H#tvù h. sju&v* •. éW 4H*. ^MMvùêù?' ef ffa OAi£> U^'a-— L'APPRENTISSAGE DE LA VILLE DU MÊME AUTEUR LE BONHEUR DES TRISTES. 1935 (DENOËL) TERRE. 1938 (DENOËL) EN PRÉPARATION : THÈMES VÉGÉTAUX LUC DIETRICH L'APPRENTISSAGE DE LA VILLE roman Tout cela, il le trouve en allant là où sont ses désirs, qui sont réalité voilée de faux. Comme sur un trésor, ceux qui en ignorent l'emplacement pas¬ sent et repassent et ne le trou¬ vent pas, ainsi toutes les créa¬ tures, jour après jour, passent sur le monde de Dieu et ne le trouvent pas. Le faux les en sépare. Upanishad de Chandogya, VIII. 3. 2. BU LETTRES lllllllllll 092 2150056 EDITIONS DENOËL 19, rue Amélie, 19 PARIS-VII' IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE : 10 exemplaires sur velin d'Arches, numérotés de 1 à 10, 30 exemplaires sur velin pur fil Lafuma, numérotés de 11 à 40. et 125 exem¬ plaires sur alfa mousse, numérotés de 41 à 165. 11 a été tiré, en outre, hors commerce, 5 exem¬ plaires sur velin d'Arches, numérotés de I à V, 10 exemplaires sur velin pur fil Lafuma, numérotés de VI à XV, et 40 exemplaires sur alfa, numérotés de XVI à LV. Copyright by, Éditions Denoël, 1942. ! ! A Lily Pastré LA MAIN DE SANG Ensuite tes yeux se tourne¬ ront vers des femmes étran¬ gères et ton cœur parlera des paroles déréglées. Et tu seras comme celui qui dort au milieu de la mer et celui qui dort au sommet d'un mât. On m'a battu et je n'ai pas souffert. On m'a frappé et je n'ai rien senti. Quand me réveillerai-je ? Ce sera pour chercher encore. Proverbes, XXIII. 33, 34, 35. Dix minutes après le coup de la sirène, ils sont venus comme chaque soir s'aligner sur le rem¬ blai, devant mon wagon, le wagon où je loge. Ils ne m'ont pas provoqué avec des injures, cette fois-ci ; ils n'avaient pas leur tête de tous les jours. Ils m'ont dit presque à voix basse : « Alors, on se bat ? » et le plus gros, de la tête, m'a fait un mouve¬ ment de côté comme pour dire : « Avance un peu si tu n'es pas un lâche. » Je ne suis pas un lâche, mais j'avais peur. Après avoir tiré, avoir ouvert mon couteau, je me suis avancé ; mais j'avais peur. Je ne sais pas ce qu'ils me veulent, ceux-là. Je vis dans ce wagon et je ne fais de tort à personne, puisqu'on l'a abandonné aux abords de la gare, en bor¬ dure de champs. Il est à moi, puisque j'y habite depuis plus d'une saison. Le chef de gare m'a dit lui-même : « Moi, je ne vous ai pas vu. Vous êtes ici en dehors du règlement : je vous ignore. » Alors, qu'est-ce qu'ils me veulent, ceux-là ? Ils viennent tous les soirs parce que mon rail touche au chemin de leur usine, mais ce n'est pas moi qui les 12 l'apprentissage de la tille empêche de passer. Ils me rossent tous les soirs parce que je les dépasse de la tête et des épaules, ce que je ne fais pas pour leur causer du tort. Et ce soir, j'ai peur de me battre, car je sens que je ne m'en tirerai pas avec quelques coups de poing comme les autres soirs, le nez saignant et un genou sur l'épaule comme d'autres fois, mais je comprends ù leur silence qu'il va falloir se battre pour de bon. J'ai peur, car je sais me servir du couteau mainte¬ nant. n Je n'ai pas eu le temps de m'apercevoir que ça com¬ mence que le gros tombe sur moi comme un sac de sable. Je suis dans l'herbe en dessous de lui, et je ne vois plus rien que par éclats : la chemise tordue, un genou, sa semelle qui me râpe la bouche et la joue, le ciel qui tourne avec ses nuages, l'herbe que je mâche de force, les jambes en file des autres qui regardent. Je m'accroche avec acharnement à sa main droite armée et lui à la mienne. Je sens son cœur contre mon cœur battre à lourds coups réguliers, et mes narines respirent cette chaleur farcie qui sort de lui. Mon cœur tape de plus en plus vite, et plus il tape, moins je suis sûr de résister. Un muscle lâche. Je fai¬ blis. Sa lame se rapproche de ma cuisse. Je tiens ma lame près de son dos, et je tords en arrière sa main qui me retient. Et comme sa bouche est sur mon cou et qu'il bave, et que sa sueur colle sa joue à mon oreille, j'ai vrai¬ ment envie de le tuer, j'ai vraiment besoin que ma lame grince dans ses vertèbres pour me nettoyer de lui. LA MAIN DE SANG 13 La pointe du couteau pique l'étoffe, ouvre la peau qui sue. Nous saignons. Je cherche à le mordre, car l'arme me pénètre, mais il se dégage d'un tel coup de reins qu'il m'envoie rouler à trois pas. Il me laisse le temps de me relever. Le ciel s'est obscurci. Quelques gouttes tombent. Je suis debout, et, maintenant qu'il n'est plus contre moi, je n'ai plus envie de le tuer. Les autres regardent et ne disent rien. Nous nous penchons un peu sur le vide qui nous sépare. Il fonce sur moi, et moi je baisse la tête comme pour qu'il s'y troue. Nous nous soudons encore une fois. Je lève ma lame. J'attrape un tel coup dans le flanc que la haine me reprend et d'une détente je lui entaille le poignet. Son sang jaillit. Ma tête tourne et je tombe. Ils sont partis. Je n'ai d'autre envie que de me coucher. Je me traîne jusqu'à mon wagon. Je m'étends sur la banquette. Ma chaussure est mouillée de sang. Je me sens mouillé du côté douloureux. Je relève la chemise déchirée et trouve la blessure : c'est une fente rouge avec des bords blanchâtres. Le sang coule dans le creux de la hanche, mes mains ne peuvent plus le retenir. Il est beau, il est précieux, et il s'en va. Et je m'émerveille que de moi qui ai mangé tant de vase, bu tant de pluie, mâché tant de nourritures grises, sorte une substance si rouge. J'éprouve un contentement grave, parce que quelque chose va commencer pour moi, parce que maintenant je vais vivre ou mourir, et que ce sera également nou¬ veau. 14 l'apprentissage de la ville iii Je me réveillai avec la lumière sur la joue comme un morceau de plâtre. Le sang souillait toute la ban¬ quette, un sang devenu noir et lointain. La douleur était plus profonde et comme enterrée dans la plaie. Derrière la vitre, le soleil chauffait les feuilles ouvertes. J'avais froid comme s'il neigeait. Un peu de vent frottait les branches contre les vitres et sur le toit. Vers l'est, le ciel se découvrait. Je m'aperçus que j'avais emprisonné une feuille en fermant la portière. Sans quitter ma place, je descen¬ dais de la feuille à la tige, et d'elle aux racines. Et voilà, ce wagon construit pour le voyage était enraciné à la terre. Depuis quinze ans, il n'avait pas roulé et je savais que son rail était creusé de rouille. Et la terre qui veut reprendre tout ce qui a perdu le mouvement de la vie voulait le reprendre. Abandonner les choses sur la face de la terre, c'est comme les laisser en pleine mer : si les choses n'ont pas la force de fuir, elles tombent au fond. - Le vent s'était levé. Tout à l'entour, les feuilles faisaient un clapotis de pieds nus. La poussière de l'intérieur se soulevait. La feuille prise me semblait un reproche de n'être attaché nulle part, de n'avoir jamais trouvé un trou où mettre mes pieds, où me cacher, où dormir. J'étais couché ici comme dans un ventre : le wagon abandonné de tous avait été pour moi une chaude demeure. Depuis que nous avons quitté la maison de nos pères, nous en avons subi des chambres d'hôtel tra¬ versées par la lumière des rues, des asiles exposés comme des cages, des meublés plus gênants que l'ha¬ bit que d'autres ont porté, des hôpitaux dénudés de LA MAIN DE SANG 15 toute mémoire ; nous deux, elle et moi : elle qui était la chaleur de ma vie, fin exacte au delà de laquelle il n'y a plus désir, ni pensée, refuge contre la ruine de toute raison de vivre : ma tranquille maison, ma mère. Elle, le souci de mes jours et de mes nuits. Le fré¬ missement de ses mains où je voyais venir la mort. Et quand ma voix se faisait plus lourde, elle riait, se levait, et plus tard tombait, avec la lampe. Mon effroi, le soir, de ses forces brisées ; et plus, de ses yeux bril¬ lants du matin. Le poison auquel je la disputais, qui la gagnait chaque jour. L'angoisse qui nous poussait de ville en ville, qui nous chassait loin l'un de l'autre. Et aussitôt retrouvée, elle a fui d'entre mes mains. Elle est morte, morte seule dans une salle d'hôpital, tandis que je pleurais dans la rue. Et, de chute en chute, me voici dans mon lieu, dans le wagon fait pour rouler, et qui rouille. Pourtant il n'avait pas été bâti pour moi, le wagon, mais pour les hommes : pour qu'ils puissent grossir les villes, se quitter, se cacher : partir enfin. Je les voyais, par quatre, assis à ma place, reculer à toute vapeur dans les campagnes, tandis que le sang continuait à couler paisiblement en eux, que s'ache¬ vaient les lentes digestions, que leurs regards se croi¬ saient avec indifférence et s'éloignaient à travers les vitres, sur les champs où reste un râteau, où passe une grande faux, où le soir tombe sur les meules, où une vache tend le mufle vers la mare. IV Comme si le vent avait soufflé le soleil, la campagne se fit sombre. Je songeai que la nuit allait peut-être revenir et je ne voulais plus rester enfermé dans cette boîte qui ne bougeait plus. Je me levai. 16 l'apprentissage de la ville Ce qu'il y avait dans mon ventre et ce qu'il y avait dans ma tête se mélangea dans ma bouche. Tout tourna, tandis que je me laissais pendre du marche¬ pied el glisser jusqu'au sol. Je suivis la voie tracée jusqu'à la gare où il n'y avait rien. Et comme une route partait de la gare, je pris la route qui conduit aux faubourgs. Le soleil reparaît, mais je grelotte de froid. Malgré tout le sang perdu, je me sens liquide comme une barque percée qui s'enfonce. La respiration qui s'affole rencontre au fond du poumon un insecte sifflant qui s'y agrippe avec ses pointes. La volonté qui me soutient est dure dans la tête, molle dans les jambes. Les paupières se couchent de plus en plus, cils contre cils, et le champ de la vue est étroit. La route est moite avec un poteau sur son bord. L'herbe est chaude, à droite, à gauche : je vois sa chaleur aux abeilles ; m'y enfoncer est tout ce que je demande au monde. Mais je serais tenté d'y descendre et de m'y perdre pour toujours. Alors je marche sur la route qui conduit aux faubourgs. Je marche vers les faubourgs, vers rien. Qu'est-ce qui me pousse vers les hommes, vers ceux qui ne nous sont rien et dont les mains gué¬ rissent et tuent ? v Les maisons prenaient de plus en plus d'importance, devenaient de plus en plus chaudes de couleur. Comme j'arrivais sur la place, un cycliste fonça sur moi, puis me contourna en sifflant. Je me rejetai en arrière, crispant les poings pour ne pas tomber. LA MAIN DE SANG 17 Ce fut alors que j'entendis un bruit de vague sur les cailloux et que surgit dans le champ de mon regard un grand cercueil de métal. Je tombai assis sur le marchepied de la voiture. Une voix veloutée me demanda ce que j'avais. « Il ne fait pas chaud aujourd'hui, » répondis-je avec un effori pour me retourner. Je ne comprenais plus grand'chose. Je me sentis tiré par les bras — ce qui m'arracha une plainte — et rouler sur des coussins pendant un temps indéfini. Dans la torpeur où j'étais, un parfum me révélait une présence. Je pendais sur le vide où j'étais près d'entrer ; mais, au moment de verser, je me rappelai à moi-même avec douleur. Ma joue frôla une fourrure, mon œil rencontra une broche. Alors je me sentis redressé par deux mains. Et depuis mon enfance et ma mère, jamais un tel mouvement ne m'avait secouru. Malgré la douleur et malgré la nausée, j'en éprouvai la délicatesse et la fer¬ meté. J'étais comme une eau qui se retrouve dans un creux et qui n'a plus qu'à s'abandonner à son apaise¬ ment. Je tournai les yeux vers celle dont me venait tant de douceur. Je vis s'élever la main qui m'avait sou¬ tenu. Le sang qui tachait la paume commençait à couler sur les veines de son poignet. Et très loin derrière ce geste ancien, parut le visage, d'une beauté de pierre, sans tristesse ni pitié. VI Il y eut un bruit de trompe et je vis s'ouvrir une grille à deux battants. Nous étions arrêtés au bas 2 18 l'apprentissage de la Villë d'une façade aveuglante. Des personnages blancs nous entourèrent, il y eut des voix. On me traîna, on me coucha, on me déshabilla, on me lava partout. Je n'avais plus à m'occuper de rien. -Je descendis dans le puits froid des draps et au fond je trouvai la bouillotte. Ils devaient être plusieurs à me regarder. Je les voyais mélangés à la lumière des fenêtres,., aux murs et au plafond. Le dégoût me remontant au delà de la bouche me rendit la nuque si pesante qu'il me sembla que j'étais entraîné en arrière. J'aperçus une petite figure barbue, des mains me soulevèrent avec précaution : on me poignarda au côté. Je poussai un cri d'écorché et me débattis. Alors j'entendis une voix qui disait : « Laissez, laissez faire le docteur. » Je les regardais, me demandant ce que tous ces gens venaient faire là. Après le pansement, la piqûre m'ouvrit la percep¬ tion parfaite de tout ce qui se passait en moi. Ils s'en étaient allés en tirant de grands rideaux rouges. J'entendais à présent s'ouvrir et se fermer les ca¬ chots souterrains du poumon, se tisser dans la bles¬ sure les fibrilles d'un bord à l'autre, tandis que le drain repousse leurs efforts ; et le cœur, couché comme un autre dans ce lit. Parfois je me défaisais comme du sable. Parfois je me tassais comme des cailloux. Parfois j'apercevais le jour ou la moitié d'un visage. Une femme se penchait, comme si elle voulait m'attirer jusqu'à son regard. Mais j'étais une mare croupie. Ma mère venait, elle me reprochait de m'être fait tuer pour la faire pleu¬ rer encore, elle morte. La dame à la main de sang LA MAIN DE SANG 19 levait la main et me reprochait de l'avoir salie, me reprochait de l'avoir salie de mon sang. Des hommes venaient, toujours les mêmes, m'as- sommer de coups sur la tête,, me percer du couteau : à chaque battement de la pendule, replonger la lame pour la Retirer avec lenteur. - Je me soulevais vers le ciel jaune pour rendre. La femme venait m'essuyer les lèvres, mais j'y gardais une aigreur que la tisane n'enlevait plus. vu Je voyais maintenant la femme presque tout à fait. Je me trouvais presque à sec et sur le point de sortir de mon mal. Chaque fois que je m'apprêtais à dire un mot poli, elle me faisait un signe de silence, un doigt sur la bouche, comme dans une église. Je cherchais des yeux les grands rideaux rouges que j'avais vu tirer tant de fois. Mais tous les rideaux étaient blancs. vm J'avais tant souffert qu'à présent je goûtais ce vide bourdonnant et chaud qui s'étend des cheveux jus¬ qu'aux ongles. J'en étais au moment où l'on couve son mal qui a suspendu et remplacé toute inquiétude. De cet intime recès, de cette torpeur protectrice, on m'a tiré par une odeur. Mais une odeur telle que je me hérisse, me redresse, réveillant tout ce qui me reste de force et toute ma douleur, repousse la main qui tient la fiole et la compresse, crie, la bouche tor¬ due et l'œil mauvais. L'infirmière s'étonna : « Qu'avez-vous ? C'est insensé. 20 l'apprentissage de la ville —• Je ne veux pas ! Je n'en veux pas ! —• Ce n'est qu'une compresse de laudanum pour calmer le mal. — J'aime mieux le mal. —• Le docteur... — Mêlez-vous de ce qui vous regarde. » Elle a fini par quitter la pièce, indignée. Elle a re¬ fermé la porte, doucement. ix L'odeur noire est restée dans la chambre. Oui, c'est pour calmer le mal de vivre, c'est pour oublier la douleur qu'ils sont morts tous les deux, mon père et ma mère, morts de ce poison qui calme la dou¬ leur et donne l'oubli. Mon père en est mort loin de nous, ma mère en est morte sous mes yeux, jour après jour. La fenêtre est ouverte, la nuit tombe, le jardin est frais, et pourtant je la soupçonne d'être restée autour de moi, l'odeur noire. Il est dur d'être seul, d'apprendre son propre poids, de ne vivre qu'à sa propre chaleur, de n'éprouver que son propre tourment. Pourquoi est-elle morte si tôt ? Elle aurait dû m'àt- tendre. Je m'applique à faire revivre un peu de son regard. Elle est toujours là, l'odeur noire. Ma mère était vivante : maintenant je me défends de cette langueur qui dépasse son agonie et me tient comme deux bras qui se referment. Oui, elle était vi¬ vante. Elle allait et venait, ses dents brillaient sous ses lèvres, ses yeux riaient. La chambre et la cuisine s'éclairaient. Dehors il y avait le vent, le gel, les soli¬ taires traqués que la faim diminue. LA MAIN DE SANG 21 La fraîcheur du jardin est venue jusqu'à mon lit, mais l'odeur noire est toujours là. Il faut que je chasse cette morte douce, cette femme trop tendre, cette fragilité, ma mère. Je n'étais pas avec elle comme un fils avec sa mère, car elle était aussi bien mon enfant. Elle ne me cachait rien de ce que les mères cachent à leurs enfants, et pourtant le secret le plus pesant nous séparait. J'étais trop petit pour lui prendre les mains et pour lui dire : « Je sais. » Il y avait tant d'années que je savais. L'armoire était là, dans un coin d'ombre. Comme un voleur, la peur aux tempes, je l'ouvrais sans bruit. La fiole était au fond, étouffée sous le linge. Et l'odeur venait sur moi comme un animal sans vertèbres, elle s'ouvrait comme une de ces fleurs qui mangent les mouches, l'odeur noire. Je savais que c'était une chose bien plus forte que moi. Je savais la dose que ma mère prenait chaque jour. Je savais le mensonge à dire au pharmacien et pour¬ quoi les gens chuchotaient quand nous avions passé ; et quand on revoyait les comptes du mois et qu'elle s'embarrassait dans un mensonge en rougissant, j'au¬ rais voulu crier : « Je sais, je sais tout ! » Il y avait des jours où la colère me prenait contre ma mère à cause de l'angoisse qui me venait de la peur de la perdre, des jours où je soupirais : « Quand cela finira-t-il ? » Tout est fini, mais aujourd'hui il faut que je l'étende de nouveau dans sa mort, que je l'empêche de se mouvoir, parce que la colère peut me reprendre et la haine de ceux qui l'ont laissé mourir. 22 l'apprentissage de la ville x L'infirmière se mouvait toute perfection dehors. Je remarquai qu'elle était belle. Je crois aussi, vrai¬ ment, qu'elle était bonne. Elle le croyait si fermement que le moindre de ses gestes exigeait de la recon¬ naissance. A chaque instant elle revenait avec l'odeur, la com¬ presse de laudanum, et un sourire. Et chaque fois elle s'étonnait de ma furieuse résistance. —• C'est bien, menaça-t-elle, je ferai savoir cela au docteur. Le lendemain, à la visite, le docteur dit : « Ce n'est pas une médecine, c'est un calmant ; s'il le refuse, laissez cela. » L'infirmière jiarfaite en demeura bouche bée et les bras ballants. Depuis lors je m'abandonnai à tous les soins qu'on voulait sans une plainte et sans jamais rien deman¬ der. L'infirmière entrait tout le temps, me demandait tout le temps si je me sentais bien, rangeait tout le temps les tiroirs, changeait tout le temps la taie des oreillers, parlait tout le temps ; car j'étais, paraîl-il, un malade très difficile. xi Ce fut cette nuit-là que je rêvai que ma mère levait sa main tachée de sang noir dans l'automobile lui¬ sante en forme de cercueil. xn Je demandai à l'infirmière à brûle-pourpoint : « Qui est la dame à la main de sang ? » LA MAIN DE SANS Elle faillit lâcher la soucoupe et, m'ayant regardé dans les yeux, elle quitta la chambre sans me ré¬ pondre. Je la rappelai et criai si fort que trois ou quatre infirmières accoururent, bientôt suivies du frotteur et du jardinier. Je réitérai ma question avec le désespoir de celui qui ne peut pas se faire entendre. Ils me regardèrent avec inquiétude, s'éloignèrent à reculons, s'effacèrent. Il y eut un grand silence autour de moi. Le docteur, cette fois, me demanda avec une lenteur artificielle : « Voyons, mon ami, que désirez-vous ? » Je lui criai, vulgaire avec intention : « Voulez-vous me dire, oui ou non, qui est-ce qui paie ici ? —■ C'est tout à fait facile : c'est Mme Ariette, quatre-vingt dix bis, avenue Henri-Martin. —- Mme Ariette. Et son prénom, s'il vous plaît ? » Il répéta, péremptoire : « Mme Ariette. » Il donna des instructions à voix basse à l'infirmière et se retira. XIII Mme Ariette, qu'est-ce que c'est ? Ce n'est ni un nom, ni un prénom. C'est le nom de qui ? De n'im¬ porte qui. Peut-être est-ce le nom d'un mari. Avec un prénom du moins, on a de quoi s'occuper, on est nourri, wOinblé, on a du travail. On tient quelque chose de vraiment secret. C'est un mot qui a du pouvoir dans l'obscurité. 24 l'apprentissage de la ville xiv Je n'avais d'elle aucune image, ni même une voix. Ce visage immobile et. cet unique geste qui m'avaient surpris dans ma descente étaient remontés si souvent dans ma fièvre avec une telle solidité de chose réelle qu'ils s'étaient usés comme les statues que la pluie mange, qu'ils étaient tombés comme la pierre au fond de la mare. Il n'y avait plus en moi qu'un trouble au point où ces choses avaient disparu. Un trouble et une saveur, car tout s'était perdu de ce que les yeux avaient pris, mais non le souvenir de ces deux mains qui m'avaient recueilli dans le sang. Ce bien-là ne pouvait pas s'effacer, puisqu'il était venu jusqu'ici ; car cette blancheur des draps, car la fraî¬ cheur du jardin, et le bienfait d'être malade, et le bonheur d'être soigné, c'étaient ces deux mains qui me tenaient. xv Elle me sauve la vie et ne vient pas me voir, c'est injuste. Par la fenêtre, je sentais approcher la nouvelle sai¬ son avec un espoir souffrant, comme alors dans ce bagne d'enfant où l'on m'avait mis quand j'avais huit ans. Je voyais venir chaque saison avec la pensée que cette fois elle ramènerait ma mère, mais les saisons passaient l'une après l'autre, l'une apportant sa neige, l'autre sa poussière, l'autre ses feuilles mortes qu'on ramassait dans la boue, et tout restait vide d'elle, car elle était malade et prisonnière, et de mauvaises gens l'empêchaient de venir me voir, et je ne pouvais pas m'échapper. Peut-être que la dame aussi vivait malade et prison¬ nière ; je sais du moins qu'elle était d'une pâleur que « LA MAIN DE SANG 25 la nature ne connaît pas, et d'un calme d'au delà detoule tristesse. Elle avait ce regard que je connais bien, ce regard qui ne se pose sur nul objet. Elle aussi, peut- être, était en proie aux gens mauvais et prise par le poison inavouable. XVI Le petit coup sur le fond pour détacher la terre du pot, la pression du pouce autour du pied pour tasser le terreau, le chapeau en forme de ruche du jardinier, ses moustaches en gerbe, la gerbe de l'arrosoir et les gouttes qui pendent aux lèvres des feuilles, me donnent la certitude que je vais guérir. On a tiré mon lit près de la fenêtre. Le jardin est soigné et florissant, et le printemps est étendu sur lui. Dans des. chaises longues, au bord des pelouses, des jeunes femmes languissent. Chacune est belle à sa manière, on les soigne comme on soigne le jardin ; mais elles sont malades, et en outre je sens qu'elles ne sont pas réelles, car il n'est pas possible que je les regarde ainsi, sans qu'elles soient rien pour moi. Elles ne sont qu'une image de celle qui ne vient pas me voir. Et ce qui me cause un malaise que je ne peux com¬ prendre, c'est cette statue de pierre que la mousse a rongée sous les seins, dont une tache verte emplit l'or¬ bite gauche. Ses bras manquent et son visage est sans trait. Et, au milieu du jardin trop bien nourri, le bassin noir sur lequel elle se dresse. Mais, plus abandonné que tout cela, plus lointain que les choses les plus lointaines, son reflet, qui repose comme une pierre tombée au fond de l'eau morte et vénéneuse. 26 l'apprentissage de la ville xvii A quoi bon être quand on n'a personne à sauver ? Depuis que nia mère est morte, je suis cette épave que la ville n'a pu digérer. J'ai été rejeté de bord en bord comme une planche. Je suis descendu des zones populeuses aux zones mortes des barrières, des zones des usines à celles des ordures, jusqu'aux wagons abandonnés entre les blés salis de suie et les pylônes. Et maintenant voici qu'on me fait la charité, et qu'est-ce faire la charité sinon repousser et jeter encore plus bas ? Cette dame m'a sauvé la vie et ne vient pas me voir. • xviii Pourtant je l'ai tachée de mon sang. Cette idée me plonge dans le malaise et le délice. Je suis à tel point dénué de toute connaissance, d'elle que mes rêves mêmes ne parviennent pas à la toucher et qu'ils re¬ tombent dans leur vide. Même si toute ma vie devait se passer sans que jamais nos mains se rejoignissent, si des distances infinies et des ombres insurmontables devaient toujours nous séparer, il reste néanmoins que le sang est un fait accompli : le sang est un pacte. xix L'infirmière est de plus en plus assidue, de plus en plus intolérable. J'ai beau répondre par des injures les plus grossières à toutes ses sollicitudes, rien ne peut la chasser de cette chambre où elle accomplit son devoir. Je vais même au delà de ma colère sponta¬ née avec calcul, dans l'intention délibérée de l'éloigner un peu. Mais ce qui est intolérable plus que tout, c'est sa patience. Il n'y a rien à dire, elle est parfaite. Elle LA MAIN DE SANG 27 est si parfaite qu'elle a l'air peiné : ma mauvaise humeur, dont elle a cependant quelque expérience, la surprend dans une innocence chaque fois renouve¬ lée. Cependant elle n'est pas si peinée de mon injus¬ tice qu'attentive à m'en corriger. Car c'est une de ces personnes qui ne se donnent aucun mal sans un but. Dans le but de me redresser, elle ne tarit pas d'éloges sur ses qualités : d'ailleurs toutes les per¬ sonnes sensées demandent des nouvelles de son foie, la consultent dans les situations graves. Les malades qu'elle a soignés lui adressent des lettres de politesse. Il paraît aussi que ses patients les plus intéressants la demandent en mariage tous les deux jours. Et puis toute cette patience est bien injurieuse pour moi. Elle me traite comme un petit garçon qu'on met au lit pour le punir. Or j'ai dix-neuf ans sonnés. xx Lorsqu'elle m'annonça que demain on pouvait me faire lever, j'en éprouvai un tel désarroi que la fièvre me reprit. Cette fièvre me soulageait du déplaisir de mettre les pieds dans des chaussures sans chaussettes, d'enfiler le pantalon qui n'a pas été taillé sur mesure même pour ceux-là qui me l'avaient donné. Devant l'infirmière si parfaite, devant ces jeunes femmes bien absentes mais pourtant belles, cette épreuve dépassait mon courage. XXI Comme si de rien n'était, l'infirmière entra, por¬ tant un grand paquet qu'elle déposa en contre-bas, au pied du lit. Elle chipota très longtemps avant d'en dégager une longue ficelle qu'elle roula, puis un papier qu'elle plia en huit, puis le couvercle de la boîte, puis 28 l'apprentissage de la ville un papier de soie qu'elle plia aussi et qu'elle alla ran¬ ger dans le tiroir. J'étais sur le point de hurler d'im¬ patience quand elle posa sur le dossier de la chaise unè robe de chambre de laine après l'avoir lissée de la main. Puis elle étala sur le siège un pyjama de flanelle beige. Enfin, entre les pattes de la chaise, elle mit deux pantoufles de feutre. Elle ajouta : « Mme Ariette pense à tout. » Alors je demandai avec une insistance non feinte si la dame se portait bien, si elle venait quelquefois à la clinique, si c'était bien elle qui avait choisi le pyjama, s'il était bien vrai qu'elle se souvenait de moi. Sous le prétexte de ce cadeau, je fis des efforts surhu¬ mains pour savoir quelque chose de la dame. L'infir¬ mière parfaite répondait : « Oui. Oui. Non. Je ne sais pas. » Il n'entrait pas dans ses attributions de m'en dire davantage. xxii Du coup je me sentis très bien. Je voulus me lever sur-le-champ. Ces objets avaient beau venir d'un ma¬ gasin, la dame les avait touchés. S'en revêtir, c'était s'introduire dans son intimité. Je ne pouvais me dissimuler ce qu'il y avait d'osé à se glisser dans ces pantoufles. xxiii Mon honnêteté s'alarme et commence à gâter ma joie. Ce n'est pas une raison parce que je me laisse combler de pantoufles pour que j'aie l'infamie de trou¬ ver cela naturel. J'ai toujours eu la fierté de gagner mon pain moi-même ou le courage de m'en passer. Et déjà mon imagination s'affaire autour du problème LA MAIN DE SANG 29 de rendre à cette personne ce qu'elle m'a donné, afin que ma gratitude lui vienne d'un cœur libre et digne. XXIV Il est beau qu'elle ne soit pas venue, qu'elle ne me montre d'elle que sa délicatesse. Si elle venait ? Je ne peux y songer sans terreur. Comment, avec quels gestes, quelles exclamations, quels mots, lui dire ce que j'éprouve ? Car non seulement elle m'a sauvé, mais elle a pensé à moi comme une mère aurait pensé. La reconnaissance, non, l'amour seul est digne d'une telle bonté. Mais, pour que l'amour soit un bien pour le cœur à qui on le porte, il ne faut pas seulement aimer, il faut aussi être aimé, et comment pourrait- elle aimer quelqu'un d'aussi piteux ? Je ne possède en fait de gloire que ma misère, mon abandon, mon incapacité à tout. Et puis, pour un fringant cavalier, je suis bien mal en train : perdu dans des laines de nuit avec une plaie qui fermente. Cela pourrait encore devenir une raison d'intérêt pour une femme au cœur sensible, mais, ce qui me paraît définitif, c'est le poil. Car je dois avouer que je suis couvert de poils comme un grand singe. Pour une femme aussi délicate et dis¬ tante, cela constitue évidemment une difficulté insur¬ montable. Ah, si j'étais femme, comme je ne m'ai¬ merais pas. xxv A mesure que les forces me reviennent, le luxe de ce lieu se fait pour moi plus blessant. La clinique, avec ses couvertures couleur de crème, ses boiseries odo¬ rantes et son jardin ; avec ses frotteurs, ses liftiers, ses infirmières, ses docteurs ; avec son émail où le sang et le pus s'effacent ; avec ses doubles portes qui 30 l'apprentissage de la ville étouffent les cris ; elle m'étouffe, moi, qui ai dans la gorge un cri que je ne peux pousser au milieu de l'impeccable indifférence de mes guérisseurs payés. xxvi C'est vers la dame à la main de sang que monte ce cri que je ne peux pousser. D'elle, je n'ai plus à pré¬ sent que l'image de ce qui l'emporte : la funèbre, lui¬ sante, fuyante automobile qui me l'enferme. Au bour¬ donnement puissant au point d'en être silencieux, à la souplesse dans laquelle elle se déplace, je sens qu'elle, est mortellement riche, la voiture qui me l'enferme. Funèbre, luisant, fuyant, plein de puissance sourde et de souplesse féroce est sans doute le monde qui me l'enferme. Jè ne peux imaginer l'inconnue que menacée. Mais un jour, à force de veiller sur elle, je finirai bien par découvrir ses ennemis rampants et, m'accrochant à leur corpulence avec toute ma dure maigreur, j'en étranglerai bien trois ou quatre en tombant avec eux dans les escaliers sans lumière, afin de lui prouver ma bonne volonté, ma fidélité, mon utilité. Et elle ne se doute pas combien elle peut avoir besoin de moi, car moi seul j'ai connu son secret. Je sais toutes les actions, toutes les ruses, tout le pouvoir de l'ennemi qui la menace : car elle m'a avoué dans les rêves de mon délire que j'avais vu juste dans ses yeux, que c'était bien le poison que je; connais. Mais dans les heures calmes, quand ma raison parle toute seule, je me décourage, car je sais que l'ennemi et le poison, c'est la richesse qui l'enferme. LA MAIN DE SANG 31 XXVII Si elle n'a pas besoin de moi, je suis perdu. Car, si elle n'a pas besoin de moi, je n'ai pas besoin de moi- même. Si je ne sers à rien, ce n'était pas la peine de m'empêcher de mourir. XXVIII Je sentais en moi la puissance sans limite de celui dont les bras et les jambes sont restés immobiles long¬ temps. Cette puissance que la maladie a couvée, que la fièvre a multipliée, que ces murs blancs ont réfléchie au lieu de la briser. Si elle est malade, je la guérirai. Si elle est en dan¬ ger, je la sauverai. Si elle est pauvre, je la nourrirai. Si elle est riche, je m'élèverai. Et elle sera pauvre, car toute richesse craque. Comme à l'automne la cosse distribue ses graines, comme le soir l'homme se couche et retourne à son rêve, ainsi toute richesse finit. Alors vient notre moment. XXIX J'avais tant couru dans la rue qu'en entrant je l'avais surprise tandis qu'elle allumait la lampe ; elle l'élevait et l'ombre de ses cils pleuvàit jusque sur sa bouche. Elle me donnait son regard et sa bouche. Je la voyais à travers la buée de la soupe qu'elle avait posée entre les deux assiettes sur la nappe blanche. Elle disait : « Tu vois, le riz est beaucoup moins brûlé qu'hier. s> Et sa voix s'étendait en moi avec le sens précieux du son. La chambre était si resserrée, si dénuée d'objets, que rien ne se dressait entre elle et moi. La nuit avec ses ombres, la ville avec son bruit et toutes les longues journées de travail se trouvaient maintenues au dehors. xxx Maintenant, assez de rêver : il faut passer à l'action. Pour que deux personnes puissent se marier, il faut tout de même qu'elles se rencontrent. Elle ne vient toujours pas me voir, et cela ne peut pas continuer ainsi : je me fis donc apporter une plume, de l'encre et du papier et entrepris de lui écrire une lettre qui fût de nature à l'en convaincre. Dans la page d'introduction, j'étais surtout préoc¬ cupé de me défendre d'une mauvaise opinion qui aurait pu naître à cause de la façon un peu cavalière dont j'étais entré en rapport avec elle lorsqu'elle m'avait rencontré sur la route, quoique j'osasse espé¬ rer que ma blessure me serait une excuse suffi santé. Dans la page d'exposition, je lui exprimais ma re¬ connaissance de ce qu'elle avait fait et protestais de mon désir de lui rendre la pareille. Je l'invitais ins¬ tamment à avoir confiance en moi et à sîouvrir devant l'ami que je comptais bien être pour elle, de toutes les choses qui pourraient l'embarrasser. Je fis une allu¬ sion habile à la fragilité des fortunes d'aujourd'hui et à sa pauvreté future. Dans la page de salutations je la priais de me venir visiter au plus tôt, car j'avais des choses urgenles et secrètes à lui dire. J'avais fait deux brouillons avant de tirer la lettre au net et la relus avec soin pour constater que le style en était bon et que nulle faute d'orthographe ne m'avait échappé. l'apprentissage de la ville LA MAIN DE SANG 33 XXXI Cette lettre qui devait tout résoudre ne pouvait manquer de tout résoudre en effet, puisque tout main¬ tenant était fini et perdu. L'imbécillité est une chose dont on ne peut pas gué¬ rir et dont les œuvres ne se raccommodent plus. Même un crime peut trouver son pardon, mais aucun repen¬ tir ne peut nous sauver de notre propre imbécillité. C'est "une chose effroyable et presque injuste qu'on ne puisse pas rattraper une lettre envoyée. Je me féli¬ citais à chaque heure de penser qu'elle n'était pas encore arrivée. Je songeais avec une espèce d'espoir à l'effroyable complication de cette mécanique qui s'appelle la poste. Mais vint le moment où je ne pou¬ vais plus croire que la lettre était encore en chemin, et alors tous les échafaudages de la convalescence s'écroulèrent. Je me fis porter dans mon lit et je me tournai contre la muraille. XXXII Les graminées, pendant la nuit, ont poussé si haut que les arbres s'y noient. Je sens sous moi la terre souf¬ frir comme une chair. Enfin, j'arrive à la ville. Toutes les maisons ouvertes sont des bouches de noyés. Les murs des rues, comme des miroirs, allongent la soli¬ tude. Les glaces des vitrines luisent comme l'eau noire des bassins. - Ma mère, elle est bien morte. J'espérais la trouver là, mais je n'y vois que la statue aux seins rongés, aux yeux moisis, celle qui nous regarde mourir. Cette terre qu'on a jetée sur le cercueil, c'est bien sur moi qu'on l'a jetée. Je la sens à présent tout embrassée à moi, la terre, molle et semblable à une bouche, et moi je vou¬ drais voler plus haut que les oiseaux, car je sens ici 3 34 l'apprentissage de la ville toute la chaleur de ma tendresse, celle que je n'ai pu donner. J'ai fui me terrer seul au fond d'un bois, effrayé par l'approche du grand malheur quand je voyais trembler la lampe dans ses mains. Car, étant petit, je ne savais pas tout l'amour, et la vie ne me touchait que comme la pluie baigne le visage sans connaître la chaleur du sang. Son visage affleure encore à la surface de la mé¬ moire avec son sourire troublé comme l'eau qui vient de recevoir la pierre. Elle s'est enfoncée, enfoncée si profond que ni mes bras, ni ma douleur ne peuvent la rejoindre. Je ne la retrouverai plus, car la terre est trop riche, trop tra¬ vaillée d'orage. Et cette nuit les herbes ont poussé si haut que les arbres ont peur pour leurs fruits. xxxiii Cette nuit, je rêvai que la dame allait venir et, en effet, elle est venue. LES PRISONNIÈRES L'homme qui se méprise avec des cris joyeux. Lautréamont. I Chçz Ariette, je me trouvais comme chez moi, et de plus comme un hôte bienvenu. La chère y était toujours substantielle et fine. Si j'avais repris d'un plat, on me le servait toutes les semaines ; si je ne touchais qu'à peine d'un autre, il disparaissait pour toujours. Si, dans la conversation, j'avais décrit quelque pâté, on me le servait tout fumant le lende¬ main. Parfois une discussion s'élevait sur le cru des vins, mais seulement pour surprendre mes goûts et y pourvoir aussitôt. ii L'après"-midi, on me laissait libre de vaquer à mes distractions. J'allais aux courses pointer sur un cheval, au hasard. Mon cheval arrivait huitième. Je m'animais un peu sur la lenteur de son galop pour prendre exemple sur mes voisins d'estrade. J'aurais aussi voulu gagner une fois, pour connaître si j'y éprouvais autant d'indifférence qu'à perdre. 38 l'apprentissage de la ville J'allais m'asseoir au café, tenant compagnie à ma canne, à mes gants, au pli de mon pantalon. J'allais me reposer dans un fauteuil de théâtre, jetant parfois un regard d'impatience sur la grande bouche illuminée dont il sortait encore, toujours, tou¬ jours des mots. On y voyait des gens faire: des gestes, se tuer, s'embrasser. Ils étaient bien fatigants. J'at¬ tendais l'entr'acte et le verre de bière qui me rafraî¬ chirait. Seul le défilé des modèles chez les grands couturiers me donnait pleine satisfaction. Je m'asseyais au milieu des gros hommes qui entretiennent des petites dames et, là, je prenais des notes. Je marquais à gros traits sur le catalogue les ensembles qui m'avaient plu : Antigone : assez bien, un peu grasse des hanches. Navette : Oui, navette m'irait bien. Beaux bras. Pois de senteur : Très bel ensemble. Epaules royales. Bouche enfantine. Nez poivré. m Quand, après le dîner, Ariette me disait : « Tu me tiendras compagnie », ou bien : « Nous sortirons en¬ semble... Que donnera-t-on ce soir ?... Je voudrais de la musique. » — c'était le signe que je passerais la nuit avec elle. J'avais, chez elle comme chez moi, mon pyjama, mon rasoir, ma brosse à dents. D'autres fois, elle me disait : « Au revoir, mon ami, à demain. » Et je savais que je devais me retirer. Je trouvais alors cent francs de plus dans ma poche, ou deux cents, avec quoi je passerais la soirée sans ennui. Parfois cinq cents ou mille francs quand elle m'avait quitté pour deux jours. Rencontrer ainsi des billets dans mes poches m'avait LES PRISONNIÈRES 39 causé quelque surprise au début et d'impuissantes révoltes, mais j'avais assez vite pris la coutume de n'y pas réfléchir. Ariette me demandait parfois s'il ne me manquait rien chez moi, avec l'évidente intention de me faire des cadeaux. Alors, ma fierté se réveillait et je me récriais : « Je n'ai besoin de rien, merci beaucoup. » Elle employait des ruses pour connaître mes désirs. Et les magasins portaient leurs paquets à mon domi¬ cile. IV La chambre où elle m'avait mis semblait petite, tant les tapis, les boiseries, les cuirs, les étoffes en arrondissaient les angles. La fenêtre donnait sur les marronniers d'une rue privée. Chaque matin, après le bain et la friction, le coiffeur venait me raser, m'administrer sa lotion et me donner le sentimentI de son idée, comme il disait, sur toutes les manigances du parti adverse. v Je flânais dans les rues printanières, jouissant de la caresse de la chemise de soie, chair sur chair, de la chaude richesse des étoffes, du secret des doublures, du jeu du cuir sur le pied soutenu, du gant neuf mais rompu à la main, de l'éclair de la canne. Chaque devan¬ ture me rendait de moi-même une image flatteuse. Je traversais la foule en goûtant de connaître combien nombreux sont ceux qui tirent des charrettes, qui traînent un pantalon usé, qui s'échinent à chercher quelques dizaines de francs faute d'avoir appris com¬ bien il est facile d'en recevoir des milliers. Je m'arrêtais devant les boutiques, d'autres s'arrê- 40 l'apprentissage de la ville taient à côté de moi, car regarder ne coûte rien. Je voyais les yeux briller à la vue des verroteries, les doigts pétrir le porte-monnaie vide. Chez un libraire, un bonhomme entre, dépose une pièce, emporte son journal. Un autre sort, un paquet sous le bras, l'air tragique : voilà six mois au moins qu'il rêvait de se l'aire à soi-même tel cadeau, ce vieux-là. Une pharmacie. Toute la ville s'est tue, les bocaux de couleur grandissent. Un pharmacien barbu lève entre deux doigts une fiole brune, il la lève, il la lève. Je rentre en moi-même et je frissonne de ma petitesse. Où suis-je, où vais-je ? J'en suis au carrefour où toutes les routes se croi¬ sent, comme se croisent les brisures de la vitre au point où la pierre tombe. VI Il m'arrivait d'acheter une bricole Chez un anti¬ quaire, une fleur rare, et je lui portais ça. Ariette s'écriait : « Oh ! comme c'est gentil ! Quelle aimable pensée ! Comme c'est délicat ! » Elle n'y cachait aucun sous-entendu, et pourtant le rouge me montait au visage. Jamais plus je ne lui fis de cadeaux. Elle me présentait dans des maisons amies, belles maisons, gens titrés. Elle me présentait : « Mon fiancé. » «Bien trouvé, pensai-je. Quand on dit «mon cou¬ sin », personne n'y croit. » Un jour, elle me dit : « Mon cher ami, tu viens d'avoir vingt ans. C'est l'âge où l'on entre dans la vie. Il n'est pas bon pour un garçon de ton âge de passer le temps dans l'oisi¬ veté. Nous allons pourvoir à ta situation. » « Encore nous, pensai-je. Qui, nous ? C'est un comme les reines... » J'entendis la conclusion du discours : « ... Et quand tu y seras parvenu, ou en bonne voie, nous nous marierons... » J'arrondis les yeux. « Tu es content, j'espère ? dit-elle. — Euh ! certes..., » fis-je, galant. Elle ajouta : « De la sorte, je pourrai t'épauler et ta fortune sera faite. » Sur ce, elle me tendit sa main à baiser : « Au revoir, mon ami, à demain. » Comment « à demain » ? Etait-ce ainsi qu'on trai¬ tait un fiancé ? Pour une personne tellement attèn- tive à se conformer aux convenances, était-ce ainsi qu'on envoyait son fiancé coucher dehors ? Et moi ? je voulais qu'on me rendît des comptes. « Pourquoi ne puis-je rester, puisque je suis resté hier ? — Oh, mon ami, quelle allusion déplacée. —• Ne pourrais-je pas savoir ce que tu fais ce soir — T'ai-je demandé ce que tu as fait aujourd'hui ? —- Mais moi, je te lé dis, ce que je fais. — Moi aussi, je te le dirai : je m'occupe de affaires. —La nuit ? Et quelles affaires ? —- Ces affaires, mon ami, il faut que tu les admettes, ou bien il faut que tu les ignores. » 42 l'apprentissage de la ville J'admis, j'ignorai, je sortis. Je pensai pour me venger : « Bon, j'aurai aussi mes petites affaires que per¬ sonne ne saura.» viii Le lendemain, nous allâmes au théâtre ensemble. Je la quittai un moment pour passer au guichet prendre les places. Je tenais dans le creux de ma main un billet de mille francs plié en quatre, en seize. Une foule murmurante emplissait l'entrée. Et soudain, j'entendis ce que la foule murmurait. Ehe murmurait : « Vous l'avez vu ? vous l'avez vu ? vous l'avez vu ? —- Oui. — Non. — Qui ? — Là. — Lui. L'homme au billet. L'homme à la perle. Vous l'avez vu ? » Et son billet qu'il cache, vous l'avez vu ? « Comme il est beau ! comme il est beau ! le beau ■billet ! « Le billet ! Le billet ! Le billet ! Vous l'avez vu ? » La sueur commençait à couler sur mes tempes. Je n'osais tourner la tête de crainte de rencontrer les regards des moqueurs. Poussé par les autres, j'arrivai devant le guichet. Je chassai d'une chiquenaude la boulette de mille francs jusque dans le tiroir de la caisse : « Une loge ! » Le caissier se fâcha d'abord, puis, le billet déplié, me regarda en riant. Je saisis les tickets et m'enfuis. Quand je repris le bras d'Ariette, les rumeurs redou¬ blèrent. Elle avançait, la tête droite, le sourire sûr, ainsi que l'es reines accoutumées à fouler les mur¬ mures des peuples comme un tapis. LES PRISONNIÈRES 43 IX Quand j'étais libre, je n'allais plus aux courses. Je rôdais plutôt du côté de la rue de la Contrescarpe. Je n'avais plus à me plaindre des côtes et du pavé comme au temps où je tirais la charrette à bras. Et une fois, au petit matin, avant d'aller me coucher, je poussai jusqu'aux Halles dont je connaissais les dédales, les ruelles de caisses et de choux, le poids des meules de gruyère, les échardes que les cageots de primeurs laissent aux mains qui les débardent. Je vis au milieu des poissardes un jeune rustaud dégingandé à la chevelure débordante qui riait de bon cœur. Je crus voir celui que j'étais l'année der¬ nière, quand je faisais mon apprentissage de la ville après mon temps de fumier, de paille et de labours. Je me souvenais de ma misère de jadis comme d'une maîtresse qu'on n'a pas beaucoup aimée, et qui est morte, et dont on relit les lettres avec le double regret de ne plus l'avoir, et de l'avoir eue sans amour. Mais, du côté de Bagnolet, où j'ai perdu ma mère, je n'osais pas aller. x Vers la fin de la journée, je pensais avec humeur au dîner chez Ariette. Personne, là, ne semblait prendre garde à mon retard. « Justement, nous t'attendions. » Je m'asseyais à table, en face d'elle, renfrogné, sans souffler mot. « Qu'as-tu, mon cher, qui te contrarie ? Le repas est-il froid ou trop cuit ? trop lourd ou mal assai¬ sonné ? Que désires-tu ? Demande-le. On ne cherche ici qu'à te rendre la vie agréable. Peut-on savoir ce qui te manque ? » L APPRENTISSAGE DE LA VILLE les robinets de la salle de bain. J'allai trifouiller dans les fards, les flacons et les crèmes de la petite armoire. Je fôurrai le nez dans les penderies longues comme des wagons-lits, où les robes, les tail- Je grognai : « Non... non, assez. — Un homme du monde ne montre pas son humeur avec autant de simplicité. Il peut manquer à tout, sauf à la galanterie. La galanterie consiste précisément à sourire à une femme au jour et à l'heure où l'on voudrait lui dire « assez». C'est une façon beaucoup plus efficace d'en venir à bout. » Pour mettre fin à ce discours, et dans l'espoir de lui faire perdre patience, je tripotai bruyamment mon couvert, je renversai du vin sur le rond de dentelle, je cassai une salière. Au moment où je pris congé, elle m'exhorta : « Allons, un petit effort. Demain, tâche de te dominer, et casse une salière de moins. » Parfois, à table, en relevant les yeux de mon assiette, je surprenais son regard posé sur moi, et une lueur, une buée dans son regard, une demande : « Qui es-tu, toi ? Je ne te connais pas. » Mais aussitôt le sourire placide recouvrait ses lèvres et tout son visage, et c'était moi qui me disais : « Je ne te connais pas. » Je ne sortais jamais sans claquer les portes ; je m'accrochais les pieds dans les tapis, je bousculais les meubles ; on ramassait toujours des débris sur mon LES PRISONNIÈRES - 45 leurs, les manteaux et les fourrures se succédaient selon un ordre établi sur un tableau numéroté. XIII Ce qu'il y a de plus piquant, c'est qu'elle croit que je suis le plus désordonné des hommes. On voit bien qu'elle n'est jamais venue chez moi, où, quand la bonne a fait le ménage (dit-on), je jette un regard soupçon¬ neux sous le lit, enlève un fil sur le tapis persan, me hâte de rétablir le rideau dans ses plis. xiv J'aurais aimé passer des après-midi dans la lin¬ gerie, à bavarder avec la bonne, au milieu d'une odeur de camphre et de lavande. Oh, cette bonne aux yeux de Chinoise, qui ne se distinguait d'une personne distinguée que par sa coiffe et son tablier blanc, qui me regardait de haut et de biais et qui me servait avec condescendance, comme j'aurais voulu lui pincer la cuisse pour voir ce qu'elle en aurait dit. Un jour, je vis un cordon dépasser de sa jupe et je m'en approchai. Elle m'asséna une tape sur le poi¬ gnet. —- Bas les mains. — C'est donc ainsi que l'on comprend l'amabilité, m'écriai-je. —• Je la comprends trop bien, votre amabilité, mon¬ sieur. » Elle fit un petit « oui » de la tête et s'en fut. Le lendemain, à table, Ariette raconta quelques anecdotes sur les amours ancillaires de tel invité de ses parents. Elle insista sur la moralité : « Il est presque aussi malséant pour un hôte de 46 l'apprentissage de la ville courir derrière les bonnes que d'apporter des punaises dans ses bagages. » Une fois, je m'aventurai jusqu'aux abords de la cuisine où opérait une cuisinière malgache. Par la porte entre-bâil'lée, j'entrevis cette croupe malgache se dan¬ dinant au milieu des fritures. Une voix derrière moi m'avertit : « Tû te trompes de porte, sans doute. —• Non, affirmai-je, volubile, depuis mes études sur l'alimentation, je m'intéresse beaucoup aux cuisines. —• Bien, je te ferai visiter celle-ci quand les domes¬ tiques n'y seront plus. — Mais, insistai-je, ce qui m'intéresse justement, c'est la préparation des aliments. » Alors, la bonne qui rentrait passa devant moi dans la cuisine et referma la porte sur mon nez. xv Je farfouillai jusque dans le bureau d'Ariette. Ce bureau-là fermait avec un bouton à chiffres, comme les coffres-forts des banques. Ouvert, il montrait "ses casiers intérieurs. Ariette notait quelques mots sur un calepin, et puis les diamants de ses bagues étincelaient tandis qu'elle tapait ses lettres à la machine avec une rapidité de moteur. Quand elle avait fini, la machine glissait sui¬ des rails et-allait s'enfoncer dans un petit tunnel. Elle se retournait vers moi : « Tu désires ? Je suis occupée. Va m'attendre dans la bibliothèque, je te prie. » En son absence, j'essayai de tourner la fermeture chiffrée. Je pensais que, sans aucun doute, elle devait cacher là les photographies de ses amants. C'eût été la moindre des satisfactions, pour un fiancé, que de pouvoir s'extasier sur un portrait d'homme mousta- LES PRISONNIÈRES ' ' I 47 chu : « Comme il est vulgaire. Quel air stupide. Il n'a même plus beaucoup de cheveux. » Elle me dit en rentrant : « Tu as donc touché à mon bureau ? — Oui, répliquai-je, ça m'intéressait, cette machine. —- Enfant, soupira-t-elle. » XVI La bonne qui faisait ma chambre n'avait pas des yeux chinois et ne me regardait pas avec malveillance. Elle me demandait de lui parler de mon pays. J'avais beau me dire Français, elle voyait bien à mon air que je n'étais pas d'ici. Alors, je lui parlai des montagnes, des villages, des arbres et des filles de mon pays, et des nuages de mon pays qui n'existe nulle part. Et une fois, je la renversai sur le lit comme on ramasse une brouette. Avant de me quitter, elle essaya de me faire avouer ma duplicité : « Dis-le, je le sais, nous le savons tous : tu es un réfugié politique. » Mais ce fut elle qui m'avoua qu'elle était chargée, par la patronne, Mme Moraine, de surveiller le sus¬ pect. Mme Moraine possédait à fond la maison et ses secrets. Elle se tenait tout le jour assise sur une chaise, dans sa loge vitrée, grasse et droite, ses mains blanches posées sur les genoux, son visage d'abbesse encadré d'une mantille noire. Sans tourner la tête, elle obser¬ vait les allées et venues et calculait le reste : « Tiens, monsieur Chose vient de monter avec une autre. » Et quand, le temps venu, son ouïe percevait un roucou- 48 l'apprentissage de la ville lement d'eau dans les tuyaux, elle notait : « C'est fait », battait des cils et reprenait son tricot. xvii J'aurais voulu qu'Ariette me criât : « Goujat, va-t'en. » Je lui aurais sauté au cou, je lui aurais dit : « Je t'aime, adieu. » J'aurais voulu qu'au moins elle me donnât une rai¬ son plausible d'exprimer ma colère, qu'elle me fît un reproche injuste, une allusion vexante, un cadeau inac¬ ceptable. Il n'y avait rien à dire, elle était parfaite. xviii Perdue, la prisonnière, celle que j'avais tachée de mon sang, celle que j'aimais. Celle que je devais sauver, celle qui devait être fragile et meurtrie. Mais nous restions face à face, elle parfaite, moi grimaçant et tordu et en posture coupable. Parfaite comme la glace qui ignore notre chaleur et réfléchit nos moindres fautes, qui nous les rend sans défaillance. Elle qui jamais n'avait ri comme l'enfant, jamais n'avait pleuré comme la femme qu'on aime. Elle qui était parfaite comme les statues et comme les glaces. Elle était déchue de son image, tombée comme une pierre au fond de moi. Son fantôme s'était vidé, je ne l'accrochais plus à rien, i'1 troublait seulement ma vue parfois, sans l'emplir. Je ne pouvais m'empêcher d'être injuste envers LES PRISONNIÈRES 49 elle, ni de m'en justifier obscurément, car elle m'avait volé ce qu'elle devait être. Mais rien ne naît de la glace qu'on casse, et nos blasphèmes ne font pas tomber le ciel inaccessible. XIX Alors, je me vengeai au dehors en faisant deux choses : d'abord en la trompant, puis en achetant une bicyclette. xx Je me mis en chasse aussitôt. Je fis mes battues dans les petits cinémas, à Luna-Park, dans les grands magasins. Il suffit d'interroger une vendeuse sur la qualité d'un objet pour s'assurer de la qualité de 1a. vendeuse. Après une dépense plus ou moins considérable de comparaisons entre le bleu du foulard à vendre et celui de leurs yeux, après les avoir chatouillées de rire, puis étonnées d'un grand lieu commun, puis ramenées brusquement au sujet précis de l'entretien, je finissais par obtenir un rendez-vous à la sortie pour le même prix. XXI Presque chaque soir, je ramenais quelque victime dont la timidité m'emplissait d'aise. Alors, avec des lumières basses, des musiques perfides, des mixtures d'alcools, des parfums insinuants, avec des mots sur¬ tout, avec mes mains qui emplissaient tout l'espace, je les faisais glisser dans mes filets. Puis, quand, sur ces pudeurs de couturières, ces réticences de vendeuses, j'avais conquis ma gloire et 4 50 l'apprentissage de la ville mené mon saccage, quand elles étaient redescendues à la nuit de la rue, je restais face à face avec le miroir qui m'accablait de son reproche égal. Le passé m'était remords, l'avenir menace, le pré¬ sent dégoût. xxii Je devins un homme pressé et toujours pris. Il était temps, disais-je, de publier mes écrits dans des revues et d'acquérir une renommée littéraire. Je tenais un carnet et je notais mes rendez-vous. Comme je suppo¬ sais bien que je ne serais pas seul à le consulter, j'avais soin d'y noter des noms comme : Paul Louloux — cinq heures dix, lundi. Jules Minette — mardi, dix heures. M. Jeannet — jeudi, onze heures Je m'embrouillais parfois dans ce langage chiffré ; j'en étais néanmoins très fier ; je ne le trouvais pas moins ingénieux en effet que le bouton du bureau des amants. xxiii Je liai amitié avec Ninon, la fille de mon voisin de chambre. Elle avait douze ans. J'avais rencontré dans l'antichambre ses grands yeux pleins d'attente. « Que fais-tu là, petite ? J'attends. — Quoi ?» Elle me montra la porte de mon voisin : « Qu'ils aient fini. » Ninon avait perdu sa mère. Son père, tous les après- midi, recevait la visite d'une dame. Quand la dame venait, on disait à Ninon : « Va voir au fond du cor- \ LES PRISONNIÈRES 51 ridor si j'y suis », ou bien : « Va te promener, ça te fera du bien. » Je lui dis : « Viens, je vais te raconter une histoire. » Je l'assis dans un grand fauteuil en face de moi : « Tu veux, une histoire gaie, triste ou terrible ? —• Terrible. — Bon. » Je commençai. Ses cils battirent. Elle sortit tout apeurée. Le lendemain, comme je rentrais de chez Ariette, elle m'accueillit : « Je t'attendais. » Elle me prit par le pouce et me tira vers la porte de ma chambre : « Vite, raconte-moi l'histoire. —- Terrible ? — Oui. » Je commençai une autre histoire. « Non, non, ce n'est pas comme ça, je veux l'his¬ toire d'hier. — Impossible, je ne m'en souviens plus. » Elle dut se résigner à en écouter une autre. En revanche, l'histoire était plus terrible encore. XXIV Tous les après-midi, on entendait monter de ma chambre des beuglements, des aboiements, des rugis¬ sements, des glapissements, des cocoricos, des « tu y es », des «tu ne m'auras pas», des «pan, attrape», des trépignements, des bousculades de meubles, des écroulements de verres fracassés. Et, le soir, on voyait sortir un monsieur vêtu de sombre, très grand, très digne, avec ses gants, avec sa canne. 52 l'apprentissage de la ville xxv J'allai attendre Ariette au Café des Aiglons. J'avais remarqué que ceux qui allaient attendre leurs femmes au café des Aiglons entrent là comme des Assourba- nipal revenant de la guerre, le veston semblable au vêtement de muscles qui couvre la poitrine d'un chef victorieux ; que, frappant du poing le marbre de la table, ils tiennent le garçon sous la terreur et lui don¬ nent un pourboire comme un coup de pied, qu'ils parlent fort tout le temps, tandis que leurs femmes les écoutent, qu'enfin ils les tirent par le bras, envi¬ ronnés d'un moulinet de canne. Je m'appliquai donc à faire une entrée pyramidale. L'œil vainqueur, le visage ombrageux, les pectoraux et les jambes élargies, j'accrochai au passage des chaises, des pieds ; je fis voler le bout de ma canne dans un œil, dans une glace ; je m'assis les genoux écartés, je frappai la table de ma canne, clamant : « Holà, garçon. » Et le garçon de se retourner : « Bon, ça va, on vient. » Et le chœur des spectateurs de com¬ menter en sourdine : « Tête de nœud. Grand blaireau. Tête de manche. » J'explorais depuis quelque temps, de mon regard fougueux, l'horizon illimité des miroirs, quand un faible bruit me fit tressaillir. Ariette était entrée et venait de s'asseoir à ma table. « Allons, dit-elle, je t'en prie, une attitude moins voyante. » Je me repliai avec précaution. —■ As-tu porté mon paquet à la poste de Courbe- voie, comme je t'en ai prié. — Oui, oui, fis-je empressé. Si bien qu'elle s'écria : — Je le pensais : tu ne l'as pas porté. Qu'en as-tu fait ? LES PRISONNIÈRES 53 — J'ai cru, j'ai pensé... - Qu'en as-tu fait ? — J'ai craint d'arriver en retard à ton rendez- vous si j'allais jusque-là ; alors, je l'ai mis à la poste de la gare Saint-Lazare, pensant que quelqu'un qui habiterait Courbevoie pourrait aussi bien porter son paquet à la poste de la gare Saint-Lazare. J'ai, d'ail¬ leurs, imaginé un nom d'expéditeur. Elle coupa : « Paye et sortons. » Elle marcha vers l'issue, je la suivis tête basse et cul serré. Dans la rue, elle me dit : « Tu as agi avec une inconséquence inqualifiable. C'est tout ce que j'ai à te dire ce soir. » Elle monta en voiture et disparut. Je méditai quelque peu sur ma faute aux consé¬ quences imprévisibles. Il y avait, par ailleurs, dans l'air, une odeur de tilleul. Et chez moi m'attendait une petite jeune fille trouvée au bazar d'Uniprix. En entrant, je la trouvai, assise dans un coin du grand fauteuil, la tête dans les épaules et contem¬ plant les idoles javanaises, l'ampleur de la biblio¬ thèque et le divan bas. « Excusez mon retard, chère amie. Je viens d'avoir une conférence avec mon avocat. » Je quittai mes gants, puis mon veston, pour enfiler ma veste de soie couleur feuille morte. Je marchai de long en large, la bouche pleine de l'importance de mes discours : « Une conférence plutôt orageuse. Ah, le pauvre homme. Il a passé un mauvais quart d'heure, caj- je ne suis pas beau à voir, moi, quand je suis en colère... Un peu de porto ?... Oui, prenez-en, voyez, j'en prends aussi. A votre santé. » Le verre à demi vidé dans la main droite, je m'ap- 54 l'apprentissage de la ville prochai d'elle et, brusquement, je l'enveloppai dans le repli de mon bras gauche et l'embrassai de côté. « Encore un petit four ? » Après l'amour, je me retirai dans un coin du lit, taciturne. Elle me toucha la poitrine comme on frappe à la porte. « Pourquoi êtes-vous comme ça avec moi ? Pourquoi êtes-vous un homme si terrible ? » Mon cœur fondit, je la pris dans mes bras avec abandon. « Terrible, moi ? Mais non, mon pauvre amour. Tu ne vois pas que je ne suis qu'un blagueur. Mon avo¬ cat, ma banque, mes affaires, ma fortune : c'est de la blague. Je ne suis qu'un fumiste, un pauvre diable, un rien du tout. » Elle me regarda en face, les yeux égarés, détourna la tête, la tourna deux fois, ouvrit les bras pour se dégager, jeta hors du lit une jambe, l'autre, tira un bras, l'autre ; elle soufflait avec des mouvements de tête indignée : « Ah ! un fumiste ! Ah ! un blagueur ! Ah! un rien du tout ! » Elle coula sa robe, écrasa un chapeau cloche sur sa tête, saisit son sac et se préci¬ pita dehors. « Allez, Marie, avait dû dire Mme Moraine. Tâchez de savoir pourquoi la petite jeune fille est sortie de chez le grand en claquant la porte. » xxvi Ninon me dit : « La dame qui est venue te voir hier, elle est gen¬ tille ? — Oui, sûrement. — Tu l'aimes ? — Oh, pourquoi ? — Qu'est-ce que tu fais avec elle, si longtemps ? LES PRISONNIÈRES 55 — Eh bien, nous travaillons. C'est une dactylo¬ graphe. Je dicte et elle tape à la machine. — Dis donc, tu lui en dictes de drôles de choses et sa machine elle en fait un drôle de bruit. » Je rougis, je donnai force explications, je fis des gestes. Elle m'interrompit : « Et tu l'as vu, son derrière ? ■—- Oh, Ninon ! » Je devins de plus en plus rouge, de plus en plus agité, de plus en plus sérieux. Elle insista : « Allez, dis-le, que tu lui as retiré sa chemise. Tu peux me l'avouer, à moi, je comprends tout. » Et elle ajouta, capable : « J'en ai vu, des derrières, dans ma vie. » Elle se faisait grave, une ombre de tristesse passa sur ses beaux cils : « Et tu l'aimes mieux que moi, la dame ? » Je protestai avec élan, avec sincérité, que je n'ai¬ mais personne au monde mieux que Ninon, personne, vraiment. Elle eut une moue comme un commencement de baiser, comme un chagrin qu'on ravale. XXVII Nous sortions ensemble. « Combien il te reste de sous ? » me demandait Ninon. Je fouillais toutes mes poches, elle m'aidait, nous comptions : « Douze francs cinquante. » Elle remarquait : « Tu sors toujours avec moi quand tu n'as plus beaucoup d'argent. Quand tu as les grands billets, tu sors avec les autres. » Mais 56 l'apprentissage de la ville c'était vraiment vacance de n'avoir plus beaucoup d'argent et de sortir avec elle. Je la menais à la foire. Nous sucions des sucres d'orge ensemble, et nous nous lancions, les cheveux en bataille, dans les balançoires. Dans les bousculades _ a et dans les queues, on nous faisait passer devant : « Allez, le grand frère ! » Au cirque, elle me disait : « Voyons, ne ris pas si fort, tout le monde nous regarde. » Un dimanche, je l'emmenai à Saint-Cloud, par le bateau-mouche, et nous jouâmes à cache-cache dans l'herbe, derrière les arbres. * Une fois, la main dans la main, nous nous prome¬ nâmes du côté de la Porte des Lilas et de BagnoLet. « Qu'est-ce qu'elle a, cette grande maison si laide ? s'inquiétait Ninon ? — Rien. — Pourquoi tu es si triste, dis, à quoi tu penses ? — A rien.- » xxviii Une fois, elle me dit : « Papa, il travaille ; tout le monde travaille ; mais toi, on ne te voit jamais travailler. Comment tu gagnes ton argent, toi ? — Je... Je... » Je rougis. Elle leva le doigt : « Ah oui, tu tapes à la machine. » LES PRISONNIÈRES 57 XXIX « A quatre heures, j'ai passé voir M. Briquette, ave¬ nue de l'Aima. — Tu dois te tromper, mon cher; on t'a vu à quatre heures cinq aux Galeries Lafayette. » Je me révoltai : « Si on ne peut même plus... — Mais pourquoi ne pourrait-on pas aller à quatre heures aux Galeries Lafayette ? Je n'y vois rien de répréhensible. » Une autre fois, en me frottant les mains, je racon¬ tais, avec force détails, ma visite. au directeur de la Revue des Maîtres. Ariette m'interrompit : « On ne te demande pas ce que tu as fait. On ne te demande pas non plus de mentir. » Elle, en vérité, ne mentait jamais. Jamais je n'ai connu de femme plus secrète ; jamais je n'ai su ce qu'elle pensait ou savait de quoi que ce fût, et, pour¬ tant, je n'ai jamais surpris un mensonge dans sa bouche. J'avais beau lui poser des questions embarras¬ santes, revenir sur les mêmes sujets par des voies détournées, dans l'espoir de découvrir des contradic¬ tions ; autant vaudrait chercher à griffer un miroir avec l'ongle. Un jour que je m'embrouillais beaucoup, elle me dit : « La première des qualités, pour bien mentir, est d'avoir bonne mémoire et l'esprit d'à-propos ; comme ce n'est pas ton fait, je te conseille d'y re¬ noncer. » XXX Mon goût des antiquailles m'avait repris. Presque chaque jour, je rapportais une faïence de Damas ou un pot carolingien, un bronze, un ivoire, une étoffe 58 l'apprentissage de la ville persane, une monnaie gauloise et, surtout, des livres. J'avais toujours rêvé d'une bibliothèque ; même dans mon wagon, je m'en étais fait une, qui contenait trois ouvrages : Les Morceaux choisis du R. P. Simo- net, Atala et La Maison rustique des dames, par Mme Millet-Robinet. Maintenant, j'étais à la recherche des incunables. J'avais, en outre, une belle série d'éditions originales et, particulièrement, des Prédicateurs du dix-septième siècle et des Libertins. Toute cette accumulation d'objets m'était un point d'appui dans mes heures de désarroi et comme un livre d'images pendant mes nuits d'insomnie. J'en ressentais une nostalgique et paresseuse envie pour ceux qui polissent un ouvrage bien mené dans les ateliers ou sous les lampes. Il faudrait faire quelque chose. Il faut faire, tou¬ jours, — combler le vide : mettre des gestes, des mots, des actes entre nous et ce vide, pour empêcher qu'il ne retombe et nous écrase. Bâtir n'importe quoi, sans cela nous ne sommes que des liquides, nous ne sommes qu'une soupe qui bouge et pense entre deux chutes. Il est bon de mettre quelque chose debout : cela nous entraîne à dormir. xxxi Parfois, je regardais Ninon avec tendresse et avec honte. Si j'étais celui que je voudrais être, je demande¬ rais à ce père indifférent de me la confier. Je travail¬ lerais pour l'élever, je la placerais dans un beau col¬ lège et, quand elle aurait dix-huit ans, j'irais la cher¬ cher et l'emporterais. LES PRISONNIÈRES 59 XXXII Ariette continuait de m'enseigner avec adresse, dé¬ nié corriger avec grâce : « Tes parents étaient des gens de bien, on t'a élevé | selon des principes honnêtes, tu possèdes un discerne- ; ment suffisant du bien et du mal ; de plus, tu es poète et te piques, par conséquent, de posséder une i délicatesse particulière. Tu devrais donc sentir que ; ces petites jeunes filles dont tu goûtes la fraîcheur un ; moment, et puis que tu rejettes comme l'écorce d'un fruit pressé, sont des êtres humains, pensants et souf¬ frants. Quel mérite acquiers-tu à leur égard et à tes propres yeux en abusant de leur simplicité et de leur j abandon ? » Moi, je l'écoutais. Elle avait donc découvert mon jeu ; mais ce n'était pas oe qui me surprenait le plus : ; elle montrait une humanité que je n'eusse pas soup- j çonnée en elle, et digne de me faire grande honte. Plus tard, en y pensant, je compris bien que ce discours exprimait, en évitant le ridicule avec une i grande habileté, sa jalousie. Elle sait, et c'est tout ce qu'elle dit ? Son reproche me sembla un acquiescement, presque une autorisa¬ tion. Je continuai. I XXXÏII De ce consentement d'Ariette, j'étais bien aise, mais. | je trouvais fout de même grossier qu'elle y fît des t allusions si fréquentes. Un jour, je pensai bien lui river son clou. Je m'écriai avec un soupir, en la regardant de côté : « C'est beau, la jeunesse. » Or, je sais qu'elle a quarante ans, quoiqu'il soit impossible de le voir, tant ses- formes dures et lisses, '50 l'apprentissage de la ville sa minceur et son éclat semblaient indifférents à l'écoulement de la vie, comme vitre plus claire après la pluie. Mon injure glissa sur son visage sans que le sou¬ rire en faiblît. La honte retomba sur moi. xxxiv Il est une heure où nous sentons la mort derrière l'objet que nous tenons, où le vêtement neuf se découd, où le cuir sèche, où le vernis s'écaille, où nous nous affaissons par les craquelures des objets qui sont placés sous notre empire. Que trouvons-nous au fond de nous, qu'y a-t-il de plus réel que la peur, de plus solide que la certitude de notre déchéance. Quand avons-nous commencé de vieillir ? Seules les plante:s grandissent jusqu'à la mort. Moi, depuis le jour de ma naissance, je n'ai fait que dépérir. - xxxv Mais ce n'était pas tout : j'avais aussi acheté une bicyclette. Un jour, Ariette m'avait dit : « Nous passerons une partie de l'été dans notre maison de campagne. Là, tu pourras faire un peu de sport : du tennis, de l'automobile. — L'automobile, du sport ? Allons donc : ça fait du bruit. Ça sent mauvais. C'est vulgaire. D'ailleurs, je n'aime que la bicyclette. — Tu ne te vois pas monté sur une bicyclette, tout de même. — Moi ? Pourquoi ? Certainement. Je racontai comment, avec mon ami Plessis, nous LES PRISONNIÈRES 61 avions fait un jour plus de deux cents kilomètres en montagne, oui. Je soutins que la bicyclette était la seule invention nouvelle qu'on pût admettre : une amplification ingé¬ nieuse de l'effort, de l'adresse, la seule machine qui ne fût pas contraire à la poésie et à la dignité. xxxvi Je remarquai dans une vitrine la plus belle bicy¬ clette du monde. J'en demandai le prix et m'en fis expliquer le mécanisme par le menu. Pendant dix jours, je me privai de théâtre, de femmes, de bière, même de livres afin d'accumuler une somme. Tous les jours, je retournai voir la ma¬ chine. Je la fis démonter afin d'en connaître toutes les pièces. Enfin, j'achetai la merveille, la bicyclette d'argent comme un rayon de lune. Monté sur la selle, j'atteignis au sommet de la joie et de la gloire. Le ruissellement de la roue libre avait quelque chose de savoureux. Pris entre une arroseuse et un triporteur, je m'éle¬ vai dans les airs en agitant les bras comme Don Qui¬ chotte et les moulins, puis retombai à plat ; la ma¬ chine, chassée de côté, nettoya la chaussée pendant quelque dix mètres. « Vous vous êtes fait mal ? demanda quelqu'un. ■—• Non, au contraire, » dis-je dans un sourire tordu. La bicyclette n'avait pas une écorchure. Je rentrai sans encombres. Je portai ma machine jusque dans ma chambre. Je-passai la soirée à la faire tourner à vide, les roues en l'air. J'aurais voulu dormir avec elle. 62 l'apprentissage de la ville xxxvii Le lendemain, je fis un tour de parade dans la ville avec ma nouvelle machine. Le tramway qui m'avait renversé me traîna quel¬ ques pas. Les gens se précipitèrent pour me relever : « Vous avez mal ? » J>e gémis : « Oui, j'ai mal. Oui, j'ai mal : j'ai mal à mon cadre. » En effet, de la plus belle bicyclette du monde, il ne restait qu'un amas de débris. Je partis en boitillant, une roue sous chaque bras et la chaîne pendant sur mon pantalon déchiré, rapporter tout ce qu'il me res¬ tait chez le marchand. Celui-ci me la remit à neuf pour une belle somme. Si bien qu'enfin je pus un jour entraîner Ariette sur le balcon et lui dire : « Veux-tu voir ma nouvelle voiture ? » Et elle se tenait là, sur le bord du trottoir, celle que j'aimais, ma bicyclette. Ariette haussa les épaules : « Quel enfant ! » xxxviii Avec des efforts désespérés pour me faire prendre au sérieux, je ne parlais à table que de records de vitesse, d'endurance, d'entraînement. Je me vantais de mes prouesses futures. Elle se contenta d'objecter une fois : « Je t'assure que cela ne te va pas. » Je rêvais de départ. LES PRISONNIÈRES 63 XXXIX « Maintenant assez badiné, me dit Ariette. Je t'ai donné trois mois pour te reposer, pour te remettre. Passons aux choses sérieuses. » Il va falloir, en premier lieu, renoncer à la bicy¬ clette, aux amourettes et à la littérature. Note que j'apprécie beaucoup la littérature et que je reconnais aussi tes qualités : tu as beaucoup de fraîcheur et de sensibilité. Mais je ne te crois pas de force à t'y tailler, une grande place. » Peut-être est-ce là ton goût, mais, vois-tu, il serait aussi vain pour un homme de diriger son activité du côté de son goût que pour un menuisier de clouer des tabourets pour le seul goût de clouer et non pour sa¬ tisfaire aux commandes d'un client. » Il nous faut, en premier lieu, tenir compte des commandes de la vie et puis disposer notre œuvre et enfin nos goûts de façon qui soit profitable à nous- mêmes et aux autres. Il ne faut nous mettre au travail que sur certaines possibilités de réussite, si nous ne voulons pas rester avec plus de tabourets qu'il ne nous en faut pour nous asseoir. Qui sait discerner le courant naturel des événements et se jette dans ce sens, arrive et domine, les autres se noient. » Toi, tu n'as pas de talents ni de dispositions par¬ ticulières. Tu n'es pas très instruit. Tu es fort pa¬ resseux. Tu n'as aucun diplôme. Il n'y a donc qu'une carrière qui s'ouvre à toi et dans laquelle tu pourras parvenir à une place d'importance : la politique. » Tu seras député. Nous agirons avec efficacité dès que tu en auras l'âge.; il faut te préparer dès à pré¬ sent, te faire une éducation politique et surtout te faire des amis. » Si tu veux réussir, tu le peux. Tu as une voix bien timbrée et beaucoup de bagout. Tu connais le peuple 64 l'apprentissage de la ville et sais lui parler, dit-on. Nos amis Morloup et Bois- l'Epée ont remarqué tes capacités. Tu as une belle taille et un aspect sympathique, un beau nom. Tu plais aux femmes. Tu as l'air plus âgé et plus sérieux que tu n'es, ce qui t'évitera les longues attentes dans les secrétariats. De plus, tu n'as aucune opinion poli¬ tique, n'est-ce pas ? — Non, excepté que j'ai toujours eu le plus grand dégoût de la politique. —• Mais c'est aussi de la littérature, mon petit. Ici encore, on ne peut travailler sur des préférences et sur des fantaisies, mais il s'agit de jouer sur le clavier des possibilités : tu seras radical-socialiste. — Ah ? » xl « As-tu lu ce matin les discussions sur le désarme¬ ment à Genève ? —• Non. —- Comment ? Ce qu'ont dit les Allemands à propos du conflit sino-japonais est de première importance pour ce qui concerne nos rapports commerciaux avec la Russie. Tu ne lis donc jamais les journaux ? —- Jamais. — Tu liras quatre journaux au moins chaque ma¬ tin avant de te lever et nous en parlerons au déjeu¬ ner. » Elle m'en donnait des piles à emporter tous les soirs, ayant eu soin de marquer au crayon rouge « les pas¬ sages qui nous intéressent ». Mais je n'y trouvai rien d'intéressant et, de plus, les annotations au crayon rouge m'ont toujours inspiré une répugnance de cancre. LES PRISONNIÈRES 65 XLI « Il faut qu'à la fin de cet été tu aies acquis les rudiments, je ne demande que les rudiments : les groupements industriels, les syndicats ouvriers, la main-d'œuvre étrangère, le problème des devises, l'in¬ demnité de chômage, les ponts et chaussées, les douanes, le régime colonial, le problème des pétroles et des cotons, la Société des Nations, le réarmement, là question de la Sarre... enfin ce qui fait les frais de la conversation de tous les jours. » Je dressai l'oreille, inquiet. Il me semblait qu'on essayait de nouveau de me rendre plus instruit que je ne voulais l'être. Ce n'était pas la peine alors d'être grand et d'avoir l'air plus sérieux que je n'étais. XLII Je me dépêchai de quitter la librairie, car j'étais attendu par une métisse à qui j'avais^ donné rendez- vous. Ce fut alors que j'aperçus une petite jeune fille assise sur le banc devant lequel je m'impatientais. Je me dis : « Tiens, elle a beaucoup marché, son bas est troué. » Et comme je repassais : « Voyons, qu'est-ce qu'elle mange ? » Je passai de nouveau : « Tiens, sa robe a des plis, elle ne s'est pas désha¬ billée cette nuit. » Un taxi passa. Je regardai ailleurs. « A quoi bon aller chercher si loin ce que l'on a sous la main ? » Je posai mes livres à côté d'elle sur le banc. Je com¬ mençai à feuilleter : « Tenez, m'écriai-je avec un tel élan qu'elle ne put 66 l'apprentissage de la ville s'empêcher de me jeter un coup d'œil de moineau par-dessus son épaule, voici justement une chose qui va vous intéresser. Vous voyez cet Ovide imprimé à La Haye chez Neaulme en 1728. Eh bien ! regardez. Philémon et Baucis : ils mangent, comme vous ; et voyez ces deux-ci : ce n'est rien de moins que Jupiter et Mercure. » Elle ne répondit pas et détourna les yeux. « Et maintenant, je saute la page suivante, car tout le monde est tout nu, et aussi Esealaphe converti en hibou, car il est trop laid. Ici il pleut, c'est le Déluge ; vous croyez qu'il va pleuvoir ? » Et avec une voix soumise, qui venait d'entre le besoin de pleurer et celui de dormir, elle répondit : « Je ne crois pas. — Vous vous trompez. Il pourrait bien pleuvoir. Il va pleuvoir et vous aurez froid. Et, d'abord, il n'est pas bon de coucher dehors quand il pleut. —- Oh, monsieur, si je dors dehors, c'est qu'il m'est arrivé beaucoup de choses. Je ne suis pas ce que vous 1 croyez, je suis une vraie jeune fille. — Bien entendu, je ne m'adresse jamais à de 1 fausses jeunes filles. Je ne fréquente que des gens j de bien. Et, d'abord, j'ai faim. Venez. Pour prévenir j les refroidissements, la meilleure chose c'est de se I bien nourrir. Suivez-moi. » Je la précédai, cërtain d'être obéi. A la porte du café, elle montra un peu de résis¬ tance. « Allons. » Je l'encourageai à entrer. « Café au lait ? Allons donc. J'ai vraiment faim. ; Aussi je prends une soupe à l'oignon, et vous ? » Quand elle fut rassasiée, les pensées mélancoliques f la reprirent. Alors, je lui posai la main sur l'épaule | et lui dis, paternel : LES PRISONNIÈRES 67 « Allons, allons, du courage. Vous voyez bien que tout s'arrange. Où comptez-vous dormir ce soir ? — Je ne sais. Mais ne vous inquiétez pas. Il y a des œuvres qui protègent la jeune fille. Je m'adresserai aux bonnes œuvres. — Attendez-moi un moment, je vais arranger ça. » « Allô ? C'est vous, madame Moraine ? Bon. Je ne rentrerai pas cette nuit, mais une jeune fille viendra tout à l'heure et occupera la chambre à ma place. Veuillez changer les draps. Donnez-lui des serviettes propres et préparez un bain. Ce soir, vous lui ferez servir un repas. Dans le placard de la salle de bain, vous trouverez un peignoir, des chemises de nuit de femme, des mules, des objets de toilette : c'est pour elle. Vous veillerez à ce qu'elle ne manque de rien. » Je revins lui faire part de ma satisfaction. « Ma chère Prisca, tout s'arrange. Vous n'avez plus à vous inquiéter de rien. — Monsieur, vous êtes si bon, mais je ne peux accepter, je ne vous connais pas. — Moi non plus, mais, si nous nous connaissions, rien ne serait changé. » Devant la maison, elle protesta encore. Je la pous¬ sai. Elle fit quelques pas comme si elle allait tomber, buta contre une porte tournante qui l'entraîna. Je m'en allai, en sifflotant, chercher une chambre à l'hôtel. Le lendemain, je téléphonai : « Eh bien, Prisca, avez-vous passé une bonne nuit ? — Ah, c'est vous, monsieur ? Oui, très bonne. Trop bonne. Mais je ne puis continuer d'accepter... car, enfin, monsieur, je ne vous connais pas. — Encore ? —• Oh, monsieur, je vous en prie, ne vous moquez pas de moi. Je passe un moment terrible. Je suis sans 68 l'apprentissage de la ville famille maintenant, sans travail, sans argent, car je me suis sauvée de chez moi. — Oui, je sais tout cela ou, du moins, je m'en doute. Quel travail saufiez-vous faire ? — Je ferais n'importe quoi. — Bon, vous aurez du travail tout à l'heure. » ★ Ce fut alors que je pensai au sénateur Morloup, ancien ministre, à qui Ariette m'avait toujours dit d'aller parler de choses sérieuses. Il trouva du travail le jour même « pour ma petite amie », coriime il disait avec un sourire de connivence. XLIII Je frappai à la porte. J'entendis une chaise poussée et un galop rapide. La porte s'ouvrit brusquement. ^Prisca apparut, les cheveux tirés, son visage d'enfant frotté comme une terrine ; elle avait respecté les crèmes et les poudres du placard. Ses yeux s'agitaient, elle pinçait sa robe. Elle tenait encore le chiffon qui lui avait servi à frotter mes reliures. « Bonjour, Prisca, vous êtes contente ? —- Oh non, mettez-vous à ma place. Je ne devrais pas être ici. Je suis une vraie jeune fille, moi, je ne demande qu'à travailler. —- Oui, en effet. J'ai pensé à ça. Vous aurez une chambre dans la maison, et voici une lettre pour Mlle Michaux, impasse Venettis, qui, dès demain matin, saura vous employer. » LES PRISONNIÈRES 69 XLIV Chaque fois qu'Ariette commençait à me parler de la question de la Sarre, je roulais des yeux farouches et je mâchais entre mes dents : « La barbe ! » Elle m'enseigna qu'on ne répond jamais « la barbe ! » à une dame, qu'on n'effrite pas du pain tout autour de l'assiette, qu'on porte à la bouche la cuiller à soupe par le bord, non par la pointe, qu'on ne parle jamais d'argent à table, ni de sang, ni de ses intestins, à part quoi on peut parler de toute autre chose, même de politique, mais on ne dispute de rien. Seigneur, combien de belles choses il faut ap¬ prendre, avec quelle correction et quelle dignité se tenir, pour devenir quelqu'un de très mal. XLV Le lendemain, Prisca m'invita : « Maintenant que je suis votre voisine, vous vou¬ drez bien me faire le plaisir de venir prendre une tasse de thé avec moi. » L'animation du matin rendait sa fraîcheur plus délectable. J'acceptai. * A l'heure convenable, je me présentai chez Prisca. Cette fois, elle était chez elle, libre de la contrainte que je lui avais vue jusqu'ici dans la rue et dans ma chambre. La robe étroite n'était pas sur elle vêtement, mais pelage. Elle tourna vers moi son mufle frais de petit animal qui a couru beaucoup dans l'herbe et dans la pluie. Les dents pressaient sur la lèvre d'en bas, une pointe de langue raviva la lèvre d'en haut. Oui, la proie était belle et plus encore de ce qu'elle ignorait 70 l'apprentissage de la ville qu'elle était prise. Je tenais toute la chambre dans mon regard, qui n'offrait pas d'issue pour elle. Elle s'agitait autour de la théière et du plateau, devenait biche et pigeon. Sa voix me fit asseoir et donna le change à ma pensée. Elle me tendit une tasse et, en même temps, me donna son regard. Et oe geste, ce regard m'ouvrirent des portes, me conduisirent par des escaliers jusqu'à ces intérieurs illuminés où les familles s>e renouent dans le soir et se recommencent. Je voyais la fille frôler le fauteuil du père, la mère pencher le front sur son ouvrage, le frère lever tes yeux de son journal, et l'oncle et la tante, à la table verte jouer aux dominos ensemble et chacun dans son | jeu, et derrière leurs épaules les portraits m'ouvraient d'autres portes sur des chambres plus hautes, sur de ; longues suites de chambres où d'autres gens tour¬ naient autour des tables et sous des lampes depuis des temps indéfinis. Et l'indifférence dans laquelle ils j se coudoyaient entre eùx et se prolongeaient les uns dans les autres est quelque chose dont la nature se trouve au delà de l'amour, de l'aigreur, du plaisir, de l'intérêt ou de la haine, et ceux qui l'ont ne le savent pas, car ils l'ont toujours eu, et moi je ne peux le savoir, je ne l'ai jamais eu : ce métal inconnu, cette pierre dont la bâtisse humaine est faite : c'est son vide que je connais en moi, moi qui déborde de tout et que rien ne contient. Seule une table me séparait de Prisca. Je la voyais tourner autour de cette table comme ceux qui cir¬ culent dans les murs qu'ils habitent et qu'ils pos¬ sèdent, entre lesquels ils sont sûrs de circuler ainsi jusqu'à la tombe. Moi seul, qui avais placé devant ses yeux l'écran de ces murs et de ces meubles, je savais que nous étions tous les deux dans la rue. Et je sais que celles qui tombent dans la rue tombent dans la fosse aux bêtes : je sais les ours qui s'y dandinent, LES PRISONNIÈRES 71 les ours à la bouche molle, aux mains mouillées comme des bouches ; je sais qu'il est beau pour une bête de mettre le premier la griffe dans la chair la plus tendre, qu'il est beau pour celui dont les désirs sont usés de se frotter un peu à la peau la plus neuve, pour celui dont l'âme est sale de salir le premier la chose la plus blanche, et pour celui qui rampe et suinte, beau de faire glisser dans la boue ce qui marche dans l'innocence et dans la rectitude. Oui, mais je suis là pour la protéger de ceux-là, — et de moi-même peut-être aussi. Mais il sera bien temps d'éclaircir ce point plus tard. XLVI • Ariette me reprit : « Tu as un très grave défaut, mon cher ami ; tu ne sais pas te tenir assis sur une chaise. Je ne connais de salle si grande que tu ne l'encombres de ta pré¬ sence. Ici, on rencontre une de tes mains, on se réfu¬ gie dans l'autre coin où l'on trébuche sur l'un de tes pieds. Si tu ne sais te tenir assis sur une chaise, tu n'arriveras à rien dans la vie, car le premier point, pour arriver où l'on veut, c'est d'être où l'on est. Il faut que tu saches tes limites et celles des choses pour les franchir. Mais toi, tu te répands et t'éparpilles par¬ tout ; c'est pourquoi tu ne peux avancer, mais seule¬ ment piétiner dans ton propre désordre. » XLVII Quand je rencontrai Ninon dans le corridor, elle se tourna vers le mur. « Tu ne dis pas bonjour, Ninon, qu'est-ce que tu as ? » 72 l'apprentissage de la ville Je la tirai par le coude, elle se dégagea pour se re¬ tourner contre le mur : « J'ai que tu ne m'aimes plus. Hier matin, je suis entrée dans ta chambre. Qu'est-ce que j'ai vu ? La dame. • —■ Ah, mais non ; c'était Prisca. — Qu'est-ce qu'elle vient faire dans ton lit, Prisca ? — Prisca n'est pas une dame. C'est une petite fille comme toi. Elle a eu des ennuis, avec sa famille, et c'est pour ça que nous sommes bons amis. Et puis, d'ailleurs, elle ne couche plus dans mon lit. Elle ha¬ bite au troisième maintenant. — C'est justement pour ça que je suis fâchée. ■—• Et pourquoi ? —- Parce que tu vas lui raconter des histoires tout le temps. » xlviii Nous allions quelquefois à la mer passer la journée. « Les vacances d'été, c'est le défaut de la cuirasse de nos officiels, » disait Ariette. Elle ne me laissait voir ni les vagues, ni l'écume, ni les coquillages : de la littérature. Elle me présentait à des ministre's, à des préfets, à d'anciens ambassa¬ deurs. On les trouvait là, dans leur costume de bain brodé de mouettes, le ventre gros, les jambes blafardes et poilues, le nez pelé et le cou blanc, mais la voix et le geste comportant un haut de forme et un faux col. On les trouvait, couchés sur le sable, à l'ombre des parasols, avec leurs petites maîtresses, et il était de bon ton d'éviter, avec eux, toute conversation sérieuse ; mais, comme c'étaient des gens sérieux, leur parler de la mode ou du beau temps ou les faire rire avec une sotte histoire constituait déjà une affaire impor- LES PRISONNIÈRES 73 tante. Le mieux était encore de leur faire conter pla¬ tement une histoire salée et d'en rire aux éclats, art en lequel Ariette excellait, ce que j'étais loin de soup¬ çonner. Car, moi-même, une fois à table pour parer à la politique, j'avais essayé de raconter l'histoire du monsieur qui a fait un bruit, et quand j'eus arrondi la phrase finale, afin de cueillir avec grâce l'effet attendu, elle leva les yeux et demanda : « Et après ? — Après ? C'est tout. » Et mon histoire était, pourtant, si drôle que, bien que déçu et rougissant, je m'étranglai de rire dans mon assiette. Mais, quand elle m'aura nommé ministre, je la ra¬ conterai, ma petite histoire. XLIX Nous fréquentions aussi le groupe « des jeunes pleins d'avenir». Ceux-ci se distinguaient du débraillé et de la frivolité des anciens. Ils se promenaient sur le môle par trois, en canotier, faux col raide et complet de flanelle. Un jour, je tombai sur une nombreuse com¬ pagnie qui me goba. On me demanda à brûle-pour¬ point : « Que pensez-vous de la réforme Bourdelaine ? •— Moi ? beaucoup de bien, » m'écriai-je à tout hasard. Sur ce, Ariette me foudroya du regard, puis se tour¬ nant vers les autres avec un sourire : « Il plaisante. — Beaucoup de bien, repris-je ; je n'ai contre ce projet qu'un seul grief, c'est qu'il manque de fantai¬ sie. Pour moi, si j'étais nanti de quelque pouvoir, je donnerais à chaque homme un petit carré de terre arable. Il le bêcherait, l'ensemencerait selon son ins- 74 l'apprentissage de la ville piration. Le matérialiste surveillerait son chou, l'am¬ bitieux son glaïeul, le brutal son groseillier à maque¬ reaux, le timoré sa coquelourde, le volage sa belle-de- nuit, l'amoureux sa tubéreuse. » Je suis aussi d'avis qu'on les force à chanter. Il est bon de donner de la voix dans le matin qui promet, ou dans la nuit qui tombe, ou quand il pleut et que chaque heure s'étale... » Oui, des chansons et un jardin. Ceux qui n'ont rien à dire se tairaient en tuteurant leurs repiquages. Les bavards s'entretiendraient de semis, les timides de floraison... » Quand j'eus terminé ce monologue, je vis chacun chercher l'opinion qu'il en avait dans les yeux de son prochain. Et moi-même, je n'osai me tourner vers Ariette. Ce fut alors que le sénateur Bedoux, celui qui prêchait le réarmement à outrance, vint me tirer d'em¬ barras avec son exaltation et dégagea la substance politique de mon discours, que cachaient les fleurs de mon éloquence. Il avait fait comme un petit salut du côté d'Ariette à chacune de mes périodes. Je profitai de cette heureuse occasion pour aller du côté du rocher rendre visite aux crabes et aux moules. l Je n'étais pas un de ces candidats prometteurs et débonnaires, affables et prévenants, et qui se prépa¬ rent des appuis par leurs bonnes grâces. Je devenais de plus en plus rogue, récalcitrant et despotique à l'égard de celle qui, seule, m'avait élu. C'est que je déteste qu'on me pousse. LES PRISONNIÈRES 75 LI Le matin, tout en me polissant les ongles, j'em¬ plissais la chambre d'Ariette de mon chant : De bouche en ventre, Regardez le joli ventre, Ventri, ventrons, ventrons le vin, Regardez le joli ventre à vin, Regardez le joli ventre ! Elle avait de la peine à m'interrompre, car je chan¬ tais d'une voix de bourdon, sourd et convaincu comme un chantre de village. « Où as-tu appris ces manières de paysan ! Est-ce une chanson à chanter devant une femme qu'on res¬ pecte ? » Je mâchonnais entre mes dents : « La gaffe ! » Et, pour protester, je continuais à siffler l'air; or je chante juste, mais je siffle faux. Chaque fois qu'elle disait « nous » comme les reines, qu'elle disait : « J'ai beaucoup d'amis », ou encore : « J'ai une certaine expérience des hommes », à tout propos et sans nul à-propos, je bougonnais : « La gaffe ! » « Que dis-tu, mon cher ? Tu parles de baffe ? Tu veux me donner une gifle ? — Non, non, je dis babaffe ; c'est un mot à moi. — Un mot absurde, garde-le pour toi. » LII De retour à Paris, elle me confia deux volumes d'économie politique, gros comme des pierres de taille. Les rudiments, elle ne demandait que Les rudiments. J'ai toujours été un cancre, et ce n'est pas parce qu'on est sorti de l'école qu'on change de nature. 76 l'apprentissage de la ville Je bâillai tous les matins sur le conte du journal, sur les petites annonces, évitant les passages marqués au rouge. Quand Ariette m'interrogeait sur les ques¬ tions qui nous intéressent, je m'en tirais avec des sorties saugrenues, exultant si, par bonheur, je la fai¬ sais sourire malgré elle. Elle m'instruisait avec patience, espérant par la ré¬ pétition quotidienne vaincre ma résistance passive. liii Je m'avisai qu'étant femme, et habile, elle ne devait pas en savoir aussi long qu'elle semblait, et je me mis à l'étude dans la seule intention de la prendre au dépourvu. Je fouillai les dictionnaires et la biblio¬ thèque. Je lui demandai ce qu'étaient les émulsions bitume uses. Elle le savait. Ce qu'était la fonte émel, elle m'en énonça les propriétés et le degré de fusion. Je lui posai des questions sur l'histoire de France : la façon dont elle y répondait la montrait capable de refaire l'histoire. Enfin, un jour, ayant mis la main sur un livre fort obscur, j'en parlai, certain de la confondre, et je con¬ clus, victorieux d'avance : « Tu l'as lu ? —Non, avoua-t-elle avec simplicité, je n'en avais jamais entendu parler. » Et ce fut moi qui restai tout bête, comme si elle avait dit : « Il est mal porté d'avoir lu un tel livre ; c'est une preuve d'ignorance, mon ami, que de savoir qu'il existe. » LIV Le sommeil ne me prenait plus à deux mains comme un ami que l'on retrouve après un long voyage. Je LES PRISONNIÈRES 77 n'avais rien à lui dire. Il ne me prenait qu'avec dé¬ fiance et me laissait tomber de côté, et la nuit devenait comme une boule d'épines. Tout le jour, le Chef de mes jugements continuait à crier, li criait dans la chambre, au salon, sur la place, dans les rues, il criait et cassait tout. Alors, j'avalais un grand verre de porto, un second, puis un verre de rhum. Ses rumeurs se perdaient en un glouglou. Il tombait à la renverse. Je m'éveillais avec une chappe de plomb sur les sourcils. LV Ninon me dit : « Tu m'emmènes au cinéma aujourd'hui ? — Non, quelque chose de bien plus amusant : nous allons à la campagne. » Dans son « oh, oui !» je sentais tous les soupirs emprisonnés dans sa poitrine gagner le large. Nous prîmes un taxi, fîmes baisser la capote et par¬ tîmes sur la route d'Orléans. Comme on approchait de la Croix-de-Berny, j'aperçus un placard et une flèche. Une idée me vint, je criai : « Chauffeur, prenez le chemin à gauche. » Les roues sautèrent quelque temps dans les or¬ nières. Je fis arrêter la voiture, nous la quittâmes en plein champ. C'était un plateau limité par des triangles et des cubes ; à ses extrémités, des fumées se dénouaient comme des tripes. Des mouches cassantes passaient dans l'air épaissi de poussière. Le jour brillait de tas d'ordure. Nous suivîmes le rail rouillé. Je tirai Ninon sur le marchepied du vieux wagon où j'avais logé. 78 l'apprentissage de la ville ★ Aussitôt la portière refermée, je me mis à l'ou¬ vrage : je remontai le réveil, secouai la couverture, refermai le couteau resté par terre et le mis dans ma poche, retirai de dessous la banquette les cahiers, les crayons, une chemise. Ninon trottait derrière moi, sau¬ tait, battait des mains : « C'est joli, ici. Il y a tout ce qu'il faut : de quoi faire la cuisine, de quoi dormir, de quoi se laver. C'est comme un « chez soi ». — En effet, c'est ici que j'habite. C'est ma maison. — Mais alors, à Paris, avec toutes tes belles af¬ faires ? — A Paris, je fais semblant. » Quand tout fut rangé, elle s'assit sur la banquette à côté de moi, m'empoigna le petit doigt, proposa : « Et maintenant, on va jouer au voyage. Tu vois : le réveil c'est la locomotive et il marche. Et le train va passer par les grandes montagnes, et il a traversé toutes les frontières, et là il y a des bêtes, des maisons et des arbres comme on n'en a jamais vu... Mais, maintenant, je ne peux plus inventer, alors aide- moi. » Rien n'avait changé ici. La tache de sang était restée sur la banquette, le même bruit de feuillage me faisait sentir la rouille du rail et l'immobilité de la vie. Tout ce qui s'était passé ressemblait donc à ces voyages que je rêvais alors, couché sur cette banquette. Et mainte¬ nant que je me réveille, je pourrais retourner chez le maire, lui demander s'il y a du bois à fendre, au curé des bouteilles à rincer. Et je pourrais préparer mon dîner comme alors dans la marmite restée sur le ballast. Mais je ne regrette ces choses que parce que tout a changé, tandis qu'alors je m'en plaignais parce LES PRISONNIÈRES 79 qu'elles ne me donnaient aucun espoir de change¬ ment. Ninon tira sur mon doigt pour la seconde fois et me dit : « Alors, tu ne veux pas m'aider ? — A quoi donc ? — A jouer au voyage. — Jouons plutôt au retour, Ninon. Le réveil, ce n'est pas une locomotive : il marche, mais il ne bouge pas. Et nous avons bien trop voyagé, et maintenant nous rentrons chez nous, dans la maison du grand- père. Tu vois, les deux sapins et la croix où notre mère allait s'asseoir en ces temps-là, le verger où l'on nous laissait seuls dans l'herbe qui monte jusqu'aux branches des .pommiers. Et personne ne s'agite dans la maison où chacun sait ce qu'il doit faire et le fait à l'heure juste. Et, quand le soir tombe, ils allument les lampes et les portent par les escaliers jusqu'à la chambre ; et l'hiver, on dort mieux quand le vent remue et casse les branches dehors, car les murs sont de vrais grands murs de vieilles maisons à nous. » Et Ninon avec une petite voix : « Il fait tout à fait noir, maintenant ; j'ai peur. » LVI Ariette me dit : « Il ne faudra pas du tout te troubler, mon cher, s'il arrive un petit incident fâcheux. Tu sais que, lors¬ qu'on mène des affaires de quelque importance, on encourt nécessairement des jalousies, des vengeances, des chantages. Bref, il se peut que d'ici quelques jours on m'arrête. Dans ce cas, on te préviendra et il te fau¬ dra quitter Paris sur l'heure sans laisser d'adresse. Ce ne sera pas du temps perdu. Tu pourras en pro¬ fiter pour... » 80 l'apprentissage de la ville Je regardais sa bouche placide, ses yeux limpides, avec une émotion croissante. Je songeais que, si belle, elle allait devenir une prisonnière. Je voyais ses joues blanchies à l'ombre des cachots, sa chair de délices meurtrie par le fouet des geôliers. Je l'imaginais me revenant, ma fiancée, toute petite, toute battue, toute neuve ; et, sans mariage et sans parents, je l'emmenais au loin pour moi tout seul, pour la pro¬ téger, pour la sauver, pour l'aimer. Et j'eus horreur de mes torts envers elle. Comment avais-je pu lui reprocher ses trafics et sa fortune, moi qui n'avais rien fait d'autre que d'exploiter sa déli¬ catesse, sa bonté, sa patience, son esprit et l'amour qu'elle nourrissait pour moi. Avec force, je m'écriai « Non, je ne te quitterai pas au moment du danger. Je resterai. Je resterai ici à ta place. Sauve-toi. Je leur dirai : Prenez-moi, c'est moi le coupable. » Elle sourit, attendrie. Elle me caressa le front d'un geste comme jamais. Elle dit : « Sois tranquille. Il ne s'agit que d'une erreur judi¬ ciaire facile à éclairer. On me relâchera au bouj de quelques jours, et tout reprendra pour nous comme avant. » « Ah, non, pas comme avant, » pensais-je : main¬ tenant, je deviendrai meilleur, car, tout d'un coup, je savais que je l'aimais. MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT O mon cœur, cœur de ma mère, ne te lève pas, ne té¬ moigne pas contre moi. Livre des morts. I Que suis-je venu faire dans cette chambre ? Les potiches, les livres, les idoles, toutes ces choses choisies, amassées, chéries, leur nombre, l'ordre où je les ai déposées m'étouffent, et le rideau des marronniers, et l'épaisseur de la nuit d'été qui m'enferme. Que suis-je venu faire dans cette chambre ? Qu'y a-t-il entre tout cela et moi ? Il y a que c'est moi qui l'ai faite, cette chambre, et ce n'est pas au hasard que je tenais à la présence de tous ces objets ; c'était pour me cacher le grand vide qui est derrière tout objet, et maintenant, m'accrochant à eux, je tombe dans ce vide. Et que suis-je venu faire dans ce monde si tous mes mots, mes gestes, mes actes et leur précipitation même, ne peuvent me défendre du grand vide ? Suis-je ballotté par une volonté extérieure à la mienne, pris dans le va-et-vient continu, nécessaire et inutile du monde, par tous les désordres que l'espace charrie ? A quoi bon chercher un sens à ce qui roule dans sa loi comme les mouvements multiples de la mer ? A 84 l'apprentissage de la ville » quoi bon penser le vide ? Ce n'est pas en pensant le vide qu'on l'emplit. Cette pensée, à la fois prisonnière de mes sens et prison d'une agonie, n'est qu'une chute perpétuelle dans le vide, et c'est pourquoi j'ai l'hor¬ reur de penser. C'est lui, le réveil, lui, qui m'a pris dans son bruit familier au fil des pensées dont j'ai l'horreur, lui que je découvre au milieu des idoles où il n'a rien à faire. Il revient du wagon où je l'avais oublié, il revient du fond de l'enfance qu'il me rappelle. Il me rappelle le temps où le temps avait un sens, où les heures étaient des grains de poussière, des gouttes de pluie, des graines qui levaient, où les jours tombaient comme des fruits dans la mémoire, où les semaines se nouaient l'une à l'autre à l'aide du dimanche, où les saisons poussaient, où les grands cercles de l'année se refermaient comme au secret de l'arbre. h Ariette me remit un passeport pour le cas où, elle emprisonnée, je serais poursuivi : il valait toujours mieux prendre des précautions. Elle ne fut pas arrê.ée. Ainsi, faute d'occasion, aucun changement ne survint. Je continuai à renverser l'encrier, à casser les por¬ celaines, à arracher les clichés des portes, à déranger la salle de bain, à marquer dans mon calepin des ren¬ dez-vous avec monsieur Minette et à ne rien com¬ prendre à la politique. ★ La bonne aux yeux chinois continuait à me servir de haut : « Qu'est-ce que Mademoiselle peut trouver de beau à ce grand singe ? » disaient les yeux de la bonne. MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 85 III Quand j'entrai chez Prisca, ce jour-là, je remar¬ quai quelques changements dans son aspect. Elle n'avait plus son chignon et sa robe de laine, mais une coiffure courte et bouclée, de la poudre et même une pointe de fard. Elle m'accueillit avec empresse<- ment. La délicatesse de la poitrine et des hanches me devint si sensible sous ia soie de cette nouvelle robe que j'en pris ombrage, car là n'était pas ce que je voulais aimer en elle. Le thé servi, elle alluma une cigarette. C'était le comble. J'éclatai contre ces jeunes filles d'aujourd'hui qui font tout ce qu'elles peuvent pour ressembler aux filles perdues, et je terminai en lui demandant d'où elle avait pris de telles manières. « Je vous assure qu'au contraire, dit-elle, là où vous m'avez placée, tout le monde me fait des repro¬ ches parce que je suis si peu à la mode. » ★ Le lendemain, elle me demanda avec embarras : « Connaissez-vous vraiment la maison où vous me faites travailler ? — Quoi ? n'y êtes-vous pas bien traitée ? — Oh si, très bien traitée, » dit-elle. Il y eut un silence et elle ajouta : « C'est une drôle de maison, et, quoique je sois pré¬ posée au secrétariat, je ne crois pas que ce soit une maison de commerce. — Comment, vous ne savez même pas quelle est la firme pour laquelle vous travaillez ? — Je ne crois pas que ce soit une firme. — Et qu'est-ce donc ? — Eh bien, c'est une espèce de grand hôtel et, en même temps, c'est une espèce de théâtre, puisqu'on y 86 l'apprentissage de la ville fait des dépenses de costumes, de danseuses et de musiciens, et c'est aussi une espèce de casino, et par¬ fois on dirait que c'est une banque. Et il y a, dit-on, une bibliothèque unique en Europe, ça vous intéres¬ sera peut-être. On y consomme aussi des vins rares, des parfums, des denrées qui n'ont pas de nom, éti¬ quetées avec des chiffres. Il y a des clients désignés avec des initiales, des fournisseurs sans raison sociale. D'ailleurs, je n'ai rien vu, et pour rien au monde je ne monterais l'escalier, car je ne sais vraiment pas ce qui se passe là-haut. —• Mais enfin, Prisca, n'avez-vous pas des collègues pour vous dire de quoi il en retourne. —- Oh, vous savez, on me traite comme une enfant, quoique avec beaucoup de gentillesse, parce qu'on me croit protégée par un certain sénateur Morloup, que je n'ai jamais vu. » Je sortis en bougonnant : « Cochon de Morloup... -» Je pris une voiture et me lis conduire impasse Ve- nettis. iv La grille s'ouvrit sur une allée de gravier entre deux haies taillées. Le jardin me rappela celui de la cli¬ nique par le bassin, par ses fleurs riches. Et là où l'on attendait quelque château, quelque villa aux baies largement ouvertes, se dressait une maison carrée de quatre étages, pareille à une prison. J'entrai dans un vaste hall dallé de blanc et de noir, orné de palmes. La maison semblait inhabitée. L'escalier et l'ascenseur m'inspiraient une crainte égale. Un valet de pied parut et me demanda : « Pardon, monsieur, vous désirez ? — Parler à la directrice. MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 87 — Madame ne reçoit que sur rendez-vous. Avez- ' Vous une carte ? » Je tirai une carte de visite, à quoi il répondit : « Je veux dire Votre carte de membre. » Je coupai court à tant de tergiversations et dis sèche¬ ment : « Je suis un ami du sénateur Morloup et je désire être reçu. » ★ Il me fit monter au premier étage et attendre dans un fumoir, où s'étalaient des journaux étrangers. Elle entra en disant : « Alors, quelles nouvelles de notre cher ami ? » Nous causâmes. J'avais plaisir à entendre Mme Si¬ doine débiter des phrases bien faites. Elle était grasse et blanche avec une robe de velours lui tombant sur les pieds. Poudrée comme il convient à l'âge, avec discrétion. Je me sentis tout de suite à l'aise, ne pou¬ vant douter qu'elle m'avait en gré. J'avais depuis longtemps épuisé l'indignation qui m'avait poussé jusqu'ici. Ce n'était plus du tout de Prisca qu'il s'agissait. Il s'agissait pour moi de pou¬ voir revenir ici et de n'abandonner l'entreprise que lorsque je saurais tout ce que contenait, de la cave au grenier, la Grande Maison. La crainte, maintenant que j'y étais, d'en être écon- duit ou que quelqu'une de ses portes ne se refermât devant moi me faisait trembler les poignets. J'avoue, en outre, que tout ce que j'en ignorais m'inspirait une véritable timidité. C'est pourquoi je m'embrouillai quelque peu lorsque Mme Sidoine en vint à la ques¬ tion : « En quoi, cher monsieur, puis-je vous être utile ? —- Eh bien, voilà : grand amateur de livres, et je puis dire connaisseur, j'en suis réduit, par la rigueur 88 l'apprentissage de la ville des temps, à devoir, par quelque façon, gagner ma vie. Notre ami Morloup m'a parlé de votre remarquable bibliothèque et m'a dit que probablement un bon catalogue restait à en dresser et un reclassement selon une méthode dont j'ai le secret. — Venez voir plutôt, je vais vous y conduire. » Ce fut alors que nous nous élevâmes dans un souple ascenseur d'acajou et que nous nous enfonçâmes dans des corridors de feutre où des portes de cuir se fer¬ maient sur des pas. D'ailleurs, nous ne rencontrâmes personne. Nous débouchâmes dans un salon ovale aux murs entièrement tapissés de reliures. La rousseur des cuirs et l'or vieilli des fers donnaient à ce lieu une chaleur et un recueillement studieux. Il me parut aussi étrange de trouver ici une bibliothèque de cette beauté que pour le prisonnier de Jules Verne de trouver l'orgue du capitaine Némo sous la mer. Elle me dit : « Nous avons un bibliothécaire qui nous a quittés depuis quelques mois, et maintenant nous en prenons soin quant à la poussière, mais, pour ce qui est du catalogue, il faut dire que nous sommes bien souvent embarrassés. Vous voyez, vous nous tombez du ciel. Vous en aurez au moins pour un mois. Quand voulez- vous commencer ? — Demain. » Je bondis chez Prisca : « Je ne veux plus que vous mettiez les pieds dans cet épouvantable endroit. — Mais enfin, il faudra bien que je leur donne des explications, et puis j'ai de l'argent à toucher. » Je lui fis écrire une lettre. « Comment vais-je gagner ma vie, maintenant ? me demanda-t-elle. MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 89 — Je vous ai déjà trouvé un emploi. Vous savez tri¬ coter et broder, n'est-ce pas ? — Assez bien. — Mais ce n'est pas tout, ma petite fille. Je dois aussi vous trouver une autre habitation, car cette mai¬ son n'est pas assez correcte et tranquille pour vous. » v Dès le lendemain matin, je me mis en quête d'une chambre, et j'en trouvai une dans le quartier de Saint- Sulpice, chez deux vieilles filles-très catholiques, au mobilier Directoire-. La maison me parut assez cor¬ recte et tranquille pour une jeune fille. Je l'installai sur-le-champ sous trois épaisseurs de rideaux dans la chambre spacieuse et cirée. Je la sub¬ mergeai d'écheveaux de laine, de canevas et de nappe¬ rons et lui dressai la liste des commandes : je passerai prendre l'ouvrage aussitôt terminé. J'en étais venu à penser que le travail dans les ate¬ liers de couture ou dans les bureaux, avec leurs inévi¬ tables rencontres de tramway et de métro et la com¬ pagnie peu désirable d'autres petites ouvrières, offrait bien des dangers auxquels je ne voulais pas l'exposer. Tout compte fait, ce travail à domicile me paraissait présenter le plus d'avantages. Je la quittai après avoir inspecté son bagage et lui avoir enlevé poudre, rouge à lèvres, boites de crème et cigarettes. ★ En sortant de là, je courus à la Grande Maison. 90 l'apprentissage de la ville vi Je compris ce qui faisait en effet de cette biblio¬ thèque une collection unique, ce n'était ni le nombre, ni l'ancienneté des livres et des manuscrits, mais le fait qu'elle se composait seulement d'ouvrages éro- tiques. Toutes les civilisations, toutes les époques y étaient représentées par des exemplaires de choix, et ornés parfois de gravures d'un grand prix. Je com¬ mençai mon inventaire avec un soin méticuleux. vu Le silence même qui régnait à l'entour me fit sortir de mon travail et me rappela d'une façon poignante le lieu où je me trouvais. Je me levai et partis explorer le premier couloir, mais je n'avais pas fait dix pas qu'un valet me rejoignit, s'inclina et me demanda : « Monsieur désire ? —-Je cherche la toilette. » Il m'y conduisit. Je revins à mon ouvrage. Je ten¬ tai peu après le second corridor. Cette fois, une femme de chambre en bonnet brodé me barra le chemin : « Monsieur désire ? —-Je cherchais la toilette. » Elle me l'indiqua et disparut. Je rebroussai chemin. Une troisième fois, je tentai l'entreprise qui finit de même, au cabinet. Enfin, je dus me résigner aux livres érotiques et au fichier, qui l'était peu. Je passais là toute la journée. viii Dans le jardin, au long des heures de l'après-midi, un grand arbre perdait ses feuilles avec lenteur. Deux jardiniers, en silence, laissaient échapper d'eux leurs MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 91 gestes : l'un ratissait le gravier, l'autre posait un tuteur à un chrysanthème. Les branches luisantes traînaient dans la brume du ciel. Trois nymphes emprisonnées dans une niche se retenaient de fuir devant l'eau noire du bassin où leur reflet était déjà tombé. Et je me demandais, devant cette chute de feuilles dans le terreau, ces gazons ras et ces grasses fleurs des morts, comment quelque chose d'aussi fraternel que de la terre, de l'herbe et des grands arbres pouvait me glacer d'une telle image de décomposition. IX A la tombée de la nuit, la Grande Maison commen¬ çait à bourdonner comme un bateau qui prend le large. x Claudine me faisait penser à Ninon. Elle vous regardait droit dans les yeux comme pour se mettre sous votre protection. Elle était de ce"5 femmes qu'on aura toujours envie de protéger parce que tout le monde en abusera toujours. Et chaque fois qu'on l'abordait avec un mot gentil, elle avait un gros merci qui lui venait de la poitrine. Ses cheveux étaient d'acajou en boucles et en coquilles, le nez retroussé, la lèvre aussi ; un bout de langue s'attardait toujours sur les dents menues, comme en rêvant. Je l'avais vue souvent montant l'allée ; elle perdait chaque fois quelque chose en route, qu'elle courait ramasser en dansant d'un pied sur l'autre. Je m'étais aussitôt précipité dans l'escalier afin de la rencontrer par hasard. Elle ne m'avait jamais parlé comme à un client. Elle voyait bien que j'étais comme elle, de la maison. 92 l'apprentissage de la ville Je lui prêtais des livres, non pas ceux de la biblio¬ thèque érotique, pour lesquels elle n'avait pas d'inté¬ rêt, pas plus que moi, mais de ces livres où les fiancés conduisent la jeune fille au fond du parc et lui posent sur les lèvres un tendre baiser sous un croissant de lune, auprès d'un pilier. Ma réputation s'était répandue grâce à elle. Ses compagnes aussi venaient toutes me retrouver dans la bibliothèque aux heures creuses. Elles venaient trico¬ ter ; toutes étaient jolies à leur manière, et même pour Claudine j'éprouvais quelque tendresse comme pour Ninon ou Prisca, mais parfois il m'arrivait de douter qu'elles fussent réelles, car il ne me semblait pas pos¬ sible de les regarder ainsi sans en éprouver le moindre désir. D'ailleurs, depuis que je fréquentais la Grande Maison et mettais en ordre cette bibliothèque érotique, je n'avais jamais mené vie plus monacale'. Et c'était à cause de mon calme qu'elles venaient se reposer en ma compagnie. xi J'étais resté tard ce soir-là, au fond un jazz piau¬ lait. Une double porte s'est ouyerte, une petite est sortie en courant dans le couloir feutré. Elle riait et, comme elle approchait, j'ai vu qu'elle était saoule. Deux hommes en habit ont couru derrière elle. Elle tombe et semble sangloter. Ils la prirent et l'empor¬ tèrent. Les portes se sont refermées. Une chambrière de satin noir passa portant un verre sur un plateau. xii De la salle de jeux, je fus écarté, je n'eus que le temps de voir un visage entre plusieurs : un regard MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 93 d'agonie comme d'un porc qu'on commence à saigner. Pour celui qui n'a jamais joué, cette salle verte est comme une chapelle souterraine ; l'air chargé de tant d'attentions est une plaque de métal chauffée ; l'acti¬ vité de la boule au bruit d'os, des jetons et des cartes, construit un ouvrage inéluctable et vain où le souffle de la vie semble s'exalter dans sa vérité de chute. XIII Je viens d'entendre comme un bouchon de Cham¬ pagne qui saute. Les portes se sont de nouveau ouvertes sur le couloir. Un domestique m'a frôlé en courant. Il a dit à un autre qui arrivait à son encontre : « Fumerie numéro quatre. Vite. Je crois qu'il est mort. » XIV Dans les calmes heures de la journée, je continuais à remplir mes fiches, tandis que Claudine et les autres se rassemblaient autour de moi comme autour d'un abbé les dames d'un ouvroir. Elles continuaient entre elles leurs conversations, comme si je n'avais pas été là : les achats, les bonnes adresses, les médisances, les préoccupations familiales, les chagrins puérils, la compatissante affection pour un frère malade ou une vieille mère. « Moi, disait l'une, il y a une chose sur laquelle je ne transige jamais, c'est sur la question des conve¬ nances : il n'aurait pas dû me dire cela. » Claudine dit : « Tu sais, l'Américain si gentil qui vient tous les jeudis, celui qui me veut en première communiante, il m'a promis de m'emmener dimanche à Saint- Cloud. » 94 l'apprentissage de la ville Et l'autre lui répond : « Tu as de la chance. Que j'aimerais sortir dans sa voiture ! » Je fis sur mon fichier un grand geste incongru et puis je me remis à écrire. J'aurais voulu hurler. Non, elles n'étaient pas malheureuses, les prisonnières. Leur déchéance, leur malheur, j'étais seul à en sentir la douleur. Elles papotaient et tricotaient dans leur contente¬ ment. xv Eux, ignorant leur malheur, passent à côté de leur vie avec de vaines afflictions et de vains accomplisse¬ ments, et moi qui sens leurs douleurs qu'ils ignorent, je reste accablé de la faute de ne point corriger ma propre vie, de ne point tenter d'en faire une vie voulue et réelle. xvi Une image commençait à grandir en moi, une image sans traits et sans dimensions, l'image de celle qui avait échafaudé ce décor de marbres, de glaces, de tentures et de drames enterrés, qui étaient comme son miroir et comme son masque. Je ne pouvais même pas rêver que je la rencontrerais, car elle était comme ces noms prestigieux de l'Histoire qui emplissaient notre imagination sans que nos sens les aient conçus comme des personnes. Je n'en avais pas entendu par¬ ler souvent, mais, chaque fois que Claudine ou ses amies nommaient la Grande Patronne, je sentais comme une présence derrière une porte entre-bâillée. MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 95 XVII Et quand j'étais tout à fait seul sous les rayons de livres, j'éprouvais tout l'accablement de la maison, des boiseries, des tentures, des tapis, des doubles portes qui feutrent le rire et les plaintes du plaisir, de cette richesse de vêtement qui efface ce plaisir dont la nudité ne venait jusqu'à moi que par les gra¬ vures qu'il m'arrivait de feuilleter pour les besoins du classement. Je savais que de chambre en chambre, d'étage en étage, ici, Chacun vient chercher son plaisir comme on demande le soulagement d'un mal inguérissable. Ils viennent ici nourrir et envenimer leurs plaies, se conforter dans leur vérité d'oubli. Et moi-même j'étais l'un d'eux, puisque je sentais leur mal et ne me chan¬ geais pas. XVIII J'allais trouver Mme Sidoine à l'heure du thé dans son salon à franges. Nous parlions de potager, de tisanes, du mélilot dont on parfume le linge dans les armoires de notre province. Elle était déjà entrée dans la voie des confidences : son mariage malheureux, ses expériences malencon¬ treuses jusqu'au jour où elle s'était liée avec cette femme extraordinaire : « Et je ne crains pas de vous dire, mon cher mon¬ sieur, que notre établissement, qui a déjà ses ramifica¬ tions dans un grand nombre de capitales, est unique au monde. Et une femme le dirige, aucun homme n'a su tenir tête à notre grande patronne et aucun •homme n'y a part, sinon comme subalterne ou comme client, aussi la marque s'y retrouve-t-elle de la solli¬ citude féminine. Personne ici n'est exploité ; non seu- 96 l'apprentissage de la ville lement tous les employés et les domestiques reçoivent un large traitement et toutes les sauvegardes possibles, mais même nos dames jouissent de congés ei de voyages payés, d'assurances contre les maladies, cli¬ niques pour les accouchements et les accidents, nour¬ riture parfaite, fournitures de grandes marques, soins d'hygiène les plus délicats et les plus scientifiques. » Par ailleurs, nous pouvons dire qu'il n'est pas un seul désir humain, si recherché qu'il soit, dont nous ne puissions assurer l'assouvissement, et tout cela, bien entendu, entre personnes connues et distinguées, car tout ce que la politique, les alfaires et les lettres ont de plus éminent trouve ici, en même temps que d'agréables relations, l'occasion d'échanger des vues et de résoudre des problèmes qui regardent le bien général du pays. Et cette organisation, qui recueille tout ce que la civilisation a de plus raffiné, représente cette civilisation et à son tour la sert. » xix Quand, le soir, je quittais la Grande Maison, il m'ar- rivaii de me retourner dans l'allée de buis. Je voyais se dresser la bâtisse carrée, enterrée dans le ciel. Dans la porte seule illuminée s'élevaient et disparaissaient quelques ombres en haut de forme. Et je voyais là comme le mausolée de toute une ville, comme une tour dressée à la gloire de l'oubli. xx Ariette vint me rendre visite dans ma chambre. C'était la première fois qu'elle se rendait chez moi depuis le jour où elle m'y avait installé. Elle montra une grande surprise ; elle ne s'attendait pas à trouver autour de moi un tel choix d'objets et un tel soin MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 97 dans leur disposition. Mais, passant à la raison de sa visite, elle s'assit et commença : « Voilà bientôt huit jours que je ne te vois plus. On téléphoné chez toi : monsieur n'est jamais là. Peut-on savoir ce que tu fais, monsieur-le-très-occupé ? A ton âge tout hopjme, même ceux qui ont été élevés dans de bonnes familles et peuvent compter sur la fortune de leurs parents, ont un bureau, des terres dont ils s'occupent, une fonction, ont une direction ou une ambition, ou encore se marient, ou enfin font quelque chose ; mais toi, qui par toi-même n'as rien, tu ne fais rien et ne veux rien. Tu désires tout et tu ne veux rien. Tout ce qu'on te donne, c'est comme jeté dans un trou. Toutes les personnes que tu abordes, c'est pour les attirer dans ton propre désordre, pour les gâcher. Te voici dans tes meubles et tout à fait à l'aise, sans préoccupation d'aucune sorte quant à demain. Tu ne fais rien, soit, mais qu'est-ce que tu es ? Quel rôle joues-tu ? Quel personnage ? Que signifies-lu ? Un pantin, voilà ce que tu es. Un pantin dont les événe¬ ments tirent au hasard les ficelles. Un pantin qui n'est même pas très amusant à regarder. Tu as beau être jeune, tu ne peux pas ignorer que le nombre de nos jours et de nos années est compté, et, quand tu n'auras plus cette jeunesse pour te cacher ton inconséquence, tu te retrouveras seul devant toi-même, sans rien dans les mains et en si piteuse posture que tu ne mériteras même pas la pitié. » Oh, je n'étais plus celui qui crie : « Assez », qui se débat dans de grands gestes mal venus. Tout ce qu'elle me disait me touchait au profond. Je l'écoutais, réflé¬ chi. Je ne trouvais rien d'autre à répondre que ce que je pensais vraiment, que tous les reproches qu'elle me faisait, je me les faisais moi-même, et que rien né me paraissait plus regrettable en effet que la vie que je menais. Mais à quoi voulait-elle en venir avec ce 7 98 L APPRENTISSAGE DE LA VILLE discours ? Etait-ce bien à elle de me le faire ? Pouvait- elle m'indiquer la voie d'une vie meilleure ? Sur quoi Ariette s'embarqua sur des eaux connues, elle me servit ses plans et ses ambitions politiques, que je connaissais déjà et à quoi je n'avais rien à répondre. De phrase en phrase elle s'embrouillait dans les re¬ dites, d'argument en argument elle baissait. Pour la première fois entre nous, elle parlait avec animation et dans le vide, tandis que j'écoutais avec calme et sans rien répondre. Il se faisait évident, pour la pre¬ mière fois, que dans ce duel elle avait le dessous. Mais elle n'était pas femme à piétiner plus longtemps dans une impasse ; elle se leva et dit : « Nous en reparlerons. » XXI Je me rabattis sur Prisca. Il fallait sauver ce qui pouvait être sauvé. Celle-là, du moins, il faut qu'elle soit pure, parfaite, protégée. Les vieilles filles chez qui elle habitait m'appe¬ laient : « Monsieur le fiancé », mais j'étais bien autre¬ ment jaloux qu'un fiancé, j'étais jaloux comme un père, soupçonneux comme un frère. Je m'informais avec soin de ses allées et venues, de ses fréquentations (celles qu'elle aurait pu avoir). Et, si elle sortait par¬ fois le dimanche et allait au cinéma, je voulais moi- même avoir vu le film avant de lui en donner la per¬ mission. Je recommandais aux vieilles dames de la surveiller de près (ce qq'elles n'eussent d'ailleurs pas manqué de faire d'elles-mêmes). Je ne lui rendais visite que dans le salon des vieilles dames, ou en présence d'une d'elles, ou, si je devais entrer dans sa chambre, en laissant toutes les portes ouvertes. Je m'alarmais de la rapidité de son travail. J'em¬ portais chaque fois des paquets de maillots, de bas, MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 99 de napperons brodés. Je les empilais dans mon armoire au retour, car il est bien entendu que cette maison, dont les commandes ne cessaient jamais, et qui payait largement d'avance, n'était autre que cette armoire même. XXII Dans la Grande Maison j'avais pour règle de ne po¬ ser aucune question, de ne montrer aucun étonne- ment, de ne laisser soupçonner aucune ignorance. Jamais, ni devant Claudine, ni devant Mme Sidoine, ni devant un domestique ou,, une secrétaire, je ne m'étais laissé aller au moindre abandon de curiosité : A l'affût de tous les indices, je ne me départissais pas de l'air songeur et absent qui m'est d'ailleurs naturel. Car je savais que la seule façon de venir à bout du problème était de le supposer résolu et d'attendre que lès autres, me croyant informé, et parlant comme si je l'étais, eussent comblé peu à peu mes lacunes. XXIII Et ces quatre-là, qui sont-ils, — qui m'invitent par¬ fois à prendre un verre au salon rouge, —■ qui passent ici des après-midi entières à fumer des ciga¬ rettes, à lire des revues et à jouer aux cartes ? Ce ne sont évidemment pas des membres. Et, s'ils font partie du personnel, ou s'ils ont, comme moi, quelque emploi ici, comment se fait-il, dans une maison où toutes les activités sont si scrupuleusement coordonnées, qu'on les laisse traîner dans ce désoeuvrement ? Atal était beau, jeune, souple et bien découplé, avec des vêtements aux plis exacts, les dents nettes, le geste mesuré ; il était tout entier dans la main qu'il don¬ nait, faisait corps avec son sourire et son regard ; il 100 l'apprentissage de la ville partait tout entier à l'heure qu'il avait choisie libre¬ ment, vous laissait touL entier à vous-même. Jagut était une pe.ite brute tics soignée. Manchon passait l'âge où l'on perd ses premiers cheveux. De l'étranglement du col dur très blanc sor¬ tait sa face congestionnée. Aussitôt que les petites femmes entraient dans la pièce, on lui découvrait une vulgarité qu'on n'eût pas attendue, car, attendu qu'on les pouvait avoir pour l'argent, il croyait oppor¬ tun de parler de cuisses et de faire des gestes. Armand Weil était d'abord une bouche : le regard ne pouvait pas s'arrêter sur elle sans inconvenance. La lèvre inférieure rosâtre, roulée, ointe, la lèvre supérieure à la pointe érectile et fouilleuse ; un mor¬ ceau de langue zézayait activement entre les deux. Il avait aussi deux yeux globuleux et voilés dont les pau¬ pières retombaient volontiers vers la bouche. La première fois qu'il me vit, il me mit la main sur l'épaule : « Heu ! Heu ! Vous avez là de quoi vous amuser dans cette bibliothèque. » Je remarquai qu'il possédait un très grand derrière, très propice aux coups de pieds. xxiv « C'est ridicule. C'est ridicule. » Et elle pleurait. Prisca ravalait ses sanglots en par¬ lant, mordillait son mouchoir. Elle soupirait et riait dans les larmes et puis me regardait, les yeux béants, tandis que je lui expliquais de mon mieux la raison pour laquelle j'étais resté quatre jours sans lui rendre visite. « J'ai cru qu'il vous était arrivé un accident, disait- elle, j'ai couru chez vous sachant que vous y rentriez toutes les nuits. J'ai pensé que peut-être vous vous MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 101 étiez lassé de moi et que vous ne reviendriez jamais -plus. Oh, je sais que je devrais être heureuse, recon¬ naissante qu'il n'en soit rien, mais... » Et sa voix, s'étrangla dans les sanglots. ★ Quand j'eus quitté Prisca un peu rassérénée, une des petites vieilles me rattrapa sur le palier et me dit d'une voix de confessionnal en se frottant les mains : « Monsieur, vous nous avez donné bien des inquié¬ tudes, comprenez donc que, pour cet.e jeune personne, votre visite est la seule chose qu'elle attende de ses journées ; qu'elle n'a d'autre pensée, d'autre espoir, d'autre distraction, d'autre consolation. Et voyez-vous, c'est un trésor précieux aujourd'hui qu'une pcti.e fiancée si honnête et fidèle, et un don de Notre Sei¬ gneur, dont vous avez la garde ; la promesse et le gage d'un grand bonheur familial. » Dans l'escalier, je tirai mon mouchoir et je m'épon¬ geai le front. XXV L'activité des Quatre commençait à me devenir claire. Ils parlaient de leurs voyages, de leurs ma¬ nèges et de leurs risques, de leurs coups de maître au passage des douanes. Et ils n'eurent pas besoin de me dire quelle était la matière de leur négoce pour me rappeler ces denrées si précieuses dont m'avait parlé Prisca, qu'on notait dans les comp es sous des initiales et qu'on envoyait à des clienis désignés par des noms de ville, de quartiers et de rues. 102 l'apprentissage de la ville xxvi J'avais tout à fait achevé mon inventaire et je m'ef¬ forçais de tirer encore un peu de temps entre Mme Si¬ doine, les petites, et, à défaut de mieux, en la compa¬ gnie des Quatre. Ce jour-là, j'étais attablé dans le hall du premier, avec les Quatre, devant un -whisky. A un moment, tous se turent et je les vis se lever presque ensemble et s'incliner avec une soudaine timidité, le regard fixé quelque part au-dessus de ma tête. Je me retournai à mon tour. Quelqu'un s'approchait de nous derrière mon dos. C'était Ariette. Nous eûmes de part et d'autre, au moment où nos regards se croisèrent, comme une secousse, qui peut- être échappa aux Quatre. Je me levai lentement. Elle me dit presque sur la face : . « Suis-moi. » Elle s'avança vers une porte, l'ouvrit, poussa le bat¬ tant capitonné, referma tout derrière elle. Elle me dit d'une voix basse où perçait la menace : « Eh bien, te voilà parvenu à tes fins. Il y a bon temps que tu essaies de forcer mes tiroirs, que tu fourres ton nez dans mes papiers, que tu essaies de t'introduire dans mes affaires. Pour quelqu'un qui se donne l'air d'un grand nigaud il faut avouer que tu es très fort. Peux-tu me dire ce que tu viens faire ici ? — Je serais en droit de te poser la mêipe question, » répondis-je. Elle me jeta un regard de biais et demeura un mo¬ ment la bouche ouverte. Et puis, impérieuse : « Tu vas me dire en quelle qualité tu te trouves ici ? — C'est très simple : je viens de terminer l'inven- MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 103 taire de la bibliothèque pour la somme de trois mille cinq cents francs que je toucherai tout à l'heure. — Tu ne me diras pas que je t'aie laissé dans le besoin et acculé à la nécessité de te jeter dans n'im¬ porte quel emploi. — N'avons-nous pas décidé, d'un commun accord, l'autre jour, qu'il me fallait tenter d'exercer quelque métier et de me constituer une indépendance. Sans doute cette bibliothèque n'est pas très honnête, mais mon inventaire l'est tout à fait. — Aji, c'est très fort. J'avoue que tu es très fort. » Je ne me sentais pas si fort que ça. Je me sentais surtout fort désemparé et me défendais de mon mieux en répondant à toutes ses questions par la plate vérité. Elle reprit : « Tu ne vas pas me dire, mon cher ami, qu'il n'y ait pas dans tout Paris d'autre poste où l'on puisse faire carrière que dans une maison comme celle-ci. —'Je pourrais, ma chère amie, te répondre par la même remarque à propos de ta carrière à toi. » Elle se mit à marcher de long en large et, quand elle s'arrêtait, elle piaffait du bout du pied sur le tapis. Elle retournait dans sa main un porte-mine d'or, et je crus tantôt qu'elle allait le tordre et tantôt qu'elle s'en poi¬ gnarderait la paume. Elle partit dans un interrogatoire impatient, se répétant, se coupant, s'embrouillant, tandis que je répondais point par point. Enfin elle se tenait devant moi, comme si souvent j'avais paru devant elle : agitée, incongrue et parlant dans le vide devant une façade de calme impénétrable, si bien que, pour la seconde fois, nous dûmes constater qu'elle avait le dessous. Elle était trop bonne joueuse pour ne point le re- 104 l'apprentissage de la ville connaître. Elle coupa court, reconnut sa défaite en deux mots : « Nous en reparlerons. » Elle m'annonçait du même coup sa revanche. Elle ouvrit grand les portes et, au milieu du hall, se retourna, me tendant sa main à baiser : « Je t'attends ce soir à dîner, n'est-ce pas ? » Elle s'éloigna. Armand Weil s'approcha : « Mais dites donc, vous avez l'air d'être au mieux avec la Grande Patronne. Et nous qui vous prenions pour un petit protégé de Sidoine. Vous vous tutoyez, eh bien! mes compliments. Je peux vous prédire que vous n'allez pas traîner longtemps dans la pous¬ sière des bibliothèques alors ! » A ce moment, les trois autres couvrirent la suite de ce discours malencontreux par le brouhaha de leurs salutations, et, tirant le bavard par la manche, ils l'en¬ traînèrent précipitamment, tandis qu'il se tournait en arrière, la bouche souriant de mon côté. Demeuré seul, je pus m'abandonner à mon ahu¬ rissement. Les révélations étaient venues coup sur coup et me laissaient cloué sur place. Les mots de Mme Sidoine me revenaient à la mémoire : « Jamais aucun homme n'a tenu tête à notre Grande Patronne et n'a pris part à ses entreprises, si ce n'est comme client ou comme subalterne. » Je dus avouer que, pour ma part, j'en éprouvais la vérité. J'en gardais un malaise, xxvii Je n'allais jamais chez Prisca sans avoir mis un bain entre cette visite et les occupations de la journée. MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 105 J'aimais la surprendre à l'heure où l'on allume la lampe. Je n'éprouvais pas le besoin qu'éprouve tout homme ami de femme jolie de la montrer au restaurant ou de la conduire au spectacle. J'avais plulôt le désir de la voir à la lumière secrète des lampes qui s'al¬ lument. Je n'éprouvais pas le besoin ordinaire d'être aussi près d'elle que possible. J'aimais plulôt me tenir assez éloigné pour la voir tout entière. Je n'éprou¬ vais pas le besoin de l'entendre tenir des propos agréables, non plus que de me faire admirer en mes discours. Je lui savais gré par-dessus tout de son be¬ soin des mots simples, de son goût des choses simples. Je lui savais gré de me sentir incapable de lui par¬ ler comme je parlais à toutes les autres, et gré de sen¬ tir cette pensée que je lui donnais s'étendre en elle pour y demeurer. Son immobilité sans lourdeur avait la grâce des choses animées, comme l'oiseau se pose entre deux vols. J'aimais la regarder coudre, — car elle avait cousu en m'attendant et continuait, — sa main tirer le fil, ses dents casser le fd. S'il m'arrivait de lui offrir quelque objet, il me sem¬ blait toujours que j'aurais dû l'en remercier, tant sa manière de l'accepter m'avait donné de joie. Elle n'était ni de celles qui trouvent naturel qu'on les comble, elle n'était pas non plus de celles qui agréent n'importe quoi. La légère surprise avec laquelle elle retournait l'objet dans sa main, l'éloge même qu'elle en faisait, me révélaient quelquefois l'inopportunité de ce don et m'ôtaient le désir de retomber dans une semblable erreur. Elle ne goûtait pas comme moi les choses pour leur rareté, pour leur étrangeté et pour leur prix, mais pour leur convenance. Comme elle avait l'intelligence 106 l'apprentissage de la ville des mots simples, elle avait le goût des choses con¬ nues, car ce n'est qu'aux choses connues que peut s'attacher l'ombre d'un souvenir et lui donner une valeur sans prix. Tout n'était pas agréable de ce que j'éprouvais en sa présence, car la considérer me forçait à me consi¬ dérer moi-même. Sa dépendance à mon égard me re¬ portait à ma dépendance à l'égard d'une autre. Ce qu'Ariette me donne ne crée aucun lien entre elle et moi. Quelle justice y a-t-il à ce que le don que je fais à Prisca crée un lien entre elle et moi ? Depuis lors, je ne me départis plus de la correction et de la retenue qu'Ariette m'avait enseignées, ni de la règle que je m'étais posée dans la Grande Maison de ne trahir ni mes ignorances, ni mes curiosités. Ariette me considérait désormais avec un mélange de surprise, d'inquiétude et même de haine, et, à mesure que cette nouvelle défiance croissait, je me sentais grandir dans son estime. Le jeu était ouvert et la partie s'annonça serrée, ce qui formait enfin entre nous un lien de vie, un échange et un enlacement. Il me devint clair que,le jeu d'Ariette était de percer à jour ce que je savais de ses affaires, et cela de me le confier, en prenant garde de ne point m'en ap¬ prendre davantage, mais assez pour m'attirer, par l'apparence de l'abandon, et pour me lier à l'aventure. Ma partie, je ne manquais pas de m'en rendre compte, eût été de me dégager de l'encerclement où elle s'ef¬ forçait de me pousser. Mais mon plaisir était plutôt de m'y prendre. xxviii Nous étions assis sur un banc, Ariette et moi, dans l'île du Bois de Boulogne. Le rayon de soleil qui nous MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 107 touchait n'était qu'un rappel lointain de sa chaleur de naguère. EJlle posa sa main sur mon poignet, et ce geste était un rappel lointain des brèves heures de notre tendresse. Elle me dit : « Je veux que tu sortes du mauvais rêve, que tu te sentes un homme et que tu entreprennes, que tu ac¬ complisses quelque chose : tu partiras demain pour Prague. Ton billet est pris, ton plan de travail fixé. Je suis sûre que nous n'aurons qu'à nous lou.er de l'habileté et de la prudence avec lesquelles tu te tireras de cette mission. » Je tournai les yeux vers elle ; son regard hésita un peu sous le mien ; la couleur de son regard hésitait entre le bleu froid du ciel d'automne et celui de l'eau troublée d'un peu de vent. Elle me dit avec un sourire très doux : « J'aurais tant de chagrin s'il devait t'arriver quelque chose. » Mais nous ne parvenions ni l'un ni l'autre à être émus. XXIX Le rideau que l'employé lève en disant : « La fron¬ tière au prochain arrêt, monsieur », l'aube souillée sur la neige, les rues pareilles d'un faubourg jetées vers un canal par la course du train, la présence de mes valises, ce réveil en pleine course vers le lieu du combat, me rappellent que je deviens un homme à la manière que l'entendait Ariette. Je sens l'ap¬ proche de notre combat sans gloire : il consiste à sou¬ rire quand le dégoût nous serre la gorge, à rire quand la peur nous fige le sang, à marcher dignement quand la honte nous fait suer l'échiné. ★ Le pyjama de soie qui me revêt, la trousse ouverte, 108 l'apprentissage de la ville les flacons sur l'étagère du salon-couchette sont les armes de notre défense. ★ Ils ont tiré la portière pendant que je me rasais. « Pardon. Bonjour, monsieur. La douane. R:en à déclarer ? » Je me suis à moitié retourné ; « Rien. » Ils ont refermé la portière. La partie est gagnée. Et c'est maintenant que commence le malaise, car je me vois petit et les épaules serrées, rapportant à ma mère la fiole obtenue par fraude chez le pharmacien : c'était un objet qui coûtait très cher et qu'il ne fallait pas casser, encombrant et qu'il fallait cacher aux autres. Et ma mère me cachait l'emploi qu'elle en faisait, mais je le savais et lui cachais que je le savais, et je faisais cette chose secrète et défendue par amour d'elle, car, sans ce narcotique, elle ne pouvait point vivre, et le lui porter c'était lui donner sa mort. Cette chose défendue, je la faisais à l'encontre de tous mes désirs et par un effort plus qu'humain sur moi-même. Et maintenant que suis-je ? sinon l'homme qui vient porter le poison à la ville : les poudres, les fumées, les ampoules, les torpeurs, les frénésies, la mort, qui me sont familières. Et ceci marque toute la distance qui sépare l'enfant de l'homme : que je me livre à ce manège sans amour et sans tremblement, sans même un désir de profit, mais non pas sans complaisance à savourer l'angoisse. Tant il est vrai que les peurs de notre enfance sont les seules qui nous rejoignent dans la sécurité de notre âge et que, pour autant que nous cherchions les che¬ mins de traverse, nous retombons toujours dans les tranchées parallèles, qui, cependant, se rencontrent toutes dans l'unité de notre mort. MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 109 XXX Je traversais la ville dans la puissante automobile de notre agent de Prague. Je voyais la foule descendre les rues, car toutes les villes sont les mêmes. Ces gens semblaient attirés par le bout des rues, ils semblaient attachés par le cou et traînés vers le bout de la rue, vers rien. Je me sentais écœuré par leur docilité, qui était à l'image de la mienne. Quand verra-t-on quelqu'un dans la ville se relever de la pesanteur qui le précipite dans l'action com¬ mune et tirer de soi un acte au rebours du courant ? Afin de m'être agréable et puisque j'étais Français, l'homme de Prague me fit passer toute la nuit dans les bars et dans les boîtes. Ils dansaient sur place et ventre à ventre dans la musique qui fermente. Et je pensais que c'était ainsi que la mort viendrait sur chacun d'eux, comme un petit hoquet, une grimace, un frémissement de genoux, un trémoussement de croupe. « C'est ici, me dit mon guide, que nous avons nos meilleurs clients. » Les hommes avaient des tètes rondes rasées, avec des plis dans le cou et des carrures rustiques. Les femmes avaient des gouttes de sueur autour de leur bouche éclatante et tombaient en extase après s'être esclaffées. Elles avaient des seins comme des pommes et des croupes comme du pain. Et je pensais que la cargaison que j'avais apportée suffisait pour cerner ces yeux, noircir ces dents, défoncer ces poitrines, faire cailler ces ventres, défaire ces membres. J'avais con¬ senti à être celui qui apporte le mal. Je n'essayais pas de me dire qu'en apportant le mal je ne l'avais pas créé, que le mal était en eux et que je ne leur donnais que selon leur demande, que si je ne l'avais 110 l'apprentissage de la ville fait, un autre s'en serait chargé ; au contraire, les alcools que j'avais bus me montraient plus grand que je n'étais et dressé au milieu d'eux comme un signe funeste. Plus tard, comme j'étais saoul et pareil à eux, je pensais : ils sont coulés. Ils sont déjà morts, jamais ils n'ont été vivants. Quel mal y a-t-il à les piétiner encore un peu et à les aider dans leur propre mort ? xxxi Je retournais, presque quotidiennement, rendre vi¬ site à Prisca. Pour elle, j'étais celui qui apporte le bien. Mais a-t-il le droit de faire le bien celui qui n'est pas bon ? N'est-ce pas une indiscrétion et une manière d'imposture que ce bien qu'il fait, sans être digne de le faire ? Avons-nous le droit de faire le bien avec une partie de nous-même et comme pour justifier la liberté que se donnent les autres parties de faire tout le mal qu'elles peuvent ? Quand nous fai¬ sons le mal, nous suivons seulement notre penchant aveugle, mais nous est-il loisible de faire le bien sans savoir ce qui s'ensuivra et où nous nous engageons ? Dans le regard dévoué et inquiet de Prisca, il sem¬ blait y avoir une demande : « Que voulez-vous faire de moi ? Pourquoi, pour¬ quoi faites-vous tout cela pour moi, si vous ne m'ai¬ mez pas ? Et si vous m'aimez, alors, qu'attendez-vous pour faire le reste ? » Comme on hésite à arracher le pansement d'une plaie à demi refermée, ainsi ne pouvais-je me résoudre à briser son attachement qui grandissait, par crainte MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 111 de la déchirer ; mais il n'était plus en mon pouvoir de l'empêcher de grandir. Les actions qui avaient leur demeure provisoire en nous en sont sorties comme des bêtes vivantes et, maintenant, elles nous menacent, quelle qu'ait été notre intention, bonne ou mauvaise, à l'heure que nous avons commis l'imprudence de les laisser sortir. XXXII « Et maintenant, ouvrons la fenêtre, grondai-je aussitôt que Weil eut quitté le salon. — Non, il fait froid, dit Ariette. — Tu ne trouves pas que ça sent mauvais ? — Non. -— Mais si, cet animal-là pue assez. —- Tu n'as que trop laissé voir ton aigreur. — Tu veux dire mon dégoût. — Tu te montres bien suffisant, mon ami. Weil est un garçon remarquable, tu pourrais lui envier son intelligence et prendre de lui des leçons de savoir- faire. — Oui, manger comme lui, baver comme lui, rire comme lui de ses propres plaisanteries, se vanter comme lui des femmes qu'il n'a pas eues. — Tu te trompes, mon cher, les femmes le trouvent très séduisant. — Tu en as un drôle de goût : il est visqueux, il est collant, il est veule. Je suis sûr qu'il dirait merci si on lui donnait un coup de pied. — Ce qui prouverait sa noblesse, sa maîtrise de soi. — On n'a jamais entendu dire que les chevaliers du Graal attrapent des coups de pied au derrière et en redemandent. 112 l'apprentissage de la ville — Il est ridicule de montrer aussi ingénument sa jalousie. — Moi, jaloux? jaloux de ce... » Et je fis une énumération de qualificatifs qui faillit ne plus finir. Elle m'interrompit : « Ce n'est pas ce que tu m'en diras qui fera chan¬ ger mon altitude ni mon opinion à son égard. — Est-ce que tu veux dire que tu vas l'inviter ici à demeure ? — Je pense que j'ai le droit d'inviter qui me plaît ? — Eh bien, qu'il remette seulement les pieds ici et je le tue ! » La bonne entra. Je continuai. « Parfaitement : ton Armand Weil, je le tuerai et je ne te demanderai pas la permission !» Quand la bonne fut sortie, Ariette me fit remarquer que, pour un si habile homme, j'étais, dans mes éclats, d'une inconsidération bien dangereuse. xxxiii « Venez donc un soir dîner avec nous, je veux dire chez Ariette. » Nous étions attablés, Atal et moi, au Café des Aiglons. Atal était honnête et propre, au moins en son animalité. Je n'avais point de déplaisir à le savoir amoureux d'Ariette, d'un amour respectueux et déta¬ ché. J'appréciais aussi le fait qu'il n'avait pas changé d'attitude à mon égard depuis le temps où il me prenait pour le bibliothécaire, tandis que les autres se croyaient obligés, maintenant, de montrer leur plati¬ tude. Au moment de partir, il me dit : « Prenez garde à ce que vous dites devant Weil. Vous ne savez pas ce que nous venons d'apprendre ? C'est un mouchard, pire que ça, un indicateur. Il MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 113 attend d'avoir tout dans la main pour vendre la mèche. — Je n'ai jamais eu de sympathie pour lui, mais, vraiment, vous m'étonnez. » J'avoue que je jubilais. xxxiv Du passé d'Ariette, je ne savais rien. Mais elle, qui savait tout, savait encore moins du mien, que nulle police secrète ne pouvait traquer, nulle invention reconstruire. Et quand, parfois, des années oubliées avec appli¬ cation quelque trace s'en faisait jour dans mes paroles, elle tressaillait. Mais elle ne m'interrogeait qu'avec circonspection dans les moments de confiance : « Dis-moi, ta mère... — Oh, dis-je, je n'aime pas qu'on me parle de ma mère. » Elle baissait les yeux, soupçonnant quelque mys¬ tère, quelque honte. J'expliquais : « Elle était le seul être au monde que j'aimais, et elle est morte. » Alors, je voyais un mouvement généreux passer dans ses bras comme si elle allait me Les tendre, et puis un frémissement lui lier les coudes au corps. Et, si elle m'avait tendu les bras, elle aurait jeté par¬ dessus bord la machine à écrire et le tapis, et les fumées et les lits et les coffres de la Grande Maison, et alors, qui sait... Mais je la voyais partir pour la banque, impeccable. Dans son sac plat, la glace et le carnet de chèques se regardaient en face. Et quand elle reviendrait, il y aurait des billets et encore des billets dans ma poche. 8 114 l'apprentissage de la ville Le soir même, chez Ariette, à propos de rien, je déclarai ; « Et puis ton Weil, je t'ai dit que je ne veux plus le voir. J'ai mes bonnes raisons pour penser que c'est un individu suspect. Je te répète que je te défends de le recevoir. — Il faut croire, ô mon seigneur et maître, que votre service d'information est bien fait. » xxxv Nous nous étions rendus, en avion, au congrès radi¬ cal-socialiste qui se tenait, cette année-là, à Toulouse. Il me fallut avaler, outre un plantureux banquet, un très grand nombre de discours sur le Progrès, la Li¬ berté, l'Egalité, la Fraternité, etc. Au retour, je remarquai qu'il y avait deux ou trois cents personnes tassées dans les couloirs des troi¬ sièmes classes, tandis qu'Ariette et moi étions les seuls voyageurs à occuper tout un wagon de première. Nous voyagions gratuitement, comme, d'ailleurs, nous l'avions fait pour venir en avion. En ce régime d'éga¬ lité, plus on est riche et moins on paye. Je fis quelques réflexions facétieuses sur le discours de fin de repas des représentants du peuple. Ariette ne sourit pas. Elle sembla même choquée. Elle me dit : « On s'isole des autres, en critiquant tout de la sorte ; car ces institutions, sous leur aspect paterne, cachent des réalités solides et respectables. Dans au¬ cun pays on n'a vu d'aussi fortes vertus se dissimu¬ ler sous une apparente nonchalance. Aucun régime n'a pu assurer à tous une telle somme de bonheur pour un minimum de servitude. On peut dire qu'il n'est aucun besoin, aucun désir, qu'il soit matériel, intellectuel, moral ou religieux, auquel cette civilisa¬ tion ne puisse satisfaire. Les horreurs de la misère, on MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 115 peut dire désormais que c'est une fantaisie de poète et un souvenir du passé. Les assurances sociales, les secours du chômage, l'humanité de la Justice, les hô¬ pitaux gratuits, l'instruction primaire et obligatoire et même l'enseignement secondaire qu'on commence à ouvrir à tous, les primes aux familles nombreuses, le système des hauts salaires, réduisent la misère à quelques cas individuels inévitables, puisqu'on nq peut jamais empêcher qu'il n'y ait des réfractaires et des imprudents. Nous sommes protégés du danger des troubles révolutionnaires par le jeu harmonieux des oppositions. De la guerre elle-même, il ne convient plus de nous faire une idée préhistorique : le système de nos alliances, notre soin à maintenir l'équilibre européen, la ceinture de nos fortifications perma¬ nentes et imprenables, transforment la tactique elle- même en un problème d'organisation industrielle et financière. » Elle continuait, et moi qui sais que je suis celui qui se trompe toujours, je l'écoutais sans répondre. xxxvi « Quel repos, après le désordre de la journée, que de vous retrouver, chère Prisca, toujours égale à vous- même, nette dans la tenue, délicieuse à regarder, cou¬ rageuse et ponctuelle dans le travail et si gracieuse dans le don de, la confiance. — Oh ! ne dites pas cela, car je me sens si peu de chose ! J'ai honte du peu que je vous donne, et quand je me compare à vous qui êtes si généreux, si délicat, si patient avec mes sottises, si attentif et si pré¬ voyant, si grand vraiment, que je pense à vous comme à un chevalier. » Je ne pus en entendre davantage ; je la saisis par 116 l'apprentissage de la ville les épaules pour la première fois et la secouai. Je lui criai : « Tais-toi. Tu ne sais pas ce que tu dis. Tu es donc aveugle ? Tu ne sens rien, tu ne vois rien, pour ne pas t'être aperçue de ma bassesse, de mon égoïsme, de ma vulgarité '? Tu sais ce que c'est qu'une femme qui se vend à tout le monde ? Tu sais ce que c'est qu'une maison où se fait cette saleté ? Tu sais com¬ ment s'appellent les gens qui profitent de ce com¬ merce ? Eli bien ! c'est mon nom à moi, car je vis avec une maquerelle ! Et mon argent, sais-tu d'où il vient ? 11 me vient d'elle. Et ce costume dont tu m'as tait ('es compliments hier, tu sais qui l'a paye ? Et cette chambre où Lu dors. El tout ce que je te donne. Et tout ce que j'ai. » Je ne lui fis grâce d'aucun détail. Je lui dis tout. J'aimais mieux la douleur qui vient de la vérité que l'abandon, la quiétude et la confiance qui avaient germé sous le mensonge. Elle ne pleura pas. Elle ne dit pas un mot. Elle s'avança vers la cheminée où le feu commençait à crépiter, elle se détourna, chut d'un coup dans un fauteuil, se tordit, s'enfonça la tête dans les bras repliés, en serrant les poings. J'aurais voulu m'appro- cher d'elle pour la consoler, mais je sentis qu'il était au-dessus de mes forces de trouver un mot d'apaise¬ ment. Je m'enfuis comme un voleur. xxxvii Je descendes vers les grandes artères, à l'heure où les enseignes lumineuses éclaboussent la foule d'une lumière dansante. Je constatai, pour la première fois, avec satisfac¬ tion, combien il est agréable d'avoir les poches bour- MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 117 rées de bons billets de banque. J'emboîtai le pas à tout le inonde. J'achetai un journal au passage, j'y cherchai la liste des cinémas, des music-halls, des boîtes de nuit. La première chose à faire, c'est de s'empiffrer. Là-dessus, de boire comme il faut. Avant minuit, j'étais déjà installé au Mélody avec une fille de chaque côté. Si on m'avait obligé de dire comment elles étaient faites, j'en aurais été incapable. Vers cinq heures du matin, nous prenions une soupe aux Halles, car nous étions tous les trois de très bon appétit. Qui dort dîne, et qui ne dort pas dîne trois fois. Je me levai de table en disant : « Ce n'est pas tout : nous sommes demain. Il faut penser au repas de midi ; si* nous allions à la Pomme de Pin, à Mantes-la-Jolie. » Je hélai un taxi. Je fis descendre le chauffeur et je lui donnai d'abord à boire et à manger pour prendre des forces, car je suis humain. Nous partîmes sur la grande route fouaillée de ra¬ fales. Je chantais à tue-tête : II est parti de Lorient Avec bell' mer et bon vent. II cinglait bâbord amure Naviguant comme un poisson. J'étais un baril de chanson : Pour en choisir deux jolis Envoya sa chambrière. Chambr'ère, en femme d'esprit, S'en est servie la première. Pan ! Pan I Pan ! de la Breionnière. Les filles riaient. J'emplis le reste du trajet avec mes discours. Sur la fin de chaque péroraison, elles croulaient dans mes bras dans le sommeil, mais le grand geste qui mar- 118 l'apprentissage de la ville quait le début de la péroraison suivante les rejetait brusquement vers les portières. ★ Régulièrement, j'ouvrais la vitre, passais au chauf¬ feur un sandwich, un biscuit, un gobelet de Cham¬ pagne, une pomme, une saucisse, comme un mécani¬ cien enfourne du charbon dans une locomotive. Aus¬ sitôt que je voyais par derrière les maxillaires du conducteur s'immobiliser, je m'empressais de le char¬ ger de nouveau, car je n'eusse pas voulu que, faute de combustible, la machine s'arrêtât, ayant un sens très précis de mes responsabilités. A un moment, je vis une belle grille. Je criai au chauffeur : « Arrêtez-vous ! Arrêtez-vous ! C'est ici. Ouvrez la grille. Je vais faire visiter. » Nous nous engageâmes dans une grande allée d'ormes et nous arrêtâmes au premier bassin. D'un coup de coude dans les côtes, je réveillai les deux filles et les fis descendre toutes frissonnantes. « Au premier plan, un bassin avec tritons et nymphes de l'école de Coysevox, la façade, caractéris¬ tique de l'époque Louis XIII, flanquée de tours à poi¬ vrières du siècle précédent. Vous admirez d'ici les nobles perspectives d'un jardin à la française. On ne serait pas mal ici tous les trois, hein ? Et vous aussi... » Je me tournai vers le chauffeur, déjà rendu fidèle par les bons traitements. Une éclaircie multiplia les brindilles sur le ciel irri¬ gué d'azur. A ce moment parurent, au détour de l'allée, deux jeunes filles qui tenaient par île bras une per¬ sonne plus âgée qui devait être leur mère. Les plis de leurs manteaux de laine, la consistance des trois bouches semblables, la ferme douceur du regard, la courbe des coiffures, répétaient si bien les assises, les MAINTENANT ET A i/HEURE DE NOTRE MORT 119 entablements, les aplombs et les ouvertures de cette demeure qu'on ne pouvait douter qu'elle était faite pour elles. J'avais une fille à chaque bras et nous nous tenions tous trois devant ces trois. Leur regard passa sur les filles, se posa sur mon front, sur mes pieds. Elles hési¬ tèrent un peu, puis remontèrent l'allée. Et j'eus une pointe au cœur, car il me semblait qu'en s'éloignant elles emportaient quelque chose qui m'appartenait, une chose que j'avais perdue depuis longtemps, ma propre vie. Je jetai un regard sur mes compagnes d'infortune et, pour un bref instant, je les vis telles qu'elles étaient : une mèche pendant sur le nez, le fard usé, le bord du manteau de soirée taché de foie gras, les bas de vin rouge. Mais je n'étais pas venu ici pour faire des considérations philosophiques et m'affliger inuti¬ lement. Je les renfournai dans la voiture qui débor¬ dait de bouteilles, de boîtes et de papiers. J'apostro¬ phai le chauffeur : « Eh bien ! l'ami, vous avez pris racine ? Vous attendez un biscuit pour partir ? » * J'avais quelque excuse pour avoir mal calculé mon temps, car nous arrivâmes à Mantes-la-Jolie à neuf heures dix du matin, un peu tôt pour festoyer. La journée dans les ruelles et les cafés de Mantes fut interminable, malgré mes gestes de nageur pour en venir à bout. Je ne pouvais pas quitter les bras des filles, qui sans cela se serraient laissées tomber par terre et qui, chaque fois qu'on les asseyait sur une chaise, s'endormaient. J'allai avec le chauffeur, décidément un ami, jouer aux boules, tandis que les malheureuses dormaient sur le banc l'une contre l'autre. Nous louâmes une barque, et le chauffeur et moi 120 l'apprentissage de la ville nous ramions à tour de rôle, les filles, pendant ce temps, claquaient des dents sur la banquette mouillée. Enfin le soir vint. Je m'écriai : « Il n'y a qu'un endroit où un gourmet puisse dîner, c'est L'Ecu-d'Or, à Chartres. Vous ne connaissez pas L'Ecu-d'Or ? C'est élémentaire. Chauffeur, en route ! Quoi, les petites, vous voulez dormir ici ? en¬ core dormir ? Vous n'êtes donc bonnes à rien. Ah ! les femmes. Aucune énergie. Laissons là ces fantai¬ sies. En route. » A Chartres, je pris une chambre à deux lits. Quand il y en a pour deux, il y en a pour trois. xxxviii Fuyant la chambre chaude et fade d'haleines, fuyant le lit fripé et les filles endormies, je m'étais levé au matin et glissé dans la rue. C'était une rue courte et encaissée. Je m'y avançais, quand, du corps même de la terre, monta un tel tumulte de bronze que j'en reçus un coup dans la poitrine. Au bout de la rue était une étendue grise, délavée, dévastée de vent. Je respirais à grands coups comme au bord de la mer. La cathédrale se dressa dans le ciel avec une gran¬ deur et une droiture intolérables. C'est un rocher qui émerge des vagues, frotté de sable et bruni d'algues. La pierre des tours chante de vent. C'est un rocher couché dans la hauteur. Des corps décapités s'y mul¬ tiplient jusqu'au sommet. C'est un vaisseau frappé par sept naufrages. Et moi, Dieu merci, je ne sais plus d'où je viens. Je ne sais pas où je vais, je suis noyé et débarrassé de toute vie. Je suis un corps que le flux aspire et rejette. Je vais buter sur les pointes, sous les prophètes, MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 121 contre les guerriers, devant les reines aux tresses de cordage. C'est un grand rocher évidé sur le ciel, et le ciel même glisse dans ses brumes, mais ce roc humain est une montagne de foi. Le rocher le plus sûr peut-il retenir le noyé qui s'y cogne ? xxxix Je m'étais engagé dans l'escalier tournant des tours. J'abordai à une plate-forme élevée. Le vide du ciel descendait jusque sous mes pieds. En face de moi, une statue, avec une rigole noire sur la joue. Entre la statue et moi, le visage d'une jeune fille s'éclaira. Elle était la jeune fille qui s'avance dans l'allée du jardin d'août. / Elle était la journée d'août posée sur les pelouses du jardin. Elle était le jardin où les abeilles ronflent autour des ruchers et crépitent dans les corolles. Elle était la pêche, la grenade, la mirabelle, elle était les pampres dorés à revers par le soleil. Elle regardait la statue et moi je la regardais, car, en elle, se trouvait ce que j'avais perdu depuis long¬ temps : ma propre vie. Elle se tourna vers moi avec cette aisance de vierge qui n'a pas appris les contraintes de celles qui savent, et me dit avec un sourire dé confiance : « Vous avez vu l'a main du roi, comme elle est belle ? » XL De retour à l'hôtel, je sentis que je ne pouvais plus monter jusqu'à cette chambre. Je fis appeler le chauf¬ feur et l'hôtelier. Je leur réglai leur dû et laissai une 122 l'apprentissage de la ville enveloppe pour les filles. Le billet disait : « Je suis parti ». XLI Certes, je ne la reverrai plus, niais, jamais, je ne cesserai de la voir (et jamais cette cathédrale ne s'effacera plus de moi, qui s'y était dressée dans mon heure la plus morte), car elle est le fruit de cet arbre de pierre, car elle est le jardin de l'arbre de vie. J'em¬ portais dans la poitrine une chaleur de fruits, tandis que le train du retour traversait les campagnes. Et, comme au moment où notre vie s'enrichit d'une ren¬ contre heureuse, je demeurai entre le sourire et les larmes et non sans cette pointe d'angoisse qui est la rançon de tout ce qui touche le cœur. Je l'avais suivie et revue en traversant la place de la Cathédrale, au milieu de ses compagnes, autour d'un vieil autobus vert qui portait peint sur le flanc : Les Trois-Bouleaux Vendôme (Loir-et-Cher) Institution de jeunes fûtes. Je me suis approché du groupe, et il me semblait que l'attachement que je lui portais déjà l'illuminait au milieu des autres dans le grand son des cloches. XLII Je passai deux jours dans ma chambre à me laver, à dormir, à jeûner, à boire de l'eau, à me laver encore, à dormir de nouveau et à rêver. Et dans les rêves dé¬ saccordés de la fatigue, la jeune fille des Trois-Bou- leaux venait au milieu du jardin avec son grand cha¬ peau d'été. Il y a deux clans : celui des Trois-Bouleaux, des MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 123 dames de la belle demeure dans l'allée d'ormes sur la route de Chartres, de Prisca, de ma mère. Et l'autre clan : celui d'Ariette et des tilles de Chartres, celui d'Atal et de Weil. Et il est indélicat de placer face à face l'image des uns avec l'image des autres. Comment ai-je pu laisser ce grand corps, qui est le mien,, bague¬ nauder d'un côté et de l'autre, le jour avec les uns, la nuit avec les autres, aujourd'hui avec les uns, demain avec les autres, mélangé à tous et partout rebuté ? XLIII A mesure que je m'approchais des clairières du réveil, jfe m'apercevais que ni la fuite, ni la sale dé¬ bauche de Chartres, ni la rencontre de celle qui main¬ tenant habitait en moi ne m'avaient éloigné de Prisca. Je me levai, troublé de tendresse pour elle. XLIV De tendresse, d'inquiétude et de hâte : je pensai combien elle avait dû souffrir. Elle avait dû passer des jours au moins aussi lugubres que les miens. Si j'avais eu un rendez-vous avec la jeune fille des Trois- Bouleaux, mon émotion et mon impatience n'auraient pas été plus grandes. Je sonnai. On ouvrit et, dans l'antichambre obscure, je vis les deux vieilles qui ne répondirent pas à mon salut et me fixèrent comme si elles avaient vu surgir le diable. Il y eut un moment de silence, et puis toutes les deux éclatèrent en même temps : « Et vous, qu'est-ce que vous nous voulez encore après ce qui s'est passé ? — Je ne comprends pas, que s'est-il passé ? —• Ah, votre petite amie, elle nous en fait du beau travail, à nous qui n'avons jamais fait de mal à per- 124 l'apprentissage de la ville sonne. Quand on pense qu'elle nous a amené la po¬ lice ici, les photographes, les journalistes... Tout le quartier nous regarde maintenant, on ne peut plus aller faire ses achats. Mais, Dieu merci, tout est fini. C'est bien grâce à notre bonne réputation que ça n'a pas tourné plus mal. Nous aurions bien dû nous en méfier : ces petites personnes qui se sauvent de leur famille, ce n'est jamais rien de très propre. — Mais qu'est-ce qu'elle vous a fait ? demandai-je. — Elle nous a fait qu'elle s'est tuée. Oui, tuée, et chez nous encore. Et ça se disait catholique, et ça allait à la messe tous les dimanches. Heureusement qu'on nous en a débarrassées tout de suite et que, après l'autopsie, on va la mettre à la fosse commune. Quand je pense qu'on aurait pu nous la laisser un jour de plus, je crois que nous en serions devenues folles. » Comme je les quittais, elles me rappelèrent sur un ton de colère : « Dites donc, vous n'allez tout de même pas partir sans emporter ses affaires, pour qu'on dise après que... » Elles me jetèrent une valise entre les jambes. xlv Des trombes d'eau tombaient sur la chaussée. Les égouts crevaient. La voiture qui m'emportait dérapa, monta sur le trottoir, retomba dans le ruisseau jus¬ qu'aux essieux. Ah ! si la terre pouvait éclater ! Si les murs pouvaient bouillir, les étoiles se désaxer à l'image de notre déroute, si tout pouvait crever en un grand tonnerre pour se résoudre dans l'obscurité totale ! MAINTENANT ET A L'iIEURE DE NOTRE MORT 125 XL VI J'ai tant rêvé d'elle que je me réveille comme si elle avait traversé la nuit à mes côtés et pourtant je ne parviens pas à retrouver son visage, et c'est comme si elle me mourait deux fois ; car les seuls visages qui s'impriment dans la mémoire sont des visages indif¬ férents, mais le visage de ceux que nous aimons est, comme le nôtre, invisible pour nous. Parfois, il y a une éclaircie dans le brouillard où je la cherche : je la vois tantôt brûlée par trop de lu¬ mière, tantôt voilée de pluie ; d'autres fois, comme dissoute et mélangée à ma mère morte et se levant d'elle. Je n'ai pas de portrait de Prisca, c'est pourquoi du tiroir où je l'avais cachée je tire une photographie de ma mère. Elle marche dans le jardin d'août, les yeux baissés sur la terre. Elle sourit, mais une flèche de lumière tombe sur sa poitrine. Et tout est fini comme cet air que nous avons entendu autrefois dans le grand pays que nous ne reverrons jamais. O Prisca, c'est toi que je voudrais épouser. Nous allons tout recommencer tous les deux. Si nous retour¬ nions habiter Bagnolet dans la chambre et dans la cui¬ sine où j'ai vécu avec ma mère des jours si durs, peut- être rctrouverais-je le courage que j'avais alors ? Je suis lié à toi à jamais, puisque c'est par moi que tu es morte. Mon regard s'use à la voir, ses moindres gestes sont usés jusque dans leur dessin ; je vois d'autres gestes au travers de ses gestes, et sa voix est brouillée d'autres voix. Sa bouche coule contre le corps des autres, sa che¬ velure colle et trempe dans les tripes, sa main s'ap¬ puie sur une cuisse coupée. L'enfant, femme en sa nudité, se défait dans la fosse commune. 126 t'APPRENTISSAGE DE LA VILLE Nous coulerons ensemble dans ce qui est le con¬ traire du jour, le contraire de notre sang, le contraire de nous-même : nous serons seuls en moi seul. ^ XLVII La nuit est parfois si compacte en nous qu'elle est comme un boulet enfoncé dans la terre. Je demeurai maussade et taciturne, assis sur une chaise, les yeux dans le vide, sans penser à rien. J'allai décrocher le téléphone et laissai pendre l'écouteur au bout du fil. Je ne. me rasai plus, je ne mangeai plus, mais l'idée de descendre dans la rue m'était plus intolérable que tout. On frappa. Je ne répondis point ; enfin, la porte s'ouvrit et Ariette entra. Elle alla s'asseoir dans le fauteuil en face de ma chaise. « Ce spectacle est ravissant, commença-t-elle ; je vois que tu t'offres une nouvelle fantaisie : en caleçon sur une chaise à cinq heures de l'après-midi. On dit qu'en vieillissant le diable se fait ermite : d'abord c'a été une fringale de petites vendeuses, puis monsieur a fait le poète, puis il a fait le connaisseur d'objets rares, le bibliothécaire et le grand policier, le pam¬ phlétaire et le réformateur ; et, maintenant, il n'a rien trouvé de mieux pour se faire remarquer que de poser en saint Siméon le Stylite au sommet de sa colonne. Tu devrais tout de même te rendre compte, mon petit ami, qu'on ne peut pas passer tout son temps ni gâcher celui des autres à faire le poseur en caleçon. J'ai perdu des heures à te demander au téléphone ; Atal n'a pas pu partir pour Vienne où tu devais l'ac¬ compagner; les deux amis de Londres, à qui tu devais être présenté, sont partis sans t'avoir vu, on ne peut jamais compter sur toi. Est-ce que tu vas répondre, MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 127 oui ou non ? Je t'assure que je n'ai pas envie de rire. » Je lui répondis sans colère : - « Je n'ai pas non plus envie de rire. Toi qui es si fine, tu n'as pas compris que je n'ai qu'une envie, c'est qu'on me laisse tranquille. — Oh ! je sais que tu fais tout ce que tu peux pour t'assurer une vie douillette, tranquille et retirée. Tu veux peut-être une petite pension de vieillesse ? » Je fus bref et grossier : « J'en ai assez de tes beaux discours, de tes leçons, de ton bordel, de ton tripot, de tes trafics de stupé¬ fiants, de tes combinaisons politiques ! » Elle me coupa la parole d'une voix basse, mais plus forte que mes cris : « Voilà des mots qui ne doivent jamais sortir de ta bouche, quelle que soit ton exaspération, tu en¬ tends ? Il y va de la vie et de la mort pour nous et poux tous nos amis. Sais-tu si ton voisin d'appartement n'est pas à l'affût ? Si la femme de chambre n'est pas payée pour te surveiller ? Quand on fait des affaires comme les nôtres, on se méfie de tout le monde. » Je me remis à crier : « En tôle, je voudrais vous y voir tous : toi et tes gentils amis ! Bon débarras ! » Elle répondit : « Et toi aussi, mon petit garçon. — Je n'ai peur de personne. Je m'en moque, moi ! — Ecoute, dit-elle, redevenue tout à fait calme, si tu veux quelque' chose, demande-le, mais évitons toute cette mise en scène et surtout ces cris. Au re¬ voir ! » Elle sortit. 128 l'apprentissage de la ville xlviii Si la stupeur et l'accablement du premier choc nous inspirent l'horreur de la présence d'autrui (car nous sommes comme endormis par la puissance, le nombre et la nouveauté des peines), l'heure vient où la ré¬ flexion se réveille sur une note insistante et unique, car le deuil nous enferme seul à seul avec nos propres œuvres et nous donne la peur de nous-mêmes et l'hor¬ reur de la solitude. Et, quand le feu tombe du ciel, il nous importe peu que le toit où nous cherchons refuge soit maison, temple ou prison. Il nous importe peu que ceux aux¬ quels nous demandons la buée de leur bouche, le bruit de leur pas, la chaleur qui rayonne de toute leur chair vivante, nous soient étrangers, hostiles ou méprisables. Je retournai donc chez Ariette et, depuis lors, je n'en délogeai plus, J'étais là, ce qui ne veut pas dire que j'eusse changé d'opinion à son égard depuis mon der¬ nier discours, et, tout en l'incommodant de ma pré¬ sence sans qu'elle m'eût invité, je continuais dans mes monologues intérieurs à l'envoyer au diable, et j'étais même prêt, par moments, à l'accuser d'avoir tué Prisca. Voilà pourquoi je me faisais un devoir de me mon¬ trer aussi renfrogné, encombrant et rogue que faire se peut. A quoi elle opposa une douceur sans défail¬ lance, une prévenance, une délicatesse infatigables. Pour la première fois de sa vie elle s'inquiétait de ma santé, s'informait de mes allées et venues et surtout de mes pensées et de mes projets. Il y avait quelque chose de si tendre et de si inquiet dans cette sollici¬ tude qu'il m'eût vraiment fallu avoir un cœur de pierre pour ne pas en être ému. MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 129 XLIX Mais tout abruti que je fusse et comme abîmé dans mes propres humeurs, je ne laissais pas de noter que sa tendresse de grande sœur dissimulait un chasseur à l'affût, mais un chasseur tout tremblant de la bêle qui va se lever de la tanière. Toute la maison semblait vivre dans l'attente d'un cataclysme, car, pas un ins¬ tant on n'avait douté que mon chagrin ne fût une sombre machination pour en venir à des fins encore inconnues. L Atal me prévint : « Je vous en prie, mon vieux, prenez garde. N'es¬ sayez pas de ruer dans les brancards. Je vous assure que ce n'est pas le moment de tirer sur la corde. Je crois que vous ne vous rendez pas compte que vous avez affaire à forte partie. Je vous ai toujours voulu du bien, mais je dois vous dire que vous auriez tout le monde contre vous, et aussi moi. » LI Ariette m'annonça qu'un stock important était arrivé de Constantinople et qu'il s'agissait de passer la frontière allemande. « Mais, dit-elle, la commande est si importante que nous ne pouvons pas risquer d'y laisser aller un homme seul, toujours à la merci de la dénonciation d'un indicateur. Je compte donc sur toi pour une livraison à relais. Tu sauteras dans le rapide de nuit à Dijon, tu te mettras en rapport avec Larmurier, que tu connais, sans éveiller l'attention des autres voya¬ geurs. Tu te feras remettre les paquets de façon que, 9 130 l'apprentissage de la ville si la police douanière s'en mêle, Larmurier prenne la fuite avec une valise vide, tandis que tu passeras avec le chargement. C'est à ton flair de sentir s'il est oppor¬ tun de jeter la marchandise sous le train, de la garer ou de la garder tranquillement. Tu as déjà prouvé ton sang-froid en d'autres circonstances, j'ai toute con¬ fiance en toi. — Tu as bien tort d'avoir confiance, lui dis-je. J'ai d'autres pensées par la tête. Je n'ai pas de temps à perdre à ces tours de passe-passe. » Elle devint presque suppliante : « C'est que, vois-tu, ton billet est pris. Je n'ai per¬ sonne d'autre sous la main, et le double doit être dési¬ gné quelques heures avant le départ du train. —- Tu apprendras une autre fois à me demander mon avis avant de disposer de moi. » Et je quittai la pièce. * Atal m'avait téléphoné, me demandant de me rendre au Café des Aiglons. Je n'aurais pas été surpris de subir de sa part de nouvelles remontrances, puisqu'il était clair qu'Ariette se servait de lui quand elle n'osait pas aborder elle-même le sujet. Au contraire, je le trouvai attablé avec Jagut et Manchon, qui tous trois me firent grand'fête. Us m'annoncèrent que Marchai, un de nos associés, abordait au Havre le lendemain avec son yacht et, comme les autres fois, nous invitait tous à faire bombance à bord. Je déclinai leur invite, n'étant pas en humeur de godailler. « Mais, dit l'un d'eux, c'est que Weil est invité aussi, et nous avions l'intention d'en profiter pour lui donner une bonne leçon. » J'imaginais aussitôt le cher petit homme déculotté, fessé publiquement, trempé dans les latrines, et je MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 131 n'étais pas de si méchante humeur que cette perspec¬ tive ne me sourît : « Ah, dis-je, c'est une partie de plaisir que je ne veux pas manquer, vous pouvez compter sur moi. —- Nous y comptons si bien, répondit Atal aussitôt, que vous êtes le seul qui puisse l'amener à la fête, car, depuis quelque temps, il nous évite, tandis qu'il a l'air d'avoir de la sympathie pour vous. —■ Ça me surprend bien, je n'ai jamais fait que le rabrouer. —• C'est qu'il aime ça. » Ils me dirent encore au moment du départ : « Ne vous faites pas trop remarquer quand vous irez le chercher à l'hôtel. Les choses de ce genre peuvent toujours mal tourner. Il vaut mieux être pru¬ dent. » Je me moquai d'eux : « Vous voyez des douanes partout. 11 n'y a rien de difficile à aller chercher ce farceur chez lui, le faire déjeuner et vous l'amener au Havre demain à quatre heures de l'après-midi. —- A la bonne heure, fit Atal, vous n'êtes pas de ceux qui prennent des prétextes pour rester au chaud. » LU Après le repas dans le wagon-restaurant, nous re¬ tournâmes à nos places. Et comme nous étions seuls, Weil se colla dans la sienne tout bourdonnant de nourriture et de vin, étendit les pieds sur la banquette d'en face, posa ses cheveux graisseux sur la dentelle du dossier, alluma un cigare, me souffla quelques bouffées dans la figure et continua de parler avec d'autant plus d'aisance et de contentement qu'il ne 132 l'apprentissage de la ville risquait pas de me voir prendre part à la conversa¬ tion : « Oui, comme je vous l'ai déjà dit, la Grande Pa¬ tronne et moi, nous sommes au mieux. Oh, j'ai hor¬ reur de ceux qui se vantent de leurs bonnes fortunes, et d'ailleurs je n'aime pas mélanger l'amour et les affaires. En affaire je m'y entends, en femmes aussi : je les aime, j'avoue que je,les aime, mais je peux dire qu'elles me le rendent bien. Ainsi la Martin, celle qui danse dans le second tableau de L'Auberge du Che¬ val Blanc, la troisième à gauche, vous avez remarqué les cuisses ? Mais, mon cher en amour, si vous voyiez ça : elle pleure. Et j'aime encore mieux ses pleurs que ses cuisses. Moi, mon petit vieux, en amour, j'aime bien rire, mais ce que j'aime par-dessus tout, c'est les larmes : car je suis un sensible, moi, je dirai presque un sentimental. Ainsi, tenez, il me revient une petite histoire : écoutez-la bien, et, puisque vous vous piquez de littérature, vous en pourriez tirer un conte des plus savoureux. » Chaque année, je retourne chez mes parents dans le Loiret. Je suis très attaché à cette maison, car chez moi la corde familiale vibre au plus haut degré. Nous avions recueilli cette année-là une petite parente pauvre, presque une enfant. Je n'y prêtais aucune attention au début, tout occupé que j'étais par la femme du médecin, maîtresse insatiable et d'une ja¬ lousie dévorante. Mais un jour que je me mettais à la fenêtre pour prendre un peu d'air — c'était en août et il faisait chaud — je vis la petite s'avancer dans l'allée du jardin sous un grand chapeau de paille, les yeux fixés à terre, et, mon vieux, j'en reçus un coup. Imaginez-vous ça dans l'allée, venant vers vous avec des bras nus au milieu des abeilles, de toutes les fleurs, de tous les fruits. Mais, excusez-moi de faire le poète, le plus beau fruit, la plus belle fleur, c'était elle. MAINTENANT ET A 1.'HEURE DE NOTRE MORT 133 » Depuis lors, je pensai que j'étais bien idiot de perdre mon temps avec l'épouse du docteur dans le réduit à bocaux, fleurant les drogues. Je n'eus plus de regard que pour ma petite cousine. Si vous l'aviez vue le matin avec sa figure lavée, les cheveux tirés, se mor¬ dillant le bout de la langue sur son tricot. Et ce qui m'excitait par-dessus tout., c'était de penser qu'elle était toute neuve, absolument pucelle : une pièce introuvable. J'ai beau avoir une grande habitude des femmes, moi-même, nia foi, je ne savais pas par quel bout la prendre. Elle, fine mouche, commençait à voir que je tournais autour d'elle. Moi, je me léchais les babines en la voyant se troubler, rougir, rêver. Sait-on à quinze ans, on a vite fait de penser que c'est le grand amour et que le Prince Charmant ne pense qu'à vous épouser. » Le reste de l'histoire, je ne le lui entendis plus ra¬ conter : je la vis se passer devant mes yeux. Les pa¬ rents sont sortis. L'orage approche. La petite est en bas, et lui, désœuvré, erre de chambre en chambre. Il l'appelle, et, comme elle monte, il hésite et lui de¬ mande qu'elle lui cotise un bouton. Il rabat la porte d'un coup de pied, boucle la serrure, tire les rideaux. Elle est le poulet qu'on vient choisir parce que c'est dimanche : il volette, tombe dans la poussière, bute au grillage, saigne sur ses plumes blanches. Elle court, une chaise se renverse, elle crie, elle crie et, à la fin, elle pleure. « Mais vous savez, fit-il en manière de conclusion, elles sont toutes les mêmes. Elles pleurent comme ça, mais au fond elles sont trop contentes : elles en rede¬ mandent. » Je l'écoutais, le sourire contracté, avec une pointe dans le regard, et je me souvenais de ce que j'avais dit à Ariette : « Celui-ci, je le tuerai. » 134 l'apprentissage de la ville liii Le ciel était bas sur le port, en outre le jour bais¬ sait. L'air était une loque mouillée. Le canot d'acajou qui nous portait vers le yacht tranchait la mollesse de la' houle. Manchon, qui avait enfilé une veste de cuir, tenait le volant. Sur les banquettes latérales, étaient assis Atal en face de Weil, Jagut à son côté en face de moi. Je m'aperçus que, malgré la vitesse de la course et la sûreté de main du pilote, le bateau vers lequel nous allions ne se rapprochait pas de nous. Il me fut clair, au bout d'un peu de temps, que nous dérivions vers le large. Je me tournai vers les autres pour leur faire part de ma surprise, mais je vis que la partie était engagée et me tus. Weil clignait des yeux, souriait avec difficulté comme pour s'attirer des sympathies, d'abord du côté d'Atal impénétrable et beau, puis vers Jagut les mains posées sur les genoux, penché comme l'animal qui va se détendre, et même vers Manchon, dont on n'aper¬ cevait que le dos, une nuque puissante et rouge, des mains poilues. Ce fut alors que, serré dans ce triangle de haine, Weil se tourna vers moi. Sa bouche s'ouvrit comme pour appeler et se referma. Il avait l'air d'un enfant qui va pleurer, qui a honte de ce qu'il a fait, qui pro¬ met qu'il ne le fera plus. Il y avait tant d'humanité inattendue dans sa bassesse que je dus faire un effort pour me souvenir de ce qu'il était et pour préserver mon indifférence. D'ailleurs, désormais, ce qui allait se passer ne pou¬ vait faire aucun doute pour personne. Je vis notre sillage sur la mer, tracé comme à la règle. Aucun d'eux ne bougea pendant un très long temps, et je MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 135 sentais néanmoins la chose s'acheminer à son dénoue¬ ment formulé et qu'il n'y avait plus qu'à lire. Weil ouvrit son manteau et je crus qu'il allait tirer une arme. Mais c'était pour se donner de l'air, car il suait. Atal n'avait pas bronché ; peu après, il se leva, se tint debout les jambes un peu écartées, parfaite¬ ment ferme dans la houle. Il se pencha sur Weil avec précaution comme pour lui confier quelque chose, et, sans quitter des pieds sa place, faucha l'air d'un geste précis, tandis qu'un éclair brillait dans sa main. L'autre tomba par terre, la tête entre les jambes. Jagut avait déjà ouvert un coffre d'où il tirait un sac lesté de grosses pierres. Quand ils l'y eurent enfermé et cousu d'un fil d'acier, ils le jetèrent par l'arrière d'une seule poussée, tandis que Manchon prenait son virage vers le port qui commençait à s'allumer. Mes yeux restaient fixés sur le point où le mort s'était enfoncé. Le rond que le mouvement de la houle ne semblait pas pouvoir effacer s'agitait là comme une matière vivante. C'était quelque chose de gras et de baveux, quelque chose comme une bouche, quelque chose comme une interrogation, comme une révolte et une nausée. LIV Ariette ne montra pas la moindre surprise quand je vins, les yeux hors de la tête, lui raconter ce qui était arrivé. Elle se fâcha, mais seulement de ce que je parlais trop haut. Elle me dit : « Mon cher ami, il n'y a pas que les nations qui aient leurs armées et qui mènent leur guerre. Je ne vois pas pourquoi on doit s'attendrir à ce point sur la disparition d'un ennemi. Quoi qu'il en soit, je te conseille désormais de garder ta langue et de te tenir tranquille. » 136 l'apprentissage de la ville Et, comme je me rebiffais, elle ajouta : « Bon, crie et parle tant que tu veux. Tu sais main¬ tenant ce qui attend les gens qui parlent trop. N'ou¬ blie pas non plus que tu as dit devant témoin : « Armand Weil, je le tuerai. » lv Ariette assistait à ma défaite comme un médecin qui note, après l'intervention, la série des réactions attendues. Je la regardais agir, elle me regardait ges¬ ticuler, chacun enfermé sous sa cloche de verre, même la nuit dans ce vaste divan tendu de draps pré¬ cieux où nous nous étendions côte à côte sans même nous être dit bonsoir. Les nuits étaient longues dans cette chambre blanche à la netteté de clinique. La paroi du fond était courbe et vitrée, il y tom¬ bait de lourds rideaux rouges qui la nuit étaient noirs. En face du lit, sur un pan de mur lisse, à la place d'un crucifix pendait une idole nègre. Les lumières éteintes, sur la phosphorescence du mur immaculé, l'idole de¬ venait une salamandre arrachée de sa vase et clouée là comme les chauves-souris à la porte des granges. Toute la chambre, qui avait l'air d'un phare, d'un bateau, d'une cloche à plongeur, descendait sous la mer où pataugent les bêtes aux crocs venimeux qui déchirent les reins et fouillent les entrailles/ Mon temps coulait dans le passé ; je coulais, en¬ fermé avec tous mes actes, faisant corps avec la vic¬ time de l'autre soir, car l'horreur que je gardais de ce crime était moins un remords que le dégoût d'être lié à lui à jamais, enfermé dans le même sac. Car, pendant que ce moment unique s'enfonce dans l'oubli, le cercle reste à la surface autour du point de chute : MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 137 mou, disloqué par la houle, mais indestructible dans l'éternité de notre naufrage. La boue du fond est remuée, j'étouffe dans la souf¬ france de la pureté salie. Prisca s'est réveillée dans la fosse commune où je la tiens enfoncée. J'éclabousse la jeune fille des Trois-Bouleaux avec la vase de Weil, je l'arrache au jardin d'août, je l'entraîne au fond où il la souille. De la cathédrale engloutie le son profond des cloches crève en bulle et laisse à la surface de la mer un rond d'écume. LVI « Reste donc tranquille », me dit Ariette. Et cette voix au milieu de la nuit, venant sur celui qui se débat en proie à ses ombres, me cloua de ter¬ reur au fond du lit. Je ne bougeai plus jusqu'au matin, et le travail intérieur en prit une résonance encore plus épuisante. LVII Pauvre Weil, il était si irrémédiablement voué à la répulsion ; il méritait si bien le dégoût qu'on lui por¬ tait, même dans la bienveillance infatigable dont il vous accablait, même dans les services qu'il vous for¬ çait à recevoir de lui ; il paraissait si bien voué aux coups et aux crachats que tant de réelle bassesse de¬ mandait la pitié et, derrière la pitié, il y a toujours une manière de tendresse. Pauvre Weil, ce dont je le plains le plus, c'est que je ne regrette même pas son assassinat. 138 l' apprentis sage de la ville LVIII Vers le matin, je m'assoupis. Je rêvai du train de Prague ; ma mère y dormait sur la couchette, sous son voile d'infirmière marqué d'une grande croix. Elle dormait douloureusement, la tête appuyée sur la main et la main crispée sur la fiole enveloppée d'un linge taché de sang. Moi j'étais redevenu tout petit et m'étais enfermé dans le sac de voyage, afin de n'avoir rien d'autre à faire que de tout observer. Avec un silence, avec une lenteur d'assassinat, la portière glissa et une voix d'homme cria : « La fumerie numéro quatre au prochain arrêt. » Ariette parut, et je me sentis coupable de la sur¬ prendre en cet état : car non seulement elle eût pré¬ féré mourir que de se montrer ainsi, mais il était même inconcevable qu'elle eût jamais eu cet aspect : le fard usé, une mèche tombante sur le nez, la che¬ mise de nuit et les bas maculés, hagarde et les mains tendues. Elle s'avança comme pour étrangler ma mère, et, se penchant très doucement comme pour lui confier quelque chose, elle lui déroba la fiole et le linge ; puis, avec une infaillible cruauté, s'approchant du sac oû j'étais, elle les poussa sur moi. Je voulus crier, mais elle lira la fermeture en un éclair. Et je sentis que le sac commençait à s'engloutir. LIX « Tiens, mon ami, me dit Ariette, prends, cela te calmera. » C'était une pincée de poudre blanche sur une carte. Elle n'eut pas besoin de me dire ce que c'était, ni la manière de s'en servir. Je n'eus pas un moment l'idée de m'y soustraire. Mon père l'a subie, ma mère en est morte : j'ai grandi dans la peur de son emprise, j'en ai porté à MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 139 d'autres. Je manquerais à mon destin si je m'en pré¬ servais. Il serait inutile de tenter de m'en défendre, presque injuste d'y parvenir. Et bienvenu le poison, s'il me porte l'oubli, et s'il me porte la mort, bienvenu : cela me calmera. "k Ce qui me frappa d'abord, ce fut que rien d'étonnant n'arriva : ni les abîmes de la jouissance, ni ceux de l'horreur. Je me sentais frais et jeune comme aux plus beaux jours, ceux de l'enfance : où le passé est tendresse, l'avenir exaltation. J'étais lucide et voyais les choses telles qu'elles'sont, mais comme d'une tour on contemple une ville qui ne doit sa beauté qu'à la hauteur d'où on la voit. Je n'avais oublié ni mes deuils, ni mes fautes, ni le lendemain sans issue, mais j'assistais au déroulement logique de cette machine d'une si divine distance que même la catastrophe à laquelle elle aboutissait prenait à mes yeux la sérénité d'un accomplissement. Cette clarté venait par degré et de même cédait par degré ; mais, tandis que l'ascension glorieuse et confor¬ tante procédait de marche en marche, la descente me portait de palier en palier, et je retrouvais au bas de chaque chute le poids dont j'avais été dégagé, je le retrouvais plus accablant de ce que je l'avais bafoué de si haut. LX Je n'eus que le temps de me précipiter dans la salle de bain pour rendre. J'allai m'écraser dans un fauteuil, haletant. La bonne passa devant moi en fronçant le nez. « Apportez-moi du rhum, » lui dis-je. 140 l'apprentissage de la yille J'en avalai un grand verre pour chasser le goût et un second pour chasser l'idée. Cette journée et les suivantes passèrent entre la migraine, le mal de mer et un abrutissement que j'es¬ sayais de chasser à grandes lampées de rhum. Je craignais que la lourdeur de ma tête ne m'en¬ traînât. J'éprouvais à présent le froid dés moisissures, et, quand mon front aurait cogné sur quelque dalle, elles allaient déborder, et les riches nourritures et les ignominies cachées sortiraient de moi comme un fleuve. Le monde, fatiguait mon esprit comme une énumé- ration d'objets qui n'en finissait plus. Le voisinage des hommes m'était à peu près intolérable. Les bruits me coupaient la respiration. La vue d'une surface rude me déchirait le regard. Chaque fois qu'Ariette me tendait la poudre bien¬ faisante, je l'aspirais avidement, car il était doux de devenir un peu tel qu'on était avant ; de se sentir revêtu d'un vrai corps, de pouvoir lever les yeux sans risquer le mal de tête, se pencher sans craindre de vomir, lever les bras sans que la main se perde d'elle- même dans le vide. Je cessai de manger du pain et des légumes. Je ne me nourrissais plus que de saucisse à la moutarde et de cerises à l'eau-de-vie. Par contre, j'avalais de grands verres de rhum, de genièvre, de shiedam. Ma vie se divisait en quatre parties : la première où j'étais un homme comme tout le monde : où je faisais des visites, où j'achetais un bibelot, où je racontais des histoires à un ami, et cet accès à la vie commune je le devais à une dose de cette drogue rare, défendue et mortelle ; — la seconde partie était d'affaissement, la troisième d'écœurement et de nausée et la qua¬ trième d'insomnie. « Il en est toujours ainsi dans les premiers temps, MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 141 disait Ariette en manière de consolation, puis vient l'accoutumance. » Je sentais maintenant toute l'étendue de ma défaite, car j'étais bien lié à Ariette. Elle tenait ma vie entre ses mains, puisque je ne pouvais devenir moi-même que si elle voulait bien et ne me refusait pas cette pesée de poudre. LXI Je sors dans la ville, j'y rencontre beaucoup d'objets dépareillés, des plâtras, des ferrailles. La rue a beau être plate, il me semble que j'y des¬ cends. Je vois au col relevé des passants qu'il fait froid. Moi je sue, la rue aussi sue, et j'ai peur de glis¬ ser. Je rencontre des débris de moi-même : chez un dentiste une mâchoire dans une cage de verre, mes poumons pendus chez un tripier et mes entrailles dans une poissonnerie, mon buste décapité se trouve planté sur une vis noire dans la boutique d'un tailleur, un orthopédiste expose ma jambe. Mes yeux, ma tête, mon cœur et tous mes membres disparates s'étalent dans la quincaillerie. Je m'écarte des magasins qui ont vomi leurs mar¬ chandises dans les vitrines. J'aurais voulu me vomir moi-même. Je marche jusqu'à la tombée de la nuit sur les asphaltes qui dégorgent leur graisse et sous les arbres que la poussière étouffe. Je m'arrête enfin devant la vitrine de l'armurier, et mon image toute vide s'y dresse dans la vitre, péné¬ trée de couteaux, de revolvers étagés. 142 l'apprentissage de la ville LXII Le bijou noir de l'arme à feu. Dans sa netteté sour¬ noise dort le pouvoir de faire basculer la pierre qui oscille entre deux volontés. Mourir, s'établir dans le repos définitif ; ou bien choir, être enfermé pour toujours dans l'épouvante de la chute. LXIII Nous nous étions couchés tard cette nuit-là. Le lit était si grand qu'il y aurait eu la place d'un autre corps entre nous. Chaque nuit, je descendais dans ce lit monumental comme on descend au tombeau, mais sachant que l'enfer de l'insomnie ne durerait que jusqu'à l'aube. Il est doux cependant, après le bain chaud, de se donner au simulacre du délassement dans la mollesse d'une belle couche. Je jouissais de la longueur de mes membres. Du bout des doigts, j'explorais la substance rafraî¬ chissante des draps. Par mégarde, je rencontrai une main sur le drap, inerte comme une main de morte, mais pourtant bien vivante dans sa tiédeur de chat. C'était peut-être la première fois que je gardais la main d'Ariette dans la mienne. Je pressai cette main, elle recula. Je la cherchai et la repris. Je m'efforçai de délier les doigts et d'y tresser les miens. Elle se débattit comme l'oiseau captif, et puis, lasse' ou appri¬ voisée, céda. Je gagnai le secret de la paume. Un bout de doigt resté libre me caressait les veines du poignet. Je conquis de même le bras, l'épaule, la joue et le sein, le front et les yeux, la bouche. Ce fut une nuit d'amour émerveillée. A un moment, elle me dit comme une jeune pensionnaire coupable : MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 143 3 . ' « Quel visage aurai-je demain ? Crois-tu que les femmes de chambre s'en apercevront ? » Vers l'aube, je découvris qu'elle avait des boucles attendrissantes dans le cou. LXIV Le lendemain, je dormais encore quand elle entra dans la chambre en peignoir ; elle m'apportait elle- même sur un plateau le petit déjeuner. Elle me choyait comme on s'inquiète d'un fils qui revient d'une grande maladie. Elle me dit : « Tu prendras un grand repos. Nous ferons un beau voyage. » Plus tard, elle me donna encore un peu de poudre blanche, disant : « J'ai diminué la dose : tu en seras tout à fait déli¬ vré, tu verras, avant que nous partions. » Il n'y avait plus besoin de cela, oui, maintenant que la confiance était le lien qui nous unissait, mainte¬ nant que l'amour était là pour emplir et pour exalter mes heures. • LXV Toute la journée, je vécus dans l'attente de la nuit. A table, nous restions un moment tous les deux, la fourchette à mi-chemin des lèvres et les yeux dans les yeux, et puis nous éclations de rire ensemble de nous surprendre en cet état. Le soir, elle opposa quelque résistance quand je voulus l'entraîner dans la chambre : « C'est ridicule. Il est neuf heures moins le quart. » Pendant que j'arrachais sa robe, elle se débattit et, m'échappant, courut éteindre la. lumière. Je la soule¬ vai dans mes bras et la posai dans le lit dans sa che¬ mise de jour. 144 l'apprentissage de la ville Au milieu de la nuit, elle s'endormit sur mon épaule. lxvi • Je me glissai hors de la chambre sans la réveiller, car il est beau de se lever du lit d'amour et, dans la nuit froide et pleine d'étoiles, de se rafraîchir le front et de se donner au plaisir de respirer, de penser, d'être. Désormais, les dés étaient jetés : le passé n'est plus, et l'avenir aussi droit que ces rues éclairées et dé¬ sertes. Eh bien oui, ce qui m'est donné, je vais le prendre. Rien n'est plus veule que d'accepter tout, sans rien vouloir. Les hommes cherchent leur, bien avec tant de haine ou suivent les chemins de la vertu avec tant de lour¬ deur et d'aveuglement que, peut-être, dans mon mal, pourvu que je m'y engage avec clairvoyance, je trou¬ verai une route faite de fière hardiesse et d'affran¬ chissement. Je m'aperçus que j'avais gagné pas à pas la porte de chez moi. lxvii Au moment où j'ouvrais la porte et où j'entrais, je vis un autre homme entrer dans ma chambre par le fond, et puis refermer la porte derrière lui. Même après que je me fus approché du miroir d'en face, je continuai à ne pas reconnaître pour mien ce visage dans le miroir. Je restai suspendu à mon propre regard sans battre la paupière. Un ruisseau d'ombre passait entre les îlots pâles du visage, qui, peu à peu, les entraîna, les noya, les mêla. Puis le mélange se sépara : les éléments de boue et d'eau s'écoulèrent, ceux de roche durcirent, ceux de glace et de feu se ramas- MAINTENANT ET A L'HEURE DE NOTRE MORT 145 sèrent au milieu dans le regard qui commençait à creuser, à éventrer les souterrains pourris. Celui-là n'était ni un homme, ni une image, ni un être vivant, ni un mort. Les dents me frappèrent comme une poignée de cailloux une vitre. Je cessai d'être moi-même pour devenir celui qui, de la glace, me regardait. Puis j'hésitai, ne sachant qui j'étais. Je suis le grand nombre à demi vivant, et voilà que mille et mille bouches ont fait notre vérité : car seul, je sens le désordre des autres rejoindre mon propre désordre et notre solitude augmente d'autant, car nous ne sommes ni un, ni tout, ni un monde, mais une con¬ science perpétuellement en chute, et l'heure de notre mort est toujours maintenant. Une auréole de ténèbres et de vide circulait autour de ma têle. Un grand trou s'ouvrit derrière mes épaules et, d'un moment à l'autre, une main allait me saisir par la nuque et me tirer en arrière, mais doucement, délicatement, pour ne pas me tuer, pour m'enfermer face à face avec mon infamie pendant toute l'éternité. Je jetai sur la chambre un regard qui ne trouva d'appui sur rien. Mes mains écartèrent une statuette d'ivoire, trouvèrent le réveil cabossé qui se dissimu¬ lait. J'en fis tourner la clef afin que le son qui sortait de sa mécanique rendît au temps un sens qu'il n'avait plus. Je le tins pendant un instant, ne trouvant pas le lieu auquel le confier. Mais, au moment de le poser au sommet de l'armoire, je rencontrai la poignée de la valise. C'était la valise de carton qui, comme moi, avait suivi ma mère dans nos voyages et dans nos fuites, qui m'avait suivi dans l'étable de la ferme où j'étais valet, qui avait habité avec moi dans le wagon, qui avait fini comme moi par échouer ici. Je l'ouvris, constatai qu'elle contenait les portraits 10 146 l'apprentissage de la ville de ma mère, deux vieilles chemises, unei paire de' chaussettes. J'y plaçai le réveil. Je la fermai. Je sortis, laissai la porte ouverte, descendis, ouvris! la porte sur la rue, la laissai ouverte. Tout cela n'offrait! aucune difficulté. Comme je faisais mes permiers pas dans la rue! sous les étoiles, le réveil, au fond de la valise, se mit' à sonner. LES GRANDS MOIS D'HIVER L'insensé se glisse les mains sous les aisselles et vit de sa propre substance. Ecclesiaste. I La lumière qui venait du bout de la rue étroite tirait du reverbère contre lequel s'appuyait une échelle une ombre qui coulait longue sur le gou¬ dron de la chaussée. Une charrette de pommes de terre poussée par une femme en caraco rouge sou¬ leva l'échelle d'ombre en passant par-dessous et s'avança vers le carrefour où l'animation croissait. Là, autour des légumes étalés, la foule des ména¬ gères piétinait et bruyait. Un camelot me leva un crayon vert sous le nez. De derrière les murs mon¬ taient des sons de marteaux, de scie, de rabot, de machine à coudre, à cette heure matinale. Ainsi donc, rien n'a changé depuis que j'ai quitté le quartier. Ils ont continué à travailler comme si de rien n'était, ils ont travaillé sans s'arrêter jamais, pendant que je dépensais leur argent. J'étais debout au milieu d'eux avec ma valise presque vide, vide moi aussi de cette nuit de vaga¬ bondage. Mais si j'ai tout retrouvé, je ne me retrouve cepen¬ dant pas moi-même. Je reste un corps étranger, un grain de sable dans la mécanique. 150 l'apprentissage de la ville La façon dont ils ont enfoncé leur casquette suffit à montrer la certitude de ceux-ci, leur démarche montre assez qu'elle mène quelque part, leur geste qu'il fonctionné et s'accorde à quelque chose. Même ceux qui flânent le font exprès. il La chambre que j'avais choisie, je l'avais choisie pour la vue. Elle avait une odeur de vieille chaus¬ sure. La sensation qu'elle donnait était d'une soli¬ tude extrême, vite surpassée par l'hilarité du papier peint aux larges fleurs argentées, étalées en quin¬ conce et comme des panoplies. La vue dont on jouissait de cette chambre haute n'avait pas une extension excessive ; par contre, elle était profonde et très variée. Un dos d'église à gros blocs avec des traînées de mousses la fermait d'un côté, sur lequel venaient s'appuyer deux façades qui se joignaient, tandis que le ciel, comme un couvercle de lessiveuse, pésait sur le triangle vacant entre les toi¬ tures. D'une façade à l'autre, à des cordes, étaient étendus des linges de couleur. Et comme entre deux wagons, quand un train passe, par les interstices des linges, j'apercevais les fenêtres, un rideau, un visage noyé dans l'obscurité luisante des vitres. Tout au fond, gisait un petit cimetière aux tombes serrées, gloussaient les poules d'un poulailler invisible, pous¬ sait un acacia racorni. Une bonne odeur de chien mouillé et de planche moisie s'en dégageait continû¬ ment. Le bruit des prières qui me venait de l'église rejoi¬ gnait les fritures sonores dans l'escalier, les balais j cognant les plinthes, les matelas fessés sur les bal¬ cons, l'étranglement des robinets, les tuyaux plain- LES GRANDS MOIS D'HIVER 151 ! tifs, les chassés d'eau et, par moments, le tonnerre souterrain d'un métro qui passe, ni La première chose que je fis ce matin-là fut d'aller me coucher, mais je retrouvai l'insomnie. Elle dura toute cette journée qui s'ajouta aux nuits. C'était l'heure où Ariette me donnait la poudre blanche, l'heure du plus complet affaissement. Cette pensée que je pouvais prendre un taxi et retourner chez elle pour déjeuner, cette pensée qui n'était pas une découverte me saisit par surprise et me fit haleter dans ce lit défoncé. Oui, ce serait la déchéance totale et le suicide piteux ; mais grelotter et suer dans ces draps, entre ce papier peint et la cour qui commence à pourrir, est-ce un état plus noble et qui permette d'autres espérances ? ★ Toutes les heures, je rejetais brusquement la cou¬ verture, m'habillais, enfilais mon pardessus, prenais ma valise, ouvrais la porte, descendais dans l'esca¬ lier de quelques marches, me ressaisissais, m'arrêtais, la main sur la rampe glissante, les yeux sur le mur marqué de traînées de doigts, remontais, me désha¬ billais le plus lentement possible pour faire passer le temps. k Tous les moments où je me suis senti coupable, pire que cela : petit, falot, sale, ces moments dépouillés de la distraction d'autres moments moins laids, dépouillés du plaisir de s'y adonner, dépouillés de tous leurs ornements et réduits à leur ossature, alignés, étagés comme un jugement de Dieu, je les rappelais, ou plu- 152 l'apprentissage de la ville # tôt ils venaient sur moi et je les interrogeais à l'heure du plus grand affaissement. * Celui qui refuse l'agonie doit se contenter de demeu¬ rer à la lisière des choses, de savourer leur ligne, leur éclat, de lire leur nombre. Mais il faut être capable de souffrir la mort, — sans pour ceila choir dans la sépa¬ ration de la chair, — pour que le sens de ces choses, leur suc et le moteur de leur présence ne nous soient pas à jamais étrangers. iv La nuit venant, l'escalier se peuple de pas. C'est l'heure des portes qui se referment, des embrassades et des reproches, des fourchettes et des verres. Puis vient l'heure des assiettes dans l'évier, du robinet cou¬ lant dans la cuvette de fer. Puis vient l'heure des volets. Une lampe, au ras du mur de l'église, projette une base de cône sur un coin de ma chambre. Puis c'est l'heure des dernières voitures qui résonnent parce qu'elles sont seules. Puis c'est l'heure des derniers trains souterrains. Puis l'heure des charrois des Halles. Puis vient l'heure vide où je profite du silence, du jeûne, de l'attention décuplée, de la longueur du temps pour jouer un jeu coutumier. Le jeu consiste à fabriquer un homme : l'homme inférieur. Je produis d'abord un vague tronc, je l'assieds sur des jambes, je lui visse des bras qui se mettent aus¬ sitôt à moudre l'air. Je lui jette deux mains. Je l'anime en outre de très grands pieds. Puis vient le moment délicat de lui pratiquer un visage : je lui enfonce des yeux, je lui coupe une bouche ; je lui ouvrage des LES GRANDS MOIS D'HIVER 153 oreilles ; je le perce, deux fois, d'un trou de nez ; je lui plante en haut un plumet de cheveux. Je l'habille comme tout le monde et le garnis de toutes les mau¬ vaises qualités que je connais et de toutes les pensées que je déteste le plus. Puis, malgré sa récalcitrance toute neuve, je l'attrape par le collet et lui fourre le nez dans la foule et dans les événements. Pendant ce temps, je fais pour lui la terre, les saisons et les villes; lui fournis les véhicules, les affaires, les femmes et tout ce qu'il va casser. Et moi, avec une bonne foi et une bonne volonté qu'on peut qualifier de divine, je m'évertue à ne lui mettre en main que des actes et des desseins parfaitement agencés ; car la règle du jeu consiste précisément à prouver qu'il n'y a rien à tirer de ce malotru. Au moment où tout lui croule à la fois sous les pieds et sur la tête, le voilà qui se plaint et proteste que c'est la faute des autres. A ce moment il se retourne et je le reconnais : c'est moi. v Et enfin vient l'heure du matin où les fantômes de la nuit tombent en poussière. Le jour va revenir avec son train de servitudes et l'espace des heures. Je suis comme celui dont les mains saignent à se raccrocher, dont les tendons cèdent. Et même si je parvenais à me redresser, pour quoi, pour qui ? A quoi cela servira-t-il ? A qui cela portera-t-il joie et confort ? Pour ce surhumain effort, qui me rendra un regard ? Qui me voit cloué sur ce lit, sinon ces fleurs de papier aux murs ? 154 l'apprentissage de la ville vi J'avais tiré la couverture sur ma tête, ma tête était pleine de larmes de plomb qui ne pouvaient pas sortir. La maison parut s'ébranler, les parois gémir dans une pression trop forte. Les cloches semblèrent se détacher de leur niche, envahir la pièce de leur marée montante, la battre de leurs vagues et de leurs ailes de grands oiseaux. Et chaque poussée de son, — un son en forme de bélier, — rouvrait l'allée, poussait vers moi le ciel, le jardin, le bruit des abeilles, la jeune fille de Chartres aux bras nus, la fraîcheur de ses bras nus et son souffle ; car elle était si proche que ses cils battaient sur moi, que ses cheveux me touchaient la bouche. Puis elle s'effaçait pour revenir du fond de la même allée avec le même élan. Je glissai avec elle dans des larmes de cauchemar et d'émerveillement et puis, tout soudain, je finis par tomber dans un chaud sommeil habité de sa bouche. vii Quand je fus descendu dans la rue, je me trouvai vacant jusqu'à l'effarement. Je courus dans un restaurant, attribuant ce vide à la faim. Mais l'addition payée, je me trouvai vacant comme devant. Je cherchai donc un café, puis un autre que je quittai en bâillant. Ce fut alors que je tombai dans une petite rue pleine d'ampoules et de grelots. Les portes encombrées de pancartes donnaient sur des passages à l'entrée desquels on découvrait, pareille à la tête de cire du musée des horreurs, la caissière tricotant dans une cage de verre. Et alors, ayant payé ma place, j'entrais par le tuyau feutré dans la machine à tuer le temps. LES GRANDS MOIS D'HIVER 155 Car, de même qu'il est, dit-on, dans les Amériques, des usines où l'on introduit le cochon tout vif et qui le crachent sous forme de saucisses et de brosses à dents, de même le cinéma triture notre temps et nous digère. Celui qui a payé sa place n'a plus qu'à se caler sur le fauteuil d'opération et à se laisser faire, les mains sur les genoux ou sur le ventre. Il est quitte d'efforts, d'imagination, d'aspirations. Il trouve cela tout fait devant lui. Du fond de son obscurité, il se voit projeté dans la gloire. Il se voit paré des plus beaux habits, touché au vif par toutes les allusions flatteuses, aimé par les duchesses, portant la main aux plats sur des nappes de dentelles, souriant dans les batailles et fumant des cigarettes au milieu des cataclysmes, tan¬ dis qu'autour de lui les autres trament des manigances qui échouent, se trompent, sont punis, meurent et le méritent : la musique huile le tout. Et de même que les bolcheviks attachent des ban- derolles sur le mur des églises, qui portent ces mots : « La religion est l'opium du peuple », j'aurais voulu voir inscrit aux frontons de ces petits temples : « Ici de l'opium pour le peuple. » C'est bien ainsi que je l'entendais : quatre à cinq heures de séance me valaient une pincée de poudre blanche. VIII Mais les journées sont trop longues pour que l'on confie leur exécution à un seul bourreau. J'avais aussi la ressource des cafés où l'on donne de la musique, car la mauvaise musique possède un sortilège que n'a point la bonne : celui de nous rendre plus tendre, plus aimant, plus aimé que nous ne sommes, plus facilement délecté par des pensées 156 l'apprentissage de la ville funèbres, cette basse musique n'exige aucun effort de nous et souffre à notre place. C'est un liquide dissol¬ vant qui ne laisse rien de nous et ne nous laisse rien. Mais la distraction qui coûte le moins, c'est de se jeter à la foule. Dans les heures tout à fait creuses, je regardais du pas d'une porte se dérouler ce long boa, et puis, après une petite hésitation, je me laissais emporter. ix La panique me prend quand je pense à tous ceux qui vivent en même temps que nous, à tous ceux qui sentent, parlent, mangent, ne croient pas que leur marche s'use, et qu'ils ne sont faits ni pour durer ni pour être seuls. Le danger de m'envisager comme le point le plus sensible du monde me menace en chaque heure de veille, me poursuit de nuit dans le fouillis des rêves, tant il est vrai que''chacun de nous se conçoit singu¬ lier et s'écoute remuer comme s'il faisait de son agi¬ tation bouger le sol de la planète. La nuit venait troubler les formes, tandis que notre emportement continue. Malgré le désert des distances, j'imaginais tous les sommeils qui s'engrangeaient de par le monde, depuis les couples au-dessus du cime¬ tière jusqu'aux campagnes étalées : sommeil moite des familles mélangées, sommeil des amants refermés, sommeil des prisonniers déliés, des nouveau-nés qui crient entre deux seins ; dernier sommeil der malades qui choquent leurs fioles avant l'aube ; sommeil troublé des animaux tapis. Et sommeil aussi sera notre vie de demain, quand le soleil luira et que nous nous croirons en éveil, nous LES GRANDS MOIS D'HIVER 157 les humains chefs-d'œuvre, nous les petits parfaits du globe, aux mobiles de mouche, à la mémoire épaisse et à la langue agile. Au fond de la cour, les herbes entre les tombes et l'acacia malade sous la pluie toujours sale de la ville, s'augmentent et méditent leurs graines. Mais rien ne se maintient : ni cette angoisse qui me pousse à pen¬ ser, ni ce corps tout ouvert de solitude, ni cette nuit qui, sans répit, và se refaire, ni l'aubier qui marque l'an au cœur de l'arbre et qui dépasse son cercle. x Comme tous ces jours se ressemblaient, tous ces films à ces foules, toutes ces foules à la nuit, toutes ces musiques à ces mauvais rêves, ma mauvaise con¬ science au courant de ces rues, j'étais incapable de compter les jours qui s'étaient passés ainsi ; mais l'état de ma bourse me fit comprendre que cette trop bonne vie ne pouvait durer davantage. Je fermai donc ma valise, payai mon dû et m'acheminai. Peu après, j'avisai un tramway vert de très bon aspect, qui portait une plaque : République-Les Lilas. Je m'y installai. Il partit, en rabotant les pavés. Après un long trajet, il s'arrêta sur un tertre comme l'âne mal nourri qui se bute. ★ J'avançai sur une esplanade usée de pas, crevée de flaques où se couchaient les cheminées d'usines et leurs fumées. Les enfants jouaient là comme sur une plage, frot¬ tés de boue et les yeux allumés de' hardiesse. Et, un peu en contre-bas, je découvris cette rive. Cette rive d'une mer sans sel, sans odeur d'algue et. sans brise salubre, cette mer à l'haleine d'égout. Et 158 l'apprentissage de la ville sur la rive les naufragés qui ont bâti leur ville avec des épaves : wagons, roulottes, tramways sans roues, camions embourbés dans un enclos de choux, huttes de tôle au ras de terre, tanières de planches et de lattes ; et, parfois, comme une écorce d'orange, une maison propre au toit de tuile. Et, semblables aux insectes plats qui fuient d'une pierre qu'on soulève, là remuent ceux qui ont rejeté les champs et que la ville a rejetés. Le soir était tombé. Je suivis comme on passe un gué les dalles de lumière que déposent de place en place les lampes tombant du ciel au bout d'un fil. Un écriteau m'arrêta : Chambre à louer. « Ah, ce n'est pas beau, avoua l'homme. — Mais combien ? — Quinze francs par mois. — Alors, c'est charmant. » J'y déposai ma valise et payai d'avance. Il me resta vingt francs pour aller jusqu'à la fin de mes jours. xi Le lendemain, j'eus tendance à déplorer le manque de draps de ce lit et le sac poussiéreux qui servait de couverture, car il fallut me lever dès la pointe du jour et la journée s'annonçait longue. Comment passer les journées, puisque je ne peux tenir dans cette baraque sans lumière et sans feu ? Comment vais-je passer les journées, puisque je ne peux flâner dehors où il vente et pleut ? Comment vais-je passer les journées sans rien qui m'occupe ou m'attire, sans rien qui puisse combler le vide anxieux qu'ont laissé les attachements d'hier ? Comment vais-je passer les journées, privé de pain, LES GRANDS MOIS D'HIVER 159 ce qui allonge les heures, privé de sommeil, ce qui allonge les jours comme les nuits, et même privé de rêves ; privé de pensées, puisque je ne suis plus une conscience qui se travaille, mais deux yeux fixés devant soi ? Comment vais-je passer les journées, privé de la jeune fille de Chartres dont je ne peux plus appeler ici l'image, de crainte que l'image ne me voie en cet abandon ? ★ J'erre dans la boue avec un litre vide1 à chaque poing, à la recherche de l'eau potable, moi la dépouille d'un homme. XII Je finis par découvrir quelque chose qui remplaçait la drogue, l'alcool, les films et la mauvaise musique, sinon le boire et le manger : voir. Voir cette tribu de nègres, de Polonais, d'Arabes, d'Italiens, de Gitans, de Parisiens, comment ils se gou¬ vernent, s'entr'aiment et s'entretuent. Non voir pour raconter, puisque je ne souhaite plus connaître personne au monde, non voir pour m'en nourrir, puisque manger implique une matière à ré¬ flexion, mais voir pour voir et n'être plus que deux yeûx qui regardent devant soi. ★ Dès lors, on me rencontra à tous les passages, et je m'y tenais l'oreille aux écoutes comme une concierge dans sa loge ; l'œil, le flair, l'intellect à l'affût comme un savant partant d'indices fragiles pour bâtir des hypothèses compliquées, d'observations minutieuses pour les vérifier, sans que cette science ait le moindre 160 l'apprentissage de la ville intérêt pour moi, ni la moindre utilité pour quiconque. ★ Il faut dire que la matière y est particulièrement riche en peu d'espace, car tous ces gens tassés par dix dans la même chambre et par cinq dans le même lit y fermentent d'amour et de colère. Car, si l'inceste y fleurit sans entrave et sans honte, les querelles et les rixes commencent quand les désirs s'égarent d'un clan à l'autre. Les parois sont si minces qu'elles forment des écrans où tout est visible, et les intérieurs si étroits que toutes les querelles se vident dans le jardin ou dans la rue. Aucune porte n'est fermée, ils ne cachent rien, ils ne retiennent pas une parole, et la flamme de leur vie se consume tout entière en reproches entre ceux qui vivent ensemble, en rixes et en rapines entre les enne¬ mis ; et rien n'est moins secret que la haine, rien n'est plus ouvert devant moi que leur vie. Et rien n'est plus inaccessible. ★ Aucune voix ne m'interpelle, aucun regard ne s'adresse à moi. On dirait que je suis invisible pour tous. D'ailleurs, je ne fais rien pour animer ce corps qui me porte au travers d'eux. xiii Parfois, dans un sentier entre les planches, on ren¬ contre un homme couleur de sac et portant un gros ballot sur son épaule. Quelque chose en tombe, c'est une paire de chaussettes marquée d'un prix, un fou¬ lard de soie neuf, un soutien-gorge de dentelle. LES GRANDS MOIS D'HIVER 161 ★ Chacun rentre le soir avec son butin de planches, de zinc, de cordes, de tuyaux, de victuailles en boîtes, de bidons et de pneus, parfois de foin et de volailles. Car plutôt que des naufragés ce sont des naufrageurs. t ★ Ils allument des feux la nuit avec le bois volé, car ils aiment le feu presque autant que l'alcool. Us se réunissent autour du feu pour chanter, pour danser et pour se disputer, là comme ailleurs. XIV Une nuit, j'entendis pleurer contre la mince cloison de ma chambre. Je sortis. C'était une petite fille, à genoux, en chemise, le front enfoncé dans les bras repliés, comme Prisca pleurant près du feu. Je m'ap¬ prochai pour la relever avec des paroles consolantes. Elle bondit, me saisit la main, la mordit et la repoussa, s'enfuit. ★ J'avais souvent vu, le combat fini, tirer le vaincu par les bras s'il était vivant, par les pieds s'il était mort. Le nègre étendu en travers du chemin, ils avaient dû le coucher là à coups de matraque ; car ils n'avaient pas l'aspect de ceux qui se sont battus, ces deux-là, avec leur petit chapeau aux bords relevés posé sur le haut de la tête. Prenant leur élan à petits pas, ils défonçaient du talon, un peu plus chaque fois, l'œil, le nez, la bouche. L'autre vivait encore par le frémis¬ sement des mains, blanches aux paumes, et par les soupirs qu'il poussait en crachant ses dents. 11 162 l'apprentissage de la ville xv J'avais parfois des révoltes dans ma faiblesse qui se terminaient, de jour, par de l'indifférence et, de nuit, retombaient sur mon grabat d'insomnie. Mais quand j'entendais les enfants malades pleurer pendant des heures, et les enfants battus qui criaient dans la peur, alors ma révolte se tournait contre moi et réveillait le sentiment confus de mon mal impuni. xvi L'avenue Pasteur qui sépare les Lilas de Bagnolet m'avait toujours semblé aussi difficile à traverser qu'un fleuve en crue. Mais un jour de grand ciel, où des nuages allégés de hauteur, des nuages arrachés à Dieu sait quel pays de rachat et de retour — semblaient un appel à celui qui hésite, je m'avançai sur ces pavés. Je retrouvai nos anciens pas, je traversai nos anciens gestes, je rencontrai à chaque détour une image de ma mère : le visage d'un de ses jours, la fatigue d'un de ses soirs, ses larmes d'une fois. Je m'arrêtai devant la haute maison tachée d'arbres en bas. Elle se dressa devant mes yeux comme une tombe. Le carré de chaque fenêtre y creusait une tombe où pendaient çà et là le linceul d'un drap, les entrailles d'un édredon. Et, plus haut que le toit, le ciel nuageux semblait mettre en marche cette façade, et je la contemplai dans cette immobilité mouvante pareille à la descente de la matière dans l'espace. Et de cette descente naît toute vie, et elle sonne sans doule comme une musique inconnue aux vivants, dont se réjouit l'ouïe de ceux qui savent. LES GRANDS MOIS D'HIVER 163 XVII Dès que la nuit tombait, je prenais ma place entre île kiosque à friture et le café peint de bleu. C'était une place avantageuse. En effet, j'avais d'un côté, à travers les vitres, la vue des hommes attablés devant un verre de gros rouge ou d'alcool de bois et, de l'autre côté, une forte femme en tablier blanc brassait des frites dorées dans une bassine bien fourbie. Je profi¬ tais de la chaleur du fourneau, de l'assemblée et par¬ fois d'un accordéon. Il arrivait aussi que la porte du café s'ouvrît brus¬ quement, lâchant un ivrogne sur les pavés. Je ne manquais pas cette occasion de le prendre sous le bras et de le ramener chez lui ; d'ailleurs discret, sitôt que je l'avais laissé tomber à la porte de son clos, je courais reprendre ma place. J'eusse volontiers acheté un cornet de ces frites croustillantes, mais, hélas, le placement de ma for¬ tune était fait depuis longtemps. Une provision de filets de harengs salés était l'unique fonds sur lequel je vivais. Les harengs présentaient des avantages nombreux et manifestes : d'abord, on en reçoit beaucoup pour peu d'argent ; en outre, il en faut peu pour mater la voracité la plus acharnée ; leur mince arête leur donne de la consistance, le gras dont ils sont faits savonne la bouche et la dispense de tout autre appétit, enfin le sel qui les sature appelle l'eau comme le feu appelle l'air et, une fois absorbée, la fixe, ballonne l'estomac et finit par faire gonfler les chairs. Au début, n'importe quelle victuaille m'inspirait des faims arbitraires, et même je puis dire que j'avais faim de tout, hormis de harengs. Mais, de crainte d'attirer sur eux un surcroît de harengs, mes désirs 164 l'apprentissage de la ville eurent assez vite la prudence de ne plus se faire sentir. J'allais mâcher mes harengs devant le kiosique à friture, aidé par le fumet des frites et la sauce de l'accordéon. xviii Un soir, je trouvai contre ma porte un œuf enve¬ loppé dans du papier de soie, le lendemain trois poi¬ reaux cuits. Un samedi, je trouvai une petite bouteille de vin ; je le bus jusqu'à la dernière goutte avant de me cou¬ cher, et je tombai à plat ventre dans un sommeil batailleur. Au réveil, je mis les bouts de mes doigts sur mon nez, car il était tout chaud. En ouvrant ma porte, je vis s'entre-bâiller celle d'une cabane voisine que j'avais crue inhabitée, et une vieille transparente sortit. Je compris que c'était elle, et je lui dis : « Merci, madame, merci. —• Oh, fit-elle, il n'y a pas de. quoi. —- Ils étaient bons vos poireaux, et surtout le vin. » Elle leva le doigt : « Méfiez-vous du vin, c'est l'ami de tout le monde. » Elle me demanda : « Vous n'avez pas froid dans votre habitation ? —- Evidemment un peu. —• Ne voulez-vous pas venir chez ma parente, elle m'a demandé de vous inviter. » Je la suivis. ★ Nous traversâmes une portion de gravats, une rue de murs, puis nous arrivâmes à une maison basse où les persiennes déteignaient sur la façade. Une vieille LES GRANDS MOIS D'HIVER 165 nous ouvrit, qui portait sur la tête comme une cou¬ ronne funéraire. Je lui dis : « Bonjour, madame..» Elle répondit : « Bonjour, monsieur », d'une voix atténuée, pen¬ dant que l'autre vieille refermait la porte avec mys¬ tère. J'entrai là comme si j'étais toujours venu, per¬ sonne ne me posa de questions. C'était une chambre pleine de passé. Sur le mur, il y avait un militaire avec des moustaches, un collégien à casquette galonnée, une première communiante. Et tous ces gens-là étaient morts. Sur la cheminée, dans un vase noir, séchaient des monnaies du pape. Le piano, les fauteuils, le guéri¬ don se souvenaient de ceux qui étaient morts. L'usure du tapis conduisait leurs pas vers la porte. Seul le feu vivait dans la grille. Après le repas et le ragoût familial, je crus l'heure venue de prendre congé. « Déjà? » firent-elles ensemble. Je me rassis. Elles prirent leur tricot. Parfois, l'une d'elles se levait, disait : « Il pleut », puis allait se rasseoir. Le feu, la pendule, la pluie, la pendule, le feu, fai¬ saient une ronde. A chaque demie sonnée, je pensais avec satisfaction : « C'est fait. » Et je me réjouissais de tout ce temps gagné. Puis, quand la pendule eut sonné huit coups, elles dressèrent le nez et disparu¬ rent. L'une étendit une nappe et l'autre y posa une soupière blanche. Au moment où j'allais porter à mes lèvres la pre¬ mière cuillerée, ma voisine posa sur mon poignet une main discrète : « Vous avez de l'appétit, j'espère ? » Puis le silence se refit. Et comme celui qui, dans sa mémoire, écarte des branchages, illumine une clairière, explore un sen- 166 l'apprentissage de la ville tier, j'essayais de découvrir d'où remontaient ces mots : « De l'appétit, j'espère... » Et je revis la cuisine en triangle, la soupe sur la table, ma mère posant sa main sur la mienne et m'in- terrogeant ainsi avant la première cuillerée. Lorsque dix coups sonnèrent, je vis que leurs têtes s'inclinaient. Je me levai, elles me conduisirent toutes deux jusqu'au seuil. Elles me dirent : « Au revoir, à dimanche prochain. » Dans la rue, je découvris des paquets plein mes poches. Quand je me retrouvai dans ma chambre sans his¬ toire et que la chaleur et que le calme peu à peu me quittèrent, je ne compris pas pourquoi ce soir-là plu¬ tôt que tout autre m'apporta la connaissance- parfaite des douleurs de celle qui ne m'avait jamais quitté depuis l'enfance, non telles qu'elles m'avaient alors troublé, comme craintes, mais telles qu'elle les avait souffertes, comme douleurs. xix J'ai quitté les Lilas un jour de vent où la tempête semblait devoir enlever ces habitations comme les papiers gras qui traînent le dimanche soir sur les pelouses. Les planches de ma baraque jouaient, et il commençait à pleuvoir sur le lit. Ma provision de harengs était presque épuisée ; les rats ne veulent pas du peu que j'en ai laissé. Je n'ai plus quinze francs pour payer mon loyer du mois prochain. Je ne peux plus entendre souffrir autour de moi, se plaindre et se quereller ces gens qui souffrent à ma place. J'ai donc fermé ma valise et suis parti dans le vent, pour un sort moins prospère peut-être, mais sans regret. LES GRANDS MOIS D'HIVER 167 XX Je m'arrête sur le pont tout tremblant de trafic sous qui grondent les grands trains. Les rails aigus au reflet cruel ont creusé la fosse à même la chair noire de la ville. J'ai laissé là-bas la misère étalée, la voici dressée et enfermée. Ils passent, enfermés dans leurs véhicules, enfer¬ més dans leurs pas et dans leurs buts, dans les wagons obscurs qui suivent la tranchée et la rame, enfermés derrière les façades salies de suie et de pluie, hautes de tant d'étages entassés, grises de tant de visages enfouis, enfermés avec leurs richesses et leurs projets, avec leurs objets et leurs idoles. Et sous leurs murs avares, ils se nourrissent et se repo¬ sent, se reproduisent, se déplacent avec une lenteur de larve entre leurs meubles, entre la table et le lit, entre les nourritures et leurs épouses, entre le boire et le cabinet. Ce sont des conduits, tout les traverse : la vie les traverse, des colères les traversent. Seule la mort les habite. XXI Je pris demeure à la Gare du Nord ; ma valise m'avait conduit là comme par la main. Sous les verrières où tant de vies glissent, s'effilent, s'éliment, se déchirent, c'est là justement que j'ai trouvé ma demeure. J'ai gagné la salle d'attente, placé ma valise entre mes jambes, me suis assis dans la chaleur poussié¬ reuse. Là où tant de gens passent, s'effacent, disparaissent. Moi aussi, je suis parti : je me suis endormi. Je ne m'éveillai qu'au milieu de la nuit sous une 168 l'apprentissage de la ville grande affiche : Visitez l'Atlas : montagnes dorées, croustillantes ; demain, quoiqu'il m'en coûte, je man¬ gerai du pain. xxii J'en ai acheté un, gros comme la tête, blond, fumant. Debout sur le trottoir, la valise aux pieds, le soute¬ nant à deux mains, la bouche, le nez, le front enfoncé dedans, j'y mange. Je n'ai jamais rien mangé d'aussi bon. J'en pleurai d'agrément. Je m'étais donné pour excuse, avant de me jeter dans cette dépense, que j'allais être tranquille pour longtemps. Je ne tardai pas à m'apercevoir de la faute que j'avais commise et de ses conséquences. En effet, saisi aussitôt d'un vent de folie, je me mis à dévisager derrière une vitrine un jambon au collet de dentelles, à couler des regards vers.les babas d'un pâtissier, à subodorer un fromage dans une laiterie. Déjà, mes mains pétrissaient les derniers sous au fond de ma poche. Ce fut alors que je me repris sur la pente qui menait à la ruine. Me drapant dignement, je repris ma valise légère et retournai à la salle d'attente. xxiii J'eus toute la nuit pour mettre au point ma mé¬ thode. Certes, il me fallut encore trois ou quatre jours d'expériences et d'observations pour y acquérir la vérité définitive. Quant aux détracteurs qui pourraient examiner l'exposé que je vais en faire avec un sou¬ rire de suffisance, je les défie bien de me présenter un système plus scientifique/plus économique et plus nutritif. LES GRANDS MOIS D'HIVER 169 Or donc voici : j'ai découvert que l'eau chaude est est aliment complet à condition de l'assaisonner d'un vieux croûton très dur. Restait le problème de déterminer les doses et de me procurer la matière première au plus bas prix. Je me rendais dans une boulangerie, demandais des croûtes de pain pour mon chien. Je disais même « mon petit chien », par discrétion. J'en bourrais une poche. J'entrais dans les grands cafés aux heures d'af- fluence, gagnais la toilette où je faisais mon profit du robinet d'eau chaude. J'avertis les personnes qui voudront recourir à mon procédé de me suivre avec attention : d'abord d'ava¬ ler un bon litre d'eau très chaude afin de rincer l'es¬ tomac de tout suc gastrique s'ils ne veulent pas que le croûton soit dissipé en un instant. Une demi-heure après, avaler (en prenant soin de ne point le mâcher) un croûton de la grosseur et de la consistance d'une noix et là-dessus verser un. autre litre d'eau chaude (un lifre et demi pour les sujets qui souffrent d'un grand appétit). L'éponge du pain gonfle et garde le liquide, tandis que tout est calculé pour que l'estomac hésite entre la digestion et la nausée. Il ne faut pas s'alarmer, au début surtout, si on éprouve quelque faiblesse : des sueurs froides et des maux de tête. C'est l'effet du croûton, car l'eau, elle, réchauffe, purifie et nourrit. Ce traitement est parfaitement gratuit, à condition de répartir l'ensemble des opérations sur un grand nombre de cafés, afin de n'être point arrêté par les garçons, et de se méfier des téléphonistes et des dames du cabinet, dont l'empressement pourrait être oné¬ reux. Je gardai donc toute ma fortuite pour les imprévus et les faux frais. 170 l'apprentissage de la ville xxiv Je n'avais qu'à me souvenir du régime des harengs pour savourer la fadeur de l'eau chaude et du vieux pain. Boire de l'eau sans soif est un plaisir ignoré du commun des hommes. xxv Vous autres, vous êtes des navets gras, des choux- fleurs conséquents. Nous, nous sommes des chardons revêches, et notre sang n'est pas lourd et ne vaut rien. Quand la faim et d'autres misères moins nobles nous ont armés, nous avons le droit, ayant perdu nos droits, de mal distinguer qui d'entre vous est pire ou moins mauvais, et de rendre notre jugement devant les murs froids qui nous entourent seuls, car le mal est en nous et trouve dans notre faiblesse que tout est source de mal. xxvi Je ne parviens à marcher que par le durcissement de tout le corps, ce qui me fait serrer les poings. Mais ce n'est qu'un durcissement de surface: Mon corps se compose de parties lourdes et de parties flottantes. Mes mâchoires, mes ongles, mes genoux pèsent. Autour de ces masses le reste s'enroule comme un linge, ma tête clapote comme une barrique qui se vide. Des bulles de vinaigre remontent par le canal du nez. Les épaules pendent aux tendons du cou. Je traîne derrière moi les pierres de mes pieds. Au sortir de la salle d'attente le froid prend une consistance de reptile qui coulerait dans la nuque, suivrait l'épine dorsale, s'enfoncerait sous les bras, se LES GRANDS MOIS D'HIVER 171 collerait au ventre, prendrait tout le corps, y laisserait la douleur brûlante du gel. De longues brûlures traversent mes entrailles comme un appel d'air à la grille d'un fourneau. Ma chemise ne sèche plus. Je sue. Je marche. Je marche. XXVII Je ne sais oû je vais dans ce boulevard terreux qui fend la ville emportée vers la nuit. Il se met à neiger. La neige jaunit sous le sel et les balayeurs en chassent le gâchis avec leurs pelles. Ma chaussette trouée durcit, devient comme une ficelle qui scie le pouce nu. Mon nez se met à saigner à propos de rien. Ça tache ma chemise que je dois cacher de mon foulard. Mais le sang salit aussi le foulard dont je passe une bonne partie de mon temps à arranger les plis pour qu'il ait l'air propre, XXVIII Et voilà, chaque nuit, je supporte le tremblement des verrières au choc des arrivées, le cri des freins qui carde les nerfs, l'alerte des contrôleurs, les sif¬ flets qui emportent la tête, le froid qui serre les pieds, qui serre les genoux, qui écrabouille les doigts de dou¬ leur, la chemise que le corps ne parvient plus à ré¬ chauffer, le col cartonneux et collant, les chaussettes qui pourrissent, l'haleine de l'aube où les lampes se fanent. 172 l'apprentissage de la ville xxix Derrière ces façades il y a des chambres, des lits, des baignoires aux robinets luisants, des armoires pleines de chaussettes fraîches, et des chemises qui sentent le propre, des draps pliés au fer. Ah, glisser dans le bain chaud, se noyer dans le lit, dormir, dor¬ mir, manger, encore manger et bien dormir, et un silence est suspendu au-dessus du lit. L'homme qui n'a pas mangé sent la viande morte et la soupe surie. Tous les autres sont répandus sans ordre sur l'as¬ phalte, mais ils marchent comme ceux qui partent pour la guerre. Les femmes sont à l'affût de leur chair tandis qu'elles se poudrent la face. xxx J'ai dit que je réservais mes deniers pour les faux frais. Je pus donc payer ma place et passer mes journées dans le métro à voyager de gare en gare. Dans ces catacombes vernies qui se prolongent pa¬ rallèlement à la trouée des égouts, les foules s'en¬ foncent, hâtives et dociles. Ici la mort rend une ha¬ leine de grand mammifère désinfecté ; ici les hommes habituent leur dépouille mortelle à prendre des teintes verdâtres. Avec des claquements mécaniques, des cercueils de métal se referment sur eux. Tous ceâ corps sont vernis d'un semblant de vie, et ils tiennent debout dans leur raideur, ou, couchés verticalement les uns. sur les autres, ils se familiarisent à des intimités de fosse commune. J'y dors d'un sommeil charrié et bousculé. J'y dors comme un mort. LES GRANDS MOIS D'HIVER 173 Je sortais de là à l'heure où les lampes s'allument. XXXI Je me suis souvent étonné de la géométrie des rues à l'heure des premières étoiles, l'heure où le jour tombé et la lumière des lampes se détruisent l'un par l'autre. Une jeune fille, rêveuse et lente et qu'on voudrait étreindre, vient du fond, frôlant les boutiques dorées et s'enfonce dans une porle. Entre moi et tout le reste surgit une grosse femme portant un chignon blanc. A ce moment débouche un couple agité, et l'homme crie : « Je né veux plus en entendre parler », et ils passent, et leurs voix se perdent. Et je ne sais plus rien de personne. Quand on dit que l'on connaît les hommes, on ment, comme ceux qui disent qu'ils comprennent! quelque chose à leur propre mort. XXXII Il m'arrivait de m'établir en plein trottoir avec ma valise et là de me laisser recouvrir par la haute foule : matière faite de corps semblables, de communes ser¬ vitudes et de vouloirs contraires. Les uns tournent comme des fauves, les autres foncent têtes basses comme des bisons, d'autres sautillent comme des cri¬ quets, d'autres flairent et louvoient comme des renards, tandis que d'autres se plantent en travers de la chaus¬ sée comme des bœufs. Ils sont là pour mettre en mouvement ces tourni¬ quets, ces trappes, ces ascenseurs, ces battants, ces véhicules, comme le torrent choit sur les palettes et fait grincer la roue d'une ruine de moulin. Ils travaillent : ils travaillent ; ils arrivent ; ils font 174 l'apprentissage de la ville leur devoir ; ils produisent ; ils produisent ; ils arrivent, ils empilent des boîtes, des tuyaux, des stocks ; ils amassent des étages, ils multiplient les complications ; ils produisent des engorgements ; ils drainent la substance de cette terre -; ils accaparent ; ils dispersent ; ils écrasent des pays lointains avec des tonnes de marchandises afin de faire leur devoir, de travailler, de travailler, d'arriver. Ils arriveront, les chars de guerre écrasant les tho¬ rax. Us s'accrocheront au ciel, les ponts de fer des bombardiers incendiaires. Elles tomberont, les bombes, au milieu des plâtras, des meures béants. Les grands canons au tir mathématique ouvriront un dortoir de pouponnière. Le fouet des mitrailleuses réveillera les bataillons accablés de sommeil. La gerbe des obus déposera une main d'homme dans un arbre d'hiver. Et tout le monde fera son devoir : les mères pleure¬ ront, les hommes sèmeront des plaies, les vêntres s'ou¬ vriront, les têtes cracheront leurs yeux. Et quand tout sera achevé, d'autres recommenceront. xxxiii Pendant mes longues heures de salle d'attente, je contemplais ceux qui attendent quelque chose : un conscrit présente sa face de jambon au cou saucé d'un foulard mayonnaise semé de petits pois ; un ban¬ lieusard à tête de betterave tette un litre de vin rouge qui ajoute à sa couleur à chaque gorgée ; une femme tire de son corsage le goulot d'un long sein et le plonge entre les gencives d'un bébé qui se débat ; un musicien à la chevelure de nouilles en répand le fro¬ mage rapé sur le col de sa veste à chaque frémisse¬ ment de l'inspiration. Non, je ne mangerai jamais plus. LES GRANDS MOIS D'HIVER 175 XXXIV Mes deux pieds quand je marche ont une tendance à chercher en même temps le même lieu. Je me sers pour avancer du balancier de cette valise. Ma tête est un boçal clapotant de liquide qui rend des bulles par le nez. Je brûle comme si j'avais avalé de l'alcool, et chaque pas attise la brûlure. Mes épaules sont comme le croc des bouchers piqué dans les tendons des bœufs. Dans le reste du corps qui est vide, émergent les îlots pierreux des genoux. Toute la douleur s'amasse dans les chevilles et dans les pieds. Une affiche bleue me blesse les yeux, comme d'un éclat de verre. Les rouges inattendus sont des échardes. Le grincement d'un frein me glace les vertèbres. La hcelle d'un paquet qu'un enfant porte à la main me scie les doigts. Une pomme qui se cogne au coin du trottoir en tombant d'une charrette me résonne dans la tête comme un coup de poing. Les bas de soie des femmes me font claquer des dents. J'ai peur de tomber, de me rompre et de me ré¬ pandre. J'ai peur de tomber, car l'homme est liquide. Il se met à couler dès que la pente est propice, court rejoindre -les ruisseaux, les caniveaux, se joindre aux eaux sales du lieu le plus bas. Parfois je pleure sans chagrin, et les larmes gèlent sur-ma joue, puis brusquement le nez me saigne sur la bouche ; j'ai peine à m'en cacher. xxxv Ils ont chaud dans leur voiture, ils ont si chaud que les jambes de leurs femmes se montrent jusqu'au ventre, luisent comme des jambons. A côté des jambons, il y a des boîtes, une poire dans de la paille derrière la vitre. Qu'il serait com- 176 L APPRENTISSAGE DE LA VILLE mode de pouvoir manger les chaussures, les papiers gras, une fesse. On les reconnaît ceux qui ont bien mangé, ils agitent les bras, parlotent ; leurs chapeaux sont bien assis sur leur tête, leurs cannes tiennent bien dans leurs mains collantes, ils s'arrêtent devant le cinéma qui a l'air d'un dentier, ils sont des viandes chaudes en marche. Les sous résonnent sur le comptoir, les heures sonnent les demies, les quarts, les pas sonnent sur le pavé, les voitures, les bicyclettes sonnent ; ils s'em¬ brouillent tous, mais chacun suit sa direction exacte ; moi je prodigue mes pas au pavé. xxxvi Le soir du huitième jour je perds ma direction dans la rue. La foule m'entraîne vers une place que je ne connais pas. Des femmes me poussent, allumées de couleurs sauvages, coupées par les vagues grises des hommes. Qu'est-ce que je viens faire ici ? Que suis-je au milieu d'eux ? A ce moment je me sens perdu, car je vois mes jambes, mes épaules, ma face, mon corps entier venir au-devant de moi sur le boulevard, la tête vide et la bouche horriblement tordue. L'image m'engloutit, puis je sens à ma faiblesse qu'elle s'éloigne derrière moi. Je n'ose tourner la tête. Je me pince pour ne plus dormir. Je m'oriente tant bien que mal dans ce fouillis de véhicules et de b⬠tisses que les lumières tachent brusquement. XXXVII Je viens d'éviter un grand danger : une voiture longue et sombre s'est arrêtée au bord du trottoir, la LES GRANDS MOIS D'HIVER 177 portière s'en est ouverte presque sur moi. Un homme entre deux âges en est sorti ronronnant comme un gros chat : « Ah, chère amie, toujours aussi char¬ mante. Aurons-nous le plaisir de vous voir, mercredi ? » Il a baisé, puis lâché la main dégantée que j'ai re¬ connue avant qu'elle eût disparu dans l'intérieur. Je n'ai pas eu besoin de tourner les yeux vers le visage d'Ariette, dont la vitre seule me séparait. Je me suis réfugié le long des façades et dans la foule. XXXVIII J'ai vu par la vitre d'un restaurant l'homme-qui-a- tout. Attablé devant le homard, les raviers chargés, les bouteilles couchées dans leur panier, les fleurs piquées dans le cristal. Il a son portefeuille, sa perle à sa cravate, sa bague, et il a devant lui sa maîtresse qui a un doux visage. Eh bien, l'homme-qui-a-tout s'en plaint ; il appelle le garçon et le prend à témoin de ses déboires, lui montre son assiette avec indignation. XXXIX Il est trois heures du matin lorsque je quitte la gare pour, me rendre au Clapier. Après avoir longé la Seine morte sous la neige qui fond, j'entre dans le boulevard Sébastopol tout affairé par le trafic des légumes et des viandes qui montent aux Halles. Autour du cerclé des hautes lampes, quelques pu¬ tains ù la voix rayée arpentent largement le bitume. Sous la marquise de Félix Potin, elles sont quatre à taper la semelle. J'entre. 12 178 l'apprentissage de la ville Le Clapier est ouvert nuit et jour comme la place publique et la bouche de l'égout, avec ses salles et son sous-sol, et dans ses glaces la fatigue de ses ampoules multipliées. Là, des femmes aux bouches blanchies par la nuit, aux yeux mangés par le noir, fouillent leur sac, font leurs comptes à voix basse avec des moues. Des hommes, la face couleur de vieille affiche, les mains dans les poches, s'approchent de ma table, jaugent mon imperméable taché, mon foulard taché, ma tête de jour d'exécution. Leur casquette recule dans une brume. Tous ces corps se font plats entre les miroirs et les réclames. Je me dresse au milieu d'eux comme une souffrance unique. Un gramophone grince. Cette musique fait le tour du corps, fait frissonner comme le froid. Ce n'est pas assez du froid, de la faim, de la veille, il faut encore subir la musique. Je me réchauffe le bout des doigts et le nez à ma tasse, et la musique entre en moi main¬ tenant. C'est une musique que j'entendais à Bagnolet, quand j'avais seize ans. Le pas de silence d'une mère emplis¬ sait la chambre étroite. Chaque soir elle disposait le repas sur la toile cirée. Elle n'y touchait pas. Moi seul devais manger. Elle se contentait de quelques bribes prises par-ci, par-là. Son regard ne me quittait pas, tandis que je baignais dans la soupe qui fumait. C'était un regard tendre avec des étincelles de malice. Je me couchais de bonne heure. Elle rangeait quelque chose sur l'étagère. Au mois de juin, le bouquet de lis tenait beaucoup de place. Après avoir eu son bon¬ soir, je m'endormais dans la tiédeur des lis. Un verre craque sur le marbre. Je me réveille. Trois femmes se sont assises à ma table. L'une tire ma manche et demande : « Alors, grand, on en pique une ? » LES GRANDS MOIS D'HIVER 179 Je hoche la tête avec l'air de celui qui a compris. ■ Et une autre : « Qu'est-ce que tu nous racontes aujourd'hui, mon beau Sac d'Os ?» Je lève les épaules. La grosse a fait tomber son bâton de' rouge, je vais le lui chercher sous la table. Ce n'est pas propre, sous la table : la petite vieille du coin, — celle qui pleure devant sa quatrième fine, ■— a pissé et sa flaque est en train de noyer les glaires, la sciure faineuse, les mégots, les bouts de papier, un coton. Un chien dort sous la banquette ; comme je tends le bras pour prendre le bâton de rouge, il me lèche la main au passage. La rouquinè me sourit de sa bouche croupie : « On bricole, hein ? Ça va bien, les affaires ? » Je les regarde dans les yeux, car ce sont des femmes après tout. J'aurais pu leur dire de quelle chambre profonde elles m'ont tiré. Je me redresse : « On fait ce qu'on peut. » XL Depuis quelques jours, je ne parviens plus ni à résister au sommeil, ni à m'y reposer : à tout instant, il vient sur moi comme un coup à la nuque. Le cœur me bat au fond des yeux et dans les ailes du nez. Par¬ fois, si je m'arrête devant une vitrine, tout s'obscur¬ cit, je heurte la poitrine du menton, ma valise en tombant sur mes pieds m'annonce que je dors et qu'il est temps de me lever. XLI Malgré la médiocrité de ses vêtements et son peu de beauté, je l'avais remarquée entre ceux qui fré¬ quentent la gare et la salle d'attente, pour la propreté 180 l'apprentissage de la ville de son pas et la netteté de son allure et pour son regard qui se porte au-devant des objets, actif, au lieu de supporter passivement l'observation. Ce jour-là, je me trouvais devant elle sur le banc et j'éprouvais quelque irritation à me sentir dévisagé, ce qui n'empêchait pas ma tête de rouler dans le trou du sommeil, et rien n'eût pu m'y retenir, car la barque sombrait. J'emportai ses yeux noirs que j'enfouis avec moi au fond de cette vase chaude. Le signal de la valise retentit en vain. Il me sem¬ blait adressé à quelqu'un d'autre. Les chocs que re¬ çurent mes coudes et mes genoux me semblèrent aussi adressés à quelqu'un d'autre. Ce qui me rappela à moi fut une fraîcheur à la nuque, la fraîcheur d'une main et un mouchoir qui passa sur mes yeux, tandis que je m'efforçais de les rouvrir. Ce fut alors que je m'aperçus que cette per¬ sonne était penchée sur moi et m'essuyait le sang sur la bouche avec son mouchoir. Je la repoussai des coudes, relevai le menton : « Ce n'est rien, je dormais. » Elle rabattit d'une tape mes mains qui l'écartaient. Avec une décision et une force inattendue, elle me prit par le bras et me soutenant : « Venez prendre quelque chose de chaud. » ★ Tandis que je buvais le café, elle me dit : « Ça va mieux, maintenant ? Ce n'est pas permis de se mettre dans un état pareil. Vous avez beau prendre l'air méchant, je sais bien que vous me com¬ prenez. D'ailleurs, pour moi, il n'y a pas de méchants. Personne n'est méchant. » Vous me faites penser à mes grands frères qui me disent : « Tu es idiote » et qui grognent comme vous, quand je leur dis leurs vérités, et puis ils suivent LES GRANDS MOIS D'HIVER 181 mes conseils en cachette aussitôt que j'ai tourné le dos. Je connais bien les hommes, allez. Prenez cette brioche... Non, vous n'avez pas faim ? Si, faites un petit effort. Allons, je vois qu'on ne peut rien tirer de vous. > * Elle appela le garçon d'autorité. Le bruit du fermoir de son sac me fut comme une gifle. Je plaquai sur la table tout ce qu'il me restait dans la poche, tandis qu'elle fouillait encore son porte-monnaie bourré de gros sous, un porte-monnaie de pauvre. Le garçon fit une moue, car il ne restait rien pour le pourboire. J'entraînai rapidement la jeune fille et pris congé d'elle avec brusquerie. Peu après, cherchant mon mouchoir, je découvris une pièce de vingt francs. XLII J'en demeurais consterné. Je me sentais atteint dans mon indépendance, piqué au vif dans mon amour-propre. « Pour qui me prend-elle ? pensai-je, pour un maquereau, peut-être ? » Cela ne se passera pas comme ça. Il faut que la retrouve, que je lui rende cet argent. Je courus sur les quais, espérant la rattrapër au départ de quelque train de banlieue. Mais je ne pus la rejoindre. J'avais couru à toute jambe, la faiblesse semblait m'avoir quitté. Je pris la pièce, l'enveloppai dans du papier et la mis dans une poche secrète. Je pensai : « Pauvre fille, ces vingt francs, c'est au moins une journée de travail. Elle a dû croire que j'étais dans le besoin et voilà qu'elle s'est privée pour 182 l'apprentissage de la ville quelqu'un qui n'en vaut pas la peine, qui n'est même pas capable de lui en savoir gré. » Le soir même, je me mis en quête de travail et en trouvai dans un bistrot du côté des Halles. xliii Hier était lourd aux épaules ; et lourde la lumière qui nous venait d'entre les cheminées. Mais, aujour¬ d'hui, la lumière est vraie, le sang plus actif dans la ruche où la moindre alvéole est touchée de soleil. Chaque courbe réjouit, chaque droite apaise, tandis que la foule descend des artères jusqu'aux places trouées. Avec la liberté du bouchon, voilà le moment de descendre de vague en vague ; de s'écarter d'un militaire blafard qui salue, de contourner une panse défaite, tandis qu'une plume part d'un chapeau, que des oiseaux tombent d'une ramure et que quelqu'un crache avec hauteur. Il est nécessaire avant de partir — la mort est l'âme de l'instant — de connaître le plus grand nombre pos¬ sible de visages, des sons de voix ; d'emplir sa mé¬ moire de milliers de formes d'oreilles, de mains qui bougent, de tableaux mêlés, chair et pierre. Il faut que je sois brassé ; vite, que je glisse d'une rue à l'autre, d'un métier et d'une fortune à l'autre, d'un pays et d'un mensonge à l'autre, pour que je m'emplisse à en craquer de ce bref moment de vie qui nous est donné entre deux étoiles. xliv La cave du restaurant nocturne où j'étais attaché à la plonge prenait l'air par un soupirail qui donnait aù ras du trottoir. Quand on y descendait, encore environné par le froid du dehors, l'odeur des ragoûts, LES GRANDS MOIS D'HIVER 183 des buées fades, des détritus gras, formait un bouillon qui gagnait les jambes >et tout le corps avant de noyer la bouche. Au moment où nous commencions à patauger dans les baquets, les rotatives d'une imprimerie — qui n'était séparée de nous que par une mince paroi — se mettaient à rouler et à claquer, tandis que redou¬ blaient la rumeur des roues sur le pavé, la presse des passants dont on voyait les pieds et le brouhaha des clients dans la salle supérieure. Une lampe, qui pendait au sommet de la voûte, cou¬ pait, comme au couteau, la purée de l'ombre, et, sous cette chappe éclairée, officiaient, sur une estrade de pierre, deux cuisiniers en tiare de linon, un tablier crasseux revêtant leur poitrine bouclée. ★ En contre-bas, dans la pénombre, des galoches aux pieds, nous nous affairions autour d'une auge. Nous étions quatre : à ma droite, deux lourdes Auvergnates, dures comme des tonneaux, avec des seins et des croupes relevés, nues sous des blouses bleues ; à ma gauche, un Russe ondulé comme un papier gommé pour attraper les mouches. Les deux filles torchaient le fond des casseroles et récuraient les plats à la paille de fer. Je trempais les assiettes dans un bain où nageaient le vinaigre et le saindoux et, après un coup de torchon, qui en étalait le gras, je les rangeais, en pile. Le Russe, avec une lenteur complaisante, essuyait les verres de son torchon mouillé. ★ Les deux cuisiniers, sur leur estrade, n'avaient pas un grand registre de gestes ; par contre, ils les exécu¬ taient avec une régularité musicale et rituelle. 184 I,'APPRENTIS SAGE DE LA VILLE Le gros, dégoûté, dédaigneux, digne, touillait dans une bassine en regardant ailleurs. Le maigre, avec un peu moins de dégoût, touillait de la main gauche dans un chaudron plus petit ; de l'autre main, il tirait par moments de son tablier une photographie et tombait en extase sans cesser de touiller et de suer. A intervalles réguliers, ils se penchaient l'un vers l'autre et, derrière l'écran de la main, se confiaient quelque chose dans le tuyau de l'oreille. * Dans notre bauge régnait la plus franche cordialité. Au milieu des cris et des rires, se faisait l'échange de bons procédés : aide mutuelle au vidage des baquets, grandes tapes des filles sur nos fesses comme une in¬ vite à leur en faire autant, et plaisanteries aussi grasses que l'air et l'eau du lieu. Le Russe prenait aussi sa part à cet amusement, car il avait le goût de la persécution et du martyre. Tandis que les Auvergnates m'entretenaient avec des histoires de derrière, le Russe essayait de m'at- tirer par le,récit de ses misères et le rappel plaintif de ses splendeurs passées ; et quand, là-dessus, il attrapait un coup de genou dans le fondement, je le voyais rougir de honte et du plaisir d'avoir honte, et savourer sournoisement son projet de vengeance. Car il se vengait, peu après, par un coup d'épingle qui provoquait des hurlements de douleur et d'excitation et, sur sa tête, une cascade d'injures ordurières. Le goulot du litre de vin rouge (l'ami de tout le monde) passait de bouche en bouche, tandis que sur l'estrade, comme pour marquer la différence, les deux cuisiniers s'offraient des verres de vin blanc. LES GRANDS MOIS D'HIVER 185 ■k Le Russe tentait de m'entraîner dans ses deuils, ses ruines et ses humiliations, mais le passé était un chemin où je n'avais garde de le suivre. « Avouez, lui dis-je, que nous nous amusons ici comme des petits fous. » Il me regarda, interdit et comme dépossédé. XLV Le boulevard s'était vidé, ainsi que les rues adja¬ centes. Ce fut alors que j'entendis une clameur si déchirante que l'on pouvait croire que la terre s'était fendue. Et comme je suis fait de la même substance que les autres hommes, enchaîné au grand nombre par un destin commun, j'accourus vers le lieu du grand cataclysme. Mais, là, je ne trouvai rien de grand, que le bruit. Deux traînées de foule descendaient des côtés op¬ posés de la place comme un liquide pâteux sur un terrain cabossé. J'attrapai au passage un de ceux qui courait vers le premier groupe. Je demandai : « Que se passe-t-il ? — Les salopards ! On les aura ! » « Je n'aime pas ceux-ci, » pensai-je. Et par le détour des ruelles, je m'approchai de l'autre groupe. Je tins l'un d'eux par la manche .et lui demandai : « Eh bien ! quoi ? — C'est des salauds ! On les aura ! » Je pensais : « Je n.e les aime pas non plus. » De ce côté, ils portaient des casquettes ; de l'autre, des bérets basques et des chapeaux mous, mais tous avaient la même tête, les mêmes trous de nez allumés, la même bouche distendue par le cri. 186 l'apprentissage de la ville Les deux ruées ne s'étaient pas encore rejointes. Elles allaient s'écraser sur le mur de peur qui las séparait. Les premiers rangs, de part et d'autre, gesticulaient en voyant s'amincir la paroi, tandis que le reste de la masse, abrité par eux des horions, ne voyait que sa haine et poussait bravement. Les agents s'étaient glissés entre les deux partis et faisaient leur service, distribuant, de droite à gauche, des coups de poings, des coups de pieds, des coups de pèlerine. Une voix cria dans mon oreille : « On assassine le peuple ! » Parfois deux gardiens de la paix en péchaient un par le collet, qui frétillait dans le sac de ses vêtements, et le tiraient tout vif dans leur camion. Ce fut alors qu'une révélation m'éclaira et que la clef du mystère me fut donnée : leur bêtise plus forte que la haine, plus basse que la peur. Leur bêtise s'éta¬ lait à la lumière du jour. Ceux-ci avaient laissé leur forme d'homme pour couler dans celle de la matière, de la matière molle. Même leur colère était molle et venait du dehors. Quelqu'un, qui n'était pas là, avait dû leur incul¬ quer la sienne qui peut-être chez lui n'était pas une colère, mais un calcul. Puis il y eut des pierres lancées et des vitres se bri¬ sèrent. Puis les grandes voitures rouges des pompiers débouchèrent et des capitaines casqués, perchés sur des échelles, pour viser de plus haut, se mirent en devoir d'arroser ces gens. Quelques-uns des hurleurs perdirent leur chapeau, plusieurs glissèrent. La place se vida peu à peu. Tous les cris étaient tombés avec l'eau. On les rencontrait tout dégouttants dans les rues LES GRANDS MOIS D'HIVER 187 d'alentour. Ils avaient l'air de gens qui ont tout perdu : ils avaient perdu leur haine. Elle leur reviendra la haine, quand ils seront au chaud et en pantoufles et qu'ils déploieront leur jour¬ nal, brandissant le poing en l'air devant les familles béates d'admiration. Elle leur reviendra au café, où les amis se réunissent, quand ils feront sonner les verres en tapant sur la table. Elle leur reviendra dans leur lit, la nuit ; ils réveilleront leur femme pour la prendre à témoin de la mort que mériteraient les autres. XLVI Depuis quelque temps, j'observais le vieillard au milieu de la foule. Ce qui m'avait intéressé d'abord, c'était le livre qu'il tenait à la main : une reliure ro¬ mantique ornée de fers à froid. Et maintenant c'était l'homme : cet homme établi en pleine foule, dans une immobilité heureuse, et comme un objet précieux et bien composé : les cheveux argentés sous le chapeau noir et rond, le teint d'ivoire, le foulard de laine mous¬ seuse, la pyramide du pardessus, les fines chaussures sur le pavé et deux belles mains pour soutenir le livre. Se sentant dévisagé, il leva vers moi un regard af¬ fable. Voilà pourquoi je m'enhardis à lui dire : « Si je vous regarde, monsieur, c'est que vous res¬ semblez à un portrait que j'ai souvent vu entre les mains de ma mère. Et quand j'étais enfant et que j'entendais parler de oe grand ami, je l'imaginais tel que je vous vois à présent. — Quel était donc ce grand ami ? — Gardaire. — Vous êtes donc le fils de Madeleine, >et si grand [ Comme le temps passe! Venez donc dans mes bras, car je suis, en effet, votre vieux Gardaire. » 188 l'apprentissage de la ville Nous nous embrassâmes. Nous prîmes le train pour Vendôme, où nous arri¬ vâmes le soir même. xlvii Ma chambre sentait la cire et la pomme. Sur le bahut, on avait posé ùn vase de fleurs et, près du lit, des galettes, une cuisse de poulet et un verre de porto pour la nuit. « Il ne s'agit pas de maigrir, ici, » m'avait-on dit. Je m'approchai de la fenêtre, l'ouvris, écartai les volets, afin de boire à cette nuit étoilée. Par delà le mur du jardin, à travers les branches qui frémissaient avec une lenteur d'algue, se dressait une grande maison de noble architecture, aux fenêtres illuminées. Et l'intérieur m'en apparut comme l'inté¬ rieur d'une église, comme l'intérieur d'un fruit, avec une chaude lumière de lampe, rehaussée sans doute par des reflets de feu de bois. Et je ne sus si je rêvais, mais je crus bien voir des chevelures passer dans cette lumière, et des joues dorées, et des blancheurs de nuques et de mains. C'étaient des jeunes filles, très belles ou peut-être embellies par la lumière, l'ombre et la distance, qui se penchaient, se relevaient, s'éloignaient dans les fonds. * On frappa à la porte. Je détournai la tête. C'était Gardaire : « Je viens vous dire un dernier bonsoir, mon en¬ fant, et voir si rien ne vous manque. » Puis, s'approchant de la fenêtre : « Ah ! dit-il avec un sourire, je vois que vous avez déjà découvert nos jeunes filles des Trois-Bouleaux, elles se préparent pour la Noël. ». LES HAUTES DEMEURES DE L'OBSCURITE Le paresseux plonge sa main dans le plat et ne la ramène pas jusqu'à sa bouche. Proverbes XXVI-16. L'amour c'est cela : un grand courage inutile. I Moi aussi, je me préparais à la Noël. C'était surtout Gardaire qui m'y préparait. Je lui avais dit mon secret. Rien n'avait été plus facile pour lui que de m'obtenir une invi¬ tation aux « Trois-Bouleaux », car on invitait quel¬ ques jeunes gens des environs pour une sauterie qui aurait lieu ce soir-là. « Il est dommage que vous ne sachiez pas danser, disait Gardaire. — Je ferai de mon mieux, je causerai. — Moi aussi, je ne savais pas danser, — ni causer non plus, dans ces cas-là. Hélas ! j'ai toujours été un timide. Il me semblait que les mots que j'allais dire n'étaient pas dignes de celle à qui je les adressais. Aussi faisais-je figure de sot à force de délicatesse. » il Il me conduisit chez son tailleur me faire couper un vêtement de soirée. Après l'essayage, il me dit : « Si j'avais eu votre taille. » 192 l'apprentissage de la ville Et, plus tard : « Vous avez la taille de votre père. > Et, en partant : « J'en suis sûr, vous réussirez. > m Mais, avant même d'espérer une telle victoire, il fal¬ lait être sûr que la bataille se livrerait. Savais-je si la jeune tille de Chartres serait là pour les fêtes ? Gardaire lui-même ne pouvait s'en enquérir, puisque nous ne savions pas son nom. iv « C'est à une soirée semblable à celle à laquelle vous vous préparez que j'ai rencontré votre mère, disait Gardaire. Je ne m'y préparais pas comme vous dans la ferveur de l'espoir et de l'amour, car je ne l'avais pas encore rencontrée. » C'était la première fois que j'allais dans le monde et je n'étais plus un jeune homme. J'avais derrière moi une vie solitaire et studieuse. » Mes amis voyaient déjà venir pour moi la vieil¬ lesse égoïste et grise du vieux garçon. » — Ce n'est pas dans une bibliothèque que l'on trouve femme.. Il est grand temps de vous marier, disaient-ils. s> J'étais d'ailleurs ce qui s'appelle un bon parti. » Je me préparais à cette fête avec des scrupules. C'est une chose terrible qu'un bal où des jeunes filles vous sont présentées comme on l'exprime si crû¬ ment : c'est une chose terrible que ces destins à prendre. » Je voyais déjà l'attendrissement opportun, les LES HAUTES DEMEURES DE L'OBSCURITÉ 193 visites solennelles, la demande au père, les calculs d'équivalence entre les sangs et les fortunes. » Dès que je fus entré dans la salle et que j'essayai de nouer des conversations, la crainte que j'eus de me montrer pédant me faisait sembler stupide. » Je me réfugiai dans un coin, humilié que j'étais de n'être pas assez alerte pour m'improviser une légè¬ reté. Ce fut alors que cette douce Madeleine est venue s'asseoir à côté de moi. Et comme elle était la fille d'un de mes collègues, je lui parlai d'abondance et sans arrière-pensée. » Je ne sais vraiment plus oe que je lui dis : la résonance que je trouvai en elle créait en moi les mots et les images. Et, comme j'en venais à parler de quelque souvenir lointain qui me troublait encore, je vis poindre une larme dans ses yeux. » Ce fut alors que sa poignante beauté m'apparut. » Elle avait une rose rouge dans les cheveux. » Je pensai que j'étais parvenu à un croisement unique de ma vie, si bien que je m'en effrayai; je pensai qu'if me fallait trouver des mots dignes de ce moment, si bien que je me tus et que le moment passa ; j'eus un élan vers elle, si bien que je me rai¬ dis ; je songeai à mon âge, à ma vie sans lumière et sans chaleur, et à la fraîcheur et à la beauté de cette jeune fille, à la grâce imméritée qu'elle me faisait en m'écoutant sans ennui, si bien que je m'excusai de l'avoir attristée, et un silence de gêne s'ensuivit. » Puis, quelqu'un l'invita pour une valse. » J'attendis son retour, en vain, toute la soirée. » Je partis le dernier sans l'avoir revue. » J'attendis jusqu'à ce qu'elle eût épouse un de mes meilleurs amis pour la revoir. » Alors, j'ai pu lui parler sans risque et sans espoir. Et notre belle amitié a été une mélancolique 13 194 l'APPRENTISSAGE DE LA VILLE consolation pour le vieux garçon studieux et froid que je suis demeuré. » v Un matin que Magloire venait d'allumer le feu et m'apportait le petit déjeuner, tandis que j'étais encore dans les draps à me beurrer des tartines, je vis entrer Gardaire en robe de chambre, avec un bonnet de four¬ rure sur la tête. Il vint me serrer la main avec quelque solennité et je vis qu'il avait quelque chose à m'annoncer qui lui causait un certain embarras. Craignant qu'il ne s'agît d'une mauvaise nouvelle à propos de la fête, je le regardai avec inquiétude, pendant qu'il marchait de long en large en se frottant les mains et sans tourner les yeux de mon côté. Enfin, il commença : « Je vieillis, mon enfant. Je n'ai que de lointains cousins qui attendent mon héritage sans patience et sans pudeur. Je voudrais vous demander, au nom de la vive et ancienne affection que j'ai eue pour vos pa¬ rents, de me considérer comme un père et d'accepter ma succession quand je n'y serai plus. Oh ! je sais que vous tenez beaucoup à votre indépendance, mais croyez bien que je n'entends pas peser sur vous et que vous resterez libre de vos mouvements. Par ail¬ leurs, il n'est pas mauvais, puisqu'un jeune homme, en faisant ses expériences, s'expose à commettre des erreurs et s'engager dans de mauvais pas, de trouver à côté de soi un vieil ennuyeux pour l'épauler et le tirer d'affaire. Je vous conseillerai aussi de quitter votre emploi : certes, il est toujours honorable, pour un homme, de gagner sa vie, mais encore doit-il se consacrer aux travaux pour lesquels il est fait. Vous ne m'avez pas beaucoup parlé de celui qui vous occu- LES HAUTES DEMEURES DE L'OBSCURITÉ 195 pait quand je vous ai rencontré, mais je devine qu'il présente peu d'attraits et qu'il Vous surmène. » Vous pourrez, après les fêtes, aller prendre congé et revenir avec vos bagages, le plus vite que vous pourrez. » Et, puisque la question d'argent ne se pose pas pour vous, je vous conseillerais plutôt, ayant apprécié vos dons, de vous consacrer aux études ; je me ferai une joie de vous y diriger moi-même. » VI La nappe de neige sur la place principale, les pen¬ dentifs de glace à la fenêtre et sous le pont, le chaud brouhaha, l'odeur d'encens et le son des cloches qui viennent des églises, les vitrines éclatantes, la hâte joyeuse des passants chargés de paquets, emmitouflés de laine et de buée, toute la ville comme un grand jouet luisant : je retrouvai Noël tel qu'il est, oublié depuis l'enfance. La maison aussi est pleine de grands paquets et d'enfantins secrets. Gardaire, qui ne se tient plus d'impatience, m'a déjà comblé de cadeaux et se garde, chaque fois, de mes remerciements en m'afïirmant que ce ne sont pas des cadeaux, puisque la fête n'est pas commencée. J'erre, désœuvré et dévoré d'inquiétude, et me fais chasser de partout, car il y a des secrets dans le salon, dans la bibliothèque, au sommet des armoires, dans la lingerie, et des secrets bruyants à la cuisine. Demain, la fête doit commencer aux « Trois-Bou- leaux » ; mais elle, la jeune fille de Chartres ? Je sais, maintenant, qu'elle ne sera pas là, ou qu'elle se moquera de moi avec ses compagnes, ou que je ne trouverai rien à lui dire et qu'enfin demain n'est pas pour nous, n'existe pas, demeure au delà de la vie. 196 l'apprentissage de la ville vii Gardaire nouait ma cravate pendant que Magloire forçait dans les boutonnières empesées les boutons de manchettes (un des cadeaux de Gardaire, qui n'étaient pas des cadeaux). Il posa à ma boutonnière un gardé¬ nia et puis, pris de scrupule, il le retira : « Je crois que ce n'est plus à la mode, mainte¬ nant. » Il dévissa le bouchon dîun vieux flacon d'ambre gris, m'en toucha le menton et les tempes. Quand l'œuvre fut parachevée, les deux se retirant dans les coins opposés de la chambre, la tête penchée et fronçant les sourcils, me firent passer le dernier examen. « Marchez,, asseyez-vous. Mettez^ la main dans votre poche. Offrez la cigarette, souriez. » J'exécutai le manège de bonne grâce, sinon avec grâce, sentant que l'heure était trop grave pour se perdre en réticences, par faux respect humain. Enfin, Magloire m'enfila ma pelisse et Gardaire me donna l'accolade sur le seuil : « Courage, » me dit-il. viii Ce courage, il tomba dans l'escalier, cet escalier blanc, froid, large, haut. Pour comble de malheur, deux jeunes gens pas¬ sèrent à côté de moi, causant entre eux. Je remarquai tout de suite qu'ils étaient affreusement beaux. « Si j'étais femme, j'aimerais plutôt ceux-là, » pen- sai-je. Je les laissai passer devant. De la porte ouverte, aussitôt refermée, s'échappa une bouffée de voix et des soupirs de musique. Je m'y aventurai à mon tour. LES HAUTES DEMEURES DE L'OBSCURITÉ 197 Je crus entrer dans une église, tant les bougies de l'arbre de Noël donnaient à cette salle vaste et pleine de murmure un tremblement de lumière vivante. Au premier pas que je fis, voix et musique sem¬ blèrent baisser d'un ton. Je sentis sur moi tous les regards braqués. Et pre¬ nant l'air comme avant un plongeon, le pied méfiant, la nuque lourde, le cœur sourd, je me durcis et m'avançai. Je n'avais pas seulement sur moi le regard justicier des présents, mais aussi de tous ceux qui m'ont connu sur mes chemins : ceux de la zone et ceux de la ferme, ceux de la gare et ceux de la plonge, s'esclaf- fant et s'ébaudissant de me voir en si noble appareil, criant : « Grand tordu ! attends un peu ! » Et me préparant des douches de purin ou d'eaux grasses, accueillant avec des huées et des sifflets l'énormité de mon imposture. Je dus traverser encore le sourire étouffé et grin¬ çant d'Ariette, d'Atal, de Weil, qui me voyaient dé¬ guisé en honnête jeune homme. Oui, je suis celui qui trompe tout le monde. Et, comme j'approchais de cette muraille faite de robes longues et légères, de bras nus, de cous, de che¬ velures, d'yeux, et que je parcourais du regard les visages, je mesurai tout de suite l'étendue de mon malheur, puisque, pour mon châtiment, je n'y trou¬ vais pas celle que je cherchais. Mais, me retournant, je la vis et même je ne vis qu'elle. Le cœur, à ce moment-là, fut une marée montante, le bruit des grandes cloches qui emplit la tête, le ver¬ tige 4en haut des grands clochers. Je descendis vers elle comme par un chemin en pente, car j'étais dans son regard. Elle m'accueillit avec un sourire interrogateur. 198 l'apprentissage de la ville « Je crois, en effet, que nous nous sommes déjà rencontrés, mais où cela ? — Ne cherchez pas. Ce n'était ni sur la terre, ni dans le ciel, » répondis-je. Et comme elle me regardait, tout intriguée, j'ajou¬ tai : « Oui, la main du roi était belle. » Elle reconnut le jeune homme qui avait l'air gentil mais si malade, et elle me demanda : « Vous allez mieux, maintenant ? — Mieux qu'alors, oui. » Sur quoi l'orchestre éclata et je la vis se perdre dans les bras d'un danseur. C'était la première défaite. « Tout est fini, pensai-je. Je suis comme Gardaire. Je partirai le dernier sans l'avoir revue. » Mais, au bout d'un moment, je m'avisai que j'étais peut-être ingrat envers le sort, que je devais au moins me réjouir de la savoir présente, et faire un effort pour sauver le reste. Ainsi, pressentant la chute de l'orchestre et mesu¬ rant bien le lieu où elle devait aborder, je me trouvai eq face d'elle avant que la musique reprît. Je n'eus que le temps de la regarder en souriant que déjà les saxophones commencèrent à piauler. Elle se rapprocha, me posa la main gauche sur l'épaule, leva la droite, attendant le bras qui devait lui serrer la taille et le pas fringant qui devait l'em¬ porter. « Je ne danse pas, dis-je, j'ai mal au pied. —■ C'est dommage, » fit-elle en me quittant. Un autre prenait déjà ma place. C'était la seconde défaite. Néanmoins, je ne m'étais pas encore aperçu de l'abîme qui s'ouvrait devant moi. Je ne sais qui avait introduit dans la maison la LES HAUTES DEMEURES DE L'OBSCURITÉ 199 barbare coutume du baiser sous le gui. Quiconque attirait une jeune fille sous le gui acquérait du même coup le droit de l'embrasser ; or, un mauvais plaisant en avait accroché une indécente masse à l'un des lustres. Il était difficile de ne pas remarquer la presse des danseurs de ce-côté. Je me hérissai. Je m'indi¬ gnai. Je marchai de long en large, comme un loup en cage. La musique, heureusement, me donna un moment de répit. Je m'élançai, fendant les groupes. Mais, bien avant de me laisser atteindre mon but, un furieux t'ox-trott me barra le chemin. Et je vis celle que je cherchais s'éloigner avec un beau danseur aux che¬ veux ondulés, un de ceux que j'avais rencontrés dans l'escalier. Voilà la troisième défaite. On ne peut re¬ tomber plus bas. Je m'assis sur une chaise où je me morfondis, et ce fut alors que, la cherchant malgré tout des yeux dans la foule, je vis que, par-dessus l'épaule du beau danseur, elle me regardait. ★ A la fin de cette danse, je la pris par la main, l'en¬ traînai dans le coin le plus reculé d'une salle latérale, et, l'ayant assise à mon côté, je lui parlai. Parler ne me coûta pas plus que rêver quand on dort. J'étais comme le dormeur qui ignore la limite du réveil. Et quoique ne lui disant rien de moi, ce discours donnait, je crois, une image de ce que je suis, car tout s'y mélangeait sans calcul et sans ordre, avec de brusques sautes de l'allègre au sinistre. Il n'y avait rien là de ce qu'un galant homme débite à l'objet de ses soins. De tels discours semblaient plutôt faits pour dérou¬ ter que pour séduire. 200 l'apprentissage de la ville ★ Un danseur s'approcha, s'inclina : « Mademoiselle de Champierre, puis-je vous de¬ mander cette danse ? — Je regrette, j'ai mal au pied, » dit-elle. ★ Demeuré^ seuls, nous nous regardâmes pendant de longues minutes, battant un peu des cils. Une rose rouge était épinglée sur Le velours noir de sa robe. Sa bouche, charnue comme cette rose, s'en- tr'ouvrait sur un sourire qui était un soupir. Un groupe pépiant de jeunes filles l'entoura, l'em¬ brassa : « Quelle gentille pensée ! Quel joli cadeau ! » Et, s'éloignant, l'une d'elles se retourna : i « Encore une fois merci, Lucrèce. » Je la regardai de nouveau. Je tenais son nom. Je le tenais comme un oiseau : la chaleur de sa vie, le fré¬ missement immobile du vol qu'il pourrait prendre. Les salles se vidèrent du côté du buffet. A ce mo¬ ment, les lampes s'éteignirent : « Une panne ! » crièrent des voix. Il y «ut des exclamations, des bruits de chaises bousculées, des rires étouffés, des cris petits de jeunes filles prévenant un aimable danger. J« posai mes mains sur ses épaules nues. Sa tête vint s'incliner sur ma poitrine. J'eus ses cheveux sur mes lèvres. Quand les lampes se rallumèrent, elle se redressa, mais sans hâte et sans crainte d'être surprise. Je partis le dernier. Elle descendit avec moi par le grand escalier. Sur le pas de la porte, nos yeux se levèrent en même temps vers une boule de gui qui pendait juste au- dessus de nos têtes. Je lui dis : « Vous m'accorderez bien une faveur ? — Oui, dit-elle, quelle faveur ? LES HAUTES DEMEURES DE L'OBSCURITÉ 201 — Peignez vos cheveux, le soir, devant votre fe¬ nêtre. » . ^ ★ En rentrant, je trouvai Gardaine dans ma chambre, à côté de la cheminée, une tasse de café vidée à côté de lui. « Eh bien ? » demanda-t-il, avec une inquiétude extrême. Je n'eus pas besoin de lui répondre. Cela se voyait. Nous tombâmes dans les bras l'un de l'autre. Le pauvre homme ! Je lui parlai d'elle jusqu'au matin. IX Je me tenais sur mon balcon. Toutes les fenêtres d'en face étaient illuminées. Puis on tira des rideaux, des volets. Et la grande façade grise se dressa entre la terre blanche et le ciel noir. Une seule fenêtre grillée, sous la corniche, gardait sa lumière de ciel. J'y vis flotter comme une plume blanche qui, du fond de la pièce, remonta vers la sur¬ face des vitres. Les lampes et les reflets (sans doute d'un feu de bûches), l'illuminant de dos, la firent paraître comme un lis éclatant de blancheur à la lisière des pétales, sombre au cœur du calice. Je ne voyais point son visage, mais une grande traînée d'or où le va-et- vient de la main semblait lever un essaim d'abeilles. x Ce soir-là, je savourai mon bonheur de la voir à la fenêtre, avec plus de mélancolie en songeant que je devais partir demain. 202 l'apprentissage de la ville Il me fallait retourner à Paris, cette fois, pour rompre avec la ville et pour revenir ici, pour qu'il n'y eût plus, entre nous, que les branches de ces arbres, les grilles de sa fenêtre et ce mur hérissé de tessons. Cependant, la seule idée de passer huit jours dans le vide extérieur, dans ces rués et dans ces foules qui sont vides d'elle, m'était plus insurmontable que mes nuits de veille et de famine dans la gare du Nord. Lucrèce me paraissait maintenant comme debout à la poupe d'un navire, la main posée sous la nuque, relevant la tête pour retenir le sanglot et pour jeter un dernier regard à celui qu'elle quittait. Et le geste, dans le nuage des cheveux, disait : « Adieu ! Adieu ! » Et, maintenant, la main flottant au-dessus de la tête, appelait ; « Viens ! Viens ! » xi Je sautai de mon balcon dans les rosiers du jar¬ din. Je grimpai dans un arbre pour enjamber le mur, me déchirant la paume aux tessons. Je me laissai choir dans le parc. A ce momént, là fenêtre s'éteignit. M'étant retourné les ongles pendant une bonne demi-heure aux arêtes des pierres d'angles, j'attei¬ gnis la corniche du troisième étage. En sueur malgré le froid, haletant et déjà travaillé de crampes, j'hésitai. Sur cette corniche qui n'était large que de quelques centimètres, il fallait se glisser jusqu'au milieu de la façade, en passant devant plusieurs autres fenêtres. - Peut-être n'était-elle pas seule dans sa chambre, peut-être était-ce un dortoir ? Peut-être allait-on crier au voleur ? Et puis le temps avait passé, peut-être LES HAUTES DEMEURES DE L'OBSCURITÉ 203 dormait-elle. Peut-être va-t-elle penser que je manque de tact. Mais, déjà, mes mains avaient trouvé un appui et je rampai de côté. Au moment où je frappais à la vitre, mes poings tremblèrent et je claquai des dents en songeant au scandale que je m'attendais à voir se déclencher : cris, courses, sonneries, lumières, « Au voleur ! Au voleur ! », cruche d'eau par-dessus, volée dé plomb par derrière. Et le corps que l'on retrouve sur le perron, marqué de quelque blessure inconvenante. Un visage parut dans la vitre, effrayé, qui n'était pas celui de Lucrèce. Une frayeur égale dut se peindre sur le mien. Je vis le visage se retourner pour chu¬ choter, mais avec force : « Lucrèce ! Lucrèce ! C'est lui ! » La fenêtre s'ouvrit et Lucrèce parut, tandis que deux autres s'agitaient à son côté, en chemise aussi. Lucrèce dit : « Vous êtes fou. Vous allez vous tuer. » Et celle de droite : « Vous allez tomber juste sur la verrière. » Et celle de gauche : « Tout le monde va le savoir. C'est une folie. » Lucrèce dit : « Oh ! pourquoi, pourquoi prenez-vous un tel risque? » Et celle de gauche : « Il fait froid, on gèle. » Et celle de droite : « Rentrons au lit. Lucrèce, tu vas prendre mal. » Une de ses compagnes vint lui jeter un peignoir sur les épaules : « Vous êtes fous tous les deux. » Puis disparut. 204 l'apprentissage de la ville Lucrèce me demanda : « Pourquoi, pourquoi avez-vous fait cela ? — Je passais vous faire mes adieux, car je pars demain. » Ma main, qu'elle serrait contre elle, saigna sur sa chemise. Le sang fit une tache à la place où la rose était épinglée l'autre soir. Un peu de plâtras sous mes pieds s'effrita et tinta sur la verrière. Lucrèce s'aper¬ çut de ma blessure et m'enveloppa la main de son mouchoir. « Partez. Je vous en supplie ! » Et elle serra ma main plus fort contre sa poitrine. Ma semelle dérapa ; Lucrèce s'accrocha à mon bras pour m'empêcher de glisser, ce qui faillit me faire perdre pied tout à fait. Elle s'écria : « Mon Dieu, ça y est, il tombe ! » Je me sentis piqué jusqu'au vif par cet odieux soupçon : « Moi, tomber, au contraire. » Je grimpai à la grille même de la fenêtre et me sai¬ sis de la gouttière. Mes pieds se balancèrent dans le vide. J'entendis les voix des deux autres : « Qu'est-ce qu'il fait, ton ami ? — Mon Dieu ! Mon Dieu ! C'est affreux ! » C'était affreux, en effet. Une bise de gel me prit par le revers et me traversa de part en part. Mes doigts, mordus par l'onglée, ne m'obéissaient plus. Le plomb de la gouttière commençait à plier. Ce fut alors que je m'avisai que je traversais un des plus beaux moments de ma vie, et je ne regrettai point la peine que je prenais à préparer le confort de ce futur souvenir d'amour. La terreur des trois jeunes filles sous mes pieds m'aida à surmonter la mienne et, m'efforçant d'être LES HAUTES DEMEURES DE L'OBSCURITÉ 205 digne, j'atteignis au délicat équilibre qu'exigeait la descente. ' , Je les trouvai toutes les trois serrées l'une contre l'autre et grelottant de peur et de froid. Je pris congé d'elles en m'excusant d'avoir été in¬ discret. Lucrèce eut un sourire qui me récompensa de ma peine. Celle de droite dit : « Il n'a peur de rien. » Celle de gauche dit : « Il est mignon, tout de même. » XII A Paris, je courus à la poste de la rue Ballu, où j'avais donné mon adresse à Lucrèce. C'était une grande enveloppe bleue et, quand je la tins en ma main, dans mon nom écrit là, je me vis et la vis. Le lien m'était «visible en son aspect défini¬ tif. Sa chaleur me gagnait dans la fougue des pleins et le rebondissement des déliés et l'éparpillement des points jetés loin de leur place. L'enveloppe seule eût presque suffi à me combler, mais elle cachait quelque chose qui, peut-être, n'allait pas répondre à l'attente. Et ma pensée, glissant sur cette pente, eut vite fait de me ramener à ma réalité. « On a beau rêver, pensai-je, on est ce qu'on est ; et il est impossible de devenir autre, outrecuidant de faire croire qu'on est autre, d'ailleurs invraisemblable que quelqu'un l'ait pu croire. » Je vis passer devant moi un vieux mendiant taché au dos de la terre où il avait dormi, ôtant une paille collée d'un bout de fromage où il allait mordre. « Heureux celui-là, pensai-je, qui a fini de se tromper. » 206 l'apprentissage de la ville Je fis craquer l'enveloppe en me disant : « Elle sait tout de moi, et c'est mieux ainsi. » La lettre lue, je regardai la vitrine du boulanger avec ses pains, les cheminées avec leur suie, le ciel avec sa pluie, les pavés avec leur boue, les passants avec leur âge, et mon regard, rebondissant sur ces choses réelles, donnait corps chaque fois à la pensée qui était derrière lui, à la joie qui jaillissait de cette pensée, à la dernière phrase de la lettre que je tenais dans ma main, au dernier mot de cette phrase et au nom signé : « Ne prenez plus de risques, car je vous aime. Lucrèce. » xiii Dans mon restaurant nocturne, le Russe et les Au¬ vergnates avaient pris sur eux de faire mon travail pour me garder ma place. J'y fus accueilli par de grands cris d'allégresse, car on me croyait malade. Il me fut impossible de prendre congé sur-le-champ, et je fournis encore quelques nuits de travail pour donner au patron le temps de me trouver un rem¬ plaçant. Je remis ma petite camisole de forçat. J'enfonçai mes bras dans le baquet et, au fond du baquet, je retrouvai ma joie. Je suivis avec joie le Russe dans le récit de ses deuils. Je d'stribuai avec joie des coups de fond de casse¬ role sur le croupion des fdles. Ma joie n'était plus comme autrefois un oubli, mais prenait sa source dans ma substance. LES HAUTES DEMEURES DE L'OBSCURITÉ 207 XIV Quand je suis près d'elle, j'ai sa présence qui est sans pensée et sans image. Loin d'elle, j'ai sa beauté. Quand je ferme les yeux, il semble que je me re¬ ferme sur elle. xv Les rues, les gens, l'eau grasse du travail, les heures pluvieuses de la journée, sont autant d'obstacles qu'il me faut franchir en sautant bravement, afin d'at¬ teindre au bien suprême de la journée, à la fin der¬ nière de la journée, au moment où je m'étendrai dans le lit de fer de l'hôtel des Halles et que je pourrai dresser son image dans les hautes demeures de l'obs¬ curité. Sa chevelure que j'ai vue — de mes yeux vue répan¬ due sur ses épaules, — je la vois flotter dans le vent. Son visage est un galet. Son image reyient comme les vagues de la mer vers la plage, comme la mer dorée par le soleil. Elle prend la lumière et répand la ru¬ meur infatigablement, infatigablement elle revient briser dans la joie. Je la rappelle comme je me rap¬ pelle l'image de ma mère. De ma mère morte qu'avec une inquiète ferveur je m'efforce de retrouver dans la lumière des saisons d'alors, dans les regards et les sourires d'alors. De ma mène enchâssée en moi et que je ne peux toucher, car elle est morte et d'une autre nature. De ma mère établie dans sa mort tandis que je glisse d'elle et que je vais perdre faute de ne pouvoir remonter à la perfection de l'amour. Mais ma bien-aimée vient à moi comme je vais à elle, car elle est vivante. XVI Toutes choses réglées, le billet pris, la valise à la main, je sautai dans le train qui partait pour Ven¬ dôme. Je me sentis jeté à toute allure dans l'aventure du bonheur. Les liens quittés avec la ville, avec la misère, avec les travaux pénibles, avec les mauvais amis, avec les morts, avec la triste vie d'autrefois, la liberté de l'âme qui flotte au-dessus de toutes relations, les chants triomphaux, et les chaudes symphonies qui s'élèvent du battement régulier de la danse du train sur le rail m'environnaient d'un contentement imperméable. Tout enflé du vide qui s'appelle moi, de la jubilation qui dilate ce vide, j'étais posé sur la banquette comme un ballon de béatitude. Je me tournai vers la portière : les poteaux, les fils, les rails, les ponts, les chemins, les maisons lourdes de leurs habitants, entrèrent en moi par la pointe de leur présence soudaine, si bien que mon ballon de béati¬ tude en creva. I L APPRENTISSAGE DE LA VILLE Je la trouve et la retrouve dans les images que j'ai gardées d'elle, mais je ne l'atteins pas, car elle est vivante et autre que l'image. Elle est en moi, car je l'aime. Elle est loin de moi, car elle est vivante. 'Mais, parfois, je goûte les tranquilles délices de sa présence sans image, sans image comme l'eau qui bouge, comme midi sur le sable, et que le sommeil recouvre sans déranger. les hautes demeukes de l'obscurité 209 ★ Ce fut le Roi qui, le premier, sortit du ballon, conti¬ nuant un discours commencé sans doute depuis long¬ temps. « Et notez, dit-il, qu'il n'est encore rien arrivé de mauvais. Ceci n'est qu'un avertissement, une simple sensation pénible. » Ne serait-il pas opportun, mes amis, de nous poser cette question : où allons-nous et qu'entendons- nous faire ? » Prétendez-vous que les choses doivent tourner bien d'elles-mêmes et pour vous être agréables ? » A quoi le Cœur répondit, la main sur le cœur : Le Cœur. — Certainement. Il est naturel que tout tourne bien, puisque j'aime. Le Roi. — J'aime : un sujet et un verbe. Vous et votre amour. Et le complément où est-il ? Vous n'y pensez pas ? Le Cœur (outré). — Moi, je n'y pense pas ! Je ne pense qu'à elle. Le Roi. — Vous ne pensez qu'à la prendre. Mais que pensez-vous lui donner ? Qu'entendez-vous faire d'elle ? Le Cœur. — J'aime. Le Roi. — Pensez-vous que vous l'épouserez ? Le Cœur. — Je sens seulement qu'elle sera mienne. Quant au mariage, c'est tout à fait indifférent, puisque j'aime. Le Roi. — C'est bien ce que je vous disais. Vous ne pensez qu'à la prendre. Il ne vous vient même pas à l'esprit qu'aimer veut dire donner et faire, et non pas prendre et laisser faire. Qu'avez-vous à lui donner et que voulez-vous faire ? Le Cœur. — Qu'est-ce, l'amour, sinon un don de soi. J'entends me donner et voilà tout. Et ce n'est pas, 14 210 l'apprentissage de la ville je trouve, un si mauvais çadeau. Je suis surpris d'avoir quelquefois eu des doutes sur moi-même. Je crains, à dire vrai, de m'être montré injuste envers la nature qui m'a comblé de bontés et parfumé de toutes grâces. Le Roi (insinuant). — Pourquoi, puisque vous vous sentez à tel point irréprochable, n'informez-vous pas cette jeune fille de votre vie passée, de vos voyages, de vos bonnes fortunes, de vos bonnes affaires, des bons amis qui voulaient votre bien et à qui vous deviez vos ressources ? » Sans doute allez-vous me répondre que nous avons fait dans ce sens une expérience trop fâcheuse pour nous y risquer de nouveau, et nous savons, de reste, que l'effet de la vérité sur les jeunes filles est qu'elles se pendent. Le Cœur. — Vous n'y êtes pas du tout. Avec Prisca, c'était tout à fait différent : je ne l'aimais pas. Le Roi. — J'entends, puisque vous aimez Lucrèce, vous vous considérez comme justifié de vos méfaits passés et autorisé à lui mentir. Le Cœur. — J'aime. Le Roi. — Et Gardaire, vous l'aimez aussi d'amour? Craignez-vous qu'il ne se pende si vous lui dites la vérité ? » Alors, le Valet, qui jusque-là était resté dans son coin, laissa éclater son impatience : « La paix ! Taisez-vous ! Et vous surtout, le Roi, qui n'avez pas le sens commun. Pour ce qui est de la jeune fille, le Cœur a raison, ce qui ne lui arrive pas tous les jours. C'est un fait qu'elle nous aime et qu'il serait criminel de troubler son innocence et de lui gâter son plaisir. Je ne vois pas non plus de rai¬ son pour laisser échapper ce beau morceau : bouche, cou, bras, jambes, tout, elle est indiscutablement belle. Est-il opportun de la dégoûter de nous ? LES HAUTES DEMEURES DE L'OBSCURITÉ 211 » Et pour ce qui est de Gardaire, vous êtes à re¬ mettre au pain Sec et à l'eau chaude. D'abord, l'excel¬ lent vieux ne nous a rien demandé. Il nous aime à cause de nos parents. Et il veut nous mettre en état de devenir d'honnêtes gens dignes d'eux et de lui. La maison est belle et la cuisine est bonne. Le vieil homme est affectueux et nous le lui rendons bien. Nous lui souhaitons bonne vie et longue. Nous ren- ' drons sa vieillesse heureuse et il nous laissera sa for¬ tune. Les choses tournent d'elles-mêmes trop bien, n'est-ce pas, pour que vous ne vous sentiez pas dé¬ mangé par le désir de tout gâter ? Si je n'étais pas là toujours pour diriger la barque, où irions-nous, je vous le demande ? » Prenons toujours ce sandwich. Taisez-vous et mangeons. C'est autant de pris. Et vous allez peut-être me dire que je n'ai pas le droit d'y mordre, que je ne l'ai pas gagné à la sueur de mon front, tandis que l'un de vous rêvait et que l'autre se donnait de l'im¬ portance en préparant quelques petits scrupules... » Le Roi et le Cœur, son compagnon, étaient allés chuchoter à l'office. XVII Je ne m'attendais pas à trouver tant de voitures alignées devant la grille de la maison. « Il y a sans doute grande réception, me dis-je. Le bal de l'autre soir aurait-il inspiré au cher homme des velléités mondaines ? » J'entrai sans sonner, un peu déçu de ne point le retrouver seul. ★ Toutes les lumières étaient allumées. J'entendis des portes qui battaient et un bruit de voix. 212 l'apprentissage de la ville Magloire était devant moi, de dos, les épaules tom¬ bantes, la coiffe fripée. Je l'appelai d'un ton joyeux : « Magloire, c'est moi ! je suis revenu ! » Elle se retourna, le visage brouillé : « Mon pauvre monsieur, c'est fini. Le cœur lui a manqué. Tout est fini. « Le lendemain de votre départ, il était tout joyeux, il avait couru comme un jeune homme toute la jour¬ née ; puis, tout d'un coup, il m'a dit : « Je suis un peu » fatigué. » » Le temps de lui faire une tisane, c'était fini. Il s'écoutait si peu. Il ne pensait qu'aux autres. Deux heures après, ils étaient là, les autres. Ah ! mon pauvre monsieur, ne m'en parlez pas. Voilà trois jours qu'ils font l'inventaire et qu'ils s>e disputent entre eux, et, s'il n'y avait qu'eux, mais il y a leurs femmes toutes peintes. » J'ai mis de côté vos affaires, tout ce qu'il vous a donné. Je les ai cachées dans ma chambre sans quoi ils auraient mis la main dessus. » Et dire qu'il attendait votre retour pour aller voix- son notaire avec vous à Orléans. Ce n'était pas qu'il était pressé, pauvre M. Gardaire, il s'en donnait encore pour quinze ans. » Elle eut un sanglot. xviii J'entrai dans le parloir des Trois-Bouleaux avec ma valise de carton que j'avais apportée moitié vide ■et qui était maintenant pleine à craquer. J'avais demandé à voir Mlle Lucrèce de Champierre et j'attendais debout. Par la poi'te ouverte, j'aperce¬ vais l'antichambre dallée en échiquier, coupée au fond par une tombe de lumière. LES HAUTES DEMEURES DE L'OBSCURITÉ 213 Tout est clair désormais : je ne peux rien garder. Ce dont je m'approche se brise ou se gâte. Si c'est mon sort, qu'il ne retombe pas sur d'autres. Lucrèce arrivait en courant, traversa la tombe de lumière qui l'enflamma pour un moment des pieds à la tête : dernier éclat de chaleur sur cette terre, dernier lambeau vivant de ma vie. Elle entra les mains encore levées, s'arrêta dans une attitude d'expectative anxieuse. Je lui dis d'un ton neutre : « Lucrèce, je suis venu vous faire mes adieux. Vous savez, n'est-ce pas ? Il est mort et je dois partir. — Oh, j'en suis peinée. Pour vous d'abord, car je sais qu'il était comme un père, et puis j'en suis peinée pour moi, car maintenant vous n'habiterez plus ici. Et comment ferons-nous pour nous revoir ? — Nous ne pouvons plus nous revoir, Lucrèce. Nous ne devrons plus nous revoir. » Elle me prit la main, me serra le bras, enfouit sa tête dans le creux de mon épaule. Je sentis le poids de sa tête, le poids de sa peine et déjà le poids de son attachement, et je pensai : « Voilà ce que serait l'amour, prendre en charge un être, porter avec une force égale et une joie courageuse son poids de besoins, de larmes et d'affection. » Il y eut un silence. Elle se détacha de moi, me tourna un peu le dos, feuilleta sur le guéridon un album et puis, d'une voix hésitante, sans lever les yeux, comme si elle lisait dans les pages ce qu'elle allait me dire : « Je connais quelqu'un, commença-t-elle, je le con¬ nais peu, mais beaucoup plus qu'il ne le croit. Quel¬ qu'un qui a tout perdu. Ayant beaucoup souffert seul, il a fini par douter de la solidité des affections qu'il fait naître.. Et au lieu de se tourner, comme il serait naturel, vers celle qu'il aime et dont il est aimé, 214 L APPRENTISSAGE DE LA VILLE le voilà qui veut s'enfermer dans sa tour avec son pain sec et son mauvais caractère. Et qu'est-ce que c'est que ces « nous ne devons pas », « nous ne pou¬ vons-pas », quand on s'aime. Quand on s'aime, on ne dit plus : ma maison, ma voiture, ma terre, on dit : notre maison, notre voiture, notre terre, comme on ne dit pas : mon amour, on dit : notre amour. Est-ce que l'amour c'est seulement la joie d'une rencontre ? Est- ce que ce n'est pas plutôt se soutenir dans le besoin, s'aider avec tout ce que l'on a et tout ce que l'on est, prendre part à la peine comme à la joie quand on les partage ? » Je la saisis par les bras, l'arrachant à l'album : « Vous ne savez pas ce que vous dites, Lucrèce, vous me croyez pauvre, mais vous ne savez pas le degré de mon dénûment. Je ne suis plus quelqu'un qu'on peut aimer, je ne suis plus de votre monde main¬ tenant, vous ne pouvez tout de même pas annoncer à vos amies que vous aimez un laveur de vaisselle. » Elle sourit : « Oh, comme j'aimerais la laver avec vous. -— Entendez-moi, Lucrèce, lui dis-je en 1^ secouant, ne restez pas enfoncée dans vos rêves de petite fille, dans vos romans de chevalerie. Je vous assure que je ne suis plus ce que vous croyez. J'ai eu une vie agitée, pleine d'aventures fâcheuses. — Oh, je sais, dit-elle, jamais je ne vous avais pris pour un petit séminariste. J'aime mieux, d'ailleurs, que vous connaissiez la vie. Il me plaît que vous soyez un homme. » Et moi la lâchant et lui secouant les deux poings devant les yeux, je lui criai : « Lucrèce, ne vous butez pas. Un homme ! Il me plairait aussi d'être un homme, je veux dire un hon¬ nête homme, mais croyez-moi, Lucrèce, je ne suis pas oe qu'on appelle un honnête homme. Il y a certaines LES HAUTES DEMEURES DE L'OBSCURITÉ 215 affaires où lin honnête homme ne trempe pas, certains compromis qu'il n'accepte pas, certaines servitudes auxquelles il se refuse, mais moi je vous assure : je ne suis pas un honnête homme. » Elle redressa son clair visage avec une fougue de révolte dans la bouche et un éclair de loyauté dans le regard : « Je déteste, dit-elle, je déteste les honnêtes gens. » XIX Le wagon éclairé m'emportait dans la nuit avec une vitesse, avec une certitude qui ne répondait pas à mon trouble intérieur. Lucrèce, Gardaire, la mort, moi, hier, demain, étaient des morceaux secoués ensemble et entrecho¬ qués que je ne pouvais ni contenir, ni déchiffrer un à un, ni restituer dans leur sens. Pourtant, cette dernière poignée de chaleur aban¬ donnée, la chute du train dans la nuit, la nudité des rails, ma chute vers la ville, vers le vide, m'ouvraient peu à peu à la nuit, m'ouvraient à ma vie. Le visage de Lucrèce, son corps, ses gestes, les dalles commençaient à s'ouvrir au bruit du train, aux étoiles froides, aux banquettes sous les lampes. Et déjà le poids de sa chère tête sur mon épaule, la force de sa main s'accrochant à ma main, commençaient à s'éventer, et, comme une lame dans -son fourreau, l'image de Prisca se glissait dans le dernier souvenir de Lucrèce et le teintait d'appréhension funèbre. Et cette ombre de deuil allait rejoindre Gardaire, que j'aperçus, derrière Lucrèce courant à moi sur les dalles blanches et noires. Il traçait de sa canne les futures allées du jardin : « Moi aussi, je l'ai connue à un bal... Ces rosiers abrités fleurissent tôt ; puisque Lucrèce aime les roses 21 fi l'apprentissage de la ville rouges, vous pourrez lui porter la première à Pâques... Je suis parti le dernier sans l'avoir revue... Vous êtes tout ce qui me reste d'elle, mon petit... Je voudrais vous demander, au nom de la vive et ancienne affec¬ tion que j'ai eue pour vos parents, de me considérer comme un père et d'accepter... » A lui, qui ne me demandait que d'accepter, ai-je rien donné de moi-même ? J'étais celui qui accepte, acquiesce, amuse, se laisse aimer, qui aime bien aussi, car ce n'est pas difficile. J'ai accepté sa confiance, je lui ai fait mes confidences, ce n'était pas difficile. Je ne lui ai pas confié ma vie. A celui qui donnait tout, je ne donnais que la moitié de moi-même, l'aimable, la facile moitié. La mort est venue prêter une importance définitive, un poids qu'on ne peut soulever à ce mensonge qui est une faute latente. Si nous regrettons moins nos fautes à l'égard des vivants, c'est que nous oublions qu'ils sont sur le point de mourir. ★ Les morts sont là pour nous rappeler que nous oublions toujours, pour nous rappeler notre inconsis¬ tance, notre manque, pour nous rappeler que nous sommes en train de mourir. En tombant dans la mort, ils nous montrent l'image de ce que nous sommes. Gardaire est allé rejoindre tous les morts, ceux envers qui nous avons une dette, et nous avons la même envers eux tous, et c'est la dette que nous avons envers nous-mêmes : notre présence. O ma mère, cœur de ma mère, ne me quitte pas, ne me laisse pas choir dans l'indulgence de choir. Toi qui es établie dans ton éternité, donne à celui qui tombe LES HAUTES DEMEURES DE L'OBSCURITÉ 217 le vouloir de retarder sa chute et la force de remonter vers toi. XX 8 , Je m'enfonce, maintenant, dans l'image de Lucrèce, comme la pierre dans la brûlure, dans la rumeur, dans l'aveuglement, dans le délice de choir et qui, pour¬ tant, dans l'obscurité de sa masse, pressent l'éclate¬ ment qui la fera voler en fumée. XXI La première lettre que je trouvai de Lucrèce à la rue Ballu se terminait ainsi : « ... dans mes lettres, j'ai parlé de vous à ma mère. Mme Manneville, la di¬ rectrice, lui a donné sur vous des renseignements qu'elle tenait de M. Gardaire. J'ai eu le plaisir de sentir que ma mère est plutôt bien disposée à votre égard. Elle demande à vous connaître. Et je suis sûre que, quand elle vous aura vu, il n'y aura plus aucun empêchement. Comme chaque année, je vien¬ drai passer quelques jours à Paris avec elle avant de vous retrouver. Je regarde si souvent les branches nues des arbres du parc, du côté de votre fenêtre, et je ne pleure pas, quoique je sois seule, car je pense aux premières feuilles que nous verrons ensemble. » XXII D'ailleurs, tous les contes de fées finissent de cette façon : ils se marièrent et, depuis lors, vécurent tou¬ jours heureux et eurent beaucoup d'enfants. Puisqu'elle le dit, ce doit être très bien ainsi. 218 l'apprentissage de la ville xxiii Je m'étais toujours fait de l'amour une idée sincère et sauvage. II allait falloir maintenant tomber dans les mains des parents qui vous palpent, vous retournent et vous flairent avant de vous donner de la corde et de vous remettre les clefs. Outre ce jeu des autres, assez fatigant à supporter, il me faudra moi-même jouer la comédie afin de défendre l'amour sauvagement sincère que j'ai d'elle. La charge acceptée ne m'était pas encombrement, mais une source de force. Car, maintenant, il me faudra être courageux et travailler pour deux afin qu'elle se repose, calme pour deux afin que rien ne trouble l'explosion de l'amour, vigilant pour deux afin qu'aucun .de mes risques ne la blesse, digne pour deux afin qu'aucune de mes fautes anciennes ne retombe sur elle. Et fort comme dix pour casser la tête à tous ceux qui la regarderont quand elle sera ma femme. xxiv Il n'y avait plus que quatre-vingt-dix-neuf, quatre- vingt-dix-huit, quatre-vingt-dix-sept jours. Ma vie, désormais, prit la forme d'une roue, d'une roue qui roule vers un but exact. A la plonge, je retrouvai ma place, car personne n'avait accepté le congé que j'avais donné, ni cru aux raisons que je leur avais fournies. Le Russe me rendit la camisole que je lui avais donnée et les laveuses mes galoches. Et tout dans cette cave prenait le mouvement de la roue du moulin emportée par l'eau glapissante : la cuillère des cuisiniers tournait dans les chaudrons, le Russe tournait dans le cercle de ses deuils, les Auver- LES HAUTES DEMEURES DE L'OBSCURITÉ 219 gnales dans l'orbite de leur postérieur, ma lavette dans le disque des assiettes, ma course pour sortir de l'escalier en colimaçon, mon réveille-matin chez moi, avec son doigt qui indique. xxv Si je suis comme une pierre qui tombe, j'ai aussi la certitude de la pierre. Je m'enfonce dans tous mes actes sans qu'il y ait place pour la fatigue et pour le doute. Je veux, et mes forces me suivent. Il me paraissait juste de travailler la nuit, moins de dormir le jour. Assez dormi. Les grandes vacances ont duré trop longtemps. Le jour, je portais maintenant des paquets à bicy¬ clette pour un libraire à raison de cinq francs par course. Tandis que je*poussais la machine, les yeux fixés sur les rayons de la roue, par les longues avenues où il ne se passe rien, je ne rêvais pas, je n'espérais pas : je voulais. Je roulais, je roulais vers le but. xxvi Je sortais de la plonge à trois heures du matin. Je courais m'installer aussitôt dans un café voisin qui restait ouvert toute la nuit. Alors m'étant lavé les mains et rincé la bouche, je m'attablais devant une grande feuille blanche, posais ma plume sur le coin gauche de la page, et d'une écri¬ ture serrée, égale, sans lever les yeux, sans lever la plume, sans rien barrer, sans hésiter jamais, j'allais d'un trait jusqu'au bas de la page, couchant les mots 220 l'apprentissage de la ville les uns sur les autres, couchant les images dans les mots qui n'étaient pas des mots, mais le souffle même d'une bouche qui parle comme elle respirerait. El comme le faucheur (qu'on voit du haut d'une tour) verse les épis à côté des épis jusqu'à ce qu'il ait cou¬ vert tout son champ, ainsi, ayant moissonné ma jour¬ née, j'arrivais au dernier coin de page à droite, dépo¬ sais là mon nom comme la faucille et pliais la page en quatre sans l'avoir relue. xxvii Dès huit heures du matin, je sautais sur ma bicy¬ clette avec autant de hâte que si c'eût été pour courir à la rencontre de Lucrèce. Et je courais à elle en effet. Et dans toutes ces interminables courses et dans tous les gestes de l'insipide travail de la plonge je me pré¬ cipitais comme si j'entraînais et précipitais avec moi le temps. Soixante-cinq, soixante-quatre, soixante-deux jours, il n'y a plus que soixante-deux jours. xxviii En ce moment, Lucrèce est debout à sa fenêtre, les • mains aux barreaux, la tête un peu renversée, la bouche entr'ouverte, le regard fixé sur l'étoile du berger. C'est l'heure où je lui ai demandé d'attacher son regard à l'étoile ; et moi aussi je regarde l'étoile, et rien ne peut arracher mon regard ni le sien de l'étoile, comme rien ne peut arracher l'étoile de son lieu dans le ciel. Sept heures sonnent et je m'étonne de trouver ici une ville qui continue son chemin vers la nuit. LES HAUTES DEMEURES DE L'OBSCURITÉ 221 Je me retourne et m'engage dans l'escalier en coli¬ maçon qui conduit à la plonge. XXIX Dans un pot de cornichons vide rapporté de la plonge, j'avais mis un rameau noir cueilli aux arbres nus des quais et placé au milieu de la table ce bou¬ quet d'hiver et d'attente. xxx Cinquante - neuf, cinquante - huit, cinquante-sept jours. Le temps est long, mais juste. Il n'y a ,pas un moment à perdre. Il me fallait trouver un lieu moins indigne d'elle et de la joie promise. Je me mis en quête d'une chambré haute. La première que je visitai fut celle qui m'arrêta. Elle était posée comme une cage sur les toits, comme une proue dans le ciel, avec ses trois ouver¬ tures d'où la vue allait par les ruelles jusqu'à l'aiguille de Notre-Dame entre les branches. Il fallut peu de chose pour la rendre habitable : ôter les rideaux et les meubles qui l'encombraient, mettre le sommier à plat par terre, n'y laisser que la table et la chaise, couvrir d'un papier d'emballage couleur de bois les fleurs du mur, et d'une toile unie le lit et la cuvette. Moyennant quoi, j'avais envisagé la joie future et pourvu à l'essentiel. XXXI Restait à pourvoir à la défense et à compléter l'atti¬ rail qui devait me permettre de faire front à la mère et m Rassurer contre tous parents. 222 l'apprentissage de la ville Dieu merci, grâce à Gardaire, j'étais garni de linge et de vêtements de ville, ainsi que de cravates effi¬ caces, mais il restait à songer aux détails : à la ciga¬ rette qu'il fallait offrir à la mère (car je l'imaginais comme une mère fumante), aux bonbons dont je la sucrerais, aux chocolats dont je la constiperais, au porte-mine d'argent que je tirerais de la poche de mon gilet pour prendre note de son adresse et montrer que j'avais le goût des objets fins et des moyens de m'en saisir. Et pour ne pas manquer au décor de la gravité, je couronnai mon œuvre par l'achat d'un chapeau. xxxn Le dimanche, je me livrais aux grandes manœuvres, afin de vérifier les coutures, les boutons, les lacets et toiit ce qui prête le flanc aux surprises fâcheuses, afin aussi de prendre un avant-goût de la victoire. Assis sur la chaise, la main posée sur le pommeau de la canne, les gants dans l'autre main, le chapeau sur la tête, je passais le dimanche dans l'habit de l'amour. xxxiii Je demandai au Russe, dans un moment d'inquié¬ tude et de doute : « Imaginez une belle jeune fille de dix-huit ans, la plus belle qui soit, sortant du collège. Il est juste, n'est-ce pas, qu'elle soit amoureuse de quelqu'un ? « Et maintenant, imaginez un grand dégingandé avec un grand nez de travers, de grands bras de chim¬ panzé, un bréchet d'autruche et des jambes d'échas- sier. Pensez-vous qu'elle puisse tomber amoureuse justement de celui-là ? Et si, par hasard, l'ayant vu LES HAUTES DEMEURES DE L'OBSCURITÉ 223 dans une lumière flatteuse, elle lui a montré quelque bienveillance, ne pensez-vous pas que, l'examinant de plus près, elle devra nécessairement revenir de son erreur ? » Le Russe déposa le verre qu'il essuyait, se polit les mains au tablier, se prit le menton, puis se gratta la tempe. Enfin, secouant la tête de droite à gauche, il déclara : « Il est difficile de dire : elles ont un si drôle de goût. » XXXIV Par les grilles du jardin public, à la hauteur de ma poitrine, un arbre noir avait passé sa main de fer, et, d'un doigt qui me touchait presque, je vis sourdre, comme une goutte de sang, le premier bourgeon. Il était venu de la nuit des racines, avait monté dans le couloir du tronc et dans les corridors de la branche, s'était enfoncé dans les veines des ramures, ayant fait céder le bois vierge, avait percé, souffrant de la blessure qu'il faisait. Et maintenant, il se tenait peureux dans .le gel, aigu de volonté solitaire. xxxv Les premiers jours de cette longue attente, je les avais tués avec de grands efforts. Comme le bûcheron qui, suant et ahanant, abat sa cognée sur le tronc à .grands coups réguliers et n'enlève chaque fois qu'une volée de copeaux. Et voilà qu'il donne un coup qui n'est ni plus vigoureux, ni mieux appliqué que les autres : un craquement retentit de la racine au faîte, et toute la masse noire choit sur lui avec un fracas de tonnerre. 224 l'apprentissage de la ville Quand une grande épaisseur de temps nous sépare de notre but, le temps n'est pour nous qu'une matière inerte, mais, quand il mincit, quand il devient glis¬ sant, alors c'est devant lui seul que nous nous trou¬ vons, et son inhumanité mortelle touche notre con¬ naissance. Les dernières journées sont venues, celles où l'on voudrait se reprendre, réfléchir, respirer, mais elles continuent de descendre dans l'assourdissant silence du temps froissé, à la rencontre de l'inéluctable, de l'effrayant bonheur. xxxvi Quinze, douze, huit, cinq jours, il n'y a plus que cinq jours. Voilà longtemps que nous avons projeté, Lucrèce et moi, de nous rencontrer seule à seul, ce qui ne man¬ quait pas de difficulté, vu que sa mère l'attendrait à la sortie du train. Je tenais particulièrement à éviter, après cette longue séparation, la présence de témoins à notre première entrevue. Je voulais, en effet, savoir si, encore, tout de même et malgré tout, elle m'aimait vraiment, même après m'avoir revu de tout près. Si inattendu que cela pa¬ raisse, ses lettres montraient chez elle la même crainte. La même inquiète impatience nous attachait au projet de faire une partie du voyage ensemble. Je devais monter dans son train à Blois. Elle-même avait trouvé étrange que j'eusse tant insisté pour que ce fût un train de nuit. Outre l'avan¬ tage d'être de nuit, c'était de loin le meilleur train, celui qui mettait le plus de temps à arriver. Il partait LES HAUTES DEMEURES DE L'OBSCURITÉ 225 de Blois à qualre heures du matin et arrivait à Paris au petit trot à sept heures. ★ Je n'allais plus au travail. J'écrivais trois lettres à Lucrèce au lieu d'une par jour, mais ne les jetai pas dans la boue en pensant qu'elles ne lui arriveraient plus à temps. J'avais aussi beaucoup à faire dans la chambre, à disposer les Heurs, à changer de place l'encrier, le réveil et la chaise. Le télégramme que j'attendais me surprit au milieu de ces occupations, mais le texte n'en était pas ce que j'aLtendais. Il disait : Ne venez pas à Blois. Amical sou¬ venir. Lucrèce. Je me couchai et me tournai contre le mur. Une heure après on frappa, annonçant un nouveau télégramme. Je l'ouvris : Télégramme précédent forcé. Directrice savait tout. Venez Blois quand même. Tendrement. Lucrèce. Je sortis en courant et ne rentrai que tard. XXXVII Je fis mes bagages, je plaçai dans ma valise (la bonne, celle de carton) toutes les lettres de Lucrèce et le vieux réveil, car je ne pouvais pas attendre plus longtemps que Lucrèce fît sa connaissance. Je me rendis à pied à la gare d'Austerlitz. Cinq heures du soir sonnaient, et il n'était que temps pour ne point manquer d'ctre à quatre heures du matin à Blois, car il est bien connu que les trains peuvent dérailler et mieux vaut envisager le retard que cela nous causerait! 15 226 l'apprentissage de la ville Comme j'étais en avance de deux heures, je m'ar¬ rêtai un moment devant la vitrine d'un fleuriste. J'y découvris, un peu à l'écart dans l'ombre verte, un bouquet de roses rouges, les mêmes que celles que Lucrèce portait dans la nuit de Noël, les mêmes que celles qui fleurissaient en ce moment au jardin de Gardaire, celles que Gardaire m'avait promises pour elle. Je l'achetai, le fis envelopper de mousse et le mis avec les lettres et le réveil. xxxviii Le billet pris, je fus saisi par la précipitation qui convient au voyageur. Ce fut ainsi que je culbutai un petit homme. Du tourbillon de son raglan, je vis surgir une face souriante et connue, qui s'écria : « Oh, mon cher monsieur, quelle heureuse sur¬ prise. » « C'est fait, pensai-je, celui-ci va me faire perdre mon train. » « Le hasard nous favorise et vient au-devant de mes» désirs. » « Au diable le petit homme, pensai-je. Il est bien insistant. » Il continua : « Pensez donc que voilà trois mois que je cherche à me procurer votre adresse sans y parvenir. » Je pensai : « Il est d'une loquacité intolérable. » Et lui : « C'est qu'en effet j'avais une affaire très sérieuse à vous proposer. » Je pensai : « Ce discours inutile commence à me porter sur les nerfs. s> LES HAUTES DEMEURES DE L'OBSCURITÉ 227 Lui : « Je cherchais un homme de goût et un connais¬ seur pour s'occuper de mes bibliothèques. » « S'il continue à me molester, me dis-je, je le pousse. » Il continuait : « Je puis vous promettre tout de suite que vous aurez un traitement en rapport avec vos capacités. » Je l'interrompis : « Je suis navré, monsieur Vienaud, je suis très pressé en ce moment. — Vous ne me dites même pas si vous acceptez. Si vous voulez bien au moins y réfléchir. Je vous répète que je suis disposé à vous donner pour ce travail tout ce que vous me demanderez. Eh, cher mon¬ sieur, dites-moi au moins votre adresse. » Je la lui criai par-de,ssus mon épaule. J'arrivai à Blois à neuf heures trente du soir. xxxix Dans la salle d'attente j'ouvris la valise et relus toutes ses lettres depuis la première, par ordre, afin de rassembler mes pensées, tandis que le temps passait. A un moment, je m'arrêtai et constatai avec effa¬ rement qu'elle avait perdu toute apparence : mainte¬ nant je pensais à elle de toutes mes forces et je ne voyais rien. « Mon Dieu, me dis-je, vais-je seulement la recon¬ naître ? » XL Le condamné à mort a souffert d'avance, tout au long, le moment de son supplice, mais, quand on le prend par les épaules et qu'on le pousse dans la lu- 228 l'apprentissage de la ville nette, il n'y a plus rien pour lui qu'une suspension d'armes du temps. J'attendais debout l'arrivée du train ; en moi il n'y avait plus rien, plus même d'attente, tout était là, hors de la durée : le lampiste avec sa lanterne soule¬ vée, une goutte d'eau derrière moi, tombant unique et vide. Je ne suis qu'un élément qui va recevoir la forme, le souffle, la direction, la vie, sa vie. Et alors, en dehors de moi, l'instant se construisit, parfait : un bruit de cataracte d'abord, la fumée, le poiirail de la locomotive, la fournaise entrevue, le glissement des longs wagons que raye la traînée des visages. Sans hésitation, je saisis la poignée de la portière qui s'arrêtait devant moi, l'ouvris : Lucrèce était là, qui tomba dans mes bras. xli La regarder et l'embrasser était une même chose. La fièvre dévorait le plaisir. L'émolion couvrait toute saveur. C'était l'oubli parfait dont il faudrait tirer plus tard, caresse par caressse, tout un bonheur. Au moment où le train se mit en marche, le réveil sonna au fond de la valise. LES JUSTICES DU HASARD Jamais malheur veut seul venir. Tout ce qui devoit in'advenir M'est advenu. Rutebeuf. Les choses se passèrent comme elles devaient se passer, selon une logique impeccable. Sans doute, javais pris huit jours de congé à la plonge et âprement accumulé quelques économies, cependant insuffisantes pour affronter les frais d'un apprenti fiancé. Mais, d'ailleurs, je trouvai, dès mon retour, une lettre du petit homme que j'avais culbuté à la gare d'Austerlitz, une lettre pleine de propositions concrètes formulées avec une insistance presque câline. Il me donnait rendez-vous pour le jour même. Le jour où je devais aller rendre ma première visite à la mère de Lucrèce. Je pris donc une voiture et me rendis d'abord chez lui. M. Vienaud me fit un accueil empressé, commença de me mettre au courant de ses projets : catalogue de sa bibliothèque d'incunables, inventaire de ses collec¬ tions modernes et exposition de reliures romantiques à Londres. Je le priai d'être bref, car je ne voulais pas manquer d'arriver à l'heure chez Lucrèce, lui déclarai que je me mettrais au travail dans une semaine, empochai une large avance et m'en fus. 232 l'apprentissage de la ville Je poussai la porte du Crillon et demandai Mme Cha- rançay (c'était le nom de la mère, veuve et remariée, de Lucrèce de Cham pierre). Je suivis les indications du portier et trouvai dans le salon les deux dames. Je serrai la main de Lucrèce, baisai la main de sa mère et entrai dans la conversation avec une aisance qui m'étonna moi-même. « J'espère, dis-je, que vous êtes libres ce soir, car je me suis permis de disposer de vous. Nous irons diner ensemble, si vous le voulez bien. » A table, le châblis aidant, je me sentais à l'aise comme jamais, et bien aise de l'être. Je fis mon devoir qui était d'écarter de cette table le silence et l'ennui. Ne jetant que rarement les yeux vers Lucrèce, et tout entier tourné vers sa mère, je m'appliquai â l'amuser, à la surpendre, à la flatter. Le regard des deux femmes qui ne me quittaient pas me tenait en haleine. Celui de Lucrèce, chaud, ouvert, égal. Celui de sa mère tel qu'il était quand je lui par¬ lais : affable, et tel qu'il était quand je baissais les yeux et les relevant le surprenais pour un bref instant : un regard de chirurgien, un regard de chasseur qui guette, un regard de maquignon qui jauge. Et je pen¬ sais : « Cette prudence vous honore, madame. Merci, madame, merci de mettre à si haut prix le trésor que vous allez me confier. C'est bien fait à vous de vous méfier de tout le monde, car on ne sait pas aujourd'hui sur quelle sorte de gens on peut tomber. » n Le lendemain à la même heure je me rendis au Crillon. Je trouvai Mme Charançay seule. Elle commença sans préliminaires : LES JUSTICES DU HASARD 233 « Bien entendu, vous êtes assez homme du monde pour ne pas prendre ombrage de ce que je vais vous dire. Ma fille est très jeune, vous êtes à peine plus âgé qu'elle ; l'engouement que vous avez l'un pour l'autre est de très fraîche date, il pourrait bien s'en aller comme il est venu. Il est facile, pour un amoureux, de protester d'une fidélité éternelle ; mais nous savons de reste qu'un amour n'acquiert ses lettres de noblesse qu'à l'épreuve de l'ancienneté. Je ne suis pas un tyran. Je n'entends pas imposer un choix à ma fille, mais suppléer seulement à sa raison momentanément em¬ buée et l'aider à se créer une certitude. C'est pourquoi je suis d'avis qu'il doit passer un temps indéterminé avant de parler de quoi que ce soit de définitif. » Je suis très libre d'esprit, et suis d'avis que les jeunes gens doivent être laissés à leurs propres respon¬ sabilités. Pendant que nous serons ici, vous pourrez promener ma fille tant que vous voudrez, et je vous inviterai à la campagne cet été, afin que nous fassions tous connaissance, si toutefois vos affaires vous per¬ mettent ces vacances. » Et maintenant vient le côté le moins agréable et que les parents ont coutume de discuter entre eux. » J'ai eu le regret d'apprendre que la dernière per¬ sonne qui vous tenait lieu de parent s'est éteinte, que vous êtes seul et laissé à vous-même. C'est donc à vous- même que je dois demander quelles sont vos activités et vos ressources, car, hélas, on ne vif pas que d'eau pure et d'amour. » Je dois dire que j'éprouvai un certain plaisir à m'en- tendre poser cette question, un plaisir qui venait de la pensée de l'affreuse gêne que j'eusse éprouvée si elle m'avait é'.é posée deux jours plus tôt. Je parlai d'abondance de mes travaux de librairie et de l'exposition de Londres. « En résumé, dit-elle, cela vous assure deux ou trois 234 l'apprentissage de la ville mille francs par mois, c'est bien peu de chose pour entrer en ménage, mais enfin vous êtes très jeune et vous avez peut-être des chances de vous en tirer mieux avec le temps. » m Le soir même j'invitai Mme Charançay à la première de Faust, pour laquelle j'avais des billets. « Non, mes enfants, vous serez seuls, je ne sors pas le soir. —- Oh, madame, je regrette. —• Cher monsieur, je n'en crois rien. » Je sortis avec Lucrèce. Aussitôt dans la rue, tandis que je la voyais trotter difficilement avec sa robe traînante du soir, je lui de¬ mandai : « Est-ce que vous aimez beaucoup ce Gounod ? » Comme elle ne répondait ni oui ni non, je décidai : « Rentrons chez nous. » iv Je vins à bout de la périlleuse traversée de l'escalier. Je tournais autour d'elle pendant toute l'ascension, afin de dissimuler par l'abondance de mes discours les diverses couches d'odeurs qu'il nous fallait traverser, de parer par mes gestes à la vue de la porte des latrines demeurée entr'ouverte, d'interposer mon corps entre elle et la femme en cheveux ou l'homme en casquette que nous croisions aux tournants. La traîne de sa robe de soirée blanche relevée et tenue dans la main, elle marchait comme si elle se fût avancée sur un tapis, la bouche souriante et le regard placide. Et, lorsque nous arrivâmes à la porte de la chambre LES JUSTICES DU HASARD 235 haute, que j'eus tourné la clef dans la serrure et ouvert, je me tus, subitement intimidé. Elle lâcha sa traîne et entra en courant : « Oh, on se croirait dans une nacelle, on se croi¬ rait à l'intérieur de la lanterne magique et, par cette fenêtre, là : la lune entre les cheminées, et parfois on se croirait au fond de la mer, et ce château des fées là-bas, c'est Notre-Dame ? Et tout en bas, dans la rue, cette file de bonshommes qui courent, et la char¬ rette comme un jouet. Vous êtes sûr qu'en soulevant le lit on ne va pas descendre dans un souterrain qui débouche sur une plage ? » Oh, oui, chez nous c'est ici. Cette chambre est comme une histoire. Et puisque nous sommes chez nous, nous allons jouer au ménage. Vous voici enlin de retour ; je vous ai attendu toute la journée. Vous avez l'air attristé, car le travail a été dur, mais, par amour pour moi, vous allez mettre de côté tous vos . soucis jusqu'à demain matin. Là, embrassez-moi et oubliez tout. Mais ne perdons pas trop de temps, car il faut aussi songer au dîner, je vais mettre la nappe (elle fit un geste dans le vide) et voici les couverts. » Je la conduisis en souriant vers le placard, où tout avait été préparé en effet. Elle continua : « Non, ne vous dérangez pas, je vous ai laissé ouvrir le placard, mais maintenant ne A'ous occupez plus de rien ; car rien ne gêne autant une bonne mé¬ nagère qu'un mari qui traîne et fouille dans la cui¬ sine. » Vous voyez que j'ai pensé à tout et qu'il n'y a pas d'inquiétude à avoir : d'abord, il y a les hors-d'œuvre : tomates, salade russe, radis, poulet froid et galantine, meringues et fruits confits pour le dessert et une bonne bouteille de Graves pour vous dérider. Mais ne me regardez pas comme ça : vous m'intimidez. Mainte- 236 l'apprentissage de la ville nant mangez. Oh, regardez-moi tout de même un peu, sans cela je m'ennuie. Quoi ? vous n'avez pas faim, ou ma cuisine ne vous plaît-elle pas, ou> bien est-ce que vous, voulez prendre exemple sur mon maigre appélit ? C'est injuste, car je suis toute petite à côté de vous. » Pendant qu'elle rangeait les assiettes dans l'ar¬ moire, je me rappelai Ninon jouant au voyage dans mon wagon. Lucrèce se tourna vers la table, souleva le réveil, le remonta, lui dit : « Tu as beaucoup travaillé toi. Tu as vu bien des choses, toi. Je t'aime, toi. » Elle le reposa sur la table et alla s'asseoir sur le lit, les mains sur les genoux. Je la regardai, appuyé à la croisée. Je lui dis : « Je suis sûr que vous aviez cet air, quand vous étiez toute petite et que votre grand frère venait dans votre chambre vous raconter des his¬ toires. » Ces paroles, je ne sais pourquoi, au lieu d'entrer dans le jeu, cassèrent le jeu tout net. Elle rougit, regarda autour d'elle comme prise en faute, répondit d'une voix mal assurée : « Oh, vous savez, mes frères, ils n'ont pas l'esprit tourné aux contes de fée. » Le trouble apaisé, il n'y eut plus entre nous qu'un regard ; dans ce regard il y avait une attente, un appel, un complet abandon. Je sentis, comme s'il eût été tangible, le glissement qui se faisait en elle ; qu'elle avait déjà quitté la stable demeure où elle avait grandi, qu'elle n'avait plus d'appui devant elle : que ce corps, cette âme, cette forme rayonnante et neuve attendait, appelait la voix, la main, l'image qui allaient lui donner leur empreinte. Je sentais comme ma chaleur, mon désir, mes co- LES JUSTICES DU HASARD 237 lères, mes fautes, mes manques et mes ombres allaient s'imprimer sur elle, la creuser, la faire et la défaire. Derrière mon dos la ville remuait dans la nuit, elle était une eau qui monte, le vertige qui nous prend sur le bord d'une gouttière. Toute ma vie était der¬ rière mon dos. Je serrai les poings et me tendis. Il me fallut un grand effort pour accomplir les quatre pas qui me séparaient d'elle. Dans la lourdeur des chevilles traînait un poids de fatigues, de soli¬ tudes, d'erreurs. Je lui dis : « Quand vous avez pensé à l'amour pour la pre¬ mière fois et que vous vous imaginiez celui qui se ferait aimer de vous, ce n'était pas sous mes traits, n'est-ce pas, que vous vous le figuriez ? » Elle eut un tremblement de malice sur les lèvres, avant de répondre : « Oh, non, car je le rêvais très beau ; mais en y repensant, oui, car vous n'avez pas l'air très beau, mais vous l'êtes. » Et moi, avec un élan d'impatience : « Oui, mais là n'est pas la question. Vous le rêviez surtout fort, droit, noble. » N'avez-vous aucun souvenir de ce que je vous ai dit aux Trois-Bouleaux, après la mort de Gardaire ? Est-ce que je n'ai pas été assez net, est-ce qu'aucun avertissement ne pourra vous ouvrir les yeux ? Je vous jure qu'il y a dans ma vie des choses que vous ne pourrez jamais admettre. » Elle m'interrompit : « Fou, oh fou que vous êtes, je vous aime. » ★ Je m'assis auprès d'elle et je changeai de ton. Je parlai d'une voix mesurée, nette, insistante, con¬ naissant que je devais prononcer les paroles les plus pénibles qui fussent jamais sorties de ma bouche, 238 l'apprentissage de la ville cherchant à donner à tous les points de mon discours l'aspect blessant qu'ils avaient pour moi-même. « Oh mon amour, dit-elle, comme tu as dû souf¬ frir. » EL puis, se serrant contre mci, elle sanglota. Je la consolai, et ses larmes et ses sanglots et cet abandon me faisaient passer peu à peu à l'exaltation. Mes faiblesses confessées semblaient m'investir d'une puissance et d'une gloire imméritées, et tout ce qui m'en restait était ' cette certitude : « Elle m'aime. » Elle cessa de pleurer, me prit la main dans ses deux mains, et sans lever les yeux me dit d'une voix sourde : « Cette chose que tu m'as demandée et qui me faisait peur... » Elle s'arrêta, me serra la main plus fort et d'une voix qui n'était qu'un souffle : « Je veux que ce soit. » Je lâchai ses mains et la pris sous mon regard : sa taille haute dans la robe blanche, les bras nus, le beau cou, et ses cheveux précieux et sa joue sage, tandis qu'elle se penchait pour respirer les roses. Je pensai : « C'est elle qui l'aura voulu. » J'éteignis la lumière. v La vieillesse a pour effet de faire tomber l'homme en enfance ; il arrive, et bien plus tôt, que l'amour en fasse autant. « Ma mère me demande de quoi nous parlons toute la journée tous les deux. Le sais-tu, toi ? » En effet, je dus remarquer que je n'en savais rien. Et même « parler » était peut-être trop dire. C'en était fini des scrupules et des problèmes. C'était l'heure de jouer. Nous fûmes de tous les cirques, de toutes les foires, LES JUSTICES DU' HASARD 239 de tous les nougats, de tous les carrousels, de toutes les cohues joyeuses au milieu desquelles nous nous arrêtions parfois pour nous oublier en un regard d'adoration ou bien dans un éclat de rire sans cause. Nous étions partout chez nous. Nous entrions au hasard dans une guinguette ou dans un grand restaurant et nous mangions dans la même assiette et buvions dans le même verre, sans remarquer le regard des garçons et des voisins de table. Nous traversions le boulevard en nous tenant par le petit doigt. Nous nous asseyions pour causer sur le bord du trottoir. Vers le soir, nous nous retrouvions au Jardin des Tuileries, près du jet d'eau, sous les feuillages, où il y avait quatre bancs. Et sur chaque banc, un couple d'amoureux comme nous. Alors, je la prenais dans mes bras, et les trois autres amoureux (comme si nous dansions un quadrille) essayaient en même temps le même pas. ★ Mais, dans la chambre haute, tous les rires de la journée tombaient soudain. Nous nous serrions à nous faire craquer et nous nous regardions pour nous assu¬ rer que nous étions les mêmes qu'hier. Enfin, nous dormions dans les bras l'un de l'autre, jusqu'à ce que le vieux réveil, de sa voix quinteuse, marquât l'heure de la sortie des théâtres supposés. VI Nous fûmes atterrés d'apprendre que le dernier jour était venu. La semaine avait passé comme une pro¬ menade dans un jardin. 240 l'apprentissage de la ville La mère tenait à être rentrée chez elle, à Cham- pierre, pour Pàcjues. C'était le dimanche des Rameaux. J'allai la prendre à la sortie de la messe et remmenai à Poissy. Je m'efforçai de me montrer allègre pendant le déjeuner, cependant qu'elle me riait d'un sourire voilé. Nous nous rendîmes dans la place plantée d'arbres. Je regardai l'église qui est d'un gothique lourd et bas. Le temps était voilé comme le jour où je l'avais vue pour la première fois entre ciel et terre à Chartres. C'est pourquoi je l'attirai dans l'escalier tournant qui mène sur les toits. C'était l'heure des Vêpres. L'orgue et les voix tra¬ versaient les voûtes et venaient jusqu'à nous. Il se mit à pleuvoir. Je vis que Lucrèce pleurait. « Oui, Lucrèce, j'ai de la peine comme toi, car c'est notre dernier jour, mais songe comme il est merveilleux de nous être rencontrés, et maintenant d'attendre avec la certitude de nous revoir bientôt, et que rien ne nous séparera désormais. » Elle sanglotait de nouveau. « Sois raisonnable, Lucrèce. Que sont quelques mois à côté de la vie entière et du bonheur qui nous est promis ! Et puis, ces nouveaux mois d'attente ne sont pas perdus. J'en ai besoin, quant à moi, pour me pré¬ parer, et pour notre amour aussi ils ne sont pas per¬ dus, car l'amour doit pouvoir se nourrir dans l'ab¬ sence comme dans la présence : cette attente doit ser¬ vir à préparer la joie du retour. » Elle sanglotait toujours, et elle me dit : « J'ai peur, je ne veux pas que tu me laisses. — Ce n'est pas moi qui te laisse, ma chérie, c'est toi qui pars, et tu n'es pas laissée à l'abandon. Tu vas rentrer chez toi après ces mois de collège. Et c'est LES JUSTICES DU HASARD 241 beau, Champierre : le château où tu retrouveras tes frères, tes sœurs, les vieux domestiques, ta chambre, tes livres, le parc où tu as joué enfant. —- Oui, soupira-t-elle, mais j'ai peur pour nous. —• Oh ! ce n'est pas parce que tu doutes, j'espère ? Moi, je doute si peu de toi maintenant que je peux à peine le supposer. Tu ne vas pas, j'espère, jusqu'à ima¬ giner que je puisse regarder quelqu'un d'autre. L'idée même en est absurde et mérite qu'on en rie. Je n'aime et n'aimerai que toi. J'ai souvent menti dans ma vie, mais*je te jure que cette fois c'est vrai. —- Non, je sais, dit-elle, ce n'est pas ça. » Je ne pus savoir de quoi elle avait peur. Et jusqu'au soir, malgré mon insistance et mes consolations, elle s'obstina à ne céder à .aucun espoir et à ne pas me dire ce qu'elle craignait. VII Aussitôt qu'elle fut partie, j'achetai une alliance et je fis le mari. Avant de traverser les rues, je prenais garde de ne pas me faire écraser, car maintenant j'avais charge de famille. Je me fis prudent dans mes discours, mesuré dans ma conception des choses et impeccable dans l'exercice de mes fonctions. Vienaud trouva en moi, dès le premier jour, un tra¬ vailleur assidu, précis, avisé et responsable. Je profitais de ce que je n'étais pas astreint à des heures régulières pour me rendre tous les matins à la bibliothèque à neuf heures exactement et n'en sortais qu'à six heures et demie du soir avec une interrup¬ tion d'une demi-heure pour déjeuner. 16 242 l'apprentissage de la ville ★ J'avais pour aide Mouillet, un jeune homme pou¬ pin qui venait de se marier. Je profitais de la demi-heure concédée au repas pour échanger avec lui des vues sur le ménage, la fidé¬ lité conjugale, le budget, les domestiques et la maison. Mes phrases commençaient : « Je n'admettrai jamais que ma femme... » viii Je fis aussi des recherches sur la famille de Cham- pierre, car je voulais aussi savoir à quelles gens j'avais affaire. Je fus assez satisfait d'apprendre que leur aïeul avait suivi saint Louis à Tunis et que leur famille pouvait compter un maréchal de France sous Louis XIII et un ministre des Plaisirs du Roi au xviii0 siècle. Je me mis à penser aux aïeux, même aux miens, pour la première fois. J'admirai qu'on ait fait une science des parents, qu'on ait doté de loi et pourvu d'un culte les semailles humaines : la généalogie, science molle, l'étude de l'arbre ténébreux du ventre. Les ancêtres, je les voyais vivre dans une incertaine lumière, parler sans voix, entasser des gestes sans pesanteur, se mélanger, gros¬ sir le nombre, tandis que le temps les consume. Et cette niasse d'aïeux devient une pyramide, une colonne percée, un arbre mouvant.. Et maintenant, nous vivrons comme eux dans les maisons cirées, dans les mêmes, nous nous mouvrons dans la rumeur des serviteurs fidèles. Moi aussi, je vais devenir un ancêtre. LES JUSTICES DU HASARD 243 IX Mes lettres à Lucrèce n'avaient pas perdu de leur ardeur, mais je pense que quelque chose d'essentiel y avait changé, car à présent je les relisais. C'est, en effet, le propre de l'amoureux d'être insensé, le propre de l'époux d'être vigilant. Je n'avais donc plus aucun soupçon à l'égard de la poste et confiais ma lettre à la première boîte venue, avec la certitude qu'elle arriverait à destination. Je ne comptais plus les jours comme alors : j'avais pleine confiance que l'été viendrait. x L'été vint en effet. Lucrèce se tenait toute droite sur le quai de Saint- Valéry-sur-Somme coiffée d'un petit tricorne noir d'ancien page. Je ne pus l'embrasser, car le chauf¬ feur se tenait à côté d'elle, la casquette à la main, mais elle devint toute rose dans son col d'organdi quand je la regardai. Dans la voiture, elle coula la pointe de ses doigts le long de mon poignet, sous la manchette, disant à voix basse : « C'est bien toi qui es là ? » J'étais surpris de lui trouver les craintes que j'au¬ rais pu avoir. Quant à moi, je lui souriais pour lui donner du courage et pour la conforter. J'avais l'air de lui dire : « Je t'assure que tout se passera bien et que cette timidité n'a pas sa raison d'être. » 244 l'apprentissage de la ville / xi Les hautes grilles s'ouvrirent et la voiture s'engagea sous la voûte d'une allée d'ormeaux, au bout de laquelle les terrasses et les façades apparurent. Les baies du salon s'ouvraient de part et d'autre. Une cage dorée pendait où jacassaient des perruches. Un rayon de soleil tombait des glaces sur les bibelots d'un guéridon. La main de Mme Charançay sortit de l'ombre et se tendit vers moi. La mère de Lucrèce me souhaita la bienvenue avec beaucoup de grâce, me fit conduire dans ma chambre, recommanda à Lucrèce de me mon¬ trer toute la maison et de veiller à ce qu'il ne me manquât rien. Dès que nous arrivâmes dans ma chambre, nous nous jetâmes dans les bras l'un de l'autre, mais, rele¬ vant la tête, je m'effrayai de découvrir que nous n'étions point seuls : dans la porte demeurée entr'- ouverte se tenait une jeune fille frêle aux yeux vacil¬ lants qui nous regardait. « Ce n'est rien, dit Lucrèce, c'est ma sœur Paulette. » Entre, Paulette, je vais te présenter mon fiancé. » Paulette me sourit. Et, dès lors, elle ne nous quitta plus. xii Le château de Champierre, aux vastes toitures d'ar¬ doises, aux longues fenêtres, aux moulures froides, était taillé à même dans l'ancienne forteresse dont il ne restait qu'une tour ronde, noircie de lierre. Les fossés avaient été comblés et l'ample terrasse d'un jardin à la française surplombait la Somme et la grande plaine ruisselante dont le miroitement tra¬ versait un rideau d'arbres. LES JUSTICES DU HASARD 245 XIII Après que nous eûmes visité la maison, le parc, la ferme, le potager, comme nous étions parvenus à un belvédère qui domine les hortillonnages, je fis part à Lucrèce de mon admiration. Elle accueillit mon discours avec une certaine sur¬ prise. « Vraiment, tu trouves ? » disait-elle. Et elle lue montrait de la reconnaissance pour mon émerveillement. A la fin, elle me dit : « Mais, quand nous serons mariés, tu m'emmène¬ ras vivre à Paris. — Ah, la voilà bien la sottise de cette jeunesse, m'écriai-je. A quoi rêve une châtelaine sinon d'avoir à quelque cinquième étage un appartement grand comme une baignoire. Quoi ? nous avons de belles tra¬ ditions qui ont traversé tant de siècles et tant de guerres^ et nous irions là-bas faire les fantaisistes, copier les gens qui sortent de rien et n'arrivent à rien. Nous irions nous délayer dans la ville, nous qui avons ici des murs entre lesquels quelque chose pourrait se faire. » Et que veux-tu faire à la ville, toi, sinon boire des cocktails, fumer, danser, t'affubler comme une enri¬ chie, fréquenter Dieu sait qui, bavarder, gâter ta jeu¬ nesse, farder ta beauté, passer à côté de ta vie. » Et moi, crois-tu que je vais attendre la mort à scribouiller dans un bureau, à voyager dans l'ascen¬ seur, à clabauder dans un salon ? » Ici, il y a de la terre, des arbres, des outils, des animaux, des livres aussi, et la paix : tout ce qu'il faut pour faire quelque chose, pour voir grandir ce qu'on fait, pour se voir grandir dans ce qu'on fait, avec la fortifiante intention de servir. 246 l'apprentissage de la ville N'est-ce pas, Paillette ? Car Paulette nous avait suivis et se tenait à quelques pas. « Oui, oui, monsieur, » répondit-elle avec un sourire obéissant. xiv Je ne sentais plus derrière moi le trou des souvenirs. Les fossés du passé sont comblés. Je me tenais d'un pied ferme sur cette terre nouvelle. L'oubli de ce que j'avais pu être en d'autres temps relevait d'une sincérité parfaite. Ce que j'avais été ne constituait pas l'expression de ce que j'étais. A présent, je me laissais vivre sans aucune arrière- pensée. Je me disposais à passer ici la plus belle sai¬ son de ma vie, et personne n'aurait pu me persuader qu'il m'aurait mieux valu d'être mécontent et tour¬ menté. Ce contentement de moi-même m'inclinait à regar¬ der ici chacun avec bienveillance. xv Nous étions peu nombreux autour de la longue table de la salle à manger tendue de tapisseries. Jean-Claude, l'aîné des Champierre, me parut un jeune homme poli et terne. Il affectait je ne sais quel air mystérieux : il soule¬ vait le couteau qu'il allait employer, en observait la pointe d'un œil suspicieux, jetait sur la salière un regard interrogatif, méditait profondément sur l'éti¬ quette d'un médicament. Il ne leva que rarement les yeux de mon côté et ne se compromit pas dans la conversation. LES JUSTICES DU HASARD 247 Paulette se chargeait de rompre le silence, tandis que Mme Charançay causait. Après le dîner, Lucrèce excusa l'humeur maussade et un peu hautaine de son frère. « Il est ainsi avec nous tous, » dit-elle. Elle me parla du goût de Jean-Claude pour l'étude et de sa grande érudition. « Mais Paul, le plus jeune de mes frères, arrive après-demain, continua-t-elle. Tu t'entendras bien avec lui, il est très gai. » Je me couchai dans les draps fins, une armoirie brodée sur le ventre, très satisfait de cette journée. XVI Le lendemain, quand la femme de chambre m'ap¬ porta le petit déjeuner sur un plateau d'argent et tira les rideaux sur les perspectives ensoleillées du parc, je ne m'éveillai pas comme le héros benêt de tout roman avec la question extasiée : « Où suis-je ? » mais avec le confort de posséder la réponse toute prête : « chez moi, ou peu s'en faut ». XVII Ce jour-là, Lucrèce me conduisit jusqu'au bord de la falaise. Nous descendîmes par un étroit sentier jus¬ qu'à la plage ravagée de vent où la mer, par moments, recouvrait d'écume le dos d'un rocher poissé d'algues. Et là, dans l'élan du vent, dans le fracas des vagues, je la retrouvai comme je l'avais vue dans les cloches de Chartres. Et, tandis que ses cheveux dénoués cinglaient dans le vent, presque bouche à bouche, et criant à cause du bruit, je lui disais : « Nous ne ferons qu'un. Nous nous dirons tout. Tes 248 l'apprentissage de la ville souvenirs, tu me les rappelleras ; tes rêves, tu me les feras rêver. Tu n'auras pas de pensée si secrète que je ne la sache. » xviii Le seul manque de tact de cette famille, la seule allusion déplacée que je pusse relever, c'était l'extrême distance qu'on s'était complu à interposer entre ma chambre et celle de Lucrèce. Il me fallait monter d'un "étage et traverser trente mètres de corridor pour me rendre chez elle. Je m'y résolus néanmoins, aussitôt que je supposai les lumières éteintes, et j'allai gratter à sa porte. Elle ouvrit et, aussitôt, me regarda avec conster¬ nation, me dit : « Tu es fou, ne reste pas ici. » Je lui fis remarquer que, si elle continuait à chucho¬ ter ainsi dans le corridor, tout le monde allait nous surprendre. J'entrai. Je m'alarmai maintenant de ses craintes, de son refus, de sa pâleur. « Est-ce que tu ne m'aimes plus ? demandai-je. —- Oh, fit-elle presque offensée. Mais c'est parce que je t'aime que j'ai peur. Songe : si on te voyait sortir de ma chambre à cette heure. » Je l'entraînai sur le lit et la fis rire de ses craintes avec moi. J'éprouvai dans l'abandon et dans les trans¬ ports de cette nuit une volupté qui dépassait sans mesure tout ce que je croyais connaître de l'amour. Lorsque je la quittai, elle me dit : « Tu devras être fort, j'ai besoin que tu le sois. » Je lui répondis : « Je suis fort puisque je suis heureux. Je suis fort puisque je t'aime. » LES JUSTICES DU HASARD 249 XIX Paul, le cadet, était en effet beaucoup plus gai que Jean-Claude, son aîné. Son arrivée mit toute la maison en joie. Une effroyable'"'pétarade et une bouffée de fumée puante envahirent le hall et montèrent dans l'escalier, suivies de cris et d'exclamations. Nous ac¬ courûmes comme pour un incendie. C'était lui : arrêté au milieu du tapis avec sa moto¬ cyclette incontinente. Il abandonna sa machine dans les mains d'un valet, sur les épaules duquel il frappa cordialement. Il eut pour moi un regard droit et une loyale poi¬ gnée de mains. « Bonjour, ma mère ; bonjour, tout le monde. » Il s'approcha de Lucrèce et lui caressa le cou en l'embrassant : « Ma petite sœur, toujours aussi belle. » xx Mme Charançay me montrait toujours la même bienveillance lointaine. Jean-Claude gardait ses airs studieusement mystérieux. Paul se montra jovial avec une pointe d'indiscrétion. Paillette continuait à nous accompagner dans nos promenades, car elle suivait le chien qui ne nous quittait pas. « Elle est si gentille, » disait Lucrèce. XXI Berthe, la sœur aînée, arriva quelques jours plus tard avec son amie Poliche, et on vit même sortir de l'automobile une manière d'endive qui était Patrice, le fils unique de Berthe, âgé de sept ans. Berthe était encore belle avec des traits marqués, des mains nerveuses, une taille assez line. Et l'on ne 250 l'apprentissage de ea ville savait pas pourquoi on n'éprouvait pas, à la regarder, un plaisir plus grand. Au demeurant, elle se montrait aimable avec tout le monde et sembla se prendre pour moi d'une parti¬ culière sympathie. Dès les premiers jours, elle m'ap¬ pelait « mon cher » et m'attirait à part. Potiche, son amie, avait d'épais sourcils qu'elle fronçait pour donner quelque dureté à son gros visage blanc. Elle portait un béret basque sur ses cheveux courts et une ceinture de cuir qui faisait rebondir ses formes. xxii Quand tout le monde fut réuni pour dîner, je m'étonnai d'entendre monter de cette table la rumeur des discussions politiques que j'avais toujours consi¬ dérées comme étant le propre des gens vulgaires. Paul était parti dans une diatribe à propos de la grève des mariniers. Jean-Claude, sortant de sa réverse, le traitait d'in¬ fâme communiste et lui enjoignait de se taire. Sur quoi Paul affirma qu'il trouvait les Conservateurs mêmes moins ignobles que les socialistes à la manière de son frère, qui n'étaient que des bourgeois déguisés, des exploiteurs de la crédulité publique et des para¬ sites. Berthe affirma aussi qu'elle ne pouvait comprendre ceux qui n'étaient ni blancs ni rouges. « Toi, lui cria Jean-Claude, tu le défends mainte¬ nant, et l'autre fois tu me soutenais. Tu ne sais pas ce que tu veux. —■ Celle-là, dit Paul, nous savons trop bien ce qu'elle veut. Voilà assez longtemps qu'elle nous rabat les oreilles avec son prétendant au trône. LES JUSTICES DU HASARD 251 —■ Paul, mon enfant, calme-toi, » dit Mme charan¬ çay- Poliche regardait Berthe, faisait un geste de dédain et lui disait : « Laisse ces hommes discuter et dire des bêtises, comme tous les hommes, après en avoir fait et avant d'en refaire. » Tant que les hommes tiendront les rênes, nous irons à la misère, à la guerre et au désordre. » Paulette donna aussi de la voix, ajoutant sa confu¬ sion à celle des autres. XXIII Les discussions continuèrent au salon jusqu'au moment où Mme Charançay, se levant et s'étant fait embrasser par chacun des enfants, quitta la pièce. « Et dire que demain, s'écria Paul, nous allons voir arriver Charançay en rampant. » Sur ce point, l'accord se fit comme par enchante¬ ment. « Quelle plaie, » soupira Jean-Claude. Berthe devint lyrique : « Je ne comprends pas comment ma mère a pu aller s'acoquiner avec un pareil crapaud. Vous verrez, mon cher, me dit-elle, il est simplement répugnant. — Il me fait peur, dit Paulette. — Et vous ne savez pas, reprit Paul, il vient encore de gagner trois millions avec ses cotons de Liver- pooi, — Si cela continue, ajouta Jean-Claude, Champierre sera â lui dans cinq ans, » Lucrèce me confia : « Tu n'auras pas besoin de faire l'aimable avec lui. D'abord, il n'y croit pas et je suis sûre qu'il n'aime pas ça, » 252 l'apprentissage de la ville xxiv Charançay arriva pour le dîner et même en retard. Il s'excusa avec aisance et s'assit à sa place, qu'il remplit. Au gigot, il s'adressa à chacun avec un compliment. D'abord à sa femme : « Eh bien, ma chère épouse, toujours recluse, vous lavant les mains de tout, mais barbouillant d'aquarelles beaucoup de papier. Je vous ai apporté d'excellents fruits confits. » Et vers Berthe : « Vous ferez bien d'en prendre aussi, cela mettra du sucre sur votre venin. >> « Ah Paul, bonjour. Je suis bien aise de vous voir ici. Quelle heureuse circonstance ! Vous n'êtes pas encore en prison ? » Et, faisant un salut militaire : « Colonel Poliche, à vos ordres. » « C'est beau, les études, hein, Jean-Claude? Ça mène loin, les études ? Quand on cache aussi bien son jeu, on va très loin, à moins que... » Aux amoureux, mes respects. Au moins, vous êtes jeunes. C'est votre excuse. » Et se tournant avec promptitude : « Vive l'amour ! N'est-ce pas, Paulette ? » Pendant le reste du repas, il parla de la grève et de la politique et fut seul à parler. xxv Le lendemain matin, je m'écriai, pensant que mon compliment s'adressait à quelqu'une des dames : LES JUSTICES DU HASARD 253 « Oh, les beaux bouquets. Quelle recherche dans le choix des couleurs et des espèces. J'ai rarement vu des bouquets qui prouvent tant de goût. » On me dit : « Ce n'est pas mal, en effet. C'est Albert, le valet de chambre de Charançay, qui les fait. » Je pensai que la haine et le mépris qu'ils vouaient à Charançay devaient être singulièrement véhéments pour s'étendre à son valet et jusqu'à ces beaux glaïeuls. xxvi Je me demandai si, dans une maison si bien tenue, il n'y avait pas quelque domestique voleur. Depuis plusieurs jours, je cherchais en vain des boutons de manchettes d'or que m'avait donnés Gar- daire et une broche ancienne que je me préparais à offrir à Lucrèce pour sa fête. A la fin, je m'en ouvris à Lucrèce, qui rit avec un peu d'embarras et me dit : « Ce n'est rien, nous les retrouverons. » Il arrive, après un grand choc nerveux, qu'on se livre à d'innocentes extravagances. 11 ne faut pas en mal juger. C'est cette pauvre petite Paulette. Allons- y tout de suite. » Nous nous rendîmes dans la chambre de Pauleite. Nous vîmes, en effet, les objets volés sur le. premier meuble qui frappa notre vue. XXVII Si on ne m'avait pas averti que, sous les airs déver¬ gondés qu'elle aimait à prendre, Berthe cachait une vertu farouche, j'aurais pu croire qu'elle avait du goût pour moi et cherchait à me séduire. Elle m'attirait souvent dans un coin, me disant : 254 l'apprentissage de la ville « Vous êtes la seule personne ici avec qui on puisse causer. » Et il n'est pas de sujet que vous ne sachiez trai¬ ter brillamment. » De quoi elle profitait pour parler tout le temps et toujours du même sujet : des imperfections d'autrui qui la touchaient comme une offense personnelle. « Prenez Paul, par exemple, il a un charme fou, mais il faut reconnaître que c'est une canaille. Y a-t-il escroc plus dangereux que celui qui a l'œil clair et la voix généreuse ? » Savez-vous que, sous prétexte de communisme, il a la triste habitude de vivre des femmes. Par ail¬ leurs, il faut dire qu'il est grand seigneur. Il a la main large et dépense sans compter son argent et celui des autres. Et le nôtre y passerait aussi, si nous avions la sottise de lui en donner, comme cette pauvre Lucrèce, qu'il tond comme une brebis, sous prétexte qu'il a pour elle une véritable passion. » Notez que je ne veux pas dire du mal de lui. » « Quant à ma pauvre mère, elle est bien malade. Car c'est une maladie que d'être hypnotisée par un être aussi immonde que ce Charançay. » Mais, vers le soir, Berthe s'attendrissait : « Venez faire avec moi un tour de jardin. Voyez- vous, c'est l'heure où je me sens seule. » J'ai eu un mari qui m'a bien peu comprise. On a beau se réfugier dans l'amour maternel, certaines aspirations poétiques de notre âme demeurent inas¬ souvies. » ' Une fois, elle me dit : « Vous êtes jeune d'années, mais vous avez vécu, dit-on. Et d'ailleurs cela se voit. Vous n'êtes certaine¬ ment pas de ceux qui se font des illusions sur la valeur en amour des filles de, dix-huit ans. On ne voit pas LES JUSTICES DU HASARD 255 un homme à femmes s'attaquer à des tendrons : c'est un goût de vieillard et une dépravation. Elles sont là comme des piquets, comme des planches, et si encom¬ brées d'imaginations malsaines et de pudeurs apprises. Tout le monde sait que c'est à partir de trente ans qu'une femme acquiert le liant, la moelle, la pulpe, la souplesse qu'un homme peut désirer chez une maî¬ tresse. » XXVIII Après le déjeuner, j'avisai le salon vert qui était- frais, mais Lucrèce me retint, disant : « Non, pas là. C'est ici qu'Albert, le valet de chambre de Charançay, fait la sieste. — Ah ? » fis-je. Et elle m'entraîna. « Allons plutôt au jardin. » Au jardin, je lui dis : « Je voudrais bien être présenté à cet Albert. » Elle ne sourit pas. Je continuai : « Oui, ce doit être un personnage intéressant, redoutable et distingué, qui dispose les fleurs comme un artiste, choisit la salle de musique pour y aller ronfler, répand la terreur dans toute la maison et se rend invisible à ses sujets. » Je vois même qu'une plaisanterie à son égard pourrait passer pour une manière de sacrilège. » XXIX J'avais plusieurs fois fait à Lucrèce des remarques sur l'attitude de son frère Paul, qui l'embrassait trop souvent à mon gré, lui caressait les cheveux, la pre¬ nait par la taille. 256 l'apprentissage de la ville xxx « Faisons quelques pas ensemble, me dit Paul. » J'espère bien, puisque nous allons devenir des frères, que nous serons aussi de bons amis. » Je vous le dis franchement. Vous êtes quelqu'un que j'aime. Vous n'êtes pas de ceux qui médisent par derrière. Et moi, je hais les faux jetons. » Si jamais vous éprouvez des difficultés pour ce mariage, vous pouvez compter sur mon appui, et j'ai la langue bien pendue, je sais défendre mes amis. » Et puis, naturellement, on partage ; si jamais vous avez besoin d'argent, n'hésitez pas. Ah, nous en ferons des choses ensemble. On a beau dire, la vie est belle. » Tenez, demain, je pars pour Paris. Une belle blonde, mon vieux. J'en ai les yeux hors de la tête. » Le seul inconvénient est que j'ai peur d'être un peu à court : c'est la fin du mois. » A propos, vous n'auriez pas cinq cents francs à me prêter, oh, jusqu'au premier du mois seulement. » xxxi Comme nous rentrions de la promenade, Lucrèce et moi, nous trouvâmes une grande agitation dans la maison. Une femme de chambre courut au-devant de nous : « C'est Mlle Paulette qui se sent mal. » Paulette accabla Lucrèce dès qu'elle la vit : « Tais-toi, méchante fille, dévergondée... » Ce chapelet d'injures dura jusqu'au moment où Paulette éclata en larmes, mordit son poing, se tordit et puis, d'une voix soumise et sanglotante : « Personne ne m'aime. Vous ne m'aimez plus. Vous m'avez trompée. Vous me haïssez. Vous voulez ma LES JUSTICES DU HASARD 257 mort. Vous rirez bien quand je serai enterrée. Vous viendrez vous cajoler sur mon tombeau. —■ Mais qu'est-ce qu'elle a ? qu'est-ce qu'elle a ? demandai-je à Lucrèce. — C'est que nous sommes partis pour la promenade sans qu'elle nous ait vus, et elle n'a pu nous rejoindre. » XXXII De Patrice, le fils de Berthe, on ne voyait poindre de temps à autre que la moitié d'un visage, qu'une main levée qui disparaissait aussitôt. Il n'avait garde de s'aventurer sans précaution dans un corridor ou dans un escalier trop fréquenté, de peur d'y rencontrer sa mère. Celle-ci, entre deux médisances (surtout quand Poliche, qui était sculpteur, l'avait quittée pour aller modeler une naïade), se sentait piquée par l'aiguillon de la maternité et remplissait incontinent la maison de ses clameurs : « Patrice, mon amour, Patrice, Patrice, viens vite que je t'embrasse. » Les domestiques étaient aussitôt jetés sur la piste, et l'un d'eux finissait par ramener le fuyard qu'on avait déniché à la lingerie, ou à l'office, ou dans la serre. Aussitôt, Berlhe se jetait sur lui, le dévorait de baisers, l'empiffrait de gâteaux, se récriait sur sa bonne mine ou bien déplorait sa pâleur, quoiqu'il fût invariablement blanchâtre. XXXIII Une forte voiture s'arrêta dans l'allée où j'attendais Lucrèce. Berthe en ouvrit la portière et m'appela : 17 258 l'apprentissage de la ville « Montez et faites vite. Nous allons à Abbeville. Non, non, c'est inutile que vous attendiez Lucrèce. Elle ne viendra pas et m'a chargée de vous dire qu'elle a de la correspondance à faire et qu'il faut la laisser tranquille. Nous allons amuser le petit. » Elle était au volant. Patrice était blotti sur la banquette du fond, l'air vaincu. Je m'effondrai sur le siège à côté d'elle, pen¬ sant : « Tout est fini. » Nous partîmes. Lucrèce veut que je la laisse tranquille ! Lucrèce veut que je la laisse tranquille ! Elle m'envoie dire de m'en aller... Je tournai vers Berthe un regard de haine. Elle parla tout le long de la route. Elle me faisait ses confidences et, du même coup, celles de son mari, dont elle s'était séparée. Parfois, elle criait vers le fond : « N'écoute pas, Patrice, ce n'est pas pour toi. » « Pour moi non plus, » pensais-je. Ses tristesses, ses récriminations, ses hargnes ne trouvaient aucun écho en moi : elles doublaient les miennes d'une farouche irritation. Je la regardai : le fard débordant un peu de la bouche, une traînée de poudre rose frottée de travers sur la pommette par un geste saccadé. Je pensai : « Il y a peu d'années, elle était une jeune fille dans un jardin d'août ; la vapeur du sang lui rougissait la joue, elle souriait à la brise et elle se taisait. » Elle dit : « Quand il n'y a plus rien eu entre nous, je me suis aperçue que cet homme n'était rien. * La voiture filait... J'aurais voulu ouvrir la portière, sauter bas, rentrer en courant au château, monter en courant l'escalier, entrer dans la chambre de Lucrèce, LES JUSTICES DU HASARD 259 et là, l'empoigner par les cheveux et la battre, oui la battre. C'était la seule réponse qui convenait à l'injure de ses procédés, une dernière satisfaction que je pren¬ drais sur Lucrèce de Champierre. A Abbeville, nous nous assîmes à la terrasse d'un café, devant les pavés d'une rue chauffée à blanc. L'enfant, que la poussière, l'odeur de l'huile et les cahots de la voiture avaient troublé de nausées, aborda une glace d'un air de dégoût. Je suçai avec colère un porto tiède. Berthe avait été distraite du récit de ses malheurs par la réconfortante laideur d'autrui. « Regardez cette grosse en robe blanche et bot¬ tines noires, comme elle est ficelée ! » Que les hommes sont hideux !... » « Oui, pensai-je, moins que toi, moins que ce corni¬ chon qui sort de toi. » « Ce lieu est horrible, s'écria-t-elle. On y étouffe. C'est sale et plein de mouches. — Oui, fis-je, soulagé. Allons-nous-en. —- C'est le meilleur endroit de la ville, afïirma-t-elle, le seul où l'on puisse aller. » Nous restâmes encore une demi-heure devant nos verres vidés. Puis nous partîmes, traversâmes à toute allure la moitié du département pour nous rendre à Amiens, dans un café tout semblable, devant des boissons de même couleur. En route, il fallut s'arrêter pour faire vomir le petit. Pendant ce temps, je piétinais, tour¬ nais ma furieuse impuissance contre le pays plat, la route goudronnée et fondante et les nuages. A Amiens, je regardai ma montre et constatai que le temps ne passait plus. Chaque fois que Berthe s'adressait soit à son fils, soit à moi, nous sursautions, l'œil égaré, pris en fla¬ grant délit d'inattention. Mais elle ne nous laissait 260 l'apprentissage de la ville pas dans l'embarras d'une réponse et se remettait aussitôt à parler. Après avoir traîné dans deux pâtisseries et quatre magasins de nouveautés, nous rentrâmes en toute hâte pour arriver en retard au dîner. A table, je remarquai que Lucrèce avait le visage tiré et les yeux rougis. « C'est autant de gagné, » pensai-je. Nous échangeâmes des regards sombres. Aussitôt seuls, nous criâmes d'un même élan : « Pourquoi m'as-tu laissé ? Qu'est-ce que tu as fait tout le temps ? Tu ne m'aimes plus. » Mais qu'est-ce que le bonheur des hommes, sinon la rencontre de deux infortunes égales ? Tout s'expliqua : Berthe avait menti pour couper court à mes hésitations. La triste journée finit dans un éclat de rire. xxxiv Lucrèce m'entraîna par la main dans une allée de traverse : « Je n'aime pas le rencontrer, dit-elle. Il me fait peur. C'est le diable. » Je voyais grandir dans l'allée la carrure puissante de Charançay. xxxv Il était quatre heures du matin, et je sortais à pas de loup de la chambre de Lucrèce. A peine eus-je refermé la porte derrière moi qu'une autre porte s'ouvrit : celle de la chambre de Charançay. Un homme de grande taille en sortit, en pyjama, et se glissa le long du mur. Sitôt qu'il m'aperçut, il LES JUSTICES DU HASARD 261 s'immobilisa dans l'attitude que je devais avoir moi- même. Nos regards se croisèrent, se défièrent. Nos regards disaient : « Tu m'as vu, mais moi aussi je t'ai vu. Que ce soit comme si nous n'avions rien vu, » con¬ clurent nos regards. Puis nous allâmes, lui vers la gauche, moi vers la droite. xxxvi Le lendemain, à l'heure de la sieste, je vis le même jeune homme en livrée se diriger vers la salle de musique. « C'est Albert, » pensai-je : nous sommes présentés. XXXVII Depuis un mois que j'étais dans la maison, je n'avais vu Mme Charançay qu'aux repas et j'échan¬ geais à peine quelques paroles avec elle. Elle m'avait fait demander par Lucrèce de passer la voir dans sa chambre. « C'est l'heure où elle peint, me dit Lucrèce. Elle aimerait parler peinture avec toi. » J'entrai dans la vaste chambre blanche fleurie de grands bouquets. Sur des meubles bas, trônaient des boîtes ouvertès de fruits confits et de chocolats. Je trouvai Mme Charançay en blouse blanche, devant un chevalet, peignant une rose à l'aquarelle. Comme j'arrondissais la bouche pour former un com¬ pliment sur la finesse des couleurs, elle m'arrêta de la main : « Oh, je n'ai aucune illusion sur ce que je peins. Je peins comme d'autres tricotent. » Cette remarque, faite pour me mettre à l'aise, me 262 l'apprentissage de la ville causa de l'embarras. Elle "me pria de m'asseoir et, se tournant vers le chevalet, elle continua : « Ce n'est pas que je n'aime la belle peinture. » Nous parlâmes de l'Ecole Italienne ; nous nous découvrîmes un goût commun pour les Siennois. Je me réjouissais déjà de sentir que celte conversation sortait tout à fait des cadres mondains. Ce fut alors que, déposant son pinceau, elle me dit : « Vous êtes un curieux garçon. Vous avez beau¬ coup voyagé et vécu. La vie ici doit vous paraître bien terne. Nous sommes, n'est-ce pas, des gens bien ordinaires. s> Je protestai que je n'avais jamais été aussi heu¬ reux de ma vie, et que tout ici m'enchantait. « Oui, souligna-t-elle, vous avez un sens remar¬ quable de l'adaptation. » xxxviii Les autres s'étant éloignés, Charancay et moi nous nous trouvâmes assis face à face et seul à seul pour 'a première fois. Le silence fut long et gênant. Mais la gêne que j'en éprouvais n'était pas celle qui naît d'habitude entre deux hommes qui s'abordent, et qu'on s'applique dans le monde à supprimer sous* l'abondance des mots. Ce n'élait pas ce flottement de deux masses sensi- tives qui ne savent quelle face présenter ou par quelle extrémité s'accrocher l'une à l'autre. Cet homme avec son visage de crapaud, je ne sais quelle bonté lippue dans la bouche et son œil d'enfer, semblait contenir plusieurs hommes et maîtriser plu¬ sieurs bêtes en une forme parfaitement close, et n'of¬ frait au dehors qu'une surface lisse et réfléchissante, LES JUSTICES DU HASARD 263 où j'avais le déplaisir de me voir, et de me voir vu. Enfin il commença : « Il n'y a qu'un point commun entre nous, mon jeune ami. » Il alluma sans hâte son cigare, en tira quelques bouffées, puis s'expliqua : « C'est l'aversion et la mésestime dont nous jouis¬ sons dans cette maison. » Mais ce qui vous met dans une position difficile, c'est que vous aimez, que vous désirez qu'on vous aime et ne savez que faire de la haine qui vous entoure. » Notez que c'est un savoir difficile à acquérir. J'ai aussi commis bien des bévues. J'ai roulé d'erreur en erreur en m'efforçant non pas d'aimer l'ennemi, mais de lui complaire et de le désarmer en lui faisant risette. » Il m'est arrivé aussi, non pas d'aimer, mais de me laisser aimer et de me laisser aller à aimer. Mais j'ai compris sur le tard la vertu tonique et curative de la haine. Car ce n'est que dans la chute que nous connaissons que l'équilibre est un miracle, dans le danger que nous touchons du doigt notre fragilité. » Ce n'est que dans la haine des autres et dans leurs médisances, même mensongères, que celui qui se cherche découvre cette vérité qu'est son manque. » Quant à moi, je me suis fait dans la haine, et c'est ainsi que je peux aimer sans crainte de me défaire dans l'amour. » Je ne m'applique pas à mériter la haine par des injustices, mais je considère comme une grâce celle qui m'est donnée, et celle-là je la cultive. J'ai appris aussi à ne haïr personne, sans quoi je ne pourrais pas faire de ce poison un remède. » Voyez ce qui se passe dans cette maison. Ces 264 l'apprentissage de la ville gens qui nous haïssent, croyez-vous que je m'abaisse à leur faire des compliments ou des cadeaux, cher¬ chant un adoucissement au mal qu'ils me veulent. Si je me relâchais un seul instant, si je cessais de les fouailler par mes plaisanteries, de mes provocations, ils commenceraient à m'aimer, les pauvres petits, car ils n'attendent que cela ; ils se mettraient à m'aimer d'une manière dégoûtante. » Quant à vous, je vous veux du bien. Je crois sen¬ tir en vous comme une source enfouie. J'entrevois un mince espoir que vous puissiez un jour dire « moi ». Oui, je vous aime bien, c'est pourquoi je ne ferai rien pour vous, car mon avis est que les jeunes gens doivent faire, et les vieux regarder faire. Et même, ne vous étonnez pas si, dans la balance j'ajoute un jour quelque argument en votre défaveur, car je vous souhaite de vous réveiller et d'avoir à faire. » Je vous souhaite beaucoup de malheurs, mon ami, afin que vous entriez dans la réalité des choses. » Vous casserez le vase précieux, vous en ramasse¬ rez les morceaux en vous blessant les doigts, vous tenterez de le recoller. » C'est ce qu'il faut : il faut que vous soyez vous- même brisé, roué, laissé pour mort. » Il faut que vous en arriviez à discriminer l'an¬ goisse obscure qui ne fait que prolonger l'engourdis¬ sement de vos plaisirs et de vos erreurs, de la douleur vraie de celui qui offre sa peine à la construclion de ce qu'il doit devenir. » Sur ce, il se leva et d'un pas qui ébranlait le par¬ quet il s'éloigna. xxxix Dieu sait si je me souciais peu d'épier les scan¬ dales d'autrui, et si la prudence avec laquelle je me LES JUSTICES DU HASARD 265 glissais le long du grand corridor n'était pas celle d'un policier aux aguets, pourtant les rencontres que j'y fis, à ma grande crainte d'être surpris en faute, m'apprirent plus de choses sur chacun que j'en n'au¬ rais voulu savoir. C'était toujours entre deux heures et cinq heures du matin. Une fois, ce fut la porte de Jean-Claude qui s'entre¬ bâilla, pivota un peu, se referma sans que personne eût passé. J'avais fait un bond en arrière pour me cacher sous un rideau, mais là je dus retenir un cri, car je butai contre quelqu'un qui s'y dissimulait. C'était Paulette en chemise qui avait sans doute passé la nuit là. La compagne fidèle de nos promenades ne pouvant pas supporter d'être tenue à l'écart de la meilleure de nos nuits. Le lendemain, ce fut la porte de Berthe qui s'ouvrit en coup de vent, se rabattit, tandis que Policlie s'en¬ fuyait comme un chat, sans jeter un regard en arrière. La crème de sa croupe, une croupe largement par¬ tagée, tremblotait dans un peignoir rose. Je découvris qu'elle avait de vigoureux poils noirs au mollet. Le troisième jour, j'eus la surprise pénible de l'es¬ calier. Comme je descendais pieds nus dans la pé¬ nombre, je fus saisi brusquement par les jambes et une voix me glaça : « Qu'est-ce que vous faites ici, vous ? et d'où venez- vous d'abord ? —• Je répondis à tout hasard : « Et vous... « Moi... je... je... » C'était Paul, une estafilade au front et le sang cou¬ lant le long de sa joue, frotté de boue et les yeux fixes. Il me fit un bon sourire et s'écria : « Ah, mon ami. » 266 l'apprentissage de la ville Il était complètement saoul. « Nous avons bamboché un peu. Nous sommes re¬ venus d'Abbeville tous phares éteints. Je ne suis pas sûr que nous n'ayons pas écrasé quelqu'un. Nous avons rangé cette voiture dans le fossé. Mon vieux, c'était une brillante soirée. C'est dojnmage que tu n'étais pas là, mais, au fait, qu'est-ce que tu fais ici ? — Je viens vous aider à rentrer chez vous. Et, sur ce, je le tirai par les épaules. Il ne tarissait plus : « C'est beau ça. C'est grand. C'est généreux. Vous êtes vraiment un ami, vous. Oui, montons, il est temps. » Mais, au seuil de sa chambre, il se ravisa, rejeta son chapeau en arrière comme saisi d'une inspiration : —• Il faut d'abord que j'aille... venez avec moi, nous allons... Il faut absolument que nous allions... —• Où ? lui demandai-je. —- Allons assas... assas. » Le mot assassiner est très glissant, mais ce tour¬ nant passé, la fin de la phrase tomba avec la précipi¬ tation de la foudre : « Assassiner Albert. » J'éclatai de rire tout en le retenant, car il y cou¬ rait. « Calmez-vous, vous allez réveiller tout le monde. ■» Mais il s'obstinait dans sa fureur justicière : « Il le faut, canaille... voilà trop longtemps qu'on attend. — Qu'est-ce qu'il vous a donc fait ? — J'ai un vieux compte à régler avec lui. — Enfin quoi ? -—• Oui, oui, je le sais ce qu'il m'a fait. Si je n'étais pas revenu à temps ce jour-là. » Je réussis à le pousser dans sa chambre. Tandis que V LES JUSTICES DU HASARD 267 je le déshabillais de force, il murmura en me regar¬ dant : « Toi aussi. Toi aussi, je te tuerai. Prends garde à toi. Toi aussi tu le mérites. » Quand je l'eus mis au lit, je lui donnai à boire un grand verre d'eau, XL Je me reprochais d'avoir peut-êtx^e montré trop d'in¬ différence à l'égard de Jean-Claude, dont Lucrèce me parlait comme d'un homme d'esprit fin et cultivé. Je me rendis donc dans sa bibliothèque. J'essayais de mettre la conversation sur ses travaux et sur ses sujets préférés. Je lui parlai de .mon goût des livres, mais ni les paroles vagues qu'il me dit, ni la bibliothèque que j'examinai d'un coup d'œil rapide, ne m'apprirent la nature de ses recherches ; car il y avait là de tout : depuis les romans jusqu'au calcul infinitésimal, de la philosophie à l'apiculture. « Avez-vous lu cet intéressant livre sur la décou¬ verte de la Basilique Pythagorienne ? lui deman- dai-je. —- Oui, sans doute, me dit-il, oui. » A la fin s'établit entre nous le silence embarrassant qui marque communément le début d'une entrevue. « Mais j'ai peur de prendre votre temps, » lui dis-je. Il fronça les sourcils sur ma constatation, me scruta, fit un geste qui n'était ni un acquiescement, ni une protestation. Je me retirai. 268 l'apprentissage de la ville xli Comme j'étais assis dans le jardin, les fenêtres étant ouvertes, j'entendis la voix de Mme Charançay, qui à cette heure-là donnait à ses amies des nouvelles de la maison par téléphone. Elle prenait pour la circonstance une voix aiguë, comme pour vaincre l'éloignement. J'entendis : « Oui, ma chère, c'est une erreur que de brusquer les choses. Le mieux pour les séparer, c'est encore de les laisser ensemble. Mon mari dit : Laissez faire, ou plutôt laissez se défaire. » xlii Je descendais pas à pas. Des voix qui venaient d'un salon ouvert sur le hall par une arcade arrivèrent jusqu'à moi. La voix de Berthe dominait : « La pauvre petite, avec cet aventurier de qua¬ trième ordre. Non vraiment, ces petites jeunes filles... Celte espèce d'amour-là se soigne avec des douches et des purges. Encore si c'était un beau brigand, ou un causeur qui vous fascine, mais il est mortellement ennuyeux, et il n'y a pas moyen de s'en débarrasser : qu'on veuille prendre l'air au jardin, on le trouve là sur la porte qui attend. Par politesse, nous sommes obligées de lui dire de nous suivre et d'écouter ses histoires qui n'en finissent plus. Qu'on veuille aller en ville, il est dans l'allée devant la machine, l'air désœuvré, pour qu'on soit forcé de lui dire de mon¬ ter. » Là voix de Paul éclata : « Tout ça n'est rien, mais, Berthe, fais donc com¬ prendre à maman qu'il ne faut pas qu'on les laisse les justices du hasard 269 tout le temps seuls ensemble. Ça ne m'a pas l'air d'un monsieur très scrupuleux sur les moyens. J'ai in.er- rogé Paulette, et je sais qu'il va embrasser Lucrèce dans les meules de foin. Où avez-vous la tète, vous autres femmes ? Est-ce que vous attendez qu'il arrive un malheur pour ouvrir les yeux et cancanner là-des¬ sus ? » La voix de Berthe répliqua : « Un malheur ? Il faudrait encore pouvoir. Il est tout à fait froid, et il n'a même pas l'air d'être un homme. Il serait bien embarrassé, le pauvre. Même Poliche dit qu'elle l'a surpris qui courait derrière Albert à l'heure où celui-là va faire la sieste à la salle de musique. » Il y eut des rires. Et la voix de Paul : « Il est très clair que ce gaillard-là n'en veut qu'à l'argent. Il trouve la maison confortable et ne se gêne pas pour le dire. Mon avis est qu'il faut nous faire pas¬ ser pour plus ruinés que nous ne sommes. Ce n'est qu'ainsi qu'on peut espérer qu'il se découragera. Qu'en penses-tu, Jean-Claude ? Naturellement, tu n'en penses rien. Que ta petite sœur se fasse violer sur la paille, ce n'est pas ton affaire. Que ta sœur épouse un voyou, cela t'est complètement égal. Tu as tes livres, tu as tes voyages, tu es un homme supérieur, toi... » xliii On vint frapper à ma porte le soir-même. « Un télégramme pour Monsieur. > Je l'ouvris : « Reviens. » Signé : Arlette. 270 l'apprentissage de la ville xliv Ce soir-là je n'allai pas rejoindre Lucrèce. Après un adieu distrait, je me réfugiai dans ma chambre. J'avais besoin d'être seul pour réfléchir ou plutôt pour me débattre dans mes réflexions. Par moments, je contemplais la dépèche d'Ariette, comme si cet appel parvenu à moi à travers tant de hasards inconnus m'apportait la clef de mes pro¬ blèmes. Et soudain une constatation acheva de m'écraser : Je n'aime plus Lucrèce. Ce mot prononcé à mi-voix ne souleva aucune ré¬ volte du cœur, qui lui-même semblait absent. Je pris donc une feuille de papier dans l'intention d'aplanir les difficultés en m'en expliquant. Et, d'une plume pressée, je me jetai dans une lettre d'adieu, mais, ayant tracé au hasard les premières lignes, je m'aperçus que les mots venaient à me man¬ quer aussi bien que les sentiments qu'ils devaient exprimer. Je marchais de long en large et je pensais : « Alors, si je ne l'aime pas, tout est simple. Il n'y a qu'à dépo¬ ser le masque, dire leur fait à ces gens ou bien leur faire un beau sourire en les remerciant des bons repas et du bon lit, et m'en aller d'un pas léger. Mais alors, d'où vient cette angoisse, cette incapacité de partir et de trouver aucun sel à cette comédie ? C'est donc que je l'aime. Oui, je l'aime, et l'élan qui nous a poussés l'un vers l'autre était vrai, et, s'il l'était, il l'est encore C'est même la seule chose vraie, rien d'autre ne compte. » Ce qu'il faut faire, c'est partir, lui préparer une demeure, l'appeler à moi quand tout sera prêt et ne jamais plus remettre les pieds dans cette maison em¬ poisonnée, comme elle me l'a dit dès le premier jour. LES JUSTICES DU HASARD 271 Mais comment croire que nous allons commencer quelque chose de nouveau. Nous recommençons toujours les mêmes actes qui nous ressemblent parce qu'ils sortent de nous et qui nous ramènent toujours au même point, à rien. La première pierre étant posée de travers, tout ce que nous bâtissons sur elle est ruiné d'avance. Tous ceux à qui nous apportons notre désir de bien sont morts d'avance, puisque nous-mêmes nous sommes morts d'avance. Non, disparaître, cela seul est vrai. Se perdre dans les rues des villes, s'enfoncer dans les caveaux, dans les travaux obscurs des villes, s'effacer dans les gares, dans les faubourgs. Mais comme je me butais à ce coin de ma prison, je courus à l'autre coin : Ariette, pour la première fois peut-être, me parut comme une source de chaleur, comme un refuge commode, car il est commode pour celui qui veut se perdre de trouver à sa portée l'arsenal complet de l'oubli. Il fera bon rouler dans les grands trains vers le danger, vers les villes clinquantes, riches et flétries, de rouler vers le soulagement de l'éclatement final. Ce ne fut que vers l'aube, après m'être usé à ces trois certitudes : quitter Lucrèce, aimer Lucrèce, re¬ trouver Ariette (car chaque fois je découvrais en l'une d'elles, avec une égale douleur, la seule issue), que j'en vins à reconnaître la vérité entrée en moi comme une longue épine : que je ne savais pas ce que je voulais, ni vouloir. XLV Des cris joyeux, des voix jeunes m'appelaient dans l'escalier dès le matin. C'étaient Lucrèce, Paulette, 272 l'apprentissage de la ville Paul et toute une compagnie de jeunes gens et de jeunes filles à laquelle je me mêlai. La journée était belle, nous allions la passer dehors du côté de la mer. Lucrèce tourna vers moi un regard un peu inquiet de ce que je l'eusse laissée seule cette nuit-là. Mon sourire la rassura. Nous partîmes à pied avec des provisions. Je m'émerveillai de m'entendre chanter et rire au milieu des autres. « Il est donc si facile d'oublier, » pensai-je. La vérité de cette nuit de souffrance se dissipait dans l'air sonore du matin, dans le ciel pur à peine touché de nuées. Paul m'avait pris par le bras, pous¬ sait des clameurs facétieuses. Et pas un moment je ne pensai que sa cordialité était feinte et l'homme hypocrite. Je le sentais tout entier à la joie de ce matin, comme il l'était dans les injures d'hier. Et, si nous avions quelque sagesse, nous ne devrions pas attacher aux médisances qui nous concernent plus de poids qu'à celles que nous entendons à propos d'au- trui : puisque même ceux qui les font n'y en attachent souvent pas plus. Et même quand ils haïssent, l'objet de leur haine n'est pour la haine qu'un point d'appui, indifférent en soi. Et je me disais : « Fou que je suis, n'importe, puisqu'elle m'aime. Est-ce que sa présence dans mon regard, est-ce que son teint que le sang avive, est-ce que sa main que je pourrais prendre ne sont pas plus réels que les mau¬ vaises fièvres et les imaginations d'une nuit d'in¬ somnie ? ». Est-ce que mon pied ne touche pas la terre ? Est-ce que la joie de respirer et de regarder est un leurre ? » LES JUSTICES DU HASARD 273 ★ Après le pique-nique, nous jouâmes à cache-cache comme des écoliers. Je m'enfuis en tirant Lucrèce par la main, tandis que Paul, les yeux fermés, comptait jusqu'à cent. Trois colombes s'envolèrent et la ruelle où nous nous engagions m'apparut : l'herbe poussait entre ses pavés ; toute la chaleur et la lumière de la journée s'étaient réunies entre ses murs blancs et rouges : elle était irrémédiablement vide. Les pas des poursuivants et les cris des autres ré¬ sonnaient seuls dans le vide. Le fond de la ruelle était fermé d'un mur. Alors, pris par le jeu, nous sentîmes jusqu'à l'an¬ goisse la peur d'être pris et l'impérieux besoin de sor¬ tir de là. Nous poussâmes une porte et la refermâmes aussi¬ tôt. Et là, adossés au panneau, le cœur battant, nous fermâmes un peu les yeux, reprenant haleine. Quand nous les ouvrîmes, nous nous trouvâmes dans un étrange jardin. La verdure en était bleue et noire. Les fusains denses, les buis vernissés s'arrondissaient entre les dalles blanches des tombes. Les ancolies tachaient l'herbe riche. Çà et là se levait un glaïeul sanglant. Les fourmis couraient sur les marbres. Une araignée mettait son point final à la luisante architecture. Plus un pas, plus une voix ne venaient jusqu'ici. Seule la mer battait le bas de la falaise comme un cœur enfoncé dans son corps. Lucrèce devint frileuse et se serra contre moi, et moi je sentis qu'il était maintenant impossible de re¬ monter la ruelle par où nous avions fui. Je la conduisis à travers les tombes jusqu'au mur du fond, jusqu'à la porte vermoulue qui s'ouvrait sur :s A i 274 l'apprentissage de la ville la mer. Je dus me baisser pour passer sous l'arc. Un peu de plâtras et de sable me tomba sur la nuque. Au delà du seuil, une étroiie bande de falaise menait jusqu'au vide ses herbes glissantes. Et la mer s'étendit devant nos yeux sous le beau ciel. La mer avait la couleur d'un marécage et rendait une image de perdition et d'engloutissement. Et comme ce jour-là où nous nous étions jurés de tout nous dire, nous descendîmes par les éboulis jus¬ qu'à la plage. Nous nous assîmes. Ses yeux me regardaient sans ciller^ si bien qu'une lueur de larme en couvrit le regard. J'attendais le mot qu'elle allait dire. Il me parut certain que le premier mot qu'elle m'au¬ rait dit allait résoudre tout. Sa bouche se gonfla comme pour un baiser, ses lèvres s'ouvrirent sur un soupir. Elle dit : « Je t'aime plus que jamais. » Alors je me levai, car il était injuste qu'elle me dît la seule chose qu'elle ne devait pas me dire. « Oui, criai-je, le regard loyal, la bouche attendrie, la main franche comme les autres, comme ceux-là, comme les tiens. Pourquoi parles-tu ainsi ? Comment oses-tu dire n'importe quoi ? Ces rochers, cette mer, ne te rappellent-ils donc rien ? N'avions-nous pas un pacte entre nous : celui de tout nous dire ? Pourquoi m'as-tu menti ? Pourquoi t'être cachée à moi ? Pour¬ quoi m'avoir caché les tares de ta famille ? Pourquoi, enfin, m'avoir caché la haine de ta famille, me laisser faire le pitre ici jusqu'à ce qu'on m'en chasse un jour à coups de pied ? —- Oh non, me dit-elle d'une voix douce et crain¬ tive, oh non, tu ne devrais pas me dire ces choses. LES JUSTICES DU HASARD 275 Je ne t'ai pas menti. Je t'aime et je ne mens pas. S'il y a des choses que je ne t'ai pas dites, c'est que je ne savais pas, ou que je ne pouvais pas les dire. » Je l'interrompis : « Tu ne pouvais pas ? tu devais. Comment ne te rends-tu pas compte de la gravité de ta faute en me cachant quelque chose, alors que moi je t'ai tout dit. » Elle me reprit : « C'est toi l'homme. C'est à toi d'être fort, raison¬ nable. C'est à toi de comprendre. Je ne suis qu'une petite fdle et je ne suis pas intelligente. Comment pouvais-je accuser les miens devant toi ? Confesser des fautes qui sont celles des autres ? Si tu m'avais demandé quelque chose, je t'aurais répondu par la vérité, même si elle était pénible, car je ferai toujours tout ce que tu voudras. » Et si je t'ai caché les préventions de ma famille contre toi, c'était dans l'espoir de t'en protéger, c'était pour t'en épargner l'amertume, et parce que j'espé¬ rais qu'à force de faire semblant de les ignorer toi- même et d'y répondre par des sourires, tu finirais par en venir à bout. » XLVI Cette nuit-là non plus je n'allai pas la retrouver. Le lendemain il pleuvait. Lucrèce vint à moi alarmée. Elle me dit : « Chéri, tu n'es pas venu et j'ai eu si peur cette nuit. Oui, j'ai rêvé, des cauchemars si horribles. Je ne peux pas me défaire du chagrin qui m'en reste. — Raconte-les-moi, lui dis-je, c'est la meilleure façon de s'en défaire. » Elle commença : « D'abord j'ai rêvé de toi. 276 l'apprentissage de la ville —- Ah, je comprends pourquoi c'était un cauche¬ mar. — Oh, ne ris pas, je t'en supplie. C'était si triste. J'ai rêvé que tu étais domestique et qu'on te forçait à servir à table, et moi je t'aimais, et personne ne devait le savoir, et nous nous retrouvions en cachette, mais là, j'avais peur de toi, car tu avais gardé ta livrée. » Je demandai : « Et c'est tout ? Ce n'est pas si triste, voyons, il n'y a pas de quoi pleurer. J'ai fait bien d'autres mé¬ tiers dans ma vie que celui de valet de chambre. Mais tu as encore rêvé autre chose ? « Oui, fit-elle, tu te souviens de la meule où nous allons souvent le soir, la rivière passe devant. Dans mon rêve, j'étais assise devant la meule, et je voyais dans la rivière mes deux frères qui se baignaient. Ils étaient nus, mais on n'apercevait pas leur corps, car l'eau était trouble et rougeâtre. Alors ils se mirent à m'appeler et me dirent qu'ils me soutiendraient, car je ne savais pas nager. J'avais peur, mais ne voulais rien leur refuser. Au moment où je me suis approchée de la rive, Paul est sorti par l'autre bord et s'est assis. Je suis tout de même allée à l'eau, car Jean-Claude m'y appelait avec des menaces, et je ne voulais pas le fâcher davantage. Et aussitôt il m'a prise, tirée sous l'eau, et je me débattais, je suffoquais. Je me suis ré¬ veillée en pleurant. » Je la consolai. Je la caressai. Je lui chantai des chansons. ★ Vers le milieu de l'après-midi, comme elle s'était éloignée avec Paul pour jouer au ping-pong, je re¬ montai dans ma chambre, afin de savourer l'inquié- LES JUSTICES DU HASARD 277 tude qui commençait à me gagner à la pensée des deux rêves. Je m'assis devant ma table et j'écrivis : Et aussitôt ces jalons posés, les deux fantômes s'imposèrent à mon angoisse, nourris de bribes de phrases entendues, de regards surpris, de mouve¬ ments d'air dans les corridors. La terreur de lever des barrières interdites, de s'avancer sur des pentes défendues et dangereuses, de pénétrer dans un labyrinthe sans connaître le chemin du retour, de blesser ce que j'avais de plus cher sans posséder le remède, de l'entraîner sciemment au pré¬ cipice sans avoir attaché la corde de sauvetage, agi¬ tèrent, troublèrent sans l'empêcher l'impatience que j'avais d'aller retrouver Lucrèce et de lui arracher ses secrets enfouis. L'image du cimetière, barré de tombes sous le soleil et parcouru d'insectes, du vide soudain par delà la porte vermoulue, la couleur mortelle de la mer, avaient beau traverser mon chemin comme des signes, les pas qui mèneraient à la chambre de Lucrèce étaient déjà formés, et je n'attendais que l'heure du rendez-vous d'amour pour m'y rendre. Rêve de la rivière. Jean-Claude. Rêve du valet amoureux. Albert. XLVII ★ XLVIII Je trouvai Lucrèce soufflant le feu de bois, car sep¬ tembre était venu. 278 l'apprentissage de la ville Je m'assis près du feu dans le fauteuil, tandis qu'elle se tenait debout le dos à la flamme. Et de la voix étouffée qu'il convenait d'avoir dans une chambre, où malgré les tentures et les cloisons épaisses on risque d'être écouté, je lui racontai mille histoires pour la faire rire. Je finis mon histoire les yeux baissés sur le feu. Elle riait la main devant la bouche. Alors, levant les yeux, je lui demandai : « Pourquoi as-tu si peur de Jean-Claude ? » Elle blêmit, sa bouche resta ouverte dans le rire où je l'avais surprise. Ses yeux se détournèrent, fixèrent le tapis. Elle crispa les doigts sur le bas de sa robe. « J'ai touché juste, » pensai-je. Après un long moment, toujours sans me regarder, elle dit : « Non, je n'ai pas peur de lui, c'est mon frère. —• Oui, dis-je, redevenant enjoué. Pourquoi aurais- tu peur de lui ? Je disais cela pour te taquiner. » Nous parlâmes d'autre chose. Mais il me fallut recourir à nos meilleurs souve¬ nirs, à la soirée de Noël aux Trois-Bouleaux, à l'aube dans le train de Blois, pour faire remonter un peu de rose à ses joues. Je m'étendis sur le lit, l'attirai contre moi, posai sa tête au creux de mon épaule, lui caressai les cheveux. Je parlai : Le pouvoir des mots l'enveloppa comme d'un som¬ meil. ★ Et alors, d'une voix très rassurante et sans changer de ton : « Y a-t-il longtemps que tu as peur de Jean- Claude ? » LES JUSTICES DU HASARD 279 Elle eut un frémissement et une détente. Je me remis à lui caresser les cheveux. Je lui parlai des pays lointains où nous irions voyager. « Quand tu étais petite, venait-il te dire bonsoir dans ta chambre ? —• Oui, dit-elle avec difficulté. — Quand Jean-Claude venait te dire bonsoir dans ta chambre, aimais-tu cela ? « Oh ! non ! dit-elle avec force. — Non, repris-je, parce que tu avais peur. Je conlinuai à lui caresser les cheveux et d'une voix toujours égale : « Quand est-ce que ça s'est passé ? Elle ne répondit pas. —• Quel âge avais-tu ? —• Neuf ans. —- Tu as eu mal ? — Oui. — Tu as crié ? — Oui. —• Quelqu'un est venu ? — Oui, ma mère. — Et comment est-ce arrivé ? —• Mais pourquoi me demandes-tu cela ? C'est affreux. Personne ne le sait. Je l'avais presque oublié. —• Ne m'as-tu pas promis de me dire tout ? De faire tout ce que je te demanderais ? N'as-tu pas confiance en moi ? « Comment est-ce arrivé ? Au bain ? » 11 n'y eut pas de réponse. « Dans le parc ? » Elle ne bougeait pas. Je lui voilai les yeux de ma main. « C'était dans ta chambre, le soir, tu étais couchée. 280 l'apprentissage de la ville Il venait te dire bonne nuit et puis, tout à coup, t'a serrée. — Oui, oui. Mais pourquoi, pourquoi me deman¬ der ces choses ? Elle pleurait. « Mais ce n'est rien, Lucrèce, c'est pour t'apprendre à ne plus avoir peur. C'est pour que rien ne soit caché entre nous. Et puis, ces choses ne sont pas aussi graves que tu crois. Elles n'ont rien de rare ; d'ail¬ leurs, tu n'y as aucune faute. » J'essuyai ses larmes. Je redoublai d'empressement pour couvrir l'inquiétude et la lame enfoncée en moi par ce qui venait d'être dit. Je la mis au lit et la bordai. Et, à genoux à son chevet, je lui parlai comme à une enfant malade et lui caressai légèrement le front, jusqu'à ce que, frap¬ pée de sommeil, elle s'apaisât. xlix Savoir est la seule chose dont on ne se lasse pas et ne se dégoûte jamais. Il faut vraiment avoir une grandeur et une sagesse peu communes pour que la découverte d'un pouvoir que nous ne croyions pas posséder ne nous entraîne pas à l'aventure, même la moins profitable et la moins justifiée. Dans l'exaltation où m'avait mis le contact avec les profondeurs entrevues, je ne cherchais plus à me jus¬ tifier à mes propres yeux. Je restais impatient de continuer mon œuvre et d'achever une destruction que je sentais irréparable. Je ne me leurrais pas sur la qualité de cet impéra¬ tif : il faut tout savoir, il faut aller jusqu'au bout. Pour arriver à cette fin, j'allais devoir user de sang- froid, de patience, de pénétration, d'intelligence. LES JUSTICES DU HASARD 281 Pourtant, la réflexion qui aurait dû me faire re¬ brousser chemin n'était qu'une voix qui constate, mais blanche et dépourvue de toute autorité. Il n'y avait plus aucun doute à garder sur ce qu'il m'eût fallu faire dès le début : Partir, et par cela même renier tout l'enchaînement de mes erreurs, par¬ tir pour me constituer une vie dont je serais l'auteur et qui m'appartiendrait, et puis appeler Lucrèce à la partager. Mais je regardais ce projet viril comme une île à laquelle le mouvement même de la mer donne plus d'éloignement et me trouvais une excuse de ne pas m'y rendre en constatant qu'il était trop tard. L Quelle que fût mon impatience, je me donnai trois s jours et trois nuits avant de reprendre mon inquisi¬ tion, car on ne peut chercher dans une mare deux objets à la fois. Il faut laisser déposer la vase, se calmer l'eau, avant de tenter une seconde plongée. Ce furent trois jours d'étreintes enjouées, avec de longues promenades dans la campagne mouillée sous un grand parapluie vert. Je m'appliquais à la faire rire, car les moments de rêverie demeurent dangereux : ils peuvent ramener les terreurs nocturnes. Et dans le rire sa jeunesse s'exaltait, la confiance et l'abandon s'épanouissaient. C'était moi qui étais attendri ; mon remords don¬ nait sa profondeur à cet attendrissement. Je regardais le cou de ma victime : le duvet de sa nuque, la naissance des cheveux sur les tempes, sachant que son supplice était fixé au lendemain. 282 l'apprentissage de la ville li Le jour du supplice, nous partîmes bras dessus, bras dessous, sous le grand parapluie vert, et nous allâmes jusqu'à la falaise, et à la plage. Nous trouvâmes une grotte sèche et nous assîmes l'un contre l'autre dans le sable. Je chantai une ancienne chanson de marin, et, par moments, elle se tournait pour m'embrasser la joue en silence. Je lui dis : « Tu l'aimes bien ton frère Paul, n'est-ce pas ? — Oh oui, répondit-elle avec élan. — Tu lui donnes tout l'argent de ton mois, n'est-ce pas ? ■» Elle hésita : « Heu... oui... Mais c'est si peu de chose, malheu¬ reusement. — Vous avez l'un pour l'autre une tendresse peu commune entre frère et sœur. Une tendresse passion¬ née, n'est-ce pas ? —- Oui. Mais ne va pas croire que... —• Oh non, je ne crois rien de tel. Mais c'est un fait que Paul est jaloux de toi comme un amant. ■—- Oh oui, il faut dire qu'il est jaloux comme un tigre. Mais n'attache pas trop d'importance à la jalou¬ sie qu'il te montre peut-être, car il t'aime bien, en même temps qu'il te critique. Et,, quand il se sera fait à l'idée que je suis ta femme, tu verras, il se calmera et tu l'aimeras beaucoup ; car c'est une tête brûlée, mais un si bon cœur. Et puis, il est tellement drôle.- « Oui, très drôle, dis-je. Et pourquoi veut-il donc tuer Albert ? » Elle sursauta et, de nouveau, je pensai : « J'ai tou¬ ché juste. » LES JUSTICES DU HASARD 283 « Oh, dit-elle, est-ce nécessaire ? Es-tu sûr que c'est nécessaire ? » Elle me regarda, inquiète et suppliante. Et, aussitôt, je me. composai une sérénité, et de si haut au-dessus de nous deux je laissai mon regard aller vers l'horizon de la mer qu'elle rougit, se tordit les mains : « Oh, certainement, puisque c'est toi qui le de¬ mandes, ce doit être nécessaire, c'est donc raisonnable et juste ; rien de ce qui vient de toi ne peut être mau¬ vais. Mais, vois-tu, cela me fait tant de mal de parler de ces choses. J'ai peur des mots. J'ai peur comme si tu me demandais de me jeter dans un puits. Mais, tout ce que tu voudras me faire faire, je le ferai. » Si un démon ne m'avait poussé et soutenu, je me serais laissé gagner par la pitié et j'aurais abandonné la partie. Je repris : « Où était-ce ? — En Italie, à Forte dei Marmi. '•> — Quel âge avais-tu ? — Quatorze ans. — Donc, ton frère Paul en avait dix-huit. Qui y avait-il dans la maison ? — Charançay, ma mère, Paul. :— Et Albert. — Oui, et Albert. — Et Jean-Claude, Berthe et Paulette ? — Ils s'étaient barricadés à Champierre, car ils ne voulaient pas admettre le mariage de notre mère avec Charançay. — Quand Albert a-t-il cômmencé de tourner autour de toi ? — C'est difficile à dire. Il était toujours avec nous quand nous étions enfants. Il jouait avec nous et nous l'aimions beaucoup, car il est très fin. » 284 l'apprentissage de la ville Je me rebiffai : « Tu ne vas pas, tout de même, me faire l'éloge de ce laquais. — Je t'assure que ce n'est pas un domestique comme les autres. » « Bon, pensai-je ; j'ai eu tort de m'emporter : la jalousie est mauvaise conseillère. » « En effet, repris-je, il est très bien de sa personne et sa façon d'arranger les fleurs prouve de la finesse. Mais tu dis que tu avais quatorze ans. Comment a-t-il essayé de t'embrasser ? — Il nous embrassait quand nous étions enfants et il n'a jamais cessé. Et il est quelquefois difficile de savoir le moment où ce n'est plus permis. Mais je remarquai, cette année-là, qu'il m'embrassait quahd nous étions seuls, et d'une autre manière. — Oui, et tout d'un coup sur la bouche. — Oui, mais la première fois qu'il l'a fait, je l'ai griffé. — Et tu ne l'as pas dit à ta mère ? Je ne voulais pas faire de la peine à maman, car tout ce qui touche Charançay lui tient trop à cœur. — Bien. Mais le jour où la chose est arrivée tu te trouvais seule avec lui, n'est-ce pas ? — Oui. » A ce moment, la tête baissée, elle regardait le sable. Je sentis qu'elle perdait pied. « Courage, lui dis-je, en lui serrant un peu les épaules. Quelle heure était-il. ? — Trois heures. — L'heure de la sieste. — Oui, j'étais allongée sur mon lit et je lisais. —• Il est entré sans frapper... — Oui. Aussitôt que j'ai vu son regard, j'ai eu peur. Je me suis levée. J'ai couru. — Une chaise s'est renversée. » LES JUSTICES DU HASARD 285 Elle se tourna vers moi et me jeta un regard d'effroi. Je continuai : « Et il t'a rattrapée... — Oui, et il a commencé à déchirer ma robe. — Et puis ? — Il était affreux à voir. Je le tapais des deux poings dans la figure. — Et tu criais... — Et il m'a dit : Crie tant que tu veux, ma petite ; il n'y a personne dans la maison et personne autour. Puisque tu dois y passer, tu ferais mieux d'être gen¬ tille. — Et alors ?... — Je continuais à crier. Il m'avait jetée par terre et je me débattais depuis si longtemps que je n'avais presque plus de force. Il était si lourd que j'étouf¬ fais. — Et alors ? — Il y a eu des pas dans l'escalier. Paul est entré, s'est jeté sur Albert, qui l'a assommé d'un coup de poing, et s'est enfui. Et comme je ne disais plus rien : « Je t'assure qu'il ne s'est rien passé. — Je suis bien placé pour savoir que tu étais vierge quand nous nous sommes connus. » ★ « Il ne pleut plus, remarquai-je, levons-nous et fai¬ sons quelques pas pour nous dégourdir. « Et tes parents, qu'ont-ils dit, quand ils sont ren¬ trés ? — Ma mère m'a donné tort. Charançay a dit qu'il ne voulait rien entendre de ces histoires et que c'était pour éviter des ennuis semblables qu'il n'avait jamais désiré d'enfants. Il est parti le soir même avec Albert 286 l apprentissage de la ville pour un long voyage. On a dû tenir Paul enfermé pour qu'il ne se jette pas de nouveau sur Albert. -— Et comment se fait-il qu'ils vivent maintenant sous le même toit ? — Ce n'est que l'année dernière, dit-elle, que Paul y a consenti, parce que Charançay l'y a forcé. — Et comment l'y a-t-il forcé ? — Paul a besoin de beaucoup d'argent et il est arrivé que... — Ah, j'y suis, m'écriai-je ; il est arrivé qu'on l'a pris la main dans le sac. — Non, non. Ce n'est pas ça. Il s'était mis dans une mauvaise position. — Je vois, au contraire, que c'est tout à fait ça, et qu'on a acheté le consentement du chevaleresque Paul. » lii Le travail épuisant auquel je m'étais livré m'avait vidé la tête, mais le corps était dispos et je respirais plus largement. Le soir tombait avec un peu de pluie. Lucrèce aussi semblait soulagée. Elle leva vers moi son visage mouillé de pluie, et sa beauté ne me parut plus celle, fermée, de la jeune fille. Femme, elle l'était depuis notre rencontre à Paris, mais, pour la pre¬ mière fois, elle me parut femme. Et je l'aimais alôrs, mais à présent je la désirais. Je la serrai si fort que je lui fis perdre l'équilibre et que nous roulâmes ensemble dans le sable. Jusqu'alors, elle avait consenti à l'amour : elle aimait se sentir aimée, caressée, prise. Cette fois, je sentais dans les genoux, dans le ventre, dans la taille, dans les épaules, une telle adhé- 1L 1 ,'.«v LES JUSTICES DU HASARD 287 sion au plaisir qu'il me semblait qu'une autre venait de naître en elle. Elle m'enfonçait les ongles aux côtés. Elle gémit. Elle me mordit le cou. Sur le chemin du retour, je devins babillard et glo¬ rieux. Elle était rougissante comme une jeune mariée. Tandis qu'elle montait dans sa chambre se chan¬ ger pour le dîner, je m'assis sus les coussins bas du hall. ★ J'entendis sur le gravier de l'allée -un pas lourd et connu. Une forte carrure obstrua la porte. Je ne vis pas le visage, mais sentis les deux yeux immédiatement piqués sur moi dans mon ombre. J'eus un mouvement pour me lever. Charançay fit un geste de la main : « Non, non, restez. Restez là-bas, en bas, restez. » Il mit le pied sur l'escalier. LIII Je disais à Lucrèce : « Ne rougis pas comme ça devant tout le monde quand je te regarde, tu me gênes beaucoup. » Ce fut, d'ailleurs, la seule précaution que je pris à l'égard de tout le monde. A peine le dîner fini, je dis bonsoir à mes hôtes et montai droit avec elle dans la chambre de Lucrèce. Ce qui fut fait avec un tel sans-gêne que personne, je pense, ne le remarqua. Nous ne nous réveillâmes, ce matin-là, qu'au mo¬ ment où nous entendîmes frapper. 288 l'apprentissage de la ville « Nous sommes perdus, dit Lucrèce, c'est la femme de chambre avec le déjeuner. » Je me cachai au fond du lit. Quand la femme de chambre fut sortie, Lucrèce dit : « Les domestiques vont soupçonner quelque chose quand ils vont entrer dans ta chambre et trouver le lit intact. —- Ils ne soupçonneront rien, dis-je, car c'est le propre du jeune homme qui va retrouver sa fiancée de défaire d'abord son lit et de le bousculer. ★ Quand nous descendîmes, nous trouvâmes tous les Champierre sur la terrasse, dans des fauteuils blancs. Nous traversâmes leur groupe en hâte avec un salut discret de la main, et nous gagnâmes la campagne, bientôt rejoints par Paulette. Mais Paulette fut déçue, car, aussitôt que nous nous fûmes couchés près des meules, nous nous endor¬ mîmes. liv Paulette s'était lassée de nous suivre. Elle nous trouvait mornes, depuis que nous dormions. ★ Alors, le jour et la nuit devinrent semblables pour nous. Et qu'il fit soleil ou plût, et que ce fût entre les tentures de la chambre de Lucrèce ou dans la grange, ou sur la dune, ou dans le bois, ou près du fleuve, la même frénésie nous reprenait, et nous rou¬ lions dans le sable, dans la boue, dans les joncs, dans les feuilles, dans la paille (terreur de ce pauvre Paul). LES JUSTICES DU HASARD 289 11 n'y avait plus de pensée dans la tête, plus de pesanteur dans le corps. 11 n'y ava.t plus que le frémissement du sang aux yeux, aux ailes du nez, à l'extrémité des doigts, le perpéluej tumulte du désir d'elle. Il pleuvait beaucoup. Parfois, quand nous nous relevions, la main de la pluie descendait dans nos nuques. Les feuilles commençaient à tomber. Nous ne regar¬ dions le ciel que quand nous roulions sur le dos. Notre regard tombait. La pointe de nos pieds, les cailloux luisants du chemin, les mottes herbeuses fer¬ maient notre horizon. Ma langue commençait à souffrir d'une certaine confusion. Mon langage s'encombrait de liaisons inouïes et d'enjambements de syllables. Mon indifférence à l'égard de tout ce qui n'était pas elle avait fini par se communiquer à Lucrèce. Notre navigation à travers leurs médisances et leurs soupçons s'en trouva considérablement facilitée. LV Nous prenions le café sur la terrasse. Paul, qui avait manqué le déjeuner, arriva titubant et le chapeau de travers. Il m'apostropha de loin, le doigt levé et d'une voix très enjouée : « Lui... lui... Toujours lui. J'y suis, j'y reste. Vous trouvez la maison avantageuse, hein ? Vous avez bon appétit, maïs vous n'engraissez guère ! » Il porta la main à son béret et sembla se recueillir pour trouver le mot juste. « Paul, tais-toi, fit une voix. » Il n'en eut garde, et toujours jovial 290 l'apprentissage de la ville « Vous ne vous êtes pas encore aperçu que tout le monde en a assez de vous ? « Paul ! Paul ! » répéta la voix. Et Paul : « Berthe vous trouve assommant ! N'est-ce pas, Berthe ? Berthe perdit contenance pour la première fois. Elle se défendit : « Il est complètement ivre. Il ne sait pas çe qu'il dit. » Et lui : « Poliche dit que vous aimez les hommes. Mais moi, je le sais ce que vous aimez. » Et il cligna de l'œil. Il fit un geste des doigts : « Le fric, le fric. Et vous prendriez la petite par-, dessus le marché. » Lucrèce se leva, frappa du pied, criant : « Je te défends, Paul ! » Paul se troubla. Moi, je ne m'étais pas départi du cordial sourire qui m'était venu dès l'arrivée de Paul. Je fis du regard le tour de tous ces visages conster¬ nés. Je m'approchai de lui pour le conforter. Je lui frappai sur l'épaule en lui disant : « Mon cher Paul, vous n'êtes pas tout à fait dans votre assiette, aujour¬ d'hui. Remettez-vous. Quand vous serez remis, vous aurez oublié vos paroles, et moi aussi. » Je pris le bras de Lucrèce et l'entraînai vers la charmille. Charançay m'avait fait un petit salut amical de la main au moment où je passais près de son fauteuil. lvi Vienaud me harcelait de lettres, depuis quelque temps, et j'avais emporté des fichiers que je mettais LES JUSTICES DU HASARD 291 au point à terîlps perdu, quoique je n'eusse pas beau¬ coup de temps à perdre. Un voyage à Paris devenait urgent. La nécessité de passer deux jours l'un sans l'autre nous frappa de stupeur. * Ces deux journées atroces passèrent cependant. Je lui téléphonais deux fois par jour. « Nous nous rattraperons », lui disais-je sans em- bage. Je lui enjoignis de venir m'attendre à la gare d'Amiens, afin de ne point perdre de temps. Aussitôt dans le compartiment vide, je lui deman¬ dai, préoccupé : « C'est un train omnibus, n'est-ce pas ? — Oui, comme à Blois. » Ce seul mot me donna le vertige. Nous nous rattrapâmes pour la première fois. Et, à chaque station, nous nous rattrapâmes de nouveau. Enfin, un peu apaisé, je laissai pencher ma tête sur son épaule et fermai les yeux. Elle serrait mon poi¬ gnet, qu'elle tenait. Elle chuchota à mon oreille : « C'est cela l'amour, n'est-ce pas ? » Ce qui produisit en moi un tel tumulte que je me rattrapai une fois de plus. LVII Aussitôt arrivés, je m'enfermai avec Lucrèce dans sa chambre, où j'avais transporté mon fichier et un de mes catalogues. 292 l'apprentissage de la ville ★ Lucrèce étant allée visiter, dans les environs, une de ses tantes malade, j'erra.s dans la maison, désœu¬ vré. En effet, je n'avais aucun goût au travail quand elle n'émit pas là pour me déranger. Je rencontrai Mme Charançay, qui me dit : « Vous n'avez pas bonne m.ne. Je regrette que vous ayez si peu prolité de votre séjour à la campagne. Vous vous surmenez. » Je protestai avec un sourire poli. lviii Je m'étais évertué, plusieurs fois, à débiter à Mme Charançay des discours laborieusement préparés d'avance, destinés à démontrer l'urgence qu'il y avait à conclure notre mariage. Je n'obtenais que des ré-, ponses évasives, des considérations sur la jeunesse de sa filie, etc... Mais Lucrèce avait obtenu des résultats plus con¬ crets : elle passerait l'hiver à Paris. Sous couvert de prendre des leçons de musique, elle habiterait chez une amie qui avait un atelier à Passy. Moyennant quoi le mariage me parut moins néces¬ saire et l'idée d'attendre un mois pour la revoir moins intolérable. lix Vienaud devenait insistant. Il me fallait partir pour Londres à cause de cette exposition. 11 m'avait déjà envoyé un chèque et des billets pour le voyage. De temps en temps, il télépho- LES JUSTICES DU HASARD 293 nait pour demander ce qui retardait mon départ. Je prétextais des indispositons et finis par gagner, jour après jour, toute une semaine. LX Lucrèce pleura toute la nuit. Ses lèvres, sa joue, son menton avaient un goût de sel. Au fond du corridor, à une horloge, sonnait une heure qui ne nous concernait plus. LXI Dans la voiture qui me conduisait à Boulogne, Lucrèce, la tête en arrière et les yeux clos, s'appuyait au coussin. Les larmes descendaient en silence. Ma poitrine, mes entrailles, tout mon corps n'étaient qu'une larme, une larme de pierre qui ne pouvait fondre. LXIT Elle était debout sur le qua' quand la sirène du bateau mit entre nous la première cassure. Le bateau se mit à bruire, lentement, lentement, s'arracha du môle. Lucrèce avait pris son écharpe rouge à la main et lentement, lentement, elle l'agita. Et longtemps, longtemps encore, j'aperçus ce signe rouge sur la terre ferme. LXIII A Londres, Vienaud, satisfait de mon trava:l, dou¬ bla mes appointements et me confia des travaux de 294 l'apprentissage de la ville plus grande importance. Je m'y livrai comme un automate bien monté. Et dans la ville nombreuse enlisée dans les brumes, la seule chose réelle que je rencontrais dans mes jour¬ nées était la lettre de Lucrèce. J'y retrouvais jusqu'au vertige de ses cheveux, jusqu'à la brûlure de ses lèvres sur la fraîcheur des dents. Nos lettres n'étaient plus qu'un cri de l'un vers l'autre. Leur ton était bien différent de celui des lettres que je courais lui écrire au sortir de la plonge. Alors, nous ne rêvions que de présence, à présent, nous ne désirions que la rencontre. lxiv Je fis retour par Dieppe, car j'avais une entrevue avec un homme d'affaires de Rouen. Sur le pont du bateau, je_ passai devant deux jeunes filles, une brune et une blonde. La blonde ressemblait à Lucrèce. Je passai et repassai devant elles. Et, tandis que je passais de nouveau, les paroles qu'elles échangeaient arrivèrent jusqu'à moi. « J'ai bien cru, dit la blonde, que ces dix jours à Londres n'allaiènt jamais finir. Je ne vivais que pour recevoir ses lettres et lui répondre. » Et plus tard, comme je repassais : « Je trouve si merveilleux qu'il vienne à notre rencontre avec son avion. Quand je le verrai là-haut, je crierai de joie. Il faudra que tu me retiennes pour que je ne sois pas ridicule. « Oui, répondit la brune ; c'est merveilleux pour une fiancée, mais pour une sœur, non. François est si follement imprudent que je meurs de peur quand je le sais là-haut. » Et l'autre : LES JUSTICES DU HASARD 295 « Il ne peut rien lui arriver : oh, je l'aime trop. » Et plus tard : « Je crois que j'ai entendu le bruit. » Et elle cherchait du regard, dans le ciel de France. « Le voilà. Le voilà, » s'écrièrent-elles toutes les deux. Et l'on vit un point à l'horizon, qui monta de la mer et fonça vers nous. Tout le monde, maintenant, était sur le pont et regardait le ciel. L'appareil fit autour du bateau trois cercles, avec un bruit de colère. J'observai la fiancée : elle avait la tête renversée en arrière, dans un sourire d'extase. Quelqu'un cria : « Il est fou ! Il va s'accrocher aux mâts. » La fiancée demeurait immobile. Je vis, suspendu dans le métal du ciel, l'homme casqué, un avec sa carlingue, et pour un instant immo¬ bile, hors de l'espace du temps. Il s'éloigna un peu, se prépara à former un nouveau cercle, quand le moteur eut une toux ; l'appareil se pencha comme un homme qui plonge et, avec une lenteur d'horreur, descendit vers la mer. Il ne s'engloutit point ; en touchant à la surface, il vola en éclats comme un verre sur le marbre. On n'entendit plus que le bourdonnement du bateau, qui, pendant quelque temps, demeura dans son tra- jet fixé. Chacun restait figé et sans voix. Je fus le premier à me réveiller en criant. Je secouai un officier qui courut donner l'alarme. On mouilla un canot qui nagea dans la direction des débris. Bientôt, il revint portant le corps qui l'occupait tout entier, lié dans son cuir, sanglant des pieds à la tête : il avait éclaté. On emporta vers une 296 l'apprentissage de la ville cabine la fiancée qui s'évanouissait. La côte se fai¬ sait proche. Nous entrâmes dans le port comme un bateau- fantôme, tandis qu'un brouhaha, des appels, des mou¬ choirs agités animaient le quai. Nous étions tous massés sur le pont, sans un geste, sans une voix. La manœuvre de l'accostage traînait. Je l'aperçus tout de suite au milieu de la foule, puis¬ sant de carrure ; je sentis, je sus que c'était lui : le père. En effet, il cria vers nous : « Et François, vous avez vu François ? » La brune s'appuyait au bastingage et pleurait sans répondre. Il répéta sa question trois fois. La passerelle jetée, tout le monde s'effaça pour lais¬ ser passer la jeune fille. Le silence se fit de part et d'autre, tandis qu'elle descendait. Elle tomba dans les bras tendus de son père. « François ! François !... » Le visage de l'homme se creusa. Les veines de ses tempes gonflèrent. Sa main trembla. Son dos s'arron¬ dit. 11 se tourna, s'enfonça avec elle dans une avenue qui s'ouvrait à mesure dans la foule compacte. lxv Dans le train qui me conduisait à Paris, je gardais , dans les yeux l'image de l'homme surpris en plein ciel dans son moment de vie. Je gardais attachée à moi l'ombre de l'avion sur la mer, car tout objet est signe et nous est adressé : le cimetière sur la falaise et la mer sans vie sous le ciel heureux, les larmes de la fiancée pâlie, Lucrèce, la tête renversée sur le LES JUSTICES DU HASARD coussin de la voiture et pleurant les yeux fermés. Il pleuvait sur les campagnes allumées par l'au¬ tomne. Dès mon retour à Paris, je trouvai une lettre de Lucrèce avec son même appel. Et je secouai le fardeau des vaines imaginations. LXVI Je n'ai pas coutume de lire les journaux, mais, dans le café où j'allais écrire à Lucrèce, j'en trouvai un, déployé sur la table comme avec intention. Un gros titre me frappa. LE CRIME DU HAVRE Je lus, non sans anxiété : DEUX DES MEURTRIERS ARRÊTÉS Malgré de nombreuses recherches, le corps de la victime n'a pu être retrouvé. La police est sur de nouvelles pistes. La ville du Havre a été témoin d'un crime mysté¬ rieux, exécuté avec une rare maîtrise. Sa découverte a été due au hasard. Un valet de chambre ayant alerté la police contre les ordres exprès de son maître. UN ÉTRANGE FILS DE FAMILLE La victime, M. Jean-Claude de Champierre, fds aîné d'une des meilleures familles du Nord de la France, présente tous les traits d'un personnage énigmatique, de ceux qui mènent une double vie. Sa famille était loin d'imaginer à quels genres d'activités il pouvait se livrer lors de ses nombreux voyages d'études ou d'agrément. La police est encore muette à ce sujet, mais il paraît certain qu'il était en rapport d'affaires avec ses futurs assassins. Or, 298 L APPRENTISSAGE DE LA VILLE les affaires de ses meurtriers ne sont autres que : traite des blanches, trafic de la drogue, etc., etc... DÉCLARATION D'ALBERT, LE VALET DE CHAMBRE Voici la déclaration de M. Albert Morin : « Je ne suis pas le valet de chambre de M. Jean- Claude, mais de son beau-père, M. Charançag. Je suis depuis quinze ans au service de la famille et jouis de la confiance de tout le monde. » M. Jean-Claude m'a demandé, dimanche matin, de l'accompagner au Havre, ce qui m'a étonné, car, en général, il part seul et ne dit jamais où il se rend. Pendant le trajet, M. Jean-Claude paraissait soucieux. Il m'a dit : « Au Havre, je dois rencontrer plusieurs » amis, mais j'ai quelque crainte qu'ils ne veuillent » me jouer un mauvais tour ; c'est pourquoi je vous » ai demandé de m'accompagner ou plutôt de me » suivre et de veiller sur moi à distance. Nous nous » séparerons à la gare et vous n'interviendrez que si » nous en venons aux mains. » » —Monsieur, lui ai-je dit, si vous craignez quelque chose de vos amis, pourquoi donc allez-vous les voir ? » Il a soupiré et n'a rien répondu. » Un peu plus tard, je lui ai dit : « — Si vous craignez quelque chose, pourquoi ne pas prévenir la police ? » Il m'a répondu sèchement qu' « il ne voulait, en » aucun cas, mêler la police à ses affaires. » LE CANOT TRAGIQUE .« A la gare même, continua M. Albert Morin, quatre jeunes gens bien vêtus attendaient M. Jean- Claude. Ils partirent avec lui en voiture, tandis que je hélais un taxi et réussis à les suivre jusqu'à Sainte- Adresse. Ils s'arrêtèrent dans un café du centre de la LES JUSTICES DU HASARD 299 ville, où ils restèrent environ une heure, et puis, re¬ montant en voiture, se rendirent à Sainte-Adresse. Je les vis discuter quelque temps sur l'embarcadère désert. Je me tenais à une certaine distance pour ne pas me faire remarquer. Deux des amis étaient des¬ cendus dans un grand canot automobile, tandis que les deux autres pressaient M. Jean-Claude de s'embar¬ quer à son tour ; il a semblé hésiter un peu, me cher¬ chant des yeux et me faisant un signe que je .n'ai pas compris, puis le canot s'est mis en marche. Ils étaient cinq à bord. Voyant que je ne pouvais lui venir en aide, je me suis fait conduire au commissa¬ riat le plus proche et suis revenu à l'embarcadère, accompagné par les agents et les inspecteurs. » POURSUITE ET ARRESTATION DES GANGSTERS « Nous sommes montés à notre tour en canot et nous sommes lancés dans la direction où j'avais vu disparaître les malfaiteurs. Mais, à peine sortis du port, nous avons entendu le moteur de l'autre canot qui revenait. Nous avons attendu, pour faire demi- tour, de le voir s'engager dans la rade : puis, ayant mis pied à terre, à un autre point du port, nous avons couru vers la passerelle où il accostait, observant le débarquement, dissimulés derrière des sacs. Ils n'étaient plus que quatre, comme on pouvait le craindre. » Il y eut une bagarre, des coups de feu furent échangés. Trois policiers furent blessés et deux des meurtriers sont restés entre les mains de la police, tandis que deux autres prenaient la fuite. » LES MEURTRIERS Les nommés Jagut Philippe et Manchon Robert, continuait l'envoyé spécial en dernière heure, ont été déférés au Parquet. Ils ont subi plusieurs interroga- 300 l'apprentissage de la ville • toires. Les recherches se poursuivent encore ; la police garde une certaine réserve sur le résultat de l'enquête. Jagut Philippe et Manchon Robert continuent à nier le crime contre toute évidence, et affirment ne pas connaître Jean-Claude de Champierre. On sait le nom d'un des fuyards. Il s'agit d'un repris de justice particulièrement dangereux, connu sous le nom d'Atal. Quant au quatrième personnage, il n'a pas été pos¬ sible de tirer le moindre renseignement ni sur sa per¬ sonne, ni sur son nom. Les deux malfaiteurs s'obs¬ tinent à affirmer qu'ils ne le connaissent pas. rôle de l'inconnu Il est absolument hors de cause que des assassins aussi bien avertis que nos mauvais garçons s'em¬ barquent dans une aventure semblable avec un per¬ sonnage dont ils ne soient pas sûrs. De deux choses l'une : ou leur silence s'explique par leurs efforts pour sauvegarder l'anonymat du plus dangereux d'entre eux, de leur chef de bande, ou bien Us ignorent vraiment tout de lui, et c'est, alors, qu'il leur a été imposé du dehors. Mais par qui ? Voi'à la question qui se pose. Nous pouvons déjà supposer que la police est sur le point de découvrir la vaste organisation dont ils ne seraient que les sicaires. l'enquête éclaïrera-t-elle le secret d'autres disparitions ? Le canot Alcyon (où des traces de sang ont été re¬ levées) est immatriculé sous le nom de Robert Man¬ chon, depuis quatre ans, c'est-à-dire depuis le 2 mars 1930. On a tout lieu de croire que ce n'est pas là sa première expédition de ce genre et que les quatre sont les auteurs de plus d'un coup de main. L'enquête rêvé- LES JUSTICES DU HASARD 301 lera, espérons-le, le secret d'autres mystérieuses dis¬ paritions. LXVII Jamais aucune lettre de Lucrèce n'avait montré un désarroi plus complet et lancé un appel plus déchirant à notre amour que la lettre que je trouvai en rentrant. De moi, elle demandait la force de survivre à ce coup et d'effacer ce mauvais rêve. Elle écrivait : « Ce n'est qu'après ta perte d'un des nôtres que le sentiment de nos fautes à leur égard devient obsédant, que nous avions toujours dissimulé sous la facile conviction que tous les torts étaient de leur côté. » Je songeai au secret que j'avais avivé en le lui arra¬ chant, au tumulte des sentiments contraires qui de¬ vaient la travailler. Je sentis que le moment était venu de lui offrir un soutien ferme, de lui montrer mon pouvoir d'écarter d'elle les fantômes destruc¬ teurs. Mais, si mon nom avait paru ce matin-là dans tous les journaux, parmi ceux des assassins de son frère, je n'aurais pas pu me sentir plus traqué et plus désemparé moi-même, plus tourmenté, plus empêché de répondre à son appel. J'eus la prudence de ne pas sauter dans un train pour la rejoindre, afin de lui éviter le spectacle du trouble que j'étais incapable de dominer. J'évitai même le téléphone pour ne pas me laisser trahir par ma voix. Selon mon habitude de me croire quitte de tout avec des mots, je me mis en devoir de lui composer une lettre forte, toute faite de mots forts ; mais, relue, elle me rendit un reflet de ce que j'étais : une grimace qui fait pitié. 302 l'apprentissage de la ville Je déchirai cette lettre. J'en fis une autre, que je dé¬ chirai aussi. Enfin, en désespoir de cause, je m'écriai : « Fou que je suis... elle m'aime. Je n'ai qu'à lais¬ ser parler l'amour. » Sur quoi je lâchai ma plume, et il résulta la plus sotte et bégayante tirade qu'ait jamais produite une passion désorientée. La lettre jetée à la poste et mon devoir accompli de ce côté-là, je me tournai tout entier vers l'autre face de mon remords. m - X'| lxviii Ariette arrêtée, emprisonnée, tous ses secrets, qui sont un peu les miens, étalés dans tous les journaux. N'avais-je pas profité d'elle dans ses beaux jours ? Ne l'avais-je pas quittée d'une manière ignoble ? Allais-je profiter du fait que je m'en étais tiré au hon moment ? C'était dans le danger que je la sentais proche. « Pourvu que j'arrive à temps, pensai-je, pour la servir ou tout au moins pour lui rendre témoignage de ma fidélité. » Mais la pensée de Lucrèce venait rendre ce trouble sans issue. Deux jours après, n'y tenant plus, je courus chez Ariette. lxix La bonne aux yeux de Chinoise m'ouvrit la porte et me fit, pour la première fois, un accueil joyeux : « Madame va être très contente du retour de Mon¬ sieur. » Ariette prenait le thé dans son cabinet de travail. Elle m'accueillit avec un sourire câlin et moqueur. LES JUSTICES DU HASARD 303 Elle me sembla rajeunie et embellie depuis mon départ. Pas un meuble, pas un papier n'avait, semblait-il, changé de place. L'horloge électrique, celle que l'on ne remonte jamais, faisait le même bruit feutré. Ariette me dit : « Nous t'attendions... Ta réponse à mon télé¬ gramme s'est fait un peu désirer, mais, fidèle au ber¬ cail, tu viens reprendre ta place. —- Il n'en est pas question, m'écriai-je avec em¬ phase. Ayant appris les graves dangers que tu cours, je viens te voir et t'assister. Je ne veux pas rester sans en prendre ma part. — De quoi parles-tu, mon cher ? — De l'affaire du Havre : tout est découvert. » Elle rit : « Ces élans chevaleresques t'honorent, mais j'ai le plus grand regret de te dire que je n'ai nul besoin d'assistance. Il m'est pénible, en effet, d'avoir perdu Manchon et Jagut, mais il n'y a pas de guerre sans perte. Quant à notre ami Atal, il est à l'étranger et nous reviendra bientôt sous un autre nom. Nous sommes parfaitement sûrs des deux inculpés. Rien ne percera. Et, d'ailleurs, l'affaire regarde des personna¬ lités trop puissantes pour qu'elle ne soit pas bientôt étouffée. » Je demeurai un peu décontenancé. Je laissai sur la table le verre de rhum qu'elle m'avait fait servir, se souvenant de mes habitudes d'autrefois. Pour éviter que cette visite fût tout à fait inutile et désappointante, je lui posai quelques ques¬ tions sur les rapports de Jean-Claude avec la Grande Maison. Elle arrêta tout net mes petits travaux d'approche. « Eh, le grand policier qui montre l'oreille. Mais 304 l'apprentissage de la ville il devrait savoir que, s'il cherche des informations sur son ex-beile-famille, il faut qu'il s'adresse ailleurs. Franchement, tu vas passer trois mois dans cette mai¬ son et tu n'en sais pas plus long sur ceux qui l'habitent que les bons Parisiens qui déplient leur journal à côté de leur café aii lait et lisent aujourd'hui le nom de Champierre pour la première fois. — J'avais autre chose à faire dans cette maison qu'à fourrer mon nez dans le linge sale d'autrui. —- Oui, et tu étais même très occupé. Mais, puisque tes expériences matrimoniales touchent à leur dénoue¬ ment naturel, tu vas, j'espère, me régaler du récit de cette touchante idylle. — Qu'est-ce que tu entends, demandai-je, par dénouement naturel ? — La rupture. Que veux-tu que j'entende ? » Et moi, triomphant : « Je vois qu'en matière d'information tu me vaux. Tu n'y es pas du tout, ma chère. J'épouserai Lucrèce de Champierre quand je voudrai. — Il faudra bien, tout de même, compter un peu avec la famille. — Oui, mais de la petite, je fais ce que je veux. — Tu fais le fiancé. — Parfaitement, m'écriai-je. — Oui, le fiancé parfait. Celui qui a passé l'éponge sur ses égarements de jeunesse, qui s'est refait une âme d'enfant de Marie pour aborder la pudique pen¬ sionnaire ; qui, la main sur le cœur, lui tend la fleur bleue à travers les grilles, qui fait le bon jeune homme ganté et cravaté, de neuf qui formule en tremblant sa demande officielle, qui, reçu chez les parents de sa belle, sous les charmilles et sur les bancs de pierre, tourne des madrigaux plaintifs. Piqué au vif, je m'écriai : «, Ma pauvre amie. Tu y es de moins en moins. LES JUSTICES DU HASARD 305 Nous faisons l'amour ensemble du matin au soir et du soir au matin bien entendu, sans demander la permission de la maman. Et quant à l'oie blanche, je te souhaiterais d'avoir la moitié de son tempéra¬ ment. » Le visage d'Ariette se crispa un peu : « N'importe quel voyou peut dire de n'importe quelle reine : « Je couche a'-ec elle. » Mais il est pénible de relever ces vantardises vulgaires chez quel¬ qu'un qu'on voudrait estimer. — Comment oses-tu insinuer que je me vante ? » Je tirai de ma poche une lettre volumineuse : « Si tu avais lu cette lettrer tu me parlerais sur un autre ton. » Elle fit un geste de dégoût qui souleva le mien, et j'eus la gorge serrée en sentant que la discussion avait pris une tournure qui me faisait horreur. A n'importe quel prix, je voulais sortir de là. Et, prenant un air capable, je m'écriai : « D'ailleurs, il ne s'agit pas ici d'amour ; il s'agit simplement d'une excellente affaire. La jeune fille est riche et de bonne famille, et je serai à mon aise poul¬ ie reste de mes jours. — Mon pauvre ami, tu es un petit sot atteint d'une assurance bien déplacée. Mais ce qui m'afflige le plus, c'est de voir le peu de cas que tu fais des sentiments de ceux qui t'aiment et voudraient t'aider. Je constate par ailleurs que les engagements que tu avais pris à mon égard ne t'embarrassent pas beaucoup. —■ Ah, tu veux dire que je devrais me sentir en¬ gagé parce qu'il t'a plu de me demander en mariage ? — J'avoue que je me suis laissée aller à rêver qu'en unissant mon sort au tien j'aurais pu arriver à te tirer de la boue où tu pateaugeais, à faire de toi un homme, à voir paraître au jour cette source de fraî¬ cheur et de délicatesse qui semblait dormir au fond 20 306 l'apprentissage de la ville de toi. Peut-être, plus tard, regretteras-tu de n'avoir pas su choisir. — C'est tout choisi ; on ne saurait mieux choisir : entre une femme de quarante ans et une femme de moins de vingt ans, à amour, à richesse et à beauté égale, il est parfaitement normal qu'on sacrifie la plus vieille, surtout quand on songe que la plus jeune on l'a eue vierge, qu'elle est bien née et qu'enfin elle ne doit pas ses subsides au revenu de maisons closes. » Ariette se leva, fit quelques pas dans la pièce, se tourna vers moi et, d'une voix unie, cherchant ses mots, elle me dit : « Je te souhaite beaucoup de bonheur dans la vie, mon ami. Je crois que nous nous sommes tout dit. — Oui. Adieu. » Je me levai pour sortir. Au moment de passer la porte, je me sentis accablé par ces mots que je n'avais pu empêcher de sortir de ma bouche et que je ne pouvais pas reprendre. Je me retournai, ne sachant ce que j'allais dire, mais sachant que je ne pouvais pas partir sans expri¬ mer quelque chose de mon regret. Un sourire s'était établi sur son visage de glace. Elle observait du regard les méandres et les piétine¬ ments de ma difficile sortie. LXX Le lendemain matin, je reçus une lettre de Lucrèce, longue, confuse et d'une écriture désordonnée. C'était pour me dire qu'elle ne m'aimait plus. Je tombai assis, haletant. Je me dis, presque à haute voix : « C'est une chose qui ne devait pas, c'est la seule chose qui ne devait pas m'arriver. » LE POT DE MIEL Nous n'avons pas su méditer assez pour nous dégager de la vague des renaissances. Nous n'avons pas su les acquérir, les mérites qui ouvrent toutes grandes les portes du ciel. Nous n'avons pas su, même en rêve, jouir de tous les charmes d'une jeune femme. Nous ne sommes que des haches à l'arbre de jeu¬ nesse de notre mère. Bhartrihari, III. 46. iiKtll I Savoir, savoir, je veux, je dois savoir. Je courus à la gare et sautai dans le premier train. J'arrivai à Champierre à la fin de l'après-midi. Presque tous les volets du château étaient rabattus. A la porte — cet été grande ouverte sur le jardin — il me fallut, maintenant, sonner et attendre sous la pluie un long moment avant qu'on ne vînt m'ouvrir. Aussitôt entré, je pensai : « Au fait, ils sont en deuil de Jea^-Claude ; il va falloir leur faire des con¬ doléances. » Mme Charançay me reçut en noir. Je bégayai quelques mots sur la part que je prenais à leur douleur, mais mon visage devait assez montrer que j'en prenais ma part. « Vous voulez voir Lucrèce, me dit la dame ; elle est bien abattue. Ne pesez pas trop sur elle, je vous en prie. » Je courus à sa chambre. Je me jetai sur elle dès qu'elle ouvrit la porte. Je la serrai dans mes bras, je l'embrassai, afin de la rani¬ mer dans notre amour. Elle demeura inerte et sa tête se pencha. 310 l'apprentissage de la ville Je la regardai en la tenant par les épaules. Elle me regardait aussi, mais comme quelqu'un qui vient de se réveiller et ne sait plus où il est. Elle regar¬ dait devant elle comme si je n'étais pas là. « /Lucrèce, lui dis-je, qu'est-ce qu'il y a ? Dis-moi, dis-moi, qu'as-tu ? — Je ne t'aime plus, dit-elle sur un ton de fatigue. — Ma chérie, ce n'est pas possible. Tu ne peux pas, tu ne peux pas avoir oublié la Noël des Trois-Bou- leaux, le train de Blois, notre chambre à Paris et celle-ci même et nos promenades dans ce jardin. » Elle éclata en larmes. Et moi : — Là tu pleures : tu vois bien que tu m'aimes, tu ne pleurerais pas si tu ne m'aimais pas. — Oh non, je ne t'aime plus, et c'est pour cela que je pleure. Parce que cette chose qui m'a rendue si heureuse n'est plus rien et ne peut pas revenir. — Si, elle peut revenir. Et moi ? Tu ne penses pas à moi. Je t'aime. Moi, je n'ai pas changé. Quand je t'ai dit que je t'aimerais toujours, je n'ai pas menti. Dis-moi, promets-moi que cela reviendra. —- Peut-être, dit-elle. Je te promets que je te dirai si cela revient, mais je ne le crois pas. — Et alors, moi, moi qui t'aime, je me tuerai. Tu ne pleureras pas quand je serai tué ? — Si, je pleurerai, puisque je pleure déjà. — Tu n'auras pas de remords de m'avoir mené là ? — Oui, j'en aurai, j'en ai. — Tu ne voudras pas que je revienne quand il sera trop tard ? — Peut-être, mais tout me dégoûte maintenant. » On frappa à la porte. C'était Paul. Il me dit : — Ecoutez, je vais dîner en ville. Profitez de la voi- LE POT DE MIEL 311 ture, car vous avez un excellent train à 8 h. 10 ce soir, et vous pourrez prendre un repas au -wagon-restau¬ rant. —- C'est bien, lui dis-je, merci. A tout à l'heure. '» Et je pensai en fermant la porte sur lui : « Il faut que, d'ici là, j'aie résolu le problème. Il faut que, d'ici là, j'arrive à rester et qu'il aille se promener où il veut, celui-là. » Mes paroles ne: perçaient plus son apparence. Ses joues où glissaient les larmes, pour la première fois, me parurent les joues de quelqu'un d'autre : de quel¬ qu'un que je ne comprenais pas, que je n'avais jamais compris. Il me semblait qu'elle dormait. Je ne savais comment la secouer. Je la repris dans mes bras, ce qu'elle me laissa faire avec une docilité de cauchemar. Je la secouai de toutes mes forces ; alors elle se dégagea. Elle me dit : « Tu me fais mal. » Ce mot que j'avais entendu bien des fois entre sou¬ pirs et baiser quand c'était une demande de lui faire plus mal encore, voici qu'ils tombaient avec un bruit mou. Dehors, il pleuvait. Nous flottions comme deux noyés dans la lumière glauque. Nous dormions, oui, nous dormions l'un et l'autre. Je me débattis pour rompre cet envoûtement. Je l'attirai vers le lit. Alors elle se dégagea : « Non, non, je t'en supplie, dit-elle avec une ter¬ reur tout autre que celle qu'elle avait montrée la pre¬ mière fois que j'étais rentré dans cette chambre, alors qu'elle ne craignait que d'être surprise en faute par les siens. 312 l'apprentissage de la ville » Non, ce serait trop horrible, maintenant, je ne peux plus, laisse-moi ! ajouta-t-elle. — Ah ! m'écriai-je outré, c'en est trop. Pour qui 9 me prends-tu ? Je ne suis pas un pantin. Tu veux, tu ne veux plus, tu ne sais pas ce que tu veux. — Je ne veux rien, dit-elle doucement, puisque je te dis que je ne t'aime plus. \ Je la giflai. « Tu as tort de me battre parce que je ne t'aime plus, dit-elle. Ce n'est pas ma faute. Je ne dis pas ça pour l'être désagréable. Je ne peux pas non plus t'expliquer comment c'est arrivé, puisque je ne le comprends pas, mais toi qui es intelligent et fort, tu devrais comprendre ce qui est arrivé au lieu de te mettre en colère, tu devrais m'aider à comprendre. » On entendit la corne de l'automobile sonner devant le perron. —■ C'est Paul, dit-elle, il ne faut pas le faire attendre. Mais je ne songeais même pas à partir. J'étais là tordu, haletant, grimaçant, accroché. « Comprendre, Lucrèce, mais comment veux-tu que je comprenne ? Il y a un mois, tu étais mienne corps et âme ; il y a trois jours encore, tu m'écrivais : « Je « t'aime. Je ferai toujours tout ce que tu voudras. » Comment veux-tu que je comprenne un tel écroule¬ ment, un tel renversement, une telle trahison ? La corne de l'auto devenait impatiente. Et elle : « Pourquoi veux-tu me torturer ? Pourquoi me dis- tu ces choses auxquelles je ne peux pas répondre ? Pars, pars, va-t'en. J'ai trop de chagrin de te revoir. » Mais j'étais cloué sur place, piélinant et sachant que je piétinais l'image que j'allais lui laisser de moi. Enfin on frappa à la porte, et la voix de Paul : « Eh bien, venez-vous, oui ou non ? » LE POT DE MIEL 313 Lucrèce se laissa choir dans un fauteuil : « Oui, va, va. » Je suivis Paul dans le corridor. Je vis de loin, de dos, Mme Charancay à qui je ne fis pas mes adieux. ★ Paul conduisait à toute allure et sans dire un mot. Deux ou trois fois je regardai de son côté. Enfin je lui dis, me souvenant de ses jours de cordialité : « Vous qui aimez votre sœur, vous devez com¬ prendre que ce qui nous arrive est horrible. » Il se tourna vers moi, tandis que la voiture faisait une embardée : « Quoi ? » Et il m'éclaboussa d'un regard^ de haine. Puis il poussa rageusement sur l'accélérateur et ne desserra plus les dents jusqu'à la gare d'Abbeville. n Chaque matin, dans la chambre haute, les yeux en se rouvrant au jour semblaient détacher du plafond une lame qui forçait la chair, grinçait sur les côtes, clouait les entrailles : elle ne m'aime plus, elle ne m'aime plus. La chambre que j'avais rendue belle, qui avait en¬ tendu nos confidences et nos joies, elle paraissait dé¬ gradée maintenant. Les conduits du lavabo rendaient une odeur aigrie. L'autobus d'en bas ébranlait ces murs qui voulaient crouler. Le ciel était bouché, les maisons d'en face souillées de pluie. La foule continuait à remuer. Les voix dans l'escalier, les sifflotements m'étaient autant d'insultes. Vite, habillons-nous. Vite, cherchons au milieu des 314 l'apprentissage de la ville hommes un visage connu, puisque parler de cette douleur trop grande, la répandre, la semer, lui don¬ ner corps en l'essayant sur autrui étaient maintenant ma seule raison d'être. Je ne pouvais plus me taire. m Le premier auquel je m'attaquai fut Mouillet, mon collègue, celui qui s'était marié. Gaston Mouillet se montra ravi de la réponse qu'il allait me faire et me la fit attendre un peu afin de la goûter plus à l'aise. Il retira ses lunettes cerclées d'or, et tout en les frottant de son mouchoir : « Bagatelles, mon cher ami, bagatelles. Des hommes comme vous et moi ne doivent pas se laisser troubler par ces lubies de femmes. Je vous le dirai tout net : C'est la rançon naturelle ries lunes de miel. Quand nous étions jeunes mariés, ma femme me disait : « Vois-tu, Gaston, je t'aime passionnément. J'irais » balayer la rue pour te venir en aide, et cependant, » chose incroyable à dire, il est des jours où je ne sens » rien, où il me semble que je ne t'aime plus. » Et moi, comme tout homme fort, je la consolais en riant avec elle de ,ses phantasmes. » Mon cher ami, ne vous mettez pas martel en tête, vous verrez, cela se tassera, comme on dit vulgaire¬ ment : quand vous aurez plusieurs enfants, tout ira bien. » iv Je me rendis de la part de Mouillet chez M. Bru¬ gnon, graphologue. Je déballai devant lui tout le paquet des lettres de Lucrèce et, en outre, le récit de mon infortune. LE POT DE MIEL 315 Il me demanda de lui confier les lettres, ce que je fis, sauf deux ou trois qui ne doivent jamais me quitter. M. Brugnon voulut aussi garder un exemplaire de mon écriture pour juger par contraste de ce qui avait pu causer le désaccord. Il y jeta un coup d'œil et me dit : « Ce qui me frappe d'abord, c'est que vous avez un vif penchant à vous abandonner. Et quand on s'aban¬ donne, il est naturel qu'on perde tout. » Il me promit d'examiner le cas et me pria de venir prendre la réponse dans huit jours. V Je fus fidèle au rendez-vous. M. Brugnon me lut un exposé savant du tempéra¬ ment et du caractère de Lucrèce. Je n'en retins qu'une note, mise sous une forme interrogative d'ailleurs : « Peut-on discerner chez la scriptrice une tendance légère à se rapprocher incon¬ sidérément des personnes de son sexe ? » Et la lumière se fit en moi, car l'inversion patholo¬ gique était l'unique explication plausible du renver¬ sement de Lucrèce. D'ailleurs n'avait-elle pas eu sous les yeux l'exemple de la liaison de Berthe avec Poliche, de Charancay avec Albert. Les hérédités morbides de cette famille devaient lui être comptées comme circonstances atténuantes. J'en éprouvai d'abord du soulagement. Je sentis que l'heure était venue de me montrer magnanime. Je lui écrivis sur-le-champ une lettre pleine de grandeur, où je comprenais et pardonnais tout. 316 l'apprentissage de la ville vi Avec une perspicacité infaillible, j'avais mis le doigt sur le corps du délit, mais quelle était la personne du même sexe de qui Lucrèce avait tendance à se rapprocher inconsidérément ? Evidemment cette De¬ nise Chatillon, peintre, que j'avais rencontrée à Cham- pierre, et dans l'atelier de laquelle Lucrèce passerait l'hiver. Je ne pouvais cependant pas oublier que j'avais rarement connu de femmes aussi bien apprivoisées à mon plaisir que Lucrèce, et si heureusement disposées à des amours correctes. Aussi je ne désespérais pas de découvrir les moyens de la ramener à la santé et à la raison. vu Sur ces entrefaites, je reçus de Lucrèce une grosse lettre, dont je déchirai l'enveloppe le cœur battant. Celte enveloppe contenait ma lettre pleine de gran¬ deur et de pardon, non décachetée. viii Un tel sans-gêne, un tel cynisme, une telle obstina¬ tion dans le vice me mirent hors de moi. Un fiancé ne peut tolérer sans révolte d'aussi dé¬ plorables pratiques. Je résolus de mettre un terme à ces débordements et d'atteindre la source du mal. Je connaissais l'adresse de cette Chatillon, peintre (je frémis à l'idée de sa peinture). Je voulais lui dire son fait à celle-là. Mes griefs étaient déjà solidement fondés. A Champierre, on ne LE POT DE MIEL 317 lui connaissait ni amant, ni fiancé, ni cousin. Alors, qu'est-ce qu'elle faisait, celle-là, tout le temps ? Il faui reconnaître que c'était une jolie brune. Qu'allais-je lui faire ? La gifler ? sans doute. L'étrangler ? peut-être... Ou peut-être coucher avec elle pour lui apprendre à vivre, et pour lui marquer mon mépris. IX Le long trajet qu'il me fallut parcourir pour arriver rue Raynouard ne fit que nourrir mon indignation. Au moment où, arrivé au dernier étage, je vis la porte de l'atelier portant la plaque de cuivre : « Denise Cha- tillon », je piquai trois fois mon doigt sur le bouton de la sonnette. Les bruits que j'avais entendus à l'intérieur s'étaient tus immédiatement et j'attendis. Mais je n'étais pas d'humeur à attendre. Et, m'avisant que la porte avait une cliché, je la fis tourner et entrai tout de go. Je mè trouvai dans un vaste atelier au fond duquel j'aperçus un divan. Et sur le divan, tous nus l'un sur l'autre, Denise Chatillon et quelqu'un dont la virilité ne faisait aucun doute. « Pardon, dis-je, je me suis trompé, » et, me retour¬ nant, je sortis. x Le lendemain, je me réveillai avec un nœud dans la gorge que les larmes auraient soulagé. Couché dans le lit, je vis à des distances infran¬ chissables l'ensoleillement de nos beaux jours. Avec quelle'insoùciance les avais-je traversés, avec 318 l'apprentissage de la ville quelle ingratitude les avais-je pris et consommés comme s'ils m'étaient dus, et que m'en restait-il ? Oui, elle ne m'aimait plus. Qu'y avait-il de révol¬ tant ou d'étonnant à cela : elle m'aimait hier et au¬ jourd'hui elle ne m'aimait plus. Moi aussi je m'aimais hier et aujourd'hui est-ce que je m'aime ? M'a-t-elle jamais montré le dégoût que je mérite ? Le dégoût que j'éprouve si je pense à moi maintenant ? Les objets inutiles, on les jette. Les ordures, on ne les garde pas dans le grenier, on les jette. Ce n'est pas parce que Lucrèce ne m'aime pas. qu'il faut que je me jette, c'est parce que moi je ne m'aime pas. Je me levai et m'avançai vers la fenêtre pour me jeter. Je me penchai : le vide sonna dans mes oreilles. Mon front conçut immédiatement son propre éclate¬ ment sur les pavés comme un melon pourri, et j'en¬ tendis d'avance le bruit de linge sale où finirait mon corps. J'avais commencé d'enjamber la balustrade, et il ne me restait plus pour m'empêcher de basculer que l'in¬ fime distance qui sépare le vouloir du fait. Alors, l'horreur prit tout mon corps par le revers, me saisit par la peau du cou, me rejeta sur le parquet. Aussitôt je gesticulai : « Je me tuerai, mais plus tard. Je ne suis pas si bête que de leur donner cette satisfaction. Ils s'en tirent à trop bon marché. Ils vont voir qui je suis, ceux-là. » Je résolus de me précipiter à Champierre, d'aller prendre Paul à la gorge et de lui fendre la tête contre un mur, de fesser Berthe jusqu'à l'axphyxie, de bous¬ culer la mère hypocrite, d'étriper Albert. Quant à Lucrèce... LE POT DE MIEL 319 XI Mais, arrivé dans la rue, je me dirigeai vers la biblio¬ thèque, car une tendresse m'avait déjà repris à la pensée de Lucrèce, même de Lucrèce me disant : « Je ne t'aime plus. » Mouillet ne résonnant plus à ma peine depuis qu'il m'en avait fourni le remède qui consistait à n'y pas trop penser et à faire calmement deux, trois enfants, je jetai mon dévolu sur M. Yienaud. Celui-ci parut surpris de cette déraisonnable afflic¬ tion et m'en lit un reproche en termes mesurés mais bien sentis : « Il est naturel qu'un coup comme celui que vous venez d'éprouver vous cause deux ou trois jours d'abattement, mais je ne saurais admettre qu'il vous affecte ainsi pendant des semaines et des mois. C'est délectation morose à moins que ce ne soit maladie. » Je' crois cependant qu'il est de mon devoir de vous aider à doubler le cap. Vous avez assez pratiqué ma bibliothèque pour connaître mon goût pour les sciences occultes. » Vous pourrez dire : « Ce pauvre homme radote ». Mais j'y crois. Je crois aux astres, aux talismans, aux tarots, je crois surtout à la volonté qui est la clef de toute chose. Vous allez voir Mme Camors de ma part. Elle vous donnera des conseils et une aide efficace. Vous serez peut-être surpris par son aspect des plus communs. Mais je dois tout de suite vous éclairer sur deux^points : d'abord si elle accepte de faire quelque chose pour vous, elle le fera pour l'amour du bien et ne demandera aucune rétribution, bien qu'elle ait la plus grande peine à joindre les deux bouts ; ensuite, vous trouverez chez elle, outre un pouvoir réel, une pureté d'intention qui vous touchera. » 320 - l'apprentissage de la ville xii Mme Camors me reçut dans la cuisine, me tit ôter mon manteau de pluie, le mit à dégoutter, me tendit une serviette pour m'essuyer les mains et les cheveux. Après que je lui eus raconté la longue suite de mes déboires, elle me dit : « J'ai senti que j'accepterais de vous aider dès que vous êtes entré ici. Ce soir même je Lui en parlerai et je suis sûr qu'il viendra. » Repassez demain matin à dix heures. Il vous verra. » xiii Mme Camors me salua d'un sourire et puis me dit à voix basse : « Suivez-moi. Il va venir. » Elle m'introduisit alors dans une chambre à cou¬ cher ornée de reps à fleurs, de poufs, de souvenirs de Dieppe en coquillage, de faux saxe, d'un plâtre de cou¬ leur représentant sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, et garnie d'un grand lit de cuivre où l'édredon montrait son ventre rose par les trous d'une housse de tricot blanc. Elle me fit asseoir sur l'une des trois chaises, s'assit en face de moi, me dit : « Ne bougez pas : Il vient. » Alors la porte s'ouvrit, et sans bruit, car il était en pantoufle, s'avança un homme vêtu comme tout le monde, les avant-bras couverts de manches de lus¬ trine. Il était myope et cherchait son chemin comme à tâtons. Il me toucha le front sans rien dire et s'assit sur la- chaise restée libre à côté de Mme Camors. LE POT DE MIEL 321 XIV Il commença, tournant vers moi ses yeux globu¬ leux et sans regard : « Nous sommes résolus à vous aider, mais notre aide ne peut vous être efficace que si vraiment vous voulez la chose que vous avez perdue. Il demanda ên levant le doigt : « La voulez-vous ? » Et moi : « Il n'y a rien au monde que je veuille autant. — S'il est prouvé que vous voulez, la chose est faite. ' —- Hélas ! dis-je, laychose n'est pas si simple. Elle ne dépend pas du tout de mon vouloir. C'est Lucrèce qui ne veut plus de moi. Et je vous saurais même gré de m'expliquer comment il se peut que, m'ayant prouvé jusqu'à hier l'amour le plus ardent, et s'étant promise à moi pour la vie, il arrive aujourd'hui qu'elle ne m'aime plus. » Et l'autre, sibyllin : « Vous vous trompez. Elle n'a jamais cessé de vous aimer. Mais un jour, se tournant vers vous, pour vous trouver, elle s'est aperçue que vous n'étiez pas là. — Je me suis sans doute mal expliqué. Je n'ai jamais manqué à son appel. J'ai répondu à toules ses lettres. Et, à la première alarme, je me suis précipité chez elle, ce qui n'a fait d'ailleurs qu'aggraver le mal. » Il secoua la tête : « Je vous sens tout environné de forces contraires. Vous avez des ennemis tout autour de vous, mais le plus acharné est celui qui habite en vous. S'il n'est pas là en ce moment, c'est à cause de notre présence. Mais aussitôt hors de notre portée, il vous reviendra. Il ne faut pas que vous ignoriez l'Autre. C'est l'Autre qui pénse dans votre tête, parle dans votre bouche, agit 21 322 l'apprentissage de la ville avec vos mains. Il se sert, lui, des instruments que vous croyez employer à votre construction, c'est pour¬ quoi elle croule. Il occupe les instruments qui de¬ vraient vous servir à l'en chasser. Tant que vous n'au¬ rez pas délogé l'Autre, aucune réussite ne vous reviendra. » Nous vous aiderons donc d'abord à chasser l'Autre. » Et moi inquiet : « Sera-ce long ? Quand pourrai-je écrire à ma fian¬ cée ? Quand répondra-t-elle à mes lettres ? —• Cela détiendra de vous. De la volonté que vous devrez trouver et mettre en œuvre, et de la qualité de votre attention. Vous êtes prêt, n'est-ce pas, à faire tout ce que nous vous prescrirons ? —■ Oh oui, m'écriai-je. — C'est bien. Avez-vous un portrait de la jeune per¬ sonne ? » demanda Mme Gamors. J'en tirai un de ma poche et le lui tendis. Elle le fixa un moment, le fit tenir à Lui qui le fixa à son tour et puis me le fit rendre par elle. Elle m'expliqua : « Voyez-vous ce point entre les deux yeux, vous fixerez là le regard tous les soirs de dix heures jusqu'à dix heures cinq. Et pendant ces cinq minutes, vous vous efforcerez de penser à celte personne et de ne penser qu'à elle, d'éveiller en vous les sentiments généreux qu'une femme peut attendre de l'homme dont elle est aimée. De faire ainsi en sorte que votre corps astral la rejoigne à travers la distance et la persuade de revenir à vous. — Oh, sans doute je le ferai, m'écriai-je, cela me sera d'autant moins difficile qu'à toutes les heures du jour et de la nuit je rêve sur ce portrait. Je ne peux même songer qu'à cela. Il faut donc qu'il y ait autre LE POT DE MIEL 323 chose : je ne peux croire à des moyens qui me coû¬ teraient si peu de peine. » Il parla : « Je vois qu'il vous faudra établir des nuances entre les bonds de l'imagination et les réalités spirituelles. Soumettez-vous patiemment à l'épreuve que nous vous indiquons et vous en éprouverez les effets bienfaisants. Si vous y parvenez, la réussite ne peut faire aucun doute, et je serais prêt à donner ma vie en gage de cette vérité que tout vous sera donné si vous êtes en état de recevoir. » Mais, comme vous le dites, à part la volonté et l'attention, il y a aussi autre chose. Il faut connaître et vaincre les forces qui vous sont contraires. Vous nous donnerez vos date et heure de naissance : nous établirons la carte du ciel, puis nous dresserons se¬ maine par semaine le calendrier des jours qui vous sont favorables et de ceux qui vous sont néfastes. » Les mauvais jours, je vous conseillerai de ne rien entreprendre et même, peut-être, de garder la chambre afin d'éviter les accidents. Je vous conseillerai de rehausser l'influence des jours heureux en portant à la boutonnière une rose très rouge. » (Une rose rouge. Je compris sur-le-champ qu'il était dans le secret des choses et que ses remèdes devaient être infaillibles.) xv Je devais passer chez eux trois jours plus tard, prendre les prescriptions écrites et détaillées. On m'avait enjoint de ne rien commencer d'ici là. Alors' je sentis combien l'attente dans la certitude est chose bonne, qui nous soulage pour un temps de l'horreur de vivre et suspend en nous tout ce qui n'es! pas l'espérance. 324 l'apprentissage de la ville xvi Enfin je me rendis chez Mme Camorsà l'heure dite. Elle me remit les prescriptions tirées d'une écri¬ ture de maître d'école, aux tures soulignés de rouge et de bleu, avec ces mots : très important ! Elle me remit aussi, enveloppé dans du papier de soie, un talisman confectionné à cette intention parti¬ culière, par Lui. Je le devais pendre à mon cou. Elle m'assura avec émotion, sur le pas de la porte, qu'il concentrerait lui-même sa pensée sur l'objet de mes désirs, afin de soutenir ma volonté défaillante et de la diriger dans son voyage. xvii Je possédais enfin une règle de vie. Je lus : emploi du temps Lundi. — Jour neutre. Fixation de la pensée à dix heures du soir. Mardi. — Jour néfaste. Ne rien entreprendre. Fixa¬ tion de la pensée à dix heures du soir. Mercredi. —■ Influence bénéfique de Vénus. Port de la rose rouge à la boutonnière de neuf heures et demie du matin à huit heures moins le quart du soir. Fixa¬ tion de la pensée à dix heures du soir. Jeudi. — Fixation de la pensée à dix heures du soir. Vendredi. — Jour néfaste. Ne rien entreprendre. Fixation de la pensée à dix heures du soir. Samedi. — Influence bénéfique de Jupiter. Port de la rose rouge de dix heures du matin à sept heures de l'après-midi. Fixation de la pensée à dix heures du soir. LE POT DE MIEL 325 Dimanche. — Fixation de la pensée à six heures du matin, à cinq heures de l'après-midi et à dix heures du soir. N. B. — Il est expressément interdit d'écrire, de téléphoner et de rendre visite à la fiancée. XVIII Quand vint neuf heures et demie du soir (j'avais pris l'heure à l'Observatoire), je pensai qu'il était temps de me préparer à ce que le mage de Mme Ca- mors avait l'air de considérer comme une épreuve. Je fermai tous les rideaux, me bouchai les oreilles avec du coton, cherchai la direction de. Champierre (Somme) avec une carte et une boussole, plaçai le portrait de Lucrèce de telle sorte que ma pensée, tra¬ versant le portrait entre les deux yeux, arrivât jusqu'à elle et la frappât en plein. M'accoudant je commençai. Le premier empêchement que mon attention ren¬ contra fut la granulation du papier photographique, qui me rappela le lait caillé que j'avais placé sur le rebord de la fenêtre, mais sans le couvrir, ce qui me donnait à penser que je le retrouverais tout à l'heure empli de suie. Je me repris et m'excusai en songeant qu'il était loin d'être dix heures du soir. Regardant ma montre, je constatai, en effet, qu'à peine quelques secondes avaient passé. Je repris mon poste entre les deux yeux, essayant de donner une manière de vie à cette image de car¬ ton. A cet effet, je fis rapidement le tour du visage, ce qui produisit une brume d'où sortit un visage vivant, celui de la caissière du Palladium, à qui j'allais faire ma cour au temps où j'habitais chez Ariette. 328 l'apprentissage de la ville « Je ne vous crois pas, disait la caissière, vous dites la même chose à toutes les femmes. » Et comme elle avait touché juste, je m'écriai : « Moi ? C'est absolument faux. » Et elle me souriait pour m'engager à lui mentir encore. Je mis fin à la scène par un « oh ! » d'indigna¬ tion. Et regardant ma montre avec inquiétude : cinq minutes avaient passé. Je m'écriai : « Si c'est le moment que l'Autre choisit pour me faire penser à d'autres femmes, les choses vont tour¬ ner très mal. » Alors je me mis à penser à l'Autre (celui dont le mage dit qu'il est mon pire ennemi). Mais si l'Autre pense dans ma tête, comment vais-je savoir si c'est moi qui me trompe ou lui ? Mais le mage ne m'a pas dit de penser à l'Autre, mais de penser à elle ; mais, en me disant ça, il a placé l'Autre entre moi et elle. « Va-t'en de là, dis-je à l'Autre, je veux la voir. » Je saisis le portrait à deux mains et jetai sur lui un regard de colère comme si je serrais l'Autre à la gorge et m'apprêtais à lui mordre le nez. Ce fut alors que je découvris qu'il n'y avait pas un Autre, mais trois Autres, dix Autres, douze Autres, vingt-quatre, trente-six, trois cent soixante-cinq Autres : un marabout plumé avec un bréchet frisé de poils, un bouc inconvenant avec un saule pleureur pour tête, un encrier rugissant avec des pattes dé lion, un crocodile croquant des brioches,' un œil tout seul sur des pattes d'araignée, une langue jaseuse sous une queue de singe. Et derrière ceux-ci, qui te¬ naient les premières loges, clapotant et cacardant la foule obscure et mélangée des décapités, des man¬ chots, des culs-de-jatte, des accroupis, des culbutés culottés d'un chapeau, des buboneux fleuris et gantés de neuf. LE POT DE MIEL 327 « Diable, m'écriai-je, cela tourne bien mal, il ne me reste plus que cinq minutes pour me recueillir. » J'ouvris précipitamment la porte et la fenêtre, afin d'aérer la pièce et d'en chasser les Autres. Je plongeai la tête dans l'eau froide, me gargarisai, me lavai les dents, et puis soudain, regardant le réveil, je me précipitai à mon accoudoir, secouant la table et renversant le portrait. Je perdis quatre ou cinq se¬ condes à le ramasser. Et là je commençai à me dire : « Oui, mais maintenant je ne commence plus à dix heures, mais à dix heures quinze secondes, seize, dix- sept, dix-huit secondes. Or le mage m'a dit de com¬ mencer à dix heures. Ces vingt secondes perdues, je ne peux plus les rattraper à la fin ; si ce genre de chose qui est rituelle et doit m'enseigner la ponctua¬ lité commence déjà par une inadvertance et une maladresse, dans quel désordre ne va-t-elle pas me précipiter ? » J'ai peur qu'en insistant je fasse figure de celui qui s'obstine dans l'erreur. » Mais d'ailleurs je n'y insiste pas, puisque je n'ai même pas commencé à rassembler mes pensées. Voilà que deux minutes et demie sont passées et j'ai pensé à tout, sauf à elle. Pourtant rien ne m'est plus facile de penser à elle quand je n'essaye pas. Pourquoi ne puis-je pas le faire quand je le veux ? Pourquoi ne puis-je pas vouloir ma pensée ? Cela est tout à fait clair. C'est parce que ma pensée ne m'appartient pas, c'est l'Autre qui pense en elle comme a dit le mage. Mais évitons maintenant de penser à l'Autre. Pour éviter un obs'acle, il faut penser à l'obstacle qu'on veut éviter. Comment vais-je éviter de penser à l'Autre sans penser à lui. » Maintenani, tout est perdu, il est dix heures cinq. Pourvu que le mage ait mieux réussi. D'ailleurs, c'est son métier. 328 l'apprentissage de la ville xix Le lendemain matin je m'éveillai marri malgré les excuses que je me donnais : que c'était la première fois, que j'avais surestimé mes forces en commençant trop tôt, que je n'avais pas su m'organiser, que le malheur avait voulu faire tomber le portrait de la table, qu'enfin l'abondance même des pensées avait nui à leur clarté. J'éprouvais toute la gravité de mon échec. Or ce mardi était un jour néfaste, le mage m'avait conseillé de garder la chambre. Je crus marquer mon zèle et me rattraper de ma première bévue en m'ali- tant. J'avais téléphoné la veille au soir à Vienaud pour lui dire que je sentais un peu grippé et que je ne viendrais pas aujourd'hui. « Soignez-vous bien surtout, » avait dit le pauvre homme. Il est bien regrettable d'entrer dans cette voie de rédemption par un mensonge, si petit soit-il. Ce n'est pas ma faute, c'est le mage qui l'a voulu. Si les subsides de Vienaud venaient à me manquer, amour et mariage s'en iraient à vau-l'eau. Ainsi je n'ai pas le choix. D'ailleurs, ce n'est pas pour mon plaisir que je reste au lit. A force de gigoter, j'avais fait de ce lit une bauge, et il me vomissait tout vif. Le fait d'être couché en parfaite santé me rendait malade de colère : « Vraiment, ce mage exagère. C'est lui qui est né¬ faste. » Je connais, au tournant de la rue, un petit cinéma très bien qui tourne dès le matin. Je pourrais passer là quelques heures sans risquer grand'chose. .Oui, mais alors, j'aurais pu aussi bien aller à mon travail, où je ne risquais rien du tout. » LE POT DE MIEL 329 J'éprouvais des démangeaisons dans tout le corps : « C'est bien fait pour l'Autre, pensai-je. J'espère qu'il se sent aussi' mal à l'aise que moi. » J'avais faim. Je serais bien bête d'aller prendre un bon repas, ce serait l'Autre qui en profiterait. Je me mis à songer à tous les bons repas de Cham- pierre et me lamentai de constater que je n'avais fait qu'engraisser l'Autre à mes dépens. Surtout ce pâté de lapin truffé qu'on nous a servi certain dimanche et ces babas et ces saint-honorés à la crème. Je voyais l'Autre tel qu'il est : sous la figure hypo¬ crite et blême d'un ver solitaire. Ce n'est pas étonnant que je sois si maigre. Aujourd'hui, Dieu soit loué, il ne me reste que ce lait caillé* et j'espère qu'il sera bien saupoudré de suie. Après l'avoir mangé, et à ma grande satisfaction trouvé mauvais, je m'endormis. Je rêvai de Lucrèce. En m'éveillant insensiblement, je ne cessai pas de rêver d'elle. Je me sentis revenu à ce matin-là où je dormais dans ce même lit, la tête tournée vers la fe¬ nêtre. Et à deux doigts de mes lèvres, je pressentis comme un frémissement. Mes yeux s'ouvrirent et je vis Lucrèce : sa bouche, ses yeux, la lumière de ses cheveux. Elle était entrée d'un pas léger et venait m'éveiller. Elle me disait : « Tu ne seras jamais plus seul maintenant. » Jamais plus, non : elle était là. Pendant plusieurs heures, je la gardai dans mon regard et lui parlai : je la rejoignis à travers les espaces, ou plutôt il n'y avait plus d'espace, tant qu'elle me dit : « J'aime m'appuyer à ton bras. J'aime que tu sois grand et pouvoir te regarder d'en bas, et j'aime que tu sois fort et j'en suis attendrie. » Oui, j'étais fort et fidèle, j'étais fermement établi 330 l'apprentissage de la ville dans la durée de notre amour. Et déjà elle s'était aperçu qu'elle m'aimait comme je l'aimais. Mais il n'était pas dix heures du soir et je ne fixais pas le portrait entre les deux yeux. Et tout cela ne servait à rien. Il est bien fâcheux qu'il faille tant attendre pour que dix heures du soir arrivent. ★ Je me levai et j'arpentai la pièce en attendant mon heure. Je décidai de ne point aller dîner (d'ailleurs je n'aurais pu le faire), confiant que le jeûne allait don¬ ner plus de résonance aux pensées que je formerais pour elle. A partir de neuf heures et demie, je commençai à trépigner ; enfin, ayant tout disposé pour que, malgré le jour néfaste, nul accident ne pût me déranger, je m'accoudai à la table avec l'exaltation de l'acteur qui a toujours rêvé de jouer Roméo et qui, pour la pre¬ mière fois, monte sous cet habit les degrés qui con¬ duisent aux planches. Ici venu, il ouvre la bouche pour clamer sa pre¬ mière tirade, mais ne trouve aucune voix : sa pensée est un blanc. Devant ses yeux s'ouvre le trou béant où le public commence à remuer. Et, à mesure que le public remue, il sent tourbillonner dans sa tête les répliques des autres qui l'empêchent de formuler la sienne. Et dans ce public qui s'ébroue et clabaude, il com¬ mence à trouver une image de son propre désarroi et achève d'oublier ce qu'il est venu faire ici. Dans cette mare, toutes sortes d'animaux entremêlés l'assaillent : un œil tout seul s'allume, un corps sans bras, des jambes se démènent, une face sans trait tire la langue. Deux doigts s'enfoncent dans une bouche, et le pre- LE POT DE MIEL 331 mier sifflet part, décrochant la cataracte des huées. Lui reste là, debout, et sue à grosses gouttes. Il était dix heures cinq. xx Le mercredi, troisième jour, était un jour d'in¬ fluence bénéfique : le jour de la rose. J'eus soin d'acheter la rose avant d'entrer dans la bibliothèque. Je l'avais fait envelopper dans du papier et la posai sur mon bureau, dès mon arrivée. Quand la demie sonna, je la déballai dans un grand froissis de papier et la plantai à ma boutonnière : c'était la rose la plus grande et la plus rouge qui fût. Mouillet me regarda après avoir rajusté ses lunettes. Il ouvrit la bouche pour me poser une question et la referma vite devant ma face rogue et mon air funèbre. ★ Les dactylographes se poussèrent du coude et chu¬ chotèrent. M. Vienaud vint me proposer un programme et, pen¬ dant tout le temps, tint les yeux fixés sur la rose. A la fin de la journée, je sortis sous la pluie avec la rose. Je me dis : « Si ce soir à dix heures je ne parviens pas à penser à elie, je suis perdu. » Je rencontrai mon visage à la vitrine d'un magasin, et à ma mine on eût dit que je l'étais déjà. L'idée me vint que, sans doute, la distraction d'hier était due au jeûne de la journée néfaste. Mon scrupule à nourrir l'Autre me parut une erreur. « Je vais faire un bon repas,» me dis-je, car, si par malheur j'allais engraisser l'Autre, je comptais bien en prendre aussi ma part. Il est bien connu que Vénus 332 l'apprentissage de la ville n'aime point les jeûneurs ; ses influences bénéfiques, secondées par l'euphorie d'un bon dîner, ne manque¬ ront pas de me préparer à la tâche. J'eh étais à ce point, de mes réflexions, quand je me sentis saisi par le bras ; me retournant, j'aperçus dans les poils roux d'une barbe nouvelle un sourire en lame de couteau. « Atal, » m'écriai-je. —■ Chut, dit-il, je vous en prie.' Je m'appelle main¬ tenant Malais, ne l'oubliez pas. Quelle joie de vous rencontrer. Nous dînons ensemble, n'est-ce pas ? Je vous invite. —- Cela tombe bien, continuai-je, je formais juste¬ ment le projet de faire un excellent dîner. —• A la bonne heure. Vous le ferez. Vous êtes bien toujours le même. » Il rit. ★ Aussitôt' entrés au restaurant et débarrassés de nos pardessus, Atal regarda ma rose d'un air réjoui : « Vous êies donc amoureux d'une fleuriste pour exhiber un tel spécimen de concours horticole ? » Je me mis à table et ne quittai plus des yeux ma montre : « Vous avez rendez-vous ? demanda-t-il. — Non, non, mais attendez un peu. » A huit heures moins seizeç je levai la main à ma bou¬ tonnière et, à huit heures moins le quart exactement, d'un geste brusque, j'extirpai la rose, la fourrai dans la poche de mon pantalon et puis me redressai en me fro.tant les mains et lui dis : « C'est fait, maintenant, je suis à vous. » Ce qui le fit partir d'un grand rire, « C'est vrai, lui dis-je, vous n'êtes pas au courant. » Et, sur-le-champ, je commençai, sans perdre une LE POT DE MIEL 333 bouchée du dîner (en effet excellent), le récit de mon malheureux bonheur : les Trois Bouleaux, la plonge, le train de Blois, la mansarde, les adieux sur le toit d'une église, le château et les meules, Paulette, Berthe, Paul, les « Je t'aime » et les. « Je ne t'aime plus ». A un moment donné, le voyant jeter des regards de côté, je lui demandai : « Vous cherchez quelqu'un ? 1 — Non, dit-il à mi-voix, non. J'espère plutôt que per¬ sonne ne me cherche. —• Ah, oui, en effet, cette affaire. Vous avez échappé de justesse. » Et je continuai mon récit. Vers la fin du repas, je lui demandai : « Je ne vous ennuie pas avec mes histoires ? — Ah, là, non. On paierait pour les entendre. » Il avait l'air, en effet, très amusé. Il me dit en matière de conclusion : « Quel pistolet vous faites ! Mais, dites-moi, et la Grande Patronne ? Qu'est-ce qu'elle en pense ? —- L'autre jour, avouai-je, elle n'a pas eu l'air très content. » Cette déclaration mit le comble à son hilarité. Je le regardai avec stupeur, tandis qu'il n'en finissait pas de s'esclaffer. « Ce n'est pas drôle du tout, lui dis-je. —• Vous trouvez, vous ? » Et il recommença à rire à gorge déployée. « Pauvre garçon, pensai-je, ces événements ont dû lui déranger l'esprit. » XXI Dans le taxi qui me conduisait au lieu de la fixation, je me frappai le front et m'écriai : 334 l'apprentissage de la ville « Imbécile que je suis. J'aurais dû lui demander ce qu'il en était de Jean-Claude. » * Cette fois, aussitôt que je fixai le portrait, je sentis un bouffée de chaleur m'envahir la tête, et mon regard quitta aussitôt le point prescrit entre les deux yeux pour s'égarer sur la bouche, autour de l'oreille, le long du cou, à l'épaule où il défit une agrafe, sur la poi¬ trine où il se complut, et tout à coup nous roulâmes entrelacés sur les draps, sur les herbes, sur les feuilles, sur le sable, dans les joncs, sur la paille. Il était dix heures et quart. Cette fois, Vénus aidant, j'avais une preuve positive d'avoir pensé à elle que la pudeur seule m'empêche de dévoiler ici.' L'enthousiasme tombé, je me demandai si, de fait, je lui avais offert là les pensées généreuses dont parle le mage. Un scrupule me vint, mais, songeant au progrès accompli, je ne désespérais pas, une autre fois, d'une réussite meilleure. Je m'endormis du sommeil du justifié. xxii Le lendemain soir, fidèle au poste, je la trouvai aussi au rendez-vous d'image, mais inerte, réticente, maus¬ sade comme à notre dernière entrevue de Champierre, et je la serrai comme alors, je la secouai comme alors, l'interrogeai et la tourmentai comme alors. La scène recommença avec la différence que j'y jouais un meil¬ leur rôle : moins étonné, moins implorant, plus impé¬ rieux et impatient. Je retournai plusieurs fois sur la gifle. Je me consolai en me disant : « Oui, mais ce mage a promis de se concentrer aussi sur le même sujet LE POT DE MIEL 335 pour soutenir ma volonté défaillante, et au moins, lui, va réussir à ma place. » XXIII Je ne la voyais plus maintenant que par bribes, recouverte par mes pensées anxieuses comme par un linge mouillé, noyée en elles avec moi. Je ne la voyais que seule à seule avec moi, discutant de notre désac¬ cord ou se jetant dans mes bras sans pourquoi. Je ne pouvais la voir telle qu'elle était, vivant et par¬ lant parmi les autres en mon absence. Je m'y essayai, mais ce fut pire encore : car je vis alors rôder autour de Champierre ce grand frisé, celui qui m'avait tant effrayé par sa beauté sur l'escalier des Trois-Bouleaux. Je le voyais — ou sinon lui, son frère •— grimper aux pierres d'angles et entrer dans la chambre de Lucrèce par la fenêtre. Apprendre la mort de Lucrèce m'eût beaucoup sou- lagé. XXIV Comme les choses devenaient intolérables, je me ren¬ dis chez le mage et je lui dis : « Je sens un grand progrès. Chaque fois, je lui ai dit « reviens », elle m'a répondu « oui, oui ». Ne croyez- vous pas que l'heure est venue de lui écrire ? —- J'ai peur que vous vous fassiez des illusions, que ce soit un peu prématuré. Mais, si vous êtes sûr qu'elle répond, je ne vois aucune raison, en effet, pour que vous tardiez davantage à recueillir le fruit de vos efforts. —• Quand pourrais-je lui écrire ? Le mage tira un calepin, fit un calcul mental : 336 l'apprentissage de la ville — Demain, à cinq heures du soir, sera un moment favorable. —• Vous êtes sûr qu'elle répondra ? —■ Aussi sûr que vous qu'elle a déjà répondu. » , , ★ Je sortis fort déçu par le mage. Il descendit beau¬ coup dans mon estime de ne pas s'être aperçu que je mentais et de ne pas m'en avoir fait honte. Je continuais à suivre ses conseils, mais avec une certaine méfiance. xxv J'écrivis la lettre à Lucrèce. « Reviens, lui disais-je, ce malentendu a trop duré. Passons l'éponge sur le passé. Souvenons-nous de nos jours heureux. Je te pardonne de tout cœur la peine que tu m'as faite. Je ne garde envers toi que les sen¬ timents généreux que toute femme peut attendre de celui qu'elle aime, etc... » xxvi Je continuais à suivre les conseils du mage ponctuel¬ lement et avec une mauvaise volonté croissante. Je passais les jours néfastes à rugir de fureur et à me démener dans mon lit. Les jours fastes devinrent néfastes aussi à cause de la rose. Je la portais avec humeur et ne pouvais souffrir qu'elle devînt pour autrui une distraction plaisante. Dans la rue, dans les cafés, dans'les tramways, les altercations se multipliaient. Je me colletai avec un gros homme à cravate verte. Je dus ramasser la rose dans le crottin, mais en échange je lui avais fait manger sa cravate. LE POT DE MIEL 337 J'arrivais chez Vienaud couvert de bleus et de bosses. J'avais brusquement mis fin aux confidences et ne m'adressais à autrui qu'avec hargne et hauteur. A dix heures, je clignotais pendant cinq minutes devant la photographie, me livrant à cette corvée par pur acquit de conscience et par charité vis-à-vis du mage. XXVII Je reçus la réponse de Lucrèce un jeudi, jour faste. C'était justement la première fois que j'avais oublié d'acheter la rose. Je m'en souvins aussitôt et, sans ouvrir la lettre, je courus acheter la fleur. Je réussis à la mettre à la boutonnière (à une seconde près à l'heure prescrite). J'en conclus que tous les signes m'étaient favorables. « Je suis sûr qu'elle répondra, » avait dit le mage. Mais je ne voulais pas ouvrir la lettre n'importe où. Je montai jusqu'à ma chambre et m'y enfermai. Je m'étendis sur le lit et posai la lettre sur l'oreiller à la place où elle posait la tête lorsque nous dormions côte à côte. Je fermai les yeux, et tout me fut oubli hormis ce moment où, pour la première fois, je m'étais pen¬ ché sur sa faiblesse. Ma main s'avança pour lui toucher la joue et rencontra la lettre. Je rouvris les yeux et, avec volupté, je glissai le coupe-papier d'ivoire dans l'interstice du pli et prolon¬ geai la déchirure. Je me saisis de ce qu'elle me livrait : c'était ma propre lettre non décachetée. « Sale/mage ! hurlai-je, les poings tendus, me faire ça à moi ! » J'avais bondi au milieu de la pièce, battant l'air de mes gestes. 22 338 l'apprentissage de la ville Je rencontrai soudain mon image dans la glace, les bras en l'air et la face démontée. Je restai là, suspendu un moment. « Voilà qui n'est pas beau, » notai-je. Il me faudra, de gré ou de force, revenir sur la signification de ce pénible spectacle. Mais non pas maintenant, plus tard, plus tard. Je repris mon manège. « Il va voir ce que je vais lui faire, ce mage-là. » Et, arrachant ma cravate et faisant sauter les bou¬ tons du col, j'empoignai le talisman, cassai le cordon et me livrai à une vengeance cruelle. Je l'écorchai de sa gaine, j'en fis jaillir les entrailles sous forme d'un sachet couturé de papier gommé. Je conlemplai avec dégoût cet emballage mal fait, songeant qu'il n'était pas étonnant qu'il m'eût porté malheur. Je le vidai de son contenu, qui n'était qu'une rognure de carte de visite- ornée de piteux petits des¬ sins absurdement géométriques. Mais, comme je posais au jour ce qui devait rester caché, savoir : la nudité de ces triangles et de ces cercles, j'éprouvai quelque ma¬ laise en songeant que cette vengeance dirigée contre le mage imposteur pourrait bien retomber sur moi. Je ne renonçai pourtant pas à achever mon œuvre, puisque les choses ne pouvaient pas tourner plus mal, et l'explosion et les vapeurs de soufre et le jaillisse¬ ment de quelque figure cornue attendus m'épouvan¬ taient sans m'arrêler. Mais la rognure de carton brûla seule sans faire de dégâts apparents. xxviii A la bibliothèque, je trouvai une lettre de Vienaud où il me signifiait mon congé immédiat, non sans l'accompagner d'un chèque de la valeur de trois mois de traitement pour me dédommager. LE POT DE MIEL 339 Ce n'était pas (malgré mes préoccupations) que j'eusse négligé les devoirs de ma charge, mais M. Vie- naud s'était refroidi à mon égard depuis que je lui avais confié mes chagrins. Nous étions entrés en rapport par une bousculade, jë l'avais toujours traité avec désinvolture et hauteur. Mais, du jour où j'avais cherché auprès de lui, comme auprès de tant d'autres, une consolation, un conseil, l'appui de son attention, sa faiblesse en avait pris ombrage et s'était vengée de ce que je lui avais autre¬ fois donné l'illusion de la force. Moi, je pensai que c'était le premier effet du talis¬ man violé. XXIX Rentré chez moi, ce soir-là, je sentis l'incapacité où j'étais de rester dans ma chambre toute la soirée et toute la nuit. Je sortis et marchai au hasard. Je marchai longtemps dans la nuit. Enfin, je m'arrêtai devant une grille connue, celle de la clinique où j'avais langui aux frais d'Ariette. Et, par le souvenir, j'entrai les yeux mi-clos, roulé dans une voiture étrangère. Je me balançai, vide de sang et de pensée sur une civière emportée par quatre hommes. Ah, j'avais soif d'une blessure torride qui m'eût donné l'accès de ce perron, des draps de la con¬ valescence, des parois blanches, des chambres sans odeurs et sans mémoire, de toutes ces choses faites pour préserver la vie et pour nous préserver de la vie. Je frissonnai, car il pleuvait. Je m'ébrouai et passai mon chemin. Et le chemin me mena sous une fenêtre illuminée. C'était la chambre d'Ariette, à l'heure où elle se couche. Un mot revint à ma mémoire : « Je vous souhaite 340 l'apprentissage de la ville beaucoup de malheurs, mon ami, afin que vous entriez dans la réalité des choses. » Je ne pouvais détacher mon regard des fils de lumière qui rayaient la persienne et qui m'arrivaient à travers un écran de branches luisantes. La lumière s'éteignit et, de la main qui avait pressé le commutateur, je remontai à tout le corps et, pour la première fois, je conçus qu'il existait. Oui, quand elle s'est glissée dans le bain, l'eau s'est élevée dans la baignoire ; quand elle s'est appro¬ chée du miroir pour étendre la crème sur ses joues, sur son front, une buée est passée sur le miroir. Sa main, la main qui, dans mon souvenir, reste marquée de la tache de mon sang, est toute pénétrée du sang de sa propre vie. Elle s'est couchée et l'ombre s'est refaite ; et, avec l'ombre, les pensées tristes. « Tu fais si bon marché des sentiments de ceux qui t'aiment et qui voudraient t'aider. » Elle aussi sentait peut-être la solitude et la tristesse ; car elle est fragile, aujourd'hui. Elle pourrait mourir aujourd'hui même. Et, si elle était morte, tout l'enchaînement de mes fautes à son égard se trouverait fixé pour toujours et retomberait sur moi seul. Pourvu qu'elle ne meure pas avant que ne soit effacé le mal de notre dernière rencontre. Car, non seulement je m'étais laissé couler partout, ) me confondant et me mélangeant à tout, non seule¬ ment j'avais remplacé mes actes par des paroles, mais, ce jour-là, dans mes paroles, j'avais entraîné les autres dans ma confusion. J'avais trahi l'une et l'autre femme et moi-même, en parlant de l'une devant l'autre avec des mots qui K avaient servi à tout. Je les avais mélangées l'une à l'autre, faisant injure aux deux. Et les distinctions, et LE POT DE MIEL 341 la comparaison, et les arguments, et la discussion, tout n'était que mélange et dégoût. Et, maintenant, c'était un fait : Les deux femmes et quelques autres se trouvaient mélangées pour témoigner contre celui qui mélange tout. Et l'offense adressée à l'une était allée toucher l'autre comme la pensée au travers de son portrait. Lucrèce, ce jour môme, m'avait écrit : « Je ne t'aime plus. » Elle avait bien fait. XXX Je continuai ma promenade sous les étoiles illi¬ sibles. Mes pas me conduisirent impasse Venettis. Je m'arrêtai dans les feuilles mortes du jardin de la Grande Maison. Et là, je passai cinq minutes à revoir tout ce temps perdu à essayer de savoir ce que l'on me cachait, sans même savoir pourquoi je voulais le savoir. Ici, du moins, j'avais pu me taire et me contenir, peser tout entier sur un seul point et faire céder l'obs¬ tacle. Et aussi, j'avais obtenu la connaissance que je voulais atteindre. Mais cette connaissance, je l'avais cherchée pour me troubler et non pour m'éclairer. Et c'était ainsi que, parmi tous ces gens qui cultivaient et servaient des vices rares, je pratiquais le vice le plus rare : celui de la connaissance. Et, au milieu de ces meubles polis, de ces tapis, de ces boissons, de ces femmes belles et jeunes, de tous ces instruments de plaisir dont je ne tirais pas mon plaisir, j'étais comme celui qui descend dans la tombe pour déterrer le corps défait d'une femme qu'il aima, et, en l'étreignant, elle 342 l'apprentissage de la ville morte et qui ne sait pas, il devient deux fois plus mort qu'elle, lui qui, vivant, jouit de la mort. xxxi Je m'éloignai de la Grande Maison et repris mon vagabondage. Il m'arriva de passer devant l'immeuble où Ariette, autrefois, m'avait logé. Il était à peu près la même heure de la nuit, l'heure où je l'avais abandonnée, laissant les portes ouvertes, une valise à la main où ballottait un réveil. Et j'étais encore maintenant une valise vide où tra¬ vaille la mécanique qui porte l'heure de ma mort. Et je me retrouvais comme un an plus tôt, fuyant comme alors, sans savoir où j'allais. Et celui qui croit aller droit devant lui sans savoir où il va tourne en rond et repasse par où il a passé, tant le nombre de nos pas est compté, tant le registre de nos actes est restreint. Nos gestes recommencés nous couchent dans un coin ou dans un autre d'un moule déjà formé. Et maintenant, répétant cette fuite sans raison, j'entrais dans la raison de ma fuite. J'avais cru rompre mes chaînes et, par un départ sans adieu, faire acte de virilité, alors que je ne sui¬ vais que la pènte la plus facile, la pente que suit la mouche tombée dans le tuyau de la baignoire et qui, de conduit en conduit, descend où vont les eaux grasses, jusqu'aux champs d'épandage, avec les autres rebuts. J'avais cru suivre un chemin nouveau en rompant tout, mais, pendant tout le temps que j'étais resté auprès d'Ariette, je n'avais rien fait d'autre que de tout rompre. Et, en continuant ma marche nocturne, je m'enten- LE POT DE MIEL 343 dais claquant les portes, cassant les salières, volant le vin, mentant, piétinant tout ce qu'on me donnait et tout ce que j'avais pris, et, là encore, je croyais, dans les colères et dans, les débauches, faire acte de virilité. Mais qu'est-ce que la colère et l'incontinence, sinon le propre de l'enfant ? Qu'est-ce que la colère de l'enfant, sinon la marque de son impuissance ? Quant à mes débordements, auxquels j'ajoutai une idée de malicieuse revanche, ils ressemblaient beau¬ coup à l'agréable et tiède démangeaison de l'enfant qui a fait dans sa culotte. Et qu'avais-je été avec Ariette, sinon un nourris¬ son ingrat ? J'étais le nourrisson auquel le poil a poussé par¬ tout, dont se sont allongés les bras, les jambes, le membre, mais qui veut continuer à téter pour s'éviter la fatigue d'aller chercher sa pitance ailleurs. On l'emmaillote, on le torche, on le gronde, on essaye de lui apprendre à marcher, ce dont il se venge en mordant la mamelle. XXXII J'étais arrivé aux limites de la ville. L'obscurité se fit complète, et il me sembla que celui que je cher¬ chais, que celui que je suivais à la trace et tâchais de forcer s'était caché quelque part dans ces cahutes. Celui que j'étais, celui qui avait fui, pourquoi s'était-il caché ici ? Je voulais le secouer et lui faire avouer ce pourquoi.-Dans cette mer de tessons et de ferraille, je voyais miroiter les signes de ce que je voulais com¬ prendre. Là-bas, dans le luxe indû, sous l'œil vigilant de celle qui l'aimait sans retour, il trébuchait dans ses propres actes, et le malaise qu'il en éprouvait l'incitait, çà et 344 l'apprentissage de la ville là, à la réllexion ; ainsi recon trait-il, de temps en temps, son image venant sur lui en laideur pour le réveiller. Mais il ne s'était pas réveillé ; il s'était irrité et il avait brisé tous les miroirs. Ici, il pouvait tout à fait oublier sa propre image ; c'était pour l'oublier tout à fait qu'il mangeait peu, dormait peu, pensait moins encore, se cachait, diri¬ geait sur la vie d'autrui le regard qu'il aurait dû tourner sur la sienne. Il avait trouvé la distraction sans remords de la misère. La faim, le froid, la crasse, la pluie, l'engourdis¬ saient plus sûrement que le plaisir. Etre troublé dans sa chair, ne plus penser, lui four¬ nissaient une manière de justification. Il n'essayait pas de se purifier, puisqu'il se sentait justifié. Il avait perdu le bénéfice de ses erreurs en les reniant au lieu de les peser. xxxiïi Maintenant, il n'y avait plus qu'à traverser l'avenue pour lever les yeux sur la maison où javais vécu avec ma mère. La façade montait au delà des branches, avec toutes ses fenêtres comblées de nuit. Oui, elle était morte et je passai. Je passais mon chemin comme j'avais passé ma vie après qu'elle était morte, mourant pas à pas à mesure que j'oubliais le temps où je puisais ma force au bonheur de donner. « Pense toujours, disait ma mère, quand tu aime¬ ras une femme, et demande-toi ce que tu comptes faire d'elle. » Qu'avais-je voulu faire de Lucrèce ? En jouir, et jouir de l'image magnifiée que son LE POT DE MIEL 345 amour me rendait de moi, m'étendre et me répandre sur elle, m'accrocher à elle et m'y couler. Et qu'avais-je l'a.t d'elle ? Je l'avais mangée. xxxiv En me réveillant, le lendemain, je pensai qu'il était heureux pour moi de me trouver seul et sans travail, de n'avoir personne à voir et rien à faire, tant le sen¬ timent de ma confusion intérieure m'était intolérable et tant j'en avais honte et peur de ses effets. Je songeai même qu'il était heureux que celle que j'aimais se fût éloignée de moi et ne vînt pas me sur¬ prendre dans cette honte et dans cette peur. xxxv Le jour même, une lettre vint qui m'étonna : une lettre de Lucrèce. Elle s'excusait d'avoir renvoyé mes lettres précé¬ dentes sans les ouvrir, avouant qu'elle ne s'était pas sentie en état de les lire. Encore aujourd'hui elle ne pourrait suporter ni les reproches, ni les questions, ni les épancliements qui la rapporteraient au passé ; elle tenait cependant à mon amitié et souhaitait de n'en être jamais privée ; elle viendrait dans une semaine habiter chez son amie Denise Chatillon et elle espérait ma visite. Cette lettre augmenta ma confusion et eut pour effet de me la faire oublier. 346 l'apprentissage de la ville xxxvi Je me précipitai aussitôt rue Raynouard, quoique sachant que Lucrèce n'y habitait pas encore. De la rue, je regardai les baies vitrées de l'atelier. « Et voilà, me dis-je, je regarde ces vitres au delà desquelles elle n'est pas, ce qui est doublement futile, puisqu'elle n'est pas pas là et que moi je ne suis pas ici : car celui qui ne sait pas ce qu'il veut ne sait pas ce qu'il doit dire, ne fait pas ce qu'il voudrait, celui-là ne peut pas rendre visite à quelqu'un, celui-là est un absent. » Je rentrai chez moi. xxxvii Sur le chemin du retour, j'entendis comme au loin¬ tain de moi le Chef de mes jugements qui disait : « Même quand elle sera arrivée, il ne faudra pas aller la voir. » Et cette voix était faible et très importune. « Mais, répondis-je, puisqu'elle m'a invité, il serait impoli et froid de ne pas y aller. Le chef de mes jugements. — Si tu y allais, es-tu sûr d'être poli ? Moi. — Je serai très doux, j'essayerai de ne pas lui faire de reproches. J'éviterai de la gifler. » Et, en même temps que je disais cela, je pensai : « Hélas, je ne peux pas y aller, je ne peux pas y aller. » Soudain révolté, je m'écriai : « Et que vais-je faire pendant tout ce temps que je ne vais pas la voir ? Le chef de mes jugements. — Te préparer à la revoir. Moi. — Sera-ce long ? le pot de miel 347 Le chef de mes jugements. •—• Cela ne dépend que de toi, de la vérité de ton sentiment, de la qualité de . ton attention. xxxviii Je soupirai : « La vie est longue et bien fatigante. Si j'étais seule¬ ment sûr que je gagne quelque chose à ne pas y aller. Oui, qu'est-ce que j'y gagne ? Le chef de mes jugements. — Tu y gagnes de ré¬ sister. Moi. — Et qu'est-ce qu'on gagne à résister ? Le chef de mes jugements. —- On gagne de con¬ naître. Et moi. — Et qu'est-ce qu'on gagne à connaître ? Le chef de mes jugements. — On gagne tout. » xxxix — « A quoi faut-il résister pour tout connaître et tout gagner ? Le chef de mes jugements. — A tout. » xl Je me demandai quel était mon penchant le plus irrépressible et découvris qu'en ce moment encore, c'était de me répandre en confidences sur mon malheur. Je me résolus donc à boucher le plus grand trou et à éviter toute fuite de ce côté. La bonne avait déjà répandu son eau sur le palier. Elle releva, au bout du balai, le chiffon mouillé au moment où je descendais. 348 l'apprentissage de la ville Dépeignée, dépoitraillée, répandue, elle me de¬ manda, la bouche usée et l'œil salace : , « Eh bien ? et ce gros chagrin ? » Je contemplai mon gros chagrin descendu de bouche en bouche jusqu'à celle-ci. Il ne me tourmenta plus, mon gros chagrin ; il me dégoûta. « Bonjour, Marie, vous allez bien? » lui dis-je. Et je passai. xli Je fouillais la boîte d'un bouquiniste sur le quai quand un jeune homme s'avança vers moi la main tendue. Je ne le reconnus que quand il parla. C'était un des amis avec qui nous avions fait, à Champierre, l'excursion qui nous avait conduits au cimetière sur la falaise. Il me dit : « Je reviens d'Abbeville. J'ai vu Lucrèce avant-hier. Elle se préparait à partir pour Paris. » Je retins mon souffle. Je sentis au fond de moi la torsion des demandes prêtes à jaillir : Comment était- elle ? Avait-elle l'air triste ? A-t-elle parlé de moi ? Comment habillée ? Qui §e trouvait là autour d'elle ? Je l'épiais, suspendu à ses lèvres, espérant qu'il allait, de son propre mouvement, m'en dire davantage. Mais, comme je restais muet moi-même, il crut bon de demeurer vague. Je l'interrompis avec un sourire contraint : « Je suis très pressé, excusez-moi. J'espère avoir le plaisir de vous revoir. » « Ouf, pensai-je, quand il se fut éloigné, j'ai bien manqué d'y passer. » LE POT DE MIEL 349 XLII Le soir, je rencontrai Mouillet qui sortait de la bi¬ bliothèque, la serviette de moleskine sous le bras. Ce fut lui qui se répandit en soupirs : « Mon pauvre, mon cher ami. Comme je comprends votre chagrin. Tout vous arrive à la fois. Nous nous inquiétons bien pour vous, ma femme et moi. Vous avez perdu tout à la fois. —- Ah, vous êtes bien bon, lui dis-je. Mais peut-être vous inquiétez-vous trop. Je n'ai pas eu à souffrir de quitter ma place, et, quant aux amours malheureuses, peut-être n'était-ce pas aussi sérieux que je voulais le donner à entendre. Mais parlez-moi de vous... La coqueluche de votre petite Louise est-elle passée ? » " ' ' " • . - •••; - , • ■?. ' . XLIII J'avais mis quelques annonces dans les journaux, fait une dizaine de démarches et obtenu du trqvail. Aussitôt que je me trouvai devant M. Vairon, chef de bureau, je me demandai ce que j'étais venu faire ici. « Tiens, c'est vous ? », avait-il dit en jetant un re¬ gard sur mes chaussures. Et, pour tout commentaire, il souffla d'une manière insultante dans son nez, puis se remit à écrire. Au bout d'un peu de temps, il jeta un regard sur ma cravate : « Nous n'aimons pas les amateurs ici. » J'attendis cinq minutes pendant lesquelles j'eus tout loisir d'examiner ses joues grasses, son col de celluloïd, son abat-jour vert et son calendrier. Je pensai que j'étais bien sot de supporter les hu¬ meurs de ce dogue, et j'aurais sans doute à les sup¬ porter pendant des mois, alors qu'avec l'avance de 350 l'apprentissage de la ville Vienaud je pouvais attendre l'offre d'un travail plus agréable et mieux rémunéré. M. Vairon leva les yeux sur moi : « Eh bien, qu'est-ce que vous faites là, qu'est-ce que vous attendez ? Est-ce que vous croyez qu'on vous paie pour avoir le plaisir de voir quelqu'un de si bien mis ? — J'attends que vous m'indiquiez le lieu de mon travail. » Il ricana sans répondre et se remit à écrire. Je m'avisai que ma main avait quitté mon corps. « Eh là, eh là, pensai-je, où va-t-elle ? » Elle avait déjà pris la forme de la joue de l'employé qu'elle s'en allait fesser. Je la rappelai à moi précipitamment. Enfin l'homme se leva et me dit : « Suivez-moi, vous. » Et, tandis qu'il me conduisait au lieu de mon tra¬ vail, je pensai que ma principale occupation ici consis¬ terait à ne pas le gifler. J'obtins sur-le-champ la récompense de mes efforts : la secrétaire de qui je devais partager le bureau avait un agréable visage. Elle me mit, avec beaucoup de bonne grâce, au courant de ce que j'avais à faire. Tandis qu'elle tapait sagement à la machine, je tâchai d'imaginer la maison où elle devait vivre : on y mange à la cuisine parce qu'il y fait plus chaud, sur la toile cirée à carreaux, sous l'abat-jour de papier découpé. Le vieux papa est un employé de l'octroi qui met ses chaussons en rentrant. La mère s'est fanée dans les besognes utiles. La petite a grandi dans les affections fades, bâillant au vide des dimanches/Mais on voit, à la poussée des seins dans le corsage étroit, qu'elle est un oiseau qui voudrait s'envoler. Au ci¬ néma, dans les magazines, dans les romans se sont LE POT DE MIEL 351 ouverts des espaces éblouissants auxquels elle n'a jamais goûté. « Vous aimez le théâtre, lui demandai-je. —• Oh, oui, dit-elle. J'ai même rêvé un moment d'être actrice. » « C'est bien cela, me dis-je, toutes les petites bour¬ geoises rêvent de devenir de grandes actrices. » Vairon entra en coup de vent, me jeta une liasse de papiers comme on donne un soufflet : « Ça, c'est pour vous. » Et puis se tournant vers elle : « Et vous, Monique, vous allez me recommencer ce devis. » Il croassa pendant cinq minutes et puis sortit comme il était entré et la laissa presque en larmes. J'avais plusieurs fois serré les poings pendant son discours et dû me rappeler mes résolutions pour rester à ma place. Aussitôt qu'il nous eut laissés, j'allai lui prendre la main et lui dis : « Remettez-vous, ça n'a pas d'importance. —• C'est un mufle. C'est une brute, s'écria-t-elle. — Dites plutôt que c'est un pauvre homme. Sûre¬ ment, il souffre de l'estomac ; à la maison, sa femme porte culotte et(le bat après l'avoir trompé. » Elle rit et retourna à ses papiers. Elle m'avait fait penser à Prisca. Je me demandai : « Comment peut-on faire pour être agréable à une jeune personne comme elle ? » Je l'interrogeai : « Est-ce que vos parents vous laissent sortir le soir ? — Je vis seule, dit-elle, — et après un temps, — malheureusement. — Si je vous invitais à sortir ce soir, accepteriez- vous ? » 352 l'apprentissage de la ville Elle me regarda, hésita un peu, puis accepta. ★ Je l'emmenai dans un grand restaurant où j'avais été quelquefois avec Ariette. Je commandai tout ce qu'il y avait de plus.fin. Je m'efforçai de soutenir la conversation qui lan¬ guissait un peu... A l'addition, je glissai un gros billet dans l'assiette. Dans la rue, elle me prit par le bras. « Vous êtes un étrange personnage, mais ce qui m'intrigue le plus, c'est de vous voir occuper 1111 em¬ ploi à huit cents francs par mois et subir Vairon quand vous pourriez faire autrement. — Vous avez vu juste ; c'est vrai que ce n'est pas tant pour gagner de l'argent que je travaille, mais plutôt pour éviter de ne rien faire, car j'ai appris à mes dépens que celui qui ne fait rien se défait. » Sur ce, je la menai au théâtre. ★ Vers minuit et demi, je la reconduisis jusqu'à son hôtel. Nous nous taisions depuis quelque temps. Au moment de mettre la main à la sonnette, elle se tourna vers moi et leva le menton dans la pénombre. L'heure était venue où le galant qui a emmené une jeune fille au théâtre recueille en un baiser le fruit de ses bons services. J-e lui serrai la main et m'en fus. xliv Je rentrai chez moi à pied et je pensais : « C'est demain que Lucrèce rentre. » Voilà, je me suis penché sur cette Monique, qui a un gentil visage, mais qui m'est étrangère, parce que LE POT DE MIEL 353 j'étais ému de l'offense que je lui ai vu subir devant moi, et de ses larmes. Mais jamais je ne me suis pen¬ ché sur Lucrèce pour connaître quel mal et combien profond j'ai causé en elle, par combien de larmes, de doutes et de confusion elle a dû passer pour me dire : « Je ne t'aime plus ». Ce brusque renversement, je l'ai tenu pour une offense à mon égard, pour une trahison et un tort dont je lui demandai réparation. Je n'ai jamais cherché moi-même à réparer le tort dont il était la consé¬ quence. « C'est toi qui es l'homme, c'est toi qui dois com¬ prendre, » disait Lucrèce. Oui, tant que je n'aurais pas compris, je ne serais pas un homme. Je n'aurais pas le droit d'aller la voir. XLV Après les huit heures de papier gratté, trois assauts de Vairon et quelques injures bassement personnelles supportées avec un sourire contraint, je sortis en m'éventant, et, prenant Monique par le bras, je lui dis : « Et maintenant, allons nous restaurer, qu'en pen¬ sez-vous ? » Nous nous acheminâmes vers Chez Maxim's. Elle s'arrêta sur le trottoir et je me retournai, sur¬ pris. Elle me dit : « Vous comprenez si bien les choses. Je suis sûr que vous ne vous offenserez pas de ce que je vais vous dire : si vous voulez me faire plaisir, il ne faut pas m'emmener dans des endroits si élégants. Je m'y sens mal à l'aise au milieu de tous ces mondains ; je sais 354 l'apprentissage de la ville que vous en êtes un, mais moi, voyez-vous, je suis fille de pauvres gens ; je suis née aux Lilas. — Très bien, dis-je, et moi j'y habitais l'année der¬ nière. — Comment ? Où? — Chez Moullot. — Quoi. Dans cette espèce de niche à chien qu'il louait aux clochards ? — Oui, l'année dernière, j'étais clochard. » Elle faillit me sauter au cou : « Alors, il n'y a plus besoin de se gêner. » Et aussitôt elle partit dans une ld'ngue suite d'ex¬ clamations, teintées d'accent faubourien. Nous dînâmes au Trou de la Lune, et puis je l'em¬ menai dans un cinéma de la Porte-Saint-Martin. xl vi Le lendemain, elle reprit : « Vous êtes vraiment un personnage étrange, car, si vous étiez un clochard l'année dernière, vous avez fait bien vite fortune et vous avez plutôt les allures d'un homme du monde panne que d'un petit employé parvenu. » La tentation était grande de lui faire passer une soirée (peut-être deux ou trois), uniquement occupée par le récit de ma pittoresque histoire : de l'attendrir, de l'horrifier, de l'éblouir, et, d'ailleurs, en n'ajoutant rien à la stricte vérité. La tentation était grande, mais je m'avisai à temps que je n'étais pas venu ici pour intéresser autrui à mon personnage, ni pour quêter des bravos et des bis à l'art que je savais déployer à m'exhiber dans des poses avantageuses. Au lieu de cultiver le repentir d'avoir toujours,! dans cette grande variété d'aven¬ tures, été net dans les paroles et confus dans les faits. le pot de miel 355 xlvii , Le soir, en me couchant, je fus pris d'un scrupule. « Lucrèce doit être inquiète, me dis-je, de ne pas me voir venir. » Le Chef de mes jugements répondit aussitôt : « Si elle se rongeait d'inquiétude sur ce point, elle viendrait s'informer de toi, sachant où tu habites. Moi. — Alors, pourquoi se serait-elle excusée d'avoir retourné mes lettres et m'aurait-elle dit qu'elle voulait toujours garder mon amitié. Le chef de mes jugements. — Et quels sentiments crois-tu, l'ont-ils poussée à t'inviter ? Moi. — Le sais-je ? Les femmes sont si étranges ! Et lui. — Allons, tu le sais bien. C'est par pure pitié. Dans quels sentiments est-elle en attendant ta visite ? Et moi. — Elle éprouve quelque trouble peut-être ? Le chef de mes jugements. — Tu veux dire de la crainte. Elle craint de voir revenir le dégingandé qui s'est jeté sur elle à Champierre, les yeux hors de la tête, cisaillant l'air de ses gestes,, atterré, protestant, la tiraillant entre la gifle et le baiser. Moi. — Oui, mais elle aurait tort de me craindre, car ce n'est pas pour rien que, depuis lors, j'ai fait de grands progrès. Je saurai bien ne pas la gifler, puisque je suis allé jusqu'à ne pas gifler Vairon. Je ne l'embrasserai pas, puisque j'ai su ne pas embrasser Monique. Et lui. — Quelle attitude es-tu capable de prendre? Moi. — Je serrerai les dents. Je me retiendrai. Je me répéterai : il faut résister à tout. Et lui. — Oui, tu arriveras pâle et vêtu de noir, les dents serrées et les yeux creux. Tu te dresseras devant elle comme un remords vivant. Tu feras le fantôme de ce que tu fus. 356 l'apprentissage de la ville Et moi. — Oui, le temps n'est pas encore venu d'y aller. » xlviii Quand Monique m'annonça qu'elle voulait m'emme- ner chez des amis, j'eus tout de suite une vision de soupière. Nous nous arrêtâmes rue du Départ et montâmes indéfiniment des escaliers. L'atelier du peintre Kirsky résonnait de voix d'hommes discutant. « Oui, affirmait l'un, Billon est un peintre délicat, mais, à force d'être délicat, on tombe malade. » Un autre reprit : « Ce qui compte pour moi, dans la peinture, c'est l'émotion. » Un autre interrompit : « Rappelez-vous ceci : peindre, c'est construire. » t Oubliant Monique qui m'avait mené là, j'allais en¬ trer dans la dispute avec mes arguments tout prêts, quand je m'avisais que je n'étais pas peintre et que rien n'esit plus vulgaire que d'avoir une opinion auto¬ matique sur tout comme un dictionnaire. Je me tus donc et j'écoutai. Je remarquai que tous ces gens-là, à leur manière, avaient raison ; qu'il était seulement dommage que l'un, dans sa hâte de parler, n'écoutât pas ce que disait l'autre. Ce fut alors que Kirsky, s'adressant à moi, fit : « N'est-ce pas, qu'en pensez-vous ? — J'avoue que je ne suis pas du métier, répondis- je, et que mon opinion a peu d'importance, mais il m'a semblé que tous, ici, aviez raison. » Il se fit un silence et tous m'écoutèrent tandis que je reprenais un à un, sans rien y ajouter de mon cru, LE POT DE MIEL 357 les arguments qui avaient été jetés, mais en les ajus¬ tant dans le sens où ils pouvaient s'ajouter l'un à l'autre, à la grande satisfaction des auditeurs récon¬ ciliés dans leur vanité. ★ Sur ce, on apporta les plateaux et les bouteilles. Suivit un bruit de mastication, de verres entre-cho- qués, de « non, merci », « je reprendrai encore de ça », « ici, du whisky ». Il y eut des plâisantëries grasses, quelqu'un chanta La Bretonnière ; des lumières s'éteignirent dans un coin dont sortirent des cris de filles chatouillées. Je cherchai ma Monique dans ce bourdonnement. Je finis par la découvrir sur un canapé qu'elle occu¬ pait à elle seule presque tout entier, affaissée et tenant à la main un grand verre de fine. Elle se balançait de droite à gauche, la jupe beaucoup trop relevée, le corsage beaucoup trop entr'ouvert, la bouche ouverte et les yeux brillants. A l'extrémité du canapé, collé contre la paroi, se tenait le musicien Nubis, le regard fixé sur ses ongles. Aussitôt que j'arrivai, elle me saisit par la main, me fit asseoir contre elle, me tutoya derechef : « Viens ici, toi, reste ici. » Et puis, se tournant vers Nubis, elle continua : « Je vous plais, dites ? » Et Nubis, sans quitter des yeux ses ongles : « Certes : vous êtes ravissante. —- Oui, mais je ne vous plais pas plus que ça ? —■ Oh si... oh si... » Alors Krisky, s'approchant de nous, cria : « Venez voir, tous, en1 voilà une qui essaye de violer Nubis. » : i ; ! Et puis se penchant sur elle pour lui rire au nez : 358 l'apprentissage de la ville « Gourde, va... tu ne t'es pas encore aperçue que notre Nubis est une belle petite tante ! » Jeanne se dressa, bouleversée : « Ce n'est pas vrai, dites, Nubis, mon Nunu, ce n'est pas vrai ? Vous n'êtes pas pédéraste ? » Et l'autre avec un sourire : « Mais si, chère amie, je vous assure. — Oh, c'est horrible, c'est horrible. » Et, se tournant vers moi, elle me saisit à bras-le- corps en disant : « Tu n'es pas comme ça, toi, tu aimes les femmes, au moins, dis ? » Nunu s'éloignait dans un froissis pudique de pan¬ talon. J'avais bu moi aussi afin de ne pas être en reste avec les autres, mais non pas assez pour ne pas les voir. Ils roulaient partout et commençaient à s'enlacer. Quelqu'un vomit. Monique était maintenant par terre. Elle m'attira et me dit : « Là, là, par terre, prends-moi. » Je lui caressai les cheveux pour la tenir à distance. xlix £ Le lendemain, au bureau, je pensai en regardant Monique : « Te voilà encore, toi, avec ton petit air sage, ton petit col propre, ton petit air un peu plus pudique que d'habitude. » Ce n'est pas la peine de couler vers moi ce regard plaintif, on les connaît tes soupières et tes toiles cirées à carreaux. » Vous me dégoûtez, toutes les femmes. » — Tu caquètes beaucoup, mon ami, intervint le Chef de mes jugements. Te voilà dépité contre elle LE POT DE MIEL 359 comme si elle l'avait trompé ; mais ce n'est pas elle qui t'a trompé, c'est toi qui t'es trompé. Il est déplai¬ sant, en effet, de s'apercevoir qu'on n'est pas infail¬ lible, mais il vaut mieux s'en apercevoir que de ne pas s'en apercevoir si l'on ne veut pas se tromper tou¬ jours. » Pour être juste, il faut reconnaître que tout n'est pas dépit dans ton déplaisir. Il y a (ici un regret moins ignoble que celui qui vient de l'amour-propre à vif. Tu as regardé cette femme avec la tendresse qui est due à toute femme : derrière son image doucereuse et sage, il y avait l'image de Prisca, l'image de ta mère ; et, tout à coup, tu l'as vue déchue de son image de femme, tu as eu raison d'en être attristé. » Mais tout cela n'est-il pas un détour pour te ra¬ mener à toi. Tu n'as jamais aimé celle-ci, et ce cha¬ grin n'est qu'une humeur. Songe, si tu l'aimais, «au désespoir qui t'en serait venu, et maintenant cesse de ne rien comprendre quand une femme tout à coup te dit : « Je ne t'aime plus ». » Médite plutôt sur son désespoir de t'avoir vu tomber, toi, de ton image. » Jusqu'à présent, tu as été bon avec cette Monique, afin de la consoler des injures de Vairon et dans la seule intention de lui être agréable ; en même temps, il était agréable pour toi de lui être agréable. Mainte¬ nant, tu éprouves à son égard une certaine aversion. Ne crois-tu pas le moment venu de t'efforcer plus que jamais de lui être agréable et de la consoler des in¬ jures subies, qui sont plus grandes et plus nombreuses que tu ne le pensais d'abord ? » « Etes-vous libre, ce soir, voulez-vous que nous sortions ensemble ? » demandai-je à Monique à la porte du bureau, comme les autres soirs. 360 l'apprentissage de la ville l La haine vient bien quand les hommes se tou¬ chent : haine du sali contre le bien tenu, de l'igno¬ rant contre l'endoctriné, de l'étriqué contre le mus- culeux, du dépensier contre le ramasseur d'épingles ; haine des damnés qui meurent deux fois en tuant avec des gestes de colère ou des lenteurs de joie ; haine du troupeau qui ne tue pas, mais qui hait sans risque entre les brancards de la loi. Le plombier s'en va faire ses semailles dans la femme du facteur, son voisin. Le facteur, lui, sème ses mauvais propos dans une oreille. L'oreille pro¬ pice met la langue en branle et voilà que le levain agit : toute une famille fermente maintenant par la force de ce venin. Et le facteur, de sa chambre, à l'heure du repas autour de la lampe, assiste à la pourriture du cercle familial et le regarde s'abîmer. Il déguste les discussions vilaines après les plats. H jouit des cris du père : « Mathilde, je te maudis. » Et de la réplique : « Eh bien, je m'en vais, je serai caissière, puisqu'on me méprise. » Des épingles tom¬ bent au milieu de sa colère, et voilà que son chignon, en se défaisant, rampe le long du cou trop blanc. ■ ■ ' "sir ..V- >" .v à '■ * 'h I.I Au restaurant, je m'appliquai à reprendre notre amitié au point où nous l'avions laissée avant la soirée chez Kirsky. Je me gardai de toute allusion aux événements de la nuit. Je la menai ensuite dans une guinguette où l'on chantait ces chansons larmoyantes et populassières qui lui plaisaient. LE POT DE MIEL 361 Sur la banquette, à côté de moi, l'émotion la gagna; elle me saisit par le bras et me dit : « J'ai bien le regret de rn'être montrée si laide, hier, devant vous. Mais peut-être me jugeriez-vous moins mal si vous connaissiez mieux ma vie. » A seize ans, je chantais à Tagada, une petite boîte de nuit près de la gare Montparnasse. J'avais alors un filet de voix que j'ai perdu depuis. C'était le moment le plus heureux de ma vie. J'aimais le bruit du bar et l'odeur du tabac* le Champagne offert, le sandwich au poulet et à la moutarde pris au bord du comptoir, les martini, le jazz et les applaudissements. J'aimais sentir les jeunes et les vieux tourner autour de moi. Parfois, un homme m'attirait dans un coin et m'em¬ brassait de force sur la bouche. » Je le giflais et m'essuyais la bouche. » Le soir, je rentrais dans ma chambre, où jamais aucun homme n'était venu et où je vivais avec une amie. » Celui que j'aimais venait quelquefois au Ta¬ gada. Il était très grand et très beau. Il souriait à tous et ne regardait personne. De très belles femmes l'accompagnaient toujours. Et moi je ne chantais que pour lui. C'était de son côté que je jetais des baisers au public. Et lui me souriait comme à tout le monde et ne me regardait pas... » Et un jour, je l'ai rencontré, c'était dans un grand magasin au rayon de la papeterie. » Il est venu à moi en disant : » —- Oh, petite Monique ! » Et, voyant où nous étions, il me dit : » — Elle vient ici pour acheter du beau papier pour écrire à ses amoureux. » — Je n'ai pas d'amoureux. Je n'en ai qu'un, mais c'est moi qui suis amoureuse. » — Et lui ? 362 l'apprentissage de la ville » — Il ne le sait pas. » —- Pourquoi ne le lui dites-vous pas ? » — Vous croyez que je dois le dire ? » — Oui. » —• Eh bien, c'est vous, méchant. » Nous sommes sortis ensemble. » — Je croyais que tu ne me regardais pas, me disait-il, que tu souriais à tout le monde. » Il me prenait dans ses bras et, pour la première l'ois, j'ai rendu son baiser à un homme. » Tous les jours, nous nous retrouvions, nous rê¬ vions ensemble, nous nous disions notre amour. Il me semblait sentir un tremblement en lui quand il m'em¬ brassait. Il me disait qu'il m'aimait. Il ne me disait jamais ce qu'il voulait faire de moi. Moi, je voulais lui donner la plus belle preuve d'amour. Un jour, je lui ai dit : » — Je ne veux plus être une petite fille. Je veux être une femme. Je t'aime. Fais de moi ce que tu veux. » Il m'a répondu : » — Moi aussi, je t'aime. » Le lendemain, il n'est pas revenu. » Les jours ont passé. Je mourais d'inquiétude. Enfin, j'ai couru chez lui. Un domestique m'a dit qu'il était malade et, comme je l'en suppliais, m'a donné l'adresse de la clinique. Je me suis rendue là en un jour de tiède soleil. Je l'ai vu dans le jardin à travers les grilles. Je l'ai appelé. Il était pâle et comme dis¬ trait. Et moi, je ne pouvais m'arrêter de pleurer. Il me disait : « Pauvre, pauvre. » Il avait l'air d'avoir pitié de moi. Je suis partie en pleurant. » Et, plus tard, une colère m'a prise. J'ai voulu piétiner son souvenir d'où venait tout mon mal. » J'ai suivi ceux qui m'invitaient. J'ai fréquenté les ateliers des peintres. Et, un soir qu'on avait beau- LE POT DE MIEL 363 coup bu, ils ont renversé une table les pieds en l'air, m'ont déshabillée, liée bras et jambes aux pieds de la table, tandis que, saoule, perdue, je riais. Et puis tous ceux qui étaient là ont fait de moi ce qu'ils ont voulu. J'ai eu du mal et me suis mise à crier, à me débattre et à pleurer. Ils ont beaucoup ri parce que je saignais et m'ont donné encore à boire pour me consoler. » Après quoi, j'ai vécu tantôt avec l'un, tantôt avec l'autre, et, si ce n'avait été l'amour de mon frère et la promesse que je lui ai faite, j'aurais sans doute roulé plus bas et vous m'auriez rencontrée sur un trottoir. » J'ai toujours voulu garder un métier et n'ai re¬ cherché dans l'amour que mon plaisir. J'ai eu peu de chance; beaucoup de succès et peu de chance. » Chaque fois qu'un homme venait à moi et me persuadait de lui céder, je remarquais trop vite qu'il ne ressemblait pas à celui que j'aimais. Et chaque fois que je cherchais un homme, il me fuyait comme hier ce Nubis. » Et puis un jour, chez des amis, j'ai retrouvé celui que j'aimais. On buvait comme hier. Il a eu l'air ému en me revoyant. Il m'a prise dans ses bras et puis il m'a repoussée en me disant : » — Tu me dégoûtes. Tout le monde a passé sur toi : va-t'en. » Je lui ai dit : — C'est parce que tu m'as quittée. C'est toi qui as fait tout le mal. » Il m'a répondu : — C'est la seule chose bonne que j'aie faite de te quitter. La drogue m'a détruit. Maintenant, j'en suis guéri, si bien que je n'ai plus de goût qu'à me tuer. » Et puis il a mis sa tête sur mes genoux : — Re¬ prends-moi. Je suis ton petit enfant. » Son beau visage était aveuli, sa tête était un poids sur mes genoux. Je ne l'aimais plus. Je suis bien malheureuse ! » 364 l'apprentissage de la ville Oui : Monique et son histoire était un détour pour revenir à moi. lu Cette histoire m'avait ému, mais ne m'avait pas troublé. Celui qui est calme, il commence à y voir. L'eau agitée, qui avait la couleur de la vase, a repris sa clarté en s'apaisant. Les herbes du bord, les arbres qui s'élèvent à l'entour, la traversée des nuages et le ciel du fond commencent à paraître. Oui, le monde se creuse pour celui qui résiste. Les herbes luisent au-dessus de lui comme la multi¬ tude de ses beaux jours futurs. Les troncs ouvrent le chemin de l'ascension. En résistant, il marque les dis¬ tances et les crée. Lucrèce, j'ai vu ton visage aujourd'hui, penché sur mon eau. C'était un visage humain portant son secret qui n'était pas le mien. lui Je n'étais pas sorti avec Monique ce dimanche-là, car j'avais besoin de me recueillir. Le lundi, soit par un de ces absurdes calculs de femmes qui veulent ou se venger de votre négligence ou vous rendre jaloux, soit parce que le bouchon des confidences faciles a sauté, Monique se débonda en histoires sur sa promenade à la Garenne et sur la beauté du blond qui l'accompagnait. Je l'interrompis : « Et, naturellement, c'est vous qui avez fait les avances. » Elle demeura la bouche ouverte, comme prise en faute. LE POT DE MIEL 365 Alors, je partis : « Monique, quels mots faut-il vous dire pour que vous vous arrêtiez sur cette pente ? » Si vous cherchez le plaisir, n'oubliez pas- que le plus grand attrait d'une femme est celui du secret. » Si vous cherchez l'amour, sachez que l'amour, c'est d'abord la préoccupation de l'autre, c'est le besoin d'être utile et bon à quelqu'un, qu'il n'y a pas d'amour sans volonté de donner ; or, pour donner, il faut avoir, et pour avoir il faut se contenir ; un vase fêlé n'a pas d'eau à donner, car il l'a répandue. » Elle buvait mes paroles, les yeux brillants, comme en adoration. Elle dit : « Vous comprenez, vous. Vous êtes fort. Pourquoi ne vous ai-je pas rencontré plus tôt. —• Non, non ! m'écriai-je. Je ne suis ni grand, ni fort. Dans toute l'histoire de votre humble entrée dans l'amour, comme dans toute la suite de vos déboires et aussi dans cette pauvre loque de garçon qui vous a mal aimée, je me suis retrouvé moi-même, et deux fois. C'est bien pour cela que je comprends. C'est parce je ne suis ni grand ni fort. —- Je vous en aime davantage, dit-elle. Tout cë que vous me demanderez de faire, je le ferai pour vous. — Faites, en effet, ce que je vous dirai de faire, car ce sera pour votre bien, mais, surtout, ne m'aimez pas trop. » LIV Aujourd'hui, j'ai eu mon premier désir de tuer rue Galande, en sortant de chez moi. Quai de Montebello, j'ai éprouvé le vif désir de décapiter le quidam en kaki, car je n'aimais pas la couleur de son chapeau. Devant le guichet du métro, j'ai eu envie de tuer 366 'l'apprentissage de la ville une mère de famille chargée de paniers, qui n'en finis¬ sait pas de reprendre sa monnaie. Dans le métro, j'ai eu envie d'arracher les mous¬ taches et puis de tuer ce monsieur qui ne cédait pas sa place à une jolie femme, car je suis galant, moi. ■ Entre la station Cité et Châtelet, j'aurais volontiers appliqué une douzaine de gifles, déchiré le veston et répandu les dépouilles du petit fourbe sur l'épaule duquel je m'étais penché pour lire les titres de son journal, et qui m'a fait l'injure de replier le papier avaricieusement. Dans l'escalier du métro, j'aurais piqué des lances dans une vingtaine de séants qui prenaient trop de place. Au bureau, naturellement, j'ai eu envie de tuer Vairon quatre fois en lui appliquant des supplices quatre fois différents. J'ai même eu envie de tuer Monique (mais d'une fa¬ çon bénigne et sans trop penser aux moyens) au moment où elle m'a interrompu dans une de mes phrases tournée à son intention. J'ai simplement désiré sa suppression de la surface du globe. Sur le chemin du retour, j'ai eu envie de tuer ce militaire qui sifflait faux, Car je suis musicien, moi. Boulevard Saint-Michel, j'ai eu envie de tuer deux ahuris qui m'ont accroché du pied et poussé du coude en courant. Rue Saint-Jacques, j'ai eu envie de tuer — oh, celui-là, je le voulais à tout prix, — un colosse qui avait.à son bras une femme toute jolie. J'ai eu envie de m'enrouler comme un serpent autour de lui et d'imprimer à ses génitoires un mouvement rotatif, jusqu'à l'ablation totale. Place Maubert, j'ai eu envie de saisir l'agent de police par les oreilles et de lui casser la tète à petits coups réguliers sur le piédestal du monument. LE POT DE MIEL 367 Je ne compte pas les quatre ou cinq autres que j'ai tués en souvenir, mais je constate que la ville subit en une journée des pertes considérables. Et que, si chacun accumule autant de cadavres que moi au¬ jourd'hui, trois millions d'habitants seraient une pâture insuffisante pour une demi-journée. ★ Je veux, pour traverser cette ville, me construire un sourire inébranlable. Je porte en moi ce grand amour. Un grand amour est comme une grande invention ou comme un grand poème. Celui qui le porte-l'éla¬ bore dans le secret. Je me garderai derrière le rem¬ part courageux du sourire. LV Monique ne buvait plus, ne fumait plus, ne sortait plus qu'avec moi, et même avec moi se gardait de gestes expansifs, enfin suivait mes conseils en tous points et semblait à tous moments quêter du regard la récompense de mon approbation. Pourtant, parfois, elle soupirait et disait que c'était fatigant. Ses regrets du bon vieux temps, où l'on rigolait ferme, revenaient sous formes de plaisante¬ ries. Et même un samedi elle demanda un congé, ayant été sage toute la semaine. La voyant reparaître, le lundi, pâle et les yeux cer¬ nés, je la regardai sévèrement. Elle me dit : « Vous êtes peut-être jaloux. Mais je serais tout à fait sage si j'étais tout à fait heureuse, et il ne tient qu'à vous que je le sois. » A quoi je ne répondis rien. Je me souvins de Prisca et je songeai aux moyens 368 l'apprentissage de la ville d'éluder cette fois les conséquences de mes bonnes intentions. « Chef de mes jugements, il me parait opportun de parler de Lucrèce ? » lvi Le lendemain, j'apportai au bureau le portrait de Lucrèce et trouvai moyen de placer à propos que j'étais amoureux et fiancé. Je montrai à Monique le portrait de Lucrèce. Elle eut un petit choc, mais se reprit : « Oh, comme elle est jolie, dit-elle, et comme je voudrais la connaître. Quand vous marierez- vous ? — Quand j'en serai capable, si cela arrive ja¬ mais. » lvii « Et maintenant, Chef de mes jugements, puis-je aller voir Lucrèce ? — Oui, je t'accorde vingt minutes si tu es capable de rester si longtemps sans faire le pot de miel. » lviii Je me vêtis avec autant de soins que le jour où j'allais rendre ma première visite à la mère de Lucrèce, au début de la semaine de Pâques qui me porta bonheur. Rue Raynouard, j'éprouvai dans l'escalier la même émotion, les mêmes espoirs et les mêmes craintes que dans l'antichambre des Trois-Bouleaux, la première fois que j'y entrai. J'eus la même hésitation à passer le seuil de l'ate¬ lier. LE POT DE MIEL 369 Lucrèce était seule. Elle m'offrit le thé, comme n'importe quelle jeune fille à n'importe qupl Visiteur. Je fis de mon mieux pour parler de choses sans intérêt. Je la quittai vite en prétextant des affaires urgentes. LIX J'avais lieu d'être content : j'étais resté vingt mi¬ nutes et je n'avais pas fait le pot de miel : celui qui répand son contenu sur la nappe, sur la robe, sur le tapis, son contenu excellent, parfumé, sucré, qui poisse les mains, coule dans les chaussures, colle dans les che¬ veux. ~k ■ Pourtant, je rentrais accablé : tant d'efforts pour en arriver là. Monique a raison, c'est fatigant. Je ne m'aime pas et personne ne m'aime. Est-il donc si nécessaire de vivre ? Est-ce utile ou agréable à quelqu'un ? Et maintenant, que .désirer et que faire ? Attendre, dit. le Chef de mes jugements, attendre. LX Le lendemain matin, je reçus une lettre de Lucrèce. Elle ne me parlait plus d'amitié. Elle me reprochait d'avoir tardé si longtemps à lui rendre visite, de m'être montré si froid. Elle avouait qu'elle avait pensé courir derrière moi dans l'escalier, qu'elle s'était penchée par la fenêtre pour me rappeler. Elle se sentait seule dans cette ville. 24 370 l'apprentissage de la ville Elle me suppliait de revenir ail plus vite. « Ma cravate, ma cravate..., m'écriai-je, mes chaus¬ settes, où ai-je fourré mes chaussettes couleur d'écorce ? » Oui, c'est l'heure du bureau. Au diable le bureau. Vite, vite... où sont mes gants ? —■ Trois jours, fit le Chef de mes jugements, dans trois jours. — Ah, Chef de mes jugements, vous m'assommez, j'ai autre chose à faire que de vous écouter. Je suis très presse aujourd'hui. —• Pot de miel. Tu vas faire le pot de miel. Tu as été trop longtemps debout sur l'étagère. Tu veux te sou¬ lager en coulant : tu veux te perdre et tout tacher. —• Chef de mes jugements, pourquoi faut-il que vous ayez toujours raison ? Trois jours ! et elle m'at¬ tend. Elle est troublée. Elle m'attend et ne me verra pas venir. —■ O miséricordieux ! ô trop sensible ! que le cha¬ grin d'autrui est dur à supporter à ton cœur délicat ! » lxi Je ne m'aime pas, mais si au moins je savais me haïr. La vérité, pour nous qui ne l'avons pas, ne peut descendre sur nous qu'en nous tuant. Ceux qui cherchent la vérité ne peuvent la rencon¬ trer que dans le heurt et la blessure. C'est pourquoi nous ne pouvons pallier à son manque et la construire en nous qu'en nous haïssant nous-même, rendant cons¬ tants et profonds le heurt et la blessure par où elle nous pénètre. LE POT DE MIEL 371 LXII Monique ne suivait plus mes conseils qu'à contre¬ coeur. Elle me reprochait ma froideur, et mes efforts pour la rendre meilleure ne faisaient que l'irriter. Ai-je bien le droit de lui imposer une règle ? Je m'applique cette règle afin de parvenir à un but, et je n'ai pas encore donné la preuve que j'y crois assez pour en supporter le poids jusqu'au bout. Pourquoi Monique, qui ne veut arriver à rien, sup¬ porterait-elle ma règle ? Pourquoi se la laisserait-elle imposer par moi qui ne suis pas sûr de l'accompagner jùsqu'au bout, c'est-à-dire au point où elle demande¬ rait ce qu'à présent je lui donne de force ? LXIII Je rencontrai Kirsky sur le boulevard. Il m'invita à prendre un verre. « Votre petite Monique est bien nerveuse, me dit-il, et vous n'êtes pas gentil avec elle. Si j'étais à votre place, je lui ferais une politesse, à cette petite : ça ne m'a pas l'air d'être une pénitence de coucher avec elle. D'ailleurs, elle est bien roulée, non ? Vous auriez tort de cracher dessus. Et puis, vous comprenez, si vous continuez à faire le malin, elle finira par vous donner une mauvaise réputation. Maintenant, elle dit partout que vous êtes pédéraste. Je sais que ça ne tient pas debout. Nubis, qui s'y entend, dit que ce n'est pas vrai, mais la pauvre gosse y croit. » Mon sang ne fit qu'un tour, et le grand brouhaha des protestations, des exemples et des preuves écla¬ tantes se bousculaient à qui mieux mieux pour entrer dans le discours. Mais je n'eus garde d'ouvrir la bouche. Je serrai les dents : je suais de silence volontaire. 372 l'apprentissage de la ville Puis, m'étant calmé, je répondis : « Il vaut peut-être mieux pouf elle qu'elle le croie. » lxiv Nous vivons enfoncés dans la mort, si vivre est l'oubli de l'agonie que nous devons mener pour naître à notre vie. Nous vivons enfoncés dans la mort comme les racines d'ans la terre. Nous vivons notre mort. Le soleil, chaque jour, monte et descend dans le ciel, et sa lumière est cette boue où nos actes et nos regards font leur percée. Mais la racine pourrit si le tronc est coupé et meurt d'être privée de ce qu'elle doit donner. Pourquoi est-ce seulement dans le sommeil que nous nous dressons en sueur au milieu de ces lianes, de ces graines en poussière et de ces jets de sève ? Mais c'est tout éveillé qu'il nous faudrait craquer comme la graine crie et se fend, jaillir au-dessns des insectes, des épis, des grands arbres, des grands rocs, des grands nuages oublieux, de la nuit froide et creuse sous qui les astres pendent, enfoncer la croûte du ciel et marcher dans les chemins où nous rencontre¬ rons nos fruits. lxv J'avais étalé sur le lit mes vêtements brossést aux plis tirés au fer, la chemise préférée, la cravate soyeuse, car le jour de la visite à Lucrèce était venu. Je m'approchai de la glace, afin de coucher sous le rasoir la barbe d'un jour qui m'ombrait la joue. Mais je restai immobile, la lame suspendue, car l'œil frappant l'œil dans le miroir me revint et fit LE POT DE MIEL 373 sa percée jusque dans la caverne intérieure. Et, pour la première fois, au milieu de son obscurité et de son bruissement, je découvris une haute salle voûtée dans la caverne intérieure : une chapelle qui n'avait jamais vu le jour. Et, dès qu'elle s'ouvrit, je dus rèculer à cause de l'odeur qui s'en dégageait. Le premier rayon de lumière n'y descendit pas droit jusqu'au sol, mais trembla, se brouilla en son milieu, dans l'épaisseur de l'air. Les ordures encombraient l'autel, les cancre¬ lats et les animaux blêmes qui se nourrissent de pour¬ riture y régnaient, et les végétaux flasques aux épines de fer. On sentait pourtant sous leur masse la netteté des dalles, l'ossature des colonnes, l'élan des arches. Je déposai mon rasoir sans en avoir usé. Je m'étonnais d'avoir chaque jour, avec tant de soin et de vigilance, écarté toute tache du bout de mes ongles, assorti la couleur des étoffes qui devaient me vêtir, éloigné de mes sens, toute poussière et toute odeur et de n'avoir jamais pris soin de celte crypte ni su qu'elle existait et demandait des soins. Je laissai sur le lit mes vêtements préparés, gardai sur mon dos ceux que j'avais déjà et qui me sem¬ blaient encore trop bons. Et je m'acheminai vers la maison de celle que j'ai¬ mais. LXVI Dès que l'ascenseur atteignit l'étage, Lucrèce, comme si elle avait guetté, ouvrit la porte et bondit vers moi. Elle se jeta dans mes bras : « Est-ce toi ? Est-ce bien toi ?. Oh que je suis heureuse. » Elle essaya de rire. Elle essuya une larme : « J'ai failli mourir d'inquiétude. J'ai pensé que tu 374 l'apprentissage de la ville étais parti, que tu élais malade, que tu ne m'aimais plus, que tu n'allais jamais plus, jamais plus reve¬ nir. » Elle me fit entrer. Elle continuait : « J'ai pensé que tu voulais me punir, méchant. Et j'ai été bien punie. Mais tu ne m'en veux plus, n'est-ce ~ pas ? Dis, tu m'as pardonné ? J'ai été sotte. J'ai été folle. C'est moi qui ai tout gâché. Je t'ai fait tant de mal. Et même, j'ai pensé mal de toi. -, » Mais tu es revenu. Oh, comme je t'ai admiré la 3 dernière fois. — Ton calme. Ta force. » Je sentis un vertige. La hache était au pied de l'arbre. Elle continuait : « Tu ne m'as pas fait un seul reproche. Je réveillais mon amie la nuit, pour lui parler de toi. Je ne connais personne qui te ressemble. J'ai essayé de t'oublier. J'ai tenté de trouver du charme à d'autres. » Je sentis un remuement dans les entrailles. Une foule de grands frisés envahit l'horizon et entra par les fenêtres. Elle continua : « Ils étaient fades. Us n'avaient rien à dire. Même quand ils me faisaient rire, ils m'ennuyaient, c'était petit tout ce qu'ils me disaient. Toi seul, tu es un homme. » Lucrèce m'avait poussé dans le grand fauteuil où je trônais. Elle s'était mise à genoux à côté de moi et me pétrissait les doigts. J'avais des coups de tête qui pouvaient ressembler à des acquiescements orgueilleux, mais c'était l'arbre ' qui sentait la hache dans le tronc. Et chaque éloge ffr* était un coup de hache. C'était le frémissement du feuillage qui s'ébranle ' ' . • . ' ' " ; ' î'-vssws'TS'*:-- -- LE POT DE MIEL 375 et tout à l'heure va s'écrouler dans un grand bruit d'embrassements et de délectation. Je lui caressai les boucles. Ce geste découvrit ma montre de poignet. Je vis que j'avais dépasé l'heure prescrite et que j'étais entré dans la zone dangereuse. Elle me dit : « Je t'aime. Je ne peux plus te quitter, je ne peux plus vivre un moment sans loi. Tu feras de moi tout ce que tu voudras. » Je pensai : « Quel âge a-t-elle ? Dix-neuf ans. C'est encore une enfant eit qui ne sait pas. Elle se croit heu¬ reuse. Elle espère en moi. » Sa bouche était devant moi, entr'ouverte. Le souvenir de la dune me revint, où nous avions roulé après avoir traversé le cimetière. Les anciens gestes me revenaient en foule. Je pris peur. Je me levai. « Il faut que je parte, » lui dis-je. Et, avec les dernières forces, je réunis dans le sou¬ rire et dans le regard que je lui donnai le meilleur de ce que j'avais pu sentir pour elle. Ses yeux restaient pleins de confiance. Elle me dit sur le pas de la porte : Je n'aurai plus jamais peur maintenant. Reviens Les rêves d'elle qui me venaient au sortir de la plonge et qui prenaient la forme d'une lettre, la pensée d'elle avant le sommeil et l'attente, les confidences et les heures d'abandon dans la chambre haute, les folles courses à Champierre, les nuits joyeuses et les bai- vite, mon amour. LXVII 376 l'apprentissage de la ville sers de la belle saison, tout n'était que poussière auprès de l'amour que je sentais pour elle en ce moment. Oui, maintenant, j'ai compris ce qu'est l'amour, compris les hauteurs qu'il peut atteindre, compris les horizons qu'il doit nous découvrir. Mais nous ne savons pas aimer, nous ne savons que nous enfoncer bouche à bouche dans la nuit. Nous ne savons que nous détruire sans nous voir. * Il ne peut plus être question de repos pour celui que travaille le levain du savoir. Et même dans les bons moments de l'amour — ceux qui se font d'eux- mêmes — il ne pourra plus s'oublier, il ne pourra plus dormir comme pierre au soleil. Mais il s'en¬ tendra et se verra : un autre monde prendra nais¬ sance en lui. Alors il se haïra de se voir petit, de voir que tous ses actes, les bons comme les mauvais, ont été lâchés au hasard, tous, par un semeur ivre. lxviii J'avais marché à grandes enjambées, comme al¬ légé par tout ce qui se faisait jour, Et de la caverne intérieure —■ caverne souillée et sacrée — montait un ■ désir souffrant de voir et de comprendre. Au sommet de cet escalier que je gravissais comme en rêve, la ville soudain m'apparut comme un ca¬ davre ouvert à la curée et offert à la mort. Une sorte de tuyau géant lâchait à fleur de bitume 'la foule lassée du soir. Le soleil déclinant tombait isur toutes ces nuques et les dorait pour un instant d'un soupçon de jeunesse. LE POT DE MIEL 377 Avant je voyais la foule, mais maintenant pour la première fois je regarde la foule. Je m'appuyais contre un garde-fou qui me séparait des hommes, des femmes, de tous ceux-là qui mou¬ tonnaient, affluaient, semblaient se lier, puis dispa¬ raissaient dans d'autres tuyaux, dans des portes ouvertes, fraîchement ouvertes comme des.tombes. Alors le destin de l'humanité tout entière m'appa- rut dans ce mouvement de mauvaise marée : des¬ tins fondus dans le même glissement, destins lâchés par milliards comme poussières vivantes. Par quel travail l'homme qui cherche et se cherche construira-t-il son propre destin ? Dans quel métal mortel le forgera-t-il ? D'où lui viendra le savoir qui lui manque ? La terre est vaste, et la nature n'aime que notre, mort. Une lourde cloche sonnait derrière moi ; elle devait sonner au cœur de quelque église lointaine. Il n'y a plus d'hommes dans les temples. La foule a tout recouvert comme l'eau du déluge. LXIX Lucrèce, pourquoi n'entends-tu pas les pensées que je forme pour toi ? Je te parle comme à une enfant malade qui ne veut pas dormir. Je voudrais te garder de tous les maux. Je veux te protéger de moi. Tu es une enfant et je ne suis pas encore un homme. Ta confiance est forte, mais elle n'a pas trouvé la force à laquelle elle s'adressait. Je te quitte et ne reviendrai plus. Je tenterai de devenir celui que tu me crois. 378 l'apprentissage de la ville Je suis triste jusqu'à la mort en pensant à ta peine ; mais je sais que ton amour pour moi passera et ta peine avec lui. J'ai trouvé trois roses rouges dans une boutique et je te les envoie. Tu pleureras sur les quelques lignes qui les accom¬ pagnent. Tu pleureras sans les comprendre. 18 décembre 1940, Mégève. i- FIN CHEZ LE MÊME ÉDITEUR ARAGON Les Beaux quartiers. Un volume 39 fr. Marc AUGIER Les Copains de la Belle Étoile. Un volume 33 fr. ICharles BRAIBANT Le Roi dort, Un fort volume 25 fr. Louis-Ferdinand CÉLINE Voyage au bout de la nuit. Un fort volume.. .. .. 39 fr. Mort à crédit. Un volume de 700 pages. 39 fr. Mea Culpa. Un volume 11 50 Bagatelles pour un massacre. Un volume 39 fr. L'École des cadavres. Un volume 39 fr. Eugène DABIT L'Hôtel du Nord. Un volume 21 fr. Luc DIETRICH Le Bonheur des Tristes. Un volume 21 fr. Terre. Un volume grand format, ill. de magnifiques pho¬ tos prises par l'auteur. 55 fr. Sur hollande, relié.. .. 225 fr. Gilbert DUPE La Foire aux Femmes. Un volume 28 fr. Irène FRANÇAIS J'étais une petite Fille. Un volume 25 fr. Lucien FRANÇOIS Remise à neuf. Un volume 28 fr. Franz HELLENS L'Enfant au Paradis. Un volume 28 fr. Philippe HÉRIAT L'Innocent. Un volume 25 fr. La Main tendue. Un volume 25 fr. L'Araignée du matin. Un volume 25 fr. La Foire aux garçons. Un volume 25 fr.: Louise HERVIEU Sangs. Un fort volume 25 fr. René LAPORTE Les Chasses de novembre. Un fort volume 21 fr. Maurice MARDELLE Pierruche au Soleil. Un volume 21 fr. Marie MAURON Mont-Paon. Un volume 21 fr. Le quartier Mortisson. Un volume 27 fr. MORGIN DE KEAN Le Continent maudit. Un volume 27 fr. Albert PARAZ Bitru. Un volume 21 fr. Les Repues franches. Un volume 25 fr. Le Roi tout nu. Un volume 28 fr, Antoinette PESKE La Boite en os. Un volume 25 fr. Jean PROAL Tempête de Printemps. Un volume 18 fr. A hauteur d'homme. Un volume 18 fr. Les Arnaud. Un volume 25 fr. Jean ROGISSART Mervale. Un volume 21 fr. Le Fer et la Forêi. Un volume .. 24 fr. Paul VIALAR La Rose de la mer. Un volume 25 fr. La Maison sous la mer. Un volume 25 fr. ■HBi Homaicj om i