D 092 2005866 LA RÉVOLUTION PA R EDGAR QUINET TOME PREMIER PARIS LIBRAIRIE INTERNATIONALE LACROIX, VERBOECKHOVEN ET Cie, ÉDITEURS .Boulevard Montmartre, 15, au coin de la rue Vivienne MÊME MAISON A BRUXELLES, A LEIPZIG ET A LIVOURNE a — 18 6 5 Tous droits de traduction et de reproduction réservés Celte histoire critique de la Révolution fran¬ çaise a pour introduction la Philosophie de Vhistoire de France et pour conclusion la Campagne de 1815, que j'ai publiées dans ces dernières années. Ce que j'ai fait pour l'Antiquité (Génie des Reli¬ gions), l'Italie moderne, la Hollande, les Roumains, j'ai voulu le faire pour la Révolution française. 11 est difficile aujourd'hui de trouver des mé¬ moires étendus et des documents vraiment au- II theiitiques; j'ai eu cette bonne fortune. Mon ou¬ vrage, fruit de longues années, était achevé, lorsque des mémoires précieux, que j'ai pu croire perdus, me sont parvenus d'une manière inespé¬ rée. Ils m'ont fourni, ce qu'il y a de plus rare, des faits et des témoignages nouveaux. Surtout, ils m'ont donné un point vivant, pour me recon¬ naître au milieu des systèmes abstraits, inventés après les événements. Nous sommes arrivés au temps où un grand nombre d'hommes et peut-être des générations entières demandent la vérité seule en dehors des idolâtries comme des vindictes de partis. La vérité est faite pour l'Age mûr des peuples. Il n'y a qu'elle dont ils puissent se nourrir et se fortifier. Les promesses amusent l'enfance et la jeunesse; nous commençons, il me semble, à en sortir. Ne jouons plus avec nous-mêmes. * Notre temps veut espérer à tout prix, et il a 111 bien raison. Mais notre espérance ne doit pas être un mot; elle ne peut se bâtir sur le hasard. Tra¬ vaillons à découvrir des idées justes et nouvelles; car elles entrent dans l'esprit des hommes, et y produisent la justice, d'où naît l'avenir. C'est ainsi que la vie se développe et que l'espérance est rai¬ sonnable1. E. QUI NE T. Veytaux, canton de Vaud, 2 novembre 1803. 1. Le lecteur reconnaîtra aisément que chaque fait a été puisé aux sources; mais au lieu tle les indiquer au bas de cha¬ que page, j'ai cru devoir réserver cette place aux documents inédits. LA RÉVOLUTION LIVRE PREMIER. LES VOEUX. I. NÉCESSITÉ DE RÉVISER LA TRADITION. La Révolution française n'a pas besoin d'apologies ; vraies ou fausses, tout le siècle en est rempli. Une parole de plus serait superflue. Que reste-t-il donc à dire? Il reste à découvrir et à montrer pourquoi tant et de si immenses efforts, tant de sacrifices accomplis, une si prodigieuse dépense d'hommes, ont laissé après eux des résultats encore si incomplets ou si informes. Tout un peuple s'est écrié par des millions de voix : « Être libre ou mourir! » Pourquoi des hommes qui ont su si admirablement mourir n'ont-ils pu ni su être i. \ 2 LA RÉVOLUTION. libres? Voilà la question qui se pose d'elle-même. Je la retrouve dans les termes où elle s'est présentée, il y a plus d'un demi-siècle, à Mounier1 et à Mme de Staël. Mais ici c'est un ami de la Révolution qui montrera les fautes des révolutionnaires. Je me propose de rechercher pourquoi nos révolu¬ tions se sont accomplies, comment les contemporains les ont comprises, au moment où elles éclataient, quelle signification elles ont reçue le lendemain, pourquoi de si vastes espoirs suivis de si extraordinaires avorte- ments, enfin, s'il est un remède à de pareils maux et ce qu'il convient de faire pour le trouver. Je voudrais faire rentrer dans l'histoire la conscience humaine, alors qu'elle semble avoir disparu du monde. D'autres ont eu à raconter les triomphes qu'ils croyaient définitifs, les enthousiasmes, les droits, les conquêtes politiques et morales. Yenu plus tard, je n'ai eu en partage que les revers, les chutes, les défaites, les reniements. C'est cette face des choses surtout que je suis condamné à expliquer. J'ai écrit cet ouvrage en pleine paix, comme du fond de la mort. Le bruit des opinions m'arrive de si loin, que j'espère ne pas me passionner pour elles. La solitude m'aidera à l'impartialité; ou, si j'entre dans les partis, ce sera pour chercher comment ils ont concilié leurs principes avec leurs actions. 4. L'ouvrage de Mounier est de 1792. LES VŒUX. 3 Quand je considère la profonde misère morale de la France, ses efforts désespérés, ses ambitions sans mesure, ses humiliations infinies, je n'ai qu'un seul désir, qui est de toucher avec une piété filiale à de si grandes plaies. D'autre part, quand les choses que j'ai à raconter sont comme des épées aiguës qui m'ensan¬ glantent, quand l'histoire se retourne contre l'historien pour le désavouer, toutes les fois qu'il se prend à espé¬ rer trop tôt, quand je me sens investi par les événe¬ ments, comme par des puissances railleuses, alors je suis obligé de m'armer d'impassibilité et de rudesse; et je crois que celui qui, en des circonstances de ce genre et traitant un sujet pareil, agira autrement, je crois, dis-je, qu'il succombera à la tâche de décrire le travail et les intentions des meilleurs, si souvent couronnés par l'injustice, tant d'élans vers le progrès moral, perdus dans l'indifférence ou la fureur, et l'af¬ franchissement d'un moment, suivi presque toujours d'un assujettissement plus dur. Ou bien il sera entraîné à altérer la vérité, et , pour chercher une consolation illusoire, à se repaître de so- phismes en changeant à son gré la nature des choses et en appelant progrès ce qui jusqu'à ce jour s'était appelé décadence. Si donc, dans le cours de cet ouvrage, il m'arrive de laisser paraître une indifférence ou une insensibilité que quelques-uns croiraient avoir le droit d'accuser, et si quelquefois je parle de ma patrie comme si elle 4 LA RÉVOLUTION. m'était étrangère, que l'on veuille bien réfléchir que la fortune qui veille à tout m'a mis un frein d'airain, sans lequel j'eusse été peut-être hors d'état d'accomplir la tâche que je m'étais réservée. Nous nous refaisions de notre histoire, une déesse Roma, une Minerve-Athèné, infaillible, toujours juste, toujours humaine. Ces idolâtries sont tombées, et, comme les autres, elles ne se relèveront pas. Nous voilà affranchis de notre paganisme. Sachons au moins, en perdant l'idole, chercher la vérité. Et de bonne foi, que nous a servi jusqu'à ce joui' la plus belle des rhé¬ toriques ? II. COMMENT LES FRANÇAIS JUGEAIENT LEUR HISTOIRE A L'APPROCHE DE LA RÉVOLUTION. Dans la France de l'ancien régime, écrire l'histoire de France était impossible. Cette histoire, avant la Révolution, n'avait été traitée par aucun grand esprit. Apparemment le récit de cette longue servitude semblait intolérable ou indigne d'intérêt. Non-seulement aucun de nos grands écrivains n'a.vait choisi ce sujet pour s'y enfermer, mais tous, au contraire, paraissaient s'être accordés pour en détourner les yeux. LES VŒUX. 5 11 en fut autrement lorsque la liberté eut com¬ mencé à paraître. Ce premier rayon se refléta dans ce sombre et stérile passé. Depuis 1820, ce fut une ému¬ lation entre les meilleurs esprits pour remonter à nos origines et étudier les siècles où l'on voyait alors les précurseurs de l'ère d'indépendance à laquelle on se croyait parvenu sans crainte d'aucun retour. Dans cet intervalle furent préparées ou achevées les œuvres qui devaient ressusciter le passé de la France. Si la liberté se perdait pour jamais, je tiens pour certain que l'intérêt attaché à nos origines se perdrait infailliblement. Les vastes travaux entrepris sur notre histoire seraient interrompus et abandonnés. Car qui se sentirait le courage, du fond d'une servitude présente, d'attacher son esprit à l'histoire de la servitude passée? Les écrivains dignes de ce nom chercheraient d'autres sujets qui leur permissent au moins de se distraire des maux connus par l'illusion ou l'espérance. A aucune époque on ne connut l'histoire mieux que de nos jours, et jamais on n'en fut moins éclairé. Nous savons parfaitement ce qu'auraient dû faire Annibal devant Rome, Brutus à Philippes, Etienne Marcel à Paris, Napoléon à Waterloo! Nous savons d'une manière non moins infaillible ce qu'auraient dû dire Mirabeau, Louis XVI, Danton, Robespierre, et le moment où cha¬ cun d'eux a failli. Nul ne nous trouvera en défaut sur ces points. Mais au sortir de là, s'il se trouve devant nous, non 6 LA RÉ VOL UT ION. pas demain, mais aujourd'hui, non pas ce soir, mais au moment même où je parle, la plus petite difficulté sous nos pas, nous hésitons, nous ne savons que résoudre ; ou plutôt nous nous précipitons follement et aveuglément dans le parti le plus mauvais, dans l'idée la plus fausse, la subtilité la moins ingénieuse, le piège le plus grossier. Et nous y restons embarrassés et plon¬ gés sans même essayer d'en sortir. Seulement, nous reprenons le fil de notre pensée et nous concluons avec une assurance magnifique : Si Annibal, Brutus, Étienne Marcel, Napoléon eussent fait ce que je disais tout à l'heure, ils n'eussent pas péri misérablement. Malgré le peu d'utilité que les hommes tirent de l'expérience passée, j'ai eu longtemps la pensée d'écrire une histoire de l'ancienne France pour le peuple. J'y ai renoncé, convaincu que la chose est impossible, à moins de remplir son esprit de colères et de ressenti¬ ments utiles en 89, stériles aujourd'hui. Cette histoire, si elle était vraie, ne pourrait que pervertir les simples. Comment décrire la vie intérieure des Yalois et même- celle de Louis XIY sans souiller des âmes que je suppose ingénues? Qu'importe au peuple une histoire où il ne paraît jamais? Haïr, toujours haïr, est-il donc si nécessaire de l'apprendre? Voici l'idée que les Français, au xvme siècle, se faisaient de leur histoire : le sublime épisode de Jeanne d'Arc, quelques lueurs çà et là, quelques figures séparées par d'immenses intervalles, Étienne Marcel, Coligny, LES VOEUX. 7 l'Hôpital, ne suffisaient pas pour remplir treize siècles. Et clans cette durée, un seul personnage, le bon plaisir, toujours debout, occupant, envahissant la scène! Qui pouvait supporter ce monotone tête-à-tête quand il n'était pas relevé par un art infini ? Au xie, au xiie siècle, les communes se montrent; c'est pour être extirpées. Au xme siècle, la décadence était déjà complète. Il est certain que ces révolutions communales avaient été l'œuvre de la partie riche des habitants des villes. Les prolétaires suivaient; mais, hélas! à aucun moment, ils ne créent rien qui ait eu vie, même d'un jour. Etienne Marcel fait d'admirables lois pour la liberté du peuple. Par malheur il n'y a pas de peuple derrière lui. Les paysans se soulèvent et tuent. On les écrase, et en voilà pour cinq siècles d'une nuit de servage. On a essayé de pavoiser l'histoire de France. Couleur fausse ! Ces tentatives ne pouvaient avoir qu'un succès de surprise. Elles rappellent ces Bastilles gothi¬ ques sur lesquelles on arbore, pour un jour, une ori¬ flamme de fête. Cette joie ne va pas à ces ruines; elles ne sauraient sourire. Le principal génie de l'historien doit consister, chez- nous, à nous déguiser le sujet, en substituer un autre, éloigner la pensée du réel, la promener au loin dans les choses de l'imagination. Mais cet art-là ne vaut rien pour le peuple. Il a besoin, au contraire, qu'on se tienne près des faits, et ce sont les faits qu'il faudrait 8 LA RÉVOLUTION. éviter. Le spectacle du pouvoir arbitraire toujours gran¬ dissant, le bien qui ne se produit que par le mal, le caprice perpétuel qui se joue de toute parole, le droit qui passe presque toujours par la porte du crime, ou du moins de la violence, c'est la pire des écoles pour des esprits encore neufs. Est-il donc si utile d'entrer dans la vie en chargeant sa mémoire et sa conscience de tout un passé esclave? A quoi cela sert-il, qu'à asservir d'avance les géné¬ rations futures? Il valait mieux fermer que d'ouvrir ce livre devant le peuple. Telle était l'opinion de La Fayette et des hommes de son temps. Ils soutenaient qu'il fau¬ drait commencer l'histoire de France en 1787; le reste, suivant eux, ne convenait qu'à des philosophes ou à des érudits. Singulière question ! y avait-il une constitution dans l'ancien régime? On l'a cherchée en 89, on la cherche encore aujourd'hui; un demi-siècle d'érudition a passé, et la question est restée au même point. On a eu beau fouiller le sol ; les meilleurs esprits se sont en vain consumés dans la recherche de cette pierre philoso- phale, il a fallu y renoncer. Sous des noms savants, ils n'ont trouvé que le bon plaisir. Les Anglais ont eu leur grande charte ; les Espa¬ gnols, leurs cortès; les Italiens, leurs républiques; les Belges, leurs communes ; les Hollandais, leurs états; les Allemands, leur réforme; les Suisses, leurs libres can¬ tons. Les Français n'ont eu, pour tradition continue, LES VŒUX. 9 que l'arbitraire. C'est là ce qu'ils se disaient encore en 88. Est-il étonnant qu'ils aient maudit leur histoire ? Les rois avaient aboli eux-mêmes tout ce qui eût pu servir de transition aux temps nouveaux. En abolis¬ sant les états généraux, ils avaient extirpé l'embryon des institutions libres. Ils avaient rompu l'échelle des temps, par laquelle la nation eût pu s'élever, sans secousse, à un ordre meilleur. Elle dut s'élancer et se précipiter, au risque de faire périr avec elle monarchie, clergé, tout ce qui la liait encore au passé. Si l'on veut tirer une conclusion de ce qui précède, la voici : ce que nous appelons l'ordre, c'est-à-dire l'obéissance sous un maître , et la paix dans l'arbitraire, est enraciné, chez nous, dans le roc, et renaît presque infailliblement de soi-même et de la tradition immémo¬ riale. L'ordre ainsi compris est protégé par les siècles; son antiquité travaille pour lui et fait sa sûreté. Mais la liberté est un roseau né d'hier ; et cette chose si nouvelle, toujours fragile, n'est jamais en plus grand péril qu'au moment où nous croyons la posséder le mieux. Tout le passé s'arme et travaille incessam¬ ment contre elle ; pour la sauver, il faudrait une nation qui ne dormît jamais. -10 LA RÉVOLUTION. III. L ANCIEN REGIME. Le cardinal de Richelieu, dans son testament poli¬ tique , décrit tous les abus du royaume. 11 les dénonce à la postérité ; en même temps il déclare qu'il vaut mieux les laisser s'invétérer, que d'essayer de les corriger, en ébranlant la machine tout entière. Qui eut pu extirper ces abus, si un tel homme ne l'osa pas? Voilà donc une nation condamnée à tout voir s'empirer chez elle, sans aucune espérance. Les choses, en effet, se corrom¬ pirent de plus en plus. Il arriva que le nœud gordien fut à la fin si inextricable, qu'il ne pouvait plus être dénoué que par le glaive. Quand on voit les hommes de la Révolution ramasser ce glaive, il ne faut pas oublie que la première responsabilité remonte à ceux qui leu léguèrent sciemment des maux inguérissables et de questions insolubles dans la paix. Des écrivains se font un devoir de ne tenir aucun compte des obstacles que la vieille France a opposés à la nouvelle. A ce point de vue, tout devient pour eux folie, crime, monstruosité. Ils font de la Révolution un point isolé dans le temps sans rapport avec le passé. Us prennent à partie l'esprit humain et le rendent res- LES VOEUX. 44 ponsable de ce spectacle déréglé, une histoire suspendue dans le vide, qui ne tient en rien aux époques anté¬ rieures. Mais cette monstruosité, c'est leur esprit qui la crée. La Révolution française, comme tout autre événement, a ses rapports avec ce qui l'a précédée; elle est sous le fardeau du passé de la France. Souvent elle le reproduit, même en le combattant. Ne pas voir ce lien, c'est nier l'âme même de l'histoire. Il est certain que si vous retranchez, comme vous le proposez, tout un côté des choses, la résistance, l'hos¬ tilité, les embûches que l'ancien régime opposait aux choses nouvelles, vous faites de l'histoire de la Révo¬ lution la folie même de l'esprit humain. Autant vaudrait, dans le récit d'une bataille, supprimer l'armée ennemie. Il resterait en rase campagne une armée qui s'élance¬ rait avec fureur contre des nuages de poussière, et combien de meurtres se commettraient dans cette mêlée ! ce serait la démence d'Ajax. Après avoir établi le succès comme la seule règle morale dans l'histoire de l'ancienne France, il était impossible que ce principe n'entrât pas dans l'histoire de la nouvelle. Mais là, comme il s'agissait de nous, on se montra étonné. Yous êtes surpris que les échafauds de 93 aient trouvé des apologistes. Pourquoi non? Pourquoi ceux qui ont glorifié ou exalté dans le passé tous les carnages prétendraient-ils n'avoir pas d'imitateurs? Si le succès est la seule règle morale dans l'ancienne histoire, faut-il 42 LA RÉVOLUTION. changer de maxime à ce point précis de 89 ? Cette date est-elle comme les Pyrénées : mensonge en deçà, vérité au delà? On a semé pendant quinze siècles d'histoire la fata¬ lité, et l'on s'indigne de recueillir la fatalité. La conscience humaine ne peut être exigée de l'his¬ torien à partir seulement cle telle année, de telle page. Yous avez posé des fondements ruineux pour toute morale. Vos successeurs n'ont fait que ce que vous leur avez appris à faire. Si le sang versé dans l'ancien régime est un bien, comment le sang versé dans la Révolution serait-il un mal? Appliquez la pitié, l'humanité à tous les temps, ou ne les exigez pas seulement quand il s'agit de vous. Si la France doit retrouver son génie, je tiens pour certain que le premier signe doit être de réviser la tra¬ dition nationale avant et après la Révolution. Boisguillebert jette le cri d'alarme en 1697. « La France a aujourd'hui la gangrène. » Vauban répète les mêmes choses, avec plus d'autorité encore et le même désespoir. Ainsi l'ancien régime était averti, il resta sourd. La foudre aurait déjà pu tomber en 1700; elle resta suspendue sur tout le siècle par l'extrême patience du peuple, et aussi pour tomber vers la fin avec plus de fracas. LES VŒUX. 13 IV. LOUIS XVI. En i77/i, avec Louis XVI, avaient paru un moment Turgot et Malesherbes comme l'espérance du nouveau règne; ils n'avaient fait que se montrer. Presque aus¬ sitôt l'on était retombé, avec M. de Maurepas, dans les décrépitudes des règnes précédents. Pourtant Necker, en 1781, avait porté un moment la lumière dans les ténèbres où l'on avait accoutumé de vivre. A cette lumière on avait vu le grand État courir à la banqueroute; et cet aveu passa pour une première faiblesse dans un gou¬ vernement qui, jusque-là, avait su ou cacher sa misère ou l'imposer. Le grand mot de déficit courut de bouche en bouche. Chaque année il grandissait, d'autant plus redoutable que tous l'évaluaient différemment. Mais il y avait un bien autre déficit de justice, de sécurité, de dignité. Tout le monde était d'accord sur celui-là; c'est ce qui faisait que le premier ne pouvait être comblé. Ainsi tous se sentaient embarqués sur un fleuve qui marchait à une chute de Niagara. Comme l'abîme attire ceux qui s'en approchent, le vertige était dans les hommes du pouvoir. M. de Calonne riait de cet 14 LA RÉVOLUTION. abîme; plus il en était près, plus il le bravait. Nul ne voyait encore que cette banqueroute pécuniaire, acceptée d'avance par les ministres, n'était que l'accessoire cle la banqueroute morale, religieuse, politique de tout le passé accumulé. Le premier personnage qui entre en scène est le parlement ; il réclame les états généraux de 1614 ; pour lui, le plus lointain avenir était de refaire une Fronde. Dans les années 1787-1788 la faiblesse de Louis XYI s'augmente de celle de son ministre de Brienne : des exils rapprochés qui n'effrayent personne, des triomphes ménagés à ceux que l'on tient pour adversaires, un par¬ lement errant et bientôt rétabli, une cour plénière instituée et presque aussitôt abandonnée, puis enfin le grand mot prononcé des états généraux, quand peut-être on pou¬ vait ajourner encore, voilà les marques d'un pouvoir qui se livre. Bientôt après on entre dans l'irrévocable. Alors la faiblesse sera aux prises avec la nécessité. Pour surcroît de périls, dans le même temps, les États-Unis d'Amérique naissaient; la France présidait à l'origine d'une nation libre, et elle avait mis elle- même la main dans ce berceau. On voyait sortir de l'Océan ce peuple nouveau; et les plus impatients, tels que le général La Fayette, répandaient cette étrange nouvelle que la France aussi pourrait surgir de son océan de servitudes. Celui qui avait le premier tendu la main à l'Amérique était Louis XYI. Tant on avait oublié que la liberté est contagieuse! Dans ce siècle LES VŒUX. 15 brillant, personne ne savait ce que nous avons si bien appris, qu'un régime né de l'oppression doit vivre par l'oppression ou périr par la justice. y. LOUIS XV; POUVAIT-IL EMPECHER LA LIBERTE DE NAITRE? Les politiques, qui ont trouvé tant de moyens d'é¬ touffer la liberté où elle est née, n'en ont encore trouvé aucun pour l'empêcher de naître et de faire explosion là où elle ne s'est montrée jamais ; ce problème existe encore en son entier. La patience des Français avait été si longue, que Louis XYI est excusable de n'avoir eu aucune défiance; il en était là en 1787. Deux ans plus tard, il devait être accablé par des esprits rebelles dont personne n'avait jamais ouï parler. C'est une de ces surprises que tout le génie du monde ne pourrait éviter. Par l'effet d'une servilité séculaire, il arrive qu'une nation ne donne aucune prise au prince contre les indi¬ vidus; car personne n'a eu occasion de se faire con¬ naître ou de se connaître soi-même. Yoilà l'état de la France, en ces mêmes années, à la veille de 89. 16 LA RÉVOLUTION. Que faisaient alors Barnave, Thouret, Sieyès, Ver- gniaud, Guadet, Roland, Danton, Robespierre et Mirabeau lui-même? Dans quelle nuit d'impuissance ils étaient plongés! Qui pouvait s'en défier? Si la main du pouvoir eût pu les arracher à cette obscurité et les détruire par la proscription, combien les accidents de la Révolution eussent été changés! mais ils étaient protégés par leur impuissance même; elle empêchait leurs personnes et leurs noms d'arriver à la connais¬ sance du gouvernement ; il était forcé de laisser grandir dans l'ombre ceux qui devaient le renverser; leur néant faisait leur sûreté. C'est là une des incapacités d'un pouvoir qui n'a jamais été contrarié ; il ne sait où chercher ses ennemis ; eût-il la massue d'Hercule, il ne sait où frapper. Il en est tout autrement d'un peuple chez lequel la liberté s'est développée; les personnes ont donné leur mesure, elles sont sorties de la foule. Il est possible de les saisir pour en faire un exemple de terreur qui augmente la docilité des autres. Beaucoup d'historiens estimeraient davantage Louis XVI s'il eût ensanglanté le milieu et la fin de son règne par quelqu'un de ces grands coups qui ont souvent retenti dans notre histoire. Je viens de montrer combien ce coup était difficile à frapper. D'ailleurs cette religion de la force, qui est devenue notre seule croyance, était loin de posséder à ce degré les hommes du xvme siècle. On se contenta en 1786 des représailles ordinaires LES. VŒUX. 17 contre les parlements : des exils à Troyes, des lettres de cachet; c'était là l'ancienne tradition dans les débats de ce genre. Le cardinal Dubois en avait tracé la tactique avec un cynisme autorisé par l'expérience. Le parle¬ ment céda, comme toujours; et, de bonne foi, qui pou¬ vait soupçonner que derrière lui il y eût un peuple? Jusque-là Louis XVI était encore maître de lui- même. Mais une fois que M. de Brienne eut accordé la promesse des états généraux, elle emporta toutes les imaginations; le roi ne fut plus que spectateur d'un mouvement qu'il avait déchaîné. En y réfléchissant, on verra que l'énergie n'était possible qu'au moment où il en montra le moins, c'est-à-dire, en 1787 et 1788. Cette occasion passée ne se rencontrera plus. D'ailleurs qu'eût pu faire le roi en 1788? Terrifier la France? l'armée s'y serait refusée. Exiler encore les parlements? mais les exils avaient été fréquents, et qu'avaient-ils produit? frapper les chefs populaires? j'ai déjà dit qu'ils s'ignoraient eux-mêmes. Il eût fallu frapper au hasard et souvent même ses propres amis. Si l'on accuse Louis XYI de n'être pas allé jusqu'au sang, je ne serais pas embarrassé de lui trouver encore d'autres excuses. Déjà les moyens d'agir commençaient à lui man¬ quer. Dans cette détresse, il chercha un appui. Il crut le trouver dans ces états généraux, institution illusoire, tombée en désuétude, où le prince et la nation allaient chercher également un refuge l'un contre l'autre.- i. 2 LA RÉVOLUTION YI. NECKER. La liberté était chose tellement perdue en France, qu'il fallut chercher à l'étranger l'homme qui pût la représenter. Genève fournit les deux hommes dont l'un a commencé la révolution et dont l'autre l'a fanatisée, Necker et J.-J. Rousseau. Necker porta l'esprit d'une petite république modérée dans l'immense monarchie de France. Il entreprit de guérir les maux d'une nation corrompue, par les règles qui maintiennent les états prospères. En peu de mois, il devait essuyer la popu¬ larité, la haine, l'oubli, et marquer, le premier, le chemin où presque tous devaient le suivre, suspect à la fois et au prince et au peuple. Il porta la sincérité dans les affaires, perdues d'une monarchie aux abois. C'était exactement la contre-partie de l'esprit de Mirabeau qui, jugeant les temps cor¬ rompus, voulait les dominer par leur corruption même. L'ovation de Necker devait durer aussi longtemps qu'il contraria la cour; dès qu'il voulut la défendre, le pu¬ blic le tint pour ennemi. On allait entrer dans des régions où il n'y avait plus rien à faire pour des esprits 9 LES VŒUX. 19 tempérés. La mesure était ce qui déplaisait à tous, les uns voulant tout garder et les autres tout envahir. Necker n'avait ni les vertus ni les vices que deman¬ daient des temps immodérés, et aujourd'hui la renommée ne sait encore où lui assigner sa juste place, dans une époque où tout devait être excessif. Vers la fin de son ministère, Necker entreprit une lutte ouverte au profit de Louis XYI. Il était trop tard. Les traits qu'il croyait provoquer contre lui n'atteignaient que le roi; rien de plus moral et de plus impolitique; il irrite le monstre et ne lui oppose aucune armure. Les amis et les ennemis de la révolution repoussent Necker, ceux-ci pour l'avoir déchaînée, ceux-là pour avoir voulu la retenir. VII. QUE LE PASSÉ SERVIT A AVEUGLER LOUIS XVI. Les royalistes sont bien sévères à ce moment pour Louis XYI ; sa faiblesse de caractère est le lieu com¬ mun de l'histoire. Mais en le supposant doué de l'éner¬ gie qui lui manquait, qu'aurait-il pu faire? Devait-il amuser l'opinion par une guerre lointaine? Celle que l'on avait faite au delà des mers, en Amé¬ rique, avait été un ferment de révolte. La gloire acquise 20 LA REVOLUTION. au loin avait éveillé une émulation de liberté avec l'an¬ cien monde. D'ailleurs, chose incroyable, après une si longue servitude, l'art d'abuser, d'aveugler les peuples était retombé dans l'enfance ; on croyait n'en avoir plus besoin, tant ils s'étaient montrés dociles. Le passé ne servait qu'à égarer Louis XVI. Il trou¬ vait sa sécurité dans l'obéissance continue de la nation, sous les derniers rois. Quel motif de croire qu'elle eût changé de tempérament? L'idée des états généraux n'avait du moins rien qui pût effrayer. Ils n'avaient jamais paru que pour fortifier le maître, et au premier signe ils s'étaient évanouis. Pourquoi ce qui avait toujours été ne serait-il pas encore? Et quelle raison de craindre ce qui avait été un remède si complaisant dans toutes les époques difficiles? L'ancienne servilité devenait ainsi un piège; elle aveu¬ glait le roi. Il eût fallu chez lui un génie incomparable pour deviner le péril à travers l'obéissance passée, et cela même ne lui eût servi qu'à voir de plus loin sa chute sans pouvoir l'éviter. Le peuple était si profondément enfoui, si enseveli sous les autres classes, que personne ne l'entrevit à ces premiers moments. Il était caché à tous les yeux dans ce gouffre sans fond. Necker ne songea qu'à la classe moyenne, et il crut la régir par le frein de la philo¬ sophie. Lorsque le peuple suivit ces premiers guides et qu'il se montra au jour, cela déconcerta tous les projets. A l'apparition de ce revenant ce fut une pre- LES VŒUX. 21 mière panique, car on était en droit de le croire mort. Necker se retire, l'émigration commence, le roi reste seul. VIII. AUTRE CAUSE D ERREUR. Telles sont les raisons que l'on peut donner pour excuser la complaisance de Louis XVI, si l'on ne veut pas tenir compte de la nécessité. A ces raisons on peut en ajouter une autre. Le roi et Necker crurent d'abord que le tiers état n'irait pas au delà d'une réforme matérielle ; en cela Necker fut dupe de sa propre science. C'est ce qui a aveuglé si aisément les écono¬ mistes : ils croient avoir tout prévu par des chiffres, et il se trouve qu'une valeur morale qu'ils n'avaient pas fait entrer dans leurs calculs change l'univers. Toute pensée qui se bornera aux combinaisons de l'économie politique sera infailliblement trompée dans les grandes affaires humaines. On serait trop heureux si elles se débrouillaient si aisément par le doit et l'avoir. Ceux qui ont voulu les ramener à ces deux termes seuls ont été abusés par cette simplicité même. L'espèce humaine est trop complexe, elle est mêlée de trop d'éléments divers pour que l'arithmétique seule suffise à expliquer 22 LA RÉVOLUTION. ou à prévoir sa marche. On ne fait pas cle la haute astronomie avec de l'arithmétique ou de la géométrie seulement; il y faut de bien autres accessoires. Que de sciences il a fallu inventer l'une après l'autre et mettre bout à bout pour s'élever à la connais¬ sance du système du monde physique! La plupart d'entre elles semblaient n'avoir aucun rapport avec les résultats auxquels elles devaient aboutir1. Une seule de ces sciences eût été entièrement impuissante; le concours de toutes a été nécessaire. Où l'une était épuisée, l'autre commençait. Si vous vouliez expliquer les révolutions des corps célestes par la seule météorologie, vous prendriez tous les astres pour des météores ; vous vous figureriez qu'ils sont régis par les lois de notre atmosphère. De même pour le système social : que de sciences il faut ajouter l'une à l'autre pour atteindre le vrai ! Si l'on voulait expliquer les révolutions humaines par la seule économie politique, il faudrait se figurer que les grands faits de l'humanité se sont accomplis dans la seule atmosphère de la richesse, de la production ma- !. Pour avoir une juste idée des mouvements des corps célestes, il a fallu l'observation, la géométrie (Pythagore, Euclide), la science des pesanteurs spécifiques, la mécanique (Archimède), la science de la chute des graves (Galilée), l'application des sections coniques (Keppler), l'application de l'algèbre à la géométrie (Descartes), le calcul différentiel (Fermât, Leibnitz, Newton), l'analyse (Euler, Lagrange), l'optique (Newton), le télescope (Galilée), la dyna¬ mique, la science du mouvement (Laplace), la météorologie. LES VOEUX. 23 térielle. On se ferait une idée fausse de presque toutes choses. Demandez à l'économie politique, à la météorologie, ce qu'elles renferment, et rien de plus. Admirables sciences qui ne peuvent se suffire à elles-mêmes. Malheur à qui croit découvrir par elles les révolutions célestes ou humaines ! C'est par une confusion de ce genre que le roi se laissa persuader qu'il n'avait affaire qu'à une question fiscale; dès lors il abandonne les rênes. Une chose montre à quel point l'inexpérience de la vie publique était arrivée ; ce sont les conseillers de fa royauté qui ont eux-mêmes amené la Révolution. La meilleure preuve qu'elle était inévitable, c'est qu'ils lui donnèrent ce qu'elle aurait eu toutes les peines du monde à conquérir sans eux. Il y avait des ferments, des passions, des idées qui s'agitaient confusément dans les esprits. A tout cela manquait un foyer : c'étaient des forces divisées; en les réunissant en une assemblée nationale, la vieille monar¬ chie montra qu'elle n'avait plus l'instinct de son salut ; elle faisait elle-même l'ouvrage de ses ennemis. En convoquant les états généraux, la royauté se jeta dans le gouffre. Necker crut qu'il dominerait la Révolution par la tribune; il donna à la Révolution la tête qui lui manquait encore. 24 LA RÉVOLUTION. IX. LA FRANCE A LA VEILLE DE 8 9. Un voyageur qui eût parcouru la France deux ans avant 89 eût vu, au sortir de Paris, de grandes routes royales, les plus belles d'Europe, de magnifiques ponts; mais au milieu de ces splendeurs, point de voyageurs ni de passants; point de circulation; la solitude à cent pas de la capitale. Partout où s'élève un château, les terres en friche, le plus souvent des bruyères; de rares chaumières; et dans les lieux publics où les hommes se rassemblent, un silence morne, obstiné; nulle expan¬ sion, nulle joie ; nulle plainte même, comme si les habi¬ tants des provinces n'eussent eu rien à se dire, ou qu'ils craignissent d'éclater s'ils commençaient à parler. Signe de résignation, de désespoir, ou présages de tempêtes. Nous nous représentons toute la France frémis¬ sante. Rien n'est plus faux. Le silence de l'ancien régime persistait dans les provinces; elles ignoraient ou attendaient. Un observateur de sang-froid a pu dire qu'elles eussent attendu « cent mille ans » avant de faire elles- LES VOEUX. 25 mêmes un changement. « Il faudra voir ce que fera Paris, » voilà le mot que l'on recueille partout, des Pyrénées aux Alpes, et des Alpes à l'Océan. Les Fran¬ çais, hors de la capitale, « n'osent avoir une opinion. » Quand je lis le voyage de Young, en 87, je reconnais, j'entends, je retrouve à chaque mot la France rurale que j'ai connue. Combien le dedans de l'homme a peu changé! 11 n'y a au monde que la liberté ou une foi nouvelle pour renouveler les hommes. Déjà la tête s'agite, fermente, et les membres restent encore insensibles. C'est par la famine que la Révolution se montra d'abord aux provinces. Elles ont l'inspiration de la misère; elles souffrent, elles en ont l'habitude immémoriale. Elles sont lentes à espérer, tant elles sont accoutumées à être déçues. Comment croire que le fardeau qui les accable de père en fils puisse enfin être rejeté ! Sans doute c'est là une de ces promesses dont elles ont été si souvent amusées ; elles ne retomberont pas aisément dans l'embûche de l'espérance; l'excès de leurs maux est le seul sentiment qui les remplit. Mais y porter remède, comment y songer? Cette pensée ne peut naître chez elles. Malheur aux partis qui se tromperont à ce premier point de départ, et qui prendront les provinces pour base ! Ils s'appuieront sur le vide. Cependant, quand la nouvelle de la convocation des états généraux tomba au milieu de ce monde enseveli, ce fut un miracle de renaissance. De leur profond som- 26 LA RÉVOLUTION. meil, les provinces passèrent à une ivresse de joie. Sous cette enveloppe de mort il se trouva partout, dans la moindre bourgade, des hommes tout préparés pour écrire dans les cahiers les longues plaintes des géné¬ rations passées et les vœux de l'avenir. Les forces vives avaient été conservées, on ne sait comment, dans la léthargie séculaire de la France. En arrivant à Paris, le doute cessait. Dans chaque conversation on sentait qu'une révolution était là, immense, inévitable; personne ne pouvait dire ce qu'elle serait; tous la hâtaient de leurs vœux ou de leurs inquiétudes. Le mot de liberté était prononcé ; mais aucune idée distincte n'y semblait attachée : désir, pressentiment vague d'un bien qu'on n'avait jamais connu. Quant au peuple, tous l'ignoraient également, ce qui. faisait que les grands ne le craignaient pas et que les petits ne s'en enorgueillissaient pas. Un étranger, en 89, a remarqué, dans les premières journées, combien les hommes du monde mêlaient de rires, de nonchalances, de propos insipides, d'indiffé¬ rence réelle ou jouée, aux événements où toute la destinée se préparait. Ils semblaient assister au début d'une tragédie nouvelle bien plutôt qu'à une révolution ; soit qu'ils ne crussent pas encore à ce qu'ils voyaient, soit qu'ils pensassent que le rideau allait se baisser et tout rentrer dans la coulisse. Ce n'est que plus tard, au premier sang versé, que cette noblesse rieuse parut enfin prendre sa ruine au sérieux. Alors elle passa LES VŒUX. 37 prompteraent à une autre extrémité, de l'insouciance à la terreur. Gomment l'ancien régime n'aurait-il pas été détruit dès qu'il fut attaqué? Nulle communication entre les nobles des provinces, point de moyens de se concerter hors de Paris : l'ancienne servitude, qui avait tout dés¬ uni, avait rendu tout fragile. X. VOEUX DU TIERS ETAT. Le premier caractère des cahiers du tiers état, en 89, c'est qu'aucun de ses vœux ne s'appuie sur un précédent de l'ancienne France. Tous reconnaissent que • - le passé n'a rien à enseigner ni à léguer au présent. Une nation obligée de renier son histoire, voilà le point de départ. Second principe : Que la loi soit enfin une loi, et non plus un jouet pour l'autorité. La pensée qui ressort de chaque ligne, le fond même de ces vœux, le cri unanime de cette nation est d'échapper enfin au pouvoir absolu, à l'arbitraire, sous quelque nom qu'il se cache. Tel est le but que s'assignent ces voix parties de chaque point du royaume. C'est le cri de toute la terre de France. 28 LA RÉVOLUTION. On voit une nation altérée, depuis des siècles, de droit, de garanties, de franchises ; et comment a-t-on pu dire que la France ne se souciait pas alors de liberté, lorsque ce mot se retrouve à chaque page des cahiers de 89? Qui eût pensé qu'on lui eût contesté jusqu'à ce désir même d'un bien inconnu? C'est en se reportant à ces vœux que la postérité peut voir si elle les a ou réa¬ lisés ou fraudés. Tout cela descend et se précipite d'une haute source. Un idéal nouveau de la nature humaine, un fond d'enthousiasme réglé et déjà codifié, un peuple qui se sent dépouillé cle tout, digne de tout! Que l'avenir est beau clans cette première vue de la France! C'est le tableau dans l'esprit du peintre, la création dans la pensée du Créateur. Quand le dégoût l'emporte et que la plume me tombe des mains, je relis ces cahiers de 89; je vois tout ce que la nature avait mis originairement de beau et de vraiment noble dans l'âme des Français. Je vou¬ drais qu'on fît un nouveau recueil de ces vœux. Les Français compareraient ce cju'ils sont devenus avec ce qu'ils avaient promis d'être. Combien ils seraient souvent étonnés! Si jamais il pouvait être question d'une régénération véritable, c'est encore par ces monuments qu'il faudrait commencer. Ce devrait être le manuel de chaque ami de la liberté1. \. Pendant que j'exprimais ce désir, il se réalisait déjà dans l'ou¬ vrage si justement estimé de M. Chassin, Le génie de la Révolution. LES YCJËÛX. 29 Ces législateurs inconnus, ces petits notables de province ont trouvé les plus belles paroles de la langue française. Lisez ces mots des cahiers de Toul ; quel langage nouveau et si vite perdu pour toujours! « Il est une monnaie idéale, mais puissante, bien précieuse et bien chère dans un royaume comme la France : c'est le trésor de l'honneur, trésor inépui¬ sable, si l'on y sait puiser avec sagesse. Les états généraux rendront au peuple et à la postérité un ser¬ vice signalé s'ils trouvent moyen de refrapper cette monnaie nationale. » Dans ces souhaits, la nation française ne pressent ni obstacle ni refus de la part de la royauté, de la noblesse ou du clergé; il semble qu'il suffise de vouloir. De là, nulle précaution contre les difficultés. La nation se retrouve; son désir équivaut pour elle à la toute-puis¬ sance. C'est le « Dieu le veut! » de la nouvelle croisade. Qui oserait s'y opposer? Et il faut ajouter que sous cet enthousiasme il y a un très-grand fond de raison ; point d'utopies ni d'imaginations, un sens très-pratique, le plus souvent même très-modeste. Mais, dans ces termes-là, on n'àdmet pas, on ne suppose pas qu'une puissance quelconque empêche ces souhaits de devenir sur-le-champ des réalités. Chose plus remarquable ! Le long esclavage n'a laissé aux Français aucune vile empreinte. Un moment de fierté naïve, un noble aveu ont tout effacé. Dans l'expression réfléchie de ce qu'ils veulent être, ils coin- 30 LA RÉVOLUTION. mencent par se dépouiller de la vanité, ils se montrent à nu ce qu'ils sont. Us ont de la fierté, ce qui a manqué à presque toutes les autres époques. Us avouent que la France a toujours été esclave, mais ils sont résolus à ne plus l'être. C'est absolument le contraire de ce que l'on a vu plus tard, quand les Français, par un faux point d'honneur et une érudition plus fausse encore, ont voulu tirer vanité de leur servitude passée. Alors ils ont démontré qu'ils ont été toujours plus ou moins libres, du moins que leur esclavage valait mieux que l'indé¬ pendance des autres. Us ont découvert mille raisons de se glorifier même des époques où ils avaient été le plus abaissés ; et à mesure qu'ils se vantaient ainsi du passé, ils acceptaient avec plus de complaisance la servitude dans le présent. Bientôt les orateurs des assemblées commenteront ces paroles ingénues et ces premiers vœux de la France ; mais l'éloquence de Mirabeau lui-même ne surpassera pas la force native de ces grands textes, fournis par la conscience de toute une nation. Il faut remonter aux législateurs antiques pour trouver un pareil accent de la force des choses, car ces vœux sont bien plutôt des commandements ; ils éclatent comme la trompette qui fait crouler les vieilles murailles. D'un bout de la France à l'autre partent des échos qui se répondent : Rennes : « Que la féodalité soit abolie ! » Le Nivernais : « Les plaintes du peuple se sont LES VŒUX. 31 longtemps perdues clans l'espace immense qui les sépare du trône. Yoilà ce qui a perpétué jusqu'à nous la servitude dans laquelle ont gémi nos pères. » Montforï l'Amaery : « Que la Bastille soit dé¬ molie! » Saint-Sever : « Que la presse soit libre ! » Quelquefois, un mot seul révèle le gouffre. Yoici le paysan qui surgit de sa glèbe : « Qu'il soit permis aux Français d'arracher les herbes dans leurs champs en tous temps ! » Les vers de terre eux-mêmes relèvent la tête. Les serfs du mont Jura prennent une voix d'homme; on les entend crier à leur tour : « Si nous sommes des hommes, les lois doivent nous protéger comme eux. » C'est là qu'on voit l'esprit français dans ses qualités éminentes : justesse, précision, sagacité, rapidité; le remède partout appliqué au mal, sans sophisme et sans emphase. C'est un grand vaisseau échoué, où chacun travaille de sang-froid à réparer le dommage et sans crainte de la tempête. Que de lumière! que de raison! que de ressources infinies ! et ne dites pas que tout cela est l'œuvre de quelque grand homme inspiré ou d'une minorité d'intelligences choisies. Non, c'est la nation entière qui travaille à régénérer et sauver la nation. Quand on s'en tient au tiers état, il y a une telle cohésion dans ses requêtes impérieuses, une si grande unité, que l'on ne voit pas comment il serait possible 32 LA RÉVOLUTION. de résister à ces trompettes de Jéricho. Dans ces récla¬ mations collectives, où trouver le germe des discussions futures? La bourgeoisie parle pour la glèbe, et à ce point de vue la Révolution semble aisée, tous les efforts allant au même but. Mais il existe deux autres ordres, la noblesse et le clergé; comment leurs projets s'accorderont-ils avec celui du tiers? Qui fera les concessions? Le problème ainsi posé, peut-il se résoudre par la science politique, sans le concours de la violence et du hasard? C'est ce qu'il s'agit de voir. XI. VOEUX DU CLERGE ET DE LA NOBLESSE. II est facile de voir, dans les cahiers du clergé et de la noblesse, qu'ils sont moins impatients de change¬ ments. Mais ils s'y prêtent, ils s'y confient; chacun d'eux a quelque chose à exiger. D'ailleurs ces deux ordres ont été plus ou moins entraînés vers les tenta¬ tions de l'avenir, par un esprit qui ne vient pas d'eux, qui les domine et les emporte sans qu'ils s'en rendent compte ; où le noble, le prêtre ne sont pas en jeu, reste l'homme. Celui-ci est emporté vers la raison et la justice par un souffle d'humanité auquel il se confie. LES VOEUX. 33 Que de vœux, qui sembleraient aujourd'hui déma¬ gogiques, émanaient de la noblesse!. Péronne, Montdidier et Roye : « Que les juges soient dorénavant nommés par le roi, sur la présenta¬ tion du peuple. » « Que tous les membres des cours souveraines et autres tribunaux soient choisis au concours et sanc¬ tionnés par le roi. » Quanta l'égalité devant la loi criminelle, qui l'a mieux proclamée que la noblesse de Clermont en Beauvoisis : « Le crime étant un, il ne doit y avoir qu'une loi pour condamner les coupables; de quelque rang et classe qu'ils soient, point d'exception pour les coupables. » Alençon : « Que l'usage abusif des commissions • en matière criminelle soit proscrit à jamais et sans restriction, et que tous juges ou autres qui accepte¬ raient de pareilles commissions puissent être poursuivis comme prévaricateurs et coupables d'attentat à la liberté publique. » Les trois ordres s'entendent pour demander les mêmes réformes civiles : unité de législation, suppres¬ sion de la juridiction des intendants, publicité des tri¬ bunaux, égalité et adoucissement des peines, admission de tous aux emplois, répartition égale des impôts. Il n'est pas un seul des principes nouveaux de la société civile qui ne se retrouve à peu près dans les mêmes termes chez le prêtre, le noble ou le bourgeois. I. 3 34 LA RÉVOLUTION. A proprement parler, la noblesse ne se réserve que ses privilèges honorifiques, c'est-à-dire tout ce qu'elle a gardé. La différence tend si bien à s'effacer, que la noblesse d'Alençon demande à porter un cordon ou écharpe pour pouvoir se reconnaître. Par ce qui vient d'être dit, on voit que les réformes matérielles et civiles naissaient d'elles-mêmes. Tout le monde y consentait dans les finances, les impôts, l'agriculture, le commerce. L'égalité devant la loi était à peu près acceptée. La Révolution sociale se faisait du consentement de tous. La noblesse et le clergé ne pré¬ tendaient pas s'y opposer ; pour faire passer dans la loi des vœux à peu près unanimes, il n'était pas besoin de si prodigieux efforts et d'une telle effusion de sang. Supposez que la France, se connaissant mieux, se fût proposé dès l'origine ce qu'elle a obtenu, elle n'aurait pas eu besoin de la Révolution. En ramenant chaque chose à l'intérêt fiscal, en se proclamant égaux sous un maître, on eût écarté ce qui complique tout dans les choses humaines, la dignité, la sûreté person¬ nelle, la fierté du citoyen, l'élément moral. On se serait épargné facilement des maux innombrables. Mais on voulut faire entrer l'âme dans les affaires; on y fit entrer les tempêtes. Les Français se mirent en tête d'être libres; la liberté apporta le glaive dans le monde. Le reste, ils l'auraient obtenu sans tirer l'épée. Ce sont là des choses sur lesquelles on ne peut trop insister, puisque tant d'écrivains de nos jours ont décou- LES vœux. 35 vert je ne sais où que les Français de 89 ne se sou¬ ciaient pas de la liberté publique. C'est pour la liberté, et pour elle seule, que toutes les journées de la Révo¬ lution ont été faites, le sol ébranlé, les fleuves de sang versés. C'est pour elle et non pour autre chose que tant de millions d'hommes sont morts. Le progrès des droits civils ne demandait rien de pareil. C'est elle qui brouilla tout, perdit tout. Les Fran¬ çais entrent en révolte contre la suite entière de leur histoire. Une génération se retourne contre le passé. Ces mille trois cents ans, comme on disait alors, se redressent contre elle avec fureur. Dès que la liberté se montra, toute l'ancienne histoire se souleva pour la repousser, la guerre fut dès lors au fond des choses. Dans cette lutte inégale, que deviendra la génération rebelle de 89 ? le danger ne la poussera-t-il pas au désespoir, le désespoir à la fureur? et, dans cette confusion, le pouvoir absolu n'a-t-il pas toute chance de renaître de lui-même? Déjà on eut pu pressentir que les Français ne recouvreraient la paix, ou du moins son semblant, qu'en renonçant à cette ambition inconnue avant 89, c'est-à-dire à la chose même pour laquelle ils faisaient une révolution. i Tout était facile dans l'ordre civil, tout parut im¬ possible dans l'ordre politique ; la France se trouva avoir à vaincre la France. Jusque-là, la multitude s'était ralliée au pouvoir royal ; elle avait l'habitude de tout recevoir de ses mains ; elle se relève et veut se hausser 36 LA RÉVOLUTION. au niveau de son maître; voilà la guerre inévitable» La constitution politique qu'il semble si facile d'écrire sous la dictée des auteurs des cahiers, c'est-à- dire de tout le peuple, sera effacée à mesure qu'elle sera composée ; la postérité n'en connaîtra que l'ombre. Ainsi tombent d'avance les subterfuges de la posté¬ rité, si elle, prétend jamais concilier le pouvoir absolu et la Révolution, comme si la Révolution n'avait pas été faite pour abolir le pouvoir absolu ! Je veux faire une hypothèse étrange. Je suppose que le tiers état, en 89, se fût résigné à la dépendance et à l'égalité sous un maître, il eût trouvé l'appui de ce maître dans presque tous les cas. Et que pouvaient dès lors contre le tiers les deux autres ordres désarmés, souvent désunis, que leurs propres concessions entraî¬ naient forcément à des concessions nouvelles? Rien n'est plus vrai, à ce point de vue, que de dire que les assemblées provinciales de Necker, en se développant, suffisaient à garantir l'avenir, tel que nous l'avons fait ou accepté. Les réformes civiles se seraient accomplies de concert avec la monarchie, qui en avait pris l'initiative. Le malheur est que le tiers état ne se contenta pas de l'égalité sociale; il prétendit sortir du néant et entrer dans la vie publique, non point en apparence, mais en réalité. 11 voulut de plus une constitution véri¬ table qui l'affranchît de tutelle ; il osa vouloir être libre, chose que personne n'avait prévue et qui passa bientôt LES VOEUX. 37 pour un monstre. Dès lors tout devient obstacle, ini¬ mitié. Il se brouille avec le pouvoir absolu , son ancien allié, et il a contre lui la force accumulée des temps; il s'arme contre son histoire; il s'aliène la royauté, et celle-ci cherche ses appuis dans la noblesse et le clergé. Alors on se sent embarqué sur des mers inconnues d'où personne n'est retourné. La tempête arrive de tous côtés. On se repent des vœux qu'on a faits contre soi- même. Chacun revient en toute hâte à sa nature, la noblesse au culte de la monarchie absolue, le clergé à l'intolérance. De tant de paroles de conciliation, il ne reste que la force des choses. Le peuple demeure seul; cet isolement l'exalte, et la guerre intestine et étran¬ gère sort de ces mille vœux qui tous étaient pour la concorde. La nature a mis un bandeau sur les yeux des nations, et cela est heureux. Elles ne s'imaginent pas combien elles simplifient leurs affaires, quand elles renoncent à la liberté qui seule rend les choses difficiles en y faisant ■entrer la dignité humaine. Ne divulguons pas trop ce secret; si elles le savaient, elles se referaient toutes esclaves. 38: LA RÉVOLUTION. XII. VOEDX DES NON-CATIIOLIQUES. — PREMIÈRE INCOMPATIBILITÉ. Dans ces vœux quels étaient les éléments incompa¬ tibles? J'ose dire qu'ils se réduisaient à un seul, l'into¬ lérance radicale du clergé. Ses cahiers s'ouvrent par des demandes d'oppression contre tous les non-catho¬ liques. Le clergé se plaint de l'adoucissement apporté aux persécutions contre les réformés ; il accuse l'édit de 87 de leur avoir accordé les droits civils et surtout le mariage. Il veut les maintenir au ban du genre humain; c'est la voix du moyen âge qui couvre la voix du monde moderne. Vous apercevez là une des difficultés im¬ menses de la Révolution française; le clergé national maudit, où les autres bénissent. Voilà les projets, les pensées qui se heurtent, les impossibilités qui naissent. Avant le combat, la haine. Clergé de ..Paris : « Qu'il n'y ait qu'une religion dominante. » Évreux : « Que la religion catholique, la seule véri¬ table, soit la seule reçue en France. » Metz : « Tous les ouvrages de librairie continueront d'être soumis à la censure. » LES VOEUX. 39 Mantes et Meulan : « Un comité ecclésiastique sera chargé de dénoncer légalement les ouvrages opposés à l'Église, et sur cette dénonciation, le ministère public procédera. » Ainsi, déjà la menace, l'accusation, la violence contre la pensée. Une partie de la France parle au nom du moyen âge"; une autre, au nom de la philosophie moderne. Quelle puissance pourra les accorder? la force. Mais qu'est-ce que la force dans les choses de l'esprit? Une chose pourtant diminuait la difficulté. Les non- catholiques avaient été si écrasés que leurs plaintes n'étaient plus entendues par personne. Dans tout le royaume, qui se souvient des fugitifs religionnaires ! 11 sort un faible murmure de la Rochelle, de Nîmes et . des Cévennes si bien réduites au silence par les dragon¬ nades; mais aucun écho ne le répète. Encore, clans ce murmure, vous ne pourriez distinguer la demande formelle d'un culte autorisé pour les protestants. Ce sont comme des membres disloqués par une torture sécu¬ laire, et cl'où sort un tressaillement plutôt qu'une prière. Le moindre serf du mont Jura, comme nous l'avons vu, parlait alors plus haut que toutes ces vail¬ lantes églises de la réforme. Ce n'est pas elles qui pré¬ tendront donner le moindre embarras aux trois ordres, d'où elles sont exclues. Pas même des vœux distincts, Elles n'oseraient parler en leur nom ; il faut que leurs supplications passent par la bouche de leurs ennemis; car la persécution a supprimé jusqu'à l'embarras de 40 LA RÉVOLUTION. la plainte, tant les longs supplices, les exils, les bar¬ baries de tout genre ont exténué ou refoulé chez les opprimés le sentiment du droit. Tout ce que l'on accordera de répit aux protestants sera reçu par eux, non comme une dette, mais comme une grâce ; et il est de fait que les protestants se sont trouvés seuls muets, dans un moment où les pierres mêmes ont crié contre l'iniquité. Les bourreaux avaient bien fait leur œuvre; les supplices n'avaient pas été si impuissants que nous le prétendons aujourd'hui. Par là, il faut avouer que les églises réformées, ainsi accablées, anéanties, ne purent aider en rien à la Révolution. Je montrerai plus loin que ce fut une de ses misères. Que les protestants prennent garde de ne pas être ingrats! Il aurait fallu, disent-ils quelquefois, user en 89 de plus de ménagements envers le catholicisme. Y pensent-ils? le premier de ces ménagements aurait dû être de les retenir sous l'ancienne oppression, puis¬ que c'est là le point sur lequel les cahiers du clergé sont unanimes. Les protestants oublient aujourd'hui les pro¬ scriptions, la servitude, les supplices de leurs pères. Les hommes de la Révolution s'en sont souvenus, et ils se sont brouillés par là, dès le premier jour, avec le catholicisme. Est-ce aux protestants à les en accuser? Au reste, sur presque tous les autres points, la vieille société se défaisait elle-même; il était impossible qu'elle durât, puisque les privilégiés condamnaient LES VŒUX. 44 eux-mêmes leurs privilèges. Les immenses concessions qu'ils faisaient spontanément entraînaient celles aux¬ quelles ils se refusaient encore. Comment clone ces vœux, qui s'accordaient si bien en théorie sur tant d'objets, devinrent-ils des éléments de guerre, dès que les hommes furent en présence dans la Constituante? Comment la haine fit-elle si vite place à l'ardeur mutuelle de justice? Les mêmes hommes qui s'entendaient quand ils étaient loin les uns des autres, se déchirèrent dès qu'ils furent rassemblés. Sans doute que la vue réveilla chez eux le souvenir des inégalités séculaires; les petites causes de haine, imperceptibles lorsqu'ils étaient séparés, se grossirent et devinrent des incompatibilités absolues dès qu'ils se touchèrent. Les nobles avaient imaginé un tiers état résigné, suppliant, reconnaissant; le tiers état, une noblesse de sages et de philosophes. L'imagination, l'illusion avaient joué un grand rôle dans ces premières espé¬ rances; le contact immédiat, la présence replacèrent chacun clans la réalité. On se vit, l'ancienne aversion reparut aussitôt. La dispute des ordres, sur le vote par tête, fit éclater toutes les haines; c'était déjà la guerre. La royauté entre en cause. Jusqu'ici nous n'avons vu encore que des suppliants. Ils s'accordent sur beaucoup de points; mais comment seront-ils accueillis, dès le premier jour, parle pouvoir qu'ils tendent à dépouiller? Ce pouvoir, menacé par les vœux des uns et des autres, ne cherchera-t-il pas d'abord à les brouiller entre eux? 42 LA RÉVOLUTION. La politique de désir va se rencontrer"avec la seule force réellement organisée, la monarchie. Ici l'on sort des espérances, des souhaits, des chimères. L'histoire com¬ mence, et la lutte avec elle. LIVRE DEUXIÈME. LES ÉTATS GÉNÉRAUX. I. VUE GÉNÉRALE. DE L'ACTION DES MASSES ET DE L'iNDIVIDO DANS LA RÉVOLUTION. Si l'on recherche la part de l'individu et celle des masses dans la Révolution française, voici le résultat auquel on est conduit, et il s'applique à toutes les révolutions humaines. D'abord, au milieu du silence, des ténèbres et de l'assujettissement de tous, on voit quelques hommes subitement éclairés d'une lumière qui semble sortir d'eux-mêmes. Us sont comme les cimes de l'humanité, qui rayonnent sous un soleil invisible quand le reste de la terre est encore dans les ténèbres. Si ce petit nombre d'hommes disparaissait, la nuit seule s'étendrait sur tout un siècle. Otez du dix-huitième siècle Montes¬ quieu, Voltaire, Rousseau, Buffon, Diderot, Turgot; et 44 LA RÉVOLUTION. dites ce que devient alors l'esprit humain ! Aux clartés de ce premier groupe, s'éclaire, s'échauffe, s'allume un groupe plus nombreux, mais qui n'est encore qu'une imperceptible fraction, au prix de la multitude; et ce sont ceux-là qui commencent à agir sur elle, à l'exci¬ ter, à la provoquer. Us font descendre sur ce froid limon une partie du feu sacré qui les dévore. Longtemps, la foule en apparence inanimée résiste à toutes les excita¬ tions des esprits supérieurs. Elle ne peut s'échauffer d'un si noble feu et elle les désespère par son inertie ou son incapacité. C'est le temps clés plaintes de Vol¬ taire, des encyclopédistes, de d'Alembert, de Mably, de Mirabeau dans sa jeunesse, de La Fayette à la réunion des Notables. Tous ceux qui se sont hâtés s'indignent de la lenteur que les masses mettent à les suivre, ou même à les comprendre. Époque de 1770 à 1788. Enfin, une partie de la masse a ressenti l'effet de cette longue incubation du génie. On dirait qu'une âme a pénétré ce qui n'était auparavant qu'une inerte argile. Les secrets, les aspirations de quelques-uns, en deve¬ nant l'âme du plus grand nombre, lui apportent à la fois la chaleur, la vie, le mouvement, l'audace. C'est la foudre qui a allumé toute une forêt; et comme la masse a été lente à s'animer, comme elle n'a d'abord suivi que de loin et en rampant ses hardis initiateurs, maintenant c'est elle qui les devance. Elle est enivrée de cet esprit si nouveau; elle ne peut se l'expliquer, ni le contredire, ni l'arrêter. Il l'emporte, et par delà LES ÉTATS GÉNÉRAUX. 45 toutes les barrières qu'avaient assignées ceux qui les premiers le lui ont révélé. Les peuples dépassent alors leurs initiateurs en har¬ diesse. Les timides deviennent les téméraires, et les téméraires deviennent les timides. De l'audace, de l'audace, et encore de l'audace! Ce mot, prononcé d'abord par le chancelier Bacon, est retrouvé par Dan¬ ton; il devient la devise de tout un peuple. 1/t juillet, 20 juin, 10 août. Quand des masses sont ainsi déchaînées, qui pourra désormais les arrêter? Sans doute elles parcourront la terre en trois pas, comme les dieux d'Homère. Mais c'est là une apparence trompeuse. Car, si par l'effet d'un piège bien tendu, ou par la lassitude qui s'empare des meilleurs, ou parce qu'ils se sont entre-tués, ceux qui conduisaient le peuple viennent à disparaître, alors voici l'étonnant spectacle auquel vous assistez, et c'est la fin de la Révolution. Privés de ceux qui leur donnaient l'impulsion et la vie, les peuples déchaînés, devant lesquels la terre semblait trop petite, s'arrêtent. C'est un fleuve privé de sa source, il s'épuise promptement. Un désespoir subit s'empare de la mul¬ titude. 10 germinal, 1er prairial. Comme si les peuples n'avaient reçu qu'une vie empruntée, ils la perdent en perdant leurs anciens chefs. Cette matière incandescente se refroidit peu à peu, depuis qu'elle ne reçoit plus chaque jour les 46 LA RÉVOLUTION. rayonnements des grandes âmes qu'elle a laissé périr. Et par degrés elle retombe à l'état d'inertie d'où elle avait été tirée. Dans ces moments, vous pouvez faire tout ce que vous voulez de cette matière refroidie. 18 fructidor, 18 brumaire. L'âme semble l'avoir quittée, elle paraît morte. Et elle subit, en effet, toutes les conséquences de cet état, jusqu'à ce que de nouveaux individus surgissent qui lui communiquent avec leur propre énergie une vitalité nouvelle. Cependant, ne croyez pas que ces masses, même en rentrant dans l'inertie, retombent dans l'état antérieur où la Révolution les a trouvées. Ce long travail sanglant n'a pas été inutile; elles en ont subi l'empreinte, elles ont reçu une foule de germes maintenant invisibles, mais qui n'attendent que l'occasion d'éclore. En un mot, quoique semblables en apparence à ce qu'elles ont été, les masses du peuple sont à bien des égards tout le contraire. Elles sont jetées dans un moule nou¬ veau , il en sortira une société nouvelle. C'est ainsi que dans les révolutions du globe il y en a qui semblent englouties. Presque tout ce qu'elles ont produit d'organisations vivantes a péri, et ce qui en reste a l'apparence d'un immense sépulcre. Tous croi¬ riez à l'avortement d'un monde. Mais ces époques, en périssant, ont laissé dans leurs ruines des germes de vie ; des individus plus puis- LES ÉTATS GÉNÉRAUX. 47 sants ou plus favorisés ont survécu ; et au premier réveil de la nature vivante, paraissent de nouveaux types d'organisation et des faunes nouvelles. Dans ce monde qui surgit, il y a les analogues et les représentants des organisations antérieures. Tout se lie au passé, et cependant presque tout est nouveau. Dans les révolutions humaines telles que la Révo¬ lution française, la merveille de la vie sociale ne se développe pas autrement. Après le travail des passions et des choses, l'inertie, le sommeil, l'asservissement. Au premier aspect, les hommes peuvent se croire reje¬ tés dans l'ancien monde, mais il a été brisé par une main toute-puissante, et rien ne peut le refaire. De là des formes imprévues, des esprits qui semblent n'avoir pas d'ancêtres, des organisations sociales, des œuvres sans tradition comme sans précédent, et, si j'osais le dire, une faune humaine presque entièrement nouvelle. Après la chute de la Révolution, depuis le 18 bru¬ maire, on revoit, il est vrai, des analogues et des représentants de tout le passé. 11 semble que l'on est revenu au point de départ avant 89 ! Noblesse d'épée, hiérarchie, centralisation, intendants sous le nom de préfets, pouvoir absolu sous le nom de dictature per¬ pétuelle. Les vieilles formes sociales et politiques repa¬ raissent l'une après l'autre; plusieurs imaginent, espè¬ rent, craignent un retour aveugle dans le moule du passé. Mais c'est là une illusion de l'esprit. Le moule des 48 LA RÉVOLUTION. choses humaines, aussitôt que brisé, a été recomposé sur un type différent; il n'appartient à personne de s'y opposer. Les organisations qui ont disparu une fois ne reparaissent plus. De la monarchie de Louis XIY à la monarchie de Napoléon, il y a aussi loin que de l'élé¬ phant velu de Sibérie à l'éléphant de nos jours. Entre les uns et les autres, il y a un déluge. Ces organismes sont séparés par une révolution, qui a changé les conditions de la vie, en descendant jusqu'aux entrailles du globe. Il ne dépend pas de l'homme de l'en extirper, quoi qu'il fasse. Ainsi, quand l'espérance a disparu du cœur de l'homme, elle jaillit, de nouveau, du sein le plus pro¬ fond de la terre. II. LES SOCIÉTÉS POPULAIRES. — LES FRANÇAIS PUNIS DES FAUTES DE LEURS PÈRES. Dans un pays toujours esclave, les livres n'eussent jamais suffi à réveiller les masses du peuple. Après que les grands écrivains du xvnie siècle eurent achevé de paraître, la Révolution n'était accomplie que dans quelques esprits. Comment la faire descendre dans le cœur du plus grand nombre? La religion nationale, LES ÉTATS GÉNÉRAUX. 49 qui partout ailleurs a été le vrai moyen de populariser toute chose, était en France l'adversaire naturel des innovations. Il fallut donc chercher une autre voie pour répandre la vie nouvelle. Jamais les livres ne produiront une révolution durable, si l'on n'y ajoute la parole pu¬ blique. C'est elle seule qui porte et communique la vie. L'orateur, le prédicateur, le missionnaire ne sont pas seulement les messagers des vérités qu'ils annoncent, ils en sont aussi les garants, les témoins. C'est par là qu'ils agissent sur la foule. Si le xvie siècle n'avait eu que des écrivains et des livres, jamais il n'aurait enfanté la Réforme. Il fallut que les théologiens devinssent missionnaires. Les livres de Luther, de Calvin, de Zwingle firent des théolo¬ giens. Leur parole vivante, répétée, commentée par des orateurs émus, fit la révolution religieuse. De même Montesquieu, Voltaire, Rousseau ne se¬ raient jamais sortis d'une étroite enceinte, ils n'auraient jamais apparu sur la place publique, si la parole ne s'en fût mêlée. Ce qui remplaça dans la Révolution l'œuvre des missionnaires et des prédicateurs, ce furent les sociétés populaires. Là est un des caractères essen¬ tiels de cette Révolution ; elle s'éveilla, elle grandit, elle se développa avec les sociétés populaires; elle tomba et disparut avec elles. L'ignorance prodigieuse où l'ancien régime avait laissé la nation française eut pour première consé- 50 LA RÉVOLUTION. quence la nécessité et la domination des clubs, seule force par laquelle une pensée pût parvenir à l'oreille du peuple. De là ces sociétés devinrent l'âme même de la Révolution. Par l'effet naturel de l'ancienne centralisa¬ tion, la société mère des Jacobins rayonna sur tout le territoire. Elle eut sur chaque point, ville ou village, une succursale obéissante qui répéta au même moment le mot cl'orclre, l'instruction partie du centre. La moindre de ces sociétés devint l'image par¬ faite de la société mère de Paris. 11 y eut dans cha¬ cune d'elles un petit Danton ou un petit Robespierre, suivant la différence cles époques. Ainsi les idées de la Révolution se répandirent d'échos en échos par des milliers de bouches. Ces principes, qui seraient restés lettre morte dans les livres, éclairèrent subitement une nuit de mille ans. Aucune puissance ne pouvait lutter avec ces sociétés. Elles s'imposèrent aux trois grandes assemblées législatives ; elles venaient à la barre, et c'étaient des ordres qu'elles donnaient. La pensée sortie du club des Jacobins circulait en quelques jours à tra¬ vers toute la France, et revenait à Paris éclater dans la Législative et la Convention, comme un plébiscite irrévocable. Là fut le caractère peut-être le plus nou¬ veau cle la Révolution. C'est ce qui projeta ses idées avec la rapidité de l'éclair. Les provinces, si mornes il y avait à peine deux ans, furent illuminées du feu qui éclatait à Paris. Mais il en résulta aussi qu'il suffit de mettre fin à ce rayonnement électrique des clubs LES ÉTATS GÉNÉRAUX. 81 pour que tout changeât en quelques mois. Alors l'an¬ cienne ignorance reparut ; et là encore les Français furent punis des fautes de leurs pères. III. OUVERTURE DES ETATS GENERAUX. Trente ans après les événements dans lesquels il avait été témoin et acteur, on demandait à Cambon d'écrire des mémoires sur ce qu'il avait vu. — « Voici tout ce que je sais cle la Révolution, répondit cet homme de tant de cœur et de sens. On avait allumé un grand phare dans la Constituante; nous l'avons éteint dans la Législative. La nuit s'est faite, et, dans la Convention, nous avons tout tué, amis et ennemis. » Puis il ajoutait : — « Après cela, le jour a reparu et le monde a vu clair dans nos œuvres. » Ces dernières paroles étaient un vœu qui n'a pas encore été accompli; travaillons à ce qu'elles ne soient pas stériles. Le k mai 1789, les douze cents députés de la France réunis à Versailles se rendirent en procession à l'église de Saint-Louis, où ils entendirent la messe. Déjà on pouvait voir combien ils ressemblaient peu à leurs an- 52 LA RÉVOLUTION. cêtres. En face des autels, ils semblèrent n'attendre leur salut que d'eux-mêmes; d'ailleurs tous inconnus les uns aux autres. Les plus ignorés ou les plus mé¬ prisés devaient être bientôt les plus redoutables. Le lendemain, ils se revirent en présence du roi. Si la noblesse et le clergé affectaient, par le costume et les dehors, de paraître semblables en tout à ce qu'ils avaient été, le changement était grand dans le tiers. Ce n'étaient plus ces communes agenouillées de i61 h qui semblaient demander grâce au moment même où elles faisaient la loi. Tous sortirent de cette première rencontre persuadés qu'un monde nouveau, inconnu des ancêtres, s'annonçait avec éclat; déjà le mot de Révolution eût pu être surpris dans la bouche de ceux qui en ignoraient le plus le sens; et pour avoir cette révélation du lendemain, il avait suffi aux uns et aux autres de s'être mesurés des yeux. Depuis cette première heure, la crainte d'aller se perdre dans le gouffre du tiers état ne fit qu'augmenter dans la noblesse. Les hommes du tiers avaient pour eux le nombre; ils avaient acquis l'audace avec l'orgueil. Que deviendrait la classe privilégiée si elle consentait à siéger, délibérer, voter pêle-mêle avec les communes? Outre la mésalliance, on courait au-devant d'une défaite certaine sur tous les points. C'était là un abîme d'où l'on ne sortirait plus. Il fut donc résolu que la noblesse et le clergé se tiendraient à l'écart, chacun dans sa chambre parti eu- LES ÉTATS GÉNÉRAUX. 53 lière, jusqu'à ce que, par cette sorte de sécession, on eût lassé la patience des plébéiens. Car, sans doute, ceux-ci ne résisteraient pas à une telle épreuve. Avides surtout de bruit, de fumée, ils capituleraient bientôt, suivant leur inconsistance ordinaire. Une fois humiliés, il serait facile de les ramener à l'ancienne dépen¬ dance. Si les événements ne dataient pas d'hier, on aurait peine à croire que ce système de temporisation ait pu être soutenu pendant près de deux mois, à l'entrée de la Révolution la plus impétueuse qui fut jamais. Du 5 mai au 14 juin, on vit chaque ordre, renfermé dans son enceinte, s'obstiner à vaincre par la seule inertie.. Tant que les communes se contentèrent d'inviter les deux autres ordres à se réunir à elles, leurs messages furent inutiles. Dans cette lutte d'inertie, elles eussent été infailliblement vaincues pas des rivaux qui, depuis tant de siècles, avaient appris l'art de vivre sans rien faire. Mais le 14 juin, après deux mois d'attente, quand déjà l'indignation, la colère éclataient autour de l'As¬ semblée, la patience du tiers état se lassa la première. Il fit un pas; il sortit à jamais du cercle antique des formalités où les classes privilégiées croyaient l'avoir enfermé. Un homme prit sur lui cette témérité; c'est Sieyès, dont l'esprit avait alors toutes les audaces, d'autant plus qu'il sentait que l'intelligence était invul¬ nérable dans les premiers moments. Il y fut bien aidé 54 LA RÉVOLUTION. par le comte de Mirabeau, qui, dès qu'il se leva, parut immortel. Tous deux jetèrent dans le monde cette parole : qu'il n'était pas besoin d'attendre davantage la noblesse et le clergé, que le tiers état était à lui seul la nation, que l'Assemblée pour se constituer n'avait qu'à le vouloir ; cette pensée était déjà dans tous les hommes qui les écoutaient. A ce moment la France nouvelle sortit véritablement de son néant. Un immense écho retentit; il sembla que toute une nation répondait : Me voici! Mais, dans ce premier débrouillement, on n'osait encore prononcer le nom du peuple, tant il semblait frappé d'indignité. Lés plus hardis avaient peine à y habituer leurs oreilles. Il fallut que Mirabeau lui ôtât sa rouille et sa souillure immémoriale. En attendant, on cherchait un nom à cette assemblée, qui n'était encore qu'un fantôme. Sieyès proposa de l'appeler l'Assemblée nationale. Ce nom, qui évoquait la nation, était déjà la victoire. Ce n'étaient pas là seulement des discussions ; c'étaient des actes, et les plus grands que l'on puisse imaginer. En quelques jours, le monde se trouva changé : le clergé et la noblesse, qui s'attendaient à des requêtes, des plaidoyers, virent tout à coup un peuple devant eux; ils se sentirent vaincus. L'un après l'autre, secrètement attirés par la curiosité, ils se glis¬ sèrent sur le seuil, du tiers état. D'abord, ils semblé- LES ÉTATS GÉNÉRAUX. 55 rent seulement traverser la salle par groupes, étudier ou braver des adversaires; puis ils affectèrent de s'as¬ seoir à l'écart. Enfin, la force des choses ne permettant plus de jouer avec elle, ils cédèrent à l'évidence. Tous les ordres se trouvèrent réunis, non par l'effet d'une délibération formelle, mais par la nécessité qui voulait les mettre aux prises. Pour ceux des nobles et du clergé qui ne se réunirent pas, il n'y avait plus de place en France. Ils le sentirent, et ceux-là émigrèrent. A voir ces premiers commencements des hommes du tiers, tant de fierté, tant de clairvoyance, de har¬ diesse et même de patience, il est impossible de ne pas croire qu'ils jetaient les fondements d'un État libre, fait pour durer des siècles. S'il y avait un vice intérieur dans leur renaissance, l'œil le plus perçant n'eût pu le discerner ; il était encore caché à toute la terre. Seulement, il est certain que la question des ordres contenait celle de savoir s'il y avait une aris¬ tocratie en France. La noblesse, en exigeant le vote séparé, entrait dans le plan de la constitution anglaise. L'Assemblée constituante, en repoussant cette distinc¬ tion, anéantit le principe d'une pairie; elle ôta toute analogie entre les formes du gouvernement français et celles du gouvernement britannique. Plus tard, Mira¬ beau, Mounier, les principaux constitutionnels voudront rentrer dans l'imitation de l'Angleterre; il sera trop tard; eux-mêmes ont fermé cette issue. 56 LA RÉVOLUTION. IY. LE- PREMIER SERMENT. On éprouve aujourd'hui une grande pitié quand on voit ce que la cour opposait à ces résolutions. L'art de blesser, d'humilier, d'irriter sans vaincre, où pouvait-il aboutir? La royauté n'avait plus pour bouclier que l'éti¬ quette. Les paroles libérales de Louis XYI étaient contre¬ dites à chaque moment par les vaines provocations des gens de cour. Us mettaient aux prises les cérémonies avec les passions qui grondaient dans tout un peuple. Pour gagner quelques heures, la cour fait enlever les bancs de l'Assemblée, occuper l'enceinte par des ouvriers qui tapissaient les murs; et le prétexte était qu'il fallait décorer la salle pour recevoir le roi, à la séance du 22. Une nation venait de se lever, elle était sur le seuil, et l'on pensait l'ajourner en fermant la porte de l'hôtel des États. Mais à ces ruses puériles s'ajouta la menace. Des soldats repoussaient les députés à mesure qu'ils se pré¬ sentaient. Les armes avaient tout occupé. Déjà une assemblée proscrite, repoussée par des soldats sur un prétexte ridicule qui cachait mal la haine. Cette Assem- LES ÉTATS GÉNÉRAUX. 57 blée nationale, si fière la veille encore, fut aperçue errante, dispersée, sans abri, sans refuge, objet de risée et de mépris. Voilà à quoi avaient abouti ses superbes projets. La cour put du moins se repaître de ce spectacle. Qu'elle en réjouisse ses yeux! Ce fut, à proprement parler, sa dernière fête, et celle-ci ne dura qu'un moment. Cette violence déguisée ne devait servir qu'à mon¬ trer l'unanimité des six cents députés du tiers. Les uns, il est vrai, proposèrent de délibérer sur la place pu¬ blique, d'autres sous les fenêtres du roi. Mais tous s'enthousiasmaient à l'idée qu'ils portaient en eux le droit partout où ils étaient rassemblés; ils prenaient le peuple à témoin, comme en d'autres temps ils eussent invoqué le ciel. Au milieu de cette effervescence, le président Bailly gardait mieux que personne la gravité dans l'en¬ thousiasme; il entraîne ses collègues vers une enceinte servant à un jeu de paume. L'indignité du lieu fit éclater les plus patients. Voilà donc ce que l'on avait à espérer de tant de promesses du roi ! Les états généraux ne dataient que d'hier, et déjà ils étaient relégués comme un objet de dérision pour l'amusement des princes. A quels outrages fallait-il s'attendre, et que voulaient les enne¬ mis de la pairie? Car le mot de patrie, si inconnu, ou si oublié jusque-là, se retrouva à ce moment dans la bouche de Chapelier et de Mounier; dès cette heure il reprit sa place dans la langue des Français. 58 LA RÉVOLUTION On avait vu chez les gens de cour le plaisir d'humi¬ lier. La résolution de se soustraire à l'ancien abaisse¬ ment entra dans tous les cœurs. De là le serment de ne pas se séparer que la constitution ne fût établie. Le lieu était absolument nu. Ces six cents hommes étaient debout, la main levée. On apporte une- table, Bailly y monte, il reçoit l'un après l'autre le serment de chacun d'eux. Une seule voix s'y opposa, et celle-là servit à constater la pleine liberté des autres. Premier serment d'être libre ! Combien de fois il sera répété ! mais jamais avec plus de sincérité et de force. La majesté, la sainteté de la parole jurée existait encore tout entière. Bientôt les serments useront les serments. La simplicité des choses, des formes, des objets ajouta à la grandeur du moment. Les vides murailles s'illuminèrent ; la liberté naquit dans la nudité du Jeu de paume comme l'Enfant-Dieu sur la paille de l'étable. Ainsi chaque résistance de la cour donnait une immense victoire à ses adversaires. De la veille au len¬ demain, la langue même changeait. D'un court moment d'humiliation était sortie cette nouveauté étrange, une constitution que l'on jurait d'établir : hardiesse qui fai¬ sait pâlir toutes les autres. Ce n'était pas assez en une semaine d'avoir bravé les ordres privilégiés, assumé sur soi tout le pouvoir légis¬ latif ; on avait couronné ces témérités par l'engagement LES ÉTATS GÉNÉRAUX. 59 de refaire une autre France que celle que l'on connais¬ sait, et c'était là la réponse au maître des cérémonies M. de Brezé! Qu'arriverait-il donc si le combat s'enga¬ geait sérieusement? si, au lieu des lisibles stratagèmes employés par la cour, elle en appelait aux armes? Cette marche foudroyante du tiers état décon¬ certe tous les projets. L'Assemblée sort invulnérable du Jeu de paume ; elle avait dépassé de loin les craintes même de ses ennemis. Pourtant Louis XYI voulut tenter encore une fois ce que pourrait l'ancienne majesté soutenue de la présence des armes; il vint en grande pompe à la séance du 23 juin. Au milieu d'un silence glacial il annule les résolutions prises le 17, comme si cle telles choses s'abo¬ lissaient autrement que dans le sang! On remarqua qu'il répétait souvent ces mots : Je veux, je veux, et cela ne servit qu'à montrer combien déjà il était impuissant. L'appareil des armes déplut même à ses familiers ; ils sentaient trop que l'on n'oserait s'en servir. Quant au tiers état, la pompe, les armes, les in¬ jonctions, les caresses, tout passa sur lui comme une cérémonie vaine; il était tout entier à son serment. A la fin, le roi ordonne aux députés de se retirer dans leurs salles particulières. Le clergé, la noblesse obéi¬ rent, le tiers demeura seul; et cette révolte passive s'illustra de la facile docilité des autres. On essaya encore de la voix du grand maître des cérémonies; dernier pouvoir qui protégeait le passé. 60 LA RÉVOLUTION. Mirabeau fit la réponse que l'on sait. Alors la révolte fut consommée; la honte retomba sur le roi. Le palais de "Versailles s'humilia pour toujours devant le Jeu de paume. Pourtant, c'est ici que commencent les dissentiments entre les hommes nouveaux. Personne n'ayant vu en France la liberté, elle fit peur à ses plus fervents amis, dès qu'elle apparut. Le premier qui s'effraya de ses œuvres fut Mounier, celui-là même qui avait proposé l'idée du serment. Peu de jours passèrent, il était déjà changé. Mounier avait vu une ébauche de discussion dans le Dauphiné, il y avait applaudi. A peine cette ébauche se réalise dans la Constituante, il s'indigne. Dès que le germe qu'il a semé devient arbre, il le renverse. Sitôt que la liberté n'est plus seulement une abstraction et qu'elle vit, Mounier s'épouvante. Il ne se rassurera que dans la servitude. Dès le lendemain du serment du Jeu de paume, il s'en repent : « Ce fatal serment, dit-il, était un attentat contre les droits du monarque. » L'époque de 89 est déjà, pour lui, le retour à la férocité des sauvages du Nord de l'Amérique. Il épuise tout son vocabulaire d'injures contre la Constituante; il date la terreur de l'ouverture même des états géné¬ raux. Quand les autres assemblées paraîtront, quand les échafauds se dresseront, Mounier restera muet. La LES ÉTATS GÉNÉRAUX. 64 langue lui manquera pour la Législative et la Conven¬ tion. Il ne pourra suivre aucune gradation dans ses fureurs; dès le premier pas il a outre-passé l'enfer. C'est que la liberté était pour Mounier ce qu'elle a été presque toujours pour les hommes de sa condition ou de son naturel : un goût de l'esprit, un luxe, une notion laborieusement acquise. Elle n'était pas. un instinct reçu des ancêtres, une nécessité, le principe même de la vie, causa vivendi. Dès le lendemain ces hommes se plaignent d'avoir eu des illusions. Ils cèdent au premier mécompte. Quiconque fait de la liberté la condition de son exis¬ tence passe bientôt auprès d'eux pour un obstiné, un esprit chimérique ou dangereux. C'est ce que l'on verra à tous les moments de cette histoire. Mounier ouvrit le chemin et servit de modèle à la foule de ces hommes. Ils.se font un système de liberté plus ou moins fictif, et si elle ne s'y enferme tout d'abord, si elle n'obéit pas à leur fantaisie, ils la con¬ damnent, ils la maudissent et vont se reposer de ce travail dans le premier despotisme qu'ils rencontrent. L'auteur du serment du Jeu de paume devient l'un des premiers préfets de l'Empire. Vous ne voulez pas copier purement et simplement l'Angleterre. Rentrons donc dans l'esclavage; voilà le système. On trace une utopie ; tout ce qui est en dehors de ce cercle s'appelle aujourd'hui anarchie, et demain crime. 82 * LA RÉVOLUTION. V. PRISE DE LA BASTILLE. — 1 h JUILLET 1789. Cependant, du 23 juin au 11 juillet, ce fut une trêve. Le parti de la cour sembla avoir accepté sa défaite. Aux coups précipités du tiers, il cesse d'op¬ poser aucune résistance visible. Mais un événement montra qu'il ne désespérait pas encore de reprendre par surprise tout ce qu'il avait perdu. La volonté défaillante cle Louis XVI se raffermit pendant ces jours de silence; il trouva, dans ce repos, une force apparente pour recommencer la lutte. Le 11 au soir, il ose renvoyer du ministère Necker, devenu odieux par sa popularité et surtout parce qu'il semblait à lui seul avoir déchaîné le mal. D'ailleurs c'était un témoin qu'il fallait écarter, dans les projets dont on se berçait encore. En même temps on faisait avec timidité cette chose hardie, ce qui en détruisait l'effet : Necker était renvoyé du royaume, et le roi le suppliait d'en garder le secret. Ainsi, tandis que l'audace éclatait jusque dans les actes de défé¬ rence de l'Assemblée, la timidité surnageait même dans les violences du monarque. Une chose manquait encore à la Révolution, c'était LES ÉTATS GÉNÉRAUX. 63 de se personnifier dans un homme et dans un nom. La cour donna à la Révolution cet aliment nouveau. Per¬ sonne ne savait alors quelle est la puissance d'un indi¬ vidu en qui le peuple résume, pour un moment, ses aspirations, ses ressentiments ou ses colères. Il n'est rien de tel pour allumer l'incendie ; les Français l'ap¬ prirent ce jour-là. Necker banni, ce fut comme le bannissement cle la patrie elle-même. Le 12 juillet, la nouvelle s'en répand vaguement, bientôt avec éclat; et depuis ce moment, ce même Paris qui avait tremblé si longtemps sous un lieutenant de police et huit cents hommes de garde, s'éveille pour ne plus se rendormir. La Révolution, plus ou moins éparse jusque-là, se fait sa capitale. Versailles, qui avait tout absorbé, est éclipsé. Et ce fut d'abord l'ouvrage d'un inconnu, Camille Desmou¬ lins , qui, au milieu de la foule, jette le premier cri dans le!Palais-Royal. « Necker est renvoyé ! » Dès lors tout se précipite, et l'historien a peine à suivre les événements que cette nouvelle engendre. C'était la première fois, ai-je dit, que les Français avaient pu concentrer leurs espérances dans un simple citoyen. Us le firent avec une violence de passion qui nous étonne aujourd'hui. Mais, alors, aucun individu n'avait encore trompé l'attente publique. Pendant ce peu de jours les Français se donnèrent la joie d'aimer, de regretter, d'idolâtrer Necker, non pas tant à cause de sa valeur propre que parce qu'il était sorti le premier 64 LA RÉVOLUTION. de l'ombre et de la foule des sujets. D'ailleurs il était l'image de ce bien inconnu, la liberté. Plus tard, on verra, dans l'ordre civil, des popularités mieux éta¬ blies , plus durables. Il ne s'en trouvera aucune qui soit plus universelle. La nouveauté y ajoutait la fasci¬ nation. Chaque heure devient féconde. Le 12, Paris prend la cocarde de Camille Desmoulins. Le prince de Lambesc, en retirant ses troupes, essaye une démonstration dans le jardin des Tuileries; il indigne et il fuit. Le premier sang a coulé ; la bataille contre la royauté a commencé, d'instants en instants la crise augmente. Le 13, la garde nationale se forme. Enfin, le grand jour se lève, le 1 h juillet. Tout Paris cherche des armes. La foule se rue aux Invalides, elle descend sous le dôme et en rap¬ porte vingt-huit mille fusils. Qui assigna un but à cette furie? Qui nomma le premier la Bastille? On croit que le comité des élec¬ teurs désigna d'abord cette forteresse. D'après cette version, c'est cle l'Hôtel de Ville que serait sorti le pre¬ mier acte de guerre. D'autres pensent que ce fut un mouvement spontané du peuple. Il est certain que de tous côtés arrivèrent, presque en même temps, des foules d'assaillants au pied des neuf immenses tours qui formaient la Bastille. L'idée d'emporter une sem¬ blable forteresse avec des sabres, des piques, des fusils, était plus extraordinaire que la réussite elle- même. LES ÉTATS GÉNÉRAUX. 65 La place, il est vrai, n'était défendue que par deux compagnies d'invalides et un détachement de cinquante Suisses. Mais il y avait de vastes fossés, deux ponts- levis et une enceinte qui semblait ne pouvoir être réduite que par l'artillerie ou la famine. On tente de parle¬ menter. Le gouverneur Delaunay ordonne d'abaisser le premier pont et reçoit une députation ; puis, craignant que ce ne fût un piège, et voyant la foule qui s'appro¬ chait, il fit tirer sur elle et relever le pont. Dès lors le peuple entre en fureur. Une planche est jetée sur le fossé. Un homme intrépide y passe, c'est l'huissier Maillard; il abat le pont et la foule le suit dans la première enceinte. Au milieu des cris et de la fumée, là garnison demande à capituler. Quelques-uns des insurgés entendent ces prières et y répondent. L'im¬ mense multitude ne les entend pas ou les repousse. Delaunay, au désespoir, courait çà et là; il mena¬ çait de mettre le feu aux poudres. Ses soldats l'en empêchent. Le peuple, partout vainqueur, l'entoure et s'empare de lui. 11 répétait en vain qu'il était couvert par la capitulation. Rien ne s'était passé conformément aux usages de la guerre. D'ailleurs, la foule, déchaînée pour la première fois, était hors d'état de se soumettre à une règle. Delaunay avait été entraîné jusque sur les degrés de l'Hôtel de Ville. Un homme du peuple le renverse, lui coupe la tête et la promène au haut d'une pique. En fouillant son corps, on trouva une lettre du pré- i. 5 60 LA RÉVOLUTION. vôt des marchands, desselles. La lête de Flesselles et celle du chef d'état-major de Lorme allèrent rejoindre au Palais-Royal celle de Delaunay. Ces féroces tro¬ phées disparurent bientôt dans l'allégresse que causa cette journée. Mais, chose singulière, celui qui en té¬ moigna le plus d'horreur, ce fut un terroriste. Camille Desmoulins en plaisantait avec barbarie, quand déjà Saint-Just écrivait ces lignes : « La faiblesse enfanta "la cruauté; je ne sache pas qu'on ait vu jamais, sinon chez des esclaves, le peuple porter la tête des plus odieux personnages au bout des lances, boire leur sang, leur arracher le cœur et le manger... Je l'ai vu dans Paris. J'ai entendu les cris de joie du peuple effrené qui se jouait avec des. lam¬ beaux de chair en criant : Yive la liberté ! » Ainsi la victoire avait tout couvert aux yeux mêmes des plus modérés, quand, au loin, Saint-Just, encore ignoré, se souvenait de ces barbaries et les reprochait aux vainqueurs. Combien alors il était loin de penser au lendemain! Le changement violent qui se faisait dans les choses se faisait aussi dans les hommes. Tous s'ignoraient au même degré. Aucun'n'avait le pressen¬ timent de l'homme qu'il portait en lui. Tel s'endormait clément et modéré, qui devait se réveiller inexorable et terroriste. 11 y avait une température subite, extraor¬ dinaire, qui mûrissait les hommes et les choses. Que signifie cette date, lk juillet 1789? Ce jour- là, la Révolution attaqua le pouvoir absolu à la tête. LES ÉTATS GÉNÉRAUX. 67 Les hommes du peuple n'étaient jamais emprison¬ nés à la Bastille; c'était la prison réservée aux écri¬ vains, la geôle de l'intelligence. Le premier mouvement de Paris avait été de renverser cette geôle, c'est-à-dire d'affranchir la pensée. Avènement de l'esprit, sécurité, dignité humaine, voilà ce que signifia cette première journée; personne ne s'y trompa dans le monde. Il admira ce peuple qui, poussé par un esprit • supérieur, vengea comme une insulte personnelle toutes les injures faites à la raison. Depuis ce moment, la rai¬ son se sentit libre. Pas un penseur qui ne comprît qu'on avait combattu pour lui. C'est ce qui 'gagna à la Révo¬ lution le cœur de l'Europe. La prise de la Bastille fut pour tous la délivrance de l'esprit humain. Une régénération qui commençait de si haut, fut aperçue de toute la terre et parut être la Révolu¬ tion universelle. Le genre humain fêta le 14 juillet. La Fayette envoie les clefs de la Bastille à Washington, et le nouveau monde, pris à témoin, se fait le gardien des libertés conquises par l'ancien monde. Ce n'était pas assez que d'avoir vengé en un moment les humiliations de l'Assemblée, châtié les menaces des généraux, les insolences des gens de cour, le renvoi d'un ministre aimé. La journée du 1 k donna son vrai sens et son âme à la Révolution, et cette âme se trouva être la liberté. Personne ne comprenait alors que, sans elle, il put y avoir un seul bien assuré ; c'était là le fond de tous les Français. Parmi ces vingt-cinq mil- 68 LA RÉVOLUTION. lions d'hommes, vous n'en eussiez pas trouvé un seul qui pensât que les droits civils, pour être sérieux, n'avaient pas besoin d'être garantis par les droits poli¬ tiques, et que l'on pouvait faire deux parts de la vie, l'une libre et l'autre esclave. VI. UN CONTRAT IMPOSSIBLE. Une journée comme le 14 juillet eût inévitable¬ ment produit, dans la France telle que nous l'avons connue, un changement de dynastie ou de prince. Mais la France n'avait point encore conscience de ce qu'elle faisait. Le lendemain du 14 juillet 1789, l'idée ne vint à personne que Louis XVI avait été atteint dans le prin¬ cipe même de son autorité, et que désormais il lui était impossible de régner. C'est au peuple surtout qu'il eût fallu dire : Sire, ce n'est pas une révolte, c'est une révolution! Au contraire, on s'obstina de tous côtés à laisser à Louis XVI la couronne, quand déjà on lui avait ôté la force de la porter. De cette ignorance résulta poul¬ ie prince et pour le peuple une situation où la force des choses se retourna perpétuellement contre l'un et LES ÉTATS GÉNÉRAUX. 69 l'autre. Dans ce nouveau contrat, impossible pour tous deux, devaient nécessairement s'engendrer les dé¬ fiances , les soupçons, puis les meurtres et les sup¬ plices. On aurait pu le voir clairement, le lendemain, quand Louis XVI, sorti de Versailles, après avoir rap¬ pelé Necker, vint faire son entrée triomphale à Paris et à l'Hôtel de Ville sous la voûte des sabres et des piques entre-croisés sur sa tête. Première station dans la voie douloureuse; où pouvait-elle aboutir qu'à la mort? Chacun jouait un personnage opposé à celui qu'il était réellement. Louis XVI dut se montrer radieux de ce que son autorité avait été brisée la veille ; il essayait, en effet, de sourire devant la haie des cent cinquante mille hommes armés de faulx, de piques, de fusils qui hérissaient son chemin. On dit que des larmes coulè¬ rent de ses yeux quand il fallut monter sur ce pavois de douleur qu'on lui avait dressé sous les piques, à l'Hôtel de Ville. Il essaya de parler; le ressentiment, la colère, la honte étaient dans son cœur. Il balbutia ces mots : — « Mon peuple peut toujours compter sur mon amour. » Cependant les canons gorgés de fleurs étaient à tous les débouchés sur son passage; et, suivant le mot d'un contemporain, ils semblaient dire : « C'est un grand captif et non un roi qui entre dans sa capitale. » A proprement parler, il ne fit que sanctionner sa défaite par le rétablissement de Necker, par la nomi- 70 LA RÉVOLUTION. nation de La Fayette et de Bailly, et il rentra à Ver¬ sailles. Triste retour, plus triste encore que le départ. La couronne qu'on lui laissait dut lui apparaître comme une humiliation sans terme. On lui accordait justement ce qui lui fallait de force pour se dépouiller lui-même. Le peuple était dans l'ivresse de la victoire. Mais le roi ne pouvait sincèrement accepter ce contrat. Il était infailliblement condamna à la ruse, si la violence de¬ venait impossible. Effet nécessaire d'une victoire dont personne n'osait alors envisager les suites. La nation resta à moitié chemin de sa conquête; elle se crut humaine et magnanime de ne pas dépossé¬ der le roi, et elle fut amenée à s'en faire un jouet. Louis XVI, rentré dans la chambre de Louis XIV, eut peine à se reconnaître ; il ne trouvait plus en lui le roi. Ses plus intimes partisans virent clairement que ce n'était plus là le souverain qu'ils avaient connu, et que cette ombre ne pouvait vivre. Le comte d'Artois, le prince de Condé sortent de France ; ils emportent avec eux la monarchie légitime; ce fut le commencement de l'émigration. Ainsi s'abusaient mutuellement le peuple et le prince ; le premier imposant sa victoire comme une réconcilia¬ tion, et le second feignant de s'en réjouir. La science de l'avenir, cachée à tous les deux, devait à peine pro¬ fiter à leurs plus proches descendants. Après le ïk juillet commence un temps vide pour LES ÉTATS GÉNÉRAUX. _ 71 l'action. Le peuple était le maître ; le roi semblait rési¬ gné. Dans cet intervalle, les événements véritables furent les discours, les décrets, les lois de l'assemblée. 0 « VII. PROJETS DE LA COUR. LA FORCE OUVERTE. COMMENT EN 89 ON EUT PU VOIR 93. Un historien français est toujours obligé de se demander, en présence d'une assemblée libre, s'il n'était' aucun moyen de la réduire ou de la disperser à la française. Cette question se pose surtout avec éclat au commencement des états généraux de 89. Il faut s'entendre une fois sur l'énergie que l'on reproche tant à Louis XVI de n'avoir pas eue. Dès les premiers jours, surtout depuis la question des ordres, il vit bien qu'il n'avait plus affaire au tiers état de 1614, et que celui de 89 voulait primer le clergé et la noblesse. Mais c'est à partir du 20 juin que l'al¬ liance dut lui paraître absolument impossible, après que le tiers eut juré de donner une constitution à la France, c'est-à-dire de se soustraire à la tutelle de la royauté. Dès lors c'était la guerre. Louis XVI eût pu, sans cloute, l'accepter ouverte¬ ment et tenter d'extirper le mal clans son principe. Ses 72 »LA RÉVOLUTION. conseillers durent lui proposer,, et ils lui proposèrent en effet d'investir de troupes l'Assemblée, de la dissoudre, de se saisir des principaux membres, de les faire dispa¬ raître par l'exil ou par la mort. Et qui sait ce qu'eût produit un coup cl'éclat de ce genre, combien il eût raffermi ses partisans, effrayé la nation? Ceux qui croient avoir acquis des lumières nouvelles sur le tempérament de la France n'hésiteront guère à croire que cette entre¬ prise n'était pas impossible. Par une rencontre heureuse, l'Assemblée était à Versailles, loin de l'appui du peuple, à la merci de la première force militaire qui mettrait la main sur elle. Le succès immédiat pouvait être considéré comme assuré. Et avec une nation amoureuse avant tout du succès, ce commencement de victoire ne manquerait pas d'enchaîner les incertains. C'était presque tout de débuter avec audace; et l'on n'eût pas manqué de répandre, selon la formule ordinaire de notre histoire, qu'une conspiration avait été découverte contre l'État, qu'il s'agissait de la prévenir et de sauver la société française menacée dans ses droits par une poignée d'ambitieux. On pouvait encore compter sur les troupes ; après une action de ce genre elles eussent été liées à jamais par la victoire. L'expérience a appris qu'il n'y a dans un peuple qu'un certain nombre d'hommes décidés à tout braver plutôt qu'à subir le joug ; si vous mettez la main de fer sur eux, et si vous les déshonorez ou les extirpez, il LES ÉTATS GÉNÉRAUX. 73 reste une masse docile, complaisante, qui sourit à la force et à la violence. Ces idées et d'autres de ce genre se sont certainement présentées à Louis XVI et à ses conseillers. Ce n'est pas sans intention que se formait le réseau de troupes autour de l'Assemblée et de Ver¬ sailles; les résolutions étaient prises. Mais pour qu'elles eussent eu une chance de réussite, il aurait fallu ne laisser aucun intervalle entre la menace et l'exécution; c'est là que se trouve le mieux fondée l'accusation de faiblesse. Il est juste pourtant de reconnaître que deux obstacles principaux nuisirent à ces projets : premièrement, la sagacité de l'Assemblée. En vain Louis XVI lui faisait insinuer qu'elle serait plus en sûreté à Noyon ou à Soissons. Ce piège ne pouvait réussir, quand, d'autre part, le désir d'intimider par la réunion des troupes était si évident. La force ouverte nuisait à la ruse ; il eût fallu choisir entre l'une ou l'autre, car il est des cas où elles s'embarrassent mutuellement. D'ailleurs, cette Assemblée, née d'hier, privée de toute expérience, vit de loin chacune des embûches qui lui étaient tendues. Sa clairvoyance, sa pénétration furent étonnantes. - Ces hommes si nouveaux, ces provinciaux débar¬ qués la veille à Versailles, à peine entrés dans la vie publique, ont discerné tous les pièges que la cour a voulu leur tendre, et l'on peut dire que la facilité d'y tomber a augmenté chez nous avec l'expérience. En voici, je pense, la raison. Dans l'Assemblée 74 LA RÉVOLUTION. nationale, les facultés les plus hautes de l'homme étaient en éveil ; elles faisaient sentinelle et découvraient de loin l'horizon. Plus tard, les sentiments inférieurs, la cupidité, la peur, ont prévalu; plus ils se sont déve¬ loppés, plus l'esprit s'est abaissé. Il n'a plus vu le danger réel qu'en le touchant. Puis les hommes ont appris que dans chaque situation ils conservent une valeur vénale; ils se sont faits d'avance à tous les chan¬ gements, sachant qu'il y a toujours moyen de servir avec avantage. Dès lors la duperie volontaire ou dégui¬ sée est devenue une des formes de l'habileté. En second lieu, l'occasion d'agir ne se présenta pour Louis XVI qu'entre le h mai et le \!i juillet. C'était là un intervalle trop court. Le temps manqua pour essayer de ruiner l'Assemblée dans l'esprit du peuple, et ce motif est celui qui excuse le mieux Louis XVI d'avoir laissé échapper la seule ombre de fortune qui lui restait encore. Voilà un des côtés de la question. Mais que dire des chances contraires qui se présentaient en foule? La nouvelle de la dispersion de l'Assemblée de 1789 eût probablement soulevé la France jusqu'au dernier hameau. La terreur établie dans Versailles n'eût pu être répandue sur tout le territoire. Les troupes n'étaient ni assez sûres, ni assez nombreuses. D'ailleurs, on est presque certain de se tromper, si l'on juge la France de 89 par la France que nous avons connue. Ce sont comme deux peuples absolument LES ÉTATS GÉNÉRAUX. 7o différents. Au sortir d'une servitude immémoriale, la France s'est trouvée subitement armée d'une fierté d'âme, d'une magnanimité que rien ne laissait présa¬ ger. Chose étrange! c'est le seul peuple qui ait perdu, dans la liberté, la dignité qu'il avait rapportée de l'es¬ clavage. Par tout cela, vous pouvez induire que l'énergie de Louis XYI n'eût servi qu'à le détruire plutôt. 89 eût montré 93. VIII. LES PARTIS DANS LA CONSTITUANTE. Malgré le mouvement de générosité qui emportait la minorité de la noblesse, ce furent des hommes nou¬ veaux, sans passé, qui se firent les défenseurs les plus acharnés des privilèges. Cazalès avait l'éloquence de la robe, bien plutôt que celle d'une noblesse de race ou cl'épée. Ce n'était pas la fierté froide d'une aristocratie antique qui s'appuie sur elle-même, mais le ressentiment d'une noblesse croulante qui s'appuie sur un trône croulant. Jamais le désir ne perça, chez les privilégiés, de ressaisir la vieille indépendance politique; ils n'aspi¬ rèrent pas à gouverner; ils ne disputèrent pas le pouvoir 76 LA RÉVOLUTION. au tiers état, pour s'en emparer; ils semblaient plaider pour un client absent, la royauté. De là, la fierté était plus dans le ton que dans la pensée. Si les nobles eussent revendiqué pour eux l'ancien droit de commander, ils auraient pu s'élever à une hauteur qui leur manqua toujours. Avocats de la monarchie, ils lais¬ sèrent aux communes l'occasion de parler seuls en maîtres. Il eût été beau de voir ce qu'eût produit la hauteur de langage d'un duc de Saint-Simon, au milieu de la poussière des petits députés de bailliage. Mais ce ton-là ne se trouve pas une seule fois dans les discours des nobles. Us furent souvent habiles, embarrassants, brillants, tout, excepté patriciens. Les grands manquè¬ rent essentiellement à la Constituante, comme s'ils eus¬ sent cessé d'exister. On le vit assez par un autre de leurs principaux orateurs, l'abbé Maury. Jamais esprit moins noble. Pé¬ tulant, bouillant, incapable de se dominer, il était peuple en tout, jusque dans ses déclamations contre le peuple. Sa' foi était celle d'une cour athée qui, pour défendre ses intérêts matériels,- se retranche précipitamment dans l'Église qu'elle a si longtemps reniée. D'ailleurs, à la manière des plaideurs, jamais déconcerté, jamais à bout de raisons, parce qu'elles lui étaient également bonnes et qu'il n'avait pas besoin de se respecter lui- même; insolent, impudent, faisant de toute convoitise une question religieuse, à la manière des byzantins; il fut le premier, qui demanda à la liberté le droit d'étouf- LES ÉTATS GÉNÉRAUX. 11 fer la liberté. L'Assemblée constituante sut écraser ce sophisme; mais le sophisme a survécu. Il reparaîtra plus tard, il menacera de tout absorber; et l'honneur de l'avoir fait entrer dans notre vie publique appartient à l'abbé Maury. Tels furent les principaux orateurs de la noblesse et du clergé. On peut en nommer d'autres, mais dans aucun ne s'est retrouvé l'accent de l'aristocratie. Elle avait conservé les manières, l'élégance, tout l'extérieur du gentilhomme, excepté la parole aristocratique. Depuis des siècles, ce ton-là avait disparu de la France, le courtisan ayant extirpé le patricien. En face du parti des privilégiés s'élevait le parti des constitutionnels; avec des nuances diverses, il compre¬ nait l'immense majorité, depuis Malouet, Clermont-Ton¬ nerre, jusqu'à la grande légion des Sieyès, des Thouret, des Chapelier; c'est parmi eux que se dressait Mira¬ beau qui les comprenait dans son vaste domaine, et les tenait tous plus ou moins rassemblés dans l'orage. Sou¬ vent ils se séparaient; mais alors, quand il était besoin, Mirabeau faisait entendre cette voix à laquelle obéis¬ saient même ses ennemis personnels, et tous se ran¬ geaient autour de lui dans le moment de crise. Par delà cette masse soumise, se montraient des * impatients. C'étaient les deux Lameth et Barnave; ils marquaient alors l'extrême cle l'espérance et de l'ambi¬ tion populaire. Au delà de ces bornes commençaient à peine à paraître, confondus dans la même obscurité, 78 LA RÉVOLUTION. une trentaine d'inconnus dont nul ne savait la pensée. On les soupçonnait seulement d'être en dehors du pos¬ sible. C'étaient Pétion, Rœderer, Buzot, d'autres encore plus ignorés s'il se peut; et enfin au plus loin, et au plus bas de l'horizon, le plus inconnu, Robespierre, comme un grain imperceptible qui annonce la tempête. Tous pourtant étaient royalistes. Au delà il n'y avait personne. Le parti de la noblesse et du clergé fit à l'Assem¬ blée une sorte d'obligation chevaleresque de se dis¬ soudre pour mieux assurer la liberté de la nation. Mais ce piège misérable, que nous avons vu réussir auprès d'assemblées sans caractère, fut démasqué par les con¬ stituants dès les premiers mots. L'enthousiasme du bien lui tenait lieu d'expérience. Quand la noblesse vit que tout était perdu pour elle et que sa ruse n'avait trompé personne, elle affecta de rire. C'est ainsi que se termina pour elle la lutte ora¬ toire. Un long, interminable ricanement commença, dernière arme des vieux pouvoirs qui se retirent devant la force des choses. Depuis ce moment, on a trouvé fréquemment chez les Français l'éloquence des hauts fonctionnaires. Quant à l'accent de l'éloquence patri¬ cienne, quoi qu'on ait pu essayer, il n'en est resté aucun vestige. La majesté de la parole avait passé, sans retour, avec Mirabeau, du côté des communes. LIVRE TROISIÈME. VERSAILLES. I. 5 ET 6 OCTOBIiE 1 789. Les meurtres de Berthier et de Foulon, malgré les supplications de La Fayette et de Bailly, et. comme entre leurs mains, avaient montré qu'eux aussi n'avaient qu'un pouvoir apparent. Ils semblaient commander; c'était à condition de plaire toujours. Ces barbaries ne venaient pas seulement de ce que les classes incultes entraient en scène. Mais sous la surface polie du xviii" siècle se retrouvèrent tout vivants les maillotins, les cabochiens du xive siècle. L'homme du moyen âge avait été conservé par la servitude. Il reparut déchaîné ; et il épouvanta par les armes et la furie d'une autre époque. Cependant près de deux mois de répit avâient été donnés à la cour depuis la prise de la Bastille. Dans les premiers temps la joie était si vive parmi les vainqueurs 80 LA RÉVOLUTION. qu'ils parvinrent à se figurer qu'elle était partagée par le vaincu lui-même. Telle est l'illusion des sentiments excessifs. Nous avons peine à croire que ce qui comble nos vœux puisse être un malheur pour d'autres. La vérité, néanmoins, se faisait jour. Déjà le bruit se répandait que le roi se préparait à fuir. On désignait la citadelle de Metz comme le refuge qu'il se réservait ; avec l'inexpérience que j'aurai plus tard à constater dans la pratique des Révolutions, on croyait que la monar¬ chie retrouverait, dans cette fuite, le pouvoir absolu qui lui avait échappé. Une crainte secrète traversait les esprits. La fausse idée que le prince était un otage et que ce serait tout perdre que de s'en dessaisir envahissait les plus hardis. Mais personne encore n'avait formellement entrepris d'arracher le roi et l'Assemblée à Versailles et de les transporter à Paris, sous la main ou la garde du peuple. Il faut voir comment cette résolution, qui n'était d'abord dans la volonté d'aucun chef, naquit, sans ré¬ flexion, sans propos délibéré, d'un mouvement qui d'a¬ bord avait un but tout différent. C'est une de ces journées où paraît le mieux la force secrète de la Révolution, indépendamment des projets concertés par les individus. L'inspiration la plus aveugle, la détresse physique en décida; pour mieux montrer qu'il ne s'agissait pas d'un plan conçu d'avance, ce furent les femmes qui firent les journées des 5 et 6 octobre. La presse ne savait quel conseil donner; il n'y avait VERSAILLES. 84 point encore de ces chefs reconnus qui devaient plus tard organiser les insurrections. Pris de la fièvre et du délire, Marat demandait en vain un tribun. Ses fureurs étaient alors sans échos. Danton, président des Cordeliers, ignorait sa puissance. La Révolution populaire n'avait pas encore de tête. Ce fut le cri de la famine qui mit fin aux incerti¬ tudes; et, comme dans toutes les occasions de ce genre où l'imagination tient une si grande place, les femmes se montrèrent longtemps seules, au milieu de l'étonne- ment et de l'inertie des hommes. Sept ou huit mille d'entre elles étaient rassemblées le matin du 5 oc¬ tobre. Quel était leur chef? elles n'en avaient pas, à moins que l'on ne donne ce nom à M"e Théroigne de Mirecourt que le bruit public, plus que ses actions, fit la seule héroïne de ces journées. Les uns disent qu'on l'aperçut, dès le matin, traînée en triomphe sur un canon; les autresf qu'elle surgit, on ne sait comment, sur la place de Versailles. Quoi qu'il en soit, Théroigne de Mirecourt n'était pas la Bacchante que l'on se représente ordinai¬ rement. La plume noire de son chapeau la signalait de loin plus que sa figure. Petite, la taille bien prise dans sa robe d'amazone, les traits mesquins, agréables pour¬ tant, le teint couleur de la poire rousselel, elle ne sem¬ blait pas faite pour représenter les colères du peuple. Car elle parlait à voix basse, en confidence, sans au¬ cune des audaces de l'orateur de la place publique. Elle I. 6 82 LA RÉVOLUTION. allait s'insinuant à l'oreille de chacun, et paraissait confier à tous un grand secret1. Peut-être était-ce là sa puissance. Ce n'est pas la beauté qui agit sur la foule. C'est l'extraordinaire. Cette armée de femmes voulait d'abord exciter les hommes à la révolte par la honte. Elles répétaient, à grands cris, que c'était à elles à donner l'exemple du courage à ceux qui en manquaient. Elles investissent l'Hôtel de Ville, s'arment de tout ce qu'elles rencontrent sous.leurs mains, fusils, sabres, piques, et montent sur des canons. Dans cet équipage, elles prennent la route de Versailles. Mais, comme si ce n'eût été là qu'une démonstration pour taxer les hommes de lâcheté, ou peut-être par un prompt changement d'humeur, elles déposent les armes avec autant de promptitude qu'elles s'en étaient char¬ gées. Pour cela, il suffit du conseil de l'huissier Mail¬ lard qu'elles consentirent à mettre à leur tête : « Les supplications, leur avait-il dit, faisaient leur force irré¬ sistible; d'ailleurs, elles allaient être suivies de huit cents hommes bien armés qui, au besoin, exécuteraient leurs arrêts. Pour elles, il leur suffirait de prier ou de menacer. » Et il se donna pour leur chef. Elles l'accep¬ tèrent. Dans ce long trajet de Paris à Versailles, sous la pluie et dans la boue, l'irritation ne fit qu'augmenter. t. Mémoires inédits de Marc-Antoine Baudot, conventionnel. VERSAILLES. 815 Eile était au comble lorsqu'on approcha du but. Mail¬ lard fut effrayé lui-même de cette invasion de sauterelles affamées qu'il traînait après lui. Il les rangea sur trois lignes et leur proposa d'entonner toutes ensemble le Vive Henri IV. Ce chant trompa un moment l'impatience et la faim. 11 alla porter au loin la peur dans le château ; tant il y avait de menaces et de colères dans ce refrain de l'ancien amour du peuple pour le roi. On était arrivé aux portes de l'Assemblée. Quinze à vingt femmes seulement y entrèrent ; les autres furent retenues par le respect. Parmi celles qui passèrent le seuil, une femme portait un tambour de basque, et le faisait résonner par intervalles. Mais aucune n'osa parler. Elles restèrent interdites à la vue de ces orateurs qui étaient alors en si grand honneur dans le peuple entier, et qu'elles ne connaissaient que par la renommée. Il fallut encore que Maillard parlât pour elles. Il le fit avec audace. C'était la première fois qu'un orateur populaire se trouvait en présence de l'Assemblée. 11 parla comme à des égaux, ce qui donna à penser même aux plus indulgents. D'ailleurs, rien, dans sa harangue, ne marquait encore le projet que l'on devait exécuter le lendemain. 11 ne s'agissait toujours que d'apaiser la faim du peuple. Le président Mounier, suivi d'une dé- putation de cinq femmes, porte à Louis XVI ces paroles qui n'étaient encore que des supplications. A la vue de Louis XYI, une émotion extraordinaire saisit ces femmes. Il y avait parmi elles une jeune 84 LA RÉVOLUTION. ouvrière en sculpture, Louison Chabry ; elle s'évanouit. Revenue à elle, la seule chose qu'elle demanda fut de baiser la main du roi. Le roi l'embrassa. Toutes sorti¬ rent enthousiasmées ; les cœurs n'étaient point endurcis. Ils allaient et revenaient, en un moment, de la haine à l'amour, mais la moindre circonstance pouvait faire prévaloir la haine. Les huit cents hommes armés, qui marchaient der¬ rière les femmes comme l'exécution derrière la menace, étaient arrivés à leur tour, grossis de tous ceux qu'ils avaient entraînés sur le chemin. Ils s'étaient arrêtés sur la place, en face des gardes du corps, du régi¬ ment de Flandres et des gardes Suisses, tous rangés en bataille. La nuit était venue, la faim augmentait. Entre des hommes ennemis déclarés, il était impossible que l'on restât en présence sans collision. D'abord, c'est par la persuasion que l'on essaya de vaincre. Théroigne de Mirecourt allait de rang en rang chuchoter devant le régiment de Flandres, et le régiment céda aux caresses. Mais les gardes du corps ne pouvaient être enlevés par ce moyen. On dit qu'un homme du peuple les brava dans leurs rangs et que ce fut le commencement d'une lutte inévitable. Les gardes sabrèrent; le peuple répondit par des coups de fusil. La milice de Versailles y joignit sa mousqueterie. Si les troupes du roi n'étaient rentrées dans leurs casernes, rien ne pouvait empêcher la mêlée VERSAILLES. 85 de devenir .générale. Maître du terrain, le peuple allume des feux et dévore un des chevaux restés morts sur la place. A la lueur tremblotante de ces feux, premier bivouac de la Révolution, l'effroi remplissait le château. Tantôt on voulait résister, tantôt on parlait de s'éloi¬ gner et même on l'essaya; comme toujours, l'incerti¬ tude augmentant avec le péril, on ne sut ni s'abstenir, ni combattre. On se résolut à attendre ; déjà il était trop tard pour fuir. Dans l'Assemblée, les femmes avaient cherché un refuge sur les bancs des députés contre les ténèbres et les armes. Quelques vivres insuffisants leur avaient été distribués, et elles mangeaient en s'endormant. L'une d'elles occupait le fauteuil du président. Mounier rentre ; il annonce avec solennité que le roi a accepté la décla¬ ration des droits de l'homme et les articles consti¬ tutionnels. On espérait que ces paroles calmeraient la foule. Elle n'en éprouva aucune joie, soit qu'elle comprît qu'une pareille acceptation sous la menace et l'épou¬ vante, parmi les spectres de cette nuit d'angoisse, ne pouvait être sincère, soit que l'extrême besoin physique empêchât toute autre pensée. Les femmes recommencè¬ rent à crier : « Du pain ! du pain ! Pas tant de longs discours. » Importuné de ces clameurs, Mirabeau sortit de son silence et répondit par quelque rude reproche. Les femmes reconnurent le tribun à sa voix; elles se 86 LA RÉVOLUTION. turent et applaudirent. Le peuple alors se laissait encore régir par le frein de la parole. II. LE ROI A PARIS. Pendant que ces choses se passaient à Versailles, l'exemple des femmes avait d'abord étonné, puis entraîné Paris. Des milliers d'hommes s'entassaient autour de l'Hôtel de Ville, au bruit du tocsin. Ils erraient, ils tourbillonnaient sur eux-mêmes, incertains dans leurs projets comme dans leurs mouvements. La seule résolution à laquelle ils paraissent s'arrêter était de suivre les bandes du matin ; et plus leur détermina¬ tion était obscure, plus elle semblait effrayante. Le cri Versailles ! Versailles ! sortait de toutes les bouches. Les uns ajoutaient : « Du pain et la fin des affaires ! » (car parmi ces impatients il y avait déjà des fatigués). D'autres, en bien petit nombre, parlaient de déposer le roi. Mais dans ce tourbillon de rumeurs, de paroles, de cris qui se croisaient et s'étouffaient mutuellement, le seul projet dont il ne fut jamais question fut celui qui allait se réaliser le lendemain, de ramener le roi à Paris. VERSAILLES. 87 Les foules agissent avant de penser. Elles se précipi¬ tent avec une ardeur incroyable là où elles n'ont pas dessein d'arriver. Jamais cela ne parut plus évident qu'à ce moment. Paris était un essaim qui s'agitait sur lui- même et fourmillait, attendant que sa résolution fût, formée et que le vent l'emportât. Le général La Fayette, à cheval, sur la place de Grève, au milieu de cet essaim d'hommes, ne savait lui-même ce qu'il fallait désirer. Tantôt il s'obstinait à rester, tantôt il croyait nécessaire de suivre le mouve¬ ment avec la garde, nationale pour le régler. Le corps municipal vint au secours de son indécision et lui or¬ donna de partir. L'armée de La Fayette s'ébranle; elle aussi prend le chemin de Versailles. Qu'allait-elle y faire? elle ne le savait pas encore. Seulement, quoiqu'elle ne fut organisée que de la veille, elle avait déjà un esprit plus concentré que la masse ordinaire des citoyens. Son indignation contre les gardes du corps, qui avaient foulé aux pieds la cocarde, exci¬ tait dans les rangs un désir de vengeance que le général chercha à prévenir. Sachant combien le serment est chose sacrée en de pareils moments de crise, La Fayette usa avec sagesse de ce moyen de lier ses soldats. Il les arrêta plusieurs fois et leur fit répéter le même serment à la loi et au roi. Les feux qui le précédaient sur la route annonçaient de loin sa marche. Il arrive à minuit, et, devançant ses troupes, il court au château, seul de sa personne, 88 LA RÉVOLUTION. parmi ses plus implacables ennemis. — Yoilà Cromwell qui entre! dit un courtisan. — Non, messieurs, inter¬ rompit La Fayette, Cromwell ne serait pas entré seul. Et il passa chez le roi. • L'armée de La Fayette eût dû bivouaquer autour du château. Peut-être son général craignait-il de n'en pas être assez maître. 11 parut plus prudent de la disperser dans la ville, après qu'elle eut occupé tous les postes, excepté ceux des jardins et de l'intérieur du palais. Car, comment se fier, pendant le sommeil et jusqu'au seuil de la chambre royale, à des hommes nouveaux, incon¬ nus, que l'on avait tant de raison de croire ennemis? La famille royale ne voulut s'en fier qu'à ses gardes fidèles; elle relégua dans les postes éloignés les sol¬ dats de La Fayette, joignant ainsi une aversion profonde aux apparences d'une confiance entière. Et pouvait-il en être autrement? Toute l'histoire de Louis XYI est là ! En chaque occasion, il abandonne l'extérieur à la Révolution victorieuse ; mais il réserve le foyer à la contre-révolution. Chose incroyable! dans ce palais déjà assiégé, où la crainte devait tenir tout le monde debout, on dormit. La reine, qui se savait menacée par chacune de ces piques, se coucha. Elle n'avait pas encore appris à bra¬ ver la fatigue et à écouter le tocsin pendant des nuits entières. On ne se défiait pas alors assez les uns des autres. Le roi, pleinement rassuré, fait refuser sa porte au général. Le palais redevint désert. Tout fit silence VERSAILLES. 89 comme après la lassitude d'un jour de fête. Le jour commençait à paraître, il était six heures. C'était le moment où Versailles était plongé dans le plus profond repos. Une troupe d'hommes armés, qui peut-être simula une patrouille, se glisse dans le château par une des-portes de la chapelle. Sans doute ils s'étaient excités les' uns les autres contre la reine, pendant cette nuit où seul§. jls ne dormirent pas. Les gardes du corps qui s'opposent à leur passage, sont refoulés; deux sont frappés à mort, et leurs têtes, mises au haut des piques, vont partout réveiller la foule. Les assaillants pénètrent jusque dans l'appartement de la reine. Au cri des gardes, elle avait pu s'élancer de son lit, et fuir chez le roi. Ses ennemis allaient l'y pour¬ suivre, quand enfin un bataillon de garde nationale, le sergent-major Hoche en tête, arrive pour la protéger. Le danger n'avait été éloigné que pour un moment. Par toutes les issues débouche la foule armée, dans la cour de marbre, sous la fenêtre du Roi ; et dans le lointain, les têtes des deux gardes, portées sur les piques, mar¬ quaient déjà le chemin de Paris. Dans cette longue nuit la foule avait enfin appris qu'elle était la maîtresse ; et elle venait résolue, non plus seulement à demander du pain, mais à commander en souveraine. Un député de la Commune avait apporté le vœu que le roi vînt habiter les Tuileries. Ce vœu, dans la bouche.du peuple, devient un ordre ; il se hâte de le signifier par le cri répété : « Le roi à Paris ! » 90 LA RÉVOLUTION. Le roi comprit que ce n'était plus là une prière ét qu'il fallait obéir. Il parut sur le balcon et promit d'aller à Paris, mais « avec sa femme et ses enfants. » Oser montrer la reine à ceux qui avaient voulu la tuer! Là était le péril, elle le sentait, elle aurait voulu s'y dérober.. Elle prit par la main le dauphin et s'avança près de la fenêtre. « Point d'enfant! » crie la foule, en la couchant en joue. La reine reconduisit son enfant dans l'intérieur du palais, elle hésitait à reparaître. « Eh bien ! Madame, venez avec moi, lui dit La Fayette. — Quoi! seule sur le balcon! N'avez-vous pas vu les signes qu'ils m'ont faits ? — Oui, Madame, allons-y. » Elle reparut alors au bord du balcon, à côté du général La Fayette. Il savait comment on parle à la foule; il prit la main de la reine et la baisa. Les assassins mêmes furent touchés; la foule aussi est femme, elle s'atten¬ drit, et cria : « "Vive le général ! Vive la reine ! » « Dès ce moment, ajoute La Fayette dans son récit, la paix fut faite. » Mais quelle paix que celle où l'humiliation, la ter¬ reur, la haine, la soif de vengeance sont toutes d'un côté, et le triomphe et l'orgueil, de l'autre? Est-ce sagesse d'espérer que l'on tienne cette trêve? Combien les hommes alors savaient mal haïr ! En ce point, du moins, nous l'emportons sur nos pères. Le moment était venu de quitter Versailles. En sortant du palais, le roi vit bien qu'il n'y rentrerait jamais. Tant qu'il avait été retiré dans la demeure de VERSAILLES. 91 Louis XIV, il y avait été protégé par l'antiquité et une ombre de respect. Mais, à cet instant, ses ancêtres parurent l'abandonner. Il n'y avait plus nul intermé¬ diaire entre la colère du peuple et lui. Le cortège de ses aïeux ne le suivit pas au delà du palais. Il sortit seul et se livra. . Déjà, en effet, sa captivité ne pouvait se dissimuler, même sous les adulations, car il y entrait trop de pitié. Le peuple marchait en avant, impatient d'annoncer sa victoire; et, selon les habitudes des foules, il s'arrê¬ tait fréquemment pour la raconter ou pour en jouir davantage. Après lui venait la garde nationale obéissante et même respectueuse, parce que tous ses désirs avaient été des ordres. Enfin, le roi, la reine, leurs enfants sui¬ vaient silencieusement, se dérobant, au fond de leur voiture, à la joie de la multitude, à ses chansons, à son ivresse. « Voilà le boulanger, la boulangère et le petit mitron! » répétaient mille voix autour d'eux. Et ce lan¬ gage, dont le peuple voulait faire une caresse, disait à chaque pas qu'il ne restait plus rien de l'ancien roi. La reine en frémissait; elle aussi s'efforçait de sou¬ rire, mais les forces lui manquaient; elle aurait désiré s'épargner la fin du triomphe jusqu'à l'Hôtel de Ville et s'arrêter aux Tuileries. On lui répondit qu'il serait trop périlleux pour elle de se séparer du cortège; elle dut continuer à garder jusqu'au bout un air de fête et de sérénité. Il faisait nuit quand on arriva à l'Hôtel de Ville. 92 LA RÉVOLUTION. Bailly présenta ces mêmes clefs qu'on avait présentées à Henri IV, et il ajouta qu'aujourd'hui, c'est Paris qui avait reconquis son roi. Le roi répondit, mais le mot de confiance expira sur ses lèvres. La reine s'en aperçut; elle releva ce mot qui était si loin clu cœur et insista. — « Répétez, monsieur Bailly, que le roi a dit avec confiance. » Bailly répéta avec grâce la parole que tout contredisait. On applaudit pourtant; le roi et la reine rentrèrent enfin dans le palais des Tuileries. Nu, aban¬ donné depuis deux règnes, ce palais leur sembla une prison. C'en était une en effet. Ainsi finirent ces journées des 5 et 6 octobre l'789. Un vague instinct sourd les commença; le dénouement se fit sans avoir été annoncé ni voulu d'avance par per-, sonne. La Révolution, ai-je dit, n'avait pas encore de chefs ; mais ces têtes se formaient. Bientôt il ne se fera plus un mouvement qu'elles ne l'aient préparé. Pendant que Paris était dans la joie de son triom¬ phe, la famille royale se voyait dans le gouffre ; et c'est là, néanmoins, ce que les hommes du temps appelèrent, des journées de concorde. Que la multitude se soit en¬ dormie clans cette illusion, cela n'étonne pas. Mais que cet aveuglement ait été partagé par les hommes les plus clairvoyants, tels que Mirabeau, voilà ce qui me sur¬ prendra toujours. Peut-être plusieurs affectèrent-ils d'es¬ pérer une chose qu'ils sentaient impossible. Mais ce fut là le plus petit nombre. Presque tous pensèrent que l'alliance entre le roi et la constitution venait d'être VERSAILLES. 93 scellée, parce qu'il y avait eu des acclamations, des sourires sous les piques et sous le dais. Comme si de pareilles injures pouvaient être effacées jamais! Comme si l'irruption dans le château, la foule ameutée sous le balcon, et les lentes stations de Versailles à Paris, et ces menaces et ces affreuses caresses, et cette entrée funèbre dans les Tuileries, et cette solitude, cet aban¬ don, et ces têtes coupées pour avant-garde de la royauté captive, comme si ces spectacles et ce long supplice des yeux et de l'âme pouvaient être oubliés ! Comme s'il appartenait à une constitution écrite d'abolir la nature humaine! Comme si les rois et les reines n'avaient point de mémoire des offenses, et qu'ils n'eussent ni yeux ni oreilles pour voir ce qui les touche ! Un oubli si complet de la nature humaine ne peut s'expliquer que par le manque absolu d'expérience de la vie publique. On n'avait pas vu encore de rois et de reines pleurer! On croyait que leurs larmes se sè¬ chent aussi vite que les larmes du peuple. Le peuple de Paris se sentait capable d'oublier ou de pardonner les injures du passé, si elles étaient corrigées; et il crut que Louis XVI et Marie-Antoinette pouvaient, de même oublier les injures présentes. Cette erreur contre nature devait coûter cher à tout le monde. Après les 5 et 6 octobre, il n'y avait plus d'alliance ni de réconciliation possible ; il eût fallu avoir l'énergie de se séparer de l'ancienne dynastie; et que de sang n'eût-on pas épargné! Mais une si longue habitude de 94 LA RÉVOLUTION. vivre ensemble ne put être rompue en un seul jour. On aima mieux traîner cette chaîne de ressentiments et de soupçons toujours renaissants. On espérait encore se réconcilier! On croyait à l'oubli, au pardon, à la ma¬ gnanimité, à tout ce que nous avons désappris. Les nations ont leurs faiblesses comme les individus; à me¬ sure que l'on commençait à connaître la cause de son mal, on se refusait plus obstinément à la détruire. Nous savons aujourd'hui que, pour passer d'un an¬ cien ordre de choses à un nouveau, il faut changer l'ancienne dynastie, ou au moins la personne du prince, surtout lorsqu'il a été trop offensé. Cette vérité d'ex¬ périence était repoussée en 89 par tout le parti con¬ stitutionnel : Mounier, Malouet, Necker, Lally. Ils s'obstinèrent à laisser le vieux fer dans la plaie ; elle s'envenima. Rien n'a plus contribué à ensanglanter la Révolution. Si, après les journées cle 1830, les Français se fus¬ sent obstinés à maintenir Charles X et la branche aînée sur le trône, qui peut dire à quel degré les ressenti¬ ments , les désirs de représailles eussent pu être portés, et jusqu'où serait allée l'inimitié de la nation et du prince? Aujourd'hui, quand le prince a été humilié el offensé, la nation fait divorce; les haines ne s'amon¬ cellent plus sur une seule tête. La tragédie s'arrête ayant le dernier acte. En 89, La Fayette, partisan enthousiaste de la VERSAILLES. 95 royauté constitutionnelle, s'acharne personnellement contre le duc d'Orléans, le seul homme qui eût pu la réaliser au moins pour un temps. Mirabeau seul sembla voir le remède quand il disait : « Qu'importe que ce soit Louis XVI ou Louis XVII ! » Mais ce mot-là fut d'abord dénoncé comme un crime. III. LOUIS XVI AUX TUILERIES. — UNE QUESTION INSOLUBLE. Lors même qu'aucun témoin n'eût dévoilé ce qui se passait dans l'intérieur des Tuileries, il n'eût pas été difficile de deviner les sentiments de Louis XVI et de Marie-Antoinette. Dès le premier instant, ils se sen¬ tirent prisonniers. Le dénûment de ce château inhabité, la difficulté d'en sortir, la contrainte à chaque pas et la rumeur de cette ville ennemie, tout leur était odieux ; et, comme il était naturel, à peine entrés dans cette captivité, ils ne son¬ gèrent plus qu'à y échapper. Dès lors s'invétéra chez eux la volonté de ne voir dans les événements hostiles qu'une tempête passagère, sous laquelle il fallait un moment courber la tête, en attendant l'occasion de tout dompter; car ils ne doutaient pas alors qu'ils ne pussent y réussir. 96 LA RÉVOLUTION. Peut-être le roi, par lassitude ou inertie, eût con¬ senti pour un moment à capituler avec la Révolution; mais cette âme molle était soutenue et aiguillonnée par les indignations de la reine. Fille de Marie-Thérèse, sœur de l'Empereur, elle ne transigea pas un instant, au fond du cœur, avec des nouveautés qui lui parais¬ saient autant d'outrages. Toujours prête à croire à des forces qu'elle ne possédait pas, elle appelait le combat, la violence. Et quand les choses lui résistaient, ses larmes arrivaient comme la suprême autorité, mais jamais devant ses adversaires. C'était dans le secret et l'intimité qu'elle usait de cette puissance. Ses ennemis ne lui virent qu'un front assuré et dédaigneux. C'est pour cela, sans doute, que la haine des ré¬ volutionnaires contre elle fut si envenimée. Ils ne ces¬ sèrent de voir dans Marie-Antoinette une ennemie per¬ sonnelle, et la foule l'exécra comme une rivale de puissance et d'orgueil. On sentait qu'en elle était le point de résistance qui ne pouvait être vaincu. De ce mélange de violence refoulée dans Marie- Antoinette, et d'inertie dans Louis XVI, sortit un sys¬ tème de stratagèmes et de ruses plus périlleux à la Révolution que la guerre ouverte. La première loi des révolutions avait été méconnue par tous, quand, après avoir fait du roi un ennemi, on s'était obstiné à le faire régner. Voici les premiers résultats qui s'ensuivirent; ils devaient être funestes à tous. VERSAILLES. 97 Les chefs du parti constitutionnel s'étaient donné un problème insoluble, bientôt ils désespérèrent de le résoudre; il ne leur resta qu'à s'enfuir de France, laissant le roi seul au milieu d'adversaires déclarés. Une partie de la noblesse le tint pour parjure ; il le fut bientôt pour le tiers. Plus l'Assemblée nationale avait de raison de soup¬ çonner Louis XVI, plus elle s'arma contre la royauté dans la constitution. On fit des lois pour un avenir que l'on croyait durable, et ces lois étaient le plus souvent une marque d'hostilité personnelle contre Louis XVI. D'autre part, à mesure que l'Assemblée diminuait la royauté, Louis XVI sentait son aversion augmenter pour la constitution. Quand celle-ci fut terminée, il se trouva qu'elle était exécrable à celui qui devait la mettre en pratique. On avait fait une constitution royaliste pour un roi à qui il était impossible de l'accepter autrement que comme une couronne d'épines. Il courba la tête; mais il se promit de la relever et de rejeter ce diadème, dès qu'il serait le plus fort. Telle était la situation dans laquelle on entrait. L'œuvre ne pouvait vivre un seul jour. Sans voir claire¬ ment d'où venait le mal, la nation eut l'instinct de cette impossibilité. Voilà pourquoi elle se détacha de la constitution dès qu'on l'eut achevée. LIVRE QUATRIÈME. RÉVOLUTION CIVILE. 1. NUIT DU h AOUT. C'est un fait incroyable que la facilité avec laquelle se consomma, dans une nuit, ce qu'on peut appeler la Révolution matérielle et sociale. Les choses s'écrou¬ lèrent d'elles-mêmes. Sans doute, les menaces des provinces, l'efferves¬ cence, l'insurrection d'une partie des campagnes, les châteaux pillés ou brûlés, furent l'occasion de renon¬ ciations volontaires; mais ils n'en furent que l'occasion. A quelque moment qu'on eût posé la question des ré¬ formes matérielles, elle eût été résolue de même. Et ne croyez pas que l'enthousiasme de tous les ordres ne fût ici qu'un accident. 11 naquit, au contraire, de la conviction profonde que le moment était venu de mettre fin à l'ancien régime dans tout ce qui était pri¬ vilège, inégalité civile. RÉVOLUTION CIVILE. 99 Car ce qu'il ne faut pas oublier, c'est qu'il n'y eut besoin d'aucune discussion. Pas un orateur n'eut à com¬ battre un adversaire, excepté sur la dîme que le clergé essaya un moment de défendre; tant la force des choses entraînait les esprits; à proprement parler, elle com¬ battit seule. Si les Français n'eussent voulu que la rénovation matérielle et l'égalité civile, la Révolution se trouvait terminée le 5 août 1789. Il n'y avait plus besoin d'assemblées ni de sacri¬ fices d'aucun genre, bien moins encore de batailles à livrer; car ce n'est pas pour la restitution des privilèges abandonnés dans la nuit du 4 août, que se seraient levés les rois d'Europe. Mais si la noblesse, le clergé, la royauté crurent que cette nation serait soudainement calmée et rassasiée par la satisfaction donnée aux besoins matériels, ils se trompèrent. Il y avait dans cette nation une soif d'in¬ dépendance, de liberté politique qui troubla tous les calculs. Et en effet, malgré les immenses concessions de la nuit du II août, le résultat fut presque nul dans l'opinion. Ceux qui avaient cru apprivoiser le cerbère par le gâteau de miel, s'abusèrent. Il y avait une autre faim qui dévorait alors la France. Soit que la con¬ quête subite des droits civils parût depuis longtemps inévitable, soit qu'elle semblât à peine un bien lant que les libertés n'y étaient pas ajoutées, les esprits n'en ■100 LA RÉVOLUTION. furent pas frappés. On eût dit qu'ils n'avaient, rien ob¬ tenu. Cette conquête n'excita ni surprise ni joie dans la nation, tant ces biens paraissaient encore mal assu¬ rés à qui ne possédait pas autre chose. Eux seuls devaient durer; eux seuls devaient sur¬ nager dans tous les naufrages, et l'on n'en ressentait aucun bonheur. La liberté manquant, tout le reste semblait manquer encore. Ainsi, après la facilité avec laquelle s'accomplit la Révolution dans les droits civils, ce que j'admire le plus est le peu d'impression qu'elle fit dans les esprits; et je pense que ce sera l'éternel honneur de ces géné¬ rations, que la conquête rapide des avantages matériels ne les ait pas satisfaites davantage. Les hommes de 89 tinrent pour nuls tous les biens acquis, aussi longtemps que la liberté n'y fut pas jointe. Aucun peuple ne montra sur cela un sentiment si vif, si entier; et c'est pourquoi les fautes de ces générations leur seront par- données, tellement avides de dignité morale, d'exis¬ tence politique, qu'elles crurent n'avoir rien obtenu tant qu'il leur resta à obtenir la vie publique. Elles prirent à la lettre ce mot si souvent répété par les écrivains : « Que tous les biens sont nuls sans la li¬ berté. » Cette vérité fut l'âme de ces générations; c'est aussi par là qu'elles se séparent entièrement des géné¬ rations qui ont suivi et qui semblent avoir contracté avec un autre esprit un tempérament non-seulement différent, mais opposé. RÉVOLUTION CIVILE. 101 Car, tandis que les hommes de 89 vivaient sur ce principe, que la liberté est l'origine de tout, on a vu leur postérité se fonder sur cette autre maxime, que les avantages matériels sont la seule chose à considérer, et que là où ils existent, la liberté est inutile ou pé¬ rilleuse. Manières d'envisager la vie humaine si diamé¬ tralement contraires et si inconciliables, que l'on a peine à concevoir que le même peuple a pu passer de l'une à l'autre à soixante ans d'intervalle. Cette con¬ tradiction serait même incompréhensible, si l'on ne savait aussi combien un peuple peut dégénérer promp- tement et devenir méconnaissable dès qu'il a renoncé aux principes sur lesquels il avait entrepris de se régé¬ nérer. 11 n'y a pas de changement, dans la nature, si rapide que celui-là. Au reste, si l'impression de la nation fut faible après la nuit du lx août, il en fut tout autrement de la cour et des ordres privilégiés. Ils venaient de faire, les uns avec enthousiasme, les autres avec réflexion, le sacri¬ fice de leurs privilèges. Eux-mêmes avaient porté le marteau à l'édifice de l'ancien régime. Us avaient livré7 leurs dépouilles au tiers état. Sans doute, à ce prix, ils allaient obtenir la paix si chèrement achetée. Privés de leurs avantages pécu¬ niaires, on les laisserait jouir au moins de tout le reste; et la réconciliation serait faite entre l'ancienne France et la nouvelle. % Voilà ce que pensaient en secret les ordres privi- 402 LA RÉVOLUTION. légiés. Et au contraire, leurs sacrifices ne contentaient personne. Sans parler de reconnaissance, c'est à peine s'ils excitaient l'attention. Les esprits, les désirs, les passions étaient déjà emportés loin de là. Que voulait donc cette nation, qui ne se laissait pas apprivoiser par de semblables concessions? Où s'arrêterait-elle, si tant de ruines volontaires mises sous ses pieds n'arrêtaient pas un seul moment son char? C'était donc en vain que l'on avait abandonné en quelques heures les inégalités, les privilèges, les richesses, les honneurs qu'on avait reçus de ses ancêtres. Le peuple venait d'acquérir en une nuit ce que la noblesse avait eu peine à acquérir en dix siècles; et il n'était pas assouvi! Quelle était donc cette soif étrange? N'était-ce pas le besoin de tout dé¬ vorer? Bientôt, sans doute, après s'être dépouillé de ses privilèges, il faudra se dépouiller encore même du droit commun ; on ne laissera pas la noblesse jouir même de l'égalité. Je ne puis douter que cette indifférence de la nation sur les faits accomplis dans la nuit, du 4 août n'ait ré¬ pandu une grande terreur dans l'esprit de la noblesse; car, puisque ses sacrifices visibles, appréciables, ne lui étaient comptés pour rien, elle se trouvait jetée dans l'inconnu sans savoir ce qu'il fallait faire pour en sortir. Si l'on veut être juste envers elle, il faut reconnaître que cette indifférence dut apparaître à plusieurs comme une ingratitude. Ce qui surtout dut naître dans les esprits, c'est le sentiment que la réconciliation que l'on RÉVOLUTION CIVILE. 103 avait cru faite entre la France ancienne et la France nouvelle était au contraire chose impossible. Et comme rien n'endurcit les hommes et ne les sépare plus que ce qu'ils appellent un bienfait méconnu, la noblesse et le tiers se trouvèrent infiniment plus séparés le len¬ demain de la nuit du h août qu'ils ne l'étaient la veille.. Ce fut là un premier changement dans le tempéra¬ ment de la Révolution, et une de ses époques fonda¬ mentales sur laquelle les historiens ont trop peu insisté. Depuis ce moment,' la noblesse désespéra de se concilier la Révolution; et, comme il était naturel, ceux qui avaient montré le plus d'enthousiasme dans l'aban¬ don de leurs privilèges, devinrent les plus hostiles dès qu'ils aperçurent que leur renoncement se tournait contre eux-mêmes. Ils furent tentés de reprocher au tiers état son ingratitude ; le tiers état les accusa d'une magnanimité intéressée. Ainsi, des deux côtés, l'admi¬ rable élan de la nuit du 1x août se tourna en reproches, en ressentiments et bientôt en accusations. Jusque-là les nobles s'étaient contentés de craindre la Révolution. La plupart commencèrent dès lors à la haïr sans retour. Au reste, il ne fallut que l'échange de quelques messages et le ton résolu de l'Assemblée pour vaincre la répugnance du roi et le décider à sanctionner les arrêtés de la nuit du lx août. C'était, ai-je dit, toute la Révolution matérielle et sociale. Elle était consommée 104 LA RÉVOLUTION. le 21 septembre 1789. Dès lors le Code civil eût pu être rédigé sous Louis XVI tout aussi bien que sous Napoléon; d'autant mieux, qu'il n'est pas une seule ligne dans ce Code qui puisse gêner le pouvoir absolu. C'est sous un maître qu'il a été rédigé; il l'eût été mieux en 1789 qu'en 1804. Mirabeau eût remplacé Cambacérès. On a beau dire que la suppression de tous les pri¬ vilèges ne fut qu'une surprise : ce fut l'effet de la né¬ cessité, et cette déclaration, une fois faite, devint irré¬ vocable. Par où l'on voit encore que les difficultés de la Révolution n'étaient pas dans les questions d'ordre civil. Celles-ci se dénouaient par la force même des choses; la nuit du 4 août en est la preuve irréfra¬ gable. Dès que les hommes se virent en présence les uns des autres, le vieil édifice des privilèges civils tomba en poussière, sans que personne y mît la main. Ni objec¬ tions, ni discussions. Corvées, droits seigneuriaux, cens, dîmes, disparurent au premier souffle. Et il ne faut pas dire que ce fut là seulement un stratagème, car de pa¬ reilles renonciations sont prises immédiatement au sé¬ rieux par les peuples. En matière de droits féodaux et de dîmes, ils savent du moins retenir entre leurs dents ce qui leur a été une fois abandonné. Cette nuit du 4 août a été le plus souvent mal re¬ présentée. Elle est en réalité la conséquence forcée des . RÉVOLUTION CIVILE. -105 cahiers , et cette partie de la Révolution qui se faisait d'elle-même par le concours de tous. La grande puis¬ sance de nivellement qui poussait de loin la société française, et que rien ne pouvait arrêter, eut alors son dénoûment. Resta le problème de la liberté, c'est-à- dire la difficulté tout entière. C'est pour n'avoir pas vu ce travail de nivellement, que tant d'historiens se sont mépris sur les résultats de cette nuit. Il ne fallait plus qu'une occasion : les choses se précipitèrent d'elles-mêmes. Point d'efforts, point de résistance; le sentiment de l'irrésistible, de l'irrévocable; l'ancien régime que tous désespèrent également de défendre et qui s'éva¬ nouit dans l'ombre; un enfantement sans douleurs et sans cris; puis une aurore inconnue qui se lève après ces ténèbres fécondes, voilà la nuit du h août. Pas une voix ne s'éleva pour retenir l'inégalité civile. Il y eut l'unanimité que la nécessité impose. Les hommes con¬ statèrent la ruine plutôt qu'ils ne la firent. II. A QUELLES CONDITIONS LES NOBLES RENONCERENT A LEURS TITRES. Ce sont MM. de Montmorency, de Noailles qui vin¬ rent d'eux - mêmes proposer l'abolition des titres de 106 LA RÉVOLUTION. noblesse. Et nul doute que, dans ce moment d'enthou¬ siasme, ils ne fussent parfaitement sincères. L'avenir s'ouvrait de tous côtés; ils renoncèrent à dater du moyen âge, parce qu'ils pensèrent que la nation entre¬ rait avec transport dans cet esprit d'égalité , et qu'en perdant un titre féodal, ils pourraient au moins acquérir le titre - de citoyens. Ce sacrifice, il est vrai, ne dura pas; la magnanimité prit ainsi une apparence de légèreté ou de duplicité. Mais la faute n'en fut pas à eux seuls. Quelques années plus tard, quand on vit cette même nation accueillir la création d'une nouvelle noblesse et se précipiter à la recherche de nouveaux titres, cela rendit nécessairement leur lustre aux anciens; et il n'est pas étonnant que ceux qui les possédaient s'en soient souvenus, dans un temps où il ne pouvait plus y avoir de citoyens. Les anciens barons durent reparaître, rien de plus juste. La seule chose surprenante, c'est que l'on ait pu faire admettre aux Français que l'on créait de nouveaux nobles par amour du nivellement, et que, pour favoriser l'égalité, il fallait à tout prix faire revivre l'inégalité. Sorte de contradiction ou de non-sens, qui s'ajoute au grand nombre de ceux que j'ai déjà relevés dans la tradition française, et que le pouvoir absolu a intro¬ duits dans l'ancien régime et dans le nouveau; car c'est l'essence de ce pouvoir de faire entrer non-seulement dans les choses, mais encore dans les esprits, tout ce qui lui est profitable. Ces sortes de maximes font partie RÉVOLUTION CIVILE. 107 aujourd'hui de la conscience publique. Il est bien tard pour essayer de les en arracher. Ce sont les médailles frappées d'âge en âge par le despotisme ancien et nou¬ veau qui les a déposées et gravées dans l'esprit des Français. Car chez nous il s'est donné la peine de persuader; il s'est fait pour cela des sophismes héré¬ ditaires. Ailleurs il s'est contenté de dominer franche¬ ment et simplement. Soyons équitables. Quand la noblesse fit les grands sacrifices du h août 89 et du 21 juin 90, elle crut naturellement les faire à la liberté. Telle était la condi¬ tion, la clause manifeste. Mais abandonner ses privilèges de vanité pour édifier la vanité des autres; sacrifier ses prérogatives pour le plaisir d'être esclaves en com¬ pagnie de tous, c'est là une idée qui n'a jamais pu en¬ trer dans l'esprit d'un homme. Otez l'esprit de liberté, les sacrifices de la Révolution, de quelque côté qu'ils viennent, peuple, bourgeoisie, noblesse, sont incom¬ préhensibles; cette époque entière n'a plus de sens. En un mot, les nobles avaient accepté l'égalité à condition d'avoir la liberté, chose aussi nouvelle pour eux que pour le peuple. Mais quand la liberté disparut et que la nation retourna en un jour à son ancienne ser¬ vitude , il est naturel que les nobles aient voulu se dis¬ tinguer de la masse servile. Le moyen le plus simple fut de reprendre leurs titres, leurs armoiries ; et la perte de la liberté amena ainsi nécessairement la perte de l'égalité. 108 LA RÉVOLUTION. Au moment où j'écris ces lignes, le czar vient de faire franchir à la Russie sa nuit du k août. D'un trait de plume, sans qu'il y ait eu une goutte de sang versé, il a émancipé les serfs, appauvri les riches, enrichi les pauvres, rendu les paysans propriétaires, et cela n'a pas diminué son pouvoir absolu ; au contraire, il l'a augmenté. Par où l'on voit à nu que les révolutions civiles, même les plus radicales, n'ont rien de commun avec la liberté ; il ne faut pas croire que les premières mènent nécessairement à l'autre. Quand le progrès matériel s'accomplit par un des¬ pote, c'est un bail quasi-perpétuel de servitude; car tous ceux qui ont acquis quelque chose croient que le despotisme est leur meilleur garant. Tous les éléments de la civilisation renfermée dans la notion du bien-être peuvent se développer par la vertu seule du temps. Mais ce qu'il y a de plus noble en nous, la liberté, échappe à cette nécessité aveugle. Pour y atteindre, il faut de l'âme, du courage, du caractère ; là où ils manquent, l'éternité même ne pour¬ rait produire un atome libre. Ce qu'elle peut faire par elle-même, ce sont de joyeux esclaves, heureux de n'être rien. Yoilà la félicité telle que les hommes l'ont connue et adorée dans le. Bas-Empire. C'est celle qui est toujours entre leurs mains. Félicitas temporum. Il est certain que, dans un siècle, les hommes seront mieux nourris, mieux couverts, mieux vêtus, plus faci- RÉVOLUTION CIVILE. 109 lement transportés. Ils posséderont, à n'en pas douter, ce qu'ils appellent une meilleure vie animale. A moins d'un cataclysme, rien n'empêchera ce progrès. Mais cette chose divine, la dignité, compagne de la liberté, il faut qu'ils la méritent pour la posséder. C'est folie de croire qu'elle les visitera, sans qu'ils fassent un pas vers elle. III. LA RÉVOLUTION TERRITORIALE1. Changer la face du territoire, effacer jusqu'au nom des provinces, y substituer arbitrairement quatre-vingt- trois départements, semblait le comble de l'audace. Mirabeau lui-même pensait qu'un pareil bouleversement ne se ferait pas sans arracher des cris aux pierres, et qu'il serait nécessaire de tenir plus de compte des an¬ ciens liens historiques. Mirabeau se trompait. Il ne fallut à l'Assemblée qu'un décret pour effacer les provinces, œuvre des siècles. Elle ne trouva clans toute la France qu'une table rase, où elle put se jouer des souvenirs, des traditions, sans rencontrer un seul obstacle, comme si la France n'avait eu aucun passé. I. Janvier 1790. 'HO LA RÉVOLUTION. La Constituante put trancher impunément des mem¬ bres qui paraissaient morts. Les choses de la nature, les montagnes et les fleuves, donnèrent des noms nouveaux aux délimitations nou¬ velles. Et l'histoire telle qu'elle avait été écrite sur le territoire en traits qui semblaient ineffaçables disparut en un moment à tous les yeux. Ce changement, en apparence le plus grand de tous et qui paraissait au-dessus des forces humaines, s'ac¬ complit non-seulement en un instant, mais encore sans rencontrer aucune difficulté. Les provinces s'évanouirent et n'excitèrent aucun regret. Nul déchirement, nulle douleur en se séparant, tant les Français avaient pris en haine leur propre histoire. Pourquoi eût-on regretté les anciennes divisions territo¬ riales? On avait tant souffert dans ces vieilles limites! Elles ne rappelaient qu'oppression, inimitié, rivalités au profit d'un maître. D'ailleurs la monarchie de l'ancien régime, en les foulant toutes également aux pieds, les avait toutes réduites en poussière. Nulle d'entre elles ne conservait un seul droit vivant. La mémoire même en était extirpée. Ces corps sans âme pouvaient donc aisé¬ ment se rapprocher, se fondre, se dissoudre dans un même moule; argile inerte que l'Assemblée nationale pétrit à son gré pour en composer la figure de la France nouvelle. L'Assemblée en fit quatre-vingt-trois départements; elle aurait pu tout aussi bien en faire cent ou cent- RÉVOLUTION CIVILE. 111 vingt, comme le demandait Mirabeau. La matière pa¬ tiente eût également obéi à l'artiste. Ce qui dans d'autres peuples a été à peine possible par des invasions, des exterminations séculaires, des cataclysmes qui avaient aboli la géographie historique, avec la mémoire des races humaines, n'exigea en France qu'un arrêté de quelques lignes. Dans la Grèce moderne, l'anéantissement d'une partie des peuples indigènes, le silence, le désert, la barbarie n'ont pu réussir à extirper entièrement les pre¬ miers linéaments de la configuration historique de la Grèce dont la Messénie, l'Arcadie, l'Argolide, gardent encore aujourd'hui au moins une ombre. De même en Italie. L'ancien dessin de l'histoire italienne a été maintenu en dépit de tous les autres changements ; encore aujourd'hui il y a une Lom- bardie, une Yénétie, une Toscane; par où l'on voit que la Péninsule a conservé sa forme dans le travail des temps. 11 en faut dire autant de l'Espagne, qui a encore une Castille, une Catalogne, une Andalousie; car chez ces peuples aucune haine ne s'attache à leur passé national ; nul n'a cherché à l'effacer jusque dans les lignes et les diversités naturelles ou artificielles du territoire. Deux choses opérèrent ce prodige chez les Fran¬ çais : premièrement le désir, qu'aucun peuple n'eut au même degré, de s'unir étroitement; de se pénétrer, d'une frontière à l'autre, de n'avoir partout qu'un cœur m LA RÉVOLUTION. et une âme; et ce fut là une des inspirations sacrées de la Révolution. Deuxièmement, ce désir de se fondre en un seul corps trouva une singulière facilité dans le délabrement et la ruine morale où la royauté avait con¬ duit les provinces. Mais ici il ne faut pas tant se hâter d'applaudir, et nos historiens, qui ont félicité la royauté d'avoir préparé l'union par l'anéantissement de la vie provinciale, sont contredits par l'expérience et par la raison; car celle-ci nous apprend qu'il n'est jamais bon pour un peuple qu'une de ses forces vitales soit extirpée; nous savons d'autre part que le mal a produit le mal, et non le bien. Si, en effet, il a été plus facile à la Constituante de rapprocher des membres morts, son but était néan¬ moins de leur rendre la vie morale et politique. Voilà ce qu'elle a voulu et dû vouloir. Mais c'est là aussi ce qui lui a été impossible; et nous verrons bientôt qu'une des causes de calamité pour la Révolution est venue précisément de ce que les provinces, n'ayant pu se ranimer instantanément à la vie publique, sont restées à la merci de la capitale, où tout a dû se concentrer. Ainsi cette Révolution immense n'a eu qu'un seul foyer; celui-là éteint, tous les autres devaient l'être à la fois; un certain équilibre, dont ne peuvent se pas¬ ser les peuples même dans leurs plus grandes ivresses, a presque toujours manqué; et le colosse à la tête prodigieuse a gardé des pieds d'argile. RÉVOLUTION CIVILE. 113 Le mal que l'ancien régime avait fait aux provinces en les exténuant est donc resté le mal ; il n'a pu être corrigé par les combinaisons et le scalpel de la Consti¬ tuante. Aujourd'hui même, après soixante-dix ans, je ne saurais dire encore si ces membres refroidis pendant des siècles ont commencé réellement de revivre ! IV. SI LA DESTRUCTION DES LIBERTÉS PROVINCIALES DANS L'ANCIEN RÉGIME A PRÉPARÉ LES LIBERTÉS NOUVELLES. Voici un point constant dans notre ancienne histoire. A mesure que de nouvelles provinces étaient annexées à la France par la conquête ou par les traités, elles per¬ daient leurs anciens droits et n'en acquéraient pas de nouveaux. En vain réclament-elles des libertés qui leur ont été assurées par les capitulations, elles ne peuvent en retenir même une ombre. Tout au plus obtiennent- elles que leurs droits seront suspendus, et non abolis. Mais cette différence se réduisait à un mot, puisque les garanties une fois suspendues ne reparaissaient jamais. Après quelques murmures, les peuples ainsi fraudés se taisaient, soit que l'avantage d'être attachés à un grand pays ne leur semblât pas être acheté trop cher i. 8 444 LA RÉVOLUTION. par l'abandon de leurs anciens droits, soit que l'exemple de la soumission et de la servitude des autres fût con¬ tagieux et parût la seule règle légitime. Chose singu¬ lière, on ne pouvait faire partie de' la France qu'en se voyant réduit à une condition très-voisine de l'escla¬ vage; et pourtant on consentait à cet échange; on s'y prêtait sans doute aussi parce qu'on se sentait associé à de grandes destinées et que l'avenir devait tout répa¬ rer au centuple. Je n'ai fait qu'entrer dans l'histoire de la Révolution, et déjà je marche au milieu des sophismes accoutumés qui s'entre-croisent pour me fermer la route. J'ai vu presque tous nos historiens applaudir à la destruction des libertés provinciales dans l'ancien ré¬ gime. Il était bon, suivant eux, que tout fût réduit en poussière; cela devait rendre plus facile la tâche de la Révolution. Ce sophisme, je suis obligé de le' contredire dès les premiers pas, puisqu'au contraire la province, qui se souvint en 88 et 89 de ses libertés locales, fut la première qui donna naissance à la Révolution. C'est en évoquant le souvenir de ses assemblées locales, de ses droits historiques, que le Dauphiné donna l'exemple de la résistance contre l'ancien régime. C'est par là qu'il fournit un premier levier à l'opinion nouvelle; il fit plus : il donna une forme, une règle que toute la France suivit. La petite assemblée provinciale de Yizille fut le germe de l'Assemblée nationale. Ce premier groupe RÉVOLUTION CIVILE. 115 attira un moment tous les yeux; il fallait un embryon qui en se développant pût devenir la Révolution. Les états du Dauphiné, plongeant profondément dans le passé, furent le germe. Tant il est vrai que la liberté ne peut se passer d'ancêtres. Si Ton parvenait à effacer la mémoire, on étoufferait l'avenir. y. ABOLITION 1 DES PARLEMENTS ET DU REGIME DES INTENDANTS. Je ne pourrai jamais assez redire, et la postérité ne voudra jamais croire avec quelle rapidité l'ancien ré¬ gime a croulé, ' dès qu'on y a porté la main dans la Constituante. Il ne s'est pas trouvé un défenseur de l'ancienne organisation territoriale, administrative ou judiciaire. La royauté, la noblesse, le clergé ont. as¬ sisté à ces écroulements, sans s'y opposer par une seule parole. La carte du territoire est refaite; nul ne s'en étonne, et c'est Louis XVI qui dessine de sa main la géographie nouvelle de la France. De même, qui eût jamais pensé que ces vieux par¬ lements, qui avaient rempli notre histoire de leurs dé- 1. Mars, avril, mai 1790. 416 LA. RÉVOLUTION. bats, de leurs ambitions, de leurs plaintes, de leurs dominations ambiguës, fussent renversés en un jour sans trouver dans les trois ordres une seule voix pour les défendre ou pour les regretter? Pourtant il en fut ainsi. On ne leur fit pas même leur procès. Dès qu'il s'agit d'eux, ils disparurent à la première parole de Thouret, rapporteur de la loi sur l'organisation judi¬ ciaire; la question ne se posa jamais si l'on devait en conserver même une ombre. Un an auparavant, on eût dit qu'ils étaient insépa¬ rables de l'idée de justice en France, tant leurs ra¬ cines étaient profondes dans le passé, tant leurs pré¬ tentions étaient invétérées; et, au premier souffle, ils s'évanouirent sans que jamais personne ait entrepris seulement de leur adoucir la chute. Deux ou trois parle¬ ments de provinces, celui de Bordeaux par exemple, essayèrent de refuser d'enregistrer la loi- qui les anéan¬ tissait; cette protestation, aussitôt retirée par la peur, parut odieuse et ridicule; elle ne servit qu'à montrer l'unanimité de la France à vouloir les détruire. J'en dis autant de l'organisation administrative. La royauté ne trouva pas un mot pour défendre le régime et la centralisation des intendants. Ceux-ci furent con¬ damnés dès qu'on eut rappelé leur nom; et cette una¬ nimité sur ces matières donne une grande majesté aux délibérations de la Constituante, en tout ce qui touche à l'organisation civile. On croit assister aux discussions d'un corps savant, et cependant l'orage RÉVOLUTION CIVILE. M7 gronde à la porte. Sur chacun de ces points fondamen¬ taux, il semble que la parole même de la civilisation s'impose à tous ; les uns la subissent par entraînement, les autres par nécessité ou par un sentiment d'équité; car il ne faut pas méconnaître, dans l'ordre de la no¬ blesse, ceux que la philosophie ou une générosité natu¬ relle avait gagnés aux intérêts même de leurs adver¬ saires. Une chose est constante, tous paraissaient s'unir dans l'évidence. Parmi tant d'hommes de loi qui formaient la re¬ présentation du tiers à la Constituante, il n'y en eut pas un seul, qui eût seulement l'idée de représenter ce qui avait été l'âme, des" légistes dans l'ancien régime, c'est-à-dire l'émanation de tous les pouvoirs, du pou¬ voir royal. Là fut la vraie Révolution ; elle était au fond même des esprits. Il est frappant en effet que, dans une si nombreuse assemblée d'hommes de loi, le tempérament français parut entièrement changé; car il ne se trouva personne pour soutenir les vieilles idées dont s'étaient nourris pendant tant de siècles les juristes, et qui avaient été le fléau de l'esprit français, je veux dire : les théories du Bas-Empire sur le pouvoir. ' Si donc l'on me demandait en quoi le changement fut le plus grand de 89 à 91, je n'hésiterais pas à dire que ce fut dans cette rupture absolue des hommes nou-, veaux avee la tradition byzantine et impériale, qui de- 118 LA RÉVOLUTION. puis Charles Y jusqu'à Louis XVI avait été la tradition constante de l'ancien régime. Là je saisis l'esprit même de la Révolution. Le principe byzantin sur lequel les légistes, d'accord avec la royauté, avaient assis l'an¬ cienne société, ce principe qu'une fausse érudition et un jugement altéré, chez nos historiens, ont rétabli de de nos jours, s'effaça de toutes les lois , grâce à l'œuvre de la Constituante. Elle y procéda avec une sûreté, une unanimité, une force invincible, qui était jusqu'à l'idée d'une résistance. À mesure que ces principes byzantins étaient extir¬ pés de notre organisation (et tout le monde alors y concourait), l'esprit moderne apparaissait de lui-même sous cette rouille empruntée. Les discussions de la Constituante ■ sur ces points n'étaient jamais des com¬ bats. La lutte ne pouvait s'engager sur ce terrain. Il n'y avait entre les orateurs que des questions de nuance. Quant au principe nouveau, il n'était jamais mis en doute. Mirabeau, La Fayette, Thouret, Rabaud Saint- Étienne, Chapelier, Target, Duport, Sieyès, Tronchet, furent les pères de la liberté, tous unanimes en ceci, qu'ils crurent que les Français la voulaient; et s'il est vrai qu'ils se sont trompés, qui n'aurait été trompé comme eux? qui ne se serait fié à la vérité de tant de démonstrations nationales, à la durée de tant de ser¬ ments , à la sincérité de tant de promesses, à la sûreté de la parole de vingt-six millions d'hommes? Si ce fut RÉVOLUTION CIVILE. M9 une illusion, avouons qu'il n'y en eut pas dans le monde de plus excusable; et si ce fut un piège tendu par une nation à quelques-uns, avouons que la gloire est pour ceux qui se sont laissé abuser, et qu'ils ont gagné à cette embûche une mémoire immortelle. Ah ! qui oserait se plaindre jamais de souffrir pour la liberté, quand ceux qui ont voulu la fonder ont payé si cher leur crédulité! VI. OU ÉTAIT LA DIFFICULTÉ DANS LA RÉVOLUTION? Ainsi tout était facile, tout s'accomplissait de soi- même, tant que l'on ne touchait pas au pouvoir. Les choses, les lieux, les souvenirs, les intérêts, les pri¬ vilèges, les parentés et les hostilités de race, les idiomes même, tout cédait. La Révolution était faite. Mais le jour où l'on voulut la liberté politique, tout changea, et l'on sembla se mesurer avec l'impossible. Alors naqui¬ rent les tempêtes. On parut s'insurger contre la nature des choses. La difficulté dans les affaires humaines n'est pas le côté matériel ; il se développe pour ainsi dire inévita¬ blement par une force cachée ; et je ne vois pas qu'à aucune époque, l'homme ait eu besoin de s'armer de 120 LA RÉVOLUTION. tant de tonnerres pour s'élever d'un degré dans la richesse ou dans le bien-être. Du moins n'y a-t-il pas de révo¬ lution dans le monde qui ait été entreprise pour cette seule conquête. Mais qu'il en coûte pour faire avancer l'homme d'un seul pas dans l'ordre moral ! Là est vraiment la difficulté. Si vous prenez l'une après l'autre toutes les révolutions, vous verrez que les plus grandes se sont proposé de changer l'homme intérieur. Déplacer les choses n'est pas ce qu'il y a de plus difficile; mais déplacer les sentiments, en acquérir de nouveaux, s'enrichir dans les choses invisibles, là est le problème. Un sentiment non encore éprouvé, une ma¬ nière nouvelle de considérer la vie, c'est pour cela qu'il a fallu franchir des torrents de sang. Voulez-vous donc savoir si une révolution a réussi ou non, ce ne sont pas les choses qu'il faut regarder, c'est l'homme; car c'est pour lui que la révolution a été faite ; et si vous trouvez qu'il n'a pas été transformé au dedans, que son intérieur n'a pas été modifié, dites hardiment de cette révolution qu'elle n'est pas achevée ou qu'il y a été infidèle. Il n'est rien au monde sur quoi les Français se fassent plus d'illusion que sur ceci : ils voient les choses changées autour d'eux, et ils en concluent que les principes fondamentaux de leur Révolution ont ac¬ quis une pleine victoire. En cela, ils se contentent trop aisément. RÉVOLUTION CIVILE. 124 La vérité est que le développement matériel s'ac¬ complit par une sorte de végétation à laquelle rien ne peut s'opposer. Les choses se transforment, elles se déplacent par la vertu seule du temps. Par exemple, il y avait déjà avant la Révolution une foule de petits propriétaires. Selon Necker, le tiers des terres leur appartenait. Aucune puissance n'était en état de s'op¬ poser dans la division de la propriété à cette progres¬ sion. Elle s'accomplissait en dépit de tous les événe¬ ments , par la seule raison que ce mouvement avait commencé en dehors de la politique; il fut accéléré par la Révolution. Mais il n'était pas besoin de la Révolution pour autoriser ce qui s'était préparé sans elle. C'est sans doute pour cela que les amis de la liberté, en France, font quelquefois si aisément des aveux déses¬ pérés. L'un d'eux regrette que la Révolution ne se soit pas accomplie au nom du pouvoir absolu. Il pense qu'un despote eût été moins destructeur de l'esprit de liberté que ne l'a été le génie de la nation elle-même. On ne peut guère faire une déclaration qui ressemble mieux à une satire 1. Un autre esprit non moins indépendant2 conclut qu'il vaudrait mieux pour nous être encore à la veille de 89, 4. « J'incline à croire qu'accomplie par un despote la Révolution nous eût laissés peut-être moins impropres à devenir un jour une nation libre que faite au nom de la souveraineté du peuple et par lui. » Tocqueville, l'Ancien régime et la Révolution. 2. Jean Revnaud, Vie de Merlin de Thionville, p. 132. 122 LA RÉVOLUTION. et qu'ainsi la Révolution n'a servi qu'à créer de nou¬ veaux obstacles à la liberté. C'est aller trop loin dans le désespoir. Gardons-nous- en autant que de l'infatuation. Il suffira de dire, pour être vrai, qu'en retranchant les grandes crises de la Révolu¬ tion, voici les résultats que l'on ne pouvait manquer d'obtenir par l'efficacité seule du temps, puisqu'ils étaient dans les vœux de tous : égalité de l'impôt, accession de tous aux emplois, la propriété de plus en plus divisée, la noblesse réduite à des privilèges hono¬ rifiques, la liberté de conscience, des assemblées à cer¬ tains intervalles. En se bornant à ces vœux, il n'était pas besoin de tant de prodiges. Ce sont précisément les résultats auxquels ont été réduits les Français après quatre- vingts ans. Il n'y avait qu'à laisser faire les assemblées provinciales de 87. Elles eussent donné, sans tant de fracas, le droit civil sans le droit politique. Cazalès se plaignait qu'il n'eût fallu que trois quarts d'heure pour changer de fond en comble le droit civil des Français. Rien n'était plus vrai. Le 24 février 1790, il avait suffi à la Constituante de quelques instants pour décréter l'égalité de partage dans les successions, ce qui était toute la révolution civile. Le droit d'aînesse avait été aboli, le même jour, sans une seule protesta¬ tion de la noblesse. Le principe absolu de l'égalité une fois consacré, restait à y conformer le droit de tester; on attendit jus- «ÉVOLUTION CIVILE. 123 qu'en avril 1791 ; l'impatience était calmée, depuis que le fond de la question était résolu. Un discours de Mirabeau fut apporté le 2 avril 91 et lu dans l'Assem¬ blée, peu d'heures après sa mort; ce discours parut comme le testament de ce grand esprit ; et il eût écarté •toutes les objections, s'il en était resté. Mais il n'y en avait pas; le tombeau de Mirabeau fut la pierre angu¬ laire de la Révolution civile. Ainsi, l'égalité dans les successions, cette âme de nos lois civiles, qui à elle seule referait la France nou¬ velle, si celle-ci pouvait être extirpée, fut plutôt procla¬ mée par Tronchet que discutée. Nul obstacle sérieux. Elle entra, comme la nécessité même, dans nos codes; et si j'en juge par le silence d'acquiescement de la noblesse (en 1790), il n'est pas prouvé qu'elle n'y fût aussi bien disposée que la bourgeoisie. Les trois quarts d'heure de Cazalès avaient effacé l'œuvre du moyen âge. Tant il est vrai qu'il faut toujours en revenir à ceci : les questions de religion et de politique, c'est-à-dire de liberté, ont seules déchaîné les orages; c'est pour elles seules que le sang a coulé, c'est pour elles que les hommes ont enduré cent fois pis que la mort. Lors donc que les Français oublient si aisément la liberté, ils supplicient une seconde fois ceux qui sont morts pour elle. LIVRE CINQUIÈME. LA RELIGION. I. UNE LACUNE LAISSÉE PAR MONTESQUIEU. Voulez-vous voir combien le génie d'un grand homme, s'il manque en un point, laisse de vide dans la postérité? Considérez Montesquieu. Seul, peut-être, il eût pu éclairer les hommes du xvrae siècle sur les rapports de la religion et de la politique. N'ayant pas tourné son esprit de ce côté, il s'en est suivi une lacune que rien jusqu'ici n'a comblé. Après tant de livres, tout est encore nouveau sur cette matière. Ce défaut dans la conception de Montesquieu a pris surtout d'immenses proportions clans la Révolution française. Personne n'étant orienté, quand on en viht aux questions de ce genre, il fallut s'y engager sans guides, sans conseillers, et nécessairement à l'aveugle. De là, d'inextricables labyrinthes, et point de fil con¬ ducteur. Nous n'en sommes pas sortis. LA RELIGION. 12o Essayons de poser quelques jalons dans une route où la nation française a failli périr, faute d'avoir été précédée par ses guides naturels, les écrivains du xvme siècle. J'ai déjà éprouvé combien il est difficile de toucher à ces cendres brûlantes ; il est presque im¬ possible d'y faire un pas, si l'on n'y est aidé par la bonne foi du lecteur. La tolérance est l'esprit même de nos temps; c'est l'idée sans laquelle la société moderne ne peut se con¬ cevoir. Mais comment y arriver en 89 ? Les hommes ne s'élèvent pas du premier coup à l'idée de la liberté des cultes. C'est au contraire la der¬ nière égalité à laquelle ils atteignent; et souvent, ceux qui ont commencé par là, n'en ont eu que le mot. Il y a deux manières de résoudre les questions reli¬ gieuses : ou l'interdiction, ou la liberté. La Révolution n'a employé ni l'un ni l'autre de ces moyens. Les révolutionnaires proscrivaient, en fait, les cultes, et ils gardaient, en théorie, la tolérance; ce qui leur % était à la fois l'avantage que les modernes' tirent de la tolérance, et l'avantage que les anciens ont tiré de la proscription. L'idée qui prévaut de nos jours dans les esprits et qui est la véritable, la séparation de l'Église et de l'État, était celle dont on était le plus loin en 1789. La déclaration de Mirabeau et des constituants que le catho¬ licisme est la religion nationale, que ce serait un crime de supposer un moment le contraire, excluait tout 126 LA RÉVOLUTION. d'abord la pensée de séparer l'Etat et la religion. Dès lors, on se trouva jeté dans les contradictions et les impossibilités. Chaque pas ne servait qu'à éloi¬ gner du but. Exemple mémorable qu'en certains cas l'homme n'atteint la vérité qu'après avoir épuisé le faux. II. UN PEUPLE PEUT-IL VIVRE SANS RELIGION ET SANS PHILOSOPHIE? — PROFESSION DE FOI DU VICAIRE SAVOYARD. Tous les changements qui avaient éclaté chez d'au¬ tres peuples étaient le développement d'une certaine institution du passé. La Révolution d'Angleterre s'ap¬ puie sur l'Église anglicane; celle des États-Unis, sur les. traditions presbytériennes; celle de Hollande, sur la foi nouvelle dans le calvinisme ; ainsi des autres. En France, la Révolution ne peut être le développement ni de la royauté., ni de l'Eglise. Ne pouvant adapter l'édifice nouveau à aucune des pièces importantes de l'édifice ancien, il s'agit de chercher une base qui n'ait rien de commun avec la tradition. Là est la grandeur, la sublimité, et en même temps le péril de la Révolu¬ tion française. LA RELIGION. 127 • Gomme l'ancienne Église ne fournissait la base d'aucune des innovations, on se trouva par la force des choses contraint de chercher ce fondement dans la phi¬ losophie. Pour la première fois dans le monde, la phi¬ losophie dut tenir lieu d'institution, de croyance et d'archives. Elle avait jusque-là fécondé, remué quel¬ ques rares esprits dans la solitude ; il fallait qu'elle des¬ cendît sur la place publique , qu'elle devînt l'âme même, ou plutôt l'Égérie d'un peuple. Par ce peu de mots, on voit déjà combien tout était nouveau, et quelle expérience inouïe allait se faire sur une nation. Il fallait que la philosophie transformât l'ancienne religion, ou que la philosophie devînt elle-même la religion du peuple nouveau. Mais que de questions naissent aussitôt ! Un système d'idées pures peut-il ser¬ vir d'aliment à un peuple? La vérité toute nue, supposé qu'on l'eût trouvée, peut-elle véritablement suffire aux multitudes? Cela s'est-il vu ou se verra-t-il jamais? Après avoir rencontré de telles questions, par les¬ quelles s'ouvre la Révolution française, le plus grand malheur serait de ne pas même les pressentir; c'est ce qui arriva. On a dit que l'époque où la vérité philosophique apparaît aux peuples, marque en même temps leur décadence. Chez les anciens, la raison d'une chose si extraordinaire n'est pas difficile à trouver. Quand la vérité apparut dans les écoles, elle dégoûta le peuple -128 LA RÉVOLUTION. de ses idolâtries. 11 comprit assez la vérité pour sentir ce qu'il y avait de faux dans ses croyances, et ne tarda pas à en avoir honte et à les abandonner. Dans ce sens, il est très-exact de dire que Socrate et Platon, pour avoir rencontré un dieu meilleur, ont corrompu le paganisme et avec lui le monde antique ; car la plupart des hommes qui s'étaient dégoûtés de leur ancien culte, ne purent s'élever à la région pure des idées. Ils se trouvèrent privés de religion, sans avoir acquis aucune philosophie, ce qui est la pire condition où l'homme se puisse imaginer ; et par là s'explique la décadence du monde antique. Il s'était assez affranchi de l'erreur pour la quitter, il ne s'était pas assez épris de la vérité pour l'épouser. C'est là ce qu'on voit encore de nos jours, chez les peuplades sauvages auxquelles on présente, avec le christianisme, un système et un ordre supérieur à celui qu'ils ont jamais pu concevoir. Cet ordre nouveau les trouble, ils ne peuvent y atteindre; mais ils en voient assez pour perdre la foi qu'ils avaient mise en leurs fé¬ tiches ; dès lors, incapables également de rester dans l'ordre ancien et d'entrer dans le nouveau, il ne leur reste qu'à désespérer et à mourir. Ainsi, la grande expérience qu'allait tenter pour l'espèce humaine le peuple français, se réduisait à ces termes : « puisque le renouvellement de l'ordre moral ne naissait pas des croyances, cette régénération s'ac- complira-t-elle par les seules idées? La philosophie Là RELIGION. 129 deviendra-t-elle une religion pour le peuple? Franchira- t-il sans trouble , sans défaillance, l'immense intervalle qui sépare la foi de ses pères et les conceptions des phi¬ losophes? Le chemin que ceux-ci ont eu tant de peine à parcourir en plusieurs siècles, le peuple le fera-t-il en un jour? Il l'a du moins tenté; ce sera là éternellement la marque souveraine de la Révolution française. Au fond, toutes ces questions étaient renfermées dans celles-ci : lre La France peut-elle changer de religion? 2e Quelle religion la France peut-elle adopter? 3e Les Français peuvent-ils vivre en corps de peuple sans aucune religion? Un des signes étranges de ces temps, c'est qu'au¬ cune de ces questions, qui contenaient pourtant en substance tout l'avenir, n'ait été ouvertement posée par le xvme siècle. Un seul écrivain, J.-J. Rousseau, a abordé cet ordre d'idées dans la Profession de foi du vicaire savoyard. Il semble qu'il avait en lui ce qui était nécessaire pour donner un Credo à la Révolution. Ses paroles étaient acceptées presque sans examen; il inspirait la foi, plutôt que la persuasion. Aucun phi¬ losophe n'avait exercé à ce point l'autorité du prêtre. A cela, ajoutez une considération qui frappe. La Pro¬ fession de foi du vicaire savoyard contient en germe les principes qui constituent l'Unitarisme en Amérique; nulle différence essentielle entre le livre du philosophe et la croyance religieuse d'une partie des États-Unis. Comment le même fonds d'idées qui a produit une reli- <130 LA RÉVOLUTION. gion de l'autre côté de l'Océan, et qui s'y concilie avec la société nouvelle, comment ces mêmes idées, pro¬ duites avec l'éloquence, l'autorité d'un philosophe prêtre, sont-elles restées à peu près stériles parmi nous? Je vois de ce côté de l'eau un livre pour lequel tout le monde se passionne et qui ne produit qu'un enthousiasme stérile, et de l'autre côté, les mêmes pensées, sans art ni séduction, enfanter un système religieux qui grandit et s'étend à vue d'œil. Pourquoi cette différence? Je crois en trouver la raison dans les conclusions mêmes du vicaire savoyard : « Dans l'incertitude où nous sommes, c'est une inexcusable présomption de professer une autre reli¬ gion que celle où l'on est né. » Ainsi point de révolution religieuse, point de chan¬ gement dans le culte établi, voilà la pensée que Rous¬ seau lègue à la Révolution politique qu'il prépare. Chacun doit demeurer dans le système où le hasard l'a placé. Mais s'il n'y a point de changement dans l'Église établie, comment concilier cela avec ces idées si nou¬ velles, avec cet esprit de bouleversement que le vicaire savoyard vient de montrer dans son discours? Comment allier une profession de foi si inouïe dans l'Église, ou, pour mieux dire, une telle révolte, avec le maintien de l'ancienne Église? Dans la réponse à cette question est le secret que LA RELIGION. m je cherche : — « Autrefois, je disais la messe avec la légèreté qu'on met à la longue aux choses les plus graves, quand on les fait trop souvent ; depuis mes nou¬ veaux principes, je la célèbre avec plus de vénération... Je suis avec soin tous les rites, je récite attentivement, je m'applique à n'omettre jamais ni le moindre mot, ni la moindre cérémonie... Je prononce avec respect les mots sacramentels, et je donne à leur effet touteia foi qui dépend de moi... J'ai longtemps ambitionné l'honneur d'être curé; je l'ambitionne encore, mais je ne l'espère plus. Mon bon ami, je ne trouve rien de si beau que d'être curé... Je pense que solliciter quelqu'un de quit¬ ter la religion où il est né, c'est le solliciter de mal faire, et par conséquent mal faire soi-même. » Un curé qui dit la messe sans croire ni à l'Évangile, ni à l'Église, ni à la papauté, ni à la tradition, ni même à la divinité de Jésus, et qui se contente de lais¬ ser penser qu'il y croit, voilà donc l'idéal de réforma¬ tion que J.-J. Rousseau propose à la Révolution qui le suit! Que tout cela est artificiel et cède à la première épreuve! Faire croire que l'on croit, c'est le point de départ ; d'ailleurs, aucun changement extérieur; l'idée protestante dans la machine catholique. Comme s'il n'y avait aucun rapport entre les idées et les rites! entre les sentiments et les signes, entre les croyances et les formes ! Cette chimère d'un curé catholique qui célèbre avec plus de ferveur tous les rites catholiques depuis qu'il a 132 LA RÉVOLUTION. cessé d'y croire, et qui avec cela reste l'homme de bien par excellence, appartient à un romancier plutôt qu'à un législateur. Au point de vue de la morale, quelle étrange conscience de garder un masque toute sa vie ! et au point de vue de la politique, quelle idée fausse de s'imaginer qu'on puisse bouleverser l'intérieur des choses sans rien changer au dehors ! Comme si en laissant la surface, l'habit, la cérémonie au vieux culte, on ne lui laissait pas ce qu'il y a d'essentiel pour le plus grand nombre, et avec la surface le moyen de rega¬ gner le fond ! Tout ébranler, pour ne rien changer dans l'ordre moral, telle est la conclusion du vicaire savoyard, projet chimérique s'il en fut jamais au monde. Qu'arrivera-t-il si, au lieu d'un individu, c'est une nation, une Révolution qui s'embarque sur cette idée romanesque ? Outre la contradiction dans laquelle on jetait l'esprit humain et la duplicité qui en naissait naturellement, il y avait une impossibilité qu'il suffit de signaler pour la démontrer. En admettant qu'il se trouvât des individus pour jouer le rôle étrange du prêtre qui ne croit pas à l'autel, n'est-il pas visible que l'influence sociale de ces individus eût été nulle en comparaison de celle de l'in¬ stitution qui restait inébranlable? Qu'importe à la marche générale des choses qu'un homme, un curé de campagne, dans le secret de son cœur, admette des interprétations nouvelles, s'il ne dit rien de clair sur LA RELIGION. 133 ces interprétations, si l'Église à laquelle il reste soumis maintient les anciens dogmes dans leur forme immuable? Qu'est-ce que cette voix isolée, tout intérieure, en com¬ paraison de la voix éclatante et de l'autorité visible de la tradition sacerdotale? Si le prêtre nouveau ne dit rien de ses croyances nouvelles, qui en profitera, qui les connaîtra seulement? S'il les enveloppe, s'il les déguise sous les rites anciens, s'il proclame à tout moment sa soumission, comment le peuple, ces hommes simples, pourront-ils découvrir une révolution cachée sous ce déguisement antique? Com¬ ment comprendront-ils que ce vicaire idéal donne à chaque mot un démenti à son Église, quand il ne change rien aux rites, aux paroles, aux signes qu'elle a institués? Il leur faudrait pour cela une divination prophétique; car le plus grand mystère de cette forme nouvelle de religion serait le prêtre qui voudrait l'établir. Voilà donc une révolution religieuse qui s'accompli¬ rait sans que personne en eût conscience ! Un malentendu éternel en serait le fond. Le peuple, en voyant les anciennes cérémonies, les anciens sacrements, resterait persuadé que l'ancien dogme est conservé. Le prêtre seul aurait le secret des changements qu'il y apporte dans son for intérieur; il n'aurait fait de révolution que pour lui-même; le reste du monde n'en saurait rien. Ainsi, un immense trouble jeté dans la conscience humaine, et, en résultat, nulle innovation véritable. Je vois sur les traces du vicaire savoyard toutes les 134 I,A RÉVOLUTION. croyances minées, tous les dogmes ébranlés, un immense bouleversement de la tradition. Ce que le vicaire savoyard touche de ses mains, il le renverse jusque dans le fond des abîmes. Ce ne sont partout que ruines du vieux culte ; la terre même chancelle et s'entr'ouvre à chaque pas; les livres, les institutions disparaissent les uns après les autres. A mesure que je suis ce guide, ce révélateur de l'esprit nouveau, les croyances, les tradi¬ tions, les monuments s'évanouissent comme l'ombre ; et lorsqu'au sortir de ce pèlerinage à travers tant de débris, je crois atteindre un ciel nouveau, lorsque j'es¬ père, sinon embrasser l'avenir, du moins avoir franchi le passé, qu'arrive-t-il? Le vicaire savoyard m'a ramené au seuil de la vieille Église ; il me fait rentrer dans ce cercle du moyen âge que je croyais avoir franchi pour toujours! Et tant d'efforts pour en sortir, tant d'an¬ goisses, tant de témérités, une si longue sueur de sang, tout cela se trouve inutile; il faut revenir après mon guide dans la cité des mo'rts. Je me vois de nouveau au point de départ, scellé, enseveli dans l'ancienne lettre que je n'ai pas brisée, mais plus misérable, plus triste qu'auparavant. Tel le prisonnier qui, après avoir essayé vainement de franchir la dernière barrière, rentre à pas lents, la tête baissée, le désespoir au cœur, dans son cachot. LA RELIGION. 135 IÏI. QUE DEVIENDRAIT UN PEUPLE QUI ADOPTERAIT LA PROFESSION DE FOI DU VICAIRE SAVOYARD? Par là, je commence à pressentir ce que deviendrait une révolution qui s'engagerait aveuglément sur les pas du vicaire savoyard et qui ferait de sa profession de foi le livre de la loi. J'imagine qu'elle montrerait d'abord une extrême audace ; elle regarderait avec mépris cha¬ cune des révolutions passées; et sur cela le genre hu¬ main croirait qu'elle ne laissera rien debout sur la terre. Ce peuple aurait des moments où il semble peser dans -ses mains Dieu lui-même. On dirait alors que toutes les choses célestes restent suspendues en" attendant le jugement de la place publique. Un oui ou un non qui sortira de la bouche de ces hommes décidera la ques¬ tion; ils jouent à croix ou pile l'éternité; et la nature se tait jusqu'à ce que le jeu finisse. Ce peuple entasserait dans le monde visible autant de ruines que le vicaire savoyard dans le monde invi¬ sible. Mais, comme le vicaire savoyard, le moment vient où il chancelle; il se trouble, une partie des ruines qu'il a faites se relèvent derrière lui. Il ne sait 136 LA RÉVOLUTION. plus s'il ne faut pas rebâtir ce qu'il a démoli. Aucun de ses pas n'est irrévocable. Après avoir étonné le monde de ses audaces, il peut fort bien l'étonner de sa timi¬ dité; pour conclure, il n'est point impossible qu'après avoir parcouru, comme le vicaire savoyard, les champs illimités de l'avenir, il ne revienne comme lui tristement, humblement, s'asseoir dans la cité des morts. Pour cela, que faudrait-il? Qu'avec le prêtre de Rousseau, on allât se persuader qu'il suffit, pour renver¬ ser l'ordre moral, cle changer les individus sans toucher à l'institution. Car l'esprit des individus passe, l'esprit de l'institution demeure. Si l'idée de changer le monde par l'influence du bon prêtre, sans rien changer à l'Église, entre dans la tête des chefs de la Révolution, tout leur semblera d'abord très-facile. Ils croiront avoir fait une découverte dans l'humanité; ils s'épargneront les grandes difficultés qu'ont rencontrées les hommes avant eux. Rien ne paraîtra plus aisé que la régénération sociale, tout te monde y prêtera d'abord les mains. Qui voudrait s'op¬ poser à une régénération philosophique et religieuse si elle n'oblige pas à un seul changement dans la vie extérieure et ne doit déplacer ni un rite, ni une céré¬ monie ? Mais cette facilité apparente ne tarderait pas à tromper l'univers. On réputera la révolution faite lors¬ qu'elle ne sera pas même commencée. A mesure que les difficultés paraîtront, les uns arri¬ veront incontinent au découragement, les autres à la fureur. Comme personne ne sera préparé à la lutte, les LA RELIGION. 137 coups le plus souvent tomberont au hasard. Tout sera frappé, déraciné, excepté la cause première du mal. C'est-à-dire que cette révolution ne sera pas.orientée, ou plutôt elle le sera sur un écueil. Il lui manquera une de ces idées simples et suprêmes qui illuminent les ténèbres. Roûsseau n'a fait luire qu'un flambeau incer¬ tain; on jugera la révolution sociale aisée, parce qu'on aura éludé la révolution religieuse. A force de vouloir rendre cette régénération facile, on la rendra presque impossible. Autre dogme du vicaire savoyard : « Je regarde toutes les religions particulières comme autant d'institutions salutaires. Je les crois toutes bonnes quand on y sert Dieu convenablement. » C'est là une des idées qui s'empareront le mieux des esprits et qui, se glissant dans le génie des plus intré¬ pides novateurs, ôteront jusqu'au désir même d'une réforme religieuse. Il est évident que, si cette conclusion de Rousseau eût été la loi de l'humanité, aucun changement profond, irrévocable, ne se serait jamais accompli sur la terre. Le christianisme, jugeant le paganisme chose salutaire, excellente, se serait bien gardé de prétendre à le rem¬ placer. La réforme au xvie siècle, usant du même prin¬ cipe, n'aurait pas même conçu la pensée d'enlever le monde au catholicisme. Mais les religions et les formes qui enveloppent l'idée de Dieu étant toutes réputées égales, il n'y aurait aucune raison pour que l'une se 138 LA RÉVOLUTION. substituât jamais à l'autre ; ce qui condamne le monde et l'histoire à une immobilité absolue. Je vois dans cette profession de foi Jupiter consacré par le Christ, l'augure par l'apôtre, le pape par Luther ; ou plutôt aucune de ces différences dans la conception religieuse, qui marquent autant de nouvelles époques dans le monde civil, ne se serait rencontrée. La pensée humaine, au lieu de graviter vers la lumière dans la région des vérités éternelles, aurait commencé par l'indifférence et s'y serait assoupie. Si toutes les idées sont égales, pourquoi abandonnerais-je l'une pour embrasser l'autre? Pourquoi abjurer Jupiter et les autres dieux? Il suffirait, en les conservant, d'adopter l'interpré¬ tation secrète de Platon ou de Julien. Pourquoi sortir du moyen âge? Pourquoi au xvie siècle se séparer de la papauté? Pourquoi tenter des formes nouvelles? C'est assez, en conservant les anciennes, d'y appliquer en secret un autre esprit. Voilà donc toutes les révolutions condamnées dans le passé! J'admire qu'en même temps que le vicaire savoyard déchaîne les puissances intérieures qui pous¬ sent au changement, il condamne la terre à une immo¬ bilité éternelle, et je crois découvrir ici la cause de tant de stérilité au milieu d'efforts si magnanimes. Rousseau jette dans les fondements de la révolution française une idée fausse. Or ces idées peuvent ébranler le globe, mais il n'y a que la vérité qui germe. LA RELIGION. 139 Les Français, n'ayant pu accepter les avantages de la révolution religieuse du xvie siècle, ont été entraînés à les nier. Étrangers à la réforme, ils en ont conclu que le protestantisme qu'ils avaient repoussé n'était en rien supérieur au catholicisme qu'ils avaient gardé ; et par là, à combien de fausses vues n'ont-ils pas été entraînés dans la théorie et la pratique des grandes affaires ! Un écrivain, de nos jours, semblait fait pour tout éclairer d'une lumière sereine, impartiale; l'auteur de la Démocratie en Amérique n'a pu cependant s'affran¬ chir de cet étroit horizon où la pensée française est encore à moitié emprisonnée, en dépit des coups répé¬ tés de l'expérience; il dit d'une manière générale que la liberté des États-Unis est due à la religion. Mais quelle religion? Sont-elles donc toutes égales? ont- elles toutes le même génie, le même caractère? est-ce donc la théocratie romaine qui a fait les ' Etats-Unis? Combien cette pensée confuse d'un homme si judicieux a ajouté encore au trouble des intelligences sur le point d'où dépendent tous les autres !. En confondant, brouil¬ lant le tempérament, des religions, il lui a été impossible de s'expliquer pourquoi, à mesure que le catholicisme augmente dans une nation, la liberté y diminue. Au lieu d'en chercher la cause, il n'a pu témoigner que sa surprise l. Mettre toutes les religions, tous les cultes, toutes 1. M. de Tocqueville, Lettres. <140 LA RÉVOLUTION. les conceptions de la vie infinie sur le même plan 1, c'est une erreur de perspective dans la représentation idéale du temps. Nulle erreur n'est plus enracinée dans l'es¬ prit des Français. Souvenez-vous de ces peintres du moyen âge, qui jetaient pêle-mêle sur le même plan les divers objets de leur tableau; l'homme, la maison, l'arbre, l'océan, se superposaient l'un à l'autre; il en sortait une confusion inextricable où l'harmonie ne pou¬ vait naître. Il n'y avait ni intervalle, ni proportion réglée entre les choses; quoique belles, prises individuelle¬ ment, elles semblaient jetées au hasard, et se combattre l'une l'autre. Aucune ne paraissait avoir trouvé sa vraie place; elles se disputaient, dans une sorte de chaos, l'air, l'ombre, le jour. Des milliers d'années auraient pu se passer ainsi, sans que le point véritable de l'art, c'est-à-dire l'harmonie, fut trouvé. A la fin, quelqu'un imagina d'établir une différence profonde entre les plans des objets; il créa la perspective, et tout rentra dans l'ordre; depuis ce moment l'art moderne est ac¬ compli. Quel service rendrait aux hommes celui qui établirait la perspective vraie dans la représentation clés idées et des croyances ! Il consommerait l'art social, il mettrait l'ordre dans les esprits. Je l'ai du moins tenté; j'y ai employé la moitié de ma vie. I. Je demandais à une femme ce qu'elle pensait de la musique de la Favorite. — « Mon Dieu! monsieur, toutes les musiques se ressemblent. » Ne faisons pas de cette réponse notre dernier mot de l'histoire religieuse. LA RELIGION. 141 Comment, au reste, la Révolution française n'aurait- elle pas adopté J.-J. Rousseau pour son législateur? Il est lui-même à cette Révolution ce que le germe est à l'arbre. Il la représente d'avance et la person¬ nifie, autant qu'un individu peut représenter un système social. Celui qui pénétrerait dans le fond et les replis de la vie de J.-J. Rousseau, y verrait comme enve¬ loppée l'histoire de la Révolution française dans le bien et dans le mal; il lui lègue non-seulement ses idées, mais son tempérament. Cet ouvrier d'abord timide, tant qu'il est inconnu, puis orgueilleux, ombrageux-, dès qu'il entre dans la gloire, n'est-ce pas l'avant-coureur du peuple émancipé? Il professe que tout est bien dans l'homme; il finit par trouver le genre humain suspect. Philanthrope, il s'avance chaque jour vers une misan¬ thropie implacable. Il est étranger et il n'en représente que mieux une Révolution qui s'arme contre toutes les traditions. Son livre de la loi le Contrat social ne relève d'aucun temps, d'aucune expérience : géométrie sociale, sorte de mathématiques civiles pour un peuple à qui l'histoire se montre en ennemie. Rousseau se croit trahi par tous les siens; pas un ami qu'il n'immole à son idole, le soupçon. Je commence à craindre que la Révolution, qui se modèle sur lui, ne lui emprunte ce génie; j'ai peur qu'elle n'immole aussi ses amis les plus sûrs à cette même divinité inexorable. Rousseau s'est perdu dans une vision de complots 142 LA RÉVOLUTION. ténébreux où sa raison chancelle. Que sera-ce des hommes et des factions qui le prendront pour guide? Partis de l'idée d'une innocence absolue qui n'est nulle part, n'arriveront-ils pas, en se croyant trompés, à une misanthropie universelle? C'est leur idée fausse qui les trompe ; ils se figureront que c'est une conspiration des hommes et des choses. Enfin, j'aperçois dans les dernières œuvres de Rous¬ seau une théorie qui m'effraye plus encore, sur la vérité et le mensonge; il admet une foule de cas où il est permis de frauder la vérité pour l'embellir. Quelle porte il ouvre par là à la déclamation ! Quoi donc! la parole ingénue, n'est-ce pas là tout l'homme? la vérité, n'est-ce plus la beauté? la simpli¬ cité n'est-elle plus la condition et l'ornement du vrai? L'art d'écrire, de parler aux hommes, suppose-t-il une alliance avec le faux? Voilà un ordre nouveau dans lequel j'entre pour la première fois. Au moment d'ouvrir les portes de l'avenir, il me semblait que la parole humaine devait se retremper dans l'inflexible sincérité. Au contraire, je découvre une cer¬ taine complaisance pour le faux. Si cette complaisance est dans le maître, que deviendra-t-elle dans les disci¬ ples? Vérité, ornements, artifices, sophismes, que la pente est glissante! et que serait l'avenir s'il n'en fai¬ sait plus la différence! LA RELIGION. 143 La grandeur de la Constituante et de la génération mêlée à son œuvre, c'est de penser que la Révolution qui sortira- de tant d'efforts sera non pas bornée à un peuple, mais universelle. On se sent invincible, parce que l'on agit dans l'intérêt, non-seulement de la France, mais du monde. La Constituante revendique, avant les droits des Français, les droits de l'homme. Cette idée éclate dans chaque parole; elle est l'âme de toute une génération. Y est-on resté fidèle? De ce caractère d'universalité il suivait nécessaire¬ ment que la Révolution française devait résumer les révolutions précédentes et réunir les conquêtes mo¬ rales que l'homme moderne avait accomplies. Par exemple, si d'autres peuples s'étaient affranchis, depuis des siècles, du joug spirituel du moyen âge, il semblait impossible que la nation française restât en arrière de ces peuples, au moment même où elle proclamait une ère nouvelle pour l'univers. Puisque Luther a affranchi de la servitude de Rome la moitié du monde, sans doute le premier acte du nouveau peuple émancipateur sera de briser ce qui reste de cette servitude. 144 LA RÉVOLUTION. Voilà, une nécessité réclamée par la logique. Car le bon sens, la raison, refusent de concevoir que la grande nation, appelée à renouveler la terre, montre moins d'audace et de courage dans l'ordre moral qu'un moine saxon du xvie siècle. Le moyen âge, à moitié vaincu il y a trois siècles, va achever de disparaître; et le signe de cette défaite sera la chute de la primauté du pape, dans lequel sur¬ vit le moyen âge. C'est ce que la raison demande pour que la Révolution annoncée ait le caractère d'universa¬ lité et de durée qu'on lui accorde d'avance. Comment supposer, après l'immense discussion du xvme siècle, que la Constituante, qui la résume, laisse subsister dans sa plénitude de puissance l'institution fondamentale de l'ancien régime religieux? Apparem¬ ment, si l'exemple de Luther n'emporte pas les cou¬ rages, l'esprit des philosophes, s'ajoutant à cet exemple, décidera les plus timides. On ne verra pas cette con¬ tradiction monstrueuse d'un peuple qui appelle le monde à un ordre nouveau et qui, dans le même temps, s'en¬ sevelit dans l'Église par laquelle subsistent tous les ordres anciens. À cela se joint une raison particulière pour que la nation française achève, dans sa révolution, l'œuvre commencée contre les formes religieuses du moyen âge par la réformation et la philosophie. L'autorité absolue du pouvoir spirituel de Rome est le sceau éternisé de la soumission des peuples au génie romain. S'il est LA RELIGION. 145 vrai que l'âme de la France se réveille, elle rompra le lien qui, depuis la conquête latine, l'attache, en esclave, au Capitole. Si la Révolution française doit émanciper le fond indigène de la nation, celle-ci échappera au joug de Rome. S'en affranchir n'est pas seulement pour la France une satisfaction de l'esprit, un progrès dans l'échelle morale ; c'est encore le signe qu'une race d'hommes vient d'échapper à la servitude séculaire d'une conquête étrangère. La vieille Gaule s'émancipe avec la France. Elle brise l'anneau de César qui survit dans le pape. C'est là justement ce que craignaient le plus les ennemis de cette Révolution; ils voient, ils croient voir l'ancienne Église en ruine; déjà ils la pleurent d'avance. L'idée ne vient à aucun d'eux qu'un pareil torrent soit déchaîné de si loin pour s'arrêter et reculer dès qu'ils lui feront signe. Ils se souviennent que d'an¬ ciennes religions ont cédé .aux décrets des empereurs chrétiens; et ils frémissent à l'idée que la borne du monde spirituel puisse encore une fois être changée. Car avec cette limite changera tout le reste. Le moyen âge étant franchi, qui retiendra désormais l'hu¬ manité? qui l'empêchera de s'élancer vers un ordre nouveau? 11 faut donc désespérer du passé? La Révo¬ lution française devient ce qu'elle a promis d'être, universelle. Les esprits se dilatent; une ère véritable¬ ment nouvelle commence ; l'horizon s'ouvre pour des cieux nouveaux, et chacun sait que la fuite Vers le i. 10 146 LA RÉVOLUTION. passé est impossible. L'Église, qui était comme la sub¬ stance de ces siècles éteints, ne dominant plus, les hommes prennent le parti d'être de leur temps. Chaque jour amène son résultat, et il s'éloigne toujours davan¬ tage du point de départ.. Les acclamations qui ont salué l'avènement de cette révolution ne cesseront pas; et les hommes, ayant rejeté l'ancien esprit, ne le verront pas renaître sous d'autres formes. Us ne risqueront pas de tourner dans un cercle éternel qui ramène sous des noms nouveaux la servitude ancienne. Mais ayant agi conformément aux lois de la raison, ils jouiront de la paix et de la lumière croissante qui convient à des êtres raisonnables. Voilà ce que la logique toute seule faisait craindre ou espérer de la Révolution française. De cette région des idées, descendons à l'histoire. V. 4h- CHUTES ET CONTRADICTIONS. II y a aujourd' hui soixante - quinze ans que la Révolution française a proclamé la liberté avec les droits de l'homme. Des flots de sang ont été versés pour cette conquête à travers toute l'Europe. Des assemblées LA RELIGION. 147 immortelles ont acclamé, fortifié, constitué l'une après l'autre ces droits nouveaux. Deux millions d'hommes sont morts pour cette cause. Tout ce que la nature humaine renferme d'énergie, de puissance, y a été dé¬ pensé. On ne verra jamais, dans le grand nombre, ni plus de dévouement, ni plus de vertus publiques. Rien n'a manqué de ce qui fait réussir les affaires humaines : orateurs, capitaines, magistrats. Tout le monde a pro¬ digué ce qu'il possédait; les mères ont donné leurs fils, les fils ont donné leur sang. La victoire, non plus, n'a pas manqué; car tous ceux qui ont attaqué cette révolution ont péri sans l'ébranler. Et après ces victoires accumulées au dedans et au dehors; après que ces im¬ menses assemblées ont passé avec le bruit que font la puissance, le génie, la gloire; après ce fracas d'une société qui tombe et d'une autre qui s'élève, si je jette les yeux autour de moi pour voir le résultat politique de tant d'efforts magnanimes; si je cherche l'écho vivant de tant de paroles de flamme, de tant d'ac¬ clamations triomphales; si je me détourne pour con¬ templer à loisir les libertés acquises par tant de gigan¬ tesques travaux; si je veux mesurer l'arbre dans sa croissance, après avoir vu le germe semé dans le sillon, si... mais non, je n'achève pas; la plume me tombe des mains. Dans ce silence tout me déconcerte ; des contradic¬ tions si étonnantes, des commencements si héroïques, des promesses si magnanimes et de tels mécomptes, 448 LA RÉVOLUTION. comment les accorder? Encore si ces chutes n'étaient arrivées qu'une fois, mais on en peut compter plusieurs de ce genre en un demi-siècle. Elles ne sont donc pas un accident, mais un élément de notre-société nouvelle. Quelle en est la cause? Qu'étaient-ce que ces assemblées qui ont préparé de telles méprises? Quelle était la force, la vérité des conceptions de nos pères? Aussi longtemps que j'ai vécu dans l'attente de leurs promesses, j'ai pu me déguiser à moi-même leurs erreurs. Mais dans la chute commune, ils sont entraînés aussi bien que moi. Je suis contraint de les considérer de près, sans prestige et sans voile. L'expérience nous ramène à la vérité historique. Ces hommes n'auraient-ils si vaillamment disputé entre eux que de chimères? se seraient-ils égorgés pour des songes? Yoilà ce qu'une postérité que je ne sais comment nommer m'oblige de demander. Le plus grand mal que nous ayons fait au monde est de per¬ mettre que cette question soit possible. Chutes et contradictions. Je dois en chercher les causes dans la Révolution elle-même ; et il faut que je trouve des raisons assez profondes pour qu'elles se mêlent à tout, puisque évidemment ce n'est ni par un détail, ni par surprise, que des effets si extraordinaires sont produits. Voyons donc quel a été le principe effi¬ cace de servitude que nos pères ont laissé dans la Révo¬ lution française; ici je crains de rencontrer les mêmes LA RELIGION. 149 préjugés aussi ardents chez les amis que chez les enne¬ mis de la Révolution. VI. COMMENT SE SONT FAITES LES REVOLUTIONS RELIGIEUSES DANS LES TEMPS MODERNES. Je n'ai pas à accuser ou à louer le principe théo¬ logique de ces révolutions. Je demande seulement à montrer comment elles se sont opérées, car il est cer¬ tain que l'on a jeté un faux voile sur leur histoire; et c'est cette histoire qu'il s'agit de comparer à la nôtre. Tout le monde dut croire que l'Assemblée consti¬ tuante avait réalisé les conquêtes et la pensée su¬ prême du siècle, lorsqu'elle proclama la liberté de conscience, dans les termes suivants : « La constitution garantit à tout homme le droit d'exercer le culte reli¬ gieux auquel il est attaché. » Dès ce moment, plusieurs pensèrent que la Révo¬ lution était achevée; une liberté si haute, qui était l'âme même de l'époque, dut nécessairement paraître le gage assuré de toutes les libertés futures. Que restait-il à faire après cela, sinon à laisser ce principe s'épandre sans obstacle? il était la lumière et la vie; il éclairerait toute intelligence, comme le Verbe nouveau. 11 vaincrait 480 la. révolution. par sa seule présence les anciennes ténèbres; il trans¬ formerait la religion nationale; et déjà les plus hardis pensaient qu'au seul contact de la liberté allaient s'éva¬ nouir des croyances que l'on jugeait mortes. Illusion éternelle des gens de lettres! Ils voyaient l'irrécon¬ ciliable inimitié de l'Église et de la philosophie dispa¬ raître dans une tolérance mutuelle! Comment est-il arrivé que ce principe magnanime, qu'il faudrait être insensé pour ne pas accepter, n'ait point produit ce que le xviiC siècle en attendait? Com¬ ment le passé, que l'on croyait dépossédé pour toujours, a-t-il repris si vite autorité ? Éblouis par l'idée seule de la liberté des cultes, les écrivains du xvm" siècle n'avaient jamais réfléchi sur ce que ce principe contient et sur ce qu'il ne contient pas. Il leur semblait suffire pour organiser }e chaos; ils lui prêtaient une force active de régénération qui devait, en quelques jours, renouveler le monde. Voici à cet égard ce que l'histoire et l'expérience m'ont enseigné par de dures leçons. Ne vous figurez pas que vous fassiez dans un État un changement profond, par cela seul que vous y proclamez la liberté des cultes, car il n'est rien de plus facile que de réduire cette merveille à n'être qu'un mot ; et les gouvernements ont bien tort de s'en effrayer. Laissez les mots, voyez la chose. Elle ne change pres¬ que en rien le tempérament religieux d'une nation. Chez un peuple où tout le monde a la même LA RELIGION. 151 croyance, et où personne n'a l'idée d'en changer, don¬ ner la liberté des croyances, c'est véritablement ne rien donner du tout! Établissez la liberté de conscience à la Mecque, à Tunis, au Japon, vous aurez établi un admirable prin¬ cipe, avec la presque certitude qu'il n'aura prochaine¬ ment aucune conséquence sociale. Si Luther et Calvin se fussent contentés d'établir la liberté des cultes sans rien ajouter, il n'y aurait jamais eu l'ombre d'une révolution religieuse au xvie siècle. Qu'ont-ils donc fait? Le voici. Après avoir condamné les anciennes institutions religieuses, ils en ont admis d'autres sur lesquelles ils ont bâti des sociétés nou¬ velles; et c'est après que les peuples ont contracté ce tempérament nouveau, que la porte a été rouverte plus tard à l'ancien culte, qui, par la désuétude, avait cessé de se faire craindre. Telle est la loi des grandes révolu¬ tions religieuses qui se sont établies clans le monde. C'est ainsi, et non autrement, que l'Angleterre, les États Scandinaves, la Hollande, la Suisse, les États- Unis, et tous les peuples enfants de la Réforme, ont pu contracter une âme nouvelle. Tous, sans exception, ont tenu l'ancienne religion pour ennemie, ou du moins l'ont voilée et éloignée, aussi longtemps que cela a été néces¬ saire pour imprimer d'autres habitudes morales, un autre esprit à la nation. Quand enfin le vieux'culte eut perdu sa puissance par l'oubli et par le goût des nou¬ veautés, alors les États régénérés lui accordèrent une <152 LA «ÉVOLUTION. liberté qui n'avait plus de péril. Car il reparaissait en étranger; ombre atténuée de ce qu'il avait été. La nation était trop fortement engagée pour revenir à son point de départ. On rendit ses droits au vieil esprit quand il lui fut impossible d'en faire usage pour ressai¬ sir l'autorité. Voilà comment toutes les sociétés qui ont rompu avec le passé ont réussi à changer non pas seulement leurs dehors, mais leur esprit, seule révolution, à vrai dire, qui mérite ce nom. Aujourd'hui, nous voyons l'Angleterre, la Hollande, les États-Unis s'ouvrir de nouveau au .catholicisme, sans perdre pour cela, en quoi que ce soit, le tempéra¬ ment de la réforme. Le grain, semé en terre, a pro¬ duit la plante qu'il devait produire ; elle n'a plus rien à craindre du voisinage des autres. Sa nature est fixée, elle ne changera pas. Au contraire, vous trouverez que toutes les fois que l'on s'est contenté, à l'origine d'une révolution, d'établir la concurrence des cultes, l'ancien est resté le maître; il a continué de donner sa forme à la société. La domination absolue ne lui a été ôtée qu'en apparence. J'ai montré les principes des anciennes révolutions; voulez-vous voir maintenant, en un seul trait, combien la Révolution française est jetée dans un autre moule ■0 que celles qui l'ont précédée? Ce sera pour elle la preuve d'une grande aspiration morale dès le point de départ; en même temps, ce but si élevé n'ayant pu LA RELIGION. 153 être atteint du premier bond, expliquera une partie de la chute. La différence entre la Réforme et 89 est celle-ci : en matière religieuse, la Révolution française a com¬ mencé par où toutes les autres ont fini. Son premier mot a été « tolérance » . Il avait été le dernier des révo¬ lutions antérieures. Mais comme en France l'Église nationale résistait absolument à ce principe, voici ce qui s'en est suivi. 11 a été impossible aux hommes de la Révolution de greffer l'idée nouvelle sur le vieil arbre ; quand ils ont cru, dès le premier pas, cueillir le fruit nouveau de l'humanité, ils n'ont cueilli que le fruit amer du passé, et ils ont rejeté toute vie religieuse comme également empoison¬ née; ce qui a mis une contradiction absolue entre leurs pensées de tolérance et leurs actes d'oppression. Et c'est pour cela que le monde se soulève si aisément contre ces souvenirs. Nos pères n'ont pu tenir leurs promesses; chacun s'est cru joué dans sa part de ciel et d'immor¬ talité. Dans la loi, liberté des cultes; dans la réalité, inter¬ diction de tous les cultes. D'où il est résulté que, sans pouvoir s'appuyer d'aucune Église, la Révolution les a eues toutes également contre soi ; et, ce qui est le comble, on n'a eu ni la paix féconde que donne la tolé¬ rance, ni la paix muette que procure l'interdiction de l'ennemi; mais une guerre stérile, acharnée, intermi¬ nable, atroce, celle de Vendée, où nul ne pouvait être '154 LA RÉVOLUTION. ni vainqueur ni vaincu. En effet, après les extermina¬ tions, le monde religieux se trouva peu changé. Pour moi, je ne puis me lasser d'envisager ce résultat : tandis que les révolutions du xvie siècle ont émancipé des institutions religieuses du moyen âge la moitié de l'Europe, il a été impossible à la grande, à l'invincible Révolution française d'affranchir de ces mêmes institutions un seul" village. Quoi donc! est-ce un tort à l'homme de se proposer d'emblée un but magnanime? Est-il coupable d'aspirer dès le premier pas à ce qu'il y a de plus grand, à ce qui doit nécessairement l'emporter comme souveraine équité? Faut-il s'étonner de le voir ployer sitôt, chez nous, sous ce fardeau de vérités sociales, quand ailleurs les peuples ne s'en sont chargés que de siècle en siècle, successivement et à de longs intervalles? Doit-il être puni d'avoir voulu être juste trop tôt? Cette ambition de justice était-elle si condamnable? Je ne fais ici que tou¬ cher ce point ; il reviendra assez fréquemment et s'ex¬ pliquera dans la suite de cette histoire. Quand une religion a donné son tempérament à un État ou à un peuple, vous pouvez ouvrir la porte à des religions étrangères; celles-ci ne parviennent pas à changer le tempérament que le peuple a reçu. La France, la Belgique, depuis 1789, ont donné entrée chez elles au protestantisme; le fond des croyances n'en a pas été changé d'une manière appréciable. Toutes les fois que le catholicisme a voulu y mesurer ses forces, il a pu LA RELIGION. 155 s'assurer que la liberté des cultes, si elle ne lui a rien donné, ne lui a rien ôté. En matière de liberté des croyances, nous avons conquis surtout l'apparence et l'ombre, comme en pres¬ que tout le reste. Il ne serait pas possible d'établir chez nous le régime des Églises libres, indépendantes du gouvernement, comme en Suisse, en Amérique. Le pro¬ testantisme , contrarié chez nous dans ses voies natu¬ relles, tend à s'y dénaturer en devenant, au lieu d'une religion d'examen, une religion d'autorité. De tout cela, gardez-vous de conclure que la liberté des cultes est sans importance ; dites seulement que cette importance n'est pas celle qu'on suppose, et que surtout elle peut aisément être réduite à rien. C'est la plus magnifique des paroles; ce peut être aussi la plus vide. Que signifiait cette parole toute seule, pour la France de 1789? Le droit imprescriptible de ne pas sortir du cercle de ses anciennes formes.religieuses, et, par une conséquence rigoureuse, le droit de faire une révolution qui, ne changeant rien à l'ordre spirituel établi, ramè¬ nerait presque infailliblement, sous d'autres noms, le principe constituant de l'ancien ordre politique. Pourquoi la révolution d'Angleterre a-t-elle réussi? J'ai déjà répondu, parce qu'elle a été consacrée par la révolution religieuse. En effet, la nation anglaise a cette garantie, que l'on ne peut revenir en deçà de la réforme et retomber dans le catholicisme jacobite. De là, sa 155 LA RÉVOLUTION. confiance, sa sûreté, son calme au milieu de la lutte des partis. Il y a un point acquis, une certitude, une ancre, un port; cela n'a pu exister en France. Nous n'avons pu fixer un point moral pour nous empêcher de retourner aux abîmes. Les Français, a-t-oii dit, ont des sensations, et pas de principes. J'ai montré que cela vient, non de leur légèreté, mais de ce qu'il leur a été absolument impos¬ sible de fonder leurs principes politiques sur leurs croyances nationales, ou de les concilier; de là, leurs idées sont toujours suspendues à la merci de chaque vicissitude ou de chaque imagination. Ont-ils bâti sur le sable? Quel pays avait reçu de plus beaux dons? Qu'en a-t-il fait? VII. ESSAI DE REVOLUTION RELIGIEUSE PAR LES CONSTITUANTS. NOVATEURS QUI N'OSENT S'AVOUER. Le grand empereur catholique Théodose fit mettre aux voix dans le sénat de Rome, en sa présence, quel Dieu il fallait adorer, le Christ ou Jupiter. Le sénat donna la majorité des voix au Christ ; il fut proclamé le vrai Dieu , et les écrivains ecclésiastiques ont tous LA RELIGION. 157 applaudi à l'empereur, qui d'un scrutin fit sortir le Dieu de l'Évangile. La Constituante,- en mettant aux voix l'organisation de l'Église, imita de bien loin le scrutin de Théodose; mais ce qui avait été applaudi par les saints dans le prince, parut exécrable dans les tribuns. Dès que l'on arrive à l'Assemblée constituante, il est un point sur lequel tous nos écrivains sont d'accord pour la blâmer : elle a eu tort de toucher à la question de la religion. La constitution civile du clergé, c'est la grande faute, disent-ils; tous unanimes à condamner un premier effort entrepris pour mettre d'accord l'ancienne religion et la société nouvelle. Que fallait-il donc? Voici la réponse ordinaire : 11 fal¬ lait que la grande Révolution passât, sans que l'Église s'en aperçût; que tous les rapports fussent changés, sans que la religion, qui est la réunion et l'âme de tous les rapports, eût à souffrir d'aucun de ces changements ; il fallait, par exemple, ôter au culte les actes civils, sans que le culte en sût rien ; que la nation fût régénérée sans que la religion, qui est la conscience morale d'une nation, en fût instruite; renouveler toutes les lois, sans que la religion, qui est la substance même des lois, en reçût la moindre atteinte; il fallait que l'innovation s'accomplît sans que le génie du passé eût le moindre soupçon qu'il entrât quelque chose de nouveau dans le monde. Quoi de plus? Il fallait que le cercle devînt carré sans pouvoir s'en douter; il fallait que toutes les pro- 158 LA RÉVOLUTION. priétés de la courbe fussent changées, sans que l'équa¬ tion générale de cette courbe fût modifiée en quoi que ce soit. Ces idées font aujourd'hui partie du domaine public. C'est par elles que nous avons péri, d'ailleurs prêts à périr encore par la même raison et de la même ma¬ nière ; le temps, à cet égard, ne nous ayant rien appris. Telle est, sur ce problème fondamental, notre philo¬ sophie. On n'y peut rien changer. Pourtant, voyons, examinons. Vous reprochez à la Constituante d'avoir voulu, avec Mirabeau, coordonner là religion avec la vie pu¬ blique. Mais cette autre utopie qui est la nôtre, et qui veut qu'il n'y ait aucun rapport entre ce que l'on croit et ce que l'on fait, ne s'est-ellp pas trouvée aussi rui¬ neuse et cent fois plus impossible que la première? Il était réservé à nos temps d'imaginer que l'âme humaine n'entre pour rien dans l'action politique, que le même homme peut être poussé religieusement dans un sens, politiquement dans un autre, et qu'il n'y a aucun inconvénient à cette destruction radicale de la conscience humaine. Avant que Mirabeau eût été enlacé dans le piège qu'il croyait tendre, cette haute raison, abandonnée à elle- même, avait rendu un jugement opposé sur la question. Quand il portait 1a, Révolution dans sa tête, sans l'abais¬ ser ni devant la cour ni devant l'Assemblée, il avait parfaitement compris qu'il n'y avait pas de révolution LA RELIGION. 159 si l'on ne domptait l'ancienne Église. Il écrit ces mots au roi lui-même : « Si l'Assemblée nationale s'occupe « du célibat des prêtres et détruit cette discipline bar¬ il bare que le gouvernement n'a pas le plus léger inté— « rêt à soutenir, les esprits, même faibles, ne pourront « oser concevoir de craintes sur la disposition nationale « des biens ecclésiastiques. » Dans cette vaste intelli¬ gence, alors livrée à sa droiture naturelle, le premier pas à faire était l'anéantissement du principe de la caste dans la religion nationale. Cette brèche faite dans l'Église, c'était la porte par laquelle entraient naturellement toutes les réformes. L'esprit logique de Mirabeau ne compre¬ nait pas alors que l'on entreprît de révolutionner la société sans révolutionner l'Église. Il fallut bien rabattre de cette hauteur d'idées, sitôt qu'on s'adressa à l'Assemblée constituante; et la propo¬ sition fameuse du prêtre dom Guerle donna à l'esprit du xvme siècle une belle occasion de se renier. On sait que cette proposition consistait à déclarer religion de l'État la religion catholique et romaine. Quelle fut à cette question la réponse de la Révolu¬ tion? L'occasion était bien choisie pour se déclarer. De quel mépris souverain le xvnie siècle, rassem¬ blé dans la Constituante , ne va-t-il pas accueillir la pensée du chartreux? Pense-t-on inaugurer l'ère nouvelle en se mettant à la suite d'une Église que la moitié de l'Europe a déjà rejetée, il y a trois siècles? 160 LA RÉVOLUTION. Veut-on faire une révolution au profit de l'avenir, ou ne veut-on qu'acclamer le passé? Cette Église que l'on propose de reconnaître pour chef, c'est l'ennemi com¬ mun. La raison de tout le siècle l'a cent fois condamnée, et si les hommes se réunissent aujourd'hui, c'est pour rejeter ensemble ce qu'ils ont déjà repoussé individuel¬ lement. La Révolution, qui vient fermer le moyen âge, commence par fermer l'Église du moyen âge. Si la langue eût été sincère, voilà ce que le xvme siècle eût répondu par la gauche de l'Assemblée constituante. Mais les discours furent bien différents de la vérité. Surpris, déconcertés par la question, qui n'était rien autre chose que la Révolution, c'est en se reniant, en se démentant, que les novateurs répondent. Ils veulent éluder la question, et ils ne voient pas qu'ils éludent la Révolution elle-même. Pourquoi, disent-ils, déclarer religion d'État l'Église du moyen âge? Qui oserait lui nier ce droit? Proclame- t-on la lumière, la géométrie? Mirabeau va plus loin. Affirmer que la nation est inféodée au catholicisme, c'est supposer qu'il puisse en être autrement. Ainsi ils refusent de proclamer leur servitude, non parce qu'elle leur est odieuse, mais au contraire par respect pour cette servitude qu'il ne convient pas de mettre en doute. On peut dire que, dès ce premier pas, la Révolution française a donné sa mesure. Qui eût cru que sous, ces dehors si audacieux, il y eût tant de timidité cachée? Hardi contre tous, excepté contre l'ennemi, toutes les LA RELIGION. 464 fois que cet ennemi se lèvera, l'esprit de la Révolution répétera la scène de la Constituante et du chartreux dom Guerle. On s'humilie, on s'abaisse; on croit tromper le passé qu'on encense, déjà l'on est pris dans son piège. Voyez la discussion sur la constitution civile ! Comme il est évident que le xvmc siècle en se parjurant a perdu déjà toute sa supériorité! S'il eût osé sortir de l'Église, il l'eût dominée de toute la hauteur de l'huma¬ nité moderne. Mais non! il dit ce qu'il ne pense pas; il feint d'adorer ce qu'il ne croit pas. Triste spectacle que des novateurs qui n'osent s'avouer. Aussi la force est- elle revenue avec l'audace aux adversaires. Us sentent que la Révolution a peur d'être de son siècle, et qu'en entrant par la porte basse du moyen âge, elle risque d'y rester égarée. On voit dès l'origine une révolution magnanime, faute d'audace d'esprit enlacée dans des fils d'araignée, discuter scolastiquement sur la scolastique, et, comme cela ne pouvait manquer d'arriver, humiliée et bafouée sur le terrain où elle descend. Ce qu'elle croit, elle n'ose le dire. Ce qu'elle ne croit pas, elle le proclame. 11 est certain que la Constituante essaya de faire une petite réforme dans l'Église; mais elle s'en défen¬ dait, et elle prit ce parti moyen : sortir de la tradition sans en avoir l'air. Quelle force pouvait-il y avoir clans une situation si fausse? L'abbé Maury répondait avec ironie : « Attendez la réponse clu pape. » L'Assemblée était obligée de se taire. i. 4 1 162 LA RÉVOLUTION. Dès que l'on se mit à subtiliser, on fut battu. Si le xvie siècle l'eût pris sur ce ton-là, il n'eût pas gagné une paroisse. Un novateur commande, impose, fou¬ droie, il ne disserte pas. Il est impossible de faire une révolution religieuse sans l'avouer. Vous pouvez faire passer une loi politique sous une couleur opposée; mais dans les choses reli¬ gieuses, il faut risquer le tout. On ne change pas l'ancien culte sans qu'il y paraisse. On ne déplace pas un dieu sans que cela fasse du bruit. Je remarque avec étonnement que les mêmes hommes qui en appelaient dans tout le reste à un droit antérieur, primitif, n'ont jamais fait appel à la conscience origi¬ nelle, ni au droit d'examen en matière de foi. Vouloir revenir aux temps apostoliques et ne pas oser inter¬ préter soi-même les écritures, quelle contradiction! Mirabeau invoque la parole de Jésus-Christ comme eût pu faire un Zwingle. 11 oppose cette parole aux tradi¬ tions du sacerdoce; pourtant, il ne va jamais jusqu'à réclamer pour la conscience du peuple le droit d'exa¬ miner les croyances. 11 condamne le passé sans pré¬ tendre le juger. Aussi ne put-il sortir du réseau histo¬ rique où il se laissa envelopper dès les premiers pas. Le géant est enlacé des fils d'araignée de l'érudition théologique. Robespierre et les autres se turent. Au lieu de la négation solennelle qui était dans toutes les bouches, c'est pitié de voir la société régénérée tré¬ bucher dès le premier pas dans une question de démarca- LA RELIGION. 163 lion diocésaine. Mirabeau épilogue sur les quatre articles qu'il n'a pas lus. Il prend un masque de dévotion ridi¬ cule; ses adversaires, qui d'abord se croyaient per¬ dus, se prennent déjà à rire. Dans une discussion qui devait être si solennelle, faute de vérité, de sincérité, la Révolution est aux abois dès les premiers mots ; son grand orateur, gourmandé, chapitré, réduit au silence par l'aigre fausset de l'abbé Maury, est obligé de s'avouer vaincu. L'abbé Maury peut impunément lui adresser ces paroles : « 11 est donc vrai que, selon M. Mirabeau, chaque évêque est un évêque universel? Je ne l'ai donc pas calomnié ! Je lui ai donc bien ré- •pondu Vous devez regarder le silence de M. Mira¬ beau comme un témoignage d'approbation. » Cela était vrai, car voilà où était tombée dès les premiers mots la question posée par tout le siècle. Quel symptôme de voir la Révolution française, dans son premier choc, se lier et s'humilier ainsi ! Avec la pensée de régénérer le monde, elle craint de briser avec le moyen âge. Que pourront toutes les violences exté¬ rieures, toutes les fureurs amassées pour compenser cette timidité d'esprit? Ce sont là les pieds d'argile de cette Révolution. Mirabeau et les autres n'ont pas osé prononcer une seule fois contre la papauté, contre l'Église du moyen âge, la condamnation que la terre avait entendue il y avait trois siècles ? 0 Jean IIuss ! ô Luther ! Zwingle ! Savonarole ! Arnauld de Rresse ! humbles moines ! pauvres solitaires ! 164 LA RÉVOLUTION. rendez le courage à ces tribuns déchaînés ! Où sont vos foudres, vos colères? Ce que vous avez affronté tout seuls, du fond de vos cellules, quand le monde était contre vous, les hommes du peuple environnés de la force, de l'amour d'une nation, n'osent pas même l'ima¬ giner, trois ou quatre siècles après vous! Ils prétendent tout changer, et le courage leur manque pour abattre ce que vous avez déraciné. Comment donc, si faibles, si abandonnés, avez-vous pu déclarer si vaillamment la guerre au vieil esprit, que ceux-ci s'effrayent même de dénoncer ? Au contraire, ils flattent, ils encensent, ils adorent ce qu'ils méprisent. Comment, si applaudis, sont-ils en même temps si impuissants dans tout l'éclat de la puis¬ sance ? Où est le secret de votre force? Où est le secret de leur faiblesse ? Si le grand Mirabeau et les hommes qui l'entourent, et les encyclopédistes, et les constituants, sont trop timides pour marcher sur vos pas, prêtez votre force à ceux qui vont les suivre! LA RELIGION. 165 VIII. QUE LES MÉTHODES LITTÉRAIRES NE VALENT RIEN APPLIQUÉES AUX RÉVOLUTIONS. Après le tribun, voyons la place publique. Mirabeau est commenté par Camille Desmoulins. Voilà un esprit audacieux, emporté, téméraire, qu'aucune tradition ne gouverne. Sans doute il va tomber dans l'extrême opposé, et tout compromettre par une hardiesse sans bornes? Si l'homme d'État a été retenu jusqu'à la faiblesse, qui empêchera ce libre écrivain de prononcer la parole du siècle ? On assure qu'il est le disciple, l'écho de Voltaire; à ce titre, il est seulement à craindre qu'il veuille emporter d'un coup, non-seulement l'Église ro¬ maine, mais encore toutes les églises réformées, et rui¬ ner ainsi le christianisme tout entier. Écoutez la déclaration de ce téméraire, la voici : « Je vous l'ai déjà dit, mes très-chers frères, ne dirait- on pas qu'on supprime quelques sacrements, comme ont fait Luther et Calvin? Rien de tout cela ; pas une procession, pas un pain bénit de supprimé... Eh bien ! l'Assemblée nationale n'a pas seulement retranché un Alléluia. » 1-66 LA RÉVOLUTION. EL ailleurs, sur un ton plus sérieux : « 11 n'est ques¬ tion que d'une simple démarcation de territoire. On ne peut prétexter nulle atteinte à la doctrine, nulle inno¬ vation dans le dogme. » Vous commencez à voir que ce qui avait été, sous l'ancien régime, une tactique de style chez Voltaire, devient une tactique de parti chez les révolutionnaires. On s'engage à ne rien changer, à ne rien innover. Et qui veut-on tromper ainsi? Tout le monde. On débute par se tromper soi-même. Avouons que ce n'est pas par ce frivole subterfuge que les grands changements irrévocables se sont accomplis dans le monde. La Révolution ici se défie du peuple, ou plutôt elle se défie d'elle-même. Le moindre moine du xvie siècle a montré à cet égard plus de génie d'innovation. Où pouvait aboutir ce stratagème? Espérait-on faire quitter au peuple l'ancienne religion sans qu'il s'en aperçût? ou, si l'on croyait le peuple incapable d'accepter un changement dans l'ordre moral, quelle foi avait-on dans la Révolution? Il fallait donc la faire triompher à l'insu du peuple, comme à l'insu du roi. Que de conséquences ce superficiel manège n'a-t-il pas entraînées ! Si vous y regardez de plus près, vous verrez que cet art évasif de Camille Desmoulins est devenu comme une des habitudes de l'esprit français dans toutes les circonstances analogues. On dissimule le manque d'au¬ dace véritable sous l'ironie; et pour n'avoir pas à atta¬ quer un adversaire, on se persuade qu'il est à mépri- LA RELIGION. 467 ser. Camille Desmoulins croyait par ces détours suivre fidèlement l'exemple de Voltaire. 11 est certain qu'il ne suivait que la lettre et non l'esprit de son maître. Quand Voltaire écrivait dans l'ancien régime et en face de la Bastille, sans aucune pensée de révolution immé¬ diate, il s'enveloppait de mille détours ingénieux; ces détours n'empêchaient pas sa pensée de se glisser et d'éclater dans les intelligences, et c'est à cela seulement qu'il pouvait prétendre. Mais quand, après la discussion purement philosophique, vint le moment de l'action, quand les disciples de Voltaire, affranchis de toute entrave et appelés à écrire leurs pensées dans la loi, conservèrent le même esprit, les mêmes détours, les mêmes stratagèmes que le grand écrivain dans les liens de l'ancien régime, ce fut, il faut le reconnaître, une étrange duperie; et ce même esprit littéraire que j'ad¬ mirais tout à l'heure, semble bien petit dans les grandes affaires. La méthode de Voltaire, excellente dans les livres, devint une calamité dès qu'elle fut transportée par les écrivains, les journalistes, les orateurs dans la poli¬ tique. On vit là encore une fois combien il est ruineux de prendre une méthode littéraire pour une méthode de révolution. Rien de plus opposé que ces choses; ce qui est audace et génie d'invention dans l'écrivain, n'est plus que faiblesse, impuissance dans le législateur. Quand on affiche dans la loi le plus grand respect pour une institution, c'est une pensée bien légère de se figu- -168 LA RÉVOLUTION. rer que par quelques réticences on ruinera cette insti¬ tution. La loi reste; c'est le législateur qui est pris dans l'embûche. Religions, établissements surannés, force accumu¬ lée du passé, on ne triomphe pas de ces choses par un triomphe oblique. Tout l'esprit de Camille Desmou¬ lins tombe à faux dans ces grandes matières. 11 se croit très-habile, très-fin, très-rusé en contrefaisant la dévo¬ tion , il se prend à chaque pas dans sa subtile trame. L'esprit de Voltaire vous séduit, parce qu'il est encore dans les liens de l'ennemi et qu'il trouve cepen¬ dant mille moyens de parvenir jusqu'à vous. Ce même esprit dans Camille Desmoulins, lorsque la liberté est entière et qu'il s'agit, non plus de se défendre contre le passé, mais bien de le détruire, n'est plus que pué¬ rilité. Faire d'immenses concessions de langage à ce que l'on méprise le plus, célébrer en pleine révolution ce dont on se moque en secret, donner par les mots satisfaction aux institutions que l'on voudrait anéantir, cela montre une grande ignorance des hommes, que les mots conduisent bien plus que les réalités. Quand l'es¬ prit ne sert qu'à vous rendre dupe, c'est assurément qu'il lui manque quelque chose. Je me confirme par là dans l'idée que rien n'est plus funeste pour une révo¬ lution que d'être dirigée par des esprits classiques; il leur est trop difficile de ne pas porter dans l'action la méthode d'imitation qu'ils portent dans l'art d'écrire. Avec Camille Desmoulins, la Révolution accordait LA RELIGTON. 169 le semblant, l'extérieur, les mots à la religion du moyen âge, et cela suffisait à cette religion. Car elle savait qu'avec les mots elle regagnerait les idées, avec le sem¬ blant la réalité, avec le dehors le fond même de l'homme ; elle vivait depuis des siècles sur l'apparence; tous s'en¬ tendaient pour la lui laisser. Que lui fallait-il davan¬ tage? IX. LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ. UNE RÉVOLUTION A CONTRE-SENS. — É1IANCIPE-T-ON LE MAITRE? La France avait manqué sa .réforme au xvie siècle ; la manquera-t-elle encore à la fin du xvme? Le sort de la constitution civile du clergé en décidera. Elle avait été votée le 17 juin 1790; par ses décrets, la Constituante émancipait le curé de l'évèque, et l'évêque du pape. Mais le prêtre continuait de rester le maître absolu des consciences, par les anciens sacre¬ ments qu'on laissait subsister dans leur entier; le célibat le retenait en dehors de la famille moderne. En lui per¬ sistait le moyen âge, en deçà de toutes les révolutions religieuses qui s'étaient consommées. Ainsi on faisait une révolution à contre-sens. Que 470 LA RÉVOLUTION. gagnait le croyant à la constitution civile? Rien. 11 res¬ tait sous l'ancienne dépendance. Conciles, sacrements,, toute-puissance de l'Église, rien n'était changé pour lui. Pas un atome cle liberté d'examen n'était entré dans le monde. Le croyant choisissait, il est vrai, son maître- absolu, et il n'en était pas plus libre pour cela. On songeait toujours à émanciper le prêtre ! chose insensée. Ce n'est pas de lui qu'il s'agissait. C'est le croyant qu'il eût fallu émanciper, et c'est à quoi personne¬ lle pensa. Émanciper son maître, le représentant de Dieu, l'œil du Saint-Esprit, quelle idée fausse, presque absurdeL La Constituante a méconnu le fond du prêtre catholique,, et elle n'a pu faire ainsi qu'une chimère. Le fond cle l'absolutisme spirituel était le même,, dans les mains du prêtre insermenté ou dans celles du prêtre constitutionnel. Seulement, cet absolutisme était décoré d'une apparence démocratique. Le peuple abdiquait sa conscience entre les mains du clergé; il élisait son prince et son césar spirituels. Liberté toute de surface, qui ne devait profiter à personne. Dans la réforme, le protestant tient à ses ministres, parce qu'ils lui représentent les droits acquis de la con¬ science moderne. Mais les prêtres constitutionnels de 1790 ne représentaient que le pouvoir de l'Église da moyen âge. Qui devait se lever pour les défendre dès qu'ils seraient attaqués? Personne. 11 est trop évident qu'entre deux autorités de même nature, la puissance LA RELIGION. 171 devait rester à l'ancienne. Le réfrac taire expulsera, comme une ombre intrue, le prêtre de la constitution. Quoi de plus illogique que de se dire prêtre d'une Église qui vous renie? C'était la situation de tout le clergé constitutionnel. Il se prétendait catholique, et le chef légitime du catholicisme lui jetait l'anathème dans chaque bref. Sur cette pente glissante, l'Église qui n'était nouvelle que de nom devait s'abîmer au premier souffle de l'ancienne. Personne ne représentait mieux cette Église éphé¬ mère que l'évêque Grégoire. Je l'ai vu trente ans après, toujours dans son même habit violet, et sa physionomie m'est bien présente : une voix douce, un regard humble, la taille haute et je ne sais quoi de tenace et d'indomp¬ table, qui avait résisté à la vieillesse; de l'intrépidité dans le caractère, de la timidité dans l'esprit, toujours foudroyé et toujours serein. Le temps n'avait pu l'arra¬ cher au catholicisme, qui le reniait vivant et devait le proscrire mort. Il continuait d'embrasser les portes sacrées, qui se tenaient inexorablement fermées pour lui. Cette Révolution si timide avait offensé l'Église autant qu'eût pu le faire un projet hardi de renversement. L'immense majorité du clergé, fidèle à son principe, s'indigna de la prétendue indépendance qui lui était offerte. Il se crut diminué de la tête, il se sentit esclave. Pourquoi cela? Le voici. Au milieu de toutes vos révolutions, il est un 172 LA RÉVOLUTION. homme qui n'a jamais rien à gagner et qui a tout à perdre, car sa fortune est au comble : c'est le prêtre catholique. Votre malheur, comprenez-le donc, est que vous ne pouvez l'affranchir. Le prêtre catholique échappe à tous vos projets d'émancipation, il les domine, il tient les âmes dans sa main ; qu'a-t-il besoin de leur con¬ sentement ? Il reçoit son droit d'en haut ; le recevant de vous, il se croirait déchu. Il est bien plus qu'affranchi, étant tout-puissant. Vous ne pouvez rien faire pour lui, que lui obéir et le servir. Emancipe-t-on le maître? Donne-t-on la liberté à qui possède l'empire? C'est le renversement de la raison. Demander au clergé de France, en 89, d'en revenir aux élections populaires du 111e siècle, c'était de¬ mander à la royauté de revenir au pavois des Sicam- bres. Le pouvoir spirituel se montra aussi offensé que le pouvoir politique. Au fond de la constitution civile, Rome devina du premier coup d'œil où était l'unique péril. L'évêque ne dépendant plus du pape, l'anneau par lequel tout l'uni¬ vers catholique se rattachait au saint-siége était brisé. Le pape ne tenait plus dans sa chaîne les chefs des diocèses et par eux l'immense multitude du clergé; il restait seul les mains vides, dans son désert de Rome. LA RELIGION. 473 Voilà ce que vit d'abord Pie VI et ce qu'il lui était impossible d'accepter sans périr. Pie VI, dans ses brefs, jeta le cri d'alarme. A ce grand cri se rallia l'Église ; et depuis ce moment elle n'a cessé de se resserrer autour de son chef jusqu'à ce que l'armée dispersée des croyants se soit trouvée enfin toute réunie à ses pieds. Il a fallu tout le siècle jusqu'à ce jour pour achever, dans la milice catholique, cet ordre de bataille. Tel a été le résultat le plus sûr de la demi-réforme tentée dans la constitution civile cle 89. L'effort de la Piévolution française pour corriger le catholicisme par la Constituante ressemble beaucoup à la grande tentative de réforme de l'Église byzantine par les empereurs iconoclastes du vin" siècle. La des¬ truction des images fut pour les uns ce que la con¬ stitution civile et le serment du clergé furent pour les autres. Des deux côtés même résistance, même guerre ci¬ vile, et à la fin même avortement. La guerre de la Vendée rappelle, par une multitude de traits., les sou¬ lèvements des populations du moyen âge contre les em¬ pereurs réformateurs d'Orient. Si la réforme des renverseurs d'images eût réussi, nul doute que le monde byzantin se fût relevé. Cette tentative ayant échoué, ce fut la condamnation du byzan- tinisme; il montra par là son incapacité cle régénération. La Révolution française a laissé voir la même im¬ puissance à transformer le catholicisme; il est resté 174 LA RÉVOLUTION. après elle ce qu'il était auparavant. Mais il y a cette différence que, dans Byzance, tout retourna au passé, et qu'en France il est demeuré du moins un principe abstrait de liberté de conscience ; et s'il a été en partie stérile jusqu'ici, c'est apparemment qu'il est réservé à l'avenir de le réaliser. Ainsi les temps ont semblé démontrer que les hommes de la Constituante eussent mieux fait de ne pas toucher aux cultes et de s'en tenir au principe de non- intervention du pouvoir civil en matière religieuse. Mais si je voulais entreprendre de les excuser, les rai¬ sons ne me manqueraient pas; j'indiquerai les princi¬ pales. Ils ont cru le catholicisme flexible, progressif, et la nation française plus portée aux nouveautés qu'elle ne l'est réellement. Avec la mission de régénérer la nation et le monde, fallait-il dès les premiers pas se résigner à ne rien faire? Ils n'avaient pas affaire comme nous à des âmes abattues et éteintes ; ils ont pensé qu'il suffi¬ rait de montrer le chemin à leurs contemporains poul¬ ies y voir courir. Ils se figuraient que les masses du peuple se laisseraient entraîner à leur exemple, qu'elles embrasseraient avec ardeur l'occasion unique qu'ils leur offraient de sortir du moyen âge. Après tout, c'était la réforme la plus timide qui se fût vue dans le monde moderne. Et comment imaginer que tant d'emportement dans les paroles cachât une si grande pusillanimité d'es¬ prit? C'était à eux à oser les premiers! Us feraient LA RELIGION. 175 l'œuvre du centurion qui le premier avait porté le mar¬ teau contre les temples d'Égypte; les peuples vien¬ draient ensuite et achèveraient leur ouvrage. Tout cela s'est trouvé faux ! A la première somma¬ tion de l'ancien pouvoir spirituel, les peuples tremblants sont rentrés dans l'ancienne dépendance; ils ont laissé là les novateurs qui avaient pris charge d'âmes; ils ont renié les émancipateurs et adoré le vieux joug sans vou¬ loir y rien changer. Mais cela était-il facile à deviner? y en avait-il des signes en 1790? Avant de se résigner comme nous à reprendre le fardeau, ne valait-il pas la peine de tenter quelque chose? Telles sont les premières raisons qui se présentent pour excuser les constituants; ils ont trop "compté sur la postérité, ils ont violé la lettre et ils n'ont pas fondé l'esprit. Que d'autres leur jettent la première pierre; pour moi, je ne le puis en conscience; car à leur place, en leur temps, ignorant comme eux l'avenir prochain, plein de foi dans l'énergie morale de la France, j'eusse peut-être fait comme eux. Reconnaissez donc qu'il ne s'agit pas de savoir si le catholicisme est une religion favorable aux arts, solen¬ nelle, toute-puissante sur l'imagination, et qui prend plus qu'une autre l'homme tout entier. La question est seulement de savoir si cette forme de religion n'est pas incompatible avec les libertés nées de la Révolution fran¬ çaise; et il m'est permis de m'étonner, à ce point de vue, que tant de catholiques m'aient nié ce qui m'est si 476 LA RÉVOLUTION. libéralement accordé par tous les papes, depuis Pie VI1 jusqu'à Pie IX. Se figurer qu'il eût suffi, en 89, de proclamer la liberté des cultes, qu'elle eût fait son entrée dans le monde sans conflit, que les passions humaines, l'habi¬ tude d'une domination absolue auraient cédé à l'amiable, c'est écrire pour des agneaux, non pour des hommes. Quand les protestants maudissent les premiers actes de la Révolution, ils maudissent, sans qu'ils s'en dou¬ tent, les origines et les actes de la Réforme. Partout où elle a éclaté, au xvh siècle, ses premiers actes ont été le brisement des images, le sac des églises, l'aliénation clés biens ecclésiastiques, l'injonction d'obéir, dans l'intime conscience, au nouveau pouvoir spirituel, le bannissement, non-seulement des prêtres, mais de tous.les croyants qui gardaient l'ancienne Eglise au fond du cœur. Yoilà ce qu'a fait la Réforme et comment elle a pu s'établir et s'enraciner dans le monde. Qu'a fait de plus la Révolution française au plus fort de la Terreur? Chose frappante ! la liberté des cultes, par la sépa¬ ration de l'Église et de l'État, après le décret de ventôse de l'an III, qu'a-t-elle produit en réalité? Le triomphe de l'ancienne Église, maîtresse absolue, et à ses pieds, dans la poussière, les restes mutilés du protestantisme, 4. Documents inédits relatifs aux affaires religieuses de ia France, Theiner, passim. LA RELIGION. 177 trop heureux de végéter, sans ambition, sans prosély¬ tisme, sans aucune influence véritable sur les destinées et l'esprit de la France. Fallait-il aussi laisser le quart des terres cle France aux mains de l'ancien clergé? Certes, il était plus simple de renoncer à une révolution quelconque. Ces richesses, c'était le trésor de. Delphes dans les mains d'Alexandre. La Constituante décrète l'émission de A00 millions d'assignats sur la vente des propriétés ecclésiastiques; il se trouva ainsi que ces biens immenses accumulés par l'Fgfise servirent à nourrir la révolution faite contre elle. Us devinrent une puissance qui, multipliée par l'imagination, n'eut bientôt d'autre limite que l'imagi¬ nation. On devait arriver jusqu'à la somme de Zi0 mil¬ liards. Alors, au milieu des trésors, on se réveilla plus misérable qu'on ne l'avait été jamais; seulement 011 avait acquis l'espérance. Ces biens imaginaires donnèrent des ailes pour fran¬ chir l'abîme; après cela on tomba, mais on avait dé¬ passé le gouffre. Ils permirent pendant quelque temps de ne produire que du fer et des armes. Par là, les. Contemporains s'attirèrent des maux infinis; mais ils n'en grevèrent pas l'avenir; ils ne connaissaient pas l'art de faire payer à la postérité l'héritage bon ou mauvais qu'ils lui léguaient. 12 178 LA RÉVOLUTION. X. SUITE DE L'HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION. Poursuivons : je continue ici l'histoire cle la reli¬ gion , au risque d'anticiper de quelques mois sur les événements; ils s'éclaireront eux-mêmes plus tard à cette lumière; j'ai besoin d'un phare, à l'approche des tempêtes. De si grandes timidités d'esprit ne servirent de rien. En dépit de toutes les assurances d'humilité cle l'Assemblée constituante, on donnait à l'ennemi l'occa¬ sion de se dire martyr. On avait contre soi tout le dan¬ ger cle l'innovation sans en avoir les audaces et les récompenses. La guerre religieuse, celle de Vendée, fermente déjà sous la Législative, et l'on voit que la Révolution française a eu l'art de déchaîner contre elle toutes les religions sans porter légalement et officielle¬ ment atteinte à aucune. Elle se donne tous les embarras d'une guerre religieuse, sans mettre de. son côté aucun des avantages de ces sortes de guerre. Que sert aux chefs révolutionnaires une si constante réserve à l'égard de l'esprit du moyen âge, un projet si solennellement avoué de maintenir l'Eglise romaine? En ont-ils été moins exécrables à cette Église tant qu'ils la religion. 179 ont vécu? Leur mémoire en est-elle moins chargée du crime d'avoir voulu la détruire? Qui va rechercher au¬ jourd'hui leurs paroles, leurs actes? Qui s'en inquiète? Qui veut réformer son jugement? On leur a prêté une audace qu'ils n'ont pas eue; et c'est de quoi personne ne reviendra jamais. Les voilà malgré eux mis au rang des grands renverseurs de religion. Ils n'ont pas voulu user du levier de la révolution contre la vieille Église, et ils lui sont aussi odieux que s'ils l'avaient renversée. Toutes leurs soumissions de langage et leur volonté même de l'épargner, qui les ont si mal servis auprès cles con¬ temporains , ne les serviront pas davantage auprès cle la postérité. La vérité est, si on veut la voir, que ces hommes terribles ne cessent, pour ainsi dire, un seul jour de trembler devant le génie du passé ; soit que l'audace cle l'esprit manque essentiellement aux hommes de race latine, soit plutôt qu'ils aient été comme égarés en des questions où les écrivains du xviit siècle ne les avaient pas précédés. Marat mit tout le monde à l'aise par son principe dans lequel il persévéra jusqu'en 1792 : « 11 est certain, dit-il, que le despote se hâtera de rétablir la noblesse. Mais il ne rétablira ni le clergé, ni la robe, deux barrières redoutables qui limitaient son autorité. » Ainsi, d'après ce docteur, ce qui est l'obstacle au despotisme royal, c'est l'Église catholique. Autant vaut 180 LA RÉVOLUTION. dire qu'elle est une des garanties et des gardiennes , de la liberté. Ce n'est pas l'Eglise catholique qui en¬ gendre le despotisme, c'est elle qui le modère et le rend supportable. Voilà sur quel fondement s'enga¬ geaient ces « hommes de ruines. » Quand Marat avait parlé, qui pouvait songer à aller au delà? Puisqu'il voyait je ne sais quel allié dans l'Église, qui eût pu penser que l'anéantissement de l'Église était une des conditions de la Révolution? Collet d'Herbois vient après Marat, et il marche dans la même voie, il est lout orthodoxe dès qu'il s'adresse au peuple. : « La vraie religion, dit-il, celle que Dieu nous a révélée, a la foi pour principe. » Lorsque ces choses étaient dites par de tels hommes clans la liberté des clubs et des journaux, faut-il s'é¬ tonner de la timidité de l'Assemblée législative? En 1791, un député propose à l'Assemblée de re¬ trancher le salaire aux prêtres qui refusent le serment. Avec les idées qu'on a répandues sur l'impiété et le débordement de ces Assemblées, qui doute que la pro¬ position ne soit acceptée? Cesser de salarier des enne¬ mis, quoi de plus simple? Un mot de Ducos tranche la question; il a trouvé un principe pour déguiser la peur. L'idée de ne pas salarier des ennemis déclarés, c'est, dit-il, de l'intolérance. L'Assemblée fut de son avis. C'est la première fois que l'on vit le xvme siècle se tuer par égard pour ses LA RELIGION. 181 maximes, livrer les choses et garder le mot. Je saisis ce premier exemple; il se renouvellera incessamment, il deviendra plus tard la règle par laquelle on détruira la Révolution par respect pour la Révolution. Autre exemple de la manière dont les révolution¬ naires tournaient contre eux-mêmes le principe de la liberté de conscience. Il semble que le premier résultat de ce principe était de dispenser les non-croyants de concourir .extérieurement aux cérémonies d'un culte qu'ils réprouvaient. C'est ainsi que l'avait compris naï¬ vement la Commune en publiant cet arrêté : « Que l'autorité ne peut forcer les citoyens à tendre ni à tapisser l'extérieur de leurs maisons, cette dépense devant être purement volontaire. » C'était la forme la plus élémentaire de la Révolution. Qui croirait que les jacobins furent terrifiés de cette mesure? Ils la blâmè¬ rent, l'improuvèrent, et ce fut encore le plus hardi de tous, Camille Desmoulins, qui se chargea d'exprimer ces terreurs de la Révolution clés qu'elle tentait de se réaliser même à un degré imperceptible clans l'ordre moral : « Je crains, dit Camille Desmoulins, que Manuel n'ait fait une grande faute en provoquant l'ar¬ rêté contre la procession de la Fête-Dieu; mon cher Manuel, les rois sont mûrs, mais le bon Dieu ne l'est pas encore... » Et il ajoutait : « Si j'avais été membre du corps municipal, j'aurais combattu cette mesure avec autant de chaleur qu'eût pu faire un marguillier. » Ainsi il s'agit toujours de faire entrer la Révolution 182 LA RÉVOLUTION. dans les esprits sans qu'ils s'en doutent : il faut qu'elle soit humble, chétive. Ses jours de puissance sont arri¬ vés , et il faut qu'elle garde la même dissimulation que dans les temps de servitude. N'est-ce pas la preuve que ces hommes étaient profondément désorientés? Ils sont les conducteurs du peuple, et ils n'osent se manifester. Où espèrent-ils aller en se liant au moyen âge? Quand il s'agit de le frapper et que la puissance leur a été donnée pour cela, ils tremblent de le considérer en face. 11 est donc vrai ■que les jacobins veulent appuyer l'avenir sur l'ancienne hypocrisie religieuse, craignant que le peuple ne les suive pas dans ce qu'ils croient pourtant la vérité. Cette peur qu'éprouvent les terroristes, voilà la cause la plus profonde de la chute de la Révolution ; car avec •cette peur secrète d'être reniés par le peuple, ils n'osent d'avance l'instruire ni le préparer sur rien. On fait un premier secret de son scepticisme, on en fera un autre de la République; le nom même n'en sera pas pro¬ noncé, tant on craint de devancer l'intelligence pares¬ seuse du plus grand nombre. Quand les choses écla¬ teront, ce sera comme un orage. Tout le monde en semblera étonné ; mais comme l'ordre nouveau n'aura pas été préparé de loin dans les esprits, les racines n'en seront pas profondes ; la tempête qui l'a fait naître pourra aussi l'emporter. Manuel, l'auteur de l'arrêté municipal, n'est qu'un imprudent; quelques mois plus tard il eût été un crimi- LA RELIGION. 183 nel. Là est le germe du principe qui va se développer bientôt : réaliser en quoi que ce soit la Révolution, sera un crime de contre-révolution. La religion que ces hommes n'ont pas, ils F affectent; la philosophie à laquelle ils croient, ils la renient. Ils se trouvent hors de tous les chemins, sans boussole, sans étoile. Bientôt il ne restera qu'une fureur en pleine nuit. Gomment s'étonner s'ils s'égorgent dans les ténèbres ? Un homme perdu dans une forêt inextricable, s'il veut reconnaître sa route, monte sur l'arbre le plus élevé, -et de là il découvre son chemin. De même dans une révolution; c'est dans l'ordre des choses les plus hautes que peut se découvrir la voie droite au milieu de la foule humaine. Il y a deux moyens de s'orienter dans une révolu¬ tion : ou embrasser une croyance nouvelle et la suivre, ou rejeter une croyance ancienne et s'en éloigner ouver¬ tement. Les révolutionnaires français n'ayant employé ni l'un ni" l'autre de ces moyens, il n'est pas étonnant qu'ils aient péri avant de sortir de la confusion. Malgré tout ce génie évasif, on en vint aux décrets sur la déportation des prêtres perturbateurs; mais ces décrets, lancés contre des individus, furent aussi odieux aux croyants qu'une mesure générale; ils n'avaient ni la force ni la grandeur d'un système : même en frappant, on avait l'air de craindre. Ce fut assez pour hâter la guerre religieuse, et trop peu pour s'assurer de vaincre. LA RÉVOLUTION. XI. TIMIDITÉ D'ESPRIT DES HOMMES DE LA RÉVOLUTION. Une occasion se présenta de mesurer le progrès des esprits. C'était en novembre 1792, un peu avant le procès du roi. Tout le passé croulait, chacun voulait en ôter une pierre. Cambon fit dans la Convention la proposition très- simple de cesser enfin de salarier le clergé. Au milieu de l'emportement des affaires et des choses, ce projet semblait ne pouvoir rencontrer d'obstacles parmi les montagnards. L'esprit sensé de Cambon en avait jugé ainsi. 11 fut durement détrompé par les jacobins. Bazire commence la lutte en leur nom : « Votre Cambon, dit-il, voulait laisser à chaque secte religieuse le soin de payer son culte. Apprenez que chez un peuple superstitieux, une loi contre la superstition est un crime d'État. » Ce discours fut couvert des applaudissements des jacobins. Personne ne s'aperçut combien il y avait de mépris pour le peuple dans ce respect de sa servitude morale. Mais il fallait une autorité plus haute que celle de Bazire dans une question de ce genre. C'est Bobes- LA RELIGION. 185 pierre qui va la décider : « Je m'attache à prouver que l'opération qu'on vous propose (l'abolition du salaire du clergé) est mauvaise en révolution, dangereuse en politique, et qu'elle n'est pas même bonne en finance. » La raison la plus' importante, c'est que le catholicisme ne peut plus être désormais que l'écho de la Révolution; car, « il ne reste plus guère dans les esprits que ces dogmes imposants qui prêtent un appui aux idées mo¬ rales, et. la doctrine sublime et touchante de la vertu et de l'égalité que le fils de Marie enseigna jadis à ses concitoyens. » Paroles importantes qui sont devenues jusqu'à nos jours le thème et la ruine de tous les révolutionnaires français. Ces paroles sont suivies d'une déclaration précise : « Attaquer directement ce culte, c'est attenter à la moralité du peuple. » Le vide du système des terroristes dans l'ordre spirituel se montre ici à nu. La République repose sur la moralité du peuple ; or, la moralité du peuple est inséparable du culte catholique. La conséquence, quoi¬ qu'on n'osât l'exprimer, était en substance que la Répu¬ blique reposait sur le catholicisme; par où l'on voit que, bien loin d'avoir fait un pacte secret pour ren¬ verser ce culte, la Révolution, élevée clans Robespierre à sa plus haute puissance, s'imaginait trouver un appui dans ce qui devait nécessairement la renverser. Le succès de cette Révolution clans l'ordre moral était absolument impossible, puisque ses chefs, tout en 186 LA RÉVOLUTION. renversant le moyen âge, maintenaient comme la règle des esprits l'idéal du moyen âge. Au milieu d'un im¬ mense bouleversement, tout est changé excepté l'homme intérieur qu'on laisse systématiquement captif du passé. Oîi donc est la Révolution à ce moment même, quand elle semble tout emporter? Je vois subsister l'ancienne chaîne qui me promet l'ancienne servitude. Il n'y aura pas à changer un mot à la pensée et au langage de Robespierre pour en tirer le Concordat de Napoléon; dans 1792 se montre déjà 1801. « Consolez-vous, continue Robespierre, en songeant que la religion dont les ministres sont stipendiés encore par la patrie, nous présente au moins une morale ana¬ logue à nos principes politiques. » Autre chimère, com¬ plément de la précédente ; et comme celle-ci, elle est devenue la règle de conduite et le fléau de toutes les révolutions de France. En vain, la vieille Église pro¬ clame ouvertement ses haines, ses exécrations pour les révolutionnaires ; ceux-ci nient l'évidence. Ils veulent se persuader et ils se persuadent qu'au fond de cette haine il y a un amour dissimulé pour leurs maximes, que l'exécration n'est qu'apparente, et que c'est l'al¬ liance qui est réelle. En vain le corps entier du sacerdoce les réprouve et les maudit; ils s'obstinent à trouver dans cette malé¬ diction une complaisance cachée ; en vain le génie même du catholicisme les condamne, les foudroie; en vain l'institution, la tradition, l'esprit des fêtes, des LA RELIGION. 187 cérémonies, l'âme de la vieille religion repousseflétrit les novateurs; il ne faut qu'un changement de surface pour les amuser et les perdre. Pendant que l'institution les condamne, s'il se ren¬ contre quelques individus dans le corps sacerdotal qui fassent alliance avec eux, en voilà plus qu'il n'en faut pour leur persuader que la paix est scellée entre le génie de l'immutabilité et le génie de l'innovation. Pour les envelopper, il a toujours suffi à la vieille Église d'un procédé très-simple. Ce procédé consiste à leur montrer l'Evangile comme une morale analogue à leurs principes politiques. Ils n'ont jamais manqué jus¬ qu'ici de se prendre à cette amorce. Aussitôt l'Église à laquelle ils n'ont rien changé se referme sur eux. L'ɬ vangile disparaît, l'ancienne autorité deme"ure. Les voilà de nouveau scellés dans le passé. Car il n'est rien de pis pour des chefs de révolution que d'être dupes dans le principe même de l'ordre moral ; c'est le principe ■d'une duperie éternelle. La Terreur continue en ces termes par la bouche de Robespierre : « Qui sont ceux qui croient à la nécessité du culte? Ce sont les citoyens les plus faibles, les moins aisés...; ils seront forcés de renoncer au ministère des prêtres, et c'est la plus funeste de toutes les hypothèses, ■car c'est alors qu'ils sentiront tout le poids de leur mi¬ sère, qui semblera leur ôter tous les biens , jusqu'à l'es¬ pérance. » Ainsi, la plus funeste hypothèse pour la Révolution, c'est que le culte sur lequel s'appuie la >188 v LA lï ÉVOLUTION. contre-révolution tombe" en désuétude. Robespierre, non plus que les révolutionnaires au nom desquels il parle, n'entrevoit pas pour le peuple français une autre issue, dans le monde moral / que l'Eglise, c'est-à- dire le génie du passé. D'autres nations ont échappé à ce génie suranné; quant à la nation française, les novateurs n'admettent pas que, même au plus fort de son élan, elle puisse sortir du cercle tracé autour d'elle. Ni progrès, ni affranchissement dans l'ordre religieux; « c'est alors qu'ils sentiraient le poids cle leur misère. » Robespierre reprend ici le rôle de Cazalès ; mêmes paroles,' même conclusion. L'orateur de la droite à la Constituante revit dans le terroriste. Ainsi la gauche revient à la droite, les jacobins aux feuillants, la montagne à la plaine, la Législative et la Convention à la Constituante; la Révo¬ lution tourne sur elle-même dans un cercle vicieux ; après tant de fureur, la voilà au point de départ. Que pourra- t-il sortir de là? ni renouvellement, ni régénération mo¬ rale; peut-être le Directoire, le concordat et le pouvoir absolu. Enfin, l'idée principale cle Bazire et des jacobins se fixe en système chez Robespierre*: « Peu importe que les opinions religieuses que le peuple a embrassées soient des préjugés ou non ; c'est dans son système qu'il faut raisonner. » Ce parti pris conduisait les révolutionnaires à deux résultats qui étaient précisément le contraire de leur pensée. Premièrement, s'il fallait entrer dans le système LA RELIGION. 189 du peuple, fut-il faux et contre-révolutionnaire, sans oser l'en avertir, cela revenait à dire qu'il fallait, par respect pour la Révolulion, livrer le génie de la Révo¬ lution. Une autre conséquence se déduisait nécessairement aussi des principes de Robespierre, et n'allait pas moins directement contre ses projets. Si les chefs, les orateurs, les élus du peuple confirment, par leur res¬ pect, ce qu'ils tiennent»pour autant d'erreurs mépri¬ sables, que s'ensuit-il? Il se forme deux nations : le peuple du préjugé, de la superstition, du mensonge, et le peuple de la raison, de la sagesse, de la vérité; et entre eux la barrière e t infranchissable. Nulle espé¬ rance que le second éclaire le premier, puisqu'il n'est permis d'ôter le bandeau à personne. Les clairvoyants doivent respecter les aveugles dans leur aveuglement, c'est-à-dire l'éterniser. De cette hiérarchie soigneusement entretenue par la peur, qui ne voit naître deux races, ou plutôt deux castes, l'une des ténèbres, l'autre de la lumière, l'une de l'ignorance, l'autre de la science? et la différence qui les sépare eût été toujours croissant, par la nature même de l'ignorance et de la science, qui s'éloignent, l'une de l'autre à mesure qu'elles augmentent. En com¬ paraison de cette inégalité du jour et de la nuit, qu'était- ce que l'inégalité déjà si odieuse des citoyens actifs et passifs de la Constituante? Une pure forme. Le régime des castes eût ainsi reparu dans le monde; 190 LA RÉVOLUTION. car il n'a pas eu d'autre origine philosophique. Les idées de Robespierre sur le point le plus fondamental ren¬ versaient donc tous ses projets. Et quel plus grancf malheur pour un novateur que de ruiner lui-même ses innovations ! De ces principes, examinez quelle politique dérive. Robespierre : « Vous avez à exterminer les tyrans,, est-ce là le moment de toucher à l'Église? Vous avez à prévenir les sourdes menées^ de l'intrigue, est-ce le moment qu'il faut choisir pour jeter au milieu de nous de nouveaux ferments de troubles et de discordes ? » Bazire avait déjà fait acclamer ce système : « Dans un temps où nous allons juger le roi, dans un temps où i! est nécessaire que le peuple soit tout entier pour nous, défiez-vous de ce projet; quant à moi, je déclare que je le combattrai jusqu'à extinction. » Ici se révèle toute une méthode; chez les révolution¬ naires français, les déterminations ne viennent pas d'un principe qui les engendre, les contient, les produit les unes par les autres. Veulent-ils frapper la royauté, ils relèvent l'ancienne Église, sans s'apercevoir que c'est là un même principe, une même chose. La solidarité que les hommes du passé ont si clairement aperçue entre les choses du passé, échappe aux novateurs; jusqu'à ce jour, voilà ce qui a fait leur faiblesse même dans le triomphe. Ceci expliquera les coups portés en même temps à droite et à gauche dans la terreur et la stérilité de ces massacres. Ont-ils frappé une des têtes de l'hydre, LA RELIGION. 491 ils flattent, ils caressent, ils relèvent, ils fortifient, ils ressuscitent l'autre. Tâche illusoire! D'après cela, il n'a pas été trop malaisé à M. de Maistre de prophétiser, en 1793, la chute morale de la Révolution et la restauration de la papauté. Après avoir lui-même tremblé, il vit très-bien que les terroristes avaient peur des choses de l'esprit, et qu'ils n'oseraient conclure. L'auteur du Pape savait la puissance des paroles officielles sur les instincts des peuples. Il savait que tant que ces paroles n'ont pas été prononcées, rien de définitif n'est entré dans les choses humaines et di¬ vines. Assurément c'était un immense bouleversement et presque irréparable pour qui ne regardait qu'à l'exté¬ rieur. Celui-là n'apercevait que décombres et gouffres entr'ouverts. Mais pour celui qui sut regarder au dedans des hommes, il vit que l'Eglise surnageait malgré ces apparences , que l'âme des terroristes était à moitié éga¬ rée dans le labyrinthe du passé et qu'ils n'en sortiraient pas; avec ce bout de chaîne, ne pourrait-il pas un jour réparer la chaîne entière? 11 osa l'espérer. 11 comprit que les libérateurs du genre humain se livraient, se garrottaient eux-mêmes eux et leur postérité, et que dès lors rien n'était perdu. Les choses vacillaient, il est vrai, d'une manière effrayante; mais l'Eglise restait debout même dans l'es¬ prit de Robespierre. Pourquoi désespérer? Ces hommes d'épouvante avaient été les maîtres du saint des saints, 192 LA RÉVOLUTION. et ils n'avaient osé y toucher; ils avaient reculé. Ils n'étaient donc point de la race des hommes indomp¬ tables qui avaient irréparablement désolé l'ancienne Eglise. Peut-être n'était-ce qu'un torrent, une sorte d'incursion de Celtes dans le monde moral. 11 fallait donc, suivant M. de Maistre, laisser passer le torrent et attendre. C'est ce qu'il fit. L'événement jusqu'ici a confirmé cette espérance. LIVRE SIXIÈME. LA CONSTITUTION. I. DROITS DE L'HOMME. Tous les jours je vois des hommes qui, de la meil¬ leure foi du monde, croient s'engager, penser, agir dans le sens de la Révolution, et qui pourtant font en réalité le contraire de ce qu'elle a voulu. Ils ressemblent à des voyageurs qui, pour aller au sud, marcheraient obs¬ tinément au nord. Gela me confirme dans l'idée que la Révolution n'est pas orientée, que la carte de ce pays- là n'est pas encore dressée, que les points cardinaux n'en ont pas été marqués; et ainsi je suis encouragé à persévérer dans mon entreprise, malgré les obstacles que je rencontre et qui devraient me désespérer. Quand un vaisseau est échoué, ce n'est pas le mo¬ ment d'y suspendre des banderolles, comme dans les jours de fête. C'est le moment d'en sonder les flancs, i. 13 194 LA RÉVOLUTION. d'en mesurer les avaries, et de réparer sur la carte marine les erreurs qui l'ont jeté à la côte. Jamais hommes, nous l'avons vu, ne furent plus convaincus que les droits civils ne sont rien, s'ils ne sont garantis par la liberté politique. Là est le carac¬ tère, l'âme de la Constituante. C'est par là qu'elle de¬ vient l'organe de tous les grands publicistes modernes, et, en particulier, de Montesquieu. Voilà aussi pourquoi le travail de la constitution est celui auquel se ramènent toutes ses pensées. Aucun bouleversement extérieur ne peut l'en dis¬ traire. Elle sait qu'elle ne fait rien si elle n'organise les garanties. Deux jours lui suffisent pour établir les chan¬ gements d'ordre civil. Son existence entière suffit à peine à établir la constitution politique. La seule déclaration des droits de l'homme a pré¬ senté incomparablement plus de difficultés que toute la révolution civile. La Constituante, ne pouvant s'appuyer sur les pré¬ cédents historiques de la France, prit pour base la tradition des penseurs. Mais que d'incertitudes ! que de tâtonnements! que la lumière a de peine à se faire! Comme on sent dans ce laborieux enfantement un peuple désorienté, sans aïeux, sans passé! C'est là surtout que l'on voit que les Français avaient été con¬ duits dans le désert. Point d'issue, point de sentier tracé. Derrière eux la servitude, devant eux l'inconnu ; Ismaël perdu dans les sables. Qui lui montrera le che- LA CONSTITUTION. 195 min? Ni le tiers, ni la noblesse, ni le clergé n'ont une seule tradition de liberté. Tous également impuissants. Même le génie est déconcerté. A ce premier pas, Mira¬ beau se tait ou interroge. S'il y avait un principe dans le monde qui dut figurer dans la déclaration des droits, c'était la liberté des cultes. On prit un détour, on subtilisa. Cette pre¬ mière des libertés fit peur. On n'osa pas encore en pro¬ noncer le nom. La Révolution entre ainsi par une porte détournée. Dès le premier pas, elle montra ses pieds d'argile. II. OEUVRE POLITIQUE DE LA CONSTITUANTE. En quoi consistait l'œuvre politique de la Consti¬ tuante? D'après les principes posés plus haut, je crois pouvoir le dire. Tout le progrès cle l'ancien régime tendait à éta¬ blir la royauté sur le plan et la tradition du Bas- Empire. On y était parvenu. La première chose que la Constituante rencontra, ce fut cet échafaudage du pouvoir monarchique em¬ prunté d'une fausse antiquité. C'était comme l'âme de l'ancien régime, et pourtant cette âme n'était pas née en 496 LA RÉVOLUTION. France. Elle y avait été apportée par l'imitation d'une ancienne servitude. Dès que la Constituante se trouva en face de ce pouvoir démesuré, elle entreprit de le réduire et de le ramener à des formes nationales. Mais comme ce pou¬ voir avait tout envahi, on se vit entraîné à tout lui reprendre. Yoilà comment, sans aucune aversion contre la royauté, encore moins contre Louis XYI, on le dé¬ pouilla sans relâche et sans merci. Personne ne prononçait le mot de décentralisation, et on le réalisait dans chaque décret. La monarchie avait tant usurpé que l'on ne crut jamais lui trop re¬ prendre; on ne pouvait plus dire ce qui était elle et ce qui ne l'était pas, car elle avait confondu toutes choses. C'est ainsi que l'autorité royale, s'étant mêlée à tout, substituée à tout, fut extirpée par des hommes sincère¬ ment royalistes, mais qui voulurent retrouver une nation là où il n'y avait plus qu'un roi. Le prince dut s'effacer pour que la nation se montrât ; elle avait été ensevelie dans la monarchie. On jeta la monarchie au vent, et, pour la première fois, la France apparut. Les hommes qui firent cette œuvre ne songeaient point à extirper l'autorité royale; mais emportés par le désir et bientôt par la joie de retrouver chaque jour les traits effacés d'un grand peuple, ils s'abandonnèrent à cette ardeur et ne s'arrêtèrent que lorsqu'ils eurent rétabli en entier les droits et la figure de cette nation enfouie. Alors plusieurs s'aperçurent que ce qu'ils LA CONSTITUTION. 197 avaient gardé de l'ancienne monarchie, n'était qu'une ombre qui ne pouvait vivre; ceux-là s'effrayèrent de leur ouvrage; ils auraient voulu le détruire. Mais il était trop tard. En laissant voir leurs regrets, ils ne firent que provoquer d'autres hommes à l'achever à leur place. Qter pièce à pièce chaque partie du pouvoir central, faire revivre par là les libertés locales, voilà l'œuvre politique de la Constituante. On peut dire que la pensée première de la Révolution ne se montra jamais plus spontanément. Car n'ayant alors aucun danger à courir de la part de l'étranger, elle put suivre sa propre im¬ pulsion et montrer son vrai caractère, sans être obligée de le plier à des circonstances trop impérieuses. De tout cela, je conclus que le premier instinct de la révo¬ lution politique, son œuvre la plus libre, la plus spon¬ tanée, fut de diminuer le pouvoir central ; que tout ce qui se fera clans ce sens, sera dans l'esprit de la Révo¬ lution, et que tout ce qui se fera d'opposé sera fait contre elle. m LA RÉVOLUTION. III. COMMENT ON PEUT RECONNAITRE SI UN EVENEMENT EST DANS LE PLAN DE LA RÉVOLUTION. Le pouvoir absolu, un maître suprême, la servitude, sous un reste de nom populaire, une noblesse de cour, une dévotion dont le premier caractère est d'ôter aux hommes le sentiment des affaires publiques en détrui¬ sant en eux la virilité de l'âme, un assoupissement pro¬ digieux ; une centralisation immodérée, une capitale immense qui absorbe tout; de vastes provinces inani¬ mées, vides, mortes : tels sont les traits principaux du gouvernement byzantin. Presque tous avaient été pro¬ fondément enracinés par la tradition de nos rois dans l'histoire de France. La Révolution française fut un immense effort de la nation entière pour s'arracher à ces vieux fondements empruntés. Elle voulut se sous¬ traire à l'imitation du Bas-Empire, qui, par nos légistes et nos princes, était devenu la fatalité de notre race, et à travers les temps les plus différents nous ramenaient à pleines voiles à la constitution romaine de la ..déca¬ dence. Qu'avait été Louis XV, si ce n'est un monarque byzantin, de la décadence la plus extrême? Les Français depuis 89 avaient voulu rompre avec LA CONSTITUTION. 199 cette filiation et rentrer dans la possession de leur propre nature. Ils avaient entrepris d'extirper les prin¬ cipes et les germes étrangers introduits dans leur passé. Voulez-vous donc savoir si telle époque, tel régime, tel événement est dans le plan de la Révolution fran¬ çaise? Examinez seulement si la France se rapproche ou s'éloigne de l'idéal du pouvoir byzantin. Là est le vrai signe ; tous les autres peuvent tromper, celui-là seul est infaillible. Le byzantinisme n'a pas duré seulement quinze siècles; jusqu'à nos jours il s'est transporté dans la monarchie française, il a duré jusqu'à la Révolution. Napoléon l'a restauré. IV. LA DÉMOCRATIE ROYALE. L'idée que le prince absolu représente le peuple est l'héritage que le Bas-Empire a laissé à la France. Cette idée signifie que le despotisme a senti le besoin de se couvrir d'un mot. Et c'est le caractère essentiel de la société byzantine de mettre les mots à la place des choses. Cette fiction ayant passé dans notre tradition, tant que le peuple a consenti à n'être rien, la royauté 200 LA RÉVOLUTION. absolue a pu en effet répéter qu'elle le représentait. Cela a suffi pendant des siècles. Mais le jour est venu où, à la place du mot, la nation a voulu la réalité. Ce jour-là a éclaté la Révolution, c'est-à-dire le moment où les Français ont voulu se détacher de la tradition du Bas-Empire pour entrer dans les formes modernes. Plus ces simulacres étaient gravés dans les esprits, plus le déchirement a été grand. C'est une des raisons pour lesquelles la Révolution a été si violente. Le peuple avait toujours entendu dire que le roi était son père, et il prit cette parole au sérieux; il de¬ manda au prince d'être ce qui lui était impossible. Comme le pouvoir absolu héréditaire répugnait profon¬ dément à ce que Louis XYI fût le personnage que la démocratie attendait, et qu'il ne pouvait en aucune manière la représenter, le peuple se crut trompé. La nature seule des choses s'élevait entre le prince et lui; il devint furieux. D'autre part, Louis XYI ne put jamais comprendre ce rôle de chef d'une démocratie royale qui n'avait été pour lui et ses ancêtres qu'une fiction. Quand on l'adjura de la réaliser, il sentit qu'on lui demandait de n'être plus lui-même; à la fureur il opposa la ruse. Ainsi ce mensonge byzantin, qui était au fond de notre histoire et qui avait traversé cles siècles, devint une calamité pour le prince autant que pour le peuple. Le voile dont s'était recouvert le passé fut déchiré en un moment au milieu des douleurs d'un monde. Au lieu LA C 0 N S TI ï C T10 A. 204 de cette imposture d'une démocratie royale, on vit la réalité, c'est-à-dire deux puissances qui devaient se dévorer l'un l'autre, l'absolutisme royal dont la tradition avait sa racine dans Byzance, et le peuple qui portait en lui tous les orages de l'avenir. Il y avait un pouvoir qui, depuis le fond du moyen âge, ne cessait de grandir et de tout absorber : c'est le pouvoir royal. Il avait pour lui la force accumulée et continue de plusieurs siècles. Quand la Révolution se leva, elle marcha en sens contraire : le choc se fit dès le premier jour; l'ébranlement fut immense, toute la terre en retentit. Y. LA CONSTITUTION ANGLAISE EN 89. •— QUELLE EN ÉTAIT LA PREMIÈRE CONDITION. La constitution anglaise eût-elle fini la Révolution de 89? Non, assurément. Le roi l'aurait donnée pour la retirer; du moins, tout le monde en aurait eu la crainte ou l'espérance; dès lors, point de repos. C'est con¬ tre cette impossibilité que se brisait le système de Necker. . Voilà aussi l'erreur principale de Mme de Staël dans ses Considérations. Elle parle toujours de la constitution 202 LA RÉVOLUTION. britannique, mais cette constitution n'a été assurée que par un prince nouveau. Les anciens Stuarts ne pou¬ vaient finir la révolution anglaise, les Bourbons ne pou¬ vaient davantage finir la nôtre; entre elle et eux il fallait choisir. Pour se placer dans le plan de l'histoire anglaise, il fallait avant tout l'expulsion de nos Stuarts; c'est ce qui n'est jamais entré dans l'esprit de ceux qui prétendaient imiter l'Angleterre. Louis XVI eut sur tout cela une vue bien plus claire ; il lisait dans l'histoire son propre détrônement au profit d'un autre Guillaume d'Orange; l'instinct du salut lui montra ce que la science des constitutionnels leur laissa ignorer jusqu'au bout. À cette lumière, il vit la loi fondamentale des révolutions mieux que les révolution¬ naires eux-mêmes ; il éprouvait une invincible répu¬ gnance à s'engager dans une voie où nul ne pouvait s'arrêter; et après tout ce qu'a révélé l'expérience, qui voudrait lui reprocher d'avoir craint l'avenir? Non-seulement, comme je l'ai indiqué déjà, nous avons appris, en fait, qu'une révolution quelconque ne peut garder à sa tête le prince qui représente l'ordre ancien; non-seulement cette idée, aujourd'hui évidente pour nous, n'était alors dans aucun esprit, les meilleurs ne voulant d'autre roi de la révolution que celui-là même qui était impossible. Mais nous savons mainte¬ nant la raison secrète pourquoi de vieilles dynasties ne peuvent se prêter à de pareils changements : c'est que LA CONSTITUTION. 203 le souvenir de leur toute-puissance leur gâte tout ce qu'on leur laisse d'autorité. Un prince nouveau peut se faire à ces diminutions de fortune; il ne les sent pas, il n'a au contraire devant les yeux que son élévation inespérée. Un trône abaissé est toujours pour lui un trône. Ce ne sera pour le prince légitime qu'une honte éternelle, à laquelle il ne s'habituera jamais. La royauté, qui avait vu toujours le tiers état sous ses pieds, pouvait-elle soudainement le hausser à son niveau et le mettre sur le pavois? C'était folie de l'es¬ pérer. Il fallait que le roi se détachât de toute sa tradition, qu'il élevât ceux qu'il avait abaissés, qu'il abaissât ceux qu'il avait élevés. Ni la constitution n'était faite pour Louis XVI, ni Louis XYI pour la constitution. Il était le seul homme sur terre qui ne pût l'accepter. On a cent fois exposé les erreurs de la constitution de 1791; trop de république pour une monarchie, trop de monarchie pour une république. Le point le mieux prévu était l'abdication forcée de Louis XVI; mais la constitution aurait été sans défauts, qu'elle les aurait eus tous aux yeux des gens de cour, parce qu'elle supposait un contrat qui ne pouvait entrer sérieuse¬ ment dans l'esprit du prince de vieille race. Je ne saurais m'empêcher de plaindre un roi auquel on demande chaque jour l'impossible : renier ses an¬ cêtres, respecter la constitution qui le dépouille, aimer la Révolution qui le détruit. 204 LA RÉVOLUTION. VT. s'il y avait un moyen de diriger la révolution. — première faute de l'ancien régime : désespérer trop tot. Il y avait, dit-on, un moyen de prévenir ou de diriger la Révolution. Il eût fallu que Necker, dès la première heure des états généraux, eût présenté un plan complet de constitution; promesse de la convocation périodique des états généraux, partage du pouvoir législatif avec le monarque. A ces conditions, l'Assemblée eût été entraînée, la nation subjuguée par la reconnaissance. Ceux qui soutiennent ces idées après Malouet sor¬ tent des conditions du possible et de l'histoire. Ils veu¬ lent que Louis XVI soit le prince qu'il ne pouvait être; ils lui demandent de courir lui-même au-devant de ce qui lui est odieux. Comment aurait-il posé lui-même par son ministre les bases d'une constitution, dont la pensée seule lui paraissait un attentat? Autant vaudrait imaginer qu'il fût un prince d'un autre siècle, d'une autre race, en un mot, qu'il ne gardât pas en lui un seul vestige du tempérament royal des Bourbons. Que sert d'entasser l'impossible pour corriger l'irrévocable? Aux fau.tes on ajoute l'utopie. LA CONSTITUTION. 205 Après Mounier, les premiers qui désespérèrent de la liberté furent Malouet, Lally-Tollendal, Clermont-Ton- nerre, Bergasse; ils ne purent suivre la Révolution que jusqu'au 21 septembre 89. A cette borne ils s'arrê¬ tent; ils reculent, se retirent de l'histoire; ils n'avaient pas été formés pour les longs combats. Au premier démenti qu'ils reçoivent des choses et des hommes, ils abandonnent l'entreprise. Tout fut perdu à leurs yeux, à ce moment précis où l'Assemblée rejette le système qu'ils présentaient, des deux chambres et du veto absolu. Cette panique était- elle raisonnable? Supposez, en 1791, un sénat, tel que le voulait Malouet; en quoi les choses eussent-elles différé? Ou le sénat se serait rangé à la décision de la chambre basse, et dans ce cas il était inutile ; ou il y aurait ré¬ sisté, et alors il eut été un ferment de guerre ajouté à tant d'autres. Que l'on se figure un moment une pairie en face de la Législative de 1791 ; qui croira que cette chambre haute eût été respectée et obéie? Les historiens qui reprochent tant à la Consti¬ tuante ses principes abstraits et absolus, font la même faute, quand ils déclarent que tout eût été sauvé par telle ou telle disposition de loi, conforme au régime anglais. Ils oublient les circonstances, les choses, les situations plus fortes que toutes les lois écrites ; ils supposent que le roi se serait accommodé d'un pacte qui ne lui eût ôté que la moitié du pouvoir; cette sup- 206 , LA RÉVOLUTION. position se trouve absolument fausse. Louis XYI ne pouvait même supporter le nom de l'Assemblée natio¬ nale, il persista longtemps à l'appeler les états généraux. Dès cette époque, Danton, encore obscur, répétait son adage : « En Révolution, il faut bâcler et non ré¬ glementer, » voulant dire, sans doute, qu'au milieu de la tourmente, c'est folie de songer à des institutions définitives. C'était un état de guerre entre le roi et la Révolu¬ tion ; il fallait donc que la constitution fût un ordre de combat. Elle ne pouvait, dans les prémices de la liberté, être autre chose. Désespérer en septembre 89, parce que le roi n'a pas eu le veto absolu, c'est déses¬ pérer de l'avenir, parce qu'il ne s'est pas trouvé un roseau pour arrêter le déluge. Sachons, au moins, ne pas nous abandonner trop tôt. Les choses humaines, comme les choses divines, appartiennent à qui conserve le plus longtemps l'espé¬ rance; c'est ainsi qu'à la guerre la victoire reste à celui qui a gardé sa réserve. Si vous demandez pourquoi aucune des révolutions qui ont suivi la Révolution française n'a reproduit les mêmes fureurs, je réponds en premier lieu que l'expé¬ rience, qui a peu servi aux peuples, a beaucoup profité aux princes; lisez Mallet-Dupan, Malouet. Tous verrez que les conseils qu'ils donnaient aux souverains n'ont été compris que vingt ou trente ans plus tard; alors, ils eurent un plein succès. LA CONSTITUTION. S07 Des princes de nos jours n'auraient pas commis les fautes de Louis XVI et de Marie-Antoinette, ils n'au¬ raient pas paru dans la fête de Versailles ; ils auraient affiché partout la cocarde nouvelle ; ils savent qu'une révolution dans son premier élan est invincible, et que pour empêcher qu'elle se cabre, il faut lui lâcher la bride. Je tiens pour certain que ce qui hâta la ruine de l'ancien pouvoir, c'est qu'il crut tout perdu s'il accep¬ tait telle loi, tel décret. Comme il jugea d'abord tout désespéré, il se hâta prématurément de déclarer au dedans et au dehors une guerre à outrance. Voilà pour¬ quoi la droite de l'Assemblée, la noblesse, le clergé, se montrèrent intraitables sur certains points. Ils s'imaginèrent que, si telle ligne était écrite dans la constitution, c'était fait de la chose condam¬ née par cet article. Des hommes si nouveaux dans de pareils débats attachaient alors, comme le peuple, une importance prodigieuse à la parole, à l'écriture; ils ne savaient pas combien il est permis d'entasser de décrets sans rien changer aux choses ; combien il est aisé de reprendre en secret ce que l'on a perdu avec fracas. Depuis ce temps, on a vu d'autres partis laisser tran¬ quillement les novateurs écrire dans la loi tout ce qu'il leur a plu d'écrire, et les changements s'évanouir aussi facilement qu'ils avaient été consentis. 208 LA RÉVOLUTION. VIL CONJURATION DE MIRABEAU. — A-T-1L VENDU LA RÉVOLUTION? Tous les cahiers généraux que les députés avaient apportés de leurs provinces à l'Assemblée constituante se résument par ces mots : Concilier la liberté nouvelle avec le catholicisme et avec l'ancienne royauté. C'était là le problème que se posait la France de 1789. Mais quoi ! personne n'examinera-t-il d'abord si l'énigme n'est pas impossible à résoudre ? Tous, au contraire, la croient facile et s'en font un jeu. Ils viennent de chaque point de l'horizon, la tête haute, apporter leur solution au sphinx. Et s'il arrivait par hasard que le problème, tel qu'une génération entière l'accepte, n'eût pas cle solution possible, si les termes s'en excluaient, si ces nobles esprits poursuivaient une tâche imaginaire, ne faudrait-il pas s'attendre à un spectacle inouï et cle toutes parts à un deuil sans exemple? Car chacun, rencontrant une difficulté là où il croyait trouver une issue, ne manquerait pas d'ac¬ cuser tous les autres de ce qui serait la nature des choses. Voulez-vous voir ce qu'était en soi la seconde partie LA CONSTITUTION. 209 du problème, je veux dire la conciliation de l'an¬ cienne dynastie et de la liberté? Jetez les yeux sur la manière dont le plus grand homme de ces temps, qui avait l'esprit le plus droit, le plus profond, Mirabeau, a résolu la question. Mirabeau s'épuise, il se consume, se déshonore à chercher cette alliance. Il y laisse pour holocauste sa mémoire. Quand un tel homme résoud un tel problème par l'infamie, dites hardiment que le- problème était impossible. La divulgation des Notes secrètes1 de Mirabeau a montré chez lui des profondeurs qu'on ne soupçonnait pas. On voit un homme descendre dans la fraude, dans le mensonge, autant qu'il s'était élevé dans la vérité et dans la gloire. On savait bien que Mirabeau était vendu; mais on ne savait pas quelle hardiesse, quelle audace, quel génie il avait gardé dans ces ténè¬ bres, ni quel rude pasteur il avait été pour ce qu'il appe¬ lait le royal bétail. Le décret qui interdit aux députés le ministère est du 7 novembre 89. Mirabeau le considéra, non sans rai¬ son, comme une attaque détournée contre lui, et il se résolut clés lors à perdre l'Assemblée, qui lui donnait la gloire et l'autorité, et lui refusait le pouvoir nominal. Son entrevue avec la reine, dans les jardins de Saint- Cloud, le 3 juillet 1790, eût achevé de le gagner, si son traité secret et vénal avec la cour lui eut laissé 1. Correspondance entre le comte de Mirabeau et le comte de La Mark, 1851. i. 14 210 LA RÉVOLUTION. quelque incertitude. Ses dettes payées, six mille francs par mois, un million après la session de l'Assembléey dans le cas où l'on serait content cle lui, voilà ce que se vendait alors le plus beau génie de la terre! ■11 entre dans le projet de rétablir l'autorité royale, comme clans une conjuration florentine. C'est un cha¬ pitre à ajouter à celui des conspirations dans le Prince cle Machiavel. Il veut former une société secrète royale, dont lui seul, avec M. de Montmorin, tiendra les fils; il prétend y ranger Gazalès, l'abbé de Montes- quiou, pêle-mêle avec Barnave, Chapelier, Thouret,. sans que nul d'entre eux connaisse le but auquel tous contourront. Lui seul remuera à son gré ces instru¬ ments. Tant de ruses, de replis, de connaissance des bas côtés de la nature humaine , tant d'éclairs dans la pro¬ fonde nuit, une science si accomplie du.mal, un art cle corrompre si expérimenté, si invétéré, l'aigle qui de¬ vient le serpent, mais un serpent cjui garde ses ailes sublimes, voilà assurément ce que personne ne soup¬ çonnait à ce degré. Les proportions de Mirabeau de¬ viennent ainsi monstrueuses. S'il est vrai que la plupart des hommes ne respec¬ tent et ne saluent cpie la force clans l'histoire, on peut dire que cette découverte ne diminuera en rien leur- opinion sur Mirabeau ; car i! leur apparaîtra désormais comme un être qui dépasse toutes les proportions con¬ nues. LA CONSTITUTION. 211 Le premier apôtre de la Révolution en est en même temps le Judas; colosse cl'infamie autant que de gloire. C'est assez s'ils ne l'en admirent pas davantage. Sous les idées triomphantes du xvïa" siècle, sous les formes expansives de l'Emile, sous la candeur du disciple du Vicaire savoyardon découvre dans le même homme avec stupeur les côtés ténébreux et les abîmes de Machiavel; soit que, par les Riquetti, il tienne par une chaîne invisible aux traditions du secrétaire de Florence, soit que, la nature ait voulu former à l'entrée de la Révolution française un esprit qui dispose égale¬ ment du bien et du mal, du vrai et du faux, de la lu¬ mière et des ténèbres, pour figurer dans un seul toutes les routes les plus diverses où les hommes peuvent s'engager. Et quand je parle de Machiavel, il ne faut pas se représenter en Mirabeau un imitateur, mais un émule; il met aussitôt lui-même en pratique les leçons nou¬ velles qu'il donne aux autres : « On ne se sauvera que par un plan qui amalgame les.combinaisons de l'homme d'Etat et les ressources de l'intrigue, le courage des grands citoyens et l'audace des scélérats Il nous faut une sorte de pharmacie politique, où le chef seul, également muni de simples salutaires et de plantes vénéneuses, dose ses composi¬ tions sous la direction de son génie et sous les auspices d'une confiance aveugle de la part du malade. » Au sortir du moyen âge, l'art conseillé par Machiavel 212 LA RÉVOLUTION. au prince consiste surtout à envelopper, à tromper des individus, et il fait un grand usage des moyens violents auxquels son temps était accoutumé. A cet art, Mirabeau ajoute celui de tromper des masses, un peuple, une Assemblée. II ne conseille ni le poison ni le fer, mais la perfidie, le mensonge continu, le cynisme dans la fraude. Veut-on un exemple? Mirabeau dresse pour la cour le plan de deux embûches dans lesquelles il promet de faire tomber l'Assemblée et la France. Le premier de ces moyens est un vaste atelier cle police ou d'espionnage dont il couvrira le royaume. On saura par cette voie quels sont, en- chaque endroit, les chefs qu'il faut se hâter d'acquérir atout prix, jusque dans le fond des provinces. Les agents secrets, auxquels il donne le nom de « voyageurs, » iront du centre aux extrémités nouer le complot royal, pousser toute chose à l'extrême, dé¬ sorganiser le royaume, préparer la guerre civile, rendre Paris odieux, multiplier l'anarchie, et décider ainsi la crise. - Le second moyen est un atelier de presse vénale qui conservera toutes les apparences de l'indépendance. Il faudra se procurer un très-grand nombre d'auteurs, ne laisser en dehors de cette fraude « aucun homme de premier talent. » L'opinion publique se trouvera, à un moment donné, submergée sous un flot de paroles achetées. De chaque point du territoire partira le même mot d'ordre que répéteront des voix que l'on croira li- LA CONSTITUTION. 213 bres; et cet accord, dans un thème secrètement convenu et imposé, réduira bientôt à l'impuissance les hommes et les partis abandonnés à leur seule sincérité. On peut dire que du premier regard Mirabeau a at¬ teint, dans l'art de corrompre la presse, une perfection qui ne devait être surpassée par personne. Dans ce vaste réseau, où la liberté sert à frauder la liberté, il a omis une seule chose :il n'a pas pensé à organiser la conspi¬ ration du silence contre les hommes, les idées et les renommées qu'il voulait étouffer. Mais vous l'excuserez si vous réfléchissez que la France était alors si reten¬ tissante que c'eût été folie de se fier au silence du soin d'étouffer une conscience ou une vérité. Dans tout le reste, il a tracé les règles; il demeure le maître et l'inventeur. Il ne s'agit chez lui que de désinfluen- cer la Constituante, d'enferrer l'Assemblée. —• « l'indi¬ querai, dit-il, quelques moyens de lui tendre des pièges; » — et sur cela il déroule tout un système, qui consiste le plus souvent à pousser les hommes à des excès, à des violences, pour dégoûter la nation de ses libertés nouvelles et la rejeter au pied du prince. Chez Machiavel, c'est par le silence que doit s'éta¬ blir l'autorité du prince. Chez Mirabeau, c'est par la parole. 11 s'agit de faire servir le discours à dérouter L'intelligence. C'est sous un flot d'éloquence qu'il faut déconcerter et aveugler la raison publique. Dans cet échafaudage où Mirabeau a tout prévu, il trace des règles qui sont devenues plus tard les lois de toute réac- 214 LA RÉVOLUTION. lion. Ces règles sont excellentes pour le but qu'il se propose, elles sont fondées sur une profonde connais¬ sance de la nature humaine en général ; elles ouvrent la voie dans laquelle on entrera après lui. Elles ont comme •système une valeur incontestable; mais il leur manque une qualité essentielle, c'est d'être en rapport avec l'époque à laquelle elles étaient proposées. Les maximes de Machiavel n'étaient qu'un écho du xvi° siècle en Italie, et c'est pour cela qu'elles se sont ■si aisément réalisées. Celles de Mirabeau étaient en dehors du xvme siècle, personne ne pouvait encore les comprendre. Ce siècle, brillant, humain, expansif, ingénu même, était incapable du sang-froid, de la dissi¬ mulation rampante, de la perversité calculée qu'exigeait de lui Mirabeau. Comment faire de Louis XVI ce scélérat que de¬ mandait, que réclamait le système du tribun de la royauté? Comment assujettir la reine à ces habitudes de duplicité, de mensonge glacial dont il avait besoin? Les murailles mêmes parlaient, et dans aucune époque les hommes ne se déguisèrent moins : il y avait encore trop d'espérances et trop de passions dans les âmes pour que le mensonge permanent fût scellé sur toutes les lèvres. Et d'ailleurs quel moyen d'obtenir cette universelle hypocrisie quand les classes étaient déjà aux prises? Comment ce jeu était-il possible, quand l'émigration jetait le cri de guerre? Aussi Mirabeau ne put-il alors LA CONSTITUTION. 215 convertir personne à sa théorie frauduleuse. Il propo¬ sait à des partis jeunes encore, et qui ne désespéraient de rien, un système propre à des générations usées. 11 resta seul. Il avait devancé son siècle en corruption de plus de soixante ans. Ce qui montre, au reste, la valeur de ses idées, c'est qu'elles ont régné plus tard. Elles sont devenues comme le code ou le génie de toute contre-révolution; et je ne crois pas que l'on puisse citer de nos temps un prince qui se soit mal trouvé de les avoir suivies. Comme Machiavel, à la fin du moyen âge, a marqué le chemin aux princes qui ont voulu usurper violemment sur un peuple qui ne les avait pas provoqués, Mirabeau a montré la route à tous les princes qui, après avoir été menacés par une révolution populaire, se sont dégagés des liens du peuple, et, en sacrifiant une apparence de l'ancienne autorité, ont recouvré tout le reste. C'est ce que nous avons vu de nos jours en Autriche, en Prusse, en Allemagne, en Espagne, où les souverains, à moitié renversés et qui ne gardaient qu'une ombre, ont pu, en se conformant aux conseils de Mirabeau, ressaisir presque sans lutte l'autorité passée, si bien que l'on peut se demander si, loin de l'avoir perdue, ils ne l'ont pas augmentée. Tous les princes qui se sont conformés à la théorie de Mirabeau sont aujourd'hui en sûreté , et ont remis sans trop de peine le frein au peuple; tous ceux qui ont agi autrement sont tombés ; par où l'on voit que 216 LA RÉVOLUTION. ce qui manquait aux idées de Mirabeau proposées à Louis XVI, ce n'était pas la force du génie, mais ia seule conformité avec le temps. Si la Constituante et la France n'ont pas succombé entre ces deux machines de guerre, son atelier de police et son atelier de presse, ce n'est pas sa conception qu'on doit en accuser : l'époque seule lui a manqué, et il faut répéter avec son coopéra- teur, M. de La Mark : « Le système semblait fait pour d'autres temps et d'autres hommes. » En effet, préma¬ turées au xvriie siècle, ces idées se sont trouvées d'ac¬ cord avec notre époque; nos esprits fatigués, nos âmes désabusées, détrempées, ont prêté au système la matière corrompue que lui ont refusée nos pères. Si Mirabeau se trompait sur les princes et la no¬ blesse de son temps en leur demandant une dissimula¬ tion dont ils étaient alors incapables, il se trompait plus encore sur la multitude. Il attribuait à la généra¬ tion contemporaine un instinct mercenaire qui ne devait appartenir qu'à la postérité. Ce n'était pas aux hommes de i789 et de 1790 que pouvaient s'appliquer ces pa¬ roles : « Le peuple ne jugera de la Piévolution que par un seul fait : lui prendra-t-on plus ou moins d'argent dans sa poche. Vivra-t-il plus à son aise? Aura-t-il plus de travail? Ce travail sera-t-il mieux payé? » L'œil perçant de Mirabeau devançait l'avenir. Comme il arrive souvent" aux plus grands génies, il était dupe de sa propre prévision. Les jours qu'il entrevoyait dans la postérité, il les croyait déjà arrivés. Sous le peuple LA CONSTITUTION. 217 ingénu cle 89, il devinait le peuple prématurément vieilli; et au rebours du commun des hommes, il jugeait des contemporains par les descendants. Avant que le plus grand nombre ne réalisât les pro¬ phéties de Mirabeau, que d'expériences étaient à faire ! que de jours et d'années brûlantes devaient se suc¬ céder! Avant que l'homme entier se réduisît au calcul, qu'il restait d'espérances à épuiser! Dans cet inter¬ valle, la conscience publique demeurait debout. Elle veillait, elle perçait les masques; elle apercevait, elle dénonçait Mirabeau à travers les murailles; et la seule puissance qu'il ne connût pas, dont il ne se défia jamais, fut celle qui l'enveloppait au moment où il tendait ses embûches. Je ne veux point dire que Mirabeau dans son œuvre souterraine ait livré sans recours la cause de la liberté. Tout semble au contraire prouver qu'il s'était persuadé qu'il sauverait à force cle perfidies, non-seulement la royauté, mais la Révolution ; et c'est ici seulement que son esprit paraît inférieur à celui de Machiavel. Dans la langue de Machiavel, liberté et corruption sont des termes qui s'excluent. La trempe inaltérable de son esprit d'acier lui a fait clairement voir qu'il est impos¬ sible d'affranchir un peuple en le corrompant, et il a repoussé ce système non comme immoral, mais comme faux. Par quelle illusion, par quelle chute Mirabeau a-t-il pu, au contraire., s'imaginer que la dépravation pouvait être le chemin de l'émancipation des peuples? 218 LA RÉVOLUTION. Tromper, dépraver, dégrader, voilà selon lui le seul plan possible, et ce plan doit conduire à l'affranchis¬ sement. Gomment ce génie si ferme a-t-il pu se figurer qu'en jetant l'immoralité et le mensonge dans les fonda¬ tions d'une révolution, il en ferait sortir la régénération d'un peuple? Jusque-là, Mirabeau avait conservé le plein équilibre de ses facultés ; ici on a le spectacle d'un grand esprit démâté, désorienté, désemparé de toute conscience, de toute droiture, de toute sincérité, et qui sombre dans l'abîme. Quel naufrage ! Et si c'était en même temps le naufrage d'un peuple ! Machiavel avait gardé dans la corruption du xvi° siècle la justesse de l'esprit, avec laquelle tout peut se réparer; il savait qu'il y a deux chemins : la cor¬ ruption qui mène à la servitude, la régénération qui mène à la liberté. Jamais il n'a confondu ces deux routes; par l'une ou l'autre, il a toujours su où il allait. Mirabeau a brouillé ces chemins. 11 a mis la confu¬ sion où Machiavel avait mis la lumière. Si Mirabeau, par la méthode de dépravation qu'il dressait en code, eût pensé faire graviter le monde vers la servitude, son esprit fût resté logique, et son intelligence serait restée sauve et entière. Mais en assouplissant la nation au mensonge, il croyait sauver la liberté, et c'est là qu'est la chute de l'intelligence. Ce qui était excellent dans le Prince n'a plus de sens dès que vous l'appliquez au peuple. N'avoir LA CONSTITUTION. 219 qu'un même système pour donner ou ôter la liberté, c'est détruire la nature des choses. Quand de pareils hommes font de semblables mé¬ prises, c'est ce qu'il y a de plus difficile à pardonner; car il semble que lorsque ces grands esprits s'abusent, ils dépouillent l'humanité d'une partie de son plus juste orgueil, sans compter que leur chute devient bien¬ tôt l'objet de l'imitation d'un grand nombre. Une chose explique ce point d'infériorité de Mira¬ beau sur Machiavel : c'est le préjugé toujours renais¬ sant, chez les Français, qu'une fois la liberté conquise, ils ne peuvent plus la perdre. Mirabeau parle ici pour les Français de tous les temps : « Le despotisme est pour jamais fini en France ; la Révolution pourra avor¬ ter, la constitution pourra être subvertie, le royaume déchiré en lambeaux par l'anarchie, mais on ne rétro¬ gradera jamais vers le despotisme. » Avec cette per¬ suasion, toutes les armes sont indifférentes. On peut puiser à flots dans les doctrines du Prince, sans crain¬ dre jamais d'arriver au résultat pour lequel elles sont faites. L'expérience a. montré que l'extrême perversité de Mirabeau touche ici à une sorte d'ingénuité ; on finit par s'étonner que sous cet amas de ruses, de pièges, il y ait une certaine impossibilité de croire aux chutes que l'avenir tenait en réserve. Je suppose que le plan de Mirabeau eût réussi à souhait; que les voix de ceux qui n'ont que leur suf¬ frage à fournir eussent été séduites à bon marché ou par 220 LA RÉVOLUTION. cle simples promesses ; que les autres eussent été entraî¬ nés par l'ambition, ou par un intérêt plus substantiel ; qu'après avoir corrompu les hommes, on eût corrompu les livres, en les dosant suffisamment de patriotisme ; que les assemblées eussent été enferrées, le peuple enve¬ loppé clans le filet d'une intrigue obscure et d'une arti¬ ficieuse dissimulation, la nation empoisonnée de ces plantes vénéneuses dont il se réservait le secret ; je vois bien au sortir de là une nation mutilée, usée, flétrie, désabusée, mercenaire, telle que Machiavel la demande pour l'asservir ; mais dans cette multitude hébétée, au sortir de la chambre des poisons, je ne vois pas un point moral où puisse s'appuyer la monarchie sage et tempérée que veut fonder Mirabeau. Evidemment le système qu'il édifie le trompe lui-même. Après l'emploi de ces poisons subtils, ce qui manquerait à sa monar¬ chie tempérée serait un peuple. Il ne resterait qu'un cadavre indigne même de servitude. Toute la nation suivait des yeux ces machinations souterraines ,de Mirabeau; chacun le voyait travailler clans sa chambre de Locuste, et lui seul ne s'en doutait pas. Comment a-t-il pu oublier que tout se sait, tout se voit, cle ce qui se passe dans l'intérieur d'un esprit tel que le sien? Grâce à la grandeur de ces esprits, il leur est impossible de se cacher même sous la terre. Les échos répètent leur parole, même sans qu'ils l'aient prononcée. Un grand homme n'a pas un secret qui ne devienne aussitôt le secret de l'univers. LA CONSTITUTION. 221 Les machinations de Mirabeau eurent deux effets qui se montrèrent dans la suite delà Révolution. Un tel exemple éveilla d'abord et légitima le soupçon. Chacun put se croire trompé. La nation à cette décou¬ verte vieillit, en un moment, de plusieurs années. Qui sera fidèle, si celui que la nation avait payé de tant d'admiration s'était vendu dès la première . heure? A qui se fier désormais? Le traître n'est-il pas partout? Voilà le premier résultat. Le second, c'est de chercher l'incorruptible. Où est- il cet homme intègre que tout l'or du monde ne peut acheter? Existe-t-il quelque part? Qu'il se montre seulement le cœur et les mains nettes : toutes les con¬ sciences naïves iront vers lui, elles lui appartiendront d'avance. On aura un' tel besoin de droiture qu'on sera prêt à tout y sacrifier. Mirabeau vendu, c'est l'avènement de Robespierre fIncorruptible. v ni. MIRABEAU ET ROBESPIERRE. Entre la pensée publique cle Mirabeau et sa pensée secrète et vénale, où était la véritable? où était le vrai Mirabeau? C'est là un grand problème moral. m LA RÉVOLUTION. Comment le même homme a-t-il pu vivre, je ne dis pas deux, ans, mais un jour, partagé entre deux sys¬ tèmes si contraires? comment a-t-il pu porter en lui ces deux hommes -qui s'entre-détruisaient, et montrer par¬ tout à chaque moment ce front d'airain qui commandait à tous? Sans crainte de se démasquer, il préside les jacobins et leur tient tête pendant des heures. Il ôte la parole à Robespierre, qui laissait percer déjà au moins ses haines. En public il armait la • Révolution contre le prince, en secret il armait le prince contre la Révolution. Où était sa pensée, son opinion, son pen¬ chant? de ces deux Mirabeau quel était le véritable? On le chercherait vainement dans ses opinions di¬ rectement opposées, qui s'anéantissent l'une l'autre et chacune avec la même puissance, sous des formes dif¬ férentes : amples, magnifiques, impétueuses, domina¬ trices quand il s'adresse au peuple à la face du jour; brèves, concises, ramassées quand il parle à l'oreille du prince, dans ses notes vénales écrites à la dérobée. Comment a-t-il pu porter ce secret sans en être jamais oppressé? Était-ce donc que ces deux politiques se détruisaient l'une l'autre et que Mirabeau ne portait en lui qu'un scepticisme absolu, un vrai néant? La somme de ses idées, de ses intentions, aboutissait-elle donc à zéro ? Non, un tel homme n'est pas un pur néant; et les questions qu'il soulève sont sans réponse, si l'on n'ad¬ met pas que dans les replis de cette âme profonde et LA CONSTITUTION. 223 corrompue , parente de Machiavel, il y eut un .troi¬ sième Mirabeau, qui, prétendant concilier les deux autres, ne disant le fond de sa volonté à personne, ni au peuple ni au prince, ne conversait qu'avec lui-même, et emporta son secret dans la mort. Celui-là dans ses der¬ niers replis eût avoué à lui-même qu'il voulait maîtriser la Révolution par le roi, le roi par la Révolution, être à la fois le tribun et le ministre, sauver le peuple et le prince en les jouant l'un et l'autre; rêve criminel, der¬ nier refuge où se retirait dans une fausse paix cet in¬ comparable génie. C'est du fond de cet antre que ce sphinx au double visage, s'absolvant dans sa conscience, bravait les soupçons de son temps et les accusations cle la postérité. Il n'a pas été possible à Mirabeau d'effacer les im¬ menses services qu'il a rendus à la Révolution ; son travail souterrain ne prévaudra pas contre son œuvre éclatante : il n'a trahi que lui-même. Tant qu'il vécut, il fut le lest et la raison cle l'Assem¬ blée. Sa puissante tête contre-balança la foule. Après lui le gouvernement échappa à l'Assemblée et passa à la place publique. 11 n'y eut plus personne qui osa gourmander les tempêtes. L'imprévu, l'inconnu, régnè¬ rent. En face de ce génie foudroyant de Mirabeau, se trouve un homme que l'on discerne à peine, tant il fait peu de bruit : c'est Robespierre; mais chaque jour il fait un pas, et toujours dans la même direction. A me¬ sure qu'une pierre est arrachée de l'ancien édifice, il 224 LA RÉVOLUTION. en ébranle une autre; quand celle-là a cédé à son tour, il descend plus bas jusqu'à ce qu'il ait touché aux pre¬ miers fondements. Au lieu de la marche tortueuse de Mirabeau, Robespierre représente la ligne droite, in¬ flexible, géométrique, qui ne dévie jamais, qui avance toujours avec la persistance sourde d'une force élé¬ mentaire. Tant qu'aucun obstacle ne se présente, il marche avec une sorte de placidité et de douceur phi¬ lanthropique vers le gouffre. 11 découvre le premier les abîmes, marque d'avance le chemin des ruines. Ses discours ressemblent à des corollaires de géométrie. Ils en ont la froideur, la sécheresse. A chaque progrès que fait la Constituante il semble lui dire : Encore plus loin ! Mais si un jour une résis¬ tance s'oppose à cette force aveugle, mathématique, que restera-t-il de cette patience et de cette humi¬ lité? quel changement se fera dans ce tempérament de glace ? n'est-il pas probable que cette force ainsi ména¬ gée, accumulée, toujours persistante, toujours victo¬ rieuse, même dans ses défaites, sera à la fin plus dure que les rochers et qu'elle broiera tout sur son passage? L'homme disparaîtra, le système seul subsistera. Personne peut-être, moins que Robespierre, ne se doutait alors de l'homme qu'il renfermait en lui. On voyait en lui un philanthrope, et il ne se jugeait pas bien différemment. Il s'ignore, et il faudra qu'un événement imprévu le dévoile à lui-même; ce moment n'est pas encore venu. LA CONSTITUTION. 225 IX. UN SYSTEME DE CONTRE-BE V'O LDTIO N. J'écris dans un temps où la conscience humaine a disparu, comme en Italie au commencement du xvie siè¬ cle. De pareils engloutissements de l'âme* ne sont pas éternels, je le sais ; mais il est impossible à un écrivain de n'en pas tenir compte. Il n'y a que deux moyens de rendre une révolution irrévocable. Le premier est de changer l'ordre moral, la religion ; le second est de changer l'ordre matériel, la propriété. Les révolutions qui font ces deux choses sont certaines de vivre. Le premier moyen est pour elles plus assuré que le second. Quant à celles qui n'emploient ni l'un ni l'autre, elles sont écrites sur le sable; le premier flot les emporte. S'il n'y a que deux moyens de réussir pour une révolution, il y en a d'innombrables pour empêcher qu'elle ne réussisse. Les systèmes de contre-révolu¬ tion produits à la fin du xvme siècle nous frappent aujourd'hui par leurs faiblesses, leurs vides ou leurs inconséquences. Surpris dans la nuit, les hommes du passé se blessaient avec leurs propres . armes. C'est i. i 5 226 LA RÉVOLUTION. peut-être un des points sur lesquels l'expérience nous permet d'ajouter le plus aux connaissances du siècle précédent. Au lieu d'une vaine passion nous pouvons fournir la méthode la plus rigoureuse dans tous les cas semblables. Mirabeau lui-même est loin d'avoir tout dit. Cela posé, je cherche ce qu'il faut faire quand une révolution a éclaté, et qu'il s'agit de la maîtriser pour la ruiner. L'expérience prouve qu'il faut d'abord y ap¬ plaudir, louer surtout la générosité, le désintéressement, la magnanimité du peuple. Commence-t-il à s'affermir, alors le temps est venu de lui crier par toutes les bou¬ ches dont on peut disposer que ce serait déshonorer, souiller sa victoire s'il osait en profiter, que l'avantage qu'il doit en retirer est de l'avoir faite, mais que toute garantie qu'il prendrait serait un vol à sa propre re¬ nommée. Dès qu'on a ainsi endormi le peuple par des louanges sans bornes à son désintéressement, il est permis d'aller plus loin. 11 faut lui faire sentir que les armes qu'il garde à la main sont un signe de désordre, qu'il donnera un exemple éclatant de sagesse en les remettant à quelques personnes désignées, ou à certains corps institués, qui les porteront à sa place. Sitôt que le peuple se sera désarmé-, il faudra encore acclamer la débonnaireté du lion; mais dès le lendemain on pourra déjà insinuer que cette révolution que l'on croyait si pure n'a pas été sans mélange de LA CONSTITUTION. 227 •crimes, que des forcenés étaient mêlés aux héros, mais qu'heureusement les pervers formaient le petit nombre. Le jour suivant, on pourra se délivrer de ces en¬ traves ; et si rien n'a branlé, le moment est arrivé de publier que cette révolution, qui faisait illusion au premier coup d'œil, n'était après tout qu'une œuvre de •crime, qu'il était aisé de voir que le pillage en avait •été le seul mobile, que grâce à Dieu on avait échappé à la scélératesse des principaux ; mais qu'assez de rui¬ nes, de vols, de meurtres, d'incendies et d'infamies de toutes sortes témoignaient de ce que la révolution aurait fait, si on ne l'eût écrasée au berceau. Ce thème une fois hasardé, l'expérience démontre que l'on ne pourra y revenir trop souvent, jusqu'à ce que le peuple, aveuglé par tant d'accusations subites, finisse pas croire qu'il a échappé lui-même à un gouffre de scélératesses. C'est le moment de profiter de la peur qui amène la stupeur, pour s'élancer hardiment en arrière et mettre le frein aux victorieux. 228 LA RÉVOLUTION. X. LA NOBLESSE FRANÇAISE. On a vu plus haut quel obstacle se rencontrait dans l'ancienne dynastie. Cette même impossibilité se retrou¬ vait par d'autres raisons dans la noblesse française. Qu'est-ce qui l'empêchait de se constituer à l'an¬ glaise? Son histoire. Quel droit la noblesse française avait-elle de commander, elle qui, depuis des siècles, n'avait su que servir? Première expiation de sa longue domesticité ; il aurait été impossible d'en tirer une chambre des lords qui eût sa raison d'être dans le passé. L'humeur de la noblesse, dans le présent, ne s'op¬ posait pas moins que ses traditions a l'établissement d'un gouvernement aristocratique ; car elle voulait, à sa manière, l'égalité. Elle demandait à tout prix qu'il n'y eut aucune différence entre la grande noblesse et la petite. Cette manie d'égalité niveleuse ne laissait au¬ cune chance à la hiérarchie, fondement d'une constitu¬ tion à l'anglaise. Que tous servent plutôt que quelques- uns dominent! Ce tempérament est le contraire d'une aristocratie faite pour commander. LA CONSTITUTION. 229 Après tout, la noblesse d'âme, la fierté d'esprit, sont les seules puissances devant lesquelles les hommes se résignent à s'incliner, même libres. Là est la vraie hiérarchie; où elle manque, aucune prétention ne peut la remplacer. La noblesse française avait manqué de toute fierté dans les deux derniers siècles. Elle avait donné l'exemple de l'apostasie religieuse, dès qu'elle y avait trouvé son intérêt. Le grand reniement du xvne siècle, après celui de Henri IV, acheva de briser en elle tout caractère. Elle avait vendu sa foi religieuse, comment aurait-elle pu fonder la foi politique ? Dans la Fronde elle montra l'esprit d'intrigue sans ambition. Rebelle au Mazarin, elle se prosterne dès que le prince paraît. On vit alors son néant; elle n'avait guidé les Français vers aucune liberté. Au contraire elle avait été plèbe par la rage de servir, plèbe par le goût des emplois dépendants et lucratifs, plèbe par la vanité sans orgueil, par la sou¬ mission aveugle , par le besoin de courir au-devant des caprices d'un maître. Pourquoi maintenant cesserait- elle d'être peuple, depuis que le peuple avait vaincu? Les nations n'ont supporté l'inégalité que lorsque les classes supérieures ont eu un instinct d'indépen¬ dance qui manquait aux autres. Lorsqu'au contraire, ces classes ont donné l'exemple de l'obéissance à un maître absolu, il a été impossible de faire comprendre aux petits pourquoi, une fois émancipés, ils devaient 230' LA RÉVOLUTION. continuel" à s'humilier devant des grands si longtemps humiliés. On ne peut donner le nom d'aristocratie aux nobles de France, qui n'avaient retenu dans l'État aucun pou¬ voir. Ils étaient les premiers esclaves dans l'ancien régime; comment pouvaient-ils avoir la prétention de. régner clans le nouveau ? Là aussi, le passé engendra le présent; F anéan¬ tissement politique de la noblesse , dans la vieille France, causa son anéantissement dans la France delà F évolution. Les classes supérieures, chez nous, voient avec surprise, et quelquefois avec indignation, le flot montant de l'égalité que rien n'arrête. Mais c'est le pouvoir absolu qui a créé cet esprit. Il a tout jeté dans la même poussière ; celle qui est dorée n'en est pas moins poussière; c'est ce que les peuples aperçoivent claire¬ ment, même au plus fort des tempêtes civiles. Ils ne- respectent rien de ce qui ne s'est pas respecté.. LA CONSTITUTION. 231 XI. POURQUOI IL A ÉTÉ IMPOSSIBLE DE TROMPER LE PEUPLE DE 89. LA BÊTISE, DIVINITÉ MODERNE. La question qui se présente est celle-ci : comment a-t-il été impossible à la contre-révolution d'amuser, d'éconduire, de tromper le peuple, qui ne demande ordinairement qu'à être trompé? Chose si aisée en d'autres temps, et chez d'autres nations. Cette impossibilité eut plusieurs causes qu'il im¬ porte de signaler, et d'abord, le soupçon né de la con¬ science subitement acquise d'avoir été opprimé pendant des siècles, les mille voix de la presse qui empêchaient la foule de se rendormir, l'inquiétude d'une révolution encore si nouvelle, la curiosité, la passion, surtout la simplicité des esprits. C'est elle qui déconcerta les ma¬ nèges les plus subtils. Le peuple était novice; c'était sa meilleure garantie contre les sophismes. Il ne les eût pas même compris. Son intelligence n'avait pas été alté¬ rée; il était encore tout instinct, et l'instinct ne le trom¬ pait pas. Suivez ces premières vues; vous trouverez d'abord que le peuple n'a pu être abusé, parce que personne ne 232 LA RÉVOLUTION. s'est donné sérieusement la peine de l'abuser. L'ancien régime se dressa avec une franchise de haine désespé¬ rante pour lui. 11 fit déclarer la guerre; dès ce moment, quel moyen lui restait-il d'endormir les Français? Que servaient les déclarations de la cour, quand chacun voyait l'ennemi en armes, poussé par les émigrés, à la frontière? La partie du peuple la plus accoutumée à se payer de mots eût vainement voulu s'abuser. Les choses parlaient, elles apportaient l'évidence. Il fut même impossible d'amener les cabinets étran¬ gers à user de dissimulation. Les plus habiles , ceux qui étaient dans la voie de Mirabeau, conseillaient aux puissances étrangères de se cacher sous. le mot de liberté. Le mot était trop nouveau ; les cabinets refu¬ sèrent ce détour. Ils ne devaient comprendre la valeur de ce conseil qu'en 1814. Grâce à la fureur qui était chez tous les partis, la vérité était chez tous. Louis XVI avait son veto, Marie-Antoinette sa correspondance de chaque jour avec l'étranger, Brunswick eut son mani¬ feste. Ceux qui furent amusés en 181A n'auraient donc pu l'être en 1791 et 1792, quand même ils l'auraient voulu. Rois et peuples combattaient à découvert. Secondement, j'ai déjà laissé entrevoir que le peuple ne put être trompé parce qu'il ne circonscrivait point alors la Révolution à une question purement matérielle ; il suivait, non un intérêt immédiat, mais une sorte de religion de la justice. C'est cette idée ou plutôt cet instinct de vérité qui l'éclaira et l'empêcha de tomber LA CONSTITUTION. 233 dans aucun piège. Grâce à cet instinct que rien encore n'avait altéré, il se conduisit, au milieu du labyrinthe des affaires, comme eût pu le faire un diplomate consommé. Tant qu'il conserva ce pur idéal de la patrie, il en fut illuminé. Il discerna sans peine ses amis et ses en¬ nemis; c'est seulement à mesure que le peuple se ma¬ térialisa, qu'il devint facile à tromper. 11 eut infiniment plus de notions acquises, et infiniment moins de lumières intérieures. Quand plus tard l'intérêt seul remplaça l'idéal de justice, alors les mots suffirent au peuple; il n'eut plus besoin des choses. Toute apparence lui sembla réalité; il fut facile de l'en repaître. À la fin, le lion se trouva naturellement et aisément enchaîné. Sitôt, en effet, que le peuple renonce à sentir et se réduit à raisonner, il n'est rien au monde de plus facile que de l'abuser; car, sur ce terrain nouveau, il n'a aucune expérience, nul moyen.de s'orienter. Yeut-il * être fin, il est perdu; lui-même s'embarrasse et se prend dans ses propres embûches. Le peuple de 89 était plus ignorant que celui qui lui a succédé. Cependant il était incomparablement plus intelligent dans les grandes choses; et l'explication qui renferme toutes les autres, c'est qu'il avait un but plus élevé, il avait le cœur plus haut. De là il voyait, il mesurait distinctement au loin les plis et les replis de l'horizon 'qui échappent néces- . sairement à ceux dont la visée est moins fière. Quand le cœur disparaît dans le peuple et que le 234 LA RÉVOLUTION. raisonnement seul prend la place de l'instinct, c'est une chose incroyable que la faculté infinie de duperie et la puissance d'aveuglement qui s'éveille dans l'homme : on ne croirait pas qu'une créature puisse ainsi s'aban¬ donner et se livrer elle-même. La duperie chez les anciens, et même au moyen âge, était mêlée de naïveté et d'imagination. Nous lui avons été ces deux compagnes et l'avons laissée sans voile. Il est resté la Bêtise toute nue, divinité essen¬ tiellement moderne ou plutôt toute récente ; car les hommes de la Révolution ne la connaissaient pas, in¬ compatible avec les grandes passions et presque insé¬ parable des petites. En 1790, les jacobins ne flattaient pas le peuple. Us ne s'en faisaient pas l'idée qu'ils en eurent plus tard; ils se lê figuraient toujours prêt à se laisser aveugler par les habiles, impatient de trouver le repos sous un maître, sans discernement, sans instinct même. Voilà l'image qu'en donnent Laclos, Marat, tous ceux qui, peu de mois après, le prirent pour idole. Est-ce donc que le peuple avait changé en un moment? Non, mais il était devenu puissant, on l'adora. Une plante cultivée tend perpétuellement à revenir à son premier état d'où l'art l'a fait sortir. Il en est de même des sociétés humaines. Comparez un moment, à ce point de vue, deux-révolutions qui sont presque nées ensemble, celle de Erance et celle d'Amérique, et voyez leurs tempéraments divers. LA CONSTITUTION. 235 Tout, en Europe, après quelques efforts, tend à re¬ tourner à son type primitif, l'arbitraire. Tout, aux États- Unis de l'Amérique du Nord, est ramené par une force cachée au principe des gouvernements libres, déposé dans leur berceau. Le catholicisme lui-même, aban¬ donné à la seconde génération, va se perdre dans les religions de libre examen, par lesquelles ont commencé les colonies. Est-ce donc que l'avenir cle l'Europe est de pro¬ duire d'immenses démocraties serviles qui .graviteront incessamment vers l'arbitraire d'où elles sortent et où elles rentrent, pendant que la vraie démocratie libre prendra son expansion clans les vastes déserts inconnus de l'Amérique du Nord? Les faits aujourd'hui semblent entraîner cette conséquence avec eux. Mais il est trop périlleux de prophétiser la servitude; il serait trop dur pour moi d'y accoutumer ma langue. Tout ce que je peux dire, c'est que pour empêcher ce retour au type primitif il faudrait une culture incessante des forces de l'âme; et au contraire l'art d'étouffer les âmes arrive, en Europe, à une perfection que l'avenir ne dépassera pas. 236 LA RÉVOLUTION. XII. LA BOURGEOISIE ET LE PEUPLE. Une chose me frappe de plus en plus, a mesure que je descends dans l'esprit de la Révolution. Quand j'as¬ siste à ce bouleversement de l'ancienne société, je m'attends à voir surgir, des profondeurs des masses, quelque individu puissant, inculte, né de la tempête, pour les représenter. Mais cette attente ne se réalise pas. Aucun artisan, aucun paysan n'a son jour de puis¬ sance et de renommée. On ne voit surgir de la foule ni un cardeur de laine comme Michel Lando, dans les révolutions de Florence, ni un pêcheur comme Masa- niello, ni un tisserand comme Jean de Leyde. La multitude se place très-vite chez nous par l'action à la hauteur de ses chefs, mais ces chefs sont d'une autre classe. Le peuple obéit promptement à l'aiguillon de la presse et de la tribune. Lui-même ne parle pas, n'écrit pas. On le dirait muet. Il agit sous une autre impulsion et il reste anonyme. Dans les clubs, même aux Jacobins, ce n'est jamais un homme du peuple qui devient l'organe du peuple; c'est toujours un homme d'une condition plus élevée. LA CONSTITUTION. 237 Il n'est pas de Révolution où le prolétaire proprement dit soit moins sorti des rangs, pour acquérir une au¬ torité personnelle. C'est à peine si l'on peut en citer un seul qui ait obtenu une renommée d'un jour. Le bruit que fait le peuple est immense ; aucun homme du peu¬ ple ne laisse un nom puissant à la postérité. Je pense que cela vient de ce qu'unô certaine mo¬ destie se maintint longtemps, au milieu même des passions les plus déchaînées. La crainte du ridicule, autrefois plus puissante chez nous que nulle part, empê¬ chait les individus illettrés de se produire ailleurs que sur les champs de bataille, où la mort étouffe le rire. Dans les temps barbares, les hommes du peuple ne connaissaient pas cet esprit de timidité qui est la crainte du ridicule. Voilà pourquoi les temps barbares ont mis en lumière tant d'hommes tirés de la foule. Tous les tribuns qui se succèdent, Marat, Danton, Robespierre, Saint-Just, font partie de la bourgeoisie. C'est la bourgeoisie qui sert d'organe aux masses muettes sur lesquelles l'ancien régime avait mis un sceau. Elles n'eussent pu parler, si elles n'avaient trouvé au-dessus d'elles un interprète, tant elles étaient reléguées au loin dans le gouffre. Comment auraient-elles pu participer à la vie nou¬ velle, née des écrivains, elles qui ne savaient pas lire ? Pour que ce miracle se fît, il fallut que des hommes qui étaient sortis de ce premier asservissement redes¬ cendissent vers elles, et leur apportassent l'écho des 238 LA RÉVOLUTION. paroles de liberté qui devaient changer le monde. Sans la bourgeoisie, que fût devenu le peuple? Son émanci¬ pation eût été absolument impossible, et c'est ce qu'il comprit dès le premier jour. « Nous voulons voir notre comte de Mirabeau, » disaient les femmes en arrivant à Versailles, le 6 octobre 89; elles se sentaient, ce jour-là, pareiîtes du grand marchand de drap de Pro¬ vence. Voilà ce qui me porte à croire que quelques écri¬ vains se sont trop hâtés de faire naître, dès 89, les dis¬ sensions profondes de la bourgeoisie et du peuple. Sans doute, les différences existaient, elles devaient grandir; mais combien elles étaient loin alors de ce que l'on a imaginé depuis! C'était l'aristocratie, les ci-devant, que la foule poursuivait de sa haine; et jusqu'ici le despotisme seul devait trouver son compte à annuler la bourgeoisie par le peuple, le peuple par la bourgeoisie. Pourquoi porter dans le récit de ces temps-là nos ressentiments et nos passions actuelles? C'est assez des passions de la Révolution, n'y ajoutons pas les nôtres. Les classes pauvres ne figuraient pas à la Consti¬ tuante; cela a fait croire à des historiens que cette As¬ semblée ne représentait que les riches. Le peuple, il est vrai, n'était pas à la tribune, il ne parlait pas; mais il écoutait, il se réveillait d'un sommeil de mille ans, il naissait à la parole des orateurs; et n'est-ce rien que de naître? Véritablement, nous abaissons outre mesure le LA CONSTITUTION. 239 cœur du peuple de 1789, en supposant que rien ne le regardait dans l'affranchissement de l'homme. Nous lui attribuons des paroles qui n'ont été trouvées que de nos jours sur la dignité et la vie publique : « que cela regarde les bourgeois. » Cette langue était inconnue eu 89; ne faisons pas entrer la nation française par cette fausse porte dans la région de l'avenir. Non, le peuple n'a pas commencé par être plèbe, comme quelques-uns se le figurent aujourd'hui; il s'est senti en naissant l'égal des classes supérieures dans tout ce qui intéresse l'homme. 11 a eu, sur toutes les grandes affaires, le même cœur, la même pensée que la bourgeoisie. Le réduire à la seule préoccupation de la famine et du salaire, c'est lui ôter à la fois le passé et l'avenir. Car, que pourrait •être jamais une classe d'hommes qui, dans les crises les plus décisives de l'humanité, ne verraient jamais autre chose qu'une crise alimentaire? Quoi qu'on ait pu dire, c'étaient clés hommes vivant au jour le jour qui se. pas¬ sionnaient pour ou contre le veto, le droit de guerre, la constitution du clergé. Ils s'intéressaient à tout cela comme si leur vie eut •été assurée; et cet enthousiasme, qui transporte les peuples au-dessus d'eux-mêmes, n'est pas seulement propre à la Révolution française. Les gueux de Hol¬ lande n'ont-ils pas oublié quatre-vingts ans le boire et le manger pour une question qui ne touchait que l'es¬ prit? Singuliers systèmes historiques qui tantôt placent 240 LA RÉVOLUTION. le peuple au-dessus de l'histoire dans les régions des nues, et tantôt revendiquent pour lui l'égalité politique du ver de terre! Plus tard se posa la question des riches et des pau¬ vres; et il faut avouer que la majorité de la Constituante précipita ce résultat par la distinction des citoyens actifs et des citoyens passifs. Dans un pays où les mots l'emportent si souvent sur les choses, c'était là comme une déclaration de guerre ; car qui voudrait, dans une pareille époque, se résigner à être l'instrument passif de quelques-uns? qui voudrait porter ce nom? Que cette Constituante, si magnanime d'ailleurs, ait prononcé une telle exclusion en termes si injurieux, cela prouve à quel degré d'abaissement étaient tom¬ bées les dernières classes du peuple. On ne pourrait décider, au reste, s'il y avait plus de dédain ou plus de crainte dans le décret du Marc d'argent. Ce qui semble sûr, l'Assemblée trembla de confier son œuvre de liberté à des hommes qui n'en avaient jamais connu l'ombre. Mais cela ne pouvait-il pas se dire de chaque Français? Et une confiance entière n'eût-elle pas mieux valu que des restrictions arbitraires qui ne pouvaient se maintenir que par la volonté de ceux-là même contre qui elles étaient dirigées? Au reste, chose remarquable, le peuple n'a presque pas protesté contre le décret du Marc d'argent qui l'excluait des affaires publiques. Il n'a pas été possible de le mettre en branle pour cette question. D'où cela vint-il? Ce peuple, même déchaîné, LA CONSTITUTION. 241 avait plus de simplicité et de modestie qu'on ne croit, il ne se jugeait point capable de gouverner. Les fonc¬ tions d'orateur à l'Assemblée étaient" si hautes que nul artisan ne parut y prétendre. Aucune des insurrections ne sortit de là, ni la ré¬ volte de Nancy, ni les troubles de Toulon et de Brest, ni l'émeute de Vincennes. Cette modestie du peuple dans les premiers temps de la Révolution, quand la fureur ne l'aveugle pas, méritait d'être mieux conser¬ vée dans l'histoire. Il ne se croyait pas même capable d'exercer un emploi, une magistrature civile. Il offrait sa bonne volonté, ses bras, son cœur. On défigure tout quand on le montre, au contraire, avide de remplir les. assemblées et les tribunaux. On trouverait mille exemples de cette défiance de soi-même qui l'empêcha de nourrir d'abord de grandes ambitions, et le retint partout au dernier rang sur le seuil. lLfallut les aiguillons furieux de la presse pour lui faire sentir l'injure de la distinction entre les citoyens actifs et les citoyens passifs. Encore sa colère ne s'al- luma-t-.elle jamais contre cette inégalité; on ne put le pousser à s'ameuter contre elle. Je ne vois pas un seul prolétaire dans l'avant-garde de la Révolution. Il a fallu trois ans de prédications de la classe lettrée pour faire entrer le peuple en scène. C'est absolument renverser l'histoire que d'établir au¬ jourd'hui qu'il a précédé ses chefs. La vérité stricte est que la bourgeoisie s'est divisée ; une partie s'est effrayée I. 16 242 LA RÉVOLUTION. et a voulu s'arrêter, l'autre a continué de marcher au- devant de l'inconnu. Dans aucun cas, l'initiative n'a été' prise par des prolétaires. Le peuple n'entre dans les affaires qu'en 93, et il: r.este anonyme. XIII. UNE ERREUR DE LA REVOLUTION. C'est Robespierre qui propose le décret : « Que nul des membres de la Constituante ne pourra être réélu à la prochaine législature. » L'erreur de la Révolution a été de croire que les- individus qui s'étaient illustrés par leurs services'pou- vaient être rejetés ou négligés sans inconvénient; que- les masses du peuple contenaient des sources inépui¬ sables d'inspiration et de génie. Les temps ont mon¬ tré, au contraire, que l'impulsion venait de quelques- hommes; quand ces hommes eurent été réduits à l'im¬ puissance, les masses se trouvèrent stériles et la révo¬ lution politique avorta. Ce qui a manqué d'abord, ce fut le respect des- individus. On crut qu'ils seraient aisément remplacés,, que le peuple fournirait une substance inépuisable à LA. CONSTITUTION. 243 l'avenir. Première idée fausse, elle fut une des plus grandes causes de ruine de la Révolution. Sans Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Buffon, que reste-t-il du xvine siècle? Otez les hommes illustres de la Révolution, que reste-t-il ? Un peuple muet et un prompt asservissement. Robespierre eut sur tout cela des vues confuses ; c'est lui qui, pour jeter, la Révolution dans l'imprévu, commença à la désarmer de tout ce qu'elle avait, d'hommes importants. Il jeta le lest et coupa le câble. Mais sur quel astre était-il orienté pour trouver sa route clans la tempête ? Il l'ignorait lui-même. La droite de l'Assemblée, complice ici cle la politique secrète et vénale de Mirabeau1, accepta ces chances; elle se réu¬ nit un moment à Robespierre. Tous se précipitèrent dans l'inconnu; mais les premiers sentirent que la Révolution avait perdu ses voies sûres ; ils comptè¬ rent qu'il y avait dans ce vague, plus d'une chance de revenir au passé. Leur calcul n'a pas tout à fait manqué de justesse. I. Correspondance de Mirabeau et du comte de La Mark. 244 LA RÉVOLUTION. XIV. UNE DES CAUSES DE LA PROMPTE LASSITUDE DES PARTIS. Dans la révocation de l'édit de Nantes, on est ac¬ coutumé à ne voir qu'une seule chose : la France privée de l'industrie et des métiers de cinq cent mille artisans. On avoue que l'agriculture s'en ressentit d'une manière fâcheuse, que plus d'un champ resta en friche, que des procédés ingénieux furent portés à l'étranger par ce peuple de proscrits, qu'en un mot, il y eut pour la France un vrai dommage matériel. V.oilà ce que les historiens reconnaissent. Mais le dommage moral, qui l'a estimé jusqu'ici à sa vraie valeur ? C'est la Révolution qui s'est chargée de montrer le vide qu'avaient laissé les proscriptions religieuses de deux siècles. Il se trouva sans doute en France, à profusion, des hommes qui surent se pas¬ sionner pour une cause et mourir pour elle; mais ce n'est pas là le plus difficile en des temps pareils. Ce qui est -rare, c'est de persévérer dans la première ardeur, de ne pas se laisser abattre par sa propre victoire; or c'est ce qui a manqué le plus aux hommes de la Révolution. Une si grande fureur s'est dévorée LA CONSTITUTION. 245 elle-même; et si l'on examine ces hommes cinq ou six ans après, on s'étonne de les voir si différents; ils ont tout oublié; la langue qu'ils ont parlée, ils ne la con¬ naissent plus. Après cet immense fracas, le silence universel ; un éclat formidable, et presque aussitôt un oubli complet de soi-même et des autres. 11 semble, d'après cela, que les révolutions soute¬ nues d'un esprit religieux soient les seules qui n'usent pas les forces humaines. J'en ai longtemps cherché la raison. Voici celle qui me satisfait le mieux. C'est que, dans toutes les autres révolutions, il vient un moment, pour chaque parti, chaque homme, où il croit pouvoir obtenir l'accomplissement de ses principes, sans le payer d'aucun sacrifice sérieux ou d'argent, ou de sang, ou de luxe, ou de bien-être, ou de plaisir, ou même d'habitude. Et quand cette pensée entre dans l'homme, dites hardiment qu'il ne reste qu'une ombre. La lassitude dont se plaignent les hommes de nos jours n'est pas un sentiment nouveau. Combien les Français se sont vite fatigués de la Révolution fran¬ çaise ! Combien chacun a promptement aspiré au repos dès que les choses ont déconcerté ses prévisions ! 11 n'y a guère entre les partis que la différence de quelques années. L'auteur du serment du Jeu de paume maudit, dès le lendemain, ce fatal serment. Au moment où nous sommes parvenus, tout le parti Feuillant est las; imprévoyance ou légèreté, peu importe. 246 LA RÉVOLUTION. Qui lirait dans le cœur de ces vaillants hommes de la première journée, Thouret, Chapelier, Target, Duport, verrait la même soif de repos, peut-être le même regret. Encore quelques mois, ce sera le tour de Danton. Lui aussi, le titan, ira respirer à la campagne. Ses bras toujours tendus n'en peuvent plus. Robespierre répétera après lui: « Je suis fatigué par quatre ans de Révolu- lion. » Enfin, en 1796, c'est le peuple qui est harassé; il se retire en masse ; il a besoin de sommeil, il va dormir pendant un tiers de siècle. La prompte satiété, l'accablement prématuré, c'est là le trait commun à tous. Combien les sans-culottes se sont lassés plus vite que les gueux de Hollande! Ceux- ci, après quatre-vingts ans de supplices, étaient aussi âpres à la lutte que le premier jour. De là, je crois devoir conclure qu'un immense dommage pour la Révolution française fut d'avoir été privée du peuple proscrit à la Saint-Barthélemy et à la révocation de l'édit de Nantes. Quand vous voyez dans l'esprit français de si grands vides qu'il serait désormais puéril de nier, n'oubliez pas que la France s'est arraché elle-même le cœur et les entrailles par l'expulsion ou l'étouffement de près de deux millions de ses meilleurs citoyens. Quelle nation,. quelle société résisterait aujourd'hui à une expérience de ce genre ? Ce sont là de ces plaies que les siècles ne guérissent pas. LA CONSTITUTION. 247 Au contraire, cela devient comme une habitude de •notre histoire. L'amputation d'un membre et puis d'un autre est une règle qui reparaît chez nous à chaque •époque difficile. Prenez garde qu'en rejetant toutes les parties nobles, il ne vous reste à la fin qu'un tronc •esclave. De ce peuple de proscrits de 1685, combien peu de leurs descendants rentrèrent en France! D'abord, selon qu'il arrive aux exilés, ils crurent à un prompt retour. Puis l'espérance tombe; les générations passent, elles changent de langue. Le cœur s'aliène. Autant de forces morales enlevées à la mère patrie. Elles se fon¬ dent avec les peuples étrangers dont elles augmentent la vie et la prospérité. Quand la porte fut rouverte, en 1787 et plus encore •en 1789, qui consentit à en profiter? personne. La répa- . ration venait trop tard après de .si grands maux. Les réfugiés avaient goûté ailleurs la liberté, ils s'étaient fait une nouvelle patrie; ils ne se fièrent pas aux pro¬ messes de l'ancienne. Et ces hommes éprouvés par le fer et le feu, ces caractères de. granit, qui n'avaient fléchi sous aucune des tyrannies du passé, combien ils devaient nous manquer plus tard en toutes choses! •Quelques années n'auraient pas suffi pour les décou¬ rager ou les rejeter dans le moyen âge; ils n'auraient pu rien ajouter à la violence et à l'héroïsme des pas¬ sions ; peut-être ils les eussent tempérées ; et sans doute ils eussent fourni cette base, le caractère, la persévé- 248 LA RÉVOLUTION. rance clans l'énergie, seules choses où l'on ne dépassa pas les limites connues. J'eusse" aimé voir nos réfugiés porter en masse, à la Révolution française, l'appui qu'ils ont donné aux révolutions de Hollande, d'Angleterre, de Suisse et d'Amérique. Partout ils ont aidé, éclairé, affermi l'es¬ prit moderne dans ces luttes civiles. Ce n'est que dans leur patrie qu'ils n'ont pu se montrer. Il est donc vrai qu'une nation ne gagne rien à retran¬ cher d'elle-même de si grandes forces morales que celle des réformés. Le vide qu'avait laissé leur expul¬ sion ne put être comblé par aucun holocauste. Cette France du xvic et du xvii0 siècle deux fois décapitée, il fut impossible de la remplacer! Dans la crise su¬ prême, la moitié de la nation manqua à l'autre ; elle y manque encore aujourd'hui. 11 s'ensuivit pour la France que le moyen âge s'y trouva aux prises avec l'esprit moderne sans aucun intermédiaire ; le choc ne pouvait être que furieux. Chez les autres peuples la liberté s'était élevée sur le trépied de la réforme, de la renaissance et de la philosophie. La réforme ayant été extirpée chez nous, qui pourrait dire à quel point l'équilibre fut rompu? Le trépied chancela comme clans le vide. Cette prompte lassitude des partis les uns après les autres, est-ce un trait particulier à la race française qui va si vite au bout de tout et même de ses fureurs? Est-il vrai qu'il est de la nature de l'esprit français de LA CONSTITUTION. 249 ne prendre rien au sérieux avec persévérance? N'est-ce pas plutôt une marque des atteintes qu'il a reçues? Qu'y a-t-il de plus sérieux et de plus persévérant que le calvinisme, et le jansénisme, et Port-Royal? Le des¬ potisme les a extirpés, car il lui convient fort que lui seul soit pris au sérieux. Mais la nation française n'était pas chose si inconsistante qu'on le prétend. Il a fallu le bras séculier pour émonder cet arbre vigoureux. La violence nous a diminués ; mais c'est notre hon¬ neur qu'il a fallu la proscription de cinq cent mille des nôtres, l'extirpation d'une partie de la nation, pour nous réduire à la frivolité dont on nous accuse aujour¬ d'hui après nous l'avoir imposée. Notre France façonnée pour le bon plaisir d'un seul n'a pas toujours été ainsi. Nous pouvons montrer nos plaies, nos membres am¬ putés. La Providence nous avait fait complets, comme toutes ses œuvres; il y avait chez nous un juste équi¬ libre de gravité et de légèreté, de fond et de formes, de réalité et d'apparence. Est-ce notre faute si la violence barbare nous a ôté le lest? 11 est des proscriptions irréparables; noire nature en est restée boiteuse. Que n'eût, été la France si, avec l'éclat de son génie, elle se fût maintenue entière, je veux dire, si à cette splendeur elle eût joint la force de caractère, la vigueur cl'âme, l'indomptable ténacité de cette partie de la nation qui avait été retrempée par la réforme ! Calvin, Bossuet, Voltaire, quelle puissance que ces trois forces rivales en présence ! Sans doute la France aurait eu 250 LA RÉVOLUTION. une supériorité trop marquée; le despotisme a pris soin de lui retrancher la plus grande partie de son nerf moral ! On a quelquefois comparé la France à Mme de Sévi- gné, mélange de sérieux et de grâce. Sous cette appa¬ rente futilité il y a tout Port-Royal; ôtez-lui le fonds et ne lui laissez que la frivolité : voilà la France telle que l'avaient faite les persécutions de l'ancien régime. Elle était sévère, elle a été contrainte de devenir frivole; elle a porté ses dons, ses facultés les plus solides à l'étranger; elle a gardé pour elle une moitié seulement de son génie, l'éclat, le brillant, la mobilité. Mais ce n'est pas avec la mobilité que la liberté se fonde; il y faut un sérieux qui épouvante maintenant ceux aux¬ quels on l'a ôté de vive force. Malheur aux nations qui se laissent mutiler de la meilleure partie d'elles-mêmes ! Elles peuvent être condamnées à une longue enfance et à une tutelle plus longue encore. LIVRE SEPTIÈME. VAREN NES. I. FÉDÉRATION. Quand la tribune de la Constituante se fut emparée des esprits, les événements devinrent rares. La France lit silence pendant quelques mois, tout occupée de ce prodige si nouveau pour elle, la parole publique. D'un bout à l'autre du royaume, les oreilles se remplissaient de ces vérités que chacun portait en soi, et qui pour¬ tant éblouissaient comme une révélation. Le plus grand des événements était l'apparition de ces noms glorieux ■qui éclataient pour la première fois. Chaque jour en¬ fantait son orateur, son homme d'État. Au loin, dans les hameaux, on épelait ces noms, ces discours. La vie extérieure en fut suspendue. On écoutait, on oubliait d'agir. Cet état des esprits dura jusqu'à l'approche de l'an¬ niversaire de la prise de la Bastille. Le souvenir de cette grande date réveilla la nation au milieu de ce 232 LA RÉVOLUTION. songe d'éloquence et de félicité. Toutes les provinces parurent se lever spontanément pour venir se donner la main dans Paris. La fédération du 1 h juillet 1790 de¬ vint elle-même une date presque aussi fameuse que la journée qui en avait été le prétexte. C'était la première fête de la Révolution; et l'on croyait déjà être arrivé au terme. Même les royalistes se sentirent émus d'un mouvement si universel. Les fé¬ dérés accouraient de tous les départements; et chaque station, chaque ville qu'ils traversaient leur montrait une nation renouvelée. La terre semblait changée à leurs yeux. Ceux qui avaient visité l'ancienne France hérissée d'obstacles à chaque pas s'émerveillaient de voir toutes les barrières tombées. Avec l'ancienne naïveté, ils en¬ traient dans Paris comme dans la ville sacrée. Là ils se hâtaient vers les lieux devenus subitement célèbres; c'étaient les ruines de la Bastille qui les atti¬ raient d'abord. Ils se faisaient raconter pour la centième fois les merveilles du 14 juillet 1789. Comme ils ap¬ portaient à tout des âmes neuves, ils épiaient, pendant de longues journées, autour des Tuileries, le passage du roi et de la reine, n'ayant pas appris encore à les haïr. Mais ce qui laissa le plus long souvenir, ce fut le travail en commun pour disposer le Champ de Mars à recevoir sur ses terrasses deux cent mille spectateurs. Yoilà le moment où les cœurs fraternisèrent véritable¬ ment; hommes, femmes, enfants de toutes classes se VARENNES. 253,. pliaient aux mêmes travaux., échangeant entre eux la bêche, la pioche, la brouette. Rousseau eût pu croire qu'un peuple entier réalisait la vie de son Emile. Le lendemain, 14 juillet, la fête parut froide et officielle, par la comparaison, comme tout ce qui a été trop attendu. Les fédérés formaient une immense faran¬ dole autour du Champ de Mars. Mais le roi arriva, et la fête populaire cessa aussitôt. Quand il se leva de son trône, sans se rapprocher de l'autel, quelques-uns s'étonnèrent; la reine pâlit. Le serment que le roi prêta à l'acte constitutionnel était démenti au fond du cœur. M. de Talleyrand célébra pompeusement une messe in¬ crédule contre laquelle protestait toute l'Église catho¬ lique. Le faux entrait ainsi de toutes parts sous ces solennités; funestes augures dans l'allégresse publique. Mais qui eût attaché alors ses yeux et sa curiosité à de pareils indices? Les drapeaux, les bannières au vent, les épées nues et les acclamations de quatre cent mille hommes couvrirent ces présages. Quelques mécontents seuls se tenaient à l'écart: Loustalot, Carra, Camille Desmoulins. Ceux-là ne furent pas désarmés par la joie feinte ou réelle. Déjà Louis XVI n'était plus pour eux que M. Capet; La Fayette, M. Motier. Tout les indigna dans l'allé¬ gresse publique; leur haine implacable en parut aug¬ mentée . 254 LA RÉVOLUTION. II. RÉVOLTE MILITAIRE DE NANCY. Si Louis XVI avait pu s'abuser un seul moment et s'associer avec sincérité à la fête du l/i juillet, il eût été promptement détrompé le lendemain. Les suites de la fédération furent, en effet, mortelles pour lui. En faisant fraterniser les troupes de ligne et les gardes nationales, la fédération acheva de faire entrer l'esprit nouveau dans l'armée. Celle-ci', ébranlée par tant de caresses et d'espérances, n'attendait plus que l'occa¬ sion de se dissoudre ou de se donner. Quoique les soldats eussent un intérêt opposé aux officiers, ils tenaient encore les uns aux autres, par honneur, par habitude ou par un reste d'esprit de corps. Car .il est incroyable combien ces liens se rom¬ pent difficilement chez des hommes qui mettent leur orgueil à obéir. Leur intérêt, même évident, n'eût pas suffi à les soulever. Mais quand la Révolution eut pé¬ nétré dans leurs rangs sous le nom de fraternité, ils abandonnèrent un ancien devoir pour un devoir nou¬ veau. Le scrupule ne les retenait plus ; ils entrèrent, tête haute, dans la révolte. L'affaire de Nancy mit cette situation dans tout son jour. VARENNES. 255 Comme il était naturel, ce furent des troupes étran¬ gères , les Suisses de Châteauvieux, qui donnèrent les premiers l'exemple du soulèvement; leur motif était que les officiers les fraudaient dans le compte des masses ; et ils exigeaient qu'on leur restituât ce qui était toute leur fortune de soldat, si péniblement ac¬ quise aux dépens des nécessités de chaque jour. Ainsi, dès le premier mot, ils accusaient de vol les officiers. Quelle soumission était possible après cela? Si les chefs essayaient de les ramener, ils répondaient : « Qu'ils n'étaient pas Français; qu'il leur fallait l'argent qu'on leur avait volé dans les caisses. » Le général Malseigne les menaça; ils l'enveloppèrent. Pourtant, ils n'osèrent le frapper, quoiqu'il eut blessé deux grenadiers. Us le laissèrent se retirer. Ce commencement de révolte s'étendit promptement aux deux régiments français qui complétaient la gar¬ nison de Nancy, le Régiment du roi et Maistre de camp. Chez eux, le zèle de la Révolution se joignit aux mêmes accusations de fraudes ; et ils firent cette démarche hardie, qui était déjà toute une révolution, d'envoyer des députés à l'Assemblée constituante pour exposer leurs griefs et demander justice. Cependant ils s'étaient emparés des deux généraux, De Noue et Malseigne; ils les tenaient au cachot. L'Assemblée constituante lança contre les insurgés des décrets que le marquis de Rouillé fut chargé d'exé¬ cuter. Il réunit dans Metz trois mille hommes de 256 LA RÉVOLUTION. troupes allemandes et de gardes nationales. L'Assem¬ blée était encore très-populaire. La pensée de lui résis¬ ter n'était entrée dans l'esprit de personne. Bouille arrive devant Nancy; il ordonne aux révoltés de se soumettre et de sortir de la ville pour se ranger dans l'endroit qu'il indique. On se dispose d'abord à obéir, mais lentement et à regret; et comme il était presque inévitable parmi des troupes mutinées qui commencent à se repentir et ne savent plus ni commander ni obéir, l'accord fut impos¬ sible, surtout dans un si grand nombre d'hommes. Pen¬ dant que la plupart voulaient faire leur soumission, il y en avait qui s'indignaient encore; et ceux-ci se trou¬ vaient surtout dans les derniers rangs qui serraient en queue les troupes de Bouillé. La haine se réveilla en voyant de si près le général. ■ Les révoltés mirent feu à une pièce d'artillerie qui défendait la porte. Gela parut une trahison aux soldats de Bouillé, ils se précipitent dans la ville. Pendant trois heures il se livre un combat de rues où chaque maison est disputée. L'acharnement des Suisses fut extraor¬ dinaire, ils ne cédèrent qu'à moitié détruits. Les deux régiments français se soumirent vers le soir. Dans cette mêlée, la population n'avait point été épargnée. Elle avait été châtiée comme complice, et plus durement que les soldats eux-mêmes. Ainsi la victoire restait à la cour, dans ce premier conflit. Elle aurait pu s'exagérer son triomphe par le VARENNES. 257 désespoir que montrèrent les révolutionnaires, car ce fut chez eux un deuil immense; ils croyaient y voir le présage certain d'autres défaites. Le jeune Loustalot mourut de douleur a la nouvelle du sang versé à Nancy. Mais, si l'on ne s'en tient pas à l'apparence, les vainqueurs furent plus effrayés encore que les vaincus. Bouillé lui-même perdit l'espérance. Il avait bien vu que de tels triomphes tiennent à un fil, et qu'on ne les renouvelle pas une seconde fois sans périr. Il s'attendait à chaque instant à être abandonné de ses troupes. Depuis ce moment s'enracina chez lui, et par lui à la cour, cette pensée qu'il ne fallait plus compter que sur l'étranger. Il avait manié l'armée ; il savait qu'elle ne se tournerait pas une seconde fois contre les choses nouvelles. Sa victoire lui révéla son impuis¬ sance. Un gouvernement fondé sur la force et que. la force abandonne, voilà le spectacle qu'ouvre le succès de Nancy. Il est vrai que l'on se figure aux Tuileries que l'armée va se dissoudre. Mais cette idée elle-même se tourne contre les projets de la cour. Elle se persuade que l'épée de la France est brisée, que c'est là un pays ouvert au premier occupant, et que l'étranger n'aura qu'à se présenter pour avoir raison d'un peuple sans défense. Dès lors les conseils violents qui viennent à la royauté cle la part cle ses plus fidèles, n'ont pas même l'énergie du désespoir, lis n'ont aucune prévision de la i. <17 258 LA RÉVOLUTION. résistance qui se prépare. Bouillé, dans les plans d'in¬ vasion qu'il forge depuis ce temps", se figure qu'avec une ceinture de deux cent mille étrangers il pourra étouffer la France, et que des colonnes de vingt-cinq mille hommes suffiront pour la percer au cœur, dans Paris. Ce sont là les avis des plus sages. Le grand et seul reproche que s'adresse Bouillé est de n'avoir pas su dissimuler son horreur pour la Révolution. Il avait un grand commandement en Alsace ; il pouvait s'en servir pour protéger la royauté. Mais pour cela, il aurait fallu, en effet, cacher ses aversions, accepter le commandement qu'on lui offrait des gardes nationales de l'Est, fraterniser au moins du bout des lèvres avec les constitutionnels, sauf à les ré¬ duire ou à les extirper plus tard. Voilà ce que n'eût pas manqué de faire un homme de nos jours; c'est, à quoi la franchise de la passion empêcha Bouillé de se résoudre, faute qu'il a toute raison de se reprocher. Les haines étaient alors loyales et les luttes si nou¬ velles que, d'aucun côté, on n'avait encore appris à mentir. Tout ce que put faire Bouillé à visage découvert, fut de conserver son commandement. Mais chaque jour devenu plus odieux, obligé de se cacher pour se faire obéir, suspect à son armée autant qu'au peuple et à la bourgeoisie, incommode à la cour, insuppor¬ table aux émigrés, parce qu'il désespérait de l'ancien régime autant que du nouveau, tel fut pour lui et son VA RENNE S. 259 parti le fruit de ce que les uns appellent la victoire et les autres le massacre de Nancy. III. MORT DE MIRABEAU. C'est le 29 mars 1791 que commença la maladie de Mirabeau, et avec tant de violence que l'on crut % d'abord au poison. On ne pouvait se figurer qu'un tel homme disparût sans que le crime s'en mêlât. Sitôt que la nouvelle se répandit, il y eut partout le sentiment d'une calamité publique. Une si grande force de moins dans le monde consternait même ses adversaires, comme la marque d'un changement que rien ne pou¬ vait plus arrêter. Mirabeau était pour eux-le frein de la Révolution qui se brisait dans leurs mains. Quant au peuple, étranger encore aux soupçons qu'on ne lui avait pas enseignés, il pleurait son tribun. Cet homme, qui dépassait tous les autres de la tête, n'était-ce pas la figure de la Révolution étendue sur son lit de parade ? On veillait dans la rue, et la foule retenait son haleine. Mirabeau ne laissa voir dans l'extrême souffrance que des pensées de domination et la tranquillité d'un 260 LA RÉVOLUTION. souverain. Sa confiance parut assurée jusqu'au bout ; maître de lui-même jusque dans le délire, aucun de ses terribles secrets ne lui échappa. Il semblait que la por¬ tion élevée de son génie survivait seule ; s'il parlait de lui, c'était comme d'un jeune héros. « Sont-ce déjà les funérailles d'Achille? » Voulait-il par là commander d'avance aux générations à venir l'opinion qu'elles gar¬ deraient de sa renommée? Jamais homme en mourant ne fut plus certain de son avenir. Il se sentit entrer tout vivant clans la postérité ; c'est pour cela que ne parut chez lui ni curiosité, ni impatience d'une autre immor¬ talité dans un monde supérieur. 11 avait si bien marqué sa place dans celui-ci, qu'il semblait moins le quitter que l'entraîner après lui. — « J'emporte avec moi le deuil de la monarchie. Les fac¬ tieux s'en partageront les lambeaux. » Tant cette âme était mêlée aux choses ! elle en restait maîtresse. Loin de les perdre de vue, elle allait les régir de plus haut. Le 2 avril 1791 au matin, ces. mots passaient de bouche en bouche, sur tous les bancs de l'Assemblée constituante : « Ah! il est mort! » et les regards consternés se tournaient vers sa place vide. L'admira¬ tion unanime éclata presque aussitôt. La France se montra clans sa noblesse native, quand les adversaires les plus déclarés de Mirabeau, ceux qu'il avait le plus humiliés, Barnave, Baumetz, Goupil, vinrent de tous côtés le saluer de ce nom de grand homme qui était alors si nouveau et n'avait été donné qu'à lui. VARENNES. 261 De pareils sentiments nous paraissent aujourd'hui incompréhensibles. L'idée de regretter et de pleurer un adversaire, ou seulement de lui rendre justice, nous 'semble une fiction de l'histoire. On ne pouvait manquer de dire de nos temps que cette admiration fastueuse servit à cacher la joie d'être délivré d'un rival ou d'un ennemi. Mais ces vilenies de cœur n'existaient pas alors; d'ailleurs ceux qui voulurent se donner la joie de frapper un mort le firent ouvertement. Dans l'As¬ semblée ce furent d'Esprémenil, Montlosier, Roche- brune; et, au dehors, Camille Desmoulins et Marat. Celui-ci afficha son cantique d'allégresse : « Peuple, réjouis-toi. » On ne mettait pas en ce temps-là le mensonge dans les larmes et les apothéoses. L'Assemblée et tout Paris accompagnèrent les restes de Mirabeau au Panthéon ; mais cette hospitalité de sainte Geneviève devait être funeste à tous ceux aux¬ quels elle fut décernée. Ces tombeaux illustres se trou¬ veront vides un jour, pour que les tombes de Saint- Denis n'aient rien à envier à celles du Panthéon, ni les rois aux tribuns. Les restes de Mirabeau furent bientôt jetés au vent; ils précédèrent ceux de "Voltaire et de Rousseau, qui devaient être dispersés à leur tour. Au- dessus de ces sépulcres vides, dont 011 a pillé les os, reste l'inscription dorée : « Aux grands hommes, la patrie reconnaissante! » Ironie ou promesse d'avenir. De vagues rumeurs s'étaient répandues sur les in¬ telligences de Mirabeau avec la cour. On se refusa 262 LA RÉVOLUTION. d'abord à penser que ce fussent là des trahisons, comme s'il eût été impossible à un tel homme de déchoir dans l'admiration publique. Plus tard, quand il ne fut plus permis de douter, l'indignation succéda; on insulta à ses restes, on les jeta à Glamart. Son nom n'est plus prononcé dans la suite de la Révolution que pour être maudit; il semblait que sa gloire était anéantie comme ses cendres. L'Empire se tut sur Mirabeau; mais en dépit clés colères, du silence et de sa vénalité de plus en plus manifeste, sa renommée n'avait fait que grandir. Le roseau cle sa popularité, -comme il l'avait prédit , était devenu un chêne qui couvrait les générations éteintes ; ses services immenses se montrèrent cle plus en plus au jour, et ses menées souterraines allèrent se perdre dans les ténèbres. Qui eût osé rejeter une telle gloire? Elle était à l'abri des jugements; elle brava la conscience même. C'eût été attenter à la patrie que cle répudier Mi¬ rabeau. Mais, en même temps, on apprit ce fatal secret : combien il est possible de' mêler de vices à la gloire sans que celle-ci en soit atteinte. Et qui peut dire ce qu'une semblable révélation enferme pour l'avenir? qui jurerait qu'il ne se retrouvera personne pour refaire ce calcul? L'émulation avec les corruptions d'un grand homme est une amorce périlleuse pour la postérité. Et ciue serait-ce, à la fin, si cle Mirabeau nous ne gardions que les vices1 ? I. II est certainement impossible de douter des arrangements do Mirabeau avec la cour. Ses lettres secrètes, publiées par les descendants YARENÏSfi.ES. , 263 En mai 1791, l'abbé Raynal donna le premier l'exem¬ ple du reniement, au nom de la philosophie. Il avait été un des précurseurs de la Révolution, et il la réprouva dès qu'elle commença à se réaliser. La Constituante se fit lire jusqu'au bout la lettre de Raynal, qui n'était qu'un blâme amer. On l'entendit sans murmurer. Quel respect pour la parole et une ancienne renommée cela suppose dans les Français de ce temps-là ! Marmontel, Laharpe, Fontanes, Rivarol, Suard, devaient chacun à leur jour imiter Raynal. Celui-ci eut du moins le cœur d'attaquer la Révolution dans sa force, les autres attendirent qu'elle fût abattue. Malheur aux révolutions qui ne s'appuient que sur des principes littéraires ! c'est quelquefois un sable mou¬ vant où il n'y a rien de fixe. Combien de littérateurs, qui avaient été les précurseurs de la Révolution, s'en firent les ennemis, dès qu'elle leur apparut! Les gens de lettres se figurent trop souvent le mouvement des peuples comme un livre correct à com¬ poser. Ils se déconcertent aux premiers démentis de. la réalité, et ils voudraient raturer le livre des des¬ tins ; maïs ce qui est écrit avec les larmes et le sang du comte de La Mark, ne laissent aucune incertitude, et pourtant n'est-il pas inconcevable que de pareilles pièces soient inaccessibles au public? Pendant mes sept années d'exil à Bruxelles j'ai fait bien des efforts pour parvenir à voir de mes yeux les papiers manuscrits de Mirabeau qui se trouvent dans une bibliothèque particulière; je n'ai pu y réussir. Je n'ai connu personne à Bruxelles qui ait été plus favorisé que moi, pas même le directeur des archives. 264 ' LA. RÉVOLUTION. des hommes est écrit ; cela ne s'efface pas avec de T.encre. v IV. EVASION DU ROI. Mirabeau avait offert son plan pour l'évasion du roi. Le roi se réfugiera dans une place forte au milieu des régiments fidèles. De là, proclamation pour dissoudre l'Assemblée, convocation du ban et de l'arrière-ban de la noblesse, Paris investi, réduit à capituler, ainsi que la Révolution. Tel avait été le projet du grand tribun. Déjà un coup d'État, une Assemblée dispersée, la Révolution cernée et aux abois, le sabre à la place de la justice, les décrets de la Constituante biffés d'un trait de plume, et la France à la merci de l'-armée. Tout cela se tra¬ mait déjà en 89 dans l'esprit de Mirabeau; et c'est à peine s'il en faisait un secret. Que présageaient. cette corruption et cette audace? n'y avait-il pas un grand fond de désespoir dans ce guet-apens tendu par le Catilina de la monarchie? L'effet de la mort de Mirabeau sur le roi fut de le convaincre qu'il n'y avait plus de salut pour lui au dedans du royaume. Dès lors, toutes ses pensées se VARENNES. 26!) tournèrent vers des projets de fuite. Echapper à ses sujets, devenus ses persécuteurs, fut la préoccupation •constante de ses jours. Pour un prince accoutumé à passer une moitié de sa vie à courir le cerf dans les grands bois et qui, dans ses mémoires, ne comptait les jours heureux que par les événements de la chasse, la captivité des Tuileries eût été par elle seule intolérable. Combien plus odieuse depuis qu'on n'épargnait rien pour la lui faire sentir ! Le 17 avril, il avait voulu avec la reine se rendre à Saint-Gloud; la voiture s'ébranlait, quand le peuple arrêta les chevaux. Le roi avait été obligé de redes¬ cendre et de rentrer comme un évadé dans le palais. Ainsi, ce qui était permis au plus misérable était inter¬ dit au prince! Depuis, on a pensé qu'il avait choisi l'heure du milieu du jour pour que l'affront fût plus éclatant et que l'Europe entière fût instruite de sa cap¬ tivité, comme si déjà elle n'était pas assez visible. Cette injure affermit sa volonté de fuir ; en même temps il apprit à mieux dissimuler, à mesure que son ■dessein fut mieux arrêté. 11 entrait davantage dans les •conseils de Mirabeau, depuis que celui-ci n'était plus là pour en recueillir le fruit ; les avis du tribun lui paru¬ rent meilleurs, n'étant plus intéressés. C'est ainsi qu'il se plia à l'esprit de fraude et à la dissimulation en grand en faisant écrire à tous les am¬ bassadeurs « qu'il se sentait parfaitement libre, qu'il aimait, chérissait la Révolution, et que l'autorité royale 266 LA RÉVOLUTION. était de plus eu plus affermie par la constitution nou¬ velle. » Par ces termes exagérés à plaisir^ il espérait abuser le peuple, ne doutant pas que les cabinets étran¬ gers ne vissent le fond de sa pensée là où les révo¬ lutionnaires s'arrêteraient aux mots. Ces précautions prises contre le soupçon, il choisit la nuit du 20 juin pour exécuter son projet. Après que chacun se fut retiré pour le repos cle la nuit, le descen¬ dant de Louis XIV s'échappe du palais sous le dégui¬ sement d'un valet de chambre; il tenait le dauphin par la main. La reine, Madame Elisabeth, la Dauphine réussirent aussi à tromper les'gardes et passèrent sous les yeux mêmes de La Fayette; cela dut leur sembler le plus difficile de leur entreprise. On dit qu'ils errèr'ent quelque temps au hasard avant de se rencontrer et que la reine était près de s'égarer de l'autre côté de la rivière, quand elle fui ramenée à la voiture où le roi l'attendait. Ils tra¬ versèrent une partie de la ville dans cette voiture délabrée. La prudence eut voulu qu'on n'en eût pas changé. Mais ils la quittent bientôt pour entrer dans une lourde berline à huit chevaux que le roi avait fait construire tout exprès pour le voyage, et qui, par sa masse, ne pouvait guère manquer d'attirer l'attention. D'ailleurs elle était accompagnée d'une seconde voiture de suite ; attirail imprudent qui semblait, après l'ancien faste royal, la simplicité même. Peut-être aussi crut-on éloigner les soupçons en affectant de ne pas les craindre. YÀ fi. EN NE S. 267 Il est presque incroyable qu'avec ces deux voitures, ces onze chevaux, ces trois courriers et tant de choses- qui devaient frapper les yeux, les voyageurs aient pu traverser la France et arriver à quelques lieues du but sans avoir trouvé d'obstacles. Si la curiosité était- éveillée, la rapidité de la course empêchait que le- soupçon eût le temps de se former. Dans le long trajet de Paris à Montmédy un seul point paraissait dangereux : c'était le bourg de Varen- hes. Comme il était en dehors des grandes communica¬ tions, il n'y avait pas de relais. Bouillé avait signalé cette difficulté et conseillé de prendre la grande route de Reims; mais le roi s'y était refusé, craignant de passer dans la ville du sacre, où sa figure était trop connue des habitants. Sur cette réponse, Bouillé avait cru suf¬ fisant d'envoyer un relais de chevaux de M. de Choi- seul et un détachement de hussards à Yarennes. 11 avait semé la route de Châlons à Pontsommevelle, Sainte -Ménëhould, Clermont, de détachements de ce genre, trop nombreux pour ne pas alarmer les habi¬ tants, trop faibles pour être en état de leur résister. Cependant, à mesure que les fugitifs s'éloignaient de Paris, la sérénité, la confiance depuis si longtemps perdue, remplaçaient chez eux la terreur. Ils venaient d'échapper par miracle à tant cle dangers! sans doute ce n'était pas pour périr en touchant le but. Bientôt, dans quelques heures, ils atteindraient Montmédy. Là ils trouveraient un asile dans une place forte, un général 208 LA RÉVOLUTION. affidé, Bouillé, une armée encore sûre, composée en partie d'Allemands étrangers à la Révolution. Ils racon¬ teraient ce qu'ils avaient du supporter d'outrages ; leur présence réchaufferait l'affection de ces troupes fidèles; ils appelleraient à eux, de tous les points de la France, ce qui restait de bonne noblesse. Même le tiers état était déjà fatigué de révoltes et n'attendait qu'un point d'appui qui ne lui manquerait pas. Alors, ils.referaient en triomphateurs ce même chemin qu'ils faisaient en fugitifs. Ils se donneraient même la joie de la clémence, " quand la Révolutionnerait abattue; et déjà ils se deman- daieht jusqu'où il serait sage d'étendre cette vertu sou¬ veraine. Si, au contraire, l'armée, chose inimaginable, se tournait contre eux, ils n'auraient qu'un pas à faire pour franchir la frontière. Là, ils tendraient la main à l'Empereur, au roi de Prusse, à toute l'Europe indi¬ gnée, à Monsieur, parti en même temps qu'eux par la route de Flandre, aux émigrés dont les forces aug¬ mentaient chaque jour. Suivis des officiers de terre et de mer, ils emporteraient avec eux la vraie France, ne laissant derrière eux que des bandes qui se dissou¬ draient à la première menace; et s'il le fallait enfin, ils sauraient, en rétablissant l'autorité royale, châtier la France coupable. Ces rêves des fugitifs étaient entretenus par le spectacle de la paix des campagnes qu'ils traversaient ; en voyant les travaux des paysans (car le temps de la moisson approchait.) et la tranquillité des chaumières, •YARENNES. 26!) ils se demandaient s'ils n'étaient pas dupes de quelque illusion, si leur bonté n'avait pas fait tout le mal et s'il était vrai -que la nation fût soulevée. Le Dauphin et la Dauphine avaient retrouvé la gaîté de leur âge ; ils riaient à ces vastes campagnes qui leur faisaient oublier les tristes murs des Tuileries. Madame Elisabeth était pieuse et recueillie. Elle remer¬ ciait Dieu d'avoir béni les commencements de l'entre¬ prise, et arraché le roi, la reine et sa famille à tous leurs ennemis. Yoilà quels étaient les sentiments des fugitifs, lors¬ qu'ils entrèrent dans Sainte-Ménéhould, le 21 juin 1791, à sept heures et demie du soir. Là tout se passe aussi heureusement qu'aux autres relais, et même la présence d'un officier et de quelques dragons annonce déjà la main vigilante du marquis de Bouillé. Les chevaux changés, on repart à la hâte. Mais un homme, sur le seuil (c'est le maître de poste, Drouet), a cru reconnaître le roi à sa ressemblance avec les effigies des assignats. D'abord incertain, il se pré¬ cipite bientôt à cheval à la suite de la voiture qui, partie pour Verdun, s'est brusquement détournée vers Varen- nes. Pour la devancer, cet homme, avec un compagnon, prend un chemin de traverse. Mais le chemin est mau¬ vais; d'ailleurs un dragon, qui a deviné son projet, le suit au galop, prêt à l'arrêter ou à le sabrer. Continuerai-je ce récit répété tant de fois? Il le faut bien, si l'on veut voir à quelles imperceptibles causes 370 LA RÉVOLUTION. tiennent souvent les plus grandes catastrophes. A onze heures de la nuit, la famille royale entre dans Varen- nes ; on s'arrête. Le relais que l'on croyait à l'entrée de la ville ne se trouve nulle part, il avait été placé à l'autre extrémité. Le roi et la reine le cherchent inuti¬ lement de porte en porte. Pendant ce temps Drouet arrive; il gagne huit mi¬ nutes sur le roi, et ces huit minutes lui suffisent pour barricader la rue, jeter l'alarme, placer des hommes armés, éveiller les municipaux. L'histoire est faite de ces minutes qui changent la destinée des rois et des peuples. Une charrette remplie de meubles se trouve à côté du pont, Drouet la renverse, le passage'n'est plus possible. Quand enfin la voiture du roi se présente au pont, elle s'arrête brusquement devant la barricade; le pro¬ cureur de la commune demande le passeport; la reine lui tend d'une main assurée celui de la baronne de Korf. —• Il fait obscur, les voyageurs ne perdront rien à attendre dans la maison voisine; ils descendent, ils entrent dans la boutique d'un marchand de chandelles; ils la traversent et montent dans une chambre déla¬ brée. C'était la maison du procureur de la commune, M. Saulce; ils se sentent prisonniers, ils le sont, mais ils affectent encore une sécurité entière; d'autre part, leurs gardiens, se voyant si peu nombreux, ne laissent paraître aucun projet de les retenir. VA RENNE S. 271 Cependant tout Varennes est sur pied. Ces mots : <( Le roi est ici ! » sont dans toutes les bouches. On s'arme, on se barricade, le tocsin sonne. Une poignée de hussards de Lauzun débouchent enfin sur la place, ils se forment devant, la maison ; mais ils sont cernés par le peuple, qui croit tenir dans ses mains l'otage, la fortune de la Révolution. Des officiers pénètrent jusqu'au roi. « Sire, or¬ donnez ! Que faut-il faire? — Je suis prisonnier. » Un de ces officiers court se remettre à la tête de ses cavaliers. Le major de la garde nationale le blesse d'un coup de pistolet. Les cavaliers restent immobiles, la contagion les a gagnés, eux aussi crient : Vive la Nation! et ils remettent leurs armes. \ On a prétendu que Louis XVI aurait dû s'élancer à cheval, le dauphin dans ses bras, Marie-Antoinette et sa fille, et sa sœur à ses côtés, et qu'il eût pu se faire jour. Les historiens royalistes ont été les plus ardents à l'accuser d'avoir manqué de résolution. Je crois que celui qui examinera de près l'état des choses portera un jugement moins sévère. Une partie de la ville était déjà barricadée, impraticable aux chevaux, pleine de gardes nationaux à pied, tous hostiles. A moins d'un miracle, la famille royale eût péri misérablement dans les ténèbres. Le moment était venu où il n'était plus possible de dissimuler. Les fugitifs avouent à leur hôte qui ils sont; et sans doute l'heure la plus cruelle fut celle 272 LA RÉVOLUTION. où ils se réduisirent à supplier. Marie-Antoinette plie en vain le genou devant Mm0 Saulce, elle n'en tire qu'un refus obstiné. Alors, n'espérant plus rien ni de la feinte ni de la pitié, ils essayent ce que pourrait un reste de religion monarchique dans le cœur des assistants. Louis XYI dit : « Oui, je suis le roi. » II y gagne une captivité moins familière et moins offensante. Dans l'intervalle, l'aide de camp du général La Fayette perce la foule, il arrive avec l'ordre cle l'As¬ semblée de ramener le roi à Paris; funeste message, que les détachements de Bouille n'ont pas même réussi à retarder. De ce moment toute irrésolution cesse. La famille royale, entourée de cinq ou six mille hommes armés de fusils, cle faulx, cle fourches, qui pensaient sauver la France, remonte clans cette fatale berline, et reprend le chemin cle la veille, mais lentement, de manière à sentir à chaque pas tout ce qu'il y avait cle péril et de désespoir dans le retour. Du milieu du peuple on n'entendait sortir que ce cri : Vive la Nation ! comme si elle venait d'échapper à un mortel danger. Le silence gardé sur le roi était déjà la plus terrible des menaces ; si l'on eût voulu se faire illusion sur ce silence, il eût fallu fermer les yeux; car la colère, l'orgueil de la'victoire, la volonté de ne pas lâcher la proie vivante, se montraient dans tout l'immense cor¬ tège. Un gentilhomme à cheval s'approche respectueu¬ sement de la voiture et salue les captifs ; cette marque VA RENNE S. 273 de pitié envers le roi passe pour une insulte envers la foule; il est renversé, massacré ; sa tête portée au-dessus d'une pique précède la voiture royale. Pendant ce temps, Bouillé attendait des nouvelles du roi à la porte de Stenay. Comptant sur les pré¬ cautions prises, il se préparait à recevoir les fugitifs avec l'acclamation de l'armée. A trois heures et demie de la nuit, l'officier commandant le détachement de Varennes arrive seul; il a pu se dérober de sa per¬ sonne et il apporte la nouvelle que le roi est arrêté à Varennes. Bouillé enlève le régiment de Boyal-Allemand et s'élance à toutes brides sur la route de Varennes; il y .touchait, quand il apprend que le roi a été emmené il y a deux heures. Il n'espère pas pouvoir forcer le passage ni délivrer le roi vivant; il s'éloigne, et se jugeant lui-même perdu, même au milieu de son armée, il passe la frontière et émigré sans retour. V. LE RETOUR DE VARENNES. Le triste cortège avançait toujours plus 'lentement, c'était comme un convoi funèbre. Au delà d'Épernay, il est rencontré par les commissaires de l'Assemblée consti- i. • ts 374 LA RÉVOLUTION. tuante. Barnave et Pétion montent clans la voiture royale; c'étaient cles ennemis, déjà presque des juges. Mais les captifs espéraient d'eux au moins un secours contre la foule, et les premiers mots furent une prière de garantir la vie cles trois gardes du corps exposés au dehors à tous les coups. Si l'on veut voir combien le même spectacle peut avoir des effets absolument différents sur deux hommes jetés dans les mêmes circonstances, il faut s'en rapporter à Barnave et à Pétion. Au premier mot, Barnave est conquis par la pitié, il ne sent que du respect à la vue de tant d'infortune. Mais qui pourrait imaginer les pensées de Pétion, s'il n'eut pris lui-même la peine d'en instruire la postérité? quel Tacite, quel Shake¬ speare eût deviné jamais ces choses monstrueuses, et qu'est-ce que la nature humaine qui peut renfermer ces gouffres ? La plaine était couverte d'armes étincelantes. De longues imprécations partaient çà et là de la foule; un roi revenait prisonnier, une monarchie était aux abois chez quelques-uns des instincts sanguinaires luttaient avec l'obéissance jurée à la loi. Au dedans de la voiture deux femmes, une reine et la sœur d'un roi, les yeux humides de larmes, s'efforçaient d'attendrir leurs gar¬ diens sur leur avenir plus redoutable encore que le présent. Madame Elisabeth, presque enfant, mêlait à ses muettes supplications plus d'ingénuité et de piété; -et pendant ce temps-là, Pétion, que faisait-il? Dans VARENNES. 273 ces regards désolés, dans ces mains suppliantes, dans ces sanglots étouffés, Pétion ne voyait que les marques, d'un amour subit et impudique pour sa personne; en lui-même il mesurait, il calculait toutes les chances de plaisir qui s'offraient à lui clans la solitude, s'il répon¬ dait aux amours, aux caresses de cette pieuse prin¬ cesse. Non-seulement voilà de quelles pensées Pétion était occupé, mais il a osé les écrire, et les écrire en longues pages. Qu'était-ce donc que Pétion? Du moins il n'a pas été jusqu'à souiller de ses pa¬ roles la Révolution qu'il représentait. Madame Elisa¬ beth n'a jamais rien su de ces indignités; ce supplice-là lui a été épargné. Dans ses conversations avec le roi, Pétion se mon¬ trait encore royaliste; il disait à son prisonnier que la république conduirait plus fatalement au despo¬ tisme qu'à la liberté. A ces paroles, Louis XVI restait impassible et le plus souvent silencieux. Il ne contre¬ disait pas, il n'approuvait pas, il se renfermait dans l'inertie, sa seule défense. On eût mieux aimé un com¬ mencement d'indignation qui eût légitimé la colère. Sourd aux injures, indifférent même aux cris d'effroi du Dauphin, il semblait revenir d'une partie de chasse. Je ne puis m'empêcher de croire cjue sa piété, qui était sincère, l'aidait à conserver ce calme. Il sentait son im¬ puissance absolue et s'en remettait au Roi des rois. Au reste, s'il y eut des injures, elles furent rares, et s'adressèrent presque toutes à la reine. Une partie de 276 LA RÉVOLUTION. Paris se porta sur la route de Meaux au-devant des fu¬ gitifs. Un silence de mort les accueillit à l'arrivée et les accompagna dans ce long circuit, jusqu'aux Champs- Elysées. De cette mer d'hommes s'élevait par intervalles le cri de : « Yive la nation! » A ce cri tressaillaient la reine et Madame Elisabeth, comme si déjà le roi était retranché de la vie publique. Chacun restait la tète couverte; les gardes nationales portaient leurs fusils la crosse en haut, comme au cortège d'un mort. On n'in¬ sultait point par les paroles, mais on omettait tout ce qui eût pu être une marque de l'ancien respect. Les senti¬ ments de cette foule étaient indéfinissables. Elle ne re¬ jetait encore ni la royauté ni le monarque, elle voulait que son accueil fut à la fois une menace et un ch⬠timent. Il paraissait plus de haine dans les objets que dans les hommes, car les hommes ne savaient point oii ils allaient. Nul ne songeait encore que ces têtes royales pussent tomber et que c'est par là que finirait ce cor¬ tège. Beaucoup,* au contraire, pensaient qu'un appareil si nouveau après tant de choses nouvelles, ce triomphe du peuple traînant un roi captif, ces fusils renversés en signe de funérailles, et la mort montrée de si près, et sur un chemin si long pendant cinq jours, corrigeraient le prince et l'enchaîneraient par la crainte à la Révolu¬ tion. D'autres, en petit nombre, contents d'avoir si¬ gnalé leur toute-puissance, inclinaient à pardonner, lis se montraient indulgents à force de mépris, répétant VARENNES. 277 que Louis XVI n'était pour rien dans son entreprise, que d'autres avaient pensé, calculé et agi à sa place ; et comme il fallait que la fureur se déchaînât sur quel¬ qu'un, les pointes des baïonnettes se tournèrent contre les trois gardes clu corps assis sur le siège de la voi¬ lure. Pourtant ils furent épargnés. Barnave, Pélion, La Fayette qui accourut, les protégèrent. Le roi descendit le premier de voiture à la porte cles Tuileries, et il se fit un grand silence; la reine descendit au milieu d'un frémissement de haine, les enfants au milieu d'un murmure d'attendrissement, tant la foule passe vite de la colère à la pitié! La porte ,du palais se referma. Tout Paris servit de geôlier. Quand La -Fayette se présenta devant le roi, pour lui demander ses ordres, chapeau bas, Louis XVI éclata de rire. LIVRE HUITIÈME. Ni ROYAUTÉ NI RÉPUBLIQUE. I. UNE CONVENTION MODÉRÉE. En partant, Louis XYI avait laissé une protestation écrite contre les actes émanés de lui depuis sa captivité du 6 octobre 89. Dans cette pièce, où Louis XYI parle avec l'autorité d'un roi qui croit avoir retrouvé son indé¬ pendance et s'être mis à l'abri des revers, il ne laisse pas échapper un mot de regret sur les changements accom¬ plis dans l'ordre civil : l'égalité de tous devant la loi, le renversement cles classés, la destruction du régime féodal. Ce qu'il accuse et répudie, c'est la révolution poli¬ tique, les nouvelles formes de gouvernement, le roi diminué, l'Assemblée toute-puissante, les justiciables élisant leurs juges, le peuple ses magistrats. Voilà le monstre auquel il ne saurait se résigner. Quant aux décrets de la nuit du l\ août, à tout ce que l'on appelle aujourd'hui les conquêtes matérielles, NI ROYAUTÉ NI RÉPUBLIQUE. 279 économiques, sociales, rien de cela ne figure dans les griefs du roi. Louis XVI accepte ces réformes comme les acceptera Napoléon ; elles ne gênent et ne contrarient, en quoi que ce soit, le pouvoir absolu ni dans l'ancien régime ni clans le nouveau. Ainsi se confirme que le litige entre la couronne et la nation n'était point là, mais seulement dans l'établissement du droit politique. C'est pour reprendre les concessions politiques, et non pour autre chose, que Louis X.V1, sur le chemin* de Varennes, allait chercher une armée aux frontières et des alliés sur les trônes de l'Europe. A la première nouvelle de l'évasion du roi, quelle avait été l'attitude de ' la Constituante ? On recourut au serment, comme dans tous les moments de crise; l'idée ne venait à personne que l'on pouvait s'en jouer. Celui de Dambly mérite d'être rapporté : « Ma patrie a été ingrate envers moi; je jure de lui rester fidèle. » L'Assemblée envoie des commissaires aux armées, premier précédent des commissaires de la Conven¬ tion. Pendant que la panique était dans les clubs, la Constituante montra un sang-froid admirable. Cette même Assemblée, si grande dans les délibérations générales, le fut aussi lorsqu'il fallut agir; elle occupa sans s'émouvoir le trône vacant, elle sut régner. On vit neuf cents hommes penser, administrer, clé- 280 LA RÉVOLUTION. créter, agir, jour et nuit, comme un seul homme. Enfin, une voix s'écrie : Il est arrêté ! et le lamentable récit de la nuit de Varennes met fin à cette longue incerti¬ tude d'un peuple qui tombe dans la république, sans que le nom en soit prononcé. Ce fut comme un ver¬ tige de toute une nation ; elle se sentait précipiter dans l'inconnu et ne pouvait se retenir. Tous les pouvoirs dans l'Assemblée et le roi prisonnier, qu'était-ce, sinon? la république? Mais, phénomène singulier qui devait se- prolonger quinze mois, la république 'était- partout, et personne ne la voyait encore. La soumission, la tranquillité du peuple, furent! extraordinaires. Son imagination n'était pas remplie de fantômes ; la France entière, au moment de la crise, chercha des yeux la Constituante ; et la Constituante, par sa présence d'esprit , rendit l'équilibre à la France. C'est ainsi qu'après le retour de Varennes achevè¬ rent de se former dans l'Assemblée deux tempéraments- absolument opposés, qui justifient tous les jugements contraires que l'on a portés sur elle. Nous l'avons vue détruire, dans les lois, la centra¬ lisation, qui avait été l'œuvre applaudie de la monarchie pendant des siècles. Maintenant, la Constituante prend sur elle toutes les affaires; elle juge, elle administre, elle gouverne; elle tient la place de l'immense monarchie; elle refait, en pratique, la centralisation qu'elle a détruite en Nï ROYAUTÉ NI RÉPUBLIQUE. 281 théorie. Par son comité des recherches, elle établit une inquisition d'État. C'est déjà la Convention, mais modérée. II. COMMENT SE RÉVÉLA LE NOUVEAU ROBESPIERRE. L'évasion du roi fait apparaître le nouveau Robes¬ pierre. La royauté de moins, le 21 juin 1791, voilà pour lui l'épouvantail. Je crois que c'est dans cette heure de panique que l'âme de Robespierre perdit pour jamais son équilibre, et que naquirent ces monstres de soupçons, d'ombrages, de craintes, qui l'envahirent tout entier et avec lui son parti. Qui peut voir, en ce moment, un homme d'État dans cet esprit éperdu? Des hommes de sang-froid, avec l'expérience que nous avons acquise, auraient conclu de ce que Louis XVI fuyait hors de Paris, qu'il s'y sentait im¬ puissant, désarmé, et qu'il voulait échapper à sa dé¬ pendance. Robespierre, avec son imagination qui s'effa¬ rouche, en conclut, au contraire, que la fuite du roi est la preuve qu'il est. très - puissant et invulnérable dans Paris, que les patriotes y courent les plus affreux dangers. a Partagez mon effroi! » s'écrie -1 - il. .282 LA RÉVOLUTION, « Frémissez! » ajoute Camille Desmoulins. Marat se voit déjà brûlé vif dans un four ardent. Au milieu de ce délire, l'épouvante s'accroît ; et cette première pa¬ nique enfantera la terreur. Si la comédie pouvait se joindre à de si terribles tragédies, ne serait-il pas risible de voir des hommes si hardis, si débordés, jeter de pareils cris de détresse et se juger déjà morts parce qu'ils s'appartiennent un jour à eux-mêmes? Et tous de se hâter de remettre un sceptre de roseau à.ce roi prisonnier, qu'ils décapite¬ ront demain. Il leur fallait encore une royauté, fût-elle crucifiée. Par là ils montraient combien la monarchie vivait profondément en eux. Rien n'était préparé dans leurs esprits. Us n'avaient jamais pressenti la chose même qu'ils devaient idolâtrer dans quelques mois. Étranges républicains! c'était donc les trahir que de déserter le trône ! « Il ne reste plus à Brutus et à Cassius qu'à se donner la mort, » répétait lamentablement Robespierre dépouillé de son roi. La vérité est que Marat et lui se firent alors une idée absolument fausse du peuple; ils ne prévirent en rien l'ardeur que les habitants des campagnes met¬ traient à désarmer les détachements de Bouillé, à Va- rennes, Ménéhould, Clermont; ils se trompèrent sur les actions, sur les hommes ; nulle vue, nul pressen¬ timent de ces nuées de gardes nationales qui devaient -sortir des sillons, pour la défense de l'Assemblée. Ce NI ROYAUTÉ NI RÉPUBLIQUE. 283 n'est pas la seule occasion où l'on a pu voir que les chefs du peuple sont quelquefois les derniers avertis de ses instincts , à un moment de crise. Dans ces journées, je crois surprendre le fond de la nature de Robespierre. Il fit alors ce! qu'il a fait dans toutes les occasions suprêmes où il fallait agir : il vit partout des traîtres. Ses discours, encore contenus dans l'Assemblée, sont d'autant plus effarés au dehors. Il dénonce, aux clubs, tous ses collègues de la Constituante. S'il eût pu, le 22 juin 1791, mettre ses paroles en pratique, en sortant des Jacobins il aurait dû faire arrêter tous les membres de l'Assemblée et les mener à l'échafaud, puisqu'il les tenait pour complices. Ainsi, le principe de terreur qu'il contenait en lui, se mani¬ feste à ce moment. Terreur sans motif, sans fonde¬ ment, sans raison, comme l'événement le montra dès le lendemain. Mais cette même crise de panique que Robespierre a subie par l'évasion du roi, il la subira plus tard en d'autres circonstances; et, devenu plus puissant, il pourra alors réaliser ses paroles et ses menaces, sans qu'il soit mieux démontré que l'établissement de la ter¬ reur ait eu sa nécessité ailleurs que dans l'esprit ébranlé et les imaginations ombrageuses de celui qui lui a donné son nom. » Jusqu'ici, nous l'avons vu, Robespierre avait été surtout un esprit abstrait qui semblait composer une 284 LA RÉVOLUTION. dissertation plutôt que fomenter une révolution. A partir de cette époque, voici le changement qui se fait en lui. Ce qui n'était qu'une abstraction devient une crise de tempérament. Son caractère, enveloppé, qu'il ne con¬ naissait pas, éclate. Il se croyait un philanthrope épris de la nature. Le 21 juin renverse ce personnage artificiel, et fait apparaître un tout autre homme. Le fond du naturel se montre : pour la première fois, sur cette figure livide, on voit errer de sombres lueurs invo¬ lontaires. Il se révèle à lui-même et aux autres par le soupçon ; l'immense effroi le jette dans une méfiance sans bornes; sa vue se trouble, c'est un délire. Déjà il se croit percé de poignards; il prend l'accent du mourant, comme à la veille du 10 thermidor. Au lieu de l'imagination solide de l'homme d'État, il a l'imagi¬ nation convulsive du visionnaire. 11 ne propose pas une seule mesure efficace qui réponde aux nécessités du moment, mais il dénonce, il dénonce; c'est là son unique remède. Quand il faudrait être homme d'action, il n'est qu'accusateur. Ce changement ne fut pas, sans doute, l'ouvrage d'un seul jour, mais c'est le 21 juin qu'il apparaît. De ce moment, le Robespierre de l'histoire existe tout en¬ tier; il est formé pour la tâche qui s'approche. Tienne seulement l'occasion propice, et ce Robespierre que Mirabeau n'avait pas connu, surgira tout armé de ter¬ reur! Et qu'arrivera-t-il, s'il parvient à donner, pour NI ROYAUTÉ NI RÉPUBLIQUE. 285 un temps, son tempérament à la Révolution même? 11 étonnera, il épouvantera ses amis, ses proches; ils auront d'abord peine à le reconnaître. Ils se deman¬ deront, comme M1"®'Roland, si c'est bien là celui qu'ils ont connu. Lui-même avait-il jamais pressenti l'homme qu'il portait en lui? J'en doute. Après Robespierre, le plus effrayé de la fuite du roi fut le grand théoricien Sieyès, qui avait tant osé dans les lois. Lui aussi ne pouvait encore affronter l'idée d'une France sans monarque. Avouons que Danton ne montra point ce délire d'épouvante; il parla, il agit en homme. III. LOUIS XVI NE 'POUVAIT PLUS QUE MOURIR OU SE VENGER. On soutint encore quelque temps cette fiction, « que le roi avait été enlevé malgré lui; » dernier subterfuge pour s'empêcher de l'accuser de ce que l'on appelait un crime de lèse-nation. Au reste, même en ces moments, l'Assemblée craint tout ce qui peut ressembler à une dictature, nom qui, en France, ramène si aisément l'esclavage. Elle veut tout sauver par le principe de liberté. Les lois ne seront 286 LA RÉVOLUTION. pas suspendues. Jamais la foi dans la puissance légale ne se montra plus entière. On venait de trouver une lettre adressée à la reine; l'Assemblée refuse d'ojuvrir la lettre par respect pour l'inviolabilité des correspon¬ dances. Était-ce illusion, ou tactique? Comment la Consti¬ tuante a-t-elle pu croire que Louis XVI oublierait ce- long martyre, cette nuit de Yarennes, cette boutique de M. Saulce où va échouer la fortune de l'ancienne royauté, cette agonie de l'attente, et ce retour pas à pas- où il a savouré la honte, le mépris, la menace, la mort entre deux haies cle peuple rassemblé sur le che¬ min pour le voir passer prisonnier, et celte tête coupée portée en avant du cortège, et cette marche de trois jours entre Barnave et Pétion ; et la compassion de- l'un, et la morgue de l'autre, et cette entrée dans- Paris, ce silence, ces regards qui le perçaient lui et les siens de mille morts à la fois, et ces respects insultants,, et cette arrivée aux Tuileries qui, auparavant, étaient déjà une prison? Comment penser, croire, espérer qu'un homme, je ne dis pas un roi, pût oublier tout cela? Ce fut certainement la plus grande des illusions de cette époque. Louis XVI ne pouvait plus que mourir ou se venger. L'Assemblée avait beau dire qu'elle voulait la monarchie parce que c'est la meilleure forme de gou¬ vernement; elle ne faisait plus une seule chose qui ne NI ROYAUTÉ NI RÉPUBLIQUE. 287 renversât cette maxime ; il n'était pas clans son pouvoir de relever la royauté en accablant le roi. La position devenait si fausse pour tout le monde, que l'Assemblée, assurément la plus sincère, la plus loyale qui se verra jamais, était entraînée aux sophismes. Les royalistes avaient parfaitement raison de dire : « que les derniers événements et les décrets qui s'y étaient ajoutés équivalaient à l'abolition de la royauté. » Les constituants n'échappaient à cette conclusion qu'en niant la lumière. • IV. FAUX JUGEMENTS PORTES SUR L EVASION DE LOUIS XVI. ERREUR DU ROI ET DU PEUPLE. Depuis le 6 octobre 89, Louis XVI, conduit par force de Versailles à Paris, n'est plus roi que de nom. Il ne dit plus sa pensée; il ne règne plus, il n'ordonne plus. Il conspire au dedans; et, de bonne foi, que pouvait-il faire autre chose? Après Varennes, il ne lui resta plus qu'à conspi¬ rer, au dehors, avec la coalition étrangère. Le roi est poussé à la trahison, la nation au régicide. Telle est l'époque nouvelle qui.commence. Ainsi s'acheva cette tentative d'évasion qui reposait 288 LA RÉVOLUTION. sur une illusion par laquelle les hommes de nos jours ne se laisseraient plus abuser. Elle fut aussi funeste au prince qu'au peuple ; car tous les deux se laissèrent aveugler par une erreur commune ,' l'un mettant son espoir, et l'autre sa crainte dans cette pensée démon¬ trée fausse aujourd'hui, que le roi retrouverait sa force en sortant du royaume. La plupart croyaient encore que le roi emportait avec lui la fortune de la France, reste d'idolâtrie que tout le monde devait payer cher; surtout, ils pensaient que si Louis XVI atteignait l'armée de Bouille, ce serait là un grand foyer de guerre civile. Lotit au con¬ traire, les troupes choisies par Bouillé parmi les plus fidèles, assistèrent à l'arrestation du roi, complices inertes de la municipalité de Varennes. Elles firent de niême défection à Sainte-Ménéhould, à Clermont. Bouillé se sentit perdu au milieu du régiment de Royal-Alle¬ mand, seules troupes sur lesquelles il comptait. On ne savait pas que l'on entrait dans un ordre tout nouveau, où l'armée se ralliait à Paris, dès que Paris avait pro¬ noncé. Et ce n'était pas seulement Paris qui se sou¬ levait; c'était la France entière, avec une unanimité écrasante dont l'ancienne France ne pouvait donner aucune idée. Même arrivé à Montmédy, Louis XVI n'eût pu s'y maintenir une semaine ; il eût été bientôt forcé de sortir de France. Mais ce que l'on ignorait alors plus que toute autre chose, c'est combien un roi émigré, NI BOYAUTÉ NI RÉPUBLIQUE. .289 fugitif, errant chez les rois étrangers, leur devient promptement incommode; combien il est dépouillé et mis à nu par l'adversité; avec quelle rapidité sa force, son prestige, sa dignité l'abandonnent; qu'en un mot, il cesse d'être, sitôt qu'il mendie un refuge. Charl.es X, Louis-Philippe, n'en n'avaient pas en¬ core fait l'épreuve. On s'imaginait que le malheur est une dignité, une puissance d'imagination aux yeux des hommes modernes; et, sur la foi de cette fiction du moyen âge, le plus grand nombre voyait déjà la royauté de Louis XVI retrempée dans l'excès de l'infortune. Ni Louis XVI ni la nation ne pouvaient savoir ce que nous avons si bien appris, rois et peuples, à nos dépens. La seule inquiétude des constitutionnels fut que le roi aurait quelque peine à recouvrer la confiance publique. Ce n'était là pourtant que la moitié de la question. Louis XVI donnerait-il sa foi à cette révo¬ lution qui le ramenait sur les piques? Prendrait-il goût à cette couronne d'épines et s'en contenterait-il? Voilà l'autre côté de la question qui reparaissait comme après le retour de Versailles; et personne n'y songeait. L'expérience des deux dernières années était perdue pour tous. Louis XVI, en essayant de sortir de France, avait suivi un conseil sinon magnanime, au moins raison¬ nable. Le pis, s'il réussissait, était de perdre la cou¬ ronne déjà perdue et de sauver sa tète. l. 19 290 LA RÉVOLUTION. Mais le peuple, en le retenant, se créa des.diffi¬ cultés qui ne pouvaient être compensées par aucun avantage. Il se vit obligé de forcer de régner un homme qui ne pouvait plus régner, c'est-à-dire que l'on se trouva embarqué dans un système qui allait contre- la nature des choses. Il fallut la vaincre. De là des efforts gigantesques pour faire triompher l'impos¬ sible, et clés haines irréconciliables, parce que les partis reprochèrent aux partis de ne pas exécuter ce qu'un Dieu même n'eût pu faire. Si la nation française eût su ce que nous savons aujourd'hui cle l'impossibilité de lier au trône un prince humilié ou rebelle, elle eût laissé le prince porter au loin son adversité dans les cours étrangères. 11 n'y eût pas été plus puissant ni plus redoutable que ne le fut Monsieur. Mais combien tout eût été simplifié! On n'eût pas été obligé de le juger; l'échafaud du 21 janvier ne se serait pas dressé, et de là que de conséquences! La fortune se serait chargée du soin de le punir ; c'est un grand avantage quand on peut lui abandonner ce droit de justicier, et qu'elle consent à l'accepter. , Personne ne se demandait si l'on ne plaçait pas Louis XVI dans une situation où la fraude était inévi¬ table; il semblait que l'on fût assez avisé, si, ayant trouvé un coupable , on se réservait la force de le châtier. . On supposait.alors que ce qui nuit à un parti sert nécessairement à l'autre, maxime dont nous avons NI ROYAUTÉ NI RÉPUBLIQUE. 291 éprouvé vingt fois la fausseté, sans en être entièrement revenus. : . . > Cette faute était sans doute inévitable, puisqu'elle fut partagée par tous, Assemblée, bourgeoisie, peuple; , mais ce ne fut pas moins une faute, et jusqu'à ce mo¬ ment la plus grave de la Révolution. On se trompait sur l'esprit des temps. En 16i8, la Fronde avait été consternée à la nou¬ velle que le roi était sorti de Paris. Cette crainte, alors légitime, ne l'était plus en juin 1791. Les temps étaient bien autres, depuis le Mazarin. La Révolution n'aurait pas dû offrir ce point commun avec la Fronde. Au reste, ce fut le seul, et nos frondeurs de 1793 rachèteront •bientôt leur panique d'un moment par d'assez terribles audaces. Les conséquences de cette erreur ne tardèrent pas à se montrer. Pourquoi rétablir ce roi en juin 1791, pour le décapiter ën janvier 1793 ? Est-ce le fait d'une Révolution qui connaît son chemin? N'était-ce pas plutôt le signe d'un grand désordre d'esprit? D'autant plus que le roi était censé abdiquer, dès qu'il sortait de France. C'est donc cette abdication qu'on voulait empêcher? Jeu cruel! A qui doit-il pro¬ fiter?. Ce ne sera ni à la royaùté, ni à la liberté. Il nie semble pourtant qu'après la fuite du roi, La Fayette eût pu se:dégager davantage de l'ancien homme, et qu'il fit "à Louis XYI un triste hommage de joyeuse entrée, en. lui rendant la couronne. Cette 292 LA RÉVOLUTION. chevalerie n'était plus de saison; elle devait coûter trop cher au prince. La France, dit-on, était pour cette royauté captive. Oui, sans doute, elle voulait aujourd'hui cette ombre, et elle allait la décapiter demain. Mais les grands hommes sont faits pour montrer aux peuples ce qu'il y a au fond de leurs volontés confuses. Ce n'est pas tout que de partager leurs troubles d'esprit; on n'est vrai¬ ment grand qu'à condition de percer ces énigmes vivantes. Personne ne le fit à ce moment. La royauté disparue sur la route de Varennes, un autre gouverne¬ ment naît de la nécessité : la république était là; les républicains la reniaient encore. Les jacobins eux-mêmes protestent contre elle en masse. Un membre déclare que l'idée de l'établir est une scélératesse. Danton propose un conseil d'inter¬ diction qui sera changé tous les deux ans; il ne voit pas au delà d'une régence indéfinie. Bonneville, Brissot, colportent une pétition pour l'abdication. Les jacobins en votent le rejet pur et simple. Ainsi toujours le même système; on torture le roi, et l'on veut, en maintenant la royauté, qu'elle prenne goût à sa torture. Les embarras, les périls dans lesquels on se jeta par ces fausses vues allèrent croissant. La Révolution faillit y périr vingt fois. On remet officiellement à la tête des armées le prince, à qui il est impossible de ne pas souhaiter leurs défaites. Pour l'empêcher de réaliser NI ROYAUTÉ NI RÉPUBLIQUE. 293 ses vœux, on suscite des journées terribles; ces jour¬ nées déchaînent de nouveaux dangers. On se trouve lancé dans un système de contradictions; pour le sou¬ tenir, il. faudra sortir de la nature humaine. Jours funestes que ceux où une nation ne sait pas clairement ce qu'elle veut ! Dans ce trouble d'intelli¬ gence , elle prend son indécision pour l'effet de la perfidie; elle ne peut agir et elle se sent liée par une force qu'elle ignore. Moment où tous les soupçons commencent; les fantômes envahissent les révolutions de ténèbres. y. MASSACRE DU CHAMP DE MARS, 17 JUILLET 1791. FIN DE LA CONSTITUANTE, 3 0 SEPTEMBRE. Après le retour de Varennes, la Constituante prend une résolution étrange. Ayant fait la faute de ramener le roi de vive force, elle est entraînée à une faute plus grande encore qui la jette dans la pure utopie. Les constitutionnels imaginent de mettre à néant les événements de la veille, comme si l'homme avait ce pouvoir sur lui et sur les faits. Le peuple oubliera la fuite à Varennes, le roi oubliera le retour. Des deux côtés, on effacera la réalité; sur cette table rase, 294 LA RÉVOLUTION. on inscrira la Constitution, sans s'inquiéter de savoir si elle n'est pas illusoire entre les mains du prince. Yoilà la substance des discours de Barnave, de Salles et des constitutionnels. . Ainsi cette admirable Assemblée qui avait montré tant de sagesse, commencera perdre terre et à se jeter dans la chimère; elle s'engage dans la voie opposée à celle de toutes les révolutions modernes ; ou plutôt elle n'est plus ni dans le passé, ni dans l'avenir, elle se précipite dans le vide pur. La pensée de changer la personne du prince, réso- * lution qui dès le 1A juillet était déjà une nécessité, fut repoussée après le 21 juin 1791, avec plus de véhé- rhence que jamais, par les constitutionnels. C'était même, à leurs yeux, un crime que d'en parler. Et comme il arrive que, plus on entre dans l'erreur, plus on y porte de passion, l'Assemblée nationale, jusque-là si obéie, s'indignait que les événements lui résistassent. Elle voyait partout de mauvais citoyens, où elle rencontrait la moindre hésitation à embrasser sa chimère de con¬ vertir Louis X VI, après Varennes, en apôtre ou com¬ plice de la Révolution. Barnave,.nouvellement amoureux de cette idée, accuse ses adversaires, les jacobins, de faire du roman; mais quel roman plus impraticable que le sien? Celui des jacobins,. en comparaison , était la. nécessité même. Si nous ne savions comment une assemblée, une fois entrée dans Je; faux , s'y abandonne sans retour et sang N [ ROYAUTÉ NI RÉPUBLIQUE. 295 mesure, on aurait peine à comprendre l'obstination de la Constituante. Dans ce défi à la force des choses, quelle popularité eût pu résister? Celle de l'Assemblée s'affaiblissait et tombait chaque jour, et c'était là pour • a elle un motif de se roidir davantage. Dès lors, son tem¬ pérament parut changé; sa fin fut celle de tous les pou¬ voirs qui se brisent contre la raison publique. Les anciens favoris de l'opinion, Chapelier, Thou- ret, Duport, Barnave et même les Lanieth, se sentant abandonnés, n'accusent que l'inconstance populaire. Ils ne voient pas que c'est leur foi à l'ancienne dy¬ nastie qui est repoussée par la logique des faits encore rumeur d'un océan qui roule et qui s'approche, ne per¬ mettaient pas de délibérer plus longtemps. Le roi était assis, il écoutait le bruit des pas. Il se lève : « Mar¬ chons! » dit-il, entraîné plus que persuadé. La reine, Madame Elisabeth, les deux enfants royaux le suivent entre deux haies de gardes nationaux. Louis XVI parais¬ sait indifférent, à ce moment suprême. Pourtant, par un reste d'instinct, il prend le bonnet d'un grenadier, et le coiffe de son chapeau royal. Le Dauphin jouait dans le jardin avec les feuilles qui jonchaient les allées. « Les feuilles sont tombées de bonne heure, cette an¬ née, » dit Louis XYI, pendant que de tous côtés sor¬ tait le rugissement de la foule, à mesure qu'on approche de l'Assemblée. Le péril est'd'atteindre ce seuil; car il faut traverser, sur la terrasse des Feuillants, une mul¬ titude en armes, décidée à ôter au roi ce refuge. Et 368 LA RÉVOLUTION. pourtant, qu'est-ce que cet abri, si ce n'est une prison et la mort? Des municipaux, des huissiers, des gardes, par¬ viennent à faire entrer vivants Louis XVI et sa famille dans ce sépulcre d'où ils ne doivent plus sortir. Un grenadier prend dans ses bras le Dauphin et le dépose sur le bureau. Le roi s'assied à côté du prési¬ dent : « Je viens, dit-il avec noblesse, pour épargner à la nation un grand crime. » Et comme , en ce péril imminent, il se trouve des hommes pour songer à l'éti¬ quette qui empêche. l'Assemblée de délibérer en pré¬ sence du roi, sans doute pour éviter la séduction de la grandeur et l'éblouissement de la couronne, on confine le roi et les siens dans l'étroite loge du Logographe. Par une subtilité singulière, qui concilie l'étiquette avec l'humanité, on enlève la cloison grillée qui sépare de l'Assemblée la famille royale, pour qu'elle puisse, au besoin, se dérober parmi les députés. De là, comme d'une loge de théâtre, Louis XVI et la reine vont assis¬ ter, immobiles et muets, au spectacle de leur anéantis¬ sement et de celui de leur race. Le rideau ne fait que se lever. Une fusillade éclate; les canons y répondent; ils semblent tournés contre l'Assemblée. Tous les regards s'arrêtent sur le roi; les députés se lèvent et jurent de mourir à leur banc. Cependant, l'inertie de l'Assemblée à cette dernière heure est lamentable ; elle semble attendre ce que lui.apportera le plus fort. Des adresses, FIN DE LA ROYAUTÉ. 369 des mots, des mentions honorables pour le vainqueur, quel qu'il soit; pas un acte. Que s'était-il passé? Après la retraite du roi, les bataillons de la garde nationale, croyant que la fidélité ne les obligeait pas de garder plus longtemps un palais vide, s'étaient dispersés. Une centaine d'hommes seule¬ ment sont restés à leur poste. Mais les sept cent cin¬ quante Suisses, retenus par le devoir militaire., ne veulent céder la place que sur un commandenlent exprès du roi; et cet ordre ne vient pas, soit que le temps ait manqué, soit qu'il reste à Louis XVI une dernière espérance que le peuple n'engagera pas la lutte, ou qu'il sera facilement dispersé par une troupe i disci¬ plinée. Il est dix heures ; le faubourg Saint-Antoine ne fait qu'arriver, tant il a été lent et circonspect dans sa marche. Une porte s'ouvre. Les assaillants pénètrent clans les cours; les Suisses se retirent dans le Château. Du haut des fenêtres, ils font des signes de paix et jettent des paquets de cartouches. Pendant trois quarts d'heure se prolongent les pourparlers entre les sec¬ tionnâmes et les soldats. Si le peuple eût été réellement commandé, rien n'eut semblé plus inutile que l'attaque du Château. Les défenseurs étaient réduits à un millier d'hommes, investis de toutes parts, et les vides mu¬ railles n'enfermaient plus la royauté. Que n'a-t-on pro¬ fité de ces trois quarts d'heure pour communiquer avec l'Assemblée? Mais le peuple croit que sa victoire est I. 24 370 LA RÉVOLUTION. nulle tant qu'il reste en face de lui un groupe armé debout, même inoffensif. Un mot de l'Assemblée eût fait tomber les armes des mains des Suisses. La patience manque à la foule; elle aime mieux les leur arracher. Westermann, à la tête des fédérés marseillais, s'en¬ gage sous le péristyle. Les soldats suisses se rangent, en étages, sur le grand escalier. Il les harangue en allemand; il les adjure de se rendre. Les officiers résistent; le point d'honneur les oblige d'attendre la' volonté du roi, et elle n'est pas encore connue. Un feu plongeant part de chaque degré de l'escalier. "Les premiers rangs de la foule sont renversés, les fédérés rejetés dans la cour. Les Suisses les y poursuivent; mais les canonniers des faubourgs ouvrant à leur tour le feu, les défenseurs du Château se replient de nouveau dans l'intérieur des salles. Alors chaque fenêtre devient un créneau; les assaillants s'abritent dans l'angle des maisons du Carrousel. Une fusillade de tirailleurs s'en¬ gage, plus bruyante que meurtrière. D'intervalle en intervalle, les Suisses tentent une sortie : ils sont repous¬ sés par la mitraille, et le feu de tirailleurs recom¬ mence. Tout à coup la fusillade cesse du côté du Château, mais seulement après deux heures d'un combat sans résultat. L'ordre du roi, apporté par M. cl'Hervilly, est enfin arrivé. Les Suisses se retirent, en bon ordre, en deux colonnes. L'une se réfugie sous la protection de l'Assemblée, qui l'abrite dans l'église des Feuillants; FIN. DE LA ROYAUTÉ. 37! Sa seconde tente de se retirer par la grande allée, vers le pont tournant et les Champs-Elysées. Assaillie de tous côtés, en queue, en flanc, par une nuée de tirail¬ leurs, cette colonne est presque écharpée avant d'at¬ teindre la place Louis XV. Là les gendarmes à cheval font une charge sur elle et l'achèvent. Tout ce qui s'est caché.dans le Château est massacré; le peuple, alors, ne savait point pardonner. Cinq cents Suisses furent tués sur sept cent cinquante; les assaillants n'eurent, dit-on, que cent morts et soixante blessés. Mais dans les premiers temps, on enfla le nombre de leurs morts jusqu'à cinq mille; Pétion le réduisait déjà à quinze cents. La journée eut de si immenses suites, que l'on crut longtemps l'avoir achetée par des milliers de vies. Restait à ôter à Louis XVI son simulacre de cou¬ ronne. L'Assemblée n'ose pas encore prononcer le mot de déchéance, elle le dissimule sous celui de suspension du pouvoir exécutif; on s'inquiète de chercher un gou¬ verneur pour le Dauphin ; était-ce pour rajeunir lacou- ronne sur la tête d'un enfant? Aucun des degrés de la chute ne fut épargné à Louis XVI. On trouva le secret de lui rendre et de lui ôter tour à tour 1 espé¬ rance. Jamais roi ne fut si lentement détrôné, et ne savoura mieux sa défaite. Le Christ avait eu soif, et il avait bu sur la croix. Ce fut un crime nouveau pour Louis XVI de laisser voir qu'il avait faim et soif, dans cette première capti¬ vité de quarante-huit heures, sous les yeux de la foule. 372 LA RÉVOLUTION. 11 mangea; c'est ce qui lui a été le moins pardonné. Enfin, après la levée de la séance, il est enfermé, lui et les siens, dans quatre cellules du couvent des Feuil¬ lants. On eût dit que déjà il était mis en chapelle. Il put, du moins, s'y dérober à la curiosité publique. Le surlendemain, le palais du Luxembourg, qu'on lui avait assigné pour prison, ne paraissant pas assez sûr, Louis XYI est conduit en voiture dans la tour du Temple. Devant lui, pendant le trajet, se trouvait ce même Pétion qui rappelait le retour de Varennes. Le vieux donjon des Templiers s'ouvre; le roi y entre; la reine, en le suivant, se redit à elle-même : « Tout périt avec nous. » Y II. CHUTE DE LA MONARCHIE. CHANGEMENT DANS LE TEMPÉRAMENT DE LA RÉVOLUTION. I Vergniaud propose une Convention nationale. En effet, la Législative n'avait plus rien à faire. Elle avait été frappée autant que la royauté au 10 août; passive au milieu de l'événement, elle ne pouvait gouverner la Révolution, et. le peuple lui parlait en maître. Elle avait accoutumé de délibérer au milieu des huées. Après FIN DE LA ROYAUTÉ. 373 avoir perdu l'estime au 20 juin, elle perdit au 10 août l'autorité, ne sachant ni empêcher, ni agir, ni comman¬ der ; même au moment où elle détrôna un roi, elle pa¬ rut obéir. Il ne lui restait qu'à se donner des successeurs. Sa dernière époque ne fut plus qu'une longue et muette soumission aux volontés des orateurs des clubs. La tri¬ bune se tait; c'est la place publique qui parle: elle gourmande, accuse, règne. Yergniaud se tait devant Gonchon. Quand je vois les orateurs des députations le prendre de si haut à la barre, et régenter avec tant d'orgueil les assemblées muettes et complaisantes, je voudrais savoir ce qu'ils sont devenus quelques années après. Mais ils font un si grand silence dès que le despotisme appa¬ raît, ils rentrent si complaisamment, si profondément dans le néant, que j'ai peine à retrouver leurs traces. Je craindrais, en cherchant davantage, de les décou¬ vrir parmi les petits employés de. l'Empire. C'est bien assez de voir Iluguenin, l'indomptable président de la Commune insurrectionnelle, si vite ap¬ privoisé, solliciter et obtenir une place de commis aux barrières, sitôt que le pouvoir absolu reparut après le 18 brumaire. Le terrible Santerre devient le plus doux des hommes, dès qu'il est renté par le premier consul. A peine Bourdon de l'Oise, Albitte, ces hommes de fer, ont senti la verge, les voilà les plus souples clés fonc¬ tionnaires de l'Empire. Le grand preneur de rois, 374 LA RÉVOLUTION. Drouet, trône alors clans la sous-préfecture de Sainte- Ménéhould. Si quek|u'un eût invoqué près d'eux la fidélité aux souvenirs, s'il eût rappelé l'ancien serment, il leur eût semblé, comme cela arrive d'ordinaire chez nous après tout changement, un insensé. Du moins Rossignol, déporté par le premier consul dans les mers d'Afrique, put, en passant, léguer sa haine et sa ven¬ geance au foc de Sainte-Hélène. Napoléon a raconté qu'il était, le 10 août, dans une boutique du Carrousel, d'où il assista à la prise du Château. S'il eut alors un pressentiment, il dut sourire du chaos qu'il allait si aisément faire rentrer dans ses vieilles limites. Que de fureurs, pour aboutir sitôt à l'ancienne obéissance! Au reste, de toutes les journées de la Révolution, c'est celle qui sortit le mieux et le plus nécessairement de la force des choses. Le roi la fit par son accord avec la coalition, par son obstination dans son veto, et par son inertie ; l'Assemblée par son impuissance, le peuple par l'instinct du salut, tous par leur résolution de ne rien céder. Comme dans toutes les journées de ce genre, le peu de décision dans la défense précipita la victoire clés sections. Au moment du combat, il n'y avait guère, parmi les assaillants, que trois mille hommes; après le succès, ce fut un peuple immense. Des poignées d'hommes décidaient de tout. Plus tard, quand cette tête fut détruite, il resta, comme par le passé, une na- FIN DE LA ROYAUTÉ. 375 tion étonnée de ce qu'elle avait fait, prête à renier ses- guides. L'âme vivante de la Révolution était dans un petit nombre ; voilà pourquoi la nation s'en est si vite lassée. Elle suivait les audaces de quelques-uns, passive encore- jusque dans ses plus fières révoltes. Les girondins triomphent en apparence. Roland,. Servan, Glavières, reviennent au ministère ; avec eux entre Danton par la brèche des Tuileries; et là où était Danton, pâlissaient tous les autres. Le lendemain, les plus hardis, Bourdon de l'Oise, Rebecqui, Barrère, parlent d'expulser le roi ou de le faire juger par une Convention avec l'appel au peuple;, il fallait encore bien des jours avant que quelqu'un osât affronter l'idée du supplice d'un roi. Cette date est un des plus grands changements dans le tempérament de la Révolution. La Commune se lève, à mesure que la royauté tombe ; le pouvoir qui dispa¬ raît des Tuileries se retranche à l'Hôtel de ville. Les jacobins font bien plus ce jour-là qu'empri¬ sonner le roi; ils deviennent les maîtres de Paris, c'est- à-dire les rois de la Révolution. Dès lors, tout se fit par eux; bientôt la Convention se trouvera à leurs pieds. La veille, la France se croyait encore royaliste; le lendemain, elle se trouva sans monarchie, plutôt que- républicaine. Depuis le 20 juin, la royauté n'était plus qu'un mot; mais, pour la plupart des hommes, les mots sont plus 376 LA RÉVOLUTION. puissants que la réalité. Quand le nom sacré disparut, les uns crurent avoir tout perdu, les autres tout gagné. Il n'y eut plus de limites ni dans la crainte, ni dans l'espérance. Chaque homme se trouva jeté hors de lui- même. Des horizons nouveaux, infinis, s'ouvrirent à la dou¬ leur, à la joie, au deuil, au désir, à l'épouvante. Cha¬ cun se fit sa chimère de désolation ou cle félicité. L'âme humaine franchit toutes les bornes connues ; c'est là le monde dans lequel on entre depuis le 10 août. Robespierre, resté invisible, ne se montra que le 12. Marat aussi sortit de son souterrain. Comme il avait eu peur, ses fureurs s'en augmentèrent; il ne devait se rassurer que par les tueries de septembre. VIII. MASSACRES DE SEPTEMBRE. La Commune sortie de la nuit du 10 août avait • commandé pendant le combat; elle s'attribuait, non sans raison, la victoire. Les quatre-vingt-deux inconnus qui, la veille, avaient envahi l'Hôtel de ville, se .sentaient les vrais souverains légitimes du moment; ils étaient déci¬ dés à prolonger cette heure, tant que la force leur resterait. Déjà ils croyaient, à leur tour, que leur FIN DE LA ROYAUTÉ. 377 règne était le salut de tous. Tallien avait remplacé Royer-Collard. Supposez, dans Paris, des traditions municipales ' semblables à celles de Flandre ou seulement d'Italie, on eût connu des règles, des bornes ; mais ce pouvoir nouveau des quatre-vingt-deux, sans passé, sans sou¬ venir, surgi, disaient-ils, de la nécessité, étonné de son triomphe, que de raisons d'enivrement et bientôt de délire! A peine la royauté est-elle tombée, ceux qui la remplacent pour un jour héritent de ses traditions de domination absolue. Déjà Iluguenin, Rossignol, le cor¬ donnier Simon, ne peuvent supporter le contrôle de l'Assemblée nationale; ils succèdent à Louis XVI dans- son aversion pour elle. La Législative retrouva pourtant un moment de fierté; elle refusa de se démettre entièrement devant la municipalité insurrectionnelle et l'ajourna au 30 août, en la soumettant à de nouvelles élections. Les girondins eurent cette audace ; ils devaient apprendre combien il en coûte cher de soumettre à la loi commune les victo¬ rieux du jour. En effet, pour la première fois, le succès du 10 août n'avait pas apaisé les vainqueurs. On exagérait 1e, nombre des morts; dès le lendemain, il n'est plus ques¬ tion que de vengeance. Ce cri retentit partout clans les clubs, Robespierre le porte dans l'Assemblée; Marat reprend sa prédication de carnage. L'otage que l'on tenait dans ses mains, au Temple, ne servit en rien à 378 LA RÉVOLUTION. rassurer les haines. Puis vinrent les nouvelles de la prise de Longwy, de l'investissement de Verdun, de "l'approche des Prussiens. On y ajoutait déjà, d'avance, la reddition de Verdun. L'horreur de l'oppression, la haine, la peur, le soupçon, la férocité qui était encore au fond de quelques âmes, éclatent à la fois. Le nom. de la Sàint-Barthélemy est prononcé; le tempérament s'en retrouve chez plusieurs. Le 29 août 1792, tout Paris devient subitement muet comme une ville morte d'Orient. Chaque maison est fouillée par les agents de la Commune. Ils en arra¬ chent trois mille suspects dont ils encombrent les pri¬ sons. Le lendemain, cet enlèvement d'hommes continue. Vers le soir, Paris est rendu à la vie. Après cette pre¬ mière épouvante, la ville respire; le fléau est passé. Ces emprisonnements se firent-ils avec la préméditation de ce qui allait suivre? La Commune, en arrêtant les suspècts, savait-elle déjà, à cette heure, où elle les con¬ duisait? Piien ne le démontre. Dans tous les cas, un homme seul eut cette longue conception du coup d'État de septembre! Un seul le vit, un seul l'annonça, le prépara de loin: c'est Marat. Il est bien certain que lorsqu'il eut dans ses mains cette vaste proie de trois à quatre mille prisonniers, prêtres insermentés, familiers de la cour, suspects de toute sorte, il tressaillit de joie. Le plan de carnage qu'il avait dans l'esprit et qu'il refaisait jour et nuit lui parut à moitié réalisé. 11 poussait depuis le com- FIN DE LA ROYAUTÉ. 379 mencement à l'établissement d'un « tribun militaire, » c'est-à-dire à un empire, mais à ùn empire de meurtre. Sa conception infernale achève de se fixer; l'occa¬ sion était venue, il fit tout pour la saisir. Ce n'était pas une barbarie imprévue, aveugle; c'était une bar¬ barie lentement méditée, curieusement étudiée par un esprit de sang. Aussi ne devait-elle ressembler à rien de ce qui s'était vu jusque-là dans l'histoire. Marat recueille, en septembre, ce qu'il sème depuis trois ans. Comme dans tous les grands crimes d'État, on répandit le bruit que ceux qu'on voulait assassiner étaient pris en flagrant délit de complot, et qu'il fallait frapper pour ne pas être frappé soi-même. Cette fable ancienne, toujours nouvelle, fut acceptée. Assurément, le comble de l'absurde était d'imaginer que quelques mil¬ liers de prêtres ou de courtisans, enfermés dans les prisons, pussent, à un moment donné, se déchaîner sur Paris, s'en emparer, en égorger les habitants! mais plus la chose était absurde, plus elle se répandit facilement. C'est là un lieu commun dans notre histoire, qui, répété au xvi% au XVIIe, au xixe siècle, trouvera toujours les imaginations dociles, quand elles auront été préparées par un peu de terreur. Les massacres de septembre sont une idée de Marat; ces journées gardèrent jusqu'au bout la trace cle leur auteur. On devait y voir ce mélange cle panique et de fureur, de crédulité et de prétention aux coups d'État, 380 LA RÉVOLUTION. de .férocité et de moquerie, de sophisme dans l'exter¬ mination, de sécurité dans le délire, en un mot, cet appel au crime au nom du droit, qui est tout Marat. Il trouve des agents, il leur impose son esprit. La face et la main de Marat sont restées empreintes dans le suaire de septembre. Mais cette idée qui fut celle d'un seul homme, comment a-t-elle pu se réaliser? par la contagion de la démence. Les membres de la Commune se firent les plagiaires de Marat ; ils eurent peur, s'ils ne le suivaient, de ne pas être de grands politiques à la hauteur du moment. Cette crainte a perdu presque tous les hommes qui vivent de popularité, toujours prêts à aller jusqu'au délire plutôt que de paraître au-des¬ sous de leur rival. Longtemps Marat était resté seul, inaccessible. Maintenant une foule d'hommes aspi¬ raient à sa gloire ; parvenus en une seule nuit au pou¬ voir, ils brûlaient du désir de montrer qu'ils en étaient dignes, en ne reculant devant aucun genre de barba¬ ries. Ils cédèrent au défi que leur jetait perpétuellement Marat, au reproche qu'il leur faisait d'être faibles, modérés, incapables d'un coup d'État. Entrés une fois dans le tourbillon, devenus les élèves, les instru¬ ments du maître, possédés de son esprit, ne s'appar¬ tenant plus, ils espérèrent l'outre-passer, et crurent, en deux ou trois journées de sang, atteindre ou dépasser sa renommée. Billaud-Yarennes fut de ce nombre. Chez d'autres le vertige naquit du pouvoir absolu si FIN DE LA ROYAUTÉ. 381 rapidement acquis. Ils prirent l'atrocité pour le signe de la force. Danton aussi se soumit à Marat ; car, on a beau dire que l'on trouve partout l'influence de Danton dans les journées de septembre, le vrai est qu'il n'a nulle part l'initiative de la conception. Il obéit, il sert, il ferme honteusement les yeux, il laisse couler et tarir le sang. Il en garde aux mains une tache éternelle; mais ce n'est pas sa pensée qui s'exécute. 11 a peur, lui aussi, de n'être plus le grand tribun, l'Atlas de la Révolution, si quelqu'un le dépasse un seul moment en audace. 11 suit misérablement et de loin. Il n'est pas le souverain, ni même le courtisan de ces journées, il n'en est que l'esclave ; un autre que lui règne et se délecte dans cet enfer. Au moment où le signal va être donné par le canon d'alarme et par le tocsin de Bonne-Nouvelle, Danton se réfugie au Champ de Mars, parmi les volontaires qui courent aux armées. 11 se cache sous les drapeaux. 11 fuit les meurtres auxquels il prête son nom et son auto¬ rité. Présent et absent, il a beau fuir; il ne se dérobera pas à l'avenir. Tel autre, par exemple, Sergent, membre du comité de surveillance, montre mieux encore cette émulation du faible pour atteindre à l'atroce. On trouve son nom dans toutes ces journées, et il a passé le reste de sa vie à les maudire. Ceux qui l'ont connu me racontent qu'il ne pouvait en entendre le nom sans pâlir et trembler. 382 LA RÉVOLUTION. Lui aussi avait été esclave de Marat; et il le détestait à proportion qu'il lui avait mieux obéi. Ainsi préparés, les massacres s'exécutent adminis- trativement. Ce fut partout la même discipline dans le carnage. Le 2 septembre, les quatre voitures, remplies de prêtres, parties de la mairie et laissées tout ou¬ vertes, servirent à allécher les égorgeurs. Quand ce « premier sang fut versé, la soif s'alluma. Les portes des prisons s'ouvrent d'elles-mêmes. Nul besoin de les for¬ cer. Les guichetiers avertis s'empressent; ils allument des torches, ils conduisent eux-mêmes une poignée de meurtriers; ceux-ci se jettent sur les prisonniers qu'ils rencontrent d'abord. Cela fut accordé à la première fu¬ reur, à l'Abbaye et aux Carmes. Mais presque aussitôt un simulacre de tribunal se forme aux vestibules des prisons; les registres cl'écrou sont apportés. Un homme en écirarpe préside ; il se trouve autour de lui des inconnus qui se disent les juges. Maillard, de Versailles, reparaît pour présider à l'Abbaye. Les prisonniers sont amenés, l'un après l'autre, escortés par des gardes. Us comparaissent un moment; les tueurs, les bras retroussés, à côté des juges, attendent, pressent la sentence. Sur un signe de M. le président, suivi de ces mots : « A la Force ou à l'Abbaye, » le prisonnier est livré aux égorgeurs qui s'entassent à la porte. Il se croit sauvé, il tombe massacré. D'abord ils tuèrent d'un seul coup de sabre, de coutelas, de pique ou de bûche ; puis ils voulurent sa- FIN DE LA ROYAUTÉ. 383 vourer le meurtre, et il y eut, entre les bourreaux et les victimes, une certaine émulation. Les premiers cher¬ chaient les moyens de tuer lentement et de faire sentir la mort; les autres cherchaient, par l'exemple, les moyens de s'attirer la mort la plus rapide. Cependant on avait apporté des bancs pour assister en spectateurs au carnage. Quand la fatigue commença, les meurtriers se reposèrent. Ils eurent faim; ils man¬ gèrent tranquillement. Ils se firent fournir du vin qu'ils burent avec sobriété, craignant par-dessus tout de ne pouvoir continuer leur tâche. Le nom qu'ils se don¬ naient était celui d'ouvriers, et ils savaient le compte des victimes qu'ils avaient à livrer. La fureur ne les empêchait pas de penser au salaire, quand ils auraient fourni l'ouvrage. De temps en temps, pris de scrupules, ils allaient demander à l'autorité la permission de prendre les sou¬ liers de ceux qu'ils avaient tués; l'autorité ne manquait pas cle la leur accorder, comme la chose la plus juste. Car à deux pas des égorgeurs, au milieu de la va¬ peur du sang, siégeaient quelquefois des administra¬ teurs ; ils continuaient imperturbablement à expédier les affaire^ civiles dans ces bureaux d'égorgements. L'ouvrage avançait; mais les cours regorgeaient de sang; il importuna les travailleurs. On amassa de la paille dont on fit une litière pour une nouvelle couche de cadavres. Au milieu de ces boucheries de chair humaine, les massacreurs se donnèrent quelquefois la joie de la 384 LA RÉVOLUTION, clémence. Alors, celui qui recevait sa grâce était em¬ porté au milieu des acclamations. Deux jeunes filles, Mlle de Sombreuil et M"'' Cazotte, désarmèrent les bourreaux et sauvèrent leurs pères, la première en bu¬ vant un verre de sang. Mais après un instant de pitié, la rage reparaissait ; les tueurs étaient plus avides' de meurtres, dès qu'ils avaient pardonné. Tels furent les massacres, à l'Abbaye, aux Carmes, à la Force, à la Conciergerie, à Bicêtre, dans les huit prisons de Paris. Après ce que l'on pouvait encore ap¬ peler la surprise de la première heure, ils recommen¬ cent le lendemain avec plus de sécurité, puis le sur¬ lendemain, pendant quatre jours. Ou plutôt il n'y eut aucun intervalle; la seule différence du jour à la nuit, c'est qu'on illuminait les cours pendant la nuit, pour voir clair dans cet abattoir. Car jamais les égorgeurs ne cherchèrent à se cacher dans les ténèbres. Au contraire, ils allumaient des lampions près des cadavres, pour que l'on vît à la fois l'ouvrage et l'ouvrier. Chose lamentable ! dans cette durée de quatre jours et de quatre nuits, pas une résolution de l'Assemblée législative, pas un commandement, pas un seul décret, excepté pour l'abbé Sicard, après quarante-huit heures de supplications et d'agonie. Encore ce décret fut-il retenu longtemps et annulé par la Commune. Pour unique secours, qu'étaient-ce que les douze commis¬ saires qui ne furent pas même renouvelés? Ils n'attei¬ gnirent pas le seuil de l'Abbaye, et ne servirent qu'à FIN DE LA ROYAUTÉ. 385 autoriser la peur. Car si l'Assemblée tremblait, qui pouvait ne pas trembler? Elle sembla vouloir se couvrir, bien plutôt que porter un secours efficace. Pendant ce temps, les discours, les discussions, les votes conti¬ nuaient sur d'autres sujets, et l'on passait à Vordre du jour. En quelques moments, on parut s'être fait au car¬ nage. Tant de bouches éloquentes se turent. La pitié ne trouva pas une parole. C'est seulement le 16, dix jours après, que Yergniaud se hasarde à parler. Depuis ce temps, la Législative n'est plus qu'un parlement qui enregistre les volontés souveraines de la Commune. Aussi les meurtres ne cessèrent-ils que par la lassitude des égorgeurs, par le vide des-'prisons, ou parce que la Commune jugea qu'elle s'était fait assez craindre. Elle avait donné le signal des massacres, elle se montra encore plus puissante en les faisant cesser. Les uns portent le nombre des tués à mille, les au¬ tres à treize cents. Parmi les hommes qui venaient de se baigner dans le sang de ces prêtres, combien devaient, peu d'années après, plier le genou à Notre- Dame, aux fêtes du concordat et du sacre! 386 LA RÉVOLUTION. IX. POURQUOI PARIS RESTA INERTE. Ne dites pas que Paris fut complice; c'est bien assez qu'il soit resté inerte. La raison de l'apathie de huit cent mille hommes pendant les égorgements est encore à montrer. Elle ne peut se trouver qu'en allant au fond des choses. Pour glacer la pitié, il avait suffi que les massacres eussent une apparence de coup d'État. Les tueurs tran¬ quillement assis .à la porte des greffes, et jouant leurs rôles de juges, les municipaux qui venaient inspecter l'ouvrage, les écharpes mêlées à la tuerie, les assassins qui travaillaient à la corvée des meurtres et gagnaient leur journée, cette, assurance dans le sang", tout cela donnait l'idée d'une mesure administrative, exécutée au nom de l'autorité. Il n'en fallut pas davantage pour ôter aux meilleurs la pensée de s'opposer à un carnage offi¬ ciel. Les assassins ne furent qu'une poignée, tout le reste trembla. Ceci tient à une cause qui reparaît souvent dans la Piévolution. Quand la peur entrait dans les âmes, alors, sous la France nouvelle, reparaissait aussitôt le tempé- FIN DE LA ROYAUTÉ. ' 387 rament de l'ancienne France, sourd aux cris des vic¬ times, passif à toutes les fureurs, pourvu qu'elles pa¬ russent ordonnées par un pouvoir que l'on savait résolu, et dont on connaissait la force pour l'avoir éprouvée. Les Français, sous l'ancien régime, étaient restés pa¬ tients aux iniquités qui avaient frappé leurs yeux. « Laissez passer la justice du roi! » A ce mot, les fronts- se courbaient; les plus gens de bien gardaient le si¬ lence, ou peut-être ils approuvaient; cela avait duré- des siècles. Lorsqu'au 2 septembre, au tocsin des églises, au retentissement du canon d'alarme, la crainte envahit les cœurs, elle engendra la même insensibilité aux maux, d'autrui. On n'avait plus affaire au roi, mais toujours à l'autorité; et ici l'on sentait vaguement la présence d'un pouvoir nouveau, la Commune, qui avait montré sa force au 10 août, et qui la montrait plus formidable en¬ core dans la justice administrative du 2 septembre. A la seule pensée que l'autorité avait la haute main dans les- massacres, ils changeaient de nom. Les tueurs n'étaient plus que des agents; les plus fiers courages tombaient. L'ancien homme reparaissait avec l'ancienne crainte de- l'officiel. On n'allait pas du premier coup jusqu'à l'as¬ sentiment, il est vrai; mais les cœurs devenaient de pierre et l'on suspendait son jugement. Bourgeois, ou¬ vriers, peuple, se tenaient cois dans leurs maisons, attendant, comme leurs ancêtres, que la justice de la Commune eût passé. 388 LA RÉVOLUTION. Si vous aviez pu entrer dans ces maisons, vous eus¬ siez trouvé des hommes silencieux, hagards, suspendus entre des objets opposés d'épouvante. Les plus hardis se communiquaient à voix basse ce qu'ils entrevoyaient dans leur stupeur. On avait vu le procureur général syndic Manuel, et, dans son habit noisette, le membre du conseil général, Billaud-Varennes, commandera la porte de l'Abbaye; tous deux avaient l'écharpe munici¬ pale. « C'était donc la Commune qui avait pris les de¬ vants! Sans doute, pour agir ainsi, elle avait ses raisons. Manuel, Billaud-Varennes, c'étaient là des hommes honorables! c'étaient des administrateurs instruits, in¬ tègres, dignes de toute confiance; le plus sûr était de soumettre son jugement au leur. Et pourquoi avait-on des autorités, si ce n'est pour s'en rapporter à elles dans les cas les plus graves? Qui sait à quels dangers on allait succomber sans la vigilance de ces magistrats! Qu'on se tint seulement en repos ! Les gens tranquilles n'avaient jamais rien à craindre ; pourquoi se mêler de ce qui ne les regarde pas? C'était aux ambitieux et aux méchants d'avoir peur. Les prisons en regorgeaient. Ils allaient se jeter sur Paris et tout mettre à feu et à sang, quand ils avaient été découverts par les au¬ torités. Il fallait pourtant bien sauver la nation ; on 11e pouvait laisser périr le peuple sans prendre des mesures. » Voilà ce qui se disait en d'autres termes, les 2, 3, A et 5 septembre 1792, quand on osait parler. Car . y FIN DE LA ROYAUTÉ. 38!) c'est là ce que l'on a entendu, à toutes les époques de notre histoire, lorsque la force ou la ruse a pris la place de la justice. Et, si quelqu'un poussait l'humanité jusqu'à exciter les officiers de la garde nationale à se¬ courir ceux qu'on égorgeait, la réponse était toujours la même : « Nous n'avons pas d'ordre. » Ils n'avaient pas d'ordre d'arrêter la main des égorgeurs; fidèles à la consigne, ils restaient immobiles, l'arme au pied, lais¬ sant passer des rivières cle sang; et ils terminaient leurs rapports par ces mots : « Rien de nouveau. » Voilà comment Paris resta sourd, pendant cinq jours, aux cris cle mort des victimes, aux hurlements des meurtriers. Huit cent mille hommes se bouchèrent les oreilles pour ne rien entendre. L'âme cle Marat plana cinq jours sur Paris, et Paris sembla ne pas s'en apercevoir. Je l'ai dit, la peur avait ramené l'an¬ cienne servilité; la servilité, comme toujours, étouffa la pitié. Les jours suivants, la Commune, par son comité de surveillance, engage les provinces à suivre l'exemple de Paris, et à répéter l'acte sauveur. Danton laisse partir cette invitation au carnage, sous le sceau du ministre de la justice. Les massacres se répètent en province, à Reims, à Meaux, par imitation. A Ver¬ sailles, les prisonniers ramenés d'Orléans sont égor¬ gés jusqu'au dernier. Mais comme les municipalités cle province ne présidaient pas à ces massacres, ils ne res¬ semblèrent à ceux de Paris que par l'atrocité. Point de 390 LA RÉVOLUTION. ■simulacre de justice, point de salaire réclamé, point de sécurité dans le carnage; mais ce qui se voit au milieu de toutes les barbaries, la fureur, la hâte, la précipi¬ tation chez les assassins, et #,ussi, çà et là, la pitié et îe courage impuissants dans les autorités. La liberté, enfin conquise, eût pu seule apaiser et racheter les victimes de septembre. Au contraire, ces terribles plaies saignent encore; combien de temps suf¬ fi ra-t-il de les étaler au jour pour faire reculer l'avenir? Ce qui effraye presque autant que les meurtres, c'est la complaisance qu'ils trouvèrent dans la conscience publique, tant que la force les protégea. 11 se passa plusieurs mois avant que quelqu'un osât donner leur nom aux massacres; les plus audacieux les appelaient les événements ou les expéditions de septembre. Quand on cessa de les approuver, le silence, l'oubli les cou¬ vrirent. Enfin vint la critique détournée, timide, et cela parut longtemps le comble de la vertu. La conscience humaine est plus fragile qu'on ne pense; tant que les forfaits sont les plus forts , elle disparaît et fait la morte. Ces massacres mirent une rivière de sang entre les girondins et les montagnards; les premiers en firent ■contre les seconds une accusation perpétuelle, d'où la réconciliation fut impossible. Une fatalité s'attacha aux uns et aux autres, soit qu'ils eussent commis le crime, soit qu'ils l'eussent laissé commettre. Ce fut la robe rouge de Nessus aux flancs du peuple-Hercule. FIN DE LA ROYAUTÉ. 391 11 est difficile à un pouvoir qui usurpe de ne pas se couvrir de quelque grand coup sanglant; le coup cl'Etat de septembre assure l'obéissance à la Commune pour dix-huit mois. LIVRE ONZIÈME. LA GUERRE. I. l'art militaire. L'art militaire nous donne un point mathématique pour nous orienter au milieu des accusations fiévreuses des partis. Quand Guibert écrivit son traité de tactique, en 1789 , il commença par déclarer que les grandes guerres étaient finies et que l'on ne reverrait plus de # batailles. Voilà ce que proclamait la théorie. C'était justement à la veille des batailles qui ont rempli un quart de siècle. 11 est frappant que tout ce qui regarde le métier, les évolutions, les manœuvres, ait été réglé dès 1791 dans l'ordonnance qui devint la table de la loi de l'armée; ces dispositions semblèrent si complètes dès l'origine, que pendant cinquante ans on n'y ajouta pas un détail important. LA GUERRE. 393 Les guerres de la République et de l'Empire se suc¬ cédèrent sans modifier ce code des batailles. Frédéric avait innové. La Révolution et Napoléon reçurent de ses mains le mécanisme porté à sa perfection. Sans cloute ils devaient y ajouter beaucoup, mais principalement dans ce que Napoléon appelle la partie divine de l'art. C'est ainsi que, dans tous les arts, les plus grands chefs-d'œuvre ne se produisent que lorsque la partie mécanique a reçu déjà de la génération précédente son complet développement. Les procédés de la peinture murale avaient été in¬ ventés avant Michel-Ange et Raphaël ; voilà pourquoi ils les mirent si. librement en usage. De même ces ter¬ ribles peintres de fresque, Kléber, Hoche, Marceau, Moreau, Bonaparte; ils n'eurent pas à broyer leurs couleurs. II. LA COALITION. — MANIFESTE DE BRUNSWICK. C'est un malheur pour moi d'être forcé ici d'abré¬ ger les récits militaires ; car si l'on isole du spectacle des armées celui de l'intérieur, on voit au dedans un peuple furieux sans apercevoir la cause de sa fureur. Il semble alors qu'il soit possédé d'un délire inexplicable. 394 LA RÉVOLUTION. Pourquoi ce vertige? pourquoi ces soudaines recrudes¬ cences de barbarie? Les effets les plus terribles se suc¬ cèdent sans intervalle. La colère monte, elle devient désespoir, rage, démence; et la cause, où est-elle? Le plus souvent elle échappe. Il arriverait quelque chose de semblable, si l'on voyait l'intérieur d'une ville surprise pendant la nuit et assiégée, et qu'on ne sût rien de ce qui se passe autour de ses murailles. On entendrait le tocsin sur toutes les-tours. De chaque bouche sortirait un cri de mort. On verrait des hommes pleins de fureur et de désespoir courir, appeler, s'exciter les uns les autres, hâter les indolents, réveiller les endormis, châtier les suspects, et tous pris de frénésie comme s'ils touchaient à leur dernier moment. Dans cette nuit profonde, les habitants se prendraient réciproquement pour adver¬ saires, ils se frapperaient les uns les autres,.sans se reconnaître. En supposant que vous ignoriez que l'en¬ nemi est sur la brèche ou dans les fossés, cette ville,' ainsi éperdue, vous semblerait en démence. Tous juge¬ riez au moins que vous avez affaire à des barbares; et tout ce que vous rencontreriez, à chaque pas, dés¬ ordres, violence, vous ferait horreur jusqu'au moment où la foule vous entraînerait vers l'endroit où elle se précipite. Alors, en voyant tout à coup l'ennemi couvrir l'horizon, envelopper l'enceinte, monter à l'as¬ saut le fer et le feu à la main, votre stupeur cesserait. Vous comprendriez pourquoi des hommes, déjà à demi LA GUERRE. * 395 la proie de l'ennemi, ont invoqué la mort et frappé au hasard. Délire, cris, fureur, s'expliqueraient sur-le- champ." Dans une situation si formidable, vous ne juge¬ riez pas ces hommes par les règles accoutumées; et si, ayant déjà le couteau sur la gorge, livrés par une partie des leurs, ils parvenaient néanmoins à force d'énergie surhumaine à s'affranchir du joug de fer qu'on voulait leur imposer; si, à moitié garottés, ils garottaient leurs envahisseurs et les chassaient par delà les frontières, ce serait là un spectacle sublime auquel il vous serait im¬ possible de ne pas donner votre admiration. Yoilà ce qu'il faudrait avoir constamment sous les yeux quand on approche de la Terreur, et que l'on veut conserver un esprit d'équité envers ceux-là mêmes qui semblent s'être dépouillés de toute justice. La suprême iniquité est de les juger par les règles des temps ordinaires. Assiégée par l'univers, cette so¬ ciété se met au-dessus des lois. La fureur devient une partie de la tactique. A chaque menace de l'étranger, elle répond par un acte qui la brouille davantage avec lui. Défi de haine dans lequel la Révolution était sure de l'emporter. Le manifeste de Brunswick marque la première époque cle la contre-révolution. Elle ne sait pas encore couvrir ses haines et ses projets. Tant de franchise dans la menace, ce fut la plus grande faute de la coa¬ lition. Depuis ce temps, tout le monde a appris que ces 39G LA RÉVOLUTION. sortes de projets ne réussissent qu'en affichant le projet contraire. Au lieu de menacer, qui ne sait aujourd'hui que le duc de Brunswick aurait dû caresser la Révo¬ lution? Il aurait dû déclarer bien haut, que ses troupes étaient des alliés, qu'elles venaient pour affermir la liberté de la noble nation française. Loin de vouloir la démembrer, c'était pour fraterniser avec elle que le peuple prussien avait quitté ses foyers. Il est douteux, je l'avoue, que ce langage eût trompé les Français, car ils avaient alors des instincts puissants qu'ils ont perdus et qui les avertissaient des pièges. Du moins le duc de Brunswick aurait fait tout ce qu'il pouvait pour sa cause; au lieu qu'en démasquant le fond de ses desseins, il les ruinait d'avance. Ce fut la même im¬ possibilité de se déguiser jusqu'au bout, qui avait em¬ pêché Louis XVI et la reine de suivre les conseils empoisonnés de Mirabeau. Nul ne savait alors mentir avec sérénité. La terreur devint un moyen de stratégie, comme elle l'avait été quelquefois chez les anciens. Paris fut la tête de Méduse; elle s'opposa à l'ennemi à mesure qu'il avançait. Les généraux étrangers, qui n'avaient qu'à marcher sur Paris, en furent détournés par la face du monstre. Ils crurent ne pouvoir vaincre à leur foyer ceux qui avaient vaincu la nature même. LA GUERRE. 397 III. LA MARSEILLAISE. La véritable réponse au manifeste de Brunswick fut la Marseillaise de Rouget de Lisle. Un chant sortit de toutes les bouches ; on eût pu croire que la nation entière l'avait composé; car au même moment, il éclata en Alsace, en Provence, dans les villes et dans la plus misérable chaumière. C'était d'aborcl un élan de confiance magnanime, un mouve¬ ment serein, la tranquille assurance du héros qui prend ses armes et s'avance ; l'horizon lumineux de gloire s'ouvre devant lui. Soudainement le cœur se gonfle de colère à la pensée de la tyrannie. Un premier cri d'alarme, répété deux fois, signale de loin l'ennemi. Tout se tait; on écoute, et au loin on croit enten¬ dre, on entend sur un ton brisé les pas des envahis¬ seurs dans l'ombre ; ils viennent par des chemins cachés, sourds; le cliquetis des armes les annonce en pleine nuit, et par-dessus ce bruit souterrain, vous discernez la plainte, le gémissement des villes prisonnières. L'in¬ cendie rougit les ténèbres. Un grand silence succède, pendant lequel résonnent les pas confus d'un peuple qui se lève; puis ce cri imprévu, gigantesque, qui perce 398 LA RÉVOLUTION. les nues : Aux armes ! Ce cri de la France, prolongé d'échos en échos, immense, surhumain, remplit la terre!... Et, encore une fois, le vaste silence de la terre et du ciel ! et comme un commandement militaire à un peuple de soldats! Alors la marche cadencée, la danse guerrière d'une nation dont tous les pas sont comptés. A la fin, comme un coup de tonnerre, tout se précipite, La victoire a éclaté en môme temps que la bataille. IV. CAMPAGNE DE L'ÂRGONNE. — VAL M Y. • Le 28 avril 1792, les armées françaises prennent l'offensive clans cette guerre qui devait durer vingt-trois ans. D'après un plan de Dumouriez, elles se jettent en Belgique. On comptait y trouver un pays presque vide d'ennemis, favorable aux choses nouvelles, et l'on es¬ pérait profiter de la surprise pour frapper un grand coup et peut-être pour acquérir les Pays-Bas. A la seule vue des ennemis, près de Mons, la colonne de Biron est prise de panique ; elle se débande et s'enfuit dans Valenciennes. La colonne de Théobald Dillon, à l'ap¬ proche de Tournay, est saisie du même vertige. Elle entraîne son général, et le massacre en rentrant dans LA GUERRE. 399 Lille. Seul, le général La Fayette avait maintenu son corps en bon ordre; il s'avançait vers Namur. Mais ayant appris la débandade du reste de l'armée, il s'était retiré à temps. Ainsi, cette immense guerre commence par une panique; il y avait comme une guerre intestine entre les soldats et les officiers, tous s'accusant de vouloir trahir ou fuir. Rochambeau avait été remplacé par Luckner; l'in¬ capacité s'était ajoutée à l'inertie. Après une vaine dé¬ monstration , Luckner se retire de Courtray, de Menin, et cette retraite précipitée avait achevé de tout perdre. N'osant plus rouvrir la campagne, Luckner tenait ses troupes enterrées dans les camps de Valenciennes et de Maulde. Ces commencements sinistres remplissaient de joie les amis de la cour ; pendant ce temps, la grande colonne des Prussiens, de quatre-vingt mille hommes, partie de Coblentz le 27 juillet, s'avançait en ligne droite sur Paris, que couvrait seule la petite armée de la Moselle. La Fayette, obligé de fuir ses propres sol¬ dats, avait laissé cette armée sans direction, découra¬ gée, divisée, presque désorganisée, depuis la dispari¬ tion de son chef. La route était ouverte jusqu'à Paris; et, dans cet intervalle, seulement des rassemblements formés à la hâte, de volontaires, de fédérés, la plupart • sans armes, incertains de ce qu'ils ont à faire, prêts à donner leur vie, mais remplis de soupçons, tenant 400 LA RÉVOLUTION. tout général pour ennemi, et par là souvent aussi reclou- tables à leurs chefs que l'ennemi lui-même. A aucune époque la France ne fut en plus grand péril. Sans le 10 août, nul doute qu'elle était envahie. Aucun changement n'aurait été fait dans la direction de l'armée, partagée entre plusieurs généraux, plus occupés du dedans que du dehors. Nul plan, nulle résolution, partout l'incertitude, l'inertie; le plus inca¬ pable, Luckner, maître cle tout; Dumouriez, confiné clans le petit camp de Maulde; La Fayette, occupé de sauver la cour et joué par la cour; Montesquiou, isolé et perdu en Savoie; pas une décision forte, ni l'offensive, ni la défensive; qu'attendait-on pour sortir de ce sommeil? L'apathie calculée cle Louis XYI s'était communiquée du cœur aux extrémités ; une main cachée arrêtait tout mouvement. Le 10 août, donna le commandement à un seul général, Dumouriez, et ce fut le salut. 11 arrive à Sé- clan, de sa personne, le 28 août, et se fait suivre en Champagne de tout ce qu'il peut enlever de troupes à la Belgique. On ignore si c'est à lui ou à Servan qu'est dû le plan de défense clans l'Argonne. Qui a vu là le premier les Thermopyles? On ne peut le dire avec certitude. Mais qui ne connaît les cinq passages de cette forêt cle douze lieues, « le Chêne-Populeux, la Croix-au-Bois, Grand-Pré, la Chalade, les Islettes? » Qui ne sait que Dumouriez, « par une légèreté impardonnable, » laissa LA GUERRE. 401 un de ces passages ouverts, la Croix-au-Bois, et que les Prussiens, s'en étant emparés, eussent pu l'entourer dans les marais et les bois, et le forcer à mettre bas les armes? C'est Dumouriez qui, avec une humilité rare chez un militaire, a confessé lui-même sa faute; en effet, il l'a réparée aussitôt que commise. Sa retraite, le 16 septembre à minuit, du camp de Grand-Pré, sa marche de nuit de l'autre côté de l'Aire, sa disparition et sa prompte volte-face, toutes ses combinaisons dé¬ truites et refaites, son armée coupée et rassemblée, perdue et sauvée, avant que l'ennemi s'en soit aperçu, le sang-froid des troupes dans l'extrême péril, et la panique dès qu'on fut en lieu sûr, dans le camp de Sainte-Ménéhould, ce mélange d'héroïsme et d'épou¬ vante, de calcul et d'imprévoyance, ouvrait la guerre épique'-de la Révolution. Tout consistait, comme dans les temps désespérés, à gagner des jours, des moments, pour laisser aux volontaires le temps de joindre cette petite armée de vingt-cinq mille hommes qui seule couvrait la France contre quatre-vingt mille Prussiens. C'est à quoi servirent ces longues haltes de Dumouriez, au milieu des abattis, dans une forêt impraticable. Pendant ce temps, Beurnonville arrive de Belgique, Kellermann de Lorraine. Le comble de l'art était alors de temporiser et d'éviter le combat, prudence que l'on rachètera si bien par les cent batailles qui vont suivre. i. 26 402 LA RÉArOLUTION. Les Prussiens aussi semblèrent craindre de tout jouer sur un premier coup de dé. Le roi de Prusse et le duc de Brunswick, des hauteurs de la Lune, se contentèrent de tâter, de loin, par une canonnade, les Français rangés sur les hauteurs du moulin de Yalmy. Les émi¬ grés, mêlés aux rangs des alliés, avaient tant de fois répété que les troupes françaises, commandées par « des bijoutiers », se débanderaient au premier feu, ou se rendraient à leurs princes légitimes! C'était sur cette assurance que les alliés s'étaient engagés si avant, au cœur de la France, sans vivres, sans appuis man¬ quant de tout, déjà inquiétés par les garnisons de Montmédy et de Sedan. Le 20 septembre, la terrible canonnade commence. Les deux armées, immobiles, l'arme au pied, se mesu¬ rent des yeux, à travers la pluie de boulets de Yalmy. La plus forte de ces armées par le cœur, non par le nombre, obligera l'autre de reculer sans combat. Il semble que ce soit une convention tacite ; on éprouvera les âmes plutôt que les bras, car on n'en vint pas aux mains. On n'attaqua pas à l'arme blanche, ni avec les petites armes. Le canon seul décida tout. Mais, ô mi¬ racle ! après une journée entière, les volontaires fran¬ çais n'ont ni fui, ni acclamé les princes légitimés; ils ont tenu à la mitraille, ils ont reçu le baptême de feu; ces volontaires sont des hommes, ils sont toujours là, à leurs rangs,'commandés par Kellermann. L'expérience parut complète au duc de Brunswick. Il ne chercha pas LA GUERRE. 403 il engager la bataille, mais il se résolut à la retraite. Goethe, spectateur indifférent entre les deux armées, prononça cette parole qui ne fut contredite par per¬ sonne : « Aujourd'hui commence une époque nouvelle de l'humanité. » Alors on comprit l'héroïsme de Beaurepaire qui s'était brûlé la cervelle au moment de la reddition de Verdun. Jamais triomphe d'envahisseurs ne devint si vite •confusion et désespoir. Ils comparaient eux-mêmes leur retraite à la fuite de Pharaon à travers la mer Piouge; •car les cataractes du ciel s'ouvrirent sur les fuyards. La dyssenterie, les ravins de Grand-Pré pleins de sang, la faim, la soif, au milieu d'un déluge de fange, ache¬ vèrent le désastre. Un tiers de l'armée ennemie resta •enterré dans l'argile et la craie délayée de la Cham¬ pagne. Selon l'ordinaire, le duc de Brunswick allait répétant qu'il était vaincu par les éléments, non par les hommes. Les émigrés déploraient et subissaient l'étiquette qui obligeait leurs princes de se tenir à la pluie, sans manteaux, devant le roi de Prusse, resté lui-même sans manteau. Que serait-il arrivé si Dumouriez, profitant de ce naufrage, eût poursuivi l'épée dans les reins cette ar¬ mée aux abois ; si Custines, maître de Mayence, se fut rabattu sur Coblentz et eût fermé le Rhin, au lieu d'aller se ruiner lui-même dans sa vaine entreprise de Francfort? C'est là ce qui terrifiait d'avance les Prus- 404 . LA RÉVOLUTION. siens; ils se voyaient perdus, en tête, en queue, sans espoir de rentrer en Allemagne. Mais les temps n'étaient pas venus de prendre une armée entière dans un coup de filet. Les esprits n'étaient point faits à ces vastes destructions d'hommes. D'ail¬ leurs les Français avaient été à deux doigts de leur perte ; il leur suffit d'abord-de se sentir sauvés. Dumouriez eut pu achever l'ennemi qu'il tenait dans ses mains, s'assurer le Rhin, courir, prendre la Bel¬ gique à dos. Mais de telles combinaisons n'étaient alors dans l'esprit de personne ; la panique du camp de Sainte-Ménéhould mettait en garde Dumouriez contre les vastes entreprises. Il lui sembla plus sage, en lais¬ sant aux éléments le soin d'achever sa victoire, de ramener les Français en Belgique par le chemin qu'ils avaient pris pour en,sortir. Ici une observation qui se vérifie chaque jour dans toutes les carrières, mais nulle part autant que dans la vie militaire, jette une grande lumière sur la conduite étrange du général français. On se demande encore si. ce fut trahison, connivence, arrangement secret avec le duc de Brunswick. Rien de tout cela. Il arriva à Dumouriez ce qui arrive à tout homme de talent qui a médité longtemps un projet auquel il attache une idée de gloire, et qui se trouve violemment interrompu, au moment de l'exécuter, par quelque accident imprévu. Dès que l'accident a passé., il revient à sa première combinaison, sans se demander s'il ne conviendrait pas LA GUERRE. 405 de l'abandonner entièrement depuis que les circon¬ stances ont changé ; tel est l'effet d'une certaine inertie de l'intelligence, qui, chez les meilleurs, aime mieux revenir à une conception hors de saison, que se donner la peine d'en chercher ou d'en improviser une nouvelle.. Pendant des mois, Dumouriez avait médité l'inva¬ sion de la Belgique; il avait été forcé d'y renoncer par la nécessité de chasser les Prussiens de la Champagne* Dès que ce résultat fut obtenu, .il ne vit rien de plus pressé que de reprendre son ancien projet, sans se de¬ mander si ce qui était pour lui le principal n'était pas devenu l'accessoire. Le génie seul sait profiter de chaque pas nouveau pour faire un second pas de Titan et ne jamais retom¬ ber dans l'ornière ancienne. Voilà comment s'explique ce prompt départ de Dumouriez , pourquoi il lâche prise, permet aux Prussiens de se retirer jusqu'au Rhin et de le franchir en liberté. Il charge Kellermann de les observer plutôt que de les poursuivre. Pour lui, tout à son projet, il court à Paris donner l'impulsion vers les Pays-Bas, sans doute aussi jouir de sa victoire, en éblouir les jacobins, comme s'il l'eût achevée. Par ce qui vient d'être dit, l'idée de la campagne de 1792 ressort avec évidence. Si ce fut une grande pensée que le choix de celte forêt de douze lieues pour y arrê¬ ter les Prussiens, ce ne fut pas cependant la combinai¬ son qui caractérise le mieux les journées de Grand-Pré et de Valmy. 406 LA RÉVOLUTION. Plusieurs généraux auraient pu avoir l'idée de dis¬ puter à l'ennemi les passages de l'Argonne. L'inspiration de la campagne cle 1792 est très-différente. Quand les Prussiens eurent pris le passage de la Croix-au-Bois et qu'ils eurent tourné les Français, un général ordinaire se serait cru perdu ; il se serait hâté de faire retraite et de regagner ses communications avec la capitale. Dumouriez fit le contraire. Il laissa les Pi ■ussiens se placer entre Paris et lui, jugeant très- sainement que c'étaient eux et non lui qui couraient à une perte certaine. Soit qu'ils marchassent sur Paris, soit qu'ils restassent immobiles, il comprit qu'ils étaient placés dans une situation qui empirait à chaque mo¬ ment, puisque, ayant perdu leur ligne d'opération, le moindre échec pour eux devait être une ruine. On a même prétendu 1 que Dumouriez aurait dû temporiser davantage, laisser Brunswick s'engager plus avant vers Paris, au delà de la Marne. Mais c'eût été mettre à une trop grande épreuve la patience des Parisiens; certainement ils n'eussent pas supporté un pareil voisinage cle l'ennemi. C'était bien assez de tolé¬ rer l'immobilité apparente cle Dumouriez clans son camp de Sainte-Ménéhould ! Qu'eût-ce été s'il eût cédé Châ- lons et la Marne sans coup férir? Qui ne se serait cru trahi ? Déjà le Conseil exécutif désespéra dès qu'il vit, à !. Le maréchal Gouvion Saint-Cyr. LA GUERRE. 407 Vouziers, les Prussiens entre Paris et l'armée française. 11 pressa le général français de faire retraite sur Reims. Dumouriez ne se-laissa pas aller à ces craintes chimé¬ riques ; il méprisa ce qu'il appela une houzardtàille. II resta immobile sur les flancs et les derrières de l'ennemi ; cette combinaison se trouva, en effet, si juste, que les Prussiens ne songèrent plus qu'à se rouvrir le chemin du Rhin. Personne n'a remarqué que cette manœuvre de Du¬ mouriez est justement celle que Napoléon tenta comme suprême ressource dans la dernière période de la cam¬ pagne de 1814. Lui aussi se plaça sur les derrières cle l'ennemi et laissa Paris à découvert. Mais cette habileté ne lui servit de rien, parce que les forces étaient alors trop inégales; l'ennemi qui avait eu peur de Dumouriez négligea impunément Napoléon. Ainsi, cette prodigieuse guerre de 1792 à 1814 commence et finit par la même combinaison militaire. La même stratégie sauva et perdit la France; dans le pre- « mier cas, parce que les forces étaient encore assez égales pour que l'art pût donner la victoire; clans le second, parce que l'inégalité était trop grande et qu'il n'appar¬ tenait plus à aucun art de la faire disparaître. Au reste, la défense des défilés de l'Argonne, le découragement des alliés, .eurent une conséquence bien plus grande que la délivrance momentanée du territoire. Cette campagne changea l'esprit et les plans de la coa¬ lition. Entraînée par la furie des émigrés, elle avait 408 LA RÉVOLUTION. voulu marcher sur Paris, convaincue qu'en frappant la tête, elle serait maîtresse des membres. Ce plan, qui pouvait seul réussir, fut abandonné après l'expérience de 1792 ; il ne sera repris que vingt-deux ans plus tard, contre l'Empire. On peut dire que, clans cet intervalle, le souvenir de l'Argonne protégea la France, puisque désormais l'auclace manqua aux étrangers; ils avaient vu de près la Révolution à son foyer; ils en avaient rapporté un sentiment d'épouvante ou de respect. On ne les verra plus se jeter, tête baissée, dans le gouffre; la témérité leur ayant si mal réussi, ils re¬ tournent à l'ancienne prudence, à la guerre de sièges. Ils ne tenteront plus désormais un pas, sans s'être as¬ surés des places fortes; par là, ils donneront à la Révo¬ lution le temps de se reconnaître; ne sera-ce pas son salut? Dès. que les étrangers reprenaient l'ancienne tac¬ tique, au moment où la France inaugurait la nouvelle, ils perdaient leurs avantages. C'était la lutte entre l'art suranné et le grand art moderne; celui-ci ne pouvait manquer de l'emporter. Dès ce moment, il est permis de se demander si le terrorisme était nécessaire pour que le plan le meilleur l'emportât sur le pire, et si l'art a besoin de l'échafaud. Question qui ne se présente ici qu'indirectement et qui sera examinée plus loin. LA GUERRE. 409 Y. CAMPAGNE DE BELGIQUE. •— JEMMAPES. Dumouriez part le 20 octobre de Paris la bataille de Jemmapes éclate le 6 novembre, comme une mer¬ veille. Des hauteurs formaient un boulevard naturel au-devant de Mons ; les Autrichiens, sous le duc de Teschen, en occupaient les trois faces, dans les vil¬ lages de Quareignon, cle Jemmapes et de Cuesmes. lis n'avaient, il est vrai, que vingt mille hommes à opposer aux trente mille de Dumouriez; mais l'avantage des lieux, le plateau élevé d'où il fallait les chasser, les re¬ doutes étagées, à mi-côte , rétablissaient une sorte d'égalité. Les volontaires français oseraient-ils escalader ces hauteurs hérissées de canons? La panique du mois de mai, dans ces mêmes lieux, ne reparaîtrait-elle pas? Dumouriez parut hésiter ; il entama une sorte de canon¬ nade de Valmy. Les troupes elles-mêmes demandèrent à marcher au feu ; le général sembla céder ; il donna enfin l'ordre d'attaque à midi. Avec des troupes si jeunes, si impressionnables, il n'était pas question de manœuvres. Chacun attaqua ce qu'il avait devant lui ; aucune partie de l'armée ne porta secours à l'autre. Le centre, sous le duc de Chartres, 410 LA RÉVOLUTION. emporte Jemmapes; la gauche, la droite, chargent à leur tour. Les Autrichiens sont refoulés, et l'action n'a pas duré deux heures. L'effet du village de Jemmapes enlevé à la baïonnette fut incomparable. Ce n'était plus là, comme en Champagne, une lutte d'artillerie. Les Français retrouvèrent, dans ce jour, leur arme natu¬ relle, la baïonnette. De jeunes soldats avaient osé ce que les plus anciens ne se rappelaient pas avoir fait. Ainsi, on ne resterait plus sur la défensive; on allait prendre une offensive hardie, comme il convenait au génie de la France. Tel fut le premier résultat de la journée de Jem¬ mapes; elle montra que les Français pouvaient encore gagner des batailles, ce que l'on avait presque oublié depuis Fontenoy. Les ennemis n'avaient point été enta¬ més , mais ils avaient reculé ; cela suffit à notre première ambition de gloire. Une immense perspective s'ouvrit. Jemmapes fut comme une promesse de victoires inconnues, la pre¬ mière porte triomphale dans ce chemin où les Français allaient s'élancer; voilà pourquoi son nom n'a été effacé par aucune autre victoire. On verra bientôt des con¬ ceptions plus vastes, des résultats 'plus grands, des mouvements plus savants. Mais cette première bataille restera dans la mémoire comme ces premières œuvres d'un artiste auxquelles manquent encore plusieurs des qualités que le temps développera plus tard, et qui sont rachetées par une inspiration spontanée et populaire. LA GUERRE. 4M Ce fut, en effet, la journée cle l'enthousiasme. Au plus fort cle la crise, la principale tactique du général en chef fut d'entonner la Marseillaise. Tous firent l'office de capitaines, jusqu'au valet de chambre cle Dumouriez qui, un moment, remplaça son maître. Le général français ne fit rien pour prévenir l'ennemi sur la Meuse, ou le refouler vers la mer. Ces sortes de combinaisons' pour détruire une armée ennemie, qui sont aujourd'hui les lieux communs de l'art militaire, se présentaient à peine à l'esprit des meilleurs officiers. Personne ne vit les fautes cle Dumouriez qui, avec cent mille hommes contre quarante mille, laissa échapper les Autrichiens, comme il avait laissé échapper les Prus¬ siens. C'était assez, pour un jour, d'avoir appris à vaincre; il fallait longtemps encore pour apprendre à user cle la victoire. Jemmapes ne coûta aux Français que sept cents morts et treize cents blessés, les ennemis perdirent quatre mille hommes. Que sont ces chiffres en comparaison des hécatombes qui se préparent? Un mois après, les Français entrent dans Aix-la-Chapelle; ils y prennent leurs quartiers d'hiver; mais ils n'ont pu atteindre le Rhin. Ainsi finit la campagne cle 1792 en Belgique. A voir l'enthousiasme d'indépendance dont chacun était enivré et l'indignation contre l'agression des rois, qui n'eût pensé que le respect cle l'indépendance d'autrui était désormais un principe gravé au fond de tous les cœurs? Mais il ne devait point en être ainsi. Trop sou- 412 LA RÉVOLUTION. vent, ce que nous appelons chez les autres invasion, fureur, barbarie, nous l'avons appelé, quand il s'est agi de nous, progrès, intervention, civilisation. VI. LES ARMÉES DE LA RÉVOLUTION ET LES ARMÉES DE L'EMPIRE. Des déchirements de la France intérieure, les regards se portent, pour se reposer, sur les armées. C'est là, en effet, que se trouve la paix, jusqu'au milieu des batailles, je veux dire la concorde, une fraternité véri¬ table, comme si les Français, en rentrant dans le fond de leur nature guerrière, y retrouvaient la vraie force, compagne de la sérénité et de l'union des cœurs. Depuis la fin de 1792, le tempérament des armées change ; la République s'y réalise dans les mœurs. « Nous mîmes la cité dans les camps. » Le mélange in¬ time du civil et du militaire ne s'était pas revu depuis les Romains. Les émigrés crurent déshonorer les armées de la Révolution en les appelant les armées des avocats. C'étaient des avocats aussi que César et Caton. La simplicité entra si bien dans les mœurs mili- • taires, qu'à aucune époque du monde il ne se vit rien de semblable. Jamais le désir du bruit, du clinquant LA GUERRE. 413 ne fut plus loin des hommes; les officiers ne se distin¬ guaient pas des soldats, et l'obéissance fut entière. Quant aux généraux, ils tenaient à se confondre par le costume même avec le gros de la nation. On ne put décider Desaix, Moreau, à porter leur uniforme. Ils portaient cette même redingote grise, qui devait plus tard cacher le maître. Comparons les armées de la Révolution à celles de l'Empire. Les principales différences entre elles consis¬ tent en ceci : Les armées de la République ont grandi dans la défaite ; jamais plus redoutables que le lendemain d'un échec. Les armées de l'Empire sont nées dans la victoire ; dès que la victoire leur a manqué, elles se sont senties ébranlées. Entre les deux générations militaires, le change¬ ment est surtout frappant dans les chefs. Kléber, Hoche, Marceau, n'ont jamais douté de leur cause ni d'eux-mêmes. Les généraux de l'Empire ont tous une époque où ils ont commencé à douter et d'eux-mêmes et de leur parti. Chacun d'eux a sa date fatale : Dupont après Ray- len, Masséna après le Portugal, Augereau après Eylau, Victor après Talavera, Vandamme après Kulm, d'Er- lon, Reille après Victoria. Les généraux de la République n'ont point de ces 414 Là RÉVOLUTION. dates de découragement. Ils ne parurent jamais plus fiers qu'après Mayence et la première Vendée. Les armées républicaines ont cru à la trahison, jamais à la fatalité. Elles n'avaient pour elles aucun prestige, et dans les commencements aucun art. Les armées impériales étaient soutenues par le pres¬ tige. Dès qu'il s'est affaibli elles se sont étonnées. Elles croyaient à la fatalité. Après une campagne perdue, tout fut perdu. Elles vivaient dans leur chef; elles tom¬ bèrent avec lui. Les armées républicaines renaissaient de leur propre désastre; elles n'avaient pas personnifié la fortune dans un nom. Vaincues, elles se sentaient invincibles et ne son¬ geaient qu'à combattre. Elles avaient tout contre elles, leur inexpérience et celle de leurs chefs. Les armées impériales avaient tout pour elles : le métier et l'art. Cependant les premières ne purent être détruites : tout un peuple était avec elles. Les secondes périrent dès que leur chef fut atteint. Pourquoi combattre? s'écria un grand nombre; nous u'avons plus d'Empereur. Il n'est pas sans exemple que des armées admira¬ blement instruites aient conquis une partie de l'Europe en divisant leurs ennemis. Mais que des armées impro¬ visées, sans art, sans approvisionnements, pauvres et LA GUERRE. 415 nues, aient résisté aux efforts simultanés du monde en¬ tier, c'est là ce qui ne s'était pas vu encore. Les armées de la Révolution ont prouvé que les Français pris en masse étaient capables des plus hautes vertus républicaines ; car rien de semblable ne s'était montré depuis les plus beaux temps de Rome. Je ne parle pas seulement du courage qui ne fut jamais porté plus haut; je parle du désintéressement, de l'oubli de soi-même, de la simplicité, du désir d'être et non de paraître, du mépris de toute jactance. Ces vertus et tant d'autres semblaient refusées aux Français; ils les montrèrent toutes. On peut juger par là de ce qu'il a fallu de génie de corruption pour les en dépouiller. Les armées républicaines avaient toutes les qualités nécessaires pour la défense du territoire ; elles faisaient un avec la nation, avec le bourgeois, le paysan, le vo¬ lontaire; union intime sans laquelle il n'y aura jamais de succès possible dans une guerre d'indépendance. Mais, transportées chez les peuples étrangers, elles n'y portèrent point la passion de la conquête. Elles ne sen¬ taient aucune haine contre les nations qu'elles traver¬ saient. Elles aspiraient à revoir cette patrie qu'elles avaient rendue libre. Ce sentiment était aussi vif dans les géné¬ raux que dans les soldats; on le retrouve dans tous. Les armées de l'Empire étaient faites pour la con¬ quête, et seulement pour elle. Yoilà pourquoi l'organi¬ sation matérielle en fut changée. On forma d'immenses ' 416 LA RÉVOLUTION. rassemblements de cavalerie, qui étaient à eux seuls des armées, comme pour saisir et brider d'un seul coup tout un État. Ce changement, bon pour envahir et ra¬ vager, se trouva vicieux quand il fallut se défendre. Ce n'est pas avec des cavaliers que l'on peut disputer pouce à pouce le territoire. VII. QUE SERAIT-IL ARRIVÉ SI LA FRANCE AVAIT ÉTÉ ENVAHIE EN 1792 ? Si la France avait été envahie en 1792, (je dis là un blasphème i) ne croyez pas néanmoins que l'ancien ré¬ gime eut pu 'être rétabli. Il était déjà trop tard. Les plus ardents royalistes, tels que Bouillé, le déclarent hautement. C'était aussi l'opinion de Mirabeau, celle qu'il soutint à la cour. Même vaincue, la nation fran¬ çaise, en 1792, eût été bien autrement redoutable et fière qu'en 1814 et 1815. Il eût fallu composer avec le volcan en flammes; en 1814, il ne restait que les cendres. Louis XVI, restauré par les Prussiens, n'eût pu être moins libéral que Louis XVIII restauré par la coalition. L'immense soif de liberté qui dévorait alors les Fran¬ çais, n'aurait pu être éteinte par la force seule. Dans LA GUERRE. 4!7 tous les cas, ce que la France possède, elle l'eût cer¬ tainement obtenu, même après une invasion. On n'au¬ rait pas eu ces leurres politiques, ces constitutions, ces ombres que le temps a emportés si loin. Mais les avantages matériels seraient restés hors d'atteinte. Rentrer dans la féodalité était la seule chose impos¬ sible. Vous n'auriez pas vu, il est vrai, les guerres im¬ menses , les capitales prises et perdues. Mais les cinq codes, puisqu'à cela devaient se borûer les conquêtes inattaquables de la France, eussent été rédigés sous tous les régimes. Voilà la part qu'aucun événement, aucun caprice de la destinée ne vous eût enlevée. Car ces codes ne contrarient aucun genre de despotisme. C'est, au fond du navire, le lest impérissable; nulle tempête n'aurait pu vous l'arracher; même engloutis dans l'esclavage, vous l'auriez conservé. Réfléchissez à ceci : la résistance des Français à l'invasion, en 1792-1793, fera l'admiration de tous les siècles, parce qu'elle avait pour mobile le désir de la liberté. Au lieu de vouloir être libres, s'ils n'eussent prétendu qu'aux progrès matériels et au développement des lois civiles, il est hors de cloute que ces progrès pouvaient se payer moins cher dans l'ancien système politique, et s'accomplir sans bouleverser le monde. Il n'était pas besoin de verser si héroïquement son sang pour être des sujets enrichis. La coalition eût fait vo¬ lontiers ce marché. i. n 418 LA RÉVOLUTION. Il faut toujours en revenir au principe établi plus haut : il n'y a dans le monde qu'un embarras, la di¬ gnité , la conscience. Otez le moral des. choses hu¬ maines , il est incroyable combien elles s'arrangent aisément. La liberté seule donne un sens aux guerres sublimes de 1792 à 1797. Supposez, avec les hommes de notre temps, qu'il n'était question que de s'assurer un butin, cet héroïsme est une extravagance. VIII. LA GUERRE SELON LES PRINCIPES DE 1789. C'est dans les questions de guerre que les opinions élevées, magnanimes de la Constituante ont été le plus vite abandonnées par les Français. Il n'en reste, pour ainsi dire, aucune trace dans les esprits. Si l'on compare à cet égard nos maximes à celles des hommes de la Constituante, on ne pourrait croire que nous faisons le même peuple. Us ne se figuraient pas qu'il pût y avoir de l'honneur à continuer une guerre injuste. Us voulaient qu'elle fût abandonnée et que la res¬ ponsabilité tombât sur celui qui l'avait entreprise. C'est LA GUERRE. 419 un des points les plus incontestés des principes de 1789; Mirabeau l'a consacré au nom de tous. Nous pensons, au contraire, qu'une guerre injuste- doit être continuée jusqu'à ce que nous ayons raison de celui qui a le bon droit pour lui. Et cela aussi, nous l'appelons gloire; car nous tirons vanité de toute action de force, pourvu qu'elle réussisse. Le premier système supposait une vraie régénéra¬ tion morale et politique ; on n'a pu s'y tenir. Le second système est le triomphe des petites âmes ; c'est là que vous les trouvez unanimes. LIVRE DOUZIÈME. LA CONVENTION. I. OUVERTURE DE LA CONVENTION. En entrant clans la Convention, le 22 septembre 1792, Collot-d'Herbois se hâte de proclamer la répu¬ blique, mission qui aurait dû être réservée à Condorcet et à Vergniaud; ou, s'il fallait une voix de tonnerre, c'était à Danton de parler. Dans la bouche de l'ancien acteur Collot, la nécessité apparut comme un coup de théâtre. Le lendemain, ce même cardinal de Brienne qui avait convoqué la cour plénière, dit à un conventionnel de la Montagne ,J- : « Vous avez établi la république ; vous avez bien fait. C'est le gouvernement le plus franc. » Hommage qui se répétera souvent de la peur à la nécessité. Il y avait loin pourtant des notables de 1787 à la Convention du 22 septembre 1792. ■1. Mémoires inédits du conventionnel Baudot. LA CONVENTION. 421 Si l'on ne consultait que les yeux, la Convention se distinguait peu de l'assemblée précédente. On voyait, il est vrai, çà et là, quelques députés en car¬ magnole , faite d'une toile de matelas à carreaux bleus et blancs. Mais ceux qui prenaient cette livrée du peuple, par affectation ou par flatterie, n'étaient pas -plus de six ; parmi ces courtisans de la foule, vous eussiez remarqué le capucin Chabot, persécuteur de Condorcet, Granet, de Marseille, futur chambellan de Gambacérès, Thibeaudeau, futur comte dé l'Empire1. Les autres, si l'on excepte Marat, n'affichaient point clans leurs vêtements les passions ou les opinions nou¬ velles qu'ils apportaient avec eux; elles se montraient assez clans leurs paroles. Dès le commencement, les girondins se font des massacres de septembre un premier texte d'accusa¬ tion contre les montagnards; la Convention s'ouvre au milieu de cette vapeur cle sang. On dit : « Il fallait se taire, s'accorder. » Mais c'est la situation qui parlait; et il n'était au pouvoir de personne que le silence se fît. On avait étanché le sang ; peu importe ; il criait, il engendrait la fureur. Danton montre alors un esprit très-conciliant. Je le crois bien; il demandait qu'on oubliât. Comment y réussir? L'empire d'aucune rhéto¬ rique ne va jusque-là. Autre accusation! Les girondins eurent tort de 1. Mémoires inédits du conventionnel Baudot. m LA RÉVOLUTION. soupçonner Robespierre de tendre à une dictature d'ai¬ rain; Louvet se pressa trop de l'accuser. Car, dit-on, Robespierre, dans ses discours de 1792, vante la liberté, dénonce la tyrannie. A ce compte-là, il n'y aurait point de tyrans- dans le monde, puisque tous vantent la liberté. Au fond, la rhétorique joua dans les affaires un rôle qu'elle n'avait jamais joué dans le monde. Une déclamation valait une bataille. Dans un pays dont l'éloquence est l'âme, les mots devaient avoir un empire immense. C'est là qu'on a vu des hommes, des partis entiers se perdre, pour une phrase, de géné¬ ration en génération. Si l'on avait pu tenir compte de ce tempérament oratoire, que d'erreurs eussent été évitées, et aussi que de meurtres ! Tous les partis s'élèvent, par une ardente émulation, à cette même fièvre oratoire. La langue ne pouvait plus être en rien la mesure de la réalité. Ah! si l'on eût su alors tout ce qu'il y avait de passager dans ces mots qu'on allait si vite oublier ! « Quels fu¬ rent ses crimes? Des paroles. » Ce mot sur un con¬ damné s'applique à toute la Gironde. Elle fut, dit-on, imprudente. Elle harcela ses adversaires ; elle combattit par l'éloquence; on allait lui répondre par l'échafaud. Il est vrai que les girondins étaient presque unique-' ment préoccupés de la Montagne. Leur nature éloquente ne pouvait s'en défendre; toujours tentés de voir le principal péril dans ceux qui leur opposaient discours à discours, déclamation à déclamation. Illusion difficile LA CONVENTION. 423 à éviter clans les assemblées où la parole donne et re¬ tire la puissance. Pour des orateurs de profession, l'autorité, le commandement, le règne, l'ennemi, la vie, la mort, tout est dans la parole, seule force qu'on estime ou qu'on craigne. Les actes échappent ou sont comptés pour rien; j'en ai vu des exemples terribles qu'il ne convient pas de rapporter ici. Il y avait, avant tout, cette différence entre les girondins et les jacobins : les premiers crurent la Révo¬ lution chose aisée et commencèrent à s'étonner dès les premiers obstacles qu'elle rencontra ; ils voulaient de plus régénérer le monde, en maintenant la liberté; par là, ils se mettaient en révolte contre tout le passé de la France. Les jacobins ont eu, à cet égard, un sentiment plus net de la réalité. Ils ont aperçu que la question était de forcer un peuple d'être libre; ils le dirent même clairement dans leur adresse : « Yoici notre profession « de foi. Nous voulons despotiquement une constitution « populaire. » Par cet instinct despotique, ils se trou¬ vaient d'accord avec le tempérament de l'ancien régime. On eût pu croire que le génie de Louis XI, de Riche¬ lieu, revivait en eux; d'où leur force au dedans, leur prestige au dehors. Ici, les aveux de M. de Maistre et de Mallet-Dupan sont précieux ; l'exécration est mêlée chez eux de stu¬ peur, d'admiration, comme s'ils voyaient passer le génie despotique de l'ancienne France dans la France nouvelle. , 424 LA RÉVOLUTION. Ce que n'a jamais soupçonné la Gironde, les jaco¬ bins l'ont établi : qu'il s'agissait pour fonder la liberté de vaincre la nature des choses, de créer du néant l'âme civile d'un peuple, d'accomplir un prodige. Us ont vu devant eux une œuvre surhumaine; ils ont juré de l'accomplir avec gloire ou avec barbarie. C'est cette lutte entreprise contre la force des choses qui donne à la.Révolution sa grandeur titanique. Comment avec cette suprême audace concilier la pusillanimité morale que je constaterai encore tout à l'heure? Yoilà une des contradictions humaines qui déconcertent la philosophie, mais qui poussent au comble l'émotion tragique de l'histoire. Les girondins ne portent point avec eux cette fata¬ lité. Us croient qu'il s'agit d'une révolution pareille à celles que le monde a déjà vues ; que les nœuds gor¬ diens se dénoueront presque d'eux-mêmes, que l'en¬ thousiasme suffira pour gouverner le monde renouvelé ; que la parole, la lumière organiseront l'ancien chaos servile. Gomme ils s'imaginent le triomphe facile, ils ne conçoivent, n'admettent que des moyens réguliers, pour une situation unique sur la terre. Après avoir cru tout aisé, ils désespèrent, sitôt que la nature se révolte et que l'impossible leur apparaît. LA CONVENTION. 425 II. PROCÈS ET MOR'T DE LOUIS XVI. C'est dans le procès de Louis XVI que le tempé¬ rament des partis se montre à découvert. En votant l'appel au peuple, les girondins se déchargent d'un grand fardeau ; mais ils font voir qu'ils n'osaient prendre la fonction de la fatalité pour condamner ou pour absoudre ; par là tout le monde sentit qu'ils n'étaient pas la Révolution elle-même. Cela fut compris ainsi par les contre-révolutionnaires. Dans les mémoires de Mallet-Dupan, il est clair que les royalistes comptent sur tous les partis, excepté sur les montagnards. Quant à ceux-ci, ils pensèrent, dans le procès de la royauté, • qu'ils étaient la conscience de la Révolution , qu'ils n'avaient besoin d'interroger la conscience de personne. La question de compétence est le terrain des giron¬ dins. Les autres disent : La Révolution, c'est moi. Yoilà pourquoi ils ont vaincu leurs adversaires. Les révolutionnaires s'étaient créé à eux-mêmes d'immenses difficultés en arrêtant Louis XVI à Varennes, et en forçant de régner celui qui fuyait le trône. Us s'en créèrent de nouvelles et d'infiniment plus 426 LA RÉVOLUTION. grandes par le procès qu'ils lui intentèrent. Ici, toutes leurs vues furent trompées ; car, sans ajouter une seule force à la Révolution, ils déchaînèrent le monde contre elle. Dans des crises semblables, beaucoup de gens croient que le parti le plus violent est le meilleur, parce qu'ils craignent par-dessus tout qu'on les dépasse en audace, à une époque où l'audace est le pouvoir même. Billaud-Yarenne, ce génie de la Terreur, avait eu une lueur imprévue, lorsqu'il avait proposé de recon¬ duire le roi à la frontière, « escorté par une garde suffisante. » Mais combien de fois, clans ce trajet, la terre ne se serait-elle pas ouverte sous les pas du nouvel OEclipe? •De quelque manière qu'on l'envisage, le Destin an¬ tique semble renaître pour lui seul. Il ne pouvait man¬ quer d'être puni de la fortune de ses ancêtres. Sa naissance faisait son crime. La raison d'Etat toute seule, si l'on eût pu l'écouter, eût dit que jamais une dynastie n'a été extirpée par le supplice d'un seul de ses membres. Au contraire, l'im¬ mense pitié qui s'élève ne tarde pas à ramener le plus proche descendant; la condamnation à mort d'un roi n'a jamais servi qu'à relever la royauté. Jacques II, Charles X, ne sont pas revenus de l'exil; mais Char¬ les Ier, Louis XYI sont revenus de l'échafaud sous les figures de Charles II et de Louis XYIII. Ce qui trompa les esprits ce fut d'abord la passion qu'ils prirent pour LA CONVENTION. 427 la raison d'État; en second lieu, ce fut l'exemple des échafauds dressés par l'ancienne monarchie et qui lui avaient réussi. Quand Richelieu décapitait les grands de l'État, il avait sous sa main la noblesse, il la gou¬ vernait par la peur. Au contraire -, quand les conventionnels mirent Louis XVI à mort, la monarchie leur échappa; sur tous les trônes d'Europe on sentit plus d'horreur que de crainte. Il en sortit une guerre implacable, intermi¬ nable, qui renaissait d'elle-même. Pour la soutenir, on se redonna un maître, c'est-à-dire on revint au système qu'on avait juré d'anéantir. La mort du chef d'une famille régnante n'a produit de résultats efficaces que dans l'ancienne Judée et dans l'Italie au moyen âge. Cela vient uniquement de'ce que toute la famille périssait avec son chef et de ce qu'aucun rejeton n'était épargné. Quand deux cent soixante-dix Bentivoglio étaient frappés en une seule nuit, la seigneurie des Bentivoglio pouvait être atteinte. Ces immolations étaient le droit commun dans l'an¬ tiquité; mais aucun terroriste de 1793 n'osa seulement approcher de cette idée. Il en résulta qu'ils déchaî¬ nèrent contre eux la pitié sans extirper leur ennemi. Je ne puis guère douter aujourd'hui que Louis XVI errant à l'étranger sous un nom emprunté, repoussé de lieu en lieu, sans cour, sans États, sans armée, vivant de la complaisance de la Convention, n'eût été cent fois moins redoutable que Louis XVI supplicié au • 428 LA RÉVOLUTION. Temple dans sa femme et ses enfants, les mains liées derrière le dos, guillotiné en face de son palais, rétabli aussitôt dans l'orphelin du Temple; puis, consacré de nouveau, acclamé dans ses frères Louis XVIII et Charles X, surtout dans la légende de douleur et de pitié qui fit de ses derniers moments la Passion de la royauté elle-même, mourante et renaissante sur son Calvaire. Les Tarquins expulsés ont disparu de l'histoire. Un Tarquin mis à mort les eut rétablis peut-être. Des princes ont pu se délivrer d'un rival par Técha- faud ; la raison en est qu'ils sont sûrs de se défendre de la pitié. II n'en est pas de même d'un peuple. Qui vous assure qu'il ne reniera pas demain ce qu'il a fait aujourd'hui? Yoilà pourquoi il n'a presque jamais servi de rien à un peuple de se délivrer de la servitude par l'échafaud; le lendemain, elle renaît de la com¬ passion. Les plus grands motifs allégués par les partisans de la condamnation à mort, ont reçu le plus grand dé¬ menti des événements et de la postérité. Us suppo¬ saient qu'il ne saurait y avoir aucune versatilité dans le peuple; que la nation française avait rompu pour tou¬ jours avec la monarchie. Ce n'était pas tant le roi que la royauté qu'ils croyaient décapiter; et à peine le sang de Louis XVI fut essuyé, on vit toute une nation courir au-devant d'une autre royauté. Quelques-uns avouaient que si le roi avait quitté le LA CONVENTION. 429 territoire, ils eussent été plus indulgents pour lui. Mais qui l'avait empêché de sortir de France? C'était trop de l'avoir arrêté dans sa fuite, et de le condamner à mort parce qu'il n'avait pas fui ! La majorité longtemps suspendue, enfin de vingt- six voix seulement pour la condamnation à mort, prouve assez que ce n'est pas la nécessité qui parla dans cè jugement. Quelles petites circonstances eussent suffi pour le changer ! Il y eut là des hasards qui empêchent de prendre ce vote pour celui de la fatalité même. Le défenseur Desèze eut raison, en constatant l'impercep¬ tible majorité, de demander si le salut de vingt-cinq millions d'hommes dépendait de cinq voix? S'ils eussent connu l'avenir prochain, ils eussent pu demander en¬ core si, parmi ces voix qui prétendaient tuer la royauté, il était juste de compter celle du duc d'Otrante, du comte Sieyès et de tant d'autres comtes ou barons sans- culottes'qui allaient, le lendemain, relever et aggraver la royauté. Ces voix-là peuvent-elles être acceptées par la pos¬ térité? Non pas, certes! Elles sont aujourd'hui à la décharge, de Louis XVI. La nature crie, quand après les paroles brisées de Malesherbes il faut entendre le discours limé de Saint- Just et le fausset implacable de Robespierre. A qui qlonc peut servir un pareil procès, qu'à la victime ? Sans doute Louis XVI faisait sourdement la guerre 430 LA RÉVOLUTION. à la Révolution. Mais qui lui avait rendu le gouverne¬ ment? Qui l'avait forcé de régner? Qui l'avait ramené sur le trône? C'étaient les révolutionnaires eux-mêmes. Voilà ce que tout le monde semblait avoir oublié. Les jacobins montrèrent une impatience fiévreuse pendant le procès de Louis XVI. Il leur semblait que la vie du roi était le seul obstacle à l'avenir tel qu'ils l'entrevoyaient. Si le pain manquait, la faute en était au Temple. Le roi mort, tout deviendrait facile. L'Eu¬ rope serait épouvantée, la guerre abrégée, la victoire décisive, l'abondance assurée, les partis résignés ou éteints. Ainsi l'illusion se mêlait à la haine; chaque moment accordé au prisonnier du Temple retardait cette félicité aperçue à travers l'échafaud. Les giron¬ dins, au contraire, voyaient dans la mort du roi le res¬ sentiment- implacable des princes, l'Europe indignée, la guerre universelle, à la fin un maître, opinion qui s'est trouvée plus conforme à l'avenir que la prèmière. Pendant que toute une nation se déchaînait autour de la prison du Temple, un seul homme était calme et semblait étranger à la tourmente : c'était le prisonnier. Rien ne marquait plus en lui le roi que l'indifférence souveraine au milieu des outrages, car on lui avait ôté jusqu'à son nom. On l'appelait Louis Capet, comme si on eut aboli par là le souvenir de ses ancêtres. Jamais on ne surprit en lui un moment de trouble; pourtant il ne pouvait se faire illusion sur son sort. Aucune réponse barbare, même celle de Jacques Roux : « Je suis ici LA CONVENTION. 431 pour vous conduire à l'échafaud, » ne put le faire sor¬ tir cle cette mansuétude qu'il dut à sa piété sincère. Il lisait Tacite et la Vie de Charles Ier, qui lui mon¬ trait d'avance le chemin du supplice. Il enseignait le latin à son fils ; il méditait, il priait clans une petite tour, quand il pouvait se dérober quelques instants aux re¬ gards de ses gardiens. Jamais plus grande paix, au mi¬ lieu d'une plus grande tragédie; ce calme, qu'on ne pouvait concevoir, ajoutait à la haine. Était-ce un sage, un prêtre, un instituteur? Le dernier homme du peuple peut apprendre de ce roi à bien mourir. La veille du 21 janvier, à neuf heures du soir, la reine, Madame Elisabeth, le Dauphin, la Dauphine, tombent à ses genoux; ils se tiennent longtemps em¬ brassés au milieu des sanglots. Au moment cle se quit¬ ter, ils se promettent cle se revoir le lendemain. Mais cet adieu devait être le dernier. La nuit fut mêlée de prières et de moments cle sommeil. Un peu avant le jour, vers six heures, le roi entendit la messe et communia. Il ne fit- pas avertir la reine, ayant pris déjà congé des affec¬ tions terrestres. Santerre le pressait, la foule attendait. Louis XYI entra encore une fois dans la tourelle où il avait cou¬ tume de chercher, de trouver la paix et la résignation. Il en sortit armé contre la mort, puis il dit : « Par¬ tons ! » Il traversa Paris dans le fond d'une voiture fermée, les yeux attachés sur les prières des agonisants et sur 432 LA RÉVOLUTION. les psaumes. Le silence était profond autour de lui. On ne voyait que des haies de baïonnettes, comme si la ville se fût gardée elle-même contre ce mourant. Quand il arriva au pied de l'échafaud, sa lecture n'était pas finie. Il l'acheva paisiblement sans se hâter, il ferma le livre; puis il descendit de voiture, s'aban¬ donna au bourreau. Comme on s'apprêtait à lui lier les mains, le roi se retrouva clans Louis Capet et s'indigna. Il voulut résister; mais, sur un signe de son confesseur, le roi céda; il ne resta que le chrétien. « Je pardonne à mes ennemis. » Tous les tambours de Santerre n'ont pu étouffer ces paroles ni les empê¬ cher de retentir clans la postérité. Louis XYI, seul, a parlé de pardon, du haut de cet échafaud où tous les autres devaient apporter des pensées de vengeance ou de désespoir. Par là, il semble régner encore sur ceux qui vont le suivre clans la mort avec les passions et les fureurs cle la terre. Lui seul paraît en être détaché, déjà posséder le ciel, quand les autres se disputent, jusque sous le couteau, des lambeaux cle partis déchi¬ rés . Sanson eut beau montrer au peuple la tête cle Louis XYI, la tourner à tous les bouts cle l'horizon; il n'avait décapité qu'un homme, non un système; et à qui devait profiter ce spectacle? La monarchie y perdit moins que la république. A quoi a servi le supplice cle Louis XYI? Les pre¬ miers résultats furent la guerre avec l'Angleterre, LA CONVENTION. 433. l'Espagne, la Hollande, c'est-à-dire avec l'Europe en¬ tière ; la Vendée soulevée et irréconciliable ; la France en péril de mort, la nécessité d'une énergie surhu¬ maine, la Terreur suivie de l'épuisement de la Révolu¬ tion, le royalisme renaissant, et, déjà chez quelques-, uns, le despotisme acclamé au fond: du cœur. Le roi, mort en France, renaissait à Coblentz, dans le camp des émigrés. A Louis XVI succédait Louis XVII ; quand l'orphelin du Temple, livré au cordonnier Simon, eut enfin trouvé le sommeil, la royauté ne fut pas atteinte; elle se réveilla avec Louis XVTII. Qu'est-ce donc que les révolutionnaires gagnèrent à fcette mort? Ils se donnèrent la joie de punir leurs anciens maîtres, dans la personne d'un seul; comme presque toujours, le châtiment tomba sur le plus dé¬ bonnaire. Ils étonnèrent par leur inflexibilité; ils de¬ vaient étonner plus encore par leur prompt retour sous un joug semblable à celui qu'ils venaient de briser. Bientôt, de ce supplice, il ne devait rester, chez une nation mobile, qu'une.immense pitié pour la victime et un reniement presque universel des justiciers. Le seul avantage qu'ils retirèrent, fut l'obligation de vaincre, puisqu'ils ne s'étaient laissé d'autre refuge contre le châtiment que la victoire. «, Nous jetons à l'Europe, avait dit Danton, pour gant de bataille, la tête d'un roi. » Paroles plutôt faites pour l'épopée que pour l'histoire. Car il n'y eut d'engagés que les chefs; les autres devaient échapper par l'obscurité ou par le i. 28 434 LA RÉVOLUTION. trop grand nombre. La guerre fut rendue plus impla¬ cable. On augmenta les forces de l'ennemi, en aug¬ mentant ses haines. On se créa de nouveaux dangers; il fallut se créer de nouvelles forces : armées, assignats, comité de salut public, tribunal révolutionnaire. L'éner¬ gie s'accrut, le péril aussi, en sorte que le résultat fut ou nul ou funeste. « Nous venons enfin d'aborder dans l'île de la liberté, et nous avons brûlé le vaisseau qui nous y a conduits. » Ce mot de Cambon ne s'est pas trouvé vrai. On a refait bien vite un autre vaisseau des débris du premier. Si Louis XVI eût été épargné par la Convention, l'eût—il été par le peuple? Difficilement; on a peine à se figurer le roi traversant en paix la Révolution à l'abri de la tour du Temple. Rien, ce semble, ne pouvait le sauver, pas même la clémence. Tant que Louis XVI vécut, les partis rassemblèrent leur haine contre lui; ils se réunirent au moins pour le craindre et l'accuser. Lorsqu'il eut disparu, ces mêmes partis ne s'entendirent plus sur rien; il n'y eut plus entre eux un seul moment de trêve, il ne leur resta qu'à se détruire. La suite des événements ne fit que confirmer les régicides dans leur système. Lorsque ceux qui survé¬ curent, trente ans après, entendirent raconter en 1823 les supplices de Riégo, de l'Empecinado, ordonnés par LA CONVENTION. 435 Ferdinand VII d'Espagne, ils virent là une nouvelle raison de ne point se repentir. C'était donc le sort qui leur était réservé, s'ils eussent été vaincus! On voyait assez, par ces exemples sanglants, qu'entre Louis XVI et ses juges il s'agissait d'une guerre à mort. Ils avaient su vaincre. Était-ce à eux de le regretter et de s'en accuser? Non pas, certes. Tel fut, jusqu'au bout, leur langage dans le pouvoir ou dans l'exil. Tout enracina chez eux la conviction d'avoir bien fait. La conscience humaine sera toujours mal à l'aise en face de Charles Ier ou de Louis XVI. Selon le droit nouveau des révolutions, ils ont pu être condam¬ nés comme coupables de lèse-révolution. Mais on les avait laissés grandir dans le sentiment d'un autre droit -public, où ils étaient irresponsables et infaillibles. C'est la seule légalité dont ils eussent conscience. En les fai¬ sant rentrer sous la coulpe commune, on les frappa d'une loi qui leur est étrangère. Aussi, fussent-ils les plus coupables des hommes, il reste une inquiétude éter¬ nelle dans l'âme de la postérité, qui juge en dernier res¬ sort la légitimité de l'échafaud. 436 LA RÉVOLUTION. III. EFFET DE LA MORT DU ROI SUR LES PARTIS. Quand la monarchie eut disparu avec Louis XVI, les colères ne furent pas apaisées un seul jour par cette immolation. Le roi mort, on crut voir partout renaître la royauté; chacun la portait en lui-même. Une si longue habitude de servir fit qu'on craignit le maître longtemps après qu'il eut cessé de vivre. D'abord on s'imagina revoir la monarchie dans un enfant à la tour du Temple, puis dans' les chefs de parti, puis dans les partis eux-mêmes ; et toujours pour¬ suivant le Revenant, on se menaçait des. yeux ; on s'apprêtait à s'exterminer mutuellement pour atteindre ce fantôme de royauté renaissante que l'on cherchait au fond des âmes. Il arrivait aux Français ce qui arrive à un homme dont un membre a été amputé; il le sent encore à cha¬ que mouvement. La France sentait en toutes choses la royauté longtemps après qu'elle avait été retranchée. Dès lors les partis prirent l'humeur ombrageuse d'un tyran; l'âme politique de l'ancien régime sem¬ bla revivre en eux; car ce qui les divisait le plus alors, ce n'étaient pas des principes, c'était le désir de domi- LA CONVENTION. 437 ner. Chacun se forgea un spectre et se résolut à y tout sacrifier. Des mots qui n'étaient dans le cœur de per¬ sonne : royalisme, fédéralisme, parurent des réalités au plus grand nombre; on immola ses adversaires à des visions. Si l'on avait pu oublier le passé de la France, peut-être l'imagination, le soupçon n'auraient pas suffi à troubler les intelligences. Mais « ces siècles de crimes, » comme on les appelait, on s'attendait toujours à les voir renaître. On ne pouvait croire qu'ils fussent extirpés; les yeux cherchaient de tous côtés par où ils essaye¬ raient de reparaître au jour. 11 y eut comme une impossibilité de se fier à la vic¬ toire des choses nouvelles; elles n'étaient nées que d'hier. Elles surprenaient par leur nouveauté ceux mêmes qui les avaient le plus désirées. De là une ému¬ lation de fureur à se soupçonner mutuellement; toute nuance de langage tenue pour une hostilité irréconci¬ liable. On s'accusait des deux.côtés de recéler la vieille France sous des visages nouveaux. Quelqu'un qui serait entré subitement dans l'As¬ semblée eût cru voir aux prises, non pas seulement deux factions, mais deux nations opposées qui, chose inconcevable, se chargent l'une l'autre du même crime imaginaire. Si les montagnards reprochent à la Gironde sa complicité avec Dumouriez, la Gironde reproche aux montagnards d'avoir dans ses rangs Philippe-Égalité. Sans doute le prince n'est chez eux qu'une promesse de restauration; les dantonistes courtisent d'avance en 438 LA RÉVOLUTION. lui la monarchie future. Conspirer contre la répu¬ blique, voilà le crime que Brissot impute à Robespierre et Robespierre à Brissot ; et tous s'apprêtent à s'entre- tuer pour un projet qui n'est dans la pensée d'aucun d'eux. Soupçons, visions, imaginations, c'est pour cela que les échafauds allaient être dressés. Si le projet eût été réel, il eût jeté moins de trouble dans les esprits. On eût pu le saisir et la haine se fût concentrée sur les coupables. Mais comme il n'existait que dans les imaginations ombrageuses et qu'on se ren¬ voyait le crime les uns aux autres, il fut impossible d'atteindre le fantôme. Il grandit par la contagion jus¬ qu'à ce qu'il eût rempli toutes les intelligences. D'abord les deux grands partis de la Convention se rejettent l'un à l'autre cet épouvantail; quand l'un des partis fut accablé, l'autre commença à s'observer lui- même et se retrouva dans l'impuissance extraordinaire de jouir de sa victoire. Ceux qui survivaient commen¬ cèrent à s'accuser de cette même conspiration contre la république; le soupçon s'augmenta de l'incapacité même où l'on était de mettre la main sur le monstre. Chacun fut saisi de ce mal étrange qui consiste à ne pouvoir croire à ce qu'on possède. Après s'être défié des partis, on arrivera à se défier de chaque individu ; alors on fera à un homme un crime de ses regards, de son geste, de sa pâleur. On cherchait un crime qui n'existait pas. À force de le punir sans cause, on finit par lui donner l'occasion de naître. Ainsi, les révolu- LA CONVENTION. 439 tionnaires se détruisaient d'avance par la crainte ima¬ ginaire qu'ils avaient les uns des autres. Mais, dans cette fausse imagination, il y avait pour¬ tant un instinct réel, que la victoire n'était pas assurée; et je ne sais ce qui l'emportait en eux, ou le souvenir ombrageux du passé, ou le juste pressentiment de l'avenir. A aucun moment ils ne sentirent la Révolution assise; voilà ce qui .troubla leurs esprits et les poussa jusqu'au délire. Ils étaient les maîtres absolus; ce¬ pendant ils sentaient leur règne passer. Cela fait que leur domination tenait du désespoir, et ce désespoir leur ôta toute pitié les uns pour les autres. Quelquefois on vit des juges assis pour condamner à mort les accusés, s'interrompre en pleurant, demander à leurs victimes en se cachant du bourreau ; « Combien cela durera-t-il encore 1 ? » Ainsi furent occupés les esprits depuis le 21 janvier 1793. Les deux partis disputaient de haine, chacun jugeant l'autre capable de tous les crimes. Mais si la ■ haine était semblable, la force était toute d'un côté et la faiblesse de l'autre. Les girondins, maîtres de la majorité dans l'Assemblée, ayant le droit et la légalité pour eux, commirent cette erreur propre aux hommes de théorie, de croire que le droit leur donnerait'la force, qu'ils ne pouvaient périr, que c'était là une égide invin¬ cible. 1. Mémoires de Garat. «0 -LA lift VOL UTIO N. Armés de cette sublime chimère, ceints de cette épée invisible, sans aucune puissance réelle pour l'es protéger, seuls, perdus dans une population immense et ■ hostile, sans autorité, sans appui, s'étant eux-mêmes dépouillés du droit de requérir la force publique au -profit de leur cause, n'ayant pour eux que l'éloquence -et la foi dans la justice, ils entreprirent une lutte à mort contre ceux qui avaient tout pour eux: le peuple, les armes, les clameurs de la foule, la Commune, les sec¬ tions, les tocsins, les canons, d'alarme, les clubs sou- verains, les forêts de piques dont ils étaient déjà à demi environnés. Ils crurent, comme tous les hommes de la Révolution à certains moments de crise, qu'un discours, une parole de justice était capable de faire rentrer les tempêtes dans leur antre. La poitrine nue, certains de vaincre tant que le génie serait respecté, ils voulurent tenir tête aux fureurs et réprimer, par la pensée toute seule, les débordements de la nature aveugle. Ils se crurent la force de Dieu, pour dire à l'océan mutiné : Tu n'iras pas plus loin! Cette foi dans la puissance de l'âme les perdit, et il semble que cette défaite de l'esprit ait détruit en France la confiance dans le droit; car c'est à peine si on l'a revue à de courts intervalles depuis les girondins. Mais que cette chute fut grande ! Jamais hommes ne tombèrent de si haut. LA CONVENTION. Vil ! V. ON NE TIENT PAS COMPTE AUX GIRONDINS DE LEURS CRÉATIONS. INSTITUTIONS RÉVOLUTIONNAIRES EN GERME. Aux premières nouvelles de la, retraite des armées devant l'ennemi, de la Vendée soulevée, de Lyon agité et déjà menaçant, la Gironde laisse prendre à la Mon¬ tagne l'initiative de l'indignation. C'est la Montagne qui propose de proclamer la patrie en danger; même sous le gouvernement des girondins, c'est elle seule qui semble agir : levée de trois cent mille hommes, défense de faire quartier aux Anglais , tribunal extraordinaire pour juger les traîtres, cartes de civisme, maximum pour les grains, comité de défense, comité de sûreté générale, comité de salut public, comité révolution¬ naire aux quarante-quatre mille têtes, tout sort de terre et tout semble se dresser à la seule voix cle Danton. Les girondins approuvent, décident; mais'ils font violence à leur nature. On ne croit pas à leur colère, même quand ils touchent à la hache. Dans ces mois de mars et d'avril 1793, ils ordonnent, ils décrètent; leurs adversaires seuls ont le mérite des œuvres, tant 442 LA. RÉVOLUTION. les oreilles sont encore pleines de discours cicéroniens. On se refuse à penser que ceux qui parlent si bien sachent agir. Yergniaud a beau parler éioquemment, il ne pourra convaincre de sa furie. Ces institutions formidables, le tribunal extraordi¬ naire, le comité de salut public, ne sont encore que des germes, des commencements qui ne pourront grandir au souffle modéré de la Gironde. Semences de colère pour lesquelles il est besoin d'un autre tempérament. Cambacérès. a créé le tribunal révolutionnaire. Mais est-ce lui qui fera sortir de sa création tout ce qu'elle contient de supplices? Yergniaud, Brissot et leurs amis, bons pour menacer, ne valent rien pour frapper; ils ne sauront pas tirer de ces prémisses ce qui y est renfermé. Pour ces armes nouvelles, trop pesantes pour eux, il faudra d'autres hommes. La Gironde laisserait le comité de salut public dans son état d'embryon. Elle n'oserait en faire sortir le grand, l'invincible comité de la fin de 1793. Voilà ce que pensaient les montagnards; ils se sen¬ taient seuls capables de donner à la terreur naissante ses proportions et son couronnement. C'est ainsi que même l'énergie que montrait la Gironde se retournait contre elle. En entrant dans la Terreur, elle parut en¬ treprendre ce qu'elle serait incapable de conduire à son terme. Jusque dans les emportements de ses orateurs, il restait une sorte de convenance; cet équilibre dé¬ mentait la rage révolutionnaire. LA CONVENTION. 443 Ceci paraît montrer .que lorsque des hommes tentent des choses qui ne sont pas dans leur tempérament, on refuse de croire à leur bonne foi. Leurs violences les plus sincères semblent un artifice. C'est ce qui arrivait perpétuellement aux girondins. Jamais on ne leur fit honneur de leurs fureurs. On ne voulut pas même croire à leurs dangers. Le complot formé contre eux dans la nuit du 9 au 10 mars put n'exister que dans l'esprit de quelques enfants perdus, avant-coureurs de la Terreur, Fournier, Lazow- sky, Yarlet; ils réussirent à lancer des bandes qui de¬ mandaient la tête de Brissot et de ses amis. Deux sections seulement entrèrent dans ce projet prématuré, Bonne-Nouvelle et Poissonnière. Cet essai d'insurrection fut comme les lueurs qui précèdent un grand incendie, mais qui, s'éteignant brusquement, font croire que le danger n'existe pas. Le reniement des meneurs, le blâme porté contre eux par les jacobins et les cordeliers, indignés d'avoir été compromis, rassurèrent ceux qui ne demandaient qu'à se rendormir et à laisser grandir l'oc¬ casion. On ne se contenta pas de se rassurer. Bientôt •ces cris de mort, ces essais de tocsins interrompus, ces bandes aux portes de l'Assemblée, ces motions de fer¬ mer les barrières comme au 2 septembre, furent repro¬ chés aux girondins comme autant de visions de la peur. Il est vrai que la pensée de se défaire d'eux par la force n'était encore entrée systématiquement dans l'esprit d'aucun membre de la Convention. 444 LA RÉVOLUTION. En mars, les montagnards voient avec horreur ce qu'ils feront en mai. Marat lui-même soupçonne que livrer les girondins serait la perte de la Révolution. Il le •dit. Tous pensent sur ce point comme lui. Cependant, à la première sommation de la foule, les girondins seront livrés; preuve que les actes les pius décisifs n'étaient point engendrés par une pensée supérieure des chefs de parti, un calcul de génie, une véritable raison d'Etat, mais emportés par un transport, une ivresse, une saillie de tempérament dont on n'est plus maître et .que l'on appellera plus tard nécessité! Comme les actes étaient peu préparés, ils ne devaient pas entraîner après eux des résultats irrévocables. Dans cette voie, de gigantesques efforts pourront aboutir à de gigan¬ tesques mécomptes. Y. IMPOSSIBILITE DE CROIRE. C'est la première fois que l'on a vu dans le monde deux partis également sincères, voulant au fond la même chose, prenant à témoin l'univers entier, et inca¬ pables de se convaincre mutuellement un seul instant de leur sincérité. Instruit par l'événement, l'historien LA CONVENTION. 445 voudrait leur crier : « Vous vous déchirez, et vous ne faites qu'un! » En effet, dans ces terribles luttes des premiers jours de 1793, ce ne furent pas les nuances que l'on mit en question;- il ne s'agit d'abord que de la république, et il est incontestable pour la postérité qu'ils la voulaient avec la même passion. Pourquoi donc ne purent-ils s'entendre? J'ai peine à croire que, s'ils eussent eu une religion commune, l'accord ne se fut pas rétabli au moins par intervalle. Ils n'eussent pas nourri les uns contre les autres cette horreur qui ne souffrit pas un moment de relâche. Les vainqueurs n'auraient pas montré envers les vaincus tant d'inhumanité. Mais leur exemple confirme ce qui a été dit sur l'impossibilité de créer une société sans une religion ancienne ou nouvelle. Car elle seule peut donner cette base où les esprits les plus divisés se sen¬ tent néanmoins de la même famille. La religion natio¬ nale n'ayant pu fournir cette arche d'alliance, et l'idée n'étant venue à personne de recourir à une autre, il leur fut impossible de trouver un signe, un témoi¬ gnage qui emportât avec lui la conviction et ralliât les intelligences. Ils avaient beau jurer qu'ils disaient vrai. A leurs serments manquait le grand témoin. Leur assertion ne trouvait pas d'écho dans la conscience d'autrui. On eut dit qu'il manquait entre eux le Dieu qui, chez tous les autres peuples, avait donné la force, l'autorité, la sanction à la pârole humaine. 446 4 LA RÉVOLUTION. Leurs discours, leurs adjurations, rencontraient des cœurs d'airain. Personne d'entre eux ne mentait; la pas¬ sion toute seule, sans masque, pariait dans leur bouche. Ils avaient même but, même intérêt, mêmes ennemis, mêmes périls; pourtant ils ne purent un seul moment se convaincre ni se reconnaître. Extrême malheur et le plus extraordinaire de la Révolution. Ce n'était pas encore la Terreur; les choses n'en étaient que plus tragiques ; car on la pressentait de toutes parts. À ce moment, la légèreté de Camille Desmoulins n'a d'égal que sa crédulité. Tout ce qu'il amasse de présomptions contre les girondins, il le donne pour une certitude. Ses amis de la veille, il les dénonce en riant. 11 y a chez lui la cruauté cle l'enfant. Il ne con¬ naît pas la douleur, et il en est prodigue. Plus tard il croira pouvoir renverser l'échafaud, comme il l'a élevé, avec frivolité. A peine si la mort rendra le sérieux au « procureur cle la lanterne. » La Convention était complète, les bancs remplis; la mort n'y avait fait aucun vide. Cependant chacun, sentant un glaive sur sa tête, se demandait comment s'ouvrirait ce règne de terreur qui n'avait pas encore de nom, mais qui déjà frappait à la porte. Dans la fureur des partis, n'oubliez pas qu'ils se coudoyaient pêle-mêle sur les bancs resserrés de la Con¬ vention comme dans un pandémonium; souvent même. LA CONVENTION. 447 des inconnus se mêlaient aux députés pour les exciter, les aiguillonner de plus près. Peut-on se représenter ce qui s'engendre de colères, de haines, de secrets sou¬ haits homicides, pendant ces longues heures où chacun doit soutenir de si près, en face, le regard, la voix, le geste, la menace de son plus grand ennemi? La diffé¬ rence entre la Convention et les autres assemblées révolutionnaires, c'est que les haines prenaient aussitôt un corps; les voix secrètes devenaient sur-le-champ des supplices. Si les hommes disaient la vérité, on serait étonné combien il est arrivé souvent, dans une vaste assemblée, qu'une moitié ait exterminé l'autre de ses vœux, et combien de fois, chez ces figures placides, l'échafaud a été dressé au fond du cœur. L'instinct de la bête se réveille alors dans l'homme avec une force incroyable. Si ses vœux instantanés étaient exaucés, le feu du ciel ne suffirait pas à son ardeur de venger ce qu'il appelle, en ces moments, la justice. Le 10 mai, la Convention s'établit aux Tuileries; la haine en devint plus ardente. Dans cette salle étroite, on ne se mesurait plus seulement des yeux, on se tou¬ chait réellement ; les adversaires avaient peine à n'en pas venir aux mains. Là sur ce trône trop étroit pour elle, la nouvelle royauté aux sept cent quarante-neuf têtes cherchait d'avance celles qui tomberaient les pre¬ mières : ■m L A RÉVOLUTION. — Oui va-t-on égorger? — C'est nous, répondait la Gironde. — C'est nous, répliquait la Montagne. — Nous avons abattu la tyrannie. — Vous avez voulu sauver le tyran. — C'est vous qui appelez la guerre civile. — C'est vous qui l'avez réalisée dans la Vendée. Ce dialogue des Euménides continuait pendant des journées entières. D'un côté, la fureur de Danton, l'ironie de Robespierre, le sifflement de Marat, tout cela déchaîné à la fois; de l'autre, l'indignation de Pétion, la véhémence de. Vergniaud, le désespoir de Buzot, la fougue de Barbaroux, les morsures de Guadet et de Gensonné; On vit une fois un des membres de la droite, Duperret, s'élancer l'épée nue' contre la gauche : il allait frapper, quand il se réveilla comme d'un songe. Au milieu de ces fureurs, un seul événement avait la puissance cle rétablir soudain le calme. Une Répu¬ tation de sectionnâmes entrait, se plaçait à la barre; l'orateur s'adressait à l'Assemblée : — « Répondez! Qu'avez-vous fait? Vous avez beaucoup promis, rien tenu. » Redevenue muette devant le souverain, cette même Convention, si déchaînée, courbait la tête; elle recevait la leçon en silence, après avoir accordé les honneurs de la séance à qui venait de la gourmander. Comme un enfant qui se tait subitement, devant le maître, elle reprenait le travail interrompu de la Constitution éb'au- LA. CONVENTION. 449 chée par Gondorcet. Peut-être eût-on redouté les indi¬ gnations, la colère de la Convention. Par sa complai¬ sance ou son idolâtrie, elle corrompait le peuple; elle lui enseignait à la- fouler aux pieds. VI. C. O M M E N T LES JUGEMENTS DES HOMMES DE LA RÉVOLUTION ONT ÉTÉ MODIFIÉS PAR LE TEMPS. Quand les années eurent passé sur la Révolution, quel était le jugement que les montagnards portaient sur leurs anciens adversaires? L'œuvre du temps se fit peu à peu chez ces hommes de bronze; la vérité se glissa à travers leur aversion. L'mcoufpatibilité de nature subsista ; il n'y eut entre eux, dans l'exil ou la 'vieillesse, aucune sorte de rapprochement; pourtant les jacobins ne purent fermer les yeux à l'évidence. Ils reconnurent que les girondins avaient voulu la république gouvernée par la bourgeoisie. Ils répétaient cette dernière accusation (celle-ci ne fit que s'invété- rer par l'expérience ) , que la Gironde n'admettait- hors d'elle ni talent, ni valeur, ni existence politique. Comp¬ tant pour rien tout ce qui n'était pas dans ses rangs, i. 29 450 LA RÉVOLUTION. elle avait eu l'art de blesser jusqu'au cœur, sans tuer. Ces souvenirs haineux survécurent aux soupçons. Gomme ordinairement une moquerie est plus diffi¬ cile à supporter qu'un dommage réel, et que les petites offenses comptent souvent plus que les grandes, les montagnards n'oublièrent et ne pardonnèrent jamais les dédains, les sarcasmes, les railleries de Guadet ou de Gensonné. Un demi-siècle après, ils ruminaient encore l'allusion de Gensonné aux oies du Çapitole ; ils se complaisaient à dire qu'au moins ce mot-là avait été payé cher. Au contraire, les grands coups passionnés, désespérés, de Yergniaud, les offensèrent moins; ils S.'honoraient de ses foudres. En vieillissant, ils allèrent jusqu'à vanter son éloquence, tout en accusant sa statue d'avoir trouvé grâce dans le sénat conservateur de l'Empire. Quant à l'objet le plus ancien de leurs colères, Brissotc soit qu'ils lui eussent envié d'avoir conçu avant eux la république, soit qu'ils fussent impor¬ tunés de sa modestie, de son désintéressement, de sa patience, et que Robespierre crût voir en lui un rival de probité, de sincérité ou de style, ils l'avaient grandi outre mesure, à force de le haïr. C'est à lui néanmoins qu'ils pardonnèrent le mieux, si j'en juge par le portrait suivant qu'en trace généreusement un de ses plus impla¬ cables ennemis. « Brissot était un homme probe, bon citoyen, horri¬ blement calomnié par Robespierre, et, pour prendre ma part du mal, injustement persécuté par la Montagne. LA CONVENTION. 481 Brissot avait une réputation si répandue d'intrigant, qu'il était difficile de se défendre d'en croire peu ou beaucoup. Toutes les fois qu'il paraissait à la tribune, je le voyais si simple dans ses manières, si naturel dans sa conviction, que je faisais une enquête en moi pour découvrir l'intrigue. Je ne l'ai jamais trouvée1. » Il y a des hommes qui, dupes d'une fausse imagi¬ nation, mettent la grandeur dans le nombre des morts. Ceux-là croiraient dépouiller la Révolution, s'ils y retranchaient un supplice. Qu'ils relisent les lignes précédentes; c'est la voix de la justice qui crie sous la terre. Les montagnards qui pardonnèrent à Brissot ne revinrent jamais de leur haine contre Mme Roland; beaucoup regrettèrent son supplice, non leur aversion : celle-ci grandit avec la renommée de leur victime. Pour justifier leur haine, ils disaient que les femmes, ne portant pas le glaive, ne doivent pas se jeter dans les démêlés qui se tranchent par le glaive. Je pense, au contraire, que la plupart se ressentaient encore des blessures que M'"e Roland leur avait faites avec la seule arme de la parole; ils s'indignaient d'avoir été si sou¬ vent vaincus par une femme. 1. Mémoires inédits du conventionnel Baudot. LA RÉVOLUTION. VII. DES TRAHISONS MILITAIRES. — DUM0UR1EZ. Aux soupçons grandissant de jour en jour, il ne manquait plus qu'un événement intérieur qui vînt les ■•confirmer. Le général Dumouriez va donner un corps à . tous ces fantômes. 11 était parti de Paris, le 26 janvier 1793, résolu à tourner contre la Révolution les succès qu'il se promet de remporter. Pour cela, il a besoin de frapper les imaginations par quelque grand coup aventureux ; c'est ainsi que s'explique ce plan de campagne, qu'il appelle lui-même son rêve de Hollande. La fantaisie de la fièvre semble, en effet, y avoir eu plus de part que la réflexion du général. Il s'engage avec dix-huit mille hommes seulement sur les plages de la Hollande pour en faire la conquête, tandis qu'il laisse sur ses flancs, bientôt sur ses derrières, les armées autrichiennes et prussiennes de Clarfayt et de Brunswick. C'est, merveille de le voir, dans sa corres¬ pondance avec Miranda, annoncer la réussite de cette aventure. Tout lui cédera. Les peuples bataves ouvriront LA CONVENTION. 453 leurs portes.. Brunswick, pour le laisser passer, se tien¬ dra immobile derrière la Roër, et Clairfayt derrière la Meuse. Au milieu de ce songe, la nouvelle lui arrive sur le Mœrdick que les Prussiens et les Autrichiens n'ont eu qu'un pas à faire pour le tourner à Aix-la-Chapelle; déjà la retraite lui est à moitié fermée, de Liège à Ton-, gres, à Diest. Dumouriez s'obstine à laisser son corps de dix-huit mille hommes s'égarer de plus en plus vers le Nord, à la poursuite de son fantôme de conquête. Cependant, de sa personne, il revient en Belgique. Vers Tirlemont, les Prussiens et les Autrichiens réunis, qui allaient le couper de la France, l'obligent enfin d'ou¬ vrir les yeux. Il livre la bataille de Neerwinden ; il la perd. Changeant aussitôt son rêve de Hollande contre une autre fumée (mais celle-ci criminelle autant qu'illusoire) , il entreprend d'envahir et conquérir la France, de complicité avec ceux qui viennent de le battre. D'en¬ nemis qu'ils étaient, Clairfayt, Brunswick deviendront ses alliés. Ils l'escorteront jusqu'à la frontière, et rece¬ vront en récompense la place de Guise. Appuyé ainsi de ses propres vainqueurs, il pénétrera dans Paris avec son armée échappée de Neerwinden; il dispersera la Convention, ramènera la royauté, punira la Révolu¬ tion; il en sera le Monck, s'il se contente de ce rôle ; car dans un esprit ainsi emporté en dehors de toute raison, qui peut dire où s'arrêtera le vertige? 454 LA RÉVOLUTION. On sait que la Convention eut la férocité de ne pas entrer dans ce piège. Elle envoie des commissaires dé¬ poser ce grand faiseur et défaiseur de rois. Le 2 avril 1793, il fait arrêter, par ses hussards de Berchini, les quatre représentants, Camus, Quinette, Lamarque, Bancal, le ministre de l'a guerre Beurnonville, et les livre aux Autrichiens. Il fallut que ses propres soldats ramenassent enfin à la raison cet esprit enivré qui tournait à la démence; chassé de leurs rangs, les vo¬ lontaires le poursuivent à coups de fusil jusqu'au delà de l'Escaut, où il trouve enfin son refuge dans l'armée ennemie. t Ainsi tomba ce beau projet de tourner déjà contre la Bévolution les soldats de la Bévolution. II devait être repris plus d'une fois. Une chose ne pouvait manquer de le faire avorter à ce moment : Dumouriez prenait pour base la vic¬ toire de l'ennemi, et cela offusquait' les plus simples. Ni les événements, ni les hommes n'étaient mûrs pour des entreprises pareilles ; il était insensé d'attendre des volontaires de 1792 ce qu'il n'eût pas même été pos¬ sible d'obtenir des vétérans de 1799, si on leur eût montré la contre-révolution et l'étranger pour com¬ plices. Dumouriez, en 1793, entrevit vaguement un 18 bru¬ maire; mais son plan n'avait aucune profondeur. Il eut tout au plus le mérite de pressentir que l'armée, ras¬ sasiée de gloire, serait un jour un bon instrument LA CONVENTION. 45& aveugle d'asservissement à l'intérieur, et que par elle périrait la liberté. En cela, il vit juste. Dans le reste il se trompa, sur les temps, sur les choses, sur les hommes. Vision d'un fiévreux qui mêle des pressentiments véritables à un fond impossible. 11 était trop tôt, au moins de dix ans, pour écraser sous le militarisme la liberté naissante. Mais cette idée dont Dumouriez a eu les prémices, reparaîtra sous d'autres formes. Ce qui, chez lui, n'a été qu'un goût d'aventure, dépouillé de la complicité avec l'étranger, sera compté pour d'autres à titre de génie. D'ailleurs cette trahison eut un effet qui lui survécut. Elle autorisa, légitima partout la méfiance; elle ajouta un degré nouveau au tempérament soupçonneux des hommes de la Révolution. Comment, après cette expérience, les accuser d'avoir tenu les généraux sous l'œil et sous la main des com¬ missaires .de la Convention? A qui se fier désormais ? L'épée pouvait donc tromper aussi bien que la parole? Il fallait s'armer contre ceux qu'on avait portés jus¬ qu'aux nues! C'est d'eux qu'il fallait craindre le coup fatal. Mirabeau avait autorisé le soupçon dans la vie poli¬ tique, Dumouriez l'autorisa dans la vie militaire. On entrait ainsi par toutes les voies dans la défiance. La perfidie du grand orateur avait rendu suspect le génie de l'éloquence. La perfidie du vainqueur de Jemmapes 456 LA RÉVOLUTION. obligea de suspecter le bras dont on se servait. Dumou- riez, en trahissant, fit croire à la trahison de qui¬ conque n'était que malhabile. Il se sauva; mais il perdit Custine, Biron, Bouchard, Beauharnais et tant d'autres. Surtout il perdit les girondins, coupables d'avoir cru un moment à sa fidélité. VIII. M ARAT. A QUI APPARTIENDRA LE RÈGNE DE LA TERREUR? Las de soupçons, de provocations, de menaces, d'injures qui n'étaient pas encore armées de supplices, les girondins se donnent enfin le plaisir de prendre corps à corps un adversaire, et de le dénoncer formel¬ lement. Ils commencent ainsi, les premiers, la guerre d'échafaud; il est vrai que ce fut contre Marat. A une époque où tout était extrême, Marat avait dépassé l'extrémité de toutes les colères : chez lui, l'espérance ne se distinguait pas de la fureur. Quand on croyait avoir atteint la limite de la révolution, ii allait porter plus loin ses menaces et son drapeau noir. Il entrait comme dans une terre inconnue, pleine de meurtres ; il la nommait la Justice et attirait dans ce désert d'épouvante tous ceux qui marchaient après lui. LA CONVENTION. 457 Cette impossibilité de l'atteindre jamais ni de « s'élever à sa hauteur » lui composa une figure monstrueuse, apocalyptique, qui dominait la foule. Dans cette région inaccessible, il semblait, comme le sphinx, broyer des ossements humains. Le front voilé, chevelu, la face cuivrée, l'oeil tout grand ouvert au soupçon, sous d'épaisses arcades sourcilières, les narines dilatées, le nez massif, carnassier, mufle en quête de la proie, la bouche hurlante avec un ricanement de bête fauve mêlé de joie et de fureur, il prenait en pitié comme autant de pygmées Danton et Robespierre. Dans son extase de férocité, il se riait de leur mansuétude. En Marat,, ne cherchez ni lacune ni développe¬ ment. Dès qu'il se montre en 1789, il est tout ce qu'il sera en 1793. Seul, il échappe à la condition de toute créature qui vient en ce monde : l'accroissement. - Le meurtre, l'échafaud, l'extermination, voilà son cri dès qu'il vient au jour de l'histoire; il naît armé de la hache. Dès le premier jour, le ïk juillet, il lui faut cinq mille, têtes, le lendemain cinq cént mille. Sur le mur de sa chambre de bain, où il passe sa vie, est écrit, en grandes lettres : la mort; réponse à toute question, remède à tous les maux. C'est la voix qui s'échappe d'un soupirail, la clameur délirante d'un monde de torture. Il sort des flancs d'un passé de mille ans d'esclavage : il en est le produit, la créature informe, le monstre, le rugissement, la torche. Comme ces taureaux que l'on irrite d'avance, dans un réduit 458 LA RÉVOLUTION. caverneux, avant de les lancer tout fumants clans le cirque, Marat a été excité, préparé à la fureur pendant des siècles avant de se montrer à la lumière. Dès qu'il paraît, il crie vengeance ! D'où venait la force de ce « père du peuple? » II n'était pas la terreur, mais il l'annonçait; il la pré¬ parait, elle marchait derrière lui; il en était le pré¬ curseur. Ce « tribun militaire, » ce « dictateur » qu'il évo¬ quait avec des cris de rage, si on le lui eût accordé, serait devenu inévitablement un César sans-culotte. L'idéal de,Marat ramenait le monde à l'impérialisme de Caligula. Tout ce qui restait de plèbe antique dut se prendre à cette amorce. L'apothéose de Marat fera revivre l'ancien cri : « Ave Cœsar ! » •Le voyant ainsi monstrueux et hagard, les giron¬ dins crurent qu'il serait une proie facile, que du moins ce serait agir habilement d'obliger leurs adversaires à s'identifier avec lui. Durant des mois entiers, Marat occupe la Convention; il n'y a de place que pour lui dans les discours. Comme les montagnards confondaient tous les giron¬ dins avec les feuillants, les girondins confondirent tous les montagnards avec Marat. Dès lors, plus de réconci¬ liation possible; on s'aveugle à plaisir pour s'entre-tuer dans la nuit. Obliger les jacobins de prendre Marat pour dra¬ peau était une tactique habile ; mais Buzot, Barbaroux, LÀ CONVENTION. 439 Isnarcl, Guadet, ne surent jamais se contenir ni dans la défaite ni dans la victoire ; leur génie méridional les emporta toujours. Ils parurent trop prendre plaisir à châtier Paris dans « l'ami du peuple. » Sans doute, après avoir détruit Marat, ils voudraient se défaire d'autres chefs populaires ; et dans cette voie, où s'ar¬ rêter? Déjà le sage Pétion parle d'envoyer à l'échafaud Robespierre et les siens; le premier qui succombera dans cette lutte ouvrira une brèche qui ne se fermera plus. Cette tête de moins, fût-elle odieuse, combien n'en entraînera-t-elle pas après elle? A qui appar¬ tiendra ce règne d'épouvante que chacun voit s'appro¬ cher? Est-ce la Gironde ou la Montagne qui gagnera cette première partie où l'enjeu est Marat? Des deux côtés, on met la même ardeur à le perdre ou à le sau¬ ver. Exécrable à la plupart cle ceux qui le défen¬ dent , plusieurs des montagnards s'abstiennent, n'osant ni l'avouer ni le renier publiquement. Enfin, les giron¬ dins ont gagné; ils se donnent la joie de le décréter d'accusation. Leur joie fut courte. Marat se dérobe au décret dans ses souterrains accoutumés. Le 2h avril, il en sort, il paraît devant le tribunal révolutionnaire. « On n'a pas trouvé de péché en cet homme. » Absous, il revient en triomphe, couronné de lauriers, déjà à demi divi¬ nisé, porté au milieu de la Convention dans les bras du peuple. On dit que Robespierre en fut jaloux ce jour-là. 4eo la révolution! Quel moment pour la Gironde ! Marat monte à la tri¬ bune, comme au Capitule. Il est doux à ses ennemis, clément, protecteur; il sourit. Que présage le sourire de Marat? Le sort en est jeté ; le règne de la Terreur n'appar¬ tiendra pas aux girondins. Qu'en eussent-ils fait? Chez Yergniaud, Guadet, il y eut le sentiment persistant que les cruautés rendraient la liberté impos¬ sible. Ils eurent à cet égard un juste instinct de l'avenir. Même armés du tribunal révolutionnaire, ils hésitaient à en faire usage, méritant ce reproche que je trouve chez des historiens de nos jours, de n'avoir pas su verser le sang. Ils se gardèrent jusqu'au bout les mains nettes; cela ne vint pas seulement d'un esprit naturel d'huma¬ nité , mais de cette pensée réfléchie, si bien confirmée par l'expérience, que les barbaries engendrent la servi¬ tude. « On cherche, disait Yergniaud, à consommer la Piévolution par la terreur. J'aurais voulu la consommer par l'amour. » Au contraire, il y avait dans le parti opposé, chez les jacobins, une impatience irrésistible de supplices. Ils les pressaient, ils les hâtaient par leurs discours, leurs adresses, leurs reproches. Ce n'était pas seu¬ lement chez eux ardeur de vengeance. Ils semblaient croire qu'il y a une certaine vertu dans le sang versé de l'ennemi, et que les choses nouvelles s'engendrent sur les échafauds. La mort était pour beaucoup d'entre eux une idole aux mille bras, avec la puissance de tout ré- LA CONVENTION: 461 former. Dans les deux partis, on se faisait de son tem¬ pérament naturel un système politique qui s'appelait chez les uns modération, chez les autres, inflexibilité. Ainsi se résout la question souvent posée, si la ter¬ reur eût été aussi sanglante entre les mains des giron¬ dins qu'entre celles des jacobins. Les premiers n'en eussent point fait un système; cette conception ne fût jamais sortie de leur esprit. Qu'ils aient rêvé d'épurer le côté gauche, il y en a de grands indices. Mais il est certain que cette violence leur était impossible. Elle n'eût pas duré un moment sans les écraser eux-mêmes. Puisque l'arrestation d'Hébert et le projet d'enquête sur les troubles provoquèrent contre eux l'insurrection qui les anéantit, qa'eût-ce été s'ils avaient osé mettre la main sur les chefs révérés cle la Montagne? Ils n'ont, pu se soutenir, âyant le droit et la légalité pour eux. Que serait-il arrivé s'ils en fussent sortis? Toute la ville eût bondi, ils auraient disparu. Malgré de si grands échecs, la Gironde compte en¬ core sur la force abstraite du droit ; elle établit sa com¬ mission des Douze pour rechercher les fauteurs de trou¬ bles. Elle a recours à la procédure; elle lance contre Varlet, contre Hébert, des mandats d'arrêt, comme si elle plaidait dans le palais de Bordeaux. Sur qui s'ap- puie-t-elle pour les faire exécuter? Oii est son armée? où sont ses défenseurs? Dans le jardin national, elle n'a plus pour elle que M"e Théroigne de Méricourt. Des fenêtres du palais, le côté droit a pu voir son amazone, 462 "LA RÉVOLUTION. fouettée par l'e peuple, devenir folle de colère et de honte. Triste présage, si on avait le temps d'y réflé¬ chir. 11 faut avouer aussi qu'un signe fatal, chez les girondins, fut d'en appeler de toutes les difficultés à une nouvelle élection. Quoi ! des votes, des assemblées primaires, tout remis au hasard, quand les Autrichiens sont à Condé ou à Valenciennes ! Se retirer à Bourges, comme le demandait Guadet! Cela suffirait à montrer qu'ils n'étaient pas faits pour commander dans la tour¬ mente. Le péril croissant, le pouvoir revint aux plus audacieux. Longtemps Danton n'opposa aux girondins qu'une moquerie débonnaire, les montrant impuissants même au mal. « Ce sont, répétait-il aux siens1, de beaux diseurs et gens de procédés. Mais ils n'ont jamais porté que la plume et le bâton d'huissier. » Ainsi-, il les protégeait de son dédain; mais ils refusèrent de se sauver par cette voie ; ils ne se lassèrent pas de me¬ nacer le seul homme qui eût pu ou voulu les défendre. « Votre Danton! » s'écrie Guadet. Danton répond : « Ah ! tu m'accuses, moi ! Tu ne connais pas ma force. » Lui seul retenait encore les colères .amassées contre eux, et ils essayent de le déshonorer par les accusations de Lasource. La réponse de Danton fut le grondement du lion dans son antre. Avec lui se hérisse le Paris de t. Mémoires inédits du conventionnel Baudot. LA CONVENTION. 463 la Révolution. 11 se sent déchaîné, libre dans sa fureur. Celui qui le tenait en laisse vient de lui donner carrière. Ce jour-là, les girondins détruisirent de leurs mains le rempart qui les protégeait contre la foule. Chaque parti commet à un certain jour une faute impardonnable qui entraîne et explique sa chute. IX. LA CENTRALISATION DANS LA REVOLUTION. Ce n'étaient pas seulement, comme dans d'autres histoires, le patricien et le plébéien, la bourgeoisie et le peuple, le riche et le pauvre, qui étaient en présence. C'étaient deux esprits sortis d'origines absolument dif¬ férentes; je voudrais les caractériser ici, avant d'arriver à la catastrophe. Le fond des girondins était de ne plus vouloir de maître à aucun prix. *■ L'âme des jacobins était, ce semble, moins haute. Beaucoup d'entre eux eussent consenti à se refaire un maître, pourvu qu'il s'appelât dictateur. Tout était nouveau chez les premiers, le moyen et le but. Car ils voulaient arriver à la liberté par la liberté; ils rejetaient tout l'héritage de la France ancienne. ifi4 LA RÉVOLUTION. 11 n'y avait de nouveau que le but chez les jaco¬ bins. Quant au moyen, la contrainte et l'autorité, c'est ce que l'on avait toujours vu chez nous depuis des siècles. . . Ainsi, ils se pliaient à l'ancienne tradition. lisse servaient du système politique de l'ancienne France pour la détruire, s'exposant par là à la refaire. On comprend que le système jacobin pût renfermer l'ancien despotisme, le faire éclore de nouveau ; car ils étaient de même lignée, appartenaient au même genre, le pouvoir centralisé. Par la loi que les naturalistes appellent atavisme, qui veut que le petit-fils rappelle la figure et le tem¬ pérament de son aïeul, la dictature jacobine pouvait ramener le tempérament de la monarchie pure, et les descendants de Robespierre retourner à Richelieu ou à César. Cela n'était guère possible avec l'esprit de la Gi¬ ronde. Entre son système et le despotisme, il n'y avait aucune parenté, aucune filiation naturelle; ils se re¬ poussaient l'un l'autre; entre eux il y avait un hiatus. En* 1793, Napoléon était jacobin de l'école de Ro¬ bespierre. 11 n'eût pu être girondin sans se contredire d'avance et faire avorter, dans l'œuf, sa puissance absolue. Suivez les effets de l'ancienne centralisation dans la Révolution française; je crois comprendre que c'est le fil principal qui peut servir de guide dans ce san- LA CONVENTION. 465 glant labyrinthe. Quand on voit la centralisation non- seulement survivre à l'ancien régime, mais devenir le principal instrument des hommes nouveaux, il faut s'attendre à ce que cette arme des rois produise les résultats les plus extraordinaires dans les mains de la Révolution. C'est "de là sans doute que ■ lui vient en partie ce caractère qu'on ne trouve dans aucune autre; j'entrevois qu'elle fera servir à propager l'esprit nou¬ veau les armes forgées pour maintenir l'ancien. Le même ressort qui, dans les mains de la royauté, assu¬ rait partout l'obéissance, assurera partout la révolte. La Révolution n'aura qu'à s'embarquer sur le fleuve qui fait tout dériver d'une seule source. Il portera la République en un instant aux extrémités de l'État, dans la moindre commune, comme il y portait la monarchie. Ainsi, premier caractère : une facilité inouïe pour la rébellion, comme il y ^vait eu auparavant une faci¬ lité inouïe pour la servitude. La prédominance absolue de Paris sur les pro¬ vinces, qui a tant servi à armer la couronne, servira de même à la renverser. Quand cette grande tête aura commandé, les mem¬ bres dociles obéiront; son commandement ira jusqu'au plus petit village. Quiconque tiendra cette tète dans ses mains conduira tout le reste. Mais aussi, malheur à qui la contrariera dans ses caprices, dans ses fureurs, ou seulement voudra la rabaisser d'un degré!.Celui-là se brisera contre le cours accumulé des siècles; il aura i. 1 30 466 LA RÉVOLUTION. à la fois contre lui et les forces de la monarchie et celles de la république. Les girondins en font la cruelle épreuve. Ils veulent décentraliser la France; par là ils eussent attaqué l'an¬ cien régime à son foyer. Dans leur système, éclate une réminiscence du gouvernement des pays d'États ; ils croient que les provinces sont réellement émanci¬ pées , qu'ils pourront s'appuyer sur elles pour y trou¬ ver un terrain solide. Ils osent attaquer la domination absolue de la capitale; aussitôt toute leur force tombe; car celle qui leur vient clés provinces est nulle. Ils apprennent trop tard que la Révolution et la France sont dans Paris. Chose cruelle de voir les girondins, se confiant à ce fantôme de liberté et de vie provinciale, harceler chaque jour, provoquer, menacer cette tête toute-puissante, et ne pas se douter que les membres ne sont rien! Le 31 mai approche; il sera la réponse de Paris ou de la Révolution centralisée à ces téméraires. Odieux à Paris, que leur restera-t-il ? Ceux d'entre eux qui échapperont s'en iront errants à travers les provinces, sans rencontrer nulle part cet état républi¬ cain qu'ils ont imaginé. Ils suivront un mirage dans un désert, où tout les repousse. Abandonnées à elles seules, sans l'impulsion cle Paris, les provinces n'avaient pas la force de se soutenir dans l'esprit nouveau; elles retombaient de tout leur poids sous la monarchie. C'est ce que les girondins purent voir dès qu'ils eurent LA CONVENTION. 467 rompu avec la capitale. Qu'ils aillent chercher la répu¬ blique dans la Normandie, ils y heurteront le roya¬ lisme avec Wimpfen. Qu'ils se tournent vers la Bre¬ tagne ou la Vendée, le royalisme les y a devancés. En appelleront-ils à Lyon? là encore le royalisme leur ré¬ pondra. Même mécompte à Toulon, à Marseille, dans le Midi. Nulle part un point solide, une barrière contre le passé. 11 leur faudra revenir dans leur province natale, la Gironde. Loin d'y trouver la république dési¬ rée, ils ne pourront y trouver un refuge. Ainsi, après avoir visité la France entière, ils se convaincront que la république s'était vraiment cen¬ tralisée dans Paris, comme autrefois la monarchie, et qu'en se brouillant avec Paris, ils se brouillaient avec- la Révolution. Sans doute, c'est ce qui les jeta dans l'excès de désespoir qu'aucun parti n'a montré à ce degré. Il ne leur restait aucune issue, maudissant la domination de la capitale et trouvant les provinces im¬ puissantes' ou ennemies. Les jacobins firent absolument le contraire; par où ils se rendirent quelque temps invincibles à la Révo¬ lution même. Elle parut tout dévorer, excepté eux. Ils ne se trompèrent pas sur les points où était la vraie force. A beaucoup d'égards, ils furent moins novateurs que les girondins, puisqu'ils n'entreprirent pas de changer l'esprit de centralisation politique, génie de l'ancien régime. Mais ils s'en firent une arme; ayant pour eux la passion révolutionnaire et le cours 468 LA RÉVOLUTION. ancien des choses né de la monarchie, comment ne l'eussent-ils pas.emporté sur la Gironde? Leur système était plus simple; sans troubler tout ce qu'avait fait l'ancienne France, ils consentaient à en garder l'orga¬ nisation et le tempérament, à savoir, une tête énorme et des membres débiles. Tel était le tempérament des partis durant les pre¬ miers mois de 1793. L'événement qui va suivre est écrit dans le caractère de chacun d'eux. Ici se re¬ trouve la règle invariable que j'ai déjà signalée dans notre histoire toutes les fois qu'un parti puissant a voulu exterminer ses adversaires (Saint-Barthélémy, révocation de l'édit de Nantes, massacres du 2 septembre, etc.). Vers la fin de mai, le bruit se répand vaguement que ceux que l'on .va détruire s'apprêtent en secret à détruire les autres, qu'il faut.se hâter de s'en défaire, si l'on ne veut être leur victime. Qui sait jusqu'à quel point la peur réelle se.mêla au calcul? Il échappait aux girondins de dire que l'herbe croîtrait dans les rues ; ces prophéties oratoires étaient aussitôt retournées contre eux. Un jour, répondant à une députation, le plus inconsistant de tous, Isnard, s'écrie que l'on cherchera en vain Paris sur les bords de la Seine. Cette déclamation fut prise à la lettre. Il n'y avait plus qu'à en venir aux mains ; et comme les principaux girondins s'étaient désignés à la vindicte publique par des paroles analogues, leur sort est décidé d'avance. Us avaient voulu porter la vie dans toute la LA CONVENTION. 469 France, on les accuse d'avoir voulu la partager. La grande unité jacobine se soulève, avec le • génie de notre ancienne histoire, contre ces audacieux; les vrais novateurs politiques sont anéantis, au nom de la Révo¬ lution, par les jacobins, qui se vengent et se perdent en même temps. Une crainte imaginaire, une panique soulevée à dessein par les uns, éprouvée en réalité par les autres, prépara le soulèvement contre les girondins, lequel, en écrasant tout un côté de l'Assemblée, inaugurera la Terreur, mettra l'Assemblée en tutelle, changera encore une fois le tempérament de la Révolution. Le fort a peur du faible ; il l'anéantira. Mais dans cette extirpation du faible, combien l'autorité de la Con¬ vention est diminuée! La Révolution ne sera plus gou¬ vernée par la tête. Décapitée, elle se cherchera son chef dans la Commune. Encore une fois, une immense consommation de forces, de colères, sans proportion avec le danger réel. Arrêtons-nous un moment au point où nous sommes arrivés. Voilà une partie des maux que les Français ont endurés ou fait endurer pour s'assurer la vie pu¬ blique à eux et à leur postérité. Nous ne sommes en¬ core qu'au seuil de cette cité de Terreur; déjà appa¬ raît l'une des différences essentielles entre les hommes de la Révolution et leurs descendants. Les premiers ne pouvaient croire à cô qu'ils possédaient; les autres se 470 LA RÉVOLUTION. vantent presque toujours de posséder ce qu'ils ont laissé périr. 11 y avait chez les uns une fureur jalouse par laquelle ils s'accusaient réciproquement de détruire leur droit au moment où ils le pratiquaient. Chez les autres, la vanité croit conquérir ce qu'elle abandonne. Elle célèbre des victoires dont nous ne connaissons que les revers. Bientôt nous verrons les Français, après avoir perdu la liberté, se faire honneur de n'en garder aucun ressentiment, et l'oubli, cette première vertu de la servitude, passer pour la meilleure marque du bon goût. FIN DU TOME PREMIER. TABLE DU TOME PREMIER. LIVRE PREMIER. — Les voeux. Pages. i. Nécessité de réviser la tradition I h. Comment les Français jugeaient leur histoire à l'approche de la Révolution 4 m. L'ancien régime 10 iv. Louis XVI 13 v. Louis XVI pouvait-il empêcher la liberté de naître?. . . 15 vi. Necker 13 vu. Que le passé servit à aveugler Louis XVI 19 viii.Autre cause d'erreur 21 ix. La France à la veille de 89 24 x. Vœux du tiers état 27 xi. Vœux du clergé et de la noblesse 32 xii. Vœux des non-catholiques. — Première incompatibilité. . 38 LIVRE DEUXIÈME. — Les états généraux. i. Vue générale. — De l'action des masses et de l'individu dans la Révolution 43 il. Les sociétés populaires. — Les Français punis des fautes de leurs pères 48 in. Ouverture des états généraux 51 472 TABLE Pages. iv. Le premier serment 86 v. Prise de la Bastille. —4 4 juillet'1789 62 vi. Un contrat impossible 6S vu. Projets de la cour. — La force ouverte. — Comment en 89 on eût pu voir 93 74 vm. Les partis dans la Constituante 78 LIVRE TROISIÈME. — Versailles. i. 8 et 6 octobre 1789 79 il. Le roi à Paris 86 m. Louis XVI aux Tuileries. — Une question insoluble. ... 98 LIVRE QUATRIÈME. — Révolution civile. i. Nuit du 4 août 98 il. A quelles conditions les nobles renoncèrent à leurs titres. . 405 iii. La Révolution territoriale 4 09 iv. Si la destruction des libertés provinciales dans l'ancien régime a préparé les libertés nouvelles 443 v. Abolition des parlements et du régime des intendants. . . 448 vi. Où était la difficulté dans la Révolution 419 LIVRE CINQUIÈME. — La religion. i. Une lacune laissée par Montesquieu 424 il. Un peuple peut-il vivre sans religion et sans philosophie? — Profession de foi du vicaire savoyard 426 m. Que deviendrait un peuple qui adopterait la profession de foi du vicaire savoyard?. 435 iv. La Constituante et l'Église 443 v. Chutes et contradictions. 4 46 vi. Comment se sont faites les révolutions religieuses dans les temps modernes. ■ 4 49 DU TOME PREMIER. 473 Pages. vu. Essai de révolution religieuse par les constituants. — Nova¬ teurs qui n'osent s'avouer 486 viii. Que les méthodes littéraires ne valent rien appliquées aux révolutions 165 ix. La constitution civile du clergé. — Une révolution à contre¬ sens. — Émancipe-t-on le maître? 169 x. Suite de l'histoire religieuse de la Révolution. ..... 478 xi. Timidité d'esprit des hommes de la Révolution 4 84 LIVRE SIXIÈME. — La constitution. i. Droits de l'homme. 493 il. Œuvre politique de la Constituante 495 iii. Comment on peut reconnaître si un événement est dans le plan de la Révolution 498 iv. La démocratie royale 4 99 v. La constitution ànglaise en 89. — Quelle en était la pre¬ mière condition 201 vi. S'il y avait un moyen de diriger la Révolution. — Première faute do l'ancien régime : Désespérer trop tôt 204 vu. Conjuration de Mirabeau. — À-t-il vendu la Révolution?. . 208 viii. Mirabeau et Robespierre . 221 ix. Un système de contre-révolution 225 x. La noblesse française 228 xi. Pourquoi il a été impossible de tromper le peuple do 89. — La Bêtise, divinité moderne 234 xii. La bourgeoisie et le peuple 236 xiii. Une erreur de la Révolution 242 xiv. Une des causes de la prompte lassitude des partis .... 244 LIVRE SEPTIÈME. — Vabennes. i. Fédération 254 ii. Révolte militaire de Nancy 254 ni. Mort de Mirabeau 259 474 TABLE Pages. iv. Évasion du roi 264 v. Le retour de Varennes 273 LIVRE HUITIÈME. — Ni royauté ni république. i. Une Convention modérée 278 il. Comment se révéla le nouveau Robespierre 281 m. Louis XVI ne pouvait plus que mourir ou se venger. . . 285 iv. Faux jugements portés sur l'évasion de Louis XVI. — Erreur du roi et du peuple 287 v. Massacre du Champ de Mars, 17 juillet 1791. — Fin de la Constituante 293 vi. Les émigrés. — Les révolutionnaires devaient-ils l'aire obstacle à l'émigration? 301 LIVRE NEUVIÈME. — Les girondins. i. Système du roi. — Décomposition du parti constitutionnel. 305 ii. Les girondins 309 m. Les girondins au ministère 312 iv. Danton jugé par son parti 318 v. Duperie volontaire, • 321 vi. Trahisons de la cour. — Convention de Mantoue 324 vu. Déclaration de guerre 331 LIVRE DIXIÈME. — Fin de la royauté. i. Le 20 juin 1792. 334 ii. Que les chefs de la Révolution étaient surpris par les évé¬ nements 341 m. La Fayette après le 20 juin 1792 343 iv. Louis XVI et le roi Pétion 348 v. Le 10 août. — La Commune insurrectionnelle 354 vi. Attaque du Château 363 DU TOME PREMIER. 475 Pages. vii. Chute de la monarchie. — Changement dans le tempéra¬ ment de la Révolution 372 viii. Massacres de septembre 376 ix. Pourquoi Paris resta inerte 386 LIVRE ONZIÈME. — La guerre. i. L'art militaire 392 il. La coalition. — Manifeste de firunswick 393 m. La Marseillaise 397 iv. Campagne de l'Argonne. — Valmv 398 v. Campagne de Relgique. — Jemmapes 409 vi. Les armées de la Révolution et les armées de l'Empire. . 412 vu. Que serait-il arrivé si la France avait été envahie en 1792? 416 vuj. La guerre selon les principes de 89 418 LIVRE DOUZIÈME. — La convention. i. Ouverture de la Convention 420 il. Procès et mort de Louis XVI 425 m. Effet de la mort du roi sur les partis 436 îv. On ne tient pas compte aux girondins de leurs créations. — Institutions révolutionnaires en germe 441 v. Impossibilité de croire 444 vi. Comment les jugements des hommes de la Révolution ont été modifiés par le temps 449 vu. Des trahisons militaires. — Dumouriez 452 viii. Marat. — A qui appartiendra le règne de la Terreur?. . . 456 ix. La centralisation dans la Révolution 463 FIN DE LA TABLE. PARIS. — J. CLAYE, IMPRIMEUR, RUE S AI N T-B K N 0 IT, 7. OU IN ET DÉVOLUTION