JULES BORELY AHMED ZORHA FERNAND SORLOT, EDITEUR A PARIS .——— AHMED et ZOHRA DU MÊME AUTEUR Mon Plaisir au Maroc (Delpeuch, éditeur, Paris). Epuisé. Notes sur Rabat (Editions du Portique). Epuisé. Tinmel (Editions des Marges). A LA MISÈRE ENCHANTERESSE DU PEUPLE MAROCAIN OUI PORTE A L'EXTRÊME POINTE DES TERRES D'OCCIDENT LA PLAINTE ET L'ESPOIR DE L'ORIENT DÉVASTÉ Ahmed et Zohra Il y a dix ans je cherchais un logement à Rabat. Je rêvais d'une habitation nouvelle bâtie en colimaçon, la chambre où l'on se re¬ tire du monde pour se dépouiller de soi, bien close au centre de la coquille, mais entourée de pièces largement ouvertes — illuminées de la grâce des cristaux et des fleurs — d'une telle propreté que l'on y pourrait, les pieds gantés de blanches chaussettes, suivre le vol des oi¬ seaux et le mouvement des heures du jour dans l'émail azuré du carrelage. Et tout ce que je voyais, passant d'un quartier à l'autre, me laissait maussade. On louait, alors, d'avance au cours de la construction. Montant l'escalier de bois des échafaudages j'allais vers l'entrepre¬ neur qui dirigeait ses maçons, et j'étais reçu avec la désinvolture de ceux qui n'ont que mépris pour l'infortuné que l'on voit compter avec le prix d'une location. 10 JULES BORELY Dans ces conditions, puisque les maisons que l'on élevait à la ville neuve décevaient mon appétit d'une heureuse nouveauté, pourquoi ne pas m'établir à la vieille ville ? Une pau¬ vreté tranquille entre quatre murs blanchis comme ceux d'un monastère n'est-elle pas en¬ viable ? n» * ❖ Il y avait à l'office des Beaux-Arts que je dirigeais deux chaouch. On appelle ainsi dans nos possessions d'Afrique, d'un mot emprunté aux Turcs, des gens de service qui balayent les bureaux, reçoivent les visiteurs et portent les lettres. L'un m'était plus agréable que l'au¬ tre pour sa barbe noire entourant un visage ré¬ gulier, sa plaisante bonne humeur et l'habileté courtoise de ses manières. Je lui demandai s'il consentirait à-demeurer avec moi dans une maison de la médina que je louerais à son in¬ tention. « Tu me serviras tout en faisant ton métier, je te logerai, je logerais au besoin tes parents et tes amis. » Ma proposition lui plut : — J'en parlerai à ma femme. Il était donc marié. Le soir il revint en me disant que sa femme acceptait aussi; ils avaient déjà vécu à Tanger avec des chrétiens. Mais, qu'était sa femme ? La santé, la bonne grâce sont indispensables pour un pareil voisinage. — Je te la présenterai, dit-il. AHMED ET ZOHRA 11 Le lendemain il m'amena dans une allée du jardin entourant notre bureau où elle s'était cachée pour se découvrir devant moi sans être vue de personne... C'était une jeune femme jolie, aux joues empourprées tout comme au sortir du bain. — Nous te soignerons comme notre enfant, me dit son mari. Nous louâmes une petite maison située dans une impasse au bout de la ville. Quatre pièces basses au rez-de-chaussée et une, haute, à l'étage. Celle-là me suffirait; j'abandonnai tout le reste à mes serviteurs. C'était sale, délabré... Pas d'eau et pas d'élec¬ tricité. Nous blanchîmes, fîmes repeindre les portes et les fenêtres, consolider les pavés. Je mis en rosiers le carré de terre creusé dans la cour. Je fis planter en un coin, contre cet endroit qu'ils appellent dar el oudou et pour le dissimuler, quelques pieds de bananiers, et, au bas de l'escalier montant à ma chambre, un bougainviller attaché au mur. Quand j'ai quitté la maison, le bougainviller grimpé jusqu'à la terrasse répandait sur l'ou¬ verture de l'entrée de l'escalier un dais de pourpre, les feuilles des bananiers, plusieurs fois renouvelées, pliaient sous le vol des pas¬ sereaux, un pêcher avait poussé parmi les ro- 12 JULES BORELY siers. C'était pittoresque. On apercevait, en pé¬ nétrant dans la cour une loge sur laquelle ou¬ vrait, à l'étage, la porte de l'appartement. Une loge décorée d'arcades aux bords festonnés, fermée d'une balustrade de fer peinte en jaune. Les murs blanchis à la chaux, les portes et les fenêtres peintes en bleu, le fouillis des fleurs et l'invitation au repos des entretiens qu'envoyait au visiteur l'abri de la galerie, composaient une façade intérieure qui ravis¬ sait les amis que j'avais le bonheur de recevoir. Ahmed était le nom du chaouch, Zohra ce¬ lui de sa femme. Zohra était fille et petite-fille de caïds des Oudaïa, donc une enfant de soldats. Quand je l'ai connue, elle n'avait plus père ni mère, seulement un frère aîné, du nom de Hassen, barcassier au port de Rabat, et un petit frère nommé Jilali, vivant en enfant perdu, qu'on gardait à la maison autant qu'on pouvait l'y retenir. En somme, une pauvre fille ignorante et sans métier qui n'avait plus à compter que sur son mari. Comme il lui fallait une petite servante poul¬ ies travaux du ménage et les commissions —- n'étant pas femme à s'en aller dans la rue AHMED ET ZOHRA 13 acheter du charbon ou de la farine — nous eûmes l'une après l'autre, Yamna puis Mah- jouba — des gamines qui, la veille, gardaient les moutons. Ahmed était du Jbel, ce coin du Maroc le plus voisin de l'Espagne — donc en quelque sorte un étranger à Rabat pour les parents de sa femme. Il était né à Deïmous, aux environs de Tanger, sur le territoire qu'on appelle Fahs. Il avait aussi perdu père et mère mais il lui restait deux frères : l'un muletier à Tanger, l'autre soldat chez les Espagnols puis soldat chez les Français, et trois ou quatre oncles bi¬ bliques, à barbe blanche, cultivateurs au vil¬ lage de Deïmous. Son père fut secrétaire d'un héros de son pays, Moulay Ahmed Raissouli, qui tint tête aux Espagnols et au sultan du Maghreb pendant des années. Ainsi était-il le fils d'un lettré de la montagne adonné à l'étude du Coran. Quelle avait été sa vie lorsque je le rencon¬ trai? J'en sais ce qu'il m'en a dit. Ahmed apprit le Coran, petit enfant, à Deï¬ mous. Quand il le sut par cœur, que ses pa¬ rents le virent en âge de se diriger, il partit comme partaient à l'époque les garçons de ce pays, pour aller d'un maître à un autre maître et de village en village mûrir ses études aux frais communs des paysans du canton : l'exis¬ tence des tolba — des étudiants. Une manière 14 JULES BORKLY de vivre qui le préparait à devenir à son tour maître de Coran dans un pli de ses montagnes et peut-être même un jour à Deïmous, si le diable qui travaillait en ce temps à bouleverser le mon¬ de n'en eût jugé autrement et décidé que ce li¬ bre étudiant, heureux de courir la chanson aux lèvres les routes de sa petite patrie, serait pris dans les courants qui amenaient alors des hom¬ mes de tous les points de la terre combattre en Europe un peuple dont l'ambition menaçait l'indépendance de ses voisins. ❖ ïfc î!: Avait-il vingt ans en août 1914 ? Il revenait au village avec un de ses cousins pour la fête du Mouloud — la naissance du Prophète. ... Ils arrivent à Deïmous, entrent dans un de ces chemins creux bordés de figuiers des Indes où l'on peut penser n'être aperçu de personne, y rencontrent une femme qui s'en venait seule enveloppée du châle des cita¬ dines — ce qui laissait supposer qu'elle était de celles qu'on peut approcher sans avoir à craindre de désagrément. Ils l'approchent, la lutinent; mais à leur grande surprise cette créature se met à pousser des cris. Epouvantés, les audacieux se sauvent et vont se cacher crainte des coups de fusil. Cette femme était l'amie du mocadem du village. Elle va se plain- AHMED ET ZOHRA 15 dre à lui. Le mocadem les attrape, les met en prison. Sortis de prison, ils rêvent de se venger. Ils viennent pendant la nuit jusqu'à la cabane de cette effrontée, s'ouvrent un passage en creu¬ sant un trou dans le mur d'argile, entrent dans l'obscurité, et pendant que l'un lui met la main sur la bouche pour l'empêcher de crier, l'autre se paye de l'ennui de la prison. Ni vus, ni connus. Ils se réfugient à Tanger. Mais là, peu après, Ahmed apprend que le mocadem lui a confisqué une de ses terres. Son père était déjà mort. A qui demander secours ? En ce temps, les villageois de Deïmous, sou¬ cieux de se défendre de ceux qui disposaient du pouvoir dans le pays, achetaient la protec¬ tion des représentants des grandes Puissances, consuls à Tanger. Mais ces protections, dont les consulats faisaient un commerce, coûtaient assez cher et, faute d'argent, Ahmed n'en avait acquis aucune. Il court au tabor français, c'est-à-dire à la caserne des troupes commandées par un offi¬ cier français qui assurait alors la sécurité au Fahs et là lui explique son cas. « Il est bien possible que tu aies raison, lui « répond le commandant, mais je ne peux « rien pour toi, tu n'es pas français... Ah ! si tu étais soldat au tabor!... Veux-tu t'engager? » 16 JULES BORELY Il s'engage. On l'habille en militaire. Il laisse sa jellaba, quitte le burnous, passe l'uniforme. Mais quand il se voit ainsi costumé le pauvre garçon commence à pleurer. Le commandant du tabor s'occupe de lui, et après de longs débats devant le consul d'Es¬ pagne, protecteur du mocadem de Deïmous, celui-ci lui rend sa terre. Ahmed faisait l'exercice sur la place du Marshan à Tanger. Il le faisait tristement. Car sur cette place ceux qui le reconnaissaient le considéraient d'un œil qui n'était pas sans malice. Quelques mois après, le voilà ordonnance d'un capitaine algérien aux ordres du com¬ mandant du tabor. Ce capitaine était marié. Un jour, il retourne à l'improviste au logis et en pénétrant dans l'appartement voit son ordon¬ nance sortir d'une chambre où selon toute appa¬ rence ce garçon n'était entré que pour le faire cocu. Il menace de le tuer; se ravise en songeant aux conséquences du meurtre, se rend chez le commandant et lui raconte que son ordonnance vient de le voler. Ahmed, obligé de se défendre, avoue à son commandant ce qui s'est passé. « Il faut t'éloigner, fait le commandant, tu « vas partir pour le front... » ... La guerre était déclarée. AHMED ET ZOHRA 17 « C'est joli Arles, me disait Ahmed, qui « avait passé trois ou quatre mois au Dépôt des « tirailleurs marocains, c'est joli, il y a le « Rhône où l'on se baignait et où nous lavions « le linge; les habitants de la ville sont très « polis; ils nous donnaient du raisin. Je me « souviens d'une place plantée d'arbres où « l'on voit un grand monsieur. » La statue de Mistral. Après, Ahmed fait la guerre. Il n'avait pas oublié son Coran mais il allait sac au dos, le bidon ballotant sur le pan de sa capote, quinze paquets de cartouches dans son fourniment et d'autres dans sa musette. Il est au camp de Châlons, il est aux Eparges, puis à Verdun, à Arras. Il est blessé à Arras. On le porte à l'hôpital de Limoges, puis à l'hôpital de Brives, puis à celui de Bordeaux. Après, on l'envoie à Royan passer sa convales¬ cence. Il allait se promener sur la plage en fumant des cigarettes... On le ramène au Maroc pour le faire exa¬ miner par un Conseil de réforme. Il débarque à Casablanca. On l'eût renvoyé au front mais la guerre était finie. Ahmed eût voulu s'en retourner au pays; 18 JULES BORELY mais défense à ceux qui arrivent du front d'en¬ trer à Tanger. On le garde militaire. Il vient à Rabat. On le loge au campement des spahis. Il fait des corvées. Un jour son capitaine l'en¬ voie surveiller des prisonniers au jardin du Résident. Le général Lyautey l'aperçoit en passant, l'interroge, et apprenant qu'il serait heureux de gagner sa vie, lui donne un billet pour son capitaine. Ahmed remet le billet. « Deux coups de pied au derrière et entre en prison » — le capitaine croyait que l'homme s'était permis d'aborder le général pour se plaindre de son sort. Il entre en prison. Mais le lendemain, le capitaine le présente à l'Offi¬ cier de la ville et le fait nommer gardien à l'oc¬ troi de la Porte de Zaërs. C'est alors qu'il se marie. Puis il demande un congé, s'en va à Tanger, y devient gendarme, oublie l'emploi qu'on lui gardait à Rabat. Malheureusement « il a une histoire avec un caïd qui n'aimait « pas les français », et on le renvoie. Il trouve une place chez un fabricant de limonade. Ce commerçant fait faillite. Ahmed revient à Ra¬ bat. Il tombe malade. Sa femme le soigne. Les voilà dans la plus noire misère; chaque jour Zohra tirait un peu de la laine de leur matelas pour aller la vendre — de quoi acheter du pain. Il se rétablit; revient vers celui à qui il devait sa place à l'octroi, essuie des reproches, se fait pardonner, obtient un emploi de gardien AHMED ET ZOHRA 19 à la prison. Mais il laisse échapper trois ou quatre détenus et on le renvoie. Il trouve une place de gardien de nuit; puis entre à l'Office où je l'ai connu. Ahmed logeait ses parents et ses amis dans notre maison quand ils passaient à Rabat. Une fois j'y comptais dix-huit personnes. Un jour, des gens de Tanger; le lendemain im homme des Oudaïa lié par sa famille à Zohra. Un jour, ce fut un paysan des environs de Larache; cet homme avait servi longtemps les Français en se défendant bravement des Espagnols et maintenant que l'ennemi tenait son pays, il venait demander au Résident gé¬ néral de le soutenir, car pour se venger de la mort de ceux des leurs qu'il avait tués, les Espagnols lui prenaient ses terres. Un jour, c'était un vieux cheik de la région d'Ouezzan, qui nous avait combattus, que l'on avait exilé, et qui venait à Rabat demander sa grâce. Ou bien un spahis, à qui l'on prêtait une pièce sur la cour pour se marier. Puis des gens du Sous qui se trouvaient à la rue. Puis un taleb sans école, que l'on abritait. Une jeune femme, amie de Zohra, enfuie de chez son mari, et qui se remariait avec un de ses cousins à qui j'avais pu donner un emploi... 20 JULES BOREIA' ... Le spectacle continuel des hauts et des bas et de la misère de petites gens. Mais dans l'infortune de ces marocains jamais de cris ni de larmes — du moins sous mes yeux —, tou¬ jours l'aimable gaieté de cœur et d'esprit d'un peuple qui porte légèrement l'existence. ¥ # $ Dans leur affection, Ahmed et Zohra nour¬ rissaient l'espoir que je me ferais un jour mu¬ sulman. Ils me racontaient de belles histoires comme celle de ce chrétien charitable et de ce méchant croyant qui à la fin de ce monde, se réveilleront (les anges les ayant en secret chan¬ gés de place) l'un au cimetière des Mahomé- tans — pour monter au paradis — l'autre parmi les Roumis. î|- Ce petit livre où j'ai tracé quelques scènes d'une vie qui coulait devant mes yeux n'est pas un miroir fidèle et sans tache des Ahmed et des Zohra du Maghreb. Cela, nul ne le fera. Pour peindre avec vérité la couleur et la nuance de ce qui subsiste de l'Orient musulman — si petit soit le tableau, comme dans ce livre — il faudrait en être. Les musulmans restés des orientaux n'éprouvent pas le besoin, encore moins le désir de se révéler à nous, et ceux qui AHMED ET ZOHP.A 21 ne le sont plus n'ont pas les moyens de nous parler de leurs frères parce qu'ils ont perdu la grâce. Un oriental passé par l'école de la vie européenne fait songer au papillon dé¬ pouillé du coloris de ses ailes. Comment expliquer cela, qui étonne bien des gens ? Rien de très mystérieux. Les dé¬ licates manières qui du plus riche au plus pauvre distinguent ces hommes du monde mo¬ derne, tiennent à l'enseignement d'une reli¬ gion moins éloignée qu'on ne pense, pour l'éducation, de celle qui poliçait l'Occident au Moyen-Age. Leur façon de vivre est une œuvre d'art. Leur âme est comme la nôtre, mais elle porte l'empreinte d'un âge plus poé¬ tique que celui que nous vivons. Les regarder vivre, c'est voir s'animer le peuple immobile qui habite nos musées. Quand pour se défen¬ dre des cruautés du progrès ces hommes s'arra¬ chent aux habitudes d'un lointain passé et en¬ dossent le veston ils deviennent analogues au commun des nôtres et se trouvent inca¬ pables de nous expliquer le charme — l'a¬ yant renoncé — de ceux qui sont demeurés à des siècles de distance. Bien mieux! dans leur ambition de s'assimiler à nous, ils se mo¬ quent de ces « frères arriérés » — tout comme font nos balourds, qui voulant classer ces peu¬ ples, simplement retardataires pour l'esprit industrieux, les traitent de « primitifs », alors 22 JULES BORELY qu'à Florence ceux qu'oD nomme Primitifs sont des miracles de grâce adorés des délicats. ... D'où — pour être bref — la dédicace rapide de ce petit livre. — « De l'Orient dévasté » ? Dévasté par qui, par quoi, quand nous le régénérons en refaisant des pays qui s'en allaient en pous¬ sière ? Dévasté de pauvreté et dévasté d'in¬ curie par le temps qui use et qui renouvelle à la volonté des dieux tour à tour de grandes parties du Monde. Dévasté de laideur par les ravages d'un mal où il nous faut reconnaître la rançon du règne démocratique. Quand, il y a un an, je fus à Constantinople, j'ai eu, j'ai eu de mes yeux, la démonstration de ce que Léon Daudet appelle d'un mot plus juste qu'injuste, le « Stupide XIXe siècle ». Il y a un siècle que l'Europe, abandonnée aux excès de l'esprit dé¬ mocratique, dévaste Constantinople et les villes d'Orient de ses laides constructions et répand comme une tache le plus mauvais goût là où tout n'était que grâces. Par quoi l'on peut mieux juger que dans le domaine abstrait des idées, du désordre de l'époque. L'Europe a fait en un siècle des progrès prodigieux de science industrielle : sa puissance mécanique est telle que le vieux monde paraît à côté un jouet d'enfant, mais elle n'a plus, pour le règne universel des beaux-arts et la finesse des mœurs, ce que l'on peut appeler vérita- AHMED ET ZOHRA 23 blement une civilisation; elle n'en a que les miettes. Le chef-d'œuvre est à refaire. A quoi tient ce mal — sinon à l'abus de l'idée de liberté ? Cette liberté que le siècle a consentie au premier venu, à tous, et même à ceux qu'on appellerait les chiens enragés. Mais à quoi tenait cet ordre, qui donnait jadis la priorité au sublime sur le beau, au beau sur la grâce, à la grâce sur le simple pitto¬ resque et qui bannissait le laid, fût-il curieux, si ce n'est aux disciplines qui assujettissaient artisans et constructeurs aux règles sévères de corps de métiers eux-mêmes soumis à un ordre politique, à une morale, où le bien tenait la première place? La liberté pour chacun de travailler à sa tête a permis aux pires de passer sur les meilleurs. Ainsi le goût s'est perdu. De sorte que l'on peut dire que cette dévastation est une des conséquences du pouvoir démocra¬ tique. Un point où je crois que Maurras s'abuse, c'est quand il voit, dans ce qu'on appelle « l'islamophilie », une fâcheuse faiblesse d'es¬ prit ou de sentiment. Une Iliade a vécu durant ces combats que soutenaient au Maroc des contemporains d'Homère contre nos Fran¬ çais. L'Odyssée abonde dans les campa¬ gnes du Rif et de l'Atlas. Le Moyen Age ré¬ pand toujours sa poésie sur la vieille ville de Fès, merveille de discipline pour la cons- 24 JULES BORELY traction et d'obéissance au nombre pour le décor avant que par notre exemple eût été gâché l'ordre des corporations. S'agit-il d'Is¬ lam dans notre attention pour ces musulmans ou de temps anciens ? Maurras connaît-il sur la Méditerranée un pays où l'on puisse encore admirer des restes vivants de l'Antiquité mieux qu'au Maroc ? Serait-ce à Marseille, Naples ou Barcelone ? A moins qu'on ne veuille, ainsi qu'un Louis Bertrand, prendre des vessies pour des lanternes. Avons-nous ou non perdu en Europe, depuis la Révolution, une noblesse de mœurs héritée de la foi médiévale qu'un contemplatif peut encore honorer en Orient ? Un honnête musulman n'est-il pas plus près, par certains côtés, de la Vieille France que ne le sont aujourd'hui ceux de nos français qu'un excès de liberté abandonne à la sottise de leur ignorance? ❖ Mon recueil de souvenirs n'offre qu'un échantillon de ces mœurs caduques, cueilli à ma porte et parfois à ma fenêtre, parmi de petites gens, dans une cité bâtie au bord de cet océan que les anciens appelaient la Mer des ténèbres, sans doute parce qu'au-delà ils ne savaient pas comment finissait le Monde. On le trouvera, s'il se laisse lire, mince et mono- AHMED ET ZOHRA 25 tone. C'est que je n'ai pas couru après mon sujet en allant par le pays, comme beaucoup d'autres. Le sujet venait à moi. Aussi dois-je m'excuser d'avoir invoqué dans ce préambule de grandes pensées à propos d'un petit livre qui ne les justifie guère. Ce livre est mon adieu au pays où j'ai vécu quinze années à m'oc- cuper du passé la moitié de mes journées, quand le désir m'eût porté à préférer au spec¬ tacle défraîchi d'un monde diminué par les affres de la crise où il se métamorphose, la fraîcheur des jours nouveaux. 3 26 JULES BORELY 0 ... Des cris, des cris stridents et doux tendus vers le ciel, des cris argentins, des milliers de cris dont les sons semblent des rayons de lune. Je dormais profondément; réveillé par l'acuité de l'acclamation, j'écoute, le cœur bat¬ tant, cette explosion de voix cristallines — ce qu'ils appellent zrarit — ces you-you, partis à quatre heures du matin au son du canon comme le bouquet d'un feu d'artifice : le salut des dames à leur Seigneur Mohammed; ces cris de l'amour annonçant à tous, au lever de l'étoile du berger, le retour de Sa Naissance dans le cœur des hommes, ce qui se nomme Mouloud — La Nativité. Boum ! Boum ! — le bruit du canon. Il tonne d'un instant à l'autre en haut de la ville, au palais du Souverain. ... Voici maintenant monter à côté, du fond de la cour, la voix d'Ahmed qui lit son Coran. ... Le jour commence-t-il à venir ? Je sors sur la galerie. Nuit. Il fait nuit. Les étoiles scintillent joyeusement. Quelle exaltation ! Penché à la balustrade, je contemple tour à AHMED ET ZOHHA 27 tour cette éblouissante illumination des mon¬ des et l'obscurité de l'entonnoir de murailles où s'ouvrent les chambres de mes serviteurs. A l'horizon, pas le moindre essai d'aurore. En bas, au travers des branches des arbustes du jardin découpées en noir, j'entrevois la cui¬ sine blanchie à la chaux, jaune comme l'or, où mon brave Ahmed, à la lumière d'une lampe posée sur la natte, lit son Coran. A côté de lui, Zohra, assise à terre parmi des pots et des plats, pétrit de la pâte. Sa chambre est restée ouverte, la porte voi¬ lée d'un rideau de toile que colore du dedans la lueur d'une bougie. ... J'entends une voix. Un murmure de pa¬ roles. Le bruit que ferait une personne qui parlerait seule doucement dans l'ombre de cette cour où cependant rien ne bouge. C'est une grande forme de femme lente et lasse, debout auprès de la porte où pend le rideau, qui prie, tête haute, les mains ouvertes sur la poitrine, tournée vers la Mecque... Je pense que c'est Bachcha, venue de l'oued Yquem en apportant deux poulets... On me disait que les femmes musulmanes ne prient pas. Dans un coin de notre cour, le fenestron de la chambre où vivent Lârbi et sa mère lella Tham, brille de l'or d'une lampe, signe que ces gens ont commencé leur Mouloud. 28 JULES BORELY ... Des prières, des you-you; puis, avec le jour, des gâteaux, un bon repas, de beaux ha¬ bits, des visites, de la musique : phonographe ou darebouka; ainsi va passer la fête. * Sept heures. Silence dans la maison. Je sais que Zohra est allée au cimetière pleurer sur la tombe d'un homme des Oudaïa qui mourut hier. J'écoute le pépiement des moineaux ni¬ chés dans la cour; j'entends au dehors le rou¬ lement des voitures. Huit heures. — Ahmed monte l'escalier; il frappe. Il entre rieur, d'une main apportant la cafetière, de l'autre une assiette de gâteaux. — M'barek l'aïd, fait-il (bonne fête), les gâteaux du Mouloud! Je le remercie. Il s'assied 6ur le tapis : —. A Tanger, dit-il (son pays), c'est une autre chose qu'à Rabat pour le Mouloud. La fête dure sept jours et pendant trois jours le peuple tue plus de cinquante taureaux. Les AHMED ET ZOHRA 29 femmes et les garçons dansent sur la place au bruit des coups de fusil... Voici Zohra qui revient. Je descends dans le jardin. On entend passer les joueurs de clarinette qui vont dans les rues, d'une porte à l'autre, saluer les riches, lesquels en retour leur don¬ nent un peu d'argent. ... Le ciel est d'un bleu charmant. Je fais lentement le tour de notre jardin — si frais les premières heures de la matinée —, ravi de la promesse des roses dont je compte les bou¬ tons et ravi de ces feuillettes vermeilles que l'on voit pointer au long et au bout des tiges. Ces tiges qui sont on ne sait pourquoi cou¬ vertes d'épines. L'après-midi nous avons eu des visites. A chaque fois, Ahmed et Zohra assis dans leur chambre, toute propre et bien rangée, se lèvent, donnent la joue ou baisent la main, puis servent le thé avec l'élégance pleine de simplicité que certaines gens de haute nais¬ sance mettraient à recevoir leurs amis dans un château. D'abord à midi est venue Sâdia, la dernière des filles du caïd Bouchta, oncle de Zohra. Elle apportait en cadeau un petit repas que l'oncle envoie à sa nièce. Deux plats posés sur une planchette sous un linge blanc. 30 JULES BORELY Nous avons eu la visite du caïd Bouckta. Celles de lella Aïcha, de lella Zahra et de lella Fatima, des cousines. Puis celle de Mustapha Tourougui, ouvrier maçon. C'est un familier de la maison; pour lui Zohra ne se cache pas, car de son côté Mus¬ tapha permet à sa femme Aïcha de se montrer à Ahmed. Puis celle d'un autre ouvrier maçon que connaît Ahmed. Mais comme cet homme là ne permet pas à sa femme de se montrer à Ahmed, tout de suite Zohra a couru s'enfermer dans la cuisine. A ce moment, Ahmed venait de sortir pour aller dans le quartier acheter des cigarettes. Alors c'est Mustapha Tourougui qui a reçu cet hôte — Zohra lui faisant passer par la porte entrebâillée ce qu'il lui fallait pour servir le thé. De midi jusqu'à minuit et plus tard encore, la « machine à chansons » — le phono¬ graphe — n'a cessé de résonner dans la cham¬ bre de Lârbi dont le fenestron donne dans la cour. Ces petites gens louent cet appareil cinq francs pour une journée. D'après le timbre des voix que l'on enten¬ dait sortir de la chambre, Ahmed comptait six personnes : quatre femmes et deux hommes. AHMED ET ZOHRA 31 Le soir venu, Ahmed, Zohra et son frère Jilali — tous leurs visiteurs partis — se sont assis dans la cour sous le fenestron pour pro¬ fiter du concert. ... Un petit tapis, le clair de la lune. Ils étaient là, comme ceux qui vont sous un arbre écouter la nuit le chant du rossignol. Du haut de l'étage, j'entendais de temps à autre partir un éclat de rire de Zohra et les réflexions d'Ahmed. Jilali, qui a beaucoup vu et déjà beaucoup retenu, bien qu'il n'ait que quatorze ans — car il a vécu en enfant perdu parmi les caba- retiers et les charretiers derrière les troupes -— reprenait les airs à voix basse. Sur quoi, Ahmed parlant à sa femme, disait en riant : « Tu vois, Jilali en sait plus que nous ! » Passé minuit, l'appareil marchait encore. Ahmed et Zohra s'étaient retirés, et de mon côté je voulais dormir. J'appelais Ahmed : — Va dire à ces gens qu'il faut en finir. Il n'osait pas, de crainte de contrarier Lârbi le jour du Mouloud. Je l'apercevais en bas dans la cour, au clair de la lune en chemise, les pieds nus. Il venait sous la fenêtre pour dire à voix basse: « Lârbi, Lârbi ! » Mais Lârbi n'entendait pas. 32 JULES BORELY Un certain Boujemâ, garçon de bureau, que nous connaissons, qui deux fois par an passe à la maison en ami, marie demain l'une de ses filles. Ahmed me dit que Zohra, quelque peu pa¬ rente de cet homme par sa mère, sera de la noce. — Et toi ? — Moi aussi, fait-il, mais je n'irai pas. -— Et pourquoi ? — Pourquoi ?... fait-il ironiquement en hochant la tête. ... Ce pauvre Ahmed pense que les parents de sa femme ne l'aiment pas. Boujemâ l'a invité...; mais, voilà dix ans, quand Zohra et lui se sont mariés, lui aussi, alors, l'avait invité. Une politesse en impose une autre... Ahmed me raconte qu'hier Boujemâ avait loué un hammam pour sa famille, les femmes de sa famille devant à la nuit y conduire l'épousée. — Caïda..., dit-il. (Coutume.) AHMED ET ZOHRA 33 Il m'apprend que, dans ce cas, le tenancier du hamman en remet la clef à son locataire afin qu'il puisse lui-même veiller sur son monde. Pour comprendre ces pratiques on ne doit pas ignorer que dans une seule ville de ce pays-ci il existe autant de maisons de bain que dans dix du nôtre. Donc, la nuit dernière, Zohra s'en fut au hammam avec la troupe des femmes qui y conduisaient la fille de Boujemâ. Mais, m'ex¬ plique Ahmed, dans l'après-midi elle avait pris soin d'aller dans un autre bain, afin que le soir, en l'aidant à se laver, les dames de ce cortège voient qu'avant d'entrer elle était déjà propre- Ahmed me dit que sa femme n'est revenue au logis avec Yamna qu'à trois heures du ma¬ tin. Elle portait des bijoux — des bracelets Cette Khadija, la femme de Mohammed gardien d'or — que lui prête Khadija pour ce mariage, de prison, est notre voisine. Vers midi, quelques amies de Zohra arri¬ vent à la maison pour l'aider dans sa toilette et lui « mettre le henné ». Au moment des fêtes et les jours de deuil toutes les femmes musulmanes de ce pays, 31 JULES BORELY n'importe leur âge ou leur condition, s'imprè¬ gnent le dessous des pieds et des mains avec du henné de couleur rougeâtre, parce que cette plante, « qui a son arbre au paradis », purifie des souillures de la vie. Mais, les jours de noce, toutes les coquettes se font aussi des dessins aux pieds et aux mains avec ce lienné. Après déjeuner, je descends dans notre cour et, venant avec Ahmed, je m'approche de la chambre, basse et sans fenêtres, où Zohra se tient avec ses amies. La porte est voilée d'un rideau de mousseline qui suffit à les cacher. Nous tendons l'oreille... Ce serait à croire qu'il n'y a personne. Soudain, partent brusquement des éclats de rire. On voit, du dedans, à travers le voile; elles nous ont aperçus. Zohra m'invite à entrer. Ahmed pousse le rideau. Dans cette chambrette blanchie à la chaux, c'est comme un bouquet de femmes en robes de drap vert, rose, bleu,violet et orange. Zohra, engoncée d'un caftane tout neuf aux plis compassés, assise sur un divan jambes et bras nus, se tient renversée, le dos appuyé au mur, les mains et les pieds en l'air, deux coussins sous les jarrets et deux sous les cou¬ des. Bonne position pour ne pas courir le ris¬ que, tant que l'apprêt n'est pas sec, de gâter en les frottant les dessins dont on va la dé- "orer. AHMED ET ZOHRA 35 Aïcha, la professionnelle, assise à sa droite, lui fait une main. Mina, penchée à sa gauche, les paupières attentives regarde naître et se former le décor. A côté se tient Tahra, la sœur de Mina, (deux filles d'Aïcha) occupée à raccommoder un voile de la patiente. Assise au dedans du seuil, à portée d'un plat, une autre amie de Zohra, nommée Fa- tima -— que l'on retient à dîner — pèle des pommes de terre, précieusement, de ses jolis doigts menus. Comme elle habite à Salé, elle a dû venir en emmenant ses bébés. Elle a cou¬ ché à ses pieds son Hamidou de six mois; son Mohammed de cinq ans se tient accroupi con tre elle, sagement, les mains appuyées dans le creux de sa jellaba. Dans la cour Yamna lave le pavé. Il fait chaud dans cette chambre; ces fem¬ mes, habillées de plusieurs robes mises l'une dessus l'autre, brillent de sueur. La magnifique dondon qui travaille à une main a déjà fini le décor des pieds. Us sont clayonnés de traits symétriques où je crois voir l'origine des bas ajourés. Dessous, c'est une semelle de pâte verdâtre venant jusqu'aux on¬ gles. Dessus, ce sont des bandes horizontales entre-croisées de losanges piqués d'un point au milieu. Le long des chevilles montent, de chaque côté, des tiges échelonnées coupées de 36 JULES BORELY tigelles : la disposition d'une feuille de fou¬ gère. La matrone opère tenant d'une main de la pâte de henné dans une boîte en fer blanc, de l'autre un pinceau de poils carré emmanché d'un bout de bois : l'outil dont se servent, dans les ateliers de Fès et de Marrakech, ceux qui décorent des plats. Un mauvais pinceau, qu'elle conduit lentement du bout de 6es doigts, l'auriculaire écarté en l'air par coquet¬ terie. J'avise son bras, sortant du flot de sa man¬ che pliée sous l'aisselle. Il est si volumineux, qu'au bout, par comparaison sa main semble une menotte. On reste confus de l'ampleur royale de son postérieur. Quelle majesté ! Sa poitrine a l'opulence des courges. Son visage est bourbonien. De grands yeux de bovidé cernés de khôl sous les cils. Un gros nez gourmand. J'avoue que le plus sucré des sourires frise cette chair. Elle porte deux colliers; l'un fait de boules dorées, l'autre de fleurons de couleur grisâtre dans l'imitation de l'ambre. Au-dessous de ces colliers palpite une colle¬ rette en soie plissée, bordée d'un liseré rose — mode européenne. Mina ressemble à sa mère, en jeune, et ce AHMED ET ZOHRA 37 charmant patapouf, quand elle se lève et mar¬ che, ne pèse pas une plume. Son gros cul dont l'étoffe suit la fente vous prend un peu trop la vue, mais son visage est l'aurore sur une nappe de pommes, de pêches et de raisin noir: rose et doré, arrondi; les yeux, de feu ou de fleur; des tire-bouchons de cheveux soyeux tournant à ses joues. Sûr que Fatima est d'un autre sang. Son visage clair et légèrement havane fait rêver en plein midi à la pâleur de la lune. Un mince visage taillé en amande, surmonté de deux longs yeux doux comme velours. Je dis deux, car on le sent quand mollement ils vous tou¬ chent. Sur ses joues pendent les franges d'un foulard de tête couleur de lilas. Elle est pâle et ne dit rien. Un sourire de Joconde vient seulement exprimer, quand elle lève sa vue sur l'une de ses compagnes, la nuance d'une pensée dédaigneuse. Et je vois ses doigts menus continuellement écarter de son esprit dans leur mouvement agile l'amer¬ tume d'un mystérieux souci. Nous savons que son mari n'habite pas avec elle; l'infortune l'a conduit à Kémisset où il tient boutique d'épi¬ cerie. Hamidou, nu dans sa robette de coton bro¬ chée de brins de persil, ses jambettes aussi ro¬ ses que ses joues, met ses petons à sa bouche et nous montre par dessous ce qu'il a de plus mignon. 38 JULES BORELY Au bout de deux heures, quand le décor est fini, Yamna (douze ans), les bras nus jusqu'à l'épaule, les jambes nues jusqu'à la cuisse, ap¬ porte — un peu lourd pour elle et le soute¬ nant des deux bras entre ses genoux — un bra¬ sier de terre au-dessus duquel Zohra étend ses pieds et ses mains pour faire sécher la pâte. Cette pâte, une fois sèche, s'en va d'elle-même en laissant sur la peau une empreinte brune. Après quoi Mina, prenant un bout de coton, humecte l'ingrédient avec du jus de raisin versé dans un petit verre. Je demeure là, rêveur, à causer avec ces femmes. Zohra, qui est à jeun depuis le matin, de¬ mande à manger. Yamna court à la cuisine, revient en appor¬ tant une écuelle de couscous et lui donne la becquée. ... Maintenant, les pieds et les mains enve¬ loppés de chiffons, Zohra se soulève et sort de la chambre. * Le soir répand ses violettes et ses roses sur les quatre murs blanchis qui emprisonnent no¬ tre cour. Le ciel a monté très haut, d'or vert au couchant, à l'est d'un azur laiteux où bai¬ gne la demi-lune. Il passe des hirondelles. Les unes émiettent AHMED ET ZOHRA 39 un vol incertain, d'autres coupent l'air d'un trait en poussant des cris qui, de bout en bout, déchirent l'espace. Le charme des soirs d'été. ... Elles tirent un tapis, l'étendent dehors, et ces ménagères mises comme des princesses s'assoient côte à côte contre le mur de la cham¬ bre les jambes croisées en forme de ganse, une main à la cheville du pied nu qu'on aperçoit, l'autre à la ceinture. * ** ... Quelques simagrées, des oui et des non échangés avec Zohra à mots étouffés, et la gen¬ tille Mina, qui avait caché derrière elle une darebouca, se met à chanter. Puis Tahra aussi, et puis Zohra et Aïcha. Seule, Fatima, toujours soucieuse, reste les lèvres fermées. Mais pour ne pas se tenir trop loin de la compagnie elle consent par moment à nous envoyer un triste sourire, tantôt en levant les yeux timidement jusqu'à moi, tan¬ tôt en regardant ses voisines. Maintenant, j'écoute une autre chanson; celle-là d'un tour plus vif. Mais au troisième couplet je remarque que Zohra, je remarque que Tahra ont peine, en ouvrant la bouche, à contenir le courant de leur gaieté. Leur effort 40 JULES BORELY ne va pas loin, et subitement toutes s'arrêtent pour pouffer de rire et se cacher le visage en tournant la tête. Le concert paraît rompu. Mais alors Mina reprend hardiment, et le chœur avance en jouant des coudes. Ce que dit cette chanson doit être assez pi¬ menté... Soudain, on frappe à la porte. Les femmes se taisent. Yamna, qui sait celui qui a frappé d'après le son du marteau, s'en va en courant tirer le verrou. On entend grincer les gonds de la lourde porte, puis le bruit que fait la chaîne d'une bicyclette et le pas d'Ahmed dans le corridor. Il entre, d'une main poussant sa machine, de l'autre tenant un joli bouquet de vertes feuil¬ les de menthe; sa sacoche du bureau attachée en bandoulière sur sa veste de drap bleu à boutons de cuivre, l'uniforme des chaouch. Il a fini sa journée en portant des lettres et traîne les pieds. Il a entendu... — Ah ! fait-il de loin en s'adressant à ces dames, ne vous gênez pas. Vous n'avez pas honte !... Mais visiblement Ahmed gronde pour gron¬ der. D'ailleurs Zohra lui répond avec assurance. Et toutes de rire. AHMED ET ZOHRA 41 J'envoie Yamna acheter des cacahuètes au coin de la rue. Ce qu'on appelle ici des caou- caou. L'enfant va, revient, rapide, me tend le pa¬ quet que je remets à Mina, qui l'ouvre sur ses genoux, compose les parts et les distribue en adressant à chacun, à toute vitesse, des com¬ pliments et des vœux auxquels chaque fois les autres répondent avec des you-you qui mon¬ tent à tire d'aile en emportant ses souhaits. Grande joie à peu de frais ! Avant de nous séparer, de crainte d'être moquée de ce que je viens de voir dans ce bout de vie intime que par amitié ces femmes m'ont abandonné, Zohra me dit humblement: « Cou¬ tume des Musulmans... » 42 JULES BORELY Ce soir, mon bon serviteur Ahmed s'en re¬ vient à la maison, le visage illuminé du rayon d'un cœur content. — Ha ! Ha ! fait-il, bravo ! Je demande : — Bravo ! qui ? Il m'apprend qu'à Bab-el-Had — c'est le nom d'une porte de l'enceinte de Rabat — se tient aujourd'hui un homme, un chérif d'Ouez- zan dit-on, qui lit dans une omoplate de mou¬ ton ce que sont les gens de passage dans la rue qui se présentent à lui. Ce fquih ne ferait pas tel métier par profes¬ sion, comme beaucoup d'autres; il vient ici seulement une fois par an, tirer de la charité d'autrui le peu qu'il lui faut pour vivre et s'en retourne au pays. Ahmed — qui s'y connaît bien — m'as¬ sure que pendant qu'il l'écoutait, le chérif a proféré « deux ou trois petites paroles du Co¬ ran assez bien choisies... » L'homme est jeune, et presque encore sans moustache. On s'étonne de le voir assis sur la place seul sans compagnon. AHMED ET ZOHHA 43 Devant lui sont ses chaussures, dans lesquel¬ les il dépose les billets et les pièces qu'on lui jette, laissant les sous à côté, pour les ramas¬ ser à la fin, en s'en allant. Ce qu'il dit aux gens n'est pas glissé à l'oreille ; il leur parle à haute voix, afin d'être entendu de tous. A chaque fois, il commence par renifler dans sa main l'argent de celui qui s'est avancé pour l'interroger, lève un peu la tête pour bien réfléchir puis la baisse, regarde son os, et commence de parler. Mon Ahmed s'est approché et lui a donné cinq sous. Alors, le chérif : — Eh ! Eh ! maintenant tu as une bonne place. Tu n'avais jusqu'à ce jour fait que chan¬ ger de maison, te voilà chez un chrétien, ton ami... — J'en suis resté stupéfait, m'avoue Ah¬ med, qui se tient auprès de moi, debout, bras ballants. Il ajoute : — Le chérif m'a recommandé de ne plus jamais crier sur ma femme. Cette recommandation, qui n'était pas inu¬ tile, l'a laissé abasourdi. 44 JULES BORELY Sur ce, il se met à se conter quelques-unes de ces bonnes vérités, que, durant une heure qu'il est resté immobile à regarder ce saint homme, le chérif a débitées à dix ou douze personnes. '!• Il est venu un chelh — c'est-à-dire un mon¬ tagnard — marchand de charbon; les mains sales, ses vêtements déchirés. Il a donné ses cinq sous. Le chérif a regardé l'omoplate de mouton, puis a détourné la tête d'un air méprisant, en rejetant la monnaie. Et s'adressant à la foule : — Vous voyez cet homme-là, ses mains noircies, ses haillons ?... Vous le voyez ? Hier, il s'est nourri chichement d'un peu de pain et d'olives, aujourd'hui d'une écuelle d'elhrira que lui vend le gargotier... Eh! bien, il pos¬ sède quinze mille francs. Puis, en regardant le chelh : — Eh ! passe-moi ta sacoche que je compte ton argent. Cet homme se défendait. -—- Passe-moi ta sacoche ! Intimidé le charbonnier a retiré en grom¬ melant sa chekara pour la remettre au chérif. L'autre a compté devant tous; il y avait exactement quinze mille francs dedans. Confus et troublé, le chelh s'est retiré en donnant quatre douros au chérif. AHMED ET ZOIIRA 45 Sont venus trois jeunes hommes, apparem¬ ment du même âge; de ceux qui vivent pau¬ vrets en commun dans une chambre, et cha¬ cun des trois a donné cinq sous. Ces garçons voulaient savoir quel voisin, dans le fondouk qu'ils habitent à Souika, avait bien pu dérober à l'un d'eux quarante francs. — Voici, a fait le chérif en montrant du doigt celui qui des trois avait porté plainte, voici le voleur des quarante francs. Il tient cet argent caché sous son matelas. Retournez vite au logis, vous l'y trouverez. Le voleur osait prétendre que l'argent de la cachette était à lui. L'ami qu'il avait trompé s'est retiré en don¬ nant quarante sous au chérif. Comme il paraissait inquiet, le chérif l'a rassuré : — Va, et si tu ne trouves pas à l'endroit que je t'ai dit tes quarante francs, tu reviendras; je t'en donnerai, moi, cent ; mais si tu les trouves, tu m'apporteras du sucre et un paquet de bougies. * S'est avancée une femme. Elle a donné au chérif une pièce de dix sous. Le chérif : 46 JULES BORELY — Ah! Ah! je vois que tu ne suis pas chaque jour le bon chemin... Ah ! Ah ! tu prends à gauche... Ah ! Ah ! et d'ailleurs ton mari en fait autant. La foule éclatait de rire. La femme, ne sachant où se cacher s'est en¬ fuie rapidement. L'ordonnance d'un officier de spahis avait donné ses cinq sous. Le chérif l'a sermonné : — Pourquoi voler du linge à ton maître et le vendre à tes amis ? Ton patron est un chré¬ tien, mais bon homme... De honte ce militaire a baissé la tête. Est venu un pauvre bougre, grave, le visage terminé d'une longue barbe grise. Le chérif s'est détourné. Puis : — Tu portes une bien pieuse barbe, mais n'aurais-tu pas mangé en cachette, à Rama¬ dan ? L'homme a avoué, les larmes aux yeux, qu'il avait eu la faiblesse de manger pendant le jeûne. — C'est pourquoi Dieu t'a puni en t'infli- geant la misère. AHMED ET ZOHRA 47 -fi H' S'est avancé un jeune homme qui a donné aussi cinq sous. Le chérif a regardé longue¬ ment l'omoplate de mouton. Puis, en détournant la tête, il a rendu son obole à ce garçon. — Je ne veux pas ton argent ! — Et pourquoi ? — Parce qu'il corromprait le mien ! — Et pourquoi ? — Ne sais-tu pas qu'il suffit d'un petit pois¬ son pourri dans un panier de poissons pour empoisonner les autres ? — Qu'as-tu à me reprocher ? —- Tu veux donc que je le dise ? — Oui. — Tu frappes ta mère ! Ce garçon s'est éloigné. À la fin de la séance on voit des infirmes, des loqueteux, des pouilleux se rapprocher du chérif. Au nom de Moulay Yacoub, guérisseur du corps et de l'âme, l'homme supplie l'assistance de les secourir. Ce sont alors des gros sous qui tombent d'on ne sait où autour du chérif, lequel les ramasse pour les dispenser à ces malheureux. JULES BORELY Ahmed est content. Bien qu'il n'ait donné qu'un guerch (cinq sous) le saint homme en le prenant n'a pas sourcillé. — C'est, dit-il, que l'ouazzani a vu tout de suite à qui il avait affaire. Je lui ai d'ailleurs donné un franc après coup... AHMED ET ZOHRA <19 Je revenais du travail, je remontais une rue mêlée de chrétiens et de musulmans, popu¬ leuse et bruyante, d'une laideur à laquelle nos yeux sont habitués. Arrivé au bout, j'entrai dans la cour tranquille de notre maison. Le ciel, découpé par les murs blanchis, sem¬ blait une fleur qui se décolore. Six heures, ven¬ dredi, le dernier jour du mois de châbane. Du haut de la galerie j'apercevais ma voi¬ sine, Lachemya, accoudée, voilée, sur le para¬ pet bordant sa terrasse. Elle contemplait le ciel. Du fond de ma chambre, je la regardais encore par la porte ouverte. Rien de plus doux dans le soir, sur les terrasses, que la blancheur statuaire de ces femmes enveloppées du châle de laine blanche où se dessinent douillettement leurs épaules et leurs bras. Je voyais sa main tenant avec grâce les bords de l'étoffe, resser¬ rés sous son menton ; j'apercevais dans l'ouver¬ ture où se cachait son visage, son œil noir et la fleur de soie violette brodée dans le milieu du bandeau que ces dames portent sur le front. Que regardait Lachemya ? Le ciel était pur. Elle cherchait à surprendre 50 JULES BOBAY dans cet azur presque éteint, poudré d'or, l'ap¬ parition du croissant de diamant de la lune — un fil de lumière. L'annonce du retour de Ra¬ madan; du mois entre tous les mois. Je montais sur ma terrasse. Il est défendu aux hommes de se tenir sur les toits, sauf aux maçons qui le® réparent et qui, dans ce cas, s'annoncent d'en bas, en criant aux portes, pour prier les dames de se retirer au fond des appar¬ tements. Mais tout est permis aux européens... On apercevait dans l'étendue de la ville une multitude de femmes et de fillettes cherchant dans le ciel — comme Lachemya — l'appari¬ tion du croissant de lune. C'était un papillon- nage de foulards de soie et de caftanes de cou¬ leurs parmi les carrés entrecoupés des terrasses baignées dans le soir qui répandait mollement ses bleus et ses roses sur la blancheur des badi¬ geons à la chaux. * Ahmed entrait dans la cour. Il regardait timidement vers les toits, apercevait Lache¬ mya et la saluait. Il affirmait à voix haute que bien qu'aucun des guetteurs n'eût encore aperçu la lune, puis¬ que le canon n'avait pas tonné, demain il com¬ mencerait le jeûne. Le mois avait commencé — lui le savait d'après un « papier des Turcs » qu'il venait de lire. AHMED ET ZOHRA 51 Je levais les yeux, j'envoyais mon salut à Lachemya. ... On frappait à la porte de la rue. C'était M'barka, une pauvre vieille qui en revenant de prier au cimetière entrait par ami¬ tié pour Zohra. M'barka entrait indignée : aujourd'hui di¬ manche — (nhar jemâ), jour de prière — on ne voyait pas une seule femme dansi le cime¬ tière ! Toutes à Chella, sur l'herbe, à boire le thé !... — C'est vrai, répondait Zohra. Elle y était allée, elle, au cimetière, prier sur la tombe de son oncle le caïd, et n'y avait vu que lella Aîcha... La vieille branlait tristement la tête. Jadis, dès le petit jour, toutes les femmes de la mé¬ dina — mais toutes ! — se rendaient au cime¬ tière pour se rapprocher des morts et pour faire dire des prières aux lolba. Je demandai à Ahmed : — Alors, la foi s'en va ? Soudain on entendait un coup de canon. — Ça y est ! s'écriait Ahmed. Le mois était commencé. Longue rumeur dans la ville. Du haut des terrasses partaient des you-you montant vers le ciel comme une nuée innombrable de colom¬ bes. Puis un grand silence; chacune des ména- 52 JULES BORELY gères étant aussitôt redescendue dans le bas pour s'occuper du souper. — Moi, disait Ahmed, quand bien même le canon n'aurait pas tonné, je me serais gardé de manger demain; le papier des Turcs dit que cette année châbane a vingt-neuf jours et nous sommes au dernier. Alors... Nous causions ce même soir après le souper. Je demandais à Ahmed : — Cette nuit tu iras dans la mosquée dire le Coran ? — Non, pas cette nuit; c'est le vingt-sixième jour du jeûne que ceux qui savent le Livre entrent librement dans la loge de l'imam pour y lire le Coran. Ce soir là lesi fquih peuvent montrer leur savoir... — Que se passe-t-il pour eux ce soir-là ? Il se mettait à genoux sur le tapis de ma chambre : — Tu vois, le mihrâb est là — il me le mon¬ trait du doigt devant lui —, les fquih sont ici, à mes côtés. Bien. L'un d'eux pénètre dans le mihrâb pour y lire le Coran. Quand celui qui vient après pense que son camarade en a dit assez, il étend le bras et le tire un peu par¬ le bas de son burnous pour le prier de sortir. L'autre se retire et lui, prestement se lève pour AHMED ET ZOHRA b3 prendre sa place. Ceux qui étaient auprès se rapprochent aussitôt, et ainsi de suite. Il faut que tous ceux qui entrent tour à tour conti¬ nuent de débiter ce passage que le compagnon qui s'y trouvait avant eux avait commencé. Donc, il faut connaître par cœur de bout en bout le Livre pour pouvoir, à l'improviste, prendre la parole au fil des versets, n'importe l'endroit. — Et ceux qui ne connaissent pas parfaite¬ ment leur Corau ? — Ceux-là restent à l'écart, attendant pour s'avancer que l'on en soit aux passages qu'ils connaissent bien. Je demandai à Ahmed si notre ami Mes- saoud, le marchand de vieux habits, savait son Coran. — Non, il le sait mal, car ce n'est que dans l'épreuve, sur le tard, qu'il a songé à l'ap¬ prendre. Pour savoir le Livre — ce qui s'ap¬ pelle savoir — il faut l'avoir appris tout enfant machinalement. Moi j'ai commencé de l'étudier à cinq ans. Quand j'arrivais de l'école, mon père — qui connaissait non seulement le Coran mais la Sounna — m'appelait auprès de lui pour m'interroger et me faire réciter. C'est à cause de ses connaissances que mon père jouissait de l'amitié de Moulay Ahmed Raissouli. Raissouli aimait mon père. Quand mon père est mort, Raissouli a fait remettre aux 54 JULES BORELY tolba de son village cinquante douros pour réciter des prières, et il nous a envoyé deux tau¬ reaux pour le repas que l'on donne aux pauvres les jours qui suivent les funérailles. Ahmed concluait : — Le Coran est en lui-même un si beau livre, que j'ai entendu raconter ceci. Et il racontait : — Il y avait une fois deux hommes, l'un chrétien, l'autre musulman qui vivaient amis comme toi et moi. Un jour qu'ils allaient en¬ semble seuls en un chemin, le chrétien remar¬ qua que son ami marchait en tenant un livre. — Quel est ce livre ? lui demanda-t-il. — Le Coran. Il prit aussitôt le livre de la main de son ami et le porta dévotement à son front et à ses lèvres, puis le lui rendit. Cet homme mourut peu après. Sidi Ben Achir raconte — d'après les révé¬ lations d'un ange qui lui apparut pendant son sommeil — que pour avoir fait ce geste ce chrétien est entré au paradis où Dieu l'a placé au meilleur endroit. Car il y a plusieurs quar¬ tiers dans ce jardin — les uns meilleurs que les autres... ... Zohra écoutait. Elle était allée au ham¬ mam hier, afin d'entrer pure dans le mois du jeûne. Cette indication ayant attiré ma curiosité, je AHMED ET ZOHRA demandais à Ahmed en lui parlant à l'oreille s'il était vrai que le mois de Ramadan un mari ne devait pas toucher à sa femme... — Ce n'est pas prescrit me répondait-il, mais l'obligation d'aller aussitôt après se purifier avant le retour de l'heure du jeûne, rend pra¬ tiquement la chose impossible. * Je me réveillais à deux heures et demie, ému du vacarme qui s'élevait dans la ville en pleine nuit. J'entendais sonner joyeusement les trom¬ pettes sur les minarets, j'entendais battre gaî- ment les tambours courant par les rues, j'en¬ tendais les coups que frappent aux portes ceux qui passent de maison en maison pour réveiller l'habitant. Nul ne risquait de rester couché, abandonné à la douceur du repos. ... Zohra entrait à ce moment dans ma cham¬ bre avec Ahmed. Tous deux habillés comme ils l'étaient à dix heures en me quittant. Tous deux, d'ailleurs, les yeux noyés de sommeil. Ahmed pliait tellement sous le poids de la fatigue que je le voyais bâiller devant un verre d'eau posé sur ma table. Comme je m'en offusquais : —- Vous n'êtes pas comme nous, disait-il peiné; nous, nous buvons dans le verre de n'im¬ porte qui. 56 JULES BORELY — Mais le faites-vous toujours de gaieté de cœur ? Et lui nommant une certaine personne : — Tu boirais avec plaisir dans son verre ? — Ah ! non, faisait-il. Zohra avouait qu'il lui déplairait de boire dans le même verre que Lachemya. Ces fem¬ mes étaient fâchées. Je demandais à Ahmed : — Le sultan fait-il Ramadan ? — Il ne manquerait plus que ça, s'excla¬ mait-il en riant, que l'Emir El Moumenin (le Commandeur des Croyants) ne pratiquât pas le jeûne. Au contraire, le sultan doit jeûner plus longtemps que ses sujets. Il jeûne trois mois, durant lesquels il ne mange, pendant le jour, qu'une seule fois par semaine. Ahmed ajoutait que l'un de ses oncles avait une fois jeûné un an. Un moment après nous parlions, Ahmed et moi, do Sidi Aïssa — Jésus —. Zohra restait stupéfaite d'apprendre que Sidi Aïssa ne fut pas mahométan. — Ce n'est pas possible ! soupirait-elle, sa¬ chant que son Seigneur Mohammed a parlé de Jésus dans le Coran; et elle ouvrait des yeux ronds comme des pommes. ... Nous causions ainsi en attendant qut le feu s'allumât sous la marmite à la cuisine. Voilà quelque temps, je fis venir à la maison un architecte marocain — on peut dire entre¬ preneur — que nous connaissons depuis des années, pour lui montrer une pièce du loge¬ ment et lui demander ce qu'il me coûterait d'y faire bâtir une baignoire en carreaux d'argile émaillés, de ceux qu'on fabrique dans le pays. Pendant que je m'expliquais, l'homme exa¬ minait attentivement les lieux, l'épaisseur des murs, les baies. Soudain il me dit en se retour¬ nant : — Je veux faire mieux que ce que tu désires... J'attendais la suite. Il restait là — yeux baissés, bras ballants — dans une attitude où je le vois souvent, car bien qu'assez fin il est de la confrérie des derkaoua qui vivent, autant qu'ils le peuvent, dans la pensée de la prière. — Ecoute, fit-il en venant à moi — et cette fois en me regardant — tu n'es plus de la pre¬ mière jeunesse, ta santé devient délicate (lui, est fort comme un bœuf) ; il serait temps de songer à te conserver. N'as-tu pas femme et enfants ? Je vais te faire un hammam. J'ai regardé faire cette construction. C'est un ouvrage savant, composé, dans la partie que le baigneur a sous les pieds, de petits comparti¬ ments en briques posées de champ, couverts d'un plafond de briques mises à plat, recouvert d'un lit de sel, couvert de carreaux d'argile. La chaleur gagne au-dessous par le côté et chauffe l'air dans le vide. D'une part le tuyau de la fumée, de l'autre celui par où l'air brû¬ lant s'échappe. La chaudière est faite d'un bas¬ sin de cuivre, auquel l'ouvrier ajoute (par¬ dessus, pour le fermer) une jarre renversée habilement coupée en cercle par le milieu. Ces deux calottes liées, sur le joint, d'un chiffon trempé dans l'huile. JULES BORELY -— Un hammam ? Oui, s'il plaît à Dieu. Rien de meilleur pour le corps. — Mais cela me coûtera cher ! — Non ! — Mais ce bain sera tout petit !... — Oui, mais en petit semblable à celui de Sidna (son Seigneur le sultan). Je me suis laissé convaincre. Nous avons con¬ venu du prix — qui m'a paru plus que raison¬ nable; l'homme, s'il y gagne y gagnera peu. AHMED ET ZOHRA 59 J'ai vu six personnes travailler à cette cham¬ bre : maçons, menuisier, plombier — aidés d'un manœuvre, originaire du Dra, d'une taille peu commune; long et mince, et naïf comme ceux de son pays. Au début, ce manœuvre nous apprit qu'il se trouvait à Rabat depuis un mois seulement. Il avait mis quinze jours, nous dit-il, pour venir de son village monté sur un âne. Sur quoi chacun remarqua que quinze jours c'était peu pour un tel voyage, mais qu'on pouvait suppo¬ ser qu'un garçon si long que ses jambes pendent très certainement plus bas que sa bête, avait pu tout aussi bien la pousser, en pressant le sol du pied, pour aller plus vite. Tout en travaillant, celui-là faisait retentir la maison, chaque cinq minutes, d'une excla¬ mation « Es-sla-âla-N'bi ! » (Salut au Pro¬ phète !) — à laquelle les autres, entendant nommer le Seigneur, répondaient pieusement; mais non sans tourner la tête de mon côté, pour me regarder d'un œil rieur en se cachant du camarade. C'était la coutume chez ces marocains d'éle¬ ver ainsi la voix pour s'encourager pendant leur besogne; mais à présent l'habitude se perd sur les chantiers dans le voisinage des européens. D'ailleurs personne ne cria jamais aussi fort que ce draoui. 60 JULES BORELY * Aujourd'hui, 27 avril, l'ouvrage commencé il y a deux mois, puis interrompu, puis repris, touche à sa fin. Zohra, Ahmed et moi sommes émerveillés. Le fabricateur du hammam se montre lui- même assez satisfait. Aussi a-t-il voulu nous offrir le thé. Chez moi, à la maison. Il m'a fait prier et je suis rentré ce soir à six heures. J'aperçois un tapis jaune, rouge et vert, étendu sur l'un des côtés de notre cour. Driss — c'est le nom de mon architecte — apporte le thé, le sucre, la menthe et quelques gâteaux. Ahmed, lui, fournit le feu, l'eau et la bouilloire. La soirée répand sa grâce. Les murs blanchis à la chaux posent un regard céleste sur notre petit logis. Zohra, ravie, nous avoue « qu'on se croirait à Chella ». Chella étant un coin de verdure aux environs de Rabat où quand il fait beau le peuple va manger sur l'herbe. L'intimité du goûter m'autorise à poser des questions à mon hôte, sur son âge, sa naissance- sa famille. Il a soixante-sept ans*, mais son visage et son torse sont d'un homme de quarante. Une tête à la romaine, l'encolure d'un taureau, les épaules de ce scribe aujourd'hui accroupi au musée du AHMED ET ZOHRA 61 Caire. Chez un individu de sa santé on apprend que la vieillesse n'est pas toujours une infir¬ mité et qu'un vieillard peut mourir bien por¬ tant. Driss naquit au Tafilalet. Eut-il une ou plu¬ sieurs femmes ?... Il a eu dix-huit enfants. Las ! il n'en reste que sept : cinq filles et deux garçons; les autres... que Dieu les garde ! L'un de ses fils s'est établi. Le second va à l'école, et celui-là sait déjà une moitié du Coran. Driss n'a marié qu'une seule de ses filles. Il a donc de lourdes charges. Le sort de son aîné l'inquiète un peu. — Pourquoi ? Sa bru a « mauvaise tête », et lorsqu'il en est ainsi tout grince dans le ménage. Cette fille ne sait coudre, ni filer, ni broder, ni tisser... — Elle est donc jolie ? — Non. — Alors ? — La pauvre a un « mauvais signe ». — Un mauvais signe ? — Oui, cela s'appelle nekhla. Cette confidence me laisse rêveur. Je de¬ mande explication. Ce qu'ils appellent nekhla (palmier), est ce que nous appelons « épi ». Cette femme a les cheveux mal plantés. J'avoue au vieillard que chez nous aussi un « épi » ne présage rien de bon. 62 JULES BORELY — Tiens ! tiens ! fait Ahmed. — Tu vois ! fait Zohra. On entend frapper. C'est le guerrab (le porteur d'eau), qui apporte de quoi laver le jardin. Bien que d'un âge avancé, visible à sa barbe grise, celui-ci, mince, musclé et hâlé comme ceux de son mé¬ tier, va avec la vivacité d'un jeune homme. D'ailleurs à cette heure il est pressé : on l'at¬ tend dans le quartier. Il enjambe agilement nos plantes, peu gêné par sa tunique qui lui vient à mi-cuisse, et répand, à droite, à gauche, assez brusquement, le pouce sur l'embouchure, les diamants de son outre. Quand il a fini, Ahmed, de sa place, le remercie en criant : — Que Dieu rende à ton père et à ta mère le bien que tu viens de faire à ces fleurs ! A quoi le guerrab répond, en s'inclinant, une main à son cœur, l'autre soutenant sa peau de bouc ruisselante : « Oua jaalna mine al mai kolla chai hay. » Ce qui vent dire : « Et nous avons fait de l'eau toute chose vivante... » Un passage du Coran. AHMED ET ZOHRA 63 Ahmed, qui sait son Coran, réplique : « Tu asi raison » et l'homme sort de la maison en courant. ... Le porteur d'eau marocain est fort connu en Europe. Les peintres et les photographes l'ont rendu populaire. * L'inauguration d'un hammam, comme celle d'une pièce nouvellement construite, se fête dans la famille. Nous ferons un bon repas. Mais auparavant autre cérémonie. On n'oc¬ cupe pas le bain sans un sacrifice et des effu¬ sions. Le sacrifice d'un mouton, d'un agneau, tout au moins d'un coq — que le maître égorge à la porte de l'appartement. Après, les femmes répandent au dedans, du sel, de l'huile et du lait. Ça pour éloigner le diable ; car le diable, on ne sait pourquoi, se plaît dans les salles de bain. Quand Zohra a parlé de prendre ces précau¬ tions, Ahmed semblait hésiter, même il s'est mis à sourire. Il n'y a de vérité que dans le Coran. Puis, on peut être l'ami d'un chrétien, vivre affectueusement près de lui, l'homme n'en reste pas moins un étranger qui pourrait se moquer de ces pratiques. J'ai protesté de mon désir de les voir faire ici « comme fait tout le monde », ainsi que dit 64 JULES BORELY sagement Zohra; en ajoutant que « ces prati¬ ques », on les suivait en France, il n'y a pas longtemps encore. J'ai vu le visage d'Ahmed s'éclaircir. Il m'a demandé : — Il n'y a pas longtemps, on faisait cela dans ton pays ? — Oui, quand nos parents étaient des païens, voilà mille cents ans environ... Ils ont éclaté de rire. * * * Reprenant ce récit après de longs mois, je dois avouer qu'Ahmed n'a pas égorgé le coq à la porte du hammam — du moins en ma pré¬ sence — et qu'il n'est pas certain que Zohra ait fait les effusions. De temps à autre Ahmed dénonce en riant cette négligence. Notre bain ne nous sert guère, car il est pénible de l'allumer et le bois coûte cher. Zohra préfère s'en aller aux Bains du quartier. Elle y voit beaucoup de femmes, parmi les¬ quelles souvent une ou deux françaises. Cependant le bain public est un lieu où les femmes pauvres sont parfois tracassées. Il y éclate chaque jour des querelles pour le par¬ tage de l'eau. Les dames de la médina y sont arrogantes et leurs négresses brutales. Parfois les disputes y finissent mal. AHMED ET ZOHRA 65 Un soir Zohra est revenue en larmes. Elle avait été battue par des esclaves. Elle, si sage, si douce... Ahmed a couru jusqu'à la porte du proprié¬ taire des négresses pour le rosser. L'homme s'est caché. Ahmed a porté plainte. Pendant quelque temps le propriétaire a craint de l'ennui; je l'ai vu venir chez noue demander pardon, alléguant que ses esclaves sont incorrigibles. Finalement le scandale a passé sans que la victime ait reçu justice. Que faire contre un homme riche ?... 66 JULES BORELY Hier, après souper, quand je suis rentré, tard, à la maison, ce bon Ahmed se tenait dans un coin de notre cour, seul, assis sur une mar¬ che et la tête dans ses mains. Le pétrole brillait dans sa chambre. Il était minuit. — Querelle dans le ménage ? Je me suis permis d'aller îegarder au tra¬ vers du voile tendu à la porte de l'appartement. Sous ces murs blanchis la pauvre Zohra gisait sur son matelas, le visage inondé de larmes. On voyait à terre un bol brisé. En m'apercevant elle s'est mise à gémir. Aussitôt Ahmed a quitté sa place pour venir répondre à l'accusation. Tous deux nous sommes entrés. Secouée par les sanglots, la pauvre femme se plaint qu'Ahmed l'ait injuriée, et puis — quelle horreur ! — qu'il l'ait saisie à la gorge. Elle en fait le geste et je vois qu'il lui tenait le cou dans ses mains, les pouces sur le gosier... L'homme veut parler, mais sa femme crie trop fort. AHMED ET ZOHRA 67 11 élève un peu la voix. Elle crie à perdre haleine. Alors l'accusé renonce, soupire et secoue la tête. u} C'est que dans la voix de la malheureuse on entend deux sons : celui de la peine supportée par le plus faible — si pénible au cœur — et celui de la révolte, qui intimide. Ahmed parvient à me dire, tandis que j'écoute les pleurs de Zohra, qu'il avait laissé sortir sa femme avec des amies, pour la hédia, les offrandes au sultan, et que le soir, à huit heures, elle n'était pas rentrée, le manger n'était pas prêt... Il a cru pouvoir s'en plaindre, Zohra s'est mise « à répondre »; lui s'est empovté. Mais ni l'un ni l'autre ne rapportent les insultes qu'on peut présumer qu'ils se sont criées. ... Zohra se défend en disant que la hédia finie elle est allée rendre visite à Sâdia qui vient d'accoucher et qu'en bavardant dans cette mai¬ son le temps a passé; les femmes la retenaient. Il y a loin d'ici au quartier des Touarga !... Ahmed avoue sa violence, mais la façon de répondre de Zohra n'est pas tolérable; il y a de quoi l'étrangler ! Qui commande à la mai¬ son ? l'homme ou la femme ? Une voisine, que j'aperçois maintenant dans 68 JULES BORELY l'obscurité du fond de la chambre, — accourue sans doute au moment du drame — ouvre la bouche pour prononcer lentement « qu'Ahmed n'est pas bon mari ». Je n'ose pas me risquer au moindre rappro¬ chement. Cette nuit, pour rien au monde Zohra ne consentirait à demeurer dans sa chambre avec son mari. Elle en sort d'un bond et va se jeter à terre à la cuisine. Ahmed essaye de la relever en la prenant par les bras, mais offusqué du dégoût qu'elle éprouve encore pour lui, il la laisse retomber et la quitte en grommelant. Aujourd'hui encore, toute à son chagrin, la pauvrette n'arrête pas de pleurer. Le ménage ?... Le fera qui voudra. Ahmed jure que jamais, jamais plus il ne frappera sa femme» Il reconnaît que Zohra a beaucoup de qualités, mais ce qui l'irrite c'est ce regard méprisant qu'elle prend pour se défendre. * ❖ * Un camarade d'Ahmed, chaoucji comme lui, n'a pas pris la chose au tragique; il m'affirme en souriant : « Mais, monsieur, c'est ainsi pour tout le monde ! » Ahmed me dit qu'en effet celui-là bat non seulement sa femme mais sa belle-mère: « Pau- AHMED ET ZOHRA 69 vre vieille ! Une fois il lui a jeté un pot de chambre à la tête. » Quelques amies de Zohra, pressées auprès d'elle, n'ont cessé l'après-midi de maugréer contre Ahmed et de le blâmer. Les coudes sur les genoux, le front dans les mains, le mari ne soufflait mot. Lorsque nous nous permettons de dire à des musulmans qu'il est odieux de battre sa femme, ces hommes sourient, sachant qu'il arrive aussi parfois aux roumis de lever la main... ... Quel serait le pouvoir du maître dans un ménage s'il n'avait le droit de punir femme et enfants ? Mais il ne faut pas les frapper injus¬ tement. Je rencontrais chez Zohra une campagnarde dont le mari a pris, pour suffire aux soins de ses bêtes, de ses champs et de sa tente, deux autres épouses. Bien que d'âge mûr cette créa¬ ture enflammerait un jeune homme. Le visage, les épaules magnifiques; des dents de fillette; ses yeux, deux ruisseaux de fleurs; à sa gorge, une chaînette d'argent où trinqueballent parmi des brins de corail — en piécettes portugaises, 70 JULES BOEELY espagnoles et françaises — des Alphonse®, des Charles et des Louis comme autant de portraits de ses amants. Elle accompagnait son mari jusqu'à Rabat, où l'homme venait fréter un camion automo¬ bile, et tout en causant, son bambin endormi sur ses genoux, elle nous disait qu'aujourd'hui Mansour, son homme, n'avait de colliers, de bracelets, de babouches, de foulards de soie que pour ses deux autres femmes. Les trois vivraient sans se chamailler, ainsi que trois soeurs, si le mari qui les bat tour à tour et tour à tour les caresse, voulait, selon la coutume, donner le commandement de la tente à l'aînée de sesi épouses. N'est-ce pas un signe de l'attachement qui lie un homme à sa femme, quand au lieu de divor¬ cer comme il le pourrait sans difficulté, il la bat dans sa colère ? Néanmoins, la campagnarde que je voyais chez Zohra me disait, un soleil de sourires sur la bouche, avec de jolis petits mouvements de tête faits pour attirer mon assentiment : « Quand il sera là, mon mari, dis-lui, dis-lui de ne plus me battre. » AHMED ET ZOHRA 71 Chaque vendredi matin nous faisons venir un ouvrier jardinier du nom de Thami, origi¬ naire du Dra, pour entretenir le carré de fleurs que j'ai fait planter au milieu de notre eour. Cet homme, qu'Ahmed appelle le sahraoui, arrive en apportant son couffa; dans son couffa ses outils; et pendant une heure va et vient, verse de l'eau, ramasse les feuilles mortes et bêche quand on lui dit de bêcher. Puisi il tou- ehe son salaire et part en emportant son couffa. Je remarque qu'aujourd'hui il vient d'arro¬ ser comme d'habitude, bien que la terre soit encore mouillée de la pluie d'hier et que le ciel nuageux annonce une pluie nouvelle... Il cul¬ tivait ses palmiers dans son oasis, mais depuis dix ans qu'on l'aperçoit à Rabat au service des chrétiens il n'a rien appris de ce qu'il lui fau¬ drait savoir pour pratiquer utilement son métier. Pourquoi cet entêtement ? Sans doute parce que ce rustre, confit dans sa pitié, ne pense matin et soir qu'à amasser de l'argent pour s'en retourner un jour au pays. 72 JULES BORELY Dans la chambre de Zolira, j'aperçois Zohra, lella Fatima, Mansour, Ahmed, Mahjouba, Ji- lali et un joli garçonnet de cinq à six ans. Tous assis à croupetons autour du plateau de cuivre où Ahmed verse à chacun du thé dans de petits verres, et tous croquants des beignets. Ce garçonnet que je vois là ce matin est le fils du sahraoui, et comme aujourd'hui diman¬ che l'école est fermée, son père l'a amené pour le garder près de lui. Le petit, plié dans sa robe, se tient parmi les grandes personnes dans une attitude qui ne laisse voir à la compagnie, hors du vête¬ ment, ni jambes ni pieds; les coudes au corps, ses menottes sortant de ses larges manches mo¬ destement abandonnées entre les genoux. Un maintien qu'on leur enseigne à l'école. ... Je ne me lasserais pas de m'émerveiller de la finesse de son visage menu, arrondi dans l'ouverture du capuchon pointant sur sa tête. — Et comment t'appelles-tu ? Il ne répond pas. La tête immobile, le petit roule des yeux qui interrogent craintivement l'assistance. Ahmed distribue un autre verre de thé et d'autres beignets. Nous parlons d'écoles. Il paraît que cet enfant saurait déjà quel- AHMED ET ZOHRA 73 que chose du Coran ; du moins son père le dit. Ahmed le questionne. Le petit, intimidé, se met à débiter ces grandes paroles, tout bas, d'un soupçon de voix ; d'une main tenant son verre et de l'autre son beignet. Chacun tend l'oreille. Il s'arrête, hésite, et Ahmed lui vient en aide. Zohra, penchée vers l'enfant, l'écoute at¬ tendrie, le sourire aux lèvres. Ainsi fait lella Fatima, mais elle, toujours rieuse. Mahjouba, les mains abandonnées dans sa robe — l'une dans le creux de l'autre — écoute, les yeux grandement ouverts, de cet air ravi que prennent les filles devant les prouesses des petits garçons. Elle avait, d'ailleurs, déjà de quoi être ra¬ dieuse à cause de la couronne qu'aujourd'hui, dimanche, elle porte sur le front. Ce matin, lella Fatima s'est amusée à la coiffer joliment, comme seules, à présent, sont capables de le faire ces filles de l'Orient, qui de la matière d'une chevelure composent une œuvre d'art. Elle lui a fait une guirlande de boucles autour du visage; puis, sur le haut et le devant de la tête, des bandeaux partagés par une raie; et, sur les côtés, deux tresses adroitement appli- 6 u JULES BORELY quées dans l'imitation des cornes d'une gazelle. Le contraire des cheveux coupés et tondus dans le cou. ... Le petit se lève, va de l'un à l'autre, baise la main à chacun et part en trottinant sur les talons de son père qui sort en emportant son eouffa. AHMED ET ZOHRA 75 ... Dans trois jours ce sera YAïd s'rir, la « petite fête »; celle qui vient à la fin du jeûne de Ramadan et le matin de laquelle, chacun, pauvre ou riche, doit faire l'aumône, que l'on distribue, pour le grain ou la farine, avec une mesure en bois. Zohra blanchit la maison. Elle blanchit dans la rue le seuil de la porte; au-dedans, le pavé et les murs de notre cour — si haut qu'elle peut atteindre — et, de haut en bas, les murs de l'appartement. Elle a vidé dans la cour tout ce qui meuble sa chambre : nattes, nippes, le coffre des vête¬ ments, son lit, fait d'une paillasse étendue sur des caisses de lait condensé, quelques bibelots. Elle blanchit comme un homme, avec un balai de dourn attaché de biais au bout d'un roseau, sans se soucier si elle asperge de chaux avec cet outil grossier, l'encadrement peint des portes ou les poutres du plafond de ma chambre, en bois de cèdre. Je me permettrais de lui reprocher ces écla- boussures si je pensais que se6 yeux ont pu les 76 JULES BORELY apercevoir ; mais elle ne les voit pas. Elle ne sait aveuglément qu'une chose, c'est que la chaux purifie la maison de ses souillures — aussi bien des taches qu'y font la fumée et l'hu¬ midité que des mauvaises pensées et des mau¬ vais sentiments qui y ont vécu —, qu'elle est belle et plaît aux anges qui passent et vien¬ dront dans trois jours nous visiter. AHMED ET ZOHRA 77 C'est une femme qui va de maison en mai¬ son dans la médina, s'arrêtant aux portes pour dire en haussant la voix : « Dieu vous bé¬ nisse ! » ou « Dieu vous comble de biens ! »; puis qui demande à voix basse si les gens de la maison n'auraient pas de vieux habits à lui donner. * ** , Il faisait un temps charmant, tout comme pour un dimanche, car c'était dimanche. Je regardais le ciel parfaitement bleu dans le ca¬ dre blanc des murs de notre maison. Je regar¬ dais la merveille des verveines épanouies, bor¬ dant le carré des plantes de la cour. ... Soudain, cette voix criarde et dolente, cou¬ leur de haillons, frappait à la porte. Ahmed, qui se tenait près de moi, les mains derrière le dos, me dit en l'entendant : « chouafa », la voyante. Je lui proposais de la faire entrer. Il n'y tenait pas. Je sentais sa répugnance pour la créature. Elle répétait son cri qui résonnait dans l'im¬ passe. Presque le cri des chouettes. 78 JULES BORKLY J'insistais, curieux de connaître son ma¬ nège. — Ahmed, ouvre-lui la porte. ... Une femme de petite taille, dans la moyenne de l'âge, vêtue de la robe courte des paysannes faite d'une étoffe de toile blanche noircie par la saleté. Elle entrait légère, d'un pas balancé, pieds nus, d'un pas que l'on n'entend pas : une beauté qui n'appartient qu'aux déesses et aux misérables allant par monts et par vaux dans l'étendue déserte de l'Orient. Elle saluait. Mes serviteurs la recevaient avec cette déférence que de pauvres fils d'Adam doivent avoir les uns pour les autres, quelle que soit la misère de la condition où le ciel les ait jetés. Nous nous asseyions sur un côté de la cour, à l'ombre; la chouafa à terre sur une jambe pliée, l'autre soutenant son bras, Ahmed à croupetons devant elle, Zohra près de son mari, moi sur une chaise qu'Ahmed avait apportée. Je regardais cette malheureuse qui subsiste en vendant de quoi calmer un moment l'in¬ quiétude naturelle aux créatures; je regardais son visage émacié -— bruni et durci par l'air ainsi qu'une écorce — qu'elle tenait herméti¬ quement fermé sur ses sentiments; je regar- AHMED ET ZOHltA 79 dais la finesse de ses lèvres où restait encore le miel d'un sourire, la vivacité de ses yeux et la soie noire de ses cheveux enroulés entre l'oreille et l'étoffe nouée sur sa tête; je regar¬ dais ses pieds poussiéreux, ses ongles racornis par la ronce et les pierres du chemin, ses mains pour ainsi dire gantées de leur peau rayée d'une infinité de plis. ... On n'entendait à ce moment de l'après- midi aucun bruit dans la maison, sinon le roucoulement heureux des tourterelles que nous gardions dans une cage en roseaux, et le vol des moineaux qui passent d'un toit à l'autre. Je priais Ahmed de demander à la femme de quel pays elle était. — D'Algérie, c'est une kabyle. La chouafa tenait auprès d'elle un petit pa¬ nier dans lequel on apercevait du pain et un paquet fait avec un mouchoir plié. Il fallait payer d'avance. Ahmed lui donnait dix sous. Après, elle demandait à Zohra de lui appor¬ ter une assiette de semoule, et la semoule posée devant elle, commençait à traiter du sort d'Ahmed. D'abord une invocation pieuse, dans la¬ quelle on l'entendait proférer le nom de Dieu et des saints. En l'entendant prononcer ces noms, Ahmed 80 JULES BORELY et Zohra se baisaient l'index; le doigt que lè¬ vent vers Dieu les agonisants pour témoigner de leur foi. Puis elle indiquait à Ahmed de faire, du même doigt, un trou au milieu de la semoule. Ainsi faisait-il. Alors elle commençait à parler. Elle parlait vite, d'une voix mesurée et ca¬ ressante. Je voyais Ahmed écouter la tête basse et donner des signes d'étonnement et d'appro¬ bation. On entendait encore sonner au passage dans ce débit rapide et confus, le nom d'un saint, et tout de suite Ahmed et Zohra se baisaient le doigt. Cela durait dix minutes. Arrivée au bout de l'existence d'Ahmed, elle s'arrêtait. Ahmed relevait la tête. Je lui demandais : — Que t'a-t-elle dit ? Il en restait ébahi : « Tout ce qu'elle a dit est vrai ! Elle m'a dit que je suis né à Tanger, que j'ai un frère à Tanger, que Zohra possède une maison à Rabat dans la casba et qu'en ce moment quelqu'un voudrait la lui acheter... » La chouafa nous regardait simplement — satisfaite de l'effet de son succès. Puis, ou¬ vrant son panier, elle y vidait d'un seul coup l'assiette de semoule. Zohra s'avançait : autre assiette de semoule et autres dix sous. AHMED ET ZOHRA La femme disait le sort de Zohra : « Elle n'avait pas d'enfants, mais elle en aurait un jour; trois filles et deux garçons... » C'était à mon tour. Cette fois la chouafa de¬ mandait une assiette de farine et un peu de sel. Il me fallait faire un vœu en mettant le doigt au milieu de la farine. La femme sortait. Ahmed la recommandait à Dieu. Et l'on entendait son cri de chouette s'éloi¬ gner dans la rue de maison en maison. *2 JULES BORELY 1 Je sortais de là maison de mon ami B... qui venait de s'éteindre dans la nuit. J'étais entré dans sa chambre. Les rideaux tirés contre la clarté du jour, on avait dressé un cierge à côté du lit pour éclairer son visage. En le regar¬ dant je n'avais pas eu le sentiment d'une fin... Je racontais cette visite à Zohra. Comme cet homme était jeune, qu'il laissait femme et en¬ fants, elle m'écoutait, le sourcil froncé, ponc¬ tuant chacune de mes paroles d'un mot : « Le pauvre ! Le pauvre ! » j Puis elle me demandait : — Il est habillé ? — Pas encore; on l'habillera pour le met¬ tre en terre. — Que lui mettra-t-on ? A — Ses vêtements les plus beaux. — On lui a lavé le corps ? — Nous ne lavons pas les morts. — Nous, nous les lavons. Nous les lavons AHMED ET Z0HRA 83 à l'eau chaude; nous leur lavons avec soin les oreilles, les narines, les yeux ; nous leur pas¬ sons du safran sur les sourcils; nous les par¬ fumons de poudre de camphre, de clous de girofle et de graines de râssoul; nous les encen¬ sons avec du jaoui. Nous leur attachons les pieds pour les réunir; nous leur ramenons les bras au long du corps, nous leur mettons un voile sur le visage qui ne laisse voir que le front pour le baiser des adieux. Puis, une fois dans la fosse, nous leur ramenons la main droite sur le cœur et leur tournons le visage vers la Mecque. — Et que faites-vous encore ? — Nous mettons aussi du henné aux mains des jeunes Allés; mais seulement des jeunes filles. On en met pourtant parfois aux mains des jeunes gens. Ainsi ce pêcheur qui s'est noyé l'an dernier en entrant au port et que l'on n'a retrouvé que trois jours après, on lui a mis le henné; il était si jeune ! 84 JULES BOHELY Aujourd'hui, à mon retour à la maison à midi, Ahmed me présente dans la cour un vieux nègre à barbe blanche. L'homme, qui marche courbé, appuyé sur un bâton, vêtu d'un burnous de laine brunâtre descendant jusqu'à ses pieds, — l'ermite des contes du moyen-âge — me salue, baise ma main, et sourit bonassement en écoutant ce qu'Ahmed me raconte à son sujet. Cela, bien qu'il n'y comprenne rien, Ahmed parlant en français. ... J'aurais déjà vu son fils qui serait venu un soir coucher à la maison. ... Lui aussi, d'ailleurs, aurait couché ici une nuit, voilà deux mois; mais je n'ai pas pu le voir parce que cette fois il s'était levé à l'aube le lendemain, pour s'en retourner. Il vient ainsi à Rabat de temps à autre. ... Je le prenais pour un de ces paysans voi¬ sinant de près avec la misère, comme il y en a tant dans ce pays-ci, mais Ahmed m'apprend que ce vieux possède des vaches et des moutons dans la tribu des Zaërs, et qu'il y fait une AHMED ET ZOHRA 85 abondante récolte de blé dont il n'est tenu de remettre que le tiers au propriétaire. Que fait-il donc là chez nous maintenant, et quelle est la raison qui d'une saison à l'autre nous ramène sa visite ? Serait-ce un ami d'Ahmed ? Non, c'est un esclave affranchi du vieux père de Zohra, caïd aux armées — lequel a quitté ce monde voilà environ trente ans, quand Zohra n'était encore qu'une enfant à la ma¬ melle. Ahmed me raconte que le père de Zolira, qui aimait beaucoup son esclave, l'avait libéré pour le mettre sur un champ qu'il possédait aux Zaërs en lui donnant un mulet, un bœuf, un âne et les outils nécessaires au labourage. De son côté, l'homme apportait au caïd, cha¬ que saison, le cinquième des produits de son travail. L'affranchi a prospéré. A la mort de son bon maître, ayant acquis de quoi cultiver un plus grand domaine, il a loué des terres à ses voi¬ sins et depuis vit à son aise. — Mais alors, Ahmed, aujourd'hui cet es¬ clave de son père est plus riche que Zohra ? — Bien plus ! fait Ahmed — qui sait trop, hélas ! que sa femme ne possède rien —, et si maintenant dans sa pauvreté Zohra voulait vendre un des enfants ou un des petits-enfants 86 JULES BORELY de leur ancien serviteur, le vieux lui opposerait l'acte d'affranchissement qu'il garde avec soin. L'esclave affranchi n'a jamais cessé de mar¬ quer de l'affection à la fille de son bienfaiteur, et il vient de temps à autre la saluer par recon¬ naissance. Il lui dit : « Lella bent sidi ». Ce qui signifie : « Madame, fille de mon sei¬ gneur. » A chaque visite, il lui apporte du lait, des œufs et du beurre. Son fils Mohammed, potier, qui vit à Rabat, n'agit pas d'ailleurs d'une autre manière; à chaque fête celui-là apporte à Zohra quelque ustensile de terre pour son ménage : plat, cruche ou marmite. ❖ ** ... Le nègre parti, après déjeuner arrivent des femmes. Quatre. Couvertes du voile. Dans la blancheur du tissu qui les enveloppe de la tête aux pieds on n'aperçoit que leurs yeux, noirs et chaleureux. Conduites par Yamna, elles traversent la cour, vite et sans parler, et pénétrent dans la chambre ou Zohra se tient depuis ce matin. ... Ahmed, assis à terre dans la cuisine, pré¬ pare le thé. Un quart d'heure après, Zohra envoie Yamna pour me proposer de venir voir ses amies. AHMED ET ZOHRA 87 J'entre dans la chambre. Deux des visi¬ teuses, qui sont ravissantes, ne remettent pas le voile. Mais les autres, atteintes déjà par l'âge, en rapprochent vivement les bords, pour se garder devant moi des comparaisons qui ne tourneraient pas à leur avantage. L'une des coquettes rit comme une enfant. Joues roses et noirs sourcils, bras ronds, de jolies mains potelées; le menton, les bras, les mains décorées de tatouages en forme de fleurs de lis. Ces signes placés d'ailleurs avec grâce. Zohra m'apprend que trois de ces femmes sont épouses de maçons. — Et d'où viennent-elles ? — D'à côté. Ce sont des voisines. Un mur nous sépare. Mais elles nous quittent et font leurs adieux. Un français pouvant risquer ce qu'un mu¬ sulman n'oserait pas dire, je me permets de complimenter celle de ces dames qui me plaît le plus, des ornements gravés sur sa peau. Zohra, qui ne porte aucune de ces parures, se récrie que cela est fort joli, mais que des colifichets de cette nature ne sont pas de règle dans la religion et qu'une pareille coquetterie conduit en enfer. Alors, la charmante pécheresse nous fait re¬ marquer que la femme âgée, assise à son côté, en a bien plus qu'elle de ces décors aguichants; et elle lui prend une de ses mains pour nous la montrer. 88 JULES BORELY Vraiment, on croirait que la vieille a des mitaines; des mitaines ajourées. — Celle-là, dis-je, ira tout droit en enfer. — Et moi ? fait la jolie. — Tu iras aussi un peu. — Et Zohra ? demande-t-elle. — Zohra ira au paradis. Toutes d'éclater de rire. Néanmoins Zohra paraît satisfaite du pro¬ nostic. J Zohra est d'ailleurs fort coquette aussi. Dans quel état s'est-elle mis le visage pour embellir ses cheveux, les rendre soyeux et couleur de mûre, les « faire devenir longs » ! Elle a passé sur sa tête une pâte noire em¬ boîtant le crâne, assez répugnante à voir, qui coule le long des joues sous les franges du foulard... Cette pâte merveilleuse, que les femmes préparent à la maison, serait faite, me dit-on, de sept matières : de henna, de quatrane, de hadida Vhamra, de hadida zergua, de baroib dia, de crounfel, de zafrane. Savoir : de feuillettes de henné séchées et moulues en poudre, de goudron, de minerai de fer, d'oxyde de fer, de poudre à canon, de clous de girofle, de pollen recueilli sur le pistil du safran. Parfum et couleurs. Recette pour les coiffeuses. AHMED ET ZOHRA 89 A présent, chaque matin, je descends dans notre cour pour jouir de la fraicheur naïve des plantes qui sortent, neuves, de l'infinie pe¬ titesse du monde infiniment grand où se perd pour notre vue le secret de leur croissance : ce qui existe déjà de leurs fleurs et de leurs feuilles dans un bout de bois... Nos rosiers taillés mettent des pousses pourprées. La vigne s'est réveillée; ses bour¬ geons s'ouvrent au jour et l'on en voit naître des feuillettes dentelées, tendres, des amours de petites feuilles auxquelles Zohra, penchée et perdue d'adoration, parle en mignotant. Zohra, qui avait semé du casbour, une sorte de persil, en regarde émerveillée venir la verte guirlande. Ahmed, rassuré sur le prix de l'existence par la lumière dorée du ciel bleu qui nous sourit, s'est assis pour coudre, à terre, contre le mur de sa chambre. Il coud, et si je ne m'abuse racommode mes chemises. Je le complimente. A quoi il répond sans lever les yeux : « Ça vaut mieux que de cou¬ rir les rues... » 90 JULES BORELY Zohra commence de blanchir la cour. Pliée en deux vers le sol dans sa robe de drap rose — un vieux caftane déchiré qu'elle met pour ces besognes —-, des anneaux d'argent tintant à ses bras, elle blanchit le pavé avec un petit balai de doum sans manche, long comme la main. On entend les oiseaux siffler au bord des terrasses. ... Je les regardais, quand, abaissant les yeux, je vois devant moi une fillette pieds nus, de six à sept ans, qui me regarde étonnée. L'enfant est entrée sans bruit; Alimed, eni¬ vré de la grâce du beau temps, ayant laissé sur la rue la maison ouverte. La fillette porte dans son dos un bébé assis dans une étoffe nouée à sa taille. Elle a les cheveux nattés, les joues en forme de pomme et tient d'une main un petit bouquet. Un petit bouquet joli comme le soleil, fait de fleurettes des champs cueillies, je pense, au passage dans l'herbe du cimetière, en venant de sa maison à la nôtre; car il y en a un dans le voisinage, coupé d'un chemin que prennent les femmes. Elle m'offre ce bouquet. J'appelle Zohra. Zohra relève la tête, aperçoit les deux pe¬ tites, l'une portant l'autre, lâche son balai et : — Lili, lili, lili, lili, lili, lili... AHMED ET ZOHHA 91 Un ruisselet de lili coulant de ses lèvres, accourt pour boire dans ses caresses la mignon- nerie des petons et des menottes du bébé assis ?» califourchon dans le dos de Mennana. Car c'est Mennana, la fille de lella Aïcha, une femme de pêcheur qui a pour Zohra l'amour d'une mère. ... Ce n'est pas une poignée de fleurs des champs mises n'importe comment, au hasard de la cueillette, que m'offre l'enfant, c'est un bouquet composé. Elle a mis au bas les fleurs les plus grosses, des fleurs violettes; au-dessus un rang de soucis oranges, au-dessus un autre de fleurettes blanches, et dans le haut, à la pointe, un moucheron de fleurettes jaunes comme For. Je dis à Ahmed qui s'est approché, tenant ma chemise : — Sais-tu le nom de ces fleurs ? A-t-il jamais eu le temps, lui, taleb, soldat, chaouch, d'apprendre des noms de fleurs ? Il prend le bouquet, et me dit après l'avoir regardé : — Je n'en connais qu'une, celle d'une plante que mangent les ânes et les mulets... — C'est pourquoi tu la connais, fais-je en riant. Il part d'un éclat de rire. 02 JULES BORELY 4e Mennana a posé la petite à terre où elle se tient debout, vacillante, en équilibre. Les deux enfants sont pieds nus. ... Ces pieds nus d'enfants et de femmes qui vont sans chaussures, qu'ils sont jolis ! Ils sont si propres, si fins, que l'on comprend que ces créatures une fois assises y mettent la main. La sœurette de Mennana fait ses premiers pas. « Fatma ! Fatma !... » (elle s'appelle Fatma). Zohra, accroupie pour approcher de sa taille, l'appelle et lui dit de venir me baiser la main. L'enfant, peu à peu avance, approche, se penche, ouvre sa bouchette... Dix heures. — Zohra achève de blanchir la cour en causant, courbée, la tête près du pavé, avec le bébé qui tourne auprès d'elle et visiblement comprend ce qu'elle lui dit. Zohra lui parle à voix haute, sérieusement, comme à une grande personne. La petite tient la conversation et, non moins sérieuse, répond en balbutiant des mots pleins d'intonations. AHMED ET ZOHRA 93 ... C'était en hiver, après le dîner, à neuf ou dix heures du soir. Nous causions en buvant du thé dans ma chambre éclairée d'une bougie. Ahmed, à croupetons sur le tapis. Moi, tran¬ quillement accoudé, couché dans mon lit. ... Une chambre étroite et longue, aux mur6 épais. Le plafond fait de ces poutrelles de bois bien taillé qu'ils appellent gueïza pour les distinguer de celles faites de branches qu'ils appellent rhecheb (bois). J'entendais entrer par la porte mal fermée, les bruits qui venaient de la rue El Gza. Des bruits dans lesquels je revoyais cette rue dis¬ graciée — ses boutiques, ses enseignes, sa boue et sa brume, son marchand de cacahuètes assis du matin au soir et tard dans la nuit à la même place au bord du trottoir. La chambre, éclairée seulement d'une bougie semblait une crypte. Silence et méditation. Je n'apercevais à peu près rien dans l'obscurité du fond, sauf la lueur d'un miroir. Au moindre geste d'Ahmed — qu'il écarte un peu les bras, qu'il lève ou baisse la tête -— son ombre, trois fois plus grande que sa 94 JULES BOREI.Y personne, se mouvait derrière lui contre le mur. Qui sait aujourd'hui que ce méchant éclai¬ rage d'une pièce, à la chandelle — si fécond en rêveries — échelonne les distances, modèle les formes, donne à chaque objet dans sa som¬ nolence une vie à soi qui tient compagnie ? L'infusion qu'Ahmed avait préparée était délicieuse et je l'en remerciais. — C'est, disait-il en riant, que ce soir j'ai mis dans la théière un peu plus de thé avec un peu plus de menthe que je n'en mets d'habitude — et beaucoup de sucre. Ces marocains boivent le thé très chaud. Ahmed restait là, penché, les épaules aban¬ données au repos, tenant son verre à deux mains entre ses genoux. Soudain il leva la tête et me dit les yeux brillants comme des lanternes : « Samedi pro¬ chain, moi je parlerai à la mosquée... » — Samedi prochain ?... — Oui, le soir du vingt-sixième jour du jeûne. Ce soir-là les gens sortent tous de leurs maisons pour aller dans les mosquées. — Les femmes aussi ? — Tout le monde sort, toutefois les fem¬ mes ne peuvent entrer que dans deux mos¬ quées, deux ou trois... — Tu dis que tu parleras ? — Oui, dans le mihrâb (la niche où Yiman AHMED ET ZOHRA 95 se met pour diriger la prière de la foule). Ce soir là, chacun, pauvre ou riche, peut entrer dans le rnihrâb à condition de connaître son Coran. — Beaucoup feront comme toi ? — Je ne sais. Ceux qui savent le Livre d'un bout à l'autre... car tous ne le savent pas. Il ajoute : « N'était ce soir là, qui pourrait savoir ici à Rabat, loin de mon pays, lorsque l'on me voit chaouch (Ahmed au bureau la¬ ve les pavés) que je suis un fquih ? » — Comment feras-tu pour entrer dans le mihrâb ? -— Je me mettrai dans la foule, et aux premiers rangs si j'arrive de bonne heure, nuis de l'un à l'autre, en me rapprochant, une fois passé derrière l'homme qui s'y trouvera, je m'avancerai et quand il en sortira je prendrai sa place. — Est-ce que tu pourras la garder long¬ temps ? — Non, quelques minutes. Un jour, à Tan¬ ger, il m'est arrivé de rester dans le mihrâb pendant trois-quarts d'heure. Les fquih qui attendaient leur tour, derrière moi, n'étaient pas contents. Le lendemain, ils disaient : « As-tu vu le fils de Ben Larbi Deïmoussi qui « est resté une heure dans le mihrâb ? » — Et lorsque l'un d'entre vous s'attarde un peu trop ? 96 JULES BORELY — Ceux qui sont derrière lui le prient de sortir en le tirant dans le dos délicatement par le bas de son burnous. La première fois, à Tan¬ ger, que j'allais à la mosquée pour entrer dans le mihrâb, je n'étais pas sûr de moi, et en atten¬ dant mon tour je suais sang et eau; mais une fois dans la niche mon trouble s'est dissipé et au bout de cinq minutes j'y serais resté jus¬ qu'au lendemain à réciter le Coran... — Et quel verset diras-tu ? — Je ne sais pas. On ne peut pas le savoir d'avance. C'est là la difficulté ! Il faut con¬ naître entièrement le Livre de bout en bout pour pouvoir prendre la suite sans hésitation quand vient à sortir celui qui s'y trouvait avant vous. Il disait encore : — Ces jours-ci, n'étant plus certain de quel¬ ques menus passages, j'ai dû prier un ami de me prêter son Coran pour rafraîchir ma mé¬ moire. Me voilà tranquille. — Tu n'as donc pas de Coran ? — Non. C'est inutile puisque je le sais par cœur. Chez nous, les tolba ne possèdent pas le Livre, mais ce qui vaut mieux ils l'ont dans la tête. D'ailleurs, un Coran cela coûte cher. Je parle d'un bon Coran. On en trouve bien à trente et même à vingt francs, mais dans les¬ quels toujours, il manque ici ou là quelque chose ; tantôt au bas d'une page, tantôt en haut. AHMED ET ZOHRA 97 Youlait-il parler de vieux livres déchirés, re¬ vendus par le fripier ou de copies incom¬ plètes ? Ce soir là est loin ! perdu dans notre passé. Depuis, nous avons quitté cette maison d'El Alou. Depuis le Maroc a changé quatre fois de maîtres. La ville a grandi, les arbres ont poussé. L'opinion n'est plus la même... La chambre dont je parlais est habitée par une de nos voi¬ sines, veuve et vieille femme, nommé lella Tham, grande dame pauvre qui vit en sous- louant les trois pièces de la cour à des ména¬ ges de chleuh. 98 ■TUI.ES BORELY Un soir, Ahmed assis au pied de mon lit en était venu à me parler de l'âme et. du corps. « L'âme, disait-il, s'envole au ciel après la mort; mais c'est seulement le troisième jour qu'elle abandonne la terre. » En agitant le bout de ses doigts, il comparait les âmes mon¬ tant au ciel à un vol de mouches : légèreté, pe¬ titesse matérielle. — Et pendant les premiers jours, Ahmed, où est-elle ? — Elle rôde dans la chambre et autour de la maison... Au ciel, il y a deux côtés : le pa¬ radis et l'enfer, chacun ouvert d'une petite fenêtre. Les âmes restent au ciel attendant le jour de leur jugement, mais elles descendent habiter leur corps du mercredi soir quatre heures au vendredi soir quatre heures. A ce moment, ceux qui vont prier près d'eux savent que les morts les voient. Le mort se tient debout dans sa tombe pour recevoir les aumônes, une sébille à la main; l'attitude d'un mendiant. — Mais quelles aumônes, Ahmed ? W J "■ ■>■■■ Ila,y !—*■<'|-|||«»«i*111 AHMED ET ZOHRA 99 — Celles que l'on fait aux pauvres. Lorsque je donne du pain, ici, à un indigent, mon père et ma mère qui reposent à Deïmous reçoivent le bénéfice de ma charité. Ce qu'on appelle sadaqua. Ainsi pour tous. C'est pourquoi le soir on entend au coin des rues les mendiants demander à voix plain¬ tive : « Y a rebbi tgib m en y a teni sadaqua ala oualidin. » Père et mère bénéficient dans leurs tombes pour le salut de leur âme des aumônes que leurs enfants font aux pauvres au coin des rues... 100 JULES BORELY Quand la sécheresse menace les cultures au temps où commence de pousser le blé, les Croyants se rendent à la mosquée pour de¬ mander à Dieu de faire pleuvoir. On les voit alors passer dans les rues, priant à voix haute, suppliant le ciel de prendre en pitié leurs champs altérés. — Ceci correspond à nos vieilles rogations aujourd'hui à peu près perdues. * 9 Avril. — J'écoute monter de la rue, sous mes fenêtres, une multitude de voix criardes et le bruit d'une course de pas. Ce sont des enfants qui courent la ville, en demandant à Dieu de la pluie. — Que crient-ils ? Ahmed écoute et traduit : « Mon Dieu, ces petites pousses qui nous donnent le pain, à peine sorties de terre elles ont grand soif, mon Dieu, donne-leur à boire... » Soudain Ahmed ouvre la fenêtre, saisit la AHMED ET ZOHHA 101 carafe qui se trouvait sur ma table et la vide en bas sur la tête des enfants. Je m'étonne. Il me rassure : — C'est la coutume, dit-il, chacun doit en faire autant du haut des maisons; les gosses sont heureux de recevoir cette douche; leur bonheur serait de rentrer chez eux trempés, bénis, jusqu'aux os. Il ajoute : — Chez nous, au Jbel, on fait mieux. Quand dure la sécheresse il est d'usage de s'emparer d'un bon maître de Coran, de le ligoter et de le jeter à l'eau — puits ou rivière — pour l'en retirer après la baignade. Ahmed précise en riant, preuve que ces pay¬ sans font la chose avec gaieté : « Il faut que le maître trempe entièrement dans l'eau, com¬ me un poisson. » Ce petit malheur de l'homme de religion dans le simulacre... iphigénique du sacrifice, suffit quelquefois à attirer sur les champs la faveur divine. 102 JULES BORELY ... On dit qu'autrefois, avant l'Occupation, les médina marocaines — les vieilles villes en¬ tourées de leurs murailles — étaient encom¬ brées d'ordures; l'iiabitant gardait près de sa demeure ce qui lui servait à fumer ses pota¬ gers. Ces gens avaient pourtant, à l'époque, un « service de voirie ». On voit encore hors des portes — de Bab Doukala, à Marrakech — des monticules de terre faits de balayures amon¬ celées par les zebbal qui les portaient dans des couffa à dos d'âne. Mais qu'étaient ces villes du vieux Maroc ? De grands villages où les gens vivaient avec leurs bestiaux; ce que fu¬ rent certains quartiers de Paris jusqu'au XIX1 siècle. Malgré leurs fumiers, leurs poussières et leurs boues, ces villes restaient aimables; ceux qui les ont vues il y a trente ou quarante ans en parlent avec plaisir. Nous les avons nettoyées; mais là où l'eu¬ ropéen les a pénétrées, il faut avouer que notre commerce ne les a pas embellies et que la lai¬ deur y a remplacé l'ordure. Que faut-il préférer ? AHMED ET ZOIÏRA Un honnête homme parvient à surmonter son dégoût pour s'intéresser à l'aspect de la misère, et l'on a pu dire qu'un beau fumier est un beau fumier. Mais l'œil ne s'habitue pas aisé¬ ment à la laideur, et ne parvient à le faire qu'au détriment de l'esprit — ce qui est, sans doute, plus grave qu'une indifférence passa¬ gère pour la crasse. On voit aujourd'hui dans ces médina, des rues que l'étranger a marquées de ce qu'il faut appeler sa vulgarité. A quoi tient cela, qui est indéniable ? D'où vient la perte d'un goût auquel on dut autrefois tant d'honnêtes villes? Exclusivement à la liberté qu'on a donnée au premier venu de bâtir comme il lui plaît, à ce qu'on apelle la « liberté du travail » — cause de la ruine des corps de métier et des dis¬ ciplines de l'apprentissage. ... J'habite à Rabat l'une de ces rues que nous avons avilies; une rue en pente. Au¬ jourd'hui dimanche, j'entends arriver du bas le son du tambour et ceux de la clarinette qui monte allègrement. J'ouvre ma fenêtre. Oh ! la jolie troupe en marche ! Deux tambourinaires viennent les premiers pour ouvrir l'espace. J'aperçois les clarinettes aux lèvres de deux gros hommes à pied, aux joues gonflées. Derrière ces musiciens avance un homme à eheval. 104 JULES BORELY Le cheval, très joliment harnaché, marche au pas de la musique en secouant sa crinière. L'homme qui le monte, proprement vêtu d'un burnous de blanche laine, l'air modeste et recueillli, soutient, assis devant lui, un joli petit garçon aux joues arrondies, la bouche en cerise dans l'ombre du capuchon de son man¬ teau de velours. Derrière le cavalier vient un homme à pied portant une cassolette qui répand la sainte odeur et la fumée de l'encens. Puis viennent environ cinquante personnes et une bande légère de filles et de garçons, bras et jambes nus, pareille au troupeau qui saute sur les pas de son berger. Une vieille femme, qui tient pour bannière une feuille de palmier, arrive, arrachant ses pas, derrière la troupe. Ce petit garçon qu'envierait le fils d'un roi, où le conduit-on ? — A la salle de prière du mausolée de Sidi Larhi Ben Sayah pour le circoncire. Ce qui est ici la façon d'entrer dans sa religion. Grande joie dans la famille ! Nous dirions : « C'est un baptême. » L'homme qui le tient contre lui, sur le cheval, n'est pas son père; c'est un ami ou un parent de son père — celui qu'on appellerait chez nous le « garçon d'honneur ». AHMED ET ZOHRA 105 ❖ ... Ahmed pense qu'il vaut mieux circoncire les petits, quand ils sont enfantelets, qu'arrivés à l'âge où un garçon peut comprendre de quoi il retourne. — J'avais trois ans, me dit-il, je me suis enfui avec le fils de mon oncle, et nous nous sommes cachés dans une meule de paille, mais un ami de mon père nous a découverts. Il ajoute en riant : — Je me souviens que Mohammed, mon cousin, a pissé au visage du coiffeur. Ce sont les coiffeurs qui font les circon¬ cisions. 8 106 JULES B OBEI. Y En revenant au logis, j'ouvrais en passant la porte de la cuisine; je voyais Zohra et lella Fatima assises à terre parmi des pots et des tasses; Zohra près de sa marmite fumant sur la braise. Elles se mettaient à rire et se cachaient le visage en tournant la tête. Ces femmes s'étaient fardées. Pourquoi ? Par jeu, pour le plaisir de se regarder dans un miroir de quatre sous. — C'est une vieille coutume, me dit Zohra. Du khôl aux yeux, du rouge aux pommettes et en trois ou quatre endroits du visage, de pe¬ tits dessins pointillés pareils à un tatouage. Chacun de ces signes avait un nom. Le plus grand, dans l'axe de la figure, entre les sourcils et au bas du front, s'appelait moul dar; la maison du mari. Celui qui coupait en deux la lèvre inférieure et descendait sur le milieu du menton jusque sur la gorge, se nom- Imait syada. Et ce nid de points piqués sur les deux pommettes, rhedoud : la place du baiser. AHMED ET ZOHRA 107 Au milieu de Ramadan, à mi-chemin, le soir de la pleine lune, les Croyants prennent une nuit de fête... Paisiblement, en famille. Ces gens font un bon repas, le prolongent, et distribuent aux enfants de ces gâteaux frits à l'huile et trempés de miel, appelés cheb- bakia. C'est-à-dire entrelacs, et pour les petits, « petites fenêtres », parce que les petits se lor¬ gnent entre eux au travers des trous de ces gâteaux. Ce soir-là, quand le ciel est sans nuage, c'est à Rabat un spectacle magique que la pleine lune inondant l'espace et la blancheur de la ville de sa paisible lumière. La nuit du vingt-sixième jour du jeûne, autre fête. La troisième nuit de fête vient le dernier jour. Celle-là, on illumine l'intérieur des mos¬ quées et les tours des muezzins. Ce soir, à mon retour au logis, au crépus¬ cule, on voyait déjà briller l'illumination des tours en chapelets de lumière. 108 •IULES BORELY Zohra, qui se préparait à sortir avec une amie, accourait à moi, me prenait le bras, m'entraînait rapidement à l'étage d'où l'on peut apercevoir le minaret polyèdre octogonal de Moulay el Mecqui, pointillé de feu tout au long de ses arêtes. Un décor qui venait émer¬ veiller la soirée avec la simplicité d'un conte de fée. Je me retournais pour lui dire : — C'est de l'or. Mais elle, agrandissant ses yeux : — Non, du diamant, du diamant! ... Ce qu'elle ajoutait à cette illumination, des yeux de son cœur. * Ahmed et Zohra venaient de sortir pour visiter leurs églises. Je montai sur la terrasse. L'illumination des minarets se fait au¬ jourd'hui avec des cordons d'ampoules électri¬ ques attachés aux angles de la tour et de l'ôzri. Uâzri, c'est-à-dire la guérite où pendant l'orage s'abrite le muezzin. Azri signifiant « le jeune homme à marier » (et peut-être le puceau) parce que l'édicule reste perché sur la tour, seul et solitaire. Tous les minarets de Rabat, sauf un, sont quadrangulaires. Si l'on regarde l'illumination AHMED ET ZOHRA 109 de face, d'un seul côté, on voit dans l'obscu¬ rité deux rectangles de feux pointillés, l'un mi6 sur l'autre uniment. J'apercevais dans l'étendue de la ville, à dif¬ férentes distances, cinq figures de ces feux rectangulaires. On eût dit un jeu d'enfant. L'opposé de ces fantasmagories splendides et diaboliques qui embrasent maintenant les nuits de nos grandes villes. L'éclairage étant discret, la masse qui le supporte reste inaperçue dans l'ombre, et cette chaîne de lampes forme sur le ciel des cadres qu'on dirait en l'air. Dans les rues voisines et sur l'uniformité infiniment variée des terrasses et des murs en¬ trecroisés, je n'apercevais pas un seul tuyau de zinc, pas la moindre enseigne, aucune inscrip¬ tion et aucune affiche; aucun appel au négoce qui eût troublé le charme naïf de cette féerie... On distinguait seulement, dans la pâleur des ténèbres, l'aigrette immobile du feuillage d'un palmier, poussé auprès d'un tombeau. Aucun bruit. Une douceur, une tendresse ineffable se répandaient dans la paix où rêve l'illumination des tours. 110 JULES BORELY ... Dieu est grand et tout ce qui se rapporte à lui est grand. * *!> •!' Selon la coutume, ce soir de la grande nuit, Ahmed et Zohra se préparent à sortir pour se rendre avec la foule dans les sanctuaires. Chacun s'en allant de son côté, car ici les femmes ne se mêlent point aux hommes à l'église; Ahmed s'en ira avec un ami, Zohra avec ses voisines. Malgré l'émotion joyeuse qui les presse de partir, mes deux serviteurs n'ont pas oublié qu'ils sont à mes petits soins. Ahmed m'ap¬ porte à dîner. — Tu vas manger, me dit-il l'œil pétillant de plaisir, un mets nouveau. 9 — Des tomates. — Des tomates en avril ? — Ce sont les premièrea. ... Comme s'il ouvrait l'écrin d'un collier de AHMED ET ZOHRA 111 perles, Ahmed me met sous les yeux une as¬ siette de tomates. En le présentant il dit à voix basse une pa¬ role en arabe. — Dis-là en français. Il traduit : « Mon Dieu, veuille que mon maître qui va goûter aujourd'hui à ce mets nouveau y goûte l'année prochaine à la même époque. » ... La grâce d'un an de vie. Ils font de ces vœux tout au long du fil des jours, chaque fois qu'avec le retour des sai¬ sons apparaissent les oranges, l'aubergine, le concombre ou l'artichaut, le raisin ou la pas¬ tèque. La charmante confiance que ces hommes ont en Dieu embellit ainsi à chaque instant leurs manières dans ces détails de la vie auxquels ils prennent tant de plaisir, tandis qu'au con¬ traire on les voit se résigner facilement à la mort. Pour le repas de ce soir, Zohra a pétri un pain joli, festonné avec le pouce. Elle apporte dans ma chambre, en le tenant des deux mains, le petit brasier d'argile qui lui sert pour la cuisine, et en avan¬ çant de droite et de gauche répand autour d'elle le parfum et la fumée des menus mor¬ ceaux d'encens, djaoui mecquaoui, qu'elle a jetés sur la braise pour purifier la pièce. Puis, 112 ■IULES BORELY elle ouvre la fenêtre à l'avant-garde des anges qui vont descendre du ciel pour bénir les mai¬ sons. 10 heures du soir. — Tous deux sont par¬ tis. La nuit s'assombrit. L'orage qui menaçait depuis plusieurs jours éclate et tonne. J'en¬ tends la pluie tomber drue et j'entends en bas sur la pente de la rue, le bruit que font le6 passants en courant à toutes jambes, chassés par l'averse. Je vais sur la galerie. Notre jardinet, il « en prend » comme l'on dit; ce n'est pas un arro¬ sage, c'est une volée de claques, chaque feuille et chaque tige pliant pour se dérober aux coups. Dans l'obscurité profonde, j'aperçois le feu mourant du brasier que Zohra a mis dehors en sortant, par précaution. Dans l'espace immense du ciel découpé par le carré des murs de la cour, défile une troupe de sombres nuages, roulant, sourcilleux, à l'or¬ dre de l'univers. ... Je songe à ce peuple qui se faisait fête d'aller par la ville d'une mosquée à une autre — et l'on sait que ces sorties, dans des rues étroites, sont pour la jeunesse l'occasion de dissipations galantes. Si forte que soit l'averse, AHMED ET ZOHRA 113 je doute qu'à ce moment aucun de ces hommes se permette de la trouver importune. La pluie et le vent, le chaud et le froid sont pour ces Croyants des signes de la volonté du Dieu Tout-Puissant dont il ne faut pas se plaindre. * Réveil; je descends voir le jardin luisant de l'eau de l'averse. Ahmed, qui m'a entendu marcher, sort de sa chambre, en chemise, les yeux mal ouverts. Je lui crie : « Tu es rentré tard, retourne à ton lit. » — Ah ! non, fait-il. — A quelle heure es-tu rentré ? — A quatre heures. Un moment après il m'apporte le café; taille des languettes du joli pain de Zohra et les recouvre de beurre. Avec ce pain, Zohra va nous faire des gâteaux. Il s'assied auprès de moi. — Ahmed, il y avait beaucoup de monde cette nuit dans les mosquées ? —- Tout le monde. — Dans quelle mosquée êtes-vous allés ? — Mais dans toutes les mosquées. Ils font ce qu'on fait chez nous le Jeudi Saint : la visite des églises. — Et Zohra oii est-elle allée ? — A Moulay Slimane et dans les chapelles 114 JULES BORELY de beaucoup de saints — les agents de la po¬ lice ne laissent entrer les femmes que dans trois mosquées. — Et pourquoi ? — Les femmes nous empêcheraient de nous recueillir... Ahmed a fait ses visites en compagnie d'un certain Abdelslem de Tanger, son ami. Maintenant, je l'interroge au sujet de son passage dans le mihrâb de la mosquée de Bou- Kroun. — Tu as pu y passer ? — Bessif, fait-il (de force, de droit). — Abdelslem y est entré, lui aussi? — Il m'avoue qu'Abdelslem, actuellement revendeur de fruits, sait son Coran mieux que lui, et il me raconte que dans la mosquée, son ami a eu une discussion avec un notable. — C'est un homme riche, dit-il parlant du notable, un riche tajer qui fait l'important et se croit savant sur les écritures; mais Abdelslem en sait plus que lui. Ils disputaient âprement sur le sens d'un mot et le beau monsieur le regardait de très haut quand est venu à passer Si Abdehralimane (un lettré fameux) et Ab- dehrahmane a donné raison à Abdelslem. ... Je n'aurais su que cela de la grande nuit, si, en s'en allant, Ahmed ne m'avait lancé par dessus son café : — Cette nuit, moi j'ai gagné quelque chose... AHMED ET ZOHRA 115 — Qu'as-tu donc gagné ? — Des gâteaux... un demi-kilo. — Et comment ? — En discutant à l'église sur le véritable sens de certains mots du Coran. La nuit de ce vingt-sixième jour ceux qui savent leur Coran se réunissent par groupes dans le parvis des mosquées pour causer et dis¬ serter d'exégèse en buvant du thé et en man¬ geant des gâtaux. Il y a des passages très obscurs dans le livre du Prophète, des mots sur le sens desquels ceux qui ne connaissent pas parfaitement l'arabe peuvent se tromper ! —- Savez-vous ce mot, le sens de ce mot ? demande un de ces lettrés. — Non, fait son voisin, j'avoue à ma honte ne pas le savoir. — Je crois le savoir, avance à la hâte un autre voisin. — Dites-le. L'autre le dit. — Erreur ! reprend celui qui avait posé la question. Alors s'ouvre la dispute entre cinq ou six, dix ou vingt de ces connaisseurs en mots, amoureux d'un des plus beaux livres du monde. — Eh ! bien, parions. — Que pariez-vous ? — Une livre de gâteaux. 116 JURES BORELY — C'est dit ! Ils se mettent à rechercher dans la foule un savant d'un savoir incontesté, le trouvent, le prient de venir devant le groupe les départa¬ ger. L'homme vient complaisamment, tran¬ che le débat, puis se retire appelé d'un autre bout par d'autres lettrés. Celui qui a perdu, sort de la mosquée et s'en va dans le quartier chercher les gâteaux pour les remettre au gagnant qui les répartit entre ses voisins. Et c'est à ce jeu qu'Ahmed en aurait gagné « un demi kilo ». Ahmed a pris un crayon. Il va me donner, par écrit, dit-il, un exemple de ces cas de con¬ troverse qui tiennent à presque rien dans l'or¬ thographe des mots. Ici une explication des plus délicates, très obscure à mon oreille et peu visible à mes yeux, sur le sens différent de deux mots, selon la manière dont on les prononce, à cause, dans l'écriture, d'une dissemblance qui tient à un point, à un petit point. — Tu vois, fait-il en me montrant les deux mots qu'il vient d'écrire, des deux celui qui est en haut sert à désigner la prunelle de nos yeux; celui que j'ai mis au-dessous sert à désigner trois dents de devant de notre bouche. — Ce n'est pas la même chose. — Evidemment, le mot qui sert à désigner AHMED ET ZOHRA 117 la prunelle est écrit dans le Coran. Les gens avec lesquels je causais hier à l'église, ne le savaient pas. Pour ceux-là, l'œil est un tout et ils ne disposent que d'un mot pour en par¬ ler. Ils n'ont pas de mot pour désigner les pru¬ nelles. Alors quand il leur arrive en écoutant le Coran d'entendre le nom de cette partie des yeux, ils le prennent pour un autre, à peu près semblable, qui sert à désigner les trois dents. — Mais où donc as-tu appris tout cela, Ah¬ med, dans tes montagnes ? — Oui, dans nos montagnes, on sait très bien le Coran. Les gens de la ville savent mieux leur religion que le Livre. — Religion et Coran, ne sont donc pas même chose ? — Ah ! non ! la religion s'apprend dans beaucoup de livres, le Coran ce n'est qu'un livre, un seul. Chez nous quantité de gens le connaissent mieux que bien des lettrés des villes. Cette honnête connaissance du Coran dont se prévaut Si Ahmed fait 3 e meilleur de sa joie. Un moment après il revient sur la question pour me dire : — Tu sais, le mot dont je te parlais — Eh bien ? — Hadj Driss (un maçon de nos amis) ne le connaît pas 118 JULES BORELY ... Je ne sais si c'est un conte du pays d'Ah¬ med ou si cette histoire est vraie, mais c'est lui qui me l'a dite. Un paysan du Jbel, habitant d'un hameau isolé dans la campagne, conduisait un jour sa femme au village pour la faire soulager par une saignée de certains malaises tenant à l'abondance du sang. Comme la malade souf¬ frait de la tête l'homme l'avait laissé monter sur son âne — sa petite fille assise sur ses ge¬ noux. Lui marchait derrière. Ils suivaient un chemin creux qui contournait la montagne. Il y avait deux coiffeurs établis dans ce vil¬ lage — tous deux faisant des saignées —, l'un vieux, l'autre jeune. La femme les connaissait pour les avoir vus quand elle allait au mar¬ ché, bien que son mari ne l'eût encore amenée chez l'un ni chez l'autre. Le chemin montait la côte sous les maisons du village bâties sur la pente. De sorte qu'en arrivant on apercevait d'en bas, tout proches, les vergers plantés auprès des maisons. Comme ces gens touchaient à ce point, la AHMED ET ZOHRA 119 femme qui, du haut de l'âne, voyait déjà le vil¬ lage, aperçut sous un figuier un jeune homme accroupi pour uriner. Ce garçon, entendant des gens marcher sur la route, se releva pres¬ tement en haussant la tête. La femme reconnut le jeune coiffeur. Elle avait vu son visage, mais au moment qu'il se relevait, elle avait vu autre chose... et certainement non sans émotion. Sur la place du village, la malade étant des¬ cendue de l'âne, son mari allait la conduire chez le vieux coiffeur qu'ils apercevaient assis devant sa boutique, lorsqu'elle lui dit : « Non, pas celui-là; vois, la main lui tremble, je crains qu'il ne me blesse... » — Allons chez l'autre ! fit le paysan . Arrivé devant la porte du jeune coiffeur, l'homme y fit entrer sa femme, mais ne pou¬ vant faire entrer aussi sa bête, il s'assit dehors. Les Jbala sont fins voleurs, et il avait entendu dire qu'une fois, en plein midi, sur la place du village, un de ces larrons avançant dans le dos d'un voyageur, avait profité du moment que l'étranger cherchait des yeux une hôtellerie, pour lui prendre son cheval. La fillette restait au seuil de la porte, tantôt regardant dehors et tantôt dedans. Le paysan regardait rêveur devant lui voler les mouches, songeant au cadeau qu'il allait faire à sa femme en passant au souk après la saignée. 120 JULES BORELY Il s'abandonnait à ces réflexions, le licol de sa bête dans les mains, lorsque sa petite fille se penchant à son oreille, vint lui dire que sa mère était étendue à terre dans le fond de la boutique entre les bras du coiffeur. Son visage se remplit d'étonnement. Il res¬ tait muet. Puis, poussant rudement son âne par le croupion : « Maudite bête ! » fit-il en lui envoyant un coup de pied pour la mettre en marche. Et ramenant sa fille, il reprit le chemin de la maison. ❖ ** Je demandais à Ahmed : — Combien crois-tu que cet homme avait dépensé pour avoir sa femme ? — Je ne sais pas, cinq cents francs peut- être... — Et pour avoir l'âne ? ? — Peut-être cent francs. — Alors il avait perdu quatre cents francs dans cette mésaventure. — Oui, me répondait Ahmed en riant; sa faute était d'avoir eu trop de peur des voleurs et pas assez de sa femme. Ce qui est absurde, puisque la plupart des femmes sont filles du malin. AHMED ET ZOHHA 121 ... Ahmed était au marché. Zohra cousait dans la cour, assise à la porte de sa chambre, le dos appuyé au mur, les jambes étendues sur le pavé. C'était à la lin de la matinée, le quatrième jour des fêtes du Mouloud. Je descendais de l'étage pour sortir de la maison. On entendait dans l'impasse un chant nasillard accompagné d'un violon et d'un tam¬ bourin. Je m'arrêtais devant Zohra au passage et d'un mouvement de tête lui demandais la raison de ce concert — si elle la connaissait. Elle souriait sans lever les yeux, et, du bout des lèvres : « Youd... », disait-elle. — Comment Youd ? —- Oui, Youd, ce sont des Juifs, qui vien¬ nent à l'occasion du Mouloud saluer notre voi¬ sin, et en lui faisant entendre un peu de mu¬ sique — car c'est leur métier — demandent à Dieu de répandre ses bienfaits sur sa famille. Notre voisin était un des musulmans les plus riches de Rabat. Sortant dans l'impasse, je regardais le corri¬ dor de sa maison par la porte ouverte. Il y avait là deux juifs musiciens, en robe et calotte noires, assis sur le carrelage de cette belle demeure au fond de laquelle on apercevait le décor d'une fontaine en mosaïque émaillée, appliquée au mur sous une arcature de plâtre sculpté. 9 122 JULES BORELY Des enfants et des servantes s'étaient appro¬ chés pour les écouter. Trois petits garçon» en costume rose, allant côte à côte, le bras de l'un tendrement passé sur le cou de l'autre, une né¬ grillonne dont la robe jaune éteignait tout au¬ tour d'elle et notre petite Mahjouba qui avait jeté sur sa tête une serviette de bain. Jusqu'à ce jour, Mahjouba sortait dans la rue pieds nus et nu tête pour courir à la fontaine ou chez l'épicier. Mais à présent elle prenait en partant un linge à la cuisine et le nouait à son front pour cacher sa chevelure, ainsi que font les fillettes qui approchent de l'âge du mariage. AHMED ET ZOHHA 123 7 novembre. — J'entendais Ahmed appeler sidi Mohammed pour le réveiller. Un enfant que son père, paysan, lui confie sous certaines conditions pour qu'il fasse ses études dans une école à Rabat. Le jour n'était pas levé; je lui demandai : — A quelle heure le petit doit-il aller à l'école ? — A six heures. — Et quelles sont ses vacances ? — A Y Aid k'bir dix jours, à VAchour trois jours, au Mouloud dix jours, à Y Aid s'rir dix jours. — Et dans tes montagnes, Ahmed, à quelle heure les enfants vont-ils à l'école ? — Les tout petits y arrivent à sept heures du matin, en partent à onze heures pour revenir à une heure et demie et repartir à six heures. Mais dès l'âge de treize ans les enfants vont à l'école à deux heures du matin. Il est préfé¬ rable qu'ils y arrivent à jeun pour avoir l'es¬ prit plus libre. De deux heures du matin à midi ces enfants ne cessent pas de répéter le 124 JULES BORELY Coran, — sauf quelques minutes, quand le maître sort de la mosquée pour se reposer. En été, ils reviennent à l'école à midi et demi pour faire la sieste jusqu'au moment où le maître les réveille; mais l'hiver ils n'y ren¬ trent qu'à une heure et demie, lorsque le moudden appelle à la prière du dohr. Ils répè¬ tent leur Coran jusqu'au coucher du soleil -— à six, sept ou huit heures suivant la saison; après quoi ils vont manger un morceau de pain et reviennent à l'école pour y rester jusqu'à neuf heures et demie, l'heure de Tâchât; à ce mo¬ ment ils rentrent à la maison pour dîner et se coucher. » ... A peu près la règle d'un monastère chré¬ tien. * La sévérité des maîtres pour les enfants est souvent cruelle. Un fassi nous racontait que le Bagdadi, le pacha de Fès, avait perdu cinq en¬ fants sur six par suite des coups que leur infli¬ geait certain maître de Coran; l'homme s'en plaignait, mais Ahmed : — Le pacha n'a pas à se lamenter puisque ses petits sont morts pour le Coran. Je le regardais avec inquiétude, et il m'avouait, qu'une fois son père le voyant revenir à la maison la jambe percée d'un trou que lui avait fait le maître du bout de son 126 .IULES BORELY Deux fois depuis quatre jours, Zohra s'était mis du henné aux pieds, ce qui l'obligeait à marcher dans la maison les pieds noués dans des morceaux de percale. — Pourquoi cet excès ? C'est qu'elle voyait arriver VAchowr et que durant les semaines de VAchour il est défendu de se mettre le henné. VAchour vient au temps de l'anniversaire de la mort du Prophète — le dixième jour du mois de moharem. Dix jours avant cet anniver¬ saire — le temps qu'a duré la maladie du Pro¬ phète — et vingt jours après, défense de net¬ toyer sa maison, de laver ses vêtements, de se raser, de se mettre le henné, de mâcher du souac qui blanchit les dents. Il faut que pen¬ dant ce temps chacun vive plus ou moins dans l'état d'indifférence où nous tient le deuil d'un être aimé. C'est aussi l'époque où par charité tout vrai musulman doit abandonner aux pauvres le dixième de son revenu pour que le surplus de la somme en soit béni. AHMED ET ZOHRA 127 — Le jour même de l'anniversaire, le peu¬ ple afflue-t-il dans les mosquées ? -— Non, mais ce jour-là les femmes vont toutes au cimetière. L'homme n'oublie pas les mort», mais il lui suffit d'y penser de loin. Plus tendres, les fem¬ mes aiment à s'en rapprocher. A l'époque dont je parle, ces naïves créatures se rendaient au cimetière à l'heure où les morts peuvent voir qu'elles sont là, et leur faisaient dire des prières du Coran. Rien n'est aussi doux aux âmes, quand elles descendent du ciel sur la terre, que d'entendre lire le Coran à leur chevet. On apercevait alors dans les cimetières, de ces tolba besogneux qui font profession d'en débiter des versets au profit des ignorants. Ils venaient de bon matin. Celui qu'une de ces femmes avait appelé auprès d'une tombe, se plaçait à côté d'elle au devant du mort. Il lui fallait parler à voix haute et à voix intelligible pour qu'il fût possible de s'assurer qu'il ne fraudait pas sur le Livre en débitant des paroles frelatées. Après, la croyante lui mettait un peu d'ar¬ gent dans la main. Ahmed me racontait qu'à Tanger, à l'époque de VAchour il avait gagné cent francs, de cinq heures à dix heures du matin, en débitant des prières. 128 JULES BORELY Je lui demandai : — Tu ne pourrais pas ici gagner de l'argent en faisant de même? — J'aurais honte, disait-il; ici trop de gens savent que je suis chaouch. AHMED ET ZOHRA 129 A la tombée de la nuit je trouvai devant ma porte deux hommes et une femme tristement assis parmi de pauvres bagages. Ahmed m'attendait pour dire à ces gens, ce soir sans abri, s'ils pourraient entrer chez nous et passer la nuit dans le corridor. — Mais oui ! disais-je. ... Et pourquoi pas ? Un moment après Ahmed montait dans ma chambre m'expliquer leur cas. J'avais aperçu dans l'obscurité du soir un vieillard à barbe grise, accroupi à terre la tête dans une main, le coude sur un genou; à son côté un garçon vêtu à l'européenne; à côté de ce garçon, une femme assise sur une malle, pa¬ reille à ces figurines de l'antiquité assises, voi¬ lées, sur un sarcophage. C'étaient des hommes du Sous, de ceux qu'on appelle chleuh : le père et son fils et la femme de son fils. Le fils servait chez des chré¬ tiens comme cuisinier. La veille, ces gens cou¬ chaient dans une petite chambre au quartier de la casba; mais tous trois l'avaient quittée, cette matinée, pour en prendre une autre au quar- 130 JULES BOREI.Y lier des Touarga dans le méchouar du sultan. Ce méchouar est entouré de hautes murailles. Les habitants du quartier vivent là, les uns dans des maisonnettes en maçonnerie, les au¬ tres dans des paillotes. Ce petit village est réservé aux gens du Tafilalet, pays du sultan; mais de mois en mois s'y sont faufilés des indi¬ vidus venus de tous les points du Maroc. Il n'est donc pas impossible à un étranger de loger aux Touarga, mais après avoir graissé la patte aux portiers de la muraille et au mocadem — le chef du quartier—-. En outre, celui qui arrive appor¬ tant des meubles ne peut y entrer que pendant la nuit pour passer inaperçu. Sottement ces gens s'étaient présentés à l'une des portes au grand jour de dix heures du matin. Le gardien, craignant de perdre sa place, n'avait pas osé les laisser passer. Les chleuh étaient vite revenus à la casba, mais pour y trouver leur chambre occupée. Ils erraient depuis en traînant leurs nippes portées par un âne et voilà pourquoi Ahmed m'avait proposé de les abriter. * J'ouvrais les yeux pour écouter le réveil du monde dans le quartier. On n'entendait que ces froissements de l'air qui agrandissent le silence. J'écoutais le pépiement des oiseaux dans le jar¬ din et une dégradation de coquericots allant r AHMED ET ZOHRA 131 jusqu'à l'horizon du son, à une distance qui échappe à l'oreille. Quelqu'un toussait dans une maison voisine. Ahmed attisait le feu de charbon dans le mejmar. Un instant tous bruits cessaient. Puis c'était le seau de fer qu'une femme remontait du fond d'un puits à côté. Ce réveil discret durait jusqu'à environ huit heures ; après commençait le roulement des voi¬ tures, celui d'une bicyclette, le passage d'une auto. ... Les chleuh s'en allaient sans venir me saluer, par timidité; mais Ahmed les rappelait. Je voyais le fils, ses cheveux bouclés débor¬ dant sa chéchia, sa femme, élégante et svelte, qui d'un mouvement rapide, en ouvrant son voile découvrait soudain la mobilité rieuse de son visage. Elle me remerciait. Elle avait cou¬ ché dans la chambre de Zohra — Ahmed lui cédant sa place pour aller dormir dans notre f cuisine où couchait Si Messaoud. Les deux femmes avaient bavardé toute la nuit. Zohra me disait le nom de cette charmante fille, c'était Rquia. * Le lendemain je trouvais Rquia dans notre cour, assise près de Zohra; toutes deux parmi des tas de semoule et agitant des tamis. Rquia, à présent la voisine de Zohra, venait par recon- 132 JULES BORELY naissance lui rendre quelques services. Elle avait déjà lavé la cuisine. Maintenant elle l'ai¬ dait à tamiser un gros sac de blé moulu. Toutes deux s'étaient assises à terre, jambes allongées, et chacune tamisait la mouture entre ses jambes. Chacune emplissait un petit tamis, l'agitait pour faire monter le son et descendre la farine qui coulait blanche au dessous. Elles prélevaient le son, adroitement, à main creuse, et le jetaient dans un couffa à côté; puis recueil¬ laient la semoule dans un linge. Après, elles ramassaient la fleur de farine qu'on emploie pour les gâteaux et la mettaient dans un sac — « une peau bien préparée » —, tout comme autrefois faisait la sage Euryclée nourrice de Télémaque. Elles bavardaient, mais n'arrêtaient pas. De temps à autre venait à tomber près d'elles du rideau des plantes attaché à la mu¬ raille, une de ces fleurs de volubilis qui se fer¬ ment pour mourir; Zohra la prenait, la gonflait du bout des lèvres et la faisait éclater entre ses doigts. ❖ * ❖ Le lendemain, Zohra m'apprenait en souriant que Rquia, de bonne heure, lui avait apporté de l'eau prise à la fontaine. Rquia était à présent une amie de la maison. AHMED ET ZOHRA 133 On la retenait souvent à dîner. Ahmed me ra¬ contait son histoire, et quand il venait à lui manquer un détail, il l'interrogeait et Rquia le donnait. Elle approchait seulement de la moyenne de l'âge, pourtant son histoire était déjà longue : — Je suis, disait-elle, d'un pays qui se trouve à deux jours de l'oued Noun. Il y a des raisins dans mon pays, il y a des figues et des oranges, il y a du poisson. Ceux qui pèchent les poissons dans la rivière ne les vendent pas ; ils les donnent. Il n'y a pas longtemps, les hommes de mon village ne vendaient pas les; oranges, non, ils les donnaient. Maintenant ils les portent au marché de Marrakech. ... Dans ce beau pays, heureux de sa pauvreté, la charmante Rquia avait été volée à sa mère quand elle n'était encore qu'une enfant, à onze ou douze ans. Des hommes l'avaient volée comme l'on vole un mouton. Cela se passait avant l'arrivée des français au Maghreb. Les voleurs l'emportent à Souira— Mogador ; la vendent à un vizir qui l'emmène dans sa maison de Rabat où il la garde sept ans, puis la donne à un ami ; celui-ci la vend à un homme de Salé qui la vend à un homme de Safi, lequel la vend au caïd de Mazagan, homme redou¬ table, aujourd'hui vieux et aveugle. Un jour une de ces femmes qui vont d'un harem à l'an- 134 JULES BORELV tre vendre des brimborions, du khôl, des remè¬ des et certaines drogues, passe chez son maî¬ tre. Elle parle avec Rquia, la reconnaît... C'é¬ tait sa fille! Une nuit la mère vient attendre son enfant à la porte de la rue. Ces femmes s'enfuient en courant dans la campagne; deux jours après arrivent à Dar Beïda — Casablanca. A ce moment les français débarquaient sur ce rivage. A Casablanca Rquia se remarie; cette fois devant notaires, celui qui l'épouse ignorant sa condition. Quelque temps après, cet homme prend une seconde femme; se met dans son tort en délais¬ sant Rquia, qui va se plaindre au Cadi, qui la débarrasse de ce mari négligeant. Elle épouse alors le chelh avec qui nous la voyions. Ce garçon n'était pas riche, mais elle disait : « Mieux vaut pour moi un pauvre homme com¬ me lui que le plus riche des riches. » Nous lui demandions : — Mais ne cours-tu pas le risque d'être res¬ saisie par ton ancien maître, qui habite près de chez nous ? — Non, non. Elle était allée lui rendre visite, elle y retournait au moment des fêtes; on l'accueil¬ lait gentiment. « C'est que, disait-elle, les fran¬ çais ont interdit l'esclavage au Maroc. » En quoi elle se trompait; les français se conten- AHMED ET ZOHRA 135 taient de protéger les esclaves et de honnir l'es¬ clavage, ce qui suffisait d'une année à l'autre pour l'anéantir. Rquia savait maintenant par expérience ce que sont les hommes, mais elle était restée jeune et bien qu'elle n'eût que le vêtement qu'on lui voyait sur le corps et qu'il fût en loques, elle paraissait heureuse. Tout au moins heureuse de la blancheur ravissante de ses dents. Ses jolies dents et la fraîcheur de son rire lui mettaient comme une fleur à la bouche. L'hospitalité qu'elle recevait chez nous en re¬ tour du balayage et de l'eau qu'elle apportait chaque jour de la fontaine l'aidait à passer le temps. On la voyait vivre pareille à l'oiBeau qu'emporte la brise. ❖ ❖ Rquia nous racontait que le riche personnage qui l'avait achetée au marché de Souira possé¬ dait vingt « négrettes » ou esclaves et deux autres concubines de Tanger parlant le fran¬ çais. Il éclatait autant de querelles de ménage chez lui que chez d'autres. Elle le vit certain jour jeter un brasier à la tête d'une de ses fem¬ mes. Quand par maladresse l'une de ces créa¬ tures cassait une assiette ou se mettait en retard pour préparer le dîner, ou pour la cuisson du pain, il la faisait allonger à terre, couchée sur le 136 JULES BORELY ventre, et commandait de la battre jusqu'au sang. Elle s'appelait alors Rabiâ — printemps —, car à leur entrée le vizir donnait un nom à chacune de ses concubines. Rquia avait eu tant d'aventures que ses sou¬ venirs se brouillaient en les disant. Elle avait beaucoup appris de la vie, sans que la vie l'eût rendue méchante; elle restait bonne, serviable, raisonnable. Une particularité : Rquia s'animait jusqu'au ton d'autorité pour parler des avantages de l'instruction. Un argu¬ ment qu'elle tenait, j'imagine, de son mari cui¬ sinier qui connaissait le français. Autre confidence, du temps qu'elle était concubine du ministre. Cet homme avait quan¬ tité de femmes, blanches, noires et grises, sou¬ mises aux ordres d'une gouvernante que l'on appelle arifa. Un soir il dort avec celle-ci, le lendemain avec celle-là. Chaque jour il mon¬ tre en clignant de l'œil celle de ses créatures qu'il désire pour la nuit. Aussitôt la gouver¬ nante appelle la préférée pour la mettre au bain et la parfumer; la peigne, lui passe des vêtements magnifiques, des bijoux étincelants et puis l'envoie à son maître. Le lendemain la femme revient prendre sa place au harem. AHMED ET ZOHRA 137 Rquia nous racontait qu'en ce temps ses beaux cheveux lui descendaient aux genoux. Nous ne l'avions pas revue depuis plus d'un mois. J'entendis un matin le son chantant de sa voix. Sa voix cristalline et la voix plus colo¬ rée de Zohra s'entremêlaient dans la cour à leurs doux éclats de rire. Un moment après elle montait avec Zohra dans ma chambre pour me saluer. Elle me baisait la main; avec quelle grâce ! ... Toutes les deux, face à face, causaient de¬ vant moi dans un rayon de soleil. Rquia racon¬ tait que sa voisine lui cherchait toujours que¬ relle. Zohra l'écoutait avec beaucoup d'attention, une main à la ceinture, l'autre au menton. Rquia s'exprimait avec le bras droit, dont la main tournait et retournait ainsi qu'une aile d'oiseau. Je l'entendais prononcer souvent « lella bent sidi ». Je leur demandai une explication. Toutes deux me répondaient dans un mou¬ vement des yeux qui ouvre les sourcils : — Un terme de politesse. Ce qui veut dire : « Madame, fille de mon seigneur. » Ce seigneur inattendu, invoqué par Rquia qui ne l'avait pas connu, c'était le caïd 10 138 JULES BORELY hadj Miloudi, père de Zohra, mort depuis longtemps. Bien que femme de chaoueh — donc très petite personne — Zohra avait eu un père caïd. Et voilà pourquoi, Rquia, femme libre aujourd'hui mais esclave il y a quinze ans, par égard pour son amie, lui tenait le lan¬ gage des esclaves; un des avantages de leur condition étant de parler toujours avec grâce. Le récit de Rquia s'allongeait, se répétait, semé de ces lella bent Sidi ou de bent Sidi. Zohra l'écoutait avec beaucoup de plaisir, le sourcil froncé, mais la prunelle riante, les joues empourprées. :f= ïjc îjî Revenue à la maison, Rquia s'était remise à aider dans le ménage. On l'avait gardée le ma¬ tin à déjeuner pour laver du linge l'après-midi Mais elle avait mal fini la journée. Le soir, au crépuscule, Ahmed ayant apporté un joli pois¬ son on ne peut plus frais — une daurade — la mettait à la cuisine, en recommandant à Rquia de veiller sur ce morceau à cause des chats. Un matou avait pris la daurade et la pauvre femme s'enfuyait chez elle épouvantée. AHMED ET ZOHRA 139 Novembre. — Hier j'avais prié Ahmed de me réveiller à cinq heures, ce matin. Il apporte le café, et je m'aperçois que ma montre mar¬ que seulement quatre heures. — C'est, dit-il, la faute d'un coq qui chante si fort que j'ai cru en l'écoutant qu'il était cinq heures. Lui paraît content d'être déjà sur ses jambes. — A quatre heures et demie, fait-il, l'imam pénètre dans le mihrâb... (l'équivalent du mo¬ ment où chez nous le prêtre arrive à l'autel pour célébrer sa première messe). Je vais aller faire ma prière à la mosquée. — Ahmed, en cette saison — il commence à faire froid — voit-on beaucoup de fidèles à la première prière ? — Tantôt oui, tantôt non, selon les mos¬ quées. Dix dans celle-ci, vingt dans celle-là, huit dans une autre... On compte à Rabat quarante mosquées- grandes ou petites. Il m'est arrivé quand je traversais la ville avant le lever du jour, d'y rencontrer quelques- 140 JULES BORELY uns de ces dévots. Ils s'en allaient dans la brume — vite, à petits pas, le tapis de drap sur lequel ils s'agenouillent plié sous l'ais¬ selle — vers une de ces églises dont on aper¬ çoit à cette heure le dedans illuminé d'une lueur jaune. Cette agréable dorure que pren¬ nent des murs blanchis à la lumière des lampes. * ** Six heures. — On entend dans le quartier cheminer le son des clochettes du troupeau de chèvres que conduit un espagnol qui passe vendre le lait. * ** Sept heures. — Passe un enterrement. On entend les litanies de ceux qui prient à voix haute en menant le mort. Ce n'est pas lugubre. Leurs voix s'élèvent à la vitesse du contente¬ ment que doit ressentir un bon musulman à quitter ce monde et avec l'empressement que mettent ceux qui l'aimaient à se réjouir de sa délivrance. Ahmed, qui a jeté un regard par le carreau, dit rapidement un brin de prière du bout des lèvres. Après il m'explique : Quand vient à passer un mort, celui qui dit — serait-ce en soi-même — « Dieu est Dieu et 142 JULES BORELY C'est une grosse dépense pour de très petites gens que l'achat d'un mouton certain jour de l'année. Néanmoins il faut la faire. Ils la font, et l'on remarque qu'afin d'écarter de soi ce mépris que le commun des mortels répand sur les pauvres, la plupart s'efforcent en choisissant l'animal — quant à la taille et au poids — de ne pas descendre au-dessous de son voisin et même, s'il est possible, de s'élever au- dessus. Il faut donc que quand approche le mois de hijja — celui du pèlerinage — ceux qui vivent au jour le jour, seulement quelques sous en poche, s'ingénient à se faire un peu d'argent. Ce sont alors souvent les femmes, gardiennes de la famille, qui pourvoient à ce besoin. En prévision de l'achat, mère, épouse ou filles se mettent à fabriquer, des mois à l'avance, tel ou tel objet vendable. Les unes font un tapis, d'autres filent de la laine, pré¬ parent de la semoule; produits bons à porter au marché le temps venu. Et ceux dont les femmes n'ont pas pu confec¬ tionner quoi que ce soit ? AHMED ET ZOHBA 143 Ceux-là vendent ou engagent une ou plu¬ sieurs choses prises dans leur mobilier : mate¬ las, couvertures, broderies; faisant ce que font chez nous les malheureux pressés par un créan¬ cier qui vont un matin porter leurs bijoux au Mont-de-Piété. Et ceux qui tendent la main, les mendiants? Ceux-là s'en vont au marché où les campa¬ gnards offrent leur bétail; le passant leur fait l'aumône, et au bout de quelques jours ils ont reçu de quoi acheter entre eux un petit mouton. Et les chenapans enfermés dans les prisons? Le sultan leur fait donner des moutons. A la veille de la fête, les paysans haussent autant qu'ils le peuvent le prix de leurs bêtes. Aussi vaut-il mieux se munir d'avance. Mais il faut alors loger le mouton jusqu'au jour du sacrifice. La plupart le gardent dans la cour de leur maison si ce n'est sur la terrasse. Ahmed, qui a le sien depuis deux semaines, l'avait au début abrité chez nous dans le cor¬ ridor. C'était incommode; il a prié un ami de le lui garder dans son écurie. Jadis cette fête durait toute une semaine; au¬ jourd'hui, chacun en prend ce qu'il peut selon ses occupations et ceux qui travaillent au ser¬ vice des européens n'hésitent pas au besoin à rompre avec la coutume. JULES BORELY Samedi. — Ahmed me raconte que chaque année le jour de Y Aid k'bir, sa femme — Dieu sait pourquoi — devient de mauvaise humeur. La dernière fois ils se sont fâchés à propos de rien et le lendemain il a passé la fête au bureau. C'est lui qui dans son ménage égorgera son mouton. Si à ce moment il tombait malade, le le pauvre mari serait obligé de prier un cama¬ rade, son voisin ou même un boucher, d'accom¬ plir le sacrifice à sa place. Avant d'égorger la bête, le mouton à terre, couché sur le flanc, on doit lui donner une poi¬ gnée de farine, de sel et d'oignon haché. Peu importe qu'il avale ou non l'effusion. On doit jeter dans le sang qui coule sur le pavé un objet d'or ou d'argent, bague ou bra¬ celet... Ahmed avoue qu'il n'est pas commode pour ceux comme lui qui en ont perdu l'habitude, de se conformer aux règles de l'immolation, et d'après ce qu'il m'apprend je vois que ces gens la pratiquent à peu près comme fit Ulysse, quand il voulut consulter l'ombre du thébain Tirésias : il fallait alors égorger la bête en lui tournant les yeux vers l'Erèbe ; chez les musul¬ mans, il faut aujourd'hui coucher le mouton sur le côté droit, les yeux tournés vers la AHMED ET ZOHRA 145 Mecque. C'est pourquoi d'ailleurs un mouton aveugle est impropre au sacrifice. On doit aussi l'égorger d'un coup — l'aller et le retour du couteau. Si l'officiant s'y prend à deux fois, le prix du sacrifice est gâché. Ahmed, qui a lu les « cahiers », sait com¬ ment on doit s'y prendre pour suivre la règle, mais en approchant du jour qu'il faudra le faire, il craint que la crainte de manquer son coup ne le lui fasse manquer. On doit égorger l'animal dehors, à l'air, et de préférence dans la matinée. Il est interdit d'accomplir le sacrifice avant la prière; mais dans les villes et les villages c'est le cadi ou le fquih de la mosquée qui la pro¬ nonce pour tous. A Raihat c'est le sultan, et dans un enclos appelé msalla situé hors de la ville. Après qu'il l'a dite, le sultan fait aussi¬ tôt tirer le canon pour prévenir ses sujets qu'ils peuvent passer à l'exécution, et lui-même, de sa main, égorge un mouton. Alors, dans la capitale, au même moment, s'accomplissent des milliers de sacrifices. Le mouton égorgé, dépouillé, dépecé, une part de sa chair donnée aux pauvres — au pre¬ mier qui se présente, le balayeur par exemple — c'est plaisir de le manger. Mais ces bonnes gens ne le mangent pas sui¬ vant leur caprice ou leur préférence pour tel ou tel morceau. Outre qu'il faut commencer 146 JULES BORELY par consommer les parties qui se gâtent vite, tant se fait ici en suivant de petits rites qui sont le sel de la fête. Le premier jour, à midi, on mange le foie rôti en brochettes : kabab. Le soir, on mange les tripesi. Le second jour, à midi, on mange la tête et les pieds -— qu'il a fallu dépouiller; le soir, l'épaule droite, le troisième jour, l'épaule gau¬ che. Ainsi de suite, en passant toujours de la droite à la gauche. Pour jouir de ces coutumes il suffit de les prendre au sérieux ou presque. Zohra me dit que demain s'il plaît à Dieu, à la fin de la journée elle « mettra le henné » au mouton. Purification. C'est au front qu'on le lui met. * Dimanche, 8 heures. — Je descends à la cui¬ sine. Zohra, qui est assise à terre parmi des pots, me montre dans du papier de petites grai¬ nes qu'hier Ahmed est allé acheter chez l'épi¬ cier. — Sens ! fait-elle. — Quelle bonne odeur ! Cela s'appelle ? — Jenjelène. Puis dans un autre cornet une autre sorte de graines. — Sens ! AHMED ET ZOHRA 147 —- Je sens l'odeur de l'anis. Cela s'appelle? — Nafn. — Et qu'en feras-tu ? — Je les mettrai s'il plaît à Dieu sur le pain qu'on cuit aujourd'hui. ❖ ❖ Zohra m'apporte les pains qu'elle vient de façonner, avec le contentement qu'éprouve dans son travail une bonne ménagère. Trois pâles disques de pâte assis sur une planchette sous un bout de mousseline. Midi. — Zohra accourt pour me prévenir qu'un de leurs amis vient d'arriver. « Un homme de la campagne, mais un bel homme », dit-elle. Il est en bas, dans la chambre avec Ahmed. Je descends. En effet, l'homme est superbe. Il me fait songer à ceux dont les Grecs se sont servis pour composer les images de leurs dieux et qu'ils appelaient « divins ». En l'apercevant que dire ? sinon : « C'est un homme ! » Des pieds, qui sont nus, jusqu'à la face, il est beau. Ses orteils sont beaux. Son visage, large et richement coloré, est entouré de ce qu'on peut appeler avec respect une barbe. Une barbe noire, largement épanouie. Son regard répand la chaleur de tout son être. Il se lève à mon approche. Son accueil s'ou¬ vre ample comme sa vie. 148 JULES BORELY On me présente son frère. Celui-là mince et nerveux, non moins vigoureux mais sec, la barbe taillée en pointe et recourbée en avant à la façon des guerriers de l'antiquité qu'on voit dans les céramiques. Entre ces deux hommes se tient un vieillard, la barbe découpée en bandes, au rasoir, autour des joues. D'un mot à un autre j'apprends que ces gens, cousins de Zohra, sont des paysans de l'oued Yquem et qu'ils viennent à Rabat pour les courses de chevaux de l'hippodrome muni¬ cipal. Car, me dit Ahmed, après les français on y fait aussi courir les arabes. L'homme, selon Zohra, possède un cheval qui arrive toujours premier. C'est son frère qui le monte. ... Il entre un petit garçon, l'enfant d'un voisin — pour dire bonjour. Le petit s'en va baiser la main à chacun, chacun lui tendant la sienne négligemment, mais arrivé près de moi il ne sait que faire devant un chrétien et je lui tape la joue pour le tirer d'embarras. Ahmed l'interroge. Savoir s'il va à l'école, s'il sait son Coran. Le petit baisse les yeux. Ahmed le prend par le bras et l'attire à lui. L'enfant, tête basse, commence à réciter. Il ne va pas loin; il ne sait que le début du premier hizeb. AHMED ET ZOHRA 149 — A son âge, dit Ahmed, je savais déjà la moitié du Livre. Chez les Jbala, à treize ans, un enfant sait son Coran. Lundi, 8 heures. — Le bélier d'Ahmed est là, je l'entends meugler. Alors je saute du lit et vais m'appuyer à la balustrade de la galerie pour regarder dans la cour. En bas, c'est une fleur. Le jour embellit tout. Quel joli jour ! Zohra est assise en culotte rose contre sa cuisine, ayant devant soi une casse¬ role, des assiettes, une cruche. Ahmed, courbé devant elle, saupoudre de 6ucre un plat de beignets. Je les salue. Ils sont de charmante humeur et m'envoient mille bons vœux... auxquels je réponds. Je reviens au lit en laissant la porte de la chambre ouverte. Il entre un rayon de soleil comme une fortune. J'entends les cris des moi¬ neaux, ceux des hirondelles. Bientôt après, c'est Ahmed qui entre en te¬ nant une assiette de beignets saupoudrés de sucre. — Ils sont chauds, dit-il; cela s'appelle er-raïf mekliyine. Il m'apprend qu'il y a trois sortes de er¬ rai'/ : le er-raïf mekliyine, le er-raïf-melouyine 150 JULES B0R2LY et un autre dont j'oublie le nom. Ceux-ci sont d'une pâte blonde soufflée coupée en baguet¬ tes. Les baguettes rangées dans l'assiette. ... La fête respire, monte et court dans l'air de la ville bourdonnant jusqu'à moi. Soudain, mon esprit perçoit ce qu'est le sou¬ rire d'une fête religieuse chez ces Croyants. Purifications, prières, vêtements frais, compli¬ ments, gâteaux et cadeaux. Parents et amis se rapprochent, la bonté aux lèvres... Un moment après, du haut de la galerie je vois qu'Ahmed et Zohra se sont assis dans le coin le plus secret du jardin sur un morceau de tapis pour boire leur thé. Il s'est ouvert une rose dans le vert fouillis des tiges. La première de l'année. Zohra croque ses beignets, le visage clair, du koheul aux yeux, en surplis de mousseline; Ahmed assis devant elle, sa chéchia près de lui. Tous deux, assis devant l'escalier de bois de notre terrasse dont j'ai garni chaque marche d'un pot de géranium, boivent gentiment leur thé. Je descends; je vais voir l'haouli — le mou¬ ton —. Il est enfermé dans une pièce du rez- de-chaussée et regarde le jardin à travers les vitres — sa cocarde de henné rousse entre les cornes. Je m'avance. Il me regarde obstiné¬ ment. — Il est content ! dit Ahmed. AHMED ET ZOHRA 151 — Content ? — Oui, content de mourir pour le Alebi. Il lui déplairait beaucoup qu'on le mène à l'abat¬ toir, mais il est heureux de mourir pour le Prophète. Ainsi parle Ahmed, illuminé de gaieté. Je dis : — Qu'en sais-tu ? — C'est écrit dans les cahiers. On frappe à la porte de la rue. C'est Abdelslem, autre ami d'Ahmed, chaouch chez le Consul d'Angleterre. Ahmed le reçoit et cause avec lui dans le corridor. J'écoute entre les deux hommes une explica¬ tion. Abdelslem confesse sa répugnance à se servir du couteau; il n'a jamais égorgé son mou¬ ton lui-même. Ahmed, encouragé par l'aveu d'Abdelslem, eonfesse à son tour qu'il se sentait ce matin tellement troublé par la crainte de mal faire qu'il a prié un maçon de nos amis, nommé Mustapha, muezzin à la mosquée du sultan, de venir jusque chez nous pour lui égorger le sien. ... — Ahmed, faut-il que tous les fidèles consomment le sacrifice ce matin, au même instant ? — Oui, mais néanmoins celui qui ne peut le faire cette matinée, le fera demain ou après- demain. — Et après ? 152 JULES BORELY — Après ? Non. 10 heures. — On frappe à la porte. Zohra, qui est allée ouvrir, m'appelle pour m'annoncer l'arrivée de Mustapha Tourougui. Mustapha désire me saluer. Ahmed est sorti pour aiguiser le couteau. Du haut de la galerie, je vois Mustapha tra¬ verser la cour d'un pas balancé. C'est un homme simple qui ne fait jamais de frais de toilette. Le pourrait-il ? Mustapha monte à l'étage. Je le compli¬ mente sur le joli temps qu'il a pour la fête. — Oui, dit-il, le sultan est content. — Tu l'as aperçu ? Mustapha vit aux Touarga dans l'enceinte du méchouar. — Oui, et l'on m'a dit qu'il était content. Ahmed et Mustapha ont amené le mouton dans la cour, au soleil. Le ciel est d'un bleu parfait. Mustapha saisit la bête en lui soulevant les pattes de son côté droit pour la faire choir. Le mouton couché, je vois près de lui le sel, la farine et l'oignon coupé en menus mor¬ ceaux. Mustapha en prend une pleine main et aidé d'Ahmed, lui met ce qu'il peut de l'effusion dans la bouche. Après, les deux hommes, pen¬ chés sur la bête, l'un la maintenant à terre, l'au¬ tre tirant sur les cornes, travaillent à lui tour¬ ner les yeux vers la Mecque. Ils hésitent, l'om- AHMED ET ZOHRA 153 bre et le soleil les guident. Voilà le mouton tourné vers la Ville-Sainte. Mustapha prend le couteau et en le faisant aller et venir profon¬ dément, lui ouvre le cou. Son sang jaillit. Le mouton ne bouge pas. Ahmed qui le tient encore par les cornes, entendant Zohra parler de sa bague, pousse du pied, dans le sang, l'an¬ neau d'argent de sa femme qu'elle avait mis à côté. Il coule une belle flaque de pourpre sur le sol blanchi où le bélier étendu a pris la cou¬ leur du blé. Zohra, relevant sa dfina du bout des doigts sur ses hanches, vient tremper ses pieds dans le sang de la victime. ... Purification ou bénédiction. La recherche du bonheur si ce n'est de son salut. Le mouton reste immobile, la gorge ouverte, un frémissement continuel à ses flancs. Cela dure plus d'une minute. Soudain, il commence à se défendre. Ses jam¬ bes battent le vide à toute volée; magnifique¬ ment il foule à coups réguliers les vastes plai¬ nes du ciel... Course on ne peut plus pathétique ! Quels sont à présent les sentiments des deux hommes ? Ils semblent joyeux. Mustapha, qui avait posé le pied sur la bête, apparemment pour juger des progrès de l'agonie, en reçoit un coup de patte et part d'un éclat de rire. 154 JULES BORELY Ahmed apporte de l'eau pour laver la plaie béante. Un rite : « On appelle cela sounna, dit-il, parce que dans la Sounna il est écrit de le faire. Le mouton est mort. Mustapha le prend, le dresse, l'assied renversé et lève sa cuisse droite pour faire une entaille. Puis il souffle avec la bouche par ce trou pour gonfler la peau en la détachant. Il souffle, penché, de toutes ses for¬ ces et l'on voit le corps du mouton s'arrondir comme un sac. Ahmed, qui a voulu, je pense, imiter les tolba de son pays quand ils saignent leur mou¬ ton, s'est mis en chemise, une corde à la cein¬ ture, bras et jambes nus, nu-tête, les deux bouts de la chemise, longue et blanche, atta¬ chés entre ses jambes. On dirait un fils d'Adam, mais l'accoutre¬ ment soulève l'hilarité de son compagnon qui, lui, a gardé sa veste. Mustapha prétend qu'Ah¬ med ressemble à « lella Tahra ». — Lella Tahra ?... — Une folle, qui voilà quelques années courait les rues de la ville. Le mouton est devenu pareil à une outre. On le trouve ridicule. Alors, Mustapha le considérant d'un œil satisfait, cesse de souffler et se met à lui découdre la peau. Le couteau avance entre le cuir et la graisse. Pour faciliter la chose, Mus- AHMED ET ZOHRA 155 tapha envoie de grands coups de poing sur ces flancs gonflés qui sonnent comme un tambour. Ahmed tient le corps debout. J'assiste à l'opération ayant sous les yeux le ventre de l'animal, tout étonné qu'un mou¬ ton ne soit habillé de sa laine que sur le dos et les flancs. Mustapha soutient à son tour la bête. Ahmed prend le couteau, et tel un tailleur — car il sait tailler l'étoffe pour faire un burnous — se met à dépouiller l'animal de sa fourrure en partant du bas de la cuisse gauche. La graisse, qu'il découvre en avançant scintille au soleil. Après avoir dépouillé l'arrière-train, il saisit ce corps et va l'attacher par les pattes de der¬ rière à un barreau de l'échelle appuyée à la terrasse. L'ayant ainsi à leur gré et pouvant tourner autour, les deux hommes achèvent de le dé¬ pouiller. A mesure qu'ils avancent, la peau détachée retombe. Enfin, le corps du mouton entièrement dé¬ vêtu est là, rose et blanc, pareil à ceux que l'on voit à l'étal des boucheries. Zohra s'occupe de la toison, à présent sor¬ dide et jetée à terre; détache la tête, détache les pieds. ... Nous voyons Ahmed sortir en courant, le couteau dans une main. Il va égorger le mou¬ ton de son voisin. 156 JULES BORELY ... Un quart d'heure après, il reparaît, sa che¬ mise horriblement rougie de sang, radieux de son audace et riant de se voir éclaboussé. ❖ ... Mustapha nous dit adieu... Il s'en re¬ tourne chez lui tuer ses moutons, car il en a trois : celui de sa mère, qui est aussi le sien, celui de sa femme Aïcha, et celui de Saïda, sa sœur, qui est mariée, mais mariée à un homme qui ne gagne rien... Ahmed est ravi de la beauté de la viande de son mouton. Les bras plongés dans ses flancs, il en retire les tripes, volumineuses; les verse dans une cuve où Zohra commence de les laver et de séparer le bon du mauvais. Le bon, nous le mangerons ce soir; « mais bien préparé ! », dit-elle. Ahmed retire le foie, d'une netteté limpide et me le fait admirer en l'étalant dans ses mains. Il retire les poumons, d'un rose riant. Le cœur, frais comme une fleur. Il me fait aussi admirer la graisse, blanche et onctueuse, qui enveloppe les rognons sous le dos de l'animal. — Le mouton de Si Ahmed, dit-il d'un air entendu, (celui qu'il vient d'égorger) n'a cer¬ tainement pas une graisse aussi belle. AHMED ET ZOHRA 157 Il y a de quoi être heureux d'une telle graisse. Quelle joie ! ses yeux pétillent. ... A midi nous mangeons le foie joli. On m'en apporte une assiette dans une sauce orangée. * * * 3 heures. — Zohra qui n'avait cessé de net¬ toyer et de préparer les tripes que nous man¬ gerons ce soir, nettoie les pieds et la tête; les pieds agiles, la tête aux belles cornes qu'elle a posés dans la cour sur un feu qui fume abon¬ damment. Elle les retire, les racle avec un couteau. Le feu fait s'ouvrir les ongles des pieds ; elle les détache. * ** 4 heures. — Zohra est encore là, seule dans la cour, vêtue de cette robe de soie de couleur qu'ils appellent toubita, son foulard de soie noué sur la tête, un pot de géranium rouge der¬ rière elle, assise devant le brasier d'argile sur lequel elle a quillé, le mufle en l'air, la tête du bélier. A côté d'elle, un petit tas de bois à brûler. La tête est en proportion décorative admi¬ rable avec le brasier. Zohra, qui croit que je la regarde, demande en riant : 158 JULES BORELY — Ma figure est jolie ? La fumée la fait pleurer. — Mais oui ! Je lui demande : — Nos voisins — nous en avons de très pauvres — nos voisins ont-ils tué un mouton ? — Mais tout le monde a tué ! — Sauf moi... — Ton mouton est là... Elle me le montre, pendu à l'échelle. Zohra tient la tête du bélier par le museau sur une masse de bois qui traînait dans la cour et la frappe durement avec le marteau pour en détacher les cornes. Cette pauvre tête aux yeux clos, carbonisée, est encore un bel objet dans sa main, un débris d'art antique. Croyant avoir compris la raison de mon attention, elle sourit et me dit : — Pauvre mouton ! J'ajoute : — Il n'ira plus courir les champs parmi les herbes nouvelles... Quel âge avait-il ? Elle réfléchit et répond sérieusement : — Deux ans, peut-être... * Mardi. — La fête se répand d'une rue à l'autre en petites scènes qui ne diffèrent entre AHMED ET ZOHP.A 159 elles que par la diversité des figures dans les groupes : hommes, enfants et femmes endi¬ manchés. Soudain, nous entendons dans l'impasse écla¬ ter la gaîté des raïta. Ce sont les Touarga. Trois joueurs de clarinette qui s'en vont d'une rue à l'autre faire entendre un petit air, comme un compliment, aux portes des riches qui leur donnent de l'argent, du pain et du sucre. Ils jouent des airs sur lesquels les femmes ont mis des paroles qu'elles fredonnent au- dedans de la maison à leur passage. Zohra m'apprend qu'il y a à Rabat une au¬ tre troupe de ces musiciens : les Oudaïa, ses compatriotes. Mais elle avoue que les Touarga jouent mieux que les Oudaïa. Qui me dira la chanson des Touarga... ? * La toison du bélier que Zohra avait mise à sécher sur la terrasse, traînait maintenant, bien des jours après la fête... Je demandais à Ahmed : — Tu la vendras ? — Non, c'est défendu. — Défendu ? — Oui, Dans les « cahiers » il est défendu de tirer profit, si peu que ce soit, du mouton 160 JULES BORELY du sacrifice. Il y a aujourd'hui des gens qui vendent sa laine, mais c'est péché. Zohra apprêtera cette peau avec de la chaux et nous en ferons une heidoura. La couche des miséreux ou pour de moins pauvres, un petit tapis que chacun emporte d'une chambre à l'autre. AHMED ET ZOHRA 161 J'achevais de déjeuner, quand je remarquai que ce pauvre Ahmed qui s'était assis à terre à mon côté pour causer, poussait des soupirs en branlant la tête. — Qu'as-tu donc à soupirer ? Il baissait les yeux. — Dis-moi ce qui te tourmente. Parlant à voix basse, bien qu'il n'y eût là personne pour nous écouter, Ahmed me disait : — Tu sais la famille de Sidi Azza — le père, la mère et les enfants ?... — Oui, je les connais (c'étaient de petits pa¬ rents de Zohra qui habitaient dans la casba) Eh bien ? — Eh bien! il est tombé sur ces gens une grande honte... — Une grande honte ? — Hier après-midi, des hommes de la po¬ lice sont venus chercher les trois demoiselles et les ont conduites chez le Commissaire... — Chez le Commissaire ? — Chez le Commissaire. Une ouellada les a visitées — une sage-femme —, on en a relâché deux, la troisième est en prison. 162 JULES BORELY —- Et laquelle est en prison ? — Jelila. — Jelila est en prison ? — Oui. On l'interroge, mais quoi que l'on fasse pour la forcer à parler — prière ou me¬ nace — impossible de lui faire ouvrir la bou¬ che; alors ces gens de la Sûreté l'ont mise au cachot. Est-ce bien cachot qu'on dit ? — Oui, cachot. Mais c'est au pacha, je pense, qu'on a amené ces filles qui sont marocaines ?... —- Non, non, chez le Commissaire, à la Sû¬ reté. J'ai vu tout à l'heure, en passant devant la porte ouverte de leur maison un monsieur de la Police que je connais; il était là dans la cour et se savonnait les mains... Je n'osais pas regarder et suis parti. Je demandai à Ahmed : — Dis-moi si c'est vrai que le Commissaire emploie l'électricité pour vous forcer à parler. — On le dit. On dit qu'il a une boucle en fer que son secrétaire vous passe au poignet. On dit que quand il lui met l'électricité Jelila avoue qu'elle a eu un homme. « Dis-nous com¬ ment il s'appelle. » Elle crie, mais ne lâche pas son nom... Il paraît que la Police aurait décou¬ vert dans la casba six de ces demoiselles qui ont un enfant. On dit aussi, mais peut être par méchanceté, que les femmes d'Oukassa — les filles publiques — se plaignent que beaucoup AHMED ET ZOHRA 163 d'hommes ne viennent plus les trouver parce qu'ils vont à la casba... Ces jours-ci, en sortant de bon matin, le gardien du Dispensaire a ramassé un enfant abandonné dans un linge devant la zaouïa de Moulay el Mecqui. ... Une femme, qui habite la casba, est venue se plaindre que, pendant qu'elle achetait des étoffes dans le souk avec sa fille, un jeune homme ait fait exprès, en passant à côté d'elles, de frôler la demoiselle pour la toucher à la cuisse. Elle criait à tue-tête que ce garçon pen¬ sait sans doute que sa petite fait ce que font ses voisines qui sont des p... Je demandai à Ahmed : — Tu sais quelle est cette femme ? — Oui, je la connais, je sais que c'est une veuve qui compose des chansons. — Des chansons ? — Oui, elle improvise. Ce n'est pas une chanteuse de métier comme les chirhates mais de temps à autre, à la fin d'un bon repas, les riches la font venir pour rire de ses couplets. — Tu les connais, ces chansons ? — Je sais qu'elle en a fait une contre ce tunnel que les Chrétiens ont creusé sous le cimetière, une autre contre la guerre. On dit aussi qu'elle en a fait pour se moquer du pacha. Un type que cette femme ! — Et puis, Ahmed, que sais-tu ? 164 JULES DORELY — On dit qu'une tangéroise, dont la jeune fille est mère, aurait dénoncé les autres... — Mais comment sais-tu tout ça ? — Je ne savais rien, j'entrais chez ces gens pour y rejoindre ma femme qui y était allée prendre des nouvelles de Jelila qu'on disait malade; je trouvai la cour pleine de voisines; dii coup j'ai cru que la malade était morte. Mais en voyant que Zohra mettait, à mon arrivée, un doigt sur la bouche, je suis resté à la porte sans rien demander. Toutes ces fem¬ mes pleuraient; cela me fendait le cœur. Au fond de sa chambre on apercevait le père allant et venant, il s'agitait comme un fou. Le pau¬ vre ! — il aimait cette fille plus que les au¬ tres. — Mais, Ahmed, comment tout cela est-il possible ? — Cela devait arriver; toujours la tête à la porte pour regarder dans la rue... Un jour, en passant, j'ai vu un jeune homme qui apportait à Mina, sa petite sœur, un gros paquet de g⬠teaux... Oh ! le père s'en ira. Je demandai à Ahmed : — Mais comment s'y prenait-elle, Jelila, pour rejoindre ce garçon ? Vos femmes ne sor¬ tent guère. — Son père et sa mère couchent seuls dans une chambre; elle attendait, dans la sienne, que ses frères et ses sœurs fussent endormis et AHMED ET ZOHRA 165 s'en allait rejoindre son camarade. Hassan, mon beau-frère, m'a raconté qu'une nuit il l'avait aperçue seule dans la rue; du moins il croit que c'est elle qu'il a rencontrée, et qu'elle était saoûle. Un vieillard à barbe blanche, son voisin, un homme qui ne ment pas, m'a dit qu'un matin, au lever du jour, il avait vu un garçon des¬ cendre de sa terrasse. Elle était encore en haut, penchée sur le mur et lui passait son guenbri (un instrument de musique). Je risquai cette hypothèse : « Ahmed, si c'est celui-là que recherche la Police, il pour¬ rait bien l'épouser ? » — Mais, si c'est celui qu'on appelle Musta¬ pha, Jelila n'est pas la seule qu'il ait mise à mal... Je lui demandai : — Dans ta religion, comment punit-on ces fautes ? Il me faisait signe que la punition était de trancher le cou. — Son père va la tuer ? — Non, c'est un mejliss de cadis qui la ju¬ gera; mais dans nos montagnes elle serait déjà morte. ❖ s Je ne ressentais aucune surprise d'appren- 166 JULES BORELV dre que le malin avait fait des siennes chez ces demoiselles. Elles étaient si jolies ! De grands yeux, et les plus charmants sourcils du monde — qui faisaient penser aux délicates an¬ tennes des papillons. Elles habitaient, dans un petit bout de rue, une maisonnette faite de trois chambres basses sur une cour à peu près couverte du feuillage d'un figuier. Lorsque nous entrions les voir, en passant, d'une année à l'autre, Ahmed et moi, elles m'accueillaient comme on accueille un ami au retour d'un long voyage. Celle que le Commissaire venait de mettre en prison, me prenait la main, m'amenait près de sa mère dans l'appartement, apportait vite un coussin pour le glisser dans mon dos contre le mur, en apportait vite un autre sous mon bras, pour m'accouder. Je m'asseyais, commodément ren¬ versé, et m'abandonnais à l'intimté de cette chambrette, au plafond bas fait de branches, où je croyais respirer le bonheur du pauvre entouré de sa nichée... A chaque visite, je regardais le tableau que découpait devant moi le trou de la porte. Je regardais le tronc du figuier noué d'une corde qui servait, sans doute, à Y Aid k'bir, à atta¬ cher le mouton; je regardais le pavé, ramagé de l'ombre du feuillage du figuier, où vivaient comme chez soi dans un poulailler un coq et des poules. AHMED ET ZOHRA 107 Sur le bord de la terrasse, qu'on atteignait de la main, c'étaient des pigeons qu'on voyait sauter en ouvrant les ailes pour descendre se poser parmi du linge lavé, des pots et des casseroles. Dans le fond, un mur blanchi. Au-dessus, quelques mètres de ciel bleu. On voyait passer, d'une chambre à l'autre, ces jeunes filles agiles, allant et venant en petit espace comme des gazelles, pieds nus et bras nus, en robes fanées rose, orange ou bleue. Le lendemain, Ahmed m'apportait d'autres nouvelles. Le Commissaire qui retenait Jelila n'avait pas eu besoin d'employer l'électricité pour la forcer à parler; ce qu'elle avouait, elle l'avait dit parce qu'on lui promettait : « Si tu dis la vérité, tu n'iras pas en prison. » ...Le père allait au bureau; mais se tenait en un coin, la tête contre le mur. L'homme avait couché chez un taleb charitable qui lui proposait : « Tu pourras rester ici, chez moi, tranquille jusqu'à la fin de tes jours... » Sa femme et ses filles abandonnaient leur maison. On les avait vues dans la cour assises parmi des coffres, des jarres et des ballots, attendant qu'un muletier vînt tout emporter. Les voisines n'arrêtaient pas de pleurer. 168 JULES BORELY * J'étais curieux de l'appareil électrique dont on prétendait que les gens de la Police se ser¬ vaient pour obtenir des aveux. Un gardien de la prison, originaire d'Alger, que j'apercevais parfois chez Ahmed, l'avait vu. Il nous racontait que de pauvres bougres, pour se soulager de la commotion, en venaient parfois à avouer ce qu'ils n'avaient pas commis; mais qu'à dire vrai l'anneau était un moyen commode quand il s'agit de canailles qui savent se taire, et qu'au surplus le courant faisait plus de peur à ces malheureux que de mal. D'ailleurs, la torture était encore à l'époque dans les mœurs de ce pays. Pachas et caïds usaient de la baston¬ nade pour faire parler ceux — hommes ou femmes — qu'ils croyaient coupables. Je me souvenais d'une domestique et d'un jeune guide que le Bagdadi avait fait frapper jusqu'au sang à coups de verges; à la demande du reste de ceux qui les accusaient. Quelques mois après, quand on fut certain de leur inno¬ cence, ces deux malheureux ne semblaient pas éprouver la moindre rancune contre leur bour¬ reau qui, lui, ne ressentait pas, je crois, le moin¬ dre remords. Le Pacha rend la justice et pratique l'ins¬ truction criminelle au nom de Dieu. Ce n'est pas sans répugnance qu'il recourt au bâton des AHMED ET ZOHRA 169 mokrasni dans les cas douteux; mais à ce mo¬ ment l'homme se dit : « Si celui qui souffre pour la défense du juste n'a rien fait de mal, son Souverain Maître lui en tiendra compte... » et le misérable qu'on martyrise à tort ne pense pas autrement. Tout ce passe entre eux réci¬ proquement à la faveur de la foi et dans l'espé¬ rance d'un monde meilleur. * ** ... Comme un voisin gémissait que la pau¬ vre Jelila risquait d'attraper quatre ans de prison, le père, désespéré, s'était écrié : — En prison ? Puisse-t-elle y passer sa vie entière ! ... La mère, irritée contre son mari qui ne s'occupait pas du tout de ses enfants, aurait dit avec mépris : « Pourquoi s'étonner de ce qu'a fait cette fille ? C'est une enfant de guer- rab (de porteur d'eau). » Cependant chacun savait que le père était chaouch et que s'il avait un frère guerrab, lui fréquentait des lettrés dont l'amitié l'élevait au- dessus de sa condition de balayeur de bureau. Le pauvre! Il pleurait comme un enfant. Il aimait Jelila plus que jamais... La mère et ses filles s'étaient retirées dans une cabane au quartier des Touarga. Des amies et des parents venaient chaque après-midi leur rendre visite. 170 JULES BORELY ... Maintenant, lorsque la mère se mettait à penser à son mari, elle entrait dans une rage impossible à surmonter. Elle éclatait en sar¬ casmes sur les niaiseries de ce dévot person¬ nage : « Ses pauvres filles ! Sait-il seulement s'il a des enfants ! » Et c'était vrai que cet homme, son travail fini, prenait à peine le temps de manger pour courir causer de reli¬ gion avec ses amis. ... Une vieille femme de la casba, se souve¬ nant que la mère, quand elle était jeune avait composé quelque couplets pour se moquer d'une fille qui avait fauté, disait : — Eh bien ! si l'on faisait maintenant une chanson sur sa fille ?... 'fi 'l' Finalement, parmi tous ces racontars, cer¬ taine pensée d'Ahmed retenait mon attention. Comme un voisin soupirait pour consoler les parents et les amener à se résigner au malheur de leur enfant : « Mektoub ! »' (c'était son destin), Ahmed s'était récrié : « Comment, mektoub ? Mektoub de cheï- tane (du diable), si vous voulez, mais pas mektoub de Moulana (de Dieu). Dites que cette fille a mal agi. » AHMED ET ZOHRA 171 Nous connaissions un pauvre fquih appro¬ chant de la vieillesse qui avait laissé la férule ' pour tenir boutique de marchand d'habits à cet endroit de la ville qu'on appelle Bab-el-Uad. Mais quelle boutique ! Un plafond de serpillière soutenu de quatre branches fichées en bordure de la voie publique, la marchandise étalée à terre aux pieds des passants. Autrefois, ce malheureux habitait chez nous et couchait à la cuisine, étendu sur une peau pelée et galeuse dans laquelle il fallait voir la peau d'une hyène. J'entrais pour prendre de ses nouvelles. Le pauvre homme, maigre et pâle, parlait peu et demeurait là sans bruit, pareil à une ombre, mais une ombre caressée d'une douceur angélique. La peau qui lui servait de couchette était en divers endroits rognée aux ciseaux. Comme j'en restais curieux, Ahmed et Zohra m'exoli- quaient en souriant, que la peau d'hyène est un talisman, et que Si Messaoud — le nom de ce fquih — en donnait à l'occasion des languettes à qui les lui demandait. Du coup, il me l'avait 172 JULES BORELY ce jour-là offerte en entier; mais pour plai¬ santer, car ce maître de Coran ne croyait pas pour son compte à la baraca du manteau de l'animal qui liante les cimetières et se repaît de cadavres. Pour accroître ses ressources de quarante sous par jour, le fquih avait consenti à garder pendant la nuit un chantier de construction, et il couchait maintenant à l'abri de quelques planches contre la muraille de la vieille ville. Son salaire de gardien lui servait à se nourrir, et ce que lui rapportait son triste métier servi¬ rait un jour à son retour au pays. * Nous avions coutume de le voir aller pieds nus, vêtu de sales habits; mais dernièrement Ahmed l'ayant rencontré avait hésité à le re¬ connaître, tant Si Messaoud était bien nippé. L'homme portait des souliers, sa jellaba sem¬ blait neuve. Honteux et confus, le fquih don¬ nait la raison de ce changement : c'était afin d'éviter qu'un agent de la Police ne l'amenât de vive force avec lui pour le faire vacciner. Il y avait une épidémie à Rabat. Les agents appréhendaient les passants et les condui¬ saient dans un Dispensaire où on les « pi¬ quait ». Naturellement les flics n'arrêtaient pas AHMED ET ZOHRA 173 les bourgeois; ils se contentaient de saisir les va-nu-pieds et les fils d'Adam qui ne payaient pas de mine; apparemment plus dangereux que les autres pour la contagion. Aussi, depuis quelques jours, afin d'échapper à l'attention du chasseur, quantité de miséreux se hâtaient de courir chez le fripier pour acheter des sou¬ liers, un burnous ou un veston de chrétien. Si Messaoud, qui craignait lui aussi d'être « pi¬ qué », s'était habillé le plus proprement pos¬ sible. ... L'histoire nous amusait, et s'il eût fallu en croire Zohra, le fquih faisait du « chiqué » — l'un des trois ou quatre mots français qu'elle savait, et assurément le plus répandu dans le langage des femmes de la médina. Tout un petit monde vivait à présent dans l'appréhension d'être arrêté dans la rue. Je trouvai à la maison un cultivateur des bords de l'oued Yquem, nommé Bou Chaïb, venu à Rabat pour certains achats, comme chaque mois. Je lui demandai pourquoi son frère Mansour n'était pas venu aussi. Man- sour, de crainte d'être « piqué » préférait en ce moment demeurer loin de Rabat... Nous prenions le thé. Bou Chaïb n'avait pas ouvert la bouche ; il craignait d'être « arrêté ». 174 JULES BORELY Ce n'était pas la piqûre qui l'inquiétait, mais tout autre chose : « Il faut se déshabiller, disait-il, se mettre nu, donner ses vêtements, et puis, quand on vous les rend ils sont im¬ prégnés d'une odeur infecte. » C'était l'odeur qu'il craignait. Ahmed racontait que de temps à autre les agents de la Police arrêtaient même un bour¬ geois. « L'homme se rebiffe, offre cinq douros pour qu'on le laisse passer, mais les policiers restent insensibles. » J'expliquais à Bou Chaïb ce qu'est une épi¬ démie et comment, par quelle chasse, nos mé¬ decins parviennent à détourner un fléau qui peut causer la mort des populations. Ahmed se souvenait qu'en effet, dans son enfance, il y eut un mal de cette sorte à Tan¬ ger; un mal qui fit périr beaucoup d'hommes et de femmes; sa pauvre mère en fut atteinte et mourut. « On l'appelait choléra », disait-il. Je m'étais couché, Ahmed restant dans ma chambre, debout, les mains dans les poches de son uniforme, la physionomie pleine de cet air maussade que nous lui voyons quand il ressent de l'ennui. Il allait parler. Il faisait la moue : « Si Messaoud n'a vrai¬ ment pas de grandes manières... » AHMED ET ZOHRA 175 J'ouvrais un œil étonné car Si Messaoud était son ami. — Il y a un quart d'heure, je l'ai rencon¬ tré au coin de la rue. Il venait d'acheter un peu de lait et le portait dans un pot. Nous avons fait quelques pas. Eh bien ! nous nous som¬ mes séparés sans qu'il ait songé à m'offrir une gorgée de son lait... S'il me l'eût offerte, je n'eusse pas accepté, mais par convenance j'au¬ rais répondu à son attention. Dans ce cas, il est d'usage de tremper le bout du doigt dans le lait pour en tirer une goutte et de le sucer. — Eh ! Si Messaoud serait-il avare ? — Je ne sais, faisait Ahmed, mais ce n'est plus l'homme que j'ai connu autrefois; il a perdu toutes ses bonnes manières et ne prend plus aucun soin de son langage. — Et pourquoi ce changement ? — Je me le demande. Peut-être est-ce parce qu'ici, vivant chez des étrangers, il ne s'in¬ quiète pas de ce qu'on pense de lui... — C'est bien à Tanger que tu l'as connu ? — Non, c'est à Aniera où nous apprenions tous deux le Coran. Il s'était mis tardivement à l'étude. — Mais pourquoi Si Messaoud n'est-il pas resté fquih chez les Zaërs ? — Les femmes de ce pays l'ont fait chasser de l'école. — Les femmes ? 176 JULES BORELY — Oui, dans ce village les femmes le détes¬ taient; elles le trouvaient sale et peu plaisant. Il est beaucoup trop sérieux; elles ont médit de lui. Elles prétendaient que ce maître est incapable; que les enfants de l'école n'appren¬ nent rien avec lui; bref, Si Messaoud a dû quitter le pays. — Donc, chez ces Zaërs, les femmes com¬ mandent à leurs maris ? -— Oui, il n'y a pas d'hommes plus sots et plus lourds que ceux de cette tribu. — Elles prennent pour amants des maîtres d'école ? — Elles vont les appeler jusqu'au seuil de la mosquée quand les maris sont aux champs. Mais Si Messaoud n'est pas porté au plaisir. Il allait le front baissé, vêtu de sales habits, les femmes l'ont méprisé. Zohra, qui était entrée dans la chambre, prétendait que des hommes aussi sots et gros¬ siers que ces Zaër6 ne méritent pas l'estime des femmes. A Elle se tenait à terre, assise sur un coussin. Ahmed, las d'être debout, se penchait un peu comme pour voir par la porte et faisait signe à sa femme de regarder la « négrette » des voi¬ sins accoudée sur le mur de sa terrasse... Zohra se levait, allait vers la porte; Ahmed AHMED ET ZOHRA 177 sautait derrière elle, s'asseyait sur le coussin et lui disait en riant : Et voilà pourquoi les mort6 restent toujours à leur place... » 178 JULES BORELY Je me réveillais, les yeux dans l'obscurité, écoutant la vie à travers les murs et les portes closes de l'appartement. Je savourais la dou¬ ceur des premiers bruits lointains de la ville — un murmure -—. J'entendais les coqs dont les cris partaient du haut des terrasses dans le voisinage. Quelle heure était-il ? Faisait-il seulement jour ? Je sautais du lit; je poussais la porte — la nuit était encore là. Penché à la balustrade de la galerie, j'aper¬ cevais les portes fermées des chambres de mes serviteurs. La cour semblait un grand puits obscur. Tous dormaient. Pas le moindre bruit de voix. Les voisins dormaient aussi derrière le mur aveugle entourant notre maison. Je regardais vers l'aurore. Pas le moindre doigt de rose à l'horizon. Mais dans les hauteurs du ciel teinté de bleu sombre, quel épanouissement ! Un pur crois¬ sant de lumière, contournant le disque opaque de la lune pleine, répandait dans l'hémisphère sa poudre de diamant ; et l'on voyait au-dessous AHMED ET ZOHIÎA 179 briller une belle étoile, la plus belle des étoiles. ... La couleur suffit pour peindre des pêches arrondies dans une assiette, les mots pour exprimer nos pensées et nos sentiments; la poésie monte, s'élève et touche au sommet des spectacles immenses de l'univers, mais elle s'éteint tout de suite en arrivant... Eperdu d'admiration, je saluais dans cette clarté divine la bouche, le rire et les yeux d'une houria; l'amour dans de la lumière. Cela, c'était l'Orient ! Une effusion de per¬ les, un enchantement, une promesse adorable de merveilles, un arc ouvert sur un bonheur fabuleux. J'appelais Ahmed. — Ahmed ! II me répondait d'en bas, atteint dans le fond de son sommeil -— et je rentrais dans mon lit. Je l'entendais desserrer les battants de la porte de sa chambre; il montait; il arrivait; il était là en chemise dans le cadre du portail découpé par la lueur de la nuit. Je le priais d'éclairer la bougie du chande¬ lier. Nous cherchions ma montre. ... Cinq heures. — Regarde ! Ahmed, lui disais-je, regarde vers la Mecque ! 180 JULES BORELY Il tournait sur ses talons, jambes nues, le nez en l'air. — Où ? faisait-il, où ? — Là ! là ! lui criais-je à voix basse, en lui montrant l'ouverture de la porte. Mais il ne comprenait pas. Je sautais du lit, je le menais voir le ciel. — Comment ! lui disais-je, quand il fait un ciel pareil, tu dors, toi ? Ahmed éclatait de rire. * ** Maintenant, revenu au lit, je l'entendais en bas lire son Coran. Je fermais à demi les yeux. L'or de la flamme immobile pénétrait l'obscurité de ma cham¬ bre. J'écoutais les appels des muezzins, les cris profondément douloureux des coqs arrachant le monde au repos pour le ramener aux peines de l'existence, le braiement résigné d'un âne dans le lointain. Sept heures. — Je descendais dans la rue. Poussiéreuse et sale, elle trempait dans la brume délicate du matin. AHMED ET ZOHRA 181 A propos de la mort de l'un des nôtres, qu'elle connaissait, Zohra demandait ce que nous faisons des morts. ... Cet homme avait cessé d'être depuis la veille; Zohra s'étonnait qu'on ne songeât pas à l'ensevelir avant deux jours. On attendait l'arrivée d'un de ses fils, habitant au loin, qui serait heureux de revoir le visage de son père encore une fois. — On ne ferait pas cela chez nous, disait- elle. Attendre un enfant pour lui montrer le visage décomposé de son père... Je venais de voir cet homme, étendu, les mains nouées à un crucifix. — Oui, oui, faisait-elle, l'attitude qu'il faut prendre pour son salut... Nous parlions de ceux qui meurent en com¬ battant. — C'est honteux, s'écriait-elle en levant la tête, que des musulmans combattent contre leurs frères. Ils le font, les malheureux, pour gagner leur vie, mais ces hommes là iront en enfer. 182 JULES BORELY Zohra ne comprenait pas que des maro¬ cains eussent à combattre d'autres marocains pour l'unité et la force du pays. — Il n'y a de guerre honnête, disait-elle, que la guerre sainte; celle qu'on fait pour la gloire de sa religion. Elle parlait avec feu. — Et où as-tu appris cela, petite Zohra ? — Je le sais. -— Pourtant les Roumis pensent que vous, musulmanes, n'êtes que des sottes, confinées dans l'ignorance de votre vie domestique. — Ils le croient parce que chez nous les femmes ne sortent guère; moi, depuis VAïd s' rir (la fête de la fin du Ramadan) je ne suis allée qu'une fois au cimetière, mais celles qui sortent trop, et il y en a chez nous, ont un esprit de la rue. Pour qu'une femme ait un esprit de ménage il faut qu'elle vive continuel¬ lement chez soi. Je la ramenais à parler des morts. Voici, d'après elle, quelques-uns des soins qu'en prennent les marocains. Ce sont des tolba, les plus pauvres des tolba lecteurs de Coran, qui s'en occupent. Per¬ sonne n'assiste à cette cérémonie qui se fait la porte close d'un voile. Ces tolba étendent le corps sur une certaine table qu'apporte avec la civière un homme au service de l'intendant des biens religieux. Ils AHMED ET ZOHRA 183 couvrent d'un linge les parties du corps qu'il ne faut pas regarder et commencent de prier en lavant le mort soigneusement à l'eau chaude avec un certain savon fabriqué dans le pays. Il convient que le visage, les mains et les pieds brillent d'une propreté parfaite. Ces hommes nettoient minutieusement les narines, les yeux, les plis de l'oreille, puis ils mettent du coton dans la cavité des yeux et dans les narines, parfument le corps à l'eau de fleur d'oranger ou à l'eau de rose, entourent la tête d'un tur¬ ban tout neuf, couvrent le bas du visage d'un voile qui ne laisse apercevoir que le front, et passent au mort une petite culotte de toile et une chemise neuves. On sait avec quelle noble et belle simplicité ces Orientaux emportent les morts, la civière sur l'épaule. Au Maroc, ils jettent sur la ci¬ vière un manteau d'étoffe blanche quand le mort est une femme, et d'étoffe rouge lorsque c'est un homme. La foule suit en priant à haute voix. Ces gens n'ont pas le loisir de parler à ce moment de leurs petites affaires. * * îlC Zohra me disait qu'autrefois, quand une femme avait perdu son mari, elle mettait ses chaussures pendant quelques jours — les chaus- 184 JULES BORELY sures du mari —, se coiffait de son turban et revêtait ses habits. Il n'y a pas dans ce pays grande différence, entre les robes et les chaus¬ sures des hommes et celles des femmes. * Je rentrais à la maison. Le chrétien qu'on venait d'ensevelir — dont j'admirais avant- hier la tête sur l'oreiller — avait trouvé son re¬ pos. Je pensais à l'appareil dans lequel on l'avait emporté au cimetière. On habille quatre pauvres bougres de maro¬ cains en croque-morts, quatre malheureux en costume de drap noir — veste et pantalon — comme autant d'épouvantails à moineaux. On a, pour les diriger, un petit homme au visage frais et rosé, vêtu de l'habit et du bi¬ corne d'un attaché d'ambassade. Pour traîner le corps, un char de sapin mi- noir, mi-blanc, conduit par un autre bougre de marocain de noir habillé. Cela est grotesque. Chacun en convient, beaucoup de chrétiens s'en trouvent humiliés. ... Mais il est normal que dans cette vie ce soit le vulgaire qui ait le dernier mot. AHMED ET ZOHRA 185 Zohra et lella Fatima sa cousine, la nou¬ velle mariée, « mettaient le henné ». Je rentrai à la maison à la nuit, je les trou¬ vai toutes deux assises dans la cuisine, à terre avec les enfants — Mahjouba et le petit Sidi Mohammed — une lampe à côté d'elles. Pourquoi appeler ce gosse, fils de paysan et de son vrai nom Mohammed, SIDI MOHAM¬ MED ? Ils mettent, en parlant, le mot sidi — Seigneur — devant Mohammed, parce que Mohammed est le nom de leur Prophète. Cour¬ toisie et poésie dans la dévotion de ce peuple puéril, le dernier aimé des dieux. ... Quatre murs grossiers blanchis à la chaux; le jour qui finit, filtrant par une fenêtre aux carreaux cassés; sur le pavé, un morceau de vieille natte. Les deux femmes étaient là, assises chacune sur une peau de mouton, côte à côte, le dos t3 186 JULES BORELY appuyé au mur, les jambes sur des coussins, les pieds empâtés d'une épaisse couche de henné verdâtre. La pâte séchait. Pour qu'elle séchât plus vite, elles avaient fait placer sous leurs pieds du feu de charbon de bois. La braise où Zohra séchait son henné brû¬ lait dans une poêle sans queue. Lella Fatima tenait ses pieds suspendus au- dessus d'un de ces brasiers d'argile qu'on appelle ici mejmar ou nafarh. Une poterie que les femmes pauvres confectionnent elles-mêmes en la cuisant au soleil. Mahjouba, allongée à terre, soufflait sur la braise mise dans la poêle. Je la regardais atten¬ tivement. Je regardais ses habits salis de couleur orange. Je regardais sa tignasse de boucles noi¬ res, sa fausse tresse, entortillée d'un ruban de couleur citron, sa figure ronde, ses yeux de petite chèvre, sa bouche où nichait un mignon sourire. Je regardais son collier de boules de verre, ses bracelets d'argent sur sa peau cho¬ colat. Driss entrait, tenant des deux mains un gros paquet de navets et de radis cramoisis. On frappait à la porte de la rue. C'était Lella Khadidja. Mahjouba courait chercher une chaise de paille boiteuse. La princesse s'as¬ seyait en robe couleur d'aurore, un chapelet de scarabées verts et bleus à son cou, aux bras AHMED ET ZOHRA 187 de l'or jaune, des diamants à ses doigts, et se mettait à causer avec ces femmes. Sidi Mohammed s'était assis auprès d'elle, les jambes et les pieds bien cachés sous son bur¬ nous, les bras gentiment appuyés sur ses genoux. Je regardais autour de nous dans la pièce; le plafond bruni de fumée, les encognures où pendent les poches grises, poussiéreuses, des toiles d'araignées. J'avais fait placer deux tables dans cette cui¬ sine; mais ces dames ne savent pas s'en ser¬ vir. Au-dessous de l'une, un mortier de cuivre à piler le sel; au-dessous de l'autre, deux bou¬ teilles vides et les babouches de velours vert de Zohra. ... Le feu de charbon de bois de la poêle ou du nafarh pétillait en envoyant une étoile qui file dans la pénombre lentement et qui brus¬ quement s'éteint. ... Mahjouba rentrait tenant un frais bouquet de persil. Zohra la suivait des yeux pour diriger son travail, les deux pieds et la main gauche pris dans le henné. La main gauche seulement, car elle gardait sa droite pour préparer le dîner. ... Zohra et sa cousine s'étaient mis quelques signes de beauté faits d'une encre noire tirée d'une plante qui donne un épi de fleurs vio- 188 JULES BORELY lettes. On la pile, on pile un morceau de sucre et l'on chauffe le mélange sur le feu. Je regardais les deux femmes causant avec la princesse; l'ovale de leur visage, leurs che¬ veux, partagés en deux bandeaux sur le front, cachés sous un foulard de soie rose, hormis les bouclettes qui s'en échappent pour leur ca¬ resser les joues. Zohra souriait de se savoir belle. Je lui demandais une fois de plus, l'ayant oublié, le nom du surplis léger qu'elle avait sur son caftane : — Dfina. En ce temps toutes les étoffes leur venaient déjà d'Europe, et les marchands de Rabat, juifs ou musulmans, en renouvelaient la mode à chaque saison avec des noms aguichants. Celle que l'on préférait alors s'appelait tren fi tasse, le bruit que font deux tasses de porce¬ laine entre-choquées. Les coquettes portaient de ce tren fi tasse. J'en savais une autre que ces commerçants avaient appelée makla fi tenach, le repas de midi, une autre appelée nâas fi el frach, le sommeil dans le lit. Lella Fatima portait une dfina faite d'une mousseline de soie appelée « dor biha y a chi- bani », d'après le refrain d'une chansonnette : « Remue le derrière, vieillard, remue le der¬ rière », où le vilain mot n'est pas prononcé. AHMED ET ZO'HRA 189 Comment préparer cette pâte de henné que ces dames avaient aux pieds. Il faut broyer les feuillettes sèches dans un mortier, en faire une poudre fine autant que de la farine, arroser la poudre de jus de citron et d'eau pour la mettre en pâte, et jeter dessus un peu de sel et de sucre. Cette pâte, de la couleur d'une purée d'épinards, devient brune en séchant et laisse une trace de couleur rou- geâtre tirant jusqu'au noir. Il y a cent façons de se mettre le henné. A l'époque dont je parle, les coquettes de Rabat le mettaient à la manière de celles de Maza- gan. On frappait de petits coups à la porte de la rue. C'était un mendiant. Zohra appelait sidi Mohammed, lui glissait discrètement du pain dans la main; l'enfant allait le donner. L'homme, que j'apercevais dans l'obscurité par la porte entrebaillée, élevait au ciel le mor¬ ceau de pain pour appeler la bénédiction de Dieu sur notre maison; et le gosse fermait la porte. 190 JULES BORELY Nous rentrions à la maison, nous revenions du travail à la nuit, Ahmed et moi. Zohra venait à notre rencontre, elle s'ap¬ prochait d'Ahmed et lui parlait à voix basse. Ce soir, lella Fatima — qui vivait alors chez nous avec son mari -— ne prendrait pas son repas avec eux, en commun, comme d'or¬ dinaire. — Pourquoi ? demandait-il en gouaillant; elle se marie ? Zohra balançait lentement la tête de côté et d'autre cinq à six fois en regardant son Ahmed avec compassion; ce qui voulait dire : « Tu es dur à comprendre certaines choses... ou tu ne veux pas comprendre. » Ahmed bougonnait. Enfin, il avait compris. Mais je le voyais hausser les épaules. Il m'ex¬ pliquait : —- Lella Fatima s'est fait des peintures sur le visage... Il mettait le doigt à son front et à ses joues pour m'en indiquer la place... Lella Fatima s'était fait certains signes de beauté. AHMED ET ZOHRA 191 — Et alors, Ahmed ? — Alors, quand une femme mariée s'est mis de ces signes outrageants pour la pudeur, dans l'intention d'aviver les flammes de son époux, elle ne doit pas sortir de sa chambre. Et voilà pourquoi lella Fatima prendrait ce soir son repas seule en tête-à-tête avec Idriss son mari — chaouch comme Ahmed. Un moment après, Zohra venant jusqu'à moi, me prenait la main et m'amenait vers la chambre de la séductrice. Le rideau de mousseline pendu à la porte ouverte tamise l'or de la flamme qui brille au-dedans. Zohra tirait le rideau. Nous entrions. Lella Fatima, qui nous attendait, se tenait assise le visage en partie caché sous une écharpe de soie. Zohra la priait d'écarter ce voile. Elle reje¬ tait brusquement l'écharpe d'un geste char¬ mant et en touchant de la main le divan à son côté, me disait : « Assieds-toi, assieds-toi là. » Je m'asseyais auprès d'elle pour la contem¬ pler. ... Une idole de l'amour. Elle avait mis sa plus belle robe de drap, vermeille ; son plus beau foulard de tête, d'un bleu doux; une ceinture dorée, des babouches brodées d'or; elle s'était mis du rose aux joues 192 JULES BORELY du rouge aux lèvres, du khôl aux yeux; elle s'était fait entre les sourcils un signe noir en forme de fleur de lis, un autre signe au menton... Ainsi pimentée elle attendait son mari. Je la regardais. Elle riait, chatouillée du plaisir que je pre¬ nais à la voir si belle. — C'est joli, disait Zohra, mais c'est un péché de se faire le visage. Je les quittais en examinant attentivement la chambrette capitonnée de velours et de soie sous son plafond de roseaux. Le lit, fermé de courtines en satin cerise, les tentures en drap de plusieurs couleurs qu'ils appellent haïti; au sol, un petit tapis; aux murs, une étagère garnie de bols et de verres étincelants; en un coin, le coffre en bois peint, le réveille- matin et la sacoche de cuir de Driss tenant à un clou. * * * Harkous est le nom qu'ils donnent à l'encre servant à tracer ces signes qui font valoir un teint de lis et de rose. Il y a beaucoup de ces signes de beauté, chacun appelé d'un nom plus agréable que l'autre. AHMED ET ZOHRA 193 On ne vivait plus à la maison que dans la pensée du mariage d'Hassen. Ce grand frère de Zohra, de vingt-cinq à trente ans, était à la fois pêcheur, barcassier et débardeur au port de Rabat. Des métiers qu'il pratiquait tour à tour suivant le profit qu'on peut en tirer d'une sai¬ son à une autre, au fil des jours. Zohra me disait : — Sa fiancée est jolie, ses cheveux sont ma¬ gnifiques; quand elle les dénoue ils tombent à ses chevilles; elle a de jolies façons, un joli parler. — Tu la connais donc ? —- Non, pas encore, mais les femmes qui la voient m'ont fait son portrait; c'est une beauté. — Et comment s'appeïle-t-elle ? — Khadouja. — Le nom de la fleur de géranium, décalqué par mignardise sur celui de Khadija; la pre¬ mière des femmes de Mohammed. — Et que fait son père ? — Elle est orpheline, mais elle a un oncle qui l'aime comme sa fille et c'est lui qui la ma- 104 JULES BORELY rie. Elle a une tante, fellahine dans les monta¬ gnes d'Ouezzan, qui lui servira de mère le jour de ses noces. — Sais-tu si elle est contente de se marier '< — Oui, mais elle pleure, et à mesure qu'ap¬ proche le jour de son mariage elle pleure da¬ vantage. — Pourquoi pleure-t-elle ? — Elle a peur. — Peur de quoi ? Zohra souriait. Elle ajoutait : « Elle pleure aussi du chagrin de quitter son oncle qu'elle appelle son papa; toutes les fiancées pleurent en voyant venir le jour de leur mariage. Has- sen aussi pleurera le jour de la noce. Selon la coutume, le marié s'assied dans la cour, au mi¬ lieu de la maison, entouré de ses amis; tête basse, les yeux cachés dans son capuchon, et là, sous ce voile, il laisse couler ses larmes. » ... La peine que l'homme peut éprouver à survivre à sa jeunesse, à s'avancer dans la vie pleine de maux. En disant cela Zohra me regardait avec in¬ quiétude, pensant qu'un chrétien au cœur des¬ séché pourrait trouver ces pratiques ridicules... Je voyais entrer un ami d'Ahmed, maçon, nommé Mustapha. Il allait, par complaisance, AHMED ET ZOHHA 195 ses outils dans son couffa, restaurer la chambre des mariés dans la maison du caïd Bouchta, l'oncle de Zohra. * * * Zohra montait à l'étage. Ahmed était au mar¬ ché. Elle voulait me disposer à lui parler d'une chose qu'elle n'osait pas lui dire elle-même. — Quelle chose ? Elle aurait tout ce qu'il faut « pour se met¬ tre » un jour de noces : un joli caftane de drap de couleur cerise, une dfina, des babouches presque neuves... Il lui manquait des bijoux. Mais Lachemya, sa voisine, lui prêterait, Dieu voulant, des bracelets d'or... Il lui manquait ces anneaux d'argent que les femmes portent aux chevilles. Mais Dieu le voulant aussi elle les aurait : le fquih Messaoud, que nous hé¬ bergions autrefois à la cuisine, venait d'arriver en amenant de Zemmour trois chameaux char¬ gés de grain; il avait vendu ce grain et il avait acheté, pour les lui offrir, deux jolis anneaux de pieds. Elle aurait donc, grâce à Dieu, de quoi s'habiller. Mais il lui manquait le plus important, pour ne pas avoir — un jour comme celui-là — à rougir de sa toilette. — Que te manque-t-il ? — Une ceinture de Fès. Ce qu'ils appellent m'damma, et m'damma de d'hab : une ceinture dorée. 196 JULES BORELY Zoîira n'osait pas demander à son mari de lui faire ce présent, mais si j'en parlais Ahmed le lui ferait tout de suite. Sur ce, Ahmed revenait du marché. je parlais de la ceinture. Il montrait du doigt celle que sa femme por¬ tait à la taille : « Et celle-là ?... » — Celle-là ! criait Zohra^ j'aurais honte de la mettre. C'était la ceinture qu'on fabrique à Marra¬ kech, étroite et brodée de soie, bonne pour ces filles dites de maison qui travaillent au ménage ou bonne pour des esclaves. Pour une dame comme elle, qui allait reçevoir peut-être cent invitées, toutes richement parées, il fallait une ceinture de Fès, large et brodée d'or. Qu'en pensait Ahmed ? Le pauvre manquait d'argent. Je leur proposais de vendre la laine d'un vieux matelas que Zohra filait à mon intention. Ahmed fronçait le sourcil; il s'était meurtri la jambe en tombant de bicyclette. — Et comment es-tu tombé ? — Dieu m'a fait tomber à cause d'Hassen. — A cause d'Hassen ! — Oui. Autrefois Hassen ne venait jamais chez moi, pas même en passant, mais à présent AHMED ET ZOHRA 197 qu'il a besoin qu'on lui prête différentes choses pour la fête de ses noces, matin et soir le voici à la maison. Cette manière d'agir montre qu'il a mauvais cœur. Qui a mauvais cœur est un méchant homme. On ne doit jamais rendre de services à un méchant homme; je l'ai fait, Dieu m'a puni. * Hassen nageait dans la joie. Voilà plus d'un an qu'un homme, jadis ami de son père, un vieillard à barbe blanche, était allé demander pour lui cette fille en mariage. L'oncle de la jeune fille l'avait agréé sous condition du dou¬ aire qu'Hassen promettait de faire à sa nièce, et sachant son indigence, au lieu d'exiger qu'il le lui payât d'un coup, avait consenti à ce qu'il versât des arrhes. Mais si dans deux ans Hassen n'eût pas acquitté le solde, l'oncle eût pu pro¬ mettre sa nièce à un nouveau prétendant sans avoir rien à lui rendre, et il eût perdu la femme et l'argent. Fort heureusement tout était pavé : les deux cents douros du trousseau de Khadou- ja, un joli mouton et trente à quarante kilos de farine. Il avait, en outre, offert à la demoiselle, par une intermédiaire, des foulards de soie, de jolies babouches. * ** ...A trois heures de la nuit je me réveillais 198 JULES BOBELY ému par un bruit de voix montant du dehors. J'ouvrais les volets. C'était un homme à cheval suivi d'un cortège de jeunes gens qui avançaient en priant à haute voix. Dans l'étroite et longue rue déserte, triste et noire, éclairée de la lueur des ampoules électriques et du réflecteur d'un hôtel meublé, cinquante à soixante garçons en burnous de laine blanche — cinq ou six d'en¬ tre eux portant des cierges aux flammes d'or. Le cheval marchant au pas; l'homme, grave¬ ment assis, tête basse, le visage à demi couvert de son capuchon. Le lendemain, je demandais à Zohra : — As-tu entendu passer ces gens dans la nuit ? — Oui, oui, c'était un jeune homme qui se mariait. Ils vont ainsi d'une rue à l'autre s'arrê- tant aux portes des mosquées et des sadat (les tombeaux des saints). * ❖ ❖ ...Nous allions- Ahmed et moi à la tombée de la nuit visiter chez le caïd la chambre d'Hassen et de Khadouja. Ahmed appelait du pas de la porte. Silence. Personne. Nous entrions, nous avancions dans la cour. Quatre murs blanchis découpant le ciel bleuâtre d'où pendait comme une lampe de cristal dans la mosquée, une belle étoile. AHMED ET ZOHRA 190 Sous le couvert d'une vigne attachée, au mur, on aperçevait le trou de la porte d'une chambre ouverte, et dans cette obscurité une vieille femme silencieusement occupée à filer à son rouet à la lueur de sa bougie solitaire. L'étoile pendant au ciel, la blancheur des murs bibliques, l'arc en berceau de la vigne, la fileuse sans paroles enfouie dans la pénombre. Mais où était le caïd ? ... Nous sortions de sa maison, déçus de l'avoir manqué et je le voyais, tranquillement assis à terre à sa porte, fumer sa pipe de kif. * ❖ ❖ — Zohra, tes cousines filles de Sidi Azza, seront de la fête ? — Non, les demoiselles n'assistent jamais aux noces. — Et pourquoi ? — Parce que ce jour-là les femmes, celles qui sont mariées, chantent des chansons qu'une jeune fille ne peut pas entendre. —- Est-ce que ton frère sortira la nuit de son mariage, comme ce garçon que j'ai vu pas¬ ser à cheval sous mes fenêtres ? -— Je ne sais pas. — Tu ne sais pas ? — Non, il n'a pas de cheval. A moins qu'il n'aille au palais pour demander qu'on lui prête un des chevaux du sultan. 200 JULES BORELY —"— Du sultan ? — Oui, le sultan prête encore ses chevaux pour les mariages. La coutume est d'envoyer, le lendemain, au caïd des écuries, un plat du repas des noces, que le caïd abandonne à ceux qui vivent autour de lui. * Hassen paraissait content que j'aie pu pen¬ ser qu'il sortirait à cheval le soir de sa noce. — Un usage qui se perd, disait-il, et pour¬ tant il serait beau que le caïd des écuries du sultan me prêtât non pas un cheval mais dix, que mes amis monteraient en faisant parler la poudre... C'est ainsi que mon père s'est marié, disait-il. — Tu iras donc chercher ta femme à pied chez son oncle ? — Non, ce sont les femmes de sa famille qui amènent la fiancée. On la cache sous un voile tendu en forme de dais, et l'une des femmes la prend sur son dos pour la porter dans la rue — car il ne faut pas que la jeune fille tou¬ che le sol de ses pieds. A Rabat, les demoiselles chaussent ce jour-là des babouches rouges; après qu'elles sont usées le mari va les jeter dans la mer, du haut des falaises, — aussi loin qu'il peut atteindre. AHMED ET ZOHRA 201 * Zohra m'expliquait que sa belle-sœur étant orpheline ce serait sa tante qui la garderait la nuit de ses noces jusqu'à l'arrivée d'Hassen. — Et toi ? — Je ne la verrai qu'après, quand Hassen m'appellera, vers deux heures ou trois heures du matin, en apportant à mon frère un petit souper; un souper auquel, d'ailleurs, l'épousée ne touche pas. Jusque-là je m'occuperai d'Has¬ sen, comme l'eût fait notre mère. C'est moi qui m'occuperai de tout dans la maison de mon oncle. Il y a un premier, un deuxième, un troi¬ sième et un quatrième jour d'avant le mariage. Les trois premiers jours, les femmes conduisent la fiancée chaque soir au bain. La première fois elles la décrassent pour la mettre comme un lis; les deux autres fois elles se contentent de la laver à l'eau claire. Ces quatre jours avant la nuit de ses noces il ne faut pas que la demoi¬ selle mange comme d'habitude: rien qu'un peu de soupe pour se soutenir. Cela pour sa pro¬ preté. D'ailleurs', la plupart des filles seraient incapables de prendre un repas : elles ont les dents aussi serrées que le cœur. — Et le fiancé, faut-il aussi qu'il se lave trois jours de suite ? — Non, une fois seulement. M 202 JULES BORELY * ** Zohra nous quittait pour s'occuper de la noce à la maison du caïd. — Et que feras-tu là-bas ? — Le premier jour on nettoie, on aménage la chambre; le second on prépare le couscous — Zohra avait calculé qu'il en faudrait cent kilos et qu'il lui faudrait trois femmes pour le préparer —, le troisième jour on tue les mou¬ tons, on commence de préparer les gâteaux. Le quatrième, qui est celui du mariage, il reste eneore bien des choses à faire avant la nuit... * Jilali revenait de temps à autre pour nous renseigner sur tous ces préparatifs. Je l'entendais de ma chambre appeler d'en bas Ahmed resté près de moi : « Azizi! azizi! » Ahmed lui répondait de sa grosse voix : « Attends ! » — Voyons, lui disais-je, il t'appelle « mon chéri » et tu lui réponds aussi lourdement ? Ahmed descendait, allait chercher Jilali, remontait en l'amenant, et en lui passant la main sur la tête : — Rien n'est meilleur que ce geste, disait-il, pour bénir un orphelin. Jilali nous racontait : AHMED ET Z0HRA 203 — De bonne heure, ce matin, Hassen est allé au bain. Hier soir il a réuni à souper chez le caïd huit ou dix de ses amis et un homme qui lui garde son argent. Vers minuit l'homme est parti en emmenant ces garçons chez l'oncle de Khadouja. Arrivé devant la porte, il leur a dit de l'attendre; je suis entré avec lui. L'on¬ cle lui a présenté tout le trousseau de sa nièce : ce qu'il avait acheté autrefois de son argent, ce qu'il a acheté ces temps-ci de son argent et ce qu'il a acheté de l'argent d'Hassen. Après avoir tout compté sous les yeux du mandataire, il a demandé en le regardant : — Tu as bien vu ? — Oui. — Bien compté ? — Oui. — Eh bien ! emporte. Les camarades d'Hassen ont pris les ballots pour les emporter à la maison du caïd. Zohra et Aïcha et lella Aïcha et les femmes qui pré¬ parent le couscous sont accourues. Pas le moin¬ dre petit mot de dénigrement. Je demandais à Ahmed : — Hassen a-t-il son cheval ? — Non, la coutume se perd. — Pourtant cette nuit encore il a passé un marié dans la rue. — Oh ! c'étaient des paysans; à la ville tout se perd. Hier je rencontrais un fquih. Nous 204 JULES BORELY marchions ensemble. En passant devant un msid — une école où l'on apprend le Coran — sait-tu ce que cet homme m'a dit.... — Il t'a dit ?... — Il m'a dit : « Ahmed, dans dix ans il n'y aura plus de msid à Rabat. » Ahmed me criait du bas de la cour : « Les femmes arrivent avec le tambourinaire et le joueur de clarine pour recevoir nos présents. » Le son de la clarinette et la molle foule des femmes en voile blanc entraient dans la cour. Je m'accoudais à l'étage pour jouir de ce spectacle. La cour et le jardinet semblaient le chœur d'une église illuminée des fleurs et de la flamme des cierges sous l'obscurité des voûtes. Au gouffre du ciel, découpé par la lueur des murailles, on ne voyait que du noir, pas une étoile; le bas restant ébloui de la flamme des bougies. Vingt jolies bougies que lèvent du bout des doigts dix petites filles. Dix petites filles qui viennent autour de deux garçonnets, chacun la tête immobile sous un grand plateau de cuivre. Des plateaux où Zohra a mis nos pré¬ sents. Ces présents cachés sous un foulard de soie rose. Ces foulards pareils, à la leur des bougies, à des pétales de roses. AHMED ET ZOHRA 205 Les musiciens se sont assis à terre contre le mur et jouent de façon étourdissante. Les deux porteurs de plateau se tiennent à leur côté. Les porteuses de lumière s'approchent des gar¬ çonnets pour éclairer les présents. Autour, se presse la foule heureuse des femmes emplis¬ sant la cour, et continuellement une ou deux d'entre elles, s'ouvrant un passage, s'avancent d'un bond pour danser pieds nus devant les présents. On entend résonner le sol sous leurs talons, à coups cadencés. Les porteuses de lumière habillées de blanc, le visage découvert sous les plis du voile que les filles de cet âge s'attachent au front, sem¬ blent vêtues d'or au feu des bougies. Au bord des terrasses, toutes les voisines se penchent, couvertes aussi du voile, à peu près pareilles dans les ombres de la nuit, à ces saintes femmes penchées aux façades de nos cathédrales. J'étais ébahi de voir quelques-unes de ces ménagères, pauvres mères lasses, abîmées par le travail, femmes de pêcheurs ou de gargotiers, rejeter le châle, et subitement se mettre à danser avec la légèreté d'une fille de quinze ans. Chacune des danses était saluée d'un vol de you-you; ces cris modulés, à la fois stridents et doux. ... Je voyais passer Zohra, rose de plaisir, rieuse et brillante de bijoux, les cheveux répan- 206 JULES BORELY dus en nattes sur la poitrine. Car dan® une noce, les femmes de la famille les mettent ainsi pour se distinguer des autres. Trois fois, quatre fois, cinq fois, Ahmed s'était approché du tambourinaire et de l'hom¬ me à la clarine en leur glissant une pièce ; mais maintenant la musique, les deux garçonnets et les vingt bougies tournaient vers la porte. ... Le cortège allait par le boulevard El Alou. A peu près tous les cent mètres, les musiciens s'arrêtant, les petites filles faisaient quelques pas de danse; puis la troupe repartait. Nous arrivions à la porte de la maison du caïd. Une porte basse perdue dans l'obscurité. Au dedans tout semblait d'or à la lumière des lampes; d'or les murs blanchis, d'or les manteaux et les châles. En très peu d'espace, une quantité de femmes immobiles et regardant devant soi par l'interstice du voile d'où s'épan¬ che leur sourire et la chaleur de leur être. Zohra accourait, rieuse : — Viens ! viens ! Elle me prenait la main pour aller tout de suite visiter la chambre d'Hassen et de Kha- douja. ... Dieu ! quelle merveille. Il n'y ,a que les fées qui en ont de pareilles et la Belle au bois- dormant. Une chambre minuscule où quatre personnes au plus pouvaient se tenir, mais un nid de soie. Une cage de tentures ramagées de AHMED ET ZOHRA 207 feuilles et de fleurs surnaturelles aux vives cou¬ leurs. — Elle est jolie, la chambre d'Hassen ? demandait Zohra. — Elle est adorable. A côté du lit se tenait en sentinelle la tante de Khadouja. Une vieille femme, pieds nus, aux bras décharnés, au regard plus que sévère. Je la saluais. Elle nous parlait en levant le front avec la hauteur d'une maîtresse du monde. Mais que disait-elle ? — Elle dit, disait Ahmed, que si l'homme est beau, la fille (sa nièce) ne l'est pas moins. ... On nous offrait des gâteaux de pâte d'amande en forme de bracelets. ... Zohra nous amenait aux cuisines aména¬ gées dans un enclos dont les murs se perdaient dans la nuit. Un vague terrain agité des flam¬ mes de deux ou trois feux de bois qui brûlaient sous trois énormes marmites ; de noires fumées tourbillonnant au-dessus. Au fond, un cheval dans les ténèbres, un cheval blanc. A côté des feux, trois vieilles vêtues de loques comme trois sorcières. On entendait gronder l'océan. Je levais la tête; c'étaient des nuages courant d'étoile en étoile. * Ahmed venant à son tour m'amenait dans la maison où le marié recevait ses invités. 208 JULES BORELY Nous marchions entre deux murs au-dessus desquels, à la lueur des ampoules électriques du quartier, émergent de l'ombre noire de ver¬ tes feuilles de vignes, des feuilles de figuier. La cour était déjà pleine de cent à deux cents personnes répandues en rond autour d'un tapis étendu pour les danseuses. D'un côté, la bande des camarades d'Hassen, grimpés sur un tas de bois de chauffage. Des gars habillés de nippes, jambes et bras nus, mais parés des diamants du bonheur et de l'or de la gaieté. Dans le milieu de la salle, un gros person¬ nage, noblement assis, les jambes croisées, devant la bouilloire qui sert à faire le thé. Deux jolis garçons de taille élancée, gracieu¬ sement vêtus de robes de mousseline, pieds nu3, allongeaient le bras d'un rang à un autre pour offrir des verres sur un grand plateau de cuivre. Ahmed me montrait le crieur public qui dans ces agapes annonce les dons que les invités font au marié. A son côté, le coiffeur, ses outils dans un sac de dame sur les genoux. — Il va tout à l'heure habiller Hassen, le raser, le parfumer d'eau de rose, de fleur d'oranger. * Hassen arrivait, s'accroupissait à mes pieds et prenant mes genoux : AHMED ET ZOHRA 209 — Eh bien! disait-il, comment trouves-tn la fête ? — Magnifique, Hassen, mais dis-moi, qui se marie ? Est-ce toi ? — Oui, oui, faisait-il en riant, c'est moi. Les chirhates se levaient pour danser. La maîtresse et son élève. La maîtresse, dans la moyenne de l'âge, glis¬ sait comme un papillon, la tête aussi haute que possible avec la fierté d'une présidente. L'élève, fort agréable, bien qu'elle eût le nez cassé, faisait claquer ses mâchoires comme si elle avait le diable à ses trousses : « Ya, ya, ya, ya, ya, ya, ya, ya, ya ! » Toutes deux allaient et venaient en se dan¬ dinant, telles des pigeons, pour finir par se ren¬ contrer jambes contre jambes. Alors la maî¬ tresse prenait à soi sa suivante, les mains sur sa croupe, pour la heurter brusquement du ventre. Léger choc dont le sens n'échappe à personne. Mais dans ces ébats aucune vulgarité, les deux femmes s'accouplant de l'air le plus sérieux du monde. * * Hassen, entrait dans la salle marchant à pas lents, silencieux, tête basse, longuement enve¬ loppé d'un manteau de laine blanche, le capu¬ chon sur les yeux. 210 JULES BORELY Soudain, mille acclamations. Des cris analogues à ceux que le peuple jette au passage du sultan. Ce soir Hassen était roi. Pour rire, bien entendu, encore que l'amuse¬ ment ait son fond de vérité : l'homme qui a pris femme deviendra chef de famille et con¬ tinuera une dynastie... Il se tenait sur un côté de la salle dans l'at¬ titude d'un pénitent. D'un moment à l'autre l'un des conviés étendait la main pour étaler son manteau. Ses amis, les portefaix, s'étaient avancés auprès des danseuses, et l'un jouant du guen- bri, les autres battant des mains, ces gars par¬ taient pour un tel vacarme que le coiffeur accourait pour les prier de se taire. Leur gaieté éblouissante, aidée de quelques petits verres de rhum déjà bus en cachette, annonçant la tempête. Une femme approchait du marié, toujours immobile, sa main droite ouverte renversée sur le genou. L'attitude d'un mendiant. Elle se penchait vers lui, mais que faisait- elle ? — Elle lui met le henné. — Mais où ? — Sur la main qu'il tient tendue. AHMED ET ZOHRA 211 La femme se retirait. Je regardais cette main couverte d'un cataplasme, mais où l'assistance voit tout autre chose... Trois petites filles venaient se placer, debout, l'une dans le dos d'Hassen, les deux autres à sa droite et à sa gauche. Les jolis garçons qui donnaient à boire, ap¬ portant deux candélabres les posaient à terre pour illuminer la scène. Les deux fillettes de garde aux côtés d'Has¬ sen, leur voile attaché au front, un sabre à la main croisent le fer sur sa tête. Celle qui se tient derrière agite le gland de son capuchon Hassen demeure immobile, tête basse. Le crieur public se lève. La plupart des conviés mettent aussitôt la main à la poche. L'un d'eux élève un billet de vingt francs au bout des doigts. Le crieur va jusqu'à lui et prend le billet pour annoncer à voix forte : — Quatre douros de la part de Mohammed ben Abdallah de Tanger. Des you-you partent du fond de la cour, comme un applaudissement. Un autre lève la main. Le crieur va jusqu'à lui : —- Quatre douros de la part de Mohammed ben Lârbi. Nouvelle explosion de cris, nouvelles accla¬ mations, et ainsi de suite sans aucune hâte. 212 JULES BORELY — Il y a des gens, me dit Ahmed, qui don¬ nent pour eux, il y en a qui donnent au nom d'un parent ou d'un ami ou pour des parents d'Hassen trop pauvres pour rien offrir. Mais nul n'oubliera ee qu'il a donné, le jour où le marié dans pareille circonstance aurait à s'en souvenir. * h" ■'"* Je demandais à Ahmed : — Hassen est-il marié ? — Il est marié ! Vers trois heures du matin, la quête finie, il est parti de la salle, escorté de ses amis, pour déambuler au feu des bougies d'une mosquée à une autre... Ahmed bougonnait. — Que s'est-il passé ? — Hassen nous avait promis de ne plus boire de vin, et la veille de ses noces ce malheu¬ reux en a bu. Il avait promis de ne pas fumer durant les trois jours de son mariage, par déli¬ catesse pour sa jeune femme, car ces premiers jours la chambre ne doit sentir que l'encens et l'eau de rose... — Eh bien ? — Eh bien! cette nuit, au bout d'un quart d'heure il m'a appelé en ouvrant la porte : « Ahmed ! » — Que veux-tu ? "-"~T ■ AHMED ET ZOHRA 213 — Passe-moi des cigarettes. ... Tu as suivi le marié à travers la ville ? —• Oh ! je l'ai suivi de loin. A la fin, ses camarades l'ont ramené à la maison du caïd. Ils se sont mis à heurter la porte en criant : « Nous avons perdu notre compagnon, le ma¬ riage nous le ravit... Ah ! rendez-nous notre ami !... » La tante de Khadouja avait tressé une chaîne, faite de feuilles de doum, au seuil de la chambre, Hassen est venu en tenant un sabre; il a rompu cette chaîne et il est entré. — Et puis ? — Et puis, il s'est avancé tout seul vers sa femme et lui a posé la lame du sabre à plat sur le front. Coutume. Dans sept jours les amies de la maison accompagneront Khadouja au bain. Le soir elle recevra les parents d'Hassen et man¬ gera avec eux. Elle restera chez elle un mois sans sortir; après elle ira rendre visite à son oncle, aux parents d'Hassen et à ses amies. ❖ ❖ ❖ Le soir du septième jour, j'étais invité chez les mariés. A neuf heures, dans la rue de la casba pas un chat, c'est-à-dire rien que des chats. On voyait le minaret de la mosquée monter contre un ciel de cendre. Une lumière, une seule, au fond de la rue. 214 JULES BOBELY La demeure du caïd semblait maintenant bien silencieuse. Ahmed passa le premier. La chambre était si petite, qu'en tendant le bras du pas de la porte je touchais la main de la mariée assise sur un coussin. Je regardais Khadouja; son joli visage ar¬ rondi dans la couleur d'une pâte d'abricot, un point de lumière brillant à ses joues; sa tête penchée, ses beaux yeux baissés, une pièce d'or battu attachée d'un fil au milieu du front. Elle se tenait, les bras modestement croisés à la taille — des bras de couleur vermeille entourés d'an¬ neaux d'argent -— vêtue connue Yseut d'un caftane de drap de verte émeraude, les jambes croisées — pieds nus, sur un beau coussin de soie. On voyait à terre ses babouches brodées d'or. Hassen, en gilet couleur de groseille sous une blouse légère comme l'écume, la tête rasée, assis auprès de sa femme fumait sa pipe de kif dont il rejette la cendre dans une « sau¬ cière ». Khadouja se soulevait, peut-être pour nous montrer la souplesse de sa taille. Elle pronon¬ çait quelques petits mots. Zohra avait mille égards pour sa belle-sœur : — Ne bouge pas, disait-elle, que désires-tu. Ceci, cela...? Tiens ! AHMED ET ZOHHA 21Û Hassen se réjouissait que sa femme fût robuste : — Elle est plus forte que moi, disait-il. —'Tu vas donc la craindre ? — Oh ! faisait-il, c'est elle qui me craindra ; il le faut bien. * Et voilà comme un porte-faix se mariait à Rabat ! Mais ce garçon n'était pas que porte¬ faix; il travaillait à la mer. Tantôt dans une petite barque, Hassen s'en allait au large jeter ses filets pour attraper les poissons ; tantôt, dans une barque plus petite encore, il portait les gens à travers le fleuve à raison de quatre sous par personne. 216 JULES BORELY Je causais avec le vieux mâllem Hadj ben Nacer et son ouvrier Ahmed ben Ahmed, tous deux assis sur le tapis de ma chambre, dans l'obscurité où brille la flamme d'une bougie. Le vieux mâllem — il est mort — avait alors peut-être quatre-vingts ans. Son ouvrier, vingt- cinq. Je regardais le visage de ces hommes; l'un fripé par l'âge mais chaudement coloré, l'autre exsangue et pâle, le menton terminé de deux ou trois poils follets. Le jeune ouvrier, que sa connaissance du français avait rendu susceptible et dur, était irritable et à l'occasion insolent. Le vieillard, protégé par son igno¬ rance des pensées injurieuses de certains chré¬ tiens, s'éteignait pour ainsi dire embaumé de gentillesse; ses yeux brillants dans sa chair épuisée comme un trou ouvert sur le paradis. Je les connaissais l'un et l'autre depuis des années. Je voyais le vieux s'en aller à sa beso¬ gne aussi léger qu'un enfant, tandis que Bon compagnon, accablé par l'amertume de la nou¬ velle existence que les hommes de son âge avaient à se faire sous la dépendance d'un maî¬ tre étranger, avançait visiblement avec peine. AHMED ET ZOHRA 217 Tous deux étaient zelliajia — les artisans qui travaillent aux décors de terre cuite émaillée. Après avoir parlé de choses de leur métier, je demandais au vieil homme, né dans le pays, s'il était vrai qu'autrefois le sultan ou le caïd des écuries du sultan, prêtât des chevaux aux gens de la ville qui n'en avaient pas', pour aller d'un saint à un autre saint la nuit de leur mariage ou pour porter les petits à la mosquée le jour de leur circoncision. — Oui, il en prêtait. Mais seulement aux hommes qui le servaient à la guere : Touarga et Ouddia. Pour ce qui est de la khetana (la cir¬ concision), on n'a pas coutume chez les Anda- lous établis de père en fils à Rabat de prendre l'enfant à cheval pour aller à la zaouïa; c'est une servante ou une voisine qui le porte sur son dos, suivie du cortège des amis de la famille. * ** Les deux hommes, voyant que je trouvais du plaisir à les écouter parler de leurs vieux usa¬ ges, se mettaient en confiance pour m'en raconter. Ahmed ben Ahmed disait qu'autrefois les coiffeurs qui pratiquaient la circoncision gar¬ daient les prépuces des petits garçons dans une bouteille, avec du sel et mettaient cette bou¬ teille en évidence à l'entrée de leur boutique pour attirer le client i5 218 JULES BORELY Quand ils avaient recueilli cent petits pré¬ puces, ces gens donnaient une fête durant laquelle on enterrait pieusement la bouteille au cimetière ou simplement dans la cour de leur maison. ... Nous ne regardons le monde qu'avec les yeux de la tête, tandis que ces hommes le regar¬ dent davantage des yeux de l'esprit. Dans ces petites écoles où l'on entend les enfants piailler le Coran, on voit à l'entrée une petite cuvette en maçonnerie remplie d'eau, et d'une eau qui paraît sale. C'est là que les gar¬ çonnets lavent la planchette où ils écrivent, pour les apprendre par cœur, verset par verset, tous les versets du Coran. Il est d'usage au Maghreb de ne pas jeter cette eau comme on le ferait d'une eau de vais¬ selle, n'importe où. Chaque semaine, un des enfants de l'école s'en va la vider loin de toute impureté. AHMED ET ZOHHA 219 ... J'allais voir la tombe du caïd Bouchta au cimetière d'El Alou, dans la charmante lumière de février où s'annonce ici le printemps. Ahmed venait avec moi, traînant sa bicyclette. Nous traversions le boulevard, nous grim¬ pions un monticule; arrivés en haut, la pente du cimetière coulait à nos pieds. Une longue pente douce, à présent verte et fleurie. Au bout, la frange d'écume éblouissante des vagues. Au-delà, le niveau monstrueux de l'océan. A gauche, la tour élancée du phare blanc comme un cygne. Sur la vaste mer, pas un seul petit bateau. Je considérais un moment ce cimetière sans arbres, peuplé d'une multitude de stèles de pierre grise, égales, accouplées par tombes — l'une aux pieds, l'autre à la tête. Contre la muraille d'enceinte élevée sur le rivage on voit la coupole blanche du tombeau d'un saint. ... Nous descendions par un sentier sinueux comme un ruisselet, Ahmed allant vers la tombe du caïd — en bas, au bord du chemin. 220 JULES BOBELY Cette pauvre tombe n'était qu'un amas de terre aplani avec la pelle et couvert de débris de coquillages. On voyait aussi les petits cailloux — cinq ou six — qu'avaient mis en s'éloignant la veuve et les filles du caïd. Ahmed disait que ces femmes en déposent un à chaque visite. Avec l'argent qu'elle attendait d'une vente, la veuve, Aïcha, ferait bâtir autour de ce simple amas de terre un petit mur. ... Et pourquoi ces débris de coquillages que I'ou aperçoit sur beaucoup de tombes ? Les amateurs de folklore en ont donné de très savantes raisons. Mais d'après Ahmed c'est pour empêcher l'herbe de l'oubli de pousser sur le visage des morts. J'allais voir la tombe de la mère de Zohra, perdue parmi beaucoup d'autres et cernée de pierres brutes. « Ces pierres, disait Ahmed, c'est Zohra qui les a mises, mises de ses mains ; son frère n'a rien fait. » A côté, la tombe du vieux père de Zohra — qui fut caïd aux armées — était entourée de pierres taillées formant un creux rempli de fleurettes blanches d'une douceur parfumée. Nous allions vers la couba, le tombeau du saint. On apercevait à droite du mausolée un toit de mauvaises planches où s'abritait le gar¬ dien. L'homme était là ; pauvre vieux au visage émacié, vêtu d'un burnous couleur de terre. Nous causâmes avec lui. AHMED ET ZOHRA Ce fut autrefois ici le lieu de pèlerinage des mendiants dont Sidi Hadj Abdallah L'yabouri, ce saint, reste le patron. Les mendiants vivaient jadis à Rabat en corporation, conduits par un mocadem qui portait une bannière. L'arrivée des français a tout changé. Aujourd'hui, per¬ sonne ne prie plus au mausolée et cette cabane sert de rendez-vous aux gens de la mer, pêcheurs et barcassiers, qui viennent y boire du thé. Le vieillard connaissait tout le vaste champ des morts habitant autour de lui, et parmi la foule des sépultures sans nom, pouvait indiquer du doigt où gît un tel et un tel. ... Fallait-il envier l'existence de cet homme qui vivait là, seul, couché sur une peau de mouton dans la paix de ce monde sans men¬ songes ? Il m'expliquait que Sidi Hadj Abdallah L'yabouri fut un des disciples de Sidi ben Achir, lequel vécut à Salé. Lorsque le disciple voulut venir à Rabat en passant le fleuve, son maître n'eut qu'à lever son bâton et l'onde se retira. Après quoi, la mer et le fleuve reprirent leur vie commune. ...Nous quittions le vieux gardien; nous re¬ montions vers la ville ; je cueillais dans l'herbe du cimetière un bouquet de ces petits iris bleus qui viennent au ras du sol, doux comme l'œil de Vénus. 222 JULES BORELY ... J'avais cru voir en entrant dans notre cour un moulin à sel; c'est un moulin à henné. Deux pierres poreuses, creusées en cuvette et superposées — la soupière et son couvercle avec une manivelle de bois. On l'emplit de feuilles sèches pour les met¬ tre en poudre. * ❖ '•!> A côté, dans la cuisine, Zohra mettait le henné à Mina, sa petite amie de cinq ans aux dents de perle. Toutes deux assises à terre contre le mur. Mina, angéliquement allongée sur un cous¬ sin, tendait ses jambettes. Zohra lui mettait le henné aux pieds. Elle avait lié les petons de bandelettes de toile disposées à distance égale, et, mollement appliquait de la pâte de henné par dessus. Quand on ôte ces chiffons, les pieds restent colorés de rouge brique par bandes. N'est-ce pas le procédé que l'on appelle batik ? Zohra mettait le henné à la lueur d'une AHMED ET ZOHRA 223 lampe posée près d'elle. Mina tenait ses jam- bettes en l'air, les yeux brillants de plaisir. Sa bouche en cerise et l'amande fine de son visage répandaient tant de douceur que c'était à croire qu'elle était en sucre. 224 JULES BORELY Nous étions venus déjeuner, ce dimanche de la mi-novembre, Lella Khadidja, Ahmed et moi, sur la plage de Salé à l'embouchure du fleuve — Ahmed portant le panier. ... A notre gauche, Rabat; sa vieille casba et la tour de sa mosquée. ... A notre droite, Salé; sa muraille et l'amas de ses maisons, planté, au milieu, de la tour d'une mosquée. Entre ces deux blanches villes, à l'horizon, le trait toujours d'un bleu sombre du niveau de l'océan, et non loin du bord, l'écume éblouissante des vagues butant sur la barre. On apercevait le long de la plage une mul¬ titude de goélands ponctuant la bande luisante de sable où incessamment l'onde infatigable avance et retombe. Aucune personne. L'agitation de la mer, l'immobilité des terres. Le gémissement des vagues montant dans un air tranquille. Devant nous, sur une nappe, le pain, les olives, le poulet et les gâteaux. AHMED ET ZOHRA 225 Nous prenions notre repas. Je regardais mon Ahmed porter à sa bouche un morceau de pain. La tête tournée il considérait la mer. — Ahmed, à quoi penses-tu ? Ahmed pensait à la fin du monde. A une parole du Prophète qu'il avait apprise en lisant les Hadits d'El Bokhâri... Je lui demandais de nous la traduire. Il tenait son bout de pain, et les yeux baissés nous débitait le passage à toute vitesse, puis, et non sans peine, le traduisait en français. Après déjeuner nous revînmes vers Salé. Arrivés à Bou Haja, au quartier européen, nous entrâmes dans un café-restaurant. Je poussai la porte en bois, vitrée, peinte de couleur marron. La salle était vide, sauf de deux soldats tonrnés vers le phonographe, qui, la cigarette au bec, le poing sur la hanche, écoutaient des airs de danse. Sur toutes les tables on voyait les restes, les couverts et les serviettes de ceux qui une demi- heure avant avaient déjeuné. Nous buvions notre café, quatre fleurs de chrysanthèmes dans un bocal d'épicerie posées devant nous. 226 JULES BORELY Je considérais la frise des affiches de tou¬ risme rangées autour de la pièce : Angers, Carcassonne, Blois, Amboise, Chenonceaux, Verdun. Verdun ?... Ahmed y a fait la guerre (la Division marocaine), mais il ne parle jamais de cette aventure qu'à ceux qui se permettent de l'interroger. Lella Khadidja disait qu'on voit à Verdun un cimetière où reposent des centaines de com¬ battants musulmans. Ahmed demandait : — C'est dans la forêt ? — Non. Sans doute s'est-il battu dans cette forêt. Elle ajoutait : — A côté des musulmans on voit quinze mille tombes de soldats français. D'une part des stèles — m'chahed —, de l'autre des croix... — C'est bien ! remarquait Ahmed. «?- Au sortir de là nous fûmes dans une rue de la médina frapper à la porte d'un monsieur français qui voilà vingt ans se fit musulman. L'homme portait le burnous, mais restait parmi ses compatriotes au milieu desquels il gagnait sa vie comme professeur. Ce nouveau croyant avait épousé une maro- AHMED ET ZOHRA 227 caine. Nous eûmes la chance de le rencontrer. Il semblait heureux de nous recevoir. En ba¬ vardant avec lui on ne sentait pas la distance mise entre sa foi et la foi chrétienne. Il portait sa conversion avec une aisance qui donne du naturel à la chose. De méchantes gens cherchaient la raison de cette métamorphose, et l'un y voyait la commo¬ dité que l'on peut trouver à vivre dans un foyer en maître et seigneur, servi par des femmes qui ne sortent guère, plus tranquille que Baptiste — comme au Moyen âge. Mais quoi qu'il en fût, ce n'était pas lui qui nous eût appris — si cela peut s'enseigner — ce que sont les musulmans; soit parce qu'il n'en savait rien, ou pas grand chose, soit parce que l'étant vraiment devenu, l'homme répugnait à se livrer. « Que fait-il chez nous ? » se demandaient les mahométans. « Que fait-il chez eux ? » pensaient de bra¬ ves chrétiens. * ❖ î'i Nous fûmes chez les trois frères N..., fils d'un vieil historien de Salé; tous trois magis¬ trats au Haut tribunal. On entrait dans une belle maison, blanche comme lait, décorée d'arcades et de fioritures de plâtre sculpté; les lambris et les pavés ornés 228 JULES BORELY d'un revêtement de mosaïque en terre cuite émaillée. Une habitation d'une propreté quasi religieuse où les servantes parlent à voix basse et marchent pieds nus. Au premier étage, la bibliothèque. Un recoin charmant de tranquillité, habité, dans la pé¬ nombre, d'une quantité de livres soigneuse¬ ment rangés. Au second étage, un vaste bureau, des fau¬ teuils, la radio, des photographies; celle de Moulay Hassan, et celle de Lyautey dédicacée. Nous prenions le thé. Quelle aimable poli¬ tesse ! Quelle honnête confiance chez ces hommes qui approchent du moment où :ls laisseront tomber leurs vêtements d'Orient, si décents, pour endosser le « veston démocrati¬ que » et s'en aller dans la vie le cul et le nez en l'air... * Nous fûmes au fond de la vieille ville chez un vieux monsieur français dont l'existence au Maroc parut singulière. Il est mort il y a deux ans. On entrait dans une pièce aux murs blanchis à la chaux, peuplée de meubles européens démodés, disposés en cercle tout comme ils l'avaient été en France, en province, il y a soixante ans. Du noir sur du blanc. De vieux meubles de famille défraîchis : guéridon, fau- AHMED ET ZOHRA 229 teuils, canapé où s'étaient assis des dames et des messieurs des premiers beaux jours de la République. Cela semblait poussiéreux, malheureux... Nous montâmes à l'étage. L'homme était assis à sa table de travail, en costume noir, coiffé d'une chéchia trop grande pour sa tête et comiquement posée sur son front. Sous cette calotte, un visage long, jauni par la maladie, cerné d'une barbe taillée, pres¬ que blanche. Sa conversation tenait du désir de plaire et d'intéresser le visiteur à son ironie. Il nous raconta sa vie; comment venu au Maroc pour y passer quelques jours il y était demeuré jus¬ qu'à la vieillesse. L'existence y coûtait peu, cela l'avait retenu. Il s'était fixé à Ksar-el- K'bir, avait épousé une marocaine, qui l'avait aimé et servi fidèlement. Il retira de sa poche sa photographie pour nous la montrer. Sachant le nom de la dame que j'accompa¬ gnais, il fut prendre dans une pièce voisine un vieux numéro de la Revue de Paris où se trou¬ vait le « Testament politique » d'un de ses grands-oncles, Fouad Izet pacha, et le lui offrit. Après, il nous lut des pages qu'il venait de composer sur un diplomate du Second Empire. Sa voix était basse et grave. II s'arrêtait un instant à l'endroit des traits en levant les yeux sur nous pour jouir de l'effet de sa malice. 230 JULES BORELY •S- ** Nous revînmes jusqu'au fleuve par les ruel¬ les étroites de la médina et les terrains vagues qui entouraient alors Salé." Tout en cheminant à travers le sable, je pen¬ sais à ce vieil homme que nous avions laissé seul, en nous retirant, dans cette grande maison de famille marocaine, parmi ses vieux meubles de France poudreux et dépaysés. Quel était ce personnage dont les dames de Rabat parlaient amoureusement; qu'elles venaient voir d'un œil attendri et de qui l'on disait : « C'est un gentilhomme » ? Un Français d'hier, un petit bourgeois tenant encore par un fil au temps de Voltaire; diplo¬ mate de fortune, devenu sur ses vieux jours une des lumières du Protectorat pour sa con¬ naissance de ces « indigènes » au milieu des¬ quels il avait vécu sans penser à mal. Un bour¬ geois français, dont la politesse et la tournure d'esprit semblaient à présent des articles de musée. Un témoin d'une autre époque, tout comme ses meubles. Laissait-il une œuvre écrite que l'on pourrait consulter encore quelques années ? Non; rien que le sillage de son existence dans ce Maroc de Tanger où il était arrivé en précurseur de l'Occupation. ... De l'honnêteté, du sel, de jolies façons de AHMED ET ZOHRA 231 dire des choses d'un faible intérêt, apparem¬ ment peu de cœur, mais des sentiments coquets et aucun souci du gain, dans un pays aujour¬ d'hui largement ouvert à l'avidité du vulgaire. ... Nous passions le fleuve, portés par la barque. La nuit s'éclairait d'une belle lune pleine, dont l'image éblouissante papillonnait sur l'eau noire. Descendus sur l'autre rive, nous nous retournâmes pour la contempler. Un nuage, glissant sur l'uni du ciel bleuâtre avan¬ çait pour la cacher. Nous regardions, au bas de l'embarcadère, l'agitation continuelle des bateliers balancés par l'onde qui venait gicler à la rencontre du bord. A l'entour de ce tableau, on ne voyait plus dans l'obscurité que l'or des lanternes des bar¬ ques à l'ancre et les reflets argentés d'une eau que l'on eût crue remuée d'une myriade grouil¬ lante de petits poissons. ... La lumière de la lune éblouit l'intelligence mais l'œil lui préfère ici l'illumination des lam¬ pes. Quelle orfèvrerie ! Dans l'ombre la plus lointaine, c'étaient les étoiles jaunes des lumiè¬ res de Salé; le long de la rive effacée par les ténèbres, c'étaient des reflets égrenés dans l'en¬ cre, et à quelques pas de nous, la lueur éblouis- 232 JULES BORELY santé des bidons d'acétylène brillants comme des soleils. ... Le fleuve baissait avec la marée, s'apla- tissant dans la vase entre les berges. On entendait les cris des mariniers et le bruissement des barques entre-choquées. ... Je baissais les yeux, Hassen était devant moi, accroupi, jambes nues, les deux bras appuyés sur ses genoux; sa lanterne d'un côté, son couffa de l'autre. Il me demandait tran¬ quillement en riant : — Que fais-tu ici ? Il était surpris de me trouver immobile, le regard au loin comme au cinéma. Il s'était assis, fatigué par le travail, pour faire avec moi un brin de causette. Sa journée finie, il s'en retournait. — Hassen, pourquoi ce couffa ? — C'est, répondait-il, pour y cacher mes belra et ma jellaba; pendant le travail je les mets sous une planche. — Et combien as-tu gagné ? — Je ne sais pas. — Tu ne sais pas ? — Non, je ne sais pas. Il se défendait. — J'ai gagné ce qui est là... Il tapait sur son argent qui sonnait dans son gilet. je le décidais à me montrer sa recette. AHMED ET ZOHRA 233 Nous comptions : quatorze francs cinquante centimes. — Depuis ce matin ? — Non, depuis quatre heures. Il n'avait mis que trois heures pour gagnet cela ! — Alors, pourquoi ne pas travailler toute la journée ? -— Ah! mon ami, ça fatigue, ça fatigue là — il touchait ses bras — c'est dur de ramer pour passer les gens de l'autre côté du fleuve; il y a du courant. — Et combien te coûte ton éclairage ? — Cinq sous par jour. — Et ta barque ? Il la louait. — Douze francs cinquante par semaine. Nous calculions que cela faisait six cent cin¬ quante francs par an. — Voilà toute ta dépense ? — Non, il faut donner trois sous chaque soir au rais du port de Rabat ou à celui de Salé. — Il vous les réclame ? — Oui, à chaque fois il faut les remettre à son khalifa. C'est lui qui fait la police et com¬ mande aux barcassiers. Je l'interrogeais sur la mauvaise habitude qu'il avait de boire, à ce qu'en disait Zohra. — Non, depuis mon mariage je ne bois plus. Je te jure ! Rien que de la bière. Ah ! mon 16 234 JULES BOHELY ami, c'est qu'à présent, il y a Fatima à la mai¬ son. Elle m'appelle « papa », « papa ». Il riait. ... Je voyais venir un autre de ces barcas- siers. — Toi, combien as-tu gagné ? L'homme s'arrêtait. — Vingt francs. — Depuis quand ? — Depuis ce matin. — Non, ce n'est pas vrai, répliquait Hassen. ... Il en arrivait un autre, car ils rentraient tou9. Celui-là, ami d'Hassen, s'accroupissait près de lui. — Et toi ? Il ne voulait pas savoir combien il avait gagné et me l'avouait : « Ce n'est pas joli de compter l'argent pendant le travail ; on ne doit le faire qu'arrivé à la maison. Là, il faut jeter la monnaie à terre aux pieds des femmes et des enfants; tous approchent ! Moi j'ai quatre en¬ fants... » L'homme s'en allait. Hassen disait qu'en effet il est préférable de ne compter sa recette que devant sa femme. — Cela nous porte bonheur, cela fait venir l'argent. Il se levait. Nous remontions vers Rabat. AHMED ET ZOHRÀ 235 QUELQUES CONTES DU PAYS D'AHMED Si Taliar Tsouli s'en allait un jour avec un taleb sur une route. Quelle route ?... Mais peu importe ici le nom de la route; les deux voyageurs s'étaient ren¬ contrés la veille à la mosquée d'un village et ils cheminaient de compagnie depuis le lever du jour. Si Tahar Tsouli était un lettré bien connu des Jbala. Un véritable lettré, amoureux de beau langage et de poésie. Aussi, au départ, le taleb lui avait-il offert de le soulager du poids de ses livres que le maître portait précieuse¬ ment dans un sac à son dos. Ce bon taleb n'était plus de la première jeu¬ nesse; une longue barbe lui pendait au menton. Tous deux marchaient côte à côte lorsque vers midi Si Tahar Tsouli qui jusque-là n'avait pas ouvert la bouche demanda soudain à son compagnon : « Tu es un homme instruit dans la beauté de ta religion ? » 236 .IULES BOHELY Hélas ! répondit craintivement le taleb, je ne suis encore qu'à demi-instruit. — Comment ? fit Si Tahar Tsouli. Le taleb dut avouer qu'il ne connaissait en¬ core que la moitié du Coran; trente hizeb... Si Tabar Tsouli prit un regard sévère : « Eli quoi ! fit-il, à ton âge tu ne sais pas le Coran...? » L'étudiant baissait la tête. —- Oh! s'il en est ainsi taleb, lui dit Si Tahar Tsouli, demi-tour; reviens avec moi au lieu d'où nous sommes partis ensemble. Ils revinrent sur leurs pas, le taleb rappor¬ tant le paquet de livres, jusqu'à cette mosquée du village d'où tous deux étaient sortis le matin. Ils y arrivèrent à la tombée de la nuit. Là, Si Tahar Tsouli dit au taleb : « Donne- moi mon sac. » Puis montrant du doigt la route où ils venaient de passer : « Maintenant, taleb, pars devant ! Je n'irai pas mon chemin à côté d'un homme qui ne sait pas son Coran. Adieu ! » Le taleb partit devant sans oser rien dire. Quand il eut disparu à l'horizon Si Tahar Tsouli se remit en marche d'un pas léger. Il pleuvait. Vers minuit, il arriva mouillé jusqu'aux os AHMED ET ZDHRA 237 à l'entrée d'un autre village et s'en fut frapper à la porte de l'église pour s'abriter. Les tolba — les cleres — couchés derrière î a porte, dormaient tous profondément. Si Tahar Tsouli frappait de grands coups. Il frappe, frappe, et refrappe. Enfin il parvient à se faire entendre; mais les clercs mal conseillés par le sommeil qui les tenait engourdis, lui répondent : « Non ! non ! non ! nous n'ouvrons pas à cette heure; couche- toi devant la porte. » — Ayez pitié ! suppliait Si Tahar Tsouli d'une voix douce; je meurs de faim et de froid- Pris de remords l'un d'eux se leva pour ou¬ vrir. — Couche-toi là, dit-il au voyageur en l'at¬ tirant au-dedans contre la porte. Et lui, fut se remettre au chaud sous sa couverture. Si Tahar Tsouli s'étendit à terre dans son burnous trempé d'eau. Il grelottait. Cela se passait, faute de chandelle, dans la plus noire obscurité. Les tolba s'étaient rendormis, lorsque brus¬ quement ils entendirent le voyageur crier et s'agiter. — Qu'as-tu ? firent-ils. — J'ai senti passer un serpent, répondit Si Tahar Tsouli d'une voix blanche de peur. Les tolba se lèvent d'un bond et se sauvent en courant dans la cour de la mosquée. 238 JULES BORELY Si Tahar Tsouli se lève aussi, prestement, comme pour les suivre, mais il va fermer la porte de la cour derrière eux, tire le verrou et revient dormir en se mettant sous leurs cou¬ vertures. ❖ * * J'avais entendu passez le nom d' « Inac » dans les réflexions d'Ahmed. Je lui demandais : « Quel est ce Inac ? » Il me répondit en riant : « Je ne sais pas ». — C'est donc une histoire ? — Non, ce n'est pas une histoire. Voici : à Tanger, chez les Jbala, quand on veut parler d'un tout petit homme très court de taille, on dit « Grand comme Inac ben louage ». — Il était donc bien petit, Inac ? — Tout petit; quand il entrait dans la mer. la profonde mer lui venait à la ceinture. Il y prenait un gros poisson de sa main et le faisait cuire en l'approchant du soleil. * ** ...Les Jbala — les montagnards de la région de Tanger, Ceuta, Melilla, Tétouan — ne man¬ gent pas de sanglier. D'autres maghrébins en mangent. — Est-il défendu aux Jbala d'en manger ? —- Oui et non. Voici le cas : il remonte à longtemps. AHMED ET ZOHRA 239 Dans un pays... Quel pays ? Ahmed qui me raconte la chose ne sait plus le nom de ce pays. Bref, dans une tribu du Jbel les hommes d'un village avaient abattu un sanglier. Ce gibier abonde au Maghreb. Après l'avoir dépecé, ils avaient coupé cha¬ que partie de la viande en petits morceaux pour se les partager. Un petit morceau de foie, un petit morceau du cœur, un petit morceau de tout — du bon et du moins bon. Ce qui s'ap¬ pelle « faire Vouziâ ». Cela se passait sur la place du village. Chacun d'eux avait maintenant son petit tas de morceaux devant soi, quand vint à passer un saint. Mon brave Ahmed ne se souvient plus du nom de ce personnage. L'homme, qui était de l'endroit, reconnut ces gens et s'avança bonnement vers eux pour leur demander sa part. Miséricorde ! Ils l'avaient oublié. Incontinent, l'homme fit cette prière : « Mon Dieu ! que ce qui n'est pas possible pour moi ne le soit pas pour les autres. » Aussitôt, tous se levèrent et partirent cons¬ ternés — chacun abandonnant sa part qui de¬ vint la proie des chiens du village. Le bruit de leur négligence se répandit de tribu en tribu et voilà pourquoi chez les Jbala. par esprit de contrition, personne ne mange plus de sanglier. 240 JULES BORELY Comprenez bien ce « pourquoi ». Depuis le jour de l'oubli, il y a, comme dit Ahmed, un « mauvais morceau » dans le sanglier. Ce morceau est « mauvais » parce qu'il est défendu de le manger. Il est défendu de le manger parce que ces gens l'assimilent à cette part — composée de petits bouts de plusieurs parties — que les hommes du village auraient dû réserver au saint. Cette part se trouve dans chaque sanglier. Mais comme elle n'a pas été faite, qui la connaîtrait pour la mettre de côté? Dieu seul le sait. Donc, comme il serait impossible de la dis¬ traire des autres pour avoir le droit de se par¬ tager le reste, les Jbala se sont résignés à ne plus manger de sanglier. Ahmed me disait que du territoire d'Anjera où il apprenait le Coran, en allant à la mosquée on aperçoit nettement la côte d'Andalousie et la blancheur de trois villes. L'endroit le moins large du détroit. Il affirmait que des pêcheurs du pays l'ont jadis passé à la nage. — Mais, ajoutait-il, qu'était la prouesse des plus intrépides, quand on la compare à ce que faisait Hadj Ahmed Leïchou !... — Hadj Ahmed Leïchou ?... AHMED ET ZOHRA 241 — C'était un homme d'Anjera, beau comme le jour, d'une force unique au monde, riche et puissant, qui vivait en grand seigneur sur ses terres sans qu'aucun des chefs des tribus osât lui commander. Cet homme avait pour amie une espagnole, femme de haute naissance, belle comme lui, qui l'aimait passionnément mais que les liens du mariage retenaient de l'autre côté de la mer. Les deux amants s'étaient mis d'intelligence pour se rencontrer et quand l'occasion parais¬ sait propice, l'espagnole appelait Hadj Ahmed Leïchou au rendez-vous en faisant briller vers lui dans la nuit une grande lumière. L'homme s'élançait dans l'onde à la nage, et guidé par cette flamme s'en allait rejoindre à travers les flots celle qu'il aimait. Puis il reve¬ nait au Maghreb avant le jour. Cela dura deux ans... — Et après ? — Oh ! après... Voici comment finit cet amour. Une nuit, Hadj Ahmed se trouvait à mi- distance d'Espagne quand la flamme qu'il re¬ gardait en nageant pour se diriger, s'éteignit brusquement. Il leva la tête à droite et à gauche au-dessus des flots; se détourna de sa route et se perdit dans la mer. Quand le jour commença de poin¬ dre il ne voyait plus la terre d'aucun côté. Alors il s'abandonna à l'onde qui l'engloutit. 242 JULES BORELY Je demandais à Ahmed : — Il y a longtemps de cela ? Ahmed réfléchissait, calculait et répondait : — II y a quatre-vingts ans. * lin imam faisait son sermon dans la mosquée après la prière. Il prêchait la charité. « Mes frères, disait-il, quand vous serez re¬ venus chez vous pour manger, n'oubliez pas ceux qui souffrent de la faim et donnez-leur largement des mets de votre table... » Son fils, qui l'écoutait assis dans l'assemblée, se lève et sort, court à la maison, raconte à sa mère la leçon de charité que son père est en train de donner aux fidèles du quartier et la prie de lui remettre les aliments préparés pour leur repas. Elle les lui donne. Il va chez des indigents et les leur distribue. L'imam, rentré chez lui, s'étonne en voyant la table vide. Il interroge sa femme qui lui ré¬ pond que son fils vient de donner leur repas aux pauvres. — Que dites-vous ? fait-il abasourdi. — Eh quoi ! lui demande-t-elle, ne venez- vous pas de prêcher dans la mosquée qu'il faut secourir ceux qui souffrent de la faim ? — Certes ! fait l'imam furieux : « Soyez AHMED ET ZOHRA 243 charitables ! donnez aux pauvres ! » je le dis, mais c'est en parlant aux autres... * Comme dans tous les pays où de canton à canton les habitants se moquent les uns des au¬ tres, au pays d'Ahmed les hommes du Fahs se moquent de leurs voisins les Beni Hsène. Ils di¬ sent que ces gens-là sont tellement sots qu'il faudrait pouvoir prendre douze têtes des meil¬ leurs d'entre eux pour en fabriquer une seule des plus communes d'une autre tribu. Aussi font-ils courir quantité de fables à leur sujet. ...Il était dans les coutumes des Beni Hsène, au temps des luttes de ces montagnards contre le pouvoir du sultan de Fès, que le premier jour de l'an le peuple se rendît sur une montagne au bas de laquelle se trouve le village de Ben Sa- leh, pour y précipiter un cheval du côté où la pente est escarpée. Ils choisissaient le plus vieux de leurs vieux chevaux, une de ces bêtes qui peuvent à peine mettre un pied devant l'au¬ tre, lui jetaient sur l'échiné le manteau d'un sale tapis de laine, nouaient un chiffon de soie sur sa tête, lui mettaient aux oreilles des bou¬ quets de fleurs, attachaient à sa queue une touffe d'herbe, puis l'amenaient à grand bruit, c'est-à-dire en foule, au son des tambours et des clarinettes, entouré de quatre émoucheurs qui 244 JULES BORELY agitaient des morceaux de serpillière — dans un appareil imitant celui de l'empereur du Magh¬ reb — jusqu'au haut de la montagne, et là le précipitaient joyeusement dans le vide. Après quoi ce peuple rentrait au village. Il arriva qu'une année, un homme de Ben Saleh ayant oublié, par étourderie, le temps de la fête, s'en fut ce jour-là tranquillement au marché voisin vendre un produit de sa terre. A son retour sa femme lui fit ce qu'on ap¬ pelle une scène. —Comment! criait-elle, tu oublies notre fête, la montagne, le cheval ; tu me laisses seule à la maison quand tous sont dehors à se réjouir ! — J'étais au marché, répondit le pauvre mari en baissant la tête. — Au marché ? fit-elle. Alors comment se peut-il que nos parents, nos amis et tout le vil¬ lage ne nous aient pas attendus pour conduire le cheval ? C'est sans doute que les gens vous regardent comme rien, que vous n'êtes pas pour eux ce qu'on peut vraiment appeler un homme ! Oh ! que je suis malheureuse d'avoir un mari que les gens regardent comme un homme sans moustaches ! Et elle se mit à sangloter. Le paysan, blessé dans son amour-propre — car si les Beni Hsène n'ont aucun esprit ils ne manquent pas de cœur —, s'en va prendre son fusil, court chez l'intendant du village, lui met AHMED ET ZOHRA 245 le bout du canon devant les yeux et lui de¬ mande irrité pourquoi il a permis que les gens fissent la fête sans le prévenir. Le mocadem — l'intendant — le voyant prêt à tirer, invente soudain une explication pour se sauver du danger. — Tout n'est pas fini ! dit-ib j'ai gardé ici en pensant à toi, le bât du cheval. Tu iras le jeter demain du haut de la montagne. Content de cette réponse, l'autre abaisse son fusil et revient porter la nouvelle à sa femme. Le lendemain il prend le bât du cheval, le met sur sa tête, grimpe la montagne suivi de sa femme, de ses enfants, d'une foule qui pousse des cris de joie ; arrive en haut, s'avance hardiment au bord de l'abîme, soulève le bât dont il s'est coiffé et le jette devant lui. Mais on le voit basculer et partir les bras ouverts dans le vide, car le malheureux avait, par mé- garde, noué la sangle du bât autour de son cou. * Les Beni Hsène ne sont pas les seuls dont les gens du Fahs moquent la naïveté. Il n'y a pas trente ans les Temsamane — ceux-là sont des Rifains — n'avaient à peu près rien pour s'éclairer dans la nuit; rien que de petits quinquets d'un sou à l'huile, qui s'éteignaient au moindre souffle. Ils ne connais- 246 .IULES BORELY saient pas même les bougies. Aussi, pour fêter leurs mariages devaient-ils attendre, de mois en mois, le temps de la pleine lune, car alors à sa clarté ils pouvaient mener brillamment le cor¬ tège nuptial. Donc en ce temps-là et en un certain village et dans certaine famille de ces Temsamane où se faisait une noce, parents, beaux-parents, amis et voisins étaient là, certain mois, à atten¬ dre, certain soir, la lumière de la lune qui tar¬ dait à se lever. On sait qu'il est d'usage au Maghreb, où n'ont cessé de vivre les Anciens, de conduire avec des chants et des danses la jeune épousée de la maison de son père à celle de son mari. Ici le mari habitait un village voisin. La lune se faisait longuement attendre. La demoiselle était montée dans Yâmmaria, pe¬ tite chambre de branches — tendue au- dedans d'étoffes de soie — que l'on met sur un mulet; et son père, ses frères, ses oncles, et les femmes qui allaient l'escorter au son des cla¬ rines et des tambourins, n'osant pas pousser la bête et s'aventurer en mauvais chemin dans l'obscurité, commençaient à se fâcher. Les Temsamane sont très irascibles. — Comment ? demandaient ces farouches prisonniers de l'ombre noire, d'ordinaire quand tout dort dans le village la lune est là de bonne heure et ce soir elle est si lente à venir ! AHMED ET ZOHRA 247 Us s'excitent par de sots propos. Bientôt les voilà bouillants de colère. — Elle se moque de nous, disaient-ils, elle se cache; mais nous l'aurons bien. Us avaient pris leurs fusils pour s'égayer du jeu de la guerre. Ils mettent une balle dans le canon. Puis les plus hardis se dispersent en rampant de divers côtés à la recherche de l'astre qui se rit d'eux derrière quelque buisson. Ils étaient ainsi en campagne quand soudain la lune apparut. Du moins l'un d'eux l'aperçut. Alors celui-là, hélant à voix basse le plus pro¬ che de la troupe qui allait devant : « La voici ! la voici ! » fit-il. Et sentant un reflet de lumière à son front : « Regarde ! lui dit-il en montrant sa tête du doigt, regarde ! Elle est là. » L'autre, enfoncé dans un fourré d'où il ne voyait goutte, se retourne, croit apercevoir un effet la lune à l'endroit d'où on l'appelait, épaule, fait feu et comme il vise bien étend son compagnon à terre dans la broussaille Cette histoire racontée en petit groupe en fait sourdre d'autres dans la mémoire des Jbala. Celle-ci, par exemple — laquelle, à en croire Ahmed, serait véridique. 248 JULES BORELY Deux Temsamane chassaient de compagnie au fond d'un ravin. Ils allaient à quelques pas l'un de l'autre. Soudain celui qui marchait der¬ rière voit bondir un lapin devant son ami. Il fait feu, court pour ramasser sa proie et trouve son camarade étendu dans l'herbe sur le dos et montrant toutes ses dents; il l'avait tué. — Pourquoi, lui demande-t-il, pourquoi rire ainsi ? et où est mon lapin ? Rabat, Mai-Septembre 1935. Rodez.— Imp. P. CarrÈre (Maison (ondée en 1624). wâ^ièSMê miss '