i"*** Année - N* 1 Février 1939 SOMMAIRE L. Justinard LES PROPOS DU CHLEUH. Raymond Michaud Verger des Mains. Lucien Becker La vie, la nuit. Maurice Fombeure Soliloques - Soir. Innocent XIII LES PROPOS DE L'INNOCENT. J.-K. Huysmans Lettres à Jules Laforgue et Alphonse Germain. Gabriel Germain Alphonse Germain. IGITUR Petit essai d'exégèse malfarmiste. alexandre Varille Deux chansons de l'ancienne Egypte. Jean Amrouche Chants berbères de Kabylie. MOULOUD Mammeri La Société berbère (fin). CHRONIQUES LES LETTRES La «furia francese », par Alessandro Verri ; Napoléon couronné roi d'Ita¬ lie, Les Italiens dans les armées fran¬ çaises, Amour des Napolitains pour leur roi Joachim Murât, par Benedetto Croce. La querelle du Grand Meaulnes, Marcel Béalu, Henri Fauconnier, par Michel Levanti ; Raymond 'Christoflour, par Gabriel Germain ; Henri Peyre, par Armand Guibert ; Mathieu Varille, Gabriel Audisio, par Henri Bosco Géo Libbrecht, Marie-Madeleine Mah chet, par Michel Manoll; Anthologie. Page retrouvée : Une ambassade maro¬ caine en Italie, par M. Féraud; Armand Guibert, par Michel Levanti; Marcelle . Marty, par Henri Bosco. LES ARTS Alexis Chottin, par Yves Sourisse; Les Amis de la Musique, par A. B. Jacques Majorelle, par Camille Jossq. Pages retrouvées Chronique-éclair Sélections et commentaire* Chronique d'Afrique du Nord La Musique La Peinture Propos du Ckle uk LE CHEVAL ET LE CHAMEAU Allons, ma bouche, commence à nous raconter l'histoire Du cheval avec le chameau, et la cause de leur querelle. Le cheval a dit au chameau : « Toi qui te roules sur le sol, toi qui as la bouche empestée, Toi qui portes des fardeaux sans avoir des fers aux pieds, Toi qu'on charge sans bât, rien qu'avec des filets, Toi qu'il faut, pour te charger, rassembler tout le pays, Toi qu'on pousse avec un bâton, Et à qui, ton fardeau posé, de paille on donne une poignée, Combien maigre est ta destinée ». Le chameau lui a répondu combien de mots : « Cheval, c'est pour te duper qu'on te met des fers aux pieds. Des éperons, tes flancs, c'est pour les labourer. Pour te faire donner de belles enjambées. Le plus grave de ton histoire, au jour que tu es fatigué, Voilà qu'on te mène au moulin et que ton visage est voilé. Tu paies la rançon des fers et de la musette. On n'attend plus rien de toi, ni peau, ni chair à manger », 4 f MWr Le cheval lui a répondu combien de mots : « Toi qui dors dans le plein marché, genoux pelés, pieds en raquette, (1) Est-ce pas moi, quand vient l'aceur, (2) Moi qu'on conduit à la fontaine, à l'abreuvoir ? On me donne de l'orge en grain, de l'orge en vert et j'ai la paix. Quand ils vont au jeu de la poudre, je piaffe, avec sur le dos Une selle de cent douros, où ce n'est qu'or et cabochons. On me conduit par la bride et je passe en hennissant, Comme un faucon monte au ciel, plus rapide que l'éclair. Quand je passe sur la terre, elles poussent des you-yous, Je romps leur claustration (3). Je fais tomber les fossés. Ma valeur les démolit sur les hommes courageux. Nul ne compte sur toi, lippu, pour parader, Faire valoir sa beauté, ni pour sortir du danger ». Le chameau lui a répondu combien de mots : « Fol, celui qui te monte au milieu des fossés, Vidant les maisons, toi qui rends les laboureurs honteux des sillons. Je vais aux pays du Dra transporter des charges, Ou peiner pour que le Hadj arrive au pèlerinage (4) Mettant son espoir en Dieu, il n'est pour s'y diriger Avec les vivres de route et l'outre pour s'abreuver Rien que celui qui veut aller te visiter, Toi, Mohamed, l'intercesseur, ainsi qu'il nous est ordonné ». (X) Anougal, les larges palettes des figuiers de Barbarie, comme les larges pieds du chameau. (2) La prière du milieu de l'après-midi, en chleuh takouzin, après laquelle on se rassemblait généralement pour le jeu de la poudre, la fantasia, comme on dit chez nous. (S) Le jeu de la poudre, motif de sortie pour les femmes. (1) C'était au temps où les pèlerins du Maroc, après une long voyage dans le Sud, allaient s'embarquer à Alexandrie. El Hadj, le pèlerin de La Mecque. 3 Le cheval lui a répondu combien de mots : « Tordu, tu parles beaucoup trop. Le pèlerin, c'est son argent, ce n'est pas toi qui le mène au pèlerinage. Votre serment, les assistants, Si c'est le sabre et le cheval, ou le chameau, avec lesquels Notre Seigneur Ali combattit l'infidèle ? (1) Il n'y a de valeur qu'en toi, cheval. La joie est dans les éperons, les longs cheveux Ou dans la beauté des yeux peints. C'est eux qui font verser des pleurs, mais non la mort. Un qui a la beauté, qui possède la science et qui monté à cheval, Il peut se croire au Paradis avant de descendre sous terre. Moulana (2), pardonne au chanteur si son discours a trop duré, Ou s'il ne l'a pas terminé, toi qui remets tous l'es péchés. LE CŒUR, IL N'Y EN A PAS DANS LA TETE (Apologue) Une femme, à son mari qui était amghar, disait : « Comment se fait- il que toi, tu sois sans valeur ? Un qui te fait du mal, toi, tu lui fais du bien. As-tu peur ou es-tu vil ? » Après que sa femme l'eût rassasié de bl⬠me, l'amghar lui fit cet apologue. (1) Ali, gendre du Prophète, et quatrième khalife, le héros légendaire de la guerre sainte. (2) Moulana, Notre Seigneur, Dieu, 4 II alla dans un marché acheter une tête de bœuf. Il l'envova à sa fem¬ me en disant : « Coupe cette tête et dépouille-la, mais ne gâte pas le cœur de la tête, jusqu'à ce que je vienne ». Quand la femme eut la tête, elle ne trouva pas de cœur au milieu de cette tête. Elle s'étonna. « Où est-il ce cœur ? Cet homme est sans rai¬ son. Le cœur, où est-il ? Il n'y en a pas ». Elle attendit jusqu'au retour de son mari : « Toi, insensé que tu es, dont augmente la folie. Moi, je n'ai pas pu trouver de cœur dans la tête Il n'y en a pas ». Il lui dit : « Viens, et ton esprit, qu'il soit présent. Ce que tu me dis toujours, moi, je vais te l'expliquer. A présent, moi, je suis la tête, dans laquelle il ne peut y avoir de cœur. La tête a tué le cœur, il n'y en a pas dedans ». Elle vint lui baiser la tête en lui disant : i Pardon, c'est toi qui as raison ». Cet apologue qui fut conté jadis à Tiznit par le chérif Moulay Aomar (1) d'Ouijjane, on pourrait le dédier à ceux « qui portent leur cœur en échar- pe ». Est-il bon que le cœur soit aveugle et renonce à être éclairé et rensei¬ gné ? Amghar, c'est le chef de fraction ou chef de village au-dessus duquel est le caïd, chef de tribu, au-dessus duquel Vagellid est le Sultan, roi du pays. Cela, c'était en pays soumis, ou pays maghzen. En pays insoumis ou siba, c'était le régime plus démocratique des notables ou in fias, avec quelquefois un petit amghar, qui délibéraient des affaires de la tribu. Mais les pauvres gens étaient mangés dans tous les cas. (1) Voir Aguedal de 1936, 2 et 4. 5 Voici trois vers pour illustrer le premier cas : « L'agellid a dit : un qantar (1) le caïd dit : il en faut deux, l'amghar a dit : il en faut trois, le bâton sans interruption ». En voici d'autres pour illustrer le régime des infias : « Un rat dans la main droite et dans la gauche un chat Qui sont à se regarder, Comment le trouver, le sommeil, on ne peut pas. C'est comme ce temps-ci où le monde est venu, Le malheureux qui n'a pas de quoi donner la mouna, Le contentement du cœur, comment le trouver ? Par Dieu, il en est plus d'un qui l'a sortie de son plat Pour leur porter la mouna Et qui n'a plus qu'à pleurer en regardant son foyer. Même son chat le regard en écarquillant les yeux. En ne voyant pas les enfants former le cercle, Il se dit que lui aussi, va se passer de souper. » Le chanteur évoque en ces vers un impôt lourd aux pauvres gens : la mouna, les repas aux infias, pour lequel il a cette image terrible : ren¬ verser son propre pain du plat à cuire, Vafelloun, pour le leur donner, et rester à pleurer devant son foyer vide, observé par son chat qui fait des réflexions tristes, lui aussi. Cette mouna, il fallait la fournir aux infias ou députés, ou aux en¬ voyés de l'amghar, les ijerrc&n, les coureurs, ou à tant d'autres occasions. (1) Le qantar, pluriel iqandaren, grande mesure de quantité, peu précise et qui ne correspond certainement pas à notre quintal. 6 Car l'autorité n'est jamais en peine de trouver les moyens de « manger ». Manger, c'est même un signe d'autorité et que les gens sont bien en main. L'étiquette maghzen, pourrait-on dire. Mais cela se passait en des temps très lointains. Dans les vieux recueils de droit coutumier qu'on appelle aorf, on trouve souvent parmi les sanctions : repas aux infias. L'indemnité par¬ lementaire. Ainsi dans le droit coutumier de Tiznit, il y a ce paragra¬ phe : « Qui blesse quelqu'un par le plomb, le poignard, le fer, s'il est adulte : quinze douros d'amende et la corvée de pain ». Cette « corvée de pain », cela veut dire le repas pour les infias. Mais les députés ne mangent pas de pain sec et le texte précise : « Corvée de pain, c'est-à-dire avec le couscouss et sept moutons. Et le pain avec du miel et du beurre ». Taleb, qui sur la planchette, écris par jour un chapitre Si tu es intelligent, dis quelles sont ces colombes Qui sont des sœurs par la beauté. Sois poli et juste avec elles. Et n'aie pas de partialité. Dans la marche et la station il faut de la gravité. La parole est comme le sel et veut la juste quantité. On a beau faire oraison et avoir l'esprit contrit, Prendre en main le chapelet de Monseigneur Ben Naceur (1), Dès qu'on voit la beauté, on n'a plus de raison Par Allah, la beauté, quand elle est sans orgueil, Je veux prendre ma tête et lui en faire don. Par Allah, l'homme insolent et très orgueilleux La loi ne dit pas du tout qu'on soit son voisin. Chaque arbre a ses fruits qui ne changent pas. Ils ont beau être entremêlés. Ils diffèrent par la douceur. (1) Etre affilié à la confrérie des Naciria. Vertu, tu n'es pas facile. Il y en a qui en ont. Il leur faut de la patience et de la farine (1). Et ne pas se dérober quand ils rencontrent quelqu'un. Un qui veut la parole, à beaucoup de labours il doit se préparer ; Qui veut boire du thé faire un beau pavillon; Qui veut la science, apprendre quand il est enfant; Qui veut être un chasseur, avoir un bon fusil. Un qui veut le bonheur, il est dans les parents, Du bonheur qu'il désespère, Un qui ne l'a pas gagné chez ses père et mère. LE SALUT DE L'ORANGE Histoire d'une jeune fille qui épousa un marabout. Il lui bâtit sa maison dans un lieu désert. Quand la lune la voyait, dans le ciel, elle pleurait. Les vêtements de soie blessaient ses petits doigts, Et les sandales brodées, ses petits talons. Le marabout lui dit : « Voilà ma condition : Vos pieds ne sortiront pas du seuil de notre maison ». Un jour advint qu'elle monta au pavillon du marabout. Elle vit un jeune garçon faisant parader son cheval, Près de toi, mur de la maison du marabout. C'était un beau jeune garçon, monté sur un beau cheval gris, Et il faisait jouer son cheval A l'heure où on fait la prière au milieu de l'après-midi (2) (X) Pour recevoir les hôtes. (2) La prière de l'aseur. 8 Celle-là prit une orange et lui lança sur le cœur, en disant : « Tiens, le salut de l'orange, et qu'on me le rende ». Le pauvre jouvenceau s'en fut dans le tourment, Disant : « Le salut de l'orange, ô ma mère, comment le rendre ? Si je vendais mon cheval, en viendrais-je à bout ? Si je me faisais khammes (1), en viendrais-je à bout ? » Il te prend en main, sa houe, et il court le monde, Et il arrive à la maison du marabout : « Deviendrai-je un serviteur, Monseigneur, chez vous ? » — Eloignez-vous, étranger, dit le marabout. Je n'ai pas de labours, pas d'aire à dépiquer, Je n'ai pas souci de gagner ». Le pauvre jouvenceau s'en fut dans le tourment, Disant : « Le salut de l'orange, ô ma mère, comment le rendre ? Si j'étais un acrobate, en viendrais-je à bout ? » Il te prend, sa guitare, et il parcourt le monde Et il arrive à la maison du marabout. « Monseigneur, je viens chez vous faire une séance (2) — Etranger, éloignez-vous, dit le marabout, Je suis chef de zaouïa, jeu d'ahouach ne me plaît pas. C'est les hadits (3) du Prophète qu'il y a chez nous ». Le pauvre jouvenceau s'en fut dans le tourment, Disant : « Le salut de l'orange, ô ma mère, comment le rendre ? (1) Le khammes, c'est un serviteur agricole ; à l'origine, un métayer au cinquième. t>) El hadert, séance de danse et de chant. (3) Les traditions. 9 Si j'étais Aïssaoui, (1) en viendrais-je à bout ? >> Il te prend, sa corbeille, il y met des serpents. Il court le monde et il arrive à la maison du marabout. « Etranger, éloignez-vous, dit le marabout, Pour Sidi ben Aïssa, pas d'offrande ici ». Le pauvre jouvenceau s'en fut dans le tourment, Disant : « Le salut de l'orange, ô ma mère, comment le rendre ? Si je devenais un Juif, en viendrais-je à bout ? » Il te porte, sa calotte, et toi, sur son dos, sa balle Et il arrive à la maison du marabout. Il y rencontre une négresse de la maison du marabout. Il dit : « Va dire à ta maîtresse : un Juif vient d'arriver chez nous. — Etranger, éloignez-vous, dit le marabout ». Mais celle-là lui dit : « Laissez donc ce Juif, Il ne vend rien du tout, aujourd'hui samedi ». Celle-là, en disant ces mots, comme une hyène, elle hennit. Dieu aveugla le marabout. Ce jour là était mercredi. « Voici que je te rends le salut de l'orange. Tout mon bien, je l'ai dépensé pour te le rendre ». — « Tout ce que tu as donné, moi, je te le revaudrai. » Monseigneur l'Etranger (2), fais-nous monter de l'eau, De l'eau pour les orangers, qu'ils ne soient pas desséchés. (1) Les Aïssaoua, charmeurs de serpents, disciples de Sidi ben Aïssa, dont le tombeau est à Meknès. (2) Monseigneur l'Etranger, Sidi Imoughaib, ou Sidi Imokhfi, Monsei¬ gneur le Caché, on rencontre souvent dans la campagne de ces tombeaux ano¬ nymes et vénérés. 10 Enfin, l'apologue suivant est tiré du jeu de ballon, qui était en hon¬ neur chez les Chleuh bien avant que le football fût pratiqué avec ardeur par les jeunes Marocains d'aujourdhui. Tàkourt, c'était la balle. Chacun des buts s'appelait l'eau, aman ; le milieu de jeu, touzzoumt n ouaman. Il s'agissait de « faire boire », de tremper le ballon dans l'eau de l'adversaire. Nssoua iasen takoart, nous leur avons fait boire le ballon. Nous avons gagné un but. Et même, au Tazeroualt, les filles de Sidi Ahmed ou Moussa (tigourra- min), en temps de sécheresse, jouaient au ballon pour amener la pluie. C'était une sorte de polo, dans lequel il s'agissait de faire entrer la balle dans des trous pleins d'eau. Il y avait une sorte de magie sympathique dans cette immersion. Voici les vers : Quand un joueur habile a baigné le ballon Qu'il prenne bien garde à celui Malgré lequel il l'a baigné La saison viendra, dans son eau, d'y retourner. Prends garde par ici, et prends garde par là. Cela veut dire qu'après une victoire gagnée, il faut observer l'adver¬ saire avec attention. Sinon son tour reviendra. Encore un propos d'actua¬ lité. Sagesse des Chleuh. L. JUSTINARD. Rabat, janvier 1939. 11 VERGER DES MAINS Pour Jean Cassou, en témoignage d'amitié. Le pommier des blessures de nuit L'arbre des peurs ensevelies Le chemin qui va au cœur des morts Par des croix, sur la main des hommes Et les larmes sur tous les yeux Qui dorment au fond des feuilles repliées. Epèle les visages gris Dans le pain des jours éblouis Vole le feu la cendre froide Le couplet blessé de la lèvre Marque ton jeu par un oiseau Par une carte de mystère. Notre front sème la grêle des étoiles Le rouge des maisons ouvertes La peur des nuits la joie des yeux Un couteau trace sur la vitre Le diamant des heures mortes Le givre des lettres perdues Le sommeil des noms oubliés. Raymond Michaud. LA VIE, LA NUIT à Louis Parrot. A la recherche de la première étoile dans le ciel je vais entre les murs qui me tutoient. La lumière qui ne se lève pas dans les tunnels du sang attend près du regard combien de pierres dont elle s'enveloppe pavent le ciel. Les fenêtres de la veille sont mortes ouvertes aux couchants. L'humus de la chambre un peu tiède comme le cœur est toujours plein de femmes qui tricotent en songeant à l'amour. L'ombre fait un cercle autour de la lampe et le fourneau est sans doute seul heureux comment sortir de cette maison sans avoir l'air gauche, sans mentir comment jouer le rôle de passant sans penser à la mort qui compte mes pas qui me pousse si je m'arrête comment croiser ce regard ou elle est déjà montée ? Lucien Becker. 13 SOLILOQUES Vie sans mystère et sans ombre, Bavarde comme pie borgne, Où le vain bruit des paroles Nous couvre éternellement. La trompette solitaire Clame un appel au sommeil, Aux casernes de la terre Ruches des secrets mortels. Passent, effacent les routes, Des nuages bardés d'ombre. De grandes aigles nacrées Volent à bruit de tambour. Le Zodiaque tourne, mord Grouillant de bêtes célestes Puis s'enfonce lentement Dans les clapotis du soir... Maurice Fombeure. SOIR Cloches fraîches, voix du soir, Les brebis sentent la pluie ; Notre vieille terre usée Allume ses lampes d'ennui ; Cependant monte la lune, Large profil paysan. Un crapaud timide essaye De donner la voix des eaux. Sa note tremble de peine. Mais les prêles recourbées Sous le poids des libellules Frémissent au vent des mares. Maurice ïombeure. 15 Propos Je 1 Innocent L ancienne France : une Prière, une Ppitaplie. Sainte vierge, mère de mon sauveur, ma chère protec¬ trice, ma divine Maîtresse, enfin mon Tout après Die^u / as¬ sistés moy, s'il vous plait, dans ma conscience, dans ma santé, et dans mes affaires. Dans ma conscience, affin que je plaise fi mon Dieu en toutes mes actions. Dans ma santé affin que j'aye le loisir de faire une pénitence proportionnée à ta mul¬ titude de mes péchés. Et dans mes affaires, affin que je sois en état de faire l'aumône et de laisser à mes enfants du bien pour vivre honnêtement suivant la condition où mon Dieu m'a mis. Prière écrite de la main même de Bussy-Rabutin et conservée à Autun FRANÇOIS DE CHEVERT 1695-1769 SANS AYEUX — SANS 'FORTUNE — SANS APPUY ORPHELIN DES L'ENFANCE ENTRA AU SERVICE A L'AGE DE XI ANS IL S'ELEVA MALGRE L'ENVIE A FORCE DE MERITE ET CHAQUE GRADE FUT LE PRIX D'UNE ACTION D'ECLAT LE SEUL TITRE DE MARECHAL DE FRANCE A MANQUE NON PAS A SA GLOIRE MAIS A L'EXEMPLE DE CEUX QUI LE PRENDRONT POUR MODELE Eglise Saint-Eustache, Paris à droite de l'entrée principale. (Il se distingua par une foule d'actions d'éclat, principalement pendant la guerre de Succession d'Autriche, à l'assaut de Prague qu'il défendit ensuite héroïquement contre les Impériaux. — Petit Larousse). Textes recueillis par Innocent XIIJ- 17 Lettre à Jules Laforgue Paris. 11 rue de Sèvres - 28 7bre 85 Mon cher confrère, Dès la lecture des Complaintes que vous avez bien voulu m'envoyer, je suis allé chez Vanier pour avoir votre adresse — Vous étiez à Coblentz, m'a-t-il dit, mais vous alliez voya¬ ger, si bien que je ne sus comment vous faire parvenir une lettre. Je présume par une petite correspondance que je lis dans Lutèce que vous devez être à Paris, pour l'instant. Va¬ nier doit savoir alors votre exacte adresse — aussi vous en- voyai-je par son intermédiaire cette épistole qui vous par¬ viendra, j'espère. Oui, je voulais vous dire que ce livre des Complaintes m'a très insidieusement requis, avec ses horizons fuyant dans des brumes, ses épithètes suggestives ouvrant des échappées sur lesquelles on rêve, ses verbes fabriqués curieusement, ses vers bizarrement rimés où les pluriels baisent le singulier. 18 Il y a des pièces telles que la Complainte d'un autre diman¬ che, complainte d'une convalescence où se trouve ce délicieux vers « je me plains aux dessins de ma couverture bleue » — la complainte des pianos — et de la bonne lune et bien d'autres qui sont véritablement de bonnes berceuses d'aux delà, de sub¬ tiles musiciennes qui vous hantent, une fois le livre fermé — Et je n'ai pas parlé de la pièce en prose, le véritable impres¬ sionnisme du poème en prose — pleine de trouvailles — et dans laquelle se tient cette mélancolique phrase qu'on se répète : que tristes sous la pluie, les trains de marchandises ! Ça, ça été un fin régal pour des Esseintes ; quelle sin¬ gulière chose pourtant ! — quand jai écrit dans A Rebours le chapitre de la littérature moderne profane et que j'ai fait l'éloge de Corbière, de Verlaine et de Mallarmé — je pensais bien écrire pour moi seul et ne me doutais guères que tout un mouvement se préparait, de ce côté. La presse a jugé que j'étais un fumiste qui voulais épater le bourgeois — Personne n'a pu entrer dans le tréfonds de ce chapitre, encore que j'aie expliqué presque clairement le plus abstrus de ces trois poètes Mallarmé — Aujourd'hui, je ris, en voyant l'effarement de la presse, devant ces vers qui la stupéfie. J'espère qu'un Cla- retie quelconque va tout à coup découvrir Verlaine ! Vanier m'a dit, le jour où j'allais en quête de votre adres¬ se que vous aviez remplacé Pigeon près de l'Impératrice de toutes les Prusses. Cela me semble très — suggestif — et je suis entré un peu en vous — qui deviez fatalement lire des ohne- tailles ou du Dumas fils et qui, une fois tranquille et seul, rimiez tranquillement ces complaintes d'une langue si avan¬ cée. 19 Vous avez dû avoir quelques pures et extrêmes joies, quand vous en aviez réussi parfaitement une, comme celle des pianos, par exemple. A quand l'Imitation de Notre Dame La Lune ? Merci, mon cher confrère, et laissez moi vous donner une bonne poignée de main. Votre bien dévoué. J.-K. Huysmans. 20 Lettres à Alphonse Germain Parmi les lettres que mon père, Alphonse Germain (1), a reçues de J. K. Huysmans entre 1897 et 1906, j'ai choisi celles qui m'ont paru présenter le plus d'intérêt pour les lettrés, lë plus d'utilité aussi pour l'histoire littéraire. C'est, je crois, par l'abbé Ferret, prêtre de l'église Saint Sulpice, que les deux correspondants avaient été mis en rapport, à une date que j'ignore, mais qui se place avant 1897, puisque l'abbé mourut cette année-là. L'un et l'autre étalent des convertis de date récente; l'un et l'autre, épris d'art et vivant pour lui, souffraient de l'incompréhension, si générale alors, de la méfiance même que ce seul mot rencontrait dans les milieux ca¬ tholiques. Ces sentiments communs avaient compensé les différences que l'âge et que la situation littéraire met¬ taient entre les deux hommes. Le ton libre et cordial des lettres que l'on va lire mon¬ tre que Huysmans se sentait en pleine confiance quand il s'adréssait à celui qu'il avait surnommé « l'imperméa¬ ble », à la fois pour son horreur de l'alcool et son atta¬ chement inébranlable à ses principes esthétiques. Quelque répugnance que je ressente à joindre des no¬ tes à ces textes, il m'a fallu expliquer un ou deux détails, justifier aussi aux yeux des érudits les coupures que j'ai pratiquées. Je puis les assurer que je ne leur ai rien sous¬ trait qui eût une valeur documentaire. A leur intention, je me suis attaché à reproduire fidèlement les parti¬ cularités de ponctuation et de graphie. Gabriel Germain. (1) 1861-1938. 21 Ligugé. — Maison N. Dame. 19 juillet 1901, ~f pax Mon cher ami Merci de votre affectueuse lettre et des pièces qui les ac¬ compagnent. Je les ai lues et aime la parfaite lucidité des ex¬ plications esthétiques que vous donnez. Au fond, c'est de l'apologétique et de la meilleure, et de la seule qui puisse por¬ ter maintenant. Ah ! si le clergé comprenait de la sorte ce qu'il devrait faire ! — mais nous ne sommes pas bien loin de lui apparaître, les uns comme les autres, comme de vagues hérétiques, par le seul fait que nous aimons ce tremplin de péchés qu'il croit être l'art ! Le pauvre Le Cardonnel ! — il est manifeste pour moi qu'il n'est apte, ni au ministère paroissial, ni à la vie monas¬ tique. Je me demande où Dieu lui trouvera sa place. Il a voulu aller chez les franciscains, s'est allumé des punchs dans la cervelle, malgré tout ce qu'on a pu lui dire — et le résultat a été un échec de plus. Le grand malheur est qu'il ne soit pas resté ici. Il aurait fait — en dehors d'autres considérations — son volume, car on l'y poussait, on le forçait à travailler. Tout est fini maintenant. Il y a chez lui une inconstance, une puissance d'illusions — pas divines du tout — qui n'est pas sans m'effrayer. Je me demande comment cela finira. Les moines vont partir en septbre — c'est donc la fin de Ligugé — Me voici encore une fois par terre. Le Divin Ebéniste me semble ne plus fabriquer que d'illusoires sièges. Ils se décollent, dès qu'on y touche. J,e ne sais encore à quoi je vais me résoudre. L'étranger ne me déplairait pas avec eux, s'il y avait moyen d'y vivre et si je n'étais attaché en France par ma pension de retraite — Le plus sage sera sans doute de regagner Paris, dans un quar¬ tier d'églises — N. Dame - St Séverin - St Sulpice - car ici, 22 sans les moines, dans un pays ignoble, contaminé par la ma¬ çonnerie, où l'on entend sous ses fenêtres gueuler : à bas les moines, à bas l'oblat ! — la vie ne serait pas supportable. A la grâce de Dieu. Je verrai en 8bie à me déterminer. Mais d'ores et déjà, il n'y a pas à se le dissimuler, la période de tranquillité, d'offices et de travail est terminée. Il va fal¬ loir rentrer dans la bagarre et d'une façon ou d'une autre regagner son pain. Au fond, je ne regretterai guère la cam¬ pagne pour elle-même, car j'ai toujours préféré une biblio¬ thèque et un musée à une forêt, mais ce que je regretterai, ce seront mes offices, la vie liturgique de chaque jour ; je me console d'avance en pensant à des stations vers la brume, dans la chapelle de la Sle Vierge à S1 Séverin ou dans ce fond exquis de S1 Germain l'Auxerrois où j'ai parfois trouvé tant d'aide. Mais... mais... ce sera la coque, sans la moelle liturgique d'ici ! Je vois, cher ami, que vous travaillez formidablement, toujours. Je vous envie, car je ne me sens pas du tout la vail¬ lance des anciens jours ; Lydwine a été pour moi un travail pénitentiel, prêtant si peu à l'art — avec le gaufrier infran¬ chissable des textes bollandistes — que je me dégoûte de moi- même. Rien n'était à tirer, il est vrai, de cet amas d'anec¬ dotes !... (1) Paris, 20, rue Monsieur, 9 janvier 1902. Merci, mon cher ami, de l'article de la Vérité (2) que je reçois par vos soins. C'est joie que de voir dévisser sa mé¬ canique littéraire ainsi. Il dit aussi tout ce qui peut être dit (1) Je supprime ici un paragraphe final sans intérêt. (2) Périodique de Québec. 23 pour convaincre des gens, si ces gens voulaient être convain¬ cus. Mais... se rappeler toujours l'extraordinaire abbé B... (1) qui, après m'avoir assez copieusement compissé dans tout un livre, se trouve à la Trappe de Fontgombaud avec l'abbé de la Trappe d'Igny et l'abbé de Ligugé et un chanoine de Poitiers, lequel lui dit : voici 2 abbés, l'un a assisté à la conversion que vous avez niée, l'autre voit M. Huysmans tous les jours. Renseignez-vous donc. Et ledit B... refusa ■— et continua ses diatribes ! Alors ! Non, le mot juste, vous l'avez écrit « s'ils ont la même foi, ils ne parlent pas la même langue ». Et rien ne dissi¬ pera le malentendu ! Le brave F. Nourry, qui est un brave homme, lui, n'a-t-il pas écrit que le style de Ste Lydwine était obscène ! Il faut, je pense, tirer la ficelle après... (2). Paris, 1er mars 1902. Mon cher ami, j'ai votre intéressante revue et vous re¬ mercie d'essayer de faire comprendre aux catholiques que l'on peut ne pas écrire comme Bossuet ou son fils Brunetière ; mais vous n'arriverez jamais à les convaincre que je ne suis pas un gredin de style... (3) (1) Je me permets de ne donner que l'initiale du nom écrit en entier dans la lettre. 11 est inutile de contrister la famille du personnage si elle existe encore, inutile surtout d'assurer à celui-ci une seconde de survie littéraire. (2) Je suprime un dernier paragraphe sans intérêt. (8) Tout le reste de cette carte porte sur des questions personnelles con¬ cernant des tiers insignifiants. 24 Mon cher ami, (1) J'ai enfin lu la bonne Ste Colette (2) et vraiment dans un sujet si touffu, vous avez su y mettre de la clarté et sur¬ tout bravement flanquer aux catholiques quelques bonnes vérités oubliées de l'ascète dont ils feraient pas mal de faire leur profit. Mais ça ! Avez-vous lu le dernier volume de Loisy intitulé « Au¬ tour d'un petit livre ». C'est l'œuvre d'un homme que l'on a copieusement exaspéré et qui sort des gonds. C'est du pur protestantisme et il est évident que la vieille machine de l'in¬ dex va fonctionner. C'est embêtant, l'on va nous refaire ma¬ chine en arrière plus furieusement que jamais. J'en veux à Loisy, de cela. Il l'eut fallu impavide — mais c'est l'histoire de Lamennais, harcelé, dénoncé et finissant par perdre la tra¬ montane. Mon Dieu que nous sommes incompréhensifs et incharitables et bêtes !... (3) J.-K. Huysmans. (1) La lettre n'est pas datée. Les cachets de la poste, superposés, permet¬ tent seulement de lire l'année : 1903, et probablement le mois : ociobre. Ce moi-, coïncide justement avec la publication du volume de Loisy dont il est question, et dont l'auteur reçoit de l'imprimeur les premiers exemplaires le 25 septembre (A. Loisy. Mémoires pour servir à l'histoire religieuse de notre temps, t. II, 1931, p. 2C0, sqq). 12) A. Germain, Colette de Corbie, Nouvelle collection française, Poussielgue. édit (3) La fin de la lettre concerne des projets de travaux de mon père. 25 Alphonse Irermain Alphonse Germain, né à Lyon le 14 décembre 1861, de famille savoyarde, se sentit de bonne heure appelé par la vocation du dessin. De l'école des Beaux-Arts de la ville, il passa à celle de Paris en 1881, ainsi qu'à l'école des Arts dé¬ coratifs. Aux Beaux-Arts, il fut un des rares élèves à profiter des cours de Taine, dont l'auditoire venait à peu près uni¬ quement de l'extérieur. Dès l'année suivante, la mort de son père le priva de toutes ressources. Il en trouva, d'assez maigres, dans le jour¬ nalisme, au Parti Ouvrier, où il se lia avec le chansonnier J.B. Clément. Du moins, travaillant la nuit, disposait-il d'une partie de la journée pour étudier la nature, vers laquel¬ le l'attiraient tous ses goûts de paysagiste. Peu à peu, élargissant ses horizons, il se formait à écrire et nourrissait sa pensée. Lui qui aimait réfléchir sur son art, il aborda tout naturellement des sujets d'esthétique. C'est ainsi qu'il écrivit ses premiers articles dans la revue Art et Critique fondée par Jean Jullien. Bientôt il accédait aux jeu¬ nes périodiques de l'époque qui menaient la bataille symbo¬ liste, à l'Ermitage d'Henri Mazel et à la Plume de Léon Deschamps, quelquefois au Mercure de France. Il fréquenta les principaux poètes du temps, Stuart-Merrill, Viélé-Grif- fin, Retté, et surtout Le Cardonnel, ainsi que des romanciers comme Hugues Rebell, J. des Gâchons, G. Lecomte, des cri¬ tiques comme Gustave Geffroy, Clément Janin. En 1892, Camille Mauclair le signalait comme « un des premiers critiques d'art de la jeune littérature ». En 1893, il publiait son premier volume, un essai d'esthétique, Pour le Beau. 26 A ce moment, il venait d'évoluer vers le catholicisme. Ce fut l'origine de la précieuse amitié qui le lia avec Huysmans jusqu'à la mort de celui-ci. Il faut dire aussi que cette évolu¬ tion exprimée parfois sans ménagement, déconcerta plus d'un de ses camarades, sans lui attirer la sympathie d'un milieu alors fermé à toute beauté et dont il ne possédait pas le lan¬ gage. Après avoir, à l'exposition de 1900, comme secrétaire du comité de la gravure, organisé cette section, il donnait en 1902, avec deux opuscules sur l'Art chrétien en France des origines au XVIe siècle et l'Influence de Saint François d'As¬ sise sur la civilisation et les arts, un gros ouvrage d'esthétique, le Sentiment de l'Art et sa formation par l'étude des œuvres (1), où il reprenait et développait avec plus d'expérience sa philosophie. Ce volume dépassait les capacités esthétiques du monde catholique d'alors et déroutait par sa théologie les non-chrétiens. Malgré un prix de l'Académie Française, les bonnes volontés qu'espérait l'auteur ne le suivirent pas. Il se tourna dès lors de plus en plus vers l'étude du passé. Il avait toujours senti le besoin d'appuyer l'esthétique sur une connaissance très poussée des œuvres anciennes. Il se con¬ sacra désormais à l'histoire de l'art et devint bien vite le col¬ laborateur des revues spécialisées, entre autres de la Gazette des Beaux-Arts. C'est à cet ordre d'études qu'il consacra ses livres principaux : Les Clouet (2) , Les Néerlandais en Bour¬ gogne (3), Les Artistes Lyonnais (4) , et deux monographies sur Vézelay et sur Chartres (5). (1) Chez Bloud. Une partie a été traduite en roumain et a paru à Iasi en 1914 (Sentimentul artei, trad. par V. A. Gheorghita). (2) Laurens, Coll. des Grands Artistes, 1906. 13) Van Oest, 1909. (4) Lyon, Lardanchet, 1910. (5) Bloud, 1914. 27 La guerre qui l'obligea à retourner au journalisme, à Lyon, puis l'organisation et la conservation du musée de Bourg (1), qui l'occupa de 1920 à 1927, l'éloignèrent long¬ temps des grands travaux que les conditions matérielles ren¬ daient de plus en plus difficiles. Le monde des idées avait évolué lui aussi et, dans le désordre de l'après-guerre, se trou¬ vait en violent contraste avec toutes ses tendances. Peu à peu, d'autre part, ses idées religieuses s'étaient trans¬ formées. Collaborateur des Annales de Philosophie Chré¬ tienne, quelque temps secrétaire de rédaction de la Quinzaine, il avait suivi de près le mouvement moderniste et été très trou¬ blé par sa condamnation (2). Sa pensée, de plus en plus « na¬ turiste » désormais, s'exprima dans un recueil de poèmes en prose, Esquisses sur nature (3), qui rejoignait souvent le sen¬ timent taoïste et la compréhension bouddhique du monde. Mais le désir d'expliquer encore une fois son idéal esthé¬ tique l'amena à concentrer toute l'expérience de sa double vie d'écrivain et d'artiste (4) dans un essai L'Art et la Société de demain, paru en 1937 (5). Il devait mourir le 4 août 1938, à Rabat, où il vivait depuis 1932. Gabriel Germain. (1) Il l'a présenté dans la collection des Memoranda, Laurens, 1923, et a publie en 1925, chez Massin, un volume sur le Mobilier bressan. (2) Il avait encore publié dans l'ordre des études catholiques une Sainte Colette (1903) et un Bienheureux J. B. Vianey (1905) chez Poussielgue, ainsi qu'un opuscule Comment rénover l'art chrétien (Bloud, 1906). (3) Editions des Belles Lettres, 1922. (4) Il n'avait jamais cessé de pratiquer le paysage au pastel. li avait fait partie de la Société des Indépendants, mais depuis longtemps se contentait de montrer ses œuvres à quelques amateurs fidèles. (5) Rabat, édit. Moncho. 28 Petit essai d exégèse mallarmiste Il s'agit du poème, passablement obscur, qui termine le recueil des Poésies de Stéphane Mallarmé. Mes bouquins refermés sur le nom de Paphos, Il m,amuse d'élire avec le seul génie Une ruine, par mille écumes bénie Sous l'hyacinthe, au loin, de ses jours triomphaux. Coure le froid avec ses. silences de faulx, Je n'.y hululerai pas de vide nénie Si ce très blanc ébat au ra,s du sol dénie A tout site l'honneur du paysage faux. Ma< faim qui d'aucuns fruits ici ne se régale Trouve en leur docte manque une saveur égale : Qu'un éclate de cha,ir humain et parfumant ! Le pied sur quelque guivre où notre amour tisonne, Je pense plus longtemps peut-être éperdument A l'autre, au sein brûlé d'une antique amazone. Nous sommes au milieu d'une nuit d'hiver. Le poète est assis au coin de son feu, le pied sur un chenet qui s'orne de quelque sujet mythologique. Il a lu, très tard, un ouvrage où il était question de Paphos et ce nom prestigieux entraîne 29 au loin son imagination ; il se plaît à se représenter les ruines du temple de Vénus qui était l'orgueil de cette île célèbre ; les vagues de la mer viennent inlassablement arroser, ainsi que d'une eau lustrale, les bases du monument. Tout cela se déta¬ che sur un ciel à la Claude le Lorrain, que le soleil couchant teinte d'écarlate et d'or. Mais la réalité est, hélas ! bien différente. Dehors siffle un vent glacial ; parfois il cesse brusquement et le silence noc¬ turne est absolu. Mais si le paysage entrevu, — qui avait la suprême beauté de ne pas exister, — est anéanti par la présence de la neige qui tourbillonne au ras du sol, le poète, malgré l'horreur de la réalité, ne va pas pour cela se répandre en lamentations et en chants funèbres, comme le ferait un ro¬ mantique. Sa pensée l'entraîne plus loin. Le contraste entre l'affreuse réalité et la magnificence de son rêve l'amène à penser au con¬ traste qui existe entre l'œuvre d'art rêvée et sa réalisation ma¬ térielle. Et nous voici revenu au grand thème mallarméen par excellence : l'échec de l'artiste qui a voulu atteindre un but inaccessible. Quelle que soit la beauté de la réalisation, c'est l'irréalisé, l'inexprimé qui l'attire. Et le spectacle des sujets mythologiques qui ornent ses chenets, et que les dernières flammes lèchent, évoque à son esprit une image antique : celle des Amazones qui combattent la poitrine découverte. Un sein resplendissant apparaît, mais ce n'est pas cette présence qui charme le poète, c'est l'absence du sein qui a été brûlé pour permettre le maniement de l'arc, ainsi que le veut l'an¬ tique légende. Rien n'est plus beau que ce qui n'existe pas et n'existera jamais, car la création matérielle implique impla¬ cablement une déchéance. 30 * ** Un poème de Mallarmé comprend plusieurs plans, non pas superposés, mais étroitement entremêlés ; l'effort du lec¬ teur consiste, d'abord, à les isoler. Dans le poème que l'on vient de lire, on constate qu'il existe d'abord un plan matériel, qui crée un décor concret et précis : l'hiver, le froid, le feu, la cheminée. Puis un plan sentimental : le contraste entre un splendide paysage irréel et l'amère réalité. Enfin, un troisième plan, purement intel¬ lectuel et idéologique : l'impossibilité de réaliser un idéal ar¬ tistique inaccessible. C'est dans ce troisième plan que se trou¬ ve l'essence de la pensée mallarméenne, pensée qui ne se ra¬ mène au fond qu'à un très petit nombre de thèmes (1). C'est par ce travail de dissection qu'il convient, à mon avis, d'abor¬ der l'étude du Sphinx des Batignolles. Le reste est relative¬ ment aisé, pour peu que l'on ait quelque habitude de sa ma¬ nière. Un lecteur me dira : « Croyez-vous réellement que ce soit là une véritable conception de la poésie ? Elle est pour moi un repos, une joie, et non un effort intellectuel. Je lui demande de me charmer, et non pas de fatiguer ma pauvre cervelle ». Je lui répondrai : « Que celui qui ne s'est adonné ni au bridge, ni aux échecs, ni aux mots croisés, me jette la première pierre ». Igitur. (1) Jean Royère déclare qu'il n'en a trouvé au total que cinq : la nature, la femme, l'art, le destin, l'immortalité. 11 D eux chansons de I ancienne XLgypte Des harpistes aveugles sont souvent figurés sur les murs des chapelles funéraires d'époque pharaonique. Les morceaux qu'ils exécutaient devaient être presque toujours accompagnés de chan ¬ sons. Malheureusement, les Egyptiens ne possédant aucun système de notation musicale, nous devons nous résigner à ignorer à jamais des airs dont les échos sont éteints depuis près de quarante siècles. Seules les paroles des harpistes nous sont quelquefois parvenues, inscrites en hiéroglyphes au-dessus de leurs représentations. Les chants les plus célèbres concernent les vivants et, après une variation sur la fragilité des choses humaines, les exhortent à pro¬ fiter de la vie tandis qu'elle dure. Voici comment un harpiste in¬ cite son maître, Anherkhaoui, à jouir des plaisirs passagers de ce monde : « Toute forme née d'un ventre », entonne l'aveugle musicien, « est appelée à disparaître, et cela depuis le temps du premier « dieu. Les générations s'en vont vers leur destin... Les eaux cou- « lent vers le Nord ; l'aquilon souffle vers le Sud ; chaque homme « va vers sa destinée. Prends donc du bon temps, ô l'Osiris, chef des « équipes dans la Place de Vérité Anherkhaoui disculpé ! Ne trou- « ble pas ton cœur, en rien, avec tes soucis. N'uce pas ton cœur « pendant la durée de ta vie. Prends du bon temps, beaucoup, « beaucoup ! Mêle sur toi les gommes aux essences. Que des guir- « landes de nénuphars bleus et de fruits de mandragores soient « sur ta poitrine. Que la femme que tu aimes soit assise à tes « côtés. Que ton cœur ne s'afflige pas, quoiqu'il arrive. Fais venir « des chanteurs devant toi.. Ne pense pas à des choses déplqi- 32 « santés détestées de Dieu ; meuble ton esprit de pensées gaies. « Toi qui es un juste, toi qui es un homme probe, tu sais que la « Droiture répand le calme de l'esprit, la tranquillité, le délasse- « ment, la joie et l'optimisme. Enivre ton cœur du matin au soir « jusqu'à ce que vienne ce jour, que je souhaite lointain, de l'abor- « dage dans l'autre monde ! ». Il existe aussi des chants d'une toute autre inspiration. Ces morceaux s'adressent au défunt qui vient d'arriver dans sa tombe et commence une nouvelle vie pleine de mystère. Le rôle du har¬ piste est alors de le réconforter en lui promettant l'aide des dieux. Le chanteur, qui est dans la chapelle, dit à l'Osiris prophète d'Amon Djanefer disculpé : « Tu fais appel à Ra ; c'est Kheper « qui entend et Toum qui te répond ; le Maître de l'Univers réa- « lise ce qui te plaît ; Celui dont le nom est caché t'adresse la « parole. Le Disque solaire rayonne sur ta poitrine et illumine ton « caveau. Le vent d'ouest vient droit à toi, vers ton nez. Le mau- « vais vent du sud se fait pour toi un vent du nord. On dirige ta « bouche vers les pis de la vache Hesat. Tu deviens pur pour re- « garder le Soleil. Tu fais une ablution dans le bassin divin. Tu te « mêles aux gens de l'Enfer. Tu exécutes tes actes rituels à ton « gré. Ta prière prend des formes multiples. Tous tes membres « sont en parfait état. Tu es disculpé auprès de Ra et durable « auprès d'Osiris. Tu reçois des offrandes dans de bonnes condi- « fions. Tu te nourris comme tu le faisais sur terre. Ton cœur est « à l'aise dans la Nécropole. Tu rejoins la chapelle en paix. Les « dieux de l'Enfer te disent : « Viens à ton KA en toute quiétude ». « Tous les gens qui se trouvent dans l'Autre Monde sont mis à ta « disposition. Tu es désigné pour transmettre les plaintes à l'Au « torité Suprême : tu fais loi, Osiris Djanefer disculpé ! ». Telle est pour l'humanité l'inquiétude toujours renaissante. Alexandre Varilt.e. Ancien membre de l'Institut français du Caire. 33 Chants tertères de K aLylie tirés, de la tradition orale du, pa-ys Zouaoua et des Aïth Abbas par Marguerite Fadhma Aith Mansour et traduits par Jean Amrouche I CHANTS DE L'EXIL 1. J'ai dit ma peine à qui n'a pas souffert. Et il s'est ri de moi. J'ai dit ma peine à qui a souffert, Et il s'est penché vers moi. Ses larmes ont coulé avant mes larmes. Il avait le cœur blessé. 2. Génies de l'Occident, soyez-lui propices. Car le jour de son appareillage Il ne croyait pas à l'exil. D'or et de diamant est son visage Où ne sommeille nul mensonge. Et sa taille est pareille au palmier du désert. Ecrivons sur la feuille blanche ; Adjurons le train qui l'emporte De bien prendre soin de mon frère. 34 3. Je suis pareil, ma pauvre mère, Au bœuf qu'on porte à l'abattoir. On a lié ses pattes en croix, Son mufle humide cherche en vain l'herbe. Anges du Seigneur, prenez pitié ; Réservez au pauvre une part ! 4. Ma mère, ô ma mère très douce, Mon esprit est tordu comme une treille. Quand je me suis éveillé à moi-même La foule s'était dispersée, Et j'ai connu ma solitude. Derrière les montagnes le soleil est tombé. Vers le passé les ponts sont coupés. 5. En vain les oiseaux me visitent, Tu les charges en vain de messages. Voici deux jours survint ta lettre : Depuis deux jours mes larmes coulent. Mère, de l'exil je souffre : Le Seigneur nous a séparés. 6. Paix et salut, ô mon pays ! Mes yeux ont parcouru des mondes... Ma vue est un orage de printemps Dans le tumulte des neiges fondantes. Mère, ô mère bien-aimée, Ah ! l'exil est un long calvaire ! 35 7. Il y a si longtemps que je ne t'ai vu O mon pays ! J'avais planté une bouture de grenadiers : Si j'avais pu suivre sa croissance, Mon œil se serait illuminé. A cause de toi, mère bien-aimée, Mon cœur, en quatre, s'est brisé. II CHANTS D'AMOUR 1. Voici que mon cœur est couvert d'ulcères : Pour d'autres blessures il n'y a plus de place, Les sources de ma vie sont taries. Nous nous aimions par dessus tout au monde : Nous étions soudés l'un à l'autre ; De la trahison nos cœurs fuyaient l'ombre. Mais tel est le vouloir des Anges... La malédiction est sur mon front ; Aurais-je détruit un sanctuaire ? 2. On m'appelle le hors-la-loi. Je vois la fin de mes misères, Et je grille une cigarette Au sommet de chaque colline. Toute nourriture en ma bouche Du laurier-rose a l'amertume ; Le vin a le goût du lait aigre, J'ai abandonné mes parents, De leur vie j'ai perdu souvenance. Génies tutélaires, accompagnez-moi ! Pour Aïni j'ai perdu la raison : Détaché de tout, je pardonne tout, Fors ma pauvreté qui m'aura damné. 3. Génie des montagnes de neige, Que tes vœux soient tous accomplis ! Porte au bien-aimé ce message : « A toi salut, mon bien-aimé ! » Dis-moi, serait-il malade ? Aux mains des Chrétiens prisonnier ? Il a laissé sa bien-aimée, La raison livrée à la nuit, Marmottant des mots sans vertèbres. Le vent de folie hurle en elle... 4. A quel ami conter ma plainte ? Moi, ma raison s'est égarée... Seigneur, j'implore votre aide. Mon travail est à l'abandon, Je poursuis en vain le sommeil : Son ombre est toujours dans mes yeux. « Devant Dieu tu rendras tes comptes. Tu m'as laissée : me voici folle, En exil dans mon propre pays >>, 37 Composé par une femme accusée de dévergondage à l'heure où elle allait être exécutée. Ses bourreaux lui avaient promis de chanter son poème en souvenir de sa, mort : 5. Vers toi j'appelle, jeune faucon Au corps formé en perfection ! Je suis cernée par des démons... Ma robe de soie n'est plus que haillons Traînant dans la boue et le sang, Mon collier d'ambre roule à terre. Ils vont t'arracher, ô ma vie tant aimée, Aujourd'hui, ils l'ont décidé. Mon Dieu, mon seul ami, pardon ! 6. Qui t'a dit. ô mon frère, de suivre Les émigrants vers leur exil ? Ton absence me semble bien longue ! Tu m'as laissée toute seule dans mon lit Si j'eusse été vieille et froidie, Du démon je me serais moquée, Autour de moi il n'eût pas rôdé ! Mais je suis au sortir de l'enfance, Depuis deux mois admise au jeûne, Et mes fruits sont déjà mûrissants. 7. Je pleure ; tu pleures ! Nul ne peut quelqu'autre consoler ! Tu es pareille à la soie émeraude Venue de loin dans des cartons. Nous sommes destinés l'un à l'autre ; Nous ne nous sommes pas rencontrés ! Je t'en prie, oiseau à l'œil bleu, Pose-toi sur la fenêtre De la jeune fille chère à mon cœur. Près d'elle une lampe brûle, L'odeur de l'ambre emplit la chambre Et le lit que ses mains disposent, Avec elle dormir jusqu'au jour, Parmi les jeux et les rires, Et sept jours sans se réveiller ! Ma bien-aimée au corps très blanc, Plus éclatant que la neige d'hiver, Est plus belle que la lune naissante. Par le Prophète je t'en prie, Seigneur, Affranchis-moi de la folie : Son visage est le seul remède. Ah ! si j'avais pu deviner l'avenir Sur mon front au chiffre funeste ! Mais sur la voie des aventures Dès longtemps il fallait m'arrêter. Dans l'opulence elles m'ont ébloui de vaines promesses, Dès qu'elles ont vu ma gêne elles m'ont abandonné. Et mon corps s'est usé à suivre leurs mirages. Avec un couteau elles ont voulu m'égorger, De mon pays elles ont cherché à m'exiler, Elles ont donné ma tête en holocauste. 39 III MEDITATIONS 1. Mon âme, je t'en prie, connais le repos î Suis les grains de ton chapelet, Ta faucille, au loin, jette-la ! En chaque femme un volcan sommeille, D'où la flamme jaillit d'elle-même. Elle est racine de perdition. L'homme qu'elle poursuit est réduit au servage ; Son destin fatal est la ruine ; Il a vendu sa moisson en herbe. 2. Mon cœur est toujours malade, Malade à cause des hommes de mal. Ils se glorifient des œuvres des autres ; De cuivre vil ils fondent des bijoux d'argent ; Ils ne plantent pas, ils déracinent : Tes yeux ont découvert la voie de connaissance. 3. Penché sur une tombe nouvelle; Je demeure en contemplation. Ils m'avaient dit : « Aldja est morte ! » Aldja était fille de noble race ! Je n'ai pas retrouvé mon chemin, T ant mes yeux versaient de larmes. 40 O terre, garde-la, sois lui douce ; Elle fut pour moi la beauté même, Anges, accueillez-la dans votre joie. 4. Malédiction sur tes parents, ô misère ! A cause de toi la joie est morte. Dans mon cœur se sont enfoncées Les racines de l'inquiétude. Je la supplie en vain de me laisser en paix : Les soucis font la nuit dans mon âme ; Ils m'emportent à la dérive. O Seigneur, toi par qui nous nous redressons, Toi que nous implorons chaque jour, Tu t'es caché de nous trop longtemps. Aie pitié, ô maître des cieux, Toi, créateur des eaux courantes, Relève ceux qui tombent sur la terre. 5. Voici le jour où ils creusent ma tombe ; A coups de pioche ils taillent les parois. Ils préparent deux coussins en pisé, Un pour les pieds, un pour la tête. O mon corps bien-aimé, ils vont te descendre, Pose ta tête sur la terre où te prendra la pourriture. IV CHANTS A DANSER 1 Elle est tombée dans la danse, Nul de nous ne sait son nom. Une amulette d'argent Se balance entre ses seins. Elle s'est jetée dans la danse. Anneaux tintant à ses chevilles, Avec des bracelets d'argent. J'ai vendu pour elle Un verger de pommiers. Elle est tombée dans la danse. Sa chevelure s'est échappée. J'ai vendu pour elle Mon champ d'oliviers. Elle s'est jetée dans la danse, Son collier de perles scintillait. Pour elle j'ai vendu Mon verger de figuiers. Elle s'est jetée dans la danse, Un sourire la fleurissait. J'ai vendu pour elle Tous mes orangers. 2 Svelte palmier haut dans le ciel, Elle s'élevait parmi ses frères. Hélas ! Hélas ! la jeune fille Laisse le vide dans la maison. Avec elle a fui la lumière. La mâle étoile nous est restée... A Khali, Khali Amar. Une perdrix s'en allait trottinant Dans la montagne d'Akhbadou. Or, un chasseur la poursuivait, Pensant, le pauvre, l'égorger. Il épaule, il vise ; elle a fui. La face contre la terre il se mit à pleurer. A Khali, Khali Amar. Un olivier dresse ses branches Si haut qu'elles approchent du ciel. Il est tout couvert de fruits blancs, De fruits aussi blancs que le lait. Les filles dansent à son ombre, Fatima les passe en beauté. A Khali, Khali Amar. L'olivier dessous la mosquée A profusion verse de l'ombre. Le jeune homme brun s'y repose, C'est là sa place accoutumée. Il est fou d'amour, je suis folle ! O tolba, vite, un talisman ! A Khali, Khali Amar. Jean Amrouche. 43 l a Société B erl~> ere III Société close et irréductible Les Kabyles et tous les Berbères ont des conceptions très différentes de la conception orientale. Ils ont de naissance un esprit de repli sur soi, de jalouse conservation de tout ce qui est eux-mêmes, au moment où, en apparence, ils semblent se donner entièrement. Le vernis qu'ils prennent alors n'est que la couleur qu'emprunte le caméléon pour mieux passer inaperçu. Cela leur vient sans doute d'un esprit d'insociabi- lité naturel ou acquis. Ils ont l'anarchisme dans l'âme et vou¬ loir cohabiter entièrement et sincèrement avec une société dif¬ férente de la sienne, c'est accepter un certain nombre de con¬ ventions, de contraintes, de règles, ce qu'aucun d'eux n'a jus¬ qu'à présent su faire. Le Berbère ne peut vivre passionnément qu'avec les Berbères. Frotter ses ressentiments et ses colères 44 contre des hommes aussi passionnés que lui le tient en ha¬ leine, opposer ses passions à des passions entières et ardentes l'exalte et le grise. Voilà pourquoi depuis si longtemps que les envahisseurs les plus divers défilent sur l'Afrique, les Ber¬ bères n'ont pas encore totalement cédé. Il en est toujours d'in- sociables parmi eux, qui n'ont point renoncé encore au rêve de l'anarchie la plus libre, de la vie la plus passionnée. Plu¬ tôt que de composer avec le maître qui les a vaincus, ceux-là fuient devant lui, lui laissent les plaines et les villes, vont se nicher dans des aires qu'ils croient imprenables et qui le sont en effet jusqu'à un certain point. Ce phénomène est remar¬ quablement général : il y a des Berbères en Tripolitaine, ils habitent la montagne, le djebel Nefousa ; il y en a en Tuni¬ sie, ils habitent une île, Djerba ; en Algérie, ils habitent la Kabylie, l'Aurès ou le désert improductif, le Mzab ; au Ma¬ roc, ils habitent l'Atlas et le Rif ; au Sahara, le lointain Hog- gar. D'instinct, sur tous les points de leur vaste domaine, plutôt que de se fondre, ils ont fui, exilés volontaires, pour qui les temps nouveaux avaient perdu tout charme. Mais ces îlots séparés les uns des autres, chacun replié sur soi, me¬ nant des siècles une vie confinée et somme toute peu variée, puisque les mêmes hommes à chaque génération répètent com¬ me une litanie éternelle les actes de leurs grands parents, ces îlots en général évoluent de plus en plus, à moins d'événe¬ ments imprévus, dans le sens de la spécialisation. C'est ainsi que se sont créées de petites sociétés berbères fermées on ne peut plus. Chacune possède en propre, sinon une législation, du moins des coutumes d'autant plus rigoureuses que cette société se sentant isolée et par conséquent à chaque instant près de se désagréger dans la commune vie sociale qui l'en¬ toure, a besoin de plus d'originalité pour demeurer elle-même. « Nous avons fui de la plaine à la montagne, ghef nif, pour 45 l'honneur », pour ne point servir, disent les Kabyles, en le pensant vraiment. Pour l'honneur sans doute. Peut-être qu'en s'auscultant bien, une autre raison leur viendrait à l'esprit, plus profonde parce qu'elle tient plus à leurs entrailles. Rien ne le prouve mieux que la façon dont, sur tous les points de l'Afrique du Nord, les Berbères réagissent instinctivement à tout conquérant nouveau. Avec la frénésie du désespoir, ils le combattent les armes à la main, sans admettre de demi- mesure, car l'anarchie ne se défend pas à demi : elle est totale ou elle n'est pas. Après avoir été vaincus une première fois en 1857, les Kabyles ont conservé leur organisation munici¬ pale, en fait la seule qu'ils aient eu même avant les Français. De l'avis de tous, le motif pour lequel on avait, il y a bien longtemps, fui l'Arabe vers la montagne, n'était plus. Il fal¬ lait ou reconquérir la liberté totale, ou se fondre dans le nou¬ vel Etat et l'insurrection de 1871, lorsqu'elle fut projetée, recueillit l'unanimité des djemaas. Et la Kabylie, jadis terre chérie de ses enfants, qui ne trouvaient nulle part ailleurs où développer librement leur vie, maintenant perd un à un ses fils par l'émigration. C'est la fin du long rêve d'anarchie pen¬ dant tant de siècles amoureusement couvé — le mirage s'est évanoui. De la même façon réagiront les Rifains d'Abd el Krim et les Chleuhs de l'Atlas. Mais l'histoire maintenant touche à sa fin : les Berbères n'auront plus bien longtemps quelque chose à défendre. Tendance vers une justice humaine Ainsi donc toute la société berbère n'est qu'une immense mosaïque, une poussière de petites communautés, étrangères les unes aux autres, chacune avec son idéal, sa vie cantonnée, 46 son horizon intellectuel borné aux frontières du petit Etat. C'est cet excessif cantonnement qui a fait l'intransigeance de la coutume kabyle. On n'a pas claire notion de la liberté indi¬ viduelle et de l'infinie diversité humaine dans une société qui vit en vase clos. C'est en elle que se resserre l'aire de la justice et de la charité. Les Kabyles se persuadent aisément que leurs seuls devoirs sont envers les leurs. Et cependant le jeu des circonstances ou l'ascendant d'individualités puissantes les a parfois amenés à briser leurs cadres étroits. L'Islam, re¬ ligion monothéiste et à tendance universaliste, a aidé à cette action. C'est que la dure coutume de la montagne s'est huma¬ nisée et que le citoyen du hameau s'est habitué à concevoir que la justice et la charité s'appliquent à la généralité des hom¬ mes. Malgré les apparences, les commandements trop cruels de l'impératif social s'humanisent beaucoup en Kabylie. Il existe même au-dessus de l'idéal de l'honnête homme, Kabyle moyen, un idéal fait pour ainsi dire pour une élite, les ahal, les sages. Ceux-là souffrent par principe des vexations multiples qui amènent généralement une suite interminable de calamités et leur grande affaire est de faire sans cesse prévaloir sur leurs passions- leur raison. Ce sont toujours eux qui dans les déli¬ bérations inclinent vers les solutions pacifiques, même au dam de certains intérêts, eux dont les jeunes prennent conseil, qui toujours défendent un idéal d'humanité et de justice et très sou¬ vent l'appliquent les premiers. Ils sont pour la solution la plus pacifique, ils sont aussi pour les solutions les plus justes. Il s'agit ici de justice naturelle, légèrement teintée de pure cou¬ tume kabyle, qui, toute humaine qu'elle soit, à la longue a passé pour aussi naturellement juste que le reste. Nul plus que le Berbère anarchique et égalitaire n'a le respect de la dignité de 47 la vie humaine. L'application continuelle que l'ahal met à tout faire raisonnablement et à toujours dominer ses passions l'a¬ mène à un idéal de juste mesure. Ne commettre aucun excès, car Dieu, et surtout la vie, la fatalité, plus près du Berbère que la divinité, don des Sémites, trop abstraite dans un ciel trop lointain, punit l'insolence et l'orgueil. Les Kabyles n'oni pas de code, mais ils ont un canon de conduite dont le nom propre est thagoulith, et le nom commun Imizou, la balance. La ba¬ lance, voilà bien un symbole, un mot significatif : faire que l'un des deux plateaux ne l'emporte jamais sur l'autre. Ainsi les Kabyles ont dans leur idéal pour ainsi deux échelons : ce¬ lui du vulgum pecus, le code de l'honneur, sans doute beau et valeureux mais rigide et inhumain, qui est l'idéal de leur socié¬ té, cette société localisée et très particulère ; au-dessus, un idéal beaucoup plus humain, plus général, sans cesse opposé au pre¬ mier, qu'il essaie de nuancer. C'est sous cette influence que di¬ verses coutumes ont humanisé ce que la règle des vendettas et d'autres institutions analogues avaient de trop barbare : il est sacrilège de porter la main sur un homme ou de le tuer sous les yeux d'une femme quelconque, serait-ce une mendiante de passage, de tuer par vengeance un meurtrier qui a passé sur la tombe de sa victime et qui est censé ainsi avoir demandé le pardon de son crime, de poursuivre ou de tuer un homme que l'on a abattu. Une jeune homme généreux et b'en né, dans une guerre entre deux tribus, met un adversaire en joue, s'avise soudain que cet homme est un grand orateur de la tribu ad¬ verse et laisse le fusil, pensant qu'il serait dommage de sup¬ primer une si belle vie. Quand on prend des prisonniers, on doit les nourrir comme des hôtes, veiller qu'ils ne manquent de rien, et les renvoyer après sept jours habillés de neuf. 48 Tendance vers une justice universelle Les Berbères ne savent pas faire la synthèse de l'esprit pratique et de l'esprit idéaliste. Ils sont tout l'un ou tout l'autre. Un Etat vit d'autant plus longtemps qu'il est plus souple, c'est à dire plus capable de modifier son idéal, car l'i¬ déal aussi, comme toute chose ici-bas, vieillit, perd toujours à la longue de son acuité, de sa pureté première. Mais un idéal qui voudrait s'imposer en ignorant les faits, voire en s'y opposant, en général n'arrive jamais à se faire réalité, même partiellement. La matière, la vie même, ont une force d'inertie dont il faut tenir compte. D'où la nécessité de l'es¬ prit pratique. Or, depuis l'Antiquité la plus lointaine, les Berbères poursuivent sans le réaliser le rêve d'une égalité totale et absolue entre tous les hommes. Toute la vie politi¬ que berbère repose sur ce concept d'égalité et jamais l'expé¬ rience n'a instruit les multiples générations qui se sont suivies. Un conquérant arrive. Les Berbères s'éveillent de leur rêve, luttent ; leurs efforts trop disparates échouent ; ils laissent s'implanter le vainqueur, adoptent son décorum, sa civilisa¬ tion matérielle, en général supérieure, puis, revenus dans leur village, ils continuent d'y vouloir faire régner l'égalité par¬ faite, poursuivent dans leur for intéreur ce rêve d'une anar¬ chie égalitaire inlassablement, éternellement, en attendant que vienne les réveiller de leur rêve quelque autre conquérant qu'ils combattront encore. Cette espèce d'acharnement que rien ne rebute leur vient de ce qu'ils discernent fort mal encore les conceptions les plus abstraites de leur esprit et le passage à l'exécution. Dans toute civilisation, la reconnaissance des difficultés où se heurte 49 dans la pratique toute création émanant de l'esprit fait que l'on rogne sur son idéal, qu'on l'assouplit et même que pour y parvenir on se résigne à des procédés qui le choquent. La marge qui sépare chez les Berbères la création uniquement mentale, qui est imagination libre et sans frein, et la création matérielle, qui est fonction de bien des facteurs, est fort étroite, même presque inexistante. Une civilisation, surtout en Occident, véhicule toujours, à côté d'une réalité souvent laide, quelques grands principes de morale universelle qui peuvent être objets d'enseignement, sont même pratiqués par de rares individus, mais restent toujours pour la ma¬ jorité comme des principes à l'état virtuel : on peut y croire ou n'y pas croire — qu'importe — ce sont toujours ces principes là que l'on arbore, parce qu'ils ont valeur uni¬ verselle, qu'ils sont des sources puissantes d'énergie, parfois de réalisation isolée et partielle. Les seuls principes que la société berbère véhicule sont ceux qu'elle applique. La phi¬ losophie berbère est une philosophie pratique, ennemie des spéculations sans résultats effectifs et palpables. C'est une morale destinée à sauvegarder chez ce peuple de paysans guer¬ riers, libres jusqu'à l'anarchie, certaines valeurs humaines réputées supérieures. Ce qui a produit une floraison intellectuelle et certaines institutions qui ne sont pas sans valeur. Nombreux sont en Kabylie les poètes qui, en quelques vers courts, rythmés et rimés, faciles à retenir, donnent à une pensée morale la forme concise qui lui assure une certaine longévité. Une fois les vers sortis de la bouche des poètes, les vieillards 50 s'en servent pour instruire les jeunes, et les orateurs, maî¬ tres de la parole, en rehaussent dans les assemblées des dis¬ cours qui risqueraient d'être trop prosaïques. Les dictons moraux sont aussi l'apanage d'une classe spéciale de clercs, appelés en Kabylie les Cheibhs. Un homme connu par une intelligence exceptionnelle du cœur et de l'esprit humain, une éloquence consommée et un réel talent d'auteur, s'im¬ pose à son entourage immédiat, et, pour peu qu'il sache quelques bribes d'arabe qui le consacreront docte, sa renom¬ mée s'étend. Il a un renom d'inspiré, insoucieux des soins matériels d'ici-bas, prévoyant de ce qui sera. Chacun avant d'entreprendre quelque affaire d'importance fera des kilo¬ mètres pour le consulter. Il vivra des offrandes des pèlerins et en retour les tirera des mauvais pas, conseillant le pardon des injures, la patience, la justice, enveloppant ses conseils, pour leur donner plus de valeur et aussi plus d'effet, dans une sorte de délire pathétique et possédé, les ciselant dans des vers kabyles souvent fort beaux. Les conseils que le cheibh donne ont sur d'autres l'avantage d'être inspirés par une intelligence véritablement supérieure, un réel désir de justice et de charité humaines ; ils viennent d'un homme qui domine d'autant plus aisément les cas qu'on lui propo¬ se qu'il n'y est pas lui-même engagé et qu'il passe sa vie à réfréner ses passions. Et il est souvent des cheibhs qui, partant des détails terre à terre de la vie domestique, ou des sentiments aveugles et passionnés du guerrier anarchiste, s'élèvent à des principes d'un beau désintéressement. A quoi bon, répondit l'un d'eux à deux frères qui disputaient sur 51 la limite de leurs propriétés, à quoi bon s'attacher trop à cette terre où nous ne sommes que des passagers : L'on se bat pour de la terre Nul ne sait qui en est le possesseur. Nous ne lui devons que de nous nourrir Ca>r son possesseur est un seigneur (Dieu) Et nous que la mort guette, Nos derniers abris sont les tombes. Mon propre cas —- Conclusion Telle m'apparaît la société berbère où j'ai grandi et dont les principes de vie ont été les premiers que l'éducation m'ait jamais inculqués. Il fut un temps où j'appliquais ces prin¬ cipes et les vivais tout naturellement car ils étaient les seuls que je connusse. A coup sûr je ne les vois plus maintenant comme je les vivais alors. Tout ce que j'en ai dit reste une perspective, une organisation sociale vue d'un point de vue particulier. Car bientôt dix ans de culture occidentale m'ont totalement changé d'atmosphère : je ne vis plus ce dont je parle, sinon de façon impersonnelle ou en tout cas stylisée et j'en disserte comme d'un souvenir, qui reste vrai puis¬ qu'il a été, mais qui ne me remet qu'une réalité filtrée dont je n'arrive plus à discerner le degré de fidélité. C'est ce qui fait de ce qui précède un à peu près : mon passage de la 52 culture berbère à un genre de vie qui je crois en est radica¬ lement différent, a été brusque, et ce qui par la suite m'a le plus frappé dans la première, a été ce dont il fallait avec douleur m'arracher après l'avoir si longtemps chéri, c'est-à- dire tout le stock de vérités que l'on m'avait inculquées et dont j'étais forcé de reconnaître la fausseté ou le leurre. Je l'ai fait parce que ces vérités que l'on m'avait apprises me semblaient maintenant illogiques, mais je ne l'ai pas fait sans quelque regret de quitter tout un monde ami de mon enfance, sans quelque déception, de m'apercevoir ainsi que ce que j'avais si longtemps cru n'était qu'illusion, sans quel¬ que douleur de savoir que tous les miens, continuant de penser comme moi dans mon enfance, étaient détachés de moi. Tout ceci a dû donc beaucoup influer sur ce que j'ai écrit et en faire quelque chose de très personnel : peut-être à mon insu ai-je embelli tout ce que je regrette, trouvé des raisons forcées à ce qui m'a déçu. Mais si ce que j'ai écrit déforme la réalité, il lui reste cette excuse d'avoir été une déformation que je crois sincère. Mouloud Mammeri. 53 CHRONIQUES Les Lettres Pâges retrouvées LA « FURIA FRANCESE » Nos ancêtres nous ont laissé grande renommée de la furie française quand Charles VIII descendit parmi nous. Cette renommée nous pouvons maintenant la transmettre encore plus grande à la postérité. Les Français combattaient avec, un élan extraordinaire, avec une rapi¬ dité ardente, avec un mépris effrayant de la mort; et, quoique les peu¬ ples d'Allemagne soient d'un naturel belliqueux et qu'on les célèbre dans l'histoire pour leurs glorieuses entreprises, néanmoins dans ces combats, après d'honorables épreuves, leurs courages furent saisis d'une morne stupeur, qui, par milliers, leur faisait déposer, sur les champs de bataille, ces armes si souvent redoutables; et ils se rendaient eux-mêmes prison¬ niers au grand étonnement des vainqueurs. Mais les armées d'un côté étaient conduites à la victoire, et le soldat avait confiance dans l'intelligen¬ ce de son général; de l'autre, de continuelles erreurs avaient éteint cette foi. 54 Il y avait aussi dans la tactique des Français des méthodes et des ex¬ pédients nouveaux; à cause desquels leurs victoires ne peuvent pas s'at¬ tribuer à leur seul courage et à la chance. Ils n'avaient ni train ni bagages. Sauf dans les grades supérieurs, les officiers marchaient à pied, comme de vulgaires fantassins. Ils campaient en plein air, et jamais sous la tente. Ils franchissaient les fleuves sans fabriquer de ponts, mais au moyen de câbles tendus d'une rive à l'autre. Appuyés sur ces câbles, les fantassins passaient ou à gué ou à la nage; tandis que les cavaliers serrés comme un bloc coupaient le courant en amont pour en diminer la violence. Une de leurs remarquables habiletés fut d'enlever les batteries ennemies en rampant sous elles. Dans les préci¬ pices, ils se hissaient pas des passages que personne n'avait jamais af¬ frontés. Patients dans le besoin, ils supportaient joyeusement les intempéries, et ils étaient naturellement prompts à éclater de rire là où les autres auraient sangloté. Dans les batailles les officiers survivants commandaient plus par l'exemple que par la voix. Toujours à côté de leurs soldats, s'ils étaient, eux, supérieurs par le grade, tous étaient égaux dans l'action... Après avoir détruit les armées autrichiennes en Italie, les Français victorieux poursuivirent les fuyards avec la plus grande rapidité. I«s fuyards, pris de panique, se jetaient à la nage dans les fleuves, où, sur le point de se noyer, ils étaient pris en masse. Dans cette poursuite rapide, le général Joubert arriva triomphalement, avec ses musiques militaires, à Trente, fin janvier, après avoir déblayé de tous les ennemis de la France toute la vaste région qui s'étend depuis cette ville jusqu'au Piave. Alessandro Verri. i Evénements remarquables pendant la période de 1781-1801, livre IV) 55 NAPOLEON COURONNE ROI D'ITALIE L'entrée de Napoléon à Milan fut magnifique. Il arriva par la porte du Tessin à laquelle on donna le nom de Ma- rengo. La Municipalité lui présenta les clefs posées sur un plateau d'or. Elle lui dit : « Voilà les clefs de la fidèle Milan. Quant aux cœurs, il y a longtemps que vous les avez conquis ». Il répondit : « Gardez les clefs. Les Milanais peuvent avoir confiance en moi, m'aimer. Qu'ils soient persuadés que je les aime ». Au milieu d'un concours extraordinaire de peuple qui l'acclamait avec la plus grande joie, il arriva au Dôme. Le Cardinal Caprara vint à sa rencontre sur le seuil, lui jura respect, fidélité, obéissance, soumission, souhaita longue vie à ce souverain si grand, invoqua les illustres patrons de la magnifique Cité, Saint Ambroise, Saint Charles, afin qu'ils accor¬ dassent entière santé, parfait contentement, à lui et à toute sa famille. Terminées les cérémonies à l'église, le palais des Ducs, pavoisé el exultant de cette grandeur nouvellement acquise, reçut le nouveau roi. Il prit à Monza la couronne de fer... Pendant la cérémonie du Sacre il monta à l'autel, saisit la couronne, la plaça lui-même sur sa tête et dit ces paroles qui remplirent d'admiration ses adulateurs, c'est-à-dire toute une génération : « Dieu me Ta donnée. Malheur à qui la touche ! ». Carlo Botta. (La, Storia del 1789, livre XXII). LES ITALIENS DANS LES ARMEES FRANÇAISES Parler d'intérêts étrangers pour lesquels les Napolitains durent com¬ battre, et du sang qu'ils versaient poux défendre un autre peuple contre ses ennemis, cela était tout naturel sur les lèvres du Maréchal autrichien Bianchi et dans la juvénile ardeur du poëte Leopardi. Mais cela ne ré¬ pondait pas à une vérité historique. Car les régiments napolitains, comme ceux du Royaume d'Italie, défendaient en terre étrangère la puissance de Napoléon, dont leur pays avait reçu une vie nouvelle et qui seule lui ouvrait l'avenir. 56 AMOUR DES NAPOLITAINS POUR LEUR ROI JOACHIM MURAT Joachim était déjà, pour les Napolitains, un roi national. Ils le re¬ gardaient avec complaisance et orgueil. En lui s'incarnaient tant d'œu- vres belles et bonnes, et tant d'espérances. Le peuple, lui aussi, quand il l'avait vu entrer à Naples, avec sa tête splendide, son allure martiale, précédé par la gloire de ses fameuses charges de cavalerie, le peuple avait crié avec enthousiasme, le comparant à ce héros des Romans de chevalerie qu'il préférait entre tous et dont les improvisateurs de Mola lui chantaient les exploits : « Voilà Renaud de Montauban ! » s'écria-t-il. Et jusqu'en 1860, et même après, il vous arrivait de rencontrer de vieux Napolitains qui avaient l'habitude de porter comme une relique dans leur gousset une monnaie à l'effigie de ce roi; et ils la tiraient pour la contempler, et ils la baisaient en soupirant. Benedetto Croce. (Histoire du Royaume de Naples, chap. IV) 57 Ckronique ~ Eclair LES LIVRES Amelia Earhart. — Dernier Vol (N.R.'F. ) — Confirme l'idée sympa¬ thique que l'on s'était faite de cette jeune femme. Elle ne sait pas bien pourquoi elle vole, ou plutôt pourquoi elle veut voler. L'idée qu'elle peut ainsi servir la science la ravit mais la stupéfie. Vision très aéroplanesque du monde : l'Afrique a une odeur spéciale; où sont les Français, on man¬ ge bien, etc... Jean Hytier. — André Gide (Chariot, Alger). — Le meilleur manuel. Harcourt Williams. — Le dragon récalcitrant. — Comédie, d'après le conte de Kenneth Grahame, adaptation française de Léo Lack (Bourre¬ lier). — Digne du merveilleux auteur de l'Age d'or. Enid Starkie. — Rimbaud en Abyssinie (Payot). — Il eût été cer¬ tainement, selon l'auteur, avec un peu d'aide, un des pionniers de l'ex¬ ploration française. Son orgueil et sa bonté furent les causes de son échec. H.-J. Muller. — Hors la nuit, vues d'un biologiste sur l'avenir (N.R.F.) — Tous ces voyages font penser au maître du genre, Jules Verne. Mais l'homme qui a compté les « deux billions de seconde de pensée », dont dis- 58 pose une vie inspire plus de respect que de confiance. Et si « le taux des suicides n'a cessé de monter depuis la Révolution industrielle, en sorte qu'il est maintenant de dix à vingt fois plus élevé qu'il ne l'était au XVIIIe siè¬ cle », j'y verrais plutôt la preuve que nous sommes plus heureux. Robert Boissy. — Marocaines (Lemerre). — Des. pigeons gris et bleus et des colombes blanches.. — Prix Sully Prudhomme, évidemment. Marthe Borely. — L'émouvante destinée d'Anna de Noaïlles (Ed. Albert). -— Cette femme si faible, cette amoureuse. Paul Morand. — Méditerranée mer des surprises (Marne). — En effet : à Tanger, paraît-il, « il y a peu de vrais Marocains ». Ebauche et premiers éléments d'un musée de la littérature (Denoël). — L'on se souvient sans doute de ce qui avait été fait en 1937. Hélas ! il paraît qu'on va continuer. Et Cassandre fait de si belles affiches ! Robert Montagne. — La politique islajnique de la France (Centre d'études de politique étrangère). — Indispensable. LES REVUES Mercure de France. — Les démêlés de Gauguin avec les gendarmes et l'évêque des îles Marquises. Drôle d'évêque. Gendarmes sensibles et sensés. Cahiers du Sud. — Excellente revue, très orientée sur l'Afrique : un hommage à « Frobenius et la littérature éthiopique ». Pénétrante étude sur Gérard de Nerval par G. Poulet (signification de Sylvie). Beaux vers de Luc Estang. Essais, notes critiques remarquables. 59 Revue de Paris.. — Raymonde Vincent : Blanche, paysannerie. Selma Lagerlôf : Souvenirs, frais ; Jean Cocteau : /.-■/. Rousseau, très bon, mais pourrait être écrit par un professeur en Sorbonne; Alexandre Arnoux : Vues de Paris, pittoresque. La Vie Intelectuelle. — Christianus : Le mariage : « Le mariage est une institution qui ne transcende l'amour que parce qu'il l'a modifié ». Etude sur le docteur Cari Schmitt, doctrinaire du national-socialisme : la politique est étrangère à la morale et au droit. Esprit préconise, pour la France, la lutte des démocraties contre les ploutocrates et les démagogues. Signale : danger sur la Suisse, menaces de scission en Belgique. Remarque : rien n'est moins généreux, moins fort que les communes méditations de beaucoup de Français sur la nation. Nouvelle Revue Française. — De vraies richesses : Gide, Claudel, Gi¬ raudoux, Jammes, Fargue. Gide parle de Jammes. Il l'a connu. Ce n'est pas un hommage. C'est une contribution sincère à la connaissance exacte du ca¬ ractère de Jammes. Gide cite le bon et le mauvais. On est ravi par le bon et on ne peut plus oublier le mauvais. La cruauté du juste. Ton inimitable, affectueux et réticent, cordial et désolé. Paul Claudel parle de la Vierge et médite sur les Sept Douleurs. Belle évocation de Septembre et de la lune : « Comme elle est haute dans l'es¬ pace, pure et vide, dans cette fraîche aurore, et comme elle est contente de me voir aller à la messe ». Grandioses considérations sur l'Epée et le Glai¬ ve : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix, sur la terre. Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive ». De Jammes : un conte touchant : le cordonnier, le,liseron, la jeune fille, l'aviateur, le député, la canne à pêche, le cornet à piston. De Léon Paul Fargue une défense de la poësie. Il a raison. 60 De Jean Giraudoux : un roman. Tous les personnages se prêtent avec une docilité merveilleuse aux besoins de l'auteur. Ils ne sont que prétex¬ tes à des essais étincelants. Poésie, esprit, ingéniosité. Le début ravit. Puis l'esprit prend le pas sur la poésie et l'ingéniosité sur l'esprit. On suc¬ combe sous ce déluge de charmes. Par ailleurs, M. Benda s'exalte. Clair, incisif. M. Arland commet un petit sacrilège (sans importance) au sujet du Grand Meaulnes. M. Paulhan publie une note (« Il ne faut pas compter sur nous ») et M. Jean Grenier ouvre une rubrique du bon sens : « Le cercle carré ». Il écrit, par exem¬ ple : « Il serait bon que les intellectuels, avant de prendre parti sur tou¬ tes les grandes questions politiques, commencent par administrer quel¬ que chose ou gouverner quelques hommes ». Dans une lettre qu'il a écrite à l'occasion de la pose d'une plaque sur la maison des « Cahiers de la Quinzaine », Bergson rejoint exactement M. André Philip dans la magnifique conférence qu'il vient de faire au Maroc : « L'idée que toute « mystique » est menacée de dégénérer en « politique » me paraît avoir été capitale chez Péguy ». Dans le beau numéro que la Revue Musicale consacre à Ravel, un témoignage vient du Maroc. Celui de Mme Godebska-Blacque-Bélair. 61 Sélections et Commentaires SELECTIONS André Fraigneau. — La grâce humaine (NRF). Alexandra David-Neel. — Magie d'amour et magie noire (Pion). Denis de Rougemont. — L'Amour en Occident (Pion, Coll. Présences). Borticelli. — Le Printemps (Documents d'Art Alpina). Vezelay. — Collection des Cathédrales et des Sanctuaires du Moyen- Age (Ed. Tel). COMMENTAIRES LA QUERELLE DU GRAND MEAULNES Est-ce donc que l'on va faire des critiques-procès des livres depuis longtemps parus ? Dans un grand hebdomadaire, il y a quelques semai¬ nes, un critioue s'essoufflait à démontrer que Graziella; était un piètre li¬ vre : si cela lui fait plaisir... mais, manifestement, les citations extraites du roman de Lamartine, pour démontrer sa mauvaise qualité, sont très belles. Voici que, dans La Nouvelle Revue Française, du 1er Novembre 1938, M. Marcel Arland s'acharne à démontrer certaines causes du succès du Grand Meaulnes, puis prêtant à ce roman un grand nombre d'éléments périssables, il conclut : « Le Grand Mecmlnes n'est pas un chef-d'œuvre », 62 Personnellement, je ne sais pas ce qu'est un chef-d'œuvre... mais M. Marcel Arland arrive à ce résultat par une curieuse méthode : chaque fois qu'il a besoin d'une citation (et c'est un besoin comiquement rare) qui supporte ce qu'il veut dire, cette citation n'est pas tirée du Grand Meaul- nes. Cette étude ne contient rigoureusement aucune ligne du Grand Meaul- nes et pour les quelques noms de personnages qui y figurent, M. Marcel Ar¬ land écrit « Mamie » au lieu de « Millie »... De ce fait, ce procès, car ce n'est pas autre chose, est empli d'alibis et d'équivoques que nous allons successivement écarter pour en arriver à un débat authentique sur le Grand Meaulnes, puisque, comme le déclare M. André Rousseaux dans le « Figaro », la querelle du Grand Meaulnes est ouverte. D'abord, M. Marcel Arland grandit inconsidérément le roman d'Alain Fournier : « Son succès a fait du Grand Meaulnes le premier, le seul livre « classique peut-être de la littérature contemporaine ». Affirmer que le succès fait d'un livre, le premier livre, c'est proposer un concours dont les règles pourraient être d'un éditeur, mais il serait le seul à les accepter. Et encore avoir l'idée d'un tel concours ? Vraiment ! M. Marcel Arland, à qui s'adresse-t-il dans cet article ? Et j'insiste en me demandant pour qui. pour quoi, l'auteur de L'Ordre a écrit cet essai ? Car nous allons voir qu'il ne contient qu'un avis qui mérite comme réponse autre chose qu'une ques¬ tion ou qu'un éclat de rire (je veux être franc : une insulte, la première fois que je l'ai lu). Continuons : c'est la question de l'influence qui est soulevée. Je vais citer consciencieusement ce qui s'y rapporte : « On connait a,ussi son in- « fluence, qui fut sinon capitale, du moins très apparente ». — « Il se trouve « pourtant que c'est surtout par ses faiblesses que le Grand Meaulnes a « exercé une influence. On lui a emprunté son matériel : saltimbanques. « fêtes enfantines, domaines perdus, s.on mécanisme, sa gratuité. Le sens « en fut ainsi dénaturé. On a fait du Grand Meaulnes une école de pué- « rilités et d'impuissance. » M. Marcel Arland a le don des affirmations, mais quand elles sont aussi gratuites, on comprend qu'à leur suite on puisse affirmer des grossièretés. 63 Mais laissons de côté un fatras de détails laborieusement rattachés les uns aux autres pour ne retenir que cette affirmation importante parce qu'elle est soutenue par quelques preuves : « Ce qui survit du Grand Meaul- « nés à travers ses imperfections, ses invraisemblances et son ambition « malheureuse, c'est donc, jointe à des dons peu communs de sentir et « d'exprimer, la figure même d'Alain Fournier ». C'est le moment de traiter dignement cette étude. M. Marcel Arland insiste sur la jonction qui s'est produite entre le Grand Meaulnes et son auteur : « Livre unique de Fournier, le destin el « la jeune légende de l'écrivain lui (au roman) ont apporté leur rayon- « nement ». Le critique explique qu'il trouve cela naturel; pour nous ce n'est pas une jonction, c'est une confusion. C'est d'ailleurs très bien, sym¬ pathique, c'est même émouvant, mais cela ne change rien au Grand Maul- nes lui-même. On pourra publier ce que l'on voudra sur Alain Fournier; pour nous, son livre gardera sa seule grande valeur, car c'est un roman et non une confession. Quant à « l'ambition » d'Alain Fournier, elle nous importerait si son livre était un essai. Ce n'est pas dans son roman qu'il dit ce qu'il a voulu faire; s'il n'a pas satisfait sa propre ambition, l'auteur en a sûrement satisfait une autre, inhérente au roman et qui est la seule qui nous im¬ porte : celle d'être un bon roman. Et cela nous allons essayer de l'expliquer en répondant simplement aux critiques de M. Marcel Arland. Selon lui : «... Ses deux éléments, fondamentaux : son. réalisme et son « symbolisme épris de mythes, divergent et se nuisent ». Oui, forcément, si dans un roman il y a : le réalisme et le symbolisme, ils ne peuvent que voisiner et se nuire, ■— le réalisme se suffisant à lui-même et ne pouvant être que juxtaposé inutilement à la partie réelle du symbole. Mais, c'est que dans Le Grand Meaulnes il n'y a ni réalisme, ni symbolisme. Il y a des mythes et leur concrétisation. C'est ce qui fait sa parfaite unité. Ici, au contraire de M. Marcel Arland, je veux prouver en citant un passage du Grand Meaulnes. Augustin vient d'arriver à Sainte Agathe et voici comment son pouvoir d'entraînement vers le merveilleux se concré¬ tise ; 64 « — Tiens, dit-il, j'ai trouvé ça -'ans ton grenier. Tu n'y avais donc ja- « mais regardé. « Il tenait à la main une petite roue en bois noirci; un cordon de fu- « sées. déchiquetées courait tout autour ; ç avait dû être le soleil ou la « lune au feu d'artifice du quatorze juillet. « — Il y en a> deux qui ne sont pas parties : nous allons toujours les « allumer, dit-il d'un ton tranquille et de l'air de quelqu'un qui espère bien « trouver mieux par la suite. « Il jeta son chapeau par terre et je vis qu'il avait les cheveux corn- « plètement ras comme un paysan. Il me montra les. deux fusées avec leurs « bouts de mèche en papier que la flamme avait coupés, noircis, puis aban- « donnés. Il planta dans le sable le moyeu de la roue, tira, de sa poche — « à mon grand étonnement, car cela nous était formellement interdit ■— « une boite d'allumettes. Se baissant avec précaution, il mit le feu à la « mèche. Puis, me prenant pa,r la main, il m'entraîna vivement en arrière. « Un instant après, ma mère qui sortait sur le pas de la porte, avec la « mère de Meaulnes, après avoir débattu et fixé le prix de la> pension, vit jail- « lir sous le préau, avec un bruit de soufflet, deux gerbes d'étoiles rou- « ges et blanches; et elle put m'apercevoir, l'espace d'une seconde, dressé « dans la lueur magique, tenant par la main le grand gars nouveau venu « et ne bronchant pas.... « Cette fois encore elle n'osa rien dire ». Il n'est même que de prendre la table des matières du Grand Meaul¬ nes pour exprimer cette structure serrée, puissante et simple du roman : « IV. - L'évasion ; V. - La voiture qui revient ; VI. - On frappe au car¬ reau. ; VII. - Le gilet de soie ; VIII. - L'aventure ». Les mythes du Grand Meaulnes, « le succès » a justement prouvé que ce sont ceux de beaucoup de lecteurs, on les aime et on les aimera parce qu'ils sont beaux. Quant à leur concrétisation, c'est ce que M. Marcel Arland appelle le réalisme d'Alain Fournier : il le vante très bien lui- même. Cependant pour ne dire que cela d'acceptable ce n'était pas la peine d en écrire si long, Michel Levanti. 65 Marcel Bealu. — La Rivière (Editions du Goëland - Paramé). J'ai toujours détesté la géographie ; j'ai tfop aimé l'herbe, les caillou- tis à pic qu'on descend en courant, les arbres sans singes, la vigne pas vierge et l'eau... Ah ! les rivières que nettoie l'automne ! J'ai trop aimé la légende de l'eau, trop Lamotte-Fouqué. , J'aime la Rivière de Marcel Béalu. On y pénètre avec « une solitaire jeune fille des hommes.... qui échange sa robe contre son eau glacée et mêle sa chair grasse aux ombelles de ses butomes et à ses poissons endor¬ mis ». Les « ombelles des butomes » c'est assez beau pour vous « dépouil¬ ler du dénuement de vivre ». Rivière ! « Près de tes villes, de jeunes dieux -— ceux-là sans secrets — creusent avec leur torse nu des sillages de bulles et de rayons pour des¬ cendre cueillir les morceaux de lune qui dorment au fond de tes echux vertes ». « ...J'ai vu la fée du trou des aulnes ». « ...Quelquefois un jeune homme marche à pas lents sur ton sentier. « ...C'est toujours par une après-midi de dimanche dans une petite ville de province ». Tout coule — Il faut laisser couler les secrets arrêtés juste le temps qu'ils se trahissent — Et qu'il en reste un que l'on emporte intact, même en le rendant à l'eau. « Je ne m'éloignais pas de la recherche du plus précieux des talis¬ mans, et c'est la, main, de Dieu que j'ai trouvée dans ton limon ». Michel Levanti. Raymond Christoflour. — Louis Le Cardonnel, pèlerin de l'invisi¬ ble (Pion). — Sur les chemins qui côtoient la « selva oscura », quel guide que Raymond Christoflour ! Pour débrouiller les traces déconcertantes aux yeux humains de son cher, grand et pauvre pèlerin, il lui fallait 66 ce regard intérieur qui s'ouvre dans la nuit, du côté de la lumière sensible aux poëtes et aux mystiques, et qui voit à force d'amour. Le Cardonnel est une figure du Moyen Age. Ce temps aurait seul compris les heurts de ses deux natures, sa condition de pécheur aussi écla¬ tante que sa vocation de prêtre, contraste dont nos cœurs pâles se scan¬ dalisent. Lui seul aurait admis son exaltation de poëte unie à sa théologie. De notre temps, certains ne comprendront jamais quels sont les « violents » qui conquièrent les cieux. Un double péril guettait l'auteur : la légende pieuse, l'embaumement esthétique. Ou le mystique sans l'homme, ou l'auteur sans le mystique. Raymond Christoflour a eu le secret de tout dire et de tout faire admettre, parce qu'il a tout compris. Après avoir ainsi clairement affirmé en quelle haute estime je tiens l'inspiration de l'ouvrage, après avoir dit qu'il est aussi une source de. documentation unique, à cause de tous les enseignements que le disciple a recueillis de la bouche du maître, je voudrais apporter maintenant ma petite contribution de faits, quelques simples cailloux à la montagne. M. Christoflour lui-même m'y invite, qui a cité plusieurs fois dans son livre le nom d'Alphonse Germain, dont je tiens ce qui va suivre. Le Cardonnel et lui avaient le même âge, à deux mois près, le même amour de la beauté, le même goût pour les réalités de l'esprit. Ce sérieux commun en face de la vie profonde les rapprocha, quand ils se rencontrè¬ rent autour de 1890, malgré des formations très différentes. Mais il n'est pas exact de dire, comme l'écrit R. Christoflour, que mon père « ait été gagné à la foi par l'influence persuasive de Louis Le Cardonnel ». Ce fut une évolution toute personnelle qui l'amena de l'occultisme à Saint Augus¬ tin. Le Cardonnel fut loin de communiquer toutes ses convictions à son ami. Notre pèlerin croyait, en ces années-là, en un ésotérisme chrétien, conservé dans les grands ordres religieux. « Il doit y avoir de vieux Bé¬ nédictins qui sont des initiés ! Tu verras. J'irai les trouver. Je suis sûr qu'ils ont des secrets ! ». Il ne convainquit guère un homme qui venait de suivre des cours de thélogie thomiste. 67 D'autre part Le Cardonnel avait un appétit de merveilleux où l'on re¬ connaissait son sang irlandais, mais qui transfigurait un peu vite les réa¬ lités. En voici deux cas typiques. A Paris, dans lès premières années de son séjour, Le Cardonnel se trouva quelque temps voisin de Moréas. Le bon palilkare, malgré son mo¬ nocle, cultivait la blague comme un vieux parisien. Dès qu'il eut sondé les dispositions de son confrère, il se mit à frapper de temps en temps quel¬ ques coups bien secs dans la cloison qui lés séparait. Inquiétude de Le Cardonnel; dialogue avec Moréas : « Il y a des élémentaux dans cette maison qui me persécutent la nuit. N'entendez-vous rien ? — Non. Comme c'est curieux ! ». Le Cardonnel déménagea. Dans la Drôme, je crois, où mon père se trouvait avec lui, Le Cardon¬ nel au crépuscule pose son binocle sur une cheminée en pseudo-marbre noir, le cherche un peu plus tard, trompé par l'obscurité ne trouve rien. « Vois- tu ! C'est encore un coup du Malin. Il tourmente spécialement les jeunes prêtres ». L'objet retrouvé et comme mon père semblait un peu ironique. Le Cardonnel se récrie : « Cela ne prouve rien; tu n'es pas prêtre, toi. Et d'ailleurs, la doctrine.... » Je ne veux aucunement marquer une suspicion générale pour tous les faits peu naturels que M. Christoflour a rassemblés; mais quand on con¬ naît la marche de l'imagination cardonélienne on demande pour certains un supplément d'enquête, persuadé qu'on n'enlève rien par là à la valeur mystique de l'âme. Tant que nous en sommes aux jeunes années de notre personnage, et puisque M. Christoflour a raconté son entrevue malheureuse avec Leconte de Lisle sous les galeries de l'Odéon, j'ajouterai la plus belle phrase de l'entretien, celle qui servit d'introduction et qui compromit tout : « Cher maître, vous avez fait quelques beaux vers ! » 'François Coppée, qui était réellement un brave homme, n'eut pas beau¬ coup de chance. Intéressé par ce qu'il avait lu et peut-être par des inter¬ ventions amicales, il grimpa jusqu'au sixième où gitait le poëte, ne le trou¬ va point et laissa son nom à la concierge. Hélas ! il faut bien dire qu'à 68 la prévenance de cet aîné, qui était alors un personnage, Le Cardonnel ne répondit jamais, soit négligence, soit timidité. Celle-ci était si grande que lorsqu'il voulut se présenter à l'évêque de Valence, pour solliciter l'autorisation d'aller étudier au séminaire de Ro¬ me, il demanda à mon père de venir exprès de Paris pour l'accompagner. Ils furent délicieusement reçus et la visite se termina par une conversa¬ tion sur l'esthétique. On sait que la vie en paroisse ne réussit guère à l'infortuné Le Car¬ donnel. Un de ses curés prit très mal qu'il reçût des revues littéraires, se permit de les ouvrir avant lui, ce qui amena des orages, où on lui jeta à la tête comme un grief le nom de Verlaine, le seul sans doute que le digne ecclésiastique connût vaguement. Je ne sais si c'est le même qui lui repro¬ cha de manquer d'humilité. Le Cardonnel, avec sa fougue ordinaire, se jeta à ses pieds et chercha à les embrasser. Il ne fit qu'effrayer davantage le pauvre homme. Je soupçonne que M. Christoflour a été un peu entraîné par l'éloquen¬ ce toujours enflammée de son maître, quand il en vient à cette maison d'éducation de Fiancey qu'avait créée la Mère Célestine de la Croix et où plusieurs hommes de lettres du temps vinrent faire des séjours de vacan¬ ces. La fondatrice des Sœurs du Saint Gœur de Marie était certainement une personne intelligente; il serait risqué pourtant de lui attribuer une véritable originalité. Je puis garantir que Huysmans ne fut nullement « émerveillé de la profondeur de ses vues ». Si Le Cardonnel l'a cru, ce fut sur quelques paroles courtoises qu'il transfigura. Huysmans, qui n'ai¬ mait pas le Midi, garda le souvenir des routes poussiéreuses et des mous¬ tiques; il ne revint jamais. La lettre de Le Cardonnel à Mme Delzan où il exalte cette demeure, tl ne sait « quel éther pur fait de la chasteté et de la charité de toutes ces âmes », est un bon exemple de sa vision optimiste. En réalité le calme ne régnait pas toujours dans une communauté qui se débattait sans cesse au milieu des besoins d'argent. Du jour surtout où la « co^djutrice » de la supérieure, la seule qui eût quelque capacité d'administration, se fût suicidée, la débâcle proche acheva d'aigrir les esprits. La Mère Célesti- 69 Me, fort autoritaire, menait la vie dure à ses collaboratrices, dont elle n'apercevait pas l'épuisement ou dont elle trouvait le sacrifice tout natu¬ rel. « Ah ! joies mystiques ! blancheur des corridors de couvents, bon si¬ lence ! » (1). On verra enfin dans une lettre inédite de Huysmans que publie plus haut Aguedal, comment celui-ci jugeait le passage de Le Cardonnel à Li- gugé. Ajoutons, en complément comique, le récit qu'il fit, dans une con¬ versation, d'une petite fête intime de l'abbaye. D'abord plusieurs pères lurent des travaux historiques. « Et puis, continuait Huysmans, Cardo s'est levé. Il s'est mis à dire des vers. Mon bon, il les disait comme au Chat Noir ! Les pères se regardaient. Ils faisaient une tête ! ». Du jour où Le Cardonnel s'éloigna de France, je n'ai plus de rensei¬ gnements à apporter. Je signale pourtant que, lorsqu'il envoie les Carmi- na Sacra, en 1912, la simple carte qui les accompagne porte encore com¬ me adresse Figline. Elle semble contredire M. Christoflour qui le fait rentrer en France au moment même de cette publication, ou prouve du moins qu'il se considérait comme fixé là-bas. Aujourd'hui, au milieu des pompes de l'Eglise, les cendres de Louis Le Cardonnel sont rentrées à Valence. Bientôt peut-être, même à Saint Donnât, son lointain successeur osera lire ses œuvres. Gabriel Germain. Mathieu Varlle. — Eloge de l'olivier (Les Terrasses de Lourma- rin). -— L'olivier, qui ne saurait plier aux assauts de la tramontane, ne livre pas aux vents un feuillage plaintif. Seuls les arbres flexibles s'aban- (1) Si j'ai quelque connaissance de la vie intime de cette maison, c'est que ma mère, après y avoir été élevée, y resta plusieurs années comme pro¬ fesseur. 70 donnent aux lamentations. L'olivier, lui, s'accroche à la terre. Il est noueux, obstiné. Il est paysan. Du sol le plus maigre, il arrache une sève dense, nourricière d'olives âpres. Mais le fruit s'adoucit en huiles lentes, baumes fluides, doux aux jarres. De l'huile coule une pure poésie domestique, celle de la petite lampe et du repas campagnard. Elle parfume la vaisselle et le légume ; elle ali¬ mente la veilleuse de porcelaine ; elle nourrit, panse, éclaire religieusement, depuis quelque deux mille cinq cents ans, les peuples bruns. Un Ancien a dit, il me semble, que le beurre était l'huile des Barbares, j'aime cet Ancien, qui marque si simplement l'existence et l'opposition de deux mondes. De Sophocle à Virgile, de Racine à Mistral, que de poètes ont chanté l'arbre le plus noble de la terre et son fruit doux-amer !... Ra¬ cine a mordu à l'olive : « J'en eus la bouche toute perdue plus de quatre heures durant... » ; mais il ajoute aussitôt : « L'huile qu'on en retire sert ici de beurre, et j'appréhendais bien ce changement ; mais j'en ai goûté aujourd'hui dans les sauces et, sans mentir, il n'y a rien de meilleur ». Retenons ce témoignage. On pourrait en trouver bien d'autres ! L'olivier, arbre de sagesse, olea Minervœ sacra, a exalté bien des esprits. Celui de notre ami Mathieu Varille l'a été fort heureusement, car l'Eloge de l'olivier, qu'il vient d'écrire, est un très beau livre. Mathieu Varille aime l'olivier parce qu'il possède une olivette, et non pas une olivette banale, mais le plant le plus palladien que je connaisse en terre de Provence. Car ce plant pousse et fait l'olive au pied du Luberon, en pays de poëtes. L'olive n'en est que plus exquise, et l'huile succulente. Si Varille aime l'olivier, c'est qu'il le connaît bien. Son Eloge le prouve. De l'olivier il nous conte l'histoire ; il décrit la feuille, le bois, la racine. Il sait la vie de l'arbre, sa culture, ses variétés, ses maladies. Il loue et chante. Il dit la naissance et la mort, et ce que peuvent sur cette noble vie végétale le feu, le froid, l'insecte, l'homme. L'homme surtout, qui arra- 71 che très bêtement ce qu'il a planté avec peine. Et qui sera puni. Pourtant les conseils ne lui ont pas manqué : Si tu conserves l'olivette Sans arracher un olivier Quatre anges pendront leurs■ musettes Aux quatre coins de ton quartier. Mais si, poussé par la folie, Tu fends l'arbre de bon conseil, Quatre anges de mélancolie Viendront pleurer toute ta> vie Aux quatre coins de ton sommeil. Les quatre anges de mélancolie ne tourmenteront pas les songes de Ma¬ thieu Varille. Car, outre la sainteté du dessein (cet Eloge de l'arbre), la science, le cœur et l'ingéniosité qu'il nous montre dans l'accomplissement de ces louanges lui acquièrent de grands mérites aux yeux de la Déesse. Ce point n'est pas à dédaigner : on ne peut rien sans elle. Tu nihil invita faciès dicesve Minerva Mathieu Varille a lu les auteurs de l'olive, Collumelle, Caton, Pline, ce qui est bien. Et il a interrogé les agriculteurs, ce qui est mieux encore. « J'ai voulu dire ce que les cultivateurs m'ont appris sur cette, culture dif¬ ficile, pour que ceux qui ne sont point experts se rendent compte du rôle essentiel qu'y joue le raisonnement... » L'olivier est ainsi une école de sa¬ gesse. Le Sage aime la paix. De là, peut-être, le symbole. Mais il y a aussi le Jardin des olives.... Mathieu Varille n'a garde de le passer sous silence; et ici l'olivier devient l'arbre de l'âme... Le livre se termine par ces belles paroles qu'il faut citer : « J'ai rêvé de la paix, des bonheurs surhumains, des tragédies divines et terrestres ; mais je pense quand même à la jarre lépreuse suant toujours son huile dans la tiédeur des caves ». Henri Bosco. 11 Audisio, poëte. — La Cage ouverte (Chariot, Alger). Que me murmurent les Deux-Sèvres ? Votre parfum n'est point tari, Lilas, Déjà l'amour perle à mes lèvres Un rossignol qui s'envola. Poésies brèves. Les mots sortent d'un coquillage étincelant et s'envolent, en effet, comme des oiseaux mélangés, quand le poëte souffle spirituelle¬ ment dans cette conque. L'ingéniosité de sa fantaisie prépare un matériau léger, plume, duvet, brin de laine, qu'expulse une respiration joyeuse. Tout s'en va-t-à la virvolaine Le platane a posé sa peau Le peuplier tombe sa laine... Audisio semble toujours s'ébattre, et s'ébattre sur l'eau. Il y a du Triton en lui. Il a du sel. Le moindre mot en est cristallisé et l'on en voit jouer les facettes brillantes. Ce jeu est sensible, au premier coup d'œil ; jeu divin s'il en fut, puisqu'il s'agit d'un divertissement des Muses. Henri Bosco. Henri Peyre. — Œuvres et Hommes du xxe siècle (Corréa). — Dans la série critique où avaient déjà paru De Baudelaire au Surréalisme de Marcel Raymond et Pour la Poésie, de Jean Cassou, voici un nouvel ouvrage qui n'est en aucune manière indigne de ses devanciers. Professeur de littérature française à l'étranger, son auteur juge les auteurs et les écrits de son pays avec cette indépendance sereine que donnent le recul dans le temps où l'éloi- gnement dans l'espace. Il appartient à cette jeune école universitaire dont 73 le premier souci est de rejeter, sinon les disciplines, du moins les contrain¬ tes de l'école. Particulièrement bien informé des littératures anglaise, amé¬ ricaine et italienne, il ne manque pas de repères, de points de comparaison qui donnent de la fermeté à ses rapprochements ou aux différences qu'il établit. Il est honnête homme, et pense par lui-même : voilà qui nous change des critiques chevronnés du passé qui, Taine mis à part, ne sortaient jamais de l'ornière des lettres classiques. Il est irritant d'entendre porter des jugements hâtifs sur les tendances de la littérature française contemporaine : elle serait libertine et corrom¬ pue dans son ensemble, et les instincts aberrants seraient seuls admis à l'ali¬ menter. Quiconque lira l'ouvrage de M. Henri Peyre verra de quel faible poids sont des critiques aussi sommaires. Sans aucunement tomber dans le genre édifiant, il fait à la vertu morale sa part, démontrant qu'elle est l'alliée naturelle de la beauté littéraire, et jusque dans ces œuvres dont il pourrait dire, comme il le fait des Nourritures Terrestres, qu'elles sont un ■-< hymne maladif à la santé ». Le mercantilisme des éditeurs, l'écœurante platitude de la « grande » critique parisienne, qui a perdu le sens de la discrimination, il fallait sans timidité dénoncer ces tares au seuil d'un livre où seules les valeurs authen¬ tiques sont admises — et je ne parle pas de valeurs sûres, car l'auteur n'hé¬ site pas à couvrir d'un laconique mépris certains noms classés, non plus qu'à s'engager en faveur d'écrivains réputés mineurs. Sa plume court du général au particulier sans qu'on sente chez lui la volonté de construire une doctrine critique cohérente : il peut étudier avec un intérêt égal l'alexan- drinisme de Proust et la fraîcheur d'Alain-Fournier, on sent avec force que son libre jugement préfigure celui de la postérité. Cet isolé, qu'on imagine au bouillonnement de ses idées tout épanoui de plénitude physique, ne craint pas de « confesser que certains recueils d'aphorismes valéryens ne nous apportent que les miettes ou les crottes d'une pensée ailleurs si pénétran¬ te... » Demain sans doute il sera mis au pillage, démarqué, alourdi par les paresseux confrères : disons vite, alors qu'il en est temps encore, le prix de son témoignage original. 74 Il a le sens et l'appétit de la grandeur, — son essai sur Claudel le mon¬ tre surabondamment — et la rigueur des juges qui plaignent leur victime alors qu'ils la condamment : « L'immense et cruel échec de notre éducation moderne est de n'avoir pas su former des chefs à tous les degrés et surtout dans le gouvernement des états, c'est-à-dire des hommes chez qui la pensée el l'action n'eussent point conclu un irrémédiable divorce. L'échec de notre littérature, aujourd'hui privée d'épopée, de tragédie, et, ce qui est plus grave, de souffle épique et tragique dans le roman lui-même, est dans une absence analogue : l'absence de héros et de foi aux héros ». Ce n'est pas là sa conclusion : « L'esprit de révolte », « La culture française » et « L'éclat » de ces mêmes lettres lui dictent des paroles tout éclairées de confiance et d'espoir. Nous reprenons avec lui sa parole dernière : « Jeu¬ nesse de la littérature française », heureux d'avoir fait amitié, intellectuelle¬ ment parlant, avec un de ces libres esprits qui honorent encore notre nation. Armand Guibert. GÉo Libbrecht. — Palmiers du Taquouri (Cahiers du Journal des poè¬ tes). — Ce livre ne contient rien de plus et rien de moins que ce que l'on trouve chez tous les jeunes poètes d'aujourd'hui. On s'irrite de retomber toujours sur les mêmes images poussiéreuses, sur des thèmes élimés. Cette poésie est faite de splendides haillons — mais c'est une défroque qu'on se repasse indéfiniment. La poésie présente est une enfant de vieux : le sang légué manque de globules rouges. Libbrecht n'a pas rajeuni son monde intérieur dans un exotisme de romances : on s'étonne qu'un poète cherche des voyages ailleurs qu'en lui-même. Une nouvelle pierre se détache de l'édifice miné où se fabriquent les accessoires poétiques. Et l'on pense à la sourde et puissante mélopée d'Eau douce pour navi¬ res.. Michel Manoll. 75 Marie-Madeleine Machet. — La Voyageuse (Cahiers du Journal des poètes). — C'est des confins d'un romantisme confus que nous arrive cette jeune poétesse. Voici notre nouvelle Marceline Desbordes-Valmore. Il y a dans ce livre, par ailleurs si falot, si mièvre, si ténu, une source claire qui efface la monotonie du paysage parcouru. A d'autres époques Marie-Madeleine Machet aurait pu, avec la même grâce et le même facilité, lisser dans la soie ou le lin les lignes droites de ses rêves. Or, elle se sert d'instruments de précision et ses calculs sont justes puisqu'elle cherche sa route parmi les étoiles. Les poëmes de Marie-Madeleine Machet restent guindés, fixés à des préoccupations de technique qui appauvrissent l'élan. Mais il n'est pas commun de donner dans un premier livre des tracés aussi suaves. Le Prix des Poëtes a été décerné à Marie-Madeleine Machet. Et nous regrettons, pour notre part, que le jury n'ait pas discerné le splendide poëte qu'est Georges Herment. Michel Manoll. Henri Fauconnier. — Vision, (Stock). —Chaque fois que dans un roman il est question d'un pays lointain, si le livre est hon, la personnalité de l'auteur intrigue. On la recherche, on voudrait qu'elle se trahisse. J'ai sou¬ vent cherché M. Henri Fauconnier dans Malaisie... Ma curiosité n'a été calmée qu'avec les premières pages de « Visions » ; « Ailleurs, bruit des canons et des bombes, cris des femmes, massacrées. Comment n'en serait- on pas assourdi ? Cette hébétude où vous me voyez souvent, elle me vient de pensées accablantes, d'image, de pressentiments... Il me semble que tout s'écroule. Mais, qui pourrait exprimer cela ? Déjà j'ai honte de ce que je viens de dire. Ai-je le droit de parler des femmes que l'on massacre ? Comme ces journalistes, pendant la guerre, qui croyaient nous enflammer 76 et nous faisaient rire... Non, il faut prendre un fusil — ou fermer les yeux et tâcher de dormir. Se taire. Se taire. » Quand on lit cela, on est tranquille: l'auteur est digne, il a le respect de ce qu'il écrit, il respecte les lecteurs ; on a l'assurance de trouver un écrivain scrupuleux et plus... Visions contient une série de nouvelles, dont les plus importantes sont « La Dame », « Noël Malais », « Barbara ». « La Dame » est un rêve qu'aurait pu faire Dickens après une lecture d'Alain Fournier. c'est-à-dire que c'est un souvenir manqué parce qu'il est entouré d'autres souvenirs qui lui nuisent et le désagrègent. « La Dame » reste une nouvelle émouvante, mais trop fraîche pour entrer dans la mé¬ moire. Dans « Noël Malais » au contraire, se situe un drame intense et rapide duquel aucun détail ne peut s'écarter. Avec « Barbara » on retrouve les qualités de Malaisie : c'est une tragé¬ die dont l'intensité et l'efficacité suivent celles des rencontres. On a l'impres¬ sion constante de suivre une ligne téléphonique, où l'on parle, où l'on crie, mais pour entendre il faut arriver au poste récepteur. L'espace, le temps et le silence y prennent des valeurs tantôt hostiles, tantôt bienfai¬ santes, leurs véritables valeurs. Remarquons que dans « Les Asphodèles », c'est une odeur qui est la cause d'une vision. La dernière « Vision » à cause de ce « regard qui semblait n exprimer rien » n'est pas pour être critiquée, mais pour être recopiée, pour être lue. Dans Visions, il y a donc des nouvelles parfaites qui continuent Malai¬ sie et lorsqu'on est un peu déçu, on trouve heureusement un homme qui n'a pas encore résolu ce qu'il exprime. C'est émouvant et rassurant. Michel Levanti. 77 ANTHOLOGIE Aguedal aime la poësie. Voici des vers : Seule tu habites cette maison des images. Le mouvement fragile de ton. corps où se reflète la, magie solaire la rend ensorcelée dès le seuil. Mon âme y veille avec son ombre blessée. C'est Arsène Yergath qui chante, poëte de l'âme, nuancé, un peu en retrait de la source, pur. [La maison des images). Henri de Lescoet : Autour de toi, dans chaque objet, Un. fantôme murmure. Sur des formes plus pures Un mot lourd de secrets Ayant longtemps erré S'est accroché à la tenture. (Typographie du lieu). JTaul Saintaux : Je te conduirai plus loin Que la lenteur des escales Jusqu'au seuil lisse des auberges Aux rivages lavés des pleurs... (Par la main d'Antigone). 78 Jules Tordjman Jardins en pente vers la mer, La, mer au sensible feuillage. Douceur impalpable de l'air, Et frisson premier du voyage... (Jardins en pente1 Pierre Bourgeois : Puisse un lecteur, fluide Faufiler une poésie, une aurore, A un morceau de ciel Pour découvrir le portrait de son cœur ! (Poèmes) Lucien Becker : Le soir prête sa> voile au monde pour qu'il parcoure le sommeil sans écueils... (Passages de la terre) JoÉ Holzner : J'ai envie de mordre tes lèvres adorables... Blanche Balain : Je voudrais avoir une maison de laine Rouge et jaune rayée Ouverte sur la> longue et triste plaine Des moutons à garder... Marcello-Fabri : Palmes vertes, fraîcheur des vasques et des cistes colonnettes de marbre torse, cinnamone, tapis de Perse et du, Maroc — décor d'un homme qui serait perverti à force d'être artiste... (Les chers esclavages) 79 Ckromcjue d Afrique du ord Pâge retrouvée UNE AMBASSADE MAROCAINE EN ITALIE DANS LE DERNIER QUART DU XIX" SIECLE ...Dans le principe, M. S..., dont le mauvais était de santé réclamait un voyage en Europe, avait l'intention de partir de son côté, et de se décharger sur son interprète, M. G..., du soin d'accompagner à Rome la mission ma¬ rocaine, à la disposition de laquelle devait être mis un vapeur de commerce affrété à cet effet par le Gouvernement italien. Mais l'arrivée de « l'Aréthu- se », les égards tout particuliers, dont les officiers de notre croiseur ont été l'objet de la part des autorités locales, comme aussi la solennité qui a présidé à l'embarquement des ambassadeurs, au milieu d'un concours im¬ mense de population, sont venus modifier brusquement les projets de mon collègue d'Italie. Ce n'est pas, d'ailleurs, la première fois qu'il m'est permis de consta¬ ter, chez les Italiens, cet esprit d'imitation et, à Tripoli comme ici, j'ai relevé maintes circonstances dans lesquelles nos voisins ont mis un soin jaloux à reproduire ce que nous pouvions entreprendre en vue de relever notre prestige dans les pays d'Orient. Donc, au lieu d'un bateau de commerce, c'est le cuirassé le « Castel- fidardo » qui s'est présenté dans les eaux de Tanger, et M. S..., au lieu de partir isolément, ainsi qu'il l'avait d'abord annoncé, a dû, sur les 80 ordres de son gouvernement, imiter mon exemple et s'embarquer avec la mission envoyée auprès de son Souverain. Pendant le séjour de « l'Aréthuse » à Tanger, Sid Abdel Malek et son personnel avaient spontanément manifesté le désir de faire une visite au Commandant et à l'Etat-Major ; le croiseur avait, à cette occasion, pavoi¬ sé et salué les envoyés du Sultan par une salve de 17 coups de canon, à laquelle répondit l'artillerie de la place. La démarche de Sid Abdel Malek et l'accueil qu'il reçut à bord pro¬ duisirent un effet considérable sur la population musulmane, qui voyait, dans les honneurs rendus aux Ambassadeurs de S. M. Chérifienne, une nou¬ velle preuve des sentiments d'amitié réciproque, dont sont animés les deux Gouvernements. Mon collègue eût sans doute désiré que la présence d'un navire de guerre italien donnât lieu aux mêmes manifestations sympathicues. Mais l'ambassadeur Bou-Chetâ El Bagdadi déclara formellement qu'il jugeait inutile de se rendre à bord, avant le jour du départ, et s'abstint de faire aux officiers du « Castelfidardo » la visite qu'on semblait vouloir lui im¬ poser. Trompé dans son attente et résolu à nous imiter quand même, M. S... saisit l'occasion de l'anniversaire de la bataille de Lissa pour faire pavoi¬ ser le « Castelfidardo ». — On expliqua aux indigènes que l'équipage ita¬ lien célébrait la commémoration du grand combat naval où ce cuirassé avait contribué à battre la flotte autrichienne. — On sait que c'est précisément le « Castelfidardo » qui donna le premier le signal de la déroute. Le départ de l'Ambassade pour l'Italie eut lieu le 24 juillet, c'est-à-dire un mois après le départ de la nôtre ; sa composition était à peu près ana¬ logue à celle de la mission qui était envoyée en France ; elle emportait également dix étalons dont deux caparaçonnés, ainsi que les divers cadeaux d'usage, tels que tapis, sabres, coussins brodés et étoffes de fabrication marocaine. L'embarquement avait été fixé pour quatre heures de l'après-midi. Sid Bou-Chêta El Bagdadi, accompagné du ministre marocain Sid Torrès, du délégué du Sultan et des notabilités de la ville, s'était rendu à la marine 81 au moment convenu. Une heure après, ils étaient encore au débarcadère, attendant debout, en plein soleil. M. S..., qui arriva enfin, entouré de ses protégés israélites. — Sidi Bou-Chêta ne cacha pas combien ce manque d'exactitude lui semblait incorrect, et, après avoir échangé à ce propos des paroles assez vives avec l'interprète de la Légation, il se rendit seul à bord avec son personnel, laissant à terre M. S..., qui ne le rejoignit que long¬ temps après. Le même laisser-aller a présidé au retour des envoyés chérifiens. L'in¬ terprète, après les avoir reconduits à Naples, où les attendait le « Castelfi- dardo », est parti en congé, comme l'avait fait son Chef ; de sorte que les Ambassadeurs abandonnés à eux-mêmes, n'avaient personne auprès d'eux, qui pût traduire ce qu'ils désiraient. Ils ont manifesté leur mécontentement en se faisant débarquer à l'arrivée du cuirassé, avant même que le Char¬ gé d'Affaires d'Italie eût eu le temps d'aller les recevoir à bord. J'ai fait en sorte d'avoir quelques renseignements sur l'accueil qu'ils avaient rencontré dans leur voyage. Dans les réceptions qui ont eu lieu à l'occasion de leur arrivée, le Roi, la Reine et les Ministres leur ont témoigné la plus grande affabilité ; mais la revue des troupes et le lancement du cuirassé le « Morosini », auxquels ils ont assisté, semble leur avoir produit l'effet d'un étalage d'une ostenta¬ tion étudiée. En dehors de ces fêtes, ils n'ont été l'objet que de la curiosité gouail¬ leuse de la population, qui ne leur a pas épargné ses lazzis. Ce ne sont assurément pas les cris de « Viva il Marocco », qui faussement interprêtés par les Marocains, — d'après la version des organes italiens — auraient provoqué le singulier incident de Milan. Le cri dont ont été pour¬ suivis les envoyés chérifiens était, en réalité, celui de « Porco Marocco », et c'est un des janissaires au service de M. S..., qui, parlant italien, comprit l'insulte et descendit de voiture pour frapper les enfants qui l'avaient pro¬ férée. Les spectateurs de cette scène ayant pris parti pour les enfants, le janissaire dégaina et une rixe allait inévitablement se produire sans l'in¬ tervention de la police. Les Marocains furent reconduits à leur hôtel, et 82 plusieurs individus désignés par le cocher comme ayant pris part à cette agression, furent arrêtés et emprisonnés. Sid Bou-Chêta, en dehors des réceptions officielles, a décliné toute autre invitation et s'est abstenu d'assister à aucune fête. En entretenant les notabilités de Tanger de son voyage, il leur a dit ces paroles bien ca¬ ractéristiques : « Les Italiens ont mis tout en œuvre pour nous donner une haute idée de leurs forces et se montrer comme la première Puissance du monde. Leurs soldats ne m'ont cependant pas paru valoir les trou¬ pes françaises dont j'ai eu l'occasion, durant mon séjour sur la frontière algérienne, alors que j'était Amel d'Oujda, d'apprécier le réel mérite. A Naples et à Venise, ils ont mis une affectation vraiment trop manifeste à nous montrer leurs vaisseaux et à nous répéter que leur flotte pouvait rivaliser avec n'importe quelle marine européenne. Le Roi et la Reine nous ont fait le plus gracieux accueil, de même que les Ministres, mais le personnage avec lequel nos relations ont été les plus fréquentes est M. M..., le Directeur Politique, qui nous a paru être parfaitement au cou¬ rant des affaires de notre pays, seulement il parle toujours et ne laisse pas placer un mot à son interlocuteur ». La seule question que l'Ambassadeur ait eu à traiter avec M. M... est celle des protégés italiens... M. S... a trouvé dans l'extension abusive de ce droit de protection le moyen de grouper autour de son pavillon une nombreuse clientèle, recrutée presque exclusivement dans l'élément juif... Dans un entretien que j'ai eu récemment avec Sid Torrès et le délégué du Sultan, je me suit attaché à obtenir quelques renseignements au sujet d'un fait qui m'a semblé ne pas devoir justifier tout le bruit dont il a été l'occasion ou, pour mieux dire, le prétexte. La presse italienne a parlé d'un sabre en argent finement ciselé que Sid Bou-Chêta aurait été chargé d'offrir au Ministre des Affaires Etrangères au nom de son Souverain. Cette arme portait sur la lame une dédicace du Sultan « au Ministre Sta¬ nislas Mancini, l'homme unique de son temps ». Jamais aucun sabre avec inscription n'a été offert par le Sultan ; ce n'est pas dans ses habitudes, et, d'ailleurs ainsi que me l'a fait très juste¬ ment observer Sid Torrès, il n'y a pas au Maroc de graveur capable d'en- 83 treprendre pareil travail. Est-ce M. S..., qui a eu l'idée de cette innova¬ tion ? C'est à supposer, et je soupçonne son interprète, M. G..., dont l'ima¬ gination est féconde en expédients, d'avoir rédigé la dédicace, qui aura été gravée par un ouvrier italien. J'ai parlé aussi de la lettre que Sid Bou-Chêta aurait, à cette occasion adressée à M. Mancini. Sid Torrès m'a répondu que l'Ambassadeur était porteur de deux lettres, l'une du Sultan pour le Roi Humbert, l'autre du Grand Vizir pour le Ministre des Affaires Etrangères italien. Quant à Sid Bou-Chêta, d'après les règles et les habitudes des fonctionnaires chérifiens, il ne pouvait ni ne devait rien écrire en son nom. Tout cela serait donc encore l'œuvre de M. G... dont les Chefs ont, du reste, récompensé le zèle en lui conférant la croix de la Couronne d'Italie. M. Féraud, Armand Guibert. — Périple des Iles Tunisiennes. — (Monomotapa, 46, rue de Naples, Tunis). Dans l'ultime Cahier de Barbarie (1), Armand Guibert avait conçu « presque un rêve » : une île pour le poète. Comme d'autres ont le sens de l'or avant d'aller en Alaska, Armand Guibert avait déjà le sens des îles. Dans le Périple des îles tunisiennes, il reste encore ce désir, mais, surtout, l'amour est venu : « Si j'ai feint de seulement vous vanter alors qu'il eut « fallu vous chanter, c'est que nos dialogues sont ineffables, c'est que les « hommes admettent mal que l'on célèbre avec le langage de l'amour vos « roches ou vos sables... » Tous les détails que l'auteur accumule ne font pas de son voyage un documentaire ; ils élargissent continuellement le sens physique de l'île — qu'il exprime à propos d'un brigadier des douanes fixé à Zembra : « L'homme est atteint de ce mal incurable et délicieux, « l'insulomanie. Il a vécu en d'autres îles., il a fini par retourner à celle-ci. « Il fait corps avec elle, il est devenu une parcelle vivante de ce grand « corps de fauve accroupi sur les eaux. » Des indications telles que celle- (1) Poésie d'abord. — Cahier de Barbarie n" 20. 84 là sont rares. Armand Guibert a choisi (a-t il même choisi ?) dans ces îles tous les détails qui, alors qu'on les juxtaposent simplement, s'organisent d'eux-mêmes pour prendre une expression unique : la vie insulaire et sa signification. Un géographe est toujours de toute la géographie, un historien est de toute l'histoire. Armand Guibert est un poète : il est de chaque île dont il rend la particularité. C'est grâce à lui que Zembra est Zembra et Djerba, 1 île des Cynophages — et non seulement des parties de la terre. Ce qu'il dit de lui est dit, et c'est peu. — C'est peut-être prudent, mais pour nous c'est sûrement dommage. Ah ! le beau voyage, tandis que « quelque part dans la presqu'île Eu- « rope, quatre hommes en col cassé qui jamais■ n'ont péché la langouste, « délibèrent autour d'un tapis vert » pour donner un sens de plus à l'insulo- manie. Mais, que dites-vous de ce conte recueilli à La Galite, île de la lan¬ gouste : « Un seul parvint, dit-on à déjouer les sortilèges des■ génies mal- « faisants. Dans le plein de la nuit, il toucha à tâtons un être mouvant et « soyeux. C'était un chat qui lui dit; : « Que tiens-tu dans ta• main : du « fer ou bien du poil ? ». « Du poil » répondit l'homme. « Soyons com- « pères » reprit le chat parla,nt. Et chaque matin désormais, l'homme trou¬ ât va une pièce d'argent sous son bol de lait. » N'en dites rien ! Michel Levanti. Marcelle Marty. — Un Sidi ou la vie est belle (Albin Michel). - C'est un roman du dépaysement. Le protagoniste s'appelle Akly. Il est ka¬ byle. Il descend de sa montagne et découvre Alger : vie moderne, monde extraordinaire, l'Occident. Il se plaît à Alger. Mais il n'oublie pas son village ; c'est là qu'il projette de vivre. Malheureusement, à son insu, il a changé. Retourné chez lui, il ne peut plus y supporter la mentalité ni les mœurs rustiques. Les siens lui paraissent extrêmement arriérés ; et il est, à leurs yeux, un objet de scandale. Il repart. Vainement. La ville le rejette. 85 II revient au village qui, de nouveau, ne peut l'accueillir. Il tente encore de la ville ; mais il y meurt obscurément, assassiné. Le drame d'Akly est celui d'une génération tiraillée entre deux mon¬ des, et qui ne peut s'adapter ni à l'un ni à l'autre. Akly, descendu à la ville, y rencontre des gens qui vivent déjà vingt siècles après lui. Remonté dans son village, il s'y trouve en avance sur les siens, du même nombre de siècles, ou peu s'en faut. Ainsi, il n'est le contemporain de personne ; et fatalement, il disparaît. Les romans de Madame Marty exploitent volontiers ce thème du dé¬ paysement (voir Zina) d'une actualité si brûlante en Afrique du Nord. Très intelligemment, Madame Marty n'a pas situé son action dans ce pays pour y trouver des motifs de décoration, mais un terrain propice, à l'étude d'une vieille société qui se transforme sous l'influence d'une civi¬ lisation très différente. Cette société, elle l'incarne, avec bonheur, dans un homme, Akly. Et, dès lors, la psychologie entre en jeu. Elle a pour objet principal Akly lui-même, tout en portant ses in¬ vestigations sur de nombreux personnages secondaires. Avec tous les dé¬ fauts, mais aussi toutes les qualités de sa race, Akly est sympathique. Un peu idéalisé peut-être, pour satisfaire aux nécessités du sujet (mais juste ce qu'il faut pour qu'il assume la dignité de type), il n'en reste pas moins très vivant, et l'on est accessible à ses idées, à ses sentiments, à ses joies, à ses peines. Les autres figures du récit, comme Louise ou Amrane, offrent égale¬ ment des caractères vrais, des traits émouvants. Le livre a le grand mérite d'une économie qui subordonne tout décor, tout épisode, à l'illustration du sujet psychologique et moral. Aucun ta¬ bleau n'y est gratuit. L'ornement est exclu d'une trame sobre, solide. Il n'est pas étonnant que l'écriture s'en trouve affermie. Un style qui ne se paie pas de mots, assez bref, mais sans excès ; par où se manifeste cette probité intellectuelle, et cette vérité d'observation qui. pour ce qui est du fond, donnent à ce roman sa valeur, qui est grande. Henri Bosco. 86 Les La ^MLusique CHANTS ARABES D'ANDALOUSIE TRANSCRITS, TRADUITS ET HARMONISES PAR M. A. CHOTTIN Le titulaire de cette chronique n'a que bien rarement l'occasion de îelater des événements d'ordre musical qui ne soient pas strictement euro¬ péens. Il le déplore, car l'esprit de cette revue est un esprit de mutuelle compréhension franco-marocaine ; or, la vie artistique, et plus particu= lièrement la vie musicale, est un domaine sur lequel peuvent se rencon¬ trer des cultures très différentes. Au surplus, il est permis de se demander si cette épithète est bien celle qui convient ici. Quand un Français et un Marocain se rencontrent sur le terrain musical, il ne s'agit pas d'une première prise de contact entre individus qui s'ignorent, mais plutôt de la mutuelle reconnaissance de deux parents très éloignés qui avaient fini par oublier leur existence réciproque et qui retrouvent peu à peu dans leurs souvenirs un certain nombre d'oncles, de tantes et de cousins depuis long¬ temps perdus de vue. * * * Aussi convient-il de signaler particulièrement, dans la chronique mal¬ heureusement trop peu garnie des événements musicaux franco-marocains, la publication d'un premier recueil de Chants arabes d'Andalousie. Arts 87 transcrits, traduits et harmonisés par M. Alexis Chottin (1). Il est inutile de rappeler quelle est la compétence de l'auteur en cette matière, ni de sou¬ ligner l'importance de l'effort qu'il poursuit pour étudier la musique in¬ digène et en établir un corpus méthodique. Le prix du Maroc qui lui a été récemment attribué pour son Tableau de la musique marocaine, a consacré officiellement la valeur de son double effort, à la fois artistique et scien¬ tifique. H* * * Le recueil qui nous est présenté contient trois mélodies dont M. Chot¬ tin donne le texte arabe et la traduction ; il l'accompagne d'une harmo¬ nisation agréable, suffisante pour que nos oreilles européennes retrouvent une atmosphère et un cadre sonore qui leur soient familiers, mais assez discrète pour ne pas atténuer le caractère fraîchement populaire et exo¬ tique de ces chants. C'est dans le même esprit qu'ont été résumés les inter¬ ludes instrumentaux qui séparent les diverses parties d'une même mélodie. Les deux premières, C'est la brise légère et Loin du monde appartien¬ nent au cycle des Noubas de Grenade, et remontent au XV' siècle environ. Elles sont extraites de la nouba Les Amants dont les différents poèmes, tous anonymes, célèbrent l'aurore, avec grande abondance de descriptions florales, évocations de beuveries, et de fréquentes invitations à jouir de l'heure qui passe. La troisième mélodie, Les Regrets d'Andalousie, est une célèbre com¬ plainte du XVI® siècle. Elle est d'une inspiration toute différente et ne fait pas partie — cela va sans dire — du répertoire hérité de Grepade. Elle est construite sur le type populaire de la chanson à refrain ; elle dé¬ bute en majeur et conclut avec des modulations qui lui confèrent un ca¬ ractère émotif très particulier, bien en rapport avec le caractère des paro¬ les. (1) Ed. musicale française, 69, rue d'Amsterdam, Paris. 88 * * * Il est très intéressant pour nous autres, Européens, d'avoir une trans¬ cription de Ces mélodies andalouses faite par un musicien non seulement très compétent, mais encore très respectueux des formes artistiques an¬ ciennes. Cette transcription possède une valeur musicale incontestable ; de plus, elle permet au profane, qui ne connaît ces œuvres que par l'impres¬ sion fugitive qui lui laisse quelque rare audition purement accidentelle, de les examiner de près, de les analyser, de « voir comment c'est fait ». Les travaux de cette nature permettent aussi de fixer des formes musicales transmises par simple tradition orale ou instrumentale et qui sont en dan¬ ger de s'altérer ou de disparaître. A ce double titre, l'effort de M. Chot- tin doit être approuvé par lous ceux qui aiment la musique et le Maroc. Yves Sourisse. 89 AUX AMIS DE LA MUSIQUE Le Nouveau Quatuor hongrois — Charles et Magdeleine Panzéra Je ne sais s'il est exact que le quatuor à cordes, comme on l'a dit par¬ fois, soit la forme musicale des raffinés et des purs. Il est certain que peu d'oeuvres s'élèvent plus haut que celles qui ont été confiées à ce groupe d'ins¬ truments. D'où vient ce privilège ? Sans doute de ce que l'esprit peut sui¬ vre assez facilement les arabesques et les dessins de quatre lignes mélodiques, alors qu'une polyphonie plus compliquée peut l'écraser et entraîner une certaine déperdition dans la jouissance musicale ; sans doute aussi de ce que les quatre instruments associés, bien qu'ordonnés à un but commun, vivent d'une vie propre, au lieu de perdre leur individualité dans la masse orchestrale. De sorte que l'auditeur bénéficie à la fois du plaisir intellectuel que lui donne l'analyse d'une œuvre savamment construite, et du plaisir af¬ fectif que lui dispensent des cordes expressives et subtiles. Quoiqu'il en soit, il paraît difficile de dépasser, en cette matière, le de¬ gré de perfection atteint par le Nouveau Quatuor hongrois. Homogénéité parfaite : un trait part des notes les plus graves du violoncelle pour mourir aux notes les plus aiguës du premier violon, sans que l'on puisse distinguer à quel moment chaque instrument le transmet à son successeur. Précision absolue des attaques et des nuances, même dans les mouvements très rapi¬ des. Et surtout cette abnégation particulière qui pousse chaque exécutant à rester dans l'ombre et à attendre, pour paraître en pleine lumière, que l'œuvre l'exige. Les excellents quartettistes que sont MM. Szekely, Moskowsky, Ko- romzaï et Palotaï ont joué le quatuor en ré majeur op. 64 n° 5 (dit VAlouet¬ te) de Haydn, le 11° quatuor en fa mineur op. 95 de Beethoven et le qua¬ tuor en sol majeur op. 161 de Schubert. Ils ont également interprêté le 90 quatuor en mi bémol majeur de Mozart, le quatuor en la mineur op. 29 de Schubert et le quatuor en mi mineur (Pages de ma vie), de Smetana. Cette dernière œuvre mérite d'être signalée particulièrement, car elle a fait appré¬ cier par beaucoup d'auditeurs un compositeur qu'ils connaissaient peu et dont l'importance est grande. Non seulement Smetana a laissé une œuvre qui compte, mais il a révélé à ses concitoyens les richesses du folklore na¬ tional et a provoqué la création d'une jeune école de musique, essentielle¬ ment tchèque, dont DVorak n'est pas le moindre représentant. Jamais on n'avait ressenti aussi clairement qu'au récent récital de Char¬ les et Magdeleine Panzéra l'affinité qui existe entre Schulmann et Fauré. Tous deux sont des poètes, des poètes intimistes, qui savent envelopper une émotion discrète dans la forme la plus délicate ; ils ont tous les deux le don d'auréoler un poème d'une harmonie exquise qui l'entoure d'une am¬ biance idéale. Et pourtant chacun possède un caractère national très mar¬ qué : Schumann est imprégné de l'atmosphère sentimentale et légendaire de la vieille Allemagne ; Fauré possède au plus haut la grâce, la délicatesse et la retenue qui sont un des apanages de l'esprit français. Dans le concert que nous ont donné M. et Mme Panzéra, nous n'étions pas seulement en présence de Schumann et de Fauré, mais de Heine et de Verlaine, auteurs de l'Intermezzo et de la Bonne Chanson. Rencontre éton¬ nante que celle de ces poètes et de ces musiciens, — tout aussi étonnante que celle de Baudelaire et de Duparc, ou celle de Maëterlinck et de Debussy. Quant aux interprètes, que peut-on dire de nouveau sur le style impeccable ment pur de Panzéra, sa profonde connaissance de l'art du chant, — et sur les qualités qui font de Mme Panzéra une accompagnatrice idéale ? Tous les deux nous ont fait passer une soirée magnifique, par leur perfection technique, leur profonde compréhension des œuvres interprêtées, et par leur souci de créer une ambiance artistique d'une homogénéité absolue. A. B. 91 La 3? emture JACQUES MAJORELLE Toute œuvre d'art renferme deux inséparables éléments : le motif et l'interprétation de l'artiste. Une peinture peut être peinture pure, intellectuelle, cérébrale. Elle veut représenter souvent aussi quelque chose de vrai, de palpable, de vivant, traduire une atmosphère, une heure, l'esprit d'un lieu. Un beau portrait est admirable s'il est bien peint ; mais, à la condi¬ tion qu'il soit bien peint, il est plus admirable encore s'il est ressemblant, car il n'est pas seulement peinture, mais portrait. La recherche de cette ressemblance n'exclue ni la géniale traduction ni la plus éblouissante in¬ terprétation. Aucun des plus grands maîtres des rayonnantes époques ne l'a dédaignée et si quelques-uns affectent aujourd'hui de la mépriser, il est à craindre que ce mépris ne cache quelque impuissante ou malséante désinvolture. Je pense que c'est en portraitiste que Jacques Majorelle aborda le Sud marocain, accompagnant, précédant parfois nos pacificateurs. Portraitiste affolé par tant de beautés nouvelles, par cette terre promise aux artistes dont il rapporta dans les bagages de ses mulets les premières grappes de raisin. On reconnaîtra un jour que ces montagnes, ces vallées tour à tour infernales ou paradisiaques, ces architectures étranges, simples et hautai¬ nes constituent une des plus belles contrées du monde. Majorelle s'y mit au travail avec amour, cet amour vibrant que l'on ne doit oublier si l'on veut clairement le comprendre. Il édifia dans ce pays une œuvre dont la compréhension, la ■ sensibilité, l'intelligence donnent à ses productions maî- 92 tresses un caractère définitif et permanent. Il a peint les grands paysages du Sud, austères ou riants, les nobles et robustes architectures avec ce souci de vérité de l'artiste qui peint un visage bien-aimé et veut emporter sur sa toile l'expression même de ses traits, de son âme et de sa beauté. Cette sincérité, cette compréhension profonde des cadences essentielles du Sud unies à son fougueux tempérament le conduisirent à des rendus picturaux réfléchis, étudiés, des atmosphères, des vibrations de couleurs dans les lointaines montagnes, des matières mêmes du sol, des murs, des pierres, de la terre avec les moyens les plus divers, les plus hardis, les plus heureux, avec toutes les violences et les plus fines délicatesses. Toujours à la recherche de nouveaux moyens d'expression, amoureux de la technique précieuse, il n'a pas encore dit dans ce domaine son dernier mot. Cette humble matière de paille, d'argile et de cailloux est habillée par la lumière d'un vêtement magnifique. Les murs chatoient au jour frisant ; le pisé inégal devient somptueuse matière. Lorsqu'à midi, les rayons verticaux accrochent les moindres aspérités, les minces gargouilles qui sortent du mur, les rebords historiés des hautes fenêtres, c'est véritablement de l'or qui ruisselle sur les murs misérables, parmi les grandes ombres. Ce sont des lignes d'or qui scintillent sur l'arête des tours galbées, sur les grandes horizontales des terrasses lumineuses. C'est de la poudre d'or, de bel or profond et mat qui coule aux han¬ ches d'une négresse, au long des jambes élégantes. Majorelle a vu cela et c'est la nature qui l'amena directement à cet emploi des ors et des argents précieux. Il les a maniés avec tant d'art, de tact, de tendresse que ces austères bâtisses, ces murs délabrés, ces toits de pauvres roseaux n'ont rien perdu dans ses œuvres de leur noble et hau¬ taine pauvreté. Il s'établit souvent entre un artiste et celui qui suit le développement de son œuvre, un contact soudain et définitif, à la faveur d'une observation, d'un spectacle de la nature. C'est la clef qui, en un instant, ouvre la porte. C'est le mot et comme la révélation du nom. 93 Je me rappelle avoir eu, un jour, cet éclair de compréhension de toute l'œuvre marocaine de François-Louis Schmied. C'était un jour de printemps dans la vallée du Dadès. Les peupliers argentés tremblaient près d'une eau claire, les prés verts, les orges acides brillaient au pied de fines architectures, un jeune homme chantait dans des lauriers roses et dans les vibrantes horizontales du ciel s'amoncelaient d'étranges montagnes de pourpre et de soufre. Ce contact avec l'œuvre de Majorelle, je l'ai senti, définitif, le pre¬ mier jour où j'abordai des remparts de Marrakech et depuis, chaque fois que je vais dans le Sud, il ne se passe de jour sans que je songe à lui. Une vapeur bleue baignant la base du colossal et immatériel Atlas, l'ombre longue d'une pierre prise dans un mur de pisé, la robe rouge d'un vieillard ridé accroupi au creux d'une ruelle lumineuse, les plis rudes d'un haïk de laine, un âne vu d'une terrasse dans l'ombre d'un cour pleine de paille où s'affairent des femmes vêtues de vives couleurs, mille détails de la vie et des paysages du Sud me rappellent une œuvre de cet ami très cher. Camille Josso. P. S. — Ces jours-ci, rentrée d'Eliane Edon à la Galerie du Livre, à Casablanca, avec des dessins de nomades et des paysages du Sahara occi¬ dental. Au début de mars, Edgar Bohlman, qui rapporte au Portugal des œu¬ vres fortes, significatives, équilibrées, exposera à Rabat, • ^ -at, ,, ■ - . . I 1 * - ~ - . AGUEDAL parait si* fois par an par les soins de henri bosco, c. funck-brentano armand guibert (tunis) jean grenier, rené janon (alger) et pour le compte de la SOCIETE DES AMIS DES LETTRES ET DES ARTS au maroc Rabat, 14, avenue de Marrakech Abonnement : Pour un an : 40 frs (Etranger : 50 frs). Chèques Postaux : Sala, 122-95, à Rabat WmiK