1 ■ : PANAIT ISTRATI LES CHARDONS DU BARAGAN 3£T GRASSET B Jl ||ai D 0 .U.NICE-LETTRES Il llll III 92 2039766 m •' \£f% LES CHARDONS DU BARAGAN DU MÊME AUTEUR Aux éditions Rieder : LES RÉCITS D'ADRIEN ZOGRAFFI I. — Kyria Kyralina. II. — Oncle Anghel. III. — Les Haïdoucs. 1. — Présentation des Haïdoucs. 2. — Domnitza de Suagov. Enfance d'Actrien Zograffi. Aux éditions de France : Nerrautsoula (Le refrain de la Fosse). A la librairie Gallimard : Mes Départs (pays autobiographiques). La Famille Perlmutter (en collaboration avec Josué Jehouda). PANAIT 1STRAT1 LES CHARDONS DU BARAGAN A PARIS BERNARD GRASSET, ÉDITE^fefe; LA PREMIÈRE ÉDITION DE CET OUVRAGE A PARU PRÉCÉDEM¬ MENT DANS LA COLLECTION « ÉCRITS » PUBLIÉE A LA LIBRAIRIE BERNARD GRASSET, SOUS LA DIRECTION DE JEAN GUÉHENNO, LE TIRAGE A ÉTÉ DE TROIS MILLE SEPT CENT SOIXANTE-SIX EXEMPLAIRES, DONT : VINGT ET UN EXEMPLAIRES SUR ANNAM DE RIVES, NUMÉROTÉS ANNAM I A 15 ET I à VI ; QUATRE- VINGT-QUINZE EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL LAFUMA, NUMÉROTÉS VÉLIN PUR FIL I A 85 et I à X ; ET TROIS MILLE SIX CENT CINQUANTE EXEMPLAIRES SUR VÉLIN BOUFFANT, NUMÉROTÉS I A 3 3OO ET SERVICE DE PRESSE I à CCCL J ET EN OUTRE DIX EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL CRÈME LAFUMA, NUMÉROTÉS L. H. C. I à L. H. C. X. EXCEPTIONNELLEMENT IL A ÉTÉ TIRÉ : VINGT-DEUX EXEM¬ PLAIRES SUR JAPON IMPÉRIAL, RÉSERVÉS A L'AUTEUR ET SES AMIS, NUMÉROTÉS JAPON I A 21 ET I ;. SEPT EXEMPLAIRES SUR MONTVAL DES PAPETERIES CANSON ET MONTGOLFIER, NUMɬ ROTÉS MONTVAL I A 5 ET T ET II ; TRENTE EXEMPLAIRES SUR VÉLIN D'ARCHES, NUMÉROTÉS ARCHES I A ÎJ ET I à V; SIX CENT QUARANTE EXEMPLAIRES SUR ALFA MI-SATINÉ OUTHENIN- CHALANDRE, NUMÉROTÉS, ALFA I A ÔOO ET I à XL ; ET DIX-SEPT EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE, NUMÉROTÉS I A IJ ET I ET II, TIRÉS SPÉCIALEMENT POUR LES BIBLIOPHILES DU NORD. Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays. Copyright hy Bernard Grasset 1928. 3.5 Quand arrive Septembre les vastes plaines incultes de la Valachie danu¬ bienne se mettent à vivre, pendant un mois, leur existence millénaire. Cela commence exactement le jour de Saint Pantélimon. Ce jour-là, le vent de Russie, que nous appelons « le Mouscal » ou « le Crivatz », balaie de son souffle de glace les immenses étendues, mais comme la terre brûle encore à la façon d'un four, le Mouscal s'y brise un peu les dents. N'empêche : la cigogne, songeuse depuis quelques jours, braque son œil rouge sur celui qui la caresse à rebrousse-poil, et la voilà partie vers des contrées plus clé- 8 LES CHARDONS DU BARAGAN mentes, car elle n'aime pas le Moscovite. Le départ de cet oiseau respecté, un peu redouté de nos campagnes, — («il met le feu à la chaumière, si on abîme son nid »), — départ attendu, guetté par le Yalomitséan ou le Braïlois, met fin à l'emprise de l'homme sur la terre de Dieu. Après avoir suivi à l'infini le vol de la cigogne, le campagnard enfonce son bonnet sur ses oreilles, tousse légèrement par habitude, et chassant d'un coup de pied le chien qui se fourre entre ses jambes, il pénètre dans sa maison : — Que les enfants commencent à ramasser des uscaturi !1 A ces paroles sombres, femme et marmaille toussotent et frémissent à leur tour, par habitude : x. Tout ce qui est sec et peut brûler. LES CHARDONS DU BARAGAN 9 — Partie, la cigogne ? — Partie... Alors le Baragan prend le comman¬ dement ! Il le fait, d'abord passivement, comme un homme qui se cou¬ cherait face au sol, et ne voudrait plus se lever ni mourir. C'est un géant ! Etendu, depuis l'éternité, sur toutes les terres que le soleil grille entre la dolente Yalomitsa et le Danube gro¬ gnon, le Baragan est, durant le prin¬ temps et l'été, en guerre sournoise avec l'homme laborieux qu'il n'aime pas et auquel il refuse tout bien-être, sauf celui de se promener et de hurler. C'est pourquoi on crie par¬ tout, dans les pays roumains, à celui qui se permet trop de libertés en public : io LES CHARDONS DU BARAGAN — Hé, là ! Est-ce que tu te crois sur le Baragan? Car le Baragan est solitaire. Sur son dos, pas un arbre ! Et d'un puits à l'autre on a tout le temps de cre¬ ver de soif. Contre la faim, non plus, ce n'est pas son affaire de vous défendre. Mais si vous êtes armé contre ces deux calamités de la bouche et si vous voulez vous trouver seul avec votre Dieu, allez sur le Baragan : c'est le lieu que le Seigneur a oc¬ troyé à la Valachie pour que le Roumain puisse rêver à son aise. Un oiseau qui vole entre deux chaînes de montagnes, c'est une chose qui fait pitié. Sur le Baragan, le même oiseau emporte dans son vol la terre et ses lointains horizons. Allongé sur le dos, vous sentez l'assiette ter¬ restre qui se soulève et monte vers le zénith. C'est la plus belle des ascen- LES .CHARDONS DU BARAGAN 11 sions que puisse faire le pauvre dépourvu de tout. De là vient que l'habitant du Bara¬ gan, que nous appelons Yalomit- séan, est une créature plutôt grave. Et quoiqu'il sache rire joyeusement à l'occasion, il aime mieux encore écouter avec déférence. C'est que sa vie est dure, et il espère toujours que quelqu'un viendra lui enseigner la façon de s'y prendre pour tirer un meilleur parti de son Baragan. Rêve, pensée, ascension et ventre, creux, voilà ce qui donne de la gra¬ vité à l'homme né sur le Baragan, cette immensité qui cache l'eau dans le tréfonds de ses entrailles et où rien ne vient, rien, sauf les chardons. # * * Il ne s'agit pas de ces chardons qui poussent comme le maïs et qui font i2 LES CHARDONS DU BARAGAN une belle fleur rouge, duvetée, que les jeunes filles de chez nous tondent le soir de Saint Toader, en chantant : Coditsélé jétélor, Câi coditsa iépélor ! (Que les nattes des fillettes Deviennent grosses comme la queue des [juments !) Les chardons dont il est question ici apparaissent, dès que fond la neige, sous forme d'une petite boule, comme un champignon, une mo¬ rille. En moins d'une semaine, ils envahissent la terre. C'est tout ce que le Baragan peut supporter sur son dos. Il supporte encore les brebis qui sont gourmandes de ce chardon et le broutent avidement. Mais plus elles le broutent, et plus il se développe ; il grandit, toujours en boule, et atteint les dimensions d'une grosse dame- LES CHARDONS DU BARAGAN 13 jeanne, quand s'arrête sa croissance et quand le bétail lui laisse la paix, car il pique, alors, affreusement. Elle sait se défendre, cette mauvaise graine. Tout comme la canaille hu¬ maine : plus elle est inutile, et mieux elle sait se défendre. Mais, quelle certitude avons-nous de l'utile et de l'inutile? Aussi longtemps que le Yalomit- séan se démène, s'entête à arracher à son sol une poignée de maïs ou quelques pommes de terre, le Baragan n'est pas intéressant. Il ne faut pas le visiter. C'est une chose bâtarde, comme une belle femme vêtue de loques, comme une mégère parée de diamants. La terre n'a pas été donnée à l'homme rien que pour nourrir son ventre. Il y a des coins qui sont destinés au recueillement. 14 LES CHARDONS DU BARAGAN C'est cela, le Baragan. Il commence à régner dès que l'homme laborieux rentre chez lui, dès que les chardons deviennent mé¬ chants et que le vent de Russie se met à souffler. Cela se passe en Sep¬ tembre. On voit alors, de loin en loin, un berger qui tourne le dos au Nord et s'attarde à faire paître son troupeau. Immobile, appuyé sur son bâton, le vent le fait bouger, chanceler, comme s'il était de bois. Autour de lui, aussi loin que le regard peut s'étendre à la ronde, ce ne sont que chardons, l'innombrable peuple des chardons. Fournis, touffus ; on dirait des moutons dont la laine serait d'acier. Tout est épines et semence. Semence à éparpiller sur la terre et à faire pousser des chardons, rien que des chardons. LES CHARDONS DU BARAGAN 15 Comme le berger, ils chancellent ; c'est dans leur masse compacte que le Moscovite souffle avec le plus d'acharnement, pendant que le Ba- ragan écoute et que le ciel de plomb écrase la terre, pendant que les oi¬ seaux s'envolent, désemparés. Ainsi, une semaine durant... Ça souffle... Les chardons résistent, ployant en tous sens, avec leur bal¬ lon fixé à une courte tige, pas plus épaisse que le petit doigt. Ils résistent encore un peu. Mais le berger, non ! Il abandonne à Dieu l'ingratitude de Dieu, et rentre. Nous disons, alors : Tsipénie ! (Plus âme qui vive !) C'est le Baragan ! Et, Seigneur, que c'est beau ! Avec tout l'élan dont son cheval est capable, le Crivatz galope sur l'empire du chardon, bouleverse le i6 LES CHARDONS DU BARAGAN ciel et la terre, mêle les nuages à la poussière, anéantit les oiseaux, | et les voilà partis, les chardons ! Partis pour semer leur mauvaise " graine. La petite tige casse net, fauchée à la racine. Les boules épineuses se met¬ tent à rouler, par mille et mille. C'est le grand départ des chardons, « qui viennent Dieu sait d'où et vont Dieu y sait où », disent les vieux, en regar¬ dant par la fenêtre. Ils ne partent pas tous à la fois. Il y en a qui déguerpissent au pre¬ mier souffle furieux, vraie ava- _Jy lanche de moutons gris. D'autres s'entêtent à tenir bon, mais les pre¬ miers les accrochent dans leur caval¬ cade intempestive, et les entraînent. * Ils s'emmêlent et font une boule de neige irrégulière qui roule cahin-caha jusqu'à ce que le Crivatz la pulvé- LES CHARDONS DU BARAGAN 17 rise d'un souffle furibond, soulève ses éléments en l'air, leur fasse danser une ronde endiablée et les pousse de nouveau en avant. C'est alors qu'il faut voir le Bara- gan. On dirait qu'il se bossèle et s'aplatit à volonté, joyeux de tout ce monde qui roule furieusement sur son dos, pendant que le Crivatz trompette sa rage. Par moments, lors d'une trêve, il se tient coi pour sentir le passage de trois ou quatre chardons qui galopent comme de bons cama¬ rades, se heurtent gentiment, s'entre¬ dépassent pour plaisanter, mais se remettent vite en ligne et s'en vont coude à coude. Vers la fin de la crise, il y a les chardons solitaires. Ce sont les plus aimés, parce que les plus attendus. Soit que leur tige n'ait pas été suffisam¬ ment sèche pour casser dès le début, CHARDONS 2 338 LES CHARDONS DO BARAGAN soit qu'ils aient eu la malchance -de s'engouffrer momentanément dans quelque -ravin, soit enfin parce que des galopins les ont poursuivis et arrêtés dans leur route, ils sont en retard, les pauvres. Et on les voit qui défilent, isolés, roulant comme de petits bonshommes pressés. Le ciel et tout le Baragan les regar¬ dent : ce sont les solitaires, les mieux aimés. Puis, toute vie s'arrête, brusque¬ ment, Les "vastes étendues sont net¬ toyées comme les «dalles d'une cour primcière. Alors le Baragan endosse sa four¬ rure blanche et se met -à dormir pour six mois. Et les chardons ? Ils continuent leur histoire. C'est (une histoire presque inouïe, car .elle tient de notre terre roumaine. Mais il faut que je commence par le début... Quoique hallaretz 1 de Laténi, sur la Borcéa, ■— cette fille du Danube .qui ose se mesurer avec son père, — je ne suis pas yalomitséan de imch- tina 2. Mes parents, tous deux Qlté- niens, pauvres comme Job, sont partis dans le monde alors que j'entrais dans ma seconde année. Et que faut-il que je vous dise de plus ? Après mille pérégrinations à travers vingt dépar¬ tements, ils jetèrent leurs besaces et x. Qui habile les marais (balta,). 2. Autochtone. 20 LES CHARDONS DU BARAGAN moi-même, haut comme une botte, dans ce hameau qui se mire dans la Borcea. Cela pourrait paraître curieux, mais c'est ainsi. Mes parents n'étaient pas gens à se laisser mener aux travaux pénibles comme le bétail à l'abattoir, surtout mon père, une espèce d'ahuri qui s'oubliait à souffler dans sa flûte au point de tomber évanoui de faim. Et à Laténi nous avions au moins le poisson à portée de la main. Il sautait tout seul dans la marmite, pour ainsi dire. Jugez-en : Au printemps et en automne, la Bor¬ cea couvrait de ses flots jaunâtres des centaines d'hectares en friche ; et dans cette nappe d'eau infinie, le brochet, la petite carpe, le carassin commun pullulaient tant que les chats mêmes allaient s'en empiffrer aux abords des mares. C'était, alors, LES CHARDONS DU BARAGAN 21 la pêche au cazan \ Vraie manne céleste ! Hommes, femmes et enfants, nus jusqu'aux cuisses, la musette au¬ tour du cou, s'éparpillaient en tirail¬ leurs, avançant le plus lentement pos¬ sible dans la campagne submergée, chacun muni de son vieux cazan complètement défoncé. L'eau ne dé¬ passait jamais les genoux. En patau¬ geant, le poisson heurtait nos jambes, mais c'était du fretin, et nous ne vou¬ lions que du gros. Celui-là, on savait qu'il aimait mordiller la base des plantes, dont la tête émergeait de l'eau. C'est sur ces herbes que nous avions les regards fixés, en nous tenant bien immobiles. Et dès qu'on les voyait bouger, piaf ! le cazan, dessus. On entendait le poisson se débattre entre les parois du récipient. 1. Grand récipient en tôle légère et à deux anses, dans lequel les paysans font bouillir le linge. 22 LES CHARDONS DU BARAGANl Alors,, on n'avait qu'à le prendre avec la main et à le jeter dans sa musette. Il fallait être bien maladroit pour manquer son coup. Mon, père, cependant, le manquait régulièrement,, pour la grande joie, des gamins. On le narguait, on se moquait de lui. Cela ne lui faisait rien. Il continuait à se jeter, avec son, cazan, sur toutes les herbes qui bou¬ geaient ou non autour de lui. Au bout d'une heure de pêche, nous rentrions à nos chaumières, les saes doldora de poisson. Le père n'appor¬ tait pas un kitik / Ce que voyant,, la bonne mamouca lui conseilla de garder la chaumière, pour procéder aux salaisons, préparer les mets, laver le linge et jouer de sa, flûte. Cela m'humiliait à me faire verser des larmes : un mâle ne fait pas la lessive, ni la. popote f Mais mon père LES CHARDONS DU BARAGAN 23 n'avait rien du mâle : e'était une douce femme, avec de grosses moustaches noires et. des yeux profonds et lan¬ goureux, constamment posés sur sa flûte, d'où il tirait, avec ses doigts noueux* de. douces mélodies qui re¬ tentissaient au loin et faisaient aboyer les chiens par les nuits silencieuses. En échange, lorsqu'il préparait un boreke ou une plakia de poissons, ou quand il lavait le linge* les meilleures ménagères pouvaient venir lui deman¬ der des leçons. Hélas, on le raillait quand même* parce qu'un homme ne doit pas se livrer à des travaux féminins. Alors je me serais battu contre tout le hameau, car le pauvre père ne relevait jamais une injure et suppor¬ tait tout stoïquement. Esquissant un léger sourire, il s'en allait vers la Borcea, avec son bonnet pointu tou- 24 LES CHARDONS DU BARAGAN jours rejeté sur la nuque, avec sa culotte en loques, toujours mal ficelée, ses opinci traînantes, son long cou et son merveilleux caval, qui ne man¬ quait pas, lui, de le venger de cette vie pitoyable et tristement belle. Parfois, je le suivais. Parfois et en cachette, car il aimait à être seul. Dans la soirée tiède où le silence se mêlait à l'odeur de la vase, je le devi¬ nais assis sur un tronc de saule déra¬ ciné. Et après une complainte à perdre le souffle, j'entendais sa voix discrète et juste, qui disait tout bas notre inou¬ bliable chant du pays de l'Olth : Feuille verte avrameasa, lia, ila, la ! Ils sont partis les Olténiens pour jaucher ; Les Olténiennes sont restées à la maison, Elles ont rempli les cabarets1. i. Michel Vulpesco. — Voir son admirable ou¬ vrage : Les Coutumes Roumaines Périodiques. (Librai¬ rie Ëmile Larose). LES CHARDONS DU BARAGAN 25 Oui, les Olténiens partent toujours, « pour faucher » et pour accomplir mille autres besognes, laissant les Olténiennes « remplir les cabarets », ce qui n'est pas absolument vrai, mais mon père n'avait pas pi ccédé de la sorte : en partant, il avait amené son Olténienne et leur trésor, moi. C'est pourquoi ma mère l'aimait beau¬ coup, beaucoup. Elle me le disait quand, à la pêche, voyant ses affreuses varices, je lui demandais pourquoi elle laissait au père les travaux les plus faciles : — C'est parce que je l'aime, mon petit... Dieu l'a fait ainsi et me l'a donné pour mari. Ce n'est pas sa faute, à lui, le pauvre homme ! * * * Voilà comment nous vivions à La- téni. 26' LES CHARDONS DU BA1AGAN J'étais alors âgé de -neuf ans. Avec ma mère, qui ne s'avouait jamais fatiguée, j'allais toujours à la pêche, que ee fût pendant les inondations, — quand la carpe venait frapper à notre porte, — ou pendant les autres mois de l'année, quand il fallait la chercher dans la Borcea. Là, il ne s'agissait plus de pêcher au cazctn, mais avec le kiptchell, le pr&stovol, la pktssa, ou les v,ârchtiiT parfois même au navody en compagnie des autres pêcheurs. Il fallait voir cette femme pêcher, pour savoir ce que c'est qu'une Olté- nîenne qui aime son mari I Surtout quand elle lançait en. rond le pros- tovolr — les bras nus jusqu'aux épaules, la jupe ramassée très haut, la chevelure bien serrée dans la betsma, les yeux, la bouche, les narines tendus vers l'infini marée a- LES CHARDONS DU EARAGAN 27 geux, — on eût dît qu'elle allait tirer tout le poisson de la Borcea. — Halal pour une femelle 1 s'é¬ criaient les pêcheurs qui la voyaient faire. Et nous n'en restions pas moins dans le pétrin :: ça ne vaut donc pas lia, peine de trop s'éreinter en ee monde : le travail ne mène à rien. Pendant que nous péchions, — car, moi aussi, je prenais ma part de poisson, — le père, à la maison, salait, salait à tour de bras, rem¬ plissait des cuves, essorait le poisson mordu à point par le sel et l'ar¬ rangeait pour la vente. La vente... Que le Seigneur vous garde d'une vente pareille ! Cinq à dix francs les cent kilos de poisson, livrés en gros et sur place aux mar¬ chands rapaces. Et encore était-on content de pouvoir s'en débarrasser, 28 LES CHARDONS DU BARAGAN car on ne savait plus où. le mettre. 11 nous écrasait, pourrissait et empes¬ tait, après nous avoir fait patauger dans ses boyaux jusqu'aux chevilles, lors des salaisons. Oui : cinq à dix francs les cent kilos ! On ne peinait que pour l'Etat et pour acheter des tonnes de sel1. Pour nous, pas même de quoi se payer une harde et de la farine de maïs. Et tout ce poisson qui se gâtait et qu'on devait jeter dans la Borcea, d'où ma mère le tirait avec tant de vaillance et un si grand espoir d'une meilleure vie ! Non, vraiment, le dicton populaire avait raison de dire : Buna tsar a, réa tocméala ; Hât 'o 'n cour de rândoueala ! (Bon pays, mauvaise organisation : Sacré nom d'un règlement !) x. En Roumanie, l'État a le monopole du sel, dont il dicte le prix. LES CHARDONS DU BARAGAN 29 C'était cela : un pays riche, mal organisé et mal gouverné; ma mère le savait comme tout paysan rou¬ main. Dans ses longues années de vie errante, d'un bout à l'autre de la Valachie, elle avait eu mille fois l'oc¬ casion de constater combien misé¬ rable était l'existence de ces habitants qui, éloignés de toute rivière et trop pauvres pour pouvoir se payer de la viande, ne vivaient que de mamaliga et de légumes \ cependant que des millions de kilos de poissons gisaient, s'abîmaient et devenaient inutilisables tout le long de ces centaines de kilo¬ mètres que parcourent le Danube, ses bras et ses affluents. Mais com- 1. D'après les évaluations du grand critique et sociologue roumain, feu Dobroyeann-Gherea, la nourriture quotidienne de notre paysan peu avant la guerre, s'estimait à o fr. 35 cent. — Voir Néoïo- bagia. 3'0 LES CHARDONS DU BARAGAN ment transporter cette manne céleste, quand les trois quarts du pays man¬ quent de «communications, aujour¬ d'hui comme il y a mille ans ? Alors elle eut une idée, qu'elle se mit à réaliser sans nous en faire part : n'astreignant à des économies sour¬ noises, nous gavant de poisson et rien que de poisson, —- rarement un bout de polenta, encore plus rare¬ ment un bout de pain, — toute une année durant, elle réussit à amasser cent francs, qui lui permirent d'ache¬ ter, d'occasion, une rosse avec sa carriole à quatre roues, dont deux chancelantes et prêtes a s'effondrer. — Voilà, dit-elle à mon père : vous irez, toi et l'enfant, battre les villages, avec cela, et vendre du poisson salé... — ... Avec cela? soupira le père, blême ; traverser le Baragan avec cela ?... LES CHARDONS Dlî 8ARÀGAN 31 II toisa ce cheval étique, cette bamba disloquée : — ... Tu veux m'accompagner, petit ? me dit-il. Quelle question ! Mon seulement je te voulais, mais j'étais ravi ! Voir le Baragan 1 cette obsession de tout enfant, cette « terre sans maître » ! Et surtout, pouvoir enfin, moi aussi, courir après ses chardons, dont mes camarades me contaient merveille, courir avec toute la terre -qui court, poussée par le vent •! — Pourquoi ne pas essayer ? fis-je gravement, maîtrisant ma joie ; -qu'a¬ vons-nous à perdre? — Diable : le cheval, -d'abord ; la voiture, ensuite ; et puis, nous- mêmes ! Nous serons engloutis par le Baragam îJ Engloutis par le Baragan 1 Cela me FRANCIS CARCO. — La Légende et la Vie d'Utrillo. . 12 D Comte de COMMINGES. — Les Blérancourt 12 » LÉON DAUDET, de l'Académie Goncourt. — Le Courrier des Pays-Bas : I. La Ronde de Nuit 15 » II. Les Horreurs de la Guerre ... 15 » HENRI DROUIN. — Service de Jour 12 » HENRI DUCLOS. — Le Prieur de Prouille 12 » JACQUES DYSSORD. — On frappe à la porte .... 12 » CLAUDE EYLAN. — L'Héritière du Roi Salomon. . . 12 ï MAURICE GENEVOIX. — Les Mains vides 12 » ANDRÉ GEORGE. — L'Oratoire 12 » E. DE GRAMONT. — Mémoires. - I. Au temps des Equipages 12 » PAUL GSELL. — L'Homme qui lit dans les âmes ... 12 » YVETTE GUILBERT. — L'Art de chanter une Chanson . 12 » EMILE HENRIOT. — Les Livres du second Rayon . • 15 D ABEL HERMANT, de l'Académie Française. — Xavier . 12 » ROBERT DE JOUVENEL. — La République des Cama- 12 5> rades 12 * CHARLES LEGRAS. — La Vigne aux bras étroits ... 12» LOUIS-LÉON MARTIN. — L'Ascension d'Elire Amour. 12 » François Mauriac. — Destins 12 » henri poulaille. — Le Train fou . 12 » RACHILDE. — Jarry, le Surmâle des Lettres 12 » HENRI DE RÉGNIER, de l'Académie Goncourt. — Scènes mythologiques 7 50 MARC STÉPHANE. - Ceux du Trimard 12 » ANDRÉ THÉRIVE. — Sans Ame 12 » — Le Retour d'Amazan 15 > ROBERT DE TRAZ. — La Puritaine et l'Amour ... 12 » BERNARD GRASSET, ÉDITEUR IMP. GROU-RADENEZ, I I , RUE DE SÈVRES, PARIS. 27717 n-28 [EXCLU DU PRÊT.