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Sylvain LÉVI Profeweur au Collège'de France * paris Société d'Éditions Géographiques, Maritimes et Coloniales 184,Boulevard Saint-Germain,ivhi 1931 wwÊmmBwt WSÊKBk », . % v | .. . /-'i , ' W-Wm % M - ' "- -.-- • '• • . •'•,:-.?'■-■,*■: i *$*W "' 8 H V ''- .«SsU* ' . ;WïlSfj'llïi _ 1 V.' i- ;' -' ■ >'| - M I i ....: /.' ïH •'•i ■ r > - - - v-.*É|ïî#iw^î?«ï^^;ïptSeJ ? ' I v ' « ■ - M. i& ' . , M Mil : -ff-Ç' ;f*# sf ^ ? = siaiiiiiii S9»H I 5-i>v«iaS® :w%=;*|燐 JS. S#||§|§t ■ vSR 1 ■ 'S ' X ,1 '" " „'4r "' H ' - v~ fil INDOCHINE COLLECTION PUBLIÉE SOUS LE PATRONAGE DU COMMISSARIAT GÉNÉRAL DE L'EXPOSITION COLONIALE INTERNATIONALE DE PARIS Indochine — Deux volumes. Afrique Occidentale française — Un volume. Afrique Équatorîale française — Un volume. Territoires africains sous mandat français (Cameroun et Togo) — Un volume. Madagascar — Un volume. Côte française des Somalis — La Réunion — Établissements français de l'Inde — Un volume. Établissements français dans l'Océanie — Nouvelle-Calédonie — Un vo¬ lume. Martinique — Guadeloupe — Guyane — Saint-Pierre et Miquelon — Un volume. EXPOSITION COLONIALE INTERNATIONALE DE PARIS COMMISSARIAT GÉNÉRAL INDOCHINE Ouvrage publié sous la direction de M. Sylvain LÉVI Professeur au Collège de France Centre de Documentation sur l'Asie du Sud-Est et le ^ Monde Indonésien ephevp Section ^IBUOTHEQU s CZL-» (3^) \, v y PARTS Société d'Éditions Géographiques. Maritimes et Coloniales 184-.Boulevard Saint-Germain.1 vi«i ig3i Ce livre t'est dédié, France maternelle; l'œuvre qui y est retracée est vraiment l'œuvre de ton génie propre. Tu veux que tes fils apprennent pour comprendre, comprennent pour aimer. Entraînée par l'essor de l'Europe vers les avancées extrêmes de l'Asie Orientale, tu y as, dans l'espace d'une existence humaine, accompli une tâche gigantesque. Angkor, au nom maintenant glorieux, en est le symbole exact; en 1860, l'oubli avait recouvert son souvenir comme la forêt avait recouvert ses monuments. Tu es venue, tu as amené ce que tu aimes par-dessus tout, l'ordre et la clarté; tu as défriché, tu as interrogé les pierres depuis longtemps muettes; tu leur as arraché le secret de leur histoire et de leur architecture; tu as rendu aux monuments la beauté de leurs lignes, et à tes sujets d'adoption la conscience de leur grandeur millénaire. Le monde s'est enrichi d'une merveille nouvelle qui exprime toute une civilisation, comme les Pyramides, le Parthénon, le Taj-Mahal. Que d'autres discutent tes mérites ou tes erreurs dans la politique ou l'admi¬ nistration, c'est leur droit, et tu respectes trop l'esprit critique pour t'en offenser. Mais ici, les plus malveillants n'ont qu'à t'admirer; en moins des trois quarts d'un siècle coupés par deux guerres meurtrières qui avaient décimé tes élites, tu n'as pas cessé de donner à cette loin¬ taine Indochine les ouvriers de la besogne nécessaire, et quand il l'a fallu, les héros et les martyrs. La substance de ce volume est, pour la plus grande partie, empruntée aux publications de l'Ecole française d'Extrême-Orient, à Hanoï. Les collaborateurs sont presque tous des membres de cette Ecole: tous sans exception ont vécu autour d'elle, auprès d'elle. 6 La métropole ne sait pas assez ce qu'elle doit à cette institution créée en 1898 par M. Doumer, alors Gouverneur général, et dirigée pour ainsi dire constamment depuis cette époque, malgré quelques interruptions de service, par M. Louis Finot. M. Doumer a vu du premier coup d'œil quels services pouvait rendre l'Ecole, et il lui a assuré sans marchander les ressources et l'autorité nécessaires. M. Finot en a tracé le programme avec une clairvoyance surprenante, et il l'a réalisé avec un succès tou¬ jours croissant; il a su former et entraîner sans cesse de nouvelles recrues. Il est juste que les noms de l'Ecole française d'Extrême-Orient, de M. Doumer et de M. Finot soient inscrits à la première page d'un livre qui leur doit tant. Sylvain Lévi. 10 avril 1931. LE PAYS ET LES HOMMES L'Indochine française n'est que la façade orientale de cette péninsule qui s'étend au Sud-Est de l'Asie, largement soudée à la masse continen¬ tale, mais projetant vers le Sud le mince et noueux appendice de Ma- lacca, qui prélude déjà au morcellement de l'Insulinde. Pays très vaste cependant, — 735.000 km2, soit une fois un tiers la superficie de la France; — et comptant environ vingt millions d'hommes, c'est-à-dire le cinquième de la population de l'empire français. C'est une fédératioa qui réunit depuis la fin du siècle dernier, outre l'annexe excentrique de Kouang-tchéou-wan, cédée à bail par la Chine, cinq pays : le Tonkin, l'Annam, la Cochinchine, le Cambodge et le Laos. Plus que tout autre organisme politique, il serait faux de considérer cet ensemble comme la résultante fatale des conditions naturelles, et vain d'y cher¬ cher l'illustration d'un strict déterminisme. L'étude du sol et du climat permet cependant de grouper autour de quelques faits généraux les aspects variés de l'Indochine française : outre son intérêt descriptif, elle reste l'introduction indispensable à la connaissance des civilisations et à la compréhension des événements historiques à travers lesquels ce pays s'est acheminé vers sa contexture actuelle et a gagné la physionomie que nous lui voyons aujourd'hui. FORMATION ET RELIEF Un bloc montagneux dont l'ossature, agglomérée et exaltée à la limite orientale du Tibet, s'abaisse et diverge peu à peu vers le Sud et vers l'Est, et en bordure duquel les fleuves ont construit une chaîne de deltas, ainsi apparaît d'abord l'Indochine. Et tous les faits géographiques vien- 8 INDOCHINE dront confirmer ce contraste, essentiel dans toute l'Asie des moussons, entre les montagnes et la plaine. Ce bloc montagneux lui-même occupe dans la péninsule la superficie de beaucoup la plus vaste : les quatre cinquièmes au moins. Il est d'une architecture très complexe et encore incomplètement reconnue, malgré les beaux travaux du Service Géologique de l'Indochine française. On y distingue essentiellement une masse centrale, de topographie relative¬ ment simple, et formant une espèce de cuvette encadrée de zones plus hautes. Cette masse s'apparente, par son relief tabulaire et par sa cons¬ titution, au plateau central français et aussi au Décan, mais, en l'état actuel de nos connaissances, rien ne permet d'affirmer qu'elle faisait partie, comme ce dernier, du continent de Gondwana, morcelé au début des temps secondaires, et dont les lambeaux jalonnent le pourtour de l'Océan Indien. Elle atteint à peu près, vers le Nord, le dix-neuvième degré de latitude, et connaît sa plus grande extension dans le Laos sia¬ mois; mais on la retrouve encore sur la rive gauche du Mékong, dans le Moyen et le Bas-Laos français, dans l'Annam méridional et aussi au Cambodge, dans le bassin du Tonlé-sap. C'est elle qui se prolonge sous les alluvions de la Cochinchine et aussi, sillonnée de vallées submergées, sous les eaux peu profondes du golfe de Siam et de la mer de Chine méridionale, jusqu'aux arcs montagneux de la Sonde et de Bornéo qui relaient les chaînons de la Birmanie et du Siam occidental. Unité géo¬ logique de vieille consolidation, elle est formée par un socle de roches cristallines (granité, gneiss et schistes cristallins) et de roches primaires, surtout calcaires. Nivelée dès le début du secondaire, elle fut alors garnie d'une carapace de grès dont l'origine reste incertaine, mais qui, sans doute formée sur une région en voie d'affaissement, est souvent très épaisse et a pu, nonobstant les érosions ultérieures, se conserver en nappes continues sur des étendues très vastes. L'horizontalité presque parfaite de ces grès secondaires atteste que cette zone n'a pas été plissée depuis leur dépôt, et que les principaux accidents topographiques y résultent de mouvements verticaux et de fractures. De là son allure mas¬ sive, son relief relativement peu différencié, caractères qui ne s'altèrent gravement que sur la bordure, au contact des chaînes plus récentes. De ces dernières, seules nous intéressent ici celles qui moulent la limite orientale de ce bloc ancien et qui occupent, en Indochine fran¬ çaise, le Tonkin, le Haut-Laos, le Nord et le Centre-Annam. Elles ne vont LL! PAYS ET LES HOMMES 9 rejoindre que dans le Nord du Laos les chaînons du groupe occidental, en compagnie desquels elles se haussent désormais jusqu'aux plateaux du Tibet, en une masse puissante, entaillée de canons profonds par le cours supérieur des grands fleuves indochinois. Ce faisceau oriental apparaît assez différent de celui de la Birmanie et du Siam occidental. Ce dernier se prolonge nettement, sur plusieurs milliers de kilomètres, dans les guirlandes volcaniques de l'Insulinde, limité à l'Ouest et au Sud, sur sa bordure externe, convexe, par de profondes fosses marines; lui, au contraire, ne supporte qu'une liaison problématique avec les chaînons de Bornéo et des Philippines; au large du Tonlcin, il s'affaisse régulièrement, sans qu'on le voie ressusciter en archipels insulaires; au Sud de Tourane, il s'est en partie abîmé sous les flots, et la côte anna¬ mite semble taillée souvent à même le massif ancien. Mais ces zones périphériques ont de nombreux traits communs : elles ont été toutes deux affectées beaucoup plus violemment que la masse centrale par les efforts orogéniques récents. Ceux-ci s'y traduisent, dès la seconde partie de l'époque secondaire, par de gigantesques char¬ riages qui transportent les terrains souvent très loin de leur gisement primitif, comme l'indiquent les superpositions anormales de roches, les plus vieilles chevauchant parfois les plus récentes : ainsi, dans le Sud du Tonkin. Au tertiaire, la surrection progressive de l'Himalaya en¬ traîne, dans cette masse hétérogène de moindre résistance, des plisse¬ ments énergiques qui passèrent par un maximum à l'époque miocène, mais se prolongèrent vraisemblablement jusqu'au pliocène. Ces plisse¬ ments suivent dans l'Indochine française deux orientations principales et perpendiculaires; l'une Nord-Ouest-Sud-Est, qui semble renouveler une direction beaucoup plus ancienne, primaire, car elle est déjà carac¬ téristique du massif central; l'autre Sud-Ouest-Nord-Est, moins fré¬ quente, mais bien marquée dans le Nord du Tonkin et aussi dans le Sud de l'Annam. Et il est intéressant de remarquer que les exaltations les plus considérables du relief de l'Indochine française correspondent jus¬ tement à la rencontre de ces deux systèmes, en des points très éloignés de la péninsule : ainsi dans la région du Fan-si-pan (3.142 m.), et dans le massif de la Mère et l'Enfant (2.200 m.) qui domine pourtant immé¬ diatement le littoral sud-annamite. Cette surrection violente des chaînes bordières eut évidemment sa répercussion sur le massif central : celui- ci, trop rigide, ne se plissa pas, ou ne subit que des ondulations à peine 10 INDOCHINE sensibles, mais il fut bousculé, crevé d'effondrements et haché de failles à travers lesquelles s'épanchèrent des matières volcaniques, et en parti¬ culier de vastes nappes de basalte. Mais la topographie actuelle de l'Indochine française ne révèle pas les effets directs de cette orogénèse tertiaire. En réalité, la surrection fut très lente et s'opéra vraisemblablement par saccades. En même temps que les montagnes s'élevaient, elles étaient la proie d'une érosion vio¬ lente qui continua après l'arrêt du plissement. Le pays semble avoir été de nouveau, à la fin du tertiaire, sinon nivelé entièrement, du moins très usé par les actions subaériennes : sur de vastes surfaces aux courbes molles, faiblement et régulièrement inclinées vers la mer et couvertes de terres appauvries, s'érigeaient seulement quelques massifs de roches dures. Survint alors un soulèvement grandiose, qui semble avoir affecté une grande partie de l'Asie, et dont on retrouve les traces très nettes jusqu'au centre du continent. Il n'eut pas partout la même amplitude, et la pénéplaine indochinoise se trouva portée à des altitudes diverses. C'est ainsi que les crêtes tonkinoises semblent prolonger jusqu'à la mer l'inclinaison des plateaux du Yunnan et du Tibet oriental : ici le relève¬ ment paraît avoir été d'autant plus fort qu'on s'éloigne davantage du littoral; on dirait comme d'un mouvement de bascule. Mais, dans le Sud de l'Indochine française, de hauts niveaux d'érosion avoisinent au con¬ traire la mer; les rivières de la côte annamite sont généralement très courtes, et leurs bassins semblent très étriqués au regard des longues pentes qui conduisent vers le Mékong; on verra que la présence de cette chaîne, ou plutôt de ce « rebord » annamitique, car ce n'est souvent, en effet, qu'un rebord de plateau, a une influence décisive sur la répar¬ tition des climats et des races. Si le soulèvement général (« épeirogé- nique ») ne s'accompagna pas ici de plissements marqués, il faudrait cependant admettre qu'il s'effectua suivant des ondulations à très grand rayon de courbure, et put même engendrer encore une série d'effondre¬ ments : ainsi, entre le cap Varella et le cap Padaran, les courbes bathy- métriques, très resserrées près du littoral, appellent l'hypothèse d'une faille récente. Quoi qu'il en soit, l'érosion s'attaqua de nouveau à ce bloc rehaussé, et son œuvre qui se continue sous nos yeux a déjà atteint des résultats considérables. Elle a creusé tout un réseau de vallées profondes qui, s'enfonçant dans les zones de plissement, y ont rencontré un maté¬ riel géologique hétérogène dont les éléments se comportent à son égard LË PAYS ET LES HOMMES li de façon très variable. Cette diversité de nature, de résistance et, par conséquent, d'aspects, est beaucoup moins grande, en général, dans la masse ancienne, et ainsi revit cette opposition déjà signalée entre les deux unités structurales de l'Indochine française. D'autre part, à cet aménagement de vallées profondes dans le bloc montagneux correspond l'étalement des plaines maritimes, des deltas, construits avec les matériaux que l'érosion arrachait à la masse relevée. Les deltas couvrent dans l'Indochine française une étendue relativement très réduite : le cinquième à peine de la superficie totale du pays. Mais ce sont des organismes essentiels, où la continuité des surfaces culti¬ vables et les possibilités d'irrigation ont permis le développement de sociétés vigoureuses et de civilisations florissantes. D'une façon générale, l'étendue de ces plaines est en rapport direct avec l'activité et la puis¬ sance des fleuves constructeurs; les deux plus vastes sont situées au Nord et au Sud de l'Indochine française, au débouché du Fleuve Rouge et du Mékong : ainsi paraît se justifier la métaphore classique qui assi¬ mile ces plaines du Tonkin et la Cochinchine aux paniers de riz que suspend le coolie annamite aux deux bouts de son balancier. CLIMAT L'Indochine française fait partie de la zone climatique qu'on a cou¬ tume d'appeler l'Asie des moussons, et qui, dans son acception la plus large, s'étend à l'Ouest jusqu'au delà de l'Hindoustan, et remonte au Nord jusqu'au Japon. Dans cette zone se trouvent mis en contact deux éléments de nature opposée, et où prévalent des situations baro¬ métriques inverses au cours de l'année : l'un formé par un conti¬ nent très massif, l'autre par des océans très vastes et qui s'élargissent encore vers le Sud, dans la zone chaude, aux approches de l'équateur. Pendant l'hiver, le Nord de l'Asie, très froid, subit des pressions atmo¬ sphériques considérables, qui atteignent parfois 780 mm. dans les envi¬ rons du lac Baïkal, alors qu'elles ne dépassent pas 750 mm. au large, sur l'Océan Indien et le Pacifique méridional : aussi l'air très dense du con¬ tinent s'écoule-t-il alors vers la mer, c'est la période des vents terrestres, frais et secs, soufflant souvent avec une grande violence. En été, au contraire, les terres asiatiques, plus vite et plus fortement échauffées que les eaux marines, sont le siège de basses pressions et attirent les 12 INDOCHINE masses d'air de l'atmosphère océanique : masses humides qui, arrivant au contact dee reliefs continentaux, déterminent des condensations abondantes. Ainsi le climat de l'Indochine, comme de toute la zone à moussons, paraît devoir comporter deux saisons bien tranchées : une saison des pluies et une saison sèche. Telle est bien, en effet, dans l'en¬ semble, la physionomie de l'année indochinoise, et ce rythme se reflète fidèlement dans les paysages et s'impose à l'activité humaine. D'autre part, l'Indochine française, située tout entière entre le tro¬ pique du Nord et l'équateur, a un régime thermique caractérisé par une forte température annuelle moyenne (23°8 à Hanoi, 25°1 à Hué, 27°6 à Saigon, contre 10°,7 seulement à Paris), et aussi par un écart, une ampli¬ tude relativement faible entre les températures moyennes du mois le plus froid et du mois le plus chaud. La combinaison de ces éléments : vents, pluies et températures, en¬ gendre un cycle climatique dont on peut tracer le schéma suivant. De juin à août, de basses pressions couvrant généralement la péninsule, les vents marins déversent sur l'Indochine des quantités abondantes de pluie, qui rendent plus supportables les chaleurs de l'été : c'est alors, et généralement à la fin de cette saison, que se produisent les grandes crues fluviales. Mais, à partir de septembre, la pression augmente progressi¬ vement sur l'Asie centrale et, après une période de transition aux cou¬ rants atmosphériques instables, les vents changent de sens et soufflent presque continûment du Nord, entretenant, en même temps que la séche¬ resse et la luminosité de l'atmosphère, une fraîcheur relative : saison très appréciée des Européens et qui compte les plus beaux jours de l'année. Puis, après février, tandis que le soleil s'élève chaque jour davantage au ciel et que la zone des hautes pressions est de plus en plus refoulée vers le Nord, la température augmente de nouveau et, avant que s'établisse le régime des grosses pluies estivales, l'Indochine tra¬ verse, en avril, mai, juin, une période de chaleurs sèches, orageuses, souvent très pénibles. Mais ce n'est là qu'une vue très générale : la réalité comporte des nuances nombreuses qui contribuent fortement à l'originalité des divers pays de l'Union indochinoise. Ces nuances sont avant tout l'effet de la latitude, de l'orientation des côtes et de l'orographie. L'Indochine fran¬ çaise s'étend, en effet, entre 8°31' et 23°23' de latitude Nord, sur plus de 1.300 km du Nord au Sud, et on comprend que le Tonkin connaisse au LE PAYS ET LES HOMMES 13 cours des saisons des températures plus diverses que la Cochinchine, où le régime se rapproche du type équatorial, à chaleurs presque cons¬ tantes d'un bout à l'autre de l'année. D'autre part, dans le Nord de l'Indochine française, le contraste entre saison pluvieuse et saison sèche est beaucoup moins net que dans le Sud : en raison de leur situation autour d'un golfe presque fermé, à travers lequel s'altèrent les caracté¬ ristiques ordinaires de la mousson du Nord, les plaines du Tonkin et du Nord-Annam sont souvent endeuillées, à la fin de l'hiver, par des brouillards stagnants et des pluies tenaces et très fines rappelant le « crachin » breton. Il faut encore souligner le rôle de la « chaîne anna- mitique », barrière orographique et limite climatique essentielle, de part et d'autre de laquelle le régime pluviométrique est presque inverse : tandis que le Centre et le Sud de l'Annam jusqu'au cap Padaran reçoi¬ vent d'octobre à janvier des précipitations abondantes, les pays de l'Ouest, c'est-à-dire le Laos, le Cambodge et la Cochinchine sont déjà alors en saison sèche; les pluies qu'entretiennent sur le versant annamite les vents marins du Nord et de l'Est et que renforcent fréquemment les typhons nés au large, dans la zone des Philippines, sont arrêtées en effet par l'obstacle montagneux, et il n'est pas rare, ayant traversé les deltas ruisselant d'eau, d'être salué par un soleil radieux, sitôt la crête franchie. Enfin il est inutile d'insister sur les modifications classiques qu'inflige au climat l'altitude : à mesure qu'on monte sur les pentes, la température moyenne diminue; elle n'est plus que de 15°3 à Chapa (1.640 m.) contre 23°8 à Hanoi, de 18°9 à Dalat (1.500 m.) contre 27°6 à Saigon; elle peut même tomber au-dessous de 0 sur les montagnes tonkinoises, dont les plus hautes sont parfois blanchies par la neige; l'arrière-pays offre ainsi à l'habitant des plaines, et surtout à l'Européen anémié par les chaleurs lourdes de l'été, un refuge précieux, et l'Indo¬ chine possède déjà, en particulier au Tam-dao, à Chapa (Tonkin) et à Dalat (Sud-Annam), des stations d'altitude fort bien aménagées. Un autre effet très connu du relief est d'accroître les précipitations : phéno¬ mène particulièrement net sur les pentes orientales de la chaîne anna- mitique, directement exposées à la mousson marine, ou bien, au Cam¬ bodge, sur le rivage oriental du golfe de Siam. Si les chutes d'eau, à altitude égale, diminuent généralement à mesure qu'on s'éloigne de la mer, frappante reste l'analogie entre la carte hypsométrique et la carte pluviométrique de l'Indochine française. 4.4 INDOCHINE PEUPLEMENT Plus intéressante encore est la comparaison qu'on peut faire entre la répartition des reliefs et celle des groupes humains. L'opposition est saisissante, des deltas aux montagnes. Dans ceux-là, des peuples très homogènes, généralement très denses, et qui ont pu atteindre un niveau élevé de civilisation; dans celles-ci, des éléments ethniques très divers, peu abondants, parfois inextricablement mêlés, et beaucoup plus frus¬ tes : contraste commun sans doute à toute l'Asie des moussons, mais qui surprend l'habitant de l'Europe, où pourtant il subsiste encore dans les Balkans. Les origines du peuplement restent très obscures en Indochine fran¬ çaise. Pourtant les fouilles de quelques savants nous introduisent déjà dans la plus lointaine préhistoire et nous révèlent une succession fort intéressante d'industries : l'outillage de pierre taillée, d'abord extrême¬ ment grossier, fait place, suivant une transition qui d'ailleurs n'appa¬ raît pas toujours régulière ni semblable, à un matériel de roches entiè¬ rement et finement polies qui, plus tard, à Samrong-seng (Cambodge) par exemple, se mélangera de bronzes. Les ossements, malheureusement rares et incomplets, qui ont été exhumés en même temps que ces outils, ne permettent pas encore de fixer avec certitude le sens des plus an¬ ciennes migrations; on a reconnu, parmi les « débris de cuisine », des crânes de types très divers : indonésien, mélanésien, australien, négrito même. Cette humanité lointaine apparaît ainsi très mélangée déjà, et il semble bien qu'elle s'apparente, par plusieurs de ses éléments, à des types anthropologiques qui peuplent encore l'Insulinde et l'Océanie, et dont on pourrait même retrouver les traces sur les côtes occidentales du continent américain. La vague indonésienne aurait ainsi succédé à la vague mélanésienne, sans qu'on puisse reconnaître sûrement le sens de leur propagation. Puis le type mongolique se serait peu à peu étendu aux dépens des Indonésiens, avant les temps historiques. Nous croyons que des men¬ surations systématiques mettront encore en évidence la complexité des principaux groupes humains qui peuplent le pays; mais, quoi qu'il en soit de ce substratum anthropologique, c'est vers le début de l'ère chré¬ tienne que commencèrent à se développer sur lui les grandes civilisa- .M- LE PAYS ET LES HOMMES Ie* tions qui devaient se partager l'Indochine. Dans les deltas du Tonkin et du Nord-Annam le peuple annamite naît alors à l'histoire, et rien ne permet de voir en lui le produit exclusif de migrations issues de la Chine méridionale; plus plausible apparaît la thèse suivant laquelle une masse, sinon autochtone, du moins d'établissement ancien, aurait été pétrie par des émigrants relativement peu nombreux, mais introduisant des conceptions et une technique supérieures. Plus rares encore, sans doute, furent les étrangers qui apportèrent, vers la même époque, dans les plaines du Bas-Mékong et sur les côtes méridionales de l'Annam actuel, une civilisation de type indien. Celle-ci s'enracina dans l'Indo¬ chine du Sud; entre le vne et le xne siècle, elle s'épanouit en une magni¬ fique floraison de temples, dont les ruines restent la grande merveille de la terre cambodgienne. Cependant, les Annamites ont alors commencé leur irrésistible poussée, et vont s'étendre le long du littoral jusqu'aux bouches du Mékong, qu'ils atteignent au xvue siècle. Les Chams sont massacrés ou assimilés, et, quand nous arrivons en Cochinchine, en 1859, le Cambodge, déjà amputé à l'Ouest par le Siam de sa glorieuse province d'Angkor, voit le grand fleuve sacré, orgueil du pays Khmèr, traversé par le rival qui a connu en Indochine une si belle fortune. Aujourd'hui, sur 20 millions d'habitants, les Cambodgiens sont 2 mil¬ lions 500.000, les Annamites 15 millions environ, et ce peuple de rizi- culteurs tenaces et prolifiques a implanté jusqu'à la pointe de Camau sa civilisation, fille directe de la culture chinoise. Mais, plus strictement encore que celle des Cambodgiens, cette civili¬ sation se limite à la plaine; la montagne, même moyenne, lui inspire comme une répulsion : ce sont des costumes, des traditions, un genre de vie tout nouveaux qui apparaissent aux yeux du voyageur dès que le sol s'accidente; si le colporteur annamite, poussé par l'espoir du gain, remonte les vallées de l'arrière-pays, ce n'est pas sans une appréhension avouée ou secrète; il ne s'y sent plus chez lui, ne s'y installe que par exception, et embrasse dédaigneusement, sous une vague dénomination qui rappelle les « barbares » du Grec, toutes les peuplades monta¬ gnardes. Celles-ci sont pourtant d'une diversité étonnante, et les traces de migrations successives et d'origines disparates, peu à peu effacées dans les plaines sous l'empreinte d'une civilisation commune, y persistent très nettes. Parmi ces groupements, les plus anciennement établis en INDOCHINE, T. I. 2 16 Î.SIIOCHINE Indochine sont ceux que, pour des considérations linguistiques surtout, on englobe sous le terme d'Indonésiens. Ils peuplent tout ce complexe de massifs et de plateaux qu'on appelle ordinairement la chaîne anna- mitique, et s'élargissent avec lui dans le Sud de l'Annam : les Laotiens les dénomment Kha, et les tiennent généralement en un esclavage débonnaire, les Annamites les appellent Moï, et les Cambodgiens Pnong, car on en trouve encore sur les chaînes qui limitent au Nord et au Sud la cuvette du Grand Lac. En réalité, ils sont divisés en un grand nombre de tribus qui, jusqu'à notre arrivée, étaient en rivalité constante. Ils sont les moins évolués de tous les peuples indochinois, mais il est faux de les considérer comme des « primitifs ». Ils ont abandonné depuis longtemps les outils de pierre, offrent un ensemble intéressant de tech¬ niques industrielles, connaissent l'agriculture; leurs traditions et leurs croyances révèlent une succession déjà longue d'expériences locales et d'influences étrangères. C'est surtout aux dépens de ces Indonésiens que s'est développé, semble-t-il, le groupe thaï, qui réunit des types anthropologiques très divers; car ce mot de « Thaï » n'a en somme qu'une signification linguis¬ tique et, à ce titre, s'applique à une aire très vaste, dont une faible partie seulement est comprise dans les limites de l'Indochine française. Elle remonte, en effet, en Chine jusqu'au Fleuve Bleu, et, dans le Sud, les Siamois sont encore un peuple thaï, le plus évolué. Comme pour les Annamites, il est difficile de fixer l'époque à laquelle les Thaï ont péné¬ tré dans le Nord de l'Indochine; comme les Annamites aussi, ils se sont peu à peu répandus vers le Sud, en refoulant ou en assimilant les an¬ ciens occupants du sol. Pourtant, cette progression des Thaï en Indochine française s'est poursuivie non pas à travers des plaines que les routes de mer ou de terre mettaient en relations faciles, mais au long de vallées tortueuses, et leur histoire ne présente pas la belle continuité, la superbe et fructueuse persévérance de l'expansion annamite : il est curieux de constater que les Siamois, les seuls Thaï qui aient pu parvenir jusqu'à la mer et s'enraciner solidement dans un delta, soient aussi les seuls qui aient conservé leur indépendance et fassent encore rayonner leur influence assez loin; si les principautés thaï du Mékong ont eu des jours glorieux, elles n'ont pas témoigné d'une puissance aussi étendue et aussi durable, car elles n'ont jamais pu gagner les bouches de ce long fleuve disparate, qui opposait à leur marche vers le Sud de très difficiles obstacles. LÈ PAYS Eï LES HOMMES i'5 Enfin, plus récemment, l'Indochine française a reçu d'autres popula¬ tions bien différentes des Thaï, ne se mélangeant pas à eux, et certaine¬ ment venues du Nord, de la Chine méridionale. Elles sont assez abon¬ dantes au Tonkin, où on les voit curieusement superposées aux Thaï, qui habitent généralement dans le fond des vallées et cultivent des rizières irriguées. Mais on les rencontre aussi déj à dans le Nord-Annam et dans le Haut-Laos, où leurs groupes alternent sur les pentes avec les peuplades kha; ils ont même atteint vers le Sud la latitude de Thakhek au delà de laquelle leur progression est arrêtée par l'abaissement de la chaîne annamitique. Sans doute refoulés par l'expansion chinoise, ils ont pu s'établir d'abord dans certains territoires par la force, mais leur immigration a surtout, semble-t-il, revêtu la forme d'infiltrations paci¬ fiques, et leur installation fut généralement consacrée par un contrat passé avec les populations des vallées. Les plus nombreux et les plus répandus de ces montagnards sont les Man, dont les premiers groupes ont dû pénétrer au Tonkin il y a quatre siècles au moins, et les Méo dont l'arrivée en Indochine ne semble pas remonter au delà de cent cinquante ans. Ce sont les plus nomades des Indochinois : ils « labourent avec le feu et sèment avec la lance », et ils se déplacent sans cesse dans le Nord de la péninsule, en quête de nouveaux terrains de culture à gagner sur la forêt; il faut dire que les pentes où ils s'accrochent ne leur don¬ nent pas souvent la possibilité d'établir des champs permanents et que les terrains irrigables sont généralement occupés déjà par d'autres groupes ethniques; en réalité les Man ou les Méo, partout où ils le peu¬ vent, deviennent des agriculteurs sédentaires. Deltas et montagnes; vastes étendues déboisées, continûment culti¬ vées, et champs clairsemés dans la forêt ou la savane; masses humaines homogènes, denses, et peuplement disparate, raréfié et très irrégulière¬ ment réparti, tels sont les contrastes essentiels qu'offre l'Indochine fran¬ çaise, et qui se retrouvent, avec des variantes accusées, dans tous les pays de l'Union. LE TONKIN C est au Tonkin que cette opposition est peut-être la plus nette, car le delta s'y présente symétriquement enchâssé dans le bloc montagneux. Sans doute ce delta fut-il construit aux dépens d'un golfe marin, 18 INDOCHINE mais la progression n'a pas été aussi rapide qu'on l'imagine parfois; il est certain que Hanoï, au viïe siècle, n'était pas au bord de la mer, con¬ trairement à une assertion trop répandue encore, et que, au xvne siècle, Hung-yen, sur le Fleuve Rouge, était déjà un port fluvial. Aujourd'hui, l'extension des terres reste très localisée. Le delta est dû en efiet à l'ac¬ tion de deux constructeurs, le Song-thaï-binh et le Fleuve Rouge. Au Nord, le Song-thaï-binh, qui rassemble les eaux du Song- cau, du Song-thuong et du Song-luc-nam, draine un bassin restreint, au climat relativement sec, et ses apports ne réussissent pas à provoquer d'accroissement continental important, mais seulement à envaser des embouchures à travers lesquelles, en outre, l'eau de mer remonte assez loin. La baie de Ha-long doit la persistance de son archipel et la pureté de ses eaux à cette insignifiance de l'alluvionnement, mais aussi à l'exis¬ tence d'un courant marin qui entraîne les boues vers le Sud, tout le long du golfe du Tonkin; les îles de cette baie fameuse sont un témoi¬ gnage éclatant de la submersion marine qui a dû marquer, dans cette région comme dans beaucoup d'autres, la fin de la période glaciaire; nous sommes en présence d'un massif de calcaires primaires profondé¬ ment burinés par l'érosion, comme il s'en trouve tant dans l'arrière-pays tonkinois. C'est le Fleuve Rouge qui est le véritable constructeur de cette plaine : fleuve de 1.200 kilomètres, descendu du Yunnan, et grossi de puissants affluents, qui traversent des montagnes abondamment arrosées, comme la Rivière Noire et la Rivière Claire. Cependant ce n'est guère qu'au Sud du delta, et surtout sur la rive droite du défluent le plus méridional, le Day, que la progression est rapide, et ce sont les provinces de Nam- dinh et Ninh-binh qui se trouvent les plus favorisées. C'est ainsi que la dernière a pu s'agrandir en 1829 d'une circonscription nouvelle, qui continue à croître constamment : dans cette région de Phat-diem, en un siècle, la mer aurait reculé d'environ 10 kilomètres; le colmatage défi¬ nitif n'est d'ailleurs assuré que par la construction méthodique de di- guettes qui retiennent les alluvions, et par la plantation de joncs; ceux- ci présentent en outre l'avantage de dessaler les terres et de permettre ensuite la culture du riz. Ces alluvions toutes récentes, ces « lais » de mer, se sont étalées en avant de bourrelets sableux, élevés de quelques décimètres seulement au-dessus du niveau de la plaine, et qui, multipliant leurs ondulations LE PAYS ET LES HOMMES 19 parallèles et souvent très rapprochées, marquent le barrage de l'an¬ cienne baie au moyen des sables charriés par les courants marins, et déposés par le ressac. Leur existence est décelée très nettement, sur une carte à grande échelle ou sur une photographie d'avion, par la forme même des villages, qui s'allongent dans le sens des cordons et qui, envi¬ ronnés de jardins, figurent d'étroites bandes boisées, tandis que les bas-fonds séparant les bourrelets sont le domaine de la rizière sans arbres. Au contraire, dans la région des lais de mer, ce sont des lignes perpendiculaires au littoral qui caractérisent le paysage, les territoires communaux et les champs même s'allongeant autant que possible dans cette direction pour profiter des émergences nouvelles. En arrière, à l'ouest de cette zone mixte, zébrée de sable et d'argile, on pénètre dans la région des basses terres, celle dont le colmatage est le moins avancé. A l'abri des cordons littoraux subsista longtemps une lagune, peu à peu rétrécie vers l'Ouest par les apports fluviaux; son envasement eût été certainement plus rapide sans l'intervention hu¬ maine, mais l'endiguement des rivières l'a retardé, en entravant l'éta¬ lement des crues et des limons; ce même endiguement empêche cepen¬ dant l'évacuation normale des pluies locales, si bien que la région des basses terres présente encore souvent, à la fin de l'été, de vastes zones inondées, aspect particulièrement saisissant et fréquent au Sud du delta tonkinois, dans les provinces de Nam-dinh, de Ninh-binh et de Ha-nam. Les digues qui accompagnent les cours d'eau y délimitent toute une série de « casiers » à l'hydrographie indépendante, et c'est là surtout que les villages annamites apparaissent, parmi la rizière absolument plate, comme autant d'îles vertes. A cette région très basse, puisqu'elle se tient entre 0 et 2 mètres d'alti¬ tude seulement, succède à l'Ouest une zone de relief un peu plus dif¬ férencié. Avant l'endiguement, les rivières y divaguaient à loisir, et leurs cours anciens s'y marquent encore par une succession de bourre¬ lets et de dépressions, d'ailleurs très irrégulière, et qui ne permet pas de retracer l'évolution compliquée du réseau hydrographique, aujourd'hui définitivement fixé. A ce relief plus nuancé correspondent des sols plus variés aussi : une argile, souvent très compacte et de travail difficile, occupe les bas-fonds, tandis que les terres plus hautes offrent une pro¬ portion beaucoup plus grande de sables, et sont ainsi plus légères et plus meubles. 20 INDOCHINE Cependant le tapis d'alluvions se relève peu à peu vers l'Ouest, et enfin les roches qui forment le soubassement du delta et le percent de pitons et de collines isolés, émergent en bloc pour le délimiter d'un gla¬ cis continu. Sur l'aménagement du delta par l'homme, nous avons bien peu de renseignements précis. Il fut l'œuvre des Annamites, dirigés et éduqués par un certain nombre de colons et de fonctionnaires chinois. Lorsque les armées chinoises arrivèrent au Tonkin, les indigènes savaient peut- être déjà régler l'irrigation de leurs champs au moyen de vannes et suivant le jeu de la marée; mais c'est là une mention qui ne peut se rapporter qu'aux champs voisins du littoral. En réalité, à cette époque, le delta devait être encore presque entièrement couvert de forêts maré¬ cageuses, infestées par les fauves, et on peut avec vraisemblance lui appliquer la description saisissante que l'historien fera de la plaine de Thanh-hoa vers le milieu du 1er siècle avant Jésus-Christ, au moment de l'expédition du général Ma Yuan. Les Annamites qui se tatouaient le corps et chiquaient déjà le bétel ne vivaient guère que de la chasse, de la pêche, de la cueillette, et de la culture sur brûlis ou « raï »; ils n'avaient encore que des houes de pierre polie, et ce sont les Chinois qui introduisirent la charrue au soc de métal, et qui amenèrent les indigènes, sans doute nomades auparavant, à se fixer en des points choisis pour l'exploitation de rizières permanentes. Les clairières cultivées s'étendi¬ rent dès lors peu à peu aux dépens de la forêt, et celle-ci disparut entièrement du delta, sans que nous puissions préciser les étapes de cette évolution; elle s'éclairera sûrement un peu à l'étude des traditions villa¬ geoises et aussi de la toponymie. A cette transformation se rattache la construction des digues, œuvre capitale et certainement d'inspiration chinoise. Nous n'en connaîtrons sans doute jamais les origines, mais elle paraît bien être la conséquence d'une surpopulation précoce, et découler de la nécessité où se trouvait une humanité prolifique d'accroître constamment les ressources qu'elle tirait du sol. Les initiatives durent être d'abord toutes locales : il s'agis¬ sait de protéger de l'inondation tel terroir particulièrement fertile. A mesure que les champs s'étendaient, les levées de terre s'épaississaient et s'allongeaient; les remparts protecteurs, d'abord isolés, finissaient par se raccorder. Mais c'est seulement sous les Trân (xuie siècle) que les Annales nous apportent la première mention de travaux d'endiguement et nous LE PAYS ET LES HOMMES 21 révèlent l'importance que les souverains attachent à cette œuvre. Lors¬ que nous sommes arrivés dans le pays, le système de défense était déjà complet, mais il restait en beaucoup de points mal conçu et fragile; le désir d'étendre à l'extrême limite la superficie des cultures protégées avait conduit souvent à l'adoption de tracés défectueux, les remparts étaient souvent trop rapprochés du lit des cours d'eau, et manquaient généralement d'épaisseur. Les ruptures restaient fréquentes. Aussi la question fut souvent agitée de la suppression des digues; ce projet est aujourd'hui définitivement abandonné, car sa réalisation, bien loin d'en¬ traîner des avantages certains, aurait pour résultat immédiat de boule¬ verser l'économie d'un pays qui s'est adapté lentement à l'état de choses actuel. En fait, nous avons continué, avec plus de moyens et de mé¬ thode, l'œuvre annamite : le réseau protecteur a été sans cesse perfec¬ tionné, et actuellement s'achève un effort grandiose; les digues exhaus¬ sées et renforcées dresseront désormais un rempart continu, rigoureuse¬ ment surveillé, et que seules pourraient vaincre les crues d'une excep¬ tionnelle ampleur. C'est parmi ces travaux et en grande partie sous leur influence réac¬ tive que s'est fixée la civilisation annamite. En même temps que les rizières s'étendent et se raccordent, les particularismes locaux s'atté¬ nuent, la féodalité voit sa puissance décliner, la population devient plus homogène, la nation s'organise et prend conscience de sa force; des dynasties hardies vont la conduire à la conquête du Sud. Mais, en dépit de la centralisation croissante, cette civilisation reste caractérisée par l'organisation très forte de la commune, et elle semble vraiment insé¬ parable de cette agglomération des familles et des cases en villages très jaloux de leur autonomie, protégés autrefois des pillards et aujourd'hui encore des curiosités indiscrètes par de robustes haies de bambous et d'arbustes épineux. Les jJaysages et les hommes de la montagne tonkinoise surprennent agréablement, par leur variété et leur pittoresque, l'Européen qui arrive du delta. Dans ce bloc relevé, les rivières ont gravé de profondes vallées : le Fleuve Rouge n'est qu'à 76 mètres d'altitude à Lao-kay, à 500 kilomètres environ de la mer, et, à la même distance, tout près de la frontière chi¬ noise, la rivière Claire ne coule pas à plus de 125 mètres; cependant, 22 INDOCHINE entre les deux cours d'eau, plusieurs sommets dépassent 2.000 mètres et, à quelques kilomètres au Sud de Lao-kay, s'élève le pic hardi du Fan-si-pan, le point culminant de l'Indochine française (3.142 mètres), C'est dire quel a été le travail de l'érosion, surexcitée par le soulèvement récent. En vérité, si les lignes de crêtes paraissent souvent conserver le profil de l'ancienne pénéplaine, ce n'est généralement qu'une appa¬ rence, et l'étude détaillée ne révèle plus que d'assez rares lambeaux pou¬ vant être rapportés à cette surface nivelée. Dans cette masse jadis intensément plissée, et dont la stratigraphie est encore compliquée souvent par des charriages ou de gigantesques déver¬ sements, l'érosion a rencontré un matériel géologique aux résistances infiniment diverses. De là des aspects variés, et qui se juxtaposent sou¬ vent sur un espace relativement étroit. Les roches cristallophylliennes, comme les gneiss et les micaschistes, présentent de longues pentes mo¬ notones dont la raideur s'accentue encore vers le fond des vallées, don¬ nant aux versants un profil convexe; au milieu de leurs masses lourdes, de parcours difficile, les granits et les roches éruptives dures, comme les rhyolites, érigent souvent des formes plus hardies : ainsi dans le Fan-si-pan et les Aiguilles voisines, ou encore, sur l'autre rive du Fleuve Rouge, dans le Pia-ya et le Pia-oac (1.980 et 1.931 m.). Les ter¬ rains schisto-gréseux, qu'ils soient en place, ou qu'ils aient été entraînés par les charriages, sont naturellement beaucoup plus tendres, et ils occupent généralement des zones déprimées, sculptées en une mono¬ tone houle de collines basses où, à cause des incendies allumés par les hommes, la paillotte envahissante a presque partout remplacé la forêt. Celle-ci subsiste au contraire sur les calcaires, mais, malgré le manteau végétal, c'est dans ces roches qu'on remarque les pentes les plus abruptes, les profils les plus imprévus, les paysages les plus grandioses; à cause de leur perméabilité, elles ont été surtout travaillées intérieure¬ ment par l'érosion souterraine, et elles dressent, au-dessus des zones schisteuses qui les auréolent, de formidables citadelles aux murs sou¬ vent verticaux, et troués de grottes. Leur surface supérieure est crevée de dolines et d'avens, hérissée de lapiez, formes classiques dans de tels terrains, mais elle peut se décomposer aussi, suivant un processus encore obscur, en une multitude de pitons pressés, de hauteur uniforme. Les massifs calcaires du Tonkin se distinguent par leur degré d'évolution, qui dépend lui-même de leur structure plus ou moins compliquée, de LE PAYS ET lES HOMMES 23 leur constitution plus ou moins homogène; ceux où l'érosion a permis l'évasement de bassins schisteux entre les murailles rocheuses peuvent être assez bien peuplés : ainsi le Bac-son, sur la rive gauche du Fleuve Rouge, entre Lang-son et Thaï-nguyen; non loin de là, le petit massif du Kim-hi, dont la rugueuse écorce n'a pas encore été percée, reste au contraire désert et presque impénétrable. Des formes si diverses voisinent dans toutes les parties du Tonkin, qui se trouve ainsi englober un grand nombre de petites régions natu¬ relles, de minuscules « pays », dont l'étude géographique reste d'ailleurs encore à faire. On ne saurait même en esquisser ici la répartition. Re¬ marquons seulement que le Fleuve Rouge, avec son tracé d'allure si rectiligne malgré les sinuosités de détail, partage le Haut-Tonkin en deux zones assez différentes. Les chaînes du Nord, si elles assemblent plusieurs éléments structuraux, dessinent cependant une série d'arcs convexes vers le Sud-Est, et qui viennent se resserrer dans la région du Tam-dao, entre Thaï-nguyen et Tuyen-quang. Cette disposition, déter¬ minant la convergence des rivières, a beaucoup favorisé la dégradation et le morcellement du bloc montagneux sur la bordure septentrionale du delta. Sur cette rive gauche du Fleuve Rouge, et sauf quelques massifs isolés, les pays d'accès difficile sont en somme éloignés, et relégués près de la frontière chinoise. Jusqu'à cette frontière se prolongent les branches d'un éventail de vallées, de parcours relativement aisé : les unes conduisent au Yunnan, comme celle du Fleuve Rouge, aujourd'hui suivie par la voie ferrée, et celle de la Rivière Claire, la plus fréquentée autrefois; mais celle du Song-thuong, déblayée dans la vaste zone schis¬ teuse qui s'étend entre le Bac-son et la mer, semble bien avoir eu de toutes le plus grand rôle historique : un col bas conduit à la Porte de Chine, déjà située dans le bassin du Si-kiang, la Rivière de Canton; et d'autre part, à l'Ouest de Lang-son, s'allonge, par That-khé et Cao-bang, un chapelet de bassins bourrés d'alluvions tertiaires, qui forment la région la plus humanisée, la plus aimable de l'arrière-pays tonkinois. C'est par ces vallées, et aussi par la route du littoral, que sont arrivés les soldats et les colons du Nord, c'est par elles encore que sont remon¬ tées ensuite les influences annamites, transformant les populations mon¬ tagnardes, et particulièrement les Thô. Sur la rive droite du Fleuve Rouge, on ne retrouve pas cette dispo¬ sition arquée des chaînes, ni par conséquent cette convergence hydro- 24 INDOCHINE graphique. La seule direction très nette est celle que soulignent les cours même du Fleuve Rouge, de la Rivière Noire et du haut Song-ma : Nord- Ouest-Sud-Est. Entre les vallées subsistent des bandes montagneuses épaisses, d'armature surtout cristalline au Nord de la Rivière Noire, surtout calcaire au Sud. Les schistes qui entourent les roches dures restent eux-mêmes compacts et élevés, et ces masses dressent jusqu'aux approches de la mer une barrière difficilement franchissable. La Rivière Noire, le seul long cours d'eau qui ait pu, profitant d'un plongement structural, déboucher dans le delta par la cluse de Hoa-binh, ne permet qu'une navigation très pénible et dangereuse. Ainsi comprend-on que la civilisation du delta ait entamé beaucoup plus difficilement cette zone méridionale. En bordure même de la plaine s'est conservé de ce côté un groupe humain très original, celui des Muong, dont l'organisation féo¬ dale encore solide semble rappeler l'antique société annamite. Les Thaï d'entre Rivière Noire et Song-ma témoignent d'un particularisme bien plus marqué que les Thô du Nord. Et déjà certains traits méridionaux apparaissent : ainsi les alphabets phonétiques dérivant de l'alphabet indien, et l'incinération des morts. Enfin les éléments indonésiens non assimilés, qui ont disparu au Nord du Fleuve Rouge, subsistent encore dans le Sud du Tonkin, en groupes minuscules. L'ANNAM L'Annam n'a jamais constitué une unité politique et il semble, en effet, naturellement voué au morcellement. Entre les deux grandes expansions deltaïques du Tonkin et de la Cochinchine, entre les bassins du Fleuve Rouge et du Mékong, la montagne et la mer n'encadrent que des plaines étriquées et discontinues, car le faîte orographique reste généralement très proche d'un littoral où de courtes rivières n'appor¬ tent que peu d'alluvions. Le dessin de la côte reproduit, dans son ensemble, les grandes lignes de la structure. Dans le Nord et jusqu'à la porte d'Annam persistent les traits caractéristiques du Tonkin. La masse continentale paraît avoir basculé comme autour d'un axe situé dans les environs du littoral actuel et, s'élevant régulièrement de la mer vers l'intérieur, compose un ar¬ rière pays encore assez profond, dont les éléments s'orientent nettement, l.E PAYS ET LES HOMMI S 25 comme ceux du Tonkin méridional, du Nord-Ouest au Sud-Est. On y reconnaît la même alternance de roches que dans le bassin du Fleuve Rouge : calcaires aux flancs abrupts, aux longues crêtes déchiquetées; croupes monotones de grès et de schistes in j ectés de roches éruptives et auréolant, en boutonnières, des masses cristallines, comme celle que traverse le Song-ma dans la province de Thanh-hoa, ou bien celle qui, s'élevant à 1.700 mètres au Pu-sang, s'allonge depuis le Sud du Tran- ninh jusqu'à la porte d'Annam, sur la rive droite du Song-ca. Ainsi la « chaîne annamitique » est en réalité formée ici par une succession de chaînons parallèles qui se relaient sur la ligne de partage des eaux, et que la côte tranche obliquement; entre leurs extrémités, les prin¬ cipales rivières, Song-ma et Son-ca, conduisant leur cours tortueux depuis les hauts massifs de la frontière laotienne, ont construit des plaines encore relativement vastes, celles du Thanh-hoa et du Nghê- tinh, en communication facile avec le Tonkin. Au Sud de la Porte d'Annam, la même structure de plis obliques au littoral se reconnaît encore dans la bande de roches cristallines qui s'allonge de Tchépone, au Nord-Ouest, jusqu'aux environs de Tourane, et que la route mandarine franchit au col des Nuages; mais la chaîne annamitique se présente déjà souvent ici comme la tranche abrupte d'un plateau qui s'incline plus lentement vers l'Ouest : tranche déjà très disséquée par l'érosion des cours d'eau annamites; on accède au bassin du Mékong par des cols relativement très bas, comme celui de Meu-gia (418 mètres) sous lequel passera la voie ferrée de Vinh à Thakhek, ou celui d'Ai-lao (360 mètres) qu'emprunte la route de Quang-tri à Savan- nakhet. Entre la porte d'Annam et le col des Nuages, la plaine côtière n'est qu'une frange très étroite où, en arrière d'épaisses dunes recti- lignes et presque désertes, subsistent de vastes lagunes dans la région de Hué. Au Sud du col des Nuages, la côte qui, depuis Vinh, regardait vers le Nord-Est, se recourbe peu à peu. On reconnaît en effet des chaînons de direction Nord-Sud entre le cap Batangan et le cap Varella, dans le Binh-dinh en particulier, tandis que dans le Massif du Lang-biang semble prédominer l'orientation Sud-Ouest-Nord-Est. La chaîne anna¬ mitique s'élargit au Sud de Tourane en une série de plateaux, générale¬ ment limités du côté de la mer de Chine par une falaise très nette qui souvent semble avoir été préparée par un effondrement : ainsi entre le 26 INDOCHINE cap Varella et le cap Padaran; leur inclinaison est au contraire beau¬ coup plus lente, bien que souvent interrompue par des gradins, vers le Mékong; celui des Ta-hoi, bordé à l'Est par le haut massif de l'A-touat (2.500 m.) qui se dresse au Sud de Hué, n'a qu'une altitude moyenne de 600 mètres environ, tandis que celui du Lang-biang élève jusqu'à 1.500 mètres ses dômes herbeux, dominés par des pics de 2.400 mètres, ruines d'un cratère éteint. Ils sont essentiellement constitués d'épaisses couches de grès, mais le granit du substratum perce parfois, en hernie, sur les crêtes orientales, ou au contraire est mis à jour dans le fond des vallées; d'autre part, des émissions volcaniques ont répandu sur ces plateaux, autour de cratères nombreux et souvent bien conservés, des nappes de basalte, décomposé en une terre rouge très fertile. La côte du Sud-Annam, bordant une mer profonde et ne recevant que des rivières très courtes, est loin d'être régularisée et présente une succes¬ sion de baies capricieusement ramifiées, comme celles de Qui-nhon, de Xuan-dai, de Cam-ranh, séparées par des caps d'une majesté sauvage, souvent taillés dans le granit; elle n'offre plus qu'une poussière de plaines alluviales. Le climat accentue la variété de l'Annam. Il est inutile de souligner les modifications que la latitude apporte à la répartition des tempéra¬ tures, dans cette étroite bande de terre qui s'allonge du Nord au Sud sur plus de 1.000 kilomètres. La moyenne annuelle augmente dans cette direction, passant de 23°8 à Hanoi à 24°5 à Vinh, 25°1 à Hué, 26°7 à Nha-trang, tandis que l'amplitude annuelle — la différence entre la moyenne du mois le plus froid et la moyenne du mois le plus chaud — diminue beaucoup plus vite, passant dans les mêmes stations de 12°6 à 11°8, 9° et 4°7. Cette réduction de l'amplitude est due au relèvement des températures de l'hiver; la moyenne du mois le plus chaud diminue au contraire de Vinh (30°1, juin) à Hué (29°4, juillet) et Nhatrang (28°8, août), en même temps qu'on s'éloigne de la masse continentale chinoise. Plus intéressante, mais d'explication plus malaisée, apparaît l'évolu¬ tion du régime pluviométrique. A ce point de vue encore, le Nord-Annam ressemble beaucoup au Tonkin; il connaît, en particulier, les pluies fines et les brouillards persistants de l'hiver; cependant, le maximum des précipitations, qui tombait en août à Hanoï, n'apparaît qu'en septembre Llî PAYS ET LES HOMMES à Thanh-hoa. Au Sud de la porte d'Annam, le décalage s'accentue, en même temps que disparaît le crachin : le mois le plus arrosé est octobre à Dong-hoi, et novembre à partir de Quang-tri jusqu'au cap Padaran. Ce retard de la période pluvieuse est dû à l'extension progressive vers le Sud, au cours de l'automne, des hautes pressions; c'est à leur arrivée que les typhons sévissent le plus gravement sur cette côte redoutée des navigateurs; une fois bien installées, elles entretiennent au contraire un régime de vents secs; on a fait remarquer, d'autre part, que la température relativement forte des eaux marines, à l'abri de l'île de Hai-nan, devait encore ralentir cette progression. Enfin, l'hypsométrie est essentielle pour expliquer les grandes différences observées dans la quantité et la fréquence des pluies : c'est ainsi que les hauts reliefs de la chaîne annamitique en arrière de Quang-tri et Hué valent à ces stations de plaine des précipitations remarquablement abondantes (de 2 m. 50 à 3 m. par an) ; mais la sécheresse très marquée du littoral à l'Ouest de Padaran (0 m. 77), malgré la proximité de la masse monta¬ gneuse, semble bien aussi l'effet de l'orientation nouvelle de la côte. Cette diversité climatique, en rapport avec la latitude, l'exposition et l'altitude, est illustrée par la végétation : le versant oriental de la chaîne annamitique, généralement abrupt et exposé directement aux vents plu¬ vieux, est garni d'une forêt grasse et épaisse, dans laquelle dominent les arbres à feuilles persistantes; mais, sur.les plateaux du Sud, souvent protégés des influences marines, et ravagés par les défrichements moi, le boisement ne reste dense que sur les sols riches, comme les terres rouges; ailleurs la forêt présente généralement des formes dégénérées : ainsi dans la plus grande partie du Darlac; il arrive même que de vastes espaces ne portent que la monotone savane à herbe à paillotte, tandis que les dômes les plus élevés de certains plateaux, comme le Lang-biang, sont parfois garnis d'un gazon beaucoup plus fin et court, parsemé de bosquets de pins. Dans les plaines littorales de l'Annam, la variété des climats se com¬ bine à celle des sols pour enrichir la gamme des ressources humaines et différencier les paysages. Le riz reste partout la grande affaire, mais la date des récoltes dépend de la répartition des pluies. Certaines cul¬ tures apparaissent ou prennent une place notable dans l'économie ru¬ rale; ainsi l'aréquier dans le Ha-tinh, la cannelle dans le Quang-nam» la canne à sucre dans le Quang-ngai, le cocotier dans le Phu-yen. 28 INDOCHINE Aux premières lueurs de l'histoire, ces plaines du littoral annamite apparaissent occupées par deux peuples, dont le substratum ethnique n'est peut-être pas très différent, mais qui vont évoluer de façon diverse. Les deltas du Nord, Thanh-hoa et Nghê-tinh, participent au sort du Tonkin. C'est là aussi que va s'élaborer la civilisation annamite, avec les caractères essentiels que nous lui connaissons aujourd'hui. Le Sud au contraire était, depuis le iib siècle après Jésus-Christ pour le moins, un domaine de culture indienne : le Champa. Les deux groupes anna¬ mite et cham se heurtent dans un long duel, pendant lequel la fortune change souvent de camp : tout d'abord les Chams réussissent à s'avancer vers le Nord jusqu'au delà de Hué, et, après avoir été refoulés par plu¬ sieurs expéditions chinoises, reviennent à la fin du vme siècle jusqu'à la Porte d'Annam. Après 939, dans les premiers siècles de l'indépendance annamite, la lutte devient très âpre pour la conquête de la zone inter¬ médiaire, de Dong-hoi à Hué. Les Chams doivent reculer leur capitale de Tra-kieu (à côté de Tourane) jusqu'à Vijaya (près de Qui-nhon), mais reviennent encore piller Hanoi plusieurs fois à la fin du xive siècle. Ce sont là les dernières victoires de ce peuple, qui n'a pas pu trouver, sur son littoral tourmenté, de grande plaine où fixer solidement sa puis¬ sance, à l'exemple de ses rivaux autour du golfe du Tonkin, et qui semble avoir vécu surtout de commerce et de piraterie. A la fin du xve siècle, c'est le cap Varella qui marque la frontière entre les deux pays : une grande famille annamite, celle des Nguyên, installe à Hué, en 1626, la capitale d'une principauté indépendante en fait, la Cochin- chine. Elle lutte contre les Trinh, ses compatriotes qui restent les maîtres des plaines situées au Nord de la Porte d'Annam; la région de Dong-hoi et Quang-tri conserve dans sa toponymie les traces fréquentes de ces guerres intestines. Cependant, les Nguyên se vouent à la grande tâche annamite, la poussée vers le Sud. Dès le début du xvne siècle, le cap Padaran est dépassé : les Chams sont refoulés ou assimilés, et aujour¬ d'hui ne subsistent plus que quelques lamentables débris de ce peuple j adis glorieux. Lorsque Gia Long, le grand Nguyên, aura rassemblé, au début du xixe siècle, avec l'aide française, toutes les terres annamites, le nom de Cochinchine glissera vers le Sud, jusque dans la plaine du Bas-Mékong, et celui d'Annam se fixera sur tout ce littoral incurvé, le long duquel se sera déroulé l'effort du peuple qui descend du Tonkin; la dynastie, solidement établie à Hué, régnera sur les vastes deltas du LE PAYS ET LES HOMMES 29 Noi'd et du Sud réunis par la route mandarine. Ainsi l'unité de l'Annam, toute relative, semble fondée sur son rôle de passage et de liaison entre deux grandes plaines habitées par un même peuple et soumises à une même domination. Cependant le particularisme des provinces reste vivace dans ce pays compartimenté, et se révèle à la diversité des dialectes. Les provinces du Nord continuent à regarder vers le Tonkin, vers Hanoi et Haiphong, tandis que le rayonnement de Saïgon s'étend jusqu'au delà de Nhatrang. La coulée annamite est restée limitée aux plaines. Au Nord du Song¬ ea, si les Thaï arrivent parfois au contact même des terres deltaïques, ils en sont généralement séparés, comme dans le Tonkin méridional, par un tampon de tribus muong. Au Sud du Song-ca, les Indonésiens apparaissent dès les premiers contreforts de la montagne : d'abord groupes misérables de Kha, qui s'étendent beaucoup plus largement sur le versant laotien; puis, au delà de Tourane, tribus de Moï solidement fixées sur les hauts plateaux, et parmi lesquelles certaines, comme les Jaraï et les Radé, ont conservé les traces assez nettes de l'influence chame. Le peuplement annamite remonte assez profondément parfois au long des vallées : ainsi dans le Phu-yen, au sol enrichi par les coulées basal¬ tiques; mais il a fallu l'initiative de missionnaires européens pour enra¬ ciner cette colonie singulière de Kontum, à plus de 500 mètres d'altitude, en plein pays moï. LA COCHINCHINE Comme le Bas-Tonkin, la Cochinchine marque le débouché de deux bassins fluviaux : celui du Dong-nai et des Vaïco, rivières courtes et peu actives; celui du Mékong, fleuve puissant et grand constructeur. Il est certain que ce dernier a déplacé plusieurs fois son cours à travers la plaine, et il semble, en particulier, qu'il s'est écoulé jadis par la région que drainent les Vaïco. Comme les alluvions du Fleuve Rouge, celles du Mékong, divisé en plusieurs défluents dont le principal est le Bassac, sont entraînées vers le Sud-Ouest, le long de la côte, par un courant marin. En dépit de ces analogies, les deux grands deltas de l'Indochine française ne se ressemblent pas. Tandis que celui du Fleuve Rouge reste encore strictement contenu dans son cadre de montagnes, celui du Mé- 30 INDOCHINE kong pi'ojette déjà vers le large, au delà de l'ancien golfe marin, une pointe très hardie, celle de Camau, que les courants rebroussent vers l'Ouest à la façon d'un bec, et qui continue à s'allonger de 60 à 80 mètres par an. Beaucoup plus irrégulière que la plaine tonkinoise par sa configura¬ tion, la Cochinchine l'est aussi par sa structure interne. On n'y distingue pas cette succession de cordons littoraux, de basses terres, de hautes terres, qui forment au Tonkin des zones relativement homogènes. Ces éléments divers sont ici beaucoup plus enchevêtrés. Le littoral actuel est généralement formé de vases noires et putrides, que fixent les racines innombrables des palétuviers. Les terres neuves débordent peu à peu les cordons sableux qui marquent le tracé ancien de la côte; on retrouve très loin dans l'intérieur ces sables formant des buttes isolées, des « giong » qui, souvent bien boisés encore, rompent agréablement l'uni¬ formité de la plaine; quant à la roche du socle, presque toujours grani¬ tique, elle perce assez rarement la couverture alluviale. Les marées ont joué et jouent encore un grand rôle dans la formation de ce delta. Remontant aisément par les larges et multiples embou¬ chures fluviales, elles sont très perceptibles sur le Mékong jusqu'à Phnom-penh, sur le Dong-nai jusqu'à Trian, et leur rythme semi-diurne se propage à travers les arroyos qui sillonnent la plaine et réunissent par un lacis très dense les principaux défluents; à la rencontre de deux courants opposés se forme un dos d'âne, un « rach », qui s'agrandit peu à peu; les canaux se transforment en des chapelets de lagunes len¬ tement envasées, et le réseau hydrographique se modifie constamment, tandis que progresse le colmatage. Ce colmatage n'est pas entravé par l'homme comme il l'est au Tonkin. La Cochinchine ne connaît pas ce système de digues artificielles, si caractéristiques du paysage tonkinois. Les bras du Mékong s'y dé¬ ploient seulement entre les bourrelets qu'ils ont construits eux-mêmes et qui, de plus en plus bas à mesure qu'on se rapproche de la mer, n'empêchent pas les eaux des crues de s'étaler sur la plus grande partie de la plaine, qu'elles continuent ainsi d'exhausser et de fertiliser. Il faut ajouter que ces crues du Mékong, sont beaucoup moins violentes que celles du Fleuve Rouge : leur maximum se place généralement, après une progression régulière, en octobre, et le paysan l'attend sans crainte; rares sont les catastrophes dues à une montée trop rapide. Cliché Gouv. Général Indochine. Haute région du Tonkin, Nguyen-binh (province de Cao-bang). Indochine I. Pl. II. 'Êmï r: I : » M LE PAYS ET LES HOMMES ol La colonisation agricole de la Cochinchine est un fait relativement très récent. Au temps des Khmers, qui formaient le fond de la popula¬ tion de l'antique Fou-nan, et qui occupaient encore exclusivement le pays au xvie siècle, les cultures devaient rester très sporadiques et se limiter aux terrains les plus hauts. Les Annamites commencent à péné¬ trer dans la Cochinchine orientale au début du xvue siècle et les princes Nguyên annexent en 1698 cette région, dont Saigon devient la capitale. Cependant, lors de notre intervention, en 1859, si les Cambodgiens étaient déjà refoulés presque tous au delà des bouches du fleuve, la plus grande partie du delta restait encore inculte, et l'aménagement de la plaine cochinchinoise est en Extrême-Orient un de nos plus beaux titres de gloire, en même temps qu'un témoignage éclatant des résultats fruc¬ tueux auxquels peut atteindre la collaboration franco-annamite. Ici, le problème de l'irrigation est beaucoup moins angoissant qu'au Tonkin, les pluies sont moins irrégulières; le jeu des marées peut assurer sou¬ vent de lui-même le renouvellement de l'eau nécessaire à la croissance du riz, et il faut seulement étendre le bénéfice de ce mécanisme naturel aux terrains jusqu'alors incultes. C'est dans ce but qu'a été entrepris le creusement d'un réseau complet de canaux, qui a fait passer la super¬ ficie des rizières de 400.000 hectares en 1870 à 2 millions 300.000 aujour¬ d'hui. Ces artères permettent aussi, avec la navigation des grandes jon¬ ques, le drainage et la conquête définitive des zones les plus basses ; œuvre qui a surtout profité aux Annamites, dont les villages s'égrènent au long des nouvelles artères; la population de la Cochinchine ne cesse pas d'augmenter, mais sa densité — 75 environ au km2 — reste bien inférieure à celle du delta tonkinois, qui dépasse 300. Les Cambodgiens sont encore environ 300.000 dans les provinces de l'Ouest. Si la Cochinchine a été transfigurée en quelques décades, sa physio¬ nomie reste cependant variée. Dans le Centre, l'emprise humaine est aujourd'hui presque complète; de Saigon à Bac-lieu, de Soc-trang à Long-xuyen s'étend un superbe tapis de rizières à récolte unique, mais d'un rendement supérieur à celles du Tonkin. Les berges des arroyos et des canaux portent les villages annamites, entourés de jardins et de vergers touffus que dominent les palmes des aréquiers et des cocotiers. Ailleurs subsistent, toujours plus réduites par la progression des ca¬ naux, des zones marécageuses, comme la péninsule de Camau, dont les vases noires sont couvertes de forêts d'arbres « tram » et « gia », animées INDOCHINE T. I. 3 32 INDOCHINE au printemps par d'innombrables abeilles; ou encore, au Nord de la Cocliinchine, entre le Mékong et le Vaïco oriental, la monotone plaine des Jonçs dont les sols inondés et alunés restent impropres a toute culture. Mais, en Cochinchine, rien ne répond à ce majestueux amphithéâtre de montagnes qui encadre le delta du Tonkin. C'est seulement dans les provinces de l'Est et du Nord-Est — Baria, Bien-hoa, Thudaumot, Tay- ninh — que les alluvions font place à un glacis s'élevant lentement vers les plateaux moï, et naguèi'e couvert d'une forêt dense où vivaient seulement quelques groupes d'Indonésiens nomades; sur les terres ba¬ saltiques qui feutrent ce socle se développent depuis 1910 les plantations d'hévéas qui sont, après le riz, la grande richesse de la Cochinchine. Vers le Nord-Ouest au contraire, aucun obstacle naturel ne protège le pays cambodgien. LE CAMBODGE Le Mékong, de Stung Treng à Chaudoc, traverse un territoire presque exclusivement peuplé de Cambodgiens, et l'unité du Cambodge est avant tout une unité de peuplement. C'est à l'aval de Kompong-cham seule¬ ment que le fleuve échappe à la carapace gréseuse du Bas-Laos, garnie encore ici de terres basaltiques, pour entrer dans le delta. Il décrit un grand coude vers l'Ouest, sous l'influence des dernières ondulations de l'arrière-pays et, à Phnom-penh, se divise en trois bras : deux qui se dirigent normalement vers la mer, et l'autre, le Tonlé-sap qui, orienté en sens inverse, aboutit au Grand Lac. Cette singularité hydrographique s'explique par la forme même de l'ancien golfe marin, qui s'enfonçait vers le Nord-Ouest jusqu'au delà de Battambang; il fut coupé en deux par les alluvions du fleuve qui débouchait par son travers, et qui con¬ tinua de pousser ses apports vers le Sud; sa partie la plus profonde devint une mer intérieure qui se colmata et se dessala lentement, et dont le lac d'aujourd'hui n'est que le résidu. Les quatre voies fluviales qui divergent autour de Phnom-penh retien¬ nent sur leurs rives presque toute la vie du Cambodge oriental, réglée sur le rythme puissant du Mékong. Le lit mineur est délimité par des berges qui, dans la province de Kompong-cham, ont une hauteur de LË PAYS ËT LES HOMMES 33 10 à 12 mètres au-dessus des basses eaux. En arrière s'allongent des dépressions, appelées « beng », communiquant avec le fleuve par des canaux naturels ou artificiels, les « prek », percés à travers les bourre¬ lets, et qui, recevant les premières eaux des crues, retardent et régula¬ risent l'inondation. C'est sur les deux rives des beng, mais surtout sur le bourrelet même que se groupent les cases cambodgiennes, élevant sur des pilotis de 1 à 2 mètres de haut leur carcasse fragile de bois et de bambou, couverte de chaume ou des feuilles des palmiers « borassus ». A travers la végétation touffue des jardins, on n'aperçoit le plus sou¬ vent que des pans de toitures dominés par le cône blanc d'un « stûpa », ou par les cornes en bois sculpté et doré d'un pagode. Le Cambodgien mène sur ces rives une existence simple et nonchalante. Chaque année, la crue, qui vient souvent baigner les pilotis de sa demeure, dépose sur ses champs une couche de limon neuf; au retrait des eaux, il confie aux sols frais et amollis des berges des cultures dites « chamcars », comme le coton, le tahac, l'indigo, le maïs, les tubercules et légumes divers. C'est là aussi que poussent les grêles mûriers. Le riz vient plutôt dans les bas-fonds, et surtout dans les « beng », ou s'accumule une terre plus lourde et plus argileuse. Ces travaux agricoles ne demandent au Cam¬ bodgien qu'une très petite somme d'efforts. Il complète sa subsistance grâce à la pêche, particulièrement fructueuse après l'inondation, qui multiplie les bras d'eau et étend considérablement la superficie des mares, jusqu'à plusieurs kilomètres du fleuve. Mais qu'on s'écarte da¬ vantage des rives et les aspects changent bientôt : en effet, le Cambodge n'est pas comme la Cochinchine, le pays de la vaste rizière, et, sur le sol de grès rugueux qui se relève lentement et que n'enrichit plus le Mékong, s'étend jusqu'à l'horizon une forêt généralement maigre, par¬ semée de clairières et de pauvres hameaux. C'est encore la forêt qui occupe presque tout le bassin du Grand Lac. Celui-ci est un extraordinaire réservoir de poissons. Dès le début de la crue, les eaux du Mékong refluent par le bras Tonlé-sap, et cet apport, augmenté des pluies tombées dans la vaste cuvette, triple la superficie du lac, dont la profondeur passe de 2 à 12 et même 14 mètres. Les eaux jaunâtres se répandent dans la forêt qui cerne sur plusieurs kilomètres de large l'immense nappe, souvent agitée alors de violentes tempêtes. C'est dans cette végétation noyée que les poissons trouvent la nourri¬ ture abondante, riche en produits organiques, qui explique leur prodi- 34 INDOCHINE gieux pullulement. En octobre, alors que les eaux ont déjà commencé à baisser dans le Grand Fleuve, le courant du Tonlé-sap se renverse : événement consacré, à Phnom-penli, au milieu de fêtes joyeuses, par le geste solennel du roi cambodgien. Le niveau du lac baisse, les poissons abandonnent la bordure forestière, et leurs troupes denses, rassemblées dans les eaux peu à peu diminuées, offrent une proie facile aux pê¬ cheurs. Ceux-ci ne sont pas seulement les Cambodgiens des villages riverains : une population flottante de plus de 30.000 Annamites, Malais, Chinois, Siamois, anime alors le lac, employant des engins très divers, notamment des filets traînés par plusieurs barques, et qui peuvent mesurer jusqu'à 7 km. de long. Le poisson sec est la grande exportation du pays cambodgien, avec le riz. Ce riz en excédent provient de la région de Battambang, où un sol argilo-siliceux, laissé par une phase de plus grande extension lacustre, permet d'assez beaux rendements : comme dans le Cambodge oriental, les habitants se pressent ici sur les rives des cours d'eau, en villages prospères qui s'étirent parmi les vergers. Mais partout ailleurs autour du Grand Lac, les ressources agricoles sont très réduites. Au delà des bois et des plaines de joncs inondés, le glacis de grès ne porte le plus souvent que le manteau de la forêt- clairière, si monotone avec ses arbres aux branches noueuses et rares, à l'écorce grise, aux feuilles larges et dures. Elle est interrompue par de vastes savanes à herbes hautes et coupantes qui jaunissent en hiver, tandis que subsistent, dans les zones plus accidentées surtout, des lam¬ beaux de forêt épaisse. La cuvette du Grand Lac est nettement délimitée au Nord et au Sud par deux alignements montagneux. Au Nord, les Dang-rek, qui s'abais¬ sent en pente très douce vers le Laos siamois, dressent au contraire au- dessus du Cambodge une véritable muraille dont le faîte atteint parfois 500 mètres : falaise que des failles ont avivée par endroits, mais qui, dans son ensemble, paraît due à l'érosion : de nombreux témoins de grès, comme le Phnom-koulen, exploité par les constructeurs d'Angkor, hérissent les pentes qui montent du Grand Lac. Au Sud, le massif des Cardamomes compose un bloc plus épais et beaucoup plus élevé en moyenne, avec plusieurs sommets dépassant 1.500 mètres : il est formé encore de grès presque horizontaux, parfois faillés; en bordure de la plaine apparaissent aussi des roches cristal¬ lines, des schistes et des calcaires primaires; de hauts plateaux presque LE PAYS ET LES HOMMES 35 déserts encadrent quelques bassins occupés par les villages des Pnong, chasseurs d'éléphants et ramasseurs de cardamomes, qui semblent les cousins attardés des gens de la plaine. Les pentes méridionales de ce massif, immédiatement fouettées par les moussons estivales, sont les plus arrosées de toute l'Indochine : à Kas-kong, au Nord-Ouest de Kam- pot, la moyenne pluviométrique annuelle est de 4.083 mm. et le total, en 1923, a atteint presque 8 mètres. Cet écran protège des influences ma¬ rines le Cambodge intérieur, qui connaît ainsi un climat relativement sec et jouit souvent d'un ciel très lumineux; les pluies annuelles restent inférieures à 1.500 mm. à Battambang comme à Phnom-penh. Ce massif n'arrête pas seulement les vents, il entrave aussi les rela¬ tions humaines et les échanges commerciaux. On constate que la déca¬ dence de l'empire Khmèr accompagne justement la perte de ses débou¬ chés maritimes : sans doute la fondation d'Angkor, au ixe siècle, indique- t-elle que la prépondérance passe de la région du Bas-Mékong au bassin du Grand Lac, dont les grès vont permettre au Cambodge de réaliser merveilleusement ses conceptions artistiques et de dresser le témoignage de sa gloire et de sa prospérité. Mais jusqu'au début du xiue siècle, si la puissance khmère s'étend largement vers le Nord, au delà des Dang-rek, à travers le Laos, elle atteint aussi la mer par la plaine de la basse Ménam, alors encore peuplée de Mon. Elle fut ruinée dans cette dernière région par l'arrivée des Siamois, vers la fin du xine siècle. Les rois khmèrs, sous la pression thaï, reculent vers le Bas-Mé¬ kong, errant misérablement de Lovek à Oudong et à Phnom-penh; à partir du xvne siècle, l'immigration annamite les menace de l'autre côté, et la frontière orientale du Cambodge est progressivement refoulée jus¬ qu'aux environs de Phnom-penh. Notre intervention a empêché le dépè¬ cement total du vieux pays khmèr qui nous doit, en outre, la rétrocession des provinces d'Angkor et de Battambang. Mais le Cambodge actuel tourne le dos à sa côte, et c'est par le Siam et surtout par la Cochinchine annamite qu'il entretient les relations les plus faciles avec le reste du monde. 36 INDOCHINE LE LAOS Le Laos français comprend deux régions bien distinctes, approxima¬ tivement séparées par une ligne Nord-Ouest-Sud-Est qui, passant au Nord de Vien-tiane, à la lisière méridionale du plateau du Tran-ninh, rejoindrait la porte d'Annam. Au Sud de cette limite, le Bas-Laos est généralement couvert d'une couche très épaisse de grès, qui se poursuit au delà du Mékong, à tra¬ vers tout le Laos siamois. Le fleuve n'est pas plus une frontière géolo¬ gique qu'une frontière ethnique : sur sa rive gauche, les grès se prolon¬ gent encore jusqu'à la crête même du rebord annamitique. Ils doivent à leur infertilité, et aussi à la présence de cet obstacle aux vents de mer, une association végétale xérophile très caractéristique, celle de la forêt- clairière, qui couvre de part et d'autre du fleuve, au Siam comme en Indochine française, des étendues considérables, et s'étend même sur les larges vallées garnies d'alluvions sableuses, interrompue seulement par les galeries plus denses qui longent le cours d'eau. La monotonie du relief et de la végétation n'est cependant pas abso¬ lue. C'est peut-être dans la région que traverse la route coloniale de Savannakhet à Quang-tri qu'elle est la plus obsédante. Mais au Sud de la Sé-bang-hien, le plateau des Boloven dresse sa coupole basaltique, dominée par des pics gréseux de plus de 1.500 mètres, réplique laotienne des plateaux moï du Sud-Annam : on y traverse de vastes prairies, ma¬ récageuses à la saison des pluies, et coupées de bosquets. Par contre, aux approches de la frontière annamite, le grès laisse souvent la place aux roches plus profondes, surtout cristallines, dont les pentes l'aides portent généralement une forêt bien plus épaisse, au sous-bois inextri¬ cable; la proximité des sommets vaut en effet à cette zone des précipi¬ tations encore considérables. Si Hué reçoit 2.907 mm. de pluie, Attopeu, sur la Sé-kong, en voit tomber encore 2.364 mm., tandis que le total annuel ne dépasse pas 1.730 mm. à Vien-tiane, au bord du Mékong. Au nord de la route de Savannakhet à Quang Tri, d'autres roches s'éten¬ dent aux dépens du grès, et différencient le paysage : des granités et des gneiss parfois, comme dans la région de Tchépone, mais surtout des calcaires primaires massifs, comme ceux qui accidentent, revêtus d'une LE PAYS ET LES HOMMES 37 forêt noire, difficilement pénétrable et presque déserte, le Sud de la province de Cammon, entre Thakhek et Dong-hoi. Si le Bas-Laos français se présente comme le rebord d'une vaste cuvette où les couches plongent très lentement vers l'Ouest, le Haut- Laos au contraire offre les aspects d'un pays très plissé. Cependant l'orientation même des plissements n'y est pas constamment la même. Le Haut-Laos déborde sur le versant de la mer de Chine par ses pro¬ vinces du Tran-ninh et des Hua-phan, et ce pays incliné vers le golfe montre la même structure que le Tonkin méridional et le Nord de l'Annam, c'est-à-dire une série de coulisses parallèles, dirigées du Nord-Ouest au Sud-Est : les schistes et les grès d'une part, les terrains cristallins d'autre part en sont les éléments principaux, et ceux-ci cons¬ tituent généralement les sommets, comme le Pu-loi (2.257 m.) à l'Ouest de Sam-neua, le Pu-sao et le Pu-bia (2.821 m.) au Sud de Xieng-khouang. Cependant, les massifs sont encore moins individualisés ici qu'au Tonkin, et le bloc montagneux est coupé par le Song-ma, le Song-ca et leurs affluents sans égard à sa structure profonde; de hautes sur¬ faces nivelées se sont bien conservées dans l'Ouest de cette région : la plus caractéristique est celle du Tran-ninh, qui porte à 1.300 mètres en moyenne ses calmes ondulations modelées dans le grès et les argiles rouges, et vêtues de prairies ponctuées de bosquets de pins. A l'Ouest du Pu-loi et du Tran-ninh, les lignes directrices de la struc¬ ture et de l'orographie sont au contraire Nord-Est-Sud-Ouest, et même presque Nord-Sud sur la rive droite du Mékong. Les plis, relativement très serrés contre le rebord du Tran-ninh, s'étalent à l'Ouest, au delà du Nam-hou, un des principaux affluents du Mékong, et encadrent vers la frontière de la Birmanie et du Yunnan d'amples vallées en ber¬ ceau. Les couches plongeant ici vers le Nord, les roches cristallines, encore très fréquentes au Siam dans l'axe des chaînons, apparaissent rarement au contraire sur la rive gauche du fleuve où elles sont recou¬ vertes par les terrains plus récents, et surtout des grès rouges, différents de ceux du Bas-Laos, très salifères et qui ne semblent pas sans ana¬ logie avec ceux du Sé-tchoan chinois. Ces sols rouges, très facilement ravinés, sont encore le domaine favori d'un boisement rabougri et très clair. Mais dans le Haut-Laos la forêt reste souvent dense et belle, mal¬ gré les ravages du « raï ». En effet, si ce pays connaît dans la saison fraîche une sécheresse plus prononcée que le Tonkin, il doit à son alti- 38 INDOCHINE tude d'abondantes pluies estivales et les brouillards y sont bien plus fréquents que dans le Bas-Laos, renommé pour sa luminosité. La diffé¬ rence reste grande cependant avec le versant de la Mer de Chine: Luang- prabang, ne reçoit que 1.305 mm. de pluie, tandis que Thanh-hoa, à la même latitude, en compte 1.725 mm.; d'autre part, les hivers sont plus rigoureux dans les plaines du Tonkin et du Nord-Annam que dans les vallées laotiennes, abritées de la mousson du Nord. Le Mékong n'est qu'un lien bien précaire entre les diverses parties du Laos. Ce fleuve, qui mesure environ 4.400 km., et borde ou traverse sur plus de 2.500 km. l'Indochine française, offre un assemblage de tronçons très imparfaitement raccordés. Dans le Haut-Laos, son cours, singulièrement tortueux, au tracé en « baïonnette », s'accorde bien rarement aux directions structurales, et même quand il est orienté vers le Sud-Ouest et semble parallèle aux plis, les recoupe en réalité suivant un angle très faible : ainsi à l'aval de Luang-prabang, où les bancs de roches dures engendrent de nombreux rapides. A partir de Vien-tiane, le fleuve coule presque constamment dans les couches hori¬ zontales de grès et déroule jusqu'à Savannakhet, sur 500 km. environ, le plus beau de ses biefs navigables, que les chaloupes à vapeur remon¬ tent et descendent pendant toute l'année. Mais, de Savannakhet à Kratié, ces grès ont été affectés de failles récentes qui ont dû favoriser la réu¬ nion, par des captures, de bassins fluviaux jusqu'alors séparés. Le Mé¬ kong est encore ici en plein travail de régularisation : à l'Ouest des Boloven, il s'enfonce dans la rainure étroite des Kemmarat et, plus loin, à la frontière cambodgienne, franchit par des cascades grandioses et multiples le prolongement de la falaise des Dang-rek; ensuite, le delta n'est atteint qu'après plusieurs transbordements. Ainsi rien ne prédisposait ces pays du Mékong à l'unification poli¬ tique. Celle-ci semblait pourtant en cours de réalisation, entre le ixe et le xine siècle, lorsque la puissance khmère s'étendait vers le Nord jus¬ qu'au delà de Vien-tiane, comme en témoigne l'inscription de Jayavar- man VII à Say-fong, voisine de la capitale laotienne. Mais plus tard, l'expansion des Thai du Mékhong, issue au contraire du Nord, ne réussit pas à dépasser les Dang-rek, et même le territoire que draine le fleuve l'expansion des Thaï du Mékong, issue au contraire du Nord, ne réussit semble-t-il, sous un sceptre unique, mais resta presque constamment divisé en deux principautés, correspondant approximativement aux deux LE PAYS ET LES HOMMES 39 grandes régions du Haut et du Bas Laos : celle de Luang-prabang au Nord, celle de Vien-tiane au Sud, à cheval toutes deux sur le fleuve. La dernière paraît avoir atteint son apogée au xvne siècle, lors du voyage de l'ambassadeur hollandais Van Wuysthoff. Mais l'une et l'autre résistaient mal aux entreprises des peuples qui les entouraient, solidement établis dans les deltas de la péninsule; les armées birmanes et annamites appa¬ raissent souvent depuis le xv8 siècle sur les bords du Mékong. A la fin du xvme siècle, ce sont les Siamois qui, sous la conduite de la jeune dy¬ nastie fixée à Bangkok, deviennent les plus menaçants : en 1827 ils pren¬ nent Vien-tiane et transportent sur la rive droite du Mékong plusieurs milliers de Laotiens. Dès lors le Siam essaye d'étendre sa domination sur tous les peuples de langue thaï de l'Indochine; comme il ambitionne aussi de conquérir le Cambodge, les pays du Moyen et Bas-Mékong pa¬ raissent encore une fois tendre vers l'unité, sous l'effort des rois de Bang¬ kok : en 1888, les avant-postes siamois poussent jusqu'aux cols de la chaîne annamitique. Cette politique ambitieuse fut déçue par notre inter¬ vention qui, au Sud, réussit à sauver les vieilles provinces cambod¬ giennes, et, au Nord, laissant à la principauté de Luang-prabang son an¬ cienne extension, refoula la frontière siamoise jusqu'au delà du Mé¬ kong; mais les circonstances ne nous permirent pas de reconstituer l'unité du royaume de Vien-tiane, dont les territoires de la rive droite forment aujourd'hui le Laos siamois. Pourtant, là non plus, le Mékong ne sépare pas des populations différentes, ses deux rives sont habitées par ces Thaï « Lao », qui ont donné leur nom au pays, et dont la civilisation, affinée d'assez bonne heure par les influences bouddhiques, garde, entre celles du Siam, de la Birmanie et du Cambodge, un charme original et singulièrement attirant. Mais, suivant la loi si générale en Indochine, cette civilisation ne fleurit vraiment que dans les vallées, et surtout dans celle même du Mékong, s'épanouissant avec elle dans les biefs navigables, se fanant aux étranglements du lit. On la reconnaît encore tout au Nord, mais déjà altérée par des influences birmanes, chez les Lus, qui peu¬ plent les larges dépressions du 5e territoire militaire. Elle remonte le long des affluents de la rive gauche, et déborde sur le glacis annamite, dans les provinces des Hua-phan et du Tran-ninh. Mais, dans ces hauts pays, le bouddhisme reste très superficiel parmi les divers groupes thaï : ainsi chez les Thaï Neua des Hua-phan ou les Phu Eun du Tran-ninh; 40 INDOCHINE et, au-dessus des Thaï, ou même entremêlés à eux, on retrouve ici les semi-nomades du Haut-Tonkin, Man et Meo venus de Chine. En outre, les Indonésiens Kha non assimilés, sont dès le Haut Laos beaucoup plus nombreux qu'au Tonkin : au Sud de la latitude de Thakhek, ce sont eux qui peuplent exclusivement les pentes occidentales de la chaîne annamitique ou les plateaux qui la précèdent; les Kha Boloven annon¬ cent déjà au Laos les fortes tribus moi de l'Annam méridional. CONCLUSION Nous avons essayé, dans ces brèves études régionales, de mettre en valeur la diversité de l'Indochine française, qui nous paraît fondamen¬ tale. A notre arrivée dans le pays, un puissant facteur humain travaillait sans doute pour l'unification : c'était le peuple annamite, dont le flot s'était répandu du Tonkin à la Cochinchine et qui déferlait sur les der¬ nières provinces du Cambodge, d'autre part entamé par le Siam. Mais cette œuvre d'unification, en admettant qu'elle fût souhaitable, ne pou¬ vait pas être complète avant de longs siècles. La pénétration annamite au Cambodge s'accompagnait de violences et de dépossessions brutales; et la montagne qui couvre, avons-nous dit, plus des quatre cinquièmes du pays était à peine entamée. Si, parmi les minorités ethniques, les unes devaient être anéanties bientôt et perdre jusqu'au souvenir même de leur gloire passée, les autres, mieux défendues par la nature de leur territoire, paraissaient capables de sauvegarder longtemps leur in¬ dépendance vis-à-vis des populations deltaïques. L'Indochine, abandon¬ née à elle-même, semblait vouée à une longue anarchie; seule, une do¬ mination étrangère pouvait lui assurer la paix et la stabilité. C'est la France qui, à la suite de circonstances où quelques initiatives indivi¬ duelles ont le plus grand rôle, a assumé délibérément cette charge. La fédération qu'elle a créée en respectant les divisions politiques tradition¬ nelles est devenue un Etat parfaitement viable de 20 millions d'hommes, répartis en groupements dont l'originalité est à l'abri de toute atteinte brutale, mais qui profitent ensemble d'une administration régulière et qui, tout en se développant parallèlement, sont de mieux en mieux rat¬ tachés par des intérêts communs. On verra, dans le second tome de cet le pays et les hommes 41 ouvrage, quels sont les principes et les résultats de l'œuvre française en Indochine, et comment nous consolidons le faisceau des particularismes locaux par nos réalisations économiques et sociales. Charles Robequain, Ancien Membre de l'Ecole Fruiçaise d'Extrême-Orient BIBLIOGRAPHIE SOMMAIRE Cordier (H.). Bibliotheca Indosinica. Dictionnaire bibliographique des ouvrages relatifs à la Péninsule indochinoise. 4 tomes. — Paris, Ernest Leroux, 1912-1915. — Pour l'Indochine française, voir les t. I (Laos), III et IV. Table générale des matières à la fin du tome IV. Boudet (F.) et Bourgeois (R.). Bibliographie de l'Indochine française, Hanoi, 1929. Bibliographie méthodique et répertoire par noms d'auteurs de la plupart des ouvrages et articles parus depuis 1912, date à laquelle s'arrêtait le dépouille¬ ment de H. Cordier, jusqu'en 1920. PERIODIQUES Bulletin de l'Ecole française d'Extrême-Orient (B.E.F.E.O.). Paraît depuis 1901, à Hanoï. Le tome XXI (1921) résume les travaux de l'Ecole française et donne un index général des tomes I à XX. Articles originaux et comptes rendus des princi¬ paux ouvrages parus sur l'Indochine française. Excursions et Reconnaissances, Saïgon, 1879 à 1890. Table générale des matières dans la Bibliotheca Indosinica de H. Cordier, pp. 1752-58. Bulletin de la Société des Etudes Indochinoises de Saïgon. Saïgon, 1883-1923, et depuis 1926. Table des matières jusqu'en 1913 dans la Bibliotheca Indosinica de H. Cordier, p. 1726-1737. Revue Indochinoise. Hanoi, 1893-1924. Extrême-Asie. Revue Indochinoise illustrée. Hanoi, depuis 1925. Bulletin des Amis du Vieux Hué. Hanoï, depuis 1914. Table 1914-1923. Bulletin économique de l'Indochine. Hanoi, depuis 1898. Table des matières 1878-1922, par L. Hautefeuille. L'Eveil économique de l'Indochine, depuis 1917. L'Indochine. Revue économique d'Extrême-Orient, Paris, depuis 1924. CARTES Le Service géographique de l'Indochine dresse et publie de nombreuses séries de cartes, dont deux sont fondamentales : a) la carte au 1:100.000, en 9 couleurs, avec courbes de niveau à l'équidistance de 25 mètres. 106 feuilles ont paru, sur les 244 qui couvriront l'Indochine fran¬ çaise entière. 42 INDOCHINE b) la carte au 1:25.000, pour les plaines maritimes seulement, en 8 couleurs, avec courbes de niveau à l'équidistance de 1 mètre. Achevée pour le Tonkin et l'Annam, en cours de réalisation pour la Cochinchine. Pour l'ensemble du pays, consulter la carte au 1:500.000 (21 feuilles, 1927-28), la carte hypsométrique en couleurs au 1:1.000.000 international (7 feuilles) ou au 1:1.000.000 local (18 feuilles). Cette dernière carte ligure dans l'Atlas de l'Indo¬ chine (1928), qui contient en outre de nombreuses cartes générales (géologique, minière, agricole, pluviométrique, ethno-linguistique, etc...) et les plans des villes principales. LE PAYS ET LES HOMMES Voyage d'Exploration en Indochine, effectué pendant les années 1866, 1867 et 1868, par une mission dirigée par Doudart de Lagrée, publié par Francis Garnier. -— Paris, 1873, 2 vol. et atlas. Mission Pavie. Indochine, 1879-1895. Géographie et Voyages. — Paris, 1901- 1929. 7 vol. et atlas. Russier (H.) et Brenier (II.). ■— L'Indochine française. — Paris, 1911. Brenier (H.). Essai d'atlas statistique de l'Indochine française. — Hanoï, 1914. Madrolle (C.). Indochine du Nord. Indochine du Sud. 2 vol. — Paris, 1925-26. Sion (J.). L'Indochine (Géographie universelle, tome IX. L'Asie des Moussons, 2° partie, p. 394-478). — Paris, 1929. Gourou (P.). L'Indochine française. —• Hanoi, 1929. Maspero (G.) (sous la direction de). Un Empire colonial français. L'Indochine. 2 tomes. — Paris, 1929-1930. Dussault (L.). Structure géologique et Géographie physique de l'Indochine française (Société de Géographie de Hanoi. Inventaire général de l'Indochine. 1er fascicule). — Hanoi, 1926. La très grande majorité des travaux sur la géologie de l'Indochine ont paru dans les deux séries suivantes : Bulletin du Service Géologique de l'Indochine. Hanoi, depuis 1912. Mémoires du Service Géologique de l'Indochine. Hanoi, depuis 1913. On trouvera l'énumération méthodique et chronologique de ces travaux dans le Catalogue des Publications (mis à jour au 1er janvier 1929). Un bon résumé de la géologie de l'Indochine est donné par : Jacob (Ch.). La géologie de l'Indochine (Cahiers de la Société de Géographie de Hanoi, 1922). Blondel (F.). Etat de nos connaissances en 1929 sur la Géologie de l'Indochine française (Bulletin du Service Géologique, XVIII, 1929, fasc. 6.) Bulletin pluviométrique annuel. Phu Lien (autographié depuis 1906, imprimé depuis 1925). Brenier (H.). Répartition saisonnière des récoltes et pluviométrie en Indochine (Bulletin Economique de l'Indochine, 1908, p. 573-599). Le Cadet. Le climat du delta du Tonkin (id., 1911, p. 757-776). Chassigneux (E.). Les dépressions continentales et le climat du Tonkin (Revue de Géographie annuelle, Paris, 1913, fasc. II, p. 1-135). Le Cadet. Le régime pluviométrique de l'Indochine (Bulletin Economique de l'Indochine, 1917, p. 1-50). le pays et les hommes 43 Bruzon (E.) et Carton (P.). Le climat de l'Indochine et les typhons de la mer de Chine. — Hanoi, 1929. Lecomte. Les bois de l'Indochine (Publications de l'Agence Economique de l'Indochine). — Paris, 1926, 1 vol. et 1 atlas. Gruvel. L'Indochine, ses richesses marines et fluviales. — Paris, 1925. Pouyanne (A.). Les Travaux publics de l'Indochine. — Hanoi, 1926. Demarez. Les modes de vie dans les montagnes de l'Indochine française (Re¬ cueil des Travaux de l'Institut de Géographie Alpine, Grenoble, 1919, p. 453-557). Diguet (E.). Les Annamites. — Paris, 1906. Pasquier (P.). L'Annam d'autrefois. — Paris, 1907. Lunet de Lajonquière. Ethnographie du Tonkin septentrional. — Paris, 1906. Diguet (E.). Les montagnards du Tonkin. — Paris, 1908. Dumoutier. Essai sur les Tonkinois (Revue indochinoise, 1907-1908). Marabail (P.). La Haute-Région du Tonkin et l'officier colonial (Cercle de Cao Bang). — Paris, 1908. Chassigneux (E.). L'irrigation dans le delta du Tonkin (Revue de Géographie annuelle, 1912, p. 1-121). Chevalier (Aug.). Premier inventaire des bois et autres produits forestiers du Tonkin (Bulletin Economique de l'Indochine, 1918-1919). Abadie. Les races du Haut-Tonkin de Phong-tho à Lang-son. — Paris, 1924. Gourou (P.). Le Tonkin (Exposition Coloniale Internationale, Paris, 1931). Maître (H.). Les jungles moï. •— Paris, 1912. Robequain (Ch.). Le Thanh Hoa. Etude géographique d'une province annamite (Publications de l'Ecole française d'Extrême-Orient, tomes XXIII et XXIV. Paris, 1929). Pouyanne (A.). Voies d'eau de la Cochinchine. — Saigon, 1911, 1 vol. et 1 atlas. Doucet (E.). Sur la formation du delta du Mékong (Annales de Géographie, 1914-1915, p. 339-350). Delaliaye (V.). La plaine des Joncs et sa mise en valeur. Rennes, 1928. Aymonier (Et.). Le Cambodge. — Paris, 1900-1904, 3 vol. Pétillot (L.). Une richesse du Cambodge : la pêche et les poissons. — Paris, 1911. Collard (P.). Cambodge et Cambodgiens. — Paris, 1925. Ménétrier (E.). Monographie de la circonscription résidentielle de Kampot (Extrême-Asie, 1925). Le Nulzec. Le plateau des Cardamomes cambodgiens (La Géographie, 1926, p. 305-344). Tournier. Notice sur le Laos français. — Hanoi, 1900. Bernard (N.). Les Khas, peuple inculte du Laos français (Bulletin de Géogra¬ phie historique et descriptive, 1904, p. 283-389). De Reinach (L.). Le Laos, Paris, 1911. LES POPULATIONS DE L'INDOCHINE FRANÇAISE L'Indochine est une zone de transition. A l'époque historique, les in¬ fluences indiennes et chinoises s'y sont rencontrées. Aux temps préhis¬ toriques, elle a été le lien entre le continent asiatique et l'Océanie. Ceci explique la diversité des sociétés indochinoises, diversité de races, de langues et de civilisations. Examinons rapidement, de ces trois points de vue, les populations de l'Indochine française. I. — LES RACES Le peuplement de l'Asie Orientale est déterminé par une loi qui expli¬ que en gros la répartition des races : pendant des millénaires, les hommes ont été poussés par vagues successives de l'intérieur du conti¬ nent vers la péninsule indochinoise. Une autre poussée, moins impor¬ tante, s'exerçait en sens inverse : des navigateurs venus des mers du Sud ont souvent fait irruption sur les côtes indochinoises et réussi à étendre leur domination sur les groupes de l'intérieur. Naturellement, les envahisseurs cherchaient d'abord à s'emparer des terres fertiles; suivant les cas, ils recouvraient les anciens occupants ou les refoulaient. D'où des mélanges et des mouvements ethniques commencés dès les premiers âges et poursuivis pendant toute l'époque historique. Les allu- vions étant les terres les plus riches, tandis que la fertilité du sol est bien moindre sur les hauteurs, il en résulte que les populations s'éche¬ lonnent suivant l'altitude; presque partout, le contraste est net entre les habitants des hautes et des basses régions. 46 INDOCHINE L'exploration du sous-sol est encore à ses débuts et l'on ne peut dire avec précision quelle était la distribution des races à l'époque préhis¬ torique. En 1876, Roques explore au Cambodge la célèbre station néoli¬ thique de Sam-Rong-Sen; puis les découvertes se succèdent du sud au nord. En 1906, M. Mansuy fouille au Tonlcin, dans la caverne de Pho- binh-gia, une station du néolithique inférieur, plus ancienne que tous les gisements trouvés antérieurement en Indochine. Récemment enfin, l'étude méthodique de la caverne sépulcrale de Lang Cuom (Haut-Ton- lcin) par Mlle Colani nous a révélé, dans ses grandes lignes, la strati¬ graphie ethnique en Indochine depuis le début des temps néolithiques. Ces découvertes prouvent qu'à l'époque néolithique le peuplement de l'Indochine était formé d'au moins quatre éléments ethniques : une population de type indonésien, par conséquent à peau claire, dont les restes se présentent dans les couches supérieures; trois populations noires de type negrito, mélanésien et australoïde. En outre, un crâne témoignant d'un métissage indonésien-mongolique a été recueilli à Lang Cuom à peu près au même niveau que les crânes indonésiens. La répartition des ossements fossiles semble indiquer qu'au commen¬ cement des temps néolithiques, l'Indochine était peuplée d'éléments nigritiques en majorité mélanésiens (très dolichocéphales) ; deux crânes australoïdes ont été trouvés à Lang Cuom; un seul crâne négrito a été découvert beaucoup plus au Sud, à Minh Cam, sur le territoire de l'An- nam actuel. Pendant l'époque néolithique apparaît l'élément dit indoné¬ sien, dolichocéphale à peau claire. Plus tard enfin, ce dernier type se modifie par suite d'un métissage mongolique. L'influence mongolique se manifeste aujourd'hui fortement dans le type de l'Annamite. Actuellement, le type indonésien se retrouve presque pur chez les Khas du Laos, chez les Mois de la chaîne annamitique et chez les Phnongs du Cambodge, très semblables les uns et les autres aux Rattaks de Sumatra et aux Dayaks de Rornéo. Quant à l'ancien élément noir, il a presque entièrement disparu sur le continent asiatique; il ne survit guère que chez les sauvages de la Péninsule malaise. Toutefois un métissage négrito s'observe assez fréquemment chez les Annamites et les Cambodgiens. Divers témoignages historiques tendent à prouver que les populations noires se sont maintenues assez longtemps sur des territoires où on ne les trouve plus aujourd'hui. Les annalistes chinois de la dynastie T'ang Pagode et rochers de Sai-son, province de Son-tay (Tonkin). Pl. III. Indochine I. LES POPULATIONS DE L'iNDOCHINE FRANÇAISE 47 nous apprennent « qu'à partir du Lin-yi (Annam actuel), vers le Sud, les gens ont tous les cheveux frisés et le corps noir ». Par conséquent, les noirs étaient encore nombreux vers le vue siècle de notre ère, dans la région où l'on a découvert le crâne négrito de Minh Cam. Certaines stations préhistoriques, comme celle de Keo-phay, présen¬ tent un outillage complexe : la plupart des objets y sont taillés et res¬ semblent aux « amandes » les plus courtes du chelléen européen; quel¬ ques instruments seulement sont polis au tranchant et éclatés sur le reste de la surface. Le voisinage de ces objets dans les couches inférieures du néolithique semble indiquer qu'un procédé de polissage s'est juxta¬ posé à une ancienne technique paléolithique. On suppose que le polis¬ sage a été introduit par les hommes du type indonésien. D'où venaient ces derniers? H. Kern admettait, pour des raisons d'ordre linguistique, qu'ils se sont répandus du continent asiatique vers les îles de la Sonde et cette hypothèse reste encore aujourd'hui la plus probable. On peut se représenter de la façon suivante le peuplement de l'Indochine à l'âge de pierre : d'anciennes populations à peau noire, formées d'éléments très divers, auraient été en contact au début de l'époque néolithique avec des envahisseurs à peau claire du type indo¬ nésien, et une industrie paléolithique préexistante aurait été, non rem¬ placée, mais progressivement améliorée par une méthode de polissage. L'état de l'outillage indique probablement la condition des peuples : une civilisation néolithique ne s'est pas brusquement substituée à une civili¬ sation paléolithique, mais une population ancienne à peau noire a proba¬ blement été pénétrée peu à peu par un élément ethnique à peau claire; pendant longtemps des races et des techniques très diverses ont coexisté sur le même sol. Des phénomènes analogues s'observent au début de l'âge des métaux. Une civilisation du bronze ne s'est pas substituée à celle de la pierre; la première s'est juxtaposée à la seconde, et longtemps après l'appa¬ rition des premiers objets de métal, les instruments de pierre restaient les plus nombreux. Les outils de bronze contemporains de la fin du néolithique sont simples, fragiles et de formes peu variées. Ce sont le plus souvent des hachettes au tranchant semi-circulaire ou de contour surbaissé. Plus tard, à une époque qui doit être voisine des temps histo¬ riques, apparaissent des objets plus grands, plus robustes et plus par¬ faits couverts le plus souvent d'une décoration géométrique ou même de INDOCHINE. T. I. 4 48 INDOCHINE compositions compliquées comprenant des images d'animaux et des personnages. Comment l'industrie métallurgique s'est-elle répandue en Indochine? Géographiquement, plusieurs centres de diffusion sont possibles : il existe au Yunnan, non loin de la frontière tonkinoise, d'importants gise¬ ments de cuivre et d'étain; d'autre part, « on retrouve, dans le Sud et dans l'Ouest de l'Indochine, des gîtes stannifères et cuprifères, parmi lesquels ceux de Perak et de Malacca sont particulièrement réputés ». Il est possible que les premiers instruments en bronze aient pénétré en Indochine par le Nord-Ouest, tandis que l'ornementation des objets plus récents semble indiquer une origine méridionale. Plusieurs faits nous invitent à chercher vers le Nord l'origine de l'industrie métallurgique : d'une part, l'abondance relative des vestiges découverts dans les régions septentrionales; d'autre part, la présence, à la fin du néolithique, d'osse¬ ments appartenant à des individus métissés de race mongolique. Le dé¬ but de l'âge des métaux coïnciderait donc avec une influence mongo¬ lique. Cette influence explique non seulement l'introduction de nouveaux apports culturels, mais encore l'arrivée d'éléments ethniques qui, se succédant jusqu'à une époque assez récente, ont sensiblement modifié l'ancienne répartition des populations indochinoises. L'élément mongo¬ lique détermine certainement pour une forte part la morphologie des Annamites, des Thaï, des Birmans, c'est-à-dire de populations apparues successivement dans l'histoire et dont les migrations se sont prolongées pendant tout le moyen âge. Suivant la tradition annamite, l'industrie du fer aurait passé du Sseu- tch'ouan au Tonkin. Il est probable que dès avant notre ère, des outils forgés avaient pénétré en Indochine, suivant la route de commerce qui reliait le Sseu-tch'ouan à l'Inde en passant par le Yunnan; mais ces ob¬ jets étaient rares et l'industrie du bronze resta prospère en Indochine longtemps après le début de l'ère chrétienne. En résumé, malgré les lacunes de nos connaissances, on peut distin¬ guer trois grandes phases dans le peuplement de l'Indochine. Au début des temps néolithiques, les habitants de la péninsule sont semblables aux Négritos, aux Mélanésiens et aux Australiens actuels. Pendant l'âge de la pierre polie, à ces populations nigritiques qui sont peu à peu résor¬ bées, succède une seconde couche de type indonésien. Enfin, une troi- LES POPULATIONS DE L'iNDOCHINE FRANÇAISE 49 sième période qui coïncide à peu près avec l'âge des métaux et qui se prolonge pendant les temps historiques, est marquée par les progrès incessants de l'élément mongolique. Actuellement, sur le territoire de l'Indochine française, on peut distin¬ guer divers types humains dont aucun ne représente une race absolu¬ ment pure : 1° L'élément nigritique a disparu et ne se traduit plus que par des métissages particulièrement sensibles dans le Sud. 2° Sur les hautes terres de l'Annam, du Cambodge et du Laos vivent des tribus appelées Moï par les Annamites, Kha par les Laotiens et Phnong par les Cambodgiens. Ces « sauvages » présentent le type indo¬ nésien presque pur : petite taille (1 m. 57) ; dolichocéphalie (indice 77) ; peau d'un blanc basané, rougeâtre; cheveux plus ou moins ondulés; yeux droits. A ce groupe, on peut rattacher, bien qu'ils soient modifiés par des mélanges, les Kouis du Nord-Ouest du Cambodge et les Chams. Ces derniers, qui formaient jadis un grand peuple, ont été refoulés par les Annamites et sont actuellement dispersés, au nombre de 130.000 en¬ viron, au Sud de l'Annam, en Cochinchine et au Cambodge. 3° Les Annamites sont une population mixte issue probablement de métissage entre la race indonésienne et les envahisseurs mongoliques. Installés au Tonkin avant le début de notre ère, ils n'ont cessé de s'éten¬ dre vers le Sud. Actuellement, au nombre de 15 millions environ, ils occupent l'Annam, presque toute la Cochinchine et ont quelques colonies au Cambodge, au Laos et en Océanie. Ils sont petits (1 m. 58), brachy- céphales (indice 82,8), ont les pommettes saillantes, les yeux bridés, les cheveux droits. Sur les mamelons peu élevés du Tonkin et du Nord- Annam, on rencontre des Muong qui représentent sans doute physique¬ ment, linguistiquement et socialement le plus ancien type annamite. 4° Les Cambodgiens ou Khmèrs sont une autre population mixte, extrê¬ mement complexe. Avant les invasions thaï et annamite, ils occupaient un vaste empire; ils habitent actuellement le Cambodge, le Sud de la Cochinchine et une petite partie du Siam. Ils sont brachycéphales (in¬ dice 83,6), plus grands (1 m. 65) et de teint plus foncé que les Anna¬ mites, ont souvent les cheveux ondulés et généralement les yeux droits. Ici la race indonésienne paraît avoir été modifiée principalement par des immigrants indous et malais. 5° L'habitat des Thaï comprend la Chine du Sud, le Nord du Tonkin, 50 INDOCHINE le Laos, le Siam et s'étend jusqu'à l'Assam. Comme les Annamites, ils sont partis du Nord et n'ont cessé de s'étendre vers le Sud, s'insinuant entre les tribus et fondant çà et là des principautés autonomes. Tandis que l'Annamite refoule ou absorbe les populations allogènes, le Thaï encadre les éléments soumis. Ceci explique l'uniformité relative du type annamite et la grande diversité des Thaï. Parmi ceux-ci, les Laotiens sont sous-brachycéphales (indice 83,6) et de petite taille (1 m. 59), tandis que les Thô du bassin de la Rivière Claire (Haut-Tonkin) sont sous- brachycéphales (indice 82,5), relativement grands (1 m. 67), aux yeux droits et au teint bistré. 6° Au-dessus du delta où pullulent les Annamites, des mamelons où se maintiennent les Muong et des hautes vallées colonisées par les Thaï, les montagnes du Haut-Tonkin sont occupées par des tribus dissé¬ minées appartenant à des races diverses et mal connues : Man, Meo, Lo lo. La plupart de ces groupes ont probablement émigré de la Chine du Sud à l'époque moderne. II. - LES LANGUES A première vue, deux langues comme le cambodgien et l'annamite sont de types tout différents. Les mots cambodgiens ont souvent plu¬ sieurs syllabes et ils ne sont jamais liés à un ton déterminé; les mots annamites sont courts et nécessairement prononcés à une hauteur de son ou avec une modulation invariables. Ces différences s'atténuent si on se reporte à l'époque ancienne. Tandis que l'Annamite actuel a presque toujours simplifié les groupes de consonnes initiales, ces groupes étaient encore fréquents au xvii® siècle comme le prouvent les notations du Père Alexandre de Rhodes. En outre, la comparaison avec les langues voisines permet d'affirmer que certains de ces groupes comprenaient jadis un élément vocalique, de sorte que de nombreux mots avaient plus d'une syllabe. Enfin, le système des tons tel qu'on l'observe aujour¬ d'hui, ne se conçoit guère dans une langue polysyllabique. Il en résulte que le monosyllabisme et le système des tons de l'annamite sont proba¬ blement le résultat d'une lente évolution et que ces caractères ne sau¬ raient fournir la base d'une classification scientifique. En tenant compte de la structure des sociétés, on peut diviser les langues indochinoises en deux catégories. Sur les hauteurs, où la densité LES POPULATIONS DE L'iNDOCHINE FRANÇAISE 51 de la population est faible, vivent des groupes sans cohésion qui n'ont guère été affectés par les influences extérieures; dans ces régions, la langue varie sensiblement de tribu à tribu. Dans le bas pays où la popu¬ lation est dense, les influences étrangères se sont exercées profondément et des formations politiques centralisées se sont développées au cours de l'histoire. D'une part, des parlers de tribus sur la Cordiltière annami- tique et dans le Haut-Tonkin; d'autre part, des langues communes dans les deltas et les plaines. Les parlers de tribus n'ont pas d'histoire; ils perdent sans cesse du terrain et sont menacés de disparition. Les lan¬ gues communes nous sont connues à date ancienne par des inscrpitions; ce sont l'annamite, le cham, le cambodgien ou khmèr et le laotien qui est une langue thaï. L'annamite et certaines langues thaï ont subi pen¬ dant des siècles l'influence de la Chine et sont encombrés de mots chi¬ nois; les autres langues communes contiennent une notable proportion de mots indiens. Lorsqu'on cherche à classer les langues de l'Indochine d'après leurs caractères strictement linguistiques, on rencontre de grandes difficultés dues surtout à l'absence presque complète de morphologie. Ni conju¬ gaison, ni déclinaison; les rapports des mots dans la phrase se traduisent en principe par la position qu'ils occupent et par l'emploi de particules. On est donc réduit à classer les langues en comparant les éléments du vocabulaire et en étudiant la manière dont les mots sont formés. Les résultats qu'on va exposer ont été obtenus en appliquant cette méthode. 1° L'ancien élément nigritique ayant été refoulé ou résorbé par des populations plus récentes, ce niveau linguistique n'est plus représenté par des langues distinctes. Mais on peut supposer qu'il en reste des traces dans les vocabulaires actuels. Le problème est obscur; bornons- nous à indiquer que la langue chame est probablement une de celles où affleure l'ancien substrat 2° La famille la plus largement représentée est celle des langues dites austroasiatiques. Elle comprend en Indochine française l'annamite avec le muong, le cambodgien ou khmèr, le cham, assez aberrant, et les nom¬ breux parlers des tribus moï, kha, phnong et koui, parmi lesquels il suffit de citer le bahnar, le radé, le reungao, le stieng, le sedang et le djaraï. En Birmanie, le mon appartient au même groupe. Dans l'Inde orientale, les divers parlers munda présentent d'incontestables affinités avec les langues austroasiatiques de l'Indochine. 52 INDOCHINE Les noms de nombre ont été les premiers indices révélateurs de cette unité linguistique : VIEUX-KHMEll MON BAHNAR STIENG annamite MUNDA (Santali) un muay muoâ m in g m uôi mot mit deux bar ba bar bar hai bar trois peh P» peng pêi ba pâ quatre pon pan puon puôn bôn pon cinq pram màsôn pôdain pràm nàm marâ Dans les langues modernes, le mot est en principe invariable. Les rapports des noms entre eux, les circonstances de genre et an nombre, les temps et modes des verbes, tout ceci est rendu au moyen de parti¬ cules indépendantes et par la place qu'occupe le mot dans la phrase. Dans l'ancienne langue, une même racine était susceptible de donner naissance à des substantifs, verbes et adjectifs, par l'adjonction de pré¬ fixes et d'infixés appropriés. L'infixé n servait à former des noms d'ins¬ truments et des adjectifs. Ainsi en mon on a : put « ciseler », pnut « ciseau ». Le préfixe pa donnait naissance à des verbes causatifs. En vieux-mon âr signifie « aller » et pâr « faire aller, se conduire ». Les procédés de dérivation au moyen d'infixés et surtout de préfixes, s'obser¬ vent encore très nettement en cambodgien. La plupart des langues austroasiatiques présentent une tendance au monosyllabisme qui s'est surtout réalisée en annamite .Par suite de cette tendance, la finale du mot peut disparaître et les préfixes se réduisent. L'effritement progressif de ces derniers est mis en évidence par les exemples suivants : « Aigle de mer » : nikobarais kalang, lchmèr khleng, stieng kleng. « Buffle » : cham kubau, jaraï kebau, stieng kbau. « Neuf : mon tami, khmèr thmig, annamite moi. LES POPULATIONS DE L'iNDOCHINE FRANÇAISE 53 3° A la famille thaï appartiennent le laotien, divers parlers du Haut- Tonkin et de l'Annam septentrional (thô, dioï, nung, thaï noir, thaï blanc) et, hors de l'Indochine française, plusieurs langues dont la plus impor¬ tante est le siamois. Le nom par lequel se désignent elles-mêmes les populations qui par¬ lent ces langues, était autrefois prononcé dai. La sonore initiale s'est transformée et cet ethnique est aujourd'hui prononcé thaï au Siam et au Laos, tai en thaï blanc et en thaï noir. L'ancienne langue comportait des initiales mi-sonores qui, comme les sonores ont disparu. Ces curieux phonèmes sont un des traits par où le thaï ancien ressemblait aux lan¬ gues austro-asiatiques. Comme l'annamite, les parlers thaï sont actuellement monosyllabiques; ils ont un système de tons fixes; la morphologie semble inexistante; le rôle des mots dans la phrase est déterminé par leur ordre et l'emploi de particules indépendantes et invariables. Comme l'annamite et plus encore que celui-ci, certains parlers thaï ont subi l'influence de la syntaxe et du vocabulaire chinois. La plupart des linguistes classent les langues thaï avec le chinois et le tibéto-birman. D'aucuns insistent sur la parenté du thaï et de l'annamite tout en refusant de classer l'annamite avec le chinois. D'où une cer¬ taine confusion qui serait évitée si l'on pouvait ranger les langues thaï dans la famille austroasiatique. La question est obscure et la réponse doit être réservée. 4° Au-dessus des vallées occupées par les Thaï, les montagnards du Tonkin occidental parlent des langues mal connues. Parmi celles-ci, les parlers lolo et moso appartiennent sans doute au groupe sino-tibétain. Les Meo ou Miao-tseu et les Man ne peuvent être rattachés sûrement à aucune famille linguistique connue. Les mêmes influences extérieures qui ont modifié le vocabulaire et la syntaxe, expliquent la répartition des alphabets. Toutes les écritures indochinoises se ramènent à un type chinois ou indien. Les écritures cham et cambodgienne dérivent des alphabets du Sud de l'Inde appor¬ tés par les immigrants indous environ le début de l'ère chrétienne. De l'écriture cambodgienne sont issus les alphabets thaï. Après avoir copié pendant des siècles le système graphique chinois sans y rien changer, les Annamites ont inventé vers le xme siècle un système mixte où entrent, 54 INDOCHINE à côté de caractères chinois non modifiés, des caractères annamites for¬ més d'éléments chinois. Cette écriture a été imitée par les Thô de la région de Cao bang. III. — LES CIVILISATIONS Si l'étude des races et des langues indochinoises comporte encore beaucoup d'incertitude et d'obscurité, il en est de même de l'histoire de la civilisation. On a vu plus haut comment, dans les temps préhisto¬ riques, se sont succédés l'âge de la pierre et celui des métaux et l'on a observé qu'en Indochine les civilisations rivales coexistent longtemps avant que la nouvelle remplace la précédente. Ces survivances ont faci¬ lité les phénomènes de régression : il arrive souvent qu'une population parvenue, pendant une période de prospérité, à un certain degré cultu¬ rel retombe ensuite à un niveau inférieur. Par exemple, le peuple khmèr qui au moyen âge employait la numération décimale, est revenu dans les temps modernes à la numération par cinq. Les Chams qui s'étaient haussés, pendant le premier millénaire après J.-C., à une brillante civi¬ lisation matérielle et artistique sont aujourd'hui dans un état voisin de la sauvagerie. Il semble que, pendant le second âge du bronze, l'Indochine soit entrée dans l'orbe d'une civilisation maritime comprenant le Sud-Est de l'Asie et l'Indonésie. Cette civilisation propagée au loin par de hardis naviga¬ teurs paraît avoir touché le sud du Japon et l'île de Madagascar. Elle se caractérise par une mythologie et des institutions imparfaitement attes¬ tées dans les monuments, les littératures et les traditions populaires. La mythologie repose sur un dualisme cosmologique où s'opposent la mon¬ tagne et la mer, la gent ailée et la gent aquatique, les hommes des hau¬ teurs et ceux des côtes. Chez les dieux, l'Oiseau divin s'oppose au Pois¬ son divin. L'organisation sociale est également fondée sur ce système dualistique : chaque tribu se divise en deux fractions : montagnards et riverains qui tirent leur subsistance principalement du haut pays ou de la mer. Les chefs et sorciers des premiers descendent de l'Oiseau divin et commandent au feu et à la foudre. Les chefs et sorciers des seconds descendent du Poisson ou Serpent divin et commandent à l'eau des fleuves et des pluies. Un des traits essentiels de cette civilisation est l'importance de l'élé- les populations de l'indochine française 55 ment féminin. Les voyageurs chinois qui parcouraient les mers du Sud notaient avec surprise que, dans ces régions, la femme choisit son mari. Ce choix avait lieu dans les fêtes d'accordailles où s'affrontaient des chœurs de garçons et de filles. La puissance des femmes ou « gynéco- cratie » s'est développée dans des sociétés où la famille était fondée sur la filiation utérine : l'enfant est avant tout rattaché à sa mère et à sa famille maternelle. Divers facteurs économiques ont sans doute beau¬ coup contribué à l'émancipation des femmes : celles-ci étaient spé¬ cialisées dans la technique agricole; or, certaines cultures riches (coco¬ tier, aréquier, bétel, etc.), ont pris une importance capitale dans la civi¬ lisation austro-asiatique. La gynécocratie a imprimé un cachet particu¬ lier aux anciennes sociétés indochinoises et il en reste des vestiges no¬ tamment dans l'organisation chame. Mais de bonne heure cette tendance a été balancée par l'influence des civilisations indienne et chinoise où la puissance des ascendants mâles est un des pivots du système social. Au début des temps historiques, l'entrée en scène de la Chine et de l'Inde brahmanique assure en Indochine la prépondérance des influen¬ ces continentales. Dès le deuxième siècle avant notre ère, les Annamites reconnurent la suzeraineté d'un général chinois qui s'était rendu indé¬ pendant à Canton. Après un soulèvement qui eut lieu en 40 A. D., le général chinois Ma Yuan conquit le Tonkin et le nord de l'Annam actuel et ces régions restèrent pendant neuf siècles soumises à la domination chinoise. Durant cette longue période, les Annamites subirent profon¬ dément l'influence de leurs puissants voisins et, quand ils réussirent à se rendre indépendants, ils n'eurent d'autre ambition que de s'orga¬ niser sur le modèle de la Chine. Ils empruntèrent ainsi les principaux éléments de la civilisation chinoise : écriture, mots, idées, croyances, livres de morale, fêtes religieuses, droit criminel, organisation admi¬ nistrative. C'est cette même civilisation qu'ils portèrent vers le Sud en refoulant victorieusement les Chams et les Cambodgiens. En dehors des populations « sauvages » et des Annamites sinisés, tous les peuples indochinois ont été plus ou moins hindouisés. La plus an¬ cienne inscription découverte au Champa est du 11e siècle de notre ère : rédigée en sanskrit, écrite avec un alphabet indien, elle prouve que, dès cette époque, les civilisations indiennes s'étaient implantées à l'Est de la péninsule. La culture indienne, sous ses deux principaux aspects brahmanique et bouddhique, paraît s'être propagée du Sud au Nord des 56 INDOCHINE deux côtés de la chaîne annamitique : d'une part suivant les côtes de l'ancien Champa, d'autre part de l'ancien Founan vers le Laos. Bien que le contraste soit net entre Annamites sinisés et Cambodgiens et Chams hindouisés, on aurait tort d'imaginer une barrière entre les deux zones culturelles : l'influence chinoise a certainement débordé sur l'ancien Champa et le bouddhisme indien a longtemps servi de trait d'union entre les divers peuples indochinois. Ces considérations laissent apercevoir le caractère composite des civi¬ lisations actuelles : les populations hindouisées ou sinisées des terres basses entourent deux îlots de barbares non primitifs mais attardés. I. Les Barbares du Nord (Man, Meo, Lolo). — Les tribus Man habitent généralement les pentes entre 400 et 800 mètres, tandis que les Meo se tiennent aux altitudes supérieures. Les Lolo, peu nombreux, sont rare¬ ment indépendants. La plupart des groupes se distinguent par un nom qui traduit l'aspect ou la couleur du vêtement. Man, Meo et Lolo ne se rencontrent en Indochine qu'au Nord-Ouest du Tonkin et au Laos sep¬ tentrional. Refoulés vers le Sud par les Chinois, ils représentent les débris des populations qui occupaient les régions au sud du Fleuve Bleu avant la colonisation chinoise. Suivant d'anciennes traditions, les Man seraient issus d'un chien my¬ thique et d'une fille de l'Empereur de Chine. Ils ont subi dès longtemps l'ascendant de leurs voisins septentrionaux et leur ont emprunté notam¬ ment l'écriture. Mais, reculant sans cesse devant l'envahisseur, ils n'avaient qu'une vie précaire et ils ont finalement dégénéré; toutefois, leurs parures témoignent encore d'une industrie assez avancée. II. Les Barbares du Sud (Moï, Kha, Phnong, Koui). — Depuis la passe d'Aï-lao jusqu'au moyen Donnai, leurs tribus sont disséminées dans la jungle sur un territoire vaste d'environ 140.000 kilomètres carrés. Ils exploitent des ray, c'est-à-dire qu'après avoir brûlé la forêt ou la savane, ils sèment sous les cendres en creusant des trous dans le sol avec un bâton. Sur le mê aie terrain où ils sèment du riz et du maïs, ils plantent des ignames et des patates. Après deux ou trois récoltes, la terre est épuisée et il faut préparer un autre ray. D'où un certain nomadisme; les habitations suivent les cultures et se déplacent lentement à l'inté¬ rieur des frontières de la tribu. Cette forme de culture se combine LES POPULATIONS DE L'iNDOCHINE FRANÇAISE 57 avec la cueillette, la chasse, la pêche et un élevage rudimentaire. Dans le village, outre la maison commune où logent les célibataires, on trouve des habitations fort longues portées par des pilotis et qui contiennent parfois plusieurs dizaines de familles. Sous l'influence des peuples voisins, ou pour d'autres causes difficiles à déterminer, l'organisation sociale s'est nettement différenciée : dans un groupe de tribus (Jaraï, Radé, etc.) la filiation est encore en ligne utérine avec tendance à la gynécocratie; l'enfant tient son nom de sa mère et les filles seules sont héritières; dans un autre groupe (Bahnar, Sedang, etc.), la famille est patriarcale; le nom et l'héritage se trans¬ mettent en ligne masculine. III. Chams et Cambodgiens. — Tandis que les « sauvages » de l'inté¬ rieur sont restés au stade de la culture nomade dans le cadre de la tribu, les populations voisines de la mer se sont élevées à la culture sédentaire et ont formé deux grands royaumes : le Champa à l'Est et le Cambodge au Sud. Le facteur décisif de cette évolution a été l'introduction de cultures à grand rendement (arbres fruitiers et riz de plaine) sur les terres limo¬ neuses irriguées naturellement ou artificiellement. Fixée sur un sol riche, la population dense a fait de rapides progrès grâce à la navigation, au commerce et à l'influence civilisatrice des conquérants hindouisés. « Une aristocratie cultivée, dit Louis Finot, d'origine étrangère, recou¬ vrait d'un très mince vernis la masse brute de la population khmère.»On en pourrait dire autant du Champa. A l'Est et au Sud, la civilisation la plus haute restait le privilège d'une élite. Quand l'aristocratie s'affaiblit, décimée par des luttes perpétuelles, la décadence fut rapide. Aujour¬ d'hui, ce qui reste du peuple Cham n'est guère différent des tribus Jaraï ou Radé. En ce qui concerne l'organisation sociale, les Chams sont aux Khmèrs à peu près ce que les Jaraï sont aux Bahnar, c'est-à-dire que la filiation est utérine au Champa et masculine au Cambodge. Mais l'histoire des institutions khmères, dans la mesure où on la connaît, laisse apercevoir les progrès du patriarcat. Il semble que partout, en Indochine, la filia¬ tion par la mère ait d'abord été reconnue. Malgré l'importance des apports hindous dans l'art, le langage et l'organisation politique, les civilisations chame et khmères sont toujours 58 INDOCHINE restées sensiblement différentes. C'est ainsi que les monuments cam¬ bodgiens les plus parfaits sont en grès, tandis que les constructeurs chams sont parvenus à une véritable maîtrise dans l'emploi de la brique dure. IV. Les Thaï. — Venus probablement du Sud-Ouest de la Chine ac¬ tuelle, les Thaï se sont répandus sur la Chine méridionale, le Tonkin, le Laos et ont pénétré jusqu'en Assam. Au Tonkin, le delta étant solide¬ ment occupé par les Annamites, les envahisseurs se sont installés sur les pentes de la région haute jusqu'à une altitude de 400 m. environ. Au Laos, ils n'ont pas rencontré de résistance sérieuse et ils occupent les meilleures terres. On peut distinguer deux migrations principales. Une première vague dirigée vers l'Est aurait submergé une partie du Kouang-si et du Kouang- tong et jusqu'à l'île de Hai-nan; en même temps, les Thô, aux vêtements bleus, occupaient le Nord du Tonkin. Une seconde vague dirigée vers le Sud aurait recouvert les bassins du Mékong et de la Menam, tandis qu'à l'Ouest du Tonkin et au Nord de l'Annam s'installaient Thaï blancs et Thaï noirs, ainsi nommés à cause de la couleur de leur costume. Divisés au Tonkin en petites principautés, les Thaï ont fondé au Laos des royaumes comme ceux de Vieng-chan et de Luang-prabang, parfois groupés sous l'hégémonie éphémère d'une conquérant. Au Siam enfin, les efforts de plusieurs dynasties ont abouti à la constitution d'un Etat moderne. Au Tonkin, où leur habitat est intermédiaire entre la plaine et la montagne, les Thaï associent la culture sédentaire et la culture nomade; en dehors des jardins et de quelques rizières irriguées et permanentes, ils font généralement des ray à l'instar des Man et des Moï. Leurs mai¬ sons longues et étroites sont établies sur pilotis; dans l'intervalle entre le plancher et le sol, sont enfermés les buffles, les porcs et la volaille. L'organisation sociale est nettement aristocratique. Dans chaque prin¬ cipauté, au-dessus d'une oligarchie de notables, le chef, investi des pou¬ voirs civils et religieux, est généralement le vassal d'un seigneur plus puissant. Il semble qu'on doive distinguer à l'intérieur de ces groupes deux couches de population et deux cultures : une féodalité analogue à celle de la Chine ancienne et des paysans semblables aux populations méridionales. LES POPULATIONS DE L'iNDOCHINE FRANÇAISE 59 V. Les Annamites. —- La civilisation annamite présente au Tonkin deux faciès correspondant à deux habitats différents. Dans le Delta riche, largement ouvert aux influences étrangères, les Annamites ont pro¬ liféré et se sont organisés sur le modèle de la société chinoise. Sur les col¬ lines basses, voisines de la plaine, les Muong peu nombreux, vivant à l'écart, sont probablement des Annamites arriérés. Avec leurs maisons longues portées sur des pilotis, leur constitution aristocratique, les Muong semblent dès l'abord très différents des Annamites dont les maisons sont posées directement sur le sol et dont les chefs ont depuis longtemps disparu devant les progrès du pouvoir central. Mais la communauté de langue, de croyances et de traditions atteste une commune origine. Du Tonkin et de l'Annam septentrional, les Annamites se sont répan¬ dus vers le Sud colonisant le reste de l'Annam sur les Chams et la Co- chinchine sur les Cambodgiens. Dans ces colonies, la civilisation sino- annamite s'est modifiée et, à l'extrême Sud, abâtardie. Dans le delta tonkinois, le fait saillant est la culture du riz : les deux récoltes annuelles, fruit d'un labeur minutieux, nourrissent une popu¬ lation très dense atteignant, dans le bas-delta, jusqu'à 500 habitants au kilomètre carré. Le buffle est l'auxiliaire de l'agriculteur; les volailles et les porcs servent à l'alimentation. La pêche et diverses cultures (maïs, canne à sucre, mûrier, bananier, etc.) fournissent d'appréciables res¬ sources. Suivant d'antiques traditions, les premiers rois du pays étaient de la race des dragons. Lac, l'ancien nom des Annamites, signifie probable¬ ment « dragon » et jusqu'à l'époque historique, les Lac conservèrent l'habitude de se tatouer sur le corps le dragon ancestral. Par là, de même que par la langue, les Annamites s'apparentent à leurs voisins méridio¬ naux. Mais sur bien des points, les apports chinois masquent les anciens traits. Le droit chinois a modifié l'organisation de la famille qui est devenue nettement patriarcale; néanmoins, la femme annamite garde une situa¬ tion privilégiée. La religion chinoise fondée sur le culte des ancêtres et des dieux du Sol n'a pas entièrement fait disparaître les anciens génies locaux. Vis-à-vis du pouvoir central, la commune a conservé une certaine autonomie : elle est la pièce essentielle et la plus originale de la société annamite. Au milieu des rizières détrempées, le village s'enferme dans une forte 60 INDOCHINE haie de bambous. Maisons et jardins s'y pressent autour de la maison commune et de la pagode bouddhique. Les femmes fréquentent la pa¬ gode. Dans la vaste maison commune qui est le lieu de réunion des hommes, les notables discutent les affaires et officient. Le pouvoir est aux mains d'une oligarchie qui fonde son autorité sur le triple prestige de l'âge, du savoir ou de la richesse. J. Przyluski, Professeur au Collège de France. BIBLIOGRAPHIE J. Deniker. Les races et les peuples de la terre, Paris, 1900. G. Maspero. L'Indochine, tome I, Paris, 1929. A. Meillet et M. Cohen. Les langues du monde, Paris, 1924. HISTOIRE ANCIENNE1 Les grandes divisions politiques de l'Indochine ancienne sont préfi¬ gurées par ses régions naturelles. On en distingue aisément trois : au Nord, une riche plaine deltaïque située au débouché des vallées où coulent le Fleuve Rouge et ses affluents; à l'Est, une étroite bande de terre entre la Chaîne annamitique et la mer; à l'Ouest, l'immense bassin du Mékong, dont l'unité naturelle est exposée à de fréquentes dissocia¬ tions politiques par les dangereux rapides qui barrent à plusieurs re¬ prises le cours de ce grand fleuve. L'histoire de l'Indochine est centrée sur ces trois zones : le bassin du Fleuve Rouge, premier siège du royaume d'Annam; la région maritime où s'est formé le Champa; le bassin du Mékong où ont dominé successivement le Founan, le Cam¬ bodge et, plus tard, au nord du Cambodge, les principautés laotiennes. Le Tonkin, qu'aucune infranchissable barrière physique ne sépare de la Chine méridionale, semblait destiné à devenir une province de l'Em¬ pire et, en fait, il l'est resté durant de longs siècles; son indépendance est due plutôt à des facteurs ethniques et sociaux. Mais s'il a réussi à con¬ quérir et à garder une autonomie, sur laquelle d'ailleurs le grand empire voisin n'a cessé de peser d'un poids très lourd, en revanche, du point de vue de la culture, il s'est imprégné de l'esprit chinois au point de perdre toute personnalité. Par contre, la domination chinoise sur la région côtière ne fut jamais très forte; en outre, à l'époque où se constituèrent les Etats indochinois, les relations maritimes implantèrent sur ces ri¬ vages une autre civilisation qui prit rapidement le dessus : celle de 1. Une histoire complète de l'Indochine, même sous la forme la plus abrégée, dépasserait le cadre de ce volume). Nous nous bornerons à retracer les faits essentiels dont l'enchaînement a eu pour résultat final la constitution de la mo¬ derne Union indochinoise. Les événements qui se sont déroulés dans les autres parties de la péninsule ne seront rappelés que dans la mesure où ils commandent ou expliquent le passé de l'Indochine française. 62 INDOCHINE l'Inde. Il en fut de même dans toute la partie occidentale de la pé¬ ninsule. Ainsi, à ne considérer que l'origine et le caractère de la civilisation, l'Indochine comprend deux « zones d'influence » distinctes; mais il s'en faut de beaucoup que cette dépendance soit de même nature dans l'un et l'autre cas. L'Annam, émancipé après avoir fait partie intégrante de l'Empire chinois, est resté lié à lui par une sorte de vassalité morale, que d'intimes rapports de voisinage ne cessaient de renouveler. Les royaumes hindous, fondés par des aventuriers, perdirent rapidement tout contact avec leur pays d'origine, dont ils ne gardèrent qu'un héritage d'idées religieuses et sociales. Encore cette transplantation sur un sol étranger n'alla-t-elle pas, dès l'origine, sans de graves modifications : il suffit de mentionner la prépondérance en droit civil de la filiation maternelle, la disparition presque complète du régime des castes et la relative indé¬ pendance de l'art à l'égard des modèles hindous. Les institutions mêmes et les croyances qui nous apparaissent comme identiques à celles de l'Inde n'étaient peut-être qu'un vernis de surface; car il ne faut pas oublier que les seuls documents qui nous renseignent à cet égard éma¬ nent de rois, de seigneurs, de prêtres, de hauts fonctionnaires, de grands propriétaires, c'est-à-dire d'une aristocratie dont les conceptions étaient probablement fort éloignées de celles du menu peuple. Ce peuple muet restera toujours une énigme; cependant nous avons sur sa composition ethnique certaines données qui autorisent quelques conjectures sur sa mentalité. On constate dans toute l'étendue de la péninsule la présence d un substrat indonésien auquel est venu s'adjoindre un élément môn-khmèr et qu'a modifié plus tard, dans des proportions variables, un apport mongolique. C'est donc sur une souche ethnique sensiblement analogue que se sont greffées les deux civilisations directrices de l'histoire indo¬ chinoise. La suite des événements historiques montre un isolement relatif du bassin du Mékong, séparé de ses voisins par une ceinture de montagnes, tandis que les Etats riverains de la mer de Chine ont eu entre eux d'ac¬ tivés relations diplomatiques et guerrières. C'est pourquoi, dans l'exposé qui suit, nous prendrons pour cadre chacun de ces deux groupes : 1° Groupe de l'Est : Annam, Champa; 2° Groupe de l'Ouest : Founan, Cambodge, royaumes thaï.. Indochine I, Cliché Gouv. Général Indochine. La rivière des Parfums, a Hué (Annam). ■'! m ' histoire ancienne 63 I. — ÉTATS DE L'EST L'histoire de l'Indochine orientale commence, vers le début du iib siècle avant notre ère, avec la fondation du royaume de Nan-yue (ann. Nam- viêt). dont le souverain Tchao T'o (ann. Triêu Da) soumit à son pouvoir le Tonkin et le Nord-Annam, qu'il divisa en deux grandes provinces : le Kiao-tche (ann. Giao-chi) et le Kieou-tchen (ann. Cuu-chân), le pre¬ mier correspondant au delta tonkinois, le second aux trois provinces septentrionales de l'Annam actuel : Thanh-hoa, Nghê-an et Ha-tinh. Les habitants du Nan-yue étaient alors dans un état de civilisation peu avancé. Ils cultivaient la terre avec des houes de pierre polie, se servaient de grands arcs et de flèches empoisonnées, se tatouaient le corps et pratiquaient l'antique coutume du lévirat. La société était une féodalité de chefs avec un roi à leur tête1. Ce régime dura jusqu'à la conquête du Nan-yue par l'empereur Wou-ti des Han (11 av. J.-C.), qui maintint les deux commanderies de Kiao-tche et de Kieou-tchen et en créa une troisième : le Je-nan, qui formait la frontière sud de l'Em¬ pire 2. Cette conquête ne modifia guère, en fait, l'organisation existante : la féodalité indigène subsista sous les gouverneurs chinois, qui se bornè¬ rent sagement à percevoir le tribut et à maintenir la paix. Cependant les chefs héréditaires devinrent en droit des fonctionnaires impériaux, ce qui préparait pour l'avenir une administration régulière. En outre, l'incorporation de ces territoires à la Chine eut pour résultat d'y attirer de nombreux immigrants des provinces voisines, aventuriers, bannis, fugitifs, qui répandirent autour d'eux la langue, les idées et les mœurs de leur pays. Ce mouvement s'accéléra à la chute des Han. Le gouver¬ neur du Tonkin Si Kouang ayant proclamé sa fidélité à la dynastie légi¬ time, tous les lettrés et les mandarins qui préféraient l'exil au service 1. H. Maspero, Etudes d'histoire d'Annam. IV. Le royaume de Van-lang. B.E.F.E.O., XVIII, m, p. 1-10. 2. On est d'accord pour fixer la frontière nord du Je-nan au Heng-chan (ann. Hoanh-sôn), épi montagneux qui sépare aujourd'hui le Ha-tinh du Quang-binh; mais sa limite sud est très controversée : suivant H. Maspero (B.E.F.E.O., XVI, 49), le Je-nan « occupait les provinces actuelles de Quang-binh et de Quang-tri », c'est- à-dire qu'il s'étendait jusqu'aux environs de Hué; P. Pelliot le fait descendre jusque vers Tourane (T'oung Pao, 1912, p. 459, n.), et L. Aurousseau jusqu'au cap Varella (B.E.F.E.O., XXIII, 107). INDOCHINE. T. I. 5 64 indochine de l'usurpateur, cherchèrent asile auprès de lui. Ainsi entouré d'hommes instruits et expérimentés, Si Kouang poussa plus activement l'assimila¬ tion du pays : il fonda des écoles, introduisit l'usage de la charrue, l'écri¬ ture, les rites et le costume chinois. Il en résulta un assez vif mécon¬ tentement, qui prit corps lorsque Si Kouang céda la place à un nouveau gouverneur. Un soulèvement dirigé par les sœurs Trung, filles d'un seigneur local, réussit à refouler les Chinois (40 A. D.). Mais ce succès fut de courte durée : une armée commandée par Ma Yuan écrasa la rébellion et rétablit dans son intégrité la domination impériale, qui de¬ vait durer, avec quelques secousses1, pendant neuf siècles. Cette période fut marquée par un fait considérable : la rencontre de la culture chi¬ noise et de sa rivale indienne sur le sol de l'Annam. Bien que nous ne possédions que de maigres données sur l'état de la zone littorale dans les premiers siècles de l'ère chrétienne, on peut, sans grande chance d'erreur, se la représenter comme occupée par une popu¬ lation de race austro-asiatique, avec quelques settlements hindous for¬ mant des centres d'influence politique et d'activité commerciale. Il semble même qu'un de ces centres, situé à l'extrême Sud, eût réussi à s'organiser en un royaume englobant les provinces de Nhatrang et de Phanrang. Le premier conflit des Chinois avec les indigènes eut lieu en 137 A. D. « En cette année », dit le Heou Han chou 2, « les K'iu-liên, peuple bar¬ bare d'au delà des frontières du Je-nan, au nombre d'un millier, atta¬ quent la sous-préfecture de Siang-lin, brûlent toutes les citadelles et tuent le sous-préfet. » Siang-lin était la circonscription la plus méridionale du Je-nan. On croit que c'est sur ce site même, marqué aujourd'hui par les ruines de Tra-kiêu3, que fut fondée un peu plus tard la première capitale du Champa. L'invasion du Je-nan serait donc partie des régions au sud du Quang-nam. Elle fut singulièrement heureuse, car elle s'étendit sur les deux commanderies méridionales et ne s'arrêta qu'à la frontière du Kiao-tche. Sans doute elle ne réussit pas à s'y maintenir, mais le chemin 1. Par exemple la conquête du Tonkin par les armées du Nan-tchao (863), qui en furent expulsées par le général chinois Kao P'ien. Après sa victoire, Kao P'ien reconstruisit la capitale Dai-la sur son emplacement actuel (866). 2. G. Maspero, Le royaume de Champa, p. 49. 3. L. Aurousseau, A propos d'un récent ouvrage sur le Champa, B.E.F.E.O., XIV, ix, p. 25; J. Y. Claeys, ib., XXVIII, 590. HISTOIRE ANCIENNE 65 était frayé : cinquante-cinq plus tard, en 192 A. D., un nommé Lien, de même origine que les envahisseurs de 137, prit la tête d'une nou¬ velle attaque, tua le sous-préfet de Siang-lin et se proclama roi. Telle est l'origine du royaume de Champa, que les Chinois appellent Lin-yi. Les premiers rois du Champa conquirent rapidement tout le littoral, y compris le royaume du Sud qui, sous le nom de Pânduranga, conserva certains privilèges, vestiges de son indépendance passée. Au nord du Pânduranga se trouvaient les provinces de Kauthâra (Khanh-hoa), de Vijaya (Binh-dinh), d'Amarâvatî (Quang-nam). La capitale Indrapura était sur le site actuel de Tra-kiêu, à 30 km. S. de Tourane. La contrée au nord de la capitale était couverte par la forteresse de K'iu-sou, dont quelques vestiges se voient encore près de Hué. C'est au delà que commençait le territoire contesté. La politique inva¬ riable des rois chams fut d'obtenir par les armes ou la diplomatie leur frontière naturelle, le Heng chan, où se trouve aujourd'hui la Porte d'Annam. Vassaux de l'Empire, ils ne s'en permettaient pas moins sur ces régions convoitées des raids de flibustiers, qui leur attiraient de temps en temps une sanglante leçon. C'est ainsi qu'en 446 A. D., le maré¬ chal T'an Ho-tche, gouverneur du Tonkin, pénétra jusqu'à la capitale du Champa et la pilla sans merci, faisant fondre et transformer en lingots toutes les idoles d'or trouvées dans les temples. Il mourut peu après, hanté, disait-on, par les dieux barbares irrités. La même tragique histoire se répéta un siècle et demi plus tard, sous le règne de Çambhuvarman. En 605 A. D., le premier empereur Souei chargea le général Lieou Fang de « régler les affaires du Champa ». Lieou Fang opéra ce règlement en saccageant de fond en comble la capitale, d'où il rapporta, entre autres choses, les tablettes en or des dix-huit rois prédécesseurs de Çambhuvarman et une riche collection de manuscrits. Mais les dieux barbares se vengèrent cette fois encore, et le sacrilège, atteint d'éléphantiasis, mourut sur le chemin du retour. Au milieu du vin® siècle, une nouvelle dynastie occupe le trône du Champa. Elle espace ses relations avec la Chine et porte son activité sur le Sud, d'où elle ouvre les hostilités contre le Cambodge. Le siècle suivant voit s'accomplir dans le Nord une révolution qui devait avoir une influence fatale sur les destinées du Champa : le Tonkin secoue le joug de la Chine et intronise sa première dynastie nationale avec Dinh Bô-linh (968), qui meurt assassiné en 980. Lê Hoan, 66 INDOCHINE proclamé empereur, répond aux provocations du roi cham par une expédition navale qui se termine par le sac de la capitale : parmi les dépouilles figurent cent femmes du harem royal et un bhikshu indien (982). Cette défaite eut pour conséquence le transfert de la capitale à Vijaya (Binh-dinh), où devait, près de cinq siècles plus tard, succomber le Champa. Ce recul, d'abord provisoire, devint définitif en 1000. H n'empêcha pas d'ailleurs, en 1044, une armée annamite de prendre Vijaya et d'emmener 5.000 prisonniers, qui furent établis comme colons au Nghê-an. Mais rien ne pouvait corriger la folle témérité des rois chams. Vingt-cinq ans après (1069), Rudravarman III, par une nouvelle attaque, attire sur son pays un nouveau désastre : le roi Ly Thanh-tôn incendie Vijaya, emmène le roi prisonnier et ne consent à le mettre en liberté que moyennant la cession de ses provinces septentrionales (Quang-binh et partie nord du Quang-tri). Le démembrement du royaume était commencé. Le duel engagé entre l'Annam et le Champa se compliqua bientôt par l'intervention du Cambodge. Sûryavarman II (1112-1152), roi ambitieux et brouillon, s'attaque d'abord à son voisin; puis il cherche à l'entraîner comme allié dans une guerre contre l'Annam; enfin, ne le trouvant pas assez docile, il le punit par une invasion en règle et l'installation de rois de son choix. Heureusement il se trouva alors, chose rare au Champa, un souverain intelligent et énergique, Jaya Harivarman I, pour chasser les envahisseurs et rétablir l'unité du royaume (1160). Son deuxième suc¬ cesseur porta la guerre chez l'ennemi et pilla par surprise la capitale khmère, ce qui valut au Champa d'être de nouveau envahi et soumis à une occupation de 32 ans, qui ne prit fin qu'en 1220 par la retraite des armées ennemies. Dès lors le Cambodge, absorbé par ses démêlés avec les Thaï, renonce à toute entreprise contre les royaumes de l'Est. En 1225, l'empire d'Annam échoit à la dynastie Trân. Calmé par une invasion victorieuse des Annamites (1252), le Champa respirait sous un vieux et pacifique souverain, lorsque la politique agressive de Koubilaï Khan le rejeta dans les épreuves de la guerre. A peine sur le trône, le conquérant mongol émit la prétention de faire venir en personne à sa cour tous les rois vassaux, pour lui prêter serment d'hommage et de fidélité. Aucun n'obéit. L'Annam et le Champa, rapprochés par le péril commun, y firent face bravement. Deux armées mongoles s'épuisèrent à Vijaya devant un ennemi insaisissable; trois autres furent battues par le HISTOIRE ANCIENNE 67 roi d'Annam. Koubilaï eut la sagesse de ne pas s'obstiner plus long¬ temps. La paix régna de nouveau jusqu'au moment où l'incurable folie des rois chams rouvrit l'ère des bouleversements. L'occasion fut cette fois d'une genre tout neuf : Jaya Simhavarman, en 1306, se mit en tête d'obtenir la main d'une princesse annamite. Evincé, il revint à la charge avec l'offre d'un territoire comprenant le sud du Quang-tri, tout le Thua-thiên et le nord du Quang-nam. Le roi d'Annam jugea que ces riches provinces valaient bien une fille : il se laissa chansonner et envoya la fiancée. Son calcul réussit au delà de ses espérances : quel¬ ques mois après, le nouvel époux était mort, la j eune veuve rentrait chez son père et celui-ci gardait le territoire annexé (1307). Il le gardait, mais non sans résistance : les habitants se révoltèrent avec la compli¬ cité de leurs anciens maîtres. Pour mettre fin à ces intrigues, le roi d'Annam marcha sur Vijaya, s'empara de la capitale et ramena le roi en captivité (1312). Pendant un temps, le Champa ne fut guère qu'un protectorat annamite gouverné par des vice-rois qui ne cherchaient qu'à se rendre indépendants. Brusquement, par le plus extraordinaire coup du sort, il rebondit — pour peu de temps, il est vrai — à l'apogée de sa fortune. Le trône se trouva un jour occupé par un grand capitaine : les annales annamites l'appellent Chê Bông-nga. Nous ne savons ni son vrai nom, ni son origine, ni la date précise de son avènement. Pen¬ dant trente ans (1360-1390), il harcela sans répit l'Annam, battant ses armées sur terre et sur mer; trois fois il porta le pillage et l'incendie dans leur capitale. Il étendit son pouvoir au delà de la Porte d'Annam, jusqu'à la frontière du Thanh-hoa. En 1390, il était au cœur du Tonkin et se dirigeait sur la capitale pour s'en emparer, cette fois définitivement, lorsqu'une décharge de mousqueterie l'abattit sur le pont de sa jonque. Son général La Khai se fit proclamer roi sous le nom d'Indravarman V et fonda la dynastie Bhrashu. Mais il n'était pas de taille à maintenir les conquêtes de son chef. Son fils, Jaya Simhavarman IV (en annamite Ba-dich-lai), acheta la paix en cédant à l'Annam le sud du Quang-nam et le Quang-ngai (1402). Le Champa s'acheminait rapidement vers sa ruine : elle fut retardée par une imprudence du roi d'Annam Hô Q.ui-ly, qui venait de renverser la dynastie des Trân. Pressé d'en finir, il dirigea contre Vijaya une expé¬ dition qui se termina par un insuccès (1403), et qui, chose plus grave, attira sur lui la colère de l'empereur de Chine. Deux ans après, une 68 INDOCHINE armée chinoise mit fin à la courte dynastie des Hô et à l'indépendance de l'Annam (1405). Jaya Simhavarman en profita pour reprendre les provinces cédées en 1402. Lorsque Lê Loi, après dix ans de luttes, réussit à libérer l'Annam du joug chinois, il maintint avec le royaume voisin des relations pacifiques qui durèrent jusqu'au moment où les perpétuelles incursions des Chams décidèrent la cour d'Annam à frapper un coup décisif. En 1471, l'em¬ pereur Lê Thanh Ton conduisit une puissante armée à Yijaya (Chaban), prit d'assaut la ville et emmena le roi prisonnier. Un débris du Champa sous un fantôme de roi fut laissé au sud du cap Varella; mais la force des Chams était brisée et quelques tentatives de révolte ne firent que rendre leur sujétion plus étroite. Le Champa éliminé, les souverains annamites se trouvèrent maîtres d'un royaume formé d'une large plaine de rizières que dominaient des highlands peuplés de races allogènes et que prolongeait vers le Sud un couloir de douze cents kilomètres de long, dont l'assimilation était à peine commencée. Pour maintenir un Etat d'une géographie aussi sin¬ gulière, il eût fallu des mains à la fois expertes et vigoureuses. C'est juste à ce moment que commença pour l'Annam l'éternelle tragi-comé¬ die des rois fainéants, des maires du palais au pouvoir et des aspirants à leur succession. Ici le roi nominal est le vua, le roi sans couronne est le chua, qui exerce le pouvoir réel, tandis que dans les territoires du Sud appelés alors « Cochinchine », un chua en expectative attend son heure. Tout d'abord les puissants seigneurs Mac, quand ils jugent le moment venu, se transforment de chua en vua et s'emparent du trône (1527), pendant qu'au Thanh-hoa, les Trinh prennent le rôle de cham¬ pions des Lê dépossédés. En 1593, les Mac sont mis hors de combat et les Trinh deviennent les chua du Tonkin. Plus prudents que les Mac, ils se contentent de la réalité du pouvoir et laissent subsister à côté d'eux un simulacre de foi. Cela n'empêche pas leurs rivaux, les Nguyên, de faire de leur gouvernement de Cochinchine le centre d'une opposition redoutable. Dès le milieu du xvne siècle, ils étaient maîtres de tout l'An¬ nam actuel, du Quang-binh au Binh-thuân. Puis ils s'agrandissent en Basse-Cochinchine : en 1658, Hiên Viiong oblige le roi du Cambodge à lui payer tribut et à lui céder les provinces de Baria et de Biên-hoa. De là il s'étend peu à peu, établissant dans les provinces cochinchinoises des colons annamites ou chinois qu'il place sous son protectorat, pré- HISTOIRE ANCIENNE ™ parant ainsi l'annexion du territoire. En 1715, le Chinois Mac-ciiu, maître de Hatien, se place sous la souveraineté de Minh Vtiong. Dès lors les Nguyên se trouvèrent pratiquement maîtres des « Six Provinces ». Tout semblait leur réussir, lorsqu'un formidable orage, éclatant à l'improviste, balaya leur puissance avec une rapidité foudroyante : ce fut l'insurrec¬ tion des Tây-sôn. A la mort du chua cochinchinois Vo Vuong (1765), le mandarin Phiïoc- man s'était emparé de la régence : il fit peser sur le peuple une telle tyrannie qu'un appel fut adressé au chua du Tonkin pour le supplier d'y mettre fin. En réponse à ces plaintes, une armée tonkinoise pénétra en Haute-Cochinchine. Le moment était favorable à une insurrection : elle éclata dans le Binh-dinh. Trois frères, d'origine tonkinoise, dont les parents avaient été amenés comme prisonniers en Cochinchine par les armées des Nguyên et qui s'adonnaient à la piraterie dans les monta¬ gnes à l'ouest de Binh-dinh (d'où leur nom de Tây-sôn, « montagnes de l'Ouest»), paraissent en 1773 devant Qui-nhôn, dont ils s'emparent, enlèvent Gia-dinh où le chua régnant s'était réfugié, chassent de la Basse-Cochinchine son héritier Nguyên Anh (le futur Gia-long), entrent à Hué, montent à marches forcées vers le Tonkin et terminent ce raid inouï en prenant possession de Hanoi. Tous les pays annamites étaient en leur pouvoir. Respectant le roi Lê, les conquérants redescendirent vers le Sud et se partagèrent le gouvernement de la Cochinchine : Nguyên-van-Huê ré¬ gna à Hué, Nguyên-van-Nhac à Qui-nhôn et Nguyên-van-Lii à Saïgon. Huê intervint deux fois au Tonkin : la seconde fois, le dernier roi Lê s'enfuit devant lui et se réfugia à Pékin où il mourut en 1791. Huê mourut cette même année et sa disparition fut fatale à la fortune des Tây-sôn. Déjà Nguyên Anh avait reconquis la Basse-Cochinchine. Aidé par les conseils de l'évêque d'Adran Pigneau de Béhaine, par l'expérience des officiers français entrés à son service et par un corps auxiliaire sia¬ mois, il reprend Qui-nhôn, reconquiert en un mois tout l'Annam, entre à Hanoï et se proclame empereur sous le nom de Gia-long (1801). De ce moment l'empire d'Annam se trouva constitué tel qu'il l'était encore à l'arrivée des Français : les règnes de Minh-mang (1820-1840), de Thiêu-tri (1840-1847) et de Tu-diic (1847-1883) n'y apportèrent que des changements de détail. Ce fut toujours la réunion de trois pays : la Cochinchine (Annam actuel) avec la capitale impériale à Hué, le 70 INDOCHINE Tonkin et la Basse-Cochinchine, gouvernés l'un et l'autre par un vice-roi dépositaire du pouvoir de l'Empereur. Comme le montre ce qui précède, les différences que présentent de nos jours les régimes administratifs appliqués dans les trois pays anna¬ mites de l'Union, — pouvoir royal effectif en Annam, nominal au Ton¬ kin, inexistant en Cochinchine — sont conformes aux données de l'his¬ toire, qui y reconnaît elle aussi trois pays de formation différente : le Tonkin des Lê, la Cochinchine des Nguyên, enfin la Basse-Cochinchine, pays khmèr colonisé par des immigrés chinois et des Annamites déra¬ cinés. II. — ÉTATS DE L'OUEST LE FOUNAN1. Vers le milieu du ne siècle de notre ère, une mission chinoise se rendit dans la région du bas Mékong pour y recueillir des informations sur un royaume barbare qui avait récemment fait acte de vassalité envers l'Em¬ pire. Elle apprit que ce pays, appelé Founan, avait d'abord eu pour habitants des sauvages nus gouvernés par une femme, mais qu'un jour était arrivé du Sud, sur une jonque marchande, un étranger nommé Houen-t'ien qui, armé d'un arc magique, avait soumis les indigènes, épousé leur reine et imposé au pays les mœurs et les coutumes de l'Inde. Les inscriptions cambodgiennes nous parlent d'autre part d'un ancêtre des rois khmèrs, le brahmane Kaundinya, qui épousa une nâgî du fleuve, nommée Somâ et fonda avec elle une dynastie. Il est évident que Houen-t'ien n'est qu'une transcription chinoise de Kaundinya, que la reine sauvage correspond à la nâgî et que nous avons, en fin de compte, à faire à une même légende, d'une couleur plus mythique dans son pays d'origine, plus rationnelle dans les récits chinois, mais qui semble bien, sous cette double forme, traduire un fait historique réel : l'intro duction, par le commerce maritime, de la civilisation indienne parmi les populations incultes riveraines du golfe de Siam2. 1. Cf. P. Pelliot, Le Founan, B.E.F.E.O., III, 248; Deux itinéraires... Ib., IV, 131. 2. Cf. L. Finot, Sur quelques traditions indochinoises, Bull. Comm. arch. In- doch., 1911, p. 32 sqq.; G. Cœdès, Eludes cambodgiennes, I, La Légende de la Nâgî, B.E.F.E.O., XI, 391; V. Goloubew, Mélanges sur le Cambodge ancien. I. Légendes de la Nâgî et de l'Apsaras. Ibid., XXIV, 501; J. Przyluski, La princesse à l'odeur de poisson... dans Etudes asiatiques, II, p. 275. HISTOIRE ANCIENNE 71 Sous le nom chinois de Founan, on a depuis longtemps retrouvé le terme khmèr vnam (aujourd'hui phnom), «montagne». D'après une hypothèse récente, ce nom survivrait dans celui de Baphnom (= Vrah Vnam), à 40 km. O.-N.-O. de Svairieng, qui marquerait le site de l'an¬ cienne capitale du Founan k C'était un très grand Etat que le Founan : il s'étendait non seulement sur le Cambodge actuel, mais encore sur le Laos, le Siam, la Cochin- chine et une bonne partie de la Péninsule malaise. Il y avait naturel¬ lement dans cette vaste sphère d'influence des royaumes qui ne rele¬ vaient de lui que par un lien, sans doute assez lâche, de vassalité : tel le royaume des Kambujas, formé par les Khmèrs dans le bas Laos, et qui était destiné à succéder au Founan dans l'hégémonie de l'Indochine occidentale. A l'époque où il entra en relations avec la Chine, le peuple du Founau avait dépassé de loin l'état où l'avait trouvé Kaundinya. Il avait des livres et des archives, des prêtres brahmaniques et des religieux boud¬ dhistes fort instruits. Ses artistes savaient fondre et ciseler les métaux : les Chinois vantent notamment la perfection de leurs idoles de bronze. Par contre ils ne parlent ni de temples ni de sculptures sur pierre. Eu fait, il n'existe aucun monument, aucune statue, aucune inscription qu'on ait pu jusqu'ici attribuer avec certitude au Founan; quelques bouddhas « prékhmèrs » trouvés dans la province de Prei Krabas (résidence de Takèo) et qui paraissent plus anciens que toutes les statues khmères connues, pourraient émaner de sculpteurs du Founan2; mais cette attri¬ bution est hypothétique et ne s'applique au surplus qu'à de rares spé¬ cimens. On peut faire remonter au début de l'ère chrétienne la fondation du royaume de Founan. Il atteignit à l'apogée de sa puissance sous Fan Man (vers 200 A. D.), qui équipa une flotte et conquit «plus de dix royaumes ». Son second successeur Fan Tchan envoya une mission dans l'Inde du Nord, d'où elle ramena deux envoyés du roi des Murundas avec un présent de quatre chevaux du pays des Yue-tche. Au vie siècle, le bouddhisme y est florissant. Des moines sont invités à se rendre en Chine pour travailler à la traduction des textes sacrés. Un bhikshu, chef d'une ambassade du Founan, révèle à la cour l'existence dans ce 1. G. Cœdês, dans B.E.F.E.O., XXVIII, 128. 2. Cf. G. Groslier, Art et archéologie khmers, t. II, pl. II-V. 72 indochine pays d'un cheveu du Buddha, long de dix pieds; l'Empereur l'envoie aussitôt demander et réclame en même temps des religieux savants et des textes du Mahâyâna. C'est la dernière lueur que jette le Founan avant d'être éclipsé par le Cambodge. LE CAMBODGE. Les Khmèrs étaient un petit peuple vassal du Founan et dont la capi¬ tale se trouvait sur le Mékong, aux environs de Bassaci. Nous ne con¬ naissons pas exactement les circonstances de leur invasion : peut-être eut-elle pour cause quelque compétition dynastique, leur roi Bhavavar- man prétendant être de même souche que son suzerain. Quoi qu'il en soit, les « fils de Kambu » (Kambuj a) fondirent sur les fils de Kaundinya, qui ne purent soutenir le choc. L'armée khmère, commandée par Citra- sena, frère cadet de Bhavavarman — et bientôt son successeur sous le nom de Mahendravarman, — s'empara (vers 550) des provinces au nord de la capitale, qui dut elle-même être évacuée devant la marche victo¬ rieuse du roi suivant, Içânavarman (vers 615) 2. Le souverain vaincu se réfugia dans la partie sud de ses Etats, où l'on perd la trace de ce qui fut le plus puissant empire de l'Indochine. Içânavarman fonda une capitale, appelée de son nom Içânapura, dont le renom se propagea jusque dans l'Inde, où Hiuan-tsang en entendit parler, et dont le site est presque sûrement marqué par les grandes ruines de Sambor, au nord de Kompong Thom. La première époque de la monarchie khmère, qui embrasse le vie et le vne siècles, fut une période de vitalité et d'expansion, à laquelle succède, au siècle suivant, une phase de troubles et d'anarchie. Le Cambodge se scinde en deux Etats, que les Chinois appellent le Tchen- la des eaux et le Tchen-la des terres ou Wen-tan. Le premier est un pays de rivières et de lacs : c'est le bas Cambodge; le second est une région de collines et de montagnes : c'est le Laos. Rien ne nous permet de fixer la frontière qui les séparait; tout au plus peut-on conjecturer que la capitale du second ne devait pas être très éloignée de l'actuelle capitale du Laos, Vieng Chan. 1. G. Cœdès, Eludes cambodgiennes. XII. Le site primitif du Tchen-la. B.E.F. E.O., XVIII, ix, p. 1-3. 2. Ibid., XXVIII, p. 130. histoire ancienne 73 L'unité du royaume cambodgien est rétablie par Jayavarman II (802-854). Venu de Java (île de Java ou Péninsule malaise?), il établit sa résidence en différents points, — notamment sur le Phnom Kulen, près d'Angkor, — et finit par se fixer définitivement à Hariharâlaya (Lolei?) 1. Après lui, Jayavarman III (854-877) et Indravarman Ier (877- 889) demeurèrent dans la même capitale; mais sous Yaçovarman (889- ca. 910), le siège du gouvernement fut transféré à Yaçodharapura (Angkor Thom), où il demeura — sauf un exode temporaire à Chok Gargyar (=Koh Ker) de 928 à 944 — jusqu'à la retraite des rois khmèrs devant les Siamois. Les inscriptions nous ont conservé les noms d'une vingtaine de rois qui s'y succédèrent du ixe au xive siècle et dont, à part quelques conquêtes éphémères et un certain nombre de constructions dignes de mémoire, l'histoire n'a rien à dire. On peut citer après Yaço¬ varman, fondateur d'Angkor, Râj endravarman (944-968), qui orna la capitale de plusieurs temples; Sûryavarman Ier (1002-1049), fils du roi de Ligor, roi conquérant, quoique bouddhiste, et qui guerroya jusqu'au Ménam; Sûryavarman II (première moitié du xue siècle), qui illustra son règne par l'édification d'Angkor Vat; Dharanîndravarman II (ca. 1152- 1183), qui subit l'affront du sac de sa capitale par une flotte chame; enfin Jayavarman VII, roi magnifique et quelque peu mégalomane, qui couvrit son empire de temples et d'hôpitaux et donna à Angkor Thom sa forme définitive. Après lui, la décadence commence. Déjà l'ambas¬ sade chinoise, dont faisait partie Tcheou Ta-kouan, auteur d'une inté¬ ressante Relation du Cambodge 2, notait en 1296 que la récente guerre avec les Siamois avait dévasté le pays et nécessité une levée en masse3. Cette pression va s'accentuer avec la fondation du royaume d'Ayuthya en 1350 et obliger les rois khmèrs à évacuer leur antique capitale devant les Thaï victorieux. ROYAUMES THAÏ. L'immigration des Thaï eut lieu en pleine période historique. Elle les amena d'abord sur la frontière sino-birmane, où se formèrent les Etats 1. G. Cœdès, Etudes cambodgiennes. XX. Les capitales de Jayavarman II. B.E.F. E.O., XXVIII, p. 113. 2. Mémoires sur les coutumes du Cambodge, trad. Paul Pelliot, B.E.F.E.O., II, 123. Cf. G. Cœdès, Eludes cambodgiennes, XIII. Notes sur Tcheou Ta-kouan. Ib., XVIII, ix, p. 4-9. 3. B.E.F.E.O., II, p. 173, 176. 74 indochine shans. Ils se répandirent ensuite dans le haut Tonkin (Tai, Tho). Le groupe Lao fonda le Mtiang Java ou Lan-xang (Luang Prabang). Les Lii s'établirent à Xieng-Hong, les Yuen à Lamphun. Une autre branche organisa les Etats de Lavo (= Lopburi) et de Syâm ou Sukhothai h C'est le royaume de Lavo qui, sous le nom de Siam 2, devait abattre la puis¬ sance du Cambodge et conquérir l'hégémonie sur tous les autres groupes thaï. * ** Siam. — Lavo était le centre d'une région habitée par des Lava, qui furent civilisés par les Môns. Le royaume de Dvâravatî, au vne siècle, était probablement un royaume mon; les émigrants de Lavo, qui fondè¬ rent Lamphun au vin6 siècle, étaient, eux aussi, des Môns, au moins de langue et de culture. Lavo fut ensuite, à une époque inconnue, cccupé par les Thaï, puis annexé à l'empire khmèr, probablement par Sûrya- varman I" dans la première moitié du xie siècle. Au xne siècle, comme le montrent les bas-reliefs d'Angkor Vat, ils fournissaient un contingent à l'armée cambodgienne; mais, à la fin du xine, ils étaient devenus assez forts pour diriger contre le Cambodge des attaques dangereuses. A cette même époque se fondait un royaume thaï indépendant à Sukh¬ othai. Cette région était peuplée de Syâm, sous l'autorité d'un gouver¬ neur cambodgien. Vers le milieu du xine siècle, Sukhothai fut pris par un chef thaï du voisinage, qui se proclama roi : c'est ce personnage qui est appelé Indrâditya par les inscriptions, Rocarâja ou Suranga par les chroniques pâlies et que les Siamois ont élevé au rang de héros national sous le nom de Phra Ruang. Son fils Râma Khamhèng fut le véritable fondateur de l'empire thaï. Il régnait dans le dernier quart du xmB siè¬ cle. La belle inscription qu'il nous a laissée le proclame maître de tous les Thaï et précise les frontières du pays conquis par ses armes : Nakhon Savan, Vieng Chan, Luang Prabang, Nan, Mtiang Prê, Pégou et Ligor. Visiblement son expansion avait été arrêtée au Nord-Ouest par le 1. Cf. W. A. R. "Wood, A history of Siam. London, 1926; G. Cœdès, Une recension pâlie des Annales d'Ayuthya. B.E.F.E.O., XIV, iii; Id. Note sur les ouvrages pâlis composés en pays thaï. Ibid., XV, m, 39 sqq.; Id. Documents sur la dynastie de Sukhodaya. Ibid., XVII, n; Id. Documents sur l'histoire politique et religieuse du Laos occidental. Ibid., XXV, p. 1-200; Id. Recueil des inscriptions du Siam. I. Inscriptions de Sukhadaya (1924). II. Inscriptions de Dvâravatî, de Çrîvijaya et de Lavo (1929). 2. Sur la désignation de l'Etat victorieux (Lavo) par le nom de l'Etat vaincu (Siam), v. Pelliot, Deux itinéraires..., B.E.F.E.O., IV, p. 254-256. HISTOIRE ANCIENNE 75 royaume yuen de Lan-na, à l'Est par la puissance cambodgienne, au Sud par le royaume de Lavo, tandis qu'à l'Ouest il avait pu s'étendre sans obstacle le long du golfe du Pégou jusqu'à l'isthme de Ligor dans la Péninsule malaise. Râma Khamhèng eut pour successeurs son fils Lôthai et son petit-fils Liithai (1347- après 1362). C'est sous le règne de ce dernier qu'eut lieu un événement qui devait être fatal à la dynastie de Sukhothai : la fon¬ dation du royaume d'Ayuthya en 1350. Lan-na. — Le xme siècle, qui voit une si merveilleuse floraison de la race thaï, est marqué par la naissance d'un autre Etat important : le royaume yuen de Lan-na. Un héros thaï, digne émule de Râma Kha¬ mhèng, Mangrai, s'achemme en conquérant de Xieng Sen vers Lamphun (Haripunjaya), qu'il prend en 1292. Peu après (1296), il fonde la nouvelle capitale, Xieng Mai, et meurt en 1317, laissant derrière lui une force orga¬ nisée, prête à jouer un rôle de premier plan dans les destinées de l'Ouest indochinois. Le Lan-na fut pour Ayuthya, aux xive et XVe siècles, un redoutable adversaire; mais il tomba, au xvie, sous le joug de la Bir¬ manie, qui en fit une base stratégique efficace dans ses campagnes contre le Siam. Ayuthya. — En 1350, le prince d'Uthong ou Suvannabhûmi (Suphan) fonda une nouvelle ville à Ayuthya et se proclama roi : ce fut l'origine du présent royaume de Siam. Le nouvel Etat dirige aussitôt ses coups contre ses voisins du Nord et de l'Est. Entre 1371 et 1378, il attaque Sukhothai; Dharmarâja II essaie vainement de résister; après sa mort ses successeurs tombent peu à peu au rang de gouverneurs de province. De son côté, harcelé sans répit par les Siamois, le roi du Cambdoge (Ponea Yat, vers 1430?) se décide à abandonner Angkor. Il se transporte d'abord à Srei Santhor, puis à Phnom Penh, enfin à Lovêk, dans l'espoir d'y trouver un asile sûr contre les atteintes de son tenace adversaire. Mais pour la sécurité d'un Etat, la distance ne compense pas la faiblesse. Les rois khmèrs, dévorés de dissensions intestines, né surent que manifester au Siam leur hostilité par de futiles incursions suivies invariablement d'expéditions punitives qui les laissaient de plus en plus impuissants. En 1593 notamment, le siège de Lovêk par les armées de Phra Naret se termine par la fuite 76 indochine du roi, le sac de la ville et l'installation d'un gouverneur militaire sia¬ mois dans la cité dévastée. Dans la seconde moitié du xvni6 siècle, ce sont les Annamites qui enlèvent lambeau par lambeau la Cochinchine au Cambodge. Les victoires birmanes sur les Siamois, dont le point culminant est le sac d'Ayuthya en 1767, lui donnent un instant l'espoir de la délivrance. Mais bientôt le royaume vaincu se relève, l'étau se resserre sur le faible Cambodge et ce malheureux pays n'était plus qu'une proie disputée entre Bangkok et Hué lorsque la protection fran¬ çaise lui rendit la possibilité de vivre. Luang Prabang. — D.ans l'histoire des muang laotiens, il y a un pro¬ tagoniste : Xieng Mai, et un comparse : le miiang bicéphale Luang Pra- bang-Vieng Chan. Les commencements de ce dernier sont obscurs. Sans doute fut-il jusqu'à la fin du xnie siècle sous la dépendance du Cam¬ bodge, ensuite sous celle de Sukhotai. Râma Khamhèng le mentionne dans la liste de ses conquêtes : « Vers l'Est, il a conquis le pays... jus¬ qu'aux rives du Khong et jusqu'à Vieng Chan, Vieng Kham, qui mar¬ quent la frontière... Vers le Nord, il a conquis le pays... de l'autre côté du Khong jusqu'à Miiang Java, qui marque la frontièrei. » La déchéance de Sukhothai sous les coups d'Ayuthya, au milieu du xiv® siècle, dut resserrer les liens de vassalité des muang Lao. C'est précisément à cette date que Luang Prabang émerge des brouillards de la légende. Le premier roi sur lequel les chroniques laotiennes fournissent quel¬ ques détails est le Phraya Fa Ngum, né en 1316, exilé dès son enfance et élevé à la cour du roi du Cambodge dont il épousa la fille. A l'aide d'une armée fournie par son beau-père, il conquit le miiang Java (1353) et y fit venir des religieux et des artisans cambodgiens. Il obtint aussi la cession du fameux buddha de bronze, le Phra Bang, qui donna son nom au pays. D'après la tradition, son royaume avait pour frontières : avec l'Annam, la ligne de partage des eaux entre le Mékong et la mer; avec les Lii, la limite nord de la vallée du Nam Ou; avec le Lan-na, Phaday, sur le Mékong (Xieng Khong). Au Sud, il comprenait Vieng Chan. 1. G. Cœdès, Inscriptions de Sukhodaya, p. 48. Miiang Java (prononcé Miiang Sva) est le nom du pays autrement appelé M. Lan-xang pays du million d'élé¬ phants), ou Xieng Dong-Xieng Tong (nom particulier de la capitale), enfin M. Luang Prabang, d'après la fameuse statue du Buddha, le Phra Bang, qui y fut apportée du Cambodge au xiv° siècle. On lui a parfois attribué à tort le nom de Cudhâmanagarî sur la foi d'une inscription mal lue (Cœdès, dans B.E.F.E.O., XVIII, x, p. 9). HISTOIRE ANCIENNE 77 Au xve siècle, Luang Prabang dut se soumettre à la suzeraineté de l'Annam. Au xvie, il fut étroitement associé à la fortune de Xieng Mai. Le prince Phra Chei Settha fut même pendant quelques années (1545-1549) roi du Lan-na, jusqu'à ce que la mort de son père l'eût rappelé dans son pays. Les guerres de Bureng Naung se firent durement sentir sur Luang Prabang. En 1556, le conquérant birman s'en empara. Peu après, Phra Chei Settha jugea prudent de transférer sa capitale à Vieng Chan (1563) ; mais cette précaution ne lui servit de rien. Dès l'année suivante, les Birmans, ayant réoccupé Xieng Mai, descendirent jusqu'à Vieng Chan, dont ils s'emparèrent sans peine. En 1566, Settha crut faire acte d'habile politique en coopérant à un coup de main du roi de Siam sur Phitsanulok, alors occupé par les Birmans. Il n'y gagna qu'une nouvelle invasion devant laquelle il s'enfuit dans la forêt : il s'y égara et on ne le revit plus (1571). Une armée birmane vint introniser, comme roi vassal, un frère de Settha (1574). Le fils du même roi, après être resté vingt ans comme otage en Birmanie, fut renvoyé en 1594 pour occuper le trône. Il essaya de chasser le gouverneur birman de Xieng Mai; mais celui-ci échappa à la défaite en se plaçant sous la suzeraineté du roi de Siam (1598). En 1707, à la suite de rivalités encouragées par les Annamites, le Laos fut divisé en deux royaumes : Vieng Chan et Luang Prabang; celui-ci comprenait les Hua Pan et les douze cantons thaï de la Rivière Noire. Tous deux rendaient hommage à Hué. Ils se firent, durant tout le xviii8 siè¬ cle, une opposition acharnée, Vieng Chan étant soutenu par l'Annam, Luang Prabang par le Siam. En 1777, Phraya Tak saccagea Vieng Chan, qui se vengea un peu plus tard en appelant les Annamites contre Luang Prabang. Les troupes annamites s'emparèrent de la ville et conquirent les Sip song chau thai, les Hua Pan et le Tran-ninh. Le roi s'enfuit à Bang¬ kok. Vieng Chan devait recevoir un peu plus tard un terrible châtiment de sa félonie : en 1827, les Siamois prirent et saccagèrent la ville, emme¬ nèrent prisonnier le roi Anu, qui mourut à Bangkok dans une cage de fer, et réduisirent Vieng Chan à l'état de province siamoise. Ainsi, au milieu du xix8 siècle, tous les anciens muang thaï étaient tombés sous la domination du Siam : Xieng Mai et Vieng Chan étaient annexés et Luang Prabang ne conservait qu'une ombre d'indépendance. L'influence du Siam était également prépondérante au Cambodge, qui 78 INDOCHINE avait dû lui céder ses provinces de Battambang, Siemreap, Mlu Prei et Tonlé Repou et dont la vassalité envers la cour de Bangkok n'avait d'autre contrepoids que sa vassalité envers la cour de Hué. Louis Finot, Professeur honoraire au Collège de France, Ancien Directeur de l'Ecole Française d'Extrême-Orient. BIBLIOGRAPHIE4 Aurousseau (L.). A propos d'un récent ouvrage sur le Champa [Le Royaume de Champa, par G. Maspero.] (B.E.F.E.O., XIY, ix, 8-43.) Id. Notes sur l'histoire et la géographie du pays d'Annam [1. CR. de l'Histoire moderne du pays d'Annam de Ch.-B. Maybon. 2. Exposé de géographie historique du pays d'Annam, traduit du Ciiong mue.] (Ibid., XX, v, 73 et XXII, 143.) Id. La première conquête chinoise des pays annamites (IIIe siècle avant notre ère). (Ibid., XXIII, 137.) Aymonier (E.). Légendes historiques des Chames. (Exc. et Reconn., n° 32, 1890.) Id. Quelques notions sur les inscriptions en vieux khmêr. (JA., 1883.) Id. Première étude sur les inscriptions tchames. (JA., 1891.) Id. Le Cambodge. Paris, 1900-1904, 3 vol. [Index par G. Cœdês, BCAL, 1911.] Barth (A.) et Bergaigne (A.). Inscriptions sanscrites du Cambodge et de Campâ. Paris, 1885 et 1893, 2 fasc. (Notices et extraits des mss., T. XXVII, 1™ partie.) Bergaigne (A.). Chronologie de l'ancien royaume khmêr. (JA., 1884.) Id. L'ancien royaume de Campâ dans l'Indo-Chine. (JA., 1888.) Cabaton (A.) 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I. 6 Mi llmUM-.irmSF , ... mssm HISTOIRE MODERNE L'Indochine française, dont les rameaux se sont épanouis seulement à la fin du xixe siècle, plonge ses racines dans trois siècles d'histoire —■ histoire pleine de péripéties parfois douloureuses, où alternent de brus¬ ques anticipations et de soudains reculs. Du côté annamite, un prince généreux, en avance d'un siècle sur son temps, réussit à fonder un em¬ pire grâce à des collaborateurs français, alors que ses successeurs, par leur méfiance obstinée et de cruelles persécutions, provoquent, en voulant clore les portes de l'Indochine, des représailles qui les ouvrent toutes grandes. Du côté français, des précurseurs aux âmes ardentes sont reniés et bafoués par leur patrie, à laquelle ils donnent, malgré elle, un magni¬ fique domaine. Au xvie siècle, rien ne laisse prévoir le rôle futur de la France dans ces régions. Sur la route maritime de l'Extrême-Orient, où de hardis navigateurs portugais avaient ouvert un premier sillon en doublant le cap de Bonne-Espérance à la fin du XVe siècle, deux navires normands, la Pensée et le Sacre, s'étaient, il est vrai, aventurés dès 1529. Mais cette expédition, dirigée par les frères Parmentier pour le compte du grand armateur Dieppois, Jean Ango, fut malheureuse et près d'un siècle s'écoula avant de nouvelles tentatives françaises. Les premiers Européens qui aient pris pied dans la presqu'île indo¬ chinoise sont les Portugais. Dès 1511, d'Albuquerque envoyait une am¬ bassade au Siam; en 1516, Fernand Perez abordait sur la côte d'Annam. Le Portugal, orgueilleux de sa puissance maritime, prétendait alors se partager le monde avec l'Espagne et, s'appuyant sur une bulle d'Alexan¬ dre VI, il se réservait la possession de toutes les terres découvertes ou 82 INDOCHINE à découvrir à l'est du méridien des Açores. Il s'attribuait en outre le monopole de l'évangélisation des Indes. La juridiction de l'archevêque de Goa et des évêques de Malacca et de Macao s'étendait sur tout l'Ex¬ trême-Orient. L'effort des Portugais porta d'abord sur le Cambodge où leurs mis¬ sionnaires s'installaient en 1553, pendant que leurs soldats s'immisçaient à la cour des souverains, fournissant des armes à feu et instruisant les troupes indigènes. D'audacieux aventuriers, tels Diego Belloso, s'al¬ lièrent à la famille royale et prirent un ascendant considérable mais de courte durée. Voyant leur influence décroître au Cambodge, ils envoyèrent leurs navires sur la côte d'Annam où Fai-foo devint le centre des échanges. Dès le début du xvne siècle, leur commerce fut concur¬ rencé par les Hollandais, puis par les Anglais. Quant aux Français, ce fut surtout un idéal religieux qui les guida et l'initiative de nos premières relations avec l'Indochine revient à un missionnaire, le Père Alexandre de Rhodes. Né à Avignon en 1591, il entra dans la Compagnie de Jésus et s'embarqua pour l'Extrême-Orient en 1619. Après des séjours à Goa et Malacca, il arriva en 1623 à Macao, d'où il comptait se rendre au Japon. Mais la persécution religieuse venait d'en fermer les portes et c'est en « Cochinchine » (l'Annam ac¬ tuel) qu'on l'envoya, puis, én 1627, au Tonkin, à la tête de la Mission nouvellement créée. Tout en travaillant activement à la propagation de la Foi, il étudiait la langue, les mœurs, les ressources naturelles et l'his¬ toire du pays, sur lequel il devait publier à son retour en Europe les ouvrages les plus remarquables qui aient été écrits avant le xixe siècle. Chassé du Tonkin en 1630, il dut se réfugier à Macao, d'où il retourna à plusieurs reprises en Cochinchine, malgré les persécutions. Le nombre et la rapidité des conversions prouvaient que l'Indochine offrait un merveilleux champ d'action aux missionnaires. Pour le mettre en valeur, il fallait constituer un clergé indigène, ce qui supposait au préalable la création d'évêques en Indochine. Les supérieurs du Père de Rhodes l'envoyèrent à Rome demander les autorisations nécessaires. L'affaire tramant en longueur devant la Cour Pontificale, il décida, de lui-même, d'aller en France, « le plus pieux royaume du monde », pour chercher « des soldats qui aillent à la conquête de tout l'Orient ». A Paris, de puissants protecteurs avancèrent les fonds nécessaires pour doter de revenus les trois évêchés à créer. Le succès semblait assuré, HISTOIRE MODERNE 83 quand le Portugal, jaloux de son droit de patronage, fit auprès du Saint-Siège une violente opposition. Le Pape refusa de donner son assentiment et le Père de Rhodes partit en Perse où il mourut. Mais ceux qu'il avait gagnés en France à ses projets ne se découragèrent pas. Grâce à l'appui de la duchesse d'Aiguillon, de nouvelles démarches auprès d'Alexandre VII et de la Propagande aboutirent enfin. En 1658, on décida la création de trois vicariats apostoliques et, à Paris, d'un séminaire des Missions Etrangères. Du coup, l'évangélisation de l'In¬ dochine passait du contrôle du Portugal sous celui de la France et des relations d'ordre commercial ne devaient pas tarder à se nouer entre les deux pays. L'institution des vicariats apostoliques eut, en effet, pour première conséquence la création, en 1660, par un armateur de Rouen, Fermanel, d'une compagnie de commerce « pour le voyage de la Chine, du Tonkin et de la Cochinchine » qui comptait parmi ses actionnaires Arnault de Pomponne et la duchesse d'Aiguillon. « La principale vue de cette société — disent les statuts — est de faciliter par son établissement le pas¬ sage de messeigneurs les évêques nommés par Sa Sainteté pour aller travailler à la gloire de Dieu et à la conversion des âmes dans l'empire et les royaumes ci-dessus dénommés ». Le navire que l'on fit construire en Hollande, le Saint-Louis, fit naufrage dans le Texel, ce qui mit fin aux entreprises de la Compagnie. L'idée fut reprise par Colbert, car elle servait ses projets économiques et son désir d'affranchir notre pays, gros consommateur d'épices, des prix de transport très élevés qui enrichissaient les marines hollandaise ou portugaise. Elle aboutit en 1664 à la constitution de la Compagnie des Indes Orientales. Sur ces préoccupations d'abord religieuses, puis commerciales, vinrent se greffer des visées politiques tournées non pas vers l'Indochine Orien¬ tale, mais vers le Siam, où s'étaient établis nos premiers vicaires aposto¬ liques. Ce qu'ils dirent au souverain du pays, Phra Naraï, de la gran¬ deur et de la puissance de Louis XIV, décida l'envoi en France de deux ambassades siamoises, somptueusement reçues à Versailles. Des fêtes non moins brillantes attendaient au Siam nos propres ambassadeurs, le chevalier de Chaumont et l'abbé de Choisy, qui signèrent en 1685 un traité de religion et un traité de commerce. Le Siam aurait constitué notre base navale en Extrême-Orient et nous aurait permis de sup- 84 INDOCHINE planter les Hollandais dans le commerce des épices, de barrer la route aux convoitises de l'Angleterre. Ces projets de grande envergure s'effon¬ drèrent trois ans plus tard avec l'échec de l'expédition dirigée par La Loubère et Céberet du Boullay. En somme, au xvii8 siècle, la France joue en Indochine orientale un rôle important, du point de vue religieux, par la création de la Société des Missions Etrangères, mais nul, du point de vue politique, et très restreint, du point de vue commercial, les transactions s'étant bornées à un très petit volume d'affaires, qui avaient surtout pour but de mas¬ quer le rôle religieux des missionnaires. Au xvme siècle, au contraire, les préoccupations commerciales et même politiques passent au premier plan. Des voyageurs, frappés des ressources variées du pays, proposent des moyens de le mettre en valeur. Le plus célèbre d'entre eux est Pierre Poivre. Il naquit à Lyon en 1719, entra au Séminaire des Missions Etrangères et le quitta bientôt pour entreprendre librement un grand voyage en Extrême-Orient. Au retour, le rapport sur la Cochinchine qu'il adressa aux directeurs de la Compa¬ gnie des Indes retint leur attention; ils lui confièrent, en 1748, une double mission : fonder un comptoir commercial en Cochinchine, acclimater à l'Ile-de-France les « épices » dont les Hollandais avaient le monopole. Poivre arriva à Tourane en 1749 et se rendit à Hué. Le souverain accepta de bonne grâce ses présents, les mandarins prisèrent fort les marchandises, mais, au moment de régler les comptes, il ne fut pas possible de se faire payer ni de récupérer les marchandises. L'achat d'une cargaison de retour ne causa pas moins de déboires. Comment, dans de telles conditions, entreprendre des transactions suivies? Voici la conclusion de Poivre : « Une compagnie qui voudra s'établir à la Cochinchine et prendre des arrangements solides pour y faire un com¬ merce avantageux doit s'y annoncer avec les moyens capables de s'y faire craindre et respecter. Elle les trouvera dans la situation du pays en général et surtout de la baie de Tourane où il est aisé de se fortifier. » Il y a là, en germe, le traité de 1787. Les registres de la « Correspondance générale de la Cochinchine » contiennent, outre le rapport de Poivre, plusieurs autres projets d'éta¬ blissement en Indochine qui paraissent avoir laissé assez indifférents les ministres auxquels ils étaient adressés. Cependant, après la perte de l'Inde, il semble que l'on ait songé à trouver une compensation en Indo- HISTOIRE MODERNE 00 chine et surtout à supplanter les Anglais qui avaient eux-mêmes le projet de s'y installer. Le frère de Choiseul, le duc de Praslin, ministre de la Marine, écrivit en 1768 à Poivre, alors intendant de l'Ile-de-France, pour le consulter sur l'opportunité d'une expédition armée en Cochin- chine. La chute du ministère de Choiseul empêcha la réalisation de ce projet. Il fut repris en 1775 par Vergennes et bientôt abandonné parce que le cabinet de Versailles était effrayé des dépenses de l'expédition et que son attention se tournait vers la guerre d'indépendance des Etats-Unis. Ce n'est pas au pouvoir central, mais à d'audacieuses initiatives pri¬ vées qu'il appartenait de cimenter les premiers liens entre la France et l'Indochine. Toute la gloire en revient à un grand prélat, Mgr Pigneau de Béhaine, évêque d'Adran. Pierre Pigneau, né en 1741 à Béhaine, dans la commune d'Origny-en- Thiérache, fit ses études au Séminaire des Missions-Etrangères et quitta la France en 1765. Nommé vicaire apostolique de la Cochinchine en 1774, il s'installa au collège de Ha-tien d'où il eut l'occasion, en 1777, de porter secours à un prince fugitif, Nguyen Anh, détrôné par les Tay- Son. En 1783, le prince, désespérant de reconquérir seul son royaume, pria l'évêque de lui procurer des secours français et lui confia son j eune fils, le prince Canh. Après de premières démarches à Pondichéry en 1785 et à l'Ile-de- France en 1786, l'évêque, le petit prince et leurs serviteurs annamites s'embarquèrent pour la France, où ils arrivèrent à Lorient en février 1787. Paris leur réserva l'accueil le plus flatteur, du moins dans les salons où il fut de mode d'inviter le prince Canh dont la situation roma¬ nesque et le costume exotique rappelaient ces héros de contes orientaux alors en vogue. Les bureaux du Ministère se montrèrent d'abord plus réservés, mais l'évêque d'Adran rédigea mémoires sur mémoires et sut intéresser à sa cause des personnages puissants. On l'admit à défendre lui-même ses proj ets au Conseil des Ministres, en présence de Louis XVI. Enfin, le 28 novembre 1787, le comte de Montmorin, Ministre des Af¬ faires Etrangères, et l'évêque d'Adran, mandataire du roi de Cochin¬ chine, signèrent à Versailles un traité par lequel le roi de France s'en¬ gageait à envoyer en Cochinchine quatre frégates de 1.650 hommes de troupe. Il recevait en échange la propriété absolue et la souveraineté de Tourane et de Poulo-Condore. Les Français jouiraient en outre d'une 80 INDOCHINE entière liberté de commerce à l'exclusion de toute autre nation euro¬ péenne. Un mois plus tard, l'évêque d'Adran et le prince Canh s'embarquaient à Lorient sur la Dryade, accompagnée de la Méduse. Deux autres fré¬ gates et deux gabares pour le transport du matériel devaient suivre. Le succès des démarches de Pigneau de Béhaine était donc, en appa¬ rence, complet, et les plus brillantes perspectives semblaient s'ouvrir pour la cause à laquelle il s'était dévoué. Il ignorait que, cinq jours après le traité, le Ministère, estimant qu'on n'avait pas en France tous les éléments d'appréciation sur l'opportunité et les chances de succès d'une campagne si lointaine, avait envoyé des instructions secrètes à Conway, commandant des troupes dans l'Inde, le laissant libre d'engager l'expédition ou d'y surseoir, en se guidant sur les circonstances. Par crainte des responsabilités, Conway refusa d'entrer en campagne sans s'être entouré de précautions et avoir envoyé un premier navire en reconnaissance. Dans son rapport au Ministre, il insista sur les ren¬ seignements défavorables qu'il avait reçus et taxa les projets de l'évê¬ que d'Adran de « rêves d'une tête exaltée ». Il fallut donc renoncer à l'expédition officielle prévue par le traité. Mais Pigneau de Béhaine ne se laissa pas décourager. Repoussant par patriotisme les propositions des Anglais, qui lui offraient leur entier concours et même « cent mille pièces d'or pour lui », il décida d'apporter à Nguyen Anh ce qui lui serait peut-être plus utile qu'un corps de troupe régulier : des cadres et des armements européens. En juin 1789, il passa en Cochinchine sur la Méduse, avec le prince Canh et des approvisionnements. Ses collabo¬ rateurs, il les recruta soit parmi des officiers de marine : J.-B. Chai- gneau, Ph. Vannier, J.-M. Dayot, Magon de Médine, Girard de l'Isle- Sellé, soit dans le cadre des « volontaires de la marine » — nous dirions aujourd'hui des aspirants — en croisière en Extrême-Orient et qui désertèrent pour prendre du service en Cochinchine. Parmi ces derniers, les plus actifs furent Victor Olivier, de Carpentras, Jean-Baptiste Guillon, cle Vannes, et Théodore Le Brun. Cette équipe de Français jeunes et résolus fit le miracle de trans¬ former les bandes au service de Nguyen Anh en une armée disciplinée qui lui donna la victoire. Non seulement ce prince put reconquérir son royaume, mais encore il en étendit les limites au Sud jusqu'au Siam et au Nord jusqu'à la Chine, fondant, ce qu'aucun souverain annamite HISTOIRE MODERNE 87 n'avait encore réalisé, un empire unique sur toute la côte orientale de l'Indochine. On sait par des témoignages contemporains que les officiers français établirent des fonderies de canons, construisirent des vaisseaux. De magnifiques citadelles à la Vauban, établies sur leurs plans, rappel¬ lent encore aujourd'hui, à des générations oublieuses, la première in¬ fluence française. L'âme de cette organisation fut l'évêque d'Adran. C'est lui qui façonna l'esprit de Nguyen Anh aux méthodes européennes; il traduisait, en annamite, des ouvrages d'art militaire ou des articles de l'Encyclopédie; il était son conseiller constamment écouté aussi bien pour les affaires militaires et les questions intérieures que pour la politique étrangère et les relations avec les nations européennes et les pays voisins. Quand il mourut en 1799, Nguyen Anh tint à prononcer lui-même son éloge funèbre : « Dès ma plus tendre jeunesse, j'eus le bonheur de rencon¬ trer ce précieux ami, dont le caractère cadrait si bien avec le mien. Quand je fis les premières démarches pour monter sur le trône de mes ancêtres, je l'avais à mes côtés. C'était pour moi un riche trésor où je pouvais puiser tous les conseils dont j'avais tant besoin pour me di¬ riger... » Trois ans après la mort de Pigneau de Béhaine, Nguyen Anh ouvrit la période Gia-long, titre sous lequel on a l'habitude de le désigner. Il régna jusqu'à 1820 et toute sa vie entoura d'honneurs les derniers Français restés près de lui : Vannier, Chaigneau et Despiau. Ils avaient presque renoncé à revoir leur patrie quand, en septembre 1817, un navire français mouilla à Tourane. C'était le début de la reprise des relations commerciales, tentée par des armateurs de Bordeaux, sous l'impulsion du duc de Bichelieu, Ministre des Affaires Etrangères. Plu¬ sieurs navires se succédèrent de 1817 à 1819. Profitant de l'une de ces occasions, Chaigneau obtint de Gia-long un congé de trois ans et s'em¬ barqua sur le Henry. Arrivé en France au mois d'avril 1820, il fut fort bien reçu par Louis XVIII et repartit un an plus tard, en qualité de consul, avec la mission de conclure un traité de commerce. Malheureusement, quand Chaigneau rentra en Annam, Gia-long était mort et l'élève de l'évêque d'Adran, le prince Canh, l'avait depuis longtemps précédé dans la tombe. Le nouvel empereur, Minh-Mang, inaugura une politique toute différente. Notre consul, en butte à l'hos¬ tilité des mandarins, dut quitter Hué en 1824 et, l'année suivante, Minh- 88 INDOCHINE Mang refusa de recevoir le baron de Bougainville, commandant la fré¬ gate La Thétis qui lui portait une lettre et des présents de Louis XVIII. Oublieux des services rendus à son pi'édécesseur par un prélat français, l'empereur ouvrit bientôt l'ère des persécutions contre les missionnaires et les chrétiens. Pendant que les successeurs de Gia-long fermaient leurs portes aux Européens, la France se désintéressait de plus en plus de son influence en Extrême-Orient. Le gouvernement de Juillet réduisit les effectifs de la station navale des mers de l'Inde et de la Chine. C'est à partir de 1840 seulement que la guerre entre l'Angleterre et la Chine réveilla notre attention. On mit à la tête de la division navale des mers de Chine l'amiral Cécille qui sut relever notre prestige en Chine et intervenir à Tourane en sauvant la vie de cinq missionnaires qu'on était sur le point de mettre à mort. En 1856, le commandant Lelieur de La Ville- sur-Arce, offensé par les mandarins, dut s'emparer d'un des forts de Tourane. L'intervention des officiers français avait pour résultat, dès que nos navires s'éloignaient, de provoquer une nouvelle recrudescence de per¬ sécutions. Après une dernière et sanglante injure, le supplice de Mgr Diaz, évêque espagnol du Tonkin (20 juillet 1857), on sentit qu'il fallait en finir. Nous avions alors en Extrême-Orient des forces disponibles, le traité de Tien-Tsin ayant rendu sa liberté d'action à l'amiral Rigault de Genouilly, qui venait de participer à la première campagne de Chine. L'Espagne, que touchait directement la mort de Mgr Diaz, se joi¬ gnit à nous et détacha, de Manille, un aviso et quelques troupes de dé¬ barquement. Il s'agissait en somme d'une démonstration navale, plus sérieuse que celles qui s'étaient succédées dans les dernières années, mais notre but restait le même : obtenir la liberté religieuse, la liberté du commerce et l'établissement de consuls, sans aucune cession territoriale. Ce sont les circonstances qui nous entraînèrent à la conquête d'une partie de la Cochinchine. Rigault de Genouilly, voulant frapper un coup rapide et décisif sur la capitale, Hué, se dirigea sur le point de la côte abrité le plus proche, la baie de Tourane. Il y arriva pendant la plus mauvaise saison, à la fin du mois d'août, et ses troupes eurent plus à souffrir du climat que de l'ennemi. On se rendit compte bientôt des difficultés insurmontables que HISTOIRE MODERNE 89 présentait la marche sur Hué, à travers des montagnes sauvages, pro¬ pices aux embuscades. Au lieu d'attaquer la capitale, l'amiral résolut d'atteindre les sources vives de la richesse de l'Annam, son grenier à riz, la Cochinchine. La petite flotte franco-espagnole, abandonnant Tourane, descendit vers le Sud, franchit le cap Saint-Jacques, remonta la rivière de Saigon et, le 18 février 1859, la capitale de la Cochinchine tombait entre nos mains. L'occupation de Saigon devait être toute provisoire : nous vou¬ lions l'utiliser comme gage pour les négociations et la restituer aussitôt. Le contre-amiral Page, succédant à Rigault de Genouilly en novembre 1859, était tout disposé à évacuer notre conquête si l'empereur consen¬ tait aux libertés religieuses et commerciales que nous avions réclamées antérieurement, mais le plénipotentiaire de Tu-duc souleva de nom¬ breuses difficultés et fit traîner les négociations en longueur. Sur ces entrefaites, la seconde campagne de Chine obligea l'amiral à retirer le plus gros de ses forces. Avec huit cents hommes, le capitaine de vaisseau d'Ariès sut tenir en échec plusieurs milliers d'Annamites. En 1861, la ville fut débloquée par l'amiral Charner rentrant victorieux de Chine. Il engagea le 25 février une bataille décisive à Ki-hoa où l'en¬ nemi avait eu le temps d'accumuler de formidables défenses. Le courage discipliné des troupes européennes, avançant comme un seul homme, ne reculant devant aucun obstacle, remplit d'épouvante les Annamites : Nous ne pouvons, s'écriaient-ils, lutter contre ces gens qui marchent à l'assaut « comme des fous » sans paraître soupçonner le danger! Cette victoire fut le début d'une brillante et rapide campagne dans les pro¬ vinces de Gia-dinh et de My-tho. Après un second essai de négociations, qui demeura infructueux, l'amiral Bonard vint en novembre prendre le commandement et poursuivit nos succès dans la province de Bien- hoa : « Par la force des événements, dit un rapport officiel, le but qu'on s'était proposé se trouvait donc singulièrement dépassé, et nous deve¬ nions des conquérants là où nous étions allés dans le principe pour redresser simplement des griefs. » Alors qu'il refusait en 1859 un traité nous donnant de simples ga¬ ranties morales, Tu-duc, en 1862, envoya à Saigon deux de ses minis¬ tres qui, le 5 juin, signèrent, sous réserve de l'approbation de Napo¬ léon III, l'abandon à la France des trois provinces orientales de la Co¬ chinchine. En réalité, l'empereur d'Annam n'avait cédé que parce qu'il 90 INDOCHINE avait absolument besoin de ses troupes contre les rebelles du Tonkin. Il espérait bien que sa parole ne l'engagerait pas pour longtemps et que sa diplomatie saurait regagner à Paris ce qu'elle avait perdu à Saigon. Cette même année 1862, il envoyait en France Phan-thanh-Gian, le négociateur de la convention du 5 juin, avec mission d'offrir une forte rançon en échange des trois provinces. L'idée de rétrocession ne cadrait que trop bien avec le sentiment d'une partie de l'opinion en France qui réservait son enthousiasme pour la funeste expédition du Mexique. Nous aurions perdu pour toujours la Cochinchine sans l'énergique opposition du ministre de la Marine, Chas- seloup-Laubat, qui comprenait qu'un point d'appui solide en Extrême- Orient était indispensable à la grandeur de la France, et sut faire triom¬ pher sa conviction. Sur ses instances, Napoléon III approuva le traité. Ce n'était pas tout d'avoir des titres réguliers. Il fallait justifier notre occupation par des bienfaits matériels et moraux, et mettre en valeur notre jeune colonie. Ce fut l'œuvre admirable des premiers amiraux- gouverneurs, sur laquelle nous ne pouvons nous étendre dans ce bref exposé. Il fallait aussi résoudre la question délicate de nos rapports avec notre nouveau voisin, le royaume du Cambodge. Déchu de son ancienne splendeur, l'empire khmèr avait été dépouillé de ses provinces occiden¬ tales par le Siam et de ses provinces orientales par l'Annam qui, depuis deux siècles, avait colonisé à ses dépens la Cochinchine. Le Cambodge était condamné à une absorption définitive par l'un ou l'autre de ses redoutables voisins. Seule, l'intervention française pouvait le sauver en le plaçant sous un protectorat, à l'abri duquel il pourrait évoluer dans un sens conforme aux traditions de son passé. Le roi du Cambodge, Norodom, sentait bien que son intérêt était du côté de la France, mais il n'osait demander trop ouvertement notre protection, car il était placé sous l'étroite surveillance du délégué du roi de Siam. La mission de contrebalancer cette influence et de donner confiance à Norodom fut confiée à un officier de marine, inspecteur des affaires indigènes, Doudart de Lagrée, qui prépara très habilement le terrain. L'amiral de La Grandière vint lui-même en juillet 1863 à Ou- dong, alors capitale du Cambodge, et n'eut aucune difficulté à faire signer un traité de protectorat. Pendant que ce document était envoyé en France, pour ratification, Norodom se laissa arracher en décembre, HISTOIRE MODERNE 91 par les délégués du Siam, un autre traité où il se reconnaissait vassal du voisin qu'il redoutait. Il fallut toute la présence d'esprit et la décision de Doudart de Lagrée pour l'empêcher d'aller se faire couronner à Bangkok. Au moment même où ce danger était écarté, la ratification arrivait de France. Le Siam n'avaiT plus qu'à se retirer, mais nous eûmes le tort, en 1867, de lui abandonner, par une compensation injus¬ tifiée, les provinces de Battambang et d'Angkor dont le royaume du Cambodge devait rester mutilé jusqu'à 1907. Notre sécurité, assurée de la sorte sur la frontière cambodgienne, ne l'était pas en Cochinchine même, où les provinces de l'Ouest, restées sous la domination de Hué, formaient le centre d'intrigues fomentées par le vice-roi Phan-thanh-Gian, l'ancien négociateur du traité de 1862, et favorisées par les voyages des mandarins. Pour se rendre de Hué en Basse-Cochinchine, ils avaient le droit, d'après le traité, de traverser les provinces occupées par nous. Ils ne se privaient pas, en cours de route, de répandre de fausses nouvelles dans les populations et de nous créer des embarras. Ces troubles, grossis en se colportant à travers les mers, inquiétaient l'opinion en France, où les idées de rétrocession, qui avaient eu déjà cours en 1862, reprenaient de plus belle en 1864. Sen¬ tant le danger, de jeunes officiers de marine, inspecteurs des affaires indigènes en Cochinchine, Francis Garnier et Rieunier, s'employèrent à le combattre et publièrent de pénétrants articles sur le rôle de la France en Extrême-Orient. Le ministère, comprenant enfin qu'il fallait sortir de cette fausse situation, autorisa l'amiral-gouverneur à agir. L'expédition, soigneusement préparée par l'amiral de La Grandière, fut une simple promenade militaire. En juin 1867, les trois provinces de l'Ouest tombaient entre nos mains, sans aucune résistance et sans effusion de sang, au milieu de la curiosité ou de l'indifférence des habitants. La colonie de Cochinchine se trouvait définitivement cons¬ tituée. L'année 1867 marque en même temps le début des grandes décou¬ vertes et des voyages scientifiques à l'intérieur du pays, jusque-là com¬ plètement ignoré. Le premier point à élucider, le plus important pour l'avenir de notre colonie, était la reconnaissance du Mékong. Saigon n'était point seulement le centre d'un pays fertile, gros producteur de riz, elle devait devenir le déversoir des richesses encore non exploitées de l'arrière-pays. On savait que le Mékong descendait du Yunnan et 92 INDOCHINE qu'il n'était pas navigable, mais peut-être pourrait-il le devenir, au moins sur une partie de son cours. Quelle était l'importance des rapides à franchir? L'explorateur français Mouhot avait, en 1861, atteint Luang- Prabang; aucun Européen ne s'était aventuré plus haut. On pressentait seulement qu'il y avait un avenir commercial immense vers la Chine. « Au delà du 18e ou 19e degré, aucune trace d'exploration euro¬ péenne », écrivait en 1864 Francis Garnier, « toute cette partie cen¬ trale de l'Indochine est encore vierge de recherches. Là cependant sont accumulées de grandes richesses. D'immenses ressources minérales et végétales gisent dans ce pays montagneux... Qu'attend donc la France pour porter la lumière dans cette obscurité? » Cet appel fut entendu par Chasseloup-Laubat qui organisa la mission d'exploration du Mékong. Francis Garnier, trop jeune (il n'avait que vingt-sept ans), fut placé en second sous les ordres du capitaine de fré¬ gate Doudart de Lagrée, que son habile négociation du Cambodge avait mis en vedette. La mission, composée de six Européens, deux interprètes et une escorte armée de treize hommes, quitta Saigon le 5 juin 1866 pour arriver à Changhai le 12 juin 1866, ayant parcouru en deux ans 2.000 kilomètres en bateau et 2.400 kilomètres à pied, au prix de fatigues telles que Doudart de Lagrée succomba en route. Un des résultats de cette mission fut d'établir que la vraie route d'ac¬ cès au Yunnan était le Fleuve Rouge. Ce point était acquis par les explo¬ rateurs du Mékong dès le mois de janvier 1868. Cinq mois plus tard, ils rencontraient à Han-kéou un commerçant français établi dans cette ville, Jean Dupuis, qui devait le premier faire l'expérience commerciale de la route du Fleuve Rouge. Jean Dupuis avait créé à Han-kéou un entrepôt d'armes européennes dont il approvisionnait les troupes chinoises des provinces méridionales, en proie à la guerre civile. Il lui fallait plus de deux mois pour remonter ses armes par la voie habituelle du Fleuve Bleu. La voie plus courte du Fleuve Rouge lui permettrait d'intensifier ses affaires. Une première fois en 1871, partant du Yunnan, il reconnut la route jusqu'à la fron¬ tière annamite. Désormais assuré du succès, il obtint des autorités du Yunnan une commande d'armes de guerre en échange desquelles on lui remettrait un chargement d'étain considérable et c'est en qualité d'en¬ voyé chinois qu'il devait tenter de traverser le Tonkin, le ministre de la Marine en France ayant refusé de l'accréditer officiellement. HISTOIRE MODERNE 93 L'expédition Dupuis se composait de vingt-trois Européens et de cent Asiatiques convoyant en chaloupes le matériel de guerre destiné au Yunnan. Au prix de nombreuses difficultés, elle réussit à se frayer la route pendant l'hiver 1872-1873. La voie d'accès la plus courte aux pro¬ vinces méridionales de la Chine était ouverte. Du même coup, le Tonkin devenait un objet de compétition internationale. Déjà, des convoitises étrangères apparaissaient à l'horizon. Or, le Tonkin était une proie facile. Le pouvoir central n'était repré¬ senté que par des mandarins détestés par la masse des habitants. La vieille dynastie nationale des Lê avait conservé ses partisans et une partie de la population vivait en révolte ouverte contre Hué. Déjà pen¬ dant la campagne de Cochinchine de 1862, c'est la rébellion du Tonkin qui avait obligé l'empereur d'Annam à traiter avec nous. Enfin, la pira¬ terie exerçait ses ravages et le pays était tout prêt à accueillir en libé¬ rateur qui le délivrerait de ce fléau. Il eût été dangereux pour la sécurité même de notre possession de Cochinchine, de laisser une nation étrangère prendre pied en Indo¬ chine orientale. La nécessité d'intervenir s'imposait donc jusqu'à l'évi¬ dence au gouverneur de la Cochinchine, l'amiral Dupré, et aux hommes qui voyaient la situation sur place en Extrême-Orient. Mais en France, au lendemain de la guerre de 1870, le mot d'ordre était d'éviter toute complication diplomatique et tout accroissement territorial. Aux pre¬ mières avances de l'amiral Dupré, le ministère de Broglie répondit par le télégramme suivant : « Sous aucun prétexte, pour quelque motif que ce soit, n'engagez la France au Tonkin. » La France gardait donc l'expectative quand la cour de Hué vint elle- même réclamer notre intervention pour régler le différend entre les mandarins de Hanoi et Jean Dupuis. Ce dernier, après avoir monté au Yunnan ses armes et ses munitions, en était redescendu avec 10.000 pi- culs d'étain. Arrivé à Hanoi, il fut arrêté par le manque de combustible pour ses chaloupes et l'impossibilité de se procurer des jonques de transport que les autorités annamites avaient confisquées. Dupuis essaya de les obtenir de force et installa un véritable camp retranché dans le bas de la ville. Il s'estimait lui-même lésé dans ses intérêts par les en¬ traves apportées à ses opérations commerciales et il envoya son second, Millot, demander l'appui du gouverneur de la Cochinchine. L'amiral Dupré, saisi de l'affaire en même temps par les deux parties 94 INDOCHINE en litige, n'avait qu'une ressource pour juger en connaissance de cause, envoyer sur place un arbitre. Il choisit l'explorateur du Mékong, Francis Garnier, qui partit au Tonkin, en octobre 1873, avec la mission d'apaiser le conflit entre les mandarins et Dupuis et d'obtenir l'ouverture effec¬ tive au commerce du Fleuve Rouge, sous le contrôle d'une administra¬ tion douanière française. La faible escorte de Garnier, moins de deux cents hommes, devait rassurer les Annamites et leur prouver que nous n'avions aucun projet de conquête territoriale. Ce programme essentiellement pacifique, et dont le succès eût étendu sans coup férir au Tonkin notre influence commerciale, se heurta à la mauvaise volonté et à la défiance des autorités de Hanoi. Pendant que Garnier, installé au Camp des Lettrés, poursuivait de pénibles négo¬ ciations, le maréchal Nguyen-tri-Phuong, notre ancien adversaire de Ki-hoa, massait ses troupes à l'intérieur de la Citadelle. Notre petite escorte risquait d'être écrasée si elle laissait poursuivre ces préparatifs hostiles. Francis Garnier osa prendre lui-même l'offensive, malgré l'énorme disproportion numérique, et frapper un coup décisif en atta¬ quant le 20 novembre la Citadelle de Hanoi. Un succès foudroyant ré¬ compensa son audace. En quelques heures, la principale forteresse du Tonkin, défendue par le plus grand homme de guerre de l'empire d'An- nam et des milliers de soldats, tombait entre les mains d'un lieutenant de vaisseau et d'une poignée de soldats français. Arraché par la force des circonstances à sa mission primitive, Francis Garnier ne pouvait plus s'arrêter en chemin. La prise de la Citadelle de Hanoi, qui prouvait la faiblesse militaire des Annamites, révéla en outre combien le joug des mandarins était impopulaire : la population indigène, loin de fuir le vainqueur français, voyait en lui un libérateur. Plus encore que son succès, la manière dont il était accueilli ouvrait à Francis Garnier les plus brillantes perspectives. Acceptant franche¬ ment la situation nouvelle, il en tira toutes les conséquences. Sans at¬ tendre l'approbation du Gouverneur de la Cochinchine, car il fallait agir vite, il décida d'étendre son action à tout le Delta du Fleuve Rouge et de le placer sous le protectorat de la France. Pendant que ses lieutenants, les enseignes de vaisseau Esmez et Balny d'Avricourt, le sous-lieutenant de Trentinian, l'aspirant Hautefeuille, s'emparaient des provinces voisines, lui-même procédait à l'organisation administra¬ tive du pays, recevant la soumission des autorités locales, les faisant histoire Moderne 95 adhérer à ses règlements de commerce, organisant des milices indigènes, qui atteignirent un effectif de 4.000 hommes dès le début de décembre. Aux mandarins qui se soumettaient et à ceux nouvellement soumis, il remettait un cachet portant six caractères signifiant « le grand royaume de France protège ». Mais il ne voulait pas affranchir le pays de l'au¬ torité de ses souverains et tous les actes officiels devaient commencer par ces mots : « Au nom de Tu-duc, sous le protectorat de la France ». L'établissement effectif de notre protectorat sur une population de deux millions d'habitants, presque sans effusion de sang et avec des moyens aussi restreints, constitue une des plus belles pages de notre histoire coloniale. Ce prodigieux essor fut, hélas, brisé le 21 décembre par la mort de Francis Garnier, tué non par les Annamites, mais par des pirates chinois, les Pavillons Noirs. Son œuvre, à laquelle l'avenir devait rendre un hommage éclatant, fut désavouée par le gouvernement fran¬ çais et même par le gouverneur de la Cochinchine. Par la convention du 6 février et le traité du 15' mars 1874, on rendit toutes les citadelles conquises et l'on se contenta de l'ouverture au commerce du Fleuve Rouge et de trois ports, Hanoi, Haïphong, Quinhon, dans chacun des¬ quels résiderait un consul avec une escorte de cent hommes. Aux yeux des Annamites, la rétrocession de notre conquête était un aveu de faiblesse qui donna à Tu-duc l'espoir de nous chasser de Cochinchine. Sûr de l'impunité, il commença par exercer les plus cruelles représailles contre tous les Tonkinois qui avaient pris notre parti. Pour avoir contre nous l'appui de la Chine, il envoya, au mépris du traité, son tribut triennal à Pékin et réussit à attirer des troupes chinoises au Tonkin. La France ne pouvait supporter ces affronts. En Cochinchine, le premier gouverneur civil, Le Myre de Vilers et, dans la Métropole, le ministre de la Marine, Jauréguiberry, le comprirent dès 1879. La Cham¬ bre accorda en 1881 des crédits pour un petit corps expéditionnaire placé l'année suivante sous le commandement du capitaine de vaisseau Henri Rivière. Il devait agir « politiquement, pacifiquement, administrative- ment » et surtout « éviter les coups de fusil ». Comme Garnier, Rivière fut contraint de s'emparer de la citadelle de Hanoi et il trouva lui aussi la mort aux portes de la ville, le 19 mai 1883. La nouvelle de sa fin tragique fut un coup de fouet pour l'opinion. La Chambre vota à l'unanimité des crédits pour l'expédition du Tonkin. INDOCHINE. T. I. 9 6 INDOCHINE Après la période hésitante des tergiversations, on allait enfin entrer dans une ère d'action énergique et franche. Malheureusement, les cir¬ constances n'étaient plus les mêmes qu'en 1873. La population, terro¬ risée par les sanglantes représailles qui avaient suivi notre départ dix ans plus tôt, se montrait plus réservée. D'autre part, la lutte devait prendre un caractère tout différent, car nous allions trouver en face de nous non plus seulement l'Annam, mais la Chine, intervenant en qualité de suzeraine. La campagne contre l'Annam, marquée par le bomhardement des forts de Hué, aboutit très vite à l'avant-traité du 25 août 1883, reconnaissant notre protectorat sur l'Annam et le Tonkin, mais la guerre contre la Chine, pour reconquérir le Tonkin, fut longue et difficile. Elle débuta en décembre 1883 par la victoire de Sontay, remportée par l'amiral Courbet, qui fut cependant remplacé dans la conduite des opérations sur terre par les généraux de Négrier et Brière de l'Isle. Après avoir conquis le Delta, nos troupes traversèrent en juin 1884 la Rivière Noire et s'emparèrent de Tuyen-quang. En février 1885, Brière de l'Isle marcha sur Lang-son et la frontière de Chine avec deux bri¬ gades commandées l'une par Giovaninelli, l'autre par de Négrier. Après un brillant succès à Lang-son, il fut brusquement rappelé à Tuyen- quang où le commandant Dominé, assiégé, se défendait héroïquement contre des forces écrasantes. De Négrier, resté seul, livra un combat indécis au cours duquel, hlessé grièvement, il dut passer le comman¬ dement au colonel Herbinger. Ce dernier, croyant, à tort, la situation compromise, perdit tout sang-froid et ordonna une retraite précipitée, abandonnant canons et munitions. La nouvelle de ce recul, prématuré¬ ment télégraphiée à Paris, prit les proportions d'un désastre et provo¬ qua la chute du cabinet Jules Ferry, au milieu d'une véritable panique de l'opinion publique, pendant que les journaux entamaient une vio¬ lente campagne contre le Tonkin-misère, le Tonkin-cimetière, le Ton- kin-faminé, le Tonkin-choléra! Il s'en fallut de peu que l'on n'abandonnât la partie au moment précis où elle était gagnée : le jour même de la chute de Jules Ferry, les Chi¬ nois signaient le protocole de la paix. C'est qu'en réalité l'affaire de Lang-son n'avait en rien compromis notre situation militaire au Tonkin. D'autre part, la Chine était prise à revers par la flotte de l'amiral Cour¬ bet; après le bombardement de Ké-lung et de Fou-tchéou, en 1884, Cour- îîIâTÔiRË MODEÎlNË 9? bet s'était emparé en 1885 de Formose et des Pescadores. Par le traité de Tien-tsin, le 9 juin 1885, la Chine reconnut définitivement notre protectorat sur l'Annam et le Tonkin. La signature du traité laissait sans emploi, à notre frontière, des bandes armées redoutables, habituées à vivre de pillages et de razzias. Le fléau de la piraterie, qui sévissait au Tonkin à l'état endémique, redoubla d'intensité. Au lieu d'avoir à lutter contre des patriotes défen¬ dant l'intégrité de leur sol, nous eûmes au contraire à protéger les popu¬ lations contre de hardis brigands, ennemi insaississable qui se disper¬ sait au moindre choc, se reformait dans les montagnes et nous harcelait sans cesse. Pour en purger le pays, il fallut dix ans d'efforts et le génie d'organisation des Galliéni et des Lyautey. Pendant que nos colonnes achevaient la pacification, une politique très libérale ouvrait l'Annam et le Tonkin aux bienfaits de notre civi¬ lisation. La substitution du régime civil au régime militaire eut lieu dès 1886 avec la nomination au poste de résident général d'un homme politique et d'un savant illustre, Paul Bert, que les débats à la Chambre sur le Tonkin avaient mis en vedette. « Je veux conquérir le peuple d'Annam, disait-il, non le sabre au poing, mais la main ouverte avec 1» / * \ A | / epee a cote. » Le nouveau Résident général fut aidé dans sa tâche par le souverain de l'Annam, Dong-khanh, et son conseiller Do-huu-Phuong, qui com¬ prirent tous les avantages que présentait pour leur pays un protectorat loyalement accepté. En contre-partie du rétablissement de son autorité et des larges concessions qui lui furent faites en Annam, Dong-khanh rendit une ordonnance transférant, pour le Tonkin, les pouvoirs royaux à un kinh-luoc ou vice-roi, ce qui permit à la France de se consacrer plus librement à la mise en valeur du Tonkin, tout en restant dans le cadre du protectorat. Initiateur de la politique d'association, Paul Bert jeta la première ébauche des institutions représentatives des indigènes par la création d'un conseil des notables. Sous sa vigoureuse impulsion, les diverses branches de notre activité économique et sociale prenaient naissance, quand, épuisé par un travail excessif et les rigueurs du climat, il succomba, au mois de novembre 1886. De l'année suivante date une étape capitale pour le développement de notre possession d'Extrême-Asie, la création de l'Union Indochinoise. 98 Indochine Jusque là, l'Annam-Tonkin, qui dépendait du Ministère des Affaires Etrangères, était resté distinct de notre colonie de Cochinchine et de notre protectorat du Cambodge, placés sous l'autorité l'une d'un gou¬ verneur, l'autre d'un résident général, et rattachés tous deux au Minis¬ tère de la Marine et des Colonies. Par décret du 17 octobre 1887, un gouverneur général fut placé à la tête des quatre pays, Cochinchine, Cambodge, Annam et Tonkin, qui formèrent l'Union Indochinoise, relevant du Ministère des Colonies. A peine constituée, l'Union Indochinoise s'agrandit d'un immense ter¬ ritoire vers l'Ouest, entre la chaîne annamitique et le Mékong, le Laos, où le rayonnement de notre influence s'est opéré progressivement, sans coup férir, grâce au grand explorateur Auguste Pavie. La mission de Doudart de Lagrée et de Francis Garnier en 1868 avait ouvert de magnifiques perspectives sur les richesses et l'avenir du centre de la péninsule indochinoise. Pavie reprit leur œuvre en 1879. Seul d'abord et disposant des moyens d'action les plus modestes, puis entouré de collaborateurs d'élite, dont beaucoup moururent à la tâche, il sut mener à bien une vaste enquête géographique et scientifique. Parcourant en tous sens des régions d'une superficie de 600.000 kilomètres carrés, sui¬ vant des itinéraires terrestres et fluviaux d'une longueur de 70.000 kilo¬ mètres, la « mission Pavie » traça la première carte générale complète de l'Indochine et réunit les renseignements les plus précieux sur la géo¬ graphie, l'ethnographie et l'histoire de la péninsule. Partout où il passait, Pavie attirait la sympathie et la confiance des populations. Les chefs des petites principautés laotiennes, auprès des¬ quels il jouissait d'un prestige considérable, se tournèrent d'eux-mêmes vers notre pays, symbole de justice et d'affranchissement. Les habitants se rangèrent avec empressement sous notre autorité quand la France fit valoir les droits de l'Annam sur la rive gauche du Mékong. Nommé consul général à Bangkok en 1892, Pavie fit preuve d'autant de fermeté dans les négociations diplomatiques qu'il avait montré de douceur dans ses relations avec les indigènes. Le 3 octobre 1893, après une simple démonstration navale de l'amiral Humann, le Siam reconnut par traité notre protectorat sur le Laos. Trente-cinq ans après le débarquement à Tourane de l'amiral Rigault de Genouilly, l'Indochine avait donc acquis ses limites actuelles, sauf au Cambodge qui resta amputé des provinces de Battambang et de HISTOIRE MODERNE 99 Kampot jusqu'à leur rétrocession par le Siam en 1907. Pour réaliser la fusion entre des éléments aussi disparates que les cinq pays de l'Union, pour faire circuler le sang dans tous les organes de ce grand corps et donner un rythme régulier à sa vie, il fallait le grand animateur que fut Paul Doumer, à l'aube du xxe siècle (1897-1902). Avant lui, cinq gouverneurs généraux, Constans, Richaud, Piquet, de Lanessan et Armand Rousseau s'étaient succédé et ils avaient fait œuvre utile à divers égards, mais leur autorité était restée plus nomi¬ nale que réelle sur les pays de l'Union, sauf au Tonkin qu'ils admi¬ nistraient directement depuis la suppression du résident supérieur de ce pays. Dès son arrivée, Doumer posa en principe que le gouverneur général devait « gouverner partout et n'administrer nulle part ». La première mesure qu'il demanda à la Métropole fut le rétablissement du Résident Supérieur au Tonkin, à qui l'empereur d'Annam transféra les pouvoirs du kinh-luoc, dont la charge fut supprimée. Doumer obtint ensuite la création de grands organismes centralisateurs : Conseil supérieur de l'Indochine, services généraux (Douanes et régies, Direction de l'Agri¬ culture et du Commerce, Travaux publics, Postes et Télégraphes), enfin budget général, comprenant toutes les dépenses d'intérêt commun, alimenté par des recettes propres, directement géré par le gouverneur général avec le concours du Conseil Supérieur. Disposant désormais de puissants moyens d'action, Doumer s'engagea hardiment dans un vaste programme d'outillage économique et d'équi¬ pement industriel. En fait de chemins de fer, il n'existait encore que deux petits tronçons, de Phu-Lang-Thuong à Langson et de Saigon à Mytho : le Transindochinois et la ligne du Yunnan furent entrepris simultanément, pendant que dans les régions les plus riches du littoral, routes et voies navigables se multipliaient. Parmi les travaux d'art, celui qui frappa le plus l'imagination des indigènes fut le pont le Hanoi, le « pont Doumer », qui franchit le Fleuve Rouge sur une longueur de 1700 mètres et dont les piles, hautes de 13 mètres, s'enfoncent à 30 mètres de profondeur au-dessous du niveau des basses eaux. Quand Doumer quitta l'Indochine, en 1902, elle était définitivement entrée dans la voie du progrès moderne. Pendant les trente dernières années, son histoire se confond avec celle de son prodigieux essor écono¬ mique, intellectuel et social. Sous l'impulsion de gouverneurs généraux 100 INDOCHINE qui ont eu le mérite de faire une part de plus en plus large aux préoc¬ cupations humanitaires, la France a rempli, dans le sens le plus noble, la haute mission civilisatrice qu'elle a assumée en Extrême-Orient. Cadière (L.). Les Français au service de Gia-long. — Les Européens qui ont vu le vieux Hué. — B.A.V.H., passim. Id. Documents relatifs à l'époque de Gia-long. •— B.E.F.E.O., 1912, n °7, p. 58. 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Boudet et Remi Bourgeois, Bibliographie de l'Indochine française, Hanoï, Impr. d'Extrême-Orient, 1929. — 2°) dépouiller le Bulletin de l'Ecole Française d'Extrême-Orient (JB.E.F.E.O.), le Bulletin des Amis du Vieux Hué (B.A.V.H.), et, pour les campagnes de Cochinchine et du Tonkin, la Hevue des Deux-Mondes, le Correspondant et l'Illustration, Centre de Documentation sur l'Asie du Sud-Est et le ^ Monde Indonésien André Masson, Conservateur des Archives et des Bibliothèques de l'Indochine. EPHE VIe Section BIBLIOGRAPHIE i histoire moderne 101 Dutreb (M.). L'amiral Dupré et la conquête du Tonkin. — Revue de l'histoire des Colonies françaises, 1923, 2° semestre, pp. 1-40 et 177-248. Faure (A.). Les Français en Cochinchine au xviii0 siècle : Mgr Pigneau de Béhaine, évêque d'Adran. — Paris, Challamel, 1891. Gallieni (Général). Trois colonnes au Tonkin (1894-1895). — Paris, Chapelot, 1899. Garnier (F.). La Cochinchine française en 1864, par G. Francis. —- Paris, Dentu, 1864. Id. Voyage d'exploration en Indochine. — Paris, Hachette, 1873, 2 vol. in-4° et atlas. Id. Voyage d'exploration en Indochine. — Paris, Hachette, 1885, 1 vol. in-8°. Gautier (H.). Les Français au Tonkin (1787-1886). Sixième édition. — Paris, Challamel, 1890. Hocquard (Dr.). Une campagne au Tonkin. — Paris, Hachette, 1892. Histoire militaire de lTndochine( de 1664 à nos jours, établie par les officiers de l'Etat-major. — Hanoï, Impr. d'Extrême-Orient, 1922. Joinville (P. de). Les armateurs de Bordeaux et l'Indochine sous la Restaura¬ tion. — Revue de l'histoire des colonies françaises, tome IX, 1920, pp. 91-128 et 197-248. Julien (F.). Doudart de Lagrée au Cambodge et en Indochine. Lettres d'un précurseur. Paris, Challamel, 1886. Kergariou (A. de). La mission de la Cybèle en Extrême-Orient (1817-1818). Journal de voyage du capitaine de Kergariou, publié et annoté par Pierre de Joinville. — Paris, Champion, 1914 (Publ, de la Société de l'histoire des Colonies françaises). La Brosse (P. 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Retrouvée à Vo-canh (ou à Phu-vinh) près de Nhatrang, elle remonte au 11e ou au m6 siècle de notre ère, attestant l'existence, dès cette époque, d'une colonie indienne et d'une dynastie à titulature sanscrite dans le Sud de l'Annam. On sait d'autre part qu'un état de civilisation indienne a fleuri, aux cinq premiers siècles de l'ère chrétienne, sur le site du Cambodge actuel et du Laos méridional, le grand royaume de Founan, dont le nom ne nous est parvenu que sous cette transcription qu'en firent les Chinois [78]. Les Histoires chinoises, à partir de la fin du Ve siècle, et les pèlerins bouddhistes donnent des ren¬ seignements brefs mais précis sur ce pays. L'hindouisme et le boud¬ dhisme y prospéraient déjà côte à côte. En 484, le roi founanais Kaun- dinya Jayavarman envoya un bonze indien du nom de Nâgasena en ambassade auprès de l'empereur de Chine. Nâgasena décrivit à la Cour les croyances du Founan. « La coutume de ce pays est de rendre un culte au dieu Maheçvara (Çiva). Le dieu descend sans cesse sur le mont Mo-tan... Le dieu Maheçvara profite de cet endroit pour faire descendre sa puissance surnaturelle. Tous les rois reçoivent ses bienfaits et le peuple tout entier est calme. C'est parce que ce bienfait s'étend sur tous que les sujets ont des sentiments soumis. » Voilà pour l'hin¬ douisme, et Çiva son grand dieu; Vishnu, semble-t-il, ne connut, comme dieu suprême, qu'une popularité plus tardive. Mais Nâgasena poursuit : « Le Bodhisattva pratique la miséricorde; originairement, il est issu de la souche ordinaire (Çâkyamuni est né dans la condition humaine), mais dès qu'il a manifesté un cœur digne de la Bodhi (l'Illumination), 104 indochine il est arrivé là où les deux Véhicules (la catégorie des Auditeurs et celle des Illuminés non-prédicateurs) ne pourraient atteindre (c'est-à-dirc qu'il est devenu Bouddha parfait et enseigne la Loi)... L'influence réfor¬ matrice du Bouddha s'étend sur les dix régions : il n'en est pas une qui ne reçoive son influence favorable1 ». A propos d'une nouvelle ambassade de Jayavarman, en 503, l'His¬ toire des Leang (Leang-chou) dit des gens du Founan que « leur cou¬ tume est d'adorer les génies du ciel. De ces génies du ciel, ils font des images en bronze : celles qui ont deux visages ont quatre mains, celles qui ont quatre visages ont huit bras. Chaque main tient quelque chose, tantôt un enfant, tantôt un oiseau ou un quadrupède, ou bien le soleil, la lune 2 ». Cette description de l'iconographie founanaise paraît s'appli¬ quer à des images çivaïtes. Elle est d'autant plus instructive que l'on a retrouvé, sinon ces statues, du moins celles que l'on a sculptées à partir du siècle suivant. Les inscriptions, pour la plupart des fondations reli¬ gieuses, fournissent elles aussi de précieuses données. Elles ne partent toutefois que de la dynastie qui constitua au nord du Founan l'état de Tchen-la (ca. 540), soumit par la suite son ancien suzerain et fonda l'Empire khmèr. Elles sont d'abord toutes çivaïtes. Cependant, des deux grandes religions indiennes, l'hindouisme et le bouddhisme, c'est sans doute celui-ci le premier venu en Indochine : la plus vieille inscription chame, les statues d'Angkor borei, les plus archaïques qu'aient livrées le sol cambodgien, et les vestiges de Brah Pathama, au Siam, lui appartiennent. La religion et l'art founanais ont dû recevoir les influences indiennes, et notamment celle de l'art Gupta (du milieu du iva au milieu du vue) en partie par l'intermédiaire du royaume Mon bouddhiste de Dvâravatî, situé vers le coin Nord-Ouest du Golfe de Siam, entre le Founan et la Birmanie, où le bouddhisme est ancien3. Cette antériorité du bouddhisme répondrait au caractère apostolique d'une religion qui prétend avoir couvert le monde de mis¬ sionnaires dès l'Empereur Açoka, son Constantin (me siècle av. J.-C.). 11 est probable qu'en général l'implantation fut pacifique et que ce sont d'abord des marchands « qui apportèrent leur civilisation dans ces régions lointaines et qui, se fixant sur place et se mariant avec les 1. 78, p. 260. 2. Ibid., p. 269. 3. G. Cœdès, Recueil des Inscriptions du Siam, II0 partie, Bangkok, 1929, p. 3-4. les relicions de l'indochine 105 filles du pays, devinrent les guides spirituels1 ». Or justement les vieux contes bouddhiques sont pleins de guildes maritimes et de marchands qui voyagent aux Iles. Au contraire, la religion des brahmanes leur interdit les voyages, du moins en théorie, et la traversée de 1' « eau noire » leur est pollution majeure. Mais on ne doit pas faire trop grand état de cette défense, car, en fait, dès que les histoires chinoises et les inscriptions nous rensei¬ gnent mieux sur les états indianisés d'Extrême-Orient, on y trouve l'hin¬ douisme solidement assis. Les légendes rapportées par les historiens chinois font d'un brahmane le civilisateur du Founan, et le prestige de l'Inde brahmanique éclate dans une inscription chame où l'on nous montre un roi du ve siècle abdiquant « la royauté difficile à abandon¬ ner » pour s'y rendre en pèlerinage. « La vue de la Gangâ est une grande joie, se dit-il, et il alla d'ici au Gange3. » Au Champa, du Ve au XXe siècle, au Cambodge, du vie au Xe, les brahmanes ont eu la meilleure part des faveurs royales : les fondations sont toutes de temples civaïtes, et Çiva, adoré sous sa forme phallique, le linga, est partout invoqué comme le dieu suprême. La grande divinité tutélaire du royaume de Champa résidait dans le linga érigé à Mi-sôn par le roi Bhadravarman, vers l'an 400, sous le nom de Bhadreçvara. Il fut restauré dans le courant du siècle par Çambhu- varman, qui, joignant son nom à celui du fondateur dans la titulature du dieu, dénomma celui-ci Çambhu-Bhadreçvara. Nous reviendrons sur ces appellations. Les inscriptions et l'archéologie de la période préanglcorienne attestent de leur côté que les premiers rois Kamvuja adoraient le linga et tenaient en faveur particulière un culte où Çiva (Hara) se voit adjoindre Vishnu (Hari) sous le vocable géminé de Harihara. D'admirables statues, les plus belles du Cambodge ancien, les représentent ainsi en un seul dieu, qui, à le regarder de près, est en deux parties : par exemple, l'œil au milieu du front de Çiva n'est indiqué que sur une moitié de la statue et s'arrête à la ligne idéale marquant, du haut en bas de l'image vue de face, la frontière du demi-Çiva et du demi-Vishnu. Ces statues ont quatre bras. Il est donc probable qu'on rencontre déjà Harihara au Leang- 1. N. J. Krom, L'Art Javanais, Ars Asiatica, VIII, Van Oest, Paris et Bruxelles, 1926, p. 7. 2. 46', p. 922. 106 INDOCHINE chou, dans la description que cet ouvrage donne des statues founanaises à quatre bras et à deux visages. Ces visages sont sans doute celui de Hari et celui de Hara accolés, car l'iconographie hindoue, riche en dieux à quatre têtes, cinq têtes et plus, ignore, ou peu s'en faut, le bifrons i. Cette phase correspond à l'éclatante renaissance de l'hindouisme dans l'Inde, à partir des premiers Gupta, époque capitale dans l'élaboration des textes sur lesquels a vécu l'hindouisme du moyen âge. Les plus grands poètes du brahmanisme, Kâlidâsa et ses émules, ont illustré cette période, l'une de celles où l'Inde, d'autre part, a entretenu le plus de relations avec l'étranger : il n'est pas surprenant que la gloire du brah¬ manisme se soit alors propagée jusqu'aux royaumes lointains de l'Est. On n'a guère à l'époque pré-angkorienne que deux inscriptions boud¬ dhiques (vue siècle), qui ne sont d'ailleurs pas des fondations royales et proviennent non « du Cambodge proprement dit, mais de la région de Korat, où le bouddhisme semble avoir toujours prédominé2 ». Yi-tsing (641-713) nous apprend qu'il s'était maintenu, non sans éclat, en Indo¬ chine et dans l'Indonésie, du Champa, et même du Tonlcin, jusqu'à Bali, au sud de Java. Mais au Founan, un roi méchant venait, dit-il, de l'anéantir, et il n'y avait plus du tout de bonzes3. A cette époque remonte en effet le démembrement du Founan et la fondation du royaume de Kamvuja, dont les premiers rois, on l'a vu, furent des çivaïtes fervents. Suivant le grand pèlerin, le bouddhisme indochinois était généralement celui du Petit Véhicule (Hînayâna). Il ne semble pas qu'en aucun des pays de l'Est les souverains, à ce moment, aient beaucoup aidé les communautés où l'on pratiqua cette doctrine assez austère du salut per¬ sonnel, d'après laquelle l'Eglise militante est la seule héritière du Maître disparu, conservant son enseignement dans sa sobriété. Dès la fin du vuie siècle on a au contraire les preuves certaines d'une puissante expansion du bouddhisme, mais cette fois d'un bouddhisme du Grand Véhicule (Mahâyâna), qui partit de la célèbre université de Nâlandâ, à l'Est de Patna dans la vallée du Gange, pour couvrir l'Indo¬ nésie comme l'Indochine. Le Mahâyâna avait alors atteint, dans l'Inde, 1. Ce qui s'est retrouvé de l'ancienne sculpture indienne métropolitaine ou colo¬ niale ne permet guère de faire intervenir ici l'Agni bicéphale de l'iconographie postérieure. Le personnage à quatre têtes et huit bras est sans doute Brahmâ (Cf. H. Parmentier, Catalogue du Musée Cam de Tourane, B.E.F.E.O., XIX, m, p. 102, n° 45, i). 2. U, p. 259. 3. 51, p. 12. LES RELIGIONS DE L'iNDOCHINE 107 un haut degré de complexité. Développant une conception transcen¬ dante du Bouddha, il multiplie cette grande personnalité, crée une hié¬ rarchie de Bouddhas divins et éternels, en les entourant de Bodhisattvas, leur émanation. Ces personnages merveilleux ont charge d'amener l'Uni¬ vers à sa fin suprême : la transformation de tous les êtres en Bouddhas, au terme de leurs métamorphoses. Patronné au Bengale par la célèbre dynastie des Pâla, ce bouddhisme encombré de mythologie conquit l'Extrême-Orient indianisé, où se répandirent ses formes les plus évo¬ luées. A cette époque le Sud de Sumatra et le centre de Java ne formaient qu'un grand état, le royaume de Çrîvijaya, dont une inscription atteste l'hégémonie jusque dans la péninsule malaise (inscription de Ligor, dite de Vien Sa, 775). Or des relations étroites ont uni les Çailendra, rois bouddhistes de Çrîvijaya, aux Pâla et à Nâlandâ, où l'un d'eux fit des fondations pieuses (ca. 850), et l'épigraphie javanaise nous montre en quelle estime ils tenaient leurs chapelains bouddhistes, dont certains leur venaient du Bengale (inscription de Kelurak, 782). La renaissance du bouddhisme indochinois fut donc commandée par l'établissement en Indonésie de ce grand relais des influences mahâyânistes. Le renouveau se manifeste au Cambodge, à la fin du ixe siècle, par la fondation d'un monastère bouddhique (saugatâçrama), œuvre de Yaço- varman (889-ca.910). Au Champa, où l'on a dès 829 une inscription bouddhique, le document capital, la charte fondant le grand monastère de Dong-duong, sous l'invocation du bodhisattva Lokeçvara, est au nom de Jaya Indravarman II et date de 875. L'honorifique posthume de ce roi fut d'ailleurs Paramabuddhaloka « (le roi parti au) Monde Suprême du Bouddha ». En 908, un grand dignitaire, Po Klun Pilih Râjadvâra, consacre un temple çivaïte; trois ans plus tard il voue un monastère à Avalokiteçvara, et, ce qui est instructif, se vante d'avoir été deux fois en mission à Java. A cette époque, une dynastie civaïte avait repris le centre de Java aux Çailendra mahâyânistes, mais les deux religions s'étaient en partie mêlées en un syncrétisme imité sans doute de l'Inde : on en retrouve partout des traces en Indochine. On voit en effet au Champa un même donateur élever côte à côte deux temples dédiés l'un à Çiva, l'autre au Bouddha. La charte de fondation du grand monastère bouddhique de Dong-cZuong est celui de tous nos documents qui célèbre de la façon la plus magnifique le culte çivaïte du Linga royal. Au Cam- 108 iNdochiné bodge, on sait que même sous des rois bouddhistes comme Sûryavar- man Ier, ce culte officiel ne s'éclipsa pas. L'hindouisme s'est donc toujours maintenu auprès du bouddhisme, sans grands heurts, semble-t-il, malgré quelques mutilations de statues, dont témoignent encore les temples. Sans doute, tout au moins au Cam¬ bodge, ne perdit-il pas le contact de la Métropole, car jusqu'aux der¬ niers siècles avant l'invasion siamoise, il eut « une évolution parallèle à celle qu'il subit dans l'Inde où, à partir du xie siècle, le vishnouisme, la dévotion à Vishnu et à ses « avatars » prend le pas sur le culte de Çiva. La légende de Râma et de Krishna devient au Cambodge le thème favori des artistes décorateurs, et le roi Sûryavarman II (1112-1152 A. D.) qui devait aller après sa mort au « monde suprême de Vishnu » (Parama- vishnuloka) élève à la gloire de Vishnu le grand temple d'Angkor Vat, dernière et magnifique manifestation de l'hindouisme au Cambodge 1 ». Le Champa n'a pas connu cette reprise de l'hindouisme sous une forme vishnouite. Jusqu'ici l'étude des cultes chams et celle des cultes cambodgiens vont de pair. A partir du xiT siècle on voit au contraire les Chams oublier le sanscrit, et leur religion s'abâtardir. Leur décadence s'explique prin¬ cipalement par le fait que depuis 984, ils se trouvaient engagés, contre les Annamites libérés du joug chinois, dans la cruelle suite de guerres qui consomma leur destruction. Il n'en est pas de même du Cambodge : il lui restait encore à connaître l'un de ses plus grands rois, Jaya- varman VII. Au Xe et au xie siècle le bouddhisme fut en grande faveur à la cour du Cambodge. Une inscription de l'an 980 nous montre Jayavarman V le patronnant officiellement et l'épigraphie témoigne d'une belle aisance dans le maniement des concepts les plus abstrus du Mahâyâna : on y rencontre les trois hypostases du Bouddha (trikâya) auprès de Lokeç- vara et de la Perfection de Sapience (Prajnâpâramitâ). Mais c'est à Jaya¬ varman VII (1182-1201) qu'il dut sa plus grande gloire. Ce roi, fameux par ses conquêtes, fut aussi un mahâyâniste fervent et d'une charité qui n'eut pas de bornes. Il couvrit ses états d'hôpitaux, sous l'invocation du Bhaishajyaguru, le Bouddha de la Médecine, populaire de nos jours au Tibet, en Chine, et au Japon2. On en comptait plus de cent, et il 1. 44, p. 263. 2. 46, III (1903), p. 18 sep, et P. Pelliot, Le Bhaisajyaguru, ib., p. 33 sq. LÉS RELIGIONS DE L'INDOCHINÉ l09 les dota tous généreusement. Ses inscriptions couronnent ces dons d'une admirable maxime : « Le mal qui afflige le corps des hommes devenait chez lui mal de l'âme, et d'autant plus cuisant, •— car ce sont les dou¬ leurs du peuple qui font la douleur des rois, et non leurs propres douleurs. » Un tel regain du Mahâyâna s'explique sans doute par l'exode des bouddhistes de l'Inde, surtout après l'invasion musulmane qui fit de grands massacres de bonzes. Quand les conquérants eurent anéanti Nâlandâ, tout ce qui put leur échapper s'enfuit, dit l'historien Târa- nâtha, au Népal, en Indonésie et aussi en Indochine. Nombre de maîtres et de moines n'en attendirent sans doute pas tant et devaient déjà s'être réfugiés auprès des communautés cambodgiennes ou javanaises. Tracée ainsi à grands traits, l'évolution des religions indiennes en Indochine répond assez bien à leur histoire dans l'Inde même, et fort étroitement à leur développement parallèle dans le domaine indonésien. Cette harmonie se trouvait rompue, jusqu'à ces dernières années, par l'attribution forcée à des siècles franchement çivaïtes, ou tout au mieux aux débuts de la renaissance bouddhiste, d'une floraison mahâyâniste soudaine et sans lendemain, à laquelle on eût dû le plus grand temple khmèr, le Bayon, ainsi que l'immense collection d'édifices qui lui est apparentée. En rendant toute cette architecture sacrée à son véritable promoteur, Jayavarman VII, on voit que M. Cœdès épargne à l'histoire des religions autant de contradictions qu'aux historiens de l'art. Les deux doctrines maîtresses de l'ancien Cambodge admettent désormais un développement parallèle et continu, qui les conduit l'une et l'autre aux deux plus hautes manifestations de leur génie : l'hindouisme à Angkor-Vat et le bouddhisme au Bayon. Après cet effort épuisant il semble qu'elles se soient amorties à mesure que se répandait dans le peuple une foi nouvelle, le sobre Hînayâna, que les Siamois devaient définitivement imposer au Cambodge. C'est du moins ce qui ressort du tableau laissé par Tcheou Ta-kouan, ambas¬ sadeur chinois qui vit Angkor à la fin du xme siècle. M. Finot a consacré à ce grand tournant de l'histoire religieuse une page pénétrante : on ne saurait mieux faire que de la reproduire. « Une aristocratie cultivée, d'origine étrangère, recouvrait d'un brillant mais très mince vernis la masse brute de la population khmère. Or, s'il est vrai que quelques inva¬ sions ne frappent pas mortellement un peuple, elles peuvent très bien 110 indochine anéantir une élite et par suite la civilisation qui se concentre en elle, surtout quand elles s'accompagnent, comme c'est l'usage constant en Extrême-Orient, de razzias immenses de captifs. C'est sans doute à cette disparition de la partie pensante et industrieuse de la société qu'il faut attx-ibuer l'arrêt brusque des constructions, l'interruption des documents épigraphiques, l'oubli du sanskrit. Quant au peuple, rien ne prouve qu'il ait fortement réagi contre l'agression; peut-être même la salua-t-il comme une délivrance. Si l'on considère en effet qu'il était contraint non seulement de fournir la main-d'œuvre nécessaire à ces gigantesques constructions dont la masse étonne encore aujourd'hui, mais en outre d'assurer le service et l'approvisionnement des innombrables sanctuaires semés sur le sol de cet empire, dont on pourrait dire, comme de la France du xie siècle, qu'il était vêtu d'une robe de temples, on ne peut guère douter qu'après quelques siècles de ce régime, la population labo¬ rieuse ait été décimée et ruinée... Le vainqueur offrait d'autre part au vaincu une compensation précieuse : il lui apportait une religion douce, dont les doctrines de résignation conviennent à merveille aux peuples fatigués et déchus; une religion économique, dont les ministres, voués à la pauvreté, se contentaient d'un toit de paille et d'une poignée de riz; une religion morale, dont les préceptes assuraient la paix de l'âme et la tranquillité sociale. Le peuple khmèr l'accepta, on peut le croire, sans répugnance, et déposa avec satisfaction le fardeau écrasant de sa gloire '. » * Bien qu'ils aient inspiré en Indochine deux arts nationaux, le boud¬ dhisme et l'hindouisme n'y furent guère, à tout prendre, que de brillants reflets : tous leurs articles de doctrine leur vinrent de la Métropole, et l'identité des panthéons est si parfaite que les traités indiens rendent compte de l'iconographie khmère et chame, au style près, sans qu'on ait rien à y changer. L'étude de ces doctrines appartient donc surtout à l'Indianisme, et de bons ouvrages viennent d'en rendre l'accès plus facile2. On doit pourtant signaler celles de leurs formes qui prirent ici une importance particulière. 1. L. Finot, Les Etudes Indochinoises, B.E.F.E.O., VIII (1908), p. 224. 2. R. Grousset, Histoire de l'Extrême-Orient, tome I, Paris, Geuthner, 1929. — Les Civilisations de l'Orient, t. II, L'Inde, Paris, G. Crès, 1930. — Voir encore Sir Ch. Eliot, Ilinduism and Buddhism, London, Edw. Arnold, 1921. Indochine I Cliché Gouv. Général Indochine. Bonzes partant recueillir les offrandes, a Phnom Penh (Cambodge). LES RELIGIONS DE L'iNDOCHINE 111 Le bouddhisme finit par tenir presque tout entier dans le culte d'Ava- lokiteçvarai. Ce Bodhisattva personnifie la notion de providence, étrangère au bouddhisme primitif. On sait que les Bouddhas n'appa¬ raissent qu'à d'immenses intervalles, et qu'après leur entrée dans le nirvâna l'humanité, l'univers même se corrompent. La religion ensei¬ gnée par Çâkyamuni est condamnée à disparaître, au milieu des guerres et des calamités les plus affreuses, et le monde ne reprendra son équi¬ libre qu'à l'approche du prochain Bouddha. Il semble que les peuples bouddhistes aient volontiers rattaché les grands malheurs publics à cette loi fatale. Mais les Bodhisattvas du Mahâyâna veillent sur l'univers en décadence et peuvent sauver leurs fidèles de la fatalité : c'est ce qui fit la fortune d'Avalokiteçvara. Quand Jayavarman VII se vante de « purifier le monde de tous méfaits, sans s'excuser sur la perversité du temps », sans doute se considérait-il comme une émanation du grand Secourable. Cet être sublime est ainsi « Lokeçvara » c'est-à-dire le Seigneur du Monde, et les inscriptions indochinoises l'invoquent presque toujours sous ce nom. On voit combien le Bodhisattva répandant son influence salvatrice sur le monde est proche du Grand Seigneur, Maheçvara, Çiva, qui dès le ve siècle épanchait « sa puissance surna¬ turelle » au haut du mont Mo-tan. Lokeçvara fut, pour le bouddhisme indochinois, « l'exacte contre-partie de Maheçvara pour les groupes de religion brahmanique ». Le syncrétisme du bouddhisme et du çivaïsme, dont nous avons relevé les traces, procède pour beaucoup de ces affinités. Sa constitution fut facilitée par le caractère très particulier que la religion de Çiva prit au Champa comme au Cambodge : ce fut là moins une religion sectaire qu'un culte royal. La doctrine s'identifie avec la conception même de la royauté. Le Dieu suprême délègue une part de son essence dans le Linga national, le devarâja, le kamraten jagat ta râja, « dieu-roi, des Khmèrs, ou dans le linga de Bhadreçvara chez les Chams. L'émanation de Çiva dans le linga constitue le moi subtil du roi régnant. Dans la pensée de l'Inde, il est constant que l'essence même d'un homme se trouve contenue en germe dans son nom. La coutume de nommer le linga d'après son fondateur prend de là toute sa signification. Bhadra- varman réside en essence dans le linga de Bhadreçvara, et tous les rois 1. 47, p. 22C-25G. INDOCHINE. T. I. 8 H2 INDOCHINE s'identifient successivement à cette essence, qui n'est enfin, comme on l'a vu, qu'une délégation de Çiva [67 et 62]. Il semble qu'un tel culte, assez profondément entré dans la conscience religieuse de l'Indochine ancienne, doit recouvrir des traditions primi¬ tives. Un ensemble de légendes du Founan et du Cambodge paraissent faire consister l'essence mystique de la royauté dans l'union du roi et d'une nâgî, ou Princesse des serpents, au sommet d'un mont sacré. Or le temple royal, érigé au milieu de la capitale, s'est appelé le Mont Central, Vnam kantâl, ce qui perpétue peut-être la tradition ancienne du Mont divin. Les formes du culte de Çiva, dieu qui réside au sommet d'une montagne sainte, le Kailâsa, se prêtaient à une assimilation, et le çivaïsme dut sans doute son emprise à ces convenances secrètes. On a peut-être bien encore quelque divinité indigène au Champa, derrière la grande déesse de Nha-trang, qui emprunte les traits d'Umâ, l'épouse de Çiva, et porte le nom de Pô Nagar « la Déesse du Royaume ». D'après un texte cham, elle prit, pour créer le monde, la forme d'un serpent (nâga). Mais les religions indiennes ont peu marqué sur l'esprit populaire. On les a si vite oubliées que nous sommes même en droit de nous demander, avec M. Finot, si leurs dieux furent jamais, aux yeux du peuple, mieux que de rapaces personnages, logés dans des temples qu'il devait bâtir, « propriétaires d'esclaves et percepteurs de dîmes ». L'état actuel des cultes chams donne quelques lumières sur ce point. On sait que l'apothéose ne fut pas le privilège des rois : on trouve partout des temples élevés à la mémoire d'un ministre, d'une reine, ou de quelque parent du fondateur, qui les identifie expressément au dieu. Ce dernier prend leur nom, et même leurs traits, car sa statue était souvent à leur image. « En célébrant le culte de ces idoles, lingas, statues de Vishnu ou autres, écrit M. Cœdès, les fidèles vénéraient en même temps la forme divine de personnages humains. » Or nos Chams adorent encore des lingas ou des idoles brahmaniques dans leurs sanctuaires à demi ruinés. Mais le dieu de chaque temple n'est pour eux qu'un ancien roi divinisé : Çiva, Umâ, Vishnu sont oubliés. A Phanrang, le dieu est le roi légen¬ daire, Pô Klaung Garai, et son nom seul est invoqué lorsqu'on se pros¬ terne devant le linga de la tour rouge. Peut-être en alla-t-il toujours à peu près de même, le vulgaire se souciant moins de la théologie hin¬ doue que du roi dont le temple portait le nom et qu'il venait adorer. LES RELIGIONS DE L'INDOCHINE 113 LE BOUDDHISME DU PETIT VÉHICULE AU CAMBODGE ET AU LAOS Le bouddhisme du Petit Véhicule et de langue pâlie est au contraire devenu au Cambodge et au Laos une véritable religion nationale. Sans doute le peuple, qui ne peut être grand exégète, s'en tient-il à quelques préceptes de morale et au rudiment de la doctrine : autorité de l'église et de son canon, transmigration des âmes sous la loi du karman et salut personnel, ou plus simplement obtention d'une naissance aux cieux, par l'efficacité des œuvres. On retrouverait bien aussi sous ses dévotions les traces d'anciennes pratiques superstitieuses. Il n'en reste pas moins que sa foi fruste a de profondes racines. Le bouddhisme repose avant tout sur l'autorité de nombreuses com¬ munautés de moines fortement organisées et hiérarchisées, qui donnent asile au peu de savoir subsistant dans le pays et sont les dispensatrices de l'enseignement élémentaire. Les vœux monastiques n'étant point pris ad aeternum, il n'est guère de Cambodgien ou de Laotien qui n'ait passé quelques mois sous la robe jaune, soit comme novice (sâmanera), avant sa majorité, soit, homme fait, comme moine (bhikkhu). De telles re¬ traites, qui valent du prestige, ont empreint la conscience populaire des premiers principes de la foi. Cette unité dans la religion fait un con¬ traste frappant avec la complexité inextricable des cultes annamites. Les textes sacrés sont rédigés dans un dialecte détaché du fonds indo¬ européen de l'Inde continentale, le pâli qui ne subsiste que dans ces écritures, communes aux églises Cinghalaise, Birmane, Siamoise, Lao¬ tienne et Cambodgienne. Le canon consiste en trois classes de textes, les « Trois Corbeilles » (Tri-pitaka) : les Sutta ou « les Enseignements » instructions familières donnés par le Bouddha à ses disciples au cours de sa vie errante; le Vinaya ou « la Discipline », recueil des règles de conduite qu'il énonça à l'usage des moines et des fidèles laïques, enfin YAbhidhamma qui correspondrait à notre Métaphysique, ou qui du moins témoigne d'une philosophie plus systématique que les Sutta. Chaque texte est enrobé de longs commentaires, dont les plus célèbres sont traditionnellement attribués à Buddhaghosa, un grand docteur qui aurait vécu à Ceylan au Ve siècle de notre ère. En fait, une élite a seule accès au Tripitaka pâli : en dehors de son cercle on ne connaît guère que quelques extraits du recueil des Vies 114 INDOCHINE antérieures du Bouddha (le Jâtaka), la légende de sa dernière existence et de son nirvâna, en quelques pages d'une cosmologie. La théorie de la Transmigration donne à ces dernières une valeur particulière : comme chaque être passe indéfiniment d'existence en existence et va du ciel aux enfers selon son karman, c'est-à-dire selon la somme de ses mérites et de ses fautes, le tableau du monde et de ses continents avec les dieux, les hommes, les esprits errants, les animaux et les damnés qui les peuplent, est un catalogue des conditions qui s'offrent à chacun de nous. Les règles de la vie monastique seraient nombreuses et strictes si l'on suivait le Vinaya. En fait, les bonzes mènent une vie assez facile. Ils observent les cinq grandes défenses : ne pas tuer (interdiction qui com¬ prend les animaux), ne pas voler, ne point commettre adultère, ne point mentir, ne pas user de boissons fortes. Ces cinq observances (pancasîla) sont communes aux laïcs et aux religieux. Ceux-ci doivent en outre ne vivre que d'aumônes, ne manger que le matin, jeûner passé midi, ob¬ server enfin une rigoureuse chasteté. On leur défend les sièges ou les lits élevés, les ornements et les parfums, et même d'accepter aucun don d'or ou d'argent : ces règles admettent aujourd'hui des accommode¬ ments. Deux fois par mois, à la pleine et à la nouvelle lune, la commu¬ nauté se réunit pour une confession publique dont la loi canonique lui fait une stricte obligation : on s'en tient pourtant à la lecture du Pâti- mokkha, texte qui énumère simplement les diverses fautes que l'on peut commettre contre la discipline. Le culte se réduit à des offrandes de fleurs, de cierges, et d'encens, devant les images du Bouddha, et à la célébration de quelques fêtes. Le grand événement de l'année religieuse est la Retraite des bonzes durant les trois mois de la saison des pluies (vosà, sanscrit varsha, pâli vassa) de juillet à la fin de septembre. Pour en marquer l'entrée, on allume dans les pagodes un énorme cierge qui doit brûler tout ce temps. Cette période de jeûne, de recueillement et de prières comporte pour les bonzes l'interdiction de tout voyage, Ils sont astreints à rejoindre chaque soir leur monastère, où l'on fait la nuit de longues prières devant les statues du Maître. Au rituel du varsha se mêle un culte des ancêtres. Vers la fin de la Retraite a lieu la cérémonie dp l'offrande du ben (sanscrit pinda : c'est le nom des boules de farine de l'oblation indienne aux Mânes): autour de gâteaux que l'on place devant les autels du LES RELIGIONS DE L'iNDOCHINE 115 Bouddha, se réunissent les âmes de tous les ancêtres, car ce jour-là les enfers eux-mêmes sont ouverts. La Sortie du varsha est marquée, comme toutes les fêtes bouddhiques, par l'offrande d'un repas aux religieux : c'est, pour les fidèles le plus sûr moyen de s'acquérir des mérites. Le soir on renvoie en grande cérémonie les âmes des ancêtres, en lâchant au fil de l'eau de petits radeaux en écorce de bananier qui portent chacun un cierge allumé; ces esquifs les emportent, mais on leur promet de les rappeler quand la saison en sera revenue. En plus des fêtes périodiques, on peut encore citer la cérémonie de P « ouverture des yeux » de la statue (qui accompagne la consécration des images du Bouddha), l'ordination des bonzes, et la descente en terre des sema, ou bornes délimitant le terrain consacré. Les bonzes se ren¬ dent chez les laïcs pour présider aux fêtes familiales, coupe des che¬ veux à la puberté, mariage, qu'ils sanctifient par des récitations de textes pâlis. Le rituel funéraire leur assigne aussi un rôle important. Le culte n'est point un hommage rendu à une divinité secourable. Le Bouddha a brisé tous les liens qui attachent les êtres à l'existence, et il n'est plus. Les dieux ne sont dieux que pour un temps et restent soumis comme nous à la loi de transmigration. Le drame tout entier se joue dans le cœur du fidèle, et sa religion ne lui donne que des lumières, point de secours extérieur. Chaque acte porte son fruit par une loi nécessaire, et l'on peut tout au plus s'affermir en fixant les yeux sur la sainte image du Maître, en formulant en même temps le vœu qu'à telle bonne action que l'on accomplit corresponde un effet souhaité. Cette doctrine austère se colore d'ailleurs, chez le commun des fidèles, de croyances naïves. On admet que la nature, les circonstances de l'acte méritoire, et non point seulement son degré de mérite, en déterminent le fruit. D'où ce prudent conseil noté par Aymonier : « N'offrez au Buddha que des fleurs en bouton si vous voulez, dans votre prochaine vie, épou¬ ser une vierge » [54 p. 135]. L'exemple, par sa simplicité même, rend assez bien compte de ce qu'est la foi populaire. Le rituel de la crémation est plus strict au Cambodge qu'au Laos : les criminels, les suicidés, les personnes mortes de mort violente y sont à peu près les seules que l'on enterre, tandis que chez les Laotiens la crémation ne se pratique guère que dans les familles aisées. Les Cambodgiens exposent le corps du défunt, pendant quelques jours dans les maisons pauvres, pour les grands et pour les rois parfois pendant 116 INDOCHINE des années; ou bien ils lui donnent une sépulture provisoire. L'inciné¬ ration est ensuite de règle générale. Quand un malade entre en agonie, des bonzes sont appelés, selon les moyens de la famille, et tous les assistants se joignent à eux pour répéter arahan! aralian! « le Saint, le Saint! », afin d'emplir l'esprit du mou¬ rant de saintes impressions, et pour détourner son âme des pensées mauvaises qui l'enverraient renaître en enfer ou dans le corps d'un animal, selon l'inflexible loi de la Rétribution. On place sur le cadavre, puis sur le cercueil, des pièces d'étoffe blanche que les bonzes doivent saisir et tirer à eux, comme la suprême aumône que leur fait le défunt. C'est le rite du bangskôl, mot qui rend le sanscrit pâmsukûla « tas de poussière, haillons tirés de la poussière », évoquant la légende d'une pauvre esclave dont le Bouddha, déférant à son vœu, prit le linceul pour s'en faire un vêtement, après qu'on l'eut jeté dans la poudre du cime¬ tière : cette aumône, la seule qu'elle pût lui faire, lui valut de renaître au ciel. Le corps est conduit au bûcher et brûlé avec tout le faste que l'on y peut mettre. On ne saurait ici s'étendre sur le détail des prescriptions rituelles, où se retrouvent quelques traces d'anciennes croyances com¬ munes aux peuples indochinois. L'incinération achevée, on recueille pieusement tous les débris d'os qui sont lavés dans une eau consacrée, puis ensevelis dans un sac ou dans une urne que l'on enterre auprès d'une pagode, ou que l'on dépose sous un ficus religiosa. Sur les restes des riches, on élève un petit monument funéraire, le cedei (pâli cetiga). Après avoir purgé ses crimes en enfer, dans l'état de fantôme errant, ou dans le corps d'animaux, chaque âme peut renaître pour un temps, selon l'eschatologie bouddhique, dans la condition humaine ou divine. Ces croyances s'accommodent très bien des anciennes superstitions : on revêt au besoin les Esprits de noms sanscrits ou pâlis : nak = nâga, Serpent, beisac — piçâca, Démon, et l'animisme se perpétue là-dessous. Les nak tà des Cambodgiens sont des divinités auxquelles un terri¬ toire bien défini est assigné en juridiction. Chaque famille adore en outre un àràk ou génie protecteur, généralement un ancêtre ou un allié mort depuis de longues années. Aràk et nak tà constituent une hiérar¬ chie spirituelle qui répond aux groupes humains, en liaison intime avec le sol que couvre chacun d'eux : on en retrouvera l'équivalent au fond LES RELIGIONS DE L'iNDOCHINE 117 de toutes les religions populaires de l'Indochine, en pays annamite aussi bien que chez les Chams. Les Laotiens, plus superstitieux encore, sont souvent moins bons boud¬ dhistes qu'adorateurs des phi, Esprits qui animent toutes choses : on leur rend un culte de tous les instants. Les rituels agraires, profession¬ nels ou magiques, sont plus étroitement apparentés aux croyances des sauvages qu'à la foi bouddhique. Celle-ci a cependant une forte emprise qu'elle doit au prestige des Communautés, mais aussi sans doute à ce que ses formes les moins savantes conservent d'élévation morale, com¬ parées aux superstitions qu'elle n'a pu réduire. La réforme religieuse siamoise qui aboutit en 1864 à la constitution de la secte Thommayut (Dhammayuti) n'a eu au Cambodge qu'un faible retentissement. « Cette réforme, de caractère rationaliste, eut pour objet de ramener les moines à l'intelligence des textes, qu'ils se bornaient trop souvent à réciter mécaniquement, et à la stricte obser¬ vance de la discipline... D'origine aristocratique (elle) n'a pas encore pénétré bien avant dans la population et, au Cambodge, la secte Thom¬ mayut a encore moins d'adeptes qu'au Siam. » [H, p. 272-273]. La secte traditionnelle ou Mohânikây (Mahânikâya) n'a point encore subi, au Laos, la concurrence des réformistes. Les deux sectes cambodgiennes ont pour chefs suprêmes deux dignitaires qui portent le nom de Sankha- nâyok (Sanghanâyaka) « Prince de la Communauté ». Cette revue rapide des cultes cambodgiens et laotiens n'a fait appa¬ raître aucune survivance des anciennes religions qui fleurirent en pays khmèr et jusqu'au fond de l'actuel Laos. Le peuple n'en a rien retenu. La cour du Cambodge en conserve pourtant de misérables restes : elle a encore ses brahmanes qui, seuls ou aux côtés du roi, pontife suprême, officient aux cérémonies royales : ouverture du premier sillon, fête des eaux, sacre et incinérations royales. Ils ont la garde de l'Epée sacrée et de quelques idoles brahmaniques, portent le cordon (upavîta), qui est un insigne de caste, et se transmettent des livres contenant des prières en un sanscrit corrompu. Ces livres ne semblent pas très vieux, et il n'est pas bien sûr que nos « brahmanes », bons bouddhistes, d'ailleurs, de leur propre chef, soient les descendants authentiques des anciens chapelains royaux. 118 INDOCHINE RELIGIONS DES ANNAMITES On a fort bien comparé les faits religieux annamites à la forêt tropi¬ cale. C'est un enchevêtrement d'essences disparates, voire ennemies, mais qui tire une certaine uniformité de sa complexité même, en ce sens qu'aucune espèce ne s'y taille un domaine en propre et n'y vit isolément. De même, le bouddhisme, le taoïsme, le naturisme annamites n'ont point de ces frontières qui séparent nécessairement les églises en Europe, et la conscience religieuse s'y retrouve si bien pareille qu'une même per¬ sonne admet à la fois les diverses croyances. On en suit les pratiques selon l'occasion. Bien des autels se parent d'une triade illustrant ce syn¬ crétisme : le Bouddha, Confucius et Lao-tseu. Le taoïsme s'est pénétré du bouddhisme jusqu'à lui emprunter le Bouddha et, par contre, un autel de la Sainte Mère Lieu-hanh se dresse dans les temples bouddhi¬ ques. Nos jeunes Tonkinoises adorent les Esprits des Trois Mondes (les Chii-vi) : vienne l'âge, on quitte ce culte mouvementé et l'on s'inscrit, à la pagode, sur la liste des ba-vai, vénérables dames patronesses du bouddhisme. Ces croyances, comme on le verra, présentaient assez d'op¬ positions pour qu'elles se fussent gardées distinctes dans un pays comme les nôtres : ici leur mélange est constant, et la part exacte de chacune ne se fait pas aisément. On n'a pas une bonne étude d'ensemble de ces religions annamites. Il y faut une préparation historique encore inachevée, et l'on manque aussi de monographies régionales qui feront ressortir, comme celles du P. Cadière, la diversité des faits, mettant en garde contre les généralisa¬ tions hâtives. Si les Annamites ont reçu la plupart de leurs institutions de la Chine, si leurs classes dirigeantes furent uniformément nourries aux lettres chinoises, le peuple, en fait de religion, ne s'est foncièrement attaché qu'à des cultes locaux, maintenus, semble-t-il, dans leur liberté jusqu'au xvie siècle, où les Lê les codifièrent en les unifiant. Beaucoup de ces cultes ont d'ailleurs résisté aux formes imposées par le pouvoir central; on a là le véritable trésor de la religion annamite. Trop de Lettrés n'en veulent rien connaître. Ils fournissent aisément à l'enquê¬ teur non un tableau des croyances du peuple, mais bien celui de leurs connaissances, qu'ils tirent des livres chinois. LES RELIGIONS DE L'iNDOCHINE 119 Du commun des Cochinchinois à la fin du xviii6 siècle, — les Euro¬ péens appelaient l'Annam : Cochinchine — Bénigne Vachet observe fort à propos que s'ils « estoient des gens de lettres, ils imiteroient en tout la religion des Chinois. Comme ils n'ont que très peu de carac¬ tères ou hiéroglyphes en comparaison de ceux de la Chine, ils ne peu¬ vent pas approfondir la philosophie chinoise. L'athéisme (i.e. le Confu¬ cianisme), qu'on ne peut appeler Religion, est proprement la science des plus savants... Pour amuser le peuple par des cérémonies exté¬ rieures, il a fallu inventer une infinité de fables qui, quoy que très ridicules, ne laissent pas de les retenir dans le devoir et dans le res¬ pect. » [41, p. 43]. Il semble même que l'imitation servile du rituel chinois soit un fait assez récent, jusque dans les cérémonies du culte officiel du Ciel et de la Terre, directement empruntées à la Chine. C'est du moins ce que donne à croire la description de ces rites essentiels laissée par des Européens qui vivaient à Hanoi ou à Hué au xvme siècle. Quelques petits traits de l'histoire font apparaître la persistance de notions sans doute primitives sous le formalisme envahissant de la civi¬ lisation littéraire. C'est ainsi que jusqu'à Trân-anh-tôn (1293-1314) les rois d'Annam portèrent tatouée sur leurs cuisses la figure totémique d'un dragon, insigne de leur noble origine et de leur bravoure. LE BOUDDHISME On ne sait comment le bouddhisme est venu au Tonkin. Dès le ne ou le ni® siècle de notre ère, la célèbre inscription de Vo-canh le montre implanté dans le pays que nous nommons aujourd'hui l'Annam et que peuplaient les ancêtres des Chams. Rien n'a paru témoigner que ce bouddhisme cham ait beaucoup agi sur les croyances des Annamites. On serait assuré que la doctrine leur vint du Nord, s'il ne se pouvait que le Tonkin ancien, le Kiao-tche, ne l'eût reçue d'abord de quelque voyageur allant de l'Inde — ou de quelque pays bouddhiste du Sud — en Chine, et prolongeant une escale. Quelles qu'aient été les origines, le Kiao-tche s'est trouvé par la suite, quand il possédait déjà des communautés bouddhiques, sur le passage de religieux chinois qui voyageaient par mer vers les Terres Saintes et qui répandirent leur enseignement : on le tient de Yi-tsing, leur his¬ toriographe, lui-même un pèlerin éminent de la fin du vue siècle [50]. 120 INDOCHINE Son livre conserve le nom de plusieurs Maîtres natifs du Tonkin qui, eux aussi, s'en allèrent dans l'Inde, comme Moc-soa-dê-bà (Mou-tch'a-t'i- p'ouo = Mokshadeva), ou dans les royaumes du Sud, comme Van-ky (Yun-k'i), qui vécut à Palembang de Sumatra. Ces maîtres étaient-ils des autochtones ou des fils de colons chinois? Du moins est-il sûr que dès cette époque le bouddhisme annamite s'est trouvé en relations intimes avec les communautés chinoises. « Les premières traces d'organisation religieuse qu'aient enregistrées les annales du pays remontent au roi Dinh Tiên-Hoang, le fondateur (en 968) de la monarchie annamite. Il créa une dignité sacerdotale suprême dont il investit un nommé Ngo Chan-luu, fonda des commu¬ nautés et construisit des temples. » [28]. Le bouddhisme jouit d'une faveur presque constante sous les Ly (1010-1225) et les Tràn (1225- 1413) : plusieurs souverains reçurent même l'initiation; Ly Thai-tôn fit construire des pagodes par centaines, il envoya chercher des textes sacrés en Chine et combla les bonzes de dons magnifiques, comme cette cloche de 10.000 livres qu'on fondit en 1033. Trân Anh-tôn ordonna en 1294 une importante publication de textes bouddhiques qu'une ambas¬ sade avait rapportés de Chine. Du reste la Chronique de chaque règne met presque toujours en scène quelque bonze ou quelque pagode. Le prêtre est un conseiller, un médecin, voire un rebelle, comme Thân-loi, qui se proclama roi en 1142. Le temple donne asile à un prince fugitif ou bien il accueille les vieux rois, après l'abdication, qui fut presque de coutume sous ces dynasties. Les Annales 0) donnent un autre témoignage de la diffusion du boud¬ dhisme à la Cour. On rapporte que le roi Trân Minh-tôn (1314-1330) fit jeter son beau-père en prison, condamnant ce vieillard à mourir par la faim et par la soif. La malheureuse reine, pour sauver son père, trempa ses vêtements dans l'eau, pénétra dans la prison et, tordant ses habits, donna à boire au condamné, qui mourut d'ailleurs sur-le- champ, peut-être empoisonné par la teinture de l'étoffe. La reine s'était inspirée d'un ouvrage où la même scène est jouée par des personnages de la légende bouddhique. C'est le sûtra de la Méditation sur Amitâyus, texte capital, dont nous apprenons ainsi la vogue à la cour annamite. 1. Les Annales pour cette période que n'atteint pas la traduction d'Abel des Michels ne me sont accessibles que par le résumé qu'en donne Truong-vinh-ky, Cours d'histoire annamite, Saigon, 1875-77. LES RELIGIONS DE L'iNDOCHINE 121 Ce bouddhisme ne fut pas sans éclat. C'est à deux bonzes, Lac-thuân et Khuong-viêt, célèbres par leur science des caractères chinois et l'ha¬ bileté de leur pinceau, qu'échut l'honneur d'accueillir l'ambassade chi¬ noise qui vint, en 980, conférer l'investiture au roi Lê Dai-hành. En 1387 l'empereur de Chine demanda l'envoi de vingt bonzes annamites à sa cour : on les disait plus instruits que ceux de ses états. Il en fut satisfait, car dix ans après il voulut aussi des bonzesses. D'autre part la facilité avec laquelle des bonzes révoltés — comme Thân-loi en 1142 ou Pham su-ôn en 1391 — se firent des armées atteste leur emprise sur le peuple. De 1414 à 1427 les Annamites tombèrent à nouveau sous la domination chinoise. Le vainqueur mit tout en œuvre pour leur imposer ses cou¬ tumes, sa culture et ses prêtres. Cette politique aurait pu donner une impulsion nouvelle au bouddhisme annamite. En fait elle fortifia sur¬ tout ses ennemis, les Lettrés, les tenants de ce que nous nommons le Confucianisme. Le troisième souverain de la dynastie chinoise des Ming, qui prit le nom de Yong-lo (1403-1425), était de sa personne un fervent bouddhiste. Il s'appliqua pourtant à flatter la puissante classe des Let¬ trés. Il fit notamment entrer un recueil de leurs écrits dans les pro¬ grammes des écoles chinoises. En 1419, quand il fixa les matières de l'enseignement à donner en Annam, il mit les sûtras bouddhiques auprès des livres canoniques et classiques de l'école confucéenne, mais la pré¬ dominance en Chine même de cette école nous explique que l'éphémère domination des Ming ait suscité, chez les Annamites, une floraison phi¬ losophique et littéraire, plutôt que religieuse. Il est manifeste que le bouddhisme eut désormais une moindre part des faveurs royales. Lorsqu'en 1516 le rebelle Trân-Câo se leva contre les Lê (qui régnaient depuis 1428 sur le pays qu'ils avaient libéré), il se donna comme une incarnation du Bouddha Dé-thich (Çakra?) Peut-être était-il appuyé par une faction de bonzes qui se voyaient diminués, après avoir joué un grand rôle politique. Vaincu, il s'effaça dans leurs rangs, se faisant moine lui-même. On croit donc sentir quelque antagonisme entre les nouvelles classes dirigeantes et le bouddhisme, ou certains bouddhistes. Le pouvoir se montra par la suite assez sévère envers ceux-ci, sans doute pour com¬ plaire aux Lettrés dont l'autorité allait croissant. Les codes annamites interdirent même la création de nouvelles pagodes ou de nouveaux cou¬ vents sous peine de la bastonnade, 122 INDOCHINE A défaut de meilleurs documents, les quelques faits que nous avons cités décèlent trois périodes : l'implantation, vers les premiers siècles de notre ère — un épanouissement, lié intimement aux faveurs de la cour, du Xe au xve siècle — une régression, tout au moins dans les classes dirigeantes, à mesure que s'accrut le prestige des Lettrés. Dumoutier relève une anecdote qui peint la rapide décadence de la doctrine. Le roi (Lê?) Thai-tôn (1433-1442) aurait eu à trancher le dif¬ férend d'un Phù-thuy (sorcier) et d'un « bouddhiste » dont la singulière doctrine semble une mixture de taoïsme et de pure sorcellerie, bien qu'il se soit réclamé du Bouddha et des Kim-Ciiong (les Porte-foudre des quatre points cardinaux, protecteurs de la Loi bouddhique). Voici l'ar¬ rêt du roi : « Je ne puis en vérité décider laquelle de ces deux sectes est la meilleure : nous les garderons donc l'une et l'autre. Mais les Phù- thuy nous sont venus de la Chine, ce sont des étrangers, et, à ce titre, ils doivent céder le pas aux religieux de la secte de Phât (du Bouddha). » On voit que si le nom du bouddhisme ne recouvrait parfois qu'une sorcellerie, un passé meilleur lui valait d'être tenu pour une religion nationale; les phù-thuy, eux aussi, faisaient du Bouddha leur divinité suprême, comme l'avoua celui qui paraît dans l'histoire [27]. Etat actuel. — On l'a souvent noté, les Annamites, interrogés sur leur religion, se disent presque tous bouddhistes. L'assertion n'atteste souvent qu'un sentiment confus de l'ancienneté d'une doctrine qu'ils trouvent ré¬ pandue autour d'eux, sans se sentir portés à l'approfondir : c'est à peu près où en était le roi de l'anecdote. Les bonzes eux-mêmes n'ont d'or¬ dinaire qu'une petite connaissance de leurs propres dogmes : ils sont aisément sorciers et plus d'une pagode héberge le culte des Esprits des Trois Mondes, qui est en grande faveur auprès des femmes, et partant de bon rapport. Cette pagode bouddhique, le chùa, comprend un bâtiment principal qui a, au Tonkin, la forme d'un T renversé — ou, aux yeux des Anna, mites, celle du caractère chinois dinh (ting). En avant, la barre trans¬ versale est une nef, parfois double ou triple, à colonnes et à plusieurs travées, où se tiennent les fidèles. Les statues saintes, médiocres effigies en bois et en stuc, laquées et peintes, sont placées sur un autel, ou bien rangées sur des gradins dans le chœur qui part à angle droit du milieu de la nef. La place d'honneur est réservée aux « Trois Précieux », trois LES RELIGIONS DE L'iNDOCHINE 123 bouddhas que le commun des fidèles ne distingue plus guère que par leurs noms, et qui sont, de droite à gauche : Amitâbha (A-di-dà) le bouddha transcendant à la Lumière infinie — au centre, le bouddha « historique » Çâkyamuni (Thich-ca-mâu-ni) — enfin celui qui viendra en ce monde dans un lointain avenir : Maitreya (Ri-lac), le Compatissant. On n'a pas lieu de s'étendre, à propos du bouddhisme populaire, sur des considérations de doctrine. Il admet la transmigration des âmes, mais sans s'en préoccuper outre mesure. Il conçoit les Bouddhas comme des êtres transcendants vivant au-dessus de ce monde qu'ils surveillent et où se déploie, par intermittences, leur action magique. Le trait essen¬ tiel est que, sur un simple signe de leur main ou de leur sourcil, les génies, fussent-ils des plus puissants, se trouvent soudain paralysés, leurs méchants desseins déjoués. Cette croyance est un reflet des im¬ menses constructions mythologiques du bouddhisme tibétain et chinois qui a développé autour du Bouddha ancien, menant au salut par le seul enseignement, une assemblée de Bouddhas transcendants, servis par une horde d'êtres fantastiques et terribles qui piétinent, écrasent, foudroient les ennemis de l'Eglise. Ce mysticisme imagé n'a pas eu la même for¬ tune en Annam, et, pour exposer l'état des croyances, il suffira de dire quelques mots des principales figures que l'on rencontre encore dans les pagodes. Au-dessous de la triade ou sur des autels secondaires, se montrent, entre autres personnages, Quan-Am (Avalokiteçvara) et Maitreya-au- gros-ventre. Avalokiteçvara se reconnaît aisément au petit bouddha as¬ sis, les jambes croisées, au-dessus de son front, dans sa coiffure. C'est un bodhisattva, un être transcendant, qui retarde son accession à l'état de Bouddha, pour rester en ce monde et en sauver toutes les créatures. On lui donne parfois mille bras (1), qui sont un symbole de son activité. Le plus souvent Quan-Am est une figure féminine, qui peut tenir un enfant. Cette image vient de Chine, et doit sa popularité à son rôle, de « donneuse d'enfants », recours des femmes stériles. — Maitreya, le Bouddha de l'avenir, attend son heure dans un paradis peuplé d'enfants divins, qui sont les âmes de ses futurs disciples : ils vivent dans une joie et des jeux infinis. Sa statue au gros ventre, au large rire, qui vient 1. Cinq ou six paires se détachent en avant d'une roue formée par les linéa¬ ments esquissant en auréole le reste des mille bras. On verra un bel exemplaire de ce type dans les salles de l'Ecole Française d'Extrême-Orient à l'Exposition Coloniale. 124 INDOCHINE de Chine, est donc une illustration de l'idéal chinois du bonheur. Men¬ tionnons encore Van-Thù (Manjuçrî) et Phô-Hiên (Samantabhadra) deux auditeurs transcendants du Bouddha, qui ont un grand rôle dans la diffusion de la doctrine. Ils sont assis l'un sur un lion et l'autre sur un éléphant blanc : le peuple n'en sait guère plus sur eux. On voit, dans les travées latérales, des compositions panoramiques, en stuc peint, représentant les dix enfers et les tourments des damnés. Dans ces travées prennent aussi place des divinités taoïques, l'Empe¬ reur de Jade, la Sainte Mère, ou le dieu de la guerre, Quan-dê, et ce ne sont pas les moins honorées. Deux galeries perpendiculaires à la nef, de part et d'autre d'une cour postérieure, contiennent souvent les statues des La-han (Arhat), les Saints protecteurs de la Loi, qui tem¬ pèrent par leur bénigne influence les malheurs de ce monde, en atten¬ dant la venue de Maitreya. Ils sont ordinairement dix-huit, cinq cents selon une autre tradition. Si le temple est riche, l'édifice principal s'entoure de nombreuses constructions, un couvent s'adjoignant à la pagode. Les tablettes funé¬ raires des anciens supérieurs et celles de certains bonzes éminents sont conservées sur des autels dans un bâtiment parallèle à la grande nef, ou dans la nef postérieure, séparée de la première par une cloison en planches. Le sanctuaire qu'entourent les cellules des moines, les dépen¬ dances et les jardins, avec leurs pavillons et des pièces d'eau couvertes de lotus, les arbres séculaires ombrageant les grands toits surbaissés, le pavillon et les quatre piliers qui ornent l'entrée, le calme ordinaire du saint lieu, rompu par l'agitation, haute en couleurs, des jours de fête, tout compose un tableau qui est, comme le dit le P. Cadière, ce qu'il y a de plus beau à voir en pays annamite. La simplicité du culte convient au cadre : il se borne, pour les bonzes, à la récitation de l'office dans la journée, puis dans la nuit; pour les fidèles à quelques prosternations devant les images, pendant qu'inté¬ rieurement on formule sa prière, à la récitation de formules sanscrites qu'on ne comprend plus, et au don de bâtonnets d'encens. Mais ces humbles pratiques ne sont pas sans efficacité morale et le peuple s'y est plus attaché que ne le laisserait croire son indifférence pour la doctrine abstraite. Les bonzes portent des vêtements d'une teinte uniformément rou- geâtre : un pantalon, une longue tunique droite, et un mouchoir de LES RELIGIONS DE L'iNDOCHINE 125 tête. L'officiant revêt une robe mi-partie jaune et mi-partie rouge, ou bien elle est faite de carrés de couleurs différentes. Il se coiffe d'une haute couronne polygonale, aux faces ornées d'images de bouddhas ou de lettres sanscrites. Ce clergé a une organisation hiérarchique, dont les échelons correspondent à divers niveaux d'études, un examen sanc¬ tionné par le Ministère des Rites ouvrant les grades supérieurs. En fait, tout se borne ordinairement à l'acquisition mécanique de l'art d'écrire et de réciter des textes qu'on ne commente pas. Le bonze joue un certain rôle dans le cérémonial des funérailles. Il marche en tête du convoi pour guider l'âme du défunt vers le lieu de son repos, ce qui est aussi sa charge dans les rituels funéraires pure¬ ment bouddhiques, celui du Tibet notamment. La religion populaire n'a adopté qu'une seule fête d'inspiration bouddhique, celle du trung nguyên au 15e jour du 7e mois, une espèce de fête des morts. Chez les Anna¬ mites comme en Chine, c'est surtout par son eschatologie que le boud¬ dhisme a eu quelque effet sur l'esprit du peuple; encore n'en retient- on guère que les enfers. Le trung ngugên recouvre sans doute une fête ancienne. Il est au¬ jourd'hui lié à l'eschatologie bouddhique. Le 15e jour du 7e mois, l'Enfer s'ouvre et les âmes se répandent dans le monde. Chaque famille met devant sa porte une table chargée d'offrandes, œufs, riz, soupes et tasses de sel. On y joint des vêtements, des chapeaux, un mobilier, des lingots d'or et d'argent, le tout en papier. Quand la nuit tombe, on brûle ces objets et l'on répand les offrandes sur le sol à l'adresse des âmes er¬ rantes, auxquelles se substituent des mendiants accourus. Même dans une ville comme Hanoi, ces feux s'allument encore, du moins dans les rues écartées. On sacrifie dans les maisons aux morts de la famille. Les gens aisés appellent un bonze dont les incantations transforment les objets votifs en biens réels à l'usage des âmes. Les offrandes sont ensuite consommées par les parents. De ces communions familiales sont nécessairement exclus les morts sans postérité. On fait à leur intention de grands sacrifices à la pagode : on dresse en plein air, devant le temple, des plateaux chargés d'aliments, sur une plate-forme de bam¬ bou haute de plusieurs mètres. Plus haut encore, un bonze est assis, jambes croisées, dans une niche sur pilotis. Il préside à la cérémonie, avec force incantations et gestes rituels. En dehors de ces circonstances solennelles, on n'a guère recours aux 126 INDOCHINE bonzes que pour la cérémonie célébrée au cinquantième ou au centième jour d'une mort. Les bouddhistes les plus dévots assistent cependant aux services qui marquent, dans les pagodes, le 1er et le 15" jour de chaque mois. Le bonze a bien encore une fonction, mais qui n'a plus rien de commun avec le bouddhisme : il est devin et marchand de charmes, use des traités de divination taoïques et se distingue d'un sor¬ cier par le fait seul qu'il ne confectionne que des amulettes bénéficientes et ne pratique pas d'envoûtements. Le bouddhisme savant n'est pourtant pas absolument perdu. Sa phi¬ losophie garde assez de prestige pour que quelques personnes de bonne famille s'y réfugient. Il se trouve même encore des bonzes pour impri¬ mer les textes sacrés. taoïsme, cultes magiques Le taoïsme annamite n'a pas ce beau côté et ses prêtres sont de misé¬ rables sorciers. Quelques-uns des meilleurs penseurs de la Chine ont pourtant illustré ce grand système, depuis Lao-tseu (ca. 570-490 av. J.-C.). A l'origine première, il met la Voie, le Tao (ann. Dao), principe trans¬ cendant, informe, incréé, dont tout ce qui est sort, sans qu'on puisse dire que lui-même est. La Terre et le Ciel sont la réalisation de ses deux propriétés immanentes, le repos, ou concentration, yin (ann. dm) et le mouvement, ou expansion, yang (ann. duong), annulées en lui comme deux nombres algébriques égaux et de signes contraires. Tous les êtres naissent entre le Ciel et la Terre, celle-ci (yin) leur donnant leur matière, celui-là (yang) mettant en eux le souffle, l'air vital considéré comme un principe subtil, l'esprit, au sens étymologique. Ciel et Terre sont ainsi les ministres du Tao inconcevable, qui pénètre toutes choses. Mais la doctrine s'est vite dégradée. Si toute réalité recouvre le jeu de forces élémentaires, quiconque sait mettre en action ses forces fera tout au monde à son gré : transmuer les métaux, prolonger sa vie. D'où une alchimie et une magie qui sont ce que les Annamites gardent du Taoïsme. Ils font encore de Lao-quan (Lao-tseu) une de leurs divinités princi¬ pales. On le représente assis sur le buffle qui l'emporta, dit la légende chinoise, vers l'Occident inconnu : on ne l'a plus revu. On conte aussi sa naissance miraculeuse. Il vint au monde sous un prunier en s'échap- iil Indochine I Cliché Gouv. Général Indochine. Temple du père de Gia-long, a Hué. SBgSBiS&g les religions dé l'indochine 12'/ pant du sein de sa mère par l'aisselle gauche. Ce trait est pris à la légende du Bouddha. Le taoïsme chinois a d'ailleurs pillé le bouddhisme, et si les taoïstes annamites reconnaissent le Bouddha comme leur dieu suprême, c'est à la suite de maîtres chinois. Les deux religions font bon ménage, beaucoup de temples leur sont communs et les prêtres du Dao assistent les bonzes dans la célébration de certains offices, notamment aux commémorations d'une mort. Aux xie et xue siècles, plusieurs empereurs chinois, en l'adoptant, contribuèrent à donner au taoïsme une orientation nouvelle. Le culte officiel de l'Empire s'adressait au Ciel, Souverain Seigneur d'en haut, dont l'empereur est l'image sur la terre. L'empereur s'étant fait taoïste, on transmit tous les attributs du Ciel à une divinité jusqu'alors assez abstraite, le Pur Auguste, ou Auguste de Jade, Yu-houang, l'un des Trois Purs du taoïsme (1). On entoura le nouveau Dieu suprême d'une cour et de Ministères célestes. Yu-houang est encore aujourd'hui le grand dieu de la religion populaire chinoise. Les Annamites ne lui sont pas moins attachés. Leur Empereur de Jade, Ngoc-hoàng, siège au centre du Ciel, règne sur les dieux et préside comme en Chine aux destinées des hommes. Ses deux ministres, la Constellation du Nord (Bac-Dâu, notre Grande Ourse) et la Constella¬ tion du Sud (Nam-Tâo, qui contient la belle étoile Canopus) tiennent à jour les Grands Livres des naissances et des décès. Ils raccourcissent la vie des méchants et laissent au juste la pleine mesure de son temps. Ces deux Fonctionnaires sont le résidu des Ministères Célestes. Mais la religion populaire a si bien adopté l'Empereur de Jade qu'il n'appar¬ tient plus au taoïsme : beaucoup d'Annamites le vénèrent tout en mé¬ prisant les sorciers du Dao. Dans le système chinois une hiérarchie de génies répond à celle des circonscriptions administratives : ils rapportent à Yu-houang les actes de leurs administrés et appliquent ses décrets. On a même enrôlé le Génie du foyer (2), un petit pénate, qui devint l'officier de l'Empereur 1. Au cours des premiers siècles de notre ère, le taoïsme avait élaboré une tri- nité de Vénérables Célestes, celui de l'Origine, celui du Temps présent : Yu-houang, et celui de l'Avenir, se succédant comme se succèdent les Bouddhas. Dans la triade annamite moderne, ils sont représentés par Ngoe-hoàng, Lao-quan et Linh- bao (Ling pao) ou Dao-yuân (Tao Kiun) collecteur des livres saints et régent du binôme âm-duong. 2. H. Maspero, Mythologie de la Chine moderne, dans Mythologie asiatique, Paris, Librairie de France, 1928, p. 269 sq. INDOCHINE. T. I. 9 128 'Indochine de Jade au sein de chaque famille. Les Annamites ont exactement conservé ce culte, qui n'est pas celui de la flamme domestique, comme l'ont écrit quelques Européens, trop bons lecteurs de la Cité Antique. C'est Ong Tao, le dieu du foyer, de l'âtre, logé en Annam dans les trois blocs d'argile qui forment le fourneau archaïque. On l'appelle aussi Ong vua bêp, le Roi de la cuisine. Il est en relation avec le sol du patrimoine par l'obligation qui est faite de l'employer seul pour cuire le riz des rizières familiales, que l'on observe même quand un fourneau plus commode sert à cuire le reste du repas. Chaque année, au 24e jour du 12e mois, Ong vua bêp monte au ciel et rend compte à Ngoc-hoàng des actes de la maisonnée. On lui offre dès la veille trois complets de cour (car, dans la légende annamite, ce génie est en trois personnes, correspondant aux trois blocs du fourneau), de la monnaie en papier doré pour la route, plus une petite carpe vivante ou un cheval en papier, qui seront sa monture. On le remercie de sa protection passée, on le conjure de demander à l'Empereur de Jade que l'année nouvelle soit favorable et le riz abondant. Il revient de son voyage le 30e jour du mois, à minuit; on le reçoit avec le même cérémonial. Il importe de noter que les éléments ainsi intégrés dans le rituel domestique y sont désormais tout à fait étrangers au taoïsme considéré comme une secte. On en peut dire autant de la seule religion réellement vivante au Tonkin (exception faite des cultes patronaux et familiaux), qui procède elle aussi du taoïsme. C'est le culte des Trois Mondes (tam phu) ou mieux des Chii-vi. Le mot vi désigne le siège, la place d'un personnage et, par extension, dans le langage populaire, ce personnage lui-même. Les Chù-vi sont les esprits des deux sexes qui peuplent les trois Mondes du Ciel, de la Terre et des Eaux, sous trois Régents rele¬ vant de Ngoc-hoàng. Mais ce cadre taoïque n'est plus l'essentiel : tous les hommages vont à des divinités féminines qui ont supplanté les dieux et les ont réduits au rôle de patrons bienveillants. Leurs reines sont les Saintes Mères, Thanh Mâu; la plus illustre, Liêu-hanh, une fille de Ngoc- hoàng, s'est plusieurs fois incarnée sur la terre, et sa légende n'est pas sans grâce. Ce culte a pour prêtres des femmes, les Dames-médiums, bà-dông, choisies par les Esprits. Celles qui ont été désignées apprennent cette vocation par un rêve, par leur soudain dégoût des soins du ménage, ou y LES RÉL1FIONS BE L'INDOCHINE 129 par le simple fait qu'une mèche de cheveux résiste au peigne et ne se laisse pas démêler. On consulte un devin pour savoir d'où vient cet appel, auquel on doit répondre en se faisant consacrer bà dông : on perdrait sa santé, voire sa raison, à vouloir résister. La néophyte se rend au temple et va s'accroupir devant l'autel, mettant sur sa tête un brûle- parfums empli de terre où l'on a piqué des bâtonnets d'encens. La gar¬ dienne du temple et un diseur d'oraisons l'assistent seuls. L'esprit des¬ cend bientôt en elle, comme l'atteste un mouvement giratoire de la tête, dao dâu, qui est aux yeux des Annamites le signe d'une possession. On place alors le brûle-parfums sur l'autel, on y inscrit le nom de l'esprit évoqué, et la bà dông se trouve consacrée. Elle retourne dans sa famille, élève un petit autel aux Chu-vi et garde désormais sinon la chasteté, du moins le célibat. On s'adresse aux Chù-vi par l'intermédiaire d'une bà dông: à l'esprit qui s'empare d'elle, on demande souvent quelle divinité poursuit un malade qui ne peut guérir, et quel sacrifice l'apaisera. Mais les Trois Mondes s'entendent surtout adresser deux prières où se peint l'âme industrieuse et maternelle de la femme annamite : « que son commerce prospère, qu'ils accordent des enfants » ! Ce culte a pour fidèles la moitié du pays, car toutes les femmes, ou peu s'en faut, l'ont embrassé. Il sem¬ ble que sa popularité croisse chaque jour. Certains temples attirent une foule immense, aux dates de pèlerinage, et la fête de Liêu-hanh à Phu- giây, dans la province de Nam dinh, est le principal événement de l'an¬ née religieuse au Tonkin. Les fidèles peuvent être admises à recevoir elles-mêmes les Esprits, si elles sont assez riches pour acheter cette faveur des bà dông et assez vigoureuses pour supporter les fatigues d'une séance de possession, avec ce qu'elle comporte de mouvement et de danses. A ces solennelles manifestations s'apparente un culte familier. Beau¬ coup de femmes attribuent leurs malaises ou leurs maladies aux esprits dont un devin leur révèle qu'elles dépendent, et qui sont des Chu-vi ou des génies stellaires. Aussi viennent-elles les adorer auprès du cay hiiong, 1' « arbre d'encens », pilier de bois ou de maçonnerie qui sup¬ porte une niche où l'on brûle des bâtonnets d'encens. Le culte des Chû-vi n'est d'ailleurs pas, comme on a pu l'écrire, une manifestation entièrement originale de la pensée annamite. Dans son admirable étude sur le culte du mont T'ai-chan, Chavannes a montré 130 INDOCHINE comment à partir du xie siècle les Saintes Mères ont peu à peu supplanté les dieux taoïques sur ce site du plus grand pèlerinage chinois (1). La religion des Chu-vi n'est, en un sens, qu'une réplique annamite de ces croyances. La principale offrande qu'on leur fait ne se compose que de petits vêtements et souliers d'enfants en papier. Il n'est pas téméraire de voir là une demande de progéniture, car telle est précisément la valeur de ces objets qui se retrouvent suspendus comme ex-voto autour des Saintes Mères chinoises (2). Mais l'élément d'emprunt recouvre certainement tout un ensemble de croyances indigènes, fort étrangères au taoïsme. C'est ainsi que Liêu- hanh a pour réplique en Annam la grande déesse Thiên-y-a-na, qui n'est peut-être aussi, si l'on en croit notamment le P. Cadière, qu'Umâ, déesse çivaïte des Chams, adoptée par leurs vainqueurs. L'exemple montre bien la complexité des faits religieux annamites, qui ne s'éclaireront que par les progrès de l'histoire. Un autre culte s'adresse à Trân Hung-dao, personnage où l'on voit l'esprit d'un général annamite vainqueur des terribles armées tartares de Koubilaï, qui vinrent se briser contre l'Annam au xne siècle. La secte a elle aussi des médiums, mais ce sont des hommes, les ông dông. Hung- dao et son armée continuent à combattre, dans le monde surnaturel, pour le salut de leurs compatriotes : ils s'en prennent maintenant aux esprits malins, et par exemple à ceux que les sorciers emploient à mal faire. La sorcellerie est en effet toujours prospère. Les maîtres des amu¬ lettes, thây bùa, vendent, tout comme les bonzes, des charmes salutaires bùa, grimoires de caractères chinois tout déformés qu'appuient des dia¬ grammes et des figures magiques, où l'on reconnaît souvent quelque constellation. Ces amulettes se portent sur la personne ou bien s'avalent, roulées en boule ou réduites en cendre. Mais les sorciers pratiquent aussi l'envoûtement par les procédés ordinaires de la magie noire. On perce, par exemple, les yeux d'une statuette d'argile pour rendre aveugle celui qu'elle a représenté. Les sorciers tirent leurs pouvoirs de ce qu'ils vont recruter dans les cimetières une troupe d'âmes défuntes, exécu¬ trices de leurs œuvres. Ils reconnaissent des patrons : Tam danh, qui 1. Ed. Chavannes, Le Tai chan, essai de monographie d'un culte chinois, Paris, Leroux, 1910, p. 29 sq. 2. H. Maspero, Mythologie de la Chine..., p. 329. I LES RELIGIONS DE L'INDOCHINE 131 semble trois en line personne, et Dôc cuoc, le Pied unique, qui n'est au contraire que la moitié d'un homme fendu de la tête aux pieds. I | DOCTRINE DES LETTRÉS ET CULTES SAISONNIERS On appelle Confucianisme, ou mieux Doctrine des Lettrés, le célèbre système de Confucius (K'ong-tseu, ann. Không tu, 551-479 av. J.-C.), repris et développé en d'innombrables commentaires par ses adeptes, les Lettrés (Jou, ann. Nho). Ceux-ci formèrent, en Annam comme en Chine, une classe très puissante, les fonctionnaires se recrutant au con¬ cours, sur des programmes essentiellement confucéens. On sait que l'em¬ pereur Yong-lo imposa ces programmes en Annam par sa réforme de 1419. Sous la dynastie des Lê postérieurs, les Lettrés annamites assirent bientôt leur prépondérance politique et administrative, en même temps que la culture chinoise prit un nouvel éclat. Le Confucianisme est un système de gouvernement, plutôt qu'une religion, bien qu'il soit inséparable d'un ensemble de prescriptions rituelles. Un des grands traits en est la conjugaison de l'ordre humain et de l'ordre naturel. Une même Raison universelle (li, ann. ly) règle les phénomènes de la nature, les saisons, les astres, et, à travers l'Em¬ pereur qui la reçoit du Ciel, les phénomènes sociaux, les relations civiles, familiales et conjugales. Le Ciel et la Terre sont les deux générateurs de tous les êtres, à chacun desquels le premier donne l'impulsion, l'esprit, et la seconde, sa substance. Le Ciel est ainsi le pôle de diffusion d'une Norme qui pénètre la matière. L'humanité avec ses passions et ses besoins est elle-même une matière que met en forme l'influx céleste, transmis par l'Empereur et son corps de fonctionnaires. Quand le Sou¬ verain est vertueux, rien en lui ne s'oppose au passage de l'Influence : elle rayonne par tout l'Empire, jusqu'aux derniers rangs du peuple, qu'elle imprègne à son insu, le tenant dans une obéissance et une hon¬ nêteté comme spontanées. La seule religion qu'accorde un tel système est nécessairement une religion d'Etat par laquelle l'Empereur et ses préfets s'élèvent vers cette $ Norme qui doit descendre en eux. Tout culte rendu non plus pour, mais par le peuple irait contre l'harmonie. Il n'a point qualité pour recevoir directement l'influx céleste et seules répondraient à son appel des forces 132 indochine éparses dans l'univers et qui, reçues en lui, deviennent productives de crime et de rébellion. Telle étant leur doctrine, la multiplicité, le disparate des cultes anna¬ mites durent présenter aux Lettrés du xve siècle un tableau alarmant. Aussi s'attaquèrent-ils à ces superstitions irrégulières, qu'on voit ré¬ duites, dès la tin du xvi8 siècle, au cadre uniforme imposé par le pou¬ voir central. « Les Lê, écrit M. H. Maspero, paraissent avoir procédé en 1572 à la revision générale et à l'uniformisation des légendes des dieux locaux, patrons des villages; le-Ministère des Rites donna alors une biographie officielle à ceux qui n'en étaient pas encore pourvus. Ces ouvrages sont caractérisés par l'introduction assez fréquente des documents écrits, historiques ou pseudo-historiques qui viennent rem¬ placer les légendes orales locales, ou tout au moins s'y mêler; le plus souvent d'ailleurs, ce mélange est fait sans critique et on retrouve par¬ fois la vieille tradition, avec ses invraisemblances et ses anachronismes... D'autre part, pour chaque dieu il fut composé une seule légende qui fut distribuée à tous les villages qui l'adoraient, en sorte que les diver¬ gences locales disparurent presque entièrement. ,»(1). On a constitué, à l'imitation des Chinois, une hiérarchie des Génies, un corps de fonctionnaires spirituels relevant de l'Empereur, de qui chacun reçoit un grade, inscrit en caractères dorés dans son temple. L'Empereur renouvelle annuellement son mandat, sur la proposition du mandarin de la circonscription. Il peut promouvoir ou rétrograder le génie. Au xvii® siècle, lors d'une sécheresse persistante qui sévit au Thiia-thiên (région de Hué), on rapporte même que le roi Thai-Tôn écrivit aux mandarins : « Préparez trois grandes cuves remplies d'eau et prévenez de ma part les Génies que si dans trois jours il ne pleut pas, je ferai bouillir leurs tablettes (les tablettes sacrées qui sont leur substi¬ tut rituel) et les ferai jeter toutes dans la rivière, afin d'éviter doré¬ navant à mon peuple de dépenser inutilement des sapèques pour leur culte. » (2). La principale cérémonie du culte officiel est le sacrifice au Ciel et à la Terre — jadis annuel — auquel l'Empereur préside tous les trois 1. H. Maspero, Etudes d'histoire d'Annam, I. La Dynastie des Lê antérieurs, B.E.F.E.O., XVI (1916), n" 1, p. 17, note 1. 2. Dào Thai Hành. Histoire de la Déesse Thai-Duong-Phu-Nhon, Bull, des A. du V. Hué, tome I (1914), p. 247. LES RELIGIONS DU L'INDOCHINE 133 ans dans la « banlieue sud », nam giao, de sa capitale et qui garde beau¬ coup d'éclat h II s'offre sur un tertre rond, le Tertre du Ciel, au som¬ met d'esplanades en pyramides dont la dernière, le Tertre carré, est le Tertre de la Terre. Au Ciel et à la Terre, générateurs des êtres, on associe les Ancêtres de la dynastie. L'Empereur doit se purifier par trois jours d'abstinence, pendant lesquels il réside dans le Pavillon du Jeûne, au¬ près du saint lieu. Le matin du sacrifice, un somptueux cortège le con¬ duit aux autels. Le premier rite est l'Appel des Génies, au son des clo¬ ches et des tambours. On brûle de l'encens et l'on rôtit un jeune buffle. Le fumet monte vers les Génies de l'air, pendant qu'on enterre les poils et une partie du sang pour évoquer ceux du monde souterrain. Avant chaque phase du sacrifice retentit une proclamation des hérauts, annon¬ çant à l'Officiant les gestes qu'il doit accomplir. L'Empereur gravit les degrés du Tertre et procède à l'offrande de morceaux de jade et de pièces de soie, puis à celle des viandes de buffle, de chèvre et de porc, que suivent trois libations de vin. On lit en son nom une adresse au Ciel, à la Terre et aux Ancêtres impériaux. On sacrifie ensuite sur des autels dédiés à tous les Génies de l'univers. L'Empereur reçoit une part, « la viande et le vin du bonheur », pour la consommer dans son palais. Le texte de la formule d'offrande est enfin brûlé, avec une portion de tout ce que l'on a présenté sur les autels. Il est intéressant de noter que le cérémonial de ce grand sacrifice emprunté de la Chine se retrouve, mutatis mutandis, jusque dans le détail de tous les cultes officiels anna¬ mites, et même de celui que l'on rend aux génies de village. L'Empereur est aussi le Grand Pontife d'une suite de rites agraires, commandés par les saisons, dont les principaux étaient ou sont encore : le lê nghênh xuân, réception du Printemps, le lê tich diên, ouverture des premiers sillons, signal du début des travaux agricoles, enfin le lê xa tàc, sacrifice au Dieu du Sol et des Moissons. Ces trois cérémonies, du moins dans leurs formes actuelles, sont imitées des rituels chinois. Les manifestations populaires, réglées par le Calendrier impérial, sui¬ vent de plus près encore les phases de la culture : sacrifices au Prin¬ temps (2a mois) et à l'Automne (8e mois), cérémonies de la Descente aux champs, quand on descend dans la rizière pour repiquer le riz, de la Remontée des champs, de la Dégustation des prémices, etc... 1. L. Cadière et R. Orband, Le sacrifice du Nam-Giao, Bull, des A. du V. Hué, 1915, p. 79-166. 134 ïndochine Une des fêtes les plus importantes est celle de la mi-automne, trung thu, le 15e jour du 8e mois, à la pleine lune. C'est, avec les pétarades du premier de l'an, la mieux connue des Européens. Ils l'appellent la Fête des Enfants, évoquant les processions de bruyants petits porteurs de lanternes qui courent les rues jusqu'à une heure tardive. Dans les vil¬ lages, des concours d'improvisation opposent garçons et filles en des chants alternés (1), suivis parfois d'unions plus ou moins régulières qui perpétuent l'un des rites les plus anciens de ces pays, retrouvé en Chine par M. Granet : on assurait ainsi jadis, par contagion, la fécondité des champs (2). Mais ces rites agraires des Annamites, qui sont du plus haut intérêt, restent d'interprétation ardue, par la difficulté de séparer des emprunts faits à la Chine les vestiges de croyances primitives. Culte de Confucius. — En même temps qu'ils se sont ainsi efforcés de réduire les coutumes locales à l'unité de la religion officielle, les Lettrés annamites lui ont adjoint un culte venant de Chine et qui les touchait davantage : celui de Confucius et de ses grands disciples. L'Empereur et les Gouverneurs, ou, à leur défaut, les Directeurs provinciaux de l'Enseignement, en sont les officiants aux van miêu (Temples de la Lit¬ térature), de la Capitale et des chefs-lieux. Les plus humbles villages ont leur Autel de la Littérature, van chi, tù chi, en plein air. On offre au Sage les prémices de la terre, fruits, vin de riz, en le remerciant d'avoir dissipé les ténèbres de la barbarie; mais c'est là philosophie plutôt que religion. ESCHATOLOGIE, CULTE DES ANCÊTRES L'homme vit par le concours de deux âmes en son corps, ou mieux de deux groupes d'âmes : trois âmes spirituelles, les trois hôn, et 7 âmes grossières (9 chez la femme) en sino-annamite phach, via dans le lan¬ gage courant, qui sont en relation avec les ouvertures du corps et les fonctions organiques [16, p. 66]. Ces chiffres sont ceux des Chinois. Les Annamites les ont pris sans s'attarder à définir chacune de ces trois et sept, ou neuf âmes partielles. En fait, ils se reconnaissent tout au plus 1. G. Cordier, Essai sur la littérature annamite. — La Chanson. — Rev. Indo¬ chinoise, T. XXI (janvier-juin 1919), p. 109. 2. M. Granet, Fêtes et Chansons anciennes de la Chine. Paris, Leroux, 1919. — Danses et Légendes de la Chine ancienne. Paris, Alcan, 1926. — Voir aussi La Civilisation chinoise (L'Evolution de l'Humanité, t. XXV). Paris, Renaissance du Livre, 1929, p. 165 sq.). LKS RP.LIGIONS DE L'iNDOCHINE 135 une âme supérieure et une âme grossière. Selon les croyances chinoises, l'une retourne au ciel après la mort, l'autre s'enfonce dans la terre. Cette distinction commande encore tout le rituel funéraire annamite et celui du Culte des Ancêtres. Le peuple ne semble pourtant pas y plier sa pensée : on se représente communément les défunts sans con¬ cevoir que deux éléments de leur personne, dissociés, survivraient séparément. Les hôn et les via (ou phach) ne sont pas considérés comme une mani¬ festation supérieure ou une émanation de l'activité organique. Installés dans le corps qu'ils animent, ils s'en tiennent distincts, même pendant la vie; on les perd momentanément quand on s'évanouit, et la mort n'est que leur évasion définitive. L'âme survit donc naturellement au corps, mais, privée des organes des sens, étourdie par le grand passage, elle s'égarerait loin des siens si, dès le dernier soupir, on ne faisait monter un homme sur le toit, pour l'appeler par le nom du défunt. Les rituels peignent la misérable condi¬ tion de cette âme privée d'appui. « Maintenant que le hôn et le phach sont séparés du corps, ils errent au delà de fleuves et de montagnes où régnent les ténèbres. Ils se dispersent dans l'espace et l'on ne sait pas exactement où ils se trouvent. Le matin, ils semblent attendre la pluie, le soir, ils suivent les nuages; ils continuent à errer ainsi. Parfois ils se reposent sur des buissons ou sur les branches de quelque arbre. Que je les plains de voltiger ainsi sans savoir où se fixer! Dans ces lieux où régnent les ténèbres et le silence, vous ne voyez et vous n'entendez rien, ô l'âme! Si l'on vous évoque, revenez tout de suite. » [31, p. 380]. Les prescriptions rituelles n'ont qu'un but : l'âme doit être conservée au milieu de sa famille, jusqu'au jour où, libérée de toute souillure par la dissolution de la chair, elle est définitivement incarnée dans une tablette sacrée, qu'on range avec celle des Ancêtres. On pose sur la poitrine des mourants un coupon de soie blanche, où l'on croit qu'entrent leurs esprits. On le noue ensuite en forme de pou¬ pée : c'est l'âme en soie, hôn bach, qui est placée pendant les premiers jours du deuil sur un siège d'honneur. On lui apporte régulièrement ses repas et on l'étend chaque soir sur un lit de repos. Le corps, lavé et dûment habillé, est mis en bière après un simulacre de repas : on glisse dans la bouche trois sapèques et trois pincées de riz. Il semble qu'on le gardait jadis à la maison, jusqu'à sa destrucfion 136 INDOCHINE naturelle pour l'enterrer enfin dans un lieu faste. De nos jours, il est porté en terre, en grand appareil, dans la semaine qui suit le décès. Le catafalque, brûlé sur la tombe, figure une maison qu'on envoie ainsi dans l'autre monde, au service du défunt. L'Ame en soie, apportée sur un brancard, le Char de l'Ame, s'en retourne ensuite au logis. Mais un rite essentiel s'est accompli auprès de la fosse : le passage de l'âme défunte dans sa tablette funéraire. Celle-ci est une planchette où l'on inscrit le nom du mort; sur le devant s'applique, pour cacher l'inscrip¬ tion, une seconde planchette, blanchie à la chaux : un pied où elles s'encastrent les maintient ainsi verticales. La tablette devrait être appor¬ tée vierge, mais généralement on l'inscrit d'avance, en omettant un seul trait, qu'un lettré trace à l'instant solennel. « Tous se mettent à genoux et le cérémoniaire récite l'hymne sacré, dont le sens est que les enfants pleurent avec grande douleur leur père ou leur mère, et demandent que, puisque le corps a déjà été confié aux entrailles de la terre, l'âme veuille bien résider dans la tablette et retourner ainsi à la maison, pour qu'ils puissent l'adorer. » [33]. Après que se sont écoulés les vingt-sept mois du deuil, on exhume les ossements, on les met dans un petit cercueil de terre cuite (tiêu) et on les transporte au lieu de leur ultime repos, soigneusement choisi par un géomancien. Il semble qu'à l'origine on ait voulu éloigner les os, résidu purifié, de l'endroit où la chair s'est dissoute. L'âme revient au logis dans sa tablette, qu'on met sur un petit autel; on annonce l'événement aux ancêtres, et on lui offre pendant trois jours un sacrifice « d'apaisement » tê ngu, « sacrifice contre l'inquiétude » pour l'attacher définitivement à son nouveau support. Le hôn bach est ensuite enterré à l'écart. On ne réunit la tablette à celle des Ancêtres qu'au 100e jour, et seulement à titre provisoire. Le mort ne prend son rang qu'après vingt-quatre, selon d'autres, vingt-sept mois. Jusque-là il n'a pas complètement quitté la condition de vivant, comme le montre une disposition du Code qui lui laisse pendant cette période la propriété de ses biens; le partage en est suspendu jusqu'au terme du deuil. Les sacrifices, d'abord quotidiens (jusqu'au 100e jour), vont en s'espaçant et le deuil se quitte au vingt-septième mois. On ne conserve pas les tablettes funéraires au delà de la quatrième génération. Quand une tablette est définitivement admise sur l'autel, celle du trisaïeul du nouveau venu en est ôtée. On l'enterre à côté de LES RELIGIONS DE L'INDO HINE 137 son tombeau et désormais il n'a plus qu'une part anonyme au culte. On garde cependant celles du fondateur de la famille (thuy tô), et du pre¬ mier de ses membres qui ait acquis l'illustration d'une charge officielle (khoi tô) (*). Les Ancêtres sont associés à la vie familiale. Le chef de la maison les informe cérémonieusement des naissances, des décès, des succès uni¬ versitaires. Ils participent à toutes les fêtes saisonnières. On les festoie en corps au premier de l'an et, comme nous l'avons vu, au têt trung nguyên (15e jour du 7e mois). Au second ou au 3e mois, comme le ciel prend son plus pur éclat et comme les champs verdissent, on va balayer leurs tombeaux : c'est la cérémonie « de la pure clarté » lê thanh minh. On sacrifie au génie du sol, gardien de la tombe, qui a charge de l'âme défunte. On lui offre notamment un cheval en papier, pour aller au ciel rendre compte de sa mission. On brûle quelques objets votifs, et l'on retourne sens dessus dessous les offrandes « pour qu'elles servent à l'âme qui est dans la terre ». Il paraît donc bien que, si l'on peut évoquer l'âme des Ancêtres sur leur autel, leur véritable demeure est le tombeau où leur tablette rejoint finalement leurs os. Comme celle des vivants, leur vie suit le cours des saisons et le printemps marque pour eux aussi un renouveau. Si la distinction d'une âme souterraine et d'une âme céleste atteint le peuple, elle semble s'être effacée, et c'est la personne tout entière qu'il vient chercher sur les tombes. « Le bonheur consiste pour une âme dans la tranquille possession d'un tombeau où le corps et les principes vitaux qui lui restent unis ne soient troublés par aucune influence funeste; il consiste aussi dans les sacrifices, dans l'offrande de mets faite aux jours voulus; et le mal¬ heur d'une âme consiste à être privée de tout cela. » Telles sont les croyances primitives des Annamites selon leur meilleur observateur, le P. Cadière 9. Il n'y a là « aucune idée d'un châtiment ou d'une récom- 1. Ce rituel est encore suivi dans les campagnes. En ville, on s'en écarte de plus en plus et seules quelques grandes familles se conforment aux traditions. Parmi celles de la classe moyenne, beaucoup n'ont plus de tablettes funéraires. On les remplace parfois sur l'autel par des photographies, mais certains se contentent d'écrire le nom du défunt sur une tablette de carton que l'on brûle 50 ou 100 jours après le décès. Enfin beaucoup de ceux qui ont encore des tablettes funéraires font dès le 50° jour la cérémonie de la réunion aux Ancêtres. 2. 16, p. 96. — Ces vues sont confirmées par toutes les fouilles archéologiques, qui nous montrent dans les anciens tombeaux un important mobilier funéraire, vases, armes et outils à l'usage des défunts. 13S INDOCHINE pense, d'une sanction quelconque qui suive la mort et qui soit propor¬ tionnée aux actes bons ou mauvais que l'on a faits pendant la vie ». Quelle qu'ait été celle-ci, l'âme sera bienfaisante et heureuse si ses descendants lui en assurent les moyens, malfaisante, misérable, si on la néglige, et réduite à errer « au delà de fleuves et de montagnes où régnent les ténèbres ». Il faut toutefois observer que des idées bouddhiques se joignent à ce fonds primitif, du moins au Tonkin. On croit volontiers que l'âme, après un jugement, descend aux enfers, erre par le monde, ou s'incarne dans un dieu, un homme, une bête, selon ses fautes et ses mérites. Il y a bien quelque contradiction entre cette croyance et la précédente, mais le peuple ne cherche nullement, dans ces spéculations, à satis¬ faire une curiosité logique. Il ressent profondément la tristesse de la mort, comme en témoignent des proverbes touchants : « Pendant la vie les époux se confient leur chair, — à la mort ils se confient quelques ossements. » Il a le sentiment que les défunts sont partout présents, et adopte aisément plusieurs façons de se les représenter, — non comme des dogmes, mais comme autant de formules évocatoires, qui se com¬ plètent. CULTES ET CROYANCES POPULAIRES Il se trouve donc par le monde une foule pressée d'âmes errantes : celles des noyés, des suppliciés, celles qui n'ont pas de tombeau et celles qui n'ont plus d'offrandes. Elles courent les routes, s'attardent au lieu de leur mort ou se fixent dans un buisson, dans un arbre. On compte un grand nombre d'esprits qui sont ceux de femmes mortes sans pos¬ térité, ou d'enfants décédés en bas âge. Les sorciers recrutent dans les cimetières les âmes dont ils font leur agents, pour porter au loin la maladie et le malheur. Le génie Trân Hung-dao, leur grand ennemi, est l'esprit d'un général, que suivent encore ses troupes. On tend ainsi à expliquer tous les faits surnaturels, dont notre vie est tissée, par l'omni¬ présente activité des âmes défuntes. « La vraie religion des Annamites, écrit le P. Cadière, est le culte des Esprits. Cette religion n'a pas d'histoire, car elle date des origines mêmes de la race... Les esprits sont partout. Ils volent, rapides, dans les airs et LES RELIGIONS DE L'iNDOCHINE 139 arrivent avec le vent. Ils s'avancent par les chemins ou descendent le cours des fleuves. Ils se cachent au fond des eaux, dans les gouffres dan¬ gereux aussi bien que dans les mares les plus tranquilles. Ils affection¬ nent les cols de fa chaîne annamitique et l'ombre meurtrière de la forêt. Les pics élevés, les rochers qui barrent les fleuves, une simple pierre peuvent les abriter. Les arbres touffus leur donnent asile et certains animaux possèdent ou peuvent acquérir leurs vertus. » [18, p. 279-80]. Ce sont là chez le peuple des données immédiates, des manières de penser l'objet le plus familier. Comme tableau de cette religion spon¬ tanée, n'est-il pas remarquable que le mieux informé de nos auteurs n'ait eu qu'à tracer un simple paysage, de ses mares à ses montagnes? La croyance aux Esprits recouvre le tout, étant pour l'Annamite, si l'on admet l'image, la couleur même du monde. On entre là dans un domaine que n'excède guère la pensée populaire, et où elle se tient à l'écart des trois grands systèmes, ne leur empruntant en somme que quelques manières de concevoir ou d'adorer ses Esprits. Mais ceux-ci ne sont pas tous des âmes défuntes et l'idée que les morts sont omniprésents n'est pas le seul ressort de cette religion. L'étude d'un culte comme celui des arbres et des pierres fait apparaître d'autres conceptions. II semble que de tout objet signalé par son utilité, sa puis¬ sance de nuire, son aspect ou son âge, on ait tendu à abstraire un pouvoir qu'on a fait esprit. Le culte du Tigre en est un bon exemple; « Monsieur », « Lui », « le Général », dont on craint jusqu'au nom, ce n'est plus seulement la bête terrible, mais une force transcendante. Son image est placée dans une niche au ras du sol, à l'entrée des pagodes et dans bien des maisons. L'Esprit-tigre, dûment propitié, s'incarne dans le fidèle, saisit les démons qui l'affligent, puis se retire, emportant avec eux la maladie ou la malchance. Son être spirituel est une transposition de sa nature animale et les détails de la séance de possession sont fort instructifs : l'homme se jette à quatre pattes, dévore des morceaux de viande crue et casse son écuelle d'un coup de menton. On a là l'embryon d'une représentation dramatique [31, p. 228 sq]. Le Culte des arbres sacrés est plus complexe. Ils sont toujours pris vieux et puissants, comme si l'âge, l'énergie végétative leur valaient leur prestige, mais d'autre part un esprit les habite, dont il est malaisé de savoir s'il personnifie l'arbre, ou si, venant d'ailleurs, il ne fait qu'y loger pour un temps [17, I]. 140 INDOCHINÈ On voue fréquemment un culte aux pierres trouvées dans la terre et qui ont une forme insolite, ou bien à des blocs émergeant à demi, et qui, croit-on, grossissent de jour en jour, comme ferait une plante. Toute pierre vétusté a pu acquérir, par une longue durée, quelque pouvoir magique : cette croyance est commune aux Annamites et aux Chinois. Il semble qu'à ce stade l'on s'adresse non à un esprit visiteur, mais à la pierre elle-même, transmuée en Génie, le Génie-pierre, Monsieur le Génie qui est la pierre elle-même [17, II]. « Les pouvoirs magiques de certains corps augmentent, écrit M. Przy- luski, lorsque ces corps restent enfouis dans la terre pendant une longue durée. Il arrive même que ces pouvoirs magiques soient assez forts pour façonner la matière dans laquelle ils résident et lui imposer une forme déterminée. Dans les villages du Tonkin on voit parfois à côté de cer¬ tains temples ou dans la cour de la maison commune, de petits animaux en pierre : chiens, chevaux, éléphants, monstres divers, assez grossière- ments figurés. Les habitants interrogés sur l'origine de ces bêtes répon¬ dent généralement que la terre les a produites spontanément, tu-nhiên, et qu'on les a trouvées en creusant le sol. Par conséquent, d'après les traditions locales, ces monstres auraient été modelés sous l'effort lent et continu des énergies souterraines. Les pierres ainsi façonnées sont d'ailleurs thiêng, c'est-à-dire douées d'une force spirituelle particulière¬ ment intense. Leurs formes extraordinaires ne sont que la manifestation du « mana » qu'elles renferment, et ce pouvoir magique leur a élé com¬ muniqué peu à peu par la terre. » [31, p. 4]. La terre entière avec ses monts, ses fleuves, ses eaux cachées, est donc traversée d'influx qui produisent dans les êtres des commutations de substances, les imprègnent et les chargent de puissance magique. Par exemple les ossements des ancêtres déposés en un centre de forces favorables s'en pénètrent, prenant le pouvoir d'assurer une longue pros¬ périté à la famille. Le ciel et le cours des astres ne sont pas moins actifs. Il est de cer¬ taines heures fastes où les forces surnaturelles sont en suspens et se déversent dans l'être le plus humble s'il meurt à point nommé. C'est ainsi qu'une petite servante morte misérablement dans une maison de chanteuses, à Hanoï, devint un Génie puissant : son sanctuaire, rue Jules-b erry, est l'un des plus courus. On verra parmi les Patrons de village un voleur et un enfant gourmand, morts sans gloire, l'un LES RELIGIONS DE L'iNDOCHINE 141 assomme et l'autre s'étouffant, mais à une heure où l'influx céleste vint les transfigurer. De telles idées ont pris la forme de dogmes dans la spéculation chi¬ noise : « Le Ciel est gang et agit par les corps célestes, la Terre est gin et ses pôles d'émanation sont les monts et les fleuves. » Les Annamites, du moins dans le peuple, s'inquiètent peu de cette métaphysique. Cepen¬ dant les mêmes concepts, s'ils ne se les formulent pas, se retrouvent chez eux à l'état de croyances spontanées, intimement liées à leurs modes de pensée. Il est probable qu'à une date ancienne ils ont eu ces conceptions en commun avec les peuples de la Chine, et que les philoso- phies chinoises ont abstrait leurs dogmes du fonds populaire. Ce dernier groupe de croyances montre peut-être deux états de la conscience religieuse. On a transposé un pouvoir (celui du tigre) ou un privilège (celui de l'arbre) matériels en valeurs surnaturelles. On a ensuite expliqué toutes les qualifications magiques d'un objet ou d'un être par le jeu de forces impersonnelles, par un dynamisme cosmique. Les personnes ne sont de la sorte qu'un signe, une apparence, couvrant un complexe d'influx. Ce n'est naturellement point un système formulé, mais une simple tendance de la pensée populaire, dont on remarquera d'ailleurs qu'elle est l'opposé de celle que nous avons observée plus haut. Nous avons vu mettre derrière chaque fait naturel l'esprit d'une personne bien définie, dont on peut demander le nom au devin et dont l'action favorable ou maligne s'explique par les circonstances particu¬ lières de sa survie. Nous nous trouvons maintenant devant des forces vigoureusement impersonnelles qui, rendant seules compte du surna¬ turel, dissolvent même toute personnalité. Ces deux conceptions sont- elles irréductibles, sont-elles nées de deux époques ou de deux races? Dans l'état actuel des connaissances, il semble que l'on ne puisse qu'énoncer le problème. LE GÉNIE TUTÉLAIRE DU VILLAGE L'organisation communale est, on le sait, le fondement de la société annamite : aussi est-ce à son niveau que l'on observe les faits religieux les plus importants. Toutes les fêtes agraires comportent comme rite essentiel un sacrifice au génie tutélaire. Son temple, le cLinh, est en même 142 INDOCHINE temps la maison commune, où se tient l'assemblée. Sa fête annuelle est pour la communauté un événement capital. Quelques auteurs européens ont assimilé ce culte au culte des An¬ cêtres : le Patron du village serait l'ancêtre du groupe. Bien des faits vont contre cette interprétation : on prend pour génie aussi bien un personnage encore vivant qu'un enfant mort en bas-âge ou un voleur surpris et tué. Le Génie communal n'est sans doute que l'héritier des antiques Pa¬ trons du Sol. Le dieu du Sol, en Chine, est devenu dieu de la Ville (dieu des murs et des fossés) dans les centres urbains. Il semble qu'il ait suivi, en pays annamite, une évolution analogue. « L'idée générale qui se dégage de tous les faits qui concernent ce génie..., c'est que le sol sur lequel les Annamites sont fixés, la terre qu'ils cultivent, même lors¬ qu'ils l'ont conquise sur la grande forêt, ne leur appartient pas en propre. Il y a un maître, « le vrai propriétaire de la Terre» dont les droits sont antérieurs aux leurs, dont les droits sont imprescriptibles. Eux ne sont que des occupants d'un jour. Ils doivent donc en toute occa¬ sion, faire acte de dépendance, de vassalité, de location. » [18, p. 295]. Telle serait la conception première du personnage qu'on adore aujour¬ d'hui sous les traits d'un Génie protecteur, investi de brevets royaux. On ne peut toutefois établir une règle certaine, faute de connaître le détail des coutumes très diverses que la dure réforme des Lê réduisit aux formes actuelles. M. Nguyên-van-Khoan, attaché à l'Ecole Française d'Extrême-Orient, vient justement de publier une étude qui nous montre la persistance, en marge des cultes officiels, de rituels secrets, où se retrouvent quelques traces des pratiques anciennes [35]. A l'occasion de la fête patronale on célèbre au dinh une cérémonie secrète, le hèm, dont l'essentiel est la figuration scénique d'un acte de la vie du Génie. Ce rite évocatoire détermine l'incarnation du Génie. Plusieurs de ces hèm sont d'un grand intérêt. Le village de Cô-nhuê (Hà-dông) adore un Vidangeur. On mime, quand vient la fête, la collection des excréments. Les acteurs sont munis d'une pincette en bois et d'une corbeille. Ils ramassent des épluchures de bananes répandues sur le sol et qui ne sont qu'une honnête image. Dans ce cas le Patron du Village est en même temps Patron de Métier, et peut-être un Ancêtre. LES RELIGIONS DE L INDOCHINE 143 Dans un hameau du village de Duyên-tuc (Thai-binh) qui a pour génie un voleur surpris, on ferme le dinh, ou fait la nuit, et les hommes se lancent les uns contre les autres, avec force horions et de grandes clameurs : ils répètent le drame de la mise à mort. Au village de Lông-khê, dans la même province, le Génie est égale¬ ment un cambrioleur. A l'anniversaire de sa mort, « la nuit, les jeunes gens du village munis de torches allumées circulent autour du temple, pénètrent dans les ruelles comme s'ils étaient à la recherche d'un voleur. Puis le gardien du temple passe la statue du génie par une petite ouver¬ ture pratiquée dans le mur de derrière du sanctuaire; au dehors se poste le premier notable. Dès que la statue est sortie, ce dernier l'em¬ poigne par le cou et lui assène trois coups de poing en criant : « Je le tiens! je le tiens! » La plupart des villages honorent au contraire l'esprit d'un héros ou celui d'un sage administrateur, mais de telles qualités ne sont pas, on le voit, une obligation. Pour qui connaît la malice du paysan tonkinois et son respect humain, la survivance de certains hêm serait tout à fait inexplicable, s'il ne fallait admettre qu'ils procèdent de religions oubliées, qui ont laissé des traces profondes. Malgré les railleries cruelles des villages voisins, on conserve des rites qui n'ont plus qu'une valeur symbolique, mais font partie du contrat spirituel liant le Génie au groupe; on reçoit en échange protection et bonne mesure de pluie. Il reste à expliquer la substitution de ces personnages disparates aux anciens patrons du sol, si l'on admet que ceux-ci soient la forme origi¬ nale. Cette évolution a dû être commandée en partie par des conceptions que nous avons déjà rencontrées. Le monde surnaturel est, à l'image du nôtre, doté d'une hiérarchie de Génies, préposés chacun à l'une des circonscriptions administratives de l'empire. L'office de Génie tutélaire est considéré comme une magistrature : la fonction est dévolue à des personnes qui s'y succèdent. Les âmes des morts briguent ces emplois, et de grands lettrés peuvent de leur vivant même prêter leur esprit à un village, dont il devient le patron. A plus forte raison ne faut-il pas s'étonner de voir ce rôle confié à des personnages qu'on sait avoir vécu longtemps après la fondation de la commune. Cette interprétation se trouve confirmée par le fait que quand un nouveau groupe vient à se constituer, par exemple sur une des grandes concessions européennes, et INDOCHINE. T. I. 10 144 INDOCHINE s'il n'adopte pas immédiatement un génie particulier, « il construit tou¬ jours un dinh et y adore un vague génie du sol, thô-thân, qui protège la localité, en attendant l'occasion d'accueillir un génie qui convienne aux habitants. D'enquêtes comme celle de M. Klioan, on peut donc prendre une idée plus précise d'une religion qui n'a rien dû aux classiques chinois; son caractère simple et primitif apparaîtra dans un dernier exemple dont l'interprétation ressortirait d'ailleurs à l'étude comparée des diffé¬ rents rituels indochinois. « Le village de Di-nâu (Phu-tho) adore un génie débauché. Le 15e jour du 1er mois a lieu la fête du village. A cette occasion les habitants fabriquent un phallus de bois et un sexe féminin en spathe d'aréquier. On suspend ces simulacres au bout d'une longue perche de bambou plantée dans le sol. Un notable du village agite violemment la perche. Les femmes et les jeunes filles du village s'attroupent pour se disputer les simulacres qu'il fait tomber. On croit ce rite nécessaire pour la paix du village et l'on affirme que le sexe du premier enfant qu'auront ces femmes ou ces jeunes filles sera déterminé par la nature du simulacre qu'elles auront su attraper. » RELIGIONS DES CHAMS L'ISLAM On ne sait au juste comment l'Islam s'est introduit au Champa. Dès le vu® siècle de notre ère, les marchands arabes durent rel⬠cher sur la côte d'Annam. La chronique légendaire des Chams fait régner sur le pays de 1000 à 1036 A. D. un roi du nom d'Ovlah (Allah). « Comme contre-partie à leur habitude de diviniser leurs rois nationaux, ont-ils voulu matérialiser le Dieu de l'Islam? Ou, ce qui est plus pro¬ bable, ont-ils voulu mettre au rang de leurs souverains celui qui apporta chez eux la loi de Mahomet? La question reste obscure, mais l'hypothèse d'une première introduction du Coran en Indochine par les Arabes peut très bien se défendre. » Quoi qu'il en soit l'Islam ne s'est fortement établi au Cambodge et au Champa qu'après la conversion de l'Insulinde, vers le xive siècle : l'Archipel, une fois encore, a été le relais. En 1394, les Malais, « qu'on n'avait pas vus depuis longtemps », repa- LES RELIGIONS DE l'INDOCIIINE 14 5 raissent sur les côtes du Tonkin pour y faire du commerce, et à la fin du xvie siècle, les Européens les trouvent en grand nombre au Cambodge, auprès des réfugiés chams. Au siècle suivant, un prince cambodgien, Râma l'Apostat, embrassa même leur foi ,après qu'ils l'eurent aidé à conquérir le trône. Les Chams sont aujourd'hui plus nombreux au Cambodge que sur le sol de leur ancienne patrie : ils s'y montrent assez bons musulmans et ont perdu le souvenir du brahmanisme. Ils appartiendraient donc à l'étude générale de l'Islamisme en Extrême-Orient plutôt qu'aux cultes indochinois : on se contentera ici de renvoyer à M. Cabaton [87 et 88]. La majeure partie des Chams de l'Annam sont au contraire « brahma- nistes », c'est-à-dire qu'ils rendent un culte aux idoles des vieux tem¬ ples, mais sans plus rien savoir des traditions indiennes. Un islamisme dégénéré vit côte à côte avec ces cultes : ils se font des emprunts réci¬ proques. Les musulmans se nomment cham asalam, Chams de l'Islam, ou bani, Fils du Prophète. Les autres Chams sont pour eux les kaphir, les Infidèles. Ces « Infidèles » d'ailleurs se désignent eux-mêmes indiffé¬ remment par ce nom ou par celui de cham jât, Chams « de race ». Les bani ont des mosquées (môgik) qui ne sont que de pauvres pail- lottes. Les noms des prêtres offrent un singulier mélange d'arabe et de sanscrit. Leur chef spirituel, ông gril (sanscrit gum, précepteur, maître), est un imon (imâm) élu par ses pairs, les ministres officiants. Le « lec¬ teur », khatîb en arabe, est le katip et le muezzin se nomme môdin. Tous ont la tête rasée, sont vêtus de blanc et se coiffent d'un épais turban, dont les franges et les garnitures rouges, vertes, or ou marron diffèrent selon les grades. Chaque vendredi les fidèles se réunissent à la mosquée et le katip lit le Coran; les imâms font de longues prosternations, en se tournant vers la Mecque : c'est le nap jumat, la « Célébration du vendredi » que clôt un banquet. L'observance du Ramadan (ramôvan ou bulan ôk, le mois de jeûne) se réduit pour les laïques à trois jours d'abstinence. Les imâms au contraire passent ce mois tout entier enfermés dans la môgik. La circoncision, qui se pratique vers l'âge de quinze ans, est seulement simulée, le gru ne s'armant que d'un couteau de bois. Pour les filles, on entoure d'un certain faste la Déclaration de nubilité {karôh). Plus étrangères encore à la pure tradition islamique, les fêtes dômes- 146 INDOCHINE tiques, les rijâ, ont pour principal officiant une femme, choisie géné¬ ralement parmi les dames âgées de la famille et qui porte elle-même le nom de rijâ. Danses, chants et offrandes se font dans un vaste hangar provisoire tendu de blanc. La rijâ danse devant un autel où sont placés des plateaux à pied portant de hauts édifices de feuilles de bétel et de fleurs. Au cours de la cérémonie on voit notamment un bateau en miniature qui s'en vient demander un tribut au nom du roi de Java; le nom est répété plusieurs fois dans les récitations rituelles. Cette fête se célèbre au 9e mois cham (décembre-janvier) : c'est là la grande rijâ (rijâ praung). Les dispositions essentielles s'en retrouvent dans de petites rijâ auxquelles on procède quand on veut obtenir une guérison, ou chasser les mauvais esprits qui se sont emparés d'une personne. Un des traits les plus remarquables est le rôle joué par une escarpolette, sur laquelle l'officiante se balance, et qui semble un emprunt fait aux rituels brahmaniques. D'ailleurs « quoique le nom d'Allah soit pro¬ noncé au début de cette longue cérémonie coupée de nombreux festins, on y invoque les esprits des monts et des bois, les âmes des parents défunts, les esprits d'outre-mer... » [88, p. 151]. Ces données ne sont pas d'interprétation aisée et recouvrent certainement un fond de pratiques animistes. Les musulmans de l'Annam conservent des fragments du Coran, en arabe incorrect mêlé de commentaires chams. Leur courte théologie est contaminée de traditions non islamiques. Le texte essentiel est une cos¬ mogonie qu'on a mise en préface à la Chronique royale : du Dieu incréé, Avlvahuk (c'est l'arabe Allah vocalisé), naquirent Allah, Mahomet et Gabriel (Jibraïl, en cham Jibirael), puis Eve et Adam. Avlvahuk suscita un Signe magique, dont il fit deux parts : l'une est le Ciel, l'autre la Terre, « qui produisirent (à leur tour et séparément) le soleil et la lune ». Dieu fit une conque sacrée. Gabriel en y soufflant créa le Pô Debata Svor, qui, de même, fit surgir le prophète Abraham. Au son de la conque naquirent successivement les instruments rituels, toutes les créatures et les phénomènes naturels [93, VII, p. 321-339]. On remarquera que l'un de ces dieux ou de ces prophètes porte un nom sanscrit : debata est devatâ « divinité » et l'on explique ordinaire¬ ment svor par svarga « ciel » — d'où l'on tire svargadevatâ « dieu du ciel ». L'élément hindouiste tient une place beaucoup plus grande dans un LES RELIGIONS DE L'iNDOCHINE 147 second texte retrouvé par le P. Durand [93, VII] où le Créateur n'est autre que la déesse Pô Nôgar « la Déesse du Royaume » sous la forme d'un nâga (serpent). Une trinité de dieux en procède : Uvlvah (Allah), Pô Debata Svor et Pô yang Amô, qui parachevèrent la création. On a donc tout un collège de démiurges, pris tour à tour comme dieux suprêmes. La confusion est accrue par l'imprécision des noms donnés aux divinités qui semblent procéder de l'hindouisme, Pô yang Amô, le Seigneur dieu Père, et, dans d'autres légendes, Pô yang Pô, le Seigneur dieu Souverain, créateur de tous les dieux. Les Chams eux-mêmes sont ici d'un faible secours et ne savent guère départager ces divinités con¬ currentes. Il importe toutefois de noter que les deux religions admettent dans leurs pratiques rituelles une séparation mieux tranchée et que le culte ne s'embarrasse pas du syncrétisme des cosmogonies. En fait on n'invoque à la mosquée que le Dieu et les Praphètes de l'Islam, comme dans les temples les seuls dieux du panthéon brahmanique, sous leurs divers déguisements. BRAHMANISME ET CULTES POPULAIRES On a vu que la religion des « brahmanistes » modernes procède en partie de l'hindouisme et de ses apothéoses. Dans les lingas et dans les idoles qu'ils conservent, les Chams ne voient plus que des dieux locaux, leurs anciens rois, ou de grands personnages divinisés. Par quelques traits de leur légende plusieurs de ces nouveaux venus laissent cepen¬ dant transparaître le dieu indien qu'ils cachent : yang In, notamment, est Indra (cf. Littérature chame, infra). Les prêtres, qui portent le nom de baçaih (cf. pâli : upajjhâya) for¬ ment une caste (bangçâ, sanscrit : vamça) dont les chefs sont aujour¬ d'hui les trois pô âdhya (sanscrit : âdya, premier), ministres officiants des trois dieux principaux : Pô Inô Nôgar, la Déesse Mère du Royaume, ancienne divinité chame que l'hindouisme semble avoir assimilée jadis à Umâ, l'épouse de Çiva, — Pô Klaung Garai, roi légendaire que l'on adore dans le linga d'un temple encore debout auprès de Phanrang — et Pô Romê, prince divinisé, dont le temple s'élève à quelques kilo¬ mètres du précédent. Les baçaih sont vêtus de blanc et coiffés d'un turban blanc sans franges qu'ils remplacent pour officier par une mitre blanche à dessins 148 INDOCHINE bleus et rouges. Ils ne portent pas le cordon brahmanique. Les sacris¬ tains qui ont la garde des temples se nomment camnei, mot où l'on a voulu voir le sanscrit çramana « moine bouddhiste ». Enfin le kathar, auxiliaire obligé de toute cérémonie, est le chanteur sacré : il s'accom¬ pagne sur un violon à deux cordes (kuni kura) dont la boîte est une carapace de tortue. Le culte garde quelques traces des pratiques anciennes. La plus remarquable est le geste purificatoire du prêtre qui, au moment de présenter l'offrande au dieu, touche avec le pouce la base et les pha¬ langes des autres doigts en prononçant à chaque attouchement une syl¬ labe de l'invocation çivaïte : [om] namah çivâya « Adoration à Çiva! ». Les baçaih se transmettent des prières, dont le sanscrit corrompu est pour eux lettre close, mais où reviennent constamment les noms des dieux de l'Inde, et surtout ceux de Çiva et d'Umâ réunis : om çibhome, om çipome (sanscrit : çivome = Çiva .+. Umà, avec une désinence de duel). Le fonds de la religion actuelle est constitué par un recueil d'hymnes, en cham, d'une langue difficile. Ce sont les fragments de récitatifs qui paraissent avoir jadis accompagné quelques représentations scéniques de la vie des dieux, ou des héros divinisés. Chacun de ceux-ci a son temple, où un culte particulier lui est rendu par les habitants d'une aire circonvoisine, qui est comme son apanage; l'esprit des ancêtres des ressortissants assiste à leurs côtés aux grandes fêtes annuelles, le bong katè (en septembre-octobre) et le bong Cabur (en janvier-février). De telles formes conservent peut-être, sous les emprunts faits à l'hin¬ douisme, quelque chose des traditions proprement indochinoises : elles ont des affinités avec les cultes secrets du dinh annamite (cf. supra p. 142 sq.). On évoque les Ancêtres, à l'entrée du temple ou au pied de la colline qu'il couronne, avant que les fidèles ne montent vers leur dieu. On apporte des habits d'apparat, qu'ils revêtent pour aller les premiers au sanctuaire annoncer l'approche de leurs descendants. Quel que soit le dieu que l'on vient ainsi adorer, des offrandes sont préparées pour toutes les divinités, dont tous les hymnes sont chantés. Les plateaux sont disposés sur deux files, munis chacun d'une bougie allumée et char¬ gés de mets : on en ajoute un pour les Ancêtres. Dans les grands tem¬ ples le dieu, statue ou linga, est habillé, lavé, et l'on procède à son repas. Le pô âdhya lui présente les aliments, et l'on verse de l'alcool sur lui. LÉS RELIGIONS DE L'INDOCHINE 143 Les sacrifices que l'on fait dans les maisons sont plus modestes : ils comportent cependant l'offrande à tous les dieux et aux Ancêtres, et la récitation des hymnes. Chaque plateau est voué à une divinité parti¬ culière : Pô Inô Nôgar, Pô Klaung Garai, etc. On reconnaît parmi elles Indra (yang In) : ce sont sans doute là les restes du panthéon hin- douiste. A ces survivances d'emprunt se mêle un ensemble de pratiques dont plusieurs se retrouvent chez les sauvages de l'hinterland, et qui sem¬ blent indigènes. L'officiant principal de toutes les cérémonies, même de celles que l'on célèbre aux anciens temples, est aujourd'hui une pythonisse, la pajau, qui danse devant le dieu et le reçoit en elle. Cette possession se traduit ordinairement par un simple tressaillement ou par quelques sanglots : la prêtresse rend alors ses oracles. Mais la pajau est mieux qu'une danseuse inspirée : elle préside, au début du sacrifice, à l'évocation des dieux, en versant une libation d'alcool à chaque nom nouveau que chante le kathar, ou le môdvôn. Celui-ci, l'aide de la pajau qu'il suit partout, est un chantre, comme le kathar, mais qui s'accom¬ pagne sur un tambourin, le baranông, où les temps forts et faibles se marquent par un coup de la paume ou du bout des doigts joints. La pajau et le môdvôn n'appartiennent pas à la caste sacerdotale. Il suffit pour être paj au de n'être point en puissance de mari, et d'avoir été élue, au cours d'une séance d'inspiration, par une pajau dont, à sa mort, on reprend l'office. Il suffit pour devenir môdvôn qu'un môdvôn en exercice initie le postulant et qu'on offre un sacrifice aux Mânes et aux dieux. Le môdvôn est, à son compte, devin et guérisseur; s'il ne joue qu'un rôle effacé dans les grands sacrifices, il est, avec sa pajau, un acteur essentiel des cultes domestiques. Si les bani enterrent simplement leurs morts, le rituel funéraire des Chams jât est compliqué. Le mort d'abord exposé sur un catafalque, plusieurs jours, voire plusieurs mois, est ensuite solennellement porté au champ du bûcher, où il est incinéré après un dernier repas : quelques grains de riz que l'on introduit dans sa bouche. Pendant que le corps se consume, on retire la tête, on brise le front et l'on prend neuf éclats de l'os frontal : ce sont là les os nobles où subsiste l'âme du défunt. La tête est ensuite rendue aux flammes. On met les os nobles dans une petite boîte (klaung), jadis d'or ou d'argent, qu'on enterre en secret au pied d'un arbre. A chaque anniversaire, pendant sept ans, on la décou- 15Ô îftDOCâlîfE vre et on l'apporte à la maison, où se célèbre un sacrifice aux mânes. Au bout de sept ans le klaung est inhumé définitivement dans un petit enclos, à proximité de la meilleure rizière de la famille (ou, faute d'une rizière, dans les bois) ; ces sépultures sont marquées par des pierres dressées (kut) jadis fort ornées, où l'on sculptait même un visage et le buste en haut relief, mais qui aujourd'hui sont plus simples et unies. Les mânes (atuv) sont rituellement des membres actifs de la famille et se joignent, comme on l'a vu, à leurs descendants pour rendre un culte aux dieux, en même temps qu'ils sont eux-mêmes rangés à la suite des dieux. Les enfants mort-nés ou morts en bas âge ne sont pas incinérés. On semble croire qu'ils se dissolvent dans la terre, sans rien laisser de leur petit être. Mais il en est dont l'esprit malin subsiste. Ce sont les prauk (nom cham de l'écureuil), auxquels on attribue les mala¬ dies qui désolent leur famille : c'est même à ce signe qu'on les connaît. Un devin consulté annonce que tel petit défunt s'est fait prauk et de¬ mande qu'on lui rende un culte, si l'on veut que le patient guérisse. RITES AGRAIRES Le rituel agraire des Chams ne porte les traces d'aucune influence brahmanique. Il nous garde des traditions qui paraissent avoir été communes aux différents peuples de l'Indochine ancienne. La conception fondamentale en est que le sol n'appartient pas à qui le cultive, mais à des divinités obscures, Serpents, Génies du Sol, Esprits de la forêt, auxquelles les religions savantes ont donné plus tard des noms et d'autres attributions. Les sauvages ont des rites du défriche¬ ment où cette notion apparaît, et, dans les pays les plus avancés, le premier labour annuel est toujours une désacralisation : c'est au Souve¬ rain qu'en incombe la charge. Il est d'ailleurs impossible de tracer un tableau d'ensemble, les religions des sauvages et des demi-civilisés nous restant mal connues, malgré quelques monographies excellentes. Chez les Chams on commence le labour par un champ consacré, hamû can- rauv, après un sacrifice au Dieu du sol. Certains champs doivent être attaqués en secret : on n'ouvre que quelques sillons, et le propriétaire joue l'étonnement quand il vient et les voit. On parfait alors l'ouvrage. C'est ce qu'on nomme hamû klaik lavak, les champs de furtif labour. Les fêtes des semailles et de la moisson ne sont plus que de petits sacri- LES religions ce L indochine loi fices d'un médiocre intérêt; mais, tous les sept ans, on célèbre encore le rite capital des anciennes religions agraires, l'immolation du buffle (ngap kubav) : il dut jadis être annuel. On y recourt quelquefois pour obtenir la guérison d'un malade dont on désespère : c'est un trait com¬ mun dans ces pays que de voir détourner à de telles fins un rite essen¬ tiellement agraire. Ce sacrifice a été obsei-vé chez les Bahnars, chez les Rôngao, au Cambodge, et M. Przyluski a donné une remarquable interprétation de coutumes analogues, relevées dans l'Inde (J). Faute de pouvoir traiter ici des religions dont il est comme le couronnement, on peut du moins les illustrer en décrivant brièvement les faits chams. Une paillotte (kajang), orientée vers l'Ouest, est élevée sur un terrain nu, auprès d'un ruisseau. Devant elle, on creuse une fosse (Ictbang), rectangulaii'e environ 1 m. X 0 m. 50 X 0 m. 75), et l'on dresse un gi'and poteau (gang), haut de deux mètres. Au lever du soleil, le buffle y est conduit. Tous les hommes du village s'élancent sur lui, le terrassent et le lient, en criant : « Saisissez-le! Attachez-le! Au poteau! ». On traîne la bête pi'ès de la fosse, on enlève le poteau et on le couche sur elle. Un baçaih scie lentement, avec un sabi'e, son cou que l'on maintient au-dessus du trou. Le flot du sang jaillit sur un gi-and bouquet de branches vertes que présente le baçaih, puis tombe dans une cuvette. Après les derniers soubresauts, on traîne le buffle mort à quelques pas de la fosse, sur une couche de feuilles vei-tes. Le sacrificateur coupe les liens avec son sabre. Il s'interrompt à maintes reprises pour s'essuyer les yeux et gémir. La bête dépouillée et dépecée est bouillie dans de grands chau¬ drons où l'on verse aussi le sang x'ecueilli. Les feuilles et les branches ensanglantées sont jetées dans la fosse avec les débris des liens. Le sacrificateur reçoit pour sa part la tête intacte, qu'il emportera. Jusqu'à la fin de la cérémonie, on la dépose devant le plus grand pilier de la façade ouest du kajang, où se fait, vei's midi, un grand festin. Platées sur platées, cinq prêtres, représentant les dieux, dévorent la viande du buffle devant le village attentif. Plus ils mangent, plus la prochaine récolte doit être bonne, plus grande la prospérité du pays : ces influences heureuses guériront du même coup les malades. Le buffle est offert aux dieux en échange des moissons, le sang versé sur les feuillages appelle, par magie sympathique, la pluie sur les 1. J. Przyluski, Le Concile de Hâjagrha. Buddhica, Mémoires, t. II, p. 251 sq. 152 INDOCHINE champs et plus la bête saigne, mieux vaudra l'année; ce sont bien là les données essentielles des cultes observés jusque dans l'Inde. Enfin la scène violente du début, les pleurs du prêtre sur la victime « qu'il con¬ sidère comme son fils » (lijang anôk dreï), donnent à croire que celle-ci a pu être jadis, comme dans l'Inde, une victime humaine. Paul Mus, Membre de l'Ecole française d'Extrême-Orient. BIBLIOGRAPHIE 1. H. Cobdier. Bibliotheca Indosinica. Indochine française. Religion. Ou¬ vrages divers, col. 1887-1892 (T. III), 2937-2938 (T. IV). 2. P. Boudet et R. Bourgeois. Bibliographie de l'Indochine française (1923- 1926). Religions, p. 217-219. RELIGIONS DES ANNAMITES 3. H. Cordier. Bibliotheca Indosinica, T. IV. Indochine Française. Mœurs et coutumes, col. 2389-2395. Funérailles, 2397-2398. Fêtes diverses, 2398- 2399. Culte des Ancêtres, 2399-2400. Superstitions, 2400-2406. 4. Bulletin des Amis du Vieux Hué, passim; notamment : Bonhomme, 1915, p. 173-192, 251-286, 429-448; Cadière, 1914, p. 147-162; 1915, p. 305-318; Dao-Thai-Hanh, 1914, p. 163-182, 234-249; 1915, p. 453-455; Dél^tie, 1915, p. 357-360; 924, p. 333-342. 5. A+B [le P. Souvignet]. Variétés tonkinoises, Hanoi, Schneider, 1903, p. 239-324. 6. S. Baron, Description du Royaume de Tonquin, trad. Deseille. Revue Indo¬ chinoise, 1914-1915, coutumes religieuses, 1915, 1" semestre, p. 294- 301, 443-454. 7. A. Bonifacy. Les Génies thériomorphes du xâ de Huông-thuong. B.E.F. E.O., X. 8. — Nouvelles recherches sur les génies thériomorphes au Tonkin, Ibid., XIV, v. 9. — Recherches sur les génies thériomorphes au Tonkin, 3° série, Ibid., XVIII, v. 10. — Les génies du temple de Thê-loc, Ibid., X. 11. Bouinais et A. Paulus. Le Culte des morts dans le Céleste Empire et l'An- nam comparé au Culte des Ancêtres dans l'Antiquité occidentale. Paris, Leroux, 1893. Bibl. de vulg. du Mus. Guimet, vol. VI. 12. L. Cadière. Les Religions de l'Annam. Recherches de science religieuse, 1903. . ' . Les religions de l'indochinè 153 13. — Philosophie populaire annamite. Cosmologie. Anthropos, t. II, 1907, et Revue Indochinoise, 1909, 2° semestre. 14. — Sur quelques faits religieux ou magiques observés pendant une épidémie de choléra en Annam. Anthropos, V, 1910, et Revue Indochinoise, 1912, 1" semestre. 15. —- Le sacrifice de Nam-giao. B.A.V.H., 1915. 16. — Anthropologie populaire annamite. B.E.F.E.O., XV, n° 1. 17. — Croyances et pratiques religieuses des Annamites dans les environs de Hué. I. Le culte des arbres, Ibid., XVIII, n° 7. II. Le culte des pierres, Ibid., XIX, n' 2. 18. —■ Religions annamites et non-annamites dans : Un empire colonial français, l'Indochine, ouvrage publié sous la direction de M. G. Maspero, t. I, Paris, Van Oest, 1929, p. 275-296. 19. — La famille et la religion en pays annamite. B.A.H.V., 1930. 20. G. Coulet. Cultes et Religions de l'Indochine annamite, Saigon, 1929. 21. P. Demiéville. Les chansons du Che-king au Tonkin dans Mélanges Kano, p. 5-11. 22. E. Diguet. Les Annamites, Paris, Challamel, 1906. Les idées religieuses des Annamites, p. 207-360. 23. G. Dumoutier. Les symboles, les emblèmes et les accessoires du culte chez les Annamites. Paris, Leroux, 1891. Bibl. de vulg. du Musée Guimet, vol. IV. 24. — Une fête religieuse annamite au village de Phù-dông (Tonkin). Revue Hist. des Rel., T. 28, 1893. 25. — Etudes d'Ethnographie religieuse annamite. Sorcellerie et divination. Actes du XI" Congrès des Orientalistes, Paris, 1897, 2° section, p. 275- 409. 26. — Le Rituel funéraire des Annamites. Eludes d'ethnographie religieuse. Hanoi, F.-H. Schneider, 1904. 27. —■ Les cultes annamites. Rev. Indochinoise, 1905 (publié par Cl.-E. Maître). 28. — Le clergé et les temples bouddhiques au l'onkin. Ibid., 1913, 2e semestre. 29. — Le manuel du noviciat des bonzes annamites. Ibid., 1913, 2e semestre. 30. •— La Géomancie chez les Annamites. Ibid., 1914, 1" semestre. 31. P. Giran. Magie et Religion annamites. Paris, Challamel, 1912. Cf. J. Przy- luski, B.E.F.E.O., XIII, vu, p. 1-5. 32. A. Landes. Notes sur les mœurs et les superstitions populaires des Anna¬ mites. Excursions et Reconnaissances, n°" 6, 7, 8, il, 15, Saigon, 1880- 1883. 33. E. C. Lesserteur. Rituel domestique pour les funérailles en Annam (Revue française, 1885). 34. Lê-Van-Phat. [La Vie d'un Annamite.] Croyances diverses. Bull. Soc. Etudes indoch., n° 54, 1908. 35. Nguyen-Van-Khoan. Le Dinh et le culte du génie tutélaire des villages au Tonkin, B.E.F.E.O., XXX, 1-2. 36. J. Przyluski. Note sur le culte des arbres au Tonkin, B.E.F.E.O., IX, p. 757- 764. 37. — Les rites du Dong-tho, Contribution à l'étude du culte du dieu du sol au Tonkin, Ibid., X, p. 339-347. 38. — L'or et ses pouvoirs magiques. Etude de Folklore annamite. Ibid., XIV, v. 39. E. Tavernier. Le Culte des Ancêtres, Bull. Soc. Etudes indoch., N. S., n° 1 (1926). 154 Indochine 40. Tran-Van-Giap. B.E.F.E.O., XXX, 1-2, p. 151-155. C. R. de [Anonyme] Phat-giao Nam lai khao, Recherches sur l'introduction du Bouddhisme en Annam, Nam Phong iap-chi, n° 128, avril 1928. 41. B. Vachet. Mémoire de Bénigne Vachet sur la Cochinchinc, publié par M. L. Cadièhe, B. C. A. I., 1913, 1" livraison, Religion, p. 43-63. RELIGIONS INDIENNES DE L'INDOCHINE 42. A. Barth et A. Bergaigne, Inscriptions sanscrites de Campa et du Cam¬ bodge. Notices et extraits des Manuscrits publiés par l'Institut national de France, t. XXVII, Paris, 1885-1893, passim. 43. F. D. K. Bosch. H et Lingga-Heiligdom van Dinaja, Tijdschrift voor In- dische Taal— Land— en Volkenkunde u. d. h. k. Bataviaasch Genoot- schap v. Kunsten en Wetenschappen, Deel LXIV, 1924. 44. G. Cœdès. Religions indiennes du Cambodge et du Laos dans : Un empire colonial français, l'Indochine, ouvrage publié sous la direction de M. G. Maspero, t. I, Paris, Van Oest, 1929, p. 257-273. 45. — Les Inscriptions malaises de Çrîvijaija, B.E.F.E.O., XXX, 1-2. 46. L. Finot. Notes d'épigraphie indochinoise, B.E.F.E.O., I-IV, passim. 47. — Lokeçvara en Indochine, Etudes Asiatiques publiées à l'occasion du 25° anniversaire de l'Ecole Française d'Extrême-Orient, Paris, Van Oest, 1925, t. I. 48. — Les origines de la colonisation indienne en Indochine, B.E.F.E.O., XII, u" 8. 49. P. Pelliot. Deux itinéraires de Chine en Inde à la fin du VIIIe siècle, B.E.F.E.O., iv. 50. Yi-Tsing. Mémoire sur les religieux éminents qui allèrent chercher la loi dans les pays d'Occident. Trad. Ed. Chavannes, Paris, Leroux, 1894. 51. — A record of the Buddhist Religion as practised in India and the Malay Archipelago (A. D. 671-695), translated by J. Takakusu, Oxford, 1896. CAMBODGE 52. H. Cordier. Bibliotheca Indosinica, t. IV, Indochine Française, Cambodge. Religion. Bouddhisme et Religions indigènes, col. 2725-2730. 53. Nguven-Van-To. Bulletin de l'Ecole Française d'Extrême-Orient. Index général. Cambodge. Iconographie, religion, p. 38. Bouddhisme au Cam¬ bodge, p. 26. Brahmanisme au Cambodge, p. 29. 54. E. Aymonier. Notes sur les coutumes et croyances superstitieuses des Cam¬ bodgiens. Excursions et Reeconnaissances, XVI, Saigon, 1883. 55. P. C. Bagcïii. On some Tânlrik texts studied in Ancient Kambuja. Indian Historical Quarterly, vol. V et VI, Calcutta, 1929-1930. 56. A. Cabaton. Hastings' Encyclopaedia of Religion and Elhics : Cambodia. 57. B. R. Chatterji. Indian Cultural Influence in Cambodia, Calcutta, 1928. 58. G.Cœdès. Etudes Cambodgiennes, B.E.F.E.O., XI-XXIX. 59. — La stèle de Ta Prohm. Ibid., VI. 60. — La stèle de Tep Pranam. J. A., mars-avril 1908; note additionnelle, sep¬ tembre-octobre 1908. 61. — Les inscriptions de Bat Cum, Ibid., septembre-octobre 1908, et note addi¬ tionnelle, mai-juin 1909. LES RELIGIONS DE L'INDOCHINE 155 62. — L'apothéose au Cambodge, B.C.A.I., 1911, lre livraison. 63. — Les bas-reliefs d'Angkor Vat, Ibid., 2° livraison. 64. — Les inscriptions du Bayon, Ibid., 1913, 2° livraison. 65. — Note sur l'iconographie de Ben Mala, B.E.F.E.O., XIII, 2. 66. — Note sur une statuette cambodgienne de la Prajnâpâramitâ, B.E.F.E.O., XX, 4. 67. L. Finot. Sur quelques traditions indochinoises, B.C.A.I., 1911, lre livr. 68. — Deux bas-reliefs d'Angkor-Vat, Ibid., 1912, 2" livraison. 69. — Inscriptions d'Angkor, B.E.F.E.O., XXY, noa 3 et 4. 70. — Dharmaçalas au Cambodge, Ibid., XXV, nos 3 et 4. 71. L. Finot, H, Parmentier, V. Goloubew. Le Temple d'içvarapura. Paris, Van Oest, 1926 (Mémoires Archéologiques de l'E. F. E. 0., tome I). 72. Adh. Leclère. Le Buddhisme au Cambodge. Paris, 1899. 73. -— La Crémation et les rites funéraires au Cambodge. Hanoi, 1906. 74. — Les livres sacrés au Cambodge, 1™ partie. Paris, Leroux, 1906, Bibl. d'Etu¬ des du Musée Guimet, vol. XX. 75. — Cambodge. Fêtes civiles et religieuses. Paris, Leroux, 1916. Bibl. de vulg. du Musée Guimet, vol. XLII. 76. J. Moura. Le Royaume du Cambodge. Paris, Leroux, 1883. Beligions et superstitions, t. I, p. 153-219. 77. P. Pelliot. Mémoires sur les coutumes du Cambodge, par Tcheou Ta-kouan, traduits et annotés par M. P. Pelliot, B.E.F.E.O., II. 78. — Le Fou-nan, Ibid., III. 79. J. Przyluski. La Légende de Râma dans les bas-reliefs d'Angkor Vat. Arts et Archéologie khmers, t. I (1921-23), fasc. 4. 80. — La Légende de Krishna dans les bas-reliefs d'Angkor Vat. Bevue des Arts Asiatiques, t. V, n° 2, Paris, 1928. 81. E. Senart. Une inscription bouddhique du Cambodge. Revue archéolo¬ gique, mars-avril 1883. CHAMPA 82. H. Cordier. Bibliotheca Indosinica, T. IV, Indochine française. Tchampa, Religion, col. 2819-2822. 83. Nguyen-Van-To. Bulletin de l'Ecole Française d'Extrême-Orient, Index général. Campa : iconographie, religion, p. 39. Bouddhisme au Campa, p. 26. Brahmanisme au Campa, p. 29. 84. E. Aymonier. Les Tchames et leurs religions. Paris, Leroux, 1891. 85. A. Bergaigne. L'ancien royaume de Campa dans l'Indochine d'après les tnscriptions. Journal Asiatique, janvier 1888, Religions, p. 64-70. 86. A. Cabaton. Nouvelles recherches sur les Chams. Paris, 1901. Public, de l'E. F. E. O., vol. II. 87. — Note sur l'Islam dans l'Indochine française. Rev. du Monde Musulman, t. I. 88. —■ Les Chams musulmans dans l'Indochine française, Ibid., t. II. 89. — Hastings' Encyclopxdia of Religion and Ethics : Chams. 90. E.-M. Durand. Les Chams Bani, B.E.F.E.O., III, p. 54-62. 91. — Notes sur une crémation chez les Chams, Ibid., III, p. 447-459. 92. — Le Temple de^ Po Romé à Phan-rang, Ibid., III, p. 597-603. 156 indochine 93. — Notes sur les Chams, Ibid., V, p. 368-286; VI, p. 279-289; VII, p. 313-355; XII, iv, p. 1-35. 94. L. Finot. La religion des Chams d'après les monuments, B.E.F.E.O., I, 1901. 95. J. Leuba. Un royaume disparu. Les Chams et leur Art, Paris, Van Oest, 1923, p. 37-69 et 138-183. 96. R. C. Majumdar. Ancient Indian Colonies in the Far East, vol. I, Champa (Greater India Society publication n° I). Lahore, 1927, p. 167-213. 97. — H. Maspero. La prière du bain des statues divines chez les Cam, B.E.F. E.O., XIX, n° 5. 98. P. Mus. Deux légendes Chames, B.E.F.E.O., XXX, n" 3-4. 99. — A. Sallet. Les souvenirs chams dans le Folklore indochinois, B.A.V.H., 1923. 100. La légende de Thiên-Y-A-Na, Extrême-Asie, juillet 1926, avril 1930. LAOS 101. H. Cordier. Bibliotheca Indosinica, T. I, Laos, Religion, col. 1041-1042. 102. A. Cabaton. Hastings' Encyclopaedia of Religion and Ethics : Laos. 103. G. Cœdès. Documents sur l'histoire politique et religieuse du Laos occi¬ dental, B.E.F.E.O., XXV, nw 1-2. 104. L. Finot. Recherches sur la littérature laotienne, B.E.F.E.O., XVII, n° 5. PEUPLES SAUVAGES 105. J. Kemlin. Alliances chez les Reungao, B.E.F.E.O., XVII, n° 4. 106. — Les songes et leur interprétation chez les Reungao, Ibid., X. 107. — Rites agraires des Reungao, Ibid., IX et X. LES LITTÉRATURES DE L'INDOCHINE LITTÉRATURE ANNAMITE La littérature annamite — comme d'ailleurs toutes les autres mani¬ festations de l'activité mentale du pays — est fortement marquée par des influences diverses. En gros, elle est divisée en deux courants. L'un est le placage chinois. L'autre, le fonds local. Mais le sort respectif de ces deux tendances est bien différent; instinctivement, les classes instruites du pays ne veulent voir de « littérature » que la littérature à la chi¬ noise. L'autre est amusement de lettré, aimé, sans doute, mais considéré comme peu sérieux et, pour tout dire, un peu méprisé. On s'y livre avec passion, mais en privé. C'est un jeu à qui l'on fait la place très grande, sans en guère parler dans la vie extérieure. A celle-là, on réserve la littérature moralisante et compassée, celle que les Annamites, épris de respectabilité et d'encadrement social, ont reçue de la Chine : dociles élèves, désireux de donner la preuve de leur bonne éducation et de leur parfaite compréhension des décalogues et des tabous du Confucéisme officiel. Elle a été soutenue et encouragée par toutes les dynasties. On en a fait, en quelque sorte, le gage suprême qui pouvait être fourni de l'imitation parfaite et vraiment compréhensive du grand pays civilisa¬ teur. L'influence de ce dernier, après avoir fermenté souterrainement, pour ainsi dire, du 11e siècle avant l'ère au XIe après, s'est dégagée de la partie liée qu'elle avait eue jusqu'alors avec le Bouddhisme, a instauré une doctrine d'Etat, établi les cadres d'un enseignement égalisatèur et duré jusqu'à nos jours. Cette œuvre fut mise sur pied pour la première fois par les Ly : Ly thanh ton, au xie siècle, établit le premier « Temple de la Littérature », le Van-Miêu de Thang-Long. En 1311, le règlement des examens littéraires est promulgué, 158 INDOCHINE Par une suite tout à fait parallèle, la dynastie des Lê qui vient ensuite réorganise le système des examens d'après les modifications survenues entre temps en Chine : la hiérarchie des Maîtres est installée par Lê- Thai-Tô dans les préfectures et les « marches » du royaume, et, sous Lê-Thanh-Tôn, en 1484, on dresse la première des stèles de pierre qui, dans le Van-Miêu de Hanoi, donnent pendant quatre siècles la liste des lauréats aux concours littéraires de la capitale. Mais les Nguyên, de la principauté de la Cochinchine, ont accédé à l'Empire. Une troisième fois l'organisation des examens est refondue : les sessions provinciales sont ouvertes en 1807 par Gia-Long; par Minh-Mang, en 1822, celles de la capitale; les règlements des examens sont modifiés en 1832 et cela dure jusqu'en 1906, lorsque le protectorat établit le Hôi-Dông Cai-Luong Hoc Vu, « Conseil de perfectionnement de l'enseignement indigène » qui sera le point de départ de l'organisation actuelle. Or c'est cette organisation de l'enseignement officiel qui est le support de la littérature à la chinoise, et « officielle », celle qui est étroitement liée à la conception « moralisante » de la société, toute de formalisme et de ritualisme, qui n'est nullement populaire ou nationale, ou dynas¬ tique, mais d'esprit confucéiste, lettré, et que l'on verrait ressusciter encore chez les adversaires actuels de l'idée dynastique, s'il leur arrivait d'être les maîtres de l'heure. Le deuxième des courants dans la littérature annamite vient au con¬ traire de la masse analphabétique du peuple, de tout ce qui, dans la population, n'a pas subi la contrainte desséchante de l'enseignement classique chinois. Ce courant provient du fond même de la race qui s'est formée, il y a quinze cents à deux mille ans, de la fusion des élé¬ ments venus des côtes sud de la Chine avec les autochtones de la pénin¬ sule, et qui s'est largement métissée des tribus descendues des plateaux chinois — les Thaï — et de la souche alors vigoureuse des Chams in- douisés venus des grandes Iles du Sud. C'est au mélange des races que les Annamites doivent les plus profondes de leur qualités, et parti¬ culièrement leur sens de l'élégance et de la beauté, leur goût de la vie insouciante, caractère qui fait un si vif contraste avec l'utilitarisme prosaïque et volontiers grossier du Chinois du peuple, qui a d'ailleurs fortement déteint sur la population tonkinoise. LES LITTÉRAfUftES DÉ L'INDOCHINÉ 159 APTITUDES ESTHÉTIQUES DES ANNAMITES Ces qualités esthétiques, causes à la fois et conséquences de la forme revêtue par les conceptions d'art et de littérature du peuple d'Annam, ont tendu à fonder et à renforcer le goût de la poésie, et d'une poésie à la saveur originale; à cette poésie, les aptitudes musicales de la race ont fourni les éléments rythmiques et métriques; de ses aptitudes gra¬ phiques et plastiques elle a reçu ses éléments significatifs, la matière qu'on a coulée dans cette forme. Or les unes comme les autres sont remarquables. Beaucoup de très humbles paillotes contiennent une guitare (Don Nguyet) ou tout au moins un monocorde (Don Bâu). Le petit peuple de la campagne chante à toute occasion et à tout instant : Au soir, lorsque rentrent les buffles, les petits enfants à califourchon sur leur cou ou étendus sur leur large croupe emplissent les abords des villages de leur chants mineurs, qui sont repris ou doublés d'un groupe à l'autre à un impeccable unisson par les retardataires qui se rappro¬ chent. Si l'on se promène dans la campagne par clair de lune, parti¬ culièrement en automne, il est rare que l'on n'entende pas, derrière le rideau de bambous d'un village ou d'un temple, quelque chœur de jeunes voix. Les adolescents se répandent parfois dans la campagne, et, d'un groupe à l'autre, filles et garçons se répondent en chants alternés. Il y a là un reste des réunions saisonnières où, dans la Chine précon¬ fucéenne, se préparaient les mariages, et dont des traces bien plus explicites encore se rencontrent chez les peuplades Taï des Moyenne et Haute région du Tonkin. Dans le Delta, ces tournois poétiques se font, à certaines époques de l'année, sous le nom de Hat Trong Quân, avec accompagnement des sons graves d'un rotin ou d'un fil de métal tendu et relié à une boîte de résonnance, et sur lequel on frappe avec deux courts bâtonnets. Tout acte accompli en public et tout acte exécuté par un certain nombre de personnes agissant de concert s'accompagne d'une phrase rythmique ou d'un chant. Le marchand de drogues qui broie un médi¬ cament dans son mortier de cuivre frappe des coups sourds sur une mesure musicale dont un choc clair frappé sur le bord de l'instrument marque au moment voulu la fin de la phrase. Les repiqueuses de riz ou les moissonneurs, les gens qui, dans les nuits d'Annam, passées les INDOCHINE. T. I. 11 160 INDOCHINE grosses chaleurs, fout tourner des heures durant les pédales de leur noria, ceux qui pilent dans une longue auge de bois les éléments du mortier à la mélasse dont on modèle les bas-reliefs des écrans de portes ou les pièces d'accent des toits, tous ont leurs chants traditionnels. Lorsque le canal de Phu-Cam, à Hué, est isolé de la lagune par un barrage qui empêche l'intrusion de l'eau salée dans les rizières, et qu'il faut, par dessus la digue, héler et faire basculer les sampans qui veu¬ lent passer, c'est à la fin d'une longue clause psalmodiée par un viel- lard à barbiche blanche que la bande des coolies tendant le rotin de hâlage répondent en même temps par le refrain de la chanson. Les débardeurs même des ports ne portent pas un fardeau à deux sans rythmer du « Hô Khoan » d'usage chacun de leurs mouvements. Mais c'est peut-être dans les transports par eau que l'effet d'art pro¬ duit par les chants à l'unisson est porté à sa plus grande perfection. Là, tout concourt au résultat esthétique : le calme profond de la cam¬ pagne, la silhouette line des bambous, l'eau silencieuse sur laquelle la paisible lumière de la lune se reflète en larges coulées. Le sampan glisse sans autre bruit que le choc amorti de la rame sur le tolet et le grin¬ cement du lien de bambou qui l'y rattache. Et l'on devine dans le lointain un chœur de voix qui chante sur le rythme lent des coups de rames. Le chant s'assourdit tour à tour et s'enfle, selon l'orientation que les sinuosités du canal font prendre au bateau, jusqu'à ce qu'il arrive en plein, juste et bien soutenu, lorsque le sampan chargé de poisson ou de pastèques apparaît et s'avance au milieu du reflet lunaire- Ce qui frappe le plus dans ces manifestations des aptitudes musicales et poétiques des Annamites de la campagne, c'est ce sens qu'ils ont du rythme, élément dont l'importance augmente quand on va du Nord au Sud. Je sais une pagode du Centre Annam où la récitation du service du soir est accompagnée par une batterie de deux tambours qui est un morceau rythmique très remarquable. Dans la Citadelle de Hué, la fer¬ meture des portes au crépuscule est précédée par une longue batterie de cliquettes et de tambours sur un mouvement de marche construit avec une science et un art tout à fait dignes d'admiration. LES LITTÉRATURES DE L'INDOCHINÉ 161 SOLITUDE ET MÉLANCOLIE Si maintenant nous observons les Annamites non plus « en attitude » devant le public, mais isolés, tout change : leur activité fait place à une vague songerie, l'isolement les incline à la tristesse et à l'ennui. Cette fougue sensuelle qui les entraînait dans un monde de sons, de parfums et de couleurs ne trouve plus rien pour la maintenir quand sont éteintes les résonnances du milieu. Elle cède à la compression de l'édu¬ cation confucéenne, et se résoud en une sentimentalité diffuse, sorte d' « acacia », de « morosa contemplation », pleine de mélancolie et de nostalgie. Seul, l'Annamite évite mal de retomber dans la tristesse; son rêve se déroule devant son esprit en images peu colorées, en mélo¬ dies simples et lentes. Il est d'autant plus éloigné de l'action que sa culture est plus profonde, mais toujours développée dans un autre plan que celui de l'activité et renforcée par une méditation millénaire du concept bouddhique de la Pitié. C'est alors que, de l'arrière de la barque où elle godille, seule au cours de la nuit, la sampanière laisse monter d'elle ces émouvantes chansons que l'on entend, les soirs de lune, le long des rivières et des canaux de l'Annam Central. Les notes s'allongent et s'enchaînent avec de brusques coups de voix et des mesures qui se terminent comme des plaintes ou des sanglots. Deux mille années d'existence précaire et de vie étroite, d'obéissance passive garantie par les codes draconiens d'au¬ trefois, de refoulement moral dans la famille et le village, mettent la pédale sourde sur ces motifs de chant et sur les poèmes qu'ils accom¬ pagnent. Ceux-ci développent toujours les mêmes thèmes : désir d'amour, regret d'amour, souffrance pour la perte d'un être chéri, attente de celui qui ne revient pas, plainte de l'épouse qu'abandonne l'affection de son mari. Ainsi la fillette berce son petit frère dans la corbeille à l'angle de la véranda; ainsi l'étudiant regarde tomber le soir en évoquant « les eaux et les montagnes », non nùôc; ainsi l'exilé ou le soldat en campagne lointaine ravive sans fin le souvenir de son village natal; de là cette grande place que tiennent les femmes parmi les auteurs de la littéra¬ ture populaire : ce sont elles qui l'ont créée en grande partie, rien d'ex¬ térieur, dans la vie d'autrefois, ne venant les arracher à la fastidieuse 162 INDOCHINE tâche journalière de la maison et du champ, tâche dont le poids le plus lourd retombait sur leurs épaules. Et là encore, comme dans tout ce qui regarde la vie esthétique du pays, l'Annam l'emporte sur le Tonkin trop besogneux et sur la paresseuse Cochinchine où si peu de travail nourrit son homme. L'Annam aux eaux claires, aux profils élégants de monta¬ gnes bleues, aux grands pans de sable blancs jetés en bordure de ses rizières, l'Annam à moitié Cham de sang et de culture, c'est-à-dire, sous la dure croûte confucéenne, plus Indonésien que Chinois, l'Annam où chaque province, chaque district, parfois jusqu'à chaque village, a son dialecte, ses mélodies originales et son type propre de nature, l'Annam est une terre d'élection. ESPRIT CRITIQUE Et cette mélancolie congénitale, ce malaise indéfinissable de l'âme annamite ne cesse jamais. Toujours insatisfaite, lorsqu'elle abandonne sa songerie et observe autour d'elle le monde humain, lorsqu'elle s'essaye à des croquis précis de choses et de gens, c'est la note ironique qui domine. Le moindre ridicule est saisi, la satire se donne libre cours, en deçà des limites qu'imposent la méfiance et la prudence. C'est elle qui fait le fond de ces « histoires à rire » du petit peuple, assez volon¬ tiers grossières, mais où la grossièreté semble toujours, aux oreilles de l'assistant, céder le pas à la critique. Notons enfin une tendance gnomique qui n'est pas pour surprendre : elle s'accorde avec l'amour des discours moraux comme avec le goût de la satire. La conversation des Annamites du plus petit peuple abonde en proverbes savoureux : « Il y a une saison où les chiens sont enragés, les hommes peuvent le devenir toute l'année. — Quand on fait venir le devin, cela fait sortir les fantômes; quand on nettoie la maison, cela fait sortir les balayures. — Quand la maison brûle, alors on voit la face des rats. — L'intelligence, c'est à la porte du mandarin qu'on peut la connaître. — Le bois ramassé pendant trois ans, une heure suffit pour le consumer. — Qui élève un crabier, le crabier lui crèvera l'œil. — Qui suit un éléphant aura des débris de canne à sucre. » Il serait facile d'en remplir un volume, tous plein de sens et d'applications, toujours écrits dans un langue nerveuse, condensée, dont chaque syllabe porte. LES LITTÉRATURES DE L'INDOCHINE 163 LES ŒUVRES DE LA TENDANCE POPULAIRE De tout ce qu'a pu produire cette littérature, où l'anonymat est de règle, il n'est resté qu'un petit nombre de textes passés dans le trésor du folklore. Encore une partie de ces derniers a-t-elle été souvent recueillie et imprimée sous une influence française. Mais il convient d'y ratta¬ cher directement toute la littérature de lettré écrite en langue vulgaire, comme jeu et délassement. Sans doute, une telle production littéraire doit se ressentir beaucoup des habitudes d'esprit et de la déformation quasi professionnelle de ceux qui l'ont élaborée; elle reste néanmoins pour l'instant le témoignage presque unique du génie de race des Anna¬ mites et à ce titre elle est d'un grand intérêt pour nous. Elle est entière¬ ment en vers. Le génie de la langue annamite permet, par l'emploi de l'allusion littéraire et des sens multiples superposés sous le même ensemble de mots, une concision telle qu'un long commentaire suffît parfois à peine à donner une idée de la valeur d'un vers de six syllabes. Le mélange perpétuel de l'annamite et du chinois aiguille sans cesse le lecteur sur des faux-sens. Le vague dans lequel est laissée la coupe des mor¬ ceaux fait qu'on voit souvent très mal si c'est l'auteur qui parle ou tel ou tel des protagonistes de son œuvre. Aussi bien jamais un Annamite ne se montre-t-il satisfait d'une traduction en français d'un poème de sa littérature, et une traduction qui satisferait aux exigences euro¬ péennes ne lui plairait pas davantage, car elle mettrait de la précision dans un monde dont un des éléments fondamentaux est le vague et l'imprécision. FORMES DE LA POÉSIE A LA CHINOISE A partir des Lê, la poésie annamite en langue vulgaire se répartit en Thô et en Phu (directement calqués sur les formes chinoises qui por¬ tent les mêmes noms) et en Hat-noi, Ca truyên, plus proprement anna¬ mites. Dans le Thô, composé de vers de cinq syllabes (Thô ngu ngôn) ou de sept (Thô thât ngôn), ces vers sont groupés par quatre ou par huit et dans ce cadre général se rangent de nombreuses variétés distin¬ guées par des façons particulières d'agencer les rimes et de placer les 164 INDOCHINE sons distribués en deux catégories dites Bang et Trac. D'autres combi¬ naisons sont possibles à leur tour dans la disposition des quatrains et des huitains liés entre eux pour former des pièces plus longues. Dans le Phu, la longueur totale de la pièce est moins définie; ce genre de composition est employé surtout pour décrire des paysages ou pour analyser des sentiments. FORMES DE LA POÉSIE INDIGÈNE C'est dans cette catégorie que se range à peu près tout ce qui a été recueilli de la création populaire anonyme. Les pièces en sont composées de stances de onze vers dont la longueur varie entre quatre et neuf syllabes, et présente un enchevêtrement parfois assez grand de rimes. Le Ca Truyên est une forme qui se prête à la narration, ainsi que l'indique son nom. Dans la construction la plus simple, dite Thê Luc-bat, il se compose de distiques comprenant un vers de six syllabes suivi d'un autre de huit. Ainsi sont écrits les deux poèmes les plus célèbres, le Kim-Vân-Kiêu et le Luc-Vân-tiên; les sixièmes syllabes des deux vers riment ensemble ainsi qu'avec la huitième syllabe du vers de huit qui précède. Dans la forme Thê song, chaque distique est précédé de deux vers heptasyllabes où la rime va de la derrière syllabe du premier à la cinquième du second et dont la septième syllabe rime à son tour avec le distique qui suit, selon la règle du Thê luc-bat. Ainsi ont été écrites les « Plaintes de l'épouse solitaire » Chinh phu ngâm, le « Mé¬ contentement dans le sérail » Cung oan, et les « Regrets d'un exilé par une nuit d'automne », Thu-da lu-hoai ngâm de Cao Ba Quat. Dans le Thê Biên-thê Luc Bat, les distiques, construits comme ceux du Luc-bat, font remonter la rime intérieure de leur deuxième vers jusqu'à la qua¬ trième syllabe. Ainsi est écrite l'histoire de Kouan-Yin dans sa légende tonkinoise, Truyên Quan-âm, si populaire dans le Nord, et que chan¬ tent au long des routes et sur les sampans ceux qui vont en pèlerinage à Hiiông-Tich. LE KIM VAN KIEU Le Kim Vân Kiêu de Nguyên-Du est le chef-d'œuvre incontesté de la littérature annamite. Il a été publié par Abel Des Michels qui en a donné le texte et la traduction. Cette traduction est accompagnée d'un appareil LES LITTÉRATURES DE L'iNDOCHINE 165 considérable de notes qui ne sont pas de trop pour comprendre des œuvres aussi éloignées de notre conception littéraire et pleines d'ail¬ leurs, pour les Annamites eux-mêmes, de rebutantes difficultés. De nombreuses éditions populaires en ont été publiées depuis la diffusion de l'imprimerie. Le Kiêu a été traduit à plusieurs reprises en français et M. Crayssac en a même donné une version en alexandrins. En 1927 encore, MM. Bui-Ky et Trân-trong Kim en ont donné une édition revisée et corrigée. Il est sans contredit le chef-d'œuvre de cette littérature, et, depuis plus d'un siècle, sert de modèle et de pierre de touche pour l'élégance du langage. Plus encore : il est invoqué comme une autorité dans le domaine de la morale et un nombre considérable de ses vers, passés au rang de proverbes, sont évoqués dans les conversations les plus familières par les gens même du plus petit peuple. Le sujet du Kiêu est un peu déconcertant pour un esprit occi¬ dental : une jeune fille d'honorable famille, Kiêu, lors de la fête de la Visite des Tombeaux, s'émeut devant la tombe abandonnée de la célèbre chanteuse Dam-tiên. Au moment où elle va rentrer chez elle, elle ren¬ contre Kim-trong, condisciple de son frère, et les deux jeunes gens s'éprennent l'un de l'autre. De retour à la maison, elle voit en songe la chanteuse qui lui annonce que des malheurs vont la frapper, en expiation de fautes commises dans une précédente existence. Kim-trong a pu rencontrer Kiêu et ils ont fait des projets et des rêves de bonheur. Mais, sur ces entrefaites, on vient arrêter, pour une vieille dette qu'il ne peut régler, le père de la jeune fille. Celle-ci accepte alors de se vendre pour faire libérer son père. Mais ce qu'on a voulu de Kiêu, par cet achat, sous couleur de mariage, c'est l'enfermer dans une maison de prostitution. Là, le lettré Thuc-sanh la rachète et l'emmène. La famille de ce jeune homme la fait saisir pour obliger Thuc-sanh à renoncer à sa liaison. Sa première femme Hoan-tho, jalouse, fait de Kiêu son esclave, puis, désarmée par sa rési¬ gnation et sa dignité, lui permet de chercher asile dans une pagode. Thuc-sanh l'y rejoint, éveille de nouveau la jalousie de Hoan-tho, de sorte que Kiêu s'enfuit à nouveau dans une autre pagode, puis passe chez la vieille Bac-hà qui la renferme une seconde fois dans une maison de prostitution. Délivrée par Tii-hai, chef de rebelles victorieux, Kiêu fait œuvre de justice. Mais, par son aide inconsciemment donnée, l'Empereur a défait 166 INDOCHINE et tué Tii-hai. Kiêu se jette dans le fleuve Tiên-Duông, est sauvée par une Immortelle, retrouve sa famille et son premier fiancé, désormais heureuse. Ce sujet est chinois : le poème de Nguyên-Du n'est en réalité, comme la plupart des Truyên, que l'adaptation d'un roman chinois, et les noms de lieux qu'il contient sont ceux de localités du Chan-Toung. Mais, par un mystérieux bonheur, le poète a infusé à son modèle, avec une forme nouvelle, un nouvel esprit. Car son œuvre est toute annamite, et le plus humble enfant de cette race sent vibrer, en l'entendant lire, les cordes les plus profondes et les plus secrètes de son être. Il est pris par l'har¬ monie indéfinissable des distiques, par la perfection du rythme et la richesse du sens qu'y a caché l'assistant du Ministère des Rites qui l'écrivit sous le règne de Gia-Long. Telle est la puissance de ce style que l'Européen, lisant ce poème, est pris lui aussi par son charme, si grande que soit la différence des langages. Les trois mille deux cent cinquante-trois vers de ce long ouvrage, dans leur affabulation qui nous paraît assez lâche, ont rencontré un avantage qui rend le poème de Nguyên-Du bien plus vivant et varié que beaucoup des autres ouvrages analogues : un grand nombre de situations diffé¬ rentes et de personnages divers y permettent à l'auteur d'amener sans effort des descriptions et des portraits qui rompent l'uniformité du ton général. Tous les sentiments de l'âme orientale, des plus nobles aux plus vils, sont tour à tour exposés par les divers personnages, avec une richesse inouïe — et bien gênante pour le lecteur européen — d'allu¬ sions littéraires, de sens suggérés et de prétéritions. Au premier plan de cette fresque, parangon de tout ce que l'Extrême-Orient confucéiste con¬ sidère comme l'idéal de la femme, comme fille et comme épouse, le per¬ sonnage de Kiêu passe sans jamais se départir de sa dignité, opposant à tous les malheurs qui l'accablent, une infrangible résignation... Je vais essayer de donner une traduction d'un des passages des plus célèbres du poème, malgré la distance qu'il peut y avoir d'une telle œuvre à sa transposition en une langue européenne. Car, en dehors de tout ce que j'ai indiqué comme devant faire échec au traducteur, celui-ci n'a aucun moyen de faire sentir le style qui fait, comme je l'ai déjà dit, la séduction majeure du poème. Kiêu, accompagnée de son frère Viiông quan et de sa sœur Vân, va dans la campagne pour visiter les tombes de sa famille : « Au troisième I.ES LITTÉRATURES DE I.'lNDOCHINE 167 jour de la saison de la Clarté Pure, à la Fête du Balayage des Tom¬ beaux, que l'on appelle « fouler du pied la verdure », près et loin partout se pressaient hirondelles et perroquets (promeneurs). Les deux soeurs se préparèrent à aller à pied jouir du printemps. En foule il y avait des hommes de talent et des femmes jolies, des chevaux et des voitures, comme un fleuve; des vêtements brillants comme la pierre Nen; dans toutes les directions, des tumuli s'érigeaient; des lingots de papier doré couvraient la terre, de la cendre se dispersait, des papiers s'envolaient au vent. Lorsque les ombres s'allongèrent en s'inclinant, venant de l'Ouest, les deux sœurs qui erraient au hasard prirent le chemin du retour. Pas à pas, suivant le lit d'un petit ruisseau, elles contemplaient le paysage qui s'étalait, verdoyant. Et voilà qu'à un détour du ruisseau elles rencontrèrent un petit pont qui, au bout de la berge roide, franchissait son cours. On apercevait là, au bord du sentier, un monticule de terre où se flétrissaient quelques pointes d'herbes, à demi-jaunes, à demi-vertes. « Comment se fait-il, dit Kiêu, qu'en pleine saison de Thanh-minh, (de cette tombe) parfums et fumées ainsi soient absents? » Et Viiông-quan lui en expliqua toutes les raisons : « Cette Dam-tiên, dit-il, était autrefois une chanteuse; s'éleva sa répu¬ tation de talent et de beauté pendant un temps : tumultueux, devant sa porte jamais ne faisaient défaut hirondelles et perroquets (visiteurs). Mais le destin des belles personnes est fait d'incessantes vicissitudes... (Un jour,) la barque d'amour venait à peine d'aborder que l'épingle de tête était rompue et le vase à fleurs tombé à terre. Dans la chambre vide, le froid vous contractait à la minceur d'une feuille de papier; plus de traces de roues ni de chevaux, mais la sombre verdure de la mousse!... (Depuis), que de lunes ont disparu sous l'horizon, que de soleils se sont inclinés! Ici, c'est un tombeau sans maître, qui donc viendrait le visiter? » D'où vient que le cœur de Kiêu se contracte de compassion? Ceci à peine entendu, elle fond en larmes. « Qu'il est plein de douleur, dit-elle, le sort de la femme! Ces paroles : « destin contraire », elles s'appliquent à nous toutes! Pourquoi tant d'indif¬ férence, Artisan du Monde? Les jours de jeunesse se sont épuisés, les joues roses se sont flétries! Vivante, l'épouse de tous, et, malheur! couchée sous la terre, fantôme sans époux!... Déjà plus personne ne jette (à la tombe) un regard de pitié! Nous qui sommes ici, allons chercher quelques bâtonnets d'encens pour l'évoquer au cours de notre 168 INDOCHINE chemin. Peut-être, à la source jaune (dans le monde infernal), nous en saura-t-elle gré ! » A voix basse, elle récita des invocations, s'assit, fit des inclinations et se retira... Une mélancolie de plus en plus la pénétrait, et de plus en plus raidie dans sa méditation silencieuse, elle ne pouvait s'écarter... « Sœur aînée, dit Van, tu me donnes envie de rire! Il te reste des larmes pour pleurer les gens d'autrefois?... » Et Kiêu : « Les visages roses, depuis l'antiquité quand un destin contraire les a-t-il épar¬ gnés? Cette pensée m'obsède jusqu'à la souffrance. A la vue du tombeau de celle qui est ici couchée, j'essaie de prévoir mon sort futur. » — « Ma sœur, dit Viiông-quan, parles-tu comme il convient?... Ici l'air est humide et lourd; les ombres du soir sont descendues, il y a encore loin pour rentrer! » Mais Kiêu : « Qui a vécu avec un talent fleuri, lorsqu'il a passé, on peut voir son âme encore agile et visible, il est clair que l'affection va au-devant de l'affection; attends, regarde! C'est sûr! Elle va se manifester! » Avant qu'un mot de plus ait pu être prononcé, y brusquement, un de ces coups de vent qui obligent à enrouler les dra¬ peaux vint droit sur eux! Bruyant (comme) l'air déplacé par un cerf, secouant les arbres, traînant après lui sur la route un léger parfum! En suivant pas à pas la direction du vent, voilà que les traces nettes d'une chaussure étaient imprimées sur la mousse! » LA LITTÉRATURE QUI SE FAIT Au dernier siècle de leur histoire, des idées venues du dehors ont rendu confiance aux Annamites sur la valeur de leur propre substance et leur ont permis de s'évader peu à peu de la servitude mentale qu'avaient fait jusqu'ici peser sur eux les cadres rigides de la civilisation chinoise. Certes, les Annamites ont, de tout temps, aimé leur langue maternelle et ses productions poétiques, mais ils en avaient une sorte de pudeur et même de honte. Le succès universel du Kim-Van-Kiêù est un fait unique et merveilleux, qui, précisément, n'a réussi que parce qu'il a été universel. Encore n'a-t-il pu se déclancher chez les lettrés que parce que Nguyên-Du était l'un d'entre eux, et en caractères, un écrivain réputé. La France, qui a tant fait en Annam pour l'affranchissement des esprits, peut joindre à la libération de tant de craintes millénaires et de servitudes intellectuelles ce sentiment de l'intérêt de leur langue maternelle qu'elle a rendu conscient chez tant d'Indochinois. LES LITTÉRATURES DE L'INDOCHINE 169 La littérature qui se prépare à l'heure actuelle souffre du trouble des esprits. Il faut prendre cela comme un phénomène inévitable. Il s'est également produit en Chine, de 1880 à 1910, avant le gâchis actuel, que l'Annam puisse ne jamais connaître! Il convient d'ailleurs de ne rien exagérer, et les productions littéraires du temps présent sont loin d'atteindre l'aspect cahotique et invertébré qu'elles ont en Chine depuis la Révolution et qui, dans ce malheureux pays, semble s'exagérer de plus en plus. Dans cette période toute contemporaine, la littérature s'organise à la manière européenne. Les auteurs actuels sont fiers de leurs productions et les signent de leur nom ou d'un pseudonyme qui n'est qu'une coquet¬ terie de plus : ils ne se limitent d'ailleurs généralement pas à un seul genre et sont volontiers polygraphes. TRADUCTIONS Et, d'abord, ce sont des traductions. On a beaucoup traduit durant ces dernières années, du chinois et du français, des ouvrages de toutes sortes et, à travers le chinois et le français, des ouvrages écrits origi¬ nairement dans toutes sortes de langues. Les Annamites instruits regret¬ tent que ce soit surtout des romans, — surtout, hélas! des romans de détectives — qui fassent l'objet de ces travaux. Sans doute pourrait-on souvent faire un meilleur choix de modèles, mais il ne me paraît pas si regrettable qu'on ne se presse pas trop de traduire des ouvrages sérieux et techniques car on se fait parfois, en Extrême-Orient, une idée un peu spéciale de la science et de son acquisition. Tout n'est pas de traduire, même bien : il faut que le lecteur puisse utiliser la traduction. Ce n'est pas sans raison que l'enseignement oral subsiste toujours, et les Annamites des grands centres ont, pour le leur distribuer, un corps de professeurs qui est tout à fait à la hauteur de sa tâche. Quant aux traductions, au contraire, on peut craindre que les compétences indispensables manquent aux écrivains dont la signature pourrait retenir l'attention du public. Je citerai parmi les traducteurs d'ouvrages français, M. Nguyên-Van Vinh, l'habile directeur de la publication Trung-Bac Tân Van, dont l'œuvre est considérable. Sa traduction des Trois Mousquetaires a connu un succès analogue à celui du roman YHistoire des Trois Royaumes, ce 170 INDOCHINE qui est flatteur pour Dumas père. Cet ouvrage est entre avec le Gil Blas de Santillane, Vingt ans après, et d'autres encore dans une collection populaire portant le titre un peu inattendu de La pensée de l'Occident. Il faut ajouter, pour être juste, que l'on voit encore dans la même col¬ lection le Manuel d'Epictète, les Contes de Perrault, les Fables de La Fontaine, les Œuvres de Molière et la Peau de Chagrin. C'est M. Vinh qui a assumé la charge de la presque totalité de ces traductions. Il faut rendre un juste hommage à l'effort de cet écrivain qui, dans lés premières publications périodiques du Tonkin (nous en parlerons dans un instant), a pour ainsi dire créé la langue qui est devenue aujourd'hui celle de tout ce qui tient une plume en Indochine annamite. Mentionnons, parmi les traducteurs d'ouvrages chinois, M. Dinh Gia- hân (Ngû hô binh tâg, Ngû hô binh nam) et M. Chung vu Diêm qui a mis en annamite le roman « La pivoine blanche », Bach Mâu-don. Un détail dont l'importance est bien plus grande qu'elle ne paraîtrait au premier abord est cependant un gros écueil à tout essai de traduc¬ tion : les Annamites n'arrivent à peu près jamais à saisir l'ironie euro¬ péenne, les procédés qu'ils emploient à cet effet dans leur langue étant tout à fait différents des nôtres. La difficulté que constituent les pas¬ sages à intentions et à double entente est aggravée encore du fait que, pour les rendre, il faut employer des formes totalement autres, fuyantes d'ailleurs par leur nature même, et dont le maniement par bien peu d'auteurs pourrait inspirer une confiance suffisante. OUVRAGES TECHNIQUES Parmi les rares ouvrages à caractère technique qui ont été publiés (et mis à part les ouvrages dont je m'occuperai dans un instant), je citerai de M. Pham Hug Luc : Quan sii câm nang (Notions élémentaires de droit et d'administration annamite), et les livres de propagande reli¬ gieuse de M. Nguyên-Kim-Muôn : Châm hung phât giao (Evangélisation bouddhique) ; Dao co mot (le Bouddhisme) ; Phât giao vê sinh (Hygiène bouddhique). Le renouveau du Bouddhisme en Indochine et spéciale¬ ment en Annam est un fait social intéressant. En Annam, l'influence du défunt Empereur a été sensible à cet égard et, il y a trois ou quatre ans, le premier monastère de bonzesses que ce pays ait connu a été établi dans la banlieue de Hué. De nouveaux cultes ont été fondés, sans LES LITTÉRATURES DE L'INDOCHINB 171 parler du trop fameux Caodaïsme* de Cochinchine, et ont utilisé le quôc-ngu dans la rédaction de leurs brochures de propagande, produc¬ tion sans intérêt littéraire et même sans aucune sorte d'intérêt. PÉDAGOGIE Dans le domaine de la pédagogie, (qu'il faut bien citer quoiqu'il n'ait pas de prétention à la littérature, puisque de ce qu'il est dépendra le caractère de la littérature de demain), de très nombreuses publications sont sorties. Leur valeur, comme on peut s'y attendre, est très inégale. Mais quelques tendances intéressantes s'y sont fait jour. C'est d'abord la collection des manuels publiés par la direction générale de l'Ins¬ truction publique : de format commode, d'un prix extrêmement bas, bien illustrés par des artistes annamites de valeur, ces petits ouvrages sont à présent entre les mains des enfants des villages les plus lointains. Il est regrettable que, écrits en tonkinois, ils contiennent des passages incompréhensibles pour les petits écoliers de certaines régions. Deux grammaires ont été publiées : l'une est due à M. Lê-thiiôc, l'autre à M. Ton viêt Toai, cette dernière très intéressante par le parti d'étudier la langue de l'Annam propre et par celui de recueillir et de classer les éléments du mécanisme de ce langage, sans risquer de théo¬ ries prématurées. A deux maîtres de Hué, MM. Nguyên trung Phan et Nguyên truy Ngliê est dû l'intéressant Sac h d ay liât tiêng nam, recueil de chansons pour écoliers accompagnées d'une notation musicale plus précise que la notation traditionnellement employée. Le besoin d'une pareille publica¬ tion n'était pas douteux, les Annamites, ceux d'Annam surtout, ayant beaucoup d'aptitude et d'affection pour le chant, au point que certains maîtres faisaient chanter à leurs élèves Au clair de la Lune ou la Made- lon et que ces exercices obtenaient le plus grand succès. Je citerai parmi les auteurs d'ouvrages pédagogiques M. Trân trong Kim (Nho giao « doctrine des lettrés »; une histoire d'Annam; un manuel de pédagogie théorique et divers manuels de morale) et M. Nguyên van Ngoc, auteur de nombreux recueils relatifs à l'ancienne littérature annamite et publicateur de textes avec commentaires. Depuis la parution il y a quelque vingt ans d'un recueil de vers et petites pièces pour les écoliers, plein de choses charmantes, par 17 2 INDOCHINË M. Nguyên-dinh-Quê, on en a publié bien d'autres, notamment M. Nguyên quang Danh et M. Nguyên khac Hiêu, auteur de Lên sau (J'ai six ans) et de Lên Tam (J'ai huit ans). Pour fournir des instruments de travail aux écrivains, la cour de Hué a commencé la publication d'un imposant dictionnaire des carac¬ tères, et le Comité littéraire de l'Afima de Hanoi (« Association pour la formation intellectuelle et morale des Annamites ») va commencer celle d'un dictionnaire annamite, le Viêt Nam Tix-diên. THÉÂTRE, ROMAN ET POÉSIE D'assez nombreux romanciers se sont révélés; une femme même, Dam phuong nii sii a écrit Kim tu câu (le Ballon brodé d'or). Citons les noms de MM. Nguyên van Ich, Vu-dinh-Long, Nguyên-chanh-Sat. M. Hoang ngoc Phach s'est essayé dans l'analyse psychologique. L'Afima a couronné Qua dua do (La pastèque rouge), de M. Nguyên trong Thuât. Dans le domaine du roman, les Annamites arrivent difficilement à se dégager de la formule chinoise et retombent sans cesse dans la banalité de l'histoire d'amour et du roman d'aventure. Dans le théâtre, ils montrent plus d'originalité. Depuis la publication par M. Nguyên van Vinh et la représentation sur le théâtre de Hanoi du Malade imaginaire, il y a un peu plus de dix ans, Molière a inspiré M. Nguyên diic Phong dans son Hoc lam sang. D'autres auteurs comme MM. Vu dinh Long, Trân phong Sac et Nguyên-thuc Khiêm ont plutôt puisé leur inspiration dans l'ancien théâtre chinois. Des œuvres tragi¬ ques comme « La tasse de poison », Chèn thuôc dôc, et « Le tribunal de la conscience », Toà an liiông tâm, de M. Vu dinh Long; « L'ami et l'épouse », Ban va vô, de Nguyên huu Kiu, ont obtenu un grand succès, ainsi que, dans le genre comique, le « Un homme de trop », Mot ngiiôi thiîa, du même auteur et la « Fourmi portant plainte contre la patate » Con Kiên ma kien eu Khoai, de M. Nguyên thuc Khiêm. La production pour le théâtre est relativement considérable, bien que le nombre des scènes qui la présentent au public soit des plus faibles. Mais elle a, dans les grandes villes, à peu près entièrement déplacé l'ancien art dramatique, dont les troupes ne donnent plus, pour ainsi dire, de représentations que dans les campagnes. La population des villes ne veut plus de leur déclamation chantante, de leur scène tES LITTÉHATURES DE L'INDOCHINE 1^3 sans ornements, de leurs drames historiques durant deux à trois jour¬ nées et de toute la convention savante de leurs gestes, de leurs dis¬ cours et de leurs costumes. Et, si le cinéma fait courir toutes les classes de la Cité, les gens instruits raffolent du théâtre. Celui qu'on leur offre à présent parle en langage de tout le monde, tente de mettre de l'exac¬ titude réaliste dans les costumes et les décors. On représente des scènes de la vie courante, des situations que la morale confucéenne n'aurait tolérées que dans des drames chinois et avec tout le recul de l'histoire. Le théâtre prêche d'ailleurs volontiers la morale des générations ac¬ tuelles, et il ne s'est pas défait de toute grandiloquence. Une revue heb¬ domadaire, le Kich triiông, éditée en Cochinchine, traite des questions de théâtre pour le public depuis déjà deux ans. Comme il était inévitable, ce qui tient la plus grande place dans la littérature contemporaine de l'Indochine, c'est la poésie. C'est M. Ngugên Khac hiêu que l'on cite au premier rang des poètes. De cet auteur (qui a écrit également des ouvrages de pédagogie déjà cités, et un traité de l'éducation des femmes), on vante la finesse exquise, la profondeur des idées, l'énergie du style, et, à l'occasion, une verve comique endiablée. C'est le style surtout qui fait la popularité de M. Trân tuân Khai, parfois aussi ses pensées profondes ou son charme mélancolique. Poly- graphe également, l'auteur du But quen hoai (« le pinceau qui retrace des souvenirs »), a publié un volume de fables et fait du journalisme. Egalement dans les journaux, M. But Kg a publié des poèmes nom¬ breux et variés qui n'ont pas encore, à ma connaissance, été réunis en volume. Un genre qui plaît beaucoup aux écrivains comme aux lecteurs du pays d'Annam est le genre satirique. Par lui, l'Annamite épanche sa verve frondeuse et son esprit de malicieuse observation. Ce genre de production n'abonde pas en librairie, mais les journaux en sont pleins et les auteurs en sont connus universellement sous leurs pseudonymes littéraires. Je citerai parmi les plus aimés du public : Bui duc Long, pseudonyme Son Phong; Ngô bang Giuô, pseudonyme Thug thiên; Ngugên van Viiông, pseudonyme Kim Xugên. Une veine voisine, celle des fantaisies et des histoires à rire, a fait la réputation de M. Ngugên dô Mue. 174 INDOCHINE LA PRESSE Comme on le voit, la plus forte partie de la littérature annamite actuelle, poésie et polygraphie, ne peut se retrouver que dans les jour¬ naux et les revues. Ce genre de publications est tout à fait récent. La Cochinchine a précédé le Tonkin, à cet égard, avec le Luc tinh tân vân, fondé il y a vingt-deux ans, mais elle a perdu son avance. Il semble que, au Tonkin, le numéro 793 du Dong van nhât bao, paru le 28 mars 1907 ait pris la suite d'un journal en caractères, peut-être le Dang cd tùng bao et ait publié les premiers articles de M. Nguyên van Vinh. En tous cas, ce fut vers février 1914, que M. Schneider fonda le Dong duong tâp chi, hebdomadaire où M. Vinh, comme je l'ai déjà indiqué, forgea presque seul l'annamite littéraire appliqué aux choses nouvelles. La même personnalité dirigea à son début et dirige encore le journal quo¬ tidien Trung Bac Tân van, créé peu après. En 1917, le Nam phong tâp chi fut fondé par M. Marty. Contenant une partie en annamite, une en français et une en caractères, cette revue mensuelle, dirigée par MM. Pham Quynh et Nguyên ba Trac aurait certainement conservé la très grande faveur du public lettré si M. Pham Quynh avait trouvé à s'adjoindre des collaborateurs de son talent et n'avait pas été amené à porter seul tout le poids de la rédaction en annamite et en français. En 1919, un groupe d'industriels et de commerçants indigènes fonda le « Journal d'économie sociale », Thiic nghiêp dan bao, simple journal d'information, malgré son titre. A partir de cette époque, les périodiques se multiplient, et leur longévité devient souvent moins grande. Ils ont, en général, des moyens d'existence assez mal définis. La rédaction change sans cesse et se recrute parmi les écoliers d'hier qui n'estiment pas avoir une situation en rapport avec leur mérite. Ils publient volon¬ tiers les pires potins de la ville, et l'on peut se demander si leurs atta¬ ques parfois très violentes contre la vie privée des gens ne sont pas assez souvent la source du plus clair de leur revenu. On pourrait s'attendre à trouver, dans un pays où les méthodes mo¬ dernes d'industrie et de commerce commencent à être appliquées avec succès par certaines personnalités, un certain nombre de périodiques spécialisés dans l'étude des questions économiques et publiant les realia dont la connaissance est indispensable à tout homme qui veut conduire LES HTTÉRAÏUilES OË L'INDOCHINE . . 175 avec compétence une affaire un peu importante. Plusieurs des titres de journaux au Tonkin semblent répondre à cette attente : Thiic nghiêp dan bao, « Journal d'économie sociale »; Nâng công thûông bao « Jour¬ nal des Agriculteurs et Commerçants »; Phû thông bao, « Journal de vulgarisation»; Thûông bao, «Journal commercial»; Thân nông bao « Journal agricole ». Mais, en y regardant de plus près, on s'aperçoit vite que tous ces périodiques sont de simples feuilles d'information, et la malignité publique insiste volontiers sur l'ignorance technique de plus d'une des personnalités qui jouent un rôle dans leur parution. Le Vê nông bao, « Journal de la protection de l'Agriculture », hebdoma¬ daire, dirigé par l'imprimeur Lê vân Phuc, semble pourtant faire exception, et les Annamites y apprécient les articles documentaires de M. Ngugên cong Tiêu. La Cochinchine possède, elle aussi, un hebdoma¬ daire agricole, le Canh nông luân, mais je n'en connais que le nom. Dans un autre ordre de technicité, je signalerai les journaux pédago¬ giques, le Su pham hoc khoa, entre autres, qui rend de grands services aux maîtres des écoles élémentaires. Citons en Annam, encore, le Tiêng chuông nhà hoc, « Le son de cloche de l'Enseignement », bilingue inté¬ ressant. La Cochinchine est pourvue d'un journal sportif, le Nam kg thê thao, dirigé par M. Chim, champion de tennis d'Indochine et de Malaisie. La préoccupation toute récente des questions politiques a naturel¬ lement fait naître beaucoup de feuilles souvent éphémères, qui perdent à d'assez vaines discussions une énergie qui pourrait s'employer ailleurs d'une si utile façon. La Cochinchine, mieux pourvue que le Tonkin, a même deux journaux annamites en langue française : la Tribune indo¬ chinoise et le Progrès annamite qui se renvoient les arguments du parti constitutionnaliste et de ses adversaires. C'est en conséquence du même mouvement d'idées que s'est développée une presse féminine; les jeunes étudiantes ont immédiatement profité de leur libération intellectuelle et de la place qu'elles ont prise hors de la famille sous l'impulsion du Protectorat pour se révéler discoureuses « de omni re scibili et quibus- dam aliis » et fournir aux amateurs de désordre quelques-unes de leurs plus ardentes recrues. Incessamment va paraître au Tonkin le Phu nu tân dàm, « Nouveaux entretiens féminins ». La Cochinchine, depuis un an, possède le Phu nu tân van, hebdomadaire, traitant de toutes sortes de sujets, très lu dans tous les pays annamites, et qui a récemment distribué, après concours, deux bourses d'études en France. INDOCHINE. T. I. 12 176 INDOCHINE La lutte contre le danger du communisme, (que tous les Annamites calmes et de bon sens sentent menaçant), s'est traduite par l'apparition en Annam, du Triiông an cân tin, « Nouvelles fraîches de la Capitale » et du Thang, nghê, tinh tân vân, « Gazette du Tanh-hoa, du Nghê an, et du Ha tinh ». La Mission prend part à cette campagne de salubrité pu¬ blique par son hebdomadaire cochinchinois Công giao dông thinh, « Voix des Catholiques », et le bi-hebdomadaire tonkinois Trung hoà nhât bao, « Journal du Juste milieu et de la concorde ». Malgré sa grande extension actuelle, il ne semble pas que la presse annamite soit devenue une grande puissance sociale : il en est, pour elle, la même chose que pour les autres branches d'activité. On agit sur un mouvement d'enthousiasme, de grandes promesses semblent annon¬ cer un résultat original, puis tout retombe très vite dans le train-train habituel de l'existence. Ce qui le fait penser en ce qui concerne les publications périodiques, c'est la naissance d'éditions annamites des journaux français. Au Tonkin, c'est le Dông phap bao, édition en langue locale de « France-Indochine »; mais c'est surtout en Cochinchine, comme il fallait s'y attendre, que fleurit cette façon de faire. Ainsi, dans ce pays, le Trung lâp bao, édition quotidienne de 1' « Impartial »; le Công luân bao, de 1' « Opinion »; le Anhà bao, de 1' « Appel ». Le seul journal annamite du Cambodge, le Cao miên huong (sic) truyên, heb¬ domadaire, est une édition de 1' « Echo du Cambodge ». Les ouvrages en caractères sont à présent tout à fait rares. Ils sont restés sous leurs conditions anciennes d'impression par planches, l'im¬ primerie en caractères étant coûteuse et peu pratiquée. Il est probable que les manuscrits s'accumulent dans les familles de lettrés, mais ils n'en sortent pas, le nombre de ceux qui pourraient les lire diminuant de jour en jour. La revue tonkinoise Nam phong est un des derniers asiles qui restent aux écrivains en caractères. On vante la culture des deux principaux rédacteurs de la partie chinoise de cette revue, MM. Lê Du et Nguyên ba Trac. LITTÉRATURE ANNAMITE EN FRANÇAIS Certains Annamites se mettent à publier en français. Notons parmi eux un secrétaire de l'Ecole française d'Extrême-Orient, M. Nguyên Tô, qui fait de la critique littéraire dans le Courrier d'Haiphong, l'Avenir du LUS littératures dé l'indociiune 177 Tonkin et la Tribune Indochinoise. M. Nguyên van Vinh, journaliste abondant, auteur de nombreuses traductions du français en annamite faites de main de maître, dirige Notre Journal. M. Pham Quynh, direc¬ teur de la partie annamite de la revue Nam Phong, a publié en français diverses conférences faites en France et Indochine. C'est d'ailleurs à travers des textes en notre langue que l'on peut parfois préciser l'esprit et les tendances littéraires de la génération actuelle. La lecture des journaux annamites d'opposition écrits en français, par exemple, montre que le journalisme indigène n'a guère su, trop souvent, qu'assaisonner d'un peu plus de perfidie les pires défauts de la basse presse de chez nous. Dans un domaine sympathique, les Mémoires de S. E. Huynh Côn, traduits et publiés dans la Revue Indochinoise de 1924, par M. J. Jacnal, nous révèlent ce mélange savoureux de joie de vivre et de mélancolie souriante dont est faite l'âme profonde des Annamites qui ont eu dans la société un rôle important, lorsqu'on les observe en dehors des atti¬ tudes officielles. Je citerai encore Sur les routes du Nord-Annam, sou¬ venirs et observations, (parus dans la Revue Indochinoise également sous la signature G. Kimlan), et dans lesquels l'auteur (qui semble être un métis fixé dans un milieu indigène) donne un reflet juste et pitto¬ resque de l'état d'esprit de la jeunesse modifiée par l'instruction fran¬ çaise, volontiers railleuse, sermonneuse parfois, l'oeil vif, l'oreille agile à saisir le trait pittoresque, et sachant s'exprimer par des mots justes. La même revue avait publié aux temps de la guerre la première de ces brochures à allure d'autobiographie qui semblent être une des voies favorites des jeunes gens qui ne s'adonnent pas aux rêveries de la politique. C'était les Souvenirs d'un étudiant, de M. Nguyên van Nho, qui racontaient sa propre vie et ses années d'études avec une grande fraîcheur d'impression, un sentiment ému pour les choses anciennes et une joyeuse confiance dans l'avenir. Voici quelques chiffres qui pourront donner une idée de la rapidité avec laquelle les livres se sont multipliés depuis la publication du dépôt légal des livres et des périodiques. Les Revues, de 1924 à 1929 sont passées de 10 (dont une pour l'Annam et 6 pour le Tonkin), à 20, dont trois pour l'Annam. Les journaux, en 1924, étaient au nombre de treize, quatre au Tonkin, neuf en Cochinchine. Il y en avait, en 1929, sept dans le premier de ces deux pays, dix dans l'autre et deux en Annam, dix-neuf en tout. 178 INDOCHINE Quant aux livres, les dépôts de 1924 accusent un total de 198 (108 pour le Tonkin, 77 pour la Cochinchine, 2 pour l'Annam). Ces chiffres devien¬ nent respectivement : 735, 317, 366 et 52 en 1929. Le progrès a été rapide, et il semble bien qu'il n'ait rien d'anormal ni d'exagéré. Lorsque des illettrés ont appris à lire, il faut un aliment à leur nouvelle science, et les statistiques d'imprimerie répondent sans plus de commentaires à certaines attaques contre le Protectorat. Les Annamites qui réfléchissent savent bien à quoi s'en tenir à cet égard. Mais ce sont les autres qui parlent et s'agitent, et ceux-ci sont les seuls que l'on entend, que l'on voit et dont on parle. Mais ce ne sont pas ceux-là qui, à la fin auront le dernier mot, et les vents de trouble qui soufflent du large n'auront certainement pas raison d'une race qui a su, le long d'une histoire de deux millénaires, et pleine de tant de traverses, montrer tant de patience et de bon sens. Rien n'em¬ pêchera le peuple d'Annam de réaliser dans la paix sociale les promesses d'art que sa littérature a faites. Maurice-G. Dufresne. Inspecteur en chef de l'Enseignement en Annam. BIBLIOGRAPHIE (Française) PERIODIQUES Bulletin de l'Ecole Française d'Extrême-Orient, Hanoi, trimestriel. Depuis 1901. Revue indochinoise, Hanoi, depuis 1904, mensuel. Excursions et Reconnaissances, Saïgon. Extrême-Asie et Revue indochinoise, Hanoi et Saïgon. OUVRAGES A -f- B (R. P. Souvignet], Variétés tonkinoises, Hanoi, 1903. Bernard (Colonel F.). L'Indochine d'aujourd'hui, Rev. Paris, 1-3-1929, p. 70. G. Cordier, Recueil de textes. — Gung oan ngâm Khuc, texte, notes et traduction, in Etudes Asiatiques, pu¬ bliées à l'occasion du 25e anniversaire de l'Ecole Française d'Extrême-Orient, 2 vol., Van Oest, 1925, t. I, p. 169 à 198. H. Cordier. Bibliotheca Indosinica. Diguet (Colonel), Les Annamites, Paris, 1907. Langlet, Le Peuple annamite, Paris, 1913, in-18. A. des Michels, Luc-vân-Tiên, texte, notes et traduction. — Kim-vân-Kiêu, texte, notes et traduction. (Ces deux ouvrages publiés dans la Bibliothèque de l'Ecole des Langues orien¬ tales vivantes). Nordemann. Chestomathie annamite, Mac-Dinh-Tu, Hanoi. P. Pasquier. L'Annam d'autrefois, Paris, 1907. M. Rondet-Saint. Dans notre Empire jaune, Plon-Nourrit, 1917, in-16°. — Choses de l'Indochine contemporaine, Pion, 1916, in-16°. Russier et Brenier, L'Indochine française, Paris, 1911, in-18. Silvestre, L'Empire d'Annam et le Peuple annamite, Paris, 1889. LITTÉRATURE CAMBODGIENNE Si l'on prend le terme de « littérature » dans son sens le plus large, on peut considérer les anciennes inscriptions khmères comme les premiers monuments de la littérature cambodgienne. L'épigraphie du Cambodge, dont les plus anciens documents remon¬ tent au vue siècle de l'ère chrétienne, atteste dès le début l'emploi simul¬ tané de deux langues : une langue savante, le sanskrit, réservé aux généalogies royales ou princières, au panégyrique des fondateurs de monuments ou des pieux donateurs; une langue vulgaire, le khmèr ou cambodgien, réservée au dispositif de la fondation et à l'énumération des serviteurs et des objets donnés aux temples. Les textes sanskrits sont exclusivement rédigés en vers : ce sont des compositions auxquelles les indianistes donnent le nom de kâvya. Il n'en sera pas question ici, car s'il est prouvé que certains de ces poèmes, dont les pandits de l'Inde propre n'auraient pas à rougir, ont eu pour auteurs des indigènes, ils n'appartiennent pas à la littérature cambod¬ gienne proprement dite. L'intérêt des inscriptions khmères est considérable en ce sens qu'elles nous révèlent un bon nombre des anciennes institutions du pays, mais du point de vue de la « littérature », elles valent presque uniquement par ce qu'elles nous font connaître de l'état ancien du langage; c'est en vain qu'on y chercherait comme dans les inscriptions siamoises de Sukhothai (xme-xive siècles) un cachet tant soi peu littéraire. Il est vrai que les sujets traités ne s'y prêtaient guère. Les textes qui ne sont pas de simples énoncés de fondations sont une infime minorité et se rap¬ portent à des événements peu propres à inspirer les poètes ou les stylistes. Le serment prêté par les fonctionnaires du roi Sûryavarman I, en 1011 i, l'histoire de la famille sacerdotale qui avait le privilège d'officier devant le Dieu-Roi 2, les revendications de privilèges ou les 1. B.E.F.E.O., XIII, vi, p. 11, 2. Ibid., XV, ii, p. 53, LES LIITÉRATURES DE L'iNDOCHINE 181 contestations territoriales soumises au jugement du souverain1, nous font connaître le style officiel des chancelleries, encombré de formules protocolaires, administratives, et complètement dépourvu de souplesse et d'élégance. Est-ce à dire que les anciens Khmèrs n'aient cultivé aucun genre véri¬ tablement littéraire? C'est peu vraisemblable et l'argument a silentio est ici sans valeur. Sans parler des chansons populaires qui sont, comme on le verra plus loin, très en faveur chez les Cambodgiens d'aujourd'hui, le crédit dont jouissaient à l'époque d'Angkor les grandes légendes indiennes des cycles de Râma, de Krishna, de Çiva et du Bouddha, illus¬ trées à profusion par tant de sculptures et de bas-reliefs, laisse supposer qu'il existait de ces légendes écrites des versions en vernaculaire. Plu¬ sieurs inscriptions font allusion à des annales dynastiques; l'adminis¬ tration de l'empire khmèr n'allait pas sans un code, et le formalisme, l'esprit procédurier des habitants qui transparaît à travers tant de docu¬ ments administratifs avait dû susciter toute une littérature juridique; les diverses branches de leurs connaissances techniques, pour ne pas dire scientifiques, devaient être représentées par de petits traités, comme nous verrons qu'il en existe encore tant aujourd'hui. Enfin, cette aristo¬ cratie à qui l'on doit les merveilles d'Angkor, n'était pas sans culture, culture dont le sanskrit ne devait pas être le seul véhicule. De toute cette littérature qui n'a pas pu ne pas exister, rien ne nous est parvenu : écrits à la craie sur des peaux noircies, ces textes ont irrémédiablement disparu, détruits par les insectes et par le climat auxquels la pierre seule a pu résister. Le seul fragment métrique conservé par l'épigraphie, gravé sur la paroi d'une des grottes du Phnom Kulên, est composé sur un mode indien, et n'est qu'une « imitation pédantesque de la prosodie sanskrite2 ». De la prose nous n'avons que les textes épigraphiques énumérés plus haut. Nous ignorons donc pratiquement tout de ce que fut la littérature ancienne du Cambodge, et notamment dans quelle me¬ sure l'influence indienne affectait l'élément proprement cambodgien. Cette ignorance ne se rapporte pas seulement à la période qui s'étend du xix6 au XIVe siècle et qui vit fleurir l'ancienne civilisation khmère. Elle s'étend aux siècles suivants. Si malgré ses revers, le Cambodge a connu 1. Ibid., XXVIII, p. 58. 2. Rœské, Les inscriptions bouddhiques du Mont Kulen, Journal asiatique, 1914, 1er sem., p. 642, 182 INDOCHINË quelque production littéraire, elle a disparu de la même façon et l'on ne peut s'en faire une idée approchée que par ce qui reste de la littéra¬ ture siamoise de l'époque d'Ayuthya (1350-1767). L'épigraphie des siè¬ cles postérieurs au déclin de l'empire khmèr, représentée par les ins¬ criptions modernes d'Angkor Vat (xvie-xvme siècles) reflète le change¬ ment qui s'est accompli dans la religion et la culture du pays : le boud¬ dhisme du Theravâda, venu de Ceylan par l'intermédiaire du Siam, a remplacé le brahmanisme et le bouddhisme Mahâyâna, le pâli a pris la place du sanskrit comme langue savante et religieuse. Quelques-unes des inscriptions modernes qui relatent des pèlerinages, des cérémonies pieuses accomplies dans l'ancien temple vishnouite transformé en sanc¬ tuaire bouddhique, sont animées d'un certain souffle de ferveur reli¬ gieuse. Une d'entre elles est rédigée en vers : c'est le plus ancien poème en langue khmère dont la date soit sûrement attestée. Cette inscription de 1702, qui emploie trois des mètres les plus usités encore à l'heure actuelle, rappelle la carrière d'un fonctionnaire qui était venu élever à Angkor un petit stûpa destiné à contenir les cendres de sa femme et de ses fils et qui demande la récompense des bonnes œuvres accomplies par lui pendant sa vie. « Cette longue composition littéraire, dit Aymo- nier 1, est animée d'un réel souffle poétique, mais l'auteur, verbeux et prolixe, se répète volontiers. Associant des idées assez disparates à nos yeux, il mêle la ferveur et le renoncement bouddhiques à de très vives aspirations qui ont pour objet les voluptés les plus sensuelles. Quelques réminiscences brahmaniques s'inspirent de divers livres indigènes, tels que la version du Râmâyana, mais les allusions à la littérature des Jâ- takas sont beaucoup plus nombreuses. En somme, nous rencontrons ici un morceau de littérature donnant une idée partielle, mais assez nette, de l'éducation des bons lettrés du Cambodge moderne. » Cette littérature moderne [1] est complètement étrangère à l'ancienne civilisation khmère, et les monuments sur lesquels sont gravés les plus vieux textes en langue cambodgienne n'y apparaissent que comme des édifices miraculeux dus à la puissance surnaturelle d'Indra et de Viçva- karman, l'architecte divin. Tout ce qui subsiste de l'ancienne civilisa¬ tion brahmanique, c'est le Réam Kér, la version scénique du Râmâyana, d'ailleurs incomplète et réduite aux épisodes le plus usuellement repré¬ sentés, et de misérables fragments de cosmogonie, tels que le Traiphet. Il 1. Le Cambodge, vol. III, p. 315. LES LITTÉRATURES DE L INDOCHINE 18o n'est même pas certain que les épaves de l'antique culture qui subsis¬ tent dans la littérature cambodgienne moderne n'y soient pas revenues du Siam et du Laos. Il s'est passé en effet pour la littérature ce qui s'est passé pour tant d'autres aspects de cette civilisation khmère qui a exercé aux xiiib et xive siècles une profonde influence sur les Thaï du Siam et du Laos. Tandis que son développement marquait au Cambodge un temps d'arrêt, elle subissait au Siam une évolution propre. L'action exercée par le Siam sur le Cambodge dans les temps modernes, et particulièrement durant la première moitié du xixe siècle, n'a souvent consisté qu'à rendre au Cambodge, évolué et transformé, ce qu'il en avait reçu au xiue siècle. Il est donc assez difficile, en présence d'une œuvre littéraire cambod¬ gienne, de faire la part de la tradition en ligne directe, de la tradition revenue modifiée du Siam, et de l'influence proprement étrangère. Cette recherche délicate n'aurait d'ailleurs, il faut le reconnaître en toute franchise, qu'un intérêt aussi mince que celui des textes sur lesquels elle porterait. Si l'on met à part les chansons populaires et quelques contes oraux, la production littéraire du Cambodge moderne reste net¬ tement au-dessous du médiocre, et si elle a provoqué si peu d'études sérieuses, il convient de se montrer indulgent envers les khmèrisants qui ont négligé cet ingrat sujet pour porter leurs efforts sur d'autres manifestations plus brillantes du génie khmèr. A quoi faut-il attribuer ce manque de souffle, cette impuissance à produire une œuvre origi¬ nale, émouvante, sincère, où se reflète un peu des réelles qualités d'un peuple si bien doué, alors que les Siamois, qui avaient en gros la même culture que leurs voisins de l'Est et travaillaient la même matière litté¬ raire, ont produit quelques ouvrages d'une réelle valeur? La raison doit, semble-t-il, en être cherchée dans les malheurs qui ne cessèrent d'accabler le Cambodge à partir du xve siècle : après la chute d'Angkor, l'histoire du pays n'est plus qu'une longue série de guerres malheu¬ reuses; la cour avait autre chose à faire qu'à encourager les lettres et les arts, le peuple avait perdu la joie de vivre. Il faut encore tenir compte du fait que le bouddhisme, ennemi par essence de l'art et de la littérature, hostile à toute expression de la personnalité, a exercé sur la vieille civilisation khmère une action dissolvante, très différente de la mission réellement civilisatrice qu'il a remplie aux xme-xive siècles chez les Thaï, d'une culture beaucoup plus primitive. Telle semble être 184 indochine l'explication la plus vraisemblable du marasme de la littérature cam¬ bodgienne et de son infériorité vis-à-vis de la siamoise, dont le premier monument est cette magnifique inscription du roi Râma Khamhèng, cri de victoire et d'orgueil qui fait déjà pressentir dès la fin du xnie siècle le déclin du vieil empire khmèr Avant de passer en revue les différents genres littéraires entre lesquels se répartit la production cambodgienne moderne, il convient de rappeler que celle-ci est généralement anonyme et sans date précise. Au xixe siè¬ cle, on connait comme auteurs le roi Ang Duong (1841-1859), quelques poètes de cour, quelques bonzes parmi lesquels le Mahâsangharâja mort en 1914 2. Poésie. — La langue poétique, très différente de la prose parlée ou écrite, est remplie de mots archaïques et d'emprunts au sanskrit et au pâli. Pour les « lettrés », le mérite d'une composition poétique réside moins dans l'émotion qu'elle exprime ou cherche à inspirer, que dans l'érudition qu'elle atteste chez son auteur. Le résultat est que les poèmes classiques, ceux dans lesquels les enfants apprennent à lire à la pagode, sont pratiquement incompréhensibles pour eux et ne sont pas toujours expliqués sans difficulté par les adultes. La métrique cambodgienne3 est fondée sur le nombre des syllabes et sur la rime, mais la rime n'affecte pas régulièrement et uniquement les finales : une finale peut rimer avec une syllabe placée à l'intérieur d'un autre vers, selon des règles fixes pour chaque variété de mètre. L'allitération joue aussi un certain rôle. Chaque mètre est affecté en principe à un état d'esprit, ou à une action déterminée quand il s'agit d'une pièce de théâtre. En dehors des mètres d'usage courant, dont le nombre se réduit à une douzaine, il existe des mètres « artificiels » qui sont de véritables exercices d'acrobatie, laissant peu de place à la spon¬ tanéité ou à la fraîcheur de sentiments. La poésie véritablement classique comprend des recueils de stances gnomiques dont plusieurs sont peut-être assez anciens 4. Il y a peu de Cambodgiens qui ne connaissent par cœur le Chbap Kram ou code de civilité, le Chbap pros, morale des garçons, Chbap srei, morale des filles (attribuée au roi Ang Duong), le Kér kal, le Kon chau, et autres collec- 1. G. Cœdès, Recueil des inscriptions du Siam, vol. I. 2. Cf. 25. 3. 25. 4. 7, 21. - LES LITTÉRATURES DE L'iNDOCHINE 185 tions de même nature. Nourris dès leur plus tendre jeunesse de ces formules dans lesquelles les préceptes du bouddhisme voisinent avec les prescriptions du formalisme cambodgien, ils y trouvent des règles de conduite s'appliquant aux diverses circonstances de la vie. La masse de la littérature versifiée est constituée par les romans 1 inspirés des légendes du cycle de Râma ou tirés des Cinquante Vies du Bouddha, recueil apocryphe dans lequel des bonzes laotiens ont ras¬ semblé une bonne partie du folklore indochinois. Le milieu dans lequel évoluent les personnages de ces romans est en gros celui de l'épopée indienne. Ce que M. Finot en a dit dans son étude sur la littérature laotienne s'applique si exactement au roman cambodgien, que je ne peux résister au plaisir de reproduire ici cette page pleine d'humour 2. « Les personnages se réduisent à un petit nombre de types : 1° Le héros. C'est naturellement un jeune prince. Naturellement aussi il est beau et amoureux, mais c'est un amoureux qui ne se pique ni de réserve, ni de fidélité; il profite allègrement de toutes les occasions qui s'offrent, et revient généralement de son grand voyage avec cinq ou six femmes collectionnées en route. Il ment au besoin sans scrupule. Il combat et triomphe, mais avec l'aide d'armes magiques, ce qui diminue beaucoup le mérite de ses exploits. Pour relever sa dignité, le conteur l'affuble du titre de bodhisattva, qui lui convient aussi peu que possible. 2° Le rusi (rishi). C'est un ermite magicien. Il instruit le héros dans les sciences occultes et lui fournit son équipement : cheval volant, armes merveilleuses, etc. Il recueille aussi les petites filles abandonnées, qui se trouvent là juste à point pour devenir les amantes ou les épouses du jeune prince. 3° Le yak (yaksha). Celui-ci est l'ennemi du héros. Il possède, lui aussi, toutes sortes de pouvoirs magiques; il vole dans l'air, prend toutes les formes, combat avec des armes enchantées. II est violent, irascible, vorace et libidineux. Il montre parfois cependant une certaine bonho¬ mie et peut devenjr un loyal serviteur quand il a été battu sans merci. 4° Le beau-père. C'est un roi à qui on prend sa fille sans le consulter; il est constamment furieux, grotesque et bafoué. 15p Indra. C'est le deus ex machinç.. Il squve les situations compromises et envoie au moment opportun l'eau qui ressuscite les morts. Comme 1. 10, 22, 23, 27. 3. B.E.F.E.O., XVII, v, p. 116. 186 INDOCHINE un domestique bien di'essé, il répond au premier appel. On peut lui dépêcher un rusi comme messager, mais au besoin une flèche suffit. Passons aux femmes. 6° L'héroïne. Belle, aimante et fidèle; par ailleurs assez pâle. Néan¬ moins, elle fait preuve d'une certaine hardiesse; elle n'hésite pas à bâtonner des gardes et à combattre près de son mari. 7° Les kinnari. Gaies et dévergondées, quand elles voient le jeune prince endormi, elles s'empressent de l'emporter chez elles pour des j eux peu sévères. Assez bonnes filles néanmoins et prêtes à réparer le mal qu'elles ont causé. Tels sont les types les plus ordinaires. Quant à l'intrigue, elle ne varie guère : courses sur un cheval volant, rendez-vous, enlèvements, sépa¬ rations, luttes contre les yaks ou contre les pères irrités, femmes perdues et retrouvées, morts et résurrections, réunion générale et félicité univer¬ selle : voilà à peu près tout le contenu de ces poèmes. » Le théâtre 1 est étroitement apparenté au roman en vers et puise à la même source d'inspiration. Le texte d'une pièce de théâtre n'est pas constitué par les répliques des personnages, pour la bonne raison que les acteurs n'en échangent pas, sauf dans quelques scènes, généralement comiques, où ils sont alors libres d'improviser. Une pièce de théâtre est un ballet ou une pantomime et le texte, lu par le récitant et chanté par le chœur, décrit l'action exécutée par les danseuses ou rapporte les paroles qu'elles sont censées prononcer. Le texte ne diffère guère de celui d'un roman que par les indications scéniques et musicales. A l'exception peut-être du Râmâyana, qui n'est d'ailleurs représenté que fort rarement au Cambodge, le répertoire théâtral est purement siamois. Il n'est pas douteux cependant que les anciens Khmèrs n'aient connu l'art du théâtre : l'abondance des figures de danseuses sur les bas-reliefs en est un sûr garant. Des représentations de scènes tirées des Jâtakas ou vies antérieures du Bouddha sont expressément mention¬ nées dans une inscription du xne siècle2. L'étude du costume théâtral et de la technique chorégraphique des Siamois, dont on retrouve tous les détails sur les bas-reliefs d'Angkor, montre que là encore les Sia¬ mois ont commencé par se mettre à l'école des Cambodgiens. C'est donc un art originairement emprunté au Cambodge qu'ils ont ensuite réintro- 1. 11, 17. 2. B.E.F.E.O., XXV, p. 389, les littératures de l'ïndochinë 187 duit dans cc pays. Mais les sujets même de la plupart des pièces de théâtre représentées au Cambodge ont été composés au Siam, notam¬ ment le plus populaire de tous, cet Einao qui n'est d'ailleurs autre que l'histoire javanaise de Raden Panji, adaptée par les poètes de cour sia¬ mois au début du xixe siècle. La chanson 1 est le genre poétique dans lequel l'âme rêveuse et sen¬ timentale du Cambodgien s'exprime avec le plus de spontanéité. La raison en est vraisemblablement que ce genre n'est pas cultivé seulement par les lettrés, et que son mètre assez libre et aussi facile que le çloka sanskrit, l'hexamètre classique ou l'alexandrin, le met à la portée du peuple parmi lequel il existe de remarquables improvisateurs. Depuis un temps immémorial, les fêtes du Nouvel-an mettent périodiquement en présence des groupes de jeunes gens et de jeunes filles qui se pro¬ voquent en se jetant une écharpe roulée et en accompagnant leur jeu de strophes le plus souvent improvisées2. Les thèmes de ces chansons dont le rythme est facile et le style aisé et naturel ne sont pas très nom¬ breux et l'amour en est de beaucoup le plus fréquent. Les souffrances de l'amour y tiennent d'ailleurs une plus grande place que ses joies, dont la description, souvent fort poussée, est exprimée par de subtiles métaphores : en littérature comme en art plastique, la nudité répugne au Cambodgien. La chanson est infiniment plus représentative de l'âme et du génie khmèrs que les productions factices et artificielles énumérées précédemment. Aussi, la place manquant pour donner ici des exemples de chaque genre, se bornera-t-on à citer quelques couplets pris au hasard dans le recueil de MM. Tricon et Bellan [31]. C'est le soir, le soleil repose sur la montagne, les animaux pleurent, gémissent dans la forêt profonde. Oh! moi je viens demeurer seul dans la forêt, ô chérie! ' seul dans la forêt. Je viens de quitter mon sampan; l'eau est encore trouble où la rame a passé. De la main, j'essuie mes cheveux et essuie aussi mes larmes. 0 ma chérie! et essuie aussi mes larmes. 1. 2. Cf. Przyluski, Le prologue-cadre des 1.001 nuits. Journal asiatique, CCV, 1924, p. 115. 188 iNdochinë Je quitte mon sampan, que les rameurs font balancer. 0 petite aimée! ne pleure pas parce que je vais vers un lointain pays. 0 ma chéi'ie! parce quel je vais vers un lointain pays. Si tu te souviens de moi, offre un cierge au Génie de ce pays, afin que je revienne vite, 0 ma chérie! afin que je relvienne vite. Et ceiie-ci qui se chante sur un des airs les plus poignants de la musique cambodgienne : La mélancolie naît au soleil du soir, les martins-pêcheurs s'envolent en bandes pour se percher le long des torrents. Tristesse au coucher du soleil! En jouant l'air d'Angkor Réach (1), l'hymne qui tous les soirs endort le Roi. Mélancolie du soleil du soir! Les merles s'envolent par couples, pour se percher au faîte deis arbres fleuris. Il n'y a que moi et ma chérie qui ne nous rencontrions jamais! Nous apercevons de loin notre pays à chacun de nous. Alors j'enlève mon turban et, au coucher du soleil, marche le! long des forêts. Je marche, je marche! Je m'enfonce au plus épais des bois et cherche partout ma bien-aimée... Et, tout à coup, je l'aperçois. C'est elle qui puise de l'eau à la fontaine... Mais je me suis trompé! Ce n'est, hélas! que l'étoile du matin qui se désaltère au bord du ciel brumeux. Prose. — Dans la littérature en prose, les traductions et adajfiations de textes religieux tiennent une place importante et assez honorable. Les traductions de textes canoniques répondent à un besoin pratique. Quatre fois par mois, les fidèles se rassemblent à la pagode pour faire vœu d'observer les prescriptions de la morale bouddhique et pour écou¬ ter une instruction religieuse. En dehors de ces réunions périodiques, 1. Nom cambodgien de la ville de Korat, actuellement siamoise. LÈS LITTERATURES DE L'INDOCHINE 183 les fidèles, suivant en cela une des plus anciennes coutumes du boud¬ dhisme, invitent les bonzes à domicile et leur offrent un repas que ceux- ci paient par un pieux sermon. Dans les deux cas, le prédicateur lit un texte pâli, le plus souvent extrait du commentaire du Dhammapada ou de la Mangaladîpanî, et en donne phrase par phrase une traduction expliquée. Peu de bonzes sont capables d'improviser une version sur le texte, et cette exposition de la Loi consiste presque toujours dans la lecture d'une traduction préparée d'avance. En dehors des sermons, les saintes Ecritures du bouddhisme ont donné lieu à une littérature exégétique, dans laquelle l'exposé des avantages acquis par les fidèles qui pratiquent les divers actes de piété prévus par les textes canoniques tient une grande place. Les vies antérieures du Bouddha, surtout les dix dernières, ont fait l'objet d'adaptations qui jouissent d'une certaine popularité 1. Enfin, la grammaire de Kaccâyana, et la cosmologie 2 sont représentées par des ouvrages importants. Bien que cette littérature religieuse soit basée sur le canon pâli, la langue des traductions et d'une façon générale la langue du bouddhisme cambodgien est remplie de mots sanskrits : les termes fondamentaux de dharma, de nirvana, etc., y apparaissent sous leur forme sanskrite et non sous leur forme pâlie. Bien que profondément entré dans les mœurs, le bouddhisme de langue pâlie s'est heurté à de vieilles habi¬ tudes de langage remontant à l'époque où le bouddhisme de langue sanskrite partageait avec le brahmanisme les faveurs de la cour d'Ang- kor et de l'ancienne population du pays. La littérature technique est représentée par les Codes3 dont la der¬ nière recension remonte à 1872, mais qui contient des éléments beau¬ coup plus anciens. L'histoire des Codes cambodgiens est encore à faire : elle sort d'ailleurs du cadre de cette note. Les autres sciences telles que l'astrologie i, la divination5, la médecine, la pharmacopée, la magie, le cérémonial6 ont fait l'objet de petits traités très répandus. Par leur forme, ceux-ci appartiennent à peine à la littérature, mais leur étude est fondamentale pour la connaissance de la psychologie cambodgienne. 1. 74, 16. 2. 26, 29. 1.3,5, 13. 4. 6, 8. 5. 30. 6. 18. 190 indochine Les romans en prose ne diffèrent que par la forme de ceux qui sont composés en langage métrique. Les contes et apologues étaient rare¬ ment consignés par écrit avant les publications des Européens1. C'est dans ces textes que l'on trouve le reflet le plus fidèle du langage parlé en même temps que de l'humour populaire. Le fond n'en est peut-être pas spécifiquement cambodgien, et leur étude permet d'intéressantes comparaisons avec le folklore des pays voisins, sans compter les recueils indiens du Pancatantra et des Contes du Vampire : mais la figure de Thmén Chei, frère cambodgien de Tiff l'Espiègle, celles du Lièvre Juge et des Quatre Chauves ont pris en pays khmèr une physionomie parti¬ culière et fortement représentative de l'esprit du peuple. Il convient de citer, en terminant cette revue des divers genres litté¬ raires cambodgiens, les recueils de chroniques et d'annales, assez nom¬ breux et assez volumineux, mais qui n'ont à aucun degré le caractère d'une œuvre d'art2. Au total, la littérature cambodgienne n'a produit aucune œuvre de grande envergure et de réelle valeur, et il est peu probable que, même à l'époque de la splendeur d'Angkor, elle ait produit rien de comparable à l'art khmèr, à cet « art national qui n'a cessé de chercher de nouvelles formes et de réaliser de nouveaux progrès7 ». George Cœdès, Directeur de l'Ecole française d'Extrême-Orient. 1. t, 12, 15, 2i, 28. 2. 4. 3. L. Finot, L'apport artistique de l'Indochine. Le Correspondant, 10 août 1927, p. 372. . ' ïfêj\ï m: ■ , . — . . . . : . . ; • H H . ; H! ----- .ÏT _ _ ■ - - les littératures de l'indochine 191 BIBLIOGRAPHIE 1. E. Aymonier. — Textes khmers. — Saigon, 1878. 2. A. Cabaton. — Rapport sur les littératures cambodgienne et chame. Comptes rendus de l'Acad. des inscr. et B.-L., 1901, p. 64. 3. A. Chéon. — Note sur la chanson cambodgienne. Bull. Soc. Et. Indoch., 1890, lor sem., 2° fasc., p. 18. 4. G. Ccedès. — Essai de classification des documents historiques cambodgiens conservés à la bibliothèque de l'E. F. E.-O. (Etudes cambodgiennes, XVI, B. E. F. E.O., XVIII, ix, p. 15). 5. Mgr Cordier. — Les codes cambodgiens. Ex. et rec., 1881, N° 7, p. 5; 8, p. 175; 9, p. 371. 6. F. G. Faraut. — Astronomie cambodgienne. Phnom Penh, 1910. 7. L. Finot. — Proverbes cambodgiens. Rev. indoch., 1904, p. 71. 8. L. Finot et Hahn. — Un almanach cambodgien. Ibid., p. 138. 9. J. Guesdon. — La littérature khmère et le bouddhisme. Anthropos, I, 1906, pp. 91, 278. 10. — Réach Kol, analyse et critique du poème khmer. Ibid., p. 804. 11. G. Knosp. — Le théâtre en Indochine. Anthropos, III, 1908, p. 280. 12. A. Leclère. — Contes et légendes du Cambodge. Paris, 1895. 13. — Les codes cambodgiens. Paris, 1898. . .14. — Le livre de Vésandâr, le roi charitable, d'après la leçon cambodgienne. Paris, 1902. 15. — Contes laotiens et contes cambodgiens. Paris, 1902. 16. — Les livres sacrés du Cambodge. Paris, 1906 (Ann. Musée Guimet, Bibl. d'ét., vol. XX). 17. — Théâtre cambodgien. Rev. éth. ethn. et soc., 1910, p. 257. 18. — Cambodge. Fêtes civiles et religieuses. Paris, 1916 (Ann. Musée Guimet, Bibl. de vulg., vol. 42). 19. G. Maspero. — Littérature cambodgienne, in : Un empire français : l'Indo¬ chine. Paris, 1929, I, p. 297. 19 bis. G. H. Monod. — Légendes cambodgiennes. Paris (Bossard), 1922. 20. J. Moura. — Le royaume du Cambodge. Paris, 1883. 21. Dr. Pannetier. — Sentences et proverbes cambodgiens. B.E.F.E.O., XV, ni, p. 47. 22. A. Pavie. — Recherches sur la littérature du Cambodge, du Laos et du Siam (Mission Pavie, Et. div., Paris, 1891). 23. — Contes populaires du Cambodge, du Laos et du Siam. Paris, 1903. 24. F. Poulichet. — Douze fables cambodgiennes. Rev .indoch., 1913, p. 75. INDOCHINE. T. I. ^ 192 INDOCHINE 25. J. Rœské. — Métrique khmère, Bat et Kalabat. Anthropos, VIII, 1913, p. 670, 1026. 26. — L'enfer cambodgien d'après le Trai Phum (Tri Bhûmi) « Les trois mondes ». Journal asiatique, Nov.-Déc. 1914, p. 587. 27. J. Taupin. — Etudes sur la littérature khmère. Néath Outtami, poème cam¬ bodgien. Bull. Soc. ét. indoc., 1886, 1" sem., p. 23. 28. — Une douzaine d'équitables jugements du Bodhisattwa. Ibid., 1886, 2* sem., p. 15. 29. — Aperçu succinct et partiel des idées cosmogoniques et mythologiques des Khmèrs. Ibid., 1886, 2" sem., p. 32. 30. — Prophéties kmères. Ibid., 1887, 2" sem., p. 5. 31. A. Tricon et Ch. Bellan. — Chansons cambodgiennes. Saigon, 1921 (Publ. de la Soc. ét. indoch.). 32. Liste des manuscrits khmèrs de l'Ecole française d'Extrême-Orient. B. E. F. E.O., II, p. 387. LITTÉRATURE CHAME Littérature sanscrite. — Les lettres indiennes ont été pendant mille ans le fondement de la culture chame. Les inscriptions nous disent que les monuments de la littérature sacrée, juridique et grammaticale ont constitué, avec le Mahâbhârata et le Râmâyana, le principal objet des études. Elles montrent par elles-mêmes que le sanscrit s'est soutenu jusque vers notre douzième siècle. Mais des grands ouvrages indiens qu'elles connaissent aucun exemplaire ne nous est parvenu. On n'a pas davantage retrouvé de textes bouddhiques. Les Chinois rapportent cependant qu'ils en ont pris 564 liasses dans la capitale de Çambhuvar- man, enlevée en 605 A. D. Seule une inscription nous conserve quelques vers d'une chronique royale, comparable aux généalogies des Purâna et qui s'intitulait d'ailleurs Purânârtha. La diversité des mètres qu'on ren¬ contre dans les inscriptions, l'abondance des ornements de style, témoi¬ gnent d'une pratique étendue et portent à voir dans cette épigraphe un reflet d'une activité littéraire plus ample. S'il n'en reste rien, du moins en manuscrit, peut-être certaines stances d'invocation gravées dans la pierre auraient-elles leur modeste place dans une anthologie générale de la poésie sanscrite. Auprès de quelques morceaux qui sont d'une facture honorable on retrouve bien là ces jeux savants de l'allité¬ ration, ces allusions mythologiques où se complaît le génie de l'Inde. Origines du cham littéraire. — Les inscriptions les plus anciennes sont en sanscrit correct; l'une d'elles remonte au 11e ou au me siècle de notre ère. Le cham ne se montre qu'au ixe siècle et surtout dans les sèches énumérations de champs et de serfs qui terminent les donations. Quand il s'introduit dans le corps des documents pour célébrer le dieu, le roi donateur, sa race et ses grands faits, c'est si peu une langue de culture, il est si pauvre encore qu'il emprunte pour moitié ses mots au 194 INDOCHINE sanscrit : on ne voit guère de cham que la construction et un petit appareil grammatical. Cependant il se substitue peu à peu à la langue savante qui se corrompt rapidement à partir du xn8 siècle. On a gravé des inscriptions au moins jusqu'en 1436 A. D., mais la dernière à mon¬ trer du sanscrit date de 1263, encore n'en a-t-elle que la formule limi¬ naire, en haut d'un texte cham. On n'en sait guère plus sur les origines du cham littéraire. Notons seulement que dès le x6 siècle il semble pré¬ senter dans la narration plus de mouvement et de sincérité que la langue savante, toute raide dans ses formes consacrées. Manuscrits modernes. — Plusieurs collections de manuscrits chams ont été constituées depuis une quarantaine d'années. Aucun ne semble vieux de plus de deux siècles. Ce qu'on a publié est d'ailleurs assez déce¬ vant. Rien n'y témoigne du passé sauf quelques invocations en un sans¬ crit irrémédiablement corrompu, qui ne sont plus comprises et dont les prêtres s'ingénient à grouper les syllabes de façon à obtenir des sem¬ blants de mots chams. En cham même des hymnes squelettiques, quel¬ ques pages d'une cosmogonie, d'ailleurs intéressante, une chronique royale à peu près vide de faits, un rituel funéraire sont tout ce qu'a offert, jusqu'ici, cette littérature, surprise à l'instant où elle achevait de disparaître. Je mets à part les contes, beaucoup plus animés, mais en langue vulgaire. Poésie. — Des textes publiés et traduits par M. Cabaton, les hymnes sont ce qu'il y a de plus littéraire. Mais la langue en est souvent obscure, les vers incohérents, sans lien. Ces petits poèmes s'adressent aux dieux du panthéon moderne, où l'on reconnaît des rois chams légendaires et quelques divinités indiennes. On jugera, par un exemple, de leur va¬ leur : * HYMNE A YANG IN (INDRA)1 Sur sa belle montagne croît son arbre kalaung Sur sa belle montagne il a sa belle pierre De sa belle montagne jaillit sa belle source — Plein de force magique est le Seigneur In, l'enchanteur! 1. Je traduis sur un texte plus correct que le manuscrit utilisé par M. Cabaton. LES LITTÉRATURES DE L'INDOCHINE 195 — Pan et Çaban attendent qu'il se manifeste, tenant la corde Du cerf-volant qui plane en agitant de droite et de gauche les banderoles [de sa queue. — On tire le fusil en plein midi : C'est l'enlèvement de la Reine Mouillée! On devine à première lecture que les trois morceaux juxtaposés ici sont chacun le résidu d'une légende : cet assemblage factice se retrouve dans tout le recueil. Les hymnes sont chantés, aux diverses cérémonies, avec l'accompagnement d'un petit orchestre. Ils offrent, d'un village à l'autre, de nombreuses variantes. Or on constate, partout où un thème littéraire garde son ampleur, qu'il s'appuie sur un rite local. C'est ainsi qu'auprès de Phanrang le culte du yang In comporte un lancer de cerf- volant et une petite fantasia dont les moyens sont d'ailleurs misérables : un tube de bambou et des amorces. On figure ainsi l'action même de l'hymne que nous avons traduit. Plusieurs cultes analogues font ressortir ce fait important : les poèmes chams sont les restes de récitations dont s'accompagnaient certaines représentations rituelles de la vie des dieux. La traduction orale éclaire en effet ces débris. L'hymne à Indra peut être rapproché de la légende de la Reine Mouillée. Cette fée demeurait dans une défense d'éléphant trouvée au fond d'un étang par le roi Tabai, un jour qu'il chassait. Indra finit par la lui ravir, après diverses péri¬ péties dont plusieurs se retrouvent dans une légende cambodgienne citée par Moura et représentée à Angkor Vat1. Dans la version chame l'enlè¬ vement de la reine nous est conté en grand détail : du coup le dernier vers de l'hymne prend tout son sens. Ajoutons que les quatre premiers vers évoquent une montagne voisine de Phanri où yang In a sa demeure, et qu'un cerf-volant joue un rôle dans une autre légende dont il est le héros. Ce sont donc les faits marquants de la vie du dieu que l'on commémore par un chant et un rite dramatique. Qu'on ne voie pas là une simple manifestation esthétique : chaque vers est une conjuration. On force le dieu à descendre (trun), on le fait être en reproduisant avec exactitude un de ses actes. Aussi l'hymne est-il avant tout descriptif. Le nombre et la sonorité de ses voyelles don¬ nent à la langue une certaine force d'évocation, appuyée sur une per- 1. Un malin génie, se changeant en caméléon, vient épier le départ du roi pour la chasse, puis, empruntant ses traits, s'introduit dans le gynécée. L'identité des thèmes est certaine. Les deux versions présentent cependant quelques divergences dans l'attribution des rôles aux divers personnages. Cf. G. Cœdès, Les Bas-Reliefs d'Angkor Vat, BCAI., 1911, p. 196. 196 INDOCHINE ception des choses profondément superstitieuse. Ce qui pour nous serait une métaphore est ici l'incarnation d'un dieu. Ainsi le vent dans les branches, qui ne passe point égal partout, mais semble courir de place en place, lieu commun de notre poésie, est le roi Binsvôr volant au combat : non point image, mais perception. Le P. Cadière a très bien décrit ce sentiment de l'omniprésence des esprits, qui se retrouve au même degré chez les Annamites du centre de l'Annam. « Ce sont des bruits de voix d'hommes dans la nuit, au bord des grèves, des formes fantastiques qui surgissent de la demi-obscurité. C'est le clapotis des flots sur la berge, c'est l'ombre d'un grand arbre sur une route, c'est le murmure du vent dans les branches. » Le plus bel hymne cham, riche en assonances qu'on regrette de ne pouvoir rendre, est précisément celui du Roi des Flots brisants. Après avoir passé les mers à la recherche de la toute-puissance magique, voici des siècles qu'un prince cham essaie en vain de reprendre pied sur la terre de son pays, qu'il vient sauver. Le flot se gonfle et ses pieds montent avec la vague. Le flot déferle et ses pieds s'en vont avec la vague. Le chant imite les coups sourds de la houle qui sont les pas du Roi des Flots, et le morceau n'est pas dénué de grandeur. Romans en vers. — Il convient de signaler l'existence de quelques romans en vers. Le plus populaire est celui de Devamanu. Le prince qui porte ce nom part à la recherche de son père Ku Râmarâja qui, pour obtenir du ciel ce fils, a dû jadis quitter ce monde. Le récit est tout de duels magiques, d'aventures romanesques; on y voit des princesses changées en bêtes, ou bien elles demeurent dans une tour qu'un dragon rouge enserre dans ses replis : c'est l'appareil des Mille et une nuits, et l'imitation de Yhikayat des Malais est manifeste. Chronique royale et cosmogonie. — Les maigres listes de rois étudiées par Aymonier et le P. Durand ont suscité des controverses historiques. Elles n'ont en tout cas aucune valeur littéraire. Quant à leur contenu, il suffit de signaler que pour la période ancienne (xie-xve siècles) nous connaissons par l'épigraphie le nom des rois chams. La chronique les ignore et leur substitue des personnages d'autre part inconnus. Le pre¬ mier en date règne de l'an 1000 à 1036 A. D. sous le nom d'Allah. Une LES LITTÉRATURES DE L'iNDOCHINE 197 telle fable n'est intéressante qu'autant qu'elle décèle l'influence de l'Is¬ lam sur les traditions chames, influence plus sensible encore dans le texte obscur des cosmogonies étudiées par le P. Durand, où Allah, Maho¬ met, Gabriel, Çiva, Umâ sont étrangement confondus. Rituels-Mantras. — Outre les rituels funéraires, fort intéressants du point de vue de l'ethnographie religieuse, on retrouve de petits formu¬ laires qui semblent imiter quelques chapitres de traités indiens (les Purâna). Ils sont bourrés de mots sanscrits défigurés et de formules magiques (montra). Tous les manuscrits chams commencent par l'invo¬ cation : svastil siddhi! « bonheur! fortune! ». Certains formulaires ont même une phrase complète de sanscrit, généralement un hommage à Çiva. C'est déjà ce que montre l'inscription bilingue de 1263. Par leur forme comme par leur contenu, les petits textes manuscrits rejoignent donc les dernières inscriptions. Ces fragments sont sans doute les restes avilis de la littérature ancienne et celle-ci, autant qu'ils en laissent juger, devait être en grande partie traduite ou imitée des encyclopé¬ dies religieuses que sont les purâna. Nous en aurions la monnaie dans nos courts traités rituels, astrologiques ou médicaux et jusqu'à un certain point dans les généalogies royales. On relève aussi, nous l'avons vu (cf. supra, p. 109), les traces d'influences tantriques, mais d'un tantrisme à la fois bouddhique et çivaïte, comme il fut aussi à Java. Contes et fables. — Landes et le P. Durand nous ont fait connaître la fable chame, vive, mouvementée, un peu crue. Le grand héros en est le lièvre, dont le tigre est toujours la dupe, mais l'homme y paraît aussi souvent que les animaux. La fable se retrouve parfois Verbatim en pays malais et d'autre part en annamite. La critique des origines reste donc à faire. Elle représente en tout cas le vrai génie de la langue et les morceaux narratifs sont souvent bons. On retrouve ces qualités dans les contes ou légendes pseudo-histo¬ riques dont s'illustre le culte des dieux ou des rois divinisés. Le style de ces productions est à mi-chemin entre la langue religieuse des hymnes et la verve de la fable. Elles contiennent d'ailleurs des données intéressantes par elles-mêmes ou par référence aux traditions des peu¬ ples voisins comme on l'a vu pour la légende de la Reine Mouillée. Voici le dernier chapitre de ses amours avec le roi Tabai. 198 INDOCHINE LA MORT DU ROI TABAI « Le roi Tabai, le cœur brisé, se désolait de ce que la Dame de la défense (la Reine Mouillée, enlevée par Indra) eût paru perdre tout souvenir de leur union. La Dame le sut et comme un jour il se baignait à la rivière, elle y vint aussi, mais en amont de lui, cachée par la forêt qui couvrait la rive. Se dédoublant, la Dame changea son ombre en petite fille et l'abandonna au fil de l'eau. Elle fut emportée jusqu'au¬ près du roi qui saisit cet objet et, l'élevant dans ses mains, vit une fillette. Il l'adopta et la rapporta au palais, où une nourrice lui fut donnée. De jour en jour on la vit croître en taille comme en beauté et devenir enfin une belle jeune fille. Le roi Tabai la prit avec lui un jour qu'il s'en allait inspecter ses domaines. Arrivés au ruisseau, ils descendirent de leurs palanquins pour passer l'eau. La jeune fille, qui marchait devant, troussa haut sa robe, jusqu'au gros des cuisses. Le roi Tabai vit alors qu'elle venait de devenir femme. Au retour il interrogea ses conseillers : « Les légumes qu'on a cultivés de sa main dans son jardin, les peut-on manger? » Ils répondirent tous « qu'on mange ce que l'on a soi-même cultivé », et le roi j ouit de la j eune fille. Alors vint une sécheresse de sept ans qui consterna le pays : tous les ruisseaux étaient secs et les gens périssaient de toutes parts. En cette extrémité, le roi Tabai réunit son conseil et dit :« Cette grande séche¬ resse dans le royaume provient de mes débordements. Qu'on tresse une cage de bambou, qu'on nous enferme, et qu'on nous expose tous deux dans le lit desséché de la rivière. S'il pleut et que l'eau reparaisse, tant qu'elle ne me viendra qu'aux reins, laissez-moi là; venez me chercher dès qu'elle atteindra la poitrine. » Mais quand l'eau vint à sa poitrine, le tonnerre et la foudre se déchaî¬ nèrent, la pluie se fit si épaisse que tout fut plongé dans l'obscurité. Aussi les courtisans épouvantés le laissèrent-ils dans la rivière, où il fut noyé. » On peut noter enfin quelques proverbes ou dictons, parfois assez bien venus. On dit à Phanrang : Marcher droit devant soi, sans regards en arrière Vous fait riche, mais point votre gent héritière. les littératures de l'indochine 199 Chams musulmans. — Les Musulmans de l'Annam ont quelques pages d'un Coran en arabe, avec commentaire cham. Les Chams du Cam¬ bodge sont d'authentiques Musulmans, qui vont à la Mecque, dont les docteurs savent de l'arabe, et qui sont en contact avec leurs coreligion¬ naires malais. Ils ont cependant conservé quelques textes en cham dont il faudra faire une recherche systématique. Paul Mus, Membre de l'Ecole française d'Extrême-Orient. Centre de Documentation sur l'Asie du Sud-Est et le Monde Indonésien EPHE VIe Section BIBLIOGRAPHIE _ , ir_ BIBLIOTHEQUE 1. à. Aymonier, Grammaire de la langue chame [suivie d'une transcription et d'une traduction de la chronique royale], (Excursions et Reconnais¬ sances, n° 31.) Saigon, 1889. 2. — Légendes historiques des Chams (Ibid., n° 32), 1890. 3. — Première étude sur les inscriptions tchames. Journal Asiatique, Paris, janv.-févr. 1891. 4. —Les Tchames et leurs religions. Revue de l'Histoire des Religions, t. XXIV, Paris, 1891. 5. A. Bergaigne, L'ancien royaume de Campâ dans l'Indo-Chine, d'après les incriptions. Journal Asiatique, Paris, janv. 1888. 6. — Inscriptions de Campâ. Notices et extraits des manuscrits de la Biblio¬ thèque Nationale et autres bibliothèques publiés par l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, t. XXVII, fasc. 2, Paris, 1893. 7. A. Cabaton, Nouvelles recherches sur les Chams. Publications de l'E.F.E.O. vol. II, Paris, 1901. 8. —Les Chams musulmans de l'Indochine française. Revue du Monde musul¬ man, t. II, Paris, avril 1907. 9. E.-M. Durand, Les Chams Bani. B.E.F.E.O., III (1903). 10. — Notes sur les Chams. III. Légende historique de Po Çah Inô. Ibid., V (1905). 11. — Notes sur les Chams. V. La déesse des étudiants, Ibid., VI (1906). 12. — Notes sur les Chams. VII. Le livre d'Anouchirvan. Ibid., VII (1907). 13. — Notes sur les Chams. XII. La Cendrillon chame. Ibid., XII, iv (1912). 14. L. Finot, Notes d'Epigraphie indochinoise. B.E.F.E.O., II (1902)-XV (1915). 15. — Hindu kingdoms in Indochina. Indian Historical Quarterly, vol. I, n° 4. Calcutta, déc. 1925. 16. Ed. Huher, Etudes indochinoises. I. Le Râmâgana en Annam, B.E.F.E.O., V (1905). 200 INDOCHINE 17. — Etudes indochinoises. VII-XII. Ibid., XI (1911) notamment la 12" étude : L'épigraphie de la dynastie de Dong-diïong (loc. cit., p. 268-311). 18. A. Landes. Contes tjames, texte en caractères tjames et lexique. Saigon, 1886 (autographié). 19. — Contes tjames traduits et annotés (Excursions et Reconnaissances n° 29). Saigon, 1887. 20. J. Leuba. Un royaume disparu. Les Chams et leur art. Paris-Bruxelles, 1923. 21. G. Maspero. Le Royaume de Champa. Paris-Bruxelles, 1928. 22. H. Maspero. La prière du bain des statues divines chez les Cams. B.E.F.E.O., XIX, v (1919). 23. P. Mus. L'inscription à Vâlmîki de Prakâçadharma (Tra-kieu), B.E.F.E.O., XXVIII (1928). 24. — Deux légendes chômes, Ibid., XXX (1930). ART ET ARCHÉOLOGIE DE L'INDOCHINE I. — ANNAM ET TONKIN Le domaine de l'archéologie, en Indochine, se partage, très distinc¬ tement, en deux moitiés : d'une part, les pays de culture indienne (Cambodge, Champa, Laos) ; de l'autre, les pays naguère soumis à la domination chinoise (Annam et Tonkin). Ce sont ces derniers qui nous ont livré les documents archéologiques les plus anciens, connus jus¬ qu'ici. Le Musée de Hanoï possède un grand tambour de bronze dont la décoration figurée évoque la vie d'une peuplade primitive de chas¬ seurs et de marins, adonnés sans nul doute à des croyances totémiques. Sur le plateau de cet instrument, autour de l'étoile à quatorze rayons qui en occupe le centre, on voit, associés à des troupeaux de cerfs et à des vols d'oiseaux aquatiques, des personnages bizarrement accoutrés et qui se suivent à la file. Ils tiennent à la main des cliquettes dont ils se servent, il semble, pour marquer le rythme d'une danse procession¬ nelle. On distingue également des joueurs de kène et de tambour, ainsi que des hommes occupés à piler du riz, à côté de huttes sur pilotis et de mystérieux édicules en forme d'arche ailée, ornés de plumes. Au- dessous du plateau, sur un renflement circulaire du tambour, sont figu¬ rées des barques avec des guerriers armés de haches, de flèches et de javelots; la parure de ces guerriers, faite de la dépouille d'un héron ou d'un grue, ou de quelque autre échassier, leur donne l'apparence étrange d'hommes-oiseaux; le même mode de déguisement s'observe dans la décoration des barques. Le tambour sur lequel sont représentées ces scènes fut acquis en 202 INDOCHINlî 1903 à Ngoc-Lii (Ha-nam). Faute de renseignements précis, et en consi¬ dération, d'autre part, de son incontestable haute antiquité, il fut classé parmi les objets intéressant la préhistoire indochinoise. Grâce à de récentes découvertes, on peut à l'heure actuelle lui assigner un cadre chronologique moins incertain et même fixer d'une façon assez exacte le lieu de sa fabrication. En 1924, l'Ecole Française entreprit une série de fouilles à Dông-sôn, province de Thanh-hoa, sur la rive droite du Song Ma. Ces travaux qui durèrent jusqu'en 1927, livrèrent un grand nombre d'objets de bronze dont l'ornementation et l'exécution technique font penser au tambour de Hanoï. La plupart de ces objets ont été trouvés à côté d'ossements enfouis en pleine terre. Ils voisinaient dans le sol avec des bronzes de provenance nettement chinoise et datant au plus tard des premiers siècles de notre ère, époque à laquelle appartiennent les sapèques recueillies dans le même site. On a également extrait de ces tombes des outils de pierre, de menus disques de marbre vert, des poteries assez grossièrement façonnées en terre rouge ou blanche. Il paraît résulter de toutes ces découvertes que nous sommes en pré¬ sence d'une civilisation de caractère mixte, mi-chinoise, mi-indigène, et où l'art de travailler les métaux avait atteint un haut degré de déve¬ loppement. Fort probablement, l'industrie du bronze a pénétré dans le Thanh-hoa, le Kieou-tchen des auteurs chinois, par le Nord, avec les armées des Han. Un trait caractéristique de cette civilisation à demi- barbare paraît avoir été l'emploi fréquent de tambours métalliques, considérés comme objets de culte aux pouvoirs surnaturels, tout comme les gongs dont se servent encore aujourd'hui certains groupements ethniques de la Haute Région, au Tonkin et dans l'Annam du Nord. Quant aux images figurées sur le tambour de Hanoï, sur les bronzes de Dông-sôn et sur d'autres objets du même genre, recueillis dans diverses provinces du Tonkin, leur étude suggère des rapprochements avec les mœurs et coutumes religieuses des Indonésiens, notamment celles des Dayaks de Bornéo. Le fait n'a rien qui puisse surprendre, car on connaît depuis longtemps les nombreuses affinités qui relient l'Indochine à l'Archipel Indien. Aux tombes « indonésiennes » de Dông-sôn qui ne sont que de simples fosses, il convient d'opposer les tombeaux maçonnés des fonctionnaires et colons chinois, établis en Indochine sous les Han et les Six Dynasties. ART ET ARCHÉOLOGIE DE L'INDOCHINE 203 (ier-vie siècle après J.-C.). Ces tombeaux, élevés entièrement en briques, se rencontrent en assez grand nombre tant au Tonkin que dans l'Annam septentrional, de préférence dans les régions mamelonnées de basses collines. Ils se composent tantôt d'un seul caveau, tantôt de deux ou de plusieurs. Leur plan est parfois assez compliqué. Celui de Nghi-Vê, province de Bac-ninh, ne comprend pas moins de douze chambres dallées, réparties sur six axes. Les caveaux sont voûtés en berceau. Les briques sont de grande taille et d'une belle couleur rouge. Parfois elles portent sur la tranche des dessins géométriques sous un émail jaunâtre ou vert-olive. Bien que ces tombeaux, abandonnés depuis plus de dix siècles, aient été pour la plupart éventrés et pillés par les indigènes, certains d'entre eux contenaient encore, au moment de leur dégagement par les soins de l'Ecole Française, des poteries en quantité considérable, ainsi que des bronzes, des fragments d'armes et des sapèques. Les monnaies sont généralement du type dit wou-chou. (cinq vingt-qua¬ trièmes d'une once), ce qui rend la datation du monument peu aisée, les wou-chou ayant été en usage pendant plus de huit siècles. Les bronzes paraissent être de provenance chinoise. Ce sont des miroirs, plus ou moins bien conservés sous une patine verte et pulvérulente; des fonds de bassins sur lesquels sont gravés des poissons, des oiseaux et des sapèques; des vases en forme de cylindre ou à panse sphéroïdale, parfois munis de chaînettes et ornés de têtes de tao-t'ie. Les tambours sont exclus de ce mobilier. Les poteries, jarres, jattes, tables à offrandes et coupes sont assez variées de modèle. Les pièces les plus soignées sont de couleur crème ou ivoire. Sur quelques exemplaires on relève les traces d'une matière vitrifiée de couleur verdâtre provenant sans doute d'une couverte usée par le temps ou mal appliquée. Dans certaines tombes du Tonkin et de la province de Thanh-hoa, les fouilles ont mis au jour des modèles de maisons, de puits ou de granges, et même de petits fourneaux en céramique, objets identiques à ceux que l'on trouve en Chine. Près de Bac-ninh, dans le Delta du Fleuve Rouge, un tombeau dégagé en 1923 a fourni, entre autres objets, la réduction, absolument complète, d'une citadelle avec ses murs en bois et torchis, surmontés de hourds, et ses quatre tours d'angle percées d'ar- chières et couvertes de chaume, document du plus haut intérêt pour les historiens de la Chine antique. On peut se demander, si l'usage de déposer dans les tombes des figu- 204 INDOCHINE rines humaines ou animales en céramique a jamais été très répandu en Indochine, car le sol de ce pays n'a livré jusqu'ici, en fait de statuettes funéraires, que celle d'un bélier accroupi, trouvé à côté d'une ferme en miniature, et deux minuscules terres cuites représentant une paire de porcs égorgés, d'un modelé très réaliste. Un ambassadeur chinois du temps des Song, Song Hao, nous a laissé une description sommaire de Hoa-lu, la capitale des Lê antérieurs, qu'il visita en 990 : « L'enceinte fortifiée ne renferme point d'habitants; il y a quelques milliers de cabanes en paillotte et en bambou qui servent de caserne... Le palais est tout petit; à l'entrée on lit cette inscription : Porte de l'Intelligence... On nous mena voir des tours de bois, élevées pour la défense de la ville. Elles sont aussi simples de construction que laides de forme. » Sans doute, l'auteur de ce texte a vu la capitale de Lê Dai-Hanh avec d'autres yeux que les sujets de cet orgueilleux em¬ pereur, car les Annales annamites mentionnent, outre l'enceinte percée de « portes monumentales en forme de pavillon », un Palais de la Splendeur Eternelle, dont les tuiles étaient d'argent et qui resplendissait à l'intérieur de panneaux et d'ornements d'or. Selon la même source, ce palais était couronné d'un étage appelé « Hauteur des Grands Nuages », du nom de la montagne voisine. De toutes ces merveilles, réelles ou imaginaires, il ne reste plus rien, sauf quelques tertres herbeux au milieu desquels se dresse le temple dynastique des Lê. Les successeurs des Lê, les Ly postérieurs (1009-1225), fixèrent leur résidence sur les rives du Fleuve Rouge, à proximité de Dai-La, ville fondée en 867 par un gouverneur chinois, Kao P'ien. De cette nouvelle capitale qui reçut le nom de Long-thânh « retranchement du Dragon », il subsiste encore d'assez importants vestiges. Ce sont des levées de terre dont l'ensemble forme un vaste quadrilatère à l'ouest de Hanoï, non loin de la route de Sôn-tay. Un auteur chinois du xne siècle, Fan Che- Hou, préfet de Tsing-kiang-fou, a fourni quelques maigres données sur l'aspect que présentait la capitale annamite sous le règne de l'empereur Ly Anh-tôn. Le palais du souverain avait quatre étages. Il était peint de rouge et laqué; les supports des fermes et les poutres étaient sculptés de dragons et de cigognes. Les sources annamites mentionnent souvent la capitale des Ly, mais elles se contentent, la plupart du temps, d'en vanter la parfaite adaptation aux lois de la géomancie et d'en énumérer ART ET ARCHÉOLOGIE DE L'INDOCHINE 205 les tertres artificiels, destinés à remplacer de vraies montagnes et à donner ainsi le change aux génies. Le musée de l'Ecole Française à Hanoï possède un grand nombre d'objets provenant des rizières et des villages qui occupent aujourd'hui l'emplacement de cette cité. On y voit des dalles de terre cuite, riche¬ ment ornementées, des briques sculptées, des abouts de tuiles, des frag¬ ments d'antéfîxes et de cornes faîtières, ainsi que de fines poteries émail- lées, parmi lesquelles figurent d'authentiques « céladons », importés probablement de Chine ou fabriqués par des Chinois habitant le Ton- kin. Par malheur, ces précieuses pièces sont rarement bien conservées. Leur décor se compose de motifs floraux et animaux. Souvent, les coupes et les bols sont ornés des pétales pointus du nymphéa bleu, exécutés en un très léger relief. Une autre capitale annamite du moyen âge, Tâi-dô, plus connue sous la dénomination de Citadelle ou Forteresse des Hô, a encore conservé, bien qu'à l'état de ruines, ses quatre portes en pierres de taille. Elle a été construite en 1397 dans le Thanh-hoa par Hô-qui-li, fondateur d'une dynastie éphémère. La ville même n'existe plus. Les tuiles et les dalles sculptées en argile cuite, qu'on ramasse avec des boulets de coulevrines dans les terrains incultes, à l'intérieur de l'enceinte, rappellent celles de Dai-la au Musée de Hanoï. Les empereurs de la dynastie des Ly étaient de bons bouddhistes et de fervents bâtisseurs. Cependant, parmi les pagodes qui leur sont attri¬ buées, il n'en est pas une seule qui soit parvenue jusqu'à nous autre¬ ment que modifiée par des restaurations et des remaniements successifs, sinon entièrement reconstruite. Des anciens édifices il ne subsiste plus que les soubassements maçonnés avec leurs perrons et les disques de pierre qui servent de bases aux colonnes de bois. Dans quelques rares cas, la pagode a conservé son autel. Celui de Thiên-phuc (province de Sôn-tay) remonte à l'époque de Ly Thân-Tôn, vainqueur des Chams (1132). Il est orné de garudas, ce qui a fait supposer que sa décoration avait été confiée, du moins en partie, à des prisonniers de guerre. Dans la pagode de Phât-tich, fondée en 1037, on peut admirer un piédestal sculpté de dragons qui date du xi® ou du xue siècle. Il supporte un bouddha de pierre assis aux formes élancées. Les annales annamites attribuent à Ly Thai-tôn l'édification de la fameuse pagode dite du « Pilier unique » (Môt-côt), qui repose sur une 206 INDOCHINE épaisse colonne de calcaire émergeant d'un bassin. Elle est consacrée au culte de Kouan-yin, déesse de la miséricorde et protectrice des mères. Selon la tradition, cet étrange temple représenterait un lotus dont la corolle s'équilibre sur sa tige robuste, au-dessus d'un miroir d'eau. D'autre part, on constate une analogie frappante entre le mode de cons¬ truction du Môt-côt et celui des maisonnettes cultuelles perchées sur un poteau, que les Annamites, depuis des temps immémoriaux, élèvent aux Esprits. Le nombre des pagodes au Tonkin s'accrut considérablement sous les Lê postérieurs (1428-1788), bien que ces souverains aient plutôt favorisé le taoïsme et le confucéisme. De cette époque datent également les belles maisons communes (dinh) de Dinh-bang et de Thô-ha. En Annam cen¬ tral et dans le Thanh-hoa et le Nghê-an, les Seigneurs de Hué, de la dynastie des Nguyên, firent, eux aussi, édifier et restaurer de nombreux temples bouddhiques. C'est sous le règne de Lê Thai-tô, fondateur de la dynastie, que Hanoï reçut son Van-miêu ou « Temple de la culture littéraire », vul¬ gairement appelé Pagode des Corbeaux. Son plan rappelle celui du temple de Confucius à K'iu-feou, ville natale du philosophe. C'est un vaste complexe de cours dallées ou gazonnées, de kiosques, de portes, de bâtiments abritant des tablettes et des autels, de salles à offrandes, le tout compris dans une enceinte rectangulaire, et s'échelonnant selon un axe Sud-Nord. Le principal édifice est un t'ing de huit travées, dont la pesante toiture repose sur quarante piliers de bois laqué rouge; il contient la tablette du Maître. Deux édifices dont les façades s'allongent à droite et à gauche de la cour d'honneur, sont dédiés aux mânes de ses disciples. Dans la troisième cour, à l'Est et à l'Ouest d'un bassin carré « où se reflète l'éclat pur du ciel », se dressent, sur des tortues de pierre, les quatre-vingt-deux stèles commémorant les examens litté¬ raires qui furent passés à Hanoï entre les années 1442 et 1779. On peut les contempler du haut d'un pavillon de bois aux fenêtres rondes, dont le nom annamite, Khuê-van-cac, évoque la constellation de la Grande Ourse, chère aux lettrés. A l'extrémité nord, autour de la cinquième cour, sont groupés divers édifices parmi lesquels se trouve le temple consacré aux ancêtres de Confucius; le bâtiment réservé aux gardiens contient quelques bronzes rituels. L'impression de paix et de sérénité solennelle que produit le Van-miêu, est due en partie aux manguiers Tête de divinité bouddhique, Prah Khan d'Angkor. Pl. XI. Indochine I. Allï ET ARCHÉOlOGiE DE L'iNDOCHINÈ 207 séculaires qui ombragent les cours et étalent leur feuillage vert foncé au-dessus des toits ornés de dragons et de phénix. Le temple est moins délabré que la plupart des autres monuments historiques du Tonkin. Deux fois l'an on y célèbre le culte traditionnel avec immolation des « trois victimes »: buffle, porc, mouton. Les sépultures des premiers empereurs Lê se trouvent à Lam-sôn, dans le Thanh-hoa, pays d'origine de cette dynastie. Abandonnées depuis longtemps à la brousse, elles sont d'un accès difficile. Les tumuli sont entourés d'une forêt épaisse qui les rend invisibles de loin. Le tracé des allées mortuaires est jalonné de briques et de tuiles, vestiges de salles et de portes écroulées. Un magnifique perron de pierre est encore debout au milieu du fourré; il est flanqué de dragons qui surgissent, menaçants, de nuages sinueux. Les stèles commémoratives sont de grandes et fort belles dalles de calcaire, arrondies en haut et posées sur des tortues. On ne saurait méconnaître les analogies que présentent ces sépultures avec les tombeaux des Ming. L'avènement de la dynastie des Nguyên (1802) inaugure une ère nou¬ velle dans l'architecture annamite. Sous le règne de Gia-long, des offi¬ ciers français construisirent un certain nombre de citadelles dites « à la Vauban », avec bastions, redans et contrescarpes, dont quelques-unes existent encore. Celles de Vinh et de Thanh-hoa en sont des exemples parfaits (1804). Elevées d'abord en terre, elles reçurent plus tard des parements en maçonnerie (1828-1831). L'apparition de ce nouveau type de forteresse modifie sensiblement l'aspect des villes annamites, et même elle exerce une certaine influence sur l'architecture religieuse. Ainsi, le temple dynastique des Nguyên à Gia-miêu, dans le Thanh-hoa, n'est autre chose qu'une place forte édifiée à l'européenne, dont les fossés et l'enceinte au tracé géométrique protègent la tablette de Nguyên Kim, l'ancêtre de la dynastie actuelle. L'influence de cette architecture se fait également sentir dans l'ordonnance des sépultures impériales de Hué, qui évoquent à la fois la Chine des Ts'ing, et le siècle de Louis XIV, dans un cadre séduisant de fleurs et d'arbres tropicaux. Sous les successeurs de l'empereur Gia-long, l'art bouddhique, dé¬ laissé pendant la période des troubles, redevient un art prospère On répare et agrandit les pagodes fondées sous les précédentes dynasties, et l'on en construit de nouvelles. Jusque vers la fin du dernier siècle les traditions sont à peu près respectées, mais, par malheur, les avantages INDOCHINE. T. I. 14 208 INDOCHINË résultant de l'emploi du ciment armé et du plâtre sont trop évidents pour que les architectes et les entrepreneurs n'aient pas cédé, peu à peu, à la tentation de substituer ces matières vulgaires aux précieuses co¬ lonnes de lim laqué et aux panneaux de bois, décorés de dragons, de grues volantes, de lotus. A l'heure actuelle, la modernisation de la pagode annamite est un fait accompli. Les attaches avec le passé sont rompues et ne pourront sans doute plus être renouées. Mais il est temps encore, en procédant à leur classement et à leur x-estauration métho¬ diques, de sauver de la destruction finale un petit nombre de pagodes anciennes, dont la charpente et les boiseries sculptées attestent, en dépit d'une certaine sécheresse des formes, l'ingénieuse habileté des artisans annamites et leur goût pour les animaux et les plantes. Nous avons vu que dès les premiers siècles après J.-C., l'industrie du bronze s'était répandue dans le Nord de l'Indochine, et qu'elle était même parvenue, dans certaines régions, à un haut degré d'intensité et d'originalité. Depuis, il y eut à toutes les époques, en Annam comme au Tonkin, de bons bronziers. Si, sous les Ly et les Lê postérieurs, les Annamites s'appliquèrent surtout à la fabrication de cloches et de vases rituels, ils apprirent plus tard sous les Nguyên, à couler des canons et des urnes dynastiques. Dans le domaine du bronze statuaire leur effort paraît avoir été moins soutenu. Il n'ont rien produit de comparable aux fines cires perdues des ciseleurs tibétains et chinois, et le fameux « Grand Bouddha » de Hanoï, image colossale de Trân-Vu, le Guerrier Noir, ne présente que peu d'intérêt artistique; d'ailleurs, si l'on s'en réfère à la tradition, le moule de cette statue géante aurait été établi par un Chinois. L'histoire de la céramique annamite est encore à faire. Ce furent sans nul doute les Chinois qui apprirent aux habitants du Delta et du Nord- Annam à façonner leurs poteries au tour, à les habiller d'une couverte brillante et à les orner de motifs en relief, tels que têtes de tao-t'ie, an¬ neaux, pétales de lotus. Vers l'époque des Song apparaissent de fort beaux vases de forme cylindrique, à couvercle, dont la décoration se compose de rinceaux se détachant en brun rouge ou bistre sur un fond de couleur maïs ou blanc crème; parfois ils sont ornés d'oiseaux ou même de personnages armés de lances ou montés sur des éléphants. Quelque peu postérieurs à ces vases paraissent être les bols et les jattes ART ET ARCHÉOLOGIE DE L'INDOCHINE 209 en terre émaillée que le sol du Thanh-hoa a livrés à profusion; certains d'entre ces objets portent un joli décor de feuillages qui reproduit assez lidèlement, à quelques siècles de distance, les thèmes ornementaux de la céramique T'ang. Ces poteries proviennent-elles de fours établis en Annam? Ont-elles été importées du Sud de la Chine? La question n'a pas encore été résolue, et les deux opinions peuvent se défendre. Vers le milieu du xvie siècle, deux céramistes originaires du Nord de l'Annam fondèrent à Bat-trang, sur le Fleuve Rouge, une fabrique im¬ portante de faïences fines qui eut son époque de vogue aux xvne- xvme siècles, mais dont les fours ne produisent plus à l'heure actuelle que des jarres d'une facture assez ordinaire et des cercueils de terre cuite. Les poteries anciennes qui en proviennent sont très recherchées par les collectionneurs du Tonkin, mais à peu près inconnues hors de l'Indochine. Le musée de l'Ecole Française en a réuni une riche collec¬ tion composée surtout de brûle-parfums, de théières, de chandeliers et de vases de pagode. La plus ancienne pièce datée est de l'an 1578. De la même provenance sont de nombreux pots à chaux, exposés au Musée Khai-dinh à Hué. Les « Bat-trang » représentent une industrie de caractère nettement local. Par malheur, les céramistes annamites n'ont jamais su refréner leur penchant pour les formes surchargées de détails inutiles. On peut également leur reprocher d'avoir trop souvent dépassé les limites du rationnel en s'inspirant de modèles empruntés au bronze, au bois sculpté et même à l'architecture. Grands amateurs de la porcelaine, les Annamites, cependant, n'en ont que peu fabriqué chez eux. Les fameux « bleus de Hué » viennent en réalité de Chine. Ce sont des articles d'exportation, provenant pour la plupart de King- tô-tchen ou du Fou-Kien. L'art où les Annamites ont le mieux réussi, est incontestablement la sculpture sur bois. Parmi les portraits de religieux bouddhistes datant de l'époque des Lê, il en est qui sont des œuvres remarquables, comme, par exemple, la statue du bonze Minh à Trach-Lam dans le Thanh-hoa. Il ne semble pas que l'Annam ait jamais produit de grand peintre. Artisans honnêtes, appliqués et prodigieusement habiles, les Annamites, pourtant, n'ont que rarement franchi le seuil qui sépare l'art propre¬ ment dit des arts industriels et des métiers. Les préceptes des Wang-Wei et des Tchao Mong-fou n'ont point fait éclore parmi eux de vocation qui eût mené à la maîtrise. Aussi, la peinture annamite ne dépasse- 210 INDOCHINE t-elle guère le niveau représenté en Chine par l'imagerie populaire et les petites encyclopédies illustrées, que l'on peut acheter, pour un prix modique, dans les échoppes de Changhaï et de Canton. Il y a quelques années, on a créé à Hanoï une Ecole des Beaux-Arts, où de jeunes Annamites se familiarisent avec l'esthétique et la palette des peintres européens. On a essayé, en même temps, de mettre sous leurs yeux des spécimens choisis de l'art chinois et japonais. Cette méthode d'enseignement portera-t-elle ses fruits? Il est permis de l'es¬ pérer, mais il faudra un recul de quelque vingt ou vingt-cinq ans pour que l'on puisse se faire une idée exacte des résultats acquis. II. — CAMBODGE On a cru pendant longtemps qu'il n'existait au Cambodge aucune œuvre d'art antérieure aux vie-vne siècles. Les sculptures bouddhiques en grès, découvertes en 1923 à Romlok (Tà Kèo), permettent d'espé¬ rer que l'art du Founan n'a pas complètement disparu et que nous pourrons un jour en entreprendre l'étude en nous basant sur des témoi¬ gnages moins vagues que celui des textes. L'une d'entre elles, un boud¬ dha debout et hanché, aux vêtements plaqués sur le corps, est nettement apparenté aux images indiennes du temps des Gupta, tandis qu'une tête à ovale elliptique, d'une facture assez appuyée, fait songer à l'art d'Amarâvatî. Elle date au plus tard des ive-ve sièclesi. Si l'on s'en réfère au pèlerin chinois Yi-tsing, dont le voyage dans les mers du Sud date de 671-695, les gens du Founan avaient d'abord « adoré les devas ». Ensuite, la Loi du Bouddha prospéra et se répandit chez eux. « Mais aujourd'hui, ajoute cet auteur, un roi méchant l'a com¬ plètement détruite, et il n'y a plus du tout de bonzes; les hérétiques y sont mélangés. » Les « hérétiques », ce sont sans nul doute les adeptes des cultes brahmaniques qui ont évincé le bouddhisme du Founan vers la fin du v® siècle. C'est à des idoles hindouistes que se rapporte fort probablement un passage du Leang chou : « De ces génies du ciel ils font des images 1. A la même époque appartient une statue de bronze trouvée à proximité de Dong diiong (Annam) en 1911. Elle représente le Bouddha debout, faisant le geste de l'argumentation et soulevant de la main gauche le bord de sa robe monastique. Cette belle pièce, conservée au Musée de Hanoï, paraît être de provenance sin- ghalaise. ART ET ARCHÉOLOGIE DE L'IXDOCHINE 211 en bronze; celles qui ont deux visages ont quatre bras; celles qui ont quatre visages ont huit bras. Chaque main tient quelque chose, tantôt un enfant, tantôt un oiseau ou un quadrupède, ou bien le soleil et la lune. » Jusqu'ici, le sol de l'Indochine n'a point livré de bronze hin douiste qui puisse être attribué à l'art du Founan. Par contre, le Musée de l'Ecole Française à Hanoï a reçu en 1925 un petit Lokeçvara à quatre bras, de très fine facture, mais malheureusement brisé en plusieurs morceaux, lequel, bien que trouvé en Annam (Binh-thuân), semble se rattacher à un art plus assujetti aux traditions indiennes que l'art cham. Il se peut que nous ayons affaire à une statuette exécutée dans un atelier du Founan, mais les données d'ordre archéologique dont nous disposons ne sont pas suffisantes, pour que nous puissions l'affirmer. Au dire des Chinois, les habitants du Founan étaient non seulement des ciseleurs exercés, mais aussi d'habiles charpentiers et sculpteurs sur bois : « Ils abattent des arbres pour construire leurs demeures. Le roi habite dans un pavillon à étage. Ils font leurs enceintes avec des palissades de bois... Ils ornent et ils gravent leurs maisons. » Il ne semble pas qu'ils aient employé la brique pour leurs constructions. Du moins, il n'en est point question dans les textes. L'emploi de cette matière ne se propage qu'au vne siècle, lorsque le royaume des Kambujas eut défi¬ nitivement succédé au Founan. L'art des Kambujas ou art khmèr a connu deux époques de floraison. La première est représentée par les temples de Sambor Prei Kuk dans la résidence de Kompong Thom, édifiés dans la première moitié du vne siècle par le roi Içânavarman; l'autre atteint son point culminant avec la fondation, dans la région du Tonlé Sap ou Grand Lac, entre 877 et 910, d'une capitale nouvelle, Yaçodliarapura, connue sous le nom d'Angkor, qui devint le centre politique et religieux d'un empire puissant. Les temples brahmaniques de Sambor, dont le dégagement métho¬ dique a été commencé en 1927, sont de fort belles tours ou pràsàt en briques, tantôt isolées, tantôt disposées par groupes, et entourées, dans ce cas, d'une enceinte quadrangulaire. Leur ornementation est sobre. Elle consiste en linteaux et colonnettes de grès, et en divers motifs exé¬ cutés à même la brique et revêtus d'une sorte de stuc sur lequel on relève encore des traces de peinture. 212 INDOCHINE Peu éclairés à l'intérieur, ces sanctuaires ne renferment qu'une seule salle, carrée ou légèrement oblongue, octogonale par exception, que pré¬ cède parfois un couloir-vestibule. Elle n'a aucun décor sculpté. Au- dessus de la salle, les briques, posées en encorbellement, forment comme un puits aux parois inclinées, dont le haut se perd dans l'ombre. Le temple n'a qu'une entrée, orientée habituellement vers l'Est ou plutôt vers l'Est-Sud-Est, et à laquelle correspondent, dans certains cas, de fausses portes sculptées sur les trois autres faces de la tour. Son cou¬ ronnement se compose d'une sorte de haute pyramide élagée, sym¬ bolisant, selon la tradition indienne, le sommet du mont Kailâsa ou de quelque autre montagne sacrée, et dont chaque gradin reproduit le corps principal du temple avec tous ses détails, mais en les rapetissant et en les simplifiant progressivement. Un soubassement de briques sup¬ porte le tout. Cet ensemble se complétait, sans doute, d'une clôture en bois ou en bambous, lorsque le temple était isolé. Le centre de la cella était occupée par un autel de pierre muni d'une « cuve à ablutions », dont la destination était de recevoir les parfums, le beurre fondu, l'eau lustrale et les autres liquides, répandus par les officiants sur l'idole. Celle-ci était tantôt la statue d'une divinité brah¬ manique, tantôt un linga. Les motifs sculptés à l'extérieur des tours sont empruntés la plupart du temps à l'art indien de l'époque des Gupta, Sur les linteaux on retrouve l'arceau chargé de médaillons, de fleurons et de pendentifs, dont la courbe s'interpose entre deux monstres marins (makara) affron¬ tés, à la queue épanouie en panache. Les colonnettes rondes sont ornées d'oiseaux stylisés, de motifs d'orfèvrerie. La base est sculptée de cases de damier, alternativement pleines ou creuses, de pétales de lotus, de feuillages. Un motif qui revient sans cesse comme ornement mural, est celui du « Palais Céleste » peuplé de dieux et de génies, et que soulè¬ vent dans l'air les minuscules figurines de marmousets et d'animaux fabuleux. Fait curieux : parmi les personnages représentés à Sambor, tant sur les linteaux que sur les faces des tours, il en est qui portent le bonnet pointu des Indo-Scythes. Il existe un assez grand nombre de temples khmèrs datant du vjie siècle. Ils se répartissent sur un territoire très étendu, dont les limites dépassent considérablement les frontières politiques du Cam¬ bodge actuel, Presque tous sont en briques. Parmi les rares monii- ART ET ARCHÉOLOGIE DE L'INDOCHIXE 213 ments de pierre appartenant à cette époque, il convient de mentionner les deux « cellules » de Hanchei et de Sambor, édifiées en dalles de grès, et l'Asram Mahârosei, temple consacré à Harihara, dieu à double entité, vénéré à la fois comme Vishnu et comme Çiva, et dont le culte paraît avoir été très répandu dans le Cambodge primitif. L'image qui occupait jadis la cella centrale de ce dernier temple a été transportée au Musée Guimet. On a peut-être trop insisté sur l'influence que l'art de l'Inde du Sud aurait exercée sur l'art klimèr, avant la fondation d'Angkor. Les affi¬ nités avec l'art de l'Inde septentrionale sont de beaucoup les plus mani¬ festes, les plus faciles à prouver. Du reste, c'est dans le Nord de l'Inde que s'est élaboré et perfectionné le procédé technique de la brique sculptée, procédé qui a été si habilement appliqué dans la décoration des temples khmèrs de la première période. L'architecture d'Angkor (ixe-xie siècles) doit son prodigieux essor à l'emploi du grès et de la latérite qui commencent à remplacer la brique vers la fin du ixe siècle, et à l'introduction, dans le plan des construc¬ tions, de nombreux éléments nouveaux, tels que soubassements en forme de hautes terrasses ou de pyramides à gradins, avenues dallées, perrons monumentaux, galeries voûtées sur piliers, couloirs et vestibules. Les tours où se dressent les autels se parent d'avant-corps et de frontons surchargés de sculptures, et leurs sommets étagés, hérissés d'antéfixes, finissent par s'adapter aux contours curvilignes de l'ogive. Cependant, à l'intérieur, l'aménagement reste le même : une simple cella carrée, sans fenêtres et sans ornements, tout comme dans les temples du Cam¬ bodge préangkorien. Car, malgré leur penchant pour tout ce qui est décoration et mise en scène architecturale, les Khmèrs n'ont jamais enfreint la règle indienne qui prescrit de placer les images divines dans des « gîtes » de dimensions modestes. L'exemple le plus parfait de cet art est Angkor Yat, le « Parthénon cambodgien », vaste fondation vishnouite, élevée vers le milieu du xiie siècle par Sûryavarman II, et dont l'architecte paraît avoir été un pandit du nom de Divâkara. Ce magnifique ensemble, complètement dé¬ gagé de la forêt par les soins de l'Ecole Française d'Extrême-Orient, s'ordonne harmonieusement, avec une clarté et une logique parfaites, autour d'un pràsàt haut de 42 m., dont le sommet domine toute la plaine d'Angkor, des bords du Grand Lac jusqu'à la silhouette bleutée du 214 INDOCHINE mont Kulèn. Quatre autres tours se dressent aux angles d'un carré formé par la rencontre de quatre galeries qui communiquent avec le sanctuaire central par des passages couverts. Les tours et galeries, avec les porti¬ ques qui les relient entre elles et les courettes qui les séparent, sont posées sur un soubassement carré, haut de treize mètres, et qui ne mesure pas moins de 240 mètres à sa base, non compris les saillies de douze perrons monumentaux. Autour de ce massif sont disposées d'au¬ tres galeries, se dressent d'autres tours. Des escaliers et des couloirs assurent la communication entre elles et permettent de descendre vers les galeries des bas-reliefs. Celles-ci font le tour d'une vaste cour gazon- née, au milieu de laquelle s'élève le soubassement du deuxième étage, socle gigantesque d'où s'élance le massif central avec ses cinq pràsàts. Les célèbres bas-reliefs historiques d'Angkor Vat se déroulent sur huit panneaux qui ont chacun de 50 à 65 m. de longueur. Exécutés en très faible saillie, ils ont été comparés à des fresques de pierre. Les sujets sont empruntés aux grands poèmes épiques de l'Inde, le Râmâyana et le Mahâbhârata, mais on y voit également une représentation du Juge¬ ment dernier, des Cieux et des Enfers hindous, ainsi que l'évocation magnifique d'un défilé de troupes en présence d'un roi, dont le nom gravé sur la frise, Paramavishnuloka, est l'appellation posthume de Sûryavarman II, l'édificateur d'Angkor Vat. Nous ne pouvons énumérer ici tous les sujets tirés des légendes. La Bataille de Lankâ est une mêlée frénétique, bestiale, où singes et râksha- sas s'enlacent comme des lianes subitement métarmorphosées en fauves. Le Barattement de la Mer de lait, au contraire, est la glorification de l'ordre et de l'effort discipliné des foules, symbolisés par les équipes des devas et des asuras qui arrachent des trésors au chaos écumant. L'enceinte extérieure d'Angkor Vat est constituée par un mur de laté¬ rite ayant un peu plus d'un kilomètre (Est-Ouest) sur 815 mètres (Nord- Sud), et muni de quatre porteries monumentales, celle de l'Ouest étant l'entrée principale. Un fossé large de plus de 200 m. entoure le temple sur ses quatre faces. La décoration sculptée d'Angkor Vat est d'une richesse inouïe. Autour des frontons historiés rampent des monstres aux crêtes flammées, dont les dents pointues s'enfoncent dans le corps écailleux des nâgas polycé- phales. Les linteaux disparaissent sous une frondaison de feuillages vigoureusement modelés, et les parois s'habillent de « tapisseries » sculp- ART ET ARCHÉOLOGIE DE L'iNDOCHINE 215 tées en très léger relief, et qui se répètent sur les baies des portes et des fenêtres. Sur les frises d'entablement et sur les murs des galeries, s'alignent à l'infini des apsaras ou danseuses divines. Des brahmanes en prière sont accroupis à la base des piliers. Devant chaque perron, enfin, des lions de pierre montent la garde, tandis que des nâgas maj es- tueux, traités en motif de balustrade, veillent sur les chaussées et les terrasses. Mais la plus belle parure d'Angkor Vat, c'est la foule des devatâs qui animent les façades de tous les édifices, accueillent le visi¬ teur à l'entrée de chaque galerie, se dissimulent, souriantes et rêveuses, dans la pénombre grise des salles et des vestibules exigus. Exé¬ cutées en bas-relief, tantôt encadrées de légers arceaux ondulés, tantôt se détachant sur un fond de fleurs et de ramages, elles attirent les regards par la richesse de leurs tiares, bracelets et colliers, par l'or¬ donnance savante de leurs coiffures, par la grâce un peu apprêtée de leurs gestes. Toutes ces sculptures étaient jadis avivées de cou¬ leurs claires, et au-dessus de ces merveilles, les neuf sommets d'Angkor Vat, fastueusement peints et dorés, resplendissaient comme des lotus en pierres précieuses. Imagiers de génie et décorateurs incomparables, les Khmèrs n'ont cependant jamais atteint à la maîtrise dans l'art de construire des édi¬ fices en pierre. L'arc à claveaux leur était inconnu. Pour couvrir leurs salles et leurs galeries, ils utilisaient la voûte à joints horizontaux et à encorbellements successifs. Les murs, montés sans aucun mortier de liaison, n'opposent, la plupart du temps, qu'une faible résistance à l'action des figuiers et des lianes qui les. poussent et les étreignent. Pour consolider les assises de pierre, les maîtres-d'œuvres khmèrs avaient recours à des ancres et des crampons de fer. Parfois, pour éviter l'affais¬ sement ou la rupture d'un linteau de grès, ils logeaient dans la maçon¬ nerie une robuste poutre de bois. Les architectes d'Angkor ont beaucoup employé la latérite ou pierre de Bien-hoa pour les soubassements, murs et tout ce qui est gros oeuvre; ils n'édifiaient en grès que les parties destinées à être sculptées. A un kilomètre et demi au Nord d'Angkor Vat se trouve la cité royale d'Angkor Thom (Yaçodharapura). Elle est entourée d'un mur d'enceinte en latérite, haut de presque huit mètres, et d'un large fossé. L'ensemble constitue un quadrilatère assez irrégulièrement tracé, dont la superficie 216 INDOCHINE totale est d'environ neuf kilomètres carrés. De l'ancienne capitale khmère il ne reste plus que ce qui fut édifié en pierre : temples, ter¬ rasses, bassins, murs et chaussées; les édifices en matériaux légers ont dû disparaître peu de temps après que la ville, abandonnée par ses habitants, devint la proie de la jungle. On ne peut reconstituer ses splen¬ deurs d'autrefois que par un effort d'imagination, en laissant agir sur soi le charme de ses ruines ombragées de hauts arbres et envahies par les herbes, et en relisant les pages que lui a consacrées un auteur chinois de la fin du xina siècle, Tcheou Ta-kouan. On avait cru, jusqu'ici, que le temple élevé au centre de cette capi¬ tale et connu sous le nom de Bayon, était une œuvre de Jayavarman II ou de Yaçovarman I et qu'il devait, de ce fait, être attribué à la pre¬ mière ou à la seconde moitié du ixe siècle. A la suite des recherches toutes récentes, de MM. Philippe Stern et George Cœdès, il a été prouvé qu'il appartient à l'époque de Jayavarman VII, souverain adonné aux doctrines du bouddhisme mahâyâniste et dont les gran¬ dioses visions architecturales, tout en attestant sa fervente piété, portent l'empreinte d'un orgueil quasi néronien (1181 après 1201). On ne sait au juste la signification symbolique des cinquante et quelques tours ornées de faces divines qui donnent au Bayon l'aspect étrange d'une foule de souriantes idoles. Mais ce qui paraît certain, c'est qu'il s'agit d'un sanctuaire ou plutôt d'un vaste ensemble de chapelles affectées au culte du bodhisattva Lokeçvara et d'autres divinités mahâyânistes. Ce n'est sans doute qu'après la mort de son fondateur, que le Bayon fut transformé en temple brahmanique, et que les images du bodhisattva miséricordieux furent enlevées de ses frontons sculptés. C'est à Jayavarman VII qu'il convient d'attribuer également l'enceinte et les cinq portes d'Angkor Thom, devant lesquelles des géants de pierre s'apprêtent à baratter la Mer de lait. A la même époque appartiennent la purî ou cité royale de Banteai Chmar, les deux Prah-Khan d'Angkor et de Kompong Svay, le Ta Prohm, Banteai Kdei, la Terrasse Boyale, la célèbre frise des Eléphants et une foule d'autres monuments. Une des créations d'art les plus originales de ce règne est le Neak Pean (pro¬ noncer : Neak Ponne), sanctuaire-îlot élevé au milieu d'un bassin et consacré à Lokeçvara dont l'image, sous l'aspect du cheval sauveur Balâha, se mire dans l'eau, au-dessous des branches entrelacées d'une liane arborescente. L'aménagement de ce curieux petit sanctuaire, ainsi ART ET ARCHÉOLOGIE DE L'iNDOCHINE 217 que les sujets sculptés sur les quatre pavillons, aux bords du bassin, font supposer qu'il s'agit là d'un lieu de pèlerinage où s'opéraient des guérisons miraculeuses. Soucieux de multiplier les moyens de communication entre ses di¬ verses capitales et ses garnisons, Jayavarman VII fit construire des chaussées et des ponts en latérite, dont un certain nombre sont encore praticables. Il éleva, également, des hôpitaux et de nombreuses salles pour les voyageurs et les pèlerins (dharmaçâlâs), qu'il fit placer sous la protection de son patron divin, le bodhisattva Lokeçvara. La période d'art inaugurée par ce souverain s'inspire de principes très différents de ceux qui ont trouvé leur application magistrale sous le règne de Sûryavarman II, l'édificateur d'Angkor Vat. Les grands tem¬ ples ne se composent plus d'éléments cristallisés autour d'un centre, mais s'étendent en longueur. Les hauts soubassements disparaissent. Les terrasses, les galeries et les allées monumentales se développent sur un terrain uni; dans la conception de ces vastes et confus ensembles, l'idée du cheminement l'emporte sur celle de l'ascension. Les fonda¬ tions religieuses de cette époque cessent d'être uniquement des mon¬ tagnes symboliques; elles évoquent plutôt des continents entiers avec les mers qui les entourent, représentées, celles-ci, par des douves et des bassins. L'emprise des tendances nouvelles se manifeste également dans tout une importance qu'elle n'avait pas eue jusqu'alors, et même le statuaire une importance qu'elle n'avait pas eue jusqu'alor.s et même le statuaire impose ses conceptions à l'architecte jusqu'à lui suggérer la cons¬ truction de temples anthropomorphes, tels que les tours du Bayon. On devine chez l'animateur de cet art le désir de frapper l'imagina¬ tion des foules et de créer autour de soi une atmosphère d'apothéose extatique, mais ce qui n'est pas moins manifeste, lorsqu'on étudie de près les monuments qui datent de lui, c'est le désarroi de ses archi¬ tectes devant une tâche qui dépassait leurs forces, et la défection trop fréquente de leurs équipes. L'époque de Jayavarman VII est une épo¬ que de décadence. Elle annonce la fin de l'art khmèr. Mais l'œuvre, qui en porte l'empreinte, ne manque ni de grandeur, ni d'attrait, et mérite une place d'honneur parmi les manifestations les plus étonnantes du génie asiatique. 218 INDOCHINE L'impression d'ensemble que produit sur nous l'architecture d'Angkor est celle d'un art singulièrement complexe et relié par des filiations multiples aux arts de l'Occident. Certaines de ses formules évoquent nos cathédrales romanes et gothiques, les palais de la Renaissance. On songe également à la Grèce, à la Perse, à l'Assyrie. Il suffit cependant d'un coup d'œil sur la chronologie des monuments khmèrs pour écarter, comme historiquement inadmissible, tout rapprochement direct basé sur de pareilles analogies. Tout au plus peut-on admettre, dans quel¬ ques rares cas, une légère influence iranienne ou hellénistique qui a pu pénétrer au Cambodge vers les vie-vu siècles à travers l'art hindou. Par contre, il convient peut-être d'appuyer sur le fait, que les relations du Cambodge avec Java, le Champa et la Chine ont laissé des traces dans l'art khmèr. La statuaire khmère est représentée par deux types de sculptures. Le style dit « pré-angkorien » se distingue par l'élégance des propor¬ tions (vu6 siècle). Parfois les sculptures de ce type reproduisent les attitudes hanchées des idoles indiennes. Le plus parfait spécimen da¬ tant de cette période est la superbe statue de Harihara au Musée de Phnom-Penh (Pràsàt Andet), statue dans laquelle certains auteurs ont cru reconnaître comme le souvenir lointain du canon de Lysippe. Un autre beau Harihara de grande taille a été récemment trouvé à Sambor; il est malheureusement incomplet. Celui du Musée Guimet enfin, malgré les nombreuses mutilations qu'il a subies, est une oeuvre imposante par la simplicité synthétique du modelé et sa belle allure hiératique. Les statues de l'époque dite « classique » (xe-xne siècles) ne sont pas tou¬ jours d'une exécution habile, mais la lourdeur et la raideur des formes sont souvent compensées par la douceur du sourire dont s'anime le visage aux yeux clos. Les statuaires du Cambodge ancien n'ont pas connu le marbre. Les sculptures qu'ils nous ont laissées sont exécutées dans un grès très tendre de couleur gris-brun ou rose. Dans les pièces particulièrement soignées, les surfaces ont été polies, et le grès, ainsi traité, a pris l'apparence du marbre gris. A l'instar des Hindous, leurs maîtres, les Khmèrs ont été de fort habiles bronziers, et les statuettes, clochettes, grelots, conques lustrales et pendentifs ciselés par eux ont depuis longtemps attiré l'attention des amateurs. Leur procédé technique était presque exclusivement la cire perdue. ART ET ARCHÉOLOGIE DE L'INDOCHINE 219 Les sculptures khmères sont relativement rares dans les musées d'Europe. Une collection remarquable, la plus importante après celle du Musée Albert Sarraut à Phnom-Penh, se trouve au Musée Guimet, à Paris et à Lyon. Le Musée du Trocadéro possède un ensemble très instructif de moulages et quelques pièces originales rapportées du Cam¬ bodge par Louis Delaporte. Après la chute de l'Empire khmèr, le Cambodge, devenu un royaume vassal, perd le contact avec ces grandes traditions d'art. Cependant, le sentiment artistique était encore vivant chez les Khmèrs au début de ce siècle. La sculpture sur bois, l'incrustation, l'orfèvrerie et la fabri¬ cation d'objets laqués étaient au Cambodge, il y a vingt ans à peine, des métiers prospères, de même que le tissage des sampot hôl qui occu¬ pait jadis de nombreuses familles. Quant à la pagode cambodgienne, avec son vihâra blanc aux sveltes colonnes de bois et aux frontons dorés, ses cedei (stûpas) en forme de clochettes, ses sâlâs et cellules de bonzes disséminées sous de vieux arbres, elle répondait fort bien à sa double destination, artistique et religieuse. Par malheur, le Cambodge, comme tant d'autres pays asiatiques, n'a pas su résister à l'emprise du goût moderne. Depuis que l'automobile y a remplacé la charrette à bœufs et l'éléphant, on constate une fâcheuse régression des arts et des métiers indigènes. L'emploi du ciment armé y a, en outre, créé une archi¬ tecture nouvelle qui rivalise, par sa laideur, avec les monstrueuses constructions modernes, élevées par les bouddhistes de Ceylan. En dépit des efforts louables, tentés par l'Ecole des Arts Cambodgiens, l'art khmèr est sur le point de disparaître, et bientôt, sans doute, les souples et hiératiques danseuses du Palais Royal, avec leurs étincelantes parures, seront pour le visiteur de Phnom-Penh le dernier chaînon entre l'esthé¬ tique du présent et celle du passé. III. — GHAMPA L'art khmèr primitif et l'art cham offrent entre eux tant d'analogies manifestes, qu'on est tenté d'admettre pour ces deux arts une origine commune et de supposer qu'ils se sont formés, l'un comme l'autre, au contact de traditions reçues du Founan. Mais tandis que les pràsàts 22Ô Indochine d'Içânavarman à Sambor Prei Kuk ne représentent, pour ainsi dire, qu'un premier état de l'art cambodgien, les tours de Mi-sôn, qui les évoquent à tant d'égards, correspondent, elles, déjà à la pleine maturité de l'art cham. La cité sainte de Mi-sôn, en Annam Central, occupe le fond d'une vallée déserte qui mesure environ deux kilomètres dans sa plus grande étendue. Le soir, les hautes montagnes enveloppent les ruines de leur ombre silencieuse. Lors des grandes pluies, en automne, un ruisseau qui serpente sous les herbes sauvages, déborde et les entoure d'une nappe d'eau. Le nombre des monuments relevés à Mi-sôn par Henri Parmentier et Charles Carpeaux pendant leur mémorable campagne de fouilles en 1903-1904, est exactement de 67. Ils sont tous en briques, les Chams n'ayant jamais bâti en pierre. Le principal temple est une grande et belle tour qui date de la fin du vie siècle et passe à juste titre pour le chef-d'œuvre de l'architecture chame. Dédiée au culte du linga Bha- dreçvara, elle s'élève à la place d'un sanctuaire en bois détruit par un incendie. Le temple a par exception deux entrées au lieu d'une. Orien¬ tées à l'Est et à l'Ouest, elles sont précédées d'un vestibule qui est la copie en réduction du temple même. Les baies s'encadrent de piédroits et d'un linteau de grès, au-dessous d'un tympan sculpté dans la même matière. Les faces nord et sud de la tour sont parées de fausses portes. Le couronnement se compose de quatre étages dont le dernier était sommé d'un motif terminé en forme de cône curviligne. Entourée à sa base d'un groupe de templions, la tour est posée sur un soubasse¬ ment mouluré et orné d'appliques. Les fines sculptures qui la décorent à l'extérieur, ont été exécutées dans la brique après achèvement de la bâtisse. Elles sont de fort habile composition. Les pilastres sont garnis de rinceaux rampants; des figurines d'orants s'encadrent d'arceaux et de colonnettes; des garudas ouvrent leurs ailes; des apsaras font le geste de la prière en joignant les mains. Quant au soubassement de la tour, il est sculpté de lions et d'éléphants. A l'intérieur, les parois du temple sont nues. On n'y voit que six niches creusées dans la maçonnerie et des¬ tinées, sans doute, à recevoir des luminaires. L'autel se composait d'un piédestal carré et d'une cuve à ablutions. Les fragments d'un linga ont été trouvés à côté. Plusieurs autres tours profilent leurs silhouettes rouges contre les Art et archéologie de l'indochixë 221 pentes vert-sombre du cirque. Elles sont flanquées d'édicules annexes et parfois entourées d'une enceinte. En face de la Grande Tour, de l'autre côté du ruisseau, se dresse un bâtiment qui s'allonge en nef, et dont les murs décorés de pilastres montrent un alignement hiéra¬ tique de personnages en prière, dans des niches finement ciselées. Les ruines de Mi-sôn ont livré un nombre considérable d'inscriptions en sanskrit et en cham, gravées tantôt sur des stèles en grès, tantôt sur des piliers ou des piédestaux. La plus ancienne, rédigée en prose sans- krite, remonte à l'époque du roi Bhadravarman I, fondateur de Mi-sôn. Les sculptures sur pierre, recueillies dans ce site, ont été transpor¬ tées pour la plupart au Musée de Tourane. C'est là que l'on peut ad¬ mirer un Skanda magnifique debout sur sa monture, le paon. On y voit aussi deux Ganeças magistralement interprétés, dignes d'être comparés aux Ganeças javanais. Mais ce qui, peut-être, attire le plus notre atten¬ tion, c'est une suite de petits bas-reliefs dont l'ensemble constituait le parement d'un piédestal d'idole. Ces bas-reliefs évoquent la vie des saints ermites au milieu des montagnes boisées, peuplées de sangliers, de cerfs et de tigres. Dans ces scènes qui sont peut-être l'illustration d'un texte sanskrit, la musique tient une très grande place. Nous assis¬ tons également à un sacrifice au pied d'un arbre, à une leçon donnée par un brahmane à un néophyte agenouillé devant lui, à une séance de massage. Les marches du piédestal sont ornées de porteurs d'offran¬ des et de génies célestes dont l'attitude n'est, à proprement parler, ni celle de la danse ni celle du vol à travers l'espace, et qui paraissent soulever dans l'air un palais ou un trône invisible. Enfin, c'est dans la vallée de Mi-sôn, derrière l'une des tours du groupe occidental, que fut trouvée la parure complète, en or repoussé et ciselé, d'une idole demi-grandeur. Elle se compose d'une tiare en forme de dôme fleuronné, avec temporaux et couvre-nuque, de brace¬ lets, de jambelets, de deux colliers dont un rigide, de boutons et de pendants d'oreilles... Tous ces objets furent retirés d'une jarre remplie de terre, et qui contenait encore des fleurs d'or, des lingots d'or, de fines feuilles d'or et d'argent. Cet ensemble unique date probablement du Xe siècle. Il est conservé au Musée de Hanoï. Les temples de Mi-sôn constituaient une fondation religieuse, sorte de cité divine, dédiée à Çiva. Visitée tous les ans par des milliers de 222 INDOCHINE pèlerins, elle n'était habitée que par les brahmanes et les serviteurs du dieu. La capitale du royaume, « brillant de lotus blancs », Simhapura ou Indrapura, se trouvait à Tra-kiêu, à environ 12 km. au S.-O. de Faifo. D'après le Chouei king tchou, elle avait des murs en briques hauts de 30 pieds et percés de meurtrières, avec tours et palanques; au centre s'élevait un réduit fortifié; quatre portes donnaient accès à l'intérieur de la ville. Des fouilles effectuées en 1927-28 à Tra-kiêu par l'Ecole Française ont permis de vérifier le témoignage des textes chinois et de les compléter par de nombreuses données nouvelles. La capitale chame avait pour centre religieux un groupe de huit tem¬ ples brahmaniques. Le principal temple paraît avoir été un édifice remarquable, non seulement à cause de ses dimensions exceptionnelles, mais aussi par la quantité et par la qualité des sculptures sur pierre qui en constituait la parure plastique. Les temples s'élevaient sur une terrasse. A proximité se trouvait un port intérieur accessible aux jon¬ ques de mer. Quant à la ville proprement dite, ses vestiges occupent une surface de près de six hectares, à une profondeur variant de 1 m. à 2 m. 50. Ajoutons qu'une inscription du vu6 siècle, trouvée à Tra-kiêu, commémore la construction d'un temple en l'honneur du grand rishi et poète Vâlmîki, auteur du Râmâyana. Le principal sanctuaire de Tra-kiêu abritait un autel gigantesque autour duquel des sculptures en haut-relief se déroulaient à la façon d'une frise de quelque vingt mètres de longueur. Le sujet interprété par l'artiste était un cortège de danseurs et de musiciens accompagnant un char sacré. Par malheur, il ne subsiste de cette œuvre capitale que des morceaux plus ou moins mutilés, mais le peu qui nous en reste suffit pour attester la haute valeur esthétique de l'ensemble disparu. Les attitudes des danseuses sont d'une séduisante souplesse et toutes pénétrées de rythme. Quant aux musiciens, ils paraissent être entraînés, eux aussi, par la cadence accélérée qui règle le mouvement du cortège. Devant ces sculptures si étonnantes de vie et de vérité, on ne tarde pas à se rendre compte de l'emprise que la musique a exercée sur la plas¬ tique chame. Vers la fin du ixe siècle, sous le règne d'Indravarman II (875-80), un nouveau centre religieux fut fondé à proximité de la capitale. Mais cette fois il ne s'agissait pas d'une ville sacrée, séjour des dieux brahma¬ niques, mais d'un monastère mahâyâniste placé sous la protection du ART ET ARCHÉOLOGIE DE L'iNDOCIIINE 223 bodhisattva Lokeçvara. Toutefois, le culte qu'on y célébrait devait être fortement imprégné de doctrines çivaîtes, car la charte d'Indravarman mentionne à la fois Lokeçvara et le linga Bhadreçvara, le même que l'on adorait dans la vallée de Mi-sôn. Les ruines de ce monastère, dissimulées derrière un rideau d'arbres et entourées de rizières, se trouvent à côté du village de Dông-duong dans la province de Quang-nam. Leur plan évoque les cités mahâyâ- nistes que Jayavarman VII fera construire au Cambodge, à la fin du xne siècle. Les temples de Dông-duong ont des proportions lourdes et trapues. Ils représentent l'art dit « cubique ». On rencontre aussi des bâtiments en « huches à pain », dont les parois vont en s'évasant, et qui repro¬ duisent probablement des habitations indigènes en matériaux légers ou mixtes. La principale idole de Dông-diiong était un grand bouddha assis à l'européenne et dont les deux épaules sont couvertes par le manteau monacal; le front est marqué de l'ûrnâ; les mains reposent sur les cuisses. On a trouvé également à Dông-duong des statues repré¬ sentant des moines bouddhiques, les uns debout et offrant un lotus, les autres agenouillés, un brûle-parfum à la main. Associées à d'autres sculptures provenant du même site, elles devaient être groupées à droite et à gauche de la principale idole et composer avec elle une sorte de retable, arrangement analogue à ceux que l'on peut voir en Chine, dans les grottes de Touen-houang et de Long-men. Toutes ces statues ont un modelé facial accusé à l'excès : lèvres épaisses, bouche largement fendue, nez pointu aux ailes écartées, sourcils en forme d'applique. Ces traits caractéristiques se retrouvent dans maintes autres sculptures de la même époque. Les monuments de Tra-kiêu avec Mi-sôn et Dong-diiong, évoquent le Champa au temps de son plein épanouissement (vne-ixe siècles). Plus haut dans le passé de ce royaume remontent les traditions qui se rat¬ tachent au rocher de Pô Nagar. C'est là, en effet, que se trouvait le plus ancien sanctuaire des Chams. Elevé sur une petite presqu'île, face à la mer, il abritait la divinité tutélaire d'une colonie indienne qui s'était établie au début de notre ère sur les bords de la baie de Nha- trang. Le sommet de sa tour, visible de loin, a dû souvent servir de repère aux pirates chams qui croisaient au large sur leurs bateaux rapides. Pillé et incendié en 774 par les Malais, le temple fut recons- INDOCHINE. T. I. 15 !2 24 INDOCHINE truit peu de temps après (784-817) ; la plus récente de ses tours date de 1256. La déesse qui résidait dans ce sanctuaire était la Yang Pô Nagar ou « la Dame de la Cité » que les textes sanskrits appellent Bhagavatî. Lorsque, chassés par les Annamites, les Chams quittèrent le pays, son culte fut transporté à la pagode de Mong Dù'c, dans la vallée de Phan- rang, mais on n'osa point déplacer son image. Les Annamites la vénèrent à l'instar d'un génie. C'est une belle idole assise, à dix bras, sculptée dans une pierre noire et dure; elle représente Umâ-Pârvatî, la déesse himalayenne, épouse de Çiva. Vers la fin du Xe siècle, à la suite d'une guerre désastreuse contre les Annamites, la capitale du Champa fut reportée plus au Sud, au Binh- Dinh. On l'appela Vijaya. Plus tard elle reçut le nom de Cha-bàn. Au¬ tour de la nouvelle cité royale s'élevèrent de nouveaux sanctuaires : les tours dites à'Argent, de Cuivre, d'Ivoire et d'Or, les groupes de Hiing- thanh et de Binh-lâm. Ce sont encore de fort beaux temples. Placés la plupart du temps sur le sommet d'une colline, ils font penser à des tours de guet. Mais on en construit de moins en moins. Le pays est constamment alerté, envahi par l'ennemi, souvent en détresse. Les archi¬ tectes et les maçons commencent à manquer, ou bien ils sont employés à d'autres travaux que l'édification de temples. Aussi le déclin est-il rapide. Les traditions se relâchent, se perdent. La parure sculptée des tours devient lourde et embrouillée. Les rinceaux se disloquent, se décomposent, se transforment en arabesques confuses; la décoration animale devient de plus en plus sèche et conventionnelle, la figure hu¬ maine se schématise, et l'idole divine prend l'aspect quasi caricatural d'un fétiche anthropomorphe aux jambes atrophiées. Quant à la tour elle-même, elle perd ses proportions et ses lignes, et son sommet, tantôt écrasé par des amortissements trop lourds, tantôt surchargé de « pièces d'accent », finit par découper sur le ciel une silhouette barbare. Si le temple de Pô Klaung Garai, fondé par Jaya Simhavarman III à la fin du xme siècle, atteste la pleine décadence de l'art cham, celui de Pô Romê, édifié vers le milieu du xvne siècle, en marque la fin. A l'heure actuelle les Chams ont à peu près disparu. Il n'en existe plus que quelques agglomérations insignifiantes dans l'Annam du Sud et au Cambodge. Ils habitent des huttes misérables qu'ils entourent de haies épineuses. Leur religion, lorsqu'ils ne sont pas musulmans, est un ramas- ART ET ARCHÉOLOGIE DE L'iNDOCHINE 225 sis de rites et de croyances confuses, où les superstitions et la sorcellerie tiennent une place prépondérante. Mais le contact avec le passé subsiste encore. Ainsi, le bœuf est resté pour eux un animal sacré, et sa chair est frappée d'interdiction. Une ou deux fois par an, les Chams Kafirs de Phanrang se réunissent dans le sanctuaire de Pô Klaung Garai, pour assister à des cérémonies religieuses célébrées par des prêtres et des prêtresses déguenillés. Il y a aussi les trésors chams, trésors absolument authentiques, dont la plupart sont jalousement gardés par les Moï dans des cachettes forestières peu accessibles. Ils ont été inventoriés et classés par les soins de l'Ecole Française. Parmi les objets qui en font partie, se trouvent des tiares cylindriques en or repoussé, insignes de la royauté chame. Elles rappellent étrangement les hautes coiffures des idoles préangkoriennes. Mais elles évoquent aussi les tiares iranisantes des dieux indiens, sculptés à Mathurâ vers les premiers siècles de notre ère. IV. — LAOS Au Laos français, les principaux centres de l'art religieux sont Luang- Prabang, Vieng Chan et le Tran-ninh. Les temples de Luang Prabang comptent parmi les mieux conservés, ceux de Vieng Chan se distin¬ guent par leur élégance et la richesse de leur architecture, bien qu'ils aient été réduits à l'état de ruines lors du sac de cette ville par les Siamois (1827) ; enfin ceux du Tran-ninh, sanctuaires provinciaux d'ap¬ parence modeste, représentent certaines particularités de nature archaï¬ que qui en rendent l'étude intéressante. Tous les temples du Laos, comme ceux du Siam et de Ceylan, sont consacrés au bouddhisme du Petit Véhicule (Hînayâna). Les plus an¬ ciens ne remontent guère au delà du xvx9 siècle. Les Laotiens n'ont que très rarement employé la pierre. Les édifices élevés par eux sont tous en bois et en briques. Ils usaient en outre d'enduits de ciment. Un vat ou monastère laotien comporte un sanctuaire principal (ui- hâra) où trône l'image du Bienheureux; une bibliothèque (ho tray) ; un ou plusieurs monuments reliquaires (that) ; des chapelles, des sâlâs destinées aux visiteurs, enfin les habitations pour les bonzes, simples huttes sur pilotis. Tous ces bâtiments disparaissent à moitié, sinon com¬ plètement dans une végétation touffue qui contribue à leur rapide des- 226 INDOCHINE truction lorsque le val est abandonné par ses occupants. A côté du vihâra, un figuier sacré évoque le point culminant de la carrière ter¬ restre du dernier Bouddha, l'Illumination suprême sous l'arbre de l'Omniscience. Le vihâra est une haute salle rectangulaire, beaucoup plus longue que large, et qu'éclairent des fenêtres percées dans les murs parallèles au grand axe. Parfois, deux rangées de colonnes la divisent en trois nefs. La porte principale s'ouvre dans l'un des petits côtés, face à l'Est. Les deux faces étroites du vihâra peuvent être précédées de porches, simples ou doubles, lesquels sont reliés entre eux, dans certains cas, par des galeries extérieures. Tout cet ensemble est coiffé de toits à double pente, hauts et débordants, surmontés de flèches, et dont les arêtes faîtières projettent des saillies en forme de cornes ou de « trompes d'éléphants ». L'image du boudhha Çâkyamuni occupe le fond de la salle. Elle est le plus souvent en maçonnerie, laquée et dorée sur enduit. Rarement elle est en pierre ou en bronze. Le Bouddha est généralement assis, dans l'attitude de la méditation, ou faisant le geste qui prend à témoin la Terre. Souvent l'idole est de taille imposante. D'autres statues et sta¬ tuettes sont disposées sur le socle, à ses pieds, à côté de vases remplis de fleurs. A proximité de l'autel, du côté sud, se dresse une chaire à prêcher, sorte de mimbar en forme de logette. Devant l'idole principale se place le porte-luminaire en forme d'écran en bois ajouré; il est sculpté de nâgas ou de makaras aux queues entrelacées. Dans la région de Luang Prabang on rencontre encore une autre pièce de mobilier rituel : le han-linh qui sert à répandre de l'eau parfumée sur les bouddhas lors de certaines fêtes. Le vihâra, lorsqu'il présente quelque importance, est généralement accompagné d'une bibliothèque qui contient les coffres en bois verni où les moines conservent leurs manuscrits sur olles. C'est un petit bâtiment perché sur pilotis ou porté par un haut soubassement. Les murs en sont souvent montés en surplomb. Les cellules des moines ne présentent de l'intérêt que lorsqu'elles sont réunies de façon à for¬ mer un cloître ou sanghârâma, ainsi qu'on peut le voir au Vat Si-saket à Yieng Chan. La parure plastique des temples laotiens est d'une extrême richesse : elle comporte des peintures, des boiseries, des stucages, des dorures, de la verroterie. Jadis, lorsque le Laos produisait de grandes quantités d'or, ART ET ARCHÉOLOGIE DE L'iNDOCHINE 227 les principales pagodes étaient revêtues de plaques faites de ce métal, ce qui leur donnait l'apparence d'écrins précieux. Dans les peintures, le rouge est fréquemment employé. Il sert de fond à des arabesques florales, rarement à des motifs géométriques. Les vantaux des portes et les volets des fenêtres sont ornés de yakshas, de kinnarîs, de devatâs, d'arbres légendaires... La richesse de cette déco¬ ration ne porte point atteinte au jeu des lignes qui déterminent les profils de la pagode laotienne, bien au contraire, elle en fait ressortir la souplesse et l'élégance discrète. Les architectes laotiens substituaient volontiers la ligne inclinée à la ligne verticale. Les portes et les fenêtres ont des ouvertures trapézoïdales, et dans les colonnes le diamètre dimi¬ nue de bas en haut. Les constructions à pans évasés, si fréquentes au Laos relèvent de la même tradition. Celle-ci, du reste, paraît être extrê¬ mement ancienne et a dû exister dans le pays bien avant la venue des Thai. Le that laotien présente des formes assez variées. S'il ne reproduit qu'exceptionnellement les dâgabas hémisphériques de Ceylan (Vat Yixun à Luang Prabang), il emprunte volontiers aux grands stûpas bir¬ mans et siamois leur profil campanulé. Fréquemment il affecte l'aspect d'un bulbe à section carrée. Lorsqu'il est de petite taille, le that s'abrite parfois sous un pagodon à toitures superposées formant chapelle. A Vieng Chan il y a une haute terrasse à deux étages, dont la plate-forme supérieure porte un dâgaba de grande dimension entouré de 26 petits dâgabas (That Luong). Ce monument, au point de vue de son ordon¬ nance, offre de telles analogies avec le Borobudur, qu'on est tenté d'y voir une sorte de copie réduite et simplifiée du célèbre sanctuaire javanais. La détresse des pagodes laotiennes est grande. Plus encore que les pagodes du Tonkin, elles réclament l'intervention urgente d'architectes restaurateurs. Beaucoup d'entre elles ne sont plus que des amas de briques et de poutres moisies. D'autres menacent de s'écrouler sous leurs toitures branlantes et trouées. L'Ecole Française a essayé de remé¬ dier au mal dans la mesure du possible. Plusieurs sanctuaires ont été réparés par ses soins, tant à Vieng Chan qu'à Luang Prabang. Un inven¬ taire descriptif, établi par M. Henri Parmentier au cours de ses missions au Laos, est en préparation. Ce travail fournira les éléments d'un pro¬ gramme technique dont la réalisation empêchera la ruine d'un grand 228 INDOCHINE nombre de monuments, livrés à l'heure actuelle à la destruction. Mais la tâche est à peine ébauchée. Pour réussir, il faudrait que le peuple laotien en comprît l'importance et qu'il vînt réclamer sa part dans cette œuvre de pieuse résurrection. Les Laotiens ont fabriqué une foule d'idoles de bronze de toutes tailles: bouddhas debout ou assis, bouddhas marchant, bouddhas couchés... On rencontre également des représentations du grammairien Kaccâyana, figuré sous l'aspect d'un moine ventripotent et méditatif, ainsi que des images de donateurs agenouillés en prière. Tous ces bronzes montrent une stylisation très avancée. Les doigts, très effilés, ont la flexibilité des sarments de liane; les pieds au contraire sont très massifs et affectent des contours droits, comme tranchés au couteau; le torse est raide et bombé, la taille est fine. Chez les idoles debout, les bras sont d'une longueur extrême, comme dans les bronzes dravidiens. La tête se carac¬ térise par son profil « bourbonien », au nez long et busqué, aux lèvres charnues qui s'avancent en une sorte de moue dédaigneuse. Les che¬ veux sont traités en bouclettes serrées. De l'ushnîsha sort un faisceau de flammes stylisé en bulbe d'oignon; fondu et ciselé à part, il s'enlève à la façon d'un bouchon de carafe. Cheveux et flammes sont d'habitude dorés. Tous les bouddhas laotiens sont nettement brachycéphales, parti¬ cularité que la plastique thaï tient sans doute de l'art khmèr. Les bronzes du Laos n'ont apparu que depuis peu dans les musées et les collections privées de l'Europe, mais déjà il est à craindre, qu'ils ne deviennent un véritable article d'exportation, et que leur exode ne prenne des proportions désastreuses pour le pays dont jadis ils ont orné les autels. Victor Goloubew, Membre de l'Ecole française d'Extrême-Orient. BIBLIOGRAPHIE E. Aymonier. Le Cambodge, Paris, 1900-1904, 3 vol. P. Bellugue. L'anatomie des formes et la sculpture khmère ancienne, AAK, II, 3, p. 253. M. Bernanose. Les Arts décoratifs du Tonkin, Paris, 1922. L. de Beylié. L'architecture hindoue en Extrême-Orient. Paris, 1907. art et archéologie de l'indochine 229 L. Cadière. L'art à Hué, dans Bulletin des Amis du Vieux Hué, janvier-mars 1919. G. Cœdès. Les bas-reliefs d'Angkor Vat., B. C. A. I., 1911, 2, p. 170. — La date du Bayon, dans Etudes cambodgiennes, B.E.F.E.O., t. XXVII, 1 et 2, — Bronzes khmers, dans Ars Asiatica, V. —■ Catalogue des pièces originales de sculpture khmère conservées au Musée Indochinois du Trocadéro et au Musée Guimet, B.C.A.I., 1910, 1, p. 19. J. Commaille. Guide aux ruines d'Angkor, Paris, 1928. A. K. Coomaraswamy. History of Indian and Indonesian art, Londres, 1927, pp. 180-198. L. Delaporte. Voyage au Cambodge, Paris, 1880. H. Dufour et Charles Carpeaux. Le Bayon d'Angkor Thom, Paris, 1914. G. Dumoutier. Les Pagodes de1, Hanoï, Hanoï, 1887. — Etudes sur les Tonkinois, Hanoï, 1908. F. Garnier. Voyage d'exploration en Indochine, Paris, 1873, 2 vol. V. Goloubew. Introduction à la connaissance d'Angkor. 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Peyssonnaux. Le Musée Khaï Dinh, Hué, 1931. Lajonquière (C4 Lunet de). Inventaire descriptif des monuments du Cambodge, Paris, 1902-1911, 3 vol. — Vieng-Chan, B.E.F.E.O., I, pp. 99-118. — Atlas archéologique de l'Indochine. Paris, 1901. Jeanne Leuba. Les Chams et leur art, Paris, 1923. H. Marchal. Guide archéologique aux temples d'Angkor, Paris, 1928. •— Notes sur le Palais Royal d'Angkor Thom, A.A.K., I, 3, p. 303. — Dégagement du Phimeanakas, B. E. F. E. O., XVI, 3, p. 57. Sapho Marchal. Costumes et parures khmères d'après les dévatâ d'Angkor Vat, Paris, 1927. G. Maspero. Say-Fong, une ville morte, B.E.F.E.O., III, pp. 1-17. — Histoire de l'Art indochinois dans L'Indochine, un Empire colonial français, Paris, 1929, pp. 155-201. H. Parmentier. Anciens tambours de bronze, B.E.F.E.O., XVIII, 1. 230 INDOCHINE — Anciens tombeaux au Tonkin, Ibid., XVII, 1. — Inventaire descriptif des monuments chams de l'Annam, Paris, 1909-1918. (Pu¬ blications de l'Ecole Française d'Extrême-Orient), 2 vol. avec planches et cartes. — Sculptures chames au Musée de Tourane, Ars Asiatica, IV, Paris, 1922. — Catalogue du Musée Cham de Tourane, B.E.F.E.O., XIX, 3. — L'art lchmèr primitif, Paris, 1927, 2 vol. (Publications de l'Ecole Française d'Extrême-Orient). — L'art d'Indravarman, B. E. F. E. O., XIX, 1. — Catalogue du Musée de Phnom-Penh. Ibid., XII, 3. — Modifications subies par le Bayon au cours de son exécution, Ibid., XXVII, p. 149 suiv. — Guide au musée de l'Ecole Française d'Extrême-Orient, Hanoï, 1916. — Inventaire descriptif de l'art laotien (en préparation). H. Parmentier et E.-M. Durand. Le Trésor des rois chams, B. E. F. E. O., V .p. 1. P. Pelliot. Le Fou-nan, Ibid., III. J. Przyluski. La Légende de Râma dans les bas-reliefs d'Angkor-Val. A. A. K., I, 4, p. 319. — Le piédestal de Tra-kiêu, dans Revue des Arts Asiatiques, t. VI, n° 11 (1929-30). Philippe Stern. Le Bayon d'Angkor-Thom et l'évolution de l'art khmer, Paris, 1927. Tcixeou Ta-Kouan. Mémoires sur les coutumes du Cambodge, traduits et annotés par P. Pelliot, B.E.F.E.O., II. Une description d'Anglcor-Vat, illustrée de plus de 600 planches, est ein cours de publication aux Editions G. Van Oest, à Paris. Cet ouvrage fait partie des Mémoires archéologiques de l'Ecole Française d'Extrême-Orient. Abréviations : B. E. F. E. O. pour Bulletin de l'Ecole Française d'Extrême- Orient; B.C.A.I pour Bulletin de la Commission Archéologique de l'Indochine ; A. A. K. pour Art et Archéologie khmèrs. TABLE DES MATIÈRES Avant-Propos 5 Le pays et les hommes, par M. Ch. Robequain Formation et relief 7 Climat il Peuplement 14 Le Tonkin 17 L'Annam 29 La Cochinchine 24 Le Cambodge 32 Le Laos 36 Conclusion 40 Bibliographie 41 Les populations de l'Indochine française, par M.-J. Przyluski. Les races 45 Les langues 50 Les civilisations 54 Bibliographie 60 Histoire ancienne, par M. Louis Finot 61 États de l'est 63 États de l'ouest 70 Le Founan, 70 Le Cambodge 72 Royaumes Thaï 73 Bibliographie 78 Histoire moderne, par M. André Masson 81 Bibliographie 100 Les religions indochinoises, par M. Paul Mus 103 L'hindouisme ei- le bouddhisme dans l'Indochine ancienne 103 Le bouddhisme du Petit Véhicule au Cambodge et au Laos... 113 Religions des Annamites 118 Le bouddhisme 119 INDOCHINE. T. I. 16 232 table des matières Taoisme, culte magiques 126 Doctrines des lettrés et cultes saisonniers 131 Eschatologie, culte des ancêtres 134 Cultes et croyances populaires 138 Le génie tutéla1re du village 141 Religions des chams 144 L'Islam 144 Brahmanisme et cultes populaires 147 Rites agraires 150 Bibliographie 152 Les littératures de l'Indochine 157 Littérature annamite, par M. Dufresne 157 Aptitudes esthétiques des Annamites 159 Solitude et mélancolie 161 Esprit critique 162 Les œuvres de la tendance populaire 163 Formes de la poésie à la chinoise 163 Formes de la poésie indigène 164 Le Kim Yan Kieu 164 La littérature qui se fait 168 Traductions 169 Ouvrages techniques 170 Pédagogie 171 Théâtre, roman et poésie 172 La presse 174 Littérature annamite en français 176 Bibliographie 179 Littérature cambodgienne, par M. George Cœdès 180 Bibliographie 191 Littérature Chame, par M. Paul Mus 193 Hymne à Yang In (Indra) 194 Bibliographie 199 Art et archéologie de l'Indochine, par M. Victor Goloudew.... 201 Annam et Tonkin 201 Cambodge 210 Champa 219 Laos 225 Bibliographie 228 ACHEVÉ D IMPRIMER LE 17 JUIN I93I PAR FIRMIN-DIDOT ET C">, PARIS. PLANCHES EN COULEURS TIRÉES PAR D. JACOMET. HORS-TEXTE GRAVÉS ET IMPRIMÉS EN HÉLIOGRAVURE PAR GEORGES LANG, A PARIS. PROCÉDÉ HÉLIOS-ARCHEREAU. .«tSfp^ filSÏ* lil il S H 1 "nRteKïÊNMBL <.§•■>, si ' K| |, SteS W$Mï$i*MÊï :-:^;,.:'. -v . S-.',,-.:; .^. I i \ I 1 I flÉ! I I I & \ ^-T y g £ s , jfc-&#|| '* ym: ■ i-kA Ummm iô - ^i-*- y\ -Y-' \Y /, '^"M 'M \-* • ÈÊlÊÊÊËimÊÊÊÊÊi "' ;'--f kkkkkkkk'' : ...S ': BÏS1 WéàMÉiÈkêimmmsÈM S0BB-1 -■ xim? ■asKwSSKSgr IIMIBI P?S5: mk ■p ■ Sg^ga | <- Crf-i É $ m n f ; MwWBB ■MBÉaSSiiSÉ r" «É PH^w ' igr ^ lii'lSlliilto::lk; Sô* ~ ,vl-x^; ||§pâ§i lillllIiËil ■ '''"'Ss k , > &H aŒt&ss&Mmspm» :/K kïkk'k^r.. ''M 1 SSibSII ^ > -!"■fî ïcS ..---' ..j'y I 1 WSÊÊëIËSËB" sas BHHHHHHHSSHHlHffîHRHBH iliiilli: *jl!É»il a & j$ J ; A, Mid li j HÏri^fô ÉlilPill l SI Jwjjtl MM zmmk ■• 'É' i'te ÉÉË ilipl !;$kn4 ïltâ* llfilll lit jfflt }îU1:7^;.}lS rtjffï » OLQNIALK I 9