DU MÊME AUTEUR Aux Éditions Rieder. LES RÉCITS D'ADRIEN ZOGRAFFI : I. Kyra Kyralina. II. Oncle Anghel. III. Présentation des Haïdoucs. IV. Domnitza de Snagov. LA VIE D'ADRIEN ZOGRAFFI: I. Codine (Enfance). II. Mikhaïl (Adolescence). VERS L'AUTRE FLAMME: I. Après 16 mois en U. R. S. S. II. Soviets 1929. III. La Russie nue. LE PÊCHEUR D'ÉPONGÉS. Chez d'autres Éditeurs. NERRANTSOULA. LES CHARDONS DU BARAGAN. MES DEPARTS. LA FAMILLE PERLMUTTER (en collaboration avec Josué Jéhouda) PANAIT ISTRATI TSATSA-M1NNKA SEIZIÈME ÉDITION LES ÉDITIONS RIEDER 7, PLACE SAINT-SULPICE PARIS MCMXXXI Ce volume, le septième de la collection « Europe », a été l'objet d'un tirage sur grands papiers qui en constitue authen- tiquement la première édition dans le format in-16 double-couronne. Ce tirage se décompose comme suit : 8 exemplaires sur Japon des Manufactures Impériales, dont 3 hors commerce, numérotés de A à E et de I à III; 35 exemplaires sur Velin de Rives à la forme, dont 15 hors commerce, numérotés de 1 à 20 et de IV à XVIII; 250 exemplaires sur Alfa teinté des Papeteries Outhenin-Chalandre, dont 50 hors-commerce, numérotés de 21 à 220 et de XIX à LXVIII. Le tirage de l'édition ordinaire a été fait sur Vélin bouffant supérieur des Papeteries Lafuma-Navarre Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays. Copyright btj les Éditions Rieder, 1931. ^•34- I I I eu avant que le Sereth n'arrive à l'en¬ droit où il fait don de sa vie au Da¬ nube glouton, son lit devient une grande campagne fertile qui s'étend entre Braïla et Galatz. Pour la traverser en toute sa largeur, ses habitants, qu'on nomme « ceux de l'Embouchure », ne peuvent mettre moins de deux heures de chariot, tellement elle est vaste. Les dimensions inaccoutumées de ce lit, aussi bien que sa générosité, les vieux du pays les expliquent à leur façon. Ils disent que le Sereth avait à l'origine une âme, à l'exemple de nous autres hommes, une âme ambitieuse. Après son départ de Bukovine, ayant en cours de route séduit une belle jeune fille dont il était amoureux, l'orgueilleux Sereth décida de la conduire, par ses propres moyens, jus¬ qu'à la Mer Noire et au delà, afin de lui mon- T SATSA-MINNKA trer des pays où poussent des oranges et des grenades qui sont tout ce qu'il y a de plus beau sur la terre, mais qui, néanmoins, pâli¬ raient de jalousie devant la splendeur de sa bien-aimée, dont le nom est Bistritsa. Bistritsa, rivière impétueuse, étourdie, ac¬ quiesça au projet de son amant, se joignit à lui, et, ensemble, ils dévalèrent jusque dans nos parages quand, tout à coup, le Danube leur cria : « Holà! Seules les routes peuvent se croiser, jamais les eaux. Encore moins une rivière oserait-elle couper le corps d'un grand fleuve! » Et le Danube leur barra le chemin, comme on le voit. C'est alors que le Sereth, furieux, se mit en devoir d'élargir son lit. Il égala celui du Da¬ nube, le dépassa même, dans son désir de porter sa maîtresse droit vers cette mer qui baigne des rivages aux fruits d'or. Mais la lutte était trop inégale, trop géante la taille du vieux fleuve. Sereth et Bistritsa, bien qu'ils formassent un seul corps, furent vaincus. Le Danube les engloutit tous deux. 10 L'EMBOUCHURE N'empêche, c'est grâce à leurs ébats pas¬ sionnés que nous, « ceux de l'Embouchure », jouissons aujourd'hui d'une terre comme il en est peu, parce que c'est ici qu'ils se sont aimés le plus, avant de livrer leur jeune âme à ce grognon de Danube qui rafle tout ce qu'il rencontre sur son chemin. Il est vrai : parfois nous payons cher l'abon¬ dance qu'ils nous ont léguée. Les deux amants ne se sont pas résignés à un renoncement défi¬ nitif. Et une fois par décade,ils se souviennent de leur rêve de jadis, se déchaînent indomp¬ tables, à une allure d'ouragan que rien ne peut contenir. Alors nous sommes balayés, comme des vauriens, avec nos frusques, notre bétail, nos poulaillers, chiens, chats, pourceaux et misère. De nos récoltes, plus trace. De nos chaumières, seuls les toits émergent. Notre Embouchure disparaît sous une nappe d'eau qui va du plateau de Braïla à celui de Galatz, au-dessus desquels nous allons construire nos huttes et attendre que s'apaise la colère de nos amoureux. Puis, quand tout est rentré dans l'ordre, 11 TSA TSA-MINNKA tout n'est que ruine, mais aussi, tout est plus neuf, bien plus neuf qu'auparavant, car la colère de l'amour est toujours féconde. ★ Du plateau de Braïla à celui de Galatz, la vallée du Sereth vous emplit l'âme de désirs. C'est un ventre de terre, que des éléments passionnés ont labouré et fécondé d'envies. Ils ont tout promis à l'homme et rien assuré, sauf le désir, cette force qui permet à notre cœur de tenir tête à l'existence, amoindris¬ sant la satisfaction et combattant l'adversité. Quand le rapide « Bucarest-Danube » s'en¬ gage sur l'immense digue qui relie ces deux plateaux, surplombant Y Embouchure, un vague pressentiment d'éternité méconnue gonfle votre poitrine. C'est comme un rappel à quelque amour, longtemps déconsidéré. Une lumière diffuse qui comble un grand vide vous réveille de l'indifférence meurtrière. Il n'y a rien à voir par la fenêtre, sinon, ion- geant le convoi, quelque superbe oiseau des 12 L'EMBOUCHURE marécages dont le regard curieux inspecte l'intérieur des compartiments; ou bien, lors d'un passage à niveau, certain vieux paysan qui ôte son bonnet pour saluer tout le train, par crainte des pouvoirs publics. De loin en loin, des agglomérations de chaumières arbi¬ trairement parsemées, surgissent comme au¬ tant de défis lancés au bonheur facile. On y voit aussi, selon la saison, des hommes et des bêtes qui se confondent avec la glèbe. C'est tout. Point de nature éblouissante. Point de civilisation. Dans l'Embouchure,la terre n'a d'autre but que de forcer l'homme à se mesurer avec Dieu. Elle s'offre à lui, riche de sève, l'engage à y miser toute sa sueur, mais, quant à récol¬ ter, une main invisible soupèse le résultat d'une manière aussi prometteuse que mena¬ çante. Ici, Dieu sourit à l'homme avec une gueule d'ogre : « Voici, lui dit-il, une terre généreuse que tu n'as qu'à gratter légèrement pour vivre dans l'abondance. C'est pourquoi je te livre au bon plaisir de deux titans, le Sereth et le Danube, afin que les flots de l'un, 13 TSATSA-MINNKA de l'autre ou des deux ensemble te foudroient juste au moment où, ne redoutant plus la sécheresse, tu commences à trop engraisser. Ainsi tu te souviendras de moi par la force que j'aime le plus : le Désir. » Le Désir, pour les « gens de l'Embouchure», est un besoin constant de croire au meilleur, en dépit de l'incertitude dont les comble la fosse marécageuse où ils vivent. Ils éprouvent de la joie à se rendre compte que leur sol est volé au Sereth. Printemps et automne, l'oreille tendue vers la rivière qui mugit, on les dirait heureux à voir la volupté qu'ils mettent à se demander si les flots ne dévaleront pas d'un moment à l'autre sur leurs pauvres chaumières. C'est comme si cela ne leur faisait rien. Sachant de père en fils que leur glèbe est bénie par le ciel, que « ça donne bien quand ça donne », ils ensemencent le plus possible, poussant la charrue jusqu'à la barbe du Sereth, mais c'est pour lui abandonner plus de la moitié de leur récolte. A moins qu'ils ne la lui abandonnent toute et leurs foyers avec, 14 L'EMBOUCHURE pour prendre la poudre d'escampette et aller construire des cabanes sur les plateaux. Il en est de même de leur bétail et de leur basse-cour. On élève à tour de bras, parce que, disent-ils, « la prairie et l'eau sont là, on n'a qu'à s'en servir ». Cela est vrai. Seulement, une bonne moitié de cet élevage, c'est encore pour faire la part du feu, car, à une portée de fusil de leurs ménages s'étendent des milliers d'hectares de marais qui abritent le voleur, le loup, le renard, l'épervier, lesquels en usent comme de leur propre bien. C'est égal : « L'Homme est fait pour les tourments », dit le paysan de l'Embouchure. A ses yeux, la certitude d'un rendement étant inconcevable, le peu qu'il récolte est considéré comme une faveur du ciel. Il est convaincu que rien ne lui est dû, depuis la terre dont le Sereth est le maître, jusqu'à ses pauvres bêtes qui sont toute sa fortune, mais qu'il ne confie pas moins à ce pâturage dangereux d'où elles ne rentrent souvent plus. Livrer combat à la terre, lui demander le maximum et l'espérer, mais n'en obtenir que 15 TSATSA-MINNKA juste le nécessaire, souvent même moins que le nécessaire, et parfois rien, voilà qui huma¬ nise l'homme de la vallée du Sereth, cette contrée de la Roumanie où la clôture des ménages ne protège que de l'incursion du bétail; où les portes n'ont de cadenas que pour avertir le visiteur de l'absence du maître; où la jeune fille incruste mille heures de son ardente solitude hivernale, dans une chemise de nuit qu'elle brode pour l'offrir le jour de son mariage au plus aimé des commensaux. Là-bas, l'horizon est plus près de l'homme; la coupole céleste, plus haute et plus ballon¬ née. Et de quelque côté qu'on tourne le regard, partout la promesse coudoie le danger. C'est ce qui justifie l'expression, commune aux paysans de l'Embouchure : « Quand je ne sais plus où donner de la tête, je lève les bras au ciel et je pense à autre chose. » Ce n'est pas là du désespoir. C'est le prompt réveil du désir, qui vient crier à l'homme : Tout est pour toi. Nulle part il n'est écrit que quelque chose te puisse être refusé. 16 L'EMBOUCHURE Ainsi comprend-il que la possession n'est pas* dans le rassasiement; qu'elle est un peu dans la vibrante satisfaction pour laquelle on a durement bataillé, mais qu'elle est toute, toute dans le plein désir, ce grand appel de la vie. Le matin d'avril, quand le soleil se lève et baigne son visage d'une lumière neuve, les labours duvetés de poils verts et drus gon¬ flent la poitrine de l'homme d'une joie illimitée. Debout, dans son chariot, il contemple sa campagne et s'écrie, bien haut : — Dieu, qu'elle est belle! C'est à ce moment-là, pas plus tard, qu'il est payé de toute sa peine. Et même, des semaines durant, il avale joyeusement et digère bien sa mauvaise bouillie à la farine d'orge ou de maïs. Pour l'habitant de l'Embouchure, la suite de ses heures de désir est banalement heu¬ reuse ou passionnément héroïque. Le premier cas, c'est quand il lui « tombe du ciel une année abondante ». Alors, il s'achète un pourceau, l'engraisse et le mange à Noël, 17 TSATSA-MINNKA TSATSA-MINNKA ripaille qui alourdit son corps et endort son esprit, mais cela ne dure que cinq ou six se¬ maines; il en profite aussi pour marier un de ses enfants, événement qui le pousse à des hardiesses baroques et lui fait dire plus d'inep¬ ties qu'il n'en est ordinairement capable. Alors, il n'a plus aucun désir, il est bête. Le second cas, c'est celui-là même qui rem¬ plit les trois quarts de sa vie : la détresse, par¬ tielle ou totale; la nage vaillante contre les flots menaçants de la perdition. Et plus dure¬ ment il se voit évincer, plus il perd pied, et plus son désir se dresse, géant, et l'ameute contre l'adversité. Rentrant de ses labours inondés ou cuits, il s'arrête au milieu des siens, pareil à une loco¬ motive dont la chaudière serait prête à sau¬ ter. Il crie : — Plus une goutte de lait aux enfants. Tout pour le marché. Ce « tout », c'est à peine trois litres. Quant à la « goutte » dont il veut dorénavant priver les petites bouches, il divague, le brave homme, car, depuis longtemps, seul le benja- 18 L'EMBOUCHURE min en avalait quelques gorgées, le soir, après la traite, et non pour s'en nourrir, mais pour calmer ses pleurs et lui faire lâcher des « griffes » lès jupes de sa mère. — Tout pour le marché... Et que Rada n'achète plus de pain : qu'elle rapporte tout l'argent du lait! Ce « pain »... question de gourmandise. Rada, allant tous les matins porter ie lait au marché de Braïla, sacrifiait un litre de lait à un kilo de bon pain noir, dont elle distribuait les précieuses tranches à toute la marmaille. Vraie brioche. On n'en goûtera plus. Et, du coup, tous les regards se porteront au loin, droit devant la chaumière, vers cette vaste ligne verdoyante qui bouche tout l'ho¬ rizon du Nord. Là-bas, c'est le salut : là-bas sont les marais, avec leurs milliers d'hectares de papoura, cette généreuse plante qui n'est pas tout à fait de la massette et que notre Seigneur le Sereth fait croître sans l'aide de l'homme. Elle est bonne à confectionner de belles nattes, qu'on appelle rogogina, et de 19 TSATSA-MINNKA beaux paniers, qu'on nomme cochnitsa. On la vend aussi, telle quelle, par fagots ou par charretée, ainsi que le slouff, ce frère de la papoura qui, lui, n'est que du roseau et n'est bon qu'aux toits et aux clôtures. Les marais, il vaut mieux les appeler par leur nom de là-bas, qui est juste et beau : c'est la balta. Et la balta n'est rien de moins que la mère nourricière du paysan de l'Em¬ bouchure. Voilà pourquoi, aux heures de détresse, tous les regards se dirigent vers elle. C'est également à sa balta que l'homme du pays pense lorsqu'il proclame la générosité de son Embouchure. La balta n'est à personne. Nul ne la cultive. Nul n'a le droit de se réclamer d'elle, sinon le Sereth, son créateur. Elle n'exige aucune sur¬ veillance, aucun ménagement; elle ne craint ni l'homme ni le ciel. Quand on la dévaste, elle est pareille au chêne qui perd une feuille. De là vient le mot roumain, appliqué aux débats sans issue : « laissons les choses balia. » C'est-à-dire : « n'en parlons plus, qu'il n'en soit plus question ». 20 IJEMBOUCHURE Car, la balta, c'est l'inconnu, l'impéné¬ trable, l'infini. On y accède tout naturellement, par où l'on veut, comme fait l'oiseau quand il prend son vol. Et dès qu'on y est, faire deux cents pas ou deux cent mille, cela revient au même. La papoura, le stoufï et cet hermaphrodite de pipirig, bon à rien, enlacent l'homme à bras le corps, le doublent en hauteur. Ils l'enlacent à bras le corps, fraternelle¬ ment. Ils gavent que si leur frère est là, c'est qu'il doit être bien malheureux; c'est que, dans ces villages d'où il vient, les affaires doivent aller bien mal. Au reste, on n'a qu'à regarder la tenue de ce frère, pour être fixé : de la tête aux pieds, il est comme si toute sa vie se fût passée dans une poubelle, à le voir affublé de cette caciula criblée, qui laisse passer les mèches coléreuses de son abondante chevelure; de cet ibirbok en lambeaux, qui tient à peine sur son buste; de ces nadragi aux multiples pièces, aux trous nombreux, offrant le spectacle de ses cuisses 21 TSATSA-MINNKA poilues, de ses genoux osseux et de son der¬ rière peu convenable; de ces obiélé qui lui font des jambes pareilles à des troncs d'arbre; de ces opinci, enfin, qui ne lui protègent plus les pieds, parce qu'ils sont en loques. Il faut le juger à cet équipement. Il ne faut pas se fier à ses allures gaillardes, à son air badin. Car, le drôle, brûlé par ses désirs, trouve encore le moyen de se narguer lui- même. Se contemplant comme un paon, il se tord de rire, pirouette, claque des doigts, fait des cabrioles et chantonne la célèbre rail¬ lerie populaire : Il s'agit d'un pope du village, qui a une fille à marier. Bien dotée, le pope aspire natu¬ rellement à un gendre « digne » : un notaire, pour le moins. Or, voici que le plus vaurien des voyous de la commune vient lui deman- 22 L'EMBOUCHURE der la mam de sa fille. C'est un gars tout en loques, qui est convaincu de la réputation dont il jouit, mais n'en est pas moins gai et prêt à se narguer tout seul, en narguant le pope avec sa demande en mariage, qu'il chante comiquement : Tu me donneras, à moi, ta fille, père Ikime. Et tes études aux cochons, père Ikime. Le pope est furieux. Le village s'en amuse. Et le vaurien loqueteux gagne ainsi un titre de plus à l'humaine sympathie des hommes, dont il a tant besoin. C'est le même besoin qu'éprouve le cœur lourd de désirs qui pénètre dans l'immuable balta, afin de lui demander ce que la terre et le ciel lui refusent violemment. Et se mesu¬ rant, du poing, avec son propre destin, l'homme aborde sa dernière ressource de vie, en gambadant un petit peu : TSATSA-MINNKA Mais, là, dans la balta infinie, il n'y a pas d'œil humain qui puisse voir cet homme, ni d'oreille humaine qui puisse entendre son joyeux gémissement. C'est l'empire de la naturelle Indifférence. La fraternité de la papoura, celle du stouff te saisissent de ter¬ reur : c'est froid, gluant, et leurs embrasse- ments te scarifient les mains et le visage. Tout est glacial, humide, hostile. On ne sait pas ce qui se passe à une longueur de fourche. Tu abats, tu avances, tu fais des vides et des fagots, pendant que ta semelle craque, en s'enfonçant dans la vase riche de sang ter¬ restre; pendant que mille lianes, serpents plats et visqueux, t'entourent le cou, se glissent entre la peau et l'iberbok. Puis, tu t'égares. Si-le ciel est couvert, tu ne sais plus de quel côté se trouve le village. Car la terre tourne surtout autour de l'homme ; de l'homme seul au monde, plus particulière¬ ment, pour qu'il se rende mieux compte de sa solitude. Mais l'homme est plus fort que la terre et que la solitude. Il vient de plus loin, de plus haut. Et il en a le souvenir, qui s'ex- 24 L'EMBOUCHURE prime par un sursaut, semblable à celui de l'immensité végétale qui l'entoure et qui bon¬ dit sous le choc de sa sève. Seul, assis sur un fagot, il roule alors une cigarette et pense à son foyer, où les siens l'attendent pour le débarrasser de ses gue¬ nilles, pour laver ses pieds et lui dire que la vache a mis bas un mignon petit veau. Cela lui fait tout de suite retrouver la direction du village. Non, on n'est pas perdu sur la terre. On l'est encore moins dans l'embouchure du Sereth, où il y a des gens qui aiment le désir et une balta pleine d'histoires, qui l'entretient pour eux. 25 W .i : , , ■ .,>■.>* ■ .. ■.■r-.c/-1.- 111111 M ■«§ ïfciï >>"■ ' Quoique automne fût avancé, une nuit tiède baignait la campagne, au moment où le petit Zamfir rentra tout en nage, dire à son père que leur noaten était bel et bien perdu. On appelle, chez nous, noaten, un poulain bon pour l'attelage. Celui qui venait de dis¬ paraître était un beau noaten, dont Zamfir avait la garde. Mais, avoir la garde d'une bête, lorsqu'on doit le jour entier couper du jonc, isolé du monde, dans le fourré maréca¬ geux, n'est-ce pas une injustice? Zamfir se le demandait, plein d'espoir, le regard fixé sur les yeux trompeusement calmes de son père : « Peut-être qu'il com¬ prendra que je ne peux pas abattre tant de massette et savoir en même temps ce que fait le noaten dans la prairie. » Non, le père ne voulait rien comprendre. 29 TSATSA-MINNKA Cloué au milieu de la cour, la bouche dure, les mains lourdement enfoncées dans les poches de sa culotte, le visage à peine éclairé par la lumière borgne d'une lanterne, il répéta : — Ainsi, tu me fais perdre le plus beau noaten que j'aie jamais élevé. Le garçon soufflait péniblement, rompu de fatigue et muet de désespoir. Il était en¬ core tout gluant des baves végétales dont sont riches les plantes des marais. Pour faire diversion, sa mère vint à lui, une cuvette d'eau chaude entre les mains : — Ote tes nipes, salaud, que je te lave. Et elle voulut poser la cuvette aux pieds de l'enfant, mais le père, d'un coup de poing, les fit trois fois rouler par terre, sa cuvette et elle : — En voilà des manières. Zamfir se mit à trembler de tout son corps frêle. Du doigt, son père lui montra la porte : — Repars après le noaten. Et, avant de savoir ce qu'il est devenu, ne rentre plus. Cours. 30 * Ci LA DISPARITION DU NO AT EN Le hameau s'endormait dans le clabaudage, faible comme un soupir, de petits chiens qui se résignaient à rejoindre leur couchette, cette nuit-là encore, sans comprendre pour¬ quoi ils devaient avoir tant et toujours faim. Leurs aînés, graves comme est grave tout être abandonné à son sort, étaient déjà couchés dans les meules, une poignée de maïs dans le ventre. Ils comprenaient bien les soupirs des petits, mais ils ne pouvaient pas leur dire : « Allez voler un épi de maïs et trompez votre faim. » Et puis, on doit avoir des dents assez fortes pour pouvoir broyer du maïs sec. Cette sagesse, aussi bien que les dents fortes, ne devait venir qu'après de longs mois de dou¬ leur dans le ventre. Zamfîr, courant à toutes jambes, pensait à ces petits chiens. Comme eux, il avait faim; il avait en plus la responsabilité du noaten. La brise desséchait, sur ses mains et son visage, la colle qu'il avait ramassée pendant la coupe de jonc et de massette. Pour s'en débarrasser, il crachait souvent dans ses mains, et se frot¬ tait le visage, qui durcissait. Alors il s'arrêtait 31 TSATSA-MINNKA et se demandait : « Où vais-je? » Ne trouvant pas de réponse, il s'empressait d'obéir à l'ordre de son père : a Cours. » Il courut dans la nuit, encore et encore. Le vaste rectangle de l'Embouchure, avec ses quatre hameaux, ses marais, ses terres, ses prairies, était maintenant dans le petit corps de Zamfir, mais le noaten n'était nulle part. Il se jeta sur un tas de regain, face au ciel, et vit la lune, belle comme il ne l'avait, jamais vue. La regardant, il crut n'être plus Zamfir : il était devenu l'Embouchure. Son corps était empli du chant des grenouilles, des soupirs des petits chiens affamés, de longues routes et de palissades qui tournaient en rond, de chau¬ mières qui éteignaient leurs feux une à une, de puits qui levaient leurs bras au ciel. Et tel qu'il était là, allongé sur le foin, il croyait être traversé par la voie ferrée qui va de Braïla à Galatz. Pour toute âme, plus qu'une odeur : l'haleine du noaten, qui lui était fami¬ lière pour avoir tant embrassé le museau de la bête. 32 LA DISPARITION DU NO AT EN Zamfir continua de regarder le disque lunaire. Il y vit se dessiner lentement une tête aux moustaches et aux cheveux touffus, aux sourcils riches, aux yeux limpides, grands ouverts, à la bouche charnue, prête à lancer la foudre; au nez gros et un peu ridicule. C'était l'image de son père. — « Cours. » Il voulut se lever et reprendre sa course, mais son corps ne broncha pas, semblable à l'Embouchure. Il n'en fut guère peiné. Il ferma les yeux, et, soudain, tout son être fut réchauffé par l'apparition d'une belle et forte jeune fille qui lui souriait joyeusement, l'air plaisant. Elle avait les cheveux défaits, les joues en feu, les vêtements en désordre, et semblait fatiguée, comme après une course folle à cache-cache. Zamfir tendit vers elle ses bras et gémit doucement : — Tsatsa... Tsatsika... Tsatsa Minnka... Aide-moi à retrouver le noaten. C'était l'image de sa sœur, l'aînée de la famille. Elle s'appelait Minnka. Mais, dans l'Embouchure, les cadets ne peuvent pas appeler les femmes aînées simplement par ___ — 33 TSATSA-MINNKA 3 TSATSA-MINNKA leur prénom. Aussi, nous leur disons : tsatsci. Et quand nous voulons les caresser : tsatsika. (Aux hommes : nénê, ou : nénika.) Là-bas, ces termes sont pleins de tendresse. Un nuage masquait à moitié la belle lune, tandis que Zamfir, tel un fantôme, rôdait le long des fossés circulaires dont toute pro¬ priété est pourvue. Il se disait que peut-être le noaten était tombé dans un des ces fossés et ne pouvait en sortir. Vain espoir. Il avait fait le tour de toutes les propriétés du hameau : rien. Abattu, il se laissa choir sur un tronc d'arbre, la pensée dis¬ traite par le bruit des premières voitures qui partaient, chargées de raisin, vers le marché de Braïla. Tous les coqs annonçaient la fin de la nuit. Des paysans, dont Zamfir reconnais¬ sait les voix, injuriaient leurs femmes et leurs bêtes, qui n'allaient pas assez vite. Puis, des pas lourds firent craquer des branches tout près de lui. Il voulut se sauver, mais la voix sympathique d'un habitant dont il était le petit ami, l'arrêta : — Qui est là ? 34 LA DISPARITION DU NOATEN — Moi, Zamfir. — Ah, c'est toi, mon pauvre! Tu es tou¬ jours à rechercher votre noaten? C'est mal¬ heureux... Ton père savait bien qu'ici ce n'est pas un pays pour l'élevage. Il faut se débar¬ rasser de la petite bête dès qu'elle vient au monde. C'est ce que je vais faire, moi, tout de suite. Regarde! Sous les yeux, nullement émus, de Zamfir, le paysan fixa une corde à la branche d'un cerisier, fit un nœud coulant et, par terre ramassant un petit poulain, tout fumant encore du sang de sa mère, il lui passa le nœud autour du cou. La tendre bête ne se débattit même pas. Elle resta suspendue, molle, avec ses pattes informes, aux sabots gélatineux, et sa tête un peu trop grosse. Son bourreau cacha tout de même le spectacle, se plaça entre Zamfir et l'exécuté, essuya ses mains sur son pantalon, alluma une cigarette et dit, comme pour lui-même : — C'est ainsi, chez nous. On ne peut pas perdre son temps à élever des chevaux. Ce n'est pas seulement parce que les loups les 35 TSA TSA-MINNKA mangent, ou qu'on vous les vole. C'est qu'un poulain immobilise sa mère et vous embar¬ rasse. Comme cela arrive souvent au moment des grands travaux, il n'y a rien d'autre à faire : il faut le tuer, ou le jeter à l'orée du marais, pour que les loups en fassent leur pâture. — Aussi, ton père aurait dû faire comme presque tout le monde. — C'est tsatsa Minnka et moi qui l'en avons empêché, mu,rmura Zamfir. Il était si grand, si beau, ce poulain, dès le premier jour! L'express de quatre heures du matin passa, secoua la terre du hameau. Zamfir le regarda, hébété, ébloui par ses feux. La lune s'était maintenant complètement cachée dans les nuages, la nuit était noire. L'enfant se sentit plonger comme dans un abîme. Une fièvre froide lui fourmillait dans tout le corps. Il se mit à marcher courageusement le long de la voie ferrée, en gémissant : — Tsatsika... Tsatsa Minnka... Il ne pensait plus au poulain. Il pensait 36 LA DISPARITION DU NO AT EN à sa sœur, qu'il adorait et qui l'adorait : se jeter à sa poitrine, lui abandonner ce corps de plomb qu'il traînait dans le noir et la détresse. Mais où était-elle, tsatsa Minnka? Quelques jours auparavant, son père l'avait affreusement battue, puis, chassée de la mai¬ son. Elle devait être réfugiée chez l'une de leurs deux tantes, à Kiscani ou à Cazassou. Ou, peut-être, est-elle tout simplement chez Minnkou, leur ami, à elle et à lui? Un train de marchandises le rejoignit, ralentissant sa marche à la dure montée de la côte braïloise. Zamfir s'arrêta halluciné. La longue chenille des wagons noirs bougeait à peine. La locomotive, pareille à un être humain, avançait en crachant ses poumons. L'enfant la prit tout de suite en pitié et vou¬ lut lui venir en aide, mais comment aider une locomotive? Il concentra tout son amour sur les deux machinistes qui, les visages rouges, fouillaient ensemble les entrailles de la chaudière au moyen d'un long fer. Zamfir marcha aux côtés de la locomotive, avec, dans le cœur, un 37 TSATSA-MINNKA besoin irrésistible de la toucher, la caresser. Le mécanicien l'apostropha : — Eloigne-toi! Tu seras brûlé par la va¬ peur! Il ne s'éloigna pas, et vit les deux hommes arracher et tirer hors du foyer d'énormes morceaux de scories incandescentes. A l'instant même, pendant que les machi¬ nistes jetaient du charbon dans le foyer, un puissant tirage de la cheminée lui fit cracher feu et vapeur, en des hurlements déchirants. Et le train stoppa. Zamfir s'élança alors à travers la cam¬ pagne, en rugissant comme une bête égorgée : — Au secours! Au secours! Il courut ainsi, en criant, jusqu'au bord du plus sauvage des marais, où il tomba, évanoui. Dans l'embouchure du Sereth, nous con¬ naissons des automnes dont les aubes sont de braise. Une telle aube se leva sur le petit Zamfir, évanoui, et sur les myriades d'épis floconneux des joncs et des massettes. Un vent de l'ouest inclinait vers le soleil levant 38 LA DISPARITION DU NOATEN tous ces millions et millions de quenouilles brunes, que le feu céleste dorait. D'innom¬ brables vols de canards et d'oies sauvages surgissaient en masses compactes du fourré marécageux et remplissaient le ciel flam¬ boyant. Zamfir ouvrit les yeux, se retourna sur le dos et, aspirant une grosse bouffée d'air, pensa : « Il n'y a pas de pays plus beau au monde que notre Embouchure. » Il avait le cœur tranquille comme si rien ne se fût passé. Toutefois devant la belle solitude qui l'entou¬ rait, les larmes l'envahirent, et il gémit à nou¬ veau : — Tsatsika... Tsatsa Minnka... Où es-tu? Alors, la miraculeuse Embouchure donna sa sœur au petit frère. Elle la lui donna même aux côtés de Minnkou, leur bon ami Minnkou Précédant le cheval qui traînait péniblement la voiture chargée de joncs, ils surgirent brus¬ quement, semblables à deux oiseaux sau¬ vages, en bordure des fourrés. Ils ne virent pas l'enfant, parce qu'ils étaient trop heureux. Les visages embrasés _ 39 TSATSA-MINNKA par l'aurore, ils se tenaient par la taille; les corps un peu renversés en arrière, et chan¬ taient joyeusement : £3= ^ÊË Ja/i - Ce tnE^L tZu. /ï£,-ca£ jaT ?£ Ô&-&0 rtUL-ga. m&z. On voyait tout de suite qu'ils étaient faits l'un pour l'autre et que leurs cœurs ne fai¬ saient qu'une vieille liaison qui avait subi toutes les épreuves, qui était prête à en subir cent autres, et que rien n'ébranlerait. Tous deux, rudes, de corps et d'âme, sains et décidés. Lui, dans les vingt-cinq ans, fort, assez grand, comme elle, visage sans beauté, sans caractère, mais bien mâle et très ouvert. Elle, dans les vingt-deux ans, tout aussi for¬ tement charpentée, tout aussi paysanne de corps. Néanmoins, son beau visage reflétait une âme riche de songes. — Tsatsika! Nénika! Ces cris, lâchés par l'enfant, arrachèrent Minnka à son ami et la précipitèrent, les bras 40 LA DISPARITION DU NO AT EN ouverts, vers Zamfir, qui se laissa emporter en sanglotant : — Notre noaten a disparu depuis hier soir et je le cherche encore! Le père m'a dit de ne plus rentrer sans lui! La jeune fille réchauffa son petit frère, le serrant dans ses bras, alors que son regard se croisait, anxieux, avec celui du jeune homme : — Yois-tu où il est le noaten? Minnkou le voyait aussi bien qu'elle et répondit, abattu : — A la cour. « A la cour », c'était chez le seigneur ter¬ rien de l'Embouchure, le jeune boyard Mân- dresco, qui, lui aussi, aimait Minnka. Et là c'est une autre histoire. Un boyard peut avoir un cœur aimant comme toute bête humaine, mais il a, en même temps, beaucoup plus de terre qu'il ne lui en faut pour vivre humainement. Il en résulte que le cœur du boyard perd de sa pureté, dans la mesure où une multitude de paysans sont privés de leur pain quotidien. 41 TSA TSA-MINNKA C'était le cas de Mândresco et des paysans de l'Embouchure, vers la fin du siècle dernier. L'homme n'était pas méchant. Il n'avait fait qu'accepter ce qu'un père cupide avait acquis et lui avait remis entre les mains. Pour le reste, ce sont les lois du pays qui s'en chargent. Et, entre autres choses, ces lois disent que lorsque le bétail des paysans entre dans les récoltes du boyard et y fait des dégâts, l'animal doit être conduit « à la cour » et rester confisqué jusqu'au paiement d'une amende proportionnelle aux dommages. Mândresco n'abusait pas de ce droit que lui conférait la législation. Souvent, il « par¬ donnait ». D'autres fois, il était très sévère, notamment quand il s'agissait de la confisca¬ tion, parfois mystérieuse, du bétail des pay¬ sans les plus incapables de payer l'amende. Il ne restait alors comme ressource à ces misé¬ rables que d'envoyer un enfant prier la belle tsatsa Minnka d'intervenir auprès du seigneur et d'implorer son pardon, qui toujours était accordé. On savait dans l'Embouchure que la jeune fille avait un cœur d'or pour les pay- 42 LA DISPARITION DU NO AT EN sans pauvres, dont sa famille faisait elle-même partie. Cette fois, Mândresco l'a frappée directe¬ ment. Il lui a enlevé le noaten qu'elle aime tant. Il n'y avait pas de doute en effet : le pou¬ lain se trouvait « à la cour ». Dominant sa peine, le jeune homme dit à son amie : — Tu vas donc encore aller chez ce chien... Elle lui caressa le visage, le regard enflammé: — Il le faut bien, mon ami. — Ça ne te fait rien, Minnka? Tu ne souf¬ fres pas? — Je te l'ai dit depuis longtemps : inutile d'aller contre le vent. Acceptons ce qui est. Tu sais que je suis à toi pour toujours, mais notre sort est dans les mains des autres. Le soleil était bien haut quand Minnka et ses deux poulains regagnèrent la maison pater¬ nelle. 43 . ' -r U ■: ■ : ; - "<■ 7 . M \ < ■;n> $m 'mm, : i4 • 1 f: > t-:V ^ :-lï> ■ V , V.;_ -m V:.: . s .;v: ? ; ; ,71 :v 'si, fî ■ î V-o;' -rV — "'77^ ffiw64 ... ï;r-A 7 ;7''V:' *<. l-- fij-Uiiî' i . ,.v :. 5 ■ 707-':. %:■ : ; ; 7:u>ib s>>5 ' - ■%/.-• ' r s î FAUTE DE TSATSA-MINNKA ne semaine après l'histoire du noaten, il y eut conseil de famille chez les parents de Minnka, qui s'appelaient Vadinoï. Très nombreux dans l'Embouchure, les Vadinoï brillaient tous, par l'orgueil et la pau¬ vreté. Ils admettaient d'être pauvres, comme tous les paysans de la région, que la structure oligarchique du pays tenait dans un semi- esclavage. Ils n'admettaient pas que leur pauvreté fût marquée d'une « honte ». — Je veux en finir avec cette honte! répé¬ tait, sourdement, Alexe Vadinoï, père de Minnka et de Zamfir, en s'adressant à sa sœur Catherine. Elle l'écoutait depuis une demi-heure et se taisait comme un mur. Son silence était explicable. Catherine, de trente ans plus jeune que son frère Alexe, avait elle-même commis une 47 TSATSA-MINNKA « honte », bien plus « grave » que celle de Minnka. Ayant quitté le village, à l'aube de l'adolescence, elle était allée à Bucarest, était devenue couturière, puis, à ses vingt-neuf ans, mère d'un enfant « illégitime », qu'elle ado¬ rait. Si, malgré cet enfant, et ses vingt-neuf ans, elle faisait autorité dans la famille, c'est à la fermeté de son caractère, à son indépen¬ dance qu'elle le devait. Quand même, Cathe¬ rine comprenait mal l'appel que père Alexe faisait à son jugement. Il comprit son embarras et tâcha de trou¬ ver une excuse : — Oui, Catherine, je le sais : tu as « fauté » aussi, mais pas chez nous! Là-bas, dans les grandes villes, tu as fait de ta vie ce qu'il t'a plu. Ici, personne ne s'est occupé de ton exis¬ tence, personne n'a rien su. Tu n'existes plus pour notre Embouchure. La jeune femme se dressa, forte et calme : — Donc, ce que tu appelles une « honte » n'en est une que parce que l'Embouchure en a eu connaissance? Est-ce pour me faire entendre ces niaiseries villageoises que tu 48 LA FAUTE DE TSA TSA-MINNKA m'as fait venir de Braïla? — Allons, néné Alexe... Laisse Minnka vivre avec l'élu de son cœur, et même être aimable avec le boyard si cela lui plaît. A Bucarest ou ici, nous sommes ce que nous sommes. La mère Vadinoï hocha la tête, n'osant dire ni oui ni non. Son mari frappa du poing : — Jamais! Elle épousera Sima ou je la chasse de ma maison! — Sima? Qui est-ce? demanda Catherine. -—■ Un veuf. Tu le verras cet après-midi. Pas très bien de sa personne, mais brave homme et « avec situation », à Braïla. Il me demande Minnka depuis une année et la veut telle qu'elle est. Elle l'épousera, ou elle partira d'ici! ★ Toudorél, fils de Catherine, était heureux d'être venu avec sa mère, passer vingt-quatre heures à la campagne. Il détestait la ville et aimait passionnément l'Embouchure, qu'il connaissait bien pour y avoir, chaque année, 49 TSATSA-MINNKA 4 TSA TSA-MINNKA passé deux mois, pendant les grandes va¬ cances. Il était du même âge que Zamfir. Les deux enfants avaient, l'un pour l'autre, une tendre amitié. Ils en profitèrent, cette fois encore, allant à leur amusement préféré : la chasse aux araignées de terre. Allongés sur le ventre, leurs têtes se tou¬ chant parfois, ils plongeaient dans le trou la petite boule de cire suspendue à un fil blanc. Puis, c'était la 'longue attente. Souvent, l'araignée leur échappait juste au moment de la tirer hors de son trou. On recommençait, patiemment, le dos au soleil, le nez flairant la terre. Autour d'eux, désert automnal. Plus de cigogne, plus d'hirondelle. Le sol, vidé par l'homme et par son bétail, n'exprimait plus que fatigue, besoin de dormir. Quelques rares brebis, broûtant çà et là, semblaient le mar¬ quer de meurtrissures. Le soleil le laissait indifférent. Toudorel demanda : — Et chez vous? Ça va-t-il? Tsatsa Minnka doit être mariée, maintenant, pas? 50 LA FAUTE DE TSATSA-MINNKA Zamfir eut un haut le corps, comme si une cravache lui eût cinglé les reins. Un instant, il manqua de souffle. Reprenant sa chasse, il murmura, le visage collé au sol : — Tsatsika a fauté. A son tour, Toudorel eut un haut le corps. Ce mot-là, appliqué à une jeune fille, signi¬ fiait quelque chose de laid. — Tsatsa Minnka a fauté! s'écria-t-il. — A ce qu'il paraît... — On n'en est donc pas certain. Elle n'a pas avoué? — Le père la bat souvent, pour la faire avouer, mais que veux-tu qu'elle avoue? En effet. Toudorel réfléchit et se rendit compte qu'il n'aurait pas su dire de quoi pourraient être faits ces aveux. — Et toi : sais-tu quelle est sa faute? Zamfir abandonna sa chasse, se retourna sur le dos, et se couvrit le visage avec les mains : — Rien de rien! gémit-il, oppressé. Je sais que Tsatsika aime Minnkou, le fils du père Andréï, et qu'il l'aime, c'est-à-dire : je vois 51 TSATSA-MINNKA comme tout le monde qu'ils s'arrangent pour couper du jonc, toujours ensemble. Est-ce cela, fauter ? Que ce fut « cela » ou autre chose, le mal était le même : un autre lui avait ravi le cœur de Tsatsa Minnka. — Elle ne t'amène donc plus à la « coupe »? Elle ne t'aime plus? -— Si! Elle m'aime et m'y amène, mais tu t'apercevras que ce n'est plus la même chose. Elle est changée! Disant cela, Zamfir partit en sanglots, le visage toujours couvert de ses mains. Pour le consoler, Toudorel dit : — Que veux-tu, les jeunes filles doivent se marier... — Mais, fauter, ce n'est pas se marier! ra¬ gea Zamfir. — Et Minnkou,ne l'a-t-il pas demandée en mariage? Zamfir regarda son ami, les yeux mouillés : — Pourquoi dis-tu des bêtises? Tu sais bien que Minnkou ne « demande » rien. Il prend. Il a pris Tsatsika. 52 LA FAUTE DE TSATSA-MINNKA ■— Alors, tu le hais! Cette question fit sourire l'autre triste¬ ment : — Tu as oublié les choses de notre Embou¬ chure. Comment haïr Minnkou? Ne te sou¬ viens-tu plus de lui? — Je m'en souviens, mais voilà : il nous fait du mal! — Le Sereth aussi fait du mal, quand il inonde : peut-on le haïr? Les deux gamins restèrent longtemps silen¬ cieux, puis, Zamfir reprit : — D'ailleurs, les choses ont bien empiré, dans notre Embouchure. — Quelles « choses»? Le Sereth? — Non, le Sereth est resté le même. Il vient; il s'en va, il fait du mal et du bien. Seulement, pour « couper », maintenant, il faut avoir un prenais. — Un premis? Depuis quand? — Depuis ces deux dernières années. — Qui a inventé une pareille affaire? Les marais ne sont à personne! Zamfir se replia sur lui-même, comme un 53 TSATSA-MINNKA vieil homme accablé. Sa main décrivit en l'air le geste qui indique que vous n'y êtes plus : — Les marais ne sont à personne! Ça, c'était autrefois. Aujourd'hui les marais sont à celui qui peut payer douze francs pour le premis. Donc, plus de marais, pour nous autres. Et tu sais que sans les marais, per¬ sonne ne peut vivre dans l'Embouchure. — Est-ce beaucoup, douze francs? de¬ manda Toudorel. — C'est une paire de bottes! chuchota Zamfir, les yeux pleins de haine. Mais qui porte des bottes, chez nous, qui? Et où prendre les douze francs? Si tu fouilles les trois quarts du village, tu ne les trouveras pas. — Comment avez-vous fait, alors? — Comment nous avons fait? Eh bien : tout d'abord, chacun a coupé son jonc et sa massette, comme auparavant. Puis, le garde a surgi. (Il y a maintenant, pour les marais comme pour les récoltes, un garde turc avec un fusil). Et le Turc a conduit tout le monde à la « cour ». Là le boyard nous a dit : 54 LA FAUTE DE TSATSA-MINNKA — Pourquoi avez-vous coupé sans premisp Personne n'avait rien compris. Les nôtres restaient là, plus bêtes que de coutume. Ils se regardaient les uns les autres, le bonnet à la main. Alors le boyard a frappé du pied : — Etes-vous sourds? Je vous demande : pourquoi avez-vous coupé mon jonc, ma mas- sette, sans premis? — Son jonc! Sa massette! C'est tout ce qu'ont pu dire les nôtres. Ils l'ont dit tout bas, mais le ciocoï l'a entendu, et il s'est jeté sur nous, avec son fouet : — Oui : mon jonc, oui : ma massette! C'est ainsi qu'il nous a chassés, tous. Voi¬ ture et bêtes sont restées là : — Vous enlèverez votre fouillis quand vous aurez payé les douze francs! a-t-il dit encore. Zamfir soupira profondément. Personne, à part une dizaine de laitiers aisés, ne pouvait payer. Tu sais que chez nous l'argent est aussi rare que le pain. Nous vivons sans argent comme nous vivons de mamaliga. Tout notre travail, c'est pour nos bouches, et celles de nos bêtes. Et quand il nous arrive de 55 TSATSA-MINNKA ramasser, pour une chose ou pour une autre, une pièce de cent sous, on ne sait pas s'il faut l'employer à se nipper, un peu, à faire réparer la voiture, à acheter des outils ou plutôt, à payer des dettes, ou les impôts, ou la mettre de côté afin de pouvoir s'acheter un jour une vache, un cheval, ou un porc. « Aussi, devant ces douze francs pour le prernis, les nôtres croisèrent les bras et regar¬ dèrent le ciel. Le village devint une foire : tous les paysans s'y tenaient en tas, parlaient et juraient. On n'en revenait pas : « son jonc; sa massette! mais, bon Dieu, a-t-il labouré les marais? Les a-t-il semés? Comment, peut-il dire, que c'est son jonc, sa massette? » « Au bout de trois jours, un brave homme de la « cour » vint en cachette nous apprendre que nos bêtes crevaient de faim et de soif. — Qu'elles crèvent, répondirent les nôtres, nous crèverons aussi! Cette nouvelle de nos bêtes qui n'étaient ni nourries ni abreuvées, fendit le cœur de Tsatsa Minnka. Elle s'isola et pleura comme si quelqu'un de nous venait de mourir. Le 56 LA FAUTE DE TSATSA-MINNKA quatrième jour, sans rien dire à personne, elle s'habilla comme pour la fête et partit à la « cour », d'où elle rentra le soir même, ame¬ nant la file des vingt-sept voitures séques¬ trées. « Comment avait-elle fait? On ne l'a jamais su. Cela s'est passé il y a deux ans. « Bien qu'heureux de l'avoir échappé belle, cette fois-là, les paysans n'en ont pas moins jacassé depuis, sur le compte de Tsatsika, les femmes surtout et les gars. Une commère lui a même dit un jour : — Tu sais, Minnka : tu es trop belle pour aller couper du jonc! Si tu voulais rester près du boyard, nous n'aurions plus besoin de pre- mis, ni crainte du Turc, et nous couperions ta part de jonc. « Tsatsika n'a rien répondu, mais elle a encore beaucoup pleuré. Et chaque jour elle devenait plus triste, quand, tout à coup, elle s'est engaillardie. Ce fut au moment où Minnkou lui écrivit qu'il allait revenir de l'armée. Il en revint, après trois ans de ser¬ vice. Il fut bon pour nous. Pour les autres :—______ 57 TSATSA-MINNKA aussi. Car il alla dire au garde turc qu'il savait ce qu'était un fusil et qu'il n'en avait pas peur. Il le lui dit, en vidant avec le Turc, dans les marais, une bouteille de tsouïka. Le garde avait compris et fut moins dur. « N'empêche, ce n'est plus comme avant. Les marais ne sont plus à tout le monde et à personne. Maintenant, si l'on veut avoir du jonc ou de la massette, il faut les chipper. Et pour les chipper, on doit faire un détour de trois heures de voiture, tuer les bêtes et se tuer soi-même, alors que les marais sont là, à notre nez, ainsi que les bons chemins qui y mènent. Mais, tous les bons chemins de nos marais sont aujourd'hui gardés par un fusil, qui se tient on ne sait pas où et surgit au bon moment. « Si tu savais comme cela paraît drôle. C'est comme si on gardait le ciel avec un fusil, afin que nul ne lève la tête pour le regarder. Sima, négociant de céréales et gros taver- nier, à Braïla, arriva cet après-midi-là, dans un dog-car pompeux et mesquin. 58 LA FAUTE DE TSATSA-MINNKA Un tout petit homme de trente-cinq ans. Maigre. Ratatiné. Mais vif comme un écureuil et loquace comme une pie. Il était vêtu d'un costume soyeux et chaussé de bottes vernies. Sur la tête, un long bonnet pointu, de vraie fourrure d'Astrakhan, noire. Stoppant avec bravade au milieu de la cour, il sauta gaillardement du dog-car et per¬ dit son bonnet. Personne n'osa rire. Il se baissa pour le ramasser, et alors tout son être devint aussi petit que celui de Zamfir. La même impression, ses hôtes l'eurent encore lorsqu'il alla, par crânerie, caresser la tête de son magnifique cheval : il n'y parvint que du bout des doigts. — Bonjour tout le monde! fit-il s'inclinant de loin, comme un rat debout, et souriant de toutes ses rides, assez sympathiques. « Tout le monde », — qui l'attendait sur le seuil de la maison, — c'étaient : les époux Vadinoï, la sœur Catherine, Minnka et les deux enfants Zamfir et Toudorel. On le fit entrer, avec les égards dus à sa fortune et à son intention, cependant que 59 TSA TSA-MINNKA Minnka s'effaçait, selon la coutume et pour aller à la cuisine préparer les boissons tradi¬ tionnelles. La maison, fraîchement blanchie à la chaux, était parée pour la circonstance : tapis, couvertures, draps, essuie-main, nappes — beaux ouvrages rustiques, sortis de la main de Minnka — étaient étalés un peu par¬ tout, dans les deux grandes pièces. Sima ne manqua pas de les admirer, l'air supérieur, et dit : — De tout cela, elle en trouvera chez moi dix fois autant, pour ne plus parler du reste! Les Vadinoï le considéraient avec défé¬ rence; Catherine, avec une stupéfaction adroi¬ tement dissimulée. Les enfants étaient, par ordre, à la cuisine, où, devant leur chère Tsatsa-Minnka, Zamfir apprenait à Toudorel qui était « cet » homme : — Tu sais, il s'appelle Sima, mais tout le monde lui dit, dans le dos : Fessaterre et Pètenbotte, parce qu'il a son derrière tout près de ses bottes et de la terre. Minnka apporta, sur un grand plateau, les cuillerées de fruits confits, les verres de li- 60 LA FAUTE DE TSATSA-MINNKA queur et les cafés turcs. Elle servit d'abord son prétendant, puis les autres. Rien pour elle, par coutume. A la fin, par coutume égale¬ ment, elle dut prendre modestement place, près de sa mère, d'où son visage resplendissait de colère retenue. Elle ne devait rester là que le temps de se faire voir, puis se retirer. Sima en profita : — Eh bien, chère mademoiselle, tout ce que je puis vous dire c'est qu'un riche foyer et un cœur tendre vous attendent, pour que vous soyez leur maîtresse! Minnka le regarda droit dans les yeux : — Parlez à mes parents, Monsieur, dit-elle, ramassant le service et sortant. Sima parla, bien entendu : — Oui, je comprends sa gêne : elle a fauté. Eh bien, je n'en fais pas cas et je vous la de¬ mande telle qu'elle est. Je vous prie même de décider le jour des fiançailles. Vous compre¬ nez mon empressement : j'ai une grosse mai¬ son qui manque de maîtresse; j'en suis tou¬ jours absent, à cause de mes affaires de cé¬ réales; on me pille sans vergogne, depuis le 61 TSATSA^MINNKA caissier jusqu'au dernier garçon. Je veux en finir! « Inutile de vous dire qu'elle sera plus qu'heureuse, car, le bonheur, ce n'est pas l'amour, mais le bien-être. Et de ce bien-être, vous goûterez, vous aussi. « Allons, père Alexe, donnez-moi votre main, et promettez-moi que Minnka sera bientôt ma femme ! » Père Alexe prit la main de Sima et la serra fortement : — Je te la promets, Sima! Catherine, à la dérobée, foudroya du regard son frère et courut à la cuisine : — Minnka! Fuis! Fuis cette nuit même! Va-t'en de par le monde! Minnka tomba dans les bras de sa jeune tante et l'écrasa sur sa poitrine. 62 Japsha Rouge, les marais sont, à la fois, généreux et impitoyables pour l'existence humaine, à l'exemple -de tout ce qui est force inconsciente sur la terre. Ici, le Sereth gronde, menace, détruit et crée, sans répit : c'est ici qu'il frappe de tout son amour et toute sa colère. Japsha Rouge, c'est le temple où il continue de brûler la meilleure huile de sa passion contrariée. Qui veut lui violer ce refuge est à l'avance voué à une mort certaine. Ici, le fourré de jonc est dense comme une brosse et haut de cinq mètres. Le ciel est traître; le voisinage, plus que dangereux. La voiture, la bête n'y pénètrent pas. L'homme, cette bête qui passe partout, y pénètre, mais non sans en sortir avec, au moins, une écor- chure dont il gardera toute sa vie le poison. Le loup y est toujours présent et prêt à 65 TSATSA-MINNKA 5 TSA TSA-MINNKA vous déchiqueter. La piqûre de moustique met le corps en flamme. La sangsue même, si bienfaisante dans la médecine, vous saute au visage et vous aveugle. Moustiques et sang¬ sues forment, en l'air et dans l'eau, une pâte épaisse. Les loups, par troupeaux, s'y fraient chemin en souffrant autant que l'homme. C'est le côté mortel de la Japsha Rouge. Il en est un autre, qui est affolant. Vous n'êtes pas depuis une demi-heure dans le fourré à abattre le superbe jonc avec votre târpan, qu'une humidité brûlante, tout d'abord, vous enlève le souffle, vous dévaste * le cerveau et vous pousse à arracher vos nippes, à vous mettre nu. Des serpents d'eau, inoffensifs, vous grimpent au cou, s'y enrou¬ lent un instant, espiègles, pour s'élancer en¬ suite de tous côtés, comme des jets d'eau noire. Leur contact est plus douloureux qu'un fort courant électrique. Pendant ce temps, et dès le début, des filaments visqueux, fins et denses comme un tissu, vous immobilisent la peau des mains et du visage. En moins d'une heure, ils vous ferment les yeux. Si 66 A JAPSHA ROUGE vous attendez ce moment-là, vous ne savez plus par quel côté vous sauver, ni retrouver votre charrette et la maison. C'est, pourtant, à Japsha Rouge, que le vieil Andreï Ortopan, père de Minnkou, a jugé bon de se retirer, de construire une belle chaumière, de créer un travail lucratif et d'en vivre. Père Andreï avait été, dans sa première jeunesse, prêtre. Par ardente vocation : il aimait Dieu et voulait servir les hommes. Hélas, il n'aimait pas que Dieu, mais toute la vie dont le Seigneur bourre parfois certaines de ses créatures humaines. Et alors, il ne fut plus possible au prêtre Andreï de servir les hommes ni d'aimer le Dieu de son évêque, qui l'expulsa de sa maison. La faute du père Andreï Ortopan fut grave dès le commencement de son apostolat : ma¬ rié et devenu prêtre, il ne fut l'homme de sa femme qu'une nuit, la première de leur courte existence commune. Puis, beau mâle, il rava¬ gea sa paroisse et le département. Il fut le 67 TSATSA-MINNKA dieu de chair de toutes les déesses de la pas¬ sion charnelle. On le maudit et on le bénit avec une égale ferveur. A la fin, on lui enleva la soutane et on le livra à son démon. Il avait à ce moment trente ans, une puis¬ sante vie à dépenser et pas un sou dans la poche. Il disparut. On l'oublia. Au bout de trente-cinq années, de vieilles gens de l'Embouchure identifièrent l'ancien prêtre Andreï Ortopan, dans la personne d'un beau vieillard, aux aspects de mendiant, mais tout guilleret, tout content, riche de forces i physiques et prêt à secourir les vaincus. Il n'était pas seul. Un jeune homme, dans les dix-sept ans, l'accompagnait constamment : c'était Minnkou, son fils. On ne voyait jamais l'un sans l'autre. Cela se passait pendant un été. Le père et le fils, toujours sans abri, couchaient là où la nuit les surprenait, bricolaient par toute la région, vivaient uniquement de légumes et ne faisaient de mal à personne, au contraire. On essaya de les faire parler. On n'en tira que des banalités, le fils étant trop jeune pour savoir 68 A JAPSHA ROUGE quelque chose, et le père, malgré son air ou¬ vert, sachant toujours opposer le mur de son silence à la curiosité villageoise. On finit par n'en plus faire aucun cas. Mais un jour de l'année suivante, les pay¬ sans s'aperçurent que les plus belles nattes, les plus beaux paniers sortaient de la Japsha Rouge, sur le dos de Minnkou, qui les portait au marché de Braïla. Ëtait-ce possible? Car, vivre à Japsha Rouge, c'était habiter l'enfer même! Et pourtant... * Sur un tertre, émergeant légèrement du niveau moyen des eaux, père Andreï avait accumulé quelques milliers de fagots de jonc, qu'il scella de son mieux avec de la glaise. Ainsi, le sol de sa chaumière et de sa petite cour fut élevé de plus d'un mètre, mais cela ne suffisait pas à le mettre à l'abri de l'inon¬ dation. C'est pourquoi il l'entoura d'un para¬ pet très large et haut de deux mètres, vraie 69 TSATSA-MINNKA muraille de forteresse, faite de terre et de deux rangées de branchages de saules. Le saule, se trouvant dans son élément, poussa de par¬ tout et cimenta, de ses racines, le parapet. — Maintenant, mon frère le Sereth, vas-y! Le Sereth y alla, naturellement, mais il ne put rien sans doute contre père Andreï Orto- pan, puisque nous le voyons toujours solide¬ ment ancré dans sa forteresse,à Japsha Rouge. A part son fils, qui le seconde en tout, père Andreï n'a, près de lui, d'autres êtres qu'un chien et deux chèvres. Ni volaille, ni porc, ni vache, ni cheval, comme dans tout ménage paysan. La chaumière, — deux pièces exi¬ guës, — est toute de boue et de jonc. Dans l'une se dresse, imposant comme son maître, un fort métier vertical pour le tissage des nattes et des corbeilles. Dans l'autre, un lit de planches nues et un fourneau de terre, ou poêle, que nous appelons soba. Ordre et pro¬ preté irréprochables. Tout est rude, rêche, ascétique. Les murs sont badigeonnés à la chaux. On n'y voit que peu de meubles et d'objets : une table, deux chaises, trois tabou- 70 A JAPSHA ROUGE rets, un petit fût à eau potable, quelques assiettes, cuillers de bois et deux marmites, l'une pour la polenta, l'autre pour la soupe. Une plosca et un fusil à deux canons sont sus¬ pendus à un clou. Dans un coin, une caisse fermée contient la farine de maïs, et, à côté d'elle, une autre caisse renferme les vêtements et le linge de l'ermite. Dans l'atelier, de belles gerbes de soie de massette pendent au mur. C'est pour la filer au cicârâc et en faire la trame des nattes. Elles brillent d'un beau jaune paille. Les tou¬ cher, c'est un plaisir. Les filer, c'est l'engour¬ dissement des mains. Elles répandent une agréable odeur de foin frais. Par une ouverture pratiquée au plafond, on monte au grenier, qui est plein de nattes, de paniers, de corbeilles, jusqu'au toit. Cette paisible habitation, occupant une faible surface, est entourée d'une vraie forêt de saules en rangée épaisse, impénétrable. Poussant dans le parapet même, elle constitue une inexpugnable défense naturelle contre les flots. Œuvre de titan. 71 TSATSA-MINNKA On y pénètre, en grimpant une pente rapide qui s'arrête au niveau du sol de l'habitation, au-dessus duquel se dresse la muraille vivante. Une entaille, pas plus large que le corps d'un homme et facile à obstruer, ouvre dans cette muraille un passage peu commode, et dé¬ pourvu de porte. Une tête de patriarche rem¬ plit le cadre intérieur d'une petite fenêtre donnant sur la cour; un visage bronzé, gercé, poilu, encadré d'une grande barbe poivre et sel; deux yeux au regard fort et doux vous fixent, comme pour vous dire : la paix soit avec vous! Père Andreï est très grand, et droit comme les joncs qui le cachent aux yeux du monde. Sa chevelure est toute ramassée en un chignon derrière la tête, ainsi que la portaient nos vieux prêtres orthodoxes d'autrefois. Son corps, qu'on devine, à ses mouvements, souple et fort, est du cou à la cheville enve¬ loppé dans un froc de bure grise. Les pieds sont chaussés de sandales de cuir brut. Sa démarche est nonchalante. Sa voix est riche de toutes les gammes que savent chanter les mâles. 72 A JAPSHA ROUGE ★ Il était près de minuit quand, ce jour déci¬ sif pour le sort de Minnka, père Andreï vit son fils arriver en trombe et, sans plus, se jeter sur le sol, à ses pieds, où il se mit à souffler péniblement. Le spectacle qu'offrent les rues d'une ville où le choléra fauche les gens par dizaines à la fois est moins douloureux que celui qu'offre un seul être humain dont les entrailles sont dévastées par la jalousie charnelle. C'est que, à la souffrance des premiers, la mort suffit. A la souffrance du dernier, la moiù ne suffit pas, car celui-ci craint d'emporter dans la tombe même le souvenir de l'être aimé qu'il aban¬ donne aux caresses des autres mains. Andreï Ortopan n'avait jamais connu ce martyre, mais son fils était son propre sang, et il voulut lui venir en aide. Il s'y sentit im¬ puissant. Ses efforts n'aboutirent même pas à lui faire articuler un mot ou lever un bras. Il resta cloué à sa place, sur le tabouret, le regard 73 TSATSA-MINNKA tendrement posé sur le corps tout en convul¬ sions de Minnkou. Ce n'était pas la première fois qu'il voyait son fils souffrir de ce mal qu'il ignorait : après chaque intervention que Minnka, pour une raison ou pour une autre, faisait auprès du boyard, de longues heures de tristesse ravageaient l'âme de Minnkou. Mais, dans un tel état, il ne l'avait jamais vu. Le brave garçon ne voulait pas chagriner le vieillard, lui avouer toute l'amertume dont son cœur était lourd. Au reste, n'ayant pas encore osé approfondir l'abîme de sa souf¬ france, il ne savait pas si les relations de son aimée avec Mândresco étaient coupables ou simplement cordiales. Toutefois, depuis les machinations de Sima, il avait déclaré à son père que si quelqu'un lui ravissait de force l'amie, il ferait « mort d'homme ». Père Andreï enleva doucement le fusil, qui pendait juste au-dessus de la tête de son fils, et alla le cacher dans un tas de joncs, derrière la maison. Il pensa : « Ainsi, mon ami Alexe veut vendre sa fille à Sima. Il en sera respon¬ sable devant Dieu. Et en attendant Dieu, 74 A JAPSHA ROUGE Minnkou est bien capable de leur faire subir, à tous deux, sa justice à lui ». Dehors, la beauté du ciel calme lui donna envie de faire quelques pas. Il détacha son chien et alla, en sa joyeuse compagnie, rôder autour de son habitation. La nuit, la sauvagerie du lieu, sa propre angoisse le saisirent tout de suite à la gorge. Andreï Ortopan fléchit le genou : •— Seigneur! Seigneur! pourquoi as-tu choisi ta créature la plus fragile pour l'acca¬ bler de détresse qu'ignorent des êtres plus forts que lui? Ton indigne serviteur te remer¬ cie des passions dont tu lui comblas le cœur, mais voici le jour de l'échéance : tu frappes mon fils et endeuilles ma vieillesse! Doit-on toujours payer? Et pourquoi? Quel est le sens de ton œuvre? A quoi bon tant sentir puisque, plus on s'élève au-dessus de l'animalité, et plus on rachète ses joies par d'impitoyables souffrances? Dieu, grand! Pardonne à ton pécheur! Soulage mon fils! Dieu, qui est incompréhensible, pardonna à Andreï Ortopan et soulagea promptement son 75 TSATSA-MINNKA fils. Il lui envoya sa bien-aimée Minnka. Elle s'était glissée comme une ombre, un paquet sous le bras, pendant qu'Ortopan priait et que son chien le regardait avec éton- nement. Le vieux, pas plus que son compa¬ gnon, ne se doutait de rien. Il enferma le chien dans la grande cage à barreaux qui le défendait contre une possible incursion noc¬ turne des loups et lui permettait, en même temps, de veiller sur l'habitation, puis, rentra. Et tout de suite ses yeux cherchèrent le corps de Minnkou, qu'il avait laissé allongé à terre, mais le corps n'y était plus : — Que le Seigneur soit loué! s'exclama l'ancien prêtre. Il a tout de même pu se lever et monter dans son grenier. C'est un miracle! Père Andreï éteignit la lampe et se jeta sur son lit de planches, le cœur plein de gratitude envers Dieu. Mais peu après, des chuchote¬ ments qui lui parvinrent du grenier, le firent s'exclamer de nouveau : — Ah, c'est Minnka qui a fait le miracle. Que le Seigneur soit loué tout de même! Et le vieillard s'endormit. 76 A JAPSHA ROUGE Une heure avant l'aube, la lampe pendue au clou, père Andreï était à son métier. Les bras nus jusqu'aux épaules, ses mains d'acier empoignaient avec amour les battants et fai¬ saient tomber lourdement le ros sur le tissu végétal, qui montait à vue d'œil. Toute la maison était secouée. Après chaque coup, comme pour essuyer une inexistante pous¬ sière, ses mains envoyaient une large caresse sur toute la surface nouvelle de la natte. Puis, ses doigts couraient fiévreusement entre les cordages, introduisant, des deux côtés à la fois, les fils moelleux de la trame. Andreï Ortopan venait de terminer sa natte et s'apprêtait à l'ôter du métier quand, l'aube blanchissant les carreaux, un aboiement sec le fit sursauter. Il courut à la porte. Alexe Vadinoï était là, fu,sil au dos, blême : — Andreï! Donne-moi ma fille! — Alexe! Ta fille est à mon fils! Par la vo¬ lonté de Dieu et la sienne propre! — Je ne veux pas d'un gendre, fils de... nattier! 77 TSA TSÀ-MINNKA Ortopan croisa ses bras sur la poitrine, les yeux pleins de mépris : — Tu voudrais peut-être d'un gendre qui soit un Mândresco! Ah, la belle âme pay¬ sanne! Il n'en est pas un parmi vous tous, qui ne veuille être à la place de votre boyard et, comme lui, écorcher vif son prochain! « Fils de nattier »! Pauvre Alexe, qui n'as pas de quoi t'acheter une chemise! — Assez parler! Je veux ma fille! — Tu ne l'auras qu'en passant par-dessus mon corps! — Alors, viens ! Les deux hommes descendirent la colline et s'arrêtèrent sur un petit plateau nu, qui surplombait le Sereth. — Comment veux-tu que nous luttions? demanda Ortopan. — A notre ancienne manière, je pense : « Lutte droite », jusqu'à ce qu'un de nous deux reste à terre... — ... ou soit envoyé dans le Sereth! com¬ pléta le nattier. — Si tu veux. 78 A JAPSHA ROUGE Ils se déshabillèrent, nus jusqu'au ventre, ne gardant que le caleçon. Et aussitôt, les deux corps s'enlacèrent dans un choc sourd. Malgré la différence d'âge, la partie était parfaitement égale. La lutte, sans répit, durait depuis une heure quand le soleil, se levant par-dessus la forêt de saules, aspergea de ses flammes les corps, tout en sueur, des deux adversaires. A cet instant même, deux voix, — l'une mâle, l'autre féminine, •— retentirent en bas du plateau. Minnka et Minnkou, enlacés par le cou, chantaient : Ortopan et Vadinoï, d'une même volonté, cessèrent le combat et coururent au bord du Sereth. Ils virent leurs enfants longer la ri¬ vière, les visages embrasés par le soleil, heu¬ reux. 79 TSATSA-MINNKA — Tu vois! dit Andréï : Que veux-tu de plus? — Je veux ma fille. Leurs paroles furent entendues par les deux amants, qui s'arrêtèrent comme foudroyés, devant le spectacle inattendu que leur offraient leurs pères. Minnkou voulut s'élan¬ cer, furieux. Minnka le retint avec fermeté. Et lui mettant les deux mains sur les épaules, lui dit, tout bas : — Écoute-moi. Nous ne pouvons rien contre notre destin. Je vais avec mon père et j'épouserai Sima, mais... jene serai jamais à lui. C'est toi qui seras mon. barbatt, à son nez. Ainsi, il me chassera un jour. Et alors per¬ sonne n'aura plus rien à dire. Minnkou laissa sa tête tomber sur sa poi¬ trine. Minnka l'embrassa violemment et prit le chemin de la maison paternelle. 80 Sima Caramfil possédait à Braïla de belles acareturi, comme on nomme là-bas tout immeuble; mais, immeuble ne désigne pas aussi bien que acareturi tout ce qu'un Sima possédait à Braïla. C'est que, d'abord, les Sima eux-mêmes ne viennent au monde que dans ces pays-là. Ils y viennent, toujours, « pauvres collés à la terre », bons et circonspects, audacieux et lâches, inventifs et médiocres, généreux et avares, enthousiastes et rigides, malins et bornés. Ils font toujours fortune. Parfois, ils parviennent à des richesses fantastiques. Ils sont incapables de se ruiner par imprudence, mais ils se ruinent par les passions. Car la pas¬ sion est en Orient une étincelle qui brille dans le ventre de tout humain vermisseau et peut, d'un jour à l'autre, devenir un volcan. La passion de Sima fut la belle « Tsatsa- Minnka », ainsi que l'appellera, imitant le 83 TSATSA-MINNKA petit Zamfir, la gaillarde clientèle masculine de sa fameuse taverne. Sima Caramfil, conformément à la loi orien¬ tale de l'héroïque moyen de parvenir avait, après dix-huit années de servitude sournoise, épousé la fille unique de son patron; autre¬ ment dit, il n'avait fait, jusqu'à ses viûgt- huit ans, que guetter une femme laide et sa belle dot. Il les eut, toutes deux, apprécia la dernière et faillit mourir d'ennui à cause de l'autre. Mais le dieu de tous les Sima veillait : au bout de trois années d'affreux ménage, l'inutile épouse mourut d'une mort aussi natu¬ relle que sa laideur. C'est alors que Sima se mit en tête d'aimer : « Je chercherai une femme qui n'ait que sa chemise, mais qui soit la plus belle du département ». Il la découvrit dans le voisinage immédiat de Braïla; et tout de suite, se rendant compte de ce qu'il valait à côté d'une belle jeune fille comme Minnka, il décréta que le bonheur ce n'était pas l'amour, mais le bien-être. Père Alexe le crut sur parole et lui donna sa fille. 84 SIMA ET SON BIEN-ÊTRE * La noce eut lieu dans le village. Fastueuse. Il y eut à manger et à boire pour deux cents personnes. Six musiciens tziganes, d'un choix royal, avaient délecté les convives. Mais la délectation la plus appréciée, la plus attendue, par les commères du village, — la constata¬ tion publique de l'innocence de la mariée, le lendemain de la noce, — Sima la refusa nette¬ ment. A minuit juste, il fit monter sa femme dans le dog-car, empoigna les brides et dis¬ parut avec elle, par surprise. Il l'avait empor¬ tée, en effet, « rien qu'avec sa chemise ». Très discret, il la conduisit dans le riche appartement qu'il lui avait aménagé et se retira promptement, avec un baiser gauche, mais sincère, sur la main. Ce fut pour Minnka une surprise qui ne manqua pas de l'émou¬ voir. Elle médita sur elle une partie de la nuit et s'endormit en se disant qu'après tout, le tragique n'était peut-être pas tel qu'elle se l'était imaginé. Le lendemain à dix heures, elle était encore 85 TSATSA-MINNKA dans son lit parfumé, quand Zamfir vint miauler à sa porte : — Tsatsika... Tu dors? Je suis là et ne sais que faire. Zamfir était là, comme les deux familles l'avaient décidé : le frérot accompagnera sa sœur, servira dans la taverne et, qui sait, fera peut-être carrière. Minnka s'enveloppa dans une belle robe de chambre, ouvrit au petit et l'embrassa tendre¬ ment. Peu après, une vieille domestique vint, un gros plateau sur les bras, apporter « à ma¬ dame », son petit déjeuner. Zamfir s'en était déjà gavé.. Il regardait sa sœur, la chambre, les meubles, le linge, les vêtements féminins qu'étalait une grosse armoire ouverte, et semblait ne pas en croire ses yeux. Minnka, songeuse, déjeunait, et, de temps en temps, lui souriait, lointaine, puis : — Où est-il? demanda-t-elle à son frère. — Il est dans la cour, tout plein de pous¬ sière! débita Zamfir tout d'un trait. Le regard vague, elle parut ne pas com¬ prendre. L'enfant expliqua : 86 SIMA ET SON BIEN-ÊTRE — C'est une cour, dix fois plus grande que la nôtre et bondée de chars à céréales. Nénika Sima court d'un char à l'autre, tout le temps, pendant qu'on les décharge. Il enfonce ses mains dans les blés, soupèse, flaire et n'arrête pas de crier aux hommes qui mesurent les grains : il trouve que le boisseau n'est jamais assez plein. — Et la taverne? Comment est-elle? — Elle est grande comme une église et pleine de paysans qui attendent d'être réglés et qui mangent et qui boivent. — Bien. Va, maintenant, t'amuser. Tu n'as rien d'autre à faire aujourd'hui. Le gamin s'en alla, un peu effaré. Minnka s'habilla sobrement et sortit sur la longue galerie vitrée qui donnait sur la cour, où elle s'installa mollement dans un fauteuil, der¬ rière les rideaux transparents. Sima n'était plus dans la cour. Les chars, un à un, s'en allaient. Minnka examinait les visages des paysans qui venaient de vendre leurs grains à son mari et leur trouvait une résignation tantôt gaillarde et tantôt féroce, TSATSA-MINNKA qu'elle connaissait bien. Mais la plupart étaient saouls et pas trop mécontents. Elle évalua ensuite le prix des acareturi de Sima. Certes, cela représentait une grosse for¬ tune, mais qu'est-ce qu'une grosse fortune? — « Ça n'a pas de cœur », se disait-elle. « C'est pour un homme et sa famille. Et après? En quoi cela intéresse-t-il les autres? » Minnka partit à la recherche du cœur de son époux, ou plutôt : à la découverte de la physionomie de son bien-être. Elle voulut savoir pourquoi les petites gens disaient tant de bien de lui; en quoi sa fortune pouvait « tenir chaud aux autres ». Pour l'apprendre, il lui fallut du temps. Mais au bout d'un mois, — durant lequel elle ne fit que de brèves incursions dans ce domaine inconnu, — elle découvrit facile¬ ment ce que tout homme du peuple, en Orient, est avide de découvrir chez leurs légendaires Sima : une largesse bonasse et prudente vivant chétivement à côté d'une ferme ava¬ rice. 38 SIMA ET SON BIEN-ETRE * Une architecture d'imagination populaire a fait bâtir la moitié de Braïla d'après un plan unique et sentimental. Les dix rues et boule¬ vards, parfaitement courbes et fort intermi¬ nables, qui ceignent le noyau de la ville, sont presque entièrement dépourvus de maisons à étage. Rien que des rez-de-chaussée, pendant de longues distances. Chaque propriété est rectangulaire. Chacune a sa cour et son jardin, qui représentent la moitié de la surface totale du lot. L'autre moitié, parallèle à la cour, est occupée par les habitations qui vont toujours à la file et dans l'ordre suivant : une « maison de face », composée de plusieurs pièces, donne sur la rue; c'est toujours la plus belle; les autres appartements, tels les wagons d'un train, vont à la queue-leu-leu jusqu'au fond de la cour, mais en amoindrissant immanqua¬ blement leur confort et leur capacité. Ainsi, toutes les bourses en ont pour leur argent, et on peut habiter à Braïla, sur un boulevard, TSATSA-MINNKA en ne payant qu'un loyer de banlieue. La propriété de Sima Caramfil, sise juste¬ ment sur le boulevard Carol, ne faisait pas exception à cette règle. Bien mieux, elle en exagérait le sentimentalisme, ou la coutume, obligeant à vivre, dans une promiscuité incon¬ cevable, des locataires de premier ordre à côté des plus misérables parias. Possédant deux lots réunis, sa propriété avait une forme carrée, dont un angle droit dressait ses deux rangées de belles bâtisses, l'une vers le boulevard, l'autre vers une rue assez importante. Sima occupait la rangée qui donnait sur la rue, ainsi que le coin, très imposant, constitué par sa grande taverne- restaurant-épicerie. Le corps d'appartements faisant face au boulevard était loué à des gens aisés. Le troisième côté de ce carré formait ses immenses greniers; et le quatrième, c'était l'abominable fouillis de masures infectes, à moitié enfoncées dans le sol, où grouillait, jour et nuit, une véritable vermine humaine : débardeurs turc6 et arméniens, des charbon- SIMA ET SON BIEN-ETRE nages du port, toujours sales, noirs, comme leur bât, célibataires couchant par cinq et six dans une seule pièce; scieurs de bois, roumains ou bulgares, pères de familles nombreuses; marchands ambulants de pétrole, manœuvres et autres. Le grand portail de la cour ne fermait jamais; « chez Sima Caramfil », c'était en effet un han, ou ancienne auberge populaire. Un homme de confiance veillait la nuit, rece¬ vait tout passant, avec ou sans voiture, qui demandait abri et réconfort, et demeurait toujours prêt à servir gens et bêtes. La cour, très vaste, était constamment couverte d'une couche épaisse de paille mêlée de grains, crotte et boue formée par les urines des bœufs et des chevaux. De nombreux porcs et des volailles, appartenant à Sima, se nourrissaient et grandissaient rien qu'en fouillant dans ces riches déchets. Il n'y avait de cabinet d'aisance dans aucun appartement. Tous les locataires, sans exception, devaient traverser cette cour à purin, s'y enfoncer jusqu'à la cheville, pour 91. TSA TSA-MINNKA aboutir aux trois latrines publiques, blanchies à la chaux, qui répandaient une odeur nau¬ séabonde, entre les masures et les greniers. Souvent, des gens aisés, ses locataires, disaient à Sima : — Monsieur Caramfil! pourquoi ces nids de punaises et d'infection près de vos beaux immeubles? Vous êtes assez riche pour pou¬ voir les faire disparaître en un clin d'œil et dresser à leur place de magnifiques apparte¬ ments. Sima se mettait alors à tourmenter entre ses doigts la pointe de sa barbiche et répon¬ dait : —- Mêlez-vous de ce qui vous regarde. —- Mais, voyons : la plupart de ces misé¬ rables-là ne vous paient pas leur loyer depuis des années... — ... Est-cevous qui perdez quelque chose? — ... Et puis, soyons juste : un tel voisi¬ nage nous déplaît fortement! — Eh bien : déménagez! Il n'y avait rien à comprendre. 92 SIMA ET SON BIEN-ÊTRE * Minnka comprit. Tour à tour, passive, fiévreuse, taciturne, et loquace, mais toujours simple, naturelle, elle évoluait au milieu de ce monde divers, comme le poisson dans l'eau. En moins de quinze jours, après son arrivée, il n'y eut plus de taudis crasseux,ni de vespasiennes puantes. Aidée de plusieurs badigeonneuses, elle jeta pêle-mêle dans la cou,r toute la misère hu¬ maine que contenaient les masures, y com¬ pris leurs habitants, nettoya, désinfecta, blanchit. Les latrines, elle les fit vider, puis, les noya dans du phénol. La cour fut tout entière raclée et recouverte de gravier. On l'adora. Sima la regardait faire et lui disait : — Ce que tu fais là, tout le monde le fait à Pâques. Mais cette propreté ne dure pas, chez nous, car la crasse fait partie de l'existence de ces pauvres gens. Tu t'en convaincras. Elle ne mit pas dix semaines à donner rai- 93 TSATSA-MINNKA son à son mari : la cour, les masures, les latrines avaient repris leur physionomie éter¬ nelle : l'ordure. On eût dit que rien n'avait été fait. Là-dessus, un hiver impitoyable et sau¬ veur vint tout engourdir. Minnka tomba elle-même dans une sorte d'engourdissement. Pendant un mois, per¬ sonne ne vit son visage.Elle garda sa chambre, absente, muette, prenant à peine quelque nourriture et maigrissant à vue d'œil. Elle s'ennuyait de son village, de l'Embouchure, de la vie pénible même qu'elle y avait menée. Un jour, elle demanda à son époux de la lais¬ ser partir. Sima fut pris d'une peur mortelle, mais, homme pratique, il tourna le danger. Il alla promptement charger dans deux voitures Catherine, — l'amie et la jeune tante de Minnka, — son enfant et tous ses meubles, qu'il installa dans l'appartement même de sa femme. Celle-ci fut folle de joie. Catherine, dont la vie n'était pas non plus bien gaie, en fut aussi heureuse, malgré son caractère indé- 94 SIMA ET SON BIEN-ETRE pendant. Les deux garçons, Zamfir et Tou- dorèl, se retrouvant, contribuèrent par leur bonheur enfantin à créer une atmosphère familiale aux deux femmes qui les chéris¬ saient. Sima en récolta, pour quelque temps, les bénéfices. * La taverne-restaurant-èpicerie de Sima Ca- ramfil était une véritable usine. Jour et nuit comble de monde, elle ne fermait que trois heures sur vingt-quatre, de une à quatre heures du matin. Les trois secteurs de cette usine communiquaient entre eux par des arcades béantes. La taverne, telle une reine, en occupait le centre et formait l'angle de la rue et du boulevard.Le restaurant et l'épicerie formaient ses flancs. Du milieu de la taverne, où trônait le comptoir, l'œil embrassait tout. On pouvait croire que Sima était cet œil. Non! il l'avait été. Puis, conformément aux lois qui régissent, en Orient, la vie et la for¬ tune de tous nos Sima, il avait passé la main 95 TSATSA-MINNKA à son teijghetar, homme de confiance, tout puissant, qui devait, à la fois, le servir et le voler, afin de devenir lui-même, un jour, un Sima ou autre chose. Le maître n'y faisait que de courtes appa¬ ritions, sans but et sans utilité. Depuis l'aube jusque tard dans la nuit, il était partout, sauf dans sa fournaise : au marché de céréales, où son nez de rat se fourrait dans tous les chars des paysans; à la bourse des mêmes produits, qui se tenait en plein air ou dans les cafés de la place, et où Sima, modeste, effacé, roublard savait toujours placer sa camelote avanta¬ geusement; au grand café du centre, où il flairait les bonnes affaires et les soufflait à ceux-là mêmes qui, ne le craignant pas, les débattaient à haute voix et à sa barbe; aux chargements et aux déchargements de ses grains, quand son œil ne fâchait pas une seconde la racloire et le boisseau; à la douane, où il ne manquait d'être à aucune des récep¬ tions de ses multiples marchandises venues du Levant; l'automne, pendant des semaines, il courait nos podgori, achetant ferme ses SIM A ET SON BIEN-ÊTRE énormes provisions de vins et d'eaux-de-vie, dont sa cave, vrai labyrinthe, contenait les meilleurs crus, les plus fins rakis. Sa femme ne le voyait que par moments et toujours sale, boueux et poussiéreux, les vête¬ ments en désordre, le visage méconnaissable, pensif, absorbé. Ses repas : debout, un pois¬ son frit dans une main, un morceau de pain dans l'autre, un verre de vin devant lui, à son comptoir, tandis que le tejghetar se tenait à un garde-à-vous de circonstance. Sima n'y faisait guère attention. Il savourait longue¬ ment sa dégustation, tout en bavardant avec certains de ses clients. Autour de lui, foire, va-et-vient incessants, cris, jurons, car c'était très populaire. La taverne était celle qui ne désemplissait jamais. Les tables et tabourets de bois dur étaient toujours occupés. Du monde se tenait debout, le verre à la main. Les boissons cou¬ laient à flot. Citadins et paysans aux costumes les plus divers, les faces embrasées par le vin et la passion, parlaient tous à la fois, hurlaient, gesticulaient, tapaient du poing. 97 TSATSA-MINNKA 7 TSATSA-MINNKA L'épicerie, plus calme, débitait ses produits à un monde aussi bariolé. On y vendait tout ce dont on a besoin, sauf les articles pharma- ceutiques : « coloniales et délicatesses », où entrait toute l'épicerie, avec ses énormes sacs de café, sucre, riz, farine de froment et de maïs, pommes de terre, noix, caroubes, noi¬ settes, amandes; caisses de thé et de pâtes alimentaires; charcuterie; fûts d'huile et d'olives, de toutes les qualités; grand étalage de cierges et d'encens; section pour le pain et le bois de chauffage; quincaillerie; puis, vaste assortiment de chaussures et de vêtements paysans; cordages, vannerie, balais, sacs, bâches, dames-jeannes. Au restaurant, — où tout était appétissant, propre, mais d'une présentation « sans ma¬ nières », — la cuisine exposait à la vue de tout le monde ses plats d'un choix très varié, cependant que le gril vomissait des légions de côtelettes et des nuages de fumée aux odeurs stimulantes. On ne donnait des serviettes que sur demande. Chacun suçait ses doigts ou les essuyait sur la mie du pain qu'on mangeait. 98 SIMA ET SON BIEN-ÊTRE Point de pourboire. Point de réclamation. Toute cette vaste affaire était complète¬ ment dépourvue de comptabilité et de con¬ trôle. Le tejghetar encaissait, sur l'appel du garçon, tout l'argent qui venait de la taverne et du restaurant. L'épicerie avait son surveil¬ lant et sa caisse à elle. Le soir, vers minuit, Sima allait, avec un sachet, enlever des deux caisses ce qui s'y trouvait. Bonne ou mauvaise journée, il n'avait rien à dire et rien à y faire. Néanmoins, l'usine marchait à merveille et Sima trouvait toujours son compte, au bout de l'année écoulée. Ses vingt-deux domes¬ tiques y trouvaient, eux aussi, le leur. Seule Tsatsa-Minnka, après avoir beaucoup vu, se demandait : — Où diable est-il le bien-être de cet homme riche? C'est qu'elle n'avait pas tout vu. ★ Mais voici l'hiver. Il dura jusqu'au début d'avril et fut meurtrier pour les besogneux. TSATSA-MINNKA Des enfants, des vieillards, des familles entières périrent de froid et de faim. On les trouvait gelés dans leurs taudis.Sur les routes, des transports paysans furent attaqués en plein jour, par des loups en bandes nom¬ breuses comme on n'en avait encore jamais vu. De l'un de ces transports, constitué de quatre chars à deux bœufs et de six paysans ne s'échappa vivant qu'un garçon qui se trou¬ vait hissé sur un grand chargement de foin, d'où il assista au déchirement de toutes les bêtes et de tous les hommes qui les accom¬ pagnaient à pied, afin de se réchauffer. Les gendarmes découvrirent l'enfant à demi mort, enfoui dans le foin et couvert d'une fourrure. L'existence du pauvre avait réduit ses besoins à quatre articles de première néces¬ sité : bois de chauffage, farine de maïs, allu¬ mettes et sel. Rarement du tabac, plus rare¬ ment encore du savon et du pétrole. Les trois quarts du monde qui entrait chez Sima, au plus dur moment de cet hiver, ce n'était que pour demander ces articles. Line bonne moitié de ce monde les demandait à crédit; et un 100 SIMA ET SON BIEN-ÊTRE pourcentage respectable de cette clientèle les mendiait, tout simplement. Il y avait, dans la comptabilité sentimen¬ tale et empirique de Sima Caramfil un cha¬ pitre à fonds perdus qui prévoyait, bon an mal an, une somme X, destinée « à la misère de tout grand commerce », ainsi que l'appe¬ lait Sima, par crainte de passer pour un faible. La présence du maître n'était guère néces¬ saire pour que ce chapitre fût respecté. Il y avait l'habitude, créée par Sima et devenue loi : aider la clientèle besogneuse de la maison et donner à ses pauvres. Cela ne se faisait pas sans cris ni protestations, mais on finissait presque toujours par aider les uns et donner aux autres. Ainsi, les hommes de confiance remplaçaient-ils le patron jusqu'à remplir, avec un merveilleux doigté, ce délicat devoir. L'hiver en question, les limites les plus inflexibles de ce chapitre sautèrent en éclats. Le tejghetar, débordé, courait chaque jour dire à Tsatsa-Minnka, ou à son maître, lors¬ qu'il apparaissait dans la taverne, qu'il ne pouvait, de lui-même, faire face à toute cette 101 TSATSA-MINNKA vague de détresse. Si ma lui recommanda, d'abord, de « continuer avec prudence », puis, devant la débâcle, il alla s'installer dans l'épi¬ cerie, où il passa toutes ses journées. Une foule dense, comme on en voit les jours de grandes fêtes religieuses, à l'église, y faisait queue. Presque point d'homme valide. Des vieux, des vieilles, des enfants surtout, que les parents envoyaient, sachant bien qu'on résiste moins au spectacle de leur souffrance, à leur prière timide, qu'ils avaient stéréotypée: — Mon père (ou ma mère) vous prie de nous donner encore pour dix centimes de bois (ou de farine de maïs)... C'étaient ceux qui avaient un crédit ouvert. D'autres, des vieillards, mendiaient : — Monsieur Sima, nous mourons de faim et de froid! Soyez miséricordieux! Et que le Seigneur décuple votre aumône dans le ciel! Sima, assis sur un tabouret, deux gros car¬ nets en mains, examinait la situation de cha¬ cun, puis, les visages. Une lutte âpre se livrait alors en lui, entre ses intérêts et son besoin de faire le bien. Le front tout plissé, la bouche 102 SIMA ET SON BIEN-ÊTRE contractée, les paupières à peine entr'ou- vertes, il regardait les tourbillons de neige qui balayaient le boulevard et frottait entre ses doigts le bout de sa barbiche. De temps en temps, des soupirs profonds, qu'il réprimait promptement, lui gonflaient la poitrine. Ses yeux s'arrêtaient parfois sur une fillette dont une grosse nippe fourrée, appartenant à sa mère ou à son père, cachait entièrement le corps, ne laissant voir qu'un hâve visage. En ces moments, la foule silencieuse s'agitait, chacun voulant attirer sur soi l'attention du bienfaiteur. Les vieux grimaçaient encore plus, leurs mines tordues par la misère, hochant la tête et miaulant quelques mots incompréhensibles. Des gamins, — toujours emmitouflés dans une guenille qui traînait à terre et coiffés d'un bonnet qui leur bouchait la vue, — soulevaient la tête et posaient un regard anxieux, intelligent, sur celui dont dépendait leur vie. Souvent, des yeux qui trahissaient une faim atroce, se mettaient à fixer, éperdus, la montagne de pain frais, la charcuterie, les tas de fromage. T S'A TSA-MIN NKA Sima les connaissait tous, la plupart par leur nom même. Les uns, il les avait vus naître; les autres, vieillir. Il n'ignorait ni l'occupation, ni la moralité d'aucun d'eux. Cette misère qu'il avait sous les yeux faisait partie intégrante de son commerce. C'est elle qui l'avait enrichi. Parfois il disait à une femme : — Mais ton mari a bien travaillé cette année. N'a-t-il rien mis de côté? — Il a tout bu, monsieur Sima... Et Sima savait chez qui l'homme avait « bu » son argent. Ces séances duraient toujours une bonne demi-heure. Pour pouvoir vaincre son égoïsme, il lui fallait bien remplir ses yeux de l'image de chacun de ces malheureux. A la fin, levant lourdement la main, il faisait signe au tejghetar de commencer la distribution des vivres. Un frémissement angoissant saisissait alors la pitoyable assistance. Une pensée tenaillait tous les cœurs : « Aurai-je, moi aussi, ma part? » 104 SIMA ET SON BIEN-ETRE La bousculade était défendue et sévère¬ ment réprimée. Sima voulait goûter la solen¬ nité de son action, car, pour lui, aumône ou crédit douteux, tout allait aux fonds perdus. Toujours assis sur sa chaise, presque immo¬ bile, il décidait du tour de chacun, indiquant du doigt, sans s'occuper de la place qu'il occu¬ pait, celui qui devait aller recevoir son bois, sa farine de maïs. Plus d'une fois, on le voyait appeler à lui un enfant englouti dans la foule. Il lui prenait la main : — Est-ce que ta mère est au moins bien portante? — Pas tous les jours, monsieur Sima. Il s'agissait presque toujours d'une veuve, travailleuse et mère de plusieurs enfants : — Donne, ici, trois kilos de pain et une livre de lard. Ou bien : — Double, ici, la portion de bois et celle de farine. Devant un enfant, dont il savait le père honnête, assidu et fumeur enragé, il disait : — Ajoute, ici, deux paquets de tabac. TSA TSA-MINNKA Au retentissement des mots exceptionnels : « pain », « lard », « fromage », a tabac », a olives », de nombreux yeux s'allumaient d'une envie qui faisait plus encore pitié. Un à un, grands et petits s'en allaient, les bras chargés. Un homme, à côté de Sima, marquait le prix total des vivres emportés par chacun. Souvent, avaient lieu des scènes que Sima appréciait assez : une femme se jetait à ses pieds et les lui embrassait; un vieillard lui empoignait les mains et les inon¬ dait de ses larmes. Seuls les enfants se retiraient sans un mot, les yeux grands ouverts sur ce petit homme qui pouvait nourrir et chauffer tant de monde. 106 BARBATT A SA MESURE a vie humaine traverse les pires épreuves comme elle traverserait une campagne fleurie. Dès les premiers jours ensoleillés du mois d'avril, les cerfs-volants firent leur apparition dans les mains d'une foule enfantine chétive, squelettique, loqueteuse, dont les cris avaient un son caverneux. Le vaste boulevard Carol était son théâtre préféré. Devant la plupart des portes, donnant sur la rue, les commères avides de bavardages surgirent en même temps que les nouveaux bourgeons sur les arbres. Les hommes, plus graves, sortirent en détendant leurs membres et se dirigèrent vers leur bistrot habituel, où en vue de la saison de travail qui allait s'ouvrir, ils demandaient courageusement « un verre à crédit ». Les rires, les plaisanteries éclataient de partout. Il en fut de même « chez Sima ». Une à une, 109 TSATSA-MINNKA les fenêtres des taudis qui étaient restées her¬ métiquement fermées durant tout l'hiver, s'ouvrirent en craquant sous la résistance de la colle de pâte dont les jointures avaient été enduites. Il ne faisait pas bon d'avoir son nez là, au moment où ces fenêtres s'ouvraient : l'écurie la plus mal entretenue dégagerait une odeur moins irrespirable. Suivant l'exemple donné par les enfants, hommes et femmes quittaient leur affreux repaire hivernal, pour aller s'allonger au soleil, le long des murs. Pour toute conversa¬ tion, on n'entendait que les quolibets les plus banaux, comme si rien ne se fût passé. Seul leurs visages livides témoignaient de la longue souffrance subie et qui était due non seule¬ ment à l'insuffisance de nourriture et de cha¬ leur, mais aussi au manque d'air. Bétail et bêtes, — vaches, chevaux, ânes, chiens, chats, — réapparurent eux aussi dans la rue et prirent leur part de soleil, les uns, lâchés par leurs maîtres, les autres d'eux- mêmes vagabondant. C'est l'un des visages printaniers de la banlieue de Braïla, tous ces 110 BARBATT A SA MESURE animaux qui emplissent les rues, déambulent et respirent. L'hiver, ils crèvent de faim plus que l'homme. Pour éviter la perte de tous, on en livre quelques-uns à l'abattoir, à des prix dérisoires. Pour les chiens et les chats, on s'en moque. Il y en aura toujours. Ce printemps-là le spectacle était plus triste que de coutume. Des vaches et des che¬ vaux étaient si maigres qu'ils ne pouvaient plus se tenir debout. Les jambes engourdies, chan¬ celants, à peine faisaient-ils quelques pas, bougeant leur queue, se frottant contre un arbre. La plupart restaient cloués devant la porte. Leur tristesse, leur regard mélancolique prouvaient qu'ils étaient supérieurs à l'homme dans la conservation du souvenir de la souf¬ france vécue. Minnka n'ignorait rien de cette pénible existence des hommes et des bêtes, mais jamais elle n'avait pu s'y faire. Dans le vil¬ lage, son pouvoir étant insignifiant et la souf¬ france de la misère moins grande qu'à Braïla, TSATSA-MINNKA elle payait de sa personne jusqu'à l'épuise¬ ment et trouvait une consolation justifiée dans sa propre détresse. Du moment qu'elle souffrait comme tous les autres, la vie lui semblait supportable; parfois joyeusement. Ce n'était plus la même chose, à Braïla, où elle se savait riche. Durant ce terrible hiver, plus d'une fois elle était restée muette devant une femme qui lui débitait sa souffrance et celle des siens, pour, à la fin, la laisser partir, un secours mesquin dans les bras : dix kilos de bois, un bout de savon, un pain. Plus d'une fois, également, elle avait dévasté le dépôt de marchandises, prenant en cachette des masses de vivres et les remettant aux affamés; souvent, allant les leur porter elle-même, aidée par Catherine, Zamfir et Toudorel, — jusqu'au jour, où sur¬ prise par Sima, deux gros verrous lui enle¬ vèrent toute chance de récidiver. — Tu es folle! lui disait-il. De ce train-là, nous serons bientôt nous-mêmes réduits à la mendicité! « Bientôt! » D'abord, cela ne lui faisait rien, 112 BARBATT A SA MESURE puis, elle savait maintenant que, donnant dix fois plus qu'il ne donnait, son mari n'en serait pas moins resté presque le même homme à la fortune inépuisable. Vers la fin de l'hiver, c'est-à-dire, au comble de la misère qui s'étalait sous ses yeux, elle alla prendre le gouvernail des trois établissements, — taverine, épicerie, restaurant, — s'y ins¬ tallant la première et les quittant la dernière. C'était justement à l'époque où Sima repre¬ nait ses courses, ses affaires en ville. Il la laissa faire, l'observa de près et, s'apercevant de ses incontestables aptitudes, donna ordre qu'on lui obéît. Ce fut une consternation pour tout le per¬ sonnel, le tejghetar compris. Plus de caisse que dans ses mains à elle. Plus de commande de marchandises, ni d'autre initiative, que partant d'elle. Catherine, aux heures d'af- fluence, et les deux garçons, constamment, la secondaient avec ferveur. La face des choses changea brusquement. Profitant du calme des affaires, elle procéda à un rafraîchissement général de la peinture 113 TSATSA-MINNKA 8 TSA TSA-M IN NKA des locaux. Une grande pièce à débarras, contiguë au restaurant, devint une belle salle à dégustation pour un monde d'élite. La cui¬ sine dut prendre un aspect moins populaire. Les services furent améliorés. Dans la cour et communiquant avec le restaurant, six beaux kiosques s'alignèrent le long d'une muraille qui fut couverte de panneaux aux scènes allégoriques s'inspirant de Bacchus et conviant à la joie. On n'avait jamais vu de pareilles transfor¬ mations « chez Sima ». Les voisins, les fl⬠neurs y assistèrent stupéfaits. Et jusqu'au centre de la ville la nouvelle courut que deux belles femmes, dont une, la maîtresse elle- même, avaient pris la direction de la « Taverne Sima Caramfil » et la remplissaient d'une jovialité encore inconnue. La jovialité d'une tavernière dans la Rou¬ manie d'autrefois était en rapport direct avec la bonne marche de la taverne et en rapport inverse des intérêts du mari. Mais, cela dépen¬ dait beaucoup de la beauté ou de la laideur 114 BARBATT A SA MESURE d'une telle maîtresse car, dit la chanson popu¬ laire : Le vin est bon, le litre est gros, (Vinu-i bun, ocaua-i mare), La tavernière est affreusement laide ! (Crâsmarita-i sluta tare !) Les gars ne boivent qu'à cheval. (Beau flacaii de-a calare). Le vin est mauvais, le litre est petit, (Yinu-i, ocaua-i mica), La tavernière est bien jolie ! (Crâsmarita-i frumusica !) Les gars boivent à s'éreinter. (Beau flacaii de se strica). Ç'avait été ainsi autrefois : simple et fort. C'était bien différent chez Sima. La jovialité des deux femmes n'avait aucun but. Elle nais¬ sait de leur profond besoin d'échapper à une solitude qui les écrasait. Les « gars » pou¬ vaient boire ou ne pas boire, Sima pouvait trouver son compte ou ne pas le trouver du tout, cela leur était parfaitement égal. Entre 115 TSATSA-MINNKA elles et la taverne il n'y avait point de rap¬ port. Celle-ci n'était qu'un moyen qui leur permettait de se fuir elles-mêmes. Dans son besoin naturel d'aider les plus faibles qu'elle-même et se sentant mainte¬ nant en mesure de le faire sur une grande échelle, Minnka avait employé tout l'hiver à caresser ce rêve mystique, tâchant d'oublier Minnkou et d'adapter aux yeux de son mari les lunettes de sa généreuse vision de l'exis¬ tence. Elle voyait Sima à la place de Mân- dresco, maître de l'Embouchure et idole des paysans, qu'il rétablirait dans tous leurs droits. Des magasins de Braïla, il ferait le salut de toute une population miséreuse,en se l'associant. Il n'y avait là rien d'impossible : — Ne te contenterais-tu que de la cen¬ tième partie des bénéfices d'aujourd'hui, encore aurais-tu de quoi te considérer riche, sans même t'esquinter, comme tu le fais huit mois sur douze et pour n'arriver qu'à amasser une fortune qui ne te sert vraiment à rien. Alors que, si tu m'écoutes, tout un monde un jour te bénira! 116 BARBATT A SA MESURE Sima était aussi loin d'une telle pensée que le ciel l'est de la terre, mais, rusé, il garda un silence songeur qui permit à la femme de con¬ tinuer à chevaucher ses douces illusions. Elle le fit avec un élan dont l'effet immédiat fut qu'elle devint amoureuse de son mari. Celui-ci n'apprécia ce bonheur que vaguement, sa tête tout entière à sa fortune menacée. Minnka redoubla sincèrement de tendresse, l'aimant même, jusqu'au jour où les verrous de sûreté appliqués contre elle au dépôt de marchan¬ dises lui ouvrirent brusquement les yeux sur le grave malentendu dont elle était victime. C'est à ce moment qu'elle s'aperçut du peu de place que sa jeunesse, sa beauté, sa passion occupaient dans le cœur de Sima : « Son amour pour moi ne va pas au delà des brides de sa bourse », se dit-elle. Et se jetant dans les bras de Catherine, elle s'écria : — Voilà ce que c'est que de ne pas avoir barbatt à sa mesure 1 ! 1. En roumain, en sus des noms : mari, mâle, homme, il y a celui de barbatt, qui synthétise tous les trois, avec un sens plus précis de virilité, de vaillance, d'héroïsme. 117 TSATSA-MINNKA ★ Le jour du Premier Mai, on buvait jadis en Roumanie de nombreux verres de péline, vin dans lequel on a fait macérer des feuilles d'absinthe, qui lui donnent un goût amer. Tou,t le monde en boit. Et on ne croit avoir bien fêté le printemps, que parvenu à son « quarantième verre ». Mais cette vaillance n'est pas à la portée de tout le monde. Il y eut cependant une foule de jeunes gens qui, la veille de ce jour, dirent à la belle taver- nière : — Tsatsa-Minnka! Si je terrasse demain « les quarante verres », sans aller sous la table, me permettrez-vous de vous embrasser la main? On aimait tant ses mains! Non pas qu'elles fussent tellement belles, mais si éloquentes dans tout ce qu'elles voulaient exprimer et même quand elles n'exprimaient rien. C'est par ses mains, plus que par tout le reste de sa personne, qu'elle répandait autour d'elle le 118 BARBATT A SA MESURE tumulte ,ï;;. , > 1 îisirei-ip «63 dt ÏÎ&KÎ ■ t -. .. . - - Ml < ' ,;h < r "■ I* r>rrf;}J y . _ l:j t';» ii \j£: ■' y -JtS'.?r. ; . s- - ' !> sr.. - . . 'J-i ^ II ■ - ' ' ' : i - , i i : ' - ■ - 1 . s *•" "■■■ yrr:.'-[, . .;...-. ■. y. MWWïi i U;;V. |0fc :y; , dmtî i Sffîfc' " * ' r "îi-'j " - ' y.. -jt.iL:': . ' -[-t ^ ...H-r;!, ,< - V V:.;x,r^ — '-■ . Uj ■ . y--:'/'- màSËËurn - ' f1 * %■ HWBi K"? - u bout d'une semaine,eaux et humanité purent enfin souffler, également lasses de la bousculade subie et s'accommo- dant chacune de la place imprévue que le ciel leur avait temporairement imposée. La place qu'occupaient les eaux était un cul-de-sac vaste de cent kilomètres carrés environ, c'est-à-dire tout le lit millénaire du Sereth, qui forme son embouchure. Mais, dans ce lit béant, encombrant, l'existence des eaux était précaire : trop d'obstacles humains et point de mouvement. Elles n'y pouvaient que croupir, à la longue, ce que les eaux n'aiment pas. Elles aiment la vivante glissade entre deux berges toujours nouvelles et sous des cieux toujours frais. Or, ici, elles se trouvaient dans une fosse pleine de mai¬ sons, d'écuries et de latrines, qui leur res¬ taient dans la gorge. 169 TSATSA-MINNKA Aussi, la mortelle tristesse aquatique les gagna, dès qu'elles ne se sentirent plus pous¬ sées en avant. Elles bâillaient au ciel et au soleil, avec une gueule large de cent kilo¬ mètres carrés. Elles ne pouvaient plus digérer ce qu'on leur avait fourré dans le ventre et commençaient à avoir des renvois qui s'ex¬ primaient par des millions de bulles blan¬ châtres dont leur surface se couvrait chaque jour davantage. L'humanité, plus débrouillarde, fit bonne figure à mauvaise fortune. Pendant une semaine, elle se lamenta, acariâtre, de ne pas savoir où caser son fourbi. Les mères man¬ quaient d'espace propre à abriter la précieuse dot de leurs filles. Les hommes manquaient de planches et de clous pour leur créer cet espace, toujours insuffisant. Les femmes ne trouvaient le calme qu'après avoir bien frappé leurs filles, les hommes, qu'en cognant dans le tas. La jeunesse battue prenait sa revanche, en se livrant aux délices des pro¬ menades nocturnes sur des routes solitaires. Mais, à l'expiration de la semaine qui 170 LA VENGEANCE DE SIM A suivit l'inondation, le campement finit par prendre sa physionomie définitive. Elle était, topographiquement, celle du village : les hutte des ménages se rapprochaient entre elles ou s'écartaient selon la sympathie ou l'antipathie réciproque des gens. Il n'y eut que le ménage Vadinoï qui jugea sensé de se choisir un emplacement tout à fait isolé du parc commun. Père Ortopan, plus humain, s'établit dans le voisinage de ses enfants, dont la hutte se trouvait au milieu du cam¬ pement général. Ce n'était pas par hasard qu'elle occupait cette place, Minnka savait que l'inondation allait durer au moins deux mois, avant que le retour au village fût pratiquement possible. Pendant ce temps, l'existence devait reprendre son cours.Les ménages allaient avoir besoin d'une taverne-épicerie qui leur fournissele nécessaire. Elle leur en donna une, généreuse ainsi qu'elle l'entendait et la mit au centre de tous les foyers. 171 TSATSA-MINNKA Une grande cabane, faite de planches et couverte de roseau, se dressa trois jours après, à côté de leur hutte. Elle était acha¬ landée de marchandises variées, telles qu'en ville même on n'en rencontrait que rarement. Un large avant-toit de jonc, formant ter¬ rasse, invitait à son ombre tout un monde brûlé par la canicule et avide de rafraîchisse¬ ments. De ceux-ci, il s'en trouvait pour tous les goûts, tous les âges et toutes les bourses : vin, eau-de-vie, liqueurs, pour les hommes; limonades, pastèques, melons, pour les fem¬ mes et les enfants, le tout enfoui dans le sol, d'où chaque article sortait froid comme s'il avait été à la glace. Certes, la vente se faisait la plupart du temps à crédit, les gens manquant d'argent; mais Tsatsa-Minnka, tavernière passionnée et maîtresse cette fois de son destin, n'y fai¬ sait guère attention. Elle donnait, donnait, sa vie en même temps que sa marchandise. Voir le bonheur que pouvait provoquer sur des visages épanouis, un kilo de pain noir, ou 172 LA VENGEANCE DE SIM A un morceau de fromage, ou une pastèque emportée par un enfant friand, parfois une simple bougie d'un sou, c'était pour Tsatsa- Minnka plus que si on lui avait offert une couronne de reine. Elle en jouissait plus que le possesseur de l'article pris à crédit ou donné. A l'égard des boissons alcooliques, elle avait une attitude différente. Pas d'ivrogne¬ rie froide, pas d'abus insensé, que ce fût à crédit ou en payant comptant : •— Le vin, c'est une passion, disait-elle, une passion qui doit toujours être belle, autrement, ce n'est que dépravation. Et sans une telle passion, l'homme peut boire de l'eau, mais il ne peut pas manger des pierres. Elle ne marquait rien de tout ce qu'elle vendait à crédit. Ce sont ses débiteurs qui venaient lui dire combien ils devaient et payer ce qu'ils pouvaient, le tout ou une partie. Pendant les trois semaines que la crue demeura stationnaire, les recettes de la taverne furent assez mauvaises, et Tsatsa- 173 TSATSA-MINNKA Minnka dut puiser dans ses économies pour regarnir les rayons qui se vidaient. Puis, commença la baisse, l'eau n'arrivait plus qu'à la poitrine de l'homme. Alors ce fut la ruée au poisson, tant qu'on vit de l'argent dans toutes les mains. On péchait par tous les moyens : au filet, à l'éper- vier, à la fourche de fer, au panier défoncé et même à la main. Le poisson, gros et petit, était vendu aux banlieusards de Braïla, à des prix qui permirent aux plus misérables de s'en payer tous les jours. Aussitôt, la taverne connut une prospé¬ rité qui effraya Tsatsa-Minnka. Rembourse¬ ment de dettes et vente quotidienne gon¬ flèrent la caisse à craquer, malgré la modicité d'un bénéfice plus que raisonnable. Elle vit alors comment se font les fortunes et jusqu'à quel point Sima n'était au fond qu'un faux généreux, ne sacrifiant qu'un surplus de bénéfice qui était presque une volerie. Le campement des inondés prit une phy¬ sionomie journalière que le village n'avait 174 LA VENGEANCE DE SI M A jamais connue : le matin, c'était la pêche; jusqu'au soir, la vente du poisson à Braïla; et la nuit, une noce à tout casser. Les taver- niers qui ne pouvaient auparavant tenir tête à la concurrence de Minnka, reçurent à bras ouverts tous les ivrognes et firent de bril¬ lantes affaires. Les paysans commencèrent d'abord par se vêtir, puis, comme le poisson se vendait bien, ils passèrent vite à la joie. Une partie de l'argent était laissée, tout de suite, dans les bistrots de la ville, d'où ils rentraient souvent en voiture de luxe, et accompagnés de musi¬ ciens tsiganes. Leur plus grand plaisir était de narguer tel ou tel « ennemi », promenant sous son nez voiture, tsiganes, et leur propre personne, bien épanouie. Tard dans la nuit, c'étaient les disputes en famille et les coups. Effrayées de la débauche des hommes, mères et jeunes filles durent aller elles-mêmes pêcher le poisson, le vendre et faire des provisions de l'article qui leur tenait le plus à cœur : le coton nécessaire aux futurs our¬ dissages. La trame étant toujours la laine, TSATSA-MINNKA elles la prenaient au dos de leurs propres brebis. Ainsi, le prochain tissage hivernal des vêtements, des draps, des couvertures et des tapis était assuré. Mais cette mine d'argent que constituait le poisson ouvrit aux femmes des perspec¬ tives inattendues. La retraite totale des eaux dans les régions élevées, voisines de la côte, mirent à nu de larges cavités, peu profondes, où il y avait plus de poisson que d'eau. Les ménagères, se pourvoyant de voitures, allè¬ rent le charger à la pelle, en firent des salai¬ sons et le vendirent au détail dans les villages où les rivières et le poisson étaient également inconnus. Elles en rapportèrent des mouchoirs pleins de beaux sous, qu'elles confièrent à Tsatsa- Minnka. Et l'on put voir tout de suite com¬ bien la femme est plus morale que l'homme. Chacune s'empressa d'améliorer la vie du ménage, achetant des outils, réparant la charrette, habillant les enfants et les nour¬ rissant mieux. Tout le campement fut égayé par l'apparition d'une foule féminine en vête- 176 LA VENGEANCE DE SIM A ments de fête, dont la multitude de couleurs vives faisait la joie du soleil. Tsatsa-Minnka en fut la première heureuse. Elle devint la confidente de toutes les ména¬ gères et leur caisse d'épargne. Mais ce charme allait être brusquement rompu. On ne savait plus rien de Sima. On croyait qu'il était résigné à une séparation tacite, en attendant le divorce, quand, une nuit, très tard, des coups violents dans la porte de leur cabane réveillèrent les deux amants : — Qui est-ce? — Au nom de la loi, ouvrez! répondit une voix morose. — Permettez-nous de nous habiller, répli¬ qua Minnka. — Ouvrez à l'instant, ou nous faisons sau¬ ter la porte! Minnka ouvrit, offrant à la loi le spectacle d'un jeune couple en chemise de nuit. Un homme, grand et maigre, y pénétra le premier. Derrière lui, se tenaient deux agents de police, en uniforme, et Sima. Le grand maigre 177 TSATSA.-MINNKA 12 TSATSA-MINNKA frotta une allumette. Minnka lui présenta la lampe à pétrole qu'il alluma. On vit alors qu'il était ceint de l'écharpe tricolore. Le commissaire prit place sur une chaise et interrogea : — C'est bien vous Minnka, épouse de M. Sima Caramfil? — Oui. — Et vous couchez donc ici, avec ce jeune homme? -—• Comme vous voyez. — C'est le flagrant délit d'adultère! Je vous déclare tous deux arrêtés ! On leur passa des menottes sans même leur permettre de se vêtir. Minnka protesta : ■— Vous n'allez pas nous conduire en ville dans cet état! La loi ne doit pas admettre une chose pareille. D'abord, j'ai froid. Le commissaire répondit, mollement : — La loi, c'est moi! Et vous sortirez un moment dehors, dans cet état! Puis, vous vous habillerez. On les fit sortir, et le commissaire px-océda à un simulacre de perquisition,, fouillant çà 178 LA VENGEANCE DE SI M A et là, dans la hutte, sans rien emporter. Pen¬ dant ce temps, de nombreux paysans, réveil¬ lés par le bruit des deux voitures dans les¬ quelles étaient venus ces visiteurs nocturnes, accoururent à la taverne de Minnka, som¬ mairement vêtus. Certains portaient des lan¬ ternes. Apercevant Minnka et Minnkou en chemise ils s'arrêtèrent tous à distance. Ils n'eurent pas un mot, pas un murmure. La plupart des hommes firent aussitôt demi-tour. Les femmes, muettes, s'attardèrent. Elles se cou¬ vraient de leurs mains la bouche ou tout le visage et hochaient la tête, quelques-unes en pleurant. Les deux « coupables » semblaient ne rien éprouver. Ils se tenaient droits, regardant l'Embouchure et grelottant. On leur permit de s'habiller. A ce moment arriva père Ortopan, en cou¬ rant. Minnka le reçut dans la hutte, un doigt sur les lèvres, lui remit les clefs de la taverne et l'embrassa. Le vieux était très ému. Peu après, les deux voitures prenaient le 179 TSATSA-MINNKA chemin de Braïla, dirigeant vers la prison ce que le campement avait de plus sain : un homme et une femme qui s'aimaient. On les condamna, tous deux, à quinze jours de prison correctionnelle. C'est Sima qui l'avait voulu et obtenu, comme on obtient tout ce qu'on veut, dans ces pays-là, lors¬ qu'on est riche. C'est lui également qui avait exigé du commissaire la mise à la porte, à demi-nus et à la vue de tout le monde, des deux amants. Contrairement à son attente, la pensée et l'attitude des paysans auxquels il offrit ce spectacle, furent tout en sa défaveur. Quand même, le malheureux n'avait pas une âme aussi basse. C'est la rage de l'époux se jugeant outragé, qui l'avait poussé à de telles bassesses. Et, une fois sur cette pente, il ne s'arrêta pas. D'ailleurs, un tas de chena¬ pans, dont il s'était entouré, dans sa détresse maladive, lui conseillait les pires ignominies: — Déshabille-la, en pleine rue et en plein jour, mets-la nue et fouette-la! 180 LA VENGEANCE DE SIM A — Coupe-lui la chevelure! — Attire-la dans un lieu sûr et livre-la à une demi-douzaine de tsiganes! Mais Sima aimait sa femme. Il l'aimait maintenant avec un cœur tenaillé par le sen¬ timent d'avoir commis l'irréparable. Et quand ce sentiment s'empare d'un cœur qui aime, ce n'est plus de l'amour : ce sont les affres de la mort. L'âme de Sima se mourait. Pour lui, que Minnka lui revînt ou qu'elle restât à son aimé, le mal était le même. Il l'avait perdue. Vieilli, amaigri plus encore, ne dormant et ne se nourrissant qu'aux heures où ses forces ne lui permettaient plus de se tenir debout, il passait ses nuits à maudire sa vie et sa for¬ tune. Il ne s'intéressait plus à rien, indiffé¬ rent aux vols, à ceux même qu'on commet¬ tait presque sous ses yeux. Une nuit qu'il se trouvait à sa fenêtre, à contempler la cour éclairée par la lune, il vit le tejghetar sortir du dépôt, et charger dans une voiture des sacs et des caisses de marchandises, dont il évalua froidement la valeur, sans broncher : TSATSA-MINNKA « C'est pour mille francs de café vert et quatre cents francs de sucre. » Un venin, encore inconnu, lui empoison¬ nait le sang : une haine qui embrassait tout ce qui existait. La mort lui semblait insuffi¬ sante, et la vie lui était insupportable. Il aurait donné toute sa fortune pour ne plus avoir de mémoire. Oui : pauvre, mendiant, mais ne plus avoir le souvenir de cette atro¬ cité qui lui poignardait le cœur et le rendait fou. Il était dans cet état d'âme quand, la veille de l'expiration de la peine infligée à Minnka et à Minnkou, une idée lui vint qui lui apporta un grand soulagement : — Je vais placer des voyous sur leur pas¬ sage, pour les huer. Il en embaucha tout une bande. Le lende¬ main, à l'heure de la levée d'écrou, ils étaient à leur place. Sima se tenait un peu à l'écart, une joie malsaine dans le cœur : « Je vais les écraser de honte! Tout le boulevard rigolera d'eux! » La prison faisait face à l'une des extrémi- 182 LA VENGEANCE DE SIM A tés du boulevard Carol. On sortait de la pri¬ son pour mettre le pied sur le boulevard. C'est là que guettaient les vauriens de Sima, un ramassis de désœuvrés vivant des moyens les plus louches. Minnka et Minnkou parurent. Une lumière aveuglante les arrêta un instant devant la porte de la prison. Puis, d'un pas incertain, un peu défaillant, ils s'engagèrent sur le bou¬ levard plein de passants qui s'en allaient au port. Soudain, deux longues huées, en chœur retentirent : — Houo-o-o! Houo-o-o! Conspués et passants s'arrêtèrent, cloués sur place. Minnka se cabra, blême, vit Sima, comprit et, au moment où une nouvelle huée éclatait, elle enroula du bras droit le cou de son amant. Celui-ci la prit par la taille. Et tous deux, les corps serrés l'un contre l'autre, les visages crevant de joie profondément sen¬ tie, ils avancèrent d'un pas lent, compassé, une démarche fière, en chantant leur pas¬ sionnante rengaine : 183 TSATSA-MINNKA J i J £3= - ti gcLf - te. ficâ - Co-ei-te à&.&o £tca.-^a. ■mexz.r ÛUi. /t/e-cat xfâ. -je, ma.-Z4.~te. c2£ -£kà atuL-Qa. 771 ea. Sima fut atterré. En chantant à tue tête, Minnka le fixait droit dans les yeux, dandi¬ nant son corps et riant de toutes ses belles dents. Les huées expirèrent sur les lèvres de la bande. L'un des chenapans cria, se tapant la cuisse et s'adressant à Sima : — Eh bien, mon vieux, elle en a du culot, ta garce! 184 C-t) R- f uand elles affluent sur l'Embouchure, les eaux sont pareilles à un amour in¬ tempestif qui envahit un cœur paisible, l'effraye de tout l'inconnu qu'une telle visite peut comporter. Quand elles s'en retirent, leur adieu vide les âmes, dans un mélange égal de regrets et de reproches, semblable à celui que nous ressentons le jour où une passion violente nous abandonne, après nous avoir fécondés de tout son bien et de tout son mal. Sous le soleil tiède d'un début d'octobre plutôt frais, les innombrables mares que le déluge avait laissées derrière lui, croupis¬ saient à l'infini, rendaient impossible la réin¬ tégration des foyers, tandis qu'au loin, la ligne argentée des eaux en retraite semblait sourire malignement à l'œuvre de destruc¬ tion que son recul révélait aux paysans : mai¬ sons ruinées ou effondrées; récoltes de maïs - 187 TSATSA-MINNKA ensevelies sous la vase; arbrisseaux et vignes desséchés; parcs de fourrage disparus; puits bouchés; clôtures renversées et enfouies dans leurs fossés, presque nivelés. Silence. Solitude. La vie des inondés s'en allait avec les eaux, car la vie était plus douce pendant qu'elles étaient là : on y péchait. On avait même connu une abondance qui faisait à bien des gens bénir l'inondation. Elle aurait pu se stabiliser. Maintenant, au seuil de l'hiver, un pays mort et aucun moyen de vivre, voilà ce qui restait à chacun. Pieds et jambes nus jusqu'au-dessus des genoux, les paysans pataugeaient du matin au soir dans la boue molle, vaquant au plus pressé de la besogne : débouchage des rigoles, desséchage des maisons, remplacement du matériel pourri. On quittait sa hutte à l'aube et on y rentrait la nuit, fourbu, affamé. Nulle aide administrative. Que chacun se débrouille, la faute étant à Dieu. Aussi fut-ce encore Tsatsa-Minnka qui dut venir au secours des plus malheureux. Elle leur distribua toutes ses économies, ne gar- 188 LA RETRAITE DES EAUX dant pour elle que le strict nécessaire à son installation définitive dans la commune. Et tout de suite, sa largesse changea l'humeur de Minnkou. Il désapprouva sa compagne, lui dit brutalement qu'il n'avait aucune envie de travailler pour les autres. Minnka lui prit la tête dans les mains, le regarda longuement dans les yeux, et ne répondit rien, mais son cœur alla prompte- ment à la dérive. ★ On était vers le milieu d'octobre. Le temps se maintenant sec, chacun put, tant bien que mal, rafistoler son foyer et le réintégrer. Alors commença une misère noire, que les malades rendirent plus atroce encore. Maisons humides, Aucun moyen dè chauf¬ fer ni d'activer le desséchage. Le roseau, cet unique matériel de combustion, étant tou¬ jours inondé, personne ne pouvait se le pro¬ curer. On brûla arbrisseaux, vigne, palissades, 189 TSATSA-MINNKA dégoulinant d'eau. On n'en obtint que de la fumée. Point de ménage qui n'eut son malade. Et certains étaient devenus de vrais hôpitaux, tous les membres de la famille gisant à terre. Pneumonie, pleurésie, malaria, tuberculose. En plus, la faim. — Tsatsa-Minnka! Sauve-nous! C'était le cri de tous les enfants en détresse. Chez Tsatsa-Minnka, la discorde battait son plein. Elle s'était fait construire une mo¬ deste maisonnette de trois pièces. L'une des trois, la plus grande, contenait l'épicerie et les boissons, amoureusement rangées ainsi qu'elle l'avait rêvé. La seconde, contiguë au magasin, constituait tout l'appartement du jeune ménage. La troisième était occupée par le vieil Ortopan, que les rhumatismes et la mélancolie immobilisaient. Le pauvre père souffrait de voir son fils devenir toujours plus grossier avec celle qu'il considérait comme sa bru. Sachant quel avait été son amour pour elle, il ne comprenait plus rien à l'âme de son enfant. 190 LA RETRAITE DES EAUX Minnka comprenait et baissait la tête de¬ vant son destin. Elle voyait naître dans cette âme le besoin de parvenir. Sourdement, sans l'avouer, sans la moindre franchise, Minnkou nourrissait l'ambition de s'enrichir. Elle l'avait souvent vu prendre ces attitudes de tavernier égoïste, qu'obsède seul le désir du lucre : flatteur avec le client qui boit sec et paie comptant; glacial avec celui qui n'a pas d'argent, quel qu'il soit. Elle l'avait même quelquefois surpris en train de mouiller du vin et de l'eau-de-vie, de charger la note d'un consommateur ivre, opérations malhonnêtes qu'elle avait en horreur par-dessus tout. Les tendres reproches qu'elle lui en fit, n'eurent d'autre résultat que de le rendre sournoise¬ ment circonspect. - Néanmoins, son amour l'emporta sur la tristesse de ces révélations : « Je le corrige¬ rai. » Mais voilà que Minnkou s'érigeait en maître absolu, lui interdisait de a dissiper le bien commun ». Dissiper! Ce qu'elle considé¬ rait comme la joie suprême de sa vie, — se¬ courir les vaincus, — son idole l'appelait dis- 191 TSATSA-MINNKA sipation. Mais, c'était là, du pire Sima, car l'autre avait tout de même ses libéralités; il avait de plus l'excuse de n'être né que pour faire fortune et de posséder toutes les vertus nécessaires à ce but, alors que Minnkou ne pouvait distinguer du vin bon le mauvais, ni laver convenablement un verre. Pourtant, cet homme la tenait par toutes ses fibres. Il vivait dans sa chair. C'était son barbatt. Elle ne concevait plus sa vie sans lui. Déchirée entre sa passion charnelle et sa générosité, Minnka ne voyait plus de salut que dans un prompt retour à la sainte indi¬ gence d'autrefois. « Ouvre à l'homme la pers¬ pective de l'enrichissement, et son âme est perdue! » se disait-elle. Que restait-il de son Minnkou de la Japsha Rouge, le vaillant gar¬ çon qui portait une montagne de nattes sur ses épaules, jusqu'au marché de Braïla, pour n'en tirer que de quoi vivre, lui et son père? Elle en avait fait un vil tavernier, dont les mains et les joues commençaient à s'amollir, 192 LA RETRAITE DES EAUX dont le regard devenait chaque jour plus faux, et qui n'aimait plus sortir qu'en gilet et en escarpins brodés. Quant à la peine que leur commerce exigeait constamment de tous deux, il en abandonnait le plus dur à sa com¬ pagne, ne s'occupant que des futilités et s'adonnant toujours plus aux plaisirs de la table, de la sieste et de la promenade. Ce penchant à la luxure, pratiqué sous les yeux d'une générale souffrance, finit par aga¬ cer Minnka. Et comme un jour elle le lui faisait remarquer, il répondit en lui flanquant une gifle. C'était le barbatt, à n'en pas douter. L'hé¬ roïsme en moins. Minnka encaissa le soufflet sans piper mot, leva les bras au ciel, comme pour dire : « Je me rends! » et alla montrer sa joue en feu aux eaux en retraite : — Tout vient avec vous... Tout s'en va avec vous... Par le temps couvert de cet après-midi-là, la nappe grisâtre se confondait avec l'hori¬ zon, dans une immobilité oppressante. Elle 193 TSATSA-MINNKA 13 TSATSA-M1NNKA n'avait plus d'âme. Elle était morte. L'océan vivant des jours de l'inondation était devenu une masse de plomb. Le Sereth et le Danube lui avaient tourné le dos, lui avaient retiré la vie. A quelque distance d'elle, Minnka vit des enfants qui fouillaient dans les mares. Elle alla vers eux. Ils ramassaient du fretin à demi- asphyxié et qui puait la vase. Finis, les beaux brochets, les belles carpes, la délicieuse tan¬ che, qu'on chargeait par voitures, du temps des huttes, sur le plateau! Zamfir était là. — Comment ça va, à la maison? lui de- manda-t-elle. — Pas mal... Nénika Sima nous envoie tout ce qu'il nous faut. Nous ne manquons de rien. — Et le père, que dit-il? — Il dit que c'est très bien que tu sois malheureuse. — Et toi... Qu'en penses-tu, Zamfirika? Le petit se jeta dans les bras de sa sœur et pleura. 194 LA RETRAITE DES EAUX Minnka rentra chez elle en monologuant dans sa tête : « Ainsi, mon Minnkou n'était un vaillant que parce qu'il vivait dans la pauvreté. Maintenant qu'il goûte de l'aisance, le voilà défiguré. Eh bien, d'ici à une semaine, nous n'aurons plus que nos murs et peu de choses pour nos bouches. » Père Andreï l'attendait sur le pas de la porte. Il l'embrassa et lui dit, l'air navré : — Ma fille, je te quitte! Minnkou est parti à Braïla, vendre la voiture et le cheval que tu lui as achetés. Je ne reconnais plus mon fils! Je m'en vais de par le monde! Elle eut beau faire pour le retenir. Le vieil¬ lard s'en alla, le sac au dos. Minnka fit aussitôt venir deux voitures du village, qu'elle chargea de presque toute l'épi¬ cerie et des boissons que contenaient la bou¬ tique. Puis, allant de chaumière en chau¬ mière, elle distribua le tout : — De toute façon, expliquait-elle, il n'y a plus chez nous de clients à qui je pourrais vendre cette marchandise. Aussi, je la par¬ tage entre vous. Profitez-en, une dernière 195 TSATSA-MINNKA fois. Je ne tiendrai plus boutique. Je suis malade. Les gens savaient quelle était sa maladie, mais ils n'osaient y faire allusion. D'ailleurs, ils étaient pour la plupart à moitié crevés. Ils se contentaient de recevoir et de remer¬ cier. Seuls les enfants s'écriaient : — Tu ne seras plus épi ci ère, Tsatsa- Minnka? A la nuit tombante, la malheureuse Tsatsa- Minnka rentrait chez elle, les bras ballants. Elle n'eut pas de larmes devant les rayons béants de son magasin; elle n'eut que le cœur vide. Ce cœur semblait se vider plus encore, à mesure que les heures passaient, longues, hurlantes, sans qu'elles amenassent Minn- kou. Il lui était encore et toujours cher, mal¬ gré l'espoir qu'elle avait à jamais perdu de retrouver son amour. Jetée, toute vêtue, sur le lit, elle ne ferma pas l'œil de la nuit, le cœur glacé, la tête bouillante. Le moindre bruit la faisait sursau¬ ter et courir à la fenêtre. Vers l'aube, un som- 196 LA RETRAITE DES EAUX meil qui dura une demi-heure, l'engourdit. Elle se réveilla, épouvantée de s'être endor¬ mie, malgré elle. Et tout de suite, un ronfle¬ ment, venant de la chambre du père Ortopan, la frappa comme un poignard. Elle y entra, doucement, pour voir son Minnkou dans un état qui, d'horreur, lui fit se couvrir le visage. Il dormait, tout habillé, dans le lit de son père, les vêtements inondés de vin rouge vomi, la figure congestionnée, la gueule ou¬ verte, répugnante. De la poche supérieure de son gilet, un petit mouchoir de cocotte, à dentelle et à monogramme, pendait, à moitié tiré. Et c'est ce qui fit à Minnka le plus de peine. Elle sortit. Machinalement, son âme la diri¬ gea vers la Japsha Rouge, espérant peut-être y trouver le vieux nattier en train de recons¬ truire sa cabane. Elle mit presque une demi- journée pour y parvenir et ne trouva que l'emplacement solitaire de l'ancien nid du bonheur. Regardant le Sereth, elle lui dit : — C'est à toi que je dois Minnkou, c'est toi qui me le reprends. Et mon âme avec. 197 TSA TSA-MINNKA Au retour, ses pieds furent encore lents à la reconduire à sa triste demeure, où une grosse surprise l'attendait : Minnkou avait disparu, en emportant tous ses effets, et avec eux, le peu d'argent qui se trouvait dans la maison. Tsatsa-Minnlta ferma les volets et se cou¬ cha. 198 « MILOSTIVUL SATULUI» (Le miséricordieux du village). Il pleuvait depuis quelques jours sur toute l'Embouchure, la vilaine « pluie du ber¬ ger » qui vous passe à travers l'âme. C'était la bruine. Matin et soir, pendant de longues heures, un brouillard irrespirable la rendait encore plus insinuante. Tout le vil¬ lage toussait, hommes et bêtes. Parfois, la brume était si épaisse qu'on ne découvrait le village qu'au chœur assourdissant des toux, qui montait de mille poitrines, comme d'une fosse, et qu'on entendait surtout lorsqu'on abordait l'Embouchure par la haute digue de la voie ferrée, en marchant à côté du rail. Par un temps pareil, ce chemin était le plus sûr, car il vous y menait tout droit. C'est celui qu'avait pris, un soir de ce même octobre un homme de toute petite taille, chaussé de bottes gi"ossières, coiffé d'une caciula de fourrure d^SS^tKCt enve- 201 TSATSA-MINNKA loppé jusqu'aux yeux dans une ghêba com¬ mune aux paysans de la région. Il allait d'un pas hésitant, l'oreille au train ettouchant lerail de sa canne, comme le font les aveugles. Sou¬ vent, une quinte de toux secouait doulou¬ reusement son corps maigre. Alors il s'arrê¬ tait et lâchait un « ouff », s'essuyait les yeux, donnait un inutile coup d'œil à la ronde, dans la pâte laiteuse qui l'empêchait de voir, et repartait. Il alla ainsi jusqu'à un passage à niveau, où il se heurta à une fillette. — A qui es-tu? demanda-t-il à la petite, en lui prenant la main. — A Iléana et à Vassili le Long, répondit- elle, craintive, la voix éteinte. L'inconnu frotta une allumette et vit deux yeux clairs, surmontés d'un front tout plissé. — Ne saurais-tu me dire comment va Tsatsa-Minnka? — Elle est toujours malade et toujours seule. — Qui la soigne? — Tout le monde, sauf ses parents. On lui 202 - « M1L0STI VU h S AT ULUI » porte des soupes chaudes et on lui fait le mé¬ nage. Hier, c'était notre tour de la soigner. -—- Bien. Mais les gens, ont-ils les moyens de le faire? — On le fait quand même, « d'où il y a, d'où il n'y a pas ». Elle est maintenant la plus malheureuse de tout le village. L'étranger tira d'une poche de son man¬ teau un cornet et le mit entre les mains de la petite. — Porte ça à ton père. Il y a, dedans, vingt francs et un bon de vivres. Dis-lui de prendre un sac et d'aller tout de suite, avec ce bon, à la maison du cantonnier. Là, il verra une grande voiture à bâche gardée par un homme. Qu'il présente le bon au gardien et qu'il charge les vivres qui y sont marqués. Bonsoir, mon enfant! Je reviendrai. — Mais, qui êtes-vous, néné? — Un homme malheureux, comme Tsatsa- Minnka. C'était Sima, qu'on aurait difficilement reconnu, même s'il eût fait jour. Une phtisie 203 TSATSA-MINNKA galopante avait fondu son corps, l'avait rendu hideux. Sa barbe qu'il n'avait pas coupée depuis deux mois, poussait, sauvage, jusque sous ses yeux, dont le regard étrange ne rap¬ pelait plus Sima, mais le hibou. Il quitta la voie ferrée et prit le chemin du village, trébuchant à chaque pas. Une ving¬ taine de cornets, pareils à celui qu'il venait de remettre à la fillette, alourdissait sa ghéba de tout le poids métallique qu'ils contenaient. Sima allait promptement en faire la distri¬ bution, en commençant par les familles les plus éprouvées. De ce côté de la commune, les chaumières étaient alignées en bordure de la route, face au pâturage. Mais il n'y avait pas moyen de rien distinguer, tant le brouillard était opaque et la nuit noire. Sima avançait à grand'peine, haletant, épuisé, pataugeant dans les mares et évitant les cadavres des bêtes dont l'horrible odeur trahissait la présence dans les fossés du che¬ min. Il passa près d'un puits et s'y arrêta, triste. Le bras du levier gisait à terre. Les 204 « MILOSTIVUL SAT U LUI » margelles n'existaient plus. C'était un trou béant dans lequel gens et animaux pouvaient facilement tomber. Cela lui disait long sur l'état du pays. Il fut mieux fixé, dès qu'il eut rendu visite aux premiers ménages. Visite de mendiant : il entrait dans la cour, s'approchait des fe¬ nêtres, épiait, puis, frappait timidement à la porte. Quelqu'un ouvrait et reculait aussitôt devant sa tête suspecte, emmitouflée jus¬ qu'aux yeux. Il en profitait pour jeter un coup d'œil furtif à l'intérieur, mais ne s'at¬ tardait pas. Offrant un cornet, deux, parfois trois, il répétait d'une voix chuchotante les mêmes instructions qu'il avait données à la gamine et disparaissait dans la brume et le noir. Partout, la même promiscuité, la même misère sinistre. De cinq jusqu'à douze mem¬ bres de la même famille, entassés les uns sur les autres dans la seule pièce chanfîée, ou plu¬ tôt fumante. Pour toute nourriture : une marmite de terci, bouillie claire à la farine de maïs. Des malades enveloppés dans des har- 205 TSATSA-MINNKA des. Des faces maigres et fiévreuses; des cous amincis; des voix éteintes. C'était l'épidémie de typhus unie à la famine. Epouvanté, Sima se crut responsable de toute cette souffrance, lui, qui possédait des tas d'or inutile, d'immenses stocks de vivres, de vêtements et de bois de chauffage. Les paroles de Minnlta, l'invitant à prendre en mains l'économie d'un pays en détresse et de l'administrer humainement, lui retenti¬ rent dans le cœur, comme un terrible com¬ mandement biblique. Maintenant, c'était trop tard. Il se sentait mourant. Sa femme l'était aussi, peut-être. Deux vies brisées; un tendre ménage anéanti; un pays livré à toutes les calamités. Par sa faute, à lui, Sima, qui ne voulait que gagner de l'argent, encore et encore. Il fonça sur les chaumières et y vida ses poches, puis, défaillant, il prit le chemin du retour, vers la maison du cantonnier, où la voiture aux provisions était garée. En route, il croisa les premiers secourus. Hommes et 206 MILOSTIVUL SATULUI » femmes, à cheval et à pied, rentraient, char¬ gés de vivres. Dans son désir évangélique de garder l'ano¬ nymat, il tâcha d'éviter les pauvres gens, mais une vieille le reconnut. Elle laissa tom¬ ber son sac, lui attrapa une main et la cou¬ vrit de ses larmes, en gémissant : -— Milostive... Milostive... Qui es-tu? « Ar¬ ticule » ton nom, pour que nous puissions le rappeler dans nos prières! — Un homme malheureux! répondit Sima, s'arrachant à elle. Le lendemain à midi, une file ininterrom¬ pue de voitures à un cheval, transportant un wagon de bois de chauffage, arrivait dans le hameau. La distribution en fut faite, sous la surveillance d'un ami intime de Sima, qui se refusa à toute réponse aux brûlantes ques¬ tions que lui posèrent les sinistrés sur la per¬ sonne du Milostive. Et le soir, par un temps identique à celui de la veille, Sima fit de nouveau son appari¬ tion. Mais, cette fois, chaque ménage mon- 207 TSATSA-M1NNKA tant la garde, dans l'attente du bienfaiteur, celui-ci dut changer de tactique. Il se con¬ tenta de passer rapidement devant les portes et de lancer son aide, •— argent et bon, •— dans la cour, sans plus voir les gens. Cet émoi du village, bien qu'il l'eût prévu, contraria Sima, car ce second secours était différent du premier et exigeait des explica¬ tions. Il n'y avait plus de voiture à vivres arrêtée dans le voisinage de la commune. Maintenant, c'était son magasin même qu'il mettait à la disposition des sinistrés. Des enveloppes, remplaçant les cornets, conte¬ naient peu de métal et pour cent francs de billets de banque, plus le bon, dont la quan¬ tité de vivres était quintuplée. Sima voulut prévenir les ménages que c'étaient là des aides collectives que les fa¬ milles moins nombreuses devaient partager entre elles. Il n'y parvint pas; il n'arriva pas non plus à les avertir que les provisions, il fallait les chercher à son épicerie, dans la ville. L'alerte du village lui fit comprendre qu'il était identifié. 208 « MILOSTIVUL SATULUI » Peu après, il en eut la cruelle certitude. Comme il lançait par-dessus les palissades les dernières enveloppes, un homme lui prit le bras. C'était son beau-père, Alexe Vadinoï, qui lui dit, furieux : —- Que fais-tu là, fou! Sima éprouva un écœurement et une colère qui lui coupèrent le souffle. Il répondit : — Ne me touche pas, saloperie! Et rassemblant le reste de ses forces phy¬ siques, il s'enfuit. Mais, au, lieu de se diriger vers sa voiture, qui l'attendait à la barrière de la côte, il fonça inconsciemment dans la direction opposée à la ville et s'égara dans un champ. Une déchirure aiguë, dans les pou¬ mons, lui fit serrer sa poitrine entre les mains. Aussitôt, sa bouche s'ouvrit toute seule, sous la poussée d'un flot de sang. Il gémit faiblement : — Minnka! Et tomba, face au sol, pour ne plus se rele¬ ver. 209 TSATSA-MINNKA 14 rïi ' .vh-W,;»" . • ' - - / .• .T~ . ■ 3» H . ïS;!;K! . ■' ' ' .Si-"-' - J' •■J.l'.i U "i'ilf-- : |V'.X :>l. U'ff : Ti ' - i fi fîif . pïg • ■; v Uo-^t ..i.-: ;d;;.k-d; .r^i'id ■ : &' & . i dd . JdlEix d»*i ■ 'i • ; . . d. , . ïEu-'d.dd , ;■■ d, : il! Ê&ÊËiâê r, ' s$ - v> f-p <»" i' SKi® \. '• .=d. ••.'• . 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Maintenant, que les scellés y étaient appo¬ sés, un repos total plongeait les trois locaux dans un silence éloquent. 213 TSATSA-MINNKA Dans le restaurant, la cuisine était veuve de sa belle batterie de cuivre. Plus une seule pièce. Tout avait été emporté le dernier jour du drame. Des tas de vaisselle et de services, non lavés, gisaient partout, au milieu de restes de viande et de légumes, qui commen¬ çaient à pourrir. La taverne présentait un aspect moins lamentable, malgré le désordre de ses verres, de ses carafes et de ses bouteilles de liqueur. Ici, c'était au fond de la terre ou dans le dépôt des eaux-de-vie qu'il fallait chercher la preuve du passage des vandales : les meil¬ leurs vins, les plus fins rakis, avaient presque tous disparu. Depuis deux mois, chaque soir, d'énormes dames-jsannes partaient pour une destination connue du seul tejghetar. Mais c'était l'épicerie qui montrait la plus cruelle dévastation. A l'exemple d'une grande charcuterie, d'un beau magasin de primeurs ou d'un restaurant oriental qui étale à la vue de cha¬ cun son appétissante cuisine, une épicerie, abondamment achalandée, n'est rien de 214 DÉCOMPOSITION moins que notre désir de vivre, aperçu à tra¬ vers l'estomac. Ce désir, que des milliers d'yeux avaient tant reflété chez Sima, n'était plus mainte¬ nant qu'une poubelle. Caisses et sacs bou- levei'sés, répandant leur contenu sur la terre. La charcuterie moisissait. Les tiroirs bayaient aux corneilles. Les rayons, autrefois riche¬ ment garnis de boîtes de conserves, de pa¬ quets de chocolat et de toutes sortes de flacons, ressemblaient à une vieille bouche édentée. Le parquet était couvert d'olives, de noix, de noisettes, d'amandes, de raisins secs. Dans l'ombre de ce cimetière, le soleil projetait, par les fentes des volets, ses fais¬ ceaux de lumière bleuâtre. ★ L'avalanche des dons en nature de Sima avait beaucoup contribué à cette dévas¬ tation, surtout le matin où le village apprit la mort du donateur. Les paysans, tout en 215 TSATSA-MINNKA le pleurant à chaudes larmes, se ruèrent vers la ville, pour toucher les provisions avant qu'il ne soit trop tard. Alors on ne sut plus distinguer entre les dons et le pillage. On chargeait dans dix voi¬ tures à la fois, sans plus de contrôle. Les stocks mêmes du dépôt de marchandises furent en grande partie enlevés, on ne savait par qui. A midi, l'arrivée du juge et l'appo¬ sition des scellés brisèrent l'élan des pillards. Ce jour-là, justement, il faisait beau, après une semaine de pluie. Et ç'eût été une joie pour tout le monde, si le soleil n'avait pas brillé sur une Embouchure qui commençait à enterrer ses premières victimes, celles que les épidémies et la famine avaient faites depuis la retraite des eaux. Les voitures des paysans rapportant les vivres, croisaient celles qu'un cercueil avait transformées en corbillards. Le chemin était le même, pour rentrer à la maison ou pour aller, en sens contraire, au cimetière. Ni l'un, ni d'ailleurs l'autre convoi ne faisaient grande attention à ce que transportait celui qui 216 DÉCOMPOSITION venait à sa rencontre. A peine, si les moins tristes s'arrêtaient un instant pour saluer le mort, ôtant leurs bonnets et se signant. A peine, également, si quelques yeux humectés de pleurs se retournaient pour lancer un regard inconsciemment envieux sur celui qui rentrait chargé de provisions. On était las, et de la longue maladie, et de la santé inébranlable. La lutte était tout aussi dure pour combattre l'une que pour supporter l'autre. Chacun désirait ardemment la fin de cette lutte, au prix même d'un cataclysme : incendie général, nouvelle inondation ou mort collective. On se voyait lentement envahir par la mort et la pourriture. Tout mourait autour de soi et tout pourrissait. Dans les ménages, la putréfaction commençait avant la mort et continuait après l'enterrement du cadavre, tant les vivants étaient eux-mêmes à moitié pourris. La mortalité parmi les bestiaux et les volailles allait de pair avec celle des humains. - 217 TSATSA-MINNKA Le hameau était plein de brebis, de pour¬ ceaux, de dindes, de poules, parfois de chiens et de chats crevés, dont la charogne, sou¬ vent introuvable, empestait les alentours de la maison. Dans les mares, dans les fossés des chemins, en rase campagne, du gros bétail noyé ailleurs et entraîné par les eaux surgissait, de la boue qui les couvrait et rendait l'air du pays chaque jour un peu plus irrespirable. Les végétaux mêmes, des cultures sur¬ prises par les flots, formaient d'immenses cloaques qui exhalaient des miasmes fétides, presque aussi insupportables que ceux des cadavres. Les vieux habitants de l'Embou¬ chure ne se souvenaient pas d'avoir vécu pareille calamité. On voyait parfois des gens qui couraient à travers champs, à la recherche d'une bouffée d'air pur. On souffrait moins de la faim que de la puanteur, et il était plus facile de calmer la première que de remédier à la seconde. Cela dura pendant tout l'automne, qui fut doux. Des cieux de plomb alternaient avec 218 DÉCOMPOSITION des journées ensoleillées. A la fin, les paysans parvinrent à avoir raison des épidémies, qui s'en allèrent, satisfaites. Alors on se jeta sur les charognes, que chiens et corbeaux dévo¬ raient, et on les enterra. Vers le début de décembre, un gel sec pétrifia tout. 219 C'était le mois de mai de l'année suivante, qu'on appela plus tard : « le mois des géraniums et des bébés de la forêt de mais ». Le géranium est une fleur qu'on aime beaucoup chez nous. Jeunes filles et jeunes femmes la portent au-dessus de l'oreille. Elle ne fleurit que rarement, dans les jardins au mois de mai. Quant aux « enfants de la forêt de maïs », ils ne pouvaient fleurir que ce mois-là, car ils avaient été tous conçus à l'époque des huttes, pendant que l'inondation battait son plein et que les couples amoureux se promenaient un peu trop, au clair de lune, sur le plateau couvert de haut maïs. Maintenant, géraniums et hébés s'épanouis¬ saient au soleil. Aux premiers, personne n'avait rien à reprocher. Au contraire, l'explo- 223 TSATSA-MINNKA sion précoce de leur rouge écarlate et de leur parfum plaisait à tout le monde, même aux gens qui ont toujours et contre tout quelque chose à redire. Hélas, c'était différent pour les bébés et surtout pour leurs jeunes ma¬ mans. On prétendit qu'une « chose pareille » ne devait pas arriver. On le dit et on le répéta bien avant que la chose ne se produisît, puis, lorsqu'elle fut là, on le cria bien plus haut, comme si elle fût venue autrement que de coutume. Mais, il faisait si beau; l'alouette chantait si éperdument au-dessus des labours noirs comme le goudron; et, au loin, le jonc des marais braquait vers le ciel une telle forêt de baïonnettes vert-foncé, qu'on finit par com¬ prendre que cette malencontreuse floraison de bébés « coupables » devait tout de même être acceptée. Heureusement, les mœurs roumaines faci¬ litaient cette acceptation : on appela, d'une main le pope; de l'autre le père « éhonté »; et, à genoux devant le pope, l'étole sur la tête, 224 TSATSA-MINNKA les couples amoureux du temps des huttes reçurent la bénédiction divine. Aussi, ce mois de mai, y eut-il beaucoup de travail pour les popes, qui couraient de maison en maison, apporter aux parents la paix et à leurs enfants le droit de vivre. Il n'y eut que Tsatsa-Minnka pour n'avoir point besoin de pope, bien qu'elle eût, comme tant d'autres, son « bébé de la forêt de maïs ». C'est que Minnkou, le père de son Mitroutsa, était parti de par le monde et ne devait plus jamais revenir. Tant pis pour le pope et pour Minnkou. La jeune mère n'en était pas moins heureuse. Père Alexe était mort pendant l'hiver; Minnka avait fait venir chez elle sa bonne mère et leur petit Zamfirica, monté un métier pareil à celui qu'avait Ortopan à Japsha Rouge et gagné le pain quotidien en fabri¬ quant, à l'exemple de la plupart des paysans, de belles nattes et de beaux paniers. Tsatsa-Minnka, veuve et héritière unique de Sima Caramfil, aurait pu faire autrement. Elle ne le fit pas. Elle céda tout le legs à la 225 TSATSA-MINNKA 15 TSATSA-MINNKA nombreuse et avide parenté de feu son mari, contre une voiture, un cheval et la somme de cinq cents francs. Avec sa maisonnette et son enfant, c'était tout ce qu'il lui fallait pour être heureuse, elle qui avait goûté à la fortune et savait ce que celle-ci lui avait coûté. Certes : souvent, quand elle attelait pour partir à la coupe de jonc, ses yeux s'emplis¬ saient de larmes. Elle les essuyait bien vite, car dix autres voitures passaient au galop devant sa maison bordée de géraniums et dix jeunes voix lui criaient : — Tsatsa-Minnka!Dépêche-toi!La «coupe » sera belle aujourd'hui! 226 / TABLE DES MATIÈRES Pages L'EMBOUCHURE 7 LA DISPARITION DU NOATEN 27 LA FAUTE DE TSATSA-MINN EA 45 A JAPSHA ROUGE 03 SIMA ET SON BIEN-ETRE 81 BARBATT A SA MESURE 107 L'INONDATION 139 LA VENGEANCE DE SIMA 167 LA RETRAITE DES EAUX 1S5 d MILOSTIVUL SATULUI ' 199 DÉCOMPOSITION 211 REDRESSEMENT 221 ACHEVÉ D'iMPRIMER LE 9 JUIN 1931 POUR LES ÉDITIONS RIEDER PAR FLOCH A MAYENNE LES RÉCENTS SVCCÈS DES ÉDITIONS RIEDER M. CONSTANTIN-WEYER Prix Goncourt UN SOURIRE DANS LA TEMPÊTE Roman 36® édition 12 fr. Gabriel CHEVALLIER CLOCHEMERLE 225® édition 15 fr. LA PEUR 50® édition 15 fr. Claire SAINTE-SOLIN E Prix Minerva JOURNÉE 12® édition 12 fr. D'UNE HALEINE Récit d'une femme du peuple de Paris 9® édition 12 fr. Helen Grâce CARLISLE JE SUIS SA FEMME Roman traduit de l'américain par Magdeleine PAZ 18® édition 15 fr. CHAIR DE MA CHAIR 30® édition 15 fr. PANAIT ISTRATI MÉDITERRANÉE Coucher du soleil 17® édition 12 fr. 108, boui. Saint-Germain - Paris (6e) ; §? fc». Presses Universitaires de France - VenoUne-Paris France Prix : 12 fr.