PKOSATEUKS FRANÇAIS C O N T 11 M P O K A / .V S F. RIEDER ET O, ÉDITEURS 7, PLACE SAINT-SULPICE ^^ PARIS B.U. NICE-LETTRES 092 2039949 PANAIT ISTRATI ENFANCE D'ADRIEN ZO G RAF El CODINE CODINE DU MÊME AUTEUR LES RÉCITS D'ADRIEN Z0GRAFF1 I. — KYRA KYRALINA. II. — ONCLE ANGHEL. III. — LES HAÏDOUCS. I. — Présentation des Haïdoucs. II. — Domnitza de Snagov. PANAIT ISTRATI ENFANCE D'ADRIEN ZOGRAFF1 CODINE PROSATEURS FRANÇAIS CONTEMPORAINS F. RIEDER ET C!% ÉDITEURS 7v PLACE SAINT-SULPICB PARIS MCMXXVI — ■ IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE UNE ÉDITION ORIGINALE QUI COMPREND : 3 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DES MANU¬ FACTURES IMPÉRIALES DU JAPON f NUMÉROTÉS DE A à C, NON MIS DANS LE COMMERCE; 7 EXEMPLAIRES SUR PAPIER DES MANU¬ FACTURES IMPÉRIALES DU JAPON, NUMÉROTÉS DE Al à Al ; 10 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER ZONEN, NUMÉROTÉS DE D à M, NON MIS DANS LE COMMERCE; 70 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER ZONEN, NUMÉROTÉS DE 1 à 70 ; 13 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ PUR FIL DES PAPETERIES LAFUMA, DE VOIRON, NUMÉROTÉS DE N à Z, NON MIS DANS LE COMMERCE. 300 EXEMPLAIRES SUR VERGÉ PUR FIL DES PAPETERIES LAFUMA, DE VOIRON, NUMÉROTÉS DE 71 à 370. Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays Copyright hy F. Rieder et C", 1926. *£3. k La vie de l'oncle Dimi et des siens n'était qu'une sorte d'esclavage déguisé en liberté. Tout le pro¬ duit de leur travail était absorbé par les dettes éternelles au propriétaire du terrain et à l'Etat : pour eux le beau froment, le meilleur maïs, le lait de la vache, les œufs et les poules. Pour les habitants de la chaumière, la soupe à l'eau, les haricots, et une mamaliga 1 de mauvaise qualité. Cette vie rendait les gens méchants. Oncle Dimi se saoulait le dimanche et battait sa femme qui, de peur, allait se cacher chez les voisins. Et tout pré¬ texte lui était bon. Rien que pour sa lenteur à allumer le feu, l'oncle, à grands coups de bottes, jetait sa femme 1. La mamaliga est le pain du paysan roumain. 10 CODINE la tête en avant dans les cendres de l'âtre. Alors la vieille mère se fâchait, prenait la cobilitza et allongeait à son fils quelques bons coups, qu'il encais¬ sait en riant. « Ivrogne!... Tant que vous êtes amoureux vous tirez une langue d'une aune pour avoir la jeune fille et quand vous l'avez, ce n'est plus qu'une chienne!... » Puis on envoyait le petit Adrien appeler la maltraitée, qui soulevait ses jupes en pleurant et montrait à sa belle-mèré ses cuisses tachées de bleus : « Je n'aurais jamais cru que mon Dimi me battrait comme ça! sanglo¬ tait-elle. — Qu'est-ce que tu veux, ma fille! Tu savais bien que nous étions de pauvres gens « collés à la terre »... Fallait pas l'épouser! La pauvreté et l'amour ne font jamais bon ménage. Souviens-t'en pour tes enfants. » Quoique âgée de soixante-dix ans, la UNE NUIT DANS LES MARAIS 11 bonne vieille faisait tout son possible pour soulager la pauvreté, qu'elle avait passée en héritage à ses enfants. Gomme elle ne pouvait plus s'employer aux grands travaux des champs, elle se chargeait de toutes les besognes de la vie domestique : cuisine, élevage de bêtes et de mioches, lessives. Et comme elle voulait ramasser aussi des sous pour « ses aumônes », tous ses instants libres, tout son repos, étaient employés à glaner des épis de blé derrière les moissonneurs, à ramasser les flocons de laine que les brebis abandonnent dans les chardons et à cueillir le pissen¬ lit qui pousse au bord des fosses. On l'appelait également pour masser les enfants malades et les exorciser. Le soir, au repas commun, se considérant comme une bouche inutile, elle ne tou¬ chait ni au lait, ni aux œufs, quand il y en avait sur la table, et se contentait d'un peu de soupe et de laiteron vert au vinaigre, ce laiteron dont les livres civilisés disent qu'il « constitue une 12 CODINE excellente nourriture pour les porcs et les lapins ». Deux fois par semaine, courbée sous le poids de sa cobilitza surchargée, la mère parcourait les cinq kilomètres qui séparaient la chaumière du marché de Braïla; elle rentrait avec trente sous noués dans le coin de son mouchoir. Mais ces sous faisaient des miracles, car au bout de trois ou quatre ans on la voyait creuser un puits aux endroits de passage des charretiers, ou bien encore acheter tantôt un lit complet pour une fille pauvre en train de se marier, tantôt une vache avec son veau nouveau-né qu'elle offrait en aumône pour le salut de son âme. Il arrivait aussi, mais très rarement, qu'oncle Dimi tombât sur la cachette où la pauvre femme serrait l'argent, et c'en était vite fait du puits, du lit et de la vache. Alors l'âme de la pieuse Nédéléa était malade pendant six mois. Pour se retenir de prononcer « le mot impardonnable », elle déambu- UNE NUIT DANS LES MARAIS 13 lait, hâve et triste, une main sur la bouche. ★ Adrien, le petit neveu, — qui fut élevé dans la chaumière jusqu'à sept ans, et qui venait plus tard y passer ses vacances d'écolier, — était le té¬ moin de ces malédictions de l'oncle Dimi, mais cela ne l'empêchait pas de l'aimer... D'ailleurs, malgré ce qu'on pourrait croire, tout le monde aimait Dimi, depuis sa femme battue, et sa mère volée, jusqu'aux paysans qui l'appe¬ laient à toutes les fêtes et à toutes les noces : c'est qu'il était un travailleur incomparable et un joueur de flûte comme on n'en trouvait pas deux dans la région. Sa faux tenait la tête des faucheurs, et sa flûte décidait les plus vieux et les plus moroses à s'engager dans la danse. A part ça, il était sympathique, avec 14 CODINE son air bourru doublé d'un humour qui maîtrisait le rire, sa face de tzigane aux sourcils riches et toujours froncés, l'impromptu de ses boutades. Adrien l'aimait. Et l'oncle aimait son neveu. Ils étaient copains. Parfois? le petit copain reprochait au grand ses brutalités envers sa femme, mais le grand répondait : « Attends d'être marié pour parler. La femme, c'est une sale affaire... — Pourquoi tu t'es marié, alors? — Parce que c'est comme ça que ça se fait. Faut passer par là. Plus tard, seulement, on s'aperçoit qu'il faut tra¬ vailler pour deux, pour quatre, pour dix. Alors on boit pour oublier et on cogne pour se venger. » Adrien ne se tenait pas satisfait de ces réponses : il s'interposait chaque fois que l'oncle battait la tante, Sa¬ chant bien que Dimi était incapable de le frapper. C'est que le paysan ai¬ mait le fds de sa sœur aînée bien plus que ses propres enfants, et lui passait UNE NUIT DANS LES MARAIS 15 tons ses caprices, allant jusqu'à l'ac¬ compagner pour pisser avec lui quand il n'en avait nulle envie. Toute la pas¬ sion du petit était dè se trouver tou¬ jours et partout avec son oncle, mais surtout quand ce dernier prenait le fusil pour tirer les grives qui abîmaient le raisin, ou quand il attelait pour aller à la coupe du roseau, dans les marais. Ah, ces nuits dans les vastes maré¬ cages de l'embouchure du Sereth, com¬ ment les oublier? L'oncle Dimi n'avait pas de permis pour couper le roseau. Ce permis coû¬ tait vingt francs par an, et il ne pou¬ vait pas se le payer. Aussi partait-il à la nuit tombante, pour se trouver au marché de la ville voisine avant l'au¬ rore. Adrien flairait le départ aux prépa¬ ratifs de l'après-midi : on donnait aux chevaux une nourriture supplémen¬ taire et on les laissait se reposer; puis on bourrait le sac de route avec une 16 CODINE grosse mamaliga, quelques oignons et du sel. Pour boire, une plosca avec de l'eau. Mais le meilleur signe qu'il y aurait un départ pour la coupe, Adrien le trouvait dans le costume de mendiant qu'endossait l'oncle, ainsi que dans son front plissé et son visage tragiquement soucieux, car on ne savait jamais com¬ ment cela finirait. C'était un vol, on volait ce que le propriétaire du do¬ maine n'avait jamais labouré, ni ense¬ mencé; et parfois au lieu de se trouver le matin au marché, on se trouvait dans la cour du boyard, la charrette et les chevaux confisqués. Quelques hennis¬ sements des chevaux avaient attiré l'attention du Turc, garde des marais. ★ Un soir, l'oncle Dimi et Adrien étaient partis tard, pour ne pas être vus des voisins. Il y avait sept kilo¬ mètres à faire jusqu'au marais. Nuit UNE NUIT DANS LES MARAIS 17 de juin, air tiède, ciel étoilé. L'oncle conduisait, fumait et se taisait, pen¬ dant qu'Adrien, derrière lui, écoutait le bruit du vent dans ses oreilles et ne soufflait mot. Une fois arrivé dhns l'empire du si¬ lence, on détela les chevaux et on les attacha à la voiture, la musette d'a¬ voine accrochée à la tête. Puis Dimi s'enfonça dans l'étang, la serpe à la main. Il fallait aller loin, entrer dans l'eau jusqu'aux genoux, jusqu'au ven¬ tre même, le vol étant trop apparent aux bords des rives, mais l'oncle était fort, vaillant : pour atteindre les plus beaux roseaux et pour gagner au mar¬ ché quatre francs, il n'hésitait pas à s'aventurer. En partant, il recommanda à Adrien à voix basse : « Fais attention aux chevaux... S'ils s'impatientent, jette-leur encore une poignée d'avoine, surtout à celui de droite qui est un sale animal. Et tâche GODINE 2 18 CODINE de ne pas t'endormir, tu prendrais froid. » S'endormir, Adrien? Mais c'était fou d'y penser! Il attendait seulement que l'oncle eût tourné le dos et disparu pour se sentir le maître de tout : des chevaux, de la voiture, de l'immense étendue des marais, et même du vent et du ciel avec ses étoiles « sans nom¬ bre », ainsi que l'affirmait grand'mère. Ce soir-là, comme si son cœur l'aver¬ tissait du drame qui devait arriver, il n'eut pas envie de « commander». De¬ bout dans la charrette, il suivit du regard l'avance de l'oncle d'après le remuement des roseaux hauts de huit pieds que le paysan écartait pour se frayer chemin, puis il se tint coi. De temps en temps, des vols d'oies et de canards sauvages, dénichés et épou¬ vantés dans leur sommeil par cette visite nocturne, prenaient l'air avec de grands battements d'ailes. Au clair de lune, Adrien les contemplait avec émotion; une forte envie le prenait de UNE NUIT DANS LES MARAIS 19 leur crier : « Prenez-moi aussi avec vous! » La brise légère et le murmure des ro¬ seaux lui chatouillaient les sens au point de lui faire perdre toute notion de lieu et de temps. Il aurait pu rester ainsi de longs moments sans bouger d'un doigt, car ces instants-là il ne les trouvait pas dans la méchante vie de tous les jours, remplie de cris et de jurons. Ouand un hibou perçait le si¬ lence de ses appels de mauvais pré¬ sage, Adrien sursautait comme s'il s'était endormi. Il y avait longtemps que Dimi était parti. Adrien tenait maintenant son regard fixé sur le faîte des roseaux, qui devait se pencher bien plus fortement au retour à cause des gros fagots que l'oncle traînait avec lui. Le mouve¬ ment se dessinait de très loin, puis il devenait de plus en plus distinct, et enfin, flanquant de grands coups à droite et à gauche, l'oncle apparais- 20 CODINE sait. Il apparut aussi cette nuit-là, mais déjà exténué du premier voyage, mouillé jusqu'à la poitrine, et transpi¬ rant à grosses gouttes. « Ah, c'est dur cette fois-ci..., dit-il en laissant tomber les fagots et la serpe. Les eaux sont hautes et l'on a « chipé » tout ce qu'il y avait de facile à ramasser. Je dois aller chercher le roseau au bout du diable! » Il s'assit, s'épongea et roula une ci¬ garette. Puis il parla comme pour lui- même : « Je ne pourrai pas en couper beau¬ coup cette nuit : une petite charrette de trois francs, tout au plus... » Et se tournant vers Adrien : « Eh bien, tu n'as pas faim? Allons nous mettre un morceau sous la dent... » Il écrasa un oignon entre ses paumes, le saupoudra de sel et en offrit la moi¬ tié à son neveu en guise de rôti. Avec la mamaliga, cela leur parut très bon. Ils se passèrent la plosca. « Sont-ils tranquilles, les chevaux? UNE NUIT DANS LES MARAIS 21 — Oui, répondit Adrien, mais celui de droite ne mange pas et braque tout le temps les oreilles au vent. — La sale bête! » Il prit la serpe et s'en alla pour le second droum. On appelait dr>um le voyage d'où l'on rapportait deux fa¬ gots sous les bras; et le soir, au retour du marché, on se disait : « C'était un chargement de dix, douze, ou quinze dr)umouri. » Et cela pour trois, quatre ou cinq francs, pour des peines et des drames sans nom, comme ce fut le cas cette nuit-là. On était au sixième droum et Dimi venait de repartir quand un hennisse¬ ment perçant déchira le silence et le cloua sur place. Adrien fut glacé jus¬ qu'à la moelle : il connaissait la colère de son oncle. Celui-ci apparut les mains vides, assombri. D'une voix de bon père il parla au cheval fautif, celui de droite : 22 CODINE «Alors quoi, bon Dieu! Tu n'auras pas le mauvais goût de me faire des histoires... Qu'est-ce qui te manque? » Il le soigna, le caressa, et dit à Adrien en partant : « Reste près de lui... Il s'ennuie... Ne le perds pas de vue. Encore quelques fagots, tout juste pour que nous ne soyons pas la risée du marché, — et nous partons. » Mais à peine disparu dans le fourré de roseaux il revint en courant : le cheval avait lancé un nouveau cri! « Sacré nom de la Vierge, je te mange les oreilles, tiens, si c'est comme ça! » Se jetant sur la bête, il lui flanqua un coup de pied dans le ventre qui résonna douloureusement. Le pauvre animal tressaillit sous le coup et tourna la tête pour regarder de ses bons yeux celui qui le frappait. Adrien tremblait, comme si c'était lui qui avait reçu le pied dans les entrailles. Il pria son oncle de ne plus battre le cheval. UNE NUIT DANS LES MARAIS 23 « Attelons! dit le paysan; il n'y a rien à faire, il va nous trahir... Nom de tous les saints, voilà une nuit ratée! » Ils se mirent en route. Il faisait encore noir. Avant même de sortir des marais, la bête vicieuse refusa de tirer et s'arrêta net. Elle trépida sur place, ronflant des narines et prêtant les oreilles au vent. Dimi devint pensif. Adrien l'interrogea : « Pourquoi fait-il ainsi, oncle? — C'est un étalon, mon enfant; il doit avoir flairé une jument dans le voisinage; quelque paysan.doit se trou¬ ver par ici près de nous, avec une ju¬ ment. Ah, cela finira mal cette nuit! » L'oncle Dimi se signa trois fois en se découvrant : « Que le Seigneur nous préserve du malheur! » Et il cracha de côté : « Ptiu, démon, va-t-en dans le dé¬ sert! » Il descendit, prit l'étalon par le mors et avança ainsi encore un bout de che- 24 CODINE min; brusquement, le malheureux ani¬ mal hennit deux fois de suite dans la main de son maître. L'homme sentit ses cheveux se dresser sous le bonnet. Le sang lui monta à la tête. Il com¬ mença à frapper aveuglément, d'abord avec les poings, avec les pieds, puis avec une matraque arrachée à la voi¬ ture, et qui se cassa en deux sous la violence des coups. Le cheval s'affola, son compagnon prit aussi peur, et tous deux partirent dans une course désordonnée. Us sor¬ tirent de la route, entrèrent dans un champ en friche où l'oncle se trouva incapable de les maîtriser. L'étalon lançait des hennissements incessants et entraînait la charrette vers les ma¬ rais, pendant que Dimi, en luttant pour le ramener sur le chemin, se voyait débordé, épuisé, près d'être écrasé, les vêtements tout en loques, la moitié du pantalon déjà perdue dans la course. Alors se produisit l'horrible : tout en courant, Dimi planta la serpe dans UNE NUIT DANS LES MARAIS 25 le ventre de l'étalon et s'arrêta sur place. Le tranchant parcourut toute la longueur du ventre qui se vida. L'animal tomba foudroyé. Adrien lâcha un cri et perdit connais¬ sance, allongé sur les roseaux. Il se réveilla dans un bruit de voix. Faiblement éclairés par les premières lueurs de l'aube, l'oncle Dimi et le garde-marais parlaient, debout devant le cadavre du cheval qui gisait dans une mare de sang, les boyaux répandus tout autour de lui. « Sois bon, Osman — disait l'oncle — ne me conduis pas à la cour. J'ai assez de malheurs, comme tu vois. Allons, sois bon, Osman! » Le Turc, énorme, le fusil sur une épaule, la musette aux provisions sur l'autre, face cuivrée et poilue, regard noir et intelligent, croisa les bras de¬ vant le malheur et dit dans un rou¬ main à peine compréhensible : «— Soyem bon... Non pouvem soyem 26 CODINE bon, bré Dimi. Boyard payé, boyard servi! — Le boyard ne sera pas moins riche... — Evète1 Boyard riche, maUDieu bor¬ gne! » Puis les yeux hagards fixés sur la bête éventrée, il prononça le verdict qui soulagea le cœur meurtri du paysan: « Allem, parlem... Ma' non parlemel » Et tournant le dos au drame il s'éloi¬ gna à pas lourds. Dimi abandonna le compagnon qui lui avait rendu tant de services, s'attela à sa place et prit le chemin du village, après avoir déchargé les fagots. L'étoile du berger brillait de tout son éclat d'opale sur l'horizon empour¬ pré du levant, quand Adrien, se sépa¬ rant péniblement de son meilleur ami d'enfance, — le bel alezan à la dé¬ marche fière, aux yeux vifs, au sang 1. Oui en turc. UNE NUIT DANS LES MARAIS 27 bouillonnant, qui traînait avec mépris sa baraque à quatre roues, — se mit à suivre la charrette de l'oncle Dimi comme on suit un corbillard. Et de nouveau, dans son désespoir, il revint, au bout de vingt pas, à la bête couchée sur le gazon, se jeta sur les yeux à ja¬ mais fermés, les baisa éperdument, et baigna de ses larmes ces naseaux qu'il avait si souvent caressés. Puis, allant à reculons, il laissa l'es¬ pace s'étendre entre lui et la « plus noble conquête » de l'homme ignoble; le lieu de l'épouvante disparut. Le cortège funèbre traversait main¬ tenant un petit bois de ronces, de buis¬ sons et d'arbustes. Les grenouilles, les rossignols, les merles, les cigales assou¬ pissaient déjà leurs hymnes dans la somnolence matinale. Mais ils ne se sont pas encore entièrement tus, que la mésange, la caille, le loriot, reprennent le concert interrompu et se baignent dans l'air frais et pur du matin, qu'ils remplissent de leur babillage joyeux 28 CODINE et varié, de leurs louanges au Créateur. Au ciel et sur la terre, la vie repre¬ nait sa marche, élevait ses chants sin¬ cères, appelait au bonheur, — pendant que l'homme semait la mort, et des¬ cendait plus bas que l'animal. ★ Le chemin de l'oncle Dimi passait devant le cabaret de son frère aîné, l'opulent oncle Anghel. Quand Dimi s'arrêta, exténué, pour prendre un verre, son aîné vaquait déjà à ses af¬ faires depuis un bon moment. Fraîche¬ ment débarbouillé, cheveux et barbe soigneusement peignés, il trépidait, en bras de chemise, et mettait en ordre sa « batterie ». Dimi entra dans la bou¬ tique comme un automate. Anghel, myope, aborda son frère en chanton¬ nant, mais recula aussitôt, effrayé par la mine terreuse et les vêtements en¬ sanglantés de Dimi : — Qu'as-tu fait, malheureux? UNE NUIT DANS LES MARAIS 29 Adrien se jeta sur la poitrine du eabaretier, en sanglotant : — Il a... tué... l'étalon, oncle! Le paysan, assis sur le banc et re¬ gardant le sol, confirma : — Oui; j'ai tué l'étalon... Anghel posa l'enfant et bondit dehors, pour s'en convaincre : il vit l'attelage de droite vide, et, près de lui, le cheval dépareillé qui penchait tristement la tête. Il revint à pas lents, le visage blême, muet,' il se versa de l'eau-de-vie et but avec son frère. Celui-ci le mit, briève¬ ment, au courant et conclut, la gorge étranglée : — C'est comme ça... C'est mon sort. Plus jamais je n'aurai une si belle bête... Il avait à peine sept ans... Puis, regardant ses mains pleines de sang : — ... J'ai pu l'acheter à force de man¬ ger du laiteron au vinaigre et de la polenta. J'ai voulu l'avoirl... Je n'aime pas les rosses... 30 CODINE Anghel se dressa de toute sa belle taille, les mains dans les poches du pantalon : — Dimi!... Ecoute : je te donne mon cheval, qui n'est pas une rosse... Prends-le tout de suite! L'autre, abattu, les yeux toujours fixés au sol, gémit entre ses dents serrées : — Je n'en veux pas, de ton cheval... Le bon Anghel s'attendait à cette réponse. Ce n'était pas pour l'accepter aujourd'hui que Dimi avait toujours refusé son aide. Il insista, pourtant : — Allons, ne sois pas entêté! Je t'en achète un, si tu ne veux pas du mien. — Garde ton argent... — Que feras-tu, alors? Il te faut bien un second cheval, pour te nourrir. Prostré, Dimi murmura d'une voix éteinte : — Ce que je ferai? Eh bien, je vais te le dire : je chargerai mon fusil avec des balles à sanglier; j'attendrai ce UNE NUIT DANS LES MARAIS 31 soir le propriétaire dans la fosse qui longe la côte où passe son cabriolet, je lui enverrai dans les reins « deux crachats » à bout portant. — Voilà ce que je ferai... — Et tu iras au bagne... — Et j'irai au bagne... CODINE CODINE vant de venir loger dans cette courr nous avons habité pendant plusieurs années, à l'époque la plus consciente de mon enfance, dans le quartier de « Gomorofca », à deux cents pas d'ici. Ma mère est ainsi faite : elle déménage d'un endroit, dès qu'elle y sent que les intrigues vont l'entraî¬ ner dans leur tourbillon. Et encore avons-nous passé ces dix dernières années dans deux quartiers seulement; mais quand j'étais petit, il nous arri¬ vait de déménager deux, trois fois par an : à Saint-Georges et à Saint-Dé- mètre, au printemps et en automne. Faut-il vous dire combien ces chan¬ gements de quartiers étaient pour moi riches en émotions? Pâques et Noël eux- mêmes ne représentaient pas à mes yeux d'aussi gros événements. Ainsi 36 CODINE j'ai connu les quartiers, les « oulitza », les plus caractéristiques de notre ville : le russe, le juif, le grec et le tzigane. Et partout j'ai fait connaissance avec des mœurs et des habitudes nouvelles. Mais ma mère, en m'annonçant le régal d'un déménagement, toujours triste pour elle, me disait, après en avoir vu de toutes les couleurs ; « Les nations prient Dieu de bien des façons, mais elles le bafouent toutes de la même manière. » Chaque changement de demeure coû¬ tait à maman trois- jours de travail, et c'était pour elle navrant — sans parler de la fatigue, de la casse et d'autres déboires. Quelques semaines avant le terme, elle s'en allait comme une lionne battre la banlieue, le nez en l'air pour apercevoir l'énigmatique pe¬ tite affiche dont les deux mots « A Louer » lui étaient aussi clairs qu'ils l'auraient été à une personne sachant lire. Elle partait de bon matin et ren¬ trait à la tombée de la nuit, et je ne me CODINE 37 souviens pas si elle revint jamais sans avoir trouvé le logement voulu et laissé des arrhes. Puis, la veille du déména¬ gement, c'était la dure journée du net¬ toyage des deux chambres, lesquelles étaient presque toujours abandonnées par l'ancien locataire dans un état lamentable de saleté. Elle lavait la boi¬ serie à l'eau chaude, pourchassait les punaises, arrachait les clous innom¬ brables. bouchait — avec du savon, du soufre et de la pâte empoisonnée — toutes les fentes des murs et les trous de souris, passait deux couches de chaux blanche sur le mur et enduisait le sol avec de la glaise jaune mêlée de bouse; car ma mère se méfiait des plan¬ chers qui cachent des nids de punaises. Enfin, le jour arrivé, c'était l'amusant voyage derrière la charrette transpor¬ tant le bagage, quand maman portait avec les plus grands égards nos deux belles lampes à pétrole, et moi le ré¬ veille-matin, seuls objets qu'elle ne voulait plus emballer depuis le plus 38 C0DINE malencontreux de ces déménagements (pour moi mémorable), quand elle trouva ses lampes en morceaux et son réveil détraqué. J'avais douze ans; nous installions notre nouvelle demeure par une jour¬ née pluvieuse de fin d'avril. Le soir, très tard, tous les meubles mis en place tant bien que mal, ma mère, éreintée, se laissa choir sur le bord de son lit, dans l'antichambre qui servait aussi de cuisine, et me dit : « Voilà, mon enfant! C'est fait... Nous sommes descendus un rang plus bas... Nous voilà dans la Comorofca, le quartier le plus mal famé de la ban¬ lieue. Que Dieu nous garde contre les malfaiteurs! mais j'ai dû venir ici pour économiser deux francs par mois sur le loyer. Ça fait vingt-quatre francs en un an, le prix d'un vêtement pour toi. — Tâche d'être sage, mon petit, comme tu l'as été jusqu'à présent... Dans ce quartier, les gens sont féroces, et il ne CODINE 39 faut point se mêler à eux : les hommes se tuent, les gamins se cassent la tête et s'arrachent le peu de vêtements qu'ils ont sur le corps. Tu ne me feras pas le chagrin de prendre part à leurs jeux et à leurs querelles : j'en mourrais de douleur. » Maman était alors à court d'argent. Une maladie, à la suite d'un refroidis¬ sement pendant le précédent hiver, l'avait tenue au lit plus d'un mois et lui avait fait dépenser toutes ses éco¬ nomies. Après cela, autre chose : car un mal ne vient jamais seul; guérie, elle trouva une partie de ses « mai¬ sons » prise par d'autres blanchis¬ seuses. Gela la laissait sans travail une semaine par mois, ce qui signifiait pour nous bien des privations, car ma mère n'a jamais voulu s'endetter d'un sou chez l'épicier, ni emprunter ces « brassées de bois », ou ces « tamis de farine de maïs » qu'on oublie toujours de rendre. Avec ça elle se faisait un scrupule de m'habiller proprement et 40 CODINE de ne jamais me laisser marcher pieds nus. Quoique nous fussions, selon le mot, « besace sur le dos », elle s'arran¬ geait de manière à trouver toujours un propriétaire qui l'acceptât avec son enfant « pas turbulent », et avec ses six poules, bonnes pondeuses « qu'on gardait enfermées » ; car, pour ma mère, à part son fils, toutes les joies de la vie étaient dans les poules et les poussins qu'elle nourrissait avec des débris de pain rapportés de ses « mai¬ sons », et aussi dans les nombreuses fleurs en pots qu'elle soignait matin et soir, tenant avec elles de longues con¬ versations, les flattant pour leur beauté ou les questionnant sur les causes de leur tristesse inexplicable. Une fois par mois, Oncle Dimi — et tous les six mois, Oncle Anghel — venaient nous rendre visite et nous apporter ce qu'ils avaient : un peu de bois, de la farine de maïs, des haricots, courges ou pommes de terre, du vin et de l'eau-de-vie. L'oncle Anghel, plus CODINE 41 riche, demandait à maman si elle avait besoin d'argent, mais elle répondait invariablement : — Non, frère; merci à Dieu : le tra¬ vailleur, lorsqu'il est en bonne santé, ne manque pas du nécessaire. Telle était notre situation en arri¬ vant dans la Comorofca, mais l'état de la Comorofca était bien au-dessous de notre condition même. Ce quartier a un peu changé d'as¬ pect au cours des dix dernières années. C'était alors l'agglomération la plus miséreuse de la ville, et, en même temps, le seul faubourg où la police ne se hasardât jamais la nuit. Je n'en sa¬ vais rien, mais je l'appris le jour même de notre arrivée. La voisine de droite, amie d'enfance de ma mère et propriétaire de sa mai¬ son, ainsi que la brave veuve qui venait de nous louer deux chambres, vinrent nous prêter leur aide, prirent les repas avec nous et dirent tout ce CODINB fallait pour que je fusse au cou¬ de l'atroce vie d'alentour. Elles plaignaient ma mère : « Dommage, pauvre Zoïtza, que tu sois arrivée là!... C'est vrai que tu n'as point de fille à l'âge des amours, et point de garçon pour disputer au couteau les amoureuses du faubourg à tous ces chenapans! Mais, vrai, c'est un triste milieu pour élever un enfant, même s'ii est sage comme le tien... i, ma chère, que ces voyous fiers de suivre l'exemple de leurs aînés : à treize ans, ils fument, ils dans le port, ils se soûlent, « dé¬ florent » les gamines, et jouent du couteau! » Tout le long de cette journée, elles ne cessèrent pas de décrire le quartier; et ma mère, très pudique, ayant grand peur que j'écoute des choses « pas pour les oreilles des enfants », ne cessait de froncer les sourcils, de toucher du ude et du pied ses amies, afin de les CODINE 43 Ce qui me fit ouvrir les oreilles et me rendit curieux, ce fut quand elles com¬ mencèrent, au thé du soir, à parier à mi-voix de nos voisins de gauche. J ' étais mal placé pour entendre, et je ne vou¬ lais pas déplaire à ma mère en faisant l'indiscret. Les deux bonnes femmes écarquillaient les yeux et prenaient des mines terreuses, se mordaient les lèvres, sifflaient au malheur et hochaient la tête. Les mots « mère Anastasie », « Codine », « pauvre femme », « assom- meur », revenaient incessamment dans leurs propos à voix basse. Et je com¬ pris qu'un homme méchant nommé Codine venait de sortir de prison; que cet homme chambardait tout le quar¬ tier, cherchait chicane aux uns et aux autres, et frappait du couteau. Ce soir-là, je me couchai rempli de terreur; longtemps je ne pus m'endor- mir. Des murs de la nouvelle chambre se dégageait une bonne odeur de chaux; mais du sol -— enduit de bouse et de crottin en trop grande quantité — I 44 CODINB montait une exhalaison fétide qui me soulevait le cœur. Les premiers jours dans la Gomorofca ne m'apportèrent rien de particulier. J'allais à l'école, c'était loin, et je prenais mes repas dans la classe avec les enfants pauvres habitant comme moi dans la banlieue. Mais le dimanche suivant, je sortis pour aller en recon¬ naissance, et un nouveau monde se découvrit à mes yeux. La place de la Gomorofca présentait l'aspect d'un vaste terrain en amphi¬ théâtre, ovale, avec, aux extrémités, deux issues : l'une vers l'abattoir — peu fréquentée, — l'autre vers la ca¬ serne de cavalerie, par laquelle on communiquait aussi avec la ville et le port. La place avait au moins deux hec¬ tares de surface, et tout autour les petites maisons s'alignaient en désor¬ dre avec leurs façades badigeonnées à CODINE 45 la chaux blanche ou jaune, éclabous¬ sées de boue; avec leurs deux fenêtres peintes en bleu outremer ou vert criard; avec leurs cours défoncées, aux portes et palissades chancelantes. Au milieu, il n'y avait pas moins d'une vraie enceinte d'ordures domestiques, des monticules de saletés, des trous et de petites mares d'eau verte où gi¬ saient des cadavres de chats, de chiens, de poules et de pourceaux, que ve¬ naient dévorer les gros porcs affamés pataugeant dans les flaques et fouillant du groin. Ah! cela ne me faisait pas plaisir! Notre maison était à l'extrémité de l'ovale qui s'ouvrait vers la caserne et la ville. Presque face à nos fenêtres, du côté opposé au grand rond qui servait de terrain d'exercice à la cavalerie, se trouvait le fameux cabaret de la Veuve Angélina, que le terrible Godine avait rendu célèbre, et qui fut fermé par la police après son second et dernier crime. Là, buvaient, criaient et dan- 46 CODINE saient des jeunes gens, aux sons d'un orgue de Barbarie qui hurlait lamen¬ tablement une chanson nouvelle; et devant le cabaret, des garçons de tous âges, endimanchés avec une chemise propre, fumaient des cigarettes et cro¬ quaient des grains de tournesol — enviant ceux qui pouvaient danser et se soûler. C'était l'après-midi. Le soleil, que je connaissais jusqu'alors comme un ami généreux, soulevait ici des miasmes pestilentiels qui montaient surtout des tas de choucroute pourrie jetée à la rue par fûts entiers dès l'arrivée du printemps. Dégoûtés, mes yeux cher¬ chèrent vers l'abattoir, où se dessi¬ naient au loin de la verdure et de l'es¬ pace, et je m'en allai vers cet espace sauveur. Devant chaque porte, sur la route défoncée, les femmes restaient accrou¬ pies et bavardaient, croquant des grains que des vendeuses lipovanes versaient dans le creux de leur tablier. On me CODINE 47 dévisageait de façon gênante, comme la nouveauté du jour; en effet elles avaient raison : j'étais le seul gamin proprement habillé, chaussé de bot¬ tines et portant un faux-col. Gourant comme des possédés sur le terrain va¬ gue, des dizaines de gosses jouaient nu-tête, nu-pieds, en loques, sales, maigriots et méchants. Je rougis jus¬ qu'aux oreilles en voyant, pour la pre¬ mière fois, leurs organes génitaux, que certains d'entre eux laissaient sortir de leurs guenilles. A peine eus-je quitté les dernières maisons du quartier, qu'un grand air printanier, prématurément chaud, m'enveloppa dans son odeur de cam¬ pagne humide. Les herbes sauvages se dressaient partout, joyeuses et luxu¬ riantes. Et alors j'aperçus qu'entre moi et l'abattoir, il y avait une large fosse, vestige des anciennes fortifica¬ tions de Braïla, où passait le chemin de fer entre deux pentes d'herbes sil¬ lonnées par des sentiers. 48 CODINE A l'instant j'oubliai mon dégoût du quartier; et m'élançant sur un des che¬ mins, j'ouvris les bras et m'écriai joyeusement : « C'est beau! » Mais à ce moment même, j'entendis siffler derrière mon dos. Je me retour¬ nai : un homme, allongé dans un creux de terrain, me faisait signe d'appro¬ cher. Je vins. C'était un faubourien dans la trentaine, très proprement en¬ dimanché, et même avec luxe, dirai-je, un luxe baroque et populaire. De constitution athlétique et d'as¬ pect imposant, l'homme restait ap¬ puyé sur un coude et souriait aima¬ blement. Son visage, que déformaient des muscles trop saillants, portait, en maint endroit, des traces de coupures de rasoir encore saignantes et pansées avec des petits bouts de papier à cigarette. La moustache était noire, très entortillée; les cheveux encrassés d'huile parfumée, bêtement peignés. En bras de chemise, son veston jeté sur l'herbe, il montrait glorieusement CODINE 49 un plastron et des manchettes rayés de fils jaunes et blancs, ainsi qu'un gilet et des souliers, brodés à la main, en laine multicolore. Au bas de son torse herculéen était enroulée, à plu¬ sieurs tours, une large ceinture de laine blanche qui cachait mal un gros cou- teaujdans sa gaine. Près de lui, son cha¬ peau neuf, et un terrible bâton noueux en cornouiller fumé. N'étaient le re¬ gard de ses yeux naturellement féroces et sa taille d'assommeur, j'avais de¬ vant moi un de ces travailleurs du port qu'on appelle « wagonneurs », grands buveurs et amoureux farouches aux jours de fête. Je ne sais pourquoi, malgré mon aversion pour leur vie épouvantable, j'avais moins peur de ces hommes-là que d'un gamin lançant adroitement sa pierre — et je me sentais attiré vers le mystère de leur existence tourmen¬ tée, sans avoir osé les approcher jus¬ qu'alors. J'allai courageusement vers l'homme CODINE 4 50 CODINE qui m'appelait et j'ôtai mon chapeau. — Dis-moi, petit, fit-il sans se lever, serais-tu assez gentil pour porter ce billet à la maison que tu vois? » Sans attendre ma réponse, il me montrait : — Là, à gauche, la troisième après le coin; tu demanderas Irène, et tu attendras qu'elle lise et réponde : oui ou non. C'est tout. Va, mon brave, va vite!... » Je courus avec plaisir. Dans la cour de la maison indiquée, sur ma demande une jeune fdle apparut, parée pour le dimanche et très belle, mais les yeux en pleurs et le regard méchant, sour¬ nois. Elle lut rapidement. Elle me tournait déjà le dos en répondant : — Je verrai... sais pas... dis-lui que j'sais pas. Je rapportai la réponse. L'homme se mordit la lèvre, fit grincer ses dents, tandis que se gonflaient de façon hi¬ deuse les muscles de sa face. Aussitôt après luisait sur sa figure un sourire de CODINE 51 bon bourreau, et il disait d'une voix basse : — Attends que je te donne ton sou! Il tira de sa poche une de ces bourses en canevas avec des fausses perles et des franges, que les prisonniers fa¬ briquent dans les maisons centrales; il m'offrit une pièce en cuivre. Je dis : — Merci, Monsieur : je n'accepte pas Très étonné, il laissa tomber sa main : — Tu n'acceptes pas? Pourquoi? — Parce que ma mère me dit qu'il ne faut rien accepter quand on rend un service... — Tiens! Ça, c'est pas mal... Il se mit sur son séant. — Dis-moi un peu, mon garçon, tu ne t'es pas égaré, par hasard, dans la Comorofca?... Ta mère, qui c'est? Où habitez-vous?... Et ton nom?... J'eus envie de rire devant sa mine intriguée et son avalanche de ques- 52 CODINE tions. Je le renseignai sans hésiter. Quand je prononçai le nom de la pro¬ priétaire, il tapa l'herbe de sa main lourde et s'écria : — Nom de Dieu! Nous sommes voi¬ sins. Je m'appelle Codine. T'as en¬ tendu parler de Codine? ★ Je ne peux savoir si le pauvre homme disait son fameux nom pour me faire plaisir; mais je sais que moi, en l'entendant, je reculai.Ça,Codine?... Oui, et il avait bien l'air de sa renom¬ mée ... Honteux de mon mouvement, je fis semblant de me tenir calme. Il s'en était aperçu. — Ah! — et il se leva, pareil à une cheminée d'usine, — toi aussi, tu penses mal sur mon compte. Et pour¬ quoi, hein? Dis, petit, pourquoi?... Je t'ai fait mal, à toi ou à ta mère?... Je ne pouvais pas lui dire qu'on par- CODINE 53 lait de lui comme d'un assommeur; lui me prit par le menton : — Sais-tu ce que c'est : faire mal à quelqu'un? — C'est le faire souffrir, dis-je. — Non, mon bonhomme... Tu n'y es pas. Le mal, le seul mal, c'est l'in¬ justice : tu attrapes un oiseau et tu le mets en cage; ou bien, au lieu de don¬ ner de l'avoine à ton cheval, tu lui fous des coups de fouet. Voilà des injus¬ tices. Il y en a bien d'autres. Alors, toi, tu es épouvanté en apprenant que je suis Codine?... Vois-tu, mon garçon, tu ne me parais pas comme ceux de chez nous : tu es le premier enfant qui m'ait jamais dit qu'il ne faut pas rece¬ voir d'argent en rendant un service! Qu'elle soit heureuse, ta mère, mon petit, mais sais-tu comme c'est joli ce qu'elle t'apprend? Ici, chez nous, c'est à l'envers que les choses se passent : à qui offre un sou, demandes-en deux... Et j'ai plaisir à être ton voisin... Un petit homme aussi délicat que toi... 54 CODINE ça se voit dans notre quartier plus rarement que les éléphants Tu dis que tu t'appelles Adrien? Veux-tu, Adrien, que nous soyons amis? Tu m'apprendras ce que Dieu et ta mère t'apprennent, et moi, je te dirai ce que je sais, car j'en sais beaucoup, Adrien, mais je suis bête, une bête capable de faire éclater une pierre d'un coup de poing. Alors, veux-tu, Adrien, que nous soyons amis? Codine roulait de petits yeux vifs et intelligents, et quoiqu'il n'y eût rien de doux dans l'expression de sa figure musculeuse, saillante, brutale, il m'at¬ tirait pourtant par une force, une vo¬ lonté contre laquelle je ne pouvais pas me défendre. Ce qui contribuait à adoucir la férocité de cette face mâle aux maxillaires de fauve, et la rendait pour ainsi dire humaine, c'étaient ses dents blanches, d'une blancheur et d'une régularité parfaites. L'appari¬ tion de ces dents-là, dans un rire franc et bref, projetait soudain une lumière CODINE 55 inattendue, chassait la crainte et impo¬ sait la confiance. Ce qu'il me disait sur la délicatesse de mes manières n'était pas nouveau pour moi. Mais voilà ce qui me parais¬ sait nouveau et me frappait : son désir d'obtenir mon amitié, et aussi son besoin de paraître à mes yeux autre chose que ce qu'on affirmait de lui. J'étais un garçon dégourdi, développé pour mon âge, point timide. Je lui répondis : « Je ne peux rien vous promettre avant de demander l'avis de ma mère ». Il parut attristé : — Non!... dit-il. En ce cas, mieux vaut que tu ne lui dises rien; j'aurais voulu que tu penses par toi-même... Ta mère, elle, ne peut penser autre¬ ment que tout le monde. Allons, adieu, Adrien!... Et merci pour la commis¬ sion!... Il s'éloigna traînant sa matraque, sa veste j etée sur une épaule et les bras écar¬ tés du corps, comme font les athlètes. 56 CODINE La nuit qui suivit cette mémorable rencontre fut pleine de réflexions. Je ne dis rien à ma mère, mais mon trouble était grand. Par nature, j'étais fortement incliné à avoir de l'affection pour des personnes beaucoup plus âgées que moi. L'amitié des garçons de mon âge, ne s'assemblant que pour former des équipes de batailleurs, me répugnait. L'hostilité était chez eux si naturelle qu'il suffisait qu'un gamin inconnu passât sur la rue pour qu'il reçût aussitôt sa pierre. Ma mère en était épouvantée, et moi encore plus qu'elle. Mon désir de m'attacher à des ami¬ tiés raisonnables s'en trouvait ren¬ forcé. Il me semblait très naturel d'être l'ami d'un homme trois fois plus âgé que moi, et voilà pourquoi Codme tom¬ bait à propos et ne se trompait pas. Mais, mon Dieu, celui qu'on nommait assommeur, cet ancien forçat, d'où tirait-il son désir de s'attacher une délicate amitié, si tout son passé était CODINE 57 fait de violences? Du moment que tout le monde l'affirmait, cela ne pou¬ vait pas être une invention, tout de même!... Et, trop jeune, incapable de poursuivre solidement mes raisonne¬ ments, je peinais à essayer de découvrir la vraie cause de tout cela. Pourquoi voulait-il mon amitié?... Et que pou¬ vait lui faire qu'un garçon fût délicat ou grossier? Encore une autre question: par quels moyens avait-il pu remar¬ quer mon caractère à propos d'un fait banal? Mon désappointement fut grand, mais mon désir de résoudre le problème fut si fort que, pendant les journées qui suivirent ce dimanche, je me mis à épier les mouvements de Codine. Gela dura pendant plus d'un mois. Le soir, avant le retour de ma mère, j'étais dehors. A la tombée de la nuit, le cabaret d'Angélina s'emplissait des travailleurs du port qui venaient « se remettre ». Courbés, encrassés de pous¬ sière, les épaules déchirées par le sac, 58 CODINE mais tous jeunes et costauds, avec, dans les poches, des « journées » quatre fois plus fortes que les salaires quoti¬ diens les mieux payés, ils « se remet¬ taient » en ingurgitant verre sur verre l'eau-de-vie brûlante ou du vin dou¬ teux. Sur le brasero, des armées de petits poissons vivants étaient jetés sans interruption, répandant au loin la fumée de l'appétissante friture. Avec l'apparition des étoiles sur le ciel arri¬ vaient des violonistes tziganes; puis une partie des buveurs, triée sur le volet, se lançait dans les libations les plus vertigineuses. Alors, au beau milieu des chants et des danses qui faisaient trembler la terre, qui renver¬ saient les tables et cassaient les as¬ siettes, les « amis » se rappelaient brus¬ quement des rancunes oubliées, des offenses, des revanches manquées, des vengeances endormies. Ils se rappe¬ laient, soudain, qu'une vraie partie de plaisir n'a point de piquant sans quelques mâchoires de travers, un CODINE 59 crâne fendu avec une boutéille, un œil ou un nez rendus méconnaissables; — enfin (à tout seigneur tout honneur!), les dimanches et les jours fériés étaient honorés d'un sang plus abondant, celui qui sort d'un cœur atteint par la pointe du couteau, ou qui jaillit, avec les intestins, d'un ventre ouvert. Mon Godine était de ces parties-là!... Il en était, mais à sa façon. D'abord, c'était lui « le géant du port »; c'était Godine : par sa taille de deux mètres, sa capacité de travail, sa force dans les rixes, ses années de bagne mais aussi par sa « sagesse » (si vous voulez ne pas rire), par sa « valeur morale ». Cette « valeur morale » était inter¬ prétée à la manière du faubourg. Les personnages compétents disaient:«Per¬ sonne ne sait ouvrir un ventre ou crever un cœur avec plus de droiture que Codine. » On disait encore : « Co- dine n'est pas à craindre; ce n'est pas un traîne-ceinture. » En effet, je le vis 60 CODINE par moi-même : Godine était le dernier homme qu'il fallait craindre, et le pre¬ mier qu'il fallait redouter. Buveur et mangeur comme «les sept hommes qui n'auraient pas pu, sans armes, le mettre à terre », et taciturne comme un ours, Godine — debout devant le cabaret, un pied sur une chaise, une fleur de géranium sur l'oreille, et propre malgré les « deux wagons de céréales abattus à lui tout seul », — Godine faisait disparaître dans sa bouche de chimpanzé, et avec une élégance d'ogre, des douzaines de petits poissons grillés et d'autres dou¬ zaines de tranches de foie frit, vidait cinq litres de vin « le temps d'étriller un cheval » ou de « rosser une femme », et pendant ces heures de félicité ter¬ restre, ne perdait pas une note du vio¬ lon doucereux psalmodiant à son oreille, pas une intonation de la chanson plain¬ tive que chantait son ami Alexis. Alexis?... Le renom de celui-là n'était pas si étonnant que celui de Godine; CODINE 61 mais l'homme était justement fameux en vertu de l'amitié qui le liait à Codine. On ne pouvait pas prononcer l'un des deux noms sans penser immé¬ diatement à l'autre. Bien mieux : ainsi que le crotale, qui trahit sa présence par le bruit que fait sa queue, Codine, dans la torpeur de nos soirées estivales, se faisait annoncer de loin aux pai¬ sibles passants par la voix féminine, élevée, mais retentissante et belle d'Alexis — car on savait qu'Alexis ne chantait jamais que pour Codine. Malingre, rusé et vif comme un écureuil, Alexis, beaucoup plus jeune que son ami et d'une beauté fade, dé¬ pourvue de virilité, devenait, en chan¬ tant appuyé sur l'épaule de Codine, aussi immobile et cataleptique que le permettait son chant. Les yeux fermés, le cou tendu, la cigarette oubliée et brûlant seule entre ses doigts, Alexis ne bougeait plus rien de son corps à part les lèvres, le menton, et la pomme d'Adam proéminente qui fonctionnait 62 CODINE comme la coulisse d'un trombone. Cette attitude était si drôle, que nom¬ breux furent les assistants ayant le mauvais goût de rire; ce goût leur pas¬ sait généralement après le premier verre de vin reçu sur le visage — aver¬ tissement de Codine; après ce premier geste généreux en faveur d'un offen¬ seur ignorant, Codine jetait tout ce qui se trouvait sur la table. De l'amitié de Codine, plus d'un ba¬ tailleur s'enorgueillissait; en effet, il prêtait à beaucoup, lorsqu'il le jugeait bon, son poing, armé parfois de la ter¬ rible matraque (mais jamais l'acier de son poignard). Cependant, à sa table — table d'honneur! — personne ne se rappelait avoir vu d'autre convive que son seul ami Alexis. C'était déjà beaucoup que de pouvoir trinquer avec Codine et d'être assis à la table voisine. Mêlé aux garçons du quartier (sans être de leur compagnie), j'allais, comme eux, assister au spectacle gratuit que / CODINE 63 donnaient ces hommes partageant leur vie entre un travail pénible et un ter¬ rible amusement. Mais nous avions, les gamins et moi, des buts différents. Eux, ils allaient étudier la manière de bien boire, de jurer et de livrer bataille. Moi, que cherchais-je au mi¬ lieu de ces héros? Je ne le savais pas très bien alors, mais on aurait pu me voir tous les soirs appuyé pendant des heures sur un des grands acacias qui bordaient le trottoir du cabaret — épiant Codine. La première fois que celui-ci m'aperçut caché derrière mon arbre, il cligna de l'œil avec un sourire de taureau aimable, et porta son index aux lèvres en signe de : « Ce que tu sais, entre nous seulement! » Ensuite (et toujours sans se faire remarquer), il me salua très adroitement en portant le doigt au bord de son chapeau. Mais une fois, comme j'osais m'asseoir sur le bout d'un des bancs qui étaient l'a¬ panage des vauriens, je fus empoigné par l'un d'eux et jeté à terre avec un 64 CODINE coup de pied dans le dos. Malheur!... Godine bondit comme un tigre, souleva d'une main, très haut, le pauvre bou¬ gre et le laissa tomber comme une masse inerte sur les pierres pointues du sol. Du coup, je devins célèbre dans le quartier : Godine, le grand Godine, s'occupait de moi!... J'étais quelqu'un à craindre!... Gela réclamait une visite de remer¬ ciement. Je la lui fis. ★ Le jeudi seul, dans ma vie d'écolier, était plus beau que le dimanche. C'est qu'il n'y avait pas dans la semaine d'autres moments aussi longs et aussi doux où je fusse ainsi maître de moi et de mon univers. Non que ma mère m'eût jamais empêché d'aller où je voulais, mais je savais que le dimanche et les jours de fête, elle était heureuse d'avoir ses heures de repos en ma com¬ pagnie; je passais donc mes dimanches CODINE 65 près d'elle; il n'y avait que le jeudi pour m'emplir la poitrine de ce souffle divin qui est la conscience d'être entièrement libre, même de l'amour de sa mère. Habituellement, le port et le Danube (mon Danube!) c'était là ma prome¬ nade passionnément aimée du jeudi. En été, le port m'absorbait dans son immense labeur. Il me semblait que toutes ces fourmilières d'êtres et de choses vivaient pour ma jouissance personnelle; en hiver, c'était la majes¬ tueuse inertie, l'universel silence, l'im¬ posante solitude des quais déserts, la blancheur immaculée, et surtout le ter¬ rifiant arrêt du fleuve sous son linceul de glace. Et toujours, sans me presser, sans courir, retardant l'instant heureux et caressant dans ma mémoire la char¬ mante vision que j'allais avoir, je me dirigeais vers mon but, vivant des minutes éternelles. Ce matin-là, la paix coutumière fai- CODINE 5 66 CODINE sait défaut : c'est que... je ne sa¬ vais pourquoi, j'allais chercher Godine. J'avais conscience que mon désir de le remercier n'était qu'un prétexte; mais depuis longtemps je sentais un fort besoin de regarder encore une fois dans ses petits yeux violents. Je débouchai par le « gué du Da¬ nube », et je me mis à longer les innom¬ brables « postes » de chargement où les hommes-fourmis transportaient le blé vers les maisons flottantes; je scrutai attentivement tous les « postes » à l'aller et au retour, je ne trouvai point Codine. Travaillait-il à d'autres entrepôts? Je n'eus pas l'envie de le chercher si loin, et, déçu, je m'assis sur un billot près du dernier « poste », tournant le dos au travail, face au fleuve. Le temps était très beau, mais mon insuccès m'avait gâté le plaisir; et je somnolais en suivant du regard une courtilière qui, Dieu sait par quel hasard, avait quitté son jardin et tré¬ buchait entre mes jambes écartées, CODINE 67 quand un petit caillou de rivière vint rouler et heurter mon pied. Je me retournai, j'aperçus Codine, à dix pas de moi, mais, Dieu bon! quel Codine! J'eus peine à le reconnaître. En cale¬ çon, comme la plupart des « wagon- neurs », pieds nus et la tête serrée dans un gros mouchoir de couleur — son torse, ses bras et son encolure poilue n'avaient rien de l'homme, mais te¬ naient entièrement de l'ours. Je me levai. Et lui, content de voir ma mine, avança d'un pas leste et m'offrit sa patte, dans laquelle ma main disparut : — Salut, fratello! dit-il d'une voix câline qui, dans sa bouche, faisait son¬ ner les mots comme s'il avait dit : « Je suis un agneau qui se nourrit de loup ». — Je viens pour vous parler, Mon¬ sieur Codine! dis-je d'un trait, rapide¬ ment, tant je craignais de lui tourner le dos et de fuir. — Ah!... s'exclama-t-il empoignant son mouchoir et essuyant la transpira- 68 CODINE tion sur son corps. Tu veux me parler? Eh bien : je n'accepte pas. Je fus étonné. Je le regardai. J'étais grand pour mon âge, mais il était telle¬ ment long que j'avais mal à la nuque rien qu'à fixer son visage. — Vous n'acceptez pas? Pourquoi? — Parce que si tu as une mère qui t'apprend de belles choses, moi aussi j'en ai une (c'est ma vie) et elle m'en apprend d'aussi belles; par exemple ça: qu'il ne faut jamais traiter un ami à la manière du juge d'instruction, comme tu le fais, toi, en m'appelant Monsieur et en me donnant du vous. — Je ne savais pas... — Sache-le, fratello!... Au bagne et entre amis, on ne se dit pas vous. Parle, mais appelle-moi : Godine, tout court. Avec cela, il me prit le cou et m'en¬ traîna hors du bruit. Je sentais à peine son bras s'appuyant sur mes épaules; on eût dit le bras d'un enfant. — Pourquoi me cherches-tu, Adrien? CODINE 69 Je te le demande, mais je t'atten¬ dais. — Est-ce vrai? fis-je, me sentant heureux. Comment ça? — Comme ça : je t'attendais... — Pour l'affaire de l'autre soir? — Pour beaucoup d'affaires : tu es faible là où je suis fort, et tu es fort là où je suis faible... C'est pas ça, fra- tello?... Je ris et j'approuvai de la tête, mais cela me parut plutôt une blague. S'il avait ajouté : « Nous allons nous ap¬ puyer l'un sur l'autre », je me serais vu écrabouillé sous la masse. Nous étions au bord de l'eau. Il se lava les pieds et le corps jusqu'à la ceinture, puis, d'une barque renver¬ sée, il tira ses vêtements empaquetés dans un gros mouchoir et s'habilla. — Tu ne travailles plus, Codine?... dis-je, le tutoyant hardiment. — Non... j'ai passé mon sac... Les yeux sur une glace de poche, il se peignait. 70 GODINE — A neuf heures, tu passes déjà le sac? — Oui, quelquefois. Ga t'étonne?... Effectivement, cela m'étonnait. Ce « sac », c'est le travail à tâche le mieux payé. Pour 1' « attraper », à la pointe du jour, je savais qu'il y avait lutte, et que les faibles, à moins qu'on leur « passât le sac », restaient sans travail. Mais qui passait son sac à neuf heures, après l'avoir pris à l'aube? L'explication, je la cherchais dans les yeux brûlants de Godine. Il me ré¬ pondit malignement, brossant sa mous¬ tache : — Je n'aime travailler que pendant la fraîcheur. — Ce n'est pas ça la vérité, Codine!.. — Hé! mon poulot! La vérité, si tu la veux, viens avec moi un jour sur les quatre heures du matin, tu verras la distribution des sacs... Alors tu con¬ naîtras la face du monde, et tu sauras ce qu'on ne t'apprend pas à l'école. Excité, je m'écriai : GODINE 71 — Je veux le voir demain 1 Puis réfléchissant, j'ajoutai : — Il y a une difficulté : comment sortir sans être vu par ma mère, car je dois passer par sa chambre? Godine demanda : — Tu couches dans la chambre de la rue, pas? Eh bien, je te sortirai par la fenêtre... — Mais les fenêtres ont des bar¬ reaux... — Oh! les barreaux! fît-il d'un geste dédaigneux. Pourvu que ta mère n'ait pas l'habitude de regarder dans ta chambre, avant de s'en aller à son travail. — Non; elle fait même très douce¬ ment pour ne pas me réveiller. — Parfait!... Alors, à demain, fra- tello. Mais... tu voulais me dire quel¬ que chose, hein? — Oui... Quand tu seras moins pressé... — Bon! Et... tu sais!... Silence! En disant cela, il porta son index 72 CODINE gauche à ses lèvres, et de sa main droite il me serra chaudement et déli¬ catement la main. La joie, le trouble, le souci de m'éveil- ler à l'heure, me firent passer une nuit agitée. J'avais entendu presque toutes les heures sonner, ainsi que les chants des coqs et les vociférations d'ivrognes. J'étais tout habillé quand l'aube blanchit les vitres; peu après, la masse noire de Godine venait bou¬ cher complètement la fenêtre. J'ouvris et essayai de passer ma tête. Les deux barreaux ne demandaient qu'à être un peu écartés. Godine les toucha à peine de ses mains et ils cédèrent comme s'ils avaient été en caoutchouc. Après mon passage, il les redressa, j'étais dehors. Il faisait frais... Partout des portes s'ouvraient et des manœuvres se diri¬ geaient à grands pas vers le port. De loin, le roulement des centaines de charrettes descendant les gués faisait GODINE 73 un bruit rythmique et impressionnant. Codine quitta la rue de la Quaran¬ taine; il se mit à gravir le sentier qui entoure par derrière la caserne de cava¬ lerie, et borde le haut promontoire puant de fumier et de détritus ména¬ gers. Ici, le plateau est suspendu à pic sur la vallée du Danube; il n'est guère fréquenté que par les soldats. C'est l'endroit des vastes écuries et des dépôts de fourrages. Des sentinelles, fusil en bandoulière, montaient la garde, silencieuses. Co¬ dine s'arrêta. — Attendons un moment ici, dit-il doucement. Alexis va venir. Tu sais, Alexis? Il a endossé depuis trois ans l'habit du diable... Heureusement, il fait le service dans la territoriale, c'est moins dur; on ne tire qu'une semaine par mois à la caserne. Alexis peut avoir besoin d'argent ou de tabac. Tu com¬ prends, vieux ; la bouche, c'est la pre¬ mière calamité de l'homme, elle en de¬ mande toujours! 74 CODINE Godine parlait d'une voix chaude, mais son visage s.'était durci. Ses yeux surtout paraissaient m'en vouloir. Je fus obligé de détourner les miens. Nous étions en plein mois de juin... Devant nos yeux, le ciel du levant per¬ dait sa couleur pourpre et inondait le monde d'une douce et caressante lu¬ mière. En bas, le port apparaissait déjà dans tous ses détails... Soudain, une trompette brisa l'air de ses sons mé¬ talliques. Je tressaillis comme frappé au cœur et une avalanche de bonheur m'envahit. L'homme, planté au mi¬ lieu de la cour, avait son instrument braqué contre le soleil rayonnant der¬ rière les saules des marécages, et les interminables modulations du Réveil semblaient autant de louanges adres¬ sées au jour naissant. Je m'arrêtais de respirer... Cet hymne matinal faisait vibrer toute ma chair. Le soldat me paraissait un héros vengeur; le reten¬ tissement de son appel dominait à tel point la vie que je croyais que tout CODINE 75 l'univers l'écoutait! Lorsque la sonne¬ rie cessa, je crus que mon cœur se rompait, qu'il me tombait dans le ventre. Je fondis en larmes. Vexé qu'il y ait eu un témoin, qui sûrement se moquerait de moi, je tournais le dos à Godine. Mais, ô sur¬ prise! la main sur mon épaule, une main lourde, terriblement pesante et que je soutenais à peine — il mâchait des mots mouillés de larmes : — Fratello... Fratello... Vois-tu?... Je te disais bien... hier... que, moi aussi... je suis faible!... Fratello, ne me tourne pas le dos ... ★ Entre les vastes greniers aux façades sombres et aux portes verrouillées de la voie n° 3 du port — voie encombrée par une interminable file de wagons de céréales — le jour était encore terne quand nous arrivâmes. Les sondeurs 76 GODINE coupaient les plombs, poussaient, fé¬ brilement, les portières à coulisses et sautaient d'un wagon à l'autre comme des écureuils, avec, à la main, la petite sonde pas plus grosse qu'une éprou- vette, et les-poches bourrées d'échan¬ tillons. Devant un dépôt à l'ouverture béante et noire, une foule compacte, trépidante, hurlait son désir d'être embauchée avec une furie qui me rap¬ pelait le grouillement des porcs devant l'auge. Un homme à la mine renfrognée et à la voix tonnante, hissé sur un tas de sacs, formait les équipes et les envoyait aux « postes ». Donnant des coups de coude violents et criant leurs jurons obscènes, les plus vigoureux s'imposaient et obtenaient d'être pris, tandis que des malheureux, aux corps amaigris, trottaient impuissants au¬ tour en criant que c'était « depuis long¬ temps qu'ils restaient sans travail et qu'ils en avaient assez ». Codine me laissa regarder pendant quelques minutes cette cohue, puis, CODINE 77 me saisissant le bras, il chuchota à mon oreille : « Ici le recrutement des ouvriers se fait presqu'entièrement parmi les amis du chef d'équipe— ceux qui le flattent et lui paient à boire. Nombreux sont les bougres qui attendent leur tour depuis deux heures du matin. Tu com¬ prends, ils doivent se contenter d'avoir les restes, parce qu'ils sont faibles. Tiens, ils n'ont pas le poing assez lourd pour faire comme ça... » Et la figure terreuse, les mâchoires serrées, il lâcha mon bras, se dirigeant à pas lents vers la masse vociférante. Je me hissai vivement sur le marche¬ pied d'un wagon et regardai. Sans mot dire, il se fraya un chemin en écartant les corps humains aussi faci¬ lement qu'un taillis de roseaux. L'aper¬ cevant, le chef d'équipe modéra sa voix et ses mouvements, et son visage parut sourire. Je le vis tendre la main à Godine, que celui-ci toucha à peine, mais je ne pus rien comprendre de 78 GODINE leurs paroles, tant le bruit était assour¬ dissant. Avec une stupéfaction gran¬ dissante je voyais Godine appeler plu¬ sieurs manœuvres miséreux, et impo¬ ser leur encadrement dans les équipes en formation. Il le faisait sèchement, avec une mine si féroce que je sentais la douleur me tenailler le cœur. Puis, il sortit du groupe et revint avec moi en un endroit isolé : — Mon vieux Adrien, tu peux aller à l'école et apprendre à ton professeur ce que tu as vu ici. En un quart d'heure tu en sais plus qu'en dix ans de classes. Tu as vu la vraie face du monde!... Il voulut me quitter. Je lui pris la main : — Codine, es-tu content? — Content de quoi? — De pouvoir imposer le bien. Il baissa son front étroit et plissé. Puis : — Pourquoi demandes-tu ça? fit-il, morose. — Pour savoir si tu es bon. CODINE 79 — Non! Je ne suis ni bon ni content. — Mais le bien que tu pratiques fait que tu es aimé, et doit te rendre bon. — Sacré nom de Dieu!... hurla-t-il, les poings serrés, tu es un imbécile!... Le bien imposé est nul, l'amour inté¬ ressé ne tient pas chaud!... Je ne suis pas aimé, non, par personne!... Au contraire, je suis traqué par une haine mortelle, entends-tu? Il porta une main à sa figure rouge, colérique, et la couvrit, comme envahi de honte; l'instant d'après, il reprit calmement : — Ah! mon pauvre ami, excuse- moi!... Je t'ai vexé, hein? Mais c'est parce que je suis furieux que tu n'aies rien compris. Non, je ne comprenais pas; j'étais confus. Codine roula une cigarette, l'alluma, aspira fort, et, pour laisser sortir la fumée, ouvrit une énorme et horrible bouche qui lui donna une tête d'orang-outang. Brusquement, comme s'il eût voulu me battre, il m'empoigna 80 GODINE l'épaule d'une main — de l'autre il me montra la forêt marécageuse des saules qui s'estompait sur l'autre rive, et me dit : — Tu vois là-bas?... Eh bien! je crois qu'il y a là-bas des gens qui m'aiment sans intérêt aucun!... Ces trois mots, il les avait prononcés en les scandant, mais encore une fois, je ne compris pas quelle importance cela pouvait bien avoir. Etre aimé, avec ou sans intérêt, c'était de l'hé¬ breu, je n'y avais jamais pensé. Je savais que ma mère m'aimait, ça me suffisait. — Tu n'y es pas? fit-il. — J'aimerais voir de quelle façon ces gens-là sont bons pour toi. — Quand tu voudras, fratello! — Tout de suite! — Et l'école? — Je n'irai pas. Une heure plus tard, nous étions au milieu du fleuve. Dans la barque se CODINE 81 trouvaient une dame-jeanne de dix litres de vin, un clondir avec un litre et demi d'eau-de-vie de prune et trois kilos de farine de maïs. Codine, le torse en chemise, les manches retrous¬ sées jusqu'aux épaules, tête nue, ra¬ mait; et notre barque filait en amont plus vite que celles qui descendaient le courant. Les rames pliaient. Je m'attendais à chaque instant à les voir se casser. Mais ce qui m'effrayait4 le plus, c'était sa figure luisante qui, dans son mutisme, montrait une joie presque bestiale. Parfois, ses yeux — d'habi¬ tude vifs comme deux gouttes de mer¬ cure — s'arrêtant sur moi avec une fixité étrange, me faisaient croire que j'étais la victime d'un homme des bois, que j'allais être dévoré par un de ces ogres des contes de ma grand'mère, ceux qui, avant de rôtir à la broche leurs prisonniers, les engraissent avec des noix et de la mie de pain. Alors, effrayé, je lui criais : CODINE 6 82 CODINE — Ris un peu, Godine! Et il riait; ma peur disparaissait avec l'apparition de ses belles dents qui humanisaient son visage. Codine engagea l'embarcation sur le « Bras du Macin », rama encore un bon quart d'heure et aborda en un endroit solitaire de la rive du « Guétchète », où nous descendîmes. Là, avec l'allure d'un enfant qui traîne son cheval de bois, il prit d'une seule main la chaîne fixée à la proue du canot et le tira sur la terre ferme, où il l'attacha. Aux abords de la petite ferme, à cent pas de la rive somnolant sous la chaleur, les premiers honneurs nous furent rendus par une meute de chiens; ils nous auraient dévorés sans l'intervention prompte des maîtres, un homme et une. femme dans la cin¬ quantaine, misérablement vêtus. Avec des faces réjouies et plissées par les rides de la bonté, ils s'exclamèrent presque de la même façon : « Vois-tu, Codine : les chiens ne te reconnaissent CODINË 83 plus !... Preuve que tu nous as oubliés.» Puis, tandis qu'on se serrait les mains, ia femme, plus loquace, s'écria, en me caressant maternellement les cheveux : — Et ce gros poulain, à qui est-il? — A la nouvelle voisine ; une mère qui doit être une sainte! clama Codine. — Oue le Seigneur lui conserve la vie! . On nous fit asseoir autour d'une table placée entre trois saules pleu¬ reurs dont les troncs inclinés dans trois directions semblaient supplier les ho¬ rizons de leur envoyer une rivière. Codine tira de son sac la bouteille d'eau-de-vie et versa. J'hésitais à boire. — Bois, fratello! cria Codine. Bois sans peur. Si tu es bête, tu deviendras plus bête, et ce ne sera pas dommage; mais si tu as un cœur de feu, cette larme de vie ne fera que l'embraser... Bois sans crainte, fratello! Je bus — pendant qu'ils échan¬ geaient cent questions diverses et que 84 C.ODINE je regardais la cour sans clôture foison¬ nant de poules, de porcs et de canards — et j'aurais bu encore, mais je m'ar¬ rêtai, car il me semblait que les saules déménageaient vers le fleuve tandis qu'une envie me prenait d'aller em¬ brasser les porcs et les canards dans leur lac boueux. La femme se leva : — Je vous quitte, mes enfants... J'ai une vache difficile à traire à cause des morsures que son veau lui a faites aux tétons... Elle a le pis tout enflé... Je vais encore essayer de lui tirer son lait, à la pauvrette. — Je viens, moi aussi, dis-je. Dans l'écurie, elle besognait et par¬ lait toute seule : — Ainsi donc, ta mère est blan¬ chisseuse... Et elle peut t'habiller si gentil? Pauvre femme! Ce qu'elle doit se priver! Eh! le monde est plein de souffrances! Elle restait accroupie sous le pis de CODINE 85 la bête et lui graissait les tétons avec du suif, puis, doucement, elle faisait gicler le lait dans un seau. — Yois-tu, mon garçon... Faut être reconnaissant à ta mère... Tout le monde n'a pas ta chance... Pour ne pas chercher bien loin, voilà Codine : il a été battu, on l'a fait peiner dans son enfance, celui-là! Ses parents n'étaient pas pauvres, oh! non, ils avaient des terres... mais le diable les tenait par la nuque : ils étaient avares, à se manger « la boue de sous les ongles ». Et le pauvre gosse souffrait encore parce que ses parents et tous les gens de la banlieue lui disaient qu'il était laid. Oui, très laid! il avait une tête de singe enflée comme une cornemuse, mais, Seigneur Dieu, c'était pas sa faute!... On se moquait de lui du matin au soir. Ça fait mal; à la fin il devint méchant. A treize ans, ses parents ne pouvaient plus le battre, va, c'était leur tour d'être battus, car le Seigneur ne laisse jamais le péché sans punition. 86 CODINE Gomme ils étaient ratatinés tous les deux, Codine les prenait par le chignon et les jetait, en hiver, dans la neige jusqu'au ventre. J'allais implorer chez le garçon : — Codine, mon enfant, aie pitié de ceux qui t'ont donné la vie!... C'est vrai, ils ont été mauvais, mais Dieu ne veut pas que tu sois comme eux. Sois bon, mon agneau, sois misé¬ ricordieux! Il était bon, il ouvrait tou¬ jours. Plus tard, nous le perdons de vue plusieurs années, et nous sommes frap¬ pés par unmalheur: notre aîné s'amou¬ rache d'une belle fille qui se marie, et lui, il se tue avec son fusil de chasse! Alors nous nous retirons ici pour prier en silence. — Et voilà Codine qui re¬ vient dans le voisinage! Il avait dix- huit ans, il était fort à éclater par trop de sang, et travaillait dans une équipe de terrassiers pour la construction de la route. — Eh! mon enfant!... Que de choses tristes!... Tous le haïssaient!... A cause de sa force!... Il y en avait qui le moquaient encore, pour sa laideur... CODINE 87 Bon Dieu!... Il leur cassait les côtes d'un coup... Mais il le savait aussi : nombreux étaient ceux qui lui « por¬ taient les samedis M » Et alors, pour ne pas être surpris en dormant, il passait le « Bras » à la nage, son paquet d'ha¬ bits tenu hors de l'eau, et couchait dans les marais. Une nuit, quatre de ses ennemis passent la rivière et cher¬ chent Godine pour l'assommer... Le lendemain, mon garçon, on trouvait l'un d'eux étendu avec une cuvette de boyaux sortis de son ventre. — Godine les avait surpris par la pleine lune, et il avait tué! — Vu son innocence, les juges l'ont acquitté. Mais écoute : deux ans plus tard, il frappait le cœur d'un homme, cette fois, parce qu'il l'avait trouvé dans le lit de sa maî¬ tresse! Alors Dieu punit Godine. Pen¬ dant dix ans il a tiré du sel dans les mines. Les gens le surnomment « le forçat ». Ils ont tort. La preuve que 1. Le guettaient pour le tuer. 88 CODINE Dieu veut être maintenant bien gra¬ cieux avec lui, c'est qu'il a envoyé un ange innocent comme toi... » Godine m'appelait dehors, pour aller à la recherche des œufs de canes dans les marais. Nous revînmes à midi, brûlés par les piqûres de moustiques. Alors commença l'énorme déjeuner : — seize œufs de canes au saindoux, de la soupe au poisson, un brochet péché par le fermier, une poule frite à l'ail et dix litres de vin — dont Godine engouffra la moitié; puis on se dit adieu. Et à une heure de l'après-midi, nous repassions le Danube. Codine suait à grosses gouttes... Par l'entre-bâillement de sa chemise enflée par le vent, je voyais sa poitrine aux longs poils noirs : on eût dit un ours en chemise. A ce moment, il lâcha les rames et respira fortement. Je lui dis, en le regardant bien : — Vraiment, Godine : ces gens-là sont très bons!... — N'est-cepas? s'exclama-t-il. Pour- CODINE 89 tant je ne leur ai rendu aucun ser¬ vice, aucun. A d'autres, oui, comme ce matin; à eux, rien. — Et tu ne sais pas pourquoi ils t'aiment? — Non!... Je ne sais pas pourquoi ils m'aiment! * Les vacances arrivèrent. Il était con¬ venu entre Godine et moi que jamais nous ne nous montrerions ensemble dans le quartier, afin de ménager ma mère qui ne se doutait de rien. Mais je pouvais maintenant aller librement m'asseoir sur les bancs du cabaret d'An- gélina et observer mon ami à l'aise; personne n'osait plus me toucher de¬ puis son intervention inattendue. Et voilà comment un soir de dimanche je fus témoin de la plus forte bagarre qu'ait vue le faubourg. Cinq heures; le cabaret était bondé de buveurs. Une bonne partie ne fai- 90 CODINE sait que continuer la « bombe » com¬ mencée la veille : Godine parmi eux. Une bande d'environ dix copains for¬ mait sa suite, mais lui, toujours seul à sa table, en tête à tête avec Alexis son chansonnier. Le vin coulait; le brasero envoyait aux tables des pelo¬ tons de poissons frits ; deux tziganes fatigués raclaient en douce sur le vio¬ lon et la « cobza », avec ou sans ac¬ compagnement de voix. Une nouvelle chanson courait en ville; elle répondait justement à la situation de Godine vis-à-vis de sa maussade et belle maî¬ tresse. Alexis la répétait jusqu'à sa¬ tiété : En vain lu as tant de sourcils Si lu les gardes froncés! Mieux vaudrait en avoir moins, Et que j'aime les regarder! En vain je vais à ma maison. Car je n'y ai pas d'épouse! Ni épouse, ni enfants : Homme sans but sur la terre! CODINE 91 Appuyé sur son bâton de cornouiller, la courroie passée autour de son poi¬ gnet, Codine écoutait, buvait et se tai¬ sait, mais il avait plaisir quand la bande lançait des cris de joie en son honneur. Tous, bien habillés, mais leurs vêtements maculés. Les chapeaux sur la nuque ou sur le front, sur une oreille ou sur l'autre, et des fleurs partout. Beaucoup exhibaient leurs couteaux, d'autres les avaient cachés sous le gilet. Cependant, l'atmosphère était calme, quand, surprise : quatre voitures por¬ tant douze jeunes hommes accompa¬ gnés de trois malheureux musiciens, tournèrent au coin de la rue Grivitza et s'arrêtèrent gravement devant le cabaret. Tous descendirent. Leur ta¬ page avait remué le quartier. Toutes les femmes apparurent. C'était évident, ça sautait aux yeux : les amis d'Atamalzi (quartier aussi fa¬ meux que celui de Comorofca) ve¬ naient prendre leur revanche pour une raclée quelconque restée sans ven- 92 CODINE geance. Ils ne le cachaient point. Ef¬ frontés, cyniques, provocateurs, ils de¬ mandèrent à boire... Plus de tables dis¬ ponibles; les garçons les servirent sur des tabourets. Ils s'indignèrent et vin¬ rent prendre une table, la plus petite entre toutes celles de la bande à Co- dine. Celui-ci toussota, très calme, et prit la position de défense. Les deux costauds qui semblaient avoir le com¬ mandement des arrivants firent comme lui, car les chefs sont toujours fort dignes. Tandis que criait la racaille, s'adressant aux tziganes : — Jouez, lépreux! On est tout de même dans son pays, bien que dans le nid de ces salauds!... Codine se taisait toujours. Les yeux de tous les amis se plantaient sur lui, comme étant le premier à recevoir les insultes. Quelqu'un dit : « Ça va chauf¬ fer! ». Les poltrons et les indifférents fi¬ lèrent. Sur les lieux ne restèrent que les deux partis décidés à tout, ainsi CODINE 93 que les gamins, qui .cependant s'éloi¬ gnèrent un peu pour laisser l'espace nécessaire. Angélina ramassait à la hâte les verres et les bouteilles, tandis que les cochers et les musiciens n'at¬ tendaient que le signal pour déguerpir. Ge signal — glorieux pour la répu¬ tation de droiture de Godine! — fut donné d'une façon peu commune, ce soir-là. Deux matelots anglais, pipe à la bouche et calmes, passèrent au milieu de la rue en se promenant et en regar¬ dant — Dieu sait à la suite de quelle mauvaise inspiration, car la rue des fdles publiques (la seule que les mate¬ lots étrangers honorent habituellement) est assez loin de notre banlieue. Du groupe des gens d'Atarnatzi, deux misérables se détachèrent, et s'en furent défier les Anglais. Ceux-ci s'ar¬ rêtèrent et saluèrent poliment. — G'est-y pour montrer vos gueules à nos jeunes filles, que vous venez vous balader par ici? 94 CODINE Les matelots ne comprenant mot, se regardèrent. En cet instant, Codine se redressa avec une majesté qui me fit frémir. Tout bruit cessa comme par enchantement. Au milieu d'un silence impressionnant, il tonnait, s'adressant à ses rivaux : — Si vos chiens s'attaquent aux étrangers, chez moi, alors, vous aurez à faire... Avant qu'il eût fini sa phrase, les Anglais étaient à terre, et à la même seconde la matraque de Codine tom¬ bait comme un éclair. A l'instant, on ne pouvait plus rien voir : les voitu- riers faisaient claquer leurs fouets; les tziganes (des deux bandes), cachant leurs instruments, et les matelots, revolver au poing, décampaient à toute allure. Tandis qu'au milieu de la route, enveloppée par un nuage de poussière soulevé par les pieds, une masse de corps humains était nouée avec achar¬ nement. Les matraques s'entre-cho- quaient et se cassaient; des couteaux CODINE 95 tombaient des mains aux bras fracas¬ sés; d'autres couteaux restaient mena¬ çants et prêts à toucher le cœur ou le ventre; les adversaires désarmés se roulaient par terre dans des corps à corps. Les mères et les épouses des combattants du quartier arrivaient à la rescousse, et frappaient en trébu¬ chant. Le centre de l'attention générale était la lutte entre Godine et le second chef de bande. Celui-ci, loin d'être de la taille de son adversaire, ne le tenait pas moins en respect au moyen d'une longue et terrible matraque dont le bout était armé d'un écrou d'essieu. La bataille se déroulait sur la place du manège, et au bout d'un quart d'heure on ne voyait plus guère que les deux champions. Le sol était jonché de blessés, de chapeaux, de vestes, de couteaux, et de matraques cassées. Il y avait encore quelqu'un qui luttait péniblement : c'était l'ami Alexis. Fri¬ pouille, il tenait toujours tête à une -, 96 CODINE autre fripouille, quand il cria en pleur¬ nichant : « Codine!... On me tue!... » Codine fit un bond de côté, se tourna et asséna un coup dans le dos du parte¬ naire d'Alexis qui gémit et s'écroula; mais en même temps le terrible écrou qui menaçait Codine lui tombait sur le crâne — heureusement protégé par le chapeau de feutre enfoncé jusqu'aux oreilles. Pendant quelques secondes, je crus voir Codine s'abattre sur le sol... L'as- sommeur le croyait aussi, car, la ma¬ traque en l'air, il restait hésitant. Co¬ dine, tremblant sous le coup, saisit son rondin à deux mains et lui fit décrire des cercles fulminants au-dessus de sa tête. C'est dans ce mouvement qu'il fonça sur son rival, qui voulut parer en reculant; après un choc brusque le bâton de l'ennemi sautait à dix mètres, celui de Codine se cassait, et pendant que l'un prenait ses jambes à son cou, l'autre ouvrant son coutelas com¬ mençait à le poursuivre. L'assommeur CODINE 97 courait à petits pas accélérés, décrivait des zigzags pour tromper Godine, qui, avec des sauts de gorille, le talonnait de près, avançait l'acier pour frapper, lui soufflait sur la nuque l'haleine de la mort. Alors je compris que parmi tous ces gens devant les portes, il ne se trouve¬ rait personne pour intervenir et sauver un homme de la mort, personne pour éviter de nouveaux travaux forcés à un forçat. Dans cette course, ce mortel manège, les deux victimes de la vie montraient des visages devenus inhu¬ mains : Godine, la nuque et l'oreille droite sous le sang qui coulait de son chapeau; le poursuivi, figure de cire blanche, bouche ouverte, des yeux demandant miséricorde et salut. Voici que rasant mon trottoir, Codine avance le bras et frappe dans le dos.. Un cri unanime éclate comme d'une seule poitrine... Une femme enceinte s'évanouit... Mais le coutelas n'a fait que déchirer le veston de haut en bas, CODINE 7 98 CODINE étoffe et doublure — et maintenant les deux battants de la veste flottant en l'air, le traqué court en désespéré, haletant, chancelant. Cette fois-ci, Co- dine ne tranchera plus l'habit, mais la colonne vertébrale. Je vois encore une fois Codine chargé de fers, allant au palais de justice, entre quatre baïonnettes, écouter les « messieurs qui ne tutoient pas ». Je saute dans l'arène, moi aussi, et, à l'approche des deux possédés, je me jette à terre sous les pas de Codine! Sa lourde chaussure heurte mon corps, et Codine tombe, la tête dans la pous¬ sière, pendant que je crie plus fort qu'il ne fallait; je crie avant d'être frappé. Je regarde l'homme poursuivi : il est loin, il court et tourne la tête sans rien comprendre, mais je suis content qu'il soit loin. Et près de disparaître au coin d'une rue, il tourne encore une fois la tête, et encore une fois il ne comprend rien... La populace bariolée, foisonnant devant les portes, et muette CODINE 99 de terreur, n'a pas l'air de comprendre non plus. Mais il y avait quand même un homme qui comprenait. Tous les deux, par terre, moi, je te¬ nais ma main sur ma côte endolorie où la chaussure avait buté; Godine soule¬ vait son chapeau avec difficulté : des¬ sous, il n'y avait plus de chevelure, mais une forme ronde de gelée écar- late. Avec les deux mains et par petits paquets, il jetait le sang coagulé dans la poussière; puis tâtant le derrière de son crâne, il me regardait dans les yeux. Son visage, suant et traversé de gouttelettes de sang, ressemblait à ceux des noyés tirés de l'eau et aban¬ donnés à l'air, sur la rive — tant la colère l'avait congestionné et rendu méconnaissable. Les yeux, injectés et sortis de leurs orbites, regardaient avec la fixité trouble qu'ont ceux des chiens enragés. Desserrant péniblement, avec des efforts, ses mâchoires calées par la haine, il prononça : 100 CODINË — As-tu vu tout?... Je répondis : « oui », en baissant les paupières. — Est-ce ma faute? Je le niai d'un signe de tête. Je ne pouvais parler : autour de nous, dans un rayon de dix mètres, trois hommes gisaient, depuis le début de la rixe, sans donner signe de vie. Godine ramassa son couteau et se leva avec lourdeur. Nous inspectâmes les trois corps : deux d'entre eux r⬠laient, dans les affres de l'agonie; le troisième, face à la terre, dans une mare de sang, avait les yeux clos et la joue gauche appuyée contre la ouate de la poussière. Le désignant de l'in¬ dex, Godine dit : — Celui-ci n'a plus besoin de rien! Et les autres le suivront avant le cou¬ cher du soleil. Le mort était un jeune homme de notre quartier, dévoué à Godine; les agonisants appartenaient au groupe des agresseurs. CODIN0 101 Nous allions vers le boulevard Couza où Godine voulait prendre une voiture pour aller chez un médecin. En m'éloi- gnant, je donnai encore un coup d'œil au champ de bataille : la populace commençait de l'envahir avec frayeur, mais on ne voyait pas un homme de police, pas une ambulance de secours. Le monde est libre de se tuer... ★ Godine sortait de sa convalescence quand l'enquête, appuyée sur des té¬ moignages unanimes, le mit hors de cause. Avec Codine, je me promenais maintenant au vu et au su de tout le monde : un éléphant flanqué d'un pou¬ lain!... Et voilà : on apprit un matin que le choléra qui sévissait en Russie était arrivé à Rèni, sur le Danube. L'émoi fut grand; les autorités se rappelaient enfin que la Gomorofca formait un foyer d'infection, et on envoyait des 102 CODINE agents sanitaires chargés de noyer le quartier avec du lait de chaux et de l'acide phénique. Ma mère voulait m'expédier à la campagne, chez les oncles, mais je m'y opposai : Godine m'intéressait plus que la campagne. Il battait mainte¬ nant sa mère tous les soirs et la jetait, de nuit, hors de la cour. Gomme il fai¬ sait très chaud, elle restait là jusqu'au jour, accroupie sur le gros caillou devant sa porte. Le matin, en sortant, Codine la trouvait endormie en cet endroit, la renversait d'un coup de pied et la laissait gémissante. J'étais suffoqué par une telle bar¬ barie! L'explication qu'on donnait, c'était que la mère Anastasie possé¬ dait des terres; son fils la battait pour les lui faire vendre. Cette histoire ne me suffisait pas; et Godine ne m'en parlait jamais. Les femmes du quartier (jusqu'à ma mère elle-même) parlaient de ce martyre avec une effrayante tranquillité : on y était habitué. On CODINE 103 s'étonnait beaucoup plus quand la mère brutalisée couchait une semaine dans sa chambre. Cet endurcissement venait plutôt du fait que la mère Anastasie était d'une taciturnité féroce. Les voisines affir¬ maient ne pas connaître le son de sa voix. Avare jusqu'à donner la nausée, sournoise et insociable, elle marchait toujours au milieu de la route pour éviter le contact des gens, haute comme trois pommes, se faufilant parmi les chars et les voitures. Personne ne savait où elle allait, ni d'où elle ren¬ trait; malgré toutes les fouilles faites sur elle et dans ses hardes, jamais Godine n'avait pu trouver en sa posses¬ sion de quoi acheter une gousse d'ail. Elle suivait docilement les femmes qui l'hébergeaient une nuit, et si on lui offrait la soupe, elle la mangeait. Mais, dès le lendemain, ces mêmes femmes étaient pour elle des inconnues. Ses yeux fixaient toujours le sol, pour ramasser des clous rouillés, des chif- 104 CODINE fons, des os et des boîtes d'allumettes vides. Quand on lui demandait : — Mais, enfin, Anastasie, pourquoi ne vends-tu pas un peu de ces ter¬ res? Elle répondait invariablement : — Chacun connaît ses affaires. Quand il fut question de choléra, Codine se mit à la serrer de près. Et c'était très drôle! Le nez collé contre la palissade qui séparait nos cours, je voyais tout ce qui se passait. Co¬ dine arrivait, trouvait sa mère sur la « prispa » et lui flanquait quelques coups avec sa botte; puis, la soulevant par la nuque, presque avec deux doigts, comme on fait des chats galeux, il la jetait à la rue. On eût dit que c'était un devoir du soir entre eux : lui, de lui administrer la dose de coups et de la flanquer à la porte; elle, de se trouver à son poste pour « encaisser », gémir un peu, et prendre sa place sur le caillou. Pas un mot, pas un cri un peu haut, CODINE 105 pas une explication. Chacun savait de quoi il s'agissait. Ma mère ne se mêlait jamais des affaires d'autrui ; mais un soir, pen¬ sant peut-être que c'était son devoir, elle rentra accompagnée d'Anastasie; celle-ci la suivait comme une petite bête, et, dans la cuisine, elle se casa dans un coin, muette, accroupie. Je ne connais¬ sais pas encore l'expression de ses yeux, et mes efforts pour les apercevoir étaient vains. Elle restait tête basse comme une idiote, jetant autour d'elle des regards furtifs. La lampe brûlait tout près du coin où elle s'était placée et je ne remarquai que sa bouche aux lèvres plissées et pointues, un vrai cul de poule. Ma mère lui donna à manger un morceau de pot-au-feu, puis, approchant d'elle sa chaise, lui dit : — Tu te martyrises pour rien, ma pauvre Anastasie! Tu ferais mieux de vendre quelques hectares de terre afin d'avoir la paix. 106 CODINE On savait qu'elle ne répondait ja¬ mais que par sa phrase unique, mais à notre étonnement, elle parla, et ce qu'elle dit fut terrifiant. Bougeant à peine ses lèvres, la voix éraillée, elle nous regardait à présent avec des yeux de hibou : — Tu dis que je ferais mieux de vendre... Vendre, vendre... C'est facile pour vous autres... Moi je te dis... que ton fils eût mieux fait de laisser le forçat tuer l'homme l'autre jour... Comme ça, il serait maintenant au bagne, et moi débarrassée... J'échangeai un regard d'épouvante avec ma mère. Nous ne voulions pas en croire nos oreilles. — Une rage folle me prit, un besoin de prendre la lampe pour la lui casser sur la tête; mais voilà Codine apparaissant dans le cadre noir de la porte ouverte. Ma mère sauta debout, et alla lui opposer sa poitrine. Droite, devant lui, le regardant dans les yeux, elle dit : •— Codine!... Vous ne la toucherez, CODINE 107 dans ma maison, qu'en passant sur moi... Codine, tête nue, en babouches et en bras de chemise, baissait le front et collait son menton contre la poitrine, en signe d'acquiescement. Puis, rele¬ vant la tête : — Mère Zoïtza! je ne viens pas pour la toucher, mais pour vous dire de ne pas garder sous votre toit cette ordure... Ce n'est pas une mère, ça, c'est la peste. — Elle vous a porté dans son ventre, Codine! interrompit ma mère. Il porta la main à son front : — Ne me le rappelez pas!... J'ai honte! Elle m'a nourri de venin. Et il partit, la figure cachée dans sa main. Ma mère se tourna vers la « peste » : — Malheureuse femme! Il va te tuer... Tu verras! — Ça ne fait rien! Mais je ne vendrai pas. — Et cpi'est-ce que tu veux faire de 108 CODINB ces terres? Elles lui resteront quand même après ta mort!... — Rieji!... Il ne lui restera rien!... J'ai tout donné à l'église, tout, na!... Elle fit un pied de nez vers la porte. Mais ma mère ne la garda pas plus longtemps, et Anastasie alla croupir sur son caillou. * Depuis quelques jours, Godine se préparait à aller chasser les canards et les oies sauvages, très loin, dans le maquis marécageux. Il avait un beau fusil à « feu central », et le regardant fabriquer ses cartouches, l'eau me ve¬ nait à la bouche. Mais il y avait de grosses difficultés : il fallait partir le soir, coucher dans les marais, traverser des kilomètres de ronces et d'eau sta¬ gnante où les sangsues et les mous¬ tiques foisonnent. Car, pendant la ponte, quand le gibier habite nos saules, la chasse est défendue; et lorsqu'elle est CODINË 109 permise, les oiseaux quittent nos pa¬ rages et s'en vont au diable vauvert, où rares sont les chasseurs qui osent aller les chercher. — C'est l'empire du nénuphar blanc et des mûres sauvages, veloutées, grosses comme des cerises!... me dit Codine, clignant de l'œil. Il ne m'en fallut pas plus pour perdre la tête; et, le soir, me taisant sur tout ce qui pouvait l'effrayer, j'an¬ nonçai à ma mère que le lendemain j'irais chasser avec Codine. Elle savait ce que cela voulait dire : bien que gar¬ çon sage et d'accord avec elle, il y avait des points sur lesquels j'étais intraitable. Elle opposa une faible résistance et céda. La chasse dans les grands marais peut durçr plusieurs jours — tout dé¬ pend de la « veine » — et le départ du chasseur est une belle manifestation d'orgueil. Fusil, cartouchières, carnas¬ sières, sac à vivres, couvertures, tout cela plein de vanité et de promesses. 110 CODINE La marmaille" du quartier forme une cavalcade d'honneur, et accompagne le chasseur un bon bout. Au retour, elle le guette et l'accueille avec des senti¬ ments divers : si les carnassières sont pleines de gibier, elle le porte aux nues; si, par malheur, elles sont vides, c'est l'hostilité, l'ironie et les sar¬ casmes. Les honneurs du départ furent faits à Codine devant l'estaminet d'Angé- lina, où il fît sa provision de boisson — l'eau des marais est malsaine; puis nous allâmes chercher un chien qui, joyeux, sauta sur Codine comme s'il avait été son maître; et à la tombée de la nuit notre embarcation voguait au loin, sur le bras appelé « le vieux Danube », et le quittait pour s'engager dans un petit « bras » très étroit, où je perdis tout moyen de m'orienter. On affirmait que Codine connaissait les marais comme sa poche. Nous étions encore dans la zone des saules pleureurs qui nous cachaient le CODINE 111 ciel étoilé, seul guide en ces parages. Néanmoins, Godine ramait sans hési¬ tation. Parfois, les eaux étant basses, la barque touchait le fond. Alors, on avançait en s'accrochant aux branches des saules, ou en prenant appui sur les deux rives avec les rames, et quand cela ne suffisait plus, Codine descen¬ dait dans l'eau jusqu'aux genoux et poussait. — Tiens! les eaux sont plus basses que je ne l'avais prévu!... Si le ciel se maintient serein, nous aurons bientôt clair de lune... ce sera plus facile et plus agréable. Bientôt, les saules se raréfièrent, le ciel apparut dans toute sa splendeur nocturne, et de grands espaces de terres noires s'ouvrirent devant nous. Nous nous trouvions dans un vrai laby¬ rinthe de canaux naturels sentant la vase et le poisson. Je fus obligé de des¬ cendre, moi aussi, pour soulager la barque; et pendant que Godine la traî¬ nait par la chaîne, je me réjouissais de 112 CÔDINE courir — le chien tenu en laisse — sur la glaise molle comme un tapis. Après de nombreux zigzags, nous touchâmes enfin à un canal très large et profond, où nous étions heureux de glisser sans peine. Dans le silence léger de la paisible nuit de juillet, je goûtais pour la première fois la volupté de me sentir perdu dans les marécages, de ne plus entendre d'autres bruits que le clapotis des rames, les sursauts des poissons à la surface et le cri de la chouette dans l'opacité de l'air noc¬ turne. Le disque embrasé de la pleine lune était déjà au-dessus de l'horizon quand Godine, chargé de son matériel de chasse, et moi avec le chien, nous lais¬ sâmes la barque pour partir à pied vers le domaine des oies et des canards sauvages. Devant nous, vaste comme la terre, s'ouvrait l'immense région des roseaux bercés par le souffle léger d'un vent tiède — le chaos où régnent le loup, le CODINE 113 renard, les myriades de moustiques; où le charognard donne la chasse aux plus faibles que lui; où la sangsue est violente comme un serpent; où les savoureuses mûres et l'éblouissant nénuphar ne sont touchés que par la brise; et d'où monte, sous le frisson des nuits estivales, la divine musique des crapauds, verts comme la large feuille sur laquelle ils sont tapis. Nous marchions des kilomètres sur un terrain ingrat; harassés par les blessures des mûriers épineux dont le fruit tombe dans la main, — traver¬ sant des nappes d'eau qui nous arri¬ vaient à la poitrine, et nous ouvrant péniblement passage, tantôt dans les taillis de roseaux aux feuilles tran¬ chantes, tantôt dans les masses de carex à la tige gluante de gomme. En¬ tendu de près, dans le cadre de l'éton¬ nante lumière nocturne, le somptueux concert des crapauds dépasse en beauté toutes les émotions qui puissent faire vibrer l'âme. Godine me montrait le CODINE 8 114 CODINE roseau et la laîche inclinant leurs épis floconneux et qui, au milieu du concert, semblaient remercier Dieu. — Nous sommes arrivés!... Godine jetait à terre son charge¬ ment. Nous étions au bord d'une nappe d'eau s'étendant sur plusieurs hec¬ tares, la plus vaste de toutes celles que nous avions traversées. Les autres rives, à peine visibles, s'estompaient, dans la brume lunaire. Godine tira de son sac une petite faucille courte et grossière, et, se tour¬ nant vers le fourré de roseaux, il se mit à en abattre fiévreusement. — Que feras-tu avec tous ces ro¬ seaux? demandai-je. — Une île, mon vieux, une île et une hutte, pour tromper ces petites bêtes. Tu verras tout à l'heure... Ra¬ masse, si tu veux, et entasse. Quand j'aurai fini, j'en ferai des fagots. Une heure plus tard, en un endroit CODINE 115 peu profond du lac, on pouvait voir un îlot formé par six couches de ces fagots superposées. La hutte, faite éga¬ lement de roseaux, nous dissimulait. Pour plafond, le ciel. Cela s'appelle une « panda ». — Le gibier que nous allons des¬ cendre, murmurait Codine, est très malin. Les canards sauvages se nour¬ rissent en un lieu — et gîtent en un autre. C'est comme ça. Le matin, ils fuient l'aurore; le soir, le crépuscule. C'est un trajet perpétuel dans les deux sens, tu comprends? Alors seulement on peut les atteindre, car dans leurs taillis ils plongent au moindre bruit. C'est pas tout! S'ils passent par-dessus les fourrés, ils volent hors de portée du fusil. Tu me demandes comment on les a? Mon petit frère, c'est que ces bêtes-là sont comme nous : elles pé¬ rissent par la faiblesse! Quand les étangs sont transparents, elles aiment se regarder dans le miroir de l'eau. Voilà comment, dans une pânda trompeuse, 116 CODINE on peut les tirer. Tu comprends pour¬ quoi tout ce travail? La vaste étendue d'eau frémissante sous la lune et bordée de rives mysté¬ rieuses me faisait croire que la terre avait subi un nouveau Déluge et que nous étions les seuls êtres restés vivants au monde. Un flux de bonheur m'en¬ vahit, un fort besoin de crier, de pleu¬ rer, ou même de me jeter à l'eau. Tremblant d'émotion, je pris les mains de Codine qui riait de toutes ses belles dents, et lui dis : — Je t'aime, Codine! — Je le sais, Adrien, que tu m'ai¬ mes!... et je suis navré de te l'entendre dire. — Pourquoi navré, Codine? — Navré que tu n'aies pas cinq ou dix ans de plus pour devenir mon frère de croix. — Mais tu as un frère de croix : c'est Alexis. Codine souffla fort et sa mine s'as¬ sombrit : CODINE 117 — Alexis n'est pas nn vrai frère de croix... Nous l'avons fait par bêtise, mais c'est pas ça. Il est comme les autres, ceux qui me craignent et font la chatte, parce que je suis fort. Si, demain, je ne l'étais plus, hé! ils me cracheraient au visage. Alexis le pre¬ mier. Je l'ai préféré, lui, par dépit, par désespoir, et aussi parce qu'il chante bien! Lui m'a préféré par orgueil, c'est comme la belle Irène, elle aime bien s'appeler la maîtresse de Godine, mais si elle n'avait pas si peur de lui elle le trahirait cette nuit! Il leva sa face vers le disque argenté du firmament, qui la blanchit, et s'ex¬ clama avec amertume : — Mon ami Adrien!... Un frère de croix! C'est autre chose!... Une chose qui peut-être n'existe pas!... Un frère de croix, c'est quelqu'un par lui-même, non pas par un autre, et alors son amour est grand, désintéressé, cher à notre cœur! Car, vois-tu, en rendant des services, c'est facile de se faire 118 CODINE aimer. Mais, voilà, je suis arrivé à me demander aujourd'hui : ce quelqu'un par lui-même, peut-il encore aimer d'un amour très fort? Godine passa la main sur son visage, puis alluma une cigarette. Il était em¬ barrassé, ne sachant pas si je compre¬ nais. Il le dit : — Je vais t'expliquer comment ça se passe entre les hommes. — Tu as entendu dire que j'ai tué un homme, il y a douze ans, dans les saules en face de Guétchète : il avait été mon frère de croix, mais pour de vrai. Avant de devenir des ennemis à mort, nous nous sommes aimés... Moi, surtout, j'étais, pour la première fois, aimé par un ami. J'avais dix-sept ans, je sortais d'une enfance de chien traqué. Je suis le fils de deux limaces!... Mes parents me battaient et m'envoyaient voler des choses de rien du tout : une musette de froment dans le port, ou une poule chez les voisins. Pour toute gentillesse, ils me disaient que j'étais laid à faire I C0DINE 119 avorter une femme enceinte. Dans la rue, mes camarades me caressaient de la même façon, mais ça ne dura pas plus loin que ma quatorzième année, où je commençai à les caresser, moi aussi, à ma façon! Alors, mon sang s'empoisonna de tout le venin des ser¬ pents de la terre! A tous ceux qui osaient parler de ma laideur, je cassais les reins... Je crois bien que mon père est mort de ma main. — C'est alors que Tanasse apparut dans mon che¬ min et m'aima d'un coup! Il était beau comme Alexis, mais fort et généreux. Nous avions tous les deux dix-sept ans. — Ah! petit frère Adrien! C'est un grand miracle, l'amour de l'homme! Quand, la première fois, je reçus son baiser d'ami, le monde changea de cou¬ leur. Je ne me battais presque plus, je supportais qu'on me dise que j'étais laid! Nous devînmes frères de croix, et nous nous aimâmes sans intérêt, ça, il n'y avait pas de doute. — Mais huit mois plus tard, l'envie qu'il avait pour 120 CODINE ma force gâta son sang : Tanasse eut un œil faux, envieux. Il ne m'embrassa plus. Je ne dis rien, je pardonnai, et pour le faire revenir je l'aimai encore plus, j'évitai de paraître plus fort que lui... Car sa jalousie venait de là. Pour¬ tant, il s'éloignait, il s'éloignait tou¬ jours, jusqu'au terrible jour où, au milieu de tous les amis, ses lèvres que j'embrassais m'ont appelé : « Gueule de singe! » Pour la première fois de ma vie, je pleurai. Je pardonnai. Tanasse glissait, glissait encore plus loin de moi. Il n'y eut pas un homme pour railler ma laideur avec plus de talent; et à la fin, voilà qu'il essaya dè me battre! Je maîtrisai encore mon sang. — Et mon frère Tanasse vint une nuit, accompagné de trois larrons, me cher¬ cher dans le fourré des saules pour me tuer pendant mon sommeil. — Je le tuai, moi. — Ecoute, maintenant, le jugement des hommes : ils m'ont ac¬ quitté ; et cependant j'étais criminel, car avec une bonne branche arrachée à CODINE 121 un arbre j'aurais pu les mettre tous en fuite! Mais j'ai voulu, bien voulu tuer Tanasse, et j'ai réussi! Par contre, Messieurs les juges m'ont trouvé cou¬ pable, deux ans plus tard, quand je tuai l'homme dans le lit de ma maî¬ tresse! Hé! Hé! j'aurais tué alors mes enfants, mes parents, et Dieu qui gouverne si mal la terre! Dis donc, Adrien, toi qui ne connais pas encore le mal de l'amour trompé, sache que cela est pire que la faim aui ronge le ventre, pire que la brûlure du fer rouge, pire que la mort!... C'est moi qui étais tué alors, et c'est moi qu'ils envoyaient au bagne! Mets ça dans ton crâne, Adrien, et rappelle-toi plus tard : les hommes ne peuvent pas aimer, les hommes ne savent pas juger!... — Je peux t'aimer, moi, Codine, m'écriai-je. Je veux devenir ton frère de croix! Codine me caressait les cheveux; il 122 CODINE semblait douloureusement ravi. Il resta longtemps muet, puis : ■— Je crois, moi aussi, Adrien, que toi seul tu pourrais aimer un forçat et faire un homme bon d'un criminel; mais tu n'es pas à l'âge d'engager ta parole. A part ça, tu sais : les frères de croix font le signe de la croix au couteau, sur leur bras gauche, et cha¬ cun boit le sang qui vient du cœur de son frère. Je punis de mort le frère qui me trahit après avoir bu mon sang. — Eh bien, Godine : je boirai ton sang et tu me puniras de mort si je te trahis. Godine sauta comme une bête féroce et fit trembler notre île! Le chien aboya. Assis sur mon séant, je vis Go¬ dine lever les bras vers le ciel et je crus qu'il allait toucher la lune avec ses mains. Il se frappa le front violem¬ ment : — Dieu tout puissant! hurla-t-il, ouvrant ses bras. Ça vaut encore la peine d'être homme, même quand 011 CODINE 123 a une gueule de singe, si on peut se faire aimer, à tel point, par un enfant! Et, se roulant sur moi, il m'écrasa les épaulçs avec ses lourdes pattes, prit ma tête entre ses mains et me regarda dans les yeux. Il me regarda, et je le regardai — 'et je n'ai jamais vu un homme plus beau que Godine en cet instant-là... — Ami! cria-t-il, aurais-tu le cou¬ rage de me laisser égratigner ton bras pour que je goûte le sang de l'inno¬ cence? — Oui!... Tiens, coupe!... Je lui offris mon bras gauche, j'étais heureux à mourir de joie. Il s'accroupit devant moi et, sans me lâcher du re¬ gard, tira son couteau... Un instant ii le tint, comme si j'allais le recevoir dans la poitrine... L'acier luit sous mes yeux... Je ne bougeai pas. — Coupe, Godine! Alors, arrêtant sa respiration, il ôta son chapeau et se signa par trois fois. Il me prit la main gauche... elle brû- 124 CODINE lait... Avec la droite, il posa la pointe du coutelas au milieu et en dedans de l'avant-bras, et attendit... Je lui dis, souriant à sa face redevenue sauvage • — Ris fort, Codine, et coupe! Il rit très fort, et, tandis que ses yeux étaient fixés dans mes yeux, je sentis une petite brûlure en long et en large sur la chair. Les mains de Codine retombèrent tremblantes. Sa lèvre in¬ férieure se mit également à trembler, nos yeux se portèrent sur la blessure : une croix asymétrique qui saignait légèrement. Il la fixa, hagard... Puis, sa tête s'inclina sur mon bras, ses lèvres sucèrent, et leur chaleur me fit mal... Longtemps Codine resta ainsi... Il ne bougeait plus... semblait endormi. La tête et le corps formaient une masse inerte. Alors je baisai le sommet de son crâne comme, souvent, j'embrassais la tête de ma mère. Codine se releva, ses yeux étince- lèrent dans la demi-obscurité. Presque machinalement, il prit le couteau et, CODINE 125 brusquement, frappa deux coups secs, en croix, sur son volumineux avant- bras gauche. Le sang surgit. Il porta la blessure à mes lèvres : — Bois ça, frère, et ton petit cœur saura ce que c'est que l'amour d'un forçat — comme le mien emportera dans la tombe l'amour d'un enfant!... Je bus le sang de Codine — pendant que le chien nous regardait avec ses yeux impatients. Cette belle nuit prenait fin. Dès les premières lueurs de l'aube, deux bandes de canards, volant très bas, virent quatre d'entre eux dé¬ gringoler dans le lac, où le chien alla les prendre. Puis, ce fut un vol d'oies, mais les oies, seulement blessées, plon¬ gèrent. Enfin, il y eut les vanneaux, accourant avec leur bruit caractéris¬ tique, qui nous laissèrent six pièces. Le soleil devenait insupportable, les moustiques s'étaient montrés d'une rare violence. Vers les dix heures nous rentrions dans le port, éreintés, souillés 126 CODINE de boue, couverts d'ampoules, mais remplis de poésie et de fraternité. C'était dimanche; le port dormait silencieux. Nous prîmes par le « gué de la Gomorofca ». Les enfants nous reconnurent, et Codine leur montra le gibier. Cela suffit pour que toute la marmaille du quartier se mît à notre suite; mais moi j'étais honteux de pa¬ raître si sale en plein jour, un dimanche, et je proposai à mon frère de gagner la maison par le côté de l'abattoir. Il céda, bien que sur ce chemin se trouvât la maison d'Irène, sa belle affioureuse qui, comme tout le faubourg, devait être sur sa porte. — Si elle me voit dans ces nippes, elle me trouvera encore plus repous¬ sant! — plaisanta Codine. Alors, un enfant s'approchant de lui, cria dans l'hilarité générale : — Sais-tu, Codine? Depuis l'aube, « Le Matou » est sous les fenêtres de ta belle! « Le Matou», c'était le sobriquet d'un CODINE 127 jeune gaillard éternellement amou¬ reux, rôdeur de nuit et délicieusement ridicule. Les râclées qu'il avait « en¬ caissées » dans sa carrière amoureuse étaient sans nombre, et le stoïcisme avec lequel il les avait supportées, pro¬ verbial. Seule, Irène, l'amante redou¬ table de Codine, avait été longtemps préservée de ses aubades. Je tremblai pour lui : — Codine, priai-je, promets que tu ne l'assommeras pas! — Ah! soupira-t-il, je te le promets, mon petit frère. Mais, sache que c'est par la femme que je périrai, moi, Co¬ dine. Le sang me monte déjà à la tête. Je lui serrai la main et dis : — N'oublie pas, nous sommes main¬ tenant frères de croix! Faut plus tuer! Au coin des maisons, Codine fit re¬ culer les enfants et jeta un coup d'œil sur la place. La troisième maison était celle d'Irène, où j'avais porté le billet lors de notre première rencontre. Co¬ dine blêmit : le malheureux « Matou » 128 CODINE était là, endimanché, chapeau sur l'oreille, et, accompagné par un violon, chantait : Feuille verte d'acacia! Je n'aime pas les vieillards, Ni les amants buveurs d'eau, Ni le sarclage en été! Mais j'aime que soir et matin Mon poulet m'ait dans ses bras ! Par vieillard « le Matou », voulait dé¬ signer Godine qui n'était plus, comme lui, un jeune homme. En trois sauts de chimpanzé, Godine était sur son dos et les empoignait par la nuque, lui et son tzigane! Ge dernier tirait de toutes ses forces pour s'arra¬ cher des mains de Godine; il implorait. — Je ne te ferai pas de mal à toi..., criait Godine. Mais je te donnerai un bon pourboire pour que tu lui chantes, tout à l'heure, la même chanson! Et il les traîna tous les deux dans sa cour. Je regardai à travers la palissade. CODINE 129 Un fouet à la main, Godine forçait « Le Matou » à se dévêtir. Celui-ci était déjà en chemise et en caleçon; il suppliait qu'on ne lui fît pas honte, mais Godine le cravachait : — Allons, ouste! J'aurais pu te faire ramasser tes dents dans la poussière! Quand « Le Matou » fut sans vête¬ ment, Godine prit une pastèque d'en¬ viron un kilo et, avec une ficelle, la lui attacha aux parties génitales. Puis il le jeta sur la place de la Gomorofca. « Le Matou » allait nu, la pastèque os¬ cillant entre ses cuisses, talonné par Godine, le fouet à la main et flanqué de son violoniste qui jouait et chantait: Feuille verte d'acacia... Feuille verle d'acacia... — Jusqu'à la maison d'Irène et re¬ tour! hurlait Godine. k Le quartier n'avait pas fini de rire CODINE 9 130 CODINE de cette histoire quand, un beau matin de ce mois d'août, passa la nouvelle foudroyante : un homme, mort la veille, avait été reconnu « mort du choléra ». Une quarantaine fut établie, la cour du cholérique isolée. Les jours suivants, le médecin--et l'interne qui, franchis¬ sant le cordon des soldats, venaient inspecter le faubourg, enlevèrent quel¬ ques suspects. Avant la fin de la se¬ maine, deux hommes tombaient en plein jour. Le surlendemain encore un. Puis ce fut le désastre : toute la ban¬ lieue contaminée, et bientôt la ville entière. Le service sanitaire débordé ramassait les cholériques, morts ou malades, faisait le triage à l'hôpital et enterrait les morts recouverts de chaux. Un effrayant fourgon noir circulait dans les rues de l'aube à la nuit. Il pre¬ nait par erreur les ivrognes, qui, pour prévenir la maladie, ne trouvaient rien de mieux que de se soûler. Quand le mal fut général, la quaran- CODINE 131 taine fut levée et les émigrations com¬ mencèrent, à l'exemple des riches qui désertèrent les premiers. Le voyage des pauvres n'était pas bien long. Ceux de la Comorofca allèrent à un kilo¬ mètre derrière l'abattoir étendre leurs tentes sur un vaste plateau stérile. Codine donna le signal, et j'eus l'hon¬ neur de passer avant Irène et même avant Alexis. Le soir même, trois tentes (la nôtre, celle de Codine et d'Irène, celle d'Alexis) — grossière¬ ment faites avec des perches et des couvertures — étaient installées sous le beau ciel d'août, dans l'endroit le plus abrité du plateau. Codine avait construit tout le campement. Le jour d'après, plus de vingt tentes s'installaient sur le plateau. Codine les obligea à se tenir assez loin de nos parages. Malgré le tragique de la situation, la plaisanterie ne perdait pas ses droits, et la meilleure fut dite par Codine : —■ Vous verrez! Le choléra aura 132 CODINE peur de ma mère et c'est sur nous qu'il va tomber. J'aurais mieux fait de la prendre ici comme épouvantait. Il disait vrai. Un matin — le quatrième ou cin¬ quième jour, —• j'accompagnais Co- dine dans sa tournée d'inspection : nous trouvâmes deux femmes et un en¬ fant dans leurs vomissements et leurs déjections!... Les parents les cachaient, priaient Dieu et se frottaient le nez avec leur boule de camphre cristallisé pendu au cou — talisman contre le choléra. Godine fit demi-tour, comme mordu par une vipère, démonta les trois tentes en un clin d'œil, et nous voilà de nouveau, chargés comme des ânes, à la recherche d'un autre endroit, où le choléra ne soit pas. Alexis avait sa charrette avec la¬ quelle il travaillait dans le port; nous jetons pêle-mêle toutes nos frusques; nous allons cette fois-ci jusqu'au re¬ bord du plateau, à quatre kilomètres de la ville, où poussait un petit bois de CODINE 133 saules qui se miraient dans le Danube. Dans ce refuge où tout sentait la vie sauvage, j'oubliai dès le lendemain le choléra et l'ail qu'il fallait manger, et le camphre que l'on portait au cou, et le vinaigre pour se frotter le corps. Le bois de saules et son petit monde d'oi¬ seaux me semblaient un coin de para¬ dis; la vue de mon cher Danube, par nos nuits tièdes et étoilées, nos clairs de lune, répondaient à mon plus grand rêve d'enfance : une vie sous un ciel clément, avec une hutte, une couver¬ ture et une marmite sur le feu... tout ce que j'avais lu dans les histoires de brigands. Et voilà, ma mère devient mélan¬ colique, elle a des nausées et des maux de tête. Godine, plus blême que moi, se donne deux gifles et crie à Irène : — Déshabille-la comme notre aïeule Eve et frotte-la jusqu'au sang!... Mais, nom de Dieu, si je m'aperçois que tu ne fais que la chatouiller, j'oublie que je suis homme et me rappelle seule- 134 CODINE ment qu'elle est la mère de mon Adrien! Je vous montrerai comment on frotte un cholérique. Dehors, devant la tenture baissée, je pleurais toutes mes larmes, tandis que Codine, jetant des regards furtifs à l'intérieur, maîtrisait à peine son mé¬ contentement. Enfin : — Mère Zoïtza! Si vous ne voulez pas laisser Adrien seul sur la terre, cou¬ vrez ce qui peut vous faire honte et li¬ vrez-vous à mes pattes! Sans attendre la réponse, il écarta le rideau et, pendant une longue heure, ma mère hurla sous ses mains comme la brebis dans la gueule du loup. — Ré- j ouis-toi, Adrien ! Ça chauffe ! Ça chauffe ! Ça chauffe! Et le sang afflue sous la peau!... Elle est sauvée!... Le lehdemain, ma mère était assise sur son séant, n'ayant plus de nausées, mais encore faible, bâillant sans cesse et étourdie. Codine lui fit encore une bonne friction au vinaigre, puis il mit à bouillir ses vêtements. Et montant CODINE 135 sur le cheval d'Alexis, il alla en ville chercher des vivres. Il m'était défendu d'entrer chez ma mère et de la toucher. Par l'entre¬ bâillement du rideau, je vis sa tête et ses pieds rouges comme du feu. Elle me sourit et implora Dieu « pour le salut de tout le monde ». J'allai courir un peu dans le bois. Je descendis le talus et longeai le fleuve. Tout à coup, dans un taillis, je vis un mouchoir que je reconnus, avec les initiales d'Irène. A la même place l'herbe était foulée et des petites branches cassées. Je souris à l'idée de la tête que ferait Codine quand je lui montrerais le mouchoir; preuve que, malgré le choléra, il savait choisir le coin où oublier ses ennuis. Mais au moment où je sortais du taillis, le mouchoir dans la poche, ce que je vis me prouva que j'étais à côté de la question : dans un petit ravin caché par les saules du plateau, Irène et Alexis se donnaient des baisers ar¬ dents. 136 CODINE Je fus pétrifié!... Ce n'était donc pas avec Codine qu'Irène venait dans le taillis, mais avec le frère de croix!... Rapidement, je remis le mouchoir à sa place et m'en allai sans être vu. Défaillant, le cœur battant sous le poids des pressentiments les plus sombres, je remontai le talus et vins me jeter devant la tente où ma mère me fit du bien en m'assurant qu'elle se trouvait beaucoup mieux. J'aurais voulu partir, maintenant; ne plus res¬ ter dans ce lieu où de si grands mal¬ heurs étaient à prévoir. Irène et Alexis reparurent, chacun arrivant par un chemin différent. Ah!... comme leurs visages cachaient mal le secret. Regardant l'œil d'Alexis, je per¬ dis toute illusion sur la sincérité des frères de croix. A peine étaient-ils rentrés, qu'un furieux galop nous avertit du retour précipité de Codine. Essoufflé, il des¬ cendit de cheval et cria : — Le service sanitaire rafle les ma- CODINE 137 lades du premier campement!... Nous sommes dénoncés pour nous être réfu¬ giés ici, et l'ambulance peut arriver d'un moment à l'autre! Je cache la mère d'Adrien et ses effets... S'ils s'amènent pendant mon absence, vous dites que nous sommes trois personnes âgées et un enfant, tous bien portants!... Compris? Pas de bavardage inutile! Ils embrouillent les gens comme des juges d'instruction! Et rentrant sous notre tente : — Hé, la mère! fit-il en riant. Avez- vous entendu? Vous risquez de faire connaissance avec le fourgon! Com¬ ment vous sentez-vous? Ma mère, pour toute réponse, se mit debout. — Parfait! clama Codine; mais, quand même, pour éviter l'obligeante prophylaxie de la fosse commune, nous allons faire un petit voyage tous les deux et chercher à nous suffire par nos propres moyens! Ce disant, il la souleva dans ses bras 138 CODINE comme un enfant et se mit à descendre la pente du plateau, pendant que je les suivais avec les vêtements de ma mère, encore trempés, sur le dos. Qui dira mon angoisse à les voir se diriger dans la direction du taillis? L'idée seule du soupçon dans le cœur de Codine me donnait le vertige — et j'essayai de le dérouter : — Par ici, Codine, par ici! Il y a un endroit très caché de ce côté-ci. — Mais non, mon vieux, c'est dans la boue. Et puis, nous avons ce gros taillis ensoleillé qui s'offre à nous! Il y alla. Alors je fus pris par la peur que le mouchoir n'ait pas été ramassé, et je courus. Il n'était plus là, heureu¬ sement. Mais Codine ne manqua pas de remarquer l'herbe piétinée et les copeaux fraîchement taillés d'un ra¬ meau de saule. Il prit et tâta l'écorce humide, resta pensif, donna autour de lui des coups d'œil circonspects, et dit, me regardant d'un air troublé : CODINE 139 — Quelqu'un vient de partir d'ici... C'est pas toi? Je répondis non, sans réfléchir et me repentis aussitôt de n'avoir pas dit oui. — Vous savez, dit-il à ma mère, c'est très bien ici, mais la couchette est déjà connue, et je saurai bientôt par qui. Le loup ne visite pas la ber¬ gerie qu'une seule fois. Il allait soulever ma mère pour l'em¬ porter ailleurs, quand je vis ses yeux arrêtés sur l'herbe; il se penchait et ramassait la preuve irréfutable de la trahison : Irène avait perdu, dans ses ébats, la boule de camphre qui pendait d'ordinaire à son cou, attachée par un fil de laine rouge. Codine, raidi sur place, tenait entre ses doigts la petite pelote, avec un geste et un regard qui semblaient dire : Enlevez! Enlevez ça!... Elle me brûle! Puis ses yeux re¬ vinrent sur les copeaux, ses mains se baissèrent comme si elles avaient à sou¬ lever une poutre, et il mit quelques co¬ peaux dans sa poche. 140 CODINE Près de la tente, Codine s'approcha de sa maîtresse qui causait avec Alexis, et son regard se promena plusieurs fois, du cou nu d'Irène aux mains d'Alexis. Alexis s'amusait avec un rameau de saule écorché. Codine, très calme, de¬ manda : — Et où est ta boule de camphre Irène? — Je l'ai perdue, Codine. ★ Les sanitaires passèrent, en effet, dans la matinée, et constatèrent que quatre personnes étaient là en bon état de santé. — Nous pouvons maintenant rame¬ ner la mère, Adrien, dit Codine gaie¬ ment. — Je viens moi aussi, pour voir où vous l'avez fourrée! Irène nous suivait. Codine, me regardant drôlement, ré¬ pondit sans montrer son visage : codine 141 — Hé! Pourquoi pas? Et tu peux venir aussi, toi, frère Alexis. Godine marchait à côté de moi en fumant, muet. En bas du talus, Alexis nous talonnait, tandis qu'Irène, ralen¬ tissant le pas, disparaissait derrière. Godine fit semblant de ne rien voir, mais en revenant avec ma mère, qui marchait sans aide, il cria : — Hé! Irène? — Hé bien! quoi? répondit-elle, dans le taillis du malheur. Elle cherchait probablement son camphre. Godine me regarda avec un : As-tu vu comment le loup repasse à la ber¬ gerie? et demanda de nouveau, s'arrê- tant : — Qu'est-ce que tu fais là? — Ma foi, je pisse... si tu veux le savoir!... — Et toi, Alexis, tu n'as pas aussi envie de pisser? Alexis rit bêtement et ne comprit rien. A cela se borna l'investigation de Godine pour la matinée. 142 CODINE Je ne savais que penser. A midi, ce fut le repas en commun, comme nous faisions de temps en temps. Godine, qui de coutume avalait un kilo de côte¬ lettes, mangeait mal. Il évitait de me regarder et racontait. Il nous faisait même rire et réussit à endormir ceux qui avaient le plus d'intérêt à être éveillés. Ma mère, pourtant, ne fut pas dupe, et moi encore moins. — Adrien, les choses se gâtent ici : Codine « cuit » de tristes idées!... Dès que je serai mieux, nous irons chez ton oncle Dimi. Et que le Seigneur ait ces trois malheureux sous sa garde!... Ma mère laissait toujours à Dieu le soin de débrouiller les choses compli¬ quées; mais moi, frère de croix de Go¬ dine, qui ne comprenais pas comment Dieu pourrait jamais arrêter son cou¬ teau, je pensais tout autrement. Je décidai que je ne lâcherais plus Godine d'un pouce. Il eût pourtant bien aimé s'éloigner de moi. Il s'en alla seul, à l'ombre d'un CODINE 143 grand saule où, tous les jours, nous fai¬ sions ensemble la sieste. D'habitude, il m'appelait; j'allai le rejoindre sans invitation : n'étions-nous pas frères de croix? Je le trouvai calme, pensif; il rit pour me faire plaisir, il savait que j'aimais son rire. — C'est bien que tu sois venu. — Sa voix était altérée. •— Je veux juste¬ ment te demander : Qu'en penses-tu, de cette pelote perdue et de ces copeaux dans le taillis? Il tira de sa poche la pelote de cam¬ phre et un morceau d'écorce de saule qu'il enroula autour de son doigt comme un ruban. — Je pense, dis-je, qu'Irène a perdu son camphre. — Tiens! ça, c'est malin! Puisque je l'ai dans la main et qu'elle avoue l'a¬ voir perdu, pas difficile de penser com¬ me toi! Mais ces copeaux, à côté de la pelote, hé, qu'en dis-tu? 144 CODINE — Les copeaux, frère, les copeaux... de la branche nue qui est entre les mains d'Alexis... Hein? tu l'as vue, la branche? — Oui... — De ce rapprochement qu'en dis-tu? Je ne pus supporter la brûlure de ses yeux fouilleurs, et, pour faire di¬ version, je me jetai ventre à terre, sur l'herbe molle. Il m'imita, posa sa tête sur ses bras croisés, le nez dans l'herbe, et dans cette position, il suppliait avec un gémissement : — Dis-moi, petit frère, ce que tu penses de. ce hasard, et... et je te croirai. — Mais, Godine, que veux-tu que . je pense? Ils se sont promenés en¬ semble, voilà... — Gomme des amis, hé?.... — Oui... pourquoi pas?... — Et ils sont allés dans le taillis, ils ont piétiné l'herbe, ils y ont laissé la pelote, sans même s'en apercevoir... Tout ça, frérot, comme des amis? CODINE 145 ?... — Dis, mon petit frère... Réponds... Fais-moi croire que ce que je pense, c'est pas vrai! Et... sauve-moi, si tu peux... mais pas avec des bêtises! Il parlait, la face toujours enfouie dans l'herbe. Devant nous, tout au fond, sous les branchages qui mar¬ braient le sol de taches d'ombre et d'é¬ clats de soleil, ma mère, Alexis et Irène, chacun étendu devant sa tente, reposaient immobiles. Sur les jambes nues et bronzées d'Irène, visibles jus¬ qu'aux genoux, bougeaient des flaques d'argent liquide. Codine, relevant la tête et l'appuyant sur son menton, fixa d'un œil de fauve ces jambes inertes, et son visage commença de se décom¬ poser. J'eus peur, une peur affolante, je lui touchai le bras : — Codine, frère, que fais-tu?... Que penses-tu?... Il se leva, comme sortant d'un vilain rêve. Il se mit sur son séant, tournant le dos à la vision noire. Et l'air abruti : CODINE 10 146 CODINE — Mon brave Adrien... Vaudrait mieux rompre notre pacte, oui... — Quel pacte, Codine? — Celui que nous avons fait dans les marais, la nuit de chasse... — Ne plussêtre frères de croix, Co¬ dine? — Oui... ne plus être... — Comment? criai-je, le cœur meur¬ tri. — Parce que, parce qu'il n'y a pas de fraternité sur la terre... Hé, laisse- moi donc libre! J'irai bientôt vivre avec des loups! Son visage était redevenu calme et pâle. Il se leva, lestement, et je le sui¬ vis comme un chien. Il marcha sur Alexis d'un pas alerte et lui cria gaie¬ ment : — Frère Alexis!... Veux-tu atteler le cheval? Il y a longtemps, nom de Dieu, qu'on n'a pas bu un verre chez l'Angélina! Alexis se leva mollasse : — C'est à cause du choléra... CODINE 147 -— Peuh...I Le choléra n'est pas le plus mauvais mal sur le dos du pauvre monde! Pendant qu'Alexis attelait, Codine tournait autour d'Irène, toujours allon¬ gée sur l'herbe et qui le regardait sous ses gros sourcils; puis, brusquement, il se pencha, fit danser devant son nez la pelote de camphre. Un flux de sang colora les joues de la femme, puis elle devint blanche comme la chaux. Go¬ dine ricanant : — La reconnais-tu, chérie? Elle, la voix étranglée : — Où l'as-tu trouvée? — Où tu l'as pérdue. A l'appel d'Alexis,. debout sur la charrette, les brides à la main, Codine laissa tomber la pelote sur la figure d'Irène : — Garde-la, ma belle! Elle peut te servir encore contre le choléra, et... pour donner la mort! Irène se couvrit les yeux avec son bras. Codine courut vers la charrette, 148 CODINE sauta, enlaça la taille d'Alexis. Je sau¬ tai, moi aussi, et l'enlaçai à mon tour... Avec nous, tous les trois debout, le cheval partit au trot. ★ Pas un enfant qui joue, pas un homme à ses affaires, pas une femme aux portes. Désolation... Choléra... La charrette s'arrêta devant le caba¬ ret. Personne à l'intérieur, sauf un vieux balayeur de wagons que le cho¬ léra ne voulait débarrasser ni de la vie ni de l'eau de vie. Il y avait une bonne fraîcheur. Au comptoir, Angélina, un peu pâle, un peu triste, indifférente comme d'habi¬ tude. Sur une chaise, à côté, sa vieille mère raccommodant des nippes, comme toujours. Nous nous assîmes autour d'une table ronde, au milieu. On servit du vin. On m'en versa à moi également, mais je ne pouvais pas boire. Mes yeux CODINE 149 ne se détachaient pas de Codine, qui s'envoyait verre sur verre. Alexis bu¬ vait aussi, mais moins sec. Les premiers litres défilèrent dans le silence et presque l'immobilité. Co¬ dine interrogeait : — Qu'est-ce qu'il est devenu, le gar¬ çon? — Choléra, faisait Angélina. Cela suffisait maintenant à désigner l'endroit où se trouvait quelqu'un. Je revois toute la scène. Le balayeur, un petit verre à moitié vide devant lui, somnolait, la tête sur la poitrine. Alexis, pour dérider Co¬ dine, crache du vin sur le vieux qui gronde et s'essuie la figure; Codine ne rit pas, au contraire, il se renfrogne toujours plus. Alexis rit pour tout le monde, et, afin de montrer qu'il est bien le chien de son maître, il va à la charrette et revient avec la branche de\ saule apportée avec nous. Codine, qui tournait alors le dos à la 150 CODINE porte, ne voyait pas Alexis; celui-ci revient à la table du vieux endormi, frappe un coup retentissant qui ef¬ fraie l'ivrogne et nous fait sauter; mais le plus secoué, c'est Godine. Ses yeux tombent sur le rameau de saule. Son teint blêmit. Voulant prendre son verre et boire,il le renverse. Alexis, la baguette à la main, se trouble. — Ça t'a fa t si mal... le coup sur la table? — Très mal... ça m'a frappé au cœur!... répond Godine avec une voix caverneuse. Et le regardant avec un œil qui ne pouvait plus tromper ni moi, ni Alexis, ni même l'indifférente Angélina, Co- dine prend la main de son ami, l'oblige à tâter la grosse cicatrice de derrière son crâne, et dit : — Tu vois, Alexis?... Ton coup de verge m'a fait plus de mal que la ma¬ traque qui m'a touché là quand je t'ai sauvé la vie. Alexis, debout, regarde son ami avec CODINE 151 étonnement et ne sait quoi répondre, mais quand Codine se lève et le do¬ mine de toute sa taille, il devient jaune. Son regard va de moi à Angélina et d'Angélina à moi, comme pour de¬ mander : Il sait? — Avec quel couteau as-tu enlevé l'écorce, hé, cher Alexis?... interroge Codine, un pied sur son tabouret. — Avec celui-ci... murmure Alexis, tirant son couteau de sa ceinture. — Il n'est pas fait pour baigner dans du sang, plutôt dans du j;us d'oignon!... Si tu veux le rendre redoutable, il faut lui empoisonner la pointe, et tiens, regarde, voilà dans quel venin! Il déboutonne sa manche, plante le cnuteau à un centimètre de profon¬ deur dans son avant-bras. Je crie, Angélina crie, et Alexis : — Frère Codine!... Ou'est-ce que tu as? — Ah! Frère Alexis! — lui rendant son couteau et laissant le sang couler. — Ah!... Ah!... J'ai été mordu par 152 CODINE une vipère ce matin!... Angélina ap¬ porte à boire!... Et toi, Alexis, chante quelque chose, chante, mon frère!... Assieds-toi sur cette chaise... J'aime bien te voir assis. Chante, par exemple, Le Chemin de Pangara- ïzi. Alexis, suant à grosses gouttes, eut le visage traversé d'une lueur de bon¬ heur; ses chants charmaient toujours Codine. — Pourquoi veux-tu cette chanson triste? ose-t-il demander. — Comme ça, frère... Pour que je me rappelle des choses oubliées... Pendant que son frère de croix se promène comme un lion en cage, au¬ tour du tabouret, Alexis s'assied et commence d'une voix tremblante : Le Chemin de Pangaralzi Est parcouru par les soldais Qui conduisent les condamnés... A les voir traînant leurs fers La tristesse vous saisit!.,. CODINE 153 Reine!... Voire Altesse!... Soulagez un peu leur misère! La misère des condamnés! Codine, le visage embrasé, conges¬ tionné, comme le jour de la fameuse bagarre, s'approchait par derrière, ren¬ versait la tête d'Alexis et lui disait, avec une effroyable tendresse : — Ah!... mon frère Alexis!... Je l'aime, ta chanson!... Mais quel diable t'a poussé, ce matin, à couper une ba¬ guette de saule?... Hé, frère?... As-tu coupé tous les matins des baguettes, pendant que j'allais chercher des vi¬ vres, dis? La tête dans les bras de Godine, les yeux dans ses yeux, Alexis, à voix étouffée: — Je ne comprends pas, Godine... — Tu ne comprends pas, Alexis?... Et ces copeaux-là, tu les reconnais? Une violente commotion secoue le corps du malheureux; Godine a tiré de sa poche les bouts d'écorce de saule, et 154 CODINE ses yeux se sont colorés de sang. Alors, Godine lâche soudain cette tête, fait un saut en arrière, comme brûlé, et Alexis, ivre de vin et de malheur, laisse tomber son front sur la table. En cet instant de silence, je me souviens que la vieille s'exclama, pour elle-même : — Seigneur!... Pardonne-moi!... J'ai oublié que c'est demain vendredi, fai¬ ble tête que j'ai!... Et à sa fille : — On n'a pas allumé la veilleuse pour la miséricordieuse Sainte Vineri!.. Elle court, revient avec un verre et se met à préparer la veilleuse, ajoutant de l'huile et changeant la mèche. Les yeux de Godine s'arrêtent sur la veilleuse. Il est appuyé contre le mur, recroquevillé, les mains dans les po¬ ches; son regard injecté va de la veil¬ leuse aux épaules d'Alexis. Enlevant son chapeau, il se signe trois fois. Puis se couvrant, il crie : CODINE 155 — Chante, Alexis!... Chante tou¬ jours!... Et toi, Adrien, va porter un verre d'eau-de-vie au vieux... Angélina verse, je prends le verre de sa main et vais le porter au balayeur, pendant que la vieille allume la mèche. Un gémissement bref, c'est tout ce que j'entends en posant le verre sur la table du vieux; quand je me retourne, je vois Codine couvrant de sa masse le dos d'Alexis écrasé sous le poids; le tenant enlacé, lui disant à l'oreille avec une voix de râle : — Chante, Alexis!... Chante, mon frère!... Sur le coup, je ne comprends pas mais je vois le corps d'Alexis se débat¬ tre, donner des secousses. Comme per¬ sonne ne dit rien, je m'approche; d'un mouvement du coude, Codine me re¬ pousse et fait en même temps un saut en arrière. Un jet de sang jaillit, sous mes yeux, de l'épaule gauche d'Alexis, qui s'effondre sur le^plancher!... Je vois 156 CODINE encore, en quelques secondes voilées de brouillard, Codine sauter dans la voi¬ ture d'Alexis et disparaître; Angélina tourner le dos au crime, sans une excla¬ mation. Et la vieille, allumant la veil¬ leuse de Sainte Yineri, la pose tran¬ quillement à la tête du mort, sur le plancher, après une génuflexion. ...Novembre déversait sur le monde sa pluie glaciale. Le quartier, sortant de l'épidémie, détendait ses meipbres sales dans la boue de la place. Et je me trouvais, seul et triste, lisant sous l'abat-jour de ma lampe, quand, vers les huit heures du soir, un toc-toc, à peine perceptible dans les carreaux noirs et trempés de la rue, me fit aban¬ donner ma lecture et sortir. Ma mère n'était pas à la maison. Dans la cour, boue et ténèbres, pluie torrentielle. Péniblement, traînant CODINE 157 mes sabots, et un sac sur la tête, j'ou¬ vris la porte cochère... et reculai : Godine, courbé, devant moi!... Je ne distinguais rien de son visage, mais sa taille suffisait à le faire recon¬ naître. Une houleuse douleur emporta mon cœur. — Tais-toi!... Viens chez moi!... chu- chota-t-il, soufflant une terrible puan¬ teur de tabac et d'eau-de-vie. En même temps, il me prenait par la main; et sa main, plus froide que celle d'un mort, me glaça le sang. N'était la grande pitié qui emplissait mon âme et mon cœur meurtri, je n'avais pas trop envie de suivre un homme recher¬ ché par la police, et si peu semblable à mon Godine de l'été passé. — J'arrive des marais! fit-il dans sa cour. Des marais, où j'ai vécu avec les loups!... Mais les loups ont leur four¬ rure, moi pas. Je suis transi, et plus laid que jamais; ne t'effraie pas!... Que veux-tu, j'ai toujours fui ma laideur, je me suis battu avec, mais assez ... 158 CODINE Aujourd'hui, la paix est faite, nous vivons en bonne compagnie. Il poussa la porte de la chambre. La mère Anastasie, devant son feu, tour¬ nait le dos à la porte; devant l'appari¬ tion de Godine, elle eut unhaut-le-corps, si grotesque qu'on aurait dit qu'elle voyait le diable. En effet, avec sa barbe de deux mois, sa boue, ses lo¬ ques, Godine, ivre et enrouillé, n'était plus de la race humaine. Sur le seuil, il me montrait sa mère avec un ricanement de bête sauvage : — Cet avorton! Tu parles que le cho¬ léra a eu raison d'en avoir peur! Et elle me fait l'injure de s'effrayer quand elle me voit!... Sur ces mots, dans l'état même où il se trouvait, il se jeta sur le grabat, pendant que la mère Anastasie repre¬ nait sa place. — Ferme la porte et assieds-toi sur l'escabeau, dit-il. Je ne te retiendrai pas longtemps... Je ne t'aurais pas même dérangé, si ton souvenir ne me CODINE 159 persécutait sans cesse... Mais avant de me livrer à la justice des hommes, je me suis dit que j'avais... peut-être... encore ce droit sur la terre de serrer la main d'un enfant, d'un frère!... — Donne-moi ta petite main, Adrien, laisse-moi sentir la chaleur de ton sang!... Ah!... ce sang! La goutte de sang que j'ai bue la nuit de chasse, hé, elle n'a pas pu détruire le venin que ce reptile-là m'a passé dans le corps!... Je suis resté l'homme au sang pourri!... Je te prie, Adrien, d'avoir toujours pour moi une pensée de miséricorde... Car si ma vie fut criminelle, mon désir de faire le bien n'a jamais manqué... Mais personne n'a voulu de moi. Il se tut un instant... Ses paupières, lourdes de sommeil, se maintenaient à peine ouvertes. Puis il reprit, parlant plutôt les yeux fermés : — Maintenant, écoute, ce que je veux, te dire : figure-toi, je me suis mis en tête de vouloir vivre encore... Vivre d'une autre façon... Jé* suis jeune... 160 CODINE Trente-deux ans... Je sais que mon crime est lourd de péché; mais avec de l'argent, les « boyards » veulent bien causer. Le tout c'est de pouvoir faire venir un ou deux grands avocats de Bucarest, de les payer gras, et de les laisser parler aux jurés!... Que diable! Les jurés aussi sont des hommes, ils ont leurs petites faveurs à demander. Et alors ils entortillent le code et leurs réponses... Demain, à l'aube, je vais mettre le genou sur le cou de cette har¬ pie qui se chauffe le cul au feu, et... Nom de Dieu!... elle me donnera non seulement l'argent qu'elle garde pour les curés, mais encore le lait qu'elle a sucé à sa mère!... Puis... ma foi... 011 verra... D'ici dix ans, je ne serai pas vieux... Peut-être que j'irai dans un monastère, au Mont-Athos ou ailleurs. Là, on vit bien... Enfin... La question... la... question... c'est... de... de... de... Godine dormait. Et tout de suite il se mit à ro"hfler terriblement, une CODINE 161 énorme bouche ouverte entourée de gros poils. Alors je vis la mère Anastasie lever la tête avec dureté. Ses regards, furtifs d'ordinaire, fixèrent mon visage avec mépris. Elle se mit à trépigner ici et là, prit une marmite, la laissa, attisa le feu et fouilla au-dessous du lit, sans aucune crainte de réveiller Godine. Et me regardant effrontément, elle me dit avec ses yeux : « Que fais-tu ici? Fous- moi le camp!... » Je me levai, donnai un dernier coup d'œil à Godine : vraiment on n'aurait pas pu coucher dans la même chambre que ce monstre à gueule béante, ron¬ flant à faire trembler la maison. Je rentrai, traversant encore une fois boue et pluie ténébreuses. Une heure avait passé. Une heure, pour moi, pleine de choses indicibles : regrets, pitié, crainte, douleur, sou¬ venirs de l'été tragique. J'avais cer¬ taines paroles de reproche à lui adres- CODINE 11 162 CODINE ser; son état d'ivresse m'en avait em¬ pêché. Ma mère n'était pas encore de re¬ tour à la maison, quand neuf heures sonnèrent à la pendule en même temps qu'un formidable rugissement de bête assassinée s'entendit. Puis un autre rugissement aussi fort, et une suite d'horribles râles qui firent vibrer les vitres. Je passai dans la cuisine, avec l'in¬ tention de sortir dans la rue pour voir. Ah lie coup terrible que je reçus dans la poitrine!... Les râles, déjà moins forts, ne venaient pas de la rue mais de la cour. L'idée que la mère Anastasie avait pu tuer Codine d'un coup de hache me passa devant les yeux; c'était impossible, un avorton pareil! Je repris vite mes sabots et mon sac, et j'ouvris la porte... Des voix d'hom¬ mes et de femmes, des exclamations d'horreur... J'arrivai dans la cour. Notre propriétaire y était déjà, avec d'autres gens qui entraient chez Go- CODINE 163 dîne et en sortaient par une brèche de la palissade. — Qu'est-ce qu'il y a? — Mon pauvre garçon!... s'exclama la propriétaire, ses deux mains sur son visage. Et j'entendis : — La mère Anastasie a versé, dans la bouche de Codine endormi, deux litres d'huile bouillante. Je me précipitai par le trou de la palissade, mais un homme qui se trou¬ vait là me poussa en arrière et me dit avec bonté : — N'y vas pas, petiot, n'y vas pas, c'est affreux à voir!... Tu pourrais tomber malade!... Les jambes défaillantes, me traî¬ nant, j'entrai chez Codine par la porte de la rue. La cour de la mère Anastasie était bondée de gens. Chacun voulait m'empêcher de regarder. Je me trou¬ vai monté sur la palissade. Là j'aper¬ çus le sac. On avait jeté un sac sur le 164 CODINE torse de Godine à moitié sorti de la chambre. Le sac ne bougeait plus. A côté, sur la « prispa », la mère Anas- tasie était accroupie près du cadavre de son fils, un cierge de cinq centimes à la main. Elle le contemplait. La flamme du cierge vacillait au vent. KIR NICOLAS Ce fut à la chaleur acre d'un four de pâtissier— le four de Kir Ni¬ colas — qu'Adrien, à peine âgé de quatorze ans, sentit d'abord obscu¬ rément, puis, avec une pleine cons¬ cience, se développer en lui l'amour de l'amitié. Pour les banlieusards de la rue Gri- vitza, Kir Nicolas était tantôt turc, tantôt grec, ou bien albanais, vu qu'on l'avait entendu parler dans ces langues et qu'il était en relations d'amitié avec des gens appartenant à ces trois races. Mais les commères du faubourg se mettaient plus vite d'accord pour le qualifier de vénélic} c'est-à-dire d'étran¬ ger suspect. Suspect, Kir Nicolas l'était, bien en¬ tendu, comme tout étranger qui arrive et s'établit dans un pays civilisé. Il au- 168 CODINE rait eu mauvaise grâce d'en vouloir aux habitants de Braïla, si semblables à ceux de toute autre ville d'Occident. Les uns et les autres, d'ailleurs, per¬ mettent volontiers aux vénéiics d'en¬ trer dans leurs familles dès qu'ils de¬ viennent riches. C'est une faiblesse. Kir Nicolas n'avait pas à la craindre, d'abord parce qu'il n'avait ni fortune, ni jeunesse, puis qu'il était très sale. Adrien — voisin du pâtissier depuis quelques jours — en fut choqué. Bonhomme court de taille, grison¬ nant, la barbe et la moustache jaunies par la fumée du tabac, d'âge incertain, Kir Nicolas était pareil à sa boutique basse, poussiéreuse, enfoncée de près d'un mètre dans le sous-sol — bou¬ tique à la fois four et magasin qui avait vu trois générations de pâtissiers frotter ses murs et user la pierre de son seuil. Comme son four — géante loco- mobile plate, enduite de glaise jaune occupant les trois quarts de l'espace — comme ses outils : pelles, planches, KIR NICOLAS 169 tourtières, Kir Nicolas était entière¬ ment imbibé de saindoux et saupoudré de farine, depuis ses sabots éculés, son pantalon brillant, son inséparable ves¬ ton dont la couleur primitive avait dis¬ paru sous d'épaisses couches de pâte écailleuse grillée par le feu, jusqu'à sa calotte, si crasseuse qu'à l'approche de la chaleur la graisse qui la saturait se diluait et gouttait sur son front. Gela n'empêchait point la jeunesse du quartier de se lécher les doigts et les babines, après avoir savouré pour cinq ou dix centimes de sa fameuse plalchynla, son unique gâteau, notre gâteau national qui n'est autre chose qu'une pâte finement feuilletée, farcie de fromage aux œufs ou de viande hachée à l'oignon, le tout noyé dans de la bonne graisse de porc. Adrien en était gourmand lui aussi. Mais, jeune terre, bonne terre assoiffée de vie, il y eut bientôt autre chose dont il fut aussi gourmand : ce fut de l'at¬ mosphère de la pâtisserie et du pâtis- 170 CODINE sier lui-même, un monde qu'il décou¬ vrit par ses propres moyens. * Le destin de l'homme n'est rien autre que sa propre personnalité, et il se manifeste dès sa sortie du berceau. On a beau prétendre que le" milieu social influence et façonne l'être hu¬ main, il ne change rien. Qu'il soit né dans la pourpre et qu'il soit élevé par des Fénelon, celui qui est destiné à diriger une épicerie restera épicier, aura âme et intelligence d'épicier, même si son milieu social le hisse à la direction d'un royaume. Il a pu venir au monde sur un tas de fumier, vivre parmi les voyous et rester illettré toute sa vie, cet autre qui, dans le bra¬ sier mystérieux des conceptions, a reçu les trésors de la pensée et des hauts sentiments, il sera toujours un pen¬ seur et un foyer de haute existence. Du bon génie, le milieu social ne fera KIR NICOLAS 171 jamais un mauvais génie, ni une fri¬ pouille; de l'homme-pantin, il pourra faire à volonté un marchand de vin ou un stupide avocat. 3ur celui-ci l'in¬ fluence du milieu exercera tous ses caprices; sur l'autre, elle ne pourra absolument rien. Et ainsi, rien ne sera changé, ni dans un cas, ni dans l'autre. Les habitants de ce faubourg qui éga¬ lait en puanteur les faubourgs du vieux Caire et de l'ancien Alep, accu¬ saient Kir Nicolas d'être sale. Il l'était en effet. Mais ce qui obligeait les ga¬ mins et les fillettes du quartier à se tenir prudemment sur le seuil de sa boutique, c'était sa réputation de sa¬ tyre. Disons que Kir Nicolas en avait bien l'air. Adrien demanda l'avis de sa mère. Celle-ci, fort embarrassée, lui dit : — Mon enfant, le coupable n'a qu'un péché : celui qu'il a commis; mais l'ac¬ cusateur en a mille : tous ceux dont il accable à tort son prochain. Je ne con¬ nais Kir Nicolas que depuis une se- 172 CODINE maine, mais je ne me méfie pas de lui. Il a la bonté dans les yeux, et je crois au langage du regard, l'homme peut tout feindre par la parole, rien par le regard. Et voilà Adrien installé sur le banc de la pâtisserie, un livre sur ses genoux, tel qu'il avait fait avant de demander l'avis de sa mère. Il venait d'abandon¬ ner, après une année de bagne, la vie d'esclave qu'est celle de garçon de cabaret, et maintenant, avide de lec¬ ture et de liberté, sans aucune relation amicale avec les garçons de son âge, il mettait des bouchées doubles, lisant flânant, et fouillant dans le grand livre de la vie : le cœur de l'homme. Certes, le monde est plein de cœurs, mais presque tous ressemblent à ces plantes inutiles qui poussent sur les bords des chemins : bien mieux vaut une pomme de terre. Kir Nicolas sur¬ git avec le sien. Et ce fut autre chose. Comme toute la rue, Kir Nicolas avait appris qu'une veuve, blanchis- KIR NICOLAS 173 seuse journalière, et son enfant, venaient de prendre possession d'un logement de deux pièces dans la mai¬ son contiguë à son four. Aussitôt les commères colportèrent que la nouvelle logeuse avait vécu avec un grec et que son enfant était donc un catzaone. Et les petits chena¬ pans de faire chorus avec leurs parents et de chanter à Adrien dès qu'il l'aper¬ çurent : Grec, Grec, parpalèque. Tourne ton derrière que je le frotte !... Le pâtissier fut très étonné de voir que le « parpalèque » passait son che¬ min sans répondre, selon la règle, par une mitraille de pierres à l'offense re¬ çue. Son étonnement fut encore plus grand quand il s'aperçut qu'Adrien avait toujours avec lui un livre, s'en allait vers les champs, rentrait, lui disait au revoir après avoir achevé son morceau de plalchynta, et le regardait droit dans les yeux, à la différence des autres gamins qui détournaient leurs 174 CODINE regards comme des fripons. Aussi fut-il content de le voir prendre place et s'attarder de longues heures sur le banc de sa boutique. De son côté, Adrien se plaisait à parler en grec à Kir Nicolas : — Mais, disait-il, Kir Haralambe (c'était le nom du patron grec qu'il venait de quitter) m'a fait payer cher sa langue. Je crois que le nombre de gifles que j'encaissais de lui dans une journée dépassait le nombre de nou¬ veaux mots grecs que j'apprenais chaque soir. Et pourtant, Kir Hara¬ lambe se disait fier de me savoir fils de Grec... Kir Nicolas s'exclamait : — Eh! Moré Adriani! Grecs, Turcs ou Tartares, nous ne sommes que de pauvres hommes. La nation c'est un mot dont se parent deux sortes de gens : les très malins et les imbéciles. Malheureusement, il y a aussi un petit nombre de sincères et de naïfs qui sont de bonne foi, c'est grâce à eux KIR NICOLAS 175 que les frontières se maintiennent. Autrement, c'en serait vite fait du mot nation. — Alors, tu ne crois pas en la Patrie, Kir Nicolas? demandait Adrien. — Mais si, pédakimou (mon petit enfant), j'y crois : la nuit, quand je travaille, seul. Je me rappelle que je suis ici un « sale albanais ». Alors je pense aux belles montagnes où je suis né et où j'ai passé une enfance douce et pénible... Et dans ces moments-là, je chante, ou je pleure; mais jamais l'envie ne me prend d'égorger un homme en pensant à ma patrie. Pendant qu'ils bavardaient, des femmes et des enfants entraient et sor¬ taient sans arrêt; il s'agissait de cuire un pain, une courge, un plat de chou¬ croute sur lequel reposait un morceau de viande de porc, ou une volaille. Les gens aisés apportaient une brioche, les femmes lipovannes, des graines de tournesol qu'elles vendaient pour ga¬ gner leur vie. Pour chaque cuisson, 176 CODINË selon son importance, Kir Nicolas per¬ cevait un sou ou deux. Il arrivait qu'il y eût des mécontents et des disputes : le plat était trop cuit, prétendait-on, ou pas assez. Le pâtissier était aussi accusé quelquefois d'avoir chipé du saindoux ou quelques-unes des tran¬ ches de lard qui se trouvaient sur les plats. Les trois quarts des femmes du quartier qui venaient « au four », étaient pauvres et toujours enceintes. Leurs visites n'avaient d'autre but que la cuisson d'une courge. Les vête¬ ments sales, déchirés ou rapiécés, les cheveux en désordre, le cou à moitié lavé, les pieds nus et crevassés, la femme ne manquait pas d'avoir le ventre plein — et à peine se vidait-il pour un terme de trois ou six mois, qu'il était de nouveau empli. Chaque pauvresse était toujours accompagnée d'une portée de mioches accrochés à ses jupes, presque nus, les museaux encrassés de morve, les abdomens bal- KIR NICOLAS 177 lonnés par l'excès de pastèques et de soupe trop claire. Quels regards toute cette marmaille avait pour la plai- chynla! Les petits avalaient leur salive; leur mère la crachait tout simplement sur le plancher. Kir Nicolas, considé¬ rant le ventre qui soulevait la jupe de la pauvre femme, prenait le sou pour la cuisson de la courge et offrait une dégustation de plalchynla' qui va¬ lait deux sous. La misérable, se lé¬ chant les doigts, remerciait : — Que l'aumône vous soit dix fois rendue dans le ciel! Et elle expliquait : — Ce n'est pas moi qui suis vorace, mais le fœtus... Quant aux petits, deh, ce sont des garçons, et une envie non apaisée peut leur faire « tomber les couilles... » Certaines de ces femmes partaient souvent sans payer le sou. Kir Nicolas le savait : — Que veux-tu, bré Adriani, di¬ sait-il, les rappeler et leur faire honte, godine 12 178 CODINE cela me rendrait plus malheureux que de perdre le sou. Cependant, la même femme, le len¬ demain, se tenant sur le pas de sa porte, criait à une voisine : — Ce sacré Albanais s'est enrichi de¬ puis qu'il « tient le four » dans notre mahala! Parfois, les commères effrontées lui jetaient avec un air entendu (surtout depuis que Kir Nicolas avait obtenu la permission de vendre de la plaichynta et des covrigi (craquelins) aux soldats de la caserne de cavalerie) : — Ça va, petit père, hé? Un sou d'ici, un sou de là, ça s'entasse! La doublure de ton burnous doit être gar¬ nie de billets de mille; c'est sans doute pourquoi tu ne le quittes jamais! Devant ces allusions fréquentes, Adrien ouvrait de grands yeux. Il croyait à l'aisance du pâtissier, mais point à cette prétendue fortune. Kir Nicolas, gêné par la franchise de son petit ami, se justifiait : KIR NICOLAS 179 — Ah!!... Cardiamou! (mon cœur). On ne sait point comment faire dans la vie; lorsque je n'avais pas le sou et traînais ma misère par les rues avec trois covrigi dans mon panier, j'étais « le pouilleux »; aujourd'hui que je suis arrivé à mettre deux sous de côté, après vingt ans de fatigue et de peines, on me couvre d'envie jaune, on m'ap¬ pelle le « sale Albanais ». Et je ne sais si je n'ai pas encore plus de honte maintenant qu'autrefois! — Kir Nicolas, lui disait Adrien, pauvre ou riche, je crois que tu as toujours été bon, et tu ne dois donc avoir honte de rien... ★ A force de voir Adrien désœuvré, toujours en train de lire, Kir Nicolas lui dit un jour : — Dis donc, philimou (mon ami), si tu restais chez moi, à m'aider, tu crois que cela ne plairait pas à ta mère? 180 CODINE Je te regarderai comme mon enfant tu seras nourri, et tu auras quinze francs par mois. Qu'en dis-tu? Adrien qui était peiné de voir sa mère s'épuiser tous les jours sur ses baquets de lessives, avait prévu et devancé cette offre. Dans ses causeries du soir avec sa mère — d'accord tous les deux désormais sur l'honnêteté du pâtissier — il avait obtenu d'elle un consentement anticipé. — Je serai ton aide quand il te plaira, répondit-il au brave homme; moi je l'ai toujours désiré et ma mère accepte, car elle sait que tu ne me battras pas. J'espère également que tu me permettras de lire dans les mo¬ ments libres. — Entendu!... Ce sera comme main¬ tenant.,. Mais, dis-moi un peu, psy- chimou (mon âme), qu'est-ce que toute cette lecture depuis le matin jusqu'au soir? Est-ce que tu aspires, par hasard, à devenir professeur? — Non. On ne lit pas que pour deve- KIR NICOLAS 181 nir professeur; j'aime ça, voilà tout. — Pourtant, tu as terminé l'é¬ cole. — J'ai fini l'école primaire, mais dans ces lectures, je trouve des choses beaucoup plus belles. — Ah! ah! je comprends : ce sont des histoires d'amour et d'aventures! Adrien protesta : — Ce n'est pas ce que j'aime le plus; il y a mieux... — Il y a quoi? — Eh bien! du très sérieux. Kir Nicolas soupira : — Eh! Poulak mou! (mon poulet). Il n'existe pas dans les livres « du très sérieux »; il n'y en a que dans la vie. Les livres n'enseignent pas comment il faut s'y prendre pour vivre heureux, et l'enseigneraient-ils qu'on n'en tien¬ drait pas compte. — Tu te trompes, Kir Nicolas; il y a du beau et du vrai dans les livres. — Du beau et du vrai! Ce n'est pas cela qui fait vivre! 182 CODINE — Moi, cela me fait vivre et vivre heureux. — Mais tu es pauvre, tu dois gagner ta vie! — Ça ne fait rien; je donnerai tout juste ce qu'il faudra à mon ventre; le reste de ce que gagnerai sera pour les livres. Le pâtissier en fut sincèrem ent touché : — Ah! Tête dure! Je vais te donner un exemple. Notre famille, en Albanie, est croisée avec du sang grec. Ma mère avait deux frères aînés, barba Spiro et barba Vanghélis. J'ai passé mon enfance dans leur intimité, et voilà ce que j'ai appris, vu et su. Leurs parents étaient aisés. Aussi, dès qu'ils s'aperçurent que barba Spirô, le pre¬ mier-né, montrait à l'école de grandes aptitudes, ils décidèrent de l'envoyer aux hautes études à Athènes. Là-bas, ce roufiani sortit premier, ce qui fit perdre la tête aux parents. Ils firent des sacrifices et l'envoyèrent en Alle¬ magne, puis en France, persuadés KIR NICOLAS 183 que leur fils allait devenir un Socralis. Et il devint, en effet, un gros profes¬ seur de philosophie à Athènes, écrivit des livres, fit beaucoup parler de lui, et se retira encore jeune dans notre village, où il acheta des terres et con¬ tinua d'écrire. Je n'ai jamais mis le nez dans ses bouquins, mais les connais¬ seurs prétendaient qu'il y avait là « du beau et du vrai ». Et cela était bien possible. Seulement, et c'est ici qu'est la question : à quoi sert « le beau et le vrai »? A quoi sert-il? Oh! oui, sans doute, il servit bien à barba Spiro, mais à lui seul! Il vivait enfermé, avec la femme riche qu'il avait épou¬ sée. Pas un pauvre n'osait frapper à sa porte. Dans sa maison, en robe et ba¬ bouches de soie brodée de fils d'or, il était éternellement acharné à pondre « du beau et du vrai ». Il était plein de mépris pour nous et ne cachait pas son dédain aux paysans qui le saluaient lorsqu'il apparaissait dans sa voiture, étalé comme un pacha. 184 CODINE «Le chagrin de le voir à ce point indif¬ férent à tout ce qui n'était pas lui, tua ses pauvres parents. Ils moururent la même année, laissant presque dans la misère ma mère et barba Vanghélis. Et lorsque celui-ci, un jour de colère, appela son frère « égoïste » et lui jeta qu'il devait sa réussite à la fortune paternelle, entièrement dévorée par lui, barba Spiro ordonna aux domes¬ tiques de le mettre à la porte, en lui criant : « Les simples d'esprit doivent se contenter de ce que Dieu leur donne ». « Ainsi, pendant qu'il devenait grand philosophe, ma mère épousait un petit fromager et luttait durement avec l'existence. Barba Vanghélis, lui, deve¬ nait fourreur, épousait par amour une fille honnête, mais pauvre du pays, à qui il apprit son métier, et ils tra¬ vaillèrent ensemble jusqu'à ce qu'ils perdissent presque complètement la la vue. Ils vieillirent avant le temps; leurs deux enfants furent emportés, KIR NICOLAS 185 tout jeunes encore, par des maladies; puis la femme alla les rejoindre, et barba Vanghélis resta seul. C'est sur¬ tout après son veuvage que je l'ai connu. Il lisait aussi beaucoup au long de ses nuits sans sommeil. S'il se déci¬ dait à écrire ce n'était que pour ré¬ pondre à des neveux tombés dans la misère, loin de leur pays, accompa¬ gnant toujours ses lettres d'un petit mandat postal. La mort qui avait fau¬ ché toutes ses affections l'avait en même temps réduit à la gêne, presque à la pauvreté, mais son cœur était resté bon,malgré les souffrances etles revers. « Quand; à dix-neuf ans, j'ai dû quitter aussi mon pays et aller tenter la chance ailleurs, ma mère, veuve, mit dans ma bourse ce qu'elle avait, mais ce n'était pas assez. Alors, je suis allé rendre une dernière visite à mes deux oncles. Barba Spiro, sentant bon le cosmé¬ tique, s'amusait avec ses trois enfants, leur apprenant dans le jardin à jeter le disque et le javelot. Il se montra 186 CODINE visiblement importuné, m'offrit avec générosité un fromage de chèvre d'une oka et un vieux châle, puis me donna un baiser froid comme son cœur. Je suis sorti de chez lui tout en pleurs. Dehors, je jetai par-dessus le mur de sa propriété châle et fromage, et me frot¬ tai les joues avec de l'herbe. «Barba Vanghélis me reçut avec affa¬ bilité, son sourire stoïque sur les lèvres. Il enleva ses lunettes, me fit asseoir, et me parla beaucoup. Il me raconta les aventures de sa vie et ce qu'il fallait dire à un enfant qui s'en allait par le monde, sans argent et sans expérience. Puis il tira une bourse de son armoire, et l'enfermant entre mes mains, qu'il serrait fortement, me dit : « Voici, matiamou (mes yeux), c'est tout ce que je peux te donner. Dépense avec précaution, mais ne sois ni avare ni insensible. Mieux vaut souffrir la mi¬ sère que de rester indifférent devant la faim de son prochain. Que le Seigneur te protège, adio! Moi, je ne tereverraiplus. KIR NICOLAS 187 « Et il me serra dans ses bras. Il est mort peu après. Voilà, Adriani... Les livres ne rendent pas bons ceux qui les écrivent. » Adrien resta ébahi. Il douta : — Kir Nicolas, tu ne me trompes pas? — Je te jure sur la lumière de mes yeux que je t'ai parlé vrai. — Mais comment est-il possible d'é¬ crire des livres pour les hommes, sans aimer les hommes? — Très bien : c'est pour gagner de l'argent et... — Gagne-t-on de l'argent en écri¬ vant des livres? — Beaucoup, preuve barba Spiro; et puis, de la gloire. — Quelle gloire? Il n'y a pas de gloire si l'on a le cœur sec. * Ce soir-là, en entrant dans son lit, Adrien se mit à douter de ce qui avait 188 CODINE été jusque-là sa plus forte passion, après son amour pour la liberté : la divine Lettre, la belle lettre imprimée, la phrase concise d'amour et de vérité qui fait tressaillir le cœur et éblouit l'esprit — la noble déesse, la Littéra¬ ture! Il lisait justement Crime et Châti¬ ment, de Dostoïevsky. Le livre en main, il fonça du regard sur le nom de son auteur favori, comme s'il eût voulu lui arracher le secret de sa vie et se demanda : — Dostoïevsky a-t-il eu un cœur dur comme celui du professeur de philo¬ sophie? Le lendemain de bonne heure, aus¬ sitôt après le départ de sa mère, il alla rôder autour du Lycée Balcesco, dévi¬ sageant les étudiants qui entraient en classe. Adrien arrêta l'un d'eux, son meilleur camarade d'école primaire, ancien voisin de banc, et lui dit à brûle-pourpoint : — Connais-tu une Vie, ou une Bio¬ graphie de Dostoïevsky? KIR NICOLAS 189 — Non, je ne connais pas, lui répon¬ dit l'interrogé. — Qu'apprends-tu, alors, dans ce lycée? lui demanda naïvement Adrien stupéfait. — Oh! mon vieux, si tu crois qu'on s'amuse ici, tu te trompes! — Tu appelles « s'amuser », connaître les vies des grands hommes? — Tout cela, c'est de la blague!.. Ici on apprend surtout à s'ouvrir faci¬ lement un chemin dans la vie. Mais, si tu veux, je peux te chercher ton fourbi dans la bibliothèque du lycée et tu l'auras à midi. — Tu m'obligerais beaucoup... Je serai là pour le prendre. Une poignée de main mollasse, et le jeune homme qui pensait déjà à une vie facile, disparut dans le bâtiment. Attristé, Adrien se mit à longer le boulevard Gouza en se disant, d'après l'autre : — « Mon fourbi »... « C'est de la blague ». En voilà un qui deviendra 190 CODINE professeur de philosophie... à la barba Spiro. Il a peur que son père ne l'en¬ voie garder les porcs dans les marais. A l'heure de la sortie de l'usine « à vie facile », dans la mêlée des étudiants de tous les degrés, Adrien aperçut son camarade descendant les marches à côté d'un collègue de la sixième, un grand jeune homme au visage distin¬ gué et très maigre, fils d'un prêtre hon¬ nête qui faisait de sa carrière un apos¬ tolat. De loin, le premier dit au second en désignant Adrien : — Voici le copain qui s'intéresse aux vies des grands hommes! Sa mère est blanchisseuse, lui domestique, et la vie des grands hommes pour toute préoccupation! C'est le cas d'évoquer le proverbe roumain : «Au chauve, que manque-t-il? Une caloile ornée de perles ! » Le fds du prêtre fut gêné de cette grossière apostrophe, surtout en aper¬ cevant Adrien rougir jusqu'aux oreilles, KIR NICOLAS 191 content quand même de tenir le livre désiré. Aussi, jeta-t-il à son compa¬ gnon cette rectification qui fit plaisir à Adrien : — Ton raisonnement est faux, Alexandre; il est plus louable de s'in¬ téresser aux vies des grands hommes qu'aux vies des grands escrocs. Et s'adressant à l'humilié : — Ne lisez-vous que des livres comme celui-ci, mon ami? — Oui, monsieur. — Vous faites très bien. Continuez. Le livre, c'était : Souvenirs de la Maison des Morts, et il débutait par une biographie de Dostoïevsky, un vrai régal : vingt pages signées Georges Brandès. Impatient comme s'il se fût agi d'une gourmandise, il entama la bio¬ graphie en descendant vers la maison, la dévora en route, apprit des choses épouvantables sur l'existence tragique du malheureux écrivain, lui demanda pardon en pleurant pour avoir douté 192 CODINE de sa foi et couvrit de malédiction tous les professeurs de philosophie du monde. Le livre en mains, il entra en coup de vent chez Kir Nicolas : — Écoute-moi, lui dit-il, tu vas être renversé. Ton oncle Spiro s'est trompé de carrière, il devrait être charcutier plutôt qu'écrivain. Voici la vie d'un écrivain : Et, haletant, la voix étranglée par une émotion triomphante, Adrien lut au pâtissier la biographie révélatrice, s'efforçant de mettre en relief les pages douloureuses. Le brave homme écouta jusqu'au bout avec soumission, com¬ prit peu de chose et n'abandonna pas ses convictions. Il en est presque tou¬ jours ainsi : ceux qui nous sont les plus chers ne comprennent pas ce qui nous passionne. V Dès le lendemain, Adrien commença d'aider avec ardeur son patron-ami, KIR NICOLAS 193 mais il fut pendant une semaine la risée de toute la rue. Sa mère brava cette honte, mais en souffrit quand même. Adrien, lui, n'en fut nullement touché. Il répondit par le mépris aux huées des garçons qui venaient jusque sous les fenêtres de la pâtisserie lui crier leurs insultes, et il eut bientôt la sur¬ prise de se voir courtisé, adulé par ses tourmenteurs avides d'un débris de platchynta. Ceux-ci stationnaient, nombreux, devant la porte de la boutique, les yeux grands ouverts sur le gâteau, l'eau à la bouche, épiant le moment propice pour en mendier quelques bribes. Le plus souvent, ils entraient en bandes à la suite d'un seul de leurs copains. L'a¬ cheteur était entouré, flatté, supplié de se souvenir d'anciennes générosités dont il avait été lui-même l'un des bénéficiaires. N'oublie pas, insistait chacun, que j'ai toujours partagé avec toute la compagnie. Mais, le plus sou¬ vent, l'acquéreur du morceau se con- CODINE 13 194 CODINE tentait de faire la sourde oreille et de s'empiffrer, pendant que les autres fai¬ saient gicler de la salive entre leurs dents. Comme le gâteau devait être d'une livre et qu'on ne pesait rien, l'apprécia¬ tion se faisait à l'œil, selon la disposi¬ tion du vendeur et la tête de l'ache¬ teur. Aussi, quand le couteau plat de Kir Nicolas détachait un morceau pour un ou plusieurs sous, le bonhomme poussait l'air avec l'épaule et n'était jamais satisfait. Les garçons accu¬ saient « l'Albanais » d'être plus géné¬ reux avec les filles, qu'il prenait par¬ fois par la taille avec un sentiment douteux, une tendresse suspecte. Car Kir Nicolas n'était pas vieux. Et quand une gamine au regard audacieux, aux jambes nues jusqu'au-dessus des ge¬ noux, aux beaux seins drus sous la chemisette transparente, appuyait l'é¬ paule contre l'embrasure de la porte et quémandait des yeux une miette de platchynia, Kir Nicolas s'allumait d'un KIR NICOLAS 195 feu plus brûlant que celui de son four. Il la prenait par le menton et lui disait : — Que veux-tu, petite? — Ah! Quelle envie j'ai d'en manger un petit bout! — Et tu n'as pas de sous? — Non... Je n'en ai pas... Mais, si vous voulez bien, donnez-moi cette feuille-là, qui pend de côté. J'en meurs d'envie. L'Albanais plongeait dans les yeux de la petite son regard étincelant, puis se mettait à siffler un air de son pays, prenait le couteau et détachait un morceau. La fillette s'attendrissait au point de ne plus rien pouvoir refuser à un homme si généreux. Mais Kir Nicolas n'était pas un satyre, il étouf¬ fait ses désirs et se contentait de cares¬ ser les cheveux de la gourmande, pen¬ dant que celle-ci léchait le gâteau avec toutes sortes de précautions pour le faire durer le plus longtemps possible. Il lui disait, plutôt pour parler que pour chercher à la convaincre : 196 CODINE — Ma pauvrette... Ma belle enfant... Ne sois pas l'esclave d'une envie. Avec un autre que moi, ce bout de gâteau aurait bien pu te coûter ton pucelage! Et un jour, plus tard, quand tu seras peut-être « ouna prima donna », fêtée par des hommes qui boiront du Cham¬ pagne dans ton soulier, tu regretteras amèrement d'avoir donné pour une miette de platchynta une « marchan¬ dise » qui pouvait te rapporter un do¬ maine! Mais, se tournant vers Adrien, il se dédisait, en grec : — Ce n'est pas vrai, moré Adriani. Quand cette « marchandise-là » est bonne, elle est toujours donnée contre un bout de platchynta ou d'alvitz (nou¬ gat), car à ce moment-là elle est mé¬ prisée par les princes, qui ne l'appré¬ cient bien que quand elle a passé par les mains des... pâtissiers! Kir Nicolas vivait, d'ailleurs, en concubinage avec une femme beaucoup KIR NICOLAS 197 plus jeune que lui, autrefois belle et séduisante, maintenant ravagée par la tuberculose, vivant ses derniers jours, mais les vivant en véritable passionnée, se moquant des conseils du médecin, fumant, buvant, ban¬ quetant — sans crainte de la mort en attente déjà dans l'antichambre — et mêlant du matin au. soir les larmes de la joie à celles du regret. Léléa Zinca avait été ouvrière à la manufacture de tabacs de Bucarest, d'où un homme de bonne situation l'avait tirée pour l'épouser. Elle l'avait quitté au bout d'un an pour s'enfuir avec Kir Nicolas à Braïla, où elle n'en¬ terra pas que le souvenir d'un mari banal et compassé, mais aussi sa jeu¬ nesse rapidement brûlée par les abus de toutes sortes. — Je n'avais que dix-sept ans à peine quand je connus Nicolas, racontait- elle à Adrien qui était vite devenu son ami; mais l'endiablé plalchyniar, quoi¬ que grisonnant, me plut, le vieux ma- 198 CODINE ton, dès qu'il osa me dire un jour — à moi, madame Vasilesco, toute habillée de mousseline et bonne cliente de sa platchynta : « Ah! tourterelle amou¬ reuse! Je ferais volontiers dix ans de bagne rien que pour pouvoir baiser les mûres de tes yeux! » — Comprends-tu, Adrien? Dix ans de bagne pour un baiser, cela plaît beaucoup à dix-sept ans! Aussi, ai-je permis le baiser à Nicolas; et au lieu de l'envoyer au bagne, je lui en ai demandé d'autres, car plus j'en recevais plus j'en désirais. Puis, ma foi... j'ai agi comme on fait lorsqu'on n'est pas une grande dame : j'ai planté là mon magot et sa mousse¬ line, et je suis partie avec celui qui était prêt à faire dix ans de bagne pour un baiser. Voilà! Je ne regrette rien, sauf ma vie qui s'en va! D'une propreté extrême, poussée jusqu'à la manie, Léléa Zinca, toujours blottie sur son divan, criait à quicon¬ que voulait entrer : — Hé!... Essuie tes pieds! KIR NICOLAS 199 Pour créer un divertissement dans son modeste intérieur, elle déména¬ geait les meubles chaque samedi, jour de grand nettoyage, se crevant à traî¬ ner seule le lit à la place de l'armoire, celle-ci à la place du buffet, le buffet, là où se trouvait anciennement le lavabo. Puis, de nouveau, au bout de quelques semaines, les meubles repre¬ naient leur place après avoir fait le tour de la chambre. Les soirs de ces changements, en rentrant chez sa femme, tout propre et pimpant, Kir Nicolas jetait son exclamation brève et chantante : — Autre mode, ma Zincoutza! Ce mot, toujours le même, plaisait à sa Zincoutza et la rendait meilleure. Car, ^malgré la bonté de son ami, la pauvre femme, à force de souffrir, était devenue avec lui acariâtre comme une mégère. Cependant, Kir Nicolas ne la contredisait jamais et s'efforçait de satisfaire tous ses caprices. Ceux-ci, parfois, frisaient le dévergondage. 200 CODINE Ainsi, dans ces festins dn dimanche sous la tonnelle du jardin quand, ras¬ semblant « amis et amies » devant un plantureux et exquis repas généreuse¬ ment arrosé, Léléa Zinca faisait venir un bon accordéon ou un orgue de bar¬ barie. Elle se grisait jusqu'à l'oubli, entamait la fête avec des romances accompagnées par les criailleries des instruments qu'elle modérait ou accé¬ lérait d'un doigt savant, et finissait vers les deux heures du matin avec des chansons obscènes, des larmes, et des insultes pour tout le monde, en com- mençantpar son mari et terminantl'al- garade sur la tête du musicien. L'explosion se produisait presque régulièrement à la suite du reproche qu'elle faisait à Kir Nicolas de ne pas prendre une part suffisante à la joie générale. — Regardez-moi cet imbécile! écla¬ tait-elle brusquement, en montrant aux convives son mari; — ce vieil idiot qui n'a ouvert la bouche pendant KIR NICOLAS 201 toute la soirée que pour engloutir du poulet et rire comme un sot, alors qu'avec les abrutis de sa sale nation il sait chanter et s'emballer! Misérable, c'est toi qui m'as rendue si malheu¬ reuse! Pouilleux sans religion! Vaga¬ bond sans Dieu! J'étais sûrement aveugle quand je me suis amourachée de toi! Et dire que maintenant je dois faire des singeries, m'épuiser, cracher le sang, pour amuser ce scélérat... aussi bien que vous, oui, vous tous, bande d'affamés et de profiteurs, qui vous plaisez bien à ma table mais ne payez jamais un dîner aux autres! Fi¬ chez-moi le camp, saligauds, je ne veux plus jamais vous voir, ni même entendre votre nom! Puis, s'apercevant que l'accordéo¬ niste écoutait et rigolait sous cape : — Et toi, mendiant des quatre che¬ mins! Qu'est-ce que tu fais encore là, à écouter ce qui ne te regarde pas? Prends vite la porte, voyou, et ne mets plus jamais les pieds ici! 202 CODINE Au début, la poitrinaire fut vive¬ ment blâmée pour son sale caractère. Plus tard, les choses s'arrangèrent. Les invités prenaient la poudre d'escam¬ pette aussitôt que l'orage se déclan- chait, laissant le mari seul lui tenir tête. Jouant les offensés, ils boudaient jusqu'au jeudi suivant. Dès ce jour, Léléa Zinca, de son côté, ne pouvait plus supporter la solitude de sa cham¬ bre. Ses méditations se perdaient sté¬ rilement dans la fumée de ses ciga¬ rettes et le ronron du chat finissait par lui porter sur les nerfs. Alors elle envoyait une gamine cher¬ cher la moins rancunière des « amies « offensées, et celle-ci, sans exiger trop d'excuses, arrivait, l'embrassait et se chargeait ensuite d'entraîner les autres boudeuses, invoquant — argument su¬ prême — l'état maladif de Léléa Zinca; ces dernières agissaient si bien auprès de leurs maris que le dimanche arri¬ vant trouvait tout le monde de nou¬ veau réuni sous la tonnelle. KIR NICOLAS 203 Au thé de l'après-midi qui précédait la fête du soir, la malade avait des larmes de regret et des excuses indi¬ rectes : — Que voulez-vous! Je suis si mal¬ heureuse! Ce n'est pas parce que je vais mourir bientôt; oh! de cela je me moque! Mais cet homme me délaisse trop maintenant; je ne suis plus rien pour lui : un corps desséché, bon à mettre entre quatre planches. Il bara¬ gouine toute la journée avec ses com¬ patriotes, crasseux comme lui, ne me voit qu'à midi pendant le repas, et le soir, quand dans le lit il se tient le plus loin possible de moi. Je n'ai plus rien que mon chat et mes cigarettes. — Oui, c'est triste, pauvre Léléa Zinca! concluaient les assistants, misé¬ ricordieux. Et tout le monde s'embrassait. Mais à ce moment, Kir Nicolas appa¬ raissait, remis à neuf, lavé, pommadé, barbe peignée, démarche droite, regard enflammé d'oriental, et alors Léléa 204 CODINE Zinca changeait de ton du tout au tout. Elle le prenait par la main, le faisait asseoir près d'elle, lui versait du thé et lui disait : — Mais non, mon ami, ce n'est pas à toi que j'en veux... C'est que, vois-tu, cette vie... Cette vie qui promet tant de choses au départ, tient si peu ses pro¬ messes! Il n'y a plus moyen de boire un verre sans qu'on trouve du fiel au fond... Et puis, tu sais, je serai bientôt au port; tout de même, cela ne me fait pas plaisir, je n'ai que trente-deux ans! Te rappelles-tu quand, à Bucarest, jeune et belle, habillée de mousseline, tu m'as dit pour la première fois : « Ah! tourterelle amoureuse, je ferais volontiers dix ans de bagne, rien que pour baiser les mûres de tes yeux! ». Comme le temps passe! On dirait que c'était hier! Et peut-être crue le prin¬ temps prochain l'alouette chantera déjà au-dessus de ma tombe! Puis, le considérant avec affection 7 > elle le montrait aux amis ; KIR NICOLAS 205 — Voyez comme il est heureux! Je mettrais ma main au feu qu'il vient de peloter les nichons d'une garce pour deux sous de platchynta! Je lui en veux, mais me console quand je pense à toutes ces choses, seule, dans ma chambre, en reconnaissant qu'à sa place je ferais de même! Il n'y a rien à dire : la roue tourne, tant pis pour ceux qu'elle écrase! Le soir tombant, à la fin du thé, la porte de la rue s'ouvrait timidement, comme poussée par la main d'un enfant; l'accordéoniste, chassé huit jours avant, introduisait sa tête. Et Léléa Zinca était toujours là pour lui crier : — Entre vite, voyou, les voisins te regardent! * C'est avec ce milieu, où habitaient ensemble toute la joie et la misère hu¬ maines, qu'Adrien fît connaissance 206 CODINE pendant eet été de travail chez Kir Nicolas! Un milieu aussi riche et aussi nou¬ veau fut offert à ses yeux avides : la caserne du 11e Régiment de cavalerie, à deux pas de la pâtisserie. Kir Nicolas y écoulait beaucoup de platchynta et de craquelins au sésame. Là encore existaient bien des choses que la plu¬ part des gens ignoraient ou connais¬ saient mal. Adrien les découvrit et en fit sa pâture. Gomme tous les garçons de son âge, Adrien savait que « la caserne est l'endroit où il y a des soldats » et que les « soldats sont des militaires ». La caserne! C'est ainsi qu'il avait entendu définir cette immense cour sévèrement clôturée où fourmillaient hommes et chevaux, où les trompettes sonnaient sans arrêt, où il y avait un va-et-vient incessant — mais par des portes diffé¬ rentes — de breaks amenant les offi¬ ciers, de fourragères transportant la paille et le fumier, et au milieu de KIR NICOLAS 207 laquelle s'élevaient de vastes bâtisses aussi sombres que la prison préventive qui lui était contiguë. Quant à ce qui pouvait bien se passer à l'intérieur de cette cour, Adrien n'en savait pas plus que les autres garçons, mais à la différence de ceux-ci, comme il n'oubliait rien de ce qu'il voyait et entendait, il s'amusait à confronter en lui-même la légende et la réalité. Ainsi, son discernement précoce sai¬ sissait la contradiction qu'il y avait entre la chanson écolière : Combien est belle la vie de. soldat... et ce que les soldats faisaient et di¬ saient sous ses yeux. Cette chanson- rengaine, Adrien ne l'avait entendue dans la bouche d'aucun soldat, ni lors du recrutement, ni pendant le service, ni après, mais seulement chez les enfants. C'était les enfants qui di¬ saient que la vie de soldat était belle, mais pas les soldats, pas un seul soldat. 208 CODINE Ceux-ci, Adrien les avait vus faire et entendus dire autre chose; et à ce sujet, une image ineffaçable était restée vivante dans la nuit de ses souve¬ nirs d'enfant. Il avait alors sept ans- Comme il rentrait un soir en compa¬ gnie de sa mère d'une promenade aux environs de la ville et qu'ils longeaient tous les deux la grille qui ceint la cour du 3e Régiment d'artillerie, un soldat qui se tenait immobile derrière les bar¬ reaux héla sa mère. Ils s'approchèrent. Le jeune homme mendia « un peu de tabac ». La mère courut lui en acheter un paquet de deux sous, et pendant ce temps Adrien considéra à son aise le visage de l'artilleur qui portait une large blessure : — Qui t'a fait cette plaie? demanda l'enfant. — Mon sergent, répondit l'interrogé. — Et pourquoi? — Quand tu seras soldat, tu verras pourquoi... Adrien n'oublia plus cette courte KIR NICOLAS 209 scène, qui lui revenait à la mémoire chaque fois que des soldats se rassem¬ blaient et buvaient à la taverne du quartier. Alors il les entendait crier : — J'ai fait « une aune », il m'en reste encore deux! Ou : -— Plus que six mois sur mes trois années de bagne! Puis, les conscrits,chaque automne: — Frères! Trois ans de jeunesse per¬ dus! — Adio, ma belle chevelure! — Omon amie, quand te reverrai-j e? — Amis, nous allons emplir le vête¬ ment de l'Etat, le vêtement du diable; adio liberté! Enfin, les matelots, qui font cinq années de service, passaient en chan¬ tant : — ' . . v ■ . ' ' ■■ V Qu'il soit puni.par le Seigneur Celui qui a inventé l'armée! Que les vers le rongent tout vivant! Que sa descendance crève dans le désert! CODINE 14 210 CODINE Donc, il s'agissait de bagne, jeu¬ nesse foutue, vêtement du diable et d'imprécations adressées à celui qui a inventé l'armée. Où étaient-ils alors, ces soldats qui, soi-disant, chantaient : Combien est belle la vie de soldai! Armé de son observation person¬ nelle, Adrien alla voir de près la « vie de soldat ». Il y allait seulement le dimanche, jour d'exercice pour les territoriaux, quand les clients étaient plus nom¬ breux. Après avoir confié sa boutique à la garde d'un compatriote, Kir Nico¬ las venait au secours de son vendeur régulier. Ce vendeur était un larron. Le pâtissier avait des prises de bec avec lui à chaque règlement de compte. — J'ai été volé! Les soldats me volent, tu le sais bien! s'écriait l'autre tous les soirs. Kir Nicolas se fâchait un peu, accep¬ tait les comptes, puis disait à Adrien : KIR NICOLAS 211 — Je sais bien que les soldats volent, mais je sais aussi que leur vol est un bon prétexte pour que lui me vole à son tour plus sûrement. Mais cela ne fait rien : il a plus de peine à mentir tous les jours que moi à perdre tous les jours vingt sous. — Il serait peut-être mieux, objec¬ tait Adrien, d'augmenter son salaire, pour qu'il n'ait plus besoin de voler. — Eh oui, mon ami, je l'ai déjà fait une fois, en pensant comme toi, mais une semaine après les soldats recom¬ mencèrent à voler! Adrien put se convaincre cependant que ces vols étaient souvent réels. Les soldats entouraient les « platchyntars » dès qu'il déposait les « tantours » sur le trépied, et se partageaient aussi¬ tôt en trois catégories bien distinctes. Il y avait d'abord les acheteurs hon¬ nêtes qui, l'argent à la main, deman¬ daient un craquelin chaud ou de la platchynta qu'ils payaient loyalement. Ensuite les rôdeurs qui procédaient de 212 CODINE deux manières différentes : quelques- uns, profitant d'un manque d'atten¬ tion, chipaient la marchandise sans être aperçus; d'autres,créaturesbasses, vrais terroristes, bagnards nés qu'on appelait les « gâtosi », s'approchaient effrontément et demandaient « un morceau de deux sous ». Kir Nicolas reconnaissait le bandit, mais n'osait refuser par crainte de voir son « tan- tour » renversé tout de suite dans la poussière. L'homme servi, on le sur¬ veillait. Celui-ci, tout en mangeant son morceau, s'éloignait doucement. Alors le patron criait : — Dis donc, là-bas, tu ne m'as pas payé! Et le fripon de se retourner avec aplomb : — Et quoi, sale Albanais, as-tu ou¬ blié que je t'ai jeté l'argent à l'avance? Ou tu veux peut-être que je te flanque ma main sur la figure? Kir Nicolas se taisait, regardait Adrien longuement et lui disait en grec: KIR NICOLAS 213 — Vois-tu cet homme-là? Eh bien, tant qu'il existera de pareilles brutes, le monde aura besoin de prisons soli¬ des! Enfin, la troisième catégorie était composée de ceux qui n'avaient point d'argent et étaient honnêtes. Là, le spectacle n'était plus comique comme avec les gosses, mais tout à fait triste. Il était douloureux de voir ces visages mâles et maigres de paysans — qui étaient dévorés par une envie aussi forte que celle des enfants — s'allonger, se crisper, devenir ridicules à force de contempler la friandise. — Gomme elle sent bon, sacré nom d'un chien! Sur cette exclamation, ils tour¬ naient le dos, crachaient et s'en allaient. Parfois, un caporal en « uniforme de fantaisie », achetait un gros morceau, se tournait vers les badauds et se met¬ tait à s'empiffrer de grosses bouchées. Puis, s'apercevant qu'une recrue avait le bec ouvert et crachait sans cesse, il 214 CODINE lui tendait, le gâteau « pour y mordre une fois ». — Tiens, mon vieux, tu as l'air d'être le plus gourmand! Le naïf paysan avançait la bouche vers le morceau, mais à l'instant même, une gifle appliquée en pleine joue en¬ voyait son képi à terre : ■—- Cojane puant! Non, vraiment, croyais-tu que j'allais te laisser mordre ? Et après, s'essuyant les mains avec son mouchoir, le « gradé » s'approchait de l'homme clupé et battu — dont les yeux brillaient d'une haine impuis¬ sante — et lui disait, parmi l'hilarité générale : — Maintenant, tu sais, il y a moyen de s'arranger. Si tu me laisses aller ce soir chez ta femme, je te paie une livre de plalchynia! L'humilié recevait l'insulte et n'o¬ sait rien répondre. Alors, révolté, Kir Nicolas coupait une bonne tranche, la portait au malheureux et lui disait : — Mange ça, mon garçon. Et si tu KIR NICOLAS 215 veux te plaindre à tes supérieurs, je suis témoin de l'injure qu'on t'a faite. Le pauvre bougre répondait : — Hum! Me plaindre... Les cor¬ beaux ne s'arrachent pas les yeux entre eux! Convaincu de cette vérité, Kir Ni¬ colas se lamentait en grec : — Ah! Mon infortuné. Même si un homme entre avec de bons sentiments dans cette usine à malheurs, il en sort avec de mauvais! * Ce mot d'usine à malheurs, Adrien se rendit compte par lui-même jusqu'à quel point il était vrai. L'enfant allait partout,'à l'intérieur du vaste quartier, des écuries au ma¬ nège, de l'infirmerie aux ateliers; par¬ tout où il y avait quelque chose à apprendre, Kir Nicolas, tel un Mentor, ne manquait pas d'envoyer son petit Télémaque. 216 CODINE —- Va voir ce qui se passe là-bas. Et là-bas, au coin d'une caserne iso¬ lée, Adrien voyait un trompette-major instruisant quelques élèves-trompettes. Les gars soufflaient : -— Ta ta-ra ta... Ce n'était pas bien. Bleu de colère, le sergent se jetait sur l'homme, lui « déménageait » les mâchoires, puis arrachant de ses mains l'instrument, sonnait : — Ta ta-ra ta ta!... Voilà... Comme ça!... Quelle sacrée putain celle qui t'a mis au monde!... Pose la langue comme je te montre. Et souffle, sec et fort, car c'est pour cela que Dieu t'a donné des poumons! Adrien regardait les joues tuméfiées des recrues, leurs yeux larmoyants, et s'éloignait en se disant : — Dieu nous a donné des poumons pour souffler dans les trompettes!... Chez le maréchal-ferrant, Adrien vit le maître-forgeron frapper son aide avec le fer rouge quand la guenille KIR NICOLAS 217 dont celui-ci était habillé prenait feu. Mais ce fut au manège qu'il assista aux plus indicibles cruautés. Là, la recrue ne savait ni monter assez promptement, ni se tenir comme il fallait sur le cheval, ni le manier selon les indications, ni encore moins brandir le lourd sabre qui devait décrire en l'air toutes sortes de mouvements très savants. Au milieu du manège, à cheval lui aussi et tenant un sabre nu, un sous- lieutenant instructeur, maigre comme un squelette et furibond, n'attendait qu'une faute pour rejoindre d'un saut le maladroit et le corriger. La correc¬ tion consistait en coups de sabre appli¬ qués à plat sur le dos des délinquants. Adrien compta un jour dix coups de sabre appliqués au même homme pen¬ dant l'heure que dura l'exercice, et il se demanda dans quel état devait se trouver le dos du malheureux auquel le poète avait dédié sa chanson : Com¬ bien est belle la vie de soldai! 218 CODINE De tels spectacles le fixèrent défini¬ tivement sur la beauté de cette vie. Mais son indignation atteignit le com¬ ble lorsqu'il lut un jour dans les jour¬ naux qu'un officier de cavalerie avait, de son sabre, percé le corps d'un soldat. Aussi ne fut-il pas trop étonné, huit ans plus tard, en apprenant que le sol¬ dat Ipsasoï, de Craïova, puni de trente jours d'arrêt pour avoir eu l'audace d'aller se plaindre au roi Charles, avait, dans la cour de la caserne, déchargé les cinq cartouches de son fusil sur un groupe d'officiers entassés dans un break, tuant les uns et blessant les autres. * Pendant les occupations de la jour¬ née, Kir Nicolas se montrait pour Adrien un ami enjoué et de tous les instants. Mais la nuit, alors qu'ils étaient seuls tous les deux, il devenait un homme presque mystérieux. Il KIR NICOLAS 219 arrivait même qu'Adrien s'effrayait parfois, sans cesser pour cela de l'aimer, quand il percevait le vrai fond de son tempérament. Le métier de plalchiyn- lar qui était plein d'attraits pour Adrien et assurait son indépendance avait aussi ses côtés pénibles. Si la journée se passait en bavardages, fl⬠neries, petites siestes, ventes qui étaient un amusement, la nuit, par contre, était beaucoup plus dure. Il fallait se lever à quatre heures du matin et aller « mettre la main à la pâte » (c'est le cas de le dire). Il est vrai que Kir Nicolas n'obligeait pas le garçon à se lever de si grand matin, mais Adrien le faisait joyeusement, poussé par la sympathie qu'il nourrissait pour son vieil ami. On fermait la boutique après le souper, et on se couchait vers les neuf heures, après avoir brouillé la levure. A minuit, Kir Nicolas se levait et allait pétrir cinquante kilos de farine pendant une heure, puis regagnait 220 CODINE son lit pour dormir trois heures encore. Enfin, à quatre heures commençait la fabrication de la platchynta et, en même temps, celle des craquelins. Kir Nicolas dépensait alors une énergie qui le rendait méconnaissable. Les soixante-dix kilos de pâte, dont un tiers était destiné au gâteau et le reste aux craquelins, devaient être trans¬ formés en marchandise vendable avant sept heures du matin, sous le risque de voir toute l'affaire compromise. Le vendeur arrivait à cinq heures et chauffait le four. Une heure plus tard, la peine était finie. Gâteaux et cra¬ quelins sortant du four en avalanches emplissaient la pâtisserie jusqu'aux combles, chatouillaient le nez de leur arôme et flattaient les yeux de leur couleur vermeille. C'était bien le meilleur moment. Des centaines d'ouvriers passaient en bandes et raflaient la friandise encore brûlante. Après quoi commençaient le repos, la vente insignifiante et les KIR NICOLAS 221 causeries avec des compatriotes de¬ vant un verre. Le laboratoire où Adrien vécut des heures si émouvantes formait l'arrière- boutique. Venaient ensuite le dépôt de farine et d'ustensiles, et seulement après celui-ci, c'est-à-dire tout au fond de la cour, les deux chambres qui cons¬ tituaient l'habitation du pâtissier et où Léléa Zinca se morfondait, abîmée dans une perpétuelle mélancolie entre son chat et ses cigarettes. Ainsi, isolé du monde, enveloppé par les ténèbres, Kir Nicolas redeve¬ nait chaque nuit l'homme-nature, tel que les montagnes d'Albanie l'avaient créé, tel qu'il avait été avant d'être offensé par les hommes et mis à genoux par la vie. Plus de visage souriant, plus de mines complaisantes, plus de dos courbé, car il n'y avait plus de client qui lui demandât deux fois son dû, ni de commère qui lui enviât sa fortune, ni de goujat qui le mena¬ çât de renverser son « tantour », ni 222 CODINE d'officier qui lui rappelât d'un regard que le moment était venu de lui porter la platchynta au beurre à la maison. Il n'y avait même plus de Léléa Zinca qui lui reprochât sa maladie, à elle, et sa gaillardise, à lui. Libre de tout et de tous, Kir Nicolas se retrouvait lui-même. Il était alors beau à voir. .. Tête découverte, nu jusqu'à la cein¬ ture, la face embrasée, ses bras mus- culeux et son buste carré semblaient emportés dans un tourbillon. D'énor¬ mes morceaux de pâte lourde, arrachés d'un coup au pétrin, cédaient comme des chiffons sous la violence de son effort. Sur la table à pétrir, le tas se transformait rapidement en longs ser¬ pents; ceux-ci étaient comme mécani¬ quement sectionnés en cent, deux cents, trois cents boulettes de la grosseur d'un citron. Quelques gestes adroits pour chaque boule et bientôt les craquelins, en files ininterrompues, après avoir décrit une belle courbe, KIR NICOLAS 223 allaient tomber dans la chaudière où Adrien les faisait bouillir. Puis, les ayant sortis, il les amincissait et les parsemait de graines de sésame. Il ne lui restait plus alors qu'à les aligner sur les planches pour les porter au four. Partie banale du travail qui ne plaisait guère à Kir Nicolas : les vul¬ gaires craquelins! Mais venait ensuite la maîtresse de la maison., la belle au beurre dormant dans l'œuf et le fromage, celle que désiraient toutes les bouches, la succu¬ lente platchynta! Ici, halte!... Arrête-toi, barbouilleur, imposteur, écrivassier sans vergogne! Il ne s'agit plus de raconter choses et autres : c'est à l'âme même de Kir Nicolas que tu veux toucher. Eh bien, touche donc, mais avec une main pieuse, ou, sinon, va-t-en au diable! Adrien couvre la chaudière et ouvre la porte pour laisser sortir les vapeurs. Kir Nicolas s'essuie le front, s'asseoit 224 CODINE sur un tas de sacs vides et roule une cigarette : — Adriani... mon amour... Fini avec ces sacrés craquelins! — Fini, Kir Nicolas... Maintenant, c'est le tour de la platchynta! -— Pla-tchyn-ta... épclle Kir Nicolas. Et il aspire fortement la fumée du tabac. Son regard, braqué devant lui, dans la nuit que l'aube blanchit, s'élance vers les amours passées, tous les amours, depuis barba Yanghélis jus¬ qu'à Léléa Zinca : —- Oui, Adriani : la platchynta... C'est elle qui connaît toute ma vie. Allons! On descend la planche enduite de saindoux. Elle a une surface de quatre mètres carrés, et la voici à son tour à moitié couverte de boulettes et de ron¬ dins. Adrien est maintenant debout à côté de son patron. Leurs coudes se touchent presque. Leurs visages font face à l'aurore. Avant de commencer le pétrissage des boulettes, Kir Nicolas KIR NICOLAS 225 prête l'oreille au vent; par la porte ouverte, il entend l'impitoyable quinte de toux dont la tuberculeuse est saisie tous les matins. Les chiens aboient» — Ferme la porte, Adrien. Adrien la ferme et jette un coup d'œil discret sur le visage de Kir Nico¬ las, qui est calme, pâle, la bouche en- tr'ouverte, les narines dilatées; ses bons yeux deviennent presque mé¬ chants. Mais voici que les mains du pâtissier saisissent chacune une bou¬ lette. Par des mouvements rythmiques, elles sont pétries et rendues sphéri- ques. Adrien les passe au saindoux et les range en lignes compactes. Soudain, les deux mains qui pé¬ trissent se crispent sur la pâte, en même temps que l'homme bombe ses pectoraux et projette une cataracte de sons métalliques qui font trembler les vitres. Sa voix puissante module har¬ monieusement une chanson sauvage. Il s'oublie. Et cependant que, sous la poussée violente des poumons, son cou CODINE 15 226 CODINE se gonfle, devient bleu, que ses cordes vocales semblent près de se briser, ses deux mains s'acharnent à meurtrir, machinalement, interminablement, les mêmes boules. Adrien, vibrant de tout son être, re¬ garde à la dérobée ce visage contracté par le spasme, dirait-on, de la plus cruelle détresse, ces yeux assombris de douleur, cette bouche tordue, et s'é¬ loigne, respectueux. Dans quelle langue chante Kir Ni¬ colas? En grec? En turc? En albanais? Et que dit-il? Du sommet de la montagne, Où il avait vu le jour, Un jeune homme descend vers la vallée. Il ne fait pas une promenade; Il ne va pas au marché de bestiaux : Son départ sera peut-être sans retour. Ah! oui, il ne reviendra peul-êlre plus! El longtemps, le regard baigné de larmes D'une bonne mère le poursuit : — Mon cher enfant, se lamenle-l-elle; KIR NICOLAS 227 Seule la mère connaît la douleur Qui ne s'oublie jamais! Que le Seigneur ne laisse plus en vie Les mères qui ont perdu leur enfant, L'enfant qui s'en va dans la terre, Ou sur les rives étrangères Où son parler sera raillé, Où sa douleur et sa joie seront incomprises Et où chacun lui criera : « Etranger! » Kir Nicolas s'arrête... Il contemple ses mains et s'aperçoit que les deux looules, à force d'être pétries et repé¬ tries, sont toutes couvertes de petites ampoules qui éclatent. Il les jette dans un coin et commence le feuilletage, ce feuilletage à la main que l'Occident ignore et qui exige une adresse digne d'admiration. Les boulettes, déjà graissées et repo¬ sées, sont prises par deux à la fois et aplaties séparément, avec les mains, jusqu'à la dimension d'une assiette. De nouveau un peu de saindoux, et voici les deux galettes l'une sur l'autre, ies 228 CODINË bords sondés à l'aide des doigts. AlotS commence le « battage ». La plaque de pâte est saisie, lancée en l'air où elle tournoie pour retomber à plat sur la table avec un grand bruit. De volée en volée, elle- s'élargit, s'amincit, aug¬ mente de taille à vue d'œil. C'est à ce moment que Kir Nicolas, faisant pi¬ rouetter sa nappe de pâte transpa¬ rente au-dessus de sa tête, devient, aux yeux d'Adrien, un héros qui lutte avec de redoutables éléments ennemis. Dans les mains d'un profane, la feuille, plus fine que le plus mince mica, se serait depuis longtemps déchirée en maints morceaux. Mais Kir Nicolas, qui ne la trouve jamais assez fine, l'arrache à la table collante, la fait tourner une fois encore en l'air d'où elle retombe en claquant. Elle couvre maintenant une surface de deux mètres carrés. On la plie en huit. Entre les couches, Adrien étale — à mesure que son patron fait le pliage — un mélange d'œufs battus, de fromage blanc et de sucre. La voilà KIR NICOLAS 229 prête pour le four, la délicieuse plat- chynta roumaine, qui porte, en Orient, le nom grec de bougalz. Chez Kir Nico¬ las, elle est de forme rectangulaire et pèse une livre environ. Tout le monde apprécie sa saveur. Personne ne sait quelle somme de douleur elles enferme. O vous, mangeurs de plaichynla d'Orient! Soyez humains envers les pauvres platchyntcirs crasseux qui ré¬ pondent avec un humble sourire à votre noble arrogance! ★ A présent que les tourtières n'at¬ tendent que la minute où elles seront mises au four, Kir Nicolas et Adrien se reposent en dégustant un bon café turc : — Kir Nicolas, pourquoi es-tu si malheureux la nuit? L'interrogé ne répond pas tout de suite. Il fume et considère longuement le garçon curieux. Ses yeux, ses lèvres, 230 CODINE son visage sont redeveïtus bons. Il sou¬ rit en lui-même. — Mon pauvre Adriani!... Tu veux savoir trop de choses... On ne peut pas dire tout ce qu'on sent... Laisse-moi plutôt embrasser le petit ami au bon cœur que tu es! « Quand tu seras grand, je ne serai plus qu'un souvenir pour toi. Sache donc ceci : l'étranger est une ombre qui porte son pays sur le dos. Cela ne plaît pas aux patriotes et c'est pour¬ quoi l'étranger est partout un homme de trop. Mais il y a pis. Il arrive que l'être dépaysé déplaise à ceux-là mêmes qui l'ont aimé et voilà ce qui est triste. « A l'époque où j'ai connu la pauvre Zincoutza, tout ce que je faisais et di¬ sais était charme pour elle : mes gau¬ cheries, mes boutades, mon roumain estropié, et jusqu'à mes conversations avec des étrangers. Tout l'amusait, tout la faisait rire-. Mais dès que les premiers symptômes de la cruelle KIR NICOLAS 231 maladie se manifestèrent, je ne fus plus pour mon aimée qu'une « sale nation ». «Eh!... More Adriani'.Tu ne peux pas te figurer combien c'est dur pour un ami tendre de voir le visage aimé deve¬ nir hargneux, et la bouche qui débi¬ tait des câlineries proférer des injures. Cela tombe sur notre cœur comme l'eau bouillante sur une belle rose, et si la rose se relève parfois de sa douche, elle n'est plus jamais ce qu'elle a été. J'ai pardonné, bien sûr, mais n'ai pas su oublier que mon amie elle-même s'associait aux plus vulgaires créatures pour cracher, faute d'arguments, sur ce qu'il y a de plus sacré dans un étran¬ ger : les lieux où il a vu le jour et a vécu ses instants les plus doux! Doux, même lorsqu'ils ont été misérables!... Et plus elle bafouait mes chers souve¬ nirs, plus je m'accrochais aux hommes de mon pays qui me les rappelaient. Au début de notre union, j'aurais aban¬ donné volontiers ma peau albanaise, 232 CODINE toute tachée de cicatrices, et me serais glissé sous la sienne, mais je n'eus bientôt plus, par sa faute, qu'une pas¬ sion : revivre mon douloureux passé, m'enivrer avec mes compatriotes, ra¬ mener dans ma boutique un morceau d'Albanie. « Que d'argent, en même temps, jeté par la fenêtre, sommes folles englouties par les médecins, les drogues et les bombances de ma chère et malheu¬ reuse Zincoutza! Des tonnes de plat- chynta, des milliers et des milliers de craquelins fabriqués par ces pauvres mains en des nuits déchirantes et sacrifiés à l'âme du diable! « Quand je me suis installé ici, à mon arrivée à Braïla, j'ai voulu prouver à mes voisins que je n'étais pas un ra- pace. Le jour de l'ouverture, j'ai dis¬ tribué vingt kilos de platchynta et trois cents craquelins aux petites et grandes bouches du quartier, sans en¬ caisser un sou. Résultat ; « Sale Alba¬ nais. » Je n'ai pas fait attention, quoi- KIR NICOLAS 233 que cela me fît mal. J'ai continué, comme tu vois, à rester l'ami des petits chenapans, un bonhomme tolérant avec ceux qui me dérobent ce qu'ils peuvent et m'injurient autant que cela leur fait plaisir. « A la caserne également, je me suis montré homme aimable. Ayant pour¬ tant déjà versé à la caisse du régiment la taxe obligatoire, j'ai cru que je pou¬ vais encore consentir de petites atten¬ tions. Ainsi, j'ai fait savoir au colonel que j'étais prêt à lui servir une grande platchynta au beurre, fromage et viande, de toute première qualité, chaque fois qu'il m'annoncerait un festin d'officiers, ou quelque fête de famille. Résultat de cette amabilité, aujourd'hui : fêtes et festins ont soi- disant lieu tous les quinze jours! Si parfois je boude, on me parle comme s'il s'agissait d'une obligation, non pas d'une gentillesse. Jusqu'aux sergents et adjudants qui viennent se repaître à mon « tantour » et renvoient le paie- 234 CODINE ment « à la solde », à une solde qui n'est jamais celle où je dois être réglé. Et s'il arrive que, dégoûté de ces pro¬ cédés, devant un abus trop effronté je regimbe, alors je suis un « sale Alba¬ nais » qui « encombre le monde »; on me renvoie d'un escadron à un autre; on oublie que j'ai acquitté un droit de vente exigé par les règlements. « Devant toutes ces injustices, je me tais, m'incline et cherche une consola¬ tion en compagnie de mes compa¬ triotes. Je me soûle bassement et dé¬ pense, en un seul soir, le bénéfice d'une semaine. « Mais ce genre de consolation me réserve des lendemains atroces. Je me rappelle que dans le feu de la bam¬ boche, m'apitoyant avec adresse, plus d'un « cher ami » m'a soulagé d'une somme importante. Vois-tu, mon bon Adrien, donner de l'argent ne me fait rien — car je sais qu'on ne peut pas avoir un cœur et être, en même temps, insensible — mais voir exploiter mes KIR NICOLAS 235 sentiments de cette manière-là, ah!... je préférerais mourir! «Voilà où est mon mal. Pour mes amis, je suis, le plus souvent, une bon¬ ne poire. Pour ceux de la caserne, une brebis à tondre. Pour le quartier, un « sale Albanais ». Pour ma pauvre Zin- coutza, une « sale nation ». Et je vou¬ drais être un frère pour le monde, mais personne ne le veut. Personne ne veut aider un homme né bon à res¬ ter bon, et moins encore, aider à le devenir, celui qui n'a pas eu de chance de naître bon. » FIN DE CODINE ET DE L'ENFANCE D'ADRIEN ZOGRAFFI TABLÉ Pages Une Nuit dans les Marais 7 Codine 33 Km Nicolas 165 ACHEVÉ D'IMPRIMER POUR F. RIEDER ET C1* PAR FLOCH A MAYENNE — EN OCTOBRE 1926 — PROSATEURS FRANÇAIS CONTEMPORAINS Collection publiée sons la direction de Jean-Richard BLOCH RENE ARCOS Caserne. A utrui. ANDRÉ BAILLON Histoire d'une Marie. En Sabots. Par Fil Spécial. Un Homme si simple. LÉON BAZALGETTE Henry Thoreau, sauvage. FRED BÉRENCE Le Parricide. JEAN BERNIER Tête de Mêlée. F.-J. BONJEAN Une Histoire de douze heures. F.-J. BONJEAN & AHMED DEIF Mans ou r, histoire d'un enfant du pays d'Egypte. M. CONSTANTIN-WEYER Manitoba. La Bourrasque. HENRI HERTZ Sorties. Vers un monde volage. JEANNE GALZY Les Allongés. La Femme chez les Garçons. La Grand'rue. Le Retour dans la Vie. GABRIEL AUDISIO Trois hommes et un minaret. LOUIS LECOO Cinq dans ton œil. JOSEPH JOLINON Le Valet de gloire. La Tête Brûlée. Le Meunier contre la Ville. La Paroissienne. PAUL MYRRIAM L'Arrivée d'Armada. LÉON WERTH Danse, danseurs, dan¬ cings. GUSTAVE KAHN Mourlc. Chaque volume in-16, broché. 10 fr. 50 1STRAT1 Godine F. RÎEDER PARIS