^ Ynj3mÂws&e „ _ '''^Âmujse Yïoiïi ■& d&vdbm : (jdfdjynQ Sda/njze dis, ^AA/mim Pierre EMMANUEL Christ et l'ange Gérard de CHAMPEAUX. . . Apologie pour les girouettes Henri BOSCO.... Chant pastoral d'hiver au Grand Atlas Philippe SOUPAULT Une ville est ressuscitée Claude ROY Hommage à Jules Verne Louis DANIEL La mort de Madame Le Priage Raymond QUENEAU Le veilleur NOTES CONJOINTES par Jean Amrouche, Louis Blanchard, Philippe de Clinchamps, Claude Martin, Gabriel Picabia, . Albert-Marie Schmidt CHRONIQUES Culture et tradition française par Albert-Marie Schmidt Présence de Pierre-Jean Jouve par Jean Amrouche LES LIVRES: La pharisienne de François Mauriac Le testament politique de Richelieu de Frédéric Grimm LE CINEMATOGRAPHE: Films de jeunesse LES ARTS: Plaisir de la peinture LES REVUES ■ Qui donc es-tu ? Quatrain du Vent J'ai ma maison dans le vent sans mémoire, J'ai mon savoir dans le livre du vent. Comme la mer, j'ai dans le vent ma gloire, Comme le vent, j'ai ma fin dans le vent. Lanza del Vasto. Qui donc es-tu, lecteur anonyme ;pour qui chaque mois nous créons un nouveau Quatre Vents ? Nous pouvons nous retourner vers la route déjà faite et peut-être non sans un sentiment d'orgueil : malgré les difficultés, malgré les oppositions, notre revue continue et continuera. Si nous devons remercier ceux qui ont bien voulu nous donner leur aide : jeunes poètes et jeunes écrivains, si nous remercions plus particidièrement M. Anclré Gicle, ceux aussi dont la tâche fut plus modeste, rédacteurs et metteurs en pages, ont droit à notre amitié. Fidèle à son programme Quatre Vents prépare clés numéros spé¬ ciaux clont nous comptons faire cle véritables mises au point ou des panoramas. C'est ainsi, que nous rassemblons les documents pour un numéro spécial sur le cinématographe où nous tenterons cle dégager le passé et l'avènir cle cet art sur le plan général et dans chacun des pays où il s'est développé. Pour bientôt, peut-être pour le prochain numéro, nous voulons établir un Cahier de la poésie française qui réunira les témoignages de chacun cles représentants cle la poésie de langue française. Notre effort sera poursuivi jusqu'à l'extrême, et toi, lecteur in¬ connu apporte-nous ton aide en faisant connaître autour cle toi Qua7 tre Vents, en t'abonnant, en faisant abonner- ceux qui t'entourent. Qui donc es-tu, lecteur anonyme, pour qui et par qui nous fai¬ sons notre métier? QUATRE VENTS 2 CHRIST ET L'ANGE Dieu des crimes secrets, tes yeux de biche sombre que l'oubli lentement abaissant ses longs cils cerne d'une langueur savante, d'une tendre langueur lavande au crépuscule du regret, c'est eux que je poursuis sans fin, eux que j'adore en ce brusque visage émergeant de la nuit l'espace d'un appel vertigineux, l'espace d'un adieu qui déjà se perd en l'absolu O lentes, longues rues que prend en enfilade la rafale de mes visages inconnus ! Je me souviens... Une cité nocturne et lasse toujours la même ville errante au bord du styx : combien de fois m'en suis-je enfui ! c'était l'automne peuplé de gares dans le vent et de départs, la cohue des ailleurs qu'on bouscule, l'angoisse de quitter la matrice antique de la Mort, et larmes ! l'âme à nu en sa plainte transie nostalgie, ô interminable sonnerie à travers la nuit grelottante des banlieues.... O dépaysement essentiel, décor de ruelles à bout de souffle ent--» des bouges de places balançant leurs mâts jans le brouillard de silence aux aguets le cœur battant à rompre de pas précipités par l'écho des parois ! La cité à jamais cimentée sur ses monstres le meurtre y est sans air et nombreux : nul n'entend 3 s'abattre les grands corps massifs dans l'invisible et le couteau s'éteint dans les chairs sans un cri flamme soufflée par l'âme en s'exhalant... O morts derrière moi comme des cartes fatiguées tombées de dos et anonymes à jamais, vous ai-je assez tués pour pouvoir enfin vivre moi que divisent vos miroirs à l'infini moi qu'étouffe un peuple compact d'ombres futures et qui n'en finis pas de me tuer, à mesure que je nais ? Et pourtant je suis las d'être seul, je voudrais que tu cries, ô victime élue... Toujours ce meurtre ouaté de silencieux consentement ! Un jour entendrai-je mon cri dans l'agonie d'un autre de l'Autre ? et que je meure aussi, m'étant quitté! N'être rien, échapper à dieu par Sa mort même... Mais dieu tient par un pan de nuit le meurtrier : ô fuite sous les pluies sinistres, ô poursuite sur les pavés gluants de mémoire et de pas! Je courais, écrasant du talon les visages luttant pour ceinturer le courant, me saisir tout au bout de millions d'années perdues à naître de millions de mois sans substance et fluants : leur flot blafard me suffoquait, ô nage amère les dents serrées. Et nul fanal... La brume au loin pesamment faisait chavirer les maisons noires des étoiles d'eau douce éclaboussaient le sang des lunes dépolies bleuissaient sous les voûtes et des poissons vives fusées de soufre et d'or démasquaient l'au-delà vitreux des devantures puis en ocre et merveilleux vert se dégradaient en l'absinthe des profondeurs O chevelures algues, vous me rythmiez en vos vagues, jusqu'aux plages d'épuisement où s'échouait le songe et je m'éveillais seul, à tâtons. Une allée béait tout contre moi, verticale : j'étais étendu, prêt à basculer, sur la margelle 4 de l'interdit. O puits de soif ! Un faible souffle d'animale ténèbre en sortait : c'était chaud, soyeux comme un frisson de honte avant la faute... Ange de mes bas-fonds! tu grandissais de moi — attentif à la Mort qui me battait les tempes je démêlais l'imperceptible froissement de tes ailes dans l'air aux aguets, et la forme de tes mains sur mon corps de hasard : ton regard je le voyais de tout mon sang, et le silence entre nous était si terrible, qu'un seul cri m'aurait brisé le cœur. Peut-être, un soir béni à force de pécher bassement et de craindre et de miner sans fin de ma course la Nuit, suis-je arrivé à ces confins bornés par l'Ange et me suis-je connu en ce visage ardent beau de colère femme et tendu pour l'offrande — car la Colère est don d'un implacable amour... Ou peut-être, au petit jour gris des insomnies quand le corps est plus vieux et plus las qu'un désert où l'âme comme une eau maigre se fût perdue, l'Ange d'un coup s'est-il planté en mon secret sa pointe réveillant le cœur. Comment pourrais-je arracher de mon sein cette invisible épée l'impalpable si dure en mon sang, la jalouse que le poids clandestin d'un corps (fût-il pesant le temps à peine d'un sanglot sur ma poitrine) enfonce plus avant dans ma mort, plus avant dans le sexe à jamais vierge de mon néant ? Mais mon mal est de le chercher, l'ayant trouvé l'Ange ! de le chasser devant moi comme une ombre de le forcer dans les halliers de mon péché et de guetter l'avènement de son visage sur l'âme à fleur de nuit de mes prostitués pendant l'horreur des lourds orages, quand l'abîme sous les masques distords déchaîne ses pensées. C'est pourquoi j'ai crié de mon sang cette ville- 5 aux' faubourgs noirement étagés sur l'enfer, ceffe ville où ma fuife en avant se referme sur mon passé selon sept cercles délirants sept cercles de terreur de torture de crime de luxure et de ténèbre inassouvie qui tantôt me crispent le cœur jusqu'à l'angoisse et tantôt jusqu'au désespoir l'immensifient : jamais ici les corps n'ont de nuit ni d'aurore ils se sont retranchés des grands cercles du Ciel leur fatigue est sans âge et sans saisons, mais dure à en crever debout aux carrefours. Jésus ! se peut-il que de leur mort même ils soient exclus sans Elle pour les consoler de leur misère sans ce dernier soleil pour la magnifier ? Voici que je me reconnais en cette foule je suC de ces nocturnes boucs d'éternité : l'enfer m'est quotidien autant que Christ Lui-même et le péché, c'est ma prière, à moi damné... Vienne l'aube de la plénière lassitude sur la ville striée des strideurs du réveil et les lointains dominicaux frileux et mornes où le matin hagard a planté ses couteaux! Déjà le ciel d'acier tonne sous les marteaux on carène la nuit dans les bassins de l'aube... L'ennui musicien, sur le clavier des gares prélude à la mélancolie des infinis : les trains, qui font trembler les vitres des banlieues sifflent en traversant les longs tunnels du songe tandis qu'au loin l'alto des rails à l'unisson prolonge, oh jusqu'au soir prolonge la détresse de quelle âme au-delà de son dieu en-allée... Chacun reprend sa Mort où hier il l'a quittée les arbres harassés en titubant se lèvent et les maisons le ventre nu après l'amour se réveillent souillées de jour entre les cuisses : je me sens nu de leur lubrique nudité et ma honte assouvie par la vision de l'Ange reflue en moi qui seul maintenant me contemple 6 sans fin, dans les miroirs sordides du péché... Christ alors apparaît au détour de ma vie un Christ à tout mon mal divinement pareil pareil à l'Ange ténébreux, qui n'est si tendre que de Lui ressembler en Enfer! Je Le sens si près de moi que mon Ombre éternelle tremble il est seul à la place exacte où fut mon corps et dans Ses mains un peu de terre un peu de Mort Soupèse, ô jeune Christ! la cendre de Sodome. Pierre EMMANUEL. Apologie pour les girouettes Temps, vent, femme, fortune Tournent et changent comme lune. Ainsi, en une plaisante maxime, les artisans du dix-huitième siècle résumaient sur la fragilité d'une assiette de faïence les résultats de l'expé¬ rience humaine. Ils notaient l'éternel cycle, la sempiternelle roue du mon¬ de sublunaire. En souriant, — faisaient-ils pas mieux que de se plaindre ! —, ils constataient la fuidité de toutes choses et la faiblesse des humaines créatures. Pourquoi n'a-t-on pas usé de la même badine indulgence pour les personnes aux opinions changeantes, celles que l'on a surnommées des gi¬ rouettes ? Pourquoi a-t-il fallu qu'une allusion péjorative soit jointe à ce sobriquet ? Un blâme, même bénin, est-il mérité P et a-t-il une base juste ? Il ne le semble pas; cela, d'autant moins que la comparaison serait plus exacte. Car, pourquoi négliger qu'une girouette comporte fatalement un axe immuable, et qu'elle sous-entend aussi un socle fixe ? Ce sont ces accessoires essentiels qui rendent sa mobilité sensible. C'est être vraiment bien superficiel et naïf de n'avoir voulu considé¬ rer que la partie mouvante, celle qui' joue au gré des vents. Au milieu d'un monde sans cesse agité, aux traditions de plus en plus bouleversées, est-il si critiquable de savoir aussitôt s'adapter ? Surtout, si on le fait en n'abandonnant pas le contact d'un repère in¬ variable, en gardant sans cesse intact le sens de l'orientation vraie ? ★ En touchant à ces pensées, la girouette devient l'illustration d'une sentence profonde d'un politique philosophe, l'anglais François Bacon ; « L'on ne commande à la nature qu'en obéissant à ses lois. » Ici, l'on se prend à se demander s'il n'y a pas dans la girouette, — 8 contrairement à l'évocation habituelle, — l'un des plus hauts symboles à proposer à l'intelligence des hommes. La plaque de métal, qui sans cesse s'accorde aux circonstances, fut-ce en leur tournant le dos, mais ne quitte jamais son axe, permet de savoir toujours exactement où l'on en est. Elle annonce de façon précise d'où vien¬ nent les vents. Elle aide à prévoir ce qu'ils apporteront. L'adaptation, l'organisation deviennent possibles. Que l'on songe à la manche à air et à l'avion réduit, pivotants, qui, sur les champs d'aviation, sont des guides nécessaires pour indiquer les ma¬ nœuvres d'un bon atterrissage. ¥ La girouette est symbole de connaissance et de sagesse. Très normalement, et légitimement, elle a culminé au sommet des clochers. Elle fut un emblème pour ceux qui cherchaient à s'affranchir des fluctuations quotidiennes et voulaient marcher vers l'évasion, vers la libé¬ ration. Elle leur signifiait la nécessité d'un axe auquel se rattacher. Elle possédait son centre au milieu des points de repères terrestres; elle évoquait l'image de celui qui, en toutes circonstances, peut et sait s'orienter. Elle donnait souvenance du point central divin, origine du principe re¬ ligieux invariable. Elle a pu ainsi devenir un attribut du pouvoir politique en un temps où on lui reconnaissait une origine théocratique. Peut-être ne faut-il pas chercher ailleurs pourquoi et comment le pre¬ mier ancêtre des instruments de prédiction du temps fut longtemps un emblème de noblesse. ElJe appartenait en propre à ceux qui devaient sa¬ voir, et avaient la charge de diriger et de commander. N'est-il pas séduisant de proposer cette explication ? II serait agréa¬ ble de s'y rallier. Plus simplement cependant, la vérité apparaît de penser que le droit à la girouette n'était qu'un rappel plus ou moins magique au haut du clo¬ cher ou sur les tours du château, du gonfanon du seigneur ecclésiastique ou du pennon de la lance du chevalier partant en campagne... Quoiqu'il en soit de l'origine de l'ancienne marque de noblesse, il faut noter qu'elle superpose la croix fixe de l'orientation terrestre, à la rose de tous les vents. Ainsi, dans la girouette, se mêlent le fixe et le mouvant; et, les mou¬ vements transitoires de l'espace se repèrent à la permanence d'une forme durable. 9 En un point précis se marient les notions d'un espace mouvant et d'un temps permanent. Ne disions-nous pas justement qu'il est difficile d'imaginer symbole à la fois plus simple et plus ample ? C'est avec une lourde ignorance ou une pleine inconscience, que le vulgaire et le profane ont voulu, par la girouette, faire allusion au désor¬ dre et à l'indécision. 20-3-1940. Gérard de CHAMPEAUX, c 10 Chant pastoral d'hiver au Grand Atl En hommage à Jean Amrouche. Nous sommes descendus depuis hier dans la plaine. La neige couvre les refuges d'Iferouane et d'Ourmenzei. Les grands plats fument sous les tentes. Déjà la glace monte aux bouches des fontaines. Partout on entend la descente des bêtes par milliers qui se mettent au chaud. L'amande, Je raisin, le miel tiède et la menthe sont doux au chevrier qui descend des plateaux... ★ J'ai pris de la farine et fait le pain d'hiver, La broussaille a flambé entre les pierres bleues sur la montagne d'Immouzer... Le vent de nuit souffle dans les solitudes. A dix mille lieues de la terre, dans les étoiles, l'immense hiver doit être rude aux grandes tentes pastorales qui campent en plein vent... Ici dans le vallon où s'abritent les crèches il neige, il neige doucement depuis ce matin. 11 Les maisons fument sous le mauvais temps, demain toute la montagne sera blanche. * Douces dunes sables d'hiver cette nuit au vent du désert quels pâtres marchent dans la lune ? Sous la tente pleure la flûte, j'attendais sa mélancolie... Ai-je été, ô voix abolies, profondément ce que vous fûtes P... Devant mon Orient nocturne ont soulevé un pan de toile deux grandes femmes taciturnes, leurs mains trempaient dans les étoiles... Si chaque nuit l'hiver regagne sur nos coeurs un peu de terrain, quand reverrons-nous notre pain fumer au creux de la montagne ? ★ Le temps fraîchit, la neige pointe sur les crêtes d'Iferouane, solitudes d'hiver pures, inviolables... Quelquefois le troupeau pousse une plainte Et l'on entend passer les ânes des villageois inquiets qui rentrent au village. Car les bêtés déjà demandent les étables La litière tiède et le toit de paille... Mais nous, nous partirons pour l'éternel voyage, puisque tel est le lot de notre destinée, Vagabonds de la nuit, exilés inlassables, et nous déplacerons nos tentes vers les sables mélancoliquement au plus noir de l'année... 12 Où est l'absent ? le vent exile les nuages... Voici la source et le figuier. Les troupeaux de l'hiver commencent à brouter l'herbe courte des plus antiques pâturages. L'étoile, la colline et la tente de laine ne me consolent pas... Les chiens des vieux bergers d'Izakarène, grands aboyeurs des nuits d'hiver, suivent mes pas aux pistes de ma peine... Je veux aller plus loin, m'enfoncer dans l'absense, n'avoir pour compagnon en campant au désert que le silence, et je marcherai seul des sables à la mer... C'est une tâche immense. Henri BOSCO. c * 13 Une ville est réssoscitée Un champ. Quel beau mot que ce mot et qui pour l'oreille est le même- que le mot chant j Et je l'aime traduit field ou feld. Un champ au bord, d'une route, un champ au pied d'une montagne. Un champ de chardons,, de très hauts chardons, hauts comme des arbustes, hauts comme des en¬ fants de dix ans, des chardons qui sont secs et morts, morts et qui piquent encore, qui griffent, qui accrochent, qui retiennent, qui font mal, qui ne- savent que faire mal et qui poussent partout dans tous les coins, sans qu'on ait besoin de s'occuper d'eux, qui prospèrent et qui gagnent du terrain.. Un champ de chardons hauts comme des enfants et qui s'emparent de ruines sèches comme les chardons, des ruines au milieu d'un champ et rongées par les chardons et par le vent et par la pluie et le soleil et par l'ombre et par le temps. Je m'arrêtais. Il y avait près des ruines un tronc de palmier semblable à un tuyau de poêle et .au sommet le bec d'une cigo¬ gne sortant d'un nid aussi gros qu'une citrouille. Le bec de la cigogne était une girouette. La cigogne était un point d'interrogation. On se demandait ce qu'elle était venue faire là. On n'obtenait jamais de réponse. Un champ. Puis un nègre. J'aime beaucoup les nègres. Je sais qu'ils ont toute- sorte de défauts, mais ce ne sont pas ceux des blancs. Et, en outre, ils ont des qualités si singulières qu'on est toujours agréablement surpris de rencontrer dans ces hommes qui sont comme des ombres vivantes, indé¬ pendantes, agitées, souriantes, frissonnantes, des ombres des hommes. Un nègre vêtu de blanc, de haillons blancs, un nègre maigre, long, aux bras plus longs encore d'où pendaient des mains, des doigts, des ongles com¬ me une grappe. Un nègre armé d'un bâton maigre se leva au-dessus des chardons avec le calme des fantômes et la soudaineté d'une flamme. — je suis le guide, me dit-il, après s'être approché de nous et nous avoir fait un superbe mais correct salut militaire. Guide d'un champ de chardons, guide d'une forêt de chardons, d'une- forêt pour nains, d'une jungle pour insectes. Un métier auquel je n'avais, pas encore songé, même depuis que je suis chômeur. — Atfends, reprit-il. Assieds-toi. je vais chercher les clefs. Bêtement comme lorsqu'il fait très chaud, paresseusement comme à 14 d'heure de la sieste, facilement comme lorsqu'on est amusé par un nègre, je pensais : naturellement la clef des champs. Et je ricanais. Nous obéi- mes et nous nous assîmes sur une pierre qu'il nous avait désignée. Cette pierre était le torse d'une statue de je ne sais quel haut fonctionnaire romain. Le guide revint armé d'une paire d'énormes clefs, de clefs à l'échelle du guide. — En avant, commanda-t-il. Et il nous conduisit à travers les chardons et les pierres jusqu'à un trou. Et d'un doigt long comme un crayon il nous indiqua au fond de ce trou une porte. Armé de ses clefs, mais davantage de son sourire, il nous obligea à descendre les premiers. Puis avec beaucoup de peine, avec tant de peine que je soupçonnais le guide de jouer une comédie, celle qui prépare la con¬ clusion du pourboire, il ouvrit la porte d'une maison. Une maison. Une maison souterraine. Une maison qui attend ses maî¬ tres depuis un peu moins de deux mille ans. J'étais dans le vestibule, j'aper¬ cevais un patio dont les colonnes supportaient un grand dôme de ciel lourd, bleu, presque trop bleu. Le soleil était dans la maison souterraine. C'était la magie du soleil sous la terre, fécondation, métamorphose,. C'était la vie. C'était la vie qui pénétrait sous terre. C'était la vie qui abo¬ lissait ces deux mille années. C'était la vie simplement, chaudement, mys¬ térieusement, puissamment. Il n'y avait pas de fantômes mais des êtres vivants qui venaient de partir il y a deux mille ans mais qu'on attendait d'un instant à l'autre. Et cette maison souterraine, pleine de soleil et de vie, de poussières, de soleil et de vie (pas de souvenirs mais de présences ■ attendues et souhaitées) ne ressemblait pas à une de ces ruines que l'on rencontre et que l'on visite sur toute la surface de la terre ni à celles que l'on est en train de fabriquer en série dans le monde entier. Ce n'était pas des ruines mais des maisons à louer, des maisons qu'un guide nègre nous faisait visiter avec le même entrain qu'un agent de location. Nous étions persuadés ou presque que le propriétaire vêtu d'une toge allait paraître et nous préciserait le plus aimablement du monde les différentes clauses du bail. Et le nègre, l'ombre qui conduisait à travers le temps qui n'était ni le présent ni le passé et encore moins l'avenir nous regardait en souriant. Il nous regardait parce que nous regardions, que nous admirions et que nous attendions et que nous avions envie de rester, de louer, de signer un bail, il souriait parce que nous avions rencontré la vie sous la. terre, la vie con¬ servée, alimentée, couvée par la terre loin des regards qui usent plus qu'on ne le croit, loin des mains, des pioches, des bêches, des convoitises, des animaux, des maçons, des bâtisseurs, des conservateurs, des directeurs •de musées, des directeurs des beaux-arts et des antiquités réunis. 15 Le guide nous conduisit vers d'autres trous, vers d'autres maisons- Toute une ville souterraine attend, attend quoi ? C'est Bulla Régia, une ville dont on connaît le nom mais dont on ignore le reste. Et ce n'est pas. moi qui vous renseignerai. J'avais un sommeil terrible. Le vin, la chaleur, la visite de-maisons, la rencontre de la vie sous terre, le soleil. J'accuse tous ces facteurs. J'avais un sommeil et une envie de dormir (ce qui n'est pas la même chose), une. envie de dormir et un sommeil que je ne veux pas qualifier et vous com¬ prenez bien pourquoi. Dès que je le pus, je m'endormis sous la tente, car nous campions sous des eucalyptus dans les faubourgs extérieurs de la ville souterraine. Je. m'endormis... ... Grouille-toi. petit père. ... Minute, mon ami. Je prends ma pioche et je te suis. ... Vous êtes prêts, vous autres ? ... Prêts. ... En avant. Il y avait devant moi des équipes qui se dirigeaient vers la ville. Tous, des types jeunes, armés de pioches, de pelles, poussant des brouettes, gui¬ dant des charrettes. Il y avait cinq cents jeunes gens au moins (je ne les ai pas comptés). Il y avait des jeunes gens qui venaient avec d'autres jeu¬ nes gens. Il en sortait de partout. Il y avait des équipes de jeunes gens. Ils se mirent à piocher, à creuser, à retirer des pierres, à arracher des pier¬ res, à soulever la terre. Us s'attaquaient aux chardons, aux ruines. Ils chantaient. Deux d'entre eux passèrent près de moi. Ils chantaient. — Tais-toi, tu vas réveiller ce vieux type endormi. — Il ronfle. II dort. Il ne sait pas qu'il ne faut pas dormir.. — Tais-toi. Quand il se réveillera... Tu t'imagines sa tête quand il regardera autour de lui. Il y avait d'autres jeunes gens qui arrivaient. Il y avait des renforts de bêches, de pioches, de brouettes, des renforts de jeunes, gens. Il y en avait qui arrivaient par la route, qui descendaient des flancs de la mon¬ tagne où ils avaient installé leur campement. C'étaient des fourmis, des grosses fourmis vêtues de bleu avec des pelles et des bêches et des pioches et des pics et des brouettes et cjes charrettes et des caisses de dynamite. Je crus que je m'éveillais. Et comme un vieux garde champêtre je surveil¬ lais les allées et venues, et comme un vieux bourgeois, les mains derrière * le dos, je regardais tous ces jeunes gens qui creusaient et piochaient et soulevaient la terre et la poussière. Comme les hommes qui n'ont rien à faire, je fis une petite promenade et je me dirigeais vers lès baraques qu'ils avaient construites. Il y avait cent baraques au moins (je ne tes ai! pas: comptées). Il y: 16 avait la cuisine. Il y avait l'hôpital. Il y avait l'infirmerie (il y avait le peloton des sanitaires qui chassaient les moustiques, bouchaient les fla¬ ques d'eau, distribuaient de la quinine). Il y avait là toute une organi¬ sation. Il y avait même un type qui ne faisait rien. Le vieux curieux qui pose des questions (c'était moi) s'approcha. — Qu'est-ce que vous faites ici ? — Nous ressuscitons une ville, me dit simplement l'homme qui ne faisait rien. — Vous faites des fouilles. — Si vous voulez. Si vous préférez. — Bulla Régia ? — Une ville. Nous ressuscitons une ville. Elle était enterrée, oubliée, perdue. On ne savait plus que son nom. Et nous sommes venus d'un peu partout pour dégager, déblayer, éclaircir, fouiller, creuser, pour agir, pour ressusciter. Nous sommes quelques-uns qui voulons donner un exemple. On démolit beaucoup de villes, nous voulons en faire surgir une, la faire re¬ naître de la terre. — Symbole. — Pas du tout. Nous n'avons pas de ciment, pas de clous, pas de fer, pas de poutrelles pour construire. Il y a un temps pour tout. Mais nous voulons quand même faire revivre parce que nous avons du sang, des mus¬ cles, parce que nous respirons et que nous voulons. Cette ville était per¬ due et nous l'avons retrouvée. Elle est un vestige et nous voulons qu'elle soit. Nous sommes venus dans le champ et nous avons dressé nos tentes et monté nos baraques. Nous avons apporté nos outils et maintenant nous ne quitterons pas ce lieu avant de l'avoir transformé. Assez parlé. Assez dormi. Voulez-vous une bêche P... Je m'éveillais. Il était temps. Devant moi un champ de chardons s'étendait à perte de vue. J'entendais le chant des grenouilles et des gril¬ lons et d'autres insectes dont je ne connais pas le nom qui commençait avec la nuit. Pas un homme, pas un jeune. Il n'y avait qu'un champ de chardons et des pierres qui tombaient en poussière et la nuit, lourde com¬ me la terre, qui tombait lentement sur ce qùi fut Bulla Régia. Philippe SOUPAULT. 17 Hommage à Jules VERNE Nos souvenirs ont parcouru Vingt mille lieues sous les mers Frôlant les vaisseaux disparus Les noyés aux lèvres amères Bille d'agathe bille d'acier Plumier chinois réglisse zan Cartables noirs et tablier Porte-plume à vue du Mont-Blanc Livre d'étrenne rouge et or Qu'il est loin qu'il est loin ce temps Et la Bégum et tout son or Ne te le rendront pas pourtant J'ai perdu la trace aujourd'hui Des trois anglais au Pôle Nord Les jours s'en vont les ans ont fui Les grands aventuriers sont morts Les capitaines de quinze ans En ont quatre-vingt bien sonnés Les flots qui s'en vont moutonnant Emportent épaves les années Je cherche au centre de la terre Les deux explorateurs errants Comme eux je vais je viens et j'erre Enfant du capitaine Grant 18 LA MORT de Madame Le Priage Aussi longtemps qu'ils la connurent, Madame Le Priage représenta pour ses petits-enfants l'image immuable de la sorcière de la forêt. A leur naissance elle était déjà une petite vieille ridée, frtippée, peu solide sur ses jambes et sourde depuis beau temps, mais lorsqu'elle mou¬ rut vingt ans plus tard, il ne leur semblait pas qu'elle eut jamais vieilli car ses beaux cheveux étaient toujours aussi noirs et son esprit aussi mordant qu'autrefois. C'était un personnage hors du temps qui ne les eût pas étonnés en leur parlant de Louis XVIII. Ils n'imaginaient pas qu'elle dût jamais mourir. Les enfants n'aimaient pas beaucoup cette grand'mère. Elle parlait haut, jugeait de tout, rabrouait une mère qu'ils adoraient. Pire, elle trai¬ tait avec une condescendance ironique des oeuvres d'un père qu'ils admi¬ raient et tenaient pour un des maîtres du monde parce qu'ils voyaient par¬ fois son nom dans les journaux. Pourtant, pendant toute leur enfance ils allèrent chez elle, chaque dimanche y chercher un sucre d'orge, et le pre¬ mier de l'an lui porter un sac de marrons glacés. Ne se souciant pas de vivre à Paris, disait-elle, elle habitait Saint- Louis-en-l'lle, dans un petit entresol bas et sombre du quai d'Orléans, mais qui s'ouvrait sur la Seine et l'île de la Cité. Tous les souvenirs et tous les âges de la jeunesse de Philippe sont marqués p.ar les bornes de ces promenades hebdomadaires dans I'Ile Saint- Louis. Beaux dimanches matin tout faits de liberté et d'insouciance ! Il courait presque en partant de chez lui. Les garçons de son âge courent toujours, .avides d'un peu de vie à apprendre, d'expériences nou¬ velles à subir. Pourtant lorsqu'il avait dépassé le pont de la Cité, et qu'il avait ache¬ té son bouquet au marché aux fleurs, il lui arrivait de ralentir en longeant les quais, et presque malgré lui, de prendre quelque plaisir à flâner. La 21 douce lumière du soleil parisien, la grise couleur des vieilles maisons sous- ia grisaille du ciel, cette Seine sale autant que large et le peu d'envie qu'il avait de laisser tout cela pour voir sa grand'mère le poussaient souvent à s'accouder au parapet d'un pont pour regarder quelque temps couler l'eau si lente du fleuve. Il y a peu de jeunes gens accoudés au parapet des ponts, hormis, ceux auxquels d'ardentes fièvres et beaucoup d'exigences donnent le goût amer du suicide qu'ils ne commettent pas, et ceux qui, plus sagement, cher¬ chent un coin d'eau dormante et crachent, pour voir, de la source in¬ fime de leur crachat, naître des cercles qui vont s'agrandissant jusqu'à, se perdre à l'infini comme leurs espoirs. ★ Madame Le Priage était toujours assise auprès de la croisée. L'en¬ tresol s'ouvrait sur un monde à part : arbres, oiseaux, bateaux qui des¬ cendent le fleuve, et tout au fond l'abside ventrue de Notre-Dame qui sem¬ ble reposer sur l'eau. On ne voyait de sa fenêtre ni rues, ni voitures et les maisons mêmes de l'autre côté de la Seine paraissaient aussi lointaines et aussi inaccessibles qu'un village, proche sans doute, mais situé au delà d'une frontière. Les trois pièces basses de l'entresol étaient encombrées des meubles, et des bibelots orientaux qui avaient orné les résidences de Monsieur Le? Priage au cours de sa carrière coloniale et qu'il avait bien fallu entasser dans ces trois pièces minuscules, la grand'mère refusant absolument de se. séparer du moindre souvenir. L'appartement faisait aux enfants l'effet d'un mystérieux bazar chi¬ nois rempli de trésors, mais les plus petits avaient peur de voir apparaître- dans l'ombre quelques silencieux mandarins qui les conduiraient aux sup¬ plices. Il y avait toujours du monde chez Madame Le Priage. Absolument sourde, elle tenait salon avec une autorité extraordinaire. Issue d'une bour¬ geoisie de province riche et voltairienne, elle avait épousé l'homme ado¬ rable et faible qui la rendit pauvre en deux ans et mourut loin d'elle. Elle n'avait jamais eu pour lui un mot de reproche. Elle connaissait énormément de choses, avait tout lu. Elle parlait beaucoup et ne laissait jamais la conversation des autres durer assez long¬ temps pour s'égarer sur un sujet que, n'ayant pu choisir, elle ne pouvait entendre. Au moindre « .a parte » elle s'agitait sur son fauteuil, et tendant l'énorme cornet qu'elle appliquait .à son oreille elle demandait aussitôt des explications. Aussi ses petits-enfants, enfants cruels, s'amusaient-ils, parlant en- 22 tre eux et se moquant d'elle, à la regarder avec un sourire, comme s'ils répondaient à ses questions. ★ Les parents de Philippe, penchés sur la jeunesse de leurs enfants, cherchaient à favoriser leurs moindres aspirations, qui ne fussent pas évi¬ demment mauvaises. Ils voulaient avant tout ne pas porter obstacle à cette personnalité naissante en chacun dseux qu'ils cherchaient à développer et à orienter. Cette sollicitude permettait aux enfants qui l'avaient instinc¬ tivement devinée, d'obtenir bien des choses en présentant le moindre ca¬ price comme une aspiration. Telle est la feuille d'un tremble, bien frêle peut-être, à l'extrémité d'une branche, mais dont le frémissement donne la vie et sa grandeur à l'arbre tout entier. La grand'mère, au contraire, avait quelques principes d'éducation so¬ lides et simples et tançait vertement la jeunesse : les filles pefites ne de¬ vaient pas porter de chaussettes courtes, et grandes lire Musset; les gar¬ çons ne devaient pas sortir sans chapeau, mais c'était par contre une ques¬ tion d'honneur que de faire leur préparation militaire et quelques frasques. Ses pefits-enfants trouvaient cela étroit et puéril, et comme ils n'aimaient pas à être rabroués, ils n'aimaient pas la vieille femme. IIs avaient décrété qu'elle n'était pas intelligente, et qu'elle ne pouvait apporter aucun ensei¬ gnement à leurs curiosités d'adolescents. Aussi, à mesure qu'ils grandissaient, avaient-ils mis délibérément de côté cette grand'mère et trouvaient-ils chaque semaine mille prétextes pour ne pas aller faire leur promenade dominicale au quai d'Orléans. Philippe qui avait moins conscience de lui-même, et qui trouvait une certaine joie aux longues flâneries du bord de la Seine, continuait cepen¬ dant, d'espace en espace, à aller voir la vieille femme. Le salon chinois était d'ailleurs devenu solitaire. Les visiteurs étaient plus rares. Philippe së souvient de la réponse d'une femme de chambre restée près d'elle plus longtemps que les autres, auprès de qui il s'en étonnait : « C'est bien fait, dit-elle, elle est trop méchante avec les gens, il faut être aimable au moins quand on est vieux et qu'on n'intéresse plus personne, si on veut avoir de la compagnie ». La grand'mère restait assise auprès de la fenêtre, avec ses canaris à ses pieds, un livre ouvert, sur ses genoux et les yeux perdus au fil de l'eau de Seine des heures durant. . Ejlle accueillait Philippe froidement, lui fai¬ sait remarquer que ses ongles étaient sales, ou que le nœud de son soulier était défait, puis elle lui tendait une revue littéraire en disant avec un petit rire sec et satisfait ; « Lis ça, c'est très bien, évidemment on y atta¬ que beaucoup ton père... ». Il la croyait méchante alors. 23 Souvent, elle lui demandait des nouvelles de ses frères, avec inquié¬ tude, de Jacques surtout qui ressemblait à l'un de ses fils mort et qui avait, le premier, décidé de ne plus perdre son temps au quai d'Orléans. Mais si Philippe ajoutait : « Je lui dirai de passer te voir un jour », elle se ressaisissait aussitôt et répondait glaciale : « Je ne quémande pas de vi¬ site ». Des filles elle ne parlait jamais, elle ne pouvait les supporter, même les plus fidèles à lui tenir compagnie. Elle n'aimait que les hommes, bien qu'elle n'eut jamais eu de chance avec eux. Un matin d'été un peu plus lourd que les autres, pour la première fois, depuis vingt ans qu'il venait à Saint-Louis-en-i'I le le dimanche, Phi¬ lippe trouva le fauteuil vide auprès de la fenêtre qui donnait sur la Seine; le principal personnage manquait à ce décor que depuis son enfance il ap¬ pelait « le portrait de famille accroché au mur du quai d'Orléans ». Il frappa à la porte de la chambre, puis entra, son appel restant sans ré¬ ponse. Madame Le Priage était couchée d.ans son lit, ses longs cheveux tou¬ jours noirs répandus autour d'elle. Son corps, qui n'était plus caché sous d'amples robes, semblait un squelette recroquevillé et tordu dont les join¬ tures faisaient saillie sous le drap mince. Elle semblait assoupie. Au bout de quelques instants, elle s'agita un peu puis elle ouvrit les yeux et regarda fixement Philippe. Il crut, tant son regard était lointain, qu'elle ne 'le reconnaissait pas, mais peu à peu ses yeux se remplirent de larmes qu'elle essaya aussitôt de cacher par une grimace, puis elle dit : « V.a-t-en, je ne dois pas être belle ». Elle parlait en zézeyant, ne portant plus le râtelier qu'elle n'ôtait ja¬ mais. IJ alla chercher le médecin. Celui-ci parla de paraplégie en flexion, d'immobilité définitive, de risque de congestion et ajouta qu'elle ne se relèverait pas. Philippe demanda : « Combien de temps cela peut-il durer ? » Le mé¬ decin le regarda avec reproche. Bien qu'il la sût sourde, il s'indignait de la tranquillité avec Laquelle Philippe avait parlé tout haut. Mais lui, main¬ tenant que l'image familière de toute son enfance s'était brusquement dé¬ chirée, n'av.ait qu'une hâte, celle de voir cette image disparaître totale¬ ment il ne faut pas laisser un vase familier, soudain brisé, à sa place d'honneur sur une colonne. Philippe, d'ailleurs, n'aimait pas tant sa grand' mère, que les flâneries, les promenades qui le ramenaient toujours devant ce même tableau : au premier plan, un peu mystérieux, les bibelots orien¬ taux ternis par l'ombre, une vieille femme lisant .auprès de la fenêtre, le 24 canari jaune et triste à ses pieds et puis plus loin la Seine un peu salie ou défilaient à intervalles réguliers les péniches remplies de sable. Si le tableau disparaissait, les flâneries devenaient sans but, il faudrait trouver autre chose. Les transitions sont toujours pesantes. Il valait mieux en finir vite... D'ailleurs le corps mourant de la vieille femme dégageait dans la chambre une intolérable odeur de pestilence. Mais le médecin haussa les épaules : « Cela peut durer quarante-huit heures ou durer trois mois, dit-il, elle a une telle vitalité... Il faudra une garde de jour et de nuit ». Philippe ne put s'empêcher de faire le calcul; à deux cents francs par jour, cela représentait une petite fortune. Il retourna auprès de la vieille femme; au prix de grands efforts elle avait rassemblé ses cheveux, mais ses jambes tordues s'étaient figées pour toujours. Comme elle avait gardé, malgré ses quatre-vingt-dix ans, une vue parfaite, il écrivit sur une feuille de papier qu'il lui fit lire de ne pas s'inquiéter, que l'on allait la soigner et qu'elle aurait une garde. Cela ne lui fit pas plaisir ; « J'ai horreur, dit-elle, d'être espionnée, tâche au moins qu'elle soit polie ou je ne la garderai pas ». Quelle importance cela pouvait-il avoir maintenant qu'elle soit polie,, pensa Philippe. ★ 1,1 écrivit à tous les membres de la famille, mais pour une date d'échéance aussi hypothétique on ne pouvait interrompre des projets de vacances, et seul vint son frère à elle, un vieux prêtre auquel elle en avait toujours voulu d'avoir, par son sacerdoce, éteint le nom de sa famille. Dans un Paris vide et sans plaisir, Philippe trouva aisément le temps de venir chaque jour la voir. Peut-être, dans la solitude où il se trouvait eut-il pitié de sa solitude et éprouva-t-il une certaine curiosité admirative pour cette lucidité merveilleuse qui persistait chez la gr.and'mère. Elle, de son côté, avait un peu perdu avec lui cette morgue qu'elle avait toujours eue. Un traité d'amitié se scellait au bord de l'abîme. Il semblait qu'au jour de mourir elle ne voulût pas être seule. Elle1 qui ne croyait pas en Dieu, éprouvait cependant le désir, à l'agonie, ..que son nom du jour au lendemain, ne s'efface pas complètement du cœur du monde. La mort lui paraîtrait moins dure s'il se trouvait quelqu'un auprès d'elle pour recueil¬ lir cet héritage de vie, le dernier souffle respiré aux lèvres sèches par des lèvres plus fraîches. La vieille femme, un jour qu'il arrivait tenant des violettes de Parme à la main, le regarda avec une tendresse qui s'exprimait pour la première fois. 25 — « Ton grand-père m'apportait toujours de. ces fleurs lorsqu'il avait quelque méfait à se faire pardonner, lui dit-elle, as-tu joué et perdu, ren¬ contré sur ton chemin quelque jolie femme ! » Sa tête seule apparaissait hors du drap- qui se vallonnait sous les sail¬ lies des jointures chaque jour plus squelettiques. Mais cette tête, aux longs cheveux noirs, aux yeux toujours brillants, hallucinante, était remplie de vie. La grand'mère continuait à s'occuper de tout. Elle avait fait installer par son petit-fils, en cachette de la garde, un système optique de miroirs qui lui permettait de surveiller l'appartement. — « La garde me vole du sucre, disait-elle, mais si je ne puis plus faire autre chose, je me venge d'elle en lui tirant la langue pendant qu'el¬ le a le dos tourné. » Un jour, Philippe la trouva seule, très agitée. — « J'ai vu la garde fouiller dans mes papiers, dit-elle, elle croyait que je dormais... elle voulait sûrement voler mon argent... j'ai eu de l'ar¬ gent autrefois... mais je n'en ai plus depuis longtemps... je l'ai appelée voleuse... et comme elle ne savait pas comment j'avais pu l'apercevoir... elle m'a traitée de vieille sorcière... je lui fais peur, tu sais... elle est partie faire ses bagages... » Il y avait de quoi avoir peur, dans l'ombre de cette pièce, ce drap qui ressemblait à un linceul, cette voix grêle, cassée, cette vieille femme mourante qui surveillait sa garde, et qui, sourde, s'entendait traiter de vieille sorcière. Quelque chose d'irréel planait sur tout cela. Philippe savait la garde honnête. Il fallut la mettre au courant du système optique pour qu'elle acceptât de rester. La dernière journée, celle du lendemain, reste dans l'esprit de Philip¬ pe comme marquée d'épouvante. C'était une de ces journées d'août à Pa¬ ris, sans aucun vent, où l'air est fait d'une poussière lourde et immobile qui dessèche et salit. L'eau de Seine, et les murs gris des maisons de Saint-Louis-en-l'lle semblaient jaunis plus que dorés par les rayons trop durs du soleil, les feuilles des arbres se desséchaient, la vie elle-même était pesante. Le matin de bonne' heure, lorsque Philippe arriva chez la grand'mère, elle semblait morte, elle n'était qu'assoupie, les yeux ouverts complète¬ ment révulsés. Du regard, il questionna la garde, elle haussa les épaules : « Elle vit, mais il n'y a plus qu'à attendre, dit-elle, quand j'essaye de la bouger un peu pour la soigner, elle hurle comme une folle. A cause de l'im¬ mobilité, des escarres grosses comme le point se sont creusées. Elle a beau¬ coup souffert cette nuit ». Avec regret, Philippe se sentit lié à ce spectacle de la mort, que sa jeunesse s'était juré de fuir. 26 Des heures durant, il vécut la lutte de ce corps qui pourrissait et de l'esprit qui voulait vivre. Au début de toute cette souffrance, il ne connut que l'odeur intolérable qu'elle répandait dans la pièce. Par un simple instinct de défense, il tira de sa poche une cigarette. Un peu honteux, il la rentrait sans l'allumer lorsque la vieille femme, qu'il croyait endormie, lui fit signe d'approcher, et marmotta entre ses lèvres d'agonisante dégarnies de leur râtelier : « Fume, fume donc... cela fait gar¬ çon... j'aime bien les hommes... je n'ai jamais aimé les filles... c'est tou¬ jours bête les filles... » Philippe eut voulu fuir. Il avait peur des sortilèges de la sorcière. Mais elle retomba dans sa torpeur. Par moment, il l'entendait mur¬ murer des bribes de phrases, elle semblait revivre toute sa vie et, au mo¬ ment de la quitter, elle rappelait, tantôt saine, tantôt délirante, toutes ses rancunes, tout son orgueil, mais aussi une tendresse et une inquiétude que Philippe n'avait jamais, soupçonnées sous ce masque glacial et tyranni- que. Philippe recueillait la plainte humaine qui s'exhalait. Le délire à cha¬ que instant étouffait un peu plus la vérité. Il sortit un instant de la piè¬ ce pendant que la garde donnait des soins; le front collé sur la vitre brû¬ lante, il regardait fixement la Seine, essayant de ne pas entendre les cris de sa grand'mère. Mais il pouvait s'empêcher d'être ému. En rentrant, il s'agenouilla près d'elle. Ses yeux fixes semblaient ne pas le voir; la dou¬ leur trop forte provoquée par les soins avait troublé son esprit. Il posa sa main sur cette tête lasse, et la vieille parla : « Cette affreuse garde veut me tuer, dit-elle, il ne faut pas m'abandonner... Il faut m'aider à me dé¬ fendre... » Puis elle le fixa longuement au travers de ses yeux qui maintenant paraissaient troubles et questionna : — « C'est toi, Jacques ? » Elle prenait Philippe pour son frère. Il acquiesça pourtant. Les yeux mourants s'embuèrent de larmes : — « Je t'attendais tu sais... il y a quatre ans que je t'attends; c'est mal de ne pas être venu... tu es celui que j'aime le mieux... et tu n'as même pas écrit à ta vieille grand'mère... » Philippe avait gardé sa main posée sur les beaux cheveux noirs qu'il caressait doucement. Elle reprit : — « Philippe me donnait parfois de fes nouvelles... mais cela ne suf¬ fisait pas... j'ai lu tous les livres sur les pays où tu es allé... pour te sui¬ vre... c'est beau la Perse, n'est-ce pas... tu me raconteras quand je serai guérie... on me fait souffrir, tu sais... on veut me tuer... mais tu m'aideras à me sauver maintenant que tu es revenu... Tu es le seul qui me connais¬ se... tu LUI ressembles... 27 Puis sa tête retomba sur l'oreiller, elle ne bougea plus. De temps en temps elle bredouillait ou criait quelques bribes de phrases que l'on ne pouvait toujours saisir. ★ Dans l'après-midi, on la fit encore souffrir pour ses soins. Si l'on tou¬ chait à ses malheureuses jambes recroquevillées, elle hurlait; il le fallait cependant. Elle se réveilla un instant et vit les fleurs que Philippe avait mises dans sa chambre. Mais la douleur reprit, écorchant son esprit, aug¬ mentant son délire. La mort hantait son âme. D'une voix hallucinante, en¬ trecoupée d'étouffements, elle cria sa vision de la mort qu'elle ne voulait pas subir. — « Ils m'ont tuée, dit-elle, ils ont cassé mes os pour me mettre dans mon cercueil..., ils n'arrivaient pas à le fermer... ce sont des brutes... il- y avait des fleurs, beaucoup de fleurs à l'enterrement... beaucoup de gens... c'était un bel enterrement... tout cela , pour moi... on enterrait ton père aussi, mais il n'y avait pas une fleur pour ton père... je savais bien que ses livres ne valaient pas grand chose... j'ai fait mettre une de mes couronnes quand même sur son cercueil... à cause de la famille... et pour¬ tant je ne voulais pas qu'il entre d.ans la famille... J'ai mal... Pourquoi me faire mal encore après ma mort... je n'aurai donc jamais La paix... Philippe, tu ne m'aideras pas toi ? » Elle se tut de nouveau, épuisée; l'heure la plus chaude de la journée était arrivée. Philippe pleurait doucement. Un long moment il n'y eut plus d'autre bruit dans la pièce que la respiration de plus en plus haletante de la vieille femme; puis sa tête s'agita encore un peu, elle ouvrit les yeux et dit : « 11 fait déjà nuit ». Elle ne voyait plus. Doucement, Philippe se mit à caresser sa figure et avec peine. Elle reprit alors : — « C'est toi Philippe... Reste près de moi... Je t'aime... c'est dur de frtourir. » Et longtemps après : « Dis-moi, est-ce qu'il faut croire en Dieu, Phi¬ lippe ? » Ses lèvres dirent oui, mais elle n'entendait pas. De la tête, alors, il fit une grande inclination, mais elle ne voyait plus. Alors il mit sur ses beaux cheveux toujours noirs un long baiser. Elle sourit, les traits de son visage s'adoucirent et elle mourut. Philippe pleurait à chaudes Larmes. Il eut voulu maintenant qu'elle soit encore en vie, car ce jour-là seulement il commença à aimer la vieille femme. Louis DANIEL. 28 LÉ VEILLEUR Le temps a renversé les vingt-quatre piliers de la veille tous maintenant couchés tous maintenant brisés antiquailles gisant le long des rues gisant à travers prés et le temps recommence son petit tourdefrance sur la place et de ses deux béquilles un garçon une fille efficaces l'un sourd et sourd et lent l'autre bien sautillant il trotte de nouveau tout autour de la piste un veldive que couchés sur le dos traversent ces dormeurs qui suivent le diamètre de leur sommeil matérialiste Etienne le Croq-mort ramasse dans son sac les heures les unes d'un seul bloc allongées comme roc 29 ~ ■■■■■ , ■ • V ; - Cy ■ ' • . ■ ■ . . - sans brèches et les autres brisées en tout petits débris C'est son occupation de rafler ces morceaux ces fractions Quiconque reuquoeilrait un fragment temporel deviendrait immobile en durée un drôle de mortel Aussi l'on y prend garde et le Croque s'empare des heures démantibuboulées car tel est son métier sa fonction de surveiller les morts et d'enterrer les ans son naze oblong et rouge claire son chemin nocturne il flotte dans la nuit comme une outre sans bruit sans heurts et souffle dans l'obscur une haleine vineuse le gosier desséché par la terre remuée pelletées ! tombes de paroissiens et tombes d'étrangers gu farci me ! et tombes de ruraux les vieux voisins des fermes le gosier desséché par la cendre amassée 30 des jours des jours non computés des jours exorbités les fêtes et des jours comme çui-ci qui sont des jours de veille Mais cependant le temps • élève une colonne nouvelle première de vingt-quatre première de la Saint- Glinglin solidement plantée pour la durée d'un jour se dressant invisible au Nord-Nord de la place publique en attendant ses sœurs qui cadettes encore se cachent Un jour nouvel est né pour les calendriers Une à une tendront leur stricte verticale les heures placées en leur orient tout autour de la place publique jusqu'à ce qu'à vingt-quatre le temps jouant les abatte Etienne le Croq-mort rentre dans sa maison demeura au bord oriental de la ville Natale Elle ' I perche célibataire tout près du cimetière 31 A coups de masse il brise les blocs et pulvérise les débris saisit cette poussière et la mêle à la terre des ci-gîts ainsi disparait le temps mangé par les enfants Etienne boit un coup il en boit encore deux trois quatre s'étend sur son grabat c'est un bon tas de draps volés aux morts Le vent court parmi les pierres Dessous les défunts ont froid La nuit accentue son vertige Plus d'un dormeur choit — quel prodige hors de de son temps Plongés dans un sommeil profond ils dépassent tout ce qu'ils sont marionnettes sur cette terre où leur corps git comme celui des morts La nuit accentu' son abîme mais le temps vainqueur et victime neuf et antique dresse une deuxième perche tente une troisième pique mats de cocagne et déjà dans les campagnes sortent du pieu les ruraux Raymond QUENEAU. 32 COlîfisteES CHRONIQUES Culture et tradition française Il serait urgent d'initier chaque jeune français à la connaissance de son folklore national, non d'ailleurs pour l'amener à tenter de ressusciter dans des manifestations .artificielles des coutumes mortes, mais pour lui permettre par une réflexion autonome de déduire s'il existe une tradi¬ tion culturelle française et quels en sont les caractères. Sans vouloir préjuger des résultats collectifs d'une telle réflexion, il nous semble pour notre part qu'une étude véritablement intuitive du folklore français met¬ trait bientôt en lumière la curieuse constatation que voici : nos provinces abondent en ce que, techniquement, l'on appelle des rites de passage : les transitions majeures de la vie humaine : naissance, passage de l'enfan¬ ce à l'adolescence, de l'adolescence à l'âge adulte, du célibat au mariage, du mariage stérile à la maternité, sont marquées par des cérémonies complexes, alternance de mouvements, de dialogues et de chants, qui ont pour dessein de donner à l'individu, abordant une nouvelle période de sa 33 vie personnelle et sociale, je ne sais quelle conscience symbolique de son état nouveau et des rapports déterminés qu'il implique avec l'en¬ semble des êtres et du monde. Grâce à ces fêtes périodiques, qui jalon¬ nent son existence terrestre et en précisent artistement les conditions, tout français qui échappe par bonheur à la vie abstraite des grandes vil¬ les sent et sait et qu'il est perpétuellement situé par rapport à Dieu, par rapport aux créatures, par rapport aux puissances politiques, par rapport aux autres hommes, par rapport à lui-même. Et l'on peut se demander si la culture française ne s'est pas, de même, toujours traditionnellement attaché à préciser, selon ces cinq références, la situation de l'homme. Qu'elle prête aux fins dernières de l'homme une minutieuse atten¬ tion, rien n'est plus aisément démontrable. Si seule une intéressante mys¬ tique intellectuelle, plus déd'uctive qu'efïusive a pu florir sur le sol fran¬ çais, on a vu par contre de tout temps la nation française se passionner peur les propositions théologiques et les soutenir par des arguments en forme qui témoignent souvent, chez des simples liques d'une exquise compétence. La plupart des philosophes, des artistes et des écrivains français rendent témoignage d'une théologie exacte. Que l'on relise les chansons de geste et l'on verra que les héros, en apparence les plus frus¬ tes, voife les plus brutaux, nourrissent un extrême souci de savoir à cha¬ que instant où ils en sont de la grave partie qu'ils jouent avec Dieu. On pourrait composer une étude sur la théologie de Racine, de Poussin, voi¬ re de Rodin et l'on ne craindrait pas, ce faisant, de verser dans le para¬ doxe. Bien plus, les pires ennemis des notions religieuses sont tellement habitués aux modes du raisonnement théologique qu'ils attaquent la ré¬ vélation en usant des procédés spirituels dont se servent ceux qui croient la défendre. M. Homais est un théologien qui s'ignore; la dialectique re¬ ligieuse de Voltaire, si l'on en démontait le mécanisme, se révélerait in¬ versement symétrique à celle de Bossuet. Et Bossuet, comme Voltaire, comme Racine, comme Rodin, comme Poussin, comme l'auteur ignoré de la Chanson de Roland, quelle que soit la direction de leurs efforts, sont tous animés par le même besoin de savoir à chaque instant de leur vie quel rôle ils jouent dans l'Univers vis-à-vis des forces suprêmes, et peut- être créatrices, qui le gouvernent. On inclinerait également à prétendre, que cet intérêt pour la théologie a donné aussi à la personne française, un sens raffiné de sa vocation. Le français, en général, n'a pas au monde une intuition panique : soucieux de conserver sa personne intangible et intacte, il hésite à se perdre dans l'extase cosmique et à dissoudre son être en vibrations stellaires infi¬ nies. Il n'aime pas non plus, par le jeu d'une excessive sympathie, coïn¬ cider avec la forme d'un minéral, d'un animal ou d'une plante. Par con¬ tre il se reconnaît des devoirs précis envers la nature et les êtres. La 34 création lui apparaît, non pas certes comme un chaos, mais comme une œuvre d'art inachevée, que la pensée, la main, la voix de l'homme doit parfaire. D'ailleurs Dieu, bien que s'étant complu à la beauté du monde, n'a-t-il pas, pour l'améliorer encore par les soins de l'art, fait d'Adam le premier jardinier ? On pourrait assurer cum grano salis et sans omet¬ tre que la France a produit le Titan Hugo, que le français se complait à transformer le monde en un vaste jardin où chaque créature occuperait la place à laquelle se destine sa beauté originale et son utilité. Dans ce jar¬ din idéal toutes les créatures seraient de la sorte parfaitement situées les unes par rapport aux autres et toutes par rapport à l'homme. Mais un tel travail d'installation et de classement, tout en satisfaisant la vocation générale de l'homme dans l'univers, suppose un respect jaloux de la vo¬ cation de chaque créature. Pour savoir où la placer, il faut d'abord la connaître. Ainsi, le réalisme fait partie de la tradition culturelle françai¬ se ? Les œuvres basses de nos cathédrales fourmillent de gemmes, de fleurs, de bêtes, chacune saisie dans l'intimité de son existence quoti¬ dienne ? Les émaux de Palissy fixent pour l'éternité dans une matière éclatante les frissons fugaces d'un monde' aquatique de fougères moites, d'algues sirupeuses, de crustacés et de poissons. Chardin fait mousser le pelage des animaux, épaissit la cire des corolles, poudre d'or l'améthyse des grappes. Cézanne découvre l'opacité, la dureté de certains fruits. Ron¬ sard, Belleau dédient aux créatures les plus modestes des hymnes légers et vibrants comme un vol de cigale. Fabre prend au piège de son art tout le petit peuple de la lande provençale. Chacun d'eux, pour sa part, s'attache à situer l'homme vis-à-vis de certaines espèces d'êtres à dimi¬ nuer ses risques et ses incertitudes, tout en accroissant sa prise sur un monde dont il stimule la fécondité et précise la beauté. Théologienne et réaliste, parfois même jusqu'à la caricature, la tra¬ dition culturelle française est aussi politique. Chaque français aime être mentalement sûr des règles de la charge qu'il revêt dans la nation; s'il enfreint il souhaite de se risquer en pleine et claire conscience et sur¬ tout il en tire les subtilités d'un point d'honneur fort sensible et qui va¬ rie selon les cas d'une manière assez bizarre parfois. Les protagonistes de nos gestes médiévales connaissent à chaque épisode de leur vie aven¬ tureuse et dédiée en quoi ils servent ou contrecarrent la volonté et le destin de leurs chefs temporels, de leurs vassaux, de leur propre person¬ ne : conduits continuellement par les maximes politiques de leur dignité féodale, ils ne les méprisent pas sans s'exposer aussitôt aux aiguillons de leur conscience, et bientôt la démesure à laquelle ils se sont volon¬ tairement livrés fait place soit au repentir soit à la folie. Bien plus : la vaste littérature didactique, les doctrines que le moyen-âge nous a trans¬ mises abondent en considérations souvent ingénieuses sur les droits et les 35 devoirs des français des divers états ? Du Contre un de La Boétie à la Franco-Gallia de Hofman, du Prince et de l'Aristippe de Guez de Bal¬ zac à la Politique tirée de l'Ecriture sainte de Bossuet jusqu'aux consi¬ dérations de Maurras et de Sorel, circule à travers notre culture un cou¬ rant politique chargé de matière et de substance qui la vivifie continuel¬ lement. Mieux encore : la plupart de nos grands po-è tes ont collaboré à cette perpétuelle tentative de définition de la situation politique des français. Alors que, dans d'autres nations, l'apparition d'un poète poli¬ tique est considérée comme une espèce de prodige inquiétant, la majo¬ rité des grands poètes français, les Ronsard, les Corneille, les Racine, les Chénier, les Vigny, les Hugo, se sont réclamés d'une politique raison- née. Même un écrivain aussi abstrait, aussi secret, aussi replié sur son monde intérieur que Maurice Scève, se plait à esquisser dans ses dizains les plus fermés une théorie des rapports du citoyen et des autorités curiales. Aucun d'entre eux, d'ailleurs, ne répugne à vouer sa plume à décrier les conjonctures heureuses ou funestes de l'histoire de leur temps: leurs œuvres regorgent de pièces de circonstance souvent si belles et si prudentes que l'on regrette de voir attacher aujourd'hui une certaine méses¬ time à cette sorte d'entreprise. Enfin, si l'on considère les arts plastiques on s'aperçoit que sculpteurs et peintres ont rivalisé entre eux pour travail¬ ler à l'éducation, à la méditation politique de leurs contemporains en ré¬ duisant à des images frappantes et à des symboles gonflés de sens les dé¬ licatesses des rapports entre l'homme et les" pouvoirs laïques. Peut-être pourrions-nous mesurer le degré de décadence des vingt dernières années de notre vie nationale au fait que, sculpture et peinture dites officielles ont versé dans une médiocrité de plus en plus accablante. Et l'on se prend à songer avec nostalgie au temps où Jean Goujon, pour l'entrée d'Henri II à Paris, paraît la ville-reine d'arcs de triomphe historiés, de hauts re¬ liefs où chacun pouvait contempler les blasons de sa propre situation politique... Qu'elles devaient être puissantes sur l'âme des foules ces fêtes de la Révolution où David prolongeant une longue tradition, savait faire participer par les yeux le plus simple citoyen à la psychologie de l'état tout entier à ses équilibres sans cesse rompus ou menacés. Jaloux de toujours savoir « où il en est » le Français, à chaque point de sa durée individuelle, se recueille et, recensant les diverses person¬ nes avec lesquelles il a noué un commerce suivi, se pose et se propo¬ se vis-à-vis de chacune d'elles. D'un recueillement si souvent répété pro¬ vient un souci moral de qualité particulière. Chaque Français digne de ce nom semble travailler à une œuvre collective de statistique sociale et mon¬ daine. Si simple soit sa condition il aime à inventer des problèmes fictifs de rapports humains, à les résoudre aussi précisément que possible pour n'être pas un jour pris au dépourvu par des réalités fortuites. Aspirant à se 36 sentir constamment situé vis-à-vis de ses semblables, quelqu'inattendues que soient les, catastrophes de sa fortune, il essaie toujours plus ou moins de devenir un honnête homme, c'est-à-dire une personne qui, sans jamais manquer à la mesure ni à la politesse, cette élégante charité, arrive à toute occasion à se conduire sans léser les droits de son prochain, ni les siens pro¬ pres. Que l'on se remémore les diverses époques de notre culture : celle qu'attestent nos légendes épiques, celle que peignent nos romans courtois, celle dont témoignent nos pétrarquistes, celle que décorent nos précieux, celle qu'égaie le sourire de Mlle Aissé, celle qu'attriste la mélancolie de Mme Récamier, celle qui traverse la voix chaude de Mme de Noailles et l'on découvrira toujours le même propos obstiné d'établir un code des rap¬ ports sociaux assez complet pour que, quiconque le possède, acquière une honnête certitude, assez souple pour ne pas réduire à une ennuyeuse ligne droite les ondoyantes arabesques de la vie. Que notre culture toute entiè¬ re soit promue par ce souci d'un absolu de morale sociale, c'est une évi¬ dence telle que, sans vouloir y insister on rappellera simplement ici quel¬ ques titres d'œuvres : Tristan, La Queste del Saint Graal, Le Petit Jehan de Saintre, La Delie, les traites de Saint Evremont, le Misanthrope, Bé¬ rénice, les Lettres Persanes, les Liaisons Dangereuses, Adolphe, Volup¬ té, l'Ecole des Femmes d'André Gide... et pour ne citer parmi les pein¬ tres que Watteau quelle perfection de morale sociale, si transcendée qu'elle se dépasse elle-même et atteint un gratuité totale, ne pourrait-on pas déduire des gestes de ce feston de femmes qui s'embarquent pour Cy- thère ! Mais le Français, semble-t-il, attacherait peu d'estime à une morale sociale toute déliée qu'elle soit, si la tradition de sa culture nationale ne le situait pas sans erreur vis-à-vis de lui-même. Il considère ses passions com¬ me autant de forces primitives qu'il s'agit moins de réprimer que d'utili¬ ser tout en prenant gàrde que nulle d'entre elles n'exerce sur les autres une suprématie aussi perfide que grossière. Lorsqu'il médite de risquer un acte qui est capable d'engager son avenir il souhaite discerner précisément de quelle somme d'énergie passionnelle il peut disposer et s'efforce de mettre en branle, avec la sage astuce d'un bon mécanicien toutes les idées-forces même les plus perverses, dont il dispose. Or, pour agir clairement, il doit clairement se connaître. Habitué dès l'enfance à tramer à, la lumière les monstres de son inconscient il sait projeter sur un écran parfaitement lu¬ cide toute les qualités de son être. Il les regarde batailler entre elles avec l'attention systématique d'un juge de tournoi. Il décide avec le jugement froid d'un confesseur ou d'un stratège quand il faut suspendre la lutte et quand il faut la ranimer pour que, grâce à elle, s'affirme une victoire utile qu'il lui sera loisible d'exploiter pour le plus grand bien de sa vie. En som¬ me lorsqu'il prétend assister aux péripéties de son existence intérieure, il 37 voit une foule d'allégories aux attributs distincts s'agiter sur le plan de sa durée personnelle. Il se multiplie en une foule d'êtres de raison dont il pré¬ tend garder le contrôle et qu'il guide, en effet, à moins qu'une sombre va¬ peur ne le ravisse à lui-même. De ces combats de marionnettes dont il est à la fois acteur et spectateur il sort souvent victorieux, parfois vaincu mais toujours situé, toujours apte à entreprendre. Jadis, lorsqu'un muscadin d'Italie reprochait aux écrivains français de n'avoir jamais su égaler l'art de Dante, ils se récriaient, disant : A la Divine Comédie nous pouvons oposer le Roman de la Rose. Cette réponse qui nous semble aujourd'hui incongrue était cependant pertinente. La traduction psychologique française aime représenter sous l'espèce de figures vivantes les éléments de la situation intérieure de l'homme. Depuis les succulentes allégories de nos églises romanes, jusqu'aux allégories académiques de la fin du dix-huitième siècle en passant par les Vertus Théologales de Ger¬ main Pilon, la chaîne est continue. "Et, de même les poètes, de Guillaume de Lorrisaux Symbolistes se sont appliqués chez nous à tendre à nos yeux la tapisserie mouvante de nos âmes. Le discrédit qui, de nos jours, s'attache aux compositions allégoriques, provient peut-être de ce que nous avons perdu peu à peu le sens des réalités spirituelles. En concluant ce trop long essai, on ne prétend pas vouloir exténuer la libre inspiration des jeunes philosophes, artistes, écrivains, d'aujourd'hui. L'esprit souffle où il veut, déclare l'écriture et la souveraine liberté des ac¬ tes créateurs que les enfants de l'esprit lâchent sur le monde remplira toujours les critiques de malaise et d'envie ? Cependant, aux instants de relâche où, écrivains, philosophes, artistes, ressentent l'appétit de nour¬ rir lentement leur âme — puisqu'aussi bien le génie est une patience obsti¬ née — peut-être auraient-ils avantage à se souvenir, pour se conformer au mystère de leur nation, que la tradition culturelle de France est théologie, réaliste, politique, morale, et psychologique peut-être aussi pourront-ils rêver aux moyens de rendre au traité théologique, à la dissertation politi¬ que, à l'analyse moralé, à la peinture exacte et ravie des choses, à l'allégo¬ rie raisonnable une émouvante dignité. Albert-Marie SCHMIDT.. 38 Présence de Pierre-Jean.Jouve Quatre-Vents aurait voulu rendre à Pierre-Jean Jouve un hommage ■cligne de lui. L'article qui suit, écrit à l'occasion de la publication de « Por¬ che à la Nuit des Saints » a paru dans la Tunisie Française littéraire du 24-1-42. J'aurais aimé le reprendre entièrement et développer certains points importants, ce qui a trait à l'E rotique, par exemple. Le loisir de >compléter et d'approfondir cette brève étude m'a manqué. L'œuvre de Jou¬ ve me paraît d'une exceptionnelle importance. Il est urgent que tous les '■amants de la Poésie favorisent son rayonnement C'est pourquoi j'ai préfé¬ ré publier mon article sans le retoucher. L'œuvre de tout poète se passe de >commentaire. Mais je prétends moins expliquer Jouve qu'aider quelques <■camarades à le découvrir. J. A. 1-3-42. Un poème vraiment grand à la mesure du titre qu'il porte : Le Paradis perdu ; — plusieurs recueils : Noces, Sueur de sang, Matière céleste, Ky¬ rie ; tt- des récits étranges qui ont la densité du poème : Paulina 1880. Le monde désert, Hécate, Histoires sanglantes, La scène capitale ; — des tex¬ tes de critique qui témoignent d'une extraordinaire aptitude à se couler au plus intime des œuvres, à cheminer en elles afin de les révéler par une o- pération qui ne les explique pas, mais qui en quelque manière les crée une seconde fois, comme l'inoubliable essai sur Mozart et l'in-mémoriam con¬ sacré au souvenir d'Aban Berg ; :— enfin ce livre admirable qui nous vient de Suisse, ce Porche à la Nuit des Saints qui s'ouvre sur le double abîme 'de l'homme intérieur et de l'univers comme une arche de musique jetée •entre le temps et l'éternité : voilà l'œuvre de Pierre-Jean Jouve, secrète, 39 obstinée dans son exploration solitaire, et dont le rayonnement sombre n'a été jusqu'ici reçu que d'un petit nombre. Mais Jouve, s'il ne méprise pas la foule (c'est une attitude assez basse) n'attend rien d'elle. La préoccupation de gagner des lecteurs lui est étrangère ; sa vocation seule compte à ses yeux qui lui commande de composer son œuvre sans autre souci que d'aus¬ culter le silence avec assez d'amour pour qu'il entende enfin au plus épais de la nuit la chute de ces syllabes de sang, de miel, ou de lait par où nous communiquons avec Celui que nous sommes sans le savoir. Nul orgueil dans cette attitude, nulle complaisance en soi-même : tout au contraire le choix délibéré du sacrifice à l'œuvre impitoyable. L'œuvre n'est pas ce qu'on veut, l'œuvre doit devenir ce qu'elle veut être. Obscure certes, diffi¬ cile, mais Jouve n'y peut rien. Expliquer c'est toujours trahir. Le public a lieu de s'en plaindre qui veut tout mesurer avec une aune de calicot, et tel faux-poète aussi devenu bateur d'estrade. Si des lecteurs qu'une œuvre terriblement défendue par son extrême pureté viennent à lui, si leurs voix s'accordent à celle qui chante à travers lui, Jouve les ac¬ cueille fraternellement, mais il se refuse aux jeux de la séduction, il s'in¬ terdit de faciliter l'accès de son ténébreux royaume. Voici des années qu'il attend la consécration, et sur la voie qu'il a choisie il a consenti tant de sa¬ crifices que la gloire lui sera donnée par surcroît. ★ Le plus grand nombre parmi les hommes vivent dans une perpétuelle distraction. Ils acceptent d'être exilés de leur propre existence. Leur vie est une succession d'actes mécaniques sans relation aucune avec la réalité de l'existence. Ils vont sourds et aveugles, comme stupides, sans que les effleure la tentation d'être des hommes. Qu'un Pascal dévoile tout à coup le sombre tableau de la condition humaine, ils s'empressent de tirer le ri¬ deau. Aussi bien la poésie ne doit-elle les fourn'r que de quelques images portées par le flot d'une musiquette capable de les arracher pour un temps au spectacle de leur grisaille. Or la poésie n'est pas dans son essence une consolation. Tout au contraire elle porte le feu et le glaive, elle brûle et elle déchire, elle fixe l'homme dans la contemplation, jusqu'à l'obsession, jusqu'au vertige, de ce qu'il est. Il ne s'agit pas seulement du tableau dé¬ solant des vices et des instincts « anima,ux ». (On ne voit pas d'ailleurs ce que la pure innocence animale vient faire ici). Il s'agit de cette blessure in¬ guérissable que chacun porte en soi, de cett'e dernière goutte d'amertume, qui tient à notre existence même ; du sentiment d'être séparés, de porter le poids d'un crime que nous n'avons pas commis. L'obsession de notre con¬ dition pécheresse effrayait Baudelaire, qui, avec une tragique impuissance,, a parfois tenté de s'en évader. 40 La poésie de Pierre-Jean Jouve est le contraire d'une poésie d'évasion. L'homme ne peut pas effacer la faute, car la faute est l'existence elle-mê¬ me. C'est parce qu'il est que l'homme se sent exilé, tandis qu'il pressent, l'unité à laquelle il aspire, cette fusion de lui-même dans le brasier étince- lant de la Nuit des Noces où il sera enfin délivré de lui-même. Le bonheur absolu ne peut être que la non existence où l'abolition de l'homme dans l'Etre. C'est ici que s'insère la dialectique de Jouve : il creuse l'abîme de la conscience que nous avons de la faute. Narcisse est hypnotisé par sa pro¬ pre image. Jouve traverse cette image pour découvrir ce qu'elle signifie. Il prend en charge la faute, il l'assume dans sa réalité charnelle et spiri¬ tuelle, il porte en soi la croix et la couronne d'épines. La faute a un visage énigmatique, celui de la mort. Il n'y a pas de salut par la démission de l'homme, par le refus de vivre, ni par la mutilation de l'homme. Il faut que l'homme porte la Faute, qu'elle soit par lui consommée dans sa plénitude, pour qu'il espère le salut qui est au-delà de la Faute. Qu'on n'imagine pas la poésie de Jouve comme une métaphysique en vers. Elle est l'expres¬ sion d'une attitude vitale, de la prise de conscience par l'homme de ce qu'il est dans sa réalité, à l'égard de lui-même et à l'égard du monde, le chant de ce qu'il est en tant qu'homme dans ce monde. À force de se vouloir réduite à la pure essence du langage la poésie de Jouve se nie elle-même. (Je pense surtout à Sueur de Sang). Qn y respire une atmosphère d'orreur sacrée. Jouve plonge au plus épaix de la selve de l'âme, jusqu'à la source des instincts, où il capte à l'orée de l'inconscient, un chant sombre, noir, d'une extraordinaire matité, sans résonance exté¬ rieure, immobile et comme muet, sculpté dans une substance sans écho. Et ce chant exerce une véritable fascination, ce diamant noir rayonne une étrange lumière, une lumière abyssale qui éclaire une autre face de la vie, celle que nous ne voyons pas, celle que masquent les habitudes et les con¬ ventions. Avec une violence forcenée mais contenue dans des formes dé¬ pouillées et, si.j'ose dire désertiques, Jouve modèle ce visage intérieur de l'homme et il le peint au naturel. ★ V' ,'•••• Porche à la Nuit des Saints nous apporte une poésie plus « humaine », plus chantante, plus abandonnée à la: tendresse. Les circonstances y sont pour quelque chose sans doute, et plus encore le fait que le poète outrepas¬ se le désespoir pour déboucher dans l'espérance. Il a consenti tous les sa¬ crifices, à la suite de Jean de la Croix, son maître, et voici qu'un Autre aujourd'hui mystérieusement charge sa croix au-dedans de lui. C'est pour- » 41 quoi ces poèmes terriblement désespérés, sont mouillés de larmes indici- blement douces. Non que Pierre-Jean Jouve laisse couler sa voix selon le fil des mélodies heureuses : tous les ressorts de son esprit demeurent ten¬ dus, mais on aperçoit des échappées miraculeusement bleues dans son ciel intérieur comme dans certaines toiles du Gréco où l'on voit des visages renversés à la fois suppliciés et extatiques, à l'extrême limite de l'épuise¬ ment où Dieu les baigne du sourire de Sa Grâce. En ces chants lisses et profonds la ligne mélodique est pure et ferme comme les courbes d'un marbre grec, elle est l'aboutissement musical des efforts d'une matière rebelle contrainte de renfermer toutes les résolu¬ tions possibles, toute sa puissance d'explosion sous la caresse d'une main invisible et souveraine qui lui impose la calme majesté d'une forme divine. Ce n'est pas une musique détachée dans un éther immatériel comme un fil de la vierge ; elle fait corps avec l'abîme nocturne, avec la masse impéné¬ trable de l'incréé, du mystère où la chair et l'esprit indissolublement s'é¬ pousent. Elle le signifie, elle le dénonce en se séparant de lui, tel un solo de violoncelle parmi la forêt chantante de l'orchestre qui, à lui seul, suppo¬ se la présence et l'accord de tous les autres instruments et souligne d'un trait de feu le dessin des masses orchestrales. ★ C'est ainsi que le poète Pierre-Jean Jouve porte témoignage de son ago¬ nie d'un monde inhumain. Mais si « Nous sommes les derniers d'un mourant paysage Où les hommes perdent pied dans leur misère A nous les dernier pas A nous la lucidité terrible et la joie. Jean AMROUCHE. k Porche à la Nuit des Saints » vient de paraître aux éditions Ides et Calendes, à Neuchatel (Suisse) avec un avant-propos de Marcel Raymond. m 42 LES LIVRES Romans La pharisienne de François MAURIAC Editions Grasset Le dernier livre de Mauriac, La Pharisienne, n'est pas un simple roman écrit pour peindre ou le plaisir de narrer une belle histoire ou de révéler quelque curiosité du caractère humain, Mauriac y défend là un sentiment qui fut à l'origine de toutes les religions, du véritable esprit chrétien, es¬ prit souvent faussé, mal entendu par ses plus fervents zélateurs et sur¬ tout par eux. On le verra ainsi éclairer d'un jour sombre et tourmenté l'or¬ gueil et ses méfaits en la personne de Brigitte Pian, la pharisienne, qui sait tirer avantage de tout pour sa propre gloire, même de la vertu; mettre en évidence, par opposition, la passion même brutale, aveugle qui n'a d'au¬ tre but en soi que de se satisfaire et que personnifient ces deux enfants qui s'aiment, Michel Pian et Jean de Mirbel; l'amour qu'interprètent assez' gauchement Octavie Tronche et Puybaraud et, sous sa forme douloureuse, Pian, le mari de la pharisienne; la véritable humilité, autre forme de l'a¬ mour, la plus simple, mais la plus profonde peut-être aussi, que représen¬ te à merveille l'abbé Calou qui fait presque figure de Christ dans ce li¬ vre, En dernier il nous montre que, pour être heureux, pour servir Dieu, ce n'est pas tant de mériter qui importe que d'aimer. Vérité pas très nouvelle, j'en conviens, mais qu'il n'est pas négligable peut-être de répéter de temps en temps, surtout à notre époque. Dans ce livre, Mauriac intéresse mais ne touche jamais vraiment, il intéresse, parce que tous ses personnages sont admirablement décrits et analysés, rien de leur caractère foncier ne nous échappe, parce que Mau¬ riac y révèle une grande connaissance de l'âme humaine, du cœur hu- 43 main, de ses secrets et de ses détours. I ne nous touche jamais vraiment, mal¬ gré tout son talent, parce qu'entre lui et la vie, entre ce qu'il ressent et ce qu'il pense, s'interpose sans cesse une idéologie religieuse, dont il s'ins¬ pire plus que de ses propres sentiments — une réalité en quelque sorte arbitraire — qui, si elle a ses mérites, n'en limite pas moins la vie à ses données, conférant à ce roman un, caractère presque toujours théorique qui en gâte le naturel, l'élan, la poésie, la vision haute, profonde et vrai¬ ment humaine. Et un Tolstoï, de la première manière, aurait autrement mieux traité ce sujet. Si donc ce livre nous apprend quelque chose, il n'ar¬ rive jamais à nous satisfaire entièrement. Il me fait penser un peu à quel¬ qu'un qui, en réponse à un service demandé, ne saurait donner que des conseils. Il m'a inspiré, d'autre part, cette pensée : que l'art ne devrait avoir d'autre mobile que d'exprimer ce que l'on ressent, ce que l'on voit à travers son cœur et son esprit. Ainsi l'art, en ne défendant rien, défend plus la vérité que quiconque veut nous la démontrer. Pour conclure, ce livre est, plus que d'un romancier, l'œuvre d'un moraliste qui, par le tru¬ chement d'une histoire, cherche à nous convaincre à sa morale, c'est-à-dire à sa vérité particulière. Je dirais encore, que sa façon de procéder, en se servant par exemple de journaux intimes pris aux uns et aux autres, pour mieux préci¬ ser le caractère de l'un de ses personnages, rappelle un peu Gide, de Gide aussi cette manière de disséquer les âmes, de déceler leur jeu, le jeu qu'elles se jouent à elles-mêmes et aux autres, cela toujours en fonction d'une idée bien arrêtée et encore d'avoir pour sujet des personnes aux prises avec leur conscience et provoquant au nom de cette conscience des pertur¬ bations parfois irréparables dans leur entourage. Mais si Gide est un mora¬ liste partant en guerre contre la morale, pour retrouver le naturel, bien qu'il n'ait jamais pu se dépouiller de sa formation protestante, Mauriac, lui, est resté le défenseur d'une religion et surtout de son interprétation, dont toute sa jeunesse fut empreinte. Le style de Mauriac est réservé jusqu'à la froideur parfois, mais par¬ fois aussi intense en profondeur, parce qu'intense par le choix du mot et non par la phrase, sa cadence et son soufle. C'est qu'il obéit plus aux exi¬ gences de ses idées et à une esthétique qui semble de nos jours un peu vieillotte, presque vieille fille, qu'aux impulsions de son imagination et de son cœur, comme le doit toute nature vraiment virile, qui n'a pas peur, qui n'a pas honte d'être ce qu'elle est en vérité, ce qui ne l'empêche pas d'ê¬ tre sensible à l'amour, au bien et au beau, au contraire, parce qu'avec plus de liberté. La pharisienne est l'exemple type de la femme dont la religion, une éducation religieuse a déformé les véritables tendances et qui, en d'autres temps, en d'autres siècles —- plus lointains ou à venir — n'aurait été qu'une 44 pondeuse émérite, tout en gardant son caractère autoritaire et passionné, voire orgueilleux, ce qui n'est pas un bien grand mal, nos plus grands hommes, par exemple, étant faits d'une argile semblable. Ses rapports avec autrui en auraient été en tous cqs plus humains, elle n'aurait pu fai¬ re au nom du bien, d'un bien abstrait," dè ses augustes raisons, autant de mal autour d'elle, jusqu'au jour où, par l'effet de la grâce, dirait Mau¬ riac, plus simplement sans doute, parce que haïe, méprisée, abandonnée par tous, elle fera un retour véritable sur elle-même et aura, la révélation de ses efreurs, car elle' désirait le bien, tout au moins elle croyait sincère¬ ment le désirer. Mais, par contre coup, elle tombe alors dans des excès contraires, dans une sentimentalité, qui d'un monstre au début du livre la fait à la fin un être parfaitement grotesque et ridicule. C'est ce que l'auteur n'a pas dit; il est vrai, étant donné sa position, qu'il lui était difficile de parler ainsi. Mais la pharisienne de Mauriac, Brigitte Pian, est le produit malgré tout d'une civilisation, c'est donc une réalité en soi qu'il était intéressant d'étudier et c'est en cela surtout que ce livre présente à nos yeux un intérêt. G. P. C * 45 Histoire Le testament politique de Richelieu* de Frédéric GRIMM Editions Flammarion M. Frédéric Grimm, Professeur de Droit international à l'Université? de Munster, a publié chez Flammarion ce livre curieux et à certains mo¬ ment passionnant. Comme Frédéric II écrivait jadis un Anti-Machiavel l'auteur a écrit un Anti-Bainville. Son ouvrage tend à réfuter les thèses que l'historien de L'Action française a développées dans son Histoire de deux peuples et qu'on retrouve dans son Histoire de France. Il prend exactement le contrepied de ces œuvres auxquelles il attribue peut-être plus d'influence qu'elles n'en ont eue sur la politique française. Car, s'il, est exact qu'une partie de l'opinion française — bien plus large que la clientèle de L'Action française — a accordé une créance totale à l'œuvre- de Jacques Bainville, celle-ci a suscité des réserves non seulement parmi les gens de gauche, mais aussi parmi les historiens universitaires, qui n'agissaient pas toujours par passion politique. Ces spécialistes repro¬ chaient à l'écrivain dont ils reconnaissaient l'intelligence, de plier les. événements du passé à un système séduisant mais inexact, d'écrire davan¬ tage un plaidoyer pour la monarchie qu'une histoire et de prêter en face du danger allemand éternel une politique que les Rois n'eurent pas par¬ ce qu'ils ne pouvaient pas prévoir Bismarck et Moltke un siècle avant leur naissance. Se trouvera-t-il des historiens allemands pour faire les mêmes criti¬ ques au professeur Grimm ? Cela se pourrait, car l'auteur du Testament politique de Richelieu a bâti un édifice fort cohérent .mais un peu trop simple, pour répondre à la• complexité de l'histoire — qui est celle de la vie. Pour le professeur Grimm, les rapports franco-allemands depuis Ri¬ chelieu ont été dominés par la volonté de la France d'empêcher l'unité allemande, d'imposer au Reich un démembrement plus ou moins masqué sous le nom de libertés germaniques. Richelieu travailla à lancer contre 46 -Ferdinand II qui voulait unifier son empire, des adversaires successifs avant d entrer lui-même en lice. Son disciple, Mazarin, dicta l'habile traité de Westphalie qui divisait l'Allemagne et contentait le particula¬ risme des princes et des peuples. Louis XIV profitant de cette situation procéda à sa politique de réunions et Louis XV, comprenant le danger prussien, opéra le renversement des alliances. On voit que sur les faits M. Grimm s'accorde beaucoup plus avec Bainville qu'avec les professeurs français Bourgeois ou Pagès. Depuis la Révolution qui a fait naître le principe des nationalités, poursuit l auteur, les Français hésitent entre le testament de Richelieu et le mémorial de Sainte-Hélène, son antithèse, l'un commandant le main¬ tien des Allemagnes, l'autre permettant l'unité du corps germanique. .Mais, ajoute le professeur Grimm, à chaque crise, la tradition de Riche¬ lieu ha emporté. Si après 1918 le morcellement ne fut pas imposé, c'est que le temps avait consolidé l'œuvre de Bismarck. L'Angleterre et l'Amé¬ rique amenèrent Clémenceau à des compromis. Mais on ne renonçait pas à la politique du grand Rhin. Il fallut attendre la détente de 1924, Lo- carno et l'évacuation de la Rhénanie pour voir celle-ci prendre fin. En¬ core, dit M. Grimm, beaucoup de penseurs politiques français regrettaient ■cette issue et devaient réagir vivement lorsqu'Adolf Hitler fit la Grande Allemagne. Telle est brièvement résumée la thèse du Professeur Grimm. Son ou¬ vrage bien construit, reposant sur de nombreux textes d'écrivains alle¬ mands et français, convaincra-t-il beaucoup de Français ? On en doute un peu. Son livre sent trop l'ouvrage de guerre. Les torts sont trop d'un seul côté, qui n'est pas le sien. On sait bien que nos polémistes en faisaient autant à la même époque. Mais pour cette réconciliation européenne que les hommes d'Etat proclament indispensable, il serait préférable d'appor¬ ter aux choses du passé l'objectivité nécessaire aux historiens. Le problème des rapports franco-allemands est, en réalité, trop com plexe pour être si facilement expliqué. Nous savons que Louvois n'a pas fait œuvre pie dans le Palatinat. Mais les troupes du Prince Eugène se '■conduisaient-elles beaucoup mieux une vingtaine d'années après ? D'autre part, notre politique extérieure a-t-elle eu la continuité impressionnante que lui prête le professeur Grimm ? Est-il exact, par exemple, que Richelieu ait eu un but précis : empê¬ cher la formation d'un grand Etat allemand voisin ? Cependant, ses no tes nous indiquent qu'il prenait bien plus au sérieux le danger espagnol et la menace d'encerclement de la France par les deux branches de la Maison d'Autriche que l'unité allemande. S'il a agi dans l'Empire d'abord «■c'est que la guerre de religion que catholiques et protestants s'y livraient : rendait celui-ci plus vulnérable, que la monarchie espagnole. Olivares 47 ne faisait pas autre chose en soutenant en France les protestants de Ro- han ou les Grands comme Soissons et Cinq-Mars. Croit-on de même que le morcellement allemand consacré à Munster n'ait reflété qu'une vue géniale de nos vieux hommes d'Etat ? Que ceux- ci aient tiré profit de l'anarchie germanique, rien n'est plus certain. Mais les petits Etats dont ils confirmaient l'indépendance avaient leur vie propre et n'étaient pas des créatiçns artificielles. L'impuissance allemande tenait d'abord à la haine des catholiques et des protestants — comme l'impuissance française sous les fils d'Henri II. A mesure que les pas¬ sions religieuses s'éteignaient, le jeu de la diplomatie française devenait plus ardu. Lorsqu'après la Révolution et l'Empire français l'idée de natio¬ nalité l'emporta en Europe sur les vieilles conceptions religieuses, la po¬ litique du traité de Westphalie devenait caduque. Vouloir l'appliquer au vingtième siècle était un anachronisme. Mais expliquer la politique de Richelieu par l'ombre de M. de Bismark en est un autre. On voit par là ce qu'est le livre de M. Grimm : non pas une étude historique mais une œuvre politique qui se sert de l'histoire en la pliant aux besoins de sa démonstration. Envisagée sous cet angle, elle présente un vif intérêt parce qu'elle nous donne le point de vue de nos voisins. On ne s'étonne pas qu'il ne soit pas le nôtre. Bayle, ce Père des sceptiques, constatait déjà avec sagesse : On accommode l'histoire comme les vian¬ des dans une cuisine; la même chose est mise en autant de ragoûts diffé¬ rents qu'il y a de pays au monde. C. M. 48 ES QMSMS©