LES TERRASSES DE L0URMAR1N — IV R. LAURENT-VIBERT LE SOPHISME PARLEMENTAIRE LYON IMPRIMERIE DES «TERRASSES» Rue Davout, 3 1922 'lÈËmÊ&mm mmmSÊ msm Hi^aËW i fi R. LAURENT-VIBERT LE SOPHISME PARLEMENTAIRE LYON IMPRIMERIE DES « TERRASSES » Rue Davout, 3 1922 LE SOPHISME PARLEMENTAIRE Il y a un sophisme parlementaire, bien caché sous les habitudes du langage : les mots ont ici, comme ailleurs, faussé les idées et incrusté l'erreur. Essayons, en toute simplicité, de voir clair. Il est d'usage constant que les membres du Parlement, sénateurs ou députés, se qua¬ lifient eux-mêmes et sont partout qualifiés — 8 — de représentants de la France. « La France, par la représentation qu'elle s'est librement donnée... » — « — Il vous appartient, Mes¬ sieurs, à vous qui représentez la France... » Non pas ! Non pas ! Il y a usurpation de titre, pure et simple. Nos,« honorables » ne représentent pas la France, ils représentent les Français, ce qui est tout à fait diffé¬ rent. Je ne discute point, en ce moment, sur la question de savoir si le suffrage univer¬ sel ou restreint, ou le scrutin de liste, ou le proportionnel, ou tel autre, crée une vérita¬ ble et valable représentation des Français. C'est une autre affaire. Bon ou mauvais, incomplet ou suffisant, le système actuel, par un bulletin de vote remis tous les quatre ans aux Français mâles, majeurs et vivants leur permet d'avoir des délégués. J'y insiste. Quand du haut des tribunes où l'ar- chivolte se superpose à l'architrave je vois, sous la lumière pâle de la coupole vitrée, s'agiter, murmurer, gronder, se gonfler, éclater les bulles d'air chaud de la marmite démocratique, ce que j'ai sous les yeux ce sont les représentants des Français mâles, majeurs et vivants. Rien de moins, rien de plus. Et sans doute, sur tel visage gras, solennel et sournois, je lis bien que les électeurs de Seine-et-Loire, qui crurent en¬ voyer au Parlement le délégué de leurs opi¬ nions ou de leurs intérêts ont en réalité per¬ mis au consortium des cotons (ou des pétro¬ les ?) d'avoir ici un avocat-conseil du plus haut prix. Tant pis pour les électeurs de Seine-et-Loire. Il est bien et dûment leur délégué. J'admets pleinement, sans réserve, la fiction du système. Mais outre que je ne vois ni les représentants des femmes, ni des enfants, ni de l'armée (trois groupes aux- — 10 — quels il me paraît difficile de refuser le titre de Français), je ne vois pas — mais pas du tout, mais nulle part, — les délégués de la France. Vous entendez bien que je ne nie pas que les Français ne soient partie intégrante de la France, mais il n'en sont qu'une partie. Une rengaine de ma jeunesse faisait dire à je ne sais quel président de la Répu¬ blique : Sans les marins, il n'y aurait pas d'marine Ce n'est pas exact. Un vaisseau sans mate¬ lots ne peut évidemment pas naviguer ; il ne cesse pas d'être. Pour suivre le méta¬ phore fi suffit d'avoir été l'hôte, quelques jours, d'un navire de guerre, pour savoir que les marins dignes de ce nom se subor¬ donnent corps et âme aux devoirs qu'impo¬ sent la sauvegarde et l'honneur de leur — 11 — bâtiment. Une unité navale est une per¬ sonne vivante, man of war. Comment ! Cet immense et beau terri¬ toire, rassemblé patiemment, parcelle par parcelle, durant dix siècles, autour de ces vallées rayonnantes, délicates, pleines d'ar¬ bres tendres et d'eaux courantes, que nous appelons l'Ile-de-France, et tous ces champs et toutes ces vignes apaisées, et les landes muettes et les purs glaciers, tout le mystère des forêts, tout l'enchantement des prairies, toute cette terre magnifique dont nous de¬ vrions, à chaque printemps, ramasser pieu¬ sement une poignée, puis renouveler le rite antique en élevant vers le ciel l'épi de Trip- tolème, cette réalité, magnifique et dorée, ce sol national et nourricier n'aurait pas une valeur propre, et ne serait apprécié, dans son entité mystérieuse et tutélaire, que par le nombre d'habitants que porte son — 12 — kilomètre carré ! Je me refuse à cette arith¬ métique qui fait de la France une peuplade ignorante de Demeter et d'IIestia, suspen¬ due comme un essaim d'abeilles entre terre et ciel. Qu'une communauté juive, chassée d'Espagne ou de Portugal, campée sous la tolérance du Grand Seigneur en un canton précaire de l'Empire turc, ne puisse, pour organiser sa vie que « se compter », je l'admets. Les Français, Dieu merci, n'en sont pas à une période de diaspora. Ce sol est nôtre. Quand je contemple, avec les yeux de la chair et ceux de l'esprit, l'horizon de ces Terrasses, il n'est pas un sillon d'ocre sous ces oliviers, il n'est pas un frémisse¬ ment du feuillage de bronze de ces cyprès qui ne me rappelle fraternellement que je puis, d'un pas libre, frapper cette terre libre, et que l'heure où je m'y coucherai, à mon tour et à mon rang, ce sera sur le - 13 — sein d'une mère inépuisable et divinement accueillante. Quoi ! La France pourrait, comme la peau de chagrin, se rétrécir à chaque au¬ rore. Si les Français mâles, majeurs et vivants se réfugient sur le territoire dimi¬ nué, rien n'est troublé dans la représenta¬ tion prétendue nationale. Je sais bien, par¬ bleu, que F « arrondissement » était une manière de compromis entre le droit du sol et le droit des hommes. Ce compromis ne valait pas grand chose. Le scrutin de liste, par département, avec un nombre de sièges (quel jargon !) proportionné au nom¬ bre d'habitants, a du moins le mérite de la netteté. Sans doute, une multitude n'est qu'une horde si on la sépare du sol qu'elle a divisé, assaini, cultivé, ennobli par sa pensée, son industrie, son amour, qui lui donne en échange de quoi vivre, s'abriter, se — 14 — vêtir, et lui permet, chaque soir, le travail du jour accompli, de lever les yeux vers l'amitié des étoiles. Soit ! Je consens que les Français, que de mauvais bergers, à la fin du XVIII0 siècle, ont vus comme les moutons tous pareils et tous errants d'un immense troupeau sans pâturage, aient sous cette forme sommaire et barbare leurs délégués à tant par milliers de têtes. J'y consens, ah ! sans enthousiasme, mais, pour Dieu, ne me dites pas que ce sont là les représentants de la Fraxrce. A ne prendre, pour commencer ma discussion, que ce seul point, hors de conteste : « Le sol de la patrie est une réa¬ lité », je ne vois aucun représentant de cette solide et forte réalité. Encore pourrait-on s'apaiser, si du moins les paysans (quel beau nom qui lie au « pays » l'homme qui s'y penche avec foi, avec tendresse !) étaient représentés en — 15 — tant que paysans. Plaisantez-vous ! Le seul point qui importe est qu'ils disent, une fois tous les quatre ans, de quel parti ils veu¬ lent être. Comme les partis se classent sur des nuées, il faut que ces authentiques fils de la terre se prononcent sur de pures abs¬ tractions dont presque toutes naquirent dans le cerveau mélancolique du Genevois Jean-Jacques. Sur la République se pro¬ jette encore la grande ombre errante du Déraciné, incapable de savoir et de sentir de quels sucs, puisés aux entrailles de la terre, s'élabore la sève puissante de la patrie. Ah ! qu'à Lourmarin l'on fut sage de consacrer à la Liberté le grand ormeau de Sully qui crée, au milieu du village, par son fût souple et droit et par l'ampleur sereine de son ombre, l'âme charmante d'un Forum rustique. Le vieil arbre qui avait vu renaître, dans la paix retrouvée du roi — 16 — Henri, les destins interrompus de la petite cité ruinée par les guerres religieuses, abrita en 1789 les grands espoirs qui dansèrent la farandole autour de sa rude écorce. C'est le genius loci, tutélaire et pacifique. Ses raci¬ nes vont loin. Les cigales de ses hautes branches chantent en plein ciel. Je reprends le fil de ma dialectique. Le sol de la France n'est pas représenté, et moins encore, la personne morale de la France. Me permettrez-vous de parler, à voix basse comme il convient, sans la moin¬ dre éloquence, simplement, gravement, de cette autre réalité qu'est la Patrie, réalité plus vraie que toutes les autres car elle tient au sang, à la pensée, à l'art, à l'amitié, à tout ce qui donne joie, raison, fierté de vi¬ vre, au regard clair des enfants, au sourire des lèvres tendres, à tout ce qui soulève, — 17 — redresse, exalte. Je vous défie de ne pas retrouver la patrie dans le moindre mouve¬ ment, s'il est vif et spontané, de toute votre vie intérieure. Nier qu'il y ait au-dessus de nous, de nos intérêts, de nos existences mêmes, une personne morale supérieure qui nous a précédé et qui nous survivra, dont nous devons être les serviteurs pas¬ sionnés et qui absorbe nos destins en un destin sublime, qui nous permet d'associer à cette œuvre les jeunes hommes morts pour Elle, et nos morts à nous qui firent leur tâche humble et utile, nier tout cela et priver nos heures de doute et notre œuvre pauvre et courte du sourire consolateur de la Patrie, quelle folie, quel mensonge, quel crime ! Cette personne morale, qui la représen¬ tera ? Si chaque Français, aux heures tragi¬ ques, peut retrouver par une sorte de vision intérieure le sens de la patrie, croit-on qu'il soit possible de l'exiger de lui, à toute mi¬ nute, lorsque dans les luttes de paix s'accroît le dur souci d'assurer l'existence, le bonheur, la dignité du cher petit groupe dont chacun fait partie ? Disons-le, ce souci est légitime, et, le cas de guerre mis à part, il est, à bon droit, exclusif de tout autre. Pour qu'une nation soit bien ordonnée, il faut que chacun fasse sonner très haut ses intérêts et ses besoins, et réclame, et pro¬ teste, et « remontre ». Comme 39 millions de Français ne peuvent tout de même pas parler ensemble sans désordre, il leur faut des délégués, il faut que chacun, par une filière plus ou moins longue, puisse se faire entendre. Cette délégation, cette représen¬ tation des intérêts particuliers, tant bien que mal nous l'avons, et dans ces Chambres, haute ou basse, fondées, semble-t-il, sur — 19 — les partis et les opinions, se sont constituées quand même, par des détours qu'il serait curieux de suivre car ils sont vraiment fils de la nécessité, les délégations des intérêts. Le parti socialiste représente plus une classe qu'il n'exprime une doctrine, de même le parti libéral. Les idées et les hommes ont tout à perdre à ces confusions. Pour ne prendre qu'un exemple, il est clair que les ouvriers français ont toute raison d'être pa¬ triotes, et qu'en tous cas il n'y a aucune espèce de contradiction à être à la fois ouvrier et patriote, mais, comme les ou¬ vriers n'ont pas de délégués au Parlement, ils ont dû, pour être représentés, aller à un parti de pure doctrine, le parti socialiste, dont les formules abstraites, connues depuis l'origine de la pensée humaine, n'ont rien à voir, si on les prend en elles-mêmes, avec la classe ouvrière plutôt qu'avec telle autre. — 20 — Or, cette doctrine est présentement à base d'internationalisme. Voilà les ouvriers fran¬ çais obligés, pour avoir voix au Parlement, d'être internationalistes. Cette digression n'a pour but que de marquer fortement, par un trait certain, à quel point le Parlement, se composant uniquement de l'ensemble des délégués des Français, ne peut et ne doit être que la représentation des intérêts par¬ ticuliers. Mais ces délégués, auprès de qui sont-ils délégués ? Ces voix qui disent : « Nous, agriculteurs, nous réclamons ceci... Nous, ouvriers, nous voulons cela... nous, indus¬ triels, nous ne pouvons nous passer ni de ceci ni de cela... » à qui doivent-elles adres¬ ser leurs réclamations, leurs plaintes, leurs exigences ? Le bon sens répond : A un ou plusieurs délégués qui, eux, représentent en face de la poussière des intérêts particuliers et changeants, le passé, l'avenir, la perma¬ nence, le destin même de la patrie. Mais ce ou ces délégués n'existent pas, et par une dérision singulière, ces représentants des intérêts privés ne sont délégués qu'auprès d'eux-mêmes. Ils sont l'alpha et l'oméga. Le cercle est fermé, ou, plutôt, il se réduit à un point n'ayant pu dessiner sa courbe. Je résume : la France, en tant que France, n'est pas représentée. Quand je vois à son banc, grave et fin et mesuré, Maurice Bar¬ rés, j'ai tendance à croire qu'il représente par son beau génie, cette France qu'il nous a appris à aimer. Quelle erreur 1 II n'est là que comme délégué des intérêts des élec¬ teurs d'une circonscription électorale. Ces génitifs en cascades marquent les successi¬ ves restrictions au rôle que notre pensée lui assignait d'abord. C'est un fait certain, évi- — 22 — dent, palpable : en ce qui concerne la repré¬ sentation de la France, il y a carence. * * * Cette analyse nous conduit, me semble- t-il, sur l'essentiel des organisations politi¬ ques, des vues très différentes de cette théo¬ rie des trois pouvoirs, dont Montesquieu éblouit notre adolescence. Exécutif, légis¬ latif, judiciaire me paraissent nuages au vent. Leurs formes s'effilent, se confon¬ dent, disparaissent sous l'orage de la moin¬ dre révolution. Ce que je vois clairement, si d'un rapide coup d'œil je parcours l'his¬ toire connue de notre planète, c'est qu'une nation ne subsiste dans la paix et l'hon¬ neur que si ses institutions assurent une équitable représentation, d'une part à la col¬ lectivité vivante, au peuple, en donnant à ce mot le sens plein, total, du latin popu- las, et non celui de plebs, et d'autre part à cette personne morale, stable, aux grands desseins, que j'appelle patrie, c'est-à-dire la terre des ancêtres et des fils, avec toutes ses traditions et toutes ses espérances, tout le passé et tout l'avenir. Appelons les choses par leur nom : cette représentation de la patrie, c'est, exactement, l'Etat. Ces deux puissances, peuple et Etat, ont la souverai¬ neté et doivent tantôt s'équilibrer, tantôt se céder le pas. En temps de paix stable, quand le ciel est serein d'Orient en Occident, l'Etat doit s'effacer raisonnablement et le peuple organiser librement le jeu et la balance des intérêts privés. Pour les ques¬ tions vitales, pour la défense de la Com¬ munauté ou en cas de crise intérieure, l'Etat (c'est-à-dire pour nous la France) reste seul souverain. Dans le cas extrême, la guerre, — 24 — tous les intérêts privés doivent disparaître. La Grèce antique, malgré Pallas, malgré la plus haute et la plus fine raison, malgré son génie universel, malgré la grandeur souveraine de certains de ses fils, a perdu l'indépendance parce que ses institutions purement démocratiques (le Démos était ici une poignée d'hommes libres parmi les innombrables métèques et esclaves) ne pré¬ voyait rien qui pût, aux heures graves, maî¬ triser les remous et les paniques de la foule, craintive pour sa chair et son argent. Dérnosthène ne pouvait opposer à la mar¬ che lourde, hérissée de lances, des phalan¬ ges macédoniennes et aux agents corrup¬ teurs de Philippe, que des paroles de miel et d'or bruissant sous les portiques. Piome au contraire, dont les systèmes de déléga¬ tions populaires ou aristocratiques étaient multiples (comices curiates, centuriates, tri- — 25 — butes, sénat, tribuns de la plèbe) concevait ses consuls comme les gardiens « ordinai¬ res » de la cité. Leur pouvoir, c'est-à-dire le pouvoir de Rome, s'équilibrait avec exacti¬ tude, par le jeu des assemblées et le veto des tribuns, avec celui des Romains. Mais qu'il survînt une crise, le sénat prenait un der¬ nier senatus-consulte, le senatus-consultum ultimum : « Sains populi romani suprema lex esto. Que le salut du peuple romain soit la loi suprême. » Le dictateur, c'est-à-dire Rome elle-même, personnalité morale et souveraine, fait taire les assemblées, c'est- à-dire les intérêts privés, et, dans le grand silence du Forum, l'on n'entend plus que le pas des légionnaires et la voix des licteurs dont les haches nues surmontent les fais¬ ceaux. Quand Jules César, de son regard rapide et glacé, vit le magnifique domaine conquis — 26 — par Rome exploité, dévoré, mutilé par les hommes d'affaires de la République, que fit-il, sinon créer, en sa personne, une représentation permanente de Rome. Le pré¬ nom à'imperator qu'il se donna, le titre de dictator perpetuus dont s'entoure son effi¬ gie, ne signifient pas autre chose. Le culte de Rome et d'Auguste fut pendant quatre siècles, au fronton du prodigieux édifice de l'Empire, le symbole de la souveraineté cer¬ taine non d'un homme, mais d'une per¬ sonne morale si réelle et si puissante qu'elle put grouper, sous ce signe fraternel, aux rives amies de la Méditerranée, les peuples qui depuis la chute du temple s'entredéchi- rent sans fin. Que fut la royauté française sinon la re¬ présentation de la France, en face des délé¬ gués innombrables des Français ? Louis XIV affirme : « L'Etat, c'est moi ! » Cela veut dire simplement : « C'est moi qui représente la France, en tant qu'Etat. » Les Français conservaient leurs droits. Protestations, remontrances, placets avaient alors accès, en tous temps, auprès du trône. Pour qui parcourt, non chez les historiens romanti¬ ques mais dans les documents, la vie poli¬ tique de l'ancienne France, la surprise est grande de voir à quel point tous se faisaient entendre, et comment de toutes les provin¬ ces, de toutes les corporations, de tous les corps constitués, des bonnes villes et des métiers s'élèvent des voix irritées, violentes, qui clament, au vieux sens juridique du mot, vers le Roi, exigeant le droit et le dû et faisant pleuvoir sur prince et ministres les libelles et les brochures. Ah ! si la mo¬ narchie française, sous les derniers Bour¬ bons, n'avait pas perdu, elle aussi, le sens de son rôle et de son destin ! Elle n'a pas compris qu'il lui fallait tout ce tumulte et ces cris confus. La main de justice qu'elle portait sur le grand sceau de France lui créait le devoir de tout écouter avec un sou¬ rire paternel. Elle a cru qu'il fallait, autour de son travail, un silence perpétuel. Elle a propagé, imposé l'idée que le Roi était le délégué des Français en même temps que le délégué de la France ; elle a laissé croire que les trois fleurs de lys étaient les armes du Roi, alors qu'elles avaient le privilège, unique en Europe, de représenter l'Etat. Idée néfaste, dont la France souffre. Napoléon commit la même erreur. « Em¬ pereur des Français », disent les actes. Il n'avait droit, par son génie, qu'à représen¬ ter la France. Les Français durent se taire, « dans le silence de l'abjection ». Par réac¬ tion, nous voici dans un sophisme inverse : la France n'est pas représentée. — 29 — Sans doute la tradition et la nécessité sup¬ pléent encore à cette carence. L'adminis¬ tration, bien qu'elle soit sans chef, continue son rôle de maintenir l'autorité et la souve¬ raineté de l'Etat. Mais pour qui l'a vue de près, elle est battue en brèche, tous les jours et en toutes questions, par les intérêts pri¬ vés, devenus à leur tour souverains. Ces hauts fonctionnaires, dont la fortune dépend de plus en plus de la volonté ou du caprice des parlementaires, où puiseront-ils le sens de leurs devoirs, quel labarum aper¬ cevront-ils dans le ciel de la patrie ? Ils ne distinguent déjà plus qu'une grande image qui tout de même tend à s'effacer. Com¬ ment les ministres, élus des parlementaires, pourraient-ils la dresser, d'un bras ferme, au-dessus des partis. Sans doute, aux heures de crise, surgissent des profondeurs de la race les hommes prédestinés qui crient obs- tinément : « Je fais la guerre, je fais la guerre », c'est-à-dire je ne veux penser qu'à la France, et qui, dictateurs de fait, mais non de droit, musèlent les aboyeurs et sau¬ vent la patrie. Mais on ne peut indéfiniment compter sur le miracle. La victoire s'ob¬ tient. Quinze cent mille jeunes hommes sont couchés sous les sillons qui reverdis¬ sent. Il s'agit d'organiser la France selon ses droits et la ligne claire de sa destinée. Je vois alors, à la tête de mon pays, les délé¬ gués tantôt du Cher, tantôt de la Corrèze, ou du Lot-et-Garonne, prendre (de quel droit ?) la parole au nom de la France. Les fabricants du Nord et les métallurgistes, et les pétroliers, et ceux qui vivent de la bette¬ rave ou des vignes, et les terrassiers et les tisseurs, sont, par leurs délégués, les maîtres de ces maîtres pitoyables dont la bonne volonté échoue devant ces coalitions et ces intérêts. Et la France mutilée voit disparaî¬ tre, un à un, dans la paix gagnée par tant de pleurs et de sang, les gages conquis dans l'exaltation du sacrifice. Le malaise que tout Français ressent est là. Il n'en faut pas douter. Tout le reste est secondaire. Qu'on n'entende bien : loin d'être opposé à la représentation des inté¬ rêts privés, je les voudrais au contraire bien ordonnés et formulant très haut leurs dé¬ sirs et leurs plaintes. Mais, en face, il fau¬ drait que la France fût représentée. Les regrets sur le passé sont vains s'ils ne ser¬ vent de leçon. Cette leçon est que, si les for¬ mes peuvent et doivent changer, les néces¬ sités restent les mêmes. L'organisme qui nous manque doit non pas être l'exacte copie ou le retour pur et simple d'une insti¬ tution disparue : il le faut adapté et d'une ardeur toute nouvelle. Il naîtra, si les Fran- çais prennent conscience du mal. L'esprit public, qui, chaque jour, s'aère et se clari¬ fie, créera, j'en ai la foi profonde, dans la liberté de son génie cette représentation de la France, à laquelle sont attachés nos des¬ tins. fascicules deja parus : N" I. L'Inquiétude Démocratique. N°ll. Le Sophisme de la Compétence N°III. L'Intempérance Théologique N" IV. Le Sophisme Parlementaire a paraitre N° V. L'Impasse Métaphysique N" VI. Le Sophisme de l'Internationale Prix, i fr. 5o