EMILE TUELE L'Ombre de la Bast POEMES Hi|m 092 21501*18 Société de la Revue Le Feu AIX-EN-PROVENCE mcmxxi A la mémoire de mon Grand-père ERNEST TURLE qui fut marin, peintre et poète, j'offre ces vers ■en témoignage de gratitude spirituelle- E. T. L'Ombre de la Bastide. — Voici qu'à l'ombre d'une bastide de Provence semblable à celle qu'il chanta, je dois rédiger, le cœur navré, ces quelques lignes en souvenir du jeune poète, Emile Turle. Après l'armistice, je me trouvais très soujfrant à l'hôpital militaire d'Alger, quand de Provence me parvint dans mon courrier une lettre contenant des vers, dont l'accent et la forme me frappèrent tout de suite. Ils étaient signés Emile Turle. J'avais dû cependant, malgré moi, différer une réponse, et un mois après, rentrant à Marseille, je trouvais une autre lettre, signée du même nom, qui me reprochait mon silence en termes nobles et fiers, où l'on aperce¬ vait la blessure, non pas d'une vanité, mais d'une sensibilité et d'une confiance émouvantes. C'est pour¬ quoi j'indique ici ce trait, qui inontrera tout de suite la belle qualité de cette âme, sa parfaite dignité. Tout par la suite me la confirma, le manuscrit entier du volutne, que préparait le poète et qu'il voulut bien me communiquer, celui-ci même, ses lettres si déli¬ cates et si chaleureuses, ses conversations quand feus le plaisir de le rencontrer à Nice. C'est là qu'il habitait, obligé par sa santé à des ménagements qui lui laissaient à peine la possibilité du travail. La guerre l'avait surpris en effet dans les Basses-Alpes, où il accomplissait deux années de service militaire. Simple soldat au 163e de ligne, il partit pour VAlsace en août IQ14 ; dans les Vosges il fut très grièvement blessé ; par cette blessure, peu à peu, sa vie devait s'écouler. Mais, la sentant fuir de son corps épuisé, il vou¬ lait en fxer du moins l'image en des poèmes auxquels leur perfection précoce donnait déjà le son de ce qui dure au-delà de la vie. Cette perfection, il l'avait acquise au contact des maîtres de l'antiquité classi¬ que, à la beauté desquels l'avait initié au collège de Draguignan notre confrère et ami Marcel Toussaint, poète lauréat du prix Sully-Prudhomme et que lui aussi la guerre entraîna dans sa grande horreur, en le tuant sur le coup, devant l'ennemi. Au sortir du collège de Draguignan, Emile Turle est étudiaiit ès-lettres à la Faculté de Lyon; il a vingt-deux ans quand la guerre éclate, il meurt le y mars 192/, sans avoir atteint sa vingt-neuvième année, étant né au mois de mai 1892, à Barjols ( Var). Il s'est éteint doucement à six heures du soir... Oest Vapaisement des six heures Le moment où les rames -pleurent. avait-il chanté en des vers encore inédits, où transpa¬ raissait un pressentiment de sa fin prochaine ; il est mort à Grasse, où it avait dû, sur le conseil des méde¬ cins, fuir l'air trop vif de la mer niçoise... Il est mort, parmi, les fleurs, comme le printemps s'avançait... Si précoce qu'ait été sa mort, si brève sa carrière poétique, cependant ses vers avaient été remarqués ; en 1918 la société des PoètesFrançais lui avait décerné le prix de Rohan pour son beau poème Le Silence qu'on trouvera dans ce Recueil ; en 1920 son sonnet sur Mireille avait obtenu un prix au concours ouvert par le Radical pour /'inauguration de la statue de Mireille aux Saintes-Maries. L'Ombre de la Bastide ne contient pas d'ailleurs toute la poésie d'Emile Turle-, un second recueil de poèmes, La Couronne de Roses, est aussi parfait que le premier-, il attendra l'instant propice à son appa¬ rition, que lui fournira, le succès certain de ce pre¬ mier recueil ; alors on mesurera dans toute son éten¬ due la perte que viennent de faire en la personne d'Emile Turle la Poésie et la Provence... La généra¬ tion qui suit la mienne n'avait pas, je pense, de poète plus pur, plus épris de la perfection dès ses premières années ; il avait atteint très jeune une forme sobre, d'une netteté toute hellénique, au service d'une inspi¬ ration tour à tour païenne et chrétie7ine, ainsi que la Provence elle-même... Et comme l'artiste l'homme était exquis ; c'est pourquoi cette âme s'est vite envolée d'un monde plus que jamais inhabitable aux poètes... EMILE RIPERT. POÈME LIMINAIRE LA BASTIDE Que sait-on si, rêveuse ainsi dans la laurière, Elle ri1 adresse pas, quand vient le fin matin, Une prière Au ciel latin ? Pour moi je la comprends et je sais qu'elle m'aime Nos cœurs que le silence unit étroitement Battent au même Doux battement. Elle m'accueille au chant de sa fontaine ancienne ; J'écoute, les yeux clos, son lierre ensoleillé Glianter l'antienne De l'abeiller. L'OMBRE DE LA BASTIDE Elle m1 accueille avec ses rosiers balsamiques ; Et mes chères douleurs, et mon dernier sanglot, Mélancoliques, Vont à vau-l'eau. En dépit de l'amour dont le charme s'envole Et dont le songe exquis n'est que fragilité, Tout est vanvole, En vérité, Je le jure, moins tes fuseaux de lilas pâles, Bastide, moins tes pins, tes oliviers, tes buis, Et tes cigales ! L'eau de tes puits •Castalienne fit le chanteur que je suis. MAMAN Maman est le seul mot que je n'ai jamais dit ; Il est comme une belle pierre Dans un riche coffret fermée à la lumière; C'est un joyau de prix qui n'a pas resplendi. Pour quelques-uns c'est une pierre dont le charme Quelquefois s'éteint quelque peu ; A paraître au grand jour son éclat est moins bleu... Mais elle est à mes yeux belle comme une larme, Belle comme une larme, et je l'aime à pleurer ; Quand la solitude est complète .Je la tire pieusement de sa cachette, Rose qu'on n'oserait aux roses comparer. L'OMBRE DE LA BASTIDE C'est un nom bien plus doux que Louise ou Simone ; Je ne sais pas le prononcer ; Il semble qu'à le dire un ange va passer... Si ce n'est pas l'amour qui le dit, il détonne. Si l'Amour entre ici, qu'il soit assez profond Pour que ma chère bien-aimée Sente combien son âme est soudain embaumée Quand j'aurai dit : Maman, en la baisant au front. Elle clora les yeux fervemment sans comprendre Pourquoi ce nom au lieu du sien ; Je le dirai comme l'enfant, mal ou si bien, Qu'elle entendra vraiment son gazouillement tendre Alors, le grand frisson de l'amour maternel La pénétrera jusqu'à l'âme, Tant le bonheur confus que son être réclame Tient bien dans ce seul mot pour elle essentiel. Mais s'il n'existe pas d'âme assez délicate Pour que je l'appelle Maman, Je laisserai toujours enclose étroitement Cette pure améthyste en son coffret d'agate. MAMAN Et quel que soit l'amour qui s'attache à mes pas, Fût-il, lui seul, toute la grâce, Si ce n'est pas l'Amour idéal qui m'embrasse, Maman est le seul mot que je ne dirai pas. LE JARDIN Le jardin défleuri qui gardait une rose Plaisait à mon esprit volontiers effacé Comme une âme où l'attrait des vains biens a cessé : Il servait en secret une éternelle cause. Les lauriers bruissaient et célébraient entre eux Le silence rempli d'accords religieux Profonds comme le monde et comme la nature ; Les platanes parlaient aux peupliers d'argent Par un perpétuel et suave murmure, Et les buis mariaient leurs frissons à ce chant. Au reste, les enfants retournaient à l'école : On n'entendait plus rien, sauf l'abeille qui vole, Ou le clairon d'un coq dans le pays lointain, Ou, tout près, un oiseau fourvoyé dans les branches. La prière aux pieds nus traversait le jardin. Elle fermait les yeux et joignait ses mains blanches, LE JARDIN 19 Et l'âme du jardin palpitait vers l'azur. Maint poème qu'on vante eût envié cette âme ; En dépit des efforts qui resserrent sa trame, Le poème sans âme est un camée impur. Ici, tout se liait pour la même harmonie, Les verdures, la rose et la mousse du banc, Et dessous son berceau de feuillage mouvant Notre Dame la Vierge en sa grâce infinie. Elle émergeait de l'ombre ainsi qu'un chant d'amour. C'est elle qui gardait cette union étroite. Dans un long voile blanc elle se tenait droite, Et les arbres venaient se presser tout autour, Serrés comme les cœurs d'un même monastère Et maintenus courbés par le même mystère. Marie avait aidé l'essor lent des rosiers Dans leur ascension et leur floraison tendre, Et la première rose était née à ses pieds. Le calme était si grand qu'elle devait entendre La sève travailler au dedans de l'aubier Et le bourgeon éclore, en sa laine plié. La Mère de Jésus ne fut jamais si belle Qu'en ce jardin orné de grâce naturelle ; Elle épanchait sur lui des torrents de douceur, Elle en dégageait l'âme, elle en haussait le cœur ; Et le vent retenait un moment son haleine Quand l'âme du jardin glorifiait sa reine. . Les reines savent bien les âmes caresser : 20 L'OMBRE DE LA BASTIDE Les plus pures seront les plus vite conquises. Le jardin était humble, on n'y vit point passer Les vastes falbalas des hautaines marquises, Mais la simple douceur dont le visage heureux Eclaire maintenant encore comme un rêve : Car lorsque pour nos sens la vision s'achève L'âme, pour voir plus loin, allume ses doux yeux. Elle y gagne, il est vrai, de la mélancolie Que ne justifient plus la soudaine embellie Ni les fêtes de l'air, ni le joyeux pinson : Elle est triste devant la secrète raison Des choses que nos cœurs distraitement recueillent Et qui groupait ici les mille âmes des feuilles ; En effet, le jardin est rempli d'autrefois : A l'ombre du sapin qui la protège encore Sans doute s'asseyait ma mère aux doigts d'aurore Elle coud, cils baissés ; c'est elle : je la vois. Le secret du jardin est là sans qu'on y pense : Il a livré le mot de l'énigme au silence, Mais, pareil au rêveur qui, sur terre exilé, Révèle à l'amour seul son rêve au front ailé, Le silence répond à l'âme qui le presse : C'est un moment profond de solitaire ivresse Le moment où, levant le voile de la mort, Les choses du passé nous reviennent encor : Au milieu du jardin ma mère me regarde, Elle a laissé glisser ses mains sur ses genoux LE JARDIN Et nos regards se noient, indiciblement doux. Sur cet instant sacré l'âme en émoi s'attarde. Je sens tout le jardin alentour qui frémit Dans l'exaltation d'un vertige infini ; La même vision extasia les plantes : C'est ce qui les retient dans cet accord parfait Qui surprend tout d'abord : elles voient, en effet, Perpétuellement aller, venir, vivantes, Celles qu'on n'entend plus gémir quand nous souffrons. Le beau jardin se serre autour des mêmes fronts : Il n'a pas déchiré l'invisible tissure : C'est sa beauté ; — nous, nous errons à l'aventure Quand nous ne savons pas retrouver dans le ciel Le sourire attendri de l'amour maternel. I Ii LE SILENCE LA PRIÈRE DES POÈTES Quand rien ne sera plus, pauvres mortes aimées, De vos yeux de pervenche et de vos cheveux blonds, Du souvenir qui pleure et de nous qui parlons, Qu'étincelles au vent et légères fumées, Pour maintenir intact le dessin de vos lèvres Qui caressaient les fronts, posés sur vos genoux, Des hommes, des enfants, avec des mots si doux Qu'ils trompaient les douleurs et contenaient les fièvres, Et pour vous arracher tout entières au temps, Les vers que nous faisions sur les neiges exquises Et les orbes divins de vos seins palpitants, 26 l'ombre de la bastide Les vers que nous disions, chantants comme les brises, Changeants comme les ciels nuancés du printemps, Que dans le marbre et l'or ces vers s'immobilisent ! LA POÉSIE A Ernest Prévost.- Le vers a son parfum, sa grâce, sa mystique, Comme un jeune dieu nu couché sur de grands lys : Combien l'ont regardé comme tel de leurs fils Alors que son charme est unique. Il évoque le vase élancé qui moula Dans le recueillement des fines parois d'ambre, La vénusté délicieuse de ses membres Couleur de neige et de filas. Il rappelle le sein nacré d'une déesse ; Mais fût-elle Erinna la Lesbienne ou Sapho, Pour enfanter un dieu si merveilleux il faut L'avoir conçu dans l'allégresse. 28 l'ombre de la bastide Et même si l'enfantement nous fait mourir Parce qu'il nous déchire et parce qu'il nous broie, Il faut que le frisson de la première joie Passe encor dans le souvenir. O miracle d'amour dont l'âge s'émerveille ! Il semble que les yeux des enfants sont plus doux Quand leurs mères, ployant sans force les genoux, Meurent à l'âge de Mireille. Du moins ces orphelins sont-ils aimés des dieux ; Du moment qu'ils n'ont plus de sourire à connaître Leurs candides regards se tourneront peut-être Vers l'azur.infini des cieux. La beauté de leurs corps sans caresse est plus pure. D'autres sont plus fêtés sans doute en leurs berceaux, Ils ne seront jamais ici-bas les plus beaux Car trop de soins les défigure. Toujours quelque visage est entre eux et le ciel... Ah ! le vers est plus doux où se penche une étoile Car c'est un jeune dieu couché seul et sans voile Sous le regard de l'éternel. LA POÉSIE Il ne jaillira pas deux fois vers la lumière ; Il garde un sens divin au profane célé Comme telle corolle ou tel épi de blé Poussés dans telle ou telle terre. Pour bien le posséder il faut beaucoup d'amour ; Sa ligne sans défaut lasse l'intelligence ; Il ne donne le mot de sa magnificence Qu'en hommage au cœur le plus lourd. Heureux qui sait trouver la place exacte et l'heure Où sa sveltesse atteint la plus haute splendeur ! C'est un si précieux et si rare bonheur Qu'on redoute aussitôt qu'il meure. Il semble que l'on mord dans un fruit défendu, Que l'on force le seuil sacré du tabernacle Où dans l'ombre Jésus nous convie au spectacle De son corps magnifique et nu. Nous sommes soulevés au-delà de la vie ; Notre cœur s'élargit en nous immensément ; Le geste du semeur aux champs du firmament Traverse notre âme ravie. l'ombre de la bastide Nous ne sommes plus seuls au chemin le plus long Lorsque notre ferveur à vivre se hasarde : Celle que la première enfin notre œil regarde Pressentant le beau nous répond. Et nous nous rapprochons également des hommes Un même amour nous lie aux pieds de la Beauté Et sacre citoyens aussi de la cité Les tendres rêveurs que nous sommes. LE LIVRE Le livre est saint et saint car c'est le pain des âmès Tout l'amour est fermé dessous sa reliure, Avec ses chants, ses cris, ses tempêtes, ses flammes Et le poème enclos dans le cuir qui l'emmure S'envole, quand tu lis, avec un doux murmure ; Mais pareil à l'aveu des beaux yeux d'une femme, Il mène sagement sa sereine aventure, Entre le livre et l'âme ayant tissu sa trame. Le livre, dans la main qui souvent le fatigue, Pèse avec volupté ; sous la page impollue Souffre une âme qui meurt du désir d'être lue. l'ombre de la bastide Tel le cœur d'une vierge attendant qu'on le brigi Il connaît le bonheur suprême ou l'angustie ; Et tel, sur son rayon, il est l'ange ou l'hostie. L'ART DE LIRE A Jules Truffier, de la Comédie Française. Pose le livre aimé sur le prochain rayon Où le reprendre encore et le poser encore ; Si l'éternelle soif du divin te dévore, Bois, mais laisse en la coupe un filet d'or au fond ; Ménage ton plaisir, jouis avec raison, Car le plus tendre amour vit de ce qu'il ignore , Crains d'amoindrir en toi ce que ton cœur déflore ; Ne fais jamais le tour complet de ta maison. La pensée est pareille à l'eau de la fontaine Qui coule sur le marbre en l'effleurant à peine Mais qui le creuse un peu chaque jour doucement ; 3 34 l'ombre de la bastide Elle se fraie en nous une invisible route ; Et la sainte liqueur qui pleure goutte à goutte Pénètre lentement, pénètre sûrement. L'ART D'ÉCRIRE Faire un poème c'est façonner un beau vase Avec de l'eau très pure et de l'argile vierge Où rassembler les lys préférés de la Vierge Dont les suaves fleurs périssaient dans la vase. Tandis qu'à la lumière à la fin il émerge De la main qui l'épouse, et le presse, et l'évase, Faire un poème c'est travailler dans l'extase Sans que le flot du temps un moment nous submerge. C'est façonner un vase harmonieusement ; Et c'est le façonner d'une main ingénue Comme si c'était là notre commencement, 36 l'ombre de la bastide Et comme si notre âme où l'âge s'insinue Retrouvait, vierge encore en son vieillissement, Le frisson de la vierge à l'heure d'être nue. LE PLUS BEAU LIVRE ■Celui qui fait vibrer mon cœur comme une lyre N'exhale son parfum qu'à la sainte lumière De la lampe du soir dont la flamme n'éclaire Que le plus doux regard et le plus doux sourire. L'aiguille qu'on enfonce et l'aiguille qu'on tire, Le crochet qui retient la maille prisonnière, On ne les entend plus, on ne les entend guère ; Ils ajoutent encore à la douceur de lire. Le poème se dore au halo de la lampe... On lit : on suit des prés enfleurés d'orchidées Qu'une blanche rosée au crépuscule trempe... l'ombre de la bastide Si les vers sont des fleurs, les fleurs sont des idées ; Et si la belle rose est le plus beau poème, Le livre le plus pur est le jardin que j'aime. MIREILLE Au poète admirable de la Terre des Lauriers, Emile Ripert Je ne m'ennuierais pas de vivre solitaire Si j'avais avec moi l'Evangile et Virgile ; L'un chante le cytise et les fruits de la terre, L'autre, les fruits du ciel et le beau lys fragile. Si je n'avais qu'un livre, un seul me pourrait plaire S'il portait avec lui la prière et l'idylle, Or j'ai nommé Mireille, et ce n'est plus mystère : Mireille est à la fois Virgile et l'Evangile. A qui connaît Mireille il suffit de Mireille ; Tu ne pourras plus vivre ainsi que de coutume Si les chants de Mistral t'ont chanté dans l'oreille : l'ombre de la bastide Quelque chose est en toi des Jardins inconnus... Et tu viens d'accueillir le verbe qui résume Le mètre de Virgile et le vers de Jésus. JEAN DE LA FONTAINE Plus nous prenons de l'âge, et plus nous l'adorons, Cardes beaux jours voilà le vrai témoin qui reste ; Désormais, quelques vieux amis que nous ayons, Nul n'évoquera mieux notre jeunesse leste, Nul ne parlera mieux de nos joyeux printemps Sans nous [aire songer à la tempe fleurie ; Les autres, demi-morts, sont toujours lamentants Quand ils ont un retour vers leur écolerie. Mais il ne sera pas l'incomparable ami Pour la seule raison qu'il charma notre enfance : Il ne serait alors notre ami qu'à demi ; Mais bien parce qu'il plaît au temps même où l'on pense - 42 L'OMBRE DE LA BASTIDE J1 connut le bonheur de vivre intact en nous Par le tour dè l'esprit et le parfum de l'âme : Il est allé dans le même sens que nos goûts, Pourtant égal, pourtant mouvant comme la flamme- Pourquoi nous étonner ? — s'il a mis dans ses vers La nature à la fois immuable et changeante ? Avons-nous oublié qu'à nos âges divers Nature ne nous fut jamais indifférente ? La source qui murmure au fond du bois chantant S'offre à tous les regards lorsque la terre embaume :• L'enfant, dans son miroir, voit son rire éclatant, L'homme, la gravité de son visage d'homme. Poète, ton ouvrage à la source est pareil. Mais si notre couchant y mire ses nuées, En nous-mêmes, pourtant, du beau matin vermeil Sentons-nous les ardeurs enfin diminuées ? Non, rien n'a varié dans le fond de nos cœurs ; Nos fièvres d'aujourd'hui furent toujours les nôtres ; Les fleurs pour de vieux cœurs ne seraient plus des fleurs Et si nous vieillissons, c'est dans les yeux des autres. JEAN DE LA FONTAINE Alors, notre jeunesse a sauvé ta beauté ? Sans doute, apparemment ; mais tu lui fis la grâce. Par le charme infini de ta nouvelleté De prolonger en nous son adorable trace.. Hé quoi ! sauver l'enfant dans le cœur du vieillard N'est-ce pas triompher et dans un ton si juste Qu'il touche d'un seul coup au sublime de l'Art ? Poète, ton doux nom est tout près d'être auguste... LE SOIR Le soir vient en habits de soie et de velours Répandre sur nos fronts la douceur du saint-chrème Le jour N'avait pas mérité qu'on l'aime. Le jour s'en va, mais non sans s'attarder pour voir Avec lenteur marcher à travers la campagne Le soir Parti de la haute montagne, Et bleu d'être venu des hauteurs du ciel bleu... Le jour s'en est allé, mais sa robe traînante De feu Lui fait une traîne sanglante. Lli SOIR 45 Tu me trouves, doux soir, tout seul avec les dieux : Je suis dans le palais adorable des livres ; Mes yeux, D'avoir trop lu mes yeux sont ivres. Les livres sont fermés ; c'est le moment divin Où l'on songe aux beaux vers qu'on va peut-être écrire,. La main Sur le livre qu'on vient de lire. Et j'ouvre la fenêtre, et devant la beauté Du ciel où l'on croirait que mille lucioles D'été Pour étoiler l'azur s'envolent, Je joins les mains, et Dieu m'entend dire ceci : Pour ces livres aimés et ce beau ciel sans voiles,. Merci, Dieu des livres et des étoiles ! LA DOUCE VIE Le cabinet où sont les livres Est attirant comme un cellier Rempli des vins qui vous enivrent Chacun y tâche d'oublier Ses entreprises déboutées ; Oublier, se désennuyer Graves délices peu chantées.. Les âmes qui viennent ici Y restent prises, enchantées.. LA DOUCE VIE Elles ont comme un doux souci ; On les dirait bientôt meilleures Car tout regard semble adouci. Elles ne savent plus les heures, Si c'est le soir ou le matin ; Les vieilles habitudes meurent. Le bruit de la vie est lointain Comme une viole voilée, Comme un son de cloche incertain. La vie est au loin exilée. Ici l'on vit, en vérité, Une existence douce, ailée, La vie, avec moins d'âpreté, Une sœur de la vie, en somme, Menée avec plus d'unité, Supérieure, où l'on voit l'homme Dépouillé des gestes qui font De l'homme en ce monde un fantôme. 48 l'ombre de la bastide Le silence est ici profond ; Les grands élans de la tempête Semblent rouler dans un bas-fond ; Tout se passe dans notre tête ! C'est parfois le sanglot du cor, Parfois le cri de la trompette, Parfois le brouhaha d'un port, Les voix des marchands en colère, C'est à qui criera le p'us fort ! Mais le mistral et le tonnerre, Glissent, légers comme un soupir ; Le passant ne s'en doute guère. Tout ici fait naître un plaisir ; Et les souffrances ont des larmes Qui sont un divin élixir. Il n'est pas de douleur sans charmes, Pas de maux qui ne charment pas ; Leurs caresses d'Art nous désarment. LA DOUCE VIE Et la mort même a des appas : Nous qui voyons mourir les nôtres, Les souvenirs nous parlent bas. Plaisir aussi les tics des autres ; On rit, on joue à l'indulgent : L'Art nous révèle bons apôtres ; Tout est douceur, enchantement ; On goûte une sainte allégresse Comme aux pénombres d'un couvent. L'esprit du Seigneur nous caresse ; Nous mourons aux soucis divers, Nous vivons, nous vibrons sans cesse A la voix suave des vers, Au rythme éternel des poèmes ; Les cieux sur nous sont large ouverts Le Bonheur touche nos fronts blêmes Fascinés par l'éclat du Beau, Par le Génie aux chants suprêmes, l'ombre de la bastide Par l'Amour, nous planons très haut La Terre nous semblait trop basse ; Nous sommes l'égal de l'oiseau. Le globe peu à peu s'efface, Et les étoiles sont à nous Au stade immense de l'espace Quand nous, les faibles et les doux, Que pâlissait la peur de vivre, Nous entr'ouvrons sur nos genoux Les deux ailes blanches du Livre. L'ÉMANCIPATION A la faveur du soir, si de ta closerie Tu sors, et vas à contre-mont jusqu'à l'altitude fleurie Où le vent vient sécher les cheveux sur le front, Si, là, tu lis des vers : le souffle pur des cimes Dont le vol est libre et sacré, Arrachant le beau vers aux rimes L'élargira, divin, sur le ciel empourpré. BALLADE DE CEUX QUI N'ONT PAS DE GÉNIE Nos vers sont clairs comme des gemmes; Et la façon de nos poèmes Ne touche que ceux qui nous aiment : Il faut nous faire aimer d'abord ; L'amour trace une route unie Et peu à peu nous mène au port ; Qui ne nous aime pas nous nie, Car nous n'avons pas de génie. Quelques fleurs d'âme pour emblèmes^ Roses, soucis et chrysanthèmes, Qui s'effeuillent comme nous-mêmes... Ah ! pouvoir tirer de la mort A tout le moins notre harmonie ! Amour, c'est toi qui fais encor Ce miracle de Béthanie, Car nous n'avons pas de génie. BALLADE DE CEUX QUI N'ONT PAS DE GÉNIE Qui de nous fut de diadèmes Honoré dans ses vœux suprêmes, Couronné sur ses tempes blêmes ? Le sort pesa sur notre essor ; Il faut à notre symphonie Pour s'élever quelque ressort ; De l'empyrée elle est bannie, •Car nous n'avons pas de génie. ENVOI Prince, au tombeau, narguant le sort, S'il glisse une feuille jaunie, L'autan chasse la feuille d'or Car nous n'avons pas de génie. MELANCOLIE En souvenir de tes yeux bleus comme des fleurs J'ai composé des vers tout irisés de pleurs. Mais je les ai jetés aux brises incertaines ; Car, reine du bocage, et nymphe des ruisseaux, Tu trouvais les dessins des feuillages plus beaux, Et tu leur préférais la chanson des fontaines. GRATITUDE Si je n'écrivais plus jô ne ferais que sage ; Le vers vivrait en moi tant que battrait mon cœur, Au lieu que détaché sans profit sur la page, Comme un lys que l'on coupe, il meurt... Son parfum, il est vrai, persiste ; quoi qu'on die, Une âme doucement hante les lys fanés ; Elle ne peut mourir la Comtesse'de Die Qui ne fit que quatre sonnets ! L'aède voit les dieux ; le sage s'en rapproche Qui porte au fond de soi, parmi des soins divers, Trésor que le vulgaire ignorant lui reproche, Une fable et quelques beaux vers. l'ombre de la bastide Pour moi, mes heures sont aux Muses consacrées Vous qui me chérissiez, dans ma peine exilé, Muses aux doux yeux bleus et aux belles livrées, Salut ! vous m'avez consolé. L'OMBRE DE LA BASTIDE Votre tâche, abeilles, est sainte Puisque vous faites ce doux miel Qu'on vient quérir en votre enceinte Pour les enfants aux yeux de ciel Et les vieillards aux blanches têtes ; C'est un miel plus substantiel Que le miel moins pur des poètes- Mais vous, faiseuses de nectar, Butineuses de fleurs, âvettes, M'enseignerez-vous pas votre Art ? LE LIVRE PERDU Je suis triste à mourir pour un livre perdu... Laure que cet ennui chagrine, A retrouvé l'asile où, sur l'herbe é'endu, J'qi goûté la fraicheur divine ; Mais rien ; Laure revient, le corps las et rendu ; Elle a pourtant cueilli, câline, Les fleurs qui parfumaient le soir sur la colline : Le beau livre n'est pas perdu. LE SILENCE* A Madame la Duchesse de Rohan en hommage respectueux. Quand mon âme, en douleur de rêve et de beauté, Promène aux bleus jardins sa douce inquiétude, Le Silence aux yeux purs songe à me visiter Avec la chère Solitude. Il vient des hauts sommets et des vastes déserts, Et ses doigts sont empreints de la couleur des choses ; Quand il parle, on surprend la musique des vers Qui se mêle aux parfums des roses. * Poème couronné par la Société des Poètes Français. (Prix Rohan 1918). LE SILENCE 6l Le poids de ses pieds nus foule à peine le sol ; L'amour n'en trouve plus de trace sur le sable Quand le coq du matin, tordant l'or de son col, Déchire le songe ineffable. Il est las, il s'assoit et pose son beau front Aux coupes de mes mains ; mes paumes le recueillent ; Tandis qu'autour de nous tourne le tourbillon Du temps, de la mort et des feuilles.,. * •* Rien de pur, rien de vrai, rien de profond sans toi ; Sans toi, rien de parfait : tout n'est que sable et cendres... ' J'aime tes yeux, ne pleure plus, regarde-mo.i, Silence, avec tes beaux yeux tendres. Entre notre prunelle et le trait du dessin Tu mets la poésie adorable du rêve, Et le vase où le lys a la blancheur du sein Une invisible main l'élève. '6 L'OMBRE DE LA BASTIDE La beauté sans ton souffle a lacreté du sel ; Tu l'épures: voilà le mystère et ses ailes ; Toutes les roses sont divines dans ton ciel, Les roses qui n'étaient que belles. Tu précèdes la voix de songe et de sanglots Qui vient nous dispenser ses longs cris et ses baumes ; Comme une coupe d'or posée au bord des flots Tu recueilles les pleurs des hommes. Toi seul connais les mots qui peuvent nous guérir ; Toi, plus cher qu'un secret qu'on est seul à connaître ; C'est par toi que l'amour achève de grandir, C'est par toi qu'il commence à naitre. Et comme aux blonds enfants qui refusent le lait Tu nous tiens des propos que l'on entend à peine, Si doux, que notre amour que rien ne consolait, Revient à la mamelle pleine. Tu conseilles : ceci n'est pas bien, fais cela ! Tu sais le juste poids et la juste balance ; Et comme l'eau rougit aux cruches de Cana, La peur se change en confiance. LE SILENCE 63 Ta sœur, la Solitude, et ton ami, le chien, Revenez quelquefois, votre amitié m'est chère ; Quand vous m'abandonnez je ne fais rien de bien, Sans vous je ne travaille guère. Je sais que tu viendras aussi sur mon cercueil, Silence aux yeux très purs, seul, sans éclat, sans fièvres; Qui donc viendrait ? — la gloire est morte sur mon seuil Avec une prière aux lèvres. III L'AMOUR L'AMOUR Sois fidèle à mon cœur comme ce chat sauvage Qui, trouvant au logis plus de sécurité, Oublie auprès de moi son cher vagabondage. Vénère le silence et l'immobilité, Le silence où les cœurs se pénètrent sans cesse Et l'immobilité de l'amour enchanté ; Apprends encor le sens profond de la tristesse, Et le parler très doux que murmurent les yeux, Si doux que c'est pour eux entretien et caresse. J'ouvre la strophe grave et le vers merveilleux, Mais pour toucher au ciel, sans l'amour qui l'assure, Le meilleur d'entre nous n'est qu'un rosier sans pieux, 68 l'ombre de la bastide L'amour qui portera notre belle aventure Tant que nous offrirons notre cœur au soleil, Et qui nous fermera dans la même couture Quand nous serons la rose à son dernier sommeil. I.ES SŒURS BESSONNES Chez l'une tout s'ordonne, en effet, pour attraire, Car sa vivacité la fait encor valoir ; Sa mère ne sait pas s'égayer sans la voir, Et tout, dans la maison, sans elle, désespère ; Elle est le boute-en-train ; l'autre est tout le contraire Par son goût pour le rêve et par son nonchaloir : Préférant le bonheur de vivre sans chaloir Elle aime l'imprécision crépusculaire, Mais elle est moins aimée, et, triste, elle vieillit, Maintenant que je suis, sur le retour, esclave De la raison, prudent, ombrageux, recueilli, 70 l'ombre de la bastide Maintenant, il est vrai, j'adore la plus grave ; Mais encor sur les bancs, dans ma prime saison, Je vous le dis, j'aimais cet attrape-minou. LES ÉPOUSES Comme élles vous ne savez pas, ô courtisanes, Plaire longtemps aux dieux sans manquer à la grâce ; Et le geste charmant qui, le soir, les embrasse, Toujours les initie à de nouveaux arcanes. Leurs âmes voient le ciel quand les vôtres se damnent ; L'Amour entre en leurs lits, votre stupre le chasse ; Il n'est rien pour vos jeux que l'Erèbe ne fasse, Mais vous n'aurez jamais leurs charmes diaphanes Par vos onguents, ni vos artifices suprêmes ; Elles gagnent encore en ce point qu'elles aiment, Et leur victoire sort de leur sincérité. 72 L'OMBRE DE LA BASTIDE Vous murmurez : Voilà notre Sainte-N'y-touche ! Non ; c'est à l'éternelle et sainte volupté Que l'Epouse, à la nuit, commande sur sa couche. LE MEILLEUR AMOUR Chaque jour vers ton cœur quelque vierge voyage Telle a des cheveux blonds comme la Madeleine, Telle laisse tomber le long de son visage, Sur l'une et l'autre joue une tresse châtaine. Telle est belle par sa pâleur marmoréenne; Telle autre a la douceur antique d'une image, Portant dans son regard cette jeunesse ancienne, Lente à plaire, mais qui nous retient davantage. Telle, sur ses yeux bleus, croise de longs cils d'or. Et toutes t'ont voué leur profonde tendresse : Dès l'éveil, c'est à toi qu'elles songent d'abord ; 74 L'OMBRE DE LA B4STIDE Elle monte vers toi, le soir, la sainte ivresse Qui prépare à l'amour la vierge qui s'endort... Mais toi seul n'en sais rien que la Gloire caresse. LA FAVORITE Au jardin des raisins verts-d'eau Viendra la belle, Au jardin des raisins verts-d'eau La belle reviendra tantôt, Fidèle. Dans le jardin des roses-thé Embué d'aube, Dans le jardin des roses-thé, Refleurira, rose d'été, Sa robe. En Auvergne, sur son buccin, O Vermenouze ! En Auvergne, sur son buccin, Le vent célébrerait son sein D'arbouse. l'ombre de la bastide Le Provençal dirait : Margaï ! De sa chaloupe, Le Provençal dirait : Margaï ! En parfumant de thym et d'ail La soupe. Le gamin en bas de coton Qui s'émerveille, Le gamin en bas de coton, Crierait aux échos du canton : Mireille ! Mais quand l'étoile est sur la tour De la hulotte, Mais quand l'étoile est sur la tour, Le jardin qui pressent l'amour Sanglote. LE CARACTÈRE De la beauté pensive, alerte ou merveilleuse, 11 est le grain de sel, la rose ou la ciguë, Le petit dieu malin d'une retraite ombreuse Qui sur son arc bandé retient la flèche aiguë ; Prêt à dire le faux d'une larme ambiguë, Prêt à dire le vrai d'une douceur peureuse, Et sûr de s'échapper de sa géole exiguë Quand l'âme enfin heureuse est toute insoucieuse. Comme sous le visage un bleu réseau de veines, Malgré le fard patient qui s'applique à l'éteindre S'allume vivement aux affaires soudaines, 78 L'OMBRE DE LA BASTIDE On le voit luire sous les apparences vaines... Heureux qui, sur les yeux qui ne savent pas feindre, Le recueille, garant des délices prochaines. LA BULLE Cette bulle d'air bleu qui rêve au fond de l'eau, Minuscule orient dans son écrin de sable, Un remous la soulève: elle monte, impalpable, Arrive à la surface et se crève aussitôt. Ainsi de notre amour adorable, Pauline. L'inexprimable aveu qui rêve au fond du cœur Jusqu'à nos lèvres vient et sur nos lèvres meurt La flûte du silence emplit la nuit divine. AVRIL Elle sort dans les prés, la pure jeune fille. Où le matin est clair comme un cristal d'ampho Et tiède l'air qui vient de la mer qui brasille, Tandis que le brouillard de l'aube s'évapore ; Elle, toujours si pâle, un trouble la colore ; Elle qu'un souci chaste encore déshabille, Découvre enfin ses seins qu'elle ignorait encore,. Car un afflux divin monte à chaque papille. Alors, pieusement, tant son ivresse est pure, Pour la première fois, Dieu le sait, elle songe A l'amour qui viendra délier sa ceinture... AVRIL Et sur l'émoi qui naît, halète, se prolonge,, Elle ferme à-demi des yeux de rêve, telle Une rose d'Avril, rose vierge comme elle. L'INITIATION Adieu, la toupie et les quilles ! L'adolescent a respiré Les beaux cheveux des jeunes filles Qui sont comme un ruisseau doré. Il cherche l'ombre et le silence Où tremble un sensuel émoi ; ILs'étonne, il s'inquiète, il pense, Il ne sait pas au juste à quoi. Son petit lit le sollicite ; Pour goûter le somme il y court, Mais on n'échappe pas si vite Aux premiers troubles de l'amour : Les beaux cheveux de Madeleine Flottent encore autour de lui ; Cheveux parfumés de verveine, l'initiation Comme vous embaumez sa nuit ! Madeleine est la plus jolie ; Ses bras sont délicats et frais ; Sa taille est un roseau qui plie Et la rose fleurit ses traits. Il murmure tout bas : Je t'aime ! Il croit la tenir sur son cœur ; Il croit recevoir d'elle-même Un baiser de sa bouche en fleur. Et tandis que ses bras l'enlacent, L'adolescent apprend, grisé, -r- O mystère où les anges passent Le mot suprême du baiser. LA MESURE Amour, mettons le cap sur les plus hauts nuages! Entre le ciel et l'eau le matin est si pur Que nous verrons la vénusté de nos visages Dans ses traits éternels, en relief sur l'azur. Comme une flèche d'or notre nef nous emporte Au frissement du vent sifflant dans les agrès, Et les mauvais désirs dont nous fuyons l'escorte Maudissent la clarté qui nous tient dans ses rets. Les souffrances, de leur côté, nous abandonnent; Et, peut-être, là haut, eussions-nous souffert mieux. Car c'est un fait certain dont nos âmes s'étonnent Que cesser de souffrir soit encor douloureux. LA MESURE 85 L'esprit malin nous dit : Que fais-tu de tes haines ? Les hommes sont mauvais et plus d'un fut brutal ! Pour la première fois ses prières sont vaines, Et nous prenons plaisir à remettre le mal. La vanité stérile et l'arrogante envie Sont de pauvres oiseaux par le plomb traversés ; Quand nous avons voulu voir plus loin que la vie, Ah ! que d'oiseaux en nous les rêves ont blessés ! Enfin l'Orgueil s'affaisse avec un cri terrible, Lui qui voulut toujours nous conduire au Soleil ! Mais l'Amour vigilant qui cherche un point sensible Gouverne entre deux ciels le divin appareil. LE RENDEZ-VOUS Nous nous rencontrerons encore, Ma bien-aimée, à la fontaine, Près du temple que le soir dore. La mer roule en l'anse prochaine ; Un cyprès monte dans l'azur ; La barque tire sur sa chaîne. Les pâtres dorment, l'air est pur. Vous sortez de la maison blanche Où grimpe une glycine au mur. C'est un très beau soir de Dimanche. Votre bras porte, gracieux, La svelte amphore qui se penche. LE RENDEZ-VOUS 8 f Vous passez dans les sentiers bleus. Vous marchez avec plus de grâce Que les déesses et les dieux. Je connais d'avance la place Où vous allez poser l'amphore Que votre bras droit désenlace. Près du temple que le soir dore, Ma bien-aiméé, à la fontaine, Je vous ai rencontrée encore. Avancez, ma petite reine, Que je prenne comme une fleur Votre fine tête châtaine. Je veux épouser la douceur, La molle douceur de la joue Que baigne une rose fraîcheur. Vous souriez : l'amour s'avoue Au sourire des yeux jolis ; Votre cœur à mon cœur se noue. l'ombre de la bastide Nous aimons sous les cieux pâlis. La sainte image de la joie Sait tous ses rêves accomplis. L'infini des mondes tournoie Mais enlacés nous restons là Dans le crépuscule de soie. Hélas ! hélas ! tout passera ; Et le croissant clair de la lune Bientôt au ciel s'effilera. C'est une aventure commune. Sans nous lamenter sur le sort Nous retournerons par la dune. Cependant, taisons-nous encor ; Et continuons notre rêve, Et prolongeons son vaste essor. Ainsi, retenue à la grève Où quelquefois je vais m'asseoir, Toujours s'élance et se soulève La mer violette du soir. SOIR D'AMOUR Chère enfant, tu n'entendras plus d'autre poème Que le thrène amoureux de ma flûte d'ébène Pareil au chant d'amour que la fontaine égrène Pour la rose d'automne et pour le chrysanthème, De toutes les chansons, si nous aimons la même, Je veux la recueillir où fleurit ton haleine Pour que dévotement à ma flûte j'apprenne La chanson de ton rêve et le rêve que j'aime. Chantons-la, si tu veux, en buvant ce Falerne, Ce vin de Syracuse ou ce vin de Palerme Aux coupes de cristal qu'un feuillage d'or cerne. LOMBRE DE LA BASTIDE Jusqu'à ce qu'au jardin où grandit un dieu terme, Jusqu'à ce qu'au ciel bleu que ternit un bleu terne Enfin l'étoile éclose et la rose se ferme. IV LE RÉVE DOUCEUR C'est l'apaisement de six heures, Le moment où les raines pleurent, L'heure où l'on voit briller l'étoile du berger Sur le mauve verger. Si quelque regret te bourrèle Plonge en la minute 'éternelle ; Le beau Vêpre mieux que le miel matutinal Pourra calmer ton mal. Il a des douceurs sororales Pour les douleurs et pour les râles ; Regarde-le pencher son front pâle, portant Une étoile au mitan. 94 l'ombre de la bastide Il endort les nids dans les vernes Et les soucis dans les tavernes ; Pour fêter son retour, la lune doucement S'allume au firmament. Dans l'herbe vibre la locuste, Le grillon, dans l'âtre vétusté, Et le doux rossignol chante dans le pin bleu A l'heure de prie-Dieu. L'hirondelle passe rez terre, Le pigeon fait une prière ; Les cheveux de la Vierge épandent dans le ciel Leur neigeux eschevel. Doux ami, dont l'âme est si triste, Cherche Jésus pour qu'il t'assiste, Quand les cloches du soir chantent sur le coupeau Le couplet de l'Agneau. LE VIEILLARD Portant le poids des ans sur son dos, tel une arche, Dans la terre des serfs il plonge son bêchard ; Naguères, il passait encore dans son char, Immobile, les yeux sur ses chevaux en marche. Les hommes sont changés : jadis, le patriarche, Par Zeus Olympien ! appelait plus d'égard, Car il garde des rois le chef et le regard, Et le roi semble un dieu dans sa belle démarche. Ce vieillard n'attend pas des autres plus d'amour ; Il ne reçoit du ciel son pain de chaque jour Qu'après avoir pesé sa tâche journalière. l'ombre de la bastide Mais le soir ! ô spectacle aux lys des champs offert ! Il est beau comme un dieu de pourpre et de lumière En arrachant au sol son lourd bêchard de fer. LAR FAMILIARIS Argus s'est étendu devant la porte et pense ; La gueule sur la patte et l'œil clos à demi, Il regarde peiner la petite fourmi Dont l'œuvre herculéenne est faite de silence. Le chat ! parlons du chat ! un fourbe d'élégance ! Queue haute et dos arqué, collant ! va donc, Mimi Holà ! que mâche-t-il? haro sur l'ennemi ! Et le chien sur le chat qui déguerpit s'élance... Dans un vombrissement de mouches il revient, Satisfait : Après tout le chat n'est bon à rien ; On le tient pour voleur, je le regarde comme l'ombre de la bastide Egoïste et poltron ; car il lui manque, en somme, L'amour qufsur la terre est le propre du chien, Et la force qui pèse en la dextre de l'homme. UN SAGE Dans sa cage, l'oiseau mène des pensers simples : Le seneçon est mûr, l'air est doux, l'eau est fraîche, Je puis polir mon bec à cet os sec de seiche,] La laitue est amère ; — il connaît quelques simples Et quelques fruits, car sa cervelle n'est pas grande ; Et tant pis, si son âme en est d'autant sereine, S'il peut faire, à recoi, toujours sa méridienne, Et s'il trouve plaisir à la même mérende ! Il est tout occupé de manger et de boire Et de chanter ; il saute, il va de barre en barre ; Il ne peine jamais sur le moindre problème : 100 L'OMBRE DE LA BASTIDE Quand il pense : j'ai chaud, il court à sa baignoire ; Quand il pense : j'ai faim, il prend dans sa mangeoire Un petit grain de mil ; — et tout s'ensuit de même... TA PROPHÉTIE DU VIEILLARD SIMÉON Quand Joseph et Marie, aux lois de Dieu fidèles, Apportèrent au temple, en étouffant leurs pas, Le petit Jésus et deux tourterelles, Le vieillard Siméon prit l'enfant dans ses bras Et dit : « Le miel divin que cet Ange distille Distinguera l'Amour de l'amour incertain Car ceux dont le cœur est rempli de bile Nieront son goût suave et son odeur de thym. Hosanna ! la lumière est à la fin venue ! Seigneur, laissez aller votre bon serviteur: Son corps est usé, sa tête est chenue, Et sa barbe est d'argent comme les lys en fleur. 102 l'ombre de la bastide Mais devant cet Enfant souffrez que je médite ; Je sais qu'il sera roi du monde, et cependant Qu'en force et sagesse il grandir^ vite, J'élève dans mes mains un éternel Enfant ! Eternel, éternel comme l'eau qui murmure Et la chanson du coq; sur le granit du roc Je vois se dresser son autel qui dure Comme l'eau qui murmure et la chanson du coq. Comme l'eau qui murmure et roule et se déroule J'entends autour de lui le vaste flot humain Dont le bruit énorme et l'énorme houle Soudain s'apaiseront sous ses pieds nus demain. 11 domptera les cœurs, car mieux que les poètes Qui font solliciter et chanter à la fois Les vers légers dont leurs strophes sont faites^ Il chantera des vers qui deviendront des lois ! Des vers qui deviendront les lois de la conscience; Les hommes répondront aux gens hardis et faux Qui se moquent de cette obéissance ; . Nous leur obéissons parce qu'ils sont très beaux. LA PROPHÉTIE DU VIEILLARD SIMÉON IOJ Plus beaux que l'or du soir qui dore les épeautres, Si beaux que nous faisons nos tâches sans peiner Et que nous nous aimons les uns les autres Quand nous les entendons seulement résonner. Les uns qui ramenaient leurs filets sur la grève, Oublieront de porter leur pêche à la maison Pour suivre en chemin et servir sans trêve Celui qui met l'Amour plus haut que la Raison ! Et d'autres quitteront leurs femmes aux fronts roses Qui riaient sous leurs cils par le désir fermés ; .Les courtisanes laisseront leurs roses, Déroulant sous ses pieds leurs beaux corps parfumés. Leurs yeux levés vers lui refléteront, dociles, Son âme répandue en sa douce beauté, Pareils à l'azur des beaux lacs tranquilles Qui reflètent le ciel des nuits claires d'été. Et comme dans l'azur un astre éclatant groupe Dans son rayonnement quelques étoiles d'or, Quelques vieux pêcheurs formeront sa troupe. Humbles étoiles d'or écloses dans le port. l'ombre de la bastide Ils s'en iront bravant les vents et les averses, Et les loups dans les bois et les chiens dans les bourgs; Mais on lèvera devant eux les herses, Et les petits enfants leur souriront toujours. Hélas ! l'épine point sous la branche fleurie ! Déjà vient, le front bas, le traître au regard dur ! Ma pauvre âme, hélas ! en est bien marrie ! Mais gloire soit à Dieu qui gonfla d'un lait pur Le beau sein de douceur de la Vierge Marie ! L'ANE Il chemine le pas silencieusement ; Il va coûte que coûte avec entêtement -A travers les cailloux, l'averse, la poussière, L'ornière. Il va son petit train, plan-plan, mais il va loin., La carriole est vieille et l'essieu manque d'oing Il est mal attelé : le harnais qui le sangle L'étrangle. N'importe, il se résigne, il accepte son sort ; Parce qu'il se résigne on le frappe plus fort ; Il accepte les coups : le chien qui le croit veule L'engueule. io6 l'ombre de la bastide De ses larges yeux doux il regarde le chien... 11 pourrait se venger, sans doute, il n'en fait rien ; Il sait que la douceur porte sa récompense D'avance. Il traîne une tristesse immense dans ses yeux : De tous les pleurs versés en tous temps, en tous lieux, Il traîne dans ses yeux alourdis par le somme, La somme. De tous ceux qui sur terre eurent froid, eurent faim, Tous les cris sont passés dans son braiment sans fin; Pour ceux que la douleur d'un doigt léger effleure, 11 pleure. Qu'il clame sa détresse ou sa félicité, C'est toujours un sanglot dans l'espace jeté : Il est marqué de deuil : l'homme était de ce signe Plus digne. 11 songe, cependant, à des destins meilleurs ; Sa souffrance est ici, mais sa joie est ailleurs ; Il dresse pour ouïr musique non-pareille L'oreille. POTRON-J ACQUET La basse-cour s'éveille et, de Pétable ouverte Les bêtes sortent brusquement En route pour la plaine verte ; Le coq a salué l'orient bruyamment ; J'aime le coq dont la fanfare Est brûlante comme un piment. Les canetons s'en vont en boitant à la mare Devant le capricant troupeau La troupe des poulets s'effare. Le cheval roux est roux de l'oreille au sabot La cavale aux jarrets de neige A le cul noir comme un corbeau. POTRON-JACQUET La brume se dissipe et l'air rose s'allège ; Le soleil, par-dessus le bois, Regarde, béant, le cortège. C'est un bruit de grelots mêlés de vifs abois ; En trottinant près de l'agnelle L'agneau fait la petite voix. Le long flot moutonnant de laine roule et bêle ; Le chien le mène et de Robin Retient le moindre écart rebelle. J'aime le vieux berger, rongeant son bout de pain En disant son bout de prière ;, J'aime la mère bique et le bouquin lambin, Mais c'est l'agneau que je préfère. LA PHALÈNE Pour quoi faire, à cette heure, être encore au jardin ? Je chasse la phalène amoureuse des lampes : J'avais cru la saisir, tantôt, contre mes tempes, Mais d'un vol plein d'astuce elle s'enfuit soudain. Enfin j'ai pu l'avoir, je la tiens par une aile : Je la distingue mal, mais je sais qu'elle est belle ; Je suis content : je rentre avec l'insecte aux doigts. Il ne volera plus en vingt lieux à la fois, Eparpillant sa grâce autour de la lumière : Je l'isole dans un beau vase de cristal. Phalène, le souci du penseur t'est fatal : Il veut te voir grandir dans ta cage de verre. L'ORGUEIL Quand la cloche de quinte a sonné dans l'air rose J'étais sur la colline où les lauriers sont beaux ; Je regardais le ciel s'éclairer par lambeaux Et refleurir, jardin éternel, rose à rose ; Silvain y secouait ses férules en fleur, S'y couronnait, Amaryllis, de violettes ; Partout ressuscitait la divine couleur, Très confuse d'abord, puis par couches plus nettes Et puis violemment, indigo, grenat, or,. Et pourpre. J'étais seul. L'homme dormait encor. L'homme dormait encor dans le petit village Que l'on voit dans la combe au travers d'un nuage. J'étais bien seul debout sur le sommet vermeil. Et quand, pour moi, roseau pensant de la nature, Le Soleil s'est montré par une déchirure, Devant l'Astre j'étais la seule créature... Ah ! j'ai vu, le premier, se lever le Soleil ! L'ADIEU AU JARDIN Si je t'abandonne à tes fins œillets, A tes vignes d'or autour des fontaines, Où si tendrement je me recueillais, Ce n'est que désir de courses lointaines. N'incrimine pas mon cœur plein d'amour, J'ai plus de chagrin que tu veux bien dire,. Et pourtant tu vois que je reste sourd Au commandement de ton doux sourire. Si d'autres berceaux vont tenter mes pas, Boqueteaux lointains, mousses non foulées, Je t'assure encor qu'ils ne feront pas Que j'aime à demi tes blondes allées. Certes, je verrai de nouveaux jardins ! Mais pour égayer tes longs jours moroses Je rapporterai dans mes blanches mains l'adieu au jardin Les rares senteurs dè toutes leurs roses. f J'apprendrai les chants de leurs beaux oiseaux Je répéterai pour toi leurs ramages; Au susurrement léger des roseaux Je désennuierai longtemps tes ombrages. Pour charmer les dieux et les Eros nus Je viendrai, poète adoré des marbres, Célébrer l'attrait des lieux inconnus Décorés de fleurs et de nouveaux arbres. Je pars. Cher Jardin, qu'un voile de deuil Surtout n'ombre pas la claire terrasse ! Mais que je retrouve en passant le seuil, Le même sourire et la même grâce. TRISTESSE A vous toutes je la préfère ! Je n'aimai guère En ma jeunesse Que sa caresse. Qui me conduisit à l'école Du barbacole ? A la grand'messe ? C'est la tristesse. Q»i s'assied, tricote, converse, Et qui me berce Quand le jour baisse ? C'est la tristesse. TRISTESSE Lorsque, plus tard, son bras m'enlace, Combien de grâce Et de tendresse En la tristesse ! Mes vers sont beaux quand tu les aimes, Doux mes poèmes, Enchanteresse, O toi, tristesse. Sans toi le jardin manque d'âme, Sans toi, la femme, De joliesse... C'est toi, tristesse. Quî,|pure, dans le bleu nocturne, T'appuies à l'urne Où, taciturne Un lys s'affaisse. PATRIOTISME Sortant du rêve et du sommeil J'ai gravi la colline claire ; Les premiers rayons du soleil Doraient la terre de ma mère. Moi, qu'un capricieux destin Poussait çà et là par le monde, J'ignorais le pays latin Et sa fine lumière blonde ! Et j'allais, toujours exilé, Errer aux ciels lointains de France Sans jamais avoir contemplé Le ciel tendu sur la Provence ! Les filles dont le profil pur A la grâce des fins camées, Cependant m'ont montré l'azur I20 L'OMBRE DE LA BASTIDE Et les collines parfumées, Le pâtre, assis sur le coteau, Du moins n'a pas trahi son âme 1 Quoi ! j'élargissais le drapeau Jusqu'à faire éclater sa trame ! Le rempart sombre des cyprès Aujourd'hui me barre la route ; O mon cœur, tu te meurtrirais Si tu passais coûte que coûte ! Demeure dans l'éden étroit Que les monts aux pins bleus t'assignent, La Provence a besoin de toi Pour veiller sur ses belles lignes. La Provence est ivre d'amour ; Et la courbure de ses golfes Veut mirer son divin contour Dans l'eau si pure de tes strophes. Reste; en chantant ton fin ciel d'or Et ta terre de thym fleurie, Tu n'es pas moins Français d'abord Dans le Temple de la Patrie ! LE HÉRAUT Suspend la coucourdette au manche de ta bêche, Larde un quignon de pain, et va ! Cocorico ! Ne me tracasse plus avec tes qu'es aco, Homme de peu de foi que la raison empêche. Regarde : l'Orient rougit comme une pêche : Hâte-toi, car le pic commence son picot, Et le moulin à vent son queti-queticot ; Monseigneur le Soleil, dès l'aube, me dépêche ; Monseigneur le Soleil s'avance en Terre d'Oc Et désire trouver, tantôt, en sa venue, Tout le monde à son train ; les laboureurs au soc, LOU TROUBAIRE J'aime par dessus tout, Reine des cours d'amour, Ton soleil et ton vin : leur double éclat te farde ; Qui songe à s'étonner, à présent, s'il me tarde D'aller de fief en fief te chanter tour à tour. Mais si un grand dessein t'écrase, troubadour ! Regarde-le jongler : il se perd, Ermengarde ! Et sa flûte essoufflée et sa lyre hagarde Ecoute-les gémir, Bernard de Ventadour ! ? I Félibres, doux musiciens, ô virtuoses, Gloire à vos chants d'amour beaux comme des seins roses A votre vers mystique, à votre vers charnel ! 124 l'ombre de la bastide Gloire à toi, prince des félibres, Aubanel ! Aubanel dont on dit que, Vésuve de roses, Tu verses sur le temps un parfum éternel. LA PROVENÇALE Elle a de jolis bras, souples comme l'osier, Et j'ai rêvé d'en faire une amoureuse étude, Qu'elle cueille la rose avec sollicitude, Ou l'orange qui tente en mer le marinier. J'évoque cependant des temps inoubliés... Elle cueillait l'olive en cette quiétude ; Qu'elle n'accuse pas mon cœur d'ingratitude : J'y songe encore, au bois d'argent des oliviers. Mais lira-t-elle enfin ces vers ma Provençale ? Elle croquait la figue d'or que le vent sale ; Ses mollets rougissaient dessous son jupon court LE MISTRAL CHEZ MOI La petite maison, close sur mon repos, Agite, au soir mourant, ses membrures d'érable, Car, indice assuré d'un malheur redoutable, Un dieu, sur la fenêtre, a renversé les pots... Il a suivi l'agnelle au son de son grelot, Et fermé sur le chien la porte de l'étable ; Dans le vin de la jarre il a jeté du sable, Et soufflé, dans la main du maître, le falot. Tout branle, crie et geint ; le volet vole et claque Au mur; la porte tire sur ses gonds ; tout craque... Une lézarde fait la grimace au plafond ; 128 l'ombre de la bastide Par Zeus ! maudit sois-tu, toi qui mènes la lutte ! Et qui, faisant, gémir les os de ma maison, Etouffes les soupirs de ma petite flûte ! BARGEMON A mon Père. Sur la sévère ordonnance Des forêts couleur de poix, Comme une grappe, les toits Etalent leur rutilance. Les marteaux battent le cuir Dans un vif galop de course ; Mais le ciel est une source Où chatoie un fin saphir. Le temps filtre goutte à goutte : La mort viendra tôt ou tard ; On entend rouler un char, Un chat traverse la route. 9 Se prélasse et se balance. pli I ■: Le train qui pressent Claviers, Haletant, monte la côte ; Honorine qui tricote Rit aux mots des cordonniers. m Le notaire, pressé, passe : Où court-il? — On ne sait pas ! Le docteur doublant le pas, Le rattrape sur la place. BARGEMON L'abbé qu'un bon vent amène, Pousse la porte et rugit : Ego sum ! — Pierre rougit Sous l'œil transparent d'Hélène. * * * Le convoi de Draguignan, Poussif, souffle dans la gare : L'œil inquiet de son phare Scrute la nuit fixement. La guimbarde de la poste Dort, muette, dans la cour ; Le chef siffle : las et lourd Le train qui s'en va, riposte. Secoué, le postillon S'éveille enfin : son fouet claque, L'essieu crie et la patraque Commence l'ascension. * * * Départ foudroyant : tangage ; Polka des vitres : fracas ; Mais Pégase prend le pas Sans tarder, suivant l'usage. LA FIGUE La figue est verte ; D'un vert pareil A la noix verte, D'un vert pareil A la grenouille Nue au soleil. Nul suc qui mouille Sa peau encor; Rien qui la rouille. Vierge, elle dort, Ami, regarde : Le lait en sort. I34 l'ombre de la bastide Elle se barde D'un corset vert, Sa vertugarde. Mais elle a l'air De se complaire Apre en sa chair. Sa peau amère Jette un défi A la lumière. Mais Dieu la fit Pour être douce Et fruit confit. Et figue rousse. Et Phébus vient A la rescousse. envoi Petit vaurien, Ta confiture Ne coûte rien : La figue est mûre. BALLADE D'ÉTÉ Grain d'avoine, beau grain blond ! Pour la fourmi, qu'il est bon ! Magnifique cargaison ! Elle le tâte, le vire, S'arc-boute enfin et le tire, Mais dans le bief il chavire Par le courant emporté : Mignonne, voici l'été. Louise jfrotte l'estagnon Et bougonne en son menton ; Le métayer est grognon ; La vieille en son coin soupire : Adieu les francs jours de rire Et le tonneau qu'on soutire : Le Maître habite à côté : Mignonne, voici l'été. l'ombre de la bastide La vierge avec son cruchon Traverse l'aire en jupon ; Elle ajuste son chignon En écoutant l'eau bruire ; Dans la conque elle se mire, L'onde double son sourire, Puis elle rentre en beauté : Mignonne, voici l'été. envoi Le moineau qu'un chat déchire Pousse un navrant tire-lire ; Mais la cigale a chanté : Mignonne, voici l'été. LA CIGALE Au temps froid, alors qu'au grenier mûrit la corme, On dit que vous dormez enfoncée en un trou, Fourmi, sans passions, comme noix dans son brou, Imbécilement riche en la ténèbre énorme. Dieux puissants, se peut-il qu'âme vivante dorme, En hiver, au logis, s'échauffant peu ni prou, De la rose passée, ô tristesse, ou du brout Qui palpite premièrement au sein de l'orme ! Pendant que vous dormez, et ne vous en déplaise, J'écrirai vers plaisants aux lueurs de la braise : Le travail de l'esprit est une volupté. 138 L'OMBRE DE LA BASTIDE Les soirs d'hiver, au ron-ron de la crémaillère Fourmi, ces vers d'amour je les chante l'été : Vous ne raillerez plus la pauvre cigalière ! ÉPILOGUE I -V- W\\/" V" 'V- "-'V,-" •^.î v ■ :à r<^vO-- mm i %4 l ^ - » ?MSr&M ■ .. •: iiiilSiii ®t ■ iWSSÉI wÊmmlM LE MISTBAL Au pays des pasteurs inspirés, il est roi ; Il conduit ses charges insignes Sur les sommets on, pour la rose, il fait trop froid, Et traverse les rangs des vignes ; C'est lui gui rétablit la pureté des lignes ; Et si dans un éclat il rompt un rameau mort, Il fait voler ses feuilles d'or Dans le ciel, sur le lac et sur l'aile des cygnes. En vain chantent en chœur tous les coqs de l'été Etablis sur leurs ergots raides ! La mer qui se soulève est rude, en vérité, Quand ses lames qui se succèdent Frappent à plein boutoir les brides dont les ais cèdent y Mais quel cri ! lorsqu'au sol tout sacré de soleil Il déracine un pin pareil A quelque grand vieillard hurlant dans les pinèdes. 142 l'ombre de la bastide Il s'engouffre au village et repousse, en dépiit Des coups de poitrail de la mule, Le chartil qu'elle haie en tirant sans répit Au collier qui tintinnabule, Luttant des quatre pieds lorsque le train recule, Hérissée en son poil et mourante en sa chair De sentir derrière elle ouvert lont un gouffre étemel où nul char ne s'accule. Quelquefois, dans les lys dont on reste ébloui, H rugit ses péans sauvages, Tandis que le poète au cœur sans armes suit Feuille par feuille, ses ravages, Ft se rend tout en pleurs aux paroles des sages, Becevant de plus grands l'héroïque vertu De chanter, pour un chant perdu, Ces beaux chants douloureux qui font pleurer les âges. TABLE DES MATIÈRES TABLE La Bastide il I. — OFFRANDE A L'AMOUR MATERNEL Maman 15 Le jardin 18 II. — LE SILENCE La prière des poètes 25 La poésie 27 Le livre 3I L'Art de lire 33 L'Art d'écrire 35 Le plus beau livre 37 Mireille 39 Jean de la Fontaine 41 Le soir ' 44 La douce vie 46 L'émancipation 51 Ballade de ceux qui n'ont pas de génie 52 Mélancolie 54 Gratitude 55 Aux abeilles 57 Le livre perdu • 59 Le silence 60 III. — L'AMOUR L'Amour Les sœurs bessonnes Les épouses TABLE DES MATIÈRES 146 Le meilleur amour La favorite Le caractère La bulle Avril L'initiation La mesure Le rendez-vous ... Soir d'Amour IV. — LE RÊVE Douceur Lè vieillard Lar familiaris Un Sage La prophétie du vieillard Siméon L'âne Potron-Jacquet La phalène L'orgueil L'adieu au jardin Tristesse V. — UN RAYON DE SOLEIL Patriotisme "9 Le héraut 121 Lou troubaïre I23 La provençale 124 Le mistral chez moi >27 Bargemon I29 La figue *33 Ballade d'été *35 La cigale T37 ÉPILOGUE Le Mistral I4I 73 73 77 l9 80 Sz 84 93 93 97 99 101 10S xo8 110 m 112 114 Achevé d'imprimer le vingt-huit Juin mil neuf cent vingt et un par Mistral à Cavaillon pour Le Feu IS Extrait du catalogue des Éditions de la Revue " LE FEU " PAUL.FIOLEE LETTRE S (Campagne 1914-1916) x vol . . 3 fr. 50 Emile SICÂRD LE LAURIER NOIR Poèmes 1 vol. . . . . . . . 5 fr. Joseph D'ARBAUl) LOU LAUSIÉ D'ARLE *1 ' ' ■ Poèmes 1 vol. . . . .. . . . . . . . . . . . 5 fr. L. DE BERLUC-PÉRUSSIS PAGES RÉGIONALISTES } vol. ............... 1 fr. 50 Cavaillon. — Imprimerie MISTRAL