on parvient à entra¬ ver la contrebande des armes et des munitions et si la construction rapide du réseau des routes et des voies ferrées vient décupler la valeur de nos forces. Troupes de France, d'Algérie-Tunisie, d'infanterie coloniale, légion étrangère, troupes indigènes d'Algériens, de Tunisiens, de Marocains, de Sénégalais, tels sont les éléments du corps d'occupation; l'armée d'Afrique, qui y entre dans une proportion de 60 p. 100, en constitue l'ossature. Les effectifs, qui étaient de 38.000 hommes en 1911, 56.000 en 1912, 70.000 en 1913, se sont élevés à 80.000 hommes en 1914, dont 63.000 dans le Maroc occidental et 17.000 dans le Maroc oriental. Ces derniers effectifs, dans lesquels on comptait d'ailleurs seulement 6.000 hommes de LA PACIFICATION 367 troupes métropolitaines, judicieusement employés, suffisaient pour assurer graduellement la soumission du Maroc tout entier. La pacification fut très rapidement menée à bien. A l'automne de 1912, nous n'occupions, de Casablanca à Fès, qu'une ligne d'étapes sans cesse menacée. Dans la région de Fès, la direction politique et militaire fut confiée au général Gouraud, qui s'efforça de constituer une zone de couverture à l'est et au sud de cette ville. Un cercle fut créé chez les Hayaïna, à Souk-el-Arba- de-Tissa, à 40 kilomètres au Nord-Est de Fès. Au Sud de Fès et de Meknès, nous nous appuyions à la ligne Sefrou-Kasba-el-Hajeb-Agouraï. Puis les postes d'Immouzer et d'Annoceur étaient fondés au Sud de Sefrou pour assurer la pacification des Aït-Seghrou- chen du Nord et des Aït-Youssi. D'El-Hajeb, le colonel Henrys, auquel était attribué le cercle des Beni- Mtir, s'avançait sur la forêt de Djaba, qui couvre un des gradins du Moyen-Atlas ; du 15 mars au 15 juin 1913, il parcourait ce pays accidenté, à travers le brouillard, la pluie et la neige, et dissolvait la coalition berbère qui s'était formée contre nous. Des postes établis à Ifrane, à ïto et à Azrou amenaient la réduction des Beni-Mtir, ainsi que d'une partie des Beni-Mguild et des Guerouan, et couvraient de ce côté notre ligne d'étapes. Une des régions les plus difficiles à pacifier, mais aussi une des plus importantes, fut celle qu'occupent, à la lisière des plaines du Maroc occidental, les grandes tribus berbères des Zaër, des Zemmour, des Zaïan, du Tadla, qui s'enfoncent comme un coin entre la région de Fès et celle de Marrakech. Trois chefs berbères, Ali-Amhaouch, Moha-ou-Saïd et Moha-ou-Hammou dirigeaient la résistance des montagnards du Moyen- Atlas. En 1912 et 1913, le colonel Blondlat occupa les marches frontières du pays zaër. Chez les Zemmour, des postes installés à Camp-Bataille (Souk-el-Arba des 368 LE PROTECTORAT FRANÇAIS Zemmour), à Tedders et à Camp-Christan tinrent la limite de la région soumise et restèrent en contact avec les dissidents ; bientôt le plateau d'Oulmès fut occupé. Au Tadla, un poste fut créé à El-Boroudj, et un autre poste avancé à l'Oued-Zem, à 12 kilomètres à l'Ouest de Boujad. Les Aït-Ouerra, très énergiques et très batailleurs, conduits par leur caïd Moha-ou- Saïd, firent subir à nos postes d'incessantes et violentes attaques, <}ue le colonel Mangin ne parvint à repousser qu'au prix de sanglants combats, notam¬ ment celui de Ksiba (juin 1913). L'année suivante, une action contre le pays zaïan fut confiée au général Henrys ; le 12 juin 1914, après une campagne vigou¬ reusement menée, trois colonnes convergentes, comprenant environ 20.000 hommes, occupèrent Khenifra, kasba des Zaïan, autour de laquelle se livrèrent de violents combats. Cette opération ten¬ dait à supprimer un élément permanent de trouble et de désordre au milieu des pays soumis ; elle assu¬ rait la liaison directe des capitales du Nord et du Sud, et nous permettait d'exercer notre action politique sur les confédérations indépendantes de la montagne. Dans le Sud, il s'agissait de tirer parti du succès de Marrakech pour pacifier le Houz, assurer la liaison avec la côte, nouer des relations avec les grands caïds de l'Atlas. Le colonel Mangin effectua à cet effet des tournées entre Marrakech et Mogador, puis entre Marrakech et Demnat ; dans cette dernière colonne, il obtint la soumission des Mesfioua par le combat de Tasserimout. Un à-coup se produisit en décembre 1912 dans la région de Mogador, où le commandant Massoutier fut assiégé à Dar-el-Kadi par suite d'une trahison du caïd Anflous. Ici comme à Fès, nous étions victimes d'une confiance exagérée dans nos auxiliaires indigènes et d'un essai peu pratique pour amalgamer les mehallas chérifiennes et les troupes régulières. La destruction de la kasba d'Anflous par la colonne LA PACIFICATION 369 Brulard, après un brillant et rude combat, amena de nombreuses soumissions. Le soin d'achever la défaite d'El-Hiba fut confié aux grands caïds de l'Atlas, qui réussirent à le chasser de la région du Sous. L'action des chefs indigènes fut complétée en juin 1913 par l'occupation d'Agadir. , : Dans le Maroc oriental, dès le mois de mai 1921, nos troupes sortaient de l'immobilité que les ordres reçus leur avaient trop longtemps imposée et franchissaient pour la première fois la Moulouya au pont de Merada. Les opérations du général Alix sur la rive gauche de ce fleuve amenaient la fondation du poste de Guercif, la soumission de la tribu des Hoouara, et déblayaient les approches de Taza. Au printemps de 1913, des recon¬ naissances étaient effectuées par le général Girardot chez les tribus de la rive gauche ; des postes étaient fondés à Nekhila et à Safsafat ; le 11 mai, le général Alix occupait la kasba de Msoun, à 30 kilomètres de Taza, et à 60 kilomètres des avant-postes du général Gouraud. Dans l'Extrême-Sud, le colonel Ropert poussait plusieurs reconnaissances dans la vallée supérieure de l'Oued Ziz, nouait des relations avec les ksours du Tiallalin et franchissait le Tizi-n-Tel- remt, qui relie la haute Moulouya au Tafilelt. Restait à effectuer la jonction du Maroc oriental et du Maroc occidental par l'occupation du couloir de Taza. Tant que cette voie n'était pas entre nos mains, l'unité de notre empire africain restait précaire, en même temps que subsistait un foyer d'agitation rendu particulièrement dangereux par son impor¬ tance stratégique. Les troupes du Maroc oriental, commandées par le général Baumgarten, entrèrent à Taza le 10 mai 1914. Tout l'effort de résistance des tribus se produisit entre Souk-el-Arba de Tissa et Taza, et c'est la colonne Gouraud qui eut à le briser. Elle se heurta aux trois tribus des Branès, des Tsoul et des Riata, auxquelles il fallut livrer de rudes a. bhbmabd 24 370 LE PROTECTORAT FRANÇAIS combats, notamment celui du 12 mai sur l'Oued Amlil. La jonction des deux colonnes s'opéra le 16 mai à Meknassa-Tahtania ; le lendemain, les troupes du Maroc occidental, unies à celles du Maroc oriental, entraient à Taza, ayant à leur tête le général Lyautey. Il restait à achever de soumettre les Riata, avec lesquels un violent combat nous avait mis aux prises le 26 juillet 1914 dans le Tazekka, à asseoir définiti¬ vement notre influence dans la vallée de l'Inaouen, en un mot à élargir le pont qui reliait désormais le Maroc à l'Algérie. III Au point de vue du Maroc, la guerre européenne de 1914, selon la remarque du général Lyautey, arrivait trop tard ou trop tôt : trop tard, parce que, avant l'occupation de Taza et de Khenifra, nous aurions pu nous maintenir dans une situation expec- tante ; trop tôt, parce que nous n'avions pas encore affermi et consolidé les résultats obtenus par les der¬ nières campagnes. Dès la déclaration de guerre, le résident général envoya en France le maximum de forces à la défense nationale, le sort du Maroc devant se régler sur le continent européen. Néanmoins, il se refusa à éva¬ cuer les marches et les postes avancés, et le maintien intégral de l'occupation lui parut le seul moyen d'éviter une insurrection générale. Les événements lui donnèrent pleinement raison. Le Maroc, où notre occupation si récente pouvait faire craindre les pires événements, demeura tranquille ; l'insurrection générale escomptée et préparée par nos adversaires européens ne se produisit pas. Non seulement le Maroc resta paisible, mais les indigènes, si récemment soumis, nous donnèrent un LA PACIFICATION 371 précieux concours et combattirent héroïquement à nos côtés sur le front français contre l'ennemi commun. Les adversaires que nous avons rencontrés au Maroc pendant la guerre européenne sont de plusieurs sortes. Au Sud, c'est El-Hiba, Messie des petites gens, jouissant d'une grande influence religieuse, se ravitaillant en armes et en munitions par la côte du Sahara et se tournant tantôt vers le Maroc, tantôt vers la Mauritanie. Au Nord, c'est Abd-el-Malek, fils de l'émir Abd-el-Kader, appuyé à la zone espagnole} où il a à Melilla sa base d'opérations. C'est l'Allemagne qui soudoie, excite, ravitaille El-Hiba et Abd-el- Malek. Entre ces deux foyers insurrectionnels du Nord et du Sud, les Berbères du Moyen-Atlas forment le trait d'union ; leurs chefs s'appellent Moha-ou- Hammou, Moha-ou-Saïd, Ali-Mhaouch, Sidi-Raho. ' - , Ils sont en relations suivies avec Ël-Hiba et Abd-el- Malek, qui leur prodiguent les encouragements, leur assurant l'appui allemand, leur faisant parvenir les proclamations hostiles et les appels à la guerre sainte, leur fournissant d'abondantes ressources pécuniaires. Plus la guerre se prolonge, plus la situation devient difficile, en raison surtout de l'usure des effectifs. L'année 1918 marque le plus grand effort de l'Alle¬ magne pour coordonner les forces de nos adversaires et provoquer une offensive générale. Elle marque aussi le moment où le Maroc se vide d'hommes et d'officiers jusqu'à l'extrême limite, pour répondre aux suprêmes tentatives des Allemands sur le front français. Même la nouvelle de la victoire et de l'armistice ne produisit pas immédiatement dans les zones insoumises l'effet qu'on aurait pu en attendre. Les rebelles refusèrent d'y croire, d'autant plus que l'or allemand continuait d'arriver. La démobilisation commença avant que des renforts arrivés, de France eussent pu remplacer les territoriaux qui s'en allaient. L'insuffisance numé¬ rique des forces, la faible proportion de troupes 372 LE PROTECTORAT FRANÇAIS blanches, le manque de cadres et d'entraînement des troupes indigènes maintinrent une situation assez précaire. La décision de garder intacte l'armature de notre occupation comportait forcément l'obligation de conserver une certaine activité militaire sur toute la périphérie. Il ne s'agissait en principe que de se mainte¬ nir sur les positions acquises, mais le fait seul d'arrêter notre progression, ininterrompue depuis les premières années de l'occupation, eût été l'aveu d'une situation critique qui aurait redonné confiance à nos adver¬ saires. Tout en écartant jusqu'à la fin des hostilités les opérations de grande envergure, tout en réservant jusqu'à ce moment la conquête des objectifs exigeant des moyens matériels dont nous ne disposions plus, nous fûmes amenés, par la nécessité de riposter aux attaques, à étendre encore d'une manière sensible la zone pacifiée. Dans le couloir de Taza, notre occupation était trop récente, notre installation trop fragile pour ne pas subir le contre-coup des importants prélèvements d'effectifs opérés dans cette région. Mais bientôt la communication, virtuellement interrompue par une série d'agressions, fut rétablie. Dans la région de l'Ouerra, de nouveaux postes de surveillance reliaient Kalaa-des-Slass à Arbaoua. L'établissement du poste de Bab-Moroudj chez les Branès dégageait le Nord de Taza (1915). A l'instigation de Raïssouli, soutenu par les agents allemands de Tétouan, Ceuta et Larache et se reliant lui-même avec Abd-el-Malek, les Djebala attaquaient à maintes reprises nos postes de la région du Rarb. Au Nord-Est de Fès, une brusque conflagration se produisait au printemps de 1919 et une harka venait assiéger la kasba de Mediouna (1er avril), que dégageait bientôt le colonel Huré. Mais la poussée se renouvelait plus à l'Est devant Kifane. Le 25 avril, le combat d'Aïn-Matouf LA PACIFICATION 373 rétablissait la situation ; le front de l'Ouerra était reconstitué par des mesures rapides et énergiques ; des blockhaus installés au Nord-Est de Kalaa-des- Slass protégaient les tribus soumises contre les incur¬ sions venues du Rif. D'une manière générale, le général Aubert, conformément aux instructions qu'il avait reçues, se contentait de contenir et de refouler les partisans d'Abd-el-Malek. Cependant, en 1919, il s'installait chez les Beni-bou-Yahii et occupait les débouchés des routes qui, de la Moulouya, conduisent au Guerrouaou. Au Sud du couloir de Taza, la création des postes de Djebla, Touahar, Djebel-Halib, l'Arbade Tahla, Matmata, tenait en respect les Riata et les Beni- Ouaraïn, En 1917 et 1918, les opérations du général Aubert nous ouvraient la vallée de l'Inaouen, voie directe de Taza à Fès, suivie par la route et par le chemin de fer en construction, et amenaient la soumis¬ sion de la plus grande partie des Riata. Cet important résultat une fois acquis, le général Lyautey prescri¬ vait de se borner au maintien des positions acquises et aux ripostes strictement nécessaires. Ches les Beni-Mguild, nous occupions la vallée du Guigou ; nous y installions les postes d'Almis, de Timhadit (1915) et plus à l'Ouest celui d'Aïn- Leuh (1916). A cette progression correspondaient d'importants progrès de nos troupes du haut Guir dans la direction de Kasba-el-Makhzen et du Tafilelt. En 1915, le colonel Bertrand poursuivait, au Nord de Gourrama, une progression pacifique continue. Nous nous établissions dans la vallée du Ziz à Ksar-es- Souk et à Rich (1916), et deux harkas considé¬ rables étaient mises en déroute par le colonel Doury à Meski (9 juillet 1916) et à El-Maadid (15 novembre 1916). Le groupe mobile de Meknès, franchissant le Moyen-Atlas au col de Taghzeft, s'avançait de Timhadit jusque sur la haute Moulouya, 374 LE PROTECTORAT FRANÇAIS où il faisait sa jonction avec le groupe de Bou- Denib (1917). La création des postes d'Itzer et de Midelt, suivie de l'occupation de Kasba-el-Makhzen en juin 1918, nous assurait la possession d'un des carrefours les plus importants du pays berbère, où se croisent les voies de Meknès au Tafilelt et de la haute Moulouya à l'Oued-el-Abid, affluent de l'Oum-er- Rbia. D'autres postes étaient créés à Outat-Ouled-el- Hadj et à Aïn-Guettara, sur la moyenne Moulouya, en liaison avec Debdou. Le réseau était complété en 1919 par des postes placés à Bel-Farah, dans la vallée du Melloulou, à Rhorgia et à Bou-Yakoubat dans la moyenne Moulouya. C'était une étape décisive. Le but recherché par ces opérations était de disjoin¬ dre le bloc des tribus encore insoumises du Moyen- Atlas et du Haut-Atlas. La nouvelle progression réalisée tendait à séparer les groupements encore hostiles en deux îlots distincts : les Beni-Ouaraïn et les Riata d'une part, entre Taza .et la Moulouya, les Zaïan et les Chleuh d'autre part, entre la région de Meknès et celle du Tadla. Ce sont les contrées les plus âpres et les plus difficiles du Maroc à tous égards. Chez les Zaïan, un sérieux accident de guerre se produisit, le 13 novembre 1914, à El-LIerri, à 15 kilo¬ mètres au Sud de Khenifra ; le colonel Laverdure, ayant voulu surprendre les campements de Moha-ou- Hammou, fut assailli par de très nombreux contin¬ gents et subit des pertes cruelles : 33 officiers et 600 hommes tués. Une action rapide du général Henrys rétablit le prestige de nos armes, un instant compromis. Sur la rive gauche de l'Oum-er-Rbia, les postes de Kasba-Beni-Mellal (1916) et de Rhorm-el-Alem (1917) resserrent de plus en plus le blocus autour des Zaïan. A l'Est de Marrakech, un poste est créé à Tanant (1915), au débouché des couloirs qui mènent sur le LA PACIFICATION 375 revers du massif chleuh, et un autre à Azilal (1916), en vue d'Ouaouizert et de la vallée de l'Oued-el- Abid. La violence même avec laquelle les Zaïan réa¬ gissent témoigne de la gêne qu'ils éprouvent. Les attaques des dissidents sur la route de Khenifra continuent, mais, en même temps, des symptômes de désagrégation se manifestent ; en 1918, les fils de Moha-ou-Hammou se séparent de leur père et viennent à nous. Au Sud de Marrakech, nous avions mené, depuis la guerre et malgré la guerre, une action des plus intéres¬ santes par les seuls moyens indigènes, sous l'impulsion du général de Lamothe. Nous avions réalisé des gains sensibles et acquis une supériorité politique et morale incontestable. Le Haut-Atlas était resté indemne sous l'autorité des grands caïds, dont la fidélité à notre cause ne s'était pas démentie ; ils s'étaient chargés de chasser El-Hiba du Sous, de dégager Agadir et Tiznit ; leur action avait été appuyée par le général de Lamothe, qui avait triomphé d'El- Hiba à Ouijjane (1917). Au Tafilelt, de graves événements se produisaient en 1918. Un chérif, Mohammed Semlali, originaire d'une tribu du Sahel atlantique, s'était établi près du tombeau de Si-Moha Nifrouten, marabout des Aït-Atta, dont il exploitait la baraka ; il avait pour khalifa un ancien lieutenant d'Abd-el-Malek, Bel- kassem-Ngadi. Une mission française composée d'un capitaine, d'un interprète et d'un médecin militaire, avec un goum mixte et un poste de télégraphie sans fil, avait été établie à Tighmart auprès du représen¬ tant du sultan au Tafilelt, Moulay-el-Mehdi. Le Semlali fit assassiner l'officier-interprète Oustry et souleva les Aït-Atta. Le 9 août 1918, un combat malheureux eut lieu à Gaouz, au Seffalat ; l'aile gauche du groupe mobile, partie trop tôt à l'insu du commandant de la colonne, perdit le contact, s'égara 376 LE PROTECTORAT FRANÇAIS dans la palmeraie et fut à peu près anéantie. Le géné¬ ral Poeymirau vint à la rescousse et défit la harka à Dar-el-Beïda (15 octobre) ; il fit établir au Djebel Erfoud un poste dominant tout le pays et comman¬ dant le barrage du Ziz, qui alimente les saguias du Tafilelt. Le chérif gardait néanmoins des partisans ; l'insurrection s'étendit dans tout le Sud-Est et attaqua nos postes. Le général Poeymirau riposta de nouveau et enleva le ksar de Meski, mais il fut grièvement blessé. C'est seulement le 31 janvier 1919 que le colonel Mayade triompha définitivement des harkas au combat du Tizimi et brisa la résistance. En même temps, une diversion était effectuée par¬ les Glaoua pour obliger les tribus menacées par ce mouvement à rappeler leurs contingents. Cette inter¬ vention d'El-Hadj-Thami-Glaoui, qu'accompagnait le général de Lamothe, empêcha l'extension de la crise vers l'Ouest, dissocia les groupements hostiles et constitua un parti makhzen au Todgha et au Ferkla. Le Semlali s'enfuit vers le Dra, après avoir fait assas¬ siner le marabout de Tamgrout, qui nous était favo¬ rable. En novembre 1919, il fut tué à son tour par son khalifa Belkassem Ngadi, qui s'efforça en vain de reformer des coalitions contre nous. Un barrage solide fut établi entre Erfoud et Ksar-es-Souk ; nos postes furent débloqués et l'activité de nos groupes mobiles se reporta vers le Nord, pour assurer défini¬ tivement notre occupation du haut Ziz. Une fois de plus, la menace était venue du Sud, du Sahara et du Tafilelt, d'où sont parties toutes les Offensives qui ont marqué dans l'histoire marocaine. On peut se demander ce qui se serait produit sans la rapidité avec laquelle le général Lyautey jeta sur la brèche un instant ouverte toutes les troupes dispo¬ nibles qui lui restaient et même des renforts empruntés à l'Algérie. Ainsi, l'armature avait tenu jusqu'au bout, grâce LA PACIFICATION 377 à des prodiges sans cesse renouvelés d'habileté politique et de valeur militaire. On n'imagine que trop bien ce qui serait arrivé si nous avions lâché pied au Maroc : l'incendie, comme l'espéraient les Alle¬ mands, aurait gagné l'Algérie, la Tunisie, tous les pays d'islam. « Pendant que les armées françaises1 sauvaient la France sur son propre sol, quelques contingents, éparpillés sur un territoire immense, se multipliant par une activité incessante, luttant contre le même ennemi, conservaient à la patrie le protecto¬ rat d'une terre fertile et le fruit de dix années d'efforts. Non contents de maintenir, ils se dépensaient pou acquérir encore ,pacifiaient des territoires dont les récoltes allaient nourrir la France et dont les homme s'enrôlaient sous notre drapeau. » IV C'est seulement en 1921 que le corps expédition naire du Maroc fut reconstitué à peu près tel qu'il était avant la guerre, avec un effectif de 80 à 90.000 hommes dont 50.000 hommes de troupes indigènes. Au moment où s'achève la guerre européenne, le front marocain est déterminé par l'insoumission de trois régions principales : les confins franco-espagnols s'étendant du Bar h à la Moulouya et bordant au Nord le couloir Fès-Taza ; le Moyen-Atlas, qui pré¬ sente deux blocs, celui des Zaïan et des Chleuh au Sud-Ouest, celui des Beni-Ouaraïn au Nord-Est séparés par la route de Meknès à la Moulouya ; enfin le versant Sud du Haut-Atlas. L'action de l'Espagne au Maroc a connu des alter¬ natives très diverses. En 1913, le premier haut- commissaire espagnol, le général Alfau, occupait 1. Bulletik DU G. Q. G. 378 LE PROTECTORAT FRANÇAIS Tétouan sans coup férir et y installait auprès de lui le khalifa du sultan. La collaboration franco-espagnole semblait sur le point de s'organiser lorsqu'éclata la guerre européenne. Pendant le grand conflit, les Espagnols manifestèrent peu d'activité militaire ; en 1916, le général Jordana occupa le nœud de routes du Fondak, établissant ainsi une communication entre Tétouan et Larachejpuis on essaya, sans grand succès, d'utiliser l'influence religieuse du chérif Raïssouli. En 1919, le général Berenguer est nommé haut- commissaire au Maroc et il semble qu'avec lui une ère nouvelle va commencer. Effectivement, les Espagnols occupent Chechaouen et la pacification progresse rapidement. Mais une imprudente opération du géné¬ ral Silvestre chez les Beni-Ouriaghel amène, le 21 juil¬ let 1921, la catastrophe d'Anoual. Toute l'armature politico-militaire laborieusement assemblée par le général Berenguer s'effondre ; le général Navarro, chargé de venger Silvestre, est assailli au mont Arruit par 30.000 Berbères et, au bout de dix jours, obligé de se rendre avec 4000 hommes, 20.000 fusils, 30 canons, de grandes quantités de munitions ; les Rifains arrivent jusqu'aux portes de Melilla. Le rétablissement s'effectue lentement et péniblement; le général Berenguer reprend son projet de pacifica¬ tion totale de la zone espagnole, mais l'opinion ne le suit pas dans cette voie. Les graves déboires de l'Espagne au Maroc pro¬ viennent de ce que, impuissante à prouver sa supério¬ rité militaire, elle accumulait en même temps dans sa politique indigène les plus graves erreurs. Elle n'a pas d'armée coloniale, bien qu'elle ait fait quelques tentatives pour en constituer une avec les regulares, équivalent de nos tirailleurs, et le tercio extranjero ou légion étrangère ; les troupes sont transportées de leur garnison sur la ligne de feu sans préparation LA PACIFICATION 379 aucune. Le haut-commissariat n'a qu'une autorité nominale et se heurte souvent à la mauvaise volonté de Madrid. Enfin l'Espagne ne cherche pas à faire la conquête morale des indigènes ni à se les attacher par la communauté des intérêts. La nation est fatiguée de jeter dans ce gouffre sans fond les hommes et les milliards. Le général Primo de Rivera dresse et exécute un programme de liquidation. L'Espagne ne conservera plus que Tétouan etLarache. Ce « repli stratégique » s'effectue dans les conditions les plus pénibles et occasionne des pertes considérables. La zone française éprouve nécessairement, par suite du voisinage, le contre-coup des événements qui se produisent dans la zone espagnole. En 1920, l'occupation d'Ouezzan fut effectuée par le général Poeymirau parallèlement à l'occupation de Che- chaouen par les Espagnols. L'opération avait été jusque là ajournée, parce que, s'il est facile de s'établir à Ouezzan, la sécurité n'y est possible que moyennant l'occupation des massifs montagneux qui commandent la région au Nord et à l'Est et qu'occupent des popu¬ lations guerrières. Des postes furent créés pour les dominer à Issoual et à Terroual. Après de très durs combats en 1921, la région commençait à s'organiser à l'abri d'un solide système défensif, lorsque l'évacua¬ tion des postes espagnols vint découvrir complète¬ ment notre front. Le Moyen-Atlas est le nœud de la pacification marocaine comme il est le nœud orographique du pays. La pénétration de Meknès à la haute Moulouya constituait une première emprise sur le pays berbère. Cependant l'occupation de là route de Taghzeft ne fut pas aussi féconde en résultats qu'on aurait pu l'espérer ; les neiges la bloquent pendant l'hiver, les postes qui la jalonnent sont isolés, leur ravitaille¬ ment pénible. Il nous fallait élargir graduellement ce 380 LE PROTECTORAT FRANÇAIS 4 \ * i 4' I pi V k .1: cv:^ ' ■ m É&: ^3 M r I f nouveau couloir, en réduisant d'abord le bloc occi¬ dental ou pays Zaïan, puis le bloc oriental ou tache de Taza. C'est surtout la pacification du massif des Zaïan qui importait à la tranquillité de la zone colonisable. Au printemps de 1920, nos troupes occupèrent le Taka-Ichian, qui domine les Mrabtine et la zaouïa des Aït-Ishak ; à l'automne, le groupe mobile du Tadla enlevait la zaouïa Ech-Cheikh. Cette nouvelle avance barrait les points de passage de l'Oum-er- Rbia par lesquels se font les transhumances et les émigrations périodiques. Menacés de se voir enfermés dans la montagne, préparés d'ailleurs à un changement de politique par le patient travail du Service des renseignements, les Zaïan font leur soumission. Les conséquences de cet événement sont importantes ; un nouveau bloc se détache de la dissidence, Khenifra est dégagée, la mise en valeur de la plaine située sur la rive droite de l'Oum-er-Rbia devient possible. En 1921, comme pour clore la période des luttes, le vieux chef zaïan Moha-ou-Hammou, qui avait conduit avec une indomptable énergie la résistance acharnée à la progression française, tombe en pleine bataille, frappé d'une balle à la gorge. Il restait à réduire les éléments insoumis qui entouraient le poste de Bekrit, et qui seuls désormais séparaient la vallée de Khenifra de la route de Taghzeft ; la réduction de cette poche fut exécutée en septembre 1921 par le général Poeymirau. Les divers terrains de pâturage où venaient s'abriter pendant l'hiver les tribus insoumises de la haute vallée de la Moulouya tombaient sous notre contrôle, et nous nous trouvions affranchis de l'obligation de faire de longs détours pour effectuer la liaison entre nos postes de cette région. En 1922, l'occupation de Ouaouizert nous faisait pénétrer dans la vallée de l'Oued-el-Abid et nous permettait de réduire le saillant entre Beni-Mellal et Azilal. En 1923, la jonc- LA PACIFICATION 381 tion était établie entre Ouaouizert et Beni-Mellal ; le marabout d'Ahansal, Si-Moha, qui avait longtemps mené la propagande contre nous de Beni-Mellal au Sarro, faisait sa soumission. A l'autre extrémité du Moyen-Atlas, dans ce qu'on appelait la « tache de Taza », vivent les Beni-Ouaraïn, les Aït-Youssi, les Aït-Seghrouchen, les Marmoucha. Ces tribus sont graduellement encerclées par notre front de défense. En 1921, d'importantes opérations sont effectuées par le général Aubert ; remontant les deux vallées, qui coulent en sens inverse, de l'Oued Melloulou, affluent de la Moulouya et de l'Oued Zloul, affluent du Sebou, il obtient la soumission des Beni-Ouaraïn de l'Ouest. En 1922, en même temps que nous occupons l'important « poste-verrou » d'Alemsid, aux sources de la Moulouya, le général Aubert effec¬ tue une seconde série d'opérations destinées à réduire la partie Sud de la région ; parti de Misour sur la Moulouya, il occupe Almis des Marmoucha et Enjil, pendant qu'au Nord un groupe mobile s'avance par la vallée du Guigou jusqu'à Skoura ; mais la fatigue des troupes et les difficultés du ravitaillement obligent à suspendre les opérations. En 1923, la communication est établie entre Fès et la Moulouya par l'ancienne route impériale du Tafilelt. Seuls luttent encore les Aït-Seghrouchen et les Marmou¬ cha ; en 1923, de très durs combats aboutissent à les séparer ; les premiers sont bloqués dans le Tichoukt, les seconds dans le Bou-Iblal. Enfin le poste de Berkine est installé en plein cœur du massif monta¬ gneux. Au Sud du Haut-Atlas, le pacha de Tiznit, Si-Taïeb-el-Goundafi, désagrège les groupes hostiles que tente de former Merebbi Rebbo, qui a suc¬ cédé à son frère El-Hiba, mort en 1919. En 1920, une harka du Glaoui triomphe des adversaires du Makhzen à Timatriouin et à Imiter et les poursuit 382 LE PROTECTORAT FRANÇAIS jusqu'au Todgha. En 1922 a lieu la soumission des Ida-ou-Blal, qui habitent la région de Tissint ; des marches-frontières sont constituées de ce côté à Taroudant et à Tiznit. A l'Est, un foyer insurrec¬ tionnel se maintient au voisinage du Tafilelt, où d'autres opérations qui ont paru plus urgentes nous ont empêchés en 1919 de rétablir notre autorité avec celle du sultan. Notre armée a accompli au Maroc une tâche variée à l'infini, puisque, à elle seule, en dehors des villes de la côte et de leur banlieue, elle représente toutes les formes de l'activité et de la civilisation françaises. Forte de la double expérience algérienne et tunisienne, comptant dans ses rangs nombre d'hommes qui connaissent les musulmans, leurs traditions, leurs mœurs et leurs langues, consciente de la grandeur de l'œuvre historique qu'elle va parachever sur la terre d'Afrique, elle est animée de l'ardente volonté de surpasser ce que d'autres générations de soldats ont jadis su faire ailleurs. « La France tout entière, sans distinction de partis, peut et doit lui exprimer sa reconnaissance et sa joie pour le grand exemple d'énergie méthodique, de tranquille courage, de maîtrise des hommes et des choses qu'elle donne au monde1. » Les progrès rapides de notre œuvre marocaine sont dus en grande partie à la souplesse avec laquelle ont été combinées l'action militaire et l'action politique. Pour comprendre cette œuvre et l'apprécier à sa juste valeur, il ne suffit pas de considérer sur la carte l'étendue des territoires pacifiés, dans un laps de temps très court et dans des conditions très difficiles. Il faut insister sur les procédés par lesquels ces résul¬ tats ont été obtenus. La méthode du général Lyautey n'est ni la pénétra- 1. Messimy. LA PACIFICATION 383 tion purement pacifique, qui est inefficace, ni la conquête brutale, qui laisse après elle d'inexpiables rancunes. Il n'oublie pas et ne laisse oublier à per¬ sonne autour de lui que nos adversaires d'aujourd'hui doivent être nos associés et nos collaborateurs de demain. S'il manifeste la force, c'est avec le désir d'en éviter le plus possible l'emploi. Le dosage de la poli¬ tique et de la force varie à l'infini et nécessite de la part du chef et de ses subordonnés beaucoup de tact, de doigté, une parfaite connaissance des milieux indigènes, si variés et si complexes. Un décret du 19 février 1921, en conférant au géné¬ ral Lyautey la dignité de maréchal de France, a attribué à l'œuvre militaire et politique qu'il a accomplie, avant, pendant et après la guerre, la plus haute récompense dont dispose le gouvernement de la République. « Ses incomparables qualités de chef, dit le rapport précédant le décret, déployées au milieu des plus graves difficultés, son sens de l'action, son autorité, sa méthode et ses succès ont fait de lui un des meilleurs artisans de la gloire française. Il a gagné, dans tous les domaines, la bataille du Maroc, qu'il a conservé à la France et à la civilisation. » V La pacification du Maroc était plus qu'aux trois quarts achevée et il semblait qu'un dernier effort allait la rendre complète et absolue. Le maréchal Lyautey, pour achever la soumission de ce qu'il Ju , appelait « le Maroc utile », c'est-à-dire des régions offrant des ressources économiques et dont la posses¬ sion est indispensable pour assurer la sécurité des pays colonisables, demandait trois ans, 500 millions par an et le maintien pendant cette période de 80 à 90.000 hommes. Mais tout fut remis en question 384 LE PROTECTORAT FRANÇAIS VA par une insurrection très grave, qui fit courir au Maroc en 1925 les dangers les plus sérieux. A la suite du « repli stratégique » des Espagnols, un homme, comme il arrive toujours dans l'Afrique du Nord en pareilles circonstances, avait surgi pour exploiter les événements. Abd-el-Kerim, originaire des Beni-OuriagheL, dont le père avait été pendant la guerre un des agents de l'Allemagne, lui-même ancien cadi de Melilla, avait organisé la résistance à l'avance espagnole et, après Anoual, le partage du butin. Il avait dès lors un matériel de guerre considérable, des armes et des munitions en abondance, un trésor de guerre constitué par les sommes versées pour le rachat des prisonniers espagnols. Il s'efforça d'utili¬ ser tout cela suivant les méthodes de la guerre moderne ; il y était aidé par un certain nombre d'agents européens ; ce prestigieux champion du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes était en effet en même temps l'homme de paille de certains financiers dépourvus de scrupules, qui avaient à faire valoir dans le Rif des titres miniers sans valeur légale. En 1922, Abd-el-Kerim se fabrique une généalogie ehérifienne, se proclame sultan et fait dire la prière en son nom. Il réussit à grouper autour de lui Rifains et Diebalas. quoique ces derniers fussent séparés des Rifains par des haines qui paraissaient jusque là irréconciliables ; 11 obtient d'eux, de gré ou de force, des contingents pour la guerre contre les chrétiens et pré¬ tend créer dans le Rif une sorte d'État indépendant. En 1924, nous devançâmes Abd-el-Kerim dans la vallée de l'Ouerra. en particulier chez les Beni- Zeroual, mais, faute d'effectifs suffisants, il ne nous fut pas possible d'organiser notre front Nord de manière à résister à une attaque. En décembre 1924, le maréchal Lyautey signala l'imminence du danger et demanda des renforts ; mais il n'en demanda pas LA PACIFICATION 385 assez et op. lui en envoya moins encore. Le service des renseignements fut d'ailleurs très au-dessous de sa tâche en cette circonstance. L'attaque se produisit le 12 avril 1925 ; bien qu'elle fût prévue, elle nous surprit par sa violence et son intensité ; on n'avait assurément pas estimé les forces rifaines à leur juste valeur. Nos postes, trop nombreux, avec des garnisons trop faibles, parfois quelques hommes seulement, furent bientôt noyés dans le flot de la dissidence et succombèrent les uns après les autres, non sans s'être héroïquement défendus. Les tribus de la frontière, méthodiquement travail¬ lées par l'agitateur et que nous n'étions plus en état de protéger, font défection et passent à l'ennemi. A la fin de juin, les Tsoul et les Branès, soumis de longue date et situés au voisinage immédiat de Taza, entrent en dissidence. Le point culminant de la crise se produit dans les premiers jours de juillet; à ce moment, Ouezzan, Fès, Taza, sont menacées et on désespère presque de les sauver. Du 15 avril au 24 juil¬ let, nous avions eu près de 5.000 hommes hors de combat, sur un effectif de 30.000 hommes. Ce qui s'imposait pour venir à bout de l'ennemi commun, c'était une étroite collaboration franco- espagnole. Si cette collaboration avait été organisée plus tôt, elle aurait épargné à la France comme à l'Espagne bien des déboires. On finit par le comprendre, et un accord fut signé à Madrid le 28 juillet 1925, par lequel les gouvernements français et espagnol s'engageaient à poursuivre contre Abd-el-Kerim des actions concertées. Le maréchal Pétain, auquel fut remise la direction des opérations, en collabora¬ tion étroite avec le maréchal Primo de Rivera, réussit à conjurer le péril. Les effectifs passèrent de 66.000 hommes au 1er avril 1925 (dont 3'0.000 sur le front Nord) à 142.000 hommes au 1er octobre, pour être ramenés à 128.000 au 1er janvier 1926; on A. Bernard 25 386 LE PROTECTORAT FRANÇAIS les munit d'un matériel puissant d'artillerie et d'aviation. Au commencement d'août, les moyens rassemblés permirent enfin d'obtenir une amélioration notable tout le long des §50 kilomètres de front. Les régions occupées avant l'offensive d'Abd-el-Kerim furent reconquises, les anciens postes réoccupés ; les tribus dissidentes firent leur soumission et les Rifains éva¬ cuèrent la vallée de l'Ouerra. Notre contre-offensive se déclencha en septembre au Nord de Taza et de Kifane ; elle nous conduisit rapidement au col de Tizi-Ousli, d'où la vue s'étend sur les montagnes du Rif et en bordure de l'Oued Kert. De leur côté, les Espagnols, le 6 septembre, effectuèrent avec un.plein succès un débarquement dans la baie d'Alhucemas, chassèrent Abd-el-Kerim d'Ajdir et l'obligèrent à se réfugier à Targuist. La saison des pluies ayant interrompu les opéra¬ tions, les aventuriers européens qui entouraient Abd- el-Kerim essayèrent d'en profiter pour amener la France à traiter avec le chef rifain. Mais nous demeu¬ râmes en plein accord avec l'Espagne ; nous exi¬ geâmes la reddition d'Abd-el-Kerim, sa soumission au sultan, le désarmement des tribus, la restitution des prisonniers. Les négociations d'Oudjda, conduites par le général Simon, furent rompues le 6 mai 1926, parce que les délégués rifains ne se sentaient pas capables d'imposer ces conditions à Abd-el-Kerim et les opérations reprirent. L'objectif de l'action convergente franco-espagnole était le massif des Beni-Ouriaghel, entre le Ghis et le Nkour ; c'est le cœur du Rif, c'est là que pouvait être atteinte et abattue la puissance d'Abd-el-Kerim. Dès le 19, nous occupons les seuils qui commandent les voies d'accès à Targuist ; puis l'attaque franco-espagnole se poursuit avec un plein succès ; les événements se précipitent ; le 23, Targuist est occupé et le 24, LA PACIFICATION 387 c'est le tour du Djebel Hammam. Le 25, Abd-el- Kerim demande l'aman et remet sa lettre de soumis¬ sion au lieutenant de vaisseau Montagne ; le 27, il se rend au général Ibos et au colonel Gorap à Tizem- mourene. Il est éloigné du Maroc et envoyé à la Réunion. En vingt jours, les opérations, conduites du côté français par le général Boichut, du côté espagnol par le général Sanjurjo, ont obtenu des résultats complets. L'Afrique du Nord échappe au plus grand péril qu'elle ait jamais couru. L'exploitation des succès militaires franco-espagnols se poursuit rapidement après la reddition d'Abd-el- Kerim ; les tribus sont désarmées, la réduction du Rif consommée. La zone espagnole de Melilla s'étend désormais à l'Ouest jusqu'au Ghis ; la dissidence s'éteint également du Loukkos à l'Oued Laou et l'Espagne progresse le long de la côte vers les Gho- mara. Chechaouen est réoccupé en août 1926, tandis que les Français s'avancent à l'Est d'Ouezzan jus¬ qu'aux confins de leur zone ; en 1927, d'importantes opérations amènent la pacification des Ghezaoua, des Beni-Mestara et desBeni-Mesguilda. En résumé, les Espagnols ont donné à cette campagne la conclusion qu'elle comportait en occupant la totalité de leur zone et en l'organisant ; les Français de leur côté se sont soli¬ dement installés le long de leur frontière politique, en liaison étroite avec les Espagnols. La tranquillité règne depuis lors sur le front Nord de notre protectorat. De 1921 à 1925, le manque de coordination des efforts entre la France et l'Espagne les avait conduites l'une et l'autre aux pires déboires : lorsqu'elles se sont décidées à une collaboration que la nature même leur imposait, elles ont obtenu toutes deux la victoire et la sécurité qui en est la conséquence. 388 LE PROTECTORAT FRANÇAIS VI Après la soumission d'Abd-el-Kerim, on résolut de mettre à profit la présence au Maroc d'effectifs importants pour en finir avec la « tache de Taza » et pour éteindre les foyers de dissidence qui y subsis¬ taient. Les opérations, dirigées par le général Dufieux, aboutirent d'abord, de juin à septembre 1926, à la réduction du massif du Tichoukt. Puis on s'attaqua au massif du Bou-Iblal, où on se heurta chez les Marmoucha à une résistance farouche ; la soumission ne fut pas obtenue sans des pertes élevées ; mais désormais il ne fut plus question de dissidence dans ces régions du Moyen-Atlas oriental ; la « tache de Taza » était effacée de la carte. Il eût suffi à cette époque, semble-t-il, de prolon¬ ger les opérations pendant quelques mois et de les mener rapidement avec les gros effectifs dont on disposait pour en finir avec la pacification du Maroc. Mais le gouvernement prescrivait impérieusement le retour en France d'une grande partie des troupes venues en renfort ; l'effort nécessaire ne fut pas fait et depuis lors la cadence de nos progrès, si rapide dans la période antérieure, s'est sensiblement ralen¬ tie. La principale cause en est sans doute que nos effectifs ont diminué en quantité et aussi en qualité ; les contingents, même les contingents indigènes, fournis par un service à trop court terme, sont insuf¬ fisamment préparés à la rude tâche qui leur incombe ; les officiers, appelés à leur tour d'ancienneté à servir sur les théâtres d'opérations extérieures, n'ont plus l'endurance ni l'expérience des anciens officiers de l'armée d'Afrique ; l'armée a été réorganisée trop exclusivement en vue de la guerre européenne. Il reste à triompher au Maroc d'un bloc dissident LA PACIFICATION 389 important, accroché aux dernières pentes du Moyen- Atlas là où il se soude au Haut-Atlas, c'est-à-dire au Nord et au Sud de l'Oued-el-Abid ; ce bloc s'appuie aux marches présahariennes du Maroc et demeure inquiétant aussi bien pour le Tadla que pour les eonfins algéro-marocains. Dans cette région vivent les Aït-Chokman de l'Oued-el-Abid, les Aït-Yahia de la région de Tounfit, les Aït-Yafelman du haut Ziz ; là aussi affluent de nombreuses tentes d'irré¬ ductibles et de bandits appartenant aux tribus sou¬ mises ; là s'exerce l'influence de plusieurs chefs reli¬ gieux qui sont nos plus farouches adversaires, bien qu'ils ne s'entendent guère entre eux. De longue date, des opérations avaient été prévues pour réduire les Aït-Ishak, les Aït-Seri, les Aït- Chokman et les autres tribus chleuh qui constituent le front dissident du Tadla. La jonction de l'Oued-el- Abid et de la Moulouya, de Ouaouizert et d'Arbala, faisait partie dès l'origine du programme du maréchal Lyautey, qui y voyait une des opérations les plus essentielles pour la pacification du « Maroc utile ». En 1926, le général Boichut avait prévu lui aussi la réduction de cette région très difficile, qui nécessite des forces régulières solides et des effectifs importants. L'ajournement de ces projets produisit une situation précaire sur le versant Sud du Moyen-Atlas ; au Tadla même, de nombreux actes de brigandage furent commis, des fonctionnaires, des colons, assassinés ou enlevés. Les opérations du colonel de Loustal en 1929 et en 1930 ont ramené la sécurité et préparé la solu¬ tion du problème ; en 1929, il s'est avancé d'Arbala dans l'Azarar-Fal, centre de vie agricole et pastorale des Aït-Chokman ; en 1930, il a occupé la. région comprise entre Arbala et Ksiba et l'importante vallée du Drent. Pour mettre le territoire de colonisa¬ tion à l'abri des attentats et pour en éloigner les dissi¬ dents, il reste à occuper la vallée supérieure de l'Oued- 390 LE PROTECTORAT FRANÇAIS el-Abid, qui nous permettre de porter notre front jusqu'au Haut-Atlas. Du côté du Tafilelt et des confins algéro-marocains, la situation est franchement mauvaise. Rien n'a sub¬ sisté de l'œuvre qu'avait accomplie dans ces régions le général Lyautey et de la sécurité qui y régnait jus¬ qu'en 1918 ; on circulait alors commodément et sans escorte entre Colomb-Béchar et Bou-Denib, alors que, dans ces dernières années, on ne pouvait plus sortir de Colomb-Béchar autrement qu'en auto-mitrailleuse. L'insécurité est absolue dans.la région du Ziz, de la haute Moulouya, du Guir, de la Zousfana. Nous nous heurtons de ce côté à l'hostilité irréductible de la confédération des Aït-Yafelman et aux Aït-Hammou, groupement de bandits qui tiennent la c.ampagne et terrorisent la région. Les attentats ont été sans cesse en s'aggravant et se multipliant. En 1927 et en 1928, il y a eu plus de 90 rencontres entre les dis¬ sidents et nos forces de police ; nos pertes par le feu ont été de 264 tués et 129 blessés. Le 8 décembre 1928, trois automobiles de l'armée furent attaquées au Djebel Arlal, près de Taghit, en plein territoire algérien ; les officiers qui les occupaient, parmi lesquels le colonel Clavery, chef du territoire d'Aïn-Sefra, furent tués. Dans les premiers mois de 1929, nous occupâmes Aït-Yacoub et El-Bordj, au voisi¬ nage du Djebel Aïachi, Tarda au Sud-Ouest de Ksar- es-Souk, Guefifat sur l'Oued Gheris, pour protéger la route de Meknès à Erfoud, établie en 1928 au prix de travaux gigantesques. L'insécurité n'en fut pas diminuée, si même elle n'en fut accrue. En mars 1929, le poste d'El-Bordj subissait une attaque des Aït-Yahia qui nous coûtait 22 tués ou blessés ; puis ce fut le tour d'Aït-Yacoub, qui eut 80 tués dont 7 officiers et 38 blessés et qui fut assiégé pendant onze jours. Le 14 octobre 1929, à Djihani, à 50 kilomètres de Colomb-Béchar, un détachement de légion montée» LA PACIFICATION 391 assailli par un djich, avait 50 tués et 21 blessés. Cette situation paraissant due en partie au défaut d'entente et de coordination entre l'Algérie et le Maroc, des décrets du 3 février 1930 s'efforcèrent d'y remédier en reconstituant un commandement militaire des confins du Sud algéro-marocain analogue à celui qu'avait jadis exercé le général Lyautey et comprenant à la fois des territoires marocains et des territoires algériens ; ce commandement a été confié au colonel Giraud. Mais les attaques ont continué sur le haut Ziz, et en août 1930, un détachement de légion a eu encore 46 tués et 22 blessés près de Tarda. La situation s'amé¬ liora sans doute par suite de l'occupation cla Taouz (mars 1931), qui achève l'encerclement du Tafilelt. Telles ont été les conséquences de la politique de faiblesse suivie dans ces régions depuis 1918. Nous avons subi à cette époque un grave échec au Tafilelt et nous ne l'avons pas réparé. Notre prestige, sur lequel repose notre sécurité, a subi une grave atteinte. Des consignes formelles interdisent à nos troupes de pénétrer dans ces oasis ; c'est là que réside notre adversaire Belkassem-Ngadi, avec sa garde de malfai¬ teurs, contre laquelle les ksouriens depuis longtemps réclament notre protection : c'est là que, sûrs de l'impunité, se concentrent et se ravitaillent tous les pillards. On hésite devant cette opération nécessaire, comme on a longtemps hésité à occuper In-Salah, qui jouait le même rôle vis-à-vis du Sahara central ; pour le Tafilelt comme pour In-Salah, on s'exagère beaucoup les difficultés. La répression des djichs est une tâche ingrate et vaine, lorsqu'on est décidé à ne pas les poursuivre là où ils s'organisent et se ravi¬ taillent, et qu'on Ta annoncé par avance. Les pertes de vies humaines dans ces multiples incidents sont d'ailleurs beaucoup plus élevées que celles qu'occa¬ sionnerait une véritable expédition. L'erreur paraît avoir consisté à vouloir à tout prix faire intervenir 392 LE PROTECTORAT FRANÇAIS le Maroc seul dans ces contrées, alors que l'Algérie était à pied d'œuvre pour y agir plus efficacement. Dès lors, on s'est condamné à accepter une situation des plus pénibles, à maintenir des effectifs importants et très éloignés de leur base, à subir de lourdes pertes d'hommes et d'argent, tant que le Maroc n'aura pas achevé de réduire la dissidence du Moyen-Atlas, du Haut-Atlas et du Djebel Sarro. Dans la région de Marrakech, les Ida-ou-Tanan, qui occupent le pays compris entre Imintanout et l'Atlantique et qui formaient un îlot au milieu des régions pacifiées, ont fait leur soumission en 1927 ; la sécurité des routes de Mogador à Agadir s'est ainsi trouvée assurée. Le territoire d'Agadir a pour¬ suivi sa pénétration dans l'Anti-Atlas, obtenant la soumission des Aït-Ouadrim et des Aït-Moussa en 1928, des Aït-ou-Mribet en 1929. Un important travail de construction de routes a été accompli dans le Haut-Atlas au Sud de Marrakech par le géné¬ ral Huré, qui a donné tous ses soins à l'aménagement des voies qui conduisent à Agadir et au Sous par les Bibaoun, le Goundafa, le Glaoua ; d'autres routes ont été construites au Sud de l'Atlas, joignant Agadir à l'Oued Dadès et pénétrant dans l'Anti-Atlas jus¬ qu'aux oasis de Tatta, qui ont été occupées. Nous avons établi notre contrôle politique dans la zone d'influence des Glaoua. Des postes ont été créés en 1928 à Ouarzazat sur le Dra, en 1929 à Kalaâ-des- Mgouna sur l'Oued Dadès, en 1930 à Bou-Malem sur le haut Dadès et à Agdez sur le Dra. On peut envisager une prochaine jonction avec les confins algéro-marocains par le Dadès et le Ferkla. Le but poursuivi est d'isoler la dissidence du Sahara et des Aït-Atta de celle de l'Atlas et des Aït-Moghrad. Ainsi la question saharienne s'achemine vers sa solu¬ tion, qui devra être obtenue avec le concours de l'Algérie et de la Mauritanie. Ces pays sont pauvres, LA PACIFICATION 393 mais importants comme réservoirs de main-d'œuvre et il nous faut garantir les ksouriens contre les incur¬ sions des nomades. En fin de compte, selon le mot de Bugeaud, il faut être maître partout sous peine de n'être en sécurité nulle part. En résumé, il reste un sérieux effort militaire à donner au Maroc afin d'en finir avec les foyers de rébellion qui pèsent sur le reste du pays. S'arrêter, c'est reculer et s'exposer aux pires dangers. Le sys¬ tème des petits paquets, celui de l'occupation res¬ treinte, est condamné par l'expérience de toutes les entreprises coloniales ; bien loin de réduire les dépenses et les pertes, il les accroît,démesurément. L'objectif à atteindre est la pacification absolue et complète de la zone française du Maroc ; aucune considération, de quelque nature qu'elle soit, ne saurait nous en détourner. Cette pacification peut et doit être achevée rapidement. C'est la seule manière d'arriver à dimi¬ nuer l'effectif des troupes et à alléger le budget d'en¬ tretien du corps d'occupation. Dans la pacification du Maroc, on n'a jamais recouru à la force qu'à la dernière extrémité, on l'a manifestée pour en éviter l'emploi. Toute opération militaire est précédée d'une période d'apprivoisement, de prise de contact, de formation au sein même'Tes tribus d'un parti qui est favorable à notre intervention et qui souvent la réclame. Dans la répression, on n'oublie jamais que nos adversaires d'aujourd'hui seront nos collaborateurs de demain ; on s'attache à ne pas laisser chez eux de rancunes inexpiables. Aussitôt la campagne terminée, la politique reprend ses droits ; elle intervient de nouveau pour organiser le pays, faire tomber les dernières résistances, assurer à tous la paix et la justice. Le Maroc a été pacifié par la combinaison constante de la politique et de la force. Jamais on n'a rien obtenu par la seule politique et la force ne suffit pas davantage. C'est une chimie 394 LE PROTECTORAT FRANÇAIS complexe, où tout dépend du dosage des deux élé¬ ments. On ne peut espérer obtenir la soumission des Ber¬ bères en les refoulant jusqu'aux pentes montagneuses les plus âpres et les plus infertiles : de là, ils se jettent sur les populations soumises et enrichies et tout compte fait, il faut dépenser beaucoup plus d'hommes et d'argent pour les contenir que pour conquérir leur pays. On a parfois dit qu'il fallait se contenter de pacifier le « Maroc utile » : cette formule n'avait pas dans la pensée du maréchal Lyautey le sens qu'on lui a parfois attribué. Les oasis du Sahara marocain sont misérables, mais elles ne sont ni plus ni moins « utiles » que les solitudes inaccessibles du Moyen-Atlas, conquises au prix de si rudes campagnes. La pacifi¬ cation du Sahara occidental est d'ailleurs urgente pour assurer la sécurité des communications trans¬ sahariennes et de la route de Colomb-Béchar au Niger. Il n'y a pas de « Maroc inutile ». Les Romains ont disparu de l'Afrique du Nord parce que, se. sou¬ ciant uniquement des régions qui leur paraissaient les plus fertiles, ils avaient laissé subsister, dans les montagnes et dans le désert, des réserves de bar¬ barie. « Une nation européenne, dit lord Salisbury, ne peut arrêter ses progrès territoriaux que lorsqu'elle rencontre la mer ou une autre puissance européenne. » CHAPITRE II L'ORGANISAT SON1 I La France s'est acquittée de la triple mission de réorganisation administrative, judiciaire et financière dont elle avait assumé la responsabilité devant l'Europe dans des conditions de rapidité et de sûreté d'exécution que nul ne pouvait espérer, étant donné l'état d'anarchie séculaire où nous avons trouvé l'empire chérifien2. A chacun des groupes de populations du Maroc, le général Lyautey a offert ce qui pouvait le mieux le séduire : àux oulémas de Fès, gens pieux ou seulement hypocrites, le respect de leur prestige religieux ; aux fonctionnaires, le maintien de leur situation et un rôle sérieux dans l'administration ; aux négociants, l'appât de gains inespérés ; aux paisibles agriculteurs des plaines, la sécurité de leurs récoltes et de leurs 1. Outre les ouvrages et revues cités au chapitre précédent, voir les rapports parlementaires sur les budgets et les emprunts marocains. -— H. Gaillard, La réorganisation du gouvernement chérifien, in-8°, Paris, 1916. — E. Larcher, Les Codes marocains, in-8°, Alger, 1914. — Arthur Girault, Principes de colonisation et de législation coloniale, 5e édition, t. V, Paris, 1928. — P. Louis Rivière, Traités, codes et lois du Maroc, 3 vol., Paris, 1925-28. — H. de La Casinière, Les municipalités marocaines, Casablanca, 1924. — S. Berge, La Justice française au Maroc, in-8°, Paris, 1917. — G. Hardy, Le problème scolaire au Maroc, Casablanca, 1920. 2. Depuis 1912, le Maroc a eu deux sultans : Moiilay-Youssef, et son fils Sidi-Mohammed qui lui a succédé en 1927 ; trois résidents géné¬ raux : le général Lyautey (1912-1925) (maréchal en 1921), M. Tli. Steeg (1925-1928) et M. Lucien Saint. 396 LE PROTECTORAT FRANÇAIS troupeaux ; aux grands caïds du Sud, la conservation de leurs prérogatives et l'utilisation de leur influence ; aux Berbères de la montagne, la sauvegarde, sous l'action française, et sans l'intermédiaire du Makhzen qu'ils détestent, de leurs coutumes traditionnelles. Tous les organismes indigènes, le sultan, le Makhzen, les grands caïds du Sud, les djemâas berbères ont été restaurés et revivifiés. On s'est attaché à « rehausser1 le prestige personnel du sultan en faisant revivre autour de lui les anciennes traditions et le vieux cérémonial de la cour, à garantir scrupuleusement l'autonomie de son pouvoir religieux, à raffermir sa confiance et son autorité en l'associant à nos projets, en sollicitant ses réflexions et ses avis ». Le Makhzen possède un véritable droit d'examen et son initiative est encouragée dans bien des cas ; le conseil des vizirs est devenu une institution vivante, un organe nor¬ mal de l'administration. Enfin, partout dans les provinces, on s'est efforcé de donner aux indigènes, non pas un pouvoir de façade, mais une part effec¬ tive dans la gestion de leurs propres affaires. « Le protectorat2 apparaît ainsi comme une réalité durable: la pénétration économique et morale d'un peuple, non par l'asservissement à notre force, mais par une association étroite, dans laquelle nous l'administrons dans la paix, par ses propres organes de gouverne¬ ment, suivant ses coutumes et ses libertés à lui. » Et, en même temps qu'il employait vis-à-vis des indigènes les bons procédés susceptibles de les appri¬ voiser, Lyautey leur faisait sentir qu'il était prêt à user de la force si la nécessité s'en imposait. Le maréchal est déjà entré dans l'histoire, voire même Ij dans la légende, et le temps de Lyautey ez-zeman H Lyautey, est évoqué par les Marocains comme une sorte d'âge d'or, qui leur paraît d'autant plus beau 1. Général Lyautey. 2. id. l'organisation 397 qu'il s'éloigne davantage dans le passé. Le protec¬ torat est d'ailleurs un outil délicat, dont le manie¬ ment exige à la fois beaucoup de souplesse et beaucoup de fermeté. S'il semble au début résoudre toutes les difficultés, le système, en faisant naître et en fortifiant chez les indigènes une sorte de sentiment national, n'est peut-être pas sans inconvénient pour l'avenir. L'acte fondamental de l'organisation du protecto¬ rat est le traité de Fès du 30 mars 1912, conclu entre le gouvernement de la République et le sultan du Maroc. Ce traité consacre à la fois la souveraineté du sultan, l'organisation d'un Makhzen chérifien réformé et l'institution du protectorat français, muni des organismes nécessaires pour assurer la réorganisa¬ tion administrative et le développement du pays en même temps que le contrôle du Makhzen chérifien. Le commissaire résident général, dont les attribu¬ tions sont définies par le décret du 11 juin 1912, est le dépositaire de tous les pouvoirs de la République française dans l'empire chérifien ; il contresigne et promulgue les dahirs ou ordonnances du sultan dont il est en outre le ministre des Affaires étrangères. Tous les services administratifs sont placés sous sa haute direction. Le maréchal Lyautey cumulait dans sa personne tous les pouvoirs civils et militaires ; le résident général militaire ayant fait place en 1925 à un résident général civil, un peu prématurément peut-être puisque la pacification n'était pas achevée, le décret du 6 octobre 1926 a décidé, selon le principe habituel de notre législation coloniale, que le résident général dispose des forces de terre et de mer ; c'est lui qui fixe le caractère et le but des opérations militaires à entreprendre, le général commandant supérieur des troupes du Maroc étant chargé de leur exécution. A. côté du résident général est placé un délégué à la Résidence, qui le supplée en cas d'absence ou 398 LE PROTECTORAT FRANÇAIS d'empêchement. Sous leur autorité, un secrétaire général du protectorat centralise et coordonne l'action des divers services. Auprès du résident général fonctionne un Conseil de gouvernement qui se réunit tous les deux mois à Rabat. C'est une assemblée consultative composée des chefs de service du protectorat, auxquels ont été adjoints en 1923 les présidents des chambres de commerce, des chambres d'agriculture et des chambres mixtes. Un arrêté du 13 octobre 1926 a organisé la représentation au Conseil de gouvernement des citoyens français non-inscrits sur les listes électorales de ces chambres. Le Makhzen central comprenait au début un certain nombre de rouages qui, à l'expérience, furent reconnus inutiles et qui faisaient double emploi avec les services spéciaux du protectorat. Le sultan lui-même en conseilla la suppression et s'attacha à ne conserver que les organes gouvernementaux qui garantissaient aux populations de l'empire chérifien le respect et le maintien de leurs institutions traditionnelles. Ces organes sont le grand-vizirat, le ministère de la justice du culte et de l'enseignement musulmans, et le minis¬ tère des habous. Le grand-vizir présente au sceau du sultan les dahirs, et signe lui-même les arrêtés vizi- riels ; les uns et les autres ne sont exécutoires qu'après avoir été contresignés par le commissaire résident général. La liaison entre l'administration du protec¬ torat et le Makhzen central est établie par le conseiller du gouvernement chérifien, qui est en même temps directeur des affaires chérifiennes et contrôle les organismes du Makhzen traitant les questions qui n'intéressent que la population indigène. En même temps qu'on s'efforçait de restaurer les anciens rouages en contrôlant leur fonctionnement, on créait les grands services publics qui n'existaient pas et qu'exigeait la situation nouvelle. Les ser- l'organisation 399 vices d'administration générale comprennent d'une^ part l'ensemble des services civils rattachés directe¬ ment au secrétariat général, d'autre part la direction générale des affaires indigènes et du service des renseignements, qui centralise toutes les questions relatives à la politique indigène et contrôle les autori¬ tés indigènes dans les territoires soumis à l'autorité mili¬ taire. Les services financiers (budget, impôts, douanes, enregistrement, domaines), relèvent de la direction générale des finances. Les services d'intérêt écono¬ mique dépendent de la direction générale des travaux publics (ports, routes, chemins de fer, hydraulique, mines), de la direction des postes, télégraphes et téléphones, de la direction de l'agriculture, du commerce et de la colonisation, à laquelle est rattaché le service des eaux et forêts. Les services d'intérêt social sont rattachés à la direction de l'instruction publique, des beaux-arts et des antiquités, et à la direction de la santé et de l'hygiène publiques. L'administration indigène locale, exercée par les caïds nommés par le sultan, est placée sous le contrôle de l'autorité civile ou de l'autorité militaire suivant les régions. La zone civile, destinée à s'accroître progressivement au fur et à mesure que la pacifica¬ tion s'affirmera, comprend dès à présent les régions duRarb, de Rabat, desChaouïa,les circonscriptions des Doukkala (Mazagan), des Abda (Safi), des Chiadma (Mogador), de l'Oued-Zem, des Rehamna, des Sgharna (au Nord de Marrakech), de Meknès-banlieue, de Fès- banlieue et dans le Maroc oriental la région d'Oudjda ; la zone civile est administrée par des contrôleurs civils, qui surveillent les autorités indigènes sans se substituer à elles ; on s'est efforcé de faire entrer dans le corps du contrôle, institué par un décret du 31 juillet 1913, « des hommes d'action justifiant d'une instruction générale étendue et aptes par là même à exercer des fonctions de commandement. » La zone 400 LE PROTECTORAT FRANÇAIS militaire est divisée en quatre régions : celles de Meknès, de Fès, de Taza et de Marrakech ; le territoire du Tadla et celui des confins algéro-marocains sont rat¬ tachés directement à la résidence générale. Ces régions et territoires sont subdivisés en cercles et annexes d'éten¬ due variable, d'après la configuration et l'habitat des tribus. Dans chacune de ces circonscriptions, le contrôle de tous les actes de l'administration indigène est exercé, sous l'autorité du commandement, par les officiers du service des renseignements. Le rôle de ce service est considérable : dans les régions pacifiées, il organise et administre ; à la périphérie, il prépare l'action du commandement en procédant à la reconnaissance des régions voisines et de leurs habitants, en provoquant autour des postes un courant qui crée le contact entre les populations encore insoumises et l'autorité française. Chacun de nos postes devient ainsi un centre d'attraction politique et économique. Au Sud de Marrakech, on s'est appuyé sur les grands seigneurs, le Glaoui, le Goundafi, le Mtougui, auxquels le pays était habitué à obéir, en rendant leurs intérêts solidaires des nôtres. Les grands chefs ont toujours eu pour principale préoccupation de « faire suer le burnous ». En les laissant piller libre¬ ment, nous aurions manqué aux plus essentiels de nos devoirs envers les musulmans. Ces grands caïds, dont la fidélité ne s'est pas démentie pendant la guerre, nous ont permis des économies de forces considérables et nous ont déchargés pendant un temps du fardeau d'une intervention directe dans des pays difficiles, peuplés de tribus guerrières. Mais peu à peu, notre contrôle administratif direct s'est subs¬ titué à leur influence ; il ne subsiste plus qu'un grand commandement, celui du Glaoui. Dans les villes, l'organisation municipale, dont la charte est le dahir du 8 avril 1917, est la suivante. Le pacha ou caïd exerce à peu près les fonctions de l'organisation 401 maire, et son khalifa celles d'adjoint. Le contrôle est assuré auprès de lui par le chef des services munici¬ paux. Le pacha est assisté d'une commission munici¬ pale qu'il préside et dont le chef des services munici¬ paux est vice-président. Il existe deux types de commissions municipales : la commission municipale indigène, dont tous les membres sont indigènes et peuvent être répartis en deux sections fonctionnant séparément, l'une pour les musulmans, l'autre pour les Israélites ; la commission municipale mixte, où l'élément européen et l'élément indigène sont associés en proportions variables d'après leur importance respective. Dans tous les cas, les indigènes et les Euro¬ péens votent et délibèrent à part ; il est procédé ensuite en séance plénière à la totalisation des votes. Les commissions municipales de Casablanca et de Fès ont une organisation particulière. Seule, la ville de Fès a un medjless ou assemblée municipale élue. Dans les tribus, des djemâas ont été créées pour représenter les collectivités indigènes. Elles sont pré¬ sidées par le caïd, assisté de l'agent de contrôle local ou de son délégué. Les membres, proposés par les notables, sont nommés par arrêté viziriel. Les djemâas de tribu ou de fraction ont pour mission de fournir à titre consultatif des avis concernant les intérêts du groupe et de gérer les biens collectifs de la tribu ou de la fraction. La tutelle administrative des djemâas est confiée au directeur des affaires indigènes, assisté d'un conseil de tutelle comprenant deux fonction¬ naires français et deux notables musulmans. Des chambres d'agriculture, des chambres de commerce et des chambres mixtes ont été créées dès 1913 ; leurs membres, nommés d'abord pour un an par la résidence, sont élus depuis 1919. Des sections indigènes ont également été instituées dans le but 402 LE PROTECTORAT FRANÇAIS conseils supérieurs, celui du commerce et de l'indus¬ trie et celui de l'agriculture, dont les membres sont issus des chambres de commerce et d'agriculture. II En matière judiciaire, le protectorat a maintenu la justice des caïds ou pachas et celle des cadis, cette dernière, de caractère religieux, statuant entre indi¬ gènes sur toutes les affaires relatives à l'état des personnes, aux successions et à la propriété immobi¬ lière ; mais, en restaurant les institutions judiciaires indigènes, on s'est efforcé, sans toujours y réussir, d'assurer par un sérieux contrôle la régularité de leur fonctionnement. Un corps d'inspecteurs des services judiciaires chérifiens a été créé. Des commissaires du gouverne¬ ment siègent auprès des pachas des villes, dont les jugements peuvent être portés en'appel devant le haut-tribunal chérifien siégeant à Rabat. On peut également faire appel des jugements des cadis de campagne devant les cadis des villes, et des juge¬ ments des cadis des villes devant le tribunal d'appel du Ghrâa, qui fonctionne à Rabat depuis 1921. Les tribunaux rabbiniques ont été aussi réorganisés. Chez les tribus berbères, il n'existe ni caïds, ni cadis ; la djemâa juge non d'après le Coran, mais d'après la coutume (izref). Un dahir du 11 sep¬ tembre 1914 promit de respecter les institutions de ces tribus de coutume berbère, dont des arrêtés viziriels donneraient l'énumération et auxquels nous n'enten¬ dions imposer ni l'administration makhzénienne, ni la justice du cadi. Un dahir du 16 mai 1930 a donné une existence légale aux juridictions coutumières, consa¬ crant une situation de fait très ancienne ; on a prévu des tribunaux du premier degré et des tribunaux l'organisation 403 d'appel. Cedahir, où l'on a voulu voir une tentative de « désislamisation » des Berbères, a donné lieu dans certains milieux indigènes, notamment à Fès et à Rabat, à une agitation assez peu justifiée. L'institution au Maroc d'une justice française capable de remplacer non seulement nos tribunaux consulaires, mais encore ceux des étrangers, était une des tâches les plus urgentes qui s'imposaient à nous. Avant le protectorat en effet, contrairement au principe qui fait de l'administration de la justice un des principes essentiels de la souveraineté, les étrangers étaient soustraits à la juridiction locale et jugés d'après leur loi nationale par les représentants de leur gouvernement. Ce régime, dit des capitula¬ tions, était singulièrement aggravé au Maroc par le sys¬ tème de la protection, qui en étendait le bénéfice à des indigènes ; toute une catégorie de sujets marocains, mal définie en droit, indéfinie en fait, se trouvait ainsi soustraite à la souveraineté territoriale. Dès l'instant que l'on offrait aux étrangers les garanties juridiques qui précédemment leur faisaient défaut, le régime des capitulations n'avait plus de raison d'être et ne pouvait subsister sous peine d'entraver le fonctionnement normal des institutions. En consé¬ quence, l'établissement des nouvelles juridictions françaises a été notifié aux puissances signataires de la convention de Madrid ; toutes, sauf la Grande- Bretagne et les États-Unis, ont dès maintenant accepté d'y soumettre leurs nationaux et ressortis¬ sants au Maroc, en renonçant aux privilèges que le régime antérieur des capitulations leur conférait. En ce qui concerne l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie, l'abrogation du régime des capitulations découle des dahirs chérifiens des 5 et 13 août 1914. C'est le décret du 7 septembre 1913 qui a créé au Maroc les tribunaux français. L'organisation comporte une Cour d'appel, dont le siège est à Rabat, des tri- 404 LE PROTECTORAT FRANÇAIS bunaux de première instance à Casablanca, Rabat, Oudjda et Marrakech, des justices de paix à compé¬ tence étendue à Casablanca, Mazagan, Marrakech, Mogador, Safi, Rabat, Fès, Oudjda ; d'autres tribu¬ naux de paix seront successivement institués au fur et à mesure des besoins. En matière répressive, la compétence des tribunaux français ne s'exerce que pour les faits qualifiés crimes ou commis au préjudice de nos ressortissants. En matière civileet commerciale, ils connaissent de toutes les affaires dans lesquelles des Français ou des ressortissants français sont en cause. On s'est préoccupé de simplifier et d'adapter notre législation métropolitaine pour l'acclimater au Maroc. Une commission de jurisconsultes émi- nents, réunie à Paris, a réalisé une organisation judiciaire simple, claire, méthodique, inspirée des principes les plus modernes des diverses législations européennes ; elle a établi une série de projets concer¬ nant l'organisation judiciaire, l'instruction criminelle, la condition civile des Français et des étrangers au Maroc, les obligations et contrats, le commerce, la procédure civile, l'assistance judiciaire, les frais de justice et d'actes extra-judiciaires ; ces projets ont été sanctionnés par une série de dahirs chérifiens du 12 août 1913. Comme pour les tribunaux français de Tunisie, le principe de l'unité de juridiction a été admis ; les mêmes tribunaux jugent donc d'une part en matière répressive, d'autre part en matière civile, commerciale et administrative. En ce qui concerne la procédure civile, un gros effort de simplification et d'économie au profit des justiciables a été accompli. On s'est résolument écarté du mécanisme de procé¬ dure qui domine tout notre code et qui implique le concours de nombreux agents et officiers ministériels, notaires, avoués, huissiers. La nouvelle loi de procé¬ dure se caractérise par la suppression de tout inter¬ médiaire nécessaire et obligatoire entre le justiciable l'organisation 405 et le juge. On a maintenu seulement des secrétaires- greffiers, un corps d'experts et d'interprètes et un barreau. III La réorganisation des finances marocaines a été une des premières préoccupations du protectorat. On a vu plus haut1 quels étaient les impôts que l'ancien Makhzen percevait ou tentait de percevoir. On a vu aussi que, avant l'établissement du protectorat, deux emprunts avaient été contractés par le gouvernement chérifien : l'un2 de 62 millions 1/2 en 1904, l'autre3 de 101 millions en 1910. Ces emprunts étaient gagés sur le produit des douanes et quelques autres recettes, notamment le monopole des tabacs. Un service du contrôle des douanes fut créé à la suite de l'emprunt de 1904, pour gérer les intérêts des créanciers du gouvernement marocain et pour administrer les gages confiés à ces créanciers ; il devint en 1910 le contrôle de la dette. L'organisation de ce contrôle fut confiée à un ministre plénipotentiaire français, M. Guiot ; sous son active impulsion, le contrôle arriva à constituer l'embryon de trois organismes essentiels : douanes, contributions indirectes, do¬ maines. Le travail ainsi accompli a été le début de l'ordre dans un désordre inextricable ; il a rendu les plus grands services au protectorat. Le monopole des tabacs, dont les produits sont, jusqu'à concurrence d'un certain chiffre, affectés à l'emprunt de 1910 et à ce titre versés à l'administration du contrôle de la dette, a été concédé à une société dite Régie interna¬ tionale co-intéressée des tabacs ; cette société est 1. p. 261-263. 2. p. 327. 3. p. 343. 406 LE PROTECTORAT FRANÇAIS régie par la loi française ; elle verse au protectorat une redevance fixe et une part de ses bénéfices. La Banque d'État a été instituée en 1906 par la convention d'Algésiras1 ; son capital est international, c'est-à-dire fourni par des banques de nationalités diverses, mais il est expressément stipulé qu'elle est une "société anonyme régie par la loi française. Le conseil d'administration est international, mais l'influence française y est prépondérante. La Banque remplit l'office d'administration des Monnaies ; elle est chargée de l'achat des métaux précieux, de la frappe et de la refonte des monnaies, ainsi que de toute autre opération monétaire pour le compte et au profit du gouvernement marocain. Elle émet aussi des billets de banque. Elle était également destinée à l'origine à remplir les fonctions de trésorier général du Maroc ; mais ce rôle a perdu beaucoup de son inté¬ rêt, le protectorat ayant aujourd'hui sa trésorerie générale, ce qui le dispense de recourir aux services de la Banque pour encaisser ses recettes et payer ses dépenses. Avant le protectorat, la monnaie du Maroc, dite monnaie hassani, était une monnaie d'argent dont l'unité était la peseta hassani, correspondant à peu près à notre pièce de 1 franc ; la pièce la plus répandue était le douro hassani, correspondant à notre écu de 5 francs. Pour remédier aux variations du cours du hassani, variations accrues par la spéculation et qui nuisaient au commerce, le Protectorat, en 1917, décréta la parité du franc et du hassani. Malheureuse¬ ment, cette parité ne put être longtemps maintenue. Par suite de la hausse du métal blanc et de la dispa¬ rition du numéraire français, le hassani fit à son tour prime sur le franc ; les indigènes, se défiant de la monnaie de papier, ne voulurent plus être payés 1. P. 330. l'organisation 407 qu'en hassani. De là une crise grave, qui provoqua une vive émotion dans la colonie européenne. Une commission fut constituée, qui conclut à la démonéti¬ sation de la monnaie marocaine d'argent et à son remplacement par le franc. Cette réforme a été rapidement réalisée. Depuis 1920, le franc est la monnaie légale dans la zone française du Maroc ; l'ancienne monnaie d'argent, qui cesse d'avoir pou¬ voir libératoire et dont la circulation est interdite, a été rachetée par les caisses publiques. Les billets de la Banque d'État ont cours forcé jusqu'à nouvel ordre. Le protectorat s'est donc tiré sans dommage de cette grave crise monétaire ; la circulation du franc et du franc seul est désormais étendue à tout notre domaine de l'Afrique du Nord. L'administration du protectorat a remplacé les anciens impôts directs, achour et zaka1, par un impôt unique, le tertib2, impôt sur les revenus agricoles, assis sur les récoltes annuelles, sur les arbres fruitiers et sur le cheptel. Il est basé sur une déclaration du contribuable et applicable à tous, musulmans, israé- lites, chérifs, Européens et protégés. En ce qui concerne les cultures annuelles, l'impôt est fixé par hectare, en tenant compte à la fois de la nature des cultures et du rendement probable,;à l'hectare; les arbres fruitiers sont imposés par pied et les animaux par tête. Depuis 1926, le recouvrement du tertib, qui s'opérait jusqu'alors par l'intermédiaire des chefs indigènes, a été confié à des agents de la direc¬ tion générale des finances. Les autres impôts directs sont la taxe urbaine, basée sur la valeur locative des immeubles, l'impôt des patentes, les prestations, la taxe d'habitation, analogue à la cote personnelle et mobilière française, l'impôt sur les terrains à bâtir. 1. P. 261. 2. P. 129. 408 LE PROTECTORAT FRANÇAIS «! ityVVVUCWiA Les impôts indirects sont les droits de douane, les droits sur les marchés ruraux, les droits d'enregistre¬ ment frappant tous les actes civils judiciaires ou extrajudiciaires passés devant les cadis ou les juridic¬ tions françaises, les droits de timbre, les droits de consommation sur l'alcool, le sucre et les denrées coloniales, l'impôt sur les tabacs. En dehors des impôts proprement dits, les autres recettes ordinaires sont les produits du domaine, notamment des forêts, et les produits des monopoles et exploitations, notamment de l'office postal. Le budget du protectorat est établi conformément au décret du 16 avril 1917. Il est préparé par le direc¬ teur des finances et soumis aux délibérations du conseil de gouvernement, présidé par le résident général. Il est ensuite envoyé à Paris pour être communiqué au ministre des Finances et soumis au contrôle du ministre des Affaires étrangères. Il est enfin ratifié par le sultan, promulgué par le résident général et publié au Bulletin officiel du protectorat. Le budget est divisé en trois parties. La première comprend les recettes et les dépenses ordinaires, la seconde les prélèvements et dépenses effectués sur les fonds d'emprunt, la troisième les recettes et dépenses sur ressources exceptionnelles ou spéciales. Depuis le 1er janvier 1918, l'année financière coïncide avec l'année grégorienne, et la comptabilité est tenue uniquement en francs. La date d'ouverture de l'année financière ayant été modifiée an France en 1930 et reportée au 1er avril, la même solution a été adop¬ tée par le Maroc. Le budget du Maroc, qui ne dépassait pas 17 mil¬ lions en 1914, s'est élevé à 181 millions en 1920, 312 millions en 1924, 531 millions en 1927, 688 mil- j lions en 1929, 802 millions en 1930. Il atteind 921 "millions en 1931. Les impôts directs et taxes assimi¬ lées comptent dans les recettes pour 162 millions, dont l'organisation 409 125 millions pour le tertib, les droits de douane pour 189 millions, les droits de consommation et autres produits indirects pour 163 millions, les droits d'en¬ registrement et de timbre pour 34 millions, les pro¬ duits et revenus du domaine pour 16 millions, les pro¬ duits des monopoles et exploitations pour 64 millions. La progression si rapide des recettes est due au déve¬ loppement même du pays et des ses ressources. Cepen¬ dant le contribuable marocain paraît assez lourdement chargé, aussi bien dans les îvilles que dans les cam¬ pagnes et il semble qu'on ne saurait plus guère aug¬ menter le poids des impôts sans de sérieux inconvé¬ nients. Le rendement du tertib risque d'autre part de fléchir lorsque les récoltes sont médiocres et le prix des denrées agricoles peu rémunérateur. Au budget ordinaire, alimenté par l'impôt, il faut ajouter les autres ressources dont l'ensemble alimente le budget extraordinaire. Ce sont les fonds d'emprunt, les prélèvements sur le fonds de réserve constitué par les excédents de recettes des budgets antérieurs, la caisse spéciale des travaux publics alimentée par une taxe spéciale sur les importations, la caisse de l'hydraulique qui a pour ressources les versements de l'Office chérifien des phosphates et le prix de vente des lots de colonisation. Le budget extraordinaire s'est élevé en 1930 à 337 millions. Si l'on y joint les fonds de concours versés par l'Office chérifien des phosphates, qui dépassent 119 millions, on arrive à un total de 1250 millions de recettes et dépenses. Le Maroc était évidemment obligé de recourir à l'emprunt pour faire face aux frais de première instal¬ lation : les ressources ordinaires, si brillant qu'ait été leur développement, ne pouvaient suffire dans un pays où tout était à créer. La dette marocaine est déjà relativement élevée. Une loi du 18 mars 1914 a autorisé le protectorat du Maroc à contracter un 410 LE PROTECTORAT FRANÇAIS emprunt de 170 millions, élevé à 242 millions par une loi du 25 mars 1916. Cet emprunt, garanti par la France, avait pour objet de liquider les dettes du Makhzen (25 millions), de construire le port de Casa¬ blanca (50 millions), enfin de créer un réseau de routes (71 millions), des postes et des télépraphes, des hôpi¬ taux et des écoles. Une loi du 19 août 1920 a autorisé un autre emprunt de 744 millions, dont la presque totalité a été consacrée à des dépenses d'ordre écono¬ mique, notamment 280 millions aux ports (achève¬ ment du port de Casablanca'iet création des ports de Safi et d'Agadir), 60 millions aux routes, 30 millions à l'agriculture, 90 millions à l'hydraulique agricole, 36 millions à la constitution du capital de premier établissement de la régie chérifienne des phosphates. Un nouvel emprunt de 820 millions a été autorisé par la loi du 22 mars 1928 : les dépenses, réparties sur cinq exercices, concernent des travaux publics, notamment l'hydraulique agricole et industrielle (238 millions), le port de Casablanca, la construction de la voie ferrée d'Oudjda à Fès:- Les fonds prove¬ nant de cet emprunt étant épuisés, un nouveau programme s'élevant à 3 milliards et demi a été élaboré pour les années 1933-1937. Jusqu'en 1916, les budgets municipaux dépendaient plus ou moins étroitement du budget général, qui les alimentait par de larges subventions. Depuis lors, les villes du Maroc jouissent d'une autonomie financière véritable ; aucun crédit ne peut être ouvert sur un budget municipal pour l'exécution de travaux neufs que dans la limite de ses excédents réels de recettes. Les budgets municipaux sont alimentés par des décimes additionnels aux impôts d'État, par des droits de portes et de marchés et par toute une série de taxes moins importantes établies par arrêtés municipaux. Il existe actuellement 18 centres érigés en municipalités ; ce sont ceux de Casablanca, l'organisation 411 Rabat, Fès, Marrakech, Kenitra, Meknès, Oudjda, Safi, Mazagan, Mogador, Salé, Fedhala, Settat, Ouezzan, Taza, Sefrou, Azemmour et Agadir, repré¬ sentant une population tant européenne qu'indigène de 571 millions d'habitants. Casablanca a un budget de 27 millions et a contracté un emprunt de 50 mil¬ lions. Dans un but de décentralisation, des budgets régionaux ont été créés en 1929 dans presque toutes les régions civiles ; leur recette essentielle est le produit des prestations, qui est affecté à l'aménage¬ ment des voies de communication. Le concours de l'argent français, comme de la force française, sera longtemps encore nécessaire au Maroc. La France doit garder à sa charge jusqu'à nouvel ordre les dépenses de la pacification marocaine. Ces dépenses, après avoir fait tout d'abord l'objet de crédits supplémentaires, figurent à partir de 1914 dans une section spéciale du budget de la guerre. Dès 1916, le Maroc a pris à son compte une partie des dépenses qui avaient incombé jusque là au budget français, dépenses d'un caractère impérial, qui, ailleurs, ont été longtemps payées par la métropole. Les sacrifices qu'il s'impose de ce chef peuvent être évalués à 50 millions environ. En outre, la contribu¬ tion du Maroc au budget métropolitain de la guerre a été fixée à 6 p. 100 du budget ordinaire; elle s'est élevée à 31 millions en 1931. On ne saurait aller au delà sans imprudence ; ce serait, comme l'a dit le maréchal Lyautey, manger son blé en herbe. « Tout ce que la France1 espère tirer du Maroc s'élabore en ce moment, et cette élaboration doit durer encore au moins une dizaine d'années, si on veut qu'elle soit vraiment productive. » I. Maréchal Lyautey. 412 LE PROTECTORAT FRANÇAIS VII Le protectorat s'est attaché dès l'origine à dévelop¬ per les premiers organismes d'assistance créés par la France depuis 1905 dans les villes de la côte, et à étendre l'action que les médecins militaires avaient entreprise dans l'intérieur à la suite des premières colonnes expéditionnaires. L'assistance médicale indi¬ gène comporte des postes fixes, dispensaires, infirme¬ ries ou hôpitaux, et des groupes mobiles. Des hôpi¬ taux ou de grandes infirmeries indigènes existent à Fès, Marrakech, Casablanca, Mogador, Mazagan, Safi, Meknès, Oudjda, Ouezzan, Taroudant et Taza. Les groupes mobiles pénètrent dans les régions les plus reculées et les plus inaccessibles ; dès le lendemain des combats, ils commencent chez des tribus à peine sou¬ mises leur œuvre bienfaisante ; ils parcourent les campagnes en portant des secours médicaux dans les agglomérations rurales, en recherchant, afin de les éteindre sur place, les foyers épidémiques. C'est à eux surtout que s'applique le mot du maréchal Lyautey : « Il n'est pas de fait plus solidement établi que le rôle du médecin comme agent de pénétration, d'attirance et de pacification. » Le personnel médical est militaire dans la zone de l'avant, civil dans les villes et les territoires complè¬ tement pacifiés ; une liaison étroite est établie entre les deux services. A Casablanca, l'hôpital civil et l'hôpital militaire sont distincts ; les autres établisse¬ ments hospitaliers sont mixtes, hébergeant et traitant à la fois des civils et des militaires, dans des salles ou des pavillons séparés. Dans chaque ville érigée en municipalité, il existe un médecin directeur du bureau d'hygiène et une commission municipale d'hygiène ; un conseil central à été créé à Rabat. Des « gouttes de lait » fonctionnent dans nombre de localités ; une l'organisation 413 maternité indigène à personnel uniquement féminin a été organisée à Marrakech, une maternité européenne et indigène à Fès. L'enseignement au Maroc s'adresse à des groupes d'élèves très distincts. Les Européens reçoivent l'en¬ seignement primaire dans 123 écoles, qui comptent 530 maîtres et 19.000 élèves. Une école commerciale et industrielle bien outillée existe à Casablanca. L'enseignement secondaire est organisé pour les garçons dans les lycées et collèges de Rabat, Casa¬ blanca, Tanger, Oudjda et il existe dans ces mêmes villes des lycées et collèges de filles. L'enseignement supérieur est représenté par l'Institut des hautes études marocaines de Rabat, créé en 1920, et dont la tâche principale est d'entreprendre des recherches sur le pays et ses habitants ; le résultat de ces recherches est publié dans la revue Hespéris. Il y a deux centres d'études juridiques à Rabat et à Casablanca. Un Institut de recherches scientifiques, qui centralise les travaux sur les sciences naturelles et réunit des collec¬ tions, a été également organisé à Rabat. Pour les Israélites, des écoles avaient été créées avant le protectorat dans les mellahs des principales villes par l'Alliance israélite universelle, qui assu¬ mait leur entretien ; ces écoles avaient beaucoup contribué à répandre dans les villes du Maroc l'usage de la langue française. Elles sont aujourd'hui sub¬ ventionnées et contrôlées par le protectorat, tandis que d'autres sont administrées directement par la direction de l'enseignement. Pour l'enseignement des indigènes musulmans, il existe des écoles primaires et des écoles profession¬ nelles. Les écoles primaires, au nombre d'une cen¬ taine, sont très simples, très pratiques, ayant seule¬ ment pour but de faire prévaloir le français comme langue des transactions avec les Européens dans les villes ; elles se bornent à mettre les élèves en état de LE PROTECTORAT FRANÇAIS suivre une conversation courante en français et de rédiger une lettre de commerce. Les écoles profession¬ nelles sont consacrées, les unes à l'apprentissage des métiers européens du bois et du fer, les autres à celui des métiers d'art indigène, ébénisterie, maroqui¬ nerie, céramique. Le service des arts indigènes s'efforce par ailleurs de sauver les vieilles corporations locales et de régulariser l'apprentissage. Pour les fillettes musulmanes, il existe dans les villes des écoles ménagères et des écoles professionnelles, dans les¬ quelles on enseigne l'art de la broderie et du tapis. Les collèges musulmans de Fès et de Rabat sont destinés à la formation de l'élite indigène. On a quelque peu perdu de vue leur but primitif, qui était de préparer des fonctionnaires et des magistrats musulmans, en faisant une part égale aux sciences modernes et aux sciences islamiques. L'instruction générale y est donnée en français, et on y a créé une section spéciale préparant au baccalauréat. Quel¬ ques-uns des élèves poursuivent leurs études juri¬ diques et leurs études d'arabe à l'Institut des hautes études marocaines. Mais les jeunes indigènes donnent en général la préférence aux lycées et collèges français, où ils sont assez nombreux. L'école d'élèves-officiers indigènes de Meknès, créée en 1919 par le maréchal Lyautey et installée dans l'ancien palais de Dar-el- Beïda, est destinée à donner aux troupes marocaines des cadres judicieusement recrutés et suffisamment instruits. Le problème de l'enseignement des indigènes a toujours été des plus compliqués à résoudre, surtout lorsqu'il s'agit des musulmans. « Notre grand souci, écrivait le directeur de l'enseignement, M. Hardy, c'est que l'école indigène ne fabrique pas des bons à tout et propres à rien ; c'est qu'à sa sortie de l'école, l'élève trouve tout de suite l'emploi de son activité et ne soit pas un de ces faux savants, un de ces déclas- l'organisation 415 sés, incapables d'effort utile et nourris de prétentions, qui, en d'autres colonies françaises ou étrangères, ont parfois fait apparaître l'enseignement des indigènes comme un instrument de trouble social. » On a voulu rapprocher de nous les jeunes Marocains tout en les maintenant dans leurs traditions religieuses et sociales. Mais il est bien difficile de concilier le présent et le passé. « Le seul fait de notre présence dans une colo¬ nie, dit.encore M. Hardy, a pour conséquence l'assi¬ milation plus ou moins rapide des indigènes ; c'est un phénomène d'endosmose contre quoi nous ne pouvons rien et qui revêt le caractère d'un épisode d'histoire naturelle. » Pris entre deux sociétés dont l'une les rejette et dont l'autre ne les admet qu'à demi, les jeunes Marocains instruits par nos soins sont souvent aigris et tnécontents. Il faut nous efforcer de les comprendre, de dissiper les conflits et les malentendus, de réaliser l'union des cœurs. CHAPITRE III L'OUTILLAGE1 Avant le protectorat français, le Maroc n'avait ni ports, ni routes, ni chemins de fer. Il a été pourvu de son outillage économique dans un laps de temps rela¬ tivement court et dans des conditions très satisfai¬ santes. Cette œuvre d'aménagement est aujourd'hui très avancée. La côte Ouest du Maroc, où les vents sont violents et la mer très dure, est justement redoutée des marins. Qu'il s'agisse du déferlement des lames le long du rivage ou de l'atterrissement qui se forme à l'embou¬ chure des fleuves, phénomènes confondus sous le nom de « barre », on trouve réunies sur la côte atlan¬ tique toutes les conditions nécessaires à l'existence de forts brisants. Le débarquement et l'embarquement sont difficiles, souvent même impossibles. Il n'y avait d'ailleurs jadis que des rades foraines, qu'on dési¬ gnait abusivement sous le nom de « ports ». Les navires étaient obligés de mouiller à un ou deux milles de la côte ; les opérations de chargement et de déchar¬ gement des marchandises, d'embarquement et de débarquement des voyageurs étaient faites au moyen 1. Voir les ouvrages et revues cités aux chapitres précédents, notam¬ ment VAnnuaire économique et financier du protectorat français au Maroc. — G. Vidalenc, Le port de Casablanca, Casablanca, 1928. — R. Méciiin, Les chemins de fer du Maroc, Paris, 1928. l'outillage 417 de grandes barcasses non pontées, manœuvrées par une vingtaine de rameurs, qui faisaient la navette entre le large et la côte, en franchissant la barre lorsqu'elle n'était pas trop mauvaise. Le Makhzen n'avait ouvert au trafic international que les huit ports de Tétouan, Tanger, Larache, Rabat, Casablanca, Mazagan, Safi et Mogador, seuls pourvus d'une administration douanière. A cette liste sont venus s'ajouter Mehdia, à l'embouchure du Sebou ; Kenitra, port intérieur situé sur ce même fleuve, à 17 kilomètres de l'embouchure ; Fedhala, entre Rabat et Casablanca ; Agadir, le port du Sous. Les fonds nécessaires aux premiers travaux exécutés dans les ports furent fournis par la Caisse spéciale des travaux publics, créée par la conférence d'Algésiras et alimentée par une taxe de 2 1/2 p. 100 ad valorem sur les marchandises importées. Cette Caisse a été liquidée en 1915, et depuis lors, les recettes produites par cette taxe dans chaque zone constituent un budget spécial affecté aux travaux de cette zone. Ces recettes, bien qu'elles se soient rapidement accrues, ne constituent qu'un appoint ; c'est à l'emprunt qu'il a fallu faire appel pour les grands travaux; Casablanca notamment a reçu 50 millions sur l'emprunt de 1914, 220 millions sur celui de 1920 et 148 millions sur celui de 1928. Les travaux effectués dans les ports de Mazagan, Safi, Mogador et Agadir sont également exécutés pour le compte du protectorat. La construction et l'exploita¬ tion des ports de Rabat-Salé et de Mehdia-Kenitra a été concédée à une société privée ; il en a été de même du port de Fedhala, ce dernier sans garantie d'intérêt. La France a voulu avoir sur l'Atlantique, dans sa zone d'influence, un port qui attire à lui le trafic intérieur, le cabotage et la grande navigation, par le nombre et l'organisation supérieure des voies ferrées •A. Bernard 27 418 LE PROTECTORAT FRANÇAIS qui y convergent, par la facilité de l'abordage, la sécurité de l'ancrage, l'excellence des installations, la rapidité des manipulations. Le choix s'est porté sur Casablanca, où des travaux considérables ont été entrepris. Le port est formé par une grande jetée, dite jetée Ouest, longue de 2.500 mètres, d'abord perpen¬ diculaire, puis parallèle à la côte et protégeant la rade contre les grandes lames du large. Une jetée transversale, dite jetée Est, longue de 1.500 mètres, s'avance au-devant de la grande jetée, ménageant une passe de 250 mètres pour permettre aux navires d'entrer dans le mouillage formé par le quadrilatère que délimitent ces deux jetées. A l'intérieur de ce grand port, deux jetées plus petites forment un abri de 9 hectares pour les barcasses et les petits bâtiments calant moins de 4 mètres. Le grand port a une surface d'eau de 146 hectares, comparable à celle des ports actuels d'Oran et d'Alger, avec des fonds de 12"mètres. L'aménagement comporte la construction de quais, de terre-pleins et de magasins, avec installations spéciales pour la manutention des phosphates, du charbon et des céréales. Dans l'ensemble du programme, la construc¬ tion de la grande jetée a été de beaucoup l'ouvrage le plus considérable ; ses assises sont formées de blocs naturels et artificiels immergés par des fonds qui atteignent 16 mètres. La preuve est faite de la stabilité des ouvrages, qui ont parfaitement résisté aux assauts de la mer, et de la possibilité un moment contestée de créer un grand port à Casablanca. Le nouveau port a commencé à fonctionner en 1925 et déjà de nouveaux travaux sont en cours qui augmen¬ teront encore la sécurité de l'abri, faciliteront les manipulations sur quai et sur rade et prépareront l'avenir : grand parc à charbons, grand silo à céréales, doublement de l'installation actuelle pour le charge¬ ment des phosphates, bassin pétrolier, prolongement de 120 mètres de la grande jetée, dont la direction l'outillage 419 parallèle à la côte permet une extension pratiquement indéfinie du port moyennant l'exécution de jetées transversales de couverture tous les 1.200 ou 1.500 mètres. Le port de Casablanca, quelle que soit l'extension qu'on lui donne, ne peut suffire au trafic de toute la côte atlantique du Maroc. Aussi a-t-on reconnu la- nécessité d'effectuer sur d'autres points des travaux plus ou moins importants. Dans le Maroc septentrional, Kenitra, excellent port de rivière, servit d'abord à l'intendance de base pour le débarquement des vivres destinés aux premières colonnes en 1912. On s'aperçut vite que la création d'un port en ce point, qui fut jusqu'à ces derniers temps le seul port du Maroc où l'on débarquait à quai, répondait à une nécessité. Le Sebou à Kenitra est large de 250 mètres et profond de plus de 4 mètres à basse mer ; mais, pour y atteindre, il y avait deux seuils à franchir : l'un sur la barre même du Sebou, à Mehdia, l'autre un peu en aval de Kenitra ; les travaux ont comporté le dragage de ces seuils, la construction de jetées à Mehdia pour maintenir le chenal à la largeur et à la profondeur voulues, le prolongement des quais de Kenitra. Le port de Rabat est également établi en rivière, dans l'estuaire du Bou-Regreg ; on y a construit un quai et des terre-pleins ; le programme a compris comme à Mehdia l'ouverture d'un chenal par dragage de la barre du Bou-Regreg et la construction de deux jetées convergentes pour fixer ce chenal et abaisser son plafond. Les conditions sont moins favorables qu'à Kenitra ; le fleuve est étroit, peu profond et la création d'un port coûteux à Rabat est discutable. Le port de Fedhala, à 23 kilomètres au Nord de Casablanca, est constitué par une petite baie naturelle abritée des vents d'Ouest par une arête rocheuse. Garanti par une jetée, il n'a qu'une faible superficie; 420 LE PROTECTORAT FRANÇAIS 11 s'est spécialisé dans l'industrie de la pêche et l'impor¬ tation des combustibles liquides. Dans le Maroc méridional, Mazagan, débouché du riche pays des Doukkala, présente une assez bonne rade ; on s'est contenté pour le moment d'y assurer aux barcasses un abri et un mouillage suffi¬ samment sûrs pour permettre le débarquement des marchandises dans de bonnes conditions et par tous les temps ; on a construit à cet effet un avant-port de 7 hectares, enserré entre deux jetées. Safi, qui paraît appelé à un assez grand avenir, a une rade d'un accès difficile ; on y a créé un port à barcasses dans le genre de celui de Mazagan ; la prolongation de la jetée-abri, qui a près de 1.000 mètres de longueur, permettra de constituer un avant-port susceptible d'extension. A Mogador, on s'est contenté d'un port à barcasses. A Agadir, on prévoit un port de 4 hectares permettant d'abriter de petits caboteurs et des bateaux de pêche ; déjà intéressant en lui-même en raison de sa profon¬ deur, ce port pourra servir de base à la création ulté¬ rieure d'un plus grand port par les fonds de 8 à 12 mètres que présente la rade. Tanger était, jusqu'à l'établissement du protectorat, le premier port du Maroc ; c'est par lui que s'appro¬ visionnaient notamment les régions de Meknès et de Fès, aujourd'hui desservies par Casablanca, Kenitra et Larache. Malgré sa belle position géographique, il ne semble plus appelé à jouer dans les relations commerciales du Maroc le rôle prépondérant qu'il a eu jadis. Il reste néanmoins très important comme port d'escale, en raison de sa situation à l'entrée du détroit de Gibraltar et comme port de voyageurs des¬ tiné à assurer des relations rapides avec l'Europe. Le port en construction comporte une zone d'eau de 20 hectares, abritée par un brise-lames, des quais et des terre-pleins pour la manipulation des marchandises et l'établissement d'une gare maritime. l'outillage 421 Dans la zone espagnole, d'importants travaux de port ont été effectués à Larache, à Ceuta, à Villa- Sanjurjo dans la baie d'Alhucemas et à Melilla. En vertu des conditions géographiques, plus fortes que les volontés humaines, tôt ou tard une partie du trafic du Maroc central échappera à Casablanca et à Oran et sera drainée vers les ports de cette région Le Maroc français est séparé de la mer par l'écran du Maroc espagnol, qui embrasse la côte de Tanger à l'embouchure de la Moulouya et s'interpose entre lui et la Méditerranée ; il n'a de ce côté qu'un « jour de souffrance » entre la frontière franco-espagnole et la frontière algéro-marocaine, sur une longueur d'environ 45 kilomètres. Le véritable débouché du Maroc orien¬ tal a été jusqu'ici le port d'Oran. La découverte d'importants gisements miniers dans le Maroc orien¬ tal a fait rechercher la création d'une issue maritime plus rapprochée ; en 1928, un accord est intervenu entre le Maroc et l'Algérie, aux termes duquel le Maroc établirait à ses frais un chemin de fer à voie normale d'Oudjda à Nemours, l'Algérie de son côté devant exécuter au port de Nemours les aménagements nécessaires. Mais, depuis lors, une autre solution a été envisagée : l'établissement sur le littoral marocain, aux environs de Saïdia, d'un port à créer de toutes pièces, port dont les sociétés minières du Maroc oriental ont demandé la concession ainsi que de l'embranchement minier d'Oudjda à Saïdia. A vrai dire, ni Nemours, d'accès difficile et de faible étendue, ni Saïdia, sur une plage sableuse, sans abri et où l'on aura à se défendre contre les alluvions de la Moulouya, ne fournissent une solution vraiment satisfaisante du problème. Le grand port d'Oran, surtout lorsqu'aura été construite la voie ferrée d'Aïn-Témouchent à Marnia, plus courte et d'un profil bien meilleur que la ligne actuelle par Tlemcen, demeurera sans doute le port du Maroc oriental pour les voyageurs et pour les 422 LE PROTECTORAT FRANÇAIS marchandises riches, Nemours étant le débouché des marchandises de classe intermédiaire, Saïdia le point d'embarquement des minerais et des matières pon- déreuses. II Le réseau routier du Maroc comporte 3.500 kilo¬ mètres de routes principales et 2.500 kilomètres de routes secondaires. Il fait grand honneur au protec¬ torat et jouit d'une réputation mondiale ; il est en général bien entretenu ; sur les routes les plus fréquen¬ tées, on a fait usage de revêtements modernes et il y a environ 1.000 kilomètres de chaussées goudronnées. La signalisation est réalisée par de grands murs blancs avec des lettres noires visibles de loin, indiquant à l'automobiliste les itinéraires et les distances. Des pistes latérales ont été aménagées pour l'usage des bestiaux et des animaux de bât. Les routes principales relient entre eux les diffé¬ rents ports, donnent accès dé la côte aux grands centres de l'intérieur et ouvrent au Maroc occidental une communication avec le Maroc oriental et l'Algé¬ rie. La grande artère est la route Agadir-Mogador- Casablanca-Rabat-Meknès-Fès-Taza-Oudjda. Marra¬ kech estjointe à Mogador, Safi, Mazaganet Casablanca, Fès est reliée à la côte par deux voies, l'une par Meknès et Tiflet, l'autre par Petitjean et Kenitra. Une route joint Rabat à Tanger par El-Ksar ; trois autres conduisent de Rabat, de Meknès et de Fès à Ouezzan.Dans les larges mailles du réseau prin¬ cipal commencent à s'intercaler des routes secon¬ daires, analogues aux routes départementales et aux chemins vicinaux de France, qui présentent le pins grand intérêt pour la colonisation et l'agriculture. D'autres routes, de caractère à la fois stratégique et l'outillage 423 économique, s'avancent vers l'Atlas à mesure que l'occupation progresse. Une voie longeant le Moyen- Atlas assure des communications directes entre Meknès et Marrakech par Kasba-Tadla. Trois routes conduisent de Meknès, de Fès et de Guercif à la haute Moulouya et de là au Tafilelt ; une autre va d'Oudjda à Figuig par Berguent. Trois routes construites à tra¬ vers le Haut-Atlas et qui, comme on l'a vu1, jouent et joueront de plus en plus un rôle important dans la paci¬ fication, conduisent de Marrakech à Taroudant par Bigoudin, de Marrakech à Taroudant par Asni et la vallée du Nfys, de Marrakech à Ouarzazat par Telouet, Enfin la route d'Agadir à Taroudant s'avance jusqu'à. Kalaâ-des-Mgouna, détachant des embranchements sur Agdez dans le Dra etsurTatta dans l'Anti-Atlas, Dans le Maroc espagnol, il existe 796 kilomètres de routes et 1.610 kilomètres de pistes entretenues. Depuis 1929, l'Espagne a fait un effort des plus méri¬ toires pour développer le réseau routier de sa zone. Aux routes de Larache à El-Ksar et à Tanger est venue s'ajouter une grande artère de Ceuta à Melilla par Tétouan, Chechaouen, Targuist, Yilla-Jordana et Villa-Sanjurjo, qui relie la partie occidentale de la zone à la partie orientale. Une route relie Melilla a Oudjda, franchissant la Moulouya sur un pont international. La construction rapide d'un réseau de routes à permis de rendre accessibles en tout temps des régions qui se trouvaient auparavant complètement isolées et sans communications possibles pendant l'hiver. L'emploi de l'automobile assure les déplacements rapides du personnel de commandement et de direc¬ tion, ainsi que des commerçants et des colons. Outre les transports de voyageurs par automobiles privées ou publiques, les routes permettent un important 1. p. 392. 424 LE PROTECTORAT FRANÇAIS trafic de marchandises au moyen de véhicules divers. Mais les transports sont lents et onéreux, la capacité de trafic limitée, et l'entretien extrêmement coûteux dès que les charrois sont intenses. C'est le chemin de 1er qui est le véritable instrument de pénétration politique et économique. Seul, le rail permet aux forces militaires de se transporter rapidement d'un point à un autre, favorise les échanges, diminue le prix de revient des objets manufacturés, facilite aux indigènes la vente de leurs récoltes et de leurs bétail, arrache enfin les tribus à leur isolement et à leurs querelles traditionnelles pour les faire vivre la vie générale. Il est, pour tout dire d'un mot, le véhicule de la civili¬ sation. On sait1 qu'aux termes des lettres explicatives annexées à la convention franco-allemande de 1911, il avait été stipulé que la mise en adjudication du che¬ min de fer de Tanger à Fès ne serait primée par celle d'aucun autre chemin de fer marocain. On a donc dû se contenter au début de lignes à voie étroite de 0 m. 60, système Decauville, construites par le génie militaire, constituant essentiellement un organe de transport et de ravitaillement pour les troupes. Ce réseau stratégique, commencé en 1911, a été exécuté avec une rapidité remarquable. Il a été ouvert au trafic public en 1916. Il a rendu les plus grands ser¬ vices, en suppléant provisoirement à l'absence de chemins de fer à voie normale et en permettant d'attendre leur réalisation. Mais il n'a qu'une vitesse réduite et un rendement très limité. Les lignes sui¬ vant en grande partie le tracé général des voies normales, sont relevées au fur et à mesure que ces dernières sont ouvertes à l'exploitation ; le matériel devenu ainsi disponible est affecté à la construction de lignes d'intérêt local ou stratégique ; le réseau de 1. P. 356. l'outillage 425 0 m. 60 est un affluent du réseau à voie large dans les régions anciennement pacifiées, tout en continuant à jouer son rôle militaire dans les contrées nouvelle¬ ment soumises. Les lignes de cette catégorie s'étendent actuellement sur une longueur de 1.442 kilo¬ mètres ; elles se répartissent en trois groupes : le réseau Sud (lignes de Casablanca à Mazagan par Caïd-Tounsi et de Rabat à Khemisset) ; le réseau Nord, de Kenitra à Ouezzan et à la vallée de l'Ouerra, en bordure du Rif ; le réseau oriental, comprenant la ligne de Fès à Oudjda, sûr laquelle s'embranche la ligne de Guercif à Midelt qui suit la vallée de la Moulouya. La gérance de l'exploitation de ces lignes a été confiée en 1928 à la Compagnie des chemins de fer du Maroc. Le réseau marocain à voie normale de 1 m. 44 a été concédé à trois Compagnies : la Compagnie franco- espagnole du chemin de fer de Tanger à Fès, la Compa¬ gnie des chemins de fer du Maroc et la Compagnie des Chemins de fer du Maroc oriental. Pour la ligne de Tanger à Fès, l'accord franco- espagnol du 27 novembre 1912déterminaitlesmodali- tés de sa construction et de son exploitation1 ; elle fut concédée par une convention du 18 mars 1914, approuvée par une loi espagnole du 17 juillet 1914 et par une loi française du 11 août 1914, à la Compagnie générale du Maroc et à la Compagnie générale espa¬ gnole d'Afrique, à charge par ces deux groupes de constituer une société en vue de l'exploitation de la voie ferrée. La ligne, qui compte 315 kilomètres, dont 203 en zone française, 92 en zone espagnole et 20 en zone tangéroise, passe par El-Ksar, franchit le Sebou à Mechra-bel-Ksiri, puis, passant par Petit- jean, remonte la vallée de l'Oued Rdom jusqu'aux abords de Meknès, pour de là gagner Fès ; elle a été ouverte au trafic en 1927. 1. P. 35?. 426 LE PROTECTORAT FRANÇAIS En dehors du Tanger-Fès, le tracé général était imposé par la structure même du pays ; il fallait relier Casablanca à Fès et à la frontière algérienne d'une part, à Marrakech d'autre part, et desservir les importants gisements miniers que les recherches ont fait découvrir. Un consortium, comprenant la Compagnie générale du Maroc, la Compagnie P-L-M, la Compagnie P.-O et la Compagnie marocaine, constitua la Compagnie des chemins de fer du Maroc. Un projet fut soumis au Parlement français dès 1917, mais c'est seulement la loi du 21 août 1920 qui approuva la convention signée avec le consortium le 29 juin précédent. La concession, faite pour une durée de 79 ans, comprend six lignes : celles de Casa¬ blanca à Kenitra par Rabat (136 kil.) ; de Kenitra à Petitjean (85 kil.), où la ligne s'embranche sur le Tanger-Fès ; de Fès à la frontière algérienne par le couloir de Taza (358 kil.) ; de Kenitra à Souk-el- Arba-du-Rarb où s'effectuerait une autre jonction avec le Tanger-Fès (85 kil.) ; de Casablanca à Marra¬ kech (251 kil.), avec un embranchement de Sidi-el- Aïdi à Oued-Zem (120 kil.) destiné à desservir les gisements de phosphates. Au total, ce premier réseau, avec la partie française du Tanger-Fès, aura 1233 kilo-, mètres, dont 791 sont dès à présent en exploitation. La ligne de Casablanca à Fès a été achevée en 1925, celle de Casablanca à Marrakech en 1928. Comme l'embranchement des phosphates était ouvert dès 1923 et que la ligne de Kenitra à Souk-El-Arba, qui pré¬ sente peu d'intérêt, est provisoirement ajournée, tout l'effort de construction se concentre sur la ligne de Fès a Oudjda, destinée à compléter la grande artère Casablanca-Tunis et à relier entre elles les différentes parties de notre Afrique du Nord. A vrai dire, cette ligne a une telle importance au point de vue national qu'elle aurait dû être construite la première ; son absence s'est fait cruellement sentir au moment de l'outillage 427 la lutte contre Abd-el-Kerim en 1925. Mais, en raison de son profil très accidenté entre Fès et Taza, c'est la plus difficile et la plus coûteuse de toutes ; elle comporte de nombreux ouvrages d'art, notamment le grand souterrain de Touahar par lequel sera franchi le seuil entre le versant atlantique et le versant méditerranéen ; on estime qu'elle coûtera près de 800 millions. Le tronçon d'Oudjda à Taza peut être ouvert à l'exploitation dès 1933, mais celui de Fès à Taza ne sera pas terminé avant 1935. Une nouvelle ligne d'Oudjda à Bou-Arfa a été concédée à la Compagnie des chemins de fer du Maroc oriental, constituée par la Société des mines de Bou-Arfa et par la Compagnie des chemins de fer du Maroc, en vertu de deux conventions du 6 aoûtl927 et du 24 novembre 1928. Cette ligne, à voie normale, est destinée à desservir les gisements de manganèse de Bou-Arfa et les gisements de houille de Djerada ; elle est présentement achevée ; les groupements miniers du Maroc oriental ont demandé à la prolon¬ ger jusqu'à Saïdia, où un port serait construit ; d'autre part, elle sera vraisemblablement poussée au Sud jusqu'à Bou-Denib ; enfin le tracé pré¬ conisé pour le chemin de fer transsaharien par le Comité d'études fait de cette ligne, prolongée jusqu'à Golomb-Béchar, le premier tronçon de la grande voie transafricaine, qu'il serait cependant préférable à cer¬ tains égards de construire en territoire algérien, afin de nous en assurer la maîtrise d'une façon plus complète qu'en pays de protectorat. Dans le Maroc occidental, une ligne nouvelle de Ben-Guérir à Safi, destinée à évacuer sur ce port les phosphates de la région de Ben-Guérir, a été concédée en 1929 à la Compagnie des chemins de fer du Maroc, et aussitôt construite. Enfin, du côté d'Agadir, on envisage dans un avenir plus lointain la construction d'un chemin de fer desservant la vallée du Sous, qui 428 LE PROTECTORAT FRANÇAIS serait ultérieurement prolongé vers Ouarzazat et la vallée du Dra, pour rejoindre plus tard la ligne de Bou-Arfa. Dans le Maroc espagnol, en dehors de la partie du Tanger-Fès située dans cette zone, les voies ferrées n'ont jusqu'ici que peu d'importance. Des lignes relient Larache à El-Ksar (40 kil.), Ceuta à Tétouan (41 kil.), Melilla à Batel (50 kil.) ; on projette une ligne de Melilla à Villa-Sanjurjo, ainsi que des chemins de fer de Tétouan à Tanger, de Tétouan à Chechaouen et à El-Ksar. Il existe au Maroc 4.500 kilomètres de lignes télégraphiques. Un assez grand nombre de postes de télégraphie sans fil ont été installés, dont quelques- uns à grande portée. Le service téléphonique a déjà pris une extension considérable. Jusqu'en 1913, le Maroc possédait des services postaux français, chéri- fiens, anglais, allemands et espagnols. L'établisse¬ ment du protectorat a amené la fusion des deux ser¬ vices français et chérifien ; la poste allemande fut supprimée dès la déclaration de guerre, la poste espagnole disparut dans la zone française en 1915 ; la poste anglaise continue seule à subsister. III Au Maroc, comme on l'a vu1, l'eau est rare et infiniment précieuse. Il faut l'économiser et l'utiliser le mieux possible. Elle doit être répartie entre l'agri¬ culture et l'industrie de la manière la plus profitable à l'intérêt général. C'est pour l'hydraulique agricole qu'elle présente surtout de la valeur et c'est à l'irri¬ gation qu'un judicieux aménagement du pays devra la consacrer. 1. P. 10 et suiv. l'outillage 429 Un dahir du 1er juillet 1914, complété par ceux du 8 novembre 1919 et du 1er août 1925, a fait rentrer toutes les eaux dans le domaine public de l'État, sous réserve des droits antérieurement acquis. On a pourvu tout d'abord à l'alimentation en eau des villes et des centres anciens et nouveaux. On s'est efforcé de rechercher les nappes souterraines, leur profondeur, leur puissance, les moyens les plus convenables de les utiliser ; des points d'eau ont été aménagés, des forages entrepris. On a asséché un certain nombre de marais, notamment ceux de l'Oued Fès ; dans la plaine alluviale du Sebou, le problème du dessèche¬ ment des merdjas et de la suppression des déborde¬ ments du fleuve, qui permettrait de gagner à la culture des surfaces importantes, est fort difficile et la solution en sera coûteuse ; il se lie d'ailleurs à la question de l'irrigation proprement dite et de la retenue des eaux en amont. On a effectué un inventaire méthodique des res¬ sources hydrauliques ; des stations de jaugeage ont été installées sur les principaux oueds et des mesures de débit ont été effectuées. De grands ouvrages hydrauliques, qui intéressent les régions les plus diverses du protectorat, sont en construction ou à l'étude. Un projet d'utilisation des eaux de la Mou- louya, étudié en collaboration avec la zone espagnole qui en recevrait une partie, comporte un barrage de retenue à Mechra-Klila et un barrage de dérivation à Mechra-Sfa ; ces travaux permettraient d'arroser 20.000 hectares dans la plaine desTrifas. Unbarrage en construction sur l'Oued Beht à El-Kansera irriguera 30.000 hectares dans la plaine de Sidi- Sliman. Un barrage également en construction sur l'Oued Mellah permettra l'extension des cultures maraîchères dans la région de Casablanca. Une déri¬ vation de l'Oum-er-Rbia en amont de Kasba-Tadla irriguera 50.000 hectares dans la plaine des Beni- 430 LE PROTECTORAT FRANÇAIS Amir. Un barrage sur l'Oued Nfys est destiné à renforcer en été le débit des saguias de la plaine de Marrakech alimentées par ce torrent. Deux autres barrages sont prévus sur l'Oued Tessaout et sur l'Oued Lakhdar. Enfin un projet plus vaste encore est celui de l'aména¬ gement de l'Oued-el-Abid, qui permettrait d'irriguer 50.000 hectares dans la plaine des Beni-Moussa et fournirait une chute de 2.800 mètres, avec une puis¬ sance moyenne de 60.000 GV. Au total, l'exécution de ce vaste programme aurait pour résultat la mise en valeur de plus de 200.000 hectares. Ces grands travaux n'ont pas seulement pour but une large utilisation agricole des eaux captées et régularisées ; ils auront aussi pour conséquence, dans bien des cas, la production de l'énergie électrique. En 1923, le protectorat a concédé la production, le transport et la distribution de l'énergie électrique à haute tension à la Société l'Energie Electrique du Maroc (E. E. M.) ; sa première usine fut l'usine ther¬ mique des Roches-Noires, à Casablanca, en service depuis 1924 et d'une puissance totale de 24.000 KW. L'E. E. M. a construit à Si-Saïd-Machou, dans une boucle de l'Oum-er-Rbia, entre Mechra-ben-Abbou et Azemmour,une usine hydroélectrique qui est entrée en exploitation en 1930 ; la chute est de 17 mètres et la puissance pourra varier de 3.500 à 17.000 KW. Un réseau à la tension de 60.000 volts est en service ; il alimente les villes de Casablanca, de Rabat, de Kenitra, et a permis d'électrifier dès 1927 la voie ferrée de Casablanca à Rabat, ainsi que la ligne des phosphates de Casablanca à Kourigha ; on le prolonge actuellement sur Marrakech d'une part, sur Meknès et Fès d'autre part. La production de l'énergie élec¬ trique fournie par l'E.E.M. a passé de 12 millions de KWH en 1925 à 41 millions en 1928. l'outillage 431 IV Dès le début de l'occupation, le protectorat s'est préoccupé de l'aménagement des villes. L'expérience de l'Algérie avait montré les dangers de la méthode du laisser-faire : lente destruction des villes indigènes, installation médiocre et incommode des villes modernes, obligation de réparer après coup et à grands frais les erreurs commises. Au Maroc, les villes indigènes, déjà très peuplées par rapport à leur superficie, n'étaient susceptibles d'aucune extension à l'intérieur de leurs remparts ; leurs maisons ne pouvaient guère satisfaire aux besoins d'hygiène et de confort des Européens ; leurs rues étroites et tortueuses ne permettaient pas une cir¬ culation intense et rapide. L'augmentation du nombre des Européens faisait apparaître d'autre part la nécessité de ne pas laisser les villes nouvelles s'élever au hasard. Il importait non seulement de conserver aux villes indigènes leur caractère propre et leur cachet artistique, mais encore de faire en sorte que les villes nouvelles répondissent à tous les besoins modernes de sécurité, d'hygiène, de circulation et d'esthétique, en un mot qu'elles fussent conçues et réalisées suivant les données les plus récentes de l'urbanisme. Le principe cle la séparation des villes européennes et des villes indigènes, principe qui se justifie par de considérations politiques, sanitaires, édilitaires et esthétiques, fut immédiatement posé. Laisser les indigènes chez eux, dans leur cadre, et construire de toutes pièces des villes nouvelles à l'usage des Euro¬ péens, en dehors de l'enceinte des cités musulmanes, en rattachant les deux villes l'une à l'autre par de grandes artères, tel était le programme. Son exécution comportait pour chaque ville l'établissement d'un 432 LE PROTECTORAT FRANÇAIS plan d'aménagement, base technique du travail ; la création d'une arme juridique comme sanction de ce plan ; des services administratifs d'exécution ; enfin des moyens financiers. Pour chaque ville du Maroc a été établi un programme d'aménagement et d'exten¬ sion, qui détermine le réseau des voies publiques, l'emplacement rationnel des principaux édifices, les diverses servitudes ou réserves nécessaires dans l'intérêt de l'hygiène ou de l'esthétique. Le plan comporte de vastes espaces libres et s'efforce en outre d'attribuer à chacun des quartiers de la ville un rôle spécial dans l'ensemble : ici, des villas avec jardins ; là, les bâtiments administratifs ; ailleurs, le quartier du commerce et des banques ; ailleurs encore, la zone des usines. Un dahir du 16 avril 1914, complété par celui du 12 novembre 1917, a déterminé les conséquences juridiques du plan, dont la réalisation peut être poursuivie soit par voie d'expropriation, soit par des associations syndicales de propriétaires, sous la direction des services administratifs. Enfin les finances municipales ont été réorganisées de telle façon que toutes les villes du Maroc, sauf Rabat à qui sa situation de capitale impose des charges consi¬ dérables, ont des ressources permettant l'exécution des travaux prévus. Tels sont les principes essentiels qui ont inspiré la politique du Protectorat en matière d'urbanisme» Cette œuvre a été conduite, sous la direction person¬ nelle, directe et constante du maréchal Lyautey, par un architecte éminent, M. Prost, déjà connu par ses travaux d'urbaniste à Anvers et à Constantinople. Le problème ne se posait pas de la même façon à Casablanca et dans les autres villes du Maroc. Casa¬ blanca avait toujours été une ville indigène de très médiocre importance, dépourvue de tout caractère artistique ; mais cette localité s'affirmait dès le début comme le grand marché d'échanges du Maroc avec- l'outillage 433 l'extérieur, son principal centre commercial et mari¬ time. Dès 1907, des Européens s'y étaient établis autour du camp du général Drude et, à partir de 1911, le mouvement d'immigration devenait une véritable ruée. Une ville-champignon avait poussé, sans égouts, sans eau, sans rues carrossables, sans aucun travail d'édilité ; il y régnait un véritable chaos de construc¬ tions, les unes accolées à la ville indigène, les autres dispersées au hasard dans la campagne sur un espace immense ; le mal était si étendu qu'il paraissait irré¬ parable. On se heurtait à des conflits d'intérêts ; toute opération était gênée par la valeur considérable des terrains et leur morcellement en parcelles infimes. On a réussi cependant à désengorger la ville, à y créer des artères et des places, à orienter son dévelop¬ pement futur en déterminant l'emplacement des grands édifices, le réseau des transports, les espaces libres. La ville se développe en éventail autour de l'ancienne agglomération indigène, s'étendant sur une vaste surface au Sud, à l'Est et à l'Ouest de celle- ci ; de grandes voies rayonnent du centre vers l'exté¬ rieur, reliées par des voies transversales. Le quartier de l'administration et des affaires est au centre ; la partie Est est réservée aux quartiers industriels et commerçants, qui seront à proximité du port et de la gare, la partie Ouest aux habitations de plaisance. Casablanca a perdu peu à peu son aspect chaotique et est devenue une ville aux voies clairement tracées, où la circulation s'organise logiquement. Après avoir été la plus laide ville du monde, elle est devenue une belle cité. "• A la différence de Casablanca, les autres grandes villes du Maroc, Rabat, Meknès, Fès, Marrakech sont des centres indigènes toujours vivants, qui conservent à la fois une personnalité politique et un remarquable patrimoine artistique. Ici se posait le problème délicat de la juxtaposition des villes indigènes et des villes à. Bernard 2S 434 LE PROTECTORAT FRANÇAIS européennes. A Rabat, on a cherché à ne point gâter ie plus magnifique paysage de la côte marocaine. La ville nouvelle se compose de trois îlots assez étendus, séparés les uns des autres par de vastes espaces couverts de jardins d'orangers et par l'aguedal qui entoure le palais du sultan. La partie la plus impor¬ tante est située au Sud de la ville indigène, dont elle est séparée par une large voie longeant les remparts ; la résidence et les bâtiments des services du protec¬ torat, d'un joli style et bien adaptés à leur cadre, s'élèvent plus au Sud. encore, sur une colline d'où l'on jouit d'une vue incomparable. Le quartier de l'Océan est situé à l'Ouest de la ville indigène, en bordure de la mer. Enfin un troisième secteur s'étend au delà de l'aguedal et se prolonge vers l'emplacement de la gare. A Meknès, la ville européenne, séparée de la ville indigène par le ravin verdoyant de l'Oued Bou-Fekrane, est bâtie sur un plateau très salubre et très aéré, d'où l'on a une belle vue sur la ville et le Zerhoun. A Fès, la ville nouvelle est établie sur le plateau de Dar-Debibagh, près de la gare ; elle n'enlai¬ dit pas la vieille cité : elle la complète. A Marrakech, le lotissement du Gueliz est placé au bord de la palme¬ raie, entre la ville indigène et le camp ; il a de l'espace, des arbres et de l'eau. En somme, partout, sauf à Oudjda, irrémédiablement gâtée par le mélange des constructions européennes et indigènes, les difficultés ont été vaincues. Quelques centres européens se sont créés en pleine campagne, là où n'existaient point de villes indigènes ; le principal est Kenitra, sur le Sebou. Tels sont encore Fedhala, Mechra-bel-Ksiri, Dar-bel-Hamri, Petit- jean, Kourigha ; dans le Maroc oriental, Berkane, Taourirt. Toutes ces agglomérations se développent sans aucune gêne. Le problème de l'urbanisme est un de ceux que le protectorat a le mieux résolus. L'aménagement des l'outillage 435 villes nouvelles, prévu avec des idées larges et artis- ticfues, a été réalisé avec énergie et esprit de suite, malgré les résistances des intérêts particuliers. Nous nous sommes montrés en cette matière les dignes héritiers des Romains et les heureux rivaux des Anglais. CHAPITRE III LA MISE EN VALEUR1 I Par sa situation géographique, son climat, son régime des eaux, le Maroc fait partie du même ensemble que l'Algérie et la Tunisie. Mais ses condi¬ tions sont plus favorables que celles de la Berbérie orientale et sa double façade sur la Méditerranée et sur l'Atlantique lui donne une importance beau¬ coup plus grande. Seules, l'anarchie et le manque de moyens de communication empêchaient tout progrès économique. L'évolution du Maroc comporte deux tâches princi¬ pales : mettre en valeur le pays en y établissant la 1. Outre les ouvrages et revues déjà cités aux chapitres précédents, notamment VAnnuaire économique el financier (périodique), voir Malet, VAgriculture et l'élevage au Maroc, in-8°, Paris, 1917. — H. Geoffroy Saint-Hilaire, L'élevage dans V Afrique du Nord, in-8°, Paris, 1919. — H. Velu et A. Bigot, Les laines el l'élevage du mouton au Maroc, Rabat, 1928. — P. Despujols, Note sur l'industrie minière au Maroc, Rabat, 1930. — R. Chapus, L'exploitation des phosphates au Maroc, Paris, 1928. — Michel Finot, Le marché des phosphates, Paris, 1929. — M. Nahon, Notes d'un colon du Gharb, Casablanca, 1925. —• V, Ruiz Albeniz, Colonizacion espariola en Marruecos, Madrid, 1930. E. Boutin, L'expansion commerciale du Maroc, Paris, 1928.—André E. Sayous, Le commerce extérieur du Maroc (Revue économique inter¬ nationale, 1925). —• Id., L'agriculture française el la concurrence de ''Afrique du Nord (ibid., 1930). — Statistiques du mouvement maritime el commercial du Maroc, publiées par le Comité des Douanes (annuel).— C'est surtout au point de vue économique que le Bulletin de l'Afrique française et les Publications du Comité du Maroc offrent une documen¬ tation des plus complètes. — Un Office du protectorat de la République française au Maroc est installé à Paris, 21, rue des Pyramides. LA MISE EN VALEUR 437 sécurité, en y faisant des travaux publics, ports et chemins de fer, en y fondant des banques, en un mot en l'organisant et en l'outillant ; en second lieu; amener l'islam à tolérer la civilisation européenne, à se réconcilier avec elle dans la mesure où cette réconci¬ liation est possible ; s'efforcer de civiliser les hommes en même temps qu'on civilisera le sol. Cette deuxième partie du problème est la plus délicate, car les pays islamiques, incapables de se régénérer par eux-mêmes, offrent par ailleurs à la pénétration européenne une formidable résistance. Si l'on met à part les Présides espagnols, on ne comptait guère au Maroc en 1907 que 5.000 Euro¬ péens, dont 4.000 à Tanger, et la région qui forme actuellement le protectorat français n'en avait pas plus de quelques centaines. En 1911, la zone fran¬ çaise avait déjà plus de 10.000 Européens ; il y en avait 62.000 en 1911 et le dénombrement de 1926 en a recensé 105.000, dont 75.000 Français, 15.000 Espa¬ gnols, 10.000 Italiens et 5.000 étrangers de nationalités diverses. Si l'on y joint 113.000 Européens, presque tous Espagnols, dans la zone espagnole et 15.000 Euro¬ péens, dont 11.000 Espagnols, 2.000 Français et 2.000 étrangers divers dans la zone de Tanger, on arrive à un total de 233.000 Européens pour le Maroc tout entier. Cette population est jusqu'ici à peu près exclusi¬ vement urbaine. Casablanca, bourgade insignifiante y a quelques années encore, est aujourd'hui une grande ville. D'après les résultats du recensement de 1926, qu'il faut d'ailleurs aujourd'hui majorer sensi¬ blement, Casablanca a 107.000 habitants, dont 52.000 musulmans, 20.000 israélites, 20.000 Français, 15.000 étrangers. Rabat compte 38.000 habitants (14.000 Européens dont 10.000 Français), Oudjda 20.000 habitants (9000 Européens, dont 7.000 Fran¬ çais), Meknès a 30.000habitants, dont5000 Européens. 438 LE PROTECTORAT FRANÇAIS La petite ville deKenitra, sur le Sebou, qui n'avait que 230 habitants en 1913, avait quelques mois après 1.400 Européens ; elle a aujourd'hui 10.000 habitants, dont 4.000 Européens. Marrakech a 149.000 habitants, dont 4.000 Européens, Fès 81.000 habitants, dont 4.000 Européens ; Taza 10.000 habitants, dont 2.000 Européens ; Mazagan 20.000 habitants, dont 2.000 Européens ; Safi 27.000 habitants, dont 1.500 Européens ; Salé 21.000 habitants, dont 1.000 Européens ; Mogador 18.000 habitants, dont 800 Européens. Dans le Maroc espagnol, les « places de souveraineté » sont des villes presque exclusivement européennes ; Melilla compte 40.000 Européens et Ceuta 36.000 ; dans la zone d'influence, Tétouan a 40.000 habitants, dont 10.000 Européens, Larache 25.000 habitants dont 10.000 Européens. Casablanca est la grande ville européenne du Maroc français, comme Marrakech et Fès sont les grandes villes indigènes. Elle commence à remplir le cadre très vaste qu'elle s'était tracé et aspire à devenir le Buenos-Ayres français. Rabat, avec son annexe Salé, habitée surtout par des fonctionnaires, doit le chiffre relativement élevé de sa population européenne au fait qu'elle a été choisie comme capitale adminis¬ trative, parce qu'elle était la seule ville Makhzen en contact avec la mer et par suite avec l'Europe ; placée à peu près à égale distance de Casablanca et de Kenitra, elle n'a cependant qu'un avenir limité. Meknès occupe une situation très centrale, avec un climat excellent, une riche zone agricole, au point où se croisent d'une part les voies qui conduisent de Tanger et de Kenitra à Fès, d'autre part la voie directe de Fès à Marrakech par la bordure du Moyen-Atlas. Peut-être, dans un avenir plus ou moins lointain, disputera-t-elle à Rabat le rang de capitale. Fès et Marrakech resteront probablement surtout de grandes villes indigènes, où la proportion relative de la popula- LA MISE EN VALEUR 439 tion européenne demeurera assez faible. Les trois ports du Sud, Mazagan, Safi, Mogador, auxquels s'ajoute maintenant Agadir, continueront sans doute à se faire à peu près équilibre, à moins que d'importants tra¬ vaux de ports ou l'exploitation de richesses miné- tales dans son voisinage ne vienne donner à l'un ou à l'autre la prépondérance. Oudjda demeurera le prin¬ cipal centre européen du Maroc oriental. Parmi les localités récentes, Kenitra paraît appelée par sa situation géographique à un développement assez remarquable Le Maroc a provoqué dès le début du protectorat un mouvement d'immigration d'une intensité inouïe, sans exemple dans notre histoire coloniale. C'est seulement vingt-cinq ans après notre arrivée en Tuni¬ sie que la colonie française atteignit dans la Régence un chiffre égal à celui qu'a connu le Maroc dès 1914. Le nombre des personnes débarquées à Casablanca, qui était de 3.000 en 1911, de 9.000 en 1912, s'est élevé à 30.000 en 1913 et à 27.000 en 1914. Ce mouve¬ ment, arrêté par la guerre, a repris aussitôt après ; on a de nouveau relevé 32.000 débarqués en 1919, dont 10.000 immigrants venus au Maroc pour s'y fixer. De 1917 à 1922, le chiffre de l'immigration, défalcation faite des émigrants, a atteint plus de 35.000, et en 1921 on a compté plus de 13.000 immi¬ grants. Dans les années suivantes, l'immigration s'est beaucoup affaiblie ; à partir de 1923, les arrivées n'ont plus été que de 2.000 à 3.000 chaque année, en partie compensées par des départs. Cette immigration, si importante qu'elle ait été, n'a pas été une immigration massive ; le Maroc n'est pas un pays neuf et ne saurait en aucune façon être comparé au Canada ou à l'Argentine. C'est plutôt une immigration de cadres, répondant à la nécessité d'administrer, d'organiser, d'équiper une contrée désormais associée à la vie politique et économique 440 LE PROTECTORAT FRANÇAIS du monde moderne. Ces cadres sont en grande majorité français ; les fonctionnaires, les chefs d'entreprises, les commerçants, les colons, sont presque tous Fran¬ çais ; les Espagnols, les Italiens et les Portugais fournissent quelques cadres subalternes et une main- d'œuvre spécialisée, notamment dans l'industrie du bâtiment. La colonie française est remarquable par le nombre et par la qualité, et l'on ne saurait assez se féliciter de la place qui lui est dès à présent dévolue. A côté de grosses affaires et de sociétés puissantes, elle compte des gagne-petit qu'il né convient pas à la France démocratique de dédaigner ni de découra¬ ger, car c'est sur eux que repose en grande partie notre avenir au Maroc. y; Le brusque afflux dans un pays endormi d'un sommeil léthargique d'un corps d'occupation de 80.000 hommes et de 100.000 colons ne pouvait se faire sans une brusque rupture de l'équilibre écono¬ mique du pays. Cette rupture s'est traduite par une raréfaction des denrées, un renchérissement de la vie matérielle, une crise du logement, accompagnée de spéculations effrénées sur les terrains et les immeubles urbains. Des crises commerciales, des krachs financiers ont été la rançon inévitable de la fièvre d'entreprises qui a sévi au Maroc ; le malaise économique qu'on observe dans le monde entier et qui est une conséquence de la guerre ne pouvait man¬ quer non plus de s'y faire sentir avec beaucoup d'intensité. Ces divers phénomènes s'atténueront par la suite. II Parmi les richesses naturelles longtemps inexploitées du Maroc, il faut signaler d'abord les ressources fores¬ tières. Il sera sans doute plus facile de sauvegarder LA MISE EN VALEUR 441 les forêts au Maroc qu'en Algérie, par suite de la nature des peuplements et des conditions du pacage. Les diverses exploitations, en régie, à la tâche ou par adjudication, sont réparties sur environ 400.000 hec¬ tares ; la plus grande partie de la zone forestière montagneuse, située dans les tribus dissidentes, échappe encore à notre action. Le principal produit des forêts marocaines, comme de celles d'Algérie, est le liège. Jusqu'ici, on n'a guère exploité que le liège mâle, qui, employé comme isolant à divers usages, atteint des prix assez rémunérateurs ; l'opération préliminaire du démasclage ayant commencé en 1914, l'exploitation du liège de reproduction a débuté en 1923 ; on estime que le Maroc pourra donner environ 150.000 quintaux de liège, dont 100.000 pour la forêt de Mamora ; il produit actuellement 26.000 quintaux de liège mâle, 35.000 quintaux de liège de reproduc¬ tion, 12.000 quintaux de tanin de chêne-liège. On exploite aussi le bois du tizra on sumac des corroyeurs (30.000 tonnes), qui renferme jusqu'à 30 p. 100 de tanin. Le chêne-vert donne des traverses de chemin de fer, le cèdre et le thuya des bois de menuiserie et de charpente ; ces dernières exploitations devront être poursuivies avec ménagement, sous peine de ruiner les forêts. Le Maroc, pas plus que l'Algérie, ne semble pouvoir se suffire en bois d'œuvre. Dans le Maroc oriental, les steppes qui prolongent celles de l'Oranie renferment environ 2 millions d'hectares de peuplements d'alfa, pouvant produire 4 à 500.000 tonnes ; jusqu'ici, faute de moyens de communication, l'exploitation n'a pas dépassé 23.000 tonnes ; la voie ferrée de Bou-Arfa permettra une exploitation plus active. Le palmier-nain, très répandu au Maroc dans les terres fortes et profondes, est employé à la fabrication du crin végétal, dont le Maroc produit environ 50.000 tonnes. La faune ichtyologique des côtes du Maroc, sans 442 LE PROTECTORAT FRANÇAIS avoir l'importance extraordinaire qu'elle présente sur les côtes de Mauritanie, est assez riche pour donner lieu à une exploitation intéressante. M. Gruvel a étudié les mesures susceptibles de développer l'industrie des pêches maritimes et dressé la carte des fonds. Il existe dans les régions d'Agadir et de Mogador quelques petits centres de pêche indigènes. C'est surtout à Casablanca que le développement de cette industrie a été rapide ; on y compte 700 marins dont 400 indigènes, une dizaine de chalutiers, plusieurs usines de conserves, dont quelques-unes sont outillées pour fabriquer aussi des conserves de légumes. Fedhala, où il existe deux madragues pour la pêche de la bonite et du thon, pourrait devenir un grand port de pêche industrielle. La pêche de la sardine est prati¬ quée dans l'Atlantique et dans la Méditerranée. Dans les rivières, surtout dans l'Oum-er-Rbia, les indigènes se livrent à la pêche de l'alose. L'agriculture et l'élevage constituent les princi¬ pales ressources du pays et la base même de son avenir économique. Sur les 500.000 kilomètres carrés que compte le Maroc, on peut estimer la superficie culti¬ vable à 150.000 kilomètres carrés, soit un tiers de plus que le Tell algérien. Les régions les plus fertiles sont le Rarb, la vallée du Sebou, les Chaouïa et les Douk- kala. La région du Sebou, en particulier, aux terres profondes et marécageuses, est, comme la Mitidja en Algérie, le type des régions que l'outillage indigène était impuissant à mettre en valeur et dont la culture européenne peut tirer un merveilleux parti. Le Rarb est favorable à la culture maraîchère, à l'arbo¬ riculture et à l'élevage. Les régions de Meknès et de Fès ont également beaucoup d'avenir au point de vue agricole. Une station de sélection et d'essais de semences, qui s'attache à l'amélioration des diverses plantes susceptibles d'être cultivées au Maroc, a été créée à Rabat en 1921 ; elle a sélectionné en parti- LA MISE EN VALEUR 443 culier les meilleures variétés de céréales. Des jardins d'essai et des fermes expérimentales poursuivent sur une plus grande échelle les expériences entreprises à la station de sélection. Le programme de la mise en valeur agricole consiste, comme dans toute l'Afrique du Nord, à tirer meiUeur parti des surfaces cultivées, à accroître l'étendue de ces surfaces, enfin à introduire des cultures nouvelles. Dans le choix des cultures à entreprendre, il faudra s'inspirer de deux considérations : les conditions natu¬ relles du Maroc et les disponibilités du marché euro¬ péen, en particulier du marché français. A cet égard, les cultures qui feraient une concurrence directe aux cultures françaises ou algériennes sont à déconseiller. A vrai dire, le problème n'est pas facile à résoudre. Gomme l'écrivait le résident général1, « les agriculteurs de toutes les provinces de France disent au Maroc : pas de blé; pas d'huile,recommandent les Tunisiens; pas de primeurs, dit la vallée du Rhône et même la Bretagne ; pas de sucre, déclarent les betteraviers du Nord ; pas de vin, surtout pas de vin, proclame le Midi tout entier. » On retrouve dans les plaintes des agriculteurs français la vieille idée d'après laquelle les colonies doivent subordonner tous leurs actes à l'intérêt de la métropole, ne pas lui faire concurrence et en même temps lui offrir de larges débouchés. C'est un véritable malthusianisme économique ; on préfère restreindre la production et vendre cher que d'accroître la consommation en lui fournis¬ sant les denrées en abondance et à des prix abordables. On ne cesse d'exhorter les Africains à tenter des cultures nouvelles ; mais on ne précise guère, et pour cause, quelles pourraient être ces cultures ; par suite des conditions naturelles, elles ne sauraient différer beaucoup de celles de la métropole. La France 1. Lucien Saint. 444 LE PROTECTORAT FRANÇAIS d'ailleurs importe chaque année du blé, de l'huile d'olive et même du vin : il semble indiqué qu'elle les demande à l'Afrique du Nord plutôt qu'à l'étranger. La consommation locale de ces denrées ira du reste en s'accroissant au Maroc même dans des proportions considérables, au fur et à mesure que le pays se peuplera et se développera. L'intérêt des producteurs suffira pour les empêcher de continuer à pratiquer des cultures qui, par suite d'une surproduction évi¬ dente et durable, cesseraient d'être rémunératrices. Mais il faut se garder de mesures restrictives rappe¬ lant l'ancien régime colonial, qui auraient les consé¬ quences les plus fâcheuses aussi bien au point de vue politique qu'au point de vue économique. Les statistiques agricoles du Maroc ne sont qu'approximatives ; elles sont dressées à l'aide des indications fournies par l'impôt agricole du tertib ; les superficies varient avec les progrès de la colonisa¬ tion, l'extension du territoire pacifié et aussi avec les moyens de recensement, qui reposent sur des données de plus en plus précises. Ces statistiques, portant sur 11 millions d'hectares, englobent les parties les plus riches et les plus intéressantes au point de vue écono¬ mique, laissant en dehors surtout des régions monta¬ gneuses ou désertiques. Sur ces 11 millions d'hec¬ tares, les terres cultivées couvrent 3.500.000 hectares, les terres à défricher 1.400.000 hectares, les vergers, jardins et olivettes 110.000 hectares, les terrains de parcours 4.500.000 hectares, les forêts 2 millions d'hectares. On a vu plus haut1 quelles sont les principales cultures pratiquées par les indigènes. Les céréales occupent de beaucoup la première place et comptent à elles seules plus de 3 millions d'hectares ; elles ont l'avan¬ tage de fournir aux indigènes leur propre alimentation 1. P. 100-173. LA MISE EN VALEUR et celle de leur bétail, de donner aux colons débutants des revenus immédiats. Le blé dur occupe 950.000 hec¬ tares (indigènes 921.000 hectares, Européens 29.000), le blé tendre, inconnu au Maroc avant le protectorat, 267.000 hectares (indigènes 191.000 hectares, Euro¬ péens 76.000). Les indigènes cultivent surtout le blé dur, mais leurs emblavures de blé tendre augmentent chaque année ; les Européens préfèrent nettement le blé tendre ; ils le-sèment généralement sur labour de printemps et lui réservent leurs meilleures terres. La production est de 5 à 6 millions de quintaux de blé dur, de 1 à 2 millions de quintaux de blé tendre. Le rendement est d'environ 6 quintaux en moyenne à l'hectare chez les indigènes ; il est ordinairement supérieur dans la culture européenne et peut atteindre plus de 20 quintaux à l'hectare. Le classement et la standardisation des blés maro¬ cains, de plus en plus améliorés par l'emploi de semences sélectionnées, modifierait heureusement les conditions de vente. Des docks-silos ont été édifiés à Casablanca et à Meknès ; d'autres sont en construc¬ tion. L'orge est la céréale la plus cultivée ; elle occupe 1.311.000 hectares (indigènes 1.280.000 hec¬ tares, Européens 31.000), avec une production de 9 à 10 millions cle quintaux ; les rendements sont de 6 à 9 quintaux, et peuvent atteindre 16 à 18 quintaux en bonne culture. L'avoine compte 46.000 hectares (indigènes 3.000, Européens 43.000) et rend 300.000 à 400.000 quintaux ; elle est cultivée seulement depuis l'établissement du protectorat et s'étend rapidement ; elle est rustique et donne dans les terres nouvellement défrichées des rendements élevés. Le maïs couvre 242.000 hectares (indigènes 236.000, Européens 6000), avec une production de 1.500.000 à 2 millions de quin¬ taux ; il réussit bien dans les sols profonds et riches, sur¬ tout dans ceux qui sont irrigables ; les rendements sont de3à4 quintaux en culture sèche, de5 à 7 en culture 446 LE PROTECTORAT FRANÇAIS irriguée ; le maïs est utilisé soit pour la graine, soit en vert ou en ensilage pour l'alimentation des bovins. Le sorgho (80.000 hectares) et le mil (12.000 hectares) se sèment au printemps et permettent aux indigènes, dans les années de pluies tardives, de compenser les restrictions des emblavures d'automne. Parmi les autres cultures alimentaires, les fèves occupent 56.000 hectares, les pois chiches 39.000 hectares, les lentilles 7.000 hectares. On sait l'importance des arbres fruitiers dans tous les pays méditerranéens. La culture de l'olivier peut se pratiquer sur toute l'étendue du territoire du Maroc, à l'exception des régions de grande altitude. L'inven¬ taire des olivettes situées dans la zone soumise a per¬ mis de recenser 5 millions de pieds (indigènes 4.800.000, Européens 250.000), dont 1.900.000 dans les régions de Fès et d'Ouezzan, 400.000 dans celle de Meknès, 242.000 dans celle de Taza, 1.400.000 dans celle de Marrakech, 672.000 dans celle d'Agadir. En somme, les régions les plus favorables à l'olivier sont les régions en bordure des massifs littoraux dans le Nord, les lisières septentrionale et méridionale du Haut- Atlas dans le Sud ; le centre le plus important de la région de Marrakech est celui des Mesfioua. Les oli¬ vettes du Sud sont toutes irriguées, sauf dans la région côtière des Haha et des Chiadma. Les plantations d'oliviers sont également très nombreuses dans la zone espagnole. Les olivettes marocaines sont en général en mauvais état ; les arbres sont plantés irrégulièrement, taillés trop haut et remplis de bois mort. Les efforts de la direction de l'agriculture tendent à faire l'éducation des indigènes, pour les amener à tailler et soigner leurs oliviers ; les démons¬ trations qui leur sont faites frappent les Marocains, qui comprennent très facilement le profit qu'ils peuvent tirer des bonnes méthodes. Le rendement actuel des olivettes du Maroc peut être évalué à LA MISE EN VALEUR 447 I million de quintaux d'olives. Ce rendement peut être considérablement augmenté. Les huiles indigènes sont acides, rances et non comestibles pour les Euro¬ péens ; elles sont entièrement consommées dans le pays et on importe même d'assez grandes quantités d'huile. Le figuier (4 millions de pieds) est l'arbre par excellence des vergers marocains, avec l'amandier (1.600.000 arbres) répandu surtout dans les régions de Marrakech et d'Agadir. Les orangers et les citronniers (240.000 arbres) prospèrent et fructifient bien ; toutes les régions irriguées leur conviennent et c'est une culture qui peut être très rémunératrice. L'abri¬ cotier, très répandu, le pêcher, le poirier, le prunier et dans les régions fraîches le cerisier et le pommier viennent très bien ; il existe de beaux noyers dans les vallées du Haut-Atlas. Le palmier-dattier est cultivé dans toutes les oasis, principalement au Draet au Tafilelt ; la production de dattes est inférieure aux besoins et chaque année le Maroc en importe d'Algérie et de Tunisie des quantités importantes. Les Européens ne jouent jusqu'ici qu'un rôle assez effacé dans la culture fruitière, parce qu'elle nécessite à leur gré de trop longues immobilisations de capitaux. La vigne est de date ancienne au Maroc, où le vignoble indigène occupe environ 6.000 hectares, mais le vignoble européen est de création récente. Les premières plantations ont été faites en 1908 aux environs de Casablanca ; elles se sont rapidement accrues et s'étendent déjà sur plus de 6.000 hectares. II serait dangereux de développer ce vignoble outre mesure ; on estime qu'il y a place encore pour 4000hec¬ tares de nouvelles plantations avant que le Maroc puisse satisfaire aux besoins de la consommation locale, puisqu'on importe près de 250.000 hectolitres de vin, provenant surtout d'Espagne. Après avoir pourvu 448 LE PROTECTORAT FRANÇAIS aux demandes du Maroc, on devra s'efforcer d'obte¬ nir des vins liquoreux, des raisins de table et des raisins secs ; l'indigène est grand consommateur de ces deux derniers produits. ' La culture maraîchère couvre 13.000 hectares, dont 11.000 de cultures européennes. A condition d'être irriguées d'une manière satisfaisante, toutes les cultures maraîchères peuvent réussir au Maroc, particulièrement dans la zone côtière, à cause de l'abondance de la rosée et de l'humidité. Pommes de terre, patates douces, haricots, choux, tomates, aubergines, courgettes ne sont pas encore assez cultivés pour assurer le ravitaillement des villes. La production des légumes pourrait être considérable¬ ment augmentée et le Maroc pourra tirer d'intéres¬ sants bénéfices de l'exportation des primeurs. Il n'y a pas lieu d'insister sur quelques vieilles spécialités marocaines, comme l'alpiste, qui sert à donner de l'apprêt aux cotonnades, le fenugrec, le cumin, le safran, le coriandre, employés comme condiment, le henné. Ces cultures ne sont évidemment pas susceptibles d'une grande extension. Quoique la canne à sucre ait été cultivée au xvie siècle dans le Sous par les Chérifs, on sait aujour¬ d'hui que l'Afrique du Nord, au climat sec et extrême, est généralement impropre aux cultures tropicales, qui recherchent un climat humide et égal. Des essais de culture de la betterave, faits par les soins de la direc¬ tion de l'agriculture dans plusieurs stations expéri¬ mentales, ont donné des résultats assez satisfaisants ; mais l'introduction de l'industrie sucrière au Maroc ne saurait être envisagée sans l'installation de raffineries. La betterave fourragère serait très pré¬ cieuse pour l'alimentation du bétail en été. Le Protectorat s'est occupé aussi de la proga- gande séricicole ; on a planté dans la région de Fès 8.000 mûriers ; cependant l'élevage du ver à soie LA MISE EN VALEUR 449 présente beaucoup de difficultés ; les indigènes montrent une bonne volonté évidente, mais semblent s'habituer difficilement aux soins indispensables. On a entrepris dès 1913 des essais de culture du coton ; les résultats ne semblent pas très encoura¬ geants. Le régime pluviométrique du Maroc diffère beaucoup de celui de la zone cotonnière des État-Unis, qui a un régime de pluies d'été ; au Maroc, les préci¬ pitations, se produisant au moment de la maturité des gousses, abîment la récolte ; les gelées de printemps et d'automne lui sont également funestes. Enfin une main-d'œuvre nombreuse et habile est nécessaire pour la cueillette et la population du Maroc est peu dense. Le coton à longue soie est localisé dans les terrains irrigables ; sa culture est quelque peu pratiquée dans la région de Marrakech et dans le Maroc oriental aux environs de Berkane. Les évaluations les plus opti¬ mistes portent à environ 30.000 hectares les surfaces qui, au Maroc, pourraient être utilement consacrées à la culture du coton, ce qui, a^ec un rendement de 3 à 4 quintaux de coton-fibre, représenterait 90.000 à 120.000 quintaux. La culture du chanvre est surtout pratiquée au Sud-Est de Marrakech, dans la tribu des Mesfioua (environ 400 tonnes par an). Quelques tribus voisines ont adopté cette culture, qui pourrait se développer avec des engrais et des amendements. Le lin est depuis longtemps cultivé au Maroc pour la graine, dont les exportations ont toujours été importantes. La superficie des cultures de lin est de 17.000 hectares. Mais les variétés de lin cultivées pour la graine, les seules auxquelles s'intéressaient les indigènes jusqu'à ces derniers temps, sont peu appréciées de l'industrie textile. Les variétés cultivées pour la fibre ont été introduites au cours de ces dernières années par des industriels du Nord de la France ; deux firmes impor¬ tantes s'occupent de la production du lin textile ; A. Bernard 29 450 LE PROTECTORAT FRANÇAIS elle ont créé sur place des usines d'extraction des fibres et passent des contrats de culture avec les cultivateurs européens et indigènes. Il semble bien qu'on peut obtenir au Maroc des lins pouvant soute¬ nir la comparaison avec ceux d'Europe. L'élevage constitue avec l'agriculture une des principales richesses du Maroc. On a recensé 2 millions de bœufs (plus 250.000 en zone espagnole), 9 millions de moutons (plus 500.000 en zone espagnole), 3 millions de chèvres, 45.000 porcs, 200.000 chevaux, 92.000 mulets, 600.000 ânes, 114.000 chameaux. Les conditions de l'élevage au Maroc sont telles que l'amélioration du troupeau indigène ne peut être utilement et économiquement obtenue que par la sélection. Dans les exploitations européennes bien tenues et surveillées, certains croise¬ ments ont été tentés en vue d'obtenir des produits plus précoces et de meilleure qualité pour la bouche¬ rie. Mais l'amélioration des races n'est possible que si elle est précédée de l'amélioration de la nourriture ; c'est une règle absolue. Or, le Marocain ne fait pas ne réserves fourragères ; cependant, certaines régions produisent des fourrages naturels de premier ordre. La récolte du foin, la production du fourrage arti¬ ficiel, notamment de la luzerne, pourraient être beaucoup plus développées ; le sorgho fourrager, la betterave fourragère viennent très bien ; en permet¬ tant de nourrir les animaux à la fin de l'été, ces cul¬ tures amélioreraient singulièrement les conditions de l'élevage. Des aménagements de sources et d'abreu¬ voirs ont été réalisés. Cependant, depuis quelques années, le cheptel, en particulier le cheptel ovin, n'a pas cessé de décroître d'une manière inquiétante. Cette décroissance est due pour une part à des sécheresses et à de mauvaises conditions atmos¬ phériques, pour une part aussi à l'extension des cultures, qui a réduit les parcours en superficie et en LA MISE EN VALEUR 451 qualité. Elle est très regrettable, car l'élevage du mouton constitue la première étape de la mise en valeur du sol et la seule industrie possible dans de très vastes régions qui représentent plus de la moitié du Maroc. Il conviendrait donc d'avoir un plan d'aménagement pastoral et de faire évoluer l'élevage parallèlement à l'agriculture. Il faudrait réglemen¬ ter la transhumance, supprimer la vaine pâture qui aboutit à la destruction du pâturage, essayer, dans les régions les plus favorisées, du système du paddock et de la clôture, comme on l'a fait en Australie et dans l'Afrique du Sud, multiplier les bonnes espèces fourragères tant indigènes qu'exotiques dans les zones mises en défens. Ce programme est-il réalisable ? De bons esprits, comme le docteur Velu, en sont persua¬ dés, tandis que d'autres le contestent. L'union Ovine de l'Afrique du Nord a entrepris, avec l'appui et sous le contrôle du gouvernement, l'organisation méthodique de l'élevage européen et indigène. Un périmètre de plusieurs milliers d'hectares a été mis en défens dans les Rehamna par un arrêté du caïd El-Ayadi. Des terrains domaniaux d'une étendue de 8.000 hec¬ tares ont été réservés à l'élevage dans la vallée de l'Adarouche, près de Meknès ; les attributaires devront constituer des troupeaux de brebis sélec¬ tionnées du pays formant un total de 5.000 têtes ; ils sont tenus de construire des bergeries, de constituer des réserves fourragères, de créer des clôtures per¬ mettant de mettre en interdit chaque année un cinquième de la propriété. Il faudra, pour aboutir à des résultats sérieux, beaucoup de persévérance et d'esprit de suite. L'exportation des bœufs et des moutons porte jusqu'ici sur des chiffres assez faibles. Les moutons sont presque tous exportés par la frontière algérienne, les essais pour créer à Bordeaux un marché du mouton marocain n'ayant pas réussi. Le Maroc importe 452 LE PROTECTORAT FRANÇAIS même de la viande frigorifiée pour sa consommation. Les produits dérivés de l'élevage, surtout les laines, les peaux et les œufs, ont fait de tout temps l'objet d'un important trafic. La production de viande et de laine peut être augmentée suffisamment pour que le Maroc devienne un des principaux pourvoyeurs de la métro¬ pole et trouve dans l'élevage un des éléments essen¬ tiels de sa richesse. Les indigènes resteront les grands cultivateurs de céréales et les grands éleveurs du Maroc. Des sociétés indigènes de prévoyance ont été organisées sur le modèle de celles d'Algérie ; il en existe actuellement 52, comptant 700.000 sociétaires et possédant un actif global d'environ 60 millions ; elles permettent aux cultivateurs indigènes, par des prêts en argent ou en nature, d'effectuer plus régulièrement leurs embla- vures, d'accroître leurs troupeaux, d'améliorer leur matériel agricole. L'administration du protectorat s'attache à développer chez les indigènes l'enseigne¬ ment professionnel agricole, Mais c'est surtout sur l'exemple des colons qu'il faut compter pour les entraîner dans la voie du progrès. III Avant le protectorat, les Européens pratiquaient seulement le système de l'association agricole, soit pour la culture proprement dite, soit pour l'élevage. Le mokhalal ou associé agricole est un cultivateur indigène auquel on confie soit des semences, soit un troupeau de bestiaux. Le plus souvent, on lui fait des avances en espèces par un contrat passé devant les adouls (notaires) et le cadi. Deux cas sont à distin¬ guer : ou bien l'Européen est un simple commandi¬ taire, un banquier agricole, ou bien il circule dans le pays, va sur les marchés avec ses associés et les sur- LA MISE EN VALEUR 453 veille ; ce dernier système, qui se rapproche davan¬ tage d'un véritable métayage, est malheureusement trop rarement pratiqué. Les associations pour l'agri¬ culture et l'élevage sont en général très rémunératrices pour les Européens. Pour le mouton, par exemple, on peut confier un troupeau à des indigènes auxquels, en échange de la surveillance des bêtes, on cède une certaine proportion d'agneaux et la libre disposition du lait ; comme, à certaines époques de l'année, les moutons sont très bon marché, on peut, grâce à la tonte, récupérer le quart au moins du prix d'achat, et, comme l'entretien des bêtes ne coûte rien, on arrive à se constituer ainsi un troupeau à peu de frais. Mais tant vaut l'associé, tant vaut l'association, comme dans tous les systèmes qui dérivent du métayage ; si l'associé est malhonnête, il ne déclare qu'une partie de la récolte et garde le reste ; pour les moutons, il vend les meilleurs et les remplace par des mauvais, ou affirme tout simplement qu'ils sont morts et représente des peaux achetées ; pour les boeufs mêmes, qui sont marqués, il vend la viande sans la peau, qu'il apporte ensuite d'un air contrit. Il semble que ce système d'association agricole tende à être remplacé soit par un véritable métayage, soit par des cultures directes sur des terres achetées et exploitées par des colons européens. Depuis longtemps, le droit d'acquérir des propriétés est reconnu aux Européens au Maroc, mais, prati¬ quement, c'est seulement depuis le protectorat qu'ils ont pu y procéder. Les traités de 1856 avec la Grande- Bretagne, de 1861 avec l'Espagne, dont les Français pouvaient se prévaloir en vertu de la clause de la nation la plus favorisée, permettaient l'acquisition de la propriété, principalement dans les villes, avec la permission des autorités. En 1880, l'article 11 de la conférence de Madrid précisa ce droit, mais en subor¬ donna l'exercice au consentement préalable du 454 * LE PROTECTORAT FRANÇAIS gouvernement; or, dans la pratique, ce consentement était toujours refusé. L'article 60 de l'acte d'Algésiras confirma le droit d'acquisition dans toute l'étendue de l'empire chérifien ; dans les ports ouverts et dans un rayon de 10 kilomètres autour de ces ports, l'autori¬ sation du sultan n'était plus exigée ; cette clause de l'acte d'Algésiras fut effectivement appliquée et réalisa un progrès réel en vue de la conquête du droit de propriété par les Européens, surtout par l'impor¬ tance du principe, car, dans la pratique, ce n'est pas dans un rayon de 10 kilomètres autour de quelques villes que le développement agricole du Maroc pouvait prendre son essor, d'autant plus que la spéculation eut vite fait de rendre impossible toute création d'intérêts dans cette zone si restreinte. Dès qu'on a pu escompter l'ouverture du Maroc, les Européens ont acquis des propriétés étendues dans toute la zone accessible : pays des Chaouïa, vallée du Sebou, Rarb, région de Meknès. Il en a été de même dans la région colonisable des confins algéro-marocains, plaines des Trifa et des Angad. Des domaines de 700 à 1.000 hectares, partagés en terres labourables et terres d'élevage, se sont constitués ; leurs acqué¬ reurs se proposaient, soit de les revendre, soit de les cultiver directement, soit de les louer à des métayers indigènes. Les acquisitions européennes, qui ont été faites parfois dans un but de spéculation plutôt que d'agri¬ culture, n'ont pas toujours été parfaitement régu¬ lières, et ont souvent porté sur des biens makhzens ou habous. A l'avenir, avant d'autoriser la passation des actes de vente définitifs, les cadis doivent s'assu- ser, au moyen d'une enquête approfondie, que l'immeuble est franc et libre de toutes charges, qu'il appartient bien au vendeur et qu'il n'est pas sus¬ ceptible d'être revendiqué par le Makhzen ou les habous. LA MISE EN VALEUR 455 Un dahir du 12 août 1913 a décidé l'application au Maroc du système de l'immatriculation foncière. Ce texte met à la disposition de tout acquéreur ou proprié¬ taire d'immeubles une procédure facultative, simple et peu coûteuse, lui permettant d'asseoir sa propriété, de la purger de toutes les charges et droits réels qui ne seraient pas révélés en temps utile. L'immatriculation foncière suppose essentiellement un service topogra¬ phique chargé des opérations de bornage et de plan ; un tribunal immobilier ordonnant la rédaction du titre de propriété et son immatriculation ; enfin une conservation des propriétés immatriculées, inscrivant au fur et à mesure sur le titre de chaque propriété les modifications juridiques qu'elle subit et délivrant des copies authentiques aux intéressés. Au Maroc, le service topographique est assuré par des géomètres assermentés ; le tribunal de première instance, auquel se joignent des assesseurs musulmans, juge les oppositions s'il s'en produit ; ce jugement est susceptible d'appel ; une conservation de la propriété immobilière est instituée auprès de chaque tribunal. Pour faciliter la solution des oppositions et permettre de procéder à l'immatriculation d'un immeuble sans intervention du tribunal, on a institué une commission permanente de conciliation et d'arbitrage. Le système a commencé à fonctionner en 1915. Le nombre total des demandes d'immatriculation dépo¬ sées depuis l'origine s'élève à 31.000, portant sur un million d'hectares ; sur ce nombre, 14.000 immatricula¬ tions ont été prononcées, portant sur 449.000 hec¬ tares. Au moment de l'établissement du protectorat, le Maroc se trouvait au point de vue du régime foncier dans un véritable chaos1. Il a fallu déterminer tout d'abord la situation juridique des immeubles ; cette 1. V. ci-dessus, p. 266-272. 456 LE PROTECTORAT FRANÇAIS sorte d'inventaire et de reconnaissance des biens fonciers a été aussitôt entreprise ; elle est activement menée, mais est encore loin d'être terminée. Elle aboutit à classer les propriétés en terres melk, pro¬ priétés privées appartenant en propre à un individu ; terres collectives ou de tribus ; biens makhzen fai¬ sant partie du domaine privé de l'État, et biens habous affectés à des fondations pieuses. Seules, les propriétés melk peuvent faire librement l'objet de transactions. Cependant, un dahir du 27 avril 1919 a organisé l'aliénation des terres collectives, en levant l'interdiction de vendre ou de louer qui pesait sur elles. Les terres collectives peuvent être ouvertes à la colonisation par deux voies différentes : directe¬ ment. par le moyen de locations ne pouvant excéder dix ans, mais susceptibles d'être transformées en aliénations perpétuelles de jouissance ; indirectement, par la création de périmètres de colonisation consti¬ tués par l'État et mis ensuite en vente par ses soins. L'application judicieuse de ce dahir doit permettre, en livrant à la colonisation des surfaces incultes que les occupants étaient incapables d'utiliser, d'aboutir à une mise en valeur rapide du sol sans nuire aux collectivités indigènes. Celles-ci conserveront en effet les terres de parcours et de culture nécessaires à leurs besoins ; le prix de la location ou de la vente des espaces improductifs s'ajoutera aux bénéfices provenant du sol qu'elles exploitent déjà et pourra être consacré à des améliorations culturales sur la partie qui leur sera laissée. Mais il ne faut pas s'exagérer l'étendue des surfaces ainsi rendues disponibles. Actuellement, 660.000 hectares de terres collectives ont été délimités, dont 65.000 ont été affectés à la colonisation. La superficie possédée par les Européens est évaluée à 723.000 hectares, dont 677.000 appartenant à des Français. On compte 2.685 colons, dont 2.595 Fran¬ çais. La population rurale européenne s'élève à LA MISE EN VALEUR 457 environ 12.000 âmes. La colonisation privée compte 1351 exploitants, possédant 491.000 hectares, la colonisation officielle 1.334 exploitants possédant 232.000 hectares. En matière de colonisation officielle, le Maroc a cherché un moyen terme entre la grande propriété tunisienne et les petits lots algériens. Il s'est efforcé en général de s'assurer que les colons choisis possé¬ daient le qualités techniques et les moyens financiers indispensables pour assurer la mise en valeur de leur propriété. On distingue trois catégories de colo¬ nisation : la petite, la moyenne et la grande. Les lots de colonisation sont vendus sous condition résolutoire, à charge de valorisation dans un délai déterminé, conformément aux clauses et conditions d'un cahier des charges. Il n'est pas accordé de concessions gratuites. Les sommes réalisées dans les ventes sont versées à une caisse spéciale, dont les fonds doivent servir à l'achat de nouvelles terres. Pour la petite colonisation, on constitue des lotissements de culture maraîchère d'une vingtaine d'hectares, situés aux environs des villes ou des futurs centres de peuple¬ ment. La moyenne colonisation comporte des lots de 150 à 300 hectares ; elle tend à implanter et à maintenir au Maroc des colons de bonne souche fran¬ çaise, que l'État met dans les meilleures conditions de réussite en les installant sur des terres choisies, à proximité des voies ferrées, et en les dotant de l'outil¬ lage économique nécessaire. Les obligations imposées varient avec la situation et les aptitudes des terres, elles ont pour but d'assurer la mise en valeur ration¬ nelle des lots par des procédés de culture européenne. Les attributaires prennent l'engagement de mettre eux-mêmes en culture le lot qu'ils sollicitent, de s'y installer en personne dans un délai d'un an ou à défaut d'y installer une famille d'agriculteurs. La grande colonisation, qui comprend des domaines de 458 LE PROTECTORAT FRANÇAIS 400 à 3.000 hectares, se définit par l'importance des capitaux qu'elle exige ; les terres qui lui sont réservées sont celles qui ne se prêtent pas à l'établissement de moyens colons. Ce n'est qu'exceptionnellement que de véritables villages de colonisation ont été créés. Les programmes comportaient au début de nombreux lots voisins les uns des autres ; c'est ainsi que d'importants lotissements ont été constitués, notamment dans les régions de Fès, de Meknès, de Marrakech et de Mazagan. On tend aujourd'hui plutôt à installer des fermes échelonnées dans les grandes vallées et sur les voies de communica¬ tion importantes. Le programme de colonisation dans ces dernières années a porté sur 15.000 à 20.000 hectares de terres. Au total, de 1916 à 1930, il a été attribué 6.500 hectares et 534 lots de petite colonisation, 190.000 hectares et 850 lots de moyenne colonisa¬ tion, 36.000 hectares et 67 lots de grande colonisation. En 1931, le protectorat a décidé de suspendre presque entièrement les attributions de lots et de consacrer ses efforts au rajustement des lots mal installés, en même temps qu'à l'étude d'une formule d'équipement préalable pour les lots à venir. La moyenne colonisation est une colonisation peuplante et une colonisation assistée ; c'est à elle qu'il faut surtout s'attacher. La petite colonisation, sans capitaux et avec des surfaces insuffisantes, ne peut guère, sauf s'il s'agit de cultures spéciales, appli¬ quer les méthodes modernes d'exploitation. La grande colonisation gaspille les terres, ne sert pas au peuplement et se désintéresse souvent aussi des amé¬ liorations culturales. Seule, la moyenne colonisation assurera le peuplement rural, but essentiel qu'il ne faut jamais perdre de vue et sans lequel notre établis¬ sement dans l'Afrique du Nord sera toujours précaire et éphémère. Dans le Maroc espagnol, de louables efforts ont été LA MISE EN VALEUR 459 accomplis depuis 1927 pour faire de la colonisation agricole et convertir les vieilles positions militaires en centres de culture. La colonisation a porté sur 21.000 hectares, dont 11.000 dans la zone orientale, 10.000 dans la zone occidentale et centrale. Des exploitations ont été créées dans les environs de Larache, d'Arzila, d'El-Ksar. Des villages tels que Selouen, Nador, Zaïo, ont été fondés dans la région de Melilla, où la Compagnia colonizadora a exercé son action. On a fait quelques essais de colonisation officielle et de distribution de lots avec obligation de mise en valeur. Pour provoquer l'accroissement des superficies cultivées, améliorer les méthodes culturales et faire adopter de nouvelles cultures, le protectorat français a institué toute une série de primes : primes à la motoculture, au défrichement, aux plantations d'oli¬ viers, de caroubiers et de mûriers, à la jachère cultivée, à l'achat de tracteurs agricoles. La plupart de ces primes sont aujourd'hui supprimées. Elles ne pou¬ vaient d'ailleurs pas apporter aux colons toute l'aide nécessaire pour mettre en valeur le sol sur lequel ils venaient s'installer. Cette mise en valeur exige en effet des capitaux considérables, que bien souvent le nouveau colon ne possède pas. C'est pour répondre à cette préoccupation qu'a été organisé le crédit agricole, destiné à procurer aux colons des capitaux de premier établissement et des fonds de roulement. On a créé d'abord le crédit à court terme ou crédit de campagne, consenti par des Caisses agricoles mutuelles. Puis on a institué le crédit à moyen terme, avec une durée de remboursement de 10 ans. Enfin on a organisé le crédit hypothécaire à long terme, consenti pour une durée de 5 à 30 ans ; il est mis à la disposition des colons par la Caisse de prêts immo¬ biliers du Maroc, qui est une filiale du Crédit foncier d'Algérie et de Tunisie. On a prévu également le 460 LE PROTECTORAT FRANÇAIS crédit collectif destiné à aider les groupements de colons constitués en coopératives ; ces groupements commencent à se développer au Maroc. Le maintien d'une partie du sol entre les mains des indigènes est un des devoirs qui s'imposent à nous dans toute l'Afrique du Nord. Mais, sans léser les indigènes, en leur conservant même des terres pour une popula¬ tion double ou triple de la population actuelle, on peut, si on le veut, trouver des terres pour la coloni¬ sation européenne. Nous ne sommes pas venus au Maroc uniquement pour faire le bonheur des indi¬ gènes ou restaurer quelques mosquées en ruines. L'Afrique du Nord ne sera définitivement soudée à la France que si celle-ci réussit à y fixer une solide armature de colons français. IV Le Maroc, un peu déçu par l'agriculture, au moins momentanément, fonde de grands espoirs sur ses richesses minières. Tandis que l'économie rurale du pays n'a pas été modifiée dans ses lignes essentielles par l'intervention française, en matière de mines nous tra¬ vaillons dans le neuf. Le protectorat voit dans l'indus¬ trie extractive un remède à la crise économique, un des termes d'une nouvelle formule d'équilibre, et toute son activité paraît actuellement orientée de ce côté. Le Sous a toujours joui d'une réputation de richesse minière extraordinaire, aussi bien parmi les Européens que parmi les Marocains. On y rencontre, disent les voyageurs, l'or, l'argent, le plomb, le fer, le cuivre, l'antimoine, etc. Il faut remarquer néanmoins qu'une partie de l'or qu'employait autrefois l'industrie marocaine venait certainement du Soudan. L'exis¬ tence de mines de cuivre au Sous paraît plus cer- LA MISE EN VALEUR 461 taine ; Rohlfs assure que, vers 1860, l'une d'elles était encore en exploitation ; Beaumier dit aussi que les Berbères du Sous savent traiter le cuivre. Les affleu¬ rements des Aït-Semmaq, sur le versant méridional du Haut-Atlas, sont connus, et de l'Anti-Atlas il arrive sur le marché de Taroudant des charges de minerai de cuivre rouge. La présence du minerai de fer a été dûment constatée au Djebel Hadid (montagne de fer), à 22 kilomètres Nord-Est de Moga- dor. On y rencontre des restes importants d'anciennes exploitations, carrières, cendres, scories. Beaumier envoya à Marseille des échantillons qui présentaient une teneur de 58 p. 100 de fer. Mais autre chose est de fournir à de modestes exploitations indigènes, autre chose d'alimenter des industries modernes. Jusqu'à ces dernières années, la principales richesse minérale exploitée par les Marocains était le sel, qui abonde, comme dans le reste de l'Afrique du Nord, sous forme de sources salées, lacs salés, rochers de sel. Ils utilisaient aussi les eaux minérales, notamment la célèbre source sulfureuse de Moulay-Yacoub, près de Fès. Enfin ils tiraient le plomb qui leur était néces¬ saire des nombreux petits gîtes de galène épars sur les flancs de l'Atlas. Th. Fischer avait attiré l'attention sur la ressem¬ blance générale qui existe entre le Maroc occidental et la rneseta ibérique. De part et d'autre, on rencontre des terrains paléozoïques plissés, recouverts en trans¬ gression par des terrains sédimentaires que la chaîne ancienne perce en maints endroits ; or, le plateau ibérique est riche en mines et en houille. Le développe¬ ment des terrains primaires distingue le Maroc de l'Algérie et de la Tunisie, et lui ouvre des perspectives nouvelles tant au point de vue des substances à rechercher qu'au point de vue de la nature des gîtes. On rencontre dans le Haut-Atlas des roches éruptives anciennes qui ont en général d'étroites relations avec 462 LE PROTECTORAT FRANÇAIS les minerais. La présence du trias fournit aussi d'utiles indications. L'inventaire des ressources du sous-sol marocain est à peine commencé. De vastes contrées, et souvent précisément celles qui pourraient renfermer des richesses minières, n'ont jamais été parcourues par des Européens. Cependant, dans les années qui ont précédé la guerre, de nombreux prospecteurs s'étaient abattus sur le Maroc pour le compte de sociétés minières. Les Allemands dont il a été tant parlé, les frères Mannesmann, semblent, il est vrai, avoir été guidés dans leurs recherches par des objectifs poli¬ tiques encore plus qu'économiques. Il faut noter enfin qu'il ne suffit nullement d'avoir rencontré du minerai, voire même d'excellent minerai, pour être assuré qu'il peut faire l'objet d'une exploitation fructueuse. Seules, des recherches approfondies peuvent faire connaître approximativement la quan¬ tité de minerai exploitable, après quoi il faut se préoccuper des questions de main-d'œuvre et de communications. La plupart des gisements aujourd'hui connus ont été découverts depuis 1918. En 1928, le gouvernement chérifien, s'inspirant de la remarquable expérience belge du Comité du Katanga, a créé un Bureau de recherches et de participations minières, doté de la personnalité civile, auquel sont confiées à la fois des recherches importantes pour l'intérêt général, et la mission de prendre des participations dans les affaires minières présentant de sérieuses garanties techniques et financières. Il faut voir avant tout dans cet orga¬ nisme un instrument destiné à secouer l'inertie de la plu¬ part des entreprises privées qui prétendaient s'occuper de mines au Maroc ; il a déjà obtenu à cet égard d'intéressants résultats. Son rôle comme participant à des entreprises privées est plus contestable. Un dahir du 19 janvier 1914, modifié par des dahirs LA MISE EN VALEUR 463 du 15 septembre 1923 et du 1er novembre 1929, a réglementé au Maroc la recherche et l'exploitation des mines. Le principe fondamental est l'attribution de la mine au premier demandeur, moyennant le versement de redevances annuelles modiques et d'une taxe ad valorem sur les produits exportés. Le règle¬ ment originel a subi plusieurs modifications impor¬ tantes : d'une part, certains gisements peuvent être réservés à l'État, disposition qui n'a joué que pour les phosphates ; d'autre part, la mine peut être retirée si l'explorateur ou l'exploitant ne témoigne pas d'une suffisante activité. Le Maroc est divisé au point de vue minier en trois zones : la zone interdite, la zone de prospection, la zone de recherche et d'exploitation. Le règlement prévoit la délivrance de permis de prospection, de permis de recherche, de permis d'exploi¬ tation et enfin de concessions. Actuellement, 367 permis de prospection, 1.346 permis de recherches et 57 permis d'exploitation sont en vigueur. Le champ qui s'ouvre à l'activité minière est très vaste : exploration des zones interdites au fur et à mesure de leur pacifica¬ tion, découverte de gisements nouveaux, grâce à une étude plus attentive du pays ou à l'emploi de procédés nouveaux,^ enfin mise en valeur des gisements de la zone de sécurité. L'Afrique du Nord est considérée à juste titre comme le pays des phosphates ; les gisements de cette substance, si précieuse pour l'agriculture, y présentent en effet une remarquable extension et ceux du Maroc paraissent être parmi les plus importants du monde entier ; ils sont de premier Jordre comme quantité, comme teneur, comme facilité d'exploitation. Les phosphates de chaux du Maroc sont de même ori¬ gine que les autres gisements nord-africains ; ils résultent de la phosphatisation d'une boue à dia¬ tomées marines et sont inclus dans les marnes de l'éocène inférieur. 464 LE PROTECTORAT FRANÇAIS La zone phosphatière du Maroc, richesse à laquelle n'avaient pas songé les premiers prospecteurs, fut signalée en 1912 par un ancien employé de la Compa¬ gnie de Gafsa ; les premières recherches rationnelles furent exécutées par M. Bursaux, ingénieur de cette même Compagnie, amené au Maroc par les hasards de la guerre et dont le général Lyautey sut utiliser la compétence. Les terrains phosphatés forment les deux grands bassins des Ouled-Abdoun et de Gan- tour, séparés par la vallée de l'Oum-er-Rbia. On les retrouve à la lisière Nord du Haut-Atlas, entre Amismiz et Imintanout, et dans les collines de la région de Chichaoua ; d'autres gisements tapissent également les flancs Sud du Haut-Atlas. La formation comprend un complexe de couches finement sableuses et de couleur claire, séparées par des intercalations marneuses. La couche supérieure est particulière¬ ment riche, surtout dans la région de Kourigha, où elle titre 76 p. 100 de phosphate tricalcique ; les couches inférieures ont des teneurs qui varient de 60 à 68 p. 100. A elle seule, la couche supérieure, dont la pureté en fer et alumine est parfaite et qui contient seulement 5 p. 100 de carbonate de chaux, repré¬ sente une richesse considérable. Les gisements du Tadla renferment plusieurs milliards de tonnes et sont aussi importants à eux seuls que l'ensemble des autres gisements de l'Afrique du Nord. Un dahir du 27 janvier 1920 a réservé la recherche et l'exploitation des phosphates à l'État marocain, qui en a chargé l'Office chérifien des phosphates, régie administrative autonome, à orientation stric¬ tement industrielle, jouissant de la personnalité civile. On s'est efforcé de donner à cet organisme d'État tous les caractères d'une entreprise privée et la nomi¬ nation à la direction de l'Office de M. Beaugé, ancien directeur des phosphates de Gafsa, a eu en ce sens une valeur indicative. LA MISE EN VALEUR 465 Le centre de l'exploitation des phosphates est à Kourigha, situé sur le plateau des Ouled-Abdoun, non loin d'Oued-Zem, à 140 kilomètres de Casablanca. L'extraction du phosphate, qui se présente en couches sensiblement horizontales, à une trentaine de mètres au-dessous du niveau du plateau, se fait par galeries souterraines ; il est ensuite criblé et séché, puis expédié à Casablanca par le chemin de fer à voie large électrifié, enfin mis mécaniquement en stocks ou chargé sur des navires ; les installations, tant à Kourigha qu'à Casablanca, sont dotées des engins de manutention les plus modernes, afin de limiter au strict minimum l'emploi de la main-d'œuvre. L'exploi¬ tation compte 816 Européens et 4.800 indigènes. Un second centre doit être créé dans le bassin de Gantour, à Chemaïa, relié au port de Safi par une voie ferrée. Mais les circonstances ne paraissent pas en ce moment très favorables à une extension nou¬ velle de cette industrie, et il faut plutôt redouter la surproduction. Les expéditions de phosphates marocains, qui ont commencé en 1921 avec 8.000 tonnes, se sont élevées à 191.000 tonnes en 1923, 430.000 tonnes en 1924, 886.000 tonnes en 1926, 1.779.000 tonnes en 1930. Les principaux clients ont été l'Espagne (333.000 tonnes), la France (314.000 tonnes)? la Hollande (185.000 tonnes), l'Italie (228.000 tonnes); l'Australasie a absorbé 74.000 tonnes, l'Afrique du Sud 44.000 tonnes, le Japon 31.000 tonnes ; au total, les marchés européens ont pris 1.567.000 tonnes et les marchés extra-européens 212.000 tonnes. L'Office chérifien a versé à l'État marocain 125 millions de francs, à titre de redevances ou de fonds de concours. En 1913, la consommation mondiale de phosphate de chaux était de 7 millions de tonnes, dont 3 millions étaient fournis par les États-Unis et 2.500.000 par l'Afrique du Nord. Aujourd'hui, pour une consomma- À. Bernard 30 466 LE PROTECTORAT FRANÇAIS tion mondiale estimée à 9millions de tonnes,l'Afrique du Nord fait près de 5 millions de tonnes, soit plus de la moitié. Les phosphates marocains à haut titre ont remplacé les phosphates des États-Unis sur le marché européen et donné à la France une place prépondé¬ rante pour cette catégorie d'engrais. On peut seule¬ ment craindre que l'offre ne dépasse la demande. Le Maroc doit travailler en union étroite avec les autres producteurs nord-africains, faute de quoi la concur¬ rence affaiblirait les deux groupements sans profit pour personne. L'Afrique du Nord est restée jusqu'à ces derniers temps à peu près totalement dépourvue de combus¬ tibles minéraux. En 1907, le géologue G. B. M. Fla¬ mand signala à Kenadsa, près de Colomb-Béchar, un gisement qui renferme une houille demi-grasse de bonne qualité, dont l'exploitation, commencée en 1918, a atteint 17.000 tonnes en 1929. D'autres bassins houillers dont on ignore l'importance paraissent se trouver dans la même région, en direction du Tafilelt. Une découverte beaucoup plus importante est celle du bassin houiller de Djerada, situé à 43 kilo¬ mètres Sud-Est d'Oudjda et découvert en 1928 par un géologue belge, M. Brichaut. Ce bassin renferme plu¬ sieurs couches de 50 à 70 centimètres d'épaisseur ; le charbon est un anthracite contenant 80 à 90 p. 100 de carbone,4à5 p. 100 de matières volatiles, 2 à 10 p. 100 de cendres, 3 à 5 p. 100 d'humidité. Une puissante société, à la formation de laquelle ont concouru des capitaux français et belges, notamment la société belge Ougrée-Marihaye et dans laquelle le gouverne¬ ment chérifien participe pour un tiers, s'est fondée pour l'exploitation de la houille de Djerada. Le ton¬ nage actuellement reconnu dépasse 15 millions de tonnes. Le bassin semble se poursuivre à l'Ouest et un autre bassin du même genre se rencontre sans doute plus au Sud. Enfin divers affleurements de LA MISE EN VALEUR 467 houille paraissent exister dans la région de Marrakech, en particulier à l'Est d'Imintanout, dans la vallée de l'Oued Seksaoua. L'existence de suintements pétrolifères sur toute la bordure méridionale des massifs littoraux du Maroc a été constatée depuis longtemps ; ces suinte¬ ments s'étendent depuis le Fokra à l'Ouest jusqu'au Djebel Tizroutine à l'Est, c'est-à-dire sur environ 200 kilomètres de longueur ; on peut les classer en quatre groupes : ceux du Rarb, du Tselfat, des Che- raga et de Tizroutine. De nombreux travaux de recherches ont été effectués depuis douze ans ; quelques-uns, relativement importants, ont atteint la profondeur de 400 mètres, mais aucun ne nous éclaire véritablement sur la géologie du pétrole au Maroc : on peut dire seulement qu'il est en relation avec les dômes triasiques. Des groupements puissants, disposant de plus de 60 millions de francs et pouvant appliquer leurs efforts sur un domaine de prospec¬ tion très étendu, se sont constitués avec l'appui du gouvernement chérifien en vue d'une grande campagne de sondages pouvant donner des résultats décisifs et permettant d'être fixé sur l'importance économique des pétroles marocains. Un très beau gisement de manganèse a été décou¬ vert à Bou-Arfa, au Nord-Ouest de Figuig. Le tonnage à vue représente un million de tonnes. La mine peut fournir du minerai métallique courant, du minerai sousoxydé à haute teneur pour aciers fins et du minerai chimique à 90 p. 100 de bioxyde. Le minerai a été jusqu'ici acheminé sur Figuig par camions automobiles, mais dès 1926, la Société des mines de Bou-Arfa s'est mise en instance auprès du gouvernement ché¬ rifien pour la construction d'une ligne de chemin de fer de 300 kilomètres destinée à la relier à Oudjda; en 1928, à la suite de la découverte de la houille de Djerada, située sur le trajet de la ligne, il fut décidé A. Bernard 30* 468 LE PROTECTORAT FRANÇAIS qu'elle serait construite à voie large ; le gouvernement chérifien y participe pour 74 p. 100; l'achèvement de cette ligne, qui sera sans doute prolongée sur Saïdia, où un port serait créé pour l'embarquement des minerais, est escompté pour 1931 et le Bou-Arfa produirait dès lors 150.000 à 200.000 tonnes. D'autres gisements de manganèse, s'échelonnant sur 90 kilomètres de longueur, se trouvent dans les envi¬ rons d'Oudjda (Djebel Narguechoum, Djebel Mahs- seur) ; ils sont peu importants et leur production n'a jamais dépassé quelques milliers de tonnes. Dans le Haut-Atlas occidental, des gisements qui paraissent considérables se trouvent dans l'Imini, à 20 kilo¬ mètres au Sud de Telouet, et à Aoulouz, à 80 kilo¬ mètres à l'Est de Taroudant. Mais les mines maro¬ caines auront à lutter avec la concurrence d'autres gisements, en particulier de ceux du Caucase. Le fer se rencontre en maints endroits ; le gisement de Khenifra représente un tonnage à vue dépassant 50 millions de tonnes, mais le minerai à le grave défaut d'une forte teneur en sulfate de baryte. D'autres gisements ont été signalés à Tiflet, à Boulhaut, près de Settat. Le plomb et le zinc ont donné lieu à de nombreuses recherches. Les filons sont nombreux dans le Haut- Atlas, dans les Djebilet, chez les Behamna, les Zaïan, dans les régions de Midelt et de Debdou. On peut signaler la mine del'Ouicheddène,non loin d'Amismiz, celle du Djebel Erdouz dans les Djebilet. Les recherches de cuivre sont moins avancées, quoiqu'il y ait de nombreux indices de ce métal, en particulier près de Debdou. Mentionnons enfin l'étain d'Oulmès et le molybdène d'Azegour, près d'Amismiz. Si l'on fait abstraction des phosphates, les exporta¬ tions minières du Maroc sont encore insignifiantes : 8.000 tonnes de minerai de plomb, 2.000 de zinc, 3.000 de manganèse, 1.000 de fer, 400 de cuivre, LA MISE EN VALEUR 469 120 d'antimoine, 15 d'étain, 5 de molybdène ; ces quantités de minerai, extraites des travaux de recherche, ne répondent évidemment pas aux res¬ sources du sous-sol. On estime que, d'ici peu, le pays pourra produire 200.000 tonnes de houille, 200.000 tonnes de manganèse, 40.000 tonnes de plomb et zinc. Les grands problèmes posés et à demi réso¬ lus sont ceux du charbon, du manganèse et du fer. Les massifs littoraux paraissent assez minéralisés dans certaines de leurs parties. On y trouve du fer, du plomb, du cuivre, de l'antimoine, et la région de Melilla semble être la continuation de la belle région minière de Beni-Saf. Cependant le Djebel-Hammam, dont les prétendues richesses excitaient tant de convoi¬ tises à l'époque de la tentative d'Abd-el-Kerim, n'a rien révélé jusqu'ici de bien sensationnel. Les seules exploitations importantes du Maroc espagnol sont actuellement celles de la région des Beni-bou-Ifrour, près de Melilla. Elles consistent en trois gisements ferrugineux, les mines de Youksen, de Navarette et d'Alcantina, reliées à Melilla par une voie ferrée de 28 kilomètres ; elles ont fourni 1 million de tonnes d'hématite à 52 p. 100 en 1929. Une société franco- espagnole extrait dans la même région un peu de galène et de calamine (1.000 tonnes). D'importants gisements de fer ont été reconnus au Cap des Trois- Fourches et en bordure de la baie d'Alhucemas. L'industrie européenne proprement dite a pris un développement assez rapide. Les industries dérivées de l'agriculture, en particulier les minoteries et les huileries, sont, comme dans toute l'Afrique du Nord, celles qui rencontrent les meilleures conditions. Il existe aussi des fabriques de glace et de limonade, des ateliers de salaisons, des fabriques de chaux, ciment et plâtre, des scieries, des ateliers mécaniques. Le Maroc possède désormais des industries lui permet¬ tant de faire face aux besoins essentiels de la consom- 470 LE PROTECTORAT FRANÇAIS mation en ce qui concerne l'alimentation, et dans une certaine mesure en ce qui concerne le bâtiment. Une usine de superphosphates a été créée à Casablanca. D'importantes usines électriques fournissent la force motrice. Au total, il existe dans la zone française 600 établissements industriels employant 11.000 ou¬ vriers et disposant de 51.000 H. P. Sous réserve des transformations que peut amener la découverte de la houille, transformations sur les¬ quelles on ne saurait faire que des hypothèses plus ou moins fondées, l'industrie marocaine est encore à ses débuts et ne semble pas devoir de sitôt prendre un essor bien considérable. Seule jusqu'ici l'exploitation des phosphates a eu une réelle importance. Il faut se garder d'oublier que l'extraction des minerais, sur¬ tout lorsqu'ils ne subissent sur place aucune prépa¬ ration, ne saurait à elle seule constituer pour un pays la base d'une saine économie et d'une prospérité durable. Les cours des métaux sont encore beaucoup plus variables que ceux des produits de l'agriculture et de l'élevage ; l'ouverture et la fermeture des mines est déterminée uniquement par les prix mondiaux et par les découvertes qui peuvent se produire dans d'autres contrées du globe. Les ressources du sous-sol seront sans doute un précieux adjuvant pour le pro¬ tectorat marocain, comme elles l'ont été pour le pro¬ tectorat tunisien. Mais c'est toujours sur l'agricul¬ ture et l'élevage, développés l'un et l'autre à la fois par le peuplement français rural et par l'évolution des paysans indigènes, que repose véritablement son avenir. Les seules richesses véritables et durables sont l'homme et la terre fécondée par le travail de l'homme. LA MISE EN VALEUR 471 V Avant le protectorat, les Européens établis au Maroc se livraient surtout au commerce. Les anciens résidents étaient à la fois négociants, banquiers, commissionnaires, courtiers, véritables Maître-Jacques cumulant parfois en leur personne toutes les fonctions et tous les négoces que comportait le développement embryonnaire de la vie eurôpéenne. Le grand commerce était pratiqué par de vieilles maisons, qui étaient à la fois importatrices de marchandises en gros et exportatrices de produits du pays. Les grandes maisons des villes de la côte ressemblaient assez aux factoreries de l'Afrique tropicale ; les magasins étaient groupés autour d'une cour à laquelle on accé¬ dait par une seule grande porte ; dans cette cour régnait un mouvement intense; des odeurs d'huiles, de peaux fraîches ou à demi séchées s'en échappaient ; on chargeait et on déchargeait constamment des bêtes de somme. Depuis le protectorat, les négociants Européens se sont établis en plus grand nombre dans les villes de l'intérieur, notamment à Meknès, à Fès et à Marra¬ kech, en même temps que, dans les villes de la côte, se produisait entre eux une plus grande division du travail et que de nouveaux concurrents, travaillant soit pour eux-mêmes, soit pour le compte de quel¬ qu'une des nombreuses sociétés qui se sont fondées en vue de l'exploitation du Maroc, venaient se fixer à côté des anciens résidents. Le régime douanier du Maroc repose sur le principe de l'égalité entre toutes les puissances, principe qui, déjà posé par la convention de Madrid et par l'accord franco-anglais de 1904, a été consacré par l'acte d'Algésiras du 7 avril 1906 ; le Maroc ne peut donc consentir aucun avantage aux marchandises fran- 472 LE PROTECTORAT FRANÇAIS çaises et tous les produits importés, quelle que soit leur origine, sont soumis à un régime uniforme. Ce système, bien différent de celui qui a été adopté par la France en Algérie et dans ses colonies, met à notre charge les frais de la pacification et de l'outillage, sans que nos commerçants et nos industriels soient assurés d'en retirer les bénéfices qu'ils sont en droit d'en attendre. Il appartiendra à notre diplomatie de profiter d'une occasion favorable pour débarrasser le protectorat de cette hypothèque, qui pèse et pèsera de plus en plus lourdement sur lui. Les droits de douane sont établis par des dahirs du sultan, qui en déterminent ou en modifient la quotité et prescrivent les mesures d'application ; ces modifi¬ cations ne peuvent être effectuées qu'après entente avec l'Espagne, en vertu de l'accord franco-espagnol de 1912. Les droits d'importation au Maroc par les ports ouverts sont de 12,50 p. 100 ad valorem sur la plupart des articles, en y comprenant la surtaxe de 2,50 p. 100 établie par la conférence d'Algésiras, dont le produit, versé dans une caisse spéciale, doit être affecté à des travaux publics. A la frontière algéro- marocaine, le règlement d'Algésiras n'est pas appli¬ cable et en vertu des accords de 1902, le droit perçu à l'importation n'est que de 5 p. 100. Toutefois, en vertu d'un dahir du 14 janvier 1922, les produits passant du Maroc oriental dans le Maroc occidental paient les mêmes droits que les articles similaires importés par les ports, sous déduction de la taxe acquittée à la frontière algéro-marocaine ; la percep¬ tion de ces droits a lieu à Taza. Les droits d'exportation, variables suivant les produits, sont fixés par des tarifs assez élevés dans l'ensemble ; ces droits de sortie, qui constituent une gêne pour le commerce marocain, ont été supprimés en 1930 pour un certain nombre de produits. A leur entrée en France, les produits marocains bénéficient du LA MISE EN VALEUR 473 tarif minimum. Cependant, en vertu des lois du 14 novembre 1921 et du 18 mars 1923, certaines marchandises sont admises en France et en Algérie en franchise, lorsqu'elles sont originaires et importées directement de la zone française de l'empire chérifien, en quantités fixées annuellement par décret du Président de la République : c'est le régime dit du contingentement, tel qu'il fonctionne pour la Tunisie depuis 1890. Ce régime libéral s'applique à la presque totalité des produits et marchandises que le Maroc peut exporter en France, exception faite pour le vin qui est soumis aux droits du tarif minimum. Certaines difficultés se sont élevées pour l'applica¬ tion de ce régime, en particulier en ce qui concerne les blés. Les agriculteurs français se sont plaints que le Maroc exportât ses blés aussitôt les battages terminés et réimportât ensuite du blé ou de la farine pour sa consommation. Le mieux eût été que le Maroc établît sur les grains et farines les mêmes droits d'entrée qu'en France, car il n'eût dès lors exporté que le surplus de sa production, mais son régime douanier rendait la mesure impossible. Ln dahir du 4 juin 1929 a donc interdit purement et simplement l'importa¬ tion en zone française des blés, farines et semoules exotiques, avec dérogations possibles sous forme d'autorisations spéciales d'importation. On donne ainsi satisfaction aux doléances très justifiées des producteurs de la métropole, qui demandent que les exportations de céréales, sous le régime du contingen¬ tement, soient strictement limitées à l'excédent réel de la production sur la consommation. Pour 1930, le contingent des blés a été fixé à 1.700.000 quin¬ taux, livrables par paliers, de manière à ne pas peser trop lourdement sur les cours. Le commerce du Maroc était demeuré jusqu'à l'éta¬ blissement du protectorat bien peu important, si l'on songe à l'étendue et aux ressources latentes du 474 LE PROTECTORAT FRANÇAIS pays ; la situation politique et économique de la contrée, l'absence de voies de communication, les nombreuses prohibitions édictées par le Makhzen suffisent à expliquer cette stagnation. L'accroisse¬ ment du trafic ne pouvait manquer d'être très rapide aussitôt que le Maroc serait ouvert à la pénétration européenne. Les premières statistiques régulières du commerce extérieur du Maroc datent de 1904 ; encore le contrôle effectif n'a-t-il été organisé qu'à partir de 1908. Le commerce s'est élevé de 68 millions en 1904 à 140 mil¬ lions en 1911 et à 222 millions en 1913. Les statistiques se rapportant aux années de guerre offrent un carac¬ tère trop anormal pour qu'on puisse s'y arrêter. Quant aux chiffres d'après-guerre, ils ne sont pas comparables aux chiffres d'avant-guerre, en raison de la dévaluation de notre monnaie ; cependant, même traduits en valeur-or, ils attestent une progres¬ sion très rapide. Le commerce du Maroc a atteint en 1920 1.269 millions ; la moyenne des années 1924- 1928 a été de 2.326 millions, et en 1929, le total est de 3.781 millions, dont 3.439 millions pour le commerce par les ports et 342 millions pour le commerce algéro- marocain par terre. Si l'on ajoute à ce chiffre 163 mil¬ lions pour la zone de Tanger et 432 millions pour la zone espagnole, on arrive à un total général de plus de 4 milliards de francs. Le mouvement commercial de la zone française présente un excédent considérable des importations (2.548 millions) sur les exportations (1.233 millions). L'écart est encore plus marqué dans la zone espa¬ gnole (342 millions d'importations et 90 millions d'ex¬ portations). Cet excédent se maintiendra vraisembla¬ blement pendant un certain nombre d'années, par suite notamment des dépenses d'outillage et d'équi¬ pement économique. Mais il faut se hâter de développer la production agricole et minière pour atténuer le LA MISE EN VALEUR 475 plus rapidement possible cette trop forte disproportion. Les importations intéressent soit la consommation indigène, soit la consommation européenne. Elles peuvent se répartir en quatre catégories : 1° les objets d'alimentation, sucres, thés, vins, blés et farines ; 2° les tissus de coton, de laine et de soie ; 3° les articles d'usage domestique, tels que les savons, les bougies, les allumettes ; 4° les articles d'outillage économique, machines, ouvrages en métaux, automobiles, houille, essence, pétrole, etc. En 1929, les importations, dont la valeur représente plus de 30 millions de francs, sont, par ordre d'importance, les tissus de coton (380 millions), les sucres (301 millions), les automobiles (163 millions), les machines diverses (156 millions), les thés (142 mil¬ lions), les carburants (135 millions), les ouvrages métal¬ liques (121 millions), les vins (47 millions), les bois (43 millions), les pneumatiques (42 millions), les fers (42 millions), les chaux, ciments et plâtres (39 millions), la houille (32 millions). L'augmentation des importa¬ tions par rapport à 1928, qui est de 547 millions, s'explique non seulement par le développement du Maroc et de ses besoins en matériel, mais aussi par l'amélioration des conditions d'existence des indi¬ gènes, car la progression porte surtout sur trois articles, les cotonnades, les sucres et les thés, dont ils sont les grands consommateurs. Les exportations du Maroc sont constituées presque exclusivement par les produits de l'agriculture et de l'élevage et par les phosphates de chaux. Les exportations de céréales sont fonction des récoltes, qui sont très inégales. En 1929, il a été exporté 2.281.000 quintaux d'orge, 1.263.000 quintaux de blé, dont 1.073.000 quintaux de blé tendre et 190.000 quin¬ taux de blé dur, 500.000 quintaux de maïs, 239.000 quintaux d'avoine, 263.000 quintaux de fèves, 92.000 quintaux d'alpiste, 91.000 quintaux de graine de lin. On a exporté 26.000 quintaux d'amandes et 23.000 476 LE PROTECTORAT FRANÇAIS quintaux de légumes frais. L'alfa compte pour 233.000 quintaux, le tizra pour 406.000 quintaux, le liège pour 106.000 quintaux. Parmi les produits animaux, les œufs (120.000 quintaux) figurent en première place. La diminution du cheptel marocain a entraîné une diminution des exportations de mou¬ tons (83.000 têtes), de bœufs (7.000), de porcs (6.000), de laines (37.000 quintaux), de peaux (33.000 quin¬ taux). Par contre, l'augmentation des expor¬ tations de phosphates s'est poursuivie et a atteint 1.578.000 tonnes. L'industrie marocaine est encore trop peu développée pour viser la clientèle extérieure. On a cependant exporté quelque peu de farine, de semoules, de crin végétal, de tapis, de babouches et de maroquinerie. Si on classe les exportations par ordre d'importance, en ne retenant que celles qui représentent plus de 30 millions de francs, elles se présentent comme suit : les phosphates (220 millions), l'orge (189 millions), le blé (171 millions), les œufs (128 millions), le crin végétal (52 millions), le maïs (48 millions), les laines (41 millions), les amandes (38 millions), les peaux (36 millions). Les exportations sont en diminution de 42 millions par rapport à 1928 ; ce fléchissement doit être attribué surtout à la baisse de prix des produits agricoles et à la crise traversée par l'élevage marocain. Le tonnage des marchandises manipulées dans les ports de la zone française du Maroc s'est élevé en 1929 à 3.156.000 tonnes, dont 901.000 aux importations et 2.255.000 aux exportations ; contrairement à la balance des valeurs, la balance des tonnages est nette¬ ment en excédent, résultat dû surtout aux exporta¬ tions de phosphates. Casablanca se place de beaucoup au premier rang avec 2.495.000 tonnes (79 p. 100 du tonnage, 59 p. 100 des importations, 87 p. 100 des exportations). Puis viennent Kenitra (277.000 tonnes, 9 p. 100 du tonnage), Safi (104.000 tonnes, 3 p. 100), LA MISE EN VALEUR 477 Rabat ( 95.000 tonnes, 3 p. 100 ), Mazagan (86.000 tonnes, 2 p. 100), Fedhala (50.000 tonnes, 2 p. 100), Mogador (42.000 tonnes, 2 p. 100). Par rapport à 1928, le chiffre du tonnage est en progrès à Casablanca, Kenitra, Rabat, Mazagan et Fedhala, en régression à Safi et à Mogador par suite de la dimi¬ nution des sorties de céréales par ces deux ports. Tanger, qui occupait le premier rang des ports du Maroc avant le protectorat, est bien déchu et son trafic ne s'élève plus qu'à 68.000 tonnes. Dans la zone espagnols. Melilla, grâce au minerai de fer, fait 1.267.000 tonnes, Ceuta 25.000 tonnes. La France en 1929 a participé pour 1.959 millions au commerce du Maroc français, soit 52 p. 100 du com¬ merce total, dont 1.419millions aux importations (52 p. 100) et 540 millions aux exportations (44 p. 100). Le commerce de la France est donc surtout un commerce d'importation. Le sucre, dont les indigènes font une énorme consommation et dont la France a en quelque sorte le monopole, est le plus gros article. Pour les tissus de coton, qui étaient autrefois de provenance exclusivement anglaise, la France s'est fait une place honorable; elle importe 25 p. 100 des tissus de coton teints, 11p. 100 des tissus de coton blanchis. Les tissus de soie viennent de France en majeure partie, ainsi que les matériaux de construction, les machines, les auto¬ mobiles (53 p. 100), les huiles de graissage, les essences, le pétrole, le papier. Aux exportations, nos principaux articles sont les céréales (1.200.000 quintaux de blé sur 1.263.000, 363.000 quintaux d'orge, 410.000 quin¬ taux de maïs) ; les légumes frais sont vendus en France ; les moutons en totalité, les laines et les peaux en grande partie sont dirigées sur la métropole, qui a pris également 248.000 tonnes de phosphates. La Grande-Bretagne vient au deuxième rang avec 351 millions, soit 10 p. 100 du commerce total, dont 260 millions aux importations (10 p. 100) et 91 mil- 478 LE PROTECTORAT FRANÇAIS lions aux exportations (7 p. 100). Gomme la France, elle est surtout importatrice. Sa part a diminué dans les importations des tissus de coton ; elle fait cependant encore 73 p. 100 des tissus de coton blanchis ; elle fournit aussi de la houille, du mazout, du pétrole et elle a conservé le marché de la bougie. Elle exporte surtout de l'orge, des amandes, des œufs. On peut faire remonter l'origine du commerce alle¬ mand au Maroc à l'expédition commerciale envoyée en 1886, sous les auspices du Centralverein fur Handels- geographie. Des lignes de navigation régulières unirent bientôt l'Allemagne aux ports marocains, et Hambourg prit, à côté de Londres et de Marseille, un rôle notable comme port d'exportation du Maroc : « L'Allemagne, disait Jannasch, doit vaincre l'Angle¬ terre ; ce n'est qu'une question de temps. » Ces espé¬ rance ne se sont pas réalisées. L'Allemagne a déployé au Maroc ses qualités ordinaires : extrême réduction des prix, fût-ce au détriment de la qualité, adaptation ingénieuse aux préférences locales, activité des repré¬ sentants de commerce. Cependant les progrès du trafic allemand, après avoir été très rapides, avaient subi un temps d'arrêt dans les dernières années qui ont précédé la guerre. L'Allemagne, avec 27 millions, ne faisait que 9 p. 100 du commerce du Maroc. Elle importait surtout des draps et des satins de Chine, de la quincaillerie, des papiers, des alccols, de la verrerie. Elle exportait des orges, des amandes, de la cire, de la laine, des œufs, des peaux de chèvres. L'activité des Allemands s'était surtout portée sur le Maroc méridional, sur la région de Mogador, de Marrakech, et sur le Sous. Pendant la guerre, le pavillon alle- mant disparut des ports du Maroc, et de grands efforts furent faits par l'administration du Protectorat pour que le commerce français profitât aussi largement que possible du champ d'action qui lui était ainsi ouvert. Mais l'Allemagne a dès à présent repris une place LA MISE EN VALEUR 479 relativement importante dans le commerce du Maroc ; en 1928, elle venait au troisième rang, après la France et l'Angleterre, avec un chiffre d'affaires de 241 mil¬ lions ; en 1929, avec 206 millions (6 p. 100 du total), elle est dépassée par l'Espagne et les États-Unis ; elle a fait seulement 63 millions d'importations (2 p. 100) et 143 millions d'exportations (12 p. 100) ; elle achète donc au Maroc beaucoup plus qu'elle ne lui vend. L'Espagne elle aussi est surtout exportatrice. Son commerce en 1929 s'est élevé à 235 millions (6 p. 100), dont 29 millions d'importations, soit 1 p. 100 du total et 206 millions d'exportations, soit 17 p. 100. Les États-Unis font un commerce de 225 millions (6 p. 100 du total), dont 192 millions et 6 p. 100 des importations, 33 millions et 3 p. 100 des exportations. Le commerce de l'Italie avec le Maroc s'élève à 172 millions (impor¬ tations 126 millions, soit 5 p. 100, exportations 46 mil¬ lions, soit 4 p. 100). La Belgique vient ensuite avec 171 millions (5 p. 100 du total), dont 111 millions d'importations (5 p. 100) et 60 millions d'exportations (5 p. 100). L'Espagne, les États-Unis, l'Italie et la Belgique ont progressé aux dépens de la France, de l'Angleterre et de l'Allemagne. Au Maroc comme sur tous les marchés du monde, des nouveaux venus, dont la liste s'allonge sans cesse, prennent place à côté des anciens fournisseurs et clients, obligés désormais de partager avec eux. Dans la zone espagnole, l'Espagne fait la presque totalité des exportations ; elle participe aux importations dans la proportion de 44 p. 100, la France'- de 25 p. 100. Le mouvement de la navigation a porté en 1929 sur 3.599 navires représentant une jauge nette de 4.424.000 tonnes. La part du pavillon français est de 2.350.000 tonnes et 1.560 navires (53 p. 100), celle de l'Angleterre de 641.000 tonnes et 534 navires (15 p. 100), celle de l'Allemagne de 331.000 tonnes 480 LE PROTECTORAT FRANÇAIS et 233 navires (8 p. 100), celle de l'Espagne de 228.000 tonnes et 310 navires (5 p. 100), celle de l'Italie de 185.000 tonnes et 166 navires (4 p. 100), les autres pays comptant pour 691.000 tonnes et 796 navires (15 p. 100). La part du pavillon français est honorable ; si elle ne l'est pas plus encore, c'est que le transport des phosphates est effectué en grande partie sous pavillon étranger. Les deux grands ser¬ vices réguliers pour voyageurs sont celui de la Compa¬ gnie de navigation Paquet, qui, de longue date, a puis¬ samment contribué au développement de l'influence française au Maroc et qui relie Marseille à Casablanca, et celui de la Compagnie générale transatlantique, qui assure les relations entre Bordeaux et Casa¬ blanca. Une ligne aérienne, la Société aéropostale, assure les communications régulières entre la France et le Maroc, avec escale en Espagne ; ses avions font le service postal entre Toulouse, Casablanca et Rabat. La France ne devra pas négliger le développement des services d'aviation, qui rapprocheront encore d'elle ses grandes possessions de l'Afrique du Nord. Les statistiques commerciales et la balance du commerce ne suffisent pas à elles seules pour juger du mérite et du succès d'une œuvre de colonisation comme celle que nous avons entreprise au Maroc. Le phénomène de l'expansion des puissances euro¬ péennes et du partage de la terre entre elles est trop complexe pour pouvoir être jugé du seul point de vue économique : « L'essentiel, comme l'a dit M. Ribot, c'est qu'une puissance européenne étant à Alger et à Tunis, une autre puissance européenne ne soit pas à Fès. » La plus grande richesse du Maroc, c'est cette population berbère, dont il importait à un si haut point que la France fût l'initiatrice : « L'Afrique du Nord est pour notre race, a dit le maréchal Lyautey, ce qu'est le Far-West pour l'Amérique, c'est-à-dire le LA MISE EN VALEUR 481 champ par excellence de l'énergie, du rajeunissement et de la fécondité. » Ce que la France a voulu, c'est réaliser entre ses mains, comme l'avaient fait les Romains, l'unité delà Berbérie. « Il n'y a pas deux façons de concevoir les destinées de la France, écrivait Prévost-Paradol. Ou bien nous resterons ce que nous sommes, nous consu¬ mant dans une agitation intermittente et impuissante au milieu de la rapide transformation des pays qui nous entourent, et nous tomberons dans une douteuse insignifiance sur ce globe occupé par la postérité de nos anciens rivaux. Ou bien 80 à 100 millions de Français, fortement établis sur les deux rives delà Méditerranée, au cœur de l'ancien continent, main¬ tiendront à travers les temps le nom, la langue et la légitime prospérité de la France. » GIBRALTAR tzE=M"E R MOSTAGANEj -TAN G) "cEuTS" Rerrèga ésKetouan.t^ ? / uM~: <> JAJemoucfient^ ÎUR&^fv^bG LARACHI "* ?e/ouâ/pfà Mïïïtï f>£/«?4 -r«î j; _ Jerouau VBi&ne o $ SfelApMcii !p-^% 7/&r^orèui VL. — Mehedi = sale RABAT* BouZnïl FEDAL^I -CASABLÀN rMaaz/2 oTeddei azeasmouj ïïfnttèdr MAZA6AI Oualidia, .Abbou larO'ïlidj, 7^2%ékh£ï^ pe/7 Guérir Qfenslft \siRëm\ MOGADOi —:—£ 'J.efôu'êè', tarou d c agadir: W R'Ahhôg >,, ■ " ■■'■" ■■'•"■• ■ S ^ |SPAGNF/MÉDITERRANÉE- ZTZOCÈAN ^ ~AT/ AfjnnnF —"langeg^gxjy^onstantinfi.,. Casa b!anca^.v" ri;2 , m „ ALGERIE = Ma r ra k ec h£|&- = * ~/s CANARIES 7^77 % J % —T~lfSP-)'3&~/el;-- ;% jÇSst*.-}.' Tind°uf "Insalah M i I VVi ~Aroa/ou. pTamgrout TaB'elbala' Gh'min Taoudeni |» COMITÉ de L'AFRIQUE FRANÇAISE retienne HURÉ REPRODUCTION INTERDITE. Légende Cheminsdefer à voie de om60 id. voie normale Routes principales =5==5: secondaires •& Phares Echelle ArzilazzM-^ m£& SAFI/*^ ^ fi Gibraltar flrzi/a Larache moins de Ihabîpark1 de I à S de 5 à 10 Éllf de 10 à 10 _ de ko à W mH W habitants et plus. »v?Tlemcen Casablanci dzem/saw'/gS®: teazagan^^^ Mogador, Cadix' 'Gibraltar Tanger/ Irzi/a è Larachejfi T:Odimll (Bojhtssi relouait \0uezzan Mehediua, Casablanci Azeirtmouç^d ■Kasba ei Makhzen vu Oùni f BouOen/b lemnat lazenak! Glimim IV. PRODUCTIONS Régions les plus fertiles \îam m l HYPS0METB1E iCibrsItar Cti'ta •Jétouan Tanger A ni/a t (anache A ,Mefilla /^ffïïjêimuchem de 200 à 600 fAeheiiua RabaO Casablanc: Azemmoujvjy-'- Wazagan^A-, Georges Huré. \Gibraltar s Ce u ta Jétouan Tanger, Arzila I laracftsM sMelilla Mahediga. Ralial^J Casablanca^^^ Georgei Huré. 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