M-eort/w liioSc iSSifiSïi LES TROUBADOURS ET LE SENTIMENT ROMANESQUE ROBERT BRIFFAULT LES TROUBADOURS ET LE SENTIMENT ROMANESQUE LES ÉDITIONS DU CHÊNE 16, Place Vendôme-Paris BU LETTRES NOTE DE L'EDITEUR Dans son ouvrage, The Mothers, a study of the origins of sentiments and institutions. — " Les Mères, études sur l'origine des sentiments et des institutions" (j volumes, Allen and Unwin, Londres, et Macmillan, New-York, ig2j) — Robert Briffault avait consacré un chapitre, le 2g6, à la poésie des troubadours. Reprenant ce thème, il en développe les aspects historiques et philologiques, tout en l'envisageant au point de vue de l'histoire des mœurs et de la tradition du sentiment romanesque. Au temps qu'émergeant des récits légendaires du paganisme celtique prenaient naissance les romans de chevalerie qui passionnèrent le Moyen Age, une forme littéraire également étrangère à la tradition classique s'épanouissait dans le Midi de la France. La poésie des troubadours porta la fertilité dans les langues vulgaires en voie de formation. Partout souffla une nouvelle inspi¬ ration lyrique. Le chant provençal aux sentiments recherchés et à la savante facture répondait à l'état d'esprit d'une société féodale qui, prenant conscience de sa rudesse barbare en entrevoyant le luxe et le raffinement de l'Orient, commençait à demander des loisirs fleuris de grâce et d'élégance. Il proposa i. le triomphe de l'amour, Miniature du XIVe siècle, " Triomphes de Pétrarque Bib. Nat., Ms. fr. 594. 9 un modèle aux jeunes littératures. Il fit écho dans les lais des trouvères du Nord 1 ; il évoqua l'éclat de cette poésie italienne qui devait, à son tour, réson¬ ner par toute l'Europe; il éveilla jusqu'en Allemagne et en Angleterre les premiers accents d'une nouvelle tradition littéraire. Les Croisés chantaient les chansons de Provence en dévalant le long du Danube. Tout ce monde du Moyen Age, accoutumé aux pèlerinages lointains, se déplaçait beaucoup. La poésie était, elle aussi, ambulante. Elle ne faisait pas, au xne siècle, appel à un goût spécial et tant soit peu prétentieux, inté¬ ressant un petit nombre de personnes cultivées disposant de larges loisirs. Les chants du jongleur remplissaient au Moyen Age la place que tiennent dans notre monde toutes les formes de la littérature : journaux, romans, spectacles, allocutions diverses. Les " nouvelles " chantonnées par lui étaient parfois réel¬ lement les dernières nouvelles du jour. Le chantre ambulant était l'échotier du monde, et à peu près le seul fournisseur de nouveautés et de délassements. Se rendant, seul ou par troupes, de cour en cour, de château en château, où on se faisait fête de l'accueillir, le chanteur de chansons ne connaissait pas de frontières et pénétrait partout. Nul n'était, de son état, plus vagabond. Au plus ancien jongleur-troubadour dont subsiste la mémoire nous ne connaissons d'autre nom que " Court-le-monde " — Cercamon — sobriquet qui convien¬ drait à tous ses confrères provençaux de l'époque, colporteurs de poésie. L'Espagne et l'Italie étaient pour eux des secondes patries. Peir Vidal séjourna auprès d'Aimeric, roi de Hongrie ; il s'établit quelque temps à Chypre, où il épousa une Grecque 2 ; Bernard de Ventadorn composa une des chansons que nous avons de lui en Angleterre 3 ; Marcabru, lui aussi, visita Londres 4. A peu près toute troupe, toute caravane comprenait des jongleurs. Un prince n'aurait su bouger sans emmener un train de ménestrels dans sa suite. Quand Raimon Bérenger V, comte de Toulouse, alla se faire investir à Turin par Frédéric Barberousse, " il présenta ses poètes à l'empereur, dit le sieur Jean de Gaufridi. Il avait mené les plus célèbres pour se faire honneur d'un avan¬ tage si rare de cette province et pour faire plaisir à l'empereur, qui s'occu¬ pait quelquefois de faire des vers " 5. Celui-ci fut à tel point charmé qu'il assigna au comte Raimon plusieurs domaines, dont son rival, le seigneur des Baux, avait tenté d'obtenir le fief. Les troubadours reculèrent ainsi, au propre non moins qu'au figuré, les bornes de leur patrie. En plus, l'empe¬ reur, fier de faire montre de ses talents, improvisa lui-même, pour l'occasion, une chansonnette en provençal que nous possédons encore. Les troubadours et les ménestrels germaniques se rencontrèrent de nou¬ veau, quelques années plus tard, quand l'empereur vint se faire couronner roi d'Arles et demeura quelque temps en Provence. Les premiers Minnesaenger allemands apparaissent à cette époque dans les châteaux du Danube. Ils doivent tout aux troubadours ; les chants de Heinrich von Veldeke, de Frie- derich von Hausen, de Reinmar der Alte, de Heinrich von Morungen sont, 10 r. fîxanvô: && mis logitti IpA, mskf tic^9 qpûftteceK L®Êasw|K«r toHo mon Ut ot qgïctrftog>^. Uefe AU'JZhîl \-mkfcài «imrtti (•pSK^c:" '-v t 4 *-.C 2 - cercamon. Bib. Nat. Ms. fr. 854 " Cercamons si fo uns joglars de Gas- coinha... e cerquet tôt lo mon lai on el poc anar e per so fez se dire Cercamons Cercamon fut un jongleur de Gas- coigne... et il courut le monde partout où il put aller et pour ce fut dit Cer¬ camon. 3 - l'empereur frédéric ier, " barberousse " (h23- iigo) d'après un manus¬ crit (1058) à la Biblio¬ thèque du Vatican. 4 - al1énor d'aquitaine (i 122-1204) d'après la pierre tombale à l'Abbaye de Fontevrault, détruite pendant la Révolution. M* tmr mandat ictm c] r&x emmîvùtt'ùtf intbcnv mt j y ânuc - perd1gon jouant de la vièle. b'.b. nat. ms. fr. 12473. " Perdigon jo jo- glars e saub trop ben violar e trobar e cantar". 5 12 tant à l'égard du fond que de la forme, calqués sur ceux du Languedoc 6. Comme les empereurs souabes, les rois Plantagenets invoquaient, de par leurs titres angevins, des droits sur les terres d'élection de la poésie et versèrent leurs faveurs sur ses adeptes. Aliénor d'Aquitaine, qui, s'adressant au Pape, s'inscrivait : " Moi, Aliénor, par la colère de Dieu, Reine des Anglais ", compta parmi les premières et les plus ardentes animatrices de la poésie provençale. Petite-fille du premier troubadour, le comte Guilhem de Poitiers, et mère du roi trouvère, Richard Cœur de Lion, elle " s'entendait merveilleusement de mérite, d'honneur et de bien dire de louanges ". Reine de France, elle répandit, de concert avec sa fille, la comtesse Marie, le goût de la nouvelle poésie dans les châteaux de Champagne, de Picardie et de l'Artois. Reine d'Angleterre, elle invita les poètes à franchir la Manche et les produisit à la cour. La plus ancienne lyrique anglo-saxonne, d'où dérive en droite ligne, jusqu'à Shakes¬ peare et à Shelley, la belle poésie anglaise, connut dans les chansons proven¬ çales qu'affectionnaient les princes normands ses premiers modèles. L'empreinte en fut, ainsi qu'il ressort des recherches modernes, presque aussi profonde, dans l'origine, que sur la poésie italienne 7. Le poète Dryden s'en était déjà rendu quelque compte : " Ghaucer, écrit-il, fut le premier à polir et à enri¬ chir notre langue indigente, ce qu'il fit en empruntant largement au pro¬ vençal, le plus poli d'entre tous les idiomes de cette époque " 8. La langue des troubadours fut en effet sur le point de devenir le langage universel de la poésie. Jusqu'au xive siècle, en Espagne et en Italie, les poètes n'en connurent pas d'autre ". Il est en général malaisé pour le lecteur moderne de partager l'enthousiasme que souleva en son temps cette littérature et que marquèrent d'aussi bons juges en la matière que Dante et Pétrarque. A part l'obstacle de la langue — obstacle d'ailleurs peu formidable si, en plus du latin, on dispose d'une con¬ naissance suffisamment intime de l'espagnol ou de l'italien 10 — les thèmes de cette lyrique ne s'assortissent guère, pour la plupai t, avec notre goût. Qu'il soit rimé par les troubadours ou par Pétrarque, par les sonnettistes de la Renaissance ou par les madrigalistes du xvne siècle, l'amour soupirant et mignardé n'est plus fait pour nous émouvoir. Les conventions de la lyrique amoureuse, propres, au XIIe siècle, à relever l'agrément de réunions élégantes et composées en grande partie de femmes, sont, comme celles non moins factices du vieil opéra italien, fatalement périmées. Mais on n'a pas tout dit sur la valeur artistique de la poésie des troubadours lorsqu'on a fait état des modes fanées avec lesquelles elle se rencontrait. On aurait tort, en premier lieu, de se figurer que ces conventions en fussent toute la matière. Certes elles y tiennent une large place et en constituent le noyau ; aussi les manuels savants, s'attachant comme de justesse à en énoncer les termes et le caractère, sont peu aptes à conjurer l'incurie de l'amateur à l'égard de cette poésie. Bien des troubadours — il suffit de citer Peire Vidal, Marcabru, Bertram de Born et 13 les auteurs de sirventes, tels que Peire Cardenal, — connurent toutefois d'autres accents et la matière amoureuse ne tient dans leurs œuvres que la seconde place. Il n'a pas vieilli/ le sentiment, par exemple, exprimé dans ces strophes de Peire Vidal : Ab Valen tir vas me l'aire qu'eu sen venir de Proensa; Tôt quant es de lai m'agensa, si que, quan n'aug ben retraire eu m'o escout en rizen e.n deman per un mot cen : tan m'es bel quan n'aug ben dire. Qu'om no sap tan dous repaire con de Rozer tro qu'a Vensa, si corn clau mars e Durensa, ni on tan fis j ois s'esclaire. Per qu'entre la franca gen ai laissai mon cor jauzen ab leis que fa.ls iratz rire. s J'hume et aspire l'air que de Provence sens venir ; ce qui de là tire provenance, tout m'est plaisir; et si en entends bien dire, je tends l'oreille en souriant, et pour un mot en voudrais cent, quand j'en entends bien dire. « Car n'est païs plus doux qu'entre le Rhône et Vence, entre la mer et la Durance, où pure joie esplend partout. Si là laisse mon cœur et mon bonheur, parmi un peuple gent et près d'icelle qui à dolents rend le sourire. » Et ce n'est guère en trempant sa plume dans un sentimentalisme édulcoré que Bertram de Born esquisse ce tableau à la manière d'Ucello : Massas e brans, elms de color, escutz trauchar e desguarnir veirem a l'entrar de l'estor e maintz vassals ensems ferir, Don anaran arratge chaval de.ls mortz e de.ls nafratz; e quan er en l'estorn entratz, Chascus hom de paratge no pens mas d'asclar chaps e bratz, que mais val mortz que vius sobratz. le. us die que tan no m'a sabor manjar ni heure ni dormir com a, quan auch cridar : « A lor ! s d'ambas las partz, 'et auch ennir chavals vochs per l'ombratge, et auch cridar : « Aidatz ! aidatz ! » ■ 14 e vei chazer per los fossatz paucs e grans per l'erbatge, e vei los mortz que pe.ls costatz an los tronzos ab los cendatz. n « Masses et branz nus tranchent et fracassent heaumes peints et hauts écus ; la mêlée s'engage en masse et sergents frappent et férissent ; et éperdus courent et hénissent chevaux de morts et de férus. Tout homme preu en plein estrif, membres et chefs tailler veut, car mort vaut mieux que vaincu vif. « Ni, m'en croyez, boire et manger tant valent que quand oyez d'ambes parts crier : « Sus à eux ! » Parmi les bois chevaux s'ébrouent et hommes appellent : « A moi, à moi ! » Gisent défaits petits et grands en herbage et en fossés, tron¬ çons de lance et fanions figés en flancs percés. » Dans le cadre même des conventions du genre, les troubadours ont parfois des accents lyriques qui appartiennent à tous les temps. Ainsi nul trait n'est d'ordre plus conventionnel ni plus propre à évoquer un sourire que l'usage d'amorcer une chanson par une allusion à la saison de l'année, aux fleurs qui s'épanouissent et au chant du rossignol — sosie du boulboul traditionnel de la poésie arabo-persane. Or, se prévalant de cette convention, Arnaud Daniel nous offre, sous le signe des quatre saisons, une série de chansons qui supportent la compa¬ raison avec certains vers de Shelley. Voici l'automne : L'aur'amara fa.ls bruoills brancutz clarzir, que.l doutz espeissa ab fuoills, e.ls letz becs dels auzels ramènes ten balps e mutz, pars e non pars ; per queu m'esfortz de far e dir plazers a mains per liei que m'a virât bas d'aut, don tem morir, si.ls a/ans no m'asoma. 15 « Apre, la brise les bois despeuil, elle dont un temps la douce haleine, vert et touffu paràit le breuil ; et coits se tiennent les oiselets, le bec clos, seuls et par couples et sont muets. Et moi tenterai de plaire et par son et par mots en vous chantant d'icelle qu'antan m'éleva à haut espeir et or m'a bouté si bas que pense en perderai la vie fors que mon mal n'assouagie.' » Archaïque, la poésie des troubadours l'est à coup sûr, puisque de toutes les littératures européennes elle est la plus ancienne. De fait, elle est plus moderne, comme l'est dans le même sens l'œuvre de François Villon, que toute la poésie produite en France depuis lors et jusqu'au xixe siècle. Ainsi que l'a très bien dit Gaston Paris : " Ce sont les troubadours qui ont créé le style moderne " ,4. En effet la langue française, de romane et vivante qu'elle avait été, subit une transformation lorsqu'on se prit à enter sur cette vieille tige la greffe d'une langue morte et qui ne fut probablement jamais parlée : le latin juridique et décla¬ matoire du pire crû cicéronien. Répudiant le roman, fruit d'une évolution natu¬ relle et en grande partie poétique, des juristes et des Patelins se prirent à confec- 15 tionner à coups de grammaire une langue issue d'actes de greffiers et d'instru¬ ments de notaires, et ils la voulurent à tout prix logique, tout contraints qu'ils fussent de reconnaître la primauté de l'usage, c'est-à-dire de la vie de la langue, en toute occurrence, sur la logique. De là la clarté française et un véhicule admi¬ rable de prose, mais qui place les Français dans l'embarras de se demander : " Quel est notre grand poète? " Longtemps ils prirent la rhétorique et les péri¬ phrases " nobles " des alexandrins jansénistes pour de la poésie, et lorsqu'ils voulurent retracer leurs pas, ils se virent mis dans l'impossibilité d'aboutir à une langue lyrique à moins de faire violence à la langue française. Les troubadours agitèrent au xue siècle une question qui est loin, même aujourd'hui, d'être résolue : celle de l'obscurité poétique. Arnaud Daniel, le grand protagoniste du trobar clus, récusait la banalité, le mot consacré, la phrase toute faite, décolorée par l'éloquence de confection. Sa recherche de l'inusité, de l'inattendu, n'a rien à voir avec la préciosité fleurie dans laquelle versera la virtuosité italienne, ni avec la nébulosité estompée où, à la poursuite du mys¬ tère, sombrera beaucoup de poésie moderne. Bien au contraire : une concision tranchant jusqu'à la moelle, une ellipse hardie, point de " cheville ", pas d'exo¬ tisme ou de mot " savant ", plutôt, quand la périphrase est par là évitée, le mot, la tournure vulgaire, grossière même ; ce sont là les traits d'Arnaud et ce seront ceux de Dante. Il en résulte un certain ésotérisme, exigeant du lecteur quel- qu'application, décourageant la veulerie qui, d'un coup d'œil, prétendrait embrasser tout le sens de la phrase poncif, obscurité d'ailleurs moins accusée pour les contemporains que pour nous, à qui échappent les allusions du langage quotidien. Réclamant contre cette recherche, Guiraut de Bornelh, bien qu'ayant lui-même trempé d'abord dans cette manière, protestait : " Quand on prend la parole, c'est en somme pour être compris ". Logique qui, pour irrécusable qu'elle puisse paraître, n'est de fait qu'apparente et fallacieuse. Il n'est pas en effet question, même en prose, que d'être entendu ; encore moins en poésie. La prose aspire parfois à être un art ; la poésie est tenue d'en être un, intermédiaire entre sens et son, entre verbe et musique. Ce n'est pas pour raisonner ou pour rapporter que le poète prend la parole ; il ne touche pas les éléments du langage comme le clavier d'une machine à calculer, mais comme les cordes d'un luth. Que les paroles qu'il émet éveillent les idées et les pensées ne suffit pas ; elles doivent aussi bien ébranler par leurs vibrations les fibres de la sensibilité, de l'imagination, évoquer les rythmes de cette émotion que, faute de mieux, nous appelons esthé¬ tique. Aussi le contenu intellectuel ne saurait compter, en poésie, que comme élément dans la symphonie de forme et de fond, et la place qu'il y tient n'est pas celle qu'il occupe dans la prose de M. Jourdain. La forme est l'étoffe de la poésie. Certes on voudrait les deux, forme et matière, à la fois. L'importance que réclama la forme chez les Provençaux subordonna à celle-ci le fond même de la poésie, et le métier en vint à dominer l'inspiration. Mais ce souci, excessif si l'on veut, de la technique où se jetèrent les restaurateurs de l'art poétique, 16 fut nécessaire à la création de l'instrument délicat d'expression dont ils dotèrent les siècles de la poésie européenne et qui seul permettra le parfait mariage de ses éléments. Nous sommes loin par ces points de vue qui engagèrent l'esprit des trou¬ badours de la naïveté archaïque. Et c'est le miracle de cette littérature, graine de notre lyrique, qu'elle fut d'emblée moderne. C'est surtout une poésie à l'adresse de poètes, un art intéressant le métier. Malheureusement les poètes ne sont pas toujours savants et les savants souvent ne sont pas poètes. Le charme de cet art, résidant dans la forme plutôt que dans le fond, se trouve aboli dans la traduction. Mais si le commun dès lecteurs est peu disposé à faire de cette poésie un livre de chevet, un Laforgue, un Rimbaud, un Ezra Pound peuvent, de nos jours encore, en tirer et délice et profit. Ce fut Goethe qui, frappé de la qualité de cette poésie, en introduisit, après des siècles d'oubli total en France, l'étude en Allemagne. Que ne dut être partant l'impression que créa cette élé¬ gance précoce alors que les langues vulgaires ne connaissaient pas d'autre modèle comparable, et que le lettré balançait à s'exprimer autrement qu'en latin ? Ce fut la poésie provençale qui détermina son choix ; ce fut elle qui donna au monde Dante. Mais les thèmes qui nous déroutent par la stylisation de leurs sentiments éventés recommandaient au xne siècle cette poésie à la société des châteaux non moins que l'élégance de la forme. Bien plus encore que les romans, elle s'adressait aux femmes. L'amour romanesque, traité sous forme narrative dans les récits de chevalerie, n'y tenait qu'une place accessoire ; il formait le thème même de la poésie des troubadours. Cette poésie amoureuse fut composée en langue vulgaire, remarque Dante, parce que les femmes n'entendaient pas le latin I5. Aussi l'empreinte sur les langues naissantes en fut-elle plus profonde et plus riche de conséquences que celle de n'importe quel autre genre littéraire. C'est de cette poésie que nos langues ont été nourries ; c'est autour des conventions romanesques de l'amour, par quoi, non moins que par ses procédés techniques, elle se distingue de la tradition classique, que nos littératures se sont formées. La vogue dont jouirent les romans de chevalerie ne laissa sur les grands courants des littératures européennes que peu de traces ; l'influence de la poésie proven¬ çale, par contre, se transmit à toute une lignée littéraire. Ainsi, deux siècles après que cette poésie se fut éteinte dans la ruine qui frappa le pays de son origine, un renouveau de l'influence qu'elle avait épandue s'opéra par l'intermédiaire de l'Italie. En France, les pétrarquistes, les poètes de la Pléiade, Ronsard; en Angleterre, les euphuistes et les sonnettistes italianisants de l'époque d'Éliza- beth, et Shakespeare fut de ce nombre, réaffirmèrent par plus d'un trait leur apparentage à la tradition languedocienne. La poésie amoureuse Comptait à peine dans l'Europe païenne. Ainsi qu'il est de règle dans la plupart des sociétés de culture primitive, les barbares attri¬ buaient aux chants érotiques un caractère magique. C'étaient à leurs yeux des !7 formules d'incantation par quoi l'amoureux voulait jeter un sort, opérer une manière d'envoûtement sur l'objet de ses désirs. Chez les peuples nordiques la composition d'une pièce de vers à l'adresse d'une femme constituait un délit dont l'auteur se voyait exposé à des sanctions, tout comme un quelconque pra¬ tiquant d'arts occultes et de sorcellerie. On cite le cas de poètes traînés en justice, proscrits ou frappés de fortes amendes pour avoir adressé des vers à une jeune femme dont la famille avait rejeté leur alliance. Le poète Scandinave Ottar le Noir fut jugé coupable d'avoir dédié une chanson à la fille du roi Olaf. Condamné à mort, il ne dut sa grâce qu'à l'heureuse inspiration de chanter, comme on le menait au supplice, les louanges du roi Dans une des nombreuses variantes de l'histoire de Tristan, le héros est tué par le roi Marc pour avoir chanté un lai à Iseult17- Ces chants barbares étaient, paraît-il, dénués de mérite, et ils ne ressemblaient guère à ce que nous entendons par poésie amoureuse. Non seulement la technique de la lyrique européenne, mais toute la transformation dans les sentiments, ou, si l'on veut, dans les conventions sentimentales qui marquent la différence entre le traitement de la passion dans nos littératures et dans l'antiquité ou dans le monde barbare, tire son origine de la poésie provençale. Lorsque, par exemple, Racine introduit dans une paraphrase d'Euripide une délicatesse sentimentale qui n'a pas d'analogue dans son modèle, il puise à son insu son inspiration à une tradition qui eut sa source en Provence. En disant " Provence ", nous suivons l'usage qu'affectionnaient au Moyen Age les populations mêmes des contrées de langue d'oc, beaucoup plus étendues que ce que nous entendons par la Provence. Elles aimaient à souligner leur ori¬ gine des plus anciennes " provinces " romaines, y compris le Narbonnais, la " première " et la " deuxième " Aquitaine, et s'étendaient jusqu'à la Loire. " On nommait Provençaux, dit Raymond d'Agyles, les peuples de Bourgogne, d'Au¬ vergne, de Gascogne, de Gothie et de Provence. " 18 Ce furent là les pays d'ori¬ gine des troubadours " provençaux ". Le singulier essor, au xue siècle, d'un nouveau genre lyrique et d'une tech¬ nique particulière introduite de ce fait dans les littératures européennes fut un phénomène émanant de conditions locales. Il se rattache en particulier à l'influence sur le Midi de la France de la civilisation arabe en Espagne, où floris- sait dès le Xe siècle une littérature lyrique, cultivée avec passion et marquée par le goût romanesque et par les traits de technique qui distinguent la poésie provençale. Plusieurs parmi les spécialistes de philologie romane ont, à la suite de Friederich Diez, professeur à l'université de Bonn et fondateur des études pro¬ vençales en Allemagne, nié l'influence de la poésie hispano-mauresque sur celle des troubadours, ou ont le plus souve.nt passé la question sous silence. Jeanroy en fait mention en ces termes : " Quant à l'influence arabe, dont on a beau- 18 coup parlé au temps où les aperçus généraux tenaient lieu de l'étude attentive, des faits, il devient de plus en plus vraisemblable que c'est une légende " I9. Cependant, loin d'asseoir sur des raisons soutenables les conjectures sur l'ori¬ gine autochtone de la poésie provençale, l'étude des faits a bien plutôt mis en relief le malfondé de ces hypothèses et en a amené l'abandon 20. Les tenta¬ tives de relièr cette poésie à la tradition classique ne se sont pas avérées plus heu¬ reuses que celles d'en retracer l'origine à un répertoire populaire inconnu. Eugène Baret écrivait à ce sujet : " Comment refuser de croire que la cause première, la raison la plus générale de cette renaissance poétique réside dans les germes encore vivaces de la civilisation et de la culture antiques dont brillèrent si long¬ temps ces belles contrées? Quel que fût en effet l'heureux naturel des races parmi lesquels fleurit la poésie dite provençale, il est impossible d'expliquer uni¬ quement par un instinct heureux les raffinements littéraires auxquels nous fai¬ sons allusion. De tels raffinements ne s'improvisent pas ; ils supposent de longs tâtonnements, ils sont l'œuvre du calcul et de la réflexion industrieuse. Nous voyons plutôt dans ces formes savantes un héritage ancien que reçurent les troubadours de la décadence romaine et les derniers efforts où s'épuisa la langue latine. " 21 On ne peut se défendre de quelque surprise en apprenant que la poésie latine ait proposé à aucune époque un modèle à l'invention de savants jeux de rimes et à l'instauration de nouvelles formes strophiques. Sans doute doit-on admettre entre toute production littéraire en langue romane et la tradition latine une continuité qui, on est en droit de le supposer, survécut aux âges les plus barbares. Mais si grande qu'on veuille faire la part de cette continuité, la poésie des troubadours, moins encore que les romans, ne se rattache par aucun trait à la tradition littéraire latine. Vouloir dériver les chansons de Guilhem de Poitiers des poésies d'Ausone et de Sidoine Apollinaire ou d'hypothétiques disciples de ces lourds représen¬ tants d'une tradition moribonde serait aussi mal avisé que de chercher dans Pétrone et dans Apulée la source des romans de Chrétien de Troyes, sans tenir compte de la " matière de Bretagne ". Il faut dans l'un et l'autre cas, pour expliquer l'origine des œuvres romanes, postuler une influence étrangère à la tradition littéraire latine. La question ne saurait d'ailleurs être tranchée, en ce qui concerne les troubadours, par l'autorité, si haute qu'elle soit, des spécialistes en langue romane, attendu que le problème fait appel également à des connais¬ sances sur la poésie arabe en Espagne qui faisaient entièrement défaut à l'époque où écrivait Diez. Il n'en va plus de même aujourd'hui. Alors qu'aucune preuve ne vient à l'appui des hypothèses émises sur une activité alliée à l'art des troubadours dans l'Europe chrétienne avant le xne siècle, nous disposons de copieux détails sur la riche littérature lyrique de l'Espagne mauresque dès le Xe siècle, et nous avons en particulier dans ces dernières années pénétré si avant dans la connaissance de son influence sur les contrées avoisinantes qu'il n'est plus permis *9 de garder le silence à ce sujet sans faire aveu d'inconscience. Aussi une attitude plus éclairée ne laisse-t-elle pas de se faire jour à la place des opinions longtemps répandues dans les académies, opinions ne présentant du reste qu'un cas particu¬ lier d'anciens travers et d'écarts beaucoup plus étendus de l'imagination histo¬ rique qui, détournée de toute connaissance de l'Islam, répugnait à computer l'obligation de la chrétienté barbare envers une civilisation infidèle 22. Toutefois, en France, beaucoup d'esprits cultivés, entretenus par l'autorité d'éminents médiévalistes dans des aperçus qui se rencontrent avec le sentiment national, ÎS conçoivent volontiers que la lyrique provençale poussa sans graine à quelques lieues de Paris 24 et trouvent oisif d'aller en chercher l'origine chez les Maures. Les chantres de cette poésie ne s'embarrassaient pourtant pas pour aller chercher chez les Maures les instruments de musique sur lesquels s'accompa¬ gnaient leurs chants ; les protecteurs des troubadours allaient chercher chez les Maures le luxe et l'élégance qui appelèrent à la vie leurs goûts raffinés ; ces loisirs favorisés, les richesses que le commerce de leur pays allait chercher chez les Maures les permettaient et les alimentaient. L'Europe du xie et du xne siècles allait chercher chez les Maures les nouvelles industries, les sciences, les arts de la navigation qui devaient la transformer ; elle allait chercher chez les Maures les mathématiques, l'astronomie, la médecine, la chimie ; elle allait chercher Aristote, Avicenne et Averroès. Daniel de Morlay, Michel Scotus, Gérard de Crémone, Gerbert d'Aurillac, Raimon Lulle allaient chercher chez les Maures les semences d'un nouveau monde de pensée et de science. Regiomontanus allait chercher dans les éphémérides d'Al-Batani les données qui permettront à Henri le Navigateur, à Vasco de Gama et à Christophe Colomb de décupler l'étendue de l'univers ; Adelhard de Bath allait chercher à Cordoue l'unique exemplaire d'Euclide, dont jusqu'à l'an 1533 se serviront toutes les écoles d'Europe ; Platon le Pisan et Fibronacci allaient chercher en Espagne l'algèbre, l'abacus, l'almanach et l'algorisme. L'Église, elle-même, allait chercher chez les Maures l'édifice de la pensée scolastique ; Albert le Grand et Thomas d'Aquin, tous les deux arabisants, allaient chercher dans Avicenne, Al-Farabi et Averroès la philosophie de la foi catholique. Alors qu'au seuil de l'Espagne mauresque les troubadours entonnaient leurs chants, Roger Bacon proclamait à Oxford que sans la connaissance des livres arabes aucune science et aucune pensée n'étaient possibles. Plongée dans la barbarie de cinq siècles, dont nous arrivons à peine à percer les ténèbres, l'Europe du Moyen Age fut soudainement rappelée à la vie : elle dut à ce moment tout au monde de l'Islam. Elle ne dut à peu près rien à Rome, qui ne lui transmit, en littérature, que quelques florilèges d'Ovide, de Cassiodore et de Boèce. Supposer que seule la lyrique qui se fit entendre à l'orée des jardins de l'Andalousie constituât une exception, c'est là une bizarrerie qu'il serait besoin, pour la fonder, d'étayer de preuves autrement concluantes que les conjectures hasardeuses qu'on s'est, donné à tâche d'écouler 25. 20 6 - mosquée de cordoue, intérieur. 788 et Xe siècle. 7 - cloitre de notre-dame-du-puy. XIe et XIIe siècle. " Un Art nouveau fit la conquête du monde chrétien. L'Europe chrétienne tout entière se mit à l'école de l'Orient... Voilà l'Art qui se substitua à l'Art grec et que le Moyen-Age a reçu. Il a donné à la décoration romane son étrange caractère... l'Orient a façonné nos décorateurs du XIIIe, leur a imposé des habitudes d'esprit, les a plies à la symétrie... Le règne de l'art oriental dura plus longtemps que celui de l'art grec ". émile male, l'Art religieux du XIIe siècle en France, pp. 2, 362. 21 * * * Un siècle avant les docteurs de l'Université de Paris, les théologiens de Damas se prirent à discuter avec ardeur l'abtruse question des " universaux soulevée par un passage de VIsagoge de Porphyre, et la dispute donna lieu à une nouvelle dialectique tirée d'Aristote. Un siècle environ avant qu'un trou¬ badour ne modulât en Provence sa première chanson, les lettrés de l'Espagne mauresque se passionnèrent au sujet d'une nouvelle forme de poésie dont l'éclo- sion constituait pour eux une révolution littéraire. " Fidèles aux goûts cultivés de leur dynastie, écrit le professeur Nicholson, les Oméyades d'Espagne aimaient la poésie et la musique plus que le Coran " 26. Les traditions de la poésie arabe, consacrée en général à l'éloge de la tribu, des combats, des chevaux, furent tout d'abord représentées dans le Califat d'Occi¬ dent par quelques poètes, dont Ibn-Hani de Séville (m. 973) fut le plus réputé. Mais ce style traditionnel, en honneur depuis lés; " jours de l'ignorance " parmi les Arabes, fit bientôt place en Espagne à un genre tout différent. " Rejetant la tradition èlassique, écrit Jan van Goeje, toute une pléiade de poètes développa la forme lyrique et l'appliqua à l'expression d'émotions personnelles ayant -trait presque exclusivement à des thèmes d'amour " 27." Un sentiment romanesque dans les chansons d'amour, anticipant sur l'esprit de la chevalerie du Moyen Age, dit encore Nicholson, ainsi qu'une sensibilité toute moderne à l'égard des beautés de la nature sont les traits de la poésie arabo-espagnole et elle parle par cela beaucoup plus directement que ne le fait l'ancienne poésie arabe au goût européen " 2S. On compte le roi Al-Motamid de Séville et Ibn-Zaydûn de Cor- doue au premier rang des poètes qui illustrèrent cette poésie. Elle célèbre l'amour comme la forme la plus haute du bonheur et comme la source de l'inspiration la plus noble ; elle chante la beauté de la femme aimée, la tristesse de l'amant malheureux et la cruauté de sa dame. Elle comporte des nouveaux genres qui se retrouveront ailleurs : l'aube, la chanson du printemps. La poésie hispano- mauresque fut en Europe la première de ce genre. Qu'aucune poésie euro¬ péenne, populaire ou autre, française ou étrangère, ne témoigne, même de loin, d'une pareille analogie avec la poésie provençale qu'elle devança de près de deux siècles, c'est ce qui, sans plus, saute aux yeux de prime abord. Rien de plus faux que de se figurer, ainsi que souvent on l'a fait, que les Arabes ne connurent de l'amour que la sensualité. L'idéalisation et la vénération de la femme comptaient parmi les traditions de leur race remontant plus loin encore que l'Islam. Assimilé à la loyauté envers la tribu, le culte chevaleresque voué à la femme entrait dans les thèmes de leur poésie traditionnelle ; c'était dans les tentes de femmes cultivées, poétesses elles-mêmes, que se tenaient dès les premiers temps les concours de poésie dont elles étaient les juges Si, au xe et au xie siècles, l'Espagne mauresque connut un essor poétique d'un caractère chevaleresque auquel la tradition gréco-romaine resta totalement étrangère, c'est 23 que la tradition arabe, elle, ne l'était pas. Le terrain était préparé. Il se trouve à coup sûr dans la poésie arabe, comme dans la plupart des littératures, des genres d'une licence effrénée, et il y eut des poètes pour railler les conceptions éthérées de leurs confrères. Mais il ne manquait pas, bien s'en faut, de puritains dans le monde islamique : les Béni-Odra, par exemple, ou " Fils de la Chasteté ", •les Ikwan ul Safâ, les " Frères de la Pureté ", dont Maslam de Madrid répandit, vers la fin du Xe siècle, les doctrines en Espagne. Dès le deuxième siècle de l'Islam, un mysticisme ascétique, qui n'était pas, d'aucuns pensent, sans devoir quelque chose aux cénobites du Sinaï, le Soufisme, se répandit dans toutes les couches du monde musulman. On cite parmi les plus anciens documents de cette doctrine les " Sentences " d'une Sainte Thérèse islamique, Rabi'a de Basra, qui assimilait l'amour divin à l'amour profane. Le Soufisme adopta dès lors, dans son langage symbolique, une terminologie érotique et même bachique : dans l'ivresse que leur procurait le vin de la vraie doctrine, les adeptes voyaient Dieu révélé sous les images de l'Amour et de la Vigne mystique. C'est en effet par-dessus tout à la conception de l'amour que se rattache l'imagerie de cet idéalisme. L'amour est, d'après Yûsûf û Zûlaikha, la cause première de la création. Aussi, non seulement les Arabes d'Espagne s'adonnaient-ils avec passion à la composition de poésie amoureuse, exercice à peu près obligatoire dans la pensée soufie, mais encore ils discutaient tout au long, au XIe siècle, la théorie, la méta¬ physique des sentiments dont leur lyrique s'inspirait. Cette singulière scolas- tique érotique se rattache aussi étroitement à la poésie amoureuse hispano- mauresque que les conventions de 1' " amour courtois " à celle des trouba¬ dours. La poésie, le chant et la danse étaient en effet les expressions de prédi¬ lection de la piété soufie. Elle avait, pour le moins, le mérite de ne pas être morose ; c'était une manière de " gai science ". Répandue sous des formes et des variétés innombrables dans tout le monde de l'Islam, la doctrine soufie connut un nouvel essor alors que les lettrés se prirent à étudier Platon et les néo-platoniciens. Plusieurs d'entre les philosophes, dont l'illustre Ibn-Sina (que les Roumis appellent Avicenne), renversant le symbolisme soufi et s'inspirant de passages du Phèdre et du Banquet, traitèrent dans leurs écrits de l'amour profane en l'assimilant à l'amour divin. Il existe toute une suite de ces disser¬ tations 30, étranges produits de l'esprit oriental, mélange de réalisme et de mysticisme. L'une de ces œuvres, le Kitab al-Zahra d'Abû-Bakr ibn-Dawûd, de Bagdad (868-909), le chef de l'école zaharite, est toute imprégnée des théories de Platon. L'auteur arabe cite par le détail la conception platoni¬ cienne des affinités préétablies, d'après laquelle les esprits, créés par la bisection d'une même sphère, se voient attirés vers leurs moitiés complémentaires. Il insiste sur " la soumission de l'amant à la personne aimée, qui est, dit-il, la marque de l'amour raffiné ", et par-dessus tout sur la pureté, déclarant que " celui qui est bien né doit être pur et chaste " 31. Ce fut en Espagne que cette inspiration connut la plénitude de son épa- 24 nouissement. Ali ibn-Hazm, de Cordoue (994-1065), écrivain d'un style remar¬ quablement critique et moderne — vir immensae doctrinae, ainsi que l'appelle Dozy 32 — dont les écrits philosophiques firent école, et possèdent pour nous une valeur documentaire des plus précieuses sur l'histoire de la pensée arabe, composa entre autres un traité De l'Amour, sous le titre poétique de Tauk al- Hamama, c'est-à-dire Le Collier de la Colombe 33. Cet ouvrage, comprenant trente chapitres, traite entre autres " De l'amour par ouï-dire ", " Des messages d'amour ", " Du rôle des yeux dans la naissance de l'amour ", " De la loyauté ", " De la fidélité ", " De la soumission que doit un amant à sa dame ", " Des épreuves de l'amour ", etc. Ibn-Hazm remarque que " l'amour est souvent d'abord un sujet de légèreté et de plaisanterie, mais peut devenir une chose fort sérieuse et fort grave " M ; il reprend, à peu près dans les mêmes termes que Ibn-Dawûd, les théories de Platon. Il a un chapitre sur " Les médisants ", un autre sur " Les bons offices d'un ami " ; il déclare que le manque de con¬ fiance en amour est la marque " d'une personne de basse extraction et à qui les sentiments raffinés font défaut " 35. Dans un poème, l'amant se déclare satisfait d'un regard 3U. Par-dessus tout l'auteur s'étend sur " l'excellence de la chas¬ teté ". " L'union des esprits, affirme-t-il, est mille fois plus belle que celle de la chair " 31. Et il rapporte dans le chapitre sur l'amour à première vue le cas du poète Ibn-Harûn al-Ramadi, bien connu dans les annales littéraires de l'Espagne mauresque, qui, n'ayant rencontré sa dame qu'une seule fois près de la Porte des Droguistes, à Cordoue, lui dédia pendant le restant de sa vie toutes ses poésies d'amour 38. Certaines de ses anecdotes, qui rappellent les biogra¬ phies romanticisées des troubadours, se rapportent à l'amour envers une " dame lointaine " que l'amoureux ne connaît que par les rapports qui lui en ont été faits39. En discourant des diverses manières qui peuvent donner naissance à l'amour, Ibn-Hazm appuie surtout sur la vue, " car l'amour entre le plus souvent par les yeux, qui sont les portes de l'esprit, et se répand ainsi dans l'âme tout entière " m, doctrine fort en cours parmi les troubadours, et qui le fut encore plus parmi les poètes italiens du xive siècle. L'écrivain arabe du xie siècle est de fait beaucoup plus avancé dans la voie de l'idéalisation que ne le fut aucun troubadour de l'âge d'or de la poésie provençale. Il se rapproche bien plus par ses conceptions des poètes toscans du Stil nuovo. Empruntant, ainsi qu'ils le reconnaissent, tout aux troubadours, les Italiens remontèrent aux sources où les Provençaux avaient puisé, appuyant sur l'inspiration " pla¬ tonique ". Or ils ne connaissaient Platon que d'après une seule source : les traductions d'ouvrages arabes par les Juifs espagnols. Pour approfondir les idées de la lyrique des troubadours, ils se virent dans la nécessité de recourir à l'Espagne mauresque. Comme la plupart des traités arabes, l'ouvrage d'Ibn-Hazm est émaillé de compositions poétiques. La poésie hispano-mauresque connut en effet ample¬ ment, elle aussi, les répercussions du mysticisme soufi. Toute la lyrique anda- 25 louse en subit l'influence. Citons, à titre d'exemple, une poésie d'Ibn-Darrach (m. 976), où, après avoir retracé le tableau des charmes séducteurs de sa dame, " qui ouvrait les portes de la passion ", le poète conclut : " Elle est telle qu'un verger dont je ne fais que goûter la beauté et le parfum ; " car je ne suis pas semblable aux bêtes errantes qui d'un jardin se font une pâture 41 Aucun troubadour du xiie siècle ne s'éleva à cette hauteur de spiritualité. Totalement inconnue à la poésie amoureuse occidentale de l'époque, cette idéalisation de la passion demeura répandue dans le monde de l'Islam jusqu'au xiie et au xme siècles. L'un des poètes les plus en vogue, Omar Ibn-Farid (1185- 1235), chante sa bien-aimée en ces termes : " Loin de moi ce froid amour qui laisse sèches les paupières, cette passion qui n'allume aucun transport violent ! " Inflige-moi la peine que tu voudras, sauf celle de l'exil : toujours ton amant soumis et fidèle, je volerai au devant de tes désirs. " Prends ce dernier souffle de vie que tu m'as laissé ; l'amour n'est pas par¬ fait tant qu'il prétend épargner un reste d'existence... " Expirer d'amour pour elle, c'est s'assurer la place la plus glorieuse parmi les amants... " Si ma bien-aimée s'éloigne, abandonne, ô mon sang, le cœur que tu animes ; si elle s'approche, rayonnez, ô mes yeux, d'allégresse... " Prends pitié d'un malheureux qui tantôt sent lui échapper tout espoir et tantôt se berce de douces illusions... " L'amour dont je brûle est aussi pur que le visage des élus... " Un soir, nous nous trouvâmes dans un lieu où n'était aucun surveillant ni médisant qui eût pu nous nuire par ses calomnies ; " je posai à terre mon visage pour qu'il servit de marche-pied à ma dame. Elle dit : " Réjouis-toi, tu peux poser tes lèvres sur mon voile ! " " Mais mon cœur ne voulut pas y consentir ; car elle attendait de la noblesse de mes sentiments la conservation de son honneur. " Et nous passâmes la nuit ainsi que je l'eusse désiré. Il me semblait posséder tous les royaumes de la terre, et le temps paraissait m'obéir en esclave. " 42 Les troubadours n'atteignirent jamais, il faut l'avouer, à la pure inspi¬ ration poétique qui anime la poésie musulmane. S'ils empruntèrent à celle-ci beaucoup de sa terminologie 43, on ne saurait néanmoins prétendre que les ressorts de la poésie arabo-espagnole et les conventions de l'amour chevaleresque fussent de tout point identiques. Le contraste entre la société féodale du Languedoc et celle du monde islamique ne pouvait en effet laisser de se traduire par des différences dans les sentiments et dans leur expression poétique. Ce contraste fut toutefois beaucoup moins accusé qu'on ne pourrait être porté à le supposer. Au Moyen Age, l'Orient islamique et l'Europe se ressem¬ blaient bien plus qu'à aucune autre époque. L'ambiance de telle kasbah de l'Atlas évoque encore aujourd'hui celle des châteaux féodaux de la France du xne siècle44. Le système du harem n'était pas aux premiers siècles de l'Islam 26 ce qu'il devint dans la suite ; jusqu'à ce jour, parmi les Berbères, les femmes en font peu de cas, et le voile se porte peu. N'ayant amené qu'un petit nombre de compagnes, les conquérants peuplèrent leurs palais d'Espagnoles. Celles-ci conservèrent en grande mesure leur liberté d'allure et furent encouragées à le faire. Elles étaient en général beaucoup plus cultivées que leurs sœurs des pays chrétiens ; elles recevaient la même instruction que les hommes, et sou¬ vent dans des classes comprenant les deux sexes. Il se trouvait même des femmes savantes qui s'appliquaient à l'étude de la philosophie et des mathé¬ matiques, et parfois se rendaient en Orient pour suivre les cours de profes¬ seurs renommés. D'autres, épouses ou filles de vizirs et de califes, exerçaient des charges dans l'administration. La copie des manuscrits était une occu¬ pation féminine ; un quartier de Cordoue contenait des centaines de femmes qui s'employaient à la manufacture de livres ; les manuscrits d'une certaine Fatima jouissaient d'une réputation particulière en raison de leur beauté. 46 Innombrables furent les femmes qui se distinguèrent comme poètes. Souvent les épouses d'émirs et de vizirs prenaient part aux réunions littéraires et les ani¬ maient par leur esprit et par leur goût cultivé ; on signale en particulier la princesse Walhada, fille de Mûhammad II (1008-1010) et Aïsha bint-Ahmed comme protectrices des poètes et comme auteurs de poésies 46. Ce qui a lieu de surprendre, c'est que dans la Provence féodale et dans l'Espagne mauresque, deux mondes qui présentaient en somme des différences que l'on ne saurait entièrement écarter, l'expression poétique de l'amour ait néanmoins revêtu des formes à ce point analogues. Que cette similitude fut l'effet de l'action exercée par la plus ancienne sur la plus récente des floraisons lyriques qui à un siècle d'intervalle s'épanouirent de chaque côté des Pyrénées, c'est ce dont il est, en raison même de ces différences, d'autant moins permis de douter. Mais, afin de mesurer la juste valeur de cette analogie, il convient, laissant pour l'instant de côté les aspects d'ordre général, de reporter l'atten¬ tion sur des traits d'une autre nature. C'est par la forme non moins que par le fond que la lyrique hispano- mauresque tranche sur la poésie traditionnelle des Arabes (sh.Hr). Celle-ci don¬ nait dans une pédanterie qui ferait honte à nos puristes. Assujettie à desrègles de métrique (arûd) et à une doctrine de la rime (ilni al-kafiya) d'une minutie sans exemple, cette poésie était de plus conçue dans une langue hiératique, gou¬ vernée par une syntaxe et un système de désinences particuliers (isk'ar), qui avait, du temps même de Mahomet, cessé dès longtemps d'être parlée. Se dépouillant de toutes ces entraves traditionnelles, la poésie arabe subit en Espagne une transformation remarquable. Cette révolution littéraire reposait sur une circonstance capitale : l'ancienne poésie arabe n'était pas chantée, la poésie hispano-mauresque le fut. Elle devint, au sens propre, lyrique. 27 Le Coran décourageait la musique. L'iman Malek, dont l'avis en la matière faisait autorité, condamnait la mélodie et le chant comme des légèretés ne s'assor- tissant guère avec le caractère d'un croyant. " Les Arabes, dit Ibn-Khaldûn, n'avaient d'abord d'autre art que celui des vers. " 47 Le grand essor que prit la musique surmonta toutefois, non sans de longs litiges, la tradition forma¬ liste et l'amena à se plier au goût que le nouvel art avait suscité. Les Arabes perfectionnèrent les instruments de musique adoptés par eux en Iran, en Syrie et au Maghreb. Ils inventèrent l'archet, transformant de ce fait les instruments à corde de la Perse en rabab, l'ancêtre du violon ; ils apportèrent des modifica¬ tions innombrables au luth, al'uàau gânun, forme de psaltérion 48. La musique moderne repose, elle aussi, sur l'évolution des instruments ; sans le clavecin, issu par lentes étapes du gânun, sans les violons de Crémone, perfectionnement du rabab arabe, le génie de Bach et de Mozart serait resté muet et nous serions demeurés sourds aux harmonies qui nous charment. Faite qu'elle est aux riches concours de sonorité et d'accords complexes, à la magie de la polyphonie et du contrepoint, l'oreille moderne est inhabile à goûter les minces filets de la mo- nodie qui tenait au Moyen Age le lieu de cet art. Peut-être aussi a-t-elle perdu quelque chose du sens infaillible du rythme que possédaient nos ancêtres et que possèdent les Orientaux. Leur musique simple et cadencée n'apporta cepen¬ dant dans un monde qui n'avait connu jusque-là que le tintement des quatre cordes d'une harpe primitive et les quelques notes d'un chalumeau pas moins de joie que ne nous en procure la nôtre. Ce fut en Espagne, où dès le temps de Martial les femmes de Cadiz dansaient au son des castagnettes andalouses 49, que la nouvelle musique marqua ses progrès les plus remarquables et connut sa vogue la plus éclatante. L'adaptation de la poésie arabe au chant s'effectua en remplaçant par des vers courts le long vers dans lequel étaient composés les poèmes traditionnels, les qasidas, des Arabes et les distiques dont ils aimaient à ponctuer leurs écrits et leurs discours. Ces vers, dont chacun formait en soi un tout, étaient scindés en deux hémistiches égaux par une césure fortement marquée dans l'énonciation psal¬ modiée. On battait même la mesure des mains et des pieds. La quantité n'étant que faiblement accusée, toute poésie était rimée de manière à donner plus de relief encore à la cadence. Les règles prosodiques très compliquées de cette poésie ne se rattachent par aucun trait à celles de la poésie grecque et latine, où par suite de l'uniformité des désinences la rime eût produit un effet banal et mono¬ tone. C'est par les Arabes que la rime fut introduite en Europe. Tous les vers de leurs qasidas étaient composés sur une même rime, invariable dans toute la pièce. Parfois les césures étaient, elles aussi, marquées par des rimes inté¬ rieures 50. Par le dédoublement de ses membres, un distique classique donnait un quatrain, une strophe (baït) propre à être chantée. Mais afin de s'accorder avec la chute de la phrase mélodique, le dernier vers était marqué par une 28 IO - BOITE A PARFUMS D'iVOIRE SCULPTÉ provenant de Cordoue et portant la date de l'année g68. Collections du Musée du Louvre. La figure centrale du groupe est en train de jouer sur £'al-ûd.- C'est la représentation la plus ancienne d'un luth dont nous ayons connaissance en Europe. 29 . .,[t >^4^&S4*^&,. | | II - TEXTE MANUSCRIT D'UNE ZAJAL HISPANO-MAURESQUE. Ibn-Qûzman, Diwan. N° 55. JJJKljaS! ^£C2tfli&S k^yfOt : t.." ; ■■ — : - " : fMiMte&ùs : ". '" <**■> ï> V ^J! v) /■ ^ M* « t Si y^, ^i£»*t2Mî itit^jèlSJHî «^SWÈ^ C .*4wangp ' 4 £ • sj^-îî^ât^3 £ " -i-âiikii7^ JÉ "SLSOfy -S^k^isi ~- Â>* ..> ^ ^J.uV^k^ r 30 rime différente, appelée asmat, répétée à la fin de chaque strophe et faisant ainsi l'effet d'un refrain, encore que la poésie arabe ne connût pas de véri¬ table refrain. Un distique sur cette rime thématique servait généralement d'introduction ou de conclusion à la chanson. Dans le premier cas, ce distique s'appelait marqaz ; dans le second, kharga. Cette forme strophique offre donc l'agencement dont voici le schéma : A A marqaz B B B Ier baït A asmat C C C ae baït A asmat etc... Cette ordonnance de rimes aa bbba, ccca, etc., porte chez les Arabes le nom de murabba. C'est la structure la plus caractéristique et de beaucoup la plus répandue de la poésie strophique arabe, encore qu'il s'en trouve de nom¬ breuses variations61. Dans sa forme littéraire, en langue traditionnelle, la chanson composée sur ce modèle était connue sous le nom de mûwashshaha, d'après la désignation d'une ceinture de forme particulière, soutenue par une bandoulière (uiisha), portée par les femmes. Dans sa forme en langue courante, on appelait ce même agencement simplement « chanson », zajal au pluriel azajal. Il n'existe, quant à la structure strophique, aucune différence entre la mûwashshaha et la zajal52. L'une et l'autre étaient composées pour le chant et accompagnées de musique instrumentale 5,i. Cette forme strophique se développa en Espagne dès le commencement du Xe siècle. Dans Sa variété populaire, elle date en réalité d'une époque encore plus reculée 54. Au xie siècle, sa vogue dans toutes les classes de la popu¬ lation mixte de l'Andalousie, arabe, mozarabe, romane, était générale, et elle s'était étendue jusqu'en Égypte et aux contrées du Proche-OrientM. Les Séances du génial Hariri (1054-1122), ouvrage qui, après le Coran, a connu, huit siècles durant, plus de lecteurs que tout autre dans le monde musulman, sont abondamment émaillées de strophes murabba. Le traducteur allemand d'Hariri, Friederich Ruckert, en donne d'excellentes imitations dont voici un échantillon : 0 Abu-Seïd, wie lange ' willst du noch sein die Schlange stets lauernd neuem Fange und wechselnd Haut um Haut? Macht dir mit Gottes Schutze der Prédiger's Wort zu Nutze ; 31 ihn unter die Kaputze zu schaun ist unerlaubt. 56 Et voici une zajal hispano-mauresque traduite en espagnol par M. J. Valera, en retenant de même la métrique et la répartition des rimes de l'original : En balde es tanto afanar, amigos, para pescar. En las redes bien quisiera prender la trucha ligera ; mas esta niiia hechicera es quien nos debe pescar. Los peces tienen recelos y burlan redes y anzuelos ; pero en sus dulces ojuelos van nuestras aimas a dar. 57 J'ajoute, en note à l'exemple du xie siècle déjà cité, le texte d'une zajal andalouse, avec translittération et traduction 58. En regard de cette forme prosodique de la chanson hispano-mauresque, plaçons maintenant un ou deux d'entre le très petit nombre d'exemples de chan¬ sons provençales populaires, datant du xne siècle, que nous possédons. Coindeta sui, si cum n'ai greu cossire, per mon marit, quar ne.l voil ne.l desire. Qu'eu be.us dirai per son que aissi drusa ; qu'ar pauca son, jovenetta e tosa, e degr' aver marit dont fos joiosa, ab cui ioz temps pogues jogar t rire. 58 Ou encore : Quant le gilos er fora, bels ami vene vos a mi. Balada cointa e gaia faz, cui pes ne cui plaia pel dolz cant que m'apaia que audi seir e de matin. 68 La forme murabba de la zajal andalouse est observée avec une régularité presque générale dans 1' " aubade ", ou alba, genre en cours parmi le peuple : Quan lo rossinhols escria ab sa par la nue g e.l dia, yeu suy ab ma bell'amia jos la for, 32 Tro la gaita de la tor escria : drutz, al levar ! qu'un vey l'alba e.l jorn clar. 61 Même au cas où un troubadour courtois compose dans ce genre, la forme ainsi que le style populaire en sont maintenus. L'exemple suivant est probablement de Gaucelm Faidit : la pièce commence : En un vergier sotz fuella d'albespi tenc la dompna son amie costa si, tro la gaita crida que Valba vi. Oy Deus, Oy Dieus, de Valba ! Tan tost ve ! « Plagues a Deus ja la noitz non falhis, ni.l meus amies lonh de mi no.s partis, ni la gaita jorn ni alba no vis ! Oy Deus, Oy Deus, de Valba ! Tan tost ve ! 62 Le cardinal Bembo, qui, dans sa jeunesse, séjourna longtemps en Provence, écrivait au xvie siècle : " Cette forme fut très usitée parmi les versificateurs pro¬ vençaux... Dans les ballades, ainsi nommées parce que le chant était dans ces compositions accompagné de danse, la dernière rime des deux vers chantés par la " couronne ", c'est-à-dire par l'ensemble de toutes les voix, se répétait dans le dernier vers de la partie chantée par une voix unique. " 63 Sans doute le savant cardinal vénitien, qui connaissait si exactement la contexture de la ballade populaire provençale, était-il mieux que nous en mesure d'évaluer l'ampleur de la popularité dont elle jouissait. Cette poésie anonyme, dénommée " populaire fut, à n'en pas douter, l'œuvre de chanteurs ambulants, de jongleurs dont relevait le soin d'égayer par de pareils divertissements les réunions et les fêtes de toutes les classes de la population. Passons maintenant à la poésie des troubadours proprement dits. Le plus ancien que nous connaissions, loin d'être un homme du peuple, fut le plus puissant seigneur de France, le comte Guilhem VII de Poitiers, duc d'Aquitaine, IXe du nom. Les deux strophes que voici forment la conclusion d'une de ses chansons les plus agréables et les plus touchantes : Tôt ai guerpit canl amar sueill, cavalaria et orgueill ; e pos Dieu platz, tôt o accueill, e prec li que.m reteng' am si. Toz mos amies prec a la mort que vengan tut a m onren fort qu'eu ai avut joi e déport loing e près et e mon aizi. 33 Aissi guerpisc joi e déport e vair e gris e sembeli. 04 Tout est guerpi ce qu'aimais mieux, déduits preux et orgueilleux ! Ainsi soit-il, s'il plaît à Dieu, et qu'il me prenne en sa mercie. Amis, requiers qu'après ma mort tous veniez m'honorer fort. Joie avons eu et beau desport, au loin et en ma seigneurie. Or sont guerpis joie et desport vairs et atours et belle vie. Ainsi que dans les exemples de poésie populaire provençale que nous venons de donner, la structure strophique et la disposition des rimes sont, on le voit, de point en point identiques dans la chanson du comte de Poitiers et dans la zajal andalouse. Le distique formant dans cette dernière le marqaz est relégué, dans la poésie provençale, à la fin de la composition et forme une " queu ", tornada ou kharga. Cette distribution de rimes, aa bbba ccca, ou bbba ccca aa, est tout à fait parti¬ culière. Elle est, dans sa forme complète, c'est-à-dire comprenant une " cou¬ ronne " dont la rime est répétée après chaque tercet monorime, l'une des plu» rares qui soient. Je doute que dans toutes les littératures européennes, anciennes ou modernes, en dehors de l'espagnole et de la provençale, on puisse en retrou¬ ver une dizaine d'exemples ; et ceux-ci sont incontestablement imités de modèles provençaux. Ainsi le moine franciscain, Jacopone da Todi (1250-1304), le "jongleur de Dieu "| comme on le surnommait, affectionnait particulièrement, au xni0 siècle, la forme murabba. En voici un exemple : 0 amor de povertate regno de tranquillitate. Povertate, via secura, non ha lite ne rancura, de latron non a paura, ne de nulla tempestate. 6"' On sait quel fut l'étroit rapport de la lyrique franciscaine avec la poésie provençale. Dans un manuscrit de la bibliothèque harléienne (N° 2253), du xii0 siècle, se trouvent deux ou trois exemples en vieil anglais : For hire loue y carke ant care, for hire loue y droupne ant dare, 34 for hire loue my blisse is bare, ant al ich waxe won.; for hire loue in slep y slake, for hire loue al nyht ich wake, for hire loue mournyng y make more then eny mon. Ou encore : Heo is coral of godnesse, heo is rubie of ryhtfulnesse, heo is cristal of clannesse, ant banner of bealte. 66 Ces pièces sont, par le fond autant que par la forme, calquées sur des modèles provençaux. Ce qu'elles prouvent, c'est que ce modèle strophique était beaucoup plus répandu dans la plus ancienne poésie provençale que les quelques restes parvenus jusqu'à nous ne nous autoriseraient à le supposer. Étant donné son caractère tout à fait insolite, il ne saurait être question de mettre l'analogie que présentent les chansons populaires provençales et celles du comte de Poitiers avec les azajal andalouses sur le compte d'une rencontre fortuite. Elle ne peut s'expliquer non plus par la poésie latine. La poésie rimée latine, liturgique ou semi-populaire, est pour la plupart beaucoup moins ancienne qu'on ne le suppose communément, et il se peut fort bien qu'au lieu d'avoir inspiré la poésie rimée populaire elle s'en soit, au contraire, inspirée. D'après Durandus de St. Pourçain, le Salve regina fut composé en Espagne par Pierre de Monsoro, évêque de CompostelleU7. Les tercets monorimes, excessivement rares, sont postérieurs de près d'un siècle aux troubadours G8. Il se peut, et il est même fort probable, que la poésie des plus anciens trou¬ badours se reliât à une poésie populaire. Mais nous n'en connaissons aucune en Provence antérieure à leur époque, et nous ne possédons aucune tradition s'y rapportant. Rien ne prouve qu'il en existât, du moins dans la forme qu'elle revêt au xne siècle. A. Jeanroy a montré qu'aucun des fragments connus de poésie populaire ne remonte plus loin que la fin du xne siècle 69. Il a formé à ce sujet d'ingénieuses conjectures. Se basant sur l'hypothèse d'une "poésie lyrique du nord de la France antérieure à l'imitation méridionale", il en a recherché les traces dans la plus ancienne poésie italienne, allemande et portugaise, estimant qu'il faut voir dans celles-ci "l'imitation d'une poésie fran¬ çaise aujourd'hui perdue", attendu que "tout ce qui venait de France avait alors un prestige souverain 70. Au sujet de la pièce du comte de Poitiers, Jeanroy écrit : " Elle nous offre une variété de cette forme, où la fin du couplet est marquée par un vers de rime différente (laquelle est unique pour toute la pièce) qui tient la place d'un ancien refrain ". 71 Rien n'est plus rare qu'un refrain dans la poésie des troubadours ; il y en a six chez Marcabru, mais cinq ne consistent qu'en un seul mot. Il n'en existe pas non plus dans la poésie 35 hispano-mauresque, sauf à la manière de Marcabru, quoique la répétition de la rime asmat après chaque strophe soit une règle générale. Nous savons que cette répétition, adoptée par les troubadours, fut employée par les Arabes pour mar¬ quer la fin de la strophe et ne représente pas un refrain, forme qu'ils ne connaissaient pas. Ces refrains de la poésie populaire française sont, pense Jean- roy, " les débris de pièces dont la plus grande partie serait perdue ". Ils " n'étaient d'abord, dit-il, qu'une série de notes appuyées sur des syllabes quel¬ conques " (telles que : mironton, mironton, mirontaine), mais quelques-uns " ouvrent des jours sur des situations qu'on sent incomplètes, mettent en scène des person¬ nages qui ont dû jouer un rôle plus étendu et plus clair " 72. Or, parlant de la poésie hispano-mauresque, Ibn-Sana'l-Mûlk constate : " C'est une règle tenue pour obligatoire que le poète, abandonnant le thème de la pièce, passe au kharga (l'analogue le plus proche du refrain roman) sans transition, et qu'il le place dans la bouche de personnages qui parlent en leur propre nom ou, restant silencieux, se rapportent à un sujet autre que celui de la pièce Souvent le kharga est en " langage enfantin " Parfois il est conçu dans une langue étrangère ; en tout cas c'est une condition qu'il produise l'effet d'un baragouinage" 73. "Les poètes provençaux, dit encore Jeanroy, font rimer ensemble les deux vers du refrain, qui forme ainsi un tout " 7i. Ce ne sont pas les poètes provençaux qui le font — leurs " queues " sont de fait très souvent, comme dans l'exemple cité, de rimes différentes ; ce sont les poètes hispano- mauresques qui le font presque invariablement et le firent près de deux siècles avant les Provençaux. Sur les onze chansons du comte Guilhem de Poitiers que nous possédons, six, les IVe, Ve, VIe, VIIe, VIIIe et XIe de l'édition de Jeanroy, sont très approxi¬ mativement construites sur le modèle de la zajal andalouse. Deux autres, la IXe et la Xe, n'en diffèrent que par de légères modifications. Jeanroy le reconnaît : " Toutes les autres pièces, sauf une, X, dit-il, nous offrent des variantes de la forme aaab ab " 75. Et à propos de la pré valence de cette disposition de rimes dans la poésie provençale, Jeanroy remarque : " Sans doute il y avait là une forme traditionnelle qui' s'imposait " 70. Les trois pièces qui restent, les Ire, IIe et IIIe, sont sur un modèle tout différent ; ce sont des chansons gaillardes ou bachiques, genre qui ne se retrouve pas ailleurs chez les troubadours, mais qui abonde dans la poésie arabe. Leur structure est l'une des plus répandues et des plus caractéristiques de la poésie arabe de tout temps : ce sont des pièces d'une vingtaine de vers sur une même rime. C'est là, il est vrai, la forme de la chanson de geste, ou de la " chanson de toile ". Mais c'est aussi la forme de la qasida arabe. Or nous ne connaissons aucune chanson de geste qui traite d'un thème bachique ou gaillard, ou qui se rapproche tant soit peu de ce genre, tandis qu'il abonde dans la poésie hispano-mauresque. Ainsi toutes les poésies que nous possédons de Guilhem de Poitiers se conforment très exactement à des modèles caractéristiques de la poésie hispano-mauresque. 36 Mais ce qui est peut-être encore plus significatif, c'est que les chansons du comte de Poitiers sont les seules à présenter avec la zajal andalouse une identité à ce point uniforme. Cercamon et Marcabru, les troubadours les plus proches en date du comte de Poitiers, le sont aussi par la forme de plusieurs de leurs compositions. Sur les six pièces de Cercamon que seules nous possédons, la plus intéressante, la VIe de l'édition Jeanroy, a la structure strophique aaaab, varia¬ tion qui se retrouve communément dans la zajal. L'œuvre existante du trouba¬ dour basque Marcabru, beaucoup plus abondante — elle comprend une quaran¬ taine de pièces — contient deux formes de zajal parfaites, la VIe et la XXIIIe de l'édition Dejeanne, ainsi que les variantes suivantes : i, aaabaaac ; n, aaaab ccccb; xvm, aaababa; xxv, aabccccb ; xxtx, aaabaab ; xxx, aaabbab ; xltv, aaaabcbc, entre bien d'autres qui se rapprochent encore plus par leur rythme des aZajal popu¬ laires hispano-mauresques ". La forme aaab se retrouve de loin en loin dans les œuvres de plusieurs troubadours. Ainsi Peire Vidal, qui se distingue par la grande variété de ses rythmes, a une pièce (la IXe de l'édition Anglade), présen¬ tant la structure suivante : Mos corps s'alegPe s'esjau per lo gentil temps sttau e pel castel de Fanjau qu.em ressembla Paradis... 78 et Bernard de Ventador termine ses strophes par une murabba : Tan ai al cor d'amor, de joi e de doussor, per que.l gels me sembla jlor e la neus verdura. 79 On retrouve des agencements semblables dans les pièces de Gaucelm Faidit, de Gauseran, de Bertram de Born, de Folquet de Romans, du Moine de Montauban, de Peire Cardenal, dans une tenson de Guilhem Rainols et de Magret, tenue en Espagne 80 ; et il n'est pas sans intérêt de relever que la seule chanson que nous possédions du roi Alphonse II d'Aragon est construite dans la forme murabba : Per mantas guizas m'es datz joys e déport e solatz; que per vergiers e per pratz, e per fuelhas e pér jlors.... 81 Mais de façon générale ce ne sont que les plus anciennes productions des troubadours qui soient exactement et uniformément disposées sur le modèle andalous. Ceux d'une époque postérieure, encore que leur métrique ait évidem¬ ment les mêmes modèles pour point de départ, s'en éloignent néanmoins par des variations de technique. 37 Moins soucieuse de nouveautés et de variations que la poésie " courtoise ", la poésie de caractère populaire conserva, sa forme à peu près invariée. La simi¬ litude que cette forme présente avec celle de la poésie courtoise la plus ancienne prouve pour un rapport entre les deux, ou de l'une et de l'autre avec un modèle commun. Mais en se prononçant pour une dérivation de la poésie des plus anciens troubadours de la poésie populaire en cours dans le Languedoc, loin d'être amené à un terme irréductible, on rencontre une question plus large encore : celle de l'apparentage de cette poésie populaire. Où il y a lieu de marquer quelque étonnement, c'est que la poésie répandue parmi le peuple ait, des cleux côtés des Pyrénées, dans les pays de langue d'oc et dans l'Espagne mauresque, revêtu une forme identique et qui ne se retrouve pas ailleurs. Il existait, ainsi que nous l'avons avisé, dès le Xe siècle, en Espagne mau¬ resque, comme plus tard en Provence, deux courants poétiques encore plus nettement accusés, l'un savant et littéraire, l'autre populaire. Les Musulmans disputaient à cette époque, comme le feront les Italiens au xiue siècle, la question s'il était loisible d'employer la langue vulgaire dans la poésie. Mépri¬ sant le langage courant dont ils usaient, ils estimaient en général que seule la langue hiératique, le shi'r, convenait à la dignité de la poésie. Cela n'empêchait qu'ils marquassent le plaisir que leur procuraient les chansons en langue vul¬ gaire débitées soit dans les cours des émirs, soit sur la place publique. Ils s'extasient à leur sujet, ils déclarent que ce sont les perles de l'univers, plus exquises que les parfums de l'Indem. Mais ce délassement qu'ils goûtent au-dessus de tout, les Arabes, entretenus par leurs grammairiens dans leurs pré¬ ventions, se refusent à le reconnaître comme un art" littéraire. Ibn-Bassam (m. 1147), après nous avoir appris que Mûqadam ibn-Mû'afa al-Qabri composait des azajal au ixe et au Xe siècles, ajoute : " Il employa dans ces compositions des vers courts, semblables aux hémistiches de la métrique arabe. Ces pièces sont toutefois très décousues et sont composées sans tenir grand compte des règles de la prosodie arabe. Elles emploient le langage vulgaire et même la langue agami (= étrangère = roumie). On appelait ces phrases vulgaires ou roumies marqaz- Ainsi composées en vers courts et sans division en hémistiches, ces chansons ne présentent pas une structure et un agencement savants et polis " 83. Et l'historien des Almohades, Abd al-Wahid al-Merrakecl i, après avoir prodigué les louanges au sujet des azajal composées en langue vulgaire par l'illustre médecin Abû-Bekr ibn-Zoher (1114-1224), dit : "Je rapporterais quelques-unes de ces strophes que j'ai présentes à l'esprit s'il n'était contraire à l'usage d'en citer dans des ouvrages sérieux " 84. Bien que dès le Xe siècle des lettrés tels que Saïd ibn-al-Rabbihi (860-939), P°ète attaché à la cour du calif 'Abd al-Rahman III, et Yûsûf ibn-Harûn al-Ramidi, protégé d'Al-Mansûr, qui accompagna en gg6 son maître à Barcelone, fussent renommés par leurs azajal, la poésie de genre populaire n'était, pas plus en Espagne qu'ailleurs, estimée digne d'être recueillie et consignée dans des chansonniers. *•< KA * 14 - ALPHONSE LE SAGE ENTOURÉ DE POÈTES ET DE MUSICIENS. Miniature du Ms. des " Cântigas de Santa Maria Bibl. de l'Escurial (b. 1. 2. 254) XIIIe siècle. 15 - MUSICIENS ET CHANTEURS. Ibid. 40 Ce n'est qu'avec la publication du Diwan d'Abû-Bakr Mûhammad ibn- Abd-al Malik ibn-Qûzman, de Cordoue (1078-1160), qui occupa quelque temps auprès de l'Émir aftiside de Badajoz, Al-Mûtamid, la charge de vizir 85, que la poésie en langue populaire, chantée dès longtemps par tous les ménes¬ trels des alcazars et de la place publique, fut recueillie dans un chansonnier et partant admise au rang d'un genre littéraire. Transmis jusqu'à nous, ce recueil comprenant 149 azajal place à notre disposition un précieux document sur la poésie populaire hispano-mauresque dont nous ne possédons pas l'équi¬ valent en ce qui concerne aucune poésie populaire de la même époque dans l'Europe chrétienne 88. Le Diwan d'Ibn Qûzman est composé dans la langue courante 87. L'auteur discute tout au long dans une préface écrite dans un arabe littéraire sans reproche la question de langue. " Pour ce qui est des conventions grammaticales ('irab) de la langue hié¬ ratique, dit-il, c'est la faute la plus insoutenable que l'on puisse commettre que de les introduire dans la composition d'une chanson ", et il cite des strophes de poètes qui avaient tenté " d'écrire la langue parlée dans le style d'une qasida ", montrant que l'usage de désinences archaïques dans les vers courts ne saurait aboutir qu'à une cacophonie. " C'est pourquoi j'ai dépouillé mon langage de toutes les désinences du shi'r et de toute singularité archaïque. " Et il louange le poète Sheik Ahlat ibn-Nûmara pour avoir agi de même. " La seule hésitation que j'ai éprouvée à consigner cette compilation à'azajal par écrit, ajoute Ibn- Qûzman, c'est que je me prive en ce faisant des avantages que j'en aurais pu retirer si je les eusse récitées en public. " Ce qui expose encore une cause de la rareté de chansons populaires en manuscrit. Les thèmes des poésies d'Ibn-Qûzman présentent une assez grande variété, et le langage varie au gré du sujet. On reconnaissait sept genres différents dans la zajal : i° la poésie d'amour, ghazd ; 2° la chanson du printemps, béharyé ; 30 la chanson à boire, khamryé ; 40 les vers licencieux, baléïk ; 50 les satires, farki ; 6° les poésies en langage courant, mozeiledgé ; 70 les pièces morales et sententieuses, mokeffer 88. Tous ces genres sont représentés dans les 149 azajals du Diwan d'Ibn- Qûzman, tel qu'il nous est parvenu. Ainsi une pièce débute à la manière des troubadours par une allusion au printemps : " La terre revêt les teintes de la verdure ; les fleurs de la camomille ouvrent leurs corolles ; le monde entier se pare d'un tapis fleuri. " (zajal lxxix). Dans une autre zajal un pieux fqui réprouve un bon vivant et l'exhorte à la pénitence ; " Écoute-moi, repens-toi de tes péchés ", dit le saint homme. " Je me repentirai ", répond son interlocuteur, " quand les jardins auront cessé de sourire et que le zéphyr n'exhalera plus un parfum de musc " (z. cxlviii). Une autre chanson rappelle une aubade provençale : on y fait mention du veilleur, le ciel pâlit, les amants se désolent ; ils se disent adieu dans un dernier embrassement (cxli). Les chansons d'amour, ou celles où le thème amoureux prédomine sont au nombre d'environ une trentaine ; mais plusieurs sont adressées à des hommes. On songe aux sonnets de Shakespeare ! 89. Ibn-Qûzman raille les poètes qui, comme Ghamil et Urwah, prétendent célébrer un amour idéalisé et pur et qui " quitteront cette vie sans en avoir joui et il partage l'opinion des troubadours que la passion véritable ne s'épanouit que dans l'adultère (cxxiii). " L'amour est un lourd fardeau ! dit-il. Quel cœur serait à même d'en soutenir le poids, si la beauté ne donnait à l'esprit la force et la vie? Ceux mêmes qui sont ses victimes lui rendent grâce et chantent ses louanges... L'amour n'a d'autre origine que la vue. Que mes yeux rencontrent de beaux yeux, pleins de sorcellerie, et je suis sur le champ privé de calme et de raison. Leurs traits trouvent un cœur captif et à leur merci !" (z. cxvu). " O joie d'amour ! en toi est vie, en toi est mort ! Depuis que mes yeux ont rencontré les tiens, je me meurs et aucune peine n'égale celle que je me vois infligée " (z. cxv). " Grand Dieu ! mon amour est plus ardent que la braise, ... Mais plus il est amer, plus il m'est doux. ... Ma vie s'en va, mais mon amour ne veut pas s'en aller. Le monde entier vieillit de jour en jour ; mon amour ne vieillit pas " (cxxxix). Une douzaine à'azajal sont des chansons bachiques. " Vivre sans goûter de bon vin m'est intolérable, proclame-t-il ; je prierai le Prophète d'intercéder auprès d'Allah afin que me soit consentie ma juste ration de bon crû ! " (xl). Ailleurs le poète demande à être enterré dans un vignoble, entouré de sarments (xc). Les azajal d'Ibn-Qûzman abondent en traits personnels. Comme les troubadours, il ne se fait pas scrupule de se prodiguer les louanges (e. g., xv) et proclame que ses chansons sont les plus belles qui aient jamais été composées (lxi, lxv, lxxi, cxxxiv). On croit lire Rambaut d'Orange déclarant que " jamais composition de pareille excellence ne fut faite, ni par homme ni par femme, dans ce siècle ou dans le précédent " 90. Malgré les railleries qu'il se plaît à lancer à l'adresse des pieux fquis, notre poète, se faisant vieux, songe au salut de son âme ; il veut se réformer et se repentir ; il se propose de se procurer une charge d'iman dans une mosquée (z. cxlvii). Nous apprenons par une pièce (z. xvi) qui fait penser à Villon, qu'il arriva au poète d'avoir des embarras avec la chorta (la police) ; jeté en prison et fort maltraité, il ne dut la vie sauve qu'à l'intervention d'un de ses admirateurs, Seir Abû-Mûhammad. Le Diwan comprend plusieurs sirventes politiques. La pièce xlvii se rapporte à la bataille de Fraga (1134), dans laquelle périt de la main de l'Émir almo- ravide, Ibn-Ghania, le roi Alphonse Ier d'Aragon, allié du comte Guilhem de Poitiers. De même que les azajal les plus anciennes, celles d'Ibn-Qûzman sont non seulement composées en langue courante, mais contiennent des mots et des expressions d'idiome roman 91. L'Espagne mauresque était en effet, comme les pays chrétiens, bilingue. Il s'y parlait l'arabe courant et un dialecte roman mélangé d'arabe, germe de la langue espagnole. Dans les harems, peuplés pour la plupart d'Espagnoles, on parlait, ainsi que dans la rue, le roman plus ou moins frelaté d'arabe. Les cadis et les fonctionnaires étaient tenus de parler les deux langues afin d'être à même de communiquer avec toutes les classes de la popu¬ lation mixte et de prendre les dépositions des témoins. Dans les royaumes chrétiens on parlait un roman qui ne différait, en Aragon ou en Catalogne, que par de légères variations dialectiques. Plus tard, avec l'expansion de la Castille, la langue vulgaire arabo-romane parlée en Andalousie devint le castillan i: \ _ i- rï 3r»»fcliiîJ tciiatfïnaS ftfb SltS 0mm yaiilHC «Hailicr WpfwtiiR nfWwuacfaraf q mtû «ftrt jtmqç ! qfeittiijp«2>fct-£ii ttncmhauçiWèt, ' «jfât'S et cftït iwigit fl»pti qMoisJii! ■ rcMunrKsa-ict^firfjyinittti cgrot) i i ': h>noi-elPn!>Hlïf nrlietf m.im mf (miastbanrtfcf.napsiauaiactirtif fkwffq? .mtyWfmuailiers.efbn nt »af qrtl.l [moljntSjwit fcrri pr 3 : m«.ft)aiit«omaTqcs partît en ne ' marna et ol lomenet ah fc.cfirtiio rmiailter.ettf li ymti ferm eytant rwnsa clrtytfme ttftteniri) c).ii cl mène. jfupihftimpietie j jrtiiriiaiitr.lWânii» I qiuBn fapptgrur. i auqeifgnrrwtet I malefhir. efiirtiw: I lcnft>np»nj>qie« j rttetamoismiiàiii. S jnUûnrt-tetomwi pw/icumU, 0itcupavmAnmpna lAmn.nmtuuouijiwejncijHma wi.cvertiwpiMMciiMwenni^^my. pquctiesnoiffiirBiiii wn tiy. TJem tm (in fim tWrfpci; oxlmiatif |ggg| RI; m '^rt*îwà!u#«f,p,j. . SbruMtr. «tep-fer ftwfptli t,.^ si wfatimeit srtmfetm.Stoiw „ mai nfpiuwwrttfa. vpnfrJi tm Klmyoï. eu rtijtnnt ïepitp tiuw ^htmamenl fp.mAt) fiy, (OaficmettnMetltfftmtfp. Cmuerç wi matf tyionuolvar. â._p «n uni ofntmalfftr. enttlprftrs»n fmn plajcr. 6t mifeormt infet qttf uumtuibtr, ynrtl. CUrtt «dfnuwiH ftn n? mfe pta.putiifium .ntmigiwrhmte i»t.Smaifne!l ferai mais mtu'-eiirr niertiirttfawoier. .■ jjrtuiOU! têt taraipairwicr.Jjnc rcmaipajiamar.-puMa nam pu w tcif neptepcb.ir. nt ptet? qeltînefti tnmiMler.mqenîwuai'iaiTnirm atii, ctif amtutf art rems ffimi.-jw «1 qrtmflnnenâgenrtbj. epicnv cnliwwHenieiiot. Carnet qit la en naf rfiaïîrtq-.stm picn cùi le: Ja f rtiuTip. | J fa tnrtae ni (bit ffer. San tel ns •"nirtm gtn parlar.tuw roieh ma wmpna ucnacear. cxtempiicrt Jrfamw ttner. r9.lfq.11i (Tue îmj . fan mimll.eotnravinnAi-mtbl, frnr la lanjon limoHw an mia a «(rj) fcmitm. enfumais mer ifc mes pitç. tnsfnen luub Itfi 'A'" cnjxi*tty. on éub «ait miroir» titrer, «m • pntjjBie «gaymgnar. ertuoimçrps efnmrar.anram ftmp>cs artnnrf»» rtfln auiw m>im martSirt.neif ««%■ 16 - Page du chansonnier provençal de la Bibliothèque du Vatican (lat. 5232). Ce manuscrit vénitien est le plus beau, au point de vue artistique, des chansonniers provençaux. Il a appartenu à Aide Manuce et à Fulvio Orsini. La page contient la biographie de Raimbaud de Vaqueiras et une de ses poésies. 45 tu» tris» \-ncC< %"Sujjr.'Fc r mcn uumrm qua« quc tihéw te» ?m meu fuxxr.ù CM W «• »« cm (Vic-ffi rnA \ jjp vttwiï'îis ixvmqAns: tente. 0^ )cmiiU_ IJ c fïnit IvUau p?|pkS choiwr; pcm né î a ne qc w j Te mu*. bw.« «rfgtei ;tin fw^.nucç- n irr ^ Anntr p^t- fôq Mqudf^ttc ton emeutxmihlmVt'itï.m h? V-wi^p ??Amnn vutffe» ^ S'^nnip çci \ I- Uv "--'■•'••• '- ■■ ' ■ . -1 •• . !;V »,iAr .te{t:i<;îxT»iiv<.ir aucîitcu&WH Jc^4îcii<*o [- nwihnk *3 !?:;'f'v!.'x fer mat ficin mtiîp.fUiK'îPr kn iicni cil-uin .1 •foi,} cr 4pwt j&u u*tm?« É^crt 14 dhtt* AHjitiîi gerçai} .cnitfuAHA't?;'*.; c?tmtfcç>.iv' cjcznmwn 'AMCcic ffl&tiuc jJIW v-titfctser fxiîwtp êi ■ PrAl.t çîcrtâtj? inutlU onefcWqurt-.Lt otuk îiïû.i/nm ïioiîî crû .^icmu fAmr^nwf. ÉV Ataiet! ffhiutaf omfonc J ^ "V^V. , £h wu '"Tîtsi t^cpi r&u* j£«n P*nc^tQ fiu-t? k|u«ti wcntanK^ît i icttcr cqmla ymuTXi itwnctîon nitcii.; r iiïïî coxiftmm a llw.fn^ IsnigiCisj fen Un. (Xiïd ptiîf0i'ietîr I^thMI ct\i» IVA.IVÎ$ . «■««R». w ••- ^-sasGaA^qinr. éf! tàtUtTAt. ?otn«mî#taèn.13itoîf u PCI entretei^mt, A111*06 PÎÎ .ta-'it^ncn^BcîtTifhp î-Aqefttp'n^' i ,5«gafemoiÇ cffivts.&ftl nflion mmtctiai. Ou ucr nvik Atuut» c •■ ; ici en litif i mutn O-tttcti mm cnnrt « tnmnuôcib que mdctp0.ttt«m stomm.utf , . tt: tmp fétt/flm uop fmtî-Afnommtm43e ta fou pim dbUtii. C htftut îtflhf um. ûti i bàf flOSqrftjîa ttilc tra.Ç'cgon vriâuetmta. m ttfftl nmer^tn i5miti tcnmû- c^u. Que ter cnîcin? tint "{RrîoJcmAmmc. auc ^ht-CMpicm ff . «1 bm ypmc (Heo; ©smvcs qc |«n mdbtti. }Jm Hc que k rmientti onîcitwft€tt.Umjftan ijve ki.^qtw* mmmflitmen» ÇMmn&r,ir ' ''[ c &- et it xneit -Arôtc fo que tcm niûnm^ùm t-i Mitwm mfhmiai^ta ,^4 • • .: yi © tx?Jtnen wttatn trf,uli»n cntf-tcti tt#luiî. qum tnetm. cfquuit «ftneti t y uî-pm. auciMt ttgr jraii fitilUtttc- ix«t» fts | rtAîVf lc'5>i)A.&!Ttî tt?tm. ewmtîjfh i Wrt«dt?.t*pl,tj^î' fe'nw mtr. j 0 \nr,tmnfrr: a:> nm 1, %An^t-€m1^0êcns^f(ulÂùcè \)ânmv tvxr jç, ai«(|'yjgftemn'û'éa^ub»c •7 que no in çm-fruA. —'ortiocc.iTltift- WlftUll. ^pMQHI» "fat» 1»1 nrjnYnV.fi ntr «fi ««iftj Sraunqou «ôpoVio ttanrçiton «Un «2 ofttt-.pir ii-o-nojw- feiwiie m pu- .lire ton» omar. «ô mm Aidr moifcISwâi-. ontî [ ilrOYn-*' !' t^"5^ fi fiofin lunpïni mrn UT?. oyfilr-s'n of;r !iiiir-. W.no n? m f« o fifllÎM-.. m i ftrnfi Ci .Vnot:w'.^rïrK*f:rM am IaiÙv li^Jotf ronV« Ht emlUtKyfeU (m u«i/u.«oltnrf h TYtï" Vctio: ^t 1 ' Or .1 fnW nu tien 7 iW. » Sir a la lÂtigite -eeu que' toi «n |wt«- «01 tvn^ ^u,-. juc aimt «* «« i'"" * pS*™ é:,« gauA tjm Wam Sr (Wif.7 remnpiv f-M l^l «ftlljn 01 toi tnf.44fx1.nf .v fon Anwnu- «"0 ntc-q %ia on û UngvtÇ nouot nmf qtettOt^nt.^WfKi-I'iiOf e.S fuotl^ InanW ftprtijp»*- ' ""^ IWwi ntirfoo.i 1 !'• ' * " 1 a \<-v uni! Y--' , -'o. fei tf AI tiH Kl 1>i"04v*'fr tW"»8^ l'ii f'ï*" nvrt w; a\S ' -■* - FI,**+ s* «iw cttir tn«ï ^ftcr. tnwr qArjttnf rnr NwmAioti - ^ - . .<• * ^ ... i;4 7. %mt - ■ ^ tnoj!Aîzorrjf .■*?-mAurtttH'iVrr eyz y fim keiitr?'.:- mt*wr «in »*jff ffll'.mîwrip. «etf Awwf t^rwiîr yfîwcC |»m*z îç&if ,t tm-fftr. hrtbcf.y yUm.y &v)aÇ ci S. Antàif Màt' ^ fut fef îiiYtr «w^pr. Alputy bt ta rn en «wif ire tm fti îçfe:l'et*. ytï? fe on me t^Wnc-wr tncm w w» teÇntT>ne'.y ticjh rr'A? |Hr legtt" fen Sic .i1ô7 hv® 7 ^ * * r* ' s " vyt -wi nu frihwgrnc.amr v*" âc Ia fei yf/irjpw <3ptr nwn fol feti Njti rati w} non wft"- vom^c:q:,:rr l. îîwî 32 - LE CHANSONNIER DE SAINT-GERMAIN-DES-PRÊS. Bibl. Nat. (fr. 20050), contenant des fragments de chansons des troubadours, avec musique. XIIIe siècle. mais il est d'esprit beaucoup trop éveillé et versatile pour s'en tenir à rimer une poésie soupirante. S'il chante l'amour, c'est qu'il est tenu de le faire par ses obligations professionnelles, mais il a bien d'autre matière lyrique à agiter. Dans un manuscrit du xive siècle, à la Bibliothèque nationale (fr. 22543), ^es poésies de Marcabru sont précédées de cette note : " Aissi comensa les so de Mar- cabru que fo lo premier trobador que fos " —ici commencent les poésies de Marcabru, le premier troubadour qui fut172. La désignation est, dans un certain sens, exacte : Marcabru, basque d'origine et très espagnol d'habitudes, fut le premier à développer une métrique qui n'a pas été surpassée par les troubadours ou par n'importe qui. Il fut aussi le premier à appuyer sur les règles " courtoises ", mais il n'en distingue que les aspects lés plus concrets ; il ne s'engage pas dans les subtilités raffinées du genre. Avec Bernard de Ventadorn, celui-ci atteint d'emblée la plénitude de ses traits distinctifs. Le caractère de la société où se vit adoptée la vogue lancée par le comte Guilhem de Poitiers appelait en effet, dans cette poésie, des altérations propres à l'accorder avec les goûts et les circonstances du milieu seigneurial. La vague de richesse et de luxe qui avait transformé les cours des rois d'Espagne à la suite de l'extension des territoires de ces princes en terres mauresques avait gagné le Midi de la France. Bien plus nantie de richesses naturelles que les régions de Castille et d'Aragon, la Provence venait, par l'expansion de son com¬ merce, de prendre un grand essor. On avait établi un port à Aigues-Mortes pour apporter directement les produits d'Espagne et de Syrie ; les comtes de Toulouse avaient conclu des traités avec les grandes républiques commerciales d'Italie, avec Gênes, avec Pise, ainsi qu'avec l'émir Ibn-Mardanish de Valence. Les richesses de l'Orient se déversaient sur la Provence et le Languedoc et s'écoulaient à la foire de Beaucaire, que les caravelles légères venant de Valence et d'Alméria pouvaient atteindre en remontant le Rhône. L'aspect exté¬ rieur de la noblesse provençale et son train de vie avaient connu une véritable transformation. On a parfois mis sur le compte d'un naturel quelque peu efféminé et de loisirs favorisés par les conditions pacifiques dont jouissait, pense-t-on, la Provence, les prédilections élégantes et les déduits galants de la société des châteaux du Languedoc. Il y a là beaucoup d'exagération. Comme partout ailleurs à cette époque, les petites guerres allaient leur train. L'Église s'en plaignait particulière¬ ment ; elle institua des " trêves de Dieu " qui n'étaient pas observées 1,2 Chaque seigneur féodal voulait être indépendant de son suzerain. Les comtes de Toulouse avaient des débats avec les rois d'Aragon ; ils étaient souvent appelés à défendre leurs droits contre des prétendants. Les seigneurs de la famille des Baux, s'autorisant de titres impériaux et matrimoniaux, ne cessaient de disputer ceux des Bérengers. Les Plantagenets et les ducs d'Aquitaine avançaient également des prétentions territoriales ; Henri II d'Angleterre vint, en 1159, mettre le siège devant Toulouse, mais fut forcé de se retirer ; Richard Cœur 73 de Lion bataillait en Languedoc ; il assiégea le chevalier-troubadour Bertram de Born dans son château de Hautefort. Le comte Raimon Bérenger IV conduisit ioo.ooo Provençaux à la croisade, et, pendant son absence, Guilhem IX de Poi¬ tiers se battait contre les Toulousains. En somme, on arrive parfois à se demander où ces seigneurs trouvaient le temps de s'occuper de poésie. Mais le luxe et l'élégance des seigneurs du Midi les faisaient paraître effé¬ minés aux yeux des rudes barons du Nord, barbus, échevelés, mal décrassés. Un chroniqueur français exprime l'étonnement que lui causa, la première fois qu'il se rencontra avec eux, une compagnie de seigneurs provençaux, richement vêtus, montés sur de superbes chevaux arabes et portant des armes damasquinées. L'homme du Nord remarque qu'ils avaient la figure toute rasée et portaient les cheveux avec une raie, soigneusement accommodés, ce qui leur donnait, observé- t-il avec aigreur, " l'air d'histrions " 174. Les seigneurs méridionaux étaient prodigues et fastueux ; ils ne purent jamais se faire à la ladrerie des Français. A une réunion convoquée par le roi Henri II à Beaucaire, en 1174, pour arbitrer un différend entre le roi d'Aragon et le comte de Toulouse, celui-ci fit cadeau à un seigneur, le baron d'Agoult, de cent mille sols pour qu'il les distribuât parmi ses chevaliers. Un autre seigneur, Bertram de Raimbaux, fit labourer un champ par douze paires de bœufs et y sema trente mille sols ; un troisième, Guillaume le Gros, de Hartelos, qui avait amené trois cents chevaliers, fit pré¬ parer le repas de ses hommes à la chaleur de flambeaux de cire. La comtesse d'Urgel portait une couronne d'or et de pierreries évaluée à quarante mille sols. Une multitude de jongleurs agrémentait de leurs chansons ces assises diplo¬ matiques m. " Tout ce monde-là, remarque d'un ton un peu sévère M. Andraud, vit avant tout pour se divertir ; voilà l'idéal qu'il poursuit et auquel il sacrifit tout " ,76. Les femmes tenaient dans la société provençale une place assez différente de celle qu'occupaient leurs sœurs espagnoles. Quelque chose de la réclusion des harems islamiques subsistait, et subsistera encore longtemps dans les cours de l'Espagne catholique. Les châtelaines de Provence n'étaient pas des princesses bourguignonnes entourées de moines. Le plus souvent, riches héritières, elles jouaient dans les cercles qu'elles présidaient le premier rôle. Peu était besoin de théories courtoises et de troubadours pour les y élever ; elles étaient déjà à demi divinisées. Les moyens d'élégance dont elles disposaient, les opulents atours de leurs " modes provençales ", voire les parfums de l'Orient et les fards dont elles ne dédaignaient pas de relever leurs attraits faisaient l'envie des dames du Nord. Si les chants des troubadours s'adressèrent surtout à elles, c'est qu'elles étaient en grande mesure les protectrices et les inspiratrices de cet art, qu'aucunes même pratiquaient. Aussi bien si elles n'entendaient pas le latin, elles se fai¬ saient fort d'être avisées en matière d'amour ; entendons d'amour " courtois ", c'est-à-dire de ce qui se trouvait être honorable et loisible pour une dame de haute lignée dont le mariage n'était qu'un acte diplomatique relevant presque 74 exclusivement dé la politique. L'expression " Cours d'amour " a fait fortune, en saisissant l'imagination d'un public qui du berceau des littératures euro¬ péennes ne connaît guère d'autre particularité que cette légende. Il n'est pas lieu de prendre au sérieux la description romancée de maître Jehan de Nostra- damus. Pour ce qui est de prononcer des arrêts sur dés cas particuliers, rien n'était plus opposé aux principes courtois que l'indiscrétion et que de se rapporter par nom à une personne. Mais il est néanmoins tout à fait dans l'esprit de la galan¬ terie du xiie siècle de désigner par une pareille appellation les réunions mondaines agrémentées par le chant flatteur des poètes et des jongleurs et présidées par des dames qui n'hésitaient pas à émettre leur jugement sur les vers et sur les " ques¬ tions d'amour " qu'ils soulevaient. C'est dans les " salons " de ces précieuses avant la lettre que prit naissance la poésie " courtoise ", à Poitiers chez Aliénor d'Aquitaine, à Ventadorn chez Azélaïs, fille du seigneur Guillaume de Mont¬ pellier, sous la présidence de Bertrane, dame de Signe, de Rostangue, châtelaine de Pierrefeu, de Phanette de Gantelme, dame de Romanin, d'Hermesende, dame de Posquières, de Béatrice, la comtesse de Die, de la châtelaine Alalète d'Ongle, d'Adalazie, vicomtesse d'Avignon, de Mabille, vicomtesse d'Ières, de Stéphanie, femme de Raimon des Baux et fille de Gilbert, comte de Provence, de Jausserande, dame de Claustral, d'Ermengarde, comtesse de Narbonne, de Bertrane d'Orgon. Ainsi que les dames, les princes poètes qui partageaient leurs goûts et leurs déduits, mécènes de la nouvelle poésie, tinrent à ce qu'elle tranchât par son raffinement aristocratique sur les chansons en cours parmi les manants. Le caractère " courtois ", aulique, de la poésie des troubadours fut voulu. C'était l'époque où les idées de la soi-disant chevalerie, répandues par les romans, par les ordres, et par la prédication, la " propagande ", comme on dirait aujourd'hui, des croisades, tant contre les Sarrasins de Terre Sainte que contre ceux d'Espagne, enflammaient l'imagination de la société féodale. Nous ne nous arrêterons pas à discuter ce que ces idées devaient aux adversaires mêmes contre lesquels elles poussaient les chevaliers chrétiens. Les croisés barbares reçurent des chevaliers de l'Islam mainte leçon d'honneur, de magnanimité et de noblesse "7. Quoi qu'il en soit, l'idéal, sinon la pratique de ces vertus était au plus haut point de sa mise. Afin que les chansons des jongleurs, d'ori¬ gine populaire, devinssent propres à charmer les loisirs élégants des sociétés des châteaux, elles étaient tenues de s'inspirer de cet honneur chevaleresque auquel les dames tenaient avec une insistance particulière. Honneur et galanterie furent en effet de tout temps confondus dans cette morale " noble ", expression, somme toute, de l'orgueil de classe et de l'exclusivité aristocratique soucieuse de mettre en saillie les distinctions séparant l'ordre privilégié d'avec le commun de l'humanité roturière. Stendhal parle en termes peu respectueux de " ce préjugé assez ridicule qu'on appelait honneur du temps de Mme de Sévigné, et qui consiste surtout à sacrifier sa vie pour servir le maître dont on est né sujet et pour plaire aux 75 dames. Au xvie siècle, l'activité d'un homme et son mérite réel ne pouvaient se montrer en France et conquérir l'admiration que par la bravoure sur le champ de bataille ou dans les duels ; et comme les femmes aiment la bravoure et surtout l'audace, elles devinrent les juges suprêmes du mérite d'un homme. Alors naquit l'esprit de galanterie " 17S. Il en allait à peu près de même au xne siècle en Provence qu'en France quatre siècles plus tard. • Les seigneurs s'étant, à l'instar des bardes et des guerriers d'une époque plus reculée, pris à versifier, il convenait que l'état de poète, ou comme disaient les Provençaux, trouveur, ou troubadour, traduction assez exacte du mot " poète ", fût rehaussé au-dessus de la condition du jongleur ambulant, pro¬ fession jusque-là assez malfamée en raison de la tourbe de saltimbanques et de vagabonds qu'elle comprenait et des dénonciations réitérées dont elle était frappée par l'Église 179. Le troubadour était en principe tenu d'être armé chevalier 18°. Cette règle était d'ailleurs en large mesure fictive. Dès le début, les troubadours dont le talent porta la chanson provençale au faîte de son prestige furent des jongleurs de basse naissance : Cercamon était un vagabond connu par ce seul sobriquet, Marcabru était un enfant trouvé " jeté à la porte d'un riche ", le sieur Audric de Vilar, Bernard de Ventadorn était le fils d'un manant et d'une souillon attachée à la cuisine du château. Mais l'âge des ordres chevaleresques et monastiques aimait à codifier les règles de conduite, qu'elles s'accordassent ou non avec la réalité et la pratique de la vie. Rat¬ tachée de par son origine aux usages des temps païens, la tradition chevaleres¬ que attribuait au chevalier, en plus de sa qualité de preux, celle de serviteur des dames et de poète. Gauvain était coureur d'aventures amoureuses, Tristan était poète et musicien. L'ingénieux hidalgo, Don Quichotte de la Manche, autorité irrécusable en la matière du protocole chevaleresque, n'ignorait pas que " tous les chevaliers errants d'antan, ou presque, furent de grands trouba¬ dours " — todos o lo mas caballeros andantes de la etad passada eran gran trobadores 181. Seigneurs, rois et empereurs même se faisaient honneur, au xne siècle, d'arborer leur talent poétique. On compte parmi les troubadours dont les œuvres nous sont parvenues vingt-trois princes régnants. ■" Il semble même que tous les hommes favorisés d'une haute naissance, ou possesseurs d'une grande fortune, se crurent être obligés de montrer leur suffisance dans le gai savoir en rimant quelques couplets, et en les accompagnant d'une mélodie gracieuse et facile. C'était là pour eux une preuve de noblesse et de bon enseignement " 1S2. A peu près tous les seigneurs provençaux se piquaient de poésie; en plus des ducs d'Aquitaine et des seigneurs de Ventadorn, les Baux, seigneurs de Marseille, le seigneur Boniface de Castellane, Guillaume d'Agoust, Elzéar de Barjole, les Blacatz, les Adhémars se portaient troubadours. Il faut d'ailleurs reconnaître que pas un de ces nobles poètes ne nous a laissé de pièce dépassant par sa qualité le plus modeste niveau. Si parfois un troubadour de basse naissance était armé chevalier par son protecteur, bon nombre de troubadours étaient 76 par contre des chevaliers pauvres auxquels la convention que l'état de poète était noble permettait, sans déchoir, de cacher leur misère en s'attachant au service de quelque puissant seigneur en qualité de poète. Arnaud Daniel, né de bonne maison et hautement cultivé, se fit jongleur afin de se dévouer plus librement à son art et aussi, il le dit sans fausse vergogne, pour gagner sa vie. Il arrivait d'ailleurs que des jongleurs promus chevaliers, tels Perdigon et Rambaud de Vaqueiras, reçussent des fiefs de terres 183. Aux poètes de métier s'étendit semblablement la désignation de troubadours, par laquelle des nobles amateurs furent d'abord distingués de vulgaires jongleurs. L'art des troubadours fut, à tout prendre, l'œuvre et l'attribution de jongleurs. Il convient de faire plus large qu'elle n'a généralement était faite la part de la fiction poétique, de la convention dramatique, pourrait-on dire, dans tout ce qui a trait à cet art. On ne saurait, à moins de le placer dans le décor où s'en déroulait la pratique, en apprécier avec justesse le caractère. La chanson était en effet une manière de monodie opératique dans laquelle le jongleur troubadour, en la chantant devant un auditoire élégant et galant, tenait le rôle du ténor à la mode. Ainsi ne faudrait-il pas attacher à l'ardeur de cette passion d'apparat qu'il était tenu d'étaler beaucoup plus de poids que n'en comporte celle qu'exhale le ténor italien à l'adresse de la cantatrice auréolée d'une longue car¬ rière et d'une opulente prestance. Bernard de Ventadorn célèbre en termes las¬ cifs les charmes de la personne d'Aliénor d'Aquitaine alors que celle-ci s'ache¬ minait bien avant dans la cinquantaine. Comme les auteurs des biographies provençales des troubadours, la plupart de leurs interprètes modernes, prenant à la lettre les amours lyriques des poètes, prétendent en tirer l'histoire de leurs liaisons galantes. Mais l'amour que chante le chansonnier n'a que bien peu de rapport avec la vie réelle de l'artiste laborieux. On appelait cette galanterie poétique " louanges de bien dire ", et si elle avait en vue une dame réelle, celle-ci était le plus souvent la protectrice du poète. La poésie n'était pas, sous cette forme, l'épanchement des sentiments intimes d'un solitaire, des méditations d'un reclus, mais une représentation publique, et le libretlo que nos savants épellent et dont ils mesurent chaque parole n'était pas composé pour être lu ou pour passer de main en main sous la forme d'un galant " poulet ". Nous nous plaignons de la monotonie du thème, faute dont les troubadours eux-mêmes avaient parfois conscience 184. Les dames n'en voulaient pas d'autre ; elle se fussent indignées d'une chanson qui ne chantait pas l'amour comme elles l'auraient fait à une autre époque d'un opéra italien ou d'un roman dénué de trame amoureuse. Si les sentiments paraissent artificiels, c'est que tout le spectacle, toute la mise en scène ne l'étaient pas moins. La dame, objet de cette coloratura amoureuse, souvent n'existait même pas. Elle n'est jamais nommée ; tout au plus est-elle désignée par un nom de fantaisie, un senhal. Autre élément relevant le divertis¬ sement offert par ce jeu de salon ; comme un roman à clef, il proposait une devi¬ nette. L'un des sens dans lequel le terme " médisant " était employé avait, on 77 n'en saurait douter, rapport aux solutions qui se proposaient quant à l'identité de la dame ; il servait à repousser et à dérouter les conjectures, même au cas où elles se trouvassent être fondées. De même les règles si minutieuses et pédan- tesques de l'amour courtois, les conventions chevaleresques étaient bien plutôt des conventions scéniques et poétiques que des principes établis en vue d'une application à la réalité. Quelle que Fût cette réalité, le protocole courtois voulait que l'exercice du talent poétique fût une vocation chevaleresque. Les poètes aiment à se comparer à Tristan, à Lancelot, à Perceval ; ils abondent en allusions aux thèmes des romans 185. Le service d'amour dont le chevalier ménestrel offre à sa dame l'hommage s'assimile à celui par quoi il aurait su mériter sa faveur dans les combats et dans les tournois18®. Selon l'expression de Pétrarque, "leur voix leur tenait lieu et d'épée et de lance, de heaume et d'écu " : a cui la lingua lancia e spada fu sempre, e targia ed elmo. 187 Le chevalier servant se déclarait le vassal de sa maîtresse ; il lui devait foi et hommage, tandis qu'elle, de son côté, son chantre attitré une fois formelle¬ ment reconnu, se voyait astreinte à lui prêter féale loyauté et à l'ensaisiner comme de droit188. La liaison amoureuse reproduisait de la sorte, en emprun¬ tant avec une méticuleuse exactitude les désignations, les devoirs réciproques du chevalier lige et de sa suzeraine ou de la dame dont, dans les joutes et les combats, il arborait les couleurs. Mais pour fictifs que fussent en grande mesure les formes et les traits de ces conventions poétiques, leur caractère s'accordait néanmoins, par son ensemble sinon par ses détails, avec celui de la vie et de la société à laquelle elles prêtaient leurs agréments. Si la passion y était le plus souvent feinte, l'intention séductrice ne l'était pas. Ces conventions qui parfois nous abusent, les femmes, les hommes même, souvent aimaient à s'en laisser abuser. Le rêve était invité à trouver dans la vie sa réalisation. De même que la chevalerie combattante, cette chevalerie poétique consti¬ tuait un privilège nobiliaire. Aux hommes et aux femmes de naissance " gentille ", elle conférait en l'espèce une licence privilégiée dans leurs relations. Loin de représenter un relâchement, ou, comme dirait un théologien, une corruption des mœurs, cette licence reconnue apportait au contraire aux usages bien autre¬ ment libres en cours dans les sociétés barbares au temps du paganisme le frein d'une discipline réglementée par les conventions. Il n'en est pas moins vrai que, sous le couvert de ces conventions hautement artificielles, les classes élevées s'arrogeaient le droit de continuer à goûter les douceurs que comportaient leurs errements sans se soucier d'une interprétation autrement sévère de la morale chrétienne. La " galanterie ", comme on dira au xvne et au xvnie siècle, la 78 " courtoisie ", 1' " amour courtois ou la " druerie comme on disait au xne, se fondaient sur une immunité privilégiée dont se réclamaient les habitants des châteaux. Jusqu'à Dante et à Pétrarque, et bien plus tard encore, la tradition lit¬ téraire se fera fort d'affirmer que seul un " cœur gentil ", une " âme courtoise ", est à même d'éprouver les émotions délicates, les transports nobles et élevés que dans leur langage recherché les poètes s'attachent à exprimer. Aussi la poésie des troubadours ne tarissait-elle pas au sujet des subtiles distinctions à établir entre la délicatesse des mœurs courtoises, d'une part, propres à la manifestation de la sensibilité chez les personnes bien nées, et, d'autre part, la grossièreté, ou " vilenie ", marque d'un malotru et d'un esprit roturier. La pruderie chez une femme, la jalousie de la part d'un mari annonçaient un naturel vulgaire, une âme basse, et trahissaient une impardonnable inconscience du bon usage de la société cultivée. Le " service " poétique, réplique du service chevaleresque, reproduisait dans les formules stylisées de son langage le formalisme de ces distinctions. L'ins¬ piration du poète, circonscrite dans son essor par le cadre de prescriptions ina¬ movibles, n'eût su, sans accuser une faute de goût, en dépasser les limites,, et le mérite d'une composition se mesurait par sa fidélité à observer les règles, consacrées et à serrer de près l'exemplaire des modèles reconnus. L'originalité se trouvait souvent réduite de ce fait à l'ingéniosité dont témoignait le virtuose en tramant par le jeu d'habiles combinaisons et la présentation entendue d'éléments, donnés des variations sur les thèmes prescrits. Sujet, sentiments, concetti, tout,, jusqu'au vocabulaire et au libellé des formules acceptées, se trouvait dicté par les canons de l'art. Des conventions pour le moins aussi minutieusement arrêtées gouvernaient,, dans la fiction poétique, les rapports de l'amant courtois et de sa dame, leur prescri¬ vant la conduite qu'ils avaient à suivre et les sentiments qu'il leur convenait de ressentir. Les canons de la passion se formulaient avec une pédanterie qui nous confond : chaque soupir, chaque battement de cœur, la " cruauté " de la belle, le " désespoir " de l'amant, l'octroi en temps et lieu de " faveurs " scrupuleuse¬ ment espacées et mesurées suivant une échelle méthodiquement graduée se trouvaient prévus conformément à un protocole érotique, et c'eût été trahir un manque de courtoisie que d'y déroger. Les diverses situations pouvant surgir au cours d'une intrigue amoureuse, les émotions propres à chacune d'elles, les, problèmes que d'aucunes pouvaient poser, donnaient' matière à des thèses et à des rencontres dialectiques calquées sur le modèle des débats de la théologie scolastique. On s'en rapportait sur des points épineux à des autorités reconnues dont les arrêts servaient à la codification de cette jurisprudence amoureuse. Ce sont ces débats sur des " questions d'amour " auxquels les sociétés des ch⬠teaux de Languedoc consacraient leurs élégants loisirs avec l'ardeur que devaient apporter à une autre époque les hôtes de l'hôtel Rambouillet et du salon de MUe de Scudéry à la poursuite du bel esprit et du bon goût, qui s'appelaient ou 79- qu'on appela " Cours d'amour Peu nous importe la mise en scène de pareilles discussions ; ce qui nous intéresse bien autrement, c'est l'ampleur, le formalisme et l'inconcevable gravité que revêtaient au xne siècle ces débats de psychologie fantaisiste. Le phénomène est sans analogue dans la littérature classique ; encore moins dans la tradition barbare ou populaire. La chose verse selon notre goût dans le grotesque. Nul thème n'est, à nos yeux, moins fait pour être débattu sur un pied théorique, solennellement, posément, sans sourciller, que le sentimentalisme érotique dans sa forme la plus mignarde et maniérée, tel que l'entendaient les dialecticiens du xne siècle. Assurément romanciers et psychologues ont depuis beaucoup écrit sur l'amour ; les problèmes sexuels, tels qu'ils se présentent au point de vue de la psychologie, de la psychiâtrie, de la physiologie et des sciences sociales font les frais d'une vaste littérature. Mais à peine s'est-on aventuré à traiter dans un esprit de science objective ou de métaphysique abstraite l'amour galant, sentimental et romanesque. " La plupart des psychologues, remarque Ribot, ont été très sobres de détails à son endroit et l'on pourrait citer tels volumineux traités qui n'en font pas même mention. Est-ce par pudeur exagérée ? " 189. Que les petits maîtres et les précieuses du xvne siècle s'amusassent à arrêter les contours du " Pays du Tendre ", c'est là un jeu d'esprit, prêtant sans doute au ridicule, mais ne soulevant aucun problème. Bien autrement extravagante, la dialectique amoureuse du xue siècle paraît de prime abord ne s'assortir à aucun caractère de ses entours. Que toute une société voisine encore des âges barbares se soit vue férue d'une passion pour des débats d'allure scolastique sur les détails d'une psychologie et d'une métaphysique de l'amour profondément artificielles et on ne peut plus affectées, qu'elle se soit livrée à la poursuite de cette manière de pseudo-science avec la gravité de docteurs en Sorbonne, c'est là assurément un phénomène dont la singularité réclame une explication. * ♦ * Les conventions de 1' " amour courtois " furent, consciemment ou non, l'expression de l'opposition entre deux ordres contraires de morale sexuelle. De même que les sociétés primitives, les sociétés païennes des âges barbares ne connaissaient pas le mérite moral de la continence et de la chasteté. Le mariage, contrat à base de convenance économique et politique, contenant plus de calcul que de sentiment, souvent polygame ou provisoire, ne possédait pas le caractère que vint lui imposer, d'ailleurs assez tard, le christianisme. Ni la vertu prénuptiale, ni la fidélité conjugale n'étaient exigées par les moeurs. Pour nous en tenir à ce qui se rapporte plus particulièrement aux terres où s'épanouit l'art des trouba¬ dours, les premiers témoins chrétiens déclaraient que " toute l'Aquitaine n'est qu'un vaste lupanar ". Ils dénonçaient en l'espèce le désordre qui régnait dans les grands domaines, les villas, sites des châteaux seigneuriaux d'une époque ulté- 80 33-34 " scènes de contes chevaleresques, Alhambra; peintures de plafond des alcôves de la " Salle des Rois". Ces peintures sur cuir, fréquemment attribuées, sans preuves, à des artistes chrétiens, sont, selon P. de Gayangos, " tout-à-fait m au- CO resques" et l'ouvrage d'artistes musulmans. " II est évident que les peintures ont beaucoup plus d'analogie avec les reliefs (de la vasque) qu'avec les ouvrages faits par les Espagnols ". Les couleurs sont plates et sans modelé, comme dans toutes les peintures arabes et arabo-persanes, et comme aucune peinture espagnole de l'époque. " Il serait, observe en plus Gayangos, hautement invraisemblable qu'un peintre chrétien eût représenté un chevalier maure vainqueur d'un chevalier chrétien XIIIe 'et XIVe siècle, Dessins de Enrique, dans- Owen Jones, "Plans, élévations, sections and détails of the Alhambrtt", vol. I, pl. XLVII et XLVIII, texte de P. de Gayangos. rieure 10°. Parmi les chefs barbares et, par la suite, dans les puissantes classes nobiliaires de la société féodale, vis-à-vis desquelles l'Église déployait en général beaucoup d'indulgence, le christianisme n'apporta longtemps dans les mœurs que très peu de changement. Toutefois, avec la marche du temps et la conso¬ lidation de la puissance de l'Église, le violent contraste entre les errements sécu¬ laires de la noblesse barbare et la morale chrétienne ne laissèrent pas de s'affirmer. Tout en conservant ses privilèges, la société féodale ne se souciait pas de porter ouvertement un défi aux principes de la morale religieuse. Elle se devait de ne pas compromettre sa dignité en l'exposant aux grossières appréciations de badauds et de prestolets. En associant les mœurs aristocratiques à des prétentions spiri¬ tuelles, à la possession d'un goût cultivé, d'une sensibilité raffinée et délicate, en représentant les rapports amoureux comme sujets à des distinctions subtiles reposant sur des arguties qui échappaient à l'entendement du vulgaire, et en se reliant à des principes héroïques et chevaleresques propres au déploiement de sentiments élevés, les théories " courtoises " constituaient une manière d'apolo¬ gétique servant à pallier les mœurs consacrées dans la classe privilégiée. L'amour se donnait pour noble afin de n'être pas prononcé scandaleux. Dans une société professant les principes de la morale chrétienne, ces conventions fai¬ saient fonction, pourrait-on dire, d'un coloris protecteur s'harmonisant avec le milieu. Elles permettaient à la caste favorisée de dénoncer dans des termes à peu près identiques au langage employé par la morale chrétienne la licence, la grossièreté, le désordre, et de désavouer une conduite " déshonorante ", tout en se réservant la jouissance de ses privilèges. La pédanterie de la "scolastique" courtoise servait par sa subtilité à dérouter les censeurs et à parer à leur ignorante réprobation. Le style obscur, le trobar clus, favorisait un besoin de se cacher. " Les raffinements, les obscurités, les conceptions contournées et abstruses de la poésie d'Arnaud Daniel et de Guiraut de Bornelh, remarque un critique, dérivent essentiellement du désir de simuler la profondeur et l'abstrac¬ tion de la pensée " wl. Mais l'intérêt que présentait pour un monde avide de plaisir cette dialectique était loin d'être de nature purement intellectuelle et n'était pas uniquement suscité par des abstractions métaphysiques. Les dialec¬ ticiens de l'amour " se prononcent, ainsi que le déclare un autre commentateur, sur un point de casuistique courtoise selon l'esprit de leur temps et avec un sérieux qui nous fait sourire, mais qui prouve à quel point cette poésie galante, si factice en un sens, se mêlait à la vie réelle " m. De même que la scolastique théologique, cette scolastique amoureuse, liée de longue date au genre lyrique inspiré par l'Espagne et devançant de plus de deux siècles les " cours d'amour " de Provence, tirait de l'Islam son origine. La terminologie du mysticisme soufi se prêtait admirablement au dessein de souligner les distinctions de classes que les jongleurs provençaux se voyaient appelés à avancer. Mais quelque soin qu'ils éussent de s'informer des idées dont s'étayait cette lyrique, ces idées comportaient des éléments qu'ils n'auraient 83 su comprendre et que, les eussent-ils compris, ils n'avaient souci d'embrasser. Le sentimentalisme amoureux partait, dans la poésie soufie,, d'une idéalisation qui n'était pas fictive et conventionnelle. Cette inspiration religieuse et ascétique fut, il est vrai, rejetée en général par les ménestrels andalous, mais la forme et les formules en furent néanmoins retenues 193. Les élèves provençaux ou espagnols de ces poètes n'en usèrent pas autrement ; n'ayant que faire de doctrines de pureté et de chasteté, ils s'attachèrent à reproduire les sentiments recherchés — " nobles ", comme disaient les Arabes — de la lyrique hispano-mauresque propres à composer à leur art une élégance particulière. Ils en recueillirent le langage sans faire cas des ressorts de son inspiration. C'est ainsi que la poésie des troubadours vint à prêter aux malentendus, en abusant par l'apparence d'un idéalisme qui lui était étranger, mais que leur langage, à peine modifié par de légères nuances, permettra dans la suite de leur attribuer. C'est aussi de la sorte que les troubadours, s'ils recherchaient le mystère et l'ésotérisme et s'ils étaient tenus de formuler une poésie nettement détachée de l'esprit vulgaire, n'eurent qu'à emprunter le ton et la manière de la poésie hispano-arabe. Ils y trou¬ vèrent tout faits, " de toutes pièces ", le trobar clus et le style courtois. L'amour romanesque dont, chez les Provençaux, ces conventions proposaient l'idéalisation, ou, comme diraient les Freudiens, la " sublimation ", avait trait exclusivement à des rapports extra-conjugaux. Sans exception, l'hommage des troubadours s'adresse à des femmes mariées 1M. Cette condition à laquelle était astreint tout rapport amoureux se donnant pour courtois est copieusement soulignée dans les discussions des casuistes poétiques où se trouvaient exposées les distinctions entre l'amour " honorable " et " fin ", d'une part, et, d'autre part, les relations grossières dénommées " vilenie " et comparées aux accou¬ plements de chiens. Toute femme réclamant son devoir de fidélité à son mari est dénoncée coupable de se comporter " comme une bourgeoise ". Le mari qui manifesterait de la jalousie s'avère un rustre " discourtois " et " déshonorable ". Raimon Vidal adresse au roi Alphonse II d'Aragon une humble requête, le priant de mettre ordre au scandale causé dans ses états par la jalousie des maris : " Roi généreux et vous reine dont la vertu et la beauté sont le cortège, défendez la jalousie à tous les hommes mariés de vos états, car les femmes possèdent tant de ruses et tant de puissance que, dès qu'elles le veulent, elles donnent au men¬ songe l'apparence de la vérité et à la vérité l'apparence du mensonge " 195. Le chevalier-poète Mataplana, l'un des plus grands seigneurs espagnols de la vieille école, libelle contre Raimon de Miraval une sirvente au sujet de sa conduite indé¬ licate et déshonorante, Raimon ayant eu, paraît-il, une dispute avec sa femme à propos des amants de celle-ci. " Il a commis, dit Mataplana, une bien grave infraction aux lois de cette galanterie dont jusqu'ici il s'est toujours piqué ; si jamais il suivit le droit chemin d'un amant courtois, ses sentiments ont bien changé... car il s'est comporté de telle sorte qu'il ne saurait se laver de l'accu¬ sation de vilenie... Un mari à qui plaît la jeunesse doit faire preuve de complai- 84 sance, afin que ses voisins soient à leur tour complaisants envers lui... S'étant rendu coupable d'une pareille inconvenance, il s'efforce maintenant de se récon¬ cilier avec sa femme. Or s'il la désire et s'il lui plaît de la recouvrer, il lui faut se montrer assez généreux pour lui permettre d'avoir un amant selon son cœur. Dès qu'il aura fait sa paix avec elle, la joie reviendra dans sa maison ; pourvu qu'il ne lui soit pénible de voir sa maison souvent courtisée ; en remplissant cette obligation, il rentrera dans la faveur de ceux qui, comme nous, sont voués à la courtoisie " m. La condition invariablement attachée, dans le code courtois, à la rela¬ tion amoureuse continuera longtemps de s'imposer à la tradition littéraire. A l'exemple du troubadour provençal et du conteur barbare des sagas païennes, le poète le plus représentatif de la Renaissance, le chantre univer¬ sellement reconnu de l'amour idéalisé, Pétrarque, personnage dont la haute et honorable réputation se trouvait attestée par l'encens de l'Europe lettrée, célébrera dans une longue suite de poèmes son amour, réel ou fictif, pour une femme mariée. L'amour romanesque, tel que l'exaltent les romans de cheva¬ lerie, la poésie des troubadours et toute la lyrique amoureuse qui en découle, est de par sa tradition un amour immoral et adultère. Cette tradition et son expression poétique subirent toutefois une évolution aboutissant à leur aligne¬ ment avec la morale chrétienne. Commentant le roman de Tristan, Gaston Paris exprime le chagrin et le sentiment de révolte que lui inspire l'immoralité du barde barbare qui semble s'être proposé la " glorification de l'adultère ",07. Si messer Pétrarque, digne chanoine titulaire de l'Église, a pu sans scandaliser personne célébrer un amour tout aussi adultère que celui de Tristan, c'est qu'un profond changement était intervenu au cours des temps. Peut-être est-il loi¬ sible au point de vue de l'art de préférer les poignantes émotions qui se jouent dans le drame de Tristan et d'Iseult aux suaves élégances et aux concetti édul- corés par quoi le poète italien illustre sa longue passion littéraire. Mais celle-ci demeure, sous le rapport de la morale, à peu près au-dessus de tout reproche. Si elle est de par sa nature non moins adultère que celle de Tristan, elle est à tel point idéalisée et subtilisée dans l'expression littéraire dont elle est revêtue, elle est si complètement détachée de toute suggestion sensuelle, qu'il faudrait être sin¬ gulièrement cauteleux et confit en vertu pour vouloir épiloguer sur son caractère immoral. Dans l'intervalle qui sépare la production barbare du modèle proposé par la fleur poétique de la Renaissance italienne l'amour romanesque s'était épuré et spiritualisé. Cette métamorphose remarquable s'effectua en rapport avec la littérature poétique des troubadours. Aussi est-il d'un intérêt tout parti¬ culier d'examiner les causes qui amenèrent, en Provence, cette transformation. 85 fc ■I .-!■ ' V :■ I ■ ■ : ' •■'■ï i -, v !" ■' . M '! .1" . : - ■ .ri; h I I i x A défaut de priser à sa juste mesure la part des troubadours à l'épa¬ nouissement des littératures européennes, ion s'est beaucoup complu à admirer leur apport à la morale. Une opinion, d'ailleurs très ancienne, leur attribue l'instauration d'une "nouvelle conception de l'amour". La passion, dont l'anti¬ quité païenne n'avait reconnu que l'aspect sensuel, aurait été élevé par les poètes de Provence à la hauteur d'un sentiment ennoblissant, et l'idéal de la femme, divinisée par eux, leur aurait inspiré un culte qui se confond avec celui de la Sainte Vierge. On s'est étendu sur ce thème avec tout l'enthousiasme et toute l'éloquence qu'il comporte. Un certain M. Emil Lucka, de Vienne, consacre à ces hautes conceptions et à leur élucidation au moyen de théories métaphysiques 87 35. LE COMTE DE POITIERS PEIRE VIDAL ARNAUD DANIEL Bib. Nat. M s. fr. 12473. sur le " développement du Moi " plusieurs ouvrages, dont l'un parut à Londres en traduction sous le titre : Evolution de Vamour. " La première expression du véritable amour, écrit cet auteur, émerge par une inspiration spontanée et sans l'aide de concepts philosophiques dans les œuvres des premiers troubadours. Au plus grand d'entre eux, Bernard de Ventadorn, revient l'honneur d'avoir été le premier à célébrer l'amour chaste. Si jamais un bienfaiteur de la civilisation mérita qu'on lui élevât un monument, ce fut assurément ce poète " I9S. Comme exemple pris d'entre une multitude de déclarations semblables voici, cité au hasard de ce que j'ai sous la main, ce que dit à ce sujet M. Louis Gillet dans son admirable étude sur Dante. " Ils (les troubadours) avaient fait une chose extraordinaire, écrit-il. Parlant à un public de femmes, ils avaient inventé le culte de la femme. Révolution de portée immense ! Ces vieux poètes archaïques, que personne ne lit plus..., travaillèrent pour les siècles, gravèrent dans nos âmes le trait fondamental de notre civilisation... En calquant les formes de l'amour sur celles du service et de l'hommage chevaleresque, en lui donnant des rites et un langage spéciaux..., ils opérèrent un changement d'une nouveauté incal¬ culable. C'était une véritable création morale, la plus originale du Moyen Age, une sorte d'amour entièrement détaché de la génération et de la reproduction de l'espèce. La femme devint une religion " 1OT. On ne saurait reprocher à M. Gillet d'accorder créance à une opinion universellement répandue au sujet de ces poètes " que personne ne lit plus ". Or, de cette " nouvelle conception de l'amour " attribuée aux troubadours il n'existe au cours de toute la période de leur floraison aucune trace dans leurs œuvres. De l'avis de mainte autorité, l'impression qui se dégage de ces productions est peu édifiante au point de vue de la morale. Le docteur Weinhold opine : " Toute délicatesse et toute pudeur font entièrement défaut dans cette littérature. Il n'est de sentiment d'honneur et d'égard vis-à-vis de la femme qui n'y soit brutalement foulé aux pieds " '200. M. Pierre Andraud convient que cette poésie ne s'inspire que " d'une insouciance qui peut avoir sa grâce mais n'a guère de noblesse " 201. Quelque sévères que puissent paraître ces jugements, quelque injustes même qu'ils soient, il ne saurait être question, dans la bonne période de cette poésie, de l'idéalisation dont il est communément fait cas. Sui¬ vant l'anéantissement, en 1209, de la société qui avait appelé son épanouisse- mént, l'activité des troubadours du Languedoc se prolongea dans une mesure très réduite — elle n'est représentée que par un seul nom de marque, celui de Guiraud Riquier, le " dernier troubadour "— et sous une forme portant tous les caractères d'un déclin total. Rien n'apparaît, avant cette date, dans la poésie des troubadours qui puisse fonder l'impression d'une idéalisation plato¬ nique de la passion. Ce n'est pas certes à propos du comte Guilhem de Poitiers qu'il convient de parler d'idéalisation et d'amour chaste. Guillaume de Malmesbury le qualifie de fatuus et lubricus '20'2. L'auteur de la vie de Bernard de Tiron déclare que le 88 comte Guilhem était " l'ennemi de toute chasteté et de toute vertu fémi¬ nine " M:'. Bon vivant, trousseur de filles et paillard comme pas un, le brave comte témoigne dans ses lais d'une grivoiserie qui embarrasse les éditeurs. Gomme tous ses successeurs, il chante les louanges de l'amour ; mais cette glorification ne suggère aucun sentiment si peu que ce soit éthéré. Tant s'en faut. Ce qui dans l'esprit du joyeux comte surpasse toute autre chose; c'est le plaisir sensuel : Adonc esta ben c'om s'aisi d'acho don hom a plus talan. 204 « Adonque juste est qu'un chacun s'esjoye de ce dont homme a plus désir. » " Non seulement l'amour ne se donne pas comme platonique, mais l'expres¬ sion du désir sensuel revêt des formes très crues, parfois presque brutales " 20". C'est le moins que l'on puisse dire. Qu'on en juge plutôt : Un de ces cantiques à la louange de l'amour chevaleresque conclut par cette strophe : Qu'ieu ai nom « maiestre certa » : ja m'amigu' anueg no m?aura que no.m vuelh' aver l'endema ; qu'ieu suy d'aquest mestier, so.m va, Tan ensenhatz que be.n sai guazanhar mon pa en totz mercatz■ 200 « J'ai nom « maître infaillible » : jà ma 'mie ne m'aura une nuit qu'elle ne me veuille l'endemain. Si bien suis en ce métier instruit, que saurais, m'en puis vanter, sur tout marché gagner mon pain. » L'une des pièces du noble troubadour fournit à Boccace le sujet d'un de ses contes les plus égrillards 207. En voici la conclusion : Tant las fotei com auziretz : cen e quatre vint et ueit vetz, q'a pauc no.i rompei mos corretz e mos arnes ; e no.us puesc dir la malaveg, tan gran m'en près. 2118 « Tant les foutis comme orrez : cent et quatre-vingt et huit fois, si que peu s'en fallut m'y rompisse sangle et harnais. Et ne puis vous dire la grande lan¬ gueur qu'il m'en prit. » Gercamon et son élève Marcabru, tenus, eux aussi, pour archaïques, compo¬ sèrent leurs œuvres, pense-t-on, entre 1136 et 1145 environ. "Leur style, dit Jeanroy, n'a pas atteint ce degré de raffinement qui bientôt permettra de voiler sous des formules vagues la plus ardente sensualité " 2W. A l'inverse du comte 89 Guilhem, Cercamon chante la mélancolie et les peines d'amour ; mais la concep¬ tion qu'il se fait de la tendre passion n'en est pas pour cela plus éthérée : Quan totz lo segles brunezis, délai on ylh es si resplan. Dieu prejarai qu'ancar l'ades o que la vej'anar jazer. 210 « Quand tout le monde s'embrunit, lumière brille là où elle séjourne. Dieu prierai qu'oncques la presse en mes bras ou la remire lors qu'elle se dépare, allant à son coucher. » Qu'eu non puesc lonjamen estar de sai vius ni de lai guérir, si josta mi despoliada non la puese baizar e tenir dins cambra encortinada. 211 s Ci ne puis vivre longuement, ni là durer, si ne l'acole ni la tient nuette à moi acostée, en chambre encourtinée. » Saint Salvaire, fai m'albergan lai el renh on mi donz estai, ab la genzor, si q'en baizan sien nostre coven verai e qe.m do zo que m'a promes ; pueis al jorn s'en ira conques, si be l'es mal al gelos brau. 212 « Saint Sauveur, fais que tu m'héberge là où gîte ma dame, la plus gente, et me tienne sa foi, m'acolant et ce baillant que m'a promis. Puis, conquise, s'aille en apert, et mal en prenne à son vilain jaloux. » Très dissemblable de l'élégiaque Gercamôn, Marcabru (ou Marcabrun, ou Marc Brun) est sous maint rapport un poète des plus intéressants. On le qualifie de misogyne. Cinq siècles avant François Ier, il déclara en effet que souvent femme varie et que " ben es fols qui si fia!" 213 Mais c'est plutôt misanthrope qu'il faudrait dire ; sa colère contre tous les égoïsmes, les tromperies et les malhon¬ nêtetés des grands seigneurs, des bourgeois et des femmes donne à cet « archaïque » une allure toute moderne. A l'encontre de la plupart de ses confrères, Marcabru se plaît à lancer des invectives contre l'amour. " Famine, peste, ni guerre ne font tant de mal sur terre comme l'amour s'écrit-il : Fams ni mortaldatz ni guerra no fai tan de mal en terra quon amors qu'ab enguan serra Escoutatz ! Quan vos veira en la berra no.n sera sos huelhs mulhatz■ 214 90 ClttV&IIÇT" ' | "" fÊSâÈÊ*vmm l ■ , j-05 pstMsnrps w$ ,/àïiflttm lacalo^eUift' «ucî^amoi.êt :| cCc^wfc^Doi uaxncm li pia: 'ccmdlaint&A «Vurtnftf £ .cottruv iwn atife, . -s tviop mate Zrsfo*. '&m clitte no* ut titeiUsn-^ferfoifei .,1tiutea »€5rdt<ïM^î»n pact- obSii . queUtttnit abm$ 36 - CERCAMON. Bibl. Nat. Ms. fr. 12.473. mâè tôaxnoz- MB ' mmi JmmcWnx£ rVÏL4£2SE iwiirr-îi^ t^ntîw lt/pt^fta emW ^ ivp! ]&T0.tUK Wm«rabK»>.„ ' Y HP a*",- {j^UÇ-fecHll tjç? peI tofd " Vt'ïViM |«SJïltCvt30l nfem$|pi frimai xw §|P^||î . a\w no ne' m mmo» «w#t'-Etw- tj jç falog^fcfUtafo^ .fer4^în.i,itctiîe ÎCH ÎÎW tifejk ? b:Âmar^!-bim muer 0*5 fàtïfj; UWUUîen c«p 37 - BERNARD DE VENTADORK. Bibl. Nat. Ms. fr. 12.473. 38 - MARCABRU. Bil. Nat. Ms. fr. 12.473. 91 39 - Page du Ms. fr. 12.474 Bibl. Nat. XIVe siècle. A appartenu à Carileo, dont la veuve le céda à Colocci. Il passa au Vatican, et fut approprié par la France en 1799. Chanson de Guiraut de Bornelh. wm ,irç> è • ' fh»tffsi1! igtfrrlf inTlrpSdipmd-.iV'.'.ir'r' sçrvvt ' »?n (<•■<{» n cOnt'S.rcft.îiT,. c l'ucr?'- 4 1;' " Litres-^ iltlf.ri.'f.' •c;tr.\t-r_ O ? 1 î! ■- gÊÊffM iftîtipi? 4^m [ irtiui$'fiW(rr!j fiHill ' ' m fik$-fîtt nénuuiph n:'i 64 dïWtîr-wtr^KÇ ççîriv.'t tt fc ! prrmur- km n rfv. ntuç • j «TÇW1R epimyrc' r; ytlffki ! rfbi[i]cfoi .s S .uint fîuf»irnnni!)T< en ^MÉ£ '.n ne: afhùntv. «•' t ;l ;wnb*' *«i« r f-.-o » pn tCt t m finie m «•!< -*. pctr ftfwstj rttmfe*,. «n««* " iVîîtkrititlcfiiW,ff.oîfdir'.r fntfrrr ntr xvta né • * sfi. te ■■ wd iir. qiïf il? a m m m . - uucUkm.îlk-t'i 92 Nous reviendrons sur Marcabru tout à l'heure ; il suffit de constater ici qu'aucun trait se rapprochant de l'idéalisation de l'amour ne se retrouve ni dans ses sentiments ni dans son langage. C'est de la malhonnêteté des femmes et de l'abus qu'elles font de leur pouvoir qu'il se plaint : Denan mei n'i passon trei al passador no sai mot tro l quartz la fot e.l quinz lai cor. Del deslei que me fei li fauc drei e.il m'autrei mas sotz mei aplat sei qu'ela.m lass'e.m lia. 216 « Trois passent avant moi dans le couloir ; je ne dis mot tandis que le quatrième la foute et le cinquième y court. A la dame sa félonie pardonne porveu qu'acostée à moi m'enlasse et à plat se donne. » Les poésies d'amour de Bernard de Ventadorn (1148-1195) sont, de l'avis de certains, ce que la littérature provençale, et même le Moyen Age tout entier, ont produit de meilleur dans ce genre. Opinion peut-être discutable, mais non pas extravagante. Si d'autres troubadours accusent une virtuosité plus écla¬ tante, les chansons de Bernard de Ventadorn se distinguent par un accent de sincérité et une simplicité pour le moins bien simulés. Elles sont tendres et douces comme une chanson de Robert Burns. Elles ne contiennent toutefois pas la moindre allusion à cet amour chaste dont il plaît à M. Lucka d'attribuer à Bernard l'invention. Bien au contraire, " L'amour que Bernard de Ventadorn proclame comme étant ce qu'il y a de plus précieux au monde, écrit son prin¬ cipal éditeur, se base tout naïvement sur le désir sensuel. Le langage dont il revêt ses sentiments est plus ou moins délicat ; il est souvent assez grossier, encore que son style exclue la crudité des termes qu'emploie Guilhem de Poitou " 2Il En voici un exemple : Amors, e que.m farai? Si guerrai ja ab te ? Ara cint qu'e.n morrai del dezirer que.m ve, silh bela lai On jai no m'aizis près de se qu'en la manei e bai et estrenha vas me so cors blanc, gras et le. 217 « Ma mie et que ferai ? Joie de toi donc n'aurai ? Du désir que j'ai d'elle plutôt crois que mourrai si ne m'invite ma belle là où elle use de reposer, si que baiser et caresser et étreindre en mes bras puisse son corps blanc, grasset et lisse. » 93 Cette expression du but idéal de l'amour, qui devient presque une formule dans la littérature des troubadours, se répète avec de légères variations dans toute l'œuvre de Bernard de Ventadorn. Deus, que.l mon chapdela si.lh platz, m'en lais jauzir ! 218 « Plaise à Dieu qui règne sur le monde que d'elle puisse jouir ! » Res de be no.n es a dire ab sol c'aya tan d'ardit c'una noih la os despolha me mezes, en loc aizit e.m fezes del bratz latz al col. « Tous biens a, à dire vrai, fors qu'hardisse de me déduire nuitement en lieu idoine, où dévêtue, de son bras me fasse licol. » Aucun panégyrique de l'amour subtilisé au Moyen Age ne saurait se dis¬ penser de nommer Jaufré Rudel, prince de Blaïa (1140-1170) et sa passion à longue portée pour la comtesse de Tripoli, la " Princesse lointaine ", bru du comte Raimon IV de Toulouse. Le lai principal où se trouve consigné ce célèbre jeu d'esprit ne contient toutefois aucune expression qui nous autorise à prêter au poète un idéal de bonheur terrestre autre que normalement charnel. La pièce comprend les lignes suivantes : Dieus que fetz tôt quant ve ni vai e formel sest'amor de lonh mi don poder, que cor ieu n'ai, qu'ieu veya sest'amor de lonh, verayamen, en luoc aizis. \ Ver ditz qui m'apella lechay, ni deziron d'amor de lonh ; que nulhs autres joys tan no.m play, cum jauzimens d'amor de lonh. Mas so qu'ieu vuelh m'es atahis. "" « Que Dieu qui toute chose créa, et cette amie lointaine forma, m'octroie que puisse bientôt voir, comme j'ai à cœur, cette amie lointaine, en réalité et en seyant recet. Vrai dirait qui m'inculperait de lécherie ; car, convoitant mon amie lointaine, joie ne quiers plus ardemment que de jouir de mon amie lointaine. Las ! ce que quiers, mais ne l'aurai. » Et ailleurs, versifiant sur un interlude amoureux moins mystique, il s'exprime sur un ton encore plus léger : Et s'amors mi revert a mau car ieu l'am tant e liei non eau : 94 tost veirai jeu si per sufrir n'atendrai mon bon jauzimen. D'aquest' amor suy cossiros vellan e pueys sompnhan dormen, quar lai ay joy merav.elhos, per qu'ieu la jau jausitz jauzen ; mas sa beautatz no.m val nien. « Amicx, fa s'elha, gilos brau en comensat tal batestau que sera greus a départir, tro qu'abdui en siam jauzen. » 221 « D'icel amour issent mes maux ! tant je l'aime et mie lui chaut ! Mais tôt verrai si par longue durance pourrai avoir d'elle mon bon plaisir... Amour me peine, que je veille ou que sommeil me berce de songes. Lors suis merveil¬ leusement en joie, car d'elle joui, recevant et donnant le plaisir d'amour... Mais peu me conforte sa beauté... Ami, dit-elle, les grossiers jaloux démènent tel hutin que sera malaisé les apaiser si que puissions ensemble jouir. » Bertram de Born, seigneur de Hauteford ( 1180-1205), fut mieux connu comme chantre de combats — Bertramun de Bornio arma poetasse, comme dit Dante m —• que par ses chants d'amour. L'éclat barbare de ses scènes de bataille, l'élan de ses chevaliers bardés et blasonés dans le choc de la mêlée sont à peine égalés par Froissart. Intimement mêlé aux intrigues et aux luttes qui préludèrent à la guerre de Cent Ans, le sire Bertram séjourna longtemps à la cour d'Angleterre en Normandie. Il la trouva mesquine et intolérablement ennuyeuse : " Nous autres, Limousins, dit-il, nous mettons la folie au-dessus de la sagesse, et sommes de notre naturel gais et amis de la prodigalité et du rire " 22:l. Aussi, dégoûté de la ladrerie et de l'humeur triste des hommes du Nord, il chercha à se dédomma¬ ger en courtisant la duchesse Mathilde, fille du roi Henri II, mariée à Henri Le Lion, duc de Saxe. Bertram l'appelle Saissa, la Saxonne, et célèbre ses charmes en ces termes : Ren en beutat no gualia ni.n fai nula fantaumia Lo joios, joves, gens cors amoros, e genza, qui la deslia, et on hom plus n'ostaria guarnizoS;, seria.n plus enveios, que la noch fai parer dia la gola, e qui.n vezia plus en jos totz lo mons en genzaria. 221 « Rien de son corps gentil n'égale la beauté ; ni est ce fantaisie : qui la déceint 95 n'est pas déçu ; jeune, amoureuse et esbatante apparaît sa beauté ; et plus on la désacoutre, plus croît goût et désir. Sa gorge éblouissante fait nuit paraître jour et lors que glisse plus bas le regard, tout resplendit le monde. » Ou encore : A mo Miels-de-Be deman son adrech, nuou cors prezan, de que par a la veguda la fassa bo tener nuda. 225 « Ma Mieux-que-bien je requiers d'amour en pressant son corps frais et souple. A juger d'après ce qui se voit, bon fera la tenir nue. » Guilhem de Cabestanh (1162-1197) est> si l'on peut dire, le troubadour classique. C'est à juste titre que Stendhal le choisit comme le type accompli. Preux chevalier, il célèbre dans une dizaine de chansons sa tendre dévotion envers sa dame, répétant avec une délicatesse respectueuse les formules rebat¬ tues de l'amour courtois. Les détails de sa vie sont rejetés dans l'ombre par la poétique légende à laquelle son nom est relié : un mari irrité l'aurait tué de sa main et aurait donné à manger à sa femme le cœur de son amant. Conte dont il existe, dans diverses littératures, plusieurs versions et bien propre à enca¬ drer la romanesque figure du chevalier troubadour. Mais si délicats et cheva¬ leresques que soient les sentiments qu'il exprime, aucune incertitude ne s'attache à la conception qu'il se fait du bonheur après quoi il soupire tendrement. Ainsi chante le noble barde : . Belha dompna, mielher de las melhors, cuenda e plazens de cors e de faisso, Amors me te en sa doussa preyzo : per vos 0 die, que pros m'er et honors si ja fos mais que Dieus m'espires tan que.m volcsetz far de vostres bratz sentura ; en tôt aitant cum ten lo mons e dura non es mais res qu'ieu dezir aver tan. 226 « Belle dame, la meilleure des meilleures, jolie et gracieuse de corps et de figure, Amour me tient en sa douce prison : à vous le dis-je, grand guerdon et honneur ce me sera si jamais Dieu me consent la grâce de me donner vos bras comme ceinture ; tant que s'étend et dure le monde, rien n'est que tant ne désire. » Lo doux cossire que.m don' Amors soven, dona.m fai dire de vos maynh ver plazen. Pessan remire vostre cors car e gen, 96 h4 f M »iurr.i tu.iritomton.ltnox pcCcî.»ruc.it:cîn?a clb.tutmc cwtctçncu.'Dcnt agr te- mt U gwti rctot&lCî .qsjtf qtwr cêîV.-V tw?au sot?foplcw.tjr.\titt.*«r,cit.cWtrcïrfi|»4t-. 0gwm.ll tcogs tiom'ôicfjMucn.Sol qti, cnaurcmHMiaidim.'ÎViwtOTWicatlcw uutimcn. dm h tnfll trajp tm fimun cptae. j?ol ixuffe cn'CucHTWS.umw..attcfn5 .mûriront gmne trat ytetur. êgctt feffi- tr ttWltmg'jgDHj.tîjr fit»" . ,;/î fï« iimai«.t4uuctiUÛ«C£Oic mm qn fmcnlefpcKtr. Ul -' h &\um$n %mm « mt ip^i. !r »j ir JB- mAnsgitiCicrncir! a@àm«îicpws«g> JifpSB. i:v uifV g tic» trfisfiatu lAttyHUgisircimmîor. lirincaVimctt cbânetic "3m.gittt.nom tiottti! . "wamHetetïlHW, Ptwict>um«,wi«f. r i-fjmfijgss acmwfi>lfle!.WlxlwnHç ni U rf.trran .rii »tu d\im gutx jxi pUtflÀ;. "Tsrfcmifctftn il «tcc.tî.'.ifrmj fon.li>tot i l.ttfliB .ai «n.rtciic mctUoic. ffiîtlinccc ^fime cbcttcm.jp gti U&m twqtassfiB - evede pnt-cuc Iwnc». 3m trop mac ttcltictc.^sc tncccwc ,ti- ten iHtffitc - aw fi rwTVîtC.ir.. . Le meilleur artisan de sa langue — miglior fabbro del parlar materno — selon IOO / l'expression de Dante23", Arnaud Daniel (1180-1200), désigne en langage qui n'est pas davantage voilé le guerdon de son service d'amour : Dieus lo chauzitz, voilla, sil platz, qu'ieu e midonz jassam en la chambia on amdui nos mandem uns ries convens don tan gran joi atendi, que seu bel cors baisan rizen descobra en quel remir contra.l lum de la lampa. 237 « Plaise le Dieu de merci que nous puissions ma dame et moi coucher dans l'alcôve où nous convie notre assignation tant précieuse et riche de promesses, et que me soit parmi sourires et caresses octroyé la joie de1 dévoiler son corps gent et de l'esgarder à la lueur de la lampe. » Nulle illusion possible sur sa " conception de l'amour " : ... sieus solatz es dels autres sobriers. Ai! si no l'ai ! Las ! tant m'a comors ! Pero l'afans m'es deportz ris e jois car en pensan sui de lieis lecs e glotz : Ai Dieus, si ja'n serai estiers jauzire ! « ...Le plaisir avec elle supère tout autre. Ah ! puisse mienne l'avoir qui tant m'a féru ! Mais le désire que j'ai d'elle -délit me procure, car à penser d'elle m'est joie et sourire et je jouis d'elle en la désirant. Ah, Bon Dieu ! puissè-je pourtant jouir d'elle autrement ! » Dante lui fait expier en Purgatoire le " péché hermaphrodite " et celui de suivre ses appétits " comme les bêtes " 239. En effet Arnaud n'hésite pas à user d'un langage qui dépasse le latin du comte de Poitiers : Dompha, ges Bernartz no s'atill del corn cornar ses gran dozill ab quel seire tranc del penill puois poira cornar ses perill. et huit strophes de scatologie érotique. Le tribut d'admiration que lui prodigue Dante, comme manieur sans rival de langage et de mètres, " que nous avons suivi " — et nos eum secuti sumus 241 — est cependant pleinement mérité. Poseur, il veut passer pour étourdi : Ieu sui Arnaut qu'amas l'aura et chatz la lebre ab lo bou e nadi contra suberna. ce qui veut dire : "Je suis Arnaud qui cueille le vent, et perds mon temps, et nage à contre-courant " — mais il ne suffit pas d'un dictionnaire pour saisir les IOI sens des idiotismes, des tours de phrase argotiques, et des feux d'artifice qu'il aime à jeter à la face de ses auditeurs. Arnaud Daniel déclare à chaque femme un amour éternel : Ans er plus vils aurs non es fers c'Arnautz desam lieis ont es fermanz necs. 243 a L'or se vendra à aussi vil prix que le fer avant qu'Arnaud désaime ycelle à qui a voué son cœur. » Mais ses serments sont prononcés avec un sourire : La lenga.i.s feign, mas lo cors vol. 244 « La langue ment, le cœur veut à sa guise. » Il fait fi du poncif qui veut qu'un amant soit tenu de languir en proie à l'angoisse et que toute femme aimée soit une " belle dame sans merci ". Le chant d'Arnaud Daniel s'essore sur une note bien différente : Bona es vida pos joia la mante, que tais n'escrida cui ges no vai tan be ; no sai de re coreillar m'esacrida, que per ma fe de mieills ai ma partida. Ges non es croia cella cui soi amis ; de sai Savoia plus bella nos noiris : tais m'abelis don ieu plus ai de joia non ac Paris d'Elena, cel de Troia. 243 « Belle est la vie alors que joie la pare ! La maldisent et poussent leurs plaintes, ceux à qui fortune est dure. Point n'ai, pour mon compte, sujet de grief. Point n'est cruelle m'amie, ni plus belle n'est en deçà de Savoie. Aussi l'aimé-je tendrement et oncques n'eut Paris bonheur plus grand d'Hélène, ycelle de Troie. » Raimon Jordan préfère une nuit aux bras de sa maîtresse à sa chance de Paradis 240, et Gaucelm Faidit (i 190-1240) est encore plus lascif 247. D'autres, cependant, les surpassent et il faut remonter jusqu'à Martial pour retrouver la pareille de leur " conception de l'amour " 24S. Arnaud de Mareulh (1170-1200) nous fournit une définition fort explicite de sa conception de l'amour : c'est voluntatz qu'ai del vostre cors gen — " le désir 102 44 - LA COMTESSE BÉATRIX DE DIE, l'Amante de Raimbaud d'Orange. Bibl. Nat. Ms. fr. 12.473. f 10 iîwiviîka piifTcr c-n ttnrmmrt, toâttuïUâuiBAfrLtgiiti An ivtiht. dtiàgtfiiK- j»e fltoiïif. c tlmr« A :tiW9 lÂnfettô '4. "AïCÛh'i eciW ,£n •'t;us? n ctar. Ucç.tipç cozdkhr. &v*o vcn { VOiK.1- JIW^;uç.}'^{A«K 'sxnm.û ~ 45 - RAMON DE VAQUEIRAS. Bibl. Nat. Ms. fr. 12.473. AH gratis mdiçaî SSf ©X ïkiafti Ix&Atv Snqite t*CUAl< •jpAïH jmà » ttSASgÇi ûPAçlc • f$n AW, .be ^ v * ; } ■ 0îOïst1ife-umt©ni'iil ip T&f ts§ al? que il ecben ^ 46 - GAUCELM FAIDIT ET MARIE DE VENTADORN. Bibl. Nat. Ms. fr. 854. .,«7j oieHb •ccnttiCTOtoit tvuu» VcJ rtmnteçlxmaf ••; -H Ï3UWASJ .omet* •K.X 47 " ALPHONSE IT D'ARAGON. Bibl. Nat. Ms. fr. 12.473. "Jeu iïMtsai A-JHîf mm CDêitvw- pcrmm ttom'U-m i S^fgÉ | #5=... «eHet«gterMtat ftmxç*£§3xw$ mt \ :^r4dà .wnfi* m*m* ny*t wm-foi-fl 48 - CADENEX. Bibl. Nat. Ms. fr. 12.473. fbtta» Wîptiriii '•■moàVSêfccffÇ çtur.'.ll iwiléu bAio îx?n&«w« 6r.«lW fott efoilîi: lOcç^H ■ ; ^ W. ... 49 - RIGAUT DE BARBEZIEUX. Bibl. Nat. Ms. fr. 12.473. que j'éprouve de votre gentil corps " M9. Arnaud Daniel lui-même précise plus nettement encore sa "conception de l'amour" : il souhaite en propres termes que "je fusse à elle du corps, non de l'âme " : Del cors li fos non de l'arma que.m consentis a celât dins sa chambra. Il n'existe en somme dans l'œuvre d'aucun troubadour du xne siècle d'ambi¬ guïté quant au caractère sensuel des émotions amoureuses qui en composent le thème, Pas un ne laisse soupçonner qu'il conçoive l'amour autrement. Pour affétées et précieuses que soient les conventions de la galanterie courtoise, pour obscur que puisse être le langage du trobar clus, loin de jeter sur la nature du bonheur après quoi ils soupirent un voile, même diaphane, de mystère, nos poètes s'expriment sur ce point avec une crudité qui n'a à vrai dire d'analogue dans aucune autre littérature, et qui nous déconcerte, toute pruderie à part, par sa naïveté. Ce ne sont que redites des mêmes banalités lascives, de termes tels que despolhar, jazer, estrenher, tener nuda, cors gras et le, dont la répétition produit une impression d'incroyable indigence d'imagination et de vocabulaire, et, en dépouillant de tout élément d'imprévu et de hardiesse l'expression directe de leurs vœux sensuels, ravale au niveau de formules incolores ces polissonne¬ ries ingénues 2S1. De " sublimation ", ou d'" amour platonique ", il ne sau¬ rait être question ; dans toute cette littérature, il ne s'en trouve ni peu ni prou. • * * Ainsi que nous l'avons relevé plus haut, les troubadours s'appesantissent siir les distinctions, souvent vagues et pointilleuses à la fois, qu'ils jugent utile d'établir entre l'amour courtois, ou " druerie ", et les sentiments grossiers propres aux âmes vulgaires. Ces distinctions sont à la base même de l'apologé¬ tique de l'amour courtois. Aucun rustre ou vilain, aucune personne dont la sen¬ sibilité n'est pas cultivée ne saurait priser la délicatesse affinée des sentiments dont s'inspire la galanterie aristocratique. Arnaud Daniel, si franche que soit sa sensualité, daube sur " ces amants dont le commerce est honteux pour la femme et dégradant pour l'homme ". "J'ai moi-même souvent renoncé à l'amour d'une riche châtelaine, nous dit-il, afin de ne pas encourir la souillure de plaisirs honteux dont la vulgarité n'est rachetée par aucune délicatesse et aucun senti¬ ment d'honneur. L'amour que je poursuis est livre clos à ces coureurs de femmes qui, en dépit de leurs prétentions à l'élégance, détruisent toute courtoisie "252. En quoi donc consistent, en somme, ces distinctions sur quoi les poètes s'étendent avec tant d'insistance, et qu'ils voilent le plus souvent, en raison même de cette " science " (saber) à laquelle ils prétendent, sous le langage vague et obscur du trobar clus ? Malgré leur mysticisme et leur ergotage, il leur arrive de loin en loin de nous donner clairement à entendre ce dont il s'agit. IO5 Marcabru abonde dans ce sens. Pour violentes que soient ses invectives contre l'amour, source de tant de maux, son chant s'associe parfois aux laudes d'Eros entonnées par ses confrères, et ne le cède en rien à celles-ci par sa qualité poétique : Ai ! fin' amors, fions de bontat, c'as tôt lo mon illuminât, merce ti clam ! 253 « Oh ! fin amour, source de bonté par qui le monde entier est illuminé, je te crie merci ! » Ou encore : Amors a signifianssa de maracd' o de sardina, es de joi cim' e racina, c'ab veritat seignoreia e sa poestatz sobranssa sobre mouta creatura. 2:4 « Amour a vertu d'émeraude ou de sardoine ; il est de joie cime et racine ; maître suprême en vérité, son pouvoir s'étend sur toute créature. » Quel est donc l'amour que Marcabru flétrit de ses imprécations ? Il nous le dit dans les termes les plus nets : c'est l'amour mercenaire. Ce sont les femmes qui, faisant fi des règles de la druerie, méritent le nom dont il les blasonne en bon provençal —putanas. Le motif mercenaire, c'est là en effet le corps du délit contre l'amour courtois. Corollaire du principe selon lequel l'amour justifie tout ; ce qui est motivé par des raisons d'intérêt, n'étant pas l'effet de l'amour, est partant injustifiable. De là découle la règle sans cesse soulignée qu'une femme ne saurait accepter un amant d'une position sociale plus élevée que la sienne : E domna fiai gran folor que s'enten en gran ricor. 233 « Une dame fait grande folie quand elle aime en haut lieu. » " Une femme, déclare une poétesse, doit se donner à un amant comme à un ami et non pas comme à un maître " 256. Aussi une noble châtelaine ne se ravale pas en prenant un amant de basse naissance au point qu'elle l'eût fait en accédant à la requête d'un homme de rang plus exalté que le sien. " Une femme qui prendrait pour amant un puissant seigneur devrait être considérée comme morte ", déclare un ancien commentateur 257. Raimon de Miraval crie haro sur une dame, coupable de pareille méséance. " Celui-là a le premier droit qui paye le plus, s'écrie-t-il, mais c'est là un mauvais salaire qu'a reçu la dame, car elle a de ce fait perdu sa bonne réputation " 258. L'amour affiné exige en plus la " loyauté ". Par ce terme, il ne faut pas 106 entendre la fidélité, car rien ne s'oppose à ce qu'une femme ait plusieurs amants ou un homme plusieurs maîtresses 2r'°, mais cette pluralité d'amours, dont il faut d'ailleurs user avec " modération ", ne doit pas se dissimuler sous des pro¬ testations mensongères de fidélité. Un amant n'a pas plus qu'un mari le droit d'être jaloux, crime des plus impardonnables contre l'esprit courtois ; les rap¬ ports entre amants doivent toutefois être exempts de tromperie. Us doivent être " honnêtes ". L'amour courtois, l'amour " fin la " druerie ", si affectées et arti¬ ficielles que puissent paraître à nos yeux ses conventions, est néanmoins astreint à n'être pas simulé. Il doit être étranger à la tromperie (enganh). Bien plus qu'à toute forme de fidélité, la " loyauté " se rapporte tout particulièrement à l'obser¬ vation scrupuleuse du secret. C'est l'une des règles les plus rigoureuses de l'amour courtois que l'amant est tenu de ne dévoiler à personne le nom de sa dame, sauf au cas où un ami sur lequel il peut compter s'offre à l'aider dans son intrigue. Ainsi Bernard de Ventadorn dit : D'una reti m'aonda mos senz c'anc nulz hom mon joi no m'enquis q'eu volentier non l'en mentis, qar no.m par bons ensegnamenz, anz es folï ez enfança qi d'Amor a benenanza q'en vol son cor ad orne descobrir se no l'en pod o valer o servir. « Sur un point, le contrôle de ma raison ne m'a jamais failli : nul ne m'a jamais requis le nom de celle dont j'ai joie que je ne lui aie menti de plein propos. Car il est contre la bonne doctrine d'ouvrir son cœur à un autre quand on est bien traité en amour et c'est folie et bêtise de ce faire — à moins que ce ne soit à quelqu'un qui puisse servir et aider. » Aussi la dame n'est-elle jamais désignée dans les chansons que par un pseu¬ donyme, senhal. Un amant " loyal " ne néglige aucune précaution pour que le secret lui soit gardé, dût-il à cette fin faire semblant d'être l'amant d'une autre, qui tient le rôle de " paravent ". "Nul ne souffre plus grand supplice que moi, s'écrie Guilhem de Cabestanh : car vous, que je désire plus qu'aucune autre femme au monde, je fais semblant de vous renier, de vous désavouer et de ne pas vous aimer " : Nulhs hom de mi no sen ; quar vos qu'ieu plus envey d'autra qu'el mon estey desautorc e mescrey e dezam en parvensa. 261 Il est beaucoup question de " médisants " dans les poésies provençales. Ce sont les gens qui ne respectent pas le secret d'une dame. La relation amou- 107 reuse exige de part et d'autre une loyauté qui soit à l'épreuve des paroles traî¬ tresses des " médisants " — lauzengiers 2C2. " Si ma' mie n'ajoutait foi à un médi¬ sant perfide, je serais sien, lui fusse gré, sans félonie et sans mensonge ", dit Marcabru : Se l'amia non crezi' enganador lauzengier ni mal parlier acusador, sieu séria, si.m volia, ses bauzi' e ses error. 263 Il fulmine, comme le font tous les poètes, contre ces malotrus qui négligent d'observer, ou qui ne sont pas à même de comprendre, les principes de l'amour courtois et se figurent que c'est être romanesque que de s'abandonner à une sensualité sans discernement. " S'ils appellent cela druerie, ils mentent, dit-il, car le parfait amour est la joie et bien aussi la souffrance et la modération " : ...benenanssa es jois, sofrirs e mezura. 204 Cette " modération ", mezura, est l'un des termes consacrés de la scolastique érotique. Ce n'est pas seulement à la débauche indiscriminée, la multitude des amours de fortune que s'oppose la " modération ", dont l'antonyme est leujairia, la luxure. S'entend particulièrement par mezura la patience dans la poursuite du guerdon d'amour : il ne faut pas brusquer les choses, il faut savoir attendre et s'acheminer pas à pas. Peire Vidal aime à appuyer sur cette attente humble et patiente. Il mène avec Blacatz une tenson sur cette " question d'amour ". Blacatz trouve la modération de Peire Vidal exagérée. " Quant à moi, dit-il, après avoir servi ma dame tous les jours, j'aime qu'elle m'accorde ma récompense. Je vous laisse la longue attente sans jouissance ; moi, c'est la jouissance que je veux " : Et a vos lais lo lonc atendemen senes jauzir, qu'eu volh la jauzimen. Peire Vidal répond : Blacatz, no sui eu ges d'aital faisso, corn vos autres, a cui d'amor no cal ; gran jornada volh far per bon ostal ne lonc servir per recebre gen do. 20,> « Blacatz, je ne suis pas fait comme vous autres, qui vous souciez peu d'amour. Je veux faire une grande journée de marche avant d'arriver en bon hostel, et plus le service est long, plus est gentil et agréable le don qu'il me procure. » Un troubadour de la bonne époque, Garin le Brun, a une pièce sous la forme d'un dialogue intérieur, genre fort en vogue au Moyen Age — et en Espagne mauresque — entre Mezura et Leujairia. " Mezura me dit de ne pas être 108 ï impatient et exigeant. Ne donne pas tout d'un coup tout ce que tu as, car si tu agis ainsi, que te restera-t-il à offrir de plus ? Procède pas à pas dans tes affaires Leujairia dit : " A quoi bon attendre ? Si tu ne te dépêches pas, tu laisseras passer l'occasion d'arriver au but Mezura me dit : " Sois cauteleux si tu veux t'assurer du guerdon d'amour Leujaria me tire par le nez et dit : "Une fois que tu tiens la coupe à la main, que te faut-il de plus? " Ainsi je demeure divisé entre Mezura et Leujairia 21:6. Rien dans tout cela qui se rapporte de loin ou de près à l'amour platonique et à la chasteté. Alors que toutes les subtilités et les vétilleries de la dialectique courtoise sont tirées au clair, l'amour raffiné que les poètes défendent contre la grossièreté vulgaire n'en reste pas moins nettement et franchement charnel. Marcabru s'insurge, et il a la langue affilée, contre les hommes et les femmes dont la conduite dégrade l'amour et qui n'ont cure des émotions élevées. Ce après quoi, il s'abrite auprès de sa bon amia, qui, elle, ne tombe pas dans ces gros¬ sièretés et mérite partant la dévotion honnête et raffinée d'un entendedor, et il la caresse — " tandis qu'il se déshabille " 2(i7. On conçoit sans peine que les termes employés dans la poésie des trouba¬ dours pour établir les distinctions entre l'amour fin et la grossière vilenie prêtent à la confusion. Les éditeurs et les commentateurs n'ont pas toujours, dans leurs interprétations et dans leurs traductions, pris à tâche d'éviter ces malentendus. Ainsi le mot fin se trouve parfois traduit par " pur ", voire par " chaste ", et les termes ayant rapport à la vilenie sont rendus par " amour sensuel ". Une évo¬ lution similaire s'est produite, au cours du temps, dans les implicationsde beau¬ coup de mots. "Maîtresse ", terme reposant à l'origine sur l'assimilation de la galanterie à la relation féodale, acquit un sens péjoratif. Le terme " druerie " était d'abord synonyme d'amour courtois. Un chevalier se disait le dru (en pro¬ vençal drutz, en italien drudo, en celtique druth) de sa dame. Par son étymologie, le mot est apparenté à " droit ", " droiture à l'anglais truth, troth. Dans le Roman de Renard les loyaux vassaux du roi sont appelés ses drutz 2(is- Le mot se trouve même employé pour signifier l'amour divin 2I1!I. Dans le Tristan de Tho- > mas, le virelai du chant à Iseult dit : Isot ma drue, Isot m'amie en vous ma mort, en vous ma vie. 270 y' Dante donne au mot, emprunté par lui à la langue provençale, une signi¬ fication péjorative ; il emploie le masculin comme corrélatif du terme le plus grossier pour prostituée : Taïde è la puttana che rispose Al drudo suo... 271 Dans un vieux lexique celtique le mot druth est traduit par " putain ". 109 Le vocabulaire des troubadours eux-mêmes subit, au cours des années, des modifications dans le sens d'une délicatesse plus affinée. La technique alla se perfectionnant ; l'art d'un Arnaud Daniel témoigne d'une virtuosité beaucoup plus évoluée que celui de Guilhem de Poitou ou de Bertram de Born. L'allure brusque et ribaude du langage se trouve adoucie et le vocabulaire devient à la fois plus riche et plus délicat, encore que les idées et les sentiments qu'il dépeint restent à peu près inchangés. Ainsi la crudité du mot juste et classique par lequel le comte Guilhem et Marcabru dénotent l'acte de la chair fait place au terme jauzir, " jouir qui, tout en adoucissant l'expression, n'en possède pas moins, chez leurs successeurs, le même sens nettement arrêté 272. Plus tard, parmi les derniers troubadours qui survécurent à la ruine de la civilisation provençale, le sens de presque tous les mots employés pour distinguer l'amour courtois d'avec l'amour vulgaire se modifia ; ils furent employés en vue de distinctions toutes autres, celles entre l'amour sensuel et l'amour spirituel, et entre l'amour profane et l'amour divin. Mais rien de cette ambiguité et de cette amphibologie n'apparaît dans l'œuvre des troubadours avant le cataclysme qui entraîna leur art dans la ruine de leur pays. Les changements qui, avant cette époque, s'étaient déjà produits dans les conditions sociales auraient pourtant bien pu apporter dans les idées et dans le langage des altérations connexes. La situation du poète était à la fin du xue siècle sensiblement différente de ce qu'elle fut au commencement ; son occupation était devenue plus spécialisée et plus professionnelle. La règle qui l'obligeait à être armé chevalier tomba en désuétude. Le noble barde, ayant d'abord laissé à ses jongleurs le soin de chanter ses poésies, leur abandonna de plus en plus le travail de les composer. La fiction courtoise elle-même alla s'effaçant devant la puissance grandissante de la bourgeoisie. Le talent vint à être reconnu de quelque couche sociale il pût émaner. Les seigneurs de la vieille école mani¬ festent parfois leur indignation devant cette élévation de personnes de basse naissance à la dignité de poètes. Peire de Mula s'insurge dans une sirvente •contre ces misérables parasites 2'3. Aussi bien, " les plaintes incessantes que, -dès la fin du xne siècle, la parcimonie des grands seigneurs arrache aux trou¬ badours prouvent à quel point leur art fut réellement sous la dépendance des seigneurs " 2M. Parfois, s'autorisant de son talent poétique, le troubadour se permet d'usurper les privilèges du chevalier-poète, prenant au sérieux la passion littéraire que la décharge de son emploi l'appelle à témoigner. Bernard lui-même fut l'amant de la châtelaine de Ventadorn. Dans une société de mœurs peu sévères, le talent littéraire constitue un privilège auprès des femmes. Mais c'eût été dans bien des cas une absurdité manifeste et une insolence impardonnable de la part du fournisseur de délassements poétiques que de prétendre aux faveurs de la noble châtelaine qui avait la bonté de lui accorder sa protection. La dame, la drue, chantée d'abord par le noble barde, devint la gracieuse patronne de littérature, 110 et la faveur la plus précieuse qu'elle eût pu accorder au famélique poète était de le nourrir. Rien dans ces conditions de plus naturel qu'une altération ne se fût pro¬ duite dans le caractère et l'expression des sentiments formant le thème de la poésie des troubadours. Si l'amour qu'ils chantaient, n'ayant d'abord été rien moins que platonique, le fût devenu par l'effet des circonstances, cela ne serait pour étonner. Or, ce qui est remarquable, c'est que rien de semblable ne se produisit. Alors même que la position sociale des poètes eut subi, sur le déclin du xue siècle, une profonde altération, aucune apparence, fût-elle simulée, de spiritualisation ne se manifeste dans leurs productions. A la veille même du cataclysme qui plongea les terres de prédilection de la poésie provençale dans une ruine dont elles ne devaient plus se relever, cette poésie connais¬ sait l'apogée de son éclat et de son prestige. C'est en pleine fleur qu'elle fut fauchée. Les dernières années du xne siècle et les premières du xme furent la période d'Arnaud Daniel, de Peire Vidal, de Guiraut de Bornelh. Cette floraison n'accuse aux derniers jours de son épanouissement aucune défaillance dans sa qualité ; aussi bien la conception de l'amour sur laquelle elle reposait demeura- t-elle franchement sensuelle. Les tares du déclin ne se manifestent pas avant l'année 1209, date de la proclamation de la croisade contre les Albigeois. Ce fut à cette époque qu'en même temps qu'elle perdait toutes ses qualités littéraires la poésie des troubadours devint morale. Mais cette transmutation fut une méta¬ morphose d'outre-tombe. . " "': ; "■ • ■ • ' ■ • ' ■■ ■ ' - ■ " ■ ' | ' -«- ^ y ^ ^ ^ ^ ^ s ^ ~ ^ ^ m [<,-7 '>■/■;.. .■ < X:-,. ■'. -,^ v.?--"• ' -> • ■.:, " , : • _, m ,* ;>V v • . .= "4J '; ; ■ riSi' ■ . ï: ^'... ■„ ;/■ ■RRR ■ ISP : ■. ; - p ,, siaïaiiiiiiiiii ;:î' ^ «| ;%sSÉ La Provence était au xne siècle le pays le plus civilisé, au sens le plus large, de l'Europe chrétienne. C'était aussi l'un des plus riches. Civilisation et richesse demeuraient le privilège des terres ensoleillées qui furent le berceau de la culture occidentale. Sur les bords de la Méditerranée, l'Orient et l'Europe se sont de tout temps rencontrés et complétés. La vallée du Rhône fut la grande artère servant à acheminer vers les contrées brumeuses du Nord les marchandises déchargées dans les ports du Midi : étoffes fastueuses, cordouaineries, armes trempées à Damas et à Tolède, émaux, ivoires africains, épices dont le Moyen Age était très friand — la cuisine française, celle qui date du xvne siècle, en a perdu le goût, mais le fournisseur de denrées alimentaires s'appelle toujours un épicier. "3 50. vue de Toulouse. Gravure du XVIIe siècle. Dès l'époque carolingienne, les hommes du Nord demeuraient émerveillés devant le faste de la Provence. Théodule, évêque d'Orléans, l'un des missi dominici de Charlemagne, rapporte l'étonnement que lui causèrent l'opulence des habitants de Marseille et la richesse des cadeaux qu'ils lui offraient : " L'un me présentait des pierres précieuses et des perles d'Orient..., un autre m'apportait des poignées de pièces d'or portant des caractères arabes..., un autre me dit : " Voici des étoffes sarrasines telles qu'on n'en saurait trouver de plus richement colorées et d'aussi délicatement tissées..., un autre me présente des cuirs de Cordoue, les uns blancs comme neige, les autres rouges..., un autre m'offre des tapis. " 275 Enrichies par le trafic, Marseille, Arles, Avignon, Brignoles, Grasse étaient des villes libres, florissantes et régies par leurs consuls et leurs capitouls. Toulouse, " la rose ", " la fleur des cités " comme on l'appelait, présentait, avec ses bazars de la rue de la Pourpointerie, ses nombreuses fontaines ornées de mosaïques, ses bains, copiés de ceux de Grenade, un aspect oriental, et son opulence se comparait à celle de Byzance. La richesse des terres provençales suscitait la convoitise des gens du Nord, pauvres, grossiers et barbares 276. Par la culture de l'esprit, la Provence ne primait pas moins que par la pros¬ périté matérielle. Lorsque la brillante civilisation de l'Espagne mauresque fut renversée, lorsque les écoles et les bibliothèques de Cordoue et de Tolède furent ravagées par les barbares almoravides, beaucoup de réfugiés cherchèrent en Provence un asile. Certains d'entre eux établirent à Montpellier une école de médecine qui fut un centre de diffusion de la science arabe ; toute une ville nouvelle surgit pour loger les étudiants accourus de toutes parts. A Narbonne les fameux frères Aben-Ezra et leurs collaborateurs se mirent à enseigner et à traduire les livres de science et de philosophie arabes. " Ce fut la Provence, dit Munk, qui fournit presque tous les traducteurs et les commentateurs des philosophes arabes. Averroès serait peut-être resté inconnu au monde chrétien si ses ouvrages n'avaient pas été accueillis avec admiration par les Juifs de Provence. " 277 Encore que l'ancienne province romaine eût été parmi les premières contrées de la Gaule à recevoir la foi, l'influence de l'Église n'y fut jamais aussi profonde que dans le royaume des Francs, où elle reposait sur un pouvoir central dérivant d'elle son autorité. Les pays de Languedoc avaient, trois siècles durant, été occupés par les Visigoths ariens, qui fondèrent le royaume de Toulouse. L'aria- nisme, forme de la religion chrétienne adoptée par la grande masse des peuples germaniques, avait pour trait distinctif un monothéisme rigoureux qui refusait d'identifier le Christ avec Dieu et répudiait le culte des saints dont les églises orthodoxes et,catholiques s'attachaient à allonger le nombre. Il s'en fallut de peu que cette forme simplifiée du christianisme ne triomphât malgré la décision officielle du conseil de Nicée. Ce fut la conversion de Clovis pour des buts pure¬ ment politiques qui sauva l'Église catholique. Ce furent les Francs qui, après avoir fondé le pouvoir temporel de l'Église, étendirent son. autorité sur la 114 Germanie, comme plus tard encore ils l'imposèrent à l'Espagne. Malgré la conversion du roi visigoth Récarrède, en 589, le royaume de Toulouse demeu¬ rait profondément étranger au catholicisme. Le particularisme politique du peuple se doublait d'une opposition traditionnelle à la religion des Français. Lorsque le royaume de Toulouse passa directement de la domination visigothe sous celle des musulmans qui le régirent pendant plus d'un demi-siècle, apportant à la culture, à l'irrigation et à l'industrie de grands développements, les Tou¬ lousains se sentirent plus proches de leurs nouveaux maîtres que de l'ennemi commun, la France catholique. Entre le monothéisme sans équivoque de l'aria- nisme et celui de l'Islam la différence n'était en effet que faiblement accusée. Il faut voir dans cette identité substantielle une des causes, et non la moindre, qui écartèrent des rapports entre les deux peuples, chrétiens et musulmans, en Espagne, toute acerbité religieuse. En Orient, des Ariens, des Pauliciens per¬ sécutés s'étaient parfois joints aux musulmans pour combattre les orthodoxes et les catholiques 2'8. Il n'y a pas sujet de s'étonner que, soustraites pendant près de quatre siècles à la tutelle de l'Église et exposées à d'autres influences, les popu¬ lations du Languedoc ne témoignassent pas de la ferveur dont étaient animées celles de la France, fille aînée, ou ainsi qu'on pourrait dire plus exactement, mère de l'Église catholique, qui, selon l'expression de Guillaume de Puy-Lau- rens, "a toujours mené les guerres de Dieu " — semper consuevit gerere bella domi- nica ™. Saint Bernard fait de l'état des esprits parmi les populations du Midi un tableau désolant : "Les églises sont vides, le peuple est sans prêtres ; les prêtres ne jouissent pas du respect qui leur est dû. Les Chrétiens renient le Christ, et leurs temples ressemblent à des synagogues. On méconnaît le caractère sacré des sanctuaires de Dieu, et les sacrements ne sont plus tenus pour saints. Les jours de fête ne sont pas observés avec solennité. Les hommes meurent dans leurs péchés et leurs âmes sont emportées, hélas ! devant le redoutable tribunal sans qu'ils se soient réconciliés avec le Seigneur et se trouvent munis des saints sacre¬ ments. Les enfants n'apprennent pas à connaître le Christ et on néglige de leur dispenser la grâce du baptême " 280. Le conte d'Aucassin et Nicolette, bien qu'écrit en langue picarde, donne probablement de l'humeur du peuple provençal au xne siècle une impression assez fidèle. " En paradis qu'ai-je à faire ? s'écrit li biax, li blons, li gentix, li amourous Aucassin. En paradis ne vont que telles gens que vous dirai : Y vont vieils prêtres et éclopés et manchots, et tels qui demeurent jour et nuit accroupis devant les autels et sous les voûtes des cryptes creuses. Et y vont les vieilles capes râpées de pèlerins, et les guenilleux, les va-nu-pieds, les déchaussés et les meurt-de-faim et de soif et de misère. Ceux vont en paradis. Qu'ai-je à faire avec eux ? Mais en enfer veux-je aller ; car en enfer y vont les clercs cossus, et les bels cavaliers morts en tournois et en braves combats, et les valeureux sergeants et les francs hommes. Avec ceux veux-je aller. Et y vont les belles dames courtoises qui ont deux ou trois amis en plus de leurs barons ; et y vont tout IJ5 l'or et l'argent et les vairs et pelisses grises ; et y vont les ménestrels et jongleurs, et les Rois du monde. Avec eux veux-je aller, pourvu que j'ai ma très douce amie Nicolette avec moi " ,2S1. Dans cette Provence, porte jadis de la civilisation latine ouverte sur l'Europe sauvage, et par où, au xne siècle, le regard de l'Europe se portait à son tour du sein de la barbarie où elle était retombée, sur cette civilisation de l'Islam victorieux, riche de tous les héritages que la chrétienté avait perdus, se ren¬ contraient les forces qui se disputaient l'avenir. D'une part, perçant la nuit de cinq siècles, l'aube d'un âge nouveau annonçait la Renaissance ; de l'autre, l'Église du Moyen Age, soutenue par la France des croisades, de Saint Bernard et de Saint Louis, voyait dans ces premières blancheurs une menace à sa puis¬ sance. Moines blancs et moines noirs, fondant sur la Provence, s'acharnaient à arraisonner les populations insouciantes et à dénoncer les hébergeurs d'héré¬ tiques et d'infidèles. Un pape même, Urbain II, fit un détour pour aller ser¬ monner les Toulousains. Folquet, l'évêque de Toulouse, de concert avec les évêques de Foix, d'Albi et de Béziers, en appelait à Rome contre l'impiété qui régnait parmi les Provençaux. Il avait naguère pratiqué l'art des troubadours ; ayant tenté de séduire la femme de Barrai des Baux, seigneur de Marseille, il avait été chassé de la ville et était entré dans les ordres. Un moine castillan, Dominique de Guzman — mensongier Castella, ''le menteur de Castille ", ainsi que l'appelle Peire Cardenal 282 — avait fondé la congrégation des Frères Prêcheurs et en avait inondé le pays. Il avait adopté les chapelets des musul¬ mans et les faisait distribuer parmi la population. La persuasion s'étant avérée sans prise sur les esprits, il lançait de sombres menaces. La voix des troubadours s'élevait contre la volonté dominatrice des ecclé¬ siastiques et des moines. L'Église n'était pas au Moyen Age une puissance pure¬ ment spirituelle. Elle était en plus la force politique et économique dominante. Tous les pouvoirs et toutes les richesses s'étaient, au cours des siècles, accumulés entre ses mains. Elle tenait les brides de l'Europe, elle faisait et défaisait les rois et dictait leur politique. L'Église du Moyen Age disposait de ce levier éco¬ nomique irrésistible que représente de nos jours l'argent, le capitalisme. Elle était le plus grand propriétaire du monde, possédait les meilleurs terrains, jouis¬ sait de tous les privilèges et de toutes les immunités. Quand les moines de Cluny s'introduisirent en Espagne, ils s'y comportèrent comme en pays conquis. Leur maison principale, à Sahagun, promulguait des édits interdisant aux habitants de cuire leur pain ailleurs que dans le four du couvent ; il leur était défendu de recueillir du bois, de vendre du vin avant que les moines eussent vendu le leur. Des règlements similaires portaient sur toutes les nécessités de la vie ; les moines réclamaient une priorité absolue ; on ne pouvait acheter des légumes, de la viande, des chaussures, du drap avant que les besoins du couvent n'eussent reçu pleine satisfaction 2S3. Ce n'était donc pas que des questions 116 51 - "l'église militante", fresque de Andréa da Firenze, (École de Taddeo Gaddi), Chapelle des Espagnols, Santa Maria Novella, Florence (vers 1370). Détail. /.es chiens (Domini canes) pourchassent les loups (les hérétiques), qui voudraient dévorer les brebis. Les Frères prêcheurs réfutent les hérétiques. Confondus, les philosophes arabes et juifs déchirent leurs livres. mcanTrt/'cfavrc,' 53 - GUILHEM FIGUERA. Bibl. Nat. Ms. fr. 12.473. 54 - FOLQUET DE MARSEILLE Bibl. Nat. Ms. fr. 12.473. CM' ,mv»1 taraud uttrmd ïneCAâi il i» Vi mm 1 boç.CU 5c (5jf ncc <5 Tfb crqucr amaç.foàfc jitftfç feçttA? tw new ft&wev£X< j tcn 5mt «umtaffâfefr.Oc&tt A |f5ti d?mpruu jeUbmTtimtl ci? ijtHim.it • îxttti fii • tfii rctiihâ TûTr-TiîTciirrnrrtiï ni f.ih? 52 - PEIRE CARDENAL. Bibl. Nat. Ms. fr. 12.474. -Tv -~"-r mm® \r^ fanmX^ JH *< iVtt -1 Alîti^ç | tv»CT iu't n i-v,r» , * ,,. . ... :s .É JTïî y ..... '* de dogme qui soulevaient contre l'Église l'esprit des peuples, c'était en grande mesure l'éternelle question de la domination par le pouvoir économique et de tous les abus, de tous les excès qui s'ensuivent. Le pape Innocent III, lui-même, jette contre la corruption des ordres des accusations qu'aucun frondeur ne s'est aventuré à formuler. " Cet état de choses, dit-il, est fait pour encourager grandement l'hérésie " 284. Longtemps après les troubadours, Dante et Pétrarque tiendront au sujet de l'Église un langage fort semblable à celui des poètes de Provence. " Les prêtres se sont fait un dieu de l'or et de l'argent ", dira Dante — Fatio v'avete Iddio d'oro e d'argento ; " leurs grands manteaux traînent par-dessus leurs haquenées, de sorte que deux bêtes vont sous une même peau " : Copron dei manti loro palafreni si che due bestie van sott' una pelle. 28,> Et l'amant de Laure chantera : L'avara Babilonia ha eolmo'l sacco d'ire di Dio e di vizi empi e rei, ianto che scoppia ! 280 « L'avare Babylone a pleine sa besace de vengeance divine et de vices malvages à tel point qu'elle crève ! » Peire Cardenal, grand seigneur poète, bien que très pieux — il fut le premier à composer des poésies religieuses en provençal — ne dominait pas les transports de son indignation : " Je suis ainsi fait, disait-il, que j'ai de tout temps haï l'injustice et réclamé le droit. A d'autres de priser d'autres trésors ; pour ma part, c'est la justice que j'ai à cœur. Aussi les soi-disant bien-pen¬ sants me vouent-ils une haine implacable. Qu'ils me haïssent alors ! Peu m'en chiet ! " 287 II faisait chanter par ses jongleurs de fougueuses sirventes contre les clercs : " Hauts félons sont-ils ceux qui Dieu vendent et les hommes défont ! Revêtant leur perfidie d'un honnête semblant, ils leurs prêchent qu'ils aient à vivre saintement. Mais oncques, quant à moi, ne cèlerai leurs vilenies, car ce faire serait impiété ; qui protège larron si est injuste et pécheur devers Dieu comme l'est le larron même. Et sont larrons qui sur nous régnent... larges de convoitise, mais chiches de bonté, avenants de visage mais atroces de cœur, les clercs ne souffrent qu'autres fors eux n'aient autorité dans le monde... Vau¬ tours et milans ne flairent plus promptement chair puante que clercs et Frères- Prêcheurs ne flairent richesses... Et leur pape est coupable tout comme le sont tous autres ; il voudrait enrichir les riches, mais des pauvres ne veut rien savoir. Ce à quoi il aspire, c'est d'être le légataire du monde entier... Et par vol et par perfidie, par hypocrisie et par sermons ou par force, avec l'aide de Dieu ou avec "9 l'aide du diable, ils en arrivent là où ils veulent. " 288 A Toulouse, Guilhem Figuiera, homme du peuple, couvre Rome de ses invectives : Roma enganairitz qu'etz de totz mais guitz e sima e razitz ! Roma, falsa e tafura per qu'en vos s'escon ei.s magra e.is confon l'engan d'aquest mon. « Rome trompeuse ! de tous maux chef, cime et racine ! Rome menteuse et perfide où toute la fourberie du monde entier se rassemble et grouille et rampe... Tu déchaînes les guerres et tous les maux... aux simples tu ronges chair et os, et tu conduis les aveugles vers i'abime... Rome ! chargée de crimes, foulant aux pieds les commandements de Dieu ; Rome à l'allure d'agneau et à la rapacité de loup... lignée de vipères, serpent couronné, tu as le diable pour compère... Rome, si bien tu serres les griffes que ce que tu tiens ne t'échappe guère. Si ton pouvoir n'est pas bientôt détruit, c'en est fait du monde entier, vaincu, égorgé par toi et acheminé vers l'abime. Ce sont là, Rome ! tes hauts faits. Puisse Dieu t'abattre, ô toi qui règnes pour le lucre seulement ! » La Provence sceptique attirait tous les hérétiques. La doctrine des Cathares, nom qui correspond exactement par son étymologie à " puritains ", nous est mal connue à travers des rapports contradictoires et souvent manifestement dénaturés _ Depuis l'Adoptionisme qui, issu de Tolède, sévit en Provence au ixe siècle, jusqu'aux préludes du Protestantisme, les hérésies du Moyen Age furent inspirées en premier lieu par l'esprit de révolte contre la tyrannie spirituelle et matérielle de l'Église. Les doctrines et les croyances, souvent grotesques, qui se substi¬ tuaient aux dogmes orthodoxes représentent les faibles efforts de l'esprit humain, trop mal muni et trop désemparé pour être conséquent, cherchant à secouer le joug de cet absolutisme. Ce qui ressort des recherches les plus récentes, c'est que, loin de constituer une petite secte locale, l'hérésie cathare était affiliée à des foyers analogues de résistance dispersés dans toute la chrétienté et remontant aux premiers âges de l'Église. Les Cathares se rattachaient aux Pauliciens, dis¬ ciples de Paul de Samorate, patriarche d'Antioche au 111e siècle, qui poussa le rationalisme dans les dogmes associés à la morale chrétienne aussi loin qu'il est possible de le faire. Gomme l'Arianisme, dont elle se distinguait à peine, la doc¬ trine paulicienne avait survécu à l'opposition de l'église officielle et avait même gagné d'ampleur. L'église principale de la secte était à Constantinople, et des filiales existaient en Thrace, en Bulgarie, en Dalmatie. Ce qui donna lieu à l'appellation de " bougres " que les moines français attribuaient aux Cathares. Nombre de Pauliciens passèrent en Hongrie, en Allemagne, en Italie, où on les appelait " Publicani ", ou encore " Patarini ", et d'où ils émigrèrent en Pro¬ vence et en Espagne. En 1167, le chef de l'Église paulicienne, Nicétas, après avoir I20 visité les églises des Balkans et de la Dalmatie, vînt tenir à Toulouse un synode et y consacra cinq évêques, ou " Parfaits Sicard Cellerier fut nommé évêque d'Albi 2!W. Il se peut que la popularité dont jouirent en Espagne, vers la fin du Xe siècle, les doctrines des " Frères de la Pureté " entra pour quelque chose dans l'amplitude que prit à la même époque le mouvement cathare en Provence. Une similarité frappante entre les deux doctrines a été signalée. Les Cathares se portaient toutefois chrétiens. Rejetant l'ancien testament, ils vénéraient les Évangiles, tout en interprétant les miracles, la Résurrection et l'Ascension dans un sens allégorique. Ils célébraient même une sorte de communion chrétienne par le partage symbolique d'un pain, suivant la description évangélique de la cène. Les Cathares étaient, paraît-il, manichéens, manière très ancienne de concevoir, qui supposait deux principes, du Bien et du Mal, sans toutefois les personnifier. Mais la foi des Cathares s'attachait beaucoup plus à la pratique de la morale qu'à l'aspect dogmatique de la religion. Le dessein qu'ils se propo¬ saient était de suivre les voies enseignées dans les Évangiles ; ils cultivaient la fraternité, la charité, la pauvreté, la renonciation, la douceur et la bonté. On les appelait couramment en Provence les " bons hommes ". Cette tournure d'esprit rencontra dans les populations une grande répercus¬ sion. La douceur et la bonté font plus de prosélytes parmi les foules que la doctrine de la métempsychose. Toute insurgence contre l'Église arrogante et dominatrice engageait d'ailleurs les sympathies. Le haut clergé étalait un luxe sans bornes. Le légat du Pape, Pierre de Ûastelnau, revêtu de soie et de velours cramoisi, ceinturé de rubis, menait le train d'un souverain. Il fut mystérieuse¬ ment assassiné près de l'abbaye de Saint-Gilles. Par contre, les prétentions d'humilité et de pauvreté de Dominique et de ses Frères Prêcheurs, par quoi ils voulaient émuler aux yeux du peuple les vertus des Cathares, tout en faisant la chasse aux héritages et aux dotations, n'abusaient personne. La doctrine des Cathares se répandit avec une rapidité étonnante ; elle s'établit à Avignon, à Lyon et jusqu'aux Alpes ; elle sema la graine de la secte des Vaudois. La papauté pensait voir menacé tout l'édifice de sa puissance. L'évêque de Cîteaux déclara que si on ne s'y était pris à temps il ne serait pas resté, au bout de deux ou trois années, un seul croyant en Provence. L'un des premiers protecteurs des " bons hommes " ne fut autre que le prince-troubadour, Guilhem IX de Poitiers, duc d'Aquitaine. Sans s'identifier avec les sectaires, les comtes de Toulouse et les seigneurs du Languedoc se montrèrent en général bien disposés envers eux. Des grandes dames, telle Giraude de Laurac, sœur du puissant comte Aiméric de Montréal, et les deux sœurs de Raimon Rogier, vicomte de Carcassonne, se dédiaient aux bonnes œuvres et se déclaraient Cathares. L'un des principaux centres des " bons hommes " fut le voisinage d'Albi ; d'où la désignation d'Albigeois qu'on leur attribuait en France. En proclamant la croisade contre les Albigeois (1209), le pape Innocent III, formé à l'Université de Paris, fit naître une occasion que la convoitise des féo- 121 daux du Nord avait dès longtemps épiée. Eudes, duc de Bourgogne, Hervé, comte de Nevers, Gaucher, comte de Saint-Pol, Guillaume des Barres et Simon de Montfort se partagèrent par avance les riches fiefs du Languedoc et se les firent promettre avant que de se croiser. Des armées furent levées par les arche¬ vêques de Reims, de Bordeaux, les évêques de Sens, de Clermont, de Rouen, de Lisieux, d'Autun, de Chartres ; Théodose, archidiacre de Notre-Dame de Paris, se chargea de la direction des machines de guerre. A cet host de plus de 500.000 hommes se joignirent des reitres allemands et une multitude de " ribauds " ou " truands ", sous leur " roi ", qui trônait sur un chariot orné d'un gigantesque phallus. Les croisés se ruèrent sur Béziers, ville riche et florissante de 60.000 habi¬ tants, que le comte de Toulouse, Raimon " le Vieux ", homme d'esprit flottant ■et biaiseur, se refusait à défendre, et tuèrent tous les habitants sans épargner l'âge ou le sexe. " Si pense que jamais massacre aussi sauvage n'ait été résolu ni perpétré, dit Guillaume de Tudèle ; ils massacraient les clercs et femmes et enfants de telle sorte que pas un seul, je crois, n'échappa. " 201 " Occisrent bien an cele vile seulement LXm hommes et plus ", dit Guillaume le Breton, dans les Grandes Chroniques de France 2!l2. Sept mille personnes réfugiées dans l'église de Sainte-Madeleine y furent égorgées ; dans l'église de Saint-Nazaire, six mille furent brûlées vives. Les moines qui sonnaient le glas pendant qu'on massacrait furent, à leur tour, passés à l'épée. Parmi les membres du clergé même, ils s'en trouvaient en effet qui sympathisaient avec les Cathares. " Ils firent un énorme massacre tant de catholiques que d'hérétiques, car ils ne pou¬ vaient discriminer entre eux ", dit Saint-Aubin d'Angers 2M. C'est du moine cistercien Gésaire d'Heisterbach que nous tenons le mot d'ordre de son supérieur, l'évêque Arnaud de Cîteaux : "Tuez, tuez! Dieu reconnaîtra les siens" 2W. Une rémission de plusieurs siècles de Purgatoire fut promise aux croisés pour chaque dizaine de mille de tués; " C'est d'une bien vilaine renommée que vous vous êtes coiffées, vous Rome et vous Cîteaux ! en ordonnant l'inconcevable boucherie de Béziers ", clame Figuiera : Roma del cervel quar de mal cafiel etz vos e Cistel, qu'a Bezers fesetz faire moût estranh mazel. 393 Carcassonne, défendue par le neveu du comte de Toulouse, Roger de Tran- cavel, protecteur renommé de troubadours, brava longtemps les assauts des croisés. Des jongleurs, debout sur les murailles, lançaient, dit-on, leurs défis en chantant et en touchant de la viole. Simon de Montfort dut recourir à la perfidie : il invita le vicomte Roger à parlementer, le saisit et le jeta dans un cachot 122 55 - vue de béziers. Gravure d'après Délavai. WcW21 > > l-V»V1>44 i £?àtt <*m fowvvna |oma pcuau o n lamiaa ee tnontçr^ciagamcttra1 «attira tvAtUcft-k trfâ (mttinca (fpftistïmaïe.UîizmniWrarcmHpsea— 0 i cccîerir4i*iï^.i*c(*4ittm mtstfjf-* - 4 wtktt îtaîm a fa ra?«? comtes <& 4îf outrer euro?. que lantm iïcùtmâ « umaii^ cî4js£3w. - J \ fL | — ■ w~ ■ i -A.iï TJJT3T3"p ..... ,il\ • . .v r,-r)6/ _ÙzT 1 /jn'ri-rTVUi u -3' ZvSsiillS feiiinia fini.* 56 - prise de béziers. " Chanson de la Croisade Albigeoise ". Bibl. Nat. fr. 25.425. Dessin à l'encre destiné à être recouvert de peinture. 123 cairofmn i«n fma 1% À ) rtim.rui . ■» ewnmcclfq4n-mtlb»ff-ailAirn>îi'anf ? «fcffiattW cfaini .nïioftiWi»l(an? p owro celt &VwvJa#- irH ^ '* 5 i H V?«huf «EnUmcrcemf-1«? ttof^rawJ /jian s^î^laTdrinai'.cti u>flt>^n®liv-W»vw awatxami —- 57 - carcassonne. Gravure d'après Délavai. 58 - siège de carcassonne. Dessin du Ms. (Bibl. Nat. fr. 25.425) de la "Chanson de la Croisade ' '. 124 " très étroit où il périt peu après de mort violente. Cinquante chevaliers qui l'accompagnaient furent pendus ; quatre cents prisonniers furent brûlés vifs. Les habitants, à qui on avait promis la vie sauve, furent tous chassés de la ville, les hommes en braies, les femmes en chemise, " n'emportant rien que leurs péchés ", dit Pierre de Vaux-Cernai. La plupart trouvèrent un refuge en Ara¬ gon 2%. Un troubadour, pas autrement connu, Guilhem de Béziers, rescapé du massacre, chante son planh sur la mort de son patron : Mort l'an, e anc tan gran otratge no vi hom, ni tan gran error mais far, ni tan gran estranhatge de Dieu et a nostre Senhor cum an fag li can renegat de fais linhatge de Pilât qui Van mort. 237 « Tué l'ont-ils, et jamais si grande injure fie vit homme, ni forfait si grand, ni si grande barbarie envers Dieu et envers Notre Seigneur comme ont fait ces traîtres de la race de Pilate, ces chiens de rénégats qui l'ont tué. » Frappées de terreur, la plupart des villes d'alentour, y compris Albi, s'ouvrirent sans résistance aux croisés. Ceux-ci " toz les homes et les famés du païs et des villes voisines qui là estaient afui botèrent hors toz nuz, leur nature sans plus couverte ", relate Guillaume le Breton 2il8. " Chaque pas en avant de l'armée d'invasion, dit Luchaire, est marqué par une boucherie. " 2M Les campagnes ravagées étaient réduites à l'état de déserts, plus de 300 villes et de 200 châteaux furent pris d'assaut ou incendiés et tous les habitants massacrés. A Minerve " y brûlèrent maint hérétique félon de mauvaise engeance et nombre de folles hérétiques qui braillent dans le feu " 3W. A Lavaur " fut fait si grand massacre, dit Guilhem de Tudèle, que jusqu'à la fin du monde, je crois, qu'il en sera parlé ". Le comte Aiméric, seigneur de Montréal et généreux patron des troubadours, fut supplicié 3{n. " Jamais en la chrétienté si haut baron ne fut pendu avec tant de chevaliers à ses côtés, car de chevaliers seulement on y compte plus de quatre-vingts, et de ceux de la ville jusqu'à quatre cents furent brûlés. " 302 Quant à la charitable châtelaine de Laurac, " Dame Giraude fut prise, qui crie et pleure et braille ; ils la jetèrent en travers dans un puits, et ils la chargèrent de pierres. " 303 A Marmande, ville située sur les confins de la Guyenne, qui tenta de résister, se renouvelèrent les horreurs de Béziers : " Les barons, les dames, les petits enfants, les hommes, les femmes, dépouillés nus, sont passés au fil de l'épée... aucune créa¬ ture n'échappa. " Les chairs, les entrailles " gisent par les places comme s'il en avait plu ".La terre et la rive sont " rougies ". La ville fut embrasée 3M. A Bram, Simon de Montfort " fist traire les euz à plus de cent et coper les nez, fors à un à qui li noble quens Simon ne fist traire fors un œil, et cil les mena à 125 Cabareth " 30". Les croisés se battaient entre eux pour le butin et pour les femmes. Les ribauds emportaient des troupeaux de jeunes filles, les piquant pour les faire marcher. Au cloître de Bécède, dans le Lauraguais, le diacre, qui avait manifesté de la tolérance, fut brûlé ainsi que tous les frères du chapitre. Pierre de Vaux-Cernai remarque : " C'est avec extrême allégresse que nos pèlerins brûlèrent encore une grande quantité d'hérétiques " — innumerabiles etiam haere- ticos, peregrini nostri cum ingenti gaudio combusserunt 30li. Les moines cisterciens couvraient de leur chant, Veni creator spiritus ! les hurlements des victimes. Ai Toloza e Proensa e la terra d'Argensa Begers e Carcassey quo vos vi e quo us vey ! 307 chante un troubadour, Bernard Sicard de Marjevols. « Ah ! Toulouse et Provence et la terre d'Argense, Béziers et Carcassonne, telles vous vis et telles vous vois !... L'univers est confondu, les lois à vau-l'eau, les serments trahis. Où que je vais j'entends courtoise gens traiter de " Sire ", ces Français qui pitié n'ont aucune sauf quand voient clair leur pécule. Et vous nobles clercs ! le grand bien qu'est à dire de vous ! Certes méritez que je redouble mes éloges, les bons guides que vous êtes ! C'est par bel exemple et bel enseigne¬ ment que vous endoctrinez les gens. Larges êtes de charité et nullement cupides. Dieu me garde en sa grâce, si j'en ment ! » Peire Cardenal, écœuré, s'écriait : Falsedatz e desmezura an batalha empreza ab vertat ed ab dreitura ; e vens la falseza. « Le mensonge et l'injustice ont engagé la bataille contre la vérité et le droit ; et c'est le mensonge qui triomphe ! » A propos des négociations entamées par le pape en vue d'une alliance de l'empereur Frédéric II,avec la France, il déclare : "Les Italiens, les Lombards et lés Allemands seraient bien fols s'ils voulaient des Français et des Picards pour maîtres ou pour alliés : car ceux n'ont de plaisir qu'à tuer les innocents. " 303 Le troubadour Guilhem Anelier de Toulouse s'écrie : " Les clercs et les Français sont maintenant tenus pour les plus vils de tous misérables et il n'est que juste de les haïr. " 309 Et un autre troubadour, resté anonyme, proclame : " Les Français et les prêtres tiennent aujourd'hui la palme de la malignité. Que bien les en prenne ! Ce sont d'ailleurs les plus tristes avares et traîtres qui soient au monde. Par leurs mensonges et leur rapacité ils ont porté le trouble dans l'uni- 126 59 - "LE RÊVE DE CLÉMENT III Fresque de Giotto, Assisi (église supérieure), Fin du XIIIe siècle. Le pape voit en songe l'Église chanceler et prête à s'écrouler. Saint François la soutient d'un coup d'épaule alors qu'elle est sur le point de s'effondrer. 127 d'après une Bible moralisée du commencement du XIIIe siècle dans la Bibliothèque de Pierpont Morgan, New-York. 6l - MAISON ATTENANT AU CHATEAU DE BERLATZ. Lithographie de Dauzats. 60 - BLANCHE DE CASTILLE ET LOUIS IX. 128 Le roi d'Aragon et le comte de Toulouse étaient en pourparlers avec le pape. Ayant fait pénitence à l'abbaye de Saint-Gilles pour le meurtre de Pierre de Cas- telnau, légat du pape, tué par un de ses écuyers, le comte Raimon se rendit à Rome et fit de nouveau amende publique au Latran. En dehors de la France un frisson d'horreur courait sur toute l'Europe. Le plus grand des Minnesânger allemands, Walther von der Vogelweide, flétrissait dans ses chants passionnés la férocité de l'Église et se faisait le champion de la tolérance. Innocent III, inquiété par l'indignation universelle, cherchait à freiner les croisés; Il avait, racontait-on, des crises et des visions de sang et de spectres accusateurs. Mais malgré le pape et la trêve qu'il proclamait, Simon de Montfort se préparaît à marcher sur Toulouse. Les prélats promettaient à la grande ville le sort de Béziers. L'évêque de Comminges, " homme d'une sainteté admirable ", exhortait les croisés : " En avant au nom de Jésus-Christ, leur disait-il, et je vous suis garant que quiconque perdra la vie dans cette glorieuse guerre obtiendra, sans peine de Purgatoire, une récompense éternelle et la couronne de martyr. " 311 Le comte Raimon se décida enfin à la résistance ; son suzerain et beau-frère, le roi Pedro II d'Aragon, arriva avec une importante armée. Peire Cardenal se reprenait à espérer : A Tolosa a tal Raimon lo comte, cui Dieus guia... se defen et de tôt lo mon; que Frances ni clercia ni les autras gens no Van fron. 312 « En Toulouse est un comte Raimon, que Dieu le conduise... Ni les Fran¬ çais, ni les clercs, ni nulle autre gens ne le briseront ! » Le roi d'Aragon fut tué à la bataille de Muret (1213), et Simon de Montfort mit le siège devant Toulouse. Mais, parce qui fut reconnu comme une manifes¬ tation de la justice divine, il trouva la mort par la main d'une femme qui d'une pierre lancée des remparts lui fracassa le crâne. Le jeune comte Raimon VII reconquit, à la tête de troupes espagnoles, la plus grande partie des terres occupées par les croisés. Quittant enfin un pays dénudé et dévasté par huit ans de carnage et de pillage, ceux-ci s'en retournèrent sans avoir accompli l'objet principal de la croisade : l'annexion de la Provence à la France. Elle fut effectuée par Blanche de Castille qui, avec l'aide de Romieu de Villeneuve, l'astucieux ministre de Raimon Bérenger VI, maria Marguerite, la fille aînée du comte, au jeune Louis IX, et Béatrice, la cadette des quatre princesses de Provence, à Charles d'Anjou, frère du roi. Quattro figlie ebbe, e ciascuna regina, Ramondo Beringhieri, e ciô gli fece Romeo... 129 Ma i Provenzali che fer contra lui non hanno riso. dira Dante 313. « Quatre filles avait Raimon Bérenger, et chacune devint reine ; ce fit Romieu... Mais les Provençaux, qui sévirent contre lui, n'eurent guère lieu de s'en réjouir. » La Provence fut rattachée à la France. Chose qui ne laisse pas de surprendre à la lecture, mais qui se produit toute¬ fois dans les convulsions les plus terribles de l'histoire, le train courant de la vie frivole ne discontinuait pas entièrement au milieu de la ruine et de l'horreur. Dans le château de Burlatz, non loin dë Castelnaudary, dont tous les habitants furent massacrés, la comtesse Constance, épouse de Raimon Bérenger et sœur du roi de France, et Adélaïde, vicomtesse de Taillefer, tenaient ce qui ressemble fort à une authentique cour d'amour 314. Aux environs de Narbonne, le trou¬ badour Raimon de Miraval, petit chevalier, allait composant des poésies amou¬ reuses et visitait les seigneurs du voisinage qui continuaient, à ce qu'il paraît, à mener leur mode de vie insouciant 31°. Il est vrai que la région de Narbonne fut épargnée par les croisés ; les Narbonnais, épouvantés par le soft de Béziers et de Carcassonne, avaient négocié avec de Montfort et le légat du pape, et avaient obtenu de n'être pas attaqués à condition qu'ils livrassent tous les Cathares qui se trouvaient parmi eux. Ce qu'ils firent, remettant les " bons hommes " tout nus aux autorités. L'œuvre des croisés d'Arnaud de Cîteaux et de Simon de Montfort fut parachevée par l'Inquisition. Un régime de terrorisme, d'espionnage et de dénon¬ ciations, opérant au cours d'un siècle et demi, éteignit plus effectivement encore que l'invasion et les massacres la culture et la richesse des pays du Midi. Institué à l'instigation de Dominique et de Blanche de Castille, le Saint Office opéra d'abord d'une façon à la fois frénétique et hésitante ; les hautes autorités ecclé¬ siastiques, comme effrayées elles-mêmes des pouvoirs placés entre leurs mains, tentèrent de freiner les excès de leurs fonctionnaires, dont la rage fanatique soulevait contre eux les populations. A Albi, en 1234, le Grand Inquisiteur fut jeté à la rivière et à Toulouse, en 1236, les moines cisterciens furent chassés de la ville. Le jeune Saint Louis régla et renforça par le statut Cupientes l'organisation du Saint-Office, et lui attribua des subventions prélevées sur le trésor. Il se plai¬ sait à faire brûler le nez et les lèvres de bourgeois coupables d'avoir employé un langage blasphématoire, et opinait que personne, fors un clerc, ne devait discuter avec un hérétique, sauf " de l'épée, de quoy il doit donner parmi le ventre dedans, tant comme elle peut entrer " 31°. L'immunité était accordée aux délateurs. Des confessions étaient arrachées par la torture, officiellement instituée en 1252, mais pratiquée longtemps avant. Les accusés qui n'étaient pas livrés aux autorités civiles, c'est-à-dire brûlés vifs, étaient " emmurés " dans des cachots " très étroits ". Les prisons ne suffisaient pas à les contenir ; on recourait à la corvée pour en bâtir de nouvelles 317. Les saints ayant eu 130 , Him€ ttâac'ljpaf1 lx^hn*W6 $ùèlrc$« 'iilM iii'irl i i » 1 jt»**.r-^': - - .. 63 - MONTANHAGOL. Bibl. Nat. Ms. fr. 12.473. 64 - SORDEL DE BOÏTO. Bibl. Nat. Ms. fr. 12.473. 65 - LE PREMIER AGE. BREVIARI D'AMOR, Matfre Ermengau. Bibl. Nat. Ms. fr. 857. XIVe siècle. de 132 raison des "bons hommes " une civilisation précoce qui paraissait appelée à conduire l'Europe dans la voie de la culture fut anéantie, et l'honneur de la Renaissance passa de la Provence à l'Italie " 31S. ♦ * * " Tant est le monde changé qu'à peine le reconnais, soupire Bertram d'Ala- manon. Je solaie naguère faire chansons et m'amuser, m'adonnant à toutes occupations seyantes à courtois chevalier, visitant les dames renommées et cueil¬ lant délices. Mais si ce aujourd'hui faisais, m'exposerais aux jugements mal¬ veillants. " 819 Et Guiraut de Bornelh rappelle comment jadis " les ménestrels se rendaient d'une cour à l'autre, richement accoutrés, chantant les louanges des dames, alors qu'aujourd'hui on hésite à prononcer un mot et tout honneur est guerpi " :!29. " Les jongleurs ne sont plus en requête, lamente Guilhem Anelier. Disparue est la fleur des vaillants barons. Où sont les cours, la fréquen¬ tation des dames et les doux déduits, et la joie, et la liesse? Si deviser desires, on te fera misères et pingrement te traitera, car chacun ne songe qu'à garder ce qui lui reste et le souci de l'argent lui enlève le sourire " ,IJ1. Évêques et dominicains fulminaient contre la frivolité impie des poètes, et contre leur vaine glorification de la femme et des passions coupables, tout en illustrant, de leur côté, leurs conceptions à ce sujet en arrachant de leur lit des femmes malades et en les traînant au bûcher 322. Alors que les familiers de l'Inquisition extirpaient l'hérésie par le feu, et que l'archevêque de Narbonne, pourchassant dans les montagnes les derniers réfugiés, les faisait brûler vifs, deux cents à la fois 323, l'évêque de Maguelonne avisait les poètes qu'ils étaient tenus d'abandonner leurs " chants de vanité " :Kl. " Les autorités religieuses regardent notre art comme un péché et jugent sévèrement ceux qui s'y adonnent ", clame le pieux Guiraut Riquier : E neis rector dizon que peccatz es e tôt hom n'es repres per els mot malamen. A des nobles chevaliers, le légat du Pape faisait jurer de ne plus jamais composer de vers :i2B. Parfois cependant les admonestations des moines étaient libellées dans le langage même des poètes. Le prieur de Villemeir, zélé domi¬ nicain, publia un poème théologique à l'adresse des poètes récalcitrants, leur exposant les vérités de la religion chrétienne. L'énoncé de chaque article de la foi y était renforcé par ce refrain : E s'aquest no vols creyre vec te'l foc aizinat que art tos companhos. Aras uelh que. m respondas en un mot o en dos, Si cauziras el foc o remanras ab nos. et Si tu refuses de croire ceci, tourne tes regards vers les flammes où rôtissent 133 tes compagnons. Réponds maintenant en un mot ou en deux : ou tu grilleras dans ce feu, ou tu te joindras à nous. » Cette puissante dialectique ne tarda pas à porter ses fruits. Dans l'esprit des poètes attisé par cette logique, on vit éclore une "nouvelle conception de l'amour ". La poésie s'éleva à une hauteur morale digne de Saint Dominique et de Saint Louis. " La théorie de l'amour péché, inventée par l'Église, a pénétré la poésie provençale, dit M. Anglade. La poésie est qualifiée de péché par les autorités religieuses du temps. Aussi se transforme-t-elle " 328. L'apôtre le plus ardent de cette réforme fut Guilhem Montanhagol. Il s'était enfui l'un des premiers alors de l'instauration de l'Inquisition, s'était réfugié en Aragon, et avait même composé une sirvente dénonçant les moines et les Français. Mais, tournant casaque, Montanhagol rentra plus tard en Provence et se dévoua à la tâche de plier aux exigences des temps et aux goûts raffinés qu'apportait le spectacle des bûchers ardents la tradition poétique de son pays. " Le poète, rapporte son éditeur, s'efforce de rassurer ceux qui, effrayés par les défenses du clergé, se détournent du culte de l'amour. " 329 " Les amants, déclare l'apologiste de ce culte, doivent continuer à servir l'Amour, car l'amour n'est pas péché, mais une vertu qui rend les méchants bons et les bons meilleurs. La chasteté elle-même vient de l'amour et celui qui l'entend réellement ne sau¬ rait être mauvais. " 330 C'est la première fois que le mot " chasteté " appa¬ raît dans la poésie provençale. Montanhagol développe sa thèse avec une prolixité intarissable. "Je n'aime pas, dit-il, entendre dénoncer les mœurs de notre époque par de mauvais esprits... Celui qui voudrait persuader une dame de commettre un péché ne l'aime pas véritablement, car nul amant ne saurait désirer le déshonneur de celle qu'il aime. L'amour ne saurait avoir en vue que l'honneur de celle qui l'inspire et celui qui poursuivrait un autre but trahirait le nom de l'amour. Les mauvais amants ne méritent pas l'amour de Dipu, mais par ailleurs le Seigneur accordera le bonheur à ceux qui ne désirent que le bien et l'honneur ; tôt ou tard, ils auront leur récompense — en tout cas dans l'autre monde. " 331 L'apologiste de l'amour réformé a recours à la dialectique dont se serviront de nos jours les historiens des mœurs. Comme le Père Lafiteau et les professeurs d'ethnologie, il affirme que les princi¬ pes qu'il défend ont prévalu de tout temps 332. Si ces principes ne sont pas observés de nos jours comme ils le furent jadis, c'est là, affirme-t-il, l'effet de la corruption du siècle. " Les chevaliers d'antan ne cherchaient d'autre gucrdon dans l'amour sauf l'honneur, et les dames qui les inspiraient par leur beauté ne firent jamais rien qu'elles n'eussent pas dû faire, déclare-t-il. Mais on ne fait de nos jours que peu de cas de l'honneur, et les amants gouvernent leur conduite d'après d'autres principes, d'où résulte leur honte. " 333 En dépit de ses assurances touchant la chasteté des poètes d'autrefois, Monta¬ nhagol ne laisse pas de se rendre compte que l'alignement de leur style avec *34 les circonstances de l'heure appelle quelques modifications. " Les troubadours des jours d'insouciance et de légèreté, dit-il, n'ont pas à tel point épuisé leur thème qu'il ne nous soit encore donné de pouvoir composer de belles chansons, à la fois agréables et honnêtes " 334. Cette grande réforme dans le goût littéraire fut généralement adoptée " dans la seule intention de désarmer la sévérité du clergé. " Cette adaptation " était avant tout une nécessité ; pour que la chanson d'amour pût survivre, il fallait qu'elle s'accommodât aux exigences du pouvoir religieux. Les troubadours ne pouvaient désormais chanter qu'un arqour conforme à la morale chrétienne, ignorant des désirs mauvais, et par essence vertueux et chaste " M3. Les principes de cette notable réforme se trouvent exposés dans un traité de prodigieuses dimensions, contenant 27.445 vers> les Bréviaires d'amour de maître Malfré Ermengaud. L'argument en est rédigé en style scolastique et appuyé de citations tirées des anciens troubadours. L'excellence de l'amour platonique y est démontrée, et la plus grande place y est assignée à de longs chapitres portant les titres : " Sur la bassesse du péché " et " Sur la vileté de la chair " 33U. Afin de ne laisser subsister aucun doute sur la pureté de sa pensée, le poète, aban¬ donnant la glorification de l'amour et les louanges de la femme, conclut par l'expression d'opinions de la plus impeccable orthodoxie à ces sujets : " Satan voulant faire souffrir les hommes, dit-il, leur inspire un amour idolâtre pour les femmes. Au lieu d'adorer, ainsi qu'ils le devraient faire, leur Créateur d'un amour ardent, de tout leur cœur et de toute la force de leur esprit, ils entre¬ tiennent pour les femmes, dont ils font des divinités, une passion coupable. Sachez donc que quiconque les adore, très certainement adore Satan et fait un dieu du très déloyal démon, Bélial " 33'. Cette nouvelle conception de l'amour reçoit sa parfaite expression dans les œuvres des quelques poètes qui survécurent à la ruine de leur pays, et en parti¬ culier dans celles de Guiraut Riquier, " le dernier des troubadours ". Pendant plus de vingt ans il adressa à Filippa d'Anduza, épouse du vicomte de Nar- bonne, son hommage poétique et la célébra sous le nom de " Belh Déport ". La délicatesse des sentiments exprimés par le poète ne laisse rien à désirer. "Je m'estime richement récompensé par l'inspiration dont je suis redevable à l'amour que je porte à ma dame, et je ne demande aucun amour en retour. Parée de toutes les qualités et de toutes les vertus, la dame que j'honore est l'objet de ma part d'un amour d'autant plus profond qu'aucune mauvaise pensée n'a jamais souillé l'image que je porte d'elle dans le cœur. M'eût-elle accordé les dernières faveurs, nous serions, elle et moi, souillés de ce fait " 33s. Les troubadours provençaux du xuie siècle, tous d'ailleurs, à l'exception de Riquier, bien insignifiants, luttent de modestie et de renonciation. C'est un délire d'abnégation. Le bonheur que l'amant avait naguère réclamé, il se fait fort de le rejeter et de désavouer toute intention de le rechercher 33il. Il se déclare suffisamment récompensé par un sourire 34°, voire un regard bien- 135 veillant 341. Les poètes recherchent les plus extravagantes fantaisies pour exprimer le peu qui suffit à leur bonheur : le don d'un poil provenant de la pelisse de leur dame ou d'un fil tiré de son gant les remplit de joie 342. Le soupi¬ rant se déclare content si la dame daigne user de lui comme d'un esclave 343. S'il est le bon plaisir de la belle de le voir mourir, il s'estimera heureux qu'un trépas aussi doux mette fin à son martyr 3U. Prosterné aux pieds de la dame, l'amant témoigne d'un abaissement de plus en plus abject ; le flot de ses larmes ne tarit pas ; la cruauté de la belle ennemie sévit toujours plus impitoyable. L'afféterie des conventions s'accentue et leur extravagance divague ; les tropes et les concetti sont tirés par les cheveux. La prolixité des poètes déborde ; ce que les troubadours de la bonne époque avaient marque en quatre mots se trouve amplifié et étendu dans un long chapelet de strophes. C'est la dégénérescence totale de la littérature lyrique. " Tel est le terme de l'évolution auquel est arrivée à la fin du xnie siècle, chez Riquier et ses contemporains, la poésie des trouba¬ dours. Sous cette forme elle n'est presque plus reconnaissable ; et cependant il a suffi de peu de chose pour la transformer " 34f>. Les troubadours italiens, tels que Lanfranc Cigala, Zorzi, Sordel, rempla¬ cèrent au xme siècle les survivants de la décadence, et reproduisirent leur technique et leurs conventions. Ainsi que tendent à le faire les néophytes, ils renchérissent sur les exagérations de leurs maîtres. Le célèbre Sordel de Man- toue était un ami de Montanhagol ; il surpassa ses modèles. La faveur qu'il implore sa dame de lui accorder, c'est qu'elle ne lui en accorde aucune 34°, et il proteste : " Mon sentiment d'honneur étant sans égal, je préfère la servir sans espoir à en servir une autre qui eût la bonté de m'inviter à son lit. " E quar am de bon pretz ses par am mais servir lieys en perdo qu'autra qu'ab sim degnes colgar. 34i L'extravagante délicatesse de Sordel étonnait jusqu'à ses contemporains et ses confrères ; d'aucuns d'entre eux eurent le mauvais goût de s'en ébaudir ,l48. Guilhem de Toulouse déclare dans un tenson avec le poète italien qu'il n'arrive pas à le comprendre : " Ce que tous les autres désirent, tu prétends n'en faire aucun cas. " En Sordell, anc entendedor no sai vi mais d'aital color com vos iest; qe IKautr'amador volon lo baizar el jacer, e vos metes a no caler so q'auire drut volon aver. 340 Et Bertram d'Alamanon déplore que son ami Sordel ait perdu la raison 3r>0. L'alignement de la poésie des troubadours avec les exigences ecclésiastiques alla encore plus loin. D'érotique qu'elle avait été on voulut qu'elle devînt exclu¬ sivement religieuse. L'Amour, devenu dans les chants des poètes une personni- 136 fication abstraite semblable à l'antique Eros, fut à son tour assimilé à l'amour divin, au Saint Esprit, à Dieu même, et au Christ. La dame après qui la passion poétique des troubadours s'était essorée se vit semblablement transfigurée en Sainte Vierge et en reine des cieux. " Le respect envers la femme s'affirme ou s'abaisse dans la mesure où la Vierge, la mère de Dieu, est vénérée ", écrit une autorité catholique 351. Il faut reconnaître dans cette contention une part de vérité. Le caractère indé¬ pendant, la haute position sociale dont jouissaient les femmes dans l'Europe païenne et barbare étaient associées à une fervente adoration de la Vierge Mère. Mais celle-ci n'était pas encore chrétienne. Elle figure dans les plus anciennes versions des romans comme la fée ou l'enchanteresse qui attire à elle les chevaliers errants, jette un charme sur leur esprit et leur inspire un amour céleste 332. Le culte de la Vierge, universel parmi les populations barbares, tant celtiques que germaniques, fut d'abord réprimé par l'Église. Toutefois à l'époque de la renaissance du xne et du xme siècles, cet ancien culte, ainsi que bien d'autres appartenant au paganisme barbare, se voyait entièrement rétabli. Célébrée par saint Bernard, dénommée "la grande déesse " par Albert le Grand, la Sainte Vierge avait déplacé la Trinité dans la dévotion populaire. Dieu le Père était terrible et inapprochable ; le Christ, pour doux et compatissant qu'il fût, exerçait l'attribution de juge. Seule la Reine céleste était à même de témoigner pour les pécheurs une compassion sans aloi. La Sainte Vierge opérait à elle seule plus de miracles que tout le reste de la hiérarchie céleste et tous les saints réunis. Source immémoriale des pouvoirs magiques, elle était rentrée dans l'exercice de ses anciennes fonctions. Il lui appar¬ tenait d'intervenir à tout instant dans l'ordre de la nature, et nulle occasion n'était trop triviale pour provoquer son interposition. Entre autres attributions, la Sainte Vierge exerçait son contrôle sur toutes les forces médicinales et curatives. On racontait qu'un pauvre moine se trouvait à l'article de la mort, en raison d'une ulcération de nature fort suspecte dont il avait le nez et les lèvres rongés. Il était " hideus et lais et comme moustres ; et si a tant plaies et treus qu'il put ansi comme une sete et cuide chascun qu'il soit étains et que l'âme s'en soit partie ". Abandonné par ses frères, il en appela à la Vierge, se prévalant de l'ardente dévotion qu'il avait toujours montrée à la servir. Touchée de cet appel, la Sainte Dame descendit en personne et traita le cas en appliquant le lait de son sein aux ulcères fétides du moine. La douce Dame, la piteuse, trait sa mamelle savoureuse se li boute dedenz la bouche, et puis moult doucement li touche par sa dolor et par ses plaies. La divine application s'avéra instantanément effective, et quand ses frères 137 arrivèrent avec des pelles pour l'enterrer, ils trouvèrent le malade tout pétillant d'une animation insolite 3"3. La Sainte Vierge a toujours manifesté une bonté et une compassion particulières envers les pécheresses. L'abbesse d'un certain couvent se trouvait fort embarrassée ; les signes de l'intelligence qui régnait entre elle et le chapelain devenaient de plus en plus évidents et elle ne savait comment faire face au dénouement qui s'annonçait. Mais la Sainte Vierge lui vint en aide, et assumant le rôle de sage-femme l'accoucha sans douleur aucune d'un robuste garçon qu'elle plaça sous les soins d'un saint ermite du voisi¬ nage 354. Dans un autre couvent la sœur tourière, lasse d'une existence trop monotone à son gré, déposa un beau jour ses clefs sur l'autel et s'en alla en ville pour y mener la vie plus variée et plus animée d'une fille de joie. Cepen¬ dant, après quelque temps de cette existence, la ci-devant religieuse soupira à nouveau après la paix et la tranquillité de son premier état. Retournant au cou¬ vent et frappant à la porte, elle demanda à la sœur qui lui ouvrit si elle se sou¬ venait de sœur Agathe, nom que la pénitente avait porté en religion. La nou¬ velle sœur tourière répondit qu'elle s'en souvenait fort bien et que sœur Agathe était une très digne et très sainte fille. Surprise de cette réponse, sœur Agathe, considérant de plus près la nouvelle sœur tourière, reconnut la Sainte Vierge qui s'était substituée à elle, afin que l'escapade ne fût pas remarquée 3"°. La Sainte Vierge vient encore au secours de femmes qui ont déserté la couche maritale et dissimule leur absence en prenant leur place3"6. " Il ne faut pas s'imaginer, dit le bienheureux Alphonse de Liguori, que ces prodiges constituent des événe¬ ments exceptionnels ; ce sont au contraire des occurrences de tous les jours " 3"7. Du reste, la Sainte Vierge ne témoigne pas du même empressement à secourir les maris infidèles, ce qu'évidemment elle ne saurait faire en usant des mêmes moyens. Une femme mariée, jalouse de la maîtresse de son mari, supplia la Sainte Vierge de venger ses droits et de faire justice. Mais Marie de lui répondre : " Justice ? Gomment, c'est à moi que tu demandes justice ! Adresses-toi autre part ; car, pour moi, je ne puis faire justice. Sache, ajouta-t-elle, que cette péche¬ resse récite chaque jour un Ave Maria en mon honneur, et quelle que soit la personne qui m'adresse cette prière je ne puis souffrir qu'on la poursuive et qu'on la punisse de ses péchés " 3"8. Quelques troubadours, tels que Peire d'Alvergne et Folquet de Marseille, avaient produit des pièces religieuses, mais il n'y est pas question de la Sainte Vierge. Peire Gardenal fut le premier à composer un cantique en l'honneur de Notre Dame 35n. Immédiatement après l'instauration du Saint Office, une profusion inouie de ces hymnes fit son apparition. Peire Guilhem de Luzerna, Albert de Sisteron, Peire Espanhol rivalisèrent d'industrie dans leur production. Près des trois quarts de l'œuvre poétique de Guiraut Riquier, le " dernier des troubadours " et le protagoniste de la nouvelle conception sublimée de l'amour, consistent en chants en l'honneur de la Vierge 36U. Les exemples les plus anciens ne sont que des paraphrases de chants liturgiques et n'ont aucun rapport 138 avec la poésie amoureuse :icl. Transposant les formules et les conventions de la poésie érotique, les troubadours de la décadence les appliquèrent à la poésie religieuse par la simple substitution du nom de Notre Dame à celui de l'objet de leur passion profane. Guiraut Riquier alla jusqu'à renverser le pro¬ cédé : il attribue à la Sainte Vierge le nom sous lequel il avait coutume de célé¬ brer la comtesse de Narbonne 362. "Je chantais naguère l'amour, déclare le poète suranné ; mais je ne savais, à vrai dire, ce que c'est, car ce que je prenais pour amour n'était que vanité et folie. Mais Amour me contraint maintenant à donner mon cœur à une Dame que je ne saurais jamais aimer et honorer ainsi qu'elle mérite de l'être. Puisse l'amour d'elle remplir mon être tout entier et puissé-je obtenir d'elle le guerdon que j'attends. Je ne suis pas jaloux de qui¬ conque aspirerait à l'amour de celle que j'aime, et je prie pour tous ses amants que les désirs de chacun puissent être exaucés " :l03. Les poètes provençaux de la période de l'Inquisition française s'accommo¬ daient fort bien d'attester leur orthodoxie à si bon compte. L'artifice leur per¬ mettait d'exercer leur talent en reproduisant les recettes de la tradition litté¬ raire et n'entraînait aucun changement essentiel dans leur langage. Il n'appor¬ tait pas du reste de modification dans les sentiments et dans les mœurs, car la poésie avait cessé de se rattacher aux réalités de la vie. Les temps n'étaient plus où des troubadours princiers s'employaient à charmer les dames ou à s'exercer dans un élégant passe-temps. Entre la littérature et la vie la séparation s'accusa plus nettement encore, et, qu'ils fussent adressés à une dame réelle ou à la Sainte Vierge, les poèmes d'amour, " au lieu de nous présenter des révélations intimes et très personnelles, n'offraient que des réflections sur le thème de l'amour et un tissu d'inventions littéraires n'ayant aucun rapport à la réalité " 8M. On ne saurait supposer que les sentiments qu'entretenait Maistre Guiraut Riquier envers la bonne comtesse de Narbonne, à qui il continua d'adresser pen¬ dant plus de vingt ans ses hommages poétiques, s'étendissent au delà du bec de sa plume d'oie. Il est assez aisé, dans ces conditions, de " spiritualiser " l'amour. Comme le "dernier des troubadours ", les troubadours Blacatz et Foulquet de Roman continuaient à exhaler leurs plaintes au sujet de la " cruauté " des belles alors qu'ils avaient dépassé la soixantaine ,!lir>. Les poètes gardaient en général une conception de l'amour pour leurs acti¬ vités littéraires, tandis qu'ils suivaient une toute autre idée dans leurs rapports avec les femmes. Sordel, dont l'extravagance au sujet de l'amour platonique suscita l'étonnement de ses contemporains, fut non moins célèbre comme liber¬ tin. Il enleva deux femmes mariées pour le moins et se trouvait à tout mo¬ ment sous la menace de maris courroucés. Bertram d'Alamanon cite l'incons¬ tance avec laquelle il change plus de cent fois de maîtresse m. Sordel lui-même sait mettre de côté les belles choses qu'il a à débiter sur l'amour platonique et libeller des vers dans une toute autre veine. Il ne manque pas de répéter l'an¬ cienne formule de ses devanciers et de déclarer à sa damé de l'instant qu'il I 139 mourra s'il ne "goûte son gentil corps" 307. La strophe suivante est peut-être la plus surprenante production qu'ait composée un apôtre de la pureté et de la chasteté : " Il n'y a pas lieu de s'étonner si les maris sont jaloux d'un artiste aussi expert que moi dans les arts de l'amour, car il n'est pas de femme, si prude qu'elle puisse être, qui soit à même de résister à la puissance persuasive de mes appels. Aussi je ne blâme pas le mari qui éclate en plaintes contre moi et ne trouve pas à son gré les entrevues que me consent sa femme. Mais tant que celle-ci m'accorde le plaisir que j'ai de sa personne, peu m'importent les plaintes de son époux " 368. Les troubadours italiens adoptèrent la mode instaurée par la piété et la prudence de leurs confrères provençaux. Cigala et Zorzi ne se montrèrent guère moins prolifiques que Riquier dans la confection d'hymnes à la Sainte Vierge. Chaque poète lyrique se mit dans l'obligation de supplémenter par des com¬ positions de ce genre ses ouvrages profanes. De même que pour les autres formules de la tradition poétique, la mode en persista jusqu'à une époque avancée. Pulci, dans le Morgante Maggiore, parsème d'hymnes à la Sainte Vierge ses parodies de la liturgie et le divin Arétin alterne les grivoiseries de ses sonnets pornographiques et de son indicateur des putains de Venise avec des cantiques à Notre Dame. 140 Avant qu'il ne sombrât dans l'oubli le plus profond, une traînée de traditions qui devaient se perpétuer dans les littératures de l'Europe avait été répandue par l'art des troubadours. Ce fut surtout l'Italie qui en recueillit l'héritage. " C'est chose reconnue et qui ne laisse pas de doute, écrivait le cardinal Bembo, que la langue toscane doit surtout sa poésie aux poètes de Provence, qui furent nos maîtres... La langue même, encore rude et indigente, fut polie et enrichie en puisant à cette source étrangère " 3li9. Jusqu'au xive siècle, toute poésie y fut composée en pro¬ vençal. Dans les cours d'Ezzelin et des Scaligers à Vérone, dans celles des Gon- zagues à Mantoue, des comtes de Montferrat, des Malaspina à Luini, la vogue que connurent les chants des troubadours surpassa celles des romans de chevale- 66. "le triomphe de venus". Fresque de Francesco Cossa. Palais Schifanoia, Ferrare. 1470. rie. Ceux-ci, bien que les thèmes en fussent universellement diffusés par les chants des jongleurs, ne furent longtemps accessibles qu'à ceux qui lisaient le français. Ce fut, à n'en pas douter, en provençal, et bien dans la prose d'Arnaud Daniel, que Françoise de Rimini et Paul Malatesta firent leur fatale lecture " de Lancelot et comme amour l'éprit " 37°. Entendue de la plupart des Italiens, la langue des troubadours était au xine siècle de mode en Italie, comme le devint en France et en Angleterre, au xvie, l'italien lui-même. Le provençal était une langue lettrée et élégante qu'on se piquait de savoir, à peu près comme dans la Rome de Néron et des Antonins on se faisait honneur d'entendre le grec. Les anthologies de poésies provençales, beaucoup plus abondantes dans les bibliothèques d'Italie qu'en France, attestent la popularité dont au Moyen Age elles jouissaient dans la péninsule 371. Saint François d'Assise, lorsque sa bonne humeur débordait, chantait, dit-on, des chansons provençales. Les troubadours italiens supplantèrent, au xine siècle, ceux de Provence par leur importance. Ils tenaient leurs origines de toutes les contrées de l'Italie septentrionale. Lanfranc Cigala était de Gênes, Ferrari de Ferrare, Nicoletto de Turin, Lambertino di Bualello de Bologne, Lanfranchi de Pise, Bartolommeo Zorzi de Venise, Sordel de Mantoue. Presque tous avaient longuement séjourné en Provence et étaient des amis de Montanhagol et des autres troubadours de la décadence restés, malgré l'Inquisition, dans leur patrie. Comme les Pro¬ vençaux, ils visitaient les cours d'Espagne. Dante, dans le Convito, flétrit " ces Italiens pervers qui prônent la langue vulgaire d'un autre pays et méprisent la leur, estimant vile la langue italienne et vantant le provençal " 372. Cependant, lui-même, il hésita longtemps. Une tradition veut qu'il ait songé à écrire la Divine Comédie en provençal. Dans les milieux s'intéressant à la poésie que fréquentait Dante, la question de vulgari eloquio était l'une des plus brûlantes du jour. La langue vulgaire était-elle digne de servir à l'expression littéraire ? Et s'il était loisible de s'en servir, fallait-il employer le dialecte local ou bien adopter un idiome capable de devenir, comme le latin, d'un usage universel ? Le précepteur de Dante, Brunetto Latini, avait choisi d'écrire en français. Les poètes trouvaient pour la plupart tout naturel de faire usage du seul idiome vulgaire qui eût fait ses preuves et qui se fût illustré par une forme littéraire achevée, la langue des troubadours de Provence. Les premiers poèmes en langue italienne prirent naissance en Sicile, à la cour de l'empereur Frédéric II. Plus sarrasine que chrétienne, cette cour pitto¬ resque et savante était de beaucoup la plus cultivée d'Europe. On s'y adonnait avec passion à l'étude des sciences et de la philosophie arabes. Michel Scot y apportait les livres des érudits de Cordoue, les traités d'Averroès et d'Aristote. Léonard de Pise y introduisit l'algèbre et les mathématiques des Arabes. Placée comme la Provence au ban de l'Église, la cour du grand empereur chefù d'onor si degno 3,3 offrait un havre tout désigné aux poètes exilés. Guilhem Figuiera, qui s'était pendant le premier exode réfugié en Lombardie, Gaucelm Faidit, 142 Elias Cairel, Albert de Sisteron, Nue de San Caro, et bien d'autres encore, y trouvèrent le plus large accueil. L'un d'entre eux se mit à composer en italien. Sous la direction des exilés, l'empereur Frédéric lui-même et son fils, le prince Enzo, s'essayèrent à reproduire en italien la poésie des troubadours. Le chan¬ celier, Pierre delle Vigne, Percival Doria, Jacopo Mostacci, Jacopo Lentino, Guido et Odo delle Colonne, Rinaldo et Jacopo d'Aquino, Arrigo Testa, imi¬ tèrent les poésies provençales. Ce furent là les premiers vagissements de la muse italienne. Longtemps le langage de cette nouvelle poésie s'appela le " sici¬ lien ". Ces poésies de l'école de Sicile sont très exactement calquées sur leurs originaux provençaux. Plusieurs n'en sont que des traductions. Mais si ces compo¬ sitions reproduisent fidèlement les thèmes prescrits, les conventions, les concetti, les phrases et les formules de la poésie des troubadours, elles ne décèlent aucune trace des doctrines nouvellement répandues en Provence. Évidemment, ce n'est pas parmi les troubadours réfugiés à la cour splendidement hérétique de Fré¬ déric II qu'on compte rencontrer des disciples de Montanhagol. Le plus distingué de ces exilés était ce Guilhem Figuiera, dont les véhémentes dénon¬ ciations lancées contre les persécuteurs lui avaient valu la hargne toute parti¬ culière des gens d'Église. L'une des questions posées par les inquisiteurs au cours de l'examen d'un suspect était s'il avait lu les poèmes de Figuiera m. Aussi ne retrouvons-nous rien ayant rapport à cette ' ' nouvelle conception de l'amour " qu'illustrèrent les poètes demeurés en Provence. Pas un mot de la spiritualisation de l'amour, du mérite de la chasteté ou de la virginité. Les critiques déplorent au contraire la sensualité et la grossièreté de l'école de Sicile. A la suite de Dante 37°, on a coutume d'opposer à cette première poésie italienne l'école lyrique qui surgit à Bologne, ou plus exactement celle dérivée du poète bolognais Guido Guinicelli. Mais les études les plus récentes montrent que la poésie provençale et son imitation en langue italienne étaient cultivées dans toutes les parties de la péninsule. Il y avait des imitateurs des troubadours, des " provençalisants ", comme dit M. Ancona, à Naples, à Rome, à Arezzo, en Toscane, aussi bien qu'en Emilia, en Lombardie et à Venise. Tous ces poètes composaient en provençal ou paraphrasaient des poèmes provençaux en italien. Dante da Majano composait également en provençal et en italien 37°. Guittone d'Arezzo dit d'un de ses amis que ses poésies en provençal étaient meilleures que celles qu'il composait en italien 377. Ghiaro Davanzati traduisait Sordel 378. Mais à l'encontre des élèves des troubadours réfugiés en Sicile, les poètes du Nord de l'Italie devaient leur connaissance de la littérature provençale aux trouba¬ dours italiens qui, comme Sordel, Gigala, Zorzi, étaient les amis et les disciples de Montanhagol, de Giraut Riquier et des poètes dont l'inspiration acceptait de se plier aux exigences de l'Église. Cette dérivation se fait sentir dès les premières productions de la muse toscane ; celles-ci offrent de façon éclatante les traits distinctifs et les principes de l'école. Les poésies de Chiaro Davanzati, parmi les plus anciennes, pour- 143 raient passer pour des traductions de l'édifiant Breviari d'amer de Malfré Ermengau. " L'amour, au sens véritable, déclare ce précurseur de Dante, n'est pas un péché et il est indigne d'un poète de convoiter une femme qui n'est pas son épouse. Tout désir charnel est une tentation du diable. Malheur à celui qui y suc¬ combe. " ,i'i) L'un des plus renommés et des plus influents parmi les poètes prédantesques, Guittone d'Arezzo (1230-1294), paraît puiser son inspiration à une source plus élevée encore ; on dirait des paraphrases des traités dans lesquels les Pères de l'Église exposaient l'excellence de la virginité. Il chante dans de longs cantiques les louanges de la chasteté : Castitate, tu luce e tu bellore ! Ah ! quanto amo e commendo donna che te.ne casto e corpo e core. Vivere in came juor voler carnale è vita angelicale. Angeli castità hanno fuor carne, ma chi l'have con carne in tant'e via maggior d'angel di celo. Umanitate dannoe e mise ad onta fuor di paradiso per lei fu Cristo ucciso... 380 « Chasteté, O toi lumière et beauté du monde ! Ah ! que j'aime et loue la femme qui garde chastes et son corps et son cœur ! Exister en chair sans res¬ sentir les désirs de la chair c'est être plus vertueux que les anges, car ceux-ci ont la chasteté sans la chair, mais celui qui a la chair et la vertu à la fois surpasse les anges du ciel. Ah ! vraie vertu, véritable amour, toi seule est la vertu des vertus... » L'interprète de la " nouvelle conception de l'amour " rappelle que l'amour a causé la damnation de l'humanité, qui fut de son fait chassée du paradis, " et partant fut le Christ occis ".Il expose en deux gros volumes " la vile condition des amants qui, oubliant Dieu, font une divinité de la femme qu'ils aiment ". Guido Guinicelli de Bologne (1240-1276) fut l'élève et l'ami de Guittone. Il adresse à son maître un sonnet lui témoignant son admiration 3SI. Le petit groupe de poètes qui se forma autour de Guinicelli devait acquérir une impor¬ tance particulière, car à ce groupe appartint Dante Alighieri. Dans les poésies de Guinicelli, les dissertations tirées de la littérature patristique, les dénon¬ ciations du péché sensuel et les interminables louanges de la chasteté sont aban¬ données ; elles sont en effet superflues, car ces dogmes constituent les postulats axiomatiques de toute cette poésie élégante. Guinicelli se contente de faire allu¬ sion à la pureté de son amour et à l'amour raffiné de sa dame " qui est pure, envers moi qui suis pur " : 144 La sua beltà piacente e il fino amor ch'è puro in ver me che son puro. Inutile de nous assurer que celui qui s'éprend d'elle ne commet pas de péché — Nonfùfallo se in lei posi amanza 383 — car l'objet de son amour est à tel point éthéré qu'il est impossible de soupçonner le poète de sensualité ; on doute même, tant sa passion est spiritualisée, s'il parle d'une femme, de la Sainte Vierge ou de la lune : La vostra Donna chde'n ciel coronata, ond'è la vostra speme in paradiso, e tutta santa ormai vostra memoria contemplando. 3S4 .1 » « Sa dame est couronnée dans le ciel ; elle est son espoir de paradis ; penser à elle s'est être en état de sainteté. » La dame qui éveilla l'amour dans son cœur, nous dit-il encore, ressemble à l'astre qui mesure la durée et répand son lustre dans le ciel d'amour : La bella Stella, che il tempo mesura sembra la Donna che mLia innamorato posta nel ciel d'amore. 33a Dante appelle Guinicelli le " suprême Guido " —• maximus Guido 383 — et le désigne comme le père de la poésie italienne : il padre mio e degli altri miei miglior, che mai rime d'amore usâr dolci e leggiadre. 387 Ce fut Guido Cavalcanti, l'ami le plus intime de Dante, qui " découvrit " Guinicelli et fonda le groupe de ses disciples toscans. Reprenant une expres¬ sion de Montanhagol, ils s'appelèrent les poètes du dolce stil nuovo — du doux style nouveau 388. C'est à Guido Cavalcanti que Dante dédia la Vita JSfuova. Une imitation du " Roman de la Rose ", codex Vatican 3793, généralement attribuée à Cavalcanti, bien que des doutes aient été émis sur l'attribution, expose plus clairement que ne le font ses chansons et ses sonnets les principes dont ceux-ci s'inspirent. Ces principes sont au rebours de tout ce qu'énonçaient au xne siècle les scolastiques provençaux de l'amour. Le poète déclare : " Il ne faut pas aimer la dame d'un autre " ; " l'amant doit surtout s'attacher à observer les préceptes de la religion " 389. Cette exposition est précédée d'un avertissement priant le lecteur de mettre sur le compte d'une inadvertance toute expression qui paraîtrait contraire à la modestie. Précaution bien superflue ; le raffine¬ ment des sentiments ne saurait en effet être porté à un plus haut degré ; H5 l'amour y est éloigné de toute vanité — d'ogni vaniià fatto lontano 39U. Ces prin¬ cipes se trouvent répétés dans presque toutes les canzoni et les sonnets de Guido Cavalcanti ; mais dans le flot melliflue d'une exquise musique verbale il est parfois assez malaisé de saisir la substance d'une pensée concrète. Reprenant un vieux concetto des troubadours sur l'aimant et un autre sur la pénétration de l'amour par les yeux jusqu'au cœur, Cavalcanti et les autres poètes de son cercle en tirent la matière de plusieurs chapelets de canzoni et de sonnets. A ces anciennes formules viennent s'ajouter des distinctions entre l'esprit et " le cœur " où, renchérissant sur la scolastique des troubadours, les poètes du stil nuovo aiment à poursuivre leur vol dans l'éther raréfié d'abstractions métaphysiques. Les dards décochés par l'Amour pénètrent par les yeux et se logent dans le cœur, d'où les sentiments se réfléchissent sur l'esprit, l'idée-sentiment ainsi créée étant le véritable objet de l'amour impérissable. Ven da veduta forma che s'intendc, che prende nel possibile intelletto, corne in subietto, loco e dimoranza. In quella parte mai non è pesanza, perche da qualitate non descende ; resplende in sè perpetuo effetto : non è diletto, ma consideranza si che non pote là gir simiglianza. 891 Ce qui, paraphrasé, veut dire : " Il (l'amour) tire son origine de la vision de la dame, dont l'image, devenue pure idée du fait de l'intelligence active, vient s'arrêter, comme dans l'intelligence subjective, dans l'esprit potentiel, où n'est plus douleur ou plaisir, mais lumière perpétuelle et contemplation d'une image qui n'a plus rien de substantiel... ", etc., etc. Les poètes italiens du trecento agitent beaucoup la question si l'Amour est une " substance " ou un " accident ". Cette argutie scolastique se retrouve même chez les poètes de l'école de Sicile m, chez Cavalcanti303 et chez Dante 39 b Ils s'imaginaient que ce fatras d'abstractions leur venait de Platon, d'où la locution " amour platonique " qui est passée dans toutes nos langues. N'ayant pas la possibilité de lire Platon, ils avaient en réalité tiré tout cela de livres arabes. Consigné par Dante en enfer parmi les épicuréens 39°, le père de Cavalcanti avait cultivé l'étude des livres de philosophie au point de passer pour athée. Guido, lui-même, fut réputé l'un des hommes les plus doctes de son âge, mais il ne nous a laissé de ses idées aucun exposé méthodique. Par contre, son jeune ami, Dante Alighieri, attiré vers la science plus encore que vers la poésie — il parle même de renoncer à celle-ci pour se livrer entièrement à la philosophie 396 — méditait une série de traités couvrant l'ensemble des connaissances humaines. Ce dessein, abandonné dans la suite pour un autre, fut néanmoins en partie exécuté. Affamé de science, Dante était consumé par la fièvre faustienne, frénésie 146 qui, voulant embrasser la totalité du savoir et percer tous les mystères, enflam¬ mait au Moyen Age tous les grands esprits. Étant dans cette disposition, rien de plus inévitable qu'il ne se plongeât dans l'étude des livres arabes. S'il ne s'exprime dans les mêmes termes que son contemporain, Roger Bacon, qui affirmait que seule, à son époque, la connaissance des ouvrages arabes valait à fonder la pensée et la science 3il7, l'œuvre tout entier de Dante renferme la confirmation de ces paroles. Le précepteur principal de Dante, dans sa jeunesse, Brunetto Latini, homme d'esprit encyclopédique, avait, cinq ans avant la naissance de son illustre élève, voyagé en Espagne en qualité d'ambassadeur des Guelphes à la cour d'Alphonse le Sage. Là il s'était rencontré avec les savants arabes et israélites, qui, à l'instance du roi philosophe, s'employaient à traduire en roman et en latin les auteurs arabes 3il8. Dante se passionna pour l'astronomie et la cosmo¬ logie des savants musulmans. Il s'en rapporte, pour la mesure de l'orbite de Mercure sur " ce qui a été établi par Al-Farghani, qui dit qu'elle correspond à la vingt-huitième partie du diamètre de la terre " 3911 ; et il énonce les mouve¬ ments des planètes d'après le même auteur, qui " dans le Livre de Vaggrégation des étoiles rapporte les meilleurs observations des astronomes " 40°. Il corrige Aristote, quant au nombre des sphères, en citant textuellement les arguments avancés par Ibn-Roschd 401 ; il adopte la conception d'Ibn-Haïthan, qui introduisit la notion de sphères " crystallines " ; et il cite la théorie des épicycles d'après Al-Bitroji, de Séville, qui trois siècles avant Copernic renversa le système ptolémaïque 402. L'intérêt que portait Alighieri à l'astronomie était, à vrai dire, tout astro¬ logique ; il cite au même titre que les astronomes les plus éminents des char¬ latans assez suspects. " Abû-Ma'shar, dit-il, estime que l'incendie des météores, effet de l'influence de Mars, annonce la mort d'un souverain et la révolution des royaumes " 403. L'importance que Dante attache à approfondir l'agencement des sphères célestes tient en effet à l'ardeur qu'il porte à tracer l'action des influences exhalées par elles et dont dépendent, croit-il, les traits des âmes humaines et leur condition. " Les rayons émanant de chaque sphère, dit-il, sont la voie par laquelle leurs qualités s'épandent sur les choses d'ici-bas " 404, et " tandis que les rayons de la lumière suprême pénètrent les intelligences, ils sont repoussés et réfléchis par les autres créatures terrestres. Et afin d'éclaircir cette conception de " lumière " et de son " émanation ", je rapporte ici les distinctions qu'établit à ce sujet Ibn-Sina " 405. Cette conception de " lumière " joue en effet un rôle de prime importance dans les théories des auteurs soufis hispano- mauresques, appelés en conséquence Ischrâkiyyin, c'est-à-dire " illuministes Elle n'occupe pas moins de place dans les idées de Dante et des poètes du stil nuovo. " Tout effet, dit Dante au cours de son exposition détaillée de ces idées, participe de la nature de sa cause, ainsi que l'affirme Al-Farabi, lequel déclare que toute chose créée doit, de par son origine, comporter quelque partie de la nature divine, de même que participent de cette lumière le soleil et les autres 147 étoiles. " Ce sera là, dans les propres termes du philosophe de Bagdad, la conclu¬ sion finale de la Divine Comédie. " Car la lumière divine est, au gré d'Ibn-Sina, une similitude de l'Amour " 40li. Dante — ces quelques aperçus suffisent à l'indiquer — est loin d'être le pur aristotélicien et le thomiste orthodoxe que l'on s'est longtemps figuré. Il se rap¬ proche beaucoup plus par ses idées des philosophes de tendance " platonique " et soufie, ainsi que d'ailleurs il le dit lui-même : " Cette induction (de la lumière ou de l'Amour) tous les philosophes, tels que Platon, Ibn-Sina, Al-Ghazali, ainsi que Denys l'Aréopagite, s'accordent, si diversement qu'ils puissent s'exprimer, pour en tracer la source aux sphères célestes " 407. Aussi ne saurait-on être surpris que le grand Florentin estime, comme les poètes soufis, que " l'Amour fait partie de la philosophie " 408. A l'exemple de ses maîtres et modèles, il composa son traité " De l'Amour ", qu'il nomma " Le Banquet " — Il Convito, ou V amoroso Convivio — sous la forme d'une exposition philosophique, reliée à la fois à l'Amour et à la poésie. Il présente ce qu'à l'époque il regardait comme son magnum opus, comme un commentaire sur les canzoni dont il sème ses discussions. Sa manière, ainsi que la forme de sa présentation sont en effet ceux d'Ibn-Dawûd, d'Ibn- Hazm et d'Al-Ghazali. Le style de Dante dans ces dissertations est bien loin d'annoncer les gloires du verbe de la Commedia ; sa prose dans le Convito appar¬ tient, il faut l'avouer, à ce que Voltaire aurait appelé " le style ennuyeux " La substance du festin que j'offre au lecteur (c'est-à-dire les poésies), dit-il dans son préambule, pourrait paraître obscure si elle n'était accompagnée du pain que je lui présente icj, et d'aucuns pourraient n'en apercevoir que la beauté matérielle sans se rendre compte de leur valeur réelle. Mais le pain de cette exposition fournira la lumière destinée à révéler les couleurs qui entrent dans leur composition " Jon. Et il insiste longuement sur le double sens de ses poésies amoureuses : le sens littéral et le sens allégorique. Comme ses devanciers, il expose la doctrine de Platon sur les " idées " ou prototypes des " formes uni¬ verselles " 4I°. L'amour profane n'est qu'une similitude de l'amour divin, le Premier Moteur, Cause première de toute existence. La bien-aimée, la Donna, la " domina "— et il nomme Béatrice •—• n'est en vérité autre que la divine sagesse et la philosophie 411. L'amour naît par la vue, c'est-à-dire par la perception intelligente qui s'assimile par cette appréhension au Premier Amour. Et de même que celui-ci éclaire et anime le monde, la vue de Béatrice répand les éma¬ nations de sa» lumière par toute l'âme de l'amant. Aussi bien, comme l'Amour, source créatrice de toutes choses, est de sa nature immortel, ainsi de même l'Amour pour Béatrice ne saurait être autre qu'éternel412. " La philosophie, c'est-à-dire l'Amour de la sagesse, dit-il, est en vérité une application amoureuse de la science " 413. Le suprême poète du trecento italien poussera, à vrai dire, ces conceptions des poètes soufis du xie siècle plus loin que ceux-ci ne l'avaient fait. Depuis l'époque où elle avait marqué de son empreinte les chansons de l'Andalousie 148 et de la Provence, la pensée mystique arabe avait en effet subi des changements considérables. Les derniers jours de la civilisation hispano-mauresque virent apparaître un grand penseur, Ibn-Roschd (Averroès), qui avec un équilibre mesuré et tout philosophique avait voulu fusionner le rationalisme d'Aristote avec l'idéalisme de Platon, et dont les œuvres devaient exercer sur toute la pensée de l'Europe chrétienne une influence incalculable. Mais à côté de cette dernière éclatante manifestation de la pensée arabe, s'étaient aussi fait jour des ten¬ dances marquées par les tares de la désintégration. Débordant le moule des formules séculaires, les égarements du mysticisme avaient déversé un flot de conceptions déséquilibrées. A l'époque où Brunetto Latini visita l'académie arabiste de Tolède, le monde islamique était bouleversé par les doctrines d'un mystique, Ibn-Ali ibn-Arabi de Murcie, mort vingt ans auparavant et élevé au rang de saint et de prophète. Ibn-Arabi avait débuté comme poète soufi ; Ibn-Roschd, lui-même, frappé de la qualité de ses écrits philosophiques, était allé le consulter. Mais peu de temps après, Ibn-Arabi avait rejeté toute mesure ; l'expression de son exaltation mystique prit surtout la forme de visions et d'allégories. Écrivain prolifique, son principal ouvrage, Al-Fotuhat, la " Lumière " (ou " émanation ") " sur la connaissance de Dieu ", expose les effets produits par les radiations ou émanations de la sphère suprême sur les " intelligences ". Reprenant un ancien thème traditionnel, développé par Mohammed ibn-'Abd-Allah ibn-Masarra, de Gordoue4U, Ibn-Arabi décrit l'évolution de 1' " intelligence " sous la similitude d'une ascension du phi¬ losophe qui, prenant Jérusalem, le centre de la terre, pour point de départ, et après avoir parcouru sous la direction de divers guides les cercles de l'enfer et le limbe du Purgatoire, s'élève à la hauteur des sphères de la Lune, de Mercure, de Vénus, du Soleil, de Mars, de Jupiter et de Saturne et jusqu'au trône du Premier Mobile 415. C'est une allégorie semblable qui paraît avoir inspiré Dante lorsque, dans son Convito, il parle de la purification progressive de l'Amour et du " processus de la vie, qui va s'élevant par degrés du Mal vers le Bien, du Bien vers le Meilleur, et du Meilleur vers le Bien suprême " 41(i. De là l'importance qui s'attache à déterminer avec exactitude les conditions propres à percevoir dans la plénitude de leurs effets ces émanations célestes, sources de tout processus moral. C'est comme un procédé à peu près mécanique que cette irradiation se présente à la pensée du Moyen Age. La vieille formule des troubadours sur la pénétration de l'Amour par les yeux n'est plus un simple jeu d'esprit, c'est une théorie " scientifique " très sérieusement envisagée. Aussi importe-t-il de s'assurer des conditions les plus favorables à l'action similaire des radiations qu'envoient envers nous les sphères. Dante calcule que " si une pierre tombait du pôle de notre hémisphère céleste, elle frapperait un homme sur la tête en un lieu situé à deux mille sept cents milles de Rome dans la direction du couchant " 4n. Mais il changea plus tard d'avis et se rangea à la tradition islamique suivie par Al-Arabi, que " le paradis est situé dans la 149 septième sphère au-dessus de Jérusalem, de sorte que si une pierre tombait du paradis, elle frapperait exactement le roc (du Temple) " "s. Les " lumières " ou émanations qui agissent sur les esprits intelligents ne procèdent pas des sphères elles-mêmes, mais des " intelligences " qui les meuvent. " Les sphères célestes sont, en effet, actionnées, dit Dante, par des intelligences sans substance corporelle, c'est-à-dire par des anges " 4I9. Ces intelligences sont distribuées en trois hiérarchies comportant chacune trois ordres de puissances et corres¬ pondant ainsi aux neuf sphères : la première hiérarchie comprend les anges, les archanges et les trônes ; la deuxième les seigneuries, les vertus et les puis¬ sances ; la troisième les principautés, les Chérubins et les Séraphins420. C'était l'époque où se répandaient dans tous les esprits les doctrines de la Kabbale, instaurées en Espagne par Abraham Abûlafa (1210-1291), et auxquelles le Juif Salomon Ibn-Gebirol, de Malaga ( 1021-1070), connu d'abord comme un imitateur des poètes arabes421, et inspiré, comme Ibn-Arabi, par les ouvrages de Ibn-Massara, avait dès longtemps ouvert la voie. Les hiérarchies célestes de Dante, dont les talmudistes et le pseudo-Denys l'Aréopagite avaient déjà recensé l'ordre, correspondent à celles de la Kabbale : les Ofani, les Arelim, les Hashmalim, les Malakim, les Elohim, les Bene-elohim, les Ishim, les Chérubim et les Séraphim. L'assimilation de l'homme, le microcosme, au macrocosme ; l'homme paradigme, l'Adam Kadmon, animé par les émanations (acilà) des intelligences, ou séphiroth, forment le noyau du mysticisme kabbalistique répandu au xnie siècle en Italie, par Menahem ben Benjamin de Recanati. Un peu plus tard, les humanistes italiens de la Renaissance dite classique, Pico de la Mirandole, Poggio Bracciolini, Filelfo, devaient être imbus de ces fantaisies visionnaires. Elles germaient déjà à l'époque des poètes du siil nuovo, et leur influence se fait clairement sentir dans les modifications qu'ils apportèrent à l'interprétation des formules traditionnelles des troubadours. Les Provençaux de la décadence avaient adapté la poésie amoureuse aux exi¬ gences religieuses par le simple procédé assimilant à la Sainte Vierge la Dame inspiratrice de leurs chansons. Chez les versificateurs franciscains, tels que le "jongleur de Dieu ", Jacopone da Todi, la tradition provençale était devenue une expression simple et naïve de la religion populaire. Les poètes du stil nuovo et Dante en particulier poussèrent plus loin l'adaptation ; pénétrés des doctrines mystiques des Arabes de la dernière époque, ils firent des formules de l'amour lyrique, en leur prêtant des significations occultes et ésotériques, un véhicule de métaphysique et de théologie. La tradition poétique se rapprocha du mysticisme qu'ils tenaient pour "platonique", mais qui, provenant de sources alexandrines, soufies et juives, touchait en réalité de beaucoup plus près au néoplatonisme de Proclus, de Philon et du pseudo-Denys, et n'était guère éloigné des mystères de la Kabbale. Cependant les vieilles conventions des thèmes provençaux, portant l'empreinte d'influences issues des mêmes sources à une époque plus reculée, 150 67 - " LA GLOIRE DE SAINT-THOMAS ", fresque de Andréa da Firenze, Chapelle des Espagnols, Santa Maria Novella, Florence. Vers 1370. Détail. Aux pieds de Saint Thomas d'Aquin. Averroès entre Arius et Sabellius, Les trois forment une triade d'hérésiaques monothéistes. *5* 68 - JONGLEUR ITALIEN. Détail du "Banquet d'Hérode" par Giotto. Santa Croce, Florence. Vers 1310. 70 - BARTOLOMEO ZORZI. Bibl. Nat. Ms. fr. 12.473 et Acnu Ovit ef c « gnl ^ ; Jj •'P*ft 4»W»T^«rp» vn .,-r 69 - LANFRANC CIGALA. Bibl. Nat. Ms. fr. 12.473. !52 n'en furent pas moins respectées par les poètes toscans. Jusqu'à la distinction traditionnelle entre l'amour " gentil " ou " courtois " et les grossiers senti¬ ments du vulgaire et du bourgeois tient, tout déplacée qu'elle soit dans une société essentiellement bourgeoise et républicaine, une place importante chez Guinicelli, chez Gavalcanti et chez Dante : Guinicelli : Al cor gentil sempre Amor s'apprende. Cavalcanti ; ...del suo cor gentil. Dante : Amor che a cor gentil ratto s'apprende. Toute la canzone la mieux connue de Guinicelli a trait à ce thème 422. Il est développé par Guido Cavalcanti : Ed a présente conoscente chero per cKio no spero cKom di basso core a tal ragione porti conoscenza... m Dante s'attache, d'un ton un peu embarrassé, à interpréter cette conception fondamentale de la poésie provençale en termes harmonisant avec les idées dont s'inspirait la nouvelle poésie 423. " Ibn-Sina et Al-Ghazali estimaient, dit-il, que toute âme est de son naturel ou gentille ou vilaine. " 424. Continuant les traditions représentées par Sordel et les autres troubadours italiens, les poètes du stil nuovo s'employèrent à composer des variations sur des thèmes et des formules invariables. " L'Amour1 ", assimilé aux " intelligences " motrices de la troisième sphère, celle de Vénus, et au Premier Moteur, ne rete¬ nait que peu de chose de sa signification d'état d'âme ou de sentiment per¬ sonnel. Le symbole passionnel n'est, à proprement parler, qu'un élément de leur art, élément certes essentiel, car nul ne se fût mieux prêté aux modulations variées d'émotions délicates, mais en somme subordonné du point de vue de l'art à la facture de joyaux poétiques précieusement ciselés. De même que les peintres de la Renaissance italienne exerceront, toute théologie ou toute piété à part, leur technique et leurs talents sur des sujets prescrits, des madones et des groupes de saints, les poètes continuateurs de la tradition des troubadours se montraient beaucoup plus soucieux de la forme que du fond littéral de leur art. Dans les commentaires dont il accompagne ses poésies dans la Vita Nuova, ainsi que dans son essai sur la Langue vulgaire, Dante s'attache à discuter des questions de technique, de métrique et de vocabulaire ; et si à ces dissertations de métier se mêlent des considérations sur " l'Amour ", celles-ci sont à peu près au même titre que ses réflexions sur la prosodie et le style des arguments essentiellement littéraires. Ne nous eût-il été connu que par ses poésies lyriques, Dante se distinguerait à peine des autres poètes de ce petit groupe, disciples de Guinicelli, qui comprenait 153 Cavalcanti, Dino Frescobaldi, Cino da Pistoia, Gianni Alfani, Lapo Gianni et quelques autres. Très sensible à l'influence de son milieu, à celle de Cavalcanti et de Guinicelli en particulier, Dante suivit en effet sans jamais paraître songer à s'en écarter, la tradition qui, il en avait pleine conscience, était celle des trou¬ badours. Aussi, pour lui et pour les autres poètes du stil nuovo le virtuose de la forme, l'artiste de l'art pour l'art, Arnaud Daniel, fut, comme plus tard pour Pétrarque, le maître reconnu de la poésie amoureuse — le miglior fabbro. Cette expression beaucoup citée l'est parfois un peu inexactement. Dante la place dans la bouche de Guido Guinicelli, et ce n'est pas "Arnaud Daniel est le meilleur artisan " qu'il lui fait dire, mais : " Arnaud Daniel est meilleur artisan que je ne le suis. " Le " père de la poésie italienne " n'était pas, au gré de Dante, l'égal de son modèle provençal. Pour fidèles que Dante et ses collègues fussent à la tradition provençale des troubadours, la poésie italienne vint cependant à la surpasser sous maint rapport. Dans une société qui n'était plus exclusivement celle de châteaux féodaux, mais était surtout une société de riches bourgeois où la littérature s'adressait partant à un public plus étendu, les conventions de l'art ne sont plus aussi stylisées et aussi rigides. La langue nouvelle, moins stabilisée, offre, elle aussi, une matière plus malléable et plus élastique. De plus, distinction capitale, la poésie italienne n'était pas expressément composée pour être chantée, mais bien aussi, et surtout, pour être lue. Les troubadours provençaux avaient été des chansonniers et composaient la musique ainsi que les paroles de leurs chansons ; les canzoni des poètes italiens ne retenaient que le nom du genre illustré par leurs modèles. Elles n'étaient que rarement mises en musique et chantées 4'2''. Pour Dante, la littérature provençale était représentée par les poètes de l'âge d'or ; les noms mêmes des poètes et des poétastres postérieurs à la croisade et à l'Inquisition lui étaient probablement inconnus. Une pièce italienne anonyme fait toutefois mention du Montanhagol42li. La poésie provençale était venue à Dante et aux autres poètes du stil nuovo par voie des troubadours italiens et en particulier de Sordel, amis des collaborateurs de l'Église. Ainsi, paradoxe assez curieux, tandis que la technique héritée des troubadours était celle des meil¬ leures phases de leur art, la théorie métaphysique dont la poésie s'inspirait était celle de la plus basse époque de la décadence provençale. Comme tous ses successeurs et comme la majorité du public lettré jusqu'à ce jour, Dante acceptait sans la soupçonner la supercherie par laquelle Montanhagol donnait le change sur la " conception de l'amour " des anciens troubadours. Ce n'est pas par hasard que Sordel joue dans le Purgatorio le rôle marquant que Dante lui assigne : il lui sert de guide au cours de trois chants, du sixième au neuvième, de la cantica. Dante entendait-il indiquer par là qu'ainsi que Virgile fut son guide dans la poésie latine, un autre poète mantouan, Sordel, dirigea ses études des " classiques modernes " de son époque, les troubadours ? Sordel était en effet reconnu comme le plus important des troubadours italiens et faisait autorité en Italie au sujet de la poésie provençale. Il était donc inévi- 154 table que les Italiens acceptassent les théories de Montanhagol et sa manière de représenter ses prédécesseurs comme s'y étant conformés. Sordel passa la plus grande partie de sa vie à la cour de Raimon VII de Toulouse — c'est pourquoi Dante, dans le sixième chant du Paradiso, prend parti pour Raimon Bérenger et Romieu de Villeneuve contre le peuple provençal, que soulevaient contre eux les transactions devant aboutir à l'annexion de leur pays au royaume de France. Comme la plupart des troubadours provençaux, Sordel séjourna long¬ temps aux cours espagnoles d'Alphonse IX de Léon, de Sanche VII de Navarre et de Fernand III de Castille. Ce n'est qu'à un âge avancé qu'à la suite de Charles VIII il rentra en Italie 427. Trop jeune pour se rencontrer avec lui, Dante connut toutefois la fameuse Cunizza, la maîtresse de Sordel. Mais il n'était guère besoin de connaître celui-ci personnellement pour tomber sous l'influence de ses théories littéraires et morales. Elles étaient monnaie courante dans les cercles lettrés de l'Italie du xive siècle. Ainsi que nous l'avons vu, Sordel surpassa, dans l'exagération des afféteries de sublimation spiritualisées instaurées en Provence avec l'établissement de l'Inquisition, tous les autres troubadours, à tel point que ses amis pensèrent qu'il avait perdu la raison. Ce fut sous cette forme controuvée que la poésie courtoise des troubadours fut interprétée aux Italiens du Nord de la péninsule. C'est de Dante, dans son traité De Bulgare eloqtdo, que nous tenons en grande partie l'histoire des origines de la poésie italienne, et le contraste établi par lui entre l'école de poésie sicilienne et le dolce stil nuovo de Toscane y est peut-être un peu artificiellement présenté. Mais bien qu'il y eût un peu partout de la poésie de langue vulgaire, l'opposition entre l'école de Sicile et celle du stil nuovo fut en réalité encore plus accusée que Dante n'était à même de s'en rendre compte. La poésie de Pier delle Vigne et de Jacopo Lentini dérivait directement des rescapés du Saint Office et représentait inchangées les vieilles traditions ; le stil nuovo de Guinicelli et de Dante dérivait, par contre, quant à la théorie et la "conception de l'amour ", de Montanhagol et de Guiraut Riquier par voie surtout de leur disciple Sordel. Bien qu'ils en vinssent à surpasser l'art des troubadours par l'éclat d'une technique encore plus recherchée et plus dégagée à la fois, les Italiens attribuèrent à leurs maîtres des conceptions morales que ceux-ci étaient loin d'avoir soupçonnées. Une transformation morale imposée par les familiers du Saint Office fut ainsi portée au compte des troubadours eux-mêmes, et se trouva transmise à la poésie lyrique de toutes les littératures de l'Europe. Moins encore que la poésie amoureuse des troubadours, voire de ceux de la décadence, la lyrique du stil nuovo et la littérature qui en découla n'étaient liées par leur fonds à la conduite de leurs auteurs. Nous avons vu à quel point pou¬ vait aller cette divergence chez un poète comme Sordel, à la fois apôtre extra¬ vagant de la spiritualisation de l'amour dans sa poésie, et dans sa vie privée coureur d'aventures. L'extase d'un amour métaphysique et extra-terrestre n'a chez un Guido Cavalcanti pas plus de rapport à la réalité que chez Sordel. Lors- :55 que le caprice le prend d'exercer sa plume dans un genre spécial du répertoire troubadouresque, la pastourelle, Cavalcanti n'éprouve aucune difficulté à mettre de côté ses théories, et à parler la langue des sentiments appropriés à ce genre où les subtilités de l'amour divinisé seraient déplacées : In un boschetto trova' pasturella più che Stella bella al mi' parère. fra me stesso diss'i : « Or l stagione di questa pasturella gio' pigliare ». menommi sott'una freschetta foglia la dov'i'vidi jior d'ogni colore : e tanto vi sentio gioa e dolzore che dio d'amore parvemi vedere. 428 « Je rencontrai une bergère dans un bosquet^ qui me sembla plus belle qu'une étoile... Et je me dis : — Voici bien l'occasion de prendre de la joie de cette petite bergère... Elle me mena dans un frais taillis où je vis fleurs de toutes couleurs : et tant et si agréablement j'en jouis, qu'il me sembla voir le dieux d'amour. » Il y a loin de cette veine à la gamme épurée sur laquelle se modulent la plupart des poésies de Guido Cavalcanti. Prendre celles-ci pour la des¬ cription d'expérience et de sentiments personnels serait tout aussi déraisonnable que de supposer que la pastourelle calquée presque mot à mot sur un modèle provençal relate une aventure réelle. L'un et l'autre genres sont également des fictions littéraires. La série principale de poésies érotiques de Guido Cavalcanti s'adresse à une dame, désignée par le nom de " Mandetta ", aperçue à Toulouse dans l'église de la Daurade pendant la célébration de l'office. Pétrarque, on se souvient, se rend de même en Provence pour apercevoir à l'église la dame qui pendant près d'un demi-siècle servira de prétexte à ses effusions. La dame de Provence entrevue à la messe devient presque une formule. Faut-il voir dans le fait de situer en Provence la dame idéale un délicat témoignage de l'obligation que les poètes italiens reconnaissaient envers leurs maîtres provençaux ? En tout cas le peu que l'on sait sur la vie privée de Cavalcanti suffit à démontrer qu'entre la métaphy¬ sique amoureuse de ses poésies et les principes gouvernant sa conduite il n'existe aucun rapport. Ceux-ci ne sont empreints d'aucune sublimation. La vie amoureuse de Dante Alighieri non plus. Comme la plupart des poètes par tempérament, Dante fut un grand sensuel. " A côté de tant de talent et de tant de science, écrit Boccacce, la luxure tint beaucoup de place. Et non pas seulement pendant sa jeunesse, mais bien aussi après qu'il eut atteint un âge avancé " 429. L'œuvre de Dante contient d'amples confirmations de ces paroles. Bien qu'il cherche dans un passage du Convito à se défendre du reproche de sen- 156 sualité et d'inconstance, la façon dont il s'excuse constitue un aveu 43°. Et il y a l'espèce de tenson avec Forese Donati431 et les allusions dans le Purgatorio à la vie joyeuse qu'ils menaient ensemble 432 et encore les chansons pietrose, pleines d'une fougue qui n'a rien d'éthéré 433. Étant donné le caractère de la poésie amoureuse italienne au xive siècle, où thèmes et sentiments sont, à peu près au même degré que dans la poésie des troubadours, fait de formules et de conventions, les discus¬ sions sur la réalité de l'amour de Dante pour Béatrice, dont on remplirait les rayons d'une bibliothèque, perdent beaucoup de leur intérêt et de leur valeur. Sous tous ses aspects, dans tous ses détails, depuis les exquis filigranes de la Vita Nuova jusqu'à l'apothéose du Paradiso, cette passion poétique n'aurait pu se dérouler autrement qu'elle ne le fait dans l'œuvre du poète. Quelles que soient les péripéties de là vie qu'il mène, ses nombreux amours, son mariage, ses périodes de fougueuse débauche, l'amour, ou plutôt l'Amour avec une majus¬ cule, thème autour duquel se déroule tout son œuvre, ne saurait être qu'une passion remplissant toute son existence et occupant toute sa pensée. Que cet amour date de la plus tendre enfance, cela est dans la meilleure tradition ; Bernard de Ventadorn a, de même, connu sa dame presque depuis le berceau, et Aucassin et Nicolette ont grandi ensemble. Dante rattache à cette circonstance, au moyen d'une trituration du calendrier arabe, des considérations sur le nombre neuf, marquant la perfection mystique. Chez tous les poètes de la tradition du stil nuovo et jusqu'à Pétrarque, le moment où ils aperçoivent leur dame pour la première fois est décrit en menu détail, tandis que nul autre incident de leurs amours n'est rapporté. Cela tient à la théorie par quoi " Amour " pénètre dans le cœur par les yeux, de sorte que ce n'est que la première rencontre de Dante et de Béatrice, de Guido Cavalcanti et de Mandetta, de Pétrarque et de Laure qui compte et qui vaille la peine d'être rapportée. Aussi ne savons-nous rien de ces dames sauf leur aspect et la couleur de la robe qu'elles portaient à cette occa¬ sion ; qu'elles fussent intelligentes ou sottes, d'humeur douce ou irascible, cela n'a aucun rapport avec la métaphysique de l'amour. La manoeuvre par laquelle Dante prétend cacher son amour et dérouter la médisance en faisant la cour à d'autres jeunes femmes, qui jouent le rôle de " dames-paravent ", c'est là encore une des plus honorables traditions de l'amour courtois ; le stratagème sert à accorder la parfaite dévotion de l'amant avec la multiplicité de ses amours. Il serait difficile de concevoir quelle autre fin il put servir dans le cas de Béatrice. Il est absolument nécessaire que celle-ci, ainsi que Laure, meurent ; comment les élever autrement à la plus haute sphère de l'Empyrée et les assimiler à la reine des cieux ? Point n'est besoin, en jugeant le parfait amour du poète, de témoigner de cynisme. Qu'une rencontre presque momentanée suffise à inspirer une tendre passion qui, nourrie de rien, durera toute la vie et survivra même à son objet ; que cet attachement ne se fonde sur aucun commerce personnel, fût-il le plus 157 irréprochable ; qu'il date de l'âge le plus tendre ; qu'en plus d'un amour immortel il inspire et nourrisse une activité littéraire se prolongeant jusque dans la vieil¬ lesse — tout cela est possible. A la faveur des circonstances, la nature humaine est capable de tout. Mais ce qui déborde les limites de la créance, c'est qu'une cinquantaine de poètes, au bas mot, eussent à la même époque présenté ces mêmes singularités psychologiques dans leurs passions amoureuses. On veut bien croire à un merle blanc ; c'est autre chose que de nous demander de croire à toute une bande de merles blancs. Dénicher des détails biographiques sur une Monna Bice, fille de Messer Folco Portinari, rencontrée le Ier mai 1274, à une heure de l'après-midi, mariée à un Messer Simone de Bardi, et morte le 8 juin 1290 ; ou bien sur une Dame de Noves, femme du Sire Hugues de Sade, à qui elle donna une douzaine d'enfants, soit environ un par an, entrevue par Messer Petrarca, le fi avril 1327, vendredi de Pâques, en l'église de Sainte-Claire, sise en la ville d'Avignon, dans le comtat de Venaissin 1134 — tout cela et mille particularités en plus ne changent rien à la chose. Elle n'est pas rendue plus vraisemblable par l'accumulation de ces détails. Se propose-t-on de dédier un sonnet, ou toute une guirlande de sonnets à une dame à qui il incombe de remplir certaines conditions prescrites par les règles de l'art, il n'est pas besoin d'être grand poète ou grand amoureux pour trouver, en puisant dans ses souvenirs, quelque incident plus ou moins conforme aux conditions requises. La dame réelle en s'adaptant tant bien que mal aux exigences de la passion poétique n'en joue pas moins un rôle tout à fait accessoire. Elle n'est pas l'occasion ou l'inspiratrice de l'œuvre lyrique, mais c'est au contraire cette création du poète qui lui assigne un rôle et des attributions qu'elle est tenue de remplir. Dante conclut son bréviaire d'amour, la Vita Nuova, par la déclaration qu'il espère élever à sa dame un monument littéraire tel que jamais femme ne s'en vit dédier 43S. Transférant le langage formé par la lyrique des troubadours et du siil nuovo. en vue de thèmes conventionnels, de jeux d'esprit et de sentiments stylisés et l'appliquant à l'expression de passions réelles, de souffrances amères, de haines violentes, de grandes tendresses, de grandes tristesses et de grands espoirs, mariant l'experte façon de l'art provençal et toscan à toute la pensée, à toute la science de son époque, Dante créa le chef-d'œuvre de la poésie de l'Europe nouvelle, premier en date et jamais surpassé ni égalé depuis. Ce monu¬ ment, surgissant au carrefour des siècles, et qui du faîte de sa grandeur porte le regard, par-dessus les petitesses et les imbécillités de l'époque, sur des horizons éternels, est néanmoins édifié avec les matériaux de cet art stylisé sur lequel reposent, dans le temps, ses majestueuses assises. Cet art le jongleurs courtois dont les afféteries apprêtent au sourire forgea la langue de la poésie dantesque. Et ce n'est pas que leurs conventions et leurs formules que léguèrent à Dante les troubadours de Provence ; ils firent part au suprême poète à la fois de la com¬ plexité des riches harmonies et de la prodigieuse concision qui marquent la *58 72 - Pétrarque, d'après Andréa del Castagno. Jadis à la Villa Pandolfni, Volta di Legnaia, aujourd'hui au réfectoire de Sant'A ppolonia, Florence. Vers 1450. Portrait fait probablement d'après la minia¬ ture attribuée à Simone Martini, à la Bibliothèque laurentienne. 160 merveille de son verbe. On retrouve chez Dante cette hardiesse d'Arnaud Daniel et de Peire Vidal qui sait employer le mot vulgaire et l'élever par le miracle du style aux plus hautes fonctions du langage et de l'imagination inspirée. Dante est bien un troubadour italien. La Divine Comédie, où, selon les formules consacrées, la dame idéale se trouve exhaussée aux sphères célestes les plus élevées, est le couronnement des concetti amoureux de la Vita Nuova et des chansons. L'amour célébré par les troubadours, l'amour factice et subtilisé du dolce stil nuovo, brisant l'enveloppe de sa chrysalide et déployant ses ailes, devient " l'Amour qui meut le soleil et les autres étoiles " — l'amor che muove il sol e l'altre stelle. Cependant qu'en France les préventions séculaires opposant le Nord au Midi, exacerbées par le catholicisme militant, qui jusqu'à ce jour continue à accorder l'absolution aux ribauds d'Arnaud de Cîteaux et de Simon de Montfort, repous¬ saient dans l'oubli la littérature des troubadours, et qu'aux abords de la Renais¬ sance Joachim Du Bellay écrivait : " Me laisse toutes ces vieilles poésies françoyses aux Jeux floraux de Thoulouze et au puy de Rouan : comme rondeaux, ballades, vyrelaiz, chants royaulx, chansons et autres telles epiceries qui corrumpent le goust de nostre langue, et ne servent sinon à porter témoignage de nostre ignorance la Renaissance italienne répudiait de pareille manière Dante lui- même et son œuvre, "le bannissant, suivant l'expression de l'un des humanistes florentins, des assemblées des lettrés et l'abandonnant aux boulangers et aux cardeurs de laine ". L'Italie voulut, des siècles durant, oublier son plus grand poète. Toutefois cette soi-disant Renaissance — la vraie, qui rappela à la vie l'Europe chrétienne et barbare et rendit possible la floraison du xve et du xvie siècles, avait eu lieu au xie et au xne, sous le rayonnement de la civilisation islamique — cette Renaissance, dis-je, continua de suivre de plus près encore que ne le fit Dante la tradition inaugurée par les troubadours de Provence. Son fondateur en Italie fut Pétrarque ; choyé comme pas un autre ne le fut, couronné de laurier au Capitol, honoré par les cours d'Europe, choisi comme ambassadeur des rois et des empereurs, il fut universellement reconnu comme l'insigne représentant de l'ère nouvelle. Celle pourtant de ses œuvres par laquelle ce père de la Renaissance humaniste demeure le mieux connu est, par son thème, par son inspiration, par sa forme, encore plus fidèlement moulée sur la tradition troubadouresque que ne le fut l'œuvre de Dante. Le poète favori prit si franchement son bien où il le trouva que Tassoni, Bembo et bien d'autres l'inculpent d'avoir pillé les troubadours 4:i,i. Pétrarque ne s'en cache pas. Dans le troisième chant de ses " Triomphes ", il dénombre, ainsi qu'il l'entendait, la lignée des ancêtres spirituels de la nouvelle littérature européenne. Il nomme, selon la classi¬ fication de l'époque, les " anciens " et les " modernes Après avoir énuméré les poètes latins dont il s'inspira, il poursuit, nommant les " modernes " : " S'avançant à leur suite, voici venir une troupe d'étrangers qui écrivent en langue vulgaire. Le premier d'entre tous, Arnaud Daniel, le grand maître 161 de l'Amour, dont le verbe élégant et poli fait encore honneur au pays qui l'a vu naître. A ses côtés marchent l'un et l'autre Pierre (Peire Rogier et Peire Vidal), si tendres aux coups d'amour, et le moins célèbre des Arnaud (Arnaud de Mareuil) et tous ceux qu'Amour ne put soumettre qu'après une longue lutte. C'est des deux Ranbaud (Ranbaud d'Orange et Ranbaud de Vaqueiras) que j'entends parler, qui tous deux chantèrent Béatrice de Montferrat. Et le vieux Pierre d'Auvergne, et Giraud (de Borneilh), Folquet dont le nom est la gloire de Marseille et qui frustra Gênes de cet honneur, échangeant à la fin sa lyre et ses chansons contre une meilleure patrie, un habit et une condition plus sacrés ; Jaufré Rudel, qui employa la voile et la rame pour chercher la mort ; et Guillaume (de Cabestanh), dont les chants d'amour tranchèrent la vie dans sa fleur ; Aimery (de Péguilain), Bernard (de Ventadorn), Hughes (de Saint-Cyr), et bien d'autres encore dont la voix leur tint lieu de lance et d'épée, de heaume et d'écu " 437. Le prestige de Pétrarque fit naître dans toute l'Europe une lyrique formée sur le modèle proposé par lui. Cette poésie européenne est associée à une forme prosodique spéciale : le sonnet, terme provençal signifiant "une petite chanson " et intimement liée à la versification troubadouresque. Dante attribue à Arnaud Daniel l'invention de la sextine 43S, composée sur six rimes répétées, suivant un certain ordre, dans six strophes. Variation, comme toute la métrique proven¬ çale, de la zajal hispano-mauresque, la sextine est le germe manifeste du sonnet ainsi que de la terza rima de la Divine Comédie. A Pier delle Vigne, le chancelier de Frédéric II, est attribué le premier sonnet italien, paraphrase d'une pièce provençale de Guilhem Figuiera. L'agencement du modèle classique, tel que l'employèrent Dante et Pétrarque, fut établi par Guittone d'Arezzo (mort en 1249). En France le culte de la poésie pétrarquesque eut, au xvie siècle, son centre à Lyon, dans le cercle de Louise Labé et de Maurice Scève. Clément Marot, sortant de la Conciergerie et du Châtelet où il s'était vu logé pour avoir "mangé du lard en carême ", et ayant rejoint la cour à Lyon, fit la connaissance des détrarquistes, et composa le premier sonnet en français, genre que bientôt illustra Ronsard. Avec cette évolution intéressant la technique de l'art, se trou¬ vait conjuguée toute la théorie de l'amour surgie de la passion orthodoxe des Montanhagol, des Guiraut Riquier, des Sordel, des Guinicelli, des Cavalcanti et des Dante. Antoine Héroet en exposa tout au long les principes dans sa Parfaite Amye, et Maurice Scève renouvela dans sa Délie la passion spiritualisée de Dante et de Pétrarque. Joachim Du Bellay, en dépit des tirades de la Deffense et de sa pièce Contre les pétrarquistes, fut comme tous ceux de la Pléiade un pétrarquiste. Il célébra en cinquante sonnets son amour impérissable et éthéré pour Olive, comme le fit Ronsard pour Cassandre. * ♦ * L'évolution dont nous avons esquissé les grandes lignes constitue un chapitre 162 d'histoire littéraire. Pourtant les conventions, les idéalisations des poètes, encore que ne se rattachant guère à la vie et à la conduite de leurs auteurs, ont agi profondément sur la civilisation européenne. Nous retrouvons la " courtoisie " de la Provence du xne siècle dans la "galanterie" du xvne et du xvnie siècles ; nous la retrouvons dans le roman du xixe. Quelle que soit la distance qui sépare la littérature de la vie, la parole écrite grave son empreinte sur l'esprit et sur les émotions du cœur humain. Le sentiment romanesque n'aurait jamais existé n'eût-il été nourri par les romans et par la poésie. L'âme des peuples et leur tradition sociale sont en grande mesure des produits de leurs littératures. Fait biologique, les émotions sexuelles sont, par rapport à leur source et à leur essence, indépendantes de toute convention, de tout principe posé par l'esprit humain. Cependant les formes que revêtent ces impulsions sont profondément sensibles aux influences dont la littérature se fait l'expression. Littératures et religions en ont maintes fois transformé les manifestations et le caractère. L'Orient et l'Occident, le Nord et le Midi accusent des différences qui paraissent toucher à la nature même du cœur humain, qu'on a mises sur le compte de la race, du sang ou du climat, mais qui sont à un bien plus haut degré le fruit de traditions sociales, de conventions, d'habitudes d'esprit transmises par l'entou¬ rage, diffusées et perpétuées par la parole des écrivains et des poètes. A l'aube de son réveil après les siècles de ténèbres qui firent suite à l'écroulement du monde antique, l'Europe subit l'une des plus notables de ces transformations. Il faudrait pour en mesurer toute l'ampleur, rappeler à la mémoire quels furent dans l'antiquité grecque et romaine les idées et les sentiments au sujet de la femme et de l'amour, quel fut leur caractère dans le monde barbare, quelle est enfin l'attitude vis-à-vis de ces questions parmi l'humanité sauvage et primitive. Cet examen que nous avons entrepris ailleurs, et dont le présent ouvrage ne représente qu'un fragment, nous permettrait d'estimer à sa juste valeur l'étendue de cette " révolution à portée immense ", de cette " nouvelle conception de l'amour ", dont on a longtemps fait un mérite aux troubadours de Provence. Ceux-ci n'y furent en réalité que pour bien peu de chose. Ce n'est pas par les subtilités dialectiques de l'amour courtois, ce n'est pas par le soi-disant néo¬ platonisme des poètes italiens et des pétrarquistes que cette métamorphose sen¬ timentale s'effectua. Elle fut imposée sur la littérature européenne, sur les romans, sur la poésie, par une puissance bien autrement véhémente, persistante et caté¬ gorique : celle de l'Église. Pour les Pères de l'Église l'amour sexuel était l'essence du péché et la femme " la porte de l'enfer " 439. Us considéraient la chasteté comme plus importante que les doctrines de la foi chrétienne 44n. " La moindre souillure apportée à notre chasteté, déclarait Tertullien, nous est plus intolérable que la mort. " 441 "Le royaume des cieux, disait-il encore, est la patrie des eunuques" 442. Origène se châtra 443. Saint Ambroise opinait que l'extinction de la race humaine était préférable à sa procréation par le péché 444. " Les personnes mariées, écrivait-il 163 encore, devraient rougir de l'état dans lequel elles vivent. " 44:' " Toute femme, dit Clément d'Alexandrie, devrait être accablée de honte à la pensée qu'elle est femme. " 44B. Si extravagantes, si malsaines même qu'elles puissent paraître, c'est sur ces doctrines que reposent les attitudes tenues pour modérées et raisonnables qui représentent le sentiment moyen du monde européen à ce sujet. Sujet qui, comme le disait le philosophe Ibn-Hazm de Cordoue, " est souvent matière de légèreté et de plaisanterie, mais peut devenir une chose fort sérieuse et fort grave ". C'est à la pression exercée au cours des siècles sur la pensée et sur la littérature de l'Europe par les opinions des Pères de l'Église que les sentiments et les normes de la morale doivent, chez les peuples civilisés, les traits du caractère qui les distingue. Entre l'impulsion brutale du sauvage et la fureur ascétique du saint, ils se sont ménagé un compromis. Ils ont " idéalisé " la passion la plus universelle et la plus impérieuse qui les agite ; autour de l'amour, ils ont ourdi la trame des légères et gracieuses arabesques de la poésie. Est-ce une solution ? Il serait bien hasardeux de l'affirmer. La poussée des grandes forces vitales ne s'est pas déployée en vue des conditions particulières à l'espèce humaine — les conditions de la vie sociale. Entre les deux, impulsion vitale et société, il existe d'irréduc¬ tibles oppositions qu'aucun expédient ne vaudra à accorder. Mais pour factices que soient les idéalisations que l'esprit lyrique et romanesque a voulu imposer à l'amour, on ne saurait prétendre qu'elles le sont à un plus haut degré que tout autre accommodement que l'humanité a tenté. Et elles ont pour le moins apporté une contribution capitale à cette sublime fiction dont l'esprit humain a jeté le voile sur la vie, sur ses laideurs et sur ses misères, et que nous appelons Art. Les troubadours le nommaient Joie et Jeunesse. FIN 164 NOTES 1 - " On a souvent signalé le manque d'originalité des poètes du Nord de la France, du moins en ce qui concerne la chanson d'amour. Les sentiments qu'ils expriment, la manière de les présenter, le style, la structure des strophes, tout est imité des troubadours. " — Théodore Gérold, La Musique au Moyen Age, p. 169. " L'art des chanteurs du Midi fit irruption dans les châteaux de Flandre, de Bour¬ gogne, de Champagne... Ces chants amoureux furent répétés et traduits par nos ménestrels du Nord et de ces traductions, on passa fréquemment à des imitations plus ou moins libres. " •—- Paulin Paris, dans Histoire littéraire de la France, vol. xxnr, p. 519. " Cette ancienne lyrique française, telle qu'elle se développe dans cette période, est le pendant complet de la provençale, à laquelle la ramènent la forme et le contenu... La similitude se laisse saisir jusque dans les fils les plus déliés de la trame. " — Friedrich Diez, La Poésie des Troubadours, tr. de F. de Roisin, p. 242. Cf. Die Poesie der Troubadours, pp. 219-233. " Toutes ces chansons du Midi sont antérieures d'une ou de plusieurs générations à nos plus anciennes chansons du nord de la France... C'est de la Provence qu'est venue l'initiation. " — J. Bédier et P. Hazard, Histoire illustrée de la littérature française, vol.i.p. 28. " La poésie courtoise des pays de langue d'oui, et spécialement la poésie lyrique, est en grande mesure sous la dépendance de la poésie des troubadours. ... La poésie amoureuse du Nord... tant pour la finesse et variété des idées que pour l'élégance de l'expression, est considérablement inférieure à sa sœur aînée du Midi. " — Paul Meyer, dans Romania, xix, 1890, pp. 42, 7. 2 - Les poésies de Peire Vidal, éd. Joseph Anglade, pp. 118 et iv. 3 - Bernart von Ventadorn, éd. C. Appel, N° xxvi. Appel situe la visite de Bernard en l'année 1155 et pense qu'il se rendit en Angleterre à l'occasion du couronnement de Henri II (Ibid., pp. lvi s.). 4 - L'auteur du Roman de Joufroy raconte : " Un damoiseau qui Fallait cherchant vint à Londres sans retard. Marcabru avait nom le messager ; il était remarquablement courtois et sage, et trouvère de grande valeur. Bien le reconnut le roi Henri, car il l'avait vu souvent en sa cour : *' Soyez le bienvenu dans ce pays, Marcabru ", lui dit le roi Henri. " Uns dancheus qui l'alait querant est venuz a Londres errant. Marchabruns ot non li messages qui molt par fu corteis e sages. Trovere fu molt de gran pris. Bien le conuit li rois Henris qu'assez l'ot en sa cort veu... a Bien vegnanz, fait li rois Henris, Marchabruns, soiez el pais. » (K. Hofmann, Joufroy's altfranzôsiches Rittergedicht, Halle, 1880, vers 3599 ss.) La reine Mathilde, épouse de Henri Ier, était renommée comme protectrice des poètes. Au xme siècle, Savaric de Mauléon, un autre troubadour, résida en Angleterre. Jean de. Nostredame l'appelle " l'Anglais " (éd. Chabaneau et Anglade, p. 66). 5 - Jean de Gaufridi, Histoire de Provence (1684), vol. 1, p. 101. Jean, duc de Brabant, qui était présent, se prit à composer des poésies en provençal (Histoire littéraire de la FranceK vol. ix, p. 177). 6 - A. Liideritz, Die Liebestheorien der Provenzalen bei den Minnesaenger der Staufzeit, 1904 ; K. Bartsch, Deutsche Liederdichter ; Id. dans Zeitschrijt fur deutsches A llerthum, xi, pp. 145- 162. Le Minn'esinger, Rodolphe de Neuchâtel, a traduit une poésie de Peire Vidal (N° xxviii, 167 éd. Anglade). " L'imitation directe de la muse provençale et française ne continua que pendant une courte période, dit Bartsch, mais l'empreinte indirecte de l'art lyrique roman sur la lyrique allemande demeura profonde. Dans le fond et dans la forme de l'esprit, cette empreinte pénètre la pensée allemande et sa forme épique. Les sentiments se rap¬ portant au commerce entre hommes et femmes s'en ressentiront longtemps. " [Lieder- dichte, p. ix s.) Les poètes allemands d'une époque ultérieure tournèrent en ridicule les conventions courtoises, et Walther von der Vogelweide, le plus grand et le dernier des Minnesaenger, prétend rejeter la tradition des troubadours, mais ses œuvres n'en mani¬ festent pas moins très nettement l'influence. 7 - H.J. Chaytor, The Troubadours and England; W. H. Schofield, English Literature from the Norman Conquest to Chaucer; Jean Audiau, Les Troubadours et l'Angleterre. " Il est évident que la poésie lyrique anglaise est redevable en grande mesure aux troubadours... Toute étude de la poésie strophique anglaise est tenue de prendre la lyrique provençale comme point de départ. " — Chaytor, p. 135. " Les troubadours ont exercé sur les poètes d'Angleterre une influence aussi réelle que sur les autres littératures de l'Europe. " — Ahdiau, p. 129. 8 - John Dryden, Dramatic Essays (éd. " Everyman ", p. 274). 9 - " Pro se vero argumentatur alia, scilicet oc, quod vulgares éloquentes in ea primitus poetati sunt tamquam in perfectiori dulciorique loquela. " — Dante, De vulgari eloquentia, I, x. " La langue provençale fut, à l'époque qu'elle fleurit, estimée dans tous les pays d'Occi¬ dent et occupa de bien loin la première place parmi toutes les langues. De sorte que chacun, soit Français, Flamand, Gascon, ou Bourguignon, ou de toute autre nation, qui désirât bien écrire et surtout faire des vers, écrivait, encore qu'il ne fût pas provençal, en langue provençale. " — P. Bembo, Délia volgare lingua, éd. Sonzogno, pp. 150 s. " Toutes les écoles de lyrique courtoise antérieures au xvie siècle dérivent directement ou indirectement de la brève floraison qui se produisit dans le Languedoc. " — M. Menéndez y Pelayo, Antologia de poetas liricos castellanos, vol. 1, p. lxxviii. 10 - Les troubadours puisaient dans tous les dialectes régionaux des pays de langue d'oc. Leur langue est partant une manière de synthèse, ce que les Grecs appelaient un xoivi.itpoç. Mais les différences dialectiques étaient à cette époque beaucoup moins accusées qu'elles ne le sont devenues depuis. Les troubadours eux-mêmes appelaient généralement leur idiome lengua lemosina. Il se rapproche beaucoup plus du latin que le français ; il est aussi bien plus proche de l'espagnol que de l'italien, et est à peu près identique au catalan. 11 - Les poésies de Peire Vidal, éd. J. Anglade, p. 60. 12 - Bertram de Born, éd. Stimming, p. 140. 13 - Arnaud Daniel, éd. Canello, p. 105 s. 14 - G. Paris, Histoire poétique de Charlemagne, p. 150. 15 - Dante, Vita Nuova, xxv. Dans le Convito (I, ix) Dante ajoute qu'aussi bien " beau¬ coup de nobles princes, barons et chevaliers " n'entendaient pas le latin. Le comte Guilhem de Poitiers, l'instaurateur de la poésie courtoise, ne savait que très peu de latin (A. Richard, Histoire des comtes de Poitou, vol 1, p. 444), " Juste ce qu'il en fallait pour dire ses prières " (A. R. Nykl, The Dove's Neck-Ring, p. cix, n. 16). 16 - K. Weinhold, Die deutschen Frauen in dem Mittelalter, p. 188. l68 17 - G. Schoepperle, Tristan and Isolt, vol. Il, p. 439. 18 - Raymond d'Agyles, Histoire des Francs qui ont pris Jérusalem, dans Guizot, Collec¬ tion des mémoires relatifs à l'histoire de France, vol. xxi, p. 144. Ce n'est qu'au xine siècle que l'usage du terme " provençale " comme désignation de la littérature des pays de langue d'oc devint général. Il fut vraisemblablement dû surtout aux Italiens, qui trou¬ vaient naturel de désigner toute cette littérature d'après la région la plus rapprochée de l'Italie et avec laquelle ils étaient le plus intimement en rapport. 19 - A. Jeanroy, dans la Revue des Deux-Mondes, janvier 1899, p. 351. " Malgré quelques ressemblances entre les deux poésies, il ne semble pas qu'il y ait eu contact, ni direct ni indirect. " — J. Anglade, Histoire sommaire de la littérature méridionale au moyen âge, p. 20. Renan partageait à cet égard les idées en cours dans son milieu académique : " Quant aux influences littéraires et morales, elles ont été fort exagérées ; ni la poésie provençale ni la chevalerie ne doivent rien aux musulmans. Un abîme sépare la forme et l'esprit de la poésie romane de la forme et l'esprit de la poésie arabe ; rien ne prouve que les poètes chrétiens aient connu l'existence d'une poésie arabe, et l'on peut affirmer que, s'ils l'eussent connue, ils eussent été incapables d'en comprendre la langue et l'esprit. " — Histoire des langues sémitiques, p. 397. Pesant de toute l'assurance que fonde l'autorité d'un grand érudit, cette affirmation est grossièrement erronée. Renan oubliait-il la déclaration tant citée de l'évêque Alvare de Cordoue : " Une multitude de personnes composent des poésies en arabe, qui surpassent par leur élégance celles des Arabes eux-mêmes " (Indiculus luminosus, dans Migne Patro- logia latina, vol. cxxi, col. 556), constatation confirmée par Al-Maqqari (tr. P. Gayangos, vol. 1, pp. 157 s.), qui reproduit un exemple de ces poésies arabes de poètes chrétiens? Un manuscrit de décrets ecclésiastiques, à Madrid, contient une dédicace en vers arabes par un prêtre nommé Vincent (A. Gonzalez Palencia, Historia de la literatura. arabigo- espanola, p. 272 s.). Le roi Alphonse le Sage, qui répandit dans les littératures européennes l'une des fantaisies arabes les plus goûtées, l'histoire de la statue et de l'anneau ; son frère Fadrique, auteur du Libro de los enganos et los asaiamentos de las mujeres ; Duns Scot, qui fut poète ainsi que théologien, étaient tous familiers avec la poésie arabe. Le plus illustre des poètes espagnols du moyen âge, Juan Ruiz, archiprêtre de Hita, connaissait la poésie arabe et l'imitait (Menéndez y Pelayo, Estudios de critica literaria, 2da Serie, P- 39° ; J- Fitzmaurice-Kelly, dans Enc. Brit., vol. xxi, p. 155). Le Poema de Yuçuf, d'inspiration toute arabe, est l'œuvre d'un poète aragonais qui écrivait sa langue en carac¬ tères arabes (Fitzmaurice-Kelly, loc. cit.). Petrus Alphonsi, dans un des livres les plus répandus au moyen âge, la Disciplina clericalis, qui fut traduit dans toutes les langues, atteste que les traductions de poésies arabes étaient, dès 1106, accessibles à tous (éd. Paris, 1824, p. 6). L'auteur de Averroès et l'averroïsme ne pouvait ignorer qu'Ibn- Roschd donne dans son commentaire sur la Poétique d'Aristote les règles de la prosodie arabe. Pétrarque écrivait : " Les poètes arabes, quant à moi, je les connail. " (Epistolae, éd. de Bâle, 1554, vol. 11, p. 904). A cette déclaration de Pétrarque qui, quelques fautes qui puissent lui être imputées, n'était ni fanfaron ni menteur, Renan veut opposer un démenti. "Comment Pétrarque a-t-il connu la poésie arabe? " s'écrie-t-il, et il revient à son affirmation : " le moyen âge n'en a pas eu la moindre notion " (Averroès et l'averroïsme, p. 261, n.) Assurément Pétrarque, meilleure autorité que Renan quant à ce qu'il connaissait et ce qu'il ne connaissait pas, n'aurait pu posséder de notions sur la poésie arabe si elle n'eût été connue au moyen âge, car ce ne sont certes pas les humanistes de son époque qui en eussent recherché la connaissance. Admettons volontiers que ni les lumières que possédait Pétrarque à ce sujet, ni celles des clercs et des lettrés du moyen âge, exception faite des Espagnols, ne se montassent à grand chose. Férocement orthodoxe, et inspiré d'une haine toute particulière envers les Arabes, Pétrarque qualifie leur poésie de "molle, énervée et obscène " (loc. cit.). La question n'a au demeurant que bien peu d'importance, étant donné que ce n'est pas par les livres et de l'œuvre des clercs 169 qu'au XIe siècle, pas plus qu'au XXe, les chansons se répandaient. N'empêche que l'affir¬ mation de Renan, ainsi que plusieurs expressions semblables par lesquelles les tenants de théories d'une origine autochtone de la poésie des troubadours se dispensent d'examiner la question, ne soient nettement inexactes. 20 - Diez écrivait : " Comme modèles de cette poésie, j'ai indiqué la poésie liturgique, la chanson populaire et quelques monuments de la lyrique latine ancienne. Mais comme cette poésie (des troubadours) diffère de toutes ces autres ! Et avec quelle rapidité elle s'est développée ! Elle ressemble à un jardin féerique qui surgit soudainement sous la baguette d'un magicien. " (Leben und Werke dey Troubadours, p. xn.) D'après Jeanroy, la littérature provençale *' nous apparaît d'abord, dès son origine, comme soustraite à toute influence étrangère ; elle éclôt brusquement, pareille à une fleur qui sortirait de terre sans racine et sans tige " (Revue des Deux-Mondes, janvier 1899, P- 35° s.). C'est à de pareilles conclusions, faisant appel au surnaturel, qu'aboutissent en effet toutes les théories — hypothèse latine, hypothèse de chants populaires, hypothèse limou¬ sine, hypothèse de fêtes de mai — ayant en vue l'éclosion, comme une floraison autochtone, de la poésie provençale. Toute rhétorique à part, elles n'en constituent pas moins un aveu de faillite. Cette faillite, elle procède de méprises qu'aurait évitées l'examen de sources d'influence étrangère que ces hypothèses se donnaient à tâche d'écarter, et elle en impo¬ serait, si toute autre raison faisait défaut, la considération attentive. Quoi de plus simple et de plus raisonnable en apparence, que d'envisager une évolution ayant une poésie populaire locale comme point de départ? Cependant cette supposition, si simple et si facile à énoncer, se heurte, dès qu'on tente de la mettre au point, à des dif¬ ficultés qui s'avèrent insurmontables. Nous sommes redevables à Alfred Jeanroy, dont l'industrie dans la recherche de ses données et dans la scrupuleuse exactitude de leur pré¬ sentation est digne de toute admiration, d'avoir mis en lumière, en essayant de la fonder, les traverses que rencontre une pareille entreprise. Il s'est en effet vu dans la nécessité de recourir à l'un des plus formidables échafaudages de conjectures douteuses qui ait jamais été appelé à étayer une spéculation de ce genre, et de conclure en s'excusant de son inha¬ bileté à offrir autre chose que " de laborieuses et froides hypothèses ". Dans un compte-rendu de ces spéculations, J. Bédier, sans se prononcer, laissait percer une pointe de délicate ironie, qualifiant de "divinatoire " le travail de Jeanroy, et sedeman- dant si la théorie de Gaston Paris, qui " fait sortir des fêtes, de Mai du haut moyen âge tout l'œuvre des troubadours, des trouvères et des pétrarquistes, ne serait qu'un très beau mythe " (Revue des Deux-Mondes, mai 1896, pp. 146 s. et 172). C'est en effet dans les domaines de la divination et du mythe, bien plutôt que dans celui de .la critique que se déroulent ces hypothèses. Nous verrons que les traits de la poésie populaire sur lesquels Jeanroy tentait de baser l'édifice de ses conjectures étaient courants et reconnus dans la poésie hispano-mauresque, ainsi que l'était la convention qui voulait que ces poèmes fussent amorcés par une allusion au printemps. 21 - Eugène Baret, Les Troubadours et leur influence sur la littérature du Midi de l'Europe, pp. 44 s. En fait Baret reconnaît l'importance de l'influence arabe et insiste à ce sujet ; toutefois les éditeurs du Larousse du XXe siècle trouvent bon de citer ce passage sans enre¬ gistrer l'existence de l'Espagne mauresque. Le docteur J. Dumont a recueilli des bribes de poésies latines provenant d'Anjou et rapportées à l'époque du développement de la poésie courtoise dans cette région (De la versification latine en Anjou pendant les XIe et XIIe siècles, Angers, 1865). Elles n'offrent ni par la forme ou le style, ni par les thèmes, de similitude, même la plus éloignée, avec aucune poésie populaire ou avec celle des troubadours. " Il n'y a aucun rapport entre cette culture antique et la poésie des troubadours. " •— Paul Meyer, Revue critique, 1867, p. 172. " La poésie latine était bien morte depuis longtemps. " — A. Jeanroy, dans la Revue des Deux-Mondes, 1899, p. 350 s. 170 " Ceux qui savaient le latin... restèrent sans influence sur la poésie vulgaire qu'ils dédaignaient. " — Gaston Paris, La poésie au moyen âge, (1913), p. 22. La poésie des troubadours " s'est formée en dehors des centres savants du temps ". — J. Anglade, Histoire sommaire de la poésie méridionale, p. 20. "■ " Il est généralement admis que la poésie provençale n'a aucun rapport avec la poésie latine. " •— L. M. Brandin, dans Encyclopaedia Britannica, 1932, xviii, p. 638. 22 - Rudolph Erckmann, "Der Einfluss der spanisch-arabischen Kultur auf die Entwicklung des Minnesangs ", Deutsche Vierteljahvschrift fur Literaturwissenschaft und Geistesgeschichte, 1931, PP- 24° s- ! C. Appel, dans Zeitschrift fiir romanische Philologie, décembre 1932 ; R. Schrôder, dans Germanisch-romanische Monatschrift, 1933, pp. 162 ss. 23 - Tout en épousant l'opinion de Diez sur l'origine autochtonedelapoésiedestroubadours, les romanistes français ne peuvent se retenir de sourire alors que le même Diez voudrait pareillement représenter comme une floraison indigène la poésie des Minnesaenger alle¬ mands (Anglade, Les Troubadours, p. 321, note 22). Cette dernière opinion est d'ailleurs non moins répandue en Allemagne que ne le sont en France les hypothèses sur l'origine autochtone de la poésie provençale. " Le chant d'amour courtois, écrit W. Scherer, est issu en Autriche et en Bavière de la chanson populaire. Nous devons voir là un héritage de l'antiquité la plus reculée " (Geschichte der deutschen Literatur, p. 202.) On a fait mieux encore. La poésie provençale aurait été apportée d'Allemagne par les Visigoths (M. Hartmann, Die arabische Strophengedicht, p. 237). Toutefois les romanistes français ne le cèdent pas aux savants allemands en ardeur patriotique, et leurs sentiments les entraînent vers des conclusions non moins surprenantes. Les spéculations de Jeanroy portent sur l'imitation d'une poésie lyrique du nord de la France, " aujourd'hui perdue ", mais qui fut cultivée parles étrangers, " tout ce qui venait de France étant pour eux du bel air " (Origines de la poésie lyrique en France, pp. xxiii, 125). Ainsi " l'ancienne lyrique allemande représente à nos yeux une phase obscurcie de la lyrique française " ; " ce fut la poésie française du Nord, ou celle du Midi, qui influa sur les premières productions de l'Italie " ; et il lui paraît ' ' probable que la plupart des thèmes populaires ont passé de France en Portugal " (Ibid., pp. 125, 306, 334). Le Portugal était l'un des foyers les plus célèbres et les plus anciens de la chanson populaire hispano- arabe (R. A. Nicholson, History of Arabie Literature, p. 364). Mais non contentsderapporter à la France du Nord l'origine de la poésie populaire de tous les autres pays, Jeanroy et Gaston Paris, renversant le témoignage historique, voulaient tracer au Nord de la France l'inspiration qui amena dans le Midi la floraison de la poésie provençale. La conjecturale poésie populaire antérieure à celle des troubadours " a été cultivée au Nord, écrit Gaston Paris, et a fini par en revenir pour renouveler au Midi la forme la plus ancienne tombée en désuétude " (Mélanges de littérature française du moyen âge, p. 571). Par contre, les Italiens, chez qui le fil de la tradition ne fut jamais rompu, ayant de tout temps reconnu la dépendance de leur poésie sur la piovençale, alors que celle-ci demeurait totalement ignorée en France, ont toujours tenu pour indiscutable sa dérivation de l'Espagne. Dante en eut peut-être conscience (De vulgari eloquio, II, xii). Au XVIe siècle, Giammaria Barbieri consacrait un chapitre à ' ' La propagation de la poésie rimée des Arabes parmi les Espagnols et les Provençaux " (Dell'origine délia poesia rimata, Modona, 1571, pp. 44 ss.) ; Lodovico Zuccolo (Discorso delle ragioni del numéro del verso italiano, Venise, 1623, p. 10) ; G. Crescimbeni (L'Isloria délia volgare poesia, p. 6) ; G. Tirasboschi (Préface à son édition de Barbieri, pp. 11 ss.) ; F. S. Quadrio (Délia ragione d'ogni poesia, vol. 11, p. 299) ; le P. G. Andrés (Dell'origine, progressi e stato attuale d'ogni letteratura, vol. 11, pp. 66 ss. et tout le volume) ; J. Sismondi (Histoire de la littérature du Midi de l'Europe, 1813, pp. 38 ss.) s'expriment dans le même sens. Ces témoignages n'ont que peu de valeur en tant qu'autorités ; ce qu'ils montrent, c'est que là où des préventions traditionnelles et sans doute inconscientes ne régnent pas, la nécessité de traiter de haut la suggestion 171 d'une origine hispano-arabe de la poésie provençale ne paraît pas s'être imposée. On serait tenté de croire que les Italiens avaient eu conscience d'une tradition à ce sujet, d'une " légende " de source plus authentique que les conjectures des philologues. Détail trivial, mais significatif, la scène de l'opéra de Verdi, II Trovatore, ne se déroule pas en Provence, mais en Espagne. 24 - "Il faut chercher un point de départ unique dans une région intermédiaire, le Poitou, la Marche, le Limousin. ... Il y a des raisons sérieuses pour croire que toute la poésie lyrique de l'ancienne France a son berceau dans cette région... se propageant de là au Sud et au Nord. " — Gaston Paris, Mélanges de littérature française du moyen âge, p. 571. " La question des origines... est d'ailleurs résolue... Il a existé des sons poitevins. Dans cette partie de la France où les dialectes d'oc et ceux d'oil étaient en contact, il semble qu'on ait composé de nombreux chants populaires... C'est èn effet dans le Limousin, et en partie dans le Poitou, plus vraisemblablement à la limite commune des deux provinces, qu'on peut placer le berceau de la poésie des troubadours. Le premier d'entre eux n'est-il pas Guillaume VII, comte de Poitiers ? " — J. Anglade, Les Troubadours, p. 8. Les circonstances qui ont situé à la cour de Poitiers et dans les châteaux avoisinants le développement de la poésie courtoise n'ont rien à voir avec un rapport entre celle-ci et une poésie populaire locale. " Je ne vois pas, je l'avoue, reconnaît Jeanroy, sur quoi se fonde l'opinion, généralement admise, que Guillaume a composé en limousin, ou du moins que le limousin est le fond de sa langue" (Les chansons de GuillaumeIX, p. xni, n. 3). 25 - M. Dimitri Scheludko, qui énumère en détail les diverses théories émises pour expliquer l'origine de l'art des troubadours et qui s'attache particulièrement à attaquer la sugges¬ tion d'une dérivation hispano-mauresque, n'y opposant toutefois que des professions de foi, voit dans la poésie provençale une manifestation de "l'esprit du moyen âge tout entier". (" Beitrâge zur Entstehungsgeschichte der altprovenzalischen Lyrik ", dans Zeitschrift fur franzôsische Sprache und Literatur, 1929, pp. 1-38, 201-266, et Archivum romaïcum, I927, PP- 201 ss., 1928, 30-127). Formule assurément assez large pour accommoder tous les goûts. Mais cet " esprit du moyen âge ", à l'époque de la renaissance du XIIe siècle, procédait lui-même, par tous ses aspects et par tous ses éléments, du contact que prit l'Europe à cette date avec la civilisation de l'Islam. 28 - R. A. Nicholson, A Literary History of the Arabs, p. 416. 27 - Michel Jan de Goeje, art. " Arabie Literature ", Encyclopaedia Britannica. 2S - R. A. Nicholson, loc. cit. Les poètes hispano-mauresques " rompirent avec la tradi¬ tion, et leurs œuvres sont beaucoup plus proches de celles des Européens que de celles des poètes de l'Arabie ". (A. S. Xritton, art, " Shi'r ", dans Encyclopédie de l'Islam.) 29 - C. P. Caussin de Perceval, Essai sur l'histoire des Arabes avant l'islamisme, vol. 11, pp. 314 ss. ; E. H. de Quatremère, Mélanges d'histoire et de philologie orientale, p. 225 ; Anne et Wilfrid Blunt, The seven golden Odes of pagan Arabia, p. 14 ; Syed Ameer Ali, A short History of the Saracens, p. 455. 30-1. Goldziher donne dans son compte rendu du Tauk al-Hamama (Zeitschrift der deutschén morgenlàndischen Gesettschaft, lxix, pp. 192 ss.) une liste des devanciers de Ibn-Hazm. The Mystics of Islam, de R. A. Nicholson, présente le meilleur aperçu général de la litté¬ rature soufie. Voir aussi à ce sujet Selected Poems from the Divaiti Shamai Tabriz, du même auteur ; I. Goldziher, Vorlesungen ùber den Islam : E. J. W. Gibb, History of Ottoman Poetry, vol. I, pp. 33 ss.; Granjeret de Lagrange, Anthologie arabe, pp. 41 ss., 132 ss. Les écrits attribués à Denys l'aréopagite furent une des sources de prédilection des mystiques soufis ; ils furent pareillement la source du mysticisme européen au moyen âge. Le pseudo-Denys inspira également Al-Ghazali et Abélard. 172 L'assimilation par les Soufis de l'amour profane à l'amour divin n'était pas purement symbolique ; l'expérience amoureuse était regardée comme nécessaire à la compréhension de Dieu. L'amour ('isk) est l'union de la créature avec le créateur. " Il n'y a pas au monde de maître plus sublime disaient-ils : et encore : " L'amour n'est pas par soi un but, mais un pont menant à la vérité " (Gibb, op. cit., vol. i, pp. 20 s.). L'angoisse de l'amant était assimilée à la séparation de l'âme de l'objet de son bonheur, c'est-à-dire l'amour divin. La " cruauté " de la bien-aimée représentait les difficultés qu'éprouve l'intelligence dans ses efforts pour comprendre Dieu. Ainsi l'expérience de l'amour terrestre — " la science des cœurs ilm al-Kutub (Massignon, dans Hastings, Encyclopœdia of Religion and Ethics, vol. xii, p. 16) — était-elle indispensable à la compréhension du rapport amoureux entre l'homme et Dieu (Ibid., p. 22). Cf. Grangeret de Lagrange, Anthologie arabe, p. 41 : hymnes de Ibn '1 Farid (1) à l'amour divin (2), au vin. 31 - A. R. Nykl, The Dove's Neck-ring, p. cv. " Certains adeptes de la philosophie, dit Ibn Dawûd, ont prétendu que Dieu — sa gloire soit exaltée •— créa tout esprit de forme ronde, comme une sphère ; puis qu'il la scinda en deux parts et plaça chaque moitié dans un corps. Et tout corps qui rencontre l'autre moitié de son esprit en est aimé, de par leur affinité primitive. Et c'est ainsi que les caractères humains s'associent suivant les nécessités de leurs natures. Et c'est ce qu'a dit Jamil." (L. Massignon, La passion d'Al-Hallaj, vol. 1, p. 177). Ibn Dawûd louange " celui qui aime, mais reste chaste et ne découvre pas son amour... Quand même la chasteté des amants, leur éloignement pour les souillures et le soin de leur pureté ne seraient pas protégés par les préceptes des lois religieuses et le préjugé des coutumes, cela serait encore le devoir de chacun de rester chaste afin d'éter¬ niser le désir " (Ibid., p. 174 s.). " Cette conception épurée de l'amour humain, ce thème poétique du " très pur amour profane ", dit M. Massignon, rencontre chez Ibn-Dawûd un interprète singulièrement fervent et sincère... Il est le précurseur authentique d'Ibn Qûzman de Cordoue ; avant lui, il a chanté l'amour courtois, dont les thèmes, popularisés par les mètres nouveaux des mowashshahat, iront influencer le lyrisme des poètes de langue d'oc, galiciens, catalans, provençaux, italiens kinsi c'est en arabe qu'il y eut la première systématisation de l'idéalisme, par une inversion du culte de l'amour divin. C'est le seul idéal acceptable pour le théologien zaharite " (Ibid., p. 176). 32 - R. Dozy, Scriptorum arabum loci de A bbadidis, vol. 11, p. 75, n. 57. " De tous les auteurs espagnols, Ibn-Hazm fut le plus éminent par l'étendue et la profondeur de ses connaissances dans les sciences cultivées par les Musulmans, par sa maîtrise approfondie de la langue arabe, et par son talent comme élégant écrivain, comme poète et comme historien " (Ibn-Bachuwal, cité par Ibn-Khallikan, éd. De Slane, vol. 11, p. 268). Al-Maqqari rapporte que l'Almohade Al-Mansûr dit un jour : " Tous les savants sont tenus de recourir à Ibn- Hazm " (Analectes, 11, p. 160). 33 - Le texte du Tauk al-Hamama fi ul-Ulfa wa'l Ullaf (Le collierdela colombe, De l'amour et des amants) par M.uhammad 'Ali Ahmad Ibn-Hazm, al-Andalousi, a été publié par D. K. Pétrof, Leide, 1914. Une traduction en anglais par A. R. Nykl, a paru à Paris, 1931, sous le titre : The Dove's Neck-ring, A bout love and lovers. Voir : sur Ibn-Hazm, C. Broclcel- mann, Geschichte der arabischen Litteratur, vol. i, p. 400; R. Dozy, Histoire des Musulmans en Espagne, vol. m, pp. 341 ss. ; un compte-rendu de l'édition de Nykl, par Goldzihèr dans Zeitschrift der morgenlandischen Gesellschaft, vol. lxxix, pp. 192 ss. ; et M. Asin Pal'à- cios, Abenhazam de Côrdoba y su historia critica de las ideas religiosas, Madrid, 1927. 34 - Tauk al-Hamama, trad. Nykl, p. 6. 35 - Ibid., p. 112. 36 - Ibid., p. 137. 37 - Ibid., p. 141. 38 - Ibid., p. 31 s. 39 - Ibid., p. 28 s. 40 - Ibid., p. 13. 41 - E. Garcia Goméz, Poemas arabigo-andaluces, p. 97. 42 - Grangeret de Lagrange, Anthologie arabe, pp. 33, 36, 41. 43 - Les termes consacrés de la poésie courtoise des troubadours, tels que Joi, joven, gilos, enoyos (généralement employé comme synonyme de " mari "), leial, mezura, lauzengier 173 (médisant), ont été identifiés avec leurs équivalents, employés de la même manière dans la poésie hispano-mauresque (A. R. Nykl, El cancionero de Aben Guzman, p. xlvii ; Lichtenstaater, dans Islamica, 1931, p. 17). Il est intéressant de constater que ces termes étaient employés dans les plus anciennes poésies soufies avec un sens allégorique. Ainsi washi, le terme équivalent de lauzengier, représentait la raison logique (R. A. Nicholson, Studies in Islamic Mysticism, p. 178). Cf. ci-dessus, note 30. 44 - Voyez : Jérôme et Jean Tharaud, Marrakech, ou les Seigneurs de VAtlas, pp. 173 ss. 45 - R. Altamira, Historia de Espana, vol. 1, pp. 287 ss. ; J. Ferrandis Torres, La vida en el Islam espanol, p. 14 ; J. Ribera, Disertaciones y opuscolos, vol. 1, pp. 345 ss. 46 - Al-Maqqari, tr. Gayangos, History of the Mahommedan Dynasties in Spain, vol. 1, pp. 161-167 ; Clément Huart, dans Journal Asiatique, 1881, pp. 5 ss. ; A. Cour, Ibn Zaïdoun, un poète arabe d'Andalousie. 47 - Ibn-Khaldûn, Prolégomènes, trad. De Slade, vol. 11, pp. 415 ss. 48 - A l'exception de la cithère et de la harpe, originaires, elles aussi, de l'Orient à une date plus reculée, tous les instruments de musique en usage au moyen âge étaient d'origine mauresque. Le rabab, ancêtre du violon, aussi bien que de la rote, le gighe, le rébec, fut la forme originale de la vielle, l'instrument le plus usité pour accompagner le chant lyrique. Les Arabes l'importèrent de Perse, mais le perfectionnèrent par l'invention de l'archet (aws). Sept différentes formes de rabab mauresque nous sont connues : la viole rectan¬ gulaire (murabba), la viole ronde, en forme de barque, de poire, d'hémisphère (kamandja), la pandore et le rabab à caisse ouverte. L'archiprêtre Ruiz mentionne le rabé gritador et le rabé moresco. Ordinairement il avait deux cordes. Le luth " fut introduit en Europe vraisemblablement au Xe siècle par les Maures ". Un ivoire, conservé au Louvre et prove¬ nant de Cordoue, remonte à l'année 968 et présente la plus ancienne figure du luth. Une énorme variété d'instruments se développa en Andalousie et passa en Europe chrétienne. Voir : T. Gérold, La musique au moyen âge, pp. 368 ss. ; M. Brenet, " Notes sur l'histoire du luth en France ", Rivista musicale, 1898 ; E. Lopez Chavarri, Musica popular espaiiola, pp. 74 ss. ; Encyclopédie de l'Islam, art. rabab; Farmer, Studies in Oriental Musical Ins- truments ; Salvador-Daniel, La. musique arabe (Alger, 1879) ; Ibn-Khaldûn, Prolégomènes, trad. De Slade, vol. 11, pp. 417 ss. ; Menéndez Pidal, Poésia juglaresca, pp. 55 ss. " Les origines de la musique du moyen âge sont orientales en ce sens que les chansons des troubadours sont inspirées par celles des Arabes " (L. J. Fétis, Histoire générale de la musique, vol. v, p. 7 s.). 49 - Martial, VI, lxxi. Edere lascivos ad Baetica crusmata gestus Et Gaditanis ludere docta modis. " Crusmata ", de zooOm, pulso, étaient une forme de castagnettes. Le Bétis était le Guadalquivir, qui donnait son nom à la province de Bétique. Cf. sur les danses de Cadiz : Martial, I, 42, 12 ; XIV, 203 ; Juvénal, Sat., XI, 162. 50 - S. De Sacy, Traité élémentaire de la prosodie et de la métrique des Arabes, pp. 2 ss. ; A. S. Tritton, art. " Shi'r ", dans Th. Houtstoa, Encyclopédie de l'Islam ; Weil, art. " Arud Ibid. 51 - Martin P. W. Hartmann, Das arabische Strophengedicht : I. Das Muwassah, pp. 112 ss. ; Weil, loc. cit.; Mohammed Bencheneb, art. " Muwashshah ", Encyclopédie de l'Islam. 52 - M. Hartmann, op. cit., p. 218 : " La plupart des auteurs ne font aucune distinction entre muwashshah et zajal " ; Georges S. Colin, dans Hespéris, xvi, 1933, p. 166 : *' Le zagal est purement et simplement un muwashshah écrit en dialecte hispanique au lieu d'être en langue classique. " 53 - Hammer-Purgstall, "Sur les formes artificielles de la poésie arabe ", Journal Asiatique, 4e série, vol. xiv, 1849, p. 249. 174 54 - Ibn-Khaldûn (ni, p. 361), cité par M. Hartmann, op. cit., p. 216 : " Les Bédouins ont aussi un autre genre de poésie, disposée en quatre vers, dont le dernier a une rime diffé¬ rente de celle des trois premiers, de sorte que la quatrième, rime est répétée dans chaque hait jusqu'à la fin de la poésie. " Cf. René Basset, " Un épisode d'une chanson de geste arabe ", Bulletin de Correspondance africaine, 1885, pp. 136 ss., 142, n. 1, 144, n. 3. " La tradition dit qu'à l'époque de Harûn une jeune esclave mit à la mode de faire des vers en langue vulgaire, les pédants ne la considérant pas comme de la poésie. " A. S. Trit- ton, art. " Shi'r Encyclopédie de l'Islam. Selon Casiri, l'écrivain encyclopédique Abd-al-Rabbihi (860-939), qui fleurit à la cour des califs oméyades, fut l'inventeur de la muwashshaha (Michael Casiri, Bibliotheca arabico- hispana escurialensis, vol. 1, p. 127). Selon Ibn-Khaldûn, Mûquaddan ibn-Mû'afa al-Qabri, al-darir (c. 880) en fut l'inventeur (Ibn-Khaldûn, Mûgaddima, éd. Quatremère, vol. ni, p. 404, trad. De Slane, vol. ni, p. 436). Ibn-Bassam (Al-Dhakhira, p. 200) attribue aussi 1' ' ' invention de ce genre à al-Qabri.- Il ne faut pas attacher trop de poids à l'affirmation que Al-Qabri fut 1' " inventeur " de ce genre. On attribuait, au moyen âge, tant dans le monde musulman que dans les pays chrétiens, 1' "invention " de toutes sortes de choses à quiconque s'était distingué dans leur emploi. Ibn-Khaldûn, après avoir nommé 1' ' ' inven¬ teur " de la muwashshaha, ajoute : " Il est vrai qu'avant lui on avait récité des ballades en Espagne. " Ce qu'il importe de relever, ce sont les dates. La poésie strophique, muwa- shshahat et azâjal était répandue en Espagne au Xe siècle, et apparemment même au IXe siècle. " Nous connaissons avec certitude cinq mûwashshahat datant de 1027 à 1030 " (Hart¬ mann, op. cit., p. 210). Voici en translittération les premières strophes d'une zajàl datant du commencement du XI° siècle : La forme muràbba, àa bbbà, ccca, est régulière ; le marqàz est redoublé. Le thème est une chanson d'amour. "Je n'ai jamais eu de plaisir qu'elle n'eût rempli sa promesse le soir et ne m'eût dit le matin : " C'est le vin qui a empourpré mes joues; c'est le vent du nord qui m'a souffletée. " Elle est de celles qui tuent les coeurs; rien que de la voir marcher me remplit de soucis. Puissent ses yeux me rejeter dans le péché! Apaisez, douces lèvres doublées de perles, le feu qui me consume. Je suis malade d'amour; je ne trahirai jamais mes promesses, et je ne cesserai d'espérer, si indifférente que tu puisses te montrer. " 55 - M. Hartmann, op. cit., p. 215 ; R. Dozy, Supplément aux dictionnaires arabes, s. v. 56 - FriederichRûckert, Die Verwandlungen des Abu Seid von Serug, oder die Makamen des Hariri, vol. 1, p. 88. R. A. Nicholson traduit aussi plusieurs pièces tirées des Maqamas d'Hariri. Ma làddà H charbû ràhi 'àlà riyàdi l-aqàhi ; lû la hadim al-washàhi, ida àta fi's-shàbahi ; Au fi 'l-asûl, adhà ydqûl ma li-shemûl làtàmàt khaddi, Wà li 's-shemàl? kàbbat fa mal gûsn i'tidal dammàhu bûrdi. Abû Bakr al-Abjad (m. 1031), Ibn-Khâldûn, III, p. 3941 tr. De Slane, vol. III, p. 42S. I ride and I ride through the waste, far and wide, and I fling away pride to be gay as the swallow; 175 Stem the torrent's fierce speed, tame the mettlesome steed, that wherever I lead youth and pleasure may follow. — Liteiary History of the Arabs, p. 335. Les strophes suivantes sont de Mûhammad ibn-Hasan al-Nawaji (m. 1455). Le texte en est donné par Grangeret de Lagrange, Anthologie arabe, p. 202. Come hand the precious cup to me and brim it high with a golden sea ! Let the old wine circle from guest to guest while the bubbles gleam like pearls on its breast, so that night is of darkness dispossessed. How it foams and twinkles in fiery glee ! 'Tis drawn from the Pleiads' cluster, perdie ! Alone with me in the garden green a singing-girl enchants the scene. Her smile diffuses a radiant sheen. I cast off shame for no spy to see, and Hola ! I cry let's merry be. — R. A. Nicholson, op. cit., p. 417. 57 - J. Valera, d'après A. F. Schach, Poesie und Kultur der Araben in Spdnien wnd Sizilien, vol. 11, p. 272. 58 s £ U J ' S O J ' ' ^ \ ' rJaï 4,14 j «Soiè, La, ù; y / / / J J wX (j y u « 0 ^ -> ' 0/ C J ^ ^ j J, * 0 su ) ' ' 0 s / «Xsjj )5>y-'y 1A3*XJ1 I / . • ï s J , ^ ' s ^ ^A py XL pUl pJ o o X 0 I l 0 ' y ^..o) UL^.3^ s s. S*' O ' w U, . x ' o } pU>i> dis (jh-^r ^!(XJLà yû. Li -O y ^ s \H , S ' O / ii^M|f y.! ^ * ^ l-j 1^.-4^ di^A-îl J..L2.AW..3 <^«3o .■ CJ Lx.5"0^ oL^Î o ' ✓ ^ /0.-À-A-} î 0.1,X-A» ■ — Ibn-Qûzman. Diwan n° 112 fol. 251. 176 J'ajoute la translitération de ce morceau d'après A. R. Nykl, ElCancionero de Aben- Guzman. p. 266 s., et une traduction. Kefa les yakun mai f' al-gurbah ham, Wa halaitu galbi li-Umm al-Hakam? Baga mahha galbi w'ana f'as-safar, Wa shatt an-naharu wa sar mèn shahar Wa gabat li munyah wa gaba' l-qamar : W a ba'da faraqaha gani 'n-nadam ! Min al-wahshah f'al-gurbah galbi yafur Li Sultanata 'd-dunya namdi nazur Wa qad tammat a'wan tammat shahur Wa'ishqi li-Umm al Hakam les yatam! Li Umm al Hakam nahwa beina 'l-gawar ; Li-Umm al-Hakam haddu ka'l-gullanar; Li-Umm al-Hakam 'aineine 'n-sud, kibar: Muharraqah bi-sh-shaqfi tashar umam ! Fa y a sukkaran muntahab f'al-madaq! Bi-haqqi dika 'sh'shiffatein 'r-riqaq La tausa dimam al-qubal w'al-inaq Wa afkir 'ala sahhati w'at-tubam ! Wa ufi li anna muhibbak waf ; Wa da'al-hurugh w'ahtagab w'ahtaf Wa saddiq li-man qallah al-haira fi Wa iyyak tuti man yaghi lak yanam! Wa kun li-rasuli qariga 'l-highab! Wa in kan wa tada wa tursil kitab Bi-dammi nusattar ileik al-gawab Wa nabri 'izami makana 'l-qalam! Comment ne serais-je triste, moi qui en partant ai laissé mon cœur auprès de ma dame, Al-Hakam? Je lui ai laissé mon cœur et me suis départi et si longs sont les jours qu'ils paraissent des mois ; ma joie est assombrie, embrumée est ma lune, et la tristesse pèse sur moi depuis que l'ai quittée. Mon cœur palpite seul et abandonné Va ! va trouver la sultane de ce monde ! Les mois passent, les années passent, mais mon amour pour ma dame Al-Hakam ne passe pas. Al-Hakam s'avance, fière entre les femmes, Al-Hakam a les joues semblables à des fleurs de grenade, Al-Hakam a les yeux grands et noirs, qui ravissent l'âme et confondent les hommes. Oh ! douceur exquise et savoureuse ! Ah, Dieu ! ces lèvres délicates ! N'oublie pas leurs serments, nos baisers, nos étreintes, et songe à mon amour et à ma peine. Sois fidèle, car je te suis un amant fidèle ; ne sort pas, garde le silence et sois prudente ; fait confiance à qui dit du bien de moi, et ne fais pas cas de ceux qui me calomnient. 177 Cache ce message, que nul ne le voie; et si tu daignes m'écrire j'écrirai ma réponse avec mon sang et de mes os brisés me ferai une plume. 59 - Bartsch, Chrestomathie, col. 245. Dans la transcription de Bartsch, le refrain est répété après chaque vers, quoique dans le manuscrit seuls les deux premiers mots le soient. Voir à ce sujet Jeanroy, Origines, p. 413. 60 - Zeitschrift fur romanische Philologie, IV, p. 503. 61 - C. Appel, Provenzalische Chrestomathie, p. 90. 62 - C. Raynouard, Choix de poésies originales, vol. n, p. 236. Une autre " alba " de Gaucelm Faidit commence : Us cavaliers si jazia ab la re que plus volia soven baizan H dizia : Doussa res, ieu que far ai? — C. Appel, Provenzalische Chrestomathie, p. 90. Une " alba " de Cadenet a la forme suivante : s'anc fui beha prezada ar sui d'ant en bas tornada qu'a un vilas sui donada tôt e per sa granmanentia. — C. Raynouard, Choix de poésies, vol. ni, p. 251. 63 - G. Bembo, Délia volgare lingua, p. 184 s., éd. Sonzogno. Une strophe du modèle aaabb, attribuée à Vincenzo d'Aleano, serait, d'après Leone Allacci, le plus ancien exemple de la poésie sicilienne : Rosa fresca aulentissima ca pari in ver l'estate le donne te desiano, pulcelle maritate traheme deste focora se teste a bontate Per te non aio abento nocte e dia penzando pur di voi madonna mia. La pièce ne date que des dernières années du XIIe siècle. — G. Xiraboschi, Storia délia letteratura italiana, vol. iv, 11e partie, pp. 384 s. Une chanson populaire italienne du XIIIe siècle a la forme suivante : Babbo meo dolce cosi tu mal fai che'd io sum grande e marito no me dai. Mal fa'tu, babo, che non me mariti ched io son grande e son mostrata a diti ; Ben m'ai tenuta cum tego assai, fal pur di ora, s'tu'l di'far ça mai. 1 Figliola mia, non te far meravegla s'io t'o tenuta cotante in famegla c'on dal te fatto ancor trovai ch'l sper de deo travarelo agi mai ». —■ Ezio Levi, Poesia di popolo e poesia di corte nel trecento, p. 40. Cf. G. Carducci, Cantilene, ballatte e strambotti (Pise, 1871), pp. 42, 54. 62, 65. 64 - Les chansons de Guillaume IX, éd. A. Jeanroy, p. 28 s. 65 - Laude di fraie Jacopone da Todi, éd. G. Ferri, p. 90. 178 66 - K. Boeddeker, Altenglische Dichtungen des Ms. Harl. 2253, pp. 169, 171 s. Une pièce de Walther von der Vogelweide contient peut-être une réminiscence de la forme populaire provençale : Von Rome voget, von Piille kiinec, lât iuch erbarmen, daz man mich bî rîclier kunst alsus siht armen. Gerne wolte ich, môhte ez sîn, bî eigem fiure erwarmen. zahî wie'ch danne sunge von vogellînen.... — Walther von der Vogelweide, éd. O. Guntter, p. 68. En France, les rares exemples sont encore plus nettement de style " provençalisant " : A ma dame, barade, présenter te voel ; di te par moi sous celer ke de sa cose empirier et grever n'est pas courtoisie. — Chansonnier de Nouilles, B. N. Mss fr. 1261.5, Paul Meyer, Romania, xix, p. 30. Cf. A. Jeanroy, Origines de la poésie lyrique, pp. 506-509. 67 - E. du Méril, Poésies populaires latines du Moyen Age, p. 26. 68 - En voici un exemple ; c'est un Noël populaire : In hoc anni circulo vita datur saeculo nato nobis parvulo de Virgine Maria. ■— E. du Méril, op. cit., p. 6. Le moine Hilaire, Anglais d'origine d'après Mabillon, et disciple d'Abélard, favorisait la forme dans ses vers, qui ont une tournure provençale. Ad honorem tui, Dari, quia decet letari, omnes ergo mente pari, Gaudeamus, Laudes tibi débitas referamus. —• Hilarii versus et ludi, éd. J. J. Champollion-Figeac, p. 51 s. Cf. : pp. 14, 25, 27, 41. Les jongleurs qui composaient des Mystères pour les églises employaient assez fréquem¬ ment des formes semblables, souvent bilingues. Voyez : E. du Méril, Origines latines du théâtre moderne, pp. 225, 241. Tous ces exemples appartiennent à une époque où la poésie provençale était suprême. Parfois le tout restait en provençal : E resors es, Vescriptura 0 dii ; Gabriels soi en trames aici ; Atendet lo, que ja venra praici. Gaire no y dormet aisel espos que vos hor' atendet. — Mystère des Vierges sages et des Vierges folles, dans C. Raynouard, Choix de poésies des troubadours, vol. II, p. 141. 69 - A. Jeanroy, Origines de la poésie lyrique en France, pp. 76, 338. Paul Meyer place ces productions à une date encore plus avancée, vers la fin du XIII6 siècle (Romania, XIX, 1890, p. 25). 70 - A. Jeanroy, op. cit., pp. xm,'i25. Cf. ci-dessus, note 23. 71 - A. Jeanroy, Les chansons de Guillaume IX, p. xiv. 72 - A. Jeanroy, Origines de la poésie lyrique, pp. 105, 106, 108. 73 - M. Hartmann, Das arabische Strophengedicht, pp. 100 s. 179 74 - A. Jeanroy, Origines, p. 412. 75 - A. Jeanroy, Les chansons de Guillaume IX, p. xiv. 76 - A. Jeanroy, Origines, p. 398, note. Antre règle de la chanson hispano-mauresque " qui s'imposait " également sur la lyrique des troubadours : dans l'une et l'autre, les chansons étaient tenues de consister en sept ou huit strophes. Cette règle èst très régu¬ lièrement observée dans les deux cas. " Le nombre le plus ordinaire de baït est sept ", dit Ibn-Khaldûn (De Slane, vol. ni, p. 541). 77 - Marcabru, en plus d'affectionner la forme murabba, suit de près le rythme andalous. A. R. Nykl rapproche une strophe quelconque de la suite de " l'Etourneau " et la zajal de Al-Abjad (note 54) : Ma ladda li charbû rahi Ai! coin'es encabalada 'A la riyadi l-aqahi La fais'a razo daurada Lû la hadim al-washahi Denan totas vai triada ; Ida ata fis chabahi Va! ben es fols qui s'i fia. Au fil-asûl De sos datz Adah yaqûl C' a plombatz Ma li-sh-shemûl ' Vos gardatz Latamat khaddi ? Qu'enganatz Wa li 's-shemal. N'a assatz, Habbat fa mal So sapchatz, Gûsn i'tidal E mes en la via. Dammahu bûrdi. — Al-Abj ad. ■— Marcabru. 78 - Les poésies de Peire Vidal, éd. J. Anglade, p. 23. 79 - Bernard de Ventadorn, éd. C. Appel, p. 260. 80 - Gaucelm Faidit, A. Kolsen, Trobadorgedichte, p. 30 ; C. Appel, Provenzalische Chresto- mathie, p. 90 ; Gauceran, A. Kolsen, op. cit., p. 17 s. ; Bertram de Born, éd. Stimming, p. 145 ; Folquet de Romans, Crescini, Manualetto, p. 255 ; le Moine de Montaudon, éd. O. Klein, pp. 44, 84 ; Peire Cardenal, C Raynouard, Lexique roman, vol. 1, p. 459 ; Guilhem Rainols et Magret, Histoire littéraire de la France, vol. xvn, pp. 538 ss. Ajoutez Guilhem Figuiera, Crescini, Manualetto, p. 327; Arnaud Plaguès, Hist. litt. de la France, vol. XVII, p. 636 ; Nicolet de Turin, ibid., p. 626. 81 - Alphonse d'Aragon, dans Raynouard, Choix de poésies, vol. 11, p. 118. 82 - Ibn Sana al-Mûlk entonne les louanges des chansons hispano-mauresques avec une prolixité et une extravagance orientales. " Celui qui n'en reconnaît pas la beauté, une fois qu'il les a entendues, dit-il entre autres, témoigne d'un naturel borné et obtus, d'un manque de sensibilité et d'intelligence, d'un esprit abruti, dépourvu de tout élément de bonne éducation et étranger à tout raffinement. Tel est, à mon avis, tout homme qui pourrait demeurer indifférent en les écoutant " (Hartmann, op. cit., p. 52). 83 - Ibn-Bassam, Al-Dhakira, dans M. Hartmann, op. cit., pp. 210 ss. 84 - Abd El-Wâhid Merrâkechi, Histoire des Almohades, tr. E. Fragnan, p. 77 s. Les auteurs arabes, tels qu'Ibn-Khaldûn, disent que la poésie populaire {zajal) dériva par imitation de la poésie strophique lettrée (muwashshaha). Ce n'est là qu'une préconcep¬ tion scolastique. Hartmann et la plupart des orientalistes estiment au contraire que la poésie lettrée strophique est une imitation de la poésie populaire, laquelle est beaucoup plus ancienne (Hartmann, op. cit., pp. 209, 218 ; Z. Veil, art. 'Arûd, Encyclopédie de l'Islam). 85 - Le nom d'Ibn-Qûzman n'a aucun rapport avec le nom visigoth de Guzman, ainsi qu'on pourrait le supposer et que Giinzburg paraît l'avoir cru. C'est bien un nom arabe. Il est l8o assez souvent question de lui dans les auteurs arabes, notamment dans Ibn-Khaldûn, dansMaqqari, dans Al-Muhibbi et dans Ibn-Bassam. Rosen lui a contesté le titre de "vizir" et a été suivi par Brockelmann (Geschichte der arabischen Literatur, vol. i, p. 272) ; mais Dozy a prouvé, dans une lettre à Giinzburg, qu'Ibn-Qûzman y avait plein droit. Il faut d'ailleurs reconnaître que le titre était souvent attribué sans que la personne ainsi honorée exerçât les fonctions de la charge. Après la chute d'Al-Mutamid, Ibn-Qûzman rentra à Cordoue mais voyagea beaucoup dans plusieurs parties de l'Espagne. La question qui est d'intérêt est de savoir quelle sorte depersonnage ce fut. Rosen et Brockelmann le repré¬ sentent comme un " pauvre hère presque un mendiant, subsistant de l'aumône de ses protecteurs. Il y a dans son Diwan beaucoup de pièces dédiées à des bienfaiteurs, et il se plaint plusieurs fois de sa pauvreté ; le Diwan même est dédié à Al-Washki ibn-Hamdin. Il faut pourtant tenir compte du fait qu'il imitait le style des chanteurs populaires, bien qu'il fût lui-même un homme cultivé. Il est probable en somme que, dépendant de la lar¬ gesse de ses protecteurs, il mena une vie très. semblable à celle de la majorité des troubadours. 86 - Le Diwan d'Ibn-Qûzman, dont le manuscrit unique, provenant de Syrie, se trouve à Léningrad, a été publié en phototypie par le baron David von Giinzburg, à Berlin, en 1896. Il était coté N° 136 des Mss. arabes du Musée asiatique. Il manque 24 feuillets dans le manuscrit. Victor Roumanovitch von Rosen a publié une brève notice du Ms. avec des extraits (Notice sommaire des manuscrits arabes du Musée asiatique, St-Pétersbourg, 1881, pp. 242-254). A l'arabiste distingué, Dr. Julian Ribera y Tarragô, revient le mérite d'avoir attiré l'attention sur l'importance du Diwan (Discurso leido en la real academia espanola : ' ' El cancionero de A ben Guzman ", Madrid, 1912 ; réimprimé dans Disertaciones y opuscùlos, 1928, vol. 1, pp. 3 ss.). M. A. R. Nykl, de l'Ecole delangues orientales de Chicago, a publié une transcription partielle, avec une translittération en caractères latins et une traduction d'un nombre des azajal du Diwan (El cancionero de Aben Guzman, Madrid, 1933). Voir en plus : F. J. Simonet, " Las anacreonticas de Ibn Guzman ", dans La Ilustracion espanola, y americana, Madrid, 1885, n° 45, pp. 331 ss. ; A. Gonzâles Palencia, Historia de laLiteratura arabigo-espanola, pp. 107-112, 329-332 ; G. S. Colin, dans Hespéris, XVI, 1933, pp. 161-170 ; Jean de Goeje, art. " Ibn Kozman " dans Th. Houtsma, Encyclopédie de l'Islam; Fehim Bajraktarevic, Ibid:, Supplément. 87 - Accoutumés à l'arabe littéraire et déroutés par l'arabe parlé du XIIe siècle, les arabistes se rapportent au langage des chansons d'Ibn-Qûzman en termes qui rappellent ceux qu'emploie Ibn-Bassam. Dozy dit que les poésies d'Ibn Qûzman sont composées " en langue vulgaire, sans désinances grammaticales " (Supplément aux dictionnaires arabes, • s. v. JjLj)- " La langue des chansons, dit M. Ribera, n'est pas la langue poétique ensei¬ gnée par les pédagogues, mais bien le parler vulgaire • courant à Cordoue ; elle con¬ tient les facéties, les locutions et les plaisanteries grossières de. la rue. C'ëst le langage des étudiants et des gamins et ce sont les lieux communs du parler casanier " (Julian Ribera y Tarrago, Disertaciones y opusculos : " El cancionero de Aben-Guzman ", I, p. 41). Ces descriptions sont propres à produire une impression erronée. Il ne faut pas s'imaginer qu'Ibn-Qûzman commet des fautes de grammaire et que son langage est inculte et igno¬ rant. Il ne l'est pas plus que celui de Dante quand il écrit en " vulgaire " au lieu d'écrire en latin et quand il emploie dans la Divine Comédie les mots les plus grossiers. 88 - Al-Mostathref f kulli fennin mostazref, cité par Hammer-Purgstall, " Sur les formes artificielles de la poésie arabe ", Journal asiatique, 4e série, xiv, p. 249. Encore un genre qui aurait fait les délices de Marcabru et qui se trouve représenté dans Ibn-Qûzman est cité et discuté dans l'Hamasa de Abû Tammam Habib ibn-Aws (m. 850). C'est celui qui a pour thème : Madhammati 'INisa " La vitupération des femmes " (R. A. Nichloson, The Literary History of the Arabs, p. 130). 89 - Il convient cependant de tenir compte de ce que l'usage arabe, qui ne permet pas de nommer directement uné femme, amène très fréquemment la substitution du masculin pour le féminin en parlant de l'objet d'une passion amoureuse. " Pourquoi trouve-t-on l8l si souvent, chez les poètes musulmans, tant de morceaux dans lesquels ils dépeignent l'objet de leur amour sous les attributs qui ne sont' pas ceux du sexe féminin? " demande De Slane. Et il répond : " Il était inconvenant de faire des allusions au sexe, soit dans la conversation, soit dans les écrits. Il devenait donc nécessaire de dépeindre l'objet aimé en employant des adjectifs et des verbes du genre masculin., ce changement de genre est même permis dans certain cas par le génie de la langue arabe... Encore aujourd'hui, au Caire, dans les morceaux chantés par les musiciens qui parcourent les rues, il faut employer le genre masculin toutes les fois qu'il y est question d'amour ; autrement la morale publique s'en formaliserait et le chanteur s'exposerait à une sévère punition pour avoir manqué à la décence et enfreint un règlement de police. Le poète musulman a donc été obligé de se conformer à cette règle posée par l'opinion générale " (De Slane, " Sur le sens figuré de certains mots qui se rencontrent dans la poésie arabe ", Journal asiatique, 3e série, VII, p. 175). Et Auguste Cour remarque : " L'objet aimé fut dépeint avec les épithètes et sous les traits appartenant aux hommes. Quel qu'en soit le motif, ancienne peur de l'envoûtement, ou jalousie des mœurs, ou l'influence de l'Islam, cette dissimulation est un fait ; et ce fait est admis par l'assentiment public, suprême règle en matière litté¬ raire " (A. Cour, Ibn Zaidoûn : un poète arabe d'Andalousie, p. 135). Le protocole méticuleux de la politesse arabe, qui exige qu'à chaque rencontre avec un ami ou une connaissance on s'enquière individuellement de la santé de tous les parents mâles, ne permet pas que l'on nomme sa mère, sa femme ou sa fille, ce qui serait d'une inconvenance impardonnable. Quelque chose d'analogue se retrouve dans la poésie provençale, où le senhal par lequel la dame est désignée est parfois masculin. Ainsi Bernard de Ventadorn célèbre Marguerite de Turenne sous le nom de " Tristan " (éd. C. Appel, p. 254), et Bertram de Born adresse Maheut, vicomtesse de Taleyrand, par le terme " beau seigneur " (A. Stimming, Bertran von Born, p. 13). Le terme midons, " mon seigneur est d'usage général. 90 - C. Raynouard, Choix d» poésies originales des troubadours, vol. 11, p. 249. De même Bernard de Ventadorn : No es meravelha s'eu chan tnelhs de nul autre chantador. — (Éd. C. Appel, p. 188). 91 - Par exemple la 2 e strophe de la Xe zajal est ainsi conçue : Ya mutarnani Silibato tun hazin, tun benato tara 1-yaum wastato lam taduq fih ger loquaima. « O mon pauvre Salviato (Silibato), tu (tun) es triste et ennuyé (penado), ce jour sera gaspillé (gastado) pour toi (tun) ; tu n'as pas goûté une seule bouchée #. On rencontre des mots comme nabbali (navaja, couteau) et Fulano (un tel). Dans la pièce lxxxiv, une vieille espagnole parle un mélange d'espagnol et d'arabe. Cf. azajal xix, xx, lxxxii, xlix, en. Voir J. Ribera, Disertaciones y opusculos, vol. 1, p. 36. Dans un chansonnier portugais du XIIIe siècle, à la bibliothèque du Vatican, se trouve une chanson du modèle murabba en langue portugaise mélangée de bribes de phrases d'un arabe corrompu : Eu, velida, non dormia, lelia d'outra, e meu ami go venia ; e doy lelia d'outra, non dormia e cuidaba e meu ami go chegava. E meu amigo venia e d'amor tan ben dizia ; e meu amigo chegava e d'amor tan ben cantava : e doy lelia d'outra. — Th. Braga, Cancionero portuguez da Vaticana, N° 415. Dans l'Europe chrétienne de la même époque on retrouve un assez grand nombre de pièces bilingues. Généralement le fond de la pièce est en latin, le refrain en provençal. 182 Ainsi, un manuscrit du Vatican contient une aube bilingue (reproduite en facsimilé dans E. Monaci, Fàcsimili di antichi manoscritti, fol. 78 ; Cf. J. Schmidt, dans Zeitschrift fur deutsche Philologie, XII, pp. 333, 41). Le moine Hilaire a plusieurs pièces avec une coda provençale (Hilarii versus et Ludi, pp. 14, 25, 27, 41). Le latin est quelquefois mêlé d'anglais: Esto memor mortis Jam porta fit omnibus ortes saepe sibi juvenes accipit ante senes. Syth aile that in thys worlde hath been in rerum natura or in thys worlde was seen in humana cura. — (E. du Méril, Poésie populaire latine du moyen-âge, p. 7, cf. p. 123, note.) 92 - " L'aragonais était fort semblable au valencien, ou pour mieux dire au limousin. " Mayans y Siscar, Origines de la lengua espanola, vol. 1, p. 54. Cf. C. Michaelis de Vasconcellos et Th. Braga, Geschichte der portugiesischen Literatur, dans Groeber, Grundriss der romanische Philologie, Bd. 11, Abt. 2, p. 134, n. 93 - A. Gonzâles Palencia, Historia de la literatura arabigo-espanola, p. m. 94 - J. Ribera y Tarragô, Disertaciones y opusculos, vol. 1, p. 71. 95 - Dante, Vita Nuova, xxv : " E non molto numéro d-'anni passati, che apparino prima questi poeti volgari... Se volemo cercare in lingua d'oc e in quella di si, noi non troviamo cosedette anzilo présente tempo per cento e cinquanta anni. " 96 - C'est aussi l'opinion de A. R. Nykl. " Je suis d'avis, écrit-il, que Guilhem de Poitiers fut effectivement l'initiateur de la période de formation de cette poésie " (The Dove's Neck-Ring, p. cvni). Le cas n'est du reste pas singulier. Tout paraît indiquer que la dif¬ fusion de la poésie provençale et des idées " courtoises " dans le nord de la France fut dû en majeure partie à l'action personnelle de la petite-fille du prince troubadour, Aliénor d'Aquitaine et de ses filles, Marie de Champagne et Aélis de Blois. C'est l'opinion de Gaston Paris (Romania, XII, 1883, pp. 523 ss.). 97 - Ibn-Khaldûn, m, p. 426, cité par Ribera, Mûsica de las Cdntigas, p. 60 s. La part du commandant de L'expédition, Guillaume de Montreuil, ne comprenait pas moins de 1.500 jeunes filles. Quelques-unes furent envoyées à l'empereur de Byzance (Menéndez Pidal, La Espana del Cid, vol. 1, p. 165 s.). 93 - C'est, de l'avis de A. Richard, ce que l'on peut conclure avec certitude, bien qu'il ne le soit nulle part expressément dit (Histoire des comtes de Poitou, vol. 1, pp. 404 ss.). Le comte Guilhem ne se trouvait pas en Poitou et n'était pas en Provence. La jeune reine d'Aragon, qui avait entre 20 et 22 ans, fille du comte Guillaume IV de Toulouse, était l'héritière légitime du comté. " Elle ne pouvait penser à revenir dans le comté de Toulouse, où son oncle (Raimon de St-Gilles) n'aurait sans doute toléré sa présence. On peut sup¬ poser que, vu les droits magnifiques qu'elle avait à faire valoir, les prétendants à sa main ne manquèrent pas, mais le duc d'Aquitaine devait les supplanter tous : jeune, beau, séduisant, il avait personnellement tout ce qu'il fallait pour conquérir le cœur d'une jeune femme... On ne sait au juste à quel moment le mariage eut lieu, mais tout porte à croire que Guillaume ne laissa pas traîner l'affaire, puisqu'avant la fin de l'année 1094 il était l'époux de Philippa. C'est à la préparation et à la conclusion de son union que Guillaume consacra l'été et l'automne de 1094, car l'on peut croire que, pour écarter les compétiteurs qu'il dut trouver sur son chemin, il ne négligea pas de recourir aux séductions de sa personne. Il resta donc pendant assez longtemps éloigné du Poitou, laissant par suite le champ libre aux passions qui ne demandaient qu'à déborder... Les fêtes et les plaisirs de toute sorte qui durent être l'accompagnement du mariage de Guillaume étaient trop dans ses goûts 183 pour qu'il ait cru devoir les interrompre... L'histoire n'a enregistré pendant l'année 1095 aucun geste du duc d'Aquitaine. " Ainsi que l'observe A. R. Nykl (op. cit., p. lxvii), il eût été opposé à tout ce que nous savons des mœurs de l'époque si dans la suite de la jeune reine d'Aragon ne se fussent trouvés des jongleurs ou des chanteuses aragonaises, semblables à celle dont il est question à la prise de Barbastro. De sorte que Guilhem de Poitou aurait eu dès lors l'occasion de se familiariser avec la chanson mauresque. 99 - Ordericus Vitalis, Historia ecclesiastica, éd. A. le Prévost, vol. iv, p. 132. Le chro¬ niqueur est mal renseigné quant aux faits et gestes du comte de Poitiers en Terre Sainte : il ne fut jamais en captivité. Après l'anéantissement de son armée en Anatolie, Guilhem de Poitou passa environ un an au milieu du luxe et des plaisirs d'Antioche comme hôte de Tancrède, excellente occasion encore de connaître la chanson mauresque, courante à cette époque en Syrie (V. ci-dessus, note 55). 100 - Gaston Paris, Histoire poétique de Charlemagne, p. 48. Cf. R. Briffault, The Mothers, vol. m, p. 425 ss. M. Ribera a exposé la thèse que la forme de la chanson de geste romane est elle-même dérivée d'une forme hispano-mauresque (Discurso leido ante la real academia de historia, " La epica entre los musulmanes espaholes "). La Chanson de Roland dut son origine et son inspiration aux croisades d'Espagne de 1018 à 1120, auxquelles prirent part grand nombre de chevaliers français. Certes les récits héroïques ont été très répandus parmi toutes les nations barbares ; mais la forme rimée 11e le fut pas. C'est la forme de la qasida arabe. L'opinion de J. Bédier, d'après laquelle les chansons de geste auraient été composées en rapport avec les pèlerinages, tels que celui à Saint-Jacques de Compostelle (Bédier, Les légendes épiques) s'accorde avec la théorie de Ribera. Groeber compare les chansons de, geste à une sorte de Baedeker, qui aurait rappelé aux pèlerins les mythes associés avec les lieux qu'ils visitaient. 101 - Juan Ruiz, El lioro de buen amor, copias 115-117. 102 - Calderon de la Barca, " Amar después de la muerte ", Jorn. I, esc. 1, Biblioteca de autores espanoles, vol. xn, p. 681. Sur la zajal dans la littérature espagnole, voir J. Ribera, Disertaciones y opusculos, vol. 1, pp. 68 ss. La forme de versification murabba se trouve encore aujourd'hui dans la chanson populaire au Maroc (Rafaél Arévalo, Metodopractico para hablar el arabe marroqui, Tanger, 1909, p. 146). 103 - P. de Sandoval, Cronica delinclito emperador Alonso VII, p. 68. Les auteurs de l'His¬ toire générale de Languedoc (vol. m, p.694) élèvent des doutes sur cette inféodation, mais les objections qu'ils opposent ne paraissent pas faire contrepoids à la relation détaillée du chroniqueur. Celle-ci est reproduite par Zurita, historien aragonais, qui aurait intérêt à exprimer des doutes, s'il en existait, sur les prétentions du roi de Castille. L'affirmation par les rois d'Aragon de leurs droits sur le comté de Toulouse remonte à 1093 (A. Richard, Histoire des comtes de Poitou, vol. 11, p. 403). 104 - C. Raynouard, Lexique roman, vol. 1, p. 512. 105 - Le troubadour Folquet de Marseille, éd. S. Stronski, p. 85. Cf. Bernard d'Auriac Nostre reys qu'es donor ses par vol desplegar son gomfano. — C. Raynouard, Choix de poésies, vol. iv., p. 241. Mathieu Paris (an. 1213) parle des hérétiques in partibus Tolosanis et Aragonum regno. 106 - Poésies de Marcabru, éd. Déjeanne, p. 109. Comme cri de guerre, "Real!"était assez commun en France. On le retrouve également au Portugal (Milà y Fontanals, Trovadores en Espana, p. 79, n.). Les plus anciennes monnaies provençales frappées parles comtes deToulouseportent la couronne d'Aragon et étaient connues sous le nom de "sols royaux" ou " sols couronnés " (Jean de Gaufridi, Histoire de Provence, vol. 1, p. 78). 184 ÏDB vandr* ■ Lille  î p. 210. 152 - Menéndez Pidal, op. cit.,. p. 147. 153 - Ibn-Khaldûn, Prolégomènes, tr. De Slane, vol. m, p. 425 ; Hammer-Purgstall, " Note sur les mowaschschahah et les ezajal ", Journal Asiatique, 3e série, vol. vm, 1899, p. 160. 154 - Menéndez Pidal, op. cit., p. 135. 155 - Figure 24. 156 - Menéndez Pidal, Poesia juglarésca, p. 31. 157 - P. Ricard, Le Maroc, p. 31. 158 - Jean Renart, Galeran de Bretagne, éd. Lucien Foulet, vv, 1168 ss. 159 - A. Jeanroy, Dejeanne et Aubry, Quatre poésies de Marcabru, 3e chanson ; J. Ribera, La jota aragones, pp. 138 s. ; Id., La mûsica arabe en las canciones de trobadores, troveros y minnesinger. " La jota est la danse souveraine de l'Aragon dont elle symbolise les fanatismes d'amour, d'héroïsme et de religion. Quand un Aragonais parle de la jota, c'est avec la ferveur d'un enthousiaste, la passion sacrée que l'on porte à une divinité. Il y a là un véritable culte païen. " (Raoul Laparra, "La musique populaire en Espagne," Enc. de la musique.) Afin de permettre au lecteur musicien de faire une comparaison, je donne la transcription de la chanson de Marcabru d'après Jeanroy-Aubry, suivi d'un exemple de jota. La nota¬ tion du système modal ne fournit aucune indication du rythme. Elle permettait au chan¬ teur de le changer et d'introduire toutes sortes de variations. ^—«t —rs—î— r —H i f j FfF=1 ^—i F—= r • —^ M PcSX in no . mi - - na J3o. . . mi S n i j ' r _ ni ! Fete tt»r_ _c&- brus lo& motz e.l nu J j i j j ./ u j 50. Au- jûtî i ' r £ s J h . ca. t. ni en ro.si, mu. £ j jjjjï- | ^ ^ ^ | y ' «■' — Jota aragonaise (E. Lôpez Chavarri, Mûsicapopularespanola, p. 115 s.) 189 La strophe consiste, dans la chanson de Marcabru, en vers de huit syllabes et un refrain de quatre syllabes. C'est là la structure de la jota. Elle se rapproche beaucoup de celle du fandango, et il est difficile de faire une distinction absolue entre les deux. D'après Larramcndi, dans sa Coreografîa de Guipuzcoa, le fandango basque est une variante de la jota aragonaise (E. Lopez Chavarri, Mûsica popular espanola, p. 124). " La mélodie de la danse n'est pas toujours identique à celle des copias. Quand le chanteur commence, les instruments se taisent, sauf les guitares qui marquent le rythme " (E. Lopez Cha¬ varri, op. cit., p. 1x4, n.). La cadence est 3/4 ou 6/8. Parfois, comme à Valence, la jota est dansée et chantée sur une mesure très lente. 160 - La question de la poésie populaire espagnole antérieure à la poésie des troubadours est trop large et comoorte des recherches trop étendues, à peine possibles dans les condi¬ tions actuelles, pour que je me permette de l'aborder en plein. Je me borne à en esquisser les grands traits. Hartmann et Ribera, ainsi que quelques auteurs arabes, s'accordent pour regarder le marqaz, ou le khargaz, des azajal andalouses, libellé en langue romane, comme représentant des fragments de chansons populaires conçues en entier en langue romane, théorie qui rappelle l'hypothèse de Jeanroy sur la dérivation des refrains, mais est bien plus vraisem¬ blable, puisqu'il s'agit ici de deux langues distinctes, et non d'une simple " tradition sans objet démontrable. Il ne fait d'ailleurs aucun doute que les danses espagnoles, et en particulier la jota aragonaise, remontant à une époque plus ancienne que celle de l'occu¬ pation romaine et très probablement de source orientale (phénicienne, syrienne), étaient accompagnées de chants. Gaston Paris et Jeanroy, ainsi que d'autres (par exemple Du Méril), s'accordent très justement pour regarder les chants avec danse, ballettes, caroles, comme les formes les plus caractéristiques et les plus indubitables de la poésie populaire. Comme c'est le cas partout, nous ne possédons pas de chants de danse espagnols remontant au delà du XIIe siècle. Mais ces formes varient peu ; de sorte que nous sommes autorisés à nous en former quelque idée d'après celles de même nature d'une époque ulté¬ rieure. Or celles-ci, assez abondantes dans les cancioneros, présentent la forme de la zajal andalouse. En voici un exemple : Très morillas me enamoran en Jaén, Axa, Fâtima y Marién. Très morilïas tan garridas iban a coger olivas y hallâbanlas cogidas en Jaén Axa, Fâtima y Marién. Y hallâbanlas cogidas y tornaban desmaidas y las colores perdidas en Jaén Axa Fâtima y Marién. etc. — (Cancionero de Palacio, cité par E. L. Chavarri, Mûsica popular espanola, p. 245.) Le chansonnier portugais du Vatican abonde en exemples. Ces chants de danse, " com¬ posés presque invariablement de trois couplets, dont chacun est suivi d'un refrain ", — forme attribuée par Jeanroy à l'influence française ! (Origines de la poésie lyrique en France, p. 308 s.) —- reproduisent le type le plus ancien de la chanson de danse espa¬ gnole. Au XIe siècle, il n'existait pas de langue castillane, ou du moins c'était tout au plus un dialecte sans importance. La langue de ces ballettes espagnoles était, il s'en faut de peu, la même qu'en Aragon et que la langue des jongleurs et des troubadours " provençaux ". Le marquis de Santillana remarquait au XVe siècle : " Il n'y a pas longtemps tous les I90 chanteurs et troubadours de notre pays, encore qu'ils fussent castillans, andalous, ou ori¬ ginaires de l'Estrémadure, composaient leurs œuvres en langue galicienne, c'est-à-dire portugaise " (cité par Gottfried Bain, Geschichte dey spanischen Literatur, dans Groeber, Grundrïss dey yomanischen Philologie, Bd. ir, Abt. 2, p. 389). Cf. ci-dessus, note 92. Une même langue romane, à de légères différences près, avait cours depuis Séville et Cordoue jusqu'à Toulouse et Poitiers. Une tradition populaire persistante veut d'ailleurs que la jota aragonaise soit venue de Valence et en attribue 1' " invention" aux Arabes, tradition qui indique que le peuple aragonais avait conscience de l'influence exercée par la musique et la poésie arabes sur leur danse nationale, encore que cette danse, qui a pour eux l'importance d'un culte, se rattache probablement à une origine encore plus ancienne. 161 - Histoire littéraire de la France, vol. IX, p. 174. 162 - T. Gérold, La musique au moyen âge, p. 91. 163 - Parnasse occitanien, p. 340 ; C. Raynouard, Lexique roman, vol. 1, p. 382. Il se peut fort bien, et il est même probable, que le comte de Poitiers, homme d'esprit très éveillé et plein de curiosité, ait au cours de ses séjours en Espagne et à Antioche ramassé pour le moins quelques bribes d'arabe. Ainsi que le signale M. A. R. Nykl (The Dove's N.eck-ring, p. cxm) le galimatias, qu'il introduit dans la pièce Farai un vers por mi sonelh (N° V de l'édition Jeanroy) a un aspect décidément arabe. Voici la strophe d'après le Ms. B. N., fr. 856, suivi par Mahn : A ujatz ieu que lur respozi ; anc fer ni fust no.y mentagui, mais que lur dis aital lati : « Tarrababart marrababelio riben saramahart. i> Nykl suggère un mélange d'arabe et de turc, et interprète : Tara wara-l-bab (regarde derrière la porte) ; marat ou marten (femmes) ; biliorum (je sais), ben (moi) ; sar nnhar bard (il fait froid aujourd'hui). Sans tenter une reconstruction qui ne saurait être que conjecturale, je proposerais, plutôt : Tarra bab, arra (ou aya) Fermez donc la porte Marhaba! (Dieu vous la fasse) ample ! (forme de salut très usuelle) 'eulen (forme maghrabine) Je sais (que vous êtes) ryah bent une fille hypocrite. Sarra ma hard. Comme il fait froid ! Tout compte fait d'un arabe défectueux et des déformations de nombreux copistes, le " galimatias " du prétendu muet paraît être passablement intelligible. Il n'est pas, naturellement, question de déchiffrer correctement ce " galimatias ", mais de montrer qu'il se prête à une pareille translittération. Rien n'existait assurément au XIIe siècle de 1' '* abîme " linguistique qu'on se figure, et que se figurait Renan, entre le monde arabe et le monde latin. La multitude de mots arabes dans nos langues témoignent contre cette supposition. Toute diffusion linguistique se fait invariablement par transférence de la langue du pays le plus civilisé à celle du pays qui l'est moins. Le monde arabe déchu est considéré par les Européens d'aujourd'hui comme à moitié barbare ; mais c'était tout le contraire au XIIe siècle : le monde arabe était alors hautement civilisé par rapport à l'Europe barbare. Grand nombre de mots arabes qui sont passés dans nos langues sont des mots savants et nous sont parvenus parla voie des livres et de l'enseignement. Mais il y en a beaucoup d'autres qui sont venus par voie du commerce quotidien entre les deux peuples et qui présupposent une certaine connaissance linguistique, fût-elle du genre " petit nègre ", parmi les Européens. Mots relatifs au commerce et à l'administration, tels que douane (diwan), amiral (émir, ou émir al-bahr) ; termes nautiques, tels que cable (habl), goudron (gatran), caravel (garaf), etc., noms de denrées : café, sucre, candi, chandelle (candil), jarre, coton; bal¬ daquin (bagdadi, nom d'une étoffe provenant de Bagdad), baraque ; noms de fleurs ; lilas, jasmin, etc. ; noms de vêtements : chemise (/tarais), jupe, jupon (jubba), savate (sebbat). Les jongleurs désignaient les instruments de musique qu'ils employaient par leurs noms arabes. Il se trouve d'ailleurs en provençal des mots d'origine arabe qui accusent une connaissance assez intime de la langue parlée. Par exemple : galaubia = magnificence, générosité, de galib = chevaleresque, littéralement, "semblable à Ali", le chevalier idéal de l'Islam. Cf. "algarade" (arab. al-garah = incursion). 164 - E. Renan, Averroès et l'averroïsme, p. 159. L'abondante importation de romans, contes, apologues du monde islamique à l'Occident est généralement reconnue. Gaston Paris écrit : " D'où venaient ces contes répandus dans toute l'Europe et dont plusieurs sont populaires encore aujourd'hui? La plupart avait une origine orientale... L'importa¬ tion arabe se fit en deux endroits très différents : en Espagne et en Syrie... En Orient les croisés, qui vécurent avec la population musulmane dans un contact fort intime, recueil¬ lirent oralement beaucoup de récits " (La littérature française au moyen âge, p. 119 s.). Cette littérature d'agrément est si vaste qu'il consacre tout un ouvrage à son étude (Les contes orientaux dans la littérature française du moyen âge), et Groebera, à ce sujet, un long chapitre. La Disciplina clericalis fut traduite en français, en allemand, en italien, en anglais, en catalan, en béarnais et en islandais, et donna le jour à toute une lignée de contes. Une vaste littérature de. fableaux et de fabliaux se prolonge, à travers Boccace et les conteurs italiens jusqu'au XVIe et au XVIIe siècles. En Franc e, .Flaire et Blanchefleur, Aucassin et Nicolette, l'Estormi de Huon Peucele, le Testament de l'âne de Rutebeuf, la Longue Nuit, le Vilain Mire, dont Molière tira le thème du Médecin malgré lui, découlent directement des répertoires des conteurs arabes et hispano-mauresques. Les romans de chevalerie, eux-mêmes, sont parés de couleurs orientales et parfois, comme par exemple les Enfances Viviens, sont des romans arabes. Jusqu'à l'hagiologie et les vies des saints s'inspirent à la même source, tel Barlaam et Josaphat (G. Paris, op. cit., pp. 233 ss.). Ainsi, contes et romans auraient traversé ce fameux " abîme " estimé infranchissable pour la chanson. 165 - " S'il y a une poésie légère, ailée, qui vole facilement et vite de bouche en bouche, c'est la poésie lyrique ", dit fort bien Jeanroy. Mais il ajoute : " Nps danses avaient aussi, de fort bonne heure, dépassé nos frontières " (Origines de la poésie lyrique, p. 125). Dans quel sens? Dans la direction de l'Espagne, berceau, de tout temps, d,e la danse et, depuis deux siècles, de la poésie lyrique ? Ribèra remarque à ce sujet : " Cette préférence que les troubadours ont montrée pour l'Espagne, leurs fréquents voyages, leurs va-et-vient ont été interprétés par les savants comme une injication de l'influence exercée par les poètes d'outremonts sur la poésie de la péninsule: II ne paraît pas leur être passé par l'esprit que l'effet dè ces visites per¬ pétuelles eût pu opérer dans le sens contraire et que les chanteurs provençaux aient jamais rien appris touchant la nouvelle forme d'art qui, dès longtemps, avait vu le jour en Espagne " (La musica de las cântigas, p. 142, n.). 166 - C. Chabaneau, dans Histoire générale de Languedoc, vol. x, p. 127. 167 - On raconte qu'à l'occasion de la bataille de Calatanazor (province de Soria), où les armes d'Al-Mansûr auraient, en 998 ou 1002, subi.un revers, un chansonnier déplorait le désastre dans un planh chanté alternativement en arabe et en langue romane vulgaire (Mariana, Historia de Espana, lib. vin, ch. ix). Les sources du P. Mariana sont Lucas de Tuy et Rodrigue Jiménez de Rada, archevêque de Tolède, qui écrivaient un siècle environ après l'événement. La confusion chronologique où tombent ces auteurs a soulevé des doutes sur l'authenticité de cette victoire chrétienne. Cela n'a rien à voir avec l'incident en ques¬ tion, et bien que le récit en soit, à la manière des clercs de l'époque, enjolivé de traits mer¬ veilleux — la chanson aurait été chantée à Cordoue le jour même de la bataille, le chanteur se serait eâacé subitement —- la circonstance qu'il débitât sa chanson dans les deux langues est mentionnée comme toute naturelle, ce qui indique pour le moins qu'une pareille exé- 192 cution bilingue n'avait rien de singulier au XIe siècle, et qu'à Cordoue même un pareil doublage était nécessaire afin d'être entendu de la population entière. A la fin du XIIIe siècle, Guiraut Riquiet, le " dernier des troubadours tombé dans la misère faute de trouver un protecteur, s'adressait à des émirs musulmans, sollicitant la charge de chanteur à leurs cours (J. Anglade, Les troubadours, p. 287). Les chanteurs hispano-mauresques se tournaient de même, dès une époque plus reculée, vers les princes espagnols. 163 - Le concile de Montpellier défendait, en 1195, aux chrétiens de servir des Sarrasins ou des Juifs dans leurs maisons en qualité de domestiques (Manse : Sacr. conc. nova et ampliora coll., vol. xxn, col. 669). " Drecrevit etiam, ut Judaei sive Sarraceni nullam super Christianos habeant potestatem, nec eos Christianis praeficere quiquam praesumant, neque sub alendorum puerorum obtentu, nec pro servitio, nec aliaqualibetcausa, indomibus suis servientes Christianos aut Christianas permittantur habere. " 169 - Les Juifs jouèrent très probablement un rôle important dans la diffusion de la chanson andalouse, comme dans celle de toute la littérature et de toute la science arabes. Les Juifs espagnols exerçaient fréquemment la profession de jongleur. La musique et le chant sont en effet parmi les professions de prédilection de la race juive. Aujourd'hui même, au Maroc, la plupart des établissements de danse et de musique populaire se trouvent dans les mellah, et les musiciens, chanteurs et danseuses sont juifs. '* Beaucoup des musiciens au service des rois'espagnols étaient des Juifs, ainsi que l'attestent les livres de raison des maisons royales " (E. Lopez Chavarri, Mûsica popular espanola, p. 27). Juan Ruiz fait mention dans ses descriptions de fêtes de chanteuses juives (Libro del buen amor, copias 1513 s.). Sous le règne d'Alphonse X, " à en juger par les rapports datant du règne suivant, la maison du roi employait un grand nombre de jongleurs mauresques et juifs " (R. Menéndez Pidal, Poesia juglaresca, p. 138). Lors de la conquête almoravide, ces jongleurs juifs se répan¬ dirent un peu partout ; oh en trouvait jusqu'en Angleterre. Les jongleurs juifs, toujours très polyglottes, étaient à même d'interpréter les chansons andalouses qu'ils débitaient à leurs confrères provençaux. Au surplus, grand nombre de Juifs espagnols, suivant l'exemple de tous les lettrés de l'Espagne mauresque, cultivaient la poésie, composant soit en arabe, soit en roman. Plusieurs des plus célèbres d'entre eux s'établirent en Pro¬ vence. Le fameux Àben Ezra, lui-même, le traducteur d'Averroès et des philosophes arabes, composait des chansons. Parmi la multitude de poètes juifs résidant en Provence, on cite Abraham Bédersi de Béziers, Joseph Ezobi de Perpignan, Isaac Gorni, Al Mazizzi, Sulami (Renan, dans Histoire littéraire de la France, vol. XXVII, pp. 723 ss. Cf. Histoire générale de Languedoc, vol. III, pp. 865 s. ; G. Saige, Les Juifs du Languedoc antérieurement au XIVe siècle.) 170 - Diez et Jeanroy découvrent dans les poésies de Guilhem de Poitiers les " germes " de l'amour courtois (Jeanroy, Les chansons de Guillaume IX, p. xvn et s.). Ces '* germes " sont bien embryonnaires. Mais ailleurs Jeanroy va plus loin. " Le formulaire courtois nous apparaît constitué de toutes pièces dans les chansons de Guillaume IX " (" La poésie provençale au "moyen âge ", Revue des Deux-Mondes, 1903, p. 668 s.). Tous les exemples que cite Jeanroy à l'appui de cette assertion se trouvent sous une forme semblable et encore plus nette et plus développée dans la poésie hispano-mauresque, dans le traité d'Ibn-Hazm et dans les chansons d'Ibn-Qûzman. (a) " L'espèce d'exaltation mystique qui a L'hymne à l'amour qu'entonnait Ibn-Farid pour cause et pour objet à la fois la femme est autrement enthousiaste (Grangeret aimée et l'amour lui-même était déjà dési- de Lagrange, Anthologie arabe, pp. 33). gnée sous le nom de foi ; l'hymne enthou- Des hymnes semblables pullulent dans siaste que le poète entonne en son hon- la poésie hispano-arabe (Cf. Ibn-Khaldûn, neur (IX)... suppose naturellement l'exis- éd.De Slane, vol. ni, p. 427). La définition tence de la chose et du mot. " que donne Jeanroy de " joi " est de son invention. Chez aucun troubadour ne I93 (b) " Des cette époque existait aussi l'assimilation du " service " amoureux au service féodal... L'emploi des expressions esariure en sa caria et retenir est tout à fait probante. " (c) " Dès cette époque, enfin, étaient fixées les attitudes respectives de la femme et de l'amant " : (d) l'une dédaigneuse et inexorable (VII, VIII, IX, X), («) l'amant repoussé (VII), (/) timide au point de n'oser se déclarer (IX, X),. (g) comptant sur la patience (VII). (h) Déjà la femme est louée pour ses qua¬ lités mondaines (IX), (»') et l'amour est considéré, pour l'homme, comme la source de ces mêmes qualités (VII). retrouve-t-on rien qui s en approche. Mais la définition imaginaire de Jeanroy convient fort bien au tarab de la poésie soufie. Ibn-Hazm, p. 39 : " Le sabre est devenu l'esclave de la poignée p. 40 : " en amour l'orgueilleux devient humble p. 76 : " le devoir de la dame est de rendre l'amour à son amant ". " Je cite dans 50 chapitres les règles de l'amour " (Ibn-Dawûd, dans The Dove's Neck-Ring, p. civ). " La gazelle devient une lionne " (Ibn- Hazm, p. 39). "Elle est fière et dédaigneuse entre les femmes " (Ibn-Qûzman, exil). La " cruauté de la bien-aimée " forme le sujet de toute une section de la doctrine soufie (Gibb, History of Ottoman Poetry, vol. I, p. 22). " Si vous m'adressez des reproches, je deviens le plus misérable des mortels. Néanmoins la mort pour l'amour de vous me sera douce " (Ibn-Hazm, 60, 39, 40). " Celui qui aime, mais reste chaste et ne découvre pas son secret " (Massignon, La passion d'al-Hallai, vol. I, p. 174). " Celui qui ne fait pas preuve de patience, il pleurera " (Ibn-Dawûd, The Dove's Neck-Ring, p. cv). " Elle est une sultane parmi les femmes " (Ibn-Qûzman, cxu). " Celui qui n'est pas capable de courage et de chevalerie, n'est pas capable de pieux amour " (Ibn-Hazm, p. 3). (;') L'homme de cour enfin s'oppose nette- " Personne ne s'écarte de la loyauté s'il ment au vilain (VII). n'est de basse naissance et dénué de poli¬ tesse " (Ibn-Dawûd, The Dove's Neck-Ring, p. cv). A ce compte Jeanroy apporte un témoignage bien notable à la constitution " de toutes pièces " de l'amour courtois en Espagne mauresque. Je ne pense pas que nous soyons en droit de pousser aussi loin l'attribution des conventions courtoises aux Arabes. 171 - Jaufré de Vigeois, dans Recueil des historiens, vol. xii, p. 424. 172 - C. Chabaneau, dans Histoire générale de Languedoc, vol. x, p. 217. Chabaneau pense que la cour d'Eble de Ventadorn fuf une école de poésie courtoise où se formèrent plu¬ sieurs générations de troubadours (Revue des langues romanes, XXXV, p. 382). 173 - Histoire Languedoc, vol. ni, p. 859. 194 174 - Raoul Glaber, Historiae sui temporis, dans Recueil des historiens des Gaules et de la France, vol. x, p. 42. 175 - Jaufré de Vigeois, dans Recueil des historiens, vol. xn, p. 144. 176 - P. Andraud, La vie et l'œuvre du troubadour Raimon de Miraval, p. 162. 177 - Qu'un seul exemple suffise à caractériser un contraste, qui pourrait être amplement illustré, entre la conduite des musulmans et celle des " chrétiens Je le prend dans l'his¬ toire de Jérusalem, par Besant et Palmer : " Il fut convenu que les habitants d'Acre auraient la vie sauve et que leur propriété serait respectée à condition qu'ils payassent 200.000 di¬ nars, remissent en liberté 500 captifs et livrassent la Vraie Croix... Saladin fit un premier versement de 100.000 dinars, mais refusa de payer le reste et de livrer les prisonniers avant qu'il ne reçût une preuve que les chrétiens avaient l'intention de garder leur parole et de rendre la liberté aux habitants d'Acre... L'argent fut pesé, les prisonniers amenés pour être livrés, et la Vraie Croix présentée. Richard Cœur de Lion, qui campait à Merj 'Ayun, fit placer les prisonniers de guerre derrière lui sur la colline. Soudainement, à un signe du roi Richard, les soldats chrétiens se jetèrent sur les malheureux prisonniers et les passèrent tous au fil de l'épée. Devant le spectacle de cette atrocité, Saladin maintint la dignité et l'humanité de son caractère chevaleresque. Il dédaigna de souiller son honneur par des représailles ; il refusa simplement de payer l'argent et il ramena les prisonniers à Damas. Lequel, de Saladin ou de Richard Cœur de Lion, était le vrai chevalier? " Quant aux ordres de chevalerie, il a été démontré que l'institution en est considérable¬ ment plus ancienne dans l'Islam que dans la chrétienté (Hammer-Purgstall, " La chevalerie des Arabes antérieure à celle de l'Europe ", Journal asiatique, 1849, 4e série, vol. xiii, pp. 5 ss.). Les Almohades constituaient un ordre de chevalerie. Cf. C. J. Wehe, Das Ritter- wesen, vol. I, pp. 132 ss. ; Viardot, Histoire des Arabes, vol. H, p. 196 : Wacyf Boutras Ghali, La tradition chevaleresque chez les Arabes. " La chevalerie est née des mélanges des nations arabes et des peuples septentrionaux " (Châteaubriand, Etudes et discours, éd. 1841, p. 396). 178 - Stendhal, L'Abbesse de Castro, Préface. 179 - L'état de chanteur ou ménestrel avait été au ban de l'Église depuis l'époque de Char- lemagne. " Celui qui introduit dans sa maison des personnages histrioniques, des mimes- et des danceurs ne se rend pas compte de la foule de diables qu'il admet chez lui dans leur train, disait Alcuin. Dieu ne veuille que le démon s'établisse dans une maison chrétienne " (Alcuin, dans Pertz, Monumenta Germaniae Historica, Epistolae Karolini Aevi, vol. 11, Epistola clxxv, p. 290). Leidrad, archevêque de Reims, dénonçait " les chansons des. poètes, les élégances et les vers d'histrions, qui corrompent l'esprit " (Ibid., p. 541). Ces anathèmes furent réitérés par plusieurs Conseils (E. Faral, Les jongleurs en France au moyen âge, pp. 272 ss.). Le Sixième Conseil de Paris définit les devoirs des rois : '1 Empê¬ cher les vols, punir l'adultère et ne pas nourir de jongleurs " (Migne, Patrologiae cursus, vol. cxxxix, col. 477). On leur refusait la communion " parce qu'ils sont des ministres de Satan " (W. Hetz, Spielmanns-Buch, p. 317 ; E. Gautier, Épopées françaises, vol. n, p. n). Comme le scandale continuait néanmoins à se produire, l'Église usa de la compromission et de l'adaptation. Les poèmes traitant de gestes héroïques, en particulier ceux de héros chrétiens, furent exceptés dans la condamnation (E. Gautier, op. cit., p. 11 ; Faral, op. cit., p. 67 ; C. Nyrop, Storia dell'epopea francese, pp. 279 ss.). De là probablement la préva¬ lence de la chanson de geste en France. Plus tard, les compagnies de jongleurs furent enrôlées au service de l'Église ; ils composèrent des cantiques sacrés et des Mystères. 180 - A. Stimming, dans Grôber, Grundriss der romanischen Philologie, vol. 11, pp. 19 s.; J. Anglade, Les Troubadours, pp. 27 s. 181 - Miguel Cervantes, El ingenioso hidalgo don Quijote de la Mancha, Part. I, ch. xxiii. 195 182 - Histoire littéraire de la France, vol. xxiii, p. 512. 183 - C. Raynouard, Choix des poésies,. vol. 11, p. 160 s. 184 - Gui d'Ussel : Ben feira chanzoz plus soven mas enoja.m tôt jorn a dire qu'eu plangper amor e sospire, quar 0 sabon tuit dir comunalmen ; per q'eu volgra mots nous ab son plasen, mas re no trob q'autra vez dit uo sia. De cal gisa.us pregarai doncs, amia? Aqo meteis dirai d'autre semblan, qu'aisi far ai senblar novel mon chan. Volontiers ferais-je plus souvent des chansons, mais il serait ennuyeux de dire toujours qu'amour me fait pleurer et soupirer, car tous en savent dire autant. A cette agréable mélodie, je voudrais bien pouvoir mettre des paroles nouvelles, mais je ne puis rien trouver qui n'ait déjà été dit. Comment vous adresserai-j e donc mes prières, amie? Je dirai la même chose d'une manière qui paraisse différente, semblant ainsi donner à ma chanson l'apparence de nouveauté. —- Les poésies des quatre troubadours d'Ussel, éd. par Jean Audiau, p. 27. 185 - F. Diez, Geschichte der Troubadours, pp. 117 s..;. A. Birch-Hirschfeld, Ueber den Troubadours des XII. und XIII. Jahrhunderts bekannten epische Stoffe, p. 40; L. Sudre, " Les allusions à la légende de Tristan dans la littérature du moyen âge", Romania, xv, P- 534 s. 186 - F. Diez, Die Poesie der Troubadours, pp. 128 ss. 187 - Petrarca, I trionfi, ni, 56-57. 188 - M. E. Wechsler, *' Frauendienst und Vassalitat dans Zeitschrift fur romanische Sprache und Literatur, xxiv, pp. 159 ss. 189 - T. Ribot, La psychologie des sentiments, p. 244. 190 - Salvianus, De gubernatione Dei, vi, 72, vu, 16, 27 ; dans Migne, Patrologiae Cursus, vol. lui, col. 120, 132, 135. 191 - C. de Lollis, Studi medievali, 1, p. 21. 192 - P. Andraud, La vie et l'œuvre du troubadour Raimon de Miraval, p. 146. 193 - E. J. W. Gibb remarque à ce propos (History of Ottoman Poetry, vol. 1, p. 24) : " Beau¬ coup de ces poètes sont premièrement des artistes en paroles ; ils aiment le langage du mysticisme symbolique pour ce qu'il peut offrir de valeur décorative à leurs vers et l'y introduisent aux fins de produire les effets esthétiques qu'ils recherchent. " 194 - J. Anglade, Les troubadours, p. 79. 195 - Raymon Vidal, dans Histoire littéraire de la France, vol. xviii, p. 634. 196 - Ugo de Mataplana, dans P. Andraud, La vie et l'œuvre du troubadour Raimon de Mira- val, p. 138 et s. 197 - G. Paris, Poèmes et légendes du moyen âge, p. 173 s. 198 - Emil Lucka, Die drei Stufen der Erotik, Berlin, 1913, p. 137 s. 199 - Louis Gillet, Dante, p. 22 et s. I96 200 - K. Weinhold, Die deutschen Frauen in dem Mittelalter, p. 181. 201 - P. Andraud, La vie et l'œuvre du troubadour Raimon de Miraval, p. 162. 202 - Guillaume de Malmesbury, De gestis Anglorum, dans Recueil des historiens des Gaules et de la France, vol. xiii, p. ig. 203 - Jaufré Gros, Vita B. Bernardi abbati de Tirono, Rec. des historiens, vol. xiv, p. 169. On attribuait au comte Guilhem la fondation d'une " abbaye " de débauche (Guillaume de Malmesbury, loc. cit. ; cf. P. Rajna, "La badia di Niort ", dans Romania, vi, pp. 249 s.). 204 - Les chansons de Guillaume IX, duc d'Aquitaine, éd. Alfred Jeanroy, p. 25. 205 - A. Jeanroy, Ibid., p. xviii. 206 - Ibid, p. 15. 207 - Boccace, Décaméron, IIIe journée, X. 208 - Les chansons de Guillaume IX, p. 12 et s. 209 - Les poésies de Cercamon, éd. A. Jeanroy, p. vu. 210 - Ibid., p. 2. 211 - Ibid., p. 7. 212 - Ibid., p. 13 et s. 213 - Œuvres de Marcabru, éd. Dejeanne, p. 1. Environ deux siècles avant Marcabru, Ibn-Hazm disait : " Qui se fie à une femme, fors un fol? " (Tauq-al-Hamama, éd. Pétrof, P- 5°)- 214 - Ibid., p. 84. 215 - Ibid., p. 117. 216 - Bernart von Ventadorn, éd. C. Appel, p. lxxiv. 217 - Ibid., p. 207 s. 218 - Ibid., p, 146. 219 - Ibid., p. 159; Cf. pp. 114, 152, 183, 195. 220 - Les chansons de Jaufré Rudel, éd. A. Jeanroy, p. 15. L'amour inspiré par une dame que l'amoureux n'a jamais vue est un thème très répandu. Nous l'ayons relevé plus haut dans le livre de Ibn-Hazm. L'amour pour une princesse lointaine abonde dans les Mille et une nuits. De fait, il est normal qu'un Musulman ne voie pas sa fiancée avant le mariage. Dans le roman de Flamenca, le héros devient passionnément épris d'une dame qu'il n'a jamais vue. Voir : Lotte Zade, Der Troubadour Jaufré Rudel und das Motiv der Fernliche in der Weltliteraiur. 221 - Ibid., p. 8 et 2 ; Raynouard, Choix des poésies, vol. m, p. 94. 222 - Dante, De vulgari eloquentia, II, xi. 223 - Bertram de Born, éd. Stimming, vu, 431, p. 69. Dante, qui malmène Bertram de Born si atrocement et si injustement en enfer (Inferno, XXVIII, 118 ss.) le cite ailleurs comme un exemple notable de largesse et de libéralité (Convito, IV, 11). 224 - Ibid., p. 130. 225 - Ibid., p. 123 s. Bertram de Born égale parfois les gaillardises de Guilhem de Poitiers. Par exemple, la chanson Ieu m'escondisc (éd. Stimming, 31, p. 120 s.). 226 - Les chansons de Guilhem de Cabeslanh, éd. Arthur Langfors, p. n. 227 - Ibid., p. 13. 228 - Les poésies de Peire Vidal, éd. J. Anglade, p. 6 s. 229 - Ibid., p. 46. 230 - Ibid., p. 58. 231 - Ibid., p. 63. 232 - Ibid, p. 63 s. 197 233 - Ibid., p. 145 et s. Cf. p. 136. 234 - J. Anglade, Les troubadours, p. Ï30. 235 - C. Raynouard, Choix de poésies originales des troubadours, vol. m. p. 312 Qu'aissi serai justiziatz e fis de gran damnatge, s'il sieus gens cors blancs e prezatz m'es estrans ni m'estai iratz. p. 305 Mas quan veirai home de son linhatge lauzar l'ai tan tro que la boca m fen tan d'amor port al sieu bel cors jauzen. 236 - Dante, Purgatorio, Canto xxvi, 117. 237 - U. A. Canello, La vita e le opere del trovatore Arnaldo Daniello, p. m. 238 - Ibid., p. 115 s. 239 - Dante, Purgatorio, xxvi, 82. Nostro peccato fu ermafrodito ma perché non servammo umana legge, seguendo corne bestie l'appetito in obbrobrio di noi, per noi si legge. 240 - U. A. Canello, op. cit., p. 95. 241 - Dante, De vulgari eloquentia, II, x. 242 - U. Canello, op. cit., p. 109. Pétrarque a imité la fameuse locution, " chatz la lebre ab lo bou Ed una cerva errante e fugitiva Caccio con un bue zoppo e'nfermo e lento. — Sonetto : CL.VIII. 243 - Ibid., p. 115. 244 - Ibid., p. 102. 245 - Ibid., p. 97 et s. 246 - Raimon Jordan, dans Le Parnasse occitanien, p. 200. 247 - Gaucelm Faidit, dans C. A. F. Mahn, Gedichte der Troubadours, vol. I, p. 36. 248 - Raimon de Durfort, dans Parnasse occitanien, p. 75 ; Peire de Bussinhac, Ibid., p. 292 ; Trucs Molecs, " Ueber die in Italien befindlichen provenzalisiche Liederhandschriften ", dans Archiv fiir das Studium der neueren Sprachen u. Literatur, xxxiv p. 200. " Parmi les poésies érotiques des troubadours il faudrait citer quelques chansons de Daude de Prades, chanoine de Maguelone, les tensons grossières de Montan et de sa dame, de Mir Bernard et de Sifre " (Anglade, Les Troubadours, p. 316). 249 - C. Raynouard, Choix de poésies, vol. ni, p. 218. " Voluntatz qu'ai del vostre cors gen Cf. Ibid., p. 203 et s. 250 - Ibid., vol. m, p. 223. 251 - Ajoutons les exemples suivants : Guilhem Adhémar, dans C. Raynouard, Choix des poésies, vol. m, p. 197 : E non envei el mon nulh home nat, si m vol mi dons tener vestit 0 nut, baizan lonc se, en luec de mollerat : anc no fon fag al mieu par tais honors cum er ami, s'en aissi s'esdeve; quel sieu cors blanc, gras e chauzit e le remir baizan, ni m tenc entre mos bratz. 198 Peire Rogier, dans Mahn, Die Werke der Troubadours, vol. I, p. 120 : Molt mi fera gen secors s'una vetz ab nueg escura mi mezes lai 0 s'despuelha. Giraud de Salignac, dans Raynouard, Choix de poésies, vol. m, p. 395 : En vos podon complir tug mey voler. Bernard Arnaud deMontcuc : Ibid., vol. 11, p. 217 : Dona, que m'esglai lo désir qu'ieu n'ay del vostre bel cors cortes, complit de totz bes. Les mêmes formules se répandirent parmi les trouvères de langue d'oil. Ainsi,' par exemple, le plus élégant parmi eux, le Seigneur de Couci, chante : Que cele où j'ai mon cœur et mon penser tiegne une foiz entré mes bras nuete. ■—- Châtelain de Coucy, Chansons, éd. Fr. Michel, p. 33. Cf. p. 31. 252 - Arnaud Daniel, éd. U. Canello, pp. 99, 101. 253 - Marcabru, éd. Dejeanne, p 198. 254 - Ibid., p. 180. 255 - Peire Vidal, éd. Ânglade, p. 2. 256 - Maria de Ventadorn, dans Parnasse occitanien, p. 267. 257 - " Razo " à un poème de Miraval, cité par P. A. Andraud, Raimon de Miraval, p. 102, 258 - Ibid., p. 124. 259 - Andréas Capellanus, De Amore, éd. E. Trojel, p. 310 s. 260 - Bernard de Ventadorn, cité dans Les chansons de Guilhem de Cabestanh, éd. A. Lang- fors, p. 44. Cf. Peire Vidal, éd. J. Anglade, p. 2 : es fols qui.s vai vanan son joi. 261 - Guilhem de Cabestanh, éd. A. Langfors, p. 14. 262 - Voir : Pàtzold, Die individuellen Eigenthumlichkeiten einiger hervorragender Trouba¬ dours, § 79. Nous avons vu que l'usage du terme correspondant avait des connotations spéciales chez les Arabes (Note 43). Il a jeté beaucoup de commentateurs dans la perplexité. Jeanroy dit que le terme *' ne nous renseigne guère sur son rôle". ("Études sur l'ancienne poésie provençale " dans Neuphilologischen Mitteilungen, xxx, 1929, p. 225). Cependant le Breviari d'amor est explicite : " Lauzengier e mal parlador, car ilh fau les donas lunhar dels amadors am mal parlar " (II, 641). 263 - Marcabru, éd. Dejeanne, p. 116. 264 - Ibid., p. 179. 265 - Les poésies de Peire Vidal, éd. J. Anglade, p. 148 s. 199 266 - C. Appel, " L'enseignement de Garin le Brun ", Revue des langues romanes> xxiii, p. 406 et s. 267 - Marcabru, éd. Dejeanne, p. 26. 268 - Roman de Renard, 111, 303. 269 - William Langland, Piers the Plowman, Passus 1, 85 ; éd; W. W. Skeat, p. 27 *' Hit is as derworthe a drur ie as decre god him-seluen. " 270 - J. Bédier, Le roman de Tristan, par Thomas, vol. 1, p. 259. 271 - Dante, Inferno, xviii, 133. Cependant Dante parle dans le Convito (III, xv) de ' ' drudi délia filosofia ", amants de la philosophie. 272 - C. Appel, Bernart von Ventadorn, p. lxxiv. 273 - F. Diez, Die Gedichte dey Troubadours, p. 131. 274 - P. Andraud, Raimon de Miraval, p. 34. 275 - Monumenta Germaniae historica, Poetae latini, vol. I, p.'499. 276 - " A cette époque... la noblesse du Nord, beaucoup plus rude dans ses mœurs, n'avait guère le goût ni de divertissements poétiques, ni des aventures qui en pouvait faire le sujet " (A. Jeanroy, Origines de la poésie lyrique, p. 76). 277 - S. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe, p. 487 et s. 278 - Georgius Cedrenus, Historia universalis, II, 153 ; Johannes Zonaras, Epitome Histo- rion, 11, xiv. ,, Dante n'a vu dans Mahomet que l'auteur d'un schisme et daqs l'islamisme qu'une secte arienne " (Renan, Averroès et l'averroïsme, p. 241). 279 - Guillaume de Puy-Laurens, Chronique, c. vu. 280 - St. Bernard, Epistola, ccxxi, dans Migne, Patrologia, vol. 182, col. 434. 281 - Aucassin et Nicolette, vi. 282 - C. Raynouard, Lexique roman, vol. 1, p. 382. 283 - R. Altamira, Historia de Espana, vol. I, pp. 420 s. 284 - Innocent III, Epist. LVII, LXXV, dans Migne, Patrologia, vol. ccxv, col. 355-57. 285 - Dante, Inferno, XIX, v. 112 ; Paradiso, XXI, 135 s. 286 - Petrarca, Rime, cxxxvn. Encore plus violents dans leurs dénonciations de l'Église, sont les sonnets XIV et XVI : " Fiamma dal ciel su le tue trecce piova " et " Fontana di dolore, albergo d'ira. " 287 - Histoire littéraire de la France, vol. xx, p. 574. Quar azir tort aissi cum suelh et am dreg, si cum fer anese e qui qu'aia autre thesor Ieu ai leialtat en mon cor tant qu'enemic m'en son li plus leial ; e si per so aziron, no m'en cal. 288 - Les citations données sont extraites de plusieurs pièces différentes : K. Bartsch. 200 Chrestomathie provençale, col. 173 ; Histoire littéraire de la France, vol. xx, p. 577 ; Ray- nouard, Lexique roman, vol. 1, p. 451 et s. ; Id., Choix des poésies, vol. iv, p. 337. 289 - V. Crescini, Manualetto provenzale, p. 328. 290 - I. J. Dollinger, Beitrdge zur Sektengeschichte des Mittelalters, vol. 1, pp. 120 s. Un autre dignitaire, Julien de Palerme, vint en 1201 confirmer les Cathares de Provence (C. Schmidt, Histoire de la secte des Cathares ou Albigeois, vol. Il, p. 145). Le terme " Par¬ fait ", qui était un terme divin (Pseudo-Denys l'Aréopagite, Les noms divins, Œuvres, trad. M. de Gandillac, p. 172) était en cours en Orient comme titre hiérarchique parmi les sectes gnostiques. 291 - Chanson de la croisade, v. 497-500. 292 - Guillaume le Breton, dans les Grandes chroniques de France, vol. vi, p. 318. Dans le Ms. Lat. 5925, fol. 291, verso, le chiffre a été gratté et d'abord vu, puis xvn substitué (Jules Viard, note à son édition des Grandes chroniques, loc. cit.). Le légat Milon, dans son rapport au pape (Migne, Patrologia, vol. 216, col. 139), écrit : " nostrique non parcentes ordini, sexui, vel aetati, fere viginti milli hominum in ore gladii peremerunt, factaque hostium strage permaxima spoliato est tota civitas et succensa, ultione divina in eam mira- biliter saeviente. " En effet, telle fut l'impression que produisit dans le monde le massacre de Béziers que dès lors on s'évertuait à en atténuer l'énormité. Pierre de Vaux-Cernai dit : " a minimo ad maximum omnes fere necati " (Historia Albigensium, c. xvi). Aubri de Trois-Fontaines écrit : " sexaginta millibus hominum et amplius in ea trucidati " (Alberici Monachi Trium Fontium Chronicon, Hanoverae, 1698, p. 450). Vincent deBeau- vais place le nombre " au-dessus de 70.000 " (Spéculum historiale, 1. xxx, c. ix), etCésaire de Heisterbach le porte à 100.000 (1. v, c. xxi). 233 - Marchegay et Mabille, Chroniques des églises d'Anjou, p. 58 : " Immanissimam stragem haereticorum et catholicorum quos non potuerunt discernere. " 294 - Caesaris Heisterbacensis chronicon, 1. v, c. xxi. 295 - V. Crescini, Manualetto provenzale, p. 333. 296 - Pierre de Vaux-Cernai, Historia Albigensium c. xiv ; Chanson de la Croisade, i. 537-779. 297 - Guillaume de Béziers, dans Histoire littéraire de la France, vol. xvîii, p. 552. 298 - Grandes chroniques de France, vol. vi, p. 319. 299 - A. Luchaire, Innocent III : la croisade contre les Albigeois, p. 182. 300 - Chanson de la croisade, v. 1081 et s. ; Pierre de Vaux-Cernai, c. xxxvii. 301 - Il est fait mention d'Aiméric de Montréal dans la biographie de Raimon de Miraval, Parnasse occitanien, p. 221. 302 - Chanson de la croisade, v. 1551 et s. ; Pierre de Vaux-Cernài, c. lu. 303 - Chanson de la croisade, v. 1625 et ss. 304 - Ibid., v. 9308-20. 305 - Pierre de Vaux-Cernai, Historia Albigensium, p. 145 ; traduction du XVIe siècle, éd. Guibin et Lyon, p. 49. 306 - Pierre de Vaux-Cernai, c. lu. La même expression est répétée au chapitre, suivant, en parlant des 60 personnes brûlées aux Casses. 307 - C. Raynouard, Choix de poésies, vol. iv, p. 191. 201 308 - Peire Cardenal, dans Histoire littéraire de la France, vol. xx, p. 572; Parnasse occi- tanien, p. 187. 309 - C. Raynouard, Lexique Roman, vol. 1, p. 481. 310 - Parnasse occitanien, p. 320. 311 - Pierre de Vaux-Cernai, c. lxxii. Sur le sort dont le légat papal menaçait Toulouse, voir la fin de la rédaction en prose de la Chanson de la croisade. 312 - Histoire littéraire de la France, vol. xx, p. 571. 313 - Dante, Paradiso, vi, 133 et ss. 128. Éléonore de Provence épousa Henri III d'Angle¬ terre, et sa sœur Sanche, Richard, duc de Cornouaille, qui fut élu roi de Rome. Dante était d'ailleurs assez mal renseigné sur les affaires de Provence. Il ignore la réconciliation de Bertram de Born avec le roi Henri II (voir Inferno, XXVIII, 118 et s.). Ainsi que Pétrarque, il glorifie la sainteté de Folquet, évêque de Toulouse (Paradiso, IX, 82 et s.). Les sources d'où le grand Gibelin tirait son information sur les affaires de Provence étaient évidemment bien Guelfes. 314 - Ford Madox Ford, Provence, p. 182. 315 - J. Anglade, Les Troubadours, p. 177. 316 - Guillaume de Saint-Pathus, Vie de Saint Louis, éd. H.-Fr. Delaborde, pp. 25, 26 s. Cf. Joinville, Histoire de Saint Louis, 53. Ayant publié un édit contre le blasphème, Louis " fait ceux qui encontre fesaient, cuire ou seigner es lèvres d'un fer chaut et ardent ". Il organisa des " espies contre tels, qui les accusaient Un chevalier ayant prêté un ser¬ ment solemnel " sur le nom de Dieu ", il fut condamné à avoir les lèvres brûlées au fer rouge. Nombre de barons supplièrent le roi de lui faire grâce, mais Louis ne les voulut pas entendre et le chevalier fut torturé. Les victimes étaient exposées sur le pilori (" échelle ") '* devant le peuple, boiaus de bestes pleins d'ordure penduz à leur cous Le roi fit ériger des '* échelles " à cet effet sur la place publique dans toutes les villes. Saint Louis fit tout en son pouvoir ' ' pour les bougres et les autres maie gens chasier de li royaume, si que la terre soit de ceux purgée 317 - Histoire générale de Languedoc, vol. vi, p. 790. 318 - H. C. Lea, A History of the Inquisition in the Middle Ages, vol. 11, p. 109 s. 319 - J. J. Salverda de Grave, Le troubadour Bertran d'Alamanon, p. 39 et s. 320 - Diez, Die Poesie der Troubadours, p. 55. 321 - C. Raynouard, Lexique Roman, vol. 1, p. 481. 322 - H. C. Lea, A History of the Inquisition in the Middle Ages, vol. 11, p. 11. 323 - Ibid., p. 44 et s. 324 - J. Anglade, Le troubadour Guiraut Riquier, p. 336. 325 - Ibid. 326 - Jean de Nostredame, Vies des plus célèbres et anciens poètes provençaux (éd. Cha- baneau-Anglade), p. 64. Le roi Saint Louis démontrait sa piété en pourchassant les poètes. " Il ne chantait pas les chançons du monde, ne ni soufrait pas que ceux qui estaient de sa mesniée les chantassent " (Guillaume de Saint Pathus, Vie de Saint Louis, p. 19). " Leurs chansons, estimait-il, sont hoqueteries, trop mieux ressemblant moquerie. " Ne fut chançon nulle chantée du siècle, mès de Notre Dame. 202 .... Un escuier il avait qui du siècle trop bien chantait. Il li deffent que plus n'en die, et il chante de dame Marie.... A l'escuier mult grief estoit mès obéir li convenoit. —- Achille Jubinal, Nouveau recueil de contes, dits, fabliaux et autres pièces inédites du XIIIe et XVe siècles, vol. n, p. 200 s.( d'après le Ms. sup. fr. 1132, B. N. 327 - C. Raynouard, Choix des poésies, vol. v, p. 230. 328 - J. Anglade, Les troubadours, p. 297. 329 - J. Coulet, Le troubadour Guilhem Montanhagol, p. 73. 330 - Ibid., p. 70. 331 - Ibid., pp. 148, 141 s. 332 - " Par une suite de l'erreur commune où étaient les anciens dans les derniers temps du paganisme, qui s'imaginaient que de chaque pays les hommes indigènes y étaient nés comme des champignons, les auteurs, persuadés que ces hommes féroces, se sentant encore de la bassesse et de l'imperfection de leur origine, ne se distinguaient en rien des bêtes, ont cru en effet que ces hommes avaient été longtemps ayant que leur esprit se développât et qu'ils fussent capables de cette docilité que demandent les lois et la police. Athénée étant dans ce principe comme les autres a écrit que les hommes des premiers temps n'avaient aucune solennité pour le mariage, se mêlaient indifféremment comme les ani¬ maux jusqu'au temps où Cécrops, qui en régla les lois, obligeât ses sujets à prendre une épouse et à se contenter d'une. La contagion des auteurs se communiqua et les vérités de la religion chrétienne n'éclairent pas toujours un savant pour se défaire des idées qu'il a pris dans les auteurs païens. ... Il me paraît au contraire évident que le mariage a toujours été regardé par tous les peuples comme une chose sacrée et solennelle dont les plus bar¬ bares mêmes ont respecté les droits. En effet, quoiqu'il y ait aujourd'hui une grande multi¬ tude de nations lesquelles ont conservé toute leur férocité et qui nous paraissent vivre sans lois,sans religion et sans police, nous n'en connaissons point qui n'observent quelques solennités dans les alliances qu'ils contractent et qui ne soient pas jalouses de la foi conju¬ gale. Nous avons vu... la virginité respectée dans les temps les plus reculés... Cette vertu ne pouvait s'étendre à toutes les personnes pour tout le temps de la vie, à cause de la néces¬ sité de la propagation du genre humain, mais dans cette nécessité on respectait la chasteté conjugale et le mariage, honteux dans son usage, avait des lois de bienséance, de modestie, de pudeur et de retenues, que la nature inspire, que la raisonsoutientetqu'ellesontconservé au milieu de la barbarie. Je conviens que chez quelques peuples la dépravité et la grossièreté des mœurs ont introduit sur ce point des abus et même des coutumes honteuses en divers temps et en divers lieu. Mais cela n'a pas été universel " (J.-B. Lafiteau, Mœurs des sau¬ vages amériquains comparées aux mœurs des premiers temps, vol. I, pp. 535 s.). Les opinions du Père Lafiteau ne sont pas cependant appuyées par ses confrères. Le plus intelligent d'entre ceux-ci, le Père Paul Le Jeune, rapporte : " On m'avait dit que les sau¬ vages étaient assez chastes; je ne parlerai pas de tous, ne les ayant pas tous fréquentés, mais ceux que j'ai conversés sont fort lubriques, et hommes et femmes " (Relation, 1634, P- "7)- Jacques Cartier rapporte : " Ils ont une autre coutume fort mauvaise de leurs filles, car depuis qu'elles sont d'âge d'aller à l'homme, elles sont toutes mises en une maison de bordeau, abandonnées à tout le monde qui en veult, jusques à ce que elles ayent trouvé leur parti. Et tout ce avons veu par expérience, car nous avons veu les maisons plaines des dictes filles, comme est une escole de garsons en France " (J. Cartier, Bref récit et succinct narration de la navigation faict en MDXXXV et MDXXXVI, Paris, 1654, fol. 30 verso). J'ai longuement examiné la méthode suivie par les professeurs.de sociologie ethnogra- la 203 phique ; elle reproduit exactement celle du Père Lafiteau et du troubadour Montanhagol (The Mothers, vol. n, p. 13 ss.). 333 - J. Coulet, Le troubadour Guilhem Montanhagol, 141. 334 - Ibid., 110 s. 335 - Ibid., p. 51 s. 336 - Matfré Ermengaud, Lo Breviari d'Amor, éd. G. Azais, vol. 11, pp. 2 ss., 5 ss. 337 - Ibid., pp. 418 s. 338 - C. A. F. Mahn, Die Werke der Troubadours, vol. iv, p. 30 ; Cf. Anglade, Le troubadour Guiraut Riquier, p. 243 et s. 339 - Gaucelm Faidit (1190-1240) dans C. Raynouard, Choix de poésies, vol. m, p. 293. 340 - Id., dans Mahn, Gedichte der Troubadours, vol. 1, p. 36 ; Pons de Capdoill, dans Mahn, Die Werke der Troubadours, vol. 1, p. 353. 341 - Guiraut Riquier, dans Mahn, Die Werke der Troubadours, vol. iv, p. 37. 342 - Guillaume de Saint-Didier, dans Raynouard, Choix de poésies, vol. m, p. 300. 343 - Guiraut Riquier, dans Mahn, Die Werke der Troubadours, vol. IV, p. 22. 344 - Augier, dans Raynouard, op. cit., vol. m, p. 105. La même formule est employée dans une pièce très licencieuse d'un des plus anciens troubadours, Raimbaud d'Orange, Ibid., p. 251, où elle se trouve associée à un jeu de mots obscène. 345 - J. Anglade, Les troubadours, p. 298. 346 - C. de Lollis, Vita e poesie di Sordello di Goito, p. 200. 347 - Ibid., p. 182. 348 - Granet, dans Mahn, Gedichte der Troubadours, vol. m, p. 203. 349 - C. de Lollis, op. cit., p. 172 et suiv. 350 - J. J. Salveda de Grave, Le troubadour Bertran d'Alamanon, p. 95 : « Mout m'es greu d'En Sordel, car l'es faillite sos sens. » 351 - A. Rôssler, dans The Catholic Encyclopaedia, vol. XV, p. 690. 352 - Le culte de la déesse " vierge ", c'est-à-dire " non-mariée ", se trouve discuté en détail dans mon ouvrage The Mothers, vol. n, pp. 450-455 ; vol. III, pp. 168-171. Les attri¬ buts de la déesse universelle sont identiques à ceux de la Vierge Marie.Voir The Mothers, vol. in, pp. 183 et ss. 353 - Gautier de Coincy, Miracles de la Sainte Vierge, col. 349. Cf. Sermones discipuli, Exemplum xxxn. 354 - Les Miracles de Nostre Dame par personnages, Paris, 1876-93, vol. I, p. 96. 355 - Sermones Discipuli, Exemplum xxiv ; Cf. St. Alphonse de Liguori, Les Gloires de Marie, vol. I, p. 222 et s. 356 - St. Alphonse de Liguori, The Glories of Mary, p. 547 et s. (Traduction anglaise de R. A. Coffin, 1868). 357 - Ibid., p. 179, 358 - Ibid., p. 231. 204 359 - V. Lowinski, Zum geistlichen Kunstlied, p. 10 et s., p. 17 ; j. Anglade, Le troubadour Guiraut Riquier, p. 285. 360 - J. Anglade, Les troubadours, 294. 361 - V. Lowinski, loc. cit. 362 - J. Anglade, op. cit., p. 297. Cf. Mahn, Die Werke der Troubadours, vol. iv, p. 75. 363 - Mahn, op. cit., vol. iv, p. 75 et s. 364 - S. Stronski, Le troubadour Folquet de Marseille, p. 66 et 68. Il est à remarquer que des quatre cents troubadours qui ont décrit l'angoisse mortelle que leur causait la cruauté de leur dame, pas un, même dans les légendes romanesques qui nous ont été transmises sur leur compte, ne nous est signalé comme s'étant suicidé par amour. 365 - R. Zenker, Die Gedichte des Folquet von Romans, p. 13. 366 - Bertran d'Alamanon, éd. J. J. Salveda de Grave, p. 119. 367 - C. de Lollis, Vita e poesie di Sordello, p. 189. 368 - Ibid., p. 199. 369 - Pietro Bembo, " Délia lingua volgare ", dans Prose scelte (éd. Sonzogno, pp. 151 s.). Les Italiens ont le rare mérite d'avoir, depuis Dante jusqu'aux critiques les plus récents, reconnu la dette de leur littérature à la Provence, sans se jeter, par une fausse concep¬ tion d'amour-propre national, à la recherche de spéculations sur une origine autochtone. 870 - Tout lecteur de Dante doit s'être demandé quel était le livre dans lequel les amants de Rimini étaient en train de lire l'amour de Lancelot : Noi leggevamo un giorno per diletto di Lancilotto, corne amor lo strinse : soli eravamo e senza alcun sospetto. Per più fiate gli occhi ci sospinse quella lettura e scolorocci il viso ; ma solo un punto fù quel che ci vinse. Galeotto fu il libro e chi lo scrisse. — (Inferno V, 127 ss.) A supposer que Françoise fût suffisamment cultivée pour lire le français, ce qui est peu probable, on ne peut certes attribuer une pareille instruction linguistique à Paolo Mala- testa, qui avait passé sa vie dans les camps. Ce n'est pas la lecture assez lourde du Lan¬ celot en prose française que Dante songe à infliger à ses amants. Dans le XXVIe chant du Purgatoire, il met dans la bouche de Guido Guinicelli, en parlant d'Arnaud Daniel, les paroles : Versi d'amore e prose di romanzi soperchiô tutti. " Il surpassa tout autre en vers d'amour et en prose de romans. " En eiïet, Arnaud Daniel composa des romans en prose. Rien de ces ouvrages, malheureusement, ne nous est parvenu, encore qu'ils paraissent avoir joui dans leur temps d'une popularité considérable. Pulci les mentionne plusieurs fois dans son Morgante Maggiore. Le Tasse, dans un de ses essais sur la poésie épique, fait mention de "Arnaud Daniel, qui écrivit 1 e Lancelot" (Dis¬ corso seconda del poema eroico, vol. iv, p. 62 ; Cf. p. 210, éd. de Florence, 1724). Dans son commentaire sur Dante, Cristoforo Landino dit qu'Arnaud Daniel composa " une mora¬ lité " (Chabaneau, Hist. générale de Languedoc, vol. x, p. 222). Canello fait de ces témoignages une critique négative, mais il n'appert pas qu'il ait réussi à réfuter Dante et le Tasse. C. Fauriel {Hist. litt. de la France, vol. xxii, pp. 212 ss.) pensait que le Lanzelot allemand de Ulrich von Zatzihoven était une paraphrase du Lan¬ celot d'Arnaud Daniel, mais cette opinion reposait sur une erreur de lecture (Cf. G. Paris, dans Romania-, X, 48 ss. et XII, p. 459 s., note). On appelait quelquefois " prose " au XIIIe siècle des poèmes narratifs en vers plats ; cependant Dante emploie le terme ' ' prose " 205 dans son De vulgari eloquentia d'une manière conforme à notre usage. En Espagne on nommait " prose " toute composition qui n'était pas faite pour être chantée. Dante, qui ne passait aucune occasion de témoigner son admiration pour Arnaud Daniel, fait lire à ses amants, dans l'épisode le plus magistralement poétique de la Divine comédie, son auteur favori. Même le vers : " Séducteur ainsi que Galvain fut le livre et son auteur ", encore qu'imprécatif, constitue un hommage à l'adresse du troubadour qu'il regardait comme son maître. 371 - Plusieurs des Mss provençaux à la Bibliothèque Nationale portent les traces de leur provenance italienne. 372 - Dante, Convito, I, n. " A perpetuale infamia e depressione delli malvagi uomini d'Italia, che commendano lo Volgare altrui, e il loro proprio dispregiano. " Le Convito est antérieur au De vulgari eloquentia. Dante paraît être revenu sur cette attitude. 373 - Dante, Inferno, xiii, 75. 374 - Histoire générale de Languedoc, vol. vi, p. 653. 375 - Dante, De vulgari eloquentia, I, xn ; xv. 376 - A. Gaspary, Die sicilianische Dichterschule des dreizehnsten Jahrhunderts, p. 17, 25, 30 et s. ; Raynouard, Choix de poésies originales, vol. m, p. 348. 377 - Guittone d'Arezzo, Rime, Canzone xxn. 378 - A. Gaspary, op. cit., p. 30 s. ; Cf. C. Raynouard, Lexique roman, vol. I, p. 504. 379 - Le antiche rime volgari (Ed. A. d'Ancona e Comparetti), vol. m, p. 89 et s. Les rapports de Davanzati avec les Provençaux ont été exposés par D. de Lollis, " Sul canzioniere di Chiaro Davanzati ", Giornale storico délia Letteratura Italiana, Supp. 1, p. 82 s., ni s. , Sur ses rapports à Guinicelli et les poètes du stil nuovo voir : N. Zingareili : " Dante Storia Letteraria d'Italia, vol. v., p. 57 s., et C. J. G. W. Koken, Guittones von Arezzo Dichtung urid sein Verhdltniss zu Guinicelli von Bologna. 380 - Guittone d'Arezzo, Rime, vol. I, p. 16 s. 381 - Poeti del primo secolo délia lingua italiana, vol. I, p. 101. 382 - Ibid., p. 70. 383 - Ibid, p. 93. 384 - Ibid, p. 90. 385 - Ibid., p. 96. 386 - Dante, De volgari eloquentia, I, xv. 387 - Dante, Purgatorio, XXVI, 97 et s. 388 - Voir C. de Lollis, " Dolce stil nuovo e noel dig de nova maestria ", Studi Medtevali, 1, p. 5 et s. ; E. Monaci, " Da Bologna a Palermo ", dans L. Morandi, Antologia délia nostra critica letteraria moderna, p. 237 et s. 389 - G. Salvadori, La poesia giovanile e la canzon d'amore di Guido Cavalcanti, p. 95. 390 - Ibid., p. 89. 391 - Rimeitori del Dolce Stil Nuovo, p. 12, Cf. p. 29, 36, 39. 392 - E. Monaci, Crestomazia dei primi secoli, p. 59 : Pero ch'amore no se po vedere e no si trata corporalemente manti ne son de si foie sapere che credono ch'amor sia niente. — (Pier delle Vigne.) 393 - Rimaton del Dolce Stil nuovo, p. 12. 394 - Dante, Vita Nuova, xxv. 395 - Dante, Inferno, X, 52 ss. 396 - Dante, Convito, IV, n. 206 397 - Roger Bacon, Opus majus, éd. S. Jebb (1735), p. 44. 398 - C. B. Jourdain, Recherches critiques sur l'âge et l'origine des traductions d'Aristote, pp. 95 ss. 3S9 - Dante, Convito, II, xiv. Le traité Diarwaniilm al-nudjrum de Ibn-Kathir al-Farghani, astronome qui fleurit au IXe siècle, avait été traduit par Gérard de Crémone et par Jean de Séville (Johannes Hispalensis) sous le titre : Liber aggregationibus scientiae stellarum. La citation qu'en donne Dante se trouve au chapitre viii. 400 - Ibid., II, vi. 401 - Ibid., II, m. Averroès, Summa, III, éd. de Venise, 1562, ch. 11, p. 144. 402 - Ibid., II, iv. Al-Bitrodji (Alpetragius) avait été traduit par Calo Calonymos sous le titre : Planetarum theoria. L'ouvrage fut imprimé à Venise, en 1531. Voir S. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe, pp. 518 ss. On pourrait alléguer que Dante ait pu tirer son astronomie arabe d'Albert le Grand, qu'il a lu et qui cite les mêmes autorités. Mais une connaissance de seconde main ne suffit pas à fonder l'intérêt que manifeste Dante, dès la Vita Nuova, pour la science et 1a pensée arabes. Au d'emeurant, Albert le Grand (que Dante appelle " Albert l'Allemand ", Alberto da Magna).était un anti-averroïste enragé ; Dante était au contraire un admirateur d'Ibn- Roschd. Le cas de Siger de Brabant est probant. Condamné à Paris pour averroïsme. Siger vint mourir en Italie (Voir sur Siger : Histoire littéraire de la France, vol. xxi, pp. 96 ss. et Mandonnet, Siger de Brabant et l'averroïsme latin au XIIIe siècle, Louvain, 1911). Bravant l'autorité de l'Église, Dante le place en Paradis parmi les grands maîtres de la théologie et lui prodigue, les louanges (Paradiso, X, 135 ss.). Ce n'est donc pas à travers Albert le Grand que Dante a connu les Arabes. 403 - Ibid., II, xiv. 404 - Ibid., II, vu. 405 - Ibid., III, xiv. 406 - Ibid., III, 11, 407 - Ibid., II, xiv. 408 - Ibid.,' III, xïv. 409 - Ibid., I, 1. 410 - Ibid., II, v. 411 - Ibid., III, xi. 412 - Ibid., III, xïv. 413 - Ibid., III, xn. 414 - Ibn-Masarra (883-931) fut le premier à introduire en Espagne les doctrines néo¬ platoniciennes de l'école d'Alexandrie ; il exerça de ce fait une influence considérable sur ses successeurs de même tendance gnostique et mystique, en particulier sur Ibn-Arabi et sur Ibn-Gebirol. Il voyagea en Syrie et en rapporta une prétendue philosophie d'Empé- docle. Le trait qui attira surtout l'attention de ses contemporains et de ses successeurs est l'approximation de ses doctrines à celles du panthéisme parla postulation d'une sub¬ stance universelle commune à toutes les créatures. Mais il évita un panthéisme absolu en supposant que cette substance universelle est une émanation d'une autre substance; celle du Créateur. " Les âmes partielles, dit-il, sont des parties de l'âme universelle " , " La propriété de l'âme universelle, dit-il encore, est l'amour ; car; en regardant l'Intellect, sa beauté et son éclat, l'âme partielle l'aimait comme un amant éperdu aime l'objet de son amour " (S. Munk, Mélanges de philosophie juive et arabe, p. 244). C'est donc à lui que remonte la transmission en Europe de ces doctrines qui atteignirent une telle ampleur au moyen âge. Trois siècles écoulés, Giordano Bruno sera brûlé vif à Rome pour avoir professé les mêmes idées. Le caractère unificateur de toute pensée philoso¬ phique fait qu'elle aboutit inévitablement au monisme, c'est-à-dire au panthéisme. L'une des raisons qui poussa les penseurs du moyen âge dans le mysticisme néo-platonicien est qu'il leur fournissait un moyen d'échapper au panthéisme, contraire à la religion, tant en Islam que dans la chrétienté. Ibn-Masarra fut lui-même persécuté ; c'est ce qui amena sa fuite d'Espagne en Orient. Il ne faut pas perdre de vue, pour comprendre la pensée arabe, que le développement de la science et de la pensée philosophique sous les Oméyades d'Orient et d'Occident fut rendue possible par le scepticisme religieux de ces princes et des premiers Abassides, eux- mêmes, qui étaient muta'zil, c'est-à-dire rationalistes. La décadence de la civilisation isla¬ mique coïncida avec l'avènement au pouvoir de fanatiques enflammés du zèle de neophites. Les Arabes ne connurent Platon qu'à travers l'école alexandrine ; aussi confondaient-ils 207 souvent les idées néo-platoniciennes avec celles de Platon. Ils imprimèrent même une tournure néo-platonicienne à Aristote et lui attribuèrent une Théologie, qui est un faux provenant de Syrie, la grande " patrie des faux La même confusion se transmit "par suite au moyen âge chrétien. Djémal-Eddin al-Kifti donne une notice sur Ibn-Masarra dans son Dictionnaire des ■philosophes, art. " Empédocle ". Voir : S. Munk, op. cit., pp. 241 ss. ; Amari, Storia dei Musulmani di Sicilia, vol. II, pp. 100 s. ; M. Asin Palacios, Abenmassarra y su escuela, Madrid, 1914; A. Gonzales Palencia, Historia de la Literatura arabigo-espahola, pp. 206 ss. 415 - Asin Palacios, Dante y el Islam, p. 78. On sait que M. Asin Palacios a développé la théorie que la Divine Comédie est, dans sa conception et dans ses détails, dérivée tout entière de la version de cette légende du voyage de Mahomet dans l'autre monde, telle qu'elle est racontée par Ibn-Arabi dans le Fotuhat (Miguel Asin Palacios, op. cit., et La Escatologia musulmana en la Divina Comedia, Madrid, 1919. Trad. française par Cabaton, 1928. Cf. André Bellessort, " Dante et Mahomet ", Revue des Deux-Mondes, Ier avril 1920 ; Blochet, " L'ascension au ciel du prophète Mohammed Revue de l'histoire des religions, 1899 ; Id., " Les sources orientales de la Divine Comédie ", dans Les littératures populaires de toutes les nations, vol. XLI, 1901 ; Carra de Vaux, " Fragments d'eschatologie musul¬ mane ", dans Compte rendu du troisième Congrès scientifique international des catholiques, Bruxelles, 1905 ; Asin Palacios, " Historia y critica de une polemica ", dans Boletin de la Academia Espanola, 1924). La thèse a été, à mon avis, présentée d'une manière trop absolue. Le thème du voyage d'outre-monde est universel ; il se retrouve dans toutes les phases de culture, même les plus primitives. Les versions en abondaient au moyen âge. On les a depuis longtemps rapprochées du poème de Dante (Voir : Ancona, I precursori di Dante). M. Asin Palacios riposte que ces versions sont postérieures aux récits arabes, ce qui est vrai, et qu'elles en sont dérivées, ce qui est fort douteux. Il n'est pas besoin de recourir à la tradition arabe pour en expliquer l'origine ; le thème pullule dans toute la littérature celtique. Il n'est pas non plus besoin de se rapporter à une inspiration arabe pour expliquer la conception de la Divine Comédie. Mais ce qui est autrement important, c'est de constater que toute la culture intellectuelle de Dante, comme d'ailleurs toute celle du moyen âge, est issue d'ouvrages arabes ou transmis par les Arabes. Il est donc tout naturel qu'imbu de culture et d'idées d'origine arabe, Dante manifeste cette filiation de son esprit non moins dans son grand poème que dans le reste de ses œuvres. Bien que la conception du voyage d'outre- — Les girons de l'Enfer, d'après Ibn-Arabi (Asin Palacios, Dante y el Islam). 208 tombe soit trop répandue pour qu'il soit nécessaire de supposer que Dante l'ait empruntée à la tradition arabe, il n'en est pas de même de la manière dont il a fait usage de cette conception. Le roman philosophique est un genre particulièrement arabe. Ainsi, par exemple, Ibn-Tofaïl, voulant exposer sa théorie du développement naturel de la pensée innée (conception d'ailleurs tout à fait erronée), le fait sous la forme d'un roman philo¬ sophique, espèce d'histoire de Robinson Crusoé, d'un enfant élevé miraculeusement dans une île déserte (Voir : Munk, Mélanges, pp. 412 ss.). Lorsqu'il nous est signalé que, par¬ dessus le marché, tout l'agencement et l'architecture du monde d'outre-tombe, les cercles de l'enfer, ceux de la colline du Purgatoire et des sphères du Paradis, ainsi que leur location et d'innombrables détails dans les punitions assignées aux damnés et dans les joies dont jouissent les saints correspondent exactement à ceux que donne AI-Arabi dans son élabo¬ ration de la légende islamique, c'est à quoi, si nous avons compris les sources dë l'inspiration de Dante, il aurait fallu nous attendre. Ce n'est pas la preuve de la source arabe de l'édu¬ cation de Dante, mais la confirmation de ce dont nous aurions dès longtemps dû nous apercevoir. Que nous ne soyons pas à même de tracer exactement et avec certitude la voie par laquelle la connaissance de l'ouvrage d'Al-Arabi parvint jusqu'à Dante, cela est de peu d'importance. La majorité des livres de l'époque précédant l'imprimerie sont perdus (il n'existe pas un seul manuscrit d'un philosophe arabe ; tous nous sont parvenus par des traductions en hébreu ou en latin), et ce que nous savons de l'histoire littéraire du XII® et du XIIIe siècles est bien peu de chose auprès dp ce que nous ignorons. Les indications pouvant servir à des conjectures sur les sources de l'éducation de l'élève de Brunetto Latini ne manquent certes pas. Et c'est là le plus que nous soyons en droit d'espérer. 416 - Dante, Convito, I, 11. Cf. De monarchia, I, 9. 417 - Ibid., III, v. 418 - Asin Palacios, op. cit., p. 156. 419 - Dante, Convito, II, v. 420 - Ibid., II, vi. " La théologie a nommé toutes les essences célestes de leurs noms révélateurs, que notre divin initiateur divise en trois ordres. Le premier entoure Dieu de façon permanente... ce sont les trônes..; qu'on appelle en hébreux chérubins et séraphins... Le deuxième ordre se compose des pouvoirs, des seigneuries et des puissances... Le troisième constitue la dernière hiérarchie céleste, l'ordre des anges et des principautés " (Denys l'Aréopagite, La hié¬ rarchie céleste, trad. Maurice de Gandillac, pp. 205 s.). " Les péripatéticiens arabes, pour expliquer l'action de l'énergie pure, ou de Dieu, sur la matière, empruntèrent des doctrines néo-platoniciennes, et placèrent les Intelligences des sphères entre Dieu et le monde, en adoptant une espèce d'émanation... La doctrine arabe est en substance celle-ci. Les sphères célestes, qui sont au nombre de neuf, ont une âme comme principe de leur mouvement... Il existe donc, outre l'Intelligence suprême, neuf autres Intelligences émanées de celle-ci... La dernière de ces Intelligences séparées, qui préside à la sphère la plus rapprochée de nous (celle de la lune), c'est l'intellect actif, par l'influence duquel l'intellect passif, qui est en nous, se développe... " Cette philosophie, selon Ibn-Sina, cité par Ibn-Tofaïl, forme le sens occulte des paroles d'Aristote. Nous retrouvons chez les Arabes cette distinction entre l'Aristote exotérique et ésotérique, établie plus tard dans l'école platonique d'Italie, qui adopta les doctrines mystiques de la kabbale, de même que les Ischrâkyyin des Arabes tombèrent dans le mysti¬ cisme des Soufis " (S. Munk," Mélanges de philosophie juive et arabe, pp. 331 s.). 421 - S. Munk, op. cit., p. 158. 422 - Rimatori delDolce stilnuovo, pp. 3 s. 423 - Ibid., p. n. 424 - Dante, Convito, II, xi ; IV, xxi. 425 - Dante, De vulgari eloquentia, II, VIII : " Etiam talia verba in cartulis absque pro- latore iacentia cantiones vocamus. " 426 - J. Coulet, Le troubadour Guilhem de Montanhagol, p. 38. 209 427 - Sur la via de Sordel/ voir l'édition de C. de Lollis. 428 - Rimatori del Dolce stil nuovo, pp. 60 s. 429 - Giovanni Boccaciô/ Trattatello in laude di Dante, x, XII : " Xra cotanta virtù, tra cotanta scienza, quanta dimostrata è di sopra essere stata in questo mirifico poeta, truovô amplissimo luogo la lussurïa, e non solamente ne' giovani anni, ma ancora ne' maturi. " 430 - Dante, Convito, I, 11 ; II, xiv, xv. 431 - Dante, Rime, 73 et ss. 432 - Dante, Purgatorio, xxm, 76 et s. ; 115-117. 433 - Dante, Rime, 100.-103. A ces témoignages, il faut ajouter celui qu'apporte le poème Il Fiore, découvert en 1881 à Montpellier, qui est de " Durante ", et selon toute probabilité de Dante. C'est une dénégation de toutes les théories de l'amour éthéré du stil nuovo. 434 - Le cas de Pétrarque et de " Laure " constitue un exemple assez curieux de " canard " littéraire. Aucun des auteurs assez nombreux qui écrivirent sur Pétrarque au cours du siècle qui suivit la mort du poète, et dont plusieurs étaient ses contemporains, tels que Domenico Aretino, Coluccio Salutati, Vergerio, Filippo Villani, Manetti, Leonardo Bruni, ne fait mention d'une " Laure " réelle. L'idée que les efîusions poétiques du grave chanoine eussent pu se rapporter à une dame en chair et en os ne paraît pas leur être venue à l'esprit. Sans doute leur aurait-elle paru par trop ridicule eu égard au caractère et aux habitudes du digne chanoine. Ce n'est qu'environ un siècle plus tard, à la cour des Médicis, que la question fut pour la première fois éventée. Le rôle de " Laure de Pétrarque " fut assigné, bien qu'avec peu de conviction, à plusieurs dames. Au milieu du XVIIIe siècle, l'abbé de Sade apporta pour ce rôle la candidature de son aïeule, la Dame Laure de Sade (Mé¬ moires de la vie de Pétrarque, Amsterdam, 1764-67). L'abbé de Sade débale toutes les pièces d'identité de Dame Laure, son acte de baptême, son contrat de mariage, etc. ; il insiste même à nous montrer ses cendres, pour prouver qu'elle est bien morte. Tout cela n'a, évidemment, rien à voir avec Pétrarque. L'unique particularité qui porte un caractère de rapport vraisemblable à l'affaire est une note sur la marge d'un manuscrit de Virgile constatant la mort de " Laure " et déclarée être de la main de Pétrarque. Tassoni e Vellu- tello affirment qu'elle ne l'est pas. A supposer qu'elle le soit, elle ne prouve rien en ce qui concerne la dame de Sade. Cependant que Pétrarque était censé se morfondre d'amour pour "Laure ", à Vaucluse, il était en train de faire deux enfants à une femme restée inconnue, mais probablement de basse condition, vraisemblablement sa gouvernante ou sa cuisinière. Il se peut que la note sur le "Virgile " se rapporte au décès de cette personne; ou bien ce pourrait être simplement un mémorandum littéraire, notant qu'il était temps de tuer " Laure ", ce qui paraît raisonnable après quelque 207 sonnets et nombre de canzoni, sestines et madrigaux. En somme, pas l'ombre de preuve. Aussi la plupart des meilleures autorités, Settembrini, • C. Gantû, Camerini, Costèro, Leopardi, rejettent l'histoire de l'abbé de Sade. Le nom de "Laure " est très probablement tiré d'Arnaud Daniel, le troubadour favori de Pétrarque, qui se plaît à jouer sur le mot " L'aura ". On s'est démandé ce qui porta Pétrarque à débiter ce flot d'élégance poétique pendant la plus grande partie de sa vie à propos d'une " Laure " imaginaire. Soulever la question, c'est méconnaître la force de la tradition littéraire. Au XIIIeetau XIVesiècles, on ne conce¬ vait pas d'autre thème lyrique que l'Amour tel qu'on supposait que les troubadours l'avaient conçu, de même qu'au XIXe siècle on n'aurait su concevoir un roman que comme une histoire d'amour. Cette sorte de tradition est singulièrement tenace. Les Arabes prescrivaient rigoureusement non seulement la forme de leur qasidas, mais le sujet des premiers vers, celui du second groupe, et ainsi de suite. Semblablement la tradition épique a prescrit, depuis Homère, les thèmes de rigueur, l'invocation à la muse, le conseil des Dieux, les détails des combats, le messager divin sous forme humaine, etc. ; et jusqu'à Camoëns et à Milton, le poète épique est tenu de se conformer à ces règles. 435 - Dante, La Vita nuova, 42. 210 436 - A. Tassoni, Considerazioni sopra le rime del Petrarca... col confronto di luoghi de' poeti antichi di vari tempi, Modona, 1609 ; P. Bembo, Délia Volgar lingua, lib. I. Sous la semblance de défendre Pétrarque contre les imputations de plagiat de Jehan de Nostra- damus, Tassoni renforce très effectivement et en détail ces accusations. Bembo le fait avec encore plus de délicatesse. Le cas du poète catalan, Auzias March est assez piquant. Il était contemporain de Pétrarque (1379-1459). Il retenait jusque dans le XVe siècle la tradition troubadour, et écrivait " en limousin ". La ressemblance de son œuvre à celle de Pétrarque va jusqu'à rencontrer sa dame à l'église le Vendredi Saint et à la célébrer dans une longue suite de sonnets après sa mort. Plusieurs auteurs modernes le citent comme un imitateur de Pétrarque. Mais les contemporains, Odovillo Gomez et Giacopo Antonio de Ferrare, allèguent au contraire que ce fut Pétrarque qui le pilla (A. Tassoni, op. cit., p. 4. Cf. : Venanzio Todesco, " Auzias March ", dans Archivum romanicum, XI, 1927, pp. 213 ss.). Inutile de poursuivre la question de précédence ; suffit qu'elle se soit posée. Ch-Ant. Gidel (Les troubadours et Pétrarque) donne un nombre de rapprochements entre Pétrarque et les troubadours, la plupart tirés de Tassoni et assez mal choisis. 437 - Petrarca, I Trionfi, m, 38-57 : e poi v'era un drapello Di portamenti e di volgari strani : Fra tutti il primo Arnaldo Daniello, Gran maestro d'amor, ch'alla sua terra Ancor fa onor col suo dir strano e bello. Eranvi quei ch'Amor si leve afferra : L'un Piero e l'altro, e'1 men famoso Arnaldo ; E quei che fur conquisi con più guerra : I'dico l'uno, e l'altro Raimbaldo Che cantô pur Béatrice e Monferrato, E'1 vecchio Pier d'Alvernia, con Giraldo, Folco, que' ch'a Marsiglia il nome ha dato Ed a Genova tolto, ed all'estremo Cangiô per miglior patria abito e stato ; Giaufrè Rudel, ch'usô la vela e'1 remo A cercar la sua morte, e quel Guiglielmo Che per cantare h'al fior de' suoi di scemo, Amerigo, Bernardo, Ugo e Gauselmo E molti altri ne vidi a cui la lingua Lancia e spada fu sempre, e targia ed elmo. 438 - Dante, De vulgare eloquio, II, 10. La sextine d'Arnaud Daniel, la seule qui nous ait été conservée est la pièce : La ferm voler qu el cor m'intra (U. A. Canello, III, p. 118 et s.). Voir : Petrarca, Sestina, VII, VIII; et Dante, Cauzone VL : Al poco giorno ed al gran cerchio d'ombra. 439 - Tertullien, De cultu faeminarum, dans Migne, Patrologia, sériés prima, vol. I, col.i 305. 440 - Ambroise, Commentaria in Epistola ad Corinthis prima, dans Migne, Patrologia, vol. xvii, col. 221 et s.; Cf. Athanasius, In passionem et crucen Domini, xxx, dans Migne, Sériés Graeca, vol. xxviii, col. 236 ; Id., De Virginitate, col. 279 ; Ambroise, De Virginibus, Migne, Sériés prima, vol. xiv, col. 192 et s. 441 - Tertullien, Apologeticus, dans Migne, Sériés prima, vol. 1, col. 535. 442 - Tertullien, De monogamia, m, dans Migne, vol. ni, col. 535. 443 - Eusèbe, Historia ecclesiastica, vi, 8. 444 - Ambroise, Exhortatio virginitatis, dans Migne, vol. xvi, col. 343 et s. ; Cf. Tertullien, Ad uxorem, ix, 3, 5, dans Migne, vol. 1, col. 1278. 445 - Ambroise, Exhortatio virginitatis, dans Migne, vol. xvx, col. 346. 446 - Clément d'Alexandrie, Paedagogus, II, 2, dans Migne, Sériés Graeca, vol. viii, col. 429. 211 .TERK£ Ventabour "Briouèe ■ auriac b Saint-Floue faïence [.u/srit Sar/àtfc loltïadr VICOMTÉ DE BE^AVME [armanbe iÇenoIhac' Cahors | lCar<"£aW Forcalquû J. . F . bjffitcLsque XbGorbes } i ,/XLecto u re )Milhau o,ï"na're y iJbmàM iiLîstJi Mauquio I (( ^fliiés °/> ■lobàue %/ /SurlatK 7 777$. $ : 9 ~ Tr^CastFSti Oi^uA / U •• ' ■« e*J S Ws I I '''LA | ^/l ûRautpouifa MinerveX u g Atî^|.yp 9)4UJr f%y §h fwXjJ ^rr^s^' M / /9 7"^%tnp i . pf N/arbonne /.. T/* 7y. 7yrt 'l DE NARJ30NNE i;« ,auau) Syliguimortes \Tarbes \Pamierk 'irons Termes y f <+,V^ Tort'cU*^ Tort-Vênarqiîe Salau « ;ne"*v Tuycerda^f k+*+**y VICOMTÉ DE LIMOGES ComtÉ \ A T'érigueupb .; / /•' .■ s'vè?Péirig'ord ; Casteljalowcb V ■ A RjA G O N R O Y A V M E . ... :••./ LaCàttSt'AUtri />' :'J \ 7"Sx rvhi,*iirf'HjJ \ '••••/ \s«bon ^ Èg„nabU\ -£ié iNTontraucol-S Wnafjr Ç\ V ,"••••. IdeVdavA7"™ ^ V* ; il T,a v,,v z.' ^r°vence • ■ 1 _=&Ma'rseLlle ^Siyne bu/on. 39rr'fiu' ÉTATS DV COMTÉ DE TOVZOVSE Comté de Toulouse Duché de Narhonne •Maripiisat de Provence v 'Domaines du Garnit de. Toulouse 1////1 Mil T~1 f\ \ \ \1 Tufs vassaux; du Comte de Toulouse I ROBERT ; fiRIFFAULT EDITIONS CHÊNE '