LETTRES A M. EDGAR QUINET SOUVENIRS FAMILIERS D'UN VOYAGE EN GRÈGE Ire LETTRE DE GENÈVE A TRIESTE Trieste, le il septembre 1866. Très-cher ami. Lorsque, tout récemment, j'allai prendre congé de vous dans votre ermi¬ tage de Veytaux, vous me fîtes promettre de vous écrire avec quelque régu¬ larité dans le cours du voyage que j'étais à la veille d'entreprendre. Je veux vous prouver au moins ma bonne volonté, quelque incertain que je soiS de pouvoir jusqu'au bout vous tenir parole. Vous le savez : l'objectif de mon excursion est la ville de Smyrne, où ha¬ bite un de mes iils. Chemin faisant, je compte m'arrêter tant soit peu dans cette Grèce que j'ai toujours aimée, et pour laquelle je partais avec Capo- distrias, il y a juste trente-neuf ans. Vous aussi, vous avez parcouru la Grèce à la même date ; et bien que le seul instant où j'ai quitté le président soit précisément celui où voué le rencontrâtes sur la route de Tripolitza à Nauplie, il me souvient néanmoins que vous traversâtes dans toute sa longueur le Péloponèse, que vous pas¬ sâtes à Egine, et fîtes comme moi une apparition à Athènes alors occupée parles Turcs. Le rapprochement de deux époques si diverses' ne sera donc pas sans intérêt pour vous. Depuis lors combieh de choses se sont passées ! Capodistnas est tombé 466 REVUE MODERNE. sous les coups d'un assassin; la Grèce monarchique a subi deux révolutions radicales, et la Turquie a décliné déplus en plus. Aujourd'hui les Crétois sont en armes; le mouvement menace de gagner les autres pi-ovinces d'Europe et de réveiller en dépit delà diplomatie l'éternelle question d'Orient. Ces événements sont curieux à observer de près. Je pars donc avec une satisfaction prononcée, quoique ma famille et mes amis m'opposent de sérieuses objections. Je me fais vieux; ma santé est fort amoindrie; puis, comme l'écrit de Strasbourg le digne professeur Baum, je vais dans un pays où l'ami de l'homme civilisé, le gendarme français, n'existe encore qu'à l'état de klephte. Ajoutez que cette année les voyages en Orient se compli¬ quent de difficultés inaccoutumées. D'un côté, la guerre d'Allemagne et d'Italie ferme plusieurs voies de communication, de l'autre le choléra, qui est un peu partout en Europe, occasionne de fréquentes quarantaines, source d'ennuis et de dangers. N'importe; je n'en suis pas à mon apprentissage; je ne me fais aucune illusion sur les pays que je vais voir ou revoir; et, pourvu que je retrouve quelques-unes des personnes que j'ai connues, pourvu que je ravive ainsi mes meilleurs souvenirs, je prends d'avance mon parti de contrariétés iné¬ vitables. D'ailleurs, je ne m'embarque pas seul. J'ai un excellent compagnon dans mon parent et ami M. Marion, plus jeune, plus fort, plus alerte que moi, et qui possède une grande expérience des voyages. Après délibération, arrêté de nous embarquer à Trieste en passant par Venise. On nous assure qu'à l'heure qu'il est les bâtiments autrichiens par¬ tent avec patente nette, et que l'armistice permet de gagner Trieste par voie d'Italie. Partis de Genève le lundi 3 septembre, nous avons pris la route du Sim- plon. En passant à l'extrémité du lac, nous n'avons pas manqué de saluer le village de Veytaux et de le féliciter du relief que votre exil lui prête. Vous n'attendez pas que je vous parle du Valais, du Simplon, d'Arona, de Novarre ou de Milan; c'est à peine si je note pour vous deux ou trois mots dans le trajet de la haute Italie. A Brescia nous rencontrons une foule de chemises rouges, les garibaldiens étant concentrés dans le voisinage, pour être, nous dit-on, prochainement licenciés. Les églises sont pleines de leurs lits de camp et les rues émaillôes de leurs costumes pittoresques. Au surplus, ni tumulte, ni chants, ni bra¬ vades ; beaucoup d'ordre, sans la moindre affectation militaire. Halte à Peschiera, où nous trouvons pour la première fois les Autrichiens. Nous laissons sur la droite Somma-Compagna et Gustozza, localités récem¬ ment illustrées. Nouvel arrêt à Vérone, qui regorge également de troupes autrichiennes. Nous visitons l'amphithéâtre romain, si merveilleusement conservé, et dont on achève en ce moment de restaurer les parties ébran¬ lées. De San Bonifacio à Vicence, trajet en voiture, le chemin de fer étant LETTRES A M. EDGAR QUINET. 467 détruit. De Vicence à Padoue en wagon. APadoue nous traversons le quar¬ tier-général de l'armée italienne, commandée par Cialdini. Le roi Victor- Emmanuel était logé dans un palais hors de la ville. Au delà de Padoue, le chemin de fer est de nouveau interrompu; le pont sur la Brenta est coupé. Nous faisons donc en voiture le trajet parle village de Dolo jusqu'à Fucino sur l'Adriatique. Ici nous retrouvons les Autrichiens. Une barque nous con¬ duit à Venise en moins de deux heures. Les deux jours que nous avons passés à Venise ont été employés, on ne peut pas dire à courir la ville, mais à nous promener en gondole, à visiter les principales églises, le palais des doges et la place de Saint-Marc. Bien que le samedi lut un jour de fête et que le temps fût radieux, la ville nous a frapjnés par sa tristesse. Il n'y a presque pas d'étrangers. On se console en attendant d'un jour à l'autre le départ des Autrichiens, et l'on ménage à Vic¬ tor-Emmanuel une réception splendide. Dimanche, 9 septembre, de grand matin, nous avons pris place sur un bâtiment du Lloyd, qui nous a transportés en huit heures à Trieste. Nous avons trouvé dans cette ville M. Antoine Martin, notre compatriote, qui nous a reçus avec la plus aimable cordialité. Trieste nous a semblé très- prospère, l'animation de son port contraste avec la stagnation de celui du Venise. Le soir, M. Martin nous a conduits au château de Miramar. Quoique l'impératrice Charlotte y réside en ce moment, les visiteurs sont libérale¬ ment admis à parcourir les jardins garnis de plantes rares et les promenades disposées dans le meilleur goût. Le château, entièrement moderne et d'ar¬ chitecture gothique, baigne dans la mer le pied de ses blanches murailles et justifie son nom par la vue dont il jouit. Trois jours avant notre arrivée à Trieste, la municipalité a donné une brillante fête à la flotte autrichienne et à l'amiral Tégethol'en mémoire de la bataille de Lissa. Le bal a eu lieu dans une vaste brasserie située à quelque distance de la ville. Naturellement, comme dirait Amyot, on a banqueté et ivrogné à cœur joie. Aussi le choléra s'est-il déclaré dès le lendemain. Nous ne nous en sommes pas aperçus; mais il en résultera sans doute l'obligation de faire quarantaine en sortant d'ici. Demain nous devons partir pour Corfou. Je ferme donc cette letttre déjà longue, et dans laquelle je n'ai cessé de vous parler de moi. Mais vous l'avez voulu, et les feuilles que je vous destine ne seront qu'une sorte d'éphémé- rides personnelles, où votre amitié seule pourra trouver quelque prix. 468 RE'YUE MODERNE. Ile LETTRE DE TRIESTE A GORFOU Lazaret de Corfou, le 24 septembre 1860. Où fîtes-vous quarantaine en 1828, quand vous revîntes de Grèce? Pour moi, il m'en souvient, ce fut à Ancône, et pendant vingt-huit jours, que je subis cette abominable contrainte. Mais alors on était prévenu ; on savait qu'il n'était pas possible de revenir d'Orient sans satisfaire à cette obliga¬ tion. D'ailleurs on était au retour, et le repos avait son charme. Aujourd'hui au contraire, c'est au début, à l'heure des riantes perspec¬ tives, qu'on se voit brusquement arrêté. L'Orient se venge sur nous des entraves que nous lui avons si longtemps imposées. Il faut être comme moi, bien prévenu en faveur de la Grèce pour ne pas la prendre en grippe à l'oc¬ casion de son premier accueil. Je vous ai écrit de Trieste la veille de notre départ. Le 12 septembre, nous nous installions dès le matin à bord du Progresso, navire à vapeur du Lloyd autrichien, à destination d'Alexandrie, mais devant faire escale à Cor- fou. Pour compagnons de route nous avions des Français et des Grecs qui se rendaient en Egypte et quelques septinsulaires qui fuyaient le choléra de Trieste. Je ne parle pas d'un grand troupeau de bœufs parqués dans la cale, mais si sages, si tranquilles, que nous avons été longtemps sans les aper¬ cevoir. Le ciel a été fort beau pendant la traversée, longue de cinquante heures en ligne directe. En doublant le cap de l'Istrie, nous avons passé devant Pola et salué de loin son admirable amphithéâtre. Le lendemain nous avons laissé sur la droite l'île de Lissa, dont le nom est depuis peu dans toutes les bouches. Cette île est à moitié chemin entre Trieste et Corfou. Le 14 septembre à trois heures après midi, nous jetons l'ancre devant cette dernière ville. Après les formalités sanitaires, on nous conduit dans la petite île du lazaret, où nous devons rester onze jours. Il s'y trouve an vieil édifice qui date de l'époque des quarantaines pour la peste, et où l'on a remis en vigueur un service identique à celui d'alors. Pourvus d'un gardien, qui se met en quarantaine avec nous et qui nous sert de domestique, nous sommes colloques dans une sorte d'écurie carrelée et blanchie à la chaux. On nous y apporte deux lits, réduits à leur expres¬ sion la plus simple; mais on nous promet mieux pour le lendemain. En attendant nous nous asseyons sur nos malles, et tout s'étant bientôt trouvé prêt, nous tâchons de dormir; mais ce n'est pas chose aisée. Dans les pièces voisines, nous entendons les imprécations de nos compagnons de captivité. Cependant le mot suprême des Grecs, patience, finit par absorber toutes les plaintes. LETTRES A M. EDGAR QUINET. 469 Il est juste de dire que mes connaissances de Corfou n'ont rien négligé pour adoucir notre réclusion. M. Piéris, à qui Mmo la comtesse de Marmora nous avait recommandés, MM. Basilakis, Valaoritis, Courcoumély entre autres ont rivalisé de prévenances à notre égard et nous ont rendu tous les services compatibles avec le règlement. Nous passons nos journées comme vous pouvez croire. M. Marion dessine, tandis que je prends quelques notes pour vous. Indépendamment des jour¬ naux grecs et français qu'on nous envoie de la ville, nous avons deux ou trois livres, en particulier l'Itinéraire de Chateaubriand. Malgré l'ancienneté de cet ouvrage, il nous intéresse par ses descriptions de la Grèce, non pas qu'il ne renferme bien des détails sujets à caution. Évidemment l'auteur n'entend pas le nom d'itinéraire dans le même sens que MM. Isambert et Joanne. Néanmoins, tel qu'il est, ce livre ne laisse pas de nous plaire, pré¬ cisément parce que le pays, s'est métamorphosé depuis sa publication. De¬ mandez plutôt à M. Schaub, ce voyageur intrépide qui a parcouru à pied le Péloponèse de l'Isthme à Navarin et la Grèce continentale des Thermopyles au golfe Ambracique, s'il a trouvé sur son chemin beaucoup de gites pareils au fameux khan de Messénie. En traversant la Grèce, le seul but de Cha¬ teaubriand a été de contempler les ruines de Sparte et d'Athènes; le surplus est un accessoire où la fantaisie a beau jeu. Ainsi, dans sa visite aux ruines de Mycènes, il prétend avoir découvert le tombeau d'Agamemnon. Cette assertion est passablement présomptueuse, car les tombeaux ou trésors des Atrides ont été connus de tout temps. Elle fut immédiatement relevée par un Grec d'Argos, M. Avramiotis. Mais aussi comment s'attendre, alors sur¬ tout, à trouver un rectiflcateur dans un recoin de la Morée? Autour du lazaret se déroule un panorama grandiose. A l'orient les ardues sommités de l'Albanie déploient leurs pittoresques profils. A l'occi¬ dent la grande île de Corfou présente une gradation de collines couvertes d'oliviers et parsemées de maisons rustiques. Au-dessus se dressent des montagnes boisées, dont la plus haute porte le couvent du Pantocrator. En face de la ville et sur la gauche du lazaret se trouve la petite île de Vido, l'ancienne Ptychia de Thucydide. Les Anglais y avaient construit des dé¬ fenses formidables, qu'ils ont fait sauter en se retirant. Du reste le temps continue d'être magnifique ; la mer est bleue, toute semblable à notre lac, et forme un vaste bassin avec deux larges passes entre l'île et le continent. En avant de l'écueil de Vido, est mouillée une frégate russe, le Grand Amiral, qui en est à son trentième jour de quarantaine. Deux hommes de son équipage sont morts du choléra; on les a enterrés dans l'île du lazaret, presque sous nos fenêtres. Plier un bâtiment de Trieste, parti avec cent cin¬ quante passagers, est arrivé avec six malades et deux morts. Par bonheur il n'y a pas eu d'accident au lazaret; mais il est grand temps d'en sortir car au premier sinistre, la porte, qui bientôt doit s'ouvrir pour nous, se refermerait impitoyablement comme celle du Dante. Les nouvelles qui nous parviennent sont rares et incertaines. Jeudi der- 470 REVUE MODERNE. nier (520 septembre) est arrivé un bâtiment anglais, venant de Sicile. On rapporte qu'il n'a pu aborder à Palerme, toute la ville étant en armes et en insurrection contre le gouvernement italien. Ici l'on ne s'occupe guère que du soulèvement de Candie. Le bruit s'est répandu que la France et la Russie s'étaient mises d'accord pour proposer l'annexion de cette île à la Grèce. Il y a eu même à Corfou une démons¬ tration populaire devant les consulats russe et français. Les deux fonction¬ naires étrangers s'étaient apparemment donné le mot pour être absents de leur domicile. Dans tous les cas, la nouvelle d'une si prompte émancipation me paraît être singulièrement prématurée; non pas que je nè l'appelle de tous mes vœux, et que je ne sois persuadé de sa réalisation plus ou moins proche. Car enfin, comme le dit Victor Hugo, ce qui est vrai pour Venise ne saurait être faux pour Candie; et j'ai toujours considéré comme une faute énorme de ceux qui ont constitué le royaume de Grèce, de ne lui avoir pas assuré les conditions nécessaires à son existence et à son utilité pour l'Europe. Mais il faut avouer que le moment ,est mal choisi pour cette revendication. L'Eu¬ rope à peine sortie d'une crise terrible, est peu disposée à rouvrir, comme on dit, l'inextricable question d'Orient. On agitera longtemps encore l'épouvan- tail de la Russie ; et si les sentiments qu'on prête au nouveau ministre de France ont quelque vérité, les Grecs ne doivent pas espérer de lui beaucoup de bienveillance. On prétend en effet que M. de Moustier, venant de Cons- tantinople et passant par Athènes, a menacé le gouvernement grec d'une seconde occupation française, dans le cas où la Grèce ne garderait pas envers les Candiotes la plus sévère neutralité. Que nous sommes loin des beaux jours du philhellénisme ! et que n'eût-on pas dit à cette époque, si MM. ue Laferronnays ou,.de Villèle eussent tenu un langage pareil? Mais hélas! je l'avoue à ma honte : toutes ces considérations pâlissent de¬ vant la perspective imminente de notre libération. Demain doit être pour nous le grand jour du départ. Je me réjouis donc de vous adresser avant peu une lettre datée d'Athènes. Ille LETTRE CORFOU Athènes, le 28 septembre 1866. Vous devez avoir entre les mains ma dernière lettre écrite du lazaret de Corfou. Vous l'avez peut-être jugée un peu diffuse. Je suis le premier à m'en accuser. Mais que voulez-vous? dans notre prison les journées étaient si longues que c'était plaisir de causer avec vous, au risque de vous lasser. LETTRES A M. EDGAR QDINET. 471 Maintenant c'est autre'chose. Depuis que nous sommes à Athènes, je n'ai plus une seule heure de liberté; et la concision, au lieu d'être un mérite épistolaire, devient pour moi une obligation de rigueur. Le mardi 25 septembre était pour nous le jour de délivrance. Longtemps avant le lever du soleil, nous sommes à l'embarcadère. On nous entasse, effets et passagers, dans un bateau qui doit nous mener en trois quarts d'heure à la ville de Corfou. La matinée est radieuse et le soleil se lève flam¬ boyant par dessus les montagnes de l'Épire. En approchant du port nous voyons cingler directement vers nous la cha¬ loupe d'un vaisseau de guerre avec pavillon grec. Toute ma crainte fut qu'elle ne vînt nous faire rebrousser; mais je fus agréablement détrompé en m'en tendant liêler par mon nom. C'étaient M. Piéris et son frère, directeur de la santé, qui nous attendaient au passage. Ils nous invitent à passer dans leur barque et en quelques instants nous sommes sur le môle, d'où nous montons au bureau du directeur. Pendant le déjeuner, on annonce M. le préfet de Corfou. Je reconnais M. Mavrocordatos, fils du célèbre Alexandre, avec qui j'ai été lié pendant mon premier séjour et qui est mort depuis peu. Après des compliments et des offres de services, on nous avertit qu'une voiture nous attend. Ma première visite est, comme vous le présumez, pour la tombe de Capodistrias. Ce monument est situé hors de la ville, dans l'église de Platytéra, qui appartient à la famille du comte. Vous vous rappelez que le président fut assassiné le 9 octobre 1831, sur le seuil de l'église de Saint-Spyridon à Nauplie, par les deux Mavromichalis. L'un de ceux-ci fut tué sur-le-champ par George le Manchot, brave soldat de la guerre de l'indépendance; l'autre, qui s'était, réfugié à l'ambassade an¬ glaise, fut livré, jugé et fusillé. On a érigé un cénotaphe au président à l'en¬ droit môme où il tomba; mais ses restes furent rapportés dans sa patrie à Corfou, par son frère Augustin. L'église de Platytéra est attenante à un monastère. Le supérieur nous reçoit à la tête de ses caloyers, et après nous avoir montré la nef étincelante de ciselures d'argent et de peintures byzantines, il nous introduit dans un large couloir postérieur, où sont les tombeaux de la famille Capodistrias. Le président est là, entre le sépulcre de son père et celui de son frère Augus¬ tin (Viaros a voulu être enterré dans le cimetière). Le mausolée du président est d'une imposante simplicité. Il se compose, de deux tables de marbre blanc, l'une horizontale, l'autre verticale en forme de stèle tumulaire, avec cette inscription : Jean, fils d'Antoine Capodistrias, président de la Grèce. Ces simples mots, nous dit l'abbé, sont plus éloquents que la plus fastueuse épitaphe. Quelle foule de sentiments et de souvenirs se pressent dans mon âme, pendant que je reste prosterné devant cette tombe sacrée! Capodistrias fut pour moi plus qu'un bienfaiteur; ce fut un second père. Depuis sa mort, ma vie n'a été, pour ainsi dire, qu'une longue réminiscence du temps passé TOME XL. 31 472 REYUE MODERNE. auprès de lui. Je crois entendre encore les dernières paroles qu'il m'adressa, lorsque malade je le quittai pour revenir tristement à Genève : « Allez, mon fils, et le bon Dieu vous bénira. » Prédiction si tôt et si bien accomplie. Je m'éloigne à regret de ce sanctuaire et je rejoins mes compagnons. Dé¬ sirant voir la campagne corcyréenne, nous prenons la route d'une propriété rurale, ancienne résidence du comte Viaros. Les collines, que nous côtoyons sont couvertes d'oliviers et les jardins bordés par des aloès énormes. Nous traversons sur un pont l'unique rivière de Corfou, puis le village de Potamos, qui nous plaît par son air de propreté et d'aisance ; enfin, après une longue ascension par une route bien entretenue, nous atteignons le but de notre promenade. La maison, actuellement inhabitée, est dans une ad¬ mirable position; la vue s'étend sur une partie de l'île et par delà sur la mer Adriatique. Les jardins sont garnis de treilles récemment vendangées, d'orangers et de cédrats. Rentrés dans la ville, nous en parcourons les rues un peu étroites, mais bien tenues et garnies de magasins d'une apparence toute européenne. Nous faisons le tour de l'Esplanade, vaste plate forme qui domine le golfe et la ville. Cette place est bordée d'arbres et de maisons à grandes arcades. Sur l'un des côtés s'élève le palais du Gouvernement. C'était naguère la rési¬ dence du lord haut-commissaire des îles Ioniennes; ces jours derniers il était habité par S. M. le roi Georges, qui est reparti tout récemment pour Athènes. Combien le cœur de Capodistrias eût bondi de joie, s'il lui eût été donné d'assister à la complète émancipation des îles Ioniennes et à leur réunion au royaume de Grèce ! Il a emporté dans la tombe le chagrin d'avoir placé sa patrie sous un protectorat promptement asonverti en domination. Au¬ jourd'hui, par un désintéressement sans exemple, le gouvernement anglais a cédé au vœu des populations et remis ces belles contrées dans leurs condi- , tions normales. Matériellement, Corfou ne peut que perdre au change, car elle jouissait d'une excellente administration, d'unejustice bien rendue et de travaux publics supérieurement dirigés. Enfin la garnison anglaise, les nombreux fonctionnaires, les familles étrangères établies dans le pays, entretenaient une certaine aisance. Mais, à l'honneur de l'humanité, les instincts nationaux, fondés sur la communauté de langue, d'origine et de religion, sont plus puissants que les intérêts vulgaires; et dans l'espace de temps, malheureusement trop court, qne j'ai passé à Corfou, je n'ai entendu l'expression ni d'un regret ni d'une plainte. Après une visite à M. Antoine Capodistrias, neveu du président, à la nièce de celui-ci et à la sœur de Mme la comtesse de Marmora, nous prenons congé de M. Piéris en lui témoignant fort insuffisamment notre reconnais¬ sance et nous montons à bord de V Heptanksos, qui passe pour le meilleur bâtiment de la compagnie hellénique. LETTRES A M. EDGAR QUINET. 473 1 IVe LETTRE DE COSFOD A ATHÈNES Athènes, le 30 septembre 1866. Partis de Corfou à la nuit tombante, nous touchons le lendemain matin à Céphalonie, la plus grande des îles Ioniennes. On nous laisse débarquer à Argostoli, chef-lieu de l'île, situé sur le bord d'un golfe profond, qui s'étend dans l'intérieur des terres. La ville est bâtie le long d'un quai. Les maisons sont propres et peu élevées. Les habitants sont endimanchés, car c'est un jour de fête et toutes les cloches sont en branle. Les costumes sont pour la plupart européens, cependant il y a bon nombre de foustanelles albanaises. L'absence presque complète des femmes dans les rues de la ville avertit qu'on approche de l'Orient. Dans l'après-midi le navire touche à Zante, dont la ville nous paraît la répétition d'Argostoli ; mais l'île est plus riante et mieux pourvue d'oliviers que Céphalonie. De Zante nous nous dirigeons vers le golfe de Corinthe et nous touchons sur le soir à Patras. La ville est nouvellement bâtie en lieu et place de celle qui a été détruite par un tremblement de terre. Patras est la ville la plus grande et la plus commerçante du Péloponèse ; elle le doit à l'exportation • des raisins de Corinthe. Elle a un môle, un phare et une belle place au bord de la mer. La nuit est d'une sérénité parfaite, et la lune en son plein permet de re¬ connaître sans confusion les deux rives du golfe. C'est un spectacle dont je ne peux me détacher. Longtemps avant l'aube je suis sur le tillac, à inter¬ roger le pilote au sujet de tous les lieux que l'on distingue. Nous tenons le milieu du golfe. Sur la gauche fuient les montagnes de l'Etolie; bientôt se dressent du même côté le Parnasse, la chaîne de l'Hélicon et les cimes du Cithéron, déjà plus près de la baie de Livadie. La côte sud présente les parois verticales de la montagne de Bura, les plateaux de Basilika, l'an¬ cienne Sicyone, et enfin. l'Acrocorinthe déjà frappée des premiers rayons du soleil. Nous cinglons en droite ligne sur l'Isthme. Naguère on débarquait à Loutraki, et l'on se rendait par terre à Calamaki sur le golfe Saronique, où vous attendait un autre bâtiment. Aujourd'hui on descend à Corinthe, c'est-à-dire à la bourgade récemment bâtie à la place de l'ancienne ville de ce nom, anéantie par le dernier tremblement de terre. Cette nouvelle Corinthe, située à une lieue de l'ancienne, est sur le bord de la mer, non loin de l'endroit le plus resserré de l'Isthme. La rade n'est pas très-sûre; aussi a-t-on construit un môle, qui n'est pas encore entièrement terminé. C'est là que nous prenons terre à huit heures du matin. Pendant qu'on 474 REVUE MODERNE. expédie les bagages et qu'on fait avancer (que Thucydide me le pardonne) un véritable omnibus, on m'avertit qu'une personne désire me parler. Je vois un homme âgé en costume complet de pàlicare. Sans se nommer d'abord, il me dit que j'ai connu son père. Jugez de mon étonnement ; c'est me faire aussi vieux que les rues. Ma surprise s'accroît lorsqu'il me dit qu'il est le fils de Golocotronis. Je lui réponds qu'en effet j'ai été fort lié avec ce général, mais qu'à part un enfant en bas-âge, il n'avait, à ma con¬ naissance d'autre fils que Gennéos, alors brillant de jeunesse et de santé. « C'est moi, me dit-il en riant, qui suis ce Gennéos, bien changé, non pas de cœur mais de visage. » Nous nous serrons la main sans esperance de nous revoir; car il vient d'Athènes et ne doit pas y retourner de sitôt. J'ai su depuis qu'il se rendait à Saint-Pétersbourg, pour assister au mariage du prince impérial de Russie. Nous voilà donc enfermés dans une voiture. C'est pour moi une première nouveauté; car de mon temps il n'y avait en Grèce d'autres roues que celles des canons. Nous parcourons grand train une route neuve, qui prend l'Isthme en écharpe. Je revois ces lieux que j'ai traversés jadis en sens in¬ verse, seul et sans guide, ce qu'on ne ferait pas sans imprudence aujourd'hui. La végétation est toujours aussi cliétive; elle consiste en quelques bouquets de pins maritimes tout rabougris. Nous franchissons les restes des deux murailles, hellénique et vénitienne, dont les pierres servent maintenant aux constructions de Gorinthe. Parvenus vers le milieu de l'Isthme, nous commençons à apercevoir le golfe Saronique. Là il y a un peu plus d'ar¬ bres; mais il paraît qu'il y a aussi des voleurs; car nous y rencontrons un piquet de gendarmerie à cheval et des postes de palicares, échelonnés de distance en distance. Nous descendons rapidement vers Calamaki. C'est encore un établissement de fraîche date, l'ancien village de ce nom ayant été renversé par le tremblement de terre. Inutile par conséquent d'y chercher la petite douane qui m'abrita en 1828. A sa place est aujourd'hui un grand café, où l'on nous sert des rougets, des pastèques et de ce vin résiné auquel les Européens ont tant de peine à se faire. Enfin le vapeur grec lève l'ancre pour le Pirée, distant de quatre heures de navigation. Je me retrouve dans les lieux où j'ai passé les plus belles années de ma vie. J'aperçois l'île d'Egine, premier séjour de Capodistrias, le mont Panhellénien, la montagne et la baie de Sophico, la presqu'île de Méthana, les sommets de Poros, Angistri, enfin plus près de nous Salamine dont nous faisons le tour du côté de la haute mer. A trois heures et demie nous prenons terre au Pirée. Une voiture de place nous conduit à Athènes par une route droite et poudreuse, et après une courte station sur la lisière de la forêt d'oliviers, nous faisons notre entrée dans la cité de Minerve, et allons prosaïquement descendre à l'hôtel de la Couronne. LETTRES A M. EDGAR QU1NET. 175 V° LETTRE ATHÈNES MODERNE Athènes, le 3 octobre £866. N'exigez pas de moi une description détaillée d'Athènes, non plus que ces indications banales qui se trouvent un peu partout. Je ne peux cependant me dispenser de vous donner une idée succincte de l'état actuel de cette ville, ou, suivant l'expression consacrée, de vous en tracer le plan à vol d'oiseau. En 1828, lors de votre voyage en Grèce, vous trouvâtes, comme moi, Athènes toute concentrée dans un affreux village albanais, groupé au pied septentrional de l'Acropole. Pas plus que moi, vous ne dûtes avoir accès dans la citadelle, où la guerre ne permettait pas aux étrangers de pénétrer. Vous ne fûtes donc probablement pas d'humeur à prolonger beaucoup un séjour si peu agréable, et vous vous empressâtes de regagner des lieux plus hospitaliers. Aujourd'hui la métamorphose est complète; aussi ce que vous avez de mieux à faire, c'est de mettre au néant cette partie de vos souvenirs. Vous avez examiné chez moi un grand plan d'Athènes moderne, exécuté par M. Emmanuel Galergis, élève de l'école de Saint-Cyr et fils du célèbre Démélrius. Votre mémoire est des plus sûres: suivez-donc par la pensée l'esquisse que je vais essayer d'après ledit plan ou, à défaut, consultez celui du guide Joanne. Seulement je vous préviens que, pour ce dernier, vous aurez besoin d'un microscope. La ville actuelle d'Athènes compte environ deux mille maisons, et couvre une superficie d'un kilomètre carré. Elle est bâtie presque en totalité au nord de l'Acropole, entre le pied de cette colline et celui du Lycabette, dont la cime pyramidale s'aperçoit de tous les points Le chiffre de la population est, dit-on, de quarante-cinq mille âmes; mais à vue de pays, il me paraît exagéré. L'idée-mère qui a présidé au tracé de la nouvelle Athènes, lors de l'instal¬ lation de la royauté bavaroise, a été le percement de deux rues principales, qui se coupent en croix. La première est celle d'Hermès, par où Ton entre en venant du Pirée; elle va'de l'ouest à l'est, pour aboutir au palais du roi. La seconde est celle d'Éole, qui part de la tour des Vents au pied de l'Acropole, et se prolonge du sud au nord, dans la direction du village de Patissia. Ainsi la ville est divisée en quatre quartiers de grandeur iné¬ gale : les deux qui sont entre la rue d'Hermès et le pied de l'Acropole, ceux qu'on laisse à main droite lorsqu'on vient du Pirée, contiennent tout ce qui reste de l'ancien village albanais. Les maisons y sont basses, chétives, 476 REVUE MODERNE. entassées, les rues étroites et irrégulières. Le centre de cette vieille ville est occupé par le bazar ou marché aux denrées alimentaires, au milieu duquel s'élève l'horloge donnée à la ville par lord Elgin, en dédommagement des trésors enlevés par son vandalisme. Le côté opposé, c'est-à-dire l'espace compris entre la rue d'Hermès et le boulevard de l'Université, compose, à proprement parler, la ville neuve qui ne date que d'une trentaine d'années, et qui tend à s'agrandir tous les jours. Les maisons y sont plus espacées et généralement entourées d'un jardin. Les plus élégantes avoisinent le palais du roi. On y reconnaît le style des architectes de Bavière; vous vous croiriez dans un des quartiers neufs de Munich, où les artistes ont cherché de parti pris une originalité souvent manquée. Ajoutez que les façades et les clôtures sont presque toutes d'une éclatante blancheur, mode qui a de l'inconvénient dans un pays inondé de lumière. Quelques-unes sont couleur bleu de ciel. Les rues de cette partie de la ville sont en général propres, pavées, munies de trottoirs, ou même bordées d'arbres. Les portiques, si bien appropriés au climat du midi, sont inconnus à Athènes, comme dans tout l'Orient. Il y a quelques fontaines d'eau potable. Toute la ville est éclairée au gaz; les noms des rues sont indiqués en gros caractères. Je remarque en passant les rues de Capodistrias, de Golocotronis, des Philliellènes, comme un signe de la reconnaissance nationale. Le dirai-je? Une des choses qui m'ont frappé a été les enseignes des magasins; elles sont toutes d'une grécité irréprochable, et pourtant les idées qu'elles expriment sont pour la plupart tout à fait modernes. Quelle n'est pas la souplesse d'une langue qui, par la seule vertu de la composition et de l'analogie, se prête sans effort à ce qui, pour toute autre, serait une difficulté insurmontable ? Parmi les édifices les plus saillants de la nouvelle cité, il faut ranger d'abord le palais du roi. Commencé en 1836 et achevé en 1843, il s'élève au pied du mont I.ycabette, sur un terrain légèrement en pente, et à l'extré¬ mité de la rue d'Hermès. A.u devant s'étend une esplanade, dont une partie est plantée d'arbres, et le reste exposé au soleil. Le palais est un vaste bâtiment rectangulaire, avec un large perron sur le devant. En arrière est un jardin, objet de prédilection del'ex-reine Amélie et ouvert au public. Depuis peu S. M. le roi Georges y a fait placer les bustes de Capodistrias et d'Eynard. Au surplus cette belle promenade du jardin royal est moins fréquentée qu'on ne le croirait par les habitants d'Athènes. On reconnaît en eux (n'en déplaise à mon ancien ami Falmerayer, qui ne voit que des Slaves dans les Grecs modernes), les descendants de ces vieux Athéniens, pour qui c'était un voyage que de descendre à pied jusqu'au Pirée, et qui préféraient les causeries de l'Agora ou les émotions des tribunaux à tous les agréments d'une campagne alors verte et fleurie. Le seul endroit où, principalement les jours de fête, on rencontre quelques LETTRES A M. EDGAR QUINET. 477 groupes de promeneurs est la route formée par le prolongement de la rue d'Éole. Cette route assez large est bordée d'arbres et de trottoirs; elle est longue d'un kilomètre et aboutit au village de Patissia. Sur la droite s'étend une esjidanade nue, où, du temps des Bavarois, la cour et la population se rendaient chaque dimanche, et au milieu de laquelle la musique militaire prenait place dans un pavillon de bois. Sous le régime turc, Athènes possédait un assez grand nombre d'églises ou plutôt de chapelles chrétiennes. Ces édifices, dont la plupart existent encore, sont remarquablement petits et sans clocher; on connaît la répul¬ sion des Musulmans pour nos sonneries. Une nouvelle cathédrale, de dimen¬ sions respectables, a été érigée sous le gouvernement du roi Othon. Le plan de cette église est byzantin ; elle se compose d'une grande coupole, suppor¬ tée par quatre colonnes et par des piliers de marbre blanc, avec deux tours sur la façade. Après le palais du roi, l'édifice le plus somptueux de la nouvelle Athènes, est sans contredit l'Université. Construite en 1837, avec le produit d'une souscription nationale, par M. Hansen, architecte danois, elle n'a été ter¬ minée que depuis la révolution de 1862 et aux frais de M. Bernardakis. Envisagée du boulevard qui la côtoie, l'Université présente un portique spa¬ cieux d'architecture ionique. Deux larges couloirs desservent les salles d'étude, l'amphithéâtre d'anatomie, les collections d'antiquités et de médailles. Au centre, un double escalier conduit à la grande salle de réunion et à la bibliothèque, placées au premier étage. L'Université est fréquentée par plus de mille étudiants, appartenant à toutes les parties de la Grèce libre ou encore esclave. Elle était en vacances lors de notre séjour, et je doute qu'elle se rouvre de sitôt, tellement cette - généreuse jeu¬ nesse témoigne d'ardeur à voler au secours de ses frères de Candie. Un autre édiiice, destiné à i'écoie polytechnique, s'élève en ce moment à l'extrémité de la rue d'Eole, par les soins d'un habile architecte grec, M. Kaftanzoglou de Tliessalonique. Ce monument, composé de trois corps de logis, dont deux sont terminés et le troisième commence à sortir de terre, promet d'être d'une vraie magnificence. Il est construit aux frais de MM. Tositza et Stournaris, qui ont légué pour cet effet un million et demi de drachmes. Je ne cite que pour mémoire plusieurs autres établissements dus, comme ce dernier, à la libéralité patriotique de riches particuliers. Ainsi l'obser¬ vatoire, bâti sur ia colline des Nymphes, est une fondation du baron Sina; le séminaire théologique est dù à M. Rizaris; l'orphelinat pour les jeunes garçons est une création de M. Hadji Costa, qui a fait pareillement construire un hôpital et un gymnase à Mesolonghi; l'orphelinat des jeunes filles,commencé par Mm° Ypsilanti's et terminé par diverses donations; l'hos¬ pice des aveugles, également fondé par des libéralités particulières. Il y a trois gymnases à Athènes ; le plus considérable a été institué par M. Barbakis, Crétois, qui a légué des fonds pour une école navale. Mais je vous signalerai 478 REVUE MODERNiE. d'une façon particulière, l'école des jeunes filles, fondée par M. Arsakis. Cette admirable institution, dirigée par Mlle Cavagnari, de Genève, four¬ nit une éducation complète à plus de cinq cents jeunes filles, appartenant à toutes les classes de la société. Jugez de la grandeur d'un pareil bienfait, surtout pour un pays où, il y a quarante ans, les femmes étaient élevées à la turque, c'est-à-dire tenues dans la plus complète nullité. Et je le répète, l'Arsakeion et tant d'autres établissements d'utilité publi¬ que sont l'œuvre de Grecs, pour la plupart établis à l'étranger, mais con¬ servant pour leur patrie une piété vraiment filiale. Après cela qu'on parle légèrement d'une nation, dont les ressortissants font preuve d'un semblable patriotisme. Je le comprendrai lorsque ceux qui la dénigrent pourront lui opposer, proportion gardée, le même degré de dévouement et d'esprit public. VIe LETTRE ATHÈNES ANCIENNE — LA VILLE BASSE Athènes, le 8 octobre 1866. Vous n'êtes pas homme à me tenir quitte de la description d'Athènes, si je n'ajoute pas quelques mots sur ses antiquités. Que serait, en effet, cette ville sans les merveilles de son passé ? Perinettez-moi de réunir, si je le peux, en une seule lettre le résultat de plusieurs excursions. Je dois vous prévenir que nous avons été guidés dans nos promenades par M. Rangabé, un des plus savants antiquaires d'Athènes, auteur d'ouvrages fort estimés. A coup sûr le voyageur Pausa- nias n'a pas eu de meilleur exégète. Commençons, si vous le voulez, par la ville basse, et réservons l'Acropole pour plus tard. Nous arrivons du Pirée, en suivant la route qui côtoie les faibles vestiges des longs murs. Après avoir dépassé la colline du Musée et celle des Nym¬ phes, nous tournons à droite et nous entrons dans la rue d'Hermès. Faisons comme Pausanias : visitons premièrement l'Agora, si toutefois nous parvenons à la reconnaître; nous suivrons ensuite cet auteur dans le reste de la ville. Mais dès l'abord nous nous heurtons contre une difficulté. Dans quel quartier l'ancienne Agora doit-elle être cherchée ? L'hypothèse qui a pris faveur en P'rance, est celle de M. Hanriot. Suivant lui, l'Agora était située dans l'espace qui s'étend au sud de l'Acropole, depuis la base de la colline du Pnyx jusqu'à l'emplacement actuel de l'hôpital militaire. A son avis, cette vaste plaine répond seule à l'idée qu'on doit se faire de l'immensité de l'Agora, qui servait aux Athéniens de marché et de LETTRES.A M. EDGAR QUINET. 479 lieu de réunion pour les assemblées populaires. Il avoue que ce terrain ne présente aucune trace des nombreux édifices dont l'Agora était environnée, « Cependant, dit-il, en contruisant l'hôpital militaire on a trouvé un pavé en mosaïque d'une assez belle conservation, ainsi qu'une source, qui pour¬ rait bien être l'ancienne fontaine des Saules. » Ce sont là, il faut en conve¬ nir, d'assez faibles arguments pour reléguer l'Agora dans une position si excentrique. N'est-il pas bien plus naturel d'admettre que cette place s'est peu à peu confondue avec le plus vieux quartier de la nouvelle Athènes, celui qui composait toute la ville avant les derniers agrandissements? Par¬ tout les choses se sont passées de la sorte. Il en est d'une ville comme d'un corps animé : quand la vie se retire des extrémités, elle reflue vers le cœur; or, le cœur d'Athènes était cette place centrale où convergeait toute l'acti¬ vité publique. D'ailleurs, ce vieux quartier d'Athènes contient des restes d'antiquités, des lambeaux de portiques, des murailles décrépites, qui recè¬ lent peut-être la clef de cette énigme archéologique, et qui n'ont pas encore été suffisamment explorées. Parmi ces témoins du passé, on remarque d'abord une porte monumen¬ tale, élevée comme l'indique l'inscription, en l'honneur de Caïus et de Lucius, fils adoptifs d'Auguste. Cette porte se compose de quatre colonnes doriques, surmontées d'un fronton. Quelques savants ont vu dans cette construction la façade du temple de Minerve Archégétis, mentionné par Pausanias; mais ni l'orientation du monument, ni ses dimensions architec¬ turales, ni les inscriptions qui le tapissent, ne permettent d'y reconnaître un édifice religieux. C'était plutôt un édifice municipal. En effet, un pilas¬ tre encore^ebout présente un décret de l'empereur Adrien sur la vente de l'huile et du sel, édit qui était parfaitement à sa place à l'entrée d'un mar¬ ché, mais qui eût été dépaysé sur les parois d'un temple. De plus, l'entre- colonnement central est le double des autres, apparemment parce qu'il était destiné aux charrettes et aux bêtes de somme. Dans la même partie de l'ancienne Athènes s'élève un monument appelé la Tour des Vents. Ce petit édifice octogone, un peu enfoncé au-dessous du sol, porte sur chacune de ses faces la figure symbolique d'un des vents. Sur le sommet, un triton mobile faisait l'office de girouette. La tour avait dans l'intérieur une horloge hydraulique et à l'extérieur un cadran solaire. C'était encore un monument d'utilité publique, très-bien placé sur l'Agora. Il fut donné à la ville par Andronicus Gyrrhestès, à peu près comme l'horloge éle¬ vée non loin de là par lord Elgin. Au même quartier appartient le temple de Thésée, situé sur une espla¬ nade, qui sert aux soldats grecs pour leurs évolutions et leurs exercices. Le temple de Thésée est admirablement conservé, quoiqu'il date de vingt- trois siècles. Il est d'architecture dorique, hexastyle, périptère, c'est-à-dire qu'il a six colonnes de façade et un péristyle complet. Comme dans tous les temples grecs, la porte d'entrée regarde l'orient, à l'inverse des églises byzantines et gothiques, où les fidèles en se présentant devant l'autel doi- 180 REVUE MODERNE. vent avoir l'orient en face, tandis que, dans les temples païens, c'était la statue du dieu qui était tournée dans cette direction. Aussi, lorsqu'au moyen âge le temple de Thésée fut transformé en église chrétienne, il fallut y introduire d'importantes modifications. L'entrée prin¬ cipale fut placée à l'occident; pour agrandir la nef, on réunit le posticum à la cel'a, en abattant le mur qui les séparait ; enfin on remplaça le pronaos ou vestibule par une abside pour l'autel. Plus tard, afin d'empêcher les Turcs de pénétrer à cheval dans le sanctuaire, on mura la porte principale, et on la remplaça par un guichet latéral. C'est encore par là qu'on entre aujour¬ d'hui . Le plafond écroulé a été remplacé par une voûte grossière, qui donne à l'intérieur l'aspect d'une casemate. Depuis l'émancipation d'Athènes, le temple de Thésée a été converti en une sorte de musée lapidaire, où l'on a déposé les sculptures les plus pré¬ cieuses à mesure que les fouilles les produisaient. Cette collection renferme des statues et des bas-reliefs admirables ; mais, dans un local si sombre et si étroit, l'ordre n'est pas possible. Quelques fragments moins délicats sont exposés en plein air sur l'esplanade. Reprenons maintenant l'exploration de la ville basse à partir de la tour des Vents. En faisant le tour de l'angle N. E. de l'Acropole, nous trouvons, au milieu de maisons très-modestes, un petit monument désigné, on ne sait pourquoi, sous le nom de Lanterne de Démosthènes. L'inscription très-lisible l'attribue à Lysicratès, en souvenir d'une victoire chorégique. Cet édifice, haut d'une dixaine de mètres, se compose d'une tourelle cir¬ culaire, avec six colonnes engagées. La frise est ornée d'un bas-relief très- mutilé, qui représente une des légendes bachiques, la métamorphose des matelots tyrrhéniensen dauphins. Le toit, en forme de coupole, est surmonté par un chandelier, qui supportait jadis le trépied de bronze, prix de la victoire. D'autres monuments chorégiques étaient érigés dans la même rue, appe¬ lée pour cette raison la rue des Trépieds. Un des plus curieux était celui de Thrasyllos, situé au-dessous du mur méridional de l'Acropole. Ce monu¬ ment a été détruit à coups de canon pendant le siège de 1826. La grotte qu'il décorait existe encore ; mais le plan de l'édifice doit être cherché dans les dessins de Stuart. Si nous inclinons un peu vers la gauche, nous entrons dans une plaine spacieuse, entièrement nivelée, et qui jadis était couverte d'habitations. C'était l'emplacement du quartier neuf, construit par l'empereur Adrien à côté de l'ancienne Athènes. Il ne reste de cette annexe qu'une porte monu¬ mentale, connue sous le nom d'arc d'Adrien, Elle se compose d'une arcade à plein cintre, au-dessus de laquelle est un attique formant trois baies, avec un fronton sur celle du milieu. L'édifice, de consti-uction romaine, ne sou¬ tient pas la comparaison avec les œuvres des artistes grecs. De là les regards se portent naturellement sur les ruines gigantesques du LETTRES A M. EDGAR QUINET. 481 temple de Jupiter Olympien, dont le péribole commence tout près de l'arc d'Adrien et s'étend jusqu'au ravin del'Ilissus. Ce temple immense, construit ou achevé par l'empereur Adrien, était d'architecture corinthienne, comme la plupart des édifices romains. Il avait dix colonnes de façade et était envi¬ ronné d'un double péristyle; disposition d'une richesse exceptionnelle, et dont l'antiquité n'offrait que trois autres échantillons, le temple de Diane à Éphèse, celui de Quirinus à Rome, et d'Apollon Didyméen à Milet. A part les murs de soutènement du péribole, il ne reste du temple de Jupiter que treize colonnes reliées par leurs architraves, et deux autres iso¬ lées ; une troisième, renversée en 1852 par un ouragan, montre encore ses tambours énormes, étendus sur le sol. Ces colonnes ont plus de vingt mètres d'élévation. Jugez de la disparate que font auprès de ces colosses deux ou trois cafés lilliputiens situés à leurs pieds. Rapprochons-nous de l'Acropole, pour jeter un coup d'œil sur les fouilles récentes auxquelles on doit la découverte du grand théâtre de Bacchus. On. connaissait approximativement la place de cet édifice célèbre, situé sur la pente méridionale de la citadelle, mais il était totalement enfoui sous les éboulements du terrain, fort incliné en cet endroit. On avait essayé de plu¬ sieurs sondages, mais sans aucun succès; lorsque, en 1862, M. Strack, membre de la commission d'architectes prussiens envoyée à Athènes, eut l'heureuse chance de diriger ses fouilles droit au-dessus de l'orchestre antique, et d'exhumer un des sièges de marbre qui l'entouraient. Dès lors le déblaiement s'est continué par les soins de la société archéologique d'Athènes, et aujourd'hui le vénérable édifice est complètement à découvert. Gomme c'est l'ordinaire pour les théâtres antiques, les constructions de la scène ont à peu près disparu; mais les sièges des spectateurs présentent encore leurs longs gradins de marbre, divisés en treize coins ou compartiments par des escaliers. L'orchestre est de médiocres dimensions, et date apparemment de l'époque romaine, où les chœurs étaient supprimés. La parti® la mieux con¬ servée consiste en une rangée de stalles ou fauteuils de marbre, portant les noms des fonctionnaires auxquels ils étaient réservés, archontes, thes- mothètes, prêtres de Jupiter et de Bacchus d'Éleuthères, etc. Le mur qui servait de base à la scène offre une série de figures sculptées en relief. L'Odéon d'Hérode Atticus est situé au-dessous des Propylées de l'Acropole. Destiné aux concours de musique, il était couvert et beaucoup moins grand que le théâtre de Bacchus. Il est aussi mieux conservé. On n'a pas encore déblayé le portique d'Eumènes, quireliaitentreellesc.es deux constructions. Mais pourquoi vous promener parmi des monuments que vous avez visi¬ tés lors de votre passage à Athènes? J'aurais pu me borner au théâtre de Bacchus, qui seul était une nouveauté pour vous. Je termine donc ici cette lettre un peu longue, en vous demandant la permission de laisser de côté le stade panathénaïque, le Pnyx, l'Aréopage, la prison de Socrate,les tombeaux de Cimon, de Philopappus et ceux qu'on a récemment découverts près de l'Hagia Trias, sur l'emplacement de la porte Dipyle, 482 REVUE MOUERNE. J'ai hâte de vous conduire à cette majestueuse Acropole, que vous trou¬ vâtes si mal à propos fermée en 1828. Vile LETTRE ATHÈNES ANCIENNE. — L'ACROPOLE. Athènes, le 7 octobre 1866. Il me faudrait tout un volume pour décrire, même sommairement, l'A¬ cropole d'Athènes, permettez-moi de m'en tenir à un simple croquis. L'Acropole est un rocher haut de 154 mètres et escarpé de toutes parts, sauf à l'occident, où il est accessible par une pente assez roide. Le sommet présente un plateau irrégulier, de forme elliptique, long de 900 pieds et large de 400 dans son plus grand diamètre. Là fut le berceau de la cité de Cécrops, la première enceinte de la ville d'Athènes. Avec le temps les habitations descendirent dans la plaine; l'Acropole devint une citadelle, un réduit en cas de siège ou d'invasion et un sanctuaire pour les divini tés nationales ; elle ne contint plus que des édifices publics. L'Acropole, naturellement forte, fut encore entourée de murs de défense. Renversés en partie par les Perses, ces murs furent relevés par Thémistocle et par Cimon, entretenus et réparés à diverses époques de l'antiquité et du moyen âge, mais toujours d'après le plan primitif. La plus grande altération qu'ils subirent fut l'ouvrage des Turcs. Afin de protéger l'entrée contre l'artillerie, ceux-ci construisirent un bastion et enfouirent à une grande profondeur l'antique avenue de la citadelle, Il n'y a pas longtemps que ce massif a été enlevé. On monte à l'Acropole par une route neuve et carrossable, qui part du temple de Thésée et aboutit à une plate-forme située à moitié hauteur de la colline. On y parvient également par un sentier qui, de la tour des Vents, gravit en serpentant la rampe nord-ouest, de la citadelle, Une fois sur cette plate-forme, on a devant soi le grand escalier des Pro¬ pylées; mais il est habituellement fermé. On pénètre par un passage voûté, qui s'ouvre sur la droite, et l'on arrive à la porte des gardiens. Elle est au pied d'une tour carrée, probablement construite par les ducs d'Athènes, et qu'on n'a pas encore jugé à propos de démolir. On débouche ensuite sur un palier, qui partage dans sa largeur l'escalier des Propylées. Cet escalier, dont la partie supérieure était seule visible, a été découvert en 1853, par M. Beulé, et déblayé aux frais du gouvernement français. Il se composait d'une rampe large de vingt-quatre mètres, longue d'environ soixante-dix marches et qui se terminait au bas par une porte flanquée de deux grosses tours. LETTRES A M. EDGAR QUINET. 483 La découverte de M. Beulé fit grand bruit dans le temps ; il l'a consignée dans son bel ouvrage sur l'Acropole d'Athènes. On la conteste maintenant. Il n'est pas douteux qu'au moins dans sa partie inférieure, l'escalier ne soit d'un travail grossier, qui dénote une époque de décadence, bien postérieure au siècle de Périclès. Laissons donc cette première avenue pour ne consi¬ dérer que les Propylées eux-mêmes. En quittant le palier, on se trouve devant une sorte de carré ouvert. A gauche est le piédestal d'Agrippa, jadis surmonté d'une statue équestre; à droite le petit temple de la Victoire sans ailes, sur une étroite terrasse. Ce temple avait été démoli par les Turcs, lorsqu'ils construisirent leur batterie, et ses débris avaient servi de remblai. En 1835, les architectes Hansen et Schaubert, en faisant disparaître le terrassement, retrouvèrent presque intacts les matériaux du temple et le relevèrent sur son ancienne base. Il n'y manque que le comble et les frontons. La frise, restée à terre, avait été emportée par lord Elgin; les Anglais en ont renvoyé un moulage, qui a été utilisé dans la restauration. Les deux façades sont ornées chacune dé quatre colonnes ioniques; il n'y en a pas sur les côtés. La cella est de forme carrée. Dans l'intérieur sont déposés quelques marbres qui apparte naient au temple et parmi lesquels on remarque un bas-relief représentant une Victoire qui délie ses sandales. Les Propylées servaient de portail à l'Acropole. Ils furent construits sous l'administration de Périclès, par l'architecte Mnésiclès, qui n'y employa que du marbre blanc tiré du Pentélique. Le travail coûta une somme équi¬ valente à onze millions de francs. Les auteurs anciens n'ont qu'une voix pour exalter la magnificence de cet édifice, qu'ils préfèrent même au Par- thénon. Le motif principal du plan de Mnésiclès fut un corps de bâtiment présen¬ tant une façade de six colonnes doriques, avec cinq passages dans les entre- colonnements. De droite et de gauche deux ailes saillantes, soutenues par deux terrasses parallèles, encadraient la façade qu'elles rejoignaient à angle droit. L'aile qu'on a sur la gauche en montant est la Pinacothèque ou galerie de tableaux. Elle présente un portique orné de trois colonnes et d'une ante, derrière lesquelles s'ouvre une salle carrée, avec une grande porte et deux fenêtres sur le devant. C'est la partie la plus intacte des Propylées. Après avoir longtemps servi d'habitation àl'aga turc, elle a été convertie en une espèce de musée, où l'on a déposé, en les classant, une foule d'inscriptions et de sculptures antiques découvertes dans l'Acropole. Je n'ai pas besoin d'ajouter que ces précieux débris sont l'objet d'une active surveillance. Le conservateur des antiquités du royaume est M. Eustratiadès, qui a succédé à feu M. Pittakis. L'aile de droite, qui faisait le pendant de la Pinacothèque, se composait d'un portique seul, sans addition de salle postérieure; l'espace manquait, vu la proximité du mur d'enceinte. Depuis longtemps cette aile n'existe 484 REVUE MODERNE. plus ; on en voit seulement les traces sur le pavé. Elle fut probablement démolie quand fut élevée la tour franque. Les matériaux entrèrent peut- être dans cette hideuse construction. Abordons maintenant le bâtiment central des Propylées. En y entrant, on avait devant soi une rangée de six colonnes cannelées et d'ordre dorique, avec entablement et fronton, comme pour le frontispice d'un temple. Les deux colonnes des angles ont seules conservé leurs chapiteaux. Cette colonnade, large d'environ vingt-quatre mètres, est supportée par quatre degrés de marbre, coupés dans l'axe du milieu par une rampe destinée aux bêtes de somme et aux chars. Derrière ce frontispice s'étend un grand vestibule soutenu par six colonnes ioniques, trois de chaque côté. Le couloir central est pavé de dalles striées, qui s'élèvent sur un plan incliné; car les Propylées ne sont pas de niveau avec l'intérieur de l'Acropole. Au fond de ce vestibule est un mur trans¬ versal, percé de cinq portes; celle du milieu est la plus haute, les autres vont en diminuant. Passé ces portes, on trouve un second vestibule, puis un portique tourné vers l'intérieur de l'Acropole et composé de six colonnes comme le précédent. Il faut bien se dire que les Propylées, quoique très-reconnaissables, sont dans un triste état de conservation, ayant eu particulièrement à souffrir des sièges de l'Acropole. Afin de compléter leur système de défense, les Turcs avaient fermé par des murs crénelés et garnis de meurtrières les en- trecolonnements de la façade antérieure; c'est ainsi qu'elle se présente dans les plans de Stuart. On a démoli cette maçonnerie barbare ; mais on n'a pu restaurer la partie orientale, endommagée en 1656 par l'explosion d'un ma¬ gasin à poudre. Avant de quitter les Propylées, j'ajouterai un détail que M. Rangabé n'a eu garde de nous laisser ignorer. Plutarque raconte que, pendant qu'on travaillait aux Propylées, un des ouvriers les plus habiles tomba du haut du toit. Périclès fut très-affligé d'un accident qui comprometlait l'œuvre com¬ mencée ; mais il crut voir Minerve lui apparaître en songe et lui indiquer un remède qui sauva le patient. Les Athéniens, par reconnaissance, érigè¬ rent une statue de bronze à Minerve Hygie, déesse de la santé. Or le socle de cette statue existe encore aujourd'hui, et très-probablement au lieu même de l'accident. L'inscription est parfaitement lisible, et la pierre conserve les traces des pieds et de la lance de la statue qu'elle supportait. Dirigeons-nous vers le Parthénon, situé à une centaine de pas des Pro¬ pylées sur le point culminant de l'Acropole. L'intervalle, en pente ascen¬ dante, est jonché de débris. Lorsqu'on vient des Propylées, le Parthénon se présente par sa face occi¬ dentale; il faut donc faire le tour de l'édifice pour trouver la porte d'entrée, qui, suivant l'usage, était dirigée vers l'orient. L'oubli d'une remarque si simple a souvent occasionné des méprises et fait confondre les deux frontons. LETTRES A M. EDGAR QUINET. 485 Le Parthénon, dédié à Minerve, était un édifice moins consacré au culte qu'aux fêtes nationales, et particulièrement à la distribution des récom¬ penses obtenues dans les Panathénées. Construit, comme les Propylées, sous l'administration de Périclès, il eut pour architectes Ictinos et Calli- cratès. Phidias en fit les sculptures, ainsi que la statue qui était d'or et d'ivoire. Ce temple admirable, dernière expression de l'art antique, et que les artistes modernes ne se lassent pas d'étudier, est construit en marbre blanc du Pentélique. L'édifice entier repose sur trois marches fort élevées. Sa lon¬ gueur totale est de 69 mètres, sa largeur de 31. Il est d'ordre dorique, de forme rectangulaire, entouré d'un péristyle simple sur les deux ailes, double sur les petits côtés. Les façades ont chacune huit colonnes hautes de dix mètres trente centimètres et dont le fût est cannelé dans toute sa longueur. Les tambours sont assemblés avec une telle précision qu'on discerne à peine les jointures. Les statues frontonales, œuvres de Phidias, étaient des figures en ronde bosse, hautes d'environ quatre mètres, et sans doute coloriées, comme tout le comble du bâtiment. Selon Pausanias, celles du fronton oriental repré¬ sentaient la naissance de Minerve, celles du fronton occidental la dispute de cette déesse et de Neptune au sujet du patronage de la cité. A part quel¬ ques lambeaux, ces magnifiques sculptures ont disparu. Il ne reste en place que deux tètes de chevaux, faibles vestiges du char du soleil émergeant de l'océan; le surplus a été détruit par les bombes vénitiennes ou transporté en Angleterre par lord Elgin. Ces tètes de chevaux ont fourni à M. Victor Cherbuliez le motif de ses spirituelles Causeries athéniennes. Lors de votre visite à Athènes, vous avez pu remarquer un minaret qui s'élevait dans l'un des angles du Parthénon, et qui appartenait à la mosquée •bâtie par les Turcs au milieu de ce monument. Aujourd'hui ces éléments étrangers n'existent plus, et l'on p»eut se représenter par la pensée l'intérieur du Parthénon. Seulement le mur qui séparait l'opisthodone de la cella avait été supprimé au vme siècle de notre ère, lorsque le Parthénon fut consacré au culte chrétien, et qu'il fallut changer l'orientation du temple. De plus, en 1687, tout le centre de l'édifice fut bouleversé par la fatale explosion d'une poudrière pendant le siège de l'Acropole par les Vénitiens. Le temple fut, pour ainsi dire, coupé en deux; mais il était d'une telle solidité, que ses deux extrémités résistèrent. Non content de cette dévastation, Morosini voulut encore emporter à Venise un trophée de sa victoire. Il se mit donc en devoir de détacher du fronton oriental le char de Minerve; mais ses ou¬ vriers s'y prirent si maladroitement que l'échafaudage s'écroula et que les statues furent brisées. Ensuite survint lord Elgin, ambassadeur d'Angleterre à Constantinople. En vertu d'un firman du Grand-Seigneur, il enleva la majeure partie des métopes du Parthénon, ainsi qu'une immense bande de la frise, dont les 486 REVUE MODERNE. bas-reliefs représentaient la procession des Panathénées. Il ne laissa en place que les groupes les plus mutilés. Tout ravagé qu'il est, le Parthénon produit néanmoins une singulière im¬ pression de grandeur et d'harmonie. Qu'était-ce donc lorsqu'il était dans son intégrité? avant que les boucliers d'or qui ornaient l'architrave eus¬ sent été arrachés par le tyran Lacharès ; avant que la statue de Minerve eût pris la route de Byzance pour embellir l'hippodrome en compagnie du Jupiter Olympien; enfin avant toutes les injures qu'il a subies, sans pou¬ voir être entièrement détruit. Dieu veuille seulement qu'un nouveau siège de l'Acropole ne vienne pas anéantir ce qui subsiste encore de cet inimitable modèle I Le dernier des monuments de l'Acropole est le temple d'Erechthée, situé à quelque distance du Parthénon, jjrès du mur septentrional de la citadelle. J'hésite à entreprendre la description de cet édifice, tellement il était com¬ pliqué et avait peu de ressemblance avec les autres temples grecs. J'essayerai toutefois de vous en donner une idée d'ensemble. L'Erechthéion est bâti sur un terrain doublement incliné, au nord et à l'occident. Il a fallu de véritables tours de force d'architecture pour pallier cette inégalité de niveau. Plaçons-nous du côté oriental, vis-à-vis de la façade principale. Nous avons devant nous un frontispice originairement composé de six colonnes ioniques, avant que lord Elgin eût enlevé celle de l'angle nord. Les cinq qui sont debout portent encore leur architrave et quelques fragments de la frise. Derrière ce frontispice s'ouvrait une salle oblongue, dont il ne reste que les parois latérales; l'intérieur a été tellement bouleversé qu'il est difficile de vérifier les conjectures émises sur sa destination. Ce qui n'est pas dou¬ teux, c'est que cette salle était partagée en deux par un mur transversal, dont on distingue encore les traces. Or, chacun sait que l'Erechthéion com¬ prenait deux sanctuaires, le temple de Minerve Poliade ou protectrice de la ville, et l'héroon de Pandrose, fille de Cécrops. Les données historiques sont d'accord avec celles de l'architecture. Jusqu'ici l'Erechthéion ne diffère pas essentiellement du plan habituel des temples grecs. Son originalité consiste en ce que, des deux côtés de la façade occidentale ou postérieure, se détachent en saillie deux portiques, formant avec le corps principal du bâtiment une sorte de croix ou plutôt de T. Le portique septentrional appelé prostasis, était formé par six colonnes ioniques, quatre de front, deux en retrait. Elles sont plus grandes que celles de la façade orientale, ce qui provient de la différence de niveau ; le terrain s'abaisse en cet endroit, tandis que la corniche est partout sur la même ligne. En arrière est une belle porte qui donnait accès à la partie postérieure du temple. Le portique méridional est appelé communément tribune des caryatides. LETTRES A M. EDGAR QUINET. 487 Au lieu de colonnes, six ligures de femmes (quatre de front, deux en retrait), hautes d'environ huit pieds et placées sur une base élevée, supportent une espèce d'entablement ou de toit aplati. Ce portique n'a pas d'entrée exté¬ rieure; on y pénétrait par l'intérieur. Il y a trente ans, ce portique était bien détérioré. Une des caryatides avait été emportée par lord Elgin; une autre était tombée, et la tribune entière menaçait ruine. En 1836, par l'initiative de M. Piscatory, ambassadeur de France, on entreprit la restauration de ce gracieux monument. La base et l'ar¬ chitrave furent réparées ; des fouilles firent retrouver la caryatide disparue, et celle du musée britannique fut refaite par un sculpteur grec, d'après un moulage envoyé de Londres. Aujourd'hui la tribune est complète; seule¬ ment les parties modernes jurent un peu par leur blancheur avec les an¬ ciennes. L'Erechthéion renfermait les objets les plus vénérés du peuple d'Athènes : le serpent sacré, symbole d'autochthonie; l'olivier que Minerve produisit en témoignage; la source d'eau salée que Neptune lit jaillir d'un coup de tri¬ dent; la statue de Minerve Poliade, faite en bois d'olivier et qu'on croyait tombée du ciel. Devant elle les jeunes Athéniens, sortant de l'adolescence, prêtaient le serment de défendre la patrie jusqu'à la mort. La marque du coup de trident de Neptune s'apercevait dans le rocher; l'on aimerait à croire que c'est elle qui existe encore au-dessus d'un petit caveau, à gauche du portique septentrional. Cette marque a été retrouvée par M. Tétaz, à qui l'Erechthéion doit une intéressante monographie. Un peu en arrière de l'Erecthéion est une vieille masure, qu'on maintient provisoirement pour y déposer les menus objets d'antiquité, trouvés dans les fouilles du voisinage. Ce musée temporaire fera bientôt place à un bel édi¬ fice qui se construit présentement aux frais de M. Bernardakis. 11 est à regretter qu'on ait choisi dans ce but l'emplacement de l'Acropole. Une ville qui possède un pareil trésor devrait, ce semble, le mettre sous verre et ne pas laisser élever un bâtiment moderne à quelques pas du Parthénon. VIIIe LETTRE SÉJOUR A ATHÈNES Athènes, le 9 octobre 1866. C'est aujourd'hui l'anniversaire de la mort de Capodistrias. Il y a trente- cinq ans qu'il tombait sous les coups des deux Mavromichalis, victime d'une vengeance particulière exploitée par lapolitique, victime surtout du préjugé qui le faisait considérer comme l'agent de la Russie. Ce préjugé, la publi¬ cation posthume de sa correspondance en a fait justice, en prouvant qu'il n'était occupé heure par heure que des intérêts nationaux de la Grèce. TOME XL. 32 488 REVUE MODERNE. Au moment de sa mort, je n'étais plus auprès de lui; j'étais revenu cher¬ cher la santé à Genève. Depuis lors, le 9 octobre est pour moi une époque de tristesse et de deuil, où je suis peu disposé à mettre à jour mes écritures. Néanmoins je ne veux pas m'éloigner d'Athènes sans vous dire quelques mots de l'accueil dont j'ai été l'objet. D'abord j'ai retrouvé un nombre fort respectable de mes anciennes con¬ naissances. Il suffira de vous nommer l'amiral Canaris, le général Church, M. Démétrius Calergis, M. Tricoupis, auteur d'une histoire de la révolution grecque, M. George Typaldos, ami intime du président, M. Mavromatis qui l'accompagna de Paris à Egine, la famille du prince Michel Soutzos, M. Stavros, gouverneur de la banque hellénique, les généraux Rigas Pala- midès et Spiro Milios, le colonel Rodios, fils du général de ce nom ; M. Léon Mêlas, ancien ministre du roi Othon, M. Boudouris, qui a fait ses études à Genève; enfin M. Georges Finlay, qui, après avoir combattu comme phil- helléne, s'est fixé à Athènes, où il s'oçeupe d'histoire et d'antiquités. Je vous laisse à penser avec quel plaisir j'ai revu ces nobles survivants d'une époque qui ne fut pas sans gloire, et avec quelle effusion de cœur chacun d'eux m'a reçu. Quant aux hommes de lettres ou professeurs de l'Université, je vous cite¬ rai M. Rangabé, que vous connaissez déjà; M. Asopios, littérateur et grammairien d'un rare mérite; Philippos, professeur de philosophie; Cou- manoudès, ancien rédacteur du Philistor; Constantin Paparigopoulos, pro¬ fesseur d'histoire; Stroumbos, professeur de physique; Cokidès, directeur de l'observatoire; le poète Terzetti, les médecins Pally et Stamatopoulos, le botaniste Orphanidès, l'architecte Haftanzoglou; MM. Bigot et Blondel, membres de l'école française d'Athènes. J'ai cherché inutilement l'ancien rédacteur du Drapeau hellénique, M. Rigopoulos, pour lui faire vos compli¬ ments. Le monde que j'ai le moins fréquenté a été celui des régions officielles; le temps m'a fait défaut. Je dois cependant excepter M. Drosos, ministre de l'instruction publique, M. Rodostamos, neveu de Capodistrias et maréchal du palais, MM. les ambassadeurs de Novicow et Pliotiadis-Bey, pour les¬ quels j'avais des lettres, M. de Wagner, ministre de Prusse, et le prince Gagarine, premier secrétaire de la légation de Russie. Vous me demanderez peut-être ce que je pense de S. M. le roi Georges, et ce que j'ai entendu dire de son gouvernement. Je n'ai recueilli à cet égard que des éloges; il est impossible en effet de refuser estime et sympathie au courage dont il a fait preuve en se chargeant d'un pareil fardeau. Dans l'audience qu'il m'aclonnée, le jeune roi m'a paru posséder beaucoup de tact et de pénétration, avec Ces manières simples et avenantes auxquelles les Grecs, comme les Suisses, attachent tant de prix. Il semble résolu à prati¬ quer avec sincérité le régime parlementaire. Or il y a ici plus de patriotisme qu'on ne croit, et si la nation grecque, forte de ses institutions libérales et ne comptant que sur elle-même, se montre à la hauteur de ses destinées, LETTRES A M EDGAR QUINET. 469 011 peut espérer qu'elle traversera avec honneur la crise redoutable qui se prépare évidemment pour elle. La Grèce a réalisé dans son sein d'incontestables améliorations. Cepen¬ dant c'est peu en comparaison de ce qui lui reste à faire et du temps écoulé depuis son affranchissement. A qui la faute? Pas à elle seule assurément; mais avant tout à la politique malentendue qui a prévalu en 1829, et qui a fait une Grèce à peu près impossible, en lui refusant les conditions néces¬ saires à son libre développement, c'est-à-dire une étendue suffisante et une délimitation naturelle. Il en est résulté (passez-moi cette comparaison tri¬ viale), un malaise analogue à celui qu'on éprouve dans un vêtement étriqué ou dans une chaussure trop étroite. De là des aspirations démesurées, un perpétuel déplacement de l'activité nationale, une déperdition de forces, qui eussent été mieux employées à l'intérieur. Il restait cependant à la Grèce, tout imparfaitement constituée qu'elle était, une assez belle tâche à accomplir. Si, au lieu de chercher à ressusciter le bas-empire et à délivrer les chré¬ tiens d'Orient par une force matérielle qui lui manque, elle eût visé à être un modèle vivant pour ces malheureuses populations courbées sous un joug qu'elles exècrent; un idéal à envier, soit par une administration exemplaire, soit par une communion d'idées et de progrès avec l'Europe occidentale, ces mêmes chrétiens d'Orient eussent placéen elle toutes leurs espérances, tourné sans cesse leurs, regards vers Athènes comme vers leur métropole naturelle; la révolution se fût peu à peu opérée dans les esprits avant d'éclater dans les faits, et, au moment donné (on l'a dit mainte fois), le petit royaume de Grèce fût devenu le point d'appui de ses frères opprimés et le Piémont d'une nouvelle Italie. Mais hélas ! rien de pareil. La Régence a gaspillé les ressources de l'em¬ prunt, ressources que la Grèce ne retrouvera plus et qui auraient suffi pour mettre en valeur les richesses du territoire. On a stérilement consumé les énergies du pays en luttes d'ambition ou d'amour-propre. On a laissé s'in- vétérer la plaie du brigandage. L'instabilité dans le gouvernement, le dé¬ faut de crédit qui en est la suite, le désordre des finances, sont passés, pour ainsi dire, à l'état normal. Par là on a donné en apparence gain de cause aux détracteurs de la nation grecque, à tous ceux qui exploitent à leur profit la dissolution de l'empire ottoman; enfin on a laissé s'amortir chez les na¬ tions européennes les généreuses sympathies qui eurent tant de part dans l'émancipation de la Grèce. Point d'anathème cependant. L'insurrection des Crétois est venue à pro¬ pos donner un flagrant démenti à des déclamations intéressées. Je n'ai pu lire sans émotion les lettres que ces braves gens écrivaient à Athènes en y envoyant leurs familles : « Nous avons fait le sacrifice de nos vies; prenez soin de nos femmes et de nos enfants. » Or, il y a déjà six mille de ces ré¬ fugiés à Syra, au Pirée et à Athènes. Pour les assister, les Athéniens don¬ nent de bon cœur leur dernière obole. Des collectes sont organisées dans 490 REVUE MODERNE. toutes les maisons, et les dames s'occupent avec zèle à procurer du travail aux pauvres Crétoises. Des secours efficaces ne peuvent tarder à venir des familles grecques établies à l'étranger. On annonce des dons importants d'Angleterre et d'Amérique. Je n'ai pas appris sans orgueil que la veuve de notre éminent philliellène a fait récemment parvenir au comité crétois une assez forte somme. Ainsi les Grecs du dedans et du dehors prouvent par des faits qu'ils n'ont pas dégénéré. Comment leur gouvernement pourrait-il, quand il le voudrait, s'opposera un élan si unanime? Qu'il n'intervienne pas directement, je le conçois, à moins que la Turquie ne l'y force; mais se jeter en aveugle en travers du torrent, serait de sa part, non pas conjurer un poéril imminent, mais précipiter une catastrophe beaucoup plus formidable. Espérons dans le triomphe du droit, du christianisme, de l'humanité. Espérons que, mieux inspirées, les puissances protectrices se mettront d'ac¬ cord pour reprendre à nouveau leurs anciennes tractations et pour achever l'œuvre de 1829, si misérablement avortée. Alors les mânes dj Capodistrias tressailleront d'allégresse au sein de leur éternelle félicité. IXe LETTRE d'athènes a smyrne Smyrne, le 13 octobre 1866. J'ai donc quitté la Grèce comblé de témoignages d'affection, et faisant des vœux pour la revoir plus grande et plus heureuse. Dès le matin nous sommes descendus au Pirée, quoique nous ne dussions nous y embarquer que le soir; mais nous tenions à parcourir la ville maritime. Vous vous souvenez de l'état du Pirée sous le régime turc. C'était bien le plus triste village de toute la Roumélie. Le port était désert; une douane y était placée on ne sait pourquoi, car il n'y avait pas trace de négoce. La seule industrie était celle de quelques pêcheurs. Aujourd'hui, c'est une jolie petite ville de cinq à six mille habitants, avec des maisons basses, mais propres, des rues larges, des places publiques, des fontaines, des promenades, des églises, deux ou trois hôtels, une grande école navale et plusieurs écoles primaires. Vous le voyez, la transformation est entière; elle est due à la liberté et à une bonne administration municipale. Partis à huit heures du soir sur un vaisseau grec, où, par parenthèse, on n'a jamais voulu recevoir notre argent,nous avons touché à Syra le lende¬ main matin. Nous avons profité d'un arrêt du bâtiment pour jeter un coup- LETTRES A M. EDGAR QCINET. 191 d'œil Sur la ville. Elle nous a paru bien tenue et avoir plus d'animation que le Pirée. Vue de la mer, la ville de Syra présente l'aspect d'un énorme pain de sucre. Elle se divise en deux quartiers bien distincts : la vieille ville, bâtie au sommet de la pyramide, et la nouvelle ou Hermonpolis, au pied de la col¬ line, près de la mer. Ce dernier quartier est le centre des affaires. Le port est couvert de navires, les ateliers travaillent activement, et sur les chantiers sont plusieurs vaisseaux en construction. Il en était de même en 1828, lorsque j'habitais Syra en compagnie de mon ami le Dr Gosse. Je reconnais bien le chemin que nous suivîmes alors pour nous rendre à la maison de campagne qui nous était prêtée; mais je cherche en vain la demeure hospitalière de M. Doumas. Depuis ce temps, la ville a été rebâtie de fond en comble. Nous parcourons la rue des Marchands, parallèle au quai, puis la rue d'Éole qui lui est perpendiculaire, l'une et l'autre bien pavées et garnies de magasins. Nous passons devant la nouvelle cathédrale, construite dans le style byzantin. Nous gravissons un interminable escalier, qui nous con¬ duit à la vieille ville, habitée par une population catholique. De la terrasse où est bâtie l'église de Saint-Georges, on jouit d'un superbe panorama sur les îles Cyclades, sparsas per œquor Cycladas. L'atmosphère est limpide; on distingue à l'œil nu Ténos, Myconos, les montagnes de Naxos, la blanche Paros, Antiparos, Siphnos, et finalement Mélos, plus célèbre par sa Vénus que par les malheurs qu'elle essuya dans la guerre du Péloponèse. Nous levons l'ancre à neuf héures du matin et touchons à Ténos sans y descendre. Les passagers encombrent le navire; mais c'est bien autre chose quand on aborde à Chios. Une foule de familles grecques envahissent le pont et se couchent sur des hardes. Ces pauvres gens vont à Smyrne ou à Constantinople exercer de petites industries pendant l'hiver, puis revien¬ nent au printemps dans leur île; espèce de Savoyards orientaux. Le jeudi 11 octobre, à sept heures du matin, par le plus beflu soleil, nous entrons dans la rade de Smyrne. Rien de plus imposant que cet abord; on se croirait en vue de Naples. La ville de Smyrne occupe, sous forme de croissant, le fond d'un golfe immense, borné au nord-ouest par le cap Kara-Bournou, et au sud-ouest par la montagne des Deux-Frères. Cette position appelait naturellement, un vaste quai. Premier mécompte : tout le rivage est obstrué de constructions irrégulières, et, une fois sur la terre ferme, on n'aperçoit la mer qu'à travers d'étroits couloirs ou par de rares échappées. Ajoutez que cette mer tend de jour en jour à s'éloigner. Le magnifique golfe s'ensable peu à peu par les alluvions del'Hermus, qui a son embouchure à trois lieues au nord-ouest de Smyrne. Déjà les vaisseaux doivent décrire un énorme coude, afin d'évi¬ ter les bas-fonds, et l'on peut prévoir le moment où la ville de Smyrne sera reléguée loin de sa rade, à moins de travaux considérables qu'on ne sau¬ rait attendre du gouvernement turc. 492 REVUE MODERNE. L'intérieur de la ville offre des déceptions non moins grandes. C'est un dédale de rues, ou plutôt de ruelles, bordées de maisons basses et capricieu¬ sement alignées. Quand passe une file de chameaux chargés, malheur à qui ne se range pas au plus vite. Le pavé défie toute description. La nuit, obscu¬ rité complète. Il y a pourtant des réverbères à gaz, établis depuis deux ans par une compagnie anglaise ; mais, comme le gouvernement a mis la main sur les revenus, la compagnie s'est lassée d'éclairer gratis, et l'on a recom¬ mencé à circuler le soir avec des lanternes de papier, comme on faisait à l'époque antérieure. Au surplus les différentes parties de cette ville, peuplée de cent cinquante mille habitants, ne se ressemblent pas entre elles. Le quartier franc, habité par les Européens, et situé près de la mer, est le mieux bâti; on y voit quel¬ ques maisons de bonne apparence. Le quartier arménien, à l'orient du pré¬ cédent, est assez propre, du moins par comparaison, et l'intérieur des habi¬ tations ne manque pas d'élégance. Le quartier grec, brûlé en partie il y a trois ans, s'est reconstruit un peu plus régulier qu'auparavant. Le quartier juif est, comme partout, le type de la malpropreté et de la misère. Que dire du quartier nègre ? Car il y a ici un certain nombre de nègres venus d'Alexandrie. Pour ce qui est des Turcs, un peu noyés au milieu de cette population étrangère, ils habitent la partie sud-ouest de la ville. C'est là que se trouve le honalc ou palais du gouverneur, grande construction en bois pour la majeure partie. Là est aussi une vaste caserne, occupée par la gar¬ nison. Notre première visite a été pour le pont des Caravanes. Il est situé à l'ex¬ trémité de la rue des Roses, et jeté sur le lit desséché du Mélès. Il est formé par une seule arche en pierres, et incessamment traversé par |des files de che¬ vaux, d'ânes ou de chameaux. Tout près est un cimetière turc, planté de gigan¬ tesques cyprès, et qui sert de promenade aux musulmans le vendredi, aux chrétiens le dimanche. On avait établi sur le bord du torrent homérique une espèce de jardin d'hiver; mais il n'a pas fait ses affaires. Nous n'avons pas manqué de visiter en détaille bazar; ce fameux marché asiatique n'a guère d'oriental que la forme des étalages. Il se compose d'un grand nombre d'allées, couvertes de toits en planches ou de toiles étendues. A droite et à gauche sont des échoppes, dans chacune desquelles un homme fume en attendant les chalands. A peu d'exceptions près, les marchandises sont de provenance étrangère et de qualité inférieure. Ce sont pour la plupart des étoffes à bas prix, des cotonnades de Saint-Gall, des tissus de Lyon, de la quincaillerie commune. A part les petits châles de Syrie, les tapis de table ou de pieds, les pantoufles pointues, brodées d'or et d'argent, nous voyons infiniment peu de produits indigènes. Smyrne nous a donc médiocrement satisfaits sous le rapport matériel. En revanche, le climat soutient sa réputation proverbiale.. C'est toujours la température vantée par Hérodote, la douceur des brises maritimes, la lim¬ pidité de l'atmosphère, la suave harmonie.des saisons. Quoiqu'on se plai- LETTRES A M. EDGAR QUINET. 493 gne déjà du retour de l'automne, nous passons les soirées en plein air, sans craindre les rhumatismes, qui sont inconnus dans ce pays. Quant à la société smyrniote (européenne s'entend), la brièveté de notre séjour ne me donne pas le droit d'en parler. Les seules personnes que nous ayons fréquentées sont M. Rocea, patron de mon fils, les amis de ce der¬ nier, MM. Veillard et Ziegler , enfin M. Verweid, pasteur de la commu¬ nauté hollandaise. Xe LETTRE CHATEA.U DE SMYRNE — BOTJRNABAT — MAGNÉSIE — ÉPHÈSE Smyrne, le 18 octobre 1866. Le dimanche 14 octobre, mon fils est venu nous prendre de bonne heure, pour nous conduire à ce qu'on nomme ici le château. Ce sont des ruines considérables, situées sur le mont Pagus, qui domine la ville du côté méri¬ dional. L'ascension se fait par un chemin semi-circulaire, long d'environ une heure, et d'où les regards embrassent le plus magnifique horizon. La crête de la montagne est couronnée par les murailles d'une acropole hellénique, et par les ruines d'un château génois. Au-dessus d'une des portes de l'en¬ ceinte, se voyait, il n'y a pas longtemps, une statue colossale d'amazone. Cette figure a été brisée par un pacha, qui, ayant reçu l'ordre d'envoyer à Constantinople les vieux marbres de sa province, pensa qu'on se contente¬ rait des fragments. Au centre de la plate-forme, on remarque une mosquée abandonnée, de vastes citernes sans eau, et des souterrains qui communiquaient, dit-on, avec le pied de la colline. A l'angle occidental s'élève la forteresse génoise, dont les hautes tours et les murailles crénelées sont encore imposantes mal¬ gré leur dégradation. En dehors de l'enceinte on aperçoit les restes du stade, où, suivant la tra¬ dition, Polycarpe, évèque de Smyrne, fut mis à mort l'an 169 de notre ère. Un massif de pierres, situé dans le voisinage, passe pour les débris de l'église élevée en l'honneur de ce martyr. Si l'on redescend à la ville par le plus court chemin, c'est-à-dire par le quartier juif, on rencontre les ruines d'un grand théâtre grec, et l'on passe devant un hôpital fondé par M. Rothschild en faveur des Israélites. On rejoint ensuite la rive gauche du Mélès et le pont des Caravanes. Nous passons le reste de la journée dans la famille de M. Rocca; elle habite une jolie maison de campagne à une petite distance de la ville. Le soir nous faisons tous ensemble une promenade à Bournabat. C'est une 494 REVUE MODERNE. sorte de village hollandais, qui ne contient que des habitations de plaisance, et où réside pendant l'été l'élite de la colonie européenne. Il existe depuis quelque temps deux chemins de fer aboutissant à Smyrne : le premier conduit à Gassaba, dans la direction du nord; l'autre à Aïdin, dans celle du sud. Ils ont été construits et sont exploités par des compagnies anglaises. Chacun d'eux est long d'une centaine de kilomètres. Ils sont principalement destinés aux marchandises: mais ils transportent aussi des voyageurs. Les deux gares sont séparées. Le lundi 15 octobre, à sept heures du matin, nous montons dans les wagons du chemin de Gassaba pour nous rendre à Magnésie, située à une dizaine de lieues au nord de Smyrne. Après avoir côtoyé le fond du golfe, nous tournons à main droite les dernières pentes de la chaîne du Sipyle en remontant le fleuve Hermus. A neuf heures et demie nous arrivons à la station de Manissa ou Magnésie (ad Sipylum). Sur la recommandation de M. Rocca, le chef de gare nous donne pour guide un cavas ou gendarme turc, qui parle grec et nous sert ainsi d'interprète. Magnésie est une ville de dix à douze mille âmes, toute peuplée par des musulmans. Elle est située au pied septentrional du mont Sipylé. Un tor¬ rent profondément encaissé, et sur lequel sont jetés plusieurs ponts de pierres, coupe la ville en deux parties d'inégale grandeur. Sur les bords de ce ravin, présentement à sec, croissent de superbes platanes, et la monta¬ gne entière est couverte de la plus riante végétation. Les rues sont larges et propres; le bazar est bien ajjprovisionné, mais il n'y a ni restaurant, ni hôtellerie; un khan est seul ouvert aux voyageurs, et un rôtisseur étale en plein vent ses brochettes fumantes. Bien que les Européens soient une rareté pour Magnésie, nous remarquons avec plaisir que personne ne prend garde à nous. On nous laisse visiter librement le konak du gouverneur, ainsi que les mosquées, sans même nous astreindre à la formalité d'usage, qui est de se déchausser avant d'entrer. Le tombeau du sultan Murad est un vieil édifice percé de fenêtres grillées. Les barreaux sont garnis d'une multitude de chiffons de toutes couleurs, attachés en signe de vœux. A part quelques sépultures creusées dans la montagne, Magnésie n'a con¬ servé aucun reste d'antiquités. Le temps nous manque pour gravir le Si¬ pyle, et voir le rocher que Pausanias dit ressembler de loin à Niobé; d'ailleurs on nous assure que cette ascension ne vaut pas les trois heures qu'elle exige. Nous rejoignons la gare, et à six heures du soir nous sommes de retour à Smyrne. Un de nos projets favoris était une excursion aux ruines d'Ephèse, situées à une douzaine de lieues au sud de Smyrne. A cet effet, nous prenons le chemin de fer d'Àïdin, qui, en moins de trois heures, nous conduit à la sta¬ tion d'Aïaslouk, la plus rapprochée des ruines. Rectifions d'abord une erreur assez répandue. Aïaslouk n'est point, LETTRES A I. EDGAR QUINET. 495 comme on le prétend, situé sur les ruines d'Ephèse. Celles-ci en sont à une grande lieue vers le sud-ouest. Aïaslouk, ville bâtie au moyen âge, est elle-même une ruine. Ses murs abandonnés couronnent une éminence, au-dessous de laquelle se blottit un pauvre village turc, avec un aqueduc délabré et une grande mosquée déserte. On traverse une immense plaine, couverte de maïs et de coton herbacé. Devant soi, dans le lointain, on aperçoit des collines modérément élevées, avec des murs informes. C'est Ephèse. Je voudrais avoir sous la main les savants ouvrages de Prokesch, de Fellow, d'Hamilton et de Guhl. En leur absence, vous voudrez bien vous contenter de mes souvenirs, complétés par l'excellente dissertation de M. Cherbuliez-Bourrit sur la ville de Smyrne et son orateur Aristide. Ephèse, qui a porté différents noms dans les temps reculés, dut sa fonda¬ tion aux Amazones, ces antiques prêtresses d'Artémis, et fut originaire¬ ment habitée par des Cariens et des Léléges. Lors de la grande migration sjonienne, elle fut prise et colonisée par Androclus, fils de Codrus. L'ancienne ville était bâtie sur le mont Coressos, au midi de la vallée qui se prolonge entre cette éminence et le mont Prion. Avec le temps, les Éphésiens aban¬ donnèrent cette position escarpée, et vinrent habiter dans la plaine, autour du temple de Diane, auparavant éloigné de sept stades. Ephèse brilla sur¬ tout à l'époque de l'indépendance des républiques ioniennes. Soumise par les Lydiens, puis par les Perses, comme les autres villes grecques de l'Asie- Mineure, elle en partagea les vicissitudes et les malheurs. Elle était sans doute bien déchue, lorsque Lysimaque, roi de Thrace, entreprit de la relever. Il choisit pour son nouvel emplacement le mont Prion, plus facile à fortifier et moins exposé aux débordements du Caystre. De cette époque datent les murs d'enceinte qui subsistent encore aujourd'hui. Sous les Romains, Ephèse acquit une importance relative. Elle fut des premières à recevoir le christianisme qu'y prêchèrent saint Paul et saint Jean. Conquise plusieurs fois et partiellement ruinée, elle fut détruite par Tamerlan, après sa victoire d'Ancyre, en 1402. Le mont Prion, le premier qu'on rencontre en venant d'Aïaslouk, a sa base entourée par des murs helléniques de grand appareil. Ce sont les restes des fortifications de Lysimaque. On y voit une galerie souterraine qui sert de retraite aux troupeaux de moutons, seuls habitants de cette contrée insalubre. Près de là est encore debout une grande porte formée par une voûte à plein cintre, et désignée, j'ignore pourquoi, par le nom de Porte de la Persécution. Un petit édifice rectangulaire, bâti sur le mont Coressos, de l'autre côté de la vallée, est appelé tout aussi arbitrairement la prison de saint Paul. En côtoyant le mont Prion, vous trouvez à main gauche les restes d'un grand théâtre, dont les gradins presque intacts semblent seulement attendre qu'on enlève la poussière pour recevoir des spectateurs. Comme partout, la 496 REVUE MODERNE. scène a disparu; mais les deux ailes, en solide maçonnerie, subsistent en¬ core. L'orchestre est couvert de décombres, qu'il vaudrait la peine de dé¬ blayer. Ce théâtre est certainement le même où eut lieu l'émeute racontée dans les Actes des Apôtres. Plus loin et dans la même direction, est un second hémicycle, beaucoup moins grand que le premier. C'était sans doute un Odéon, placé à côté du grand théâtre, comme cela se voit encore à Athènes et à Argos. Au-dessous est un stade un peu ensablé, mais très-reconnaissable. L'intervalle compris entre le mont Prion et le Coressos est une plaine inculte, où l'on se heurte à chaque pas contre dès débris sans nom, des tam¬ bours de colonnes, des chapiteaux à moitié enterrés, des soubassements sor¬ tant du milieu des ronces. C'est dans cette partie qu'il faudrait chercher l'emplacement, encore problématique, de l'Artémision. Quant à celui du port, je ne crois pas impossible de le déterminer. Je pré¬ sume qu'il est arrivé ici une révolution semblable à celle dont l'Hermus menace le port de Smyrne : les attérissements successifs du Caystre auront comblé le port d'Ephèse, en reliant au continent la petite île de Syria. Au¬ jourd'hui la mer, qui baignait jadis les murs de la ville, en est fort éloignée, et l'échancrure qu'elle formait, sous le nom de port intérieur, s'est convertie en marais. XIe LETTRE CONSTANTINOPLE Constantinople, le 25 octobre 1866. Nous sommes partis de Smyrne sur un bâtiment turc le vendredi matin 19 octobre, et vingt-quatre heures après, nonobstant un vent du nord d'une violence extrême, nous jetions l'ancre devant la pointe du Sérail, dàûs" lé port de Constantinople; nous descendons dans la barque de l'hôtel de Byzance, où nous devons loger et, après une visite fort complaisante de la douane, nous escaladons, par une pluie battante, la colline de Péra, dont la rue est transformée en un large ruisseau. J'ignore si vous connaissez Constantinople; pour moi c'est la première fois que m'y voici; et comme je n'ai guère de temps disponible, vous me ferez grâce des détails. Je voudrais imiter cet Anglais qui, pour ne pas perdre ses illusions, se garda bien de mettre le pied dans Constantinople, mais se fit conduire à l'entour en bateau. Nous n'avons pu d'abord jouir que très-imparfaitement du merveilleux aspect du Bosphore. Le vent, le froid, la pluie nous assiégeaient. Les familles restées à la campagne se hâtaient de fuir leurs maisons en galan- LETTRES A M. EDGAR QUINET 497 dages et leurs kiosques de sapin verni. A l'hôtel, on se serrait autour des cheminées. Les navires étaient retenus dans le canal ou dans le port; même le yacht du sultan, envoyé à la rencontre du prince Charles de Rou¬ manie, n'avait pas pu dépasser Bouïoukdéré. Mais les tempêtes les plus violentes sont celles qui durent le moins. Pro¬ fitant donc de la première embellie, nous nous sommes mis à parcourir la ville en compagnie de notre jeune compatriote M. Glaser. Ce qui m'a frappé de prime-abord, c'est la tenue de la population turque. À part les hommes de loi et les portefaix, tout le monde est vêtu à l'euro¬ péenne. Il n'y a de national que le tarbouch ou bonnet rouge en forme de cône tronqué. La longue pipe, qu'un Osmanli ne quittait jamais, a fait place à la cigarette espagnole. Les chevaux sont toujours fringants; mais adieu les selles à pommeau d'or et les chabraques brodées. Les seuls moyens de transport qui aient de l'originalité, sont les talikas, petites voitures de forme ronde, peintes et dorées à l'extérieur; encore ces pittoresques véhi¬ cules cèdent-ils peu à peu le terrain aux coupés de "Vienne et de Paris. Quant aux armes orientales, damas, kandjars, yataghans, c'est au bazar qu'il faut chercher ces vieilleries. La troupe a échangé avec l'armée fran¬ çaise la majeure partie de son uniforme et de son fourniment. Ce qui nous attire à Constantinople, ce ne sont pas les quartiers européens de Péra ou de Galata, où l'on se croirait (au pavé près) dans une ville de France; c'est la vieille Stamboul, la cité musulmane, avec sa population indigène, son immense bazar, ses palais, ses mosquées, ses arsenaux, en un mot tout ce qui porte encore le cachet de l'islamisme. C'est qu'en effet il y a deux villes bien distinctes à Constantinople, la ville franque et la ville turque, l'une en deçà, l'autre au delà de la Corne d'Or, cette baie longue et étroite qui sert de port à la grande cité, et. que sillonnent incessamment d'innombrables Caïques. Sans aucune préméditation de notre part, notre première visite à Stam¬ boul a été pour des ruines. Notre guide nous a fait descendre à la pointe du Sérail. Là, existaient naguère un vieux palais et des jardins magnifiques. Un incendie les a détruits, et le plus bel emplacement de Constantinople attend encore des réédifications que le fâcheux état des finances impériales ajournera longtemps. En gravissant la colline pour atteindre l'Atméidan ou l'ancien hippo¬ drome, nous avons rencontré les traces d'un autre incendie plus récent et plus formidable. Les flammes ont dévoré l'année dernière deux mille mai¬ sons, et ouvert une large voie entre la Corne d'Or et la mer de Marmara. Les reconstructions commencent à peine. L'Atméidan est une place ovale, longue de deux cent cinquantepas et large de cent cinquante. Elle est située sur la hauteur et servait de cirque à l'an¬ cienne Byzance. De tous les objets d'art que Constantin et ses successeurs y avaient accumulés, il ne reste que trois monuments, élevés dans l'axe de la place. C'est d'abord l'obélisque de Thèodose> monolithe égyptien de trente 498 REVUE MODERNE mètres de hauteur; puis la colonne Serpentine en bronze, haute de cinq métros et formée par trois serpents enroulés, dont les tètes brisées (on en a retrouvé une) devaient supporter un bassin de métal. En examinant de près cette colonne torse, on a reconnu qu'elle porte inscrits les noms des villes grecques qui concoururent à la défaite des Perses; d'où l'on a conclu, avec toute vrai¬ semblance, que c'est la base du célèbre trépied consacré à Delphes par les Grecs après leur victoire de Platée. Enfin la pyramide murée de Constantin Porphyrogénète, primitivement revêtue de bronze doré. Aujourd'hui les pierres qui la composent ne présentent plus qu'une pile de cadettes dis¬ jointes et près de crouler. Le grand bazar se compose d'une infinité d'allées, qui s'entre-croisent à angle droit. Elles sont couvertes de voûtes en pierres, et reçoivent un demi- jour par de petites fenêtres percées au-dessus des parois. Ces allées sont larges et propres. Des deux côtés sont des boutiques bien approvisionnées et divisées en différents quartiers suivant la nature des marchandises. Il y avait jadis un compartiment affecté à la vente des esclaves; cet usage odieux a été aboli à Constantinople aussi bien qu'à Smyrne. Nous avons consacré une journée tout entière à visiter divers édifices pu¬ blics de Stamboul. Ce qu'on appelle la Sublime Porte est un grand bâtiment destiné aux ministères d'État autres que celui de la guerre. Celui-ci est le Séraskiérat; il a un magnifique portail et une tour munie d'un système de signaux pour indiquer la direction des incendies si fréquents à Constanti¬ nople. Une autre tour aussi belle, quoique moins haute, se trouve dans le quartier de Galata. J'ai frissonné en passant sous la voûte où fut pendu en 1821, au début de l'insurrection grecque, le patriarche Grégoire, dérisoirement revêtu de ses habits sacerdotaux. On nous a aussi montré les débris de la caserne des ja¬ nissaires, qui furent massacrés en 1826 par ordre du sultan Mahmoud. En¬ fin, pour terminer ce qui concerne ce prince, nous avons donné un coup d'œil à son tombeau. C'est une rotonde ornée avec luxe, et au milieu de laquelle s'élève un catafalque, qui porte le tarbouch de la réforme, enrichi d'une aigrette de diamants. Enfin nous avons visité en détail Sainte-Sophie, la mosquée d'Achmet et celle de Suléiman, la plus belle, si ce n'est la p>lus grande de toutes. Je passe les descriptions répétées à satiété. Le lendemain a été pour nous un jour de promenade maritime. Montés sur un des nombreux vapeurs qui stationnent près du pont de la sultane Validé, et qui partent de quart d'heure en quart d'heure pour toutes les lo¬ calités voisines, nous avons parcouru, par un très-beau temps, les rives tant, de fois dépeintes du Bosphore, en passant devantle palais de Dolma-Bagtché, résidence du sultan, puis devant un enchâînement de villages, de kiosques, de terrasses étagées, dévalions boisés et de maisons de campagne,jusqu'à Thérapia et Bouïoukdéré, à deux heures de la Corne d'Or. Du côté de l'Asie, depuis Seutari et l'ilot improprement appelé tour de Léandre, les re- LETTRES A M. EDGAR QUTNET, 499 gards planent sur une série presque aussi continue de villages et de palais. En revenant, nous sommes descendus à Scutari, où nous désirions assis¬ ter au spectacle donné chaque semaine par les derviches hurleurs. Nous traversons la ville jusqu'à une maison chétive, où nous entrons en déposant nos souliers. On nous introduit dans une salle basse, entourée de galeries en bois et tapissée de vieilles ferrailles et de tambours de basque dont on ne fit aucun usage ce jour-là. Un chef en robe noire donne le signal et la mesure à une quinzaine de derviches alignés en face de lui et sans costume particulier. Leur cantilène monotone, où dominent les mots : Allah! allah! se prolonge sans la moindre interruption durant une heure et demie. Les intonations, de plus en plus fortes, sont accompagnées de ba¬ lancements et de trépignements cadencés. La séance se termine par des guérisons. Des enfants, puis des hommes faits, se couchent à plat ventre sur le sol, quatre par quatre; le chef leur marche sur le dos, allée et retour ; après quoi ils se relèvent, lui baisent la main, et s'en vont préservés sans doute des maux à venir ; car pour le moment ils ont l'air de se porter à merveille. Il y a aussi à Constantinople des derviches tourneurs. On peut assister à leurs exercices; mais nous n'avons pas eu le courage d'envisager des hommes qui, à force de pivoter sur eux-mêmes, finissent jDar se donner une attaque d'épilepsie. Jadis ils se blessaient volontairement, comme les Co- rybantes, en lançant en l'air des couteaux; mais cet usage leur a été interdit par l'autorité supérieure. De retour à Péra, je suis allé prendre congé du général Ignatiew, mi¬ nistre de Russie, ainsi que de l'internonce d'Autriche, baron Prokesch, avec qui j'ai renouvelé connaissance. J'ai trouvé ces diplomates fort occupés de l'arrivée à Constantinople du prince Charles de Hohenzollern. On ne met pas en doute que, grâce aux circonstances actuelles, il n'obtienne de la Porte Ottomane les concessions qu'il est venu solliciter. Maintenant que je vais dire adieu à la Turquie, vous me demanderez peut-être quelles impressions j'en rapporte, et ce qu'on peut augurer de son avenir? Loin de moi les affirmations magistrales ; cependant le peu que j'ai vu a confirmé dans mon esprit les jugements portés par les observateurs les moins sévères. La Turquie ne saurait continuer longtemps surle pied ac¬ tuel. Jadis elle était menacée du dehors; aujourd'hui c'est elle-même qui se décompose. Accoutumés à vivre aux dépens de leurs sujets non musulmans, les Turcs, à présent que cette ressource leur manque, descendent rapidement la pente de la désorganisation sociale. Qu'attendre d'un pays sans industrie, sans commerce indigène, en proie à la rapacité des usuriers; où l'argent est à un taux excessif; où le trésor est régulièrement à sec; où depuis un an les employés n'ont rien touché de leur salaire, où par conséquent on est obligé de fermer les yeux sur une infinité d'abus? Il semble qu'une fatalité pèse sur les réformes elles-mêmes ; toutes celles qu'on essaie d'introduire 500 REVUE MODERNE. échouent ou vont à contre-sens. Jusqu'ici la Turquie ne s'est maintenue qu'à la faveur des jalousies réciproques des puissances européennes. Qu'ar¬ rivera-t-il le jour où celles-ci, lasses de galvaniser un corps sans vie, l'a¬ bandonneront au cours des événements? On parlait du malade ; on dit tout haut l'agonisant. XIIe LETTRE LE DANUBE Genève, le 7 septembre 1866. Félicitez-moi, cher ami, j'ai terminé heureusement ma promenade loin¬ taine. A la rigueur je pourrais me dispenser de cette dernière page, car je compte vous aller voir incessamment à Veytaux. Cependant, comme jus¬ qu'ici mes lettres m'ont tenu lieu de journal de voyage, il ne sera pas dit que je m'arrête à moitié chemin. Je vous ai écrit de Constantinople à la veille de m'embarquer pour la mer Noire et le Danube. Le vendredi 26 octobre, nous étions à bord d'un bâti¬ ment duLloyd, dont j'oublie le nom. Le temps s'est rasséréné, et le vent, qui a sauté du nord au sud, nous promet une heureuse traversée. Nous revoyons lonc les rives du Bosphore, Dolma-Bagtché, Scutari, les châteaux de Roumélie et d'Anatolie, Thérapia, Bouïoukdéré ; et laissant à gauche les roches Cyanées, nous entrons dans la mer Noire. Arrivés à Custendjé, nous prenons terre et bientôt nous repartons par un chemin de fer, qui évite le grand détour des bouches du Danube. On abré¬ gera bien davantage quand 1a. ligne de Varna à Routschouk sera ouverte. Nous traversons un pays plat et marécageux, où l'on n'aperçoit que des vil¬ lages en terre glaise, avec des champs à perte de vue et d'immenses trou¬ peaux de moutons. En moins de trois heures nous sommes à Czernavoda sur le Danube. Le bateau de Galatz ne doit arriver que le lendemain. Nous nous logeons tant bien que mal dans une petite auberge, et nous passons assez gaiement cette journée d'arrêt avec un certain nombre de voyageurs, entre autres avec le gouverneur de la province, Rassim-Pacha, qui nous gagne par ses manières simples et ses idées avancées. Enfin arrive l'Albrecht, et aussitôt s'y installe notre petite société. La nuit venue, on jette l'ancre à cause du brouillard. Nous avons rangé sur la droite la côte de Yalachie, basse et peu variée. De distance en distance on voit de petits corps de garde, huttes en bois, élevées sur des pieux en raison des inondations. Quelques paysans armés y bivouaquent à tour de rôle. Nous touchons àGiurgéwo en Valachie, puis à Routschouk, à Sistow et à Nicopolis, villes turques. Les rives du Danube sont moins monotones; LETTRES A M. EDGAR QÏÏINET. 501 mais les eaux sont très-basses et la navigation difficile. Le bateau s'arrête à la nuit. Le lendemain nous abordons à Viddin, sur la rive droite du fleuve et à Kalafat sur la rive gauche. Le long de cette partie du Danube, les villes de Valachie et de Bulgarie se regardent deux à deux. L'après-midi nous atteignons le territoire serbe à la petite ville de Raduïévatz. La terre de Serbie nous paraît bien supérieure à celle de Tur¬ quie; elle est mieux cultivée; les champs sont entourés de clôtures; les villages respirent un air d'aisance et de liberté. Brave nation que la nation serbe ! Elle a conquis son indépendance à la pointe de l'épée, ce qui est le bon moyen de la conserver. Le soir le bateau s'arrête à Tour-Séverin, sur la côte valaque. Un peu avant cette place, nous apercevons les restes du pont de Trajan; mais nous ne pouvons pas discerner la fameuse table trajane, cette belle inscription romaine gravée sur un rocher. Le mercredi 31 octobre est une journée pénible. Nous avons à franchir les Portes de fer, qui sont cles rapides dangereux en toute saison, et dans celle-ci tout à fait impraticables. On nous place dans des voitures, qui nous conduisent au-dessus du premier de ces mauvais pas. Nous reprenons ensuite un autre bateau moins grand que l'Albrecht. Descente à Orsowa, ville du Bannat, située sur la rive gauche du Danube, et visite de la douane autrichienne. Une heure après, nouveau transborde¬ ment; on nous fait monter derechef dans des voitures pour éviter la se¬ conde porte de fer. A Drenkowa nous entrons dans un petit vapeur à quatre roues et à très-faible tirant d'eau. Les deux rives du fleuve sont garnies de montagnes boisées et coupées à pic. Enfin nous atteignons la partie large et profonde du Danube, et bientôt après, la ville de Basiasch, tête du chemin de fer. Là, nous avons le choix, ou de continuer la route par eau en passant par Belgrade, ou de prendre la voie ferrée, qui va directement par Pesth, Vienne et Munich. On est toujours pressé au retour d'un long voyage; d'ailleurs mon fils Charles se trouve en ce moment être absent de Belgrade; nous préférons donc le chemin le plus court; et, sans nous arrêter plus d'un jour à Vienne, nous gagnons le lac de Constance par Lindau. De Romanshorn à Genève, il n'y a pas loin; aussi, dès le soir du dimanche 4 novembre, sommes-nous réintégrés dans nos foyers, après avoir fait en deux mois une course d'en¬ viron douze cents lieues. E.-A. Bétant. Ancien secrétaire de Capodistrias. TEALDO' XXXIV DE BERTRANDE A I.SAURE Marilly, 9 septembre 1865. Nous voici depuis quelques jours à Marilly, ma chère Isaure. Au sortir de Paris, de sa chaleur étouffante, de son macadam poussiéreux ou boueux, de ses ruisseaux infects, de son brouhaha perpétuel, je ne te saurais dire le sentiment de bonheur que j'ai éprouvé, en rentrant dans nos domaines. Je humais, à pleine poi¬ trine, sur le chemin, l'air léger et embaumé. J'aspirais, avec une joie indicible, la bonne senteur des étables et des bergeries. J'écoutais, toute ravie, dans le silence du soir qui tombait, le murmure clair et doux de notre petite rivière, et les derniers gazouillements des oiseaux prêts à s'endormir, la tête cachée sous leur aile. Qui efit dit, mon amie, il y a un an à peine, quand je sortais du Sacré-Cœur, toute farcie des préjugés du monde que l'on entretient si soigneusement en nous, malgré notre éducation religieuse, toute remplie de l'amour des distinctions, toute gon¬ flée de l'orgueil de caste, du désir de briller et de paraître, de l'horreur des champs, du mépris coupable de leurs humbles ha¬ bitants, qui eût dit que j'eusse changé si rapidement de goûts, de pensées, de sentiments, de manière de voir? C'est à mon cher abbé, certainement, à ses leçons sévères, à ses observations fines, à ses réflexions judicieuses, que je dois cette prompte et salutaire 1 Voir la Revue moderne des 1" janvier et Ie' février 1867. p- 4m ' WÈià * w i mm m y/. ? '/> '/' mM ï ■>< WtW%