Prosateurs Français Contemporains il LES ÉDITIONS RIEDER - PARIS - MCMXXXV • 12e édition PANAIT ISTRATI édilemnée COUCHER DU SOLEIL MÉDITERRANÉE DU MÊME AUTEUR Aux Éditions Rieder : Les Récits d'Adrien Zograffi : I. Kyra Kyralina. II. Oncle Anghel. III. Les Haldoucs : a) Présentation des Haldoucs. b) Domnitza de Snagov. IV. Enfance d'Adrien Zograffi : Godine. V. Adolescence d'Adrien Zograffi Mikhaïl. Vie d'Adrien Zograffi : I. La Maison Thùringer. II. Le Bureau de Placement. III. Méditerranée (Lever du Soleil). IV. Méditerranée (Coucher du Soleil). Vers l'autre flamme : I. Après seize mois dans l'U. R. S. S. II. Soviets 1929. III. La Russie Nue. Le Pêcheur d'épongés (pages autobiographiques). Tsalsa-Minnka. Chez d'autres Éditeurs : Nerranlsoula (Éd. de France). Les Chardons du Baragan (Grasset). Mes Départs, pages autobiographiques (Lib. Gallimard). La Famille Perlmulter (en collaboration avec J. Jéhouda) (Lib. Gallimard). Isaac (plaquette) (Hessler, Strasbourg). Pour avoir aimé la terre (plaquette) (Denoël et Steele). PANAIT ISTRATI VIE D'ADRIEN ZOGRAFFI ★ ★ ★ ★ MÉDITERRANÉE COUCHER DU SOLEIL DOUZIÈME ÉDITION LES ÉDITIONS RIEDER 108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN PARIS MCMXXXV IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE : 2 EXEMPLAIRES SUR HOLLANDE VAN GELDER ZONEN, NUMÉROTÉS 1 ET 2 20 EXEMPLAIRES SUR VÉLIN PUR FIL BLANC NUMÉROTÉS DE 3 A 22 100 EXEMPLAIRES SUR ALFA MOUSSE NUMÉROTÉS DE 23 A 122 Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous pays Copyright by les Éditions Rieder, 1935 MOUSSA I une soirée theatrale a damas Le bateau sur lequel s'était embarqué mon pauvre ami Moussa quitta Bey¬ routh un jour de fin de septembre à midi. Il emporta également une partie de mon âme. Cette fois, j'étais bien seul, sans Mikhaïl, sans Moussa. Rester, ainsi, dé¬ pourvu de toute amitié héroïque, et encore à l'étranger, voilà une idée à laquelle je ne croyais pas pouvoir m'accommoder. Je pris aussitôt le train pour Damas. Il me fut pénible de m'éloigner de la Méditerranée, cette autre partie de mon âme. Oui, sans mes amis et sans la Médi¬ terranée, que restait-il de moi-même ? Je l'avais toujours avoué : seul je ne vaux pas grand'chose. Il me faut beaucoup aimer, 8 MÉDITERRANÉE quelqu'un, quelque chose, pour que je ne me sente pas nul et vide comme une vieille courge ignorée, abandonnée dans un champ de maïs, après la cueillette. C'est ainsi que je suis fait. Et rien que de voyager seul de Beyrouth à Damas, je soupirai tout le long du che¬ min. Je pensais tantôt à Moussa, qu'un méchant cargo ballottait en haute mer, tantôt à Mikhaïl, qui priait hypocritement à Mont-Athos, cependant que moi, triste comme un chien quitté par son maître, je me faisais cahoter par monts et par vaux dans un amas de ferrailles et de planches disloquées qu'on nomme train. Il me déposa, un après-midi, dans ce Damas qui doit être la ville la plus poussiéreuse de tout l'empire d'Abdoul-Hamid. La plus laide et la plus sale, également. Il me suffit de la traverser pour m'en convaincre. Aussi, mon ennui fut grand de me voir errer seul dans ces parages de l'Anatolie. Et lorsqu'un homme pauvre se sent trop malheureux, il va à l'encontre de tout ce que la sagesse lui conseillerait en matière de bien-être. Je fis de même. J'allai me délester de mon sac dans la première au- COUCHER DU SOLEIL 9 berge où je pus me faire entendre en grec; puis, oubliant qu'une demi-livre turque (1) était toute la protection que le ciel m'ac¬ cordait contre la faim, à ce moment-là, je cherchai promptement à me divertir, ou plutôt à m'étourdir, à me lamenter et à m'apitoyer sur moi-même devant un verre d'eau-de-vie et un bon narguilé. C'est, dans nos temps modernes, la seule consolation dont dispose l'indigent sentimental déses¬ péré, lorsqu'il se voit périr d'ennui. Je me trouvais au centre de la ville, sur une vaste place où les tourbillons de poussière dansaient autour d'une monu¬ mentale colonne de bronze surmontée d'une petite mosquée dorée. Hormis les grands bazars, riches de mouvement et de couleurs, que je venais d'apercevoir en courant, tout me semblait un cauchemar dans cette ville : toutes ces rues-tunnels, ces bâtiments déla¬ brés aux entrées suspectes et jusqu'à cette place vide, avec sa colonne hideuse et la poussière qui m'aveuglait. Mais il y avait là un beau café turc, à la terrasse accueil¬ lante, d'où on pouvait regarder les allées (1) A l'époque, 12 francs-or, environ. 10 MÉDITERRANÉE et venues du public devant l'édifice des Postes, ainsi que devant un petit théâtre voisin dont les grosses affiches, écrites à la main et couvertes de caricatures multico¬ lores, annonçaient je ne sais quel spectacle amusant. Cette affiche bête m'attirait irré¬ sistiblement. On y voyait des hommes ridiculement grimés et vêtus, tandis que les femmes, toutes en jupes très courtes et montrant de beaux seins, de belles jambes, dominaient l'affiche par leurs attitudes provocantes. En dessous de chacune, on vantait copieusement leurs charmes fémi¬ nins et leurs talents. Grecs, Turcs, Arabes s'arrêtaient lon¬ guement, contemplaient les chairs volup¬ tueuses et s'en allaient, en se grattant partout, Je ne voulus rien savoir de la misère qui me guettait. Je bus mes petits verres, fumai mon narguilé et après avoir changé mon faux-col contre un autre plus propre que j'avais dans la poche, j'allais, dès sept heures et demie, m'installer au premier rang des « fauteuils d'orchestre ». Ils s'ap¬ pelaient ainsi, ces « fauteuils », mais ce n'étaient que de malheureuses chaises, à COUCHER DU SOLEIL 11 l'exemple de 1' « orchestre », qui n'était qu'un vulgaire piano, dans ce « théâtre », qui ressemblait plutôt à une baraque de foire. Je m'étais placé juste au milieu, derrière le pianiste, afin de mieux voir tous ces tré¬ sors charnels peints sur l'affiche. J'en bavais de plaisir, comme un jeune chien. Et sûre¬ ment je ne m'y trompais pas, car une foule masculine très excitée envahit la salle aus¬ sitôt après mon arrivée, ne laissant plus un seul strapontin libre. Je me félicitai d'être venu tôt; et ma sensuelle curiosité grandit encore plus, devant ce parterre de fez, ces étalons humains aux gros nez cro¬ chus, aux yeux brillants écarquillés comme des phares, aux bouches d'ogre mâchant le désir. La salle, assez grande, n'avait que ce parterre et une rangée de « loges », qui se remplirent de familles cossues, en partie européennes. Naturellement, les « loges » aussi étaient comme le reste des cases en bois nu et vermoulu, dont la balustrade seule était tapissée de velours rouge, affreu¬ sement râpé par le frottement des bras. N'empêche, le public, frémissant, avait 12 MÉDITERRANÉE les narines dilatées, réclamait le lever du rideau bien avant l'heure fixée et criait des noms en improvisant les diminutifs les plus cocasses et en avouant des désirs assez précis, les Grecs surtout : — Mamitsika (1), ah, tes nichons ! — Podaraki-mou (2) montre-toi, ou je crève ! Mais notre attente fut longue, même après neuf heures sonnées. Et comme tout le monde avait les yeux fixés sur une « loge » d'avant-scène qui seule s'obstinait à rester vide, je demandai à mon voisin de droite, un Grec, si on attendait quelque personnage important. — Comment : tu ne sais pas ? Mais c'est toujours à cause de ce salaud de consul russe ! Il se fait un plaisir de venir tard, afin de nous martyriser, nous faire éclater la bile, cet avorton ! — Et le théâtre attend son arrivée, pour lever le rideau ? — Bien sûr ! Ah ! je comprends, tu n'es pas au courant, tu dois être fraîchement tombé à Damas. Eh bien ! c'est lui qui (1) Petite maman. (2) Mon petit pied. COUCHER DU SOLEIL 13 comble les déficits, qui fait venir les meil¬ leures troupes et les retient le plus long¬ temps possible, ce pourquoi nous lui som¬ mes, tous, grandement redevables. Oui, heureusement : c'est parce qu'il s'ennuie que nous en profitons. Mais enfin... tout de même... Il nous exaspère avec ses re¬ tards ! Il se fout de nous ! Regarde comme chacun crève d'impatience ! D'un geste majestueux du bras, mon in¬ terlocuteur me montre tout un parterre de faces hilares. Puis, allongeant un index interminable vers le centre du rideau, où il y avait un énorme trou, qu'un œil ma¬ quillé bouchait à tout instant : — Vois-tu ? ajoute-t-il ; même les ac¬ teurs ne tiennent plus en place ! Ce soir, le Prince se paye trop nos têtes ! — C'est un prince, ce consul russe ? — Oui... Un tout jeune prince débauché, que son père a fait nommer consul à Da¬ mas, pour le punir. Mais il n'y restera pas longtemps, car il est fou. Chaque jour il cravache des cochers qui ne se garent pas assez promptement au passage de sa voi¬ ture. Il frappe même les gardiens... Une grêle d'applaudissements salua l'ap- 14 MÉDITERRANÉE parition, dans la loge consulaire, d'un ado¬ lescent imberbe, très grand et fin et beau comme une femme, mais trop grave, pres¬ que blême, dans son superbe uniforme d'officier. Il daigna à peine répondre au salut du public et s'assit, l'air vexé, dans sa cage de planches. Aussitôt le rideau se leva à une allure propre à démolir le pla¬ fond. La scène est vide. Elle représente une salle de tribunal. Le pianiste, qui me tourne le dos, me touchant presque, attaque une marche de circonstance. Une demi-douzaine de juges entre, à la queue leu-leu, puis, l'accusée, une belle femme. Et c'est une ennuyeuse et, heureusement, très courte pantomime qui nous est servie. Je ne comprends rien au drame qui se déroule au moyen de gestes et de grimaces. Le public comprend tout et pleure. Mais les acteurs ne jouent pas pour le public. Lorsqu'ils veulent lire sur un visage l'effet d'une scène, c'est vers la « loge » princière que vont leurs regards. Ils quémandent sans cesse un petit signe d'approbation. Rien. Le Prince est une gracieuse mais sévère statue qui contemple fixement, la COUCHER DU SOLEIL tête inclinée sur sa main droite. Sa bouche sensuelle, son beau front, ses yeux bleus sont marmoréens. Une raie impeccable au milieu du crâne sépare deux belles boucles blondes. On peut le regarder tant qe veut, afin de surprendre un petit mouve¬ ment ; il est immobile et très à son est tout aussi indifférent, princièrement insensible, quand le rideau tombe et se lève, pour lui, cinq fois de suite, et que acteurs viennent en groupe se prosterner devant sa loge. Tout à coup le pianiste se tourne vers moi, et alors je me trouve nez à nez avec Bianchi ! Mais oui, ce brave Bianchi, le pianiste du Cinéma Mignon du Caire, dont je fus, grâce à son entremise, l'homme- sandwich pendant quelques semaines. Je suis heureux de constater qu'il éprouve de la joie à me rencontrer ici. Cet Italien au cœur roumain aime à se souvenir avec tendresse du pays où il a vu le jour et été élevé jusqu'à l'âge du service quant sa mère morte, son père l'a amené en lie, Il parle ma langue sans aucun Je crois, du reste, qu'il est polyglotte, comme tous les aventuriers cosmopolites. 16 MÉDITERRANÉE Nous n'avons pas le temps de nous ques¬ tionner longuement, car le rideau se lève et, cette fois, c'est une revue, des chan¬ sons. Les doigts charnus de Bianchi font retentir la Tonkinoise, au moment où une jolie femme noiraude fait irruption sur la scène, accueillie par un tonnerre d'ap¬ plaudissements. Elle chante en français. Bianchi, sans se gêner, me souffle dans l'oreille, tout en accompagnant la chan¬ teuse : — C'est ma poule ! La trouves-tu belle? Je reconnais en elle une des femmes voluptueuses, peintes sur l'affiche. — C'est une Française? lui demandai-je. — Napolitaine. — Elle me plaît beaucoup. Bianchi joue avec l'aisance profession¬ nelle, me lance un mot, fait une grimace qui provoque le rire de la chanteuse, roule de gros yeux sur les loges. — Elle te plaît ?... Bah... Tu peux l'avoir... — Comment !... Alors tu ne l'aimes pas ? — Nous ne sommes pas ensemble pour nous aimer, mon petit! Je t'expliquerai ça... Je regarde son dos de brave homme, son COUCHER DU SOLEIL 17 profil sculpté par les tourments de l'exis¬ tence incertaine, et je m'attriste. A chaque pas, la vie se révèle mégère à mes yeux. Voilà : Bianchi lui aussi pratique des mœurs peu convenables. Quand sa « poule » a fini son « numéro », il se retourne vers moi : — Je te disais donc qu'il n'est pas ques¬ tion d'amour. Mariette n'a pas la vie facile. Moi non plus. Nous avons, en échange, une certaine expérience qui nous conseille de ne pas être dupes. Comprends-tu ? Alors, il est entendu : nous nous rendons des services réciproques. Grâce à elle, je gagne ici une livre sterling par soirée, tandis qu'à Paris, des pianistes devant lesquels j'aurais honte d'exhiber mon sa¬ voir, jouent pour cent sous dans les cinémas de la périphérie. De son côté, Mariette fait plus d'impression sur ces couillons de prin- ces-là lorsqu'elle est accrochée à mon bras, que seule. Une jeune et belle femme de notre monde... « artistique » n'en impose que lorsqu'elle peut mêler à sa conversation ces deux mots : « mon mari » par-ci, « mon mari » par-là. Tu vois donc : il ne s'agit pas de s'aimer, mais de vivre. Allons, ne MÉDITERRANÉE g 18 MÉDITERRANÉE fais pas cette moue d'écolier réprimandé : un jour ou l'autre, si la vie nomade te devient plus chère que la morale bourgeoise, tu seras obligé de faire comme tout le monde! Et maintenant, écoute ça! c'est seulement pour nous deux... * Sur l'octave la plus haute du piano, il joue en sourdine Ciocârlia (l'Alouette). Ses doigts roulent avëc la rapidité des baguet¬ tes de tambour. Les notes se soudent. C'est presque du violon. Pendant ce temps, son corps se penche avec tendresse sur l'instrument, la poitrine couvre la main qui chante cet hommage matinal de l'oiseau du laboureur, tandis que son visage s'empour¬ pre et ses yeux m'interrogent : « Tu vois ? Je n'oublie pas le pays de ma mère ! » C'est bizarre comme les hommes peuvent être un amas d'amour et de lâcheté... Ce Bianchi... Tout à l'heure, quand il me par¬ lait comme Salomon Klein, le souteneur expert, je le méprisais presque. Puis, le voilà tout près de pleurer sur une rengaine qui lui rappelle la terre de son enfance !... Qu'y a-t-il à comprendre ? Vraiment, nous sommes dans l'erreur quand nous élevons COUCHER DU SOLEIL 19 de si grandes barrières entre le bien et le mal, entre le beau et le laid. Non. Christ a mieux compris la nature humaine ou, si l'on veut, l'œuvre de Dieu, et c'est pourquoi il a tant pardonné à l'homme. Après les chansons en français, très ap¬ plaudies, mais que la moitié des specta¬ teurs ne comprenait pas, fut jouée une courte farce en turc, qui plut aux Euro¬ péens eux-mêmes, puis, surgit sur la scène l'étoile .de la troupe, épouse du directeur, une femme endiablée, très bien faite, mais peu jolie et ne possédant qu'une petite voix, ce qui ne l'empêcha pas de mettre toute la salle debout, d'autant plus qu'elle débitait ses couplets en trois langues : grecque, italienne et arabe. C'est son jeu, son charme, sa vivacité, ses improvisations plaisantes et parfois nettement obscènes, qui captivaient tout le public. Elle tenait sur son bras un panier plein de fleurs et, dans les pauses, pendant que le piano seul répétait les refrains, elle s'approchait du spectateur le plus mal ficelé et timide, lui lançait une fleur et une apostrophe : « Ce soir encore, tu es là ? Et tu ne 20 MÉDITERRANÉE crains pas le courroux de ta femme ? » Le Prince, elle n'arrêtait pas de l'agacer : « Comme tu es solennel !... Mais c'est bête, tu sais ? » Et se tournant vers le public : « Il se croit ici consul et nous prend pour des sujets russes ! » Le diplomate ne comprenait rien, car elle plaisantait en grec. Il daignait sourire imperceptiblement aux actrices qui lui plaisaient et parfois les applaudir molle¬ ment. On n'aurait pas su dire de ce person¬ nage qu'il s'amusait, ni qu'il s'ennuyait, mais il était aimablement présent. Dans l'entr'acte qui suivit, Bianchi al¬ lant voir sa maîtresse, mon voisin le Grec me parla encore de ce noble énigmatique et de sa puissance : —- Les autorités ne lui refusent rien. Il obtient tout ce qu'il veut : il fait punir un tel, ou accorder une place ou des faveurs à tel ou tel autre. Et jamais pour de l'ar¬ gent. Il n'en a pas besoin. Son père paye tout. Aussi, toute sa passion c'est de se montrer fort. Il se peut également qu'il soit bon, compatissant, car c'est lui qui rapatrie les malheureux de toute l'ortho- COUCHER DU SOLEIL 21 doxie qui viennent frapper à la porte de son consulat. Il y en a même qui ont abusé de ses recommandations et se sont enrichis malhonnêtement. Ainsi, par exemple, toute cette bande d'ingénieurs et d'entrepreneurs, escrocs, de la construction du chemin de fer... — Escrocs ? — Parfaitement. Quelques-uns se trou¬ vent même dans ces loges. Ils portent des fez, parce que c'est obligatoire lorsqu'on travaille pour l'Etat turc, mais ce sont des Européens. Eh bien ! ces voleurs ont abusé de sa haute protection et ont roulé le gouvernement. Voilà comment : ayant obtenu des concessions, c'est-à-dire des parcelles de chemin de fer à construire, ils font croire que partout où le terrain est accidenté, les frais d'aplanissement sont énormes et ils s'arrangent pour se faire expertiser par des commissions complai¬ santes, qui se tiennent à un kilomètre d'un monticule, qu'on fait sauter à la dynamite : paf, pouf, par-ci par-là, alors que ces col¬ lines sont de sable, un coup de pioche en disloque des tonnes, voilà l'escroquerie. Certes, les Turcs ne sont pas bêtes, mais 22 MÉDITERRANÉE les pauvres, ils doivent fermer les yeux dans leur propre pays devant un morveux comme ce consul russe. Et ainsi, des aven¬ turiers, descendus à Damas les pieds nus, se sont enrichis du jour au lendemain. Maintenant, ils ont tout fini. Le chemin de fer est arrivé à Médine, et ils ne peuvent aller plus loin ; tout ghiaour serait massacré comme choucroute. De Médine à La Mec¬ que, c'est la terre sainte des musulmans. Les constructeurs, depuis l'ingénieur jusqu'au dernier terrassier, doivent être musulmans. L'homme parlait sans haine intéressée ; plutôt comme un révolté contre l'univer¬ selle injustice. Et son débit était sympa¬ thique, je l'aurais écouté longtemps, mais Bianchi vint réoccuper sa place au piano, le rideau allait se lever sur la dernière partie du programme. —• Que fais-tu après le spectacle ? me demanda-t-il. — J'irai me battre toute la nuit avec les punaises. — Viens souper avec nous. — Qui « nous » ? — Nous, les artistes, qui mangeons et buvons sec, et le Prince qui paye. COUCHER DU SOLEIL 23 —-Je serai donc... son invité ? ! — Il ne te remarquera même pas. Nous faisons cela tous les soirs ; « chez Léon » d'abord, puis, le Prince nous traîne chez lui, toute la bande, et cela dure jusqu'à l'aube. Il y a chaque soir parmi nous, au moins un vaurien comme toi, que nous ga¬ vons de caviar et de Champagne. Le Prince l'ignore toujours. Il ne fait attention qu'aux femmes. Les hommes n'existent pas, pour lui. Le dernier acte fut une mobilisation de toute la troupe et une orgie de joie géné¬ rale, qu'il n'est guère possible de ren¬ contrer que chez nous autres, les Orientaux, qu'aucune culture n'a encore blasés. Les acteurs suaient, à force de bisser les cou¬ plets. La plupart des spectateurs, debout, ivres de plaisir, reprenaient en chœur les refrains préférés. Certains s'embrassaient. Seul le consul restait imperturbable, gen¬ timent distant, malgré les chicanes spiri¬ tuelles dont l'accablait Calliope, la chan¬ teuse gréco-italo-arabe. « Ah ! lui dit-elle, à la fin : c'est ton papa qui t'a recommandé d'être si mortel¬ lement sage ? ou c'est ton naturel ? » 24 MÉDITERRANÉE Puis, haussant une épaule et s'adressant au public : « N'en croyez rien ! Lorsqu'il est seul, avec une femme, il ne fait pas tant de fa¬ çons, j'en sais quelque chose ! » Pour ce qui la concernait personnelle¬ ment, elle n'en savait rien, elle se calom¬ niait. Femme du directeur de la troupe et mère d'un bébé, cette Grecque était, entre toutes ses camarades, la seule actrice hon¬ nête, pudique même, et pieuse, dans sa vie privée; j'ai pu m'en convaincre ce soir-là et les jours suivants. « Chez Léon », où nous allâmes d'abord, c'était une luxueuse épicerie-cabaret, le seul local propre, vraiment européen, de Damas. Le patron, un riche Juif russe, courtois et malicieux, reçut le Prince et les acteurs avec les égards dus aux hôtes de marque, et me toisa, moi qui arrivais en queue, d'une façon spéciale. Bianchi lui dit : — Monsieur est avec nous. Léon acquiesça, l'oeil ironique : — Comédien, également ? —- Oui, et chômeur ! fît Bianchi, me prenant le bras. Et tout de suite il commença à se mettre COUCHER DU SOLEIL 25 le nez dans un tas de bonnes choses et à commander, caviar et poisson fumé sur¬ tout, vrais produits russes, frais, aromati¬ sés, appétissants. Il y en avait pour six personnes. — Qui va manger tout cela? lui deman- dai-je. — Une bonne moitié, nous deux. Le reste sera envoyé à mon hôtel, comme tous les soirs. Le Prince paye sans rien examiner. Depuis une semaine que nous jouons à Damas, je ne me nourris que de ces divines spécialités russes et ne bois que du Cham¬ pagne. Oui, un type comme le Prince on n'en rencontre pas partout. Certes, il se rattrape sur nos femelles (celle du directeur en moins), mais, qu'à cela ne tienne ! La troupe comptait neuf personnes, dont quatre femmes. Le consul les fit asseoir, toutes, près de lui. Et ce fut fini pour tout le temps que nous passâmes au cabaret. Il ignora princièrement ce que les hommes faisaient à l'autre bout de la table. Or, les hommes buvaient comme des trous, des vins du Caucase, du Champagne, des liqueurs, pêle-mêle. Il y avait notam¬ ment le comique de la troupe, un de ces 26 MÉDITERRANÉE hommes nés pour provoquer le rire sans qu'ils s'en donnent la peine. Grec originaire d'Odessa, bon ami de la terrible vodka, il en avalait, comme si c'était de l'eau. Ce n'est qu'avec lui que le Prince échangeait parfois un mot, en russe, l'invitant à dire des bêtises aux femmes et à les faire rire. Le comique se fâchait, disant qu'il en avait assez de jouer sur la scène, « pour les imbé¬ ciles ». Au cabaret, il voulait être « un homme comme tous les hommes ». Mais, plus il se donnait la peine d'être sérieux, plus il déchaînait le rire. Car il était petit comme un nain, très maigre et avait un visage de coq. Sa voix même rappelait les cris du coq. On affirmait qu'il n'avait plus jamais ri depuis le jour où il perdit son fils unique dans le naufrage d'un navire sur lequel ils voyageaient ensemble. Cependant, il ne paraissait pas malheureux, mais que sait-on du cœur de l'homme ? Je crois qu'il était une heure du matin quand nous quittâmes le cabaret. Dehors, dans la rue mal éclairée, le groupe se serra pour échanger des avis. Tous les vêtements sentaient fort l'alcool ; je m'écartai un peu, cela me soulevait le cœur. Même ma ciga- COUCHER DU SOLEIL 27 rette me dégoûtait, et je la laissai tomber à terre. Aussitôt une ombre se détacha de la nuit et la ramassa. C'était le gardien public. Il nettoya le mégot, tira avec avi¬ dité, me souriant bravement, puis, il me dit quelque chose que je ne compris pas. Bianchi lui lança une monnaie. Le groupe s'ébranla vers la demeure du prince. Je voulus m'en aller chez moi. Je grelottais. « Non ! dit Bianchi, me prenant le bras ; viens, tu verras des choses drôles. » Je me laissai traîner, la tête lourde ; et au bout d'une demi-heure de trimbalage à pied, dans la nuit et la poussière, une porte massive s'ouvrit et nous avala. Dans le vestibule, deux cosaques géants se préci¬ pitèrent sur les manteaux des dames et sur les pardessus des messieurs. Le mien, passa¬ blement râpé et crasseux, je tâchai de le dissimuler aux yeux du féroce domestique, mais celui-ci tint à me l'arracher des mains. Il en fut puni, car je le vis l'accrocher, avec une grimace de dégoût, dans un coin à l'écart des autres vêtements. Nous nous retrouvâmes, tous, dans une vaste pièce remplie de divans moelleux, 28 MÉDITERRANÉE tabourets, coussins richement brodés, somp¬ tueux tapis. Au milieu, très loin de chacun de nous, une grande lampe à pétrole brûlait sur une table ronde. Son abat-jour vert foncé lui enlevait toute possibilité d'éclai¬ rage. Nous distinguions à peine nos visages. D'ailleurs, les convives sommeillaient, ivres et pris de lassitude. Seul le prince voulait encore que l'on soupât d'un « fameux bortch » qui, paraît-il, nous attendait. Les acteurs répondirent qu'ils n'étaient capables d'avaler que du café turc, qui nous fut servi. Mais, malgré le café, ils s'endor¬ mirent l'un après l'autre, étendus sur les divans. Il ne resta, pour tenir compagnie au prince, que Bianchi et sa maîtresse. Compagnie muette. De temps en temps, chacun bâillait discrètement. Je sentais que le consul commençait à me découvrir, placidement, et je me de¬ mandais ce que je faisais là et où étaient « les choses drôles » dont parlait Bianchi. Celui-ci comprit mon malaise et vint s'as¬ seoir près de moi, à l'autre extrémité de la pièce. « Ce soir, ils ont trop bu, fît-il. Dommage ! Le prince a un aigle apprivoisé, très amu- COUCHER DU SOLEIL 29 sant, mais, cette fois, le spectacle est raté. » Et, se levant, il battit des mains : « Hé, les dormeurs ! Allons à nos pé¬ nates ! » Tout le monde se leva, ahuri, et se pré¬ cipita vers le vestibule, mais je vis le prince prendre la main de l'amie du pianiste et la forcer de s'asseoir dans le coin le plus obscur du salon. — Non, non, protestait la Napolitaine, j'ai besoin de dormir ! — Restez encore un peu ! suppliait l'aris¬ tocrate. Quand le dernier acteur fut parti, Bian- chi me frappa du coude : — Je crois que le Russe veut coucher avec ma poule ! Faisons semblant de partir. — Moi, dis-je, j'aimerais vraiment m'en aller, surtout maintenant qu'il n'y a plus que nous trois ; le prince va s'apercevoir de ma présence. Je serais bien confus s'il me demande à brûle-pourpoint qui je suis. — Je lui répondrai, moi. — Certes, mais, tout de même, ma place n'est pas ici. Je n'ai pas l'habitude de fré¬ quenter les nobles et je me sens gauche dans une telle maison. 30 MÉDITERRANÉE Je me levai. Bianchi me retint : — Regarde, dit-il, me montrant les deux autres, ils ont commencé un écarté. Non, le Russe ne pense pas faire l'amour ce soir. Tu n'as pas soif ? Je vais demander du Champagne. Il n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche : deux valets entrèrent, portant une table garnie de sandwiches et de boissons ; ils la posèrent près du prince, qui s'empressa de servir la belle Italienne. — Allons voir ce qu'ils ont apporté, dit le pianiste. Je ne bouge pas d'ici ! Je patientai encore une demi-heure, puis, je ne tins plus en place. Je n'avais pas envie de dormir, mais je m'ennuyais, ou plutôt, l'ennui des autres me gagnait, à mon tour. L'écarté n'avait duré que le temps de fumer une cigarette, et le prince jetait les cartes, se renversant sur les cous¬ sins. Il ne paraissait guère fatigué. Son regard, quoique vague, et son esprit, tou¬ jours lointain, ne le montraient pas moins éveillé et avide d'une compagnie, d'une présence. Je ne crois pas qu'il s'ennuyait, et sa COUCHER DU SOLEIL 31 placidité n'était point hostile au bavardage, à l'agitation des autres. C'était un type très intéressant, ce pauvre prince exilé. Je commençai à le prendre en sympathie, le voyant, là, incapable de se décider à laisser partir sa pitoyable compagnie et se conten¬ tant de si peu, lui, qui avait dû connaître le monde le plus brillant qui soit. Puis, sa figure, une des plus ouvertes que j'eusse jamais vues, me plaisait. Elle semblait n'avoir rien à cacher au monde : blanche, lisse, lumineuse comme un nénuphar. Et sans cesse égale, égale dans l'amabilité, la distinction et la tolérance, depuis six heures quq je la contemplais. Ah ! comment était-il possible- que cet homme battît les cochers dans la rue ! Je songeais à tout cela, dans la torpeur de l'ennui, quand un cosaque entra brus¬ quement, se cabra devant son maître, dans un terrible garde-à-vous, et raconta quelque chose, qui fit écarquiller les yeux du prince. Puis, consultant sa montre : « Voilà huit heures qu'une femme, venue tout en larmes pour me demander audience, m'attend dans la salle du consulat. On l'avait oubliée. Et elle s'était endormie. » 32 MÉDITERRANÉE La femme fut introduite. Une très belle Grecque, dans la trentaine, qui ne savait parler que sa langue. Ses vêtements, pro¬ pres mais assez modestes, étaient encore en désordre, ainsi que ses cheveux. Pour les arranger, ses mains allaient partout, de la tête au bas de la jupe, tournoyant comme les ailes d'un moulin à vent. On voyait bien que les domestiques l'avaient bous¬ culée un peu, furieux de s'entendre sonner — trois heures du matin — de la salle du consulat et d'être obligés d'avouer à leur maître la présence d'une étrangère, dans la maison, à cette heure impossible. Il n'y eut du mal pour personne, car le maître ne fut qu'étonné, mais il voulait maintenant comprendre ce que disait l'in¬ truse, et voilà comment m'échut le rôle imprévu d'interprète. C'est-à-dire, je tra¬ duisais à Bianchi les paroles de la jeune femme, et le pianiste les rapportait en fran¬ çais à notre hôte. Celui-ci, gentilhomme avant tout, Don Juan ensuite, pria d'abord l'étrangère de prendre place à table et de se rafraîchir. Comme la Grecque hésitait, farouche et coquette à la fois, le prince vint la mettre Coucher du soleil 33 à l'aise en lui enlevant, avec élégance, l'énorme chapeau qu'elle portait et que de redoutables épingles fixaient à sa riche che¬ velure d'ébène. « Veuillez dire à cette visiteuse, fit-il, qu'ici je ne suis pas un consul, mais un amphitryon. » Cette aventure nous amusa tous. Nous nous remîmes à manger et à boire, quand la jeune femme, tout en me racontant son odyssée, trahit un impressionnant appétit. Le prince suivait son récit d'un œil expert, mais il était clair que la Grecque ne mentait pas. Elle venait d'Alep. Son mari, sujet otto¬ man, l'avait quittée depuis quelques mois pour ne plus donner signe de vie. Elle le croyait parti en Grècè, car le ménage vivait en mauvaise intelligence, par la faute de l'homme qui portait tout l'argent au jeu. Maintenant, les économies réduites à quelques dizaines de livres sterling, elle faisait des efforts désespérés pour ouvrir une petite boutique à Damas, mais les autorités la chicanaient impitoyablement. Et elle priait « à genoux Son Excellence » de venir à son secours. MÉDITERRANÉ* S 34 MÉDITERRANÉE Son Excellence demanda : — Est-ce tout ? — Tout. — Bon. Vous aurez demain soir votre autorisation. Elle lâcha un cri de joie et voulut baiser la main du consul. Celui-ci la retint près de lui et fît un signe au cosaque qui dis¬ parut. « Ça y est ! me dit Bianchi. Tu verras l'aigle ! » En effet, un magnifique grand duc, de la taille d'un aigle, fut mis sur la table où se trouvait la seule lampe qui éclairait la pièce. Il était calme. Exposés à la lumière, ses yeux énormes, couleur jaune-ambre, regardaient dans le vide avec leur étrange fixité. Une paupière intérieure, bleuâtre, passait parfois sur ces yeux qui semblaient être de verre, et justement je voulais aller les examiner de près, quand le prince lança un sifflement aigu. L'oiseau battit des ailes, une seule fois, et éteignit la lampe. Aussitôt un baiser se fit entendre dans l'obscurité totale. « Maintenant, dit Bianchi, nous sommes ici de trop. Allons-nous-en ! » II qui est l'auteur d' « hamlet » ? Seigneur, que la vie est insupportable sans une amitié, fût-elle une amitié des plus boiteuses ! Lorsque le destin nous comble de nombreuses affections ami¬ cales, nous nous montrons ingrats, nous cherchons partout la petite bête, toujours prêts à blesser le tendre cœur qui n'a pas su deviner les exigences de notre orgueil. Mais il suffit que la fortune nous tourne le dos pendant un court moment — nous abandonnant à cet amour de nous-mêmes, dont le moins qu'on puisse dire c'est qu'il s'avère inutile dans l'adversité — et nous voilà misérables comme ces orphelins qu'on découvre errant parmi les décombres, le lendemain d'une catastrophe qui aurait emporté tous ceux qui les avaient aimés. Tels nous sommes, jusqu'au dernier. Nous ne vivons pas de notre amour pour nous, t 36 MÉDITERRANÉE mais de l'amour des autres ; parfois, de ceux-là mêmes que nous méprisons. Je méditais sur cette, misère de notre pauvre âme, le lendemain du départ de Bianchi et de sa troupe. J'avais passé en leur compagnie mes quatre premiers jours à Damas, sans plus songer à ma solitude, à ce que j'allais devenir dans ce pays asia¬ tique, si éloigné de ma patrie. Le bon pia¬ niste ne fut pour moi qu'un aimable com¬ pagnon d'un instant, trop immoral et trop simpliste pour me faire oublier l'âme d'un Moussa, encore moins le génie amical d'un Mikhaïl. N'empêche. Son départ m'entoura d'un vide ; je pus juger combien est peu capable de se suffire un esprit même habi¬ tué aux grands horizons humains comme le mien. Oui, Bianchi, le petit aventurier, me manqua. J'errais dans les cafés et par toutes les rues, fouillant les visages, cherchant moins du travail qu'un homme, un autre homme. J'avais remarqué qu'à Damas les belles enseignes étaient fort rares. Seuls Cook et Léon en possédaient. Toutes les autres étaient des horreurs. Je conclus qu'il y avait du bon pain à manger, dans cette COUCHER DU SOLEIL 37 ville, pour un peintre d'enseignes qui tra¬ vaillerait proprement. Et je me dis que je pourrais être ce peintre, malgré mon igno¬ rance totale du dessin. Mais, comment persuader un client de me confier un travail, quand je suis sans atelier, sans le sou, sans domicile presque? Ah ! le vagabondage !... Il a du bon, je le dirai jusqu'à mon dernier soupir, mais l'ordre social est là, lui aussi, avec ses avantages qui s'imposent bien plus forte¬ ment à la majorité des hommes. Aura-t-il un jour raison de mon besoin inné d'indé¬ pendance ? Fera-t-il, de moi aussi, encore un de ses défenseurs ? Ou, peut-être, l'indé¬ pendance ne peut-elle se concevoir qu'au milieu d'une solidarité sociale ? Je méditais sur ce problème de la vie, tout en allant le nez au vent. Et soudain je lus, au-dessus d'une boutique : SIMON HERDAN Ferblantier-Couvreur Celui-là, me dis-je, doit être un juif de chez nous. L'enseigne est en fort mauvais état. Si ce juif est un roumain, il me don¬ nera son enseigne à refaire ët je gagnerai aussitôt un peu d'argent. 38 MÉDITERRANÉE De l'atelier, la tôle frappée avec le mar¬ teau de bois répand un bruit infernal. Deux jeunes ouvriers travaillent, tandis qu'un homme court, gros, ventru, arpente le ma¬ gasin et pérore, gesticule, l'air fâché. Par¬ fois, il sort sur le seuil, regarde dans la rue et respire profondément, comme un asthmatique; Alors, je vois qu'il a les che¬ veux blancs, qu'il est joufflu, lippu, rouge comme une écrevisse cuite. Il est en colère. Mais une colère d'homme bon, cela se voit tout de suite, car, se tenant sur le seuil, sa bouche lance des invectives à ceux de l'intérieur, tandis que sa main charnue se laisse dévorer par un jeune chien-loup, qui aboie et le mord furieusement. En même temps, il me jette des coups d'œil, fort intrigué de me voir rester là, depuis un bon moment, le dos collé contre le mur d'en face et m'occupant de ce qui se passe dans sa boutique. Je le fais, de la manière la plus indiscrète, afin d'attirer son attention. Il n'y tient plus et m'interroge brusquement, en arabe. Je lui réponds en grec : — Je ne vous comprends pas ! N'êtes- vous pas Roumain ? Son visage de pivoine s'épanouit. Il vient COUCHER DU SOLEIL 39 me serrer la main et me parle dans notre langue : — Non... Je ne suis pas Roumain... Je suis Juif, mais Juif de Roumanie. En cette qualité, je t'invite à un narguilé, si cela ne te vexe pas ! — Pourquoi voulez-vous que cela me vexe ? Je ne suis pas un antisémite. Je ne hais aucune nation, aucune race. Nous marchions lentement. Le ferblan¬ tier dit, pensif : — Tu ne hais aucune race... Tant mieux pour toi ! J'entends cela bien rarement, car les hommes sont bêtes. On croit que c'est tellement malin de crier : « Sale Juif! Sale Grec ! Sale Turc ! » Vraiment, je suis un homme âgé, qui ne sais ni lire ni écrire, mais ça ne vaut pas la peine de faire de vieux os sur les bancs de l'école, s'il faut sortir de là pour proclamer dans la rue qu'il n'y aura pas de bonheur sur la terre aussi longtemps qu'on n'aura pas exterminé les Juifs, les Arméniens ou tel autre peuple. Ah! ça, je n'en reviens pas! Et quand je dis cela, je ne suis pas intéressé, car je mange du porc et ne prie en aucune langue. Je suis un homme, c'est tout ! 40 MÉDITERRANÉE Il se tut un moment, puis : — Mais, dis-moi : qui es-tu et qu'est-ce que tu fichais là, devant ma boutique ? — Je suis le bâtard d'unè brave paysanne roumaine, j'aime les livres, l'amitié et le vagabondage, et je m'amusais tout à l'heure à vous entendre engueuler vos ouvriers. Cependant, je ne pense pas que vous soyez un méchant homme. Il me donna une lourde tape sur l'épaule : — Bravo ! C'est vrai, je n'ai pas même la méchanceté d'un canard, mais, voyons, ces gamins m'exaspèrent ! Notre métier, c'est de la géométrie, entendu ! Mais moi, je fais ma géométrie d'abord sur du papier ou du carton, je fais donc le modèle, et quand celui-ci est à peu près parfait, j'en¬ fonce les cisailles dans la tôle, en suivant mon modèle. De cette façon, je vais à coup sûr, tandis que ces savants qui sortent de l'école de métiers, non ! ils méprisent ma bonne vieille méthode, ils passent une demi- journée à griffonner des chiffres, calculent, mesurent dans un sens, dans l'autre, cou¬ pent le matériel et, à la fin, patatras ! Le volume est trop grand ou trop petit ! Ainsi tout à l'heure ; ils s'étaient encore une fois COUCHER DU SOLEIL 41 trompés dans leur calcul, mes savants géo¬ mètres ! Cela leur arrive cinq fois sur dix et ne leur coûte rien, mais, à moi, cela me coûte cher, j'en suis toujours pour une cer¬ taine quantité de matériel rendu inutili¬ sable. Cette fois, ils sont allés fort : ils m'ont abîmé dix kilos de tôle de zinc ! — Et vous ne leur faites jamais payer la casse ? — Ça, non, jamais ! Je les engueule, comme tu as vu. Quand il n'y a plus rien à faire, un coup de pied au cul : va-t'en mon bonhomme, avec ta géométrie et tout ! Le ferblantier me conduisit à ce café du centre que je connaissais déjà. Il passa le premier, portant fièrement son ventre, comme un maître ; et au vigoureux bonjour en turc qu'il lança à tout le monde, une grêle de saluts flatteurs vint lui répondre : — Sois le bienvenu, Simon-bey ! Celui qui l'avait appelé « Simon-bey » était un officier turc, de même âge et de même physique que le ferblantier. Ils se ser¬ rèrent les mains, puis se touchèrent leurs gros ventres, s'interrogeant dans le rire général : — Comment va le tien, mon colonel ? 42 MÉDITERRANÉE — Toujours à merveille ! Et le tien ? — Comme une pastèque mûre à point ! Simon Herdan prenait du plaisir à me traduire les conversations amusantes ou instructives qu'il y avait à notre table, me désignant les personnalités présentes : — L'officier, c'est le commandant de la cavalerie syrienne. (Dommage pour son ventre, tant pis pour son cheval !) — Le jeune qui est en face, c'est un pharmacien. Les deux autres sont : celui-ci, un avocat ; celui-là, un médecin. Dans ce café, nous sommes presque tous des amis. Il y a des juifs, il y a des chrétiens. Il y a des riches, il y a des pauvres. C'est égal : le même fez protège nos têtes et nous nourrit. Et si l'un est menacé par la misère, il trouve toujours assez de personnes pour lui venir en aide, le remettre sur ses pattes. Certes, la rue est pleine de mendiants, mais le mendiant valide, c'est neuf fois sur dix un homme qui ne veut rien faire. — Tu vois donc : malgré le mauvais renom de cette Turquie d'Asie, on peut y vivre mieux que dans notre Roumanie, qui aime s'entendre appe¬ ler « la Belgique de l'Orient », mais où un simple sous-commissaire de police peut ar- COUCHER DU SOLEIL 43 rêter, perquisitionner et battre le citoyen, sans avoir de comptes à rendre à personne. C'était ainsi de mon temps. — C'est vrai, dis-je, un peu humilié. Et cela n'a pas beaucoup changé. Herdan fut questionné par ses amis à mon sujet. Ignorant lui-même jusqu'à mon nom, il dut me questionner à son tour, séance tenante, et trahir ainsi notre trop fraîche amitié, ce qui souleva l'hilarité générale. Jusqu'à l'heure du déjeuner, les consommateurs de toutes les tables voi¬ sines vinrent s'entasser autour de la nôtre, me presser de questions, plaisanter et rire. L'un d'eux demanda au ferblantier : —. Et tu dis que c'est un peintre ? — Oui, un très bon peintre ! — Comment le sais-tu, puisque tu viens à peine de faire sa connaissance ? — Mais, n'est-il pas mon protégé? Alors, il ne peut être qu'un excellent artisan, comme moi! D'ailleurs, pas plus tard que demain je vais lui confier mon enseigne à repeindre. Dans quelques jours, tu n'as qu'à pas¬ ser devant mon atelier, pour te convaincre. — C'est cela ! Et si j'en suis content, je lui confierai un gros travail. 44 MÉDITERRANÉE — Quel gros travail ? Tu n'es que sous- directeur de banque. — Justement : nous cherchons un pein¬ tre pour nous exécuter une douzaine d'en¬ seignes avec cette inscription, en français et en turc : Dépôt de la Banque Impériale Ottomane. Ce sont des dépôts de céréales. J'en fus bien embêté. Herdan me décla¬ rait bon peintre. Je lui avais dit que je connaissais bien la peinture des bâtiments, mais beaucoup moins bien celle des ensei¬ gnes. C'est ainsi que s'annonça ma fortune à Damas : avec un bluff. Car ce fut l'aube d'une vraie fortune. J'aurais pu me bâtir un foyer et devenir un homme aisé comme l'était le ferblantier. Mon cœur, qui est mon destin, en décida autrement. Simon Herdan me fît déjeuner ce jour-là dans sa famille. Opulente maison bour¬ geoise. Sa femme, juive espagnole et pres¬ que aussi grosse que son mari, était une créature terne, d'une humeur qui la mettait à l'antipode du jovial « Simon-bey » dont les plaisanteries délectaient tout un monde de comparses flegmatiques, avides de rire. COUCHER DU SOLEIL 45 Elle ne pipa mot durant tout le repas. Herdan, en échange, me raconta sa vie de bout en bout. J'en fis de même, avec une égale franchise mais avec bien moins d'esprit et d'intérêt, car, « ferblantier-cou¬ vreur », Simon était monté sur des toits éparpillés dans quatre continents et y avait vu des choses extrêmement diverses. Je vis se confirmer la bonté de cet homme qui d'une main menaçait ses ouvriers et de l'autre s'amusait avec son chien. Un quart de siècle durant, il avait été le vagabond authentique et honnête, le chemineau amou¬ reux de la terre, rien que de la terre. Pas une autre passion, sinon un bon repas ar¬ rosé d'un bon vin. — Mais, dis donc, Adrien, fit-il au mo¬ ment où on nous apportait les narguilés. Je te raconte un tas de bêtises et j'ou¬ blie de te demander si tu as une chambre assez grande où tu puisses travailler les enseignes. — Je n'ai pas de grande chambre et même je ne vous garantis pas la beauté de mon travail. Je ne sais pas dessiner. — Bah ! tu te fais du mauvais sang pour rien ! Dans un pays où j'ai pu faire fortune 46 MÉDITERRANÉE avec ma géométrie de carton, tu sauras peindre des enseignes plus belles que celles qu'on voit et qui sont écrites au pochoir. Mais il te faut un atelier. Eh bien, il y en a un dans cette rue même, nous allons le louer tout de suite. — Il me manque encore... tout le reste, balbutiai-je. — Tu auras aussi tout le reste, cela va de soi. Je t'aiderai à t'installer, comme on dit. Plus tard, si tu veux, je pourrais même te trouver une femme. Il y a ici de jolies Grecques, bien dotées, qui ne demandent qu'un jeune homme honnête. Et si tu es curieux de savoir pourquoi je suis prêt à faire tout cela, voilà : c'est parce que tu es de chez nous. Je me fais vieux. Je m'en¬ nuie. Je n'ai pas d'enfants, ni compagnon comme j'aimerais en avoir. Malgré mon vagabondage, je suis resté Roumain, de tout mon cœur et de tout mon estomac. Je sais préparer nos saucisses caltabosh, nos muraturi, notre incomparable choucroute, nos piments farcis, et je sais les manger avec un appétit à faire ressusciter les morts, mais j'aime par-dessus tout la bonne com¬ pagnie, à table, au café et parfois même COUCHER DU SOLEIL 47 chez ces belles dames qui peuvent aujour¬ d'hui me chicaner sans grand risque. A mesure qu'il parlait, ses yeux se mouil¬ laient de larmes, son visage s'embrasait, sa voix s'étranglait. Près de lui, Mme Herdan, affaissée de toute sa masse, regardait dans le vague depuis deux heures environ, les mains jointes sur son ventre, sans rien comprendre, parce que nous parlions une langue qu'elle ignorait, il est vrai, mais aussi sans rien voir, sans rien sentir de tout ce qui se passait à côté d'elle, dans cet époux qui était une boule de feu. Alors je pus me rendre compte de la différence de graisse. Graisse qui chauffe l'homme. Graisse qui glace l'homme. Partout il y a du divin et de la boue. Mon atelier, qui était aussi ma chambre à coucher, fut garni et mis au point en quelques heures, par Herdan lui-même, secondé d'un petit peloton de vauriens, pieds nus, mal débarbouillés, auxquels il commandait comme un général. Lit, che¬ valet, table, cuvette, chaises, sortirent de la maison du ferblantier et s'acheminèrent à dos d'homme vers ma demeure, sise au 48 MÉDITERRANÉE premier étage d'une masure de la même rue. Quand tout fut prêt, Simon se frotta les mains : — Te voilà patron ! s'écria-t-il, partant d'un grand rire qui lui fendait la bouche d'une oreille à l'autre. Qu'est-ce qu'il te manque encore ? La fourniture. Eh bien, nous irons ensemble chez le marchand de couleurs, où je t'ouvrirai un compte. Car je ne veux pas te donner de l'argent pour tes achats. Et même quand tu en gagneras, tu ferais bien de me le confier. Qui sait, peut-être que tu as des passions : le jeu, la boisson, les femmes... — Je n'ai que le cafard, parfois. — C'est cela : le cafard ! l'entremetteur de toutes les passions ! Non, mon enfant. Ne garde jamais sur toi plus d'une méd- gédie (1). Il parlait comme si mes poches étaient déjà pleines de livres turques. Mais il savait mieux que moi ce qui allait suivre. Et la réalité se chargea de dépasser ses prévisions même. En effet, dès que sa nouvelle enseigne, (1) 4 Irancs-or. COUCHER DU SOLEIL 49 mon premier « chef-d'œuvre », fut hissée sur le fronton de sa boutique et put briller au soleil de toutes ses laques, la foule vint s'écraser devant, dans une admiration stu- pide qui dura plusieurs jours et me rendit célèbre dans tout Damas. Certes, il n'y avait pas que l'enseigne. Pendant l'exé¬ cution de celle-ci, je m'étais amusé à pein¬ turlurer une douzaine de cages d'oiseaux, utilisant, pour la première fois à Damas, le ripolin, dans ses couleurs les plus vives, depuis le carmin jusqu'à l'or. Ces cages furent achetées, toutes, le lendemain de leur exposition sur la façade de la boutique, ce qui épata Herdan lui-même : — Tu vois ? disait-il. Tu prétends n'être qu'un barbouilleur, alors que tu es un ar¬ tiste. Maintenant je suis certain que tu feras ici un beau mariage. Cela me faisait penser à Solomon Klein. Bon Dieu ! Dans ce pays, l'art et le mariage vont la main dans la main et sont faciles comme le bonjour. Cependant, c'est Herdan qui eut raison. Et les choses se passèrent bien autrement que dans le Liban. J'exécutai les petites enseignes pour les MÉDITERRANÉE 4 50 MÉDITERRANÉE dépôts de céréales de la Banque impériale ottomane, qui ne furent qu'un travail propre, puis une grosse commande me tomba sur les bras. Une industrie d'objets sculptés en bois et en cuivre me demanda une enseigne, dont les dimensions m'ef¬ frayèrent : huit mètres de longueur sur deux de largeur, avec cette inscription, en fran¬ çais et en arabe : Association nationale pour des articles orientaux. A ses extrémités, je devais peindre, d'un côté, un meuble du genre moucharabieh, de l'autre, un chan¬ delier en bronze. Je m'y attelai avec passion. Et au bout d'un mois, ce ne fut certes pas une œuvre d'art qui sortit de mon atelier, mais pas non plus un bluff. Les caractères arabes, dessinés par un maître calligraphe, j'eus soin de les exécuter irréprochablement. Quant au texte français, me souvenant de la décoration murale appelée « style ga¬ zette », je lui donnai la couleur du chêne et l'illusion du relief, si bien que, l'enseigne placée sous le fronton du premier étage de la fabrique, tout le monde crut que les lettres étaient en bois. Il y eut pèlerinage. Même devant mon COUCHER DU SOLEIL 51 atelier, les gens s'arrêtaient et considé¬ raient longuement mes fenêtres, comme si un sorcier eût habité là. Et les deux jeunes directeurs de l'entreprise, après m'avoir donné un banquet, me promenèrent tout un jour en voiture dans les belles allées de Baptouma. Ils me comblèrent, également, me payant vingt livres turques, près de cinq cents francs, un travail qui n'en valait que la moitié. Bien mieux, je fus l'invité de nombre de familles bourgeoises, du com¬ merce et des professions libres, grecques surtout où, en effet, des mariages me furent proposés. J'étais à présent un monsieur correcte¬ ment vêtu, on me saluait de loin, les com¬ mandes affluaient ; Simon Herdan était ra¬ dieux, quand, un jour, comme je me trou¬ vais avec lui au café, une drôle d'histoire m'arriva qui prit dans ma cervelle des pro¬ portions auxquelles personne ne s'atten¬ dait. Quelques habitués étaient présents : le pharmacien, un ingénieur des chemins de fer et le sous-directeur de la Banque Otto¬ mane. On parlait d'une troupe grecque de variétés, qui avait, pendant une semaine, 52 MÉDITERRANÉE fait la joie du bon peuple damascène et qui venait de partir pour Alep. Le pharma¬ cien, parlant le grec, m'adressait plus sou¬ vent la parole. Il semblait assez au courant des choses du théâtre et justement m'ex¬ primait son regret de constater que le des¬ tin de l'acteur est de disparaître avec la mort, de ne laisser aucune trace de son grand art. Voulant lui donner une réplique avec à- propos : — Oui, fis-je, les acteurs sont un résumé, un abrégé de leur temps, — cela a été gé- nialement dit par... par... par... Je me mis à baltutier : — Sch... Sch... Schop... Schil... Et me voilà embrouillé dans la trame de ma mémoire rebelle. Le nom universel, que j'avais mille fois prononcé, de l'auteur de cette phrase célèbre, refuse de se laisser articuler par ma langue, qui se tord en vain dans ma bouche. Je promène mon regard désespéré d'un compagnon à l'autre, que je supplie de me venir en aide : — Enfin, au diable ! m'écriai-je. Cela se trouve dans Hamlet, quand le héros de la tragédie parle des acteurs, au moment COUCHER DU SOLEIL 53 de l'arrivée des comédiens. Vous ne vous souvenez pas ? C'est Sch... Sch... Herdan, vexé de voir mon érudition trébucher si publiquement, m'apostropha, rouge de colère. : — Eh bien, qui est-ce qui a dit cela ? — Justement, je vous prie de me le rappeler. Moi, je suis victime d'une défail¬ lance de ma mémoire, mais vous ne savez pas qui est l'auteur d'Hamlet ? Simon hausse les épaules et fait sortir un ronflement de son narguilé. Qu'est-ce que ça lui fait, à lui, Hamlet ? Les autres, un peu plus embêtés, tout de même, rou¬ lent de gros yeux : pharmacien, ingénieur, directeur de banque, me regardent et de¬ mandent, l'un après l'autre : — Hamletâm ? ! — Hamletâm ? ! — Mais oui, nom de dieu, Hamletâm ! Que le diable emporte l'immortalité si, les intellectuels mêmes, à Damas, ignorent qui est l'auteur d'Hamlet ! L'auteur du fioi Lear, de Macbeth, d'Othello et de-tant d'autres tragédies, l'Anglais génial qui a vécu il y a trois cents ans ! — Ah ! trois cents ans ! s'écrie le phar- M MÉDITERRANÉE macien, soulagé. Je comprends bien que l'on ne se souvienne plus de gens qui sont morts depuis trois cents ans ! Je jette ma chibouque et lève les bras au ciel : — Vous êtes fou, mon ami ! Il n'est pas question de « gens » qui meurent, mais de l'auteur d'Hamlet. Chez moi, c'est un oubli momentané, mais je m'aperçois que chez vous c'est de l'ignorance crasse! Vous n'a¬ vez même jamais entendu Hamlet! Et, furieux, je pars en coup de vent, sans leur donner la main. Dans la rue, Herdan m'attrape : —- Ce n'est pas bien ce que tu viens de faire. Tu leur as carrément dit qu'ils étaient des imbéciles ! Oui, je venais de leur dire cela. Je l'au¬ rais volontiers répété, du haut des minarets, à l'heure de la prière. Enfermé dans ma chambre, je ne pensais plus qu'à l'auteur d'Hamlet : me rappeler son nom et aller le lendemain le jeter à la figure de tous ces intellectuels ridicules. Mais plus j'y pensais, plus je m'abrutissais. J'arpentais la pièce en long et en large, COUCHER DU SOLEIL 55 j'écrivais avec la craie toutes les lettres de l'alphabet, les associant de diverses ma¬ nières, dans l'espoir de voir jaillir sous mes yeux le nom béni qui m'était aussi familier que celui de ma mère. Rien ! Ma bouche ne savait plus articuler que : Sch... Schop... Schil... Je savais que le nom commençait avec la lettre S, mais lorsque je voulais former la première syllabe, je déraillais aussitôt du côté de Schopenhauer ou de Schiller, ce qui me faisait rougir de honte. Je me pro¬ menais et parlais tout haut : — Ecoutez-moi ça : pressentir, dès votre enfance, la grandeur des lettres univer¬ selles ; leur sacrifier plus tard foyer et bien-être matériel, afin de mieux les culti¬ ver dans votre âme ; savoir, non pas comme une leçon confuse apprise avant l'examen, mais avec amour, qui a été Schopenhauer, qui a été Schiller, et embrouiller quand même dans votre mémoire l'auteur d'Ham- let avec ces deux Allemands, existe-t-il une plus grande misère de notre esprit ? Fatigué de tant fouiller dans ma cer¬ velle, je me jetai sur mon lit, à minuit, sans me déshabiller, et m'endormis comme un 56 MÉDITERRANÉE homme saoul. Pendant nuit, chaque fois que je me réveillais, je balbutiais : — Schop... Schil... Le lendemain, très tôt, Herdan me cher¬ cha, comme de coutume, pour aller ensem¬ ble à notre iabielt matinal : sorbet à l'eau fraîche, café, narguilé. J'étais de fort mau¬ vaise humeur et prêt à la dispute. Il rit avec bonhomie : — Allons ! Laisse au diable ton... com¬ ment l'appelles-tu ? Hamlet ? —- Comment le laisser au diable, Mon¬ sieur Herdan ! J'ai une envie folle de me cogner la tête contre tous les murs ! Puis-je passer avec indifférence sur un tel cas ? Pourquoi est-ce que je vis, alors, depuis que je me connais ? — Pour des Hamlet ? ! — Absolument : pour des Hamlet ! Simon se mit à siffler, pivotant sur lui- même, les bras ouverts : — Et, pour une telle bêtise, serais-tu capable, par hasard, de négliger ton tra¬ vail ? — J'en suis capable ! — Mais, moi, je te bats ! — Vous feriez mieux de m'aider à re- COUCHER DU SOLEIL 57 trouver la paix de mon cerveau. Vous avez tant de relations. Il y aurait peut-être moyen de dénicher un homme un peu ins¬ truit qui sache le nom de l'auteur d'Hamlet. ■— En voilà une belle ! Tu ne'voudrais pas que j'enfourche un âne et que j'aille par tout Damas demander aux Turcs le nom de ton Hamlet ! -— Pas le nom de mon Hamlet, mais l'auteur d'Hamlet ! Bon Dieu de bon Dieu ! — Et puis, tiens : je ne sais pas comment on dit auteur, en turc, car j'ignore ce que cela veut dire en roumain même. Fiche-moi la paix ! — Eh bien : vous leur demanderez qui a écrit Hamlet. Le Café du Centre, fraîchement arrosé et balayé, était à notre arrivée bondé de clients aux yeux encore pleins de sommeil, taciturnes, maussades, qui dégustaient bruyamment leur café, tiraient avidement du narguilé, quelques-uns lisant vaguement un journal, la plupart regardaient songeurs. L'Oriental qui prend ses aises pour vivre, se couche tôt et se lève de bonne heure, mais, pendant la journée, il gaspille géné- 58 MÉDITERRANÉE reusement sa sensibilité dans toutes les di¬ rections, ce qui fait qu'il est toujours mal réveillé le matin et doit faire des efforts pour mettre son esprit en marche. C'est là qu'il faut chercher la raison de ces excitants dont le Turc, l'Arabe, le Grec éprouvent le besoin dès l'aube : tous ces narguilés, tous ces cafés sadé (sans sucre). On affirme que le Sultan Rouge signe le matin les sen¬ tences de mort sans les examiner, tandis que le soir il les discute. En pénétrant dans le café, nous envoy⬠mes à tout le monde notre sabalaeurous- soum et il nous fut répondu par le bouiou- roum et le melkhavar, puis, nous prîmes place près de quelques connaissances qui daignèrent nous sourire, mais dans ce sou¬ rire il y avait l'amertume de la nuit ter¬ minée. Je regardais tous ces fez et me demandais au-dessous duquel sommeillerait, pour mon bonheur, le nom de l'auteur d'Hamlet. Si¬ mon comprit et me tira par la manche : — Il ne faut pas leur poser de suite ta question sur Hamlet. Le Turc descend le matin de son lit « avec le derrière en avant ». Laisse-les fumer leur premier narguilé. COUCHER DU SOLEIL 59 Espérant pouvoir me distraire, Herdan demanda un jeu de ghioulbahar, mais ma tête n'était pas à l'amusement. Je songeais à la vanité des gloires sur cette terre maté¬ rialiste. — Ah, Monsieur Herdan, dis-je, si vous saviez combien triste est la constatation que je viens de faire ! Dire qu'il y a des intellectuels à Damas qui ignorent jusqu'à des oeuvres comme Hamlel ! Simon jeta sa chibouque, fâché : — O-ô-ô, tu m'emmerdes avec ton Ham- let ! Veux-tu, oui ou non, jouer au ghioul¬ bahar ? Ou aimerais-tu mieux aller près d'une odalisque, lui demander de te déli¬ vrer de ton sortilège ? — Ça, par exemple, c'est un peu fort ! Toi, tu es peintre ; moi, ferblantier. Que cherche-t-il, Hamlet, en venant se fourrer dans notre misère ? Je restai interdit. Herdan avait raison. Que cherches-tu, Hamlet, dans notre mi¬ sère, alors que des ingénieurs, des pharma¬ ciens, des directeurs de banque ne se dou¬ tent guère que tu te confonds avec l'éter¬ nité ? Quand nous en fûmes à notre seconde chibouque, parut le commandant de la 60 MÉDITERRANÉE cavalerie de Syrie. Grosse bedaine, mar¬ tial, moustache « à la Guillaume », ridicule, il vint tout droit à notre table : — Bonjour, Simon-bey ! salua-t-il, en français. Ils se firent des salamalecs, se heurtèrent les ventres ; puis, sans lui permettre de s'asseoir, Herdan l'interrogea à brûle-pour¬ point : — Écoute-moi, banabac ! Ce ghiaour a perdu la tête à cause d'Hamlet : ne sais-tu pas... L'officier fit tinter ses éperons : —- Il a perdu la tête à cause de qui ? — A cause d'Hamlet... — Qui est-ce ? — C'est ce que je voulais te demander, — Quelle profession a-t-il cet Ham... Simon me regarda, le visage gonflé de rire. Je criai : — Dis à ton colonel Ramolot qu'Ham- let était, de sa profession, « prince de la pensée », et qu'il lui eût été facile de régner sur « une grande étendue de boue », si cette profession ne l'en avait empêché. Herdan laissa éclater son rire d'homme sain. Le commandant se mit à rire lui aussi, COUCHER DU SOLEIL 61 sans savoir pourquoi. Et pendant que leurs bedaines sursautaient comme deux immen¬ ses courges, je ris à mon tour, en dépit d'Hamlet et de toutes les tragédies géniales que certains fous ont laissées en héritage à l'imbécillité humaine. Peu après, profitant d'un moment où les deux bons amis se trouvaient engagés dans un vertigineux ghioulbahar, je me glissai dehors sans être aperçu. Deux jours de suite je restais enfermé chez moi, malgré les protestations du bon Herdan. Je sentais se réveiller en moi un sentiment qui m'était bien connu par les ravages qu'il faisait dans ma vie, dès qu'il se mettait à exercer sa tyrannie. C'était une aversion, un brusque dégoût pour des choses ou des êtres que j'avais aimés aupa¬ ravant : ville, rue, habitation, travail et gens. Tout, autour de moi, me semble à un moment donné hostile, bête, laid. Il me faut alors partir sur-le-champ, coûte que coûte. C'est à ce sentiment que je dois tous les changements qui surviennent dans mon existence. Il y a du bon. Il y a du mauvais. J'accepte le tout, car cela, c'est moi. 62 MÉDITERRANÉE Je me tins donc coi, la peur dans l'âme, et relus quelques belles pages des deux ou trois pauvres petits bouquins qui avaient bien voulu ne pas me quitter dans ce voyage. Entre temps, j'arpentais mon ate¬ lier, fouillant toujours dans ma mémoire : — Schop... Schil... Misère ! Je songeais parfois à aller chez le consul de Russie, lui demander de me délivrer de mon cauchemar, mais je n'osais pas. Il aurait pu me prendre pour un fou et me mettre à la porte. Puis, se souvenait-il en¬ core de moi ? Un autre moyen sûr de retrouver la paix de mon esprit, c'était d'écrire à Mikhaïl. Hélas, il m'aurait fallu attendre .quinze jours pour avoir sa réponse, et il me sem¬ blait impossible de continuer à vivre avec ce cercle de feu qui serrait ma tête. Pour comble de malheur, cette histoire me tomba sur le dos au moment où j'avais sur le chevalet un travail difficile à finir. Difficile, pour moi, qui n'étais pas dessina¬ teur. C'était une enseigne pour un magasin de modes. Et il ne me restait plus à exé¬ cuter, pour la terminer et empocher une COUCHER DU SOLEIL 63 jolie somme, qu'un grand chapeau de dame, orné d'une superbe plume d'autruche blan¬ che. On m'avait bien précisé que cette plume devait être « superbe », « su-per-be » ! Or, non seulement je ne parvenais pas à la rendre superbe, mais pas même acceptable. Et plus je cherchais le nom de l'auteur d'Hamlet, moins ma plume ressemblait à une plume. C'était une grosse tache gris⬠tre. Je m'empressais de la faire disparaître comme une honte. Le troisième jour, Herdan me regarda de travers : — Il me semble que tu es un peu piqué ! — Peut-être bien. — Et pourquoi ne finis-tu pas cette plume ? — Je n'y arrive pas. — Eh bien, je t'en donnerai une, magni¬ fique ! Elle est imprimée sur belle toile cirée. Tu la découperas et la colleras à sa place. Quelques coups de pinceau, tout autour de la coupure et sur la plume même, puis, une bonne couche générale de vernis, et te voilà débarrassé ! Maintenant, allons au café. Je m'ennuie sans toi. MEDITERRANEE Au café, pendant mon absence, on sûrement beaucoup rigolé sur mon compte, car je fus accueilli avec les sourires les plus narquois. Je compris qu'on voyait en moi le « piqué » de notre compagnie et je décidai de ne plus questionner aucun nouveau venu, mais Simon, plein de bonne volonté, crut pouvoir tenter encore une fois ma chance. Une longue silhouette décharnée, le fez sur la nuque, venait de prendre place dans du café. — Viens ! me dit Herdan. C'est mon médecin. Il a, dans sa jeunesse, assez couru la terre et parle plusieurs langues. Si, lui ne connaît pas ton homme, alors à te pendre. Et s'adressant au grave personnage, il lui demanda en grec : — Excusez-moi, efendi, je voudrais vous poser une question, et selon votre réponse ce garçon rentrera ou non dans le calme en ce moment, vec plaisir à votre disposition, monde sait que vous avez beaucoup voyagé. Eh bien, avez-vous ja¬ mais entendu parler d'Hamlet? COUCHER DU SOLEIL 65 Le médecin écarquilla les yeux : — Hamleta ? ! Connais pas ! Que vou¬ lez-vous, on a beau voyager, il est impos¬ sible de connaître tout le monde. Pas vrai ? Simon était prêt à se payer une nouvelle pinte de bon sang, mais, moi, effrayé de la proportion que prenait l'ignorance in¬ tellectuelle à Damas, j'intervins : — Il n'est pas question, Monsieur, de connaître tout le monde. Il s'agit d'une tragédie célèbre, d'une pièce de théâtre! — Ah ! Une pièce de théâtre ?! Mais, je ne fais pas de pièces, moi ! Je ne m'oc¬ cupe que de mon métier ! Je tournai le dos, brusquement, et me sauvai par la porte qui ouvre sur la place de la poste. Herdan me suivait, en se tor¬ dant de rire. — Attends ! Attends ! me cria-t-il. Al¬ lons chez le Vali ! — Laissez-moi tranquille avec votre Va¬ li ! Je parie qu'à Damas il n'y a pas un type qui connaisse autre chose que le « mé¬ tier » qu'il pratique. C'est la ville des té¬ nèbres ! Herdan se donna une tape sur le front : — Tiens ! Si nous allions chez le direc- MÉDITERRANÉK 5 66 MÉDITERRANÉE teur des Postes ? C'est un bon ami à moi* Je l'ai vu lire souvent. Qui sait ? Peut-être qu'il serait plus malin que les autres ! — Bon ! Allons chez ce « directeur » aussi. Mais il sera le dernier chez qui je traînerai Hamlet. Le bâtiment des Postes de Damas est une masure saie, encombrée d'ordures et, la plupart du temps, déserte. Je n'y avais jamais mis le pied, les Européens de Syrie utilisant pour l'étranger exclusivement les postes européennes : française, anglaise, allemande, autrichienne, russe. Il n'y a que pour le service intérieur qu'on est obligé de passer par la poste turque. En y pénétrant maintenant pour la pre¬ mière fois, je remarquai que la « boîte aux lettres » était complètement bourrée de papier. — Qu'est-ce que cela veut bien dire ? demandai-je étonné. — Cela veut dire, répondit Herdan que les lettres qu'on introduisait dans cette « boîte » n'arrivaient jamais à leur destina¬ tion. Les fonctionnaires, qui ne reçoivent leur salaire qu'un mois sur quatre, comme tous les fonctionnaires d'Abdoul-Hamid, COUCHER DU SOLEIL 67 enlevaient les timbres et détruisaient la cor¬ respondance. Alors le public s'est amusé à bourrer de papier la boîte maudite, afin d'épargner des ennuis certains à quiconque ignore ces mœurs turques. Pour corres¬ pondre par le moyen de cette poste hami- dienne, tu dois présenter la lettre au gui¬ chet et demander à l'employé d'oblitérer le timbre sous tes yeux. — Et vous voulez que le directeur d'une telle poste sache qui est l'auteur d'Hamlet ? Nous le cherchâmes quand même et le trouvâmes dans la cour de l'édifice. C'était un petit bonhomme trapu, sale, vêtu comme un ouvrier. Il se donnait du mal à vouloir réparer le pied d'une table vermoulue, ta¬ chée d'encre. Apercevant mon compagnon il poussa un cri de joie et se précipita sur lui, pour lui mettre un marteau dans la main : — Simon !... Cher ami !... Tu tombes à point ! Sois bon et regarde si tu peux re¬ mettre en place le pied de cette table. Moi, je ne fais que me meurtrir les doigts ! — Oui, dit Herdan, commençant à en¬ foncer des clous, je tâcherai de rafistoler ton « bureau ». Mais, dis-moi, connais-tu ce nom : Hamlet ! 68 MÉDITERRANÉE Accroupi, avec le marteau dans la main, Simon attendait la réponse et déjà le rire secouait tout son corps. L'autre semblait n'avoir rien entendu. — Hamlet, mon vieux, Hamlet! répéta le ferblantier, retournant le visage vers son fichu « directeur ». Peut-être as-tu rencontré par hasard ce nom, parmi tant d'autres : Hamlet, Hamlet ! — Je ne le connais pas, fit le « direc¬ teur », mais je t'apporterai un gros livre où tu pourras trouver tout ce que tu vou¬ dras. Répare-moi la table pendant ce temps. Et il partit à petits pas, comme un chat battu. Je me mis à gambader : — Ça y est, cette fois, Monsieur Her- dan ! C'est le Larousse qu'il va m'apporter. Là, en effet, on trouve tout. Je suis sauvé! — Tu vois donc ? Mon « directeur traîne- savate » ! C'est lui qui te sauve. T'y atten¬ dais-tu ? — Pourvu qu'il ne t'apporte le Coran ! ajouta Simon retenant pénible¬ ment son rire. Ce n'était pas le Coran, mais le Larousse non plus. C'était VAnnuaire général de la Syrie et de la Palestine. Herdan jeta son marteau et se mit à rouler par terre, les jambes en l'air, comme un cheval sur la prairie. De nouveau je m'enfermai chez moi et me remis à lire, toujours dans l'espoir d'un soulagement qui me viendrait du ciel et me permettrait ainsi de continuer mon travail, dont l'importance devenait impres¬ sionnante. Déjà je pensais à faire venir de Roumanie un vrai peintre d'enseignes et à me l'associer. Il y avait à doter d'enseignes européennes tout le commerce de Damas, car toutes celles qui existaient parais¬ saient être écrites avec le doigt. J'avais donc devant moi la perspective de me créer une indépendance et même de m'en- richir. Comme faire fortune n'était pas un des buts de mon existence, je l'idée de vendre mon atelier, le jour où son chiffre d'affaires vaudrait un millier de livres sterling, et d'aller avec cette somme promener ma tente, en compagnie de Mik¬ haïl, sur les rives les plus belles de la Mé¬ diterranée. Mon rêve ! Hélas ! Ce n'est sûrement pas avec des cervelles comme la mienne qu'on crée des COUCHER DU SOLEIL 70 MÉDITERRANÉE fonds de commerce propres à vous per¬ mettre de promener une tente, sinon dorée, au moins bien imperméable. C'est la rou¬ lotte, criblée de trous, qui est le destin des hommes de mon espèce. J'en fus convaincu dès le lendemain de cette nouvelle réclusion volontaire. Un clou s'était enfoncé dans mon crâne : le nom de l'auteur d'Hamlet. La nuit même, quand je me réveillais, mes lèvres murmuraient : — Schop... Schil.., Cela durait maintenant depuis une se¬ maine. Et soudain, ma vague de dégoût, prélude de départ, m'emporta. Que valait- elle ma vie, dans une cité où il faut cher¬ cher avec la lanterne un homme qui con¬ naisse Hamlet ? Des gens aimables... Des relations affectueuses... Dans la nécessité, on pouvait compter sur l'aide de son pro¬ chain. C'était tout, et cela ne me suffisait pas. Quiétude dépourvue de pensée. Cime¬ tière. La bonté même n'a plus de saveur, sans le charme de l'intelligence cultivée. Ventre plein et sommeil. Il est donc plus facile à l'humanité de vous donner du pain que de répondre à une question qui remue un peu sa pensée. parcourir une dernière fois les rues, leur pardonner d'être des tombes et leur faire mes adieux. Pf Place de la Poste, une immense affiche sortant d'une imprimerie européenne ! Deux mots géants me firent perdre le sens de la réalité : MOLDOVA VERDE. En rou¬ main : la Moldavie verte ! Je m'approchai et déchiffrai le texte en français. Il s'agissait d'un prestidigitateur, probablement un Juif de Roumanie, car c'est lui qui se nommait Moldova Verde. Et, naturellement, il promettait, pour le soir même, des prouesses comme « le public damascène n'en avait encore jamais vues ». Bon. Nous irons le voir. Pour l'instant, nous allons au café du Centre. Là, le hasard me fît prendre place tout près d'un homme, dans lequel je reconnus un étranger fraîche¬ ment débarqué. Il n'arrivait pas à se faire comprendre par les garçons et ignorait tout des habitudes locales. De plus, il me soucieux, abattu. Son regard ligent, errait à l'aventure, toisant indiscrè¬ tement tous les clients. Il se fixa sur moi avec obstination. L'homme voulait me par- 72 MÉDITERRANÉE 1er, cela sautait aux yeux. J'allai au-devant de son désir et lui demandai en grec s'il parlait cette langue. Il la parlait mieux que moi. Et aussitôt son visage s'apaisa : — Ouf ! respira-t-il, soulagé. Seras-tu peut-être le type qu'il me faut ! — Attends ! fis-je. D'abord : n'es-tu pas roumain ? — Oui. Toi aussi ? L'homme faillit me sauter dessus et m'em- brasser, sous les yeux d'un monde qui, entre mâles, ne s'embrasse que rarement d'une façon aussi innocente. — Je suis le malin que tu vois là sur l'affiche. — Je l'avais compris. — Et voilà la sale histoire qui m'est arrivée hier, en faisant la répétition du numéro qui est le clou de ma fumisterie. C'est « l'ascension au ciel » de ma femme. Tout comme votre Seigneur ! Mais l'idiot qui tournait le treuil dans les coulisses laissa échapper la manivelle au moment où je pérorais devant la salle vide. Et ma femme tomba du plafond et se fît une entorse. Ce n'est pas pour l'entorse que je me fais de COUCHER DU SOLEIL 73 la bile, c'est que je ne sais plus maintenant à qui confier cette tâche, afin d'avoir la certitude que le coup ne se répétera devant le public, ce soir. Eh bien : ne voudrais-tu pas me rendre ce grand service ? Tu me parais un type d'attaque ! Il va de soi que tu auras ta livre turque. — Je ne veux aucune livre turque. Je voudrais seulement que tu me rappelles le nom de l'auteur d'Hamlet. — Merde, je crève d'angoisse et tu te fous de moi ! — Je te jure que je suis sérieux ! — Tiens : Shakespeare ! Zut ! Allons maintenant faire la répétition de mon truc ! Le lendemain, après l'admirable « ascen¬ sion au ciel » qui mit le public en délire, je quittais Damas, aux côtés de ce Moldova Verde qui, lui, connaissait Shakespeare. moines du mont-athos C'est sur un bateau russe que je m'em¬ barquai à Beyrouth pour rentrer en Roumanie. Et quelle ne fut pas ma joie quand j'appris que nous allions faire escale à Mont-Athos ! Mikhaïl, mon mentor vers qui je volais, n'y était plus. Il avait quitté le Mont sur¬ tout parce que, m'écrivait-il, « ici, le sexe féminin étant proscrit jusque dans les rangs des bêtes, tu ne peux avoir certain plaisir que si tu veux bien le payer avec la même monnaie. Nulle part le mot français don¬ nant donnant n'a plus de sens qu'à Mont- Athos » ! J'avais assez bien compris ; et ce détail me remplissait de dégoût, mais, n'ayant pas l'intention d'habiter cette drôle de « république monacale », je gardai mon COUCHER DU SOLEIL 75 émotion intacte pour accueillir la nouveauté qui allait se présenter à mes yeux. Je n'accordais aucune importance à cet événement : dépourvu de passe-port, je me disais que je ne pourrais pas mettre pied à terre, mais, rien que de contempler, du navire, le spectacle qu'offre le Mont, cela me suffisait. Il en fut autrement. Nous jetâmes l'ancre, loin du quai, par une matinée riche de grâce céleste qui transformait le golfe en une vision de conte oriental, comme de juste. Le soleil burinait les contours des rochers, bois et habitations qu'il éclairait en profil, créant des masses d'ombre pleines de mystère, où je savais que la merveilleuse créature féminine ne jouait aucun des nombreux rôles dont elle comble et accable la vie ; où seuls le mâle humain et son Dieu, que l'homme a voulu trop bon et trop féroce, se livrent une lutte acharnée, avec une égale hypo¬ crisie. Des moines barbus, écrasés par une misère qui n'avait rien de divin, péchaient dans des barques ou assis le long de la côte. Ils gardaient une immobilité de gravures saintes et j'aurais beaucoup donné pour savoir ce qui se passait dans leurs têtes, 76 MÉDITERRANÉE mais il est certain que, à part cette Médi¬ terranée violette où ils contemplaient leur propre image, nul ne le savait. Peu après l'arrêt du navire je remarquai un mouvement au sein de l'équipage, dont une partie venait de mettre son uniforme de cérémonie, puis, une embarcation fut descendue à la mer. Je m'informai auprès d'un matelot, roumain de Bessarabie : — Notre commandant s'en va rendre visite au staretz du Pantélimon, me ré¬ pondit-il. Voudrais-tu y aller ? — Avec joie, mais, d'abord, je n'ai pas de passeport, puis, serais-je admis dans le canot ? — Pas besoin de passe. Et le comman¬ dant est un homme bon. Je viens de lui faire admettre un voyageur, mon ami, qui « sent le Juif » à un kilomètre. Le Bessarabien me présenta au comman¬ dant. Ce devait être plus qu'un « homme bon » car son visage, durement modelé, pétri, par la main de son destin, n'était pas de ceux qui courent les rues. Il m'im¬ pressionna surtout par la douceur de son regard franc. Quel dommage qu'on ne puisse approcher les hommes comme on COUCHER DU SOLEIL 77 veut ! Que d'amitiés rares, que d'intelli¬ gences faites pour s'entendre doivent se croiser, un instant et une seule fois, sur les chemins aveugles de la vie, puis s'éloigner à jamais et errer solitaires, simplement parce qu'un barbouilleur ne peut aborder un commandant comme il aborderait un ferblantier (que du reste j'ai trahi !). L'embarcation chargée de visiteurs plus ou moins pieux glissa sur une mer de soie frémissante. Les moines pêcheurs ne dai¬ gnèrent pas, même du coin de l'œil, nous lancer un regard, ce qui voulait certaine¬ ment signifier qu'à leurs yeux nous valions moins qu'un hareng. Notre visite fut sommaire, dans la crypte aux rayons garnis de crânes et devant les icônes dont les nombreux kilos d'or massif imposent le respect bien plus que l'image sainte. Puis, au repas commun de midi, nous nous perdîmes dans la masse de cen¬ taines de religieux qui surgirent comme des rats et envahirent l'immense salle à manger où des tables disposées en croix, et longues d'un kilomètre nous continrent tous. Assiettes et cuillers en bois. Deux plats composés uniquement de poisson. Du bon 78 MÉDITERRANÉE pain cuit dans des formes. A la place d'hon¬ neur et ayant à sa droite notre comman¬ dant, un vénérable staretz nous donna la bénédiction avec une bouche d'ogre et des paupières lourdes de divinité. Nous nous signâmes tous, mais ce fut le Juif qui semblait n'en plus finir. Le hasard de cette brève visite à Mont- Athos me fit faire la connaissance d'un jeune staretz roumain qui me captiva sur- le-champ. Il pouvait être âgé de trente- cinq ans tout au plus et ne semblait avoir rien de ce qui fait le moine commun : contenance, fausse humilité, dissimulation, méfiance. Assis sur ses bagages, au débar¬ cadère, en compagnie de deux autres moines, un vieil ermite et un très jeune frère im¬ berbe, il attendait un canot qui devait le transporter sur notre navire. Et en atten¬ dant, il déclamait, face à la mer, de beaux vers grecs et roumains. Des vers assez païens. Une voix pleine, nuancée et qui, malgré les oreilles ecclésiastiques qui écou¬ taient, n'éprouvait nulle gêne de ce qu'elle débitait. Je ne pouvais voir ce prêtre que de pro- COUCHER DU SOLEIL 79 fil, un profil romain à la belle barbe noire, brillant au soleil. Il ne voulait pas tourner la tête, afin que je puisse le voir de face. Alors j'allai le complimenter : — Mon père, êtes-vous poète ? Vous me semblez si inspiré ! Il me toisa avec bienveillance et me donna la main, que je baisai : — Croyez-vous qu'il n'y ait que les poètes qui soient inspirés ? Je crois, moi, que les simples mortels le sont aussi, et assez souvent. Sans quoi, les poètes qu'on appelle poètes auraient toujours tort. « Tiens ! me dis-je. Celui-là n'est pas de ceux qui ignorent Hamlet. » Et je me réjouis beaucoup dans mon âme. — Je suis tout à fait de votre avis. Je voulais simplement savoir si vous faites, vous-même, des vers. Le moine rejeta sa tête en arrière, avec la grâce d'un bon acteur : — Non ! Je n'en fais pas. J'ai essayé, quand j'étais adolescent. Mais je me suis vite convaincu de l'offense que je faisais à Dieu, troublant son nectar avec l'eau de ma mare. Les Grecs anciens avaient raison de dire : Seuls les dieux et le poète créent. 80 MÉDITERRANÉE Et de ces créateurs-là, il n'en vient au monde qu'un par siècle. C'est plus que le monde ne peut supporter. Je veux dire que le surplus, il l'étouffé en germe. Ainsi notre belle Roumanie n'a pu supporter, jusqu'à ce jour, qu'Eminesco. Et tu as vu qu'Emi- nesco même a failli succomber avant de pouvoir créer la douzaine d'hymnes divins qui nous restent de lui. Mais, dans ce peu qu'il nous a laissé, en dépit de la misère et de la folie qui l'ont tué à quarante ans, Dieu peut se reconnaître. Quant à ceux qui le lisent, certes la plupart sont des ânes. Il en reste, néanmoins, qui peuvent le comprendre. Ce sont les inspirés non-créa¬ teurs, c'est-à-dire : les hommes qui ont, dès leur naissance, l'âme préparée à rece¬ voir toutes les beautés ou une partie des beautés dont Dieu a comblé l'existence humaine. Je suis de ceux-là, et j'en remer¬ cie le Maître de la Création. En es-tu aussi ? — Je veux bien le croire ! m'écriai-je, lui baisant encore une fois la main. J'aime tout ce qui est grand ! Et pour mieux le cultiver dans mon âme, je lui sacrifie le côté matériel et agréable de la vie, et je cours sur la terre en luttant avec l'indigence, COUCHER DU SOLEIL 81 — Alors, fit le religieux, fourrant une main dans son sac et tirant une bouteille, alors tu es digne de goûter de cette eau-de- vie, qui sort de ma petite vigne. Je veux voir si tu t'y connais ! — Cela aussi est l'œuvre de Dieu ? — Comment donc ? ! Tout est l'œuvre de Dieu ! Le crime même, s'il approche l'homme de son Dieu, Notre Seigneur le pardonne ! — Ah, non, par exemple ! Un crime c'est un crime ! — Tais-toi, slùpido ! murmura le prêtre, remplissant un petit verre. Bois et dis-moi quel parfum tu sens ? Il but, lui aussi, avec la bouteille. Je dégustai, en promenant le liquide dans ma bouche : — C'est curieux... Ça ne rappelle rien de nos eaux-de-vie. On dirait que c'est du cognac. — A la bonne heure ! Du cognac, mais de la fine Champagne ! Attends que je t'embrasse ! Le moine se leva, grand, beau, le visage brûlant et me donna un baiser, tout près de la bouche, ce qui me déplaît terriblement MÉDITERRANÉE 6 MÉDITERRANÉE entre hommes. Je pensai, regardant le sol : « Mon vieux, il me semble bien que c'est le baiser du diable que tu m'as donné là ! » — Comment t'appelles-tu, mon frère ? — Adrien Zograffi. — Je suis le Père Sylvestre, staretz d'un petit et humble monastère, où je t'invite à venir vivre un mois, l'été prochain. — Avec plaisir, mais, dites-moi : le ble ne vient jamais séjourner dans votre monastère? demandai-je, et aussitôt je le regrettai : « Si je me trompe sur la nature de ce baiser, alors j'ai insulté un brave homme ! Il n'en fut qu'un peu interloqué et avec tristesse, mais le jeune frère et l'ermite me foudroyèrent du regard. Ils se turent, tous trois, et commencèrent à se préparer pour le départ, car leur canot approchait. A mon tour, j'allais rejoindre la suite du commandant qui regagnait le bord : — Puis-je, mon Père, vous dire : au revoir, sur le bateau ? Je fus gêné de sentir combien ma voix se faisait douce, pour atténuer ma faute grossière. Le staretz me fixa dans le blanc des yeux, avec fermeté : — Tu es un étourdi. Au revoir ! COUCHER DU SOLEIL 83 Le long crépuscule hivernal méditerra¬ néen allumait ses feux de pourpre dans la baie de Mont-Athos, quand notre navire mettait le cap sur Constantinople. La nuit s'annonçait sombre. L'équipage prenait ses précautions. Comme je voya¬ geais en troisième sans cabine, c'est-à-dire sur le pont, le matelot bessarabien me dit : — Tu ferais bien de te chercher un coin à l'abri des vagues, pour dormir. Il se peut que vers minuit la mer nous monte dessus. Il faisait bon, pourtant. Ciel couvert, mais temps calme. Le staretz non plus ne croyait pas aux vagues. Il trônait au milieu de ses compagnons et des bagages, l'âme de nouveau inspirée. Face à la mer, il parais¬ sait réciter une prière, mais c'était encore des vers, des odes grecques. Je me tenais près de lui, le regardais et l'admirais. « Non, me disais-je, cet homme ne peut pas être ce que j'avais soupçonné. La beauté et la laideur ne peuvent pas se trouver à ce point unies dans la même âme. J'ai sûre¬ ment blessé un homme pur. Je dois lui en demander pardon. » J'hésitais cependant à faire ce geste de réparation. Quelque chose encore me trou- 84 MÉDITERRANÉE blait, quelque chose qui pouvait renforcer mes doutes, mais qui pouvait également tenir de moeurs monacales respectables. Cette chose était une caresse que le staretz faisait parfois à son tout jeune frère. Il lui palpait les joues avec ses mains, sans se gêner ni pour moi ni pour le vieil ermite. Celui-ci, du reste, ne voyait rien de tout ce qui se passait autour de lui. Il était plongé dans une méditation permanente, la tête posée sur ses genoux qu'il tenait enlacés entre ses bras : pauvre petit bonhomme, dont le son de la voix m'était encore inconnu. Le jeune frère semblait recevoir la ca¬ resse passivement, en fermant les yeux. Mais je crois qu'intérieurement il la goû¬ tait ; d'une manière pure ou autrement, je n'en savais rien, mais il la goûtait, car il s'y prêtait trop docilement, mieux qu'un jeune chien sentimental. Qu'est-ce que pouvait bien être cette bizarrerie ? Une marque d'affection paternelle ? Quand les ténèbres nous enveloppèrent complètement, le staretz tira du sac quel¬ ques provisions de bouche qu'il étala : du pain, du fromage, du vin, mais il m'offrit COUCHER DU SOLEIL 85 d'abord et s'offrit à lui-même le petit verre de « fine Champagne ». Pas aux autres. Je lui en fis la remarque. — Ils ne doivent pas en boire, me ré¬ pondit-il, avec une calme conviction. L'un est trop vieux, l'autre trop jeune, ça ne va pas. L'ermite ne prit qu'un peu de pain. J'en demandai encore la raison. — Ce n'est que de pain sec qu'il se nour¬ rit, depuis qu'il s'est retiré dans les bois. Et il ne mange que si on lui apporte à manger, sinon, il se laisserait mourir de faim. — Et vous croyez que c'est, là, une exis¬ tence humaine ? Le moine me versa du vin, but à son tour, s'essuya la bouche voluptueusement et tourna vers moi son visage, dans lequel je ne distinguai presque rien, mais dont je sentais la vie brûlante : — Si c'est là une existence humaine ? Non. Mais c'est une existence qui plaît à Dieu et qui prépare l'âme pour la vie éter¬ nelle, la seule qui compte pour le bon chré¬ tien. — Y croyez-vous, vraiment ? 86 MÉDITERRANÉE — J'y crois. — Alors, pourquoi ne vivez-vous pas comme l'ermite ? — Ah, voilà ! Parce que je ne suis pas encore arrivé au point où il se trouve, lui. J'aime encore toutes les bonnes choses ter¬ restres. Elles vivent dans mon sang. Inu¬ tile de mortifier mon corps, du moment que je ne trouve pas la force d'âme nécessaire à cette épreuve. C'est Dieu qui ne le veut pas. Beaucoup sont appelés, mais peu élus. Que la volonté de Dieu soit faite ! — Il n'y aura donc pas pour vous de vie éternelle. — J'aurai ce que je mériterai. Rien de plus, rien de moins, car Dieu est juste. Mais les marches de l'échelle où siège la grâce divine ne sont pas les mêmes pour tous les mortels. Il se tut et je ne sus quoi conclure de ses paroles. — Veux-tu que je te parle d'une manière plus profane ? — Dites. — Eh bien !" la vie éternelle n'est qu'un état d'âme qui s'impose de lui-même à l'homme. Tu peux la nommer, si tu veux, COUCHER DU SOLEIL 87 un besoin absolu de vivre dans la pureté, telle que ta conscience la conçoit. Alors tu es délivré de tout trouble qui vicie l'esprit. Tu es touché par la grâce divine. Voilà. Qu'est-ce qu'il faut de plus à l'homme qui cherche la voie du salut ? — Certes, sans la prière,, qui est le seul moyen propre à te faire gravir les marches qui mènent vers la perfection, tout est vain. On doit s'adres¬ ser à Dieu et l'implorer. — Et que faut-il dire ? — Toi, qui es un païen, tu peux ne rien dire, à l'exemple de ceux qui sont nés sourds-muets. La prière n'est pas une suite de mots, mais un ravissement, un passage de l'état vulgaire à l'état sublime. — On ne peut faire cela qu'au monas¬ tère ? — Ah ! là, tout se complique ! On peut le faire partout, dans une fosse comme dans un palais. Tout dépend de ce que tu y apportes dans ton cœur et du but que tu veux atteindre. A moi, par exemple, le monastère seul ne m'a pas suffi. Je suis moine et prêtre depuis mon cinquième lustre d'existence, mais je ne me sens l'âme ravie que depuis que je prie à Mont- 88 MÉDITERRANÉE Athos. Il m'a fallu ce Mont, ses bois, ses abîmes, son silence, son ciel, sa Méditerra¬ née, son complet isolement du vulgaire. Pour les avoir, je serais allé jusqu'au crime, mais Dieu m'a aidé et je les ai eus contre un peu d'argent, que mes parents m'ont procuré. J'étais perdu ! Voilà encore un homme qui a réalisé son rêve ! L'image du Mont- Athos, avec sa lumière, sa paix, son mys¬ tère, me plongea dans l'extase. Le staretz continua à me parler, mais je ne l'entendais qu'à moitié. C'était un babillage discret, mélodieux et confus, avec, parfois, de brillants éclats lumineux et co¬ lorés, imprégnés de tous les parfums de l'Orient. Il me conduisait sur les sentiers sauvages du Mont et au long de ses côtes grillées par le soleil, me montrait des vignes suspendues, des oliviers mélancoliques, des torrents enchanteurs, des retraites pas¬ sionnantes et Dieu qui était partout. Puis, de nouveau sa voix s'éloignait, la nuit noire et l'inexistence m'avalaient. De temps en temps, une question, la même, me réveillait en sursaut : — Veux-tu boire un verre de vin ? COUCHER DU SOLEIL 89 Il buvait. Je n'acceptais que rarement. Autour de nous, sur le pont, tout le monde dormait. J'étais prêt à m'endormir également, quand le navire se pencha de tribord et une première vague nous arro¬ sa superficiellement, mais en moins d'une demi-heure il n'y eut plus moyen de tenir. Alors je vis le staretz se lever, chance¬ lant, s'approcher de la balustrade et ton¬ ner d'une voix qui me fit peur : — Holà !... Thalassa coléreuse !... Je te bénis et t'ordonne de te calmer !... Il leva le bras pour lui donner sa béné¬ diction, mais comme il n'était pas le Christ, la mer lui envoya dans la poitrine une vague qui le fit rouler dans une masse d'eau. Je pris mes effets et m'enfuis vers un abri où je passai le reste de la nuit. Le lendemain nous descendions à Cons- tantinople, d'où un paquebot roumain al¬ lait nous prendre le jour même et nous déposer à Constantza. J'étais triste à mou¬ rir. Pourquoi retournais-je en Roumanie ? Quand aurai-je encore l'occasion de m'éva- der vers ces horizons auxquels j'avais con¬ fié tant d'espoirs ? Me voici à douze heures 90 MÉDITERRANÉE de mon malheureux pays sibérien, où il n'y avait pas de place pour mes rêves et mes projets, où ma banlieue m'attendait pour me bafouer et ma bonne mère pour me tenir ses éternels propos matrimoniaux. Or, plus que jamais j'étais décidé de me chercher un nid dans la région méditer¬ ranéenne. Et si on me pousse au désespoir, je me ferai moine à Mont-Athos ! Après tout, qu'est-ce qu'un moine ? Un homme qui prie Dieu. Eh bien, je prierai moi aussi, à ma façon ! J'étais maintenant convaincu que le sta- retz Sylvestre possédait une grande âme, malgré ses manières drôles et son penchant pour la boisson. Oui, j'accepterai son invi¬ tation, et l'été suivant j'irai passer un mois chez lui. Je le lui fis savoir, au moment où nous approchions de Constantinople. Il acquiesça avec joie et m'embrassa de nou¬ veau à la façon qui me dégoûte, mais je passai là-dessus. Comme à Stamboul il nous fallait atten¬ dre huit heures, avant de pouvoir nous embarquer sur le bateau roumain, il me proposa de louer en commun une chambre à l'hôtel, d'y déposer nos bagages et de COUCHER DU SOLEIL 91 nous reposer. J'acceptai et même je me chargeai de lui porter un de ses colis, un gros fagot de cannes et de bâtons pyrogra- vés, souvenirs du Mont, qu'il allait distri¬ buer aux amis et parents de Roumanie. Nous descendîmes dans un hôtel pouil¬ leux au Galata, tout près du débarcadère. La chambre qu'on nous montra était exi¬ guë et n'avait qu'un lit : trop peu de place pour quatre personnes, accompagnées de tant de bagages. Nous louâmes une seconde chambre, plus grande et qui communiquait avec la première. Celle-ci, le staretz se la réserva et m'en offrit le partage. Il régla le tout, refusant ma contribution. Et aus¬ sitôt il commanda des victuailles, ainsi que trois bouteilles de bière. Sachant que ses compagnons ne buvaient pas, je lui rappe¬ lais que moi non plus, je n'étais pas grand buveur. — J'aime bien la bière, fît-il, et n'ai que rarement l'occasion d'en boire. Ah ! Seigneur, si j'avais su deviner la soûlerie que le staretz m'annonçait par ces paroles innocentes ! J'aurais déguerpi sur- le-champ et je me serais ainsi épargné le spectacle d'une débauche monacale, dou- 92 MÉDITERRANÉE blée d'un scandale, comme je n'en aurais jamais imaginé chez un homme supérieur, à qui, par-dessus le marché, je me proposais de confier mon sort. Mais je ne me doutais de rien et fis tout mon possible pour être agréable à un com¬ pagnon de route, un peu trop joyeux peut- être, après avoir avalé sa seconde bouteille, et qui montrait une exubérance de plus en plus inquiétante. La bière, il la comman¬ dait par trois bouteilles à la fois, pas moins. A midi, neuf bouteilles vides jonchaient le sol, dont deux tout au plus pouvaient constituer ma part. Ce fut le moment où je jugeai prudent de me retirer : — Je vous quitte, dis-je. Vous êtes ivre mort. Je ne peux plus m'entendre avec vous. Alors le staretz se précipita sur la porte et la ferma à clef. Il avait les yeux hors de la tête : — Ah ! s'écria-t-il. Ça n'ira pas comme tu veux ! Je t'ordonne de m'obéir ! Et sans plus, il se rua sur moi, m'enlaça dans ses bras et me jeta sur le lit. Il était excité comme un étalon. Je compris à qui COUCHER DU SOLEIL 93 j'avais affaire et, le sang monté à la tête, je le repoussai de toutes mes forces. Il tomba très mal dans un coin de la pièce. — Je le regrette infiniment, lui dis-je, mais comprenez bien : je ne suis pas encore votre novice, pour m'ordonner de vous obéir. Ce disant, j'allai ouvrir la porte, quand une bouteille vola tout près de ma tête et se fracassa contre le mur. Je vis rouge, me jetai sur la brute et lui martelai le visage à coups de poing. Il fut aveuglé par le sang. Je passai dans l'autre chambre. Le jeune frère et l'ermite priaient à genoux, le vi¬ sage en larmes. Me voyant paraître, ils se levèrent et allèrent à leur maître, et j'en¬ tendis la voix rouillée du vieillard : — Seigneur ! Pardonnez-lui d'avoir frap¬ pé un staretz ! C'est donc pour moi qu'il implorait le pardon ! Très aimable. IV LES PASSIONS DU LAC-SALÉ (1) Nous avons, à cinq kilomètres de Braïla, un merveilleux lac salé qui s'appelle comme je viens de le dire : le Lac- Salé. Aujourd'hui, un tramway électrique battant neuf le relie à notre beau port, ce qui fait que les gens à pognon se hâtent d'acheter des terrains « au Lac » et d'y construire des villas, mais autrefois il n'en était pas ainsi. Autrefois — je veux dire : il y a quinze ou vingt ans, puisque moi-même en ce moment je n'en ai pas plus de vingt- quatre — à cette époque, éloignée pour moi, ce qu'on appelle aujourd'hui « le Lac » n'était vraiment que le lac. Rien autre chose. Ou presque rien. Regardez : au milieu d'une belle partie (X) En roumain : Laoou-Sarat. COUCHER DU SOLEIL 95 de la steppe du Baragan braïlois qui longe la rive gauche du Danube, on apercevait de très loin, lorsqu'on y ^avançait l'été en charrette paysanne, un grand miroir étin- celant au soleil, dont les éclats aveuglants vous obligeaient de protéger vos yeux en mettant la main en visière et en jurant parfois tous les saints du calendrier ; car vous saviez déjà que cette masse de feu frémissant comme le mercure qui vous empêchait de conduire vos chevaux, n'était ni un coude de l'écharpe du Danube, ni quelque bel étang comme il s'en trouve dans les montagnes, mais une ignoble mare pestilentielle dont les cochons mêmes des villages voisins ne veulent pas et qui répand sa puanteur si loin qu'elle tient en respect les hommes qui voudraient habiter près d'elle. Toutefois, les humains, qui sont la plu¬ part du temps plus misérables que les co¬ chons, non seulement parce qu'ils les dé¬ passent en gloutonnerie, mais aussi à cause de ce service militaire d'où ils rentrent tu¬ berculeux, syphilitiques, arthritiques, gout¬ teux, scrofuleux, les jambes paralysées, se sont aperçus que ce lac répugnant possède 96 MÉDITERRANÉE des vertus guérisseuses qui viennent à bout du rhumatisme articulaire le plus invétéré. Certes, il y faut beaucoup de patience, mais comme la Roumanie n'a pas encore le bonheur d'être habitée par une sainte qui sache vous guérir d'une paralysie avec la promptitude dont un de nos barbiers grecs ou arméniens vous arrache une dent, force fut aux malades du département d'abord, puis à d'autres de plus loin, de venir camper autour de cette mare mira¬ culeuse et de chercher le salut en s'y bai¬ gnant plusieurs étés de suite, un mois durant. Je me rappelle les courts séjours que nous y fîmes, ma mère et moi, lors de ma petite enfance. Étant blanchisseuse, donc ayant éternellement les bras dans l'eau, ma mère souffrait de terribles douleurs aux épaules. Oncle Anghel, également, un moment donné, ne pouvait plus remuer ses jambes, à cause des courants d'air dont sa taverne était constamment traversée. Mais ni l'un ni l'autre ne concevaient l'idée d'abandonner leurs occupations plus d'une semaine, la première, parce qu'elle était trop pauvre, le second, parce que assez riche et avide d'argent. COUCHER DU SOLEIL 97 Aussi, c'est toujours en tempêtant que l'oncle attelait son cheval, certain jour du mois de juillet, chargeait sa belle charrette d'un tas de bonnes choses pour la bouche, ainsi que d'un autre tas de couvertures et d'ustensiles pour la popote, et nous voilà partis pour le Lac-Salé. Nous y tombions au milieu d'un fouillis humain qui ressem¬ blait de loin à un campement de tziganes bohémiens, mais lorsqu'on y regardait de près, on s'apercevait que la plupart de ces gens marchaient en s'appuyant sur une canne ou sur le bras de quelqu'un, certains étaient des béquillards, et il y en avait même qu'on portait sur un brancard. D'au¬ tres étaient couverts de plaies hideuses. Des enfants rachitiques se traînaient péni¬ blement. C'était un spectacle désolant, au¬ quel venait s'ajouter la triste nudité de la région, où pas un arbre touffu n'offrait son ombre, ni une rivière son eau potable aux pauvres souffrants. Quelques buissons ; quelques rares acacias nains ; un puits dont l'eau au goût saumâtre n'était pas buvable. On devait pourvoir à tout : s'abriter sous la tente ou sous la charrette ; aller chercher l'eau et abreuver les chevaux au Danube, MÉDITERRANÉE 7 9S MÉDITERRANÉE à une lieue ; lors d'une averse, s'entasser pêle-mêle dans la voiture et se couvrir de hardes. Pour les vivres, cela n'allait pas trop mal, car les paysannes des environs vous offraient des poulets, des œufs, de la farine de maïs, du lait, à des prix dérisoires. Et, la nuit tombée, on voyait s'allumer des feux joyeux et on entendait des rires éclater çà et là. Tout de même ! En échange il y avait les résultats. Ils étaient miraculeux, si on y mettait de la bonne volonté. Il fallait non pas tant se baigner, mais plutôt s'enduire le corps, depuis le sommet du crâne jusqu'à la plante des pieds, d'une couche de boue noire et collante comme le goudron, qu'on tirait du fond du lac. On en fourrait jusque dans les oreilles. Puis on se grillait au soleil, le temps qu'il fallait pour que la boue séchât et c'est alors seulement qu'on se jetait dans le lac, où il n'y avait aucun danger de se noyer, car à n'importe quelle profondeur le corps était violemment rejeté à la sur¬ face comme une planche, à cause de l'im¬ mense quantité de sel que l'eau contenait. On se blessait les pieds, en heurtant parfois de vrais blocs. COUCHER DU SOLEIL 99 Et qui voudrait croire que dans cette bouillie de sel, où toute existence animale semble littéralement impossible, la mer¬ veilleuse nature trouve moyen de couver annuellement au soleil des myriades de bestioles qui couvrent toute la surface du lac d'une couche épaisse, frémissante de vie éphémère. Ces petits vermisseaux, cou¬ leur rouille, se collent au corps, se débat¬ tent comme des diables microscopiques, et lorsqu'on les écrase ils sentent la teinture d'iode. C'est à eux que le peuple attribue le miracle des guérisons incroyables. Les bé- quillards affluaient de tous les coins du pays et supportaient toutes les privations, sachant par l'expérience des autres qu'après le premier mois de cure « on jetait les bé¬ quilles ». Et après le troisième été de bains consécutifs au Lac-Salé, on rentrait chez soi « aussi sain que vous étiez quand votre mère vous a mis au monde ». Mais ce sont là des temps à jamais révo¬ lus, quand le lac n'était qu'une mare déso¬ lée, à laquelle on ne demandait que la guérison d'une maladie. Aujourd'hui ce n'est plus la même chose. Aujourd'hui, tout d'abord, le Lac-Salé 100 MÉDITERRANÉE est la propriété de l'État, qui ne permet plus à personne de s'y baigner à l'œil, comme du temps où il appartenait au bon Dieu. Puis, on n'y descend plus pour ne chercher qu'une simple et banale guérison, mais aussi le repos, le divertissement et, si possible, un peu de cet amour coupable qui fait toute la valeur de l'existence humaine. Oui, le Lac-Salé est devenu une des premières stations balnéaires de la Rouma¬ nie. Il possède une installation scientifique, un grand parc, un casino, un hôtel, des villas et une fameuse fanfare militaire qui est l'orgueil de notre 38e d'infanterie. Ah ! cette fanfare ! Ces officiers du 38e ! Et même ces simples sous-ofïs et soldats de la fanfare ! Quelle femme jeune et belle, et même vieille et laide, descendue au Lac, n'a pas senti dans son cœur la morsure du désir charnel devant ces gaillards noirauds, costauds, plaisants, narquois et plus ar¬ dents l'un que l'autre, que la main diabo¬ lique de leur commandant a choisis, en les triant sur le volet, pour en former cette fanfare ? — Une station balnéaire qui s'honore, disait ce commandant, doit avant tout COUCHER DU SOLEIL 101 faire baigner ses visiteuses dans les sueurs de l'amour, un amour qu'aucune ne trouve au foyer conjugal. Et qui donc mieux que nous autres les militaires peut offrir à ces dames de tels bains d'amour ? Il savait répéter cela sur les tons et dans les formes les plus variés et pas une dame ne s'en trouvait offensée. Au contraire, promenant leurs silhouettes blanches dans les allées du parc, elles se masquaient le visage avec l'ombrelle, chaque fois qu'un officier les saluait trop respectueusement, souriaient entre elles et roulaient de beaux yeux où il était permis de lire les plus terribles pensées. Mais je vais trop vite. Il faut que je commence par le commencement, c'est-à- dire, il faut que je raconte comment je suis arrivé à savoir tout cela. Eh bien! c'est parce que j'ai été le spec¬ tateur, le partenaire et le complice de ce que je vais conter sur les passions du Lac- Salé. Et non seulement moi, mais Mikhaïl aussi, car nous avons été, tous deux, les concierges de l'hôtel Bobesco, lui, de jour, moi, de nuit. Hôtel Bobesco, oui, le seul hôtel du Lac ; 102 MÉDITERRANÉE et son nom devrait à jamais rester gravé dans la mémoire de ceux qui l'ont habité une fois ou qui ont fait partie de son per¬ sonnel : il ne doit pas avoir son pareil dans le monde entier par son originalité, ainsi qu'on va s'en convaincre. Je ne me doutais de rien, quoique je sois braïlois et que le Lac me fût familier. Un jour d'avril de cette année 1908, Mi¬ khaïl me présenta aux patrons de l'hôtel, M. et Mme Bobesco. Lui, je le connaissais de vue, ayant été jadis le premier libraire que Braïla avait connu. Elle, non. C'était une Française, une vraie, mais depuis long¬ temps établie en Boumanie. Combien de paires de semelles le diable avait usées, afin de parvenir à mettre en ménage Mme Joséphine et M. Demètre Bobesco, je ne saurais le dire, mais je peux affirmer que ce couple sans enfant formait le mé¬ nage idéal à un seul point de vue : celui qui faisait que tous les deux considéraient l'argent comme le talisman de la vie, un talisman qui, une fois entré dans leur coffre-fort, ne devait plus jamais sortir. De là, les invraisemblables et inimaginables conséquences 1 COUCHES DU SOLEIL 103 Prévoyant mes brusques réactions, mon mentor, qui était au courant des mœurs de la maison, me prit à part, le jour de mon engagement, et me dit : — Ils sont d'une avarice et d'une bizar¬ rerie balzaciennes, qui rendent la vie impos¬ sible aux domestiques. Et, quand même, je te demande non seulement de tout sup¬ porter, mais encore de t'avérer l'as de tout le personnel, dont je serai le chef et toi le sous-chef. Voici pourquoi : premièrement, parce que l'hôtel Bobesco est la seule mai¬ son du Lac, où descend le meilleur monde du pays. Donc, on y gagne bien sa vie, ce qui revient à dire que l'automne prochain nous aurions les moyens d'aller passer l'hi¬ ver en Egypte sans plus travailler. Pour moi c'est là une question de vie ou de mort, car ma poitrine est toujours en mauvais état. —- Mais il y a autre chose, qui te fâchera encore : je fais ma cour dis¬ crète à Mme Bobesco. Lui est un vieillard. Elle est plus jeune que lui de vingt années. J'espère pouvoir la consoler, le jour de son grand deuil. — Ah ! Mikhaïl. Tu es devenu un vilain enfant, aux intentions dégoûtantes... MÉDITERRANÉE — Peut-être bien, mais là n'est pas la question en ce moment. En ce moment je te demande de tout supporter, si tu es mon ami. Je leur ai parlé de tes grandes qualités. Ici, un homme comme toi, qui te connais un peu à tous les métiers, de¬ viendra leur idole, sans que pour cela ils te fassent cadeau d'une carotte. Mais nous leur deviendrons indispensables, et c'est ce qui m'importe. —• Pourquoi ont-ils besoin d'un domes¬ tique qui se connaisse un peu à tous les métiers ? — Parce que c'est avec les mains des domestiques qu'ils procèdent, chaque an¬ née, à toutes les réparations dont cette vieille baraque a constamment besoin. Et celui qui n'a aucune adresse est mis à la porte. Une violente odeur de naphtaline ré¬ gnait dans toutes les chambres de l'hôtel, une trentaine en tout, dont douze au rez- de-chaussée et dix-huit au premier étage. On y déballait tapis et couvertures, qui venaient de passer l'hiver au repos, et on les sortait dans la cour pour les exposer au vent et au soleil. Plusieurs servantes, COUCHER DU SOLEIL 105 toutes jeunes et joliettes, mais défaillantes, exténuées, luttaient avec une montagne d'objets trop lourds pour leurs forces. De temps en temps, elles suppliaient quelque gars, qui traversait la cour, affairé, de leur donner un coup de main. L'homme était parfois le mari même de la suppliante, mais il avait d'autres chats à fouetter ; et M. Bobesco qui, du balcon, surveillait sévèrement le personnel occupé dans la cour, intervenait promptement avec sa parole modérée, chantante et non moins ferme : — Allez... Allez... mes enfants ! Avez- vous donc besoin de vous mettre à quatre, pour pouvoir retourner un matelas ? Ah, non ! Et repassant sa main osseuse sur ses grosses moustaches blanches comme la neige, pour marquer ainsi son méconten¬ tement, il obtenait satisfaction : avec un regard plein de regrets, l'homme laissait la servante se débrouiller seule. De son côté, Mme Joséphine, dans les chambres, « frottait le radis » à tous ceux et celles qui travaillaient sous ses yeux gris et froids, dont les étranges re¬ flets inondaient cependant son visage — qui 106 MÉDITERRANÉE n'était guère joli — d'une lumière qui le rendait aimable, sympathique même. C'é¬ tait peut-être parce qu'elle accompagnait d'un sourire distingué, « sourire de grande dame », disait-on, toute parole qui devait contrarier son interlocuteur. Et on préten¬ dait que, sauf pour dire bonjour, M. et Mme Bobesco ne pouvaient jamais s'adres¬ ser à une personne ou lui répondre sans se trouver immédiatement en conflit d'inté¬ rêts avec elle. Il n'y avait que Mikhaïl qui sût comment s'y prendre pour ne jamais créer, entre ses patrons et lui, une divergence d'opinion. Mais pour réussir ce tour de force, il allait parfois jusqu'à l'absurde. J'ai pu m'en faire une idée, le jour même où il me présenta à ces deux oiseaux qui juste¬ ment se chamaillaient avec un domestique pour une question de clous. Ceux-ci étaient vieux, entièrement rongés par la rouille, et chaque coup de marteau les tordait, blessant les doigts de l'homme. — Impossible ! fît le malheureux, su¬ çant ses doigts meurtris. Il me faut des clous neufs. Dieu, que tu es maladroit! s'écriait COUCHER DU SOLEIL 107 Mme Bobesco, pleinement d'accord avec son mari. Ce n'est pas la faute aux clous, mais la tienne, tu cognes toujours à côté. S'il fallait employer des clous neufs pour ces bagatelles, où irions-nous? Ces clous- là coûtent un franc le kilo ! Mikhaïl intervint : — J'en ai trouvé, Madame, à trente cen¬ times, chez un Juif qui en a acheté plu¬ sieurs caisses à une liquidation. — Trente centimes ? demanda le pa¬ tron, qui après avoir mieux examiné ses clous rouillés, se rendait à l'évidence. Sont- ils au moins vraiment neufs ? — Absolument ! — Bien. Voici trente centimes. Regarde, cependant : peut-être pourras-tu les avoir à vingt ou vingt-cinq. A une liquidation, la marchandise est achetée pour rien. Mikhaïl me demanda de l'accompagner : — Il n'y a pas de Juif ni des clous à ce prix-là, m'avoua-t-il. Je payerai la diffé¬ rence de ma poche, mais, j'ai mes plans : c'est avec le petit vermisseau qu'on at¬ trape le gros poisson. Je nq'attelai avec joie au travail, C'était 108 MÉDITERRANÉE pour mon Mikhaïl. Rien que pour lui : ou plutôt pour ses plans ; car, vraiment, en attendant le problématique gros pour¬ boire de demain, tant vanté, la besogne présente était infernale. Depuis l'aube à la tombée de la nuit, on vous poussait plus durement qu'une bête de somme. Il y avait des servantes ou des couples qui ne tenaient pas plus de trois jours et s'en allaient en maudissant. Quatre fois par se¬ maine, la nourriture se composait d'une affreuse bouillie faite de haricots secs, d'oi¬ gnons et d'eau claire. Au lieu de pain, de la polenta. Les autres jours, on nous servait de la viande, une viande d'hippopotame crevé. Pour dormir, un paillasson dans les combles ou dans un taudis. Salaire, quinze francs par mois. Et cette extravagance inhumaine de de¬ mander à de simples domestiques de pro¬ céder aux réparations les plus incroyables ! Le crépi des plafonds tombant sur de grandes surfaces, on évitait les frais de maçonnerie, en couvrant la partie endom¬ magée avec des morceaux de vieux draps, fixés aux clous et blanchis à la chaux, cjr toutes les pièces étaient badigeonnées. Mais COUCHER DU SOLEIL 109 le drap étant pourri, le morceau se déchi¬ rait et entraînait dans sa chute des plaques de plâtre, détachées des rebords. Cela se produisait souvent pendant l'opération même ou quelques jours plus tard et il fallait recommencer. Il n'était cependant pas rare que cela arrivât en pleine saison et que l'avalanche de plâtre tombât pen¬ dant la nuit sur la tête du dormeur, met¬ tant en émoi toute la maison. Avec le plancher, la même histoire, moins les risques. Tout était vermoulu. Depuis vingt ans que la maison existait, on n'avait jamais changé une planche. Et le rez-de- chaussée surtout, à cause de l'humidité, était entièrement pourri. Ici, l'ingéniosité des deux harpagons découvrit un autre moyen de suppléer l'artisan. Sur leurs indications, le domestique arrachait le bois vermoulu, remplissait le trou avec du gravier battu et clouait dessus un morceau de tôle ra¬ massé dans les ordures. Puis, une couche de peinture et le tapis par-dessus, mais lorsqu'on marchait dans la chambre, les innombrables carrés de tôle bosselée fai¬ saient un tel vacarme sous le tapis qu'on se croyait sur un toit. 110 MÉDITERRANÉE Certes, les clients fidèles de la maison n'ignoraient ni les surprises du plafond, ni la musique du plancher, mais ils savaient que partout ailleurs, il y avait pire : les punaises ! Or, chez les Bobesco, la propreté ne laissait rien à désirer. Parbleu ! Au prix où cela leur revenait ! Pour qu'un domestique fût considéré comme engagé et admis pour toute la sai¬ son, « quand le gain était gros et le travail commode », clamait-on, il fallait qu'il compte à son actif au moins quinze jours de peine bestiale pendant le mois d'avril, qui précédait l'ouverture. A celui qui pouvait s'enorgueillir de tout un mois de travaux forcés, on réservait les sec¬ teurs de l'hôtel qu'occupaient les clients les plus généreux. Voilà la récompense et la loi. Elles étaient acceptées, sans murmure. Les offres de service affluaient. Durant tout le mois d'avril, nous fûmes assiégés, Mik¬ haïl et moi, d'une armée de solliciteurs, qui, nous croyant « tout puissants » chez Bobesco, nous suppliaient d'intervenir au¬ près des patrons. C'était superflu. Les es¬ claves partaient d'eux-mêmes ou étaient COUCHER DU SOLEIL 111 chassés, les places vacantes ne manquaient à aucun moment. Il se produisait même des abus, des in¬ justices criardes : on embauchait à tour -de bras le double et le triple de ce qu'on pouvait garder, les patrons sachant de leur longue expérience que les trois quarts de la foule admise seraient balayés avant la fin de ce terrible mois d'avril. Ainsi, le va-et-vient était permanent et facilitait la besogne, car il permettait de travailler avec « les enthousiastes des pre¬ miers trois jours » qui s'en allaient le qua¬ trième. Mais pendant ce temps les pauvres acceptaient tout. Non seulement ils la¬ vaient, frottaient, astiquaient, réparaient, rapiéçaient, repassaient tant et plus qu'on ne leur demandait, mais on les mettait même à badigeonner toute la maison et ses nombreuses dépendances, ce qui était le comble : aveuglés par la chaux, dont ils ignoraient le maniement, les misérables abandonnaient tout et disparaissaient, par¬ fois sans nous faire leurs adieux et en aban¬ donnant les vingt ou quarante sous de sa¬ laire auxquels ils avaient droit. La récom¬ pense, pour ceux-là, se réduisait donc à 112 MÉDITERRANÉE quelques assiettées de soupe aux haricots. M. et Mme Bobesco ne s'en montraient jamais émus, ni dans le sens de la pitié, ni dans celui de l'inquiétude. Pour la pitié, ils se contentaient de conclure, devant cha¬ que nouvelle disparition d'un domestique : —- Eh!... que voulez-vous? Ces gens-là se figurent que les alouettes tombent toutes rôties du ciel et que nous n'avons qu'à ouvrir la bouche pour les recevoir ! Quant à s'inquiéter de là mauvaise re¬ nommée que tous ces départs, toutes ces injustices créaient à leur maison, ils n'en avaient cure. Oui, la station etBraïla même hurlaient contre « l'indignité du traitement » que les Bobesco infligeaient à leurs domes¬ tiques, mais tout aussi fameuse était la réputation que « là seulement on touchait des pourboires inconnus ailleurs ». De cette façon, on ne craignait pas de se trouver à court de bras. Et même le spectacle de cette exploita¬ tion n'était guère triste. Grâce au naïf et bref enthousiasme des éternels nouveaux venus, on peinait dans une vraie joie quasi- générale. Après mon arrivée surtout, vers COUCHER DU SOLEIL 113 le 10 avril, les conditions d'une bonne par¬ tie de la besogne s'améliorèrent sensible¬ ment, car petit à petit je brisai avec les méthodes qui remplaçaient le crépi par le drap et qui faisaient exécuter le badigeon- nage par des domestiques. Il me fut facile d'y parvenir. Des deux éléments dont on a besoin pour composer le mortier, le plus coûteux, qui est la chaux vive, je l'avais à ma disposition en grosse quantité. L'autre élément, le sable fin, les harpagons refusèrent de me l'acheter, mais je n'eus aucun mal à convaincre mes larrons de collègues que c'était leur intérêt de le voler aux constructions en cours, où il s'en trouvait des montagnes. Une semaine après, la plupart des trous béants des pla¬ fonds étaient bouchés, enduits, lissés. Les Bobesco n'en revenaient pas ! Ils savaient ce que cela valait. Et du coup, je devins « l'as des as » et l'homme dont il ne faut pas écarter les conseils sans les examiner. Alors je posai mes conditions : — Si yous introduisez dans notre ordi¬ naire deux kilos de fromage blanc qui ne coûte que quatre-vingts centimes le kilo, Méditerranée 8 114 MÉDITERRANÉE je me charge, tout seul, de terminer le badi- geonnage de toute la maison deux fois plus vite et bien plus proprement qu'il n'est exécuté aujourd'hui par des domestiques; leur ignorance du métier est la cause d'un formidable gâchage de marchandise et d'une saleté abominable. Bobesco blêmit un peu : — Mon cher garçon, tu es terrible ! Deux kilos de fromage par jour! Eh bien : montre-nous ce que tu peux et on verra. — Non ! On ne verra rien ! Le fromage, voilà ! Entendu ? — Bon... bon..., grommela-t-il, nous tournant le dos. Je tirai du fond de ma carcasse l'élan nécessaire au badigeonnage rapide, celui que nous, les barbouilleurs, exécutons quo¬ tidiennement chez le patron peintre, depuis notre enfance jusqu'à la mort. Et chaque jour, deux ou trois chambres sortaient de mes mains propres, souriantes, blanches comme la neige. Tout le monde exulta, la valetaille la première, heureuse d'être débarrassée de la corvée la plus dégoûtante. Heureuse aussi du délicieux fromage blanc qui cons- COUCHER DU SOLEIL 115 tituait tout de même une nourriture plus humaine que la lavasse aux haricots. La nuit, les jolies servantes, malgré la fatigue, tombaient dans nos bras et se lais¬ saient prendre, à moitié endormies. Il y en avait tout un harem, et nous passions de l'une à l'autre comme font les coqs dans un poulailler. Mikhaïl n'y touchait pas ! Sa « dignité de chef du personnel », le lui défendait, puis, il n'oubliait pas ses plans. Mme Bobesco, paraît-il, prêtait assez l'oreille aux tendres insinuations de son noble concierge et il voulait lui prouver sa fidélité anticipée. Je n accordais aucune foi aux nouvelles illusions de mon grand ami, mais il était visible que Joséphine goûtait les longues dissertations philosophiques que Mikhaïl lui débitait en un français plus pur que le sien. Cela avait lieu n'importe où et en la présence de n'importe qui, même du pa¬ tron, qui n'y comprenait mot. Les meilleurs moments pour ces entretiens, Mikhaïl les trouvait les jours où Mme Bobesco se consacrait aux savants raccommodages de la lingerie, que les femmes les plus adroites exécutaient sous sa surveillance perma- 116 MÉDITERRANÉE nente. Et comme mon ami n'avait d'autres charges que la direction générale des tra¬ vaux, il s'asseyait près d'elle, lui parlait de la France, de sa culture dont l'autre se fichait pas mal et, profitant des circons¬ tances favorables, lui prenait parfois la main et la lui baisait « avec passion », t⬠chant de « réveiller ses sens ». Il est vrai que j'ai vu une fois Joséphine sortir d'un tête-à-tête les joues en flammes. — Eh bien, qu'en dis-tu ? me demanda alors Mikhaïl. — Je dis que cette femme n'adore que l'argent et qu'elle profitera de ta grossière naïveté pour faire de toi le premier esclave de son hôtel. Mais il n'en démordait point. Il lui sacrifiait tous ses moments libres, même ces voluptueuses après-midi de dimanche quand, tout travail cessant, nous nous éclipsions seuls ou par couple, chacun à ses plaisirs. Nous attendions le dimanche comme le bagnard attend le jour de sa libération. Le printemps était précoce, les pluies tièdes et les vagues de chaleur du mois de mars avaient fait pousser la végé¬ tation à coup de fouet ; dans le bois, le COUCHER DU SOLEIL 117 feuillage cachait déjà les oiseaux qui emplis¬ saient le ciel de leurs piailleries amou¬ reuses. Moins heureux qu'eux, nous nous contentions d'allonger nos corps au soleil ou sur nos grabats, de dormir, de nous reposer ou de bécoter nos belles qui nous racontaient combien elles auraient besoin d'une paire de pantoufles, d'une blouse ou d'une jupe pour Pâques. Mikhaïl ne s'accordait pas même ces loi¬ sirs de dimanche. Car ces après-midi-là, quand tout l'hôtel était plongé dans un silence sépulcral, M. et Mme Bobesco se livraient à une délectation sui generis. Chacun pourvu d'un panier, ils partaient pour une longue balade à pied pendant laquelle leurs yeux fouilleurs cherchaient à découvrir en chemin tout menu objet nécessaire à leur existence : un clou, un bout de fer, un morceau de tôle, une clef rouillée, une boîte d'allumettes vide, une casserole trouée, de vieux haillons, une vieille savate. Et plus la récolte était abon¬ dante, plus ils rentraient ravis. Mon ami les accompagna, s'armant d'une tenaille qui apportait ceci de nouveau dans l'expédition qu'elle permettait d'arracher MÉDITERRANÉE tous les clous branlants des palissades ou des grosses caisses de marchandise vides exposées devant les magasins pour la vente. Afin de s'approprier ces clous, Mikhaïl ac- de se faire harceler par tous les et les petits Juifs, les uns défendant les autres leurs caisses. Che¬ min faisant, il donnait le change, parta¬ geant les vues philosophiques de ses patrons concernant l'importance capitale de l'éco¬ nomie dans la vie humaine et surenchéris¬ sant de son mieux, avec force documenta¬ tion historique à l'appui. Le soir, lorsqu'ils rentraient, les paniers pleins de déchets, ils avaient, tous trois, la même démarche calme et la même gravité satisfaite. Le plus terrible, c'était que cette manie d'apporter à la maison toutes les ordures qu'on trouvait dans la station, avait des conséquences ignobles pour nous autres les « nègres ». Car le seul endroit où ils les entassaient était les combles de l'hôtel, et cela n'allait pas sans créer une autre complication. Les deux fous conservaient dans les combles plusieurs tonnes de vieux papiers, restes de leur ancienne librairie, auxquelles venaient s'ajouter chaque année tous les meubles brisés, toute la ferraille ramassée sur les chemins, tous les effets miteux hors d'usage. Il y en avait, poids et volume, de quoi charger un wagon. Eh bien, ils estimaient que ce poids, immobi lisé sur une seule place, était faire descendre les assises de éviter un semblable malheur, ils procé¬ daient, tous les printemps, à un déménage¬ ment total de ce fouillis, l'enlevant d'une extrémité des combles et le transportant à l'autre. C'était là notre plaisir de tous ches matin. Exécrable corvée qui durait de huit heures à midi. Nous avions cinquantaine de mètres à parcourir, toute la longueur du bâtiment, nous cognant la tête contre les poutres du toit, les bras chargés des futilités les plus Les nuages de poussière nous gorge et nous aveuglaient. La puanteur nous faisait vomir. Ce manège avait lieu tous les ans. Une humanité sans espoir, tou¬ jours nouvelle et renouvelée, l'accomplis¬ sait avec soumission, comme tout le reste. Mais voici le jour béni du Premier Mai, COUCHER DU SOLEIL 119 120 MÉDITERRANÉE ancien style, jour de l'ouverture de la sta¬ tion, quand le pouvoir des maîtres sur leurs esclaves s'évanouit comme par enchante¬ ment, quand tout astiquage et tout rafis¬ tolage cessent définitivement, quand le drapeau national flotte à toutes les fenêtres et quand les mignonnes servantes aux mains crevassées peuvent enfin arborer leur petit tablier blanc, qu'elles ne quitteront plus. Dès six heures du matin, un épouvan¬ table fracas de cuivres et de grosse caisse avait secoué les vitres et réveillé en sursaut les habitants. Le commandant Doutson avait passé en trombe, à la tête de ses soixante flacaï, parcourant en zig-zag tou¬ tes les allées du Lac, sans en négliger au¬ cune, et entraînant à sa suite une centaine de marmots et autant de chiens. Et déjà le diable de Jénica, le képi sur une oreille, dirigeait son petit bugle vers les balcons et lançait un long tur-lu-tu-tu-u-u de sa composition, mais le commandant lui fai¬ sait comprendre avec sa baguette que c'était là un procédé peu correct vis-à-vis de ses collègues d'attirer sur lui seul l'at¬ tention de toutes les jeunes filles. Place du kiosque, centre de la station, la COUCHER DU SOLEIL 121 fanfare déposait ses instruments. Une col¬ lation matinale lui était servie par les soins de l'Administration : nos traditionnels « rô¬ ti froid d'agneau, ail vert et l'immortel pélinache (1) ». Dans la grande salle du Casino la même collation réunissait les officiels et les notabilités du Lac, après une brève liturgie dite par un pope à moitié saoul. Et tandis que ces messieurs discouraient longuement sur les merveilles du séjour au Lac-Salé et sur leurs propres mérites, dehors, l'âme du pays s'enivrait d'une joie saine que nulle amertume ne peut altérer. Des voitures paysannes, parées de gros¬ ses branches de saules pleureurs, arrivaient en fde ininterrompue, toutes escortées de cavaliers aux chevaux écumants, les cri¬ nières tressées de rubans tricolores. La so¬ ciété de tramways « Hélios » de Braïla choisissait ses voitures les plus neuves, éga¬ lement parées de saules et pavoisées de petits drapeaux, pour les mettre à la dis¬ position d'une foule de banlieusards endi¬ manchés, qui les prenaient d'assaut. Tous les quarts d'heure, la belle cloche de bronze (1) Vin dans lequel on a fait macérer des feuilles d'absinthe. 122 MÉDITERRANÉE luisante du tram, montée sur la manivelle du frein, annonçait éperdument aux res¬ taurateurs du Lac une nouvelle vague de fêtards. Le wattman, jeune rustre qui n'en revenait pas de son émerveillement de se voir promu conducteur de cette mysté¬ rieuse « machine sans feu », avait vite trans¬ formé sa cloche en un jouet musical aux modulations très variées, qui répandait la stupeur parmi les paysans et les jeunes filles. Midi n'avait pas encore sonné qu'aucun restaurant ne disposait plus d'une table ou d'une chaise libre. Alors les flots hu¬ mains envahissaient le bois, chaque famille portant ses provisions. Les tsiganes violo¬ nistes, quoique nombreux comme à la foire, ne parvenaient pas à satisfaire tous ceux qui les hélaient de toutes parts, avec force menaces et jurons à l'appui. Dans les al¬ lées du parc les promeneurs formaient une seule masse compacte qui s'acharnait à se frayer un chemin jusqu'à la place du Ca¬ sino, comble elle-même ; là, la fanfare ébran¬ lait les espaces avec son déluge de mélodies nationales et sentimentales. Puis, durant le repos accordé aux instrumentistes jus- DU SOLEIL COUCHER qu'à quatre heures de l'après-midi, les champs et les ravins qui entourent le Lac entendaient les os des jeunes filles cra¬ quer dans les bras des gaillards affamés d'amour. Et dès ce jour, ce fut fini avec nous autres les civils : nous fûmes méprisés même par le dernier laideron qui avait connu l'étreinte d'un « musicien de la fanfare ». En vain nous rappelions à nos amoureuses d'hier leurs serments de fidélité, sinon individuelle au moins rigoureusement garantie à la communauté des garçons de l'hôtel qui, après tout, s'étaient vidé les poches pour leur acheter tant de paires de pantoufles ! En vain... Bien mieux, ces sacrés matous de la fanfare nous soufflaient toute « bon- niche » fraîchement descendue avec ses maîtres. Hormis les couples de domestiques, on ne voyait plus une femme se promener dans le bois en compagnie d'un civil, pen¬ dant ce paisible mois de mai qui, l'hôtel encore presque vide et l'entretien insigni¬ fiant, nous permettait de nous échapper chaque jour un peu, respirer l'air de la liberté. Mais, alors, notre vengeance aussi était prompte, toutes les fois que Mme Bo- 124 MÉDITERRANÉE besco, sortant dans la cour, s'égosillait à appeler une de nos vadrouilleuses : — Stéloutsa !... Stéloutsa !... Où diable es-tu ? — Parbleu ! répondions-nous. Où vou- driez-vous qu'elle soit ? — Mais où donc ? — Mais avec la fanfare ! — Eh bien : la prochaine fois je la met¬ trai à la porte ! Le soir, pleurant comme une Madeleine, la pécheresse implorait notre solidarité, à nous autres, qu'elle humiliait superbement : — Dis que tu quittes, toi aussi, si on me chasse ! — Entendu, à une condition : briser avec la fanfare ! — Mon Dieu... Impossible... J'aime mon Costica ! Les garces ! Dans ce grand désordre « familier », pro¬ duit par les ensorceleurs de la fanfare, un homme providentiel, vieux client de la maison, eut, dès le premier juin, son mot à dire. C'est le docteur Samuel Bastaky. Un géant dans la cinquantaine ; tête d'oiseau COUCHER DU SOLEIL 125 rapace ; avare de ses sourires ; prompt à la colère ; bon comme le pain chaud ; généreux comme un prince ; grand veinard au jeu et fameux séducteur qui comptait à son actif nombre de scandales retentissants, dont plusieurs procès que lui avaient intentés des vierges de haute condition, lui réclamant le mariage. Le docteur Bastaky était l'intime des Bobesco et, depuis que l'hôtel existait, leur client ; il occupait trois des plus belles pièces : salle d'attente, cabinet de consul¬ tations et sa célèbre chambre à coucher de célibataire où, affirmait-on, il renver¬ sait à tour de bras n'importe quelle femme, aristocrate, petite bourgeoise ou simple servante, pourvu qu'elle fût « bien balan¬ cée ». Aussitôt descendu, tout le personnel lui fut présenté, et nous dûmes tous nous mettre nus pour passer son examen concer¬ nant les maladies vénériennes. Il n'admet¬ tait pas que la riche clientèle des Bobesco fût servie par des domestiques malades. Quelques jours après, m'apercevant qu'il m'avait pris en sympathie, j'en profitai pour lui exposer le malheur qui nous frap- pait dans notre vie sentimentale, depuis l'arrivée de la maudite fanfare : — Qu'allons-nous devenir ? Être obligés de fréquenter les bordels ? Le lendemain, il fit aligner devant lui les cinq servantes de l'hôtel qui, connaissant sa réputation de « tombeur de femmes », baissèrent les yeux, sous son regard per¬ çant. Il leur releva la tête, l'une après l'au¬ tre, en leur touchant le menton de son index parfumé. Puis, s'adressant à notre patron : — Monsieur Bobesco, j'apprends que ces mignonnes raffolent des types de la fanfare. Eh bien, étant donné que tous les militaires, jusqu'au colonel, sont blennor- ragiques, je vous prie de me signaler la petite qui entretiendra à l'avenir des rela¬ tions suspectes avec ces hommes de troupe. Je l'enverrai immédiatement à l'hôpital, afin de la mettre en observation. Ah ! ce que nous jubilâmes ! — Fini, les Jénica et leur petit bugle : tu-tur-lu-tu-tu ! Eh î les Stéloutsa ! Les envoyer à l'hôpital, ça, alors, c'était mille fois plus grave que d'être chassées. Il n'y a que les prostituées qui subissent cette honte. MEDITERRANEE COUCHER DU SOLEIL 127 Boum ! Du coup, nos amoureuses nous revinrent, mi-boudeuses, mi-repentantes, oubliant peu à peu tous ces Lica, Costica, Jénica. Vive « l'Aigle » ! (C'est le nom que nous avions donné au docteur.) Mais qu'est-ce que nous remarquons, tout d'abord ? Quand le docteur sonnait une servante, tout notre harem accourait. Nous attribuâmes cet empressement à la frayeur que l'Aigle leur inspirait et au légitime désir de lui plaire. C'était un peu plus, hélas, nous dûmes en convenir par suite. Heureusement, l'Ai¬ gle ne déshabillait jamais trois fois la même femme, fût-elle une princesse de beauté. Aussi, après une nouvelle et brève crise de tournis que subirent nos Stélou'tsa, nous rentrâmes dans notre bien et le gardâmes, cette fois, tant bien que mal. Du reste, on n'avait plus le temps de folâtrer. Les appartements, retenus trois mois à l'avance, commençaient à se peu¬ pler pour la période de juin, une cure de bains ne durant que vingt-cinq jours, ce qui faisait que l'hôtel renouvelait son monde trois et même quatre fois dans la saison comprise entre le 15 mai et le 15 septembre. 128 MÉDITERRANÉE Que de familles cossues eus-je alors l'oc¬ casion de regarder de près ! Comme j'ai pu constater que, quelle que soit notre condition sociale, nous sommes bien les mêmes, tout au moins pour ce qui est de nos humaines faiblesses, nos vanités, nos passions. Et j'avoue que j'ai aimé ce monde-là et j'ai compati avec lui, juste¬ ment parce que j'ai pu le voir à nu. J'ai vu de graves pères de famille envoyer leur gosse se coucher presque à jeun, pour s'être « grossièrement » exprimé à table ; je les ai vus exiger du domestique qu'il leur parle seulement à la troisième personne ou bien renvoyer la blanchisseuse relaver tout le linge propre qu'elle apportait, sim¬ plement parce qu'on avait découvert entre deux chemises de soie une malheureuse punaise qui n'est tout de même pas un pou ni un crachat ; et puis, il m'a été donné de voir les mêmes hommes rentrer ivres morts, pénétrer dans le taudis d'une servante, se ruer sur elle et fourrer leur nez jusqu'aux oreilles là où habituellement nous n'allions que prudemment avec notre sexe mal entretenu. Il leur arrivait encore, lors d'une guigne au jeu, de nous emprunter COUCHER DU SOLEIL 129 un billet de cent francs et d'oublier de nous le rendre, mais il est vrai aussi qu'ils nous offraient cent occasions où ils se lais¬ saient écorcher sans ménagement. Quant à leurs douces et nobles épouses, conscientes ou non des habitudes de sem¬ blables maris, elles leur rendaient la pa¬ reille, certes, avec plus de discrétion mais non moins de violence. Et j'en ai connu plus d'une dont les caresses m'ont fait bénir mon emploi de concierge de bonne maison. Ah ! je ne dis pas qu'elles m'étaient fi¬ dèles, au contraire, je faisais moi-même tout mon possible pour qu'elles s'amusent à l'abri de toute surprise désagréable, lors¬ que je les voyais mourir d'envie, soit d'être écrasées dans les bras de notre Aigle —trop couru, et jamais chômeur, pour pouvoir sa¬ tisfaire à toutes les demandes — soit d'écra¬ ser elles-mêmes dans leurs bras quelque gringalet d'officier qui les excitait avec son air efféminé. Pour le premier cas, c'était facile. Je soufflais un mot au docteur. Celui- ci repérait la « malade », profitait d'un instant propice pour la croiser seule, lui baisait la main et lui disait, du ton le MÉDITERRANÉE 9 130 MÉDITERRANÉE plus paternel et professionnel du monde : — Votre mine ne me plaît pas, chère Madame, voulez-vous venir me consulter un jour prochain ? Et ce jour prochain, pan ! le verrou : — Déshabillez-vous, Madame ! Il lui arrivait de me demander le lende¬ main : — A qui le tour ? Oui, avec l'Aigle c'était commode, cha¬ que femme pouvait tromper son mari en le tenant par la main, car un médecin c'est un médecin, il vous déshabille comme il veut, chez lui. Mais comment faire avec quelqu'un qui n'est pas médecin, qui peut être justement un officier ? Dans cette station, grosse comme un mouchoir de poche, trois jours de flirt un peu poussé suffisent pour que tout le monde vous remarque et le répète à votre mari qui, lui, le plus souvent, est retenu par ses affaires et ne vient embras¬ ser sa famille que du samedi soir au lundi matin. Où donc aller avec votre béguin ? Chez lui ? Chez vous ? A Braïla, dans un hôtel ou chez une entremetteuse ? Non, COUCHER DU SOLEIL 131 non ! Bon pour les femmes de seconde condition. Tandis que vous... Vous, alors, vous tournez la difficulté, grâce aux suggestions d'un ami dévoué et compréhensif comme le concierge, homme qui peut tout savoir et doit tout compren¬ dre, autrement il est fichu. C'est lui qui vous apprend que le « moyen » est entre vos mains. Entre les siennes aussi, bien entendu. L'hôtel Bobesco avait trente chambres de maître et quinze pour loger les domes¬ tiques qui accompagnaient leurs maîtres. Ces pièces secondaires, des cubes blanchis à la chaux, s'alignaient dans la cour, en file indienne, parfaitement indépendantes, chacune avec sa porte, sa fenêtre et sa clef. A l'intérieur, un petit lit, une table, une chaise. Propreté. Il faut bien dire qu'à l'origine, ces quinze chambrettes avaient constitué le premier abri convenable qui fut mis à la disposition des malades mys¬ tiques, en un temps où ceux-ci couchaient à la belle étoile autour de leur miraculeux Lac-Salé. Depuis, l'hôtel les avait supplan¬ tées et fait fortune. Elles tombèrent au rang des dépendances. Mais c'était plus 132 MÉDITERRANÉE qu'il n'en fallait pour un modeste domes¬ tique. C'était également plus qu'il n'en fallait à une grande dame pour passer une petite heure coupable dans les bras de son amant de rencontre. Elle n'avait qu'à envoyer sa bonne prendre un peu d'air frais dans le Parc, vers cette heure de la nuit que les servantes aiment assez elles-mêmes et qu'elles se payent en cachette au prix de mille ennuis. Et tandis que la fanfare vous envoie ses derniers flots d'harmonie tapa¬ geuse ; que les brasiers des restaurants vous chatouillent les narines avec la fumée des dernières grillades et que les retardataires de l'hôtel rentrent en faisant crisser sous leurs pas le sable de la cour, vous, l'épouse adorée ou non, vous goûtez avec toute la force de vos sens cet amour volé qui ne vous semble divin que parce qu'il est volé. Et s'il vous arrive d'oublier l'heure, un discret sifflement dans le silence de la nuit vous avertit que votre ami le concierge trouve que c'est bien assez comme cela ; qu'il est prudent pour vous de gagner votre chambre conjugale et, parfois, de rejoindre votre mari, qui dort. COUCHER DU SOLEIL 133 Car l'hôtel connut en effet une épouse écervelée qui commettait cette folie-là : se glisser hors du lit, pendant que son homme ronflait et courir au rendez-vous ; mais le scandale éclata d'une autre manière. Dans la majorité des cas les maris n'ac¬ compagnaient leurs femmes que s'ils étaient eux-mêmes souffrants et seulement pen¬ dant le mois d'août, lorsqu'ils étaient en congé, tandis que les épouses profitaient de toute circonstance pour déserter la grande ville, dès la fermeture des écoles : avec les enfants elles allaient à la montagne ou à la mer ; avec de vieux parents rhuma¬ tisants, au Lac-Salé ; avec l'époux qui doit soigner son foie, à Gaciulata. Ainsi les femmes riches sont partout, de mai à oc¬ tobre, pour ne plus rappeler ce détail que leurs vacances commencent avec la vie et finissent avec la mort. Nous avions donc vers le 15 août cette dame qui trompait son époux pendant que celui-ci dormait, et nous en avions encore une autre qui trompait le sien pendant qu'il jouait au Casino. Les deux familles étaient amies. Les deux maris étaient direc¬ teurs de ministère. Les deux femmes 134 MÉDITERRANÉE avaient pour amants des officiers et pour nid d'amour la chambre de leur bonne. Dieu trouva juste de les punir en même temps. Le nom du premier couple était Nicoles- co; celui du second, Dimitriou. Je ne m'in¬ quiétais pas beaucoup de la vigilance de M. Nicolesco, qui était un homme doux et adorait le sommeil. En revanche, M. Dimi¬ triou me tenait dans une alerte sans répit. Il était jaloux et soupçonnait sa femme. Certes, j'avais organisé un service d'es¬ pionnage qui déjouait toutes ses manœu¬ vres. Plusieurs petits vauriens, que j'appe¬ lais mes « piccolos », étaient postés aux points stratégiques sur tout le chemin qui allait du Casino à l'hôtel. Dès qu'on l'aper¬ cevait sortir du jeu par surprise, c'est-à-dire à une heure « indue », j'étais prévenu avant 'il eût fait dix pas. Et à son arrivée, sa femme pouvait affirmer, avec le dicton roumain : « Je n'ai pas mangé de l'ail, donc ma bouche n'en a pas l'odeur. » Mais j'ai dit plus haut que Dieu est puis¬ sant. Et il s'y prit d'une manière totale¬ ment imprévue, afin de nous punir tous, en allongeant sa main plus loin qu'on ne l'ïnirait. iamais f.rn COUCHER DU SOLEIL 135 Une nuit, il disloqua du plafond deux pelletées de plâtre, juste au-dessus de la tête du bon dormeur, M. Nicolesco qui, naturellement, se réveilla et constata si¬ multanément deux choses désagréables : son lit était plein de plâtre et sa femme ne se trouvait plus à ses côtés. Le brave homme ne fit aucun tapage, mais il était dans son droit de m'appeler, moi, le veil¬ leur de nuit, moi qui justement m'étais transformé en une immense oreille, tendue vers le Casino. Personne pour me remplacer. Mikhaïl dormait. Je mis une minute à méditer, la tête entre les mains, puis je pris la décision d'aller frapper aux portes des deux épouses coupables, faisant savoir à l'une que son mari m'appelait ; à l'autre, que ma sur¬ veillance cessait. Trop tard. Nicolesco et mon patron, tous deux en pyjama, conversaient calmement en haut de l'escalier et m'attendaient. Il ne me fut plus possible de passer dans la cour et de prévenir les deux femmes. Je les abandonnai à leur sort. Il fut dur. Dimitriou tomba en coup de vent, pendant que j'arrangeais le lit de 136 MÉDITERRANÉE l'autre cocu. Il chercha sa femme, ne la trouva pas et alla droit dans la cour, l'ap¬ peler. Du balcon, Nicolesco et Bobesco, qui prenaient l'air au clair de lune, l'interpel¬ lèrent : — Qu'est-ce qu'il y a ? — Il y a que nous sommes cocus tous les deux ! répondit l'autre, à Nicolesco. — Il se peut bien, en effet. Ma femme aussi a disparu. — Elle est sûrement là, dans un de ces trous, mais tu verras si je sais les faire sortir. Il cria fort, pour la troisième fois : — Sylvie ! Sors, ou je mets le feu à toutes ces baraques ! Alors je compris qu'il avait des informa¬ tions précises. Un moment de silence péni¬ ble nous écrasa, tous, avec sa lourdeur et son goût de foudre. Bobesco, rigide, ne bronchait pas. Dimitriou tira de sa poche un objet, l'enveloppa dans un journal, posa le paquet près d'une chambrette et l'al¬ luma. Puis, il vint se poster sous le balcon où se trouvaient son ami et mon patron. Nous crûmes qu'il plaisantait. Le journal brûlait lentement. COUCHER DU SOLEIL 137 — Où veux-tu en venir ? demanda Nico- lesco. Tu penses bien que Sylvie, si elle est là comme tu dis, ne s'effraiera pas d'un journal qui brûle ; et tu ne pourrais non plus violer tous ces domiciles, où il n'y a pas que des servantes. En effet, il y avait quelques pièces oc¬ cupées par des passants. — Je le sais bien, répondit Dimitriou, mais attends ! Nous n'attendîmes rien du tout, car une épouvantable jdétonation, accompagnée d'une énorme flamme, ébranla l'air, brisant tous les carreaux du côté de la cour. — Il est fou ! il est fou ! gémit M. Bobes- co, au milieu du vacarme et de l'affolement des locataires et domestiques qui surgirent en chemise. Et il se mit à appeler sa femme : — Joséphine ! Joséphine ! Mais Joséphine se trouvait elle aussi dans une de ces dépendances, plus exactement, chez... Mikhaïl, et elle apparut en même temps que les deux femmes adultères, qui se sauvèrent en se couvrant la figure. La tête que fit alors mon patron apporta un brin d'humour dans le malheur général. MÉDITERRANÉE Dimitriou dit à son ami, le traînant de force vers les pièces d'où venaient de sortir leurs femmes : — Tu as vu, Aléco ? J'ai tiré sur un lièvre. J'en ai touché trois ! Allons main¬ tenant dire bonsoir à ces messieurs... — Tu n'es pas armé, au moins ! s'en- quit l'autre. Les deux lieutenants sortirent dans la cour. Dimitriou les considéra de près, les mains derrière le dos, puis : — Ça va, Messieurs, vous pouvez vous en aller... Et il conclut, comme pour lui-même, avec le proverbe populaire : — « Avant qu'une chienne n'écarte sa queue, le chien ne s'approche pas d'elle. » Ce n'est donc pas votre faute, à vous. « Pour sûr, pensai-je, c'est la faute du plâtre ! » Le matin qui suivit cette affreuse nuit, les familles des deux directeurs de minis¬ tère quittèrent la station par le premier train. Il ne pouvait en être autrement, le scandale ayant mis en émoi non seulement le Lac-Salé, mais Braïla aussi. Les journaux COUCHER DU SOLEIL 139 cependant, par égard, n'en parlèrent qu'à voix étouffée et ne donnant que les initiales des héros de la triple scène conjugale. Le plus grave de l'affaire, c'était à pré¬ sent l'attitude du patron. Il exigeait de Joséphine notre renvoi, de Mikhaïl et de moi. Certes, sa femme sut le convaincre aisément que ce n'était pas la première fois qu'elle allait voir Mikhaïl, à minuit, avant de se retirer, car Bobesco se cou¬ chant tôt, elle restait à veiller tard et à donner au chef du personnel les dernières instructions pour le lendemain, quand il allait à la gare accueillir des clients au train de six heures du matin. C'était la pure vérité, mais le vieux pré¬ tendait que les mauvaises langues igno¬ raient ce détail du service et il n'y avait qu'un moyen propre à arrêter leur débit : renvoyer les deux concierges. Joséphine tint bon. Elle nous défendit comme une tigresse, se querellant avec son mari dans tous les recoins de l'hôtel, une semaine durant. A la fin, il céda. Nous ne craignions plus d'être mis à la porte. Ce ne fut quand même pas la paixj qui revint. Le patron ne manquait pas une 140 MÉDITERRANÉE occasion de nous rendre la vie intenable. Hargneux dès le premier « bonjour » du matin jusqu'au « bonne nuit » de clôture, il nous harcelait, Mikhaïl et moi, avec l'in¬ tention manifeste de nous exaspérer. Pour¬ quoi ? Nous faire partir ? Mais tout le monde allait partir dans une quinzaine de jours, car la saison tirait à sa fin. Ce¬ pendant, nous ne pouvions pas quitter im¬ médiatement, renonçant ainsi au pourboire légitime que nous devaient une vingtaine de familles, les dernières, auxquelles nous rendions des services. Cela faisait une somme appréciable. Abattu, voyant ses plans crouler à nou¬ veau, Mikhaïl me demanda impérieusement d'être irréprochable dans mes devoirs et de supporter toutes les injonctions du vieux : — On voit bien qu'il veut â tout prix, d'une part, nous faire perdre de beaux pourboires, d'autre part, pouvoir dire que nous sommes partis chassés. Eh bien, nous devons écouter ce que nous conseille la sagesse orientale dans une pareille circons¬ tance : « Élargis ton cœur et serre bien tes fesses ! » C'est-à-dire : avale et tais-toi ! Pauvre Mikhaïl ! Plus que jamais je l'ai- COUCHER DU SOLEIL 141 mais en ce moment et lui pardonnais les entorses qu'il infligeait à sa propre cons¬ cience depuis que la tuberculose le rongeait, nourrissant des chimères peu dignes d'un homme comme lui. En effet ! N'était-ce pas une tristesse de voir cet homme noble de race et d'âme, cette belle intelligence, ce beau caractère, cet être délicat né dans la richesse, réduit par la maladie et la misère à raisonner comme le dernier larbin et à bâtir des projets arrivistes qui ne peuvent être familiers qu'à un souteneur rompu à toutes les affaires malpropres ? Derrière ce masque de concierge bon¬ homme et servile qu'il affichait, je lisais toute l'amertume que la vie peut entasser dans un cœur divinement fait pour être tenu loin de la moindre offense, parce que incapable de la concevoir comme arme de lutte entre les hommes. C'est par dé¬ goût de l'indignité dont les siens s'étaient rendus coupables à ses yeux qu'il les avait quittés à vingt ans, renonçant à la fortune et aux honneurs et acceptant avec une foi mystique les effroyables tortures aux¬ quelles s'expose le jeune prince aux mains diaphanes, de nos contes féeriques, qui 142 MÉDITERRANÉE doit gagner sa vie à la sueur de son front. .Même dans cette maison égoïste et avare, où le premier concierge avait toujours tra¬ vaillé comme tout le monde, Mikhaïl en imposa par l'extrême finesse de sa nature et, sans qu'il l'exigeât, se vit exempter de toute peine grossière. Par quelle bizarre inversion de sa sensi¬ bilité, alors, cet homme préférait-il aujour¬ d'hui forcer les portes et tenter une impos¬ sible ascension à une meilleure situation matérielle, au prix des pires indignités et des pires humiliations, quand il n'avait qu'à lever un doigt, peut-être exprimer un pardon, pour se retrouver aussitôt au milieu de tous les biens et honneurs dont la naissance l'avait comblé ? Il ne me l'expliquait pas, et je n'osais le lui deman¬ der. C'était convenu entre nous. Je res¬ pectais le pacte. Mais une nuit que je veillais dans ma « loge », trop obsédé par le sentiment que j'avais de sa douloureuse solitude, je péné¬ trai dans sa chambre, plongée dans l'obscu¬ rité. Il pleurait. Je ne voyais ni n'entendais rien, mais lorsqu'on aime il est superflu COUCHER DU SOLEIL 143 de voir et d'entendre. Même je savais que Mikhaïl n'avait pas la larme facile, et ce¬ pendant, dès que je reçus en plein visage la nuit qui baignait son âme, je sentis dans ma bouche et dans mes narines la chaleur, le goût et l'odeur de ses larmes. Je me tins coi, mal assis sur la chaise occupée par ses vêtements. Son silence n'avait rien d'agressif, ma présence ne le contrariait peut-être qu'à moitié ou guère. Je dis, doucement : — Tu préfères donc pleurer seul. Il me répondit, sans voix, d'un souffle : — Oui... Et beaucoup plus tard, après nous être mis d'accord sur tout ce qui pouvait créer entre nous une gêne, sa parole ouatée mais ferme confirma ce dont je ne doutais plus : -— Mais tu as bien fait de venir. Il alluma une cigarette. Je fis de même. Puis, il continua : — Je sais ce que tu ne peux pas com¬ prendre. Et c'est normal. Si on me juge superficiellement, n'importe qui peut avoir raison contre moi. Peut-être irais-tu même jusqu'à préférer me voir mort plutôt qu'hu¬ milié au point où je suis. Je t'approuve. 144 MÉDITERRANÉE Autrefois je me serais tué pour infiniment moins. Mais depuis cet « autrefois », j'ai pu vérifier, bien des valeurs spirituelles, pendant que je donnais la chasse à mes poux. Entre autres, celle-ci : autrefois je vivais pour l'honneur ; aujourd'hui je vis pour l'existence. Autrefois la vie ne me coûtait rien ; aujourd'hui elle me coûte cher. J'ignorais alors que la vie pouvait coûter si cher, et c'est pourquoi j'étais tou¬ jours prêt à laver une insulte avec mon sang. Mais si tu veux, nous pouvons parler hon¬ neur. Voyons. Mes nobles parents russo- tatares aimaient l'honneur plus que leur vie. . Comment l'aimaient-ils, je pouvais m'en rendre compte les jours où l'un ou l'autre de nos fermiers manquait à ses enga¬ gements. Mon père le faisait battre jus¬ qu'au sang, confisquait ses biens, le jetait avec femme et enfants sur les chemins. « C'est un homme sans honneur ! » disait-il ensuite, satisfait. Non, ce n'était pas l'hon¬ neur qui manquait à cet homme. Il ne lui manquait que ce que mon père lui enlevait. Et, sauf l'honneur, il lui enlevait tout, tout, jusqu'à sa chemise, en lui faisant signer des engagements où tous les bénéfices COUCHER DU SOLEIL 145 étaient assurés au propriétaire et tous les risques au fermier. Dans ces conditions on peut facilement vivre pour l'honneur. Je préfère dire à Joséphine : « Ton « existence est terne avec ce vieillard. De « mon côté, je suis sans pain. Eh bien, « allons faire un échange malhonnête ! Tu « m'assureras le pain et moi je te donnerai « un peu de ce bonheur qui te manque. » Maintenant, dis Adrien : ne crois-tu pas que le marché que je propose à José¬ phine est plus humain que celui que mon père imposait à ses fermiers ? — Oui, plus humain. — Peut-être est-il aussi un petit peu plus honnête ? — Je le crois. — Bon, cela me suffit. Va te coucher. L'été se prolongeait agréablement. Le début de septembre compta des journées chaudes comme en août. Cela permit aux malades retardataires de se soigner tout à leur aise, sans risquer d'attraper une pneu¬ monie en sortant du bain. D'autre part, les affaires se ralentissant, notre vie dans l'hôtel fut moins contrôlée, Méditerranée 10 146 MÉDITERRANÉE donc moins agitée. Trois mois durant, nous avons couru comme des lévriers aux appels des sonneries, constamment traqués par la vigilance de nos patrons. Maintenant, cha¬ cun pouvait respirer, tâter ses membres disloqués, compter ses économies et, si le cœur lui en disait, chercher des distractions. Il y en avait pour tous les goûts, mais les garçons, dans leur immense majorité, se bornaient à une seule passion : le jeu. Dès que l'heure de la retraite sonnait, on les voyait surgir de partout et se diriger vers les cafés où le terrible jeu de cartes grec nommé « stoss » faisait rage. Là, dans de petites chambres puantes, à la lumière de deux bougies qui éclairaient tout juste et inutilement les mains du tricheur, des grappes d'hommes hâves passaient les nuits jusqu'à l'aube. En quelques semaines, par¬ fois en quelques jours, des sous péniblement gagnés après de longs mois de privations étaient partagés entre la « malchance » et la cagnotte. Souvent allaient même au « stoss », les économies des femmes qui se laissaient dévaliser par leurs brutes de « compagnons ». Je ne connais rien de plus sinistre que COUCHER DU SOLEIL 147 le spectacle qu'offraient ensuite ces misé¬ rables créatures : déambulant comme des fantômes et vidées de tout espoir, leur regard ne pouvait plus contempler que le gouffre de l'hiver qui allait les surprendre, aussi dénuées de tout qu'elles l'étaient au printemps. La civilisation ne sera qu'un mot, aussi longtemps que les lois ne consi¬ déreront pas les jeux « de hasard » comme des crimes de droit commun et ne les puni¬ ront pas avec des années de travaux forcés. Pour ce qui nous concernait, nous vi¬ vions; Mikhaïl et moi, des heures chaque jour plus calmes, grâce à un grotesque événement qui fit publier aux commères l'hôtel Bobesco et trouver ailleurs matière fraîche à alimenter leur besoin de toujours conspuer quelqu'un. Il y avait dans la station une curieuse jeune fille, genre servante de bonne mai¬ son, mais qui n'était jamais occupée et dont personne n'aurait su dire comment elle vivait, ni où elle habitait. En échange, tout le monde pouvait la voir, à n'importe quelle heure du jour et de la nuit, traîner d'une façon assez correcte avec tous les badauds du Lac, à commencer par ceux 148 MÉDITERRANÉE de la fanfare. Nul, cependant ne se vantait de l'avoir eue. Au contraire, tous ses cour¬ tisans d'un jour ou d'une semaine se mon¬ traient furieux des échecs qu'elle leur in¬ fligeait sans distinction. Tout au plus tolé¬ rait-elle un baiser sur la joue ou une ca¬ resse « à la surface ». Proprement vêtue, bien faite, sans être jolie, prenant ses repas au restaurant et toujours seule, elle ne faisait aucune dif¬ ficulté pour écouter quiconque, blond ou brun, l'accostait et s'offrait à l'accompa¬ gner dans ses perpétuelles promenades. Celles-ci, elle les poussait même à travers bois et champs, bien au delà de minuit, sans craindre une mésaventure. Mais la mésaventure la plus ignoble s'organisait, entre temps, et la malheureuse tomba dans le piège. Des paysans laitiers la trouvèrent un matin à l'aube à l'orée du bois, évanouie, les vêtements en lambeaux, presque nue, violée, tachée de sang. Revenue à ses sens, à l'hôpital, elle raconta comment une ving¬ taine de gars de la fanfare lui avaient passé dessus, à tour de rôle. Et c'était une vierge. COUCHER DU SOLEIL 149 On l'appelait « la garce », avant le viol, et on la décriait pour sa conduite qui, selon les uns, n'était pas correcte, selon les autres, trop sainte nitouche. Après le mons¬ trueux viol, on continua de l'appeler « la garce » et on se mit d'accord pour dire : « c'est bien fait pour elle, ça lui apprendra à connaître la vie ». J'ai pu voir la malheureuse, le jour de sa sortie de l'hôpital. Elle avançait à petits pas, s'appuyant sur deux cannes. Ce jour-là, encore une parcelle de ma foi dans l'humanité tomba brisée, comme un beau vitrail de cathédrale. Il n'y avait plus qu'une semaine jus¬ qu'au 15 septembre, date de la fermeture de la station et jour de la délivrance géné¬ rale de tous ceux pour lesquels le chômage le plus meurtrier est encore préférable à l'occupation la plus avantageuse, mais dont le fruit « doit » quand même aller au « stoss » ou à la boisson, par la faute du « destin de l'homme pauvre ». Ce destin avait bon dos. Il n'était pas le nôtre, à Mikhaïl et à moi, pour qui ces deux vices capitaux des dégénérés de 150 MÉDITERRANÉE toutes les couches sociales n'existaient pas. Tout autres étaient les dangers auxquels nous exposait notre destin, à nous. Le cafard, en premier. Un cafard ami, quoique violent. Il nous était cher, nous l'aimions... C'est à lui que nous devions toutes nos envolées, coûteuses, certes, mais qui la¬ vaient nos âmes de la fange quotidienne dans laquelle nous pataugions, sans qu'il y eut de la faute de personne. Oui : après tout, qui pouvions-nous rendre responsable de notre incapacité à nous adapter à l'existence normale? La société bourgeoise? Mais cette société n'est pour rien dans nos lubies. Libre aux esclaves des usines et des champs de crier à l'injustice capitaliste, de lutter et de mettre la main sur ces biens terrestres, dont nous ne concevions être pas plus les maîtres que les instruments. S'il en était autrement, Mikhaïl n'aurait jamais fui les siens; et moi, je n'avais qu'à m'assagir un temps, pour pouvoir ensuite m'installer dans une situation toute faite. Justement ma mère m'en apportait une, séduisante à tous points de vue : belle jeune fille, héritière unique de ses parents, riches paysans qui me réclamaient à grands cris COUCHER DU SOLEIL 151 pour m'offrir tout : terres, bétail, moulin à vapeur et l'autre moulin. Ils ne voulaient que trois choses : un garçon qui n'ait pas de vices, qui ne soit pas brutal avec leur trésor et qui sache conduire de main de maître les affaires, le ménage et les élections dont le candidat du parti devait sortir tou¬ jours triomphant. Le vieux jurait que j'étais son homme. Et ma mère, à genoux, me suppliait de l'être. Elle ne voulait pas reconnaître que j'avais des vices et préci¬ sément celui qui me faisait fuir toutes les terres et tous les moulins de la terre. Ah ! ce désaccord perpétuel ! Il empoi¬ sonnait mon existence et tuait lentement ma bonne mère. Elle regardait, les yeux en larmes, comment tous les jeunes gens de mon âge allaient, l'un après l'autre, « à leur foyer ». De près ou de loin, elle me tenait au courant des mariages de tous mes amis d'enfance, sans en manquer un. Après Pierre, voilà le tour de Paul ! Puis, l'année suivante, les voilà papas tous les deux ! Il n'y avait que son Adrien qui ne voulait ni se marier ni être papa, pour rendre heu¬ reuse la meilleure des mères. Il n'y avait que lui qui fuyait la maison et courait la 152 MÉDITERRANÉE terre sans but ni raison, comme un blas¬ phémé. Et, le cœur chaque jour accumulant amertume sur amertume, elle vieillissait rapidement, descendait vers la tombe : — Va... Va toujours, « par delà neuf pays et neuf mers », me disait-elle. Un jour, quand tu rentreras, au lieu de moi tu trou¬ veras un petit tas de terre, que les voisins te montreront. A ces paroles, qu'elle prononçait avec une tendre résignation, mon cœur se gla¬ çait. L'idée qu'un sort terrible pouvait ré¬ server à ma mère cette suprême douleur de se voir mourir seule, sans tenir dans sa main la main de son fils, une telle idée me faisait aussitôt penser au suicide. Oui, si cela arrivait, je me tuerais ! L'effroi dans l'âme, contemplant ce cher visage maigre envahi par les rides, ces chères mains noueuses qui m'avaient élevé, je me jetais sur elle et l'embrassais furieu¬ sement, puis : — Laisse ça, maman... Tu ne mourras pas comme tu dis, car, alors, je « lancerai ma hache contre la poitrine de Dieu » (1). (1) Mot populaire roumain qui exprime le comble de la méchanceté de l'homme poussé au désespoir. COUCHER DU SOLEIL Nous mourrons ensemble, je le veux, puis¬ que je ne pourrais pas te survivre. Mais d'abord il faut que je rachète à tes yeux toutes les souffrances que je te cause en ce moment, et je ne ferai cela que le jour où je serai un écrivain. — Qu'est-ce qu'un écrivain ? — Eh bien, voilà : un homme qui fait de beaux romans et que tout le monde admire. — Et qu'est-ce que cela lui rapporte ? — Parfois, il gagne beaucoup d'argent. — Hum ! Tu veux donc être un écrivain. En attendant, tu es un valet d'hôtel ! Cela n'est jamais arrivé dans notre famille. Nous sommes des paysans très pauvres, je suis une blanchisseuse. Mais, valet d'hôtel ! J'ai honte de montrer ma tête dans la rue ! Ce que tu fais loin de ton pays, personne ne le sait. Tu peux faire même le vidangeur. Ici, non, non ! Si tu recommences, je m'en vais dans tout le monde ! C'était sa litanie que je connaissais bien. Elle avait une variante : les supplications concernant mon mariage. Les deux n'avaient qu'un effet sur mon esprit : m'exaspérer et me faire fuir au plus vite, coûte que coûte. 154 MÉDITERRANÉE Il en fut ainsi cette fois encore. La mesure était comble. Je n'y tenais plus. Je savais que chaque nouvelle rencontre avec ma mère ne faisait qu'élargir l'abîme qui nous séparait, et pour rien au monde je ne voulais être amené à haïr celle que j'aimais plus que tout au monde, quoiqu'il me fût impossible de la satisfaire. Mais une fois loin d'elle, la tension entre nous s'éva¬ nouissait, l'amour reprenait le dessus, nous nous ennuyions l'un de l'autre. Il me fallait donc partir. Mikhaïl me demanda de patienter encore deux ou trois semaines. Nous n'étions qu'au début de septembre, qui promettait d'être, ainsi que cela arrive souvent chez nous, le mois le plus beau de l'année : matinées légèrement fraîches ; tiédeur caressante pen¬ dant le jour ; magnifiques couchers de so¬ leil, qu'on allait contempler à travers les champs embaumés d'odeur de foin fauché. Dans notre hôtel, une bonne douzaine de chambres pouvaient, par conséquent, rester occupées jusqu'à la fin du mois, ce qui faisait l'affaire de tout le monde. Deux drames sanglants, dont le second effroyable, vinrent coup sur coup secouer COUCHER DU SOLEIL 155 les assises de la maison et la faire se vider en quelques jours, de clients comme de domestiques. Le premier drame, sans conséquences graves et même avec des détails hilarants, faillit coûter la vie au docteur Samuel Bas- taky, le don Juan braïlois qui faisait verser tant de larmes aux femmes. L'une d'elles voulut les venger toutes, en se vengeant elle- même. C'était une fille très distinguée et un peu folle, appartenant à l'aristocratie militaire : Mlle général Mârjan. A cause de sa taille haute et la placidité de son regard, nous l'appelions « la girafe », mais nous avions tort, car, fluette, aérienne, elle était aussi très gracieuse et féline, dans les plus im¬ perceptibles mouvements de son corps. Mlle général Mârjan allait d'un pas mé¬ lancolique vers la trentaine et semblait nourrir dans sa tête fîère des idées à elle. On la disait mystique, bigote, misanthrope, ayant exaspéré ses parents avec son esprit d'indépendance. Elle ne supportait aucune observation de personne. Possédant une fortune personnelle, il lui fut facile de se MÉDITERRANÉE libérer de la tutelle paternelle, écartant l'une après l'autre toutes les collections de brillants officiers supérieurs que son père lui présentait pour se choisir un mari. Que voulait-elle ? Elle aimait le docteur Bastaky. Depuis dix ans. Chastement et discrètement. Mais le docteur ne voulait jamais entendre parler de mariage. Et la chasteté lui donnait des nausées, comme la confiture à l'ivrogne. Néanmoins, il l'appréciait. Chaque été on les voyait au Lac, se promenant, sou- pant. Elle venait souvent chez lui. Il allait chez elle, dans une villa, l'écouter jouer au piano, rien que pour lui. Personne n'avait rien à redire. On comprit que « la girafe » tenait au docteur la dragée haute. Cependant, que s'était-il passé cette année-ci ? La dragée était-elle quand même tombée dans le bec de « l'Aigle » ? Oui et non, comme on va le voir, mais le fait est qu'un après-midi de ce doux septembre, sur le seuil même de notre hôtel, Mlle géné¬ ral Mârjan tira sur le docteur deux balles à bout portant, le blessant grièvement à l'épaule gauche. Le don Juan, s'afïaissant dans une mare COUCHER DU SOLEIL 157 de sang, ne se montra guère inquiet de sa blessure. Il ne songea qu'à sa réputation de conquérant : — Vous allez voir que la folle va couvrir de ridicule ! Ce fut exact. Au commissariat elle dé clara, la tête haute : — J'ai voulu tuer le docteur Bastaky, parce qu'il m'a rendue enceinte ; mais j'affirme que je n'ai pas couché avec lui. Je suis vierge. Le magistrat tomba à la renverse : — Ah ! ça, par exemple, il faudra me l'expliquer ! — Voilà : nous avons pris quelques bains ensemble, dans ma baignoire, car je le considérais' comme mon fiancé, et c'est de ces bains que je suis sortie enceinte, par sa faute : il se permettait de me jusqu'à ce qu'il trouvât sa satisfaction, qu'il disait inoffensive pour moi. Or, le résultat, le voilà : je serai mère, sans... — Sans y être au moins allée jusqu'au bout ! Eh bien, mademoiselle, de ce miracle le docteur ne se relèvera plus ! La crainte prophétique exprimée par victime, la déclaration inouïe de la future 158 MÉDITERRANÉE mère-vierge, ainsi que les réflexions du commissaire firent, en vingt-quatre heures, cent fois le tour de la station, tambour battant. Toutes les familles sérieuses qui comptaient dans leur sein une jeune fille vierge déguerpirent sur-le-champ, se bou¬ chant les oreilles, outrées. Les autres villégiateurs les suivirent, dans la semaine même, bien plus attristés. Toujours chez nous, pour notre mal¬ chance, était descendue depuis un mois Mme Orobeano, accompagnant sa belle- mère, très souffrante. Elles venaient de Bucarest. Mme Orobeano, ayant passé le mois de juillet à tenir compagnie à son époux aux eaux de Caciulata, servait main¬ tenant d'infirmière à sa belle-mère au Lac- Salé. Mais elle ne faisait pas que cela, ainsi que se le figurait M. Orobeano qui, repris par ses occupations, ne revoyait plus sa femme que du samedi soir âu dimanche soir, à l'exemple de tant d'autres maris heureux. Mme Orobeano était une femme d'une beauté comme on n'en voit que rarement, même en Roumanie, où cependant Dieu COUCHER DU SOLEIL 159 s'est montré généreux de ce côté-là, pour le bonheur et le malheur de l'homme. De la femme aussi, parfois. Car elle ne se ré¬ signe pas toujours aux seuls plaisirs cou¬ pables qui s'obtiennent dans le silence, se goûtent avec modération et sont comme s'ils n'existaient pas pour l'homme trom¬ pé, qui, les ignorant, ne souffre pas. Non, cette sagesse, la femme belle l'abandonne à son mari et se réserve pour elle les bouchées doubles. Jusqu'au jour où la ba¬ guette du Tout-Puissant s'abat sur elle et l'écrase comme une mouche. J'ai vu cette baguette s'abattre sur la merveille charnelle qu'était toute la per¬ sonne de Mme Orobeano, la transformant en une bouillie. Et je proteste contre cette justice du Tout-Puissant. Car M. Orobeano, quoique bel homme, n'était en réalité qu'un gros tas de bouse molle. Tout le monde avait des yeux pour sa femme, sauf lui. Pourquoi ces hommes- là épousent-ils des créatures de feu ? Est- il permis aux aveugles-nés d'accaparer les tableaux magnifiques ? Et encore, les ta¬ bleaux se moquent bien de celui qui les possèdent, tandis que ces statues parfai- 160 MÉDITERRANÉE tes et bouillonnantes que sont certaines femmes, en souffrent. Comment ? doivent- elles se demander : est-ce la même chose pour mon mari si je suis belle et chaude, ou laide et froide ? Et si l'attitude de l'homme est une ré¬ ponse affirmative, je considère que la femme est libre de se donner à celui qui sait l'ap¬ précier à sa juste valeur. Mme Orobeano, que les familiers appe¬ laient Elénoutsa, pensait comme moi et se faisait apprécier, mais elle y allait d'un train, seigneur ! On éprouvait du vertige, rien qu'à la regarder aimer. Ce n'est pas qu'elle changeât d'amant. Non. C'était tou¬ jours le même, ce qui prouve que la femme belle peut rester fidèle à l'homme, si elle y trouve son compte. Seulement, le compte d'Elénoutsa était trop impressionnant : il n'y avait pas de jour, ni de nuit, qu'on ne la vît grimper comme une biche vers la chambre de son amant, au premier étage, d'où, un quart d'heure après, elle redescen¬ dait, les joues en flammes, ses yeux bleu foncé brillant d'une lumière qui criait toute la reconnaissance dont son cœur d'épouse fautive était plein à déborder. Et c'est COUCHER DU SOLEIL 161 pour parer à des dangers éventuels, qu'elle avait adopté à l'égard de son mari, lors de ses visites dominicales, des prévenances d'épouse fidèle, amoureuse, dévouée, qui lui consacre toutes ses minutes, pendant cette « courte » journée de bonheur, et pousse même la complaisance, le soir du départ, jusqu'à aller l'accompagner un bout de chemin dans le train de minuit qu'il prenait pour rentrer à Bucarest. Ce dernier geste lui fut fatal. M. Orobeano n'avait pas besoin d'une telle preuve d'amour et ne l'appréciait que parce qu'elle flattait sa vanité. Il passait le dimanche à s'ennuyer entre sa mère, à demi sénile, et sa femme qui l'accablait de caresses auxquelles il croyait avoir droit par le contrat de mariage. Il ne sortait, ni ne voyait personne. Son unique plaisir était de se reposer sur une chaise-longue placée sur un balcon, à l'ombre de beaux platanes qu'il contemplait, rêveur. Bouse molle ! Autour de cette bouse, une femme des plus désirées jouait sa petite comédie d'a¬ mour, veillant à ce que toute traîtrise fût impossible. Puis, minuit sonnant, elle al- MÉDÏTERRANÉE 11 162 MÉDITERRANÉE lait prendre place à côté de lui dans le compartiment du wagon-lit, quand M. Oro- beano pouvait se dire que nulle autre femme ne faisait cela. Au bout de quinze mi¬ nutes, le train omnibus stoppait à Silis- traru, halte à cinq kilomètres du Lac-Salé. Mme Orobeano embrassait une dernière fois son époux, montait dans une charrette paysanne, courait à sa belle passion, les bras chargés de lavande. Le dernier dimanche, nous l'attendîmes en vain jusqu'à deux heures du matin. Sa silhouette blanche ne se montra pas, comme de coutume, hissée sur le tas de foin, derrière le paysan qui conduisait si¬ lencieusement sur la grande allée plongée dans l'obscurité. C'est seulement à l'aube qu'un gendarme vint nous dire, avec une mine de spectre : — Mme Orobeano a été écrabouillée à un passage à niveau. M. Orobeano a été mis au courant, en cours de route, et nous a téléphoné de vous avertir qu'il faut ca¬ cher la nouvelle de l'accident à sa vieille mère. Il arrivera par le premier train. Le cadavre de la victime est à l'infirmerie du Lac, mais il est méconnaissable. COUCHER DU SOLEIL 163 Et, l'homme ajouta, l'œil hagard : — Pourtant, le paysan et les chevaux n'ont rien eu. Ce n'est que le derrière de la charrette qui a été frappé par le train. Bien sûr ! Le Tout-Puissant n'avait au¬ cun compte à régler avec les chevaux et le paysan. Vers les sept heures du matin je pris mon courage à deux mains et j'allai à l'infirme¬ rie. Le garde, un ami, me déconseilla de regarder le cadavre : — C'est une masse informe. Il n'y a qu'un bras qui est resté intact. — Laisse-moi voir ce bras. Nous étions seuls. Sur le plancher d'une chambre sale, un monceau couvert d'un drap ensanglanté. Le garde écarta un pan du linge ; une petite main blanche, fine, que je connaissais bien, parut, exsangue. Je m'agenouillai et la baisai, la tête vide, les tempes battant à éclater. — L'as-tu aimée, par hasard ? me de¬ manda l'homme. — Beaucoup. A l'instant même, M. Orobeano et tout le parquet de Braïla arrivèrent sur les lieux. Je me retirai vers la sortie. L'époux 164 MÉDITERRANÉE qu'un tel malheur frappait ne portait pas sur son visage les signes d'une trop grande douleur. Il n'était qu'un peu blême. Un moment après, je l'entendis faire cette réflexion, d'une voix guère altérée : — Pauvre Elénoutsa ! Si tu m'avais aimé moins, cela ne te serait pas arrivé... « Gros imbécile ! » pensai-je, en m'éloi- gnant. V mort de mikhaïl M' 'ikhaïl est mort, et j'erre comme une ombre qui a perdu son âme. 0 Méditerranée ! Je ne t'aime plus. Trois années de suite il t'a mendié un petit asile ensoleillé. Tu le lui as refusé, toi, si généreuse avec les poux et les ser¬ pents. Lui, être rare, dont la présence sur la terre est de celles qui justifient et corri¬ gent les erreurs de la Création, lui n'a pu trouver un humble coin sous ton soleil, pour réchauffer ses os glacés par la maladie. Pouah !... L'existence n'est qu'une escro¬ querie divine. Nous nous sommes séparés un jour du mois d'août 1909, à Braïla. Il marchait courbé, s'appuyant sur une canne. Son visage bleuâtre suait continuellement un liquide huileux. La toux, l'expectoration abondante lui enlevaient le souffle. Néan- 166 MÉDITERRANÉE moins, il tenait quand même à me parler souvent, mais ne pouvait le faire qu'étant assis. Je l'écoutais, sidéré, ne voulant croire à mes yeux, à mes oreilles. Mikhaïl s'en allait. Mikhaïl se mourait. Quelle raison pouvais-je encore avoir de continuer à vivre ? Ce désespoir aussi, c'est un mensonge ! Je le sais aujourd'hui quand, depuis quatre ans, je vis et j'espère toujours recevoir des nouvelles de mon ami. Or, il m'avait clai¬ rement dit, au départ du bateau pour Odessa — Sache-le bien : si la traversée est mau¬ vaise, si elle me fait trop souffrir, je me jetterai à la mer, et ce n'est que dans ce cas que tu n'auras plus aucune lettre de moi. Autrement, je t'écrirai dès mon arrivée à Odessa, puis, de toutes les grandes villes qui sont sur ma route jusqu'à Kazan. Il m'avait dit cela en 1909. Nous sommes en 1913. J'attends toujours cette première lettre d'Odessa. Donc, les os du plus grand des amis reposent au fond de la mer Noire ! Il m'arrive encore maintenant plusieurs fois par jour, allant seul dans la rue, de nie COUCHER DU SOLEIL 167 retourner brusquement et de regarder à ma gauche : là se tenait Mikhaïl, toujours. Là je l'ai senti pendant six années. Même lors de ces courtes « vacances amicales » qu'é¬ taient nos bouderies, nos séparations d'un mois ou deux, son âme était constamment présente à ma gauche. Si présente, que nous avions de longs colloques ensemble. Car jamais nos brouilles n'ont pu nous faire ne plus sentir combien nous étions liés l'un à l'autre. Liés. Ici, les notions amour, amitié, sont impuissantes à définir notre union d'âme. Celle-ci était une façon de vivre, à nous. Nous avions pu nous convaincre, le long des années, que nous n'étions indispensables à personne, et nul ne nous l'était au point où nous l'étions l'un à l'autre. Nous constations, autour de nous, que les hommes s'aiment et peuvent cesser de s'aimer. D'autres se séparaient parfois tout en s'aimant ; le plus souvent, par la faute d'une épouse acariâtre. Mais, dans un cas comme dans l'autre, l'indifférence, l'oubli même, couvraient de leur linceul, au bout d'un certain temps, des yeux qui s'étaient jadis aimés. 168 MÉDITERRANÉE 0 vanité de l'amour, tu n'es pourtant pas rien que vanité ! Louanges au Créa¬ teur : mon cœur connaît, le cœur de Mikhaïl a connu, l'amour qui écrase tout, écarte tout, triomphe par-dessus toute l'ignominie de la boue dont nous sommes faits. Il triomphe, hélas, suant l'huile sainte, comme le visage de Mikhaïl, le jour de notre adieu ! Je me rendais compte de cette victoire, particulièrement lors des épreuves aux¬ quelles nous soumettaient nos conflits sui¬ vis d'une séparation. Ce furent les époques où nous nous aimâmes le mieux, je veux dire : sans nuages, dans un accord total. Nos âmes meurtries se cherchaient, alors, et se retrouvaient avec l'aisance des hiron¬ delles rejoignant leur nid. Je sentais l'âme de Mikhaïl à ma gauche. Il sentait la mienne, à sa droite. Point d'obstacle entre forces immortelles ! Que se disaient-elles nos deux âmes, en ces entretiens silencieux ? — Des riens... Encore des bêtises ! — Je suis aujourd'hui un homme qui approche de la trentaine, j'ai six années de voyages en long et en large de la Méditerranée, j'ai beaucoup lu, beaucoup vu, beaucoup senti, et je me COUCHER DU SOLEIL 169 rends parfaitement compte que s'il est vrai que le savoir de Mikhaïl me captivait tou¬ jours, que ses idées, ses convictions je les faisais souvent miennes, ce n'est cependant pas ce côté-là de l'individualité de mon ami qui pourrait justifier mon amour uni¬ que pour lui, — de même qu'à son tour il ne pouvait m'aimer avec une égale grandeur pour je ne sais quelles qualités palpables, définissables, immuables. Non. Nous étions pleins de contradic¬ tions. Moi, plus que lui, au début. Puis, quand la .tuberculose et la peur de la mort ont obscurci sa conscience, le poussant à chercher le salut tantôt auprès de l'alcôve de sa patronne octogénaire du Caire, la Juive multimillionnaire et catholique qui a failli le convertir au catholicisme, tantôt auprès des moines de Mont-Athos et tantôt auprès de l'hôtelière du Lac-Salé, il m'a fallu beaucoup lutter avec moi-même pour écarter la laideur qui envahissait son beau visage et le garder intact dans mon âme. Je me souvenais alors du domestique « pouilleux » qui lisait Jack, dans l'original, dans l'infecte pâtisserie du bon kir Nicolas. Je pensais à son long martyre de jeune 170 MÉDITERRANÉE noble, errant volontaire, se soumettant à tous les travaux forcés, pour un morceau de pain. Je mettais encore dans le plateau de la balance ce culte du Beau et du Bien qu'il professait en dépit de l'odieux dont l'accablait l'existence, ce culte qui confir¬ mait ma propre foi et me sauva du déses¬ poir, à une heure de mon adolescence quand, depuis ma mère jusqu'à la dernière ivro¬ gnesse, tout le quartier s'unissait contre moi pour me déclarer fou. Nous soudâmes alors nos deux destins. Voilà tout. Nos âmes n'avaient pas grand'chose à se dire. Je pense que dans l'éternité, l'harmonie vient du silence total. La parole doit être une pénitence que Dieu a infligée au seul animal vaniteux de la terre. Ce n'est pas la conversation la dynamo qui alimentait d'amour l'amitié entre Mi¬ khaïl et moi, ce n'est pas même nos pré¬ sences matérielles, c'est tout simplement le fait que nous existions l'un dans la cons¬ cience de l'autre. Un accord absolu s'était probablement créé entre nous à je ne sais quel moment de notre vie commune, peut- être dès l'instant où nos regards se sont COUCHER DU SOLEIL 171 croisés pour la première fois. Depuis, les paroles nous ont souvent blessés et séparés, le silence jamais. Car nos entretiens habi¬ tuels ne se développaient pas dans une atmosphère autre que celle du commun des mortels, nous y mettions la même bonne volonté, mais aussi la même dose d'orgueil. Nous n'étions pas des saints. On ne doit surtout pas oublier cette grosse pierre de touche que fut pour notre amitié l'argent, l'argent gagné et dépensé en commun. Il nous a plus d'une fois empoisonné l'âme. Nous nous sommes réciproquement et in¬ justement accusés d'égoïsme. Des mots assez durs nous ont échappé. Mais quel qu'ait pu être le motif de notre discorde, il n'est jamais parvenu à effacer de nos consciences cette union d'âme dont nous formions un exemple unique dans le nombre des liaisons amicales que nous connûmes autour de nous, durant près de dix années. Toujours à ma gauche, de près ou de loin. De loin encore mieux que de près. Pendant six années de suite. Maintenant, plus ! 172 MÉDITERRANÉE Il est donc vrai que rien de ce qui est dans ce monde, n'est dans l'autre ! L'âme de Mi¬ khaïl n'a plus besoin de celle que ma car¬ casse tient encore prisonnière. Je ne la sens plus du tout à ma gauche. Au contraire, je sens parfaitement la rupture totale, l'anéantissement de tout accord. La sienne ne me veut plus. Elle est autre chose. Elle doit former maintenant une masse avec le tout. Et ce tout qui n'est à personne, doit être très différent de ce qui est notre chacun. Je sais bien ce que je dis. C'est encore mon âme qui m'aide à comprendre. Elle- même n'est plus, pour moi, ce qu'elle était du temps où Mikhaïl vivait. Elle-même a changé d'attitude depuis que l'âme de mon ami s'est libérée de l'entrave matérielle. Et elle a su avec précision la date de cette libération. Elle m'en a averti même. Je n'ai rien voulu croire. Quand je me suis rendu à l'évidence après six mois d'attente désespérée, mon âme me parut étrangère ou comme malade. Ou endormie. Je ne la sentis plus vibrer pour cette vie puissante qui se tenait toujours à ma gauche. C'est que, à ma gauche, il n'y avait plus qu'un abîme noir. Je longe maintenant ce précipice, ce trou béant. Et quel phénomène ! Je redeviens, peu à peu, l'être désemparé d'il y a neuf ans, tel que j'étais avant de connaître Mikhaïl, quand je ne savais plus ce que je devais croire de moi-même. Cependant, si à ma gauche il y a le vide, à ma droite il y a le monde. Ce monde, après avoir connu Mikhaïl, ne me semblait plus si laid, si hostile. De toute façon, je l'acceptais. Aujourd'hui il me paraît plus étranger que jamais. Un homme l'avait approché de moi. Le même homme, disparaissant, l'en éloigne. Rien de ce que j'ai senti et aimé, pendant ma vie avec Mikhaïl, je. ne le sens ni ne l'aime plus depuis que j'erre seul dans le monde. Ce sentiment n'a rien de vague. Je com¬ mence à me demander si Mikhaïl a été une réalité ou seulement une apparition hallu¬ cinante. S'il a été une réalité, alors celle-ci est pareille à celle du Christ. Le Christ ne s'est plus répété dans la vie. Mikhaïl non plus. Depuis quatre années, plus je le cherche parmi les hommes, plus je m'aper- COUCHER DU SOLEIL 173 174 MÉDITERRANÉE çois qu'il est inexistant. Il y a donc des âmes de fête que Dieu envoie parmi les hommes aux grands jours de son Eternité. Ces âmes, notre amour seul est capable de les identifier. Lui seul peut les suivre. Car elles, sans ressembler à rien, se confon¬ dent avec tout : même avec les bêtes d'une étable. Hélas! Cet amour qui nous fait décou¬ vrir les âmes des grands jours de l'Éter¬ nité, lui non plus ne nous est pas accordé pour notre usage quotidien. A chaque degré de l'ascension correspond une échelle de moyens. Avec la disparition de Mikhaïl, dispa¬ rurent également mes moyens d'aimer un homme comme on aime un dieu. Et je ne sais pas ce qui manque le plus sur la terre : ces dieux de la vie, ou bien l'amour à leur mesure ? Pour moi, les deux vinrent et s'en allèrent par les mêmes voies mysté¬ rieuses. Ce fut une visite. Elle dura neuf ans et j'en fis une habitude. Je crus que cela ne pouvait être qu'ainsi. Non, ce n'était que mon grand jour de fête. Il s'évanouit, comme une éclipse. Je revins aux hommes COUCHER DU SOLEIL 175 de tous les jours et à cet amour dont ils se servent pour se réchauffer les pieds, moi autant que les autres. Tout est tiède, maintenant. Mon âme fait comme s'il ne s'agissait de rien. Elle dort. Elle reste muette devant mes questions. Pour elle, toutes les situa¬ tions sont acceptables, car elle va du pas de l'Eternité et semble ignorer le souvenir. Mais moi qui vais de mon fias temporel et qui me souviens de Mikhaïl, moi je souf¬ fre. Mon Eternité, c'est ce quotidien auquel je me heurte en me réveillant le matin. Du temps où Mikhaïl était ma réalité, je vivais dans son rythme. Elle commença le jour où je le découvris dans la pâtisserie de kir Nicolas et finit le jour où il me quitta sur le quai du débarcadère de Braïla. Pendant tout ce temps, j'avais toutes les raisons de croire à la grandeur de l'exis¬ tence. Aujourd'hui je n'en ai plus aucune. Je me retrouve au milieu de ce monde d'avant Mikhaïl. Je ne vois autour de moi que les hommes de toujours et de partout, qui vivent pour manger et se reproduire. Je 176 MÉDITERRANÉE ne les hais pas, mais ils ne m'intéressent guère. Je ne suis pas habitué à considérer la vie comme une mangeoire et un haras. Certes, je n'ignore pas que l'humanité fait tout son possible pour ne plus ramper à plat ventre, mais j'avoue que ses efforts en ce sens me font pitié. Rien de grand ne se fait avec effort. Les ascensions vers le divin sont des hymnes de lumière. Elles ne sentent pas l'huile. Je suis comme je suis, sans avoir droit ni aux éloges ni aux reproches. Il n'est pas dans mon pouvoir d'être grand. Il est donc juste que je ne sente pas ma médiocrité. Voilà la loi du vulgaire. Elle n'est pas la mienne. Pourquoi suis-je le seul à ma connaissance à avoir identifié Mikhaïl du premier coup d'œil ? Mieux : pourquoi suis-je le seul à l'avoir demandé à la vie et cherché ? Car on ne cherche que ce dont on est certain, comme les inven¬ teurs de génie qui n'inventent rien. Et maintenant que j'ai perdu mon ami, pour¬ quoi suis-je le seul à en souffrir, jusqu'à ne plus reconnaître ma propre âme ? Ah ! qu'il est triste d'être replongé dans COUCHER DU SOLEIL 177 le vulgaire, après avoir joui de l'excep¬ tionnel ! L'amitié de tout le monde pour tout le monde... L'amitié, sentiment secondaire qui attend son tour pour être introduit... C'est, là, tout ce dont je puis « disposer ». Je n'ai qu'à choisir. Il y en a pour tous les goûts, depuis l'amitié au poignard à la ceinture jusqu'à l'amitié socialiste-« barbe ». Toutes font antichambre. Vice capital. Seul défaut que je leur reproche. Car, lors¬ qu'on parle amour, je n'entends qu'un seul : celui qui passe le premier dans toutes les questions de la vie. Pourquoi Dieu a-t-il fait dans le domaine des sentiments, ce que nous faisons dans celui de la confection vestimentaire : cent costumes, l'un plus camelote que l'autre ? L'homme pouvait vivre et mourir comme les bêtes, qui ne manquent pas de noblesse dans leur simplicité et qui sont bien moins cruelles que l'homme, car elles ignorent la torture. Est-ce, pour nous, un signe de supériorité ou plutôt une affliction, ce choix de sentiments, aussi varié que nul, dont nous disposons pour notre pratique quoti¬ dienne ? MÉDITERRANÉE 12 178 MÉDITERRANÉE Mais les intentions du Créateur sont im¬ pénétrables. Nous n'eûmes, Mikhaïl et moi, qu'à le remercier pour la grâce qu'il nous a faite de nous douer d'un amour qui approche l'homme de la divinité. Il n'a rien de matériel. Il ne donne à la chair ni la joie ni la souffrance des autres senti¬ ments ou des autres passions. Il n'exalte ni ne flagelle, car son domaine est l'esprit. Il est fait tout de calme et d'égale conti¬ nuité. Je veux conter la fin de Mikhaïl. Il n'est plus retourné qu'une seule fois en Êgypte, et ce fut l'hiver 1908-1909. Je l'accompagnai, naturellement. Nous y al¬ lâmes plus tard que de coutume, par la faute des circonstances. Quittant l'hôtel Bobesco en septembre, mon ami attrapa une grippe qu'il dut soigner jusque vers la mi-octobre, puis, quand il fut rétabli et prêt à partir, le temps se gâta. Tout l'automne fut affreux, jusqu'à la saint Nicolas, le 6 décembre. Pendant tout ce temps, nous nous tînmes au chaud, chez ma bonne mère, qui en fut heureuse. Les journaux nous apportaient les plus COUCHER DU SOLEIL 179 mauvaises nouvelles de la mer, où la tem¬ pête faisait rage presque en permanence. Mikhaïl s'en mortifiait l'âme : — Tant de jours de grand air et de beau soleil, perdus ! disait-il, regardant la pluie mêlée de neige qui tombait en rafale sur les fenêtres. Nous dûmes nous résigner. Il souffrait trop du mal de mer, pour s'aventurer par un temps pareil. Nous lûmes beaucoup, jouâmes souvent aux cartes, pour amuser ma mère, et passâmes de douces soirées au coin du feu, tantôt en débattant de hauts sujets littéraires, et tantôt plongeant nos âmes dans ces longs silences qui étaient les bains de lumière de notre amitié. Enfin, après le 6 décembre, le gel sec amena le beau temps. Nous nous envolâmes, pour le grand chagrin de ma pauvre mère. Cette saison en Egypte n'eut rien de mouvementé et aurait pu se passer sans le moindre incident, n'eut été ma fantaisie coutumière, pour intervenir promptement et s'emballer devant un nouveau mirage comme on n'en voit que dans ces pays. Là, je désobéis encore, à Mikhaïl, mais le dom¬ mage ne fut pas trop grand. 180 MÉDITERRANÉE Voilà ce qui nous arriva : Nous étions, cette fois, assez riches, pour pouvoir vivre tout l'hiver, sans travailler. De l'hôtel Bobesco, Mikhaïl était sorti avec quinze cents francs d'économies, et moi, avec mille. De cet argent, nous avions encore deux mille francs intacts quand, la veille de Noël, nous nous installâmes dans une belle chambre, près d'un ravissant coin du Nil. Après une semaine de vie ordonnée, avec deux succulents repas par jour pris dans un modeste restaurant grec et avec une belle randonnée en tramway, tous les trois jours, soit du côté des Pyramides, soit vers Héliopolis, l'expérience nous mon¬ tra que nos dépenses générales ne dépas¬ saient pas deux cents francs par mois. Une tendre quiétude se grava alors sur le visage de Mikhaïl. La pensée qu'il avait la possibilité de vivre ainsi de longs mois, à l'abri de tout souci matériel, le remplis¬ sait d'espoirs. Il était maintenant complè¬ tement impropre au moindre effort. Toute perspective de retour forcé au travail, avant son rétablissement, lui donnait les idées les plus noires. Il me disait : — Deux années d'existence comme celle COUCHER DU SOLEIL 181 que nous menons aujourd'hui, c'est tout ce que je demanderais à mon sort. Je ne bougerais pas d'Egypte. L'hiver, au Caire. L'été, à Alexandrie. Je me contenterais même d'un seul bon repas par jour. Je renoncerais à toute distraction qui me coû¬ terait plus de cinq francs par semaine, livres compris. Seul, cela me reviendrait à cent vingt francs par mois. Qui voudra me les donner, pendant deux ans ? — Qui le pourrait, mieux que tes pa¬ rents ? — Encore tu reviens à mes parents ! Je t'ai pourtant dit qu'ils n'auront de mes nouvelles que si je dois rentrer à la maison pour mourir. Autrement, je serai à jamais mort pour eux. J'étais si malheureux de ne pas pouvoir lui dire : « Reste ! Je travaillerai et te donnerai les cent vingt francs ! » Mais comment les lui donner, quand je me savais incapable de subvenir à mes propres be¬ soins, d'une façon convenable ? Cette peine, je la confiai un jour à une connaissance de fraîche date que nous ve¬ nions de faire, dans le quartier de Mousky, où nous prenions nos repas et passions une 182 MÉDITERRANÉE partie de la journée. C'était un jeune Rou¬ main de mon âge, mais fat, tiré à quatre épingles et dépensant près de trois cents francs par semaine, entre sa pension, le café et surtout le « Tir aux pigeons », où il misait tous les jours sur la main des « as » du fusil. Il nous y traîna plusieurs fois, car il était large, d'une largesse débraillée, mais bon cœur, acceptant sans rancune toutes les railleries provoquées par sa conduite légère, qui lui faisait gaspiller en huit jours tout son argent pour un mois, puis l'obli¬ geait à taper ses amis et même notre consul. Il se nommait Théodore Moldovan, mais le café l'appelait plutôt par son diminutif : Todirica. Originaire d'un de nos beaux départements montagneux, Moldovan se disait « garçon de famille », comme on nomme populairement chez nous les gar¬ çons de bonne famille. Il faisait encore raconter qu'un important héritage allait bientôt lui « tomber dans le bec ». Ces affirmations auraient pu facilement passer pour des « bobards » aux yeux des maîtres- menteurs, Roumains ou autres, de la rue Darb-el-Barabra, mais le gaillard possédait un document authentique qui impression- COUCHER DU SOLEIL 183 nait : c'était un libre parcours en chemin de fer, première classe, avec sa photo¬ graphie et la mention : fonctionnaire au ministère de VIntérieur. Enfin, on le voyait parfois sortant en voiture aux côtés de notre consul, M. Bâcleanu, fameux pour la dureté avec laquelle il traitait toutes les épaves nationales qui allaient solliciter aide et protection, ainsi qu'il est stipulé dans le passeport. Or, une fois, Moldovan dépê¬ cha au consul un commissionnaire avec une lettre, et l'homme lui apporta cinq livres sterling. Cela se passait au café. Tous les badauds et même des gens sérieux en furent stupéfaits. Sa réputation de « fils à papa » était faite. Une autre vint s'ajouter à la première : « Todirica a des parents à Jérusalem », ce qui veut dire : il a ses grandes entrées dans les ministères. Et allons-y avec les demandes et les promesses d'intervention en faveur de tous les déserteurs et insoumis roumains, dont l'Egypte regorge. Cette situation permettait à Todirica de taper avec succès n'importe qui, puisque le plus dur des consuls s'y prêtait de bon cœur. Onjarétendait même que le « fils 184 MÉDITERRANÉE à papa » devait déjà des sommes assez rondelettes au Caire, depuis deux mois qu'il y séjournait, étant en long congé «pour cause de maladie ». Il est vrai qu'à chaque arrivée d'argent de Roumanie, Moldovan remboursait une partie de ses créditeurs et surtout M. Bâcleanu, mais il n'est pas moins vrai que dès le lendemain de ces remboursements, les emprunts recommen¬ çaient de plus belle, son train de vie et plus particulièrement le « Tir aux pigeons » en¬ gloutissant rapidement toute somme qui entrait dans ses mains. Mikhaïl épiait Todirica d'un œil assez sceptique, quoiqu'il le traitât avec cour¬ toisie. L'autre était engoué de la distinction de mon ami, l'accablait d'ennuyeuses con¬ versations en français, — « un français pour les vaches savoyardes » me disait Mikhaïl, — et ne savait plus quoi faire pour lui être agréable. Les jours « gras », il nous traînait dans de bons restaurants, aux spectacles, nous payait des promenades en voiture et nous martyrisait avec les après-midi passées au « Tir », où l'écœurant massacre des pauvres pigeons fusillés à COUCHER DU SOLEIL 185 bout portant nous révoltait plus que toutes les pertes d'argent subies par notre mania¬ que. — Je crois que nous devons nous éloigner de ce Todirica, me dit un jour Mikhaïl. Pour ma part, je n'accepterai à l'avenir plus rien de lui, d'abord, parce que c'est un imbécile! Il l'était, à en juger surtout par ses lec¬ tures : Les Habits Noirs, La Châtelaine au masque rouge, Un crime en Espagne, etc. Il avalait une masse de cette littérature-là, tout le temps qu'il se trouvait au régime des jours « maigres ». Je m'opposai à la rupture des relations, parce qu'un jour, comme je lui confiais ma peine au sujet de l'état précaire de Mikhaïl, Todirica me répondit, les larmes aux yeux : — Comment ? M. Kazansky ne sait pas où aller l'été prochain ? Mais c'est simple comme le bonjour : vous viendrez tous deux chez nous, à Câmpulung. Vous savez que c'est le climat béni pour les tuber¬ culeux. Vous serez comme chez vous, le temps qu'il vous plaira. Je perdis la tête. L'espoir m'aveugla. Mikhaïl était sauvé! 186 MÉDITERRANÉE Mikhaïl en fut impressionné : — Oui... Câmpulung, c'est un beau coin de Suisse roumaine, et je t'assure que je ne ferais pas des façons devant une offre de séjour gratuit, fût-elle venue de la part du diable. Seulement, je ne crois pas un mot de tout ce que raconte et fait raconter cet étourdi de Todirica. — Mais il a eu les larmes aux yeux, lors¬ qu'il a appris de moi quelle est ta situation ! — Je ne dis pas qu'il manque de cœur. Mais c'est un parfait déséquilibré et un ignare. Je n'ai aucune confiance en lui. Tu n'as pas remarqué que sa fameuse carte de chemin de fer est expirée depuis près d'une année. Quant à son poste au minis¬ tère de l'Intérieur, il peut n'être qu'un simple mouchard de la « troisième brigade », comme tous les « étudiants de profession » de son espèce. — Je me moque de tout ce qu'il peut être, car je ne veux pas en faire un ami. Mais il est certain que notre consul connaît sa famille, autrement il ne lui aurait pas accordé sa confiance. Et si Todirica tient la promesse qu'il nous a faite, je m'engage à être son valet de ferme pendant une année. COUCHER DU SOLEIL 187 Mikhaïl resta avec ses soupçons. Je m'accrochai à mes espoirs. Et nous conti¬ nuâmes à le traiter amicalement, sans plus accepter ses invitations à droite et à gauche. Todirica répéta sa promesse à Mikhaïl, le suppliant de ne pas lui refuser « le bon¬ heur de contribuer à sa guérison ». — Du reste, vous ne serez pas le seul, chez nous, ajouta-t-il. Ce brave Corbeanu y sera aussi. Le brave Corbeanu était un excellent jeune ouvrier tourneur des ateliers des Docks de Braïla, mon camarade d'enfance, tuberculeux qui promenait depuis trois mois au Caire sa déchirante gravité mélan¬ colique naturelle, son mutisme cafard et sa conviction qu'il ne guérira plus. Deux passions brûlèrent sa poitrine, dès son en¬ fance : la chasse et l'accordéon. Il passait maître dans les deux. Mais la première le gratifia un jour d'une pleurésie qui le jeta dans la tuberculose. L'année précédente, après six mois de congé payé, l'Etat l'avait remercié. Depuis, il vivotait péniblement des maigres ressources que lui procuraient ses pauvres parents et son magnifique accor¬ déon, dont il était amoureux et inséparable. 188 MÉDITERRANÉE Discret, délicat et doux comme un agneau, il venait tous les soirs s'installer à la terrasse de Goldenberg, en Darb-el-Ba- rabra. Et là, la joue collée sur son instru¬ ment, le regard perdu vers le fourré maré¬ cageux de sa lointaine Braïla, il oubliait ses longs doigts dans leur gracieux vaga¬ bondage sur les innombrables touches de l'accordéon, auquel il arrachait en vir¬ tuose une infinie variété d'airs. Corbeanu jouait toujours pour son plaisir et ne quit¬ tait jamais sa gravité maladive devant les compliments les plus délirants que lui va¬ lait son art, de la part des auditeurs. Le peu d'argent qu'on lui offrait, il l'acceptait avec une aimable inclination de la tête. Il ne se prêtait à aucune sorte de conversation prolongée : — Pourquoi parler ? me dit-il une fois. La plupart du temps, les gens parlent pour ne rien dire. Et quand ils ont des causeries intéressantes, comme il vous arrive à toi et à Mikhaïl, alors j'aime mieux ne pas m'en mêler, car je ne peux pas les suivre. Tu sais que dans ma vie je n'ai fait que trois choses : travailler, chasser et jouer de l'accordéon. COUCHER DU SOLEIL 189 Et il esquissa un douloureux sourire : — Maintenant je fais une quatrième chose : je crève tout doucement ! Mikhaïl aimait et estimait Corbeanu comme il ne le faisait que rarement. En entendant qu'il était également un invité de Todirica, à Câmpulung, mon ami le questionna un jour : — Dites-moi, Corbeanu, vous croyez au sérieux de cette invitation ? — J'y suis bien obligé, répondit-il promp- tement. Todirica me doit jusqu'à présent dix livres sterling. — Dix livres, à vous, qui vivez de pain et de sardines ? ! Comment avez-vous pu lui confier une si grosse somme ? — Comme cela, petit à petit. — Oh ! l'escroc ! s'écria Mikhaïl, indigné. — Je ne pense pas qu'il soit un escroc. — Pourquoi ? Parce qu'il a gagné la confiance de votre consul ? La belle af¬ faire ! — Il a gagné la confiance d'un homme d'ici qui est un vieux roublard capable de mettre dans sa poche cent consuls. C'est Nicolau, le coiffeur roumain qui tient bou¬ tique dans le Mousky depuis cin- 190 MÉDITERRANÉE quante années environ. Eh bien, Nicolau avait je ne sais quelle affaire à débrouiller en Roumanie et Todirica a obtenu pour lui un papier officiel de Bucarest qui a laissé le coiffeur « baba ». Maintenant, allez voir la manière dont Nicolau soigne Todi¬ rica tous les matins. Pour un maharajah il ne se dérangerait avec tant de grâce, car il est riche et avare. Il crache sur les consuls et sur tout le monde. Pourtant, il a prêté à Todirica cinquante livres. Voilà qui m'ins¬ pire confiance plus que M. Bâcleanu. A Nicolau jamais personne n'a pu tirer une carotte. — Eh bien, dit Mikhaïl, Todirica lui tirera la première ! Ce fut vrai, hélas, non seulement pour Nicolau, mais pour tout le monde et... pour nous-mêmes ! Car, un jour Todirica vint, très agité, me prier de lui prêter cinq livres, et j'ai tant insisté auprès de Mikhaïl qu'il les lui donna, me disant tout de suite après : — Les cinq livres que tu as vues partir représentent pour nous cinq semaines de moins à vivre en petits rentiers. A présent, ce n'est plus Todirica l'imbécile, c'est nous ! COUCHER DU SOLEIL 191 — Mais je les lui demanderai impérieu¬ sement au premier mandat postal qu'il recevra de Roumanie. — Il y a belle lurette qu'il n'en reçoit plus et qu'il vit en empruntant des cinq livres par-ci pour rembourser des trois livres par-là. Mais tu n'as pas des yeux pour surprendre la ruse des hommes. — Nicolau, non plus, n'en a pas ? — Nicolau a été aveuglé par le « docu¬ ment officiel », mais, comme il est un illettré presque total, il n'a pas vu dans ce papier ce que je crois avoir vu, moi... — Notamment ? — Qu'il est faux ! — Ah! Mikhaïl! Tu es exaspérant par¬ fois ! Eh bien, le coiffeur a montré ce do¬ cument au secrétaire de notre légation, qui l'a trouvé authentique. — Ce qui ne l'a pas empêché, par la suite, de l'expédier en Roumanie, pour en avoir la confirmation. Et cette confirmation, il ne l'aura pas. — Comment le sais-tu ? — Par l'affolement de Todirica. Depuis que le coiffeur, pris par des soupçons, ne s'attarde plus à lui faire la raie aussi impec- 192 MÉDITERRANÉE cable qu'auparavant, il a flairé le danger. Maintenant, si je vois juste, la suite logique serait la disparition prochaine du bonhomme. Ce furent nos cinq livres mêmes qui ser¬ virent à Moldovan d'argent de voyage, car nous ne le revîmes plus, ni le lendemain ni jamais. Nous vîmes en échange Nicolau, le soir de la disparition du « fils à papa ». Il venait chez Goldemberg pour nous faire savoir qu'en sa qualité de logeur du « fuyard probable », il tenait sous clef le bagage de celui-ci, mais qu'il n'y avait là de vraiment valable qu'un complet noir. — Je te l'offre, Corbeanu, dit-il au tour¬ neur. Tu es le plus malheureux de tous ceux qu'il a roulés. S'il ne rentre pas cette nuit, tu peux venir demain l'enlever. Corbeanu regarda le coiffeur avec sa tristesse habituelle : — Pour que je sois enterré, le costume que j'ai sur moi est assez bon. Ce sont mes dix livres qui m'auraient rendu un meilleur service. 0, mon Mikhaïl ! Toute ma vie je te pleurerai ! Ce dernier séjour que nous fîmes ensem- COUCHER DU SOLEIL ble en Egypte, restera à jamais gravé dans mon âme pour la douceur dont m'en¬ veloppa celui qui eut presque toujours raison contre moi. Il ne me gronda plus comme jadis, plus du tout. Il devait sûre¬ ment sentir, malgré mon amour, sa grande solitude, l'abandon propre à celui « qui est déjà entré dans l'année de sa mort », comme dit le peuple roumain. Non pas qu'il ne fût plus sensible à ma compagnie, ou qu'il cessât un instant de me porter l'intérêt de toujours, mais je lisais dans son regard l'annonce de la grande retraite, le pressentiment du départ vers une région que la pensée de l'homme supé¬ rieur fouille, s'évertue à pénétrer et par¬ vient à se la rendre acceptable. Eh bien ! ici, Mikhaïl gardait pour lui, jalousement, la totalité de ses visions. Je n'ai jamais commis le sacrilège de le questionner là- dessus, et je voyais clairement qu'il m'en était infiniment reconnaissant. Mais, que j'en souffrais! Qu'ils me furent insuppor¬ tables tous ces moments où je le sentais seul à contempler des paysages astrals contre la froideur desquels il luttait pour la faire acceptable à l'homme. MÉDITERRANÉE 13 194 MÉDITERRANÉE La mort laïque est le plus douloureux supplice moral de l'être supérieur et sa punition. Du moment que la Création a rendu l'homme conscient de son existence éphémère, l'affligeant en même temps de l'épouvante de sa mort, la foi dans une vie future, éternelle, devenait pour lui une nécessité plus que religieuse, humaine. Ce n'est pas humain de désarmer le pau¬ vre homme dans l'instant le plus cruel de son existence ! Et à quoi bon ? A qui cela sert-il ? Où est le salut qui en résulte ? Ah! l'orgueil de vouloir se délivrer de tout ! On ne se délivre surtout pas du crime d'avoir superbement décrété que tout finit ici-bas. Ce n'est pas là que devait aboutir notre esprit scientifique. Et que l'on ne vienne pas me parler de la fin orgueilleuse de ceux qui défient la mort : ce sont des âmes sèches ! La certitude intraitable en matière de vie et de mort est la caractéris¬ tique de l'imbécile cultivé. J'ai passé par là à une certaine époque de ma vie et j'en ai honte, car, si je ne suis pas un homme cultivé, je ne suis pas un imbécile non plus. Mikhaïl, qui l'était moins que quiconque, et qui aurait pu être fier de son savoir, a COUCHER DU SOLEIL 195 représenté pour moi un bel exemple de modestie intelligente par son attitude ten¬ drement conciliante devant le mystère de l'existence. Et, cette année de sa mort, les questions muettes qu'il posait au grand Inconnu constituèrent le plus héroïque dé¬ bat moral auquel il me fut donné d'assister jusqu'à ce jour. Aucune réponse ne le satisfaisait, mais il les acceptait, l'une après l'autre, avec résignation. Certes, l'idée du « péché » n'existait pas dans sa conscience, et il était encore plus éloigné de l'église. Néanmoins, un soir de grand accablement, il sortit d'un long silence et parla, comme ça, à propos de bottes : — ...Quand même, je pense que la prière n'aurait pas dû être démolie, en même temps que l'Eglise et ses artifices. Nous aurions dû la garder. Elle n'est pas une acquisition de notre intelligence. C'est un sentiment inné, un instinct de défense. Les hommes ont eu tort de l'atteler au char de l'Eglise et lui faire subir le sort de celle-ci. Ce n'est pas sa faute si l'Eglise s'est avérée, à la fin, n'avoir rien de divin. La prière, elle, n'est que divinité. De là, la supériorité MÉDITERRANÉE 13* 196 MÉDITERRANÉE et le salut de celui qui prie sincèrement, sur celui qui sincèrement ne peut plus prier. Comme moi. C'est bien malheureux mais je ne puis rien. Je ne soufflai mot. Et de nouveau le silence remplit l'obscurité de notre chambre. Cela se passait à Braïla, la veille de son départ. Le lendemain à midi je l'accompagnai au débarcadère de la « Compagnie russe de Navigation ». J'étais plus triste que lui, mais sûrement, en apparence. Comme nous étions d'une heure en avance, il me traîna vers un lieu solitaire du port et s'assit sur un tas de poutres. Il savait que cette séparation allait être ter¬ rible et il voulut la mettre à l'abri de tout regard indiscret. Nous nous y oubliâmes là. Pour me donner des forces, il me parla tout le temps du repos complet qui l'atten¬ dait « sur le foin fauché de la Volga », mais je n'écoutais que sa respiration haletante, râlante, qui m'oppressait au point de me sentir mal. Soudain, la sirène du bateau déchira l'air. COUCHER DU SOLEIL 197 Nous nous jetâmes dans les bras l'un de l'autre et je voulus l'embrasser sur la bou¬ che, mais il tourna son visage de côté : — Pas sur la bouche :!... Pas sur la bou¬ che !... C'est très dangereux pour toi ! — Mais si, sur la bouche ! Et je bus son âme. VI l'appel de l'occident Il ne me fut plus possible de rester à Braïla, après le départ de Mikhaïl. Je partis le lendemain pour Bucarest. J'avais le cœur encore plein d'espoir, malgré la gravité de son état. La tuber¬ culose se prête aux miracles. Comment aurais-je pu songer à son suicide? Mais les premiers quinze jours s'écou¬ lèrent et je ne reçus rien d'Odessa. Je me dis : « Peut-être qu'il s'est senti trop fatigué et a pris le train.pour Kazan, sans m'écrire. » Je me mentais déjà, car Mikhaïl n'était pas homme à manquer à sa parole. Puis, un mois, deux, trois... Bien ! Alors je me décidai pour une longue at¬ tente, sans espoir, et me retournai du côté du monde. Un côté du monde où il n'y avait que le socialisme, pour m'occuper COUCHER DU SOLEIL 199 l'esprit, et mes voyages, pour me délasser. J'allai encore trois hivers de suite en Egypte, avec des haltes en Turquie, en Grèce et en Italie, à l'aller et au retour. J'ai raconté ailleurs certains épisodes de ces derniers voyages, que je fis dans la Méditerranée, jusqu'à la guerre balkanique de cette année 1913, où je me vois bloqué à Bucarest, plus seul que jamais. Il est vrai que mes nouvelles méditerra¬ néennes ont été fort appréciées. Les jour¬ naux, les revues, m'ouvrent leurs colonnes. Un éditeur me demande un roman. Et le parti socialiste, devenu puissant, me ré¬ clame comme son dû, mais toujours à sa manière autoritaire, toujours en me repro¬ chant mes « incartades », mon « indisci¬ pline ». Il veut faire de moi ce qu'il fait de tous ses militants : un simple rouage de sa machinerie. Je ne m'y résignerai jamais. Pourtant, nous sommes de bons amis. J'ai, à mon palmarès, un « fait d'armes » qui m'a mis au premier rang de ses lieute¬ nants. L'année du- départ de Mikhaïl, le (1) Voir : Le Pêcheur d'épongés, Immortalité, Bakâr, Isaac, Solir, Direttissimg, Entre l'amitié et un bureau de tabac. 200 MÉDITERRANÉE 19 octobre 1909, l'arrestation de notre aimé guide, le docteur Stanciof, provoqua une bataille de rue où le sang coula en abon¬ dance, surtout de notre côté. Je fus celui qui la déclancha, à la tête d'une équipe de gar¬ çons décidés. Ne pouvant plus supporter les violences des policiers qui voulaient inter¬ dire notre manifestation, nous nous ruâmes sur la flicaille et rompîmes le barrage. On nous asséna des coups de sabre. Nous nous emparâmes d'un monticule de briques d'une maison en construction et le jetâmes à la tête des assaillants. La bataille fit rage jusqu'à minuit, quand nous fûmes cernés et immobilisés. Il y eut cent arrêtés. Cette nuit-là, dans les caves de la police, nous fûmes battus comme plâtre. Le matin, huit d'entre nous, dont moi, pas¬ sèrent à l'anthropométrie, puis en prison. Ce fait me lia, plus que toutes les théo¬ ries, aux hommes qui avaient souffert avec moi les cruautés des brutes policières. Nous en parlons encore aujourd'hui, après quatre années, et nous nous donnons des airs de « vétérans ». Je pe puis m'acclimater au régime du COUCHER DU SOLEIL 201 Parti. Le seul homme qui comprend l'ami¬ tié à ma manière et que j'aime et respecte du fond de mon âme blessée, est Costi Aloman, l'ouvrier tapissier qui a vécu cinq ans à Paris et dont la sensibilité, la culture et les dons oratoires font le seul exemplaire de militant socialiste qui peut avoir un ascendant sur mon esprit. Je suis comme cela : je n'aime et ne respecte que ce qui me dépasse. Celui de qui je n'ai rien à apprendre et qui ne s'impose à mon esprit par aucune des qualités que je vénère, ne m'intéresse que s'il veut me suivre là où je me trouve. Je ne descendrai jamais sur la marche où il se tient et qui me paraît infé¬ rieure à celle où j'ai placé les valeurs spiri¬ tuelles. Aloman est loin d'être Mikhaïl, parce que Mikhaïl a été l'unique au-dessus de ma mesure. Mais il est autre chose. Il m'impressionne d'un point de vue qui m'est bien cher : c'est le révolutionnaire modèle à mon sens. Il unit la révolte à la tendresse amicale, qualité extrêmement rare dans notre Parti. Puis, il m'est supérieur par sa culture, son éloquence, son dévouement réfléchi qui n'exclut pas la critique et la. 202 MÉDITERRANÉE tolérance. Ainsi, il fait le trait d'union entre notre Parti et moi, je veux dire : grâce à sa douceur, il m'est permis de me sentir près de cette humanité qui souffre et qui doit un jour conquérir sa place au soleil. Sans Aloman, je me sentirais étranger dans ce monde. Oui, c'est peut-être impertinent ce que je dis là, car j'ai l'air de renier ma classe. Il serait plus juste de dire qu'il n'y a pas de monde dans lequel je me trouve¬ rais bien, sans le secours d'un Aloman, pour ne plus parler de celui d'un Mikhaïl. C'est un malheur pour moi, je le sais bien, cette inadaptabilité, cette incompré¬ hension, cet égoïsme, ce manque d'huma¬ nité qui font de moi un isolé, un solitaire, alors qu'il n'y a pas d'homme au monde qui soit plus à la merci des hommes que moi. Par ma vie désordonnée, je suis leur obligé à tout moment. Un homme qui n'a pas une famille ni une situation, ne peut pas ne pas avoir besoin de son prochain, à moins qu'il ne soit une brute sans cœur et d'une conduite qui le mette à l'abri de toute détresse matérielle. C'est loin d'être mon cas, hélas ! Si je n'aime pas mon pro¬ chain, lorsqu'il pense et agit comme une COUCHER DU SOLEIL 203 canaille, je l'aime et j'ai pitié de lui quand je le vois souffrir comme un chien, par la faute du destin ou de la société humaine. Alors je ne lui marchande ni mon cœur, ni mon aide, et du coup je me retrouve exac¬ tement dans sa situation, ayant besoin d'affection et de secours. Peut-on être lié aux hommes d'une façon plus exaspérante ? Costi Aloman, qui devint, après la mort de Mikhaïl, mon meilleur ami, remarquait ces contradictions de ma nature, mais il se gardait bien de me bousculer, ainsi que le faisaient la plupart des militants du Parti. Et moi, remarquant à mon tour cette diffé¬ rence de traitement, cette humaine compré¬ hension, l'amitié affectueuse qu'il avait pour moi, je me mis à l'aimer à ma manière, qui est celle d'oublier tout ce qui te sépare d'un être, de l'accepter tel qu'il est et de fondre ton âme dans la sienne. C'est le seul moyen par lequel on pourrait améliorer l'homme et l'acheminer vers sa délivrance matérielle. Nous nous acceptâmes, Aloman et moi, et nous nous aimâmes, tout en gardant chacun notre individualité, mais non sans nous faire des concessions réciproques. Ainsi, il ferma un peu les yeux sur mon 204 MÉDITERRANÉE « indiscipline », ma « mentalité de vaga¬ bond », et me demanda en échange de travailler pour le journal hebdomadaire du Parti, occupant la place de second rédac¬ teur, rétribuée, comme toutes les autres places des organisations socialistes, avec un salaire de famine. Cette besogne intellectuelle obligatoire me déplut à rendre l'âme. Je l'acceptai, néanmoins, non par devoir, comme l'enten¬ dait Costi, mais par amitié pour lui. Et je le lui dis. Il n'en fut pas content : — Tu as tort, Adrien, et ton Mikhaïl t'a mal habitué de croire que l'amitié est supérieure au devoir. L'amitié, sentiment que j'apprécie du reste comme tu le sais, est capricieuse, orgueilleuse, susceptible comme une vieille demoiselle qui veut qu'on lui dise tout le temps qu'elle est belle et sans défaut. À mon sens, l'amitié ne peut pas remplir une vie consciente du rôle de l'homme dans le progrès social. « Or, ajouta-t-il malicieusement, je ne veux pas te faire l'injure de penser que tu sois dépourvu de cette conscience que tout homme éclairé doit avoir de son rôle dans COUCHER DU SOLEIL 205 l'histoire des évolutions de la société hu¬ maine. Et s'il en est ainsi, le sentiment de ton devoir à l'égard de la société doit passer avant celui de l'amitié que tu peux avoir pour Jean ou pour Jacques... — Mais, Mikhaïl et toi, vous n'êtes pas des « Jean » et des « Jacques » ! Vous êtes pour moi... — Pardon ! Pardon ! Tu me diras après ce que nous sommes pour toi ! En ce mo¬ ment je veux te faire comprendre une chose importante et je n'aime pas que tu m'interrompes et me « tournes en bour¬ rique », dès que mes raisonnements te dé¬ plaisent ! Cette manière de faire diversion, dont tu abuses toujours n'est pas tout ce que tes ancêtres grecs avaient de plus épa¬ tant dans leur admirable race. Et si tu veux que nous soyons amis, tâche d'envier la noblesse de Socrate, plutôt que le venin d'Aristophane. Je reconnus qu'il avait raison. Je prenais toujours du plaisir à hacher une argumen¬ tation qui ne me convenait pas. — Bon ! fît-il. Tu me laisseras donc ter¬ miner. Car j'ai, contre l'amitié et en faveur du devoir, un argument décisif. MEDITERRANEE « J'admets, pour te faire plaisir, que la belle amitié peut séduire notre âme plus que le devoir. Mais, je te demande : étant donné que l'amitié sombre souvent par la trahison et toujours par la mort de « l'ami unique », comme tu dis, — que devient-elle ta vie, après l'écroulement de son pilier rincipal ? N'est-ce pas ton cas, depuis quatre ans ? Et si, aujourd'hui, je parviens, clopin-clopant, à te suivre sur les sentiers tortueux de ton amitié... « mikhaïlienne », que deviendrais-tu demain quand une belle amoureuse nous brouillerait à mort en nous tous les deux, tout en nous jurant fidélité à chacun à part ? Moi, en trente ans de vie sociale, j'ai enterré d'une façon ou d'une autre une bonne douzaine de « belles amitiés » et je ne suis pas mort, comme tu vois, car mon meilleur ami c'est moi-même, et tous les jours je me convaincs davantage que seule la satisfaction qui me vient du devoir accompli peut remplir mon existence. « Tâche donc de voir plus clair dans tes sentiments. Commence par apprendre que même si ton sort n'est pas lié à ta classe, ton devoir de contribuer à son salut n'est COUCHER DU SOLEIL 207 pas moins grand, car tu prétends avoir pris une attitude morale devant la conscience des hommes. Et puis, je répète, tu ignores le bonheur que nous apporte l'accomplisse¬ ment de notre devoir. L'amitié ne supporte ni vexations ni défaites, sans succomber. Le devoir, lui, supporte tout, et plus les hommes sont injustes envers toi, plus ta conscience se dresse devant eux pour leur rappeler que tu n'as jamais manqué à ton devoir. L'affection, l'amour, l'amitié, ce sont des abstractions qui peuvent être niées. Le devoir accompli est un fait, une réalité éclatante comme le soleil. « Fais ton devoir envers ta propre cons¬ cience, Adrien, et tu verras que tu seras plus heureux que tu ne l'as été en courant après des chimères sentimentales. Moi aussi, dans ma première jeunesse, j'ai péché à ce point de vue. J'ai cru à l'amitié, à l'art, à l'épouse fidèle et, à la fin, j'ai mis tous mes espoirs dans mon enfant. Aujour¬ d'hui, tout cela n'est qu'un cimetière ! Mon Mikhaïl, le cordonnier poète Necouloutza, est mort, tué par la misère. J'ai enterré aussi mon violoncelle, car il n'allait plus 208 J'ai essayé et je ne me suis pas convaincu, avec ma tapisserie qui me demandait dix heures de ma journée rien que pour me nourrir. Ma femme m'a trompé et je l'ai chassée. Quant à mon enfant, mon idole, eh bien ! malgré l'éducation que je lui ai donnée, il est devenu le dernier des voyous, car il avait l'âme de sa mère. « Alors je me suis jeté dans l'océan des organisations socialistes internationales, j'ai vécu à Berlin, à Londres et davantage à Paris. Là, j'ai appris à mieux connaître la vie et moi-même. De là-bas je suis rentré convaincu qu'il n'y a qu'un moyen, pour l'homme moral, de résister aux ravages de l'existence : faire son devoir et n'attendre rien des hommes. « Aujourd'hui, quand je passe mes soirées dans les réunions de quartier et que je rentre à minuit après avoir répandu un peu de lumière dans les cervelles d'une poignée de travailleurs, mes frères d'esclavage, je sais que c'est là tout le bien que nous pouvons apporter aux hommes. Essaie et tu te convaincras ! » COUCHER DU SOLEIL 209 Pendant trois mois, cet été, j'ai travaillé dans la rédaction de notre journal, me nourrissant d'un borche à midi et d'un morceau de boudin le soir. Ah ! la masse d'inepties socialistes qui a passé par mes mains ! Ah ! les niaiseries pseudo-révolutionnaires de mes « frères d'esclavage » qui, du fond de leur province, m'écrasaient avec des kilométriques et illi¬ sibles « tartines littéraires » ! Non, non ! Il se peut, il est même certain que les grands organes de la presse socia¬ liste occidentale fournissent à leur clientèle ouvrière une nourriture intellectuelle de premier ordre, mais ici, même les avocats du Parti sont des carpes qui assomment la rédaction avec des inanités écrites dans un style à vous rendre fou. Mes pauvres col¬ lègues, Marinesco et Poujor, suent comme des nègres à refondre et approcher de la moyenne potable des articles totalement indigestes. Moi, je les jette au panier. Pauvre classe ouvrière ! Tu mériterais un meilleur sort 1 Nous sommes en décembre, il fait froid 210 MÉDITERRANÉE et il pleut à verse. La tristesse s'est de nouveau emparée de moi. J'ai voulu, la semaine dernière, reprendre ma vieille route vers le soleil méditerranéen, mais Aloman m'a pris au collet : — Assez de tes farces méditerranéennes ! Voilà six années que tu gaspilles ta meil¬ leure sève à traîner avec des loques hu¬ maines comme Moussa, des cocottes comme Sarah, des souteneurs comme Kein, des escrocs comme Moldovan et avec tous les vagabonds plus ou moins salauds qui pul¬ lulent dans ta Méditerranée. « Entendu, tu es incapable de te plier à une besogne intellectuelle qui te déplaît. C'est plus fort que toi et je n'insiste plus. « Mais, pour l'amour de Dieu, trêve au moins de ce massacre que tu fais de ta vie ! Tu as des dons qui ont besoin d'être culti¬ vés. Ce n'est pas ton Egypte, ni ta Syrie, ni ta Grèce dégénérée qui pourraient te rendre ce service. « Tu dois connaître l'Occident ! Tu dois apprendre une grande langue occidentale, une, si tu ne peux pas plus. Et puisque ton tempérament s'accorde avec la culture fran- COUCHER DU SOLEIL 211 çaise et avec les libertés qui régnent en France, tu partiras ce soir même pour Paris ! » Ce soir-là de début de l'hiver 1913, je suis parti pour Paris. FIN # Imprimerie des Presses .Universitaires de France. — Vendôme-Paris (France) LES RÉCENTS SUCCÈS DES ÉDITIONS RIEDER M. CONSTANTIN-WEYER Prix Goncourt UN SOURIRE DANS LA TEMPÊTE Roman 36* édition 12 fr. Gabriel CHEVALLIER CLOCHEMERLE 165* édition 15 fr. Claire SAINTE-SOLINE JOURNÉE 12e édition 12 fr. Helen Graee CARLISLE JE SUIS SA FEMME Roman traduit de l'américain par Magdeleine PAZ 18® édition 15 fr. Du même auteur CHAIR DE MA CHAIR 30* édition 15 fr. Joseph JOLINON LE RÂT D'ARGENT 11® édition 12 fr. PANAIT ISTRATI MÉDITERRANÉE Lever du soleil 12® édition 12 fr. 108, boul. Saint-Germain - Paris (6e) lw>. Pîwsms UMVînsiTAiRïs oc Ffunct - VE*ofinc~P*»is Fswitt f*FIX l 12 l*FP fcliS. UT IffR ATI MÉDITERRANÉE CODCI» du soleil