f ♦ ^ ÇK&vvue^ YvvsmlnAJS&e. rzaïi ■& S^owvos Pierre EMMANUEL Rhapsodie du vendredi saint. Document. Claude ROY Le bestiaire incertain. Antoine BOUCH.... Fragment. —II : La maison du Coin. Gabriel PICABIA.. Une vie passionnante. — II. Claude MARTIN.... La doctrine de Drumont. — I. NOTES CONJOINTES par Jean Amrouche, Philippe de Clinchamps, André Rousseaux, Philippe Soupault. CHRONIQUES Découverte d'André Gaillard par Jean Amrouche. Au cœur d'Alain-Fournier par André Rousseaux, LE THEATRE: Le Théâtre des Quatre Saisons. LE CINEMATOGRAPHE: René Clair et la lumière des choses. LES REVUES JOUER A LA BALLE Quatrain du Vent J'ai ma maison dans le vent sans mémoire, J'ai mon savoir dans le livre du vent. Comme la mer, j'ai dans le vent ma gloire, Comme le vent, j'ai ma fin dans le vent... Lanza del Vasto. Nous voilà penchés sur ce premier numéro de « Quatre Vents » avec une angoisse qui se dénoue à peine. Il nous reste encore au cœur une tendresse grave pour cette forme, pour ces pages, pour ce travail. Et déjà il nous faut le défendre, non de ceux qui, dès le principe, le haïrent, mais contre ceux qui disent l'aimer; c'est d'une amitié fausse. Ceux-là nous ont reproché d'user, en vain, des efforts qu'il eût mieux valu porter contre un ennemi plus réel; et de nous rappeler By- zance assiégée et ses sages s'inquiétant du sexe des anges. Avec Péguy, nous leur répondrons : comme des enfants s'amu¬ saient à la balle au chasseur, « tout à coup ils se posèrent cette ques¬ tion qui fait, si l'on veut, un jeu de Société, mais qui est, quand même on ne voudrait pas, une interrogation formidable. Ils se dirent en¬ tre eux, tout à coup, ils se demandèrent mutuellement : « Si nous ap¬ prenions tout d'un coup, en ce moment même, que le jugement der¬ nier aura lieu dans 25 minutes, il est 11 heures 17, l'horloge est là, qu'est-ce que vous feriez ? » ...Alors les uns imaginaient des exercices, les uns imaginaient des prières, les uns imaginaient des macérations, tous couraient au tribunal de la pénitence. Les uns se recommandaient à Notre-Dame, les uns en outre se recommandaient à leurfs saints patrons. Louis de Gonzague dit «< Je continuerais à jouer à la balle au chasseur ». Nous aussi_ nous continuerons notre jeu. C'est notre métier. QUATRE VENTS 2 Rhapsodie du Vendredi Saint Printemps des morts! Je m'irritais de sa douceur de ses tendres coulées de honte'sur mes membres de cette soif d'un néant vert au fond du temps qui me prenait à voir les monts naissants, humides du vert prodigieux des éternelles eaux... Des bouffées d'un oubli sauvage m'emplissaient de son odeur de terre ou de bête mouillée et je me débattais à même le limon — mêlé à l'ombre végétale, et déjà moite sous l'effort des chimies profondes mais ô vie ô lassitude de la chair insidieuse abandonnée au plaisir traître de la Mort je n'ai point perdu pied dans ta vase, je fus debout parmi les morts et ferme sur la roche où la Croix est fichée de toute éternité. N'ayant d'autre saison que l'humaine agonie ni d'autre ciel que l'âme humaine écartelée que dieu marqua du grand midi de Sa colère je restai sourd à l'infini consentement; insensible au fluide appel des courbes lentes quand l'harmonie se baigne nue au sein des blés, aveugle au soir exquis des tombes, où la pierre un instant attisée par le couchant s'éteint et redevient cendreuse aux pas, jeune et légère, je voyais l'affre des mourants mordant la terre et sentais l'homme mutilé grandir en moi rigide, monstrueux de clameur retenue un strict bandeau de ciel opaque sur les yeux et des haillons d'honneur sur ses moignons atroces: en butte au rire épais des hommes, discordant et seul! il résonnait de plaintes, harpe amère offerte au comble du mutisme au vent du sang. 3 Le charnier me fixait de son œil sans mémoire l'horreur du sang battait mon corps comme la mer et là-haut un vautour rythmait à grands coups d'aile l'âpre marée du désespoir: je l'entendais ce battement de l'Ombre implacable! mon cœur était l'ombre de ce vautour sur la durée, l'immense pulsation d'abîme refoulait mon sang jusqu'aux plus véhémentes plaies de l'homme couché en croix la face à la merci du ciel. O Croix! squelette déchirant de la Colombe à jamais consumée au zénith des douleurs tu maintiens la vigile ardente, tu mesures de tes bras rigoureux la folie des humains de ton sublime vol la liberté de l'homme, et ton raidissement vertical, redressant le faix d'un innombrable fruit (si lourd d'années que l'absolu jamais n'y parvient à mûrir) l'empêche de succomber à son mutisme au désespoir irrémissible de l'oubli... Ce fruit, que de soleils à le mûrir s'usèrent et que de nuit, à méditer ses sucs futurs! Et quel travail fit la substance douloureuse pour atteindre ce point d'extase où trop pesant tomber dans le pardon sans borne, être léger de tout le temps enfin devenu liberté pur, de toute la faute enfin sanctifiée heureux, de toute la souffrance enfin comprise... Mais l'Arbre ravagé sans cesse par les vents voit pourrir dans l'humus noirâtre des batailles sur les routes givrées de famine et de sang ou dans l'eau des paroles mortes, croupissante sous un ciel de nuées somnambules, son fruit son Christ véreux son Christ que les canons dévorent son Christ sinistre en des postures foudroyées son Christ déchiqueté par l'appétit des bombes son Christ suant de haine et de terreur son Christ acharné sur sa propre image! O créatures voyez en vous le Christ obscène se salir regardez à vos pieds sa forme défoncée 4 sa face à bout portant lorsque vous épaulez ses plaies rapaces qui tournoient dans le ciel blême et paissent la morne charogne des vivants: ce Christ d'ordure intarissable vous submerge vous putréfie debout, tyrans, esclaves, dieux ô pauvres monotones hommes! qu'épouvante du blasphème l'immensité tangible enfin et le cri de la damnation inéluctable qui sort de cette bouche ignominieuse en vous Puis contemplez la Croix! car le vrai fruit toujours est intact sur la haute branche de ce monde le Christ mûrit avec lenteur tout le péché jusqu'au jour où fondue en gloire, la chair sombre retrouvant la saveur limpide de l'Esprit aura changé tout l'immondice de l'histoire (l'homme, foyer de pourriture au coeur du temps Dieu, monstre d'injustice éternelle et d'absence la Terre, éponge saturée d'une acre Nuit) en un jour pur, éi transparent que dieu Lui-même s'évanouira dans l'infinie dilection le Chant de la douleur parfaite, Corps de l'homme promu au tout-aimant silence! ô humble chair justifiant enfin le Verbe dans ie Père Fais donc rage, Immobile Cœur de la détresse ceux-là savent qui dans le mal sont assurés que tu es la seule permanente catastrophe Christ ô printemps unique ô chancre exubérant Pierre EMMANUEL. 5 DOCUMENT LETTRE D'UN FOU La lettre que nous 'publions a été adressée au représentant de la\ France en Espagne, au début de janvier 1939, quelques jours avant que les troupes nationalistes fassent leur entrée dans Barcelone. Aucun membre de l'Ambassade ne répondait au nom de « de Mon- tancl ». Telle quelle, elle constitue un document humain qui témoigne des profondes déchirures créées par la guerre civile. Barcelone, le 4 Janvier 1939 Monsieur Raoul de Montand, lapin. O juif de sang de chien. O meurtrier. O ! vous, qui que vous soyez, l⬠che lapin, et par surcroît, né dans un pays lapin. Seriez-vous insensible à la douleur d'un lapin tué ? Dites-moi : êtes-vous ambassadeur, ou médecin P Est-ce vrai que vous guérissez des malades politiques condamnés, déguisé d'un nom de docteur supposé, basque de nationalité, appelé Irigoy.a P ou bien que, seulement, vous guérissez les blessures des victimes des crimes non condamnés ? Est-ce ci ? voici ; est-ce çà ? Voilà... Il s'agit alors des crimes que vous avez faits. Est-ce vous, aussi, celui qui me demandait, un jour, si je n'avais pas peur, en sortant de la maison des fous, à Crempozuelos, d'être tué comme un lapin? Eh bien ! en avant, monsieur. On va bientôt vous tuer, vous, aussitôt comme un lapin, aussi, après une rapide carrière de fuite accidentée avec les pieds nus, un gant à la main et vos souliers suspendus autour du cou, à travers les pierres, par de profonds abî¬ mes dans la montagne. Qui vous tuera ? Ne vous moquez pas, celui qui voudra : Chuanet, hélas ! 6 Un grand chasseur, ou moi, un de vos meilleurs amis, qui ai avec vous une dette pas encore bien satisfaite, dont on ne connaît le lourd poids — de¬ meurez-vous à Saint Gervoie ? Souvenez-vous de Saint Quintin. Cette dette ne pourrait être payée aujourd'hui qu'en tuant la plupart des hommes qui sont nés à un certain pays. Rappelez-vous l'histoire de Charles Quint, et con¬ fessez, pressez-vous... Voici les crimes que vous avez faits ! Premier Janvier 1936. Vous avez égorgé, à l'hôpital provincial, à Ma¬ drid, une princesse allemande, appelée Nora Cilda, et un prêtre protestant, avec une cruauté inouïe. Trois Février 1936. Vous avez aussi égorgé, au même lieu avec une hor¬ rible férocité, 7 religieuses et 1 prêtre catholique. Premier Mai 1936, vous avez tué, par des coups de hâche, quatre hom¬ mes et trois religieuses, au même lieu. 21 Octobre 1936, vous avez, enfin, tué à coups de hâche, quatre hom¬ mes, au même hôpital, à Madrid. La suite des crimes n'est pas encore finie ; pour vous tuer, c'est assez. Monsieur l'Ambassadeur, vous n'êtes pas un homme d'honneur, vous êtes seulement un gibier pour chasser, et pas manger. je ne puis, malgré, pleurer. Vous ne pouvez jamais donc, être appelé en duel. Cependant, sachez, Monsieur, que je ne vous appelle pas en duel en qua¬ lité de meurtrier. C'est un cas extraordinaire, on peut dire, providentiel. Mais je vous défie comme Ambassadeur de la France. Consultez s'il vous plaît, (s'il vous est plaisant) avec votre gouvernement ; c'est de même. Adieu, cher lapin, mes sentiments dévoués, et agréez un peu de poudre à canon, s'il vous plaît (s'il lui plaît !) pour l'Ambassadeur qui veuille vous remplacer. Cori-Cori Hernan CORTES NOTA BENE. — Mes représentants — lesquels vous montreront une copie de cette lettre — vous donneront assurément les plus grandes facilités pour l'escrime, ou l'emploi d'autres classes d'armes. 7 LE BESTIAIRE INCERTAIN Il y plusieurs espèces de licornes dans les mers des Indes, de l'Afrique et de l'Amérique : celles qu'on rencontre dans les Antilles ont la corne posée sur le front et sont plus voraces que celles des autres contrées... ...Sa force consiste en cette corne, quand il est poursuivi par les chasseurs, il se précipite du haut des rochers et tombe sur sa corne, qui soutient tout l'effort de sa chute, en sorte qu'il ne se fait point de mal. Histoire des Animaux 1822. Licorne chien de feu dragon oiseau-menteur et vous serpent de mer Je sais tous vos soucis tendres amis trompeurs je sais vos jours amers Il n'est pas très aisé d'exister chaque jour on oublie quelquefois C'en est fait pour jamais c'en est fait pour toujours malgré la bonne foi Personne ne croit plus que vous soyiez vivants les hommes sont sceptiques On oublie votre nom dans les livres savants qui nomment les moustiques Malheureux exilés de la zoologie je me penche vers vous Mes vers seront pour vous un fragile logis l'asile le plus doux Promettez seulement de mettre tous vos soins à exister très fort Appliquez-vous enfin même si je suis loin à n'être jamais morts Claude ROY. 8 FRAGMENT II La maison du coin C'était dans un. jardin détruit. Il y avait au coin d'une rue de Bussy-Ia-Pesle, — vous ne savez peut- être pas que je suis né à Bussy —, une maison qui était abandonnée. Je l'avais toujours vue les fenêtres fermées et le jardin qui l'entou¬ rait n'était plus qu'un enchevêtrement de ronces et d'Fierbes folles. Les ar¬ bres, six magnifiques marronniers débordaient sur la rue et cachaient à de¬ mi la façade toujours close. C'était une grande maison avec un perron tout rongé de mousse, une grande maison grise, sévère mais mystérieuse. Parfois dans ma famille j'entendais parler des derniers propriétaires de la maison du coin: « C'était l'année où est mort Monsieur Théodore... » ou bien « Tu te souviens, la fille de Madame Le Tellier était là cet été... » et moi je savais que Monsieur Théodore Le Tellier avait longtemps habité la maison du coin. Je le savais parce qu'il y avait encore à la porte du jardin abandonné une plaque de cuivre où s'effaçait son nom. Quand j'eus quinze ans, je commençais à me heurter à ma famille. Vous connaissez cette gêne qui vous prend quand vous rentrez de dehors ou reve¬ nez d'un coin inconnu de la maison et qu'il faut tenir tête à ses parents qui ne sentent pas bouillonner en vous tant de désirs, de souhaits confus et une soif d'indépendance. j'en étais venu à fuir la maison dès le matin, n'apparaissant qu'aux heu¬ res des repas et du dormir. Je m'échappais donc vers les champs dès l'aube. J'allais rêvasser dans l'herbe sous les'arbres et me saouler de ma solitude et de ma révolte. Mais vint le mois de septembre et la petite pluie vineuse de Bourgogne. Combien de jours de désespoir j'ai passé le front aux vitres en re¬ gardant tomber l'eau dans la rue et sur les arbres de la maison du coin : pas une âme, rien que vers les cinq heures le facteur à bicyclette avec un grand ciré et parfois uh chien qui filait le nez entre les pattes. 10 Depuis j'ai vu dans les villes et à Paris surtout, passer bien des chiens qui allaient à leur lointain rendez-vous. J'en ai vu de toutes les races : chiens nobles et nostalgiques, chiens que l'on sentait couvés par une vieille fem¬ me, — enfuis pourtant —, chiens de ruisseaux, vieux brigands tendres, ba¬ tailleurs, peureux et moqueurs. Mais où allaient-ils les chiens de Bussy-la- Pesle en Bourgogne quand tombait la petite pluie fine et qui ne cesse pas ? Et moi je sentais un sanglot désespéré me monter à la gorge. Un jour je n'y tins plus. Toute la matinée j'avais résisté. Malgré la pluie, jè partis. Quand je revins au crépuscule j'étais trempé. Que de dis¬ cours cela allait-il encore m'attirer de l.a part de la bonne, de ma mère et peut-être même du grave notaire, mon père ! Il y avait encore une heure avant le repas et je passais à côté de la maison du coin. Personne dans la rue. J'attrapai une branche qui pendait et me hissant je sautai sur la balustrade déjà écroulée. Un autre saut et j'étais dans le jardin détruit. Je me réfugiai sous les arbres et je me laissai sécher. Je rentrai chez mon père à peu près sec. Le lendemain la pluie continuait à tomber avec sa petite chanson mono¬ tone. Aussitôt prêt, je tournai deux ou trois fois dans la maison pour que tout le monde me vit et je m'en fus. Dehors, la solitude. Une nouvelle escalade m'introduisit dans le jardin de la maison du coin. J'avançai tout doucement vers le perron en surveil¬ lant ce que les arbres et les roncières laissaient voir de la rue. Je montai les quelques marches et j'examinai la porte. Elle semblait bien close. Pourtant je poussai le loquet et la porte, en grinçant à peine, s'ouvrit. J'eus peur. Il me fallait pourtant ou reculer ou alors entrer : le perron pouvait être vu de la rue plus facilement que le jardin et ma position n'était pas très nette si quelqu'un me surprenait en train de regarder par la porte entre-baillée. J'entrai donc. A peine la porte refermée sur moi, je fus saisi par le silence total, mort, de la maison du coin. On aurait dit que depuis des années la maison était déserte. Pourtant dans le corridor où je me trouvais, les objets semblaient prêts à servir et à pei¬ ne poussiéreux. J'examinai tour à tour toutes les pièces du rez-de-chaussée. Toutes étaient pleines de silence. Je montai lentement à l'étage du dessus, visitai les pièces à droite du palier puis celles de gauche. Dans une de celles qui donnaient sur la grande rue, il me sembla que le calme était moins pesant, l'air plus frais. J'approchai d'une des deux fenêtres et je m'aperçus que l'une d'elle était ouverte derrière les volets clos. Je les entr'ouvris. Elle était masquée par l'un des marronniers et je pus l'ouvrir totalement éclai¬ rant ainsi toute la pièce. J'étais dans le salon. C'était une grande pièce à deux fenêtres comme je vous l'ai déjà dit, un grand salon sans style mais avec de vieux meubles 1 1 confortables, sûrs. Dans un coin vers le fond de la pièce, il y avait un piano noir à queue. Je m'en approchai et l'ayant ouvert, j'appuyai sur une, no¬ te, une des plus hautes. Un son frêle comme celui d'un clavecin vibra douce¬ ment dans la pièce, et mourut. Je restai immobile, pénétré par une angoisse totale, panique. Combien de temps demeurai-je pétrifié près du grand piano? Je ne sais. Mais onze heures sonnant à l'église me réveillèrent. A ce moment j'aperçus, pendu à la poignée de la fenêtre restée close, un chapeau de paille, un grand chapeau de paille de vacances, brûlé par le soleil, avec un large ruban de velours bleu fané. On aurait dit que sa propriétaire venait de le poser et il était légèrement balancé, sans doute par la brise entrée par la fenêtre. A cô¬ té, sur un fauteuil à haut dossier, il y avait un livre de messe, un missel de cuir, avec un mouchoir de dentelles froissé, un peu jaunies, qui servait à le porter. Il semblait, lui aussi, laissé, là, au retour d'une messe ou des vêpres. Alors je m'assis Sur une chaise très basse et j'attendis, oui vraiment, j'attendis que revienne celle à qui ces objets appartenaient. 11 me fallut pourtant partir. Je refermai le salon assoupi et je sortis avec précautions de la maison du coin. Je revins souvent, presque tous les jours, m'asseoir sur la chaise basse du salon d'en haut. Souvent aussi j'ouvrais le piano noir et je faisais vibrer la même note tantôt grave et tendre, tantôt frêle et pénétrante. Et j'attendais de longues heures, cependant que dehors la pluie s'é- gouttait de feuille en feuille et pliait les herbes du jardin, que grinçât la por¬ te, ouverte par l'enfant au chapeau de paille... Antoine BOUCH 12 Une vie passionnante Pour plus d'explication, la bosse est une sorte de prolongement inférieur du tremplin (elle peut atteindre parfois trente mètres de long) qui fait une heureuse transition entre la piste de départ et la piste de réception, ceci afin que le sauteur ne soit pas trop impressionné par le vide, par la raideur de la piste de réception au moment où il s'élance. Cet exploit, qui n'en était pas un, me remplit, comme on le pense, d'un immense, sublime et orgueilleux bonheur. Je pouvais dire maintenant sans mentir, que j'av.ais passé le grand tremplin, j'avais vaincu ma peur, je pou¬ vais faire partie de ces hommes dont j'enviais tant la vie et la réputation. Ce jour-là je fis trois sauts, tous trois réussis et pour la première fois, je franchis vingt-huit mètres. Après cette initiation, mes amis, à mon grand regret, quittèrent Brian- çon. Je ne devais en revoir qu'un, l'aviateur, un peu plus tard en Norvège. Néanmoins je n'oubliais pas leurs conseils et jusqu'à la fin de l'hiver, j'allais m'essayer chaque semaine sur ce grand tremplin, objet de mes frayeurs et de ma fascination du début. Ceci ne devait pas rester longtemps ignoré. De sauteurs en ski il n'y en avait guère à cette époque en France et il n'y en a pas beaucoup plus, je crois, aujourd'hui. C'est une spécialité qui exige du courage, de l'aplomb, du sang-froid, une grande dextérité et un long appren¬ tissage qu'on ne peut bien faire qu'à plusieurs. D'autre part la préparation d'un grand tremplin demande des camarades ou un personnel (il faut da¬ mer dure comme terre et un certain temps à l'avance une piste qui mesure parfois plus de deux cents mètres de long) qu'on n'a pas toujours sous la main. En effet, l'année suivante, je rencontrais le capitaine Lamothe alors grand manitou pour tout ce qui touchait au ski à Briançon, qui me dit : « Je vous ai vu sauter, il y a de l'espoir en vous, et il serait dommage que vous vous arrêtiez en si bon chemin, mais si vous voulez arriver à un résultat, il vous faut quelques bonnes leçons. J'acquiesçai tout en lui répondant : « Mais où voulez-vous, avec qui voulez-vous que j'en prenne P » Il réfléchit deux se¬ condes puis ajouta : « Je connais un norvégien du nom de Tangwald, ledirec- 13 îeur sportif actuel de l'hôtel P.L.M. du Mont-Revard, je vais lui écrire ; je sais qu'il aime à s'occuper des jeunes gens bien doués pour le ski, peut-être voudra-t-il, pendant un certain temps, se charger de vous, moyennant quoi vous sauterez un peu pour les couleurs de l'hôtel. Dès cet instant il ne fut plus question, pour moi, ni de Briançon, ni de collège, — je l'avais du reste quitté depuis peu—, ni de quoique ce soit d'au¬ tre, si ce n'est de ce Mont-Revard et de ce norvégien dont je n'avais jamais entendu parler et qui fut en son temps et dans son pays, paraît-il, un brillant skieur. En arrivant au Mont-Revard, j'eus une petite déception. Je m'attendais à être reçu tout comme un client. Point du tout. L'entrée de l'hôtel me fut refusée, je dus manger avec le personnel et coucher à l'annexe. Un tel ac¬ cueil me blessa, mais Tangwald, en deux mots brefs et secs, me donna tout de suite à choisir entre accepter ces conditions ou retourner à Briançon, car, je dois le dire, à peine arrivé, j'avais retrouvé des amis qui, tout de suite, m'avaient invité à leur table. Je n'étais pas allé au Mont-Revard pour m'amuser ou faire le joli cœur dans les salons, j'acceptais donc cet arrangement sans trop rechigner, un peu vexé simplement d'être mis sur le même pied qu'un domestique. Le Mont-Revard est un plateau qui surmonte comme une grosse molai¬ re la région savoyarde. On y accède d'Aix-les-Bains par un téléphérique ou par une route l'été. De mon temps il n'y avait qu'un hôtel avec ses dépendan¬ ces, un grand hôtel et l'un des plus agréables et des mieux disposés que je connaisse. Messieurs les clients n'ont plus grand'chose à faire une fois installés dans leurs chambres. Réfléchir, décider, organiser est du ressort du directeur, du directeur sportif principalement. C'est lui qui dit aujourd'hui on ira là, on fera ci, on fera ça. Et les clients sont ravis, car ils n'ont plus à s'occuper de rien. D'ailleurs laissés à eux-mêmes, ils tourneraient en rond sans savoir où aller. Mais pour ce faire, le directeur a besoin d'un nombreux personnel, d'un personnel de choix'. La première année de mon séjour au Mont-Revard, ce personnel était composé de la manière suivante : par Raymond Berthet tout d'abord, notre nouveau et frais émoulu Champion de France de Ski, le digne successeur de Martial Payot, que je ne connaissais, du reste, ni de vue, ni de réputation ; ensuite Koitrud, l'un des meilleurs skieurs norvégiens qu'il me fut donné de rencontrer en France, puis encore deux autres norvégiens de moindre impor¬ tance et dont j'ai oublié les noms. I Is étaient là pour l'apparat, pour l'appa¬ rence, pour donner un caractère sportif de grande station, au Mont-Revard, qui n'en aurait guère eu autrement. Le rôle d'ailleurs de cette brillante équi¬ pe était surtout de parader sur les pistes, de faire des exhibitions de sauts et de descentes, parfois seulement de donner des leçons. Venaient ensuite un 14 professeur attitré de ski et un de patin, ce dernier ancien partenaire de Sonia Hennie, et tous deux, comme il se doit, norvégiens, plus une ribambelle de guides ou porteurs, chargés d'accompagner les clients en excursion, de porter leurs sacs, de ranger, nettoyer, farter, réparer leurs skis ou de leur assurer une glace impeccable et transparente à la patinoire. Enfin Tangwald avait fait ve¬ nir, du fin fond de la Norvège, un troupeau de rennes avec ses gardiens es¬ quimaux ; une famille composée du père, de la mère et du fils, vêtus de leurs costumes nationaux et que l'on trouvait invariablement, un jour sur deux, à moitié ivres. L'utilité de ces rennes était double : expérimenter si ces ani¬ maux pouvaient s'adapter dans nos régions, et il s'est révélé que non ; deux¬ ièmement, promener les clients dans des sortes de petites luges-bateaux. Tangwald vivait là avec toute sa famille, c'est-à-dire avec sa femme et ses deux enfants (on peut imaginer à quel taux devaient se monter les char¬ ges de l'hôtel) et si on ne le voyait guère, on le craignait. Il ne transigeait pas sur ses ordres qui devaient être exécutés à la lettre, et se reprenait rarement quand il avait décidé quelque chose. Il dirigeait, en vérité, très bien son af¬ faire. De temps en temps seulement il venait sauter avec nous. Il était d'une classe assez moyenne en saut mais il n'aimait pas que cela soit dit, surtout de¬ vant les clients de l'hôtel vis-à-vis desquels il tenait toujours à jouer le rôle principal. J'assistai un jour à une scène assez curieuse : le professeur de ski était en train de montrer comparativement, deux photographies, l'une de Tangwald, l'autre de Koltrud, en train de sauter, lorsque Tangwald parut. 11 eut juste le temps de les dissimuler subrepticement sous son veston. Ces deux photographies étaient assez significatives, la supériorité de Koltrud, en tant que sauteur, y éclatait sans conteste. N'étant pas encore au fait des sus¬ ceptibilités de Tangwald, je lui demandai la raison de son geste. Il me répon¬ dit que si je tenais à rester au Mont-Revard, il valait mieux tenir ma langue. Après avoir un peu médit de Tangwald, je dois lui rendre cette justice qu'avec moi il fut toujours très bienveillant. C'est lui qui me donna le pre¬ mier l'idée de ce qu'était un saut en ski ; c'est lui qui, par la suite, m'apprit la technique de la course, qui devait plus tard si bien me servir. Je lui suis re¬ devable encore de m'avoir fait passer un mois des plus profitables au Mont- Revard et l'année suivante, comme on le verra, sérieusement tiré d'affaire. Koltrud était un rusé compère, indifférent à tout ce qui n'était pas pro¬ prement lui. Sans le parler, il entendait un peu le français, mais quand on lui demandait quel fart il fallait mettre par exemple ce jour là, il vous répondait invariablement le contraire de ce qu'il avait mis sous ses skis. J'aurai d'ail¬ leurs à rapporter un peu plus loin à son sujet, une petite anecdote qui le mon¬ trera encore mieux sous ce jour pas très favorable. Je me liai surtout avec Berthet. Sans parler des guides qu'on ne fréquen¬ tait guère, ils n'habitaient d'ailleurs pas l'hôtel mais un petit village à quel¬ ques lieues de là, nous étions Dresque les seuls dans notre partie à être fran- 15 çais, à parler français, à pouvoir nous comprendre. Dans ces petits portraits des vedettes sportives qu'il me fût donné de rencontrer au Mont-Revard, je laisserai dans l'ombre les deux autres norvégiens qu'on ne voyait du reste que fort peu et dont la position au Mont-Revard était assez curieuse... Le seul fait d'ailleurs d'être norvégien quand il s'agissait de ski était presque un sé¬ same à mon époque. Plus tard ce fut d'être .autrichien. Berthet était un petit jurassien des Rousses, trapu, costaud, volontaire surtout, qui ne disait jamais rien, ce qui ne l'empêchait pas de poursuivre, bien au contraire, son idée, une idée qui l'occupait alors tout entier : conser¬ ver le plus longtemps possible son titre de champion de France de ski, qu'il détînt du reste pendant, je crois, quatre ou cinq années. J'avais quitté le ski de compétition qu'il était encore champion de France. Je n'étais assujetti à aucune règle au Mont-Revard, de temps en temps seulement pour aider, j'allais avec deux ou trois guides damer le tremplin ou accompagner quelques clients en promenade. Par contre Berthet, qui était engagé par l'hôtel et payé de ce fait, avait parfois des leçons à donner, une excursion à conduire... Mais nous nous retrouvions, malgré tout, presque tous les jours au tremplin, sauf lorsqu'il allait s'entraîner à la course. Alors, sans en faire part à personne, il disparaissait mystérieusement toute une ma¬ tinée ou une après-midi pour réapparaître ensuite comme si de rien n'était. Il était assez réticent sur ses moindres faits et gestes surtout quand il avait en vue un concours de l'importance d'un championnat de France. Le tremplin du Mont-Revard est nettement plus petit que celui du Mont Cenèvre, on peut à peine y dépasser trente-cinq mètres et pas plus en¬ core que celui du Mont Cenèvre, ce n'est un bon tremplin pour s'exercer, pour apprendre à sauter. Je m'en suis rendu compte par la suite. Tous deux ont le même défaut : une piste de départ pas assez rapide, trop de plat au tremplin, une piste de réception qui pêche aussi par son manque de pente, bien que ce dernier défaut soit le moindre, car il oblige le sauteur à bien se recevoir. Je débutais en saut, Berthet pour ainsi dire aussi ; pour un champion de France cela peut paraître étrange. Comme je l'ai déjà signalé, il n'y a ja¬ mais eu pléthore en France de sauteurs qui puissent se vanter de savoir sau¬ ter en ski, capables de franchir, sans encombre et avec style, un grand trem¬ plin. Pour gagner un championnat de France de ski il fallait surtout être un coureur. Martial Payot ayant dépassé la trentaine, n'avait plus le souffle et les nerfs d'un garçon de 20 ans, c'est ainsi qu'il dut céder sa place à Berthet, bien que l'année où il perdit son titre, il sauta encore mieux que lui. Mais Berthet devait vite rattraper ce retard grâce à Tangwald d'ailleurs et à l'en¬ traînement que nous fîmes ensemble avec les autres norvégiens du Mont- Revard. 16 Pour ma part, je ne me contraignis qu'une seule fois à courir, ce fut pendant rfion service militaire. Et cela a donné de bon résultats, cela aurait pu en donner encore de meilleurs, sans un stupideaccident. J'ai manqué là l'oc¬ casion de me faire vaioir vraiment aux yeux du public et plus particulière¬ ment aux yeux de la F. F. S. qui ne m'avait plus en faveur depuis quelques temps. De toute façon j'étais de constitution .assez délicate et guère taillé pour faire un grand coureur. Je m'en rendais compte instinctivement. C'est une spécialité qui réclame d'autre part une longue préparation, une volonté, un sérieux dont je n'étais guère capable à 18 ans. Je le regrette maintenant, car je crois qu'il n'y a rien de plus beau, de plus amusant que de courir à skis. C'est peut-être justement parce qu'une course exige autant de qualités et d'efforts, c'est aussi parce qu'elle représente aux yeux d'un coureur toute une aventure. Seuls en France à mon époque, dans la course de 18 kilomètres, les coureurs pouvaient faire à peu près bonne figure à l'étranger, principale¬ ment les jurassiens, race tenace et volontaire dont le pays se prête mieux que tout autre à la course de fond. Avant mon arrivée au Mont-Revard, Berthet ayant vite su profiter des bons conseils de Tangwald avait déjà acquis un « style » en saut où il se ré¬ vélait sûr, mais sans grâce et sans puissance, sans grand avenir en quelque sorte. Je pûs prétendre très vite pouvoir le battre. Malgré tout, jusqu'au jour où il dut se rendre à l'évidence, ce qu'il n'avoua d'ailleurs, pas à moi mais à quelqu'un qui me l'a rapporté, il ne voulu pas démordre de sa supériorité sur moi. Le lendemain de mon arrivée au Mont-Revard, Tangwald voulu tout de suite se rendre compte de ce que je valais en ski et me donna rendez-vous au tremplin où je retrouvais Berthet. Je débutais en saut, je ne me faisais donc pas beaucoup d'illusions sur l'effet que j'allais produire, mais le peu que j'en avais malgré tout, Tang¬ wald me les enleva en m'avouant sans ambages que je ne savais pas sauter, que toute mon éducation sur ce point était à refaire. J'avais entendu dire, j'avais lu que pour bien sauter il fallait se pencher en avant, j'avais vu en effet de grands champions sauter de cette façon, et pour ce faire je baissais La tête au lieu de la relever, je voûtais mon dos au lieu de l'avoir bien droit, je cassais outre mesure mes reins, croyant parve¬ nir ainsi, au risque de me rompre cent fois le cou, à cette position idéale. Ces contorsions devaient sembler assez nouvelles, .assez extraordinaires, du dernier genre, à nous Français qui ne savions rien du ski, puisqu'elles m'atti¬ rèrent parfois les ah !, les applaudissements et les compliments d'un public qui se disait compétent. Jusqu'au jour où l'on me fit toucher du doigt la réa¬ lité. Je mis deux ans à me défaire de ces travers, deux ans au cours desquels 17 je versais souvent des larmes de rage et de désespoir, croyant ne pouvoir ja¬ mais parvenir à sauter correctement. Je ne me rendais pas compte que c'est instinctivement presque que le corps acquière cette position en l'air, par le fait même qu'il doit lutter con¬ tre une force qui s'oppose à sa projection : La résistance de l'air. Du jour où Tangwald m'expliqua ce principe je compris ce qu'était le saut en ski. Je le compris aussi tard parce que jusqu'alors et avant longtemps je ne sus pas m'élancer d'un tremplin. Le départ est tout dans un saut. La détente, la. vitesse décident de la position en l'air, de la longueur du saut et de sa réussite. Car, en réalité, l'on ne saute pas en ski, mais on vole et pour voler, pour être soutenu par la ré¬ sistance de l'air, pour la sentir tout contre soi, comme une force puissante qui cherche à vous renverser, comme une matière dense bien qu'invisible, il faut naturellement de la vitesse, mais il faut surtout savoir s'élancer. Là ré¬ side tout le secret du saut. Pour le reste il n'y a qu'à s'en remettre à ses réflexes. Je ne devais vraiment connaître ces impressions que beaucoup plus tard, presque l'année malheureusement où j'allais pouvoir peut-être prendre rang parmi les bons sauteurs internationaux. J'en eu pourtant un avant goût pendant ce séjour au Mont-Revard à l'occasion d'un saut que j'exécutais selon toutes les règles de l'art, tout à fait par hasard d'ailleurs. Ce fût comme une révélation. Et longtemps ensuite sans pouvoir malheureusement y parvenir, j'essayais de retrouver ce que j'avais éprouvé de si extraordinaire ce jour là, un sentiment de perfection et d'aisance, d'envolée magnifique qui me classait hors des humains. Je restais au Mont-Revard environ un mois et demi, travaillant chaque jour mon saut, ne faisant que sauter, ne pensant qu'à sauter, au point que non content de sauter en ski sur un tremplin, je sautais encore dans ma chambré, devant ma glace, de mon lit sur le plancher, afin d'étudier mes mouvements, de les rendre comparables à ceux de Koltrud. Et parfois je me voyais ainsi battant records sur records, dépassant Koltrud de loin, planant au dessus d'une foule à laquelle j'arrachais des cris de frayeur et d'admira¬ tion. Malgré ces transports, dans la réalité, sur le tremplin du Mont-Revard, je continuais à faire piètre figure, bien que Tangwald m'encourageât beau¬ coup en marquant que j'avais fait de gros progrès depuis que j'étais avec lui. je n'y croyais pas trop à ces progrès. Vis-à-vis de Koltrud je ne me sen¬ tais toujours qu'un enfant, mais peut-être n'en était-il plus de même envers mes compatriotes... Peu avant mon retour à Briançon où devait avoir lieu bientôt les cham¬ pionnats de France de ski, Tangwald organisa au Mont-Revard un concours de saut avec la narticipation des meilleurs chamoniards de l'époque, Mar- 18 tiaI Payot en "tête, mon idole d'autrefois. Berthet n'y prit pas part mal¬ heureusement. 11 était parti ce jour là courir chez lui, préférant une course de fond qui allait, avant ces championnats, parfaire sa forme, à un petit concours de saut sans importance, sans importance pour lui et en effet sans grande importance, plutôt une exhibition pour le public du Mont-Revard qu'un véritable concours, mais pas sans importance pour moi puisque c'était là ma première sérieuse compétition, puisque je devais y affronter toute une kyrielle de sauteurs à la réputation déjà bien faite. Il y avait longtemps que je n'avais vu Martial Payot, il avait quitté de¬ puis plus d'un an l'armée et Briançon et Le retrouver dans ces conditions ex¬ ceptionnelles et toutes nouvelles pour moi me combla de fierté et de joie. Il n'avait pas changé et bien qua Berthet l'année précédente l'eut dé¬ bouté de son titre, son prestige était resté intact à mes yeux. Il était grand, large, avait une figure énergique aux traits très accentués de montagnard qui le faisait remarquer tout de suite et sans savoir qu'il fut skieur ou champion on sentait à priori en lui un homme capable de quelques fortes choses. Je n'arrivais pas en tout cas et jamais je ne suis arrivé complètement à me dé¬ faire de la première impression, auréolé de son titre de champion, qu'il m'avait faite la première fois au Mont-Cenèvre. Il avait neigé toute la veille, touta la nuit et le matin même du con¬ cours qui devait avoir lieu l'après-midi. Le tremplin était donc mauvais, peu glissant, il fallait bien le connaître pour pouvoir, dans ces conditions, réaliser une bonne performance. Nos visiteurs se présentèrent ainsi avec un sérieux handicap et ils ne manquèrent pas de nous le rappeler en sacrant ferme contre cette piste qui ne glissait pas, contre l'organisation du Mont-Revard qui n'avait pu prévoir ce mauvais temps, contre nous qui, connaissant bien le tremplin, furent les seuls à réussir quelques sauts passables. Koltrud, comme il se doit, devait gagner de loin, Tangwald prendre la place de second et moi celle de troisième. Je ne devais tirer aucune gloire da cette position de troisième en pre¬ mière place parmi mes concitoyens. Gagner dans ces conditions n'était pas gagner. D'autre part, comme nous tous d'ailleurs, et il fallait s'en prendre surtout à cette mauvaise piste, j'avais fort mal sauté et cela comptait plus à mes yeux que d'arriver premier. J'ai participé au Mont-Genèvre à bien des concours et maintenant lors¬ que je cherche à me rappeler mon premier championnat de France, ce ne sont plus que quelques bribes de souvenirs qui me reviennent : d'abord, après mon séjour au Mont-Revard, mon retour à Briançon et mon idée fixe aussitôt de revoir Berthet qui devait y être arrivé depuis peu avec l'équipe des Rousses et que je retrouve en effet au Nouvel Hôtel — un hôtel tout en 19 hauteur élevé sur les remparts de Briançon — attablé dans la salle de res¬ taurant avec toute une bande de rustauds aux visages noircis par le grand air, le soleil et la neige. Et de cette bande un visage inconnu surtout se détache : la figure de Paul Mugnier, un coureur de grand fond de l'équipe de Cha- monix, le meilleur spécialiste français des cinquante kilomètres : une figu¬ re lasse et tirée, au nez pointu et allongé, sur un grand corps voûté, presque plié en deux dans son .assiette, ce qui me fit demander à Berthet s'il n'était pas malade. Mais non, c'était là, paraît-il, son allure habituelle. Ensuite le plaisir que j'ai de faire partie de cette tablée, d'être avec ces gars auxquels de toutes mes forces j'essaie de ressembler par l'allure, le costume, le langage, l'esprit, et avec quel mépris et quelle fierté je jette un regard circulaire autour de moi, dans la salle du restaurant, sur les gens qui •nous entourent, la plupart des malades ou des sportifs venus justement pour assister à ces championnats et qui nous regardent avec des yeux étonnés et curieux. Dans quel rêve je vivais alors ! Et à quel point le sport y entrait-il pour quelque chose P Oui, c'est à se demander si je ne faisais pas du ski plus pour ressembler à ces gars que par amour du sport !! Ne peut participer qui veut à un championnat de France international de ski. Il faut d'abord être désigné par son club et agréé ensuite par la F.F.S. qui vous fait passer une éliminatoire. Ces éliminatoires eurent lieu à Briançon et n'avait-on pas imaginé de construire à cet effet un affreux petit tremplin tout bosselé dont la piste de réception se terminait dans une rivière, heureusement en partie gelée, exi¬ geant ainsi du sauteur plus de qualités acrobatiques que le grand tremplin du Mont-Genèvre qui, à tous les égards, aurait mieux fait l'affaire. Nous étions en ski très en retard sur les autres nations qui le prati¬ quaient mais je me demande jusqu'à quel point nos dirigeants ne l'étaient pas encore plus par la stupidité et la non compétence. Je devais naturellement réussir ces éliminatoires, bien que par deux fois en essayant de m'.arrêter, je fis un plongeon dans la rivière à la grande joie des spectateurs. Berthet vint même me dire que c'était moi qui avait le mieux sauté, ce qui n'était pas très difficile, étant donné la qualité de mes adversaires. Si je m'en souviens bien, ces éliminatoires eurent lieu un mercredi, le jeudi on courut les cinquante kilomètres, le vendredi les dix-huit, le same¬ di chacun se reposa pour affronter le dimanche, jour du grand concours de saut : la seule épreuve à laquelle je participais, donc la seule importante pour moi, et la plus importante pour les nombreux spectateurs, parce que la plus spectaculaire et la plus impressionnante. Je n'ai retenu de la course des cinquante kilomètres que ceci : à un point de ravitaillement, au Mont-Genèvre, le départ ayant été donné à Briançon, le passage d'un alsacien — d'un dénommé, je crois, Antoni — ha- 20 rassé, le visage livide, couvert de salive et de sueur, dévorant, comme un chien affamé, un sandwich et essayant .avec un couteau sans y parvenir, d'un geste de bras presque inconscient, de gratter ses skis couverts de glace. C'est tout et puis l'annonce de la victoire de Paul Mugnier comme chacun s'y at¬ tendait. Pour la course des 18 kilomètre.; j'étais à Briançon, à l'arrivée, au bas d'une longue pente parsemée de bosses et de petits fossés. Je me rappelle surtout des nombreux coups de téléphone que l'on recevait des postes de contrôle nous signalant le passage des concurrents, ce qui me permit de sui¬ vre avec beaucoup de précision tout le déroulement de la course. Et ensuite, de l'arrivée de Berthet, assez frais, en très bonne place, je crois deuxième, ce qui lui assurait par avance, à moins d'une chute au tremplin bien improba¬ ble avec lui, le titre pour la deuxième fois de champion de France de ski, son concurrent le plus immédiat, Martial Payot, étant très loin derrière et le gagnant de l'épreuve, Secrétan, un jurassien aussi, n'étant pas sauteur. Il n'est pas nécessaire comme on voit pour remporter un championnat de France de ski d'arriver premier, il s'agit simplement de totaliser au com¬ biné le maximum de points. De mon temps l'épreuve comportait une course de fond et un concours de saut, aujourd'hui elle se complique d'une course de descente et de slalom. (à suivre) Gabriel PICABIA. c 21 LA DOCTRINE DE DRUMONT I. —DE TOUSSENEL A DRUMONT On a récemment célébré en France la mémoire d'Edouard Drumont. Cette information, perdue dans quelque coin de journal, n'a probablement guère frappé le grand public. Sauf dans les cercles nationalistes où l'on lisait encore ses livres — non sans les critiquer — le silence enveloppait le souve¬ nir du vieux polémiste que la foule nerveuse et fantasque de Paris avait ac¬ clamé aux jours fiévreux de l'Affaire Dreyfus avant de l'abandonner. Com¬ ment les jeunes générations l'auraient-elles connu ? Les auteurs de manuels scolaires — dispensateurs de gloire pour la masse — ne voulaient pas, qu n'osaient pas, parler de ce pamphlétaire trop virulent. M. Ancel, professeur à la Sorbonne, consacre par exemple dans son Histoire contemporaine à l'u¬ sage des classes de philosophie plus d'une page à Jaurès mais il ne nomme même pas Drumont, dont il résume ainsi l'action : « Une presse catholique, excitant les passions de la foule, dénonçait « la République comme étant dans la main des financiers juifs : un journal, « la Libre Parole, se créait une clientèle antisémite et des bandes, à l'instar « de ce qui se passait dans les campagnes de l'Europe orientale ». Il nous semble qu'il y a quelque injustice dans le fait d'escamoter ainsi un des plus grands polémistes de la fin du XIXme siècle. L'auteur de « La France juive » a exercé une action profonde sur sa génération. A ce titre, il mériterait de survivre. Mais il y a mieux : lorsqu'on s'aventure aujourd'hui dans les livres compacts, un peu trop lourds, un peu trop pesants, qu'il nous a laissés ou lorsqu'on feuillette la collection jaunie de la « Libre Parole », on est frappé du caractère prophétique de son œuvre. Qu'il y ait dans celle-ci une part énorme de scories qu'on doit déblayer, ce n'est pas douteux. En bon polémiste, Drumont étayait ses théories sur une masse de faits pas toujours justes, d'anecdotes scandaleuses et d'affirmations plus ou moins arbitraires auxquelles on ne s'arrête plus. Cependant on peut dégager de cet ensemble touffu les grandes lignes d'une doctrine tantôt contestable, tantôt exacte mais d'un intérêt certain pour l'histoire de la IIIe République. 22 il y a dans ces pamphlets féroces un témoignage qu'on ne peut pas écarter de bonne foi. Drumont prétendait faire l'histoire sociale de son temps. Il se défendait d'être un polémiste pour s'intituler « historien de la vie pré¬ sente ». En fait, il faudrait beaucoup de candeur pour admettre comme arti¬ cles de foi toutes ses affirmations. Son œuvre est un appel passionné à la ré¬ volte contre une société corrompue par l'argent et contre un régime détesté. Ses réquisitoires doivent nous mettre en garde contre l'illusion du bon vieux temps que certains se plaisent à rappeler. Lorsque « La France juive » parut en 1886, la lllme République ne sem¬ blait pas encore définitivement établie. A la République conservatrice de M. Thiers et de Dufaure s'était substituée la République anticléricale de Jules Ferry et de Paul Bert. Mais un fort parti conservateur subsistait. Au premier tour des élections de 1885, ses succès avaient- contraint les républicains à abandonner leurs querelles électorales. La discipline républicaine — cette formule électorale qui devait durer jusqu'à la fin du régime — l'avait empor¬ té au second tour de scrutin, mais l'alerte avait été chaude. Pendant que les partis échangeaient des formules sonores et solennelles, le capitalisme gran¬ dissait. Le développement du machinisme, l'expansion- coloniale, l'équipe¬ ment des pays neufs favorisaient les coups de bourse. Mais les spéculations ne réussissaient pas toujours. La fin du XIXme siècle a connu avec le krach de l'Union générale ou l'affaire du Panama des scandales aussi retentissants que ceux de la République agonissante. Une féodalité financière se consti¬ tuait en Europe. De nouvelles dynasties, les Rothschild, les Péreire, les Fould régnaient sur l'Europe. Ces parvenus éblouissaient Paris de leurs fêtes bril¬ lantes, menaient la vie fastueuse des anciens princes — sans leur élégance —, achetaient des châteaux ou des hôtels historiques, chassaient à courre, don¬ naient en mariage leurs filles à des gentilshommes soucieux de redorer leur blason. Face à ces parvenus, conformément à la loi d'airain, les ouvriers rece¬ vaient des salaires de famine qui les vouaient à une vie misérable. Bien avant Drumont, au temps de la monarchie bourgeoise, la puissance croissante des manieurs d'argent — juifs le plus souvent — avait frappé les socialistes français de l'école fouriériste. Tandis que Louis-Philippe condam¬ nait formellement l'antisémitisme, Toussenel, un des fondateurs, avec Consi¬ dérant, de la « Démocratie pacifique », écrivait en 1844 « Les Juifs rois de l'Epoque ». Il n'y avait pas encore de racisme dans ce gros ouvrage de 600 pa¬ ges ; l'écrivain socialiste — et chrétien — englobait sous le nom de Juifs les financiers et « tous les parasites improductifs vivant de la substance et du travail d'autrui ». L'influence corruptrice de l'or menaçait toute la société. Si elle s'étendait, le monde ouvrier ruiné par le machinisme, abandonné par un gouvernement trop faible déclencherait de nouvelles révolutions. Si au contraire le roi, reconnaissant le droit de tous au travail, s'alliait aux ouvriers, 23 les financiers seraient vaincus. « Hors de cette union, concluait Toussenel, point de liberté, point de réforme, point de salut ». Ces thèses du vieux socialisme français sont celles de Drumont. Celui- ci n'a jamais caché son admiration pour Toussenel : « ma seule ambition..., écriv.ait-il, serait que mon livre pût prendre place près du sien dans la biblio¬ thèque de ceux qui voudront se rendra compte des causes qui ont précipité dans la ruine et dans la honte notre glorieux et cher pays ». A une nuance près — le racisme est beaucoup plus développé chez Drumont que chez son prédécesseur — on retrouve la même révolte contre le règne du spéculateur, la même confiance dans les vertus du peuple, le même espoir dans un gouver¬ nement autoritaire. Ainsi Drumont se présente à nous non comme le réac¬ tionnaire qu'ont dénoncé ses adversaires, mais comme le disciple de Tous¬ senel et par delà celui-ci de Fourier, comme le dernier théoricien en France du socialisme chrétien et antisémite du XIX""3 siècle. II. — LA FRANCE JUIVE ET L'ANTISEMITISME C'est en 1886 que parut « La France juive » qui devait consacrer la ré¬ putation de Drumont. L'auteur était à peu près inconnu. A 17 ans, il avait été fonctionnaire à I'Hôtel-de-ViIle mais sa fantaisie avait découragé ses chefs. Il a décrit avec humour la terreur qu'inspiraient à ceux-ci ses incartades : « on ne me renvoya pas, on se contenta de me dire : Ne faites rien, c'est tout ce qu'on vous demande ». Jamais consigne ne fut plus fidèlement observée. Rapidement d'ailleurs le jeune homme opta pour le journalisme. Collaborateur de « L'Univers » de VeuiIlot, puis de « La Liberté » où il acquit le renom d'un bon critique litté¬ raire, il avait écrit un roman fort terne « Le dernier des Trémolin », publié des « Papiers inédits du duc de Saint-Simon », un récit de la mort de Louis XIV par un garçon de la chambre du roi. Un essai « Mon vieux Paris » lui avait valu la gloire d'une couronne académique. Les écrivains l'estimaient, Victor Hugo le recevait parmi ses familiers, entre Alphonse Daudet et lui une ami¬ tié solide s'établit. Mais ce journaliste myope, un peu hirsute, très timide, ne semblait guère méditer un des plus virulents pamphlets de la langue fran¬ çaise. Selon un aveu qu'il fit à Maurice Talmeyr dans sa vieillesse solitaire, sa vocation d'historien social se serait révélée tôt : « J'ai entendu comme une voix intérieure qui me répétait du matin au soir : « Va, va, va !» Il résista à cet appel tant que sa femme, dont la santé précaire exigeait des soins et du repos, vécut. Mais dès cette époque il préparait son attaque. Devenu veuf, il put agir. A une époque où le roman-fleuve ne sévissait pas encore, cet énorme livre de 1200 pages avait bien peu de chances de réussir. En une semaine, on 24 en vendit seulement 25 exemplaires. Il fallut un scandale « très parisien » pour « lancer » l'ouvrage. Arthur Meyer, directeur du « Gaulois », se jugeant offensé provoqua en duel Drumont. Mais au cours du combat, pressé par son adversaire, il perdit la tête, saisit de la main gauche l'épée de Drumont et blessa celui-ci à la cuisse. L'incident eut un retentissement immense. Le cou¬ rage de l'écrivain solitaire qui avait osé attaquer les grands financiers et dé¬ noncer leurs iniquités plut à la foule. « La France juive » devait être un des grands succès de librairie du siècle. Drumont allait trouver un public, et des moyens d'action que n'avaient jamais eus ses prédécesseurs. Complétant sa pensée il publia entre 1886 et 1891 tour à tour « La France juive devant l'opi¬ nion », « La fin d'un monde », « La dernière bataille », « Le.testament d'un antisémite ». Enfin en 1892 l'ancien critique littéraire devenait directeur d'un grand quotidien « La Libre Parole ». Pendant une vingtaine d'années, il allait être un des premiers journalistes français, le chef incontesté de la réac¬ tion antisémite si importante à la fin du siècle dernier. Cette oeuvre considérable peut-elle intéresser d'autres lecteurs que les historiens ? C'est douteux, on y trouve trop d'allusionsà des personnages ou¬ bliés, à des faits périmés. Tout cela sent autant la poussière que les illustres philosophes du XV111me siècle, les doctrinaires de la Restauration dont on ré¬ vère les noms mais dont on ignore en général les écrits. Rien ne vieillit davan¬ tage que la littérature politique : revanche de l'art sur la cité. On rencontre pourtant chez Drumont des pages dignes d'être retenues. Certes l'allure de l'écrivain est un peu lente, le style parfois un peu gauche, mais de temps à autre l'ironie sombre ou la colère puissante qui font les grands polémistes illuminent la grisaille monotone de l'histoire sociale. Une expérience récente démontre la valeur du vieil écrivain. Il y.a quelques années, M. Georges Ber¬ nanos publia une vie de Drumont sous le titre « La grande peur des bien-pen¬ sants ». L'œuvre obtint un réel succès. La presse nationaliste célébra le pam¬ phlétaire de grande classe qui venait ds se révéler. En fait, les nombreuses ci¬ tations de Drumont — tantôt avouées, tantôt incorporées dans le texte sans indications — ne contribuèrent pas peu au succès de cet ouvrage. On com¬ prend ainsi que la puissance de Drumant ait été capable, les passions de l'époque aidant, d'inquiéter les prudents ministres qui veillaient sur la Ré¬ publique. Tous les efforts de Drumont tendaient en effet à un même but : dresser les Français — aristocrates et gens du peuple unis — contre un régime et une société qui menaient la France à la ruine. La France, selon lui, était en déca¬ dence depuis 1789. La Révolution avait donné le pouvoir à la bourgeoisie et aux puissances d'argent, elle avait accnrdé à la faible minorité juive les droits politiques et civils qui lui permettaient d'agir à sa guise. Le résultat avait été « la conquête juive ». « Le seul auquel la Révolution ait profité est le Juif : tout vient du Juif, 25 tout revient au Juif. Il y a là une véritable conquête, une mise à la glèbe de toute une nation par une minorité infime mais cohésive, comparable à la mi¬ se à la glèbe des Saxons par les soixante mille Normands de Guillaume le Conquérant ».. A la faveur du bouleversement de 1789, l'élément sémite avait pu pé¬ nétrer dans la société française. Ce corps étranger devait dissoudre — poursui¬ vait Drumont — celle-ci pour la dominer car « le rêve du Sémite, sa pensée fixe a été constamment de réduire l'Aryen au servage, de le mettre à la glè¬ be ». Suivant la théorie raciste qu'il adoptait, sans s'égarer dans la difficile définition de la race, Drumont voyait dans l'histoire la lutte éternelle des Aryens et des Sémites. Ayant échoué lorsqu'ils tentaient la conquête du mon¬ de l'épée à la main avec Annibal, les Sémites employaient la ruse avec le Juif. Et l'auteur esquissait un parallèle des deux ennemis dénué d'objectivité : « Le Sémite est mercantile, cupide, intrigant, subtil, rusé ; l'Aryen est en¬ thousiaste, héroïque, chevaleresque, désintéressé, franc, confiant jusqu'à la naïveté. Le Sémite est un terrien ne voyant guère au-delà de la vie présente, l'Aryen est un fils du ciel sans cesse préoccupé d'aspirations supérieures ; l'un vit dans la réalité, l'autre dans l'idéal. « Le Sémite est un négociant d'instinct, il a la vocation du trafic, le gé¬ nie de tout ce qui est échange... L'aryen est agriculteur, poète, moine et sur¬ tout soldat, la guerre est son véritable élément, il va joyeusement au-de¬ vant du péril, il brave la mort... ». On voit le procédé : toutes les vertus se trouvent d'un côté, tous les dé¬ fauts de l'autre. La propagande de deux grandes guerres nous a suffisam¬ ment blasés pour qu'on ne s'en indigne pas. Mais ce raisonnement manque de force. Plus juste parce que plus nuancé était le jugement de Drumont sur le peuple juif. L'auteur de la « France juive » niait la légende populaire de la lâcheté des Juifs. « Dix-huit siècles de persécutions supportées avec une force d'endurance incroyable témoignent que si le Juif n'a pas de combativité, il a cette autre forme de courage qui est la résistance ». De même, il faisait observer avec ironie que beaucoup de gens qui affirment que le Juif a le cul¬ te de l'argent ne l'ont pas moins que le Sémite. En fait, le Juif a au plus haut degré les qualités et les défauts de sa ra¬ ce. Son histoire, sa dispersion et ses longues courses à travers un monde si longtemps hostile lui ont donné des caractères particuliers qui le distinguent du guerrier arabe ou du nomade du désert. La diaspora lui a imprimé ce ca¬ ractère universel qui fait son originalité. C'est précisément la solidarité in¬ ternationale du monde juif qui fournissait au polémiste son argument le plus fort. 26 « A quelque pays qu'il appartienne, le Juif est sûr de trouver le même appui. La patrie, dans le sens que nous attachons à ce mot n'a aucun sens pour le Sémite. Le Juif — pour employer une expression énergique de l'Al¬ liance israélite universelle — est d'un inexorable universalisme. « Je ne vois pas très bien pourquoi on reprocherait aux Juifs de penser ainsi. Que veut dire Patrie ? Terre des pères. Le sentiment de la patrie se grave dans le cœur à la façon des noms écrits sur un arbre et que chaque an¬ née qui passe creuse et enfonce le plus profondément dans l'écorce à mesure que l'arbre vieillit de façon à ce que l'arbre et le nom ne fissent qu'un. On nè s'improvise pas patriote, on l'est dans le sang ,dans les moëlles ». Tel n'était pas le cas du Juif. « La première condition... pour adopter une autre patrie c'est de renon¬ cer à la sienne. Or le Juif a une patrie à laquelle il ne renonce jamais, c'est Jérusalem, la sainte et mystérieuse cité, Jérusalem qui, triomphante ou per¬ sécutée, joyeuse ou attristée sert de lien à tous ses enfants qui, chaque an¬ née, au Rosch Haschana se disent : « l'an prochain à Jérusalem ! ». « En dehors de Jérusalem, tout pa/s, que ce soit la France, l'Allemagne ou l'Angleterre est simplement pour la Juif un séjour, un lieu quelconque, une agglomération sociale au milieu da laquelle il peut se trouver bien, dont il peut même lui être profitable de servir momentanément les intérêts, mais dont il ne fait partie qu'à l'état d'associé libre, de membre temporaire » ( 1 ). Comment, dès lors, pourrait-on lui reprocher de ne pas être un bon ci¬ toyen ? « de quel droit empêcheriez-vous ce Juif oscillant entre deux'patries de favoriser de ses renseignements celle des deux qui paye le mieux ? » (2) (c'est déjà l'argument-massue des accusateurs du capitaine Dreyfus). Com¬ ment empêcherait-on ces financiers qui, s'entr'aidant les uns les autres, ont pu conquérir la première place dans le siècle, d'exploiter la France et de sou¬ tenir les ambitieux cousins qui leur arrivent de Kiev ou de Lemberg aux dé¬ pens de leurs hôtes ? L'équilibre était impossible, soutenait Drumont, mais l'histoire mon¬ trait, selon lui, que les réactions de l'Aryen suivaient toujours le triomphe de son oppresseur. Il discernait déjà des indices de réaction en Allemagne, en Autriche-Hongrie, en Roumanie, en Russie. Le mouvement devait naître en France. Et il affirmait « l'alliance anti¬ sémitique universelle est constituée et l'Alliance israélite universelle ne prévaudra point contre elle ». (à suivre) Claude MARTIN. (1 ) « La France Juive », t. I p. 58-59. (2) Ibid. p. 67 et 68. 27 CONJ CHRONIQUES Découverte d'André GAILLARD | Nous l'attendions depuis de longues années. Nous pensions à lui cha¬ que fois que nous nous ouvrions les Cahiers du Sud. André Gaillard mort, son esprit vole entre les pages, et sa signature invisible figure tou¬ jours au sommaire:.La rédaction s'est renouvelée, la Revue est devenue une entreprise consacrée par un long passé, mais on y respire une étrange atmosphère d'ardeur et de désespérance : la jeunesse d'André Gaillard de¬ meure entre les pages, vivante éternellement et morte, suspendue sur l'abîme entre nuit et jour, irréconciliée dans l'inquiétude et la passion, brû¬ lant sans se consumer dans un azur irrespirable. Voici enfin André Gaillard lui-même, dans ce livre que nous devons à la ferveur de ses amis, tel que le connaîtront ceux qui ne l'ont jamais vu. Ses amis sont hantés par les figures du souvenir, au détour d'un vers ou d'une image surgissent telle inflexion de voix, telle expression de physio¬ nomie, telle présence ou telle fuite du regard d'André Gaillard vivant. Pour nous sa voix est dépouillée de tout support charnel, elle a pris la fixi- 28 té insaisissable, l'éternité des voix que la mort a enfin délivrées et ren¬ dues à leur pure essence. Ses amis ne l'ont pas connue, et c'est elle que j'écoute, dont je voudrais surprendre au-delà de l'éclat des images et du galbe des mélodies, le dessin sans figure sur le cristal noir du silence. Les thèmes de sa poésie — ne sont-ils identiques chez tous les poètes ? — les positions éthiques qu'il a occupées et défendues — car pour lui il importait plus de vivre en poésie que de composer des poèmes —, ses aventures char¬ nelles et spirituelles, importent peu. Seuls le chant, et la voix intérieure comptent. C'est la voix qui fait le poète, c'est-elle qui maintient vivantes les paroles, c'est sa présence mystique qui crée l'harmonie et qui donne à ce qui fuit la dignité de l'impérissable. * * * J'aperçois le danger d'une pareille attitude. Les amis de Gaillard, et particulièrement Léon-Gabriel Gros, qui en leur nom a composé l'émou¬ vante introduction aux œuvres complètes de l'auteur de La Terre n'est à ■personne, la jugeront sévèrement comme une attitude esthétique et senti¬ mentale. Il nous enjoint de considérer Gaillard comme le poète exemplaire, dont la destinée doit servir de référence et de critère pour déceler la vérité en poésie, l'authenticité de l'action poétique. Je ne suis pas loin de penser qu'on nous propose un mythe, celui d'un nouvel Orphée, de qui les chants valent surtout comme des témoignages, comme des signes, plutôt que com¬ me des créations de beauté. « Et s'il y a quelque beauté en cette œuvre, écrit Gros, qu'elle soit tenue comme donnée, par surcroît. » Je crois fort dangereuse cette manière de ramener l'activité poétique à une éthique fondée sur un postulat métaphysique. J'en appelle à André Gaillard lui-même. Gros nous affirme, et son affirmation est justifiée par les textes abandonnés par son ami, que Gaillard n'a jamais consenti de pu¬ blier une seule ligne qu'il n'eût pas considérée comme achevée. C'est donc qu'en définitive, bien que toute son activité, sa passion, car c'est bien d'une passion qu'il s'agit, fût orientée vers une fin plus haute, vers la conquête de l'unité perdue, néanmoins il entendait que le journal de ses incursions dans l'au-delà de la vie, fût ordonné à une fin esthétique. Il n'est pas indifférent, il est même extrêmement émouvant de rap¬ porter chaque poème d'André Gaillard à une expérience, à une aventure dangereuse, dans laquelle toutes les ressources d'un homme ont été consu¬ mées par une très haute flamme. Ces textes sont « les débris d'un grand jeu », d'un jeu mortel ; qu'on recompose, en y engageant toute sa ferveur, les actes successifs du dessein de Gaillard, qu'on revive après lui, et grâce à lui, son histoire, qu'on s'efforce d'en établir en soi-même la correspondance, c'est sans aucun doute nécessaire pour que les paroles du poète prennent toute leur virulence, se chargent de tout leur pouvoir d'aimantation, et que surgissent en nous les visions qui leur ont donné naissance. Mais cette sur-- 29 rection d'un André Gaillard en chacun de nous n'est possible que parce que ses poëmes sont beaux. Entre Gaillard et nous la beauté est la seule média¬ trice, et c'est sur leur beauté que ses poëmes seront jugés. H* H*. H* Je ne ferai pas, après Léon Gabriel Gros, l'histoire de la passion d'An¬ dré Gaillard. Je noterai simplement que pour lui la poësie n'avait pas pour fin le poëme, le chant, mais qu'elle était un exercice spirituel. Comme le mystique qui cherche l'union à Dieu, le poëte cherche à conquérir un cer¬ tain état. Pour lui la poésie est un mode de l'existence, le seul mode d'exis¬ tence digne d'un homme. Elle est une voie vers l'accomplissement du poë¬ te, un moyen de découverte. Il ne s'agit pas d'un jeu dialectique, ni d'une tentative d'évasion sur les grands chemins de l'imagination, mais d'une re¬ cherche délibérée du salut par d'autres disciplines que celles des religions. On voit bien que la démarche de Gaillard procède de Nerval et de Rim¬ baud, qu'elle est fondée sur cette prise de position : « nous ne sommes pas au monde ». Il ne suffit pas de comprendre la parole de Rimbaud, mais de la vivre, de subir la terrible réalité qu'elle atteste. « Retrouverons-nous un jour la grandeur et l'orgueil de la force Et la douceur du miel dans des gueules de lion, Le juste poids vainqueur du glaive dans la balance Et cet accord grave et profond de la terre et du ciel Qu'à nos cœurs désunis Les astres de la nuit n'ont cessé de promettre. » Ailleurs, reprenant presque mot pour mot la parole de Rimbaud, Gail¬ lard écrit : « en ce monde dont nous ne sommes guère ». Ceux qui, comme lui se sentent appelés par une vocation impérieuse, n'ont d'autre ressource que d'échapper à la vie telle qu'elle nous est imposée. Le poëte doit « chan¬ ger la vie ». Avec une déchirante amertume Gaillard prend acte de la failli- té du monde contemporain. Il proclame que tout est voué au feu, à la tota¬ le destruction, que le monde a souillé l'homme, l'a destitué de sa dignité originelle. Il appartient donc au poëte de recouvrer pour lui-même la di¬ gnité de « Fils du soleil », de se donner en holocauste en montrant la voie de la libération. « D'autres, d'une grande volonté entêtée et qui ne souffre pas de com¬ promis, cherchent, sur cette terre-même, l'accomplissement des libertés absolues. » Il pressent, avec une lucidité prophétique la gestation d'un mon¬ de neuf, où tout sera possible à l'homme. Dès lors il ne vit plus parmi nous, mais dans une tension inouïe « vers cette extrême pointe inconnue ». Prison¬ nier de lui-même, nu et étouffé parmi les oripeaux d'un monde de surchar¬ gé de fausses richesses, Gaillard est comme excentré, et il se précipite à la poursuite de lui-même et de cette union qu'il refuse dans la nuit, car pas un 30 instant il n'accepte d'éteindre en lui la lumière de la conscience. Il affirme ce que d'autres appellent Dieu dans la violence de sa négation, dans le ver¬ tige d'une quête lucide et frénétique, espérant franchir enfin les limites du moi, rompre les barreaux qui le séparent irrémédiablement de l'objet de son désir. On pourrait écrire de tout cela en termes'de philosophie, mais ce serait trahir le poëte, et je me reproche de l'avoir trop fait jusqu'ici. Il faut que le moi soit exonéré de lui-même, qu'il se volatilise dans une liberté su¬ prême, et voici que nous rencontrons Baudelaire : « De la concentration et de la vaporisation du moi, tout est là. » Et Gaillard de noter à propos de Re¬ né Crevel qu'il s'épuise à des « essais d'abandon du moi en un corps ou en un état étranger. ». Chaque fois qu'il rencontre l'extase, qu'il s'engage dans son illumina¬ tion, qu'il accède au royaume interdit par la voie onirique, le poëte croit qu'un effort, ou une chance supplémentaires lui permettront de forcer la dernière porte, celle qui s'ouvre sur la liberté absolue où l'âme enfin se possède elle-même et se délecte d'une totale connaissance. « Dormez encore un jour, demain vous serez grands. » Mais l'on se réveille toujours avant que la dernière et fatidique jour¬ née se soit écoulée. Demain ne viendra jamais. Les récits où, dans une pro¬ se souvent admirable, simple et lustrée, dorée comme certains paysages sous-marins, André Gaillard a fixé ses visions qui n'ont pas la gratuité, la fulgurance et la netteté de contours des visions de Rimbaud, traduisent la même hantise désespérée d'un paradis de liberté. « La nuit libératrice a déjà tendu son filet d'astres et l'esprit s'y élance dans la fumée montante des songes. Plus haut que nos lucidités logiques, voici l'homme parvenu à ces confins célestes où la pesanteur est un chant d'oiseau et les grincements de la chair, un écho perdu d'in¬ sensibles gravitations. Le jour vient couper cette corde à Dieu, mais il n'est plus si assuré que parfois l'activité de songe ne vienne l'envahir et mêler son réel à ses grimaces. » Parfois, dans l'éclaboussemenx des étincelles, les longues flammes au dessus desquelles son esprit se meut, corps astral, le poëte goûte une paix surnaturelle : « Et la terre se courbe comme la palme sous la main... Et le ciel s'ouvre en son centre. » Mais le plus émouvant peut être c'est que André Gaillard ne soit pas dupe. Le réveil est là, et avant le réveil, durant la floraison ensorcelante du rêve, la conscience aiguë de l'échec inévitable ne l'abondonne pas. Alors sa violence se déchaîne : car sa chair n'y survivra pas, et lui qui exalte la vie, 31 et la vie de la terre ,est contraint de s'avouer que la mort seule donne la clef du tabernacle de la liberté. La sombre déesse dont l'image le poursuit, il l'aime et il la hait avec une violence d'archange : « Je ne l'ai vue, je Vai toujours détestée. De son mortel enlacement je glisse aux marches froides de l'oubli. Je suis perdu, bien perdu. Quand je me relève elle a fui et ma haine ignore ses retraites. Ma haine toujours rompue dans une débâcle de bras nus et de sexes fragiles. ' La force de me retourner : je lui crèverai les yeux. Sa bave, son fiel, son charme et cette infernale chanson dont s'accompagnent ses approches, avec son sang, tout s'écoulera. Et de ses orbites vidées je ra¬ virai la topaze secrète et déchirée, la grande fleur vénéneuse de mes nuits hantées, la clé fatale aux formes infinies des portes de corne et de bronze où chaque aube me découvre frappé de terreur et d'impuissance, ivre d'un vin glacé qui de la mémoire ne m'a délivré qu'à moitié. » Alors, après avoir embrassé la révolte, appelé de tous ses vœux le grand cataclysme qui rendra possible l'exaltation de l'homme, de tous les hommes, Gaillard embrasé de poésie, s'engage dans la vie souterraine qui conduit au ténébreux royaume. Le nouveau Prométhée ne dérobera pas le feu du ciel. La mort .acceptée, non seulement attendue, mais vécue, lui donnera la clé qu'il cherche. Engagé si profondément dans la vie onirique, il semble que Gaillard ne soit plus capable, lui si merveilleusement lucide, de penser et d'écrire com¬ me les hommes du commun, car les catégories de notre raison sont vidées à ses yeux de tout contenu, elles ont cessé d'être. Et sa pensée critique elle- même tourne sans cesse au poëme. * * ❖ Le livre refermé je m'aperçois que je n'ai rien dit de ses poèmes. Aussi bien me le pardonnera-t-on. André Gaillard demeurera pour nous comme une éternelle torche dont la lumière se joint au cortège que composent les plus grands. Peu d'hommes ont nourri une aussi dure intransigeance, peu de poètes ont accepté comme lui la damnation du destin de poète. Voici maintenant qu'il a fait sa demeure dans nos cœurs lui qui n'a pas accepté de vivre parmi les hommes; et nous verrons toujours au dedans de nous mê¬ mes à l'approche des frontières interdites « La tête ensanglantée d'un ange abandonné. » Œuvres complètes de André Gaillard JEAN AMROUCHE. Introduction par L. G. Gros avec un frontispice et trois dessins d'André Masson. (Les Cahiers du Sud. Editeurs. 10 cours du Vieux-Port — Marseille) 32 Au cœur d'ALAIN-FOURNIER E'angélisme d'Alain-Fournier a produit le merveilleux Grand Meaul- nes, et puis a quitté cette terre ; comme ces plantes qui donnent une seule fleur, incomparable, et n'ont plus qu'à mourir ensuite. Mais le Grand Meaul- nes, publié par Alain-Fournier quand il avait vingt-sept ans, a cristallisé toutes les pensées, tous les efforts du jeune homme — il faudrait dire à son sujet tous les actes de l'âme — depuis son adolescence, et par delà l'a¬ dolescence depuis son enfance, qui avait à jamais rempli son cœur d'une immense tendresse lyrique. Cette tendresse immanente, qui faisait partie de son génie littéraire, se répandait autour de lui comme une « aura », dans tout ce qu'il confiait de lui-même à ses amis. Aussi, le Grand Meaulnes, cette chanson d'enfance et d'amour, n'est-il pas une création, à peine une délivrance. C'est la cloche qu'un artiste a ci¬ selée pour y faire tinter l'air charmant, nostalgique, qui ne cesse de réson¬ ner dans son cœur. Et avant le Grand Meaulnes, autour au Grand Meaul¬ nes, la même mélodie retentit dans les lettres que le jeune homme prodi¬ guait autour de lui, avec ce besoin qu'ont les poètes de faire rayonner leur cœur parmi les autres hommes — surtout si ce cœur a été frappé d'amour. C'est pourquoi, en réplique à la merveille précise qu'est le Grand Meaul¬ nes, Alain-Fournier nous a laissé la merveille de sa correspondance. Certains états du Grand Meaulnes sont épars dans les quatre volumes de lettres échangées entre Alain-Fournier et Jacques Rivière. J'écris « états », car on ne peut pas parler d'ébauches ni de brouillons pour ces pa¬ ges jaillies directement de l'émotion et du souvenir, et plus belles quelque¬ fois que la version définitive. Ce sont également d'étonnantes pages de lit¬ térature vécue, ou de vie poétisée, comme on voudra, qui émergent d'une autre correspondance d'Alain-Fournier avec un de ses amis, moins intime, celui qu'il appelait familièrement « le petit poète » ou le « petit Bichet ». Correspondance qui a été publiée sous le titre : Lettres au petit B. René Bichet avait été le camarade d'Alain-Fournier et de Jacques Ri¬ vière au lycée Lakanal. Il avait réussi brillamment aux. concours universi- 33 taires où ses deux amis échouèrent. Il mourut par un accident lamentable, après une folle soirée qui finit tragiquement pour lui. Nous venons vous prier pour ce pauvre garçon Qui mourut comme un sot au cours de cette année, devait écrire Péguy dans la Présentation de la Beauce à N. D. de Chartres. Cette mort tragique était survenue vers la Noël de 1912, comme Alain-Four - nier achevait le Grand Meaulnes. « Le petit B » n'avait jamais été pour Fournier, comme Jacques Rivière, le confident de chaque minute et des cœur à cœur infinis. Mais comme le dit Mme Isabelle Rivière, vestale atten¬ tive du foyer littéraire où le souvenir de son frère et celui de son mari sont unis sous des cendres toujours ardentes, Alain-Fournier laissa fuser parfois, vers « le brave petit compagnon, les confidences qui sont des cris qui arrachent le cœur ». C'est en particuliér au petit B. qu'Alain-Fournier a fait un récit, qu'on ne trouve je crois nulle part ailleurs sous cette forme, de la crise lumineuse et déchirante qui est au centre de sa vie et de son œuvre : la rencontre à demi-féeriquê avec une jeune fille inconnue, d'où naîtra, dans le Grand Meaulnes, le personnage d'Yvonne de Galais. C'est extraordinairement irréel, quand on y songe. Presque tous les traits de la vie d'Alain-Fournier, d'ailleurs, ont ainsi un charme qu'on pourrrait appeler d'arrière-légendq. Quand on parle de lui, il faut d'abord dire : au commencement était le symbolisme. Alors les mots prennent un merveilleux pouvoir pour exprimer l'invraisemblable. Un jeudi de mai, le jour de l'Ascension (je ne puis m'empêcher d'admirer comme il convenait que ce fût le jour de l'Ascension, cette fête un peu morne où le loisir à quelque chose de superflu et de propice à l'ennui, source de l'attente et de l'inquiétude), il rencontre une jeune fille au Cours-la-Reine. Un regard. Quelques mots. Une extase amoureuse. Le mot de coup de foudre est trop violent pour cette abstraction sentimentale, trop faible pour ce boulever¬ sement où tout une âme chavire. Ce fut, entre deux cœurs qui s'étaient frôlés, comme s'il y avait eu de l'irréparable. Il faut se taire et laisser par¬ ler Alain-Fournier : « Certes, je n'ai jamais vu dé femme aussi belle —; ni même qui eût de loin, cette grâce. C'était comme une âme visible, exprimée en un visage et vivant en une démarche. C'était une beauté que je ne puis pas dire. Cent phrases me viennent qui toutes conviennent, mais aucune satisfait. C'était en tout cas l'âme la plus féminine et la plus blanche que j'aie connue ; c'était une dame de village à la procession des Rogations ; c'était une ham¬ pe de lilas blanc ; c'était une soirée déserte d'été où l'on a découvert, en fouillant dans les tiroirs, une paire de minuscules souliers jaunis de ma¬ riée, avec de hauts talons comme on n'en porte plus. » On dirait le Cantique des Cantiques récrit par un admirateur de Fran¬ cis Jammes et un fanatique de Pelléas. Il y a du reste beaucoup de Pelléas 34 dans le Grand Meaulnes, et plus encore dans la suite de cette lettre. Debus¬ sy chromatise en sourdine sous les lignes que voici : « Notre rencontre fut extraordinairement mystérieuse : « Ah ! disions- nous, nous nous connaissons mieux que si nous savions qui nous sommes .» Et c'était étrangement vrai. « Nous sommes des enfants, nous avons fait une folie », disait-elle. Si grande était sa candeur et notre bonheur qu'on ne savait pas de quelle folie elle avait voulu parler ; il n'y avait pas encore eu de prononcé un mot d'amour. » Alain-Fournier nous dit qu'elle répétait : « A quoi bon ? » C'est telle¬ ment le mot vertigineux, à prononcer devant les portes entr'ouvertes d'un amour naissant et déjà évanoui, qu'on se demande si le génie du poète ne l'a pas inventé. Mais elle s'éloigna. « Appuyé au pilastre d'un pont, je la regardais partir. Pour la premiè¬ re fois depuis que je la connaissais, elle se détourna pour me regarder. Je fis quelques pas jusqu'au pilastre suivant, mourant du désir de la rejoin¬ dre. Alors beaucoup plus loin elle se tourna une seconde fois complètement, immobile, et regarda vers moi, avant de disparaître pour toujours. Etait-ce pour, de loin, silencieusement, m'enjoindre l'ordre de ne pas aller plus avant ; était-ce pour que, encore une fois, face à face, je puisse la regarder — je ne l'ai jamais su. » Telle La Béatrice de la peinture préraphaélite — telle peut-être la vraie Béatrice —- la vivante apparition s'efface pour faire place à la créature lit¬ téraire qui, née dans son merveilleux sillage, deviendra Yvonne de Galais. La critique hésite à épier cette transmutation. Nul scalpel ne peut scruter les secrets que le papillon a reçus de la chrysalide. Je ne crois pas toutefois diminuer Alain-Fournier en suggérant la part que la vision de poète eut dans cette création miraculeuse d'une amoureuse à demi-imagi¬ naire. Dans une des premières allusions qu'il fit à la rencontre du Cours-la- Reine, en écrivant à Jacques Rivière quelques semaines après, il dit : « Je crois bien que ça n'est pas qu'une petite aventure romanesque ». Pensait- il donc, à ce moment-là, que cela aurait pu n'être rien d'autre ? S'il n'avait pas, en nourrissant sa chimère, crée une des ravissantes figures féminines de notre littérature, on oserait presque dire qu'il s'est un peu monté la tête sur le passage de la déesse. Chaque anniversaire de l'Ascension — les an¬ niversaires sont des fêtes secrètes et fiévreuses pour les âmes qui se plai¬ sent à distiller leur lyrisme intérieur — lui était une occasion d'exaltation douloureuse. La destinée, qui sait choisir l'heure du malheur fécond pour les âmes sensibles, l'avait servi, d'ailleurs, en lui faisant savoir à une heu¬ re de grande détresse, au lendemain de son échec définitif à l'Ecole Norma¬ le, que sa Béatrice s'était mariée. Ajouterons-nous qu'un peu plus tard, le mariage de sa sœur avec son meilleur ami sembla fixer auprès de lui, mais hors de lui, toute la somme de bonheur concret dont la vie avait disposé 35 autour de sa personne ? La part de Marie lui était réservée. Tout cela doit faire entendre que si nous disons qu'Yvonne de Galais est presque toute littérature, ce n'est pas peu de chose à nos yeux. La lit¬ térature qui compte est faite de beaucoup d'amour et d'espérances consu¬ mées — serait-ce en vain. Dans les plus belles des lettres d'Alain-Fournier à son ami le petit B., on voit, presque au moment où elle s'achève, cette transmutation de la vie en poème. Elle est presque achevée, car le récit de Fournier, postérieur de plus de trois ans à la rencontre du Cours-la-Reine, a déjà, sous son aspect de géniale improvisation le fini d'un tableau longue¬ ment médité. Tels détails, tels mots, mis à leur place par l'artiste « d'après ce que j'ai noté autrefois », avoue-t-il, seront repris expressément dans le tableau correspondant du Grand Meaulnes. Il arrive souvent, du reste, à Alain-Fournier, de se répéter dans ses lettres, d'un correspondant à un au¬ tre. Tels épisodes, telles images, tels souvenirs, ont sous sa plume l'insistan¬ ce d'un leitmotiv. La « hampe de lilas blanc » se retrouvera, ainsi que bien d'autres choses. On sent qu'il écrivait moins pour les autres que pour lui, pour faire chanter sa chanson intérieure quand elle vibrait en lui trop vio¬ lemment. C'est pourquoi certaines de ses lettres sont si belles, et que les plus belles se font écho parfois. C'est à lui-même qu'il fait écho. Un pâtre qui chante dans la^montagne ne se soucie pas que le bouleau et le sapin en¬ tendent tous deux la chanson, sur un thème éternel comme sa douleur. Et s'il a crée Yvonne de Galais, soyons sûrs que c'est pour lui d'abord, beaucoup plus que pour nous. (Si ce n'était que pour nous, elle ne serait pas si nécessaire). Il voulait être « quelqu'un pour qui tout soit possible, au¬ près de qui tout soit possible. » Il disait : « Celle que j'aime est loin et per¬ due et pourtant, quand on parle d'amour auprès de moi, la force de notre amour est mille fois plus forte que moi-même et plus près de moi que le battement de mon cœur ». Yvonne de Galais, fiancée furtive donnée à son cœur par l'imagination de sa dix-neuvième année — et donné pour les dix ans à peine qu'il avait à vivre — était la seule femme qui pouvait apaiser sa soif d'un amour étrangement pur. Quand il voulut aimer un être de chair, sa passion de pureté fit de lui cet « ange cruel » qui ressemble au mystérieux Meaulnes comme un autre lui-même. Le symbolisme, qui a préparé l'atmosphère mystique de la scène du Cours-la-Reine (personne ne peut savoir, a dit Jacques Rivière, ce qu'à été le symbolisme « pour ceux qui l'ont vécu ») a parachevé la créature qu'il avait aidée à naître. La plus idéale des figures symbolistes est Yvonne de Galais. Et Alain-Fournier est un de ceux qui ont vécu le symbolisme au point de le mener aux confins de la vie spirituelle. Il écrit au petit B. dans une lettre qu'il faudrait pouvoir citer tout entière : « Jacques m'a reproché Vautre jour ma « pureté », ce culte trop dur rendu aux femmes. Il ne s'agit pas de cela. J'ai eu pour elles le regard de 36 l'Idiot qui va d'abord vers l'âme. C'est chez elles que j'ai trouvé, le plus à nu, comme écorchée. — chose qui n'est pas de ce monde et qui fait pres¬ que trembler de délice et de répulsion à la regarder d'aussi près — l'âme. Je connais, lui disais-je le plissement du cou des visages tournés vers moi, bouche tordue : les lentes confidences de la plus hautaine ; l'abandon dou¬ loureux de la plus cérémonieuse. Elles sont toutes venues vers moi, comme vers le prince innocent ,avec un amour qui ne portait plus ce nom. » Il y a, tout au fond d'Alain-Fournier, une sorte d'Hamlet blanc qui dé¬ compose le monde par la mort de l'amour (il faudrait presque dire : en vi¬ vant la mort de l'amour). C'est ce qui donne à son œuvre sa valeur de mi¬ racle fragile. On comprend que de pâles et médiocres imitateurs n'aient ti¬ ré du grand vide diaphane où il précipite l'univers que motifs de s'exciter à l'impuissance lyrique. Au vrai, il fallait un être qui brûlât d'une flamme singulière, pour fondre à son souffle le monde palpitant de la sensibilité et de la mémoire, jusqu'à le réduire en gouttes si pures que la poésie de l'in¬ fini fût visible au travers. André ROUSSEAUX. 37 LE THÉÂTRE SPECTACLE DU THÉÂTRE ED|ES "QUATRE SAISONS" Une bande de requins, une maffia d'industriels des coulisses s'étaient emparés de la scène française, car le théâtre est une industrie qui rapporte de sérieux bénéfices, si on l'exploite à la façon des gangsters. Tous ceux qui, de près ou de loin, s'occupaient de la « chose théâtrale » s'étonnaient ou s'indignaient de constater qu'il y avait partout des barricades, de solides barrages qui empêchaient les auteurs jeunes, les acteurs de vingt ans, les metteurs en scène ennemis de la routine, les décorateurs audacieux de faire leurs preuve. Remarquablement organisée, cette troupe d'exploiteurs, qui désiraient garder pour eux les bénéfices et avantages, utilisaient tous les moyens pour décourager, chasser et discréditer les naïfs qui aimaient le théâtre mais ne voulaient pas obéir aux lois du gang. J'ai assisté aux efforts désespérés de jeunes acteurs qui crevaient de faim, à ceux d'auteurs qui étaient écœu¬ rés, aux tentatives de metteurs en scène dont en se moquait sans pitié. Quand l'un d'eux parfois parvenait à forcer les portes de cette forteresse, il était surveillé, et sous peine d'exclusion, devait obéir aux règles impo¬ sées par les bandits et adopter leur état d'esprit. Sauf de très rares excep¬ tions, ceux mêmes qui avaient eu le plus à souffrir de ces mœurs devenaient de farouches partisans de l'exploitation industrielle du théâtre. Quelques passionnés, s'inspirant de l'exemple du Vieux Colombier et de Jacques Copeau, réussirent cependant à braver les gangsters de la scène et permirent à un petit nombre d'auteurs, d'acteurs, et de metteurs en scè¬ ne qui voulaient servir le théâtre et non s'en servir, de montrer ce qu'ils pouvaient apporter de neuf, de vivant, et de propre sur la scène. Us surent —- et c'est de cela surtout qu'on doit leur être reconnaissant — maintenir un état d'esprit, affirmer la liberté, l'indépendance, la propreté. 38 C'est cet état d'esprit que le Théâtre des. Quatre Saisons veut à son tour justifier et c'est pourquoi tous ceux qui aiment le théâtre doivent les suivre, les soutenir et se persuader que l'effort que les dirigeants et les membres des Quatre Saisons poursuivent sera fécond. Le public a, en effet, lui aussi sa part de responsabilité — moindre, il est vrai — dans le maintien au pouvoir de la dictature de la maffia du théâtre. Les spectateurs ont été souvent et'naïvement trompés. Ils n'ont pas cependant soutenu avec assez de foi les quelques rares indépendants qui voulaient se¬ couer le joug de la bande de brigands et de tricheurs exploitant les scènes du boulevard ou des théâtres jadis d'avant-garde. C'est une leçon qu'on ne saurait oublier. Il ne faut pas croire, en effet, que ces mœurs soient révo¬ lues. Les grandes moutardiers n'ont pas abdiqué. Ils attendent. Certains ont même repris leurs manigances. Consultez les programmes des théâtres, s'il vous plaît. La troupe des Quatre Saisons qui veut poursuivre son effort et affir¬ mer son indépendance avec l'aide du public, vient, en dépit des difficultés actuelles et malgré certaines mauvaises volontés toujours puissantes et agissantes, de présenter un spectacle, de fournir une preuve et de lancer un défi. Il est opportun de rappeler les paroles si dignes que Jean Schlum- berger prononçait à propos des spectacles du Théâtre des Quatre Saisons. berger prononçait à propos des spectacles du Théâtre des Quatre Saisons. Re- trons-les : « Un théâtre capable de se mesurer avec les grandes scènes du monde ne peut pas être une affaire.'En dehors des subventions officielles, il faut qu'un large groupe d'amis le soutienne, s'y intéresse assidûment, crée un mouvement de curiosité autour de ce qu'on y donne, impose peu à peu au public des œuvres d'un niveau plus élevé. » Commentant brièvement cette injonction je dirais que Jean Schlum- berger ordonne aux comédiens qui sollicitent ce devoir de se soucier avant tout de la qualité. Dans aucun domaine peut-être la camelote n'a été aussi fréquemment fabriquée que sur la scène des théâtres. Une preuve écrasan¬ te de cette vogue de la camelote me paraît résider dans le fait que la poésie avait été chassée de la scène. Les Quatre Saisons, en montant des specta¬ cles comme on rédige des théorèmes, cherche manifestement à atteindre la qualité. Cette entreprise est d'autant plus louable que le public en général, mal disposé par sa complexité, mal éduqué, se soucie moins de qualité que de son vestiaire. Ce qu'il désire c'est rire ou s'amuser ou pleurer ou rigo¬ ler ou s'émouvoir ou simplement digérer. Il refuse d'aller au théâtre pour apprécier. Il a horreur de penser. Il craint nécessairement, obligatoirement, congénitalement la qualité. Il rira, applaudira, manifestera à contre-temps et, toutes choses égales d'ailleurs, au hasard. Les interprètes de George Dandin ont besoin de Conserver tout leur sang froid pour garder le con¬ tact avec des spectateurs qui méconnaissent leurs efforts et qui, comme des 39 myopes ayant perdu leur lognon, se contentent de tâtonner et de cligner des yeux. Singulières méprises. Les comédiens des Quatre Saisons savent heureusement qu'une de leurs tâches initiales, qu'un de leurs rôles cardi¬ naux est d'éduquer le public. C'est ce qu'ils font incontinent. J'ai éprouvé une grande joie dès que le rideau s'est levé. Un vent terri¬ ble soufflait, celui qui laisse le goût du sel sur les lèvres, celui qui éveille le désir de vivre, celui qui frappe la figure, le vent de la nouvelle volonté. Le décor justifiait l'espoir. On vivait une minute précieuse, comme à la seconde de l'aube. La joie du théâtre, si longtemps oubliée, depuis la mort de l'enfance et de ses privilèges, était retrouvée. Je n'ai pas le dessein d'analyser ce spectacle. Je voudrais seulement discerner ce qu'il nous accorde de plus précieux. D'abord je voudrais signa¬ ler que les comédiens des Quatre Saisons, tous sans exception, ont compris ou admis, ont obéï à la puissance du rythme. Ce grand secret qui domine un spectacle est la plupart du temps cruellement négligé. Qu'on soit assez pertinent pour reconnaître que les animateurs des Quatre Saisons ont reconnu son importance et, possédant ce secret il ont su le nourrir. Ils ne sont pas de ceux qui disent ce n'est rien, c'est une indi¬ cation, un mouvement, un jeu de scène. Ils sont ceux qui à chaque mot, à chaque geste, à chaque clin d'œil, imposent à tout ce qui les entoure, cette succession et ce rappel du temps, de la mesure du temps. Ils construisent un spectacle, mais cette construction n'est pas « en l'air ». Elle s'appuie plus encore sur le temps que sur l'éspace. Il est aisé pour un spectateur non prévenu d'admettre et aussi d'admi¬ rer que la mise au point d'un spectacle si simplifié soit nécessaire à son parfait équilibre. La troupe — puisqu'enfin c'est une troupe, on dirait mieux, une équipe — se meut à l'aise dans ce cadre équilibré. Elle n'a ja¬ mais cette allure qui est habituelle aux habitants des bateaux lavoirs. Les auteurs ont conscience de leur rôle. Le meilleur exemple de cette volonté est, à mon avis, donné au cours de la singulière aventure que représente George Dandin. Il fallait un cer¬ tain courage pour présenter à notre époque la pièce la moins aimée de Mo¬ lière, la moins bien comprise (si ce n'est « Don Juan »). On ne peut pas ter¬ miner plus tragiquement la farce la plus singulière et la plus ordinaire, la plus vivante, la plus complexe et aussi la plus simple. Les Quatre Saisons ont organisé autour des caractères une atmosphère. Le metteur en scène,, plus habile que de coutume, parce qu'il a appris l'art de ne pas se faire re¬ marquer, a permis aux acteurs de jouer sans être gênés par les lumières, lès gestes, les artifices, parce qu'il les a autorisés à jouer. On oublie trop sou¬ vent de réfléchir à ce que signifie jouer la comédie. Le meneur de jeu, en 40 l occurence M. Maurice Jacquemont, à prétendu et a obtenu qu'on joue. Il donne l'exemple. Il nous a enfin autorisés à oublier Molière. Nous avons tous ce qu'une ombre, surtout si elle est gigantesque peut créer de malentendus. Elle donne naissance à un faux jour. Les Quatre Sai¬ sons nous ont accordé un rire sans arrière-pensée. Le grand malheur des comédiens — je veux tout de suite écrire que ceux des Quatre Saisons ne sont pas en cause — est de croire qu'il convient de tromper. Le trompe-l'œil est un but qu'il ne faut pas viser. On l'atteint avec plus ou moins de naturel et de facilité. Il y a une sincérité dans l'arti¬ fice, une vérité dans l'art du théâtre qui ne dépend ni de l'auteur, ni de ces commentateurs, mais des acteurs. Une sincérité qui se traduit par des ges¬ tes, des inflexions des voix, un naturel qui s'adresse aux visages, aux re¬ gards. Il n'y'a pas de virtuoses dans la troupe des Quatre Saisons. Ce qui enfin est une louange particulière pour les Quatre Saisons, c'est que cette troupe a eu le courage de déblayer. Je ne veux pas faire croire qu'il s'agit de cette simplicité qui est une sorte de trahison dont M. Gaston Baty nous a si souvent donné le fâcheux, le regrettable exemple. Les inspirateurs des Quatre Saisons ont préparé avec soin leurs entreprises de démolition. Ils ont démoli les théories de primaires en goguette, les prétentions des metteurs en boîte de chef-d'œuvre, les erreurs des marchands de billets et les tra¬ ditions des chefs de claque. Ils ont eu, ces démolisseurs, le courage de jeter par dessus la rampe ces parasites qui sont les projecteurs, les sifflets à roulettes, les entre¬ chats et les roucoulements. Us ont eu, ces simplificateurs, le courage de la patience, du goût, de l'attente, le courage de la bonne foi. Je n'ai pas pu déceler aucun truc de prestidigitateur pendant le spectacle qu'ils ont pré¬ senté. Ce n'est qu'une part des louanges qu'il convient de leur adresser. Un autre courage : celui de ne pas compter sur les vedettes. Je sais bien quel danger représente le premier rôle. M. Jean-Louis Barrault et quelques autres n'ont pas échappé à ces pièges. Les Quatre Saisons sont une équipe. C'est peut-être ce qu'il convient de particulièrement applaudir. Les membres de cette équipe sont d'accord. Us jouent non pour se mettre en valeur mais pour que tout le spectacle soit d'aplomb. Cette attitude des ac¬ teurs paraît naturelle, évidente, obligatoire et pourtant "ceux qui de près ou de loin ont eu à s'occuper de théâtre savent qu'elle est exceptionnelle. Plus encore que dans le domaine cinématographique la vedette stérilise tout ef¬ fort, déséqulibre le spectacle, renverse les intentions de l'auteur et du met¬ teur en scène dès qu'elle n'accepte pas cette discipline que s'est heureuse¬ ment imposée la troupe des Quatre Saisons. On s'étonne d'être encore obligé d'écrire ces remarques. Elles sont 41 plus actuelles que jamais. Les tricheries théâtrales sont des modèles du genre. Et pourtant... Est-ce une preuve de leur bonne foi et de leur courage que le théâtre des Quatre Saisons a voulu infligé en montant l'Etoile de Séville dans une excellente adaptation de M. Albert Ollivier d'après Lope de Vega ? Il a en tout cas parfaitement réussi à nous montrer que ce courage et cette bonne foi sont capables de créer une troupe, d'animer un spectacle, de rendre plus claire la langue du théâtre et de susciter chez le spectateur une volonté de s'élever au-dessus de lui-même. Décors, costumes, jeux des acteurs ne sont que des indications insuffisantes. Tout est modestie sur la scène quand le théâtre des Quatre Saisons l'occupe. Quelle étrange confiance dans le pu¬ blic, confiance qui est pleinement justifiée ! On comprend mieux pourquoi le théâtre tel que l'entendait et que l'entendent encore les cliques triom¬ phantes des margoulins avait perdu tout son prestige. Sans doute la grande masse du public aimait encore le théâtre mais elle avait honte de cet amour. Le succès de certaines pièces assez écœurantes prouvait seulement que dans le royaume de la honte il n'y a plus de frontières, que dès qu'on veut plaire à n'importe quel prix on ne réussit qu'à se rouler dans l'ordure. Tous ceux qui pouvaient apporter quelque chose de neuf et de vivant au théâtre s'écartaient de ces scènes, ne pensaient plus à écrire, à mettre en scène pour ces vedettes boursouflées, de. ces entreprises qui faisaient com¬ parer les salles et les scènes de spectacles à des maisons' de tolérance. On reprend espoir puisque des acteurs acceptent de ne plus se plier à ces lois du gang théâtral, qu'ils se sont révoltés contre les tyrans et autres chefs de bande et qu'ils ont redonné à la scène son autonomie. Je suis per¬ suadé après avoir assisté aux spectacles des Quatre Saisons que la plupart de ceux qui avaient désespéré du théâtre, notamment les écrivains, songe¬ ront qu'il est désormais possible de penser à la scène et d'imaginer dans ce domaine des œuvres dignes. En vérité, le rôle que doit jouer le groupe des Quatre Saisons, l'influence qu'il doit exercer peut être considérable s'il ne se contente pas de leur actuel succès. Il faut que franchement il fasse figure de groupe révolutionnaire, qu'il monte des œuvres nouvelles, qu'il cherche à risquer, qu'il ne craigne pas de soutenir des hommes qui peu¬ vent paraître manquer de ce que les entrepreneurs de tournées pour per¬ sonnes pâles nommaient le métier. On souhaite qu'après la présentation de l'Etoile de Séville et de,George Dandinles directeurs aient l'audace d'animer des pièces qui rompent avec toutes les traditions : Molière et Lope de Vega sont des magnifiques paravents. Que ces grands noms ne soient pas des bar¬ rières. C'est un éloge, un des plus beaux que l'on puisse adresser à une troupe de comédiens que de leur déclarer comme je le fais avec insistance, qu'ils se doivent de montrer encore plus d'audace et de risquer davantage. C'est aussi sans amertume que je déplore que le répertoire actuel des Qilu- 42 tre Saisons n'ait été enrichi de noms d'auteurs inconnus. Pas de vedettes sur la scène. Pas de textes de vedettes de l'histoire littéraire. Qui ne serait d'accord avec ceux qui offriraient ce programme : une troupe courageuse jusqu'au bout des textes. Il serait vain de vouloir mesurer l'effort de pionniers à un seul défri¬ chement. Ce qui importe c'est l'esprit qui anime ces découvreurs. Or, tout homme de bonne foi (il est vrai qu'ils sont rares surtout à l'époque actuel¬ le) conviendra que l'esprit des Quatre Saisons est celui d'individus qui veulent travailler sans cesse par tous les temps et dans toutes les direc¬ tions, qui refusent de s'endormir, que le succès dégrise et qui ne se satis¬ font d'aucun applaudissement et d'aucune louange. Comment ne suivrait- on pas la troupe de ces comédiens qui opèrent au grand jour et qui mesu¬ rent leurs forces sans se soucier des bénéfices ? Le théâtre exige et une vo¬ cation et un don de soi, c'est-à-dire un dévouement dans le passé, dans l'avenir. Une vertu, au théâtre, accompagne nécessairement le dévoue¬ ment indispensable, une vertu qui est de moins en moins pratiquée, culti¬ vée, avouée, cette vertue c'est le courage. La troupe des Quatre Saisons, je l'ai souligné à dessein, a montré un vrai courage, de vrais courages. Ph. S. On s'est peut-être étonné d'avoir lu dans les dernières notes conjoin¬ tes sur le théâtre, balladin écrit avec deux l. Mais comme dit Littré : « il vaut mieux écrire ainsi que dans le XVIe siècle, dans la première édition du dictionnaire de l'Académie et dans Fu- retière, ce mot par deux l comme ballade, baller, auxquels il tient. On ne voit pas pourquoi l'orthographe a été changée ». 43 SEJg CBiËMfflOSlMSI! RENÉ CLAIR et la lumière des choses Avant René Clair, il ne nous avait pas été donné de subir l'enchante¬ ment, de connaître le mystère de l'objet, du quotidien. C'est avec lui que nous avons découvert que d'une rue, d'un escalier, des toits et des cheminées d'une ville, d'un lampion de bal populaire, jail¬ lissait une lumière, une poésie secrète. Le cinéma russe nous a donné la nostalgie des grands paysages d'eau et de ciel et le goût d'une camaraderie un peu enfantine. Le cinéma allemand nous apporta l'envie du péché, le vertige de la destruction, des personnages (nous voulons dire qu'il créa des êtres qui nous suivirent longtemps et qui sont encore de nos souvenirs). René Clair, — il est presque tout le cinéma français —, découvrit pour nous et avec nous ce que nous voyons tous les jours, qui nous entoure tous les jours et qui pourtant ne nous était jamais apparu, n'était jamais deve¬ nu vivant. Nous ne voulons pas dire que c'est là tout son mérite. Il a aussi été le premier, et peut-être l'unique, photographe du mouvement: on se rap¬ pelle Entr acte, la poursuite de la veste dans le Million, le ballet des billets de mille francs dans A nous la liberté. Il a su saisir aussi dans ses images toute la poésie te'ndre, narquoise, à peine amère de Paris. Et c'est peut-être là sa limite. Mais c'est seulement depuis qu'il les a trouvés que nous nous émou¬ vons des détails de chaque jour. || Il peut sembler inutile de dégager aujourd'hui une des qualités d'un 44 cinéaste qui pour le cinéma n'est plus rien. Car René Clair est mort au ci¬ nématographe le jour où il a perdu Paris. Déjà dans.Le dernier milliardaire le charme se défaisait ; Fantôme à vendre, pourtant charmant, et Fausses nouvelles prouvaient, à notre peine, que René Clair n'était l'homme que d'un pays, d'une ville et d'un air bu seulement le long des quais de la Sei¬ ne. Le cinématographe est devenu un art à la petite semaine. Les expé¬ riences et l'apport, — artistiques s'entend —, de ceux qui, avec une caméra, ont voulu faire œuvre d'art ne sont recueillis par personne. Une cruelle actualité, une usante nécessité financière ont brisé les meilleures résolu¬ tions, ont écœuré les plus durs partisans du grand jeu blanc et noir. Et le cinématographe meurt. Quelques studios, avant guerre, satisfaisaient en¬ core, — nous nous y rendions le cœur gonflé de nostalgie —, ceux qui ne voulaient pas croire à l'échec d'un art dont ils avaient beaucoup attendu, en reprenant de vieux films, en créant un répertoire, une cinémathèque à notre disposition. Ces derniers fidèles se'dont aussi dispersés. Et nous irons chercher au-delà de ses cadets, de ses héritiers qui ont refusé l'héritage, et découvrir, l'influence de René Clair. On se souvient peut-être que vers l'année 1930 de jeunes romanciers formaient un groupe que certains critiques appelèrent « l'école féérique ». Pour nous qui n'avons pas oublié notre ferveur pour les fées, les fantômes, les enchanteurs du quotidien, notre goût des vieux salons, des portraits de famille, notre passion pour certains quartiers, certaines rues toujours dé¬ sertes et pourtant sonores de mille pas, nous reconnaissons aujourd'hui que si nous étions, comme tout un chacun l'affirmait, les mauvais disciples d'Alain-Fournier et du Grand Meaulnes, le cinématographe, et principale¬ ment René Clair, fut aussi notre maître inavoué, insoupçonné mais profon¬ dément présent. Il y a une façon de voir et de raconter qui est propre au cinématogra¬ phe. Cette manière, presque une méthode, par René Clair, est entrée dans la littérature. Il reste à ceux qui s'enchantèrent d'Entr'acte, d'A nous la li¬ berté, du Million, du Chapeau de Paille d'Italie et même de 14 juillet le goût du « secret », du « mystère » qui se révèle, cocasse, inattendu ou émou¬ vant. Ce n'est peut-être pas à René Clair seul que nous devons cela, mais les autres nous ont surtout apporté des désirs de fuite dans d'immenses paysa¬ ges, de charmants, de secrets, de durs ou de douloureux visages humains ; quelques uns, plus, rares, ont découvert, pour nous, la joie et la peine des 45 nommes. A lui il avait été confié de saisir le détail, de le grandir, de le faire vivre. René Clair nous a donné la trame du jeu des hommes ; cette trame un peu grise mais dont tout à coup, d'un angle ignoré, nait la vie et sourd comme une lumière intérieure. Ph. de C. c * 46 LES REVUES Nous ne pouvons rendre compte que des revues que nos collaborateurs reçoivent personnellement. Nous sommes si loin que les éditeurs et les grandes revues négligeront sans doute de nous faire le service de leurs pu¬ blications. Nous le regrettons pour nos lecteurs. La poésie renaît. Jamais peut-être plus qu'en ces jours d'angoisse les forces profondes ne se sont manifestées avéc un enthousiasme aussi jail¬ lissant. En France et dans l'Empire, en Suisse et dans tous les pays où la langue et la pensée françaises représentent un ordre supérieur de civilisa¬ tion humaine, des revues se sont fondées où la poésie occupe une place pré¬ pondérante. La jeunesse chante, et nous nous réjouissons de ce qu'elle ait retrouvé des voies de la délivrance en poésie. Les plus émouvantes parmi ces revues sont naturellement les plus jeunes et les pauvres. La doyenne des jeunes revues de poésie française, les Cahiers du Sud, que Jean Ballard dirige avec une incomparable autorité, nous offre d'é- mouvents poèmes de Luc Decannes prisonnier du Stalag. 4 B : A l'œil nu ; un conte fantastique de Marcel Brion ; un poème de Henri Férand : Beau¬ té, visage clos ; enfin des choniques substantielles à propos de Péguy -et de Paul Valéry, et un carnet critique très vivant où nous relevons les si¬ gnatures de Léon Gabriel Gros, Emile Dermenghem et Jean Ballard. Outre la publication régulière de sa revue, Jean Ballard, qui se fait de la culture l'idée le plus vaste et le plus profonde, met au point deux nu¬ méros spéciaux d'une importance égale à celle de ceux qu'il a déjà publiés (le théâtre élysabéthain, l'Islam et l'Occident, le romantisme allemand, re¬ tour aux mythes grecs). Ballard faisant appel à une imposante cohorte d'écrivains et de spécialistes excelle à présenter en une vaste synthèse les grands courants de la pensée humaine. Et c'est ainsi que les numéros spé¬ cieux des Cahiers du Sud couronnent le travail souterrain et obstiné de re¬ cherches de son équipe. C'est ainsi que nous attendons la parution prochai¬ ne d'un numéro consacré au Message actuel de l'Inde, qui sera suivi d'un numéro non moins important consacré au Génie d'Oc et à l'homme médi¬ terranéen. Fontaine, fondée à Alger par Max Pol Fouchet est la revue de la nou- 47 velle poésie française. Chaque livraison nous apporte des textes signifi¬ catifs et parfois admirables. Le numéro 15 que nous avons sous les yeux groupe : Charles Péguy, José Bergamin, Rabindranath Tagore, Paul Eluard et Pierre Emmanuel. Fontaine est ennemie des chapelles, mais on sait s'y montrer exigeant. On n'y admet rien qui ne soit authentique. Nous déplo¬ rons néanmoins que le carnet critique y soit maigre. On nous dira qu'une revue de poésie doit principalement publier des œuvres, et que les gloses passent en second lieu, qu'une revue épaisse coûte cher et que le papier manque, enfin que les collaborateurs ne sont pas rétribués. Je sais tout ce¬ la. Mais les gloses sont utiles. Si l'on veut répandre le goût de la vraie poésie dans le public, il faut lui en faciliter l'accès. Il appartient aux poè¬ tes, dussent-ils se distraire parfois de leur tâche essentielle, d'orienter le public déconcerté par la poésie nouvelle. Poésie 41. La revue des poètes casqués, fondée en pleine guerre par Pierre Seghers, prend une importance grandissante et gagne une audience de plus en plus étendue. Après le numéro spécial consacré à la poésie es¬ pagnole, voici le numéro 6. Comme d'habitude le sommaire est riche. Mais si certains ont pu reprocher à Seghers une trop grande générosité qui le porta souvent à publier des textes poétiques qui n'étaient pas des poèmes, ce numéro les rassure. Nous avons lu des témoignages sur Rimbaud signés André Gide, C. F. Ramuz, Loys Masson, André Malraux, Jean Cassou, Da¬ niel Rops. Il est difficile d'écrire sur Rimbaud, d'expliquer quoique ce soit à propos de lui... Des notes sur la vie et la mort du poète qui n'apprennent rien à per¬ sonne, un commentaire justement indigné sur les manières dont la radio nationale a composé une émission consacrée à Rimbaud. De beaux poèmes parmi lesquels nous avons surtout remarqué un tex¬ te grandiose de Pierre Emmanuel : Soir de l'Homme. Confluences, qui s'intitule modestement « Revue de la Renaissance française » se recommande par l'abondance de ses livraisons. J. A. 48 QUATRE VENTS N° 2 lre ANNEE DECEMBRE 1941 Revue Mensuelle publiée par le Centre « JEUNE FRANCE » de Tunisie Rédaction et Administration : 13, Rue Zarkoun — tunis Téléphone 05.48 Directeur : Philippe du Puy de Clinchamps Le Numéro. Abonnement. France et Afrique du Nord : 8 Francs. Etranger : 12 Francs France et Afrique du Nord : 90 Francs Etranger : 110 francs Tous les fonds doivent être envoyés à M. Philippe de CLINCHAMPS, 13) Rue Zarkoun - Tunis Les manuscrits non insérés ne sont retournés à leurs auteurs que s'ils sont accompagnés des timbres nécessaires pour les frais de poste. La Revue ne publie que de l'Inédit. Copyright by « QUATRE VENTS » — Tunis La Rapide, 5, Rue Saint-Charles - Tunis Le gérant : Philippe du Puy de Clinchamps