EXCLU DU PRÊT IoD.E.R.I.C. G.P.S.F.A.C. Conférence de Michel ORIOL du 18 Janvier 1973 Esf-il encore concevable que l'éducation soit nationale ? Ce titre, qui ne m'est pas personnel, mais émane d'une équipe de recherche, a moins l'intention d'ouvrir le débat sur des résultats de recherches, que de se présenter comme un mani¬ feste pour des travaux nécessaires, pour des réformes nécessai¬ res et, plus que des réformes, pour, disons, des révisions dé¬ chirantes d'un type de conception que la société occidentale a élaboré en instituant l'école à partir du XIXème siècle, en l'ouvrant à tous et en la rendant obligatoire de façon effective. Le problème que j'aborde, en effet, met en cause très directement (et je tiens immédiatement à écarter toute erreur possible d'interprétation) le caractère national de l'enseigne¬ ment, ce qui ne veut pas dire son caractère public. Il ne s'agit pas du tout pour moi de reprendre les éléments de la controverse traditionnelle sur l'enseignement public et l'enseignement privé, d'autant que dans l'optique que je vais examiner, il était de règle jusqu'à une époque relativement récente, et il est encore très souvent de règle, que la référence au cadre national soit bien plus exacerbée dans l'enseignement privé que dans l'ensei¬ gnement public, surtout depuis le début du XXème siècle. Mon problème est donc non pas celui-ci, mais celui du fait que toute la socialisation de l'enfant dès son entrée à l'école, que ce soit explicitement ou implicitement, se fait en fonction d'un cadre social de référence quasiment exclusif qui est et demeure, de façon extrêmement restrictive, le cadre national. De ce point de vue, j'ai bien le sentiment d'aborder un problème qui a en quelque sorte un côté un peu tabou. Les tabous sexuels commencent à s'effacer un peu, Quelques jours après avoir inculpé un professeur de philosophie, un Ministre de l'Education Nationale reconnaît que l'on peut considérer que la sexualité à l'école concerne non pas seulement la grenouille ou la paramécie, mais aussi l'être humain. On voit donc que progressivement toute une série de domaines qui ont fait l'objet soit d'interdits ex¬ plicites, soit de répressions inconscientes, commencent à être débloqués, discutés, Par contre, il est certain que le cadre na¬ tional de l'enseignement, lui, reste beaucoup plus timidement remis en question dans la plupart des cas. Or, là comme en d'au¬ tres points, si l'école est en question, c'est parce qu'elle n'est B.U. NICE III! Il II UN 099 0000166 S. - 2 - sans doute pas le fondement de la crise, mais parce qu'elle en est l'un des révélateurs. Elle en est l'un des lieux privilégiés, et l'une des expressions la plus marquante. Ce que j'ai à dire se résume en très peu de points : * Premier point : Toute l'école a été conçue en fonction de l'état natiôriài:centralisé, partout dans les états industriel¬ lement avancés, et particulièrement dans le cadre français. * Second point : Ce cadre national, dans la phase actuel¬ le du développement économique, dans ce que certains se plaisent à appeler en termes sans doute discutables, la société post-in¬ dustrielle, perd de plus en plus de pertinence, perd de plus en plus de signification, devient par rapport aux décisions et aux prises de conscience fondamentales quant aux choix culturels et sociaux, de moins en moins significatifs. * D'où troisième point : Est-ce que ce décalage entre l'inertie d'une certaine logique culturelle, qui continue à pré¬ valoir à l'école, et l'inertie d'une logique économique, qui rend les frontières de plus en plus absurdes, est-ce que ces deux inerties ne vont pas aboutir à des contradictions accrues qui vont faire, sur ce point précis, des luttes relatives au nationa¬ lisme ou au racisme, de l'école un lieu où, comme on lè voit dé¬ jà en Amérique à propos du "busing" (c'est-à-dire le transport des enfants d'un lieu à l'autre de la ville), les groupes sociaux s'affrontent dans des luttes souvent aveugles parce qu'on n'a pas, à temps, voulu poser le problème. De ce point de vue, et j'y reviendrai en conclusion, je ne pense pas que la crise de l'éco¬ le relève d'une commission spécialisée chargée d'examiner le problème des enfants étrangers immigrés, des enfants appartenant aux groupes minoritaires. La présence des immigrés, des enfants appartenant aux groupes minoritaires, est un défi qui appelle autre chose que de simples révisions passagères de techniques pédagogiques ou psychologiques. Tout d'abord, et c'est mon premier point, l'école et le cadre national sont étroitement solidaires. Tous mes prédéces¬ seurs à cette tribune, à l'occasion de prises de conscience tar¬ dives mais de plus en plus vigoureuses, ont souligné que derrière l'idéologie explicite de l'école, la fameuse diffusion de "lu¬ mières" chères au XVIIIème siècle et au rationnalisme classique, se cachaient des objectifs sociaux très définis qui sont la pro¬ duction d'une certaine force de travail dans des structures de classe bien précises. Mais, outre les objectifs économiques et en corrélation d'ailleurs avec eux, puisque le marché capitaliste c'est d'abord un marché national (l'unité économique construite au XIXème siècle, c'est d'abord une unité bâtie sur la base de la monnaie et de la protection économique) la diffusion de l'ins¬ truction publique et obligatoire a eu pour rôle fondamental ce¬ lui de procéder à l'unification culturelle de groupes sociaux, indépendamment de leur origine régionale ou de leur condition de classe, en référence à une conscience nationale considérée com¬ me la valeur explicite ou implicite tout à fait dominante et in¬ discutable. Il serait intéressant de se demander, d'ailleurs, - 3 - dans quelle mesure l'échec des espoirs socialistes à partir de la fin du XIXème siècle dans les idéologies internationalistes, ne vient pas en bonne part de cet accent extrêmement marqué mis sur la référence nationale dans la scolarisation des enfants dès le plus jeune âge. Pour montrer historiquement et très brièvement à quel point l'école a été le lieu de la construction de l'unité nationale, je me contenterai de rappeler une ou deux références soulignant avec quelle vigueur la répression des originalités cul¬ turelles régionales, des minorités nationales, a été conduite pen¬ dant tout le XIXème siècle et le début du XXème siècle pour es¬ sayer de constituer une unité linguistique, culturelle et politi¬ que . J'emprunte une citation à un ouvrage intitulé "Conférence au Congrès de Landernau, 1896". C'est un rapport présenté au Con¬ seil Général du Morbihan à la fin du XIXème siècle. On peut y lire cette proposition signée d'un Inspecteur d'Académie : "Cré¬ ons pour 1'amélioration de la race bretonne, quelques une de ces primes que nous réservons aux chevaux, et faisons que le clergé nous seconde en n'accordant la première communion qu'aux seuls enfants parlant le français". Je prendrai un autre exemple. Il s'agit du témoignage d'un instituteur des Hautes-Alpes cité, en 1893, dans la correspondan¬ ce générale de l'Instruction Publique primaire. Il fait allusion à une pratique très répandue dans les régions de langue occitane. Il s'agissait de punir les enfants qui parlaient ce que "I ' on ap¬ pelait "le patois". La pratique répressive consistait à faire cir¬ culer quelque chose que l'on appelait le "signal", le "signe" ou le "symbole", qui passait de main en main en fonction du dernier qui atait prononcé un mot occitan. Le dernier qui l'avait en main à la fin de la classe était puni. Voici la réflexion de cet ins¬ tituteur ; "Je me suis pris à réfléchir au sujet de ce procédé. Je reconnais qu'il stimule les élèves, et cependant je ne me suis pas décidé encore à l'employer. C'est que je trouve à côté de cer¬ tains avantages un inconvénient qui me semble assez grave. Sur dix enfants, je suppose, qui ont été surpris à parler patois dans la journée, seul le dernier est puni. N'y a-t-il pas là une in¬ justice ? J'ai préféré la justice et punir tous ceux qui se lais¬ sent prendre et je suis heureux de les voir en général peu nombreux. On voit de façon très claire que cette répression coïncide avec la prise du pouvoir de la bourgeoisie. Il existe un texte de 1794 (4 Juin) de l'Abbé Grégoire, célèbre pour la formulation qu'il a donnée aux aspirations constitutionnelles des français : "Rap¬ port sur la nécessité et les moyens d'anéantir le patois et d'uni¬ versaliser l'usage de la langue française". Je n'insisterai pas. Vous savez que ce que l'on appelait "patois", c'était aussi bien des laqgues parfaitement constituées, parfaitement diffusées, com¬ portant même une littérature écrite, comme notamment l'occitan, le basque, le catalan, le breton, etc... que les variantes locales de ces langues. L'autre aspect sur lequel il est encore plus évident que l'école avait comme objectif social d'instaurer un contrôle par l'Etat centralisé, a été bien entendu la nature de la scolarisa¬ tion dans les pays coloniaux. Je n'y insiste guère, mais, si on y - 4 - réfléchit, c'est tout de même assez fascinant. Il reste bien en¬ tendu, dans les pays coloniaux, que l'idéologie de surface était qu'il fallait diffuser les "lumières" car on supposait que les colonisés vivaient dans l'obscurité absolue. Mais, indépendamment de ce postulat idéologique, dont toute l'ethnologie contemporaine est le démenti le plus flagrant, c'est quand même assez fascinant de voir que l'objectif de domination culturelle l'a toujours em¬ porté sur l'objectif économique, et que la scolarisation, contrai¬ rement par exemple à ce qui risquerait d'être de transpositions hâtives de thèse de Bourdieu, de Baudelot et d'Establet au Tiers- Monde, n'avait pas fondamentalement pour rôle de produire une force de travail. On s'en aperçoit de façon très simple en cons¬ tatant à quel point pour l'école francisée, où, bien sûr, c'est dans une très large mesure un mythe de dire que les enfants y ap¬ prenaient que leurs ancêtres étaient les Gaulois, mais où ce n'est pas du tout un mythe de dire qu'ils y apprenaient, entre autre, que, au Moyen-Age, le château fort était l'instrument indispensa¬ ble de la défense militaire dans des pays où jamais le moindre château fort n'avait pu être édifié, c'était l'idée d'apparte¬ nance à une communauté unifiée politiquement et contrôlée par un appareil d'état métropolitain centralisé qui était véritablement l'objectif essentiel. Dans les pays sous-développés qui ont accé¬ dé à l'indépendance politique, on sait très bien qu'actuellement encore la scolarisation correspond dans la plupart des cas, à des dysfonctions sociales, radicale en ce sens qu'on prépare admira¬ blement les enfants à vivre ailleurs que chez eux pour des tâches sociales et économiques totalement différentes de celles qui peu¬ vent être utiles à leur propre peuple. La difficulté de mon pro¬ pos, c'est qu'on voit du même coup que le problème ne se pose pas du tout dans les mêmes termes selon le stade de développement his¬ torique que l'on considère. Les problèmes vont être radicalement différents selon que l'on se trouvera en situation, par exemple, de construction d'une unité nationale contre une domination éco¬ nomique ou impérialiste , ou que l'on sera en présence d'états industriellement développés et indépendants où pour des raisons que j'examinerai tout de suite, le rôle et la signification de l'état sont visiblement appelés à faire de moins en moins référen¬ ce à un cadre national strict. Je prendrai, pour commencer, un exemple extérieur à la France. Je tirerai parti ici de la coopération active de nos col¬ lègues canadiens à l'élaboration de cet exposé. Il est clair, par exemple, que l'un des problèmes du Canada francophone c'est d'es¬ sayer de construire une unité culturelle collective qui permette de résister à la pression économique qui résulte du fait que tous les pouvoirs dans les entreprises sont entre les mains des anglo¬ phones. On se trouve là en présence d'une chose qui montre à quel point, dès que l'on prend un certain recul sociologique, les idéo¬ logies sont vraiment historiquement très passagères pour un seul et même groupe social. En effet, autant aujourd'hui vous voyez la bourgeoisie clamer le droit des familles sur l'éducation des en¬ fants et dire "Mais, comment, on ne peut pas imposer à ces enfants des idéologies que leur famille désavoue, que ce soit religieuse¬ ment, politiquement ; la politisation de l'école, quel scandale !}' autant je vous rappelle qu'au XIXème siècle, il n'était pas ques¬ tion de consulter une famille bretonne, occitane, basque, alsa- - 5 - cienne, sur la nature de la langue que leurs enfants devaient ap¬ prendre et autant les canadiens francophones sont amenés à con¬ tester, au nom de la survie collective de leur groupe, le fait qu'il puisse y avoir un libre choix. L'arbitrage étant d'ailleurs l'enjeu du conflit sur l'école, ce qui montre à quel point la pression du marché de l'emploi est déterminante à cet égard, l'en¬ jeu du conflit entre anglophones et francophones sur l'école étant finalement d'ailleurs de savoir de quel côté vont basculer ceux qui ne sont ni l'un ni l'autre. Pour Montréal, par exemple, il s'agit d'un tiers de la population î L'italophone qui arrive au Canada, quand bien même il est catholique, et va souvent ha¬ biter dans les mêmes quartiers que les francophones, va très vite faire des déclarations d'abjuration, se découvrir brusquement une vocation protestante très profonde, considérer enfin qu'il y a une urgence absolue à ce que ses enfants apprennent l'anglais et ceci à partir du moment où il voit très clairement que les seuls espoirs de promotion verticale dans les entreprises canadiennes consistent à avoir l'usage parfait de la langue anglaise. On voit bien de ce point de vue là que les problèmes ne se posent pas du tout dans les mêmes termes pour les cultures dominantes et pour les cultures dominées. Si je prends maintenant non plus des ré¬ férences historiques, mais des références sociologiques, je di¬ rai simplement que ce qui est très frappant dans le type d'idéo¬ logie implicite que diffuse l'école, c'est que ce qui est normal et naturel, c'est d'être français. Bien sûr, en Grande Bretagne c'est d'être britannique, en Allemagne c'est d'être Allemand, etc. ce n'est pas notre spécialité. C'est peut-être un petit peu plus marqué en France parce qu'il y a cette aspiration idéologique à l'universalité qui nous rend particulièrement prompt à considé¬ rer que notre propre image vaut d'emblée pour l'univers entier. Je voudrai faire simplement remarquer, à la suite du travail de Mademoiselle Guillaumin sur l'idéologie raciste, qu'il s'agit d'un singulier renversement, car la différence jusqu'au XVIIIème siècle, c'èst d'être aristocrate. Les gens qui clament qu'ils sont différents et qu'ils ont une race, ce sont les nobles. Au¬ jourd'hui, celui qui est différent et qui a une race, c'est le "bougnoule", c'est le portugais, c'est l'espagnol, c'est le turc. C'est-à-dire que le jeu s'est renversé. Avant, être différent, c'était appartenir à une lignée familiale qui, par là même, émer¬ geait du groupe social avec un statut privilégié. Aujourd'hui, le différent c'est celui que l'on désigne comme anormal, comme hété¬ rogène, comme incompréhensible avec, naturellement, tous les sté¬ réotypes qui s'en suivent: "Ils font trop de bruit, etc..Le fait même que l'école passe sous silence la différence, qu'elle n'en traite jamais, et je vais y revenir, c'est peut-être la mar¬ que la plus nette de son caractère nationaliste et raciste latent. Ne pas préparer l'enfant à reconnaître, à accepter et à appro¬ fondir la différence culturelle, c'est de toute évidence l'induire à concevoir qu'elle est intolérable, quand bien même il n'y au¬ rait pas un discours explicitement raciste tenu par l'enseignant, comme c'est généralement le cas, et quand bien même l'enseignant pourrait parfois se sentir absolument abasourdi d'avoir véhiculé de telles attitudes sociales. Or ces attitudes sociales, qui veu¬ lent que l'autre ce soit vraiment très difficile à supporter, et tolérable uniquement lorsqu'il n'est pas trop éloigné, sont des choses hélas reprises dans des rapports très officiels du Commis¬ sariat au Plan par exemple, sous le vocable hypocrite de "voca- - 6 - tion à l'assimilation". On y écrit, entre autres choses, que le portugais a plus de vocation à l'assimilation que le nord-afri¬ cain, ce qui veut dire qu'on prendra avec lui un tout petit peu plus de précautions avant de le mettre à la porte. Ces vocables hypocrites à vrai dire recouvrent une situation que la logique même du développement économique met en cause quotidiennement. Je ne veux pas développer ce thème parce qu'il est fort clair. Je vous renvoie, par exemple, à la Revue Economique de Juillet 1972 qui a publié un numéro spécial sur l'entreprise multi-nationale où vous lisez, par exemple, dans l'introduction, sous la plume de Michalet professeur à Nanterre, l'affirmation d'un économiste compétent selon laquelle l'économie mondiale tend à devenir de plus en plus la chasse gardée des firmes multi-nationales d'ori¬ gine américaine et européenne, ceci à travers le jeu des enten¬ tes et des pratiques restrictives. Je ne développerai pas ce thème, mais enfin nous sommes à Nice dans une région où les re¬ cherches sur l'ordinateur, la fabrication des transistors ou cel¬ le des ascenseurs sont américaines Isola 2 000 est à capitaux britanniques Quant à la spéculation immobilière de nombreux col¬ lègues économistes et spécialistes en géographie humaine n'ont jamais réussi à percer son mystère. Il est fort peu probable que ce soit à Riquier que s'y cache la clef. Il y a donc, et on le voit par l'apparition de notions tout-à-fait nouvelles, comme l'euro-dollar, on voit donc que le cadre réel de la décision re¬ lative au développement économique, à l'emploi, à l'investisse¬ ment, est de moins en moins le cadre de l'état national qui se borne simplement à entériner les lois du marché international. Tous les travaux relatifs aux politiques de migration montrent qu'en réalité il n'y a pas de politique étatique de migration, il y a des soins économiques des firmes monopolistes très souvent multi-nationales, en fonction desquels on organise plus ou moins, selon les fluctuations du marché, le déplacement massif de mil¬ lions de travailleurs puisque, ainsi que vous le savez, prati¬ quement près du dixième de la population active de la France est une population étrangère. Ce développement des firmes multi-nationales s'exprime également, bien sûr, par la mondialisation des problèmes. On s'aperçoit très bien qu'il n'y a plus de solutions locales à des problèmes locaux. On voit que tout ce qui concerne les enjeux fondamentaux de l'existence, par exemple les problèmes d'écolo¬ gie concernant la survie de la Méditerranée comme mer vivante, tout cela ne peut plus être résolu dans le cadre limité de tel ou tel pays. On sait par ailleurs que cela peut devenir très ra¬ pidement dramatique puisque, bien sûr, des pavillons en réalité multi-nationaux comme le pavillon panaméen ou libérien ou grec, souvent servent à couvrir des entreprises économiques inavoua¬ bles, mais il n'y a pas besoin de les avouer puisqu'il n'y a personne pour les contrôler. Du point de vue de la vie quoti¬ dienne de chacun, comme je l'exprimais tout à l'heure, cette do¬ mination des firmes multi-nationales s'exprime de plus en plus sous la forme de la migration de la main-d'oeuvre qui, là encore s'il était donné à quelqu'un de nous observer du point de vue de Sirius, apparaîtrait comme quelque chose de tout à fait aber¬ rant, car il est bien évident qu'il serait plus logique et plus simple que des usines soient construites ou que des réformes agro¬ nomiques interviennent en Afrique du Nord, en Turquie ou en Grèce, - 7 - plutôt que de déplacer des gens qui vont être déracinés, mal payés, mal protégés, mal soignés, et qui, par-dessus le marché, vont avoir des problèmes d'intégration difficiles ou impossibles dans un contexte auquel ils ne sont absolument pas préparés. Ce n'est pas à vrai dire que la part des étrangers dans nos sociétés ait évoluée de façon radicale au point de vue quantitatif, puis*- que la proportion d'étrangers dans la population française est à peu près la même, disons depuis environ cinquante ans. C'est qualitativement qu'elle n'est plus la même. Elle n'est plus la meme parce qu'elle est beaucoup plus concentrée, en fonction même de la concentration économique. Il y a cinquante ans, il y avait peut-être la zone autour de Paris, mais cette zone n'était pas un phénomène relevant véritablement de la ségrégation ethni¬ que. La "zone" comportait beaucoup d'honorables citoyens fran¬ çais. Maintenant, le bidonville est vraiment une réalité ethni¬ que, une forme de ségrégation liée à la concentration dans la grande industrie chimique, sidérurgique, automobile, etc..., con¬ centration qui est en même temps liée à des formes nouvelles de mobilité, qui n'apparaissaient pas autrefois, et qui interdisent de plus en plus les possibilités et la notion même d'une inté¬ gration. Pour s'intégrer, il ne faut pas être amené à bourger tout le temps et quand la main-d'oeuvre sert à répondre aux fluctuations d'un marché très rapide, mouvant, quand elle est appelée d'un chantier grenoblois à un chantier parisien puis belge, puis niçois, il est bien difficile de concevoir que sa relation soit la même que celle du maçon italien qui s'instal¬ lait à Paris, que celle du verrier tchèque qui s'installait à Banion-sur-Loing il y a cinquante ans. De ce point de vue là, ce que je voudrais souligner, c'est que la plupart du temps ce type de problème, justement, n'est pas nettement aperçu parce qu'il est vu uniquement dans sa dimension psychologique. En effet, bien souvent on se contente de formules du type "Les français ne veulent pas travailler, alors il faut bien qu'il y ait des al¬ gériens", ou bien "ces gens-là crèvent de faim chez eux, alors ils viennent chez nous", comme si le phénomène de migration, comme si le nombre croissant d'enfants étrangers dans la commu¬ nauté française ( 700 000 en 1968) était purement et simplement l'effet hasardeux de l'accumulation des décisions individuelles alors qu'il n'en est rien. Le Commissariat au Plan sait, avec une fourchette relativement précise, combien il y aura d'étran¬ gers en France dans cinq ans, y compris le nombre d'irréguliers que l'on calcule à l'avance. On sait à peu près combien de you¬ goslaves franchiront la frontière irrégulièrement, et on en tient compte dans les prévisions d'emplois et dans les investis¬ sements industriels. Il ne faut donc pas croire que tout cela dérive de je ne sais quelle décision psychologique tout-à-fait hasardeuse. Du coup la présence massive de l'enfant africain ou de l'enfant d'Asie Mineure dans nos écoles, la présence massive des travail¬ leurs d'origine portugaise, espagnole, grecque, turque, algérien¬ ne, dans les centres de formation professionnelle, c'est un phé¬ nomène dont on ne peut pas dire qu'il soit susceptible de pren¬ dre les gens de court à partir du moment où on leur donne le re¬ cul socio-économique nécessaire pour le comprendre. Le malheur c'est que, encore une fois, on se donne fort peu les moyens, à la fois à l'école et par les Mass média, de permettre cette in- 1 - 8 - telligibilité du rôle économique de l'étranger dans le dévelop¬ pement même des forces de production actuelles. Or, et c'est là où j'en viens à mon propos en termes plus étroits, ce fait que le cadre national éclate comme cadre de décision, comme cadre de mo¬ bilité sociale, comme cadre de fixation de toutes les séries de travailleurs, tout cela fait que l'école comme liéu d'assimila¬ tion a de moins en moins de sens, que l'école se trouve devant un défi culturel fondamental. Est-ce qu'on va apprendre aux pe¬ tits portugais que leurs ancêtres sont les Gaulois ? Combien par¬ mi nous, après tout, ont des ancêtres Gaulois ? Il y a là un défi pédagogique. Est-ce que l'on va indéfiniment considérer qu'il va de soi que le petit portugais, s'il fait l'effort nécessaire va trouver les ressources exceptionnelles pour surmonter les handi¬ caps culturels et linguistiques qui lui permettront d'être à chances égales dans la compétition, comme lè veut l'idéologie dé¬ mocratique, dans l'école française ou européenne ? Il y a là aussi un défi politique. Est-ce qu'on va considérer que le rôle de l'école c'est à tout prix d'assimiler, comme elle le faisait jusqu'à une époque récente, et comme il lui devient de plus en plus difficile de le faire, pour des raisons non seulement de mo¬ bilité sociale mais de développement des nations sous-développées en tant que développement de mouvements nationaux anti-impéria¬ listes qui font que, très légitimement, tout comme le canadien français revendique son caractère national contre une domination économique, le jeune espagnol, le jeune portugais, le jeune al¬ gérien, à un moment donné est susceptible, lui aussi, de prendre conscience d'une appartenance collective dont il ne voit pas pourquoi il va la démentir pour des raisons d'arrivisme indivi¬ duel, et trahir de ce fait tous ceux qui l'ont fait ce qu'il est. On peut voir maintenant les expressions de la crise une fois qu'elle est ainsi située. Les expressions sont psychologiques si les causes sont socio-économiques. Quelles sont les expressions? Tout d'abord, c'est l'inadaptation des enfants, que là encore trop souvent on va se contenter d'expliquer par des raisons psy¬ chologiques, et à laquelle on va souvent donner de mauvais remè¬ des. On va envoyer l'enfant chez le psychologue parce qu'il est "caractériel", parce qu'il est "déficient", alors que c'est l'i¬ nadaptation sociale du milieu scolaire qui est en cause .Inadap¬ tation en terme de langue, car il est bien évident encore une fois que l'enfant ne peut pas surmonter miraculeusement un handi¬ cap linguistique qui est redoublé par le fait que la langue fran¬ çaise qu'il entend autour de lui, ce n'est pas la langue de l'ins¬ tituteur. C'est la langue de la classe ouvrière, et cela rejoint le propos qui a pu être abordé antérieurement en ce qui concerne la révision nécessaire du statut de la langue orale dans 1'en¬ seignement primaire et secondaire. En termes de culture, aussi, l'enfant se trouve devant des modèles culturels qui le désem¬ parent et parfois même avec les meilleurs intentions du monde. Je crois que peu de modèles culturels peuvent être aussi dérou¬ tants pour beaucoup d'enfants issus de la Méditerranée orientale ou méridionale ou du Portugal que les modèles de non-directivité. C'est-à-dire qu'au moment même où l'on croit que l'on offre à l'enfant le moyen de s'épanouir parce qu'on ne lui impose rien, on le met devant quelque chose qu'il n'est absolument pas pré¬ paré à comprendre précisément parce qu'il a l'habitude d'une structure culturelle autoritaire - ce qui ne veut pas dire qu'à terme il ne sera pas capable d'autonomie - mais cela veut dire - 9 - qu'il est habitué à conquérir son autonomie, au départ, dans une structure d'autorité clairement définie et assignée. Il sera dérouté aussi, bien sûr, du point de vue du modèle relationnel parce qu'il est partagé entre l'affiliation familiale et l'affi¬ liation à un milieu d'"égaux", de camarades de même classe, à un milieu d'enseignants qui lui proposent dqs identifications di¬ vergentes et qui aboutissent à de véritables crises d'identité. Un très beau témoignage à cet égard peut être trouvé dans le ro¬ man d'Alain Spiro qui s'appelle "Jeanne d'Arc et l'enfant Juif", qui est paru il y a quelques mois et où Alain Spiro, juif d'ori¬ gine polonaise, montre comment il s'est trouvé déchiré au moment de son stage oedipien entre l'image maternelle juive polonaise et l'image d'une jeune française habitant dans le même immeuble que lui, qu'il surdéterminait comme image de Jeanne d'Arc et il vivait en quelque sorte de son enracinement dans la société fran¬ çaise comme la fait de revendiquer dans ses rêves une espèce de Jeanne d'Arc permissive, mais qui parlerait yiddish. S'il faut en croire 1'auteur, dont le récit est fortement autobiographique, son complexe d'Oedipe inassouvi l'a laissé jusqu'à un âge mûr à la recherche de ce personnage mythique que serait une image à la fois française et juive polonaise sans qu'il puisse jamais ren¬ contrer, dans une quête indéfinie, de femme en femme, quelque chose où il puisse se reconnaître. Je voudrais aussi rapidement évoquer l'exemple du travail fait il y a deux ans par un groupe d'étudiants, dont quelques uns, sont là ce soir, notamment Jean- Pierre Zirotti et Monique Ehrlich, sur la scolarisation des enfants tziganes. Ils ont montré que la crise d'identification de l'enfant est d'autant plus aiguë que l'enfant désavour le pratique économique habituelle de son milieu tzignae, c'est-à- dire le fait d'aller "chiner", le fait de recueillir des chif¬ fons, la ferraille qui est la pratique culturelle économique de base et pour laquelle effectivement il n'y a pas de raison fon¬ damentale pour que lire et écrire le français soit considéré comme une base indispensable. Ce qui fait qu'un certain nombre d'instituteurs disaient alors : "Il suffit de vacances pour que ces enfants tziganes oublient tout ce qu'on leur a appris avant le mois de Juin. Ils sont débiles"!, sans voir que pour retenir l'écritaure, il faut être motivé à la retenir et pour être moti¬ vé à la retenir, il faut un certain type de pratiques économi¬ ques que l'enfant intériorise très tôt. Le nombre de psychologues qui ont fait des diagnostics de débilité sur des enfants de cul¬ ture étrangère à la France est quelque peu inquiétant et appel¬ lerait peut-être une révision de la conception des études de psychologie. Mais il reste que ce qui est peut-être au moins aus¬ si grave, c'est justement l'inadaptation, non pas seulement des migrants mais aussi celle des français, et pas seulement en ce qui concerne les leçons d'histoire qui content les multiples fa¬ çons dont on a fiché les autres à la porte successivement les arabes, les anglais, les bourguigons, les allemands, etc... Il y a juste une seule influence positive du point de vue des échanges culturels qui est l'influence romaine. Regardez bien les livres d'histoire. Il n'y a que la civilisation gallo-romaine qui soit un mélange réussi. Tout le reste, c'est terrible, tous les autres mélanges ne sont pas digestes, digérables. Mais il y a aussi les images implicites. On s'était proposé avec notre équipe de re¬ garder dans les livres de lecture combien il y avait de situa- - 10 - tiorB interethniques proposées aux enfants dans les textes de lecture. La chose a été très vite faite. Il n'y en a pas du tout. Les seules situations interethniques que l'enfant apprenne comme modèle dans- son environnement, c'est ce qu'il trouvera dans les bandes dessinées où là on en trouve effectivement tout le temps. Il y a le Sioux, l'Indien, le Chinois, le traître à la race in¬ déterminée. Il y a là constamment des contacts interethniques proposés comme modèles d'identification à l'enfant, mais il s'a¬ git alors de ce que Georges Friedman appelle l'école parallèle qui est totalement incontrôlable et dont on sait qu'elle véhicu¬ le un certain nombre de stéréotypes plus ou moins fâcheux. J'a¬ jouterai que l'école n'étant pas préparée à l'accueil de l'étran¬ ger, risque justement d'être très vite, même chez des gens par¬ faitement bien intentionnés, un lieu difficilement supportable. Imaginez le travail d'un instituteur non préparé à enseigner le français langue étrangère dans des classes où la proportion d'é¬ trangers va jusqu'à plus de 50 %, par exemple dans la banlieue parisienne, et où les parents vont ressentir le retard scolaire pris par leurs propres enfants dans son environnement défavora¬ ble comme le fait que ces "salopards de bougnoules" empêchent leurs propres enfants d'avoir une scolarité normale qu'ils au¬ raient s'ils vivaient dans le lôème arrondissement. On a vu cela, non pas seulement aux Etats-Unis - ceci s'exprimait dans le pro¬ blème du "busing" - mais aussi bien à Birmingham et on commence à le voir apparaître en France. La causalité socio-économique n'étant pas repérable parce qu'elle est lointaine, la cause psy¬ chologique, elle, est perceptible et le responsable de la dégra¬ dation des conditions de la scolarisation c'est celui que l'on a à portée de la main, c'est le "bougnoule". On voit, à partir de là, y compris chez des gens qui au départ avaient les meilleures intentions du monde, on voit apparaître des attitudes de ségré¬ gation, de refus, de racisme, etc... Donc de quoi estr-il ques¬ tion à partir de cette constatation d'inadaptation ? Il n'est pas question simplement de voir comment améliorer les perfor¬ mances des enfants que les anglo-saxons ont l'habitude d'appeler désavantagés. Il n'est pas simplement question de voir comment compenser des inégalités culturelles. Il n'est même pas simple¬ ment question, comme cela commence à être le cas aux Etats-Unis et comme ça va l'être bientôt ici, de se demander si la présence de l'africain parmi nous, là présence de musulmans parmi nous, la présence du grec parmi nous, n'est pas la remise en question d'un modèle culturel que nous avons cru universel depuis le XVIII° siècle. Il s'agit d'un autre modèle de communication so¬ ciale, d'un autre modèle de santé, d'un autre modèle de vie fa¬ miliale. Il est question justement d'utiliser cette présence de la diversité ethnique et culturelle comme un instrument de for¬ mation au monde de mobilité et d'échange qui nous attend, au lieu d'y voir un obstacle et un handicap. Inutile de dire qu'à cet égard, comme je l'ai dit au départ, il ne peut s'agir de réforme. Il s'agit d'une révision profondément radicale des objectifs mêmes de la scolarisation. Bien entendu, le problème ne se pose pas dans les mêmes termes, comme je le disais tout-à-l'heure, pour les nations en voie de constitution. On retrbuverait, et ici j'évoque le problème beaucoup plus vite, des problèmes d'inadap¬ tation liés au fait que nous avons, dans le contexte de la do¬ mination politique coloniale, véhiculé des modèles linguistiques et culturels totalement inadéquats qui font que dans les pays sous développés les retards scolaires s'accumulent et que les acquisitions technico-scientifiques restent souvent dérisoires. Dans ces conditions, des réformes souvent relativement simples sont très efficaces. On s'aperçoit, par exemple, que l'usage d'une langue véhiculaire suffit très souvent à résoudre des problèmes de scolarisation que 1'on avait cru insolubles. Il y a un certain nombre d'exemples notamment d'introduction du créole dans l'enseignement par des méthodes dont le remarquable anima¬ teur qu'est Gérard Lagiiette en Martinique s'est fait l'initia¬ teur qui a permis à des dizaines d'enfants martiniquais de rat¬ traper un retard scolaire qui était jugé absolument irréversible par les gens qui les scolarisaient en français selon des métho¬ des transposées du continent. Je n'insisterai pas là-dessus, mais il y aurait beaucoup à épiloguer bien sûr, sur le fait que l'on aboutit parfois à des situations parfaitement absurdes. J'évoquerai simplement un exemple, parce que nous avons eu l'occasion récemment à 1'IDERIC d'en discuter avec un haut fonc¬ tionnaire, mais il est assez éloquent. Il s'agit de la situation de 1'Ile Maurice où tout le monde se comprend en créole, du haut en bas de la société, où le créole est donc la langue universel¬ le, sauf à l'école. A l'école primaire, on a le droit au hindi, au français, à l'anglais ; à l'école secondaire, on a le droit à l'anglais et au français ; et à l'Université on a le droit à l'anglais, mais si vous voulez prendre le taxi ou vous faire com¬ prendre au restaurant, ce n'est ni le hindi, ni l'anglais, ni le français, c'est le créole. De tels décalages sont manifestement des sources de retard économique. C'est déjà un miracle que cette langue se maintienne comme moyen de communication ethnique dans une communauté qui reste multinationale sans être explosive. Le problème évidemment qu'il ne nous appartient pas de résoudre, nous, occidentaux, c'est de savoir de quelle façon les états en voie de développement peuvent arriver justement à rapprocher l'école de la culture populaire. Je pense malgré tout, que ce n'est pas très souhaitable de considérer que le seul modèle uni- versalisable soit le modèle de l'Etat centralisé unilingue, puis¬ que l'on voit que même chez nous, il est de plus en plus contes¬ té à l'intérieur même des collectivités régionales qui ont un statut national comme les corses, les bretons, etc... Je dirai que là aussi, et je ne ferai que l'évoquer, c'est un préjugé oc¬ cidental de croire que le monolinguisme est naturel et normal. Il suffit d'aller en Afrique noire, en Amérique Latine ou en Asie pour voir que 1'on peut très bien prendre comme norme la prati¬ que aisée et courante de plusieurs langues. Il existe même une communauté indienne de 1'Amérique du Sud où le mariage avec un membre d'un groupe linguistique différent du sien est la règle absolue. On voit donc à quel point il serait absurde de considé¬ rer que l'emploi des langues vernaculaires, contrairement à cer¬ tains préjugés véhiculés y compris parfois par le "Monde", et d'autres journaux libéraux, serait un obstacle au développement économique et social. * -K- Conclusion pratique ? Il s'agit non pas tant de conclure mais bien plutôt de tirer une sonnette d'alarme, d'appeler à des recher¬ chez, à des expériences. Il n'est pas question de définir des solutions, car encore une fois il ne s'agit pas de dire que quelques menues réformes peuvent remettre en cause une inertie culturelle plus que centenaire. Ce que je voudrais seulement sou¬ ligner, c'est que ce débat sur le rôle de l'école a des inciden¬ ces extrêmement concrètes. Je prends un exemple très simple. Pourquoi est-ce que les Italiens au Canada choisissent l'anglais comme langue de scolarisation ? Il y a bien sûr une raison éco¬ nomique très déterminante, mais il y en a une autre, qui rejoint ce que j'évoquais rapidement tout-à-l'heure. C'est que le fran¬ çais qu'il risque d'apprendre à l'école n'a qu'un rapport extrê¬ mement lointain avec le français du voisin canadien qui parle non pas le français de Nice mais le jouale, qui est une langue avec son lexique, ses expressions, sa richesse, son autonomie, ses chansons, sa littérature, ses ressources, etc... Il est bien évident que le même problème nous concerne. En effet, en mainte¬ nant une langue scolaire, très éloignée de la langue orale, nous redoublons les handicaps car la langue que le nord-africain ex¬ périmente sur le chantier n'est sûrement pas celle qu'un hono¬ rable professeur de faculté est amené à parler dans un amphithé¬ âtre. Incidence sur le contenu ? Bien entendu. J'évoquais rapi¬ dement l'enseignement de l'histoire, l'absence de situations multi-ethniques dans les textes de lecture proposés. Je disais aussi que la non-directivité n'a guère de sens pour beaucoup d'enfants étrangers mais, inversement, la capacité pour l'enfant d'assumer son identité culturelle, d'expliquer par un exposé à ses camarades et au besoin en ayant le droit d'utiliser sa lan¬ gue, de diffuser ses textes - c'est là quelque chose qui peut éviter un très grand nombre de drames psychologiques, de ruptu¬ res avec la famille, de crises d'identification. Une expérience est en cours à Fontenay-sous-Bois, menée par les chercheurs de 1'IRFED (institut de Recherches sur la Formation et l'Education) pour supprimer les retards scolaires en supprimant la répression linguistique contre le portugais. Et effectivement, cela donne des résultats extrêmement rapides. Les enfants portugais rattra¬ pent leur retard scolaire et rétablissent une relation non-con¬ flictuelle avec leurs parents envers qui ils ne sont plus as¬ treints à un choix déchirant du type que je décrivais à propos du roman d'Alain Spiro. Mais, à cet égard, je pense que, bien sûr, le problème nous concerne tous, soit comme militant syndicaliste, soit comme citoyen. Il né s'agit ni de croire que l'école puisse résoudre le problème, ni de croire qu'une fois un changement révolution¬ naire accompli, le problème sera résolu tout seul. Je crois qu'il s'agit de prendre conscience du fait que des situations de domination culturelle- et économique sont désormais précaires, explosives, car l'école sans réforme, sera l'école où l'on ap¬ prendra la déviance, ce sera l'Ecole où on préparera la hausse du taux de criminalité urbaine, ce qui mènera nombre de gens bien intentionnés à crier : "Chassons les étrangers !". On n'a pas le choix. Ou bien on accepte cette évolution, cette inertie sociale qui aboutit à 1'anomie, c'est-à-dire à l'absence totale de con¬ sensus qui fait que toutes les formes de pathologie sociale de- - 13 - viennent de plus en plus explosives, ou bien on pense que les si¬ tuations de domination culturelle et économique sont caduques, que l'économie de marché et ses formes d'expression dans l'alié¬ nation et l'exploitation sont vouées à la disparition, alors, dans ce cas-là, je ne crois pas qu'il s'agisse là d'une introduc¬ tion abusive de la politique à l'école que d'y préparer les en¬ fants. Il s'agit simplement de faire qu'en utilisant les situa¬ tions de contacts interethniques comme moyens de formation de l'humanité de demain, on permette à celle-ci de faire face en termes humains aux problèmes que la science et la technique nous rendent désormais capables de résoudre aisément. -s- -x- *