ŒUVRES COMPLÈTES DE EDGAR OLF NET f OUVRAGES DE EDGAR QUINET Œuvres complètes, 15 vol. grand in-8°, 90 fr. — 19 vol. format in-lî 60 fr. 50. — Librairie Germer-Baillière et O. Tome I. — Génie des Religions, 5° édit. ; Origine des Dieux, 3» édil. Tome II. — Les Jésuites, 10e édit.; l'Ultramontanisme, 5" édil.;Philt sophie de l'histoire de l'Humanité, 4e édit.; Essai sur les Œuvre de Herder, 4° édit. Tome III. — Le Christianisme et la Révolution française, 4° édil: Examen de la vie de Jésus, 4° édit. ; Philosophie de l'Histoire 4 France, 4° édil. Tome IV. — Les Révolutions d'Italie, 5e édit. Tome V. — Marnix de Sainte-Aldegonde; Fondation de la Républiqti des Provinces-Unies, 4S édit. ; La Grèce moderne, 3° édit. Tome VI. — Les Roumains, 3° édit.; Allemagne et Italie, 3° édit. ; Mé¬ langes, 3° édit. Tome VIL — Ahasvérus, 4e édit. Tome VIII. — Prométhée, 3° éd.; Napoléon, 3° éd. ; les Esclaves, 3° éi Tome IX. — Mes vacances en Espagne, 3e édit. ; Histoire de la Poésie, 3° édit.; Epopées françaises inédites du douzième siècle, 3" édit. Tome X. — Histoire de mes idées, 2° édit.: 1815 et 1840; Avertisse¬ ment au Pays; la France et la Sainte-Alliance; Œuvres diverse! 3° édit. Tome XI. — Enseignement du Peuple, 5e édit.; la Révolution religieu» au dix-neuvième siècle, 3° édit. ; la Croisade romaine, 6° édit l'État de siège, 4° édit.; la Mort de la Conscience humaine; Le Ri veil d'un grand Peuple; le Panthéon; Rome et Pologne. Tome XII. ] Tome XIII. La Révolution, 3 vol., 7° édit. Tome XIV \ Tome XV. — Histoire de la Campagne de 1815, 1 vol., 3e édit. T°me XVI- I Merlin l'Enchanteur, 2 vol., 2° édit. Tome XVII \ Tome xix'1'j Correspondance: Lettres à sa mère, 2 vol. La Création, 2 vol. — Librairie Lacroix, 1870. Le Siège de Paris et la Défense nationale, 1 vol. in-18, 1871. La République. Conditions de la régénération de la France, 1 vol. in-lS 3 fr. 50, 2e édit. — Dentu, éditeur, 1872. L'Esprit nouveau, 1 vol. in-18, 3e édition, 3 fr. 50. — Dentu, éditeur, 1874 Le Livre de l'Exilé, 1 vol. in-8°, 7 fr. 50. — Dentu, éditeur, 1875. Vie et mort du Génie grec, 1 vol. in-8°. — Dentu, éditeur, 1877. Idées sur la philosophie de l'histoire de l'Humanité, par Herder; tradui par Edgar Quinet, 3 vol. in-8°, 2° édit. — Levrault, éditeur, 1827. OUVRAGES DE M™ EDGAR QUINET. Mémoires d'Exil (Bruxelles-Oberland). 1 vol. in-18,3fr. 50,2° édit. — Libra- - rie Lacroix, 1868. Mémoires d'Exil (L'Amnistie, Suisse orientale, Bords du Léman). 1 fort vol in-18, 3 fr. 50, 2° édit., 1870. — Arcades de l'Odéon. Paris. Journal du Siège. 1 vol. in-18, 3 fr. 50. 2» édit. —■ Dentu, édit., 1873 Sentiers de France. 1 vol. in-18, 3 fr. 50. — Dentu, éditeur, 1875. Clicky. — hnpr. Paul Dupont, te, rue du Dac-d'Asnières.(ttiG, t-8.) OEUVRES COMPLÈTES DE EDGAR QUINET MERLIN L'ENCHANTEUR II PARIS LIBRAIRIE GERMER-BAILLIÈRE ht gie 108, nOULEVARD SAINT-GERMAIN, 108 Droits de traduction et de reproduction réservés. MERLIN L'ENCHANTEUR LIVRE XIII LES MESSAGES I Pourquoi pleures-tu? il est donc vrai que je ne puis sécher tes larmes ? Pourquoi soupires-tu ? es-lu sûre que le monde vaille un soupir? Pourquoi pleures-tu? ne vois-tu pas qu'ils te ré¬ pondent par le rire ? Pourquoi pleures-tu? parce que le pays de ton cœur est loin d'ici? Je ne puis te donner ce que j'ai perdu moi-même; mais je puis te faire entrer avec moi , couronnée de cette branche merlin l'enchanteur, t. ir. 1 2 MERLIN L'ENCHANTEUR de myrte , dans-le cortège du roi des enchan¬ tements. Quand le char eut disparu, Merlin sentit la tristesse humiliante qui s'attache à nous après une fête splendide. Sitôt qu'elle est finie, nous nous ressouvenons du mal que nous portons en nous-mêmes et que nous aimons à nourrir. Nous nous sentons misérables de l'avoir oublié , et il se ravive de ce qu'on a fait pour l'éteindre. Voilà ce qu'éprouvait Merlin. Mécontent de lui, des choses, de Psyché, du monde entier , surtout des dieux, il prit le rouleau de lettres qu'il avait reçu de la marraine de Viviane. Il le froissa dans ses mains et faillit le déchirer, puis il le mouilla de ses larmes. D'abord, il ne voulait en revoir que la première ligne, puis la seconde ; après celles-là, ne fallait-il pas parcourir au moins des yeux le reste? C'est ainsi que le cœur serré, les yeux tantôt humides , tantôt brûlants , l'haleine oppressée, marchant, s'arrêtant, s'interrompant à chaque pas, avec un mélange cuisant d'amertume, de bonheur, de dépit, de remords , de délices, de passion inassouvie, il relut ce qui suit, pour la vingtième fois. LES MESSAGES 3 II VIVIANE A MERLIN. Bois au roi, mois des primevères. Tu te plains, Merlin, à tout l'univers d'être aban¬ donné , trahi , que sais-j e ? Ingrat ! voilà la cen¬ tième lettre que je t'écris, et pas un mot de ré¬ ponse ! Pourquoi ce silence de pierre ? Ma pre¬ mière lettre a été écrite sur l'aile d'un papillon diapré d'or et d'azur qui a lui-même servi de mes¬ sager ; je te racontais ma peine, mes insomnies depuis notre séparation. Le messager t'a suivi deux jours et tu ne l'as pas même regardé. Enfin, découragé par tant de mépris, il est revenu à moi, mourant de fatigue et de faim. Sur cela, je t'ai envoyé pour messagers trois bandes de cygnes sauvages, deux couvées de rossignols, trois trou¬ pes de sansonnets ; tous portaient une lettre em¬ baumée. Tune les a pas, disent-ils, regardés da¬ vantage, lorsqu'ils ont passé à ta porte. J'ai fait bien plus. J'ai écrit ton nom et le mien, mariés ensemble, dans le calice des fleurs printa- nières, et je leur ai recommandé de se tenir pen- 4 MERLIN L'ENCHANTEUR chées et d'attendre sur le bord des sentiers où tu devais passer. Il y a des pâquerettes et des pri¬ mevères qui ont eu la patience d'attendre ainsi des mois entiers , jour et nuit, sur les grands chemins d'Allemagne, d'Italie, de France; tu n'as pas dai¬ gné abaisser tes regards sur elles quand tu les as rencontrées. J'avais mis dans ces fleurs le parfum de ce bou¬ quet enivrant que je tenais à la main le jour, le triste jour de ton départ; tu as respiré ce parfum sans même te souvenir de moi. Est-ce là ce que tu m'avais juré? Avoue que tu as rencontré quelque jeune fille dans tes pèlerinages. Tel. que je te connais si bien, tu as voulu d'abord la faire servir innocemment à les enchantements, puis, à ton insu, tu te seras enchanté toi-même. Voilà, n'est-il pas vrai, ce qui est arrivé. Merlin, Merlin, est-ce de moi que tu crois te jouer? Insensée celle qui pense te rete¬ nir, après que je ne l'ai pu moi-même !... Tu allais m'échapper, j'ai mieux aimé briser. Dis-moi, au moins, comment elle est, celle qui lient ton cœur en ce moment? Ses yeux, ses che¬ veux, sa taille , son air , son pays , sa langue , je veux tout savoir ! Pourquoi ai-je aimé une chose aussi légère qu'un enchanteur? Ah ! que tu m'en as cruellement pu¬ nie, Merlin! J'étais si calme, si rieuse, quand je LES MESSAGES 5 t'ai connu ! Et maintenant connue tout est changé ! Ne vois-tu pas les tristes brumes se soulever comme des linceuls au lever du jour qui n'a plus d'aurore? N'entends-tu pas le gémissement des grandes eaux dans les forêts ? et tout cela ne te dit-il plus rien ? Qui donc a fermé tes yeux et endurci tes oreilles? Ne sens-tu pas que je pleure ? Peux-tu voir les gouttes de pluie tom¬ ber'dans l'étang solitaire et ne pas te souvenir de moi ? Ma marraine, Diane de Sicile, est la seule per¬ sonne qui m'ait donné quelque consolation. Par malheur, je la vois trop rarement; elle est tou¬ jours à la chasse. Pourtant sa vie de chasseresse ne l'a point endurcie ; il y a un grand cœur sous ce visage d'airain. Parle-lui, ouvre-toi à elle en toute assurance. S'il y a encore un avenir pour nous, c'est à elle que nous le devrons. Tu avais toujours rêvé la vie errante de l'en¬ chanteur et tu as'voulu la connaître! Puisses-tu n'en pas sentir bientôt le vide! Moi aussi je l'ai connue ; hélas! elle n'est pas même une distraction pour celui qui aime. Mais que dis-je ! toi, tu n'aimes que la gloire, le bruit; tu te figures être le martyr de l'amour, quand au fond tu ne cherches que la fumée. Qui t'empêchait de revenir à moi? Tu as mieux aimé (sublime occupation !) donner des lois aux sociétés 6 MERLIN L'ENCHANTEUR humaines. Et qu'est-ce, il faut l'avouer, que la pauvre Viviane en comparaison de la cour du grand Arthus, et même de celle de ce noble Épis- trophius dont je ne puis cependant m'empêclier de rire? je t'en demande humblement pardon, car je suppose que tu es devenu au moins son cham¬ bellan. Si Lu trouves cette lettre un peu trop rieuse, il faut t'en prendre aux violettes et aux perce- neiges qui ne cessent de chuchoter à mon oreille et de causer avec le bouvreuil pendant que je t'écris. Tu me reviendras, Merlin ! mais ne sera-ce pas trop tard? Que serai-je moi-même alors? Je t'écrirai sans faute par toutes les occasions qui se présenteront. Déjà le pic-vert sacré accompagne de ses longues huées la fuite de l'hiver. Les ci¬ gognes se préparent à revenir la semaine pro¬ chaine. Ce sera une excellente occasion pour toi, si tu veux en profiler à leur passage, car elles sont très-sûres. Après elles viendront, un mois plus, tard, les sansonnets, puis les pinsons, puis les loriots, qui travérseront le pays où tu es. Chacun d'eux pourrait m'apporter quelque chose de toi. On dit ici que les bergeronnettes seront très-tar¬ dives cette année. Tant mieux! nous arrive- LES MESSAGES 7 ronsainsi à l'hiver. Mais alors, plus de messages! plus de nouvelles ! Ali!. quel silence ! quelle mort, Merlin ! - III VIVIANE A MERLIN. Ruines de Montmort, mois de l'aubépine fleurie. Ma marraine joindra cette lettre à toutes les autres ; elle m'a promis de te la remettre en main propre, dût-elle perdre la saison de la chasse. Chaque jour j'apprends à la connaître mieux. Oui, Merlin, je le sens, je survivrai encore mal¬ gré toi. Des bouffées d'espérance s'exhalent de mon cœur ; les sources éternelles qui partout en ce moment jaillisssent du rocher ne sont rien au¬ près de cette vie d'amour qui s'est amoncelée dans mon sein. Ah! que j'ai soif d'aimer! Comprenez- vous encore cette parole, ô le plus savant des ma¬ giciens ? Il y a huit jours, les arbres nus tremblaient encore sous un reste .de feuillage mort. Tout ce queje sais de magie, je l'ai employé à les réveiller une heure plus tôt ; et ces grands squelettes gla- 8 MERLIN L'ENCHANTEUR cés se sont ranimés à ton nom. Déjà un léger duvet les enveloppe ; une petite auréole de verdure , premier don du matin empourpré, commence à poindre au bout de chaque branche. Le bourgeon est enseveli dans sa coque brune. J'arrive, je déchire le linceul ; l'âme cachée appa¬ raît ; du fond de son noir sépulcre, surgit une petite fée verte qui me sourit. Déjà elle s'est fait sa robe d'une feuille plissée, colorée, qu'elle s'est fabriquée et découpée elle-même. La voilà qui la déploie ! Sur les bords , traînent .encore les fils blanchâtres des écheveaux de soie qui ont servi au tissage. Sous de grêles arcades embaumées passent des ombres inconstantes au fond de la forêt. Ah ! voilà un épervier qui s'élance. Malheur à l'oiseau que sa chanson a trahi ! Mais une alouette des bois, rassurée par ma vue, continue à traîner ses notes aiguës comme le grincement delà lime. Le vent incline les têtes des pins ; ils s'entrechoquent len¬ tement et crient à la manière des vaisseaux dans le port... Là-bas, un bruit a retenti ; c'est la hache d'un bûcheron. L'arbre frappé est tombé avec le fracas du tonnerre. Et de nouveau le silence. Puis les roucoulements du ramier, pareils à des vagis¬ sements ; le parfum des arbres résineux, mêlé aux haleines vierges des fleurs inconnues... Non , Merlin, en dépit de toi, les roses sauvages ne mour- LES MESSAGES 9 ront pas cette année. Le printemps aura encore une fois sa guirlande. Je t'écris du fond du petit bois, au cri pétillant du roitelet qui salue l'aubépine fleurie. Les nénu- fars à la face d'argent ont surgi du fond des eaux comme une couvée de cygnes. Que la solitude ici est profonde depuis que les gardeurs de che¬ vaux ne viennent plus m'y troubler ! Je n'ai pour compagnons que les grues qui vont et vien¬ nent , et s'abattent bruyamment sur la margelle du grand étang. Quand elles passeront sur ta tête, elles formeront un grand V. Demande-leur ce que je leur ai'dit pour toi; elles m'ont juré de te le redire. J'ai prêté, ou plutôt j'ai donné aux oiseaux de la forêt que l'hiver avait le plus dépouillés cette robe de soie que tu aimais tant et que je portais le jour où je t'ai vu pour la première fois. Ils en ont emporté brins à brins les fds dans leur nid, et ce travail ne leur a pas coûté plus de deux jours. Jamais leurs petits n'au¬ ront été si bien couchés que cette année. C'est une consolation d'être aimée des petits des oi¬ seaux , dans un temps où les enchanteurs sont si ingrats. Ce matin, en me promenant dans la clairière, j'ai trouvé un papillon tout transi et perclus dans la rosée. Ses deux ailes blanches étaient 10 MERLIN L'ENCHANTEUR déjà collées comme un linceul, il tremblait. Je l'ai pris dans ma main et, après l'avoir réchauffé de mon haleine, je l'ai porté à un endroit que le soleil ca¬ ressait de son premier rayon. Ee papillon ranimé a pris son vol. Je lui ai dit : « Tu cherches les Heurs ; va donc vers Merlin, c'est lui qui les fait éclore. » Quand tu me répondras enfin, Merlin, ne man¬ que pas de me marquer s'il a tenu sa promesse, lui qui me doit la vie. En dépit de tout, j'ai le cœur joyeux ; je ne puis rencontrer une biche sans être tentée de bondir comme elle. Je voudrais aussi chantei; comme l'alouette. Pourquoi cela? En vérité, je n'en sais rien. Tu me trouveras légère, fantasque, insensée, n'est-il pas vrai? Eh bien, non! je ne veux pas mourir encore ! tu en deviendrais trop orgueil¬ leux. Au reste, il faut reconnaître que ta gloire m'a-r- rive ici de tous côtés ; les éphémères surtout en font le plus grand bruit. J'ai entendu les mouche¬ rons chanter et publier tes louanges jusqu'au mi¬ lieu de la nuit ténébreuse. J'ai peur que cela ne te donne le vertige et que tu ne me connaisses plus. Sérieusement, on ne parle à la cour d'Arthus . que des pèlerinages de Merlin. Tout le monde, te dis-je, en est rempli. Moi seule ne saurai-je rien • LES MESSAGES 11 de tant de hauts faits? On les-dit cent fois plus merveilleux que ceux d'Ulysse. Raconte-les-moi, ces illustres entreprises pour lesquelles tu m'ou¬ blies. Je te promets de n'en pas sourire. Puisses- tu me les répéter un jour, assis sous les cerisiers en fleur, dans les ruines du château de Montmort ! De l'endroit où je suis, l'odeur des foins est si forte qu'elle monte à la tète, et j'ai peine à conti¬ nuer. Mais quelle fête partout ! Est-ce que le ros¬ signol célèbre aujourd'hui ses noces? J'ai marié la vigne vierge, promise depuis si longtemps au poirier sauvage, et elle l'a enlacé aussitôt de ses mille embrassements. Est-ce leur épithalame que chante le rossignol ? Tu veux, sans doute, savoir ce que je fais cha¬ que jour? Hélas! rien de plus monotone. Le matin, je suis levée la première de la maison. Ma marraine est encore endormie que déjà je suis dans le verger. Je vois le soleil jaillir à travers la ramée, comme les gerbes de. feu sur l'enclume joyeuse du forgeron. Un petit souffle insensible agite la cime des peupliers. Peu à peu les brumes s'élèvent de la vallée, et je poursuis ces fantômes jusqu'à ce qu'ils soient rentrés dans les cavernes, en laissant après eux, à tous les buissons, des lambeaux de leurs longues robes blanchâtres. Il y a toujours quplque oiseau paresseux qui tarde à s'éveiller, qqelque abeille que la nuit a surprise 12 MERLIN L'ENCHANTEUR dans les courtines d'une rose. Je m'approche sur le bout du pied ; je leur dis : « Levez-vous, il fait grand jour ! » Cependant je m'assieds dans le carrefour, ma quenouille à la main ; je file là, deux heures du¬ rant, les fils de la Vierge qui te réjouissaient dans nos jours heureux; et Dieu sait à quoi je pense tant que se prolonge cette occupation qui me plaît plus que toute autre. Mes doigts travaillent, ma pensée est ailleurs, ou plutôt, s'il faut être sincère, je ne pense pas du tout; je rêve, je regrette, je désire, j'appelle... Puis je souris tout à coup de ces occupations frivoles dans lesquelles se consument mes jour¬ nées. Refaire une tâche qui se détruit à mesure qu'elle s'achève ; filer des fils de la Vierge qu'em¬ porte le premier moucheron qui passe ; farder des fleurs qui pâlissent et meurent l'instant d'après : est-ce là une oeuvre digne d'une créature pen¬ sante ? Ah ! Merlin, si tu allais me mépriser et croire mon âme abandonnée sans merci à ces puérilités ! Inventer des arabesques, les dessiner, les peindre avec des couleurs trempées de rosée sur l'aile d'un papillon ou d'une demoiselle qui vit une heure, cela te paraît bien misérable, ô grand Enchanteur ! Oui, sans doute, il vaudrait mille fois mieux y écrire une de tes triades. LES MESSAGES 13 Le soir vient; je reste au borcl du grand étang et je balance la branche d'amandier où se pres¬ sent dans le nid les petits du rouge-gorge. J'écoute si l'un d'eux, par hasard, reste éveillé, ou .si les fleurs continuent trop tard de chuchoter entre elles. Je chante à voix basse la chanson que tu sais ; et l'oiseau, la fleur, l'étoile, l'abeille, le trou¬ peau, le berger, le chien même, tout s'endort en même temps. Si une feuille frissonne, je me retourne ; il me semble que c'est toi qui murmures dans le val. Les grandes ombres s'étendent sur les grandes eaux, et je pleure. Rire et pleurer dans le même moment, cela te fait pitié, Merlin. Oh! que de choses plus étran¬ ges dans le monde et que tu ne comprendras ja¬ mais ! Adieu ! IV VIVIANE A MERLIN. La Tranclière, mois des églantiers. Voici, Merlin, ce qui vient de se passer près du village qui vit naître Turpin, et que j'ai voulu 14 MERLIN L'ENCHANTEUR visiter à cause de lui ; il faut absolument que tu en sois prévenu. L'endroit étant fort giboyeux, plusieurs sei¬ gneurs et chevaliers ont fait ici une partie de chasse avec ma marraine; gens fort singuliers, il est vrai, pleins de prétentions extravagantes et qui me seraient déjà insupportables à ce titre seul, s'ils ne l'étaient d'ailleurs par toute leur personne. Je suppose que ce sont d'anciens seigneurs ruinés qui abusent de la bonté de ma marraine, Diane de Sicile, pour se glisser dans sa suite et dévorer sa fortune déjà fort entamée. Figure-toi, parmi eux, un chevalier déjà sur l'âge, aux cheveux d'or bouclés, si tant est que sa chevelure soit à lui ; grand d'ailleurs, bien fait, la lèvre dédaigneuse, toujours un arc à la main ou une cythare, au reste le plus fat des êtres ; il s'ap¬ pelle Phébus. Il en profite pour débiter les choses les plus sottes, par exemple qu'il a conduit autrefois le soleil dans un char de lumière, qu'il est de la maison des dieux, qu'il possède un temple, il est vrai fort ruiné, sur le Lycée, et mille autres ex¬ travagances de ce genre que je suis obligée d'en¬ tendre de sang-froid pour ne pas offenser ma marraine qui l'estime beaucoup et se laisse aisé¬ ment tromper par ce clinquant. D'une voix che¬ vrotante, il chante à table de vieilles chansons aux LES MESSAGES 15 « dieux, sans rimes, et se dit nonobstant le roi des hymnes. Je le crois parfaitement fou. Je suis sûre que son temple prétendu est quelque hideux nid à chouettes sur le mont Lycée. C'est de quoi, Mer¬ lin, tu ferais bien de t'informer le jour où tu pas¬ seras par là. A l'entendre, ses parents seraient au moins des dieux. Il serait bien à toi de rabattre sa fatuité vraiment olympienne : c'est tout ce qu'il a des immortels. S'il te voit quelque part, il te proposera, selon sa coutume, de disputer avec toi le prix du chant. Accepte, ô mon maître ! Sans hésiter, oppose ta harpe nerveuse à sa vieille lyre ; montre-lui quelle différence il y a entre un barde inspiré tel que toi et un froid cytharède comme lui. Tout l'univers te saura gré de lui ôter sa couronne fanée. Tel que je viens de te le dépeindre trait pour trait, tout serait au mieux si ce beau cavalier n'avait eu ce matin l'audace de me demander en mariage, persuadé, sur sa bonne mine, qu'une pauvre lileuse, comme il m'appelle dans sa mau¬ vaise hymeur, serait trop heureuse d'une déclara¬ tion semblable. Je n'ai pu m'empècher de lui rire au nez. « Si je me marie, ai-je ajouté, je n'épouserai que Merlin. » Il est sorti furieux, toujours l'arc à la main, aiguisant quelques vieilles flèches qui, heureuse- '16 MERLIN L'ENCHANTEUR ment, n'ont plus de fer, et promettant néanmoins de se venger. Je t'avertis de tout cela ; prends-y garde. Il n'y a rien de plus à craindre que les dieux dont la nullité est démasquée ; ils voudraient se venger sur la nature entière. Pour moi, cette aventure m'est si odieuse que je songe à quitter ce pays. Mais combien j'ai de peine à me déraciner ! Il n'est pas ici une bruyère, une branche de verveine qui ne me retienne par le pan de ma robe. V VIVIANE A MERLIN. Champ de la Crau, mois des bruyères fleuries. Devine, si tu le peux, à quoi j'ai employé les jours qui me restent avant mon départ. Eh bien, oui, sublime Enchanteur, pendant que tu hantes les cours, que tu conseilles les rois et les peuples, j'ai employé les douze heures de la journée à in¬ venter une fleur nouvelle, que j'ai découpée et bro¬ dée avec une minutie magistrale qui provoquerait ton sourire si tu pouvais me voir. Il s'agit de peti¬ tes fleurs de bruyères à cent yeux, les unes blan- LES MESSAGES 17 ches, les autres rosées, dont je me suis amusée à tapisser les rochers où tu t'es assis avec moi l'année dernière à pareil jour. Je leur ai donné cent yeux pour regarder sur le chemin par lequel tu dois revenir; je les ai placées sur la cime des monts pour qu'elles t'aperçoivent de plus loin ; je les ai étendues en tapis pour que tu les foules du pied. Dans chacun de leurs yeux j'ai laissé tomber une de mes larmes. Mais que dis-je? et que te fait tout cela? Que sont, hélas ! mes pauvres inventions pour toi qu'éblouissent les perles, les bagues, les pendants d'oreille des Vénitiennes et des Napolitaines ? On dit pourtant que dans leurs diamants il y a beaucoup de faux et de clinquant. Prends-y garde ! C'est le temps où les batteurs frappent le blé mûr. Chacun apporte sa gerbe et la répand sur la terre. Et moi, ou est ma gerbe?... Au bruit mono¬ tone des fléaux, une soif infinie me dévore. Mon âme, dont tu dis tant de mal, se consume d'une inconcevable langueur. Regarde à minuit les étoiles du grand char de David. Je les regarderai à la même heure. 0 étoiles ! emportez-moi loin d'ici, sur vos chars étincelants. Baisez le front de mon bien-aimé. Dites-lui qu'il ne me connaît pas, et portez-lui ce souffle de mes lèvres. Les grandes forêts répandent au loin une odeur âc-re d'herbe brûlée. Des ombres noires frissonnent 18 MERLIN L'ENCHANTEUR au coucher du soleil dans lebleu des lacs. J'ai essayé de dormir. Quel sommeil, Merlin ! quel songe ! Tu étais près de moi. Des lianes éternelles nous enlaçaient l'un à l'autre. Je te voyais en¬ fermé avec moi dans une tour imprenable dont la clef avait été jetée dans l'abîme, et tes lèvres étaient sur mes lèvres. Je me suis éveillée en sursaut. Mais le songe m'a poursuivie. J'ai ré¬ veillé les pics-verts qui dormaient encore la plu¬ part, et je les ai interrogés. Tous m'ont dit avoir fait un songe exactement semblable. Qu'est-ce que cela veut dire? Tu n'auras pas de peine à me l'ex¬ pliquer, s'il est vrai que tu es le roi des songes. VI VIVIANE A MERLIN. Champ de la Crau. Hélas! que je me ressemble peu à moi-même ! Est-ce bien moi qui ai écrit la lettre que tu viens de lire? Où sont les espérances, les élans invinci¬ bles de ce cœur que transportait la moindre brise? Où sont les lueurs brûlantes qui s'allumaient dans les chaudes nuits d'été ? J'ai vu au bord du ruis- LES MESSAGES 19 seau un peuplier que le tonnerre a enveloppé sans le frapper. L'écorce a été arrachée au vif et dis¬ persée. Les feuilles calcinées tombent en une poussière fine, impalpable, qui ne laisse aucune trace sur la terre. Il en est ainsi, Merlin, de. mes œuvres, de mes pensées, de mes projets, de mes rêves, de tout ce que j'entreprends. La terre se dépouille; elle se jonche de débris; et moi, je reste seule, cent fois plus dépouillée qu'elle. Insensée d'avoir espéré quelque chose ! Je me suis trompée par de vains amusements ; et ces amusements d'un jour me sont arrachés, quand ils me seraient le plus nécessaires. Croiras-tu que j'ai porté tour à tour le deuil des marguerites, puis des églantiers, puis des violettes , puis des jacin¬ thes, puis des bruyères? Enfin, je n'ai plus rien à pleurer ici que moi-même. Toutes les ombres auxquelles je m'attachais m'ont été retirées. Et toi, la plus vaine, la plus légère, la plus éphémère, toi, Merlin, tu as été la première de ces ombres qui m'ait quittée pour te dissiper dans l'éternelle indifférence. 0 brumes du matin, lourds fantômes rampants sur la terre et que je n'ai plus la force de conjurer! pluies des abîmes ! cieux d'airain ! nuages cuivrés sous lesquels je courbe la tête; murmures des sa¬ pins résineux ; clapotements sinistres des rivages ! fuite des oiseaux effarés, plus rapides que la 20 MERLIN LENCHANTEUR nue ! lueurs funèbres des troncs caverneux ! plain¬ tes , gémissements des vents ! silences solen¬ nels ! feuilles jaunissantes! soleils livides, que m'annoncez-vous ? de quoi pouvez-vous me dé¬ pouiller encore? Quand tu étais près de moi, Merlin, que me fai¬ saient la chute des feuilles, la pluie qui résonne sur l'herbe flétrie? Tout était joie et sourire. M'a- percevais-je alors que mes œuvres s'écoulaient comme l'eau ? Je refaisais incessamment la même chose, et elle m'était toujours nouvelle. Mais, au¬ jourd'hui, mes occupations me paraissent de plus en plus puériles. A quoi bon recommencer une tâche qui n'a plus aucun but, depuis que tu man¬ ques à toutes choses? Le découragement, la lassi¬ tude , l'ennui me gagnent. Des pensées sté¬ riles , inachevées, informes, que je ne pour¬ rais même exprimer, remplissent le vide de mes jours. Une teinte grise, plombée, se répand à mes yeux sur l'immense univers. C'est à peine si j'ai la puissance de chasser devant moi les feuilles desséchées qui roulent sous mes pas. Pendant que j'écris ces mots, ma couronne de verveine vient de tomber de mon front ; je n'ai pas le courage de me baisser pour la ramasser. Devant moi, le dernier soleil descend sur la montagne, de qréneaux en créneaux, comme par autant d'escaliers, et il semble tomber à chaque LES MESSAGES 21 gradin. Les cimes opposées s'empourprent ; elles se réfléchissent clans le lac en noires pyramides frissonnantes, soutenues çà et là par des torsades de neige ondées, à leur pointe, de feux liquides , comme le bûcher sépulcral d'un dieu sous-ma- rin. Qui m'empêche de m'y ensevelir avec lui ? Vois, vois, Merlin, ce que tu as fait de moi, et jouis au moins de ton ouvrage. L'œil radieux des jours d'été serait pour moi une raillerie. Il m'a été impossible d'endurer plus longtemps la chan¬ son impassible des cigales, ' qui me semblait une injure ; aussi, les ai-je forcées de se taire. Je ne pourrais même tolérer la joie rustique, le sourire épanoui, assurément inoffensif, des marguerites des prés. Je leur ai ordonné sèchement clê se dé¬ pouiller de leurs diadèmes en ma présence et de prendre le deuil ; ce que ces innocentes créatures ont fait sur-le-champ, sans se plaindre. Oui, le deuil, Merlin, celui de Viviane. Je sais que tu n'en croi¬ ras pas un mot. Prends garde cependant de me pleurer quand il sera trop tard. Va ! barde et poète, sois content de tes œuvres ! Je n'ai que trop bien retenu la tristesse de tes triades. J'en ai appris le rhythme larmoyant ; elles me reviennent à chaque heure du jour. Des chaumes jaunis, des landes désertes, de pâles au¬ rores, des ruisseaux qui sanglotent à travers les sapins blanchissant de vieillesse ; des nuages à 22 MERLIN L'ENCHANTEUR longs plis , étalés comme une grande aile humide sur le nid des tempêtes ; une pierre debout dans la forêt, un dolmen, puis l'éternel silence sous le chêne de Membré, n'est-ce pas là ce que tu m'as en¬ seigné ? Oui, je suis devenue ton digne disciple. J'attache en ce moment des mousses grises, argentées, aux noirs rameaux des sapins, afin qu'ils ressemblent à ces vieux druides dont tu m'as tant parlé ! Au¬ tour des troncs rugueux des bouleaux, j'enroule de minces feuilles , moirées d'argent, pour y écrire tes triades. Tes triades! ah! je les ai chantées au bord de la mer de Bretagne, et la mer s'est couverte d'é¬ cume. Je les ai chantées aux forêts de Brocé- liande, et les forêts ont éclaté en gémissements: Je me les suis chantées à moi-même dans la crâ de Bresse, et je me suis enivrée de folles douleurs que toi-même ne pourrais plus guérir. LES MESSAGES 23 VII VIVIANE A MERLIN. Sous les saules de Certines. Dans ces jours si misérables, j'ai voulu revoir le toit de ta mère, sous lequel nous avons été heu¬ reux, oui, heureux, quoi que tu en dises. J'arrivai en foulant les feuilles mouillées par le petit bois que tu connais. Je traversai le ruisseau sur la planche vermoulue qui clapotait sous mes pieds. Au sortir de la lisière du bois, je cherchai des yeux ton palais enchanté. Qu'ai-je trouvé? des or¬ ties et des ronces. On distinguait encore la place de l'âtre. Des mousses, couleur de cendre, des digitales pourprées, des campanules bleuâtres, des genêts,, des boutons d'or, avaient grimpé le long du mur noirci et imitaient la flamme mourante d'un foyer. Voilà ce qui reste de ta demeure. Je me suis assise sur les pierres, et, quoi que tu en dises, je me suis trouvé une poitrine humaine. Il ne reste plus un seul des arbres que tu as plantés dans l'île des pommiers sacrés ; même les tilleuls ont été déracinés. 24 MERLIN L'ENCHANTEUR Une paysanne est sortie des ruines; sans avoir peur de moi, elle m'a demandé : « Où est notre maître? » Que pouvais-je répondre? J'ai gardé le silence. Elle m'a conduite dans sa cabane, où elle m'a montré ton berceau. J'ai pleuré ; elle a fait comme moi. Va ! de telles larmes baigneront éter¬ nellement ces ruines. Un peu après je suis entrée, ce qui ne m'était jamais arrivé, dans la petite église; j'ai traversé le cimetière où presque tous tes compagnons d'âge sont couchés ; car on meurt vite dans ce canton. L'é¬ glise était pleine de monde, à cause de la fête des morts. Le tintement de cette cloche, ce vieux prêtre que la solitude a rendu presque muet, ces prières étonnantes, ces voix d'enfants de laboureurs , cet encens brûlé -par des mains rus¬ tiques, m'ont remplie d'une terreur qui me poursuit encore. Mais écoute la suite : A la croisée des chemins, dans une niche tapis¬ sée d'aubépine, construite par les bouviers, je trou¬ vai, sur un pavois de roses sauvages, une jeune fille qui semblait une reine. Elle tenait dans ses bras un enfantelet couronné d'une auréole, et, à leurs pieds, des joueurs de chalumeaux leur chantaient des chansons. Quelle est cette famille bénie ? Je me suis élan¬ cée.vers elle. LES MESSAGES 25 « Êtes-vous une fée? ai-je dit à celle dont j'au¬ rais voulu baiser les pieds. Et cet enfant, où est son père ? Pourquoi demeurez-vous, à la manière des oiseaux du ciel, sous ce toit de feuillée? Je suis la reine des fleurs ; laissez-moi vous en couvrir et donnez-moi, sous votre manteau, une place pour cette nuit. » Mais elle, en me regardant avec sévérité : « Viens-tu disputer avec moi? C'est moi qui suis la reine des fleurs du ciel. Les tiennes viennent de la terre, un soleil les flétrit. Va ! laisse là ta guirlande. Tu as déjà fait pleurer l'enfant. » Aces mots je me suis retirée, la tête basse, sans guirlande ; depuis ce moment, les paroles sévères de cette bouche divine m'accompagnent dans tous les lieux où je suis. Qu'est-ce donc, ô roi des sages! que ce Christ qu'ils invoquent et dont tu ne m'as jamais parlé? Qu'est-ce que cet ennemi qui le poursuit? Nous- mêmes, qui sommes-nous , toi et moi ? Autre¬ fois, ces questions m'eussent semblé insensées. Dès que mes yeux te voyaient, je répondais à tout. Aujourd'hui , le regard d'un enfant me trouble jusqu'au fond de l'àme. Parle-moi ; sou- liens-moi. Je t'aime, et cependant je tremble; j'ai peur. MERLIN L'ENCHANTEUR. T. II. 26 MERLIN L'ENCHANTEUR VIII VIVIANE A MERLIN. Pierre des fées, mois des verveines. Que ce mois s'avance lentement! en verrai-je la fin? Tu m'accuseras encore une fois, Merlin, de rêver au lieu dépenser comme toi. Écoute, cepen¬ dant, et prononce. J'étais au pied de la tour en brique de ton ch⬠teau de Montmort, couleur de rouille. Je regar¬ dais le cheval de pierre que nous avons vu ensemble vautré clans l'herbe épaisse. La tem¬ pête arrivait. Je lève les yeux vers le ciel; je crois voir, oui, je vois par derrière, dans une majesté étonnante, porté sur les nuages, un en¬ chanteur plus grand que toi de cent coudées. Je ne pus apercevoir son visage, qu'il détour¬ nait de moi. Il était enveloppé d'un manteau roulé autour de ses reins, et de l'un de ses pieds nus il refoulait les nuages qui le portaient avec la rapidité des aigles. Malgré moi, je me collai contre terre pour qu'il ne m'aperçût pas. En me relevant, je rencontrai les petits bergers, et je LES MESSAGES 27 leur demandai s'ils n'avaient pas vu sur leur tête un grand enchanteur ; ils me répondirent qu'ils l'avaient vu, et leurs pères avant eux, et qu'ils l'avaient toujours connu depuis qu'ils étaient au monde. Ce ne sont pas là des rêves, Merlin ! Comment se fait-il que les petits enfants sachent des choses que toi et moi nous ignorons ? Que faut-il crain¬ dre ou espérer de cette rencontre? Je me suis baissée au bord des sources et j'ai crié : Merlin ! Merlin ! Mais une voix plus forte que la tienne a ré¬ pondu, et depuis ce moment je frissonne. Une feuille qui tombe, un jonc qui se lamente, une branche sèche qui se rompt et qui gémit, tout me consterne. Je reste immobile , un doigt sur ma bouche. Il me semble qu'un grand événe¬ ment , qui va tout changer, arrive à pas de géant. Reviens, reviens, Merlin, si tu veux me revoir encore, ou laisse-moi te rejoindre! Je me sens mille fois en un jour défaillir et renaître. Si c'est là être fantasque comme tu le prétends, eh bien, oui, je suis fantasque. Il y a des heures où je cours plus vite que le daim. J'arrive avant lui à la cime de la montagne où l'espérance me porte ; et tout aussitôt je me sens plus pesante à moi-même que la. tortue. J'ai les yeux du lynx pour discerner les 28 MERLIN L'ENCHANTEUR traces de mon bien-aimé; en même temps, je me sens plus aveugle que la mort pour tout ce qui n'est pas lui. Où irons-nous, mon âme? Tu es si triste, et les Alpes sont si près ! Allons monter sur les cimes. Peut-être apercevrai-je mon bien-aimé ! IX VIVIANE A MERLIN. Val de Madéran, mois des roses dos Alpes. Les noirs corbeaux ont annoncé les premiers les funérailles de l'année. J'ai vu les Alpes-Surènes se couvrir de leurs épais manteaux d'hermine, et des rubans d'argent tramaient jusqu'à leurs pieds. Elles m'ont glacé de leur haleine. 0 cimes or¬ gueilleuses des Clarides, pourquoi vous êtes-vous revêtues de colliers de diamants qui étincellent sous le jour livide ? Découvrez-vous de vos fai¬ tes les pas de mon bien-aimé ? Vierges au cœur de glace, le verrez-vous avant moi, à travers les champs qui poudroient dans la tiède aurore des jours nouveaux? Des pâturages suspendus aux glaciers, des ro- LES MESSAGES 29 chers hérissés dont les plis ressemblent aux rides du front du lion, des forêts qui traînent leurs che¬ velures dans les abîmes : voilà maintenant les lieux qui me plaisent. Surtout j'aime à remonter le cours des fleuves jusqu'à leur source. Je me laisse guider par les eaux jaunâtres, neigeuses, jusqu'à l'entrée des glaciers. Les portes ogivales en sont construites de pur saphir. Les voûtes transparentes d'éme- raude servent à la fois de temple et de palais d'hiver à ma marraine, quand elle passe dans ces endroits écartés. A mesure que les fleuves encore nains jaillissent sous le seuil, je leur jette des sorts qu'ils emportent avec fureur, de chute en chute, jusque dans le fond des vallées. Souvent ce n'est qu'un brin d'herbe d'or ou de verveine. Je le vois qui surnage, sans qu'aucune tempête réus¬ sisse jamais à l'engloutir. Cependant les monts sourcilleux se colorent, le soir, de teintes pâles, roses, dorées; ils semblent répondre à des signes entrevus par delà la terre, à des lueurs et à des pensées empourprées qu'ils échangent avec le ciel. 0 sage ! dis-moi quelle est la main qui touche ainsi leurs fronts ? Quelle vue ou quel souvenir couvre de cette rougeur su¬ bite la face de ces vierges géantes ? Réponds-moi clairement à cette question ; surtout ne me dis pas que ce sont là des liieurs terrestres. C'est une 2. 30 MERLIN L'ENCHANTEUR pensée, te dis-je, qui les force de rougir. Cette pensée, quelle est-elle? La connais-tu? La merveille de ce pays, Merlin (faut-il te l'ap¬ prendre?), ce sont les montagnes de neige éter¬ nelle ; car elles semblent, comme des divinités, régner sur toutes les autres. Le plus souvent elles se cachent, et tout à coup elles apparaissent éblouissantes d'un éclat que mes yeux ont peine à soutenir ; puis elles se dérobent de nouveau et s'enveloppent de silence. Leurs pieds bruns se montrent seuls sous le rideau des nuages plombés, et c'est ainsi qu'elles excitent tour à tour l'admi¬ ration et la terreur des hommes qui se glissent tremblants dans leurs ombres. Soyons fiers, Merlin, d'avoir posé les premiers le pied sur leur neige immaculée. Puissé-je garder, comme elle, la blancheur démon âme ! Tiens d'ailleurs pour certain que tous nos en¬ chantements seraient indignes de ces monts sa¬ crés et les profaneraient. Aussi n'ai-je pas songé à exercer ici notre art. Je n'ai pas même voulu laisser la trace de mes pieds sur ces neiges véné¬ rables ; pourtant j'y ai écrit ton nom. Il brille comme un tison, dès que le jour se lève. Quelle paix élhérée sur ces sommets ! A peine ai-je atteint leurs gradins roses, je me sens af¬ franchie de la terre, oui, mon maître, affranchie de toi-même. Je me dis : Je suis libre, Ses en- LES MESSAGES 31 chantements ne viendront pas jusqu'à moi. La douleur, le regret, le vain .espoir, ne monteront pas sur cette cime, où toute existence s'arrête, où les majestueux sapins, devenus nains , rampent misérablement sur le sol et se cramponnent, dé¬ sespérés, au rocher qui ne peut leur rendre la séve. Un peu plus haut, l'herbe menue disparaît elle-même. Là, Merlin, cessant presque de vivre, je suis heureuse. Mais ces formes, ces images sont trop grandes pour nous. Je m'y trouve presque aussitôt dépaysée. Cette grandeur démesurée me terrifie, et sitôt que j'ai atteint la cime, je voudrais fuir ce que je suis incapable de supporter sans vertige. Combien alors, du milieu de ces formes énormes qui me jettent dans la stupeur, je pense avec amour aux choses les plus petites ! Jamais je n'ai tant aimé les plus humbles fleurettes qu'en me trouvant sur la cime du monstrueux Wanguelé, qui re¬ garde par-dessus l'épaule du Saint-Gothard lui- même. Je vois le brin d'herbe, la fourmi, la goutte de rosée, puis je me retourne vers les sommets in¬ violés. En un clin d'œil je passe de cette petitesse à cette grandeur. Je me perds dans cette contem¬ plation de ce qu'il y a de plus chétif et de plus colossal. Mais je reviens toujours à ce qu'il y a de plus faible, de plus imperceptible. Je m'y repose 32 MERLIN L'ENCHANTEUR de cette sublimité écrasante, je me reconnais dans la vie des éphémères. Qu'y a-t-il de commun entre nous et ces monts immuables qui me consternent de leur impassible majesté? Ils me donnent le vertige de la grandeur après le vertige de la petitesse. Pour les contem¬ pler en sûreté, j'aurais besoin de sentir dans mon cœur une force imperturbable, et c'est là ce qui me manque le plus. Je soupçonne que c'est du fond même de ce qu'ils appellent Dieu qu'il est permis de contempler, sans vertige, les précipices qui m'attirent. Mais du fond troublé, chancelant de mon âme, je ne puis lutter avec les puissances des abîmes. Je ne sais à quoi me prendre ni où me retenir. R.avie et consternée, je crois tomber, d'une chute infinie, dans le gouffre qui dévore toutes choses. 0 maître ! où est ta main chérie pour me retenir sur la pente ? Quel sculpteur, ôroi des sages ! a fabriqué ces colosses assis, dont les pieds se baignent dans les abîmes et dont la tète couverte de frimas est au- dessus des nues ? On les appelle dans le pays les sept Margraves. Qui les a couronnés de ces dia¬ dèmes de pierreries, par-dessus leur peuple de géants? Leur silence entrecoupé du craquement de l'avalanche m'épouvante. 0 Sonneries des troupeaux qui seules marquez l'heure dans ces LES MESSAGES 33 lieux d'où le temps semble s'être retiré, montez jusqu'à moi ! Chèvres conduites par l'enfant du berger, grillons du chalet, où êtès-vous? X VIVIANE A MERLIN. Cascades de Hazli, mois des anémones. Qui a taillé, ô.maitre ! ces escaliers dont chaque degré estunmont pour monter au-dessus de la nue ? A quelle fête conduisent-ils ? Le sais-tu ? Pourquoi les cascades de Hazli ont-elles hâte de se précipiter ? Et pourquoi leur furie se change-t-elle en sérénité dès qu'elles ont touché l'abîme ? Pourquoi les rochers sont-ils si blêmes quand ils se penchent sur le gouffre ? D'où vient cette pâleur subite? 0 Merlin ! qu'ont-ils vu dans l'in¬ sondable ? Surtout enseigne-moi, ô maître ! pourquoi l'em¬ bûche est tendue ici parmi les fleurs? Dis-moi pourquoi la terre s'entr'ouvre tout à coup jusqu'à l'Erèbe, sous les bocages parfumés du Kirchet? Je me suis attachée au tronc branlant d'un sapin à 34 MERLIN L'ENCHANTEUR demi déraciné. Penchée sur le précipice, j'ai vu les pâles galeries souterraines surplomber l'une sur l'autre. J'ai cru entendre suinter l'Aar. Mais non ! son mugissement, perdu dans le gouffre maudit, ne pouvait arriver jusqu'à moi. Est-ce la vision de l'enfer? Je n'ai fait que l'entrevoir; toute mon âme y est restée plongée. Aide-moi à en sortir. XI VIVIANE A MERLIN. Tour de Resti, mois des myrliles. Sans pensée, sans prévoyance, je vis ici dans une stupeur continuelle qu'augmente tout ce que je découvre. A mesure que j'avance, les choses que je croyais les plus immuables changent de forme. Je suspens mes espérances à ces sommets que l'aigle même ne visitera pas. Voici la saison où les troupeaux redescendent en foule du haut des Alpes, pour gagner les chalets des basses vallées et s'y abriter contre l'hiver. 11 n'y a pas un roc qui n'ait son troupeau et son berger. Je crois voir un peuple céleste émigrer LES MESSAGES 35 des nues. Les Alpes rougissent d'un rouge pour¬ pre. Tu dirais des tapis écarlates étendus sous les pas de ce peuple divin qui descend les degrés du ciel. Parmi les bergers se trouvait ce jeune enfant', Guillaume Tell, auquel tu as donné l'arbalète qui ne manque jamais son but. Que cet enfant-m'est cher entre tous les autres ! J'ai voulu le voir et l'adopter. Quand je lui ai dit d'approcher, il a d'abord été retenu par sa timidité sauvage, et il a fait un bond pour s'éloigner. Mais j'ai prononcé ton nom, Merlin; aussitôt il s'est avancé sans crainte, car il se souvient de toi ; il demande où tu es. Imprévoyant, selon ta coutume, tu avais oublié de lui donner la flèche ; je lui en ai fait une acé¬ rée. Ainsi, le voilà doué par nous deux. Ses pa¬ rents m'ont promis que l'arbalète et la flèche res¬ teraient dans leur famille jusqu'à la dernière génération. Qu'il soit ainsi pour leur salut et notre gloire ! Après eux, je restai seule dans la haute région que tous abandonnent. Dans le désert glacé du Titlis, je rencontrai des âmes qui planent éternel¬ lement sur ce séjour de mort, emportées par des tempêtes qu'elles ne peuvent régir. Les joues gonflées, elles soufflent perpétuellement autour d'elles leur froide haleine. Je leur demandai ce qui 36 MEHLIN L'ENCHANTEUH les retient clans ces lieux où rien ne peut vivre, et, montrant les larmes gelées qui sont collées à leurs yeux, elles m'ont répondu : « Le souvenir de notre dureté quand nous étions parmi les hommes. » Ah ! Merlin ! quelle leçon pour ceux qui se van¬ tent de ne pas connaître la pitié ! Gomme la nuit s'approchait, des nains qui gar¬ daient un troupeau de chamois m'ont offert de la passer dans leur tour cle glace; j'ai refusé. J'ai préféré descendre dans un chalet de Resti, la de¬ meure la plus charmante que tu puisses imaginer. C'est, en même temps, un moulin dont trois cas¬ cades font tourner la roue. Les gens qui y demeu¬ rent avec moi sont les meilleurs de la terre. Croi¬ rais-tu qu'ils n'ont jamais ouï parler de toi? Juge par là de ce qu'est leur sainte ignorance du monde. Non, non, Merlin, n'espérons pas lutter avec la magie cle ces lieux. Que pouvons-nous faire en face de ce perpétuel prodige? Oublier nos sorti¬ lèges. On dit pourtant que, dans le voisinage, un enchanteur qu'ils appellent Manfred a voulu es¬ sayer son art sur le lac de Thoune. Quelle pitié ! il y a un. autre enchanteur que loi, Merlin. Je le sens, je le vois, je l'entends dans ce mugissement étouffé cle la cascade, au fond cle la vallée. Mais où est-il? où demeure-t-il ? En serais-tu jaloux que tu ne m'en parles jamais ? LES MESSAGES 37 Pendant que je gravissais les flancs du Wet- terliorn pour me rendre de là sur l'Alpe verte, où j'espérais enfin te rejoindre, un accord gigantesque s'est tout à coup élevé dans la forêt de sapins. Elle en a frémi au loin ; et moi, que suis-je devenue? « C'est la harpe de Merlin, me suis-je dit à moi- même. Lui seul peut ébranler le cœur de granit des montagnes neigeuses ! » J'ai hâté le pas ; mais je n'ai rien vu qu'un berger qui embouchait le cor des Alpes. Son instrument est fait du tronc d'un jeune sapin, entrelacé de fibres sonores. Il applique la bouche de son cor sur la terre, de manière que le son gigantesque soit renvoyé jus¬ qu'aux oreilles des démons engourdis des glaciers. Ainsi, Merlin, tu prends plaisir à te jouer de moi. Car ce n'est pas sans ta volonté que ce ber¬ ger t'a emprunté, même pour un jour, la puis¬ sance d'ébranler par un accord l'àme inexorable des rochers de Piosenlaui ! Une dernière question, Merlin ! Quel est ici le roi des nuées ? Qui les range en bataille quand le jour se lève? Qui les dresse en pavillons, quand vient le soir, pour abriter les songes ? Qui en bâtit des villes d'or et d'opale d'où sor¬ tent les tempêtes par des portes de flammes? Ils sont si fantasques, Merlin, que j'ai cru d'a¬ bord que c'est toi qui leur commandes. Mais ils MERLIN L'KNGIIANTEUR. T. II. 3 88 MERLIN L'ENCHANTEUR versent la rosée et la joie sur la terre ; et loi, Merlin, c'est le désespoir que tu laisses en par¬ tant. Non, tu n'es pas le chef des nuées, quoi¬ qu'elles te ressemblent par leur génie vaga¬ bond. Elles sont la constance même en comparaison de loi. Qui déploie leurs ailes hors du nid des orages ? .(Qui promène leurs cités errantes dans le bleu serein du lac? Hélas! combien de fois j'ai voulu m'y précipiter pour te chercher dans ces humides palais de cristal ! Dis-moi, au moins, si je t'aurais rencontré, dans ces demeures fugitives, et si c'est là que tu ha¬ bites. Elles sont dignes de toi, plus légères que l'écume, plus capricieuses que le flot. Réponds, de grâce, sur ce dernier point ; il n'intéresse que ta science. XII VIVIANE A MERLIN j: • - ■ " ' - • . ; 1 . s • •• . ■ Rosenlaui, mois des premières neiges. Me voici dans le chalet abandonné où tu t'es reposé un moment. Au bord du glacier j'ai LES MESSAGES 29 dessiné sur les vitres des forêts de givre... Des paysages fantasques gravés sur la* vitre, et où je cherche une félicité plus fantasque, c'est donc là mon univers ! Quesuis-je moi-même pour chercher mon abri dans ces leurres glacés ? Le voilà, l'hiver ! l'affreux hiver ! 0 Merlin ! quel silence autour de moi ! j'en frissonne. As-tu jamais pensé à la mort? Moi qui ne puis même y croire, j'ensuis tout à coup enveloppée. Ne te reverrai-je plus?... Quoi ! déjà !... Quoi ! si tôt !... Les jours, les années éternelles que je me promettais avec toi dans notre île d'Avalon, je les vois qui s'ef¬ facent l'une après l'autre : à leur place, il reste des tombes couvertes d'une neige que ne dissi¬ pera aucun souffle du midi. Ces tombes géantes où s'ensevelit toute joie, est-ce là mon sépulcre et le tien ? Où sont maintenant lés chasses bruyantes de ma marraine, les hallali, les cortèges de cavaliers, les meutes haletantes, les chevaux hennissants qui passaient au galop sur les sommets? Où sont-ils? reviendront-ils jamais? Ah! si j'apercevais seu¬ lement la poussière fumante sous les pas de mon bien-aimé! Pourquoi ne m'attends-tu pas? Pourquoi m'as-tu quittée, Merlin? Je te l'ai or¬ donné, dis-tu. Quelle raison ! Pourquoi me laisses-tu mourir, quand les vio¬ lettes et les perce-neiges vont renaître demain ! 40 MERLIN L'ENCHANTEUR Elles verront la lumière ! elles se pencheront sur la fente des glaciers ; et toi, tu les effleureras de tes.pieds sans te souvenir de moi. Gomme je l'avais prévu, il n'y a plus ici un seul être auquel je puisse confier un message. Même les aigles et les vautours sont partis. Les lacs bleus de saphir sont enchâssés jusqu'aux bords dans leurs rivages de neige. Le désert de glace m'environne. L'avalanche seule demeure ; mais qui peut lui commander ? Elle est si capri¬ cieuse ? Adieu, Merlin! adieu... j'ai froid. XIII VIVIANE A MERLIN. Mois des glaciers. Faut-il m'en réjouir? je vis encore, mais c'est un miracle. Harassée, désespérée, ne recevant rien de toi, n'attendant même rien (car tu t'es obs¬ tiné à ne pas répondre et tu as été plus dur que ces rochers), je m'étais assise dans les frimas, au pied du Wollerhôrn, et la neige me couvrait à demi. Il me semblait que j'étais au seuil d'un pa- LES MESSAGES 41 lais de cristal, éclairé par des milliers de lampes ; et nous avions été invités tous deux par Titania à une fête de nuit. Je n'avais que le seuil à franchir pour te rejoindre. Déjà je discernais la danse et la ronde des esprits, le bruit même de leurs pas, à demi étouffé par les flocons de neige. Je crois entendre de lointains aboiements de chiens. Les cris redoublent ; ils approchent. C'é¬ tait la meute de ma marraine ; elle-même suivait à la course. Bientôt je sens que des mains me soulèvent et me portent. Je me réveille dans la tour de Resti, couchée sur un lit de paille, et ma marraine toute en larmes était à mon chevet. « Avez-vous donc juré de mourir? me dit-elle dès qu'elle put parler. Que faisiez-vous à cette heure sur ces glaciers ? » Elle n'ajouta aucun reproche ; mais ses larmes en disaient plus que toutes les paroles. Je m'excusai sur mes occupations, mes devoirs. Il fallait bien cueillir l'herbe d'or qui ne croît que sur les cimes, polir quelques cristaux, semer des diamants sur les glaciers, pour leur refaire un collier. « Cruelle, interrompit-elle, ce n'est donc pas assez de vouloir mourir ? Prétendez-vous me tromper? » Et elle me serra dans ses bras en étouffant ses larmes. Je ne pus retenir plus longtemps les 42 MERLIN L'ENCHANTEUR miennes. Je lui racontai ce qu'elle savait déjà, mon amour pour toi, Merlin ; comment je t'avais connu ; le jour, l'heure, le lieu, nos fiançailles ; comment j'avais quitté pour toi mon père Dionas ; nos serments, nos disputes même, la différence de nos caractères, ton humeur de poète ; je ne lui cachai que tes caprices. Mais je ne lui dissi¬ mulai pas que l'ennui de vivre m'avait saisie, que j'avais joué avec la mort, que j'y étais entrée à moitié avec une terreur mêlée d'indicibles dé¬ lices. « Pauvres enfants! s'écria-t-elle quand j'eus fini ; au moins t'aime-t-il encore? — Il le dit. — Nous verrons bien, » reprit-elle. Depuis ce moment, elle ne songe qu'à notre ma¬ riage. Elle prend tout sur elle, et d'abord elle se chargera des lettres ; en un mot, elle ne cesse de me montrer une bonté que je ne lui connaissais pas. Il a fallu lui jurer que je ne monterais plus sur les glaciers, tant que durera la saison des frimas. En retour, j'ai exigé que l'odieux, le ridi¬ cule Phébus fût congédié pour jamais. Voilà, Merlin, le récit fidèle de ces derniers jours. Croyez-vous, enfin, être aimé? L'êtes-vous? ou tout cela n'est-il qu'un songe? Vous jugerez, sans doute, qu'il est temps de répondre. LES MESSAGES 43 XIV Ne demandez pas. combien de fois Merlin porta à ses lèvres cette dernière lettre dans laquelle il retrouvait Viviane tout entière. Il affecta, pen¬ dant plusieurs jours, de ne pas vouloir répondre, espérant à chaque instant qu'il lui viendrait un autre message et trouvant un plaisir infernal à prolonger le désespoir de sa bien-aimée. Mais son calcul ayant été déçu, il commença à craindre qu'elle ne se consolât, et se résignât à vivre sans lui; il prit alors le parti de rompre lé silence, ce qu'il lit, après de longs monologues, de la ma¬ nière suivante : merlin l'enchanteur a viviane. Royaume d'Epistrophius, mois dts myrtes. Vos messages, Viviane, m'ont été remis pres¬ que tous à la fois, à la réserve de celui que vous avez confié au papillon. Quoi qu'il en dise, je ne l'ai point vu, et je vous supplie de ne plus l'em¬ ployer désormais^ Il est incapable de rien de sé- 44 MERLIN L'ENCHANTEUR rieux ; il mêle à tout une frivolité qui me blesse à cause de vous. J'ai tremblé à la lecture de vos lettres. Celte nuit d'hiver dans les Alpes!... Ne craignez-vous pas enfin de jouer avec la destinée? La lutte n'est pas égale entre nous, Viviane. Ce que tu souffres, lu l'as voulu aveuglément, impi¬ toyablement. Ta volonté, ton orgueil sont satis¬ faits. Mais moi ! je voulais être heureux, je l'é¬ tais. C'est malgré moi que tout s'est accompli. Tu m'as arraché mon bonheur tout vivant. J'ai crié comme un enfant, et tu as été sourde. Aujourd'hui tu me rappelles ; qui me dit que ce n'est pas là un caprice nouveau ? Veux-tu me rendre la vie pour me l'ôter encore? Sache que je n'ai plus la force de souffrir. Je hais, j'abhorre la douleur; et toi tu la cherches, tu t'y complais, au moins dans celui que tu prétends aimer. Que me parles-tu des glaciers des Alpes? Ils sont moins froids que ne l'a été ton dernier re¬ gard. Va, tu ne m'as jamais aimé un seul instant ; qui sait même si tu es capable d'aimer autre chose que toi? Mon amour était trop brûlant pour ton cœur pétri de la neige des monts. Ne te sou- viens-tu pas que tu prétendais qu'il te consumait comme le soleil consume les neiges nouvelles? EL moi insensé, quand tu prononçais ces'paroles, j'a¬ vais la folie d'en sourire. Je crois même que je LES MESSAGES 45 les trouvais adorables, quand c'était l'expres¬ sion nue de l'incapacité où tu es de sentir davan¬ tage. Que veux-tu? on ne change pas son être à sa fantaisie. J'ai eu tort d'attendre de toi ce que tu ne peux ni donner ni partager. Je comprends trop tard aujourd'hui pourquoi tu me suppliais tou¬ jours de t'aimer comme les fleurs s'entr'aiment ; car, disais-tu, le souffle de mon cœur te dévorait comme le vent du désert. Et, stupide que j'étais, je voyais là une raison de m'enflammer davan¬ tage. J'adorais sur tes lèvres le souffle immaculé des roses matinales, sans voir que ton âme pa¬ resseuse ne demande qu'à végéter. Oh ! quels combats dont tu n'as pas même l'idée ! J'appelais retenue, sainteté, virginité ce qui n'était, chez toi, qu'impossibilité d'aimer. Allez, Viviane ! vous pouvez beaucoup de cho¬ ses ; vous pouvez, je crois, écrire dans les nues ; vous pouvez apprivoiser les aigles, changer en gémissement le ricanement de la mer de Breta¬ gne ; mais vous ne saurez jamais ce qu'il y avait dans un seul battement de ce cœur de Merlin, que vous avez écrasé sous vos pieds. Après tout, vous aviez certainement raison de me vanter les sentiments des fleurs et de me les donner pour modèles. Je les crois beaucoup mieux faites que moi pour répondre à l'idée' singulière' 46 MERLIN L'ENCHANTEUR que vous avez prise de la félicité. Elles ont, dit- on, une douceur incorruptible, mêlée d'un peu de banalité qui ne semble pas vous déplaire. Leurs désirs sont sages, tempérés de rosée. Je vous as¬ sure que leurs baisers ne brûleront pas vos lèvres. Soyez donc heureuse, Viviane, comme je le dé¬ sire sincèrement. Éprenez-vous de quelque beau lis qui saura satisfaire à tout ce que vous semblez désirer et même rêver. Croyez-moi, il n'est rien de plus noble, de plus suave (je me sers de vos propres paroles), qu'un amour de ce genre. Et si, par hasard, cela ne vous suffisait pas, si quelque grande et sublime passion s'éveillait dans votre cœur, je ne vois point du tout pourquoi vous n'épouseriez pas ce Phebus qui, d'ailleurs, ne vous a pas trop menti sur sa généalogie non plus que sur sa lyre ; pour¬ tant, je l'ai obligé de la briser, après l'avoir vaincu publiquement dans le combat du chant. Ce point excepté, il a, ce me semble, tout ce qui est né¬ cessaire à votre bonheur. Il est beau! dites-vous... Mon Dieu ! je n'en doute pas et je ne prétends pas lutter avec lui à cet égard. Eh bien, Viviane ! épousez-le. Oui, le mot est prononcé. Sortez des vaines illusions ; voyez-vous, enfin, vous-même telle que vous êtes. Vous pen¬ siez aimer la poésie : il n'en est rien. Ce que vous aimez, c'est le vide. Ce Phébus, déjà sur l'âge, LES MESSAGES 47 vous convient, vous ctis-je. Il ne vous accablera pas cles flammes inextinguibles de son cœiir. Il vous laissera bercer en paix les oiseaux endor¬ mis et vaquer â vos autres occupations. Épousez- le donc si vous n'aimez mieux être nonne et en¬ trer au couvent. Mais je préfère mille fois de vous savoir mariée; j'en serai moi-même beaucoup plus tranquille. Dans quel aveuglement ai-je vécu jusqu'ici! Enfin, mes yeux s'ouvrent; je me réveille des songes qui m'ont trop occupé. Encore une fois (je ne pourrais trop le redire) votre âme est faite de ce qu'il y a de plus pur sur la terre, de l'âme des roses printanières : je le crois, je lë reconnais, je suis prêt à le publier ; mais, en revanche, avouez- moi qu'elle n'a rien d'humain. Cette confession est tout ce que je demande à ce moment su¬ prême. Sachez aussi que je né vous blâme pas ; je ne vous accuse pas, non, je vous plains, cela est très- différent. Nous nous sommes mépris l'un sur l'au¬ tre, en pensant que nous nous ressemblions, tandis que tout nous sépare. Tôt ou tard, le divorce au¬ rait éclaté. 11 vaut mieux, assurément, qu'il n'ait pas tardé davantage. Dans ma détresse je pensais échauffer, du feu qui me brûlait, votre âme puisée aux glaciers éter¬ nels. Et vous (reconnaissez-le avec ingénuité), 48 MERLIN L'ENCHANTEUR vous espériez réduire mon cœur à ce demi-som¬ meil dans lequel vous vous complaisez, que vous prenez pour la plus haute vertu, et qui n'est, je le crains, que la sagesse del'impuissance et de la mort. Non ! nos âmes n'étaient pas faites l'une pour l'au¬ tre ; ce n'est ni votre faute ni la mienne. Vous voulez un amour en dehors de la nature humaine et qui ne se trouve qu'au couvent ou dans la lé¬ thargie des plantes. Est-ce donc ma faute à moi si le sang d'un homme court goutte à goutte dans mes veines? Il vaudrait mieux, je le sais, y sentir circuler la séve glorieuse du plus beau des lis, comme vous redisiez sans cesse, au point de m'en avoir rendu quelquefois très-sottement jaloux. De l'amour, Viviane, vous n'aimez que le mot ; et je suis étonné, vraiment, que vous ne vous soyez pas éprise d'un songe. J'ai le malheur d'être tout le contraire. Homme, j'aime à la manière des hommes. Faites-vous nonne, Viviane ; rêvez du lis mystique; l'amour de. la terre est vérita¬ blement indigne de vous. Dirai-je encore un mot, Viviane? Sachez donc que je n'ai eu par vous, auprès de vous, qu'un semblant de bonheur. Dans le moment même où je vous paraissais le plus heureux, je sentais qu'un abîme était entre nous. Je souriais, il est vrai, au bord de cet abîme; mais je le voyais et LES MESSAGES 49 je pensais qu'il nous dévorerait tous deux. Voilà comment j'ai vécu. Vous saurez, maintenant, vous expliquer mes soupirs et même ces larmes aux¬ quelles vous ne pouviez trouver de cause. XV MERLIN A VIVIANE. Mois des myrtes. Eli bien, oui, Viviane, j'aime la gloire. J'au¬ rais voulu entendre mon nom résonner noblement dans la bouche des hommes. Savez-vous pourquoi? Je suis trop malheureux si vous ne le devinez pas. Ce n'est pas moi qui démêlerai si vous parlez sérieusement ou ironiquement de mes pèlerinages et du peu de travaux dont j'ai semé ma route. Loin de moi la prétention de comparer mes œuvres aux vôtres ! La moindre broderie tissue par votre main sur une fleur ou sur l'aile d'un papillon est mille fois au-dessus des lois les meilleures que j'ai pu donner aux peuples qui m'en ont demandé. Les cours d'Arthus et d'Épistrophius, trop ra¬ baissées par vous, ne sont rien à côté des réduits 50 MERLIN L'ENCHANTEUR de chèvrefeuille que vous divinisez de votre pré¬ sence. Je préférerai toujours (vous ne le savez que trop) un battement de votre cœur à toute la gloire des empires. Mais, enfin, après que vous m'avez si cruellement, si inhumainement chassé, fallait-il donc me consumer dans une stérile oisi¬ veté? Mes œuvres sont dérisoires ; d'accord. Mais, sans elles, il y a longtemps que j'aurais cessé de vivre. Hélas ! Viviane, mes lois, mes institutions, mes royautés ont moins duré que vos fleurs. Pendant que vous tissez des fils illusoires sur les prairies, j'ai tissu des fils cent fois plus décevants sur les berceaux des peuples. Vous vous plaignez de l'ins¬ tabilité de vos œuvres. Elles vous échappent, dites-vous. Elles vous fuient ; elles vous parais¬ sent futiles, risibles' même. Que pensez-vous donc des miennes? De grâce, n'en parlons pas. Avouons que tout est vain et presque ridicule, excepté cet amour que vous avez brisé sans y penser, je crois. Oui, les hommes m'ont demandé des lois, et je leur en ai donné. Le plus souvent mon cœur n'é¬ tait point à ,ce que je faisais. Il faut un fond de bonheur pour répandre autour de soi la sérénité ; et je ne connaissais, pour ma part, que trouble, angoisse. Gomment donc aurais-je pu leur donner ce que j'étais si loin de posséder moi-même? Mal- LES MESSAGES 51 gré le plaisir que vous prenez à me rabaisser (plaisir que je n'ai jamais compris), doutez-vous que je ne mesure mes enchantements à leur véri¬ table valeur? Mais il fallait ou mourir ou faire quelque chose. Et, si mes oeuvres sont imparfaites* à qui la faute, Viviane ? à vous. Est-il bien généreux de m'ôter ma raison, et de me railler après cela sur ma gloire? Vous vous moquez des hymnes des éphémères ; je vous les livre. Croyez-vous donc par là me navrer comme une cigale ? détrompez- vous. J'ai obtenu de mon cœur de ne plus saigner aux petites blessures; c'est assez des grandes. Que vous êtes amère, quand c'est le monde seul qui devrait se plaindre de moi ! S'il avait pu lire dans mon cœur, combien il m'aurait trouvé dis¬ trait, indifférent au moment même où je semblais tout occupé de lui ! La plupart de ses maux n'ont pas une autre cause. Il s'est trouvé des peuples, et, sans orgueil, je pourrais dire des mondes qui ont mis leur sort dans mes mains. Et moi, pen¬ dant ce temps-là, je prêtais l'oreille pour entendre le bruit de vos pas. Les peuples innocents, tou¬ jours dupes, me croyaient absorbé dans la médi¬ tation de leur avenir ; et moi, penché sur quelque ruisseau, je suivais des yeux la feuille que les flots entraînaient; je lui demandais si elle n'ap¬ portait pas un message de vous. 52 MERLIN I.'ENCHANTEUR Où étiez-vous, Viviane, quand je sanglotais sur les grèves de Bretagne ? Et quand les nations m'ont suivi sur les bords du Rhin? Et quand j'ai convié les peuples autour de la table ronde? Et quand ils m'ont crucifié à R.ome? Et le jour où j'ai entendu la grande haleine du volcan ? Et cet autre où je me suis assis sur les rivages de la mer de Sicile? Pourquoi avez-vous attendu que mon cœur soit séché de douleur? Vous avez com¬ mencé seulement à vous souvenir de moi lorsque, indigné de ma misère, j'étais près de m'affran¬ chir. Je vous savais fantasque, Viviane. Où et depuis quand, à quelle école avez-vous appris le calcul ? En traversant les Alpes j'ai entendu un grand soupir. J'aurais juré que ce soupir sortait de ta poitrine et que tu étais cachée près de là pour m'épier. A peine entré en Lombardie, j'ai re¬ connu ton haleine dans les buissons de myrtes. Réponds ! où étais-tu cachée dans ce grand jardin qu'ils appellent l'Italie ? N'étais-tu pas dans la foule aux processions de femmes de Tivoli et d'Albano? J'ai cru souvent te reconnaître. Quand cette jeune fdle de la Sabine m'a apporté des figues au passage du Tibre, j'ai crié d'avance dans mon cœur : Est-ce toi? Même cri à Fras- cati sur le seuil d'une hôtellerie ; même délire à la vue d'une femme de la campagne de Rome. Je LES MESSAGES 53 la pris pour toi dans tes jours de splendeur et d'humeur royale. C'était la fille d'un pifferare. Quel plaisir trouves-tu, Viviane, à m'abuser ainsi par de vains songes, et à tourner contre moi les enchantements que je t'ai enseignés? Un mo¬ ment, un jour, passe encore! Mais une vie entière employée à se leurrer, à s'abuser l'un l'autre ! Qui peut la concevoir? Tu n'ignores pas, sans doute, que j'ai appris à ces peuples à faire ton portrait. Ils y ont réussi mieux que je n'eusse jamais imaginé. Tu as su que je conduisais leurs mains pour retrouver dans le marbre, sur le bois, sur les murailles, tes traits adorés; et combien tu auras souri du maî¬ tre et des écoliers ! Du moins, n'espère pas m'ar- racher cette image à laquelle j'ai fait travailler tout un peuple. Eh ! que crains-tu de la médi¬ sance? Je n'ai pas dit un mot qui puisse effleurer ta renommée. La plupart me prennent ici pour un savant, un docteur, neveu de la Sibylle, qui n'entend rien aux choses d'amour. Jusqu'aux ermites des camaldules, tous sont amoureux de toi. Car ils ne connaissent de toi que ta beauté. Ah! si je leur avais parlé des fantaisies de ton âme de pierre ! Mais loi, m'apprendras-tu d'où viennent en foule tes portraits, tes statues que je découvre chaque jour en Grèce, dans les domaines d'Épis- 54 MERLIN L'ENCHANTEUR trophius? Qui les a faits? en quelle circonstance? à qui les as-tu donnés? Que de questions, Vi¬ viane, auxquelles tu ne réponds jamais ! Pourquoi tant de mystères entre nous? Je suppose que ces portraits de pierre ont été faits dans ta première adolescence, quand tu habitais le palais de ta marraine, Diane de Sicile. Pourquoi a-t-elle per¬ mis que tu fusses ainsi sans vêtements et sans voile? L'enfance, la solitude ne sont point des excuses. Je suis jaloux de ces pierres; je maudis les chevriers qui peuvent les regarder à leur aise. Il est donc vrai que d'autres que moi ont osé con¬ templer ta beauté avant moi. Pourquoi, Viviane, ne suis-je pas le premier être que tes yeux aient rencontré? Tes froids regards de marbre se se¬ raient allumés au feu de mes regards. Dis-moi que tes lèvres de pierre attendaient mes baisers pour s'ouvrir. Je reste en extase devant les tresses de tes cheveux noués derrière ta tête. Cette tuni¬ que légère te donne un air étrange qui me trou¬ ble; c'est toi, à n'en pas douter. Mais c'est toi dans ta première adolescence, quand tu jouais avec les coquillages et les tortues sur le bord de la mer azurée. Promets-moi, si nous nous retrou¬ vons, de reprendre ce costume, ne fût-ce qu'un jour. Tu me dois cette longue éternité perdue avant de te connaître. LES MESSAGES 55 XVI VIVIANE A MERLIN. Je ne puis aimer, dis-tu? Témoignez donc pour moi, nuits sans sommeil, tièdes aurores, jours brûlants, larmes cuisantes qui desséchez les fleurs. Que tu sais profiter, Merlin, des avantages que je t'ai laissé prendre sur moi ! « Je rampe pen¬ dant que tu planes. Mon âme de glace ne saurait suffire à une âme de feu telle que la tienne. » Ai-je bien répété tous tes blasphèmes ? 0 Merlin ! je te demande grâce. N'ajoute pas un reproche; ou plutôt console-moi dans cet abandonnement de toutes choses. Je m'avance en tremblant vers des régions désolées que tu ne visiteras pas, où règne un silence éternel et où ton nom même ne trouve¬ rait pas d'écho. Quel est donc, Merlin, le perpétuel malentendu qui nous sépare? M'es-tu, en effet, trop supérieur pour que je puisse te comprendre? ou bien, es-tu jaloux de ma puissance? Ah! misérable puis¬ sance! je la mets sous tes pieds. Sois l'être fort qui me protégera et m'expliquera à moi-même. 56 MERLIN L'ENCHANTEUR Mais ne disputons plus, ô mon maître ! Je suis le roseau; sois le chêne. Si j'ai jamais contesté avec toi, c'était là un grand tort, je le vois main¬ tenant. Du moins n'espère pas me reléguer d'un mot au-dessous des mondes enchantés, dans les rangs de ces créatures sourdes que le soleil de l'àme n'a pas échauffées un seul jour. Quoi que tu fasses, ô prophète, barde, roi, il est une chose qui le reste impossible. Tu ne me feras pas rentrer dans la nuit de ceux qui n'ont jamais aimé. Non, non, je ne deviendrai pas semblable à ces fées vagabondes qui, le cœur vide, sans regret, sans désir, promènent de lieux en lieux leur apa¬ thie, entre la vie et la mort. Toutes les fois qu'il m'est arrivé d'en rencontrer de pareilles dans les, carrefours des bois, j'ai fui à grands pas. Leur vieillesse ridée ne m'atteindra jamais. Je garderai ma jeunesse'immortelle; car nos âmes se sont mêlées, ô Merlin, il me reste encore le goût de la tienne sur mes lèvres. Nulle éternité ne pourra l'enlever. Ni les jours ni les siècles ne me feront oublier les nuits étincelantes, quand, ta main dans ma main, nous comptions ensemble les étoiles. M'ac¬ cusais-tu alors de dormir du sommeil des plantes? D'où te vient cette fureur qui te pousse à me déchirer? Mais j'ai tort, Merlin. Pardonne-moi ce LES MESSAGES 57 mot; il vaut mieux pleurer. Quoi! lorsque tes yeux s'arrêtaient sur mes yeux, lorsque nous lisions ensemble clans le livre magique, lorsque lu cueillais la verveine que mes piecls avaient fou¬ lée, que le matin tu me retrouvais en ouvrant ta paupière, que tu criais : « Félicité! félicité! » quoi ! tu n'étais pas heureux ! Ne peux-tu donc oublier, pardonner un mo¬ ment-(caprice, erreur, fantaisie, je ne sais moi- même comment le nommer) ? N'y a-t-il point de miséricorde clans le cœur des enchanteurs? Ma marraine pourrait te dire combien elle me trouve changée ; beaucoup de gens ont peine à me reconnaître. Perdrons-nous toutes les éternités à cause d'une heure de mésintelligence ? Il n'est pas étonnant, Merlin, qu'avec des habitudes, des éducations si différentes, il y ait eu entre nous un instant difficile, un seul. Gela arrive à tout le monde. Aujourd'hui que je te connais mieux, il en serait autrement, je le jure. Mais, hélas! il est trop tard, et c'est à toi maintenant d'être inflexible. MERLIN L'ENCHANTEUR XYII MERLIN A VIVIANE. Rien ne ressemble moins à les lettres que toi- même,. Viviane. Tu regardes, en écrivant, certai¬ nes caresses cle langage comme une douce musique qui n'a point de signification précise et n'engage à rien celle qui les laisse romanesquement tomber de sa plume de rossignol. Pour moi, je ne crois plus aux mots ; ils ont tous à mes oreilles le même sens : douleur ! Une fois, en ma vie, la science que je cultive m'a été véritablement utile. Par elle, j'ai décou¬ vert la cause de mes maux. Toi et moi, nous n'ap¬ partenons pas au même monde, au même peuple, à la même race d'êtres. Nous ne parlons pas la même langue. Les mots qui partent de mon cœur n'ont pas de sens pour toi. Ils sortent brûlants de m'es lèvres : ils glissent sur ton âme et s'y glacent sans la pénétrer, comme l'eau du torrent de Ruti sur l'aile du cygne. Vis donc, puisque tu l'as préféré, sans enchan¬ tement, sans élan, sans génie. Refais ce qui a été fait cent fois. Traîne-Loi dans l'imitation du LES MESSAGES 59 monde. Garde-toi, comme d'une impiété, de toute désobéissance à la routine séculaire. Règle-toi sur les nobles conseillers de ta marraine, sur ses chambellans, ses courtisans. Qu'ils te disént, ces gens d'expérience, ce qui est convenable et ce qui ne l'est pas dans la passion d'un homme de cœur ; et tu te conformeras à leur avis ; car c'est là ce que vous appelez, vous autres, être sage que de dépouiller son cœur de toute magie. Fais-toi, te dis-je, scrupule de tout, excepté de mes larmes. Combien tu avais raison de me dire, le premier jour où je t'ai vue : « Ne m'aimez pas, je ne puis vous répondre ! » . En effet, depuis cette heure-là, tu m'as obligé de désirer immensément pour obtenir une goutte d'eau. Ton ambition suprême a été de découvrir comment tu pourrais me donner le moins de bon¬ heur possible. Cette froideur, qui est en toi une sorte de ma¬ ladie continue, te rend la dissimulation plus facile qu'à une autre. Tu y trouves aussi l'avantage de regarder, sans sourciller, les larmes, le désespoir, l'agonie de celui que tu prétends adorer. Au moins il est certain que tu m'adores mieux absent que présent. Ton cœur se remplit et se rassasie en quelques jours. On se croit heureux ; on l'est peut-être; et voilà que ton âme fatiguée, exténuée d'un sourire, s'enveloppe soudainement 60 MEHLIN L'KNCI-IANTEUK d'un manteau de glace, comme ces cimes des Al¬ pes que tu excelles à décrire ; sous un ciel serein, elles sont tout à coup environnées d'une brume sourcilleuse. Mais elles n'enfanteront jamais que la tempête. Que voulez-vous donc, Viviane? Je vous ai mis, non une fois, mais cent fois, votre bonheur dans vos mains, et vous n'avez jamais eu la force do vous décider pour oui ou pour non. Vous êtes une frêle liane qui a besoin du chêne pour se soutenir. Des courtisans mal avisés vous ont fait croire que c'est vous qui êtes le chêne; de ce moment, tout a été perdu pour nous. Vous ne savez ni aimer ni haïr. Vous détruisez d'une main ce que vous avez élevé de l'autre; après cela vous criez : « Je me perds ! » Pour moi, bon ou mauvais, je suis précisément le contraire. Ce que j'ai voulu je le veux toujours; ce que j'ai désiré je le désire toujours; ce que j'ai aimé je l'aime toujours; ce que j'ai haï je le hais toujours. Allez-vous, cette année, comme vous en aviez, je crois, le projet, dans la vallée de Cachemire? ou bien n'y allez-vous pas? Faites l'un ou l'autre, mais au moins faites quelque chose. Vous parlez de religion, Viviane, depuis ces derniers temps. Il n'y a rien de plus irréligieux que ce néant de volonté. les messages 61 Après l'épreuve que j'ai faite, il faudrait être insensé pour croire encore à ma puissance sur vous. Soyez donc et continuez d'être ma sœur. Je n'aurais jamais dû désirer autre chose, et de votre côté appelez-moi votre frère. Au fond c'est là ce que vous avez toujours demandé; une pa¬ reille relation peut être un paradis de miel. Vous avez pris, Viviane, depuis ces derniers temps, un verbiage pieux que je ne vous connais¬ sais pas auparavant. A vous entendre, c'est un dieu inconnu, un enchanteur tout puissant qui est l'auteur de mes maux. Non, encore un coup!... Toi seul as fait le mal, ta volonté, ton endurcisse¬ ment, ton aveuglement. En y pensant mieux, je crois que je vous hais; mais la haine me fait plus de mal encore que l'amour. A qui, Viviane, ne m'avez-vous pas sacrifié? A quelle futilité? à quelle crainte puérile? Tantôt à un nuage curieux qui arrivait gonflé sur votre tête en toute hâte, tantôt à un mauvais rêve. Une fois vous étiez retenue par l'opinion que pren¬ draient de vous les stupides roseaux; une autre fois, disiez-vous, par le murmure subit du vent qui entrouvrait la porte, ou même encore par le bavardage des pies ; et ainsi perpétuellement ajourné, le bonheur n'arrivait jamais pour moi. Une penseront, que diront les cigales? C'était là mehlix l'enchantei;k. t. 11. 4 62 MERLIN L'ENCHANTEUR votre grande et sérieuse inquiétude dans les bois. Et si je disais qu'il n'y avait pas de cigales, vous trouviez quelque abeille égarée sous les tilleuls. Combien de fois ce mot m'a gâté toute joie dans notre solitude, moi qui ne songeais qu'à m'enivrer d'un baiser éternel! Vous aviez toujours à votre service quelque petite maxime empruntée à la cour de votre marraine, et un pli de roses sur les lèvres pour désespérer la félicité même. Malgré cela, Viviane, si jamais nous devons nous revoir, je souhaite que vous soyez seule : la présence d'un témoin quelconque, fût-ce même un sylphe ou un cobold, m'offenserait comme un soupçon indigne de moi. Cependant ceci vous est subordonné comme lé reste. Adieu ! P.-S. En Unissant, Viviane, tu entasses, selon ta coutume, à propos de tout ce que tu rencon¬ tres, questions sur questions, au risque de les brouiller entre elles. Je te satisferai au moins, sur les principales. Tu demandes pourquoi les monts neigeux rou¬ gissent d'une clarté mystérieuse au déclin du jour? pourquoi le soir pose une couronne cl'or et de pourpre sur la tête blanchie du grand vieillard des Alpes? pourquoi le reste de la terre est dans l'ombre, lorsque le Titlis étincelle encore des dia¬ mants attachés à son front? LES MESSAGES 63 Si tu t'étais souvenue de mes leçons, tu le serais déjà répondu à toi-même : « C'est ainsi que la vérité met un charme dans les cheveux blancs du sage. Lorsque tout est ténè¬ bres autour de lui, elle couronne sa tête des splen¬ deurs d'une aurore invisible. Plein de jours, il sourit à l'approche de la nuit qui enfante le jour nouveau. » Pourquoi, dis-tu, le fleuve se précipite-t-il, dans ses cataractes, avec tant de furie ? Pourquoi con¬ voite-t-il l'abîme ? Pourquoi, aussitôt après sa chute, ne se rappelle-t-il plus sa colère? Calmé entre ses deux rives de verdure, pourquoi a-t-il si vite oublié le gouffre ? Réponse. — Le fleuve se précipite pour donner cette leçon au sage : « Si la colère te saisit à l'ap¬ proche des méchants, qu'elle ne dure qu'un mo¬ ment. Si tu es précipité dans l'abîme, recueille-toi dans la paix. Qu'aucun signe ne rappelle que tu as traversé les cataractes du mal ! » Par ces réponses, Viviane, tu vois qu'il n'est pas difficile à la science de dissiper les obscurités où tu te plais. Prends garde, cependant, de trop interroger ; défie-toi des inquiétudes mystiques où l'âme se trouble et s'égare elle-même. LIVRE XIV LES JEUX I Véritablement, lecteur, tu as raison de te plain¬ dre de moi ; et, s'il n'est pas trop tard, je vais ré¬ parer immédiatement ma faute. Tu veux, avant tout, un esclave, au moins un courtisan dans l'au¬ teur qui sollicite ta faveur. Rien de plus légitime. Et moi, pourtant, je n'ai jamais suivi tes fantai¬ sies, caressé, comme je le devais, tes caprices souverains. Au contraire, le plus souvent, je t'ai conduit où tu n'avais aucun désir d'arriver. Moi, moi seul, j'ai frayé ma route à mon gré, sans te consulter ni craindre de me brouiller avec toi pour toujours, tant la liberté m'était douce alors! Je ne l'aurais pas changée contre le trône du monde. Il est temps de renoncer à des pensées trop ah tières. Je le sens, je l'avoue, lecteur. Vois mort 4. 66 MERLIN L'ENCHANTEUR repentir; s'il est tardif, il est du moins sincère. De ce moment, je dépouille le vieil homme ; je change comme toi de couleur, de sentiments, d'idées, de drapeaux, et défère en tout à la moindre de tes volontés. L'expérience t'a changé, dis-tu? — Moi aussi. — Tu es converti d'hier? — Moi aussi. —■ Te voilà sage, enfin? — Moi aussi. — Veux-tu changer encore? Soit. Je me conforme d'avance à chacune de tes métamorphoses, dussent- elles surpasser celles de Protée. Feu, eau, terre, je te suis aisément sous ces masques divers. Il n'y a qu'une chose que je te prie de m'épargner. Il me serait absolument impossible de me métamorphoser en reptile. Pour tout le reste, je te donne aujourd'hui d'une manière formelle le gouvernement de ma pensée. Tiens! prends les rênes. Voici le frein argenté que je finvile à serrer de plus près, et si, comme je n'en doute pas, tu veux te servir du fouet, voici les lanières encore neuves. Sois le phaéton de ce char qui n'est encore qu'à moitié de sa course. Rainêtie dans le chemin banal ce qua¬ drige trop ambitieux. Choisis la route, le sujet, les personnes. Dis! parle! commande! où te plaît-il d'aller? Dans la voie Lactée? Ou, comme je le suppose, dans les régions plus basses? C'est à toi d'ordonner, à moi d'obéir. Pour te prouver que ce ne sont pas des mots LES JEUX 67 hypocrites destinés à te leurrer-encore; je m'en¬ chaîne désormais à l'imitation des bons modèles : Virgile, le cinquième livre de l'Enéide, l'épître aux Pisons; voilà, je pense, une voie sûre et des noms qui t'inspireront l'envie de connaître la suite de ce récit. Depuis le retour de Merlin, sa sombre tristesse n'avait point échappé à Epistrophius. Le noble roi des ruines entreprit de la dissiper ; et comme il vit un jour notre Enchanteur, la tète baissée, plus rê¬ veur qu'à l'ordinaire : « Vous voulez, lui dit-il, étudier les mœurs des esprits des ruines. Merlin, bénissez votre étoile. Il se présente pour vous une occasion incompara¬ ble. J'apprends que les jeux Néméens vont être célébrés dans quelques jours. Aucun des grands rois de notre famille et de leurs conseillers n'y manquera. Nos peuples aussi y seront rassemblés comme la poussière que l'on balaye clans l'aire. Vous pourrez les observer là tout à votre aise. — Des jeux, sire! interrompit Merlin avec un soupir. Ils ne sont pas faits pour moi. Je les attris¬ terais. — Nullement. Ulysse, malgré son désir de re¬ voir Pénélope, n'a pas laissé de se mêler aux jeux du ceste; Énée, malgré son amour pour Didon, a pris plaisir aux jeux des fils d'Évandre. De même, vous... 68 MERLIN L'ENCHANTEUR — N'achevez pas, sire, dit Merlin. J'y serai. Il suffit que vous l'ayez ordonné. » C'est par la porte d'Arcadie qu'ils sortirent de la superbe Mavromati, dans le même ordre et avec le même équipage que j'ai décrits plus haut. Au delà des marais de Stényclare, ils commencèrent à gravir une des pentes du Lycée par de menus sentiers qu'avaient tracés les faunes. Un orage les surprit. Us s'égarèrent. Far bonheur un centaure vint à passer ; et la pluie dégouttant de sa barbe touffue, il s'arrêta pour l'essuyer ; puis, sans attendre qu'on l'interrogeât, il leur montra le chemin, le bras tendu, avec un hennissement de joie sauvage auquel répondirent les centauresses. Au bruit de ces hennissements arriva Palamède, couronné d'une ronce. Ce roi conduisit les voya¬ geurs dans sa vaste cité de Lycossure. Il avait encore quelques soubassements de mu¬ railles dont il s'excusa. Ce n'était point, disait-il, paresse ni défaut de zèle, s'il n'avait pas mieux nettoyé le sol. Mais le lieu était désert, fort boisé, les matériaux rebelles : « Après tout; de ces im¬ menses murs dont nous parlent les ancêtres, il ne reste guère que les blocs que voici. Ils serviront de sièges à mes hôtes. » Épistrophius l'embrassa, le consola, le loua hiême. Il répondit que , bien loin d'avoir aucun reproche à lui adresser, ce qu'il voyait dépassait I.ES JEUX 69 son espérance. On s'endormit près d'un petit feu de vieilles souches. Cependant les filles du noble Palamède bercèrent leurs enfants qu'elles tenaient sur le foyer, au risque de les noircir de fumée ; et, pour répandre le sommeil, elles chantèrent à demi- voix en alternant des hymnes très-doux, tels que peuvent en imaginer des esprits des ruines. A ces hymnes répondirent les miaulements des chacals, dominés par l'appel solennel du hibou dans les forêts sonores. Jacques trouva en ce lieu-là une sarcelle qu'il prit au lacet; il en fit son régal en secret et celui de son maître. Quant à la manière de vivre en usage dans cet empire, ils trouvèrent, outre la poignée de cresson qu'ils, avaient découvert en Messénie, une laitue en Àrcadie, cinq olives dans la creuse Lacédé- mone, une racine dans le plat pays des Tégéates, une châtaigne d'eau chez les Mantinéens, deux oignons chez ceux de Mégalopolis, un crabe dans l'Argolide, trois escargots dans la Corinthie, sans parler d'un fromage de chèvre oublié par un cy- clope, probablement par Polyphème, dans sa cage d'osier franc, à l'entrée des voûtes de TyrinLhe. Je ne décrirai pas le reste du voyage. Sachez seulement qu'ils goûtèrent partout la même hospi¬ talité. Mais je n'omettrai pas de dire qu'à Sparte ils couchèrent chez Hippolyte, duc de Crète, dans une colonne taillée en auge ; à Mantinée, chez "0 MERLIN L'ENCHANTEUR Évantire , due de Syrie, dans un marécage ; à Mycènes, sur le seuil d'une porte entrebâillée et blasonnée qui conduit à la Maremme. De là ils n'avaient plus qu'une demi-journée pour gagner les gorges de Némée; ce qu'ils firent au petit pas, en suivant un ruisseau où se bai¬ gnaient une foule de fleurs, couleur de flamme, comme autant de feux follets. Le nom du ruisseau et des fleurs m'échappe en ce moment. Voyez Strabon, livre IV, édition d'Oxford. Ils venaient de gagner le sommet de la mon¬ tagne. A leurs pieds, ils aperçoivent la multitude innombrable des esprits et génies des ruines qui se pressaient clans le val de Némée. (Figurez-vous la forme d'un stade à l'extrémité duquel surgis¬ saient encore quatre ou cinq colonnes d'un temple.) Nos voyageurs reconnaissent avec regret que les jeux ont déjà commencé. Épistrophius ne put s'empêcher de montrer un peu de dépit de ce qu'on ne l'eût pas attendu. « Que voulez-vous? disait-il à Merlin. Ils ne respectent rien , pas même l'étiquette. Mais ce défaut est une de leurs qualités. Peut-être sans cela seraient-ils impuissants. » En même temps qu'ils descendaient dans la vallée, il reconnaissait la plupart des rois, des princes, des souverains qu'il appelait ses frères, et il les montrait de la main : LES JEUX 71 « Oubliez, Merlin, vos chagrins; la fortune vous favorise. Car vous verrez ici nombre de princes qui n'ont pas accoutumé d'être ensemble. Regardez de ce côté, à ma droite. Celui que vous voyez assis sur une petite momie est Pandrasus, roi d'Égypte, le plus beau, le premier des génies des ruines , grand mangeur de peuples, robuste dans les armes, fameux par sa probité, en un mot, sans défaut, s'il ne s'était laissé envelopper de la peste de Sodome. Cet autre, qui est auprès de lui et qui porte la grande mitre étincelante de rubis et de saphirs, c'est Xerxês, roi des Ituréens. Ses ancêtres ont été brouillés avec les nôtres. Mais le temps qui arrange tout a éteint nos rancunes. Con¬ sidérez ce beau vieillard aveugle, un rosaire à la main, qui me fait signe et me garde une place à ses côtés. C'est le puissant Teucer, roi de Phrygie... Mais, que dis-je? des plus lointaines régions du globe, les rois, nos parents ou alliés, se sont donné rendez-vous à nos jeux. Qui se serait attendu à rencontrer ici péle-méle, Féravis, roi de Gor, Garamon de Cappadoce, et que dis-je, Alifantina, roi des Espagnes? Ce dernier se joint à nous, sans doute, par le privilège de la misère et de la nudité de son peuple. Et pourtant, à moins que l'âge n'ait affaibli mes yeux, je les ai reconnus tous trois, là-bas, à telles enseignes que les chameaux des deux premiers ont commencé à brouter l'herbe 72 MEHLIN L'ENCHANTEUR fleurie clans la cella du temple. Me trompé-je? — Nullement, sire, répondit le premier des n courtisans; j'ai reconnu aussi les àniers du roi d'Espagne. — Quel est celui-ci? demanda Merlin; je jure¬ rais de l'avoir rencontré, sans pouvoir dire en quel endroit. — Lequel? — Celui qui a le teint si jaune, l'œil évasif! Comme il se hâte lourdement! Tout bouffi, il semble encore s'enfler à vue d'œil... — Passez sans le regarder davantage, répondit Épistrophius. C'est un bel esprit des ruines, ua faux enchanteur qui a juré une haine terrible à tous les véritables. Il a essayé longtemps de rester homme de bien et de faire son chemin par son seul mérite. Mais, n'ayant pu réussir à rien par cette voie-là, il se hâte de prendre sa revanche avec tous les vices. — Comme il a l'air chagrin ! — C'est vrai. Il lui reste, en fait de conscience, un peu de mélancolie. » Pendant que le roi achevait ces paroles, le sage Merlin laissait errer ses yeux sur la foule rassem¬ blée dans l'étroit vallon. Un seul coup d'œil suffit pour convaincre notre héros que toutes les dynas¬ ties qui se pressaient devant lui étaient de la fa¬ mille d'Épistrophius et possédaient un même LES JEUX 73 génie. C'était partout la même nudité non-seule¬ ment de corps, mais d'esprit. « Je savais bien, se disait-il, que les illustres dynasties qui remplissent les temps obscurs où nous vivons ne sont point imaginaires. Il n'est pas moins très-utile que je les aie rencontrées dans cet endroit, afin que je puisse porter témoi¬ gnage, un jour, en faveur de leur. existence. Et vraiment, ajoutait-il en écoutant le murmuré confus, discordant qui montait jusqu'à lui du fond de la vallée, je-ne saurais dire, après tout, si elles ne font pas autant de bruit que les monarchies et les empires les plus accrédités dans l'histoire des hommes. » Nos voyageurs étant entrés dans l'enceinte des jeux, il se fit un moment de silence. On conduisit Epistrophius sur une moitié de chapiteau brisé qui devait lui servir de trône. Il s'assit ayant au¬ tour de lui ses serviteurs. Aussitôt l'hymne na¬ tional sortit de toutes les bouches. Merlin fit des efforts surhumains pour saisir le nom du dieu qu'ils invoquaient. Il lui fut d'abord impossible d'y réussir, parce que la langue des esprits des ruines lui était encore trop nouvelle. Il en balbutiait à peine quelques mots qu'il pro¬ nonçait fort mal, au point de ne pouvoir se défen¬ dre de rougir en parlant. Mais bientôt, s'étant as¬ suré que ce qu'il entendait dans la foule était un MERLIN L'ENCHANTEUR. T. II. 5 74 merlin l'enchanteur hymne a l'hypocrisie, il le traduisit librement de la manière suivante dans une prose plus- fidèle que les vers : « Hypocrisie, déesse des esprits des ruines, aux paupières peintes de carmin, tu es la plus belle, la plus féconde, la plus secourable des immortelles ! Oui jamais t'a vue deux fois sous le même visage? « Ni l'oiseau qui rejette son plumage d'hiver, ni le serpent qui change de peau dans le buisson épineux de nopal, ni l'arc-en-ciel qui enveloppe de son écharpe irisée la face éplorée du jour, ne peu¬ vent t'égaler. « Tu ne t'enfermes pas à Délos ou à Égine entre les murailles d'un seul temple battu des flots de la mer. Partout, dans chaque temple, tu te fais ta demeure. « Les portes closes, la nuit, Lu pénètres dans l'intérieur sacré, avec l'oiseau nocturne. Tu t'ac¬ croupis dans le sanctuaire, sur le parvis de marbre; et, quand l'aurore s'éveille, tu as précédé le dieu. S'il arrive, il est trop tard pour lui. Tu le chasses de son propre palais. « Tes soupirs, Hypocrisie, s'entendent de plus loin que ceux du vent dans la maison dévastée d'Éole. « Ton hymne est le plus bruyant de tous. Il éclate comme le marteau ardent sur l'enclume des forgerons qui réveille la cité endormie. » LES JEUX 75 Ge que Merlin discerna mieux encore, ce fut l'éloge des feuilles flétries et de l'ivraie pour in¬ sulter le froment. L'imitation était de même pré¬ férée à l'invention, le savoir-faire au génie, l'hiver au printemps, la mort à la vie. Mais rien ne l'é- tonna plus que le ton nasillard de l'hymne. Il ne put s'empêcher d'en faire la remarque à son plus proche voisin qui se trouva être /Ethion, duc de Béotie : « Pourquoi tous ici chantez-vous du nez les can¬ tiques à la divinité? — Belle question ! Ne savez-vous pas que c'est là le mode byzantin? Rien n'est plus religieux. — Pourtant... —{ Non, interrompit /Ethion. Ne me parlez pas de vos voix jeunes, fraîches, évaporées, qui se¬ raient une injure en face des ruines. Nous avons adopté et ordonné le chant nasillard parce qu'il a en lui une sénilité qui convient parfaitement à la décrépitude de nos empires. — J'aurais dû le comprendre, » dit Merlin. Ge dialogue fut interrompu au moment où se fit, sur l'autel, une offrande solennelle de toiles d'arai¬ gnées. L'hymne fini, les jeux recommencèrent. Ge n'é¬ tait ni le ceste, ni la lutte, ni l'arc, ni la course, ni le disque, ni le grossier pugilat, ni le char fumant dans la carrière. Le premier jeu consistait à ren- 76 ' MERLIN L'ENCHANTEUR verser une cles colonnes du temple. Elle avait été élevée jadis par cles mains grossières à la Bonne - Foi. Sertorius, roi de Libye, se présenta le premier pour disputer le prix. De ses bras nerveux, il en¬ laça l'arbre de pierre. Longtemps on crut que la colonne allait fondre sur lui, et déjà les visages des esprits des ruines s'épanouissaient cle plaisir. Mais ses forces s'épuisent ; il se retire plein de douleur, car il entend un sourd ricanement qui s'élève du milieu de l'assemblée. Tandis qu'il va cacher sa honte, Polictète, duc cle Bithvnie, grimpe au faîte cle la colonne. Gomme un berger poursuivi par cles loups furieux sortis de l'Hémus, monte cle branches en branches, au sommet d'un chêne noueux, d'où il brave les gueules béantes et les crocs ensanglantés de la meute, cle même le duc cle Bithynie dominait l'as¬ semblée. Il commença lentement à démolir l'édi¬ fice pièce à pièce ; chacun admirait ou enviait sa bonne grâce, pendant qu'il détachait les pierres l'une après l'autre. Bientôt il eut fait disparaître l'orgueil du temple. Un immense applaudissement s'éleva de toutes parts. Il reçut en récompense une couronne cle feuilles mortes et une momie de tortue artistement enluminée que Panclrasus, roi d'Egypte, avait apportées des bords clu Nil. L'émotion venait à peine de se calmer. Un LES JEUX 77 héraut proposa la question suivante à la foule : « Quel est le moyen le plus sûr de faire d'une cité ou d'un État la demeure des loups et des re¬ nards ? » Sitôt que ces paroles furent prononcées, presque tous se levèrent précipitamment pour disputer le prix. Comme on voit dans l'automne, en Bourgogne ou en Bresse, une bande de corbeaux, de sanson¬ nets ou de pinsons posés sur la terre humide ou sur les buissons déjà dépouillés de baies et de mûres, si l'un d'eux, perché à l'écart, pousse un cri, tous aussitôt partent d'une aile rapide et l'air en est obscurci. Un seul, plus avisé ou plus glou¬ ton , reste immobile et continue à se gorger de nourriture. Ainsi, pendant que tous s'élancent in¬ considérément, le seul Xerxès, roi des Ituréens, prend la parole et dit : « Je sais ce qui amène le plus vite le désert dans une cité. C'est le feu, témoin l'incendie du temple de Persépolis. » Ayant parlé ainsi, il rentra dans le silence. Sur cela, Sagremor, roi de Byzance, fit signe qu'il savait la vérité. Tous se turent pour l'écouter : « Ce n'est pas le feu, dit-il, c'est l'eau qui rend les villes solitaires et muettes, témoin le déluge de Deucalion. » Les esprits étaient ainsi partagés, lorsque 7iS .MERLIN L'ENCHANTEUR Merlin s'approcha d'Épistrophius et l'interpella en ces termes : « Et vous, beau roi des ruines, ne parlerez-vous pas? Certes, la honte serait grande pour vous et votre peuple si vous vous laissiez lâchement dé¬ rober le prix sans combat. — Assurément, je désirerais parler, Merlin, répondit Épistrophius. Mais je ne sais trop que penser, et je 'crains de provoquer le rire. » Tous deux s'entretinrent encore quelques mo¬ ments à voix basse ; après quoi Epistrophius, comme s'il était emporté par une inspiration sou¬ daine, montant debout sur son débris de chapi¬ teau : « Rois, monarques, dynastes des ruines, vous tous qui m'entendez ici, sachez que ni le feu, ni l'eau, ni même le fer ne détruisent les cités. Ce qui les fait crouler, c'est... — Qu'est-ce donc? interrompit la foule tou¬ jours trop impatiente. — C'est d'en ôter la liberté et la justice, «reprit avec calme Épistrophius. Merlin, qui avait soufflé cette réponse, baissa les yeux. Tous ou presque tous battirent des mains. Le bruit s'en répandit jusque dans le bois de pin de Dhervény qui est à cinq lieues de là. Épistrophius fut proclamé le roi des jeux. On lui donna la couronne de persil ; il reçut en outre, LÈS JEUX 79 pour récompense, ries urnes fêlées, pleines encore d'une cendre humide, dernier reste du peuple puis¬ sant des Ituréens. Tels furent les jeux qui rem¬ plirent la première journée. Le lendemain, dès le point du jour, l'ambition des meilleurs fut excitée plus encore que la veille. On avait réservé, pour l'heure matinale, de dis¬ puter le prix du sophisme. Il s'agissait de prou¬ ver que le blanc c'est le noir, que le oui c'est le non, qu'il fait nuit à midi, en un mot, de jouer avec la conscience et la parole humaines, comme les anciens trop simples jouaient à la paume, au disque ou aux osselets. Les concurrents furent innombrables; c'était l'industrie nationale. Périclès, duc d'Athènes, prouva qu'il fait nuit en plein jour; Simonide, roi de Pentapolis, que le despotisme est le père de la -liberté ; Aschillius , roi de Dacie, que le mal est l'auteur de tout bien ; Hélicanus, seigneur de Tyr, que deux et deux font cinq ; Hirtacius, roi des Parthes, qu'envahir une nation c'est l'affranchir ; Mustansar, roi des Afri¬ cains, que pour trouver la vérité il faut s'abêtir ; Bocchus, roi des Mèdes, que Dieu a commencé par être le diable ; Sagremor de Byzance, que le génie c'est une orgie ; Griffopoulos, qu'Homère n'a jamais existé, ni lui, ni aucun grand homme ; Pandrasus le Pieux, que le comble de l'art humain c'est de ramper ; Ergotérion, que le peuple des 80 MERLIN L'ENCHANTEUR ruines ne se trompe jamais; Hocus-Pocus le Madré, que les idées font leur chemin toutes seules, sans que personne s'en mêle ; Tohu-Bohu, roi d'Assy¬ rie, que la vérité c'est le mensonge. Il y eut une grande incertitude dans l'assemblée quand il fallut donner le prix. Tous l'avaient mé¬ rité à certains égards et le réclamaient avec la même violence. La routine prévalut. On le donna au roi de Byzance, parce qu'il l'avait obtenu, il y avait quatre ans à peine, aux jeux isthmiques. Il reçut la couronne de pavots et trois pièces de monnaie éginitique qu'on venait tout nouvellement de découvrir dans l'île. Après cela, les rois et les peuples assemblés disputèrent entre eux le prix de poésie. Il s'agis¬ sait de rassembler le plus grand nombre possible de mots sonores, sans toutefois qu'il s'y glissât une seule pensée. En outre, il fallait éviter à tout prix le concours heureux de syllabes longues et brèves d'où était née la mélodie antique. On compterait, après coup, impartialement, sur ses doigts, le nombre des syllabes. Rien de plus. /Ethion, le Béotien, fut celui qui approcha le plus de la perfection. Il réussit fort bien à altérer la langue, mais dans le reste il échoua. On le vit prendre une espèce de guzla, à trois cordes, sur lesquelles il promena au hasard un petit archet. D'abord il avait l'intention sincère de n'assembler LES JEUX 81 que des mots. Mais, soit le lieu, soit la circon¬ stance, soit que la fatalité pesât sur lui, il se laissa entraîner à prononcer une vingtaine de vers, dans lesquels il y avait quelques images ingénues ou même énergiques de têtes coupées conversant avec les éperviers aux ailes d'or, le tout formant un ensemble plein à la fois d'inspiration et de gran¬ deur sauvage. « Arrêtez ! s'écria Polictète que l'envie dévorait. Arrêtez! j'ai entrevu une pensée, un sentiment dans vos vers. » Aïthion s'en défendit avec indignation. « Je n'ai pas eu la moindre idée, je le jure, poursuivait-il ; je n'ai pensé en rien. — Si vous ne l'avez fait, répartit Polictète avec plus d'aigreur, vous l'avez du moins laissé croire. Il est trop tard pour s'en dédire. — C'est donc sans l'avoir voulu, » ditzEthion. Beaucoup d'autres s'essayèrent après lui. Aucun ne fut plus heureux. Tantôt leurs voix s'élevaient comme une plainte du vent dans un champ d'as¬ phodèles, tantôt un soupir sortait de leur poitrine, et même à leur insu. D'autres fois les paroles qu'ils prononçaient en souriant éveillaient malgré eux de lointains échos. Bref, nul ne put s'élever à cet idéal parfait du vide, du sonore, du précieux, qu'ils poursuivaient avec tant de zèle. Les mots, en dépit d'eux, avaient un sens dans leurs bou- 5. 82 merlin l'enchanteur ches. Aussi les concurrents, pleins de honte, du¬ rent se retirer nu milieu des huées de la foule. La journée, déjà fort avancée, se termina par la lecture solennelle qu'Hélicanus, seigneur de Tyr, fit de la grande histoire qu'il avait composée des dynasties des ruines. Depuis Hérodote, c'était la première fois, peut-être, que la Grèce assistait à une semblable féte de la parole. Tous se pres¬ sèrent autour de l'historien. Il s'assit sur l'herbe fanée, et, tenant sur ses genoux le vaste volume, il commença ainsi : « En ce temps-là les orties et les ronces com¬ mencèrent à pousser naturellement dans l'enceinte des temples; les chardons se répandirent sur la face des royaumes, et ce fut une allégresse uni¬ verselle. « L'année suivante il y eut beaucoup de ro¬ seaux dans l'empire de Micipsa, et cette prospé¬ rité emplit de joie le cœur de chacun. « L'année qui suivit fut plus favorable encore. Les murailles des villes s'écroulèrent avec un bruit harmonieux. « Après cela nouveaux progrès, dont tous les gens de bien se réjouirent. A la place des hommes, les renards s'établirent dans Sparte. Le duc de Crète en fit, dans la citadelle, une chasse consi¬ dérable, dont les vieillards se souviennent encore. « Enfin, la civilisation fut portée à son comble. LES JEUX 83 Les vautours nichèrent à Corinthe, à Sicyone. Sagremor, roi de Byzance, noui'rit, dans les com¬ bles du Parthénon, des éperviers aux ailes d'or, tels que les hommes de nos jours ont peine à les élever. » Pour conclure, l'historien voua à l'exécration de la postérité quelques esprits qu'il nomma par leurs noms, lesquels avaient essayé d'arrêter le sage progrès des ruines. Il montra, par une haute philosophie, combien est courte la sagesse des hommes, combien lè fait accompli est toujours ad¬ mirable, quelle calamité c'eût été pour le monde si, au lieu des ronces, on eût vu des peuples fleurir dans l'enceinte réparée des villes. Le cours des choses eût été interrompu, la fatalité contra¬ riée, la nature violée, là majesté des ruines ou¬ tragée... « Où seriez-vous à cette heure? » s'écria-t-il dans un mouvement qui enleva tous les cœurs. Après avoir fait entrevoir le danger, il montra le salut dans le génie tutélaire d'Épistrophius et de ses principaux conseillers. Ainsi parla l'historien. Il avait habilement pro¬ mené les esprits de la quiétude à la terreur, de la terreur à la sécurité. Un enthousiasme dont on né les eût pas crus capables avait saisi les peuples des ruines. Des larmes de plaisir roulaient dans tous les yeux. Quand l'historien eut fini, l'assem- 84 MERLIN L'ENCHANTEUR blée transportée le couronna cle feuilles de persil. Plus d'un esprit silencieux se tenait à l'écart, perdu dans une contemplation profonde ; et ce n'était pas seulement une basse envie qui les agi¬ tait, mais bien plutôt le désir d'atteindre à une gloire semblable. ' II Pendant que les jeux faisaient oublier les heu¬ res, Merlin nourrissait de profondes pensées. Il avait attendu que la lassitude des uns, le dépit des autres, sans doute aussi la curiosité de tous, pro¬ duisissent dans les esprits une diversion dont il comptait profiter pour exposer le sujet de son am¬ bassade. Epistrophius lui ayant fait signe que c'était le moment de parler, il le fit en ces termes, non pas sans avoir invoqué d'abord le dieu inconnu dont il n'avait pu saisir le nom : « Puissants rois et magnifiques seigneurs, je suis envoyé par le roi des rois, Arthus, pour nouer avec chacun de vous des liens de religion, de po¬ litique, de commerce et surtout d'amitié, car vous ne pouvez rester isolés plus longtemps dans ces déserts. « Piegardez-moi, s'il convient à vos majestés, LES JEUX 85 comme l'ambassadeur de l'avenir ; ce titre est ce¬ lui qui répond le mieux aux instructions que j'ai reçues. « Quel que soit l'éclat de vos fêtes, vous ne pouvez vous faire une entière illusion. Il y a parmi vous un commencement de décadence, faible, si vous le voulez, imperceptible au regard du grand nombre, mais qui, néanmoins, ne laisse pas de percer sous la magnificence de vos solen¬ nités. N'attendez point que le mal s'aggrave. Nous vous offrons l'alliance avec des dynasties jeunes, vivaces, qu'aucun malheur rie courba jamais. » Il conclut en proposant aux rois assemblés de payer un léger tribut ; dans le fond, il se conten¬ terait, comme hommage, d'une pincée de pous¬ sière. Tous les regards de l'assemblée s'étaient portés aussitôt sur Micipsa, roi de Babylone. C'était ce¬ lui qui était réputé le plus sage. On attendait de lui qu'il répondît pour tous ; il se contenta de dire : « Il n'est assurément personne de nous qui ne connaisse la gloire du grand Arthus. Dites-nous seulement s'il possède beaucoup de ruines. -Il n' en possède aucune, répondit ingénument Merlin. — Comment ! reprit Micipsa qui ne put cacher 86 MERLIN L'ENCHANTEUR son mépris, et vous osez l'appeler le roi des rois! — Il est vrai, ses villes ne font que dé naître. Vous ne trouveriez chez lui ni masures ni décom¬ bres. C'est un ordre tout nouveau dont rien ne peut donner l'idée. Figurez-vous un fleuve qui s'enrichit de mille rivières. Voilà l'image de son royaume. — Ce que vous dites, murmura Micipsa, ren¬ verse toutes les idées connues. Vous appelez pros¬ périté ce que tout le monde, jusqu'ici, a appelé désolation. Mais enfin, si Arthus est pauvre en ruines, il a du moins, j'imagine, en abondance de la poussière et des cendres d'anciens peuples? —■ Non, dit Merlin ; tout chez lui grandit, se développe. Où il n'y avait qu'un hameau, vous voyez le lendemain une ville. Où il n'y avait qu'une ville , vous trouvez le jour d'après un empire. — Uuel scandale ! et cet état de choses le satis¬ fait ! il le tolère! Le moyen d'avoir rien de commun avec un royaume semblable ! Ce doit être un beau désordre ! — La postérité en jugera! — .La postérité, dites-vous ? Nous l'empêcherons de naître. » En signe d'assentiment, la foule pencha la tête, et l'on entendait chacun dire à son voisin : « Un empire sans ruines ! LES JEUX 87 — Vous figurez-vous cela, je vous prie? — Mais, de grâce, où siège donc cel, étrange mo¬ narque? » Tout semblait rompu sur ces paroles, et les cœurs allaient de plus en plus s'aigrissant, quand les filles d'Épistrophius s'approchèrent de Merlin. Elles s'appelaient Euphrosine, Théone et Thaïs. Toutes trois avaient brillé dans les danses qui avaient servi d'intermèdes aux jeux. La plus âgée, Euphrosine (c'était aussi la plus sérieuse), ne pa¬ raissait pas avoir dix-huit ans : « Avant de nous quitter, dit-elle à Merlin, par¬ lez-nous, seigneur, des jeunes gens de la cour d'Arthus. Passent-ils leur temps, comme les fils des esprits des ruines, à sommeiller dans les champs de bruyères ? Sont-ils indifférents comme eux ? N'ont-ils des yeux et des oreilles que pour les hiboux et les renards auxquels ils ne font pas même la chasse? Enfin, consument-ils leurs jours dans la plus maussade apathie, sans rien aimer, hors la stérile poussière que soulèvent leurs pieds indolents ? Car telles sont, chez nous, les mœurs des jeunes princes et de tous les fils des esprits des ruines ? — Rien n'est plus vrai, ajoutaient Thaïs et Théone. Ils ne savent plus ni aimer ni haïr. — Il en est tout autrement chez nous, répondit Merlin. Les jeunes gens y sont toujours remplis 88 MERLIN L'ENCHANTEUR d'amour. Ils abreuvent leurs regards clans les yeux des jeunes filles, témoin Tristan, Lancelot et une foule d'autres dont la vie entière n'est qu'une caresse. — Ciel ! quelle différence avec notre sort, reprit Euphrosine. Ce que vous nous apprenez, seigneur, redouble le morne ennui qui nous ronge dans ces beaux lieux ! Mais aussi quelle implacable soli¬ tude ! Surtout quelle monotonie ! Notre vie se con¬ sume à épier le désert ; heureuses encore quand nous pouvons apercevoir, du haut d'une ruine, quelque beau pirate basané sur la mer azurée. — Vous seules ici m'avez compris, fdles des déserts. Vous n'êtes pas sans crédit sur l'esprit d'Épistrophius votre père. Aidez-moi à le con¬ vaincre qu'il peut y avoir quelque bien ailleurs que dans les ruines. — Ce sera difficile, seigneur; mais nous l'es¬ sayerons. » Elles tinrent parole et réussirent à demi. Le corps des dynastes des ruines déclara, il est vrai, le lendemain, qu'il ne pouvait rien céder de son principe sacré, la religion des décombres, la foi dans le ver du sépulcre, l'horreur innée des cilés florissantes; qu'ainsi il n'y avait pas à songera une alliance, telle que l'entendaient le roi de l'a¬ venir et son ambassadeur ; mais, nonobstant, les relations établies avec Artlxus pour l'importation LES JEUX 89 et l'exportation de la rouille et de la poussière ne cesseraient pas pour cela ; et même s'il se présen¬ tait quelque héros ou simple enchanteur, on lui offrirait la même hospitalité qu'à Merlin. III Avant que l'assemblée se dispersât, le mariage d'Euphrosine, la fille chérie d'Épistrophius, fut cé¬ lébré à l'extrême contentement de notre héros. Il ne désirait rien tant que de savoir tout ce qui se rapporte à l'amour, aux fiançailles et au mariage èntre les esprits des ruines. J'ai dit qu'Euphrosine avait alors dix-huit ans ; elle n'en paraissait pas avoir quinze ; le front petit, le nez droit qui semblait ébréché à l'extrémité (c'était la trace d'un accident de son enfance). Ses yeux immobiles manquaient un peu d'âme ; mais ils eussent été un parfait modèle dans un atelier de peintre. La tête un peu étroite était admirable¬ ment attachée à un col de reine ; une poitrine qui ne venait que de naître, et déjà une incroyable fierté, un peu de sécheresse, de la dureté même. Sa beauté était presque sans défauts, et pourtant peu de gens en avaient été frappés. Du premier coup d'œil Merlin la découvrit parfaitement à tra- 90 MERLIN L'ENCHANTEUR vers un teint bronzé sous lequel elle était aux trois quarts ensevelie. Il la fit remarquer à d'au¬ tres ; et depuis cette heure, Chacun s'écria : « Qu'elle est belle ! puis, c'est la fille d'Épis- trophius ! » Tous les princes et souverains des ruines fu¬ rent invités à étaler dans un champ d'asphodèles les nombreuses richesses qu'ils possédaient. Ils en formèrent de petits monceaux de cendre et de poussière sépulcrale, recouverte de quelques pail¬ lettes d'or. Le monceau d'Alifantina s'étant trouvé le mieux fourni, ce fut Alifantina qu'Euphrosine choisit pour son époux, sans même le regarder. Or, il était laid de visage, pauvre de cœur, rassasié .d'années. Merlin ne doutait pas que, dans cette cérémonie des cendres sépulcrales, il n'y eût quelque ancien sens mystique religieux, qu'il comptait bien dé¬ couvrir par la suite. Il aurait surtout voulu ap¬ prendre l'histoire de la passion qui entraînait ir¬ résistiblement l'un vers l'autre les deux fiancés. « Gomment, leur disait-il, est né cet amour sa¬ cré qui a vaincu le temps? Où et depuis quand? sous quelle étoile radieuse ? Est-ce en présence du noble Epistrophius? Quel regard, quelle parole, ou quel silence vous a d'abord révélés l'un à l'au¬ tre? A quel signe avez-vous reconnu la flamme qui ne s'éteint jamais? LES JEUX 91 — Ce matin, répondit Alifanlina, nous ne nous connaissions pas même de vue. — Il y a, seigneur, répliqua Merlin, des exem¬ ples de celte impétuosité de deux cœurs qui se précipitent l'un vers l'autre. La foudre est moins rapide : un clin d'œil renferme mille vies. — Parlons raison, Merlin. J'ai déjà trois cents femmes. La convenance de fortune m'a seul con¬ duit à en prendre une nouvelle. — Il est vrai, ajouta Euphrosine. La convenance parlait ; elle est notre reine, la vôtre aussi, sans doute. Adieu, Merlin, gardez vos songes; le temps * en est passé pour nous. » Après ces mots distraits, le cortège commença cà s'ébranler. Il était précédé d'une troupe de jeunes lilles qui faisaient résonner en guise de musique des sacs de vieille monnaie rouillée à l'oreille dés épousés. « Bon Dieu ! s'écria Merlin ! quelle sordide harmonie ! Où allez-vous ? Est-ce ainsi que vous vous mariez ici entre vous, sans trouble, sans joie, sans passion, sans préférence ni amour? Ar¬ rêtez ! Que peut-il sortir de cette double avarice ? Quelle génération impure je vois naître de ces im¬ pures épousailles ! Vous perdez d'avance l'avenir du grand peuple des ruines. 0 profanation du lit nuptial ! la chair se révolte aussi bien que l'esprit. De ma vie je ne soupçonnai que cela fût possible. 92 MERLIN L'ENCHANTEUR — C'est pourtant, interrompit Epistrophius qui l'avait entendu, l'usage immémorial établi chez tous les esprits des ruines que vous avez pu visiter. <9 — Se peut-il ? poursuivait le bon Merlin. Tant de légèreté unie à tant de convoitise ! Le mariage est donc chez vous un calcul, une occasion froide¬ ment saisie, un arrangement de fortune ? — Précisément, c'est le plus constant de nos usages. —- Que m'apprenez-vous, ô roi des ruines? Je vous avais pardonné tant de choses ! Je m'étais accoutumé à vos royautés de cendre. Mais une vie sans amour, qui peut se l'imaginer ? — Vous êtes jeune et romanesque, Merlin, re¬ prit Épistrophius visiblement piqué. Vous avez habité parmi nous, et vous ne nous avez pas compris. » Merlin aurait voulu répondre : « Je m'en glo¬ rifie ; » mais par respect il se. contint, et, se plaçant dans le cortège derrière Euphrosine, il lui dit tout bas à l'oreille : « Arrêtez-vous ! il en est temps encore. Livre- riez-vous vos charmes presque divins pour ce peu de poussière ? Que sont ces richesses étalées, au prix d'un seul de vos regards ? » La pompe nuptiale s'arrêta un moment pour jeter des fleurs flétries sous les pas des épousés; il continua : LES JEUX 93 « Savez-vous donc quelle félicité vous était ré¬ servée clans une union que le cœur eût choisie? Souvenez-vous, Euphrosine, de vos rêves ailés, quand vous regardiez les nues : je me proposais de les réaliser tous. » Le cortège se remit en marche ; Merlin pour¬ suivit : « Attendez seulement, Euphrosine. Foi d'en¬ chanteur, je m'engage à découvrir celui que vous devez aimer, beau, jeune, bien* fait, en tout sem¬ blable à vous. Que vous en coûte-t-il d'attendre ? Hier encore, vous parliez d'amour, et vous en par¬ liez si bien ! — Parler dans un sens et agir dans un autre est le premier signe d'une bonne éducation parmi nous, répondit Euphrosine en se retournant avec un peu d'humeur. D'ailleurs je me sens vieille, j'ai déjà dix-huit ans ! — La poésie n'est donc pour vous qu'un fard ? Elle est pour moi la vie même. Gomment pour¬ rions-nous nous entendre ? Pourtant si quelqu'un pleure jamais sur vous, ce sera moi. » Ici Merlin s'aperçut qu'on ne l'écoutait plus : il se résigna à garder le silence. La troupe des jeunes gens frappa l'une contre l'autre, en guise de cymbales, de vieilles pièces d'argent retrouvées dans les décombres. Les deux époux échangèrent entre eux froidement un frêle anneau de verre, U4 MERLIN L'ENCHANTEUR puis ils franchirent le seuil de la chambre nup¬ tiale avec un surcroit d'ennui qui n'échappa aux yeux de personne. Tous firent entendre ce long ricanement sec, forcé, particulier aux esprits des ruines ; il se confondit avec le bruit des feuilles mortes que le vent souleva autour des colonnes brisées du temple. Cette vision d'un monde sans amour fut si nou¬ velle et si extraordinaire pour Merlin qu'elle acheva de le consterner, car il sentait qu'il n'au¬ rait jamais aucune puissance sur ce peuple sin¬ gulier. « Ils sont esclaves, pensait-il avec amer¬ tume, ils ne peuvent aimer : l'homme libre en es! seul capable. » De ce moment il trouva dans tout le royaume d'Épistrophius une odeur fade de catacombes qu'aucun parfum ne pouvait dissimuler ; pour s'é¬ loigner de la cour, il cherchait un prétexte ; la las¬ situde produite par les jeux fut celui qui s'offrit de lui-même. Dans le même temps, l'assemblée des esprits des ruines se dispersa. Chaque roi regagna son royaume. Mais la fortune ne fut pas égale pour tous. Polictète, duc de Bithynie, le jour même où il rentrait dans ses États, fut pillé par une horde qui lui enleva sa couronnede genêts. Pandrasus, après avoir fait naufrage à Andros, erra dix ans suivies flots et trouva son royaume occupé par un serpent et LES JEUX ' 95 un lion. Il parvint néanmoins à rentrer en posses¬ sion cle son empire, mais non sans avoir reçu un coup de griffe que l'on crut longtemps mortel et dont il ne fut jamais entièrement guéri. (Juant aux autres dynastes, ils regagnèrent, sans aventures, leurs États, où ils eurent seulement à essarter quelques broussailles. .Tels sont les faits que j'ai pu dérober à l'oubli dans l'histoire des dynasties tenues jusqu'ici pour imaginaires. Heureux si les faits n'eussent pas été trop rares ! Du moins j'y ai appliqué une mé¬ thode rigoureuse ; et si cette méthode, honneur de notre temps, n'a pas failli dans mes mains, je puis me flatter d'avoir élevé un monument qui bravera les morsures d'une science envieuse. LIVRE XV MARINA I Déjà les jeux étaient oubliés depuis plusieurs semaines. Fatigué de la contrainte des grands, Merlin était impatient de se rapprocher de la na¬ ture. Dans ce dessein il prit congé des rois et des dieux. Tout petit, il avait fait un vœu. Et lequel? De se retirer une saison au milieu de ce qui res¬ tait des Grecs d'Homère, parmi les Pallichares, gens retombés en pleine barbarie et qui contras¬ taient le plus avec les habitants des cours. Ce vœu était sacré et l'empêchait de dormir. « 0 femmes ! femmes ! Combien faut-il que l'ignorance et les ténèbres se soient appesanties sur ces contrées, jadis la patrie choisie de la pure lumière, puisque vous ne savez plus même que vous êtes belles ! Il convient que je vous l'ap- MKRLIN L'E.NGHANTEUli. T. II. 6 U8 MERLIN L'ENCHANTEUR prenne cle nouveau par un exemple mémorable. » C'est ainsi que, tout plein cle ses derniers sou¬ venirs, il se parlait à lui-même, en traversant la Magoula, dans un champ de Mistra, où il s'obsti¬ nait à chercher les traces de la maison d'Hélène. Au milieu d'un sillon pierreux marchait lentement une jeune fille attelée par une corde à une char¬ rue, à côté d'un àne et d'une vache efflanquée ; le laboureur avait le fouet levé sur les épaules d'i¬ voire de la jeune Grecque. « Avance donc ! » criait-il. Merlin la voit. Commander au laboureur d'ar¬ rêter, se précipiter sur l'attelage, délier du joug la la jeune fille, fut pour lui l'ouvrage d'un instant. Il la conduit au bout du sillon et, l'ayant fait as¬ seoir sur des touffes de renoncules, d'orehis, d'im¬ mortelles et d'euphorbes, il lui dit : « Comment se fait-il que vous traîniez ici la çharrue dans ce champ même d'Hélène, en com¬ pagnie de cet âne et de ce bœuf, vous qui êtes la petite-fille de Miltiade, cle Léonidas, d'Épaminon- das, ou au moins de Philopœmène ? » Ces paroles ne firent aucune impression sur la jeune fille. Les noms glorieux prononcés par Merlin ne semblaient pas même entrer clans son oreille. « Au moins vous savez votre nom? — Marina, répondit une voix tremblante.- MARINA 99 — Que tant de beauté so.it plus longtemps pro¬ fanée à ce joug abominable, dit Merlin, c'est à quoi je ne saurais consentir sans me déshonorer ; et dusse-je* pour vous affranchir, allumer moi- même de mes mains une guerre plus longue que celle qu'ont soutenue vos ancêtres dans les champs de Troie pour reprendre la belle Hélène, moins belle que vous assurément, je n'hésiterais pas à en donner le signal. » Cependant il essuyait la sueur qui coulait du front de la jeune Grecque. A la vue de ses yeux humides, tantôt noirs, tantôt bleus, suivant qu'ils réfléchissaient la douleur ou l'espérance, il res¬ tait ébloui. Déjà il éprouvait comme un remords de la trouver si belle. Les bras croisés sur la poitrine, elle tient sa tête penchée comme une anémone au souffle du matin. Vous diriez d'abord que toute sa personne se compose de deux yeux seulement, tant ils sont grands, ouverts, perçanst, épanouis, envahissants, tant ils vous enveloppent d'éclairs et de splen¬ deurs. Mais après le premier éblouissement, Merlin finit par découvrir dans ces nimbes de flamme, une tête fière, arcadienne, des cheveux soyeux qui descendent en anneaux sur le cou, et boivent la sueur d'un sein moite, haletant ; une taille svelte, serrée par un lambeau de laine ; un air de vierge chasseresse qui cherche un javelot dans 100 MERLIN L'ENCHANTEUR son carquois. Telle pouvait être la marraine de Viviane à quinze ans clans les ravins de l'Etna ou la forêt d'Érimanthe. Par malheur, une entorse récente gonfle encore la veine bleue d'un des pieds de Marina et l'empêche de s'élancer, à la manière des déesses, en rasant, sans les courber, les touffes de serpolet. Autre qu'un enchanteur ne s'en apercevrait. « Comment, dit-elle enfin, oserais-je lever les yeux sur mon seigneur? Peut-être il me prend pour une fille des ruines, sortie du Palœo-Chorio. Mais elles sont belles. Quand elles entraînent les jeunes hommes dans le fond des forêts, elles en¬ chantent leurs cœurs, si bien qu'ils nous prennent en haine. — Eh quoi ! clit l'Enchanteur, personne ici ne vous parle d'amour? — Non! répondit gravement la jeune fille en levant la tête en arrière, pour montrer qu'elle n'avait jamais entendu ce mot. Heureuses, les femmes de pierre couchées dans l'herbe épaisse ! C'est pour elles que sont faits les mots magiques, car elles aussi ensorcellent le cœur des hommes. — Ces pierres, répondit Merlin, sont dignes de toute admiration. Ce sont les portraits les plus fidèles que j'ai rencontrés de Viviane. Mais celui- là se tromperait qui pour des pierres inanimées dédaignerait les créatures vivantes, à cause des MARINA 101 imperfections que l'on peut découvrir en elles. » Gela dit, Merlin détacha de sa propre ceinture un petit poignard : « Tenez ! gardez-le en souvenir de moi. Il vous servira à défendre votre honneur. » II Telle fut en toute sincérité leur conversation. Pas un mot de plus ni de moins ; et qui pourrait y reprendre une seule parole ? Voici pourtant quelles en furent les conséquences. Peu de jours après, trois ou quatre, pas davan¬ tage, Merlin était sur les côtes de Morée, prêt à s'embarquer pour les îles. Il venait de descendre de Piada (c'est un endroit fort malsain et semé de flômos). A dix pas du rivage, un sac de peau dis¬ tendu flottait à la surface de l'eau. Merlin croit s'apercevoir que ce sac s'agite par soubresauts, qu'un mouvement convulsif tantôt le renverse au- dessus des flots, tantôt, hélas! le plonge au fond du gouffre. Sans délibérer, Merlin se jette à la mer. Le mouvement des lames chasse le sac palpitant sous une voûte basse, béante au pied d'un rocher ra¬ sant qui s'ouvrait en soupirail, à l'endroit le plus '102 MERLIN L'ENCHANTEUR escarpé. Merlin suit à la nage ; il entre dans une! caverne marine. Sous une coupole profonde, s'é¬ lève au fond une petite corniche, large au plus, d'une coudée, seul endroit où le nageur puisse poser le pied. C'est là que vient échouer le sac de: cuir. Merlin le saisit; il le dépose sur la roche; i! l'ouvre à la hâte. 0 Dieu du ciel ! le corps ina¬ nimé, glacé de Marina retombe à ses pieds. Que ne l'a-t-il laissée au milieu du sillon qu'elle! aidait hier à creuser? Elle serait encore aujour¬ d'hui pleine de vie. Elle lutterait encore de cou¬ leurs purpurines avec la mûre, avec la grenade, avec la fleur du caroubier, de l'églantier sauvage, et même avec l'incarnat de l'ancolie, la plus belle! des fleurs, qu'aucun soleil ne peut faner. Et main-I tenant,4a voilà le front glacé, les lèvres violettes, les cheveux souillés de sable, les yeux fermés pour toujours, sans souffle, sans mouvement. Pourtant, un dernier reste dé chaleur n'a pas abandonné le cœur. Disons encore qu'en rasant les flots et pénétrant par l'étroit soupirail, la lumière teint d'un sombre azur, violacé, ou plutôt cadavérique, tous les ob¬ jets de la caverne, sans excepter le corps de Ma¬ rina. « Qtiel crime affreux ! s'écria Merlin, dès qu'il put parler. Mais il sera vengé! Non, jamais 1» mort de Malvina dans la grotte de Fingal, ni celle MARINA 103 de Lucrèce à Rome, ni l'enlèvement d'Hélène, ni celui de Briséis, ni celui d'Yseult la blonde, ou de Genièvre (car aucune ne fut si belle !), n'auront eu d'aussi terribles suites. Stamboul, tu seras ébranlée sur ta base! » En même temps qu'il proférait ces paroles, il frappait de ses mains celles de la jeune fille dans l'espoir d'y ramener un reste de vie; et même il les couvrait de tièdes larmes. Il lui fit des frictions aux tempes, au front, à la nuque ; il lui fit respirer des touffes de serpolet, de thym, de lavande, qui heureusement tapissaient en abondance les flancs herbus de la grotte. Même il lui fit des piqûres au bras avec des tiges d'orties et de varech qui restèrent tachetées de gouttelettes de sang. D'ail¬ leurs il n'avait pas oublié d'étendre sur elle son manteau et de le replier deux fois ; le tout en vain. C'est alors que l'idée lui vint de souffler lente¬ ment, doucement son àme haletante d'enchanteur sur les lèvres décolorées de Marina. J'ai dit et je répète que tous les moyens connus avaient été impuissants, frictions, odeurs péné¬ trantes, lotions d'eau salée. Mais quand les lèvres de notre Enchanteur eurent touché les lèvres de Marina (fut-ce là une œuvre de magie, ou est-ce l'effet d'un spécifique dont l'emploi doit être re¬ commandé dans les cas semblables ?) les paupières 104 MERLIN L'ENCHANTEUR de la jeune fille frissonnèrent et parurent se rou¬ vrir un moment. Qu'est-ce que ce rapide espoir? Presque aussitôt ses yeux mourants se referment, et cette fois, sans doute, pour toujours; car ils sont scellés sous des grains de sable qui se sont collés dans l'interstice des paupières. Merlin aperçoit à travers les cils noirs le sable humide ; d'un souffle il le dissipe. Mais, hélas ! les paupières sont restées closes. Pourtant il fallait savoir si le cœur recommen¬ çait à battre : rien de plus urgent que de s'en as¬ surer. L'oreille attentive, collée sur le cœur de Marina (la mer implacable fit elle-même silence), Merlin compte d'abord quinze pulsations, lentes, inégales, fébricitantes, sensibles à peine. Il craint de s'être trompé : il recommence, et, cette fois, il en peut compter distinctement vingt, puis trente... il arriva jusqu'à soixante. C'était enfin la vie. En rouvrant les paupières, Marina ne voit au¬ tour d'elle que bleu d'azur sur les voûtes, les pi¬ liers, les stalactites informes. Déjà elle croit ha¬ biter le ciel, et cherche, dans une niche, la Panagia,. Quant à son sauveur, elle le prit d'abord pour saint Georges; mais cette méprise ne dura qu'un moment. La mer ayant soudainement fraîchi sous le mistral qui se fait sentir dans ces parages, l'ou- Verture se trouva bientôt fermée. Au lieu du jour MARINA . 105 de saphir qui inondait la grotte, tout fut rempli d'impénétrables ténèbres. Marina crut mourir une seconde fois. « Vous vivrez ! cria Merlin. — Panagia! Panagia! » murmura la jeune Grecque en se soulevant à demi; et voyant que l'issue était fermée par une montagne d'eau, elle se laissa retomber sur le cœur du prophète. Un long silence suivit; puis, d'une voix éteinte, elle ajouta : « J'ai faim. » Prononcés par une bouche ingénue, ces mots, j'ai faim, transpercèrent le cœur de Merlin ; il mesure le péril : nul moyen d'y échapper. Il cherche s'il n'a pas sur lui quelque reste de pro¬ vision. Une datte sèche, deux amandes amères, trois grains c]e raisin des îles, mais pas une miette de pain, voilà ce qu'il parvint à découvrir dans un pli de sa ceinture; et, franchement, qu'était- ce que cela pour deux personnes subitement en¬ sevelies vivantes dans la saison de l'équinoxe? car on était en septembre. Il donna tout à Ma¬ rina... Lecteur, toi aussi, tu es vraiment de pierre si cette situation ne t'arrache pas un sou¬ pir! Pour moi, je la connais ; je la décris en détail pour l'avoir éprouvée. Ils ne se parlaient plus : qu'auraient-ils pu se dire? L'un et l'autre, en se taisant, cherchaient a se voir. Mais à peine s'étaient-ils entrevus, la lOfi MERLIN L'ENCHANTEUR nuil épaisse, immense, humide, les couvrait de nouveau ; et ils se perdaient, se retrouvaient pour se perdre cent fois encore en un instant. À la fin, l'ob¬ scurité l'emporta ; ils se sentirent murés dans les ; ténèbres par l'Océan. Cependant ils se tenaient étroitement embras¬ sés l'un l'autre ; et pouvaient-ils rien faire de plus sage s'ils voulaient empêcher que la nuit, le flot, le froid, ne les séparassent pour l'éternité? Merlin pousse un cri ; la terre s'émeut; un bruit extraordinaire roule sur sa tête comme si tous les; troupeaux de bœufs de la contrée lui eussent ré¬ pondu parleurs mugissements. C'était le flot que! vomissait avec furie la bouche de la caverne. Dieu sait quel écho l'horrible mugissement trouva dans leurs cœurs ! Ainsi le j our passa ; plus cruelle la nuit s'écoula jusqu'à l'aurore, et Marina tremblait sous le man¬ teau de Merlin. Il voit, non pas une aurore, mais une ombre, une lueur, un point blafard, plus pâle, assurément, que la lumière qui apparut au Cyclope, quand son œil unique fut crevé et se répandit en un torrent de larmes. Deux fois la vague, en se retirant par le soupi¬ rail, laisse glisser le jour; deux fois elle l'englou¬ tit presque aussitôt. Si nos deux naufragés doi¬ vent survivre, il faut qu'ils choisissent un de ces courts instants où le dos de l'Océan, se creuse eu! MARINA 10ï vallée. Sinon, comment éviteront-ils d'être brisés tous deux contre la voûte dentelée du rocher?... Mais déjà Merlin a saisi la jeune fille par la corde qui lui sert de ceinture. Profitant du remous des flots, tantôt s'aidant d'un bras, tantôt frappant des pieds, avalant, rejetant l'eau salée, il lui a fait revoir la lumière du jour. Sous la voûte du ciel, il l'a déposée sur la plage unie, près d'une tortue qui regagnait son gîte, parmi des ajoncs et des asphodèles. « Saint Georges ! s'écrie Marina. — Reconnaissez-moi, dit Merlin. — Heureuses les.Allés des ruines! Pour nous, il en coûte trop de vivre. — Dût cette terre être ébranlée jusqu'en ses fon¬ dements, les choses changeront. Mais qui a fait le crime ? — L'Émir ! » A. ces mots parut sur la grève un homme en turban de mousseline, l'œil vif, les joues pâles, qui vomissait d'affreuses imprécations. Tout ce que l'on pouvait démêler, c'est qu'il se plaignait avec fureur qu'on eût ouvert le sac qu'il avait cousu de ses propres mains et confié à.la discrétion de l'Océan. 11 s'apprêtait à le reprendre-. « Quel droit avez-vous sur cette femme? de¬ manda Merlin. —Mes yeux l'ont rencontrée : voilà mon droit. » 108 MERLIN L'ENCHANTEUR Il s'élança pour la saisir. Plus prompt que l'éclair, Merlin la couvre de son corps. Ici commence une formidable lutte. Rien de semblable ne s'était vu depuis le combat de l'ange et de Jacob. Les cimeterres des deux adversaires s'étaient brisés à la poignée. Restait à chacun d'eux un poignard recourbé, engagé dans leur ceinture. Mais quoi ! leurs bras entre¬ lacés ne peuvent s'en servir. A ce moment suprême, Merlin renverse le Sarrasin et lui met le genou sur la poitrine. « Vous l'aimez avec fureur? lui dit-il. — Les regards d'un autre ont souillé son visage, il fallait qu'elle mourût. — Ces regards sont les miens... Vous vouliez donc l'épouser? — Par Allah! c'est à peine si j'en ferais mon esclave. Elle est si maigre ! » Indigné, Merlin pensa faire payer de la vie à l'Osmanli ce dernier blasphème; mais, se ravisant par un effort magnanime, il le laissa vivre. « Allez, vous qui blasphémez, soyez un vivant témoignage de la mansuétude de Merlin. Ce n'est pas dans un combat singulier que vous devez pé¬ rir. Vivez, mais faites-vous chrétien. » Et le mécréant, qui avait montré une si froide barbarie,allait mourir, quelques semaines après,de colère et d'impiété, dans le couvent de Vourcano. MARINA 109 III Cependant, au cri terrible qu'avait poussé Mer¬ lin, les peuples du voisinage s'étaient émus, et ils se hâtaient d'accourir auprès de lui. Il en vint des crêtes âpres de l'Àroadie, des rivages de Coron ombragés de lentisques, des cimes nuageu¬ ses de l'Acro-Corinthe, des grottes de Souli, des îles guerrières d'Hydra et de Psara. Il en vint aussi de Parga, de Londari et des pieds nombreux du Taygète. Il en vint du Pinde et de la Roumé- lie, les uns coiffés de turbans, les autres de calot¬ tes rouges, presque tous les épaules couvertes de peaux de mouton. Dès qu'ils furent rassemblés, Merlin déchira en lambeaux l'outre de cuir, et, en faisant diver¬ ses parts, il les distribua à tous, en souvenir de la vengeance qu'ils avaient à exercer ; puis il leur dit : « Si vos ancêtres ont combattu dix ans pour Hélène, vous n'hésiterez pas à commencer une guerre plus sanglante pour cette jeune fille (il montra Marina) dont la beauté surpasse infiniment celle de l'épouse de Ménélas. Préparez-vous donc à la lutte. Attendez seulement que je vous donne le signal. MERLIN L'ENCHANTEUR. T. II. 7 110 merlin l'enchanteur — A quoi reconnaîtrons-nous, seigneur, que le temps est venu? dit le klephte Yorghi de Parga. — Vous le reconnaîtrez aisément à ceci : quand le'temps approchera, je vous enverrai pour messa¬ gers deux des principaux de mes bardes. René sera' le premier et il viendra de France. Harold sera le second et il viendra de Bretagne. Si la victoire est incertaine, j'arriverai moi-même. Ne craignez pas alors d'attaquer Mahomet, le prophète. Car, moi aussi, je suis prophète. Écoutez. » Le cercle de la foule se resserra autour de Merlin; il continua ainsi : «.Prophétie de Merlin sur la Morée et sur les Iles. « 0 terre sacrée, tu es le trépied, je suis le barde. Je publierai d'avance ta victoire. « Pourquoi ne suis-je pas né sur tes cimes? Jamais la tristesse n'aurait approché de moi. Quand le vent d'hiver souffle sous mon toit, si ton nom seulement est prononcé, je souris même dans les pleurs, même dans la fièvre, dans l'attente de la mort. C'est ainsi qu'une coupe vide, si on la remplit d'un vin empourpré de Corinthe, sourit à l'échanson. « Un cri partira des ruines de Caritène et toute la terre s'éveillera en sursaut. Les tombeaux de Mistra enfanteront des klephtes, dont les flèches seront cent fois plus rapides que les flèches d'U- MARINA 111 lysse. Le lion de Némée rugira ; sa voix sera en¬ tendue dans la caverne de Souli. « Les anémones des montagnes d'Arcadie se¬ ront enivrées de sang. « Déjà je pourrais dire comment s'appelleront les chefs de guerre qui éveilleront la poussière des ancêtres. Je sais d'avance leur nom; il plait à mon oreille. « J'ai entendu hier le dialogue de l'Olympe et de l'Œta. Tous deux se racontaient, l'un à l'autre, leurs victoires dans la langue frémissante des chênes. Cependant, les oiseaux au bec d'airain volaient sur le sommet. Ils becquetaient la léle des braves tombés clans les ravins de Souli et de Missolonghi. « Du pied j'ai frappé les tombes des Palaeo- Ghorios et les morts m'ont dit : « Nous voici. » « 0 terre des bardes, comment t'es-tu laissée dépouiller du myrte? Pourquoi lui as-tu préféré la ronce sauvage? Je sème ici dans tes vallées, sur tes rivages, l'herbe d'or qu'aucune tempête ne déracine. J'attache ici par la puissance de mon art, dans le gazon odorant, dans le bois d'oliviers, dans le flot limpide, dans le dur rocher, dans l'an¬ tre de l'écho, dans les pieds rapides des hommes, dans les regards des femmes, l'enchantement qu'aucun magicien n'effacera jamais. 112 MERLIN L'ENCHANTEUR « Au mugissement du taureau de Missolonghi, s'ébranleront les rivages de France et de Breta¬ gne. Le vaste royaume d'Arthus s'embrasera d'a¬ mour pour le vautour de Souli. « De la cour de Marc de Cornouailles et de celle d'Arthus, viendront des porte-glaives et des archers au cri de la bataille. Ceux qui boivent l'eau de la Seine étancheront leur soif dans la maremme de Navarin. « Et les femmes au clair visage dans tout l'em¬ pire d'Arthus se pencheront sur les balcons, pour demander des nouvelles de la mer de Messénie. « Et Harold, le roi des bardes, passera la mer sur un vaisseau ailé ; abordant à Missolonghi, il chantera sur ma harpe d'airain son chant du cvgne. ii xD « Et Zante, tu pleureras, comme Albion, en ap¬ prenant sa mort. « Cependant, la terre des myrtes fleurira. Les vierges de Morée, échappées au yatagan, danse¬ ront en se tenant" par la main,-sur la cime aplanie de l'Itôme ; un peuple nouveau surgira de la pous¬ sière, à la place de l'ancien. » A la voix de Merlin, Marina pleurait sans savoir pourquoi. Les autres tressaillaient jusque dans le fond de leur cœur; car l'impatience du lointain avenir les avait tous saisis. Ils ressemblaient à des hommes dévorés d'une soif brûlante qui se MARINA 113 hâtent vers des sources cristallines, avec la crainte de ne pouvoir les atteindre ! « Gomment ferons-nous pour combattre? Nous n'avons pas entre nous un yatagan, s'écria un klephte de Souli. — Qu'importe! répondit Merlin; je vous en fournirai d'abord mille, et le lendemain, mille encore. » En témoignage de ces paroles, il leur donna des balles magiques aussi promptes que la foudre, et dont il avait par bonheur une provision. En outre, il leur enseigna à se faire du soc d'une charrue cent épées, d'une faucille dix yatagans, et d'un clou un poignard ; à dresser des embuscades ; dor¬ mir debout ; se repaître d'herbes sauvages ; construire des brûlots; y mettre le feu; les atta¬ cher par des liens de fer aux flancs des noirs vaisseaux. Après quoi il ajouta, en se tournant vers Marina qui ne pouvait encore se soulever qu'à demi de la natte où elle était étendue : « De même que cette jeune fille a été cousue dans ce sac de cuir, qu'elle a été plongée clans la mer, qu'elle y a séjourné jusqu'à ce que mes mains l'aient arrachée au gouffre de la mort; de même, cette terre cl'Hellénie, aujourd'hui scellée clans l'esclavage, plongée clans l'abîme dormant, sortira un jour des eaux profondes. 114 MERLIN L'ENCHANTEUR « Mais alors, n'attelez plus les femmes au joug. Moi-même je ne pourrais vous absoudre. » Aussitôt les Grecs se retirèrent par cent chemins différents, et chacun obéit aux ordres qu'il avait reçus. Les uns aiguisaient en secret leurs cou¬ teaux ; les autres apprêtaient des torches de résine. Ceux-ci renflouaient les petits vaisseaux d'Hydra et les allongeaient en forme d'hirondelles de mer. Ceux-là préféraient la forme des alcyons et des procellarias. Quelques-uns retrouvaient le feu grégeois. Les femmes faisaient de la charpie et murmuraient d'avance les cantilènes de mort. Tous, depuis que Merlin avait parlé, n'avaient entre eux qu'une pensée et une âme. Déjà l'oreille contre terre, plus d'un écoutait dans les bois d'oli¬ viers si l'Enchanteur n'avait pas donné le signal. IV Cependant Marina avait été emportée dans la cabane de son vieux père Démitri. L'intérieur était composé de deux compartiments séparés par un treillis de roseaux. Quelques filets, une cale¬ basse, c'était là tout l'ameublement. Il y avait pourtant encore dans un coin obscur un baril à demi rempli d'olives. MARINA 115 Dans l'une des chambres couchait Marina; l'au¬ tre avait été réservée pour Merlin. Mais il était plus souvent clans la première. Et même, il n'en sortait presque pas, si ce n'est pour cueillir dans les bois voisins des fleurs de centaurée et autres fleurs magiques dont il composait un breuvage amer, qui devait rendre à Marina les couleurs rosées de la vie. Lui-même il voulut la veiller. Dans les heures d'insommie il était là debout pour lui soutenir la tète qu'il appuyait sur son sein. Se découvrait-elle en dormant, le bras ou seulement la main, il ra¬ menait sur elle la couverture faite d'un sayon de chèvre. Poussait-elle un gémissement, il y ré¬ pondait par. un soupir. Rêvait-elle de vampires, il l'éveillait en sursaut. Vingt fois en une heure, sur la pointe du pied, il s'approchait, faisait en¬ core un pas, puis un autre, penchait l'oreille près du chevet; et jamais il ne se retirait sans s'être assuré que Marina avait la respiration calme et fraîche d'un enfant. Aussi bien, c'était la tendresse d'un père, d'une mère, d'un frère, d'une sœur, et même quelque chose de plus. Sitôt qu'elle fut capable de marcher, il voulut lui apprendre ses triades : elle ne put en retenir un seul mot ; les hymnes d'Homère : elle préfé¬ rait ses vives chansons agrestes, pareilles aux 116 MERLIN L'ENCHANTEUR éclats de voix du loriot et de l'hirondelle marine ; l'histoire grecque : elle n'y montra aucune dispo¬ sition . Après ces essais divers qui ne produisirent que des larmes, il se contenta de lui apprendre à enfiler des chapelets de bois d'aloès ou de feuilles de roses trempées et durcies au soleil ; ramasser des coquillages ; broder des babouches ; fumer le narguilé ; chasser les tortues ; nourrir les moi¬ neaux sur ses lèvres ; regarder l'eau couler ; dan¬ ser en rond au bord des précipices ; aiguiser un 'poignard. Telle fût l'éducation qu'il lui donna. Lui disait-il qu'il l'aimait? Il ne le lui dit pas une séide fois ; tenez cela pour certain ; je réponds de lui comme de moi-même. Il lui cueillait, il est vrai, des bouquets de mû¬ res sauvages ; il déterrait pour elle des médailles qu'il perçait par le milieu et qu'il énfdait dans sa noire chevelure ; il l'aidait encore, comme le plus modeste, le plus soumis des génies, à écrémer le lait dans les jattes, souffler le feu sous la cendre, puiser l'eau dans la cruche, allumer la lampe devant la Panagia, lancer le calque à la mer, l'or¬ ner de violettes ; hisser, carguer la voile. Même, il la suivait le dimanche à la messe, dans la petite église où officiait derrière un voile d'or un moine de Ligourio, aux cheveux flottants sur les épaules. Si elle crut qu'il l'aimait, c'est qu'elle se l'ima¬ gina. MAKINA 117 Une nuit que tout dormait dans la cabane, une lutte violente s'éleva dans le cœur de notre En¬ chanteur. Continuerait-il ses pèlerinages? quit¬ terait-il Marina? Voilà ce qu'il agitait en lui- même. « Et pourquoi la quitter ?... Je serai son pro¬ tecteur. Démitri est si vieux ! il va mourir à la chute des feuilles. Que fera-t-elle sans lui? D'ailleurs elle est devenue indispensable à mon art. Dans ses yeux si limpides, je lirai les présa¬ ges mieux qu'en aucune chose du monde. Ses lèvres vermeilles me serviront de talisman. Dans les battements de son cœur, je mesurerai le rhythme divin des mondes. » Puis, après un court silence, en remuant les ti¬ sons du foyer : « M'obstinerai-je donc à poursuivre, en Viviane, une enchanteresse qui, trop évidemment, se joue de moi? Est-il sage de convoiter l'impossible? Ici je trouverai sous ce chaume, non pas la féli¬ cité, sans doute, qui ne peut se rencontrer qu'a¬ vec Viviane, mais le repos, peut-être aussi l'ou¬ bli... Ce pays a été fréquenté par les plus illustres magiciennes, telles queMédée, Canidie, Simœthe, la blonde Périmède... Il conviendrait, assurément, d'y rester pour me perfectionner dans mon art. D'ailleurs, il est mille et mille exemples d'enchan¬ teurs, lesquels se sont engagés dans des liens 7. 118 MERLIN L'ENGHANTEDR modestes, témoin Faust, qui a pu se mésallier avec Marguerite, sans que le monde en ait médit. » Mais à peine ces mots étaient-ils sortis de ses lèvres, une voix, qui était celle de sa conscience, lui cria d'une voix formidable : « Merlin ! Merlin ! est-ce ainsi que tu tiens tes serments ? est-ce ainsi que tu es fidèle à Viviane? Souviens-toi de ce que tu lui écrivais hier encore. Lâche que tu es ! te lasseras-tu si tôt de poursui¬ vre l'idéal? Vendras-tu la gloire du monde pour deux lèvres de corail, il est vrai, mais qui ne savent pas même prononcer exactement ton nom ! Tu t'aveugles, Merlin ! tu t'enchantes toi-même par des paroles et des regards magiques. » A ce dernier mot, Merlin, dans un effort déses¬ péré, rompt lui-même le maléfice qui l'enchaînait dans ces lieux. 11 se lève, il s'apprête à sortir. Toutefois il regarde encore une fois en arrière ; encore une fois il marche, sur la pointe du pied, jusqu'à la natte où repose Marina. C'est pour s'assurer qu'elle dort d'un profond sommeil. Un dernier reflet du foyer, mêlé à un rayon de la lune, éclairait la jeune fille dont le visage s'encadrait de ses nattes parsemées de médailles. Près de son chevet il y avait une petite image enluminée de la Panagia, suspendue à la muraille. Merlin prend cette image ; il la place à côté de Marina ; MARINA 119 « Qu'elle te garde des vampires, des loups et des giaours ! Moi, j'ai besoin de tout mon art pour me garder moi-même. » Sans rien ajouter, il sort de la cabane. De l'au¬ tre côté du seuil, il traverse un petit troupeau de chèvres couchées dans la cour en terrasse. Le bélier reconnaît l'Enchanteur, et, soulevant vers lui une barbe d'argent, il mord, pour le retenir, le pan de son manteau. Ce fut en vain. Le jour n'était pas encore né, les étoiles pâlis¬ santes laissaient tomber leur lueur cendrée à travers les touffes d'oliviers et d'amandiers en fleurs. Çà et là les rossignols, assoupis et eni¬ vrés de leurs chants, répétaient languissamment : Itys ! itys ! dans le Palseo-Chorio. Il y avait, en chaque chose, une paix virginale. Tout sem¬ blait dire : « Vois, au moins, Merlin, ce que tu perds. » Le jour venu, Marina s'est assise sur le sable de la mer pour attendre celui qu'elle appelle son maître et son seigneur Elle a attendu le lende¬ main et tous les jours suivants. A force de regar¬ der l'azur de la mer, ses yeux sont devenus cou¬ leur d'azur. Plus d'un matelot, en la voyant de loin, a cru voir un marbre ciselé, tant elle est im¬ mobile. Moi-même, passant sur ces côtes, j'ai été dupe d'une illusion de ce genre. Qui pourra dire jamais ce qui se passa dans le 120 MERLIN L'ENCHANTEUR cœur de Merlin, si ce fut pure religion de la beauté, inspiration du devin, ou surprise des sens, ou nuage répandu sur son savoir, ou tout cela ensemble ? N'essayons point de connaître ce qui doit nous rester caché. L'important pour nous, c'est qu'il est sorti vainqueur de cette épreuve. Ne cherchez pas des taches dans le soleil. Plus amou¬ reux que Roland, mon héros est jusqu'ici en réa¬ lité, sinon en imagination, aussi sage qu'Enée. N'en demandez pas davantage. D'ailleurs il s'est expliqué ouvertement lui- même dans la lettre qu'on va lire. V MERLIN A VIVIANE. Ils t'ont parlé de Marina, n'est-il pas vrai ? et, pour être crus plus aisément, ils l'ont calomniée ainsi que moi. Ne sais-tu donc pas que la terre et le ciel sont pleins de langues venimeuses qui souilleraient l'astre du jour si on les écoutait; gens incapables de nous comprendre, et qui, pour s'en venger, veulent nous désespérer ? La pure, la simple vérité, la voici, et mes occu¬ pations nombreuses, tumultueuses même, m'ont MARINA 121 seules empêché de t'en instruire plus tôt. Il est certain que j'ai fait moi-même des efforts prodi¬ gieux pour t'arracher de mon cœur. Je ne m'en cache ni ne m'en défends, Viviane. Oui, pour échapper aux maux que tu m'as in¬ fligés , j'aurais voulu engourdir, hébéter mon âme transpercée de mille glaives. Ma plainte la plusamère sera toujours qu'en me rendant insensé tu m'aies exposé à devenir indigne de toi. Dans quels amusements misérables j'ai traîné ce génie que tu admirais il y a si peu de temps encore ! Rien n'est au-dessous de moi, pourvu que je réus¬ sisse à m'arracher à moi-même ! J'avoue que je me suis enivré de vains désirs inextinguibles au bord des volcans. Les peupliers d'Italie, entre¬ lacés de vignes amoureuses, s'agitaient à mes pieds comme des thvrses. La cloche des Camal- dules sonnait au loin comme pour les noces du printemps. La voile blanche épousait le flot bleu. Et moi, que faisais-je alors? Que de souhaits in¬ sensés se déchaînaient dans mon cœur ! Descendu de la montagne, j'allais mendier un sourire de quelque belle, ou au moins d'une étoile ; et à peine l'avais-je obtenu, ce sourire, je fuyais à grands pas, plein de terreur, comme si j'eusse éveillé un serpent ! Voilà la vérité. Tu vois que je ne dissimule rien. Au milieu de cela, deux ou trois affections se- 122 MERLIN L'ENCHANTEUR reines, droites, honnêtes, que toi-même tu ne pourrais t'empêcher d'approuver. Ne parlons au¬ jourd'hui que de Marina. Un frère n'a pas pour sa sœur une affection plus pure ; jamais un mot que tu n'eusses pu entendre. Pas une seule caresse, hormis peut-être un baiser fraternel en la re¬ voyant le matin. Des occupations rudes, positives, un père fort avisé, toujours présent, point de rê¬ veries, point de soupirs ; une seule fois une larme versée sur son front, mais elle allait périr. En un mot, rien de moins semblable à l'amour. Quicon¬ que dit le contraire calomnie. Et pourtant le scru¬ pule m'a saisi brusquement. Je l'ai quittée, pen¬ dant son sommeil, comme un voleur. Je l'ai quittée à cause de toi, et aussi pour évi¬ ter les vils soupçons, les médisances ou même les commérages des cigales, qui, je ne le savais que trop, ne manqueraient pas de te porter d'autres nouvelles. Vois pourtant à quoi tout se réduit. Ah ! que je le hais ce peuple babillard, altéré de mensonges, qui me noircit pour te flatter ! Maintenant me voilà seul dans l'univers ! J'ai brisé le cœur d'un enfant. J'ai fait couler des lar¬ mes divines, et tu ne m'en sais aucun gré. Que te dirai-je des ruines d'Italie et de Grèce, et de tant d'empires que je viens de visiter ? Moi- même je suis une ruine au milieu de ces ruines. Moi qui, autrefois, eus relevé si aisément d'une MARINA 123 parole ce monde croulant (tu étais alors près de moi !), je ne savais, pour déguiser mon embarras, que siffler avec le vent d'automne, parmi les pierres amoncelées, comme cela m'est arrivé sur le seuil entr'ouvert de la porte de Mycènes. J'ai trouvé les cendres d'un petit feu cle berger dans le tombeau du grand Agamemnon (quelle occasion pour un magicien !), et à ma confusion je n'ai pu même réchauffer une étincelle sous ces cendres blan¬ châtres que la pluie avait, il est vrai, détrempées les jours précédents. Plusieurs personnes, qui ve¬ naient auprès de moi pour entendre les plus gra¬ ves entretiens ou pour me demander de ressus¬ citer les villes mortes (chose si aisée néanmoins !), ont été étonnées et presque scandalisées cle ne pouvoir tirer de moi qu'un soupir et qu'un nom. Aussi ce temps de ma vie a-t-il été le plus stérile. Ma renommée se perd ; eh ! qu'importe ? LIVRE XVI LE PARADIS RETROUVÉ I Après avoir envoyé cette lettre par l'un de ses messagers ordinaires, Merlin alla s'embarquer à Epidaure. Sur la plage marécageuse il trouva Mustensar, roi du désert, et Alifantina, roi des Es- pagnes, qui l'attendaient en respirant l'haleine fié¬ vreuse des asphodèles. Epistrophius n'avait pas manqué de lui offrir le secours de sa flotte, for¬ mée des deux calques les plus vermoulus qu'on eût pu trouver dans ses Etats. L'équipage de l'un de ces calques était seul complet ; il se composait des deux meilleurs esprits follets du pays; tous deux, nés dans les tempêtes, étaient accoutumés à s'en jouer en riant. Les deux rois et Merlin s'as¬ sirent à fond de cale. Le petit esquif sorti de l'anse rasa les flots avec la rapidité de la procellaria. '126 MERLIN L'ENCHANTEUR Il ne s'arrêta que pour s'échouer clans un port d'Orient,'entre Russicada et le mont Azara. Depuis longtemps le roi du désert ne songeait qu'à rendre Merlin favorable aux vastes' contrées brûlées du soleil sur lesquelles s'étendait son em¬ pire. « Ne soyez point injuste envers mon royaume, lui dit-il, au moment de prendre terre. Si je ne puis vous offrir les mêmes fêtes que le roi Épistrophius (car, excepté le djérib, les jeux sont ici en médiocre honneur), il me sera peut- être permis de vous intéresser à d'autres spec¬ tacles. » Et, voulant tout d'aborcl frapper son esprit par une grande impression, il ajouta : « Connaissez-vous, Merlin, le prêtre Jean ? — Le prêtre Jean ! s'écria notre héros, en s'é- lançant hors du caïque, la merveille de l'Orient! l'enchanteur du pays où se lève le soleil ! la perle des hommes de notre art ! mon maître, si je pouvais en avoir ! — Vous l'avez dit, repartit le roi. Il habité dans mes États; j'ai fait vœu d'aller en pèlerinage au¬ près de lui, avant de dormir même sous un toit de roseau. •— Le prêtre Jean! répétait encore Merlin, j'eusse fait le voyage uniquement pour entendre parler de lui. LE PARADIS RETROUVÉ 127 — Si vous ne craignez le scandale, je puis vous le montrer. — Hâtons-nous, sire, » dit Merlin. A peine débarqués, ils étaient repartis sans même s'être rafraîchis du verre d'eau accompa¬ gné de fruits confits que leur présenta un icoglan. Tous étaient montés sur des chameaux. Euphro- sine seule avait choisi une blanche haquenée. Ayant cheminé dix jours à travers le haut pays, ils atteignirent dans un lieu désert l'abbaye du prêtre Jean. De loin, l'architecture frappa Merlin d'éton- nement. Car il y régnait un mélange incroyable de pagode, de temple grec, romain, de synagogue, de mosquée, de basilique, de cathédrale, sans compter une foule presque innombrable de mara¬ bouts, de minarets, de chapelles byzantines et go¬ thiques, qui donnaient à ce monastère l'aspect d'un panthéon moderne ouvert à toutes les reli¬ gions du monde. « Attendez, dit le roi du désert, qui jouissait de la surprise de Merlin. Ne condamnez pas ce goût bizarre avant de m'avoir écouté. » Comme ils s'étaient assez rapprochés pour juger des moindres détails, ils s'arrêtèrent sur un petit tertre en face du portail. Le roi du désert reprit : « Chaque j our de la semaine a sa fête particu¬ lière dans cette abbaye. Le lundi est à Brahma, qui est le plus ancien, le mardi à Boudha, le mer- 428 MERLIN L'ENCHANTEUR credi à Wischnou, le jeudi à Jésus, le vendredi à Allah, le samedi à Jéhovah ; c'est pourquoi vous trouvez ici dans le même cloître une pagode, une synagogue, une mosquée, une basilique, une ca¬ thédrale. Quant au dimanche,le prêtre Jean réunit tous les cultes en un seul. Ce jour-là, il leur prêche la paix, la concorde, au nom du Dieu de tous. — Cela est singulier, dit Merlin. Le prêtre Jean serait-il panthéiste ? — Peut-être. — Vous savez que c'est la plus terrible accu¬ sation'dont on puisse noircir un homme dans nos pays brumeux ! — On me l'a rapporté, répliqua le roi du désert, qui cherchait en toute occasion, à montrer son royaume par les plus beaux endroits. Rappelez- vous seulement, Merlin, votre promesse de ne pas vous scandaliser avant d'avoir tout vu. — Je m'en souviens, ô roi! » Alors Merlin sonna d'une main ferme à la porte de l'abbaye. La clochette retentit deux fois dans le silence du désert ; la porte s'ouvrit. On vit paraître au milieu du préau un vieillard auguste dont la barbe de neige descendait jusqu'à la ceinture. Sur sa tête, il portait un turban enri¬ chi d'une croix de saphir. A son cou, pendait un croissant d'or, et il s'appuyait sur un bâton blanc à la manière d'un brahmane. Trois enfants le sui- LE PARADIS RETROUVÉ 129 vaient qui tenaient chacun un livre ouvert sur leur poitrine. Le premier était le recueil des Védas, le second la Bible, le troisième le Coran. A certains moments le prêtre Jean (car c'était lui) s'arrêtait, lisait quelques lignes de l'un de ces livres sacrés qui restaient toujours ouverts devant lui. Après quoi il continuait sa promenade, les yeux attachés sur le ciel. Il venait de se tourner du côté de la porte quand les étrangers entrèrent. « Ce sont des pèlerins, dit-il. Allons, voir ce qu'ils croient. Et que chacun reçoive ici l'hospitalité de son Dieu. » Alors, avec une imposante gravité, le prêtre Jean salua de la main les voyageurs. « Soyez tous ici les bienvenus. Avant que nous ne lavions vos pieds, apprenez-nous quel est votre Dieu, car il vous plaira sans doute d'être trai tés en toutes choses ainsi qu'il l'ordonne. » Le roi répondit le premier : « Je suis le roi de ce pays, et mon Dieu est Brahma. — C'est bien, mon tils, » dit le prêtre Jean. Aussitôt une troupe de brahmanes s'approcha de Mustensar et l'emporta dans un palanquin. « Pour moi, dit Alifantina, mon Dieu est Allah, Mahomet est mon prophète. — C'est bien, » répondit encore le bon prêtre. 130 MERLIN L'ENCHANTEUR Des derviches s'approchèrent d'Alifantina et le conduisirent en dansant vers la mosquée. Merlin se taisait ; Jacques ne put attendre qu'on l'interrogeât ; il s'écria l'œil en feu : •« Mon Dieu est Jésus, mon église esta Rome ! — C'est bien, mon fils, » dit pour la troisième fois le prêtre Jean. Sur-le-champ, une procession de moines sortit de dessous les arcades du préau avec une bannière semblable à celle du village de Jacques. Son cœur tressaillit quand il reconnut de loin le grand saint Christophe peint d'or sur un champ d'azur, tel qu'il l'avait vu flotter à travers les buissons d'aubépine dans les charières. Mais il resta stupéfait en voyant que celui qui portait la bannière n'était autre que Turpih. Jacques pousse un cri, se jette dans ses bras. Turpin le reconnaît à son tour. Il appelle son maî¬ tre. Merlin se retourne... Ce moment seul paya toutes les fatigues de la route. Pendant ce temps, le prêtre Jean avait les yeux fixés sur Merlin ; il Unit par lui dire : « Vous, mon fils, où vous conduirons-nous ?. Quelle est votre église ? Par quel livre jurez-vous? Quel nom donnez-vous à votre Dieu ? Est-ce le Dieu inconnu ? Nous l'adorons aussi, la pompe de ses cérémonies ne le cède en rien chez nous aux autres cultes. LE PARADIS RETROUVÉ 131 ■ • Si vous ne l'aviez nommé, peut-être aurais-je gardé le silence. Mais, puisque vous êtes allé au- clevant de mes souhaits, je confesse que le Dieu inconnu remplit mon àme. — N'en soyez point honteux, Merlin. Son église est tout près d'ici ; vous en voyez blanchir le toit de marbre. Personne autre que moi ne vous y con¬ duira. » Durant le séjour des voyageurs dans l'abbaye, rien ne fut changé à l'ordre accoutumé. Voici com¬ ment étaient réglées les première heures du jour. Avant le lever du soleil, un grand feu de bois de sandal, allumé par les brahmanes, saluait le ré¬ veil d'Indra et parfumait la terre. À cette clarté subite, le chef des derviches montait dans le mina¬ ret et disait la prière d'Allah ; à quoi un cénobite chrétien, creusant une fosse dans son jardin, ré¬ pondait : « Frère, il faut mourir. » Puis un hymne des Iiig-Vedas s'élevait avec langueur du fond des préaux, porté par des voix argentines auxquelles s'ajoulait bientôt l'accent guttural des ulémas qui nasillaient un verset du Coran ; le tout finissait par se perdre dans la majesté du Te Deum romain, soutenu de la gigantesque basse-taille de Turpin. Après cela un silence solennel se faisait dans l'abbaye. Le prêtre Jean se montrait à un bal¬ con, au milieu d'une troupe armée de parasols ; d'une voix qui retentissait jusque dans le moindre 182 MERLIN L'ENCHANTEUR recoin du désert, il prononçait la prière suivante: « Dieu qui te plais au bord du Gange, parmi les troupeaux de vaches rousses attelées au char de l'aurore ; toi qui jaillis dans le feu sacré que vient d'allumer le parsis errant près des sources de naphte ; soit qu'au sortir du désert tu te bâtisses ton temple choisi des pierres blanches de Sion, soit que tu aimes mieux te reposer dans l'ombre ra¬ fraîchissante des cathédrales, ou que tu te com¬ plaises à faire la veillée sur la tour des mosquées, au milieu des anges armés de flèches d'or ; soit que tu aies été allaité par la vierge bleue dans le désert de Gobi, ou par la vierge de Judée, dans la crèche de Nazareth, donne-nous la paix, la lu¬ mière, la concorde et l'amour ! — Amen ! » répondait la foule. Les murailles des différentes églises étaient re¬ couvertes de fresques peintes par les Raphaël et les Michel-Ange qu'avait formés le prêtre Jean. On admirait surtout un tableau qui décorait le grand cloître. Sur le premier plan était le petit Boudha dans les bras de la vierge éternelle ; il jouait avec l'enfant Jésus, et Marie, pleine de joie, semblait retrouver une sœur dans la vierge in¬ dienne et lui dire : « Quoi ! vous aussi, ma sœur, vous avez enfanté un dieu ! » Un peu plus loin, sur les lieux hauts, Brahma souriait à ce spec! acle : bercé sur un blanc nénufar épanoui, il abordait LE PARADIS RETROUVÉ 133 dans l'Eclen de Jéhovah, qui lui tendait la main et l'aidait à monter sur le rivage. Cependant qu'Allah se plaçait au milieu d'eux, et en remettant pour toujours son cimeterre dans le fourreau, il les in¬ vitait l'un et l'autre à se reposer sous sa tente sur¬ montée d'un croissant dont l'ombre plongeait dans une source transparente. Chaque jour les habitants de l'abbaye s'arrê¬ taient devant ce tableau et d'autres du même genre. En voyant l'union de leurs dieux, ils appre¬ naient à rester unis eux-mêmes, et c'est là ce qui causait l'admiration de Merlin. Car il esta remar¬ quer que, pendant son séjour au milieu d'hommes si opposés d'origines et de croyances, ni rixe, ni malentendu, ni plainte, ni soupçon, ni figure chagrine, n'attristèrent un seul moment ses yeux ou son esprit. Il y avait, au contraire, entre tant de croyants, une singulière émulation à imiter ce qu'ils appelaient la réconciliation de l'Éternel. « Comment avez-vous pu établir cette paix ? demandait chaque matin Merlin au prêtre Jean. — A force de patience, mon lils, » répondait le vieillard ; puis il ajoutait : « Les Romains sont ceux qui m'ont donné le plus de peine. Longtemps j'ai cru que je serais obligé de les renvoyer de l'abbaye. Maintes fois je leur en ai fait la menace. L'abstinence complète a laquelle je les ai réduits est venue à mon aide. MERLIN L'EiNCHANTEUli. T. II. S '134 MERLIN L'ENCHANTEUR Ils avaient l'habitude de commander. J'ai dû leur apprendre à oublier qu'ils avaient régné. Tout cela ne se fait pas en un jour. — Que ne venez-vous avec moi en Occident, mon père? On y a les idées les plus fausses sur ce qui vous concerne. — Je le sais, Merlin. Mon temps n'est pas en¬ core venu; vous m'y précéderez. » Si Merlin admirait la concorde qui régnait dans l'abbaye, il en était tout autrement de Jacques. Cette paix profonde le scandalisait chaque jour davantage. Il ne put s'empêcher d'éclater au re¬ tour d'une cérémonie où le prêtre Jean avait ex¬ pliqué lui-même les Yédas aux brahmanes, les Izeds aux sabéens, le Coran aux musulmans, le Talmud aux juifs, l'Évangile aux chrétiens, le catéchisme aux Romains. « Horreur! s'écriait-il. Si, du moins, les chré¬ tiens faisaient ici la guerre aux hérétiques! s'ils couraient sus, la dague au poing, les uns contre les autres ! Mais non ; bons compagnons, sans soucis ni rancunes, ils vivent en frères, ils offi¬ cient, ils prient, il adorent tous ensemble : n'est-ce pas là l'entrée de l'enfer? Je ne sais ce qui me relient d'aller arracher son turban et son bâton au prêtre Jean qui, certainement, est le prêtre du diable. — Ne connaîtras-tu donc jamais que la violence? LE PARADIS RETROUVÉ 135 lui répondit Merlin avec douceur. Veux-tu payer par un crime l'hospitalité si généreuse que nous recevons ? — Mais si cette hospitalité est celle de Satan? — Écoute-moi, poursuivit son maître. Assuré¬ ment beaucoup de choses sont à blâmer parmi les esprits des ruines ; et tu as pu voir que j'ai dit li¬ brement ma pensée, au risque de m'attirer la co¬ lère du puissant monarque qui règne dans ces contrées. Mais parmi tant de défauts, sur lesquels je me suis franchement expliqué, il est quelques qualités que nous ne devons pas méconnaître parce qu'elles sont enfouies dans la poussière. Telles sont leur sobriété (puisses-tu l'avoir tou¬ jours en mémoire, pour qu'elle te serve d'exem¬ ple !), leur amour du silence, de la solitude, le petit nombre de leurs besoins, leur mépris du luxe (tu as vu quels palais leurs rois habitent!). Songes-y quand tu te plaindras de ta chaumière. Ce sont là de vraies vertus, Jacques, quoique en¬ sevelies sous la cendre. Mais celle que j'estime le plus, retiens-le bien , c'est leur tolérance, puis¬ qu'ils mêlent clans la même urne sacrée toutes les cendres; et je ne verrais rien qu'à louer en cette affaire, si je ne les soupçonnais d'un peu d'indiffé¬ rence, chose dont je remets à m'assurer plus tard. » Ce discours ne réussit pas à persuader Jacques. 136 MERLIN L'ENCHANTEUR Mais, par amour pour L'Enchanteur," il consentit à ne pas metttre le feu à l'abbaye. Les mages lui offrirent en don de la myrrhe, les brahmanes du corail, les musulmans un rosaire. « J'accepte, dit-il, le corail et le rosaire pour ma sœur Jeanne, et la myrrhe pour la fête des trois rois. » Au moment où ses hôtes prenaient congé de lui, le prêtre Jean détacha une petite lampe sus¬ pendue à la voûte du cloître, et, la présentant à Merlin : « Vous avez entendu parler de la lampe mer¬ veilleuse ? — Mille fois. — La voici, Merlin, je vous la donne, puisque vous êtes le roi des enchanteurs. » Merlin voulut d'abord refuser par modestie. Le bon prêtre l'embrassa et continua : « Prenez-la, Merlin ! elle est à vous. Elle n'aide pas seulement à trouver les trésors cachés sous la terre, mais bien plutôt les vertus enfouies au fond du cœur des hommes. Allez! allumez-la! Éclairez la terre; partout, dans le moindre réduit, vous trouverez des trésors. » Merlin reçut la lampe merveilleuse et la remit à Jacques qui ne put se défendre de la porter. Mais, comme il ne doutait pas qu'elle ne vînt de l'enfer, il eut soin de ne l'allumer que lorsqu'il ne LE PARADIS RETROUVÉ 137 put faire autrement, c'est-à-dire sur l'ordre exprès de noire Enchanteur, lequel l'oublia lui-même en diverses circonstances, comme on verra plus tard. Ayant salué leur hôte, nos voyageurs s'éloignè¬ rent, non pas sans s'être retournés plusieurs fois pour voir encore l'abbaye. « Que pensez-vous du prêtre Jean? demandait le roi du désert. — Sire, répondait le prudent Merlin en s'aper- cevant que les génies du désert, tous courtisans, l'épiaient, s'il n'était qu'athée, j'en dirais mon avis ; mais panthéiste! » Pendant ce temps-là, Turpin racontait son his¬ toire. Il disait comment, s'étant aperçu trop tard du départ de Merlin, il avait interrompu sa lecture pour le suivre. Sur le bruit public, souvent fort mensonger, il l'avait longtemps cherché vainement dans la compagnie des sages.' Du moins il avait été assez heureux pour retrouver la harpe de Merlin dans un bois harmonieux de pins de Ra- vennes ; et il la rapportait intacte , sauf quelques cordes détrempées par la rosée et qu'il serait aisé de remplacer. Je laisse à penser la joie de mon héros en re¬ voyant cette harpe sacrée qu'il n'espérait plus re¬ trouver jamais. Il la reçut des mains de Turpin en pleurant. Comment avait-elle été égarée dans ce bois de Ravenne? Par qui oubliée? A quelle oc- 8. '138 MERLIN L'ENCHANTEUR casion? Je le sais parfaitement, je pourrais le re¬ dire. Mais je ne saurais suffire à tout, dans un sujet où à chaque pas s'ouvre la perspective d'un monde nouveau. C'est au lecteur à faire ici un effort de génie; il est bon, après tout, qu'il aille quelquefois au-devant du vrai par ses propres con¬ jectures. Le long récit de Turpin n'était.pas achevé que nos voyageurs arrivèrent près des sources de l'Eu- phrate, dans le voisinage du paradis terrestre. Ici, je cède la plume à Merlin. Lui seul peut dire ce que lui seul, de toute la race humaine, a retrouvé dans ces lieux. II MERLIN À VIVIANE. Eden, jour de Pâques fleuries. Non, Viviane, cette date ne te trompe pas. Je suis au milieu de F Eden, dans ce jardin fameux que nos premiers parents ont perdu par leur faute et que je viens de retrouver. Près de moi est l'arbre du bien, plus loin l'arbre du mal; ici, le premier berceau ; là, les quatre fleuves de délices. LE PARADIS RETROUVÉ 139 Mais, autant que le permet le trouble où je suis, je veux te raconter fidèlement ce jour unique entre tous les jours que j'ai vécus. Gomme je venais de traverser le mont d'Assyrie, entre la tour de Séleucie et Thélassar, je me trou¬ vai si près de' l'Éden que je ne pus résister au désir de le voir de mes yeux. Nul ne voulut ou n'osa me servir de guide. Car les peuples n'osent approcher de cette enceinte bienheureuse. Ils sont retenus par la crainte et par l'ancienne re¬ nommée. Mes compagnons eux-mêmes refusèrent de me suivre. Je m'avançai seul, et n'emportai avec moi que ma harpe pour me défendre des serpents et des méchants esprits qui peuvent être restés cou¬ chés sous les épaisses broussailles dont ces lieux sont couverts. L'enceinte est encore presque entière, à la ré¬ serve de quelques endroits oii la palissade a été dévastée par l'épée de flamme. Sitôt que je dis¬ tinguai l'entrée,je fus saisi de peur; je crus voir arriver à ma rencontre quelque esprit armé du glaive; pour me préserver de ses coups, je tirai de ma harpe un de ces accords-puissants que tu connais. L'écho retentit dans l'enceinte sacrée. Mais nul gardien n'apparut sur la muraille; j'en¬ trai sans trouver d'obstacle, soit que les archanges aient quitté ces lieux en même temps que le pre- 140 MERLIN L'ENCHANTEUR mier homme, soit que la suite des siècles ait pro¬ duit quelque négligence, soit enfin que la puissance de Merlin s'étende jusque par delà l'Éden et lui en ouvre les portes. Je franchis le seuil. Dire quelles émotions nou¬ velles, inconnues aux enchanteurs et aux prophè¬ tes, m'assaillirent en ce moment me serait impos¬ sible. Ce qui me frappa le plus, ce fut le silence. Quoiqu'il y eût autour de moi une multitude d'oi¬ seaux, aucun ne fit entendre le moindre chant. Gomme s'ils étaient encore épouvantés du souvenir des choses qui s'étaient passées dans ces lieux, stupéfaits, ils semblaient dire : « Êtes-vous le nouvel Adam ? » Des fruits pendaient au-dessus de ma tête ; je n'osai y toucher, tant je craignais de manger, par hasard, celui qui a perdu déjà un plus sage que moi. Tout était embarrassé de lianes et de vignes vierges. L'herbe haute avait crû sur les traces de nos aïeux. Gomme je m'engageais sous les om¬ brages épais, je trouvai sur la terre une épée flamboyante abandonnée en cet endroit. Je m'en emparai pour me frayer un passage. Chose étonnante ! l'herbe touffue recouvrait même les traces de l'Éternel, si bien que j'eus peine à les reconnaître, quoiqu'elles soient cha¬ cune au moins de dix coudées. Sitôt que j'eus dé- LE PARADIS RETROUVÉ 44i couvert les vestiges de ces pas gigantesques, je m'appliquai à les suivre, et je tremblai jusque dans mes os. Sous chaque massif de verdure je crai¬ gnais et désirais à la fois apercevoir l'hôte divin de ces lieux ! Et que devenais-je lorsqu'à travers le bruissement des feuilles je croyais entendre une langue sifflante?... Cette première crainte se dissipa quand je vis que personne n'apparaissait ; et les traces des pas me conduisirent vers un antre que les lions avaient abandonné. Combien les bètes fauves qui passè¬ rent près de moi, étonnées et muettes, me causè¬ rent moins d'épouvante que n'eût fait le murmure d'un esprit invisible ! Ainsi se passa le premier jour. J'errai sans re¬ pos, et c'est vers le soir seulement que je décou¬ vris le berceau de nos premiers parents. Je vis, oui, je vis la couche nuptiale où fut engendré le premier fils de l'homme. Elle était peu changée ; les fleurs y avaient remplacé les fleurs. Les mousses odorantes s'y étaient renouvelées d'âge en âge ; et c'était le seul endroit qui ne portât aucune empreinte de l'injure des ans et de la colère du ciel. Quelles pensées, Viviane, en entrant dans ce ber¬ ceau sacré ! Il semble fait pour toi, et attendre que tes pieds s'y reposent. Nous visiterions le monde entier sans trouver un lieu si digne de te 142 MERLIN I.'ENCHANTEUR faire la chambre nupliale. Pour moi (vois ma crédulité), cette idée m'assaillit avec une si grande force que je ne pus me défendre de croire que c'était là l'endroit béni où mes yeux devaient te retrouver. La fatigue m'ayant accablé, je m'endormis sur ces fleurs virginales; j'étais persuadé que je te reverrais, à mon réveil, là près de moi sous ces voûtes embaumées. Aussi, dès que mes yeux se rouvrirent, j'étendis les bras pour te saisir, de te cherchai, je t'appelai. Quelle douleur de ne re¬ trouver que moi ! Ce fut la première que j'éprouvai dans ce lieu de délices. Quand j'eus perdu l'espoir de te rencontrer dans l'enceinte bienheureuse, le sentiment de l'éternelle solitude me remplit tout entier. Au moment où je m'abandonnais moi-même, deux êtres vivants se présentèrent à mes yeux. Ah! que leur vue me fut à la fois douce et cruelle ! C'étaient deux vieillards, chargés d'années, que dis-je, chargés de siècles, et qui s'étaient arrêtés prosternés de¬ vant l'entrée, sans oser la franchir. J'arrivai bientôt auprès d'eux ; dès qu'ils m'eurent aperçu ils m'adorèrent en se prosternant, et me di¬ rent : « 0 le plus heureux des enfants de la terre, il vous est donc permis à vous seul d'entrer en ces demeures chéries où nous avons connu la félicité LE PARADIS RETROUVÉ 143 et d'où nous avons été précipités par une faute commune ! •—■ Qui ètes-vous, leur répondis-je, pour regretter avec tant d'amour ces lieux où personne n'habite? — Ces lieux, repartit le vieillard, n'ont pas tou¬ jours été aussi déserts. Mon nom est arrivé jus¬ qu'à toi, mon fils ; car, qui que tu puisses être, je suis ton père, et voici ta mère Ève qui pleure à mes côtés. Chaque siècle nous venons à pareil jour respirer le parfum de cet Éden sans oser en fran¬ chir la barrière. Le parfum des jours anciens nous fait renaître ; nous y puisons la force de supporter notre éternel labeur. » Alors celle qui avait gardé le silence le rompit à son tour : « 0 mon fils, me dit-elle, puisque tu as pu pé¬ nétrer dans ces lieux, qui devaient être notre hé¬ ritage, apprends-moi si tu y as retrouvé quelques traces de la félicité passée ? As-tu revu notre pre¬ mière demeure? Les fleurs se marient-elles encore aux fleurs sur la couche nuptiale où je reçus la pre¬ mière parole de celui qui m'accompagne clans la douleur, après m'avoir accompagnée dans la béa¬ titude? La même odeur d'encens s'exhale-t-elle de l'arbre résineux ? Les cascades de délices s'échap¬ pent-elles encore des bassins où je vis pour la pre¬ mière fois mon visage? L'arbre funeste, aux fruits d'or, que je ne peux nommer... » 144 MERLIN L'ENCHANTEUR Elle allait continuer ; mais une rougeur subite couvrit son visage ; et, tombant clans les bras de son compagnon, elle cacha sa honte. Tous deux pleurèrent en même temps, quoique leurs yeux semblassent être épuisés de larmes. A cette vue, je me hâtai de répondre : « 0 Ève, ô ma mère, laissez-moi baiser vos pieds. J'ai visité l'Éden. Les fleurs s'y souvien¬ nent de vous ; elles ont gardé la mémoire de votre félicité. Les gazelles que vous avez nourries se souviennent des noms que vous leur avez donnés. Venez, suivez-moi, ô ma mère. Rentrez avec moi dans l'enceinte bienheureuse. » A ce moment je tirai un accord de ma harpe. Tous deux furent ébranlés, ils s'apprêtaient à me suivre ; mais presque aussitôt ils frissonnè¬ rent de tout leur corps, et en s'éloignant ils me di¬ rent : « C'est assez que nous ayons entendu les pa¬ roles de celui qui a revu l'Éclen ; une plus grande joie n'est pas faite pour nous. » Et comme si la seule pensée des lieux aimés eût' déjà rassasié leur cœur de trop de joie, ils se reti¬ rèrent. Pour moi, je restai seul dans le paradis ter¬ restre ; les habitants du ciel ni ceux de l'enfer ne tentent plus de s'en approcher. Telle fut, Viviane, la rencontre que je fis de nos premiers parents ; elle m'a laissé le cœur plein LE PARADIS RETROUVÉ 145 d'angoisse, si bien que j'hésite maintenant à l'at¬ tirer vers ces lieux, tout divins qu'ils me parais¬ sent. Le souvenir d'une si grande infortune ne nous suivrait-il pas jusque dans le bocage d'Éden? Nous-mêmes, sommes-nous assez ingénus pour ces lieux ingénus ! Cette vie printanière de nos premiers parents nous suffirait-elle? Que de be¬ soins, hélas ! que de désirs nouveaux sont entrés dans nos cœurs et qu'ils ne connaissaient pas ! Quel supplice de se sentir dans l'Éden et d'y trou¬ ver l'enfer ! Déjà cet horizon me semble trop étroit; il me pèse, il m'oppresse de tous côtés. Mille épées flamboyantes s'allument dans mon cœur. Le croirais-tu? j'ai hâte de sortir de ces lieux où les infortunés que je viens de quitter brû¬ lent de rentrer au prix de mille vies. Il est donc vrai que le cœur des enchanteurs est insatiable. Le paradis terrestre ne peut rien pour le combler! ... Malheureux! qu'allais-je faire! où ai-je failli fattirer, Viviane? Cet univers n'est-il donc qu'un piège sous les pas des prophètes? Comment ache¬ ver ce qui me reste à dire, et que vas-tu penser de moi? Au moment où je revenais vers le bos¬ quet de délices, un serpent s'est glissé devant moi, la tête droite, sous les chèvrefeuilles. Je me suis mis à sa poursuite. J'allais l'atteindre de l'épée ; mais il s'est retourné vers moi, et m'a dit d'une voix douce, peut-être ironique : MERLIN L'ENCHANTEUR. T. II. il 146 MERLIN L'ENCHANTEUR « Prenez garde, mon fils; voulez-vous tuer votre père? » Sur cela il a disparu. Lui mon père ! moi sa postérité ! Que veut-il dire? Quels abîmes se rouvrent devant moi! Ainsi c'est dans l'Éden que j'ai trouvé l'enfer... Non, non, Viviane, je lui montrerai que je ne suis pas son fils. III VIVIANE A MERLIN. Plus loin ! plus loin, Merlin ! Eh quoi ! vous ar¬ rêter si tôt! Y songez-vous? Le bonheur cligne de vous est beaucoup plus loin, vous dis-je ; il ne peut se trouver qu'au bout de la terre. En vérité, votre paradis abandonné, dévasté m'a fait peur. Qu'y ferions-nous? Tout me cons¬ terne en y pensant. Avez-vous bien pu désirer un moment vous enfermer dans ces ruines de la féli¬ cité perdue? Quoi! recommencer ce songe éva¬ noui de l'Éden, et voir, au bout, la même épée de flamme, le même serpent, la même porte d'airain qui s'ouvre et se ferme pour toujours? Vouliez- vous faire de moi une Ève maudite, sans figno- LE PARADIS RETROUVÉ 147 rance clu lendemain ? Non, non! c'est par delà ce vieil Éden détruit que s'élève l'édifice de la félicité inconnue dont votre cœur a soif. Continuez donc votre marche triomphale. Mais gardez-vous de revenir parmi nous sous nos froides brumes de Bresse et de Bretagne. Une àme brû¬ lante telle que la vôtre a besoin d'un ciel de feu. N'avez-vous pas ouï parler, Merlin, de la vallée de Cachemire et du golfe de Bengale, à l'extré¬ mité du royaume de Cathay? C'est là, dit-on, qu'à l'ombre des palmistes, une âme amoureuse peut contenter ses désirs infinis, sans être troublée par aucun souci clu monde. Là les roses sont sans épi¬ nes ; la nuit est une volupté, tout souvenir est em¬ baumé. Ce n'est pas encore le palais bleu, étoilé de l'écliptique, dont vous avez tant rêvé, mais c'en est le chemin. Souffrez donc que je vous y donne rendez-vous, à l'endroit où la terre finit, sur la plage, que baise jour et nuit, sans se lasser ja¬ mais, la vague tiède, amoureuse comme vous. Là nous échangerons quelques mots, à l'embou¬ chure du Gange ; ce moment décidera de notre avenir. Pars donc, Merlin, et viens ! ou plutôt vole I Mais attends-toi à me trouver bien pâlie et chan¬ gée par les pleurs. Tu me reconnaîtras de loin à mon long voile de soie que je tiendrai baissé jus- 148 MERLIN L'ENCHANTEUR qu'à mes pieds. Plût au ciel qu'il en eût été tou¬ jours ainsi ! IV MERLIN A VIVIANE. Golfe du Bengale. Des sables, des déserts, des sources de naphte, des antilopes, des gazelles moins promptes que toi à fuir au bout de l'horizon ; des monts sourcilleux, des plaines çlévorantes, des villes abandonnées, des dragons de pierre debout dans les ruines, des inscriptions mystérieuses en fer de lance, aux¬ quelles j'ai ajouté ton nom; des danses de der¬ viches, d'aimées, de bayadères ; des caravanes, des chameaux chargés de péris, de houris, de dieux basanés : que tout ce monde est différent de l'empire d'Arthus ! Mes yeux sont , éblouis, mais mon cœur s'épuise et tarit à mesure que j'a¬ vance. Je vais errant comme un pèlerin qui n'a plus d'autel, sans oser regarder au fond de ma pensée. Je fais comme ceux qui passent au milieu d'une forêt ou d'un jungle. Ils détournent les yeux de I.E PARADIS RETROUVÉ 149 chaque broussaille de cousa, car ils ont peur dven voir sortir la tête d'un boa constrictor. D'ici je contemple les cimes d'argent de l'Hima¬ laya, et je me perds dans cette immensité. J'ai été bien reçu par les enchanteurs de ce pays, dont quelques-uns sont si vieux que la mousse a recouvert une partie de leur visage ; ils m'ont mon¬ tré dans leurs étables ces fameux troupeaux de vaches rousses qui traînent ici le char de l'aurore ; j'ai formé avec eux de nombreuses relations qui nous seront fort utiles, Viviane, quand nous se¬ ront établis, si cela doit arriver enfin ! Au milieu du gazouillement des bengalis, j'ai conversé avec des dieux-enfants éternellement baignés dans des mers de lait. Je leur ai parlé de toi. Je leur ai promis que tu leur apporterais des mûres de la Grau, des pommes de Normandie, des nèfles, des châtaignes d'eau, des poires sauvages, dont ils sont d'autant plus friands qu'ils ne les connaissent pas. Au reste, quelle paix ! quelle solitude ! quel repos inviolé ! Tous s'étonnent de ma perpétuelle inquiétude. Combien ils s'étonne¬ raient davantage s'ils me connaissaient mieux ! Viviane ! Viviane ! que faisons-nous de nos jours? Nous nous poursuivons et nous nous fuyons l'un l'autre dans une continuelle angoisse. Ne saurons-nous jamais cé que nous devons désirer ? Nos pensées se consument en caprices d'un rao- 150 MERLIN L'ENCHANTEUR ment. Pour eux ils ont le repos et la durée des baobabs, qu'aucun orage n'a ébranlés. Que ferais-je ici de mes enchantements? L'idée ne me vient pas même de les exercer. Tu sais, Viviane, qu'il n'est rien de plus funeste dans notre art que de venir après d'autres enchanteurs. On veut faire mieux ou du moins autrement qu'eux, et l'on tombe dans le fantasque. Voilà pourquoi,, après mûres réflexions, je me suis décidé irrévo¬ cablement à ne faire ici rien au monde que rêver à toi, chose à laquelle les lieux sont infiniment propices. Je me lève tard, je me couche avec l'ombre. Des Gingalais me bercent dans un hamac, en prome- ' nant au-dessus de mon front leurs éventails de plumes de paon; c'est une oisiveté pleine de toi. Je ne désespère pas encore de te rencontrer à l'improviste soit dans les vastes forêts de palmiers panachés de sagou, soit sur une cime déserte; et cette frêle espérance, dont je n'ai pas la force de me défendre, me nourrit, m'exalte, m'abat, me re¬ lève, me terrasse dans le même moment. Ne perdons pas le bonheur pour la vaine gloire de le poursuivre sans cesse. Que gagnes-tu, dis-moi, à cette fuite perpé¬ tuelle? N'espère pas, au moins, lasser mon cœur. Je ne rencontre pas ici une reine, une sultane ou même une bayadère cachée sous son voile, sans LE PARADIS RETROUVÉ 151 m'informer des chameliers si ce n'est pas toi qui me fuis et m'appelles en même temps : curiosité pleine de difficultés et même de dangers dans un pays où il y va de la vie pour la moindre indiscré- « tion. J'ai quelquefois parcouru ainsi des royaumes entiers, entraîné par deux yeux qui avaient quel¬ que ressemblance avec les tiens. Figure-toi ce que j'éprouvais lorsque, après avoir suivi, d'oasis en oasis, l'image adorée, je la voyais tout à coup disparaître dans un harem ou dans un marché d'esclaves; heureux encore quand je pouvais l'y suivre et l'acheter moi-même ! Les péris, les apsaras, qui sont très-malicieuses dans ce. pays, connaissent fort bien ma détresse; elles en abusent cruellement, jusqu'à me donner le vertige. Il n'y a pas longtemps, j'en 'rencontrai une à travers des prairies bordées de fleurs de malatis. La taille, le port, la démarche... c'était toi ! Un serpent familier, bleu de ciel, la précédait à la distance de quinze pas. Elle allait du côté du golfe de Golconde, chantant à demi-voix cet air que tu connais si bien : « Merlin, Merlin ! » Je la suis, j'approche. Elle s'éloigne. Je tends les bras, j'appelle. Enfin j'arrive. Elle lève son voile. Grand Dieu! quel visage éblouissant de tous les feux de l'aurore ! Pourtant ce n'était pas toi. Elle voit mon mécompte; elle serre les lèvres avec dépit et se venge par un éclat de rire; après 152 MERLIN L ENCHANTEUR quoi elle me laisse seul égaré dans la forêt de bambous, de palmistes, de raquettes épineuses, qui sépare l'Euphrate de l'Indus, Tous les jours il m'arrive quelque chose de semblable. De leurre en leurre me voici relégué à l'endroit où l'univers finit, au bord de la mer du Bengale, où séjournent les illusions vêtues de pourpre dans des grottes d'émeraudes, sous des forêts de corail. J'ai été assez vain pour croire que tu m'attendais à cet endroit, et il est certain qu'à peine descendu sur la rive j'ai cru voir ton collier de diamants dénoué et épars dans les sables. Était-ce le tien, en effet? Je m'en suis fait un chapelet que je porte à ma ceinture. Ainsi, Viviane, tu t'es jouée de moi jusqu'au bout de la terre ! Où irai-je désormais, à moins de me plonger dans l'abîme insondable où m'appellent tant de voix cristallines qui se répondent d'écueil en écueil? Reviendrai-je sur mes pas? Repasserai-je sur les mêmes traces décevantes par qui, cette fois, je ne me laisserai plus égarer? Tout me devient insipide. Les dieux-enfants que je rencontre ici, partout, nageant sur des feuilles de lotos, ne m'in¬ téressent plus. Je ne puis souffrir leur éternel va¬ gissement; je hais maintenant leur sourire hébété! Comment étouffer en moi, Viviane, ce feu qui renaît de lui-même, cette pauvre âme qui se dé¬ vore sans pouvoir s'anéantir? LE PARADIS RETROUVÉ 153 Si tu es vraiment la vierge des Alpes, comme plusieurs le disent, refroidis mon cœur à ton souffle. Dis-moi de douces paroles pour m'endormir, comme tu en dis aux bruyères de Bretagne. Je suis, moi aussi, une bruyère déracinée qui n'a jamais fleuri. Si tu le voulais, il en serait temps encore. J'ai visité dernièrement, dans un bois de sandal, près du jardin d'une jeune fille nommée Sacontala, un enclos de bananiers, un véritable Éden. Dis un mot, un seul, et je construis là ma cabane, dans l'ombre vénérable du baobab, où le premier en¬ chanteur de ce pays, Valmiki, a écrit ses gigan¬ tesques œuvres sur l'écorce d'un bambou. Puissé- je un jour l'imiter ! Le Gange prendrait sa source dans notre do¬ maine. Il y a dans ce canton des milliers de ben¬ galis, gris de perle, dont les chansons, la pétu¬ lance, les yeux étincelants, te plairaient tout d'abord. Sacontala, au milieu de ses antilopes, de ses gazelles, serait notre unique compagnie. Pour moi, je n'en voudrais pas d'autre. Elle t'attend avec une grande impatience sur le seul portrait quê je lui ai fait de toi. Tu ferais bien, je crois, de te munir pour elle de quelques étoffes de Lyoïl et de Bruges, bien assorties, d'un dé à coudre,- de quelques paquets d'aiguilles d'Angleterre, dont 9. 154 MERLIN L'ENCHANTEUR elle est entièrement dépourvue. Elle apprivoise pour toi une gazelle, et je sais qu'elle te prépare en secret une calebasse, une natte de jonc, dont elle veut te faire la surprise. Ici nous oublierions le monde trop agité d'Arthus et les soucis des cours. Bientôt le monde nous ou¬ blierait nous-mêmes. Le temps passerait sans nous rencontrer sur ses pas. Nous serions comme ces solitaires dont je connais ici un grand nombre. Je leur demande quel est leur âge; ils répondent : « J'ai le même âge que la forêt. » Encore une fois, qui nous empêche, de commen¬ cer ici l'éternité? Pourquoi ajourner d'heure en heure ce qu'il nous est si facile de saisir aujour¬ d'hui ! Nous aurions un éléphant favori qui s'age¬ nouillerait à ta porte, pour te recevoir dans une tour d'ivoire ou d'ébène. Il n'est besoin que d'une liane pour le conduire. C'est le plus doux des êtres. Quant tu passes au bord du Gange, je vois d'avance le roi des fleuves te suivre et baigner la plante de tes pieds en les couvrant de perles. Nous n'aurions qu'un seul serviteur, un paria, qui cultive le cousa et dont la chaumière est ca¬ chée dans les massifs d'un jungle. Nul asservisse¬ ment, d'ailleurs, nulle contrainte. Des bananes, des fruits de l'arbre à pain en abondance. Quant â tes vêtements, tu n'auras pas même besoin d'y son¬ ger. Une écorce de manguier, de cocotier, une LE PARADIS RETROUVÉ 155 feuille de baobab te ferait aisément toute une saison. Si cette lettre te parvient, comme je n'en cloute pas, marque-moi exactement ce que tu penses de mes projets d'établissement. Écris-moi aux Co¬ lonnes d'Hercule. C'est un endroit pour lequel les occasions sont fréquentes. J'y serai au plus tard dans le mois des tempêtes. P.-S. J'ai longtemps attendu sur la rive du Malabar un petit peuple vaillant, les Portugais, qui doivent venir ici joindre par une chaîne ma¬ gique le Tage et l'Inclus. J'espérais d'heure en heure voir blanchir leurs voiles latines à l'horizon; mais ils tardent trop à mon impatience. Adamastor, le génie de la tempête (tu le con¬ nais), avait juré de leur barrer le passage. Je lui ai ordonné de leur ouvrir lui-même les portes d'Orient sur leurs gonds de rubis, et il m'a promis d'obéir. Qu'ils viennent donc,' ces fils de Lusus, vers lesquels je tends les bras ! Qu'ils viennent! Je respire d'avance la gloire de ce peuple sans peur, comme on respire de loin la moite odeur des fleurs d'eau d'un continent longtemps avant de le voir émerger du sein des tièdes plaines océaniques. Tout ici est préparé par mes soins pour que le mal du pays ne les prenne pas au cœur. J'ai sus- 156 MERLIN L'ENCHANTEUR penclu sur la rive embaumée ton collier de pierre¬ ries et de perles, comme autrefois la toison d'or, insigne récompense de ces nouveaux Argonautes. C'est pour eux que le muscadier, le sandal fleuris¬ sent, et que les dattiers se couronnent de lianes sauvages. Non content de ces dons, j'ai gravé leur éloge en vers dans la grotte harmonieuse de Goa. Quel étonnement sera le leur, en voyant que la renom¬ mée de leurs actions les a précédés à cette extré¬ mité du monde et que l'écho des Maldives retentit déjà des fanfares du clairon portugais! Ce jour-là, ils se consoleront de l'absence de la douce patrie chérie. Ils se demanderont quelle main a pu écrire leur histoire dans ces lieux avant qu'ils y eussent abordé. Peut-être une jeune fille portugaise, aux yeux humides, couleur de la mûre sauvage, ré¬ pondra : « C'est Merlin! Pourquoi ne suis-je pas celle qu'il aime? » Telle est la seule récompense que je désire de ces fils de l'Occident pour prix des royaumes étin- celants de l'aurore que je leur abandonne en partant. LIVRE XVII l'el-dorado I 0 douce sérénité, vertus patientes des anciens jours, qui vous ramènera parmi nous? En ce temps-là les hommes consumaient les heures sans les compter. La moindre odyssée durait au moins dix ans. Jamais il n'arriva à la foule suspendue à un récit, de dire : C'est assez. Si j'eusse vécu dans ce temps-là, que d'aven¬ tures eussent été ajoutées au pèlerinage de Merlin ! Sans doute j'aurais suivi sa barque par delà les Hespérides et jusque dans l'île perdue de l'Atlan¬ tide aux pommes d'or. Mais aujourd'hui une impatience fiévreuse agite l'esprit des hommes. La soif de l'or les empêche de prêter plus d'une heure d'attention aux récits des conteurs. Il me faut abandonner la riche ma¬ tière qui se présentait à moi. 158 MERLIN L'ENCHANTEUR Gomme le navigateur qui cingle en pleine mer, s'il est saisi tout à coup par le mal du pays, ou mieux encore par la crainte d'une banqueroute imminente, vire de bord et dit adieu à la tem¬ pête, de même je cargue ici la voile et j'entre dans le port. Aussi bien, dès la fin du chapitre précédent, j'ai reconnu les Colonnes d'Hercule pavoisées des couleurs du roi d'Espagne. Voici déjà la blanche Cadix qui ressemble à une mouette assise sur les flots ; un peu plus loin c'est Séville. J'entends le bruit pétillant des castagnettes qui, dans tout le royaume, salue le retour d'Alifantina et de l'En¬ chanteur Merlin. La soirée était une des plus belles qu'on eût vues cette année-là sur les côtes d'Andalousie. Il avait plu le matin ; et, soit l'effet des nuages irisés, dispersés vers le ponant, soit plutôt une révélation anticipée des continents encore inconnus de l'Amérique, il est certain que des paysages d'or, d'opale ou de carmin bordaient tout l'horizon à l'Occident. Un peu avant d'arriver à Cadix, Merlin invita le roi Alifantina à se retourner du côté de la pleine mer et il lui dit : « Sire, regardez au loin ces royaumes magi¬ ques qui étincellent au large. Ce sont les empires que nous autres enchanteurs avons appelés jus- l'el-dorado 159 qu'ici l'Atlantide ou les îles Heureuses, mais qui doivent changer de nom quand vous les possé¬ derez ; car je vous en investis. Oui, sire, je vous les donne ; et même je vous en indiquerai volon¬ tiers le chemin, à condition, toutefois, que vous me promettiez de n'imposer à ces peuples nouveaux qu'un joug de fleurs. » Alifantina se prit à rire : « Mon cher Merlin,, la joie du retour vous aveu¬ gle, je pense. Car les royaumes que vous me montrez là-bas, amoncelés l'un sur l'autre, sont de beaux nuages qui n'ont besoin d'autre pasteur que du vent d'Arabie. — Me croyez-vous enchanteur ? — Oui, certes. — S'il en est ainsi, poursuivit Merlin, je vous répète que ces nuages sont de beaux et plantureux royaumes ou abondent les fleuves, les forêts, les mines d'or, de rubis, principalement les solitudes telles que vous les préférez. — En effet, balbutia Alifantina après avoir con¬ sidéré le spectacle qui s'offrait à ses yeux, il me semble que j'aperçois là-bas sur cette plaine d'o¬ pale un trône d'or, à mille degrés de topaze. Je croirais volontiers que mon ancien royaume n'est rien en comparaison de celui que vous me mon¬ trez, pourvu qu'il soit réel. D'ailleurs il est bien loin d'ici ; comment y aborder ? '160 MERLIN L'ENCHANTEUR — Quand vous le voudrez, sire, je serai votre pilote. — Où mettrons-nous le cap ? — Au ponant. » Pendant qu'il parlait, Merlin jetait dans la mer une rame, un aviron, trois touffes de nymphaea qu'il venait d'arracher, son vieux bâton d'enchanteur, une gourde de pèlerin, et il souffla sur la face des eaux dans la direction du couchant. « Maintenant, ajouta-t-il, la route est tracée ; vienne le pèlerin ! » Gomme on dresse aujourd'hui des pigeons qui portent en une heure, de Paris ou de Londres en Hollande, non plus des lettres ailées d'amour, mais le lourd Banknote de la place, Merlin avait, dès ce temps-là, dressé des nichées d'oiseaux qui allaient et revenaient sans cesse des promontoirs les plus avancés de l'Atlantide aux rivages d'Eu¬ rope. Ils apportaient incessamment sur leurs ailes les messages des solitudes ignorées. Mais personne n'y faisait la moindre attention. Une de ces ban¬ des vint à passer à tire-d'aile. « Voilà, sire, vos ambassadeurs, » dit Merlin. Le roi était visiblement ébranlé. Peu s'en fallut qu'il ne donnât l'ordre d'obéir à l'avis du pro¬ phète. Mais un de ses conseillers, qui craignait le mal de mer, s'approcha de lui et lui dit à l'oreille : « Sire, écouterez-vous ces visionnaires, ces l'el-dorado 161 poètes, la peste cles États ? Voulez-vous qu'on dise un jour : « Le sage Alifantina a quitté les « Espagnes pour conquérir un royaume de va- « peurs? » Le roi, qui ne craignait rien au monde, avait peur du ridicule ; l'observation du conseiller le décida à entrer à Cadix, non pas sans avoir or¬ donné qu'il fût fait mention de tout ce que je viens de rapporter dans les archives de la couronne, déposées à Séville ; et c'est ainsi que la décou¬ verte de l'Amérique fut ajournée de plusieurs siècles. Du moins la peine de Merlin ne fut pas toute perdue : sa rame, son aviron, sa gourde de pèle¬ rin, surtout son bâton d'enchanteur, continuèrent de flotter et de marquer la route. Christophe Co¬ lomb les rencontra plus tard, un peu avariés et surchargés de mousse, mais très-reconnaissables encore. Grâce à ces bâtons flottants, il trouva l'Amérique. I II Courses de taureaux, boléros et fandangos, rien ne manqua aux fêtes qui suivirent le retour du roi. Il fit défiler une grande partie de son peuple 102 MERLIN L'ENCHANTEUR devant Merlin. Notre Enchanteur remarqua que ce peuple se composait principalement d'âniers, de muletiers, qui tous chantaient des romances. « Quelle jolie coutume ! » disait Merlin en leur faisant signe de s'arrêter devant lui. Et il prenait la peine de leur apprendre de nouvelles romances qu'il rapportait d'Orient. « Ne vous méprenez pas sur leur compte, inter¬ rompait Alifantina. Je ne puis, il est vrai, vous offrir les mêmés décombres pittoresques que mes frères de Grèce et d'Orient. Pourtant, grâce à la misère et à la nudité de mon peuple, je crois mé¬ riter l'honneur qu'ils m'ont fait de me placer au rang des bons esprits des ruines. » Puis, montrant de la main les âniers qui défi¬ laient avec une majesté souveraine, il ajoutait : « Ils chantent, il est vrai ; ils ont le port su¬ perbe ; mais ne vous laissez pas abuser par l'ap¬ parence. Je vous assure que sous leurs manteaux ils sont presque aussi nus que les peuples ras¬ semblés à Némée. Pour la sobriété, elle est la même, sauf une gousse d'ail, que j'ai autorisée dernièrement dans mes États. — De grâce, sire, pourquoi Votre Majesté met- elle son honneur à être confondue avec les esprits des ruines? La nature s'y oppose. Quel avantage trouvez-vous à imiter la décadence qui chez les autres est l'œuvre de la fatalité? l'el-doiudo 163 — Je te l'avouerai, Merlin, tu touches en ce moment à la plaie la plus secrète de mon cœur. Dans ce désir d'imiter les esprits des ruines il peut y avoir quelque faiblesse. Je tiens à faire partie de ces familles vénérables qui siègent soli¬ tairement sur les débris. C'est là ce que je con¬ voite avec orgueil. Je me croirais déchu si elles m'excluaient de leur parenté. Voilà pourquoi , Merlin, je contrefais autant qu'il est en moi la dé¬ crépitude des empires que tu viens de visiter. Ne pouvant les égaler par la majesté des cités en poussière, j e prends, comme tu le vois, ma revanche sur mes peuples, que je crois avoir amenés sur la pente des ombres. » Merlin se garda de contredire ouvertement le roi. Il répliqua néanmoins par les raisons les plus propres à guérir chez ce monarque une si étrange manie. Il dit en substance que l'imitation ne vaut jamais le modèle ; qu'Alifantina avait trop de génie pour avoir besoin de contrefaire personne, non pas même le très-juste Épistrophius ; puis il amena habilement un rapide tableau de la cour d'Arthus, où les femmes, les chevaliers, les paroles amou¬ reuses, les armes, les bardes, les rendez-vous, les éclats de joie des peuples naissants remplissaient si dignement les jours. « Avouez pourtant, ô sage, concluait Alifantina, que rien ne vaut le silence éternel de la cour d'É- 164 MERLIN L'ENCHANTEUR pistrophius, à la réserve d'une maudite cigale qu'il n'a pu faire taire encore. — Sire, cette cigale altérée qui crie toujours, c'est la justice ! » III En traversant Séville , Merlin apprit que l'on dressait dans le cimetière une statue au Comman¬ deur, et il eut la fantaisie de la visiter. A son ap¬ proche la statue lève vers le ciel son bras de mar¬ bre, et dit de sa voix de tonnerre : « Reviens, Merlin, Merlin ! Il n'y a d'autre en¬ chanteur que Dieu. » Personne n'était moins superstitieux que notre Enchanteur. Mais le mot de Dieu n'était jamais prononcé devant lui sans l'émouvoir ; il profita de cette circonstance au moins singulière pour con¬ seiller au roi de fonder une église, en commémo¬ ration de son heureux voyage. Le roi y consentit à la seule condition que Merlin bâtirait, de ses propres mains, cet ex-voto, sur la place de Gor- doue. Le goût de notre héros s'était altéré dans ses voyages : au lieu d'une cathédrale, il fit, par dis¬ traction, une mosquée. Était-il donc devenu mécréant? était-ce le fruit l'el-dorado 165 qu'il avait rapporté de ses lointains voyages ? Dieu me garde de le penser! Avait-il donc perdu entièrement la foi gravée dans son coeur par sa mère Séraphine au sortir du couvent? Je ne dis pas cela. Et pourtant, tenez pour certain qu'il avait alors un grand faible pour le Coran. Il en aimait la sim¬ plicité éblouissante. Le cimeterre recourbé d'Allah le séduisait, il eût voulu en aiguiser le tranchant. Et pour ne rien cacher (car où ne vont pas les ar¬ rière-pensées chez les hommes, même les meil¬ leurs?), qui sait si les promesses des houris n'a¬ vaient pas ébranlé son ancienne croyance? De tout cela il s'ensuivit qu'il bâtit l'église de Cordoue sur le plan musulman des forêts de palmiers qu'il venait de visiter. Cependant Alifanlina se mourait d'impatience de revoir ses femmes dans l'Alhambra, qui n'était encore qu'une humble masure. Aussi prirent-ils le chemin le plus court, à travers les montagnes ti¬ grées de bruyères d'Alcala-la-Réale, quoiqu'il fût, disait-on, le rendez-vous des principaux bandils de la province. Figurez-vous une longue gorge nue, armée de dents de rochers qui s'ouvrent çà et là sur des lacs de poussière et de sable. Cette gorge conduit en trois jours à la Véga de Gre¬ nade. (Si jamais vous suivez ce chemin, n'oubliez pas, lecteur, comme cela m'est arrivé, vos provi¬ sions de bouche.) 106 MERLIN L'ENCHANTEUR A mesure que le voyage touchait au terme, Euphrosine était tombée clans la plus noire tris¬ tesse. Elle s'en ouvrit à Merlin. « Hélas ! lui disait-elle, j'ai possédé jusqu'ici presque à moi seule le cœur du roi, et le moment est venu où je devrai le partager avec trois cents et peut-être trois cent cinquante femmes. Comment, seigneur, ne pleurerais-je pas ? » Merlin lui répondit : « Ne voyez pas, madame, tous les malheurs à la fois. 11 arrivera peut-être beaucoup de choses qui feront tourner votre tristesse en joie. On ne peut être heureux qu'à force de raison. — Vous me fortifiez toujours, Merlin. En ce moment surtout je voudrais vous croire. » Une chose remplit d'étonnement Alifantina dès qu'il se vit près de Grenade : aucun de ses muets ne vint au-devant de lui. Ce mystère s'expliqua lorsqu'il entra dans l'Alhambra. Les plus belles de ses femmes, Carmen, Lindaraja et plusieurs au¬ tres, avaient été enlevées les nuits précédentes, et les ravisseurs avaient eu l'impudence de laisser les échelles de soie pendantes encore aux balcons des fenêtres. Euphrosine en versa des larmes de joie. Alifantina ordonna de coudre dans des sacs de cuir tous les habitants et de les jeter dans le Darro, nouvellement grossi par les pluies d'au¬ tomne. l'el-doiudo '167 Merlin l'en dissuada : « Pourquoi ensacher et engloutir tout un peuple ? Passe encore pour ceux qui tressaient des échelles de soie ! » Il se faisait fort de prouver que les meilleures appartenaient à un jeune étranger nommé don Juan de Ténorio. Et puis qu'avait à regretter celui qui possédait Euphrosine ? Àlifantina apaisé convint de tout. « Mais, dit-il, je renonce désormais aux longs voyages. C'est ici, dans ces lieux, que je veux passer ma vie. » Il dit, et commanda à Merlin de lui bâtir un château de plaisance où il pût se consoler de la fragilité humaine. S'inspirant des sentiments du roi des Espagnes, Merlin éleva une première enceinte de tours guer¬ rières, qui jetaient l'épouvante autour d'elles, tant elles paraissaient menaçantes et jalouses. Mais dans l'intérieur de cette enceinte il rassembla tout ce qu'il put imaginer de plus voluptueux : cham¬ bres de marbre, voûtes d'albâtre, jets d'eau mur¬ murants dans des rigoles de porphyre, fleurs d'émail épanouies sur des murs de jaspe. Quand l'édifice fut achevé : « Sire, dit-il au roi, voilà ton palais. C'est à toi de faire qu'il te res¬ semble au dehors la fierté, la puissance, la jalousie et même la sainte colère; au dedans la paix, la douceur, la sérénité inaltérable du juste et la senteur divine qui accompagne ses pas. » 168 MERLIN L'ENCHANTEUR Ayant ainsi prodigué les ressources de son art pour enchanter ces lieux, Merlin s'abandonna lui- même à tout leur charme. Il perdait ses jours à errer de chambre en chambre, au bruit éternel des jets d'eau, comme s'il eût habité déjà le ciel des houris. Jamais son âme ne fut en plus grand danger, et je ne sais s'il n'eût fini par se convertir au mahométisme, sans un incident qui l'arracha à ses vains songes pour le rejeter en plein dans la réalité. Il était dans la cour des Lions, et il dorait leurs crinières, lorsque l'ombre d'un nuage passa à ses pieds. Ce nuage venait du levant, peut-être de France; sans doute, il avait passé sur la tête de Viviane. Il n'en fallut pas davantage pour le déci¬ der à renouer sa correspondance, seul monument positif qui nous reste de ces jours de rêverie et d'entière solitude. Sans ces monuments épistolai- res, il m'eût été impossible, malgré les recherches les plus obstinées, de retrouver la trace des pèle¬ rinages de Merlin, et moins encore de ses pensées. Mais par un bonheur extraordinaire, quand les matériaux de cette histoire manquent tous à la fois, mes héros eux-mêmes portent témoignage. l'el-dorado 169 IV MERLIN A VIVIANE. Alhambra, tour Vermeille. Aux Colonnes d'Hercule, pas un message de toi, Viviane, pas même ce simple mot que je t'avais demandé en suppliant! Malgré cela, en dépit de toi, mon cœur est dans les nues. J'ai une force d'espérance que tu ne dompteras pas. En ce moment j'habite les tours vermeilles de l'Alhambra. C'est un palais que je viens de cons¬ truire à la demande du roi de ce pays. La vérité est que je l'ai bâti à mon gré pour toi, pour moi, comme si nous devions en être les seuls habitants. Tu sais, Viviane, combien est doux le babil de l'eau sous les ombrages. J'ai placé des jets d'eau dans toutes les chambres, et j'ai ordonné à des lions de pierre de laisser tomber de leurs gueules, nuit et jour, des sources embaumées dans des bas¬ sins de vermeil. Bien entendu je n'ai pas davan¬ tage oublié les fraîches, paresseuses alcôves de marbre, si favorables aux songes et dont tu m'as toi-même donné autrefois l'idée. Tu penses aussi MERLIN L'ENCHANTEUR. T. II. 10 170 MERLIN L'ENCHANTEUR que je n'ai pas négligé les balcons et les tocadores, d'où tu pourras te mirer à ton aise clans l'eau tor¬ rentueuse du Darro. D'avance j'ai gravé le mot de félicité sur toutes les murailles, en caractères antiques mêlés de tulipes et de jasmins, parce que ce sont les fleurs que tu aimes le plus. Par ces préparatifs, juge s'il est vrai que je n'ai que des pensées éphémères, comme tu m'en as trop sou¬ vent accusé. Oui, j'ai construit ici, de mes mains, le palais de ma félicité, en marbre et en granit; déjà je te cherche dans ce labyrinthe d'amour. Je t'ap¬ pelle de salle en salle, de chambre en chambre, comme si tu étais là pour m'entèndre. Au bruit de mes pas je me retourne et je demande : Est-ce toi ? Les jasmins exhalent ici une odeur que je n'ai sentie qu'une fois en ma vie. Où est le bouquet que tu tenais à la main quand j e te rencontrai dans la bruyère, près des sources? Mettrons-nous donc toute notre puissance à nous désespérer l'un l'autre? Nos fiançailles n'ont- elles pas duré assez longtemps? Que tardes-tu? Que veux-tu que le monde dise? Il s'étonne que notre mariage soit ainsi différé ; si tu entendais les médisances des roses et des rossignols dans tes propres jardins, ici, sous tes fenêtres, tu n'hésite¬ rais pas davantage à leur donner un démenti néc l'el-dorado ' 171 cessaire... En ce moment même, j'ai été obligé de m'interrompre pour leur imposer silence. 0 ravissement ! enchantement ! volupté sacrée ! Tours vermeilles, ouvrez vos portes pour recevoir ma bien-aimée! La voilà qui arrive. Je sens déjà le parfum de ses lèvres. Jets d'eau, répandez au- devant de ses pas vos perles et vos rubis. Lions, secouez après elle vos crinières ruisselantes ! Mu¬ railles jalouses, élevez vos créneaux dans les nues pour cacher au monde nos premiers embrasse- ments. Houris, prosternez-vous aux pieds de votre souveraine. Pierres du seuil, pavé de marbre, alcôves d'albâtre, prenez une voix, écriez-vous : Félicité ! félicité ! Je te jure, Viviane, qu'il n'est pas dans le. monde un .lieu mieux fait que celui-ci pour être témoin de notre réconciliation, soit que tu veuilles seulement y célébrer nos noces, soit, comme je le préférerais, que tu aies dessein d'y fixer notre sé¬ jour éternel. La raison, l'imagination, tout con¬ firme ce que je te dis : un air pur, une nourriture salubre, des orangers en pleine terre, mais point de simoun ni de sirocco; jamais un orage; à nos pieds une Véga où retentissent les romances des Zégris; plus bas le Xéril; plus bas encore le Darro; en face de nous, les cimes blanches et ar¬ rondies des Alpuxaras, rayées de bleu, de violet, d'orangé et de pourpre. D'ailleurs un peuple tou- 172 MERLIN L'ENCHANTEUR jours en fête, pourvu que je lui répète ton nom; des femmes aux longues paupières, qui, à travers de grands cils noirs, dardent des regards acérée comme la flèche emplumée que la corde a lancée. Tu ne pourrais en souhaiter de plus belles pour ton cortège. Que te dirai-je enfin? l'Arabie Heu¬ reuse, étincelante à l'ombre du bouclier d'Arthus. Je te répète que j'ai élevé les murs de l'Alham- bra pour en faire ton palais d'hiver. Je ne pense pas avoir oublié une seule des choses que tu pré¬ fères. Si, par hasard, j'en avais omis quelqu'une, il serait aisé de te la procurer. Chaque pierre, chaque inscription, chaque colonnette, si tu l'in¬ terroges, le dira à toute heure dans cette langue des fleurs et des pierreries que tu connais si bien : « Vois, Viviane, s'il t'est resté fidèle! » Peut-être est-ce la première fois que mon art sert à me consoler au lieu de me faire souffrir. Je suis moi-même dupe de ces murailles crénelées que j'élève si aisément à une félicité imaginaire : quand j'entasse pierre sur pierre, il me semble que je donne des fondements solides à mes rêves. Je bâtis sur le granit les songes de mon cœur. Je les crois invulnérables, parce que je les environne d'une aveugle forteresse. l'el-dorado 178 V VIVIANE A MERLIN. Pauvre Merlin, tu me fais pitié avec ton Alham- bra. Est-ce avec des murailles peintes, est-ce avec des tours vermeilles que tu prétends m'éblouir? Ah! que n'ai-je trouvé dans ta lettre un mot, un seul mot de notre langue d'autrefois ! tu aurais pu te dispenser d'élever jusqu'aux nues tes merveil¬ leux donjons, où je sens l'air me manquer. Qu'est devenu le temps, Merlin, où tu n'avais que toi-même? Tes Alhambras, tes tours géantes étaient alors dans ton cœur. Que tu aurais ri de la prétention de remplacer un mot, un sourire, un si¬ lence, un regard par un palais de marbre! Te voilà donc déjà comme ils sont tous, indigent de cœur, riche de clinquant, infatué de ta misère ! Garde-le ton Alhambra ; il ne saurait me plaire. J'y rêverais de sultanes, de houris et d'Andalou- ses, dans tes alcôves d'albâtre. Au moment de me rendre au golfe du Bengale, j'y ai subitement renoncé; c'est là un monde trop vieux pour nous, Merlin, trop chargé de reliques, et, d'ailleurs, sur le chemin banal de tous les sou- 10. 174 MERLIN L'ENCHANTEUR venirs. Je voudrais, s'il en est encore, un lieu en¬ tièrement nouveau, ceint d'un infranchissable océan, où nous seuls pourrions aborder. On m'assure que l'El-Dorado, qui est une des îles Heureuses, remplit toutes ces conditions. Les îles Heureuses ! je suis prête à m'embarquer sur la foi de ce nom. D'ailleurs, je désire ne plus voir les étoiles qui m'ont trompée; et j'apprends que, dans ces lieux innommés, d'autres étoiles meilleures se lèveront sur ma tête et me verseront de meil¬ leurs sorts. Telles sont, Merlin, les raisons qui me décident à t'appeler du côté où le soleil se couche dans la mer inconnue. Puissent-elles te sembler, comme à moi, sans réplique! Si nous trouvons cette île heureuse, n'en sortons plus. Je veux que la rive soit si haute et l'abîme si profond qu'aucune créa¬ ture de la vieille terre ne puisse venir nous épier de ses regards jaloux. Oh ! que je te tiendrai alors étroitement renfermé et que mes bras t'enveloppe¬ ront d'une douce chaîne éternelle ! Mais peut-il y avoir de semblables enceintes autour de deux âmes amoureuses dans le monde des vivants? Ou est-ce dans la mort qu'il faut chercher cette île sacrée? Voilà ce que nous saurons bientôt, Merlin. Penses-y, je t'en prie. Ne joue plus avec le ciel et la terre. Songe aussi que ce pèlerinage est peut- être le dernier. l'èl-dorado 175 VI MERLIN A VIVIANE. Colonnes d'Hercule. Écoute, Viviane! j'ai un grand secret à te dire. Je ne le confie qu'à toi. Aussi je me sers, pour l'envoyer cette lettre, de petits oiseaux qui n'ont point encore porté de messages. Ce sont des oi¬ seaux-mouches et des colibris que je viens de rapporter de mon excursion. Ils sont si petits qu'ils échapperont aisément à l'œil des curieux. Il y a à peine quelques mois, sur la plage de Cadix, je relisais ta dernière lettre. Je voyais à mes pieds le flot bleu souriant, baiser et déraciner les colonnes d'Hercule, rugueuses, fendillées, pé¬ tries de coquilles, si bien qu'elles sont toutes bran¬ lantes et ne tarderont pas à s'écrouler dans le gouffre. C'est ainsi, Viviane, que par tes paroles décevantes tu caresses et détruis en même temps mes robustes espérances. Incertain, je me disais tout cela, et dans le même moment je pensais aux îles Heureuses qui sont précisément en face, dont tout le monde parle, où personne n'a abordé, pas '176 MERLIN L'ENCHANTEUR même toi, qui m'invites à t'y chercher. Gomme mes regards erraient au bout de l'horizon, j'en¬ tendis de l'autre côté de l'Océan le soupir d'un monde qui s'éveillait. Ce ne fut d'abord qu'un sou¬ pir, puis un chuchotement des flots, puis une voix à peine articulée, toute tiède des parfums de l'im¬ mensité virginale. Elle disait : « M'entends-tu? — Oui, répondis-je. Je t'entends, mais l'infini me sépare de toi ! — Viens à moi! reprit la voix partie des extré¬ mités de l'univers et que je crus reconnaître pour la tienne. — Es-tu dans les îles Fortunées? — Plus loin ! — Dans l'Atlantide? — Plus loin, dans un monde nouveau. Viens, Merlin, je t'appelle ! » Cette conversation de deux âmes, à travers l'Océan, ne fut entendue que de l'abîme. Au dernier mot je n'hésitai pas davantage à aller te rejoindre par delà tous les mondes connus. Je me lis une petite barque, mal pontée, munie de deux rames, bonne marcheuse, sur le modèle de celle que nous avons vue ensemble dans le chantier de Gulliver. T'en souviens-tu? Dès qu'elle •fut prête, je partis le cœur ivre de joie, d'espoir, poussé par une brise de terre, enflée de l'haleine l'el-doiiado 177 des orangers, qui se leva, à ce moment même, des côtes d'Andalousie. La route est très-facile, il suffit de se diriger constamment au ponant. Des bandes de procella- rias, de frégates, d'orfraies, d'albatros et quelques alcyons qui volaient devant moi me montraient le chemin, si bien qu'il était impossible de se trom¬ per. Que de rêves, Viviane, m'assaillirent pendant cette traversée solitaire ! De loin à loin, une ba¬ leine apparaissait, comme un récif, en lançant jusqu'au ciel une colonne d'eau ; quelquefois un peu d'herbe arrachée, ou mon bâton flottant, ou un tronc d'arbre annonçaient la terre. Puis, de nouveau, le désert, l'immensité sans bornes. Tel est le spectacle que j'eus constamment sous les yeux. Des vagues noires se croisaient et se soule¬ vaient autour de moi. Je suivais leurs vallées pro¬ fondes en soufflant sur la mer lorsque la tempête était trop forte, et la nier s'apaisait. Cependant, je me demandais pourquoi tu n'étais pas là avec moi clans cet esquif, et s'il est vrai qu'il existe des îles Heureuses. « Sans doute, m'écriais-je avec un soupir, c'est là un des mille mensonges dont les hommes bercent leur triste vie ! Que deviendraient- ils s'ils ne se trompaient eux-mêmes ? » Voilà avec quelles pensées, deux mois, jour pour jour, après m'être embarqué, un lundi, à 178 MERLIN L'ENCHANTEUR cinq heures de relevée, j'abordai une terre in¬ connue, basse, plantureuse, qui forme à elle seule tout un nouveau continent. Quel moment, Viviane! La voile était carguée et j'avais laissé tomber la rame ; mais la marée montante me poussait vers une plage unie. Le soleil se levait. Figure-toi un autre univers qui émerge à mes yeux, du fond de l'abîme, à mesure que j'approche. Ton haleine peut seule donner l'idée de l'haleine embaumée de ce monde naissant. C'était peut-être le premier jour qui eût lui sur ce continent emparadisé ; car la première rosée n'était pas encore essuyée sur la chevelure des vastes forêts, malgré le souffle tiède de l'aurore qui commençait à poindre. Je pris possession de cette terre en prononçant ton nom ; à mesure que je m'enfonçais dans les bois, où nul homme, que je sache, n'avait encore pénétré, je m'imaginais que tu étais la reine de ces lieux, et je cherchais d'a¬ bord ton trône virginal au milieu de lianes inextri¬ cables. Là dormaient encore, du sommeil du chaos, de grands condors et des oiseaux-mouches, les uns à côté des autres sur la même branche, la tête pliée sous leurs ailes. J'appelai et j'eus quel¬ que peine à les .réveiller, tant ils étaient plongés dans un songe profond. Il en fut de même des fleurs que je rencontrai. Je dus moi-même ouvrir les calices et les courtines diaprées de mille cou l'el-dorado 179 leurs qui leur voilaient le jour nouveau. Elles me remercièrent par leur premier sourire. Dans le silence de toutes choses je m'arrêtai et me recueillis pour mieux entendre le secret de ce monde naissant. Fier d'en connaître seul l'existence, j'étais impatient de t'en parler. Toi et moi, Viviane, nous sommes, à ce mo¬ ment, les seuls êtres de l'ancien monde qui sa¬ chions qu'il en existe un nouveau. Gardons- nous mutuellement ce grand secret. Je croirais le souiller en le faisant connaître prématurément aux hommes de notre temps. Il faut, pour cela, qu'ils en soient plus dignes qu'ils ne sont aujour¬ d'hui. Jouissons donc tous deux de cet univers. Toi seule es digne de le fouler sous tes pieds, car il te ressemble, serein comme toi, innocent comme toi, immaculé comme toi. Et puis c'est un grand lien entre nous de posséder seuls le mystère d'un monde inconnu. Depuis que j'ai assisté à la naissance de cet autre univers, il m'est difficile, Viviane, de dire combien l'ancien me semble usé, flétri, décrépit, si j'ose l'avouer. Je n'ai pu m'empêcher de tresser ici, en simple osier, le berceau de divers peuples au milieu de nombreux troupeaux de buffles, de vigognes, de lamas, qui me regardaient faire d'un air à la fois confiant et sauvage. 180 MERLIN L'ENCHANTEUR Dans cette innocence de la création, je me figu¬ rais que j'étais un nouvel Adam, parmi les forêts d'un autre Ëden. J'ai mis le feu à de vastes sava¬ nes, pour préparer le séjour des hommes qui peut- être ne sauront pas même que j'ai existé. J'ai donné leurs noms à une foule d'animaux, de fleu¬ ves, de montagnes. Déjà l'aigle et la fourmi savent aujourd'hui comment s'appellent le Ghimborazo et le Meschacebé. Le plus difficile pour moi a été de comprendre la langue des fleurs, qui est très-différente de celle des fleurs de nos pays-. C'est un idiome formé seulement de voyelles emmiellées, savoureuses, sans aucune consonne nasale, comme en Breta¬ gne. On le dit inventé par les magnolias et les acacias; tu l'apprendras aisément en un jour. Les tamarins, les dattiers, les cocotiers entremêlés de lianes s'étonnaient et murmuraient de voir passer un enchanteur à leurs pieds. Ils ne savaient même ce que c'est qu'un enchanteur, tant ils sont nou¬ veaux en toutes choses. Ils m'ont avoué que l'en¬ nui les ronge dans une solitude si profonde, où ils ne voient jamais passer personne. « Elle viendra ici, sous vos ombrages ! » leur ai-je dit. Et ils en ont frissonné d'aise jusque sous leur épaisse écorce. Chose singulière ! on ne rencontre ici ni fées, ni génies d'aucune sorte blottis dans le creux des l'el-dorado 181 vieux chênes. La solitude n'en est que plus ma¬ jestueuse. Tu sais combien ces sortes de gens sont souvent indiscrets et malfaisants. J'ai vu, il est vrai, quantité de volcans sur les flancs des Cordillères. Mais ces volcans qui brûlent jour et nuit n'éclairent personne. Je leur ai demandé qui les a allumés dans l'extrême solitude où ils sont, et ils n'ont pu me répondre. Je crains qu'ils ne s'éteignent sans gloire, faute d'une étincelle, si personne n'est là pour entretenir leurs vastes chaudières magiques. Nous pourrons y veiller. Ici nous serons maîtres absolus de nous-mêmes, cent fois plus que dans le vieil univers plein de jaloux qui ne cherchent qu'à nous brouiller tous deux. Si tu crains l'isolement, rassure-toi, je me sens assez d'amour pour remplir l'immensité nou¬ velle. Déjà j'ai réglé l'emploi de nos journées. Nous nous éveillons au cri des colibris, auxquels j'ai appris à répéter, de leurs petites voix per¬ çantes : Viviane ! Viviane ! Les premières heures se passent à apprivoiser des vigognes, des lamas, qui mangeront dans ta main au bout de quelques jours. Nous parcourons nos domaines; s'il se ren¬ contre un torrent, je te fais un pont de lianes et je te vois passer sur des arcades de fleurs. Quant aux fleuves, tu les traverses dans une pirogue de bois de liège, qui, heureusement, abonde dans ces con¬ trées. Pour les bêtes, fauves, n'en aie aucune peur. MERLIN L'ENCHANTEUR. T. II. 182 MERLIN L'ENCHANTEUR Les lions sont ici sans crinière, et, si j'en juge par l'apparence, tu les dompteras d'un regard. Au besoin, nous allumons un feu de bois d'aloès. Posséder pour nous seuls un monde entier (et, quand j'y songe, ce n'est pas trop pour un si grand amour), n'y rencontrer que nous, y vivre loin des médisances de l'univers vieilli, nous y rajeunir chaque jour de la jeunesse des choses, ne plus rien attendre de celles qui passent, laisser le vieil abîme aux vieux magiciens, nous abreuver à la source des aurores inconnues, trouver partout la liberté que j'aime presque autant que l'amour, entendre le Niagara se précipiter d'une fuite éter¬ nelle dans l'éternel repos, épier les dialogues des perles et des diamants au bord des îles Heureuses, cueillir en tout les prémices d'une terre nouvelle, dis-moi, Viviane, ce projet ne te transporle-t-il pas de joie? Pour moi, j'en fus tout d'abord si rempli, si obsédé, que je n'hésitai pas à repasser la mer- sur ma pirogue, afin de t'en instruire. Mon esquif avait été détruit un peu auparavant, sur la côte, par un furieux ouragan, seul fléau cà redouter sous ce climat. Ne sens-tu pas, comme moi, le besoin d'oublier et de renaître? N'espérons pas y réussir ici. Tant que nous serons dans l'ancien monde, il pèsera sur nous, il nous accablera de son poids. Quittons donc, Viviane, le pays des ruines, et laissons aux l'el-dorado 183 morts leurs tombeaux. C'est aux vieux génies ridés à demeurer sur une terre ridée. La vue des anciens lieux nous rappelle trop de mauvais jours. A des âmes aussi neuves que les nôtres il faut un univers nouveau. Que sont, dis-moi, les îles d'Alcino, .de M or¬ gane, les palais d'Armide ou de Psyché, au prix des contrées où je t'invite? Ce que sont les vi¬ sions de la fièvre à côté des créations de la nature. Plus je vis, plus je me dégoûte des chimères pour m'attacher à la réalité toujours plus belle que l'invention. Je suis si las de rêver, d'imaginer! Je suis si impatient de goûter enfin une joie vraie dans un monde vrai ! Ne cherche plus en moi ce Merlin qui vivait de vapeurs. Le temps des songes est fini, Viviane. Jouissons de l'univers tel qu'il est. Il est si beau ! Le bonheur que je demande aujourd'hui est un bonheur simple, paresseux, uniforme, composé surtout de bon sens, et qu'il est si facile de ren¬ contrer : plus de troubles; point de tempêtes; une ile, ou, si tu l'aimes mieux, un continent ombragé où n'abordera aucun des soucis du passé ; de vastes pampas où nous serons maîtres et seigneurs ; sur l'Amazone, un petit bateau ; quelques vieux livres ouverts dans les savanes vierges; au Pérou, une cabane, un serpent familier ; point de mines d'or, ou, tout au plus, une seule. Tout cela Le semblera 184 MERLIN L'ENCHANTEUR bien misérable au prix des anciens domaines in¬ finis de l'enchanteur que tu as connu. Qu'est devenu le temps où, pour le moindre de nos caprices, pour une fantaisie, pour un fronce¬ ment de sourcils, nous allions remuant le ciel et la terre? Aujourd'hui je dédaigne les palais de diamant dont nous avons été peut-être trop prodi¬ gues autrefois. Je reviens au vrai, à la nature. Accuse-moi, si tu le veux, de ramper à mon tour. Il est vrai, j'ai appris à me borner. Mais, dis-moi, Viviane, qui m'a brisé les ailes ? Si la description très-fidèle que je viens de te faire peut enfin te convaincre, laissons là pour tou¬ jours les cours, les barons, les paladins, les ruines gothiques et même l'Alhambra. Allons loin des hommes, que nous connaissons trop, enfouir notre bonheur sous des lianes éternelles, au pied des Cordillères. Je t'envoie des graines de cocotiers, d'ananas, de vanilliers, de manguiers, de cannes sucrées et de maïs. Cette dernière plante, vert gai, tirant sur le jaune, entrecoupée de nœuds, aux feuilles en fer de lance, produit de gros épis recouverts d'une touffe soyeuse qui s'épanouiL en panache orangé ou purpurin. Sème-la dans la Grau, au bord des eaux dormantes. Ne dis à personne, pas même à ta marraine, d'où viennent ces plantes nouvelles. Notre secret est à ce prix. Je tremble maintenant qu'une indis- l'el-dorado 185 crétion, un messager égaré ne divulgue prématu¬ rément le secret de notre Éden. J'allais oublier de te dire qu'en fouillant cet uni¬ vers, j'ai fini par rencontrer des pas humains sur le sable. Combien j'en ai tressailli / C'étaient les pas d'une jeune Indienne que j'ai atteinte à la course. Elle m'a paru, comme tout ce que j'ai vu ici, fraîchement sortie du berceau des choses. Son nom est Oméania. Ses cheveux, encore humides de l'haleine du chaos, sont étendus en lisses apla¬ ties sur ses épaules ; ils ont la teinte de l'aile du corbeau; sa taille est aussi souple qu'une liane; pour ses yeux, tu t'en feras aisément une idée en regardant ceux de tes gazelles. Elle vient d'appa¬ raître au jour, et déjà elle sait danser la danse de l'aigle dont elle imite fort bien les mouvements effarés autour de l'aire, dans le même temps qu'elle manie une petite hache de pierre avec une admi¬ rable dextérité. « D'où venez-vous? » lui dis-je. Elle n'a su que répondre. « Vos parents ? » Même silence. « Etes-vous née de la terre ? » Elle m'a montré le ciel. Je lui ai donné quelques grains de verroterie ; pour cela elle a voulu m'adorer. Je l'ai suppliée de n'en rien faire. 186 meulin l'enchanteur Là-dessus, elle m'a conduit dans sa hutte et m'a offert de la partager avec moi, ce que je n'ai pu refuser, à cause de la saison des pluies qui approchait et qui est très-redoutable dans cette contrée. Tu trouveras dans cette Indienne, selon que tu le voudras, ou une compagne ou une es¬ clave. Il ne serait pas bon que tu fusses entiè¬ rement seule , je craindrais pour Loi le mal du pays. En fouillant mieux encore le continent, à l'autre extrémité, j'ai découvert un homme nommé Ven¬ dredi. Je l'aurais pris à mon service (car il paraît empressé de servir) si je n'avais déjà sur les bras Jacques Bonhomme, tête dure, qui ne s'entend pas avec tout le monde et m'a suscité mille af¬ faires. En finissant, j'ajoute que j'ai les plus graves raisons de me dérober aux poursuites de mon père. Lui qui est si répandu dans le vieux monde n'a point encore mis le pied dans ce canton véri¬ tablement inviolé que je viens de découvrir. C'est à mes yeux une considération décisive pour nous y établir, à l'abri de son amour, pire pour moi que sa haine. Puisses-tu, Viviane, ne connaître jamais ni l'un ni l'autre. LIVRE XVIII DOLORÈS I MERLIN A VIVIANE. Colibri ! colibri ! portez ce message ! et que vo¬ tre aile soit plus rapide que l'aile de la calomnie qui vole après vous ! Le jour de Sainte-Isabelle, patronne de Gre¬ nade, un écolier de ce pays, Lisardo, est venu me prier de me rendre à Cordoue auprès d'une jeune fille, Dolorès, sur laquelle de méchants génies ont jeté un sort. Pouvais-je refuser le secours de mon art? Non, assurément. Sur-le-champ je rriè suis mis en voyage. Les sierras de Grenade à Cordoue m'ont retenu trois jours. J'arrive dans une cour, sous des colonnettes, au bord du Guadalquivir ; une jeune fille voilée m'attendait. A mon approche 138 MERLIN L'ENCHANTEUR elle laisse tomber de ses mains défaillantes un pe¬ tit poignard. Comme il est fréquemment question dans ce pays de femmes et de houris voilées qui vous en¬ traînent d'escaliers en escaliers dans des rues tor¬ tueuses, et à la fin se trouvent être d'affreux sque¬ lettes, je résolus de me tenir sur la plus grande réserve. « Qu'avez-vous, Dolorès? Que demandez-vous de moi ? — Seigneur Enchanteur, faites que je sois ai¬ mée, ou je meurs. •— Volontiers; mais je ne puis rien si vous ne levez votre voile. — J'obéirai, seigneur. » Sur cette réponse, je m'attendais à voir la face hideuse de quelque cadavre. 0 éblouissement ! A peine dix-sept ans. Un front presque aussi blanc que le tien, si ce n'est pas un blasphème ; des cheveux comme les tiens, excepté qu'ils sont moins soyeux et plus noirs ; des yeux qui lançaient des éclairs, des lèvres qui l'appelaient les tiennes, hormis qu'elles étaient tremblantes. « Aimée! Dolorès! aimée! oui, vous serez ai¬ mée, ou je ne m'appelle pas Merlin. Mais de qui voulez-vous l'être ? — De vous, seigneur Enchanteur. » DOLORÈS 189 A ces mots, je sentis que par trop de précipita¬ tion je m'étais enchaîné moi-même. Que faire, Vi¬ viane? la parole sacrée avait été prononcée. Voilà pourquoi je fus vaincu, mais seulement à moitié. Je lui représentai avec force que ce qu'elle deman¬ dait de moi était presque impossible ; mes enga¬ gements, mes promesses, mes liens de diamant, il n'en était pas de plus solides au monde. Non ja¬ mais... que plutôt le ciel me... Enfin je te nom¬ mai, Viviane. Elle n'en prit aucun souci et ne m'entendit pas. Ses veux brûlants étaient cloués sur moi ; je fus forcé de baisser les miens, de re¬ garder à ses pieds. Ce qu'elle aime de moi, dit- elle, ce n'est pas telle ou telle qualité ; ce n'est ni mon corps ni mon âme : c'est la magie. Voilà pourquoi le mal est si profond. Ses mains trem¬ blaient, ses genoux fléchissaient : deux fois elle se roula devant moi sur le pavé de marbre ; deux fois je la pris dans mes bras et je la relevai ; mais je murmurai aussitôt : « Il est trop tard ! » « Il faut donc mourir! » s'écria-t-elle. Il est certain que depuis ce moment elle a es¬ sayé dix fois en une heure de se jeter par la fe¬ nêtre, dans le Guadalquivir, lequel malheureuse¬ ment passe sous le balcon. Ce qui m'a obligé de mettre des barreaux ciselés à toutes les fenêtres andalouses. Mais qu'est-ce que cela, mon Dieu ! Déjà son visage est pâle comme un vase d'al- 11. 190 MERLIN L'ËNCMANTEUR lin Ire à travers lequel rayonne une lampe sacrée. Pour peu que je m'éloigne, ses cris s'entendent du fond du pàtio. Car elle a la voix claire, argentine et même un peu africaine. Je lui apprends àjouer des castagnettes. Sa douleur passe alors comme les orages de ce pays. Ils sont terribles, mais ils font place aussitôt à une sérénité radieuse. Cirques, corridas, tords embolados, je l'accom¬ pagne partout. Quand je vois ses regards de liouri se repaître de l'agonie majestueuse des taureaux sanglants, en même temps qu'elle agite son éven¬ tail sur son sein, je tressaille. J'ai pris aussi le parti de l'accompagner aux of¬ fices, au salut, aux Vêpres, à VAngélus dans l'im¬ mense mosquée. Qu'arriverait-il si je la quittais un moment? Je ne puis y penser. P. S. — Il est trop tard pour te faire aujour¬ d'hui son portrait, quoique tu m'aies recommandé de ne pas manquer des occasions de ce genre. En voici au moins quelque ébauche. Sa taille est sou¬ ple, élancée, grande (chose rare chez les Espa¬ gnoles) ; elle a la démarche d'une déesse qui ef¬ fleure des touffes de roses ; le col blanc de neige, une gorge toujours émue comme un oiseau effaré pris au filet ; de petites mains, de petits pieds (au¬ trefois je ne discernais que le visage). Sa tête un peu mignonne pour sa haute taillé, la fait paraître DOLORÈS '191 plutôt gracieuse que belle. Avec cela un son de voix limpide, cristallin dont rien ne peut donner l'idée, si ce n'est un rayon de miel où l'abeille a laissé son aiguillon. Son unique défaut vient de ce qu'elle a toujours été entourée d'hommes sou¬ mis au moindre de ses regards. Elle ne peut souf¬ frir que l'on ne prenne auprès d'elle l'attitude de courtisan ou au moins de suppliant. Son dépit se montre alors par une légère altération de voix. II Cordoue. Que je la connaissais mal et quel abîme est dans le cœur des hommes! Je l'ai revue hier; c'était dans le jardin d'orangers et nous étions seuls. La nuit descendait sur nos tètes, à nos pieds le Gua- dalquivir roulait ses paillettes d'or. Jamais tant de paroles emmiellées, caressantes, tant de regards suppliants. Les citronniers aussi m'enivraient de folles bouffées. Elle s'en aperçut'et joignit ses deux mains pour me faire une prière. Je les pris dans les miennes : « Cher Merlin, dit-elle enlin à voix basse, de¬ vine-moi sans que je parle, toi qui lis dans les cœurs, Que vois-tu là-bas dans cette étoile ? » 192 MERLIN L'ENCHANTEUR El ses yeux s'allumèrent au plus brûlant rayon cle Cassiopée. « C'en est trop ! lui dis-je, vaincu un moment par la magie qui, à cette heure nocturne, tom¬ bait du ciel sur son front cle houri, et se glissait avec la rosée clans les anneaux cle ses cheveux. « Dans cette étoile je lis la félicité prochaine ! » Et je pris sur ses lèvres un brin cle myrte qu'elle serrait de ses dents de perle. Mais elle aussitôt, se levant et changeant cle ton : « Mal deviné, bel Enchanteur ! Vous vous trom¬ pez. Écoutez donc, puisqu'il faut parler, et clans ce que je vais dire voyez la franchise d'une âme espagnole. Je ne vous aime plus, depuis au moins deux jours. — Pourquoi cela, bonté du ciel ? » me suis-je écrié, en me levant à mon tour, en sursaut. « Parce que celui que j'aime est don Juan cle Tenorio. Je l'ai rencontré hier aux courses cle tau¬ reaux. Je compte, Merlin, sur votre grandeur d'âme. Procurez-moi une échelle cle soie, un man¬ teau qui rende invisible et deux chevaux noirs ; qu'ils soient plus rapides que le vent. Don Juan doit m'enlever à la nuit tombante. — Don Juan! Y pensez-vous, Dolorès, le con- ' naissez-vous ? » Et je lui dévoilai tout ce que je sais de ce ca- DOLORÈS 1P3 valier : qu'il se joue de tous les serments, qu'il est le scandale des enchanteurs ; l'Alhambra est plein de ses forfaits ; il la fera mourir de honte. « Mourir, Merlin ! précisément il me plaît de '■mourir. » Je lui représentai sa conduite envers moi. Était- ce donc tin jeu, un caprice? Était-ce un artifice pour enflammer un autre? Quelle ingratitude, mon Dieu! car enfin toutes les Espagnes m'avaient vu complaisant et soumis lui donner des aubades. Si du moins elle avait fait un autre choix, par exem¬ ple Lisardo ! Mais don Juan!... Et mille autres propos de ce genre, frémissant les uns d'indigna¬ tion, les autres d une tendre pitié. Pour toute réponse elle se mit à jouer des casta¬ gnettes. De colère je cassai son éventail. Elle dansa un fandango. Je pleurai : elle éclata de rire. Sur cela, je me retirai en prononçant des pa¬ roles de colère qui, je le crains bien maintenant, re¬ tomberont sur la face des Espagnes, en fléaux tels que stérilité, guerres, famine, pluies de sang, car la colère d'un enchanteur stérilise tous les lieux où elle éclate. 0 Viviane, qu'un enchanteur qui par un mot, un regard, s'est enchanté lui-même, est réduit à une étrange impuissance! Gomme il est le jouet des jeunes filles ! et que sa sagesse devient promp- tement folie! Moi-même j'ai envoyé à la porte de '194 MERLIN L'ENCHANTEUR Dolorès l'échelle de soie, le manteau qui rend in¬ visible et les deux chevaux noirs plus rapides que le vent. Viviane! Viviane! où es-tu ? Idéal éternel ! pu¬ reté, beauté sans caprice et sans tache ! de quelle hauteur tu domines toutes les belles que je rencon¬ tre dans ce pays et dans ceux que j'ai parcourus jusqu'ici ! Tu es leur reine , elles sont indignes de dénouer ta ceinture. Ciel ! ai-je bien pu dire que Dolorès avait la moindre ressemblance avec toi ! L'ai-je dit, en ef¬ fet? Mes yeux étaient donc aveuglés? Ne crois pas, du moins, qu'il y ait eu la moindre étincelle d'a¬ mour dans tout ce que je viens de te raconter. Ne profanons pas ce mot, Viviane, les lèvres seules sont dignes de le prononcer. III Séville. J'ai poursuivi le ravisseur. C'est à Séville que je l'ai atteint, comme il entrait dans l'Alcazar. Là je l'ai vu de mes yeux cet illustre enchanteur, ce don Juan de Tenorio, qui met son art à tromper les plus belles et à jouer avec l'amour. D'abord un nom seul put sortir de ma bouche. DOLORÈS 195 « Doiores ! Dolorès ! où est-elle? Qu'en as-tu fait, maudit? — Dolorès? Ah! oui! Je m'en souviens. C'est à peine si j'ai pu soutenir sa conversation jusqu'à moitié chemin d'Alcala-la-Reale. — Don Juan ! tu surpasses Caïn ! Il tuait sim¬ plement : toi, tu flétris pour mieux tuer. » Et sur ce ton je parlais le langage tantôt du der¬ nier juge, tantôt d'un père indigné, sans oublier que par sa conduite il déshonorait notre art. « Vous seul, seigneur, pouvez me comprendre, a-t-il répliqué sans colère. Vous savez ce que c'est qu'aimer, Merlin ! — Oui, je le sais. Je pourrais vous l'apprendre, don Juan. — Ce qui m'entraîne, seigneur (et en pronon¬ çant ces mots il leva les yeux au ciel d'un air dé¬ vot), ce n'est pas un vain plaisir de briser les cœurs, encore moins une sauvage ardeur des sens. C'est une soif infinie de l'idéal, laquelle ressemble à l'amour divin. Je ne puis rester fidèle à aucune femme, parce qu'aucune d'elles n'a ce comble de perfection divine que je cherche en toute chose. La mère des dieux, je crois, pourrait seule me sa¬ tisfaire. Si j'avais été païen j'aurais voulu, comme Ixion, posséder l'épouse de Jupiter. — Assez! don Juan, assez de blasphèmes ! ne continuez pas davantage ce hideux imbroglio 196 MERLIN L'ENCHANTEUR d'amour et cle théologie qui est aujourd'hui si fort à la mode, moyen assuré de se tromper soi-même et les autres. — Seigneur Merlin, venez souper ce soir avec moi. Vous en apprendrez davantage ; il s'agit de magie : c'est votre place. — J'y serai, don Juan, mais comme le remords qui s'assiéra en face de vous. — Soit, cher Merlin. » Puis, se levant, il accompagna ce mot d'un sou¬ rire, je dois l'avouer, irrésistible. En ce moment même je sors de ce souper mé¬ morable dont s'entretiendront tous les siècles. Nous venions de nous asseoir et nous parlions de toi, Viviane. A ton nom, il a osé sourire avec une fatuité qui a mis l'enfer dans mon sein. Mais que ce sourire a été vite changé en un pleur éternel ! On frappe trois coups à la porte ; j'ouvre. Un homme de pierre entre à pas comptés ; je recon¬ nais en lui la puissance inexorable des abîmes. Il tend sa main de marbre à don Juan. Don Juan lui donne la sienne. L'homme de pierre l'entraîne; je reste seul à demi aveuglé dans les flammes pa¬ ternelles. Et le noir cobold, qui les attisait de son croc,, médit: « Es-tu content, Merlin? Vois, cousin, ce que nous faisons pour toi et si nous sommes bons, parents ? » DOLORÈS 197 Voilà clone ce qu'il en coûte, Viviane, de mé¬ dire de toi ! Quelle leçon pour l'inconstance, de quelque nom qu'elle se pare ! On se couvre de mots magiques : religion, martyre, héroïsme, infini, idéal, bonté, dévouement, et l'on se réveille abîmé dans l'Érèbe. Notre amour, Viviane, ne ressemble pas à celui-là. Grâce à toi, je vois enfin clair en moi-même : je commence à comprendre ce que tu m'as toujours dit de la blanche sagesse des lis. IV Cordoue. Gomme je passais à mon retour, le soir, sur le pont de Cordoue, je rencontrai (chose on ne peut plus fréquente clans ce pays) une procession de re¬ venants, et il sortait du milieu d'eux un long soupir brûlant de femmes. « Qui êtes-vous, âmes errantes? » leur deman- dai-je. « Nous sommes des âmes blessées par l'amour de don Juan, et nous allons en pèlerinage aux lieux où nous l'avons aperçu d'abord. Si tu veux en sa¬ voir davantage, parle à celle qui nous suit et dont le cœur est encore tiède des chauds rayons de la vie. » •J 98 merlin l'enchanteur Je me retournai et je reconnus Doïorès. « Vous ici ! lui clis-je, clans ce triste chœur des morts ! Je pourrais peut-être vous ramener à la vie ; mais c'est le comble de mon art, et il faut que vous m'aidiez d'un désir infini. — Non, Merlin, répondit l'âme consumée. Je ne désire pas revivre ; je veux marcher éternellement sur les traces de don Juan. — Vous savez pourtant qu'il habite l'enfer? — Je le sais. — Et vous l'aimez encore sous la cendre ? — Plus que sous le soleil des vivants. — Mais sa cruauté frivole? — Elle n'a fait qu'empirer. — Et ses échelles de soie ? — Il les suspend dans le gouffre éternel. — Eh quoi ! il vous envoie encore des mes¬ sages ? — Oui, des messages écrits avec un rouge bi¬ tume qui brûle l'enfer lui-même. ■—• Et l'enfer n'a pu vous guérir? — Mon amour ne fait qu'augmenter avec ses crimes ; c'est mon plus grand supplice. Venez , Merlin ! ajouta-t-elle. Vous qui m'avez aimée, j'ai un secret à vous dire, » Elle marche devant moi, je la suis. Des rues ténébreuses, retentissantes d'un bruit lointain de dagues qui s'entre-choquent dans l'ombre ; des DOLORÈS 199 hidalgos muets, enveloppés de leurs manteaux ; des mosquées, des chapelles, de grandes places vides, des croix funèbres clouées aux murailles, le tout accompagné du son mourant des cloches, enfin une vaste église qui couvre au loin la terre. Dolorès monte les degrés du perron ; elle entre et referme le grillage de fer qui grince lamentablement sur ses gonds. « Ouvrez-moi, Dolorès ! » Elle s'arrête; j'entrevois un hideux squelette. « Loin! plus loin! dit-elle. Je vous ai promis un secret ; écoutez : cette vaste église, où vous m'avez souvent accompagnée dans le jour, va s'a¬ bîmer. Ses murs sont lézardés ; fuyez ! vous n'avez qu'un moment. » L'immense édifice s'écroule avec un fracas dont les morts s'épouvantent. Les cloches, en tombant, sonnent le glas d'un monde. Je ne distingue plus à la clarté de la lune que quelques moitiés de voûtes qui résistent, pour mieux montrer de quelle hauteur l'édifice a croulé. J'appelle encore une fois Dolorès. Tout avait disparu. Que sont donc, ô Viviane ! les pensées, les pro¬ messes, les serments et même les religions des peuples ? Comme ils bâtissent sur le sable, et que tout est fragile quand nous n'y mettons pas la main ! Comment accorder la frivolité, la légèreté de 200 MERLIN L'ENCHANTEUR Dolorès envers moi, et sa constance inflexible pour un enchanteur maudit tel que don Juan? Que les Ames enferment de contradictions et de ténè¬ bres ! Toi seule, encore une fois, tu es la lumière, la beauté, l'amour incorruptible. Nos deux âmes sont éternellement unies. Quoi¬ qu'elles semblent former deux êtres, elles n'en font vraiment qu'un seul ; et c'est notre destinée sur la terre de nous confondre toujours plus inti¬ mement l'un dans l'autre pour vivre dans le ciel, rayon formé de nos deux vies. Dis-moi si ce n'est pas là ta croyance ? Seulement nous avons à faire l'éducation l'un de l'autre avant d'entrer dans cette vie mystérieuse d'éternité où nous nous tiendrons à jamais em¬ brassés et inséparables. N'as-tu pas, Viviane, pleine confiance dans cette haute religion où je vis retiré avec toi ? V DIANE DE SICILE A MERLIN L'ENCHANTEUR. Apprenez, Merlin, que moi seule je prends en¬ core votre défense. Sans moi ma filleule vous aurait renvoyé vos lettres. DOLORÈS 201 Est-il croyable que vous ne rougissiez pas de lui donner déjà quatre ou cinq rivales, toutes ti¬ rées de la lie des peuples, une Isaline, une Flo- rica, une Nella, une Marina, une Dolorès, une sauvagesse même, si je ne me trompe, dont la meilleure ne mériterait pas de dénouer les cordons de ses souliers ? Tout le monde, à ma cour, est indigné ; les hommes fourbissent leurs armes, les femmes pleurent. Plus de chansons, plus de chasses même. A peine si, en un mois, on a entendu une fois le cor d'Obéron dans le carrefour. Vous osez dire, mon fils, que vous n'avez rien à vous reprocher ! vous prenez le ciel à témoin. Eh bien, moi, je vous crois, parce que je connais votre candeur jointe à votre science. Mais les autres vous croiront-ils? Et n'est-ce rien que l'opinion des peuples? Songez donc, Merlin, que vous m'exposez à la raillerie des mondes. De bonne foi, est-ce là une vie d'enchanteur? Répondez-vous aux espérances que la terre et le ciel avaient placées en vous? Hélas! Merlin, je vois encore bien des misères, et, si vous le per¬ mettez, bien des déserts autour de vous ! Que ne les fertilisez-vous au lieu de compter les cils des yeux de Dolorès? Pendant les heures que vous avez perdues seulement avec Marina, vous auriez fait, sans peine, de l'Afrique un jardin? fP&rh 202 MERLIN L'ENCHANTEUR Quant à la France l'honorée, il vous en coûtait peu d'en tarir les larmes, au moins pour trois siè¬ cles. Dites-moi, l'avez-vous fait ?... Vous vous taisez, Merlin; il vaudrait mieux pleurer... Je laisse là le scandale. 11 est grand, ô mon fils ! vous pouvez m'en croire. Et le chagrin, la honte de Viviane, ne les comp¬ tez-vous pour rien ? J'ai vu ses yeux se creuser, j'ai vu ses joues pâlir, sans qu'elle ait dit un mot. Pour la distraire j'ai voulu la mener à la chasse. Tout l'ennuie, tout la fatigue. Elle laisse courir la meute vagabonde et reste un jour entier, la tête dans sa main, au fond des grands bois. Lui parlez-vous d'Oméania ; elle noircit ses che¬ veux à la manière d'une Indienne, avec le sang des mûres. De .Dolorès ; elle se fait un éventail de fleurs et elle lebecoue sur son visage brûlant. De Marina; elle se fait un couronne d'ache et de lau¬ riers sauvages. Je vous le répète en confidence, mon fils. Vous savez comme elle est fière. Si elle savait ce que je viens de vous dire, elle en mour¬ rait de honte. Vraiment, beau pèlerin d'amour, il vous sied bien de lui demander où elle était quand vous fai¬ siez ceci, cela, je ne sais quoi, je ne sais où ! Qui donc vous a sauvé de tant d'embûches où vous al¬ liez tombant, à chaque pas, tète baissée ? Sont-ce vos sept hautes sciences ? Nenni, Merlin ; c'est Viviane. t. "V • ; ' DOLORÈS 203 Qui, je vous prie, assembla les rois autour cle la table ronde et rassasia les bonnes gens? Est-ce votre sagesse? Ami, détrompez-vous. Viviane fit le festin, vous en avez eu la gloire. Qui, dites-le-moi, vous empêcha à Rome d'être vingt fois crucifié? Est-ce votre gracieux visage ? Ne le pensez pas, Merlin. Sans vouloir être vue, Viviane était là, charmant vos bourreaux. Qui évoqua encore à temps le peuple des génies et vous en fit votre ceinture ? Qui sauva votre harpe que cent bardes félons voulaient mettre en pièces ? Qui arracha votre coupe divine aux lèvres des nations ivres, et la garda quoique ébréchée? Qui ramena vers vous le bon Turpin et vous rendit avec lui les trésors auxquels vous tenez plus qu'à nous tous ? Est-ce vous par votre art? Oh ! que non pas, Merlin. Viviane a tout fait, Viviane a voulu tout cacher. Depuis quelques jours elle est plus solitaire que jamais. Elle poursuit un projet et s'y attache comme elle fait à toute chose, c'est-à-dire aveuglé¬ ment. Que peut-il être ? Je tremble à la voir si ta¬ citurne. Les gazelles qu'elle nourrit de sa main s'aper¬ çoivent comme moi de sa mélancolie et la suivent en pleurant. Les oiseaux lui disent à l'oreille : 204 MERLIN L'ENCHANTEUR « Pourquoi es-tu si triste ? » et elle ne semble pas les entendre. Moi-même je n'ose l'interrompre dans ce long monologue, qui n'est pas près de finir. Je la connais, elle se réveillera de cet acca¬ blement. Mais par quel coup de tonnerre ! Puis¬ sions-nous ne pas y périr tous ! 0 Merlin ! qu'avez-vous fait de cette maison si sereine avant que vous y fussiez entré? Les heures coulaient si doucement, qu'on ne pouvait les compter. Vous êtes venu : le trouble, l'angoisse ont commencé. Hélas ! c'est moi que je dois ac¬ cuser. N'aurais-je pas dù ouvrir les yeux à Vi¬ viane sur les inconvénients de votre caractère, que vous êtes, à ce qu'il paraît, incapable de dompter ou même de corriger ? Et c'est moi, au contraire, qui ai patronné vos entreprises ! Mettez donc une fois, ô mon fils ! vos actions d'accord avec votre beau parler. Il est moins dif¬ ficile d'enchanter les mondes, qui, vous le savez comme moi, sont très-aisément dupes. D'ailleurs, il y a aujourd'hui tant d'enchanteurs, que ce n'est presque plus la peine d'en être un. Pour ma part, je ne vous accorderais jamais ma filleule si vous n'aviez d'autre mérite que celui-là ! Écoutez-moi, Merlin, j'ai quelque expérience. J'ai vu, à ma cour, des magiciens, des princes, force rois, quelques dieux. J'ai vécu dans leur in¬ timité, entendu leurs secrets, reçu leurs confi- DOLORÈS 205 clences. De tout cela j'ai retiré ce que je vais vous dire : un jour de bonheur légitime donné à qui nous aime vaut toute la gloire du monde. A force d'indiscrétion vous avez compromis ma filleule dans l'univers presque entier : un ma¬ riage honnête peut encore tout réparer. Le voulez- vous sérieusement ? Donnez-nous alors un gage. Prouvez-moi que ce besoin d'errer, lequel n'est rien autre chose que celui de fuir votre légèreté, votre instabilité, ne vous ressaisira pas quand nous aurons serré les noeuds de diamant. Quel regret, en effet, des deux parts ! de vous avertis que ma filleule peut faire aujour¬ d'hui même une alliance plus sortable que la vôtre, au moins par la naissance. La vôtre n'est pas sans inconvénients du côté paternel. Faites ou¬ blier cette tache (je ne vous la reproche pas) à force de complaisance, de bonne humeur. Il ne s'agira plus de voltiger de fleur en fleur, ni de vous dérober d'abîmes en abîmes. Jurez-moi que vous supporterez, en souriant, le poids journa¬ lier des soucis domestiques. Tel est sublime dans une nuit de sabbat ou de magie, sur le sommet du Hartz ou de l'Etna, qui est, ma foi ! fort petit au coin du feu dans son ménage. Rien n'est plus fréquent que ces esprits dont l'uni¬ vers est amoureux, et qui sont les plus renfro¬ gnés des êtres, le soir, en tète à tête avec leurs MERLIN L'ENCHANTEUR. T. II. l<> 206 merlin l'enchanteur femmes. J'en ai connu plusieurs; le ciel nous en garde ! Combien de brouilleries, de bouderies, ont déjà gâté les meilleurs de vos jours ! Pille a voulu me les cacher ! Je les ai devinées. Jurez-vous qu'elles ne recommenceront pas? Hélas! tant de différences vous séparent! Pille est si douce, quand tout lui obéit, vous si colère ! Pille est la colombe, vous le lion. Tous deux vous voulez commander ; c'est à faire trembler qui vous aime, de vous voir mariés. Puis les enfants viendront, Merlin ! Merlin, y avez-vous songé? Votre éducation n'ést point celle que j'eusse désirée pour vous. Est-ce celle que vous leur donnerez ? J'exige qu'ils soient tous élevés dans ma religion que vous connaissez fort bien. Sinon, point de consentement. J'aimerais mieux, dame ! tomber vivante entre les griffes de feu votre père. Parlons aussi de vos enchantements. Sur ce point, j'entends, j'exige que vous promettiez et juriez de ne plus rien céder à l'imagination ni à la fantaisie. P'aites-vous enfin de votre profession un gagne-pain solide. Laissez là, je vous prie, du métier tout ce qui est agrément, caprice, futilité, fumée. Soyez utile, Merlin, à vous et aux autres. Plus de ces épées enchantées qui éblouissent le monde et l'asservissent en l'aveuglant! plus de ces DOLORÈS 207 fantômes de chevalerie dont vous avez -rempli les cœurs. Plus de ces livres magiques qui vous ont, à vous-même, coûté tant de larmes. Au nom du ciel, plus de ces messages de feu qui, sur l'aile d'un mot, font rêver tout un jour et le lendemain encore une jeune fille dans les carre¬ fours des bois. Entre nous, bon an, mal an, que gagnez-vous à ce travail? Des pleurs, m'a-t-on dit, et souvent des blasphèmes. Une vie bien ré¬ glée, un peu d'agriculture, de commerce, de sages épargnes, quelques lettres de change (c'est aussi là un grimoire enchanté), non pas un trésor, mais un honnête avoir, voilà, Merlin, ce que j'attends de vous. Je prévois le moment où la profession d'enchan¬ teur ne nourrira plus personne. Que ferez-vous alors? Il ne faudrait pourtant pas que Viviane allât mendier son pain. Savez-vous qu'un enchan¬ teur, sorti de l'Olympe, privé d'ambroisie, peut fort bien mourir de faim, lui et les siens. Hélas! Merlin, je vous parle raison; croyez-moi, il le faut. Moi aussi, Diane de Sicile, j'ai cru un jour à la poésie (et c'était, ne vous en déplaise, sur la foi de Phébus-Apollon). J'ai cru aux cieux d'azur rassasiés d'encens, aux flots de nectar intarissa¬ bles, aux chasses éternellement giboyeuses sur des nuages d'or, et j'avais, certes, mille raisons d'y croire. 208 MERLIN L'ENCHANTEUR Qu'est devenu ce beau rêve de jeunesse? De¬ mandez-le à ce premier Merlin, à cet autre en¬ chanteur, Homère, votre confrère, je pense. Que ferais-je aujourd'hui, je vous prie, si je n'avais gardé par-devers moi quelques clous d'or de mon temple de Sicile et tout autant de celui d'Ionie? Voilà pourtant le fond sur lequel je vivote. Je vous le dis, mon fils, profitez-en pour vous. Venons au contrat, je l'ai dressé moi-même. Votre bien est peu de chose, cher ami, et votre père, entre nous, mange chaque jour votre héri¬ tage. Vous n'avez guère, ô Merlin! que votre pen¬ sée ou, comme on dit, votre génie. La fortune de Viviane est claire et limpide au soleil. Vous aurez pour votre lot, si vous le voulez bien, les perles, diamants, rubis et colliers de rosée; Les écharpes de soie de l'arc-en-ciel nué de sept couleurs ; Tous palais ou demeures de corail bâtis par nous ou nos hoirs au fond des mers profondes ; Les châteaux en Espagne, les cités et murs fée¬ riques d'opale et d'émeraude construits dans les nuages ; Plus, tous ruisseaux, fleuves et cours d'eau qui miroitent au désert;. Plus, après leur décès, les palais de nos pa¬ rents, Alcine, Titania, Obéron, avec leurs meubles meublants de cristal et d'ambre ; DOLORÈS 209 Plus, les forêts et hautes futaies d'argent et de givre plantées sur les vitres parle gel, en hiver; Plus, l'or massif étincelant au soleil, sur le front des Alpes, couronné de glaciers ; Plus, le domaine entier des songes avec ses te¬ nants, aboutissants, cours, tours d'ivoire, puits sans fond, jours de souffrance, étangs en assec, clairières, verchères et chènevières ; Plus un troupeau d'hippogriffes avec la bride sur le col; Le reste appartenant, comme il a toujours ap¬ partenu, à ma dite filleule et pupille, Viviane de Sicile et de France, sans que par procès, ni embû¬ ches, ni détournements, ni dons du matin ou du soir, vous en puissiez rien acquérir, ni retenir, ni saisir, à titre quelconque; Fait entre nous, Merlin et Diane de Sicile, et signé de notre main. Voilà les conditions, Merlin ; pensez-y tout à votre aise. Pour rien au monde, je ne voudrais que votre décision fût prise à la légère. Cependant sachez que les prétendants m'assiègent et qu'il faut en finir. Si tout ce que je vous marque aujourd'hui a votre approbation, partez et revenez. Le mariage pourrait se faire sans trop de bruit ici dans mon château. Les fêtes dureraient peu. Tout le monde fait silence. J'ai fort peu de courtisans et pas un musicien dans les bois, à cent lieues à la ronde. 12. 210 MERLIN L'ENCHANTEUR VI MERLIN A DIANE I)E SICILE. Alhambra, tours Vermeilles.* 0 mon cœur, retiens-toi! glace-toi! Ne laisse échapper ni ta joie, ni ta peine. Une lettre de vous, Diane! Je pars à l'ins¬ tant. En Vain peuples et rois essayent de me re¬ tenir. Je pars en dépit d'eux. Et que me fait le monde ? Je la reverrais, je presserais sa main! Gela se peut-il, Diane? Non, je mourrai cent fois avant que d'arriver. Bonté et sagesse, voilà votre lettre. Indul¬ gente, parce que vous êtes parfaite, vous prévoyez tout; que puis-je, hélas! qu'embrasser vos piecls sacrés. Des conditions, Diane ! des conditions ! un contrat? Ces mots sont-ils faits pour nous? Avec quelle magnificence vous choisissez, pour m'en faire don, tout ce qui m'agrée le plus dans l'uni¬ vers! Comment avez-vous pu vous rappeler si bien tout ce que j'aime, tout ce qui est dans mes DOLORIîS 211 goûts, mes habitudes, et sans quoi j'aurais peine à vivre? Ma mère ferait-elle mieux? Mais posséder quelque chose qui ne soii pas à Viviane, je ne puis m'y prêter. Par exemple, le domaine des songes, le plus beau de votre avoir, ne m'aura pour maître qu'en l'ayant pour mai- tresse. Revenez, je vous prie, sur votre décision. Qu'il soit commun entre nous, à la bonne heure! C'est assez que je ne fasse aucune opposition aux autres articles, où vous me comblez sans mesure. Rassurez-vous,- Diane, sur les emportements de mon caractère. Le changement est complet, et, je puis le dire, tout à mon avantage. Mille témoins, au besoin, déposeraient pour moi. Interrogez (je vous y invite moi-même) les rossignols que vous rencontrerez, les papillons aux mille yeux, les perles au bord de la mer et les étoiles au collier de la huit. Tous m'ont vu, tous ont pu me juger, quand moi-même je ne pouvais me voir. 11 n'est pas une perle dans la mer, une étoile dans les nues, qui n'estime Merlin. Pressez-les, forcez leur confidence, quand vous serez seule avec elles. Interrogez même les songes. Qu'ils parlent libre¬ ment! et jugez-moi sur leurs paroles. Vous-même, Diane, vous ne reconnaîtriez pas le Merlin que vous avez connu. Plus de fantaisies, plus de vague; encore un peu d'impatience peut- être. Un signe de votre main, un rien, votre petit 212 MERLIN L'ENCHANTEUR doigt levé m'en corrigeront. Croyez que les voya¬ ges, le temps, l'absence, les occupations assidues, la peine surtout ont mûri mon cœur. Je vous rap¬ porte, Diane, un esprit assagi, dompté, à moitié, par tant d'épreuves. Quelquefois l'ennui, la solitude, le désespoir m'ont obligé (je l'ai déjà avoué) de mendier çà et là un sourire même des étoiles du firmament. Un sourire, Diane! m'entendez-vous? Pas davantage. Interrogez, vous dis-je, tous vos messagers (j'en excepte les cigales menteuses).. Pour moi, je ne crains pas le témoignage des mondes. Quant à votre bonheur, je m'en fais garant. N'ayez plus aucun sujet d'alarmes. J'honorerai, comme il convient, votre vieillesse. Si vous aimez la chasse, vous irez pour votre plaisir, jamais pour le besoin. Pensant de même sur presque toutes choses, nous vivrons ensemble sous le même toit. Le soir, au coin de l'être, quand vous commencerez une parole, c'est moi qui l'achèverai. Je n'aime pas les courtisans; d'avance, j'aime les vôtres. Ne craignez pas que je diminue le nombre de vos gardes, estafiers, hallebardiers. Tous me plai¬ ront; ils sont à vous, ils me seront sacrés. Je promets que nul enchantement ne se fera sans votre conseil ; et pour commencer, mon pre- dolorès 213 mier souci sera de trouver la pierre qui change tout en or. La fumée sera pour moi et le trésor pour vous. Ce qu'il y a de plus simple pour la noce est aussi ce qui me plaira le mieux. Uné guirlande, une fauvette à tête noire qu< chantera sur nos têtes dans la ramée. Point de festins, s'il vous plaît, ni d'ébats bruyants. Je les hais pour les autres; les soui'frirais-je pour moi? Cependant une cérémonie grave qui témoigne pour tous. J'arriverai avec les roses. Félicité! félicité! voilà ce que peut ajouter aujourdhui . Votre fils et féal, Merlin l'Enchanteur.. P.-S. J'ai proposé tour à tour à Viviane de nous fixer soit au golfe de Golconde, soit à l'Alhambra, soit au Pérou. J'ai aussi quelque domaine dans l'El¬ dorado, quoiqu'il soit encore en friche. Dé¬ cidez comme vous l'entendrez ; votre choix sera le mien. Au besoin, si tout venait à nous manquer, je pourrais faire un cours de magie en Allemagne. Avec la connaissance que j'aicle ce pays-là, nous en vivrions fort à notre aise. 214 MERLIN L'ENCHANTEUR VII Merlin a Viviane. Un dernier moi, Viviane; non pas une lettre, mais un hymne; non pas un hymne, mais une triade, notre épithalame ! Que disaient-ils que les bardes ne peuvent chan¬ ter les jours heureux? Au contraire, le malheur appauvrit le cœur de l'homme. Rien de plus monotone que la plainte éternelle du roseau sur la grève. Moi, je chanterai ma félicité sur tes lèvres et je te bâtirai un hymne que le temps ne pourra ren¬ verser. Les êtres heureux le répéteront d'âge en âge, dans la saison printanière, jusqu'à ce que la terre elle-même bondisse dans l'enfantement d'un jour nouveau. Allez! publiez cette nouvelle, vous, troupe bi¬ garrée, oiseaux des forêts, qui possédez un trésor de chansons bocagères dans vos gosiers enivrés de la rosée du matin ! Dites, publiez au loin : « Merlin épouse aujour¬ d'hui Viviane! » Qu'ils se réjouissent au fond de leurs cœurs, DOLORÈS 215 lous ceux qui aiment, et que les mondes consolés oublient les pleurs qu'ils ont versés. P.-S. Viens au-devant de moi, Viviane, par le petit senlier du bois; c'est là que je veux le revoir. VIII A peine Alifantina fut instruit des projets de départ de Merlin, il mit tout en œuvre pour le re¬ tenir. Car chaque jour le roi appréciait davantage notre Enchanteur, et peu s'en fallait qu'il n'eût remis entre ses mains la direction de l'empire. Aussi est-il reconnu que jamais les Espagnes n'a¬ vaient été si prospères. Tantôt Merlin enseignait à un coutelier de To¬ lède l'art de tremper dans le Tage les bonnes lames recourbées, comme il l'avait vu faire à Damas; tantôt il apprenait à un jardinier de la Véga à creuser une rigole, et il est manifeste que son projet était de changer les Espagnes en un vaste parterre, dont il avait dessiné, de Valence .à Cintra, en passant par Murcie et Navarre, les allées et les carreaux bordés de gazons, de tuli¬ piers et d'arbres de Judée. Le plus souvent, il 216 MERLIN L'ENCHANTEUR enseignait de nouveaux boléros et fandangos et une quantité d'airs de danse, par exemple les Folies d'Espagne, sans parler de plusieurs coups d'épée, encore en usage aujourd'hui dans les corridas de taureaux. En outre, il rendit une foule de décrets, lois, or¬ donnances souveraines, qu'il trouva sage d'écrire, non sur le parchemin, mais dans le cœur des peu¬ ples. Par exemple, il voulut et ordonna que tous âniers et muletiers fussent armés chevaliers, en sorte qu'un vagabond n'en rencontrât jamais un autre sans l'appeler caballero. De plus, il enjoi¬ gnit, décréta que les castagnettes se mariassent à la guitare sous les voûtes ombreuses des hôtelle¬ ries, toujours ouvertes ; que chaque fenêtre eût un balcon ciselé pour que les belles pussent y venir parler d'amour, dans les longues nuits d'été, à travers les jalousies, ou assister aux coups de da¬ gues retentissantes dans les rues ténébreuses. Il voulut encore que les regards des femmes eussent un éclat ressemblant, autant que faire se pourrait, au feu des pierreries qu'il ne manquait jamais d'énumérer en détail, telles que rubis, sa¬ phirs, topazes, émeraudes, améthystes, escar- boucles. Quant aux hommes, après peut-être mille essais pour juger de ce qui leur sied le mieux, il imposa aux Basques les cheveux tressés sur les épaules, BOLGHÈS 217 aux Valenciens la couverture en guise de burnous, aux Catalans la large ceinture bariolée, aux Anda- lous les alpargatas, brochées d'aiguillettes d'acier, à tous la large navaja, gardienne de leur honneur. Telles sont les lois de Merlin encore obéies au¬ jourd'hui. Ne soyez donc point surpris si Alifantina cher¬ cha, par tous les moyens dont peut disposer un souverain absolu, à retenir notre Enchanteur dans ses royaumes. Il l'avait nommé son astrologue, il le fit grand d'Espagne; à quoi il ajouta la prière, toujours si puissante dans la bouche d'un maître : « Que deviendrai-je, Merlin, quand vous m'au¬ rez quitté? Je m'étais converti à votre bon génie. Chaque jour je rompais davantage avec l'esprit des ruines. Si vous me laissez, Merlin, je vous confie ma faiblesse ; je crains d'être ressaisi par l'habi¬ tude et de m'abandonner au torrent. Vous m'aviez appris à préférer des champs ensemencés à l'aride bruyère. Insensiblement je prenais goût à la pros¬ périté publique. J'en faisais mon propre bonheur. Mais ces idées sont si nouvelles, si extraordinaires, que je n'oserai plus même les avouer, quand vous ne serez plus là. Mes conseillers intimes, je le sens, me ramèneront au désert. » La reine joignait ses instances à celles du roi : « Qui m'expliquera l'Alhambra, Merlin, quand ME11LIN L'ENCHANTEUR. T. II. 13 218 merlin l'enchanteur vous n'y serez plus ? Qui me traduira les conver¬ sations embaumées des roses et des jasmins, sous mon tocador? Sans vous, ô Merlin, le palais sera comme le rêve sans l'interprète. Hélas! il me semble que ces murailles d'albâtre ne sont plus qu'un édifice de songes, et tout va s'écrouler, sans doute, quand vous aurez franchi le seuil. Vous m'aviez fait entrer dans la vie, moi, fille des es¬ prits des ruines. Je crains, si vous me quittez, de m'exhaler moi-même aux rayons du soleil, comme la vapeur de ces jets d'eau qu'emporte la folle brise trempée des larmes du réséda. Déjà je vois la triste bruyère s'asseoir, dans la Véga, à votre place. » Ces discours pleins de séduction, de sagesse, ces offres, ces regrets, ces larmes royales, tout fut inutile. Merlin s'obstina à partir. Quand le jour du départ fut fixé, toutes les femmes d'Espagne se revêtirent tristement de lon¬ gues mantilles noires. Merlin leur demandait : « Pourquoi êtes-vous vêtues de deuil? » Elles répondaient : « A cause du départ de Merlin. » Il reprenait : « Votre beauté n'y perdra rien. Vos fronts de marbre, vos yeux de flamme étincelleront davan¬ tage sous ce long manteau noir. — Sans vous, Merlin, nous ne saurions sourire.. » DOLORÈS 219 Et il est de fait que, depuis le départ de Merlin, les Espagnes sont restées attristées, au point qu'il serait difficile de les reconnaître. Partout des bruyères, la solitude, le silence. À Burgos, il reçut l'hospitalité du grand Gid de Bivar et de Chimène. Tous deux l'attendaient au seuil, près du petit arc triomphal, sur des chevaux piaffants, caparaçonnés de soie et d'or. Fêté dans leur château, qui dominait la plate-forme, il paya leur hospitalité en composant plusieurs romances à leur éloge, et il mit le diadème de pierre sur le front chenu de la tour de Burgos-la- Vieille. Quand Merlin eut atteint la frontière de France l'honorée, il pressa encore le pas. Les àniers et les muletiers, qui lui faisaient cortège en grand nombre, ne pouvaient se décider à se séparer de lui. « Que deviendrons - nous ? disaient-ils. Déjà l'ennui nous gagne. Car nous commençons à nous apercevoir que nous sommes très-misérables , et nous l'avions oublié en vous voyant. —-Je reviendrai, seigneurs àniers. — Gela est-il sûr? — N'en doutez point. — Si vous ne pouvez rester avec nous, laissez- nous au moins votre serviteur que voici. » Et ils montraient Jacques Bonhomme. Jacques refusa de se séparer, un seul moment, de son 221) MERLIN L'ENCHANTEUR maître. Tout ce qu'il put faire, fut d'offrir à ces bonnes gens de leur laisser son chien noir. « Il sait aussi beaucoup de magie, » dit-il. Le chien, voyant Jacques s'éloigner, poussa de si lamentables cris que les Pyrénées en retenti¬ rent, et il alla rejoindre son maître. Pour les àniers et muletiers, dès qu'ils se vi¬ rent seuls, ils revinrent en Espagne, mornes et si¬ lencieux , comme s'ils avaient perdu chacun leur père. Ici finissent les pèlerinages de Merlin. Moi seul je possède les documents, chartes, archives, let¬ tres , monuments qui m'ont permis d'écrire ce livre. Quiconque tentera d'y ajouter ou d'en re¬ trancher un chapitre, je déclare qu'il ne pourra le faire que poussé par une déplorable cupidité ou une envie plus criminelle encore. Et il ne réussira qu'à mutiler l'histoire, au plus pour un jour. Mais, à la lin, la vérité toute seule, sans martyrs, sans champions, sans défenseurs, sans appui, sans or¬ gane, brillera suffisamment de sa propre lumière, ainsi que cela est toujours arrivé. LIVRE XIX l'enchanteur désenchanté I Vous qui découvrez subitement dans votre cœur une peine que vous prétendez cacher encore (quel homme n'a un secret de ce genre?), vous qui sen¬ tez une épine naître sous votre guirlande, c'est à vous que cette dernière partie est dédiée. Venez, imitez-moi ; suivez aveuglément Merlin. Surtout ne le discutez pas, ne le critiquez pas ; mais soumettez-lui ce qui peut vous rester de ju¬ gement et de raison. C'est le vrai moyen de profiter à son école. Quand la tristesse s'appesantit sur moi, je m'attache à son livre, et l'espérance revit dans mon cœur. Voilà sa plus grande magie. Dites, où l'avons-nous laissé? Il ressemble à la vérité ; rien de plus malaisé que de ressaisir ses vestiges quand on les a abandonnés. Que de jours 222 merlin l'enchanteur mauvais ont passé sur moi depuis que j'ai perdu sa trace enchantée ! Que de profondes eaux se sont amassées sur ma tête! N'en suis-je pas submergé? La sagesse de Merlin (quoique je n'aie pas hésité à faire connaître aussi ses erreurs) était pour moi le fil dans le labyrinthe des jours. Depuis que j'ai laissé se briser le fil, je suis égaré dans la nuit sans aurore. Encore une fois, si vous avez retrouvé mon héros, dites-le-moi. Qu'est-il devenu? qui l'a vu? par où a-t-il passé? Il me semble qu'au moment où nous avons pris congé de lui, il venait d'enchanter la terre, que rasait le soleil couchant. A ce signal, une comète avait secoué ses cheveux d'or ; elle se précipitait du haut du char de David, tète basse dans l'Océan, pendant que sa robe étoilée, flam¬ boyante, traînait encore au loin dans l'immensité bleue du firmament. Vous en souvenez-vous? D'ailleurs tout était serein dans mon cœur et dans le vôtre. Nous étions jeunes, vous et moi, ou, du moins, nous passions pour tels. Un cercle d'amis nous entourait, et pas un d'eux ne nous avait reniés. Pourquoi cela a-t-il changé? il y a si peu de jours qu'il en était ainsi ! Le monde est plein, dans le siècle où nous sommes, d'auteurs qui vont voler les héros que d'autres se sont donné la peine de déterrer. Je vous répète (cela est sérieux) que le mien m'a été l'enchanteur désenchanté 223 enlevé. Qui l'a pris? qui l'a évoqué sournoisement, pendant mon sommeil? Il était là pourtant il n'y a qu'un moment, jeune aussi, radieux d'espoir, de¬ bout sur un sommet des Pyrénées, semant autour de lui la joie et le sourire. J'arrive où je l'ai caché moi-même. 0 douleur ! ô trahison! ô ruine! Je ne le trouve plus. Voler un héros confié à la bonne foi publique, c'est bien pis mille fois que de voler à un homme son trésor dans une vieille cassette. Croyez-moi ! le pire des maux, c'est d'être in¬ terrompu dans un ouvrage épique du genre de celui-ci, qui aurait dû couler d'une haleine comme un fleuve grossi par la fonte des neiges. L'herbe croît sur les pas de vos personnages. Ils ne vous connaissent plus et ne répondent plus à votre voix. Tout est à recommencer comme dans une amitié brisée; et celles-là se renouent-elles jamais? Averti par mes plaintes, si quelqu'un me ra¬ mène mon héros, ou si je le retrouve dans cette mêlée de la vie, plus confuse cent fois que l'incen¬ die de Troie, où Énée perdit la vieille Créuse (en supposant qu'il ne l'ait pas perdue volontaire¬ ment) ; oui, si je rejoins jamais notre Enchanteur, je fais ici serment de ne plus me séparer de lui qu'il n'ait achevé de me dicter son histoire jusqu'à la dernière ligne. 224 MERLIN l.'ENCHÂNTEUR II Le sage Merlin avait achevé ses pèlerinages. 11 rentrait par les portes d'Espagne clans l'immense royaume d'Arthus, qui comprenait alors l'Angle¬ terre, la France, l'Italie et la plupart des terres voisines, sans compter le royaume des songes, dont il était le maitre à peu près absolu. Quel¬ qu'un qui eût vu passer notre Enchanteur l'eût trouvé tout semblable à ce qu'il était avant ses voyages : même grâce, même sourire, le teint seu¬ lement un peu basané, comme il était naturel après avoir visité tant de climats différents. Mais sous cet air de fête, vous eussiez pu aussi, avec plus d'attention, découvrir un profond chan¬ gement. Après tant de recherches, Merlin n'avait pu retrouver Viviane ; il commençait à désespérer de la revoir jamais. Puis le doute se joignait au désespoir. « N'est-ce pas un rêve que je poursuis? se di¬ sait-il à lui-même, après avoir pris congé des àniers du roi d'Espagne. Que de courses ! que de voyages et quel néant ! Suis-je donc plus sage que tous les autres sages? Pourquoi m'obstiner dans cette passion pour un songe? Hélas! j'ai l'enchanteur désenchanté 225 été dupe; est-ce une raison de l'être toujours? » La douleur la plus cuisante n'avait point anéanti dans Merlin le don des enchantements ; au con¬ traire, elle avait retrempé sa puissance, comme on l'a vu dans le cours de ses pèlerinages. Mais, dès que la crainte d'être dupe s'insinua dans son es¬ prit, chaque jour le dépouilla d'une partie de ses dons. Il arriva même au point de faiblesse par le¬ quel il avait commencé, c'est-à-dire qu'il lui eût été difficile de plier un brin d'herbe par sa seule volonté. Il est vrai que le monde ne savait rien encore de l'impuissance où son Enchanteur se trouvait peu à peu réduit ; et celui-ci eut la faiblesse de vivre sur son ancienne renommée, sans oser con¬ fier à personne qu'il n'était plus en état de la sou¬ tenir. Sans doute il eût mieux fait de dire fran¬ chement à la terre et aux peuples : « Je ne suis plus celui que vous avez connu ; cherchez un autre enchanteur. » Cela eût été assurément plus digne; mais il re¬ cula devant cet aveu, qu'il jugea tout ensemble inutile et funeste. Dieu merci, ses enchantements avaient été répandus, sans avarice, sur le berceau des nations. Qu'avait-il besoin de recommencer? Était-il donc nécessaire d'avertir tous les mondes que le charme avait cessé? Où était l'avantage? Quant à l'inconvénient, il était, certes, assez ma¬ is. 226 merlin l'enchanteur nifeste. N'était-ce pas attrister vainement la terre et le ciel ? Songez donc, je vous prie, combien d'êtres, et des meilleurs, vivaient en paix sur sa seule parole ! Pouvait-on savoir ce que produirait de confusion ce seul mot prononcé clairement : Merlin est désen¬ chanté! Il était sûr, au moins, que toutes les choses et les personnes qui vivaient sur la foi de notre Enchanteur s'abîmeraient incontinent, non pas seulement dans le royaume d'Arthus, mais jusque par delà les confins de la terre habitable. Etait-ce le cas de dire la vérité sans ménage¬ ment? Un peu de dissimulation n'était-il pas à préférer? On vivrait quelque temps d'espérances ; et le grand mal, je vous le demande! Le monde n'en vivait-il pas bien avant Merlin? D'ailleurs (et ceci est concluant), il ne se résolut pas sans com¬ bats et sans remords, lui qui était jusque-là toute vérité, a se contenter de l'apparence. Comment cela se fit par degrés, l'histoire serait longue à ra¬ conter. De ce grand livre ouvert devant mes yeux, je choisis une page. III Les premières indiscrétions partirent de l'entou¬ rage même de Merlin. Il était occupé à rafraîchir l'enchanteur désenchanté 227 son àme par un profond sommeil, et Jacques pé¬ chait des grenouilles au bord du grand étang dont parlent les légendes. A ce moment parurent, armés de torches phosphorescentes , des esprits follets qui mêlèrent leurs danses à travers les joncs du rivage; et voici la conversation qui s'établit entre eux, pendant qu'ils effleuraient à peine du pied les larges feuilles flottantes des nénufars : « Mes chers amis, dit une petite voix fiûtée qui semblait partir des roseaux, croyez-en Farfarel. La fortune de notre maître Merlin baisse évidem¬ ment ; il n'a plus, je vous assure, le moindre crédit sur les éléments et sur les étoiles. Nous, ses anciens serviteurs, nous ferons bien de le quitter avant qu'il soit entièrement ruiné. Pour moi, je suis décidé à lui désobéir au premier ordre qu'il me donnera demain à son lever. Je serai congédié, chassé, je le sais. Eh ! tant mieux ! Sur mon hon¬ neur, c'est tout ce que je demande. — Que Merlin baisse, reprit Brin-d'Herbe-d'Or, rien n'est plus clair. C'est une ruine lézardée qui va crouler. Je vais d'ici chercher un autre maître. — D'accord ! ajouta Serpentin en rallumant sa torche. Il est pourtant honteux, avouons-le, d'a¬ bandonner ainsi un prophète parce qu'il n'a plus pour lui les heureux sorts. Nous allons nous dés¬ honorer ! 228 merlin l'enchanteur — Quel radotage pour un esprit follet! reprit la première voix. Partons, vous dis-je, et qu'à son réveil il ne trouve pas même un gnome complai¬ sant pour lui cueillir un simple dans les bois. Ah ! ah ! ah ! Oh ! oh ! oh ! Ah ! chers amis, le fou rire me prend en pensant à la figure de ce pauvre Mer¬ lin quand il se réveillera seul dans le monde. Quel dépit ! quelle colère ! Mon Dieu ! pourtant, ce n'é¬ tait pas un méchant enchanteur. » Un rire aigu, sifflant, soutenu de huées, par¬ courut l'étang desséché ; les voix recommen¬ cèrent : « Faisons d'abord maison nette. Reprenons, emportons, dispersons tous les enchantements que Merlin a répandus sottement sur le monde. — C'est trop juste, Serpentin ! Je me charge, dit Farfarel, de dévaliser de mes propres mains la cour d'Arlhus, et les palais et les chaumières. Pas un breuvage d'amour ne restera dans une coupe. Non, non! je n'en laisserai pas une goutte pour désaltérer un papillon. — Et moi, cousin, je rouillerai les armures! s'écria Fleur-de-Verveine qui brandissait déjà un brin de paille chargé de rosée. — Moi, j'effacerai les mots sacrés dans le livre des Ermites. — Moi, j'ôterai le charme des vieilles tours couronnées de lierre. Je n'y laisserai que le chat- l'enchanteur désenchanté 229 huant : il est de nos amis. Ah ! si nous pouvions, du même coup, désenchanter les étoiles amou¬ reuses dans les nuits de printemps ! Voyez ! elles sourient et se moquent de nous. Prenez-y garde, elles feront encore bien des dupes. — Nous finirons par les atteindre, -répondit Farfarel en même temps qu'il éteignait sa lampe. — Bon! voilà déjà une étoile de moins! Il se¬ rait utile aussi de désenchanter l'enfer. Croyez-moi ! il reste là plus d'une illusion. —■ Sois tranquille, Serpentin, reprit encore Far¬ farel qui semblait le roi des esprits follets. Je m'en charge, et retiens bien cette parole. Pour commencer je chasserai les revenants dès mi¬ nuit. Je les obligerai, à coups de fouet, de rentrer honnêtement dans leurs couches; je fermerai sur eux la pierre. » A ces mots il vint se placer debout en face de Jacques Bonhomme, et, en se dandinant, il ajouta: « Et toi, Jacques, viens-tu avec nous? — Quitter le seigneur Merlin ! repartit l'hon¬ nête Jacques, qui semblait familier avec cette troupe d'esprits ! pour qui me prenez-vous ? — Imbécile! s'écria la foule des esprits follets. Allons chercher un autre enchanteur, s'il y en a encore dans le monde, et soyons les premiers à lui faire notre cour à soulever. Le temps de Merlin- est fini ! » 280 MERLIN L'ENCHANTEUR Puis ils se dispersèrent, en ricanant, sur tous les royaumes de Merlin, comme les nuages de sau¬ terelles noires qui s'abattent, en Roumanie, sur les océans de blés et en dévorent les épis déjà mûrs. Jacques suivit longtemps des yeux les fugitifs. Toutefois il ne fut point ébranlé ce jour-là. Quel¬ ques mots de la conversation des esprits, de Far- farel et de Brin-d'Herbe-d'Or furent entendus par des paysans des Ripes qui rentraient de la mois¬ son. Ces mots, pour la plupart entrecoupés, com¬ mencèrent à circuler dans le monde. Mais personne n'y prêta la moindre attention. IV La nuit était venue ; le vent, après avoir soufflé avec violence, était tombé ; la constellation d'O- rion, orgueilleuse de sa poussière d'étoiles, faisait honte à Dionée, qui produit les pierreries. Lors¬ que Merlin, au retour de ses pèlerinages, arriva à la frontière de France la louée, il crut sentir la terre frémir sous ses pieds en revoyant les lieux où il avait semé autrefois un si grand nombre d'enchantements. Le cœur palpitant, il s'arrêta un moment pour entendre le souffle des peuples. l'enchanteur désenchanté 231 Aucun bruit n'arriva à son oreille ; il se dit à lui-même : « C'est bien ! ils rêvent, ils dorment du bon sommeil. Avançons. Demain, au jour levant, je les verrai dans leur gloire. » Comme il était minuit et que le chemin creux passait près du cimetière, il entrevit sur la plate¬ forme un peuple de revenants évadés du sépulcre, qui, tout frissonnants, se réchauffaient aux rayons d'une lune blafarde. Jacques les vit comme lui et voulut s'enfuir à toutes jambes ; mais son maître le retint et le força de rester à ses côtés, bouche béante, dans la compagnie des morts. « Reste ! lui dit-il. Nulle société n'est meilleure pour toi. » Au milieu d'eux il n'eut pas de peine à recon¬ naître, sur une haute terrasse gothique, le père de Hamlet, lequel régnait sur la foule de ceux qui l'entouraient et semblaient ses courtisans. Parmi ceux-ci se distinguaient le chevalier qui tenait en¬ core sa fiancée Léonor en croupe sur son cheval ruisselant de sueur. Tous firent quelques pas pour se retirer à mesure que Merlin approchait. Mais le père de Hamlet leur dit : « Que craignez-vous ? C'est Merlin, il est de notre famille. » Sur cela, les morts restèrent à leur place, et bientôt Merlin se trouva dans le cercle qu'ils avaient formé au¬ tour de lui. « Que faites-vous ici, leur demanda-t-il, vous qui regardez ces froids rayons décolorés ? Parlez- 232 MERLIN L'ENCHANTEUR moi des rois et cles peuples. Que l'ont les hommes dans l'empire d'Arthus? J'ignore ce qui s'y passe depuis que j'en suis rejeté ; et tout ce qui n'est pas la terre d'Arthus est pour moi terre d'exil. Par¬ lez-moi donc de tant de rois, mes amis, et de tant de nations que vous avez sans doute connues. Il me sera doux d'apprendre par vous ce que font les vivants; car, ajouta-t-il avec l'intention bien ar¬ rêtée d'adoucir leurs faces rigides, les morts seuls ne trompent pas. — Réponds pour nous, » murmura le peuple inconsolable des spectres, en s''adressant au père de Hamlet ; sur quoi celui-ci prononça avec lenteur ces paroles : « Pour la dernière fois, nous venons nous mon¬ trer à la face de la terre. Jusqu'ici nous prenions plaisir à nous réchauffer aux rayons de cet astre pâle et muet comme nous. Mais la terre est de¬ venue si triste que nous renonçons à la visiter jamais. Nos tombes sont moins glacées que le cœur des hommes, nos ténèbres moins profondes. Une curiosité vaine nous attirait encore vers le séjour des vivants. Toujours trompés, cette curiosité nous a lassés. Pour la dernière fois nous quittons nos demeures. Oui, Merlin, sachez que la terre est si enlaidie depuis votre départ que nous avons juré de n'y plus reparaître, même à ces courts moments où il nous était si l'enchanteur désenchanté 233 aisé de soulever la pierre scellée sur nos têtes. — Il a dit vrai, répéta la foule. Nos nuits sont moins tristes que le jour des vivants. » Puis, en hochant la tête : « Adieu, terre désenchantée! Ruines, murailles solitaires, vous ne nous verrez plus ! — Que m'annoncez-vous ? interrompit Merlin qui refusa d'abord de croire ce qu'il entendait. Ne savez-vous pas que j'ai enchanté la terre et par¬ ticulièrement ce royaume ? J'y ai mis moi-même partout la joie et le sourire. Nul d'entre vous n'o¬ serait le nier. — Oui, répliqua le père de Hamlel en s'effor¬ çant d'adoucir son visage, tu as répandu la séré¬ nité sur le monde. Mais tes enchantements , pauvre Merlin, ne durent qu'une journée. Voilà ce que nous avons appris depuis que nous voyons ici face à face les choses éternelles. Tout ce que lu élèves le matin s'écroule le soir. Tu bâtis des choses merveilleuses, mais ce sont là des songes. Tu donnes des couronnes ; elles se flétrissent. Tu appelles le sourire ; il se change en larmes. Mal¬ heur à celui qui se confie en tes dons. » Jusqu'à ce moment Merlin n'avait encore vu tomber aucune des choses qu'il avait enchantées. Aussi se croyait-il certain de bâtir pour l'éternité. Il avait vécu au jour le jour, sans s'inquiéter du lendemain. La pensée qu'il ne créait rien de du- 234 MERLIN L'ENCHANTEUR rable et qu'il survivait à ses oeuvres le mordit subitement au cœur pour la première fois. La rou¬ geur lui monta au front. Il balbutia d'abord, puis il répondit : « Vous tous qui murmurez, dites-moi si mes enchantements ne vous suivent pas dans la mort ? — Il faut ici un autre magicien que toi, répliqua la foule. — Ceux que j'ai faits rois ne le sont-ils plus? Ceux qui ont appris de moi la magie l'ont-ils donc oubliée ? Au moins les belles emportent avec elles mes breuvages d'amour. — Ta magie, pauvre Merlin, finit ici où la mort commence. — Mais j'ai pour moi la vie. — Il n'est de vie qu'au ciel. — Il me reste la terre ! — Non ! pas même la terre. Entre et passe. Tu verras tomber tout ce que tu as édifié : royaumes d'Arthus, empire des preux, mondes enchantés, siècles d'amour, tours mystiques. 0 belles bulles de savon ! Nous avons appris ce que pèse l'œuvre de Merlin. Personne ne nous reverra plus, à la lueur de la lune, applaudir de nos mains retentis¬ santes à ses évocations de fumée. » A ces mots, chacun des revenants passa devant lui avec un ricanement qui acheva de couvrir de l'enchanteur désenchanté 235 confusion notre Enchanteur, car ils le poursui¬ vaient de cet écho jusque dans leurs demeures souterraines : « Adieu, Merlin ! beau roi des songes ! Nous allons dire au ver de terre ce que vaut ta magie. » Et il est certain qu'à partir de ce jour les spec¬ tres ont cessé d'apparaître dans la plus grande étendue des royaumes parcourus par notre héros. Si quelqu'un d'eux a manqué à la résolution for¬ melle prise par le plus grand nombre, il ne l'a fait qu'en se déguisant et se cachant sous quelque poterne en ruine ; et c'est là une désobéissance qui ne contredit en rien ce qui vient d'être ra¬ conté. V Perdre ses illusions ! De toutes les phrases de notre siècle, la plus sotte et la plus impertinente! Trop de fois, elle a aidé les lâches à couvrir leur désertion. Par sa dernière parole, Brutus a fait tout un peuple maudit de plagiaires qui disent en ampli¬ fiant le testament du maître : Amour, poésie, ma¬ gie, perle des rosées matinales, vertu des brises 23B merlin l'enchanteur du soir, ta n'es qu'un mot! Et, sur cela, vicies de regrets, légers de remords, ils se servent de cette phrase rouillée, non pour se poignarder (châti¬ ment volontaire qui, au moins, expierait le renie¬ ment), mais pour passer, tête basse, parmi les goujats d'armée, dans le camp du vainqueur. Il en est tout autrement quand il s'agit d'un en¬ chanteur désenchanté. Cette situation n'a été peinte nulle part ; et par sa nouveauté même que de diffi¬ cultés presque insurmontables elle entraîne! Point de classique, ni de modèle que je puisse prendre pour guide et pour patron ; une route inconnue, rocailleuse, pleine de fondrières où nul pas humain ne se montre ; de tous côtés, des précipices qui donnent le vertige. Si j'avais su d'avance où devait me conduire mon sujet de prédilection, le courage, assurément, m'aurait manqué pour commencer. Mais aujour¬ d'hui il est trop tard pour s'en dédire. Huit cents pages déjà remplies, ce n'est pas là une bagatelle! Continuons donc dans la voie où nous sommes, jusqu'à ce que nous trouvions l'issue. Avec de la méthode, de l'ordre, l'art de distribuer le sujet en ses diverses parties, surtout avec un style sobre (car, à travers ces abimes, rien ne serait plus pé¬ rilleux qu'une langue enivrée), il ne faut pas dé¬ sespérer d'atteindre un heureux dénoûment. Sitôt que Merlin fut rentré dans le royaume l'enchanteur désenchanté 237 d'Àrthus, on annonça son approche à son de trompes. C'est à peine si les peuples le recon¬ nurent, tant ils sont oublieux, et si quelques voix murmurèrent tout bas : « Merlin est revenu ! » Cependant il était près de Kerléon où Arthus tenait alors sa cour ; au-devant de lui volèrent, à l'orée d'une forêt, des vautours anthropophages qui portaient un joug d'or. « Qu'est ceci ? demanda Jacques. — Signe de mort, » répondit le prophète. En effet, à deux archées de là, il vit sortir du palais une grande foule d'où s'échappaient des sou¬ pirs et des lamentations. Bientôt il reconnut cette même cour d'Àrthus qu'il avait laissée si triom¬ phante à son départ. Mais Arthus lui-même, où était-il ? On n'osait en parler. Ses parents, qui formaient chacun une dynas¬ tie, avaient perdu leurs couronnes. Tètes nues, sans diadèmes, ils marchaient en pleurant, sous la pluie mêlée de neige et de frimas. Là vous eussiez vu, battu de l'horrible tempête, le roi Lear, chauve, devenu fou, prenant pour son bâton de vieillesse Ossian, le roi des brumes ; après eux le bon Uter, à la tète de dragon, le beau- frère d'Arthus ; son oncle, le roi des Orcades ; son père nourricier, Anthor; Owain toujours suivi d'une armée de corbeaux. Qui nommerai-je en¬ suite? Toi, Glaudas, le roi de la déserte, à l'écu 2?8 MERLIN L'ENCHANTEUR de sinople, aux trois gueules d'argent ; toi, Ban de Benoix, qui règnes dans la forêt de Briogne ; et puis encore Rodarch de Cambrie, Ambroise Aurèle, Érec de Nantes, le sage Ulsius, conseiller des plus sages ; tous couverts de cendre, déchi¬ rant leurs habits. L'ermite Ogrin les suivait, hors de la foule, psalmodiant : Miserere ! miserere! Du plus loin qu'il les vit, Jacques s'écria: « Oh ! Dieu ! quel deuil et quel dommage ! Voici que les rois pleurent et les reines ont pris leurs habits de deuil. — Gourons les assister, s'il en est temps en¬ core, » répondit Merlin que l'angoisse commençait à saisir. Dès qu'ils eurent rejoint le cortège, il s'arrêtè¬ rent. L'archevêque de Brice, au nom des dynas¬ ties qui le suivaient, prit la parole en gémissant : « Merlin, béni soit l'Homme-Dieu qui vous ra¬ mène par la main! Sinon, c'était fait de nous, de nos royaumes. — Arthus vous soit en aide ! — 11 se meurt. — Et ma table ronde ? — Brisée. — Par qui? — Par notre faute à tous. A peine, Merlin, aviez-vous disparu, Viviane a dit au roi : « Ar- « thus, ta renommée était grande; elle est perdue, l'enchanteur désenchanté 239 « Merlin est parti, et avec lui, ta joie, ta fortune « et ton espoir. » « Aussitôt, en effet, les couronnes des rois ont commencé à trembler sur leurs tètes, et les tables à chanceler sur leurs pieds d'airain. Les peuples que vous aviez laissés si débonnaires, assis à nos côtés, buvant à notre coupe, sont entrés en fureur; affamés, ils ont commencé de nous lapider avec les pierres de la table ronde. Et si nous demandions : « Beaux fils, pourquoi êtes-vous en fureur? » ils répondaient : « Parce que Merlin ne vous protège « plus. » 0 deuil plus grand que le deuil de Cam- lan! Mais leur colère les a mal inspirés et mainte¬ nant la mélancolie les ronge. — Nos filles mêmes nous ont chassés dans la pluie et la neige, interrompit le roi Lear. Ah ! comment ont-elles pu avoir le cœur si dur, nos filles aux tendres yeux de biche? Merlin, petit Mer¬ lin! aide-moi, mon ami. Ne laisse pas ma vieille tète se lézarder comme ces donjons qui croulent. » Merlin jeta les yeux autour de lui. Il ne décou¬ vrit, en effet, que ruines de donjons sur les som¬ mets des collines. Les tours qui n'étaient pas écroulées étaient toutes chancelantes ; les meilleu¬ res avaient perdu au moins leurs créneaux et les rois disaient : « Sans vous, Merlin, nous périssons, Dieu sait qui nous remplacera! » 240 MERLIN L'ENCHANTEUR Alors les châtelaines se mirent à pleurer : « Qu'avons-nous fait, disaient-elles, pour être ainsi battues des vents ? » Puis les reines ajou¬ taient : « Que vous coûte-t-il de ramener les peu¬ ples à nos pieds? Moins qu'un sourire. — Il faut, répondait Merlin, que vous ayez dé¬ sobéi à l'un de mes commandements. — Auquel? repartit la foule des rois, des barons, des châtelaines. — Je soupçonne que vous n'avez pas aimé comme je vous l'avais tant ordonné. Mais vos peu¬ ples, où sont-ils? et Arthus?.., » Il allait continuer, lorsqu'un glas funèbre retentit sur la terre et arrêta la parole sur ses lèvres. VI Pour arriver au seuil d'Arthus il fallait traver¬ ser plusieurs nations qui semblaient moribondes ; elles étaient étendues ou accroupies dans le sable comme autant de sphinx aux portes du palais, et chacune d'elles portait au front un mystère. Elles ne pleuraient, ni ne sanglotaient, ni ne gémis¬ saient, mais elles gardaient un silence sépulcral. Pourtant elles vivaient, à en croire la respiration l'enchanteur désenchanté 24 1 oppressée, haletante, qui soulevait leurs poitrines. Dans tout le reste, elles paraissaient de pierre. Oui, les corps vivaient, mais les âmes étaient mortes, et chacun portait en ricanant le deuil de soi-même. Aucune blessure ne paraissait à la surface des corps. Mais toutes les plaies d'Egypte rassemblées eussent compté pour rien à côté de cet ulcère invi¬ sible, tenace, qui dévorait tout un monde. Ne parlez pas davantage des pestes racontées par Thucydide et par Boccace. Qu'étaient-elles au prix de celle peste vraiment noire, répandue sur toutes les nations d'Arthus? Un mal grand, sans doute, mais guérissable, puisqu'il était connu ; et d'ailleurs, vous pouviez vous en défendre par l'isolement. Il suffisait, pour vivre en sûreté, de se préserver de l'attouchement des corps. Ici, au contraire, nul abri, nul rempart, nul re¬ fuge. Le venin n'est pas seulement dans l'air : il est dans un élément plus subtil, dans le sourire qu'on rencontre, dans la parole qu'on entend; il est dans le silence même. D'âme à âme, il circule sans la contagion des corps. Il vous atteint dans les lieux hauts comme dans les lieux bas. 11 vole avec le regard; la chanson et le rire le pren¬ nent sur leurs ailes, les langues le distillent, les mots le dardent, les phrases le colportent dans les nues, la solitude le nourrit, le monde l'entretient, MERLIN L'ENCHANTEUR. T. II. 14 242 merlin l'enchanteur le vide le gonfle et l'exaspère. Où fuir? Le bubon est dans le cœur. Et le remède où est-il? Merlin apporte-t-il le sim¬ ple qui peut seul guérir la plaie? Personne n'en sait rien et ne se soucie de le savoir. Ils voient passer le guérisseur des âmes, et nul ne se soulève pour lui demander assistance. Ils aiment leur mal : c'est désormais leur seul amour. Malheur à qui voudrait les guérir ! Sur les places publiques, des hommes, des peu¬ ples entiers défaillaient, et ils n'avaient aucun mal visible. Ils ressemblaient à de gras spectres assis à une table vide. 0 ciel ! éloignez de moi ce sou¬ venir! le cœur me manque en y pensant. Pour la caducité, elle s'emparait des plus jeunes. Ils étaient ceux dont le sang était le plus glacé. Les enfants avaient le. visage ridé et les che¬ veux blancs des vieillards. L'âme des jeunes lilles était devenue sordide comme celle des cen¬ tenaires. Au milieu d'eux quelques-uns séchaient d'une soif dévorante pour ce qu'ils appelaient avenir. Ils couraient çà et là, de seuil en seuil, de temple en temple, comme s'ils étaient piqués d'un aiguillon sacré; puis ils tombaient épuisés sur le sable qu'ils teignaient d'un sang noir, avant d'avoir désaltéré une seule fois leur cœur; car ils avaient soif de l'impossible, et ils se consumaient vainement à le l'enchanteur désenchanté 243 poursuivre. Les autres ricanaient en voyant leur agonie. Chose étrange! ces peuples avaient oublié le nom de leurs ancêtres, de leurs proches, de leurs amis, de leur pays. Ils ne se souvenaient pas le lendemain de ce qu'ils avaient fait la veille, si indigents de cœur que la mort ne pouvait leur rien ôter. Mal plus extraordinaire encore! Chaque jour ils changeaient de langues comme de vêtements; et nul ne savait où ils avaient appris ces langues nouvelles, subtiles, rampantes, sifflantes, à moins qu'ils ne les eussent apprises des serpents avec lesquels ils avaient contracté alliance dans les ténèbres. Aussi bien, vous eussiez cru voir des peuples mordus au cœur, enveloppés, étouffés par un grand reptile, comme les fils de Laocoon, car ils ne pouvaient crier. L'âme du reptile avait passé en eux et serpentait lentement dans leurs veines livides. Ils avaient pris de lui la taciturnité, la dé¬ marche oblique, la face gluante, visqueuse, tout, hormis le regard étincelant. Si vous les touchiez au cœur, vous sentiez froid. Ils pouvaient rester longtemps ainsi sans commencer à renaître, sans achever de mourir. Leur voix était grêle comme celle du vent dans le désert; leur haleine empestait le monde. 244 merlin l'enchanteur Il y avait au-dessus d'eux, dans une tour ou¬ verte, une cloche qui sonnait jour et nuit un glas, et c'était le glas d'un monde. Mais personne n'y prêtait l'oreille, tant on était accoutumé à l'enten¬ dre. Plusieurs le prenaient pour le tintement de Y Angélus, à l'heure où les voyageurs cherchent un gite pour la nuit prochaine. Merlin contempla longtemps le front de ces na¬ tions muettes qui ne désiraient pas revivre. Un froid mortel le saisit lui-même en les regardant. Il sentit que s'il s'arrêtait davantage, le vertige de la mort le gagnerait, comme l'oiseau fasciné par l'œil du serpent. Sans essayer de leur parler (car il voyait à leur endurcissement combien cela était inutile), pleu¬ rant, épouvanté, il précipita ses pas jusqu'au ves¬ tibule du palais d'Arthus. VII C'était un pâle jour d'hiver. Les formes de toutes choses, semblaient s'enfuir et s'évanouir dans un linceul de brume. Les montagnes, tron¬ quées à leur faîte par d'épais nuages, ne mon¬ traient que leurs pieds bruns sous le rideau qui les enveloppait de ses plis; nul bruit excepté le l'enchanteur désenchanté 245 cliquetis du grésil sur la terre durcie. Le monde muet et glacé semblait résigné à mourir. Dès que les chiens qui veillaient au seuil d'Ar¬ thus aperçurent Merlin, ils se levèrent et poussè¬ rent de longs hurlements. Bientôt ils le reconnu¬ rent ; la tête baissée, ils vinrent lui lécher les mains et le conduisirent vers le seuil de leur maître. Avertis par leurs aboiements, les deux portiers, Drèm, à la forte main, Kénon, fils de Klédno, se levèrent à leur tour du banc où ils étaient assis; et sans parler, tout soupirants et angoisseux, ils ou¬ vrirent les deux pans de la porte de chêne. Arthus, le noble roi de l'avenir, était étendu sur sa couche dans la plus vaste salle de son palais de bois, jonchée de joncs menus. Il se mourait du même mal que ses peuples. La reine Genièvre venait de charger d'amu¬ lettes le front de son époux; elle gisait, près de lui, sur la peau d'ours déroulée au pied de la cou¬ che royale. D'où venait le mal d'Arthus? Était-ce la satiété de biens trop facilement acquis? Arthus avouait qu'il ne s'était rassasié à aucune coupe ; pourtant il n'avait plus même soif de la justice. Était-ce la vieillesse? Il entrait à peine dans l'âge mûr; déjà il sentait toutes les glaces de la décrépitude. D. 246 MERLIN L'ENCHANTEUR Avait-il trop présumé de son temps, et s'était-il dégoûté de vivre en le voyant si misérable? Avait- il été trompé par les générations qui avaient pro¬ mis de le suivre, et qui maintenant le reniaient à l'envi? Ce coup avait-il brisé en lui les forces et la vertu du héros? Ah! combien il était différent dans ces jours déjà éloignés, où, au milieu d'un monde ivre de joie, le front ombragé d'un panache, il montrait sa face riante aux peuples rajeunis qui acclamaient en lui l'espérance! Maintenant il attachait ses re¬ gards sur son bouclier d'argent suspendu au- dessus de sa tète ; mais en le voyant terni comme par le souffle d'un siècle impur, il détournait les yeux et soupirait. Quand l'année va mourir, le chêne de la mon¬ tagne murmure de voir ses feuilles tomber une à une à ses pieds; il porte envie au fils de l'hiver, au pin ou au mélèze qui garde entière sa verte chevelure dont aucune tempête ne peut le dé¬ pouiller. Tel Arthus, se sentant mourir, regardait avec envie, debout au pied de son lit, ses com¬ pagnons qui gardaient, sans fléchir, leurs vertes années. C'est à ce moment qu'entra Merlin. Quand il se fut approché du moribond, il s'agenouilla, puis il lui prit les mains, les baisa, et lui dit : a Roi Arthus, Dieu vous sauve ! 0 père de toutes l'enchanteur désenchanté 247 les espérances, roi des âmes libres, qui vous a fait cette plaie? » Le roi refusa de répondre à cette question, mais il dit : « Merlin, beau guérisseur des âmes, il est trop tard! Voyez comme le souffle me manque et comme l'espérance m'est ôtée. Voici le glas qui annonce les funérailles d'Arthus. Plaise au ciel que ce ne soient pas les funérailles d'un monde. » Alors Merlin se baissa pour visiter les blessu¬ res ; mais il ne vit rien que la face de plus en plus livide d'Arthus, qui reprit, avec le ricanement avant-coureur de la mort : « Tu ne vois pas la blessure, ô le plus sage des hommes! Pourtant elle est là, dans le cœur. Mais oelui qui me l'a faite, et de quelle manière, et à quel jour, c'est ce que je ne dirai jamais. Il est plus doux de mourir. » Sans oser répondre, Merlin essaya de tous les baumes qu'il avait recueillis dans son pèlerinage et qu'il croyait infaillibles. Il en avait rapporté du Caucase de Prométhée, de l'île de Philoctète, du jardin d'Éden, du sommet du Golgotha. Après les avoir imbibés d'une eau qu'il avait fait tiédir lui- même, il les étendit sur les membres du monar¬ que. Aucun d'eux, pas même l'herbe Promé- théenne, n'apaisa les douleurs d'Arthus. A cet instant, les nations couchées et engour- 248 MERLIN L'ENCHANTEUR dies sur le seuil de pierre firent entendre leurs ronflements, comme les Euménides couchées sur les dalles du temple de Delphes. Ce bruit sourd, étrange, fit tressaillir le roi, on ne sait si ce fut d'espérance ou de crainte; déjà sa langue s'em¬ barrassait, il avait peine à parler. Des extrémités des membres, le froid gagnait le cœur. Ses yeux, qu'il roulait lentement dans leur orbite sanglant, paraissaient renfermer tout ce qui lui restait de vie. Il chercha de ses mains crispées son épée. On la lui montra sous son chevet; il fit encore une fois signe qu'elle se rouillait au souffle empesté des méchants, et il la pressa sur sa poitrine. Quelques heures se passèrent ainsi dans ces al¬ ternatives de stupeur et de trouble. Enfin il voulut se lever une dernière fois et mourir debout; ses serviteurs le prirent dans leurs bras et le firent asseoir sur son trône. Ayant appelé lui-même la reine, il la consola et lui défendit de pleurer. Il fit venir ensuite ses ser¬ viteurs ; il les remercia de leurs loyaux services et distribua entre eux les dons qu'il avait fait préparer. Puis on lui apporta la couronne; il la prit dans ses mains, et, s'adressant à Merlin : v. Je n'ai point de fils, lui dit-il. Je ne sais qui me succédera. Merlin, je vous confie ma cou- l'enchanteur désenchanté 249 ronne : c'esl celle de l'avenir; gardez-la pour le plus digne. » Merlin promit qu'il serait fait tout ainsi que le roi l'ordonnait, ce qui mit fin à ses plus grandes angoisses. Cependant chaque instant augmentait sa fai¬ blesse, et les affres- de la mort passaient et repas¬ saient sur son front. Quelques paroles incohérentes tombèrent de ses lèvres : « Tout est perdu!... L'avenir est un mot ! » Presque aussitôt il s'aper¬ çut que sa tète commençait à s'égarer, et il éten¬ dit ses deux mains vers ses amis, comme pour les prier d'oublier ce qu'il avait dit. Alors commença le hoquet de la mort auquel les nations répondirent, et il semblait à chaque haleine qu'il était étouffé. Les vastes fenêtres de la salle furent ouvertes; mais l'air des bois qui apportait la vie ne pouvait pénétrer dans la poi¬ trine d'Arthus. 11 demanda à être replacé sur sa couche; et, parce que ses serviteurs arrivaient trop lentement à son gré et qu'il avait hâte, il s'y traîna en mar¬ chant, appuyé sur leurs bras. Là il reposa un ins¬ tant; et presque .aussitôt sa tète, cette tète puis¬ sante, altière, retomba sur son sein et y demeura scellée comme si elle eût été poussée en avant par une main invisible à laquelle il était inu¬ tile de résister. Ses yeux restèrent fixes, étonnés 250 MERLIN L'ENCHANTEUR de la première approche des éternelles ténèbres. Un cri aigu partit de la salle et remplit le palais. « Arthus, le roi Arthus est mort ! » Cependant la nuit était venue ; et tant que l'obs¬ curité couvrit la terre, la reine Genièvre empêcha sa douleur d'éclater; elle resta froide et muette comme le soc d'un des piliers de marbre qui sou¬ tenaient la salle. Mais sitôt que l'ombre disparut, le désespoir se déchaîna dans son âme et la mort lui apparut pour la première fois, sans voile. En voyant que l'aube recommençait à blahchir, la douce lumière à reparaître, pour tous les autres, excepté pour Arthus, et que lui seul ne jouirait plus des dons apportés par le jour à la moindre créature, un sanglot, puis un cri lugubre, puis une imprécation sortirent des lèvres pieuses de madame Genièvre. Ce cri fut répété par ses femmes, qui toutes s'assirent autour d'elle sur la terre; et le palais de bois fut ébranlé par leurs rauques la¬ mentations : « Il est tombé, le roi de l'avenir! celui qui ap¬ portait l'espérance à la terre. « Le ver qui rampe reverra la lumière du j our en sortant de l'obscur limon, mais Arthus ne la reverra pas. « La pierre brute sera réchauffée par l'aube ; mais lui ne goûtera que le froid de la mort. « L'herbe des champs sentira d'avance le souffle l'enchanteur désenchanté 251 tiède du printemps, elle s'en réjouira sous la neige ; mais Arthus, mais le sage, le bon, le roi des justes ne respirera que le souffle du sépulcre. « 0 Dieu! où est ta justice? « 0 ciel ! où est ta lumière ? « 0 Providence! où est ta gloire? « Rose mystique ! où est ton parfum? « Tour d'ivoire ! où est ta blancheur? « Étoile du matin! où est ton rayon? » Merlin, que ces clameurs transperçaient, se leva comme un homme inspiré. Il se lit apporter la large épée nue d'Arthus, et il en approcha la lame bleuâtre des lèvres glacées du roi. Le tranchant de l'épée se couvrit d'un pâle nuage, comme celui que laisse le souffle du matin sur la vitre transpa¬ rente. « Arthus vit encore ! il respire ! il sommeille ! » Ce mot plus prompt que l'éclair vole de bouche en bouche; il arrête les larmes, il suspend la plainte. Aux longs gémissements succède un si¬ lence de stupeur et d'espérance. VIII « Il y a, seigneurs, plusieurs genres de som¬ meil, murmura à voix basse Merlin en fermant les 252 MERLIN l'enchanteur yeux du roi. Il y a le sommeil de l'ennui, qui ne ressemble en rien à celui-ci ; il y a le sommeil de la mort, qui s'en rapproche davantage ; il y a aussi le sommeil sacré, peuplé de songes divins. C'est celui que goûte en ce moment le noble Artlius. Faisons que rien ne trouble son rêve céleste. » Puis, s'adressant aux courtisans : « Parlez bas, » ajouta-t-il. Ce qu'ils firent aussitôt, et ils ont continué de parler sur ce ton jusqu'à nos jours. La foule se dispersa à pas comptés, plus silen¬ cieuse que des ombres. Le sanglot devint soupir, le soupir murmure, le murmure chuchotement. Enfin la terre se tut. Un conseiller d'Arthus s'approcha de l'oreille de Merlin et lui dit : « Est-il donc si facile à un monde de mourir ? » Pour toute réponse, Merlin mit un doigt sur sa bouche. Il fut enjoint à tous ceux qui possédaient un luth, un théorbe, une mandoline et même une musette, de s'abstenir d'en jouer s'ils n'aimaient mieux les briser. Même les cloches durent cesser de sonner. Chacun des vivants retenait son ha¬ leine , dans la crainte de troubler les heureux songes d'Arthus. Les châteaux qui retentissaient autrefois de chants d'amour étaient abandonnés. Nul ne savait ce qu'étaient devenus leurs habitants. A peine si, l'enchanteur désenchanté 253 dans l'enceinte des ruines, on tolérait quelque bruyère, quelque poirier sauvage où venait se poser, l'aile effarée, un oiseau voyageur ; et s'il se prenait à chanter, Merlin, assis sur l'herbe, se levait et lui disait dans son langage ailé : « Silence ! qui que tu sois, oiseau bleu ! Arthus fait un beau rêve que j'interpréterai tout à l'heure. » L'oiseau se taisait sur-le-champ et avec lui le monde entier. Quelquefois une pierre se détachait de la voûte du palais. Au moment où elle allait tomber avec fracas, Jacques préparait une couche épaisse de feuillée qui amortissait le bruit. Par ce moyen, les tours, les murailles lézardées tombaient peu à peu en ruine, et se couvraient de futaies, sans que personne entendit le fracas. Deux ou trois fois il arriva que des peuples qui n'étaient pas avertis se levèrent, pieds nus, pendant la nuit, avec un grand tumulte. Mais l'Enchanteur n'eut qu'à leur faire un signe. Tous se mirent aussitôt, comme lui, un doigt sur la bouche. Plusieurs générations passè¬ rent ainsi sans bruit, sans'haleine, déchaussées, l'oreille basse, muettes, garrottées, de peur d'é¬ veiller le dormeur. Les jours aussi passaient; les nuits succédaient aux jours; et pas un changement notable n'arri¬ vait. Jacques, faisant la veillée, chassait les four¬ mis à mesure qu'elles s'égaraient sur le front MERLIN L'ENCHANTEUR. T. 11. 15 254 MERLIN L'ENCHANTEUR d'Arthus. Il ne laissait pas même approcher les cigales. Pour abréger les heures, il chantait, à demi-voix, un refrain du village ; mais il y re¬ nonça bientôt, parce qu'Arthus avait poussé un soupir. Assis au coin d'un feu de broussailles, les . yeux attachés sur la braise, il polissait et repo¬ lissait l'épée du dormeur ; et chaque jour elle gran¬ dissait. Déjà elle touchait du pommeau à la Scan¬ dinavie, de la pointe aux Colonnes d'Hercule. Quand il arrivait qu'Arthus se. réveillait, pour l'ordinaire, il se mettait sur son séant, et il de¬ mandait à boire. Aussitôt Jacques Bonhomme en avertissait Merlin, qui se pressait d'accourir; il écoutait attentivement le récit que lui faisait Ar- thus de ses songes, et il les interprétait sur-le- champ, presque toujours dans le sens le meilleur. Etaient-ils de bon augure, le monde en était instruit sans retard. Au contraire, annonçaient-ils de mau¬ vais jours, pestes, famines, disettes, tyrannies, esclavages, Merlin, pour n'affliger personne, en gardait le secret pour lui seul, autant qu'il le pou¬ vait. Dans l'un et l'autre cas, le roi, apaisé par la sagesse de l'Enchanteur, laissait de nouveau re¬ tomber sa tête pesante sur la paume de sa main ; il se rendormait du long sommeil. Près de lui, sous les poternes, sept dormants, plus grands quë tous les autres, s'étaient assoupis dans leurs armures dé fer et semblaient des géants ; l'enchanteur désenchante 255 on dit que plusieurs d'entre eux étaient des femmes cachées sous des cuirasses d'hommes. Le premier s'appelait Francus, le second Polo- nius, le troisième Albion, surnommé Britannia, le quatrième Lara de Castille, le cinquième Ottavien le Lombard, le sixième Barbe-Rousse le Teuton, que d'autres connaissaient sous le nom de Teu- tonia, le septième, Pandème, né en Esclavonie. Comme bons compagnons qui n'ont rien à craindre l'un de l'autre, ils étendirent leurs membres sur l'herbe drue, les paupières fermées et pesantes, sans soupçons, sans même de gardes, tous cousus dans leurs cuirasses, vêtus de haubergeons, coiffés de chapeaux de fer. Mais leur épée était à leur côté; c'était leur épousée. Eux dormant, elle veillait à leur place. Cependant leurs chiens dé¬ muselés , bons lévriers, s'endormirent aussi à leurs pieds, avec force oiseaux de leurres et de poing. Sur leurs tètes, la nuit semait les étoiles. La lune blafarde sortit des nues pour regarder ces grands corps assoupis , et elle les prit pour des frères d'Endymion ou pour les-sept conducteurs du char de David. Maints papillons nocturnes se jouaient dans leurs chevelures ; maints oiseaux de nuit, hiboux , chats-huants, orfraies, s'abri¬ taient dans leurs seins ou dans leurs casques dé¬ bridés. Puis le jour les couvrit de son manteau 256 merlin l'enchanteur d'incarnat, et les soleils éblouissants furent pour eux ce qu'étaient les ténèbres. Bientôt, rien 116 sembla si beau que de dormir du sommeil sacré du roi ; tout le monde eût voulu l'imiter. Les plus belles personnes vinrent trouvér Merlin ; c'étaient, après Genièvre, Iseult, aux blanches mains, Sigune, sœur d'Amfortès, Bru- nissende, Orbance l'angélique ; de crainte de faire trop de bruit, elles avaient eu soin de faire déferrer leurs palefrois. « Au moins, lui disaient-elles, vous veillerez sur nous ; si vous ne nous donniez votre parole, nous aurions peur vraiment. — Dormez sans peur, » leur répondait Merlin. Et Floramie, la fiancée de Titurel, Amide, sur¬ nommée Héliabelle, Hélène sans pareille, au cœur dolent, reprenaient : « Nous nous lions à vous, seigneur ! Quand le moment viendra, réveillez-nous sans faute, nous sommes très-matinales. — Foi d'Enchanteur ! je vous réveillerai à l'heure propice. Dormez votre sommeil magique. » Et tout ce que l'on comptait de plus charmant à la cour d'Arthus s'endormit à la belle étoile dans les cavernes, sur la mousse ou sur des lits de feuilles, pour être plus vite prêt à l'appel du matin ; et l'une avait les mains jointes sur la poitrine, l'autre les avait collées au corps; celle-ci avait la l'enchanteur désenchanté 257 tête sur un oreiller de granit qui ployait à son gré ; celle-ci avait préféré le marbre parce qu'il a la blancheur des vierges ; celte autre le porphyre. Toutes avaient pris d'épais linceuls d'écarlate à cause du vent des nuits dont aucun toit ne les ga¬ rantissait. Ainsi, quoique Merlin n'eût point fait exacte¬ ment ce qu'il voulait, il conserva néanmoins dans le monde sa renommée d'enchanteur. « Après tout, se disait-il, les songes ne valent-ils pas bien la vie? Je n'ai pu, il est vrai, malgré mon bon vou¬ loir, conserver à Arthus son empire réel. Mais je lui ai donné à la place l'empire des songes. Qui sait si celui-là n'est pas le véritable ! » Ces réflexions n'étaient qu'un artifice de l'En¬ chanteur pour dissimuler son impuissance à lui- même. Qu'il était loin de l'ingénuité de ses pre¬ mières années! Il commençait à se payer de mots. Pour la première fois, il manqua de franchise avec lui-même, au lieu de reconnaître qu'il n'était plus ce qu'il avait été. Hélas ! combien ce premier tort a eu d'irréparables suites ! __ . . gafegffif. I V/'- i ..y ' y y.y- y'r y"' yy - , ; • ' ' ' " t ■y ' ' - " LIVRE XX LE SOMMEIL D'AIRAIN I Vous qui passez, n'éveillez pas le roi Arthus. Ne pas voir le crime heureux ; ne pas entendre ses fanfares ; ne pas voir le sourire des esclaves ; ne pas entendre le sifflement des serpents ; ne pas respirer l'encens qui brûle aux pieds des méchants, là est le bonheur. C'est celui que goûte Arthus dans son sommeil sacré. Que ne suis-je de pierre ou glacé comme lui ! Plusieurs saisons ayant passé, la léthargie étant toujours aussi profonde, Merlin se décida à ré¬ veiller brusquement le monarque, au risque de bouleverser l'étiquette féodale, Il s'approcha de lui, et le tirant par un pan de son manteau fleur¬ delisé : « Beau rôi de l'avenir, lui dit-il, voici le jour. 260 .MERLIN L'enciunteuu Là-bas, clans le verger fleuri, les feuilles d'églan¬ tier frissonnent sur la haie; le merle gazouille ; le flot scintille ; la pâquerette clans les prés et la mar¬ jolaine ont essuyé leurs larmes de rosée, et le coq a dit aussi trois fois : Voici le jour ! » Mais Arthus se contenta, comme il avait cou¬ tume, de soupirer d'un long soupir; et, se retour¬ nant sur le côté, il parut encore une fois cle marbre. Ce que voyant, Merlin se sentit pris d'une grande épouvanté, comme s'il eût commis un meurtre, et il ne savait qu'imaginer pour s'en défendre ; car il se disait à lui-même : « Mes enchantements sont-ils donc devenus des enchantements cle mort? Voici le plus beau des rois qu'il m'est impossible cle tirer cle l'engourdis¬ sement où je l'ai plongé ; et avec lui tout un monde, celui que j'ai connu clans ma verte jeu¬ nesse, s'est pris à dormir du même sommeil cle pierre. » Pour les vieillards, passe encore de dormir! Mais il.se faisait conscience d'avoir assoupi clu long sommeil, à la fleur de l'âge, tant cle char¬ mantes personnes, la plupart fiancées et promises, ou mariées d'hier à peine, lesquelles s'étaient fiées à sa parole et avaient pris le linceul, comme on prend une robe cle noce. Qu'il parvînt à les ré¬ veiller, c'est un point qu'il ne mettait pas en doute. Mais le moment, quand viendrait-il? Aujourd'hui, LE SOMMEIL ll'AIRAIN 261 ou demain, ou plus tard ? Voilà ce qu'il ne pouvait affirmer. Cela pouvait durer une année, peut-être davantage. Il n'en fallait pas tant pour troubler un honnête enchanteur aussi scrupuleux que le nôtre. Dans cette angoisse, il alla susciter plusieurs peuples nouveaux, race de fer, et il leur com¬ manda de se lever avec un grand fracas ; ce qu'ils firent très-volontiers, car ils aiment tous le bruit qu'ils prennent aisément pour la gloire. Aussi ar¬ rivèrent-ils munis d'instruments les plus sonores qu'ils pussent trouver ; et ils frappaient sur le fer, sur l'airain, comme les villageois qui rappellent un essaim d'abeilles envolé de la ruche. Maintes fois ils défilèrent, avec les barons, devant la cou¬ che du roi Arthus; ils se livrèrent même entre eux divers combats homicides, où ils comblèrent les ravins de leurs morts, ayant de plus la pré¬ caution de pousser des cris furieux qui montaient jusqu'au ciel, de piétiner la boue sanglante et de frapper et marteler les vaincus d'un fléau d'ai¬ rain . « Pourquoi faites-vous tant de bruit ? leur de¬ mandaient les mères et les vierges. — Pour réveiller le noble Arthus, » répondaient aussitôt les peuples d'une voix haletante. Mais cela même fut inutile. Le sommeil du dor¬ meur ne fut pas interrompu par le tumulte de 262 merlin l'enchanteur tant de nations aux prises, qui croyaient que le bruit de leur chute arrivait jusqu'aux étoiles. Une seule fois, pendant l'écroulement d'un empire, de deux royaumes et de six grands duchés, il dit à voix basse à Jacques, qui se baissait sur ses lè¬ vres pour l'entendre : « Fais taire ces pies bavardes, j'en suis incom¬ modé. » Puis il se rendormit encore, Quand les nations en tumulte entendirent ces paroles, rien n'égala leur confusion. Pour Merlin, il vit clairement que c'était fait de tout un monde; il prit le deuil et perdit la sérénité et l'enjouement qu'il avait su conserver jusque-là. S'oubliant lui-même, loin des cités, nourri de glands, faisant du loup son compagnon, il ne se plaisait plus à vivre que dans la société des fantô¬ mes. Fit silvestev Ilomo! II Peu de jours après, des lamentations retentirent dans le grand bois du roi, où Merlin s'était retiré, non loin de la chartreuse de Seillon. Elles par¬ taient du chef des ermites, frère Ogrin, qui avait vécu jusqu'à ce jour très-solitaire, le front inces- LE SOMMEIL D'AIRAIN '263 samment penché sur son livre sacré. Il venait de s'apercevoir que tous les mots divins avaient été adroitement effacés pendant la nuit dans sa Bible ; il s'arrachait de désespoir les cheveux et la barbe, qu'il avait eue auparavant très-fournie ; puis ayant suivi les traces de Merlin : . « Voyez, ô sage ! lui dit-il, ce qui est arrivé cette nuit (et il lui présenta le livre sacré). Que faire? il n'y a, certes, que vous au monde qui puissiez retrouver les mots effacés par les méchants es¬ prits. » Déjà Merlin avait saisi le livre; il vit avec stu¬ peur que tous les endroits où se trouvait le nom de Dieu avaient été déchirés, lacérés, ainsi que ceux où se lisaient auparavant les noms des anges, archanges, bref, de tous les esprits d'en haut ; on n'avait laissé subsister que le nom des esprits in¬ férieurs du dernier rang. Les miracles aussi avaient été supprimés ou, du moins, raturés au moyen d'une encre rouge, corrosive, qui avait brûlé, jauni, corrodé le papier. « Je ne connais, dit-il, que Farfarel ou mon père qui aient pu avoir l'audace de commettre ce genre de sortilège. — Si vous connaissez ce Farfarel, reprit Ogrin, punissez-le ; mais d'abord, ô Merlin ! rendez-moi les lignes sacrées sans lesquelles le plus saint des livres a perdu sa vertu. 264 MERLIN L'ENCHANTEUR —■ Volontiers, maître Ogrin ; je le sais par cœur. » A ces mots, il prit une plume pour rétablir clans le texte toutes les paroles qui en avaient été traî¬ treusement enlevées ; mais, ô stupeur ! ces saints noms, il les avait oubliés, ou du moins, il ne les savait plus qu'inexactement. Où il y avait Jéhovah, il mettait la Nature ; ce qu'il fit moins par convic¬ tion que par crainte de laisser paraître l'ignorance où il était tombé ; et par là, il s'aperçut claire¬ ment que le don des enchantements était presque perdu pour lui. Plût à Dieu que ce qui lui en res¬ tait eût disparu sans laisser de vestiges ! Quant à l'ermite, il reçut avec reconnaissance son livre corrigé. Lorsqu'il s'aperçut clés change¬ ments, il était de retour clans le fond de ses soli¬ tudes. Peu à peu il se familiarisa avec les leçons nouvelles ; on dit même qu'il ne jurait plus que par Merlin. A peine maître Ogrin avait pris congé de notre Enchanteur, un autre désespéré se présenta de¬ vant lui. Dans ce nouveau venu, il eut d'abord quelque peine à reconnaître le poète Fantasus, le sommeil d'airain 265 auquel il avait donné autrefois de bons conseils. Combien, en effet, Fantasus était changé ! La té le belle encore, et même plus noble, plus expressive, mais sillonnée de profondes rides, excepté le front resté inaltérablement pur, immaculé, comme un blanc rocher de marbre sacré que la foudre n'a pas osé frapper, et qui s'élève encore sur des dé¬ bris. Ce n'était plus d'ailleurs cet orgueilleux qui daignait à peine fouler la terre et marcher sur les nues. C'était un vieillard tremblant, défaillant à chaque pas. Il n'était pas aveugle, mais il boitait sur deux béquilles branlantes, n'ayant pas même autour de lui un enfant pour lui servir de guide et de soutien. « Que vois-je ? dit Merlin. Est-ce bien toi, Fan¬ tasus ? — Non, répondit celui-ci, ô maître! c'est l'om¬ bre de Fantasus; et les maux que vous voyez ne sont rien en comparaison de ceux que je voudrais cacher. Le souffle s'en va, l'inspiration me man¬ que, ô prophète ! je la cherche et ne la trouve plus. Voilà le plus grand des maux. La faim, la soif, le gel n'étaient rien auprès de celui-là ; il me donne le goût de la mort. Parlez-moi, répondez-moi, Mer¬ lin . Que je contemple de plus près le roi des bar¬ des et de la gent inspirée. Je puiserai dans vos yeux la flamme que je crains avoir perdue. » Cette naïve espérance du vieux poète embar- 266 MERLIN L'ENCHANTEUR rassa Merlin plus qu'un reproche. Car il sentait que la source des beautés éternelles avait tari dans son cœur désenchanté, au moins pour un temps qu'il ne pouvait marquer; et il avait honte de le laisser paraître. Aussi voulut-il d'abord repousser l'éloge que lui adressait Fantasus. « Non, poète, Merlin lui seul n'est pas la source des plus beaux chants. —• Vous êtes et vous resterez, ô maître ! notre fontaine sacrée. C'est de vous seul que nous vi¬ vons ; nous autres poètes, nous ne faisons qu'am¬ plifier la parole de Merlin ; c'est à cela que se bor¬ nent nos œuvres. — Parle sans exaltation, Fantasus ! les paroles trop ardentes empirent les maux les plus violents. Que je sache seulement comment tu as vécu jus¬ qu'à ce jour. — J'ai oublié de vivre. Ni femme, ni enfants, ni parents, ni amis, n'ont égayé mon seuil. J'ai méprisé le réel ; je n'ai pu trouver l'idéal. — As-tu au moins trouvé la gloire dans ce jeu qui si souvent donne la mort? — La gloire ! je la cherche encore quand je ne l'espère plus. — Qu'as-tu donc fait? — Tout s'est passé là dans ma tète. — Et maintenant que sens-tu sous ce front qui brûle encore ? LE SOMMEIL D'AIRAIN 267 — Une chose extraordinaire, Les cathédrales ne me parlent plus, comme elles avaient coutume défaire, ni les vieilles armures quand elles s'en- tre-choquent contre les arceaux gothiques, ni les donjons aux toits aigus, ni les tourelles vêtues de lierres. Autrefois, ces puissances m'interrogeaient de leur voix colossale, je leur répondais et tout coulait de source. Aujourd'hui, tout est mort. Plus un écho complaisant ni dans les choses ni dans les hommes. Où sont, ô maître ! les êtres enchan¬ tés qui hantaient mon esprit? Où sont les sym¬ phonies ailées, vagabondes, triomphantes qui résonnaient, sous mes pas, au fond des bois soli¬ taires? J'avais sur le chantier plus de cent bal¬ lades, autant de sonnets et de mystères, sans par¬ ler d'un poëme sur la table ronde, qui devait immortaliser la société que vous avez formée de vos mains. Je ne puis plus tirer de ce cerveau même une paillette d'or, comme ils l'ont tous si aisément ; et ce qui met le comble à ma misère, je n'ai pas encore osé le dire. — Tu me fais trembler, Fantasus. Quelle est donc cette dernière infortune de Job ? Parle, je t'écoute. — C'est à vous seul au moins que je confie cette plaie incurable. — Voyons, parle. — Eh bien, maître, le démon des beaux vers 268 MERLIN L'ENCHANTEUR m'a quitté,. 11 s'est enfui de ma maison : hélas! y reviendra-t-il jamais ? — Le démon des beaux vers, dis-tu ? Ah ! oui, lie-toi à celui-là ! Je le connais parfaitement, et je l'ai eu aussi à mon service. Fine-Oreille, sur¬ nommé Langue-d'Or, c'est son nom, n'est-ce pas? Quelle tête, bon Dieu ! quelle cervelle ! quelle con¬ science tarée! Les tours qu'il m'a joués à moi- même sont incroyables. Gageons qu'il est à cette heure dans la compagnie folle de Brin-d'Herbe- d'Or, de Fleur-de-Yerveine, de Serpentin, un tas d'esprits follets, les génies les plus fantasques, les plus capricieux, les plus gueux, les plus indo¬ ciles que j'aie jamais connus. J'ai tout fait pour me les attacher sérieusement. Quelle duperie! Ils me vendraient cent fois le jour, pour l'aigrette aé¬ rienne d'un chardon, pour une jolie rime, pour un trille de hautbois arlistement cadencé dans la forêt. Je te plains d'avoir affaire à eux. Je leur ai donné congé; ils en profitent pour s'enivrer, Dieu sait où, d'une goutte de rosée dans quelque coin mal famé de l'univers. — Dites-moi, ô maître. Est-ce donc mon génie qui se perd? Est-ce. moi qui vieillis! Est-ce le monde ? — Entre nous, Fantasus, je crains non sans raison que le monde ne soit mort. — Qu'entends-je? LE SOMMEIL D'AIUAiN 2BU — Oui, mort, mon ami, et par ma faute. » Et comme s'il avait eu peur de s'être trahi, il ajouta : « Tant que dormira Arthus à la puissante ha¬ leine, je pressens que les temps seront mauvais pour les poètes. » Mais, bien loin d'apaiser le poète ulcéré, ces dernières paroles ne firent que réveiller ses tour¬ ments, et il étonna Merlin lui-même par ce cri d'angoisse que l'on a appelé plus tard dans toutes les langues : LES LAMENTATIONS DE FANTASUS. « 0 maître, éloignez de moi la vieillesse stérile du barde et du poète. « J'en ai vu plusieurs, la tète branlante, assis à leur foyer désert, cherchant encore un vain son qui les fuyait. Sans écho, sans ami, sans postérité, ils survivaient à leurs œuvres, comme un tronc ridé, caverneux, rempli d'oiseaux nocturnes s'é¬ lève parmi des feuilles flétries, amassées à ses pieds depuis soixante hivers. « Est-ce le sort qui m'attend, ô Merlin? verrai- je aussi mes œuvres, tombées de l'arbre, joncher au loin la terre autour de moi ? «. Gaïn le meurtrier n'a été condamné qu'à cultiver des champs fertiles où chaque année 210 MERLIN L'ENCHANTEUR croissent pour lui des moissons qui appellent l'al¬ légresse. Il emporte ses gerbes dans ses greniers qui regorgent encore des produits du dernier été. « Pourquoi, ô Merlin, suis-je condamné à cul¬ tiver le champ stérile de l'esprit, où je ne recueille que ronces et ciguë, après une lueur d'espérance toujours trompée ? Suis-je plus maudit que Gain le maudit ? « Apprenez-moi pourquoi m'est imposé le tra¬ vail de la pensée qui ne peut même me donner le pain de chaque jour. Moi seul, sur la terre, je sème et je ne moissonne pas. « Ah ! si la jeunesse me restait, je frapperais encore une fois de mon front ce ciel d'airain qui me refuse même un rayon. Mais aujourd'hui, l'é¬ vénement a trop souvent trompé mon désir ; et, comme autrefois j'ai cherché le bruit, je cherche maintenant le silence. « Combien de fois, ô maître, je me suis juré à moi-même de ne plus penser, de ne plus rêver ! Mais au milieu de la nuit, quand tous les bruits sont assoupis, ma pensée se réveille en sursaut, et malgré moi (car j'ai perdu la force de la rete¬ nir par le frein) elle tente de remonter vers les cimes accoutumées. Jusqu'au lever du jour, l'in¬ somnie me dévore. Ma tête, où tintent mille an¬ ciennes chansons, se brise à en chercher de nou- LE SOMMEIL D'AIRAIN 271 velles, et, quand le jour apparaît, toutes s'envolent et s'évanouissent à son éclat. « Les vieillards sont entourés des fils de leurs lils, rangés en cercle à leurs côtés ; ne verrai-je autour de moi que mes œuvres mortes, froids spectres, pour me faire mon cortège ? « Quand la vie commençait pour moi, je me disais : Je dompterai leur froideur, leur indiffé¬ rence à force d'inspiration; et j'amassais, autour de moi, les œuvres et les chants sans les compter. « Ah ! si la sympathie des hommes se fût alors ajoutée à ma force, rien, ô maître, ne m'eût été difficile. Mais ce que n'ont pu les mille dents de l'adversité, l'indifférence l'a fait. Elle a insinué sa glace clans mes veines. « Maintenant, je suis comme celui à qui il ne reste qu'une flèche dans son carquois. Malheur à moi, si je manque le but une fois encore l Ce sera la dernière, et l'éternel oubli s'amassera sur mon nom. « Enseignez-moi, ô maître, ce dernier chant, ce chant suprême du cygne, qui domptera leurs cœurs et m'ouvrira leurs oreilles endurcies. « Dites-moi les mots, s'il en existe de sem¬ blables, qui peuvent encore toucher cet âge d'ai¬ rain. Car tous ceux qui sont sortis de mes lèvres sont tombés impuissants sur leurs cervelles de fer. 212 MERLIN L'ENCHANTEUR « Apprenez-moi le chemin des âmes pétrifiées, avant que la vieillesse, pire que la mort, ne me rende moi-même sourd à vos leçons. Déjà les in¬ firmités messagères du tombeau m'ont ôté le xJ sourire. « Dites-moi de quelle langue il faut se servir pour entrer dans les cœurs de pierre. — Attendrir le cœur des hommes d'aujourd'hui ! interrompit Merlin. Que me demandes-tu ? Je l'ai essayé, et moi-même je n'ai pu y réussir. Le cœur ne répond plus au cœur, ni la voix à la voix. Tu verserais à leurs pieds ton âme, comme l'eau ; ils ne la regarderaient pas. — Je suis donc, s'écria Fantasus, le rebut de l'univers, moi qui m'en croyais le maître! Tombé du ciel sur terre... — C'est le sort de Phaëton. Tu as voulu régir le soleil. — Pourquoi non? Je me sentais assez de cœur pour créer des mondes. — Maintenant, résigne-toi à la prose. — Jamais. — Fais-toi, te dis-je, à la vie prosaïque. — Jamais. — Eh bien ! meurs. — Soit. Mais avant que je meure, donnez-moi, ô roi des hymnes, une dernière pensée, féconde, un éclair de l'esprit, un ravissement d'intelli- LE SOMMEIL D'AIRAIN 273 gence, et je suis encore sauvé. Je gagne la partie à ce grand jeu de l'immortalité; je brave les ans, la vieillesse, les siècles futurs et la terre ridée qui déjà s'entr'ouvre pour m'ensevelir. Donnez- moi, vous dis-je, une inspiration, un motif, un ac¬ cord, un rhytlime, un rayon de lumière, moins que cela, un mot magique, et j'enchaîne l'univers à mes pieds, aux vôtres. — Une inspiration, dis-tu? Pauvre Fan tas us ! il me serait plus aisé de te donner un royaume. —■ Que me font les royaumes, Merlin? Je les méprise tous. Donnez-moi, ô maître, le charme qui, d'un mot, ravit les cieux eux-mêmes, ou ar¬ rachez de mon cœur cette soif des choses belles qui dessèche mes lèvres. » Ici, Merlin, dont l'esprit était aux abois, en¬ traîné sans doute par une commisération trop vive, répondit : « Vos maux sont grands, Fantasus ; ce sont les tourments d'une âme trop amoureuse de poésie clans un âge de prose. Je les connais pour les avoir éprouvés, au moins le plus grand nombre. La pitié m'arrache le secret que je vais vous dire, après m'être promis de ne le confier à personne. Ce se¬ cret le voici. Renoncez aux idées, puisque désor¬ mais elles vous coulent tant à trouver ! Les mois peuvent en tenir la placé quand ils son! bien en¬ châssés. Le cliquetis de certaines syllabes jette 274 merlin l'enci-ianteur des étincelles, et elles suffisent pour éblouir les yeux des hommes. Il y a aussi des paroles gon¬ flées, creuses au dedans, huppées au dehors, que je pourrai vous apprendre et qui résonnent d'elles- mêmes, comme la statue de Memnon. Vous en ferez l'expérience. — Se peut-il ? — Rien n'est plus sûr. — Je ne voudrais pourtant pas compromettre à la fin de ma carrière la renommée que j'ai ac¬ quise. — Faites ce que je vous dis, poète, tout le monde s'en trouvera bien. » Sur cela, il congédia Fantasus ébloui ; mais, en secret, l'Enchanteur se sentait mourir de honte. Fantasus, presque hébété d'étonnement, de dou¬ leur, d'isolement, surtout de vieillesse et de mi¬ sère, s'en allait, cherchant des mots huppés, trouvant des rimes qu'il répétait avec une com¬ plaisance qui eût dû arracher des larmes à ceux qui le rencontraient. Mais la foule cruelle le re¬ gardait sans le voir. Nul ne lui faisait l'aumône d'un sourire ; nul ne se souvenait de la splendide jeunesse et des anciennes couronnes du poète. Seuls, les enfants prenaient plaisir à l'entendre, quand, rentré dans sa cabane ouverte à tous les vents, il s'asseyait dans là cendre et murmurait ses rimes redoublées, désormais privées de sens. LE SOMMEIL D'AIUAIN 275 Les meilleurs disaient en passant sur le seuil : « Quel malheur qu'un si grand homme soit de¬ venu fou ! Mais aussi qu'avait-il besoin de se dis¬ tinguer plus que nous-mêmes ? » IV Qui dépeindra la douleur de Merlin? Ses yeux ne voyaient autour de lui que deuil, désenchante¬ ment, déclin ; et pourtant cela n'était rien en com¬ paraison des hydres empoisonnées qui renaissaient dans son cœur, où il sentait périr un monde. La nécessité de dissimuler, ou, pour dire vrai, de jouer la tragi-comédie avec la plupart des créatures, était ce qui lui coûtait le plus. Si encore tout l'univers eût été dupe ! Les hommes accoutumés à l'être pouvaient bien l'être encore. Ils voient tout en gros, d'un regard incertain. Mais non! il y avait toujours, sous ses pas, mille petits regards d'insectes perpétuellement éveillés qui le perçaient à jour. C'était un créateur qui voyait sa création mourir. A moins d'être poète, difficilement pou- Vons-nous avoir l'idée d'une peine si cruelle. El n'oubliez pas, qu'au milieu de ces ruines, Merlin s'était promis et imposé de sourire pour sauver au moins les apparences. Hélas ! Que lui 276 MERLIN L'ENCHANTEUR servait ce masque? Les grillons, les fleurs, les oiseaux qui savaient parfaitement son secret, le raillaient avec cruauté, lorsqu'il s'égarait sur les décombres de quelque vieux donjon. Les giroflées éparses dans les raines disaient : « Le voilà donc, ce bel enchanteur ! Où sont les fêtes, les tournois, les propos d'amour, les éten¬ dards pavoisés dans les salles désertes ? » Puis les oiseaux moqueurs, perchés sur l'arbre solitaire, reprenaient : « Le château est désert sur la montagne ; la tour s'est écroulée. Mais le cœur de Merlin est plus triste que la tour. Le génie de Merlin est plus vide que le château ruiné. » En entendant ces paroles sortir des épaisses ra¬ mées, Merlin faisait semblant de sourire; dans le fond il se rongeait le cœur; et voyant que le moin¬ dre ver de terre connaissait son secret, il ne savait plus où se retirer. Revenait-il parmi les hommes, il entendait de trop près leurs soupirs; rentrait-il dans la solitude, il n'y avait pas un roitelet qui ne se fit un jeu éclatant de sa douleur. V « Ceci est mon testament, écrivit-il à Viviane. Je le confie aux vautours et aux aigles- LE SOMMEIL D'AIRAIN 277 « Depuis que je 11e crois plus en vous, je ne peux plus croire à rien, pas même à mon père. Aussi bien, il ne me donne plus aucun signe de vie. Si je voyais au moins ses traces, je pourrais peut-être me prendre à quelque chose. Mais que dis-je ? je le verrais là, debout, devant moi, rica¬ nant ou rugissant, je n'en croirais pas mes yeux. Je lui dirais comme à toutes choses : « Allez, mon « père, vous n'existez pas ! » « Les peuples aussi que j'ai le plus aimés, je suis tenté de les maudire; car ceux que j'ai le plus comblés, ceux-là m'ont oublié les premiers. Que de fois ils m'ont rencontré, et ils avaient tous oublié même mon nom ! Si légers de cœur, si convoiteux de gain, si âpres au trafic, si idolâtres de clin¬ quant, si vains de leur néant, si exigeants quand on leur accorde quelque chose, si rampants quand on leur refuse tout; ah! Viviane, chimère des chimères, me serais-je aussi trompé sur leur compte ? « Ils savent que je vis encore, et aucun d'eux ne tourne plus la tète de mon côté. Moi, je les ai nourris de justice, et ils vont lécher les pieds de tous mes ennemis. Faut-il donc mépriser ce que j'ai adoré? ne vaut-il pas mieux mourir? « Le pire des maux pour un prophète, c'est de ne pouvoir plus prophétiser ; et voilà ce qui m'ar¬ rive. Autrefois, vous le savez, je déroulais l'avenir MERLIN L'ENCHANTEUR. T. IT. llj 278 merlin l'enchanteur comme un livre. Plus il était caché aux autres, plus il se montrait à découvert pour moi. Je le pos¬ sédais bien mieux que le présent. D'avance je jouissais de ses trésors et j'en faisais jouir les au¬ tres. Combien de fois nous nous sommes amusés tous deux à déployer la jeune feuille de chêne, pliée et verdissante sous la dure écorce de l'hiver! C'est ainsi que les choses futures m'apparaissaient, jeunes, florissantes, sous la face rigide du présent. « Aujourd'hui, mes yeux cherchent en vain à percer le linceul qui me tient renfermé dans la vallée d'angoisse. Les choses futures m'échappent. Car le cœur des hommes et le tien, où j.e puisais mes présages, se sont couverts d'une enveloppe si dure qu'il m'est impossible de rien discerner à tra¬ vers ce lourd manteau de plomb ; et je ne puis dire si les hommes remonteront bientôt vers la lumière limpide, ou s'ils continueront de tomber , d'une chute de plus en plus rapide, dans l'inexorable Adès. « Quand l'avenir se voile ainsi aux yeux des prophètes, il est temps pour eux de mourir; la mort seule peut leur rendre la clairvoyance qui lit clans les ténèbres. « Vienne donc la nuit suprême ! Je verrai luire aux clartés du sépulcre les vérités étoilées qui me fuient maintenant dans la splendeur flétrie du jour terrestre. LE SOMMEIL D AIRAIN 27'J « Vienne l'heure propice du tombeau ! dans les méandres de la voie lactée, je goûterai à loisir le lait de l'insondable sagesse. » VI Telle était la détresse de Merlin. Voyant toutes choses s'effacer, combien alors il eût souhaité d'c- tre mystique! Il l'essaya de bonne foi; adorant ses souffrances, divinisant ses larmes, il chercha Vi¬ viane jusque dans la tour d'ivoire de la vierge de Judée. Combien de fois aussi il essaya d'escalader les mondes des songes sur l'échelle de Jacob! Mais, à peine y avait-il mis le pied, sa raison ne pouvait extirper sa raison. Il retombait pesam¬ ment sur la terre, entraîné par son bon sens ; et, dans cet effort pour éteindre les blanches Visions, sa détresse ne fit qu'augmenter. Véritablement, elle fut portée au comble par l'arrivée de Turpin. La figure seule du futur ar¬ chevêque, pale et défaite, en disait plus que toutes les paroles. La barbe mêlée, les yeux hagards, vêtu d'un reste de manteau, il était à pied et sans aucun cortège. « Venez-vous aussi, Turpin, briser ce misérable cœur, lui dit le prophète, en l'accueillant avec son ^80 MERLIN L'ENCHANTEUR ancienne bonté? Avez-vous trouvé celle que je cherche ? — Non, prophète. » Merlin l'entencl ; il pâlit et répond : « Dieu lui fasse merci!... Que devient le pays doré des légendes? Vous en venez, mon ami; c'est le vôtre. Plût à Dieu que je n'en fusse jamais sorti! Votre vie s'est passée dans les empires fée¬ riques, vous m'avez laissé à moi tout le gouverne¬ ment et le fardeau du réel. Parlez-moi des mondes heureux que je ne connais plus, peuples des fées, génies, sylphes, nains, négromans qui ont la vie légère. Consolez-moi de ce que je souffre ici, parmi les royaumes et les peuples d'en bas, où l'esprit positif a chassé tous les autres. — Préparez-vous donc aux plus funestes nou¬ velles. — Que m'annonces-tu ? — La mort des génies. — Je m'y attendais. — Je ne sais, maître, reprit Turpin, quelle tempête a soufflé sur le monde des fées. Là aussi on se révolte. Les capitales des fées les mieux assises, les vastes cités du pays des légendes, Po- tentiana, Sicambrie, aux murs d'or et de cristal, où j'ai passé mes plus beaux jours, tant d'autres que vous aviez bâties d'émeraudes se soulèvent contre le sceptre léger des sylphes. Qui le croi- I.E SOMMEIL D'ATIUIN 281 rait? J'ai conseillé, averti, harangué, prophétisé, le tout en vain; les peuples enchantés ne veulent plus même supporter un joug de fleurs. —• S'il est ainsi, malheur à eux! C'est moi qui l'avais tressé; ils auront le joug d'airain. Je leur avais donné pour reine Titania. Nulle n'avait la main plus légère à porter le sceptre. Clémente aux méchants, ménagère des bons, vivant de peu, l'ont-ils aussi dépossédée? S'ils l'ont fait, ils ont repoussé la félicité même. » Turpin venait d'assister au détrônement des fées, puis à leurs funérailles; il en était encore tout ému, principalement de celles de Titania. Aussi les raconta-t-il dans le plus menu détail. Couché dans une bière de nacre incrustée de clous d'or, il avait vu les propres valets de Merlin, Serpentin, Brin-d'Avoine, Langue-d'Or, Œil- d'Aspic, porter le corps de Titania sur leurs épau¬ les, à travers les cépées fleuries. On l'avait ense¬ velie sous la pierre sacrée, au milieu de la cran. Quelle affluence, bon Dieu, de nains, de gnomes, surtout de génies ! Quels murmures plaintifs d'é¬ phémères sous l'épaisse ramée! Il en était tout étourdi. Les pleureuses marchaient les premières, après elles, les princes des fées, Octavien, Zer- bino, le roi d'Yvetot, tous en manteaux de deuil, tous pleurant de chaudes larmes. Merlin eût bien voulu demander si Ton avait in. 282 merlin l'enchanteur quelques nouvelles d'Isaline, de Nella, de Marina ; il s'en abstint, prévoyant en tout le pire. « Mais les esprits des ruines, s'écria-t-il, après un long silence? Ceux-là, du moins, me restent encore : ils ont, eux, la vie longue. — Non, Merlin. Ils ont été des premiers à mou¬ rir. J'ai vu de mes yeux s'éteindre la race du dernier des faunes. — Comment cela ? — Je rasais dans votre vaisseau de cristal, pour vous chercher, l'île Pantellaria, dernière fron¬ tière du royaume d'Epistrophius..Une femme éche- velée, vêtue de peaux de bétes, courant sur la grève, nous fait des signes de détresse. Nous abordons pour la recueillir et voici ce qu'elle nous raconte : « Il y a trois ans, seigneurs, j'ai fait naufrage « sur ce rocher. D'abord, je le crus désert. Mais « du promontoire que vous apercevez d'ici, sortit « un faune, en sautillant de roc en roc. Il appelait « d'une voix barbare et il m'apportait des ligues et « des noisettes. Je voulus m'enfuir. Il redoubla « ses cris. Par crainte je le suivis dans sa grotte, « où je trouvai deux chèvres et des fromages sé- « chés dans des cages d'osier. « Il apaisa d'abord ma faim, puis, assis sur le « seuil de la caverne, il se mit à jouer du cha- « lumeau. LE SOMMEIL D'AIRAIN 283 « Trois ans passèrent ainsi. J'essayai de lui ap- « prendre à prononcer quelques mots d'une langue « humaine. J'y renonçai en entendant les glousse- « ments qui sortaient de sa poitrine de faune. Toutes « les fois que je songeais quel était mon compagnon, « je me faisais peur à moi-même. Mais, lorsque la « vue de votre vaisseau me rappela la douce famille « des hommes, j'oubliai la créature que je laissais « derrière moi, et je ne pensai plus qu'à fuir. » « Gomme elle achevait ces mots, le faune attiré par le bruit des rames sortit du fond des rochers et courut vers le rivage, en portant un enfant velu dans ses bras. 11 tendit les mains vers nous avec désespoir. Plusieurs fois, il lit effort pour parler, sa langue se refusa à prononcer des paroles hu¬ maines. Alors, voyant que le vaisseau continuait sa route, il fît une chose dont le souvenir restera éternellement devant mes yeux. Il marcha dans la mer jusqu'à la ceinture. Puis, s'arrètant brusque¬ ment, il saisit son enfant par le pied et, le bran¬ dissant comme une fronde, il le déchira en mor¬ ceaux et jeta ses lambeaux palpitants dans le sillagé du navire. Après quoi il se précipita lui- même dans les flots et disparut. « Telle fut, Merlin, la fin du dernier des faunes. N'espérez pas en retrouver un autre pour vous ra¬ mener jamais sur les monts sacrés. — Laissons les païens. Parle-moi plutôt de 284 mehlin l'enci-ianteur Geneviève de Brabant. Elle fut mon hôtesse. Se souvient-elle de moi ? — Je l'ai trouvée fort envieillie, me reconnais¬ sant à peine, auprès de son cerf centenaire. « Vous vivez donc encore, vous? » C'est là tout ce qu'elle a su me dire. — Ami, nous périssons par les femmes. Rien ne leur bat plus sous la mamelle... Mais Obéron, lui si gracieux dans sa jeunesse, si joyeux encore dans l'âge mûr! quels ont été ses adieux? — Ah! oui! Obéron! La réception qu'il m'a faite est, de tous points, incroyable. lise sent mou¬ rir, lui, l'amoureux des fées, et cela le rend fu¬ rieux. Véritablement, il écumait de rage lorsque ses serviteurs m'ont annoncé ; quand enfin j'ai com¬ paru devant lui, il ne se possédait plus; il s'estmis cà piétiner les perles de rosée; et il grommelait : « En vérité, Turpin, je ne puis concevoir ce « que vous voulez encore d'un génie qui s'en va! » « Ah ! maître, quel spectacle que celui de l'agonie d'un vieux sylphe qui ne s'est jamais intéressé à une cause vivante ! Quelle sécheresse ! quelle mort sans majesté! Ce spectacle me poursuivra jusqu'à mon dernier jour. — Mais au moins mon ancien ami, Robin Hood! Celui-là est resté ce qu'il était? Chante-t-il toujours entre ses dents, comme au temps où je l'ai connu? LE SOMMEIL D'AIRAIN . 28.") Tant s'en faut! il avait le spleen. Tanné, bronzé, courbé au bord des flots amers, il ne lui restait qu'un souffle, et c'était pour siffler sur l'Océan. Il m'appelle; j'accours : « Va-t-en dire à Merlin que je me ris de sa « prophétie. » « Il dit, et se jette dans l'Océan, la tête la pre¬ mière. — Propos de désespéré, répliqua Merlin. N'en gardons pas rancune. J'avoue moi-même que ma malédiction contre Albion est retombée sur moi. Je me la suis toujours reprochée, et je la retire volontiers aujourd'hui que plus d'expérience m'a éclairé. Les trois îles m'avaient provoqué, et nous, prophètes, nous cédons aussi quelquefois à la co¬ lère. Heureux quand nous pouvons bénir ce que nous avons maudit! Paix donc au rouge Saxon et à l'Anglais ! S'ils n'ont pas toujours respecté au¬ trui, ils se sont du moins respectés eux-mêmes. D'ailleurs le roi de Thulé plaide pour eux ; la meilleure des filles du roi Lear, toutes celles d'Os- sian, les blondes sirènes d'Ecosse sont venues sur mon seuil. Pour apaiser ma colère, elles m'ont fait les dons qui m'agréent le plus; elles m'ont versé dans des coupes d'albâtre l'hydromel des hymnes de IJarold, dont s'abreuve le sage.. Que l'Anglais et le Saxon sillonnent donc la mer en liberté et que leur île soit de miel, je le veux bien. 286 merlin l'enchanteur Mais qu'ils n'oublient plus d'emmener avec eux, à la proue, la justice, et de la faire asseoir sur les rivages inconnus, des Hébrides à Goromandel. Moi-même, à ce prix, je serai leur pilote. Va! dis- le-leur ! » VII La douleur est quelquefois si muette, au fond de l'âme, qu'on ne la sent pas à la surface. Elle fait son œuvre, le jour, la nuit, au moment où l'on y songe le moins. Tel fut l'effet de la nouvelle de la mort des génies. Merlin avait cru d'abord l'ac¬ cepter de sang-froid; mais elle perçait son cœur sourdement comme une vrille, et il ne cessait de répéter : « Titania! Obéron! Robin ITood! les êtres les meilleurs peut-être que j'aie connus dans ma jeunesse! C'est moi qui les soutenais de mon souf¬ fle; ils périssent avec moi! » Turpin l'entendant gémir, s'approcha de son lit de feuilles : « Reprenez courage, Merlin, lui dit-il, Si vous vous laissez mourir, Turpin ne vous survivra pas une heure. Quoi! tant d'empires magiques fondés par vous sur le roc immuable de la justice s'éva¬ nouiraient sans retour! Quoi! le vent sifflerait Llî SOMMEIL D'AIRAIN 287 dans les palais aux colonnes de rubis, où vous- même avez intronisé le roi des Aunes, la reine Alcine, la reine Urgande, la fée Dentu, qui tous vous doivent le sceptre, ce que je suis tenté mille fois le jour de rappeler, à eux, à leurs familles, à leurs peuples, à leurs courtisans! — Calme-toi, Turpin! les moments sont trop précieux pour les perdre en reproche. Quand je fondais sur un roc de diamant ces beaux empires féeriques, n'oublions pas, ami, qu'ils étaient pro¬ mis au déclin. Hélas! rien n'y échappe, pas même les songes. Ce jour est arrivé. Il te reste envers eux, envers moi, qui leur donnai des lois, une grande tâche à remplir. — Laquelle? interrompit Turpin qui avait peine à retenir ses larmes. — D'écrire sur un livre enluminé tout ce que par tes yeux ou par ceux d'autrui (pourvu que le rapport soit fidèle) tu auras appris de leur exis¬ tence, bien entendu, Turpin, dans les temps où ils fiorissaient le plus. Sache que par là tu leur assu¬ reras dans la mémoire des hommes une existence éternelle, et à moi une véritable consolation par la pensée que la meilleure de mes œuvres, peut-être, est sauvée de l'oubli. — Je le ferai donc, Merlin, pendant que j'en ai la mémoire encore fraîche. Dictez-moi seulement, je vous prie, pour commencer. ^88 MERLIN L'ENCHANTEUR — Soit, mon fils. Et quand je serai dans la tombe, ne va pas l'arrêter, mais continue d'écrire; tu feras là un livre merveilleux, qui manque aux humains, notre monument à l'un et à l'autre, que ne pourra ronger la dent de bouc des siècles mé¬ disants. Tout au contraire, tu en retireras une gloire semblable à celle de Joseph d'Arimathie qui descendit Jésus tout sanglant de la croix. Et quand viendra le grand Charles, pour te récompenser il te fera archevêque. » Là-dessus, Merlin conduisit Turpin à l'endroit de la forêt où il apprivoisait les ours et chevau¬ chait les cerfs. Il s'y trouva de nombreux rouleaux de parchemin avec de l'encre et des plumes d'ai- * gles taillées. Turpin se mit aussitôt à écrire ce qu'il se souvenait avoir vu dans les royaumes lé¬ gendaires. Un essaim d'abeilles avait fait sa ruche dans un coin de la chambre de verdure. Leur bourdonnement se mêlait, sans le distraire, au grincement de sa plume. Tout ce qu'il y avait sur la terre d'oiseaux bleus ou merveilleux venaient tour à tour se poser sur les branches les plus pro¬ ches des arbres; et de leur voix ingénue ils racontaient consciencieusement, simplement, sans envie de briller aux dépens du vrai, ce qu'ils avaient vu ou entendu, soit dans les îles Heureu¬ ses, soit au pays des fées. De ces murmures, bourdonnements, gazouillements contrôlés l'un par le sommeil d'airain 289 l'autre, Turpin formait la pure trame de son récit. Ainsi furent écrites jusqu'à la dernière ligne ses chroniques dorées, la nourriture des sages, lesquelles sont devenues la source de tout ce qui a été dit de véridique et de profitable dans le monde. Mon livre en est l'ombre fidèle, ou plutôt la copie littérale. Un peu avant que ces chroniques fussent ache¬ vées, Merlin prit la main de Turpin, il la baisa et lui dit : « Maintenant je suis content ! Je puis mourir. Sans toi, on eût pu nier l'existence de tant de peuples enchantés que j'ai nourris, comme tu en as été toi-même témoin plus de cent fois, du pur froment de la justice. J'avais moi-même instruit les aigles et les corbeaux qui venaient chaque matin leur apporter leur pâture sans qu'ils eussent besoin de semer ni de moissonner; mon projet était d'en faire autant pour toutes les autres nations, si les méchants ne s'étaient élevés contre moi. — Témoin, interrompit Turpin, l'oiseau d'Attila, qui portait la becquée aux cités à peine écloses. On l'appelait Turul. — Les témoins sont partout; n'oublie pas les plus petits, les plus modestes, tels que les fauvettes et les rouges-gorge que j'ai envoyés souvent pour messagers aux foyers des nations, quand elles me consultaient. merlin l'enchanteur, t. il 17 290 mbrlin l'enchanteur — Ces beaux temps reviendront. Prophète, vous vivrez encore avec nous de b.eaux jours ! — Aveugle que tu es ! Ne vois-tu donc pas comme ils dorment tous d'un sommeil de plomb! • —- Patience, maître! C'est pendant le som¬ meil que l'âme, la bonne ouvrière, est le plus oc¬ cupée. Souvent il m'arrive, à moi, de me coucher en cherchant dans ma mémoire un mot, un nom, une vieille date que j'ai oubliés. Je m'endors sain¬ tement et je les trouve à mon réveil sur le bord de mes lèvres. Ainsi feront les hommes. Ils ont oublié le nom de la justice, ils le retrouveront en rouvrant leurs paupières ! — Non! non! dit Merlin, eh rompant l'entretien. N'espère plus, ô mon ami, m'en faire accroire. Je ne marche plus que sur des ruines; encore ces ruines sont désertes, et j'ai là le pressentiment qu'un nouveau coup, parti je ne sais de quelle main, va me frapper au cœur. » A un signe, Tur- pin se retira, le prophète resta seul. VIII Quel pouvait être ce nouveau coup dont était menacé notre héros? Et comment son cœur, tant de fois déchiré, donnait-il encore une prise à l'Infor*- LE SOMMEIL D'AIRAIN 291 tune? L'histoire en est si simple, que mon auteur s'est excusé lui-même cle la raconter. Toutefois, la voici : Une troupe de bateleurs, funambules, acteurs de théâtres forains, tous sujets du roi de Bohème, fit au bruit de vingt trompettes son entrée dans le bourg voisin; et Jacques, idolâtre de ces sortes de divertissements, obtint de son maître un congé d'un jour entier pour s'en repaître tout à son aise. Les dorures, les cavalcades, les aubades firent sur lui leur effet ordinaire; puis les marionnettes cha¬ touillèrent agréablement son âme enfantine sous sa face de Polyphéme. Mais ce qui acheva de le bouleverser entièrement, ce furent les passes d'ar¬ mes des acteurs forains, entrecoupées de fanfares, au moment où la plus belle des amazones, armée d'une hache, taillait une croupière au roi des Mau¬ res; le tout entremêlé de l'explication des tableaux suspendus en plein vent, lesquels représentaient la bataille des géants, Barbe-Bleue lavant sa vieille dague rouillée, le roi de Maurienne, Tristan et Iseult surpris sur la couche de feuillée, où les séparait la grande épée d'icelui, témoin de leur innocence. Jacques poussa un cri d'admiration qui le fit re¬ marquer. Un des funambules, en descendant de l'estrade, lia conversation avec lui. Oserait-il bien comparer la vie d'enchanteur et de barde avec 29i! merlin l'enchanteur celle de bateleur? Quelle différence, grand Dieu! Partout des habits de pourpre relevés d'or mas¬ sif, des plumes d'autruche, des tapisseries de ve¬ lours cramoisi frangées de soie vierge; toujours bien venus dans chaque gîte, choyés, caressés. En quoi, je vous demande, comparer ce paradis au rude métier de prophète? Qu'il se décidât seule¬ ment à accepter le bien qu'on lui voulait. Il man¬ quait dans la troupe un panetier du roi Thierry de Maurienne ; déjà le costume était prêt, toutécarlate, tout chamarré de turquoises, d'escarboucles ; on allait le lui donner ; le reste viendrait après, toque à panache, escarcelle garnie, sabre recourbé de Damas et cheval ambiant. D'ailleurs, quel était à cette heure son salaire? Apparemment fort misérable. Il aurait aisément le double, peut-être davantage, sans compter le bien vivre : au jour levant, bonnes lippées, gaudes et vin clairet; à la dinée, viandes à foison et vin de Gas¬ cogne; au goûter, la poule au pot; le soir au sou¬ per, tranche galimafrée, assaisonnée dematefaims, pour procurer un long sommeil. Bref, on l'éblouit. Fasciné, étourdi, plutôt que convaincu, Jacques ne trahit pas son maître, il l'oublia aussi bien que le roi confié à sa garde. Il ne revint ni le lendemain ni le surlendemain; sans savoir où, bouche béante, il suivait les ba¬ teleurs. LE SOMMEIL D'AIRAIN 298 Ah! si quelqu'un eût prononcé devant lui le nom de son maître chéri, nul doute qu'il n'eût fondu en larmes ; il aurait rejeté les oripeaux dont on l'a¬ vait couvert ; peut-être même, clans sa première fureur, il aurait tourné son sabre de panetier con¬ tre ses séducteurs. Mais nul ne l'avertit, même par un signe. Nul ne réveilla sa penséei engourdie. Hélas! laissons-le suivre sa destinée jusqu'où elle doit le conduire; revenons à son maître. Dès qu'il se vit abandonné de son dernier servi¬ teur, il en conçut une misanthropie qu'il n'avait pas encore éprouvée, et sa plainte s'exhala devant le seul ami qui lui restât fidèle : « 0 Turpin, le croiras-tu? Ce Jacques que j'ai nourri du pain des forts, il me renie pour la cen¬ tième fois. Le voilà embauché par je ne sais quel roi cle Bohême, qui l'aura pris par son faible, le clinquant; il m'a quitté sans prendre congé; car, sans doute, il n'aurait osé soutenir mes regards. — Maudit le Ribleur ! s'écria Turpin dans un pre¬ mier momentcle colère. Vousl'avez gâté, seigneur. » Mais bientôt radouci : « Fiez-vous à moi, prophète; je vous le ramène¬ rai humble de cœur et repentant. — Et quand cela serait? Gomment le croire dé¬ sormais? comment me confier à lui un seul jour! J'ai déjà trop pardonné : il faudrait peut-être faire sentir la verge, et cela m'est odieux. 294 merlin l'enchanteur — Oui, la verge de chêne ou le nerf de taureau. Je m'en charge. — Du moins, si cela arrive, que ça n'aille pas jusqu'au sang! — Non! une simple flagellation! :— Ah! mon ami! grâce! grâce! épargne-le. J'entends d'avance ses cris déchirants ; il a la voix haute et claire. —■ Soyez tranquille, Merlin ! J'ai manié moi aussi plus d'une fois le fléau de Dieu. Je sais m'en servir. » A ces mots, Turpin alla fouiller dans ses hardes. Il en retira, dans un fourreau de cuir, un fléau bien emmanché, flexible à souhait, encore noué de lanières, et le battant était d'airain. « Que vois-je? s'écria le prophète. —• Le fléau de Dieu, répondit le futur archevê¬ que. C'est celui dont David a châtié les Amaléci- tes. De David il a passé aux mains de Scipion l'Africain qui l'a trouvé'dans les Syrtes; de Sci¬ pion le Juste à l'empereur Dorothéus qui le laissa à ses fils; de ceux-ci à Atlila; d'Attila à Dietrich de Berne, qui me le donna un jour après le Bene- dicile. Il y manque encore quelques lanières ; on y remédiera. » Le bon Merlin détourna les yeux pour ne pas voir le fléau. Mais Turpin, après l'avoir fièrement considéré, en frappa autour de lui la terre pour LE SOMMEIL D'ATRAIN 295 l'éprouver, comme fait le batteur dans la grange, quand il commence sa journée; et à chaque coup la terre frémit. Des pleurs, des cris étouffés, des sanglots comme de peuples flagellés sortaient on ne sait d'où, et le furieux batteur redoublait ; on entendait un bruit de tours qui croulaient au loin, sous ses coups cadencés. « Arrête! lui cria le prophète. Quelle est donc ta moisson? J'entends des voix humaines qui gé¬ missent, comme si des nations criminelles étaient- atteintes par ton fléau. — Vous l'avez dit, ô maître! Pourtant elles n'en sentent encore que l'approche. Que sera-ce quand le bon fléau d'airain frappera leurs épaules ? Pour Jacques, c'est à peine si j'aurai besoin de le tou¬ cher. La vue du batteur suffira, je l'espère. Allons ! le blé est mûr. Laissez-moi faire; je flagel¬ lerai l'épi ; vous recueillerez le bon grain. — Attends encore et ne me venge pas, dé¬ pose ton fléau ! Les choses elles-mêmes me venge¬ ront assez. Quel temps je prévois, justes cieux! Ecris ceci, Turpin : « D'abord viendra le bouc aux cornes cl'or, à la barbe d'argent. Le souffle de ses narines sera si fort qu'il couvrira de vapeurs épaisses toute la surface des îles. Les femmes au¬ ront la démarche des serpents et tous leurs pas seront remplis d'orgueil. Puis ils chargeront de chaînes le cou de ceux qui rugissent, et ils coupe- 296 MERLIN L'ENCHANTEUR ront la langue des taureaux indomptés. 0 crime des crimes ! lier comme un bœuf celui que l'auteur du monde a créé dans la liberté! Malheur à toi, Neustrie, parce que la cervelle du lion sera répan¬ due sur tes prairies ! Et ils donnent aux soldats ce qui est dû aux pauvres! Le hibou de Glocester nichera sur les murs de Lutèce, et dans son nid sera engendrée la vipère. La Gaule se mouillera de pleurs nocturnes; les brutes auront la paix entre elles, et l'humanité endurera le supplice. Le vermisseau germanique sera couronné ; la forêt frémira ; elle s'écriera d'une voix humaine : « Ar¬ rive, Cambrie! Geins Cornouailles à ton côté, et dis à Guintonhi : La terre t'engloutira ! » Après un moment de stupeur : « Voilà, Turpin, quelques-uns des maux que je prévois ; et ce qui trouble mon âme comme celle de Saul, je les prévois et ne puis les empêcher. » Le cœur d'airain de Turpin sembla lui-même brisé par ces dernières paroles, et, laissant pour un moment échapper de ses mains son fléau : « Maître, répondit-il, si le mal est sans remède, si le monde s'écroule, si les peuples réels vous ont faussé leur foi, allons, fuyons, retournons au pays des royaumes magiques. Là, du moins, vous vous assiérez sur des ruines de diamants. On peut en¬ core se consoler et passer de bons jours dans un débris de palais d'éméraude. LE SOMMEIL D'AIRAIN 297 — Je le sais, repartit Merlin d'un air pensif; Dieu merci ! il est encore des êtres reconnaissants sur la terre, et je ne doute nullement que si nous allions, toi et moi, gagner ces contrées imaginaires dont tu me parles, nous n'y fussions accueillis avec honneur. Plus d'un roi de féerie, échappé de la ruine, se souviendrait qu'il me doitle diadème. Mais sache, ô Turpin, jusqu'où va la tristesse de mon âme. Je craindrais, mon ami, de porter mon deuil dans ces lieux et de les attrister de ma présence. Oui, s'il reste un seul point enchanté dans le monde (chose dont je doute parfois), il faut, pour en jouir, une simplicité de cœur que je crains avoir perdue moi-même dans le commerce des peuples réels. J'attristerais ces royaumes heureux (s'il en est encore sur la terre!), et ils ne me donneraient pas leur joie. Que ferais-je seul, sans Viviane, sans amour, sous l'arbre des fées? Un ennui profond me saisirait, ô mon ami! je chercherais l'abîme pour m'y précipiter. Il n'est rien de pis, crois-moi, que le pouvoir dès enchantements quand il se tourne contre l'enchanteur. Patience, ô maître ! les siècles vous rendront justice. — Il vaut mieux apprendre à m'en passer. Sais-tu donc que les morts mêmes sortent du tom¬ beau pour me railler ? Mais une autre peine la voici : tu souriras peut-être; en y réfléchissant, tu 17. 298 mbrlin l'enchanteur pleureras. Les jeunes filles ne m'aiment plus, Turpin. Elles ne recherchent, plus mes entretiens; ma présence ne les fait plus ni rêver, ni pâlir, ni rougir ; elles ne tournent plus la tête vers moi quand je passe. « C'est un vieil enchan¬ teur, » disent-elles. Pis que cela : elles ne s'aper¬ çoivent plus que j'existe. Ce sont là des signes, je pense. J'ai donc vieilli, Turpin? Avoue-le- moi ! — Y songez-voùs? la vraie jeunesse est dans le cœur. — Mon Dieu! ne me parle pas de celle-là. Mes cheveux ont donc blanchi ? — Non. — Ài-je des rides? — Nullement. — Qu'est-t-il donc arrivé? — Puisque vous ne m'en croyez pas, demandez- le aux fleurs, aux marguerites des bois : elles sont sincères; elles vous rendent un éclatant témoi¬ gnage quand vous passez. — Les fleurs ! repartit Merlin avec amertume. Que tu les connais mal! Je ne les aurais jamais crues si méchantes ni si rancuneuses! Elles, qui ne vivent qu'un matin, ne me pardonneront jamais d'avoir loué devant elles, dans une triade, la durée des chênes centenaires. Depuis ce jour, elles me regardent avec une ironie qui me transperce. On le sommeil d'airain 299 me donnerait la royauté des roses que je ne l'ac¬ cepterais pas. — 0 maître! à de si grands maux n'y a-t-il aucun remède? — Il en est, Turpin ! mais j'hésite à les em¬ ployer. Pour gouverner ce monde, je m'aperçois, ami, qu'il faut surtout le mépriser, et c'est à quoi j'ai peine à me décider. Je saurais, au besoin, ru¬ ser, gauchir, mentir, gaber, comme tant d'autres enchanteurs le font journellement avec profit, mais j'ai peine à m'y accoutumer; et si mon règne doit continuer à ce prix, j'aime mieux mourir. Certes, je n'aurais point dédaigné une gloire véri¬ table que chaque fleur des champs aurait procla¬ mée chaque matin en se levant 'avec l'aurore. Tant de travaux accomplis ont eu tous pour but, avec le bonheur des hommes, cette gloire solide. Mais si je ne dois obtenir qu'un vain bruit passa¬ ger, entretenu par les grossiers manèges des syl¬ phes ; s'il faut capter, à force de complaisance, le maigre applaudissement des gnomes; si le nom de Merlin ne retentit pas de lui-même dans toiit le royaume d'Arthus, que ce nom ne soit plus jamais prononcé ! » Gomme il venait d'achever ces paroles, le roi des sophistes, suivi de la race entière des désabu¬ sés, vint à passer. Il avait l'œil vif et luisant, et il trônait dans le vide. Tout un peuple d'aveugles 300 MERLIN L'ENCHANTEUR lui faisait son cortège. Il prouvait à ceux qui l'en¬ touraient qu'il n'est rien de plus beau qu'un monde qui se meurt. C'était là une chose à faire envie à tous les temps. A ce spectacle, Merlin sentit plus que jamais le violent désir de mourir. « Voilà mon antechrist, dit-il à Turpin. Je le reconnais sans l'avoir vu jamais; où il règne, je péris. Vous qui m'aimez, ne le laissez pas s'appro¬ cher davantage. Je ne pourrais supporter ce triom- phe d'aveugles. » Et levant les yeux vers les astres voilés : « Les hommes me déchirent et les vautours m'épargnent eh me couvrant de leurs ailes. « Les peuples me refusent leur seuil, et les loups me cèdent leur demeure. 0 nature dévorante ! d'où vous vient cette pitié, quand les bons, les honnêtes, les purs, les charitables ont banni toute pitié ! « Vienne la mort! De tous les enchantements c'est, je crois, le meilleur! » Exalté par les mots du prophète, Turpin avait de nouveau saisi le fléau d'airain; il s'était avancé la main haute ; ceux qui le voyaient de loin pen¬ saient : « Quel est ce batteur qui porte ce fléau? La saison des blés est-elle déjà venue? Et où a-t-il fait son aire? » Avant qu'ils eussent achevé de parler, Turpin frappait la terre; les peuples mau- LE SOMMEIL D'AIRAIN 301 dits, éperdus, jonchaient la terre comme les épis concassés sous le fléau du batteur. Cependant, au loin, Merlin, devenu misanthrope, se perdait dans la profondeur des forêts. Là, il n'avait plus à craindre de rencontrer la face hu¬ maine ni d'entendre d'autres voix que celle des torrents. Par intervalles s'élevait, à travers les murmures des feuillages, un chœur de voix qui répétaient, à la manière des éphémères, l'ancien refrain des jours heureux : Tout est divin! L'amour commence ! et d'autres achevaient, avec le bruit grossissant des cascades lointaines : Puis vient la fin : Mort ou démence. Laissons Merlin le Sauvage s'enfoncer au fond des bois. Qu'il aille solitaire où le regard d'une âme menteuse ne peut arriver, où la perfidie ne peut se glisser sous un front caressant, ni la fausse parole faire entrer la pointe de son glaive, tant la roche est haute, tant la broussaille est épaisse et hérissée d'épines. Ne plaignez pas Merlin le Sauvage : il est déjà lpin, dans la pluie, dans la neige, sous la fureur 302 merlin l'enchanteur des vents; mais il est à l'abri du mensonge. La chose la plus cruelle dans le profond exil, dans le désert de l'égarement, la connaissez-vous? Ce n'est, pas la privation de la terre natale, du berceau, du tombeau, de toutes les choses aimées. C'est que, déraciné, errant, vous vous prenez à chaque sou¬ rire que vous rencontrez, comme si c'était là le refuge ; et souvent ce sourire est une embûche. Malheur! malheur! Sans avoir le temps d'exa¬ miner, ni de choisir, ni de connaître (car il faut vous hâter), votre pauvre âme dépouillée , nue, mourante, se donne à qui vous fait, sur le chemin, l'aumône d'une douce parole ; souvent ainsi vous tombez en proie au reniement, au mensonge, â la grâce perfide, sans pouvoir retrouver le sol serein où la vérité croissait dans l'amour. L'ami même qui ne vous connaît plus vous perce au fond du cœur, s'il vous rencontre. Lâ est le mal ; tous les autres sont miel et ambroisie à côté de celui-là: Tout est divin ! L'amour commence! Puis vient la fin : Douleur immense, Mort ou démence. LIVRE XXI l'amour dans la mort I Heureux celui qui conduit la charrue dans le champ où la bataille a retenti ! Heureux aussi celui qui y fait sa demeure ! Sous ma fenêtre ser¬ pente la rivière où les bataillons ont passé dans la pluie de fer et de plomb. Voici le bois de sapins et d'érables à travers lesquels les héros se sont frayé un chemin. Là où étaient le tumulte, la fu¬ reur, régnent maintenant la paix, le silence. Char¬ gée de grappes , la vigne attend le dernier rayon de l'été. Les corbeaux sont demeurés, et ils se souviennent du festin. Le soir, je m'endors à leurs cris; le matin, ils tournoient sur m'a tête en de¬ mandant leur pâture sanglante. Mais, avant eux, s'est éveillé le rossignol dans la nuit. C'est ici, c'est ici qu'il faut parler de félicité sous ce tilleul 304 MERLIN L'ENCHANTEUR fleuri d'où la guerre déchaînée n'a pu chasser les rossignols. Jusqu'à ce moment, le lecteur me rendra cette justice que tous les événements de cette histoire, ou, du moins, presque tous, peuvent s'expliquer par des causes purement naturelles. Fouillez, scru¬ tez les événements : vous en trouverez aisément la raison dans les faits accomplis qui les ont pré¬ cédés. Je tiens pour assuré que la logique a été scrupuleusement respectée, et que le progrès s'est réalisé sans nulle interruption, même d'un instant. Dans ce que je vais raconter, cette logique est moins évidente ; mais on est bien fort quand on a pour soi l'histoire même, cette institutrice des peuples et des rois. Est-ce à moi, d'ailleurs, de changer le cours des événements? A Dieu ne plaise ! Les constater, les enregistrer, rien de plus, rien de moins. Voilà ma mission. Aucun obstacle ne m'empêchera de l'accomplir jusqu'au bout. La dernière page des chroniques de Turpin était achevée. Il venait de se lever de son siège, empor¬ tant le livre fermé de son agrafe d'or. Les oiseaux de toute espèce qui avaient dicté son récit, cachés dans la ramée et déliant leurs langues, gazouillant à pleins gosiers, semblaient dire : « Moi aussi je ligure dans les chroniques ! » Merlin, resté seul au fond des forêts, se nour¬ rissait de la plus noire misanthropie; elle était l'amour dans la mort 305 même plus profonde ce jour-là que tous les autres. Le moment est des plus importants à préciser; malheureusement je ne puis en fixer la date rigou¬ reuse. C'était dans le mois où l'aubépine bour¬ geonne, à telle enseigne qu'une aubépine ombra¬ geait la tête de l'Enchanteur. Ce n'était donc plus l'hiver; cependant ce n'était pas encore le prin¬ temps, car des rubans de neige argentaient encore le bord du lit des torrents. Ce n'était pas la nuit; ce n'était pas non plus à la clarté éblouissante de midi. C'était à l'une de ces heures qui ressemblent aussi bien au lever qu'au coucher du jour. Ah ! voilà qu'une fauvette se plonge dans l'épais buis¬ son d'aubépine ; après un dernier gazouillement elle cache sa tête sous son aile, se pose sur un pied, retire l'autre et s'endort. C'était clone le soir et non le matin. ï Oui, c'était le soir; mais le soleil jetait encore quelques-uns de ses derniers rayons mourants sur la cime empourprée des arbres. La forêt, comme celle de Soignes, immense, solitaire, semblait un temple aux innombrables colonnes, où des ombres tardives, colorées, passaient et disparaissaient dans l'obscur lointain des massifs de hêtres. Il y avait parmi les arbres centenaires un chêne ridé, crevassé, barbelé de mousse blanche, fou¬ droyé à la téte, où habitaient l'aigle et la fourmi ; c'était le vieillard et le père de la forêt. De son 306 MERLIN L'ENCHANTEUR tronc sortait une voix caverneuse, mêlée du bour¬ donnement des abeilles : « Je suis, disait cette voix implacable, le chêne de Merlin. C'est sur ma tige que s'est reposé le premier oiseau, au premier jour du montle. « C'est moi qui ai couvert le crime de Caïn et bu le sang d'Abel. « C'est moi qui ai roidi mon bras pour dénoncer le premier meurtrier. « De mon écorce a été fait le premier bouclier, et de ma tige la première lance. « C'est à mes branches qu'Absalon est resté sus¬ pendu par sa noire chevelure sanglante. « De mon rameau a été tressée la première cou¬ ronne murale. « J'ai enseigné la sagesse au premier des Drui¬ des, et je l'ai nourri de ma sève. « C'est de mon bois qu'a été faite la croix du Seigneur. « C'est sur ma cime qu'a niché pour la der¬ nière fois l'oiseau de Jupiter. « J'ai enfoncé mes racines sous la terre profonde pour savoir ce qui se cache dans l'abîme. J'ai porté ma tête dans les nues pour savoir ce qui est glorifié dans le ciel. « La fourmi ailée trouve chez moi son gîte, mais je ne refuse pas mon abri aux vautours et aux loups vagabonds. l'amour bans la mort 307 «. Des armées se sont entre-choquées dans mon ombre. Elles m'ont engraissé de leurs funérailles, et c'est moi seul qui connais leur nom, car je leur ai pris jusqu'à leur gloire. « César a abrité son front chauve à mes pieds, et le dernier des Brutus m'a confié son glaive. « J'ai couvert tour à tour de mon ombre le bon et le méchant, le juste et l'injuste, l'heur et le malheur, le grand et le petit, le sage et l'insensé. Voilà pourquoi je me suis fait cette rude écorce que tu vois. Le fer même ne pourrait l'entamer. « Je sais ce qui a paru au sortir du chaos. Je possède tous les secrets de ceux qui se sont assis à mon ombre. » « Sais-tu où est Viviane? interrompit Merlin. •— Je le sais. Chaque jour elle vient, à la place où tu es, converser avec moi! Je la vois jouer avec les jeunes chevreuils dont le chasseur a tué la mère ; d'autres fois elle remplit de rosée la coupe d'un gland, et elle porte à boire à la cigale altérée sous le chaume. » A ces mots Merlin s'incline, il prête l'oreille-. Bientôt il tombe dans une rêverie si profonde qu'il semble sommeiller. Couché sur la terre, la tête appuyée sur son coude, quoique ses yeux fussent ouverts, il regardait sans voir; il écoutait sans entendre les derniers chuchotements sacrés du vieillard aux cent rameaux. 308 MERLIN L'ENCHANTEUR Maintenant, le croirez-vous ou ne le croirez- vous pas? Viviane, en marchant sur la mousse, arrive subitement près du buisson fleuri. La voyez-vous? Pour moi je la vois distinctement, un peu penchée en avant, retenant son haleine, les cheveux mouillés de rosée. Mais d'où vient-elle ? Pourquoi a-t-elle tant tardé? Pourquoi à celle heure plutôt qu'à une autre ? Est-il croyable qu'elle ait pu se frayer son chemin sans qu'aucune voix, pas même d'un grillon, ait salué ou trahi son ap¬ proche? de répète encore une fois que cet esprit raisonneur est le contraire de l'histoire. S'il fallait répondre à toute question, il n'y aurait plus de récit possible. Ne mêlons pas, de grâce, l'histoire et la philosophie. Je continue. Sitôt que Viviane fut près de Merlin, elle écarta l'aubépine, et se présenta subitement devant lui. 11 se retourne et la voit : « Où suis-je? Est-ce vous? Est-ce toi? » Dans le premier moment, il ne sentait encore que douleur. «. Êtes-vous une ombre, reprenait-il, une vision, comme j'en ai tant rencontré dans cette vie fragile?» Puis, il se jeta à ses pieds, les baisa, ainsi que ses genoux et la mousse qu'elle foulait. Il remer¬ cia le ciel, la terre de la lui avoir rendue. Sanglots, questions entrecoupées, reproches, baisers amers, larmes aveuglantes, cris étouffés l'amour dans la mort 309 qu'aucune parole ne doit essayer de rendre, rem¬ plirent la première heure. Quand enfin il se re¬ trouva lui-même, il vit qu'une tristesse profonde avait pâli les joues de Viviane et l'empêchait de lui répondre. Plus elle faisait d'efforts pour maîtriser sa douleur, plus elle la laissait paraître. « Pourquoi es-tu triste, chère âme? lui dit-il. — Moi, triste! de ne le suis pas, répondit Vi¬ viane avec un sourire où toutes les amertumes de la terre étaient rassemblées. — Ce sourire me perce le cœur, ma chère vie. Mieux vaudrait pleurer. Dis-moi ce qui fait la peine. — Faut-il le dire ? — Oui, parle. — Non, je ne le dirai pas ; ce n'est rien. —■ Oh ! parle ou je meurs. — Eh bien, Merlin, je suis triste, parce que j'ai peur de te perdre encore. Tant que tu sau¬ ras des choses que j'ignore, je me sentirai séparée de toi par des mondes magiques. Voilà ce qui fait ma peine. — N'est-ce que cela ? -- Pas autre chose. Je pleure parce que je n'ai pas ta science. — Et quelle est donc, de toutes mes sciences, celle qui te fait envie ? — Je voudrais, doux ami, savoir ce qu'il faut faire pour enchaîner un homme, sans lien, ni 810 MERLIN L'ENCHANTEUR chaînes, ni murailles, de manière qu'il ne puisse s'échapper. Apprends-moi, Merlin, cet art-là, le seul qui me manque de tes sept sciences, etje serai heureuse comme tu veux que je le sois. » En entendant ces mots, Merlin gémit profondé¬ ment, « Pourquoi es-tu triste à ton tour? reprit Vi¬ viane . Et qu'est-ce qui te fait soupirer ? — Je gémis, parce que je prévois ce que tu veux faire, et qu'il m'est impossible de te rien refuser. » A ces mots, Viviane se jette à son cou ; elle l'em¬ brasse, et lui parle doucement appuyée sur son épaule : « De quoi as-tu peur, ô mon bien-aimé? Ne peux-tu donc pas te confier tout à moi, comirte je suis toute à toi ? N'ai-je pas quitté pour toi père et mère ? Mes désirs, mes pensées, mon âme entière est en toi. Ni joie, ni bien, ni espoir où tu n'es pas. Quand je t'aime ainsi, mes souhaits ne sont-ils pas les tiens? En faisant ce que je de¬ mande, ne fais-tu pas ce qui te plaît à toi-même ? — Tu as raison, je suis prêt à t'obéir ? Qu'est- ce donc que tu désires ? — Je désire que nous nous bâtissions une re¬ traite enchantée, indestructible, où nous puissions vivre ensemble, recueillis l'un dans l'autre, sans être troublés jamais par le reste du monde. — Est-ce là ce que tu souhaites? Sois donc l'amour dans la mort 311 heureuse ! Je te la bâtirai cette demeure. — Non, chère âme ! C'est moi qui veux la b⬠tir moi-même, à mon gré, pour qu'elle soit toute en mon pouvoir. — Qu'il soit ainsi ! » dit Merlin. Et il lui apprit ce qu'il fallait de magie pour opérer un enchante¬ ment de ce genre. A mesure qu'il parlait, il're- grettait chaque parole qui sortait de ses lèvres. Mais l'amour était plus fort que lui ; il ne s'arrêta que lorsqu'il eut révélé son secret jusqu'au bout. Dès qu'il eut achevé et que Viviane l'eut com¬ pris, elle lui montra tant de joie qu'il se consola d'avoir parlé. Même, il se .sentait heureux de n'a¬ voir aucun secret qu'elle ne partageât avec lui, certain qu'elle ne s'en servirait pas sans le con¬ sulter au moins une fois encore. II Tous deux se tenaient embrassés sur l'herbe fraîche, épaisse, près du buisson fleuri. Ils s'é¬ taient fait mille caresses au milieu de mille pa¬ roles gazouillantes. Plus d'une larme de bonheur avait coule de leurs- yeux. Merlin reposait sa tète sur le sein de sa bien-aimée. Elle le berçait et jouait avec les boucles de ses cheveux, si bien qu'il semblait sommeiller et rêver. 812 MERLIN L'ENCHANTEUR S'étant assurée qu'il rêvait d'amour, elle se lève doucement, prend son long voile, en enveloppe la ramée sous laquelle était couché l'Enchanteur. Neuf fois elle marche autour du cercle qu'elle a tracé ; neuf fois elle répète les paroles magiques qu'il lui a enseignées ; puis elle rentre dans l'enceinte, se rassied sur les fleurs, et replace la tète de son bien-aimé sur son sein palpi¬ tant. Enfin, il se réveille, ouvre les yeux, et d'abord il lui semble qu'il est muré dans une haute tour maîtresse, bien crénelée par le haut, sans portes pour sortir, ni degrés pour monter ; et il se voyait couché, au fond d'une alcôve de marbre, sur un lit de soie et d'or. « Qu'avez-vous fait, insensée ? Est-ce là le ma¬ riage promis ? Que n'avez-vous attendu que l'ab¬ sence, la douleur m'aient tué ? » Viviane regarde Merlin en souriant, Qui le croira ? à ce sourire tombe le ressentiment de mon héros. A peine s'il lui fit un reproche de plus. Collé à ses lèvres, il lui disait seulement entre chaque baiser : « Au moins ne me quitte plus, Viviane. » Et Viviane répondait : « Jamais. — Mais pourquoi, cruelle, m'avoir abandonné une fois? l'amour dans la mort 813 — Pour L'éprouver. — Gomment ! — J'étais jalouse. — De qui donc ? — Des pierreries, des fleurs, des.étoiles, d'Isa- line, de Psyché, de toutes les Belles ; car toutes t'aimaient d'amour, et toi aussi tu les aimais. Maintenant, Merlin, plus de pèlerinages, plus d'absence. Tu m'appartiens à moi seule. Je te ver¬ rai à toute heure; tu ne verras que moi. — Oui, s'écria Merlin, il n'y a que toi au monde qui puisses me tirer de cette tour. — Pas même moi, mon doux ami. Tu es ici pour toutes les vies. » Et elle lui apprit qu'elle avait tourné contre lui ses enchantements les plus forts, que la porte de la tour était murée, et qu'elle avait jeté la clef dans le gouffre des gouffres. « Mais, ma chère âme, vous m'avez donc ense¬ veli ? — Je me suis ensevelie avec toi. — Suis-je mort ou vivant? demandait encore Merlin. — Que t'importe ? — C'est vrai ! Je te retrouve. Je te vois. Que me fait tout le reste ? — Sois tranquille. Je serai souvent dans tes bras. » MERLIN L'ENCHANTEUR. T. II. 18 314 MERLIN L'ENCHANTEUR III Pendant ce temps-là, deux bourgeois qui pas¬ saient dans le voisinage avaient vu ce qui venait d'arriver ; ils conversaient entre eux : « J'avais toujours prédit, compère, que cela Uni¬ rait ainsi. — Moi, de même, répondait l'autre. •— Quand je voyais passer Merlin dans les halles, je lui disais : Mon fils, il t'arrivera mal¬ heur. — Je le lui ai annoncé cent fois, de mon côté, lorsqu'il était petit. Mais quoi! pas le moindre ju¬ gement dans cette cervelle dorée. — Il est vrai qu'il pécha toujours par la ju¬ diciaire. De l'éclat, du brillant, du faux or, voilà tout. — Se laisser enterrer vivant ! — Prendre un tombeau pour un lit de noce ! ■— Quelle pitié ! — Quelle sottise ! Voilà comment finissent tous ces hommes d'imagination. — Ce n'est pas à nous, compère, qu'on en ferait ainsi accroire ! — Dieu merci ! nous sommes des gens positifs, avisés, de père en fils, et nous savons à quoi l'amour dans la mort 315 nous en tenir sur le fort et le faible des choses. — Quand pareil événement arrive, vous savez pourtant que c'est signe de peste noire ? — Oui-da ? •—• Et de pluie de sang et de guerre. • — Voyez-vous ? je l'ai entendu dire. — Et de pillage. —■ Oh ! oh! je le crois comme vous. De pil¬ lage, avez-vous dit? Allons enfouir nos ducatons d'Espagne. — Et compter nos épices. — Il n'y a, ma foi, pas un moment à perdre. — Sus ! sus ! nous touchons à la poterne. N'en- tend-on pas la cloche du guet ? Chut ! oui, un ca¬ rillon d'alarme. Nous n'arriverons jamais assez tôt pour sauver notre avoir. Marchez donc, com¬ père! » IV L'amour dans la mort, voilà ce que personne n'a décrit depuis que les hommes ont inventé l'art de tout dire. Qui invoquerai-je pour m'assister dans ce récit? Personne ne peut me servir de guide. Je marche le premier dans ce sentier où m'abandonnent même les témoins qui m'ont ac¬ compagné jusqu'ici. tJ'16 MERLIN L'ENCHANTEUR La tombe de Merlin (il faut bien avouer que c'était une tombe) ne ressemblait pas à celles oit chaque jour vous ensevelissez vos morts. Au de¬ hors un immense tumulus surmonté d'une tour d'ivoire,-pareille à un pic de neige sur une cime verdoyante des Alpes. La porte, il est vrai, étail effrayante, nue, inexorable. Une main de justice était gravée au-dessus de la voûte et montrait aux passants le chemin inévitable où toute voie abou¬ tit. Mais au delà de ce seuil, quels palais soutenus par des piliers de cristal, quelles cours de marbre, pavées de mosaïques, quelles alcôves éternelle¬ ment rafraîchies par des jets d'eau ! Les murailles étaient brodées d'arabesques, sans aucune inscrip¬ tion. C'était comme une page blanche abandonnée à l'imagination de noire Enchanteur ; vous verrez bientôt qu'il sut profiter de cette circonstance. Ajoutez, je vous prie, des balcons sans nombre, suspendus sur des fleuves dont le bourdonnement s'entend à peine, sur des cataractes d'où s'élèvent pour retomber aussitôt les vapeurs irisées de l'a¬ bîme; au sommet de la rive escarpée, des pavil¬ lons à treillis de bois de citronnier où Viviane al¬ lait peigner ses longs cheveux ; point de cyprès, ni d'arbres funéraires, et pourtant de vastes fo¬ rêts ; sous leurs ombrages, dans les bas-fonds, quelques restes d'eau croupissante où coassaient, il est vrai, des grenouilles échappées des marais l'amour dans la mort 317 du Styx. Mais, avec le moindre travail, ces eaux trouveraient leur écoulement et formeraient des cascatelles (ce ne serait là, certes, qu'un jeu pour Merlin). Çà et là, une senteur ambroisienne qui s'exhalait de chaque fleur sculptée sur les murs (il y avait bien dans les angles des cours quelque peu d'orties et de pâles asphodèles, mais on allait les extirper) ; à côté du palais, une habitation rus¬ tique plus propre encore à la méditation ; partout des terrasses, des arcades trilobées, soixante fe¬ nêtres ogivales où l'Enchanteur pourrait à son gré se placer au-dessus du gouffre ténébreux, pour contempler de loin les vivants et converser avec eux à travers le sépulcre. Quant à son étendue, en surface, le tombeau de Merlin se prolongeait d'abord dans le royaume d'Arthus, France, Espagne, pays roman, comme un beau royaume souterrain, bien muni de dé¬ fenses et bastions, bien enclos de fossés, bien garni de donjons et tours à soupirail ; de là, tou¬ jours invisible, creusé dans les entrailles de la terre, il serpentait en Italie, jusqu'en Galabre et sous le montGibel ou Etna, d'où il allait rejoindre par de longs corridors sous-marins la Grèce, la Pologne, la Hongrie, la Roumanie, sans parler de l'Allemagne haute et basse à travers laquelle il cir¬ culait ténébreusement ; ce qui comprenait un es¬ pace apparemment très-habitable pour l'esprit le 18. 318 merlin l'enchanteur plus impatient de toute espèce de frontière. De plus, on y jouissait des climats les plus différents ; mais la paix, compagne du silence éternel, était partout la même. Dans ce sépulcre immense, se trouvèrent trois choses que le hasard seul n'avait pu y réunir, je veux dire la harpe de Merlin attachée à la voûte par une chaîne d'or, la lampe merveilleuse que lui avait donnée le prêtre Jean, enfin, s'il faut tout nommer, son jeu d'échecs. La lampe éclairait ce monde invisible. La harpe résonnait au moindre souffle de Merlin et de Viviane. Quant au jeu d'é¬ checs, il était placé sur une table de marbre, les pièces en pur diamant déjà alignées, pour tromper, sans doute, le premier moment de lassitude, ou d'ennui, ou de caprice qui saisirait les deux amants dans leur tête-à-tète éternel. Et croyez que jamais mon héros n'eût songé à emporter son jeu d'échecs dans son tombeau; trop d'autres pensées remplissaient son esprit. Mais quand il aperçut sur l'échiquier les tours et les ca¬ valiers, et le peuple de pions groupés autour du roi des pierreries, lequel avait une ressemblance bizarre avec Arthus, il ne put résister au désir de jouer une partie, sans doute pour railler le sépul¬ cre. Viviane s'y prêta volontiers. Assis en face l'un de l'autre, dans le silence des choses, le front ap¬ puyé sur la main, la main sur la table de pierre, l'amour dans la mort 319 ils faisaient avancer ou reculer leur peuple de dia¬ mant. Comme ils n'étaient pressés par aucune des occupations du monde, ils méditaient à loisir, sans que ni l'un ni l'autre éprouvât d'impatience ; puis souvent par-dessus les tours et les cavaliers d'é- meraude se rencontraient leurs lèvres frémissan¬ tes. Alors Merlin, transporté et se sentant près de gagner, se levait, brouillait le jeu et disait : « Il n'y a d'échec et mat que la mort, s Puis, jetant un premier coup d'œil sur sa nou¬ velle demeure et ne sachant encore s'ils étaient seuls : « Qu'as-tu fait, Viviane, de la troupe indiscrète de mes serviteurs ? Les esprits follets qui le plus souvent m'escortaient malgré moi m'ont-ils suivi dans ces lieux? — Non , dit Viviane. Je n'ai voulu ici que toi. Tu es le maître et le serviteur. — Dieu merci! s'écria l'heureux Merlin. Me voilà débarrassé d'eux. Le plus souvent ils n'ont servi qu'à me compromettre. » Ici recommencent les jours fortunés de Merlin; car la sérénité perdue rentra presque aussitôt dans son cœur. Grâce-à l'éclat de la lampe, la diffé¬ rence des jours et des nuits était peu sensible; et pourtant,'cette splendeur continue n'offensait pas les yeux. C'était une aurore perpétuellement ra¬ dieuse qui ne lassait jamais, non plus que le re- 320 MERLIN L'ENCHANTEUR gard de Viviane jaillissant à travers ses cils noirs d'ébène. Quand Merlin ne la tenait pas enlacée dans ses bras, ils visitaient ensemble leurs vastes domai¬ nes. « Jusqu'ici, ne se lassait de répéter le plus heureux des habitants du sépulcre, je n'ai connu que les angoisses. Qu'étaient-ce donc que nos jours les meilleurs sous le soleil desséchant des vivants? » Alors il détachait sa harpe de la mu¬ raille pour chanter sa félicité ; et toute la terre ré¬ sonnait de cette harmonie du tombeau. Ou il pre¬ nait la lampe dans sa main, et il allait fouiller avec Viviane dans les coins les plus obscurs du royaume ténébreux. Il arrivait avec elle jusque dans les lieux où se préparent les germes mysté¬ rieux des choses. Tout lui apparaissait dans sa splendeur native. « Mais où donc ai-je vécu jusqu'ici ? s'écriait- il, quelles étaient mes ténèbres ! » A ce moment, les yeux de Viviane s'enflam¬ maient d'une lueur sacrée. Les seuls instants où il se souvenait de l'an¬ cienne souffrance étaient ceux où elle le quittait, principalement au printemps, lorsqu'elle allait vi¬ siter les fleurs et les oiseaux nouveau-nés dont elle était la patronne et la reine. La première fois que cela arriva, à peine Merlin se sentit seul, il poussa un gémissement dont retentirent tous les l'amour dans la mort 321 mondes invisibles ; car il se crut abandonné de nou¬ veau, pour toujours. Et que faire dans une éternelle solitude ? Viviane, qui avait entendu sa plainte, ne tarda pas à reparaître. « Tu ne veux pas, lui dit-elle, que je laisse mourir les roses et les oiseaux dans les nids ? » Malgré ces paroles, Merlin la supplia, à mains jointes, de ne plus le quitter; elle y consentit vo¬ lontiers, et cette année-là moururent toutes les fleurs et la couvée de presque tous les oiseaux. Car les uns et les autres avaient le plus grand besoin de sentir, une fois au moins, l'haleine amou¬ reuse de Viviane. A cette nouvelle, Merlin promit qu'il ne la re¬ tiendrait plus. Sachant qu'elle ne s'absentait que par nécessité et pour veiller au royaume imma¬ culé des fleurs, il appela à son aide la raison, la justice universelle. Fallait-il donc sacrifier les roses à sa propre félicité? Grâce à cette réflexion, soutenue de beaucoup de sagesse, il retrouva et sut garder l'ancienne paix, même quand il était seul. A partir de ce moment, on peut dire que nulle souffrance n'approcha du cœur de Merlin. Etait-il vivant ou mort? C'est à vous de décider. Il est certain qu'il s'attachait aux lèvres de Viviane pendant de longues heures, ou plutôt ces heures ne pouvaient se compter. Il avait, avec elle, une 322 merlin l'enchanteur conversation entrecoupée de murmures, et mêlée quelquefois d'éclats de rire. Sont-ce là oui ou non des signes de vie? Il aimait aussi les longs silences, pleins de rê¬ veries indicibles ; en même temps, il n'éprouvait plus jamais un seul accès d'impatience, d'humeur ou de mélancolie. Pour l'inquiétude et la colère, elles étaient loin de lui. line connaissait ni jaloux, ni rivaux. Sont-ce là des signes de mort? Altéré, il buvait dans sa coupe à la source du grand fleuve Océan. Avait-il faim, il se nourris¬ sait des pommes sacrées de. son verger. S'il faisait froid, par hasard, il allumait un feu de broussailles de l'arbre de la science ; si le sommeil le prenait, il s'endormait sur l'épaule frissonnante de Viviane. -Si le silence l'inspirait, il jouait de la harpe; si l'ennui commençait, il jouait aux échecs. Sont-ce là oui ou non des signes de vie ? Gomme Ulysse, il avait creusé lui-même sa couche nuptiale dans le tronc d'un noir ébénier. ÎJn voile étoilé y cachait les inépuisables déli¬ ces qui couraient dans ses veines, si bien que des larmes tombaient de ses yeux au milieu des vo¬ luptés sacrées, comme si trop de félicité eût op¬ pressé son âme. Sont-ce là oui ou non des signes de vie? Quelquefois, quand ils se promenaient, un rayon de la lampe s'échappait subitement à travers une l'amour dans la mort 323 des fissures du tombeau et illuminait aussitôt la terre. Mais Viviane lui disait : « Cache ta lampe, Merlin; ta lumière les aveu¬ glerait. » Merlin obéissait sans répliquer ; il couvrait la clarté de la lampe avec le creux de sa main. La terre aussitôt s'enténébrait d'un pôle à l'autre ; mais la figure de Viviane avait été tout éclairée ; elle paraissait plus belle. Quand vous voyez que les cœurs des hommes s'obscurcissent, et qu'il fait nuit en plein jour sur les peuples, dites avec certitude : « Merlin cache sa lampe sous sa main. » Ils avaient quelques troupeaux de licornes et d'aurochs qui les occupaient chaque, jour, peu d'instants. Ces troupeaux, beaux et gras, étaient gardés par un centaure qui leur rendait fidèlement le lait et la toison. La basse-cour, bien approvi¬ sionnée, regorgeait d'ibis et de phénix qu'eux- mêmes nourrissaient de grains. Au commencement, une grande horloge, au sommet de la tour, marquait exactement les heures. Son balancier était souvent le seul bruit que l'on entendait, avec le mugissement des troupeaux fu¬ nèbres qui sortaient de l'étable ou y rentraient, deux fois le jour, la mamelle traînante. Merlin ou¬ blia une fois de remonter l'horloge; depuis ce temps, ils ne firent plus la différence des heures. Au reste, jamais ils 11e se demandaient l'un à 324 merlin l'enchanteur l'autre : Quelle heure est-il? Ils n'y pensaient pas même. Ils finirent par oublier que le temps mar¬ chait, envoyant l'aiguille noire toujours à la même place, sur le cadran de marbre. Deux ou trois fois, Merlin dit imprudemment : « Viviane, pourquoi es-tu si pâle? » Mais il se re¬ prenait aussitôt : « Rien ne te sied comme la p⬠leur. Que souvent j'ai maudit le soleil de ce qu'il brunissait tes joues ! » Et Viviane répondait : « C'est à la clarté de cette lampe que j'ai découvert la beauté de Merlin. Je l'apercevais à peine auparavant à la clarté bla¬ farde des jours qui ne duraient qu'un moment. » Un jour (peut-être était-ce la nuit pour nous), Merlin entendit des gouttes d'eau qui tombaient au fond de l'abîme. Il se figura que c'étaient des pleurs de Viviane; et la serrant dans ses bras : « Tu pleures, Viviane! Ne me le cache pas. Je vois, je vois encore une larme qui baigne tes longs cils. — Il est vrai, Merlin, je pleure en pensant que je t'ai emprisonné dans ce monde invisible, sou¬ terrain, inexorable, privé de l'œil éclatant du jour. Vainement -je voudrais te faire repasser la bar¬ rière que j'ai fermée. Je 11e pourrais la rouvrir. Cependant tu regrettes la terre amoureuse et les étoiles des nuits. Cette pensée empoisonne, pour moi, toute joie, dans notre demeure ténébreuse. » l'amour dans la mort 325 A ces mots le bon Merlin répondit par un éclat de rire ingénu, épanoui, qui fit résonner au loin les voûtes, puis il ferma les lèvres de Viviane par un baiser : « Tiens ! voilà ma réponse. » Mais presque aussitôt il sentit qu'il fallait parler sérieu¬ sement, et, détachant sa harpe des quatre chaînes d'or fin qui la tenaient suspendue : « Écoute ! » ajouta-t-il. Assise sous l'arcade, Viviane leva les yeux vers son bien-aimé. Il tira un premier accord de sa harpe ; au loin résonnèrent les longs corridors sombres ; l'écho se prolongea de royaume en royaume, sur toute la surface de la terre; et les peuples réveillés les premiers en sursaut disaient : « Avez-vous entendu la harpe de Merlin ? — Oui, reprenaient les autres, nous l'avons reconnue. Nous le cherchions de lieux en lieux sans pouvoir le trouver. Allons vers cet endroit où la harpe résonne. » Et la bouche béante, ils se tournaient du côté de la tombe de Merlin. Voici alors ce que les peuples entendirent : MERLIN LENGIIANTEUR. T. II. 10 326 MERLIN L'ENCHANTEUR V PREMIER CHANT DE MERLIN DANS LE SÉPULCRE « Mondes, réjouissez-vous ! Merlin a retrouvé sa joie et son sourire. Consolez-vous, peuples dé¬ senchantés ! Merlin a retrouvé ses enchantements sur les lèvres de Viviane. « C'est du tombeau que viennent aujourd'hui les bonnes nouvelles. Je contemple ici les formes sereines dans les yeux de ma bien-aimée. Je par¬ cours avec elle les profondes forêts pleines de la senteur des chênes. Je lis dans les veines des métaux le livre emparadisé de l'éternelle sagesse. J'habite la tour merveilleuse du "Roi des Enchan¬ teurs. « Qu'ils entendent ceci Dieu et l'homme ! Qu'ils entendent clairement ceci le jeune homme et le vieillard. J'ai choisi le silence, le monde a choisi le tumulte j'ai choisi la justice, et le monde l'ini¬ quité. J'ai préféré la liberté, le monde a préféré l'esclavage. J'ai aimé la lumière, et le monde les ténèbres. J'ai aimé la vérité, et lui, le mensonge. Il est juste, il est bon, il est sage que nous habi¬ tions aux deux bords opposés ; lui dans ce qu'il l'amour dans la mort 327 appelle la fête, moi clans ce qu'il appelle le deuil, lui dans ce qu'il nomme la vie, moi dans ce qu'il nomme la mort. « Dans cette tour, je ne crains point l'embûche des hommes de nuit qu'enivre l'hydromel. Je vois au loin leur armée qui se rassemble et qui se dis¬ perse, comme la brume menteuse sur mon seuil. Ni les lances azurées, ni les glaives bleuâtres, ni les flèches empoisonnées ne me perceront ici. Ma haute tour est bâtie sur le roc de Injustice. Qui pourra l'ébranler ? « Gomme vaines vapeurs qui se promènent sur les ruines, se rangent autour de moi les généra¬ tions ! Ah ! que le regard du matin les a vite dis¬ sipées ! « Poussière d'un jour, vous disiez : « L'En- « chanteur a menti, ses paroles ne sont que feintes. « Avec lui ont péri ses enchantements. » « Et moi je vous dis : « L'Enchanteur est debout ! « et il vous foule du pied. Pauvres roseaux, qui « vous a faits si fragiles ? » « Jeunes filles, qu'est devenu votre orgueil ? Combien de fois vous m'avez refusé même un sourire, pensant : « Il n'est plus jeune, c'est un « vieil enchanteur ! » « Et vous j)reniez la démarche des serpents, tandis que moi j'allais, le cœur pesant, m'asseoir à l'écart, au bord des mares, loin de la fêle. Qu'a- 328 MERLIN L'ENCHANTEUR vez-vous fait de votre orgueil ? J'ai retrouvé le mien. « Roses des bois, fleurs du printemps, vous ricaniez, quand je passais, et vous disiez : « Sa « couronne est tombée, son parfum est flétri ! » Répondez-moi. Qu'avez-vous fait de votre prin¬ temps ? Le mien recommence. « Coupes qui circuliez dans le banquet à la fête du glaive, vous vous disiez : « Nous sommes en- « core pleines jusqu'aux bords, et lui ses jours « sont taris. » « Coupes fragiles, qu'est devenue votre ivresse? Le vin de l'Éternel enivre encore ma coupe. « Harpes qui retentissiez sous les doigts des bardes, qu'avez-vous fait de vos accords ? Où sont vos échos dans la salle déserte ? Ma harpe résonne ici ; c'est vous qui vous taisez. « Je sais une chanson à faire fendre les cieux d'envie et tressaillir la grande mer. » A ces mots du prophète, la mer se prit à rire et toutes ses vagues étaient vertes de colère. « Quelle est cette chanson ? » disaient-elles en battant le seuil et le couvrant d'écume. « Je vois d'ici, répondit Merlin, un Océan auprès duquel vous n'êtes qu'une goutte d'eau dans le sable de Syrie. —• Voyez-vous quelque chose de plus beau que nous ? s'écrièrent les étoiles. l'amour dans la mort 329 — Je vois un ciel auprès duquel vous n'êtes qu'une étincelle sous la cendre d'un feu de ber¬ ger. » A ce moment le monde ayant fait de nouveau silence, l'Enchanteur reprit avec plus de force : « Qu'ils entendent ceci Dieu et l'homme ! Qu'ils entendent clairement ceci le jeune homme et le vieillard : « Je défie le tombeau ; il ne glacera pas mon cœur. Ce que je haïssais, je le hais deux fois plus. Ce que je méprisais, je le méprise cent fois plus. Ce que j'aimais, je l'aime mille fois plus. « Te défie la nuit ; elle ne fera pas les ténèbres autour de moi. « Je défie le aigles voraces et les vautours qui se repaissent du sang et de la chair des morts. Les aigles et les vautours sont venus, l'aile éployée, autour de moi me demander leur juste nourriture comme à tous les autres trépassés ; je la leur ai refusée, et ils ont fui avec un cri aigu dans les solitudes, sur la cime dénudée du rocher. « Je défie le ver de terre ; il ne fera pas de moi sa pâture. « Je défie le vent du soir, chargé de pluie en automne ; il ne fera pas entrer la tristesse dans mon cœur. « Je défie le souvenir des choses passées ; il ne mettra pas une ride à mon front. 330 MERLIN L'ENCHANTEUR « Je cléfie la parole empoisonnée de mes enne¬ mis ; elle tombera à mes pieds sans me faire de blessure. Je défie le serpent et l'immense vipère tortueuse dans les bois et dans l'enceinte des villes ; leurs dents sont arrachées. « Je défie le rire ; il ne transpercera pas mes os. Je défie les larmes; elles ne consumeront pas mes yeux. « Je défie l'exil ; il ne m'ôtera pas mon foyer. « Je défie l'oubli ; il ne me dévorera pas. « Je défie l'iniquité ; elle ne m'écrasera pas. « Je défie l'enfer ; il ne m'engloutira pas. « Quand, chaque matin, le soleil reparaît au- dessus de leurs tètes et que tout recommence à luire, ils s'enorgueillissent, ils se réjouissent, et tous s'écrient: «Voici le jour, fils éblouissant du « matin. Nous échappons à l'ombre ; malheur à « celui qui est dans la nuit. » « Et moi, je réponds: « La nuit où est-elle? « Qui l'a faite ? Je ne la connais point, ni l'ombre « qui marche après elle. » « Qu'ils entendent encore ceci Dieu et l'homme : « Je me ris de la douleur; elle est déjà passée. Je me ris de la mort ; elle est venue, et c'est moi qui l'ai ensevelie. Oui, c'est moi qui lui ai mis le linceul d'où elle ne sortira pas. « Je me ris du jour qui passe après s'être levé dans sa gloire. Oh ! qu'il était honteux de s'enfuir l'amour dans la mort 331 0 si vite au premier frémissement des feuilles du frêne, sous les pleurs nocturnes des cent îles ! « Je me ris du cyprès qui se flétrit comme la rose, de l'étoile qui s'éteint, des mondes qui se perdent, des temples qui chancellent, des dieux qui ne vivent qu'un moment. » Ainsi Merlin s'enivrait de l'orgueil du tombeau ; mais cela ne dura qu'un instant, car les peuples les plus voisins, dont le sommeil avait été troublé par ses chants, ne pouvant se rendormir, s'appro¬ chèrent jusqu'au bas de la tombe ; et ceux-là s'é¬ criaient : « Qui repose ici sous ce tertre vert? Est-ce vous, seigneur Merlin ? — Oui, c'est moi ! — Quoi donc ! Est-ce du tombeau que partent aujourd'hui les chansons ? Vous chantez, ô Mer¬ lin, dans le sépulcre pendant que les vivants gé¬ missent ! — Il est vrai ; et que ne puis-je vous envoyer ma joie ! Mais répondez-moi en toute vérité : la bassesse, l'ingratitude, la lâcheté de cœur sont-elles restées vos trois patronnes ? — Hélas ! oui. — Savez-vous toujours ramper comme les ser¬ pents ? — Nous ne l'avons pas désappris. Mais nous excellons toujours dans le combat. 332 MERLIN L'ENCHANTEUR % — Dans le combat ! Oui, c'est une gloire qu'il vous faut partager avec les bouledogues ! Savez- vous encore déchirer la main qui vous _ délivre et lécher celle qui vous enchaîne ? — Nous ne l'avons pas oublié. — S'il est ainsi, restez où vous êtes, moi où je suis. Il m'en coûterait trop de voir la noble face de l'homme descendue à la face bestiale. — Mais, seigneur, ne reviendrez-vous plus par¬ mi nous? ajoutèrent les peuples en pleurant. — Gela dépend entièrement de vous, répliqua Merlin. A moins que vous ne vous réformiez beau¬ coup vous-mêmes, j'aurais la plus grande peine du monde à vivre près de vous, même un seul jour ; car, à parler franchement, je me suis tou¬ jours senti, je ne sais pourquoi, un peu étranger au milieu de vos villes et même dans vos campa.- gnes. Ce que je méprisais, vous l'adoriez. D'ail¬ leurs, ce que je n'avais jamais pu auparavant, je respire ici, à pleins poumons, la justice, la vérité, la liberté, la paix, surtout l'amour. J'aurais peine à m'en déshabituer, et, sans doute, j'étoufferais parmi vous. — On dira, maître, que vous n'êtes pas notre ami. — Dites, parlez! criez! rugissez! vos paroles seront du vent jusqu'à ce que vous les ayez lestées de justice. » l'amour dans i,a mort 333 En parlant ainsi avec rudesse, l'Enchanteur espé¬ rait aiguillonner le cœur des hommes ; ce qui ne manqua pas d'arriver, puisque la foule repartit sur-le-champ : « Ne nous méprisez pas trop, seigneur Merlin. — C'est mon plus grand désir; mais le tombeau n'est pas courtisan. — Pour revoir Merlin parmi nous, il n'est rien que nous ne fassions . Laissez-nous seulement l'espérance. » Ce mot commença à attendrir l'Enchanteur. Sans y penser, il ressaisit machinalement sa harpe, et il répondit avec un peu d'exaltation, après avoir promené ses doigts sur les cordes les plus basses : « Le noble Arthus, à la barbe blanche de neige, n'est-il pas réveillé? — Non seigneur. — Cela m'étonne, bonnes gens ; mais il se réveillera bientôt dans sa puissance, quoiqu'il la vérité il tarde plus que je n'avais pu prévoir. Il reviendra, je vous le dis, sur son cheval couleur de cygne; le pommeau de son épée resplendira dans la Scandinavie, et la pointe s'aiguisera sur les Colonnes d'Hercule. Quand cela arrivera, ne manquez pas de courir au-devant de lui et de bai¬ ser promptement ses habits et son bouclier magique que moi-même j'ai forgé de mes mains. Ce sera 19. 334 MERLIN L'ENCHANTEUR le signal d'une grande joie sur presque toute la terre. — A quels signes reconnaîtrons-nous que le moment est proche? demandèrent les nations. —-Je vais vous le dire, répliqua Merlin. « Les dents des loups seront, pour lors, ébré- chées. Les pierres mêmes parleront et crieront de France en Angleterre, d'Angleterre aux Hespé- rides. Le cœur de l'homme frémira comme le lac qui déborde. Des pensées ailées planeront sur sa téte. La pitié morte renaîtra dans la poitrine des femmes; elles retrouveront des larmes dans leurs yeux pour pleurer sur ceux dont elles rient aujour¬ d'hui, pauvres orphelins de Injustice! Alors Orion, après avoir tiré son glaive, le remettra dans le fourreau. » Parmi les peuples qui interrogeaient Merlin, il y avait des hommes de tous pays, de toutes lan¬ gues, de toutes races. Il parla à chacun dans son langage natal, selon ses coutumes, de manière à les convaincre tous qu'il connaissait leurs vérita¬ bles intérêts, mieux qu'ils ne le faisaient eux- mêmes. Aux habitants des îles il parlait de la fée Alcine ; aux Français, de la fée Morgane d'Avalon; aux Allemands, des femmes des eaux et du roi des Aulnes; aux Africains du géant des tempêtes, Adamastor; aux Espagnols, de don Juan de Teno- l>io \ aux Anglais, de Piobin Hood ; aux Italiens, de l'amour dans la mort 335 l'Hippogriffe de Ferrare dont il faisait lé plus grand éloge; aux Roumains, de Dokia ; aux Dal- mates, des vampires ; aux Serbes, de Marco, S'il avait à faire à des peuples chasseurs, il parlait du cor d'Obéron ; si à des peuples pasteurs, de farfadets ; si à des laboureurs et à des faucheurs de bœufs, il parlait de gnomes ; si à des pécheurs et icthyophages, d'esprits follets et ondins ; si à des mineurs, de cobolds. Bref, il savait s'accommoder aux usages, aux mœurs, à l'industrie de quiconque s'adressait à lui. Tous étaient étonnés de le voir si bien instruit de leurs aïeux, de leurs besoins, de leurs lois, de leurs genres de vie; ils. furent remplis d'espoir. « Ainsi, lui dirent-ils, les patries sont encore quelque chose pour vous, seigneur Merlin ! même dans les hautes sphères où vous avez pris l'habi¬ tude de vivre, vous n'oubliez pas le pays ? » A ce mot de pays, toute l'exaltation du bon Merlin tomba soudainement. Son cœur éclata, puis se- fondit comme la cire. Le prophète dépouilla l'homme d'airain qu'il avait revêtu ; et, laissant choir sa harpe à terre, il changea de Lon et répondit : « Parlez-moi, bonnes gens, de la douce France, quoiqu'elle ait été dure pour moi seul. J'ai vu beau¬ coup de patries, et c'est celle, après tout, qui m'a¬ grée encore le plus, bien qu'elle m'ait renié plus d'une fois. 336 MERLIN L'ENCHANTEUR — Pardonnez-nous, dirent les peuples. Nous sommes témoins qu'elle n'a jamais renié son enchanteur Merlin. — Soit! reprit Merlin, je le veux bien. Ses enfants, disait-on, avaient le cœur changé en pier¬ res; la splendeur de l'or les éblouit et les aveugle. Outrages, calomnies , vilenies , bannissements , voilà le plus souvent ce que j'ai reçu d'eux ; mais volontiers je leur pardonne, parce qu'ils s'appel¬ lent Français. Et, malgré tout, je persévère à croire que les fils de leurs fils vaudront mieux que les pères ; car ils se souviendront de moi. Puissé-je les revoir, ne fût-ce qu'un seul jour, avec Viviane dans la compagnie du noble Arthus ! — Gela sera, » répondit la foule. L'Enseveli essuya quelques larmes de ses yeux, puis il s'informa avec une simplicité qui lui gagna tous les cœurs, du tombeau de sa mère, de son petit champ d'héritage, de sa maison, de son jar¬ din ; s'il était vrai que la maison fût en ruines, s'il en restait au moins quelques pierres ; et de là, passant à d'autres objets, il voulut savoir si Jac¬ ques était revenu au village et y prospérait, quels paysans et bouviers étaient mariés, lesquels veufs, lesquels orphelins ; si le marais d'en bas était en assec ; s'il y avait eu beaucoup de gens tremblant la fièvre; si les seigles dans la Grau étaient bien venus cette année là ; si les hirondelles avaient l'amour dans la mort 337 niché à sa fenêtre ; si le pommier qu'il avait planté dans le jardin des abeilles avait porté des pom¬ mes, et de quelle espèce. En un mot, il n'oublia chose au monde qui pût montrer que son cœur était encore resté pour une bonne part dans le village. Toutes choses auxquelles il lui fut répondu de façon à le satisfaire. On admirait qu'il pût si aisé¬ ment changer de ton, et qu'après avoir embrassé l'univers et parcouru les constellations, il se retrou¬ vât si familier dans les charières du hameau et les chenevières. En prononçant ses dernières paroles, sa voix trembla et son cœur frémit. Il aurait voulu s'élancer vers ceux qui l'écoutaient. Mais en un clin d'œil il se ravisa ; puis il ajouta en congédiant la multitude : " Allez, bonnes gens! Ma seule peine, croyez- moi, est de vous avoir laissés dans une si grande détresse. Mais elle durera peu. » Gela dit, les peuples se retirèrent ; chacun se sentait fortifié de la parole de Merlin, comme s'il se fût nourri de la moelle des chênes et des lions. VI Et sachez que la désolation du peuple syrien, égyptien, quand il eut perdu Adonis et Osiris, 338 merlin l'enchanteur n'avait rien été en comparaison de la première désolation des peuples aussitôt après la disparition de Merlin. Longtemps onn'avait vu que rois errants, princes tombés, foules en deuil, gens se meurtris¬ sant la poitrine, non d'une douleur cérémonieuse, comme aux fêtes Égyptiaques, mais d'une douleur réelle et cuisante. Partout, plaintes d'armures rouillées, gémisse¬ ments de larmoyeurs, empires redevenus poussière; vous eussiez dit de la mort d'un demi-dieu. Alors vous n'eussiez rencontré que nations va¬ gabondes qui allaient à la recherche de l'Enchan¬ teur, Si elles eussent, pour le moins, retrouvé un seul de ses membres dispersés, certainement elles se fussent crues sauvées, comme les Égyptiens en retrouvant ou le corps, ou la tête, ou les bras d'Osiris. Mais, de cela, quelle apparence? Aucune nouvelle, point de vestige! « Que deviendrons-nous, avaient dit les nations les unes aux autres? Où peut-il être enseveli? Il était notre joie, notre soutien. Bien certainement, nous mourrons jusqu'au dernier, s'il ne reparaît pas. » Tel avait été longtemps le cri des hommes. Vous pouvez donc aisément croire que le premier re¬ tentissement de la harpe de Merlin fut ouï avec allégresse de l'univers entier ; et certes, il n'y eut si petit être, ni si chétif, qui pe s'en réjouît en son l'amour dans la mort 339 âme, comme de sa propre félicité. Surtout, les petits des oiseaux au fond des bois se mirent sur le bord de leurs nids, et ils se disaient les uns aux autres : « Avez-vous entendu la harpe de Merlin ? » Sur quoi, tous les rossignols se prirent à chanter, ce qu'ils n'avaient pas fait depuis des siècles. Leurs douces voix printanières arrivèrent dans le verger ténébreux où étaient en ce moment Mer¬ lin et Viviane. « Écoute, écoute, lui dit-elle. Il sont là sur nos têtes. » Puis, ayant pris à son tour la harpe, elle la lit frissonner sous ses doigts. Ce qu'entendant les ros¬ signols, ils lui répondirent de plus belle, à l'envi, en cherchant à la contrefaire. Et c'est ainsi qu'ils apprirent une quantité de chansons qu'ils n'ont plusjamais oubliées depuis ce temps-là. Il faut encore savoir que Merlin, ne faisant plus la différence des jours et des nuits, avait pris sa harpe au milieu de la nuit profonde ; et c'est la raison pourquoi les rossignols aiment à chanter leurs plus doux chants, ceux qu'ils ont appris de Merlin et de Viviane, à l'heure de minuit, quand tous les autres êtres reposent. LIVRE XXII FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! I A mesure qu'il prenait possession de son sépul¬ cre, Merlin faisait sa joyeuse rentrée dans les pro¬ vinces même les plus reculées de ce royaume sou¬ terrain. Il s'imposait pour tâche de commencer la journée par visiter ses compagnons muets, les morts; et il les maintenait clans une sérénité ra¬ dieuse qui eût pu exciter la jalousie des vivants. « Ce sont mes hôtes, pensait-il. Je suis leur gardien ; ils me sont confiés. Qui prendra soin d'eux si ce n'est moi ? » Et comme un hôte s'inquiète des moindres sou¬ cis de ceux qui dorment sous son toit, et qu'il ne s'en repose pas sur ses serviteurs, Merlin entre¬ tenait les morts dans une santé florissante, en pra¬ tiquant sur leurs têtes de vastes galeries par où 342 merlin l'enchanteur s'engouffrait l'air matinal desaurores éternelles; il amenait aussi près d'eux des eaux cristallines, jaillissantes, qui les berçaient perpétuellement de l'écho argentin des sources incréées. Si l'un d'eux avai-t une blessure ouverte, il la guérissait incontinent au moyen d'un baume qu'il cultivait lui-même dans son jardin funèbre ; et la plaie, fût-elle au cœur, se fermait sans que le dor¬ mant se réveillât. A je ne sais quoi, au visage, à la contenance, à l'air, il reconnaissait celui dont la tète était encore pesante des soucis terrestres : il la soulevait lui- même dans ses mains et la replaçait apaisée sur le chevet de mousse. A celui qui s'éveillait et s'écriait : « Où suis-je?» Il répondait : « Sous ma garde. Tu t'éveilles trop tôt. Le grand Arthus dort encore. » L'un des morts commençait-il par hasard à dou¬ ter de son immortalité, notre Enchanteur l'en re¬ prenait vertement. Pour la lui rappeler, il plaçait près de lui une coupe pleine jusqu'aux bords qui ne s'épuisait jamais, jointe à une couronne d'escar- boucles qui luisaient dans les ténèbres. Et leurs visages prenaient, chez tous, une,paix majestueuse qu'ils n'avaient jamais connue ; étant d'ailleurs plus beaux, et d'une beauté plus cor¬ recte que dans le monde visible. Au même endroit du sépulcre, il y avait aussi FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 343 des nations entières prématurément ensevelies et dont il prenait le plus grand soin. Chacune d'elles reposait sur une estrade élevée, lambrissée d'or, qu'il parfumait des senteurs de son verger. Les diamants étincelants chassaient l'ombre de ces lieux. Ni déclin ni corruption n'approchaient des hôtes de Merlin. Le ver du sépulcre n'entra jamais dans ces demeures. Tout près des peuples ensevelis, il avait posé des vêtements parfumés de lin, de soie, quelques- uns de pourpre, suivant les habitudes; le goût, le costume national de chacun, afin qu'au premier si¬ gnal ils pussent s'en revêtir, et que nul d'entre eux ne fût arrêté par la crainte d'affronter le soleil, dans sa nudité de corps et d'esprit. 11 y avait même, dans de vastes étables pavées de mosaïques, des chevaux noirs, à la crinière lisse, tombant sur les genoux, tout caparaçonnés d'or et d'écarlate, et des chars préparés pour que les nations et leurs chefs et leurs bons serviteurs pussent s'élancer plus vite au-devant du grand jour du réveil. Mais quelquefois ils se trompaient d'aurore. Au plus profond de leur sommeil d'airain, voyez-vous les peuples se lever lentement, tristement, les yeux fixes, ouverts, chargés d'Un voile de plomb, comme des somnambules? Regardez ! les voici qui sortent, blêmes, de leurs couches. Les voyez-vous vêtir le 344 MERLIN L'ENCHANTEUR haubert, lacer l'éperon, ceindre le baudrier, bran¬ dir l'épée, heurter l'écu, faire ondoyer la bannière? Maintenant, où vont-ils? Le fer au poing dans les ténèbres, ils vont chevauchant ; ils s'entre-cho- quent les uns les autres. Ils ont les yeux fixes, ouverts, et leurs yeux ne voient pas. Nul cri ne sort de leurs bouches ; pas un clairon n'a sonné. L'obscurité augmente leur fureur. Quels combats souterrains ils se livrent, loin du jour, aveugles, inconnus, fratricides, qu'aucun poète ne chantera jamais ! La visière baissée, pour augmenter la nuit, navrés au cœur, ils n'entendent pas le cliquetis de leurs glaives humides. Malheur ! pleurez, mes yeux, vos plus cruelles larmes. Ils trépignent dans leur sang vermeil ; ils ont les yeux ouverts, et leurs yeux ne voient pas ! Du plus loin qu'il les entend, Merlin se hâte. Il a levé sur eux son bâton de coudrier. Aussitôt, ha¬ letants, tous rentrent dans leurs couches sous leurs pierres tombales. De nouveau s'étendent autour d'eux le silence, la nuit, et la trêve des morts n'est plus rompue par personne. Pleurez, mes yeux, vos plus cruelles larmes. Ils ont maintenant les paupières fermées. FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 345 II Dans le labyrinthe du royaume souterrain, enten¬ dez-vous un gémissement sourd, comme d'un homme qui geint, enseveli vivant? Celui qui laisse échapper cette plainte est étendu sur le dos; sa poitrine s'abaisse, se soulève tour à tour ; avec elle tremble le mont Etna qui l'écrase et lui sert de pierre sépulcrale. Dès que le bruit des pas de Merlin arriva jus¬ qu'à lui, il retint d'abord un moment son haleine pour mieux écouter ; puis, tournant avec effort la tête du côté d'où lui venait le secours : « Toi qui semblés, dit-il d'une voix caverneuse, le maître de ces lieux souterrains (tant les chemins te sont connus !), et qui, sans doute, n'as jamais vu ceux qu'éclaire le soleil, apprends-moi si le nom d'Encelade est arrivé à tes oreilles, ou s'ils ont réussi à l'ensevelir ici avec moi. Vois comme je suis écrasé injustement sous cette montagne ardente. Cependant là, au-dessus de ma tête, sur le sommet ombragé de pins, parmi les torrents de lave refroidie, le cyclope de Sicile, pour me railler, fait résonner jour et nuit sa chanson et son cha¬ lumeau jusque dans la mer profonde ; et les trou- 346 merlin l'enchanteur peaux bondissent, les forêts sonores agitent leurs chevelures ; les villes des hommes se remplissent de bruit, sans se soucier de ma peine, moi qui les porte tous sur ma poitrine haletante ! — Prends patience, bon Encelade, lui répondit Merlin. Je te reconnais à ce mont qui t'écrase. Moi aussi, j'ai porté sur ma poitrine des montagnes de douleur et d'oubli. Je les ai toutes renversées par un grand effort de mon cœur, si bien que.je suis libre, comme tu le vois, dans cet empire souterrain qui est mon héritage ; il en sera de même pour toi, si tu gardes l'espérance sereine. » A ces paroles, le bon Encelade se sentit consolé. Viviane lui essuya son front tout ruisselant de la sueur des morts. Deux fois, il secoua la tête, et il ébranla les collines, les promontoires bleuâtres, les villes assises sur ses genoux. Tout son visage s'illumina d'une sombre lueur de joie, comme au mâtin de son combat contre les grands dieux. Dans le même temps, il fit signe des yeux et des sour¬ cils, pour montrer au loin un de ses compagnons. Merlin, sans l'interroger, éleva sa lampe de ce côté ; il aperçut, à l'endroit où se reflétaient les rayons, un homme qui se tenait debout, immobile, à mesure que fuyaient les ténèbres. Ses épaules et sa tète étaient seules courbées, comme celles des hommes qui déchargent un navire, dans le port de Marseille. Le sang lui jaillissait du front sous FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! -347 le fardeau qui l'accablait, et cette rosée tombait en pluie autour de lui. Aussi, avec plus d'impatience que son compagnon, il se mit à crier d'une voix oppressée : « Hâte-toi, si tu viens pour soulager les épaules d'Atlas. Je suis las de porter le monde ; il s'en est peu fallu que je ne l'aie déjà laissé choir à mes pieds, dût Némésis me déchirer éternellement de son fouet. — Atlas, lui dit Merlin, je prendrai sur mes épaules ton fardeau, mais seulement pour une heure. Aussi bien, tu gardes mal l'équilibre. Trop d'États penchés vont crouler, si je ne te viens en aide. Vois comme tu inclines de ce côté, et comme ton pied est mal affermi. Pauvre colosse, reprends un peu haleine, et désaltère-toi à cette coupe ; elle m'a été donnée par Arthus, et elle est pleine de ce même vin dont s'est enivré Lancelot ! » Le titan attristé qui portait l'ancien monde sourit, et ses yeux dévorèrent d'avance le breu¬ vage. Après lui avoir tendu sa coupe vermeille, Merlin ôta le monde des épaules d'Atlas et il en chargea les siennes. Mais il n'en fut point op¬ pressé et il ne consentit pas à se tenir courbé. Surtout sa tête resta droite, élevée vers le ciel, si bien qu'il ressemblait à un joyeux vendangeur qui, après avoir rempli sa corbeille, porte sa provision de raisin au pressoir. Encore était-il cent fois plus 348 MERLIN L'ENCHANTEUR léger de soucis que les vendangeurs ne le sont pour l'ordinaire. « Tu le vois, ami, dit-il à Atlas, qui tenait en¬ core la coupe sur ses lèvres longtemps après l'avoir vidée ; c'est avec l'esprit que je porte le monde, non avec le corps, en sorte que mes épaules ne sont point surchargées ; ni les muscles, ni les tendons des bras ne se fatiguent en aucune façon, et la plante des pieds est aussi ménagée. Fais de même à ton tour, et, certes, le fardeau de l'uni¬ vers te sera plus léger. Mais surtout, débonnaire titan, empêche de choir les peuples que tu as presque renversés en les tenant si bas, la face contre terre. Tiens, imite-moi et cesse de gémir. — J'essayerai, Merlin, » répondit Atlas, auquel ce court moment de répit avait rendu ses forces. Car il s'était assis, le corps ramassé, sur une des bornes du chaos qui se trouvait, par hasard, re¬ vêtue de mousse en cet endroit ; et ayant pris quelque nourriture, bien désaltéré par provision, suffisamment repu, bien réconforté de paroles, bien soulagé de cœur, la tête plus droite, le pied mieux assis, le jarret plus nerveux, le bras plus tendu, la main plus serrée, surtout la pensée plus ferme, l'àme plus roide, l'espérance plus haute, la fan¬ taisie plus riche, il reçut de nouveau le monde sur ses épaules carrées ; et vous eussiez dit qu'il ne l'avait jamais porté un seul jour, tant sa vigueur FÉLICITE ! FÉLICITÉ ! 349 élait nouvelle. Il est de fait que toute la terre se ressentit de l'allégement et de l'allégresse-du titan. Ceux qui se croyaient le plus près de l'abîme se virent relevés sans savoir pourquoi. Beaucoup de ceux qui étaient sur le faîte tombèrent irrévoca¬ blement dans le gouffre ; et les choses reprirent ainsi leur équilibre. Tant que Merlin put apercevoir Atlas, il ne cessa de se retourner pour l'avertir et pour l'en¬ courager. « Bien, Atlas ! Courage, mon titan ! Tu penches trop en arrière ! un peu en avant, te dis-je ! Avance donc, vieux géant ! Ah ! voilà que tu retombes dans ton ancienne erreur !... » Mais déjà ces objurgations se perdaient dans l'éloignement du sépulcre. Atlas, resté seul, ne les entendait plus. III Voilà comment Merlin consolait du fond du tom¬ beau les mondes désenchantés, en sorte que le sé¬ pulcre, qui était auparavant l'épouvantail des hommes, était devenu leur appui et leur joie. Aussi les pèlerinages, soit de peuples entiers, soit de simples particuliers, ne se faisaient-ils pas atten- merlin l'enchanteur. t. ii. 20 ÎS50 merlin l'enchanteur cire. Il arriva même que, maintes fois, l'Enchanteur fut importuné cle ces appels indiscrets des vivants; car il était alors arraché à une rêverie où toute son âme était plongée, ou à une promenade sous les ombrages sacrés, ou à sa partie d'échecs, qu'il ne se faisai t plus de scrupule de gagner depuis que l'éternelle sérénité reposait sur le front de Viviane. Mais jamais il ne préféra son plaisir au repos des vivants, jamais il ne se fit attendre quand leur voix l'appela ; et vous pouvez penser que par là il ne connut jamais, dans son sépulcre, l'ennui ou la monotonie que traîne après soi l'oisiveté. Après avoir été interrompu par les petites passions, les lieux communs, les médisances et même par les douleurs sincères ou exagérées des vivants, il re¬ venait, avec une félicité nouvelle, à l'endroit où l'attendait sa bien-aimée. Ce n'était donc pas (entendez ceci) une vie oisive que la leur. Voilà ce qu'il ne faut pas oublier, sans quoi toute la morale de mon livre serait per¬ due. Consoler les mondes n'est pas une occupation sans importance ; et c'était l'emploi de mon hé¬ ros. Après quoi seulement venaient les longs repos au bord des sources, les demi-sommeils, les chu¬ chotements d'amour, bref, tout ce que Mahomet a faussement promis à ses croyants, et ce que le seul Merlin a goûté jusqu'ici, parce que, seul, il l'a mérité. FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 351 Du haut de son balcon il proférait régulière¬ ment, entre la huitième et la douzième heure, ses prophéties de l'Aigle. Il avait le sentiment qu'il faisait le bien ; même en secret, s'il faut le dire, il jouissait tout bas de sa supériorité sur les vivants. Quant à tous les êtres, il n'en voyait aucun qui pût lui commander. Cette joie solitaire eût tourné en orgueil. Elle fut interrompue, mais seulement pour un jour ; voici comment: Viviane filait à sa fenêtre et laissait tomber son fuseau qu'elle s'amusait à promener et à faire tour¬ noyer dans l'abîme. Elle regardait, à ce moment, des ombres noires qui miroitaient dans le sillon des eaux profondes. En ramenant le fil, elle ne trouve plus le fuseau. Qui l'avait pris ? Elle se penche davantage et voit ou croit voir dans le gouffre un être planer, les ailes étendues au-des¬ sus du sombre lac. Peut-être était-ce le père de Merlin qui passait par hasard dans ce canton égaré, à la recherche de son fils, en traçant de longs cercles, comme un épervier en quête d'une, proie. Jugez, si vous le pouvez, de la stupeur, de l'ef¬ froi, de la terreur de Viviane. Jusque-là elle croyait être seule avec Merlin dans son immense tombeau, puis elle n'avait jamais vu ni ange ailé, ni séra¬ phin, ni aucun des êtres inférieurs dont sont peu¬ plés les cieux chrétiens. Elle abaissa son long- voile sur sa tête et Se retira du balcon. En chance- 352 MERLIN L'ENCHANTEUR lant à chaque pas, elle alla rejoindre son compa¬ gnon, et je vous jure que la fauvette qui vient d'apercevoir un milan, les ailes éployées, et qui se cache dans la haie d'un verger, donnerait une faible idée de l'épouvante de Viviane lorsqu'elle cacha son visage dans le sein de Merlin. « Qu'est-il arrivé ? s'écria-t-il. Quiaput'offenser ou te menacer, toi, la meilleure partie de moi- même? Si nous ne trouvons ici l'immuable paix, où irons-nous la chercher ? » Viviane lui raconta ce qu'elle venait de décou¬ vrir. Aussitôt il pensa à son père et se sentit saisi ' lui-même de terreur à l'idée que le roi de l'enfer avait trouvé le chemin de sa retraite. « Ce sera quelque ange égaré qui veut se frayer un sentier parmi nous. •—Qu'est-ce qu'un ange? » demanda Viviane. Il le lui apprit ; elle s'écria de nouveau : « Ainsi, même dans le sépulcre, nous ne sommes, pas seuls ! Où fuirons-nous ? — Par delà la mort ! Je m'en sens la puis¬ sance. » Et, voyant l'effroi de Viviane augmenter, il fei¬ gnit une assurance qui lui manquait. Sans doute l'étranger ne l'avait pas aperçue retirée dans l'om¬ bre du tombeau. Pourquoi donc s'effrayer? Ils ne feraient plus un seul pas hors de la salle marbrine de la tour funèbre. Qui oserait les assaillir dans FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 858 cet Le enceinte? Pas même le prince des épouvan- tements. Malgré ces paroles et d'autres du même genre, l'inquiétude était entrée dans leur demeure. Une vague terreur se mêlait à leurs plus douces joies. Au moindre souffle de vent qui s'engouffrait dans les cours ou les alçôves d'albâtre, Viviane se re¬ tournait en frémissant. Elle croyait entendre un frôlement d'ailes de soie. Mais ce qu'ils craignaient tardant à arriver, ils cessèrent d'y penser ; et l'oubli leur rendit l'ancienne sérénité, tant il y a d'imprévoyance chez les hommes et même chez les enchanteurs. IV Sitôt qu'on eut appris qu'il était possible de converser avec Merlin à travers le tombeau, adu¬ lations, promesses vénales, offres détournées, sé¬ ductions ouvertes, cadeaux déguisés, sourires, tout fut mis en usage pour l'embaucher et le dé¬ cider à reparaître sur la terre. La première foule un peu dissipée, il entrevit confusément un courtisan nommé Gauvain, lequel lui était député par tout ce qui restait encore du vieux monde, âô. 354 MERLIN L'ENCHANTEUR « M'entendez-vous, maître Merlin? disait le chevalier en faisant résonner ses éperons au bas de la tour. — Fort bien, messire Gauvain. — Et moi, j'aperçois votre manteau brodé de cérémonie. —• Gens de cour, ne verrez-vous donc jamais que l'apparence ? — Comment donc, vous, le plus sage des hommes, avez-vous pu tomber dans cette em¬ bûche ? ■— Parce que j'ai eu, Gauvain, la folie d'aimer un autre plus que moi-même. —• Faut-il désespérer de vous revoir dans les vastes salles du roi Arthus ? — Je suis retenu ici par un lien que je ne brise¬ rais pas si je pouvais le briser. — Quel est donc votre bonheur dans ce tom¬ beau? — Mon bonheur, Gauvain ! il est plus grand que tu ne penses. C'est de lutter contre l'injustice, d'être submergé dans l'Érèbe, et de ne jamais crier : Pitié ! — Mais que deviendront les chevaliers, les barons, les gens de cour, sans Merlin? -— Qu'ils dorment leur sommeil! Je ne puis rien pour eux. » Le chevalier Gauvain porta cette réponse au FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 355 petit nombre cle barons qui demeuraient éveillés et debout dans les ruines chancelantes de leurs châteaux. Du plus loin que le messager était aperçu, les barons et les courtisans criaient du haut des tours : « Merlin reviendra-t-il? — Il ne peut revenir, » répondit le messager. Tous versaient des torrents de larmes. « Nous voyons bien, murmuraient-ils, que notre heure est venue. Nous aurions dû le comprendre quand le noble Arthus s'est endormi de son som¬ meil magique. » Sur Gela chacun se retirait. Les cours devenaient désertes, même les ruines disparaissaient. A peine s'il restait quelque part un portier du palais pour dire au passant : « Voyez! voilà ce qui reste du noble Arthus, Ainsi tout finit quand le puissant Merlin a dis¬ paru. » V La nouvelle que la harpe de Merlin avait retenti arrive aux oreilles de Jacques, sous l'estrade des funambules. Quoiqu'il fût un peu sourd ou du 356 merlin l'enchanteur moins dur d'oreille, il entend lui-même distincte¬ ment les cordes résonner au moment où, après avoir ceint son épée de panetier, il allait, aux cris de la sœur Anne, courir sus à Barbe-Bleue. Le sang lui remonte au visage. Sans en donner avis à personne, il laisse là ses compagnons ; en¬ traîné par le désir d'entendre la voix de son maî¬ tre, il presse le pas pour arriver au pied de la tour funèbre. Mais il n'osa se présenter qu'après s'être assuré que les derniers courtisans s'étaient re¬ tirés et qu'il serait seul, face à face, avec l'Enseveli. Quoiqu'il n'eût rien dit encore, le bon Merlin avait déjà tressailli à l'approche de son serviteur ; et, lui pardonnant pour la millième fois, des larmes magnanimes inondèrent ses yeux ; il avait d'avance résolu de se taire sur la dernière infidélité de Jacques, craignant dans son infinie bonté que des reproches mérités ne fussent trop amers, s'ils sor¬ taient du tombeau. « Oh! Jarni-Dieu! mon maître ensépulturé! s'écria Jacques en sanglotant. — Quoi, messire Jacques, répondit Merlin avec douceur, parlez-vous donc encore patois? — Où êtes-vous, mon cher maître? — Ici. -— Je ne puis vous voir. — Ne l'essaye pas, mon ami; contente-toi de m'entendre. FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 357 — Parlez plus haut, répliqua Jacques en appli¬ quant le creux de sa main contre son oreille. —- Sache, ami, que mon seul déplaisir dans ces lieux est de devoir l'abandonner à ta propre sa¬ gesse. Ton éducation, que j'avais entreprise, est à peine commencée. Défie-toi, Jacques, des faux en¬ chanteurs ; il en viendra un grand nombre, mon fils, qui chercheront à te prendre par ton faible. Ceux-là te promettront de te nourrir mieux que j e ne faisais; mais ce ne sera qu'un leurre. Si tu as eu souvent avec moi la vie rude, le pain amer, c'est que les temps étaient mauvais. Mais je t'ai¬ mais du fond du cœur, et, avec un peu de pa¬ tience, tu aurais eu de meilleurs jours. Ah! com¬ bien je tremble1 de te voir livré à toi-même! Du moins, toutes les fois, ô mon fils, que tes occupa¬ tions te le permettront, ne manque pas de venir me consulter ici. N'entreprends chose au monde sans m'en demander avis. Tu me trouveras tou¬ jours tel que tu m'as connu; le tombeau, cher fils, ne m'a changé en rien. Pourvu que tu suives exactement, de point en point, mes avis, il ne faut pas désespérer de te suffire à toi-même. — Maître, répondit Jacques, quelle vie pouvez- vous mener dans ce tombeau? N'y êtes-vous pas trop cà l'étroit? — Nullement! De ma vie, je ne fus si libre. — N'y couchez-vous point sur la dure ? 358 MERLIN L'ENCHANTEUR —• Point du tout, ma couche est molle et mieux préparée que lorsque tu la faisais toi-même. — N'y souffrez-vous pas du froid et du gel? — Non. -— Et du chaud? •— Encore moins. ■— Et des moustiques ? — Nullement. — Vous y endurez donc la soif? -— Aucunement. — Mais la faim ? — Au contraire, je suis pleinement rassasié. Ne crois donc pas toujours, mon ami, que la faim et la soif soient la principale occupation des morts comme des vivants. Nous risquons trop de ne nous revoir jamais, si tu ne gardes pas mieux les en¬ seignements et, j'ose le dire, les exemples que je t'ai donnés, dans les royaumes d'Espagne, pour ne parler que de ceux-là. Souvent, tu m'as vu me nourrir des seules mûres des buissons, accompa¬ gnées de quelques baies, et j'étais heureux. Si j'ai fait cela, quand j'étais avec toi sur la terre, que ne puis-je supporter aujourd'hui? Ne t'inquiète pas davantage, mon ami, de ma nourriture ; elle te contenterait toi-même. » Comme il parlait encore, arrivèrent Turpin et le prêtre Jean qui se prosternèrent; et Merlin leur rendit le salut de la main; sans s'interrompre, FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 359 il leur recommanda tendrement son serviteur : « Le voilà, amis! Je vous le lègue pour votre part d'héritage. Soutenez-le. Il est si faible malgré sa vigoureuse membrure. Éclairez-le, surtout ! Il a la vue si courte! Je crains qu'il ne devienne complètement aveugle. » Tous deux firent serment qu'ils assisteraient de leur mieux Jacques demeuré orphelin. « Nous ne pouvons vous remplacer, Merlin, di¬ rent-ils. L'espérer serait vanité. Soyez tranquille, au demeurant. Nous ne possédons rien qui ne soit à lui, tant du côté de l'esprit que du côté du corps. Adieu ! et que la paix soit avec vous dans votre sépulcre ! » A ces mots, le prêtre Jean se releva de terre pour bénir l'immense tombe. Turpin, à deux ge¬ noux, dit ses prières. Après cet adieu, Jacques, le cœur un peu moins angoisseux, retourna prendre sa place au chevet d'Arthus. Quel fut son étonnement de voir que le roi avait disparu. « Où sera-t-il allé? » disait-il. Sur cela, il se faisait mille reproches de ce qu'il n'avait pas appelé un veilleur pour lo garder. « Sans doute, pensait-il, à moins que les loups ne l'aient dévoré, le roi Arthus s'est réveillé; il a demandé à manger ou à boire, et, ne trouvant per¬ sonne pour le servir, il s'est levé. Dieu sait où il aura été quérir sa subsistance. » 360 MERLIN L'ENCHANTEUR Là-dessus, il se mit à le chercher clans tous les environs, fouillant les plaines, les ravins, les pays d'étang ou d'assec ou de vaine pâture, ne laissant en arrière bois, taillis, vernet, steppe, verchères, clairières, cepées, sans battre les buissons et y je¬ ter les yeux. Il fit tant qu'il retrouva, dans l'île sacrée d'Avalon, le monarque plus endormi qu'au¬ paravant, à l'entrée d'une grotte d'où sortait un ruisseau soudainement grossi par la fonte des neiges; le roi des rois avait rencontré cet obstacle et n'avait pu le franchir. C'est là que Jacques recommença sa longue veille. Mais de tous ceux qui passaient en cet en¬ droit, allant à l'ouvrage, il y en eut peu qui ne se détournassent pour le railler; ils lui disaient : « Que fais-tu, pauvre Jacques? Qu'altends-tu clans ce carrefour ? As-tu perdu le sens de veiller un homme mort ? — Il n'est point mort, répondait- l'homme de bien. Il va se réveiller. » La moquerie des rustres et des gens de ville lui était le cœur d'en dire davantage ; sans savoir qu'ajouter, il se prenait à pleurer. Ces larmes so¬ litaires, vues du ciel, rachetaient ses infidélités. FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 861 VI Lorsque le monde eut achevé de s'éloigner, Merlin se prit à réfléchir; et chaque jour, dans son tombeau, il grandissait en sagesse. « Au sein même de l'amour, se disait-il, il faut une occupa¬ tion réglée ; sinon le cœur se dévore, et la flamme se consume par la flamme. » Gela était surtout né¬ cessaire dans les moments où Viviane passait le seuil qu'il ne pouvait franchir. Que faire dans ces mortelles heures d'isolement? La pensée lui vint d'écrire dans son sépulcre. Et il est de fait que c'est ainsi qu'il devint pour les Français ce que le sage Hermès avait été pour les Égyptiens. Car il composa dans son tombeau l'é¬ bauche et le plan de tous les livres fameux dont les auteurs français se sont plus tard attribué le mé¬ rite. Les murailles de son tombeau étaient de marbre et de granit. Il couvrit de son écriture ces vastes murailles ; et si tant d'auteurs ont acquis une gloire immortelle, avouons que leur peine n'a pas été grande, puisque les meilleurs n'ont fait que copier les œuvres de Merlin, gravées silen¬ cieusement par lui sur le rocher qui lui servait de tombe. MEIILIN L'ENCHANTEUR. T. II. L>1 364 MERLIN L'ENCHANTEUR Reconnaissez d'ailleurs, ici, le caractère de no¬ tre Enchanteur. Quoiqu'il y eût peu d'apparence qu'aucun œil humain vit jamais ces ouvrages en¬ fouis avec lui, il ne laissa pas d'y apporter le plus grand soin, comme s'ils eussent été faits pour être soumis au jugement des hommes. La vérité est qu'il travaillait pour la propre satisfaction de sa conscience, nullement pour la vanité. D'ailleurs, se contentant lui-même très-difficile-^ ment, un de ses ouvrages était-il terminé, il con¬ duisait Viviane dans la salle où il l'avait écrit en beaux caractères cunéiformes, assez semblables à ceux de Persépolis, si ce n'est qu'ils étaient mieux moulés. Là, il lui en faisait lecture lentement, pe¬ sant chaque mot, chaque syllabe, tout prêt à dé¬ férer à ses avis. Avant qu'elle eût parlé, c'était le plus modeste, le plus soumis des êtres. Viviane avait-elle ap¬ prouvé l'ouvrage, rien au monde n'eût pu amener Merlin à en changer une ligne. « Je ne sais, di¬ sait-il, si jamais ces œuvres seront aperçues par les hommes. Je les ai écrites pour toi à la lumière de la lampe enchantée ; et véritablement, je n'y ai point épargné l'huile. Si elles ont un seul mo¬ ment amusé Viviane, si elles lui ont fait oublier le séjour de la mort, Merlin est trop récompensé. » Puis le. lendemain, s'il pleuvait ou neigeait (car quelquefois cela arrivait, mais sans aucun souffle FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 363 cle vent), ou bien s'il était seul, il recommençait à graver un autre ouvrage, si bien que toutes les co¬ lonnes des voûtes, les pinacles fleuris, les pan¬ neaux cles portes, les plinthes, finirent par en être remplis; et c'est ainsi, et non autrement, que furent composées dans une sérénité éternelle toutes les œuvres dont se sont targués les Français devant les autres nations. Les bons auteurs, pleins de soumission à l'En¬ chanteur, n'ont fait que copier, transcrire, sur le parchemin ou le papier, ce que Merlin avait écrit sur la pierre; et le seul reproche que j'aie à leur adresser est d'avoir déguisé le larcin mieux qu'il ne convenait peut-être. Mais, à la fin, la terre ré¬ vèle ses secrets. Les mauvais auteurs, au contraire, emportés par un orgueil puéril, ont voulu faire autrement que l'Enchanteur : gens de bruit et de fumée, qui se seraient crus déshonorés s'ils n'eussent été que les copistes de mon héros. Et certes, quoiqu'ils aient eu connaissance de ses ouvrages (je ne sais par quelle infidélité de Jacques, peut-être), ils y ont tant mêlé d'inventions de leur chef qu'ils ont réussi à gâter l'original, en sorte que c'est leur vanité qui les a perdus. Au demeurant, toutes les fois que vous trouvez "une page immortelle, dites hardiment : Cela est pillé de Merlin. Toutes les fois que vous trouvez 364 MERLIN L'ENCHANTEUR une œuvre ou affectée, ou ridicule, ou simplement insipide, dites aussi : Voilà ce que c'est de vouloir corriger l'Enchanteur. Le premier ouvrage où il s'essaya, dès que ses yeux se furent faits à la clarté trop éblouissante de la lampe, fut en vers. Il en remplit trois cent quarante-cinq salles , depuis le pavé jusqu'à la voûte. C'était un grand poëme où il racontait, à tète reposée, tout ce qu'il se rappelait de la cour d'Arthus et des preux. Il écrivait ces poèmes, dans la matinée, d'une seule haleine, sans rature. Vi¬ viane, qui voulait l'encourager, se garda de lui dire qu'ils étaient un peu longs. « C'est une ébauche, ajoutait Merlin. Je la dé¬ velopperai... « D'autres, reprenait-il avec trop de suffisance peut-être, seront plus loués que moi dans les pièces détachées ; leur versification sera plus applaudie que la mienne. D'autres encore remporteront le prix de la chanson et de l'ode, quoique moi aussi j'aie frappé quelquefois à la porte des hymnes, fermée depuis le bon Pindare. Mais difficilement me refusera-t-on l'honneur d'avoir abordé les grands sujets, composé de vastes ensembles, suivi le fd des immenses labyrinthes, porté le fardeau des hardies inventions, en un mot, tenté les voies qui demandent non pas un essor pindarique d'un moment, mais une aile infatigable pour parcourir, FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 3R5 sans se lasser, le champ cle l'épopée. Toul, ce que je crains, Viviane, en y réfléchissant, c'est que nos Français aient peu cle goût pour ces vastes et no¬ bles compositions, à la vérité les plus difficiles cle notre art, où la terre et le ciel sont mêlés. Leurs cervelles éventées ont peine à embrasser d'aussi vastes horizons; et si mes œuvres leur sont un jour révélées, je prévois que ces poèmes seront ceux qu'ils estimeront le moins, ou même qu'ils s'en laisseront dérober tout l'honneur par d'autres peuples, auxquels, sur ma parole, je ne les ai pas destinés. » Et vous remarquerez ici qu'aucun des pressen¬ timents cle Merlin n'a été mieux confirmé, puisque les Français, tout en possédant en pierres et en tables de granit les poèmes cle chevalerie cle Merlin, s'en sont laissé dérober, à leur barbe, la meilleure et la plus sublime partie par Arioste et Cervantes, un Italien et un Espagnol, sans nul désir même de représailles. La pensée que ses meilleures œuvres seraient méconnues par les siens, par ses proches, faillit plus d'une fois attrister l'âme cle Merlin. Mais il se fût jugé indigne même d'un sourire de Viviane s'il eût donné accès clans son cœur aux tristesses qu'engendre la vanité. « J'écris, se disait-il tout bas, clans les lieux souterrains, non pour le bruit ni même pour la re- 366 merlin l'eschanteur nommée. Autrement, qui, je vous demande, m'eût empêché de le faire à la clarté du soleil avant qu'elle me fiit ôtée ? J'écris pour la vérité ; elle me voit dans ce gouffre, elle me juge. Continuons donc, comme, si nous avions pour nous les applaudisse¬ ments des mondes. » Sur cela, Merlin, infatigable, se remettait en- souriant à l'ouvrage ; et croyez qu'il oubliait par¬ faitement qu'il était enterré. Cet ouvrage terminé, il en entreprit deux autres qui devaient chasser à jamais la mélancolie de son tombeau. Ce jour-là l'Enchanteur était parfaite¬ ment on joie. Tout lui avait réussi à souhait. Il voulut appeler ces deux livres: Gargantua et Pan¬ tagruel. « Pourquoi ces noms?demanda Viviane. — En souvenir de deux bons compagnons que j'ai laissés sur la terre . » Au reste, ces personnages s'étaient prodigieuse¬ ment agrandis, comme il arrivait naturellement de toutes les ombres qui passaient dans son sépulcre. Leurs rires retentissaient comme ceux d'un cyclope dans une caverne, ou comme les hennissements d'un centaure enivré de raisins sauvages ; et il est de fait que, pendant la composition de cet ouvragé, le centaure, gardien de ses troupeaux, vint plu¬ sieurs fois lui demander : « Seigneur Merlin, que faites-vous là? « Et Merlin répondait: « Un livre FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 367 pour réjouir le cœur des hommes. » Sur quoi le centaure reprenait, avec un hennissement plaintif: « Dites donc aussi quelque chose pour les centau¬ res et pour les pauvres monstres qui se rongent de mélancolie au fond des solitudes. » Et Merlin : «Sois tranquille ! je n'oublierai personne ; apporte-moi seulement une grappe de ce raisin mûr qui rougit là-bas sur le cep. » Et je vous prie de croire que dans cette œuvre lapidaire, où toute la création se prenait d'un fou rire, il n'y avait alors aucune de ces ordures mo¬ nacales qui ont été plus tard ajoutées, parla main des vivants, au Gargantua et au Pantagruel. C'était alors l'ivresse d'un sage épuré par le sépulcre. D'ailleurs, l'eût-il voulu, Viviane se serait opposée à ce qu'il allât mendiant, gueusantles applaudisse¬ ment des hommes, en flattant leurs impuretés et leurs ignominies. « Imite, disait-elle, je le veux bien, l'ingénuité du cyclope, mais ne t'avilis pas jusqu'au moine goulu. » Puis leur rire naïf allait résonner jusqu'au cen¬ tre du globe. L'enfer même entendit plusieurs fois ce rire sans savoir d'où il partait. Un autre jour il arriva qu'une fourmi pénétra dans le tombeau. Ces bêtes sont curieuses. Elle fut suivie d'une abeille au beau corsage d'or ; et l'Enchanteur les entendit très-distinctement qui conversaient entre elles : «N'est-ce pas une grande 3G8 MERLIN- L'ENCHANTEUR injustice que le sage Merlin ne s'occupe que des hommes? N'y a-t-il donc de sagesse que chez eux? » Tels étaient leurs discours acérés. Ces simples paroles firent beaucoup réfléchir Merlin. Tout lui profitait; il sentit l'aiguillon. Les plus petits insec¬ tes, aux yeux de rubis, l'instruisaient sur son art. « Certes, elles ont raison, s'avoua-t-il tout bas, il est grand temps de réparer tant d'injustice. » Cette simple circonstance, qu'un autre n'eût pas même aperçue, fut cause qu'il composa et écrivit sur-le-champ un premier livre de fables. Jamais, il faut le reconnaître, ses vers n'avaient été plus souples ni plus naturels, sans compter qu'il ne re¬ culait devant aucun enjambement. Quelquefois ils étaient grands comme s'ils enfermaient le monde, et soudain ils marchaient comme sur des pieds de fourmis et de faucheux, ou ils s'élançaient exhaus¬ sés et juchés comme sur les ailes membraneuses des cigales. Tantôt c'était un souffle printanier, comme l'haleine des grandes forêts dans le mois de mai, tantôt une note brève, impétueuse comme d'une mésange chevrotante au bord du nid. En un mot, Merlin venait cl'inventer un mélange heureux de grands et de petits vers qui chassaient la mono¬ tonie, imitaient à merveille la confusion harmo¬ nieuse de tous les êtres : dialogue éternel de l'élé¬ phant et du ciron, de l'étoile et de la perle. FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 369 « Qu'entends-je? s'écria Viviane qui arrivait justement sur le bout du piecl. C'est pour moi, le plus amoureux des sages, que sont faits ces vers? Redis-les, ami. Murmure-les encore. Avoue que tu pensais à moi en les gravant autour de cette colonnette. » Et elle baisa Merlin sur ses lèvres. Il faut avouer que Merlin, en vrai poète qu'il était, n'avait songé qu'à son sujet. Il était tout pé¬ nétré de la senteur emmiellée des fleurs, de la sa¬ gesse des fourmis. C'est elle qu'il venait de célébrer en ce moment même. Il n'eut ni le courage de dé¬ tromper Viviane, ni celui de lui mentir ouverte¬ ment. Sans répondre, il la regarda d'un air qui voulait, dire : « Toutes mes pensées vont vers toi. » A aucune chose il n'avait pris autant de plaisir qu'à ces petits ouvrages qui naissaient sans peine et presque sans réflexion sous ses doigts. Il 'en eut bientôt composé une centaine de livres. Et ce fut une joie sans exemple, dans presque tous les mondes, quand les êtres les plus inconnus, les plus insaisissables par leur petitesse, les plus in¬ nommés, apprirent, par hasard, qu'ils avaient leur poète. « Nous aurons donc enfin, nous aussi, notre immortalité, disaient les éphémères. — Savez-vous, répondaient les papillons, que cette gloire aux cent couleurs, aux mille yeux, nous était bien due? 21. 370 MERLIN L'ENCHANTEUR — J'en désespérais presque à force d'attendre, répliquait un moucheron ; j'y ai usé mes deux ailes. — J'y ai perdu presque la voix, reprenait mé¬ lancoliquement un bouvreuil. — Itysl tysltys! poursuivaient les rossignols. Je ne sais quoi nous disait que le génie ailé se ferait jour à la fin. Voilà pourquoi nous n'avons jamais perdu courage, même en pleine nuit, quand per¬ sonne ne nous écou tait et que le monde entier sem¬ blait dormir. » Ainsi cet ouvrage de Merlin reçut l'applaudisse¬ ment de tous les mondes, à la réserve de quelques serpents au col gonflé d'envie qui l'insultèrent de leurs sifflets. Notre La Fontaine a eu l'esprit de copier presque textuellement Merlin et de le citer. Je crois pourtant que dans l'œuvre de l'Enchanteur l'homme paraissait un peu moins et chaque être avait mieux gardé sa langue natale. Je le crois, ai-je dit; je n'en jurerais pas. La saison ayant changé, Merlin inventa une foule d'autres œuvres. Quand la pensée de son père lui revenait subitement dans les jour s,sombres mêlés d'orage, il composait de vastes tragédies; et il les déclamait d'une voix sinistre qu'enflaient encore les échos du sépulcre. Les Français en ont pris quelques tirades •; mais il ont laissé la plus grande partie et la plus pathétique, celle où la mort même FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 371 semblait révéler ses secrets : nul d'entre eux n'ayant osé suivre Merlin dans ces abîmes. Et c'est en quoi ils eurent grand tort ; car ils ne prirent, pour ainsi dire, dans la tragédie qu'une moitié de Merlin. C'est pourquoi elle paraît encore boiteuse aujourd'hui parmi eux, quelque effort qu'ils aient fait naguère pour se réconcilier sur ce point avec l'Enchanteur; tant il est vrai que Vouloir le corri¬ ger est la plus imprudente des vanités humaines. Peut-être aussi qu'à cause de l'éloignement où il était des vivants, ne les entrevoyant plus qu'à travers des morts fastueuses, il outra un peu la vérité dans le tragique. Mais il ressaisit le naturel dans le comique jusqu'à se surpasser lui-même ; ne pouvant d'ailleurs souffrir que la vertu fût dupe. En même temps qu'il aimait les hommes, il en voyait mieux que personne au monde le parfait ri¬ dicule. « Leurs ridicules, avait-il coutume de dire,soh. si évidents, si criants, qu'il est impossible de les oublier quand on les a vus une fois. » Il s'amusait ainsi innocemment à contrefaire les vices des vivants, leur laideur grotesque, leurs hy¬ pocrisies intolérables, leur vile avarice, leur "hâte et leur impuissance comique de jouir d'aucun bien, leur importance risible, leurs prétentions surtout. Mon Dieu, s'écriait-il, que nous sommes heureux de ne plus voir tout cela qu'à la distance du tombeau! 372 MERLIN L'ENCHANTEUR En se jouant, il fit, de cette manière, une repré¬ sentation à peu près complète de la vie humaine, telle, du moins, qu'il pouvait s'en souvenir. C'était à s'y méprendre : vous eussiez cru assister à la réalité. Il voulut même jouer ses pièces, et il éleva à cette fin une petite estrade éclairée d'un demi- jour. Mais, pour sa part, il ne voulut point de masque. Jamais ne se virent de pareils chefs- d'œuvre, à la réserve seulement delà déclamation qui lassait quelque chose à désirer ; celle de Merlin étant un peu sourde, et celle de Viviane un peu fantasque. On sentait que la mort seule avait pu deviner et publier ainsi tous les mystères de la vie ; et, chose non moins étonnante, après avoir ri des vices des vivants, on était plus tenté de les plaindre que de les haïr. Toutes ces pièces furent gravées, sur une pierre de granit, avec prédilection, par la propre main de Merlin qui dessina, en outre, de grands masques dans les chapiteaux ornementés des piliers, pour mieux donner l'idée des personnages. C'est là que Molière les a retrouvés tout parlants ; et il ne s'est donné la peine d'y rien changer, à l'exception des noms et de quelques costumes, pour mieux dégui¬ ser le larcin. Au reste, il ne fallait rien de moins que l'expé¬ rience de notre Enchanteurpour dévoiler les secrets que les hommes savent cacher le mieux. Tout autre FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 373 y eût certainement échoué ; et même sans l'huile qu'il renouvela plus de trois fois à la lampe mer¬ veilleuse, il lui eût été probablement impossible de lire, comme il l'a fait, au fond des cœurs, tant ils étaient naturellement remplis d'ombre et de duplicité ! Cependant Viviane devenait rêveuse. Il eut peur de devenir trop sérieux ; il la délassa par des œuvres plus légères, d'un tour frivole, parmi les¬ quelles les contes de fées, Zadig, qu'il grava une fois sur un camée de Viviane. Quoi, Zadig ! Oui, Zadig ! N'ai-je pas dit que Merlin était fils de l'In¬ cube ? Comment son génie n'aurait-il rien gardé du sang paternel ? C'est ici que sa généalogie se trahit avec évidence. Même, dit-on, il emprunta plus tard la griffe de son père pour écrire Can¬ dide. Admirez, en cet endroit, la modestie de mon héros, lequel ne chercha jamais sa récompense ailleurs que dans les yeux de la bien-aimée de son cœur. Il fit, avons-nous dit, toutes ces œuvres dans l'ombre, et en laissa la gloire à d'autres, sans réclamer sa part. Bien différent, en cela, d'Her¬ mès qui composa aussi, à lui seul, les œuvres des Egyptiens, mais qui en recueillit tout le fruit, puisque nul ne fut assez osé, au bord du Nil, pour lui voler sa renommée, en copianl ses livres et s'en attribuant l'honneur. Au lieu que cela s'est 374 MERLIN L'ENCHANTEUR fait journellement et impunément parmi nous ; et les plus intrépides larrons et plagiaires, un Rabe¬ lais, un Poquelin, un Voltaire, tant d'autres qui ne Vivent que de la moelle et substance de Merlin, sont les plus honorés parmi nous. Chose assuré¬ ment punissable autant que scandaleuse ! Qu'ont- ils donc fait, ces illustres auteurs, que de trans¬ crire effrontément l'écriture de Merlin, ayant soin de ne jamais le nommer ni le citer ? Il n'est rien là que nous ne puissions nous-même faire à notre tour ; et certes je ne vois pas de plus grande honte pour notre nation et rien qui en montre jnieux, au dire des autres, la vanité et la légèreté. Aussi bien, je soupçonne que même dans ce siècle, parmi nos contemporains, cette dépréda¬ tion des œuvres de Merlin continue sans rencon¬ trer d'obstacles. Je suis prêt à dénoncer sans pitié nos hommes de proie, à moins qu'ils ne confessent d'avance le plagiat, et que, par un prompt et généreux aveu, ils ne désarment la justice. Toi- même, ô mon frère, je ne t'épargnerai pas, toi qui refais la vieille trame de l'histoire de France ; ou bien tu déclareras qu'à là tombée de la nuit, entrant comme .l'épervier dans le sépulcre de Merlin, tu lui as dérobé ses meilleures pensées. Beaucoup de noms célèbres jusqu'à ce jour y périront. Je le sais, et qu'importe ? Moi-même, oui, moi-même, j'ai.eu maintes fois la tentation FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 375 de voler mon propre héros. Je le déclare, je l'a¬ voue. La chose m'eût été facile, tant les occasions étaient fréquentes pour moi. Pourquoi ne l'ai-je pas fait ? Parce que j'ai craint d'être découvert, pillant un tombeau. De là, un peu de timidité, et sans doute aussi plus d'une erreur, comme tu as pu, cher lecteur, t'en apercevoir. Voilà ma con¬ fession. Pais donc aussi, je t'en prie, une bonne fois la tienne. Pourquoi, d'ailleurs, s'étonner si ces œuvres ont aisément ravi le monde ? La belle merveille, en vérité ! D'abord elles venaient d'un enchanteur de profession. Considérez que le temps ne man¬ qua jamais à Merlin, que le recueillement lui était plus facile qu'à nous ; qu'il ne travailla jamais pour l'amour de l'or, ni pour le besoin de vivre ; que, de ce côté-là, il n'avait absolument rien à craindre. Combien de circonstances favorables pour peser à loisir ses idées et ses syllabes ! Quand se repré¬ senteront des circonstances pareilles ? Probable-^ ment jamais. En outre, nul besoin de flatter le goût, la dépra¬ vation, le caprice (cher lecteur, toi seul, tu fais exception) d'un lecteur qui pourrait fort bien ne se rencontrer jamais, dans un lieu si écarté. Il ne courtisait pas des générations qui devaient, j'ose le dire, lui sembler un peu éphémères. Il domi¬ nait son public, ou plutôt il n'y songeait jamais. 376 MERLIN L'ENCHANTEUR Avait-il fait une œuvre ; point de repos ! Il en composait une autre, d'un genre tout différent. Heureux mille fois, s'il eût pu déconcerter Viviane, en lui ménageant une perpétuelle surprise. Et tout cela, sans effort, comme un jeu. Car ce qu'il re¬ doutait le plus était le pédantesque. Sans compter que tantd'œuvres magnifiques ou gracieuses, dont se nourrissent encore auj ourd'hui tous les peuples (aliment qui pour eux remplace souvent le pain), ont été mises au monde au milieu de la plus par¬ faite sérénité, comme un défi jeté aux menaces du tombeau. Qu'après cela, il reste encore beaucoup à piller, dans ce sépulcre, qui que vous soyez, n'en doutez pas. Je l'affirme, pour y avoir vu de mes yeux quantité d'ouvrages que je me suis fait conscience de dérober. Mais, puisque le monde me sait si peu de gré de cette réserve, maudite soit-elle ! A l'avenir, je serai moins discret (car l'âge ôte, dit- on, le scrupule) ; et je vous en préviens ici loyale¬ ment, solennellement, afin qu'au besoin vous met¬ tiez des gardiens, espions, estafiers, recors, sbires, hallebardiers, s'il vous en reste, de quoi faire le guet autour de ce tombeau. Pour peu que l'on me presse de questions irri¬ tantes, je confesserai même que le présent ouvrage est tout entier copié d'une des colonnes de Merlin, situées au fond du péristyle, à main gauche, en FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 377 entrant dans le sanctuaire. Vous la reconnaîtrez à ce qu'elle est de pure émeraude, sans tache. Bien entendu que cet aveu ne tournera pas con¬ tre moi. Je donne ici l'exemple d'une véracité, qui, hélas ! ne trouvera que trop peu d'imita¬ teurs. Les plagiaires épuiseront-ils jamais les profon¬ deurs de ce sépulcre ? Le jour viendra-t-il où toutes les beautés qu'il renferme auront été pillées jusqu'à la dernière ligne ? J'en doute, moi qui ai parcouru à mon aise les innombrables pages, col¬ lées l'une sur l'autre, dans le plus grand ordre, comme les feuilles d'ardoise dans le sein des mon¬ tagnes. J'estime à vue de pays que tous les scribes et hommes de plumes (Dieu merci, ils sont, de notre temps, plus nombreux que les grains de sable du désert) travaillant l'un dans l'autre dix- huit heures par jour, pendant vingt siècles, épui¬ seraient à grand'peine les trois quarts du texte ; et je ne parle ici que de la prose. Est-ce croyable ? direz-vous. Je ne sais, mais cela est, et cela me suffit. Savez-vous donc ce que peut une seule vision d'amour dans un tombeau ? 378 MERLIN L'ENCHANTEUR VII Cependant Turpin s'était retiré sur une mon¬ tagne chauve, parsemée de fleurs d'hysope, dans la ruine d'un vieux château de briques, couleur de rouille, dont il s'était fait une demeure assez sortable pour un homme tel que lui, habitué, je l'ai dit, à vivre au milieu des renards et des aigles. Il sortait peu de cet abri et commençait à prendre le monde fort en pitié. A ses pieds passaient hâtivement des généra¬ tions nouvelles, sèches, légères, glacées comme des feuilles d'hiver, dont il ne voulait rien savoir. Le plus souvent il ne s'informait pas même de leur nom, ou c'était pour le défigurer à plaisir, en l'ins¬ crivant sur son livre enluminé. Aussi ne se don¬ nait-il guère la peine de descendre par le sentier en colimaçon et de voir de plus près leurs visages. Il savait que les prophéties de son maître s'accom¬ plissaient lentement, irrésistiblement, et cela lui suffisait. Patient comme autrefois, mais courbé par l'âge, il écrivait de loin à loin, de sa même écriture gothique, le peu que lui apprenaient du monde les oiseaux voyageurs de plus en plus effarés de l'écroulement des hommes et des choses. FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 379 Son ennui augmentant el sa main tremblant, il écrivait tout en abrégé. Pour la mort d'une nation, il mettait une croix ; pour celle d'un empire, une barre ; pour celle d'un héros, tel que le grand Charles ou Roland, un point majuscule. Souvent même il effaçait quand les gens devenaient trop orgueilleux. Alors de tout un peuple mutiné il ne restait qu'une tache d'encre. Chaque jour, au lever du soleil, Jacques lui apportait une terrine de lait, un morceau de pain bis, puis s'entretenait quelques moments en fou¬ lant la rosée avec le solitaire. « Quelle nouvelle ? » demandait Turpin. Si Jacques avait entendu une feuille de tremble frissonner dans le bois, ou la voix pétillante et caressante d'un chardonneret diapré sur un noir mélèze, il répondait : « J'ai entendu les pas d'Arthus sur la fouillée. Le voilà qui s'éveille ! Il reviendra demain, ac¬ compagné de Merlin et de madame Viviane. » Le lendemain arrivait. Jacques reparaissait avec une autre nouvelle du même genre. Turpin se gardait de le dissuader. « Espérons! répondait-il. Je sais maintenant que l'espérance est plus nécessaire à l'homme que le pain. Et même que l'encre, ajoutait Jacques en mettant de l'eau dans l'écritoire colossale. 380 MERLIN L'ENCHANTEUR —-C'est, vrai, mon fils! Je ne l'auraisjamaiscru.-» Pendant ce temps-là, le monde devenait de plus en plus sourd et morose. VIII Vers ces mêmes années ou peu après, Viviane mit au monde un enfant qui se trouva être le plus beau qu'on eût encore vu, car il était plus beau que le fils d'un songe d'été. Comment fallait-il l'appeler? Vingt noms furent tour à tour proposés et défendus : Formose, à cause de sa beauté ; La¬ zare, à cause de la sépulture; outre le petit nom d'Almus dont il avait été salué dès le ventre de sa mère. Première querelle dans le sépulcre, nul ne voulant d'abord céder à l'autre. Enfin tous deux cédèrent en même temps ; il s'appela aussi Merlin, comme son père. Alors les rossignols qui avaient niché dans le tombeau, pour entendre de plus près la harpe de Merlin, se mirent à chanter près du berceau ; et voici les notes qu'ils variaient à l'infini : « L'enfant de Merlin est né ! Fleurs, étoiles, réjouissez-vous! Il sera plus grand que son père. « Laissez-le croître dans la solitude : c'est Là que la voix argentine retentit le mieux. FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! Ïf81 « Il sera plus grand que son père. Mais nous, troupe Adèle, nous nous souviendrons toujours de Merlin l'Enchanteur. » C'était le premier entant qui fût né dans un tombeau. Aussi je vous laisse à penser si ses pa¬ rents lui firent fête de manière à écarter de lui toutes les mauvaises impressions qui pouvaient venir d'un endroit sépulcral. Certainement, il n'y eut jamais tant de joie, sous le ciel ouvert, qu'il en parut alors dans les lieux souterrains, dont la seule pensée faisait frissonner les hommes. Le bon Merlin était radieux; et je n'ai pas be¬ soin de dire qu'il oublia ses livres et sa harpe pour ne s'occuper que du nouveau-né. Il le prenait sur ses genoux, le baisait et disait tout haut, en le berçant : « Puisque j'ai pu si aisément m'accoutu- 111er à ce j our du tombeau, moi qui ai vu le so¬ leil dans sa gloire, que sera-ce de cet enfant né dans le sépulcre? Assurément il ne regrettera ja¬ mais ce qu'il n'a pu connaître. » Et c'était une chose admirable de voir cet en¬ fant grandir au milieu des ombres de la mort, ne soupçonnant pas même qu'il pût y avoir un autre monde et une autre lumière. Au premier cri qu'il poussa, les hommes furent grandement étonnés d'entendre des vagissements d'enfantelet sortir de dessous terre. Ils se réuni¬ rent., et, appelant Merlin à son de trompe, ils lui 382 mekLin l'enghàntëuk dirent : « Seigneur Merlin, depuis quand est-ce que le tombeau enfante? » Merlin répondit : « De-, puis que je l'habite. » Prenant alors son enfant à la mameletté, il l'emporta sur son balcon, d'où il le montra aux hommes. Ceux-ci ne le virent pas, mais ils enten-. dirent ses vagissements, semblables à ceux d'un renardeau qui sort la nuit de sa retraite pour la première fois et vient chercher pâture autour d'un colombier. Ils ne savaient s'ils devaient sourire ou s'effrayer. Merlin, agitant les grelots avec les¬ quels il apaisait les pleurs du nouveau-né, rassura les timides : « Allez, bonnes gens! réjouissez-vous et n'ayez peur! N'entendez-vous pas ces grelots? Puisque cet enfant, qui compte à peine deux jours, rit et s'amuse dans le tombeau, n'est-ce pas que cet en¬ droit est plus plaisant, cent fois , que vous ne pensez ? — Il le faut bien, » répondirent-ils; et ils firent retentir leurs musettes, leurs cornes de buffles, leurs sambuques. Ils frappèrent leurs boucliers, ils sonnèrent toutes les cloches. Le bruit des co- rybantes, à la naissance de Jupiter, dans la caverne de Crète, ne fut rien auprès qu'une chanson de cigale. Bientôt Turpin descendit de sa montagne : « Est-il vrai que le tombeau a enfanté? FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 383 — Rien n'est plus vrai, répondit une seconde l'ois Merlin. Voyez vous-même. ^ L'avez-vous baptisé? — Oui, sans doute. — Où cela? — Dans le fleuve Océan, qui sort de terre de¬ vant mon seuil. » Pendant ce temps, Jacques était allé chercher plusieurs oiseaux et oiselets qu'il nourrissait en cage : mésanges, linottes, bréants, verdiers, bou¬ vreuils et pinsons. Il en fit offrande au nouveau- né et les introduisit aisément à travers une fente du sépulcre. Merlin les prit doucement par les deux ailes et les plaça aux pieds de l'enfant, qui sourit de son premier sourire à ces créatures ébahies, in¬ connues dans le monde où il était ; et croyez, sur ma parole, qu'il ne se passait plus un seul jour qui ne fût une fête dans le tombeau de Merlin. IX Si l'éducation de mon héros avait été mêlée, j'ose dire que celle de son fils fut accomplie ; mais les circonstances y contribuèrent. L'éducation dans la mort, n'est-ce pas le meilleur des systèmes? Point d'exemple funeste à éloigner, point de dis- 384 MERLIN L'ENCHANTEUR cours imprudent du monde, point de paroles gros¬ sières d'une foule qu'on ne peut toujours éviter. Un silence qui commande le respect, des heures un peu monotones et toutefois bien remplies, un peu trop de curiosité peut-être pour les choses in¬ visibles : voilà le seul inconvénient. Et c'était un spectacle dont vous eussiez vous- même été ravi, que de voir Viviane assise sur la terre, allaiter ce fils du tombeau qui se crampon¬ nait à ses mamelles. Le bon Merlin, debout près d'elle, les regardait l'un et l'autre dans une extase sans fin. « Celui-là, au moins, disait-il, échappera aux faux enchanteurs. Il ne sera pas arrêté par les obstacles qui m'ont entravé à chaque pas et que je n'ai vaincus qu'à demi. Si mon instinct de père ne m'aveugle pas étrangement, poursuivait-il, il ira plus loin que moi et sans beaucoup de peine ; car, enfin, bien que ma carrière n'ait pas été tout ce qu'elle promettait d'être, mes travaux ne lais¬ seront pas d'être utiles à celui qui doit porter mon nom. Il est toujours important d'avoir un père qui vous a frayé la route. L'avenir est infiniment plus facile. » Viviane, en entendant ces mots, ne pouvait s'em¬ pêcher de sourire, et ce sourire illuminait tout ce qui était autour d'elle. Véritablement, Merlin aurait voulu que son lils n'entendit jamais parler des hommes ou du moins FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 385 le plus lard possible. Mais le moyen d'éviter ce pé¬ nible sujet? Quand il conversait avec les vivants, il ne pouvait se cacher entièrement de l'enfant qui lui demanda une fois : « Père, avec qui parles-tu? — Avec les hommes. — Et que sont les hommes? — Des ombres assez méchantes qui passent au pied de la muraille et chuchotent un moment, avant de disparaître. » Une autre fois, l'enfant entendit Viviane parler du soleil. « Qu'est-ce que le soleil? » demanda-t-il. Son père lui expliqua malaisément que c'était une petite lampe qui restait suspendue quelques mo¬ ments au-desssus de la tête des hommes. « Quoi! leur lampe ne les éclaire pas toujours comme la nôtre ? ; — Nullement, mon fils, la moitié du temps elle se cache. — 0 père, que ce monde-là doit être triste ! — C'est la vérité plus encore que tu ne t'ima¬ gines, mon fils. » Par cette conversation et par quelques autres du même genre, il n'eut pas de peine à donner à Formose la plus triste idée du monde des vivants. Formose ne se représentait guère les hommes au¬ trement que comme des chauves-souris dont il avait eu l'occasion de voir quelques-unes voleter MERLIN L'ENCHANTEUR. T. II. 22 386 merlin l'enchanteur et tomber éblouies autour de la lampe enchantée. Vous-mêmes, combien il vous eût été profitable d'assister à tous les enseignements que cet enfant recevait de ses parents! Tantôt Merlin allait s'é¬ garer avec lui dans la forêt ; il se faisait suivre du centaure, et tous deux enseignaient à l'enfant à tirer de l'arc et jouer de la lyre, à quoi il réussit à merveille. Puis survenait Viviane à l'improviste ; elle lui apprenait à cueillir des simples qui gué¬ rissaient les blessures. « Quelles blessures? demandait l'enfant. — Des blessures qui font mourir, cher fils. — Mourir ! qu'est-ce que cela? » Aussitôt Viviane et Merlin s'apercevaient qu'ils avaient gardé la langue du vieux monde. Ils en composèrent une autre, plus riche, plus sonore, plus ailée surtout. Mais souvent, quoi qu'ils lis¬ sent, ils retombaient dans l'ancienne dont ils avaient conservé l'accent assez pur. Et ils don¬ naient ainsi à leur fils bien-aimé quelques vagues idées surannées qu'ils auraient mieux aimé lui ca¬ cher pour toujours. ■ Cependant les rossignols reprenaient dans le si¬ lence du sépulcre : « L'enfant de Merlin est né. Fleurs, étoiles, ré¬ jouissez-vous, « Pierres précieuses, étinoelez au collier de la nuit. FÉLICITÉ ! FÉLICITÉ ! 887 « L'enfant sera plus grand que son père ; mais nous, troupe fidèle, nous nous souviendrons tou¬ jours de Merlin l'Enchanteur. » LIVRE XXIII CONVERSION DE L'ENFER I Viviane semait, à cette heure-là, des champs de narcisses et de fraisiers sauvages sur la lisière de la forêt. Un frémissement dans les feuilles se fait entendre , elle tressaille et voit sortir d'un massif de chênes centenaires le même être qu'elle avait déjà aperçu une fois. Il était déguisé, à ce moment, • en vieux prince et semblait s'être égaré à la chasse. D'une main il portait un lourd épieu, et de l'autre un fuseau. Elle aurait voulu fuir ; le temps lui manque. Elle appelle Merlin ; la parole expire dans sa bouche. « Ce fuseau d'or, la belle, est-il à vous? dit l'in¬ connu en s'approchant; je l'ai trouvé là-bas dans le vallon, sous ce frêne pleureur. 390 merlin l'enchanteur — Merci, monseigneur, il est à moi. — Où suis-je, mon bel enfant? — Dans la tombe de Merlin. — Il me semble, mignonne, que je vous ai ren¬ contrée une fois ou deux, au clair de lune, à la cour d'Obéron ! — Pardonnez, seigneur, dit Viviane, sans oser contredire ouvertement l'étranger. — C'est donc dans la compagnie de Titania ou de Morgane ? — Pas davantage. Je n'ai vu la cour que chez ma marraine, Diane de Sicile. — M'y voilà ! J'y suis, s'écria Belzébuth. Mais qu'importe! si jeune, si belle! et déjà dans un lombeau ? — Ce tombeau est celui dé Merlin. — Regardez-vous donc, iiià belle, dans le miroir de ce lac ! Ne vous êtes-vous jamais vue? — Cent fois, répondit Viviane. ■— C'est un trône qu'il vous faut, non pas Un sépulcre. Suivez-moi tous les deux; je vous fais rois l'un et l'autre. — Nous sommes rois, ici, seigneur. — Et bien ! vous serez dieux ! » A ces mots, Viviane prit l'inconnu pour quelque prince devenu fou ; elle s'enfuit comme une biche vers Merlin. Le roi de l'enfer la suivait en claquant des dents, CONVERSION DE L'ENFER 391 et se parlant à lui-même : « C'est uni dernière épreuve. Que veut dire ceci? Je ne suis plus même obéi des miens. Mon regard ne fascinerait même plus l'Ève d'un cobold ou la fiancée d'un gnome dans le paradis des fées; Ainsi; hué jusque dans la maison de mon fils ! Je suis vieux. Qui res¬ pecte la vieillesse? Je ne crée plus, je n'invente plus. Je m'imite, je me copie. Tout ce que je viens de dire", je l'avais dit textuellement et cent fois mieux dans l'Éden , au commencement des cho¬ ses. Et comme alors j'étais obéi, au moindre re¬ gard, sans parler!... Triste chose qu'un vieux démon désenchanté.... Aujourd'hui, moqué jusque dans le sépulcre et sans doute par le ver de terre. Allons ! fe'en est trop ! L'enfer s'en va. » II Sitôt que Viviane eut rejoint Merlin et qu'elle lui eut montré l'incoiinu qui se traînait après elle : « C'est mon père! s'écria l'Enchanteur; quelque chose me disait qu'il ne tarderait pas à paraître. Ah ! comme il est courbé et changé ! La pitié me prend à le voir si défait. Est-ce que je lui re¬ fuserais mon seuil? Descendons et voyons ce qu'il demande. 392 MERLIN L'ENCHANTEUR — 0 mon fils, dit l'Aïeul, il est donc vrai que tu ne me renies pas ? Tu es le seul être aujourd'hui qui me fasse bon visage... — Oublions, mon père, répliqua Merlin, comme nous nous sommes quittés. Le tombeau m'a éclairé ; je vois aujourd'hui les choses avec plus d'impartialité. — Va! mon fils, je n'ai plus de rancune, et je ne t'en veux point. Joue-moi seulement un peu de ta harpe, pourvu que cela ne ressemble pas aux mélodies de David. Si tu savais combien il y a longtemps que je n'ai entendu de la musique! Bien ! encore ! Recommence-moi cet air-là ! Vrai¬ ment, je deviens meilleur en l'écoutant. » Quoiqu'il y eût peut-être un peu d'ironie dans ces derniers mots, le bon Merlin ne laissa pas de tirer de son instrument les meilleurs ac¬ cords et principalement les plus touchants qu'il put trouver. « Faisons-lui, pensait-il, ce plaisir. Il est si mal¬ heureux ! —- J'ai soif, reprit le père des damnés. Per¬ sonne jusqu'ici n'a voulu me donner un verre d'eau. » Aussitôt Viviane alla puiser de l'eau fraîche au bord du torrent, et la présenta, dans une urne de bronze, à son" hôte, qui se désaltéra avec une ardeur fiévreuse. Après cela elle prépara un re- CONVERSION DE pENFER 393 pas comme on a coutume d'en préparer à la fête des Morts. Merlin et son père restèrent seuls. « Il est donc vrai, mon fils, que l'on peut être heureux? demanda le maître de l'enfer. — Vous le voyez, mon père. — Oui-da ! mais, assurément, tu es le seul être heureux dans la création. Je l'ai parcourue tout entière. Je n'ai trouvé que toi qui te vantes de ton sort. — Le mien, c'est la félicité même. — Tu vas me rendre jaloux de toi, mon fils. Comment donc conserves-tu ce repos inaltérable? Sans doute, mon ami, tu le dois, en grande par¬ tie, à ce que tu es retranché du nombre des vi¬ vants. Il y a si longtemps que je n'ai dormi, mon pauvre Merlin!... Dormir, ah! quelle béatitude! Une heure de sommeil, je la payerais d'un em¬ pire. Ce sont ces insomnies infernales qui ont creusé mes joues, vois-tu! Donne-moi une herbe pour dormir. Moi, moi seul dans l'univers entier, je veille toujours. Les dieux dorment souvent. » En achevant ces mots, il essuyait la sueur brû¬ lante qui ruisselait de son front. Pendant ce temps- là, le petit Formose, qui avait d'abord été effrayé, se rapprocha peu à peu. Il portait dans ses mains un petit nid d'oiseaux du paradis ; il les mit dans les mains de l'Aïeul. L'Aïeul les reçut ; il eut un 394 MERLIN L'ENCHANTEUR moment la pensée de les étouffer ; mais, chose singulière ! il ne l'osa pas ; il les rendit à l'enfant avec un sourire pareil à celui d'un cyclope qui vient de découvrir un nid de fauvettes au fond des bois. « C'est là ton fils ! dit-il. — Oui, répondit Merlin. — Il ressemblera à son grand-père. Certes, ces joies-de la famille ne sont pas à dédaigner. Quand j'étais tout petit, j'avais, comme'lui, les cheveux de ce beau blond doré tirant sur le rouge. Aime- t-il déjà à tisonner le feu, à se faire un dada d'un balai de sorcière ? — Il ne ferait autre chose si je le laissais li¬ bre. — Bon ! Je reconnais là mon sang. Pourquoi lë contrarier? — Eh! que ne venez-vous, mon père, partager avec nous cette vie de famille ? Si vous le vouliez nous habiterions ensemble ? » Là-dessus le bon Merlin, avec une expansion qui faisait plus d'honneur à son cœur qu'à sa pers¬ picacité, s'étendit sur le bonheur de la famille. Elle seule adoucissait tous les maux ; elle appri¬ voisait les monstres même. Gacus, Polyphème, Galiban, avaient cédé à sa douceur. Et qui empê¬ chait le démon de les imiter en cela? Loin dès hommes, ses haines sé calmeraient. En oubliant CONVERSION DE L'ENFER 395 la méchanceté des créatures, il oublierait ses co¬ lères; car, sans doute, le mal qu'il avait fait ou voulu faire n'était rien qu'une exagération du bien. Il y avait dans Merlin un si grand désir de se réconcilier avec son père qu'il se permit ce so¬ phisme : « Enfin,'poursuivait-il, que n'essayez-vous, ô mon père, quelque peu de notre genre de vie ? La place, ici, ne vous manquerait pas. Vous au¬ riez, si vous le vouliez, tout à vous ce grand bois de figuiers pour y cacher vos méditations. Une famille, la vôtre, qui vous serait dévouée à toute heure, ne pourrait-elle adoucir vos chagrins? — Puisque tu le prends sur ce ton, je te parle¬ rai comme à mon vrai fils. Sache donc que la vie que j'ai librement embrassée commence à me pe¬ ser. Mais garde-moi le secret. N'en dis rien à la tombe ; elle est trop pleine d'échos. Qui le sait mieux que toi ? — C'est la vérité, cher père. Continuez. » Le chef des ténèbres reprit, en baissant la voix : « Est-il sûr que personne ne nous écoute ici? La mort est curieuse. Où est-elle? —■ Loin d'ici. — J'avais peur qu'elle ne nous écoutât. C'est qu'aucun être, ni grand, ni petit, ni céleste, ni 396 MERLIN L'ENCHANTEUR infernal, ne peut se vanter d'avoir surpris mon se¬ cret sur mes lèvres. Pas un ne se doule seulement de ce que je vais te dire. Tous me croient triom¬ phant ; tous jureraient que je suis endurci comme la pierre du rocher, et certes, je n'ai rien fait pour les dissuader. Avant* tout, sauvons l'honneur. Mais toi, mon fils, sache que le rocher a été usé par la goutte d'eau qui tombe éternellément de la voûte des cieux ; sache que sous ce masque tanné il y a (comment dirai-je?) une âme, oui, ma foi! une âme pitoyable qui crie et se lamente. Enfin, pour tout dire, je m'ennuie, ô mon fils. Je ne sens plus en moi ces mâles résolutions, ces volontés ri¬ gides qui me composaient autrefois une espèce de bonheur infernal. Quelque chose a fléchi en moi. Je doute, je chancelle, ô mon fils! Un peu plus, et je succombe. — J'ai toujours pensé que cela finirait ainsi. — Dans l'enfer même, mon enfant, j'ai plus d'un dégoût â dévorer. Sous cette royauté qui sem¬ ble si absolue, il y a des misères que moi seul je connais. — Quelles? interrompit Merlin avec timidité. Je croyais qu'au moins dans l'abîme tout allait à votre gré. — Point, point. Détrompe-toi, mon fils. Si tu dois un jour me succéder, je le dois la vérité toute nue. Autrefois je régnais au milieu des archanges CONVERSION DE L'ENFER 397 tombés ; leurs forfaits avaient quelque grandeur, du moins l'orgueil était satisfait. Ames énergi¬ ques, altières, qui avaient refusé de se plier, je pouvais, sans me mésallier, régner sur elles. Au¬ jourd'hui, ils ont déterré, je ne sais où, des vices si rampants, des crimes si petits, si ladres, qu'ils me dégoûtent moi-même. Plus de trace de l'ancien orgueil qui faisait de l'enfer un rival digne du ciel. Non ! aucun d'entre eux n'ose plus lever la tète. Nul n'a plus le courage de porter ses forfaits. Les misérables ! ils les nient ! ils sont devenus hy¬ pocrites, ils pratiquent, mon cher! Je ne fais plus un pas dans cet enfer grimacier, dégénéré, sans entendre leurs oremus, car eux aussi parlent latin. Ils ont appris à se frapper la poitrine, s'agenouil¬ ler, psalmodier ; ils obligent le serpent d'entonner le Gloria. Que sais-je ? Ils sont devenus cent fois plus dévots, plus patelins qu'on ne l'est dans le ciel. Va ! cet enfer hypocrite m'est plus odieux que l'Éden. Je n'étais pas fait pour régner sur des lâches. — Père, vos paroles me comblent de joie. Vo¬ tre couronne est devenue trop pesante; il serait peut-être sage de renoncer à régner. — Eh bien! s'écria le roi de l'enfer, tu vas pré¬ cisément au-devant de ma pensée. Il y a long¬ temps, très-cher, que je songe à abdiquer, mais à ton profit. Je suis las et vieux. Toi, ô Merlin, tu MERLIN L'ENCHANTEUR. T. II. 23 398 merlin l'enchanteur es encore vert, assez pour rhabiller et réparer l'en¬ fer. Si j'ai tenu à cette royauté, ç'à été, sur mon honneur, pour te la laisser. Crois-tu que j'ai tra¬ vaillé pour moi? Fi donc! Sur ma parole, je n'ai rien fait que pour toi. « Il me succédera, me di¬ te sais-je. Il honorera son vieux père. Je lui don- « nerai de bons conseils du fond de ma retraite. » Voilà, mon fils, avec quels projets je soutenais mes ennuis. Allons, Merlin! je te laisserai l'em¬ pire ! Tu m'assureras seulement une retraite ho¬ norable, telle qu'elle sied à celui qui a porté le sceptre des abîmes. — Je vous rends grâces. Mes goûts sont trop différents. — Tu te laisseras guider par mes avis. Il ne faut pas non plus te figurer le gouvernement comme trop difficile. Ils sont si bornés, si niais dans leurs viles roueries ! ils se prennent si aisé¬ ment dans leurs lâches filets ! Pourvu qu'on les opprime, ils vous croient du génie. Mentir, men¬ tir, voilà tout le secret. Ma longue carrière m'a appris que le mensonge le plus cru, le plus gros¬ sier, est encore celui qui va le mieux à leur gros¬ sière nature. Il paraît que c'est là l'élément le mieux approprié à leurs organes. Ils le savourent avec délices : c'est leur nectar et leur ambroisie. — Une chose m'inquiète dans ce que vous dites, mon père. CONVERSION DE L'ENFER 399 — Laquelle, mon fils ? — Des âmes de boue peuvent-elles être immor¬ telles ! — Pourquoi non? Nous avons aussi de la boue en enfer, et elle est indélébile. Va ! mon enfant, sois tranquille! tu L'en tireras à merveille. Suc- cède-moi. — Non, mon père ! Ce n'est pas là ma voca- lion. Je n'accepte pas cette couronne, je la per¬ drais. — Eh bien ! mon cher, c'est ce qui m'ôte tout courage. Tant que je voyais devant moi l'avenir de mon fils, celui de ma race, de ma dynastie, je dévorais toutes les difficultés. Mais si je ne dois pas avoir d'héritier de mon sang, à quoi bon tant de travaux éternels dans les abîmes? Moi aussi, je ne serais pas fâché de respirer un moment au' bord des sources. Je suis las de cet éternel exil. Oui, si je pouvais cacher dans l'oubli cette téte blanchie ! Ignorant les démons et les hommes (la différence est faible !), si je pouvais être ignoré d'eux ! — Il serait, ce rne semble, plus digne, mon cher père, de publier à la face des mondes votre chan¬ gement de vie. » Ces paroles imprudentes réveillèrent en sursaut le génie de Satan. Ses yeux jetèrent des flammes. Il répondit en rugissant : 400 MERLIN L'ENCHANTEUR « Doucement! Tu vas trop vite, Merlin. Y pen¬ ses-tu? Me démentir? Moi? confesser que je me suis trompé ! Ce qui nous reste à nous autres dé¬ mons, c'est le caractère. Ote-nous cela, nous ne sommes plus rien. Je puis bien, entre nous, re¬ connaître quelques erreurs. Mais me renier, dé¬ mentir mon passé, m'ensevelir sottement dans une ridicule contrition, ne me le demande pas. » Vous est-il arrivé, en cheminant dans les Alpes bernoises, de franchir le mur en pierres sèches d'un petit champ d'orge qui vous sourit au temps de la moisson? Il confine à une prairie de deux arpents, jonchée de primevères, de gentianes, de scabieuses, d'anémones, où rumine une vache lai¬ tière, cachée jusqu'au ventre dans les fleurs. De là un joyeux sentier vous attire en serpentant, sous des bocages d'érables, de chênes nains, de sor¬ biers, tapissés de myrtilles, dont les petits fruits, âpres mais rafraîchissants, percent comme de noi¬ res prunelles sur l'émeraude argentée des mous¬ ses. Arrêtez ! Si vous faites un pas de plus, l'a- biine est là ! Il s'ouvre. La terre béante vous man- que sous les pieds. Les galeries verticales du gouffre surplombent, d'étages en étages, et les pâles parois du rocher plongent à pic dans l'édi¬ fice du vide. Au bruit caverneux du bouillonne¬ ment de l'Aar qui suinte invisible, votre regard se perd dans une crevasse bleuâtre, sans trouver où CONVERSION DE L'ENFER 401 s'arrêter. Vos genoux tremblent comme dans un rêve. Car vous avez eu la vision des régions infer¬ nales. Que ne vous retenez-vous de vos mains cris¬ pées à ce jeune mélèze ébranché qui est couché sur le sol ? Mais il est déraciné. Vous reculez d'horreur, en rampant, sur la crête humide du précipice. Ainsi, sous le sourire complaisant de son père, Merlin découvrit le génie de l'enfer. Il vit que par trop de zèle il avait manqué de prudence ; et, re¬ venant sur ce qui lui était échappé, il reprit dans ces termes : « Après tout, mon père, il n'est nul besoin de publier indiscrètement votre changement de vie, s'il vous convenait, par exemple, d'imiter la nôtre. Ici, dans cette enceinte murée, loin des regards des curieux, vous pourriez vous faire un ermitage, et l'univers n'en saurait rien. — Bah ! tu te trompes, ô le plus sage des en¬ chanteurs. Je suis une machine trop importante dans l'arrangement des choses pour pouvoir dis¬ paraître sans que les mondes le sachent et se le redisent les uns aux autres. Connais donc un peu mieux, beau songeur, ces mondes que tu prétends enchanter. Ils me maudissent à cause de mes forfaits, disent-ils. Dans le fond, chacun de ces forfaits leur impose. Ils y voient une preuve d'ha¬ bileté. Si je m'amendais, ces mêmes hommes qui 402 MERLIN L'ENCHANTEUR me lapident aujourd'hui de leurs malédictions m'ac¬ cuseraient de faiblesse. Que je persiste, ils m'exè¬ crent ; que je change, ils me méprisent. Voilà, mon cher, la difficulté. Déposer la couronne de feu, dis-tu ? Je le veux bien. Gela est aisé : mais ce sont les suites qu'il faut envisager. Raisonnons. Si je rentre, simple homoncule, dans la foule des êtres, songes-tu bien qu'il n'en est pas un seul qui ne vienne me reprocher ou sa chute ou son crime ? Oui, il n'y aura pas un homme, un reptile qui, me voyant désarmé, ne m'assassine de ses bravades. Il sont si lâches ! Certes, j'ai assez de fierté pour mépriser leurs injures. Peut-être, il serait digne de mon caractère de me présenter désarmé à leurs criailleries. Il ne serait pas sans grandeur de leur dire : « Voici le roi de l'enfer. Lui- « même s'est dépouillé de sa couronne par ennui. « Venez à votre dam ! accourez, race de pervers : « il était las de votre obséquiosité, tant de ser¬ ti vitude le lassait. Il veut essayer de vos fureurs. « Encore une fois, venez ! Il estlà, sans son mas- « que, le sein nu, exposé à vos vengeances. » Oh ça, Merlin ! que penses-tu d'un discours sembla¬ ble, adressé à la création? Ne voilà-t-il pas un brillant coup de scène ? Ne serait-il pas beau de se démettre ainsi d'une royauté dont j'ai épuisé, crois-moi, tous les clinquants? Allons! vite, ton avis? CONVERSION DE LENFER 408 — Sans cloute ! Ce serait la vraie grandeur. — Et que je trouverais ainsi une gloire qui m'a trop manqué ? — Précisément, ô père ; profitons de cet heu¬ reux instant où la pure lumière se fait dans votre génie. Concluons. — Conclure ! cher Merlin ! Voilà ce qui m'est insupportable. Tu te presses trop aujourd'hui, comme toujours. Et puis, mon cher, encore une difficulté. Si je me réconcilie avec cet univers, si je fais ce grand pas assez humiliant, du reste, qui croira, je te prie, à ma parole ? N'entends-tu pas d'avance le ricaneihent de tous les êtres qui me poursuivront, moi, pauvre oiseau de nuit, hué par les oiseaux du jour ? Qui voudra croire à ma sincérité ? « C'est une nouvelle hypocrisie ! le « voilà vieux, il s'est fait ermite. » Tu connais leur langage. Dans cette immensité de mondes, d'êtres, de créatures, d'anges, d'hommes, de démons, ou de fées, trouve-moi un seul être qui veuille se fier à moi, pour un moment. Toi-même, Merlin, avec toute ton ingénuité dont je t'ai raillé tant de fois, voyons ! Me fierais-tu seulement pour une minute le petit Formose que voilà ! Me confierais- tu son éducation pour un clin d'œil ? » Pour toute réponse, Merlin appela son enfant ; il le souleva de terre et le mit dans les bras de Satan. 404 MERLIN LENCHANTEUR « C'est le grancl-père, dit-il. N'aie pas peur. » L'enfant ne savait s'il devait rire ou pleurer ; et c'était une chose terrible de voir cet enfant ingénu dans les bras du roi de l'enfer. Moi-même, j'ac¬ cuse ici Merlin d'avoir donné un gage trop pré¬ cieux ; mais toujours il pécha par trop de confiance. Du moins elle ne fut pas trompée ce jour-là. « Bien ! poursuivit Satan en déposant à terre l'enfant qui n'avait plus aucune peur. Voilà ceque je n'aurais jamais cru possible ni de ta part, ni de la mienne. La tentation était grande, l'épreuve était forte. Peut-être cette journée ne sera pas per¬ due. C'est ton sacrifice d'Abraham : tiens ! reprends ton Isaac. » Et sur cela, il s'éloigna tout pensif. Assis sur la cime d'un rocher qui dominait la contrée, il se perdait dans la méditation de ce qu'il venait de voir et d'entendre. III « Abdiquer! se disait à lui-même le roi de l'enfer en secouant la tête. Certes, j'en suis capa¬ ble, si nul autre que moi ne doit me remplacer... Et qui l'oserait ? Je puis être tranquille. Pauvres pygmées,je connais leur mesure. Aucun d'eux ne CONVERSION DE L'ENFER 405 garderait plus d'une heure cet empire du mal que j'ai contenu, conservé, agrandi jusqu'à ce jour. Moi seul, j'ai pu les gouverner. Que je disparaisse un seul moment ! Je leur lègue un beau chaos, le chaos de l'enfer... Défier la création, lorsque le plus petit, le moindre des insectes, pourra se lever contre moi, sans péril, cela irait à ma fierté ! Je m'assié¬ rais sur ce même rocher. Je convoquerais autour de moi tous les êtres,prêt à rendre mes comptes à chacun d'eux... Sylla, Dioclétien, voilà des exem¬ ples dont je puis m'autoriser... Moi aussi, je cul¬ tiverais en paix mon jardin de Salone; je vivrais ici de mes laitues... N'ai-je pas comme eux, plus qu'eux cent fois épuisé la coupe ? Me reste-t-il une illusion ? Ne sais-je pas que les ténèbres ont des bornes et qu'on se lasse de tout, même de l'enfer?... Il est sûr que je ne sens plus en moi cette con¬ fiance qui m'a soutenu dans ma jeunesse. Atten- drai-je que je sois vaincu, ou ôterai-je à la dé¬ faite l'occasion de. me frapper ? Lequel est le plus habile ? » Gomme il se parlait ainsi à lui-même, son pied détacha un bloc de rocher qui roula dans le gouf¬ fre. L'abîme répondit par un rugissement. En même temps, Merlin parut à ses côtés. « Prenez garde de tomber, mon père. Cet en¬ droit est des plus ruineux. Allons plutôt nous as¬ seoir sous ce bouquet d'arbres. 23. 406 MERLIN L'ENCHANTEUR — Écoute. Tu es un grand enchanteur, répon¬ dit l'Aïeul en s'appuyant sur le bras de son fils. Je crois, ma foi, que tu m'as ensorcelé. » Bientôt, ils se trouvèrent loin des bords du pré¬ cipice, dans un lieu des plus champêtres. Les troupeaux funèbres paissaient tranquillement. Le centaure, leur gardien, veillait couché sur l'herbe, d'où s'élevait sa tête vénérable. « Encore une fois, dit Satan, je ne suis point in¬ sensible à cette vie rustique. Gomment y revenir, après des jours si dévorants? voilà la question. Voyons ! quelle est ta doctrine ? Ton église ? Ton Credo ? Parle franchement. A quelle église pré¬ tends-tu me convertir? » • Merlin ne s'attendait pas à cette question. Il avait seulement préparé un certain nombre de scènes, de rencontres, de tableaux de la vie des champs, sur lesquels il comptait pour ramener la paix dans l'àme brûlante de Satan. Il espérait que la fraî¬ cheur sacrée de son sépulcre s'insinuerait d'elle- même dans le cœur du chef des misérables. Quand il l'entendit lui faire une question si directe, son embarras fut visible. Sans se donner le temps de réfléchir, il répondit un peu inconsidérément : « Le moyen le plus sûr serait défaire votre paix avec le ciel. — Tout doux ! Gela est bien vague. De quel ciel parles-tu? Il y en a de tant de sortes ! CONVERSION DE L'ENFER 407 — Mais, reprit Merlin de plus en plus troublé, le ciel d'où vous êtes tombé ! — Dis donc le paradis, si tu l'oses ! répliqua son père d'une voix de tonnerre. — Oui, le paradis. » A ces mots, Satan se lève avec un regard où l'orgueil des anciens jours reparaît sans mélange : « Fort bien, sage Merlin ! Voilà toute ta science ? Je m'en doutais, mon cher. Le catéchisme, n'est- ce pas ? La vie ne t'a rien appris, ni le tombeau ! toujours empêtré, embéguiné de rêveries. Eh bien! soit ! Reste à jamais tout vif enterré dans tes mo- meries plâtrées. » • Et il se disposa à partir. « Sache donc, ajouta-i-il en se retournant, que les siècles des siècles peuvent s'accumuler sur la tête de ton père; jamais il ne se réconciliera avec les anges : ils ont été trop superbes. Je te dirai même que je respire ici une vague odeur de figuier qui me rappelle Adam et Eve dans l'Éden ; et cette ressemblance seule, si elle n'était toute de fan¬ taisie, me ferait fuira l'autre extrémité du monde. Serais-tu, par hasard, leur imitateur? Adieu, Merlin. Si c'est là ce que tu avais à me dire, tout est fini. » Souvent, par un beau jour d'avril, la joie de ceux qui avaient espéré une saison meilleure est sou¬ dainement trompée. Sur un ciel bleu, limpide, 408 merlin l'enchanteur on voit d'abord s'étendre une brume grisâtre. Len¬ tement, sans bruit, la neige couvre la terre em¬ baumée. Tout ce qui s'était épanoui prématurément se sent resserré par une main déglacé. Les bour¬ geons rougissants du prunier sauvage se couron¬ nent d'aigrettes de givre. Les coupes des anémones se remplissent jusqu'au bord de flocons de neige et de grésil, au lieu delà rosée qu'elles attendaient. Les oiseaux surpris, revenus d'hier, qui avaient senti l'haleine du printemps, essayent de chanter pour désarmer le vieil hiver. Mais en vain ! Après quelques notes entrecoupées, ils sont contraints de garder le silence. Combien alors ils regrettent d'avoir quitté trop tôt leurs maisons feuillues sous un ciel plus indulgent ! C'est ainsi que Merlin se repentit, pour la se¬ conde fois, d'avoir espéré trop tôt la conversion de son père. Il regretta sa joie prématurée et se sen¬ tit vaincu par un plus puissant que lui. Cependant avant de renoncer à sa plus grande espérance, il fit un suprême effort. « Attendez, mon père ! il y a ici quelque malen¬ tendu, je vous assure. Vous le savez, dans la jeu¬ nesse, on porte sur tout un jugement trop absolu. Relisons ensemble la Bible, avec un esprit plus calme. Je jure d'avance que vous en goûterez les beautés. Un esprit si grand, si juste que le vôtre, ne peut se laisser gouverner par une haine irréfléchie. CONVERSION DE L'ENFER 409 — Irréfléchie ! Ne me demande rien qui soit in¬ compatible avec ma dignité. Encore un coup, je n'y consentirai jamais. Depuis que tu me rappelles les jours maudits, tout l'ancien mal se réveille en moi. » Voyant l'endurcissement de son père, qui déjà se bouchait les oreilles, Merlin se hasarda à lui dire : « Vous pourriez au moins vous convertir à la philosophie. » A cette parole, Satan s'adoucit un peu et grom¬ mela entre ses dents : « J'ai toujours pensé que sur ce terrain-là il serait possible de s'entendre. Allons, parle donc ! explique-toi. — Avez-vous lu, cher père, la Philosophie de la nature du célèbre docteur et enchanteur Benedict? — Oui, je l'ai parcourue, un soir, à la lueur d'une de mes fournaises. Je parle de la première édition, car on m'a dit que la seconde est toute changée depuis que l'auteur est devenu conseiller. — Et que vous en semble ? Il prouve que Dieu a commencé par être le diable. — Justement, j'ai goûté ce passage. Il y a du bon. Sur ce fond-là, je puis, sans déshonneur, me réconcilier avec la philosophie ; je ne le pourrais, sans me manquer, avec l'Église. » Et d'un son de voix plus âpre, en frappant la terre du pied : « Dis-moi, mon fils. Entre nous, connais-tu le 410 MERLIN L'ENCHANTEUR grand Pan, au cœur velu, au pied bot comme moi? C'est à lui-même que je voudrais avoir affaire et non pas à ses gens. Va le chercher. Après toi, c'est le seul auquel je puisse me confier. — Il y a longtemps, père, que je ne le vois plus. Il est mort! m'a-t-on dit. — Lui mort ! le grand Pan ! Allons donc ! Il nous enterrera tous. » Merlin, avec une prévoyance qui marque sa sa¬ gesse mieux que ne feraient les paroles, avait com¬ posé un extrait des principaux philosophes de la Nature. Il avait écrit ce livre sur un beau par¬ chemin vierge, embelli de dessins représentant des fleurs entremêlées et des oiseaux en nombre presque infini. Le volume tiré de dessous son man¬ teau, il l'offrit à son père. Celui-ci le reçut avec complaisance, et, depuis cet instant, pas un jour où vous n'eussiez pu le rencontrer au bord des pré¬ cipices, les yeux attachés sur l'une des pages du volume. Il ne le fermait que pour méditer ; quand, par hasard, il ouvrait la bouche, c'était toujours pour s'écrier : « Non, non, non ! » jusqu'à ce que le souille lui manquât. Alors l'enfer frémissait, beaucoup de démons disaient : « A quoi pense donc notre chef? Vraiment, c'est trop de lectures. Vous verrez que lui aussi nous trahira. » CONVERSION DE L'ENFER 411 Cependant les ténèbres l'enveloppaient et mar¬ chaient à ses côtés. Comme une foule immense, confuse, innommée, qui se presse autour d'un voyageur à la porte d'une ville, elles l'embarras¬ saient à chaque pas. De cette multitude sortait un murmure informe : « Où va- t-il ? — Que veut-il ? — Il s'arrête ! — Est-il sourd? — Veut-il nous renier? — Il s'éloigne. — Il revient. —Rampons devant lui. — Enténé- brons son cœur. —Par ici! — Non, plus loin ! — Le voilà ! » « Laissez-moi seul, dit leur roi. —• Quoi! vous quitter! répondirent en chœur les ténèbres. Ne sommes-nous pas vos conseillers? Votre âme, vous le savez, est faite à notre image, vos pensées sont pleines de nous. 0 roi ! vous nous les empruntez presque toutes. Nous habitons en foule jusqu'au fond de votre cœur. Comment donc est-ce que nous pourrions nous séparer de vous? Grâee à notre troupe fidèle qui vous en¬ toure,vous n'avez jamais vu l'horreur de cetabime. Ah! si vous l'aviez vu face à face, comme nous, auriez-vous pu y vivre ? — Laissez-moi, répondit encore te souverain des ténèbres. Retirez-vous ! que je regarde une fois, seul à seul, le fond du gouffre. » À ces mots, le troupeau des ténèbres se retira. Elles fuyaient lourdement, confusément, en ram- 412 MERLIN L'ENCHANTEUR pant et se retournant sur elles-mêmes, car elles espéraient toujours que leur maître allait les rap¬ peler. Mais il n'en fit rien. Pour la première fois il vit, sans voile, face à face, l'abîme où il avait vécu. Il en eut peur. IV « Reviens, Merlin, reviens! j'ai peur, » hurla le roi de l'enfer. Merlin accourut près de son père ; il le trouva écumant, la bouche béante, tremblant de tous ses membres. « Les ténèbres savent où je suis, mon fils. Elles me dénonceront. Connais-tu un lieu plus désert que celui-ci? je m'y retirerais. — Il n'en est pas, hormis l'abbaye du prêtre Jean. — Précisément. J'ai eu cent fois l'envie de m'y cloîtrer, moi aussi, pour une saison. Le pré¬ jugé seul m'a arrêté. » La conclusion fut que Satan irait faire sa re¬ traite loin des médisants, dans l'abbaye qu'il s'obs¬ tinait à appeler un Panthéon. Pendant ce temps- là, les mondes perdraient sa trace. Il pourrait réaliser enfin le projet de solitude qui lui devenait chaque jour plus cher. CONVERSION DE L ENFER 413 Satan partit ; il alla sonner à la porte du monas¬ tère, où conduisaient les chemins les plus oppo¬ sés. On le reçut sans cérémonie, sans étonnement, comme on avait coutume de faire pour tous les pè¬ lerins. D'ailleurs, nul empressement sorclide. On ne lui demanda pas même quel était son dieu. Il fut conduit dans une cellule qui se trouva d'avance toute préparée pour lui. « Vous êtes sans doute le pèlerin que Merlin m'annonçait depuis longtemps? dit le prêtre Jean. — Lui-même. — Il suffit, mon frère; entrez. » Sans rien ajouter, le prêtre Jean salua, se re¬ tira. Piesté seul, le père de Merlin ouvrit la fenê¬ tre. A mi-côte de la montagne, une cascade faisait un bond de chamois pour atteindre le bord opposé. Son fracas, amorti dans l'étroit entonnoir, se per¬ dait en un bruit sourd, étouffé, au pied des ro¬ chers étagés en tours, en ruines, en pics noirs, tendus d'un réseau de neige que l'été n'avait pu fondre encore « Quelle fraîcheur dans ces lieux ! dit le pè¬ lerin de l'enfer humant cà pleins poumons l'haleine humide, balsamique, de la vallée. Quelle tolérance surtout ! Merlin ne m'avait point trompé. » Le lendemain et les jours suivants, il fut étonné de vivre à son gré, dans l'abbaye, sans que per- ■414 MERLIN L'ENCHANTEUR sonne s'informât jamais de ce qu'il pensait, encore moins de ce qu'il croyait. C'est la dispute surtout qui l'avait exaspéré. Ses anciennes discussions avec les anges et les séraphins l'avaient irrité au point qu'il s'était jeté dans les opinions opposées les plus extrêmes. A mesure que le ciel avait tonné, il avait rugi dans son enfer. Et cette dis¬ pute éternelle avait eu pour résultat de l'aigrir jusqu'à le dénaturer. Livré à lui-même, loin du monde, quand il se vit inconnu dans cette solitude où personne ne le contrariait, il ne put s'empê¬ cher de réfléchir; et comme il avait l'esprit puis¬ sant, cette première réflexion eut une influence immense sur les projets qu'il formait. Chaque jour il sentait sa haine décroître, à mesure que l'occa¬ sion de l'exercer lui manquait davantage. Certes, il ne devenait pas un idéal de vertu, d'abnégation, de sainteté. J'aurais tort de le dire. Mais son humeur s'apprivoisait insensiblement ; voilà ce que l'on ne peut nier. « Dans tous les cas, pensait-il, on me fait ici une part. On s'oc¬ cupe peu de mon existence, il est vrai. Mais, du moins, on ne me la conteste pas. Ai-je jamais de¬ mandé autre chose? » Quelquefois, il faut l'avouer, à la tombée du jour, surtout pendant la nuit, le goût des ténèbres lui revenait avec une violence inexprimable. Il se roulait, en furieux, sur sa couche. Cette solitude CONVERSION DE L'ENFER 415 qu'il avait tant désirée lui pesait maintenant. Il aurait voulu de nouveau remplir l'univers. Il avait peur d'en être oublié, et déjà il accusait le monde d'ingratitude. Alors il appelait les ténèbres. Aus¬ sitôt elles se pressaient autour de lui, et l'on en¬ tendait entre elles et lui des conversations qui réveillaient en sursaut les frères de l'abbaye. « Qu'avez-vous, frère? disaient-ils en se pres¬ sant à la porte. N'avez-vous point fait un mauvais rêve ! Nous veillerons auprès de vous, si vous le demandez. — C'est à moi de veiller, » disait le prêtre Jean. Il s'asseyait alors, en silence, au chevet du pè¬ lerin, et il attendait avec lui que l'aurore parût. Dès que le son des cloches se faisait entendre, un frisson saisissait le nouveau frère. Il était près de céder au désir de se replonger dans l'enfer : « Je n'aurais qu'à le vouloir! Je me retrouverais sur le trône des ténèbres. Je régnerais encore... Mais sur qui ? » Cette dernière pensée le calmait. L'assurance de ressaisir le monde, quand il voudrait, lui en ôtait le désir. Certes, c'était aussi une chose terrible pour lui d'entendre, chaque matin, les prières des moines. Tout son être en frémissait; mais à mesure qu'à leurs antiennes se mêlaient les versets du Coran, 416 MERLIN L'ENCHANTEUR d'il Zend-Avesta, des Védas, il respirait plus à son aise. Les mahométans le consolaient des chré¬ tiens , les parsis des mahométans, les brahmes des parsis. Un culte le reposait des autres. Dans le fond, sa vieille haine personnelle contre Jého- vah était satisfaite. Il jouissait délicieusement de lui voir tant de rivaux. « Pourvu qu'il ne règne pas seul, sans partage et sans trouble, je suis content, » murmurait-il. Ce sentiment n'était pas le meilleur. C'était la lassitude du mal plutôt que l'amour du bien. On le vit plus d'une fois pêcher à l'épervier, ou à la nasse, ou à la ligne, dans le torrent avec les autres frères, tant la paix lui devenait de jour en jour plus douce. Il cultivait aussi un petit jardin enclos d'épines, qu'il remplit de laitues. Le plus souvent, son capuchon était rabattu sur son visage. Il parlait peu, avec discrétion, seulement lorsqu'on l'interrogeait, ce qui n'arrivait presque jamais. Un jour, il eut la fantaisie de faire célébrer ses funérailles. Il se coucha dans une bière. Les ha¬ bitants de l'abbaye défilèrent en procession au tour de lui, en chantant l'office des morts ; après quoi, il se leva sur son séant, et dit : « Heureux qui peut mourir ! » Un autre jour, dans le cloître, allant à ténèbres, il se promenait avec le prêtre Jean : « Excusez-moi, mon père, lui dit-il. N'êtes- CONVERSION DE L'ENFEK 417 vous pas le grand Pan ? c'est étrange comme vous lui ressemblez. — Quelle folie, mon frère ! Vous pensez trop. Prenez garde, vous avez la fièvre. — Montrez-moi vos pieds sous la bure, que je les baise. — Non, mon frère, c'est trop d'humilité. » V Il y avait à l'angle du tombeau un lieu obscur, brumeux, embarrassé de pâles lianes et de fleurs nocturnes, où Merlin se sentait plus enseveli que dans les autres. D'abord il ne s'en approchait qu'avec horreur ; mais, l'habitude l'ayant fami¬ liarisé avec les vapeurs du sépulcre, il visitait ce lieu, toutes les fois qu'il voulait se recueillir plus intimement dans la mort. Malgré ses fréquentes retraites dans cet endroit, il n'y avait jamais remarqué une vaste porte mas¬ sive comme pour un géant, tant elle était étroite¬ ment scellée au rocher vif. Mais, un soir, il la vit, et, à travers la fente, une lumière éblouissante qui serpentait au haut de la voûte. Ayant poussé la porte, elle s'ouvrit d'elle-même avec fracas, comme si la foudre eût roulé sur ses gonds, 418 MERLIN L'ENCHANTEUR et il se trouva dans la demeure des Éclairs. Il appela et demanda : « Qui habite si près de moi dans ma tombe? » Une voix partit des entrailles de la terre et ré¬ pondit : « MOI! Je suis le Dieu caché. Quand tu as passé sur la terre, j'étais dans la nue. J'étais sur le haut du Liban, quand tu étais dans la vallée. Je siégeais sur l'écliptique, quand tu contemplais les astres. Maintenant que tu es dans le tombeau, j'habite par delà la mort. » Merlin tomba prosterné contre terre, il tint ses yeux voilés, et s'écria : « Épargne-moi, Seigneur. Ne foule pas le ver¬ misseau. Je t'ai cherché chez les vivants, mais parmi trop d'autres pensées, et je ne t'ai aperçu que de loin, vers le soir, à la dérobée, quand ton manteau traînait dans la nue. Souvent ta voix m'a appelé. « Reviens, reviens ! » disait l'écho. Mais je fermais mes oreilles, craignant que tu ne me tendisses une embûche. Et l'hypocrite qui avait toujours ton nom à la bouche me faisait fuir loin de toi. Enfin, je te découvre seul dans le fond du sépulcre. 11 n'est pas trop tard, Seigneur. » Dieu répondit : « C'est maintenant dans le sépulcre que je me plais, il n'en est pas un seul où je n'habite. L'uni¬ vers est profané; je m'en suis retiré. Je n'habite CONVERSION DE LENFEK 419 plus au dehors dans cles cieux chancelants, ni sur les lèvres des hommes. J'ai renoncé aux tentes déployées à l'entrée du désert, et aux pavillons dressés sur les nuages. Mais, partout où il y a une chose secrète, j'habite dans ce qu'elle a de plus secret ; s'il y en avait une plus retirée que la mort, c'est là que je voudrais demeurer. » Ainsi Merlin apprit qu'il était devenu l'hôte de l'Éternel; et il s'entretenait avec lui, sans crain¬ dre le bruit des foudres assoupis. Une familiarité sacrée avait banni la terreur. Ce n'était plus la voix formidable des Élohim. C'était, auprès des sources souterraines, le murmure du Dieu caché qui laissait échapper son secret dans l'oreille du plus sage. L'hôte de Merlin reprit : « Connais-tu Béhémoth et Léviathan? Les as-tu rencontrés sur la terre? Que faisaient-ils? Je suis content de les avoir formés de mes mains; -ils me sont restés fidèles, ils célèbrent ma puissance im¬ muable. « Certainement Béhémoth se plait encore au¬ jourd'hui dans les lieux humides où je lui ai or¬ donné d'habiter ; il ne demande pas à en changer. « Léviathan songe-t-il à sortir du gouffre de la mer où je l'ai placé de ma main et à errer dans les déserts sans eau? « As-tu rencontré le bœuf sauvage dans l'Ar- 440 MERLIN L'ENCHANTEUR morique? Ne sait-il plus se servir de ses pieds fourchus, ni ruminer, couché sous les forêts de chênes. « As-tu vu le cheval insulter à ses flancs et con¬ voiter les ailes du vautour ? « As-tu vu le vautour envier l'écaillé luisante que j'ai donnée au crocodile, le jour où je l'ai placé au milieu du fleuve ? « Non! ils n'ont pas médit de moi quand tu passais. S'il en est autrement, dis! parle! répète leurs accusations; je les écouterai et leur ferai justice. « As-tu visité l'aigle sur la montagne? Certai¬ nement, celui-là ne s'est pas lassé de chercher son butin, l'aile déployée, depuis la première heure; et il ne dit pas : « Pourquoi ma proie ne m'est- « elle pas préparée dans mon gite, sans que j'aie « besoin de la poursuivre et de la déchirer de mon « bec? » « Dis ! parle ! T'es-tu trouvé face à face avec le lion, à la première heure du jour, quand, la gueule sanglante, il quitte sa tanière? Assurément celui- là aussi ne m'a pas renié. Il a rugi comme je lui ai appris à rugir; il m'a appelé par mon nom, comme aux jours de Moïse, dans la caverne de l'Horeb. « As-tu rencontré l'éléphant lorsqu'il se meut comme une colline d'argile? A-t-d désappris à se CONVERSION DE i/ENFER 421 servir de la trompe que je lui ai donnée pour dé¬ raciner les chênes et courber les roseaux? Non ! Tu l'as vu. Il ne m'accuse pas; il se souvient de mon commandement. « As-tu marché dans le sentier étroit du sca¬ rabée? A-t-il levé ses yeux sur toi? Ne se souvient- il plus de sa tarière pour fouir le sol et l'écorce imprégnée de la rosée matinale? « Éphémère, as-tu conversé avec le peuple des éphémères? Que t'ont-ils dit ? Ont-ils plaidé contre moi? Mais non, ton œil n'a pu les voir, tant ils sont imperceptibles. Moi, je les vois d'ici, de la même grosseur que Léviathan. Aucun d'eux, re¬ tiré dans son abîme de petitesse, n'a médit de celui qui les a faits invisibles. « Tous se souviennent de mes lois ; ma parole retentit encore à leurs oreilles, si bien qu'aucun d'eux ne médite de s'y soustraire. Je me réjouis de les avoir tirés de rien. « Mais l'homme ne fait point ce que je lui ait dit de faire; il a désappris mes voies. Je me repens de l'avoir créé et d'avoir étendu la terre sous ses pas. « J'avais attaché sa tête droite sur ses épaules pour qu'il regardât les choses qui sont en haul. Pourquoi la porte-t-il à la manière des bêtes ram¬ pantes et a-t-il oublié de la redresser vers le ciel? « J'avais ployé l'arc de ses sourcils pour qu'ils MERLIN L'ENCHANTEUR. T. II. ï!4 422 MERLIN l'enchanteur fussent le sceau cle l'innocence, et il en a fait la demeure de l'orgueil. J'avais gravé mes pensées dans les membranes de son cerveau, comme un scribe qui écrit sur le parchemin vierge. Pourquoi a-l-il effacé ce que j'ai écrit moi-même dans la moelle de ses os? « J'avais mis mon esprit sur ses lèvres pour qu'elles fussent épanouies dans la joie, et il y a mis le ricanement et l'homicide. « N'avais-je pas délié sa langue pour qu'il pu¬ bliât la vérité ? Il a publié le mensonge. « Je lui avais donné deux yeux qui voient au de¬ dans pour qu'il vît la justice ; il a regardé l'iniquité. « Voilà pourquoi je me repens de lui avoir donné mon souffle dans ses narines. Que ne l'ai-je fait rentrer dans la nuit, dès qu'il a paru à la face du jour? « Sa bouche n'aurait pas enfanté le mensonge. Ses fausses promesses n'auraient pu souiller l'au¬ rore que j'avais faite si pure. « Il n'aurait pas attristé le soir, en concevant le crime, et la nuit, en l'exécutant. « Maintenant, où descendrai-je sur la terre ? Partout il l'a tachée du sang d'Abel. « Si je descends dans les gouffres, l'hypocrite s'y est déjà assis à ma place. « .le m'ennuie de le voir partout déifié à la place qui m'est due. CONVERSION DE L'ENFER 423 « Moi qui l'ai fait de mes mains, je médite de le défaire. » Merlin répondit : « Avant que ce jour arrive, accorde-moi, Sei¬ gneur, le pardon de mon père. » Dieu reprit : « Son supplice éternel m'était dû, et tu es le seul qui ait osé plaider pour lui. Fais seulement qu'il se repente. » Alors Merlin se retira, cherchant dans son cœur comment il achèverait de convertir son père. Il emportait un rayon sur son front et il disait à chaque chose qu'il rencontrait dans son sépulcre : « Ah! qu'il fait bon habiter ici! L'Éternel est mon hôte. » Assez! assez, mon livre! C'est ici qu'il faut finir. Je ne puis plus sourire; et que sert de parler à un monde sourd, ennemi, qui se bouche les oreil¬ les? Refoulons l'espérance qui s'amassait, malgré moi, dans mon cœur et voulait éclater... Mettons ici un triple sceau... Taisons-nous... ou, s'il m'é¬ chappe encore une parole, que ce soit du moins la dernière ! LIVRE XXIV triomphe! o triomphe! I Ils sont finis, les voyages des trois vies. D'au¬ tres reprendront le même chemin, mais non pas moi. Il me faut dire ici adieu à toutes les choses sereines qui m'ont donné la paix. Amis, je remets entre vos mains le rameau de coudrier qui m'a fait pénétrer dans le pays de Merlin sans crainte de m'égarer. Tenez! voici les clefs des mondes enchantés. Ouvrez-les à votre tour. Vous savez maintenant comme la route est aisée à travers les salles innombrables de la mai¬ son de la justice. A l'endroit où je me suis arrêté, vous trouverez d'autres horizons que j'ai dû abandonner. Ils vous appartiendront dès que vous y aurez mis le pied. â4. 426 merlin l'enchanteur Donnez à votre esprit l'essor. Quand vous aurez trouvé ces lieux nouveaux, vous penserez en vous- mêmes : « Ces lieux nous plaisent, ils en annon¬ cent de plus beaux. Mais c'est lui qui nous les a ouverts. » Pour moi, je m'arrête ; et je fais comme ceux qui se séparent d'un ancien ami qu'ils ont long¬ temps retenu sous leur toit, et qu'ils désespèrent de revoir; ils précipitent leur adieu, pour ne pas laisser aux larmes le temps d'arriver. 11 Cependant que devenait l'enfer privé de son chef? L'enfer, devenu libre, sans tuteur et sans maî¬ tre, se dévorait lui-même. Jusque-là, le père de Merlin avait conservé dans l'abîme un ordre qui le rendait habitable aux maudits. Nul n'avait osé enfreindre un seul de ses commandements. Sa volonté régnait, c'était la loi de tous, Chacun savait quel était son supplice lé¬ gitime et y restait attaché. Chacun rendait exac¬ tement à la douleur ce qu'il devait à la douleur. Nulle usurpation dans l'éternelle chute. Il y avait une règle dans le désespoir. TRIOMPHE ! 0 TRIOMPHE ! 427 Quand le chef des abîmes eut disparu, d'abord tous les maudits le cherchèrent longtemps ; car ils était accoutumés à son autorité, et ils ne croyaient pas pouvoir vivre un moment sans celui qui rem¬ plissait de sa pensée le vaste enfer. « Où est-il ? Quand reviendra-t-il ? » disaient les maudits aux ténèbres. Et les ténèbres répondaient : « Nous né savons où il est. — Cherchez encore, reprenaient les démons ; vous êtes ses conseillers. — Nous avons cherché, répliquaient les ténè¬ bres ; nous n'avons pu le retrouver. » Alors un éclair de joie traversa l'enfer; car chacun des maudits se prit à espérer qu'il rempla¬ cerait le chef des abîmes. Tous regardèrent à la 'fois d'un œil oblique du côté du trône fu¬ nèbre ; et, le voyant vide pour la première fois, chacun se promit de s'y asseoir, à la place de celui qui avait disparu. Aussitôt celui qui était le plus près du trône in¬ fernal en monta les degrés et il cria : « Consolez-vous! Je remplacerai celui que vous avez perdu, et serai pour vous un véritable père, ce qu'il n'a jamais été. Malgré les apparences, je suis plein de douceur. Obéissez-moi seulement, comme vous lui obéissiez. Tout ira bien. Je suis partisan du progrès. Je ferai des réformes. » 428 MERLIN L'ENCHANTEUR C'est ainsi qu'il parla. Mais sachez qu'il n'y eut pas clans l'abime une seule puissance, si petite qu'elle fût, qui n'entrât en fureur à ces mots. Le plus petit comme le plus grand, tous voulaient éga¬ lement, avec la même frénésie , être le roi de l'enfer. Et chacun de rugir : « Prenez garcle ! il y a ici des anges déguisés. » Ce fut alors une succession non interrompue cle tyrans de l'abîme qui passaient sur ce trône où nul ne pouvait se maintenir plus d'un moment. A peine l'un d'eux s'était-il montré, il était renversé et déchiré parla foule. Mais, bien qu'il n'eût qu'un instant, il en profitait pour changer le vieil ordre établi dans les tortures, en sorte que le mal se ra¬ vivait d'heure en heure; il changeait et se renou¬ velait, comme la roue d'un char entraîné par des chevaux ailés. Les supplices se succédaient avec une rapidité prodigieuse, ou plutôt ils étaient in¬ fligés, tous à la fois, au même moment, à chacun des damnés. Un long cri s'éleva. Tous les misé¬ rables disaient : « Où est l'ancien roi des douleurs? Son règne était plus juste. » Et rien au monde ne peut donner une idée cle la force de l'enfer tournée contre l'enfer ; il mettait à se détruire lui-même cent fois plus cle fureur qu'il n'en mit jamais à détruire l'œuvre d'en haut, car il était dupe cle tous ses pièges ; les plus gros¬ siers étaient ceux qui lui plaisaient le plus. Il triomphe! o triomphe! 429 tombai! infailliblement dans loul.es ses embûches. Alors le plus chétif, le plus impuissant des dé¬ mons, toujours rampant, toujours ricanant, Mala- coda, s'écrie de sa voix sifflante : « C'est à moi de régner. — Non, répond Taillecosse, c'est à moi ! — Plutôt qu'il règne, hurle une troisième voix, que l'enfer périsse ! » Cette voix était celle du père de Merlin, qui avait entendu retentir dans son cœur les cris for¬ cenés des maudits. Il arrive ; il porte à sa ceinture de fer les clefs rouillées des abîmes. Lui seul sa¬ vait sur quelle colonne torse s'appuyait tout cet édifice si terrible et si grêle qu'il était chargé de réparer et de soutenir à mesure que le temps le minait. Il s'en approche : « Je périrai, mais ils périront avec moi ! » Comme il achevait ces mots, il renverse la colonne de son temple déjà usée par la base. Les voûtes prodigieuses qui formaient la basilique de l'enfer s'écroulent toutes ensemble. D'immenses plateaux de montagnes roulent dans la vallée. Ils laissent derrière eux des pentes nues, érodées, que ne graviront plus les peuples maudits qui habitaient à leurs pieds. Tels les bergers de Goldau ont été surpris dans la nuit par l'éboulement de la montagne natale. Ils dormaient dans leurs chalets, étendus sur la li- £30 MERLIN L'ENCHANTEUR tière de feuilles mortes, après avoir marqué leurs troupeaux qu'ils devaient conduire le lendemain dans les herbages de l'alpe verdoyante, car la saison était venue. L'alpe a roulé de la cime avec les monstrueuses moraines; elle s'est abîmée sur les pâtres avant qu'ils aient pu délier dans l'étable les génisses et le taureau. Le rocher écorché garde au front l'immense plaie qu'aucun siècle ne pourra guérir. Zug, tu en as hurlé de douleur ; et toi, Uri, tu en pousses encore des mugissements ! C'est ainsi qu'ont été surpris les pasteurs des âmes qui vivaient de tortures. Le soleil funèbre, qui les éclairait à demi, se voile, s'éteint. La mer de feu s'éloigne et tarit. Au loin, un dernier flot rouge se perd dans les sables. Ils sont tombés les remparts de feu, et les chaînes sont rompues. Mais les âmes prisonnières, accoutumées au supplice, n'osent saisir la liberté. L'immense plèbe servile reste couchée, rampante, dans les fosses de douleur. Le cœur lui manque pour échapper aux lâches tourments qui sont de¬ venus sa vie même. Nourris de serpents, le plus grand nombre ont pris goût à l'enfer. Comment songeraient-ils à se soulever du fond de leurs sé¬ pulcres éteints? Voyant qu'il se dévore lui-même, ils attendent, stupides, qu'un nouvel enfer sorte de ténèbres nouvelles. Dans cette mer d'hommes, quelques âmes seules TRIOMPHE ! 0 TRIOMPHE ! 431 osèrent se dresser debout en face de l'éternelle douleur, et elles la virent disparaître. Celles-là apparaissaient de loin comme la blanche voile d'un vaisseau sur l'Océan sans bornes. Parmi elles sur¬ gissait la plus anciennement condamnée, celle qui avait précédé toutes les autres dans le mal et dans le châtiment. Les siècles de torture ne semblaient pas l'avoir lassée. « Levez-vous, frères ! dit Caïn au troupeau des hommes. Hors d'ici !... l'enfer est passé. » Ces mots furent répétés par ceux qui avaient osé soulever leur tête. Alors les âmes tremblantes sortirent l'une après l'autre de leur couche de tor¬ ture, et voyant qu'en effet l'enfer s'était écroulé, elles se mirent à fuir comme ceux qui sortent la nuit, à la hâte, d'une ville qu'ébranle un tremble¬ ment de terre. Elles fuyaient, et nul des démons*ne songeait à les poursuivre, tant ils étaient acharnés à se dé¬ truire les uns les autres. Dans l'anarchie de l'enfer, ils avaient même oublié de fermer les portes de la cité de deuil. Les âmes exemptées du supplice se hâtent vers celte porte; elles la franchissent, elles revoient la lumière ; ainsi fut réalisée, ce jour-là, la prophétie de Merlin : « La poussière des aïeux sera renouvelée ! » 432 MERLIN L'ENCHANTEUR III Au fracas de l'enfer écroulé, Merlin sent chan¬ celer le sépulcre. Son père, privé d'abri, étonné de survivre, déshérité, proscrit, avait voulu rester dans les ruines de l'empire des douleurs. Tous deux se rencontrent dans ces vastes abîmes. Ils cherchent l'un et l'autre les frontières effacées des royaumes maudits. Celui qui a gravi, à minuit, la cime du Vésuve ou de l'Etna, dans une cendre tiède, sur un sol tremblant, coupé de fleuves de feu, d'où s'exhale une respiration haletante de géants, celui-là peut se représenter le chemin calciné où marchent les deux derniers pèlerins de l'enfer. A mesure qu'ils avancent, Satan reconnaît lès lieux qui lui étaient le plus familiers. « Quelle chose étrange, disait-il, que le sou¬ venir ! J'aime à revoir ces lieux où toutes les co¬ lères du ciel se sont usées sur ma tête. » Et il montrait à son compagnon un débris de son trône. Tous deux s'assirent sur les cendres éteintes ; ils prêtèrent longtemps l'oreille. Au lieu des grincements de dents qui avaient rempli ces lieux, on n'entendait plus aucun bruit. Quelque- TRIOMPHE ! 0 TRIOMPHE ! 433 fois seulement un souffle passait sur les cendres et les soulevait en tourbillons. Du reste, pas un être vivant n'était resté clans cette ténébreuse im¬ mensité. « Nous sommes seuls, dit Satan. Tout passe. L'enfer même a passé. En sera-t-il ainsi du ciel ? » Ce mot jeta une ombre dans l'àme de Merlin, qui n'osa d'abord l'approfondir. Mais il pensa secrètement à son Hôte et retrouva la paix. « Du moins, c'est moi qui l'ai voulu, reprit son père. Si j'y eusse consenti, l'enfer triompherait encore. Maintenant, où est-il? Je ne le retrouve qu'en moi. — Gloire à vous ! — 0 le plus sage des sages ! dis-moi où ont pu s'abriter les innombrables multitudes d'âmes do¬ lentes qui comblaient autrefois ces vallées? — Dans la miséricorde d'en haut. » Ces paroles dites, ils se levèrent et arrivèrent auprès des portes; elles étaient restées ouvertes. A la vue de l'inscription en lettres de feu : « Vous qui entrez, laissez toute espérance ! » L'Enchanteur s'arrêta ; il eût voulu effacer cette devise écrite par l'éternel désespoir. Mais il ne savait si cela était en sa puissance, et il hésitait. « Laisse-moi faire, enfant, ces portes me connais¬ sent. » Et le Maudit les souleva sur ses épaules. MERLIN L'ENCHANTEUR. T. II. 25 434 MERLIN L'ENCHANTEUR Après les avoir arrachées de leurs gonds, il les précipita au fond de l'étang des pleurs. Un peu plus loin, il aperçut des brandons qui se rallu¬ maient ; il les éteignit sous son pied bot. On en¬ tendit un soupir immense au fond des gouffres. . « C'est le dernier râle de l'enfer, écoutons. » Puis, après une pause : « Encore une fois, Merlin, moi, moi seul, j'ai détruit l'enfer. Mon châtiment, c'est moi qui me l'inflige. — J'en suis témoin. — Moi seul, j'ai délivré le monde de ce qui fai¬ sait sa terreur; et le monde m'en raillera. Je m'en repens déjà, comme d'un suicide : mais le mal que j'ai détruit, je peux encore le refaire. — Ne vous repentez pas, mon père. Par tout ce que je vois, le temps de la réconciliation est ar¬ rivé. Le plus beau jour de ma vie sera celui où je. l'annoncerai au monde. — Tout beau, mon fils. Voilà précisément ce qui me coûte le plus. J'ai bien pu renverser l'enfer. Mais en faire l'aveu au monde, est vraiment au- dessus de mes forces. — Ce sera la cérémonie la plus simple. — Au moins, ne convoque pas, comme tu en as trop l'habitude, les mondes, les sphères, les co¬ mètes et (que sais-je ?) la voie lactée pour ténfloins. Si la chose doit se faire, qu'elle soit au moins sans triomphe! o triomphe! 435 fracas. J'ai pris goût à la simplicité. Que tout se passe donc en famille. Deux ou trois témoins, pour la création, cela suffit, je pense. Il me serait ma¬ tériellement impossible de supporter, comme au¬ trefois, les regards moqueurs de tous les soleils assemblés. — Choisissez vous-même vos témoins. — Eh bien ! voyons ; tes plus intimes, Jacques, l'archevêque Turpin, le prêtre Jean. — Qu'ainsi soit ! » répondit Merlin, dont le cœur débordait de joie. Il se fût bien gardé de contrarier son père sur un détail, quand, à force de précautions, il l'avait vaincu sur presque tout le reste. « Vous, vous seul, serez mon démon tuté- laire ! » poursuivit-il. Pendant que ces choses se passaient, le plus petit des esprits du mal, Farfarel, grâce à sa peti¬ tesse même, avait réussi à s'échapper de la des¬ truction de l'enfer. Il méditait à l'écart sur cette grande ruine, et se disait à lui-même : « Voilà ce qu'il en coûte de contrefaire le ciel ! Nous avons voulu être trop fins, trop habiles ! C'est nous qui avons créé Merlin , c'est Merlin qni nous a perdus. L'enfer a été dupe de l'enfer ; il le sera toujours! » Il se tut, espérant qu'aucun œil ne l'apercevrait dans ces ruines. Une voix s'entendit au loin, claire, 436 MERLIN L'ENCHANTEUR ailée, argentine. Farfarel eut peur d'avoir été sur¬ pris ; il cacha sa tête sous son aile et il se boucha les oreilles des deux mains ; car cette voix disait dans la profondeur du ciel : « Reviens, Merlin, Merlin ! Il n'y a d'autre en¬ chanteur que Dieu. » IV Le grand jour de la réconciliation était venu. Sans que Merlin eût laissé s'échapper son secret, tout l'univers l'avait deviné. Aussi jamais soleil plus radieux ne s'était-il levé. Pas un oiseau qui ne chantât sur la branche. Les fleurs, du haut de leurs tiges, semblaient attendre un visiteur. Les peuples seuls n'avaient aucun pressentiment de ce qui se préparait. Ils sont quelquefois bien moins ins¬ truits des grands secrets des choses que les oiseaux et que les fleurs ; souvent même ils sont sourds aux trompettes des archanges, et aveugles à la lumière du jour, en son midi. A l'heure marquée par Merlin, on vit paraître à l'entrée de son tombeau un pèlerin voilé ; il était accompagné du prêtre Jean, de Turpin et de Jac¬ ques. « Que voulez-vous ? demande Merlin. TRIOMPHE ! 0 TRIOMPHE ! 437 — La paix. — Je vous la donne, mon père; parlez. Qui êtes- vous ? — Le roi de l'enfer, » répond le pèlerin en sou¬ levant son capuchon. A ces mots, ses trois compagnons reculent d'hor¬ reur. Ils allaient s'enfuir. Merlin se hâte de les rap¬ peler. « C'est mon père, leur dit-il, mon vrai père par la chair et par le sang. Il demande la paix. Amis, la lui refuserez-vous ? — A genoux ! dit Turpin ; qu'il tombe à deux genoux ! — Cela n'est pas nécessaire, interrompit le prê¬ tre Jean. — Au moins qu'il se confesse ! reprit Turpin. — Paix ! Écoutons. Et toi, monde, fais silence! — Je me confesse, reprit le pèlerin, au torrent, à la tempête déchaînée, au sable de la mer de Sy¬ rie, à la fleur des forêts, au volcan qui brûle en¬ core. — Pourquoi cela? demanda Turpin. — Parce que, répondit le pèlerin, mon cœur est plus impétueux que le torrent, parce que mon âme est plus aride que le sable, parce que mes pensées ont été plus orageuses que la tempête, plus brûlantes que le volcan, parce que mes œu¬ vres sont plus fragiles que la fleur des bois. 438 merlin l'enchanteur — Est-ce là votre Confitcor ? — N'entrez pas en dispute avec lui, repartit le prêtre Jean. — Mais quel gage de son changement a-t-il donné ? — La destruction de l'enfer, répondit le roi de l'enfer. — Écris ce mot, dit Merlin à l'archevêque Tur- pin ; cela doit te suffire. » Turpin écrivit ce qu'il venait d'entendre et de voir. L'Enchanteur aurait eu maintes réflexions à faire sur ce qui venait de se passer, et ses compagnons prêtaient d'avance l'oreille. Mais il craignait par¬ dessus tout l'impatience de son père qui en don¬ nait déjà quelques signes. Voilà pourquoi il abré¬ gea la cérémonie et se contenta de dire : « Vous êtes témoins de la conversion de Satan. Allez ! répandez-en la nouvelle. C'est, sans con¬ tredit, le plus grand de mes prodiges. » Longtemps les hommes refusèrent toute créance à cette nouvelle. Quand Jacques allait la répandre dans les villes, on lui fermait la bouche. Il était resté si crédule, il avait si peu de dehors que son témoignage n'avait aucune autorité. Turpin inspi¬ rait plus de respect. Mais il avait, disait-on, plus d'imagination que d'esprit, plus d'esprit que de ju¬ gement. Quant au prêtre Jean, il passait pour hé- triomphe! o triomphe! 489 rétique. Aussi la foule réunie devant le tombeau de Merlin disait-elle, d'une commune voix : « Gomment croirons-nous à la conversion de Satan ? Certes, ce n'est là qu'un mensonge de plus. Qui voudrait se faire son garant ? — Moi, répondit le tombeau. — Vous, Merlin? — Moi-même. » Et sur cela, Merlin ferma le soupirail de son sé¬ pulcre qui trembla et faillit s'abîmer pour la se¬ conde fois. ■ ■ V Cependant, au bruit des portes de l'enfer préci¬ pitées par le père de Merlin dans l'étang des pleurs, le roi Arthus avai t soupiré ; puis il avait étendu les bras, tâté sa couche, mordu ses lèvres, ouvert les yeux ; enfin il s'était relevé à demi sur son séant. Jacques s'était hâté de lui présenter une coupe d'hydromel et un bocal de vin extravagant, sûr que le dormeur allait se rendormir, comme cela était si souvent arrivé. Il n'en fut rien. Tout au contraire, Arthus se lève, ceint son épée, et se frottant les yeux, il ren¬ contre ceux de Jacques. 440 merlin l'enchanteur « Il faut, dit-il, que mon échanson m'ait versé du pavot ; car il me semble que mon sommeil a été plus long et plus pesant qu'à l'ordinaire. » Jacques s'excusa sans peine sur le breuvage, et pour montrer son innocence, il avala d'un trait le reste de la coupe. Mais, comme il craignait les re¬ proches, et que d'ailleurs il n'avait jamais eu la notion bien exacte du temps, il se contenta de ré¬ pondre : « La nuit a été noire et pluvieuse. Le mieux était de dormir. Sire, avez-vous eu un songe ? — Plusieurs, et tous plus étranges que plai¬ sants, répondit Arthus en un langage un peu go¬ thique, où l'on sentait la rouille du temps. Retiens ce que je vais t'en dire; voici le principal. J'au¬ rais juré que force siècles se dévoraient l'un l'autre tels que limiers démuselés, que force royaumes s'é¬ croulaient, que peuples se succédaient hâtivement, générations passaient, comme fleurs ou ombres, ba¬ tailles se livraient ; et, chose incroyable, langues changaient, ainsi que lois et coutumes. N'as-tu rien entendu de pareil, toi qui es resté éveillé? — Quelque chose approchant. — De plus, j'entendais des peuples haletants, comme sangliers traqués au gîte. — Justement. — Et plus d'un autel était mal encensé; la face même des cieux changeait. TRIOMPHE ! 0 TRIOMPHE ! 441 — Témoin le char de David, qui a perdu son timon. — Il y avait encore des rois sans tête et des rei¬ nes qui s'asseyaient sur la terre et pleuraient. — Gela s'est vu, sire ! — Après chacun de ces changements , je te retrouvais toujours, Jacques, te chauffant au même feu demi-éteint, demi - flambant ; et tu étais toujours plus dupe et plus misérable que devant. -— C'est vérité, bon roi ! — Il me semblait encore que la terre désolée m'appelait à son secours, et je faisais un effort prodigieux pour arriver en temps utile. Mais fi¬ gure-toi que quantité de nains me retenaient assez vilainement l'un par le pied, l'autre par le bras, qui par la chevelure, qui par mon baudrier ; et grâce à cette cohue de gnomes, dont un bon nom¬ bre portait des couronnes ou des mitres, je ne pouvais avancer d'un seul pas. Rancune et fé¬ lonie ! C'était le cas ou jamais de m'assister , Jacques ; tu ne l'as point fait. A la fin, un bruit violent, comme d'une porte que l'on arrache à ses gonds, m'a réveillé. Quel bruit cela peut-il être ? — Le seigneur Merlin expliquera tout, répondit Jacques. -— Mais où est-il? 25. 442 merlin l'enchanteur — Ici près, clans sa sépulture, — Quoi ! il est mort ! Peuples, pleurez ! Quand reverrez-vous un sage qui lui ressemble ? —• Il est enseveli ! Mais sa sagesse en est deux fois plus grande. — Allons donc le visiter. » VI Le soleil, à ce moment, jaillissant du bord d'un nuage noir , versa une cascade de flamme sur les armes blanches d'Àrthus ; l'horizon en fut ébloui. A ce signe, Merlin reconnut de loin le Monarque des Bons qui s'avançait lentement, dans sa gloire, entouré de ses féaux. Pour la première fois, la tombe lui pesa. Il eût voulu s'élancer, hors de la tour funèbre, dans la campagne fleurie, au-devant de celui que, vivant ou mort, il avait toujours aimé comme son roi légitime. Trop impatient, il ébranla sur leurs gonds les portes d'airain qui le séparaient des vivants. Mais son effort fut inutile. Il en gémit sourdement, sous la terre. Alors il se résolut à faire au roi le meilleur ac¬ cueil qui se pouvait dans l'enceinte cle la mort. Pour cela, il commanda à Viviane et à son fils de TRIOMPHE ! 0 TRIOMPHE ! 443' tresser en toute hâte des guirlandes dont il cou¬ ronna les soixante soupiraux de sa demeure. Lui-même , il lâcha nombre d'oiseaux, à la dou¬ ble paupière, qui tous portaient au col cette devise : « La mort est demeurée fidèle au sommeil. » En même temps, il hissa au haut d'un pennon sa bannière tumulaire, nuée des plus vives cou¬ leurs, lampassée d'or, qui flamboyait au premier rayon du jour , si bien qu'on la prenait de loin pour un joyeux are-en-ciel. Combien il eût sou¬ haité présenter le premier au Roi de l'Avenir le pain, le vin d'honneur et les clefs de sa demeure! Mais il n'y pouvait songer en aucune manière. Tout ce qu'il put imaginer, ce fut de renouveler l'huile de la.lampe enchantée, accorder sa harpe , avertir les morts, faire résonner les lieux sou¬ terrains des fanfares du sépulcre , en sorte que le tombeau pavoisé se remplit d'une joie si pro¬ fonde qu'elle rayonnait pleinement au dehors. Ces préparatifs achevés, le roi attendu se trouva proche ; et Merlin, ayant auprès de lui sa famille, le salua par ces mots : « Je vous salue, grand roi Arthus! Venez, ve¬ nez, beau roi de la justice. Tout est vôtre, ici, parmi nous : à vous la tombe ; à vous aussi l'en¬ seveli. Beaucoup de rois, sire, ont passé sur la terre, beaux, jeunes, chevelus, amoureux de ba- 444 MERLIN L'ENCHANTEUR tailles. Ils venaient, triomphants, me demander conseil pour l'apparence , sourds au fond , impa¬ tients de me désobéir ; ils se retiraient, dans le deuil, chauves, ridés, boiteux , courbés sous les années. Vous seul, sire, avez gardé votre verte jeunesse. Combien peu vous êtes changé ! Le temps n'a rien pu contre vous. Tel je vous ai quitté à Lutèce, aux beaux jours de ma vie, tel je vous revois. » A ces mots, Viviane et son fils laissent tomber sur le front du roi, en guise d'hommage, une blanche pluie de fleurs de pommiers, dont il se réjouit plus que de toute autre aubaine. Touché de cet accueil, le roi tendit gracieusement la main vers l'Enchanteur; s'il eût osé, il eût laissé couler ses larmes : « Oui, c'est moi, Merlin ! Que Dieu le garde en joie ! Ta fidélité m'agrée et ne m'étonne point. Ton honneur s'est conservé sans tache dans ce sépulcre. Plût au ciel que nul n'ait failli plus que toi ! — Sire, merci. Depuis le jour où j'ai vu votre couronne, je n'en ai pas salué d'autres. — 0 fidélité antique! répliquait Arlhus ; cœur d'or ! appui de ma maison ! Combien il est doux pour un roi de retrouver un ami que ni l'adver¬ sité , ni le temps, ni le tombeau même n'ont pu changer ! TRIOMPHE ! 0 TRIOMPHE ! 445 — Cent fois, disait Merlin, j'ai craint de ne pas vous revoir. Je priais ici tout bas la mort de ne pas me fermer les yeux que je n'aie eu cette joie. « Fais, lui disais-je, mort implacable, mort sacrée, « fais que je le revoie un jour, une heure seule- « ment, à cette place, au bas de cette tour ; et je « ne te dispute plus cette portion qui me reste de « moi-même. » Voilà, sire, comment je lui parlais. Elle a été complaisante, et je la remercie. Ma seule peine, aujourd'hui, est de ne pouvoir faire en vos mains hommage-lige de mon sépulcre. Que ne puis-je, sire, moi troisième, vous héberger ici, au moins un jour, dans ma salle d'honneur , vous et vos preux, et vos amis, et madame Genièvre , et Tristan votre neveu, et tous vos gens et leurs chevaux, dont j'entends ici les liers hennissements ! le souvenir en serait éternel. Excusez-moi, beau roi des justes. Ce n'est pas méchant vouloir, ni avarice de cœur. » Et le bon Merlin pleura. « Console-toi, ami, lui répondit Arthus. Je sais que tu ne possèdes rien dans ce lieu ténébreux qui ne soit à ton roi. Mais tu peux encore me servir, d'un cœur loyal, dans la tombe où tu gis pour en sortir, un jour, à ton honneur. Explique-moi mes songes. — C'est à vous d'interroger, répliqua l'Ense¬ veli. 446 MERLIN L'ENCHANTEUR — Écoute. Dans cette nuit sans soir ni matinée, ai-je donc tout rêvé? — Il y a eu aussi quelque chose de réel, sire. Toutes les fois que Votre Majesté s'est remuée sur le côté, le monde s'est renversé de fond en comble. — Cela m'est-il arrivé souvent ? — Assez. — Combien de fois dans la nuit? — Vingt ou trente. — Et si je remuais la tète, qu'arrivait-il? — La France branlait son chef. — Et si les bras ? —"Rome croulait. — Et si les pieds ? — La couleuvre lombarde se redressait et mor¬ dait le vermisseau germanique. Elle annonçait sa présence à ses petits par ses longs sifflements. — Si les jambes ? — Les marches d'Allemagne se prenaient à trembler. — Quand je m'appuyais sur le coude? — Le sanglier des Gardes aiguisait ses dents sur le roc. — Quand je me dressais sur mon séant ? — Bretagne, Allemagne, Sicambrie, rejetaient le frein qui se fabrique en Italie. — Et si je soupirais? triomphe! o triomphe ! 447 -—Vésuve, la Sicile tremblaient. — Et si je m'écriais? — Le lion de la justice rugissait , et à son ru¬ gissement s'ébranlaient les tours des Gaules. » C'est ainsi que Merlin expliquait les songes du roi Arthus, qui lui en montra tout son contente¬ ment. En même temps que le monarque, ses preux, ses cavaliers, ses gens de cour, se tenaient au bas de la tour funèbre et disaient l'un après l'autre : « Il est donc vrai, Merlin, que vous ne nous trompiez pas en nous promettant le réveil? — Gens au cœur dur, vous me croyez mainte¬ nant. Veillez-vous ou dormez-vous? — Certes, nous veillons. Mais, au nom du ciel, ne nous rendormez plus du long sommeil. Les rêves sont trop pesants. » Ici, Jacques, après avoir longtemps hésité, osa interrompre les courtisans; car une sourde envie le rongeait, et il ne put se contenir davantage. « Je vois bien céans, dit-il, les barons et les preux et les gens de cour. Mais où sont mes com¬ pagnons de charrue que j'ai laissés dormant dans lesétables? Ouest le peuple assoupi des vilains? Pourquoi les a-t-on oubliés ? Moi, j'irai les réveil¬ ler et leur chanter des aubades; ou bien le doux réveil n'est-il fait que pour les barons ? » Alors Arthus, voyant que la jalousie le faisait 448 MERLIN L'ENCHANTEUR parler, sourit du sourire de la justice et répon¬ dit : « Paix, ami ! Regarde avec moi de ce côté et guéris-toi d'être envieux. Connais-tu ceux qui me suivent? » Jacques regarda derrière lui. Il vit le grand peuple des vilains, qui sortaient grouillant de la glèbe, tous éveillés comme le roi, ébahis, les yeux écarquillés. Ils semblaient n'avoir jamais dormi du dormir d'airain. A cette vue, il se repentit d'avoir montré tant d'envie et jura qu'il s'en corrigerait. La terre aussi sortit de sa torpeur ; les fleurs auraient eu honte de paraître assoupies, les papil¬ lons quittaient leurs linceuls, les serpents chan¬ geaient de peau. Ce qui fit que la renommée de Merlin fut alors au comble. Il retrouva en un moment toute la faveur qu'il avait perdue sur la terre et dans le ciel. On se reprochait d'avoir douté de lui. « Quelle injustice, grand Dieu! murmurait-on de toutes parts. Il est donc vrai que les meilleurs seront tou¬ jours les plus méconnus ! » Ce retour subit du monde vers Merlin profila aussi à Jacques. Il n'était plus regardé avec pitié, quand il passait, comme un simple d'esprit. Loin de là ; on admirait qu'il eût lui seul conservé si longtemps le vague espoir en dépit des apparences. Sa crédulité passée parut un avertissement du ciel. triomphe! o triomphe ! 449 Pourtant, même alors, il restait encore des incré¬ dules, ainsi qu'on le verra dans l'un des chapitres suivants, où l'on apprendra aussi combien les nations mortes ont de peine à ressusciter. VII Cheminantdanslesbois, Jacques trouva couchée, au pied d'une tour emmantelée de lierre, la Belle au bois dormant; la téte sur son bras, elle rêvait d'amour. A ses côtés, sur la même herbe vierge, dormait aussi, comme elle, celui que les dieux autrefois avaient plongé dans un même sommeil divin. C'est le bel Endymion. Au bruit des sabots de Jacques sur le sentier pierreux, tous deux ouvrent à demi la paupière et se retournent sur le flanc. Sans le savoir ils s'en¬ lacent en rêvant, comme l'orme et la vigne, de leurs bras endormis. Jacques les voit : il s'en dépite; il les secoue, l'une par son manteau ducal de martre zibeline et son chaperon, l'autre par sa tunique de pourpre de Tyr. Tous deux, enfin, ouvrent les yeux; tous deux se lèvent sur leur séant, puis sur leurs pieds. Ils s'é¬ tonnent l'un l'autre de se trouver si beaux ; ils s'é¬ tonnent. davantage d'avoir été si longtemps couchés 450 MERLIN L'ENCHANTEUR et endormis l'un près de l'autre. La Belle en rou¬ gissait, pleine encore d'une langueur amoureuse qui doublait sa beauté. « Je rêvais de toi, lui dit Endymion. — Et moi, seigneur, je vous voyais en songe, dans mon manoir gothique. — N'es-tu pas Cinthie,la lune au moite front d'argent? — Moi, Ginthie ! Vous rêvez encore, monsei¬ gneur. N'ètes-vous pas mon fiancé, lé prince des Ardennes? — Moi, prince des Ardennes! Mais ouvre donc les yeux. Je suis Endymion. — Ne jouons pas ce jeu, seigneur ; que diraient les barons? Venez, rentrons au vieux château. Déjà j'ai tardé trop longtemps dans ce bois om¬ breux. — Allons plutôt d'abord dans ma grotte de Lat- mos, tapissée de jacinthes. Depuis trop longtemps je n'ai mené mes chèvres à l'abreuvoir, elles péri¬ ront de soif. — Ecoutez, monseigneur! Oyez le son des cloches. Le chapelain nous appelle pour nous marier à l'autel, dans la chapelle dorée. — Ecoute, écoute la cornemuse ! Les nymphes nous appellent dans ma caverne pour chanter : Hymen ! ô Hyménée ! — Vous êtes donc païen, mon doux seigneur? triomphe! o triomphe! 451 Depuis quand et comment? Mais qu'importe? Venez!je vous convertirai. » Pendant qu'ils parlaient ainsi, Jacques, sans les écouter, les conduisit en droiture auprès de ma¬ dame Viviane, qui fit monter près d'elle la Dor¬ meuse, sous un auvent de rubis. « Où donc est mon amant? dit-elle en s'as- seyant. — Madame, ayez patience. Votre amant est sur le seuil, il prend ses habits de carmin. — Et mes courtisans ? ■—Madame, ils vont venir; ils mettent leur livrée. — Et mes dons du matin? — Madame, les voici, » répondit Viviane en lui présentant un coffret rempli de perles de rosée ; et •riant de leur surprise, elle les hébergea ainsi tous deux, tant que dura l'aurore. VIII Vrthus éveillé, Merlin voulut en instruire sur-le- champ les nations mortes, ensevelies à ses côtés dans son propre tombeau. Il envoya son serviteur leur porter du dehors son message et les appeler par leurs noms, au bruit puissant du cor des Alpes. 452 MERLIN L'ENCHANTEUR Jacques, ne recevant aucune réponse, imagina de leur chanter, de sa voix la plus haute, traînant sur chaque syllabe, les trois couplets de l'aubade sui¬ vante : Voici l'étoile qui pâlit; En gazouillant l'hirondelle s'éveille. Peuples dormeurs, sortez du lit! Elle a souri l'aube vermeille! Qu'a dit la guette sur la tour ? La guette a dit : Honni soit qui sommeille ! Peuples, debout ! voiei le jour. Elle a pâli l'aube vermeille. Couronné d'or et de jasmin, Dans le verger le jour flamboie. Là-bas, quel champ d'azur poudroie? Peuples, debout! Voici votre chemin! Mais, endurcies comme elles l'étaient, les na¬ tions refusèrent de s'en fier aux aubades de Jac¬ ques. Après l'avoir raillé jusqu'à lui tirer plus d'une larme, elles se rendormirent du sommeil des tré¬ passés. Il fallut donc que Merlin, lui-même, indigné, se rendit auprès d'elles ; et il cria, d'une voix qui brisa son sépulcre : « Nations paresseuses, levez-vous ! Arthus est réveillé! » En même temps, il s'arma d'un fouet qu'il fit retentir dans le monde souterrain ; et les quadri¬ ges, impatients de revoir la lumière, s'agitèrent triomphe! o triomphe! 453 sous les vastes portiques creusés dans le tom¬ beau. A ce bruit nouveau pour elles, les nations mortes s'éveillèrent; elles cherchèrent à tâtons autour d'elles les vêtements de fête qui leur avaient été pré¬ parés ; puis, revêtues d'une pourpre lumineuse, elles montèrent sur leurs chars et reparurent au jour, jeunes et vermeilles, si bien qu'elles sem¬ blaient autant d'aurores nouvelles, automnales, qui fuyaient la demeure des ténèbres. Quelle fut celle qui reparut la première au jour et rendit au monde une partie de l'ancienne joie perdue ? Est-ce toi, Italie, que je vois se hâter si vite hors de la tombe à peine ouverte ? Ah ! prends garde à ce sentier mal éprouvé, qui côtoie les monts au bord de l'Adige. Fais monter sur ton char le prophète pour qu'il dirige mieux tes che¬ vaux que trop de soleil enivre. Si tu étais préci¬ pitée une fois encore dans les flots sanglants du Tibre ou de l'Oglio, nul ne pourrait te sauver. Est-ce toi qui passes, Polonia? Tu glisses sur la neige durcie sans y laisser l'empreinte de ta course rapide. La fausse aurore t'aveugle. Défie- toi de ce que tu as trop aimé, ce chemin te ramène au sépulcre. Est-ce toi qui devances les autres, ô Hongrie ! dont les chevaux effarés respirent encore la mort ? Prends pitié de ceux que tu as foulés trop long- 454 merlin l'enchanteur temps, et vois comme ils sont prêts encore à te. haïr. Ne les fais pas repentir d'avoir pleuré sur loi. Est-ce toi, Roumanie, toi la mieux ensevelie ? Est-ce toi, ô la plus aimée?... Mais la poussière s'élève sous leurs pas et m'em¬ pêche de discerner quelle est la première qui fran¬ chit le sépulcre. Je vois seulement que la douce lumière du jour perdue et retrouvée les a enivrées d'une joie aveu¬ gle ; déjà elles se seraient perdues une seconde fois, et elles auraient repris le chemin de la nuit, si le .prophète, sans les consulter, n'était monté sur leur char. Lui-même il les conduit, par le meilleur che¬ min, sur le seuil entr'ouvert de sa sépulture, jus¬ qu'à ce qu'elles se soient accoutumées de nouveau à la lumière éblouissante des vivants. Alors il re¬ ferma derrière elles la porte de son tombeau, il y mit une large pierre qu'aucune d'elles ne pouvait soulever. En vain la lassitude, la coutume, la paresse de cœur, la peur du lendemain, leur rendirent par moments le goût du sépulcre ; il se trouva fermé : elles ne purent y rentrer. La première chose que le conducteur des peu¬ ples leur enjoignit, sitôt qu'il les vit affranchis de la tombe, fut de se rendre devant le noble Arthus. triomphe! o triomphe! 455 Celui-ci les reçut, le front riant, avec la majesté sereine qu'il avait rapportée du vestibule de la mort; ils se confièrent mutuellement quels rêves ils avaient eus pendant la nuit qui s'était amassée sur eux; tous se trouvant meilleurs, sans trop dé gloire, n'insultaient plus que les ténèbres. Arthus s'étonnait que sa profonde blessure fût fermée; il aurait voulu demander comment son sang avait cessé de couler. Les peuples les plus navrés mettaient aussi, comme lui, la main sur leur plaie. Ils se consultaient entre eux sur ce qui leur était arrivé. Était-ce une défaillance subite? Était-ce un sommeil, un songe ? Était-ce la mort ? Chacun regardait son plus proche compagnon de funérailles, et s'étonnait de le trouver vivant. Tous pressentaient que Merlin avait fait ce pro¬ dige pendant qu'ils étaient ensevelis. Mais nul d'entre eux n'osa dire de sa blessure : « Se rou- vrira-t-elle jamais'? » Le penser seulement, c'eût été mourir une seconde fois. IX Les choses ainsi ordonnées, Merlin alla s'asseoir sur le seuil de son tombeau ; et, le fouet à la main, 456 MERLIN L'ENCHANTEUR il en chassait les nations, à mesure qu'elles repa¬ raissaient pour s'y engloutir. Voyant même que plusieurs d'entre elles trompaient encore sa sur¬ veillance, et que nombre de gens leur conseillaient froidement d'aller se reposer dans la mort, il prit le parti le plus sage, celui de détruire de sa propre main son sépulcre, déjà fort miné et vermoulu, presque croulant, lequel ne pouvait plus servir que d'abri dangereux aux gens de nuit et de rapine. Avec l'aide de ses compagnons, dont le nombre se grossit de tous les gens de bonne volonté qu'il put rencontrer, il démolit patiemment, lui du de¬ dans, eux du dehors, pièce à pièce son sépulcre; mais non pas sans avertir de loin les passants quand tombaient les grands murs. Il laissa debout une rocaille assez semblable à la Tourmagne de Niines; bientôt, cela lui parut trop encore; il ne laissa qu'une pierre où.il venait s'appuyer à la tombée du jour ; ayant d'ailleurs fait planter à l'en- tour quelques arbres touffus, noyers, sycomores, platanes, marronniers, tulipiers, arbres de Judée aux grappes de fleurs rouges de feu. Car il avait rapporté du tombeau l'amour des beaux ombrages; seule chose à quoi vous eussiez reconnu qu'il avait été enseveli. Dans ce lieu préféré, il aimait à fouler du pied sa pierre tombale, et à se souvenir de ce qu'il avait triomphe! o triomphe! 457 dit et fait dans le sépulcre. C'est là qu'il donnait rendez-vous à ses amis et qu'il jouissait le plus en paix de ses travaux. Car il n'avait pas besoin de parler. A ceux qui venaient chercher quelque espérance, le lieu, la pierre brute parlaient assez pour lui. Rien ne lui plaisait plus que la surprise naïve des bonnes gens et des peuples nouveaux qui pas¬ saient près de là. Il n'y en avait pas un seul qui ne demandât : « Où donc est le tombeau de Merlin? L'entrée était ici, et il s'étendait au loin dans le pays alen¬ tour, et nous n'en voyons plus de trace. Merlin a-t-il emporté son sépulcre comme une tente, ou comme la maison roulante d'un berger? » Alors ils avaient peur et commençaient à fuir. Bientôt, ils tournaient la tète, et se ravisaient ; puis, découvrant dans là lumière étincelante du soir, Merlin assis et souriant sur un débris de pierre tombale, entre Viviane et son fils, les peu¬ ples réveillés se prenaient par la main, et faisaient, en dansant, une ronde immense autour de lui. Aux plus pauvres, il donnait toujours quelques- unes des épargnes qu'il avait-faites dans la mort. C'était quelque manteau, quelque diamant vierge encore, ou une provision de bouche, ou un cordial à réveiller les trépassés. On recevait tout avec plaisir. Merlin l'enchanteur, t. il -6 458 merlin l'enchanteur Et chacun était ravi de voir combien il est aisé à une àme libre d'user et d'abolir son tombeau. X « Vous êtes donc un Dieu ou fils de Dieu? » dit Jacques à Merlin dès qu'ils se retrouvèrent seuls. Il eût voulu l'adorer et faire de lui une quatrième personne de son Credo. Il se lit même en secret un petit ex-volo, ou simulacre de plomb qui représentait assez gros¬ sièrement, il est vrai, le sage Merlin sous la figure d'une petite divinité rustique, bocagère ; et il sus¬ pendit cet amulette dans les décombres d'une chapelle antique, consacrée autrefois aux nymphes. Ayant allumé deux lampes d'argile, il mit auprès deux grains d'encens. Merlin, qui s'aperçut bientôt de ce culte gros¬ sier, fit tout au monde pour obliger Jacques d'y renoncer. Il ne pouvait souffrir que son serviteur le prît pour un Dieu ; et il s'en expliqua d'un ton qui ne permettait pas la résistance : « Me confondras-tu toujours, s'écria-t-il, avec l'Invisible, avec le seul vraiment sage, vraiment grand? Si j'ai de lui une étincelle, suis-je, comme lui, l'éternelle lumière? Ah! que j'en suis loin, TRIOMPHE ! 0 TRIOMPHE ! 45',) mon ami! Je sais bien que par cet ex-volo (tu au¬ rais pu, en conscience, le tailler un peu moins grossièrement) tu croyais m'honorer. Mais, outre que la matière en est vile et le travail barbare, sache donc (puissé-je n'avoir jamais à le redire!) que par là, Lu ne fais que m'humilier, en me con¬ fondant avec tous les génies forains qui ont trompé ta bonne foi. Tu veux m'honorer, dis-tu ! et tu ne vois pas que tu me crucifies à cette image de plomb, comme si j'avais fait un vol au seul sage, au seul digne, au seul voyant, auprès du¬ quel loi et moi ne sommes que poussière ! Les cho¬ ses que je fais t'étonnent, ô mon lils! 11 n'est pas besoin d'être un Dieu pour les faire. Un jour, si tu suis mes conseils, tu les feras toi-même, et mieux que moi peut-être. ' La magie n'y est pas toujours nécessaire. Mais il y faut, je l'avoue, plus de cœur que l'on n'en montre communément, même clans les temps où nous sommes. » Ayant parlé ainsi, il éteignit les deux lampes, et rendit l'encens à la terre. XI Dans ces entrefaites, Jacques ne désirait- rien tant que rentrer à son village ; il en reçut le congé ; 460 MERLIN L'ENCHANTEUR et le cœur fût près clè lui manquer, lorsqu'en ar¬ rivant clans la soirée, il vit fumer les toits de chaume par-dessus les taillis qui bordent la Crau. Il cherchait le sentier le plus court; mais l'herbe drue l'avait couvert depuis longtemps. Instruits de son retour, ses meilleurs amis vin¬ rent à sa rencontre au delà du ruisseau; et les premiers qu'il aperçut, en sortant des halliers, furent Polonius le Blond, Jonathan le Yankee, Jean l'Anglais, avec lequel il s'était réconcilié, Gauthier de Gascogne, Gustin le Bressan, tou¬ jours en sabots, Pancho l'Araucan, Tobie le Noir, Herrman le Teuton, Zerbino le Lombard, Stéphan le Roumain, Marco le Serbe, beaucoup d'autres encore. Ceux-là furent les premiers qui le baisè¬ rent au visage. Après eux des peuples entiers se disaient sa fa¬ mille. Ils le firent passer sous des arcades de fleurs où le festin était dressé. Tous ensemble, vous eussiez dit des frères. Tout ce qu'il y avait, dans le pays, de bergers, carats, joueurs de musettes, de chalumeaux, de cornemuses, étaient assemblés et lui chantaient des noëls. Où était sa cabane et son toit de chaume? Le chaume se "trouva dispersé et la cabane en ruine. Mais chacun voulut l'aider à la relever : il n'y eut au loin, alentour, personne qui n'y portât au TRIOMPHE ! 0 TRIOMPHE ! 461 moins une pierre. On y mit un toit d'ardoises, deux escaliers tournants sur les côtés, et, au bas, deux acacias à parasol. Mais lui, la visitant tristement, disait : « Où est ma mère? où sont mes soeurs? qu'avez-vous fait de tous mes frères? » Et ne les voyant pas, il pleurait. Une porte s'ouvrit. Il les vit tous entrer qui semblaient s'éveiller ; et sa joie fut si grande qu'il en pensa mourir. Son chien, aussi, sortit du hallier et vint lui lécher les pieds; il ne mourut pas, comme celui du bon Ulysse, en revoyant son maître : au con¬ traire, il rajeunit, et le suivit encore maintes fois à l'ouvrage. On tâtait ses habits, sans se fier à l'apparence. Était-ce lui, grand Dieu! On l'avait cru si long¬ temps ou mort, ou égaré, au moins enseveli. Cha¬ cun voulait savoir de lui ce qu'avaient dit Arthus et Merlin, pendant qu'ils avaient disparu du monde; et il le racontait non en patois de Bre¬ tagne, ou de Bresse, ou de Savoie, mais en fran¬ çais de Paris que tous entendaient ; et ses anciens compagnons disaient : « Jacques! est-ce toi, Jacques? Reviens-tu de l'enfer? Tu parles mieux qu'un roi. » 26. 463 MERLIN L'ENCHANTEUR XII Il est vrai qu'instruit enfin par tant d'aventures, par les conversations entrecoupées cl'Arthus, par la vue de Merlin échappé du tombeau, l'éduca¬ tion de Jacques était plus qu'ébauchée. Vous- même, vous eussiez eu peine à le reconnaître. Quoiqu'il n'eût pas vécu dans le sépulcre, il en avait vu l'ombre, et il avait contracté quelque chose de la clairvoyance des sages. Ses yeux, na¬ guère myopes, toujours demi-fermés et clignotants, s'étaient enfin ouverts à la lumière du jour; et comme ils étaient naturellement grands, larges, bien fendus sur les bords, sa physionomie s'en trouva toute changée, à son avantage. Outre que son front était plus serein, ses joues mieux nour¬ ries, sa chevelure mieux démêlée, sa barbe moins épaisse; ce qui, joint à sa démarche plus assurée, à sa haute taille dont il ne perdait plus un pouce, lit de lui un homme nouveau, lequel n'avait plus rien de commun, que l'ancienne probité, avec l'homme ou l'homuncule qu'il avait été si long¬ temps. Pendant la léthargie d'Arthus, il avait essayé plus d'une fois, par désœuvrement, la couronne TRIOMPHE ! 0 TRIOMPHE ! 463 sur sa tête ; il s'était accoutumé à la porter aisé¬ ment, simplement, comme un chapeau de berger. Souvent il la gardait, sur sa tête, en faisant son ouvrage, quelquefois même en sommeillant ; per¬ sonne n'y prenait garde, tant, par l'habitude et le laps des ans, elle lui seyait à merveille. Fort dégoûté des gens de guerre, il ne leur par¬ donnait pas de l'avoir ébloui si longtemps, et pres¬ que aveuglé du clinquant de l'épée. Pour envieux, il ne l'était plus en rien. Qu'eût- il pu envier? Il avait tout à souhait, faisant son chevet de la félicité d'autrui. Content de sa paysannerie et de sa gauloiserie, il ne reniait plus ses aïeux. Il rougissait d'avoir contrefait, un jour, le gentilhomme. Certes, il eût bien voulu venger le noble Artlius de tous ceux qui avaient insulté à son sommeil ; il lui proposa de leur courir sus ; déjà, il tenait à la main le glaive nommé la morl bleue. Mais Arthus l'assura qu'il l'affligerait d'en jeter le four¬ reau. Sa gloire en serait diminuée; son cœur de roi était las de haïr; pardonner, serait le courtiser. Et ces raisons qui autrefois eussent fait bondir Jacques de colère entrèrent dans son coeur; tant il était déjà épuré .et pénétré d'avance par la pluie de justice qui imprégnait alors, jour et nuit, la terre. 464 MERLIN L ENCHANTEUR XIII Le lendemain, à la pointe du jour, il visita son champ qu'il trouva en friche et fort diminué. Mais, avant même qu'il songeât à s'en plaindre, on l'a¬ vait agrandi d'un vaste emplacement que l'enfer avait laissé, en se retirant; et il se trouva que cette portion nouvelle était d'une merveilleuse fertilité à cause de la grande abondance de cendres de Gomorrhe, mêlées de pleurs, dont elle était cou¬ verte. Quelquefois, en labourant, il trouvait sous la glèbe un croc, un trident, une fourche brisée, un anneau tout rouillé, demi-rompu, de la chaîne in¬ fernale. Son soc de charrue heurtait un reste cal¬ ciné de fournaise ; l'abîme résonnait sous l'atte¬ lage. Alors, ses vaillants bœufs s'arrêtaient épou¬ vantés et respiraient le soufre. Lui-même il reculait d'un pas. Il contemplait l'abîme, et s'é¬ tonnait qu'un si grand mal eût pu être détruit. Puis il aiguillonnait ses bœufs, pour leur faire franchir l'infranchissable borne. Et il semait la moisson prochaine dans le sillon des maudits. Il se réjouissait de voir ses épis verdir dans la gueule de l'enfer. triomphe! o triomphe! 465 Déjà il entendait les merles siffler là où avaient sifflé les démons; il voyait les bouvreuils nicher dans un débris du trône vermoulu de Satan. Là où avait été le cercle des tièdes, il plantait ses vignes frileuses ; où avait été la région glacée des grincements de dents, il faisait croître le mélèze et le sapin amis des hivers ; mais dans les fosses de bitume il rassemblait les orangers, les citron¬ niers et les pommiers sacrés. S'il restait quelque part un antre enfumé, une crevasse, un puits de douleur, c'est là qu'il dres¬ sait son pressoir; et le démon rubicond des ven¬ danges, surpris, lié, gémissant, torturé, écrasé sous la pierre, versait dans la cuve des torrents de sang vermeil. Cependant, au bout d'un sillon, gisait à terre, dans l'herbe neuve, le père de Merlin; il soulevait sa tête blanchie à travers l'ivraie ; et voyant, dans la vaste plaine, hier encore maudite, l'arbre bour¬ geonner, la vigne fleurir, la moisson jaunir et la terre amoureuse, sous les guirlandes de pampres verts, il répétait : « Jacques ! voilà mon châti¬ ment; c'est moi qui me l'inflige. » 466 MERLIN L ENCHANTEUR XIV Jacques se maria, non pour agrandir son bien, mais, parce que la fille de Jonathan lui plut. Pen¬ dant la cérémonie du mariage, le pinson, caché dans la feuillée, chanta si haut qu'un peu plus il eût couvert le oui des épousés. Le ciel l'entendit, et Jacques eut plusieurs fils, tous beaux de visage, tous grands de cœur, de courage et d'audace. Lui- même, il leur apprit à lire dans le livre de Merlin. A la lin de sa journée il aimait à s'asseoir au bord de la mer de Bretagne, sur le cap le plus avancé où le sbleil se couche; et là il conversait, par delà l'Atlantique, avec son ami Jonathan le Yankee, assis en face de lui, dans les savanes, sur le bord opposé du grand Océan. En un clin d'œil, leurs paroles traversaient la mer profonde. Étaient- elles portées par les albatros, ou par les dauphins, ou par les venls? Sans hausser la voix, ils s'en¬ tendaient d'un monde à l'autre. Ils s'entretenaient des travaux du jour, moisson ou fenaison,» quelque peu de négoce. Ils s'enqué- raient de leurs familles et des fils de leurs fils. Quels peuples nouveau-nés, encore vagissants, en¬ tendait-on dans le berceau? Quel grand souffle TRIOMPHE 1 0 TRIOMPHE ! 467 d'en haut passait sur leurs tètes? Quels songes avaient-ils eus, la nuit dernière, heureux ou mal¬ heureux? Fallait-il s'assister, un mot suffisait. La mort se levait-elle entre eux, ils s'aidaient d'un soupir. Par là se réalisa la prophétie du livre de Merlin : « L'homme conversera avec Tlîomme des deux rives opposées de l'immense Océan. » Les jours coulant ainsi semblables l'un à l'autre, le temps vint enfin du triomphe de Merlin. Quand tout fut préparé, Jacques alla quérir les chevaux aux pieds de bronze qui paissaient dans les étangs. Trois jours, il leur fit litière d'herbes magiques et de verveine; puis, eux bien repus d'orge fraîche et dorée, il les attela au char de Merlin. XV Et le triomphe de Bacehus qu'on avait cru égaré et mort dans les Indes, ni celui d'Osiris en¬ glouti par Typhon, ni celui d'Adonis dévoré par la dent du sanglier, ne furent rien auprès du re¬ tour de Merlin échappé du long pèlerinage de la mort. Sa joie de revoir tant d'anciens amis fut si grande qu'un peu plus il allait défaillir. Il regar- 468 MERLIN L'ENCHANTEUR dait, dans la foule, tel qu'il croyait redevenu pous¬ sière et qui le saluait de la main. Tous ceux qu'il avait aimés l'acclamaient sur le seuil, où ils étaient venus le recevoir. Tous maintenant re¬ connaissaient sa puissance, sa sagesse, sa bonté. « Est-ce bien lui? criait la foule. » Alors, il se sentait troublé dans son âme jusqu'à mourir. Mais à ce moment, s'ouvraient les portes des hymnes ; et l'écho en était si puissant que les sources de la vie renaissaient dans son cœur. Venaient d'abord les peuples affranchis qui mar¬ chaient, la tète droite, comme s'ils ne l'eussent ja¬ mais courbée. Puis Arthus couvert de son bouclier blanc, où se mirait le soleil de justice. Arthus étendait son bouclier autour de lui, et vingt nations en étaient protégées. Puis venaient les chars revêtus d'écarlate et de pourpre, chargés des tributs du tombeau. Puis venaient Merlin, Viviane et leur enfant, devant qui Jacques portait la harpe. Après eux, les légions des esprits, et Turpin marchait à leur tête. Après eux, le peuple des exilés, et pour ce jour- là, ils avaient retrouvé leur robuste jeunesse. A cet endroit, le cortège était formé de tous ceux qui avaient connu Merlin et qui figurent dans cette histoire, de tous ceux auxquels il a attaché triomphe! o triomphe! 469 un moment ou sa pensée, ou ses regards, de tous ceux qui l'ont renié, injurié ou haï. N'étaient ex¬ clus que les indifférents. Après eux venaient, comme aux champs Olym¬ piques, des quadriges fumants; ceux-là étaient chargés des insignes arrachés à l'enfer. Et, comme à Naples, au jour des funérailles, une multitude s'avançait, portant des bannières ; sur chaque bannière flottante au vent, on lisait : « L'enfer est vaincu ! » Alors venaient tous les génies de l'enfer, le front bas, comme des prisonniers, muets, couverts de sueur, désespérés, derrière le char de Merlin ; car ils croyaient qu'ils allaient être immolés. Du milieu d'eux sortait un sourd rugissement qui était celui de l'abîme. Ils n'avaient point les mains liées derrière le dos : ils étaient enchaînés par leur propre terreur. A leur tète marchait leur roi, qui les contenait d'un regard. Sans leur parler il les maîtrisait et semblait dire : « Suivez-le! c'est mon fils ! » Un moment incertaine, la troupe infernale se h⬠tait de suivre les porte-bannières. Mais leur légion était confuse ; ils marchaient sans voir, tant ils étaient éblouis par les rayons dujour. Ils ressemblaient à des oiseaux de nuit, surpris par le soleil d'été, au pied de la blanche maison de Minerve. MERLIN L ENCHANTEUR. T. II. 470 MERLIN L'ENCHANTEUR A mesure qu'ils passaient, les nations devenaient pâles, craignant qu'ils ne brisassent leurs liens. Mais voyant qu'ils étaient domptés et prison¬ niers, elles recommencèrent à suivre le cortège. Alors venaient les oiseaux des bois, au plumage diapré ; ils volaient et planaient, en chantant, sur le cortège, et l'ombrageaient de leurs ailes. Après eux on voyait la troupe des bardes, des poètes, de tous ceux qui savent chanter des hym¬ nes. Leurs voix montaient au-dessus des nuages. Ils se regardaient les uns les autres pendant qu'ils chantaient : « Triomphe ! ô triomphe ! » Venaient alors les génies de l'air, et de l'eau, et du feu; ils brandissaient des thyrses et formaient une multitude innombrable ; Puis ceux qui n'étaient jamais sortis des veines des métaux et des pierreries, et qui se trouvèrent libres ce jour-là ; Ceux qui habitaient les froids glaciers des Alpes pennines d'où ils n'étaient jamais descendus, et qu'aucun soleil des anciens jours n'avait pu ré¬ chauffer ; Ceux qui vivent pétrifiés^ dans le cœur des ro¬ chers ; Ceux -qui habitent le front des étoiles et qui, jusque-là, avaient méprisé la terre ; Ceux qui font leur séjour' dans la voie lactée et dédaignent d'en descendre : \D triomphe! o triomphe! 171 (Jeux qui n'eurent jamais de nom dans aucune langue et qui n'avaient jamais été évoqués ; Ceux qui sont cachés au fond de l'âme du j uste ; Ceux qui vivent retirés et inexorables dans les cieux d'airain, ou qui végètent endormis au fond des siècles d'argent et de bronze ; Ceux qui se cachent dans les poitrines endur¬ cies fermées à la pitié. Tous ceux-là sortirent péle-méle de leurs re¬ traites pour la première fois, et ils s'écriaient aussi : « Triomphe ! ô triomphe ! » Et les cieux d'airain et de plomb commencèrent à s'émouvoir; ceux qui n'avaient jamais pleuré versaient des larmes de joie qui ne pouvaient tarir. Même les séraphins et les chérubins, perdus aux derniers confins de l'Empirée, se sentirent ra¬ vis ; les joues gonflées, ils criaient aux quatre vents : « Alléluia ! Gloire à Dieu ! » Et ceux qui étaient taillés en pierre, aux por¬ ches des cathédrales, ouvrirent soudainement leurs bouches de granit et de porphyre. Et toutes ces voix païennes, chrétiennes, hu¬ maines, tita.niques, d'anges, de fées ou de dé¬ mons, répétaient: « Triomphe! ô triomphe! l'enfer est vaincu ! » Puis venaient encore, couronnés de myrte, les 472 MERLIN L'ENCHANTEUR douze grands dieux ; et tous ceux qui se trou¬ vaient sur le chemin quittaient leurs demeures pour grossir cette légion. Beaucoup avaient des pieds de bouc, ou de chèvre, ou de taureau, quelques-uns d'antilope, et marchaient en sautillant. Prométhée les chassait devant lui comme le berger qui presse le troupeau ; là où ils s'arrê¬ taient, il les menaçait des débris de ses fers. Suivait la Mort sur son cheval pâle, efflanqué, hors d'haleine. Elle était couverte d'une armure de fer; mais elle suivait à un long intervalle et semblait aussi du nombre des vaincus. Et le cortège faisait ainsi le tour de la terre ! Là où la mer commençait, se trouvaient des vaisseaux qui l'emportaient sur l'autre bord. Ces vaisseaux hennissaient comme des chevaux de mer, et une noire vapeur leur sortait des na¬ seaux. Puis venaient les dragons et les taureaux ailés qui avaient porté Isaïe, Daniel et les anciens pro¬ phètes. Maintenant haletants, ils prenaient le prophète nouveau sur leurs ailes et lui faisaient traverser l'abîme. Pendant qu'ils passaient, les îles tressaillaient d'espérance. Les continents perdus dans les vas¬ tes mers émergeaient du fond des eaux, sur des triomphe! o triomphe! 473 colonnes de. corail, à l'approche du roi de la jus- Lice. Les hommes errants qui se repaissent de la moelle du palmier, Ceux qui vivent dans les cabanes de bambous, Ceux qui ne connaissent pas encore le feu, Ceux qui se ceignent du parang et qui se revê¬ tent du sarong, Ceux qui mangent la chair et le cœur de l'homme, Montèrent sur les sommets des rochers, et ils pensaient en eux-mêmes : « Est-ce le grand Es¬ prit, qui passe? » Et il n'y eut pas alors une île, un golfe, un désert, une fente de la terre, d'où ne sortît cette voix : « Triomphe ! ô triomphe ! L'enfer est vaincu! » FIN NOTES DU TOME SECOND I. — Page 238. « Et ma Table ronde? » Quand j'ai fait instituer la Table ronde par Merlin, je ne savais pas que la légende l'avait fait avant moi. Il m'est souvent arrivé d'inventer des incidents, des détails, des hasards môme, que j'ai retrouvés plus tard dans tel ou tel ouvrage du xne siècle qu'il m'avait été impossible de me procurer dans ma vie errante. Ma pensée allait ainsi re¬ joindre à mon insu les poètes do nos origines. Cette coïn¬ cidence, dont j'ai laissé subsister plus d'une trace, m'a prouvé que je restais dans l'esprit intime delà légende en la continuant avec le dix-neuvième siècle. II. — Page 279. « L'arrivée de Turpin. » Dans les légendes du moyen âge, on voit Merlin pa¬ raître encore à la cour de Pépin, père de Charlemagne, où se trouvait l'archevêque Turpin. 476 MERLIN L'ENCHANTEUR III. — Page 295. « D'abord viendra le bouc. » Ce passage fait partie des prophéties de Merlin. Je l'avais déjà traduit et publié en 1832. (Des Epopées fran¬ çaises. ) IV. — Page 303. « Heureux qui conduit la charrue, » etc. Champ de bataille de Zurich, au-dessus du passage de la Limmat. V. — Page 305. « Le chêne de Merlin. » Souvenir d'un chêne des Ardennes de Belgique. VI. — Page 334. « Les dents des loups seront pour lors ébréchêes. » Autre passage des prophéties de Merlin. FIN DU TOME SECOND NOTES DE Mme EDGAR QUINET Ltvre XIII. — L'autobiographie a inspiré nombre de pages émues de ce second volume, entre autres les lettres de Merlin (p. 43-G3); elles ne sont pas tout à fait une fic¬ tion romanesque. Le poète n'a eu qu'à puiser dans sa correspondance de 183'1, pour exprimer les reproches passionnés, souvent injustes, le désespoir d'un cœur brisé par la séparation. Sur ce fond réel, la fantaisie a brodé ses ornements. Dans les lettres de Viviane au con¬ traire, ce n'est plus l'écho lointain de la jeunesse, ce sont les impressions récentes de notre vie des bois et des champs, dans la forêt de Soignes en Belgique et sur¬ tout en Suisse. Viviane, fée de la légende, a mis dans ses messages toute la poésie de la nature, chants d'oiseaux et fleurs nouvelles, fraîcheur des bois, senteurs embau¬ mées. Elle aime, et toutes les voix de la création lui par¬ lent de l'absent : le murmure des sources,le frémissement des forêts, les plaintes du vent, la solitude des hautes cimes. Elle le cherche en toutes choses, elle voit son image dans l'universelle beauté et son âme dans toutes les harmonies du ciel et de la terre. Tout se colore et se décolore suivant l'état de son cœur; ses joies illuminent le printemps et ses tristesses l'assombrissent ; elle donne aux mois de l'année le nom des fleurs qu'il pré¬ fère; elle date ses messages des lieux qu'il a habités en¬ fant : Certines, la Tranclière, le château de Montmort, les champs de la Crau. Mais c'est la poésie des Alpes surtout qui est concentrée dans ces lettres. Notre séjour en Suisse pendant treize ans nous a permis de noter jour par jour, heure par heure, les voix ineffables de ce majestueux concert, où les torrents, les cascades, l'ava¬ lanche, les glaciers, les sapins ont leur partie. Les M K RM N L'ENCHANTEUR paysages alpestres dont la paix sublime rassérénait le proscrit ont servi de cadre à la plupart do ces lettres. Le val de Madéran, les cascades du Hasli, la tour de Resti, Rosenlaui, les glaciers du Wetterhorn, tous ces endroits grandioses ou charmants ont été décrits d'après nature à Meyringen en août 1857. Nous habitions ce même moulin dont parle Viviane (p. 36) ; le poëte méditait de longues heures devant ces cimes éblouissantes ; il esquissait,dans son carnet, leurs lignes hardies, les gradins taillés pour des géants. Il observait ces féeries de la nature, jeux de la lumière et de l'ombre, effets magiques du cor des Alpes répercuté par les échos, sonnerie des troupeaux, fracas de l'avalanche ; l'éclat, des neiges, les sommets orgueil¬ leux et l'humble fleurette, ce contraste perpétuel de gran¬ deur et de simplicilé, tout ce qui le frappait dans la vie alpestre, tout ce qui l'inspirait se retrouve dans ces lettres. Il faudrait les relire en Suisse pour constater l'exactitude des peintures et la vérité du sentiment. Merlin l'Enchanteur est le vrai poome de la nature, le poeme des Alpes. Dans cette œuvre de longue haleine à laquelle l'auteur a travaillé près de dix ans, la vie réelle se confond presque à chaque page avec l'invention poéti¬ que; il a voulu réunir les souvenirs vivants aux jours évanouis, les feuilles mortes et les fleurs fraîchement cueillies. Il a même tenu à insérer dans les" Messages plus d'une page de son humble collaboratrice écrite dans la forêt de Soignes 1 et à Veytaux (p. 7). Liviîf, XIV. — Edgar Quinet avait l'horreur du men¬ songe, quelque ingénieux que pût en être le déguisement. Dans tous ses ouvrages il a fait la guerre aux sophis- mes; il leur consacre ici tout un chapitre intitulé les Jeux. Sous l'Empire, pendant dix-huit ans, il était rare d'ouvrir un journal, un livre, sans y trouver une sorte d'émulation générale à inventer des sophismes nouveaux ; c'était à qui remporterait le prix du faux. On jouait avec la con- 1 Voyez Mémoires d'Exil, Bruxelles dans les bois. —• Obprland, p. 373, l'Hiver NOTES 479 science et la parole. 11 y avait un certain nombre d'axiomes en circulation, fausse monnaie des idées, dont Edgar Quinet démontrait la fraude et le péril : par exemple que le despotisme est le père de la liberté; que le mal est l'auteur du bien ; qu'envahir une nation, c'est l'affranchir (expédition du Mexique) ; que le génie est une orgie ; que les idées font leur chemin, toutes seules sans que per¬ sonne s'en mêle, etc., etc. Flétrir les sophismes est la pensée fondamentale de ce livre : tes Jeux. Son voyage en Morée à travers un pays en ruines sert de cadre aux ruines de la pensée. La bril¬ lante civilisation grecque couronnait à Olympie l'héroïsme, la liberté, la vérité. Une civilisation en décadence cou¬ ronne la servitude, la lâcheté, les sophismes. Aux fantai¬ sies du poëte s'ajoutent les châtiments du justicier. Il crayonne maint portrait contemporain dans cette assem¬ blée des esprits des ruines ; entre autres il s'est souvenu d'un bel esprit, talent faux qui a juré une haine terrible au vrai talent. « Il a le teint jaune, l'œil évasif, tout « bouffi, l'air chagrin ; il lui reste en fait de conscience « un peu de mélancolie » (p. 72).. L'hypocrisie est le caractère , le plus redoutable des temps de servitude, jésuitisme politique, hypocrisie dans le sanctuaire. L'étrange académie du pays des ruines met au concours la question : Quel est le moyen le plus sûr de faire d'une cité la demeure des loups et des renards ? — C'est d'en ôter la liberté et la justice, répond Merlin. Cette même académie accorde le prix de poésie aux vers qui réunissent le plus grand nombre de mots sonores sans qu'il s'y glisse une seule pensée ; idéal du vide, du précieux. Dans le domaine de l'histoire le sophisme pré¬ conise le fait accompli et voue à l'exécration tout esprit de progrès qui prépare un ordre nouveau. L'amour n'est pas oublié dans ce livre des sophismes; les esprits des ruines sont esclaves, ils ne peuvent aimer; l'homme libre- seul en est capable. Les jeunes gens con¬ sumés par l'indifférence, le morne ennui, ne savent ni aimer, ni haïr ; le mariage est un calcul, un arrangement de fortune : « Mariage sans passion, sans préférence, sans MERLIN L'ENCHANTEUR ,joie ; quelles générations impures naissent de ces impu¬ res épousailles. » Cette pensée a été développée ailleurs, dans Y Esprit nouveau et dans la République, Conditions de régénération de la France. « Vous perdez d'avance l'avenir ! s'écrie Merlin. — Vous êtes jeune et romanes¬ que », répond Euphrosine. Le portrait de cette belle jeune fille a déjà été fait dans YHistoire de mes Idées b Livre XV. •— La révolution grecque est personnifiée dans Marina ; ici nous retrouvons encore les souvenirs du voyage en Morée. Le misérable sort des femmes grecques qu'il avait sous les yeux en 1829 émut sans doute le cœur du jeune philhellcne, plus d'une fois témoin des brutalités exercées par les barbares contre une Marina ; mais il est à peine besoin de répéter que cette jeune fille est la Grèce ressuscitée ; en même temps c'est le portrait réel d'une très-belle personne. Merlin prédit le soulèvement de 1821 ; trois bardes visiteront cette terre sacrée : Chateaubriand, Byron, Edgar Quinet. Tout son amour pour la Grèce éclate dans la Prophétie de Merlin sur la Morée et les Iles : « Quand le vent d'hiver souffle « sous mon toit, si ton nom seulement est prononcé, je « souris même dans les pleurs, même dans l'attente de la « mort. » La cabane de Dimitri avec le baril d'olives et le berceau des enfants sur l'être enfumé est un des tableaux de son voyage. La lettre de Merlin (p. 121), appartient aussi à sa correspondance de 1831. Livre jCVI. — L'idée de la tolérance religieuse est le fond de la légende du prêtre Jean; son église univer¬ selle, panthéon ouvert à toutes les religions de la terre, abrite, avec un droit égal et la liberté pour tous, des croyances diverses : catholicisme, protestantisme, reli¬ gion grecque, juive, mahométane, religion de Brahma, de Boudha, des Rig-Vedas. Le prêtre Jean les réunit en un seul culte ; sa liturgie consiste dans cette prière : « Donne- • Voyez aussi Correspondance, tome I, p. 58. NOTES 181 nous la paix, la lumière, la concorde et l'amour! » La li¬ bre pensée l'ait ici sa profession de foi. Les plus belles légendes du vieux continent et du monde nouveau se succèdent, dans cette vaste conception qui embrasse à la fois la haute antiquité et l'avenir loin¬ tain. Merlin continue ses pèlerinages et rencontre dans la vallée de l'Éden « deux vieillards chargés d'années, » Adam et Eve. Cette légende du Paradis retrouvé, cet hymne de paix a été écrit en octobre 1858, dans un mo¬ ment critique où le proscrit ne savait plus où s'abri¬ ter 1. Le cœur des enchanteurs est insatiable, l'Éden ne peut le combler; il poursuit l'idéal jusqu'au bout de la terre; mais cette fuite perpétuelle ne le lasse pas, il reste fidèle à ce qu'il a aimé, bien qu'il ouvre son âme à toutes les beautés, à tous les pressentiments du monde nouvelle¬ ment émergé de l'Océan. Livres XVII et XVIII. — Inspirés par le voyage en Es¬ pagne, Dolorès, l'El-Dorado ont gardé le reflet de toutes les éblouissantes visions, de tous les enchantements d'ima¬ gination dont Edgar Quinet a vécu dans l'Alhambra, à Cadix, Séville, Grenade, Cordoue, etc. Cette suite aux Vacances en Espagne a été écrite seize ans plus tard dans la solitude, et pourtant l'austérité de l'exil n'a pu éteindre cette poésie de feu, ni pâlir le coloris des pein¬ tures. Les légendes espagnoles : don Juan et ses victimes, le Commandeur, Chimène et le Cid devaient naturelle¬ ment se grouper dans les Pèlerinages de Merlin. Livre XIX. — Tout ici est puisé dans la vie ; cet ou¬ vrage, je l'ai dit, est le journal de l'exil, entremêlé à la légende bretonne. Les chapitres précédents venaient d'être terminés à Évian, au milieu des joyeux vendan¬ geurs savoyards, la comète de 1858 brillait sur le lac de Genève, c'était une heure sereine, et le travail en gardait f Voyez Mémoires d'Exil, Bords du Léman, p. 206. 482 MERLIN L'ENCHANTEUR l'aimable reflet. L'année qui suivit fut troublée par la maladie, la guerre d'Italie, enfin l'amnistie. Une grande lutte s'éleva un moment clans le cœur du proscrit : Ren¬ trer en France, ou continuer la protestation du Droit? Il choisit l'exil volontaire. C'est après ce combat intérieur qu'il revint à son livre interrompu par d'autres travaux (Lettre sui• le droit d'Asile, Protestation contre l'Am¬ nistie). Cet incident est marqué par la page 222. Cette âme immuable n'a jamais connu le désenchante¬ ment; cependant on était bien près de douter de l'avenir au lendemain du Deux-Décembre. Après le meurtre de la République, la justice et la liberté proscrites, le pays lui- même sembla mort. 11 n'était qu'assoupi ; mais cette lé¬ thargie de la France causait celle du monde entier. L'in¬ différence universelle en face de la loi violée, l'endurcis¬ sement à la vue du crime, tout cela est peint dans les chapitres le Glas, la Peste noire. Le proscrit lui-même s'effrayant de ces sombres tableaux s'écriait : « Éloignez de moi ce souvenir, le cœur me manque en y pensant! » Toute l'histoire morale de l'Empire est dans les pa¬ ges 240-243. Cette plainte désespérée restera comme le stigmate ineffaçable de cette société que le Deux-Décembre a créée, orgie de dix-huit ans où de gras spectres assis à de joyeux banquets préparaient l'effondrement de la France. La légende du sommeil d'Arthus sert de cadre aux plus cruelles appréhensions de l'exil, à des prophé¬ ties, hélas trop littéralement accomplies et dont nous sommes loin d'avoir épuisé les menaces. Qui est Arthus roi de l'avenir ? Un ordre nouveau, la Liberté, la Répu¬ blique. Tout avenir semblait perdu au moment où le poète décrivait le Sommeil d'airain. On ne s'attend pas à trouver ici des commentaires sur la partie fantastique, féerique de Merlin. Autant vaudrait chercher des interprétations au Songe d'une nuit d'été, aux fictions de Shakespeare et de l'Arioste, auxpoëmesde chevalerie et aux contes de fées. La légende du sommeil d'Arthus appartient à la tradition ; l'auteur l'a suivie, dé¬ veloppée, mais il y a fait entrer les idées, les sentiments qui agitaient tout vrai patriote de 1851 à 1870. notes 488 Le lecteur trouvera, dans la tradition galloise et bre¬ tonne de Merlin, maints détails inexpliqués, mais qui tous ont leur raison d'être dans un ouvrage où la légende est sans cesse mêlée à la trame du récit. La mort d'Arthus « dans un pâle jour d'hiver » (pa¬ ges 244-250) est le pressentiment funèbre du 27 mars 1875. Par la puissance de l'imagination, le poète a en¬ trevu l'avenir, en décrivant les moments suprêmes du roi des Justes. De quoi se meurt Arthus? « Avait-il trop présumé de son temps ? Plaise au ciel que ce ne soient pas les funé¬ railles d'un monde. » Livre XX. ■— Il n'est que trop vrai, le Sommeil d'airain symbolise l'état de la France pendant plus de dix-huit ans; et le proscrit exhalait son amère douleur dans l'invoca¬ tion ; » Ne pas voir le crime heureux ! » (P. 259.) Le comble du désespoir du prophète, c'est que Jacques Bonhomme s'est laissé séduire par de vils bateleurs (291). Quant aux Lamentations de Fantasus, elles expriment les tourments d'une âme trop amoureuse de poésie dans un âge de prose. Merlin lui conseille de renoncer aux idées ; les mots peuvent fort bien en tenir la place quand ils sont bien enchâssés; fine et railleuse critique littéraire qui s'applique aux temps de décadence (265-274) La mort des génies, la destruction de l'empire des lé¬ gendes marquent la lin d'un âge de prose où l'on ne goûte plus les fictions ailées qui ont fait les délices des peuples pendant tant de siècles. Sous prétexte de réalisme, une peinture nue, brutale, sensuelle a remplacé les créations de pure imagination. On raille aujourd'hui tout essor vers un monde idéal, toute rêverie poétique. Est-ce un progrès ? 11 est naturel que les bardes du moins pleurent la perte de ces domaines enchantés (279-289). Mainte expé¬ rience personnelle du proscrit se mêle ici .à la fiction. La mort d'Obéron peint notre entrevue avec un illustre pro¬ fesseur deHeidelberg peu de temps avant sa morl(p. 284). La page 302 est aussi d'une amère réalité. 484 jiep.lin l'enchanteuii Livre XXI. — Merlin a retrouvé Viviane, ils ne se quit¬ teront plus ; ils s'ensevelissent dans une retraite enchan¬ tée. Les bourgeois l'appellent un tombeau, mais pour ceux qui s'aiment, c'est l'asile inviolable de l'amour dans la mort, où refleurit leur vie plus belle, plus heureuse qu'autrefois. L'imagination, le cœur surtout, peuvent agrandir la portée de ce livre, mais en réalité c'est le tableau de notre vie intime dans la profonde solitude où le proscrit s'ensevelit de '1858 à 1870. Nous appelions notre habitation de Veytaux le Tertre vert de Merlin. C'est là, malgré l'isolement absolu, que recommencent les jours fortunés de Merlin et de Viviane; ils finirent par oublier que le temps marchait, tant ils se sentaient re¬ tranchés des vivants et absorbés par des pensées éter¬ nelles. Quand on ne connaîtrait rien de la vie de l'exilé, elle serait révélée par ces deux livres : l'Amour dans la mort et Félicité ! félicité ! Le premier chant de Merlin dans son sépulcre a été notre force contre la solitude et devient aujourd'hui une force contre la mort. Profession de foi sublime qui dé¬ voile l'âme d'Edgar Quinet : « J'ai choisi le silence, le monde a choisi le tumulte. J'ai choisi la justice et le monde l'iniquité. J'ai préféré la liberté et le monde a pré¬ féré l'esclavage. J'ai aimé la lumière et le monde les té¬ nèbres. J'ai aimé la vérité et lui le mensonge. Il est juste, il est bon, il est sage que nous habitions aux deux bords opposés, lui dans ce qu'il appelle la fête, moi dans ce qu'il appelle le deuil; lui dans ce qu'il nomme la vie, moi dans ce qu'il nomme la mort (326- 330). « Je défie le tombeau, il ne glacera pas mon cœur. Je défie la nuit, elle ne fera pas les ténèbres autour de moi. Je défie.l'exil, il ne m'ôtera pas mon foyer. Je défie l'oubli, il ne me dévorera pas. Je me ris de la douleur, elle est déjà passée. Je me ris de la mort, elle est venue et c'est moi qui l'ai ensevelie. » C'est la page la plus haute du livre. La légende veut que les peuples se rendent en pèleri¬ nage au tertre vert de Merlin (voyez l'Arioste). Mainte XOTES 485 page renferme une des conversations de l'exilé, où, après avoir exhalé son indignation contre les oppresseurs de la France, et contre les sophistes qui cherchaient à per¬ vertir les générations nouvelles, tout à coup son cœur s'amollit à l'image de la terre natale: « Parlez-moi de la douce France » (335-336). Enlin tout ici part d'un sentiment vrai. Le proscrit enseveli dans la solitude laisse parler son cœur; parfois il craint de montrer ce qui est trop intime, trop personnel, et alors il s'enveloppe de fictions. Livre XXII. — Dans son sépulcre, Merlin travaille sur¬ tout pour les opprimés, les peuples ensevelis comme lui. Les nations se sont toujours entr'égorgées sans savoir pourquoi, enténébrées par ceux qui ont intérêt à les main¬ tenir dans la nuit, dans la mort (p. 343-344). Le grand jour de la liberté ouvrira les yeux aux plus aveugles. Le temps éclaircira plus d'une vérité cachée sous la légende et démontrera la justesse de ces prophéties. La fable d'Atlas reçoit l'interprétation la plus naturelle à une épo¬ que où l'équilibre mal établi de l'Europe amène des sou¬ lèvements de peuple ou sert de prétexte aux annexions royales. C'est la justice qui rétablira l'équilibre et empê¬ chera les États de crouler (p. 345-349). Enfin, dans sa demeure souterraine, Merlin aidé par Viviane écrit les grondes épopées du xne siècle et tous les chefs-d'œuvre que Rabelais, Molière, Lafontaine, Vol¬ taire signeront plus tard de leur nom; Edgar Quinet lui- même y puise cet ouvrage. Ses vues d'écrivain, sa pure religion de l'art, est dans cet aveu : « J'écris non pour le bruit ni même pour la renommée, j'écris pour la vérité. » « Infatigable, il se remettait à l'ouvrage et oubliaitparfai- tement qu'il était enterré. Il ne travaillait jamais pour l'amour de l'or, ni pour le besoin de vivre. Il ne flattait pas le caprice, la dépravation ; il dominait son public, ou plutôt, il n'y pensait jamais. Avait-il fait une œuvre : point de repos! il en composait une autre d'un genre tout différent » (p. 362-366). La critique a reconnu la variété prodigieuse do style dans Merlin ; le ton du conteur y domine; et l'ouvrage merlin l'enchaxtkui! conserve la couleur un peu archaïque des poëmes de chevalerie. Ainsi à la fin du livre XXIV, voyez l'intermède de la Belle au bois dormant et d'Endymion (p. 449), ma¬ riage de la fable païenne et de celles du moyen âge. Il faut ajouter ceci: aucun livre n'est mieux fait pour inspirer le crayon d'un artiste, car véritablement chaque scène se détache en vignettes. Livre XX11I. — La conversion de l'enfer, n'est-ce qu'un beau rêve de l'humanité transformée ? Verrons- nous enfin la régénération par la douleur, par la mort, par les désastres de 1870? Si au début de l'ouvrage, l'enfer représentait la société du coup d'Etat, la conversion du vieux monde de la réaction est indiquée dans ce livre XXIII. Usée par ses propres ruses et ses mensonges, abandonnée par ses conseillers les plus néfastes, la dou¬ ble tyrannie cléricale et politique cessera de faire des dupes. Elle ne pourra plus exercer sa puissance, trouver des alliés, régner par la terreur, asservir les foules. Le peuple lui échappera, et par là le gouvernement des af¬ faires passera en d'autres mains; le vieux monde, obligé de capituler, murmure déjà : Allons! l'enfer s'en va ! Si cela ne se dit pas encore distinctement à l'heure où nous écrivons ces lignes, on peut entrevoir que le moment approche. Le roi du mal lui-même est écœuré à la vue de cet enfer dégénéré qui ne sait que mentir, où l'hypocrisie remplace la violence ouverte, où Tartuffe, Escobar, l'em¬ portent sur Torquemada. Le prophète découvre dans le tombeau Dieu, que les hypocrites lui ont voilé pendant la vie, le Dieu caché au fond des choses les plus secrètes (p. 417-423). Livre XXIV. •—-L'anarchie du mal détruira le mal ; les hommes se lasseront à la fin de tourner dans le môme cercle de mensonges, mensonges stériles, car ils n'ont rien produit de ce que les sophistes ont promis. Destruction du vieux passé, avènement d'un ordre nou¬ veau fondé sur la justice, garanti par des faits, non par de vaines paroles, voilà le sens de l'Enfer écroulé. Le VOTES 487 temps, mis au service de la liberté, mine el renverse les tyrannies politiques et sacerdotales. L'avenir ressuscite enfin, la justice arrive au tombeau de Merlin (p. 442-445). C'était le vœu touchant que le pros¬ crit formait pendant vingt ans : « Mort implacable ! fais que je revoie, un seul jour cet avenir de justice ! » Les songes s'expliquent aisément (p. 447): Rome s'écroule, l'Italie est délivrée, l'Allemagne tremble, le lion de la justice rugit et les Gaules s'ébranlent (1). Les dormeurs se réveillent, le jour du triomphe appro¬ che. Jacques Bonhomme, instruit par l'adversité, est le premier à donner le signal : « Peuples debout, voici le jour ! » Ils sortent enfin du sépulcre ; et le proscrit qui a atta¬ ché son existence à leur rédemption les salue : « Est-ce toi, Italie, qui devances les autres ?... Est-ce toi, ô la plus aimée, France ?... » (P. 454.) Pour empêcher les nations de retomber dans la mort, Merlin détruit le tombeau. Qui ne comprend cette pensée féconde, la régénération, la réconciliation des peuples, par la liberté, par l'amour ? La transformation de Jacques Bonhomme commence à se réaliser, puisque le peuple éclairé par les désastres de 1870 et les aventures sanglan¬ tes de l'Empire est guéri du mililarisme et fort dégoûté des gens de guerre. Si Jacques n'est pas encore tout à fait i'homme nouveau attendu par Merlin, on peut affirmer qu'il s'accoutume fort bien à porter la couronne (p. 463), et certes on était loin de l'espérer, quand ce livre fut écrit. Son coeur épuré, péhétré par le sentiment de la justice ne demande rien à la vengeance, et lout au droit. Il connaît sa force, il prend goût à la lumière, il aspire aux destinées de son frère le Yankee avec lequel il con¬ verse au moyen du câble électrique, en attendant une plus intime alliance. Enfin le jour viendra oû il agrandira son héritage, en ensemençant les terres arrachées à l'en- (1) Voyez pour la partie légendaire, cycle d'Arlhus, cycle de Gharlemagne, les Epopées françaises inédites du douzième siècle et, l'Histoire de la Poésie. Œuvres complètes, tome IX. 488 MERLIN L'ENCHANTEUR fer. Ce beau rêve et d'autres de ce genre ont fait notre consolation pendant l'exil. Le final Triomphe, d triomphe! ne renferme pas une pensée personnelle; le couronnement de l'œuvre d'Edgar Quinet, sa récompense, c'est le triomphe de la liberté, c'est une ère nouvelle pour la France à jamais délivrée du sépulcre dans lequel nous l'avons vue engloutie. En songeant à tout ce qu'elle a encore souffert depuis 1870 on peut conclure que la dernière prophétie de Merlin n'a pas encore reçu son entier accomplissement. Quand les idées d'Edgar Quinet seront adoptées, alors, mais alors seulement, la France pourra faire retentir ce cri ; Triomphe, 6 triomphe ! FIN DES NOTES DU TOME SECOND TABLE DU TOME SECOND LIVRE XIII les messages Pages. i. Pourquoi pleures-tu ? ' h. Le bois du roi 3 in. La fée verte 7 iv. Phébus le félon !•> v. Un songe. 16 vi. Les fleurs en deuil 18 vii. Viviane et la madone 23 vin. Il y a un plus grand enchanteur que toi 26 ix. La fée des Alpes 28 x. Où vont les cascades? 83 xi. L'arbalète.. . 34 xn. Quoi! si tôt? 88 xiii. L'ennui de vivre 40 xiv. Une dispute d'amants 43 xv. Mourir ou faire quelque chose 49 xvi. Pardonne! xvn. Vous ne savez ni aimer ni haïr 58 LIVRE XIV les jeux i. Les sophismes 6y il. Les filles des ruines 84 ■ ni. Euphrosine 83 TABl.E DU TOME SECOND LIVRE XV MARINA Pages. i. La nouvelle Hélène 97 h. La grotte d'azur 101 m. Prophétie sur la Morée et les Iles.. . 109 iv. Deux lèvres de corail 114 v. La simple vérité 120 LIVRE XVI LE PARADIS RETROUVÉ. i. Le prêtre Jean 125 il. L'Éden 138 m. Plus loin! plus loin! 146 iv. Que faisons-nous de nos jours ! 148 LIVRE XVII L'EL -DORADO. i. Les bâtons flottants 157 il. Los romances 161 ni. Les échelles de soie : 104 iv. Les tours vermeilles 169 v. Assez joué avec le ciel et la terre ! 173 vi. Oméania 175 LIVRE XVIII DuLORÈS. i. Colibri! colibri! 187 ii. Ou es-tu, beauté sans caprice et sans tache? .... 191 iii. Le souper mémorable 194 iv. L'âme consumée 197 v. Un contrat de mariage 200 vi. Merlin à Diane de Sicile 210 vu. Épilhalame 214 vin. Pourquoi sont-elles en deuil? 215 TAULE UU TOME SECONLt 491 LIVRE XIX l'enchanteur désenchanté. Pages. i. Nous étions jeunes, vous et moi 221 ii. Cherchez un autre enchanteur 224 ni. Les esprits follets 226 iv. Les spectres 230 v. Un glas 235 vi. La peste noire 240 vu. Vit-il encore? 244 vin. Les sept dormants 251 LIVRE XX le sommeil d'airain. i. Merlin le sauvage 250 il. L'ermite Ogrin 262 m. Les lamentations de Kantasus 264 iv. Les oiseaux moqueurs 275 v. Le testament 276 vi. La mort des génies 270 vu. Le livre enluminé 286 vin. Le fléau de Dieu 290 LIVRE XXI l'amour dans la mort. i. Le chêne de Merlin 303 il. Comment on enchaîne un homme sons lien 311 m. Dialogue de deux bourgeois 314 iv. La tour d'ivoire 315 v. Premier chant du sépulcre 326 vi. La harpe 337 LIVRE XXII félicité! félicité! i. Les luîtes de Merlin 341 il Les Titans. 345 m, Le fuseau 349 492 TABLE DU TOME SECOND Pages. iv. Le courtisan Gauvain 353 v. Il n'est point mort 355 vi. Les œuvres et les jours 361 vii L'espérance plus nécessaire que le pain 378 vin. Depuis quand la tombe enfanle-t-elle? 380 ix. L'enfant sera plus grand que son père 383 LIVRE XXIII conversion de l'enfer. i. L'enfer s'en va. . . .- 389 il. L'aïeul 391 m. Chœur des ténèbres 404 iv. Etes-vous le grand Pan? 412 v. La demeure des éclairs 417 LIVRE XXIV triomphe ! ô triomphe ! i. Le rameau de coudrier 425 il. La poussière des aïeux sera renouvelée.1 426 m. L'enfer dupe de l'enfer 432 iv. A genoux! 436 v. Qui m'a versé du pavot? 439 vi. Un ami fidèle 442 vu. La Belle au bois dormant 449 viii. L'aubade 451 ix. Une ronde autour d'un tombeau 455 x. L'amulette 458 xi. Le village 459 xii. Qu'a-t-il a envier? 462 xiii. Où l'on entend les merles siffler 464 xiv. Des deux bords de l'Océan 466 xv. Triomphe 467 Notes 475 Notes de Mm= Edgar Quinet 477 fin de la table du tome second Clicliy. —iiiipr. Paul Dupont, 12, rue 4u Bac-d'Asniéres. 'IHG, t-is.) é'.Gç \ SOUSCRIPTION NATIONi jE A L'ÉDITION DES ŒUVRES COMPLÈTES ' D'EDGAR QUINET I ■ pi•'-. -r-' ■*'-4-.V'-" 1.1 jjm % .vv Vy- '-â^jsgjjl Les admirateurs du grand penseur et du grand écrivain que France a perdu l'année dernière, ceux qui regrettent dans Edgar Quinet !e patriote inébranlable comme l'éloquent et profond philosophe, jugeront tous, comme nous, qu;;- le pays qu'il a tarit honoré doit un monument à sa mémoire, et que le monument le plus digne de lui serait la.publication intégrale de ses œuvres. Nous proposons donc à ceux de nos concitoyens qui partagent i senti¬ ments que nous avons voués à ce mort illustre, l'ouverture d'une ...souscrip¬ tion pour aider à préparer et à commencer cette œuvre vraiment nationale Cette souscription serait fixée à 20 francs. Il nous a paru qu'il conviendrait d'inaugurer la série des œuvres d'Edgar- Quinet par la publication de sa correspondance inédite, qui ne saurait man¬ quer d'offrir de précieux documents à l'histoire contemporaine. Les personnes qui enverront une souscription do 20 francs auront droit à recevoir deux volumes de Lettres inédites, ai quatre volumes des OEuvres complètes. Edmond ABOUT, Publiciste; BARDOUX, Député; BATAILLARD, Publiciste; Louis BLANC, Député; II. BUISSON, Député; CAUNOT, Sénateur; CASTA- GNÀRY, Conseiller municipal; A. CRÉMIEUX, Sénateur; A. DUMESNIL, Publiciste ; J. FERRY, Député; GEUMEIl-BAILLIÈUE, Conseiller municipal; HARANT, Conseiller municipal; A. MARIE; H. MARTIN. Sénateur; LAURENT-PICHAT, Sénateur; E. LEFÈVRE, Conseiller municipal ; P. MEUBICE, Publiciste; E. MILLAUD, Débuté ; E. NOËL, Publiciste; E. PELLETAN, Sénateur; A. PRÊAULT; Dr ROBIN, Sénateur ; SPULLKR, Député; TIERSOT, Député ; VACQU.ERIE, Publiciste; E. VALENTIN, Séna¬ teur; Victor HUGO, Sénateur; VIOLLET-LE-DUC, Conseiller municipal. Adresser les souscriptions à la librairie Germer-Baillière, 8, place de l'Odéon. ŒUVRES COMPLÈTES DE EDGAR QUINET i re et 2e séries Vingt volâmes in-! 8 : Soixante francs. •• ' CHAQUE VOLUME SEPAREMENT .* 3 FR. 50. philosophie. - college de france: génie des religions, origine des dieux, les jésuites, l'ultramontanisme, introduction a la philosophie de l'histoire, Essai sur IIerder, Le Christianisme et la Révolution Fran¬ çaise, Philosophie de l'Histoire de France, Examen de la Vie de Jésus. histoire. — critique litteraire : les révolutions d'italie. marnix, Fondation de la République des Provinces-Unies, La Grece moderne, Allemagne et Italie, Lés Roumains, Mes Vacances en Espagne, Histoire de la poésie, épopées françaises, mélangés. politique et religion: enseignement du peuple. LA révolution re¬ ligieuse au xixe siècle, Situation morale et politique, la Croisade Romaine, Pologne et Home, État de siège, Le Panthéon, OEuvres diverses, poemes : Ahasvérus, Prométuéë, Napoléon, Les Esclaves, (i" série.) La Révolution : Histoire de la Campagne de 1815, Merlin L'Enchanteur, Histoire de mes idées (Autobiographie), Correspondance. (2^ Série.) Cligiiy. — Imp. PAUL DUPONT, rue du Bac-d'Asnières, 12. (1882, 2-8.) MJEÏWÏI.K. i'ENCHAM'ïflti EXCLU DU PRÊT