n i v iai n o y - en i h d xhniiio hvoaa toi/p ^>?/ ~b£t>r/i mj -r>u)/ y \hnm7y >/j "^■r^u/cyyÇ y Xl7J^/ y, EDGAR QUINET PHILO-ROUMAIN PAR T.-G. DJUVARA MINISTRE PLÉNIPOTENTIAIRE, ANCIEN SENATEUR PARIS BELIN FRÈRES, LIBRAIRES-ÉDITEURS RUE DE VAUGIRARD, 52 1906 A Monsieur Jean J.-C. BRATIANO DIGNE HÉRITIER D'UN GRAND NOM, CHER AUX ROUMAINS EDGAR QUINET PHILO-ROUMAIN1" A l'occasion du centenaire d'Edgar Quinet, célébré à Paris, la Roumanie s'est empressée de manifester, avec éclat, ses sentiments de pro¬ fonde reconnaissance à l'égard de l'illustre écri¬ vain français qui prit la défense de ses intérêts au moment le plus critique de son histoire : le Sénat, la Chambre des Députés, l'Académie, le Conseil communal de la capitale s'associèrent aux démonstrations du peuple français par de chaleureux télégrammes d'adhésion ; le Ministre de Roumanie à Paris exprima, au nom du Gouvernement royal, dans la réunion, présidée par M. le Président de la République, qui eut lieu à la Sorbonne, la sincère gratitude du peuple roumain envers Quinet (2). (1) Extrait d'une conférence faite àl'Athénée roumain de Bucarest, le 20 février 1903. (2) A la suite de ma proposition, le Conseil communal de Bucarest, dans sa séance du 9 avril 1903, a décidé de donner les noms de Miehelet et d'Edgar Quinet à deux des princi¬ pales rues de la capitale. J'ai porté ce fait à la connais- Enfin, l'Athénée roumain voulut apporter un témoignage d'admiration au puissant génie qui embrassa la cause roumaine, et je fus chargé, au sance du représentant de la République française en ces termes : « Bucarest, le 29 mars (11 avril) igo3. » A Son Excellence Monsieur Arsène Henry, Ministre de France en Roumanie etc., etc., etc. » Monsieur le Ministre, » Je me fais un devoir d'informer Votre Excellence que le Conseil communal de la capitale, dans sa séance d'avant- hier, à la suite de ma proposition contenue dans une lettre adressée à Monsieur le Maire, a décidé de donner le nom d'Edgar Quinet à la Strada Noua et le nom de Michelet à la Strada Dreapta, de Bucarest. » J'ai été heureux de provoquer cette nouvelle manifes¬ tation en l'honneur des deux illustres écrivains français, auxquels les Roumains conservent une pieuse reconnais¬ sance. Leur mémoire sera désormais perpétuée sur les murs de Bucarest, comme elle l'était déjà dans le cœur de mes compatriotes. » Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l'assurance de ma haute considération. » Signé : T.-G. Djuvara. » M. le Ministre de France m'a répondu par la lettre sui¬ vante : « Bucarest, le i3 avril 1903. » A Son Excellence Monsieur Djuvara, Sénateur, Ministre plénipotentiaire, etc., etc., etc. » Monsieur le Ministre et cher Collègue, » J'ai été également touché de l'initiative que vous avez prise, des termes dans lesquels est conçue votre adresse au Conseil municipal de Bucarest et de la lettre que je viens de recevoir de vous. Vous vous êtes inspiré dans cette circonstance des sentiments du plus noble patriotisme et nom du Comité de cette Association savante, de retracer les traits saillants de cette figure chère aux Roumains, et principalement de re¬ mémorer l'activité en faveur de notre pays de celui que M. Henri Michel a qualifié de « grand cœur, de vaste et puissant esprit (1) ». C'est cette dernière partie de mon étude que je résu¬ merai ici. * * * Comme tous les poètes et penseurs à l'âme généreuse, Edgar Quinet a été instinctivement attiré par le sort des nations injustement oppri¬ mées. Dans une lettre qu'il adressa à Nie. Mon¬ ténégro, le traducteur de son œuvre les Révolu¬ tions d'Italie, Quinet s'exprime ainsi : « Les Italiens n'avaient point de patrie. Je cherchais de la plus touchante reconnaissance à l'égard de deux Français qui ont aimé la Roumanie et qui ont contribué pour une grande part à son émancipation politique et à son développement intellectuel. L'assemblée municipale de Bucarest, en adoptant votre proposition à l'unanimité, a prouvé, une fois de plus, que les sentiments qui vous ont guidé en cette circonstance ne sont pas isolés dans votre pays et répondent à ceux qui sont traditionnels en France à l'égard de la Roumanie ; je suis heureux de l'occasion qui m'est donnée de vous en renouveler aujourd'hui l'ex¬ pression. » Je vous prie, Monsieur le Ministre et cher Collègue, d'agréer l'assurance de ma haute et amicale considération. » Signé : A. Henry. » (1) Revue Bleue, du 20 décembre 1902. l'Italie comme eux, mais je sentais parmi vous le tressaillement lointain d'une nation qui rede¬ mandait à vivre. La foi dans son avenir m'a sou¬ tenu. J'ai eu la joie de voir renaître l'Italie, que j'avais vue tant de fois mourir dans le passé. » De même que pour l'Italie, il était tout natu¬ rel que le noble cœur de Quinet fût sensible aux plaintes des Roumains, ces autres frères latins de l'Orient. Manifestations de 1847 et de 1848. La première manifestation publique de Qui¬ net en notre faveur, dont nous ayons connais¬ sance, a eu lieu en 1847. nous a été con¬ servée précieusement par une notice de Paul Bataillard, un autre philo-roumain qui a longue¬ ment écrit sur les principautés danubiennes ; cette notice a été récemment publiée dans la collection de documents : l'Année 1848 dans les principautés roumaines (t. Ier, p. 37-44)- En voici un résumé. « Malgré les efforts de la Russie et de l'Au¬ triche pour attirer dans leurs écoles les Mol¬ daves et les Valaques qui peuvent aller com¬ pléter leurs études h l'étranger, c'est à Paris qu'ils se donnent tous rendez-vous. On en compte aujourd'hui, dans cette capitale, près — 9 — d'une centaine et leur nombre s'accroît tous les ans... » A l'occasion du premier jour de l'an (1847), la plupart des Moldo-Valaques résidant momen¬ tanément à Paris s'étaient entendus pour en¬ voyer à quelques-uns des hommes qui repré¬ sentent le mieux leurs sentiments une adresse couverte de leurs signatures. Ils n'avaient eu garde d'oublier M. Quinet, et celui-ci répondit à leur démarche par la lettre suivante : « Messieurs, veuillez accepter l'expression de ma reconnaissance la plus sincère pour le sou¬ venir dont vous m'avez honoré. Ne sachant point comment j'ai pu mériter ce précieux témoi¬ gnage, je dois y voir un appel sérieux qui m'est adressé au nom de la nationalité moldo-valaque. Vous me rappelez par là, Messieurs, qu'il est de mon devoir de m'occuper de cette nationa¬ lité menacée aujourd'hui et d'en défendre le droit suivant mes faibles forces. Je suis heureux de contracter envers vous un engagement de ce genre, soit que ma chaire du Collège de France me soit rouverte, soit que j'en sois réduit à con¬ tinuer mon enseignement par des moyens tout différents. » Agréez, etc. » Signé : Edgar Quinet. (3 janvier 1847.) Après la réception de cette lettre, les Rou¬ mains se rendirent chez Quinet le 17 janvier. Démètre Bratiano prononça un discours écrit dont je reproduis le passage suivant : « Non, la Roumanie ne mourra pas! Oh! si elle pouvait mourir, malheur, malheur à toi, humanité! L'aigle romaine, en disparaissant, a emporté ses foudres; l'aigle roumaine, en te quittant, t'emportera la croix ! » Non, non; cette âme qui, jour et nuit, vol¬ tige entre ciel et terre, cette flamme mysté¬ rieuse, qui pénètre dans les cités des morts, en¬ flamme les esprits de mille héros sanctifiés par le martyre et les fait entrer dans les âmes des peuples qu'ils ont baptisés de leurs pleurs et de leur sang; cette grande âme, qui plane par des¬ sus les mers et les monts, va prendre au ciel le souffle de Dieu et le porte en Grèce, en Espagne, en Pologne, en Italie, partout où elle entend un cri, partout où elle voit une larme; non, cette âme ne pouvait manquer à la Roumanie; elle n'a pas vu encore le hideux et déchirant spec¬ tacle de ces fossoyeurs de la liberté du monde, qui viennent surprendre l'enfant en prière et creuser des tombes autour de lui; elle n'a pas attendu que l'enfant se révélât à elle par ses cris et elle est venue au-devant de lui. Oui, par la puissance de votre âme, vous avez fait vous- — 11 — même notre découverte; oui, vous avez deviné l'état de nos âmes et vous nous avez dit : « Vous )> existez, vous avez existé et vous existerez tou- » jours; je m'occuperai de votre nationalité me- » nacée et j'en défendrai le droit suivant mes » faibles forces. Je suis heureux de contracter » envers vous un engagement de ce genre... » Eh bien, devant Dieu et devant vous, nous aussi, nous jurons, sur l'autel de la patrie, de mourir tous pour les doctrines de notre maître... )> Il vous fallait pour temple le monde, pour autel le cœur de chacun de nous. Vous les avez... Dans la seule Roumanie vous attendent huit millions de fidèles habitués à faire des mer¬ veilles, car ceux-là n'ont vécu que de merveilles. Ah ! Roumanie, Roumanie, si Quinet te connais¬ sait! Il te connaîtra, ta vie lui sera racontée. Oui, nous vous dirons, nous vous donnerons notre passé, notre présent; vous, vous nous donnerez l'avenir, vous nous l'avez donné. » Quinet, en larmes, répondit; je reproduis en entier cet admirable discours, une des plus belles et des plus touchantes pages qui aient été écrites sur l'avenir de la Roumanie : « Messieurs, j'ai bien peur que, dans l'émo¬ tion dont vous me vojrez rempli, la parole ne me manque. Car je sens que la démarche que vous faites en ce moment ne s'adresse point à moi — 12 et qu'elle a une signification profonde, étrangère à ma personne. Qui suis-je, et qu'ai-je fait pour mériter d'entendre de semblables paroles? Je ne pourrais les comprendre, si elles n'étaient pour moi le cri d'une nationalité qui vit, qui déborde en vous et que rien au monde ne pourra extir¬ per! Vous venez encore une fois me rappeler que c'est le devoir de tout homme public en France d'aller au-devant des peuples qui de¬ mandent à renaître; et je les accepte ces saintes paroles, comme le présage certain de la résur¬ rection des populations moldo-valaques. » Vous êtes une nation chrétienne. Comment se fait-il qu'on pense à vous aliéner et à vous vendre? Quoique faibles en apparence, c'est pourtant sur vous que roule la plus grande af¬ faire de ce siècle, celle d'Orient. Passerez-vous, en silence, comme un butin, des mains de la Turquie à celles de la Russie? Mais, qui vous a conquis? Personne! Vous avez fait des traités; ils n'ont pas été la suite d'une défaite! Vous avez tout ce qui donne le droit immortel, une tradition, une littérature qui s'éveille, une lan¬ gue qui vous est propre et qui est parente de la nôtre. Enfin, votre nationalité nous est néces¬ saire; si vous périssez, nous sommes frappés en même temps; vous êtes notre barrière au midi, comme la Pologne est notre barrière au nord. » Vous, qui venez chercher en France l'air libre, qui nous manque souvent, vous qui repré¬ sentez la jeunesse moldo-valaque et qui êtes l'es¬ pérance de votre pays, ne vous laissez pas dé¬ courager par les obstacles. Que sont-ils, en comparaison du but que vous poursuivez ! Une nationalité à défendre, l'âme d'un peuple à con¬ server, à sauver, c'est, quoi qu'il arrive, la plus sainte carrière qui puisse s'offrir à des hommes ! Ne comptez ni votre nombre, ni celui de vos en¬ nemis. Vous êtes entourés, enveloppés d'enne¬ mis puissants, la Turquie, la Russie, l'Autriche. Mais il y a quelque chose de plus puissant, de plus invincible, de plus indestructible que toutes les puissances de la terre-, c'est l'âme qui vit dans les paroles que vous venez de prononcer, ce sont les larmes pieuses qui coulent de vos yeux, c'est l'esprit national et héroïque que vous venez de montrer, c'est le sentiment immortel qui vous subjugue en ce moment ; s'il se propage, rien au monde ne pourra vous anéantir ; au con¬ traire, chaque jour vous fortifiera; et, comme toutes les paroles que nous échangeons ici sont sérieuses, il faut ajouter que vous n'avez pas seulement une patrie à défendre; vous serez obligés de vous la faire et peut-être au prix de votre sang! » Puissent ces paroles arriver en Moldavie, en - 14 - Valachie! Elles prouveront à vos parents, à vos amis, à vos compatriotes, que la France n'est pas pour vous, ni pour eux, une terre étrangère, que le sentiment de votre patrie ne fait que se retremper parmi nous et que l'alliance des Fran¬ çais et des Moldo-Valaques est, en soi, une chose consommée dans les esprits ! » Ce que vous venez de faire, Messieurs, ce n'est pas seulement un vœu ; c'est l'acte d'une nationalité vivante et impérissable dans le cœur de la génération qui est maîtresse de l'avenir. » Et Bataillard raconte ainsi la fin de ce grand acte de fraternité latine : « Les paroles de M. Bratiano avaient été écoutées dans un religieux silence. Malgré la joie sérieuse qui avait amené tous ces nobles jeunes gens, l'accent de leur interprète était encore celui de la douleur et de la prière ; et les larmes qui descendaient lentement sur tous les visages répondaient seules à cette expression du senti¬ ment commun. A ce spectacle, empreint d'une grandeur antique, on aurait pu se croire trans¬ porté au temps d'OEdipe et d'Antigone, à ces temps solennels, où les malheureux, se revêtant de la robe des suppliants, venaient demander aide et secours aux puissants de la terre. Mais non; tout ici était moderne. Les suppliants ne demandaient rien pour eux-mêmes et ils n'a- — 10 — vaient pour manteau de circonstance que l'hor¬ reur du linceul qui menace d'envelopper une nationalité. Quant au puissant qu'ils invo¬ quaient, c'était dans un quartier isolé de Paris, et dans une modeste demeure qu'ils étaient allés le chercher, c'était un homme qui n'a pas même la liberté de se faire entendre dans la chaire qui lui appartient, un homme auquel il ne reste, pour toute arme, qu'une plume. Certes, tout ici était moderne. » M. Dém. Bratiano fut donc écouté dans un religieux silence, parce qu'il priait, et tous avec lui. Mais la parole de M. Quinet, c'était la pro¬ messe, c'était l'espoir-, et sa mâle réponse fut souvent interrompue par des frémissements d'approbation, de dévouement, d'enthousiasme. Quand il disait : Comptez sur moi, — on le re¬ merciait par des vivat ; quand il s'écriait : Soyez prêts à vous dévouer jusqu'à la mort, — des oui unanimes lui répondaient. » Aussitôt qu'il eut cessé de parler, un autre Roumain, M. Varnav, demanda à ajouter quel¬ ques mots. Il exalta l'étroite unité qui règne ici entre tous les jeunes Moldo-Valaques et qui leur promet la force, il s'écria : « Jurons tous de mou¬ rir pour notre pays ! » et tous le jurèrent et l'on se sépara. » Cette scène, d'un émouvant patriotisme, nous — iG — rappelle la scène de Guillaume Tell de Schiller, où le peuple suisse, par la voix de Rœsselmann, jure « plutôt de mourir, que de vivre dans l'es¬ clavage ». En nous reportant, par la pensée, à l'époque où cette scène mémorable eut lieu, un frisson nous pénètre, à l'idée des dangers qui mena¬ çaient la Roumanie renaissante. * * * Les inquiétudes de Quinet, au sujet de l'a¬ venir que les grandes puissances semblaient ré¬ server aux Principautés roumaines, n'étaient pas exagérées. Il n'y avait pas bien longtemps, M. de Polignac avait proposé, en 1829, à l'em¬ pereur de Russie, Nicolas Ier, le partage de l'Empire ottoman, d'après lequel la Moldavie et la Valachie devaient lui échoir. Ce n'était pas un de ces plans secrets, tels que les chancelle¬ ries en avaient déjà conçu par douzaines; c'était un projet au caractère vraiment officiel. Le di¬ recteur politique au Ministère des Affaires étran¬ gères, M. de Bois-le-Comte, avait été chargé de la rédaction de ce projet de partage, et le Con¬ seil des Ministres du roi Charles X s'en occupa et en délibéra pendant huit jours. Le Mémoire du gouvernement français approuvant ce plan fut transmis officiellement à l'ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg-, le duc de Morte- mart, le 4 septembre 1829. D'après ce plan de partage, la Prusse prenait la Saxe et la Hollande; le roi des Pays-Bas était transporté à Constantinople, pour régner sur les pays du sud des Balkans ; les colonies néerlandaises étaient cédées à l'Angleterre; l'Autriche pre¬ nait la Bosnie, la Croatie, la Dalmatie turque, l'Herzégovine et la Serbie; la Russie, en dehors de la Moldavie et de la Valachie, prenait l'Ar¬ ménie avec Trébizonde; la France s'emparait de Landau, du Luxembourg, de la Belgique et du Brabant hollandais ( 1 ). Heureusement ce projet ne fut nullement pris en considération, la diplomatie européenne étant intervenue à Constantinople, et la paix d'Andrinople fut signée le i5 septembre 1829. Mais il peut nous éclairer sur les sentiments qui animaient les sphères officielles au sujet des pays roumains. Cela explique les inquiétudes des patriotes roumains, à cette époque douloureuse de notre histoire nationale, inquiétudes qu'ils communi¬ quèrent à Michelet et à Quinet. Un des admi¬ rables traits de caractère de ces grands patriotes (1) A. Sorel, Essais d'hisloire et de critique, i883; — A. Nettement, Histoire de la Restauration, 18G0; — Viel- Castel, Histoire de la Restauration, 1878. — i8 — que furent les frères Bratiano et G.-A. Rosetti, c'est leur habile souplesse d'intervention, selon les circonstances; et, en effet, si, après la procla¬ mation de l'Empire, ils surent s'insinuer dans les coulisses du palais de Napoléon III, en augmen¬ tant leur influence secrète à l'aide de Mme Cornu et d'autres personnages sans charge officielle, — tout au contraire, à l'époque mouvementée qui précéda et suivit la révolution de 1848, ils s'a¬ dressèrent aux puissants écrivains, c'est-à-dire à l'opinion publique européenne, sans compter la propagande qu'ils faisaient par leurs propres brochures, dont les accents patriotiques nous émeuvent à cette heure encore. * * * Les enseignements d'Edgar Quinet eurent une influence considérable sur la vie et la direction politique de ces ardents patriotes; la meilleure preuve de la reconnaissance qu'ils gardèrent à leur maître bien-aimé, nous la trouvons dans la lettre que Jean-C. Bratiano et C.-A. Rosetti adressèrent le 26 juin 1848 à Edgar Quinet, en leur qualité de secrétaires du Gouvernement provisoire, institué en Valachie à la suite de la révolution de Bucarest (1) : (1) Le Courrier français de Paris, du 3i juillet x848. — i9 — « Cher Maître, nous vous envoyons le pre¬ mier acte de civilisation sociale. Il vous appar¬ tient, car il est votre ouvrage. C'est votre esprit qui nous a animés ; ce sont vos idées que nous avons essayé de traduire. » Que de fois, dans nos entretiens familiers, au sortir de ces leçons où nous avions senti nos intelligences grandir à votre souffle et nos cœurs devenir meilleurs, nous avons parlé, comme d'un rêve, des grandes choses que nous voyons au¬ jourd'hui s'accomplir! Oui, notre époque est grande et cette œuvre est évidemment l'œuvre de Dieu. » Mais, après Dieu, c'est vous, c'est Michelet, ce sont les hommes au cœur droit et à la parole puissante comme les vôtres, qui avez fait notre époque ce qu'elle est. » Cher Maître, laissez un moment nos cœurs reconnaissants aller à vous; laissez-nous vous dire nos espérances, nos craintes, le but où nous marchons. » La France s'est levée, et l'Europe tout en¬ tière s'est levée à sa voix. La liberté s'est élan¬ cée du sein de la France, comme les dieux d'Ho¬ mère des sommets de l'Olympe et, en trois pas, elle a fait le tour du monde. « Son pied s'est posé sur notre terre, sur ce sol roumain dont vous approfondissiez la langue, les origines; où votre nom, vos livres, vos idées éveillent tant de sympathies. » Son pied s'est posé, et le sol a tremblé : un frémissement a couru des rives de ses fleuves au sommet de ses monts ; et en un moment, sans trouble, sans secousses, sans déchirements, sans que le sang ait coulé, comme par enchantement, l'œuvre de ténèbres est rentrée dans l'ombre, l'œuvre de lumière et de vie s'est montrée aux hommes : Fiat lux et facta est lux. » Le ciel est serein sur nos têtes, mais des nuages sont à l'horizon » Tout notre espoir est en vous, en notre seconde patrie. Et cela est vrai. Tout Roumain a deux pa¬ tries : d'abord le sol où il est né, puis la France. » Alexandre se disait, à la fois, redevable de la vie à son père Philippe et à son précepteur Aristote. » C'est la France qui nous a élevés, instruits. L'étincelle qui a embrasé notre pays, nous l'avons fait jaillir de son foyer. » Voilà ce que nous vous prions de lui dire en notre nom, cher maître. Parlez pour nous; elle vous écoutera. Soyez l'avocat de notre cause, le parrain de notre jeune liberté ! » Rappelez encore à la France que nous sommes ses fils ; que nous avons combattu pour elle sur les barricades )> Pour nous, vos disciples, nous nous sentons forts, parce que nulle crainte, nulle préoccupa¬ tion personnelle n'est en nous. Nous ne savons pas quel est le sort réservé à notre entreprise. Mais que la patrie et la liberté soient sauvées : le reste n'est rien. Respublica valeat, quocumque modo cœtera se habeant, hene est. Pourvu que nous soyons appelés à voir les derniers de nos compagnons entonner l'hymne de délivrance en franchissant les dernières limites du désert, nous sommes prêts à mourir, comme Moïse, au seuil de la Terre promise. » Adieu, cher maître, que votre esprit, que l'esprit de la France soient avec nous. » » Signé : J.-C. Bratiano, C.-A. PiOsetti, Secrétaires du Gouvernement provisoire de Valachie. » Il passe à travers ces lignes un souffle de démocratie et de liberté, qui s'exhale, en droite ligne, des doctrines généreuses professées par Edgar Quinet et Michelet au Collège de France. Les Roumains (1856). L'œuvre capitale, que Quinet a consacrée à notre pays, est intitulée les Roumains et a paru d'abord dans la Revue des Deux-Mondes, des 15 janvier et 1er mars i856 (î). Avant Quinet, à la fin du dix-huitième siècle, et jusqu'à la moitié du dix-neuvième, plusieurs publicistes étrangers de valeur avaient déjà écrit sur la Roumanie ; parmi eux, je citerai : Del Ghiaro, Peyssonel, Raicevich, Carra, Engel; Thornton, Colson, Thouvenel, Vaillant, Batail- lard, Xavier Marmier, Billecoq, Desprez, Wil- kinson, Neigebaur, Ficquelmont, Walsh, Oli¬ phant, Elias Regnault, etc. Le livre de Michelet, l'ami de Quinet, les Principautés Danubiennes, est de 1848; mais il ne raconte qu'un épisode, plutôt romantique, de notre histoire nationale. On peut affirmer que l'ouvrage de Quinet sur les Roumains est le plus complet, le plus élo¬ quent de tous ceux qui ont été publiés par les étrangers jusqu'en i856", par la situation consi¬ dérable de l'auteur, par son incomparable talent, par sa force de conviction, il a produit la plus profonde impression et a gagné aux Principautés roumaines les plus précieuses et les plus sincères sympathies. Gomme il s'agissait de la défense d'une nationalité, personne n'était plus en me¬ sure de le faire que celui dont un critique émi- (1) La même année, elle a été traduite en roumain. Jassy, impr. de l'Abeille, in-18. nent, M. Henry Michel, a dit : « Le fond de l'être, chez Quinet, c'est l'amour de la patrie, c'est le sentiment national Il n'y a pas, dans toute notre langue, un écrivain dont les livres enseignent, avec plus de force persuasive, la patrie, la nationalité (1). » L'exorde du plaidoyer de Quinet, en faveur de notre cause, mérite d'être cité : « Huit millions d'hommes frappent, en sup¬ pliants, au seuil de nos sociétés occidentales. Que verdent-ils? Ils demandent qu'on les aide à re¬ naître ; ils revendiquent notre alliance. A peu près inconnus, égarés au bout de l'Europe, ils racontent que de longs siècles de servitude, d'ou¬ bli, de déprédations, et tout ce que des hommes sont capables de souffrir, les ont tenus enseve¬ lis, séquestrés du reste de l'espèce humaine. Ils ont vécu, disent-ils, dans un désert, mais dans un désert où ils n'ont échappé à aucune des mi¬ sères que traînent après elles l'extrême barbarie et l'extrême civilisation. Après cela, ce qu'ils craignent le plus, c'est qu'une adversité silongue, si persévérante, les ait défigurés au point que les sociétés et les peuples auxquels ils s'adressent ne les reconnaissent plus. » Chose nouvelle, en effet, dans notre monde (1) Revue Bleue, du 20 décembre 1902. moderne, ils ne réclament pas notre assistance, comme cela s'est vu toujours, au nom seul de la justice, de l'intérêt de tous, de l'humanité blessée et violée. Non, la nouveauté et la gran¬ deur de leur cause, c'est qu'ils se présentent comme des frères oubliés. Avec un accent qui rappelle certains grands procès plaidés par des nations entières dans Thucydide et dans Tacite, lorsque la parenté du sang était encore sacrée, ce qu'ils invoquent surtout, c'est la communauté d'origine ; c'est un lien de famille entre leur race et la nôtre ; c'est une même descendance, un même berceau, la même langue, les mêmes aïeux. La foi peut-être naïve qu'ils montrent dans la religion des souvenirs communs, la per¬ suasion où ils sont que cette religion ne peut être invoquée sans fruit, que les hommes de l'Occident y sont demeurés aussi fidèles qu'ils le sont eux-mêmes, tous ces traits semblent un dernier reste de l'antiquité, dont ils se couvrent pour y chercher leurs titres confondus avec les nôtres. » L'œuvre de Quinet embrasse l'ensemble de l'action du peuple roumain : son origine, ses vicissitudes, ses destinées, sa situation poli tique, intellectuelle, sociale et économique. D'autres historiographes, pareils aux oiseaux, qui char¬ ment nos oreilles, mais qui ne connaissent que l'horizon borné du bocage où ils chantent, ont pu analyser, d'une manière plus détaillée, le terrain limité où ils se sont confinés; Edgar Quinet, pa¬ reil à un aigle, s'est élevé jusqu'aux hauteurs, d'où son œil perçant a vu, non seulement le passé et le présent de la Roumanie, mais en¬ core son avenir. La langue roumaine. S'occupant de la langue roumaine, Quinet, après l'avoir montrée « abandonnée au peuple, méprisée des classes supérieures », ajoute : « Il se trouva des hommes, au commencement de ce siècle, Major en Transylvanie, Assaky en Mol¬ davie, Héliade en Yalachie, qui se proposèrent d'en faire un instrument national de régénéra¬ tion pour tous. Il était arrivé de cette langue ce qui arrive d'une statue enfouie sous la terre de¬ puis des siècles ; la plupart des membres essen¬ tiels étaient intacts, mais plusieurs parties étaient mutilées, d'autres manquaient absolument, et l'on ne savait ce qu'elles étaient devenues. Pour refaire de ces sortes de fragments un tout vivant, propre à exprimer la vie moderne, c'est une res¬ tauration qu'il fallait accomplir. En même temps on devait se proposer un problème unique de 3 nos jours, qui était de faire passer une langue vulgaire, populaire, au rang de langue littéraire et écrite. Ce que Dante a fait pour l'italien au moyen âge, il s'agissait de l'ébaucher au moins pour les Roumains au dix-neuvième siècle. » Quinet constate que personne ne saurait plus contester la latinité de la langue roumaine. De ce fait, il tire toutes les conséquences qu'il com¬ porte : « Le premier titre des Roumains, le plus frap¬ pant, est incontestablement leur langue. Après l'avoir longtemps méprisée, ils en sont fiers, et ils ontraison. C'est leur vraie marque de noblesse au milieu des Barbares. Ils se vantent de l'avoir pieusement conservée. Et quelle persévérance, quelle ténacité ne suppose pas un héritage si bien gardé ! » Voilà dans quels termes Quinet explique l'importance de leur langue pour les Roumains : « Indépendamment de tout autre témoignage, quand même les historiens n'eussent rien dit de la multitude infinie des laboureurs latins trans¬ portés dans la Dacie déserte, quand même la colonne Trajane ne subsisterait pas, la langue des Moldo-Valaques, telle qu'ils la parlent aujour¬ d'hui, prouverait irrésistiblement qu'une vaste colonie a été fondée dans la contrée et que la Roumanie a commencé par une émigration — 27 — romaine. Il a fallu qu'un noyau de population latine fût profondément implanté dans le sol pour n'avoir pu être déraciné par les invasions qui n'ont plus cessé de le fouler... » Il est désormais impossible de traiter sérieu¬ sement des origines et de la formation de nos langues néo-latines, française, provençale, ita¬ lienne, espagnole, portugaise, sans y faire en¬ trer le roumain comme un élément nécessaire... » Tous les grands travaux de notre temps s'accordent sur ce point de départ. Dietz en Alle¬ magne, Fauriel, Ampère en France, tous ont reconnu dans la langue moldo-valaque une sœur aînée plus ou moins ressemblante, mais une sœur légitime du français et des idiomes de notre Eu¬ rope méridionale. » Quinet entre ici dans de longs et intéressants développements, pour démontrer qu'avec l'appa¬ rition de la langue roumaine s'écroula le sys¬ tème de Raynouard, d'après lequel les langues néo-latines découleraient de la langue proven¬ çale, qui, du midi de la France, se serait répandue, on ne savait trop comment, en Italie et en Espa¬ gne ; en effet, nul ne pouvait plus soutenir que les Provençaux avaient porté leur langue dans les Garpathes. La connaissance du roumain eut un second résultat philologique. Longtemps on avait sou- — 28 — tenu que toutes les langues romanes provenaient de la collision du latin avec les idiomes germa¬ niques : « le latin, disait-on, avait fourni les mots ; le goth, le franc, le lombard, le van¬ dale, avaient enseigné la nouvelle grammaire. » Attendu que la langue roumaine possède, elle aussi, les différences fondamentales qui séparent les langues modernes et néo-latines des langues anciennes, il est évident que l'ancienne théorie n'était plus soutenable ; la langue roumaine, à coup sûr, ne provenait pas de la collision du latin avec les idiomes germaniques. Il y a encore, selon Quinet, un troisième ré¬ sultat de l'apparition de la langue roumaine. On fixait, tout au plus au huitième siècle, la for¬ mation des langues néo-latines. Mais on sait que la Dacie a été colonisée par Trajan en l'année io5 de notre ère, et la rive gauche du Danube a été abandonnée par Aurélien en 274 cette pe¬ tite société latine est demeurée comme un îlot perdu dans un océan de barbarie, après le troi¬ sième siècle. C'est entre io5 et 274 que la lan¬ gue roumaine a été détachée du latin ; on peut donc affirmer que les autres langues néo-latines de l'Occident étaient elles-mêmes à l'état de formation à la même date. Ainsi, le roumain a reculé de six siècles les origines des autres lan¬ gues néo-latines. — 29 — Les conclusions que Quinet tire de ces dé¬ monstrations philologiques, il les porte dans le domaine politique, pour défendre, avec émo¬ tion, les droits de la nationalité roumaine. Ecoutons la voix de notre génial défenseur : « Je maintiens seulement un point : conserver par miracle une langue nationale, l'élever en dépit de tous les obstacles au rang d'idiome cultivé, donne un droit aux hommes et au peuple qui font ces choses,.. Ce serait une chose toute nouvelle dans le monde, et peut-être mons¬ trueuse, de détruire un peuple au moment où il revit dans la meilleure portion de lui-même. Un enfant, s'il vient de naître et s'il a crié, vous le réputez viable. D'après nos propres lois, celui- là, qui le tue, est un meurtrier, et celui qui le laisse tuer, j>ouvant le sauver, n'a pas un renom meilleur, puisque souvent il encourt le même châtiment. Un peuple qui vient au monde, s'il a parlé aux autres dans sa langue, s'il en a fait un instrument cultivé de l'intelligence humaine, est, de la même façon, un peuple viable ; il a tout ce qu'il faut pour respirer, se développer, grandir. Malheur à qui le tue, ou qui, pouvant le sauver, le laisse périr! Ce n'est pas en un jour que se font ces prodigieux instruments de tra¬ vail et de vie qu'on appelle les langues cultivées. Il faut que le temps, les hommes, les choses y 3. — 3o — aient concouru, que le passé et le présent y aient mis la main. Et l'on m'avouera qu'il serait au moins extraordinaire de penser que dans notre société moderne toute œuvre est garantie à celui qui l'a faite, toute propriété est respec¬ tée, toute production, tout instrument, toute richesse, tout patrimoine, excepté la propriété la plus sacrée, la production la plus difficile et la plus ingénieuse, l'instrument le plus fécond, la richesse la mieux acquise, le patrimoine le plus inaliénable, à savoir : la langue même, qu'il serait toujours permis au plus fort de trancher et d'extirper violemment dans la bouche du peu¬ ple qui l'a créée, conservée, cultivée ! » L'histoire roumaine. C'est avec la même vibrante sympathie qu'Ed¬ gar Quinet résume l'histoire des Principautés roumaines. Il rappelle comment la majorité des écrivains du dix-huitième siècle avaient perdu les traces latines des Roumains et blâme Gibbon, qui, dans son Histoire de la décadence de l'Empire romain, confond les Roumains avec les Slaves, les Bulgares et les Albanais, et traite Etienne le Grand de Slave. _ 3i — Il rappelle comment les Roumains s'adressè¬ rent, à deux reprises, au vainqueur de Marengo : « C'était, dit-il, un homme de leur race, le repré¬ sentant, le consul, peut-être le nouveau Trajan de l'Europe latine. Ne reconnaîtrait-il pas les vétérans et les colons du divin César? On raconte que Napoléon ne comprit rien au lan¬ gage de ces hommes, qui redemandaient leur vieux droit de cité italiote. A peine s'il laissa tomber sur eux un regard. Ce qu'il y a de sûr, c'est que peu d'années après, dans les confé¬ rences de Tilsitt, il offrait au tzar d'ensevelir à jamais ces suppliants dans l'empire russe. » Quinet raconte comment la Dacie fut colo¬ nisée par les Romains, et, au sujet de la colonne Trajane de Rome, il écrit ce qui suit : (( En regardant les deux mille têtes qui figu¬ rent les légions armées, ils (les Roumains) croient reconnaître les traits des laboureurs de leurs campagnes. Du fond de leurs misères insondables, ils se sentent consolés, relevés par une fierté secrète. C'est peut-être le seul peuple de nos jours, qu'un monument tout romain ait la puissance d'émouvoir. » Il explique le plan des Romains, qui vou¬ laient fonder un seul et puissant Etat, dont la base et la citadelle auraient été le plateau cen¬ tral des Carpathes, d'où ils auraient dominé les immenses plaines des alentours ; ce plan avait été déjoué par les innombrables invasions des Barbares, et la race roumaine ne formait plus un seul bloc; mais sous deux princes, sous Etienne le Grand et sous Michel le Brave, le plan des Romains avait été sur le point d'être réalisé. Quinet raconte les batailles de Bacova, de Valea Alha (la Vallée blanche, ou plutôt blan¬ chie par les ossements des morts), de Dumbrava- Rosie (la Forêt rouge, ou plutôt rougie par le sang des braves qui y furent tués) ; après ces sanglantes épopées « la chrétienté se sent sau¬ vée et elle ignore par quelle main ». Le traité de paix, signé par Etienne le Grand avec le roi de Pologne, en 1499, est, selon Quinet, « le vrai fondement du droit international des provinces danubiennes à l'égard des puissances chré¬ tiennes... La Moldo-Valachie est, ce jour-là, dans la famille des grands Etats. » Voilà la brillante page que Quinet consacre à Etienne le Grand : « La figure de ce grand saint Etienne le Bon manquait à nos histoires du quinzième siècle, qui en restait comme appauvri et dépouillé dans sa dernière moitié. En effet, l'absence de ce per¬ sonnage ôtait l'équilibre à l'histoire. C'était comme un vide dans un tableau, et il était im- — 33 — possible de s'en rendre compte. On apercevait à l'extrémité de l'Europe des mouvements extra¬ ordinaires, et on ne pouvait discerner ni la vo¬ lonté qui suscitait, ni le bras qui accomplissait ces prodiges. Il y avait des effets sans cause, tant qu'on ne connaissait pas le grand cœur héroïque qui imprimait le premier mouvement... Maintenant tout s'explique. Vous voyez pour¬ quoi Mahomet II, ce conquérant à qui tout cède, est enchaîné dans sa conquête, pourquoi il recule si précipitamment de l'autre côté du Da¬ nube dès qu'il l'a franchi. C'est qu'il est arrêté non par une vision, mais par un bras de chair. Ce même Etienne, présent à la fois sur le Dnies¬ ter, sur le Danube, aux portes des Carpathes, opposé d'un côté à Mahomet II, à Bajazet II, à Soliman, à Scanderberg, aux Tartares, aux Turcs, de l'autre à Mathias Corvin, à Jean- Albert, aux Hongrois, aux Polonais, voilà celui qui ouvrait et fermait à son heure les portes de l'Europe orientale ! D'abord on ne le voyait nulle part ; aujourd'hui on est forcé de le ren¬ contrer partout... Si l'Etat qu'il a fondé n'a pas subsisté longtemps après lui, je ne sache pas qu'on puisse l'accuser d'avoir manqué de sa¬ gesse, de calcul, de sang-froid, ou même de prévoyance, puisque cette ruine précoce, il l'a, par un dernier trait de génie, annoncée sur son lit de mort, au milieu même de ses plus gran¬ des prospérités. » Rappelant les victoires de Michel le Brave, Quinet constate qu' « à un moment, il a dans sa main la Valachie, la Moldavie, la Transylvanie. C'était là, encore une fois, le commencement d'un grand Etat. Michel le Brave semble avoir compris mieux que personne que la Moldavie et la Valachie, même réunies, seraient toujours chancelantes, tant qu'elles seraient séparées du massif intérieur des Carpathes, que là devait être la forte base d'un Etat roumain. » Mais attendu, comme il ajoute ailleurs, qu' « il ne faut pas faire au monde l'extrême plaisir de lui demander l'impossible, pour qu'il s'autorise à vous refuser le nécessaire », Quinet s'empresse de conclure très sagement : « Il faut se garder de dire que la Roumanie n'est possible qu'avec toutes les conditions indiquées ci-dessus; car chaque Etat a des brèches à réparer, et, si l'on rejetait comme indigne d'examen tout établis¬ sement d'Etat qui ne serait pas d'abord en rela¬ tion parfaite avec ce que demande la nature ou la parenté des races, il faudrait commencer par rejeter, sans plus de réflexion, la France sans le Rhin, l'Allemagne sans l'Alsace, la Suisse sans le Tyrol, l'Espagne sans Gibraltar, l'Italie sans la Valteline et sans la Corse. » C'est ainsi que, chez Edgar Quinet, les élans enthousiastes du patriotisme et de l'humani¬ tarisme n'obscurcissent jamais la raison de l'homme d'Etat, prévoyant et pratique. Problèmes d'aujourd'hui. Prophéties réalisées. L'ouvrage de Quinet soulève et résout les principaux problèmes qui, aujourd'hui encore, préoccupent les hommes politiques. La plupart du temps, avec la pénétration du penseur, qui lit dans les brumes de l'avenir comme dans un livre ouvert, le génial philo-roumain indique les solutions qui ont été données dans la suite ou qui, à cette heure, semblent être naturellement indiquées. Ces prophéties sont les conclusions logiques qu'un esprit éclairé et clairvoyant tire mathématiquement des prémisses bien choisies et solidement établies. Considérons avec quelle précision Edgar Qui¬ net pose le problème du renouvellement de la langue roumaine : « Les écrivains contemporains sont forcés d'innover. Ils le font en empruntant ce qui leur manque, les uns au latin, les autres à l'italien, tous à l'Occident, d'où s'ensuit une difficulté aisée à prévoir, par ce que je viens dire : c'est qu'avec le ferme désir de rester populaire, on se forme peu à peu une langue policée, mais arti¬ ficielle et que le peuple a toutes les peines du monde à comprendre, si tant est qu'il y par¬ vienne. J'ai entre les mains une histoire natio¬ nale, dont l'auteur a dû faire suivre chaque vo¬ lume par un vocabulaire de mots nouveaux qui sans cela seraient inintelligibles à ses lecteurs. Les Roumains auront à considérer s'il n'y a pas une mesure à garder qui ne laissera pas d'être significative, s'il n'est pas de différences à éta¬ blir entre les emprunts déjà anciens, légitimés par l'usage et les importations récentes qui seules peuvent compter pour des stigmates... N'y aurait-il pas quelque danger à trop italia¬ niser la langue, à la faire trop occidentale? Pour moi, il me semble que j'aimerais à lui voir gar¬ der son caractère : latine sans doute, mais en même temps orientale, naïve, agreste, un peu rebelle au joug. Les mots mêmes qu'elle aurait conservés du slave la feraient ressembler à une captive délivrée, qui se souvient de sa capti¬ vité. Elle entrerait dans l'étroite intimité de ses sœurs d'Occident, mais elle garderait dans cette alliance je ne sais quoi d'étrange, qui marque¬ rait qu'elle a vécu longtemps séparée. Pour rien au monde je ne consentirais à ce qu'elle se fit italienne, française. » — 37 — Ne dirait-on pas que ces conseils, si sages, sont écrits d'aujourd'hui? Très heureusement, une réaction s'est produite dans le sens de Qui- net et aujourd'hui les bons écrivains roumains s'inspirent aux sources vives de la langue popu¬ laire du terroir. * * * Les femmes roumaines devraient également méditer les conseils suivants, dont la portée est d'autant plus significative qu'ils proviennent d'un Français : « Dans cette restauration morale, que ne pourraient les femmes moldaves et valaques, si elles y mettaient leurs cœurs!... Ne commen¬ cent-elles pas à se lasser d'imiter seulement nos frivolités ? Faut-il que nos vices mêmes leur pa¬ raissent admirables, parce qu'ils ont le prestige de l'éloignement? Après s'être nourries de nos romans, n'ont-elles pas découvert que sous cette magnifique emphase se cachent de singulières industries, et que ces beaux héros finissent bien souvent par être d'assez méchants valets?... Mais qu'elles connaissent peu leur véritable in¬ térêt! Elles croient, en copiant nos usages, nos mœurs, notre indifférence pour le bien et le mal, notre ricanement sur toute aspiration, s'é- 4 — 38 — lever à la hauteur de l'Occident; elles ne voient pas qu'elles perdent ainsi ce qu'il y a de plus charmant en elles, leurs grâces ingénues, comme d'un enfant qui s'éveille. Pourquoi ces filles de l'Orient aspirent-elles avec tant de hâte à nos laideurs et à nos décrépitudes? Elles viennent de l'endroit où naît l'aurore. Elles en ont les beautés nonchalantes, le doux parler mielleux, l'œil humide et brûlant, la chevelure ondoyante, les rayons éblouissants; ce sont des roses ma¬ tinales qu'elles doivent répandre sur le chemin, non pas les roses fanées déjà dans nos tristes fêtes. » Que de vérités profondes, dans la plus choi¬ sie et la plus poétique des langues ! Dans cette délicate question sociale, Quinet a dit le mot juste, à un demi-siècle de distance, sur un pro¬ blème aujourd'hui encore à l'ordre du jour. ❖ C'est dans le même sens que le grand mora¬ liste se prononce relativement au danger qui menace les jeunes gens, envoyés à Paris pour terminer leurs études. « Le danger pour ces jeunes esprits, qui su¬ bissent sans contrôle une si grande fascination, c'est que nos vices mêmes leur semblent consa- — 3g — crés. Et comment discerner chez nous ce qu'il y a de durable à travers tant de changements et de contradictions journalières? Est-ce bien à ce spectacle toujours mobile de nos inconstances que peut prendre sa forme l'esprit encore incer¬ tain des jeunes Roumains?... Que les jeunes Roumains nous voient donc, et qu'ils sachent en même temps que nous aussi, dans notre Oc¬ cident, nous avons nos Byzances. Cependant je ne voudrais pas qu'ils retournassent dans leur pays sans avoir visité quelques-uns des petits Etats qui, enclavés au milieu des grands, ont su garder leur indépendance native avec leur li¬ berté, par exemple, la Hollande et la Suisse. Ils auraient là un spectacle analogue à celui qu'ils sont destinés à rencontrer chez eux : ils verraient comment un petit peuple sait se faire respecter des plus grands... Vous avez un peuple parfaite¬ ment sain d'esprit. La corruption des grands a passé sur sa tête sans l'entamer, son sens du moins est resté droit. Protégez-le d'une triple muraille contre nos subtilités. Ne lui dites jias que le progrès est de tomber, car il est simple, après tout, et il vous croirait peut-être. Cachez-lui ce fatal secret que les peuples qu'il avait pris pour modèles croient ne rien perdre et même tout ga¬ gner en renonçant à toute valeur morale. Il n'est que nu, pauvre, misérable, quasi serf : de grâce — 40 — n'en faites pas un sophiste tout fier de sa do¬ mesticité. » Ces paroles sublimes devaient être à jamais gravées dans le cœur de tout Roumain. * * * Non moins graves et réconfortantes sont les constatations de Quinet, concernant le sentiment religieux des Roumains, que les passions poli¬ tiques ont mis sous un faux jour, pendant ces derniers temps : « Vous avez une religion qui ne paraît pas incompatible avec la liberté civile et politique, car tous les cultes, depuis un temps immémorial, sont admis et tolérés parmi vous. Ceux mêmes que le peuple a en mépris n'ont jamais été pros¬ crits ni persécutés. La liberté des cultes, cette idée élémentaire pour laquelle nous avons tant lutté dans notre Occident, et qu'il nous a été im¬ possible de faire accepter ni même de montrer à la plus grande partie de la race latine, ne souffre chez vous aucune contradiction. C'était la meilleure moitié de la Révolution française, et cette moitié est enracinée dans vos mœurs. Que de choses cela seul ne suppose-t-il pas dans votre peuple I Voilà certainement un grand et précieux avantage; tirez-en un orgueil légitime. - 4i - Vous n'avez pas le célibat des prêtres, d'où il suit qu'ils ne peuvent former un Etat dans l'Etat; point de congrégations séculières; la religion a été tenue chez vous dans une si longue dépen¬ dance, qu'elle est restée jusqu'ici étrangère à tout projet de domination. Que d'avantages réu¬ nis si vous savez en user ! Ajoutez que votre culte est pratiqué dans votre langue, ce qui en¬ traîne après soi ces deux grands biens, l'un que l'instruction populaire dérive de l'esprit même du culte, l'autre que vous possédez le germe d'une église vraiment nationale. » Voilà des paroles mémorables, qu'aujourd'hui encore nous pouvons opposer soit aux insinua¬ tions de nos ennemis du dehors, soit aux tenta¬ tives de prosélytisme confessionnel du dedans. Quinet conclut ainsi cette partie de ses conseils aux Roumains : « Fermez donc l'oreille aux so- phismes ordinaires des nations les plus spiri¬ tuelles de l'Occident. » * * * Si le grand penseur voulait mettre des bar¬ rières morales à la conquête subtile d'une civi¬ lisation raffinée et corruptrice, il n'avait garde d'oublier les conquêtes matérielles dont les Prin¬ cipautés roumaines étaient menacées. Son ou- 4. vrage contient un chapitre spécial intitulé : Système de défense militaire. Après avoir clai¬ rement démontré que la Roumanie ne saurait entreprendre de guerres agressives, Edgar Qui- net propose ce qui suit : « De quoi s'agirait-il pour le défenseur de la nationalité roumaine? De se faire une forte place de refuge où il pût s'abriter en sûreté, lui et toutes les ressources de l'Etat, assez long¬ temps pour donner à ses alliés ou à ses protec¬ teurs le temps de se déclarer. Dès lors, ce qui s'est fait en Belgique, où l'on a constitué une nation au milieu de trois ou quatre autres qui la convoitent, éclairerait ce qui est le plus immédiatement praticable en Roumanie... C'est donc un Anvers moldo-valaque qu'il faudrait construire. » Sur ce point, la prophétie de Quinet est en¬ core plus extraordinaire, car le général Brial- mont, qui fortifia Anvers, a présidé également, dans la suite, à la fortification de Bucarest et de toute la Roumanie! * * * Pareillement, Quinet prédit l'explosion des sentiments patriotiques qui préludèrent à la résurrection de la Roumanie : - 43 - « Dans le moment où une nation se retrouve, il s'échappe du cœur même des plus endurcis je ne sais quel désir de probité, d'intégrité, de vie morale. Ce moment se retrouvera indubitable¬ ment chez vous. » Dans cette circonstance encore, comme dans tant d'autres, Edgar Quinet vit clairement dans l'avenir du peuple roumain. Peu de temps après sa prophétie, les frères Bratiano, Rosetti, les frères Golesco, Kogalniceano, An. Pano, Cam- pineano, Assaki, C. Negri, N. Balcesco, Jon Ghica, ressuscitent le sentiment national des rives du Pruth et du Danube aux sommets des Carpathes : les cœurs les plus endurcis tressail¬ lirent au souffle du patriotisme qui les envelop¬ pait de toutes parts, et c'est avec une fraternelle unanimité que l'union de la Moldavie et de la Valachie fut proclamée, premier fondement du futur royaume de Roumanie! Et l'on vit alors ce spectacle, non moins ca¬ ractéristique : les hommes, jugés, par les gens superficiels, comme révolutionnaires et dange¬ reux pour l'ordre public, devenant les hommes de gouvernement les plus sérieux, ce que Quinet avait également prévu : « Combien de Rou¬ mains, aujourd'hui révolutionnaires, devien¬ dront des partisans du statu quo, dès qu'ils au¬ ront une heure de vie ! » - 44 - ❖ * * Si l'Etat roumain devait être solidement or¬ ganisé, le fondement dn problème à résoudre était assurément le sort que l'on réservait au paysan. Sur ce point capital encore, Quinet émit des vues généreuses et prudentes à la fois, qui peuvent, aujourd'hui même, nous servir de guide. Rappelant les dispositions du Règle¬ ment organique, en vertu desquelles le proprié¬ taire rural était obligé de donner aux paysans de la terre à labourer, Quinet explique ce sys¬ tème de législation agricole comme appartenant exclusivement aux provinces danubiennes : « Il est né de leur histoire. Le Règlement de 1829 l'a consacré et ne l'a point créé. » « De ce système, continue Quinet, il s'ensuit que la loi reconnaît au paysan un droit primor¬ dial, inaliénable, sur une partie de la terre. » La conclusion d'un pareil système est tout indiquée : « Dès lors, sur quelle base asseoir les institutions? Je viens de le dire. Sur la terre rendue de plus en plus accessible à tous, dans un pays si évidemment agricole. » Les hommes politiques, en Roumanie, devront réfléchir sérieusement à ces conseils de Quinet. Une partie des paysans roumains ont été rendus - 45 - propriétaires de 5 hectares de terre, concédés par l'Etat ; le reste des propriétés de l'Etat de¬ vront être également morcelées et distribuées aux paysans; en même temps, on devra songer, dès maintenant, à l'époque où l'Etat n'aura plus de terre à vendre, et fonder la Caisse rurale, destinée à acheter les grandes terres des pro¬ priétaires tombés en déconfiture, pour les re¬ vendre en détail aux laboureurs des campagnes. Comme l'a admirablement prédit Quinet, l'ave¬ nir de la Roumanie est dans la solide organisa¬ tion d'une démocratie rurale. * * * Je terminerai cette série de prophéties (1) gé¬ niales par l'analyse des vues de Quinet sur un point important de la politique extérieure de la Roumanie. Dans son résumé de l'histoire du peuple rou- (l) M. T. Steeg (Revue universelle du î" mars 1902) fait remarquer que Manin a salué les Révolutions d'Italie, en proclamant que Quinet a été le Christophe Colomb qui dé¬ couvrit l'Italie; Quinet annonça, quarante ans à l'avance, la reconstitution de l'Empire d'Allemagne, la guerre et les dé¬ sastres de 1870; il avait également prédit la chute de la seconde République; enfin, en 1849, il préconisa, pour les sociétés démocratiques, un système d'enseignement laïque, que Jules Ferry et F. Buisson essayèrent d'organiser par les lois scolaires de 1881, 1S82 et 18S6. — 46 — main, le vaillant philo-roumain ne trouve pas assez d'éloges pour le tact et l'habileté d'Etienne le Grand dans ses relations avec l'étranger : « Ce grand homme a dù se dire que, sans nulle sécurité du côté de la Hongrie, de la Po¬ logne, de l'Allemagne, ses peuples trouveraient des ennemis ou moins exigeants, ou moins ha¬ biles ou moins voisins dans Constantinople... Sa supériorité, c'est que la religion ne l'empê¬ cha jamais de voir le parti qu'il pourrait, au be¬ soin, tirer de l'islamisme... Il semble redouter moins le mahométisme moderne, que le chris¬ tianisme mongol ; il a, à cet égard, sur l'avenir une vue profonde et presque impartiale. » Poursuivant son idée, Quinet, dans la partie de son étude concernant la défense militaire de la future Roumanie, démontre que la Turquie ne peut que perdre par la dislocation des pro¬ vinces danubiennes : « Que lui importe de pos¬ séder deux membres morts qui ne peuvent vivre que par leur réunion? Que lui serviront deux cadavres pour se couvrir? C'est d'un peuple vivant qu'elle a besoin, soit comme allié, soit comme défendant; elle a bien assez, Dieu merci, de ruines chez elle. » Enfin, la pensée d'Edgar Quinet prend clai¬ rement corps dans le chapitre Autonomie et Sou¬ veraineté; il préconise ouvertement une alliance — 47 — entre la Roumanie et la Turquie, formulant son vœu en ces termes : « Si j'étais Roumain, je m'attacherais, en ce qui regarde la Porte, au testament d'Etienne le Grand, comme à ce qu'il y aurait encore de plus sensé et de plus praticable au moment où j'écris. J'opposerais ce testament à celui de Pierre le Grand. Comme Etienne, je craindrais l'islamisme rationaliste beaucoup moins que le christianisme mongol ou croate; bien en¬ tendu que la sujétion resterait ce qu'elle était dans l'esprit d'Etienne, un hommage, un tri¬ but, xien de plus. En un mot, je voudrais que ce lien fût assez réel pour associer les deux peuples à la défense commune, assez souple pour que la chute de la Turquie n'en¬ traînât pas la chute de ces provinces. On a vu quelquefois un arbre vivace s'élancer du milieu d'une ruine. Prévoyez l'écroulement : ne faites pas que la ruine, en s'abîmant, engloutisse tout ce qui vit autour d'elle. » L'idée de Quinet, d'une entente intime entre la Turquie et la Roumanie, est tout aussi inté¬ ressante, aujourd'hui que la question d'Orient domine la politique de l'Europe. Il est incontes¬ table que nous avons intérêt à voir la Turquie fortifiée, pour le maintien de l'équilibre dans la péninsule balkanique. Dans le testament po- - 48 - litique du grand-vizir Fuad-Pacha, les Anglais étaient indiqués comme les meilleurs amis de l'Empire ottoman; diverses circonstances et le fait que la Grande-Bretagne est absorbée en Egypte et dans l'Extrême-Orient, l'empêchent, à cette heure, de prendre vigoureusement en mains les intérêts de la Turquie. Aussi, peut-on dire que les Roumains sont aujourd'hui les meil¬ leurs amis de l'Empire turc, et les plus désinté¬ ressés, ce qui compense leur faiblesse relative. Comme j'ai vécu cinq années en Turquie et trois années en Bulgarie, je m'évertue à expri¬ mer la conviction que les craintes d'une confla¬ gration imminente dans la péninsule balkanique me semblent exagérées. L'état qui résultera des réformes imposées en Macédoine par la Russie et l'Autriche-Hongrie durera longtemps encore. Mais, pour toute éventualité imprévue, la ligne de conduite politique, indiquée par Edgar Qui- net avec tant de finesse et, j'oserais dire, avec tant de patriotisme roumain, me paraît, actuel¬ lement encore, digne d'être suivie par l'Etat rou¬ main. Démonstrations en l'honneur de Quinet (1856). Telle est l'étude de Quinet sur les Roumains, esquissée h grands traits. f — 49 — Cette œuvre magistrale provoqua, naturelle¬ ment, un grand enthousiasme dans les Princi¬ pautés roumaines. L'émotion qu'elle produisit se peint parfaitement dans la lettre suivante, jus¬ qu'à présent inédite, que les étudiants du lycée Saint-Sabba, de Bucarest, adressèrent à Qui- net et à Michelet (x). « Chers maîtres, « L'histoire avait une page de plus, les peuples martyrs un frère de plus, l'humanité un droit non encore réclamé, et le monde ne le savait pas. Des Français ont étendu la main vers nous, et la poussière de l'oubli s'est envolée de dessus nos têtes; nous fûmes reconnus et nous sentî¬ mes que nous sommes un enfant retrouvé, béni dans la famille des Nations. Nous leur en devons à tous une éternelle reconnaissance. » Mais il y a entre tous quelques-uns qui ont un droit de plus sur nous : celui de l'amour. Vous êtes de ceux-là. Quand on lit vos pages si belles, si ardentes en faveur de la Roumanie, (l) Ce document, ainsi que la réponse de Quinet, qui suit, m'ont été aimablement communiqués par M. Jean J.-C. Bratiano, ancien ministre des Affaires étrangères. 5 — 5o — on sent que celui qui les a écrites n'est pas seu¬ lement l'historien, mais l'ami; qu'il l'aime, qu'il souffre de ses douleurs, comme on souffre de la douleur d'une sœur. Tout y est flamme et flamme divine qui nous pénètre et nous échauffe. Nous étions inconnus, oubliés, écrasés sous le poids des intrigues et de la force brutale de nos ennemis; notre voix étouffée dans notre sein, sans défenseurs auprès des grandes nations ci¬ vilisées, voyant approcher chaque jour davan¬ tage le moment de notre anéantissement; au¬ jourd'hui retrouvés, reconnus, avec l'espérance du plus bel avenir, le monde intéressé à notre cause, et tout cela c'est à vous que nous le de¬ vons en grande partie. Car vous avez dès long¬ temps réclamé du monde civilisé ses sympathies pour nous, et le lui imposiez comme un devoir. Et quel titre avions-nous à mériter de votre part tant de dévouement à notre cause? Nous étions malheureux et nous avions des droits à ne plus l'être. Voilà tout. Nous l'avouons en toute conscience. Nous savons tout ce que nos aînés doivent à vos grands enseignements du Collège de France. L'élan qu'ils y ont puisé nous le cherchons dans vos livres. Nous voulons pré¬ parer en nous-mêmes une génération digne des jours nouveaux ; car nous avons compris la vé¬ rité de votre parole : « qu'un peuple ne peut se relever que par l'héroïsme individuel et l'esprit de sacrifice », et encore de celle-ci : « que dans les grandes crises nationales, c'est aux plus jeunes de servir de médiateurs ». » Ici, en Roumanie, chacun a les yeux vers la France : chacun, dès le berceau, apprend à pro¬ noncer son nom comme celui de la mère chérie des Nations. » Dans nos poignantes angoisses, c'est vers elle que nous tendons nos cœurs et nos bras. C'est d'elle que nous attendons le salut. C'est aux meilleurs de ses fils que nous adressons nos prières d'intercession. » Plus d'une fois déjà, chers Maîtres, vous avez reçu l'expression de la reconnaissance de nos compatriotes. La jeunesse des écoles rou¬ maines a voulu venir, elle aussi, vous saluer et vous dire : Amour et merci. Nous vous aimons comme nos pères. Continuez à notre patrie votre bienfaisante tendresse et croyez que nous sau¬ rons la mériter par nos actions dans l'avenir, nous montrer devant Dieu et devant le monde dignes de la France et de vous. » Les grands patriotes Jean-C. Bratiano et G.-A. Rosetti envoyèrent également des remerciements chaleureux à Edgar Quinet, qui répondit de Bru¬ xelles, le 16 avril i856, par la lettre suivante, également inédite : — 5a — « Messieurs, » Le témoignage généreux que vous m'avez adressé est la plus grande consolation que j'aie reçue dans l'exil et dans les malheurs qui s'y sont ajoutés. C'est moi qui vous dois de la re¬ connaissance. Si j'ai pu joindre ma faible voix à la vôtre pour la défense de la cause la plus juste du monde, vous m'en avez récompensé fort au delà de ce que je méritais. Vous m'avez appris que, dans quelque situation que l'on soit, il ne faut jamais désespérer de trouver des opprimés à défendre et un devoir à remplir. » Une conduite aussi noble que la vôtre suffi¬ rait pour montrer quel sera l'avenir de votre patrie. Vous lui donnez pour base les senti¬ ments qui font le plus d'honneur au cœur de l'homme. Je ne sais ce qui Amus est réserAré par la politique du jour et si nos espérances com¬ munes seront bientôt remplies; mais je sais que les sentiments qui vous inspirent tous sont ceux qui font grandir les Etats et les rendent impé¬ rissables. Les destinées de la Roumanie, vous les portez en vous; il n'appartient plus à per¬ sonne d'empêcher qu'elles ne soient. » Tous les droits de vos ancêtres ne vous se¬ ront pas restitués en un jour. La grande — 53 — famille roumaine ne sera pas rassemblée dès la première heure ; il faut s'attendre à des obsta¬ cles, à des difficultés qui exigeront de nouveaux efforts de votre part et des nombreux amis de votre cause. >> Jusqu'à ce qu'elle triomphe, je ne me reti¬ rerai pas de la lutte. Tant qu'il me sera permis de croire que j'exprime fidèlement vos vœux, je me sentirai appuyé sur la justice et sur l'huma¬ nité. ;> Veuillez agréer, Messieurs, l'expression de ma sincère et profonde reconnaissance. » Signé : E. Quinet. Manifestations phiIo-i*oumaines de Quinet de 1856, 1858 et 1866. Edgar Quinet ne manquait aucune occasion d'exprimer aux Roumains ses précieuses sym¬ pathies. Son ouvrage, les Roumains, parut en un volume ( 1 ), dédié à la mémoire de son heau-fils, Georges Moruzzi, né à Jassy, le 1er septembre i83g. Dans ce volume, l'immortel écrivain plaça la préface suivante, digne d'attention, où ses (l) OEuvres complètes : les Roumains; Allemagne et Italie. 4° édition. Paris, Germer-Bailliore, i85G, in-18. 5. - 54 - sentiments affectueux à l'égard de la nation rou¬ maine éclatent avec éloquence, en même temps que sa ténacité morale prodigue de sages con¬ seils : « Plusieurs adresses collectives m'ayant été envoyées par les Roumains des Principautés, l'occasion s'offre ici de leur répondre. » Messieurs, » Rien ne pouvait m'être plus précieux que l'assurance d'avoir fidèlement exprimé vos sen¬ timents et les besoins de votre situation. » Vous me donnez cette assurance, vous y joignez des expressions que je recueille avec bonheur, comme la preuve de votre patriotisme, de votre communauté de vues, bien plus que des services que j'ai pu rendre à votre cause. Il est certain que, de quelque manière qu'on envi¬ sage vos intérêts, vous avez fait un grand pas", il est tel que rien ne vous fera reculer. Tout l'Occident s'est ému pour vous. Vous avez re¬ trouvé et produit au grand jour vos titres de famille; il ne s'est trouvé personne pour les contester. » Vous n'êtes plus une province inconnue, vous faites partie de la cité, j'allais dire de la patrie occidentale. » Vous n'êtes plus isolés dans la vie politique, il n'est plus possible à qui que ce soit de dispo¬ ser de vous, ou de toucher à vos affaires sans que le monde le sache. » Vos provinces ne peuvent plus être déchi¬ rées, lacérées sans que toute l'Europe jette un cri. » Vous n'êtes plus des étrangers, vous êtes des citoyens pour tous les peuples policés. Vos vœux, vos besoins, vos droits font désormais partie des vœux, des besoins, des droits de la société européenne. Vous avez maintenant les mêmes chances de vie, de liberté, d'indépen¬ dance, d'avenir que l'Europe elle-même. » Que de chemin en peu d'années, si l'on se rappelle ce qu'était naguère votre situation ! En¬ core quelques efforts et le but sera atteint. Si, par hasard, il arrivait que nos espérances (car vous me permettez ici de confondre mes vœux avec les vôtres) ne fussent pas réalisées tout d'abord, gardez-vous de croire que votre cause est compromise et qu'elle a l'avenir contre elle. Voyez comme, pour les peuples les mieux assis, la liberté est difficile à conquérir et comme elle se perd quelquefois en un jour, sans que l'espoir de la ressaisir diminue. » Il ne faudrait donc pas se déconcerter si le but n'était pas atteint aussitôt que nous le sou- — 56 — » Agréez, Messieurs, l'assurance de mes sen¬ timents, etc., etc. » Signé : Edgar Quinet. haitons. Au contraire, ce serait une raison, pour les amis de votre cause, de redoubler leurs efforts, car il est bien rare, en de si grandes entreprises, que l'on obtienne par un premier effort ce qu'on désire le plus et même ce qui est le plus nécessaire. La lumière s'est faite sur vous, et tout le monde y a contribué. A mesure que l'on vous a connus davantage, les sympa¬ thies pour vous ont grandi, il n'est plus au pou¬ voir de personne de ramener sur vous les pre¬ mières ténèbres. » Le travail de votre indépendance a com¬ mencé. Peut-être aboutira-t-il demain. Dans tous les cas, il aura sa récompense, à moins, ce qui est impossible, que vous ne vous abandon¬ niez au moment où le succès approche. Votre question est devenue une question d'intérêt et d'honneur pour l'Europe. Il y aura une Rouma¬ nie, ou il n'y aura plus ni honneur, ni liberté, ni garanties, ni foi d'aucune sorte en Europe, et, dans ce cas encore, votre lot serait égal à celui de tous les autres. Bruxelles, 16 décembre i856. — 57 — Cette prophétie d'Edgar Quinet se réalisa encore : la Roumanie est érigée en royaume in¬ dépendant, élément d'ordre et de progrès en Orient, telle que l'avait rêvée la grande âme du généreux écrivain français. Je trouve encore dans les Mémoires d'exil, de Mrac Quinet, le passage suivant (p. 318), déno¬ tant que l'illustre philo-roumain ne cessait un moment de s'occuper du sort de ces frères la¬ tins des Carpathes dont l'avenir l'avait inté¬ ressé à un si haut point : « Une députation de Valachie se trouvait dans le cabinet de travail d'Edgar Quinet ; on le priait de reprendre la question de la nationalité roumaine ; l'union des Principautés venait d'être votée à l'unanimité ; tous les proscrits de 1848 se retrouvaient à la tête des affaires après neuf ans d'exil, c'était une vraie satisfaction pour l'ami des Rou¬ mains. >> Cette scène se passait à Bruxelles, en janvier i85S. J'ai recueilli une dernière manifestation pu¬ blique de Quinet en notre faveur, dans une lettre qu'il adressa à C.-A. Rosetti, de Vuytaux, le i3 mars 1866, et publiée en traduction dans le journal bucarestois le Romanul; je suis obligé de la traduire, à mon tour, en français, n'ayant pu mettre la main sur l'original français : « Cher Monsieur, c'est à vous, certainement, — 58 — que je dois de lire le Romanul. Recevez tous mes remerciements. Votre révolution m'a causé une de ces satisfactions morales que je n'es¬ pérais plus ressentir. Les Roumains ont con¬ firmé les espérances que je n'ai jamais cessé de mettre en eux. Par ce grand acte de justice, ils ont fini de prendre rang parmi les peuples dignes de se gouverner eux-mêmes. Puissent- ils marcher dans cette voie, où la liberté est un acte de probité nationale. Par ce fait, ils ont échappé à la tutelle, ils sont maîtres chez eux. Personne ne peut plus les annihiler. Vivez donc, et vivez honorables et heureux. » Votre cordialement dévoué. « Signé : Edgar Quinet. Le Romanul, en publiant cette lettre, ajoute : « Nous vivons et nous prouverons notre vitalité, non seulement en manifestant notre reconnais¬ sance, mais en justifiant les espérances fondées sur nous par Edgar Quinet, Michelet et tous les autres nobles amis, les vaillants défenseurs des causes justes. » Quinet citoyen roumain. Les Roumains n'oublièrent point ces nobles amis. Dans le Romanul, journal du parti libéral, — 59 — parut, à la date du 7 mars 1866, et sous le titre : Une dette de reconnaissance, l'articulet suivant : « A l'époque douloureuse où la Roumanie était opprimée, lorsque la voix du peuple roumain était étouffée à l'intérieur, quelques cœurs géné¬ reux ont pris, en France, la défense de notre cause et ont lutté pour la nationalité roumaine avec dévouement et ténacité. Exprimer notre reconnaissance à ces hommes est un devoir na¬ tional, une dette d'honneur. Nous devons la payer. Nous croyons qu'un des premiers pro¬ jets de loi que le Gouvernement devra présen¬ ter à l'Assemblée législative est celui d'accor¬ der la qualité de citoyen roumain à ceux qui furent les défenseurs constants et infatigables de notre cause ; leurs noms doivent être inscrits dans le cœur de tout Roumain et dans le livre d'or de la patrie. La reconnaissance est la vertu des âmes nobles; l'ingratitude est la dégrada¬ tion. Soyons reconnaissants. » Dans la séance du 2 juillet 1866, le Ministre des Affaires étrangères Jon Ghica communiqua les messages princiers, par lesquels on propo¬ sait la qualité de citoyens roumains à Gladstone, Layard, J.-A. Rœbuck, J. Miclielet, Edgar Quinet, Saint-Marc Girardin, Paul Bataillard et Ubicini, en accompagnant le dépôt des docu¬ ments de ces paroles : — 6o — « Messieurs, ces étrangers, les uns Français, les autres Anglais, ont travaillé pour la cause nationale, non pas comme des Roumains qui seront naturalisés à cette heure, mais comme Roumains de cœur depuis des dizaines d'années ; je pense donc que nous avons un devoir de re¬ connaissance de leur octroyer la grande natura¬ lisation un moment plus tôt. » (.Applaudisse¬ ments.) La naturalisation de ces éminents person¬ nages a été votée dans la séance du A juil¬ let 1866. Voici la lettre par laquelle notre Ministre des Affaires étrangères communiqua cet Acte à Ed¬ gar Quinet : « Monsieur, » Lorsque la Roumanie se débattait sous l'étreinte de ses ennemis, ignorée du monde en¬ tier, vous avez parlé, et l'Europe a su que sur les limites de l'Orient, aux bords du Danube, un peuple allait être sacrifié pour avoir été la sentinelle avancée de la latinité. A votre appel puissant, les peuples frères se sont émus et ont tendu les bras à la Roumanie. » Aujourd'hui la Roumanie est. Elle est en¬ trée dans le concert du monde civilisé, et vous, — 61 — initiateur des nations à l'histoire de notre ori¬ gine et de nos luttes, vous avez puissamment contribué à ce résultat. » Gomme un faible hommage de sa profonde et éternelle reconnaissance, la Roumanie, par l'organe de la représentation nationale, a voté et S. A. le Prince a sanctionné pour vous les droits de la grande naturalisation. » Le pays roumain est heureux et fier de vous compter désormais au nombre de ses citoyens par les droits comme vous l'étiez déjà par le cœur. » Je suis heureux de porter à votre connais¬ sance ce témoignage de la gratitude de ma pa¬ trie, etc., etc. » Autres manifestations françaises. Il est bon, il est juste de rappeler ces liens de cœur, qui ont uni la Roumanie à Quinet, Miche- let, et autres illustres Français, au moment où les ennemis anonymes du latinisme et de notre patrie essayent de nous aliéner les sympathies du peuple français. Si, par-ci par-là, on entend des voix discordantes de personnes mal rensei¬ gnées, nous sommes heureux d'apprendre que des voix autorisées s'élèvent en notre faveur, 6 — 62 corn tin' l'a été celle de M. Henry Michel, à la Sorbonne. M. E. Lorain, pareillement, a écrit, dans une revue (1) : « La Roumanie est une nation digne de la liberté, qu'elle a conquise elle- même. » La France intelligente et cultivée nous a tou¬ jours favorisés,parce que notre cause était juste. Il en sera de même aujourd'hui : tout Français impartial reconnaîtra que la Roumanie doit ap¬ partenir aux Roumains. J'ai eu moi-même une preuve personnelle de la spontanéité et du désintéressement de l'affec¬ tion que les Français nous ont témoignée de tout temps. En 1880, j'étais à Paris, au commencement de ma carrière diplomatique. Mon vénérable ami, le très regretté ancien Président de l'Athénée, feu Y.-Al. Urechia, fit appel à moi, pour recueil¬ lir quelques autographes pour VAlbum Macédo- Roumain, publié cette même année. Quoique jeune et inconnu, je m'adressai au grand Victor Hugo et aux écrivains de marque, tels que : Henri Martin, Jules Simon, Th. de Banville, Maxime Du Camp, P.-J. Barbier, Foucher de Careil, Alphonse Daudet, Fr. Coppée, H. de (1) L'Illustration, du 28 février 1903. — 63 — Lapommeraye, L. Legrand, Jules Lermina, Le- conte de Lisle, Littré, L. Ratisbonne, E. Riche- bourg, Clémence Royer, A. Valabrègue, P. Zaccone. Tous répondirent h mon appel et les sentiments que quelques-uns parmi eux ex¬ primèrent à. notre adresse méritent d'être rappe¬ lés aujourd'hui. Foucher de Careil m'écrivait : « La Roumanie a droit h l'estime de l'Europe; elle est, entre deuxdespotismes, comme une forme de la liberté qui doit nous être chère; elle est en outre un prolongement de l'Europe et son boulevard du côté de l'Orient. » Henri de Lapommeraye écrivait : « Et toi, Roumanie, jeune et hospitalière nation qui as les vertus de la jeunesse, la générosité, la bravoure, le culte des idées libérales, humanitaires, pro¬ gressives, je te salue aussi! Fais le bien; tends la main à des frères frappés par l'infortune : cela te portera bonheur et les temps sont proches où, par ton intelligence, ta fermeté, ton activité, ton dévouement et ton courage, tu auras défi¬ nitivement conquis en Europe la place et l'in¬ fluence que tu mérites et que t'assurent ceux qui te voient grandir avec joie! » Le député Louis Legrand m'écrivait : « C'est pour l'étranger qui visite la Roumanie un AÛf plaisir de retrouver dans le type et dans la langue - 64 - des habitants un souvenir si vivace des Romains et de rencontrer, en même temps, dans les mœurs et dans les lois du pays, les bienfaits, les institutions, les idées de la civilisation la plus accentuée. Le peuple roumain, qui a si visible¬ ment dans les veines le sang de la plus grande nation de l'histoire, a aussi tout ce qu'il faut pour faire glorieusement et utilement refleurir sur les bords du Danube un rejeton puissant de la race latine. Que de progrès il a accomplis de¬ puis vingt années, conquérant successivement son unité, sa constitution, enfin son indépen¬ dance, et, au milieu de ces difficiles étapes, ne cessant de perfectionner son état social ! Puissent ces succès continuer ! Puisse une ère de prospé¬ rité, qui fécondera tant d'admirables ressources, succéder à l'ère des luttes et des épreuves! Nulle nation ne le désire plus ardemment que la France, car elle sait qu'en adressant à la Roumanie ses sou¬ haits de bienvenue parmi les Etats autonomes, elle fait des vœux j)our une sœur et pour une amie. » Jules Lermina m'écrivait : « Mon cher ami, quand un pays comme la Roumanie entre dans la vie européenne, nous nous serrons pour lui faire place. C'est un ami qui vient au milieu de nous et qui, dès le moment où il arrive, a droit de cité parmi les gens intelligents. Donc tous souhaits d'avenir ! » — 65 — Littré m'écrivait : « Certes, mes sympathies pour les souffrances des Roumains ne sont pas moindres qu'elles ne furent pour les Espagnols, lors des désastres qui les ont frappés. » Henri Martin, dont J.-C. Bratiano, dans une lettre au Siècle, reproduite par le Romanul du i4 février 1866, dit : « L'illustre historien qui, avec MM. Michelet et Quinet, a été le vaillant apôtre de l'indépendance des nationalités », Henri Martin me disait dans une lettre inédite qu'il m'adressa le 9 mars 1880 : « J'ai pour nos frères d'Orient, les Roumains, une vieille et inaltérable sympathie et me joindrai toujours avec empressement à leurs amis. » Dix jours plus tard, dans la lettre reproduite par Y Album Macédo-Roumain, le grand historien français m'écrivait ces considérations, aujourd'hui tout à fait d'actualité : « Vous faites appel à notre sympathie en faveur des Roumains de la Macé¬ doine. Rien de ce qui touche les Roumains ne peut nous être indifférent. Les sentiments que la Roumanie nous a si vivement exprimés, au temps de nos malheurs, ont accru l'affection déjà ancienne que nous portons à nos frères d'Orient. Je ne connais pas bien en détail les faits parti¬ culiers qui se rapportent à la situation actuelle de la fraction méridionale des Roumains ; mais permettez-moi de vous exprimer, en termes gé- 6. — 66 — néraux, mon opinion sur ce qui les concerne au point de vue international. Dans la plus grande partie des régions qui s'étendent depuis le moyen Danube jusqu'à la mer Noire et à la mer Egée, les populations diverses sont tellement enche¬ vêtrées, qu'elles ne peuvent vivre que de trans¬ actions, à moins de s'entre-exterminer. » ❖ * * Voilà des voix françaises hautement auto¬ risées, qui, après les manifestations philo-rou¬ maines de Michelet et d'Edgar Quinet, nous dédommagent des accusations, non justifiées, dont la Roumanie a été, quelquefois, la victime, pendant ces derniers temps. Conscia mens recli famse mendacia ridet. Les allégations erronées ou tendancieuses ne sauraient distraire la nationalité roumaine dans sa marche ascendante. Il nous sera facile de convaincre les gens de bonne foi que les Roumains ont le droit et le devoir d'être maî¬ tres chez eux et de veiller à ne pas perdre, par la voie de la ruine économique, les fruits de leurs efforts séculaires. Que de souffrances a traversées le peuple rou¬ main ! Combien d'injustices n'a-t-il pas endurées ! — 67 — La vallée du Danube a été une véritable vallée des larmes. Dans les nombreux projets de partage de l'Empire ottoman et des Principautés danu¬ biennes, que les puissants de l'Europe imaginè¬ rent, depuis celui de Charles de Valois jusqu'à celui de M. Nigra, qui proposait à Napoléon III de laisser à l'Autriche la Valachie et la Molda¬ vie, en échange de laLombardo-Vénétie, — les Principautés roumaines étaient données tantôt à la Russie ou à la Pologne, tantôt à l'Autriche ou à la Hongrie, même à la France. Deux moments furent les plus critiques pour les Principautés roumaines, divisées et épuisées : le premier, lorsque Catherine II, la grande Impératrice de Russie, se mit d'accord avec l'Empereur d'Autriche Joseph II, pour se partager notre pays ; — le second, lorsque l'Empereur Alexandre Ier de Russie se mit d'ac¬ cord, au même sujet, avec Najroléon Ior. Mais le sort en décida autrement. La vigoureuse race latine, greffée sur le tronc de la race belliqueuse des Daces, s'est faufilée à travers les intrigues diplomatiques, de même qu'elle avait su résister aux innombrables inva¬ sions des Barbares. Le chêne du roumanisme, profondément enraciné dans les montagnes des Carpathes, a bravé toutes les tempêtes : le feuil- — 68 — lage ne verdoyait plus, puisque les branches étaient brisées et éparpillées aux quatre vents, mais le tronc de l'arbre était vivant, et combien de sève vivifiante il contenait, la végétation luxuriante qu'il a produite, dans l'espace rela¬ tivement court d'un demi-siècle, le prouve aujourd'hui. Maintenant, à l'abri du feuillage, ..-qui a poussé comme par enchantement, nous pouvons espérer que des oiseaux enchanteurs i jetteront leur note originale dans le concert des autres nations civilisées. Mais une fois parvenus au sommet de la mon¬ tagne, qui, pour la Roumanie, a été un véritable Calvaire, nous ne devons pas oublier ni les mains amies qu'on nous a tendues pour nous secourir, ni les bâtons sur lesquels nous nous sommes ap¬ puyés, ni même les ronces auxquelles nous nous sommes accrochés. Comme le dit Julien : «Je ne crois pas qu'il existe de crime plus généralement détesté et qu'on reproche davantage aux hommes qui s'en rendent coujrables, que celui de l'ingra¬ titude envers leurs bienfaiteurs. » Les Rou¬ mains, que Quinet proclame « le peuple le plus doux de la terre », ne sont pas capables de com¬ mettre un pareil crime. La main de Quinet a été une des mains les plus solides qui nous aient été tendues, aux moments les plus graves de notre vie nationale ; aussi, suis-je profondément con-