EN VENTE A LA LIBRAIRIE A. JOURDAN AfIMED BEN KHOUAS. Grammaire et Dialogues français-kabyles. 1 vol. in-32, cartonné. S fr. BELKASSEM BEN SEDIRA, 0. &, I. y, ancien profes¬ seur à l'école supérieure des lettres d'Alger, etc. Peiile grammaire arabe de la langue parlée. 1 vol. in-18, cartonné. S fr. Cours pratique de langue arabe. I vol in-18, car¬ tonné. 3 fr. SO Cours de littérature arabe, sujets de versions tirés du Mostatref, des Mille et une Nuits, etc., muni des voyelles. 2e édition. 1 vol. in-18, cartonné. 10 fr. Dialogues français-arabe. 1 vol. in-32, cartonné. 3 fr. Dictionnaire français - arabe. 1 vol. in-32, car¬ tonné. 3 fr. Dictionnaire arabe - français. 1 vol. in-32, car¬ tonné. S fr. Cours de langue kabyle (dialecte zouaoua). Grammaire, versions, contes, fables, etc. 1 vol. in-18, relié percaline. " © fr. Grammaire d'arabe régulier. 1 vol. in-12, car¬ tonné. © fr. ^ Cours gradué de leitres arabes manuscrites. 3 fr. Manuel épistolaire de langue arabe. 1 vol. in 18. 3 fr. COLIN, Professeur au Lycée. Éléments du langage arabe. 1 vol. in-32 cart. S fr. CAT (E ), I. y, professeur à l'école des lettres d'Alger. Petite histoire de l'Algérie (Tunisie-Maroc). 2 vol. cartonné. 41 fr. RTTCRET, ancien Instituteur à Alger. Cahier d'écriture arabe, réglés, avec modèles gravés c.t gradués. N™ 1, 2. 3, 4, 5, 6, 7 et 8. Chaque cahier. O fr. 13 LE ROUX (J.-M.), Capitaine, ancien chef de bureau Essai de Dictionnaire français-haoussa et haoussa- français, précédé d'un Essai de grammaire de la langue haoussa, accompagné d'une carte de l'Afrique septentrionale. 1 beau vol. in-4°, cartonné. 1S fr. MAOHUEL (C.). O. I. ff, Directeur de l'enseigne¬ ment public en Tunisie. Une première année d'arabe, 2e édition, 1 vol. in-18, cartonné. 1 fr. KO Méthode pour l'étude de l'arabe parlé (idiome algé¬ rien! ; 4e édition, revue et augmentée. 1 vol, in-18, cartonné. K fr. Grammaire élémentaire d'arabe régulier, contenant : lecture et écriture, parties du discours, conjugaison, nom, genre, nombre, etc., 2e édition, 1 vol in-8", car- Manuel de l'arabisant ou Recueil de pièces arabes (Première parlie). Lettres administratives, judiciaires, politiques, etc, 1 vol. petit in-8°, cartonné. 6 fr. Manuel de l'arabisant ou Recueil de pièces arabes (Deuxième partie). Actes divers pourvus de toutes les voyelles. 1 vol. petit in-8°, cartonné. G fr. Des Voyages de Sindebad le Marin, muni de toutes les voyelles; 2" édition. 1 vol. in-18, cartonné. K fr. SOUALAH, ||, Professeur à l'École normale et à l'École Supérieure de Commerce d'Alger. Méthode pratique d'arabe régulier. 1 vol. in-12. îî fr. D'auxiliaire de l'arabisant. 1 vol. in-12. 4t fr. Corrigé des Exercices de la méthode pratique d'arabe régulier. 1 vol. in-18. 3 fr. ïîO D'arabe pratique et commercial. 1 vol. in-8° car- arabe. tonné. S fr. tonné. 3 fr. Cours préparatoire d'arabe parlé (illustré). Partie de l'Elève. Partie du Maître 0 fr. 80 1 fr. 80 LIBRAIRIE UNIVERSELLE OUVRAGES DE FONDS POUR L'ÉTUDE DE LA LANGUE ARABE CARTES, PLANS ET OUVRAGES RELATIFS A L'ALGÉRIE ADOLPHE JOURDAN IMPRIMEUR-LIBR AIRE-ÉDITEUR — ALGER — COMMISSION EN EIBRAIRIE Abonnement à tous les journaux, Revues et Publications périodiques PAPETERIE FOURNITURES DE BUREAU ET DE DESSIN Matériel complet pour les Écoles. — Atlas et Sphères INSTRUMENTS DE MATHÉMATIQUES ET DE PRÉCISION POCHETTES DE CHOIX ALBUMS A DESSIN. — COTJJLEXTUS VOvO« —-—- EXPÉDITIONS DÂHS TOUTE E'ARGÉRIE EN FRANCE ET A L'ÉTRANGER PETITE HISTOIRE DE L'ALGÉRIE TUNISIE. — MAROC NOUVELLE BIBLIOTHÈQUE ALGÉRIENNE COLIiECTION1 -ft-EOLME JOER. D-AUST PETITE HISTOIRE H l'iLCIRlf TUNISIE. — MAROC PAR E. C.A.T LAURÉAT DE L'INSTITUT, AGREGE D'HISTOIRE PROFESSEUR A L'ÉCOLE SUPÉRIEURE DES LETTRES D'ALGER TOME I. — AVANT 1830 ALGER ADOLPHE JOURDAN, LIBRAIRE-ÉDITEUR IMPRIMEUR-LIBRAIRE DE L'ACADÉMIE 1 PREFACE L'auteur qui veut écrire un précis d'histoire de France rencontre pour son travail toutes sortes de ressources et de secours : riche série de chroniques, dissertations d'ëru- dits qui éclairent les points obscurs, beaux ouvrages des Augustin Thierry, des Guizot, des Michelet, des Henri Martin. De tout cela s'est formée une sorte de longue tra¬ dition, qui dicte les jugements, commande les sympathies et établit pour ainsi dire la vérité historique. Ajoutons que, à toutes les époques, on sent sous la masse des faits la patrie française qui se dégage et grandit, qui souffre aussi parfois et semble défaillante, mais qui ne peut mourir. Cette pensée.toujours présente donne à notre histoire nationale une merveilleuse unité, en même temps qu'elle soutient et passionne l'historien. On n'a pas les mêmes bonheurs, lorsqu'on essaie do re¬ tracer, même dans un cadre modeste, l'histoire de l'Algérie. Souvent les documents sont peu nombreux et mal connus: les critiques n'ont point débrouillé les difficultés; les grands historiens n'ont point projeté sur les faits la lumière de leur savoir ou de leur pénétration d'esprit; enfin, pour me servir d'une expression convenable à cette terre d'Afrique, le sol est encore à défricher. L'histoire de l'Algérie non plus n'a aucune espèce d'unité; ses annales ne sont point celles d'une race, d'un peuple, d'une communauté historique quel¬ conque ; c'est seulement l'histoire de races diverses qui y ont tour à tour dominé : Phéniciens, Carthaginois, Romains, Vandales, Grecs, Arabes, Turcs, et tous se sont évanouis et perdus dans le vieux fond de race berbère. Même sous les — VI — plus puissants de ces maîtres, la contrée se morcelait à l'infini; chaque tribu avait son histoire; ce peuple berbère, que nous retrouvons toujours, n'a pas de tendances générales, n'a pas l'idée de la patrie, et ses annales n'ont rien de l'unité et de la majestueuse progression que pré¬ sentent celles des peuples civilisés. Nous avons cru devoir dire un mot des difficultés parti¬ culières que présentait notre tâche ; elles sont telles que nous croyons pouvoir les invoquer comme excuse en son¬ geant à toutes les imperfections, aux passages obscurs ou arides qu'on trouvera dans ce petit livre. Nous le donnons simplement à titre d'essai; tel qu'il est, il nous semble pouvoir rendre quelques services à ceux qui sont désireux d'avoir, dans un seul ouvrage, toute la suite des faits histo¬ riques relatifs à l'Algérie depuis l'Antiquité jusqu'à nos jours. Que s'il est bien accueilli par les élèves de nos éco¬ les, par les étudiants de nos cours d'arabe et par les aspi¬ rants aux titres d'interprète, nous serons amplement satis¬ faits et récompensés de notre peine. Il va sans dire qu'en écrivant ce court précis d'histoire, nous nous sommes toujours tenus en garde contre les asser¬ tions contenues dans les ouvrages qu'on appelle de seconde main ; toujours nous avons eu recours aux sources les plus autorisées, consultant pour l'antiquité les textes mêmes des auteurs grecs et latins, pour la période contemporaine les comptes rendus et les rapports officiels, les travaux personnels des hommes qui ont pris une part à l'œuvre de la conquête et. de la colonisation. Pour le moyen âge et la période de la domination turque, nous nous sommes ser¬ vis des traductions des historiens arabes les plus estimées, des recueils de documents authentiques et enfin de presque tous les travaux d'érudition qui ont paru sur cette matière. Faire la liste des ouvrages que nous avons consultés, ce serait presque donner une bibliographie historique de l'Al¬ gérie. Il se peut qu'un jour nous publiions un ouvrage de ce genre, mais pour le moment noirs nous bornons à indiquer les livres les meilleurs et que les lecteurs, désireux de plus de détails, pourront consulter avec fruit. Ce sont : 1" Le Corpus inscriptionum latinarum, publié par l'Aca¬ démie de Berlin; le volume VIII, qui contient toutes les ins¬ criptions recueillies dans l'Afrique septentrionale, est'une mine inépuisable de renseignements ; on peut tirer aussi d'utiles indications de la préface écrite par M. Mommsen, des tables ou indices faites avec un très grand soin et des cartes qui ont été élaborées par Kiepert. 2'La Province romaine d'Afrique, par Tissot, 2 vol. in-4' avec allas, Paris 1884-1886, ouvrage très admiré, mais qui paraît beaucoup moins original à ceux qui connaissent depuis longtemps l'Algérie. Ce travail, qui est considérable, nous eût peut-être épargné des recherches assez longues s'il avait paru quelques années plus tôt. 3° L'Algérie romaine, de M. Boissière, Paris 1883, 2 vol. in-12, livre qui unit à un grand charme de style un vrai sens de choses algériennes ; ce livre doit peut-être à sa remarquable élégance de forme d'avoir moins été apprécié des érudils qu'il ne mérite de l'être. 4° De nombreux travaux de M. Masqueray parus dans le Bulletin de correspondance africaine, travaux qui classent son auteur parmi les hommes les plus compétents pour ce qui concerne l'Afrique romaine. 5° Histoire de l'établissement des Arabes dans l'Afrique septentrionale, par M. E. Mercier, Paris 1875, in-8', l'ouvrage qui a le mieux élucidé la question importante de l'élément arabe en Algérie. 6° Ibn Khaldoun. — Histoire des Berbères et des dynasties musulmanes, traduite de l'arabe par M. de Slane, 4 vol. in-8'. Alger, imprimerie du gouvernement, 1855 à 1858. Monument — VIII — d'un grand savoir, mais dont l'étude est singulièrement confuse et pénible. 7° Mas. Latrie. — Relations et commerce de l'Afrique septentrionale ou Magreb avec les nations chrétiennes au mogen âge. Paris, in-18, 1886, Didot. 8° Rotalier (de). — Histoire d'A Igor, 2 vol. in-8", Paris, 1841. Livre estimable, un des meilleurs qui aient été écrits sur la période de la domination turque. 9" Sander-Rang et F. Denis. — Fondation de la Régence d'Alger, 2" édition, J. Augé, Paris, 1837, 2 vol. in-8°. 10" Élic de la Primaudaie. — Le commerce et la navigation de l'Algérie avant la conquête française. Paris, 1861, gr. in-8". — Documents inédits sur l'histoire de l'occupation espagnole en Afrique (1503-1574), in-S°. Alger, Jourdan, 1875. 11° Gramont (II.-D. de). — Histoire d'A Iger sous la domi¬ nation turque (1515-1530), in-8°, Paris, Leroux, 1837. Livre remarquable que le savant président de la Société historique algérienne (bien connu par tant de brochures intéressantes sur l'Algérie sous les Turcs) vient de publier ; il comble une importante lacune dans les annales de l'Algérie. A partir de 1830, les faits historiques de l'Algérie ont été racontés par maint écrivain de talent; nous nous bornerons à citer parmi les ouvrages les plus considérables : 12° Les Annales algériennes, par Pellissier, précis histo¬ rique de l'administration française depuis 1830, 3 vol. in-8", Paris, Anselin (1836-1839). Pellissier est un auteur exact et judicieux, des dépouilles de qui se sont enrichis un grand nombre de compilateurs. 13° Fillias. —Histoire de la conquête et de la colonisation de l'Algérie (1830-1860), in-8", Paris, 1860. 14° Wahl. — L'A Igérie, in-8", 348 pages. Paris, 1882, Germer- Baillière. Livre excellent pour la sûreté des informations, la justesse et l'originalité des aperçus en même temps que pour la vigoureuse nelteLô du style. PETITE HISTOIRE DE L'ALGÉRIE TUNISIE. — MAROC CHAPITRE PREMIER LE PAYS ET LES HABITANTS L'Afrique Mineure Au Nord de l'Afrique, entre l'Océan, la mer Méditerranée et le Sahara, se dresse un grand massif de terres escarpées et montueuses ; baigné de trois côtés par les flots, il est limité au Sud, au quatrième côté, par les plaines immenses du grand désert et ressemble ainsi à une sorte d'île jetée en avant du continent africain. On a appelé cette région massif atlantique, à cause de la chaîne de montagnes, l'Atlas, qui en constitue l'ossature; quelquefois Berbèrie ou pays barbarcsques, du nom 2 CHAPITRE I de ses premiers habitants connus; des géographes ont aussi proposé la dénomination significative d'Afrique Mineure. Défauts géographiques de l'Afrique Mineure Ce pays a des ressources nombreuses ; pourtant on peut dire qu'au point de vue géographique il est mal conformé. Les montagnes qui le composent ne forment point d'imposants massifs, comme les Pyrénées ou les Alpes, couvertes de neiges éter¬ nelles et servant de réservoirs pour l'alimentation des grands fleuves. Les chaînes de l'Afrique Mi¬ neure se heurtent et se croisent en tous sens; elles! forment comme une sorte de chaos, un entassement j informe de pierres et de rochers. Aussi il n'y a [nulle grande vallée un peu ouverte et qui puisse devenir un centre important, comme sont en •France les vallées du Rhône, de la Garonne ou de la Seine; il n'y a nulle grande rivière qui donne au pays l'animation et le mouvement. Les vallées sont des ravins étroits et sauvages, et forment d'innombrables cantons séparés les uns des autres par des obstacles très forts ; les rivières ne sont que des oueds, torrents impétueux pendant l'hiver, LE PAYS ET LES HABITANTS sans eau pendant l'été. Partout les communica¬ tions sont singulièrement difficiles ; les hommes des divers cantons ne peuvent, qu'avec beaucoup de peine, échanger les produits de leur agriculture et de leur industrie ou môme leurs idées. Ainsi, par suite de ce morcellement infini du sol, par suite de l'absence d'une grande vallée qui eût pu devenir un centre politique et commercial, les ha¬ bitants de l'Afrique Mineure sont toujours de¬ meurés isolés les uns des autres, et leurs tribus n'ont jamais pu se réunir en un corps de nation. / Leur isolement a fait leur sauvagerie et, s'ils ont I quelquefois reçu un faible bénéfice des civilisations ! étrangères, ils sont toujours retombés dans une | demi-barbarie. L'histoire de l'Afrique Mineure ) n'est donc point l'histoire d'un peuple; c'est plutôt • l'histoire des étrangers qui sont venus à diverses ; reprises tirer parti de cette terre ; c'est l'histoire même, si on veut, de diverses civilisations luttant contre une barbarie toujours renaissante. Le pays aux époques préhistoriques La région dont nous venons de parler n'offrait sans doute pas, dans les temps les plus reculés, 4 CHAPITRE I le même aspect qu'aujourd'hui; les recherches des savants semblent démontrer qu'autrefois le désert n'existait pas. Il y avait, à la place des sables et des plateaux incuites qui le composent aujour¬ d'hui, de grands étangs ; à la place des oueds sans eau coulaient de grands fleuves; le pays était à peu près semblable à ce qu'est maintenant cette autre partie de l'Afrique qu'on appelle la région des grands lacs. Une humidité très forte, jointe à la chaleur du climat, faisait croître une végétation abondante, et les animaux sauvages pullulaient ; l'éléphant, l'hippopotame, le crocodile, les girafes, les bœufs y vivaient en grand nombre. Sous l'in¬ fluence d'un changement progressif dans le régime des pluies, cette région s'est peu à peu asséchée, comme fait maintenant, sous nos yeux, la contrée des grands lacs. Ses vastes dépressions pleines d'eau sont devenues d'immenses plaines sablonneuses; les fleuves se sont taris et il n'en reste plus que les squelettes, que les lits desséchés appelés oueds ; tels l'igharghar, l'oued Mya, l'oued Saoura et autres. L'homme préhistorique On comprend, par ce que nous venons-de dire, A LE PAYS ET LES HABITANTS 5 que le désert, autrefois riche en eaux, en végé¬ taux et en plantes, a dû être le séjour de l'homme à une époque très ancienne. On a trouvé des traces de cet homme préhistorique; il est dessiné gros- sièrement sur plusieurs rochers, nu, tenant à la • main quelque chose comme une lance et ayant sur la tête, à ce qu'il semble, de grandes plumes, or¬ nement habituel des sauvages (1). Les voyageurs qui ont parcouru le Sahara ont remarqué aussi beaucoup de stations de l'âge de pierre, dans les¬ quelles ils ont recueilli des couteaux, des morceaux de haches, des pointes de flèches en silex et autres preuves de la présence des hommes. A quelle race appartenaient-ils? Nul ne peut le dire, mais on : admet assez généralement qu'ils étaient de la race 1 noire, et on croit que les Rouarha de la région d'Ouargla sont comme les derniers représentants, très modifiés, de ce peuple primitif. é' Les Berbères, les invasions étrangères La première race dont l'existence en Afrique (i) Inscriptions rupestres dans l'oasis de Tyout, aux en- virons de Guelma et en plusieurs localités du Sahara. i 6 CHAPITRE I ■soit bien constatée, est celle qui existe encore de nos jours et est appelée par nous berbère. Elle est répandue, plus ou moins mélangée avec les races arabe et noires, dans presque toute l'Afrique du Nord; il y a des Berbères dans la vallée du Nil, dans l'oasis de Syouah, dans le Sahara, le Sénégal et, enfin, dans le grand massif qui a pris d'eux le nom de Berbérie. Les Berbères de ces diverses ré¬ gions sont sans doute assez différents les uns des autres, et parlent des dialectes variés ; pourtant ces hommes ont quelques traits physiques et mo¬ raux communs, et on a reconnu que tous ces dia¬ lectes dérivaient d'une.même langue. / Les Berbères sont-ils nés sur le sol même de r Afrique, c'est-à-dire sont-ils autochtones, ou bien ^ont-ils venus d'un pays étranger? La question n'est pas encore complètement résolue ; mais on admet presque généralement qu'ils sont venus, comme tant d'autres races d'hommes, des grands plateaux de l'Asie et qu'ils faisaient partie de la sfamille des Sémites (1). Ils étaient venus très an- ■ ciennement s'établir en Afrique, et on dit pour cela qu'ils sont des anciens Sémites ou proto-sémites. (1) Famille de peuples tels que les Phéniciens; les Hé¬ breux, les Arabes, etc. LE PAYS ET LES HABITANTS .7 , Quelques auteurs pensent que ces proto-sémites se sont mélangés avec des hommes de la famille Indo- Germanique, venus du Nord par la Gaule, l'Espa¬ gne et le détroit de Gibraltar. On explique par là l'existence d'hommes blonds ou roux, à peau blanche, avec des yeux bleus, chez les Chaouias de ' l'Aurès, les Kabyles du Djurdjura et bien d'autres i tribus berbères. Les tradition! historiques semblent garder le souvenir d'une invasion du côté de l'Orient. Sal- luste, un auteur latin, qui gouverna la Numidie et qui connut certaines légendes des indigènes, raconte qu'Hercule vint dans la Berbérie amenant avec lui des hommes de race orientale. Procope, ; au VIe siècle de notre ère, entendait encore dire quelque chose de semblable par les habitants du pays; enfin Ibn-Khaldoun, un historien berbère du ÎXIV° siècle, nous fournit des données analogues. La venue en Afrique d'un grand nombre d'O¬ rientaux ne paraît donc pas douteuse; il n'est pas aussi certain qu'il soit venu des hommes du Nord, ni qu'il y ait eu des indigènes de race noire; pourtant la géographie rend ce fait très vraisem¬ blable. La Berbérie ou l'Afrique Mineure est en i effet comme une sorte de carrefour, où viennent se toucher la race nègre par le Sénégal et le Maroc, I 8 CHAPITRE I I et la race blanche par l'Espagne et le faible fossé 1 cle Gibraltar ; par la Tunisie elle regarde l'Orient, j et c'est surtout de ce côté que sont ouvertes ses grandes plaines. 11 est à croire par suite que la race nègre a dû, dans les temps très anciens, pousser une pointe vers la Berbérie ; des hommes de race blanche ont dû aussi y venir par le détroit de Gibraltar ; mais comme c'est vers l'Orient que le pays est principalement tourné, c'est surtout de ce côté qu'il a dû recevoir les plus nombreux . émigrants. La loi géographique qui a poussé vers : la Berbérie, depuis les temps historiques, d'abord les Phéniciens, puis deux fois les Arabes, existait dès les temps préhistoriques. Nous pouvons sup¬ poser que les ancêtres des Phéniciens et des Arabes ont fait, pendant cette époque mal connue, les mêmes migrations qu'ont faites leurs descendants dans les temps plus rapprochés de nous. Les citadins, les montagnards et les nomades Les hommes de race berbère, établis dans l'A¬ frique du Nord, subirent très fortement l'influence des divers pays qu'ils habitèrent, et bientôt il y eut une grande différence entre les Berbères de la mon- LE PAYS ET LES HABITANTS 9 tagne; ceux qui occupaient les plaines et ceux qui étaient sur le bord de la mer. On peut même dire qu'ils formaient ainsi trois groupes, se distinguant par leurs caractères physiques et moraux, aussi bien que par leur état social et leurs institutions. Les hommes établis dans le voisinage de la mer eurent de bonne heure des relations avec les navigateurs et les marchands étrangers ; ils reçu¬ rent, par le grand chemin des flots, quelques élé¬ ments de civilisation exotique ; ils s'adonnèrent au commerce et à l'industrie, bâtirent des villes et devinrent un peu moins farouches que les autres i Berbères ; ils eurent un certain luxe dans leurs maisons et leurs habits, par suite une certaine mollesse, et ces citadins, appelés Maures dans les temps anciens comme aujourd'hui, laissèrent tou- i jours, par leur faiblesse, les étrangers entrer et s'établir en Berbérie. Tout autres furent les hommes de la montagne et des régions élevées de l'intérieur ; sous un ciel plus froid, au milieu d'une nature plus rigoureuse, ils prirent l'habitude du travail agricole et de la chasse ; ils vécurent de peu, de quelques galettes cuites sous la cendre ou de quelques figues, y joignant, aux grandes occasions, un peu de viande que leur fournissaient leurs maigres bestiaux ; ils 10 CHAPITRE I portèrent clés vêtements grossiers, s'habituèrent à une vie laborieuse et sédentaire dans d'étroites maisons groupées en villages ; ceux-ci, pour les besoins de la défense contre les ennemis avides, furent perchés sur les cimes ou aux flancs des hauteurs: Tels sont de nos jours les Kabyles du Djurdjura, les Oliaouias de l'Aurès, les M'sabi- tes, etc., etc. Tels étaient aussi presque tous ceux que les anciens appelaient Gétules. Dans les grandes plaines, incultes et souvent stériles, qui constituent l'intérieur de l'Afrique du Nord, les Berbères s'adonnèrent surtout à l'éle¬ vage des moutons, et ils eurent d'innombrables troupeaux qu'ils promenèrent parmi les landes ; mais pour que le pâturage ne leur manquât point, ils durent parcourir des espaces considérables, changeant chaque jour de place, menant une vie vagabonde; les anciens les appelaient Numides, et nous, nous les désignons par un nom semblable, celui de Nomades ; ils n'eurent point de maisons, mais seulement des gourbis ou des tentes ; point d'industrie, puisqu'ils étaient exclusivement pas¬ teurs, et par suite il fallait que dans chaque famille on préparât les vivres, les vêtements et tout ce qui est nécessaire à la vie ; pour ces travaux chaque homme eut besoin de plusieurs femmes, et ainsi, LE PAYS ET LES HABITANTS 11 tandis que les sédentaires demeurèrent monoga¬ mes, chez les Numides exista la polygamie. La vie errante les a empêchés aussi d'avoir une notion très nette de la propriété ; plusieurs tribus se sont souvent rencontrées pour se disputer un pâturage, et chez tous ces hommes s'est fortement développé le goût du vol, du pillage et des razzias ; enfin, comme ils portent tout avec eux dans leurs dépla¬ cements, ils vivent au jour le jour, sans souci de rien épargner. Caractères généraux de la race Toutes ces tribus, qui ont pris des mœurs dif¬ férentes suivant les diverses régions qu'elles occu¬ pent, ont cependant bien des traits communs. On voit qu'elles appartiennent à une même race, et les dialectes qu'elles parlent, Kabyle, Chaouia, Ta- machek et autres, proviennent d'une seule langue, la langue berbère. Tous, les hommes du bord de la mer comme les sédentaires et les nomades, sont de grands et beaux hommes, bien faits, robustes, ca¬ pables d'endurer la fatigue, la soif et la faim, marcheurs infatigables et cavaliers intrépides. Les anciens auteurs, aussi bien que les modernes, 12 CHAPITRE I s ont signalé leur audace à la' guerre, leur goût pour le pillage et le vol, leur habileté dans les escarmouches, les surprises, les razzias, ainsi que leur cruauté. Toujours ils ont été menteurs et fourbes (1), prompts à la révolte, fanatiques et crédules ; au temps des Romains ils croyaient fer¬ mement aux prédictions de leurs prophétesses, comme ils ont confiance actuellement aux folles promesses de leurs marabouts. —• Cela montre que la race n'a pas beaucoup changé, malgré les in¬ nombrables invasions d'étrangers, Phéniciens, Romains, Arabes, etc., ou peut-être que les étran¬ gers, se trouvant sous le même ciel et dans les mêmes conditions sociales que les indigènes, sont devenus, avec le temps, complètement semblables à eux. État social des Berbères L'état social des Berbères n'était point celui d'une nation ; c'était celui de la tribu. Il n'y avait (1) Les anciens, en parlant de mauvaise foi, disaient vo¬ lontiers une foi Punique, une foi Carthaginoise, une foi Africaine. LE PAYS ET LES HABITANTS 13 presque point de liens entre les groupes d'hommes qui étaient voisins; au contraire on était dans un état de guerre permanente, soit pour des vengean¬ ces de famille, soit pour se disputer un champ ou un pâturage. De là la nécessité pour chaque tribu de s'établir sur un point culminant, sur un pic ou sur une hauteur d'un abord difficile. Dans la plaine, c'était entre les diverses tribus de conti¬ nuelles razzias. Jamais les indigènes ne comprirent qu'il était de leur intérêt de se tenir en paix les uns vis-à-vis des autres ; jamais ils n'eurent un intérêt commun. Leurs divisions les affaiblissant, ils furent vaincus par tous les étrangers qui abor¬ dèrent en leur pays. L'anarchie la plus complète, tel a toujours été l'état politique de la race ber¬ bère. Agriculture, commerce, industrie On comprend qu'avec un tel état social l'agri¬ culture, le commerce et l'industrie étaient ancien¬ nement peu développés. Le sol, d'une merveilleuse fécondité, donnait assez de blé, d'orge et de fruits, malgré le peu de soins qu'on accordait à la culture. La vigne fournissait des raisins excellents, 14 CHAPITRE I l'olivier de grandes quantités d'huile, mais d'huile mauvaise et mal préparée. La seule chose qui fût l'objet de grands soins était l'élevage des bestiaux; d'excellents chevaux de race Barbe ou Berbère, des bœufs de petite taille paissaient dans les prai¬ ries et les broussailles, tandis que d'innombrables troupeaux de moutons et de chèvres mangeaient des herbes sèches des hauts-plateaux. Le commerce ; était très restreint, et se faisait seulement dans les marchés établis aux limites des diverses tribus ; quant à celui des régions fertiles du littoral, il fut toujours aux mains des étrangers. L'industrie était peu de chose; elle consistait dans la construction /de maisons grossières, dans la fabrication de meu- |les en pierre pour l'écrasement des olives, dans l'exploitation de quelques minerais de fer et la fa¬ brication des choses les plus nécessaires à la vie. (Couteaux, poteries communes, tapis, vêtements, etc., etc.) Monuments mégalithiques Les anciens Berbères, comme les autres popu¬ lations primitives, prenaient grand soin des morts, et les seuls monuments un peu importants qu'ils LE PAYS ET LES HABITANTS 15 nous aient laissés sont des tombeaux. — Le plus souvent ils consistent en grandes pierres dressées sur la place où le corps est enseveli ; quelquefois plusieurs grandes pierres sont placées Tune sur l'autre ; d'autres fois ce sont des alignements de pierres plus petites, figurant des cercles, des ova¬ les, etc. En un mot on a trouvé sur de nombreux points de l'Algérie des monuments très semblables à ceux qu'on appelle communément monuments celtiques, dolmens, menhirs, cromlechs, etc. — Tout d'abord les archéologues ont imaginé que ce pouvaient être les tombeaux de Gaulois merce¬ naires au service de Carthage ou servant dans les légions romaines ; mais le nombre des monuments de ce genre est tel qu'on est forcé d'y voir un mode de sépulture habituel aux habitants ordi¬ naires du pays. Quelques savants pensent qu'ils ont pu être dressés par ces envahisseurs blonds venus du Nord par l'Espagne et dont on trouve comme les derniers représentants, ou mieux une vague trace, chez les populations blondes de l'Au- rès et de la Kabylie. CHAPITRE II PHÉNICIENS ET CARTHAGINOIS Les navigateurs et marchands Phéniciens Nous avons vu que, dans les temps les plus recu¬ lés, l'Afrique du Nord était occupée par une race demi-sauvage, qui tirait un parti médiocre des ressources du sol, et que, faute d'une dénomi¬ nation meilleure, nous appelons race Berbère. Mais bientôt des étrangers vont venir en ce pays pour en exploiter les richesses, et, par la force même des choses, ils exerceront quelque influence civilisatrice sur les tribus Berbères. Les Phéni¬ ciens sont les plus anciens de ces étrangers, que l'histoire nous fasse bien connaître. Les Phéniciens, appartenant à la race sémiti¬ que, étaient originaires d'un petit pays appelé la Phénicie, et qui forme comme une bande étroite de terrain entre les monts boisés du Liban et la Mé- 2 18 CHAPITRE II diterranée. L'abondance du bois et la proximité de la mer poussèrent les habitants à se faire navi¬ gateurs; l'histoire ne nous indique pas de marins plus anciens qu'eux. Ils coururent le long de tous les rivages méditerranéens, entrèrent en relations avec des hommes de toutes les races et fondèrent partout des comptoirs, depuis le littoral de l'Asie Mineure jusque par delà des colonnes d'Hercule ; ils s'aventurèrent, à ce qu'il semble, jusque dans les parages du Sénégal d'un côté et jusqu'à ceux de la mer du Nord de l'autre. Ces grands voyages, ces conquêtes pacifiques et l'influence civilisatrice qui en résultait, ont été symbolisés par les anciens Phéniciens dans la belle légende de Melkarth, l'Hercule tyrien, dont l'Hercule grec n'est qu'une image un peu effacée. Les vaisseaux phéniciens sortis des ports de Tyr et de Sidon, portaient, de comptoirs en comptoirs, les productions des divers pays méditerranéens; ils faisaient ainsi le transit entre l'Egypte, la Grèce, l'Italie, la Gaule, l'Espagne et l'Afrique; leurs maîtres étaient comme les courtiers du monde ancien et acquéraient d'énormes richesses. De plus, l'industrie phénicienne, pour fournir aux nombreuses demandes faites par des peuples en¬ core barbares, avait pris une prodigieuse exten- PHÉNICIENS ET CARTHAGINOIS 19 sion. Elle fabriquait, à l'usage de ces hommes primitifs, des objets de luxe et de toilette qui leur paraissaient merveilleux, des étoffes teintes en couleur pourpre, des vases richement ornés, des ornements d'ivoire, d'or et d'argent, des ouvrages en verre, des parures de femmes, des jouets d'en¬ fants, etc., etc. Les Berbères, comme bien d'au¬ tres habitants du littoral, payaient ces bagatelles très cher. Nous lisons dans les récits de voyages modernes que les sauvages de l'Amérique, de l'Océanie et de l'Afrique centrale achètent à des prix fabuleux les verroteries, les chiffons de cou¬ leurs voyantes et autres objets de pacotille que leur apportent les voyageurs- venus de pays plus industrieux; il en était ainsi dans l'antiquité entre les Phéniciens et les tribus encore incultes de l'Afrique (Septentrionale. Établissements des Phéniciens en Afrique Les Phéniciens avaient surtout des comptoirs, c'est-à-dire des établissements créés dans un but de commerce et pour les relations de la paix. Aussi ils manœuvrèrent habilement pour ne ja¬ mais faire la guerre et ne songèrent presque pas à 20 CHAPITRE II fonder des Etats en pays étranger. Pourtant quel¬ ques-uns de leurs comptoirs devinrent des villes importantes: Adrumète, Leptis Magna, Clique, furent de véritables républiques, établies sur la côte tunisienne, et elles avaient sous leur dépen¬ dance un grand nombre de comptoirs, échelonnés depuis les Syrtes jusqu'au delà des colonnes d'Hercule. Mais l'histoire de ces Etats phéniciens s'est pour ainsi dire perdue; elle est d'ailleurs éclipsée pour nous par l'histoire plus brillante de Cartilage. Cette colonie phénicienne sera plus au¬ dacieuse que sa mère patrie; elle appuiera son trafic par les armes et, espérant tout de la guerre, osera disputer aux Romains la Sicile, l'Espagne et l'Italie elle-même. Fondation de Cartilage | Voici ce que les légendes antiques rapportent : vers le milieu du IXe siècle avant J.-C., une prin¬ cesse tyrienne, nommée Diclon ou Élissa, quitta la Phénicie dont son frère Pygmalion était le tyran. Son mari avait été tué par ce dernier ; aussi, em¬ portant avec elle ses trésors, et suivie de quelques amis fidèles, elle résolut de fuir cette terre qui ? PHENICIENS ET CARTHAGINOIS 21 * lui rappelait de tristes souvenirs. Le vaisseau qui portait sa fortune déposa la petite colonie près des "bouches du Bagradas (Medjerda), non loin d'une ville phénicienne prospère, Utique. Didon ne voulut point s'adresser à ses compa¬ triotes; elle demanda aux Berbères de lui vendre un coin de terre, et, suivant la légende, ils lui en donnèrent autant que pourrait contenir une peau de bœuf. Elle fit découper cette peau en lanières très minces et en entoura un espace assez vaste; c'est celui où s'est élevée la forteresse de Carthage, que l'on appela Byrsa, c'est-à-dire la peau de bœuf. Cette légende a été inventée par les Grecs qui ne comprenaient pas bien le mot phénicien Bosra ou Betsura (château fort) ; ils le confondirent avec le mot grec Byrsa, peau de bœuf et, pour lui don¬ ner un sens plausible, imaginèrent la fable que nous avons rapportée plus haut. Le seul fait bien prouvé dans tout cela, c'est l'établissement d'une colonie tyrienne à Carthage, vers le milieu du IXe siècle av. J.-C. Progrès des Carthaginois 4 Le cette forteresse qu'ils occupaient, les non- l 22 CHAPITRE II veaux venus ne tardèrent pas à descendre dans la plaine et à prendre un plus grand espace ; ils fon¬ dèrent une ville qu'ils appelèrent Kartli IJadatsçh ou Carthage, c'est-à-dire la cité neuve. Elle devint prospère par le commerce et s'accrut par l'arrivée de nouveaux colons et marchands tyriens. Elle eut bientôt des flottes, une armée, et soumit à son pouvoir toutes les petites colonies que les Tyriens avaient semées çà et là sur les côtes d'Afrique. La puissante Utique elle-même devint presque sa sujette. Carthage, comme Tyr sa mère patrie, grandit surtout par le commerce ; ses enfants explorèrent et couvrirent de comptoirs toutes les côtes du bas¬ sin occidental de la Méditerranée, puis celles de l'Océan, jusqu'à l'Angleterre au Nord, jusqu'au Sénégal au Sud. Parmi les ports africains qui leur appartenaient, citons: Utique (Bou-Chateur), Hip- po-Zaryte (Bizerte), Hippo-Régius (Bône), Rusi- cada (Philippeville), Chullu (Collo), Igilgili (Dji- djelli), S aidai (Bougie), Rusazus et Rusippisir (sur le littoral de la Grande Kabylie), Rusguniae (cap Matifou), Icosium (Alger), loi (Cherchell), Car- tennae (Ténès), Siga (Rachgoun), Tingis (Tan¬ ger), etc., etc. Sur tous ces points, les Carthaginois retrou- PHÉNICIENS ET CARTHAGINOIS 23 yaient les traces des anciens négociants phéni¬ ciens. Comme leurs prédécesseurs, ils vendaient aux Berbères des objets provenant de leurs ma¬ nufactures et achetaient en échange des fruits delà terre, blés, olives, raisins, bois, bestiaux, etc. Ils se livraient aussi, entre les diverses nations, à ce grand commerce de transit qui avait fait la fortune de la Phénicie. Les Carthaginois firent tout cela avec beaucoup plus 'de grandeur que leurs ancêtres, et, non contents d'avoir des comp¬ toirs pour leur commerce, ils voulurent fonder de véritables Etats. Politique de Carthage Les Carthaginois, entrés en rapport avec les Berbères, s'immiscèrent dans les querelles qui existaient entre les diverses tribus, soutinrent j certains chefs indigènes contre d'autres, et bientôt 1 ils parvinrent à jouer un rôle considérable dans toutes les affaires du pays. Les petits rois et princes recherchèrent l'alliance de Carthage, demandèrent en mariage les filles de ses riches citoyens; ils furent comme les vassaux de la grande cité mar¬ chande. Carthage favorisait le rapprochement des 24 CHAPITRE II races; il y avait des mariages nombreux entre Phéniciens et Berbères; il se forma même une race intermédiaire entre les Africains et les Car¬ thaginois, c'est celle que les anciens auteurs appellent Liby-Phénicienne. Remarquons, à ce propos, que les Carthaginois et les Phéniciens étant des sémites et les Berbères des proto-sémites, il y avait entre eux une certaine ressemblance de re¬ ligion, de mœurs et de langage ; les relations entre ces hommes de même race devaient être plus faciles qu'entre des hommes qui n'auraient eu rien de commun. Ainsi s'explique la grande extension des comptoirs phéniciens sur les côtes d'Afrique et plus tard l'empire obtenu par les Carthaginois. Les historiens anciens nous montrent que l'E¬ tat carthaginois fut considérable. 11 comprenait la plus grande partie de la Tunisie actuelle, région alors riche et bien cultivée par les Liby-Phéni- ciens. Il y avait là, disait-on, trois cents villes et villages importants. Quant au reste de la Berbérie, ce n'était point un pays directement soumis à Carthage, mais les rois des Numides et des Mas- saisyles (Algérie), comme ceux des Maures (Maroc), étaient pour ainsi dire les vassaux de la grande ville; leurs sujets étaient toujours prêts à servir, moyennant argent, dans les armées carthagi- PHÉNICIENS ET CARTHAGINOIS 25 noises. Ainsi la colonie phénicienne possédait directement un pays riche et peuplé, elle avait une certaine autorité et de grands intérêts pécu¬ niaires dans toute l'Afrique du Nord ; elle possé¬ dait des comptoirs importants en Espagne et en Sicile; ses vaisseaux innombrables couvraient la Méditerranée occidentale ; avec ses richesses im¬ menses elle pouvait acheter des mercenaires, venus de toutes les parties du monde, pour composer sa forte armée. On comprend que les Carthaginois aient pu, dans le IIIe siècle avant notre ère, rêver i la fondation d'un grand empire maritime et conti¬ nental. Faiblesse de Cartilage Mais cette grandeur apparente de Carthage cachait une réelle faiblesse. D'abord son armée, composée de mercenaires, ne lui était pas toujours dévouée et fidèle ; les soldats désertaient le dra¬ peau pour satisfaire le moindre caprice; les Nu¬ mides, par exemple, et les Maures allaient revoir leur tribu et leur famille; s'il y avait quelque retard dans la paye, Espagnols, Gaulois, Afri¬ cains, s'agitaient, proféraient des menaces, corn- 26 CHAPITRE II mettaient toutes sortes de violences et se payaient en pillant les villes et les campagnes. Cette ar¬ mée, où l'on voyait toutes les races d'hommes, où se parlaient toutes les langues, divisée par des querelles sans cesse renaissantes, était plutôt une cohue turbulente qu'une véritable force compacte et bien disciplinée. Carthage, qui ne pouvait guère compter sur ces soldats pour vaincre l'ennemi, ne pouvait pas da¬ vantage compter sur les habitants du pays soumis S pour repousser une invasion. République de mar¬ chands, elle exploitait les indigènes ; elle les avait peu à peu réduits à l'état de serfs attachés à la glèbe, comme les khammès d'aujourd'hui; les Liby- Phéniciens eux-mêmes n'avaient que peu de droits et n'étaient pas considérés comme citoyens de t Carthage. Il y avait chez tous ces hommes, main¬ tenus dans une situation misérable, une envie et une haine très grande contre leurs maîtres. Les Carthaginois sentaient bien ces rancunes et en redoutaient l'explosion; aussi, pour ne pas laisser un point d'appui et de défense à une révolte pos¬ sible, ils avaient défendu d'entourer les cités de murailles. Par suite, les trois cents villes de la Tu¬ nisie demeuraient ouvertes à tout envahisseur étranger ; même il devait être bien accueilli par PHÉNICIENS ET CARTHAGINOIS 27 les opprimés et leur apparaître comme un libé¬ rateur. Carthage, dans un jour de péril, ne pouvait pas non plus espérer de secours certain de la part des chefs berbères. Elle tenait sans doute quelques-uns par l'argent, mais, par l'argent aussi, un ennemi pouvait les détacher de son alliance; surtout cer¬ tains grands personnages dont elle avait combattu les prétentions, contre lesquels elle était intervenue dans les luttes intestines (çofs d'aujourd'hui), de- vaient se tourner contre elle. C'est ainsi que, quand elle avait pour allié Sylfhax, elle avait contre elle son rival Masinissa. A ces embarras extérieurs, il faut ajouter les discordes au sein de la cité. Deux grands partis y étaient constamment en lutte : l'un voulait tou¬ jours la guerre comme un moyen d'étendre la puissance carthaginoise, peut-être aussi comme une ressource pour vivre, grâce au butin fait sur l'ennemi; l'autre voulait toujours la paix parce qu'elle permettait l'extension du commerce. Les | gens du peuple, les soldats, les Africains, étaient ! du parti de la guerre et ils reconnaissaient pour chefs les membres de la famille des Barca. Au contraire les gros marchands, les grands de Car¬ thage étaient partisans de la paix et avaient à leur 28 CHAPITRE II tête la famille des Hannon. Ces deux factions étant à peu près d'égale force, chacune l'empor¬ tait à son tour suivant les circonstances ; par suite, Carthage ne faisait bien et avec constance ni la guerre ni la paix. Ainsi, de toutes les ressources que nous avons énumérées plus haut, deux seules étaient vraiment sérieuses : une flotte admirable et beaucoup d'ar¬ gent; grâce à elles, Carthage pourra retarder long¬ temps sa chute, mais n'ayant point pour elle une . forte armée, la concorde et le dévouement de seg . habitants, elle est destinée à périr le jour où, au lieu d'avoir à combattre de faibles tribus berbères, elle se heurtera à un peuple fort et courageux., 4 ■À. CHAPITRE III LES GUERRES PUNIQUES CHUTE DE CARTHAGE Romains et Carthaginois Les Carthaginois, maîtres de l'Afrique, avaient ensuite fondé des établissements en Espagne et en Sicile. Dans ce dernier pays, ils se trouvèrent bientôt en lutte avec les Romains, qui avaient con¬ quis l'Italie tout entière jusqu'au détroit qui sépare cette péninsule de la Sicile. La guerre éclata entre ces deux peuples pour des motifs en apparence futiles ; mais la vraie cause était que ces puissan¬ ces se trouvaient également avides de conquêtes et désireuses de dominer sur le bassin occidental de la Méditerranée. La guerre sera donc une grande lutte qui ne se terminera que par la ruine de l'un ou de l'autre ; trois guerres, séparées par des intervalles de paix, remplirent un peu plus 30 CHAPITRE III d'un siècle*'(264 à 146 avant notre ère); elles sont appelées guerres puniques, du nom par lequel les Romains désignaient les Carthaginois ou Phéni¬ ciens (Pœni). Première guerre punique La première guerre punique (264 à 241), eut surtout pour théâtre la Sicile et la mer. En Sicile, les Carthaginois, grâce à l'habileté de leur général Amilcar Barca, se maintinrent; sur la mer, dont ils avaient beaucoup plus d'expé¬ rience que leurs ennemis, ils ruinèrent mainte flotte romaine. Pendant longtemps il n'y eut point de part et d'autre de succès décisifs ; Régulus, débarqué en Afrique avec trente mille Romains, ravagea la Tunisie, prit les villes sans coup férir et jeta la terreur dans Carthage; la ville aux abois appela le Lacédémonien Xantigpe qui, par son habileté, détruisit en détail l'armée de Régulus et enfin le fit prisonnier. Ce fut un grand désastre pour les Romains, mais ils montrèrent une cons¬ tance héroïque ; au moyen des plus grands sacri¬ fices, ils équipèrent de nouvelles flottes et batti¬ rent les Carthaginois dans plusieurs rencontres. sf LES GUERRES PUNIQUES. — CHUTE DE CARTHAGE 31 Ruinés, parce qu'ils ne pouvaient plus faire leur commerce, ceux-ci demandèrent.la paix; ils du¬ rent abandonner leurs prétentions spr la Sicile et payer une forte indemnité de guerre. fy ' Deuxième guerre punique La guerre terminée, Carthage ne savait que faire de son armée mercenaire; une partie qui s'était révoltée, parce qu'on ne l'avait pas payée, fut atti¬ rée dans un guet-apens et exterminée (défilé de la Hache) ; une autre partie, commandée par le grand Àmilcar, qui n'avait quitté la Sicile qu'avec les honneurs de la guerre, fut conduite par lui en Espagne, et là, pendant près de vingt années, elle guerroya contre les tribus, donnant à Carthage comme un nouvel empire. Amilcar, puis Asdrubal, son gendre et son successeur, moururent au milieu de cette longue expédition, 'et le dernier laissa le pouvoir à Annibal, le fils d'Amilcar. Celui-ci avait à peine 23 ans lorsqu'il se vit à la tête d'une armée turbulente et victorieuse ; il songea immédiatement à profiter de ces ressources pour faire la guerre aux Romains. On raconte que tout enfant il avait, sur * les autels de Carthage, juré une haine éternelle 32 CHAPITRE III aux Romains. Il commença par prendre d'assaut une ville d'Espagne nommée Sagonte, dont l'in¬ dépendance avait été formellement garantie par un traité avec Rome ; c'était une occasion de guerre, et un ambassadeur romain alla la déclarer au sénat de Cartilage. Armée d'Annibal La seconde guerre punique ne fut pas, à propre¬ ment parler, une guerre entre Cartilage et Rome ; ce fut plutôt une sorte de duel entre Rome et Annibal. Celui-ci fit presque tout de sa propre autorité, recruta lui-même ses soldats et n'obtint de Carthage ni renforts ni secours. Ses recruteurs coururent tout l'Occident; il vint à son appel près de cent mille hommes : des Espagnols, des Gaulois toujours prêts à vendre leur sang, mais surtout des Berbères, des montagnards de la Iiabylie et de l'Aurès, habitués à la fatigue et à la souffrance, des cavaliers numides. A tous ces hommes avides, Annibal proposait comme ré¬ compense un énorme butin et, au retour, de riches propriétés où ils voudraient, en Italie, en Afrique ou en Espagne ; aux Africains il promettait de LES GUERRES PUNIQUES. CHUTE DE CARTHAGE 33 les faire citoyens de Carthage. Ces prolétaires de tout le monde occidental, ces khammès d'Afrique suivaient avec ardeur le jeune général qui devait les faire libres et riches. Annibal eut ainsi une armée très forte ; de plus il avait un grand nombre d'éléphants et un matériel considérable. Il résolut de porter la guerre au cœur même de l'Italie. Victoires d'Annibal Au printemps de l'année 218 avant notre ère, Annibal partit de Carthagène avec son immense armée ; il longea le littoral en combattant les tri¬ bus rebelles, traversa la G-aule entière, franchit, en perdant un tiers de son armée, le Rhône, puis les Alpes et arriva, enfin, dans la belle et fer¬ tile plaine du Pô. Il avait préféré cette longue et terrible marche à une traversée par mer, plus facile sans doute, mais pendant laquelle une seule tempête pouvait ruiner ses projets. Les Romains l'attendaient dans l'Italie du Nord ; trois armées consulaires furent écrasées sur les bords du Tèsin, puis de la Trebbie, puis au lac Trasimène, et Rome fut atterrée. Jamais tant de revers successifs n'a¬ vaient encore frappé les Romains, et le nom seul 3 34 CHAPITRE III de l'illustre général carthaginois leur inspirait la plus grande terreur. Pourtant ils ne se découra¬ gèrent point ; ils levèrent de nouvelles légions ; Fabius le Temporiseur rétablit la confiance chez eux par quelques escarmouches heureuses et in¬ quiéta tellement bien Annibal, que celui-ci resta comme enfermé dans l'Italie méridionale. La guerre traînait ainsi en longueur au plus grand profit des Romains, mais ceux-ci s'impatientaient de voir l'ennemi demeurer sur leurs terres. Malgré les sages conseils de Fabius, ils voulurent livrer bataille aux Carthaginois ; ils éprouvèrent une sanglante défaite à Cannes. Rome fut à deux doigts de sa perte, mais elle se montra héroïque en ce jour de revers. Tout le monde courut aux armes et une loi défendit aux femmes de pleurer en pu¬ blic leurs enfants, leurs maris ou leurs frères. Annibal en Italie (216 av. J.-C. — 202) Annibal d'ailleurs s'épuisait par ses propres vic¬ toires ; il voyait chaque jour diminuer le nombre de ses soldats, les uns tombant sur le champ de bataille, les autres mourant par suite des maladies; beaucoup aussi, vivant dans l'intérieur des villes, LES GUERRES PUNIQUES. — CHUTE DE CARTHAGE 35 perdaient l'habitude des armes et le goût de la guerre. En vain Annibal demandait des secours à Cartilage; en son absence le parti des Hannon triomphait et aurait voulu la cessation de la guerre et la conclusion d'une paix avantageuse au point de vue commercial. Aussi il refusait d'envoyer à Annibal de l'argent et des hommes., et l'un d'entre eux disait ces paroles hypocrites : « Ou bien An- » nibal est victorieux, comme il le dit, et alors il » n'a pas besoin de secours, ou bien il n'est pas » victorieux et alors il nous trompe. Qu'il sou- » tienne seul la guerre qu'il a attirée sur nos » têtes. » Annibal resta donc abandonné en Italie; il ne pouvait faire aucune entreprise sérieuse, il dut.se contenter de demeurer comme une sorte de. menace perpétuelle pour les Romains. Scipion passe en Afrique (202 av. J.-C.) Cependant ceux-ci s'aguerrissaient peu à peu à force de combattre ; leurs soldats devenaient plus expérimentés et plus hardis. En Espagne ils re¬ prenaient tout le terrain que les Carthaginois avaient conquis. En Italie ils enfermaient Annibal dans un réseau de plus en plus étroit. Asdrubal, 36 CHAPITRE III son frère, accourut du fond de l'Espagne, avec une grande armée, pour lui porter secours ; il passa les Alpes, mais fut battu près du. Métaure. Pen¬ dant quatorze ans Annibal demeura au cœur de l'Italie. Scipion proposa alors au peuple d'aller faire la guerre en Afrique, menacer Cartilage elle- même. C'était rappeler enfin Annibal de cette Italie qu'il avait couverte de sang et à l'aquelle il s'at¬ tachait comme à une proie. Les sénateurs ne vou¬ laient point ; ils craignaient un nouveau désastre comme celui qui était arrivé à l'armée de Régu- lus; mais le peuple nomma. Scipion consul, quoi-, qu'il n'eût que24ans, et le jeune général partit pour l'Afrique. Bataille de Zama ; traité de paix (201 av. J.-C.) Les Romains, débarqués en Afrique, s'emparè¬ rent rapidement d'un grand nombre-de villes, et Cartilage menacée rappela Annibal. L'illustre gé¬ néral quitta l'Italie en frémissant ; il ne voulut pas désobéir aux ordres de ses concitoyens, quoi¬ qu'il lui en coûtât d'abandonner sa conquête. Re¬ venu en Afrique il fit tous ses efforts pour rétablir la fortune de Cartilage, et une rencontre entre LES GUERRES PUNIQUES. ■— GIIUTE DE CARTHAGE 37 l'armée romaine et l'armée de Cartilage eut lieu à Zama (1:. Des deux côtés il y avait des Africains: un grand nombre de Numides, sous les ordres de Syphax. combattaient avec. Annibal ; d'autres, conduits par Masinisga,. servaient la cause ro- maine. Annibal fut défait, la dernière armée de Cartilage fut détruite et la grande ville, pour éviter un siège, dut signer la paix. Les conditions ■ en furent très dures. Cartilage, livra sa flotte, ses éléphants et donna une énorme indemnité de guerre; elle s'engagea à ne plus lever de merce¬ naires et à ne plus jamais faire la guerre, sans .la ■ permission de Ko me. L'ambition et les rêves de complète étaient désormais défendus à cette Ré¬ publique qui avait essayé de dominer sur tout le bassin occidental de la Méditerranée. Masinissa et Syphax Dans la seconde guerre punique, les Berbères avaient joué un rôle considérable et leurs rois, ou (1) On ne sait pas au juste l'emplacement de cette loca¬ lité ; il semble que le théâtre du combat dût être dans la région de Souk-Aliras ou dans celle du Kef. 38 CHAPITRE III pour mieux dire leurs chefs de cofs, avaient été 1 y f -1 fiiiTfirrff Tn-^ tour à tour alliés de Cartilage ou de Rome., selon leurs caprices et leurs intérêts du moment. Il semble, d'après les récits des historiens anciens, qu'il y avait alors deux grands partis ou deux confédérations de tribus : les Massylés, occupant les régions montagneuses de la Tunisie et une pe¬ tite partie de l'Algérie orientale; lesJlassaisiiLas^ habitant l'Algérie centrale jusqu'au Maroc. Un roi de ces derniers, Syphax, eut, vers l'an 216 avant J.-C., des relations diplomatiques avec les généraux romains qui combattaient les Carthagi¬ nois en Espagne, et devint l'allié de Rome. Car- thage, en voyant ainsi une bonne partie de l'A¬ frique échapper à son influence, s'alarma et, contre ce roi des Massaisyles révolté, elle excita le roi des Massylcs, Masinissa. Celui-ci, aidé par les troupes carthaginoises, battit deux fois son rival, envahit ses États et le força à s'enfuir en Mauré- tanie (Maroc) (1). Les Carthaginois et leur allié Masinissa triomphaient, mais Syphax reprit des (1) Les régions montagneuses et d'accès difficile que comprend le Maroc ont, de tout temps, servi de retraite aux chefs vaincus en Algérie ; ainsi tirent Jugurtha, plus récemment Abd-el-Kader, ainsi font encore les tribus du Sud Oranais lorsqu'elles sont trop pressées par nos troupes. LES GUERRES PUNIQUES. — CHUTE DE CARTHAGE 39 forces, put recouvrer ses États et, à son tour, en¬ vahir ceux cle son ennemi. Peut-être Carthage, trop occupée par la guerre avec les Romains, ne pût-elle secourir efficacement Masinissa ? Peut- être aussi sembla-t-il à ces marchands qu'il était préférable d'avoir pour allié Syphax victorieux et puissant que Masinissa vaincu et qui ne disposait que d'une poignée d'hommes? Quoi qu'il en soit, les Carthaginois détachèrent Syphax de l'alliance romaine, traitèrent avec lui et, pour l'attacher plus étroitement à leurs intérêts, lui donnèrent en mariage Sophonisbe, une fille de l'illustre famille des Barca. On avait fiancé cette même personne à Masinissa; et quand celui-ci apprit que les Cartha¬ ginois manquaient à leurs promesses, quand il vit ses anciens alliés l'abandonner pour s'unir à son ennemi, il n'eut plus qu'une pensée : se venger des uns et des autres et, pour exécuter ses projets de vengeance, il se donna aux Romains. Us reçurent avec, empressement le roi numide, qui leur avait autrefois causé tant de mal par ses auda¬ cieuses entreprises et, lorsque Scipion débarqua en Afrique, il eut pour auxiliaires les Massyles, tandis que les Massaisyles et Syphax combattaient pour Annibal. Masinissa battit Syphax en plusieurs ren¬ contres, enleva Çirta qui était devenue la capitale 40 CHAPITRE III de son ennemi et y fit prisonnière Sophonisbe, à qui il envoya une coupe de poison ; elle la prit et .mourut. Quelque temps après Syphax tomba au pouvoir de Scipion, qui l'envoya mourir dans les prisons de Eome. La Numidie sous Masinissa Quand la paix fut signée après Zama (201 avant J.-C.), Masinissa reçut le prix de ses services. Ce petit roi des Massyles, outre le territoire qui ap¬ partenait à ses ancêtres, eut une bonne partie des États de Syphax; Cirta devint la capitale de ce nouveau royaume appelé Numidie ; Eome, par le traité de paix, avait défendu aux Carthaginois de l'attaquer. En réaEté Masinissa sera désormais, en Afrique, le principal instrument de la politique romaine ; voisin de Cartilage, il surveillera cette grande ville; il dénoncera aux Eomains toutes les tentatives qu'Ànnibal et d'autres pourront faire pour son relèvement. Même il prendra chaque jour " quelque morceau du territoire carthaginois, et Carthage n'osera pas le repousser par les armes ; elle sait que si elle le faisait ce serait pour elle la guerre avec Eome et par suite la ruine définitive^ LES GUERRES PUNIQUES. — CHUTE DE CARTHAGE 41 Elle envoie des ambassadeurs se plaindre auprès du Sénat romain et demander justice ; on délègue alors des commissaires, qui viennent en Afrique pour juger la clrose et donnent toujours raison à Masinissa ; ce dernier, ainsi encouragé, va éten¬ dant chaque jour son royaume aux dépens de l'A¬ frique Carthaginoise. Pendant un règne de plus de 50 années (20DJl 148 avant J.-C.h Masinissa ne se borna point à conquérir des domaines plus étendus ; il voulut aussi donner à son royaume quelques éléments de civilisation. 11 appela, dans la capitale, des ou¬ vriers étrangers, Grecs et Latins ; des officiers romains vinrent instruire ses soldats; même il parvint à rendre sédentaires bon nombre de tribus nomades. Polybe,un historien grec contemporain, nous le montre apprenant aux Africains que la terre qu'ils habitent, demeurée jusque-là inculte, pouvait produire des fruits de tout genre. Il mou¬ rut à 90 ans, encore vigoureux et hardi, laissant à ses fils un trésor bien garni, des domaines fertiles et un Etat en pleine voie de prospérité. La guerre qu'il avait amenée entre Cartilage et Eome venait enfin d'éclater. 42 CHAPITRE III Troisième guerre punique j[l49 à 146 av. J.-C.) Nous avons vu qu'à diverses reprisés, pendant 50 années, Masinissa avait enlevé de notables por¬ tions du territoire Carthaginois. Les Romains, pris pour arbitres, avaient toujours laissé à Masinissa ce dont il s'était emparé: en 193. c'étaient les cam¬ pagnes fertiles voisines de la Petite Syrte ; en 174, une province à l'est de Ilône avec 70 villes. À l'oc¬ casion d'une de ces razzias, Caton, envoyé comme commissaire en Afrique, avait vu avec colère Car- tirage encore riche et peuplée, malgré ses revers. Il y voyait pour Rome un danger et répétait à la fin de tous ses discours et de ses conversations : il faut détruire Carthage. Ce fut bientôt l'opinion unanime des Romains et, quand il y eut quelque répit aux conquêtes qu'ils faisaient alors du côté de l'Orient, ils cherchèrent l'occasion de ruiner pour toujours la capitale de l'Afrique ; l'occasion se présenta en l'an 149 avant J.-C. Les Carthaginois avaient repoussé par les armes une nouvelle incursion de Masinissa; aussitôt les Romains de crier à la violation du traité fait après Zama et d'envoyer une armée de quatre-vingt mille soldats. Les consuls Manilius et Cënsorinus LES GUERRES PUNIQUES. — CHUTE DE CARTHAGE 43 demandèrent qu'on leur livrât les armes et toutes les machines de guerre, puis les vaisseaux; tout fut brûlé dans le port, sous les yeux mêmes des Carthaginois. Us croyaient par de tels sacrifices avoir acheté la paix; les consuls leur dirent encore : « Maintenant vous abandonnerez votre ville et » vous irez vous établir à dix milles clans l'inté- » rieur des terres. » Us voulaient éloigner les Car¬ thaginois de cette mer qui avait été le théâtre de leur grandeur et dont la vue réchauffait parfois leur patriotisme. A cette perfidie suprême, toutCarthage s'émeut; on court aux armes, non qu'il reste quelque es¬ poir de vaincre, mais on ne veut pas quitter la patrie ; tous préfèrent y mourir. Les poutres et les boiseries des maisons servirent à faire une nouvelle flotte; on porta l'or et l'argent chez les armuriers pour qu'ils en fissent des armes, puisque le fer et l'airain manquaient ; les femmes donnè¬ rent leurs cheveux pour en faire des câbles et des cordages. Une armée fut levée et, dans la cam¬ pagne, près de Tunis, les Carthaginois remportè¬ rent quelques victoires. On crut qu'un Scipion seul pouvait triompher de Cartilage, même déchue. Scipion Emilien fut chargé de cette guerre; il en¬ toura la grande cité d'un fossé et d'un mur, bloqua 44 CHAPITRE III le port au moyen d'une digue immense. Les Car¬ thaginois creusèrent un long canal dans le roc et gagnèrent par ce chemin la haute mer. Cette Hotte, qu'ils avaient faite avec les poutres et les boiseries de leurs maisons, faillit battre les galères romaines. Celles-ci l'emportèrent cependant ; puis Scipion prit d'assaut les deux enceintes exté¬ rieures et l'armée romaine se trouva dans la ville. Ruine de Garthage Alors commença une scène qui a peu d'analo¬ gues dans l'histoire ; les .Romains durent faire le siège, rue par rue et maison par maison, de cette ville, qui comptait encore 700,0130 habitants. Hom¬ mes, femmes, enfants, moururent en défendant leurs demeures; six jours et six nuits durant, l'é¬ pouvantable massacre ne cessa point ; le septième enfin les assiégeants arrivèrent à la citadelle Byrsa. Les derniers défenseurs de Cartilage, com¬ mandés par Asdrubal, se rendirent alors, tandis que la femme de ce chef égorgeait ses deux petits enfants et se jetait sur un bûcher pour ne point tomber en esclavage. Scipion livra ensuite la ville au pillage; le feu fut mis partout. Des temples LES GUERRES PUNIQUES. — CHUTE DE CARTHAGE 45 fastueux,, des demeures princières, des richesses immenses accumulées sur ce point de la plus grande ville du monde d'alors, il ne resta plus que des débris informes et des ruines désolées. Même on voua ces lieux à une éternelle solitude, et du sel fut répandu sur la terre pour que rien n'y pût croître désormais. (146 avant J.-C.) Influence de Carthage en Afrique Cartilage était tombée sous les coups de Rome, mais les indigènes avaient grandement contribué à sa ruine, car ils avaient contre elle d'inexpiables rancunes; ils s'étaient vengés de la longue op¬ pression dans laquelle on les avait tenus. Pourtant l'influence de Carthage ne fut pas éphémère comme on pourrait le penser, et quand la grande cité tomba, l'Afrique avait été par elle profondément modifiée. Des ports très nombreux étaient épars sur la côte d'Afrique, depuis la Tripolitaine jusque sur le bord occidental du Maroc; les marchands car¬ thaginois s'avançaient très loin dans l'intérieur des terres, et de grands marchés s'étaient formés dans des villes comme : Auzia (Aumale), Sétif, 46 CHAPITRE III Cirta, Zrai et Tigisi (sud de la province de.Cons- tantine). La facilité des échanges avait poussé les indigènes à s'adonner à l'agriculture et à l'élevage du bétail. Les grandes familles carthaginoises donnaient l'exemple de tirer parti des ressources merveilleuses du sol ; la Tunisie notamment était un pays très bien cultivé, et les Romains eux- mêmes empruntèrent aux Carthaginois leurs mé¬ thodes et leurs procédés agricoles (1). A cette école, les indigènes se formèrent assez vite et bien des tribus de nomades devinrent sédentaires ; même la langue et les dieux de Cartilage avaient été adoptés par bon nombre d'Africains ; la langue punique demeura en usage dans les campagnes pendant plus de cinq siècles après la chute de Car¬ tilage, et les dieux phéniciens furent adorés pres¬ que aussi longtemps. Sous les Romains, leur nom phénicien fut simplement remplacé par celui d'une divinité romaine correspondante : Melkarth, le dieu de la force, devint Hercule ; Ashmoun, le dieu de la santé, devient Esculape ; Baal, le dieu de la terre féconde, fut partout adoré sous le nom de Saturne ; Tanit, la déesse de la lune, fut appelée (1) Les Romains firent traduire en leur langue les livres d'agriculture du carthaginois Magon. LES GUERRES PUNIQUES. — CHUTE DE CARTILAGE 47 Diane; en un mot, le fond de la religion, les croyances, les usages puniques subsistèrent. ! Les chefs indigènes étaient tout disposés à favo¬ riser cette influence des Carthaginois ; l'histoire nous les montre pleins d'admiration pour la gran¬ deur, les immenses richesses, la civilisation, les arts de Carthage; ils s'efforçaient même d'amener leurs farouches sujets à un état social analogue à celui de ces étrangers. Nous voyons que Syphax et Masinissa, deux des plui grands chefs indigènes, habitaient des palais, déployaient une certaine pompe, faisaient cultiver la terre, tracer des routes, construire des monuments. I^e Quobr lîoumia, près Cherchell (Tombeau de la Chrétienne) et le Me- dracen. près de Batna. sont des spécimens remar¬ quables de l'art de cette époque (1). (I) Le Quobr Roumia, qui s'élève sur une colline voisine de Cherchell et qui a 30 mètres de hauteur et un soubasse¬ ment carré de 63 mètres sur chaque face, a été construit pour la sépulture d'une famille de rois Maures ; il en est sans doute ainsi du Madracen, qui lui ressemble beaucoup. CHAPITRE IV CONQUÊTE DE L'AFRIQUE PAR LES ROMAINS (146 AV. J.-C. JUSQUE 42 APRÈS) Politique des Romains Au lendemain de la ruine de Cartilage, les Komains montrèrent, vis-à-vis des peuples Ber¬ bères, cette suprême habileté politique qui a fait leur grandeur. Ils n'avaient fait la guerre, di¬ saient-ils, qu'aux Carthaginois et ils ne prirent par suite pour leur compte que le territoire qui appartenait en propre aux Carthaginois ou à leurs alliés; au contraire les autres villes africaines, qui n'avaient point pris part à la grande lutte, gardèrent une apparente indépendance ; Utique même, qui avait embrassé la cause romaine, reçut un accroissement de territoire. 4 50 CHAPITRE IV Organisation de l'Africa En fait, toute la région qui dépendait directe¬ ment de Carthage fut regardée comme un pays définitivement conquis ; elle fut réduite en pro¬ vince romaine et appelée Provincia Africa, mot qui correspond assez exactement à VIfrikia des «Arabes et comprend la plus grande partie de la .Tunisie d'aujourd'hui. Un gouverneur venu de (Rome et qui changeait tous les ans, administrait la province avec un pouvoir absolu. L'Africa était une région fertile en céréales et remplie de villes prospères ; les Romains n'eurent qu'à continuer l'œuvre des Carthaginois. Ils vin¬ rent faire le commerce qu'avaient fait autrefois les marchands phéniciens, reprirent pour leur compte les grandes manufactures et reçurent pour le trésor de Rome les tributs en nature et en ar¬ gent, que les populations rurales payaient jadis à Carthage. L'Africa garda la prospérité et l'a¬ nimation qu'elle "avait eues autrefois. Mais le centre de tout commerce fut un peu déplacé; Utique, résidence du gouverneur romain, remplaça Carthage et hérita des grands établissements com¬ merciaux et industriels qui se trouvaient aupa¬ ravant dans cette ville. CONQUÊTE DE L'AFRIQUE PAR, LES ROMAINS 51 Micipsa (148 à 128 av. J.-C.) En Numidie, Micipsa, fils de Masinissa, fut comme son père tout dévoué aux Romains. Î1 se reconnut vassal du Sénat et fournit à ses pro¬ tecteurs des chevaux et du blé pour leurs expédi¬ tions; même son fils adoptif, Jugurtha, alla faire parmi eux ses premières armes. L'administration de ce roi semble avoir été très habile. Son royaume de Numidie, qui s'étendait depuis la province d'Africa jusqu'à la.Mulucha,.se couvrit de cultures florissantes ; des villes assez importantes s'élevè¬ rent çà et là, Cirtha s'embellit. Une partie de ces progrès était due à l'influence des étrangers ; une colonie de Grecs était venue se fixer à Cirtha. en même temps qu'un grand nombre de marchands latins. Des citovens Romains, des Italiens de toutes classes s'établissaient dans les villes du littoral comme industriels ou comme marchands; ils ha¬ bituaient les indigènes à apprendre la langue latine, à recevoir la monnaie et les marchandises des Romains. C'était la conquête pacifique du pays. Jugurtha et les fils de Micipsa (128 av. J.-C.) De graves événements Survinrent qui parurent 52 CHAPITRE IY un instant compromettre cette conquête. Micipsa, avant de mourir, avait partagé ses États entre ses deux fils. Adherbal et Hiempsal, et un neveu qu'il avait adopté, Jugurtha. Celui-ci était un homme dans la force de l'âge, réputé entre tous les Nu¬ mides pour un hardi cavalier, un vaillant soldat, un chef expérimenté; au contraire Adherbal était d'un esprit pacifique et d'un caractère indolent; pour Hiempsal, il atteignait à peine l'âge d'homme. Les belliqueux Numides aimaient beaucoup mieux que tout autre Jugurtha, qui pouvait les conduire à la guerre et au pillage. Celui-ci, confiant dans la valeur de ses partisans, résolut de conquérir le royaume d'Hiempsal, qui l'avait insulté. Il l'at¬ taqua tout à coup avec une armée et le tua. Adherbal voulut venger ce meurtre; il s'adressa au Sénat romain de qui, disait-il, il tenait son pouvoir. Des commissaires furent envoyés de Kome pour apaiser le différend et partagèrent la Numidie en deux parts : celle de l'Est fut donnée à Adherbal, celle de l'ouest à Jugurtha. Celui-ci ne fut point satisfait de ce partage; il envahit les Etats de son frère et l'assiégea dans Cirtha, sa capitale. Les Italiens qui étaient alors dans la ville conseillèrent à Adherbal de se ren¬ dre, sous promesse qu'il aurait la vie sauve; CONQUÊTE DE L'AFRIQUE PAR LES ROMAINS 53 Jugurtha promit, puis fit égorger Adherbal et tous les Romains. Guerre entre Jugurtha et les Romains La nouvelle de cet assassinat souleva le peuple et les sénateurs Romains. Jugurtha essaya de jus¬ tifier ses actes et vint àRome avec un sauf-conduit. Il comptait sur ses présents, sur son or, pour cor¬ rompre les personnages les plus influents. Il avait presque réussi, mais il fit mettre à mort, dans Rome même, un parent de Masinissa, qui réclamait une part de royaume de Numidie. Ce nouveau crime ranima les colères ; la guerre fut déclarée au roi des Numides, car les sénateurs gagnés par lui ne pouvaient rien devant l'indignation populaire. Ju¬ gurtha dut quitter Rome sur le champ. En sor¬ tant des portes, il se retourna vers la grande cité, disant : « Ville à vendre, il ne te manque qu'un acheteur. » (109 avant J.-C.) Tactique de Jugurtha, ses succès Pendant trois années successives, les généraux 54 CHAPITRE IV envoyés en Afrique furent gagnés par les présents clu roi des Numides et lui vendirent la paix, ou bien encore ils se laissèrent battre honteusement. Jugurtha, d'ailleurs, était un chef habile ; il con¬ naissait merveilleusement le pays, ses chemins, ses ressources ; il avait une cavalerie admirable, qui, à toute heure, surprenait l'ennemi; par ses habiles espions, il savait tous les mouvements des Romains et les arrêtait dans un défilé, ou les en¬ traînait au loin dans les régions désertes et sans eau. Ennemi toujours présent et,toujours insaisissable, il lassa et détruisit presque quatre armées. Les soldats romains perdaient peu à peu toute confiance et tout courage. Victoires de Métellus On nomma consul, chargé de la guerre de Nu- midie, Métellus, général dur, inflexible et habile. Il rétablit la discipline en imposant à ses soldats de longues fatigues et de durs travaux ; ils de¬ mandèrent le combat comme une trêve à leurs peines, au lieu qu'autrefois ils cherchaient à l'é¬ viter. Le général entreprit alors une guerre mé¬ thodique et enleva une à une toutes les forteresses CONQUÊTE DE L'AFRIQUE PAR LES ROMAINS 55 qui dominaient le pays, dans lesquelles Jugurtha avait tous ses trésors et où il trouvait un point d'appui pour l'attaque, un sûr refuge après la défaite (1). Le Numide, fut enfin réduit à demander la paix ; il livra ses trésors, ses éléphants, une grande quantité d'armes. Métellus lui ordonna alors de se rendre lui-même prisonnier. Jugurtha craignit la vengeance romaine ; il s'enfuit dans le Sud, résolu à reprendre la lutte et à faire une résistance désespérée. Métellus, furieux de tout voir remis en question, recommença la campagne avec une cruauté inouïe, brûlant et ruinant tout sur son passage ; c'est alors qu'il apprit que son lieutenant Marius était désigné pour le remplacer comme général en chef. 11 se retira, le cœur profondément ulcéré ; il avait pré¬ paré la victoire, mais il n'allait pas en recevoir l'honneur. Marius ; défaite et mort de Jugurtha Jugurtha avait recruté une nouvelle armée parmi les Gétules des oasis et les montagnards de (4) Sicca (leKef), "Vacca (Béja), Cirtha (Constantine). 56 CHAPITRE IV l'Aurès ; le nouveau consul Mari us le battit, faillit même, près de Cirtha, le tuer de sa main, lui prit ce qui lui restait de villes et de châteaux. Ju- gurtha se trouva aloi's sans armée; les Numides de la plaine et les Gétules des montagnes avaient été vaincus et dispersés. Avec quelques cavaliers de¬ meurés fidèles, il parcourut en fuyard ce qui avait été son royaume et alla demander assistance à |Bocchus, roi de Maurétanie (Maroc), son beau- père. Marius courut à sa poursuite à travers cette vaste région accidentée jusqu'à la Mulucha. Boc- chus et Jugurtha furent encore vaincus dans deux rencontres. La fidélité du roi de Maurétanie fut ébranlée par ce double échec; il eut peur de la vengeance romaine et livra son gendre à Sylla, lieutenant de Marius. Jugurtha fut amené à Kome; il suivit, chargé de chaînes, le char de triomphe de Marius, puis fut jeté dans une prison où on le laissa mourir de faim, ^insi finit celui qu'on a appelé justement l'Abd-el-Kader de l'antiquité. (104 avant J.-C.) Nouvelles divisions de l'Afrique La ruine de Jugurtha eut pour effet d'amener, CONQUÊTE DE L'AFRIQUE PAR LES ROMAINS 57 dans l'Afrique du Nord, une nouvelle division territoriale. Les Romains, prudents comme ils l'avaient toujours été, ne firent point une annexion trop prompte et ne voulurent point paraître avoir fait la guerre par esprit de conquête. Ils se con¬ tentèrent de démembrer les États du roi des Numi¬ des ; une faible partie seulement, voisine de la province' romaine, fut ajoutée à celle-ci ; le centre forma une sorte de petit royaume qui fut donné à des princes de la famille de Masinissa, princes obscurs dont l'histoire sait à peine les noms; la partie occidentale de la Numidie, montueuse et peu accessible, fut donnée à Bocchus, roi de Mau- rétanie, en récompense du service qu'il avait rendu à la cause romaine en livrant Jugurtha, et le nom de Maurétanie, qui avait jusqu'alors désigné les régions à l'ouest de la Mulucha, s'étendra ainsi désormais à une bonne partie de l'ancienne Numi¬ die, c'est-à-dire jusqu'à l'Àmpsaga. Rois indigènes Il ne faudrait pas se figurer les rois de Numidie et de Maurétanie comme des souverains puissants. Avec un titre fastueux, ils étaient, en réalité, de 58 CHAPITRE IV simples agents de la politique romaine ; leurs en¬ fants étaient élevés à Rome, pour servir d'otages au besoin, surtout pour être nourris dans l'admi¬ ration du peuple-roi Ils apprenaient, et leurs su¬ jets avec eux, la langue romaine ; des Latins s'é¬ tablissaient partout dans les villes du littoral et, tandis que dans la Numidie l'œuvre de civilisation, commencée par Masinissa, était poursuivie, la Maurétanie elle-même et ses sauvages habitants entraient dans la même voie. Pendant tout ce siècle, les rois de Numidie et de Maurétanie reçurent le mot d'ordre de Rome; ils prirent parti dans les luttes intestines qui en¬ sanglantèrent la grande cité; et comme ils se dé¬ testaient èt'se jalousaient ainsi qu'autrefois Syphax et Masinissa, quand l'un se prononçait dans un sens, son voisin s'attachait au parti adverse. Juba, roi de Numidie, est Pompéien ardent ; par contre, Bocchus, roi de Maurétanie, combat pour César. Après Pharsale, c'est en Afrique même qu'est le théâtre de la guerre : Juba, vaincu à Thavsus (46 avant J.se donne la mort et son royaume de Numidie est ajouté à la province romaine, qui s'étend alors jusqu'à l'Ampsaga. CONQUÊTE DE L'AFRIQUE PAR LES ROMAINS 59 Juba II, roi de Numidie (an 30 av. J.-C.) Un fils de Juba avait été emmené à Rome par César et avait reçu une haute éducation intellec¬ tuelle. Parvenu à l'âge d'homme, il était tout dé¬ voué à sa patrie d'adoption. Enfant des Barbares, il avait oublié la langue et les mœurs des siens et vouait une sorte de culte à la civilisation forte et élégante des Romains. Il savait les langues, l'his¬ toire naturelle, la géographie, l'histoire politique et il semblait que si la destinée l'avait maintenu sur le trône de ses ancêtres, il eût été un sage couronné. Auguste, qui connaissait ces mérites et qui voyait combien Juba était dévoué à la gran¬ deur romaine, rendit au jeune prince les Etats de son père et le titre de roi de Numidie. Juba II, roi de Maurétanie (an 25 av. J.-G.) Cinq ans plus tard, la famille des rois mauréta- niens, la famille de Bocchus, s'éteignait. L'heure n'était pas encore venue où son immense domaine, en partie inculte et barbare, devait devenir pro¬ vince romaine. Auguste imagina de reprendre à 60 CHAPITRE IV Juba la Numidie déjà civilisée et de lui donner à gouverner la Maurétanie encore peu soumise. Il devint roi de la région, mal connue alors, qui allait de l'Ampsaga aux rivages de l'Atlantique, où vi¬ vaient mille tribus ennemies, les unes sédentaires, les autres nomades, toutes amoureuses de leur indé¬ pendance et rebelles à leurs rois. Ainsi, la Numi- die, de royaume allié, devenait province romaine, tandis que la Maurétanie était donnée à un roi qui avait pour mission de préparer l'annexion pro¬ chaine. Règne de Juba II en Maurétanie L'histoire des luttes que Juba II eut à soutenir nous est mal connue. Nous savons seulement que Rome lui prêtait ses légions, quand il en avait be¬ soin pour briser quelque résistance; c'était pour le compte de Rome qu'il travaillait réellement. Des Romains vinrent s'établir sur les points les plus importants du littoral : Igilgili, Saldœ, Rusazus, Rusguniœ, Cartennœ et aussi deux points de l'inté¬ rieur, Tubusuptus, qui contient la Kabylie, et Zuccabar, qui observe toute la vallée du Cheliff, reçurent des colonies dès le temps d'Auguste. Des CONQUÊTE DE L'AFRIQUE PAR LES ROMAINS 61 troupes romaines y tenaient garnison pour défen¬ dre le royaume de Juba contre les incursions des montagnards, au besoin pour surveiller le roi lui-même. Les résultats d u long règne de Juba (il dura plus de 50 ans) furent des plus remarquables. Les étrangers "attires dans ses Etats y développèrent l'agriculture, le commerce et l'industrie ; ses sujets indigènes, entraînés par l'exemple, exploitèrent avec plus d'ardeur les ressources du pays ; des villes, des villages, des châteaux-forts, de grandes fermes s'élevèrent çà et là sur le bord de la mer et sur plusieurs points de l'intérieur. La vieille cité phénicienne de IoL la résidence royale, prit le nom de Julia Cœsarea, en l'honneur de Jules César; elle fut embellie de somptueux monuments, de ther¬ mes, de palais, de théâtres; des maisons s'étagèrent jusque sur le flanc des hauteurs voisines et une population considérable se pressa dans ses murs. Une preuve incontestable de cette influence de Rome, c'est que dans toute la Maurétanie on parla de bonne heure la langue latine ; du moins ce fut dès lors la langue officielle, la langue des ins¬ criptions tumulaires, des tribunaux, des hautes classes. 62 CHAPITRE IY Prospérité de la Numidie, Carthage La Numidie et l'Afrique s'embellissaient et s'en¬ richissaient en même temps. Carthage était enfin sortie de ses ruines; une colonie romaine, envoyée par Jules César, l'avait relevée (1). Elle était maintenant une cité popu¬ leuse où résidait le gouverneur romain et qui sem¬ blait devoir reprendre, pour le compte de Eome, le rôle que la vieille Cartilage avait joué en Afri¬ que. C'était à Carthage que résidaient les procon¬ suls, c'est-à-dire les vrais souverains de l'Afrique, qui avaient remplacé les anciens suffètes ; c'était de là encore que partaient les ordres, les marchan¬ dises et les soldats; Carthage redevenait capitale. La possession de la Numidie par les Romains fut cependant troublée par quelques incursions ; les nomades du Sud et des Hauts-Plateaux venaient assez souvent faire des razzias dans les riches ré¬ gions du Tell. Ainsi, à diverses reprises, les légions (1) Une colonie y avait été envoyée dès 133 av. J.-C. par Tibérius Gracchus, mais n'avait point prospéré. Le relève¬ ment de Carthage date de l'envoi d'une colonie par Jules César en 45 av. J.-C. CONQUÊTE DE L'AFRIQUE PAR LES ROMAINS 63 romaines durent combattre les turbulents Musula- mes, les Gétules et autres tribus. Révolte de Tacfarinas La révolte de Tacfarinas fut la plus importante. C'était un Berbère qui avait servi dans les légions romaines et avait déserté. Il appela aux armes les Musulames, alors établis au pied de l'Aurès, reçut un contingent de cavalerie d'un chef dé Maures nommé Mazippa et eut bientôt comme une armée. Un très grand nombre de Gétules, attirés par l'es¬ poir du butin, vinrent encore se joindre à lui. La révolte s'étendit bientôt dans tout le Sud et l'Est, depuis des Syrtes jusqu'auprès du Hodna. Sept années durant, Tacfarinas occupa les légions et inquiéta assez sérieusement les Romains. Chaque fois qu'il était vaincu, il courait s'enfoncer dans le désert et était bientôt à l'abri de toute poursuite. Mais quelques mois après, quand il voyait les Romains redevenus confiants et mal gardés, il reparaissait tout à coup, surprenant les villages et les fermes, et marquait son passage par le meurtre et l'incendie. 11 osa même plus d'une fois attaquer les places fortes telles que Capsa en 64 CHAPITRE IV Tunisie etTubusuptus dans la vallée du Sahel (1). Le proconsul d'Afrique, Blesus, le vainquit plu¬ sieurs fois ; Dolabella, son successeur, força les soldats de Tacfarinas à lever le siège de Tubusup- tus. Puis, comme les Berbères voulaient fuir vers le Sud, ils trouvèrent toutes les issues gardées et furent atteints par le proconsul aux environs d\Auzia (,Aumale). Tacfarinas périt en combattant avec un grand nombre des siens et la révolte fut étouffée (24 ans après J .-C.). Ptolémée; réduction de la Maurétanie en province romaine Malgré ces quelques soulèvements, on peut dire que la Numidie et la Maurétanie jouirent d'une paix durable pendant les quarante premières an¬ nées du Pr siècle de l'ère chrétienne. Quand Juba était mort, l'an 19 après J.-C., son fils Ptolémée avait été nommé roi par l'empereur; il continua (1) Au S.-O. de Bougie, aujourd'hui Tiklat. On doute si Thubuscum, de Tacite, est bien Tubusuptus ; ce qui est dit du siège d'Auzea par cet auteur rend l'identification vrai¬ semblable. CONQUÊTE DE L! AFRIQUE PAR LES ROMAINS 65 l'œuvre si bien commencée par son père. L'an¬ nexion de la Maurétanie était toute prête et eût pu se faire d'une manière pacifique, si Caligula n'eût fait étrangler Ptolémée et provoqué ainsi un sou¬ lèvement. Cette dernière résistance venait d'ail¬ leurs des affranchis et des ministres du roi assas¬ siné (1) ; la population indigène, déjà un peu romanisée, ne les soutint pas ; ils ne trouvèrent d'appui que chez les tribus nomades de l'extrême Sud. Suétonius Paulinus, envoyé contre les rebel¬ les, s'avança à leur suite jusqu'aux cimes neigeu¬ ses de l'Atlas marocain et jusqu'au désert que bai¬ gne le fleuve Guir (41 après J.-C.). Puis Hosidius Géta poursuivit les débris des adhérents d'Ôedè- mon jusque dans le Sahara algérien, et en 42...la Maurétanie fut réduite tout entière en province romaine (2). (1) Le promoteur du mouvement était un affranchi nom¬ mé Oeclèmon. (2) Malgré ce fait que la Maurétanie ne fut réduite en province qu'en l'an 42, nous remarquons, dans les inscrip¬ tions, que les années de 1 'ère provinciale comptaient à partir de l'an 40, c'est-à-dire de l'assassinat de Ptolémée : ANNO PROVINCIAL I. - An 41 de notre ère ; ANNO PROVINCIAE II. - An 42 de notre ère. Et ainsi de suite. 66 CHAPITRE IV Désormais, toute l'Afrique du Nord, tout l'an¬ cien domaine de Cartilage appartient aux Romains ; cette prise de possession n'a été accomplie que 188 ans après la chute de Cartilage : il a fallu deux siècles et plus de luttes et d'efforts ; les victoires ont été mêlées de revers, la conquête a été plusieurs fois en péril, mais la patience et la discipline des Romains ont enfin triomphé de la valeur fougueuse des Berbères, comme des résistances que présente le pays lui-même. Ajoutons que la politique de Rome avait toujours été très prudente, et qu'une sage lenteur dans l'œuvre de la conquête avait été sa règle constante. CHAPITRE V ORGANISATION DU PAYS CONQUIS Administration romaine La conquête de l'Afrique Mineure par les Ro¬ mains n'était sans doute pas complète en l'an 40 de notre ère; bien des tribus nomades de l'extrême Sud échappaient à toute autorité, même à toute surveillance; les populations belliqueuses du Maroc ne devaient pas davantage être sujettes de l'empire romain ; mais du moins tout le littoral et la plus grande partie des Hauts-Plateaux étaient soumis, et d'ailleurs, d'année en année, la conquête s'éten¬ dait vers le Sud, partout où il y avait des terres riches et fertiles. Quant aux âpres régions des montagnes, en Algérie aussi bien qu'au Maroc, ainsi qu'aux oasis de l'extrême Sud, telles que Tougourt, Ouargla, El-Goléah et Figuig, elles ne paraissent pas avoir attiré beaucoup l'attention des Romains. 68 CHAPITRE Y L'organisation des pays conquis, les relations de Eome avec les tribus indigènes, les institutions politiques, les droits et les privilèges des hommes juxtaposés, les impôts qui pesaient sur les popula¬ tions, tout cela a varié suivant les localités et sui¬ vant les temps. Les villes de la Tunisie et de la Numidie n'étaient point semblables aux bourgades du Maroc ; les sédentaires n'étaient point gouver¬ nés comme les nomades, et, pendant quatre siècles qu'a duré la domination romaine, il s'est produit bien des changements, bien des réformes, peut- être même bien des révolutions. Les textes des auteurs anciens et les inscriptions elles-mêmes ne jettent qu'un demi-jour sur cette histoire; aussi nous nous bornerons à indiquer les faits les mieux connus et le caractère général de la domination romaine. Division en provinces De l'année 42 jusque vers l'an 290 après J.-C., 'Afrique fut divisée en quatre provinces : 1° UAfrique proprement dite ou province pro¬ consulaire, qui comprenait presque toute la Tuni¬ sie actuelle et était régie par un proconsul résidant ORGANISATION DU PAYS CONQUIS 69 à Carthage ; 2° la Numidie, qui allait de la rivière Tusca, près de Tabarka, jusqu'à l'Ampsaga; elle était régie par un légat, général qui comman¬ dait à la fois la province de Numidie et toutes les forces militaires de l'Afrique et de la Numi¬ die réunies ; 3° la Mciurétanie Césarienne, qui allait de l'Ampsaga à la Moulouia et avait Cœsarea pour capitale; 4° la Maurétanie Tingilane, qui avait Tingis (Tanger) pour capitale et correspondait au Maroc actuel. Les deux Maurétanies étaient admi¬ nistrées par des procurateurs, procuralores Augusti, sorte d'intendants des empereurs. Les gouverneurs de provinces Le gouverneur d'une province, qu'il eût le rang de proconsul, celui de légat, ou celui moins élevé de procurateur, était un personnage très puissant, représentant direct de l'empereur et ne dépendant que de lui. Il avait le commandement des forces militaires de la province (1), en même temps que. (1) Le proconsul d'Afrique ne commandait point de trou¬ pes parce que sa province était la plus anciennement sou¬ mise et la plus tranquille de toute l'Afrique du Nord. Il 70 CHAPITRE Y la haute administration civile ; il rendait aussi la justice, comme représentant de l'empereur, le juge souverain. Au moins, à l'origine, il surveillait les agents financiers (1). Le gouverneur recevait un traitement considé¬ rable, avait des bureaux bien pourvus d'employés, et une suite de soldats assez nombreuse. 11 avait la haute surveillance de tout ce qui se faisait dans la province, soit auprès des tribus indigènes, soit dans les villes surtout peuplées de Romains. Les tribus et les municipes Les inscriptions nous apprennent que bon nom- n'avait qu'une escorte et des soldats chargés de la police ; mais il faut remarquer qu'il était supérieur dans la hié¬ rarchie au légat de Numidie et pouvait recourir aux forces dont disposait ce dernier. (1) Il semble qu'à une époque postérieure, l'administration des finances fût confiée à des fonctionnaires relevant direc¬ tement de Rome et qu'il y eût deux administrations finan¬ cières distinctes : une propre à la province proconsulaire et une autre pour la Numidie et les Maurétanies. Ajoutons que certains domaines impériaux avaient des intendants ou procurateurs spéciaux. ORGANISATION DU PAYS CONQUIS 71 bre de tribus n'étaient pas administrées directe¬ ment par des fonctionnaires romains, mais plutôt par des chefs indigènes relevant du gouverneur. Celui-ci les choisissait parmi les personnages notables, connus pour leur dévouement à la cause romaine. On les décorait du titre de principes ou reguli (princes, petits rois); on leur envoyait, comme insignes de l'autorité qui leur était confiée, un bâton d'ivoire et un manteau rouge. Cet usage, qui datait de la domination carthaginoise, se main¬ tint jusqu'aux derniers jours de l'empire, et on peut même dire que les caïds et aghas d'aujour¬ d'hui remplissent les mêmes fonctions que les principes ou reguli d'autrefois. Comme eux, ils reçoivent un burnous rouge d'investiture, per¬ çoivent les impôts et commandent les goums indigènes. On voit que les Romains avaient comme nous leurs communes indigènes, ou quelque chose d'assez analogue. Les villes, où la population romaine était con¬ sidérable, étaient administrées très différemment; elles avaient en général une certaine autonomie, mais à des degrés très divers. Les unes, appelées colonies et municipes, étaient les plus favorisées ; ceux qui en étaient déclarés citoyens jouissaient de tous les droits et privilèges si étendus du citoyen 72 CHAPITRE V romain, et leur cité offrait assez exactement, au point de vue de l'administration municipale, une petite image de Rome même. D'autres, appelées villes exemptes d'impôts, villes alliées, villes libres, colonies latines, jouissaient de droits divers et moindres, suivant les traités qu'elles avaient fait autrefois avec Rome, ou les constitutions qui leur avaient été accordées par les empereurs. Tou¬ tes avaient la légitime disposition de leurs revenus communaux, étaient administrées par une sorte de conseil municipal composé des notables et qui était appelé ordo decurionum, or do ou curia. Ces curiales ou decurions élisaient des fonctionnaires municipaux, au nombre de deux ou de cinq, remplissant à peu près les mêmes fonctions que nos maires et adjoints. 11 y avait aussi des édiles, chargés des travaux publics, des magistrats reli¬ gieux, pontifes ou flamines, élus par la curie. Quelquefois il y avait aussi un juge élu et un fonc¬ tionnaire chargé du soin des finances communales. Les personnages qui obtenaient ces honneurs, comme on disait alors, devaient avant l'élection promettre de verser une certaine somme dans la caisse municipale (on appelait cela la légitime)-, ils devaient s'engager à faire exécuter certains travaux d'utilité publique à leurs frais ou à don- ORGANISATION DO PAYS CONQUIS 73 ner des fêtes. On voit que non seulement ces fonctions étaient gratuites, mais même qu'elles étaient onéreuses pour ceux qui en étaient revê¬ tus. Il fallait être riche pour les occuper; cette 9 manière de faire avait l'avantage de couvrir l'Afrique d'une foule de monuments élevés aux frais d'hommes riches, désireux des honneurs. Ici les candidats décurions bâtissaient un cirque, là un aqueduc, ailleurs un portique ou une pro¬ menade publique; presque toujours aussi ils fai¬ saient élever, autour des forums de leur ville, des statues représentant des divinités, des empereurs. De là le grand luxe de monuments que nous re¬ marquons dans les ruines des cités romaines même les plus petites. Ainsi, dans l'ensemble, les Romains avaient, dans les provinces d'Afrique, établi une organisa¬ tion assez semblable à la nôtre ; ils avaient, com¬ me nous, d'une part, des caïds et des aghas; d'autre •a-®- part, des communes autonomes ou deplein exercice. On croit même reconnaître dans les institutions anciennes quelque chose d'analogue à nos commu¬ nes mixtes ; les pagi ou territoires ruraux étaient administrés par des principes, choisis sans doute par le gouverneur, et des officiers romains étaient quelquefois chefs de tribus. 74 CHAPITRE V Condition des terres et des personnes Si les cités avaient des droits très inégaux, les conditions faites aux personnes n'étaient pas moins diverses ; on considérait d'abord deux catégories d'hommes : les Romains et les indigènes. Les premiers étaient véritablement propriétaires de leur terre et ne payaient pas l'impôt foncier, qu'ils fussent venus comme civils dans une colo¬ nie fondée par l'empereur, ou qu'ils eussent été établis comme vétérans dans une de ces colonies militaires qui défendaient le pays. Quant aux indigènes, ils n'avaient point été dépouillés réelle¬ ment de leurs biens, mais ils n'en étaient point regardés comme les véritables propriétaires. En droit, l'unique propriétaire dans les provinces, c'est le peuple romain, par suite l'empereur. Aux indigènes on laisse seulement la possession du sol, moyennant une indemnité annuelle, qui mar¬ que bien qu'ils ne sont que les fermiers de l'Etat. Parmi les personnes indigènes, les situations sociales sont très variées ; il y a des hommes libres, il y a des serfs attachés à la glèbe, des sortes de khammès, il y a enfin des multitudes d'esclaves occupés aux travaux des champs ou dans l'indus- ORGANISATION DU PAYS CONQUIS 75 trie. Nous voyons aussi, par les historiens, que la propriété était fort peu morcelée ; l'empereur d'abord avait d'immenses domaines administrés par ses procurateurs, domaines qui provenaient soit de l'ancien patrimoine des rois indigènes, soit des terres séquestrées après les révoltes, soit des confiscations faites sur les particuliers. Un histo¬ rien latin, Pline, nous apprend que de son temps l'Africa presque tout entière appartenait à cinq grands personnages romains. Organisation militaire L'infinie diversité des conditions sociales empê¬ chait que, dans les masses qui peuplaient l'Afrique, il y eût quelque intérêt commun. La variété non moins grande des conditions faites aux cités s'opposait à ce que celles-ci eussent les mêmes droits à revendiquer. Il n'y avait point de ligue possible, ni d'entente pour une révolte commune entre des personnes, ou entre des villes qui étaient si diversement bien ou mal traitées ; il n'y avait donc rien à craindre pour les Eomains ni des villes, qui étaient généralement prospères et heureuses, ni des cultivateurs des campagnes, intéressés près- 76 CHAPITRE V que tous à la paix et d'ailleurs trop désunis pour faire la guerre. Une seule chose était à redouter : les incursions des tribus farouches descendant tout à coup de leurs montagnes, ou de quelques bandes nomades accourant de l'extrême Sud. Ordinairement ces incursions étaient facilement repoussées soit par les goums indigènes, soit par les milices urbaines. Quelquefois pourtant il arri¬ vait qu'elles prenaient un certain caractère de gravité; alors des troupes régulières étaient en¬ voyées contre les envahisseurs et tenaient la cam¬ pagne. Diverses légions eurent leurs cantonne¬ ments en Afrique ; ce fut d'abord la XXXI° légion Augusta, qui défit Tacfarinas ; plus tard la IIe légion Augusta. Mais au IIe et au IIIe siècle une seule lé¬ gion occupe la Berbérie, c'est la IIIe légion Augusta; elle comptait environ 6,000 hommes de troupes ro¬ maines et elle avait son quartier général à Lambèse. Sur l'emplacement du camp, les soldats élevèrent une ville pleine de monuments ; ils furent là corn- me dans une grande cité militaire, qui surveillait les montagnes de l'Aurès et couvrait la Numidie contre les incursions des nomades du Sud. Au¬ tour de cette petite armée de 6,000 Romains se groupaient un assez grand nombre de vétérans libérés du service, et 6,000 indigènes environ ré- *■ ORGANISATION DD PAYS CONQUIS 77 partis dans les corps auxiliaires qu'on appelait : ailes, troupes, cohortes. Quand il en était besoin, quelques soldats de la légion et un plus grand nombre d'auxiliaires étaient envoyés en expédition contre des rebelles ou pour tenir garnison dans les places fortes. On trouve, des preuves de l'exis¬ tence de ces garnisons dans la Tripolitaine, la Tunisie, la région des Zibans et même le pays de Djelfa et de Msad; des inscriptions nous montrent aussi des colonnes de soldats de cette même légion IIIe Augusta, des vexillationes, allant combattre dans les environs de Radamès et dans ceux du Djebel-Amour. La Maurétanie, du moins la région montagneuse du Tell, ne semble pas avoir reçu de soldats de cette légion ; elle était défendue par des corps spé¬ ciaux, des troupes auxiliaires, des milices locales. Beaucoup de ces corps étaient des escadrons de ca¬ valerie et ressemblaient assez aux smalas turques, ou aux spahis et chasseurs d'Afrique de nos jours. Il est difficile d'évaluer le nombre d'hommes armés au moyen desquels Rome tenait toute l'Afrique du Nord; mais il est évident que ce nombre était très petit relativement à l'étendue du pays, et on ne peut guère l'estimer à plus d'une trentaine de mille hommes. C'est beau- 78 CHAPITRE V coup moins que notre armée d'Afrique, et nous voyons là un témoignage de l'excellence de l'ad¬ ministration romaine. D'autres faits viennent d'ailleurs à l'appui de cette conclusion, et pour donner une idée de la prospérité de l'Afrique dans les premiers siècles, nous présenterons un court tableau, tiré des auteurs et des documents du IIIe siècle (1) ; il nous montrera l'état du pays après deux siècles d'occupation par les Romains. Le littoral et les ports Ce qui frappe tout d'abord, c'est le grand nom¬ bre de villes sises sur le littoral et qui ouvraient pour ainsi dire l'accès du pays. On n'en comptait pas moins d'une centaine depuis les Syrtes jusqu'à l'Oued-Draa, tandis qu'aujourd'hui sur ce long rivage on ne trouverait pas plus d'une vingtaine de ports. Les Romains en avaient établi au bord des moindres anses, à l'abri des promontoires les (I) Nous choisissons cette époque parce qu'elle est de beaucoup la mieux connue; outre deux documents précieux, l'itinéraire d'Antonin et la carte dite de Peutinger, nous possédons de ce temps des inscriptions très nombreuses. ORGANISATION DU PAYS CONQUIS 79 moins importants; partout où il y avait quelque facilité pour embarquer et débarquer les mar¬ chandises, il s'était formé au moins une bourgade, et comme les petits vaisseaux des anciens pou¬ vaient aborder presque tous les points du littoral, on comprend facilement qu'il y ait eu des ports presque partout. Quelques-uns étaient fort pros¬ pères : Tacapé (Gabès), Hadrumetum (Sousse), Carthage, Utique (Bou-Chateur, dans un canton que les alluvions de la Medjerda ont conquis sur la mer), Hippo Zarytus (Bizerte), Tabraca (Tabar- ka), Hippo Regius (Bône), Rusicade (Philippeville), Chullu (Collo), Igilgili (Djidgelli), Saldae (Bougie), Icosium (Alger), Caesarea (Cherchell), Cartennae (Ténès), Portus Magnus (Arzew), Portus Divini (Oran et Mers-el-Kebir), Rusaddir (près Melilla), Tingis (Tanger), Sala (Salé), etc., etc. Sur ce littoral si bien garni de ports, le com¬ merce devait être très florissant. On exportait du blé et de l'orge pour fournir les greniers publics de l'Italie, des bestiaux, de l'huile d'olive, des pri¬ meurs, des fruits, du vin, de la laine, des marbres du Filfila, du Chenoua, de Chemtou (1), des bois précieux comme le thuya et le cèdre, des esclaves (1) L'ancienne Simittu Colonia. 80 CHAPITRE Y noirs amenés par les caravanes à travers le désert, des lions, panthères et autres animaux farouches destinés aux jeux du cirque. En échange, on im¬ portait toutes sortes d'objets fabriqués de l'Orient et de l'Occident. Villes de l'intérieur. — Ruines Les régions intérieures étaient à peine moins riches et moins peuplées que celle du littoral; nous avons des preuves nombreuses que la popu¬ lation agricole était très dense sur certains points et que les grandes cités ne manquaient pas. Les textes anciens et mieux encore les ruines visibles sur le sol nous en font connaître plusieurs très importantes; telles : Thysdrus (El-Djem) où l'on admire les ruines imposantes d'un très grand cirque; Suffetula (Sbeitla); Hadrumetum dont les environs sont couverts de ruines à une grande distance; Sicca Venerïa (le Kef) avec un temple magnifique; Theveste (Tebessa) avec un bel arc de triomphe; Cirta, où se pressait une population nombreuse; Lambèse, qui n'était d'abord qu'un simple camp et qui devint une grande cité mili¬ taire, dont les belles ruines sont disséminées dans ORGANISATION DU PAYS CONQUIS 81 une plaine au pied de l'Aurès; Caesarea, qui cou¬ vrait de ses édifices et de ses palais 400 hectares au cœur de la Maurétanie. Mais de toutes ces cités soit du littoral., soit de l'intérieur, la plus opulente et la plus célèbre était Carthage; c'était une véritable capitale, et les écrivains romains du temps de l'em¬ pire disent qu'elle était comme une seconde Rome. Ce qui prouve la grandeur de cette occupation romaine, c'est la quantité de ruines qu'on ren¬ contre par toute l'Afrique; chaque fois que nos colons ont creusé le sol ou défriché les brous¬ sailles, ils ont trouvé des traces de nos prédéces¬ seurs. Les débris du passé ont souvent servi à construire des villes arabes ou des villages fran¬ çais ; pourtant on en découvre tous les jours. Quoique rongées par le temps ou ravagées par la main des hommes, quelques ruines s'élèvent encore majestueuses au milieu de nos champs, parmi les campements arabes ou à la limite du désert. L'Afrique est comme la terre classique des ruines romaines. Routes Pour permettre aux soldats de se porter rapi- G 82 CHAPITRE V dement sur tous les points où leur présence était jugée nécessaire, pour faciliter les échanges, pour relier entre elles les diverses parties de l'Afrique, les Romains construisirent de belles et grandes rou¬ tes dont on voit encore les vestiges. Elles avaient pour les anciens la même utilité qu'ont les voies ferrées pour nous. Les unes partaient des ports du littoral pour pénétrer dans l'intérieur : c'est ce que nous nommons des voies de pénétration ; d'autres longeaient les grandes vallées ou les plaines, perpendiculairement aux premières. L'en¬ semble formait un réseau très complet, et les em¬ pereurs, comme les autorités locales, consacraient à l'amélioration des routes'ou à leur entretien des sommes considérables. (Y. la carte ci-jointe, où sont marquées les voies les plus importantes.) État social On a quelquefois voulu nier cette grandeur et cette importance de l'occupation romaine. On a prétendu que toutes les ruines que nous vojmns ne sont que peu de chose et que nous-mêmes, nous avons déjà fait beaucoup plus. Pour avoir le droit d'être fiers de notre œuvre, il n'est pas nécessaire ORGANISATION DU PAYS CONQUIS 83 de dénaturer la vérité. Avouons, en face des preu¬ ves innombrables que les documents et le sol nous présentent, que les Romains ont fait beau¬ coup plus que nous ; mais songeons que le. tableau que nous venons de tracer se rapporte au IIIe siè¬ cle de notre ère ; les Romains étaient alors en Afrique depuis près de 500 ans, et nous, il y a 50 ans à peine que nous avons mis le pied en Algérie. Réfléchissons aussi que les Romains avaient trouvé un pays où l'influence de Cartilage avait déjà semé quelques germes de civilisation, tandis que nous avons été amenés en présence d'une race relativement plus barbare, plus fana¬ tique et d'un pays plus inculte. Espérons que dans l'avenir l'Afrique française n'aura rien à envier de l'Afrique romaine. Nous sommes d'ailleurs les héritiers des Romains ; les indigènes nous appel¬ lent des Roumis (l). (1) Un jour, le savant Léon Renier, qui a si bien exploré les ruines de l'Algérie, copiait une inscription latine. Un Arabe s'approcha et lui dit : « Tu connais donc cette écri¬ ture? » « Oui, répondit Léon Renier, je la comprends et je l'écris, car c'est la mienne ; vois, ce sont nos lettres, c'est notre langue. » « C'est vrai, dit l'indigène », et il ajou¬ tait en parlant à ses compatriotes: « Les Roumis sont vraiment les (Ils des Romains; et lorsqu'ils ont pris ce pays, ils n'ont fait que reprendre le bien de leurs pères. » 84 CHAPITRE Y Au tableau que nous avons essayé de tracer cle l'Afrique romaine au IIIe siècle, il y aurait sans doute à ajouter beaucoup. Mais sur bien des points les documents font défaut et par exemple nous ne savons presque rien de la condition des classes inférieures. Assez souvent nous voyons, des indi¬ gènes devenir quasi-Romains, mais il semble aussi que beaucoup demeurèrent dans une situation très dépendante et très misérable. L'existence des latifundia, de ces grandes propriétés dont nous savons que l'Afrique était pleine, ne se conçoit qu'avec l'existence de multitudes d'esclaves ou de serfs attachés à la glèbe. De même l'ardeur des indigènes à embrasser le christianisme, plus tard les excès des Circoncellions, semblent indi¬ quer qu'il y avait dans la société africaine de nombreuses souffrances et d'inexpiables rancu¬ nes (1). Par suite, tandis que les hautes classes devaient désirer le maintien de l'empire romain, les classes maltraitées devaient former des vœux pour une libération ou même pour une révolu¬ tion quelconque. (1) Ce point de vue a été très bien indiqué par M. Mas- queray dans une notice du volume : Alger et VAlgérie, publié à l'occasion du Congrès de l'Association pour l'avan¬ cement des sciences, en 1881. Echelle 9.000.000 CHAPITRE VI L'AFRIQUE PENDANT LES TROIS PREMIERS SIÈCLES DE NOTRE ÈRE Paix dont jouit l'Afrique (40-235) Avec l'organisation que nous venons d'indiquer à grands traits, l'Afrique romaine fut à peu près tranquille depuis l'an 40 jusqu'à l'an 235 de notre ère, c'est-à-dire pendant deux siècles entiers. S'il y eut des troubles çli et là, ils furent sans doute peu graves, car l'histoire n'en a pas gardé le sou¬ venir. Nous voyons seulement, dans les temps de désordre, quelques gouverneurs prendre parti dans les guerres civiles et attirer sur leurs provinces les représailles du parti victorieux ; à peine connais¬ sons-nous quelques razzias faites par les nomades ou les montagnards, et bientôt réprimées. D'une manière générale, on peut dire que pendant deux 86 CHAPITRE VI siècles l'Afrique, comme d'ailleurs tout l'empire romain, jouit d'une paix profonde. L'histoire n'a guère à enregistrer que des constructions de routes, de monuments, de villes par les empereurs, et les progris de la colonisation qui s'étend de jour en jour. L'Afrique sous les Antonins Les empereurs n'avaient garde d'oublier l'Afri¬ que et de la négliger ; elle était une des parties les plus riches et les plus importantes de l'empire; c'était, comme on disait, le grenier de Rome, et ses blés nourrissaient une partie du peuple romain. Vespasien et Titus avaient fait beaucoup pour la colonisation et donné des privilèges à un grand nombre de cités. Sous Nerva, des Romains s'éta¬ blirent dans les immenses et fertiles plaines qui avoisinent Sétif, et cette ville qui reçut une colonie de vétérans devint très importante sous le nom de Sitifis Nerviana Auguste/, Martialis. Sous Trajan, qu'animait l'esprit de conquête, la domination ro¬ maine fut portée plus au Sud qu'elle n'avait jamais été; l'Aurès et le sud de la Tunisie ou Djerid furent occupés. Thamugas (Timgadj s'éleva au l'afrique pendant les trois premiers siècles de notre ère 87 piecl des montagnes pour contenir les belliqueux Aurasiens, tandis que Ad Majores (près Negrine) reçut une garnison chargée de surveiller les routes au sud et à l'est de la Numidie. La sécurité fut ainsi assurée dans cette province. Hadrien, le successeur de Trajan, put s'occuper surtout des choses de la paix. A deux reprises il vint en Afrique et parcourut le pays, semant les bienfaits sur sa route. 11 relevait les villes rui¬ nées, en fondait de nouvelles, accordait des re¬ mises d'impôt, s'occupait des voies de communi¬ cation, faisait construire des monuments d'intérêt public. On pense que le merveilleux aqueduc, longde '132 kilomètres, qui amenaità Carthageles eaux du Zaghouan, fut commencé sous son règne. Un des voyages d'Hadrien en Afrique coïncida avec une année pluvieuse qui succédait à cinq années de sécheresse; on vit dans cet événement un effet de la toute-puissance divine de l'empe¬ reur. Le règne d'Antonin ne fut pas moins favorable à l'Afrique; aussi le deuxième siècle peut être considéré comme l'époque où cette partie de l'em¬ pire fit les plus grands progrès. 88 CHAPITRE "VI Les empereurs africains Ce qui prouve le rapide développement de la race et de la puissance romaines en Afrique, c'est le phénomène curieux qu'on voit se produire vers le milieu du IIe siècle : les Africains latinisés sont partout répandus dans l'empire et partout com¬ mencent à primer. « Le grand jurisconsulte et le » grand orateur de l'époque, Salvius Julianus et » Cornélius Fronto, sont l'un d'Adrumète, l'autre » de Cirta. Nombre d'écrivains, de jurisconsultes, » de sénateurs distingués leur succèdent et quand, « à la mort de Pertinax, la guerre civile éclate et » que le monde romain, comme au temps de Cé- » sar, se partage entre deux hommes, ces deux » hommes sont Africains : Albinus est d'Adru- » mète et Septime-Sévère de Leptis (1). » Septime-Sévère l'emporta dans cette lutte ; il était de race punique, fit élever des statues à Anni- bal et accorda surtout ses faveurs aux provinces d'Orient et d'Afrique ; aussi les Africains le véné¬ rèrent et gardèrent un culte pieux à sa mémoire. Des monuments nombreux à Diana (Zana, à l'ouest (1) Amédée Thierry: Tableau de l'Empire romain, p. 169. L'AFRIQUE PENDANT LES TROIS PREMIERS SIÈCLES DE NOTRE ÈRE 89 de Lambèse), à Auzia (Aumale), Sitifis (Sétifj, en sont l'irrécusable témoignage. Non content d'avoir enrichi et embelli les villes, le grand empereur en¬ treprit de coloniser certaines parties de l'Afrique encore incultes : les Hauts-Plateaux et l'extrême ouest de la Maurétanie Césarienne commencèrent à se couvrir de villages et de cités. Caracalla, le fils de Septime-Sévère (213 après J.-C.), fut Africain de cœur comme l'avait été son père. Il multiplia les statues d'Annibal et en plaça une au Capitole. Les Africains, qu'il combla de bienfaits, n'eurent pas pour sa mémoire l'exécra¬ tion que montrèrent les autres Romains. Révolte de la Kabylie (253-260) A la mort de Gordien III (238 après J.-C.), la longue ère de prospérité dont l'empire avait joui a pris fin; des troubles de tout genre éclatent et une anarchie sanglante commence l'agonie du grand État. Chaque légion proclame un empereur, puis s'en débarrasse quelques mois après; les Philippe, Décius, Gallus, le Maure Émilien, se succèdent en moins de dix ans : Vaîcrien. seul, put régner, quel¬ ques années (253-260). 90 CHAPITRE VI Les Berbères profitèrent cle ces désordres pour se révolter, et vers l'an 253 éclata un soulèvement qui paraît avoir été assez grave. Les historiens ne nous en ont point parlé ; mais des inscriptions trouvées sur divers points de l'Algérie (1) nous font connaître les acteurs principaux et quelques-uns des incidents de cette lutte. Parmi les peuples in¬ surgés, nous voyons: les Babares, c'est-à-dire-les habitants du massif du Babor ; les Quinguec/entiens ou tribus confédérées des montagnes de la Ivabylie; un parti appelé gens fraxinensïs qui avait pour chef un'hômme""Farax et qui était à ce qu'il semble un çof kabyle. Quatre chefs de rebelles portent, dans une inscription, le titre de rois. Ces révoltés, qui semblent tous appartenir à la grande et à la petite Kabylie, marchèrent sur la région d'Aumale et y furent vaincus par Q. G-argilius Martialis, chef des cavaliers maures de cette ville, une sorte de goum servant les Romains. Farax fut tué dans cette ren¬ contre avec un grand nombre des siens. Ensuite G-argilius marcha vers l'Est afin de faire sa jonc¬ tion avec C. Macrinus Decianus, légat de Numidie : mais un parti de Babares, qui avait envahi cette province et dévasté la région de Mila, surprit et tua (1) A Aumale et à Lambèse. l'Afrique pendant les trois premiers siècles de notre ère 91 Gargilius. Quelque temps après, le légat Decianus \ put vaincre les Babares, puis les Quinquégentiens, pt le calme parut un instant rétabli (vers 260). Révoltes d'Aradion et des Quinquégentiens Des ferments de rébellion demeuraient chez les tribus indigènes, et on peut dire qu'à l'époque . des 30 tyrans l'Afrique, au moins la partie occi¬ dentale, était ouverte aux invasions des Berbères, j La révolte était comme l'état permanent. Un chef rebelle, Aradion, acquit même une certaine célé¬ brité en ravageant la Numidie, et l'illustre géné¬ ral Probus, qui fut plus tard empereur, dut être envoyé contre lui. Il mit les insurgesr"en déroute, tua Aradion de sa main en combat singulier, et, pour honorer le courage de son ennemi, il lui fit élever par ses soldats un tombeau de 200 pieds de longueur (270). Quelques années plus tard la Kabylie est encore en pleine insurrection; les Quinquégentiens et les Babares sont toujours à la tête du mouvement. Aurelius Litua, gouYejneurde la Mauritanie Césa¬ rienne, obtient sur eux quelques avantages ; il leur reprend une quantité considérable de butin, 92 CHAPITRE YI et tue un grand nombre de leurs soldats. Les villes de Cherche!! et de Bougie lui élèvent des monuments en l'honneur de ses victoires (290). Pourtant Maximien, empereur conjointement avec Diocictien, fut obligé en 297 de venir combattre de nouveau les Quinquégentiens. 11 pénétra, dit- on, jusqu'au sommet de leurs montagnes, et fit transporter plusieurs de leurs tribus en des en¬ droits où elles pussent être surveillées de plus près. La Kabylie fut sans doute soumise, au moins pour un certain temps. Nouvelle organisation des provinces d'Afrique C'est au cours de ces événements, peut-être vers l'année 292, que nous voyons apparaître une nouvelle division de l'Afrique en provinces et une nouvelle organisation administrative. Cette ré¬ forme, commencée depuis longtemps en certaines parties de l'empire, fut accomplie sous Dioclétien. La Maurétanie Tingitane fut rattachée au dio¬ cèse d'Espagne et le reste de l'Afrique Mineure fut divisé en six provinces, formant un diocèse, qui était rattaché à la préfecture d'Italie. Ces six provinces étaient : 1° la Tripolitaine, avec Tacapé L'AFRIQUE PENDANT LES TROIS PREMIERS SIÈCLES DE NOTRE ÈRE 93 (Gabès) pour capitale — à la tête de cette province était un praescs; — 2° le Byzacium, appelé aussi provincia Valeria Byzacena, administré par un con- sularis, et ayant pour chef-lieu Hadrumète (Sous- se); 3° l'Africa. proconsul a ris ou Zeugitane, avec Cartilage pour clief-lieu et un proconsul pour gou¬ verneur; 4° la Numidie, appelée Cirtensis, du nom de Cirta, son chef-lieu, était administrée par un legatus pro praetore ou un consularis. La cin¬ quième et la sixième province d'Afrique avaient été formées par le dédoublement de la Maurétanie Césarienne en : Maurétanie Sitifienne, avec Sétif pour chef-lieu, et Maurétanie Césarienne, gar¬ dant Caesarea pour capitale. La limite des deux provinces était voisine de Bougie et de l'oued Sa- hel, et chacune était administrée par un praeses. En même temps que s'accomplissait ce rema¬ niement des divisions territoriales, l'administra¬ tion civile et l'autorité militaire étaient séparées d'une manière presque complète; l'armée était réorganisée et des corps de troupes spéciaux étaient chargés de la défense des frontières (limites). L'empire romain se sentait partout me¬ nacé par les Berbères, et on faisait les derniers efforts pour le sauver d'une ruine imminente. CHAPITRE VII L'AFRIQUE AU IVe SIÈCLE LE CHRISTIANISME Les opprimés en Afrique Nous avons dit plus haut que dans les masses profondes de la société africaine il devait y avoir bien des souffrances et des misères. L'organisation même du monde romain, l'existence de la grande propriété ou des latifundia, amenaient nécessaire¬ ment un tel état de choses; et si nous n'avons pas de renseignements très précis sur ces infortunes sociales, quelques faits nous permettent de les entrevoir. Deux surtout en sont à nos yeux un témoignage évident ; les révoltes d'abord, qui de¬ viennent de jour en jour plus fréquentes et plus graves, dans lesquelles tout un monde de paysans et d'indigènes est engagé, sont comme les tres¬ saillements d'un organisme malade; puis l'ardeur 96 CHAPITRE VII quasi-sauvage, le fanatisme avec lequel les Afri¬ cains adhérèrent au christianisme, plus tard aux diverses hérésies, témoigne d'un vif désir du chan¬ gement, d'un besoin d'une révolution. — C'est chose habituelle aux Africains d'attendre de Dieu et de la religion le remède à leurs souffrances et la fin de leurs malheurs; suivant leur expres¬ sion, ils attendent le maître de l'heure ('inouï es saaj. Le christianisme et les Africains La religion chrétienne dut plaire aux Africains de bonne heure par le caractère révolutionnaire qui était en elle; elle sapait la société romaine jusque dans ses fondements. Elle prêchait que tous les hommes sont frères et que la guerre est chose mauvaise, lorsque l'empire avait besoin de repousser par les armes toutes les hordes barbares qui se pressaient sur les frontières. Elle annon¬ çait l'existence d'un seul Dieu, alors que les em¬ pereurs pour agir sur les esprits déifiaient l'em¬ pire, la victoire, leur personne même. Elle était une religion de paix, quand Rome n'avait vécu, grandi que par la guerre. Surtout elle proclamait L'AFRIQUE AU IV0 SIÈCLE — LE CHRISTIANISME 97 que les hommes sont égaux et frères ; aux oppres¬ seurs elle commandait la modération, aux riches l'aumône, à tous la pitié et le respect de la fai¬ blesse. Elle était la religion des opprimés, de tous ceux qui souffraient; elle relevait l'esclave courbé sur la glèbe; elle rendait l'espoir et la dignité au pauvre; elle leur faisait un avenir meilleur en ce monde ou dans l'autre. Le christianisme attira à lui tous les Africains qui souffraient, et il eut des partisans très dévoués clans ces indigènes qui étaient assez maltraités par la société romaine et avaient la passion de l'in¬ dépendance. 11 y eut bientôt dans toute l'Afrique un grand nombre de petites églises, à la tête des¬ quelles étaient des pasteurs décorés du titre d'évê- que; à la fin du second siècle de notre ère, ces évêques furent assez nombreux pour tenir un con¬ cile à Carthage ; ils étaient presque tous de l'Afri¬ que proconsulaire et de la Numidie. — L'Église d'Afrique eut de bonne heure ses martyrs. Le christianisme était en effet persécuté par les em¬ pereurs pour cela même qui le rendait populaire, c'est-à-dire parce qu'il tendait au renversement de la société romaine. Sous Septime-Sévère, dans une ville de la Proconsulaire, Scilla ou Scillium, douze chrétiens eurent la tête tranchée sur une 98 CHAPITRE VII place publique, et leurs noms semblent indiquer qu'ils étaient des indigènes romanisés (1). Progrès du christianisme Mais ces persécutions par lesquelles on espérait arrêter l'essor du christianisme, avaient un effet tout contraire. Le courage que déployaient les chrétiens au milieu des supplices frappait le peu¬ ple d'admiration. « Le sang cles martyrs est comme une semence de nouveaux chrétiens. » Le mot est de Tertullien, un Africain, un prêtre de Car¬ tilage, au commencement du IIIe siècle. Il disait encore, en parlant des progrès de la religion nou¬ velle : « Nous ne sommes que d'hier et nous rem¬ plissons tout ce qui est à vous, vos villes, vos places fortes, vos colonies, vos bourgades, vos as¬ semblées, vos camps, vos tribus, vos décuries, le palais, le sénat, le forum; nous ne vous laissons que vos temples. » Sai'nt-Cyprien qui succéda à Tertullien ne fut pas moins énergique. Sous sa direction, l'Église d'Afrique grandit rapidement; (1) Speratus, Narzal, Gittin, Veturius, Félix, Acyllin, Letantius, Januaria, Generosa, Vestina, Donata et Secunda. L'AFRIQUE AU IVe SIÈCLE — LE CHRISTIANISME 99 la Haurétanie, déjà entamée par les missionnaires, donna au christianisme de nombreux adhérents. En 255, au concile de Cartilage, que présidait Saint-Cyprien, il y avait 85 évêques venus des diverses parties de l'Afrique Mineure. Les persé¬ cutions cependant continuaient, alternant avec ■des périodes de tolérance et de calme. Dioclétien, au commencement du IVe siècle, tenta un suprême effort pour extirper la religion nouvelle ; le sang coula à flots par tout l'empire et l'Afrique eut encore bon nombre de martyrs. Citons parmi eux des Berbères, Namplianio, Miggis, Lucita, Jaaaes, et d'autres encore dont le nom même révèle la nationalité. Triomphe du christianisme ; schisme A partir de l'an 305, les persécutions cessent; 4 l'empire ne peut plus lutter contre le christianisme qui triomphe, et l'empereur Constantin, se ralliant à la religion nouvelle, en fait un instrument de domination. Pourtant rien n'est changé dans l'état social du monde; avec le christianisme victorieux les inégalités et les misères d'autrefois subsistent; a. les opprimés et les faibles n'ont pas vu la réalisa- 100 CHAPITRE VII tion de leurs espérances. Les Africains sont déçus; ils ne comprennent plus ce christianisme qui s'ac¬ commode avec les puissants et sert même leurs intérêts; il leur faut une autre doctrine, une reli¬ gion de protestation et de révolte; ils se détachent de la religion officielle d'aujourd'hui comme ils s'étaient détachés du paganisme impérial, et ils embrassent, avec la ferveur qui leur est propre, d'autres croyances. Tertullien, qui était bien Afri¬ cain par le caractère et le génie, avait déjà lancé plus d'une idée hérétique et-son christianisme un peu sombre et fanatique avait effrayé les ortho¬ doxes; déjà deux femmes maraboutes, deux exal¬ tées, Maximille et Priscilla, l'avaient entraîné vers des doctrines rigoureuses et hardies. Les opi¬ nions de Saint-Cyprien ne sont pas toutes non plus acceptées par l'Église, et pendant son épiscopat il y eut des troubles nombreux au sein du clergé d'Afrique; mais c'est surtout à partir de 305 qu'é¬ clata un véritable schisme. Les traditeurs ; les donatistes Dans un concile tenu à Cirta, en 305, on repro¬ cha à un certain nombre d'évêques d'avoir failli L'AFRIQUE AU IVe SIÈCLE — LE CHRISTIANISME 101 pendant les persécutions, d'avoir livré les vases et les livres sacrés; on leur jeta à la face le nom de traditeùrs, traîtres, et quand, en 311, l'évêque de Carthage, Mensurius,mourut, les fidèles assemblés pour procéder à l'élection de son successeur, choi¬ sirent le diacre Cécilien, mais des protestations nombreuses s'élevèrent. Un concile d'évêques lui reprocha d'avoir été sacré par les traditeùrs et le cita à comparaître. Telle était la haine contre Cé¬ cilien que Purpurius, dans ce concile, s'écriait : « Qu'il vienne recevoir la consécration et on lui cassera la tête pour pénitence. » Donat, évêque des Cases-Noires (village berbère de l'Aurès), fut comme le chef d'une grande conspiration qui décla¬ ra le siège de Carthage vacant et y éleva un certain Majorin. Il y eut dès lors un schisme véritable au sein de l'Eglise d'Afrique, et les deux évêques de Carthage, Cécilien et Majorin, ordonnèrent chacun de leur côté des prêtres et des évêques, et eurent des partisans qui se firent une guerre acharnée. Ceux de Majorin commençaient déjà, du nom de leur chef, à s'appeler clonatistes. Constantin, pris pour arbitre, usa de beaucoup de douceur vis-à- vis des uns et des autres, et convoqua un concile à Arles, en 313, un autre à Rome, en 314, pour juger le différend. L'Eglise se prononça en faveur 102 CHAPITRE VII de Cécilien ; et pour remettre un peu d'ordre dans le personnel du clergé d'Afrique, il fut convenu que dans le cas où il y aurait deux prêtres pour une même église, l'un ordonné par Cécilien, l'au¬ tre par Majorin, le plus ancien serait maintenu et l'autre recevrait un autre siège. Mais Donat, pro¬ moteur de tous ces troubles, fut déposé, comme auteur de tout le mal et comme coupable de plu¬ sieurs crimes. Les donatistes protestèrent. Cons¬ tantin, à qui ils en appelèrent, confirma, en 315, les décisions des conciles d'Arles et de Rome, puis prescrivit aux gouverneurs des provinces d'avoir à sévir contre tous les actes ou les tentatives de rébellion de la part des évêques et prêtres dona¬ tistes. Le donatisme ; les circoncellions Malgré ces mesures, le donatisme garda de nom¬ breux partisans, qui croyaient les mêmes clioses que croit l'Église catholique, mais se considéraient comme les seuls saints, les seuls purs, les seuls fidèles à la doctrine véritable du Christ; tous les autres chrétiens étaient à leurs yeux des tradi- teurs; ce caractère exclusif et intolérant est L'AFRIQUE AU IVe SIÈCLE LE CHRISTIANISME 103 comme un avant-goût de l'islamisme. Quelques donatistes, plus zélés que les autres, se réunirent en bandes obéissant à des chefs et parcourant le pays. On les appela circoncellions, c'est-à-dire les hommes qui courent autour des fermes. « Le but de leurs courses est de faire reconnaître la sain¬ teté de leur Eglise; aussi leur cri de guerre est : « Louanges à Dieu (laucles deo) » (1), cri redouté, car partout où il retentit, il annonce le pillage et la mort. Comme les circoncellions sont la plupart des esclaves fugitifs ou des laboureurs qui ont renoncé au travail pour s'enfuir au désert, ils ont les haines qui sont naturelles à cette sorte d'hom¬ mes. Ils haïssent les maîtres et les riches et quand ils rencontrent un maître monté sur son chariot et entouré de ses esclaves, ils le font descendre, font monter les esclaves dans le char et. forcent le maître à courir à pied, car ils se vantent d'être venus pour rétablir l'égalité sur la terre et ils ap¬ pellent les esclaves à la liberté : tout cela au nom, disent-ils , des principes du christianisme qu'ils dénaturent en l'exagérant et dont surtout ils n'ont pas les mœurs. Otez-leur le fanatisme : ce sont les Bagaudes de la Gaule, ce sont les ancêtres de la (1) C'est aussi la principale invocation des Musulmans, 104 CHAPITRE VII Jacquerie, c'est la vieille guerre entre l'esclave et le maître, entre le riche et le pauvre; seulement cette guerre a pris la marque de l'Afrique, ce sont des nomades et des fanatiques. C'est le fanatisme en effet qui leur donne un caractère à part. Ils sont cruels contre eux-mêmes et contre les autres; ils se tuent avec une facilité incroyable, afin, di¬ sent-ils, d'être martyrs et de monter au ciel. Ils tuent les autres sans plus de scrupules, en com¬ binant d'affreuses tortures, pleines de raffine¬ ments de la cruauté africaine (1). » Il est probable que les bandes de circoncellions ou de saints, comme ils s'appelaient eux-mêmes, parurent vers 320 et pendant une dizaine d'an¬ nées, terrifièrent l'Afrique ; leurs excès armèrent contre eux même les donatistes, et les troupes impériales les dispersèrent. Les débris de ces ban¬ des continuèrent pourtant pendant trente ans à errer à travers le pays ; les donatistes aussi furent persécutés et n'eurent quelque répit que sous l'empereur Julien (360-333 après J.-C.). ('1) Saint-Marc Girardin : VAfrique soies Saint-Augustin, Revue des Deux-Mondes, 15 sept. 1842. — Ne croirait-on pas lire quelque épisode d'une des guerres saintes de l'islam ? L*AFRIQUE AU IVe SIÈCLE — LE CHRISTIANISME 105 Révolte de Firmus (373) Nous avons dit que des revendications sociales se mêlaient aux idées religieuses chez les dona- tistes et les circoncellions ; aussi voit-on qu'ils pri¬ rent part à diverses révoltes politiques qui éclatè¬ rent au 1Y° siècle, notamment à celle de Firmus, en 373, à celle de Grildon, en 398. Ces deux sou¬ lèvements nous montrent quelles étaient les aspi¬ rations des indigènes à l'indépendance et comment ces hommes, qui se séparaient de l'Eglise catholi¬ que, voulaient aussi se séparer de l'empire. On pressent, à la gravité de ces insurrections, que l'Afrique est sur le point d'échapper aux Ro¬ mains. Firmus (1), fils d'un roi indigène nommé Nubel, avait tué traîtreusement un de ses frères Zammac, puis craignant un châtiment, il avait sonlev'é les tribus maures. De toutes parts les mécontents étaient accourus autour de lui et lui avaient formé une armée : les montagnards de (1) Cette révolte est racontée par Amrnien Marcellin, livre XXIX. 106 CHAPITRE VII l'Atlas et clu Djurjura avaient surtout répondu à son appel. 11 battit les troupes romaines en plu¬ sieurs rencontres, s'empara de Caesarea et d'Ico- sium, et y mit tout à feu et à sang. L'empereur Valentinien dut envoyer contre ce rebelle le fa¬ meux Théodose, que venaient d'illustrer ses vic¬ toires en Bretagne. Ce général s'embarqua à Arles avec des troupes tirées de la Gaule, aborda à Djidjelli, appela à lui les forces éparses en Numi- die et en Maurétanie et gagna Sétif. Firmus effrayé demanda le pardon, l'ctman, mais Théodose n'accepta pas les propositions du rebelle et mena son armée dans la vallée de l'oued Sahel ; il prit un certain nombre de châteaux forts occupés par les partisans de Firmus, puis arriva à Cœsa- rea ayant soumis ou razzié plusieurs tribus. Après un repos de quelques jours, il conduit ses troupes dans le pays accidenté de l'Ouarsenis, poursuit les tribus dans leurs derniers lieux de refuge, tandis que Firmus, avec quelques fidèles, fuit à travers les défilés de l'Atlas (région de Médéa) et gagne les pics inaccessibles du Djurjura. Théodose, ayant terminé heureusement son expé¬ dition de l'Ouarsenis, bat les rebelles dans la plaine de la Medjana et regagne Sétif, tandis que Firmus se sauve chez les Isaflenses (ïflissen ou L'AFRIQUE AU IVe SIÈCLE — LE CHRISTIANISME 107 Flissas). Quelque temps après il est assiégé clans ce pays par le général romain et il allait être livré à ses ennemis par son hôte, le roi Igma- zen ; il put s'étrangler avec une corde et la révolte fut terminée. Théodose revint triomphant à Sétif. Révolte de Gildon (397) Un des frères cle Finiras, Gildon, avait beau¬ coup contribué aux succès de Théodose; en ré¬ compense de ses services, il avait été investi de tous les immenses domaines qui appartenaient à sa famille, puis élevé à la dignité de comte militaire et chargé pendant douze ans du gou¬ vernement de toute l'Afrique. Tant que vécut l'empereur Théodose il se contenta de cette au¬ torité d'ailleurs presque absolue. Mais la faiblesse 4 d'ITonorius lui fit concevoir le désir de devenir un souverain indépendant (397). Il réunit sous ses drapeaux une armée de 70,000 Gétules et montagnards ; mais c'était plutôt une1 cohue qu'une armée et elle ne devait pas tenir long¬ temps devant des forces régulières même très * faibles. Mascizel, frère de Firmus etj de Gril- 108 CHAPITRE "VII clon (1), fut chargé^ avec 5,000 soldats romains, de combattre les rebelles ; il les vainquit dans une grande bataille, livrée en Numidie. Gildon qui fuyait fut pris et s'étrangla dans sa prison. Ses immenses domaines furent réunis au domaine impérial et une administration spéciale fut créée pour les régir. La révolte, privée de son chef, fut rapidement étouffée (2). Saint-Augustin On a vu quelle connexion il y avait entre les révoltes politiques et celles qui paraissaient dic¬ tées par le sentiment religieux. Les compagnons de Firmus et de Gildon avaient la haine de l'unité temporelle de l'empire, comme les donatistes et les circoncellions avaient la haine de l'unité de l'Eglise ; la société berbère était tout entière tra¬ vaillée par ce besoin d'anarchie qui semble, dans (1) On voit quel rôle considérable ont joué, au IVe siè¬ cle, les fils du roi Nubel ; maîtres d'immenses domaines, ayant des milliers de khammès, ils étaient des sortes de grands seigneurs féodaux, vassaux de l'empereur. (2) Claudien a composé un poème sur la guerre de Gil¬ don. L'AFRIQUE AU IVe SIÈCLE — LE CHRISTIANISME 109 l'histoire, avoir été sa loi fatale. On pense quel triste tableau nous présenteraient les dernières années du IVe siècle en Afrique, si elles avaient trouvé un historien. Le désordre, les révoltes, les invasions se laissent partout deviner et les dona- tistes eux-mêmes, quoique persécutés par les em¬ pereurs orthodoxes, ne peuvent garder entre eux la concorde. Ils se divisent en plusieurs sectes ou mieux en plusieurs partis, et restent sans force pour lutter contre Saint-Augustin. Ce grand homme, né à Thagaste (Souk-Ahras), avait été enseigner en Italie et était devenu, dans son fige mûr, évêque d'IIippone vers 393. Savant, élo¬ quent, plein d'expérience, il tourna toutes ses forces contre les hérétiques de tout genre, mani¬ chéens, pélagiens et autres, mais surtout contre les partisans du schisme donatiste. 11 les combat¬ tit par la parole dans plusieurs conciles, publia contre eux des lettres, des dissertations, des opus¬ cules, même une chanson populaire qui devait avoir accès au milieu des masses. Vers 398, le clergé catholique d'Afrique, animé par l'ardent docteur, avait repris courage et dans un concile tenu à Cartilage 214 évêques condamnaient vi¬ goureusement le schisme. En 400, Saint-Augustin publiait dix livres de théologie contre ses adver- 110 CHAPITRE YII saires; en 404, à l'instigation des Pères d'un con¬ cile de Carthage, l'empereur Honorius fit traiter les donatistes avec rigueur. En 410, à la suite d'une conférence contradictoire à laquelle assis¬ tèrent 270 évêques donatistes et 286 évêques catholiques, le tribun Marcellin donna des ordres rigoureux pour la recherche et la punition des schématiques. Saint-Augustin et l'Eglise catholi¬ que triomphaient; mais les conversions obtenues par la menace et l'emploi de la force étaient peu sincères. Le donatisme demeurait à l'état latent, prêt à reparaître au premier jour pour persécuter à son tour: L'affaiblissement de l'autorité impé¬ riale et l'invasion des hordes vandales allaient lui en fournir l'occasion. * CHAPITRE VIII LES VANDALES Les Vandales viennent en Afrique Les Vandales venus de la Sarmatie étaient alors établis en Espagne; ils avaient couvert ce pays.de ruines et maintenant qu'ils n'avaient plus de butin à en tirer, ils jetaient un regard d'envie sur les villes florissantes et riches, assises, par delà le dé¬ troit de Gibraltar, sur lt rive africaine. Leur roi Genséric, le plus audacieux des chefs barbares, résolut d'y conduire ses soldats ; aussi il accueillit avec joie les ouvertures du comte Boniface, géné¬ ral et gouverneur d'Afrique, qui croyait avoir à se plaindre des procédés de l'impératrice Llacidie et qui offrait aux Vandales de partager avec lui les provinces d'Afrique. Genséric passa le détroit avec 80,000 hommes, femmes, enfants, esclaves (1) (!) D'autres disent 50,000. 112 CHAPITRE VIII et vint s'établir dans les régions que Boniface lui cédait, c'est-à-dire les Maurétanies. Leurs ravages, leurs pirateries Le comte Boniface eut bientôt le remords de la trahison qu'il avait commise; il se réconcilia avec Blacidie et voulut renvoyer les Vandales en Espa¬ gne. Mais la terre d'Afrique leur paraissait une proie trop belle; du haut des monts sauvages des Maurétanies, ils avaient vu les riches campagnes de la Numidie et de l'Afrique propre. Ils couru¬ rent aux armes et firent la guerre avec une épou¬ vantable cruauté ; ils incendièrent les villes, massacrèrent des milliers de personnes sans dis¬ tinction d'âge ni de sexe ; ils poussaient l'atrocité jusqu'à égorger leurs prisonniers sous les murs des villes assiégées, pour infecter l'air ; ils cou¬ paient les arbres de tout genre. Bône fut prise après un long siège ; Boniface rentra à Borne, abandonnant l'Afrique. Celle-ci devint un désert, au dire de Procope. Les indigènes revinrent à la barbarie; ils firent cause commune avec les Vandales, parce qu'ils avaient les mêmes instincts féroces et aussi parce LES VANDALES 113 que leurs croyances donatistes s'accordaient mieux de l'arianisme vandale que de l'orthodoxie ro¬ maine; ils pouvaient, d'accord avec les envahis¬ seurs, rendre aux catholiques orthodoxes les per¬ sécutions et les souffrances qu'eux-mêmes avaient jadis endurées. En dix ans Genséric eut un em¬ pire puissant; Cartilage devint sa capitale. Il avait la soif de l'or, ses vaisseaux corsaires ravagèrent tous les rivages des pays d'occident; les îles Ba¬ léares, la Sardaigne, la Sicile elle-même tom¬ bèrent en son pouvoir; il semblait que le vieil empire de Carthage renaissait, non pour le com¬ merce, mais pour la ruine et le pillage, ou mieux encore, il semblait que les Berbères, unis aux Vandales, s'essayaient pour la piraterie de l'ave¬ nir. Un jour, appelé par un parti romain, Gen¬ séric avec ses navires fait voile vers l'Italie, entre par l'embouchure du Tibre et prend Rome sans défense. Pendant quatorze jours, les barbares pillent la luxueuse cité, puis ils partent sur leurs navires chargés d'un riche butin et emmenant 70,000 captifs, parmi lesquels l'impératrice Eu- doxie et ses deux filles, ainsi qu'un grand nombre de personnes des premières familles romaines. Genséric espérait bien en tirer une forte rançon ; il maria une des filles d'Eudoxie avec son fils Iiu- 8 114 CHAPITRE -VIII néric et, dès lors, s'occupa surtout de trouver un moyen d'obtenir la dot de sa bru et une rançon pour la liberté des deux autres princesses; sept années durant, il négocia dans ce sens avec l'em¬ pereur d'Orient et le sénat de Rome; cependant ses navires, chaque printemps, dévastaient l'Ita¬ lie, la Sicile, l'Illyrie, le Reloponèse; aux menaces de l'empereur Léon, Genseric répondit toujours : « Que nous fassions la paix ou la guerre, il me » faut la dot de ma belle-fille avec la rançon de » sa mère et de sa sœur. » Enfin il réussit par un expédient : un noble Romain, nommé Olybrius, aimait la jeune princesse captive; Genséric lui promit la liberté et la main de sa fiancée si, par son entremise, il obtenait de l'empereur les biens de sa belle-fille ; cette négociation réussit; un na¬ vire romain transporta à Carthage les trésors, les bijoux, les objets d'art qui appartenaient à la fa¬ mille d'Eudoxie. L'impératrice et sa fille furent mises en liberté et cette dernière épousa Oly¬ brius. Guerre avec l'empire Cependant les deux empereurs d'Orient et d'Oc- LES VANDALES 115 cident ne pouvaient, sans honte, supporter toutes les courses que les pirates faisaient sur leurs em¬ pires. Majorien périt assassiné au moment où il préparait une expédition contre l'Afrique, mais l'empereur Léon reprit ses projets. Une flotte de 600 vaisseaux fut envoyée contre les Vandales, sous les ordres de Basiliscus, tandis qu'Hëraclius, avec l'armée de terre, marchait contre Carthage par l'Egypte et la Tripolitaine. Les premiers évé¬ nements de la guerre furent heureux pour les Grecs; tandis qu'Hëraclius s'emparait de Tripoli, Basiliscus prenait la Sardaigne et venait débar¬ quer devant Carthage. Sans doute c'en était fait de l'empire des Vandales si les Grecs avaient montré quelque énergie. Mais Genséric, par d'habiles intrigues, sema la division et entre¬ tint la défiance chez les généraux de l'empire, en acheta même quelques-uns, puis fit à Basi¬ liscus des ouvertures pour la paix. Pendant qu'on négociait, les Grecs, pleins de confiance, avaient cessé de se garder, Genséric tombe sur eux à l'improviste, les met en déroute et brûle une partie de leurs vaisseaux. Basiliscus s'en¬ fuit sur un navire, et Héraclius, ne pouvant plus compter sur l'appui de la flotte, rentre en Egypte. 116 CHAPITRE VIII Portrait de Genséric Il est difficile d'apprécier d'une manière équi¬ table le caractère et l'œuvre de Genséric; nous ne le connaissons que par les récits de ses ennemis, par le témoignage de Victor de Vite, qui voyait surtout en lui le persécuteur de l'Eglise orthodoxe et comme une image du démon, ou bien encore par les écrits de Procope, qui, étant Grec, haïssait fortement les Vandales. Aussi leur partialité est certaine; ils ont pu prêter à Genséric des défauts qu'il n'avait pas et des cruautés qu'il n'a pas com¬ mises. Voici un portrait de ce prince écrit par le Goth Jornandès beaucoup moins suspect de haine : « Il était de taille moyenne et une chute de cheval » l'avait rendu boiteux; profond dans ses des- » seins, parlant peu, méprisant le luxe, colère à » en perdre la raison, avide de richesses, plein » d'art et de prévoyance pour solliciter les peu- » pies, il était infatigable à semer les germes de » divisions (1). » (I) Histoire des Golhs, chap. 33. LES VANDALES 117 Quel que soit le jugement qu'on porte sur Gen- séric, il y a du génie et de la grandeur chez ce barbare; bien plus qu'Attila et Alaric, ses égaux par les crimes, il eut le sens politique. Sur des tribus indomptées, sur les débris de l'empire ro¬ main, sur des races diverses, il établit un empire puissant et se fit craindre sur toutes les côtes méditerranéennes du détroit de Gibraltar au phare de Messine. Comme les autres chefs bar¬ bares, il eut le respect de la civilisation romaine, il conserva les formes administratives et les insti¬ tutions impériales. La manière de rendre la jus¬ tice, les impôts, furent tels qu'ils avaient été autre¬ fois et si les catholiques eurent à souffrir de ses ordres rigoureux, il semble cependant que l'Afrique ne fut pas trop malheureuse sous son règne; même il paraît avoir contenu les tribus berbères. Mais il échoua, comme tous les fonda¬ teurs d'empire, qui ne s'appuient que sur la [ force et qui ne se soutiennent que par la puis¬ sance de leur génie. Il emporta dans la tombe toute la grandeur du peuple vandale; ses enfants seront incapables de soutenir le poids de l'em¬ pire et leur domination, comme celle de tant d'autres chefs barbares, sera éphémère. Il mourut en 477. 118 CHAPITRE YIII Règne de Hunéric Hunéric, fils de Genséric, commença par don¬ ner tonte sa faveur à des ariens et à vouloir éta¬ blir cette religion en Afrique. Déjà sous Genséric un grand nombre de Romains et d'indigènes s'é¬ taient détachés de l'Eglise orthodoxe pour adopter la religion des conquérants; mais sous Hunéric il y eut, contre les catholiques restés fidèles une véri¬ table persécution et,-par suite, des soulèvements. En même temps les tribus berbères de l'Aouras et du Djudjura échappaient à l'autorité du roi vandale et celui-ci voyait son territoire réduit aux seules régions du bord de la mer. En 484, sur la demande de l'empereur d'Orient, un concile de tous les évêques d'Afrique fut réuni à Carthage; les ariens étaient en grande majo¬ rité et les décisions du concile furent rigoureu¬ ses pour les catholiques; toutes les églises que ceux-ci possédaient furent remises aux ariens et un grand nombre d'évêques furent envoyés en exil. Gondamond; Trasemcnd Go.nck.mond, second fils de Genséric, ne put em- LES VANDALES 119 pêcher les soulèvements des Berbères et même les nomades du Sud vinrent faire des incursions dans le pays soumis aux Vandales, mais son règne fut un peu plus calme que le précédent. Après avoir d'abord persécuté les catholiques, il les laissa bientôt entièrement libres, leur rendit leurs égli¬ ses et leurs biens et rappela ceux qui avaient été exilés. Trasemond, troisième fils de Genséric, hérita de la royauté vandale en 496. Comme son prédéces¬ seur, il laissa une certaine liberté aux orthodoxes, quoiqu'il fût leur ennemi et accordât des avan¬ tages à ses sujets ariens. Sous lui, les Berbères continuèrent leur mouvement d'indépendance et un chef de la Tripolitaine, nommé Galbaon, dé¬ truisit presque entièrement une armée royale. Hildéric; Gélimes? Hildéric, fils d'Hunéric, monta sur le trône en vertu de la loi de succession, qui avait-été établie par Genséric lui-même. Il avait été élevé à la cour de Constantinople et, enfant, s'était lié avec Justi- nien qui depuis était devenu empereur. Aussi, sentant que,en Afrique, il était entouré d'ennemis 120 CHAPITRE YIII il se mit, lui et son royaume, sous la protection et comme la vassalité de ce souverain. Cependantles Berbères devenaient chaque jour plus menaçants; ils défirent plusieurs armées vandales etils battirent plusieurs généraux. Le seul Gélimer, prince de la famille de Genséric, obtint contre eux quelques avantages ; il se rendit ainsi populaire et se forma un parti; quand il se vit assez fort, il se fit pro¬ clamer roi, et jeta Hildéric en prison. Justinien réclama en faveur du prince son ami ; il demanda qu'au moins on lui permît de venir à Constanti- nople avec sa famille ; sa lettre se terminait par une menace de guerre. Le roi vandale répondit : « Un prince agit sagement lorsque, livré tout » entier à l'administration de son royaume, il ne » porte pas ses regards au dehors et ne cherche » pas à s'immiscer dans les affaires des autres » Etats. Si tu romps les traités qui nous unissent, » j'opposerai la force à la force. » Cette fière ré¬ ponse amena une guerre dont la conséquence fut la ruine des Vandales et la soumission de l'Afrique à de nouveaux maîtres. CHAPITRE IX LES BYZANTINS Expédition contre les Vandales Justinien prépara avec le plus grand soin l'ex¬ pédition d'Afrique. Il s'était d'abord ménagé des relations avec les indigènes de la Tripolitaine et avec quelques révoltés de.Sardaigne; puis voyant le moment venu d'agir, il réunit une forte armée de 15,000 hommes dont il confia le commande¬ ment à l'habile général Bélisaire. Celui-ci choisit pour le suivre les meilleurs officiers de l'armée impériale, et 500 vaisseaux de toute grandeur f montés par 20,000 marins partirent du port de Constantinople vers le commencement de l'été de l'an 533. Le jour du départ, le patriarche vint bénir le vaisseau amiral; la cour et tout le peuple de Constantinople assistaient à cette cérémonie imposante et faisaient des vœux pour le succès de C, l'entreprise. 122 CHAPITRE IX La grande flotte navigua lentement. On s'arrê¬ tait presque dans chaque port afin de réparer les navires fatigués par la tempête ou bien pour pren¬ dre des vivres frais. Mais ces délais mêmes ser¬ vaient à Bélisaire pour confirmer l'ordre et la dis¬ cipline dans cette armée composée de tous élé¬ ments, et au bout d'un mois on arriva en Sicile, dans les meilleures conditions pour réussir. De plus, on apprit dans ces parages que les Vandales s'endormaient dans la confiance; Gélimer se croyait suffisamment défendu par la mer et, comme il avait envoyé ses meilleures troupes pour apaiser la révolte de Sardaigne, il laissait l'Afri¬ que dégarnie et ouverte. Succès de Bélisaire Bélisaire n'osa point cependant tenter un coup sur Cartilage et le débarquement eut lieu au golfe de Gabès, à Caput Vada; puis l'armée, dans un bel ordre, marcha vers le Nord en prenant sur sa route Leptis Magna et Hadrumète. Les Berbères semblent avoir bien accueilli le général de l'em¬ pereur et l'on dit que plusieurs tribus se soumi¬ rent et donnèrent spontanément des otages. D'au- LES BYZANTINS 123 tre part, certaines familles vandales, que le meur¬ tre de Hildéric mécontenta vivement, refusèrent de combattre pour la cause de Gélimer. Bélisaire proclamait d'ailleurs hautement que Justinién ne faisait pas la guerre aux Vandales, mais seule¬ ment au meurtrier d'Hildéric, à l'usurpateur. Celui-ci, voyant ses dangers croître d'heure en heure, se décida enfin à l'action; mais ses troupes, malgré des succès partiels, furent battues ; un de ses frères mourut en combattant," et lui-même, s'étant laissé- surprendre, fut mis en déroute et obligé de s'enfuir à Bulla Regia. Bélisaire, deux jours après, entrait dans Cartilage en même temps que ses nombreux vaisseaux, qui avaient longé le littoral, arrivaient dans le port. C'en était déjà fait de l'empire vandale ; Gélimer pouvait encore, avec les troupes de Sardaigne, tenir la campagne quelque temps, mais seulement retarder sa chute. Bélisaire se conduisit d'ailleurs avec une grande habileté politique. Il maintint parmi ses soldats une discipline rigoureuse et les empêcha de piller; il traita généreusement les Vandales qui habi¬ taient Carthage et, quand les chefs indigènes vin¬ rent faire leur soumission et demander l'investi¬ ture officielle, il les accueillit avec faveur, puis il envoya à chacun d'eux une baguette d'argent 124 CHAPITRE IX dorée, un bonnet d'argent en forme de couronne, un manteau blanc qu'une agrafe d'or rattachait sur l'épaule droite, une tunique qui, sur un fond blanc, offrait des dessins variés, enfin des' chaus¬ sures travaillées avec un tissu d'or; c'étaient les insignes que les proconsuls et les empereurs ro¬ mains donnaient jadis aux rois et chefs indigènes. Bélisaire ne faisait que reprendre la tradition ro¬ maine. Bataille de Tricamara Tzazon, frère de Gélimer, revint de Sardaigne avec son armée victorieuse aussitôt qu'il apprit les graves événements d'Afrique et le roi vandale réconforté prit l'offensive. Il se ménagea la neu¬ tralité des Huns, qui servaient dans l'armée de Bélisaire, ainsi que celle d'un grand nombre de chefs maures, puis chercha à attirer son adver¬ saire sur un terrain propice. Les Grecs et les Van¬ dales se trouvèrent en présence à Tricamara, à environ sept lieues de Carthage. Gélimer fut com¬ plètement vaincu; son frère Tzazon fut tué; son camp où il avait laissé les vieillards, les femmes, les enfants fut enlevé; tout le butin que les Van- i LES BYZANTINS 125 dales avaient fait en Afrique depuis cinquante ans s'y trouvait amassé et Bélisaire ne put contenir ses soldats qui commirent toutes sortes de crimes. Gélimer cependant fuyait avec quelques cavaliers fidèles, poursuivi sans trêve ni repos pendant plus de cinq jours par Jean l'Arménien; mais celui-ci mourut tué fortuitement par un de ses officiers qui était ivre et la poursuite cessa. Conquête de l'Afrique par les Grecs ; disparition des Vandales Le roi vandale s'était réfugié sur le mont Pap- pua (1) qui était sur les confins de la Numidie et de la Maurétanie ; bientôt il y fut cerné par les Grecs. Bélisaire prit possession d'IIippône; ses officiers allèrent soumettre Cesaréa et Ceuta, c'est- à-dire montrer le drapeau impérial aux popula¬ tions des Maurétanies; d'autres prirent possession des Baléares et de la Sardaigne et tandis que l'em- (1) L'Edough, selon quelques savants. M. Papier, d'après une inscription rupestre, croit que le Pappua de Procope est un des sommets du Nador. 126 CHAPITRE IX pire ressaisissait l'Afrique, le roi vandale mourait presque de faim et de misère au milieu des tribus indigènes; il se sentit tellement malheureux et impuissant qu'enfin il se rendit sous la promesse d'avoir la vie sauve (1). Bélisaire le conduisit à Constantinople et là lui-même reçut en grande pompe les honneurs du triomphe. Le roi captif, après avoir été traîné derrière le char du vain¬ queur, reçut un riche domaine en Asie et y passa obscurément le reste de sa vie. Un grand nombre de Vandales étaient morts dans les guerres qui avaient désolé l'Afrique de¬ puis le décès de Genséric; d'autres avaient été massacrés par l'ordre de ces rois barbares; d'au¬ tres encore avaient cherché la sécurité en Orient ou au milieu. des nations germaniques établies dans les diverses contrées de l'Europe; il ne de¬ meura donc qu'un très petit nombre de Vandales en Afrique; encore ceux-ci se fondirent-ils bien vite avec les populations indigènes et de cet em¬ pire vandale, qui avait grandi si vite, il ne resta qu'un souvenir odieux. (1) II y a dans Procope un récit très dramatique de la misère du roi vandale. LES BYZANTINS 127 Organisation de l'Afrique byzantine Les succès de Bélisaire et la chute de l'empire vandale étaient à peine connus à Constantinople que l'empereur Justinien s'empressa d'organiser l'Afrique. Dès le mois d'avril 534 parurent deux rescrits, l'un relatif à l'administration militaire, l'autre à l'administration civile. Le commandement suprême des troupes appartenait à un magister mi- litum qui avait sous ses ordres des duces. Le gou¬ vernement civil était confié à un préfet du prétoire d'Afrique, assisté de six prœsides ou gouverneurs, un par province. Il semble que pour le reste on ait maintenu l'ancienne organisation administrative que les Vandales avaient en partie laissé subsister. C'était si bien une restauration du passé que l'em¬ pereur disait dans un de ses rescrits : « Que nos offi¬ ciers s'efforcent avant tout de préserver nos sujets des incursions de l'ennemi et d'étendre nos provin¬ ces jusqu'au point où la république romaine attei¬ gnait avant les invasions des Maures et des Vanda¬ les. » Salomon Le rôle principal dans cette restauration appar- 128 CHAPITRE IX tient au général Salomon, qui avait été le lieute¬ nant de Bélisaire dans la campagne de 533-534 et qui prit après lui le commandement des troupes. C'était, à ce qu'il semble, un homme énergique, actif et juste, mais la situation était devenue de suite très difficile. Les indigènes, toujours mécon¬ tents du gouvernement présent, s'étaient bientôt tournés contre leurs nouveaux maîtres et des révoltes avaient éclaté sur plusieurs points de l'Afrique et de la Numidie. Salomon marcha con¬ tre les rebelles, les vainquit en plusieurs rencon¬ tres et se proposait même d'attaquer les monta¬ gnards de l'Aurès, quand il fut arrêté par une émeute de ses soldats. Les années- byzantines n'étaient que des cohues d'hommes de toutes races, barbares presque tous, attirés sous les drapeaux par l'appât d'une paye élevée ou par l'espoir du butin. Peut-être aussi pour exciter leur courage, leur avait-on promis des terres dans cette Afrique qu'ils venaient de reconquérir. On les avait trom¬ pés, disaient-ils, et ils faisaient une guerre sans profit. Ils se révoltèrent sous la conduite d'un d'entre eux nommé Stozas et Salomon s'échappa de Carthage presque en fugitif (535). Salomon, le gouverneur de l'Afrique, allait à Constantinople rendre compte de ses actions; il LES BYZANTINS 129 s'arrêta en Sicile pour prévenir Bélisaire de l'in¬ surrection des soldats. Aussitôt celui-ci repassa en Afrique avec quelques soldats d'élite, reprit Car¬ tilage sans coup férir, fit rentrer les habitants dans le devoir et, soit par la force, soit par l'ascendant qu'il avait sur les troupes, il réduisit l'émeute. Mais il était à peine reparti, confiant le commande¬ ment à deux de ses officiers, que la révolte repre¬ nait le dessus et que Stozas redevenait maître d'une grande partie du pays. Il fallut l'autorité de Germanus, parent de l'empereur, pour remettre un peu d'ordre et de calme en Afrique; alors Salomon, dont on attendait les plus grands ser¬ vices pour la guerre contre les indigènes, fut appelé pour la seconde fois au gouvernement de l'Afrique (538). Deuxième gouvernement de Salomon L'administration de Salomon fut des plus glo¬ rieuses. Pour contenir les indigènes, il répara les places fortes et rétablit les anciennes défenses. Presque toujours il suffisait de prendre les maté¬ riaux parmi les ruines des cités d'autrefois, et les fragments de statues, les débris de mosaïques, 9 130 CHAPITRE IX les pierres tombales, les frises de temples étaient entassés pêle-mêle dans de massives construc¬ tions, forts ou citadelles, comme celles qu'on voit à Madaure, à Tébessa, à Thamgad. Puis Salomon s'efforça de reconquérir les pays que les tribus indigènes avaient envahis et reprit son premier projet d'une expédition dans l'Aurès ; il s'empara de plusieurs places, soumit un grand nombre de peuplades, puis marcha vers le bassin du Hodna. Il releva la ville de Zabi (M'sila) qu'il appela Jus- tiniana, puis, forçant les indigènes à la soumis¬ sion, il s'avança jusque dans le bassin de la Mina supérieure, où il éleva un monument rappelant ses victoires (1). Les maladresses des gouverneurs de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque, parents de Salomon, vinrent compromettre le résultat de ces travaux. En 545, les chefs Levathes (Leuata des auteurs arabes), irrités d'une perfidie de Sergius, se révoltèrent. Salomon marcha contre eux, mais il fut mal secondé par ses lieutenants ; ses troupes lâchèrent pied et pour lui, étant tombé de cheval (1) Les doutes qu'on a élevés au sujet de l'inscription de la région des Djeddar, rapportée par Ibn-Khaldoun, ne me paraissent pas fondés. LES BYZANTINS 131 au milieu de la déroute, il fut massacré par les Berbères. | L Faiblesse des Byzantins Après la mort de ce grand général, l'Afrique fut pendant un siècle et demi livrée à l'anarchie la plus grande. Les soldats, presque toujours mu¬ tinés contre leurs chefs, s'organisaient en partis qui tenaient la campagne; chaque jour quelques petites tribus faisaient des incursions sur le do¬ maine occupé par les Byzantins. La Tingitane et tout l'intérieur de la Césarienne demeuraient in¬ dépendants ; les villes et les villages soumis à la domination grecque étaient exaspérés et ruinés par la rapacité du fisc; enfin les catholiques ortho¬ doxes, redevenus les maîtres, persécutaient rude¬ ment les ariens. > L'administration de Jean Troglita, qui dura une vingtaine d'années, fut comme un temps d'arrêt au milieu de cette décadence rapide. Il fut vain¬ queur de toutes les tribus qui s'étaient soulevées depuis l'Aurès jusqu'à la Tripolitaine ; mais de tels succès étaient forcément éphémères; la race t. berbère avait partout reconquis son indépendance; 132 CHAPITRE IX elle s'était morcelée, suivant ses goûts habituels, en mille tribus ennemies; du détroit de Tanger jus¬ qu'à Tripoli ce n'étaient que guerres, révoltes et razzias perpétuelles. Le pays était ouvert et facile à prendre pour le premier conquérant qui vien¬ drait. Un siècle, dont nous ne raconterons pas l'obscure et triste histoire, ne sera pas écoulé que les Arabes commenceront, à travers le monde grec, leurs courses aventureuses. CHAPITRE X LES ARABES EN AFRIQUE L'Arabie; les Arabes Un peuple, qui n'avait encore joué aucun rôle dans l'histoire, apparaît et grandit tout à coup au milieu du VIIe siècle; ce sont les Arabes. Le pays qu'ils habitaient alors s'appelle l'Arabie, sorte de grand plateau qu'une ligne de montagnes sépare du bord de la mer et qui, dans son immense éten¬ due, renferme de grands déserts rocailleux; le climat est sec et brûlant, les fleuves sont de véri¬ tables oueds, torrents après les grandes pluies, à sec pendant les longs mois d'été. A peine çà et là quelques oasis où l'eau est abondante, la vé¬ gétation riche et où les animaux et les hommes se sont agglomérés. Par suite de cette conformation des lieux, les Arabes sont partagés en deux sortes d'hommes : les uns, s'adonnant au commerce et à la culture, sédentaires sur les bords de la mer ou 134 CHAPITRE X dans les oasis ; les autres, errants dans les steppes incultes, s'occupent de l'élève des bestiaux, pillent les caravanes et vivent nomades sous la tente; ces derniers sont appelés Bédouins. Guerres et divisions Au commencement du YIIe siècle, tous ces Ara¬ bes étaient divisés en un grand nombre de tribus encore sauvages, adorant toutes sortes d'idoles et vivant en guerre continuelle les unes contre les autres; ce n'était pas une nation, car les mille fractions de la race vivaient isolées, sans langue, ni tradition, ni culte, ni intérêt communs. Un homme vint qui les réunit toutes sous son autorité morale, leur donna une seule et même religion, un seul intérêt commun et, en peu d'années, en forma une nation redoutable; ce fut Mohammed. Mohammed D'une famille illustre de la Mecque, Mohammed avait été orphelin dès son enfance. Tout jeune encore il fit le commerce et voyagea en maint LES ARABES EN AFRIQUE 135 pays; conducteur de caravanes il eut occasion, dans ses courses, de s'entretenir avec des chré¬ tiens et des israélites, qui lui firent connaître leurs livres religieux; son esprit vif fut frappé des belles choses qu'ils contenaient et, durant les longs jours de marche, il méditait sans cesse sur la philosophie et les religions. Son imagination ardente s'échauffa ; à ses compagnons de voyage, à ceux avec qui il s'entretenait, il disait ses mé¬ ditations, ses rêves et il passa bientôt, auprès de tous ceux qu'il connut, pour un poète et un sage; mais il demeurait pauvre et l'obligation où il était de subvenir à son existence par le travail, l'em¬ pêchait de se livrer à l'étude et à la prédication de la doctrine qu'il avait imaginée. Le Coran A quarante ans, il épousa une riche veuve, Khadidja, et il put dès lors s'adonner tout entier à la contemplation et à la prière. Il parlait à sa famille des fausses idoles que contenait le temple de la Mecque; il annonçait le vrai Dieu, unique et tout puissant, par qui tout est écrit sur le grand livre du destin, il disait en beaux vers les joies et 136 CHAPITRE X les peines de la vie future ; ses serviteurs et lui- même recueillaient tous ces enseignements sur des peaux et des os de mouton, sur des feuilles de palmier ou sur du parchemin. Un jour le Coran (livre) fut complet, la doctrine s'y trouvait tout entière, il affirmait qu'elle lui avait été inspirée" par Dieu même et s'en disait le Prophète. Tout son entourage le crut; ses parents et ses amis furent ses premiers disciples. Revers et succès de Mohammed Cependant les Coreischites de la Mecque, dont le nouveau culte menaçait déjà le leur ainsi que leurs intérêts, se déclarèrent contre Mohammed; il dut fuir et c'est de cette fuite (hégire) (1) que les Musulmans ont depuis daté leurs années. Dès lors, en effet, les gens de Médine, chez qui il se retira et les tribus, qui étaient en guerre avec les Coreischites, adoptèrent la nouvelle religion; les sectateurs se comptèrent par milliers et, avec 700 hommes, Mohammed marcha contre la Mecque. 11 fut vainqueur en plusieurs batailles et fit (1) La première année de l'hégire concorde avec l'année 622 de notre ère. LES ARABES EN AFRIQUE 137 dans sa ville natale, une entrée triomphante. Lorsqu'il mourut, en 632, les Arabes avaient en foule accepté sa doctrine ; ils avaient embrassé le nouveau culte avec une étonnante ferveur et menaçaient de leurs armes tous ceux qui refu¬ saient de croire au Dieu de Mohammed. La doctrine du Prophète est contenue tout entière dans un livre, d'un style poétique, qu'on nomme le Coran, c'est-à-dire le livre par excel¬ lence; il est divisé en 114 chapitres ou surates, placés sans suite et sans ordre ; ils ont été recueil¬ lis, sous la dictée du Prophète, au fur et à mesure que celui-ci les composait. Il y a de tout dans ce livre : des dogmes comme l'unité de Dieu, les peines et les récompenses de la vie future; des prescriptions hygiéniques, comme la défense de boire des liqueurs fermentées; des règles de droit, pour les mariages, les successions et autres choses- semblables. Ce livre est devenu l'évangile et le code de plus de deux cents millions d'hommes en Asie et,en Afrique. Première incursion des Arabes dans l'Ifrikia Les Arabes, moins de dix ans après la mort du •138 CHAPITRE X Prophète, avaient conquis une grande partie de l'Asie Mineure, de la Babylonie, de la Perse et puis l'Egypte ; cette peuplade à peine connue aupara¬ vant avait jeté les fondements d'un grand empire. Amer, gouverneur de l'Egypte, avait demandé au khalife Omar l'autorisation de s'avancer vers la Tripolitaine ; mais alors les Arabes craignaient ■ce lointain perfide. Ce ne fut que sous le khalife Otman, en l'année 647, qu'Abdallah ben Bouchark prépara une armée de 10,000 cavaliers et 10,000 fantassins et se disposa à envahir les possessions des Grecs dans la Berbérie. A cette heure de pé¬ ril, les Byzantins, au lieu de se réunir aux Ber¬ bères contre l'envahisseur, se divisèrent en deux partis. Le patrice Grégoire s'était emparé du pouvoir et se rendait indépendant de l'empereur; s'entourant des insignes de la royauté, il choisit Heitha (l'antique Suffetula, au sud de Kairouan) pour sa capitale et s'entendit assez bien avec les indigènes. Cependant un autre exarque gouver¬ nait à Carthage les chrétiens restés fidèles à l'em¬ pire. Le patrice Grégoire, apprenant l'arrivée pro¬ chaine des Arabes qui avaient parcouru la Tripo¬ litaine, leva une armée de 10,000 combattants et se porta au-devant des pillards. 11 fut battu dans LES ARABES EN AFRIQUE 139 un combat sanglant et tué au milieu de sa défaite. Vainqueurs, les cavaliers musulmans se répan¬ dirent dans l'ifrikia et mirent tout à feu et à sang. Mais ils n'étaient point assez forts pour entrepren¬ dre le siège des villes et d'ailleurs ils n'avaient point l'intention de s'établir dans le pays. Aussi ils traitèrent avec les Grecs et probablement avec les indigènes moyennant une contribution énorme et évacuèrent le pays qu'ils avaient occupé. D'ail¬ leurs des guerres civiles et des schismes qui écla¬ taient au milieu de l'Arabie forçaient alors les khalifes à rappeler à eux toutes leurs troupes. Oktoa ben Nafa fonde Kairouan Quand les guerres civiles furent un peu apai¬ sées, les khalifes Ommiades, qui étaient devenus maîtres du poiïvoir, songèrent sérieusement à ajouter à leur empire cette riche Berbérie, d'où leurs guerriers avaient rapporté tant d'or. Okba ben Nafa fut nommé par eux gouverneur de l'ifri¬ kia et, à la tête de 1U,000 guerriers, il alla pren¬ dre possession de son gouvernement; il conquit le Djerid, s'empara de Gafsa et fonda au milieu des marécages la place d'armes de Kairouan. 140 CHAPITRE X Conquêtes d'Okba En reconnaissance de tant de services, le gou¬ verneur de l'Egypte retira à Okba son comman¬ dement et le remplaça par un de ses favoris, Dinar, surnommé El-Mohadjer. Mais quelques années plus tard, en 081, l'injustice, qui avait été commise vis-à-vis d'Okba, fut réparée et il fut nommé une seconde fois gouverneur de l'Ifrikia. Après avoir relevé Kairouan, que son prédé¬ cesseur avait ruinée, il attaqua les peuplades ber¬ bères de l'Aurès et se dirigea par le Hodna vers l'Ouest; il avait juré de ne s'arrêter dans sa course que lorsqu'il n'y aurait plus d'infidèles devant lui. Il fut vainqueur à Bagai, à Lambèse, à Tiharet, à Fez, mais sans obtenir la soumission gé- néralequ'ilrêvait. Il avait traversé, l'épée à lamain, tout le monde grec, mais il n'avait pu prendre aucune place forte et il se trouvait sur les bords de l'Océan. On dit que là il poussa son cbeval dans les flots et s'écria : « Seigneur, si cette mer » ne m'arrêtait, j'irais dans les contrées éloignées » en combattant pour ta religion et en tuant tous » ceux qui ne croient pas à ton existence ou qui » adorent d'autres dieux que toi. » LES ARABES EN AFRIQUE 141 Défaite de Sidi Okba à Téhouda "f ' * ^ n . ' ■■+ Sidi Okba ramena vers l'Est son armée chargée de butin; il voyait les populations pleines de crainte se soumettre devant lui; aussi il renvoya presque tous ses soldats à Kairouan et, ne conser¬ vant avec lui que quelques cavaliers, il voulut aller faire la reconnaissance des places fortes que les ennemis avaient aux environs de l'Aurès. A ce moment, un chef berbère, Koceila, que Sidi Okba avait traîné comme jm esclave à sa suite, souleva toutes les tribus de l'Aurès; elles étaient d'ailleurs exaspérées par les représailles dont le général arabe faisait suivre chacune de ses vic¬ toires et, à Téhouda, aujnord-est de Biskra, Okba rencontra un grand rassemblement de Berbères et 1 de troupes grecques. Il vit qu'il ne pouvait échap- per; il dit sa prière, descendit de cheval et brisa le fourreau de son épée. Ses 300 compagnons l'imi¬ tèrent et se firent tuer bravement avec lui (1). (1) Son tombeau est vénéréjpar les indigènes et se trouve t dans l'oasis, qui porte son nom, voisine de Biskra. 142 CHAPITRE X Koceila, roi des Berbères Le chef indigène qui venait de remporter la victoire fut reconnu pour roi par un grand nom¬ bre de tribus; il semble même que son autorité se soit étendue jusque dans le Mog'hreb. Il régna cinq ou six ans, de 685 à 690 et les historiens, même ennemis, s'accordent à vanter sa justice, sa bienveillance et son courage. La Berbérie, pour la première fois réunie en un royaume in¬ dépendant, sous un chef indigène, lui dut plu¬ sieurs années de tranquillité et de paix. Les quelques indigènes qui, forcés par les Arabes vainqueurs, avaient embrassé l'islamisme, revin¬ rent à leur première religion, chrétienne, juive ou païenne. Mais le nouveau gouverneur de l'Ifrikia, Zo- he'ir, en 690, essaya de reconquérir le pays qui s'était rendu indépendant. Koceila marcha au- devant de lui, et périt les armes à la main; ses soldats s'enfuirent et les Berbères furent vaincus en plusieurs rencontres. Mais le général arabe, épuisé par. ses propres victoires et ne recevant pas de renforts, dut évacuer l'Ifrikia. LES ARABES EN AFRIQUE 143 La Kahina ;| ' " v:. : ; Une femme berbère, nommée Dîna ou Damia, ^ avait joué un grand rôle dans les guerres précé¬ dentes; elle était d'une tribu de l'Aurès pratiquant la religion juive et elle avait le don, disaient ses compatriotes, de prévoir et de prédire l'avenir; aussi les Arabes l'appelèrent la kahina, ou la pro- phétesse. Elle avait aidé Koceila de ses conseils, de son influence et, quand le roi berbère fut mort, elle apaisa les rivalités des tribus, fit cesser les guerres civiles et établit son autorité sur un grand nombre de peuplades indigènes ainsi que sur les Grecs demeurés en Afrique. Ce fut elle qui releva le drapeau de l'indépendance berbère. En 696, Haçane, gouverneur de l'Ëgypte, reçut du khalife l'ordre d'aller en Mog'hreb avec une forte armée de 40,000 hommes ; il reprit facile- ment Kairouan, vainquit les Grecs en plusieurs rencontres, puis, en 698, leur enleva définitive¬ ment la ville de Carthage. Mais quand il voulut s'attaquer aux indigènes de l'Aurès, commandés par la kahina, il éprouva une sanglante défaite à Bagai et, avec son armée en partie détruite, il 4 dut feprendre le chemin de l'Orient. 144 CHAPITRE X La Berbérie encore une fois écliappait aux Ara¬ bes et l'autorité de la kahina était reconnue par les tribus voisines de l'Atlantique. L'histoire de cette reine remarquable est assez obscure et nous n'en pouvons saisir que le trait général. Elle pres¬ sentait que les Arabes reviendraient plus nom¬ breux et elle disait : « Ils veulent s'emparer des » villes, de l'or et de l'argent, tandis que nous ne » désirons posséder que des champs pour l'agri- » culture et le pâturage; je pense donc qu'il n'y » a qu'un plan à suivre, c'est de ruiner le pays » pour les décourager (1). » Aussitôt elle envoya des agents dans toutes les directions ruiner les villes, renverser les édifices, détruire et incendier les jardins. De Tunis à Tanger, le pays qui, au dire des auteurs, n'était qu'une succession de bos- (1) L'historien, Ibn-Abi-Dinar, met dans la bouche de la badina le discours suivant : « La terre suffit à vos besoins. Il y a dans son sein de quoi nourrir vous et vos troupeaux. Les Arabes, au contraire, ces brigands venus de la contrée ou le soleil se lève, recherchent les villes; ils ont soif d'or et d'argent, ils veulent des maisons et des palais. Prenez du fer et des torches ! Abattez les arbres; renversez, brisez et brûlez les édifices qui couvrent le sol! Que l'ennemi ne trouve plus ni ombre ni abri! » (Annuaire de Gonstantine 1853, p. 113). LES ARABES EN AFRIQUE 145 ,quets, fut transformé en désert. Mais les Berbè¬ res n'ont jamais su sacrifier, au salut de la patrie, fleurs intérêts personnels; beaucoup n'acceptèrent pas le sacrifice héroïque que prescrivait la Kahina et ne reconnurent plus son autorité. A ce moment, Haçane, qui avait reçu des ren¬ forts, marchait sur l'Ifrikia. La reine berbère, prévoyant la victoire des Arabes, envoya ses deux fils se mettre au service de Haçane; pour elle, à la tête des Berbères restés fidèles, elle se proposa de résister. On lui conseillait de fuir, elle répon¬ dit : « Celle qui a commandé aux Chrétiens, aux » Arabes et aux Berbères doit savoir mourir en » reine. » Elle fut vaincue dans la bataille, comme elle l'avait prévu, et périt gdorieusement; sa tête fut envoyée au kalife. L'Afrique devient musulmane Au lendemain de cette bataille, qui se livra dans un endroit inconnu, mais sans doute voisin de l'Aurès, un grand nombre de Berbères accep¬ tèrent l'islamisme et 12,000 d'entre eux se mirent [comme soldats au service du vainqueur. Mou ça iben Noceir. avec leur aide, alla faire la conquête 10 146 CHAPITRE X d'une partie du Maroc. 11 plaça une garnison d'auxiliaires à Tanger et donna pour gouverneur à cette ville un chef berbère du nom de Tarick. Puis ses lieutenants filent quelques courses sur mer et portèrent la dévastation sur les rivages de la Sicile, de la Sardaigne et des Baléares. En même temps il organisait la conquête, soumettait à l'impôt foncier les tribus berbères et celles d'ori¬ gine chrétienne et envoyait partout des mission¬ naires prêcher l'Islamisme. En quelques années toute la Berbérie devint musulmane; si elle avait changé de maître, la population pourtant n'avait pas été modifiée. Un gouverneur et quelques mil¬ liers de soldats arabes tenaient garnison à la place des Byzantins et des Vandales; mais la race in¬ digène restait intacte et sans doute les Arabes n'eussent jamais été maîtres dans le pays, s'ils n'eussent occupé au dehors l'ardeur belliqueuse des Berbères et s'ils n'eussent attaché les intérêts de ceux-ci aux. intérêts mêmes de l'Islamisme. «4 CHAPITRE XI ARABES ET BERBÈRES Conquête de l'Espagne (711-740) Tarick, à la tête de 10,000 Berbères, vainquit les Wisigotks en diverses rencontres et commença la conquête de l'Espagne. Pendant plusieurs an¬ nées, des milliers de Berbères passèrent le détroit de Gibraltar et parcoururent, en les ravageant, les provinces d'Andalousie, de Grenade, de Nouvelle- Castille, s'aventurèrent même jusque dans les régions de la Galice et des Asturies. De la Médi¬ terranée jusqu'aux Pyrénées, tout pliait devant ! i' Islam. Pourtant, ce serait une erreur de croire que cette conquête fut une conquête arabe ; les offi¬ ciers et quelques petits corps de troupe seulement appartenaient à cette race ; mais les vrais conqué¬ rants de l'Espagne étaient des Berbères d'Afrique. La vue de l'énorme butin rapporté d'Espagne par f le lieutenant de Mou ça benNoceir avait enflammé la 148 CHAPITRE XI cupidité de tous les indigènes. Tous voulaient par¬ tir, tous voulaient combattre pour cette religion qui leur donnait de l'or et des terres fertiles ; chaque fois qu'un petit groupe était prêt, 011 le lançait par delà le détroit, et ainsi la guerre sainte était alimentée 4 d'une façon continue. Les Musulmans, après avoir achevé la conquête de l'Espagne, entreprirent celle de la G-aule. La victoire de Charles Martel, en 732, sur Abderrhaman, arrêta le flot envahis¬ seur; mais, sans doute, les Musulmans fussent revenus à l'attaque peu après, si des guerres ci¬ viles ne les eussent occupés en Espagne. Les kalifes ne faisaient que passer sur le trône, les gouverneurs d'Afrique et d'Espagne se succé¬ daient avec une rapidité sans exemple, et mille ferments de discorde et de haine agitaient le monde musulman. Mécontentement des Berbères Les Berbères, qui avaient eu tout le mérite de la conquête de l'Espagne, étaient vivement irrités de la façon dont les Arabes avaient réglé le par¬ tage. Des hordes syriennes étaient venues s'éta¬ blir dans les provinces les plus fertiles, comme 4. ARABES ET BERBÈRES 149 l'Andalousie et Grenade,.tandis qu'on ne leur avait laissé à eux que les déserts de la Manche, les pla¬ teaux arides de la Castille et les contrées monta¬ gneuses du Nord, où l'on vivait dans un état de 4 guerre perpétuelle avec les Chrétiens. Ayant le plus payé de leur sang pour la conquête, ils avaient la moindre part du profit. A ces motifs d'irritation s'ajoutaient les nouvelles qu'ils recevaient d'Afri¬ que. Leurs frères restés là-bas étaient durement traités par les gouverneurs ; outre les impôts ré¬ guliers, on voulut les soumettre au karadj, c'est- à-dire à donner le cinquième du produit de leurs terres. 11 y avait, par suite, une tendance géné¬ rale à la révolte chez les Berbères d'Afrique et d'Espagne. Les Kharedjites ou Ouabites En Orient, les adeptes de Mohammed s'étaient ^ divisés en deux groupes : 1° les orthodoxes ou Sunnites, qui admettaient comme un des fonde¬ ments de leur religion la Sounna, c'est-à-dire les commentaires des premiers docteurs ; 2° les parti¬ sans d'Ali ou Chiites, qui s'en tenaient aux pres¬ criptions et aux paroles du Coran. Même une £ scission s'était faite parmi les partisans d'Ali, et ' 150 CHAPITRE XI un grand nombre des plus exaltés s'étaient décla¬ rés contre leur chef parce qu'il avait accepté une sorte d'arbitrage entre son compétiteur Moawiah et lui-même. Ils avaient pris pour chef Abdallah ben Ouab, d'où leur nom d'Ouabites. Ils reçurent aussi le surnom de Kharedjites, c'est-à-dire les séparés. Excommuniés et traqués de toutes parts, ils s'enfuirent au désert ; leur ferveur religieuse s'exalta par ces persécutions mêmes, et leurs ar¬ dents missionnaires, vers la fin du VIIIe siècle, parcouraient déjà le Mogreb. Ils prêchaient que le Coran, la parole de Dieu, ne doit être ni inter¬ prété, ni corrigé ; que l'homme, dès sa naissance, est prédestiné par le Tout-Puissant aux peines et aux récompenses; tout ce qui n'est pas Dieu n'est rien ; tous les Musulmans sont égaux, parce que tous ils ne sont rien ; ils doivent tous être humbles devant le Tout-Puissant, simples de cos¬ tume et de mœurs; ils doivent passer leur vie dans la prière, la mortification, et suivre à la lettre toutes les prescriptions du Livre Saint. Enfin, les Ouabites proclamaient infidèles tous ceux qui ne croyaient pas comme eux, même les Musulmans des autres sectes. Cette religion farouche peut se résumer en deux mots : fanatisme et fatalisme. Certains apôtres du parti, les Sofrites, poussèrent ARABES ET BERBÈRES 151 plus loin ces doctrines funestes : ils déclaraient qu'il était non seulement permis de combattre tous les impurs., mais aussi de piller leurs biens, de les. achever et de les dépouiller sur le champ de bataille. Les Berbères embrassent le Kharedjisme Ces idées étaient faites pour charmer les Ber¬ bères. Ces sauvages avaient toujours eu le senti¬ ment de l'égalité des hommes; ils avaient toujours reconnu une puissance occulte, une sorte de fatalité au-dessus d'eux; ils avaient toujours aimé la guerre, le pillage, le butin, la mutilation des blessés, et voilà qu'à deux siècles de distance, au sein même de l'Islamisme, ils retrouvaient la dure morale de Tertullien, les idées des Donatistes, le zèle furieux des Circoncellions. L'Afrique presque entière adopta les doctrines kharedjites. Aux haines qu'avait suscitées la politique des gouverneurs arabes venait s'ajouter maintenant la haine religieuse. Révoltes des Berbères Le signal de la révolte partit des régions monta- 152 CHAPITRE XI gneuses du Mogreb; des multitudes de Sofrites s'emparèrent de Tanger et vainquirent les Arabes en plusieurs endroits. Koltoum accourut du fond de la Syrie avec 30,000 soldats, mais il fut vaincu à Bagdoura et tout l'ouest de la Berbérie fut livré à la révolte et à l'anarchie. Cependant, les Kharedjites se remuaient aussi dans lTfrikia; la tribu des Ourfedjouna s'emparait de Kairouan et pendant quatorze mois y commettait toutes sortes d'atrocités; les mosquées étaient changées en écuries et les Arabes soumis à d'odieux trai¬ tements. Ainsi, la domination arabe n'existait, pour ainsi dire, plus sur les Berbères. Les Miknaça fondaient le royaume indépendant de Sidjelmassa dont la capitale était dans l'oasis de Figuig. Royautés berbères à, Tiharet et Tlemcen L'excès des violences commises par les Ourfed¬ jouna amena une réaction; AboulKhattab, se met¬ tant à la tête des Kharedjites-Ibadites modérés de lTfrikia, défit les Ourfedjouna et se rendit maître de la Tunisie et de la Tripolitaine dont il fut souverain indépendant. Les kalifes ne pouvaient laisser périr ainsi leur domination en Afrique. ARABES ET BERBÈRES 155 Ibn Achat, nommé par eux gouverneur d'ifrikia, poursuivit Àboul Khattab, le vainquit dans une grande bataille où 40,000 Kharedjites trouvèrent la mort, et rétablit l'autorité arabe dans l'Ifrikia (760). L'ouest, au contraire, demeura tout entier au pouvoir des Berbères et fut le centre d'action des Kharedjites; un grand nombre de tribus qui avaient adopté ce culte choisirent pour chef Abdêrrhaman ben Rostem; il se proclama roi,, fonda sur le versant du djebel Ghezoul la ville de Tiharet et fut le chef d'une dynastie appelée Rostemide. En même temps, les Beni-Ifren procla¬ maient roi de Tlemcen leur chef Abou Korra; ainsi dans tout l'ouest le Rharedjisme triomphait. Victoires des Kharedjites Omar, gouverneur arabe de l'Afrique, cher¬ chait à reprendre l'autorité perdue et à sou¬ mettre les tribus des Zibans ; pendant qu'il était occupé à ces courses aventureuses, il se vit menacé par un soulèvement général de Kharedjites. Tou¬ tes les tribus du Mogreb, toutes celles de l'Atlas, et du Sahara avaient fourni leur contingent; Abou Korra était venu avec 10,000 hommes, et Abder- 154 " CHAPITRE XI rhaman ben Rostem en avait amené 40,000. Ces contingents énormes assiégèrent Omar clans la ville cle Tobna. Sa ruine était certaine, mais il sema la division parmi les Berbères et fit cle riches cadeaux aux chefs, notamment au roi cle Tiharet ; les troupes qui l'assiégeaient se retirèrent peu à peu, et il fut libre de reprendre la route de Kai- rouan. Cette ville était alors assiégée, depuis dix mois, par les Kharedjites del'Ifrikia; il put y en¬ trer en feignant cle livrer bataillle. La famine était terrible ; Omar ne désespérait pourtant pas; mais il apprit qu'il venait d'être destitué, et, avec quelques cavaliers restés fidèles, il se jeta sur les ennemis et trouva dans leurs rangs la mort qu'il cherchait. La ville se rendit aussitôt, et les Kha¬ redjites furent, pour la deuxième fois, maîtres de Kairouan; mais ils ne la pillèrent point, leur chef Àbou Raten voulant en faire la capitale de son royaume. On remarque même qu'un certain nombre d'Arabes entrèrent au service de ce nou¬ veau roi (770). Gouvernement de Yezid ben Raten Quand ces graves événements furent connus ARABES ET BERBÈRES 155 en Orient;, il y eut une vive indignation. Le kalife El-Mansour tira des troupes de tous les points de son vaste empire et confia une grande armée à l'habile Yezid ben Eaten ; les Kharedjites furent vaincus par lui dans les montagnes de N'gouça, dans les Zibans et la Tripolitaine, et il put rentrer en vainqueur dans Kairouan, Pendant son gouvernement qui dura 15 ans (772 à 787), le Kharedjisme fut réduit à l'impuissance et l'Ifri- kia jouit d'une tranquillité qu'elle n'avait point connue depuis longtemps; Yezid embellit liai- rouan et mérita d'en être appelé le nouveau fondateur. En même temps, il rétablissait, par son esprit de justice, la sécurité des transac¬ tions, et se plaisait à dire, selon les historiens arabes : « Je ne crains rien tant sur la terre que » d'avoir été injuste envers quelqu'un de mes ad- » ministrés, quoique je sache cependant que » Lieu seul est infaillible. » Indépendance d'une grande partie de la Berbérie Tout ceci ne s'applique qu'à lTfrikia, à la Tri- politaine et aux Zibans; car, dans les deux Mo- 156 CHAPITRÉ XI greb, la plupart des tribus berbères demeuraient complètement indépendantes; Abderrharnan ré¬ gnait toujours à Tiharet et était le chef reconnu de la secte ibadite ; les Beni-Ifren continuaient à étendre leur influence autour de Tlemcen ; le royaume de Sidjelmassa devenait chaque jour plus puissant; les Bergouatha, dans l'extrême Mogreb, obéissaient à un prophète, un Mahdi, et propageaient leur doctrine hérétique. Enfin, il y avait aussi, dans le Riff marocain, un petit royaume dont les sujets étaient restés fidèles au culte orthodoxe. Un des successeurs de Yezid dut signer un traité de paix avec le roi de Tiharet, le fils d'Abderrharnan ben Rostem, qui avait été reconnu, comme son père, roi des Ibadites (788). CHAPITRE XII DYNASTIES DIVERSES Confusion et désordre L'histoire de l'Afrique, pendant toute cette période, devient de plus en plus confuse et troublée. Les tribus, sans cesse remuantes, se déplacent, se combattent et se ruinent tour à tour; des cheiks, dans le Mogreb et l'Ifrikia, se déclarent indé¬ pendants, tandis que les rois de Sidjelmassa et de Tiharet ont peine à se défendre contre les hordes du désert, qui débordent partout hors de leurs frontières. L'anarchie et le désordre étaient de tous côtés et c'est à peine si, dans la confusion universelle des faits, on peut distinguer quelques événements importants. Nous ne nous occuperons pas, par suite, des petites souverainetés berbères, et nous porterons seulement notre attention sur ce qui concerne les deux principales dynasties : 158 CHAPITRE XII celle des Édricides, dans le Mogreb, et celle des Arlebides, dans l'Ifrikia. Fondation de la dynastie arlebide Celle-ci n'est pas une dynastie à proprement parler, car les Arlebides ne furent point reconnus comme des princes indépendants; ils étaient seulement, de père en fils et par hérédité, émirs de l'Ifrikia. A leur aïeul Ibrahim Ibn El-Aghleb, en l'an 800, le kalife de Bagdad, Haroun Al- Baschid, avait donné l'Ifrikia à administrer comme une sorte de fief. Ibrahim fut le premier des onze princes qui respectaient la suzeraineté des kalifes et reconnaissaient son droit de comman¬ dement; « mais leur soumission n'était pas tou- » jours entière, dit un historien arabe. Ainsi, si » le kalife avait voulu déposer un de ces princes, » pour le remplacer par un individu d'une autre » famille, il aurait rencontré chez eux une résis- » tance ouverte. Le souverain arlebide léguait » l'empire à celui de ses enfants ou de ses frères » qu'il voulait avoir pour successeur, sans même » régler son choix d'après le mérite, et les chefs » de l'armée n'apportaient aucun obstacle à ces » nominations. » DYNASTIES DIVERSES 15& Gouvernement d'Ibrahim Ibn El-Aghleb (800-812) Pour être puissant, le nouvel émir voulut avoir une armée à lui; il organisa une sorte de milice à laquelle il prodigua ses faveurs; il acheta même des Nègres en grand nombre pour en faire des soldats. Il pouvait ainsi se passer de demander les contingents des tribus, contingents peu dociles et facilement portés à la révolte. Puis, il bâtit au sud de Kairouan une sorte de grande citadelle où il logeait avec ses troupes, ses principaux offi¬ ciers, ses domestiques et toute sa famille. L'Ifrikia, sous ce prince, paraît avoir joui d'une certaine prospérité ; à peine quelques révoltes bientôt réprimées troublèrent la paix. Mais tout le Mogreb et le centre échappèrent à l'autorité du prince Arlebide; et, quand un historien arabe, Ibn Noueiri nous dit « qu'Ibn El-Aghleb se faisait obéir » jusque dans les pays de son empire les plus éloi- » gnés, » il faut entendre cela de l'Ifrikia seule. Au reste/tous les historiens vantent l'administration, le savoir et les vertus d'Ibrahim Ibn El-Aghleb : « Jusqu'alors, dit l'un d'eux (1), l'Ifrikia n'avait (1) Ibn Ei'-Rakik. 160 CHAPITRE XII » jamais possédé de gouverneur plus juste, plus » lrabile, plus humain envers ses sujets et plus » ferme dans l'exercice du pouvoir. » Succès des Arlebides Trois des fils d'Ibrahim passèrent successivement au pouvoir; mais un seul, Ziadet Allah (817-838), fut un prince remarquable. Il châtia durement la milice, qui s'était plusieurs fois révoltée, et entre¬ prit la conquête de la Sicile ; à sa mort, elle était déjà assez avancée, et le peuple garda longtemps le souvenir des vertus militaires de Ziadet Allah. Un arrière-petit-fils d'Ibrahim, Abou Ibrahim Ahmed, eut un règne glorieux, de 856 à 863. Les Berbères révoltés furent soumis; plusieurs villes siciliennes tombèrent au pouvoir des armées de l'émir. Lui-même fut célèbre par sa profonde piété, son amour de la justice et sa générosité. Un grand nombre de monuments somptueux qu'il fit élever à Kairouan, à Tunis, à Sousse, ont per¬ pétué sa mémoire. Les derniers Arlebides Les derniers Arlebides, comme sont générale- DYNASTIES DIVERSES 161 ment les derniers princes de tonte dynastie, se firent remarquer par leur amour du luxe, du vin et des plaisirs ; ayant gardé une certaine bravoure et des vertus militaires, ils se déshonoraient par leur cruauté; tandis que leurs soldats soumettaient et dévastaient la Sicile, eux-mêmes désolaient leurs États. Abou Abd-Allah Mohammed (864- 875) vécut dans la débauche et laissa le trésor public entièrement vide. Ibrahim Ibn Ahmed (875-902) versa à flots le sang de ses soldats, de ses sujets, même de ses fils et de ses filles. Il fut une sorte de Galigula arabe, avec plus de courage toutefois. Les Edricides Tandis que l'Ifrikia prospérait sous les Arle- bides, le Mogreb voyait s'élever aussi une dynas¬ tie puissante, capable de rétablir la paix dans le pays. Idris, descendant du Prophète par les fem¬ mes, avait été obligé de quitter l'Arabie, à la suite de sa participation à une révolte contre le kalife EPI-Iadi. Il vint se . cacher à Oulili. dans le Mo¬ greb (788) et y fut bien reçu. Voyant plusieurs tribus berbères (Miknaça, Sedrata, Louata, Zoua- ÏT~ 162 CHAPITRE XII gha) ralliées à sa cause;, il annonça ses préten¬ tions au kalifat. Il vainquit ensuite plusieurs tri¬ bus berbères, juives ou chrétiennes de religion. Il fut bientôt reconnu pour chef par un grand nombre des tribus du Mogreb, ainsi que par les Zenata de Tlemcen, et installa sa résidence à Oulili. Le kalife de Bagdad, Haroun Al-Baschid, fut alarmé de ces succès rapides; il envoya en Afrique un de ses serviteurs qui empoisonna Idris (792). Quelques jours plus tard, la femme du roi défunt mettait au monde un enfant mâle; les Berbères le proclamèrent roi sous le nom d'Idris le Jeune et achevèrent pour son compte la conquête du Mogreb. Fez devint la capitale du nouveau royaume, qui s'étendait depuis le Sénégal jusqu'au Chéliff; le Kharedjisme disparut presque entière- ment de ces vastesJÉtats. Idris le Jeune mourut en 829 et ses deux pre¬ miers successeurs ne firent rien de bien remar¬ quable; mais sous son petit-fils Yahia, « le terri- » toire et la puissance de l'empire prirent un » grand accroissement; de beaux monuments » attestent encore l'excellence de l'administration » de Yahia; à ses soins éclairés, Fez dut la cons- » traction de ses bains, de ses faubourgs et de DYNASTIES DIVERSES 163 » ses caravansérails ; aussi était-elle devenue une » ville très florissante, dans laquelle affluaient » jusqu'aux habitants des villes éloignées (1). » Yahia, qui régna dans la seconde moitié du IXe siècle, eut pour successeur un fils indigne. Le royaume de Mogreb était déjà d'ailleurs divisé en deux parties : le Kiff et l'État de Fez ; il y eut des querelles entre ces deux prin¬ cipautés édricides : un parti de Sofrites leva l'étendard de la révolte, et, dès le commencement du Xe siècle, on put pressentir la fin prochaine de la dynastie d'Idris. Yahia Ibn Idris, qui régna de 905 à 925, jeta sur cette fin un dernier reflet de gloire. « Son autorité s'étendit sur tous les Etats » idriciens, et son nom fut proclamé du haut de » toutes les chaires du Mogreb. Il fut le prince le » plus puissant de cette famille, et, par ses con- » naissances dans la loi et les traditions, il s'ac- » quit une haute distinction (2). » Pendant ce temps, les Fatémides grandissaient dans l'est de la Berbérie, et l'heure approchait où l'Afrique du Nord tout entière allait passer sous l'autorité d'une nouvelle dynastie arabe. (1) Ibn Khaldoun, t. II, p. 565. (•2) Id. id. CHAPITRE XIII LES FATEMIDES Le Mahdi En Orient, les partisans d'Ali, on Chiites, étaient assez nombreux ; leur croyance était une sorte de mysticisme politique ; le pouvoir légitime s'incarnait dans une série d'imans ; le dernier de ces imans ayant disparu brusquement, on annonça qu'il reviendrait un jour pour faire triompher l'ordre divin et rétablir la vraie foi. Mais cet attendu (Montader) n'arrivant pas, on imagina un précurseur ou envoyé, le Mahdi, qui devait lui préparer les voies. Les missionnaires qui prêchaient ces doctrines furent activement poursuivis par les kalifes ; leur ardeur religieuse s'exalta par les persécutions, et, quittant l'Orient où ils étaient traqués, ils vin¬ rent propager leur croyance dans l'Egypte, la Tripolitaine, l'Ifrikia. La grande tribu berbère 166 CHAPITRE XIII des Ketama fut surtout travaillée par eux., et, au commencement du Xe siècle, toutes les popula¬ tions de la petite Kabylie, des environs de Cons- tantine, se soulevèrent à la voix des missionnaires d'Obeid Allah, descendant du Prophète par sa tille Fatma, et que les Chiites d'Orient avaient reconnu pour le Mahdi. Obeid Allah accourut, mais dut se cacher pour échapper aux recherches des Arlebides et alla au Mogreb, où il fut retenu prisonnier par le prince de Sidjelmassa. Cepen¬ dant, son lieutenant, Abou Abd Allah, à la tête des Ketama, prenait Sétif, puis les villes des Zi- ban et chassait de Kairouan le dernier des prin¬ ces Arlebides. Puis, traversant toute la Berbérie, il allait recevoir la soumission des gens de Sidjel¬ massa et tirer Obeid Allah de la prison où il était enfermé avec ses fils. « Il prêta, hommage au » Mahdi et le fit monter à cheval, puis il marcha » à pied devant lui, ainsi que tous les chefs de » tribus, et le conduisit ainsi au camp en versant » des larmes de joie. — Le voici, s'écria-t-il, le » voici, votre seigneur. » Quelques semaines plus tard, une scène semblable avait lieu à Kairouan. « Le Mahdi envoya des agents dans toutes les » parties de l'empire pour sommer les populations » de reconnaître son autorité ; le petit nombre LES FATEMIDES 167 » qui refusa fut passé au fil de l'épée. Les princi- » paux personnages parmi les Ketama, reçurent, » en récompense de leurs services, des sommes » d'argent et des gouvernements importants. Les » bureaux du gouvernement s'organisèrent, les » impôts commencèrent à rentrer régulièrement, » et dans toutes les villes s'installèrent des gou- » verneurs et d'autres fonctionnaires (1). » Autorité du Mahdi Ainsi, en quelques mois, l'autorité du prince Fatemide s'étendit sur tout le Mogreb, sur l'itrikia et même sur la Sicile, que les Arlebides avaient presque entièrement conquise (909). Sa puissance s'accrut encore d'année en année ; quelques ré¬ voltes survenues çà et là furent rapidement com¬ primées. Tiharet fut livrée aux flammes, la Tripo- litaine et le pays de Barca furent soumis. Mais une tentative faite pour conquérir l'Egypte, en 914, échoua. Cependant, le Mahdi n'était pas sans craintes pour l'avenir; lesKharedjites étaient encore nom- (1) Ibn Khaldoun, t. II, p. 521. 168 CHAPITRE XIII breux et remuants, des princes édricides avaient repris possession de quelques villes du Mogreb; un d'eux gouvernait à Fez; un autre fonda, dans le Riff et chez les G-omara, un empire qui dura plus d'un siècle. Enfin, à Sidjelmassa, à Msila, dans toutes les villes du Sud, les cheiks étaient véritablement indépendants. En 920, Messala, et en 927, Aboul Kacem, fils du Mahdi, détruisirent les principautés de Fez, de Sidjelmassa, de Msila, et soumirent le Mogreb. Fondation de Maliédia Le danger le plus sérieux pour la dynastie n'é¬ tait pas de ce côté, mais en Ifrikia même. Nous avons dit plus haut que le parti kliaredjite y était encore puissant. On dit que, craignant leurs at¬ taques, le Mahdi chercha lui-même, sur la côte, un emplacement pour une nouvelle capitale, et, après avoir visité Tunis et Cartilage, il vint à une péninsule ayant la forme d'une main avec le poi¬ gnet. Ce fut là qu'il fonda la ville qui devait être le siège du gouvernement, appelée du nom de son fondateur Mahédia. Une forte muraille, garnie de portes en fer, l'entourait de tous les côtés, et LES FATEMIDES 169 chaque battant de porte pesait cent quintaux. On commença les travaux vers le mois de juin 916; on tailla dans les collines un arsenal qui pouvait contenir cent galères; des citernes et des «à silos y furent creusés, des maisons et des palais s'y élevèrent, et tout ce travail fut achevé en l'an 919. Après avoir mené à terme cette entre¬ prise, le Mahdi s'écria : « Je suis maintenant « tranquille sur le sort des Fatemides. » Révolte du sofrite Abou Yezid (934) À peine le Mahdi était mort, que la révolte qu'il j avait prévue éclata. Un Sofrite, nommé Abou Yezid, prêchait depuis longtemps que les Chiites étaient infidèles; que, par ce fait, ils avaient en¬ couru la peine de mort et la confiscation des biens; que c'était un devoir de se révolter contre le sul- * tan. Ces enseignements étaient accueillis avide¬ ment par les tribus berbères, qui avaient autre¬ fois professé le Kharedjisme et à qui une révolte était une excellente occasion de guerre et de pillage. Les sauvages Ourfedjouna, les Houara, les Nefouça, les Maghraoua accoururent sous ses drapeaux. Dix ans durant, Abou Yezid, l'homme 170 CHAPITRE XIII à Fane, ne fit que cle faibles progrès, et El-C aï m, le fils du Mahdi, n'eut pas trop à s'en inquiéter ; mais en 945, les révoltés s'emparèrent de Tozer, de Tebessa, de Loribus, de Béjà et de Tunis ; les villes furent mises à feu et à sang ; les hommes et les enfants furent partout massacrés et les femmes réduites en esclavage. Ivairouan, la capi¬ tale de l'Afrique, fut obligée de capituler devant ces hordes, et bientôt Mahedia, où s'était réfugié le prince fatemide, fut assiégée par plus de cent mille Berbères. La famine sévit dans la ville ; on mangea les cadavres humains ; mais, enfin, la dis¬ corde se mit dans le camp des assiégeants, et Abou Yezid, abandonné par un bon nombre des siens, dut lever le siège; il continua cependant celui de Souça. El-Mansour ; défaite d'Abou Yezid Abou Yezid avait réduit la ville de Souça à la dernière extrémité (946), quand El-Caïm mourut, laissant le pouvoir à son fils, qu'on a surnommé El-Mansour, ou le Victorieux. Celui-ci envoya aussitôt des vivres etdes secours à Souça ; grâce à ce renfort, les habitants forcèrent Abou Yezid à LES FATEMIDES 171 la retraite. L'année suivante, l'audacieux aven¬ turier fit de nouvelles tentatives sur Kairouan, Souça, Maliedia; toutes échouèrent, grâce aux habiles dispositions d'El-Mansour, et il dut s'en¬ fuir au désert. El-Mansour l'y poursuivit, et, après de nombreux engagements, le fit prison¬ nier au château de Kiana (947). Abou Yezid mourut en prison des suites de ses blessures. Sur ces entrefaites, le gouverneur du Mogreb avait cessé de reconnaître l'autorité des Fatemi- des et avait proclamé la souveraineté des Ommia- des d'Espagne. El-Mansour le vainquit et rétablit l'autorité des Fatemides en Mogreb ; puis il re¬ foula les Louata au désert et donna à son fidèle allié, Ziri ben Menad, le commandement général des Sanhadja. Il mourut en953, puissant et respecté. El-Moezz Sous El-Moezz, fils d'El-Mansour, le Mogreb voulut encore secouer l'autorité des Fatemides ; mais une forte armée, conduite par Djouher et Ziri ben Menad, prit Sidjelmassa, alla jusqu'à l'Océan, enleva Fez d'assaut et expulsa de toutes les villes les gouverneurs et soldats que les Oui- 172 CHAPITRE XIII miades d'Espagne y avaient placés (953-960). Tranquille du côté de l'Occident, El-Moezz reprit les projets que le Mahdi avait conçus sur l'Egypte ; le long de la route que ses armées devaient sui¬ vre, il fit à l'avance creuser des puits ; il envoya recruter des soldats cirez toutes les tribus berbè¬ res, et il confia à l'habile général Djouher une armée formidable. En 969, elle était maîtresse de l'Egypte, et, dans les mosquées du vieux Caire, on disait la prière au nom du kalife fatemide El- Moezz. Puis, Djouher bâtissait la nouvelle ville du Caire et priait instamment le kalife de venir s'y installer. Retenu par des troubles en Mogreb, El-Moezz se rendit au Caire seulement en 973 ; pendant ce temps, Djouher avait ajouté à ses con¬ quêtes la Palestine et la Syrie, jusqu'au delà de Damas; l'invasion arabe refluait de l'Ouest vers l'Est, et Hfrikia était abandonnée par les Fatemi- des au gouvernement de leurs officiers. Dynasties diverses Bologguin Ibn Ziri (973-988) fut nommé par El- Moezz gouverneur de ITfrilria et du Mogreb; mais, à plusieurs reprises, il dut se rendre en ce dernier LES FATEMIDES 173 pays pour combattre les princes indépendants et les armées des Ommiades d'Espagne. Dans toutes ces expéditions, il remporta la victoire ; mais aus¬ sitôt qu'il avait retiré ses troupes, qu'il était re¬ venu vers l'Ifrikia, les Zenata reprenaient les ar¬ mes et le nom du kalife ommiade de Cordoue était de nouveau proclamé dans les mosquées. Il en fut de même sous les successeurs de Bologguin. Ziri ben Atia put demeurer roi de Fez, au nom du prince ommiade, et le Mogreb fut fermé aux gouverneurs de l'Ifrikia. Ceux-ci, d'ailleurs, se déclarèrent bientôt indépendants. Sous El-Moezz Ibn Badis (1016-1070), gouverneur de Kairouan, les États dont l'administration lui avait été con¬ fiée furent divisés en deux royaumes véritables : la famille d'El-Mansour, fils de Bologguin, régnait à Kairouan sur l'Ifrikia; la famille de Hammad, autre fils de Bologguin, régnait à El-Cala (près Msila) sur une grande partie de l'Algérie actuelle. Tous ces princes sanbadjiens reconnaissaient la suzeraineté des califes fatemides du Caire, tan¬ dis que les princes zenatiens du Mogreb accep¬ taient celle des Ommiades de Cordoue. CHAPITRE XIV LA SECONDE INVASION ARABE Richesse de l'Ifrikia De ces divers royaumes, le plus florissant alors était celui de Kairouan : « La puissance d'El- Moezz, dit Ibn Ivhaldoun, était si grande que jamais on n'avait vu chez les Berbères de ce pays un État plus vaste, plus florissant et plus riche que le sien. On en voit la preuve dans l'ouvrage d'Ibn Er-RaKik, historien qui nous a transmis la description de leurs fêtes de noces, présents, pompes funèbres et largesses. Ainsi, pour en citer quelques exemples, le présent que Sandal, gouverneur de Baghaïa, envoya au souverain consistait en cent charges d'argent ; les cercueils de plusieurs de leurs grands per¬ sonnages étaient en bois de l'Inde et à clous d'or. Badis fit cadeau à Felfouf Ibn Saïd Es- Zenati de 30 charges d'argent et de 80 bal- 176 CHAPITRE XIV » lots de riches étoffes. La dîme fournie par quel- » ques cantons maritimes situés dans le voisinage » de Sfax se composait de 80,000 boisseaux de » grains. » El-Moezz Ibn Badis répudie l'autorité fatemide Cette richesse et cette prospérité n'étaient sans doute point particulières à i'Ifrikia : c'était l'état de toute l'Afrique du Nord, quand elle n'était point troublée par la guerre ; mais cette prospé¬ rité ne devait pas être de longue durée et allait faire place à une ruine complète. El-Moezz Ibn Badis avait, depuis quelque temps, manifesté des préférences pour les doctrines son- nites; il eut, à ce sujet, une querelle avec le kalife chiite du Caire et il résolut de répudier l'autorité de celui-ci. En 1049, il ordonna la suppression de la prière qui se faisait dans les mosquées pour la prospérité de Madhi El-Mostancer, fit brûler les drapeaux donnés par le gouvernement fatemide, et abolit l'usage d'inscrire le nom de ces kalifes sur les drapeaux et sur les monnaies. Pour com¬ pléter cette révolution, il prononça lui-même la prière publique au nom d'El-Caïm, kalife de Bag- LA SECONpE INVASION ARABE 177 dad, et maudit solennellement les Fatemides. El- Caïm nomma El-Moezz gouverneur de l'Afrique ; mais la vengeance de El-Mostancer fut terrible. Les tribus hilaliennes Parmi les tribus arabes qui parcouraient, avec leurs troupeaux, les déserts du Hedjaz et la pro¬ vince du Nedjed, les deux plus célèbres étaient celles de Hilal et de Soleim. Les Soleim fréquen¬ taient les environs de Médine, et les Hilal se te¬ naient sur le Ghazouan, montagne près de Taif. Quelquefois, cependant, ils allaient prendre leurs quartiers d'été aux frontières de l'Irak et de la Syrie, d'où ils faisaient des incursions dans les cantons voisins pour y dévaliser les voyageurs et piller les caravanes. Les Soleim se permettaient même d'attaquer les pèlerins de la Mecque, aux jours où l'on remplissait les grands devoirs de re¬ ligion, et de les dépouiller sur le territoire de Mé¬ dine, pendant qu'ils visitaient le tombeau du Pro¬ phète. Les kalifes de Bagdad ne cessaient d'expé¬ dier des troupes pour punir ces méfaits et proté¬ ger les pèlerins contre de pareils outrages. Ces tribus ayant pris part à une révolte contre 12 178 CHAPITRE XIV les kalifes fatemides, un des souverains de cette dy¬ nastie les transporta dans la Haute-Égypte ; bien que la présence de ces nomades dût nuire à la prospérité de cette région, il résolut de les y éta¬ blir en les installant sur le bord oriental du Nil. Ces tribus se composaient des Djochem, des El- Athbedj, des Zoghba, des Biah, des Rebia et des Adi; elles répandirent la dévastation sur le terri¬ toire qu'elles occupaient et causèrent bientôt de graves embarras à l'empire. Les tribus hilaliennes partent pour l'Afrique Quand on apprit, en Egypte, la défection d'El- Moezz, le vizir El-Yazonri donna le conseil de ga¬ gner ces tribus, d'en revêtir les chefs du comman¬ dement des provinces de l'Ifrikia et de les envoyer faire la guerre à la dynastie des Sanhadja : « De » cette manière, disait-il, les Arabes deviendront » amis dévoués des Fatemides et formeront une » excellente armée pour la protection de l'empire. » Si, comme on le doit espérer, ils réussissent à » vaincre El-Moezz, ils s'attacheront à notre cause » et se chargeront d'administrer l'Ifrikia en no- » tre nom ; de plus, notre kalife se sera débarrassé LA SECONDE INVASION ARABE 179 » d'eus. Si, au contraire, l'entreprise ne réussit » pas, peu nous importe ! Dans tous les cas, mieux » vaut avoir affaire à des Arabes nomades qu'à « une dynastie, sanhadjite. » En l'an 1050, le kalife envoya son vizir auprès des Arabes ; il fit des dons peu considérables aux chefs (une fourrure et une pièce d'or à chacun) ; ensuite, il les autorisa à passer le Nil en leur adressant ces paroles : « Je vous fais cadeau du » Mogreb et du royaume d'El-Moezz Ibn Badis le » Sanhadjite, esclave qui s'est soustrait à l'auto- » rité de son maître. Ainsi, dorénavant, vous ne « serez plus dans le besoin. » Un grand nombre d'Arabes, attirés par les pri¬ mes qu'on leur donnait, franchirent le Nil et al¬ lèrent occuper la province de Barca ; ayant pris et saccagé les villes de cette région, ils firent à leurs frères, qu'ils avaient laissés sur la rive droite du Nil, une description attrayante du pays qu'ils venaient d'envahir; alors accoururent en foule, non seulement les Hilal et les Soleim, mais encore tous les Nomades besogneux qui étaient restés dans l'Yémen; ils étaient tellement nom¬ breux que le gouvernement égyptien imagina de faire payer une pièce d'or à ceux qui passaient le fleuve, et il obtint ainsi, non seulement le rem- 180 CHAPITRE XIV boursement des sommes qu'il avait distribuées aux premiers, mais encore bien au delà. Conquête de Tlfrikia «Jusqu'alors, l'Afrique du Nord n'avait été en¬ vahie que par de petites armées qui se fondaient bientôt dans la masse des populations indigènes ; cette fois, c'était toute une nation qui arrivait. Les chroniqueurs les plus modérés comptent 250,000 envahisseurs ; mais la plupart pensent qu'ils étaient près d'un million, gens besogneux et affamés, habitués à la guerre et au pillage, dé¬ truisant pour le plaisir de détruire. Après avoir ruiné le pays de Barca et y avoir laissé à de¬ meure quelques-unes de leurs tribus, ils se préci¬ pitèrent sur l'Ifrikia, « semblables, dit Ibn Khal- » doun, à une armée de sauterelles, abîmant et » détruisant tout ce qui se trouvait sur leur pas- » sage. » Ces sauvages coururent l'Afrique pendant plus de dix ans ; dans les villes prises, ils pillaient les boutiques, abattaient les édifices publics et les palais, mettaient le feu aux maisons; dans les cam¬ pagnes, ils coupaient les arbres, comblaient les LA SECONDE INVASION ARABE 181 puits, brûlaient les villages, les fermes, et faisaient partout place nette pour leurs troupeaux ; ils ap¬ portaient le clésert avec eux, et ils changeaient en plaines stériles les belles campagnes de la Berbé- rie; Kairouan fut détruite de fond en comble, puis Béja, Tunis, Bône, Constantine ; en un mot, toute l'Ifrilda tomba en leurs mains. Puis ils s'at¬ taquèrent aux Sanliadja, dont le prince, En-Nacer, dut quitter sa capitale de Cala pour aller s'établir à Bougie, au milieu d'un pays d'accès difficile; plus tard le Mogreb même fut entamé par eux ; mais là, ils se heurtèrent à la puissance des Almohades, que commandait alors le glorieux Abd El-Moumen (1146). Résultats de l'invasion a^abe De ce qui précède, il ne faudrait pas croire que v les Arabes hilaliens furent partout les maîtres dans rifrikia ; la dynastie d'El-Moezz se maintint dans les villes de l'Ifrikia jusqu'au milieu du XIIe siècle ; il en fut de même de la dynastie des Ham- madites de Bougie, tandis que dans le Mogreb s'élevait le puissant empire des Almoravides. Les ^ Arabes, après le premier élan de l'invasion, 182 CHAPITRE XIV avaient été obligés d'abandonner les villes, leurs atrocités et leurs violences ayant soulevé partout les habitants ; ils s'étaient seulement établis dans les plaines et dans les régions du Sud, qui offraient d'excellents pâturages à leurs innombrables trou¬ peaux ; les régions montagneuses et les villes étaient donc restées au pouvoir des Berbères. Mais l'invasion arabe avait produit deux faits importants : elle avait jeté sur la surface de la Berbérie un million d'hommes de race arabe, vi¬ vant en nomades, se mêlant sur certains points aux indigènes, vendant leur sang à une cause quelconque ou au prince le plus offrant, n'ayant aucune idée d'un gouvernement régulier, ne se soumettant à aucune autorité ; en somme un élé¬ ment puissant de désordre et un fâcheux exem¬ ple donné aux Berbères. L'influence de la race arabe fut encore néfaste à un autre point de vue : le pays avait été par eux transformé en désert; ils avaient mis le feu aux grandes forêts qui recouvraient le sol, ils avaient coupé les arbres qui remplissaient les beaux jardins des plaines. Bar suite du déboisement, les eaux n'étaient plus aussi bien réparties que par le passé; tombant sur le sol, elles emportaient le peu de terre végétale qui le recouvrait; le roc LA SECONDE INVASION ARABE 183 était mis à nu, et l'on peut dire qu'au XIIe siècle, l'Afrique du Nord commença à n'être plus que le squelette de ce qu'elle avait été autrefois. La preuve de ce fait se voit encore de nos jours; le pays de Barca et la Tripolitaine, qui ont subi le premier choc des Arabes et reçu les premiers essaims de cette race malfaisante, sont d'affreuses solitudes parsemées de ruines des cités antiques. La Tunisie, où les Arabes se sont établis en grand nombre, a perdu tous ses bois, et ses grandes plaines, qui ne reçoivent plus les pluies néces¬ saires, n'ont plus la fertilité de l'ancienne Africa. L'Algérie, qui a reçu les dernières bandes des en¬ vahisseurs, a été profondément mutilée. Le Ma¬ roc, au contraire, le pays le plus lointain sur la route des Arabes, n'a reçu que quelques familles éparses ; aussi, il a conservé les belles forêts de ses montagnes, ses pluies plus nombreuses, ses campagnes plus fertiles, sa population plus dense ; en un mot, plus de puissance et de prospérité. Partout où le Berbère est demeuré, la terre est mieux cultivée et il y a un plus grand nombre d'ha¬ bitants; partout où l'Arabe a régné en maître, il y a la ruine et la solitude. CHAPITRE XV LES ALMORAVIDES W- f Les tribus du désert On a pu voir, dans les récits un peu obscurs qui précèdent, que les tribus berbères avaient tour à tour conquis la prépondérance dans la Berbérie. Au VIIIe siècle, lorsque le Kharedjisme était flo¬ rissant, c'étaient les Zenata et les Louata qui do¬ minaient; mais quand au IXe siècle les doctrines chiites triomphèrent à leur tour, ce furent les San- hadja de la G-ïande-Kabylie et les Ivetama de la Petite qui l'emportèrent. Des princes de leur race, des officiers pris parmi eux gouvernèrent l'Ifrikia, tandis que les Maghraoua et les Zenata gouver¬ naient le Moghreb. Le règne des Ketama, des Sanhadja et des Maghraoua dura pendant le IXe, le Xe et une partie du XIe siècle. Devant cette domination de leurs frères San- hadjiens, les Louata et les Lemta durent reculer 186 CHAPITRE XV jusqu'au désert; quelques-uns allèrent fonder les merveilleuses oasis du Sud algérien; d'autres habi¬ tèrent le grand désert qui s'étend de Figuig à Tombouctou et de l'Océan à la Tripolitaine. « Se » tenant ainsi éloignés du Tell et du pays cul- » tivé, dit Ibn Khaldoun, ils en remplaçaient les » produits par le lait et la chair de leurs cha- » meaux; évitant les contrées civilisées, ils s'é- » taient habitués à l'isolement, et aussi braves que » farouches ils ne plièrent point sous le joug d'une » nation étrangère. » Se multipliant dans les vastes plaines qui s'étendaient devant eux, ces proscrits du Tell s'unirent aux primitifs habitants du désert et formèrent un grand nombre de tribus, telles que les Guedala, les Lemtouna, les Mes- soufa, les Outzila, les Touaregs, les Zegaoua et les Lamta. Tous portaient le litham, cette sorte de voile qui préserve de la poussière et de l'ardente réverbération du désert. La guerre sainte des Lemtouna Une tribu considérable parmi ces peuples à peine musulmans, fut prise d'une sorte d'accès de fer¬ veur religieuse; les Lemtouna se portèrent sur le LES ALMORAVIDES 187 Sénégal et, le sabre en main, commencèrent la conversion des nègres à l'Islamisme; puis sous la conduite d'un des leurs, Yaliia ben Omar, ils se portèrent au Nord et se jetèrent sur les Magliraoua et les Zenata du Moghreb 0053b Ces farouches apôtres prétendaient convertir aussi par la force les Musulmans peu fidèles; eux- mêmes se donnaient comme les zélateurs de la foi, ils étaient les marabouts (El-Morabethin, d'où, par corruption, nous avons fait le mot Almora- vides). Les Lemta s'étant joints à eux, ils vain¬ quirent l'émir des Magliraoua et s'emparèrent de Sidjelmassa, sa capitale. Ils prélevèrent partout la dîme, établirent un de leurs officiers comme gouverneur du pays conquis, puis reprirent la route du désert. Conquêtes d'Abou-Beker Abou-Beker, frère et successeur de Yabia Ibn Omar, entreprit la conquête du Maroc. Du fond du désert, des milliers d'Almoravides accoururent sous ses drapeaux ; tout s'enfuit devant eux. Ils pénétrèrent chez les Magliraoua, chez les Mas- moudas de l'Atlas, chez les Berghouata du littoral; 188 CHAPITRE XV la plus grande partie du Maroc fut conquise ; mais Abou-Beker, rappelé par les dissensions intestines des tribus restées au désert, laissa le commande¬ ment de son armée à son cousin Youçouf lbn Tache.fin MOfiO^et alla s'enfermer dans son pays. Youcouf lbn Tacbefin, fondateur de Maroc Celui-ci commença par établir son camp près des tribus qui habitaient les montagnes du Deren ; ce camp fut entouré d'une enceinte-, puis on y construisit une mosquée et une petite citadelle destinée à recevoir les trésors et les armes des Almoravides. Ce fut l'origine de la ville de Maroc. Dans les années 1064 à 1069, Youçouf soumit une partie des tribus zénatiennes, toujours révoltées, et emporta d'assaut la ville de Fez. En l'an 1074, tout le pays reconnaissait l'autorité du chef des Almoravides et était partagé en gouvernements dont il confia le commandement à ses fils, à ses parents et à ses meilleurs officiers. Conquête du Moghreb central Dans les années 1079-1080, Youçouf détruisit LES ALMORAVIDES 189 les dernières résistances dans le Riff et dans la région d'Oujda, puis il marcha à la conquête du Moghreb central. Il emporta Tlemcen d'assaut, en fit un des boulevards de son empire et un lieu de station pour ses troupes. Un gouverneur almôra- vide y fut installé en 1083; il prit aussi d'as¬ saut la ville de Ceuta, où s'était maintenu un offi¬ cier des Ommiades d'Espagne. Youçouf Ibn Tachefîn en Espagne C'était l'époque où Alphonse VI, roi de Léon I et de Castille, pressait vivement les Musulmans d'Espagne. Affaiblis par leurs discordes et ayant perdu leur valeur d'autrefois, ceux-ci se voyaient sur le point d'être chassés de la Péninsule; ils ■ demandèrent des secours au puissant et victorieux : Youçouf Ibn Tachefin. Il passa le détroit avec une armée nombreuse; ses Almoravides à demi-sau¬ vages, et combattant presque nus, jetèrent par¬ tout la terreur. Alphonse VI fut vaincu dans une grande bataille livrée près de Badajoz, au lieu dit Zellaka (le lieu glissant), 1086. Puis Youçouf re¬ passa le détroit, laissant aux Musulmans le soin de recueillir les fruits de la victoire ; une forte 190 CHAPITRE XV garnison d'Almoravides resta pourtant dans le pays. Une seconde fois, Youçouf fut appelé en Espagne (1088); il trouva les divers princes musulmans mal disposés en sa faveur; il fit décider par les légistes d'Espagne et du Moghreb qu'il avait le droit de les déposer comme traîtres et, retournant en Afrique, envoya un de ses généraux pour prendre le gouvernement de l'Espagne. Cordoue, Séville, Badajoz tombèrent au pouvoir des Almo- ravides et furent dévastées (1091). En 1096, Youçouf vint pour la troisième fois en Espagne, mais sans y être appelé; car les Arabes civilisés de la Péninsule craignaient plus encore les Almoravides que les Chrétiens. Ses généraux con¬ quirent presque toute l'Espagne musulmane jus¬ qu'à Tolède. Youçouf prit alors le titre de com¬ mandeur des Croyants (Émir al Moumenin) et fut reconnu en cette qualité par les kalifes de Bagdad. 11 mourut en 1106, âgé de cent ans, vénéré comme un saint et redouté de ses ennemis. CHAPITRE XVI LES ALMOHADES Le marabout Ibn Toumert Chez les Masmouda du ruont Deren vivait, à la fin du XIe siècle, un marabout, lbn Toumert, connu pour sa science profonde et l'austérité de ses mœurs. Pour accroître ses connaissances, il parcourut l'Espagne, l'Egypte, la Syrie, écoutant les leçons des docteurs les plus illustres; puis il fit le pèlerinage de la Mecque. Au retour il s'ar¬ rêta quelque temps à Tripoli, puis à Bougie, ensuite dans l'Ouaransenis, enseignant que le Coran ne doit pas être entendu dans le sens littéral, mais qu'il contient de nombreuses allé¬ gories qui demandent à être interprétées ; en cela il se rapprochait des sonnites d'Orient. Il fit quel¬ ques disciples, entre autres le jeune Abd-el- Moumen, fils d'un potier, en qui il avait reconnu une heureuse intelligence. Arrivé au Maroc, l'am¬ bitieux Ibn Toumert songea à s'emparer du 192 CHAPITRE XVI pouvoir et fut soutenu dans ses rêves d'ambition par les récits et les promesses d'un sorcier. Il parcourut les tribus prêchant sa doctrine et vivement combattu par les pouvoirs publics. Ibn Toumert se donne le titre de Mahdi En 1121, Ibn Toumert jeta le masque; il appela à lui les Masmouda, ses compatriotes, se donna le titre de malidi et désigna ses partisans sous le nom d'El-Môwàhaddin (Almohades ou unitaires). Par là il signifiait que les autres musulmans, s'en tenant à la lettre du Coran, étaient tombés dans le polythéisme. Les compagnons d'Ibn Toumert furent bientôt assez nombreux pour former une armée; ils furent heureux en plusieurs rencon¬ tres contre les Almoravides, et les tribus du Maroc commencèrent à se soulever contre leurs anciens maîtres, de race Louata. Ibn Toumert mourut en 1128, léguant l'autorité souveraine à son disciple Abd-el-Moumen. Abd-el-Moumen Les sectateurs les plus fervents du mahdi LES ALMOHADES 193 cachèrent pendant longtemps sa mort parce qu'ils craignaient que ce fut le signal de la désertion, et ce n'est qu'en 1130, quand ils virent la cause unitaire embrassée par un grand nombre de Ber¬ bères, qu'ils proclamèrent Abd-el-Moumen. Celui- ci conquit l'Atlas marocain, et dans plusieurs batailles (1130-1138) vainquit les troupes Almo- ravides envoyées contre lui. En 1139 il commença contre Ali-Ibn-Youçof, émir des Almoravides, et contre son successeur, Tachefin, une campagne qui dura sept années. •- Il parcourut le Maroc en tous sens, voyant son armée se grossir chaque jour, et ruinant ses ennemis par une guerre d'escarmouches heureuses. Tachefin mourut en 1145 dans une embuscade; Tlemcen, Oran, Sidjelmassa, Fez, Méquinez tom¬ bèrent au pouvoir d'Abd-el-Moumen, puis Maroc; Ceuta se soumit et le Maroc entier passa de l'au¬ torité des Almoravides à celle des Almohades. Mais déjà Abd-el-Moumen portait ses regards et son ambition plus loin; ses généraux lui donnèrent l'Espagne, lui-même conquit le Moghreb central et Tlfrikia. De Tanger à Barlca, dans toutes les mosquées on dit la prière en son nom, on se sou¬ mit à ses ordres. 13 194 CHAPITRE XVI Administration d'Abd-el-Moumen Ce fils d'un humble artisan fait donc grande figure dans l'histoire. « On ne saurait le comparer » qu'à Charlemagne, dit un historien. Comme lui, » justicier, il ne s'empare de l'Afrique septen- » trionale entière que pour y faire régner l'ordre. » Il renouvelle même les opérations cadastrales » de l'empire romain en faisant arpenter l'Afrique » depuis Sousse jusqu'à Barka ; il crée une flotte; » il organise l'administration la plus libérale » qu'on ait encore vue (1). » La sécurité est réta¬ blie, les caravanes peuvent partout circuler sans crainte ; un soldat passant dans la campagne n'aurait pas osé arracher un épi de blé. Enfin, ami des lettres, il fonde ces universités fameuses où l'Europe devait venir épeler les sciences. Abd-el-Moumen mourut en 1163 et le pouvoir fut donné à son fils Abou-Yacoub-Youçof. Abou-Yacoub-Youçof ( 1163-1184) Ce prince, qui eut à comprimer quelques révol- (1) Masqueray, Alger et l'Algérie, p. 223. LES ALMOHADES 195 tes, reçut le titre d'Émir-el-Moumenin et reprit, contre l'Espagne chrétienne, la guerre sainte. Un poème et une e'pître furent par lui adressés à tous les gouverneurs de ses vastes Etats, et une foule de soldats accoururent à son appel. Deux fois il passa le détroit et une de ses campagnes ne dura pas moins de cinq années. Il fut presque partout vainqueur; une de ses flottes alla piller Lisbonne; lui-même mourut sous les murs de Santarem. Yacoub-el-Mansor (1184-1198) Yacoub, surnommé El-Mansor (le victorieux), était en Espagne quand il apprit la mort de son père. Après avoir ravagé le territoire chrétien il partit pour Maroc. Là il commença par remédier aux abus et présider en personne l'administration de la justice, de sorte qu'il fit jouir tout l'empire d'une administration équitable (1). Une révolte, celle d'Ibn Ghania, interrompit quelque temps la grande œuvre chère aux musul¬ mans, la guerre sainte; mais, quand les rebelles furent soumis, Yacoub à la tête d'une armée très (1) Ibn Khaldoun, t. II, p. 206, 196 CHAPITRE XVI forte parcourut l'Espagne et tua 30,000 chrétiens dans la bataille d'Alarcon, insulta Tolède, prit Madrid et revint à Séville couvert de gloire. Son nom devint si célèbre dans le monde musulman que Salah-ed-Din, le conquérant de l'Egypte, lui envoya des présents et demanda l'appui de sa flotte pour poursuivre ses entreprises. Si l'on en croit les historiens arabes, Yacoub-el-Mansor envoya à Salah-ed-Din 180 navires, qui empê¬ chèrent les chrétiens d'aborder en Syrie. En Nacer (1198-1213) Sous le règne de En Nacer, fils d'El-Mansor, des symptômes d'une décadence prochaine apparais¬ sent. Malgré la prise de possession du royaume de Majorque, on sent que l'empire des Almohades s'affaiblit. Ibn Ghania, toujours révolté, tient plusieurs années l'Ifrikia sous sa domination. Vaincu par En Nacer en personne, il reparaît un peu plus tard et ravage la région de Tlemcen, sans qu'on puisse le châtier. En Espagne, En Nacer était plus malheureux encore. Une grande armée musulmane était détruite dans la sanglante bataille de las Navas de Tolosa (El Ocab, chez les LES ALMOHADES 197 historiens arabes), et l'ardeur pour la guerre sainte s'éteignait devant les revers. En Nacer mourait peu après (1213). Déclin de la dynastie Almohade Les sept princes qui succédèrent à En Nacer, de 1213 à 1269, ne méritent guère d'être connus. La plupart, oublieux de l'administration, s'adon¬ naient à l'ivresse et aux plaisirs; leur garde almo¬ hade, assez semblable à celle des Janissaires chez les Turcs, se révoltait au moindre motif et égor¬ geait le sultan; les grands officiers qui gouver¬ naient en Espagne, ou en Ifrikia, se proclamaient indépendants; les tribus se soulevaient; la guerre sainte était suspendue. C'était la décadence. Les Mérinides, tribu nomade du désert, qui avait fré¬ quemment menacé l'empire almohade, quittèrent leurs campements, s'installèrent dans les pro¬ vinces marocaines et mirent fin à la dynastie d'Abd-el-Moumen. En même temps une autre tribu d'origine zénatienne quittait aussi le désert, s'éta¬ blissait à Tlemcen et fondait l'empire des Abd-el- Ouad (1269). CHAPITRE XVII LES ROYAUMES DE FEZ, TLEMCEN ET TUNIS AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES État de l'Afrique du Nord en 1245 Un des derniers princes almohades, Essaid, réu¬ nit ses officiers en 1,245 et leur tint ce langage : « Le fils d'Abou-Hafs nous a enlevé lTfrikia ; » Yaglimoracen Ibn Zian et les Beni Àbd-el-Ouad » détachèrent ensuite de notre royaume la pro- » vince du Mogreb central et la ville de Tlem- » cen; ils y proclamèrent même la souveraineté » du chef hafside et lui firent espérer qu'avec » leur appui, il pourrait effectuer la conquête du » Maroc. Ibn Houd nous arracha une partie de » l'Espagne pour y faire reconnaître la suprématie » des Abbacides, et, dans une autre partie du » même pays, Ibn-el-Alimer s'est posé comme » partisan des Ilafsides. Yoici maintenant les » Beni-Merin qui ont soumis les campagnes du 200 CHAPITRE XVII » Moghreb et qui aspirent à posséder nos villes. » Leur Emir, Abou-Yahia, vient de prendre Me- » quinez, d'y établir l'autorité des Hafsides et de » s'arroger les insignes de la royauté. Si nous » souffrons davantage ces humiliations, si nous » fermons les yeux sur des événements aussi gra- » ves, c'en est fait de notre empire et peut-être » même de notre religion. » On ne pouvait mieux dépeindre le péril qui menaçait l'empire almohade et la situation de l'Afrique au milieu du XIIIe siècle. La dynastie des Hafsides Cette dynastie tirait son nom de Bou-Ilafs, un des premiers disciples du Malidi; ce Bou-Hafs avait ensuite acquis une grande gloire comme général d'Abd-el-Moumen. Son fils Abou-Zékéria fut nommé gouverneur de l'Ifrikia en 12*28; il avait pris Bougie et Constantine, réprimé les ré¬ voltes d'Ibn-Ghania. En 1236, voyant la faiblesse des souverains almohades, il se proclama émir indépendant, donna le gouvernement de Bougie à un de ses fils et devint le chef d'une dynastie nou¬ velle, qui sera longtemps puissante sur l'Ifrikia. LES ROYAUMES DE FEZ, TLEMCEN ET TUNIS AUX XIII0 ET XIV0 SIÈCLES 201 Abou-Zékéria Le règne d'Abou-Zékéria fut des plus glorieux ; non content d'avoir enlevé l'Ifrikia aux enfants d'Abd-el-Moumen, il voulut encore leur prendre le Maroc et l'Espagne. Plusieurs princes de ce dernier pays acceptèrent sa suzeraineté,, puis les villes de Ceuta et de Tanger, même les Mérinides de Fez et les gens de Méquinez, ceux de l'oasis lointaine de Sidjelmassa proclamèrent sa supré- ! matie. Yaguro Eazen. prince de Tlemcen, voulut 1 lui résister, mais une nombreuse armée, conduite par Abou-Zékéria, mit son royaume à feu et à sang et le força à reconnaître l'émir Hafside de Tunis pour suzerain. Celui-ci mourut en 1249, puissant et respecté; de nombreux poètes chan¬ tèrent ses louanges. El-Mostancer; expédition de Saint-Louis El-Mostancer, lils d'Abou-Zékéria, succéda à son père et régna de 1249 à 1277. Le fait le plus important de ce long regnelut la,'croisade du roi de France Louis IX sous les murs de Tunis. Les 202 CHAPITRE XYI1 croisés, au nombre de 6,000 cavaliers et 30,000 fantassins, débarquèrent auprès de l'ancienne ville de Cartilage « dont les murailles étaient encore » debout, et campèrent dans l'intérieur de l'en- » ceinte. On ferma les brèches de murailles avec » des planches de bois; on y établit des créneaux » et on entoura le tout d'un fossé profond (1). » Pendant six mois les troupes françaises ne ces¬ sèrent de harceler la ville de Tunis et ils la rédui¬ sirent aux dernières extrémités. Mais la peste se déclara dans le camp et le roi en fut frappé un des premiers. Il mourut près de l'endroit de Car- thage où s'élève aujourd'hui la chapelle Saint- Louis. Retraite des Français Philippe le Hardi, fils aîné de Saint-Louis, prit le commandement de l'armée ; mais avant de faire voile avec elle pour la France, il obtint du sultan Hafside qu'il paierait les frais de l'expédition, soit 210,000 onces d'or, dont la moitié comptant. « Malgré cette sorte de capitulation, le sultan fit (1) Ibn Khaldoun, t. II, p. 365. LES ROYAUMES DE FEZ, TLEMCEN ET TUNIS AUX XIII0 ET XIVe SIÈCLES 203 » annoncer aux divers princes d'Afrique qu'il » avait sauvé les Musulmans, Ensuite il donna » l'ordre de ruiner Cartilage et d'en renverser les » édifices jusqu'aux fondations, de sorte quel'em- » placement de cette ville fut changé en désert et » n'offrit pas même les traces d'une ruine (1). » Grandeur d'El-Mostancer A part le fait que nous venons de rapporter, il y a peu de choses à dire du règne d'El-Mostancer. Il fut à peine troublé par de courtes révoltes de quelques tribus et le souverain put s'adonner tout à loisir à son goût pour les constructions. A cette époque, Cordoue, Valence, Séville étaient tombées au pouvoir des Chrétiens. Bag¬ dad, la ville des califes, avait été prise d'assaut par les Tartares, Maroc avait été enlevée par les Mérinides. Partout le monde musulman était en décadence; seul l'État des Iiafsides était floris¬ sant : « puissance étendue, bien-être général, re- » venus abondants, population nombreuse, patrio- » tisme, forces militaires, tout contribuait à re- (1) Ibn Khaldoun, t. II, p. 368. 204 CHAPITRE XYII hausser la splendeur et à diriger vers El-Mos- tancer les regards des peuples voisins, qui tous espéraient trouver en lui un soutien et un ven¬ geur. Pendant que les opprimés accouraient en foule pour implorer sa protection, la gloire et la majesté brillaient autour de lui, et la renommée portait au loin le bruit de ses exploits. Sous lui, la prospérité de Tunis fut portée au plus haut degré et les habitants jouirent d'une aisance sans exemple. On y rechercha le luxe dans les habillements, les équipages, les maisons, les meubles et les tentes; l'on rivalisa d'efforts pour rebâtir, restaurer et améliorer; on avait même atteint à la dernière limite de la perfec¬ tion quand on entra dans une nouvelle époque, celle de la décadence (1). » Grandeur et décadence des Hafsides De 1279 à 1284 l'Afrique fut troublée par les luttes des frères et des fils d'El-Mostancer, et plus encore par le triomphe passager d'un homme obs¬ cur qui se faisait passer pour un nouveau mabdi. (1) Ibn Khaldoun, t. II, p. 374. les royaumes de fez, tlemcen et tunis aux xiii0 et xrv° siècles 205 L'émir Abou-Hafs, frère d'El-Mostancer, vainquit ce prétendant et fut proclamé sultan, sous le nom d'El-Mostancer-Billah; mais un de ses neveux, Abou-Zakaria, s'empara de Bougie, d'Alger, de Constantine et se tailla dans l'empire Hafside un royaume indépendant composé de la partie occi¬ dentale. Ce royaume ne disparaîtra, pour être réuni à celui de Tunis, que par l'avènement de la postérité d'Abou-Zakaria à ce dernier trône. En 1§95. Abou-Hafs mourut après avoir désigné pour son successeur un petit-fils d'El-Mostancer, Abou-Acida. Celui-ci prit aussi le surnom d'El- Mostancer-Billali et menaça le royaume d'Abou- Zakaria. Il noua des relations avec le prince mé- rinide Youçof-Ibn-Yacoub, tandis que Zakaria trouvait un allié dans Othman-Ibn-Yagmoracem, roi de Tlemcen. Une longue guerre s'ensuivit qui dura jusqu'en 1307 ; mais enfin les rois hafsicles de Tunis et de Bougie signèrent la paix. Un des articles portait que celui des deux monarques qui survivrait à l'autre hériterait du trône vacant et serait reconnu sultan. Abou-Acida mourut en 1309; conformément au traité, Àbou-Baca, roi de Bougie, s'empara des Etats de TunrTetTse fit proclamer sultan sous le nom d'En-Nacer. Mais partout des compétiteurs 206 CHAPITRE XYII s'élevèrent ; il y eut des révoltes nombreuses et le sultan vaincu abdiqua (1311). Son successeur, Ibn- el-Lihyani, ne fut pas plus heureux : il fut chassé dêîlses Etats, en 1318, par le roi de Bougie, Abou- Yahya-Abou-Beker. L'autorité de ce dernier fut reconnue par toutes les provinces de l'Ifrikia, ses villes et ses places fortes à l'exception d'El-Mah- dia et Tripoli. Le règne de l'émir Abou-Yahya-Abou-Beker paraît avoir été heureux. Ibn Khaldoun nous dit que la nouvelle de sa mort, en 1^46. causa à tout le monde une profonde douleur. En ce moment, les Mérinides, qui étaient de¬ venus maîtres de Tlemcen et qui, à diverses re¬ prises, avaient envahi le royaume de Bougie, cherchèrent à s'emparer de l'Ifrikia. Leur sultan, Aboul-Hacen, entra dans Tunis, et les princes hafsides furent déportés au Mogreb. Mais, en 1348, Aboul-Hacen fut vaincu près de Kairouan et rap¬ pelé par les révoltes des Mérinides; il dut bientôt reprendre la route de Fez. Cependant El-Eaid le Hafside rentrait en possession de l'Ifrikia, de Constantine et de Bougie (1350). Abou-Ishac, son frère, régna de 1350 à 1369; de perpétuelles révoltes des gouverneurs de pro¬ vince, des coups de main et des entreprises des LES ROYAUMES DE FEZ, TLEMCEN ET TUNIS AUX XIIIe ET XIYe SIÈCLES 207 Mérinides et des Abd-el-Ouadites le remplirent tout entier; il ne put même laisser le trône à son fils. Ce fut le sultan hafside de Bougie, Aboul- Abbas, qui devint maître de lTfrikia. Ce souve¬ rain eut un règne glorieux, l'empire recouvra ses anciennes limites; Djerba fut enlevée aux Chré¬ tiens; Bougie, Constantine furent données en gou¬ vernement à ses fils; le Zab fut ravagé; sous son règne l'étendard des Hafsides reparut sur les mers et la course devint une institution d'Etat. « L'ha- » bitude de faire la course contre les Chrétiens, » dit Ibn Khaldoun en 1382, s'établit à Bougie » il y a une trentaine d'années. La course se fait » de la manière suivante : une société plus ou » moins nombreuse de corsaires s'organise; ils » construisent un navire et choisissent pour le » monter des hommes d'une bravoure éprouvée. » Ces guerriers vont faire des descentes sur les » côtes et les îles habitées par les Francs; ils y » arrivent à l'improviste et enlèvent tout ce qui » leur tombe sous la main; ils attaquent aussi les » navires des infidèles, s'en emparent très sou- » vent et rentrent chez eux chargés de butin et » de prisonniers. De cette manière Bougie et les » autres ports occidentaux de l'empire hafside se » remplissent de captifs; les rues de ces villes 208 CHAPITRE XVII » retentissent du bruit de leurs chaînes, surtout » quand ces malheureux, chargés de fers et de » carcans, se reff&ndent de tous côtés pour tra- » vailler ^ leur tâche journalière. On fixe le prix » de leur rachat à un taux si élevé qu'il leur est » très difficile et souvent même impossible de » l'acquitter. » Les Chrétiens faisaient de sem¬ blables expéditions de pillage sur les côtes d'Afri¬ que. En 1285, Roger Doria débarqua dans l'île de G-erba, fit un immense butin, et emmena plus de 2,000 captifs qu'il vendit en Europe. Des incur¬ sions de ce genre remplissent toute l'histoire des pays méditerranéens au XIII0 et XIVe siècle. Les Abd-el-Quadites, de Tlemcen, ou Beni-Zian Tandis que la dynastie des Hafsides régnait à Tunis avec un certain éclat, les Âbd-el-Ouadites ou Beni-Zian étaient maîtres de Tlemcen et de tout le Moghreb central. Yaghmoracen-Ibn-Zian, le fondateur de leur puissance, régna en réalité de 1236 à 1283; mais il ne prit point le titre de roi et demeura fidèle aux sultans Hafsides, dont il recon¬ nut la suzeraineté; son fils, Ottoman, fit de même; il porta la guerre dans le royaume de Bougie, qui LES ROYAUMES DE FEZ, TLEMCEN ET TUNIS AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 209 s'était soulevé contre les sultans de Tunis, puis entreprit quelques conquêtes dans le Moglireb. Siège de Tlemcen Le sultan des Mérinides, Youçof, prit bientôt sa revanche et, en 1299, il investit de toutes parts la ville de Tlemcen. Il fit tirer autour de la place une circonvallation dans laquelle il ménagea plu¬ sieurs portes, afin de livrer passage aux troupes chargées de l'attaque des remparts. A côté de cette enceinte, il fit bâtir une ville qui devait lui servir de résidence et à laquelle il donna le nom d'El-Mansoura (la triomphante)... Le siège de Tlemcen dura huit ans et trois mois. Jamais aucune population au monde n'eut à souffrir tant de maux que les habitants de Tlemcen. On finit par manger des cadavres, des chats, des rats et même, dit-on, de la chair humaine (1). Sur ces entrefaites Ottoman mourut, laissant le pouvoir à son fils Abou-Zeyan. Celui-ci était sur le point de capituler; mais les femmes le firent rougir de cette (1) Ibn Khaldoun, t. III, p. 376-377. 14 210 CHAPITRE XVII pensée et demandèrent à être frappées de mort plutôt que de se rendre. Le même jour; le sultan Mérinide était assassiné par un de ses eunuques; ses frères, ses fils, ses petits-fils se disputèrent le pouvoir; Tlemcen fut sauvé. Depuis lors les rois Beni-Zian firent inscrire sur leurs monnaies : Combien est proche le secours de Dieu. Ils s'étaient, depuis l'an 1300, déclarés indépendants des sul¬ tans Hafsides. Abou-Hammou Mouça Ier, frère d'Abou-Zian, régna de 1307 à 1318. C'est lui qui établit à la cour l'étiquette royale. Il fut très heureux dans ses campagnes contre le Moghreb central, prit les villes de Ouancherich, Médéa, Alger, et menaça même Bougie; il fut assassiné au milieu de ses conquêtes, et le pouvoir passa à son fils Abou- Tacliefin. Celui-ci reprit les entreprises de son père contre le royaume de Bougie, et ses soldats le dévastèrent en tous sens; mais il s'occupa plus encore d'embellir sa capitale. « Il encouragea ses », » grands officiers à se construire des hôtels, à » former des parcs et planter des jardins; aussi » parvint-il à terminer et à surpasser les plans » que son père avait adoptés pour l'embellis- » sement de la capitale. Les palais et les autres » grands édifices de cette époque se firent admirer LES ROYAUMES DE FEZ, TLEMCEN ET TUNIS AUX XIIIe ET XIYe SIÈCLES 211 » par leur beauté (1). » Mais la guerre éclata de nouveau entre les Mérinides et les Beni-Zian. Le sultan de Fez, Aboul-IIacen, mit le siège devant Tlemcen, en 1337, l'emporta d'assaut et la livra au pillage. Abou-Tachefin périt les armes à la main, et la puissance Zianide disparut pour un temps. Aboul-Hacen était maître de tout le Moghreb central et il attaquait même l'J-frikia ; mais il éprouva un revers près de Kairouan; ses fils se disputèrent le pouvoir et, après vingt ans de domination étrangère et de luttes, Tlemcen revint sous l'autorité d'un prince Zianide de la branche cadette, nommé Abou-Hammou Mouça IL Ce prince, qui régna plus de trente ans, de 1359 à 1389, eut une vie des plus agitées; il fut plu¬ sieurs fois chassé de sa capitale par des armées Mérinides ou par des bandes de rebelles; il eut à combattre ses fils et fut tué dans une bataille. Pourtant il ne semble pas que ce fût un prince belliqueux; on lui a au contraire reproché sa poltronnerie. « Protecteur éclairé des hommes qui » se faisaient un renom dans la science, il s'adon- » nait lui-même aux lettres qu'il aimait, com- » posait des vers et trouvait des poètes pour (!) Ibn Khaldoun, t. III, p. 402. 212 CHAPITRE XVII » célébrer ses louanges. » Il construisit aussi un grand nombre de beaux monuments qui font encore aujourd'hui l'ornement de la ville de Tlem- cen (1389). Des six fils d'Abou-Hammou, qui lui suc¬ cédèrent (1389-1411), trois périrent assassinés, un autre mourut dans une campagne contre le Moghreb. La décadence est venue pour le royaume des Beni-Zian, comme pour celui des Iiafsides. C'est le moment de jeter un coup d'œil sur sa grandeur passée. Yoici ce que dit Ibn Khaldoun, parlant de Tlemcen, sa patrie : « Tlemcen, au » contraire, a toujours vu sa prospérité augmen- » ter, ses quartiers s'étendre, ses maisons, soli- » dement construites en-duiles, s'élever et s'agran- » dir. Les enfants de Yaghmoracen Ibn Zian » l'ayant pris pour siège de leur empire, y bâtirent » de beaux palais et des caravansérails pour les » voyageurs; ils y plantèrent des jardins et des » parcs où les ruisseaux habilement dirigés entre- » tenaient la fraîcheur. Devenue ainsi la ville la » plus importante du Moghreb, Tlemcen attira » des visiteurs même des pays les plus éloignés, » on y cultiva avec succès les sciences et les arts; » on y vit naître des savants et des hommes illus- » très dont la réputation s'étendit aux autres LES ROYAUMES DE FEZ, TLEMCEN ET TUNIS AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES 213 » pays; en un mot, il prit l'aspect d'une vraie » capitale musulmane, siège d'un califat (1 ). » Les sultans Mérinides de Fez Les Beni-Merin eurent une fortune et des des¬ tinées presque semblables à celles des tribus Abd- el-Ouadites. Habitant d'abord le désert entre Figuig et Laghouat, ils en sortirent peu après leurs voisins de l'Est et se jetèrent comme eux sur l'empire Àlmohade alors à son déclin. Sous la conduite d'Abou-Yakia, ils conquirent Fez, Mequi- nez, Salé, Rabath, Sidjelmassa (1248-1258). Ils furent à l'apogée de-leur puissance sous leur second roi Abou-Y&tfofq ils prirent Maroc, sou¬ mirent Ceuta et Tanger, menacèrent Tlemcen, contractèrent alliance avec El-Mostancer, sultan Hafside de Tunis. Pendant douze années, ils reprirent, avec une ardeur sauvage, la guerre sainte contre les chrétiens d'Espagne; Abou- Youçof passa quatre fois le détroit et fut vainqueur dans plusieurs grandes batailles; mais il fut enfin repoussé par Don Sancke et mourut en 1286. (1) Ibn Khaldoun, t. III, p. 339. 214 llo-M»! CHAPITRB XYIt Abou ¥aooub, son fils, lui succéda ; il eut d'abord à combattre de nombreuses révoltes et son règne fut assez troublé ; enfin il triompha de ses ennemis et songea comme son père à conquérir le Moghreb central. Laissant une forte armée assié¬ ger Tlemcen pendant neuf ans (voir plus haut), il soumit Ténès, Mazouna, Cherchell, la plaine du Chéliff, puis revint dans son camp sous Tlemcen, appelé la ville neuve d'El-Mansoura (la triom¬ phante) . Il était si puissant alors que les princes de Tunis et de Bougie, ceux même de l'Egypte et de l'Orient, cherchèrent à gagner son amitié (1). Il périt en 1307, assassiné par un de ses servi¬ teurs. Abou-Thabet et Abou-Rebia ne firent que pa¬ raître sur le trône; mais Abou Saïd Othman régna plus longtemps (1310-1331). Il s'appliqua surtout à doter ses Etats d'une marine puissante, eut de beaux chantiers de construction et une flotte. Les ^loghrebins commencèrent sur mer le djouhad ou guerre sainte, et leurs corsaires por¬ tèrent la terreur sur les côtes des royaumes chré¬ tiens. En même temps Saïd Othman embellissait (1) Néanmoins les princes Mérinides firent toujours dire la prière au nom des sultans de Tunis. LES ROYAUMES DE FEZ, TLEMCEN ET TUNIS AUX XIIIe ET XIVe SIÈCLES « 215 les principales villes de son empire, notamment Fez la Neuve, qui avait été bâtie par Abou Yacoub, et il augmentait son influence par une alliance de famille avec les Hafsides de Tunis, f Abou-Hacen, son fils, fut un des souverains les plus actifs et les plus puissants de cette époque. Les révoltes furent partout comprimées, le royaume de Tlemcen fut conquis et occupé par les Mérinides ; en Espagne ils essuyèrent quelques échecs, mais les succès sur mer et les beaux résultats de la course consolèrent facilement Abou Hacen. Il reçut des ambassadeurs des pays les plus éloignés, vit son autorité respectée et ses louanges chan¬ tées par tous les poètes musulmans. Mais un rêve- plus grand hantait son imagination; il voulait reconstruire le grand empire d'Abd-el-Moumen, et en 1347, profitant des discordes qui affaiblis¬ saient Tlfrikia, il conquit ce pays, conquête ■ aussi éphémère que facile. Un frère cTAbou Iiacen A se révolta dans le Moghreb; plusieurs seigneurs suivirent cet exemple; les rois de la famille d'Abd- el-Ouad reparurent dans Tlemcen et reconsti¬ tuèrent leurs royaumes ; les princes de Bougie et de Constantine firent de même ; des compétiteurs au trône s'élevèrent dans l'Ifrikia, et Abou Hacen ' fut bientôt un monarque sans États. Suivi de 216 CHAPITRE XVII quelques amis fidèles, il quitta Tunis par mer, fit naufrage sur la côte de Bougie et arriva à Alger sans ressources. Il chercha en vain à reconquérir son royaume, et, après une courte occupation de Sidjelmassa, il mourut au milieu des montagnes de l'Atlas, en 1349. Son fils, Abou Einan, garda une année durant la plus grande part de l'empire qu'avait fondé son père; il reprit même Constantine et Tunis. Mais les royaumes Hafside et Abd-el-Ouadite se recons¬ tituèrent bientôt; les princes delà famille d'Aboli Hacen ne firent que paraître et disparaître sur le trône de Fez; ils ne surent ni comprimer les révoltes au dedans du Maroc, ni maintenir leur puissance au dehors. Abd-el-Azziz, qui régna de 1366 à 1372, eut seul un peu de gloire; il occupa quelque temps le royaume de Tlemcen, soutint les- musulmans d'Espagne et eut une cour très bril¬ lante. Après lui le désordre recommence; l'anar¬ chie est partout dans le Mogbreb; les émirs se déclarent indépendants; chaque jour voit un nou¬ veau souverain. Ainsi, à la fin du XIVe siècle, le royaume des Mérinides est en pleine décadence comme sont ceux des Beni-Zian et des Hafsides. CHAPITRE XVIII DÉCADENCE DES ÉTATS ARABES ET BERBÈRES DES PORTUGAIS ET LES ESPAGNOLS Caractère général de l'histoire de l'Afrique mineure L'histoire de l'Afrique pendant les six siècles que nous venons de parcourir est bien triste, bien monotone, bien ennuyeuse. Une agitation perpé¬ tuelle sans but et sans résultat, des bouleverse¬ ments et des déplacements de peuples, des révo¬ lutions sans portée, voilà tout ce qu'elle contient; une tribu sort de ses frontières, établit une éphé¬ mère domination sur les tribus voisines, puis retombe dans l'obscurité d'où elle avait émergé un instant; une dynastie s'élève sur les ruines d'une autre pour être renversée à son tour. Nul lien ne rattache ces histoires particulières, et l'on 218 CHAPITRE XVIII n'aperçoit pas pourquoi tout ce mouvement et tous ces troubles. Le monde musulman est alors comme une sorte de féodalité qui n'aboutit pas, qui demeure dans les hésitations du premier âge et n'en peut sortir. l)eùx fois seulement, par les Almoravides et les Almohades, il y a comme une tendance à la création d'un empire berbère; puis, en dernier lieu, trois royaumes s'établissent : celui des Mérinides à Fez, des Zianides à Tlemcen, des Hafsides à Tunis; mais des royaumes mal délimités et dont la singulière organisation appelle une prompte décadence; et, au travers de ces deux faits saillants, mille incidents, mille détails et l'in¬ cessant mélange des ambitions et des luttes de ces Berbères et de ces Arabes qui ne peuvent arriver à constituer une société. Que les anciens avaient raison de dire que l'Africain aime le changement, et comme la malheureuse conformation de l'Afrique mineure explique cette misérable histoire! De l'absence d'unité géographique est né le manque d'unité dans l'histoire. Poursuivons, toutefois, le récit de ces vicissitudes et de ces perturbations. Il :sera très sommaire, car après Ibn Khaldoun, au¬ cun historien de quelque mérite n'a pris la peine de raconter ces événements. DECADENCE DES ÉTATS ARABES ET BERBÈRES LES PORTUGAIS ET LES ESPAGNOLS 219 Revanche des Zianides sur les Mérinides Les souverains Mérinides, dans les dernières années du XIVe siècle, nous avaient paru capables de réduire au rang de vassaux les rois de Tlem- cen, les renversant à leur gré, suscitant de con¬ tinuelles révoltes parmi les membres de la dynas¬ tie régnante; mais ces succès n'étaient point de ceux qui pouvaient augmenter leur puissance. Les Mérinides s'affaiblissaient au contraire par ces guerres sans cesse répétées, et bientôt d'ailleurs oc¬ cupés au Maroc par des querelles intestines, ils vont à leur tour subir le sort qu'ils ont tant de fois infli¬ gé aux Zianides. En 1410, Abou-Malek-Abd-El- Ouahad, « étant monté sur le trône de Tlemcen, » vengea sa dynastie des humiliations qu'elle avait » reçues de la part de ceux de l'Occident; il alla » attaquer leurs rois dans leurs propres foyers ; il » envoya contre eux des armées qui fouillèrent » l'intérieur de leur palais, et se reposèrent de » leur fatigue à l'ombre de leur toit ; par ses exploits » il affermit sa puissance et consolida sa dynastie; » avec lui l'empire s'agrandit et s'illustra; par lui » il crût en force et en étendue (1). » Il avait reçu à (1) « Histoire des Beni-Ziane. » 220 CHAPITRE XA'III sa cour un prince Mérinide, Mohamed, petit-fils d'Abou-Einam, exilé en Espagne ; il soutint ses prétentions au trône de Fez, lui donna de l'argent, des vivres et une armée avec laquelle le prétendant s'empara de tout le Moghreb-El-Acsa. Mais cette grandeur de Abou-Malek-Abd-El-Ouahad ne fut pas de longue durée ; en 1423 il fut obligé de cher¬ cher un asile au Maroc. Puissance d'Abou-Farès le Hafside Un certain Mouley-Abd-Allah-Mohamed, fils d'Abou-Tachfin II, neveu d'Abou-Malek, s'était révolté contre lui, et avait demandé aide au sultan de Tunis, Abou-Farès, alors le plus puissant monarque de l'Afrique. Celui-ci vint avec une armée qui comptait, dit-on, 50,000 hommes, s'empara de Tlemcen et établit son pro¬ tégé sur le trône, puis il marcha contre le souve¬ rain de Fez, qui pour éviter le sort d'Abou-Malek, offrit de se reconnaître tributaire. Abou-Farès re¬ gagna ses Etats avec un riche butin, et ayant pour vassaux les rois de Tlemcen et de Fez. Bientôt quelques difficultés survinrent entre Abd- Allah et son puissant protecteur, et Abou-Malek, DÉCADENCE DES ÉTATS ARABES ET BERBÈRES LES PORTUGAIS ET LES ESPAGNOLS 221 qui avait essayé en vain de reprendre son royau¬ me par la force., songea à le recouvrer en gagnant l'amitié d'Abou-Farès ; il envoya d'abord à Tunis un de ses fils, puis vint lui-même, fut traité avec distinction et obtint le commandement d'une ar¬ mée pour aller reconquérir son royaume. Comme il ne réussit pas, Abou-Farès embrassa chaleu¬ reusement son parti et marcha en personne contre Tlemcen, qu'il prit pour la deuxième fois, 1427. Abou-Malek remonta sur le trône, tandis que Mouley-Abd-Allah s'enfuyait dans les montagnes entre Ténès et Cherchell. Mais deux ans après, ayant vu grossir le nombre de ses partisans, celui- ci vint prendre Tlemcen, fit mettre à mort Abou- Malek, et redevint roi. Abou-Farès, à cesnouvelles, entra dans une grande fureur, quitta ses Etats pour la.troisième fois avec une forte armée, mar¬ cha sur Tlemcen dont le souverain ne l'attendit pas, le poursuivit jusque dans le pays des Beni- Snassen où il s'était réfugié et le força de se rendre. Quelques jours après il le fit jeter dans les fers avec ses partisans, puis ordonna de les mettreà mort(l). Quand, après sept mois de séjour dans le Moghreb, le sultan de Tunis se disposa à (1) Suivant une autre version, il serait mort en prison. 222 CHAPITRE XVIII reprendre le chemin de l'Orient, on vint lui de¬ mander à qui il laissait le gouvernement du royaume de Tlemcen : « Au sage Ahmed, répondit- il, car je ne connais personne de plus digne du trône que lui. » Et ainsi fut proclamé Aboul- Abbas-Ahmed, fils d'Abou-Hammou II, mars 1430. Quant à Abou-Farès, il mourut en 1432, plein de gloire et de puissance. Révoltes et désordres dans le Moghreb et l'Ifrikia, de 1452 à la fin du XVe siècle Les successeurs d'Abou-Farès en Ifrikia ne purent faire de grandes choses, parce que les Arabes nomades s'empressèrent après la mort du puissant monarque de relever la tête et de com¬ mettre toutes sortes d'excès. Abou-Abdallah les combattit pendant son court règne, puis Abou- Omer-Othman les battit en plusieurs rencontres, les repoussa des abords de la capitale et les refou¬ la dans l'intérieur du pays. Plus tard les tribus des Oulad-Bellil et des Saïd eurent encore l'audace de venir assiéger Tunis à plusieurs reprises, et la contrée ne fut pacifiée qu'après de sanglantes ex- DÉCADENCE DES ÉTATS ARABES ET BERBÈRES LES PORTUGAIS ET LES ESPAGNOLS 22& péditions, dont les plus importantes sont celles des années 1488 et 1494. Le royaume de Tlemcen était le théâtre d'autres désordres; le roi Aboul-Abbas-Ahmed, après quel¬ ques années d'un règne qui paraît avoir été assez heureux, se vit menacé par l'ambition de son fr.ère Abou-Yahia, qui vint l'attaquer avec une ar¬ mée d'Arabes; repoussé de Tlemcen (1437), celui- ci put se maintenir dans Oran, et malgré les efforts d'Aboul-Abbas, eut là une espèce de royaume. En même temps un prince Abd-El-Ouadite, Abou- Zian-Mohamed, parti de Tunis, recrutait une ar¬ mée d'Arabes et de Berbères, s'emparait d'Alger après un long siège (1438), soumettait la Mitidja, Miliana, Ténès, prenait les insignes de la royauté avec le nom d'El'Mostaïm-Billah, et dominait sur toute la partie orientale du royaume de Tlemcen ; il fut mis à mort peu après par les habitants d'Alger, irrités de ses rigueurs, mais son fils El- Motawakel put régner encore sur Ténès et toute la vallée du Chélif. Alger cependant se gouver¬ nait elle-même, et un grand nombre de chefs berbères étaient réellement indépendants. Le sou¬ verain Zianide qui voyait son royaume ainsi ré¬ duit, se sentait même menacé dans sa capitale par d'autres révoltes; aussi il l'entoura d'une enceinte 224 CHAPITRE XVIU fortifiée, probablement le Méchouar. Vers le mois d'octobre 1447, il fut pourtant assez fort pour prendre Oran, et se trouva débarrassé de son frère, AbouYahia, qui s'enfuit par mer à Tunis, où il mourut en 1462. Dans la suite il fut moins heureux; le roi de Ténès, El-Motawakel, lui enleva Mos- taganem, puis Oran, enfin Tlemcen, et l'exila en Espagne. Le souverain Abd-El-Ouadite qui réu¬ nissait ainsi les principales fractions du royaume de ses ancêtres eut à combattre de nombreuses révoltes; il put cependant se maintenir à Tlemcen et dans tout l'Ouest de l'Algérie. Les populations orientales au contraire lui échappèrent et pendant cinquante années vécurent dans une complète anarchie. Le royaume de Fez était encore plus troublé et plus menacé que les précédents; les souverains ne faisaient que passer sur le trône : les uns étaient renversés par des princes de leur famille, les autres par leurs sujets irrités de leur mollesse; des notables parties de leur empire, en Espagne et en Afrique, se détachaient d'elles-mêmes de leur domination : il y avait à la fois des rois à Fez, à Maroc, à Sidjelmassa, tous de la famille desMéri- nides, mais ennemis les uns des autres, et se faisant presque toujours la guerre. Profitant de DÉCADENCE DES ÉTATS ARABES ET BERBÈRES LES PORTUGAIS ET LES ESPAGNOLS 225 ces discordes de leurs anciens maîtres et ennemis, les chrétiens du Portugal et de l'Espagne achèvent de les chasser delà Péninsule, et vont même porter la guerre en Afrique, au cœur du pays d'où étaient accourus les envahisseurs Berbères. Succès des Portugais et des Espagnols en Afrique Dès les premières années du XVe siècle, les chrétiens de la Péninsule dirigèrent des entrepri¬ ses contre ces ports d'Afrique d'où partaient tant de Berbères pour porter secours à leurs frères d'Es¬ pagne, et qui étaient en même temps des nids de pirates. En 1400, Henri III de Transtamare, roi de Castille, envoya une flotte contre Tétouan, et une partie des habitants de cette ville fut emmenée en esclavage. En 1415, Jean Ier de Portugal atta¬ qua Ceuta avec une flotte de 230 navires, et dit- on, plus de 50,000 hommes; il enleva la place, la fortifia et y laissa une nombreuse garnison; en vain les Maures aidés des Espagnols de Grenade cherchèrent à la reprendre. Les Portugais furent moins heureux en 1437, dans deux tentatives contre Tanger: ils éprouvèrent une grande défaite 15 226 CHAPITRE XVIII et ne purent s'embarquer qu'en promettant de rentrer à Ceuta et en laissant l'infant Don Fer- nand en otage pour garantir l'exécution du traité. Comme il ne fut pas ratifié par les Cortès, l'infant mourut en captivité, considéré comme un saint et un martyr par l'Eglise. En 1458, les Portugais prirent Ksar-Es-Serir ou Ksar-Masmou- da, mais malgré l'aide des Espagnols ils échouè¬ rent encore devant Tanger en 1464. Ils prirent leur revanche en 1468, car l'infant Don Ferdinand s'empara d'An la (où se trouve aujourd'hui Casa¬ blanca), ville de corsaires, et la ruina complète¬ ment en 1471 ; ils enlevèrent Arzilla, puis occu¬ pèrent Tanger qui fut abandonnée de ses habitants. Les Espagnols, de leur côté, n'étaient pas moins heureux : après avoir détruit le royaume de Gre¬ nade (1492), les souverains Ferdinand et Isabelle envoyèrent une flotte qui prit Melilla (1), et aux con¬ férences de Tordesillas(1494), qui réglèrent les dif- (1) Date incertaine : l'abbé Godard donne 1481 (Descrip¬ tion et histoire du Maroc). — Mercier (Établiss. des Ara¬ bes dans l'Afrique du Nord) croit que c'est une erreur et indique la date de '1496, j'ignore d'après quelle source. Il semble que la prise de Melilla doit être, en tout cas, an¬ térieure aux conférences de Tordesillas, c'est-à-dire à l'an¬ née 1494. DÉCADENCE DES ÉTATS ARABES ET BERBÈRES LES PORTUGAIS ET LES ESPAGNOLS 227 férends entre les Portugais et les Espagnols au sujet des Indes, il fut convenu que les premiers ne se¬ raient pas entravés dans leurs entreprises contre le royaume de Eez, les autres dans leurs entreprises contre le royaume de Tlemcen. Ainsi les deux puissances chrétiennes se partageaient l'action contre l'Afrique musulmane. Entreprises d'Emmanuel de Portugal Emmanuel II, de Portugal, reconnut tout d'abord que l'occupation restreinte à quelques ports du littoral serait toujours peu efficace; les garnisons étaient constamment exposées à quelque surprise de la part des Indigènes du voisinage, et leur ac¬ tion était en réalité bornée par les murs mêmes, derrière lesquels elles étaient retranchées. Il réso¬ lut d'occuper et de soumettre l'intérieur du pays, mais d'abord d'avoir un plus grand nombre de points sur la côte. Il fonda Mazagran en 1506 ; Safi et Santa-Cruz furent prises en 1507 ; Azem- mour en 1508 fut attaquée, mais ne put être enle¬ vée qu'en 1513. En ce moment la domination portugaise avait pris au Maroc un développement considérable ; un grand nombre de tribus indi- 228 CHAPITRE XVIII gènes étaient tributaires et soumises, et il semblait que l'occupation définitive de cette partie du pays par les Européens fût préparée. Deux choses em¬ pêchèrent cet événement: d'une part, la fondation de la dynastie des Chérif, qui s'emparèrent bientôt de tout le pays et donnèrent à la défense maro¬ caine une unité qu'elle n'avait jamais eue; d'autre part, la fondation de l'empire des Indes qui appela ailleurs l'attention et les forces des Portu¬ gais. Avant un siècle ils auront perdu tout ce qu'ils occupaient au Maroc (1). Les Espagnols au XVIe siècle; Ximénès Les entreprises des Espagnols sur la côte d'Algérie sont marquées aussi par des succès rapides, suivis de revers inattendus; aux espé¬ rances chimériques du début succèdent de même un prompt découragement, l'abandon presque et (1) Comme l'histoire du Maroc devient ici très distincte de celle de l'Algérie, nous n'aurons plus ;i nous en occuper. Nous renvoyons à ce sujet les lecteurs au livre de l'abbé Godard : Description et histoire du Maroc, in-8°, Paris, 1860 ; le moins incomplet qu'il y ait sur cette matière. DÉCADENCE DES ÉTATS ARABES ET BERBÈRES LES PORTUGAIS ET LES ESPAGNOLS 229 l'oubli des projets formés. L'Espagne était alors à ce point culminant de son histoire ou mieux à cette époque de première et vigoureuse jeunesse des nations, qui, par malheur pour elle, devait être si courte. Maîtresse pour la première fois de son vrai domaine, d'où elle venait d'expulser les Maures ; composée de provinces réunies par la communauté des croyances, des passions, des intérêts et qui présentaient en même temps une heureuse diversité de génies et comme une ému¬ lation d'ardeur et de bravoure ; habitée par des populations les unes enthousiastes et gaies, les autres graves et fières, mais toutes également sobres et vaillantes, elle disposait encore de richesses suffisantes, d'une marine nombreuse, et, ce qui vaut mieux, elle avait beaucoup de ces hommes énergiques qui ne se rencontrent en masse que dans les époques de jeunesse et d'expansion; elle avait par centaines ces conquistadores qui bientôt vont lui donner les immenses possessions du Nouveau-Monde. Or, avant de se tourner vers ces lointaines régions, les aspirations et les rêves dorés des Espagnols se portèrent vers l'Afri¬ que. Parmi ces hommes, il en est un dont le nom est justement célèbre, le cardinal Ximénès de 230 CHAPITRE XVIII Cisneros (1). Homme d'État, il regardait la conquête de l'Algérie comme nécessaire à l'expan¬ sion du peuple espagnol; prêtre, il voulait châtier les pirates infidèles et faire refleurir la religion chrétienne sur la terre d'Afrique. 11 avait un plan de colonisation en même temps que des projets de conversion. Mais pour décider à le suivre en cette voie le froid Ferdinand, alors seul roi d'Espagne, il lui fallut une remarquable énergie de caractère, une ténacité indomptable, et quand, enfin, il fut parvenu à convaincre son maître, comme l'argent manquait, il offrit d'avancer la somme nécessaire pour entretenir pendant deux mois l'armée char¬ gée d'opérer en Afrique. 11 prépara lui-même l'expédition qui fut dirigée contre Mers-el-Kébir et commandée par Fernand de Cardona (2). Occupation de Mers-el-Kébir (1505) On s'était décidé à attaquer d'abord ce point parce qu'il est le meilleur port de la côte algé- (1) Les Espagnols l'appellent toujours par son titre, Cisneros, comme nous faisons pour Duplessis que nous nommons Richelieu. (2) Ximénès avait été renseigné sur la situation de Mers- DÉCADENCE DES ÉTATS ARABES ET BERBÈRES LES PORTUGAIS ET LES ESPAGNOLS 231 rienne et commande la cité importante d'Oran, alors la seconde ville du royaume de Tlemcen. Le 3 septembre 1505, la flotte partit de Malaga et arriva le 9 en vue de la place; le débarquement se fit heureusement malgré les essaims de cavaliers maures qui étaient sur le rivage, et on fit un camp le lendemain. Ensuite, on s'empara d'une colline qui dominait le fort, on y amena de l'artillerie et on commença le siège; la flotte participait à l'opé¬ ration, en canonnant le fort. Pendant plus d'un mois, les Maures firent des pertes nombreuses dans des luttes sans trêve avec les Arabes, envoyés au secours de la place par le roi de Tlemcen. Enfin, la garnison, après la mort du gouverneur tué par un boulet, parlementa et promit de rendre le fort, si, dans un délai convenu, il n'était pas secouru. Au jour marqué, le 23 octobre, l'armée espagnole y entra avec un ordre admirable et dans les trois jours la population maure quitta la ville. La joie fut grande en Espagne, d'autant plus que pen¬ dant deux mois on n'y avait reçu aucune nou- el-Kébir et sur la côte en général par le Vénitien Jérôme Vianelle, marchand, qui avait beaucoup fréquenté ces parages, et par Lorenzo de Padilla qui avait été envoyé dans le royaume de Tlemcen par la reine Isabelle et y avait séjourné un an déguisé en marchand. 232 CHAPITRE XVIII velle de l'armée et qu'on la considérait déjà comme perdue. Pendant huit jours des prières publiques et des actions de grâces retentirent dans toutes les églises. Prise d'Oran (1509) L'occupation de Mers-el-Kébir n'eut pas de suite les effets qu'on en avait d'abord espérés; Fernand de Cordoue, nommé gouverneur de la place qu'il avait prise, n'eut avec lui qu'une assez petite armée, et, d'ailleurs, d'autres préoccupations avaient fait oublier au roi la guerre d'Afrique. L'attention y fut rappelée par deux faits : le massacre de la population d'un village d'Espagne par des pirates barbaresques; puis, la nouvelle qu'une bonne partie de la garnison de Mers-el- Kébir, ayant fait une sortie et s'étant avancée trop loin, avait été massacrée. Ximénès ranima la haine de Ferdinand contre les infidèles et, malgré les intrigues et les agissements de ses ennemis qui exagéraient les dangers de l'entreprise (1), il (1) Voir le récit de ces intrigues dans Rotalier: Histoire d'Alger, I, p. 43-49. DÉCADENCE DES ÉTATS ARABES ET BERBÈRES LES PORTUGAIS ET LES ESPAGNOLS 23& obtint, après deux ans d'efforts, l'envoi d'une flotte considérable et d'une armée à Mers-el-Kébir. Pour être plus sûr du succès, il s'y embarqua lui-même malgré son grand âge, avec de pleins pouvoirs du roi pour commander l'armée et donner tous les ordres nécessaires (mai 1509). Le débarquement se fit à Mers-el-Kébir; Ximénès voulait marcher à la tête de l'armée contre Oran; mais on le retint, et ce fut Pierre de Navarre qui conduisit l'attaque. Il gagna d'abord les hauteurs qui dominent la ville à l'ouest; de là les Espagnols se ruèrent impétueusement sur l'armée arabe qui était en avant des murs de la place et la mirent en fuite; puis, au moyen de leurs lances, ils escaladèrent les murs avec une incroyable audace et devinrent maîtres d'Oran en quelques heures. Ils massa¬ crèrent plus de 4,000 personnes, firent 8,000 pri¬ sonniers et prirent un grand butin. Ximénès fit déblayer la ville encombrée de cadavres, consacra deux mosquées au culte catholique, fonda un hôpital et, ce qui était moins utile, deux couvents, nomma un inquisiteur (!); puis, redoutant les manœuvres de ses ennemis auprès du roi, ' que son absence favorisait, il rentra en Espagne, tandis que Pierre de Navarre se retirait à Promentera avec la flotte. 234 CHAPITRE XVIII Prise de Bougie et de Tripoli Pierre cle Navarre reçut bientôt ordre de faire voile vers Bougie; il avait avec lui une flotte de 15 vaisseaux portant 14,000 hommes. 11 s'empara de la ville presque sans coup férir (1) et le roi Abder-Ehaman s'enfuit avec presque tous les habitants. Quelque temps après, celui-ci demanda l'appui des Espagnols contre un compétiteur, Muley-Abdallah, qui, de son côté, invoquait le même secours. Pierre de Navarre se décida pour l'alliance du premier, qui alla régner sur quelques tribus kabyles. Dans Bougie les Espagnols cons¬ truisirent des défenses importantes. Pierre de Navarre, y laissant une forte garnison, cingla vers Tripoli qu'il enleva après un combat très sanglant, au commencement de l'année 1510. Ces succès si rapides jetèrent le découragement et l'effroi parmi les indigènes de l'Algérie; bon nombre de tribus, telles que les Beni-Amer et les Hamyan mécontents d'ailleurs de leurs rois, s'em- (1) Voir sur la prétendue résistance des Bougiotes, telle que la raconte un document indigène employé par M. Féraud, les observations de M. de Grammont, Histoire d'Alger sous la domination turque, p. '14. DÉCADENCE DES ÉTATS ARABES ET BERBERES LES PORTUGAIS ET LES ESPAGNOLS 235 pressèrent de reconnaître l'autorité des Espagnols. Ténès, Cherchell, Dellys, puis Alger se soumirent de même et promirent de payer un tribut annuel et de refuser l'entrée de leurs ports aux navires hostiles à l'Espagne. Même Alger laissa fortifier et occuper par une garnison espagnole l'îlot qui barrait son port et qui s'appela depuis le Penon d'Alger. Incurie du gouvernement espagnol Ainsi l'Espagne, maîtresse d'une grande partie des côtes de l'Algérie, ayant jeté sur ce littoral des troupes vaillantes et disciplinées, voyant les chefs indigènes demander un secours contre leurs compétiteurs, l'Espagne pouvait profiter de la faiblesse et de l'anarchie du pays et semblait devoir l'occuper tout entier. C'était, d'ailleurs, le projet de Ximénès. Diego de Verra avait été nommé capitaine général de la ville d'Oran, de la place de Mers-el-Kébir et du royaume de Tlemcen, ce qui indique bien le dessein de conquêtes ulté¬ rieures; d'autres faits le montrent aussi. Mais bientôt la cour d'Espagne parut oublier ses posses¬ sions d'Afrique, laissa ses garnisons d'Oran, de 236 CHAPITRE XVIII Bône, de Bougie, du Pefion, sans poudre et sans vivres. Une administration déplorable, des conflits perpétuels entre les autorités civiles et mili¬ taires (1), et, il faut le dire aussi, le mouvement qui entraînait alors les Espagnols vers les Indes, tout cela contribua à rendre leur position pré¬ caire en Afrique. Ils demeurèrent comme canton¬ nés dans les quelques points du littoral qu'ils avaient pris, et les indigènes, quant il leur vint un renfort inattendu, celui de quelques corsaires turcs, reprirent courage et peu à peu chassèrent les Espagnols. Les Barberousse, avec quelques milliers de janissaires, allaient se rendre maîtres de toute l'Algérie. (1) Voir, pour plus de détails, de Grammont, ouvrage cité, p. 15-18. CHAPITRE XIX L'ALGÉRIE SOUS BEGLIERBEYS (1) (1512-1587) Le Corsaire Aroudj Au commencement du XVIe siècle il y avait, parmi les Corsaires fameux de l'Archipel, quatre frères: Aroudj, Khair-ed-Din, Elias et Isaac. Commandés par le premier, bien qu'il ne fût pas l'aîné, ils avaient longtemps combattu contre les chevaliers de Rhodes; un d'eux, Elias, avait été tué et Aroudj avait été fait prisonnier. S'étant échappé d'une manière presque miraculeuse, celui-ci reprit la mer avec ses deux frères, et ses succès dans la course amenèrent sous ses ordres un grand nombre d'aventuriers; en 1512, il disposait (1) Pour tout ce chapitre et les deux suivants nous avons constamment suivi M. de Grammont dont le bel ouvrage : Histoire d'Alger sous la domination turque, fait autorité. 238 CHAPITRE XIX d'une petite flotte de 12 navires et fut chargé par le sultan de Tunis du gouvernement des îles Gelves, îles très bien placées pour être un refuge de pirates. C'est là que vinrent le trouver des Kabyles, désireux d'expulser les Espagnols de Bougie; ils demandaient le secours du fameux Aroudj. 11 vint avec quelques centaines de Turcs et plusieurs milliers de Kabyles attaquer vivement la citadelle au mois d'août 1512 ; mais il eut un bras emporté par un boulet et dut lever le siège. Il revint en 1514 et attaqua de nouveau avec vigueur; la garnison, qui se défendait héroïque¬ ment, était même réduite aux abois, quand une flottille espagnole apparut dans le port; Aroudj dut, encore une fois, battre en retraite. Il fixa alors sa résidence à Djidjelli dont les habitants, intrépides corsaires, le reçurent avec joie et le choisirent pour chef. Durant ces quelques années, il avait pu constater la faiblesse réelle et l'anarchie de l'Algérie, et d'ambitieux desseins durent dès lors hanter son esprit. Il n'avait, sans doute, que peu d'hommes avec lui, un millier environ, mais c'étaient des Turcs, incomparables de discipline et de bravoure, qui devaient avoir facilement raison d'indigènes désunis et sans discipline. Ceux-ci, d'ailleurs, étaient mécontents de leurs 4 DOMINATION DES TURCS 239 s chefs et tout disposés à suivre la fortune du pre¬ mier aventurier qui leur promettait de mener vigoureusement la guerre contre les Chrétiens, la guerre sainte, principalement la course (1). Aroudj à Alger L'autorité d'Aroudj s'étendit bientôt aux alen¬ tours de Djidjelli; sa réputation de bravoure se répandit au loin et les habitants d'Alger, qui dési¬ raient beaucoup enlever aux Espagnols le Peîïon, lui demandèrent de les appuyer. « Aroudj, dit un » chroniqueur espagnol, reçut leur ambassade » avec beaucoup de contentement et non pas tant » en raison des promesses et de l'argent que la » cité d'Alger lui faisait offrir, que parce qu'il » sentait parfaitement que rien ne venait plus à » propos pour qu'il fût un jour souverain maître » de la Barbarie, événement qu'il cherchait à » réaliser avec tant de sollicitude et qui devait » résulter pour lui de la domination sur Alger, » ville si importante, si riche et de telle commo- (1) La course contre les navires chrétiens était, à cette époque, une des formes du Djouhad bien plus encore qu'une entreprise de piraterie. 240 CHAPITRE XIX » dite pour son métier de corsaire. » Aroudj vint donc à Alger avec quelques centaines de Turcs et quelques milliers d'Arabes ou de Berbères. Il com¬ mença par détruire à Cherchell une sorte de toute petite principauté qu'un pirate nommé Car-Hassan venait d'y établir; il fit égorger son rival et prit à son service les Turcs qui l'avaient servi. Rentré dans Alger, il fit mine d'attaquer le Peùon et établit quelques batteries en face de cette île, mais ses canons étaient de si petit calibre qu'ils ne firent aucun dommage sérieux et, au bout de vingt jours, il dut abandonner son entreprise. Ainsi, le Penon, « cette épine plantée dans le cœur des Algériens, » demeura aux Espagnols, et les habi¬ tants de la ville commencèrent à se repentir d'avoir appelé au milieu d'eux un homme aussi redoutable qu'Aroudj. Celui-ci, ayant reçu des renforts de son frère Khair-ed-Din, qui était demeuré à Djidjelli, ne craignit pas de faire égorger le cheik Salem-ben-Teumi et s'empara du pouvoir. Les Turcs le promenèrent par la ville, sur un cheval, et le proclamèrent roi. Les principaux habitants, gagnés par ses promesses, le reconnurent en cette qualité; il occupa la Casbah qu'il fit bastionner et les Turcs obtinrent tous les emplois et tous les honneurs. DOMINATION DES TURCS 241 Cependant le roi d'Espagne espérait prendre Alger, grâce à la forte position que les Espagnols occupaient au Penon, et il envoya contre la ville une petite armée de 6,000 hommes, commandée par don Diego de Yera (1516). Mais les Turcs, aidés par les Arabes, la repoussèrent facilement, et la moitié à peine des Chrétiens, regagnant leurs vaisseaux, purent s'enfuir. Occupation de Tlemcen; mort d'Aroudj Dans l'Ouest, le royaume de Tlemcen était affaibli et ensanglanté par les querelles de la famille régnante ; tous les princes zianides étaient ennemis les uns des autres et se renversaient mutuellement du trône avec l'appui des Espagnols d'Oran. Aroudj intervint dans ces querelles; son frère Khair-ed-Din s'empara de Ténès, lui-même marcha sur Tlemcen et fut bien accueilli par la population. Il commença par rétablir le vieux roi Abou-Zian; puis, pour rester seul maître, il le fit massacrer avec tous ses enfants et un grand nombre d'habitants. Pendant ce temps, le sultan dépossédé avait trouvé un appui chez les Espagnols d'Oran. Ceux-ci, avec une forte armée, vinrent 16 242 CHAPITRE XIX assiéger Aroudj dans le Méchouar de Tlemcëjl. La famine se mit bientôt dans la ville; Aroudj essaya de fuir et jeta tons ses trésors pour ralentir la poursuite des Espagnols; il fut atteint près du Kio-Salado et, quoique n'ayant qu'un bras, il se défendit comme un lion; mais il tomba frappé d'un coup de feu. « Ainsi, dit le chroniqueur Haédo, » périt le premier Barberousse avec ses grands » projets; il fut le premier qui amena les Turcs » en Barbarie et qui leur apprit à goûter les » richesses de l'Occident; doué d'une incroyable » astuce et d'un caractère incontestablement » valeureux, il commença la grande puissance » d'Alger et de la Barbarie (1518). » Succès et revers de Khair-ed-Din . Khair-ed-Din (1), qui était resté à Alger, fut un instant découragé, quand il apprit la mort de son frère; mais les Espagnols n'ayant pas poursuivi leur succès, il reprit bientôt le sang-froid, qui (1) Khair-ed-Din est Vamiral Barberousse de nos chro¬ niques. M. de Grammont a démontré l'inexactitude de l'étymologie qu'on avait voulu faire prévaloir, à savoir que Barberousse n'était qu'une corruption de Baba-Aroudj. DOMINATION DES TURCS 243 était le trait dominant de son caractère. Reconnu pour chef par tous les Turcs d'Algérie, il songea à offrir à son maître, le sultan Selim, la souveraineté des pays conquis par son frère. Le sultan accepta cet hommage, nomma Khair-ed-Din pacha et beglierbey (1), lui envoya de l'artillerie, un corps de 2,000 janissaires et autorisa 4,000 Turcs à aller servir sous ses drapeaux. Khair-ed-Din, par cette habile politique, se ménageait une puissante pro¬ tection et voyait augmenter ses forces. Il put ainsi comprimer une révolte des Algériens et repousser une descente des Espagnols commandés par Hugo de Moncade (1519). L'armée de ce dernier fut complè¬ tement battue et un grand nombre de ses vaisseaux furent ensuite jetés à la côte par une tempête. Ce péril était à peine dissipé que Khair-ed-Din se vit menacé d'un autre côté; le roi de Tunis, consi¬ dérant les Barberousse comme des vassaux révoltés, voulut reprendre Alger. Il excita contre Khair-ed-Din le chef kabyle de Kouko, Ahmed- ben-el-Kadi, et leurs forces réunies battirent Barberousse. Ne pouvant rentrer à Alger, qui (1) Ce mot, qui veut dire bey des beys, indique le pouvoir étendu dont était revêtu le titulaire ; il avait sous ses ordres les paclias d'Alger, de Tunis et de Tripoli, et même le plus souvent c'était lui qui les désignait au choix du sultan. 244 CHAPITRE XIX s'était soulevé à la nouvelle cle sa défaite, celui- ci se retira à Djidjelli, puis aux îles Gelves et reprit sa vie de corsaire, tandis que le chef de Kouko régnait à Alger. Khair-ed-Din à Alger ; prise du Penon De 1520 à 1525 Khair-ed-Din fit sur mer des prises nombreuses et sema la terreur sur les côtes d'Espagne et d'Italie. Il recruta, grâce à ces succès, une foule d'aventuriers; puis, se sentant en mesure de prendre l'offensive en Algérie, il occupa Collo, Bône et Constantine, et marcha contre Ahmed-ben-el-Kadi qui s'était rendu impo¬ pulaire à Alger; il le battit en deux rencontres et rentra victorieux en sa capitale. 11 eut encore à châtier quelques révoltés dans la Kabylie, le Hodna, à Cherchell, à Ténès et à Constantine; son impitoyable rigueur terrifia les indigènes; enfin, pour terminer la reconquête de son royaume, il attaqua en 1529 le Penon espagnol qui barrait toujours le port d'Alger. Il canonna pendant vingt jours la petite fortesse; la garnison, commandée par un héroïque vieillard, Martin de Vargas,_se défendit avec une bravoure surhumaine; sur DOMINATION DES TUROS 245 '150 soldats qui la composaient, pas un seul n'était sans blessures; quand, le 27 mai, après une journée entière de lutte désespérée, Khair-ed-Din entra par la brèche, il ne trouva que 25 hommes vivants, tous hors de combat. Il eut la cruauté de faire mourir sous le bâton Vargas qui était couvert de blessures, ensuite il rasa le Penon, fit construire un môle et créa ainsi le port d'Alger, qui devint bientôt le repaire préféré des corsaires barba- resques et l'effroi des nations chrétiennes. La Kégence, fondée par les efforts d'Aroudj et de Khair-ed-Din, avait désormais sa capitale. Khair-ed-Din maître de Tunis La prise du Penon avait causé une grande joie dans le monde musulman, une grande douleur chez les Espagnols; aussi, des 1530, la cour d'Espagne résolut une expédition contre Alger. Charles-Quint voulut s'assurer d'abord un point de débarquement à proximité de cette ville, mais une tentative faite par A.ndré_Doria à Cherchell, en 1531, réussit mal et l'ardeur première des prépa¬ ratifs tomba; le gouvernement espagnol parut oublier son dessein de détruire la capitale naissante. 246 CHAPITRE XIX Cependant, Kkair-ed-Din poursuivait le cours de ses ambitieuses entreprises. Voyant les Tunisiens mécontents de leur roi; Mouley-Hassan, il partit avec une armée assez forte; en 1534; au nom du sultaii; il soumit presque sans coupïérir la Tuni¬ sie. C'était un de ses projets favoris d'établir son autorité sur toute l'Afrique septentrionale et d'en' faire une grande puissance maritime musulmane. Le roi d'Espagne; l'empereur Charles-Quint; après ce coup d'audace menaçant; dut se décider à agir. Avec une flotte imposante il vint à la Goulet te, en 1535, puis, aidé par 12,000 captifs chrétiens qui avaient brisé leurs fers, il entra à Tunis. Khair- ed-Din craignit d'être enveloppé; gagna Bône et répara en partie, par quelques courses heureuses dans la Méditerranée, ce dernier revers. En 1536, il fut rappelé par le sultan à Constantinople en qualité de grand amiral, mais il ne cessa point de s'occuper de la Régence; il conservait le titre et les prérogatives de beglierbey d'Afrique. Nous empruntons à un écrivain compétent, M. de Grammont, le jugement qu'il a porté sur ce grand homme : « Khair-ed-Din peut être considéré comme le » véritable fondateur de la Régence d'Alger ; son DOMINATION DES TUECS .247 » frère Aroudj avait compris le premier que le » conquérant de la côte ne peut y régner effecti- » vement qu'à la condition absolue d'être le maître » incontesté de l'intérieur. Cette tradition resta » celle du second Barbèrousse, qui consacra sa vie » tout entière à assurer l'unité du pouvoir. Il y » employa ses grandes facultés, son courage, sa » finesse et surtout l'indomptable fermeté qui lui » permit de résister à tant d'ennemis dans des » circonstances si difficiles. Le rêve de toute sa » vie fut la fondation d'un vaste empire composé » de toutes les provinces de l'Afrique du Nord. » Cet État fût devenu une puissance maritime de » premier ordre, et eût assuré la suprématie de » l'Islam sur la Méditerranée. Il était parvenu à « convaincre le sultan Soliman, qui avait pour lui » une affection toute particulière ; mais la méfiance » jalouse du divan et la diplomatie de nos ambas- » sadeurs vinrent entraver à plusieurs reprises ^ » ses commencements d'exécution (1). » Hassen-Agha; expédition de Charles-Quint Khair-ed-Din avait désigné pour exercer le A (1) M. do Grammont. Histoire d'Alger, p. 40. 248 CHAPITRE XIX commandement à Alger, un de ses officiers, Hassen-Agha. Son administration, de '1536 à 1543, est mal connue, mais c'est sous lui qu'eut lieu l'échec éprouvé par Charles-Quint devant Alger. L'empereur, dès le lendemain de la conquête de Tunis, s'était proposé une vigoureuse entre¬ prise contre la capitale de la Régence; elle fut longuement préparée. 11 chercha par sa diploma¬ tie à gagner Khair-ed-Din, puis Hassen-Agha, en leur proposant la souveraineté des Etats barbares- ques, qui seraient devenus indépendants de la Porte. Le premier, pendant deux ans, parut d'abord écouter les propositions des émissaires de Charles- Quint, puis, un beau jour, il les livra au sultan. Mais l'empereur semble avoir compté qu'Hassen- Agha lui livrerait Alger, et c'est ce qui le décida peut-être à exécuter son projet d'expédition. Le grand amiral André Doria devait conduire la liotte; Charles-Quint commanderait l'armée en personne. Doria avait indiqué les mois de juin, juillet et août comme étant les seuls où une descente sur les côtes d'Afrique fût possible. Les préparatifs, en dépit de cet avis autorisé, ne furent terminés qu'à la fin de septembre 1541, et la flotte n'arriva en rade d'Alger que le 20 octobre. C'était le plus grand armement qu'on eût vu en ce siècle; DOMINATION DBS TURCS 249 600 voiles portant 13,000 marins et 24,000 soldats choisis parmi les meilleures troupes d'Espagne, d'Italie et d'Allemagne. Les jeunes nobles de ces différents pays étaient accourus en foule comme volontaires, et l'ordre de Malte était représenté à cette croisade par 150 chevaliers et 400 hommes d'armes. Le débarquement se fit presque sans coup férir, sur la rive gauche de l'Harrach, le 23. Pen¬ dant la nuit les Algériens harcelèrent les troupes européennes et les empêchèrent de prendre le repos qui leur était nécessaire après une longue traver¬ sée. Pourtant, le lendemain 24, dès le point du jour, l'armée en très bon ordre marcha vers la ville. Après plusieurs brillants engagements, elle s'empara des hauteurs voisines, notamment de celle où fut élevé plus tard le fort l'Empereur, et elle campa sur les positions conquises. A '10 heures du soir, la pluie commença à tomber avec force et les soldats, comme on n'avait pu encore débarquer les tentes, furent obligés de coucher dans la boue. Fatigués par deux nuits sans sommeil, engourdis par la pluie et le froid, ils furent au petit jour attaqués vigoureusement par les Turcs et les Algériens. Les troupes italiennes cédèrent au premier choc, se débandèrent et semèrent la déroute et l'effroi dans le reste du camp. Quelques 250 CHAPITRE XIX volontaires, les chevaliers de Malte et l'empereur en personne essayèrent vainement de rallier les fuyards; ils ne purent que protéger la retraite. Quoique bien inférieurs en nombre, ils repous¬ sèrent les Algériens ; les chevaliers de Malte les poursuivirent jusqu'au pied des murailles, et leur porte-étendard, le français Savignac, planta sa dague dans la porte Bab-Azoun, qui venait de se fermer devant lui. En même temps, une tempête violente se déchaînait dans la rade et menaçait la flotte d'une destruction totale. Dans la nuit fatale qui suivit, 25 au 26 octobre, l'empereur, dans sa tente percée par la pluie, écoutait avec inquiétude les rafales de vent et encourageait son entourage. Le lendemain matin on vit que 150 bâtiments avaient été jetés à la côte, que presque tout le matériel, vivres, munitions, tentes, artillerie, était perdu. C'était un irréparable désastre; sur l'avis de Doria, l'empereur résolut de conduire son armée vers le cap Matifou où la flotte serait un peu abritée et pourrait peut-être débarquer les vivres et les munitions qui avaient échappé au naufrage. Il fit d'abord abattre ses chevaux pour donner quelque nourriture aux hommes, puis com¬ mandant en personne l'arrière-garde, il dirigea le passage difficile des rivières Harrach etHamise. 11 DOMINATION DES TURCS 251 fallut trois jours pour arriver au cap Matifou; le temps était toujours mauvais, les terres défoncées, les rivières grossies par les pluies ; les hommes pri¬ vés de nourriture et de sommeil, glacés par le froid, jetaient leurs armes qu'ils n'avaient plus la force de porter et se couchaient dans la boue, s'aban- donnant au couteau des Algériens. Ces tristes restes d'une belle armée eurent, enfin, un peu de repos au cap Matifou. Là Charles-Quint assembla un conseil de guerre; tous les capitaines pensaient qu'il était nécessaire d'abandonner l'entreprise; seuls, le comte d'Àlcaudete, qui avait commandé les Espagnols de la province d'Oran, et l'héroïque Fernand Cortez, le conquérant du Mexique, furent d'une opinion contraire. Ce dernier s'offrait à prendre Alger avec quelques milliers d'hommes. L'empereur, sur l'avis de Doria que le temps pouvait encore être longtemps mauvais et que la flotte serait perdue si on ne partait de suite, commanda le rembarquement des troupes. Il monta sur sa galère un des derniers, le 3 novembre, et les débris de la flotte, après avoir encore beau¬ coup souffert dans le port de Bougie, regagnèrent à grand'peine l'Espagne. Alger passa pour invin¬ cible et le souvenir de l'expédition de Charles- Quint empêcha plus d'une fois les puissances 252 CHAPITRE XIX européennes de tenter une entreprise contre cette ville. Hassen-Pacha (1544-1552) Iiassen-Agha paraît avoir été déposé vers 1543, à cause de l'attitude douteuse qu'il avait eue lors de l'attaque de Charles-Quint, et, en sa place, après un court intérim de Hadj-Bécker, Khair- ed-Din fit nommer son fils Hassen-Pac-ha au gou¬ vernement d'Alger. Celui-ci rétablit un peu d'ordre dans la capitale, comprima quelques tribus de la région de Miliana et partit pour l'ouest de la Régence. Il poursuivait les desseins de ses prédécesseurs sur la ville de Tlemcen; mais, lorsqu'il était sur le point de combattre les Espa¬ gnols qui y marchaient de leur côté, il apprit que son père venait de mourir, et, craignant une révolte à Alger, il y revint en hâte. Là, il reçut le titre de beglierbey d'Afrique en remplacement de son père (1546). En '1550, il reprit ses projets contre Tlemcen, de concert avec le sultan de Fez, Abd-el-Kader. Trompé par les fils de celui-ci, qui avaient pris Tlemcen pour eux-mêmes, il les en chassa et laissa dans la ville une garnison de DOMINATION DES TURCS 253 1,500 janissaires. Les Turcs avaient dès lors un poste important pour lutter contre les Espagnols dans cette partie de l'Algérie. Hassen à Alger avait embelli la ville et fait construire le bordj Mouley-Iiassen ou fort l'Empereur, quand, en 1551, il fut rappelé à Constantinople. Le sultan, dont l'ambassadeur français d'Aramon avait excité les soupçons, craignait que Hassen-Pacha ne voulût se rendre indépendant en Afrique et avait mis en sa place comme beglierbey le caïd Sala- Reïs. Sala-Reïs Ce corsaire, qui avait été un des plus fidèles compagnons de Khair-ed-Din, fut presque cons¬ tamment en guerre et promena ses soldats du nord au sud et de l'est à l'ouest de l'Algérie. La première expédition fut contre les villes lointaines de Touggourt et d'Ouargla, dont les caïds avaient cru pouvoir refuser le tribut qu'ils avaient promis autrefois à Khair-ed-Din. Sala-Réïs, avec quelques milliers de Turcs, prit leurs villes d'assaut, soumit tout le Sud et revint chargé d'un énorme butin. 11 fut moins heureux l'année suivante contre les Kabyles, commandés par Abd-el-Aziz, et après 254 CHAPITRE XIX avoir vu deux de ses armées anéanties par les rebelles il dut laisser à la Kabylie son indépen¬ dance. En 1553 Sala-Reïs fit une course sur les côtes d'Espagne et enleva une dizaine de bâtiments espagnols; sur l'un d'eux était un ancien souverain de Fez, Muley-bou-Azoun, qui gagna les bonnes grâces de Sala et lui promit d'être son vassal, s'il voulait l'aider à reconquérir son royaume. Le beglierbey trouva l'occasion favorable; avec une petite troupe il battit une grande armée marocaine commandée par le cliérif, Muley-Mohained, et installa son prisonnier Bou-Azoun sur le trône de Fez. Tranquille désormais du côté de l'Ouest, il revint à Alger et pressa les préparatifs d'une expé¬ dition contre Bougie, qu'il méditait depuis long¬ temps. Elle ne fut ni longue, ni difficile; les Espagnols, qui n'avaient ni vivres, ni munitions, furent obligés de se rendre. Les Turcs entrèrent dans Bougie et l'occupèrent définitivement. L'Espagne ne put se consoler de cette perte qu'en faisant décapiter le malheureux gouverneur, Alonzo de Peralta, en 1555. L'infatigable Sala- _ Reïs était en route pour une grande expédition dirigée à la fois contre Oran et le Maroc (ou le cliérif avait vaincu et tué Bou-Azoun), quand il mourut de la peste en 1556. DOMINATION DES TURCS 255 Hassen-Corso et Tekelerli Son khalifa, Hassen-Corso, prit de lui-même l'autorité et poursuivit la marche sur Oran ; il avait installé ses batteries devant cette place, emporté un de ses ouvrages avancés et serré la garnison de très près, lorsqu'il reçut du sultan l'ordre de lever le siège et d'envoyer ses galères vers l'Archipel. Peut-être le vrai motif de cet ordre était-il que le sultan était mécontent de l'usurpation d'Hassen- Corso; il avait nommé au gouvernement d'Alger Tekelerli. Hassen-Corso, soutenu par la milice, lit refuser à son rival l'entrée des ports de Bône, Bougie et Alger. Tekelerli dut se réfugier au cap Matifou, mais, de là, il ourdit un complot avec les corsaires ou Reïs, ennemis de la milice, et, grâce à leur aide, il put entrer dans la ville et s'en rendre maître. Hassen-Corso et ses principaux partisans furent empalés; mais, quelques jours après, les janissaires, revenus de leur première surprise, se réunirent en assez grand nombre et massacrèrent Tekelerli et ses amis. Pendant plusieurs jours la ville fut pleine de désordres et ce n'est qu'avec beaucoup de peine que le caïd Yahia, aidé par les reïs, put maintenir un peu de tranquillité, en 256 CHAPITRE XIX attendant l'arrivée du beglierbey nommé par la Porte. Deuxième gouvernement d'Hassen-Pacha Le désordre qui régnait dans la Régence d'Alger avait décidé le sultan à nommer Hassen-ben-Khair- ed-JDin pour la seconde fois beglierbey d'Afrique. Aimé des Algériens parce qu'il était de leur race (sa mère étant une moresque), soutenu par les reïs, anciens compagnons de son père, il n'eut pas de peine à faire rentrer les janissaires dans le devoir; puis, il reprit les desseins de ses prédé¬ cesseurs sur la région de Tlemcen que le chérif Mohamed avait envahie, à la faveur du désordre qui pendant un an avait régné dans la Régence. 11 marcha au secours du caïd Saffa, qui, avec 500 Turcs, soutenait un siège opiniâtre dans le Méchouar contre40,000 Marocains; le beglierbey, avec une petite armée, vint le débloquer et pour¬ suivit les assiégeants l'épée dans les reins jus¬ qu'aux environs de Fez. Là, une bataille sanglante fut livrée entre les Marocains et les Turcs; le résultat en fut indécis, mais Iiassen, apprenant que les Espagnols se préparaient à l'attaquer par DOMINATION DES TURCS 257 derrière, jugea prudent de regagner le bord de la mer où les galères l'attendaient pour le ramener à Alger (1557). L'année suivante, il projeta d'expulser d'abord les Espagnols de la province d'Oran, car il ne pouvait s'engager à fond contre le Maroc, en laissant derrière lui des ennemis si redoutables. Une campagne habilement menée, à la fois par terre et par mer, dans la région entre Arzeu et Mostaganem, lui donna l'occasion de surprendre et d'envelopper l'armée espagnole commandée par le vaillant comte d'Alcaudete. Près de Mostaganem il la défit complètement; plus de 10,000 Espagnols, un grand nombre d'offi¬ ciers furent pris ou tués. Le général lui-même fut foulé aux pieds par ses soldats qui fuyaient en désordre. Depuis cette désastreuse journée les Espagnols n'eurent plus aucune influence dans la région de Tlemcen et ne purent presque plus sortir des places d'Oran et de Mers-el-Kebir (1558). Pendant les deux années qui suivirent, Hassen organisa à Alger des corps indigènes et un régi¬ ment de renégats, capables de tenir en bride la turbulente milice des janissaires; puis il soumit la Kabylie, après une longue lutte pleine de vicis¬ situdes (1560). Tranquille de ce côté, n'ayant plus à craindre la flotte du duc de Médina-Celi, qui 17 258 CHAPITRE XIX avait été détruite par Piali-Paclia, il reprit ses projets pour donner à la Régence sa frontière naturelle du côté de l'Ouest et soumettre même le Chérif. Pour ne pas avoir à redouter une révolte des janissaires pendant qu'il serait en expédition, il augmentait le nombre des Kabyles chargés en partie de la garde d'Alger; mais une nuit, en juin 1561, les Turcs irrités forcèrent l'entrée de son palais, l'enchaînèrent ainsi que plusieurs de ses amis et les envoyèrent à Constantinople. Ils vou¬ laient faire passer leur mutinerie pour un acte de fidélité envers le sultan, et « ils accusaient Hassen d'avoir voulu se rendre indépendant, d'avoir cherché à supprimer la milice et à la remplacer par une armée indigène pour fonder à son profit l'empire de l'Afrique du Nord' (1). » Troisième gouvernement d'Hassen-Pacha Les chefs du complot furent maîtres d'Alger pendant trois mois; mais, au bout de ce temps, arriva de Constantinople le capidji Ahmed-Pacha qui s'employa activement à poursuivre les cou- (1) De Grammont, p. 94. DOMINATION DBS TURCS 259 pables et à rétablir Tordre. Il mourut, dès le mois de mai 1562, peut-être empoisonné, et, après un intérim de trois mois, rempli par le vieux caïd Yahia, le fils de Kkair-ed-Din vint pour la troi¬ sième fois exercer le commandement. Il avait avec lui dix grandes galères, et, soutenu par les reïs et les coulourlis qui sentaient le besoin d'un gouvernement énergique, il n'eut pas de peine à dominer les troubles. Dès le commencement de l'année 1563 il voulut achever son œuvre d'expul¬ sion des Espagnols par la prise d'Oran et de Mers- el-Kebir. La flotte des reïs et une armée turque très forte parurent bientôt devant ces placés; le siège de l'une et de l'autre fut mené avec une incroyable vigueur; mais les Espagnols résistèrent héroïquement; ils .donnèrent à la flotte de Doria le temps d'arriver à leurs secours etHassen, après avoir payé de sa personne comme le plus brave soldat de son armée, dut se retirer la rage dans le cœur, ayant perdu la moitié de ses troupes. Deux ans plus tard, nous le voyons assister au siège de Malte avec le contingent algérien, y montrer une incroyable bravoure et être nommé ensuite, en 1567, capitaine-pacha ou grand amiral. 260 CHAPITRE XIX Mohammed-ben-Sala-Reïs Mohammed-ben-Sala-Eeïs fut nommé au gouver¬ nement d'Alger avec le simple titre de pacha; il remit un peu d'ordre dans la Régence dévastée depuis bientôt quatre ans par la peste, par la famine et par les émeutes, fit construire le fort Bab-el-Oued, réprima une révolte des habitants de Constantine qui s'étaient soulevés à l'instiga¬ tion du souverain de Tunis, et, au mois de mars 1568, céda le pouvoir à Euldj-Ali pour aller pren¬ dre possession d'un autre pachalik de l'empire turc. Euldj-Ali Euldj-Ali, à qui était réservée la fonction de beglierbey depuis la mort du fils de Kliair-ed-Din, vint prendre possession de son gouvernement en 1568. Ce personnage fut le dernier des beglierbeys d'Afrique et le plus remarquable de tous. Fris dès son enfance sur les côtes de Sicile, il avait longtemps ramé comme esclave sur les galères turques, sans vouloir embrasser l'islamisme pour DOMINATION DES TURCS 261 améliorer sa situation. Mais un jour, ayant été souffleté par un Turc, il se fit renégat pour pouvoir se venger. 11 devint bientôt un corsaire redoutable, fut lieutenant d'Hassan-Pacba, se distingua par une bravoure incroyable au siège de Malte et succéda à Dragut dans ses principales dignités, notamment dans le pachalik de Tripoli. C'est de là que cet homme, qui avait été esclave et raillé même par ses compagnons d'infortune sous le nom de teigneux, fut appelé à la haute dignité de beglierbey d'Afrique. Dès son arrivée, il entreprit de grandes choses, et, d'accord avec la France, il soutint contre l'Espagne les Morisques révoltés; il fit même quelques descentes sur les côtes de la Péninsule (1568-1571). En même temps, compre¬ nant l'importance de la position de Tunis pour la campagne maritime qui allait s'ouvrir entre l'Espagne et la Turquie, il s'empara de cette posi¬ tion par une expédition rapide que don Juan d'Autriche ne put empêcher. De là, il voulait s'emparer de la Goulette qu'occupaient les Espa¬ gnols et demanda des renforts à la Porte. En attendant, il avait notablement augmenté et amé¬ lioré la marine algérienne. C'est sous lui que se formèrent les plus hardis corsaires, qui, pendant un demi-siècle, détruisirent le commerce de 262 CHAPITRE XIX l'Espagne, les Morat-Reïs, Mami et Mustapha Aniaute, le Dieppois Jaffer, Dali-Mami, Hassan- Vénéziano, et, enfin, tous les fondateurs de la Taïffe des Reïs. Euldj-Ali, capitaine-paclia; Arab-Ahmed, pacha d'Alger La Porte, loin de pouvoir soutenir Euldj-Ali dans ses grands projets, fut obligée d'avoir recours à lui pour la lutte contre l'armada de don Juan d'Autriche; il dut partir avec toutes ses galères pour l'Orient. A la bataille de Lépante, en 1571, il soutint seul sans faiblir le choc de la flotte chré¬ tienne à l'aile gauche, puis, quand le capitaine- pacha fut frappé à mort, il prit le commandement; l'aile droite et le centre de la flotte turque étant rompus et en fuite, il traversa audacieusement toute la flotte ennemie, se jeta sur les galères de Malte qu'il couvrit de feu et leur prit la Capitane avec l'étendard de la religion qu'il rapporta triom¬ phalement à Constantinople. A dater de ce jour, le sobriquet injurieux de teigneux fut remplacé par le surnom glorieux de l'Épée des Croyants. DOMINATION DES TURCS 263 En récompense de ses grands services (1), Euldj- Ali fut nommé capitaine-pacha, en même temps qu'il conservait le titre de beglierbey; il alla à Constantinople créer en quelques mois une nou¬ velle marine, bien supérieure à celle que la Turquie avait perdue, tandis qu'il confiait le commande¬ ment d'Alger à un de ses capitaines, Arab-Ahmed. Ce mulâtre exerça une justice sévère et s'em¬ ploya énergiquement à réprimer les désordres d'Alger; mais, pendant ce temps, don Juan d'Autriche, profita d'une occasion favorable, put s'emparer de Tunis presque sans défense. Euldj-Ali, qu'on voulait rendre injustement responsable de cette perte, s'attacha à reconquérir cette place. Il réunit une grande flotte, appela à lui les galères algériennes d'Arab-Ahmed et leurs efforts réunis enlevèrent à la fois Tunis et la Goulette (1574). Le grand vizir de Constantinople pouvait dire à un ambassadeur chrétien : « Vous » nous avez rasé la barbe à Lépante, nous vous « avons coupé le bras à Tunis; la barbe repousse, « mais jamais le bras. » Quant à Arab-Ahmed, comme il n'avait pu malgré tous ses efforts forcer les reïs à des réparations vis-à-vis de la France, (1) De Grammont, p. 108. 264 CHAPITRE XIX dont quelques vaisseaux avaient été saisis par ces corsaires, il fut appelé au pachalik de Chypre et remplacé à Alger par le caïd Ramdan (1574). Ramdan (1574-1577) Euldj-Ali, dans ses grands projets pour l'éta¬ blissement de la puissance turque dans le nord de l'Afrique, s'était occupé à plusieurs reprises du Maroc. 11 résolut de soutenir Muley-Maluch, chérif de Fez, à condition qu'une fois sur le trône il serait un vassal fidèle et aiderait les Turcs a chasser les Espagnols. Ramdan reçut ordre d'aller soutenir le prétendant avec une assez forte armée; le chérif fut vaincu *et abandonné par tous les siens (1575). Muley-Maluch récompensa généreu¬ sement ses auxiliaires, assit fortement sa domi¬ nation, mais fut tué deux ans après à la bataille d'Alcazar-Kébir, au moment où il allait accomplir ses promesses et aider les Turcs à chasser les Espagnols. Ceux-ci très inquiets demandaient la paix à la Porte, mais Euldj-Ali la leur faisait impi¬ toyablement refuser, en disant qu'il était impossible de traiter tant qu'un de ces infidèles demeurerait sur le territoire de l'Afrique. C'était la guerre DOMINATION DES TURCS 265 acharnée et sans trêve qu'il voulait, d'accord en cela avec la diplomatie française, et, pour la mener à "bien, il fit remplacer Ramdan dans le gouver¬ nement d'Alger par l'énergique capitaine Iîassan- Yénéziano. Hassan-Vénéziano (1577-1580) Hassan-Yénéziano était, d'après Cervantes, qui lut Son esclave, un homme grand, maigre, pâle, la barbe rare et rousse, les yeux brillants et sanglants, l'air hautain et cruel; avec cela une bravoure à toute épreuve et une énergie impitoyable. Il fit une guerre terrible à l'Espagne, en ravagea plusieurs fois les côtes, en même temps que par des travaux considérables il assurait Alger contre toute tentative de la part des ennemis. Il terrorisa la milice par de rudes châtiments, se fit obéir des reïs et souleva tout le monde à Alger et dans les campagnes par ses rigueurs et ses exactions. Soit que les plaintes des Algériens eussent ému le divan, soit que Euldj-Ali eût besoin de son éner¬ gique lieutenant en Géorgie, Hassan-Yénéziano fut remplacé dans le commandement d'Alger par Djafer-Pacha. 266 CHAPITRE XIX Djafer-Pacha (1580-15S2) Celui-ci, qui avait occupé plusieurs postes importants dans l'empire turc, remit un peu d'ordre dans Alger, assura le recouvrement des impôts, mais ce ne fut pas sans difficultés. Les janis¬ saires ourdirent môme un complot contre lui. Ils projetaient de l'assassiner et d'élire leur agha à sa place. Djafer, qui connaissait tout le détail du complot, surprit les conspirateurs pendant une nuit et leur fit trancher la tête. Un mois après, Euldj-Àli arrivait avec ses galères, et, pendant près d'un an de séjour à Alger, il prépara la conquête définitive de l'Afrique du Nord. Au moment où il touchait à la réalisation de ses grands projets, il dut partir pour réprimer une révolte inquiétante de l'Arabie; il emmena avec lui Djafer et réinstalla Iiamdan comme pacha d'Alger. Ramdan et Hassan-Vénéziano (1582-1588) Eamdan avait ordre de faire restituer à la France deux galères qui avaient été prises par Morat-Réïs; mais, quand il fit mine de sévir contre ce personnage très populaire, il y eut une émeute DOMINATION DES TURCS 267 qui le força à fuir et le chef de la Taïffe des reïs, Mami-Arnaute, s'empara du pouvoir. A cette nouvelle, Hassan-Vénéziano, qui croisait avec ses galères dans la Méditerranée, cingla vers Alger, s'établit à la Jénina et prit l'autorité. Sans doute il avait l'assentiment de la Porte, car celle-ci ne s'émut point de cette apparente usurpation et le laissa en possession du pachalik jusqu'en 1588, époque où il fut nommé grand amiral. Son admi¬ nistration se lit surtout remarquer par l'extension très grande donnée à la course. 11 en prit lui- même la direction, mit à feu et à sang toutes les îles de la Méditerranée, prit une petite ville située à deux lieues de Gênes, sans que Doria osât lui porter secours, saccagea les environs de Barcelone et maint autre point de la côte espagnole. En 1587, Euldj-Ali mourut, âgé de 80 ans, après avoir tenté d'établir la puissance turque dans tout le bassin occidental de la Méditerranée, tandis qu'il commençait le creusement du canal de Suez pour faire communiquer le bassin occidental de la Médi¬ terranée avec la mer Rouge, et fonder ainsi la puis¬ sance maritime des Turcs dans l'Orient et dans les Indes. On voit, par ce seul exposé, que c'est un des plus grands hommes de l'histoire. Hassan-Véné- ziano, nommé capitan-pacha en sa place, quitta le 268 CHAPITRE XIX I gouvernement cl'Alger qui ne sera désormais plus confié qu'à de simples pachas triennaux. Administration des Beglierbeys Depuis qu'Aroudj et Kkair-ed-Din avaient fondé la Régence d'Alger ou, comme on disait, l'Odgeac, nous avons vu passer au pouvoir quatre grands personnages revêtus de la dignité de beglierbey : Khair-ed-Din, Hassan-ben-Khair-ed-Din, Sala- Reïs et Euldj-Ali. Ceux-ci avaient tantôt exercé eux-mêmes les fonctions de pacha, tantôt les avaient confiées à leurs lieutenants; les uns et les autres avaient été des hommes remarqua¬ bles par leur bravoure, leur énergie et leur sens politique. Tous avaient voulu établir un pouvoir despotique et sans contrôle, pouvoir nécessaire à l'accomplissement de leurs des¬ seins sur l'Afrique du Nord et la Méditerranée occidentale. Ils voulaient fonder là une grande puissance maritime et, pour cela, utiliser toutes les forces des populations africaines. Ils se mon¬ traient, par suite, assez justes quoique rigoureux vis-à-vis de ceux-ci, se faisaient obéir des reïs et de la milice, s'entouraient d'éléments divers pour DOMINATION DBS TURCS 269 constituer une armée fidèle et soumise et étaient eux-mêmes de fidèles vice-rois vis-à-vis du sultan. Leur administration donna à la ville d'Alger une extension et une merveilleuse prospérité, une marine puissante capable de faire non seulement la piraterie, mais même la grande guerre, un gouvernement qui valait après tout beaucoup mieux que l'anarchie et le désordre qui existaient autrefois. Mais ces fondateurs de la puissance barbaresque ne purent se faire illusion sur la vitalité de leur œuvre. Des révoltes nombreuses leur apprirent quel danger permanent c'était que cette turbulente milice avide d'argent et de désordres; ils se virent forcés de compter avec elle pour gouverner et d'admettre leurs prin¬ cipaux chefs dans le divan, qui ne fut d'abord que leur conseil privé, mais qui bientôt, envahi par la foule des officiers de janissaires, sera le seul pou¬ voir d'Alger sous les pachas triennaux. La Taïffe des Reïs A côté des beglierbeys et presque toujours d'accord avec eux, nous voyons la puissante corpo¬ ration des capitaines corsaires ou la Taïffe des reïs. 270 CHAPITRE XIX Ceux-ci, presque tous d'une incroyable audace, faisaient sur mer de colossales fortunes et enrichis¬ saient de leurs largesses et de leurs aumônes toute la population d'Alger; cela leur valait une popularité et une considération très grande. Ils la faisaient servir à appuyer les beglierbeys, leurs anciens chefs, car beaucoup avaient servi sous Khair-ed-Din, sous son fils, sous Salah-Reïs, sous Euldj-Ali et les autres capitan-pachas de l'em¬ pire turc; il gardaient, par suite, un assez grand respect pour la Porte et pour ses envoyés. Ils furent donc un point d'appui pour l'autorité des beglierbeys jusque vers '1587, et leurs galères étaient toujours prêtes aux ordres du sultan. Tout cela changea vers la fin du XVI0 siècle; les reïs ne se recrutèrent plus parmi les marins de l'empire turc, mais clans ce milieu de renégats qui affluaient à Alger en nombre toujours croissant. Ces nouveaux corsaires furent plus âpres à la curée et au gain, plus cruels que leurs prédé¬ cesseurs. Ils ne firent plus la course comme une guerre sainte à l'infidèle, mais comme une pira¬ terie sans vergogne. Ils n'eurent pour les ordres du sultan que du mépris, et, comme seuls ils faisaient régner l'abondance dans la ville, ils en furent, à maintes reprises, les maîtres véritables. DOMINATION DES TURCS 271 Les Janissaires Un autre corps redoutable était celui des janis¬ saires. Cette milice, qui n'avait d'abord compté que 2,000, puis 6,000 individus, devint par la suite plus nombreuse. Elle se recrutait exclusi¬ vement de Turcs, principalement des bordes sauvages de l'Asie-Mineure, et dans ses rangs tout était dû à l'ancienneté et à l'élection, ce qui faisait arriver aux grades élevés des soldats grossiers et des agitateurs. Ils étaient administrés par le di¬ van des janissaires, composé des officiers du corps, et qu'il ne faut pas confondre avec le divan du pacha, au moins pour la période des beglierbeys; ils jouissaient de droits et de privilèges très étendus. C'était une réunion d'hommes d'une bravoure extrême, mais brutaux, arrogants, sou¬ mettant les indigènes à toutes sortes de vexations. Us prétendirent avoir leur part des prises faites à la course, et il fallut en admettre un certain nombre sur les navires pour qu'ils pussent participer aux bénéfices, ce qui occasionna de nombreux conflits entre eux et les reïs. Puis, ils obtinrent que leurs principaux officiers entreraient au divan du pacha; ils y dominèrent bientôt et dès lors ce fut la solda- 272 CHAPITRE XIX tesque qui fut maîtresse du pouvoir, comme on le verra dans les chapitres suivants. Les Indigènes Les indigènes de l'Algérie, Kabyles ou Arabes, furent soumis par les beglierbeys et traités en ennemis avec une grande rigueur, tant que la guerre dura. Mais quand ils parurent soumis, on usa vis-à-vis d'eux de quelques ménagements. Ils eurent à payer les impôts auxquels ils étaient accoutumés depuis longtemps. Quelques tribus, sous le nom de Maghzen, en étaient exemptes à condition d'aider les Turcs à recouvrer ce qui était dû par les autres indigènes. Bien des tribus de la montagne, notamment les Kabyles, n'eurent à donner chaque année que quelques présents. Même les beglierbeys avaient cherché chez les indigènes un appui contre la turbulente milice des janissaires, en essayant de créer certains corps réguliers comme ceux des zouaoua. Quant aux habitants des villes, sans droits politiques, ils avaient l'avantage de s'enri¬ chir par de petites industries ou mieux encore par le commerce des esclaves et des objets prove¬ nant de la course. Enfin, les Coulourlis, fils de DOMINATION DES TURCS 273 Turcs et de femmes moresques, étaient encore en petit nombre; les janissaires les redoutaient et les tenaient à l'écart du métier des armes, mais sans pouvoir toujours leur ôter leur influence qui était grande. La situation des indigènes ne va pas tarder à devenir plus fâcheuse; on les pressurera davantage, à mesure que les bénéfices de la course deviendront moindres et que les revenus de l'État seront insuffisants à assouvir la cupidité des janis¬ saires. Rapports avec la France ; les Concessions Sous les beglierbeys, tant que le pouvoir fut solidement assis, les rapports de la Régence avec la France furent très amicaux. C'était le moment où nous étions alliés avec le sultan, et les ordres de celui-ci faisaient respecter nos navires et nos côtes par les corsaires barbaresques. Souvent même, ceux-ci voguaient de concert avec nos marins contre les Espagnols. C'est de cette époque, en 1561, que date l'établissement des Concessions au Bastion de France, à La Calle, au cap Nègre, à Bône, au cap Rose, à Collo. D'anciens comptoirs provençaux ou languedociens y firent place à 18 274 CHAPITRE XIX des_ établissements permanents qu'occupa une compagnie dirigée par Carlin Didier et Tomaso Lincio, sieur de Moissac. Elle faisait la pêche du corail et l'échange des marchandises françaises contre le blé, la cire et les cuirs du pays, échange qui lui procurait des bénéfices considérables. C'est aussi de cette époque, 1564, que date l'arrivée du premier consul français à Alger. Mais quand les ordres de Constantinople cessèrent d'être écoutés, quand la guerre sainte fut remplacée par la piraterie, les rapports entre la Régence et la France furent très tendus; nos navires decommerce furent considérés par les corsaires et le divan comme de bonne prise, nos établissements furent plusieurs fois saccagés, et cet état d'hostilité durera pendant presque tout le XVIIe siècle, sauf quelques courtes trêves. CHAPITRE XX LES PACHAS TRIENNAUX (1586-1659) Les premiers pachas triennaux L'empire turc, qui avait fait une guerre si redoutable à la chrétienté, était bien affaibli. Déjà commençait sa longue décadence. Aussi la Porte, renonçant au grand projet des beglierbeys, à savoir la création d'un empire musulman d'Afrique,' cessa de lutter contre l'Espagne. Dès lors, elle considéra les Régences d'Alger, de Tunis, de Tripoli comme de simples provinces qu'il suffisait d'administrer comme celles de l'Asie-Mineure et de la Turquie d'Europe. Elle envoya donc à Alger des pachas qui ne gardaient l'autorité que pendant trois ans; mais ceux-ci avaient affaire à des popu¬ lations autrement indociles que celles du reste de l'empire. Ils n'eurent jamais qu'un pouvoir très 276 CHAPITRE XX contesté sur les janissaires de l'Odjac et sur les reïs; ils se préoccupèrent surtout d'amasser des richesses pendant leur courte administration, et, pour ne pas être troublés par des révoltes, ils durent laisser à la soldatesque et aux corsaires une entière impunité. On cessa d'obéir aux ordres de la Porte; la piraterie et le désordre sont désor¬ mais les seuls faits qui marquent l'histoire d'Al¬ gérie. Les premiers pachas triennaux, Dely-Ahmed (1586-1589), Kheder (1589-1592), donnèrent une extension formidable à la course et furent surtout occupés de comprimer quelques révoltes en Kabylie. Chaban (1592-1595) fut défait par les Kabyles et ne put les empêcher d'aller bloquer Médéa. Son khalifa, Mustapha, qui exerça le pouvoir pendant quatre mois, fonda, dit-on, Sour- er-Rozlan (Aumale), pour contenir les tribus toujours rebelles de cette région. Kheder, qui avait pu se disculper d'une accusation de concus¬ sion, revint comme pacha en 1595. Il voulut dominer les janissaires qui l'avaient accusé, et, en s'appuyant sur les Coulourlis ainsi que sur les Arabes de la campagne, il excita de sanglantes émeutes dans la ville. Sur les plaintes d'un ambas¬ sadeur français, qui se joignirent à celles des DOMINATION DES TURCS 277 Turcs, il fut remplacé par son prédécesseur inté¬ rimaire, Mustapha. Celui-ci ne put rétablir l'ordre, ni empêcher les Kabyles de ravager la Mitidja; aussi, en 1599, il fut emprisonné à Constantinople et remplacé par Dely-Hassan-bou-Kicha. Difficultés avec la France (1603-1628) Sous les pachas que nous venons de nommer, les reïs avaient à plusieurs reprises enlevé des navires français; mais, en somme, la paix entre les deux pays n'avait pas été troublée sérieuse¬ ment. Henri IY montrait une grande patience vis-à-vis des corsaires algériens, parce qu'il avait besoin d'eux pour aider au soulèvement des Morisques contre l'Espagne, soulèvement qu'il encourageait et appuyait. Mais, en 1603, quand Kheder, revenu à Alger pour la troisième fois, eut maltraité notre consul, M. de Vias, et fait piller le Bastion de France, Henri IV indigné exigea une réparation éclatante, Mohammed-Kouça arriva de Constantinople, fit étrangler Kheder et confisqua les biens énormes que ce gouverneur cupide avait amassés. Mais le nouveau pacha ne put faire donner à la France les satisfactions demandées. 278 CHAPITRE XX Le divan s'obstina à garder les Français pris au Bastion, et môme déclara que quiconque parlerait de rétablir le Bastion serait puni de mort. Un capidji, envoyé par la Porte, ne put non plus rien obtenir. Il fut hué, menacé de mort. On braqua les canons de la marine sur le vaisseau de M. de Brèves, notre ambassadeur, qui était venu avec i le capidji. Une émeute éclata dans la ville, mais i elle fut apaisée par le vieux Morat-Reïs, ami de | M. de Brèves. Pourtant, celui-ci ne put rien obtenir ; une décision du divan dit : « que ce qui ! avait été déjà résolu ne se rétractait point; que le Bastion ne serait point rétabli, et que, pour ce qui regardait les captifs d'origine française, on ne les 1 rendrait qu'après la mise en liberté des Turcs prisonniers à Marseille. » Quand cette dernière condition fut remplie, les prisonniers français furent, en effet, délivrés, et une sorte d'apaisement eut lieu de 1605 à 1609. A cette époque, un inci¬ dent lit renaître la guerre pour longtemps. Un Flamand, Simon Dansa, qui était venu se faire corsaire à Alger et avait acquis de grandes | richesses par la piraterie, sollicita du roi de France | l'autorisation de s'établir à Marseille, où il avait pris femme quelques années auparavant. Il l'obtint, ; en rachetant et libérant quelques jésuites espa- : DOMINATION DES TURCS 279 gnols qui avaient été pris par des corsaires barba- resques, puis il s'enfuit d'Alger, vint à Marseille avec son navire, emportant môme deux canons de bronze que le pacha lui avait autrefois prêtés. Le divan aussitôt demanda leur restitution et le châtiment de Simon Dansa; mais celui-ci, en offrant les deux canons au duc de Guise, s'était fait un puissant protecteur, et la cour ne prêta aucune attention aux réclamations des Algériens. Aussitôt les reïs de profiter de la circonstance, de courir sus à tous les navires français qui navi¬ guaient sur la foi des traités, et de faire des prises très importantes. Cette rupture va durer près de vingt années et coûter des millions au commerce français. En vain, la Porte et les pachas se mon¬ traient bien disposés pour la France; ils ne pou¬ vaient rien obtenir de la milice et des reïs, qui étaient les vrais maîtres d'Alger. Le consul, M. de Yias, fut emprisonné trois fois, et son successeur, M. Cliaix, fut aussi maltraité. En 1620, pour mettre fin à un état de choses qui nuisait à leur commerce, les négociants marseillais se décidèrent à racheter les deux canons au duc de Guise et à les offrir au pacha d'Alger. Les négociations furent conduites sur ces bases par M. Chaix; mais un nouvel incident vint les rompre tqut à coup. 280 CHAPITRE XX Un corsaire algérien prit un petit navire mar¬ seillais avec une riclie cargaison, et fit massacrer l'équipage composé de trente-six personnes. Deux matelots purent se cacher à fond de cale du petit navire qui avait été sabordé, boucher les voies d'eau après le départ des corsaires et aller débar¬ quer en Sardaigne. De là, ils gagnèrent Marseille et racontèrent le massacre dont ils avaient été témoins. La population furieuse courut à l'hôtel où étaient les ambassadeurs algériens et où se trouvaient aussi une quarantaine de Turcs délivrés de captivité. La plupart furent massacrés, malgré les efforts des consuls et de toutes les autorités. Le parlement eut beau condamner les meurtriers; quand, à Alger, on apprit le massacre des ambassa¬ deurs, on traîna en prison le consul et les résidents français et on parla de les brûler vifs. Les reïs par¬ tirent de nouveau en course et enlevèrent un grand nombre de vaisseaux qui étaient sortis des ports sur la foi des nouveaux traités. Les autres nations ne furent pas non plus épargnées. Les corsaires avec leurs 70 navires de 30 à 40 canons firent des prises d'une richesse inouïe. Les Provençaux, les Génois et les Toscans, même les Hollandais, leur firent la guerre quelquefois avec succès ; mais le mal causé au commerce fut irréparable. DOMINATION DES TURCS 281 Sanson Napollon Pour mettre un terme à une situation si fâcheuse, le cardinal de Richelieu chargea un gentilhomme de la maison du roi, le capitaine corse Sanson Napollon, de négocier la paix avec la Régence. Cet homme, d'une grande habileté, va réussir au delà de toute espérance dans une mission extraor- dinairement difficile. En 1626, il se rendit d'abord à Constantinople pour y obtenir un firman du sultan, puis à Alger. Là il vit qu'il fallait surtout gagner les reïs, et, malgré mille chicanes que lui suscitèrent les Anglais, les Hollandais et même des commerçants marseillais, il parvint à se faire un parti dans la ville. Il tint table ouverte pour les principaux d'entre les corsaires, leur plut par ses manières franches et son audace aventureuse; il leur rappelait quelquefois ce dicton populaire : « Le Français peut cuire sa soupe chez lui et venir la manger chaude à Alger. » Il gagna aussi par des présents l'agha et les principaux officiers des janissaires, sans oublier le pacha. Sanson revint en France au mois de mai 1627, obtint du roi un ordre pour la libération de tous les Algériens esclaves, de l'argent des communes dont étaient 282 CHAPITRE XX natifs les Français esclaves en Algérie, de Marseille, le rachat des deux canons de Simon Dansa, et vint à Alger en septembre 1628 avec trois navires chargés de présents et d'esclaves musulmans qu'on remettait gracieusement en liberté. Il distribua 50,000 livres aux personnages les plus influents, et, le surlendemain, il assista au grand divan où la paix perpétuelle fut votée par acclamation, le traité signé et publié à l'instant même; quiconque le violerait, fut-il dit, serait puni de mort. Les Algériens s'engageaient à respecter le littoral et les navires de la France, à ne pas tolérer dans leurs ports la vente de marchandises prises sui¬ des Français, permettaient à nos vaisseaux battus par la tempête de chercher un abri et ce qui pouvait leur être nécessaire dans les refuges d'Algérie, sans être soumis à aucun droit de prise ou autres; les marchands établis à Alger seraient garantis dans leur personne et dans leurs biens, sous la juridiction du consul français. Les établis¬ sements du Bastion et autres seraient rétablis, et le commerce des cuirs, des cires et des blés était formellement reconnu. La redevance à payer était fixée à 26,000 doubles; 16,000 pour la paie de la milice, 10,000 pour le trésor de la Casbah. Un article particulier du traité, qui montre bien la DOMINATION DES TURCS 283 grande influence acquise par le négociateur fran¬ çais;, était ainsi conçu : « Pour récompense des services rendus par le capitaine Sanson, il en sera le chef (des établissements) et commandera les dites places sans que l'on en puisse mettre aucun autre en sa place. Néanmoins, après son décès, le roi y pourra pourvoir à d'autres personnes. » Ce traité était "plus avantageux qu'aucun de ceux obtenus jusqu'alors par la France. En somme, tout le monde avait lieu d'être satis¬ fait. Marseille n'avait plus à trembler pour son commerce du Levant ; le pacha ne se trouvait plus exposé, d'un côté aux fureurs de l'émeute, et de l'autre au châtiment de sa désobéissance (vis- à-vis du sultan qui ordonnait de respecter les vaisseaux français) ; la milice voyait avec plaisir s'accroître le trésor qui assurait sa solde; enfin, les reïs, qu'avait complètement séduits le capi¬ taine, songeaient que bien des mers leur restaient ouvertes; que les galions espagnols et hollandais leur offraient une abondante et riche proie, et, qu'en fin de compte, on était parfois bien aise, en un jour de tempête ou à la suite d'un combat malheureux, de trouver un refuge dans les ports français de la Méditerranée. Ils n'ignoraient pas, du reste, et plusieurs d'entre eux l'avaient appris 284 CHAPITRE XX à leurs dépens, que la marine de nos ports venait d'être presque doublée, et que l'amiral de Mantin avait reçu l'ordre de châtier vigoureusement les délinquants (1). Sanson Napollon, gouverneur des établissements Ayant ainsi mené à bien une négociation si diffi¬ cile, Sanson Napollon partit aussitôt pour le Bas¬ tion de France, installa les bateaux corailleurs et ouvrit de grands marchés. Sa prodigieuse activité donna aux établissements français, de 1628 à 1633, une prospérité qu'ils n'avaient jamais eue. L'exportation se composait surtout de corail, de blés, de cires, de cuirs, de laines et de chèvres; on importait du drap et des objets manufacturés. Ce commerce était très avantageux, car les Maures vendaient à bas prix les productions de leur sol, tandis qu'ils payaient cher les objets sortant de nos fabriques. Sanson eut à lutter contre toute sorte de difficultés et d'intrigues; il les tourna ou (1) De Grammont, Histoire d'Alger, p. 164-165. DOMINATION DES TURCS 285 les déjoua avec son habileté ordinaire, et fut soutenu contre les menées de quelques négociants de Marseille par l'autorité royale. En 1631, il était accusé de vouloir se rendre indépendant, et les termes du traité de 1628 donnaient quelque appa¬ rence de fondement à ce dire; aussi Richelieu envoyait dès 1631 un commissaire, M. de l'isle, pour visiter les établissements et examiner la gestion du capitaine. Ce fut pour celui-ci une justification éclatante; le commissaire, après avoir achevé son enquête, réunit la garnison et les employés et fit solennellement reconnaître Sanson Napollon comme commandant pour le roi de France du Bastion et des forteresses du cap Rose et de La Calle. Jusqu'alors il avait été presque un particulier agissant pour son compte et pour celui du duc de Cuise, simplement autorisé et soutenu par le roi; désormais il était le représentant direct de celui-ci, un vrai ^gouverneur. Cette situation lui donnait plus d'autorité et plus d'action; il crut, en 1633, pouvoir surprendre les Génois établis dans l'île de Tabarka, et qui depuis longtemps intriguaient contre nous. Par une nuit obscure, il mena une expédition contre leur forteresse ; mais ceux-ci avertis à temps se tenaient sous les armes, et Sanson Napollon mourut héroïquement avec un 286 CHAPITRE XX grand nombre des siens (l). « La cour de France s'affligea de la perte d'un bon et fidèle serviteur, et s'occupa de combler le vide que laissait sa mort; les Turcs d'Alger y virent une sorte de fatalité qui les privait des dernières espérances qu'ils avaient pu concevoir pour le maintien de la paix (2). » Extension de la course ; révolte des Coulourlis Du vivant de Sanson Napollon, la paix entre la France et la Régence n'avait guère été observée. D'une part, les capitaines des galères de France ne se souciaient pas beaucoup de bâter la libéra¬ tion des Turcs qui composaient leur chiourme, et (1) Depuis 1534, les Génois étaient établis dans l'île de Tabarka, qui était comme un fief de la puissante famille des Lomellini; ils payaient une redevance annuelle de 6,000 doubles et soldaient une garnison de Turcs sur la terre ferme, chargés de les surveiller. Pour eux, ils avaient dans l'île une assez bonne forteresse munie d'artillerie et environ 200 soldats. Ils eurent de nombreux démêlés avec les établissements français d'Afrique, et ne restèrent étran¬ gers à aucune des entreprises que les Turcs ou les indi¬ gènes dirigèrent contre nous. (2) De Grammont, Histoire d'Alger, p. 175. DOMINATION DES TURCS 287 même quelques commandants de navires ne se gênaient point pour capturer des corsaires algé¬ riens ou pour favoriser la fuite des chrétiens esclaves en Algérie; d'autre part, les reïs saisis¬ saient avec empressement toutes ces occasions de courir sus aux navires marchands. Le Père Dan estime que, de 1629 à 1634, les Algériens prirent 80 vaisseaux français, 1,331 marins ou passagers et firent subir à notre commerce une perte de plus de 5,000,000 de livres. Encore faut-il ajouter que la France fut la moins éprouvée de toutes les nations européennes. Les corsaires, devenus de plus en plus nombreux et puissants, ravageaient régulièrement chaque année les côtes de l'Espagne et surtout de l'Italie. Ils s'aventuraient aussi dans l'Océan et l'Angleterre ; l'Irlande, l'Islande même les virent paraître sur leurs rivages. Pendant l'absence des reïs, partis en course en 1633, les coulourlis, unis aux Kabyles, surprirent les janissaires et furent un instant maîtres d'Alger. La milice parvint peu à peu à les chasser, mais à ce moment le pouvoir tomba fatalement entre les mains des reïs. Un d'entre eux, Ali-Bitchnin, s'entoura d'une garde, acquit des richesses énormes et fut bientôt plus puissant que le pacha. 288 CHAPITRE XX Youssouf; Sanson Le Page (1634) La Porte, à la nouvelle des événements qui s'étaient accomplis à Alger, envoya comme pacha, en place du vieil Hosséïn, un homme cupide et artificieux nommé Youssouf. Celui-ci eut d'abord à s'occuper des négociations avec la France. Richelieu, après la mort de Sanson Napollon, avait un instant hésité sur l'attitude à garder vis-à-vis de la Régence ; un parti assez puissant à la cour était d'avis qu'il fallait poursuivre les corsaires avec la dernière rigueur et châtier leur insolence; un autre préconisait la paix comme profitable à notre commerce. Ce dernier parti l'emporta et Sanson Le Page fut nommé gouverneur des éta¬ blissements en remplacement de Sanson Napollon; en même temps, il était chargé de négocier à Alger la restitution d'un certain nombre de captifs français et la modification de quelques articles du traité de 1628. Celui-ci trouva tout le monde à Alger bien disposé vis-à-vis de la France; mais le pacha Youssouf intrigua si bien qu'il fit échouer toutes les demandes de notre ambassadeur, en même temps qu'il l'accablait de compliments et de témoignages d'amitié. DOMINATION DES TDECS 289 Guerre avec la France (1636-1643) A la cour de France, quand on apprit l'insuccès de Le Page, on revint à l'idée de faire des croisières contre les corsaires algériens. En 1636, MM. de Sourdis et d'Arcourt prirent cinq bâtiments enne¬ mis, et cette démonstration força les pirates à s'écarter du littoral français. En 1637, le comman¬ deur de Mantin vint devant Alger avec deux vaisseaux, et ne fut détourné de canonner vigou¬ reusement la place que par les lettres du vice- consul, qui avait été prévenu qu'au premier coup de canon tous les Français prisonniers seraient massacrés. A la fin de la même année, M. de Chas- telux vint en qualité d'ambassadeur, mais comme en route il avait pris deux bâtiments algériens, le divan s'assembla en hâte, fit incarcérer le consul et le vice-consul de France, décida que la paix était rompue et chargea Ali-Bitchnin d'aller détruire les établissements français. Celui-ci rava¬ gea tout et ramena 317 Français prisonniers; la marine française, alors fort occupée contre l'Es¬ pagne, ne put venger cette injure. Pendant l'année 1638, les Algériens furent empêchés de se livrer à la course parce que la Kabylie tout entière se 19 290 CHAPITRE XX souleva, ainsi que la plus grande partie de la province de Constajjtine; en même temps ils perdirent une vingtaine de leurs galères à la bataille de la Velone, gagnée par les Vénitiens sur les reïs, alors qu'ils allaient rejoindre l'armée navale du sultan. Dans l'année 1639, les révoltés de l'Est remportèrent un grand succès sur les Turcs et ne leur accordèrent la paix qu'à une condition assez curieuse : c'est que les Turcs reb⬠tiraient le Bastion de France. Les indigènes de la province de Constantine ne gagnaient d'argent que grâce au commerce qu'ils faisaient avec nous, et ils disaient avec raison qu'ils étaient incapables de payer l'impôt quand les établissements étaient supprimés. Les Turcs le comprirent si bien que, dès '1640, ils accordèrent l'autorisation de les rele¬ ver à Jean-Baptiste du Coquiel, gentilhomme de la chambre du roi, aidé dans ses négociations par un négociant de Lyon, Thomas Picquet. Les Algé¬ riens voulurent se lier pour l'avenir; ils décidèrent que les établissements seraient respectés, même en cas de guerre avec la France, et que celui qui parlerait de les supprimer serait tenu de payer les 34,000 doubles par an que rapportait la redevance au pacha et air trésor. Ce traité ne fut pas approuvé par Richelieu complètement, et les ami- DOMINATION DES TURCS 291 rciux français continuèrent à faire des croisières, d'ailleurs sans résultat, sur les côtes d'Algérie (1640-1643); cependant les établissements subsis¬ tèrent et Thomas Picquet, l'agent du Bastion, remplit en même temps les fonctions de vice-consul à Alger (1640-1646). Quant à la Régence elle- même, elle était le théâtre de révoltes et d'émeutes continuelles; les reïs refusaient d'obéir aux ordres du sultan, et Ali-Bitchnin s'empara du pouvoir. Il ne put pourtant obtenir le titre de pacha et mourut subitement, peut-être empoisonné par ordre d'Ahmed qui avait été appelé à cette fonction en remplacement de Mohamed-Bour- sali (1645). Les derniers pachas triennaux (1644-1659) La France avait été la première nation euro¬ péenne qui eût essayé de châtier les pirateries des Barbaresques. Son exemple fut bientôt suivi: dans le cours du XVII0 siècle nous voyons tour à tour les Hollandais, les Anglais, les Vénitiens, les chevaliers de Malte, les Génois et les Napoli¬ tains faire la guerre aux corsaires; mais ceux-ci redoublaient d'ardeur et leur marine admirable- 292 CHAPITRE XX ment entretenue faisait face à tous ces ennemis. Ils avaient, d'ailleurs, des complices receleurs parmi les marchands de Rotterdam, d'Amsterdam, de Gênes et de Livourne; même ils n'étaient pas seuls à faire le métier de pirates; des Anglais, des Hollandais, des gens de toutes nations faisaient la course avec encore plus de cupidité et de barbarie, de sorte que la Méditerranée était devenue un véritable repaire de bandits. Nous n'insisterons pas sur les détails de ces désordres; il nous suffira de constater que l'insécurité était partout, et que le nombre des esclaves chrétiens en Algérie était devenu énorme. Des ordres reli¬ gieux s'étaient formés pour le rachat de ces prisonniers, notamment l'ordre de la Merci, puis l'œuvre des esclaves dont Saint Vincent-de-Paul fut le créateur. Ce grand homme de bien s'occupa beaucoup de la misérable situation où se trouvaient les chrétiens captifs à Alger, et il obtint même qu'un prêtre lazariste fût chargé du consulat de France. Cette attribution des fonctions de consul à lin.prêtre pouvait servir les intérêts de la religion. Mais un prêtre, dont la principale vertu est l'humi¬ lité, n'était peut-être pas l'homme qui convenait pour représenter dignement la France. M. Barreau, le premier consul lazariste, se débattit vainement DOMINATION DES TURCS 293 au milieu de toutes sortes de difficultés, prove¬ nant de son immixtion dans les affaires commer¬ ciales auxquelles il aurait dû rester étranger. Il mécontenta presque tous les résidents français et, d'autre part, le pacha le fit plusieurs fois mettre aux fers. Cependant la course continuait toujours. Ahmed- Ali (1644-1647), Youssouf-Pacha (1647-1650), Mohammed (1650-1653), Ahmed (1653-1655), donnèrent aux expéditions maritimes un déve¬ loppement sans précédents. A cette époque l'anar¬ chie, qui était comme l'état habituel de la Régence, devint encore plus grande que jamais. Les pachas sont de moins en moins respectés et obéis, et on voit un certain Ibrahim remplacer Ahmed, être renversé par celui-ci, puis le renverser à son tour. « Il semble ressortir des faits, dit M. de G-rammont, qu'Ahmed et Ibrahim conspirent l'un contre l'autre et se succèdent au pouvoir, à la faveur d'émeutes de la Taïffe ou de la milice^ on est au prélude de la débâcle de 1659 (1). » A cette date Ibrahim, apprenant qu'il allait être remplacé par Ali-Pacha, voulut prélever la dîme sur l'argent que le sultan avait envoyé aux reïs pour les décider (1) De Grammont, Histoire d'Aller, p. 204. 294 CHAPITRE XX à joindre leurs vaisseaux à la flotte ottomane. Cette prétention excita une émeute terrible, pendant laquelle le pacha fût emprisonné; puis, les janissaires, réunis en divan, décidèrent que le pacha envoyé de Constantinople n'aurait plus désormais le pouvoir exécutif. Celui-ci devait être exercé par les agiras ou chefs de la milice, assistés du divan, tandis que les envoyés de la Porte n'auraient plus qu'un titre honorifique avec quelques droits régaliens. C'était une véritable ■révolution; la soldatesque devenait, en réalité, maîtresse du pouvoir, et la séparation entre la Régence et la Porte s'accentuait davantage. Gouvernement des Agiras L'agha ou chef de milice ne gardait ces fonctions que pendant deux mois, et ainsi la révolution qui venait de s'accomplir avait pour singulier résultat d'amener tous les deux mois un nouveau chef du pouvoir exécutif; un grand nombre de soldats pouvaient ainsi espérer tour à tour le rang suprême. Mais il était naturel qu'après avoir goûté les charmes du pouvoir, ceux qui en avaient été une fois revêtus voudraient le conserver. Le premier DOMINATION DES TURCS 295 agha, le Boulouk-bachi-Khalil, qui s'efforça cle garder l'autorité, fut massacré par les officiers cle la milice. Son successeur, Kamdan, se montra assez habile pour se faire proroger continuellement dans ses fonctions, sut contenter la milice par cles présents et les reïs par l'extension cle la course; il fut pourtant assassiné en 1661 et remplacé par un renégat portugais, Chaban-Agha. Celui-ci fut massacré à son tour dans une émeute de la milice en 1665 et remplacé par Ali-Agha; enfin, ce dernier périt également dans une révolte suscitée par les reïs et à laquelle la milice avait prêté son concours. Ce fut le dernier cles aghas (1). Les reïs, qui avaient fait cette révolution, donnèrent le pouvoir à un d'entre eux qui porta le titre cle dey. Quant aux pachas revêtus du caftan d'honneur par le sultan, ils demeurèrent comme par le passé complètement oubliés et sans aucune influence dans la marche des affaires. (1) On voit combien grande avait été l'anarchie pendant cette période de 1G59 à 1671. Tous les aghas sans excep¬ tion avaient péri de mort violente, sous les coups de la soldatesque, tandis que de 1515 à 1659, on avait du moins respecté la vie des pachas ; un seul, Tekelerli, avait été tué, et encore par suite d'une vengeance privée. (Observa¬ tion de M. de Grammont). 296 CHAPITRE XX Expédition de Beaufort contre Djidjelli Pendant le gouvernement des aghas, les rapports entre la Eégence et la France furent très tendus. Sous le pacha Ibrahim, le gouverneur des établis¬ sements, Thomas Picquet, apprenant qu'une expé¬ dition allait être dirigée contre lui, s'était enfui emmenant une cinquantaine de Turcs ou d'indigè¬ nes en esclavage ; de là surgirent des difficultés qui durèrent plusieurs années. Par représailles nos résidents furent maltraités. Ces injures, jointes à tant d'autres restées impunies, avaient excité depuis longtemps l'indignation à la cour de France, et si aucune expédition importante n'avait été encore faite contre Alger, c'est que l'état du royaume ne le permettait pas. Mais Colbert arri¬ vant au pouvoir réorganisa les finances, et un de ses projets fut d'assurer la sécurité de notre commerce dans la Méditerranée, en châtiant une bonne fois les Barbaresques. La guerre avec ceux-ci lui présentait aussi l'occasion de réduire en esclavage des Turcs et des indigènes, c'est-à- dire des hommes forts, capables de fournir une. bonne chiourme aux nombreuses galères qu'il faisait construire; aussi il voulait, non pas une DOMINATION DES TURCS 297 simple croisière, mais l'occupation permanente d'un port sur le littoral, et, dès 1661, l'ingénieur de Clerville avait été chargé d'étudier les points de la côte les plus favorables à un débarquement. Il avait désigné Stora; plus tard, on pensa aussi à Bougie; enfin, on se décida pour Djidjelli qui était moins avantageux que l'un ou l'autre des deux premiers points. Le 2 juillet 1664, le duc de Beaufort partit de Toulon avec 60 bâtiments et une armée de 7,000 hommes, commandés par Gadagne. Le 23 juillet l'armée débarqua et s'em¬ para de Djidjelli, malgré une assez vive résistan¬ ce. Des querelles regrettables nous empêchèrent de poursuivre ce premier succès. Gadagne était jaloux de Beaufort; le maréchal de camp de la Guillotière commandait comme s'il eût été général en chef; l'ingénieur de Clerville intriguait auprès des uns et des autres et brouillait tout. Les Turcs bientôt arrivèrent en grand nombre et établirent des batteries en face de notre camp; les Kabyles ne cessèrent de nous harceler, et nos soldats manquant de vivres et d'eau périrent en assez grand nombre. Quelques secours qui arrivèrent de France améliorèrent un peu la situation; mais malheureusement Beaufort recevait en même temps l'ordre de reprendre la mer avec ses navires 298 CHAPITRE XX et cle laisser le commandement des troupes de terre à G-adagne. Celui-ci tint bon pendant quelques jours; mais le feu des batteries turques eut bientôt démoli les retranchements insuffisants que Clerville avait élevés. 1,400 de nos soldats périrent, soit dans les combats, soit de maladies ; le découragement se mit parmi eus et il fallut se décider à rembarquer ce qui restait de troupes par une mer houleuse. On abandonna une centaine de canons et les Turcs furent enflés d'orgueil par ce succès. Pour comble de malheur, un des vaisseaux qui ramenait nos soldats, le vaisseau la Lune, périt en vue des côtes de Provence, et 1,200 hommes trouvèrent la mort au milieu des flots. L'émoi fut grand dans toute la France, et Beau- fort, qui venait de faire une croisière assez heureuse, reçut l'ordre de tenir la mer jusqu'au moment où les corsaires seraient tous réduits. En avril 1605, il battit les Tunisiens et brûla leurs navires dans le port même de la Goulette ; en mai, il canonna le môle d'Alger qui n'osa point lui ré¬ pondre; en août, il brûla deux vaisseaux cor¬ saires devant Cherchell et en prit trois avec 113 pièces de canon. Cette rude leçon rendit les cor¬ saires de Tunis et d'Alger mieux disposés à traiter. ? CHAPITRE XXI LES DEYS AU XVIIe SIÈCLE Gouvernement des Deys La révolte dont nous avons parlé plus haut était une véritable révolution. Les aghas ou chefs de la milice n'auront plus.désormais le pouvoir, et celui-ci sera attribué à des personnages portant le titre de dey. Ce changement fut principalement l'œuvre des reïs; aussi purent-ils porter succes¬ sivement quatre d'entre eux au pouvoir suprême : -Hadj-Mohammed, Baba-Hassen, Hadj-Hussein (Mezzomorto) et Ibrahim. Les deys nommés à vie restreignirent tout d'abord les droits politiques de la milice; ils ne convoquèrent que rarement le divan et tinrent peu de compte de ses résolutions. Tout le pouvoir fut exercé en réalité par le dey as¬ sisté d'un conseil privé; dans celui-ci avaient accès seulement les principaux fonctionnaires ou puis- 300 CHAPITRE XXI sances, c'est-à-dire le kliaznadji (trésorier), l'aglia des spahis, Youkil-el-hardj (ou chef de la marine), le beït-el-mal (chargé du domaine et de l'enregis¬ trement), le khocljet-el-kheïl (ou receveur des con¬ tributions); il y avait au-dessous d'eux toute une hiérarchie de fonctionnaires. Trois beys, gouver-. neurs des provinces, Oran, Titteri et Constan- tine, versaient le tribut deux fois par an au tré¬ sor, au printemps et à l'automne; ils étaient tenus de faire au moins le premier versement en per¬ sonne et recevaient ainsi les ordres des deys. Dans cette organisation on voit que tout était soumis à un seul maître : le dey. Mais si son auto¬ rité était absolue, elle était aussi souvent très me¬ nacée. Les janissaires s'étaient bien désintéressés des droits politiques qu'ils avaient autrefois, mais leur tourbe vénale et cupide était fort exigeante des choses matérielles; il lui fallait non seulement une paye régulière et élevée, mais aussi des fa¬ veurs et des largesses. Le moindre retard dans le paiement, une insulte ou une injustice qu'on disait faite à un d'entre eux, la moindre chose était un motif de soulèvement. Ils emportaient leurs mar¬ mites renversées devant le palais de la Jénina, et comme ils avaient presque toujours des complices dans la place, une révolution s'opérait et le dey DOMINATION DES TURCS 301 était mis à mort. On comprend par ce fait la politique que vont devoir suivre les deys : ils chercheront par tous les moyens à amasser de l'argent pour contenter la soldatesque ; ils donne¬ ront l'extension lapins grande possible à la course qui deviendra une piraterie organisée par l'Etat et pour son compte; ils accableront de vexations les marchands étrangers, ruinant parfois pour un mince bénéfice présent les revenus de l'avenir. Le besoin d'argent également les fera avoir re¬ cours aux juifs qui deviendront riches et méprisés. Malgré tout cela ce n'est qu'à quelques-uns d'en¬ tre eux qu'il arrivera de pouvoir mourir de leur mort naturelle, tandis que la vie de presque tous les pachas avait été respectée. Il résultera encore de cette situation deux autres conséquences : d'abord les rapports entre la Régence et la Sublime Porte deviendront presque nuls, et si quelques deys cherchent à obtenir à prix d'argent le caftan de pacha, d'autres ne s'en soucieront même pas, sachant que l'inviolabilité attachée à ce titre n'était plus du tout respectée des janissaires; d'autre part, les deys, par suite de l'extension donnée à la course, seront souvent en guerre avec les grands États comme la France, l'Angleterre et l'Espagne. Alger sera plusieurs fois bombardée. 302 CHAPITRE XXI Mais le dey et les janissaires s'en soucient peu; ce sont les propriétaires algériens qui en souffrent seuls, et en revanche le dey reçoit des tributs des petits Etats comme le Danemark, la Hollande, les principautés italiennes, pour ménager leurs na¬ vires. D'un mot 011 peut dire que le besoin d'ar¬ gent sera le principal mobile de la politique des deys; ces personnages armés d'un despotisme ab¬ solu seront en même temps toujours tremblants et toujours surveillés comme des esclaves (1). Hadj-Mohammed (1671-1681); le P. Le Vacher Le premier dey fut un vieux reïs, qui laissa tous les soins du gouvernement à son gendre Baba- Hassan; celui-ci réprima les révoltes avec une cruauté extrême et donna une grande extension à la course. Les côtes d'Italie, d'Espagne et de Portugal furent dévastées par les pirates algé¬ riens, tandis que l'Angleterre achetait, en 1671, par un traité la sécurité de ses navires; la crainte (1) Voir, pour plus de détails sur l'organisation financière de la Régence et sur l'existence si misérable des deys, un intéressant chapitre de l'ouvrage de M. de Grammont inti¬ tulé : Alger sous les deys, p. 231 à 241. D05IINATT0N DES TURCS 303 d'une guerre et de représailles protégeait ceux de la France. En 1673 d'Almeiras ayant mouillé dans la rade d'Alger avec huit vaisseaux, quelques esclaves algériens s'enfuirent à son bord ; le dey les fit réclamer parle consul de France, Dubour- dieu, en disant à celui-ci de ne pas revenir sans les captifs. D'Almeiras refusa de les rendre et emmena malgré lui le consul. A Alger, on craignit que ce fût une déclaration de guerre. Fladj-Mo¬ hammed pria le F. Le Vacher, qui depuis vingt- cinq ans habitait le pays, de se charger de l'inté¬ rim du consulat, et écrivit à Louis XIV une lettre pleine de modération où, tout en se plaignant des procédés de d'Almeiras, il manifestait le plus vif désir de maintenir la paix. D'Arvieux fut envoyé à Alger comme consul; mais ce personnage, fat et ignorant, qui irrita tout le monde, fut bientôt obligé de partir, voyant qu'il n'obtenait rien, et le P. Le Vacher, malgré son âge et ses infirmités, dut accepter la charge de consul titulaire. Cet homme de cœur, qui fut frappé de la peste en 1677 et vit l'éléphantiasis s'ajouter à ses autres souf¬ frances, déploya les plus grands efforts pour le maintien de la paix. Mais à Versailles on avait à cœur de se venger de l'échec de Djidjelli; on ne donnait aucune satisfaction aux demandes les plus 304 CHAPITRE XXI légitimes du gouvernement de la Régence, en dépit des objurgations du consul et de Denis Dussault, directeur des Etablissements ; on se préparait à la guerre. Le Divan qui avait accueilli Tourville avec les plus grands honneurs et lui avait rendu les captifs français d'origine, s'irrita de ce que Louis XIY, malgré le traité, s'obstinât à garder¬ ies esclaves algériens sur ses galères; il envoya un ultimatum, qui fut dédaigneusement accueilli à Versailles, et à cette nouvelle, dans la séance du 18 octobre 1681, à l'unanimité, il déclara la guerre. Guerre avec la France. — Expéditions de Duquesne Elle fut tout d'abord fâcheuse pour notre com¬ merce; en un mois les corsaires algériens nous prirent 29 navires et réduisirent en esclavage 300 de nos nationaux. Louis XIV" donna l'ordre à Duquesne d'aller avec les galiotes à bombes récem¬ ment construites par Renau d'Eliçagaray, incen¬ dier Alger et la ruiner de fond en comble. Le dey ILadj-Mohammed, effrayé, se retira à Tripoli, lais¬ sant le pouvoir à son gendre, Baba-Hassen. Celui- DOMINATION DES THRCS 305 ci eut à peine le temps cle vaincre les Marocains qui avaient marché sur Tlemcen avant que Du- quesne arrivât. Le 29 juillet 1682, après avoir pris deux navires devant Gherchell et canonné la ville, la flotte française, forte d'une centaine de voiles, était en ordre de bataille devant Alger. Le bombardement qui dura du 20 août au 20 septem¬ bre eut pour effet d'écraser 50 maisons et 500 ha¬ bitants, mais n'amena point les Algériens à se sou¬ mettre aux conditions qu'imposait Duquesne. Une croisière d'hiver fut laissée à De Lhéry; déjà l'ex¬ pédition de '1683 était résolue. Duquesne revint donc, au milieu de juin, et commença contre la ville un feu plus terrible que la première fois. Le P. Le Vacher fut envoyé en parlementaire à l'ami¬ ral, qui le reçut fort peu civilement, et exigea d'abord la reddition de tous les captifs. Cette con¬ dition fut immédiatement exécutée. Duquesne alors réclama aux envoyés du dey une somme d'un million et demi d'indemnité. Baba-Iiassen demanda seulement un peu de temps pour réunir cette somme qu'il n'avait pas. Cependant la ville était divisée en deux partis : celui de la paix dont étaient les Algériens et la milice; celui de la guerre soutenu par les reïs. Le plus influent de ceux-ci, Idadj-Hussein ou Mezzomorto, avait été 20 306 CHAPITRE XXI compris parmi les otages et livré à Duquesne. II dit un jour à l'amiral que « si on le débarquait, il ferait plus en une heure que Baba-Hassein en quinze jours. » L'amiral le crut; aussitôt à terre, Mezzomorto s'entoura de ses partisans, monta à la Kasba où il fit massacrer le dey, fit arborer le dra¬ peau rouge en signe de la reprise des hostilités et prévint Duquesne que pour chaque bombe qu'il enverrait sur la ville, un des chrétiens captifs se¬ rait mis à la bouche des canons. La flotte fran¬ çaise commença le feu-; aussitôt le P. Le Vacher fut attaché à la bouche d'un canon dont la dé¬ charge dispersa ses membres; vingt autres rési¬ dents français subirent le même sort, et bientôt la mauvaise saison força Duquesne à partir sans avoir pu triompher de la résistance des Algé¬ riens. Paix avec la France En présence des résultats médiocres produits par les coûteuses expéditions de Duquesne, on revint aux idées de paix, qu'avaient si fort con¬ seillées le P. Le Vacher et Dussaut. Celui-ci ouvrit des négociations en même temps qu'il réorganisait DOMINATION DES TURCS 307 le personnel des Établissements. Le dey ITadj-Hus- sein, refusant de recevoir comme plénipotentiaire Duquesne, qu'il traitait d'homme sans parole, on lui envoya Tourville avec une grosse escadre et accompagné d'un capidji de la Forte. Il fut bien reçu, et signa un traité avantageux en 1684; le dey envoya à deux reprises des ambassadeurs à Versailles porter des présents à Louis XIV; nos navires furent respectés tandis que les reis cou¬ raient sus à ceux de l'Angleterre et de la LIollande. Cependant Hadj-Hussein avait occupé la régence de Tunis, puis obtenu de la Forte le titre de pacha. En 1686 il avait fait nommer dey son séide Ibra¬ him Khodja, mais il ne lui laissa aucune part du gouvernement. Nouvelle guerre avec la France ; déposition d'Hadj-Hussein Hadj-ITussein, malgré tous ses efforts, ne put contenir les reïs qui, dès l'hiver de 1686, enlevèrent des bâtiments français. Louis XIV donna ordre à la flotte de la Méditerranée de châtier les Barba- resques, et délivra aux navires marchands des lettres de marque, leur promettant une prime pour 308 CHAPITRE XXI chaque capture faite sur les Algériens. Le dey, irrité, fit saisir tous les Français et les envoya travailler aux carrières, puis il se prépara à sou¬ tenir la guerre tout en faisant faire des offres de paix. Elles arrivèrent trop tard; le maréchal d'Estrées fut devant Alger le 26 juin 1688, avec 31 vaisseaux et 10 galiotes à bombes. 11 prévint le dey que si les horreurs de 1683 recommençaient, pour chaque chrétien qui serait attaché aux canons, il ferait pendre un des nombreux Turcs qui étaient prisonniers sur ses. galères. Hadj- Hussein répondit que quand même son père serait parmi eux, il n'hésiterait pas dès les pre¬ mières bombes à faire massacrer les chrétiens; car il jugeait le bombardement une guerre digne de sauvages ; que si, au contraire, l'amiral vou¬ lait descendre à terre pour combattre, il pren¬ drait lui-même les esclaves sous sa protection. Le bombardement commença; une quarantaine de Français, divisés en escouades, furent successive¬ ment attachés aux canons ; le maréchal riposta en faisant pendre autant de Turcs et en ouvrant sur la ville un feu épouvantable. Dix mille bombes furent lançées en 16 jours, mais une fois encore la fiotte française fut obligée de se retirer. Suivant un témoin oculaire : « La ville a été absolument DOMINATION DBS TURCS 309 » écrasée, les cinq vaisseaux qui étaient dans le » port sont coulés ; le fort de Matifou, avec ses » quinze pièces de canon, entièrement rasé; Alger » n'est qu'une ruine; les mosquées et la maison » du dey sont à terre. Les bombes ont dépassé la » ville haute et brisé les aqueducs. Le fanal, le » môle et le chantier de construction sont fort » endommagés; Mezzomorto a été blessé deux « fois ; les habitants, s'étant d'abord retirés à la » campagne, ont peu souffert. » 11 fallut encore traiter, et, en 1689, des négociations furent enta¬ mées. Sur ces entrefaites les janissaires se révol¬ tèrent; Hadj-Hussein (Mezzomorto) fut obligé de s'enfuir à Tunis, d'où plus tard il gagna Constan- tinople. Chaban lui succéda. Chaban (1689-1695); guerres avec Tunis et le Maroc Chaban était assez mal disposé pour la France; pourtant il fut amené à confirmer le traité dont les négociations avaient commencé sous son prédé¬ cesseur, grâce à l'habileté de l'envoyé français Marcel. Le consul de France qui fut alors nommé, Lemaire, montra un grand soin pour maintenir 310 CHAPITRE XXI la paix entre les deux pays; il y réussit en dépit de l'insuffisance des ressources dont il disposait. Chaban, prince guerrier, marcha contre les Tunisiens qui avaient envahi la province de Constantine, les battit et installa un de ses favoris comme bey à Tunis ; il reçu t dans cette ville le caftan d'honneur de pacha en 1691. L'année suivante, il battit les Marocains sur la Moulouya et il avait assuré ainsi, pour quelque temps, le respect des frontières orientale et occidentale de la Régence. Pendant son absence les émeutes à Alger éclataient ; Chaban les étouffa dans le sang, puis, comme le bey qu'il avait installé à Tunis avait été chassé, il partit avec une forte armée pour le rétablir. Après avoir obtenu un succès complet, il revint dans la capitale en 1695. Cepen¬ dant ses soldats avaient été gagnés par les pré¬ sents du bey de Tunis, qu'il avait détrôné; ils se révoltèrent contre lui, le mirent à la torture pen¬ dant dix jours pour lui faire révéler où étaient ses trésors, puis, comme il ne répondait pas, ils l'étranglèrent après lui avoir donné 800 coups de bâton. DOMINATION DES TURCS 311 Haclj-Ahmed (1695-1698); Hassan-Chaouch (1698-1701); Hadj-Mustapha (1700-1705); Hassen-Khodja (1705-1707); Mohamed-Bag- dach (1707-1710). La soldatesque proclama un vieux janissaire, qu'elle avait rencontré sur le seuil de sa porte rac¬ commodant ses babouches, Hadj-Ahmed ; il fut reconnu par le divan après avoir accepté toutes les conditions qu'on lui fit, et s'occupa de donner une grande extension à la course afin de pouvoir con¬ tenter la milice. Au surplus cet homme, qui avait déjà une certaine bizarrerie de caractère, devint presque fou et féroce sous l'empire de la terreur perpétuelle dans laquelle il vivait. Il mourut en 1698 et eut pour successeur Hassan-Chaouch. Celui-ci paraissait homme de bien, plein de modé¬ ration, mais il ne put contenir la milice; elle se souleva en apprenant l'invasion de la Régence par une armée tunisienne. Hassan-Chaouch, devant l'effervescence des soldats, demanda d'être rem¬ placé et put se retirer à Tripoli. On proclama bey Hadj-Mustapha qui vainquit les Tunisiens dans une grande bataille livrée près de Sétif, puis partit pour la province de Tlemcen que le sultan du 312 CHAPITRE XXI Maroc, allié du bey de Tunis, avait aussi envahie. Il fut vainqueur encore dans une grande bataille, en 1701. En 1705 il voulut mettre fin à ces guerres sans cesse renaissantes en conquérant d'une ma¬ nière définitive la Tunisie. Mais il ne réussit pas et au retour à Alger, il fut accueilli par une émeute, mis à mort et remplacé par Hassen-Khodja, 1705. Celui-ci ne régna que 2 ans et fut déposé en 1707 par les janissaires qu'il ne pouvait payer. Mohamed- Bagdach, qui fut alors reconnu pour dey, envoya une forte armée s'emparer d'Oran et de Mers-el- Kébir sur les Espagnols. CHAPITRE XXII LE DERNIER SIÈCLE DE LA DOMINATION TURQUE État de la Régence au XVIIIe siècle Jusqu'à ce jour l'histoire de la Régence, quoique pleine de désordres et d'événements isolés, quoi¬ que sans politique suivie, n'avait pas laissé d'avoir une certaine grandeur. Les beglierbeys avaient rêvé et entrepris la conquête de toute l'Afrique septentrionale. Les pachas et les deys avaient donné une grande extension à la course. Ils avaient su non seulement inspirer de l'effroi aux peuples méditerranéens par la piraterie, mais aussi soute¬ nir sans faiblesse de véritables guerres régulières contre la Hollande, l'Angleterre et même la France. Enfin les dernières places qu'avaient conservées les Espagnols sur le sol de la Régence, Oran et Mers- el-Kébir, avaient été prises par les janissaires de 314 CHAPITRE XXII Bagdach. Le XVIIIe siècle verra peu de ces grands événements ou de ces grands projets; la raison dominante de toute la politique sera le besoin d'ar¬ gent. Les juifs deviendront chaque jour plus puis¬ sants; les croisières par contre deviendront moins nombreuses, et on peut dire que la décadence de l'Odgeac est commencée. La population va être décimée par des pestes et des famines presque pé¬ riodiques, suivies presque toujours du refus de l'impôt; les expéditions de Tunis, que l'on cherche à soumettre au tribut, ne paieront pas toujours les frais d'armements; le port d'Alger, d'où sor¬ taient autrefois plus de 300 reïs, n'en compte plus que 24 en 1725. Dans les bagnes où il y avait autrefois de 20 à 30,000 esclaves il n'y en aura plus que 3 ou 4,000. Enfin, la milice qui avait été forte quelquefois de 22,000 hommes, n'en comptera plus que la moitié. Ce sont là les présages avant-cou¬ reurs de la ruine. Ali-Chaouch (1710-1718) Ce dey était, au dire du consul de France, un homme fort honnête et raisonnable. Deux faits marquent son administration. D'abord il refusa DOMINATION DES TURCS 315 de recevoir à Alger les personnages que le sul¬ tan envoyait revêtus du titre de pacha; quoique n'ayant pas d'autorité, ils étaient quelquefois des fauteurs de désordres et Àli-Chaoucli n'eut pas de peine, avec quelques présents, à décider le grand seigneur de réunir toujours le titre de pacha à la fonction de dey. Ensuite il consacra tout son temps à réprimer des révoltes et à rendre une sévère justice. Dès les premiers mois il avait été obligé de faire tomber 1,700 têtes; il dut à ces rigueurs de pouvoir gouverner en paix et il put aussi donner une grande extension à la course; les côtes de la Méditerranée et du Portugal furent ravagées par les reïs et le commerce des Anglais et des Hollandais fit des pertes énormes. Ali- Chaouch mourut de la fièvre en 1718. Mohammed-ben-Hassan (1718-1724) Mohammed-ben-Hassan, qui lui succéda, eut à lutter contre les mêmes difficultés : émeutes de la milice, révoltes des tribus que la famine empê¬ chait de payer l'impôt, etc. La course, toujours le seul moyen pour les deys de payer les janissaires, fut très active. La France, grâce à l'habileté du 316 CHAPITRE XXII r consul M. Durand, vit ses vaisseaux préservés; il n'en fut pas de même de la Hollande qui eut re¬ cours à la Porte pour obtenir la paix. Un capidji vint donc de Constantinople à Alger pour appuyer la demande des ambassadeurs hollandais. Moham- med-ben-Hassan se déclara prêt à observer la paix avec toute l'Europe, si le sultan voulait bien se charger de la solde de la milice, et comme le ca¬ pidji insistait, menaçant d'empêcher le recrute¬ ment des janissaires en Asie Mineure, le dey ré¬ pliqua : « 11 entre tous les jours dans Alger par la porte Bab-Azoun autant de bons soldats qu'on en peut recruter à Smyrne en un an, » et il congé¬ dia les ambassadeurs sans leur rien accorder. En 1724 il fut tué dans une révolte suscitée par les reïs. Les conjurés, quand ils se rendirent à la Jénina, trouvèrent que Cur-Abdi, agha des spahis, venait d'être proclamé; ils furent reçus à coups de fusil, dispersés, puis massacrés. Le nouveau dey, vieux soldat d'un bon caractère et d'une grande finesse, avait par moments des accès de folie furieuse, causés par l'usage de l'opium. Il continua la poli- Cur-Abdi (1724-1732) DOMINATION DES TURCS 317 tique de son prédécesseur, refusa de traiter avec la Hollande ou avec l'Empire, et tout en montrant une certaine déférence à la Porte, n'accéda en rien aux demandes du sultan. Ce n'est que plus tard que les Hollandais et les Suédois obtinrent la paix à prix d'argent. La Porte, en 1730, parut vouloir détruire l'autorité des deys; un vaisseau ottoman, portant un capidji et 45 personnages qui devaient être les principaux fonctionnaires, vint en rade d'Alger. On lui intima l'ordre de se retirer à Ma- tifou et de s'abstenir de toute communication avec la terre, s'il ne voulait pas qu'on ouvrît le feu sur lui. Il dut repartir quelques jours après. Cepen¬ dant l'Espagne ne se consolait point de la perte d'Oran et de Mers-el-Kébir et faisait des armements considérables pour réoccuper ces deux postes. En 1732 une armée de 28,000 hommes débarqua dans la plaine des Andalouses près d'Oran; cette ville et Mers-el-Kébir, privées de défenseurs par suite d'une grande défaite qu'essuya le bey d'Oran, tombèrent au pouvoir des Espagnols. Cur-Abdi, attristé par ces nouvelles, refusa de prendre aucune nourriture, fuma pendant quelques jours de l'opium et mourut le 3 septembre 1732 à l'âge de 88 ans. Son beau-frère, le Khaznadar, lui succéda sans opposition. 318 CHAPITRE XXII Ibrahim (1732-1745) Le dey Ibrahim était un personnage brutal et capricieux, et son règne, relativement long, ne présente que peu d'événements importants. Tout le souci du souverain fut d'abord de se procurer de l'argent pour la solde de la milice; mais la course était devenue beaucoup moins productive qu'autrefois; une expédition contre Tunis, qu'il voulait soumettre au tribut, ne rapporta que peu de chose; une famine, puis une peste de trois années appauvrirent le pays. Le dey, dans des accès de colère, traitait mal nos consuls, Lemaire, Taitbout, de Jonville, envoyait même tous les Français enchaînés travailler aux carrières, et la guerre fut plus d'une fois sur le point d'éclater entre les deux pays. Mais le gouvernement français d'alors, le ministère Fleury, n'avait point de dispo¬ sitions belliqueuses. Cependant, en 1742, comme les Algériens unis aux Tunisiens avaient pris quelques vaisseaux français, ruiné notre établis¬ sement du cap Nègre, massacré bon nombre de nos nationaux, qui négociaient l'achat de Tabarca aux Lomellini, on se décida à envoyer six vaisseaux pour les châtier; une épidémie qui sévit sur les DOMINATION DES TURCS 319 équipa,ges empêcha d'agir. Une tentative du gou¬ verneur des Concessions pour reprendre Tabarca échoua et un grand nombre de Français furent tués ou faits prisonniers. Le bey de Tunis, redou- t. tant toutefois une guerre avec la France, les rendit peu après par un traité de paix. En 1744, nouvel attentat contre l'établissement du cap Nègre. Le consul à Alger, Thomas, eut beau demander au dey, suzerain du bey de Tunis, des réparations; il n'obtint rien, et la Cour de Versailles ne parut pas s'en préoccuper autrement. Quant à Ibrahim, sentant ses forces s'en aller, il abdiqua, fit procla¬ mer son neveu le khaznadji lbrahim-Koutschouk et mourut peu après en 1745. Ibrahim-Koutscliouk (1745-1748) Le nouveau dey trouvait une situation assez embarrassée : le bey de Tunis s'était soustrait au tribut et il fallut plusieurs campagnes pour le décider à se soumettre; à l'Ouest, les Coulourlis s'étaient révoltés et essayaient de reconstituer l'ancien royaume de Tlemcen. Ibrahim-Kouts¬ chouk tourna toutes ses forces de ce côté et anéantit les rebelles. Le dey avait ordonné le 320 CHAPITRE XXII massacre général des Coulourlis d'Alger, compli¬ ces de ceux de Tlemcen, pour le jour du Beiram, lorsqu'il mourut subitement, très probablement empoisonné. Mohammed-ben-Beker (1748-1754) Mohammed-ben-Beker, qui lui succéda, com¬ mença par rétablir l'ordre et par rendre une sévère justice; il augmenta aussi les armements et exigea des tributs en nature (canons, munitions, gou¬ dron, mâts) de la Suède, du Danemark et de la Hollande. Il redoutait alors une croisade prêchée contre les Barbaresques par le pape Benoît XIV et à laquelle les nations européennes, qui avaient toutes des injures à venger, semblaient devoir s'as¬ socier. Les ennemis de la Régence ne s'entendirent pas et le péril se dissipa; mais la course avait subi un ralentissement et rapportait peu de cliose; les émeutes éclatèrent comme toujours; le dey qui jusqu'alors s'était montré sage et habile devint soupçonneux et cruel. Un jour les re'ïs lui demandèrent la tête d'un capitaine français, Prépond, qui avait été pris après avoir attaqué un corsaire algérien. Il con- DOMINATION DES TURCS 321 sentit, mais l'assassinat commis, ils craignirent une rude vengeance de la part de la France et résolurent de sacrifier le dey comme victime ex¬ piatoire. Il fut tué à la Jënina d'un coup de pisto¬ let, puis il y eut une horrible boucherie ; et cinq deys, si l'on en croit la légende, furent élus et massacrés en un jour. L'émeute lassée s'apaisa enfin et l'agha des spahis, Baba-Ali-Melmouli, lut proclamé dey du consentement de tous. Ali-Melmouli (1754-1766) Celui-ci était un ancien ânier, ignorant et bru¬ tal. Aux réclamations des consuls contre les dé¬ prédations des reïs, il répondait: « Je suis le chef d'une bande de voleurs et par conséquent mon mé¬ tier est de prendre, non de rendre. » Après avoir réprimé durement quelques émeutes, il s'occupa d'étendre la course et dans ce but déclara la guerre à l'Empire, la Hollande et la Toscane, tandis que le Danemark et la Suède étaient forcés de lui acheter la paix. La France était alors en bons termes avec la Régence, ainsi que l'Angleterre; pourtant notre consul, Lemaire, fut plus d'une fois victime des caprices et des violences du dey ; il 21 322 CHAPITRE XXII en fut ainsi de ses successeurs, Pérou et Yallière. La cour envoya quelques vaisseaux, et la ferme attitude du chef d'escadre, de Faby, en 1768, amena Baba-Ali à toutes les réparations néces¬ saires . Cependant la Régence devenait de plus en & plus pauvre ; la famine, la peste, une guerre lon¬ gue et acharnée contre les Kabyles, des émeutes incessantes, voilà le tableau qu'elle présente sous ce règne. Ali qui ne sortait plus de chez lui, de peur d'être assassiné, mourut de maladie en 1766. Le khaznadji Mohamed-ben-Oman lui succéda. Mohammed-ben-Oman (1766); reprise de la course Le nouveau dey, qu'un caprice de son prédé¬ cesseur avait tiré des rangs inférieurs de la milice, fut le plus remarquable de tous ceux qui régnèrent au XYIII0 siècle; sous sa main vigoureuse l'Etat r~ à son déclin reprit quelque vitalité et comme une apparence de grandeur. En respectant l'Angleterre et la France à cause de leur puissance, Mohammed, pour équilibrer son budget, déclara la guerre à Venise, à la Hollande, à la Suède et au Danemark. La course reprit comme aux plus beaux jours du DOMINATION DES TURCS 323 siècle précédent: Venise alarmée acheta la paix, les autres puissances durent bientôt faire de même et l'or emplit les caisses du dey. Le Danemark ne jouit qu'un an de la trêve; il voulut alors répondre à une provocation des Algériens par l'envoi d'une escadre ; l'amiral de Kaàs vint bombarder Alger, mais comme il se tenait à trop grande distance ses projectiles restèrent sans effet. Les Algériens s'en moquèrent disant qu'il faisait la guerre aux poissons. Les Danois durent bientôt s'éloigner par suite du mauvais temps, 1770. En 1772, découragés, ils traitèrent et payèrent en provisions de guerre un très lourd tribut. A l'in¬ térieur le dey n'était pas moins heureux ; en pre¬ nant le pouvoir, il avait trouvé la Kabylie et une partie du Hodna en pleine révolte; il porta ses armes de ce côté et perdit plusieurs armées ; mais, en 1773, les émeutes étaient partout vain¬ cues et un peu de calme était rendu au pays. En même temps les rançons des nombreux prison¬ niers faits sur les diverses nations européennes, principalement des Espagnols, rançons très éle¬ vées, donnaient au souverain des richesses consi¬ dérables et par suite une autorité incontestée. 324 CHAPITRE XXII Guerre avec l'Espagne (1776-1786); mort de Mohammed Peut-être cette situation contribua-t-elle à don¬ ner au dey une certaine arrogance ; nous le voyons en 1772 chasser le consul d'Angleterre et refuser de le recevoir pendant plusieurs années, puis il laissa insulter le consul de Suède et, en 1774, il avait à craindre la guerre avec l'Angleterre, la Russie, la Suède et surtout l'Espagne, dont les côtes étaient sans cesse ravagées par les reïs. En vue de ces éventualités il réunit toutes les forces de la Régence, augmenta les fortifications d'Alger. L'Espagne avait armé 400 voiles et 25,000hommes; la flotte était commandée par Don Pedro Castejo, et le général O'Reilly était chef de l'armée. Les navires furent en vue d'Alger le 1er juillet ; on trouva la côte hérissée de batteries ; pourtant les soldats abordèrent à l'ouest de l'embouchure de l'Harrach le 8. Mais en moins de vingt-quatre heures les soldats espagnols, placés dans une posi¬ tion désavantageuse," manquant de sommeil, de vivres et de munitions, circonvenus par un enne¬ mi bien supérieur en nombre, furent obligés de se rembarquer après avoir perdu plus de 2,500 DOMINATION DES TURCS 325 d'entre eux. O'Reilly paraît en toute cette affaire avoir manqué d'initiative et de coup d'œil ; l'expé¬ dition longuement préparée échoua ainsi miséra¬ blement, et l'Afrique musulmane célébra à l'envi ^ la victoire de l'habile et glorieux Mohammed. L'Espagne espérait bien prendre sa revanche mais il lui fallait du temps et, d'ailleurs, ses forces navales étaient occupées alors dans la guerre con¬ tre l'Angleterre. Aussi tandis qu'elle négociait une croisade contre la Régence avec Gênes, Na- ples, Malte et Livourne, elle offrait aux deys la paix à des conditions avantageuses ; le dey refusa. En vain l'Espagne fit appuyer ses propositions par un envoyé du sultan, Mohammed refusa obstinément la paix, disant : qu'il savait bien que Charles III préparait une armada contre lui et qu'il ne voulait pas paraître en avoir peur. L'amiral espagnol Don Antonio Barcelo, en 1783, partit de Carthagène et bombarda Alger, du 1er au 9 août. Les Algériens répondirent avec vigueur ; une de leurs sorties causa même quelques dommages à la flotte assiégeante ; celle-ci dut se retirer ayant épuisé ses munitions; elle n'avait guère fait de mal qu'aux maisons. A peine s'était-elle éloi¬ gnée que Mohammed fit réparer toutes les brè- -f- ches, construire de nouvelles défenses et amasser 326 CHAPITRE XXII cles munitions ; aussi lorsque Barcelo reparut Tannée suivante, avec une flotte encore plus forte que la première, Alger ne résista pas moins éner- giquement. Dans une série de petits combats, les reïs montrèrent une grande bravoure, et empê¬ chèrent les vaisseaux ennemis d'approcher assez pour faire du tort à la ville. Les Espagnols furent encore obligés de se retirer sans avoir obtenu de résultats. La cour de Madrid dut traiter, accepter les conditions les plus dures et encore n'obtint- elle la paix que grâce aux efforts du consul de France, de Kersy, 1786. Les reïs se dédomma¬ gèrent de ne plus porter la guerre sur les côtes de la Péninsule en courant sus aux navires des Etats Italiens, de Naples, de Venise, des États-Unis, de Hambourg et de la Prusse ; ils firent des prises considérables, 12 millions dans les huit premiers mois de 1786, et l'année suivante ils se distinguè¬ rent dans la lutte que soutinrent les flottes otto¬ manes contre les Eusses. Ce sont là les derniers exploits des corsaires algériens. Quant au dey- Mohammed, affaibli par l'âge et les maladies, il laissa tout le pouvoir à son fils adoptif, le khaz- nadji Hassan, dès 1788; quand il mourut, en 1791, son successeur désigné fut proclamé sans oppo¬ sition. DOMINATION DES TURCS 327 Baba-Hassan (1791-1798) Baba-Hassan était déjà le véritable souverain depuis plusieurs années. Il dut d'abord s'occuper de forcer les Espagnols à la cession de Mers-el- Kébir et d'Oran, cession qui était stipulée par le traité de 1786, mais que la Cour de Madrid retar¬ dait dans l'espoir d'obtenir pour cet abandon quelques conditions commerciales avantageuses. Un tremblement de terre, qui renversa presque toute la ville, en octobre 1790, donna occasion aux troupes de Mohammed, bey d'Oran, de péné¬ trer dans la place par les brèches faites aux murailles ; mais les Espagnols les repoussèrent et pendant le printemps et l'été de 1791, il y eut sur ce point des batailles presque journalières. La Cour d'Espagne décida enfin de rendre Oran au bey, mais obtint en revanche l'établissement dans cette ville d'une compagnie espagnole de commerce analogue à la compagnie française; elle paya ce privilège d'une somme de 120,000 livres par an. Le bey eut à réprimer plusieurs émeutes et complots, et même à soutenir une guerre contre le Portugal, dont les marins empêchèrent les reïs 328 CHAPITRE XXII de franchir le détroit de Gibraltar ; en revanche il reçut de grosses sommes du Danemark, de Yenise, de la Hollande et de la Suède, et se montra très bien disposé pour la France, représentée alors près de lui par,M. Vallière, fils de l'ancien consul. Quand la Révolution-de 1789 eut éclaté, il refusa de se joindre à nos ennemis; il résista à toutes les intri¬ gues des Anglais en ce sens, facilita même l'achat de blés par nous dans la Régence et contribua ainsi à sauver la France de la famine (1). Deux juifs influents, Busnach et Bak'ri, furent les four¬ nisseurs de ces marchés, dont le règlement devait plus tard entraîner de si graves conséquences. Cependant une question de personne, la confisca¬ tion des biens d'un émigré, Maïfrun, ami du bey et beau-frère de Vallière, faillit rompre les bons rapports des deux pays. Les victoires de la France et aussi l'habileté du consul Jean-Bon-Saint-André empêchèrent la guerre. Quant au dey Hassan, il mourut après une courte maladie en 1798; son neveu, le khasnadji Mustapha, fut proclamé en dépit de sa résistance. (1) Plus tard il prêtera 5 millions au Directoire, sans intérêts. DOMINATION DES TURCS 329 Mustapha (1798-1805) Le nouveau dey, ancien balayeur des rues, igno¬ rant et brutal, devait son élévation à l'influence de Busnach ; aussi les juifs furent-ils les maîtres sous son règne. À leur instigation, il y eut des confiscations sans nombre, des destitutions de beys, des mesures contre les consuls européens pour leur extorquer de l'argent. Ceux de l'Angleterre, de la Suède et du Danemark furent maltraités. Celui de France, au contraire, était fort bien accueilli ; et quand la Porte ordonna au dey de nous déclarer la guerre, à propos de l'expédition d'Egypte, le dey refusa. A une seconde sommation il fit bien enfermer les résidents français; mais en même temps il les traitait avec beaucoup d'égards, et s'excusait dans une lettre au premier consul sur ce qu'il avait eu la main forcée; c'était en 1799. Mais le dey, deux ans plus tard, se mon¬ tra favorable à des reïs qui dévastaient la côte de Provence et même menaça de faire la guerre. Bonaparte irrité envoya une lettre hautaine et pleine de menaces et chargea Dubois Thainville, notre représentant, de parler ferme. Le dey s'hu¬ milia de suite, et l'orage se détourna sur l'An- 330 CHAPITRE XXII gleterre qui avait, par ses intrigues, amené ce conflit. Le consul Falcon fut chassé et embarqué de force, et quand Nelson vint croiser devant Alger et demander des satisfactions, il ne put rien obtenir. L'Angleterre était trop occupée ailleurs pour pouvoir pousser les choses à l'extrême. Cependant la faveur croissante des juifs, leur vanité de parvenus, leur avaient attiré de nom¬ breux ennemis; BusnachetBakriparticulièrement étaient détestés, et le dey qui écoutait leurs con¬ seils était enveloppé dans la même haine. Plusieurs émeutes éclatèrent contre lui; trois fois à diverses reprises il reçut des blessures graves. Une sédi¬ tion plus sérieuse éclata au mois de juin 1805; un janissaire tua Busnach d'un coup de pistolet en le saluant ironiquement : roi d'Alger. 11 fut pour ce fait porté en triomphe par ses camarades, et le dey tremblant pour lui-même dut lui pardonner ; mais déjà l'émeute avait gagné le reste de la popula¬ tion : Maures, Kabyles, Biskris, Mozabites se pré¬ cipitèrent dans les boutiques des juifs qu'ils déva¬ lisèrent et massacrèrent une cinquantaine de per¬ sonnes . Le dey dut s'incliner devant la rébellion, éloigner un grand nombre de juifs, prendre con¬ tre eux des mesures exceptionnelles et répandre l'argent avec profusion ; tout cela ne le sauva DOMINATION DES TURCS 331 point; un mois après, le 30 août 1805, il fut égorgé. Ahmed (1805-1808) L'émeute dura tout un mois, et quand le calme fut rétabli on proclama un homme instruit, calme et résolu, nommé Ahmed. La Régence était pleine d'agitation ; la Kabylie était en armes à l'appel d'un marabout Derkaoui et il fallut quatre années pour la soumettre. Dans la province d'Oran les Derkaouas s'étaient emparés de toutes les villes de l'intérieur, et quand leur premier chef Ben- Chérif eut été vaincu et tué, son beau-père Bou- Terfas, par ses intrigues, fit bientôt renaître la sédition. A l'extérieur la situation était assez sa¬ tisfaisante ; l'Espagne, l'Angleterre, les Etats-Unis, la Hollande, l'Autriche donnèrent au bey des sommes considérables ; la France seule ne donna rien; de là quelques mécontentements du dey con¬ tre notre consul Dubois-Thainville. 11 lui refusa de respecter les pavillons deUênes etdeNaples, et par représailles les Algériens habitant Marseille furent détenus en France. A cette nouvelle le dey ac¬ corda aux Anglais la concession des établissements 332 CHAPITRE XXII qu'ils cherchaient depuis si longtemps à nous en¬ lever; d'ailleurs les nouveaux venus furent mal reçus parles populations et firent peu d'affaires. Sur ces entrefaites Napoléon envoya le brick le Requin pour réclamer 100 captifs italiens et le dey céda devant la fermeté du capitaine français. Ce fut presque le dernier acte de son administration. Le 7 novembre 1808, il périt dans une émeute qui avait pour motif ou pour prétexte qu'il avait violé les coutumes en installant sa femme dans le palais de la Jénina. Ali-er-R'Assal (1808), Hadj-Ali, Mohammed, Omer-Agha Son successeur immédiatement élu fut Ali-er- R'Assal, ancien laveur de cadavres, fanatique et cruel ; il régna à peine quelques mois et fut étran¬ glé. Ce fut le kodjet-el-kheil Hadj-Ali qui fut alors proclamé dey. Celui-ci fut le plus cruel de tous les souverains d'Alger: des supplices atroces, la roue, le pal, les ganches étaient journaliers; un grand nombre de juifs étaient mis à mort ; des désordres éclataient de nouveau dans les provinces de Constantine et d'Oran; les étrangers furent DOMINATION DES TURCS 333 aussi maltraités; le consul cle France fut embar¬ qué de force en 1810 et Napoléon, occupé ailleurs, n'exigea point réparation de cet outrage ; il avait d'ailleurs l'intention d'en finir une fois pour toutes en conquérant la Régence, et dès 1808 il avait fait lever, par le commandant du génie Boutin, le plan d'Alger et des environs, travail qui servira beaucoup en 1830. Le dey, qui fut sauvé encore une fois par les dissensions européennes, était en guerre déclarée avec le Portugal et le bey de Tunis, et il fallut les menaces du sultan Mahmoud pour ramener la paix entre les deux Régences. En 1813 la guerre fut déclarée aux Etats-Unis en même temps que la province de l'Est était entière¬ ment soulevée. La décadence de l'Odjeac s'ac¬ centuait rapidement ; la milice était devenue fort peu nombreuse, et avait perdu cette supériorité de bravoure et de discipline militaire qu'elle avait eue jusqu'alors sur les indigènes ; enfin des rumeurs étranges couraient parmi le peuple. Hadj-Ali fut étranglé en 1815 dans son bain; le khaznadji Mohamed qui fut acclamé, voulant faire recenser la milice, fut jeté en prison au bout de 15 jours et étranglé aussi ; Omer-Agha, qui avait deux fois refusé les redoutables fonctions de dey, se vit contraint de les accepter. 334 CHAPITRE XXII Omer (1815) Le nouveau dey trouvait une situation sin¬ gulièrement difficile ; la Kégence était en guerre ^ avec toutes les puissances. En 1815 une flotte américaine prenait deux grands vaisseaux al¬ gériens et forçait le dey à signer un traité avanta¬ geux le 7 juillet, et une flotte anglaise exigeait peu après des conditions semblables. Le 15 mai 1816, l'amiral anglais lord Exmouth revint chargé d'annoncer au dey que l'Europe avait décidé au Congrès de Vienne l'abolition de l'esclavage, et l'invitait à se conformer à cette décision. Il y eut une violente émeute dans la ville; l'amiral fut insulté par la population, les résidents anglais maltraités. Omer disait au consul de France, qui lui persuadait d'accepter l'abolition de la piraterie : « Alors que veux-tu que je fasse de ma milice? comment la nourrirais-je ? » En Angleterre l'opinion publique s'émut vivement de l'insulte reçue, et lord Exmouth arriva le 27 août avec 32 vaisseaux de guerre devant la rade d'Alger. Il envoya un parlementaire pour porter ses conditions, et pen¬ dant ce temps, à ce qu'il semble, s'approcha à moins d'un mille de la ville, en ligne de bataille. ^ DOMINATION DES TURCS 335 Puis quand le parlementaire fut revenu avec le refus du dey, les 32 navires instantanément en¬ voyèrent toutes leurs bordées. Un grand nombre de personnes in offensives furent tuées sur les quais, les canonnières dans le port furent coulées et les batteries furent démontées en un jour. L'escadre avait tiré plus de 50,000 boulets et un million d'obus. Le lendemain Orner demanda à traiter ; les conditions furent l'abolition de l'esclavage, la libération de tous les captifs, la plupart Italiens et Espagnols, une indemnité de 500,000 francs. Orner eut ensuite à calmer une émeute ; une seconde éclata peu après et le dey se laissa tuer sans résistance. Ali-Khodja Ali-Khodja, à peine proclamé, s'occupa de se soustraire au joug de la milice; il quitta la Jénina pour s'enfermer dans la Kasba soigneusement armée, y fit transporter le trésor, et se fit garder par 2,000 Kabyles; il soutint les Coulourlis et envoya les plus turbulents des Turcs se faire tuer en Kabylie. Comme ils avaient échappé à une embuscade, ils revinrent sur Alger demandant à 336 CHAPITRE XXII grands cris la tête du dey. Celui-ci avait pris ses précautions : à la tête de 6,000 Coulourlis, com¬ mandés par des officiers turcs qui lui étaient dévoués, il écrasa les janissaires, en tua environ 1,500 et rapatria un grand nombre d'autres à Smyrne et à Constantinople. Peu après cette vic¬ toire, il se laissa gagner par cette sorte de folie qu'amène le despotisme : il rendit des décrets bizarres et arbitraires. Le 1er mars 1818 il mourut de la peste, désignant pour son successeur le kliodjet-el-kheil Hussein. Hussein (1818-1830) Le nouveau dey, qui ne désirait point monter sur le trône, y fut forcé par son entourage. Sa gé¬ nérosité n'empêcha pas les émeutes des soldats et il dut bientôt, comme ses prédécesseurs, se renfermer dans la Kasba. Tout son règne fut occupé par la répression des révoltes dans les beylicks d'Oran et de Constantine. Il y parvint seulement vers 1826 et ces pays jouirent pendant un moment d'une tranquillité qu'ils ne connais¬ saient pas depuis des siècles. Hussein fut moins heureux dans ses relations avec l'Europe ; il refusa DOMINATION DES TURCS 337 toujours d'adhérer à l'abolition de la piraterie et on ne poursuivit pas les négociations à ce sujet. Mais, en 1824, il chassa le consul anglais O'Donnell, qui avait donné asile à quelques Kabyles apparte¬ nant à des tribus révoltées ; en même temps il dénonçait le traité signé avec lord Exmouth, disant qu'il n'était plus valable, puisqu'il n'avait été conclu que pour trois ans. A deux reprises, en 1825, une escadre anglaise se présenta devant Alger pour demander des réparations ; deux fois le dey répondit avec hauteur. En juin, 16 navires, renforcés plus tard par 6 autres, essayèrent de bombarder la ville, mais ils furent bientôt obligés de s'éloigner sans avoir pu faire de mal ni rien obtenir. Cette sorte de victoire enfla d'orgueil le cœur d'Hussein, qui se crut désormais invincible. Dans cette conviction il va s'entêter dans un con¬ flit avec la France, et le résultat de cette obstina¬ tion sera la ruine de l'Odjeac et la conquête de l'Algérie par les Français. FIN DU PREMIER VOLUME. TABLE DES MATIERES Pbéface Page v CHAPITRE PREMIER le pays et les habitants L'Afrique Mineure. — Défauts géographiques de l'Afri¬ que Mineure. — Le pays aux époques préhistoriques, h'homme préhistorique. — Les Berbères, les invasions étrangères. — Les citadins, les montagnards et les noma¬ des. — Caractères généraux de la race. — État social des Berbères. — Agriculture, commerce, industrie. — Monu¬ ments mégalithiques Page 1 CHAPITRE II phéniciens et carthaginois Les navigateurs et marchands phéniciens. — Établisse¬ ments des Phéniciens en Afrique. — Fondation de Car¬ tilage. — Progrès des Carthaginois. — Politique de Car¬ tilage. — Faiblesse de Carthage Page 17 340 table des matières CHAPITRE III les guerres puniques, chute de carthage Romains et Carthaginois, — Première guerre punique. — Deuxième guerre punique. — Armée d'Annibal.— Vic¬ toires d'Annibal. — Annibal en Italie (216 av. J.-C. — 202). Scipion passe en Afrique (202 av. J.C.). — Bataille de Zama; traité de paix (201 av. J.-C.). — MasinissaetSypkax. — La Numidie sous Masinissa. — Troisième guerre puni¬ que (149 à 146 av. J.-C.). — Paiine de Cartkage. — Influence de Carthage en Afrique Page 29 CHAPITRE IV conquête de l'afrique par les romains (146 av. j.-c. jusque 42 après) Politique des Romains. — Organisation de l'Africa. — Micipsa (148 à 128 av. J.-C.). — Jugurtha et les fils de Micipsa (128 av. J.-C.). — Guerre entre Jugurtha et les Romains. — Tactique de Jugurtha, ses succès. — Victoi¬ res de Métellus. — Marius ; défaite et mort de Jugurtha. — Nouvelles divisions de l'Afrique. — Rois indigènes. — Juba II, roi de Numidie (an 30 av. J.-C.). — Juba II, roi de Maurétanie (an 25 av. J.-C.). — Règne de Juba II en Maurétanie.-— Prospérité de la Numidie, Carthage. — Révolte de Tacfarinas. — Ptolémée ; réduction de la Maurétanie en province romaine Page 49 table des matières 341 CHAPITRE V organisation du pats conquis Administration romaine. — Division en provinces. — Les gouverneurs de provinces. ■—■ Les tribus et les muni- cipes. — Condition des terres et des personnes. — Organi¬ sation militaire. — Le littoral et les ports. — "Villes de l'intérieur. — Ruines.— Routes. — État social. Page 67 CHAPITRE VI l'afrique pendant les trois premiers siècles de notre ère Paix dont jouit l'Afrique (40-235). — L'Afrique sous les Antonins. — Les empereurs africains. — Révolte de la Kabylie (253-260). — Révoltes d'Aradion et des Quin- quégentiens. — Nouvelle organisation des provinces d'Afrique Page 85 CHAPITRE VII l'afrique au ive siècle, le christianisme Les opprimés en Afrique. —■ Le christianisme et les Africains. — Progrès du christianisme. — Triomphe du christianisme ; schisme. — Les traditeurs ; les dona- tistes. — Le donatisme ; les circoncellions. — Révolte de Firmus (373). — Révolte de Gildon (397). — Saint- Augustin Page 95 342 TABLE DES MATIÈRES CHAPITRE VIII LES VANDALES Les Vandales viennent en Afrique, — Leurs ravages, leurs pirateries. —■ Guerre avec l'Empire. — Portrait de Genséric. — Règne de Hunéric. — Gondamond ; Trase- mond. — Hildéric; Gélimer Page 111 CHAPITRE IX LES BYZANTINS Expédition contre les Vandales. — Succès de Bélisaire. — Bataille de Tricamara. — Conquête de l'Afrique par les Grecs ; disparition des Vandales. —• Organisation de l'Afrique byzantine. — Salomon. — Deuxième gouverne- | ment de Salomon. — Faiblesse des Byzantins. Page 121 CHAPITRE X LES ARABES EN AFRIQUE L'Arabie; les. Arabes. — Guerres et divisions. — Mo¬ hammed. — Le Coran. •— Revers et succès de Mohammed. — Première incursion des Arabes dans l'Ifrikia. — Okba ben Nafa fonde Kairouan. — Conquêtes d'Okba. — Défaite de Sidi Okba à Téhouda. — Koceila, roi des Berbères. — La Kakina. — L'Afrique devient musulmane. Page 133 TABLE DES MATIÈRES 343 CHAPITRE XI ARABES ET BERBÈRES Conquête de l'Espagne (711-740). — Mécontentement des Berbères. — Les Kharedjites ou Ouabites. — Les Berbères embrassent te Kharedjisme. — Révoltes des Berbères. — Royautés berbères à Tiharet et Tlemcen. — "Victoires des Kharedjites. — Gouvernement de Yezid ben Raten. — Indé¬ pendance d'une grande partie de la Berbérie. . Page 147 CHAPITRE XII DYNASTIES DIVERSES Confusion et désordre. — Fondation de la dynastie arle- bide. — Gouvernement d'Ibrahim Ibn El-Aghleb (800- 812). — Succès des Arlebides. — Les derniers Arlebides. — Les Edricides Page 157 CHAPITRE XIII LES FATEMIDES Le Mahdi. — Autorité du Mahdi. — Fondation de Ma- hedia. — Révolte du sofrite Abou Yezid (934). — El-Man- sour; défaite d'Abou Yezid. — El-Moezz. — Dynasties diverses. . Page 165 344 TABLE DES MATIERES CHAPITRE XIV LA SECONDE INVASION ARABE Richesse de lTfrikia. — El-Moezz Ibn Badis répudie l'autorité fatemide. — Les tribus hilaliennes. — Les tribus hilaliennes partent pour l'Afrique. — Conquête de lTfrikia. — Résultats de l'invasion arabe Page 175 CHAPITRE XV LES ALMORAVIDES Les tribus du désert. — La guerre sainte des Lemtouna. — Conquêtes d'Abou Beker. — Youçouf Ibn Tachefin, fondateur du Maroc. — Conquête du Moghreb central. —• Youçouf Ibn Tachefin en Espagne Page 185 CHAPITRE XVI LES ALMOHADES Le marabout Ibn Toumert. — Ibn Toumert se donne le titre de Mahdi. — Abd-el-Moumen. — Administration d'Abd-el-Moumen. — Abou-Yacoub-Youçof (1163-1184). — Yacoub-el-Mansor (1184-1198). — El Nacer (1198- 1213). — Déclin de la dynastie Almoliade. . Page 191 TABLE DES MATIERES 345 CHAPITRE XVII LES ROYAUMES DE FEZ, TLEMGEN ET TUNIS AUX XIIIe ET XIYe SIÈCLES État de l'Afrique du Nord en 1245. — La dynastie des Hafsides. — Abou Zékéria. — El-Mostancer; expédition de Saint-Louis. — Retraite des Français. — Grandeur d'El- Mostancer. — Grandeur et décadence des Hafsides. — Les Abd-el-Ouadites, de Tlemcen, ou Beni-Zian. — Siège de Tlemccn.—Les sultans Mérimides de Fez. . Page 199 CHAPITRE XVIII DÉCADENCE DES ÉTATS ARABES ET BERBÈRES LES PORTUGAIS ET LES ESPAGNOLS Caractère général de l'histoire de l'Afrique mineure. — Revanche des Zianides sur les Mérinides. — Puissance d'Abou-Farès le Hafside. — Révoltes et désordres dans le Moglireb et l'Ifrikia, de 1452 à la fin du XVe siècle. — Succès des Portugais et des Espagnols en Afrique. — En¬ treprises d'Emmanuel de Portugal. — Les Espagnols au XVIe siècle; Ximenès. — Occupation de Mers-el-Kébir (1505). — Prise d'Oran (1509). — Prise de Bougie et de Tripoli. — Incurie du gouvernement espagnol. Page 217 CHAPITRE XIX L'ALGÉRIE SOUS LES BEGL1ERBEYS (1512-1587) Le corsaire Aroudj. — Aroudj à Alger. — Occupation 346 TABLE DES MATIÈRES de Tlemcen; mort d'Aroudj. — Succès et revers de Khair-ed-Din. — Khair-ed-Din à Alger; prise du Penon. — Khair-ed-Din maître de Tunis. — Hassen-Aghà ; expé¬ dition de Charles-Quint. — Hassen-Pacha (1544-1552). — Sala-Reïs. — Hassen-Corso et Tekelerli. —Deuxième gou¬ vernement d'Hassen-Pacha. — Troisième gouvernement d'Hassen-Pacha. — Mohamméd-ben-Sala-Reïs. — Euldj- Ali. — Euldj-Ali, capitaine pacha; Arab-Ahmed, pacha d'Alger. —Ramdan (1574-1577.)—Hassan-Vénéziano (1577- 1580.) — Djafer-Pacha (1580-1582.) -— Ramdan et Iiassan- Yénéziano (1582-1588.) —• Administration des Beglierbeys. — La Taïffe des Reïs. — Les Janissaires. — Les Indigènes. — Rapports avec la France; les Concessions. . Page 237 CHAPITRE XX LES PACHAS TRIENNAUX (1586-1659) Les premiers pachas triennaux. — Difficultés avec la France (1603-1628.)— Sanson Napollon. — Sanson Na-. pollon, gouverneur des Établissements. — Extension de la course; révolte des Coulourlis. —- Youssouf; Sanson Le Page (1634.) — Guerre avec la France (1636-1643.) —Les derniers pachas triennaux (1644-1659.)— Gouvernement des aghas. — Expédition de Beaufort contre Djid- jelli Page 275 CHAPITRE XXI LES DEYS AD XVIIe SIÈCLE Gouvernement des Deys. — Hadj-Mohammed (1671-1681) ; TABLE DES MATIÈRES 347 le P. Le Vacher. — Guerre avec la France.— Expéditions de Duquesne. — Paix avec la France. — Nouvelle guerre avec la France ; déposition d'IIadj-Hussein. — Chaban (1689-1695); guerres avec Tunis et le Maroc. — Hadj- Ahmed (1695-1698.) — Hassan-Chaoucli (1698-1701.) — Hadj-Mustapha (1700-1705.) -— Hassen-Khodja (1705- 1707.) — Mohamed-Bagdach (1707-1710). . . Page 299 CHAPITRE XXII LE DERNIER SIÈCLE DE LA DOMINATION TURQUE État de la Piégence au XVIIIe siècle. —• Ali-Chaoucli (1710-1718.) — Mohammed-ben-IIassan (1718-1724.) — Cur-Abdi (1724-1732.) — Ibrahim (1732-1745.) — Ibrahim- Koutscbouk (1745-1748.) — Mohamed-ben-Beker (1748- 1754.) — Ali-Melmouli (1754-1766.) — Mohamed-ben-Oman (1766) ; reprise de la course. — Guerre avec l'Espagne (1776-1786); mort de Mohamed. — Baba-Hassan (1791- 1798.) — Mustapha (1798-1805.) — Ahmed (1805-1808.) — Ali-er-R'Assal (1808), Hadj-Ali, Mohammed, Omer- Agha. — Omer (1815.) — Ali-Khodja (1818.) — Hussein (1818-1830) Page 313 LIBRAIRIE UNIVERSELLE OUVRAGES DE FONDS POUR L'ÉTUDE DE LA LANGUE ARABE CARTES, PLANS ET OUVRAGES RELATIFS A L'ALGÉRIE ADOLPHE JOURDAN IMPRIMEUR-LIBR AIRE-ÉDITEUR — iULGiit — » IMPRIMERIE TYPOGRAPHIQUE Impressions en tous genres. — Labeurs. —Mémoires, etc. CARTES DE VISITE A LA MINUTE COLLECTIONS DE CARACTÈRES ARABES, GRECS, ETC. IMPRIMERIE LITHOGRAPHIQUE Factures. — Étiquettes. — Mandats. — Actions, etc. ATELIER DE RELIURE Reliures en tous genres. — Cartons de bureau, etc. EXPÉDITIONS DANS TOUTE R'ARGÉRIE EN FRANQE ET A L'ÉTRANGER BERNARD, o. chef d'escadron d'artillerie. Deux Hissions françaises cliez les Touareg, en 1880-81, avec gravures. 1 vol. in-18. 3 fr. KO BEUDANT, administrateur-adjoint de commune mixte. Essai de traduction de morceaux choisis, texte, et traduction. 1 vol. in-12. 3 fr. SO BRESNIER, ancien professeur d'arabe. Chrestomaihie arabe, Lettres, actes et pièces diverses, avec la traduction française, 1 vol. in-8°. 1S fr. Anthologie arabe élémentaire, choix de maximes et de textes variés, 1 vol. in-18. S fr. CADOZ, huissier à Mascara, Alphabet arabe. In-18. KO cent. Civilité musulmane ou Mœurs, coutumes et usages des Arabes. 1 vol. in-18. 1 fr. KO Secrétaire algérien Ou le Secrétaire français-arabe de l'Algérie, contenant des modèles de lettre, etc. 1 vol. in-18. 1 fr. KO DELAPORTE, &, ancien chef du bureau arabe. Guide delà conversation arabe-irançaise avec le mot à mot et la prononciation interlinéaires figurés en carac¬ tères français; 3° édition, 1 vol. in-8°, oblong. T fr. Cours de versions arabes (idiome d'Alger), divisé en deux parties : Fables de Lokman, avec le mot à mot et la prononciation interlinéaires, 1 vol. in-8° K fr. DEPEIbLE, ancien directeur de l'école arabe-française. Méthode de lecture et de prononciation aiabes. 1 fr. Des tableaux de la niélhode de lecture et de pronon¬ ciation arabes. Sept grands tableaux. 3 fr. DUMONT, ancien interprète de 1 etat-major général à Alger. Guide delà lecture des manuscrits arabes. 1 vol. grand in-8° jésus. K fr, F ATA II, directeur d'ccole arabe-française. Syllabaire des exercices de langage de la langue arabe, in-8°. 1 fr. Méthode directe pour l'enseignement de l'arabe parlé, in-8° cartonné. S fr. HOUDAS, et DELPIilN, &. Eecueil de lettres arabes manuscrites. 1 vol. petit in-4', broché. K fr. MOTYL1NSKI (A. do C.), #, A. ||, interprète militaire au M'zab. L,e Djebel Nefousa [ir'asra cVibriden.dclrar n infousen). 1 vol. petit in-4", cartonné. 3 fr. SO Guerrara depuis sa fondation. Biv in-8. S fr. TRUMELET, C. colonel. Bou-Farik, Une gage de l'histoire . nIonisation algérienne. 2e édition. 1 vol. in-18. h. -4 fr. Blida. Récits selon la légende. 2 vol. in-Y^r^ 5 fr. D'Algérie légendaire. 1 vol. in-18. -4 fr. YILLOT, 0. ancien colonel. Mceurs, Coutumes et institutions des Indigènes de l'Algérie. 3e édition. 1 vol. in-18. 3 fr. SO WAHL (Maurice), ||, et MOLINER-VIOLLE, 1.1|, Géographie élémentaire de l'Algérie. 1 vol. in-32, cartonné. 1 fr. Allas de la Géographie. 1 vol. in-8°, oblong. 1 fr- Les deux ouvrages ci-dessus ensemble. I fr. KO WAHL (Maurice), ||, professeur agrégé. Cent lectures, morceaux choisis sur l'Algérie. 1 vol. in-12, cartonné. O fr. 90 ZEYS (E ) 0. $, ||, et MOHAMMED OULD SIDI SAID. Eecueil d'actes judiciaires arabes, avec la traduction française et les notes juridiques. 1 vol. petit in-8°, relié percaline. Y fr. 50 '0vrr/-j